Les Rougon-Macquart doivent se composer d’une vingtaine de romans. Depuis 1869, le plan général est arrêté, et je le suis avec une rigueur extrême. L’Assommoir est venu à son heure, je l’ai écrit, comme j’écrirai les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C’est ce qui fait ma force. J’ai un but auquel je vais.
Lorsque L’Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d’expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d’écrivain ? J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y ale relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement la honte et la mort. C’est la morale en action,simplement.
L’Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j’ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots. Mon crime est d’avoir eu la langue du peuple. Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l’étudient et jouissent de sa verdeur, de l’imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N’importe, personne n’a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d’un vif intérêt historique et social.
Je ne me défends pas d’ailleurs. Mon œuvre me défendra. C’estune œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mentepas et qui ait l’odeur du peuple. Et il ne faut point conclure quele peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pasmauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rudebesogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mesromans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant deporter les jugements tout faits, grotesques et odieux, quicirculent sur ma personne et sur mes œuvres. Ah ! si l’onsavait combien mes amis s’égayent de la légende stupéfiante dont onamuse la foule ! Si l’on savait combien le buveur de sang, leromancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d’étude etd’art, vivant sagement dans son coin, et dont l’unique ambition estde laisser une œuvre aussi large et aussi vivante qu’ilpourra ! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m’enremets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfinsous l’amas des sottises entassées.
ÉMILE ZOLA
Paris, 1er janvier 1877.
Gervaise avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin.Puis, toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif dela fenêtre, elle s’était assoupie, jetée en travers du lit,fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, ausortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, ill’envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tarddans la nuit, en racontant qu’il cherchait du travail. Ce soir-là,pendant qu’elle guettait son retour, elle croyait l’avoir vu entrerau bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambanteséclairaient d’une nappe d’incendie la coulée noire des boulevardsextérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petiteAdèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant àcinq ou six pas, les mains ballantes, comme si elle venait de luiquitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue desglobes de la porte.
Quand Gervaise s’éveilla, vers cinq heures, raidie, les reinsbrisés, elle éclata en sanglots. Lantier n’était pas rentré. Pourla première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit,sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachéeau plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés delarmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie,meublée d’une commode de noyer dont un tiroir manquait, de troischaises de paille et d’une petite table graisseuse, sur laquelletraînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants,un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiersde la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouvertedans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d’hommetout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettessales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier desmeubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue,les dernières nippes dont les marchands d’habits ne voulaient pas.Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés,il y avait un paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété, d’un rosetendre. C’était la belle chambre de l’hôtel, la chambre du premier,qui donnait sur le boulevard.
Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deuxenfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mainsrejetées hors de la couverture, respirait d’une haleine lente,tandis qu’Étienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un braspassé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mères’arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elletamponna un mouchoir sur sa bouche pour étouffer les légers crisqui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre sessavates tombées, elle retourna s’accouder à la fenêtre, elle repritson attente de la nuit, interrogeant les trottoirs, au loin.
L’hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche dela barrière Poissonnière. C’était une masure de deux étages, peinteen rouge lie de vin jusqu’au second, avec des persiennes pourriespar la pluie. Au-dessus d’une lanterne aux vitres étoilées, onparvenait à lire, entre les deux fenêtres : Hôtel Boncœur,tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont lamoisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que lalanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elleregardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où desgroupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient entabliers sanglants ; et le vent frais apportait une puanteurpar moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait àgauche, enfilant un long ruban d’avenue, s’arrêtant, presque enface d’elle, à la masse blanche de l’hôpital de Lariboisière, alorsen construction. Lentement, d’un bout à l’autre de l’horizon, ellesuivait le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elleentendait parfois des cris d’assassinés ; et elle fouillaitles angles écartés, les coins sombres, noirs d’humidité etd’ordure, avec la peur d’y découvrir le corps de Lantier, le ventretroué de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au-delà decette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’unebande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière desoleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c’étaittoujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu,s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus del’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes,qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il yavait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusquesarrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans find’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur painsous le bras ; et la cohue s’engouffrait dans Paris où elle senoyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde,croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risquede tomber ; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoirsur sa bouche, comme pour renfoncer sa douleur.
Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre.
– Le bourgeois n’est donc pas là, madame Lantier ?
– Mais non, monsieur Coupeau, répondit-elle en tâchant desourire.
C’était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut del’hôtel, un cabinet de dix francs. Il avait son sac passé àl’épaule. Ayant trouvé la clef sur la porte, il était entré, enami.
– Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, àl’hôpital… Hein ! quel joli mois de mai ! Ça pique dur,ce matin.
Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes.Quand il vit que le lit n’était pas défait, il hocha doucement latête ; puis, il vint jusqu’à la couchette des enfants quidormaient toujours avec leurs mines roses de chérubins ; et,baissant la voix :
– Allons ! le bourgeois n’est pas sage, n’est-cepas ?… Ne vous désolez pas, madame Lantier. Il s’occupebeaucoup de politique ; l’autre jour, quand on a voté pourEugène Sue, un bon, paraît-il, il était comme un fou. Peut-êtrebien qu’il a passé la nuit avec des amis à dire du mal de cettecrapule de Bonaparte.
– Non, non, murmura-t-elle avec effort, ce n’est pas ce quevous croyez. Je sais où est Lantier… Nous avons nos chagrins commetout le monde, mon Dieu !
Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu’il n’était pas dupe dece mensonge. Et il partit, après lui avoir offert d’aller chercherson lait, si elle ne voulait pas sortir : elle était une belleet brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elleserait dans la peine. Gervaise, dès qu’il se fut éloigné, se remità la fenêtre.
À la barrière, le piétinement de troupeau continuait, dans lefroid du matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgeronsbleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurspaletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule,de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre où le bleudéteint et le gris sale dominaient. Par moments, un ouvriers’arrêtait court, rallumait sa pipe, tandis qu’autour de lui lesautres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à uncamarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un àun, les dévorait, par la rue béante du Faubourg-Poissonnière.Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la portedes deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommesralentissaient le pas ; et, avant d’entrer, ils restaient aubord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, les brasmous, déjà gagnés à une journée de flâne. Devant les comptoirs, desgroupes s’offraient des tournées, s’oubliaient là, debout,emplissant les salles, crachant, toussant, s’éclaircissant la gorgeà coups de petits verres.
Gervaise guettait, à gauche de la rue, la salle du père Colombe,où elle pensait avoir vu Lantier, lorsqu’une grosse femme, nu-tête,en tablier, l’interpella du milieu de la chaussée.
– Dites donc, madame Lantier, vous êtes bienmatinale !
Gervaise se pencha.
– Tiens ! c’est vous, madame Boche !… Oh !j’ai un tas de besogne, aujourd’hui !
– Oui, n’est-ce pas ? les choses ne se font pas toutesseules.
Et une conversation s’engagea, de la fenêtre au trottoir. MadameBoche était concierge de la maison dont le restaurant du Veau àdeux têtes occupait le rez-de-chaussée. Plusieurs fois, Gervaiseavait attendu Lantier dans sa loge, pour ne pas s’attabler seuleavec tous les hommes qui mangeaient, à côté. La concierge racontaqu’elle allait à deux pas, rue de la Charbonnière, pour trouver aulit un employé, dont son mari ne pouvait pas tirer le raccommodaged’une redingote. Ensuite, elle parla d’un de ses locataires quiétait rentré avec une femme, la veille, et qui avait empêché lemonde de dormir, jusqu’à trois heures du matin. Mais, tout enbavardant, elle dévisageait la jeune femme, d’un air de curiositéaiguë ; et elle semblait n’être venue là, se poser sous lafenêtre, que pour savoir.
– Monsieur Lantier est donc encore couché ?demanda-t-elle brusquement.
– Oui, il dort, répondit Gervaise, qui ne put s’empêcher derougir.
Madame Boche vit les larmes lui remonter aux yeux, et,satisfaite sans doute, elle s’éloignait en traitant les hommes desacrés fainéants, lorsqu’elle revint, pour crier :
– C’est ce matin que vous allez au lavoir, n’est-cepas ?… J’ai quelque chose à laver, je vous garderai une placeà côté de moi, et nous causerons.
Puis, comme prise d’une subite pitié :
– Ma pauvre petite, vous feriez bien mieux de ne pas resterlà, vous prendrez du mal… Vous êtes violette.
Gervaise s’entêta encore à la fenêtre pendant deux mortellesheures, jusqu’à huit heures. Les boutiques s’étaient ouvertes. Leflot de blouses descendant des hauteurs avait cessé ; et seulsquelques retardataires franchissaient la barrière à grandesenjambées. Chez les marchands de vin, les mêmes hommes, debout,continuaient à boire, à tousser et à cracher. Aux ouvriers avaientsuccédé les ouvrières, les brunisseuses, les modistes, lesfleuristes, se serrant dans leurs minces vêtements, trottant lelong des boulevards extérieurs ; elles allaient par bandes detrois ou quatre, causaient vivement, avec de légers rires et desregards luisants jetés autour d’elles ; de loin en loin, une,toute seule, maigre, l’air pâle et sérieux, suivait le mur del’octroi, en évitant les coulées d’ordures. Puis, les employésétaient passés, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur paind’un sou en marchant ; des jeunes gens efflanqués, aux habitstrop courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil ; depetits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face blême, usée parles longues heures du bureau, regardant leur montre pour réglerleur marche à quelques secondes près. Et les boulevards avaientpris leur paix du matin ; les rentiers du voisinage sepromenaient au soleil ; les mères, en cheveux, en jupes sales,berçaient dans leurs bras des enfants au maillot, qu’elleschangeaient sur les bancs ; toute une marmaille mal mouchée,débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu depiaulements, de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentitétouffer, saisie d’un vertige d’angoisse, à bout d’espoir ; illui semblait que tout était fini, que les temps étaient finis, queLantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards perdus,des vieux abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, àl’hôpital neuf, blafard, montrant, par les trous encore béants deses rangées de fenêtres, des salles nues où la mort devait faucher.En face d’elle, derrière le mur de l’octroi, le ciel éclatant, lelever de soleil qui grandissait au-dessus du réveil énorme deParis, l’éblouissait.
La jeune femme était assise sur une chaise, les mainsabandonnées, ne pleurant plus, lorsque Lantier entratranquillement.
– C’est toi ! c’est toi ! cria-t-elle, en voulantse jeter à son cou.
– Oui, c’est moi. Après ? répondit-il. Tu ne vas pascommencer tes bêtises, peut-être !
Il l’avait écartée. Puis, d’un geste de mauvaise humeur, illança à la volée son chapeau de feutre noir sur la commode. C’étaitun garçon de vingt-six ans, petit, très brun, d’une jolie figure,avec de minces moustaches, qu’il frisait toujours d’un mouvementmachinal de la main. Il portait une cotte d’ouvrier, une vieilleredingote tachée, qu’il pinçait à la taille, et avait en parlant unaccent provençal très prononcé.
Gervaise, retombée sur la chaise, se plaignait doucement, parcourtes phrases.
– Je n’ai pas pu fermer l’œil… Je croyais qu’on t’avaitdonné un mauvais coup… Où es-tu allé ? où as-tu passé lanuit ? Mon Dieu ! ne recommence pas, je deviendraisfolle… Dis, Auguste, où es-tu allé ?
– Où j’avais affaire, parbleu ! dit-il avec unhaussement d’épaules. J’étais à huit heures à la Glacière, chez cetami qui doit monter une fabrique de chapeaux. Je me suis attardé.Alors, j’ai préféré coucher… Puis, tu sais, je n’aime pas qu’on memoucharde. Fiche-moi la paix !
La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, lesmouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaientde réveiller les enfants. Ils se dressèrent sur leur séant,demi-nus, débrouillant leurs cheveux de leurs petites mains ;et, entendant pleurer leur mère, ils poussèrent des cris terribles,pleurant eux aussi de leurs yeux à peine ouverts.
– Ah ! voilà la musique ! s’écria Lantierfurieux. Je vous avertis, je reprends la porte, moi ! Et jefile pour tout de bon, cette fois… Vous ne voulez pas voustaire ? Bonsoir ! je retourne d’où je viens.
Il avait déjà repris son chapeau sur la commode. Mais Gervaisese précipita, balbutiant :
– Non, non !
Et elle étouffa les larmes des petits sous des caresses. Ellebaisait leurs cheveux, elle les recouchait avec des parolestendres. Les petits, calmés tout d’un coup, riant sur l’oreiller,s’amusèrent à se pincer. Cependant, le père, sans même retirer sesbottes, s’était jeté sur le lit, l’air éreinté, la face marbrée parune nuit blanche. Il ne s’endormit pas, il resta les yeux grandsouverts, à faire le tour de la chambre.
– C’est propre, ici ! murmura-t-il.
Puis, après avoir regardé un instant Gervaise, il ajoutaméchamment :
– Tu ne te débarbouilles donc plus ?
Gervaise n’avait que vingt-deux ans. Elle était grande, un peumince, avec des traits fins, déjà tirés par les rudesses de sa vie.Dépeignée, en savates, grelottant sous sa camisole blanche où lesmeubles avaient laissé de leur poussière et de leur graisse, ellesemblait vieillie de dix ans par les heures d’angoisse et de larmesqu’elle venait de passer. Le mot de Lantier la fit sortir de sonattitude peureuse et résignée.
– Tu n’es pas juste, dit-elle en s’animant. Tu sais bienque je fais tout ce que je peux. Ce n’est pas ma faute, si noussommes tombés ici… Je voudrais te voir, avec les deux enfants, dansune pièce où il n’y a pas même un fourneau pour avoir de l’eauchaude… Il fallait, en arrivant à Paris, au lieu de manger tonargent, nous établir tout de suite, comme tu l’avais promis.
– Dis donc ! cria-t-il, tu as croqué le magot avecmoi ; ça ne te va pas, aujourd’hui, de cracher sur les bonsmorceaux !
Mais elle ne parut pas l’entendre, elle continua :
– Enfin, avec du courage, on pourra encore s’en tirer… J’aivu, hier soir, madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rueNeuve ; elle me prendra lundi. Si tu te mets avec ton ami dela Glacière, nous reviendrons sur l’eau avant six mois, le temps denous nipper et de louer un trou quelque part, où nous serons cheznous… Oh ! il faudra travailler, travailler…
Lantier se tourna vers la ruelle, d’un air d’ennui. Gervaisealors s’emporta.
– Oui, c’est ça, on sait que l’amour du travail net’étouffe guère. Tu crèves d’ambition, tu voudrais être habillécomme un monsieur et promener des catins en jupes de soie. N’est-cepas ? tu ne me trouves plus assez bien, depuis que tu m’asfait mettre toutes mes robes au Mont-de-Piété… Tiens !Auguste, je ne voulais pas t’en parler, j’aurais attendu encore,mais je sais où tu as passé la nuit ; je t’ai vu entrer auGrand-Balcon avec cette traînée d’Adèle. Ah ! tu les choisisbien ! Elle est propre, celle-là ! elle a raison deprendre des airs de princesse… Elle a couché avec tout lerestaurant.
D’un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaientdevenus d’un noir d’encre dans son visage blême. Chez ce petithomme, la colère soufflait une tempête.
– Oui, oui, avec tout le restaurant ! répéta la jeunefemme. Madame Boche va leur donner congé, à elle et à sa grandebringue de sœur, parce qu’il y a toujours une queue d’hommes dansl’escalier.
Lantier leva les deux poings ; puis, résistant au besoin dela battre, il lui saisit les bras, la secoua violemment, l’envoyatomber sur le lit des enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Etil se recoucha, en bégayant, de l’air farouche d’un homme qui prendune résolution devant laquelle il hésitait encore :
– Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise… Tu aseu tort, tu verras.
Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restéeployée au bord du lit, les tenait dans une même étreinte ; etelle répétait cette phrase, à vingt reprises, d’une voixmonotone :
– Ah ! si vous n’étiez pas là, mes pauvrespetits !… Si vous n’étiez pas là !… Si vous n’étiez paslà !…
Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur lelambeau de perse déteinte, Lantier n’écoutait plus, s’enfonçaitdans une idée fixe. Il resta ainsi près d’une heure, sans céder ausommeil, malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. Quandil se retourna, s’appuyant sur le coude, la face dure etdéterminée, Gervaise achevait de ranger la chambre. Elle faisait lelit des enfants, qu’elle venait de lever et d’habiller. Il laregarda donner un coup de balai, essuyer les meubles ; lapièce restait noire, lamentable, avec son plafond fumeux, sonpapier décollé par l’humidité, ses trois chaises et sa commodeéclopées, où la crasse s’entêtait et s’étalait sous le torchon.Puis, pendant qu’elle se lavait à grande eau, après avoir rattachéses cheveux, devant le petit miroir rond, pendu à l’espagnolette,qui lui servait pour se raser, il parut examiner ses bras nus, soncou nu, tout le nu qu’elle montrait, comme si des comparaisonss’établissaient dans son esprit. Et il eut une moue des lèvres.Gervaise boitait de la jambe droite ; mais on ne s’enapercevait guère que les jours de fatigue, quand elles’abandonnait, les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sanuit, elle traînait sa jambe, elle s’appuyait aux murs.
Le silence régnait, ils n’avaient plus échangé une parole. Lui,semblait attendre. Elle, rongeant sa douleur, s’efforçant d’avoirun visage indifférent, se hâtait. Comme elle faisait un paquet delinge sale jeté dans un coin, derrière la malle, il ouvrit enfinles lèvres, il demanda :
– Qu’est-ce que tu fais ?… Où vas-tu ?
Elle ne répondit pas d’abord. Puis, lorsqu’il répéta saquestion, furieusement, elle se décida.
– Tu le vois bien, peut-être… Je vais laver tout ça… Lesenfants ne peuvent pas vivre dans la crotte.
Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d’unnouveau silence, il reprit :
– Est-ce que tu as de l’argent ?
Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher leschemises sales des petits qu’elle tenait à la main.
– De l’argent ! où veux-tu donc que je l’aievolé ?… Tu sais bien que j’ai eu trois francs avant-hier surma jupe noire. Nous avons déjeuné deux fois là-dessus, et l’on vavite, avec la charcuterie… Non, sans doute, je n’ai pas d’argent.J’ai quatre sous pour le lavoir… Je n’en gagne pas comme certainesfemmes.
Il ne s’arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit,il passait en revue les quelques loques pendues autour de lachambre. Il finit par décrocher le pantalon et le châle, ouvrit lacommode, ajouta au paquet une camisole et deux chemises defemme ; puis, il jeta le tout sur les bras de Gervaise endisant :
– Tiens, porte ça au clou.
– Tu ne veux pas que je porte aussi les enfants ?demanda-t-elle. Hein ! si l’on prêtait sur les enfants, ceserait un fameux débarras !
Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au boutd’une demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée,en joignant la reconnaissance aux autres, entre les deuxflambeaux.
– Voilà ce qu’ils m’ont donné, dit-elle. Je voulais sixfrancs, mais il n’y a pas eu moyen. Oh ! ils ne se ruinerontpas… Et l’on trouve toujours un monde, là-dedans !
Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Ilaurait voulu qu’elle fit de la monnaie, pour lui laisser quelquechose. Mais il se décida à la glisser dans la poche de son gilet,quand il vit, sur la commode, un reste de jambon dans un papier,avec un bout de pain.
– Je n’ai pas osé aller chez la laitière, parce que nouslui devons huit jours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai debonne heure, tu iras chercher du pain et des côtelettes panées,pendant que je ne serai pas là, et nous déjeunerons… Prends aussiun litre de vin.
Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femmeachevait de mettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulutprendre les chemises et les chaussettes de Lantier au fond de lamalle, il lui cria de laisser ça.
– Laisse mon linge, entends-tu ! Je ne veuxpas !
– Qu’est-ce que tu ne veux pas ? demanda-t-elle en seredressant. Tu ne comptes pas, sans doute, remettre cespourritures ? Il faut bien les laver.
Et elle l’examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joligarçon la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait lefléchir. Il se fâcha, lui arracha des mains le linge qu’il rejetadans la malle.
– Tonnerre de Dieu ! obéis-moi donc une fois !Quand je te dis que je ne veux pas !
– Mais pourquoi ? reprit-elle, pâlissante, effleuréed’un soupçon terrible. Tu n’as pas besoin de tes chemisesmaintenant, tu ne vas pas partir… Qu’est-ce que ça peut te faireque je les emporte ?
Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu’elle fixaitsur lui.
– Pourquoi ? pourquoi ? bégayait-il…Parbleu ! tu vas dire partout que tu m’entretiens, que tulaves, que tu raccommodes. Eh bien ! ça m’embête, là !Fais tes affaires, je ferai les miennes… Les blanchisseuses netravaillent pas pour les chiens.
Elle le supplia, se défendit de s’être jamais plainte ;mais il ferma la malle brutalement, s’assit dessus, lui cria :Non ! dans la figure. Il était bien le maître de ce qui luiappartenait ! Puis, pour échapper aux regards dont elle lepoursuivait, il retourna s’étendre sur le lit, en disant qu’ilavait sommeil, et qu’elle ne lui cassât pas la tête davantage.Cette fois, en effet, il parut s’endormir.
Gervaise resta un moment indécise. Elle était tentée derepousser du pied le paquet de linge, de s’asseoir là, à coudre. Larespiration régulière de Lantier finit par la rassurer. Elle pritla boule de bleu et le morceau de savon qui lui restaient de sondernier savonnage ; et s’approchant des petits qui jouaienttranquillement avec de vieux bouchons, devant la fenêtre, elle lesbaisa, en leur disant à voix basse :
– Soyez bien sages, ne faites pas de bruit. Papa dort.
Quand elle quitta la chambre, les rires adoucis de Claude etd’Étienne sonnaient seuls dans le grand silence, sous le plafondnoir. Il était dix heures. Une raie de soleil entrait par lafenêtre entrouverte.
Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rueNeuve de la Goutte-d’Or. En passant devant la boutique de madameFauconnier, elle salua d’un petit signe de tête. Le lavoir où elleallait, était situé vers le milieu de la rue, à l’endroit où lepavé commençait à monter. Au-dessus d’un bâtiment plat, troisénormes réservoirs d’eau, des cylindres de zinc fortementboulonnés, mettaient leurs rondeurs grises ; tandis que,derrière, s’élevait le séchoir, un deuxième étage très haut, closde tous les côtés par des persiennes à lames minces, au traversdesquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des piècesde linge séchant sur des fils de laiton. À droite des réservoirs,le tuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d’une haleinerude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sansretrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s’engagea sousla porte, encombrée de jarres d’eau de javelle. Elle connaissaitdéjà la maîtresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeuxmalades, assise dans un cabinet vitré, avec des registres devantelle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dansdes bocaux, des livres de bicarbonates de soude en paquets. Et, enpassant, elle lui réclama son battoir et sa brosse, qu’elle luiavait donnés à garder, lors de son dernier savonnage. Puis, aprèsavoir pris son numéro, elle entra.
C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes,monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtresclaires. Un plein jour blafard passait librement dans la buéechaude suspendue comme un brouillard laiteux. Des fumées montaientde certains coins, s’étalant, noyant les fonds d’un voile bleuâtre.Il pleuvait une humidité lourde, chargée d’une odeur savonneuse,une odeur fade, moite, continue ; et, par moments, dessouffles plus forts d’eau de javelle dominaient. Le long desbatteries, aux deux côtés de l’allée centrale, il y avait des filesde femmes, les bras nus jusqu’aux épaules, le cou nu, les jupesraccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers lacés.Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier unmot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets,ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse,les chairs rougies et fumantes. Autour d’elles, sous elles, coulaitun grand ruissellement, les seaux d’eau chaude promenés et vidésd’un trait, les robinets d’eau froide ouverts, pissant de haut, leséclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, lesmares où elles pataugeaient s’en allant par petits ruisseaux surles dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, dubruit murmurant de pluie, de cette clameur d’orage s’étouffant sousle plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanched’une rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec latrépidation dansante de son volant qui semblait régler l’énormitédu tapage.
Cependant, Gervaise, à petits pas, suivait l’allée, en jetantdes regards à droite et à gauche. Elle portait son paquet de lingepassé au bras, la hanche haute, boitant plus fort, dans leva-et-vient des laveuses qui la bousculaient.
– Eh ! par ici, ma petite ! cria la grosse voixde madame Boche.
Puis, quand la jeune femme l’eut rejointe, à gauche, tout aubout, la concierge, qui frottait furieusement une chaussette, semit à parler d’une façon continue, sans lâcher sa besogne.
– Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place… Oh !je n’en ai pas pour longtemps. Boche ne salit presque pas sonlinge… Et vous ? ça ne va pas traîner non plus, hein ? Ilest tout petit, votre paquet. Avant midi, nous aurons expédié ça,et nous pourrons aller déjeuner… Moi, je donnais mon linge à uneblanchisseuse de la rue Poulet ; mais elle m’emportait tout,avec son chlore et ses brosses. Alors, je lave moi-même. C’est toutgagné. Ça ne coûte que le savon… Dites donc, voilà des chemises quevous auriez dû mettre à couler. Ces gueux d’enfants, maparole ! ça a de la suie au derrière.
Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises despetits ; et comme madame Boche lui conseillait de prendre unseau d’eau de lessive, elle répondit :
– Oh ! non, l’eau chaude suffira… Ça me connaît.
Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces decouleur. Puis, après avoir empli son baquet de quatre seaux d’eaufroide, pris au robinet, derrière elle, elle plongea le tas dulinge blanc ; et, relevant sa jupe, la tirant entre sescuisses, elle entra dans une boîte posée debout, qui lui arrivaitau ventre.
– Ça vous connaît, hein ? répétait madame Boche. Vousétiez blanchisseuse dans votre pays, n’est-ce pas, mapetite ?
Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras deblonde, jeunes encore, à peines rosés aux coudes, commençait àdécrasser son linge. Elle venait d’étaler une chemise sur laplanche étroite de la batterie, mangée et blanchie par l’usure del’eau ; elle la frottait de savon, la retournait, la frottaitde l’autre côté. Avant de répondre, elle empoigna son battoir, semit à taper, criant ses phrases, les ponctuant à coups rudes etcadencés.
– Oui, oui, blanchisseuses… À dix ans… Il y a douze ans deça… Nous allions à la rivière… Ça sentait meilleur qu’ici… Ilfallait voir, il y avait un coin sous les arbres… avec de l’eauclaire qui courait… Vous savez, à Plassans… Vous ne connaissez pasPlassans ?… près de Marseille ?
– C’est du chien, ça ! s’écria madame Boche,émerveillée de la rudesse des coups de battoir. Quellemâtine ! elle vous aplatirait du fer, avec ses petits bras dedemoiselle !
La conversation continua, très haut. La concierge, parfois,était obligée de se pencher, n’entendant pas. Tout le linge blancfut battu, et ferme ! Gervaise le replongea dans le baquet, lereprit pièce par pièce pour le frotter de savon une seconde fois etle brosser. D’une main, elle fixait la pièce sur la batterie ;de l’autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elletirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures,tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles serapprochèrent, elles causèrent d’une façon plus intime.
– Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, jene m’en cache pas. Lantier n’est pas si gentil pour qu’on souhaited’être sa femme. S’il n’y avait pas les enfants, allez !…J’avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notrepremier. L’autre est venu quatre ans plus tard… C’est arrivé commeça arrive toujours, vous savez. Je n’étais pas heureuse cheznous ; le père Macquart, pour un oui, pour un non,m’allongeait des coups de pied dans les reins. Alors, ma foi, onsonge à s’amuser dehors… On nous aurait mariés, mais je ne saisplus, nos parents n’ont pas voulu.
Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousseblanche.
– L’eau est joliment dure à Paris, dit-elle.
Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s’arrêtait,faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cettehistoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa boucheétait à demi ouverte dans sa grosse face ; ses yeux, à fleurde tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfaction d’avoirdeviné : « C’est ça, la petite cause trop. Il y a eu dugrabuge. »
Puis, tout haut :
– Il n’est pas gentil, alors ?
– Ne m’en parlez pas ! répondit Gervaise, il étaittrès bien pour moi, là-bas ; mais, depuis que nous sommes àParis, je ne peux plus en venir à bout… Il faut vous dire que samère est morte l’année dernière, en lui laissant quelque chose,dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris.Alors, comme le père Macquart m’envoyait toujours des gifles sanscrier gare, j’ai consenti à m’en aller avec lui ; nous avonsfait le voyage avec les deux enfants. Il devait m’établirblanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurionsété très heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est un ambitieux, undépensier, un homme qui ne songe qu’à son amusement. Il ne vaut pasgrand-chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l’hôtelMontmartre, rue Montmartre. Et ç’a été des dîners, des voitures, lethéâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi ; caril n’a pas mauvais cœur, quand il a de l’argent. Vous comprenez,tout le tremblement, si bien qu’au bout de deux mois nous étionsnettoyés. C’est à ce moment-là que nous sommes venus habiterl’hôtel Boncœur et que la sacrée vie a commencé…
Elle s’interrompit, serrée tout d’un coup à la gorge, rentrantses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.
– Il faut que j’aille chercher mon eau chaude,murmura-t-elle.
Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans lesconfidences, appela le garçon du lavoir qui passait.
– Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez doncchercher un seau d’eau chaude à madame, qui est pressée.
Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya,c’était un sou le seau. Elle versa l’eau chaude dans le baquet, etsavonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployantau-dessus de la batterie, au milieu d’une vapeur qui accrochait desfilets de fumée grise dans ses cheveux blonds.
– Tenez, mettez donc des cristaux, j’en ai là, ditobligeamment la concierge.
Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d’un sac debicarbonate de soude, qu’elle avait apporté. Elle lui offrit ausside l’eau de javelle ; mais la jeune femme refusa ;c’était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.
– Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, enrevenant à Lantier, sans le nommer.
Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispéesdans le linge, se contenta de hocher la tête.
– Oui, oui, continua l’autre, je me suis aperçue deplusieurs petites choses…
Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise quis’était relevée, toute pâle, en la dévisageant.
– Oh ! non, je ne sais rien !… Il aime à rire, jecrois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous,Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien ! il plaisanteavec elles, et ça ne va pas plus loin, j’en suis sûre.
La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les brasruisselants, la regardait toujours, d’un regard fixe et profond.Alors, la concierge se fâcha, s’appliqua un coup de poing sur lapoitrine, en donnant sa parole d’honneur. Elle criait :
– Je ne sais rien, là, quand je vous le dis !
Puis, se calmant, elle ajouta d’une voix doucereuse, comme onparle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien :
– Moi, je trouve qu’il a les yeux francs… Il vous épousera,ma petite, je vous le promets !
Gervaise s’essuya le front de sa main mouillée. Elle tira del’eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Uninstant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d’elles, lelavoir s’était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié deslaveuses, assises d’une jambe au bord de leurs baquets, avec unlitre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dansdes morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pourlaver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardantl’œil-de-bœuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups debattoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, desconversations qui s’empâtaient dans un bruit glouton demâchoires ; tandis que la machine à vapeur, allant son train,sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante,emplissant l’immense salle. Mais pas une des femmes nel’entendait ; c’était comme la respiration même du lavoir, unehaleine ardente amassant sous les poutres du plafond l’éternellebuée qui flottait. La chaleur devenait intolérable ; des raisde soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant lesvapeurs fumantes de nappes opalisées, d’un gris rose et d’un grisbleu très tendre. Et, comme des plaintes s’élevaient, le garçonCharles allait d’une fenêtre à l’autre, tirait des stores de grossetoile ; ensuite, il passa de l’autre côté, du côté de l’ombre,et ouvrit des vasistas. On l’acclamait, on battait des mains ;une gaieté formidable roulait. Puis, les derniers battoirseux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaientplus que des gestes avec les couteaux ouverts qu’elles tenaient aupoing. Le silence devenait tel, qu’on entendait régulièrement, toutau bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbonde terre et le jetant dans le fourneau de la machine.
Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l’eauchaude, grasse de savon, qu’elle avait conservée. Quand elle eutfini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces,qui faisaient à terre des mares bleuâtres. Et elle commença àrincer. Derrière elle, le robinet d’eau froide coulait au-dessusd’un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres debois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l’air, deux autresbarres passaient, où le linge achevait de s’égoutter.
– Voilà qui va être fini, ce n’est pas malheureux, ditmadame Boche. Je reste pour vous aider à tordre tout ça.
– Oh ! ce n’est pas la peine, je vous remercie bien,répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbotaitles pièces de couleur dans l’eau claire. Si j’avais des draps, jene dis pas.
Mais il lui fallut pourtant accepter l’aide de la concierge.Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petitlainage marron mauvais teint, d’où sortait une eau jaunâtre,lorsque madame Boche s’écria :
– Tiens ! la grande Virginie !… Qu’est-ce qu’ellevient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans unmouchoir ?
Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fillede son âge, plus grande qu’elle, brune, jolie malgré sa figure unpeu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un rubanrouge au cou ; et elle était coiffée avec soin, le chignonpris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu del’allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l’air dechercher ; puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vintpasser près d’elle, raide, insolente, balançant ses hanches, ets’installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.
– En voilà un caprice ! continuait madame Boche, àvoix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches…Ah ! une fameuse fainéante, je vous en réponds ! Unecouturière qui ne recoud pas seulement ses bottines ! C’estcomme sa sœur, la brunisseuse, cette gredine d’Adèle, qui manquel’atelier deux jours sur trois ! Ça n’a ni père ni mèreconnus, ça vit d’on ne sait quoi, et si l’on voulait parler…Qu’est-ce qu’elle frotte donc là ? Hein ? c’est unjupon ? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres,ce jupon !
Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. Lavérité était qu’elle prenait souvent le café avec Adèle etVirginie, quand les petites avaient de l’argent. Gervaise nerépondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait defaire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elletrempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond del’eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque ;et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur lesbarres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elleaffectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait sesricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginiesemblait n’être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaises’était retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.
– Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n’allezpeut-être pas vous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu’il n’ya rien ! Ce n’est pas elle, là !
À ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce delinge, il y eut des rires à la porte du lavoir.
– C’est deux gosses qui demandent maman ! criaCharles.
Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude etÉtienne. Dès qu’ils l’aperçurent, ils coururent à elle, au milieudes flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliersdénoués. Claude, l’aîné, donnait la main à son petit frère. Leslaveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, àles voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là,devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.
– C’est papa qui vous envoie ? demanda Gervaise.
Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons dessouliers d’Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de lachambre avec son numéro de cuivre, qu’il balançait.
– Tiens ! tu m’apportes la clef ! dit-elle, trèssurprise. Pourquoi donc ?
L’enfant, en apercevant la clef qu’il avait oubliée à son doigt,parut se souvenir et cria de sa voix claire :
– Papa est parti.
– Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venirme chercher ici ?
Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, ilreprit d’un trait :
– Papa est parti… Il a sauté du lit, il a mis toutes lesaffaires dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture… Ilest parti.
Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche,portant les mains à ses joues et à ses tempes, comme si elleentendait sa tête craquer. Et elle ne put trouver qu’un mot, ellele répéta vingt fois sur le même ton :
– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !…ah ! mon Dieu !…
Madame Boche, cependant, interrogeait l’enfant à son tour, toutallumée de se trouver dans cette histoire.
– Voyons, mon petit, il faut dire les choses… C’est lui quia fermé la porte et qui vous a dit d’apporter la clef, n’est-cepas ?
Et, baissant la voix, à l’oreille de Claude :
– Est-ce qu’il y avait une dame dans la voiture ?
L’enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d’unair triomphant :
– Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans lamalle, il est parti…
Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frèredevant le robinet. Ils s’amusèrent tous les deux à faire coulerl’eau.
Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyéscontre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courtsfrissons la secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandisqu’elle s’enfonçait davantage les poings sur les yeux, comme pours’anéantir dans le noir de son abandon. C’était un trou de ténèbresau fond duquel il lui semblait tomber.
– Allons, ma petite, que diable ! murmurait madameBoche.
– Si vous saviez ! si vous saviez ! dit-elleenfin tout bas. Il m’a envoyée ce matin porter mon châle et meschemises au Mont-de-Piété pour payer cette voiture…
Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, enprécisant un fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots quis’étranglaient dans sa gorge.
Cette course-là, c’était une abomination, la grosse douleur dansson désespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mainsavaient déjà mouillé, sans qu’elle songeât seulement à prendre sonmouchoir.
– Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétaitmadame Boche qui s’empressait autour d’elle. Est-il possible de sefaire tant de mal pour un homme !… Vous l’aimiez donctoujours, hein ? ma pauvre chérie. Tout à l’heure, vous étiezjoliment montée contre lui. Et vous voilà, maintenant, à lepleurer, à vous crever le cœur… Mon Dieu, que nous sommesbêtes !
Puis, elle se montra maternelle.
– Une jolie petite femme comme vous ! s’il estpermis !… On peut tout vous raconter à présent, n’est-cepas ? Eh bien ! vous vous souvenez, quand je suis passéesous votre fenêtre, je me doutais déjà… Imaginez-vous que, cettenuit, lorsque Adèle est rentrée, j’ai entendu un pas d’homme avecle sien. Alors, j’ai voulu savoir, j’ai regardé dans l’escalier. Leparticulier était déjà au deuxième étage, mais j’ai bien reconnu laredingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, cematin, l’a vu redescendre tranquillement… C’était avec Adèle, vousentendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle vadeux fois par semaine. Seulement, ce n’est guère propre tout demême, car elles n’ont qu’une chambre et une alcôve, et je ne saistrop où Virginie a pu coucher.
Elle s’interrompit un instant, se retournant, reprenant de sagrosse voix étouffée :
– Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-cœur, là-bas.Je mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime… Elle aemballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter latête que vous feriez.
Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elleVirginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, ladévisageant, elle fut prise d’une colère folle. Les bras en avant,cherchant à terre, tournant sur elle-même, dans un tremblement detous ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seauplein, le saisit à deux mains, le vida à toute volée.
– Chameau, va ! cria la grande Virginie.
Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaientmouillées. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femmerévolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir labataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, montèrent sur desbaquets. D’autres accoururent, les mains pleines de savon. Uncercle se forma.
– Ah ! le chameau ! répétait la grande Virginie.Qu’est-ce qui lui prend, à cette enragée-là !
Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face convulsée, nerépondait pas, n’ayant point encore le coup de gosier de Paris.L’autre continua :
– Va donc ! C’est las de rouler la province, çan’avait pas douze ans que ça servait de paillasse à soldats, ça alaissé une jambe dans son pays… Elle est tombée de pourriture, sajambe…
Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s’approcha de deuxpas, redressant sa haute taille, criant plus fort :
– Hein ! avance un peu, pour voir, que je te fasse tonaffaire ! Tu sais, il ne faut pas venir nous embêter, ici…Est-ce que je la connais, moi, cette peau ! Si elle m’avaitattrapée, je lui aurais joliment retroussé ses jupons ; vousauriez vu ça. Qu’elle dise seulement ce que je lui ai fait… Dis,Rouchie, qu’est-ce qu’on t’a fait ?
– Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien… Ona vu mon mari, hier soir… Et taisez-vous, parce que je vousétranglerais, bien sûr.
– Son mari ! Ah ! elle est bonne, celle-là !Le mari à madame ! comme si on avait des maris avec cettedégaine ! Ce n’est pas ma faute s’il t’a lâchée. Je ne te l’aipas volé, peut-être. On peut me fouiller… Veux-tu que je te dise,tu l’empoisonnais, cet homme ! Il était trop gentil pour toi…Avait-il son collier, au moins ? Qui est-ce qui a trouvé lemari à madame ?… Il y aura récompense…
Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, secontentait toujours de murmurer :
– Vous savez bien, vous savez bien… C’est votre sœur, jel’étranglerai, votre sœur…
– Oui, va te frotter à ma sœur, reprit Virginie enricanant. Ah ! c’est ma sœur ! C’est bien possible, masœur a un autre chic que toi… Mais est-ce que ça me regarde !est-ce qu’on ne peut plus laver son linge tranquillement !Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu’en voilà assez !
Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coupsde battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut etrecommença ainsi trois fois :
– Eh bien ! oui, c’est ma sœur. Là, es-tucontente ?… Ils s’adorent tous les deux. Il faut les voir sebécoter !… Et il t’a lâchée avec tes bâtards ! De jolismômes qui ont des croûtes plein la figure ! Il y en a un d’ungendarme, n’est-ce pas ? et tu en as fait crever trois autres,parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour venir… C’estton Lantier qui nous a raconté ça. Ah ! il en dit de belles,il en avait assez de ta carcasse !
– Salope ! salope ! salope ! hurla Gervaise,hors d’elle, reprise par un tremblement furieux.
Elle tourna, chercha une fois encore par terre ; et, netrouvant que le petit baquet, elle le prit par les pieds, lançal’eau du bleu à la figure de Virginie.
– Rosse ! elle m’a perdu ma robe ! cria celle-ci,qui avait toute une épaule mouillée et sa main gauche teinte enbleu. Attends, gadoue !
À son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme.Alors, une bataille formidable s’engagea. Elles couraient toutesdeux le long des baquets, s’emparant des seaux pleins, revenant seles jeter à la tête. Et chaque déluge était accompagné d’un éclatde voix. Gervaise elle-même répondait, à présent.
– Tiens ! saleté !… Tu l’as reçu celui-là. Ça tecalmera le derrière.
– Ah ! la carne ! Voilà pour ta crasse.Débarbouille-toi une fois dans ta vie.
– Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue !
– Encore un !… Rince-toi les dents, fais ta toilettepour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme.
Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, enattendant qu’ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures.Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais ellesse faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut unen pleine figure ; l’eau, entrant par son cou, coula dans sondos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle était encoretout étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna uneforte claque contre l’oreille gauche, en trempant son chignon, quise déroula comme une ficelle. Gervaise fut d’abord atteinte auxjambes ; un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu’àses cuisses ; deux autres l’inondèrent aux hanches. Bientôt,d’ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Ellesétaient l’une et l’autre ruisselantes de la tête aux pieds, lescorsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins,maigries, roidies, grelottantes, s’égouttant de tous les côtésainsi que des parapluies pendant une averse.
– Elles sont rien drôles ! dit la voix enrouée d’unelaveuse.
Le lavoir s’amusait énormément. On s’était reculé, pour ne pasrecevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteriesmontaient, au milieu du bruit d’écluse des seaux vidés à toutevolée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaientjusqu’aux chevilles. Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise,s’emparant brusquement d’un seau d’eau de lessive bouillante,qu’une de ses voisines avait laissé là, le jeta. Il y eut un cri.On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n’avait que le pied gauchebrûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par ladouleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans lesjambes de Virginie, qui tomba.
Toutes les laveuses parlaient ensemble.
– Elle lui a cassé une patte !
– Dame ! l’autre a bien voulu la fairecuire !
– Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a prisson homme !
Madame Boche levait les bras au ciel, en s’exclamant. Elles’était prudemment garée entre deux baquets ; et les enfants,Claude et Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient àsa robe, avec ce cri continu : Maman ! maman ! quise brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre,elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant :
– Voyons, allez-vous-en ! Soyez raisonnable… J’ai lessangs tournés, ma parole ! On n’a jamais vu une tueriepareille.
Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deuxbaquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge deGervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l’étrangler. Alors,celle-ci, d’une violente secousse, se dégagea, se pendit à son tourà la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracherla tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans uneinjure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s’attaquaient à lafigure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant cequ’elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleuede la grande brune furent arrachés ; son corsage, craqué aucou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandis que lablonde, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée sansqu’elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait lepli nu de sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient. D’abord, cefut sur Gervaise que le sang parut, trois longues égratignuresdescendant de la bouche sous le menton ; et elle garantissaitses yeux, les fermait à chaque claque, de peur d’être éborgnée.Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles,s’enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfinl’une des boucles, une poire de verre jaune ; elle tira,fendit l’oreille ; le sang coula.
– Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons !dirent plusieurs voix.
Les laveuses s’étaient rapprochées. Il se formait deuxcamps : les unes excitaient les deux femmes comme des chiennesqui se battent ; les autres, plus nerveuses, toutestremblantes, tournaient la tête, en avaient assez, répétaientqu’elles en seraient malades, bien sûr. Et une bataille généralefaillit avoir lieu ; on se traitait de sans-cœur, de propre àrien ; des bras nus se tendaient ; trois giflesretentirent.
Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir.
– Charles ! Charles !… Où est-il donc ?
Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés.C’était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait desmorceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blondeétait grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise sefendait.
– Tiens ! murmura-t-il en clignant un œil, elle a unefraise sous le bras.
– Comment ! vous êtes là ! cria madame Boche enl’apercevant. Mais aidez-nous donc à les séparer !… Vouspouvez bien les séparer, vous !
– Ah bien ! non, merci ! s’il n’y a quemoi ! dit-il tranquillement. Pour me faire griffer l’œil commel’autre jour, n’est-ce pas ?… Je ne suis pas ici pour ça,j’aurais trop de besogne… N’ayez pas peur, allez ! Ça leurfait du bien, une petite saignée. Ça les attendrit.
La concierge parla alors d’aller avertir les sergents de ville.Mais la maîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeuxmalades, s’y opposa formellement. Elle répéta à plusieursreprises :
– Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison.
Par terre, la lutte continuait. Tout d’un coup, Virginie seredressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, ellele brandissait. Elle râlait, la voix changée :
– Voilà du chien, attends ! Apprête ton lingesale !
Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir,le tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voixrauque.
– Ah ! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, quej’en fasse des torchons !
Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Lescheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées,elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise portale premier coup ; son battoir glissa sur l’épaule de Virginie.Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, quil’effleura à la hanche. Alors, mises en train, elles se tapèrentcomme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quandelles se touchaient, le coup s’amortissait, on aurait dit uneclaque dans un baquet d’eau.
Autour d’elles, les blanchisseuses ne riaient plus ;plusieurs s’en étaient allées, en disant que ça leur cassaitl’estomac ; les autres, celles qui restaient, allongeaient lecou, les yeux allumés d’une lueur de cruauté, trouvant cesgaillardes-là très crânes. Madame Boche avait emmené Claude etÉtienne ; et l’on entendait, à l’autre bout, l’éclat de leurssanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs.
Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait del’atteindre à toute volée sur son bras nu, au-dessus ducoude ; une plaque rouge parut, la chair enfla tout de suite.Alors, elle se rua. On crut qu’elle voulait assommer l’autre.
– Assez ! assez ! criait-on.
Elle avait un visage si terrible, que personne n’osa approcher.Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia,lui colla la figure sur les dalles, les reins en l’air ; et,malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement.Dessous, il y avait un pantalon. Elle passa la main dans la fente,l’arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, lebattoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois àPlassans, au bord de la Viorne, quand sa patronne lavait le lingede la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruitmouillé. À chaque tape, une bande rouge marbrait la peaublanche.
– Oh ! oh ! murmurait le garçon Charles,émerveillé, les yeux agrandis.
Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri :Assez ! assez ! recommença. Gervaise n’entendait pas, nese lassait pas. Elle regardait sa besogne, penchée, préoccupée dene pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peaubattue, couverte de confusion. Et elle causait, prise d’une gaietéféroce, se rappelant une chanson de lavandière :
– Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan !pan ! à coups de battoir… Pan ! pan ! va laver soncœur… Pan ! pan ! tout noir de douleur…
Et elle reprenait :
– Ça c’est pour toi, ça c’est pour ta sœur, ça c’est pourLantier… Quand tu les verras, tu leur donneras ça… Attention !je recommence. Ça c’est pour Lantier, ça c’est pour ta sœur, çac’est pour toi… Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan !pan ! à coups de battoir…
On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, lafigure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, sesauva ; elle était vaincue. Cependant, Gervaise repassait lamanche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la faisaitsouffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son linge surl’épaule. La concierge racontait la bataille, disait ses émotions,parlait de lui visiter le corps, pour voir.
– Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé… J’aientendu un coup…
Mais la jeune femme voulait s’en aller. Elle ne répondait pasaux apitoiements, à l’ovation bavarde des laveuses quil’entouraient, droites dans leurs tabliers. Quand elle fut chargée,elle gagna la porte, où ses enfants l’attendaient.
– C’est deux heures, ça fait deux sous, lui dit enl’arrêtant la maîtresse du lavoir, déjà réinstallée dans soncabinet vitré.
Pourquoi deux sous ? Elle ne comprenait plus qu’on luidemandait le prix de sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et,boitant fortement sous le poids du linge mouillé pendu à sonépaule, ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s’enalla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaientà ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots.
Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d’écluse.Les laveuses avaient mangé leur pain, bu leur vin, et ellestapaient plus dur, les faces allumées, égayées par le coup detorchon de Gervaise et de Virginie. Le long des baquets, denouveau, s’agitaient une fureur de bras, des profils anguleux demarionnettes aux reins cassés, aux épaules déjetées, se pliantviolemment comme sur des charnières. Les conversations continuaientd’un bout à l’autre des allées. Les voix, les rires, les mots gras,se mêlaient dans le grand gargouillement de l’eau. Les robinetscrachaient, les seaux jetaient des flaquées, une rivière coulaitsous les batteries. C’était le chien de l’après-midi, le linge piléà coups de battoir. Dans l’immense salle, les fumées devenaientrousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des ballesd’or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. Onrespirait l’étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d’uncoup, le hangar s’emplit d’une buée blanche ; l’énormecouvercle du cuvier où bouillait la lessive, montait mécaniquementle long d’une tige centrale à crémaillère ; et le trou béantdu cuivre, au fond de sa maçonnerie de briques, exhalait destourbillons de vapeur, d’une saveur sucrée de potasse. Cependant, àcôté, les essoreuses fonctionnaient ; des paquets de linge,dans des cylindres de fonte, rendaient leur eau sous un tour deroue de la machine, haletante, fumante, secouant plus rudement lelavoir de la besogne continue de ses bras d’acier.
Quand Gervaise mit le pied dans l’allée de l’hôtel Boncœur, leslarmes la reprirent. C’était une allée noire, étroite, avec unruisseau longeant le mur, pour les eaux sales ; et cettepuanteur qu’elle retrouvait lui faisait songer aux quinze jourspassés là avec Lantier, quinze jours de misère et de querelles,dont le souvenir, à cette heure, était un regret cuisant. Il luisembla entrer dans son abandon.
En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtreouverte. Ce coup de soleil, cette nappe de poussière d’or dansante,rendait lamentables le plafond noir, les murs au papier arraché. Iln’y avait plus, à un clou de la cheminée, qu’un petit fichu defemme, tordu comme une ficelle. Le lit des enfants, tiré au milieude la pièce, découvrait la commode, dont les tiroirs laissésouverts montraient leurs flancs vides. Lantier s’était lavé etavait achevé la pommade, deux sous de pommade dans une carte àjouer ; l’eau grasse de ses mains emplissait la cuvette. Et iln’avait rien oublié, le coin occupé jusque-là par la malleparaissait à Gervaise faire un trou immense. Elle ne retrouva mêmepas le petit miroir rond, accroché à l’espagnolette. Alors, elleeut un pressentiment, elle regarda sur la cheminée : Lantieravait emporté les reconnaissances, le paquet rose tendre n’étaitplus là, entre les flambeaux de zinc dépareillés.
Elle pendit son linge au dossier d’une chaise, elle demeuradebout, tournant, examinant les meubles, frappée d’une tellestupeur, que ses larmes ne coulaient plus. Il lui restait un sousur les quatre sous gardés pour le lavoir. Puis, entendant rire àla fenêtre Étienne et Claude, déjà consolés, elle s’approcha, pritleurs têtes sous ses bras, s’oublia un instant devant cettechaussée grise, où elle avait vu, le matin, s’éveiller le peupleouvrier, le travail géant de Paris. À cette heure, le pavé échauffépar les besognes du jour allumait une réverbération ardenteau-dessus de la ville, derrière le mur de l’octroi. C’était sur cepavé, dans cet air de fournaise, qu’on la jetait toute seule avecles petits ; et elle enfila d’un regard les boulevardsextérieurs, à droite, à gauche, s’arrêtant aux deux bouts, prised’une épouvante sourde, comme si sa vie, désormais, allait tenirlà, entre un abattoir et un hôpital.
Trois semaines plus tard, vers onze heures et demie, un jour debeau soleil, Gervaise et Coupeau, l’ouvrier zingueur, mangeaientensemble une prune, à l’Assommoir du père Colombe. Coupeau, quifumait une cigarette sur le trottoir, l’avait forcée à entrer,comme elle traversait la rue, revenant de porter du linge ; etson grand panier carré de blanchisseuse était par terre, prèsd’elle, derrière la petite table de zinc.
L’Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue desPoissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait,en longues lettres bleues, le seul mot :Distillation, d’un bout à l’autre. Il y avait à la porte,dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Lecomptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et sesmesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant ; et lavaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints enjaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et lescannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, desbouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes defioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace,derrière le comptoir, leurs taches vives, vert pomme, or pâle,laque tendre. Mais la curiosité de la maison était, au fond, del’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée,l’appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner,des alambics aux longs cols, des serpentins descendant sous terre,une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvrierssoûlards.
À cette heure du déjeuner, l’Assommoir restait vide. Un groshomme de quarante ans, le père Colombe, en gilet à manches, servaitune petite fille d’une dizaine d’années, qui lui demandait quatresous de goutte dans une tasse. Une nappe de soleil entrait par laporte, chauffait le parquet toujours humide des crachats desfumeurs. Et, du comptoir, des tonneaux, de toute la salle, montaitune odeur liquoreuse, une fumée d’alcool qui semblait épaissir etgriser les poussières volantes du soleil.
Cependant, Coupeau roulait une nouvelle cigarette. Il était trèspropre, avec un bourgeron et une petite casquette de toile bleue,riant, montrant ses dents blanches. La mâchoire inférieuresaillante, le nez légèrement écrasé, il avait de beaux yeux marron,la face d’un chien joyeux et bon enfant. Sa grosse chevelure friséese tenait tout debout. Il gardait la peau encore tendre de sesvingt-six ans. En face de lui, Gervaise, en caraco d’orléans noir,la tête nue, achevait de manger sa prune, qu’elle tenait par laqueue, du bout des doigts. Ils étaient près de la rue, à lapremière des quatre tables rangées le long des tonneaux, devant lecomptoir.
Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudessur la table, avança la face, regarda un instant sans parler lajeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, unetransparence laiteuse de fine porcelaine. Puis, faisant allusion àune affaire connue d’eux seuls, débattue déjà, il demandasimplement, à demi-voix :
– Alors, non ? vous dites non ?
– Oh ! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondittranquillement Gervaise souriante. Vous n’allez peut-être pas meparler de ça ici. Vous m’aviez promis pourtant d’être raisonnable…Si j’avais su, j’aurais refusé votre consommation.
Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de toutprès, avec une tendresse hardie et qui s’offrait, passionné surtoutpour les coins de ses lèvres, de petits coins d’un rose pâle, unpeu mouillé, laissant voir le rouge vif de la bouche, quand ellesouriait. Elle, pourtant, ne se reculait pas, demeurait placide etaffectueuse. Au bout d’un silence, elle dit encore :
– Vous n’y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme,moi ; j’ai un grand garçon de huit ans… Qu’est-ce que nousferions ensemble ?
– Pardi ! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce quefont les autres !
Mais elle eut un geste d’ennui.
– Ah ! si vous croyez que c’est toujoursamusant ? On voit bien que vous n’avez pas été en ménage… Non,monsieur Coupeau, il faut que je pense aux choses sérieuses. Larigolade, ça ne mène à rien, entendez-vous ! J’ai deux bouchesà la maison, et qui avalent ferme, allez ! Comment voulez-vousque j’arrive à élever mon petit monde, si je m’amuse à labagatelle ?… Et puis, écoutez, mon malheur a été une fameuseleçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus monaffaire. On ne me repincera pas de longtemps.
Elle s’expliquait sans colère, avec une grande sagesse, trèsfroide, comme si elle avait traité une question d’ouvrage, lesraisons qui l’empêchaient de passer un corps de fichu à l’empois.On voyait qu’elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûresréflexions.
Coupeau, attendri, répétait :
– Vous me causez bien de la peine, bien de la peine…
– Oui, c’est ce que je vois, reprit-elle, et j’en suisfâchée pour vous, monsieur Coupeau… Il ne faut pas que ça vousblesse. Si j’avais des idées à rire, mon Dieu ! ça seraitencore plutôt avec vous qu’avec un autre. Vous avez l’air bongarçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n’est-cepas ? et on irait tant qu’on irait. Je ne fais pas maprincesse, je ne dis point que ça n’aurait pas pu arriver…Seulement, à quoi bon, puisque je n’en ai pas envie ? Me voilàchez madame Fauconnier depuis quinze jours. Les petits vont àl’école. Je travaille, je suis contente… Hein, le mieux alors estde rester comme on est.
Et elle se baissa pour prendre son panier.
– Vous me faites causer, on doit m’attendre chez lapatronne… Vous en trouverez une autre, allez ! monsieurCoupeau, plus jolie que moi, et qui n’aura pas deux marmots àtraîner.
Il regardait l’œil-de-bœuf, encadré dans la glace. Il la fitrasseoir, en criant :
– Attendez donc ! Il n’est que onze heurestrente-cinq… J’ai encore vingt-cinq minutes… Vous ne craignezpourtant pas que je fasse des bêtises ; il y a la table entrenous… Alors, vous me détestez, au point de ne pas vouloir faire unbout de causette ?
Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas ledésobliger ; et ils parlèrent en bons amis. Elle avait mangé,avant d’aller porter son linge ; lui, ce jour-là, s’étaitdépêché d’avaler sa soupe et son bœuf, pour venir la guetter.Gervaise, tout en répondant avec complaisance, regardait par lesvitres, entre les bocaux de fruits à l’eau-de-vie, le mouvement dela rue, où l’heure du déjeuner mettait un écrasement de fouleextraordinaire. Sur les deux trottoirs, dans l’étranglement étroitdes maisons, c’était une hâte de pas, des bras ballants, uncoudoiement sans fin. Les retardataires, des ouvriers retenus autravail, la mine maussade de faim, coupaient la chaussée à grandesenjambées, entraient en face chez un boulanger ; et,lorsqu’ils reparaissaient, une livre de pain sous le bras, ilsallaient trois portes plus haut, au Veau à deux têtes, manger unordinaire de six sous. Il y avait aussi, à côté du boulanger, unefruitière qui vendait des pommes de terre frites et des moules aupersil ; un défilé continu d’ouvrières, en longs tabliers,emportaient des cornets de pommes de terre et des moules dans destasses ; d’autres, de jolies filles en cheveux, l’air délicat,achetaient des bottes de radis. Quand Gervaise se penchait, elleapercevait encore une boutique de charcutier, pleine de monde, d’oùsortaient des enfants, tenant sur leur main, enveloppés d’un papiergras, une côtelette panée, une saucisse ou un bout de boudin toutchaud. Cependant, le long de la chaussée poissée d’une boue noire,même par les beaux temps, dans le piétinement de la foule enmarche, quelques ouvriers quittaient déjà les gargotes,descendaient en bandes, flânant, les mains ouvertes battant lescuisses, lourds de nourriture, tranquilles et lents au milieu desbousculades de la cohue.
Un groupe s’était formé à la porte de l’Assommoir.
– Dis donc, Bibi-la-Grillade, demanda une voix enrouée,est-ce que tu payes une tournée de vitriol ?
Cinq ouvriers entrèrent, se tinrent debout.
– Ah ! ce voleur de père Colombe ! reprit lavoix. Vous savez, il nous faut de la vieille, et pas des coquillesde noix, de vrais verres !
Le père Colombe, paisiblement, servait. Une autre société detrois ouvriers arriva. Peu à peu, les blouses s’amassaient àl’angle du trottoir, faisaient là une courte station finissaientpar se pousser dans la salle, entre les deux lauriers-roses gris depoussière.
– Vous êtes bête ! vous ne songez qu’à lasaleté ! disait Gervaise à Coupeau. Sans doute que jel’aimais… Seulement, après la façon dégoûtante dont il m’alâchée…
Ils parlaient de Lantier. Gervaise ne l’avait pas revu ;elle croyait qu’il vivait avec la sœur de Virginie, à la Glacière,chez cet ami qui devait monter une fabrique de chapeaux.D’ailleurs, elle ne songeait guère à courir après lui. Ça lui avaitd’abord fait une grosse peine ; elle voulait même aller sejeter à l’eau ; mais, à présent, elle s’était raisonnée, toutse trouvait pour le mieux. Peut-être qu’avec Lantier elle n’auraitjamais pu élever les petits, tant il mangeait d’argent. Il pouvaitvenir embrasser Claude et Étienne, elle ne le flanquerait pas à laporte. Seulement, pour elle, elle se ferait hacher en morceauxavant de se laisser toucher du bout des doigts. Et elle disait ceschoses en femme résolue, ayant son plan de vie bien arrêté, tandisque Coupeau, qui ne lâchait pas son désir de l’avoir, plaisantait,tournait tout à l’ordure, lui faisait sur Lantier des questionstrès crues, si gaiement, avec des dents si blanches, qu’elle nepensait pas à se blesser.
– C’est vous qui le battiez, dit-il enfin. Oh ! vousn’êtes pas bonne ! Vous donnez le fouet au monde.
Elle l’interrompit par un long rire. C’était vrai, pourtant,elle avait donné le fouet à cette grande carcasse de Virginie. Cejour-là, elle aurait étranglé quelqu’un de bien bon cœur. Et ellese mit à rire plus fort, parce que Coupeau lui racontait queVirginie, désolée d’avoir tout montré, venait de quitter lequartier. Son visage, pourtant, gardait une douceurenfantine ; elle avançait ses mains potelées, en répétantqu’elle n’écraserait pas une mouche ; elle ne connaissait lescoups que pour en avoir déjà joliment reçu dans sa vie. Alors, elleen vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle n’était pointcoureuse du tout ; les hommes l’ennuyaient ; quandLantier l’avait prise, à quatorze ans, elle trouvait ça gentil,parce qu’il se disait son mari et qu’elle croyait jouer au ménage.Son seul défaut, assurait-elle, était d’être très sensible, d’aimertout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaientensuite mille misères. Ainsi, quand elle aimait un homme, elle nesongeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de vivre toujoursensemble, très heureux. Et, comme Coupeau ricanait et lui parlaitde ses deux enfants, qu’elle n’avait certainement pas mis couversous le traversin, elle lui allongea des tapes sur les doigts, elleajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autresfemmes ; seulement, on avait tort de croire les femmestoujours acharnées après ça ; les femmes songeaient à leurménage, se coupaient en quatre dans la maison, se couchaient troplasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite. Elle,d’ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse, morte àla peine, qui avait servi de bête de somme au père Macquart pendantplus de vingt ans. Elle était encore toute mince, tandis que samère avait des épaules à démolir les portes en passant ; maisça n’empêchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de s’attacheraux gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenait ça de la pauvrefemme, que le père Macquart rouait de coups. Cent fois, celle-cilui avait raconté les nuits où le père, rentrant soûl, se montraitd’une galanterie si brutale, qu’il lui cassait les membres ;et, sûrement elle avait poussé une de ces nuits-là, avec sa jambeen retard.
– Oh ! ce n’est presque rien, ça ne se voit pas, ditCoupeau pour faire sa cour.
Elle hocha le menton ; elle savait bien que ça sevoyait ; à quarante ans, elle se casserait en deux. Puis,doucement, avec un léger rire :
– Vous avez un drôle de goût d’aimer une boiteuse.
Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la facedavantage, la complimenta en risquant les mots, comme pour lagriser. Mais elle disait toujours non de la tête, sans se laissertenter, caressée pourtant par cette voix câline. Elle écoutait, lesregards dehors, paraissant s’intéresser de nouveau à la foulecroissante. Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait uncoup de balai ; la fruitière retirait sa dernière poêlée depommes de terre frites, tandis que le charcutier remettait en ordreles assiettes débandées de son comptoir. De tous les gargots, desbandes d’ouvriers sortaient ; des gaillards barbus sepoussaient d’une claque, jouaient comme des gamins, avec le tapagede leurs gros souliers ferrés, écorchant le pavé dans uneglissade ; d’autres, les deux mains au fond de leurs poches,fumaient d’un air réfléchi, les yeux au soleil, les paupièresclignotantes. C’était un envahissement du trottoir, de la chaussée,des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes,s’arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses,de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous lanappe de lumière blonde qui enfilait la rue. Au loin, des clochesd’usine sonnaient ; et les ouvriers ne se pressaient pas,rallumaient des pipes ; puis, le dos arrondi, après s’êtreappelés d’un marchand de vin à l’autre, ils se décidaient àreprendre le chemin de l’atelier, en traînant les pieds. Gervaises’amusa à suivre trois ouvriers, un grand et deux petits, qui seretournaient tous les dix pas ; ils finirent par descendre larue, ils vinrent droit à l’Assommoir du père Colombe.
– Ah bien ! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont unfameux poil dans la main !
– Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand ; c’estMes-Bottes, un camarade.
L’Assommoir s’était empli. On parlait très fort, avec des éclatsde voix qui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coupsde poing sur le comptoir, par moments, faisaient tinter les verres.Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrièrele dos, les buveurs formaient de petits groupes, serrés les unscontre les autres ; il y avait des sociétés, près destonneaux, qui devaient attendre un quart d’heure, avant de pouvoircommander leurs tournées au père Colombe.
– Comment ! c’est cet aristo de Cadet-Cassis !cria Mes-Bottes, en appliquant une rude tape sur l’épaule deCoupeau. Un joli monsieur qui fume du papier et qui a dulinge !… On veut donc épater sa connaissance, on lui paye desdouceurs !
– Hein ! ne m’embête pas ! répondit Coupeau, trèscontrarié.
Mais l’autre ricanait.
– Suffit ! on est à la hauteur, mon bonhomme… Lesmufes sont des mufes, voilà !
Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardantGervaise. Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée despipes, l’odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l’airchargé d’alcool ; et elle étouffait, prise d’une petitetoux.
– Oh ! c’est vilain de boire ! dit-elle àdemi-voix.
Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait del’anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour,et ça l’avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir lesliqueurs.
– Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé maprune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça meferait du mal.
Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleinsverres d’eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n’était pasmauvais. Quant au vitriol, à l’absinthe et aux autres cochonneries,bonsoir ! il n’en fallait pas. Les camarades avaient beau leblaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraientà la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui,s’était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, entombant, un jour de ribote, de la gouttière du n° 25 ; etce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui,lorsqu’il passait rue Coquenard et qu’il voyait la place, il auraitplutôt bu l’eau du ruisseau que d’avaler un canon gratis chez lemarchand de vin. Il conclut par cette phrase :
– Dans notre métier, il faut des jambes solides.
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtantpas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme siles paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des penséeslointaines d’existence. Et elle dit encore, lentement, sanstransition apparente :
– Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demandepas grand-chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, demanger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir,vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage…Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bonssujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait dene pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non,ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez,c’est tout…
Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus riende sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoirhésité :
– Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans sonlit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourraisvolontiers dans mon lit, chez moi.
Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits,était déjà debout, s’inquiétant de l’heure. Mais ils ne sortirentpas tout de suite ; elle eut la curiosité d’aller regarder, aufond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivrerouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petitecour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliquacomment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces del’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpided’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, sesenroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pasune fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffleintérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme unebesogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne,puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deuxcamarades, était venu s’accouder sur la barrière, en attendantqu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie malgraissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machineà soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille !Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir legosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on luisoudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriolencore chaud, l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours,toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plusdérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussinde père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient quecet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même.L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans lesreflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sasueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à lalongue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevardsextérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise,prise d’un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, enmurmurant :
– C’est bête, ça me fait froid, cette machine… la boissonme fait froid…
Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheurparfait :
– Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bienmieux : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi,élever ses enfants, mourir dans son lit…
– Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais jene vous battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n’ya pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop…Voyons, c’est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.
Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandisqu’elle s’ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu deshommes. Mais elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises.Pourtant, elle se retournait, lui souriait, semblait heureuse desavoir qu’il ne buvait pas. Bien sûr, elle lui aurait dit oui, sielle ne s’était pas juré de ne point se remettre avec un homme.Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux,l’Assommoir restait plein, soufflant jusqu’à la rue le bruit desvoix enrouées et l’odeur liquoreuse des tournées de vitriol. Onentendait Mes-Bottes traiter le père Colombe de fripouille, enl’accusant de n’avoir rempli son verre qu’à moitié. Lui, était unbon, un chouette, un d’attaque. Ah ! zut ! le singepouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait laflemme. Et il proposait aux deux camarades d’aller au Petitbonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrièreSaint-Denis, où l’on buvait du chien tout pur.
– Ah ! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Ehbien ! adieu, et merci, monsieur Coupeau… Je rentre vite.
Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main,il ne la lâchait pas, répétant :
– Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de laGoutte-d’Or, ça ne vous allonge guère… Il faut que j’aille chez masœur, avant de retourner au chantier… Nous nous accompagnerons.
Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue desPoissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlaitde sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière,faisait des ménages, à cause de ses yeux qui s’en allaient. Elleavait eu ses soixante-deux ans, le 3 du mois dernier. Lui, était leplus jeune. L’une de ses sœurs, madame Lerat, une veuve detrente-six ans, travaillait dans les fleurs et habitait la rue desMoines, aux Batignolles. L’autre, âgée de trente ans, avait épouséun chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C’était chezcelle-là qu’il allait, rue de la Goutte-d’Or. Elle logeait dans lagrande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chezles Lorilleux ; c’était une économie pour tous les trois.Même, il passait chez eux les avertir de ne pas l’attendre, parcequ’il était invité ce jour-là par un ami.
Gervaise, qui l’écoutait, lui coupa brusquement la parole pourlui demander en souriant :
– Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieurCoupeau ?
– Oh ! répondit-il, c’est un surnom que les camaradesm’ont donné, parce que je prends généralement du cassis, quand ilsm’emmènent de force chez le marchand de vin… Autant s’appelerCadet-Cassis que Mes-Bottes, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, ce n’est pas vilain, Cadet-Cassis, déclara lajeune femme.
Et elle l’interrogea sur son travail. Il travaillait toujourslà, derrière le mur de l’octroi, au nouvel hôpital. Oh ! labesogne ne manquait pas, il ne quitterait certainement pas cechantier avant l’année. Il y en avait des mètres et des mètres degouttières !
– Vous savez, dit-il, je vois l’hôtel Boncœur, quand jesuis là-haut… Hier, vous étiez à la fenêtre, j’ai fait aller lesbras, mais vous ne m’avez pas aperçu.
Cependant, ils s’étaient déjà engagés d’une centaine de pas dansla rue de la Goutte-d’Or, lorsqu’il s’arrêta, levant les yeux,disant :
– Voilà la maison… Moi, je suis né plus loin, au 22… Maiscette maison-là, tout de même, fait un joli tas demaçonnerie ! C’est grand comme une caserne,là-dedans !
Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, lamaison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinzefenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaientun air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatreboutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de laporte, une vaste salle de gargote graisseuse ; à gauche, uncharbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maisonparaissait d’autant plus colossale qu’elle s’élevait entre deuxpetites constructions basses, chétives, collées contre elle ;et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, sepourrissant et s’émiettant sous la pluie, elle profilait sur leciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, sesflancs non crépis, couleur de boue, d’une nudité interminable demurs de prison, où des rangées de pierres d’attente semblaient desmâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardaitsurtout la porte, une immense porte ronde, s’élevant jusqu’audeuxième étage, creusant un porche profond, à l’autre bout duquelon voyait le coup de jour blafard d’une grande cour. Au milieu dece porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eaurose très tendre.
– Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.
Gervaise voulut l’attendre dans la rue. Cependant, elle ne puts’empêcher de s’enfoncer sous le porche, jusqu’à la loge duconcierge, qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva denouveau les yeux. À l’intérieur, les façades avaient six étages,quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour.C’étaient des murailles grises, mangées d’une lèpre jaune, rayéesde bavures par l’égouttement des toits, qui montaient toutes platesdu pavé aux ardoises, sans une moulure ; seuls les tuyaux dedescente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombsmettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sanspersienne montraient des vitres nues, d’un vert glauque d’eautrouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas àcarreaux bleus, qui prenaient l’air ; devant d’autres, sur descordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d’un ménage,les chemises de l’homme, les camisoles de la femme, les culottesdes gamins ; il y en avait une, au troisième, où s’étalait unecouche d’enfant, emplâtrée d’ordure. Du haut en bas, les logementstrop petits crevaient au-dehors, lâchaient des bouts de leur misèrepar toutes les fentes. En bas, desservant chaque façade, une portehaute et étroite, sans boiserie, taillée dans le nu du plâtre,creusait un vestibule lézardé, au fond duquel tournaient lesmarches boueuses d’un escalier à rampe de fer ; et l’oncomptait ainsi quatre escaliers, indiqués par les quatre premièreslettres de l’alphabet, peintes sur le mur. Les rez-de-chausséeétaient aménagés en immenses ateliers, fermés par des vitragesnoirs de poussière : la forge d’un serrurier y flambait ;on entendait plus loin les coups de rabot d’un menuisier ;tandis que, près de la loge, un laboratoire de teinturier lâchait àgros bouillons ce ruisseau d’un rose tendre coulant sous le porche.Salie de flaques d’eau teintée, de copeaux, d’escarbilles decharbon, plantée d’herbe sur ses bords, entre ses pavés disjoints,la cour s’éclairait d’une clarté crue, comme coupée en deux par laligne où le soleil s’arrêtait. Du côté de l’ombre, autour de lafontaine dont le robinet entretenait là une continuelle humidité,trois petites poules piquaient le sol, cherchaient des vers deterre, les pattes crottées. Et Gervaise lentement promenait sonregard, l’abaissait du sixième étage au pavé, remontait, surprisede cette énormité, se sentant au milieu d’un organe vivant, au cœurmême d’une ville, intéressée par la maison, comme si elle avait eudevant elle une personne géante.
– Est-ce que madame demande quelqu’un ? cria laconcierge, intriguée, en paraissant à la porte de la loge.
Mais la jeune femme expliqua qu’elle attendait une personne.Elle retourna vers la rue ; puis, comme Coupeau tardait, ellerevint, attirée, regardant encore. La maison ne lui semblait paslaide. Parmi les loques pendues aux fenêtres, des coins de gaietériaient, une giroflée fleurie dans un pot, une cage de serins d’oùtombait un gazouillement, des miroirs à barbe mettant au fond del’ombre des éclats d’étoiles rondes. En bas, un menuisier chantait,accompagné par les sifflements réguliers de sa varlope ;pendant que, dans l’atelier de serrurerie, un tintamarre demarteaux battant en cadence faisait une grosse sonnerie argentine.Puis, à presque toutes les croisées ouvertes, sur le fond de lamisère entrevue, des enfants montraient leurs têtes barbouillées etrieuses, des femmes cousaient, avec des profils calmes penchés surl’ouvrage. C’était la reprise de la tâche après le déjeuner, leschambres vides des hommes travaillant au-dehors, la maison rentrantdans cette grande paix, coupée uniquement du bruit des métiers, dubercement d’un refrain, toujours le même, répété pendant desheures. La cour seulement était un peu humide. Si Gervaise avaitdemeuré là, elle aurait voulu un logement au fond, du côté dusoleil. Elle avait fait cinq ou six pas, elle respirait cette odeurfade des logis pauvres, une odeur de poussière ancienne, de saletérance ; mais, comme l’âcreté des eaux de teinture dominait,elle trouvait que ça sentait beaucoup moins mauvais qu’à l’hôtelBoncœur. Et elle choisissait déjà sa fenêtre, une fenêtre dansl’encoignure de gauche, où il y avait une petite caisse, plantée deharicots d’Espagne, dont les tiges minces commençaient à s’enroulerautour d’un berceau de ficelles.
– Je vous ai fait attendre, hein ? dit Coupeau,qu’elle entendit tout d’un coup près d’elle. C’est une histoire,quand je ne dîne pas chez eux, d’autant plus qu’aujourd’hui ma sœura acheté du veau.
Et comme elle avait eu un léger tressaillement de surprise, ilcontinua, en promenant à son tour ses regards :
– Vous regardiez la maison. C’est toujours loué du haut enbas. Il y a trois cents locataires, je crois… Moi, si j’avais eudes meubles, j’aurais guetté un cabinet… On serait bien ici,n’est-ce pas ?
– Oui, on serait bien, murmura Gervaise. À Plassans, cen’était pas si peuplé, dans notre rue… Tenez, c’est gentil, cettefenêtre, au cinquième, avec des haricots.
Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si ellevoulait. Dès qu’ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais ellese sauvait, elle se hâtait sous le porche, en le priant de ne pasrecommencer ses bêtises. La maison pouvait crouler, elle n’ycoucherait bien sûr pas sous la même couverture que lui. Pourtant,Coupeau, en la quittant devant l’atelier de madame Fauconnier, putgarder un instant dans la sienne sa main qu’elle lui abandonnait entoute amitié.
Pendant un mois, les bons rapports de la jeune femme et del’ouvrier zingueur continuèrent. Il la trouvait jolimentcourageuse, quand il la voyait se tuer au travail, soigner lesenfants, trouver encore le moyen de coudre le soir à toutes sortesde chiffons. Il y avait des femmes pas propres, noceuses, sur leurbouche ; mais, sacré mâtin ! elle ne leur ressemblaitguère, elle prenait trop la vie au sérieux ! Alors, elleriait, elle se défendait modestement. Pour son malheur, ellen’avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisait allusion à sespremières couches, dès quatorze ans ; elle revenait sur leslitres d’anisette vidés avec sa mère, autrefois. L’expérience lacorrigeait un peu, voilà tout. On avait tort de lui croire unegrosse volonté ; elle était très faible, au contraire ;elle se laissait aller où on la poussait, par crainte de causer dela peine à quelqu’un. Son rêve était de vivre dans une sociétéhonnête, parce que la mauvaise société, disait-elle, c’était commeun coup d’assommoir, ça vous cassait le crâne, ça vous aplatissaitune femme en moins de rien. Elle se sentait prise d’une sueurdevant l’avenir et se comparait à un sou lancé en l’air, retombantpile ou face, selon les hasards du pavé. Tout ce qu’elle avait déjàvu, les mauvais exemples étalés sous ses yeux d’enfant, luidonnaient une fière leçon. Mais Coupeau la plaisantait de ses idéesnoires, la ramenait à tout son courage, en essayant de lui pincerles hanches ; elle le repoussait, lui allongeait des claquessur les mains, pendant qu’il criait en riant que, pour une femmefaible, elle n’était pas d’un assaut commode. Lui, rigoleur, nes’embarrassait pas de l’avenir. Les jours amenaient les jours,pardi ! On aurait toujours bien la niche et la pâtée. Lequartier lui semblait propre, à part une bonne moitié des soûlardsdont on aurait pu débarrasser les ruisseaux. Il n’était pas méchantdiable, tenait parfois des discours très sensés, avait même un brinde coquetterie, une raie soignée sur le côté de la tête, de joliescravates, une paire de souliers vernis pour le dimanche. Avec cela,une adresse et une effronterie de singe, une drôlerie gouailleused’ouvrier parisien, pleine de bagou, charmante encore sur sonmuseau jeune.
Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, àl’hôtel Boncœur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeaitde ses commissions, portait ses paquets de linge ; souvent, lesoir, comme il revenait du travail le premier, il promenait lesenfants, sur le boulevard extérieur. Gervaise, pour lui rendre sespolitesses, montait dans l’étroit cabinet où il couchait, sous lestoits ; et elle visitait ses vêtements, mettant des boutonsaux cottes, reprisant les vestes de toile. Une grande familiarités’établissait entre eux. Elle ne s’ennuyait pas, quand il était là,amusée des chansons qu’il apportait, de cette continuelle blaguedes faubourgs de Paris, toute nouvelle encore pour elle. Lui, à sefrotter toujours contre ses jupes, s’allumait de plus en plus. Ilétait pincé, et ferme ! Ça finissait par le gêner. Il riaittoujours, mais l’estomac si mal à l’aise, si serré, qu’il netrouvait plus ça drôle. Les bêtises continuaient, il ne pouvait larencontrer sans lui crier : « Quand est-ce ? »Elle savait ce qu’il voulait dire, et elle lui promettait la chosepour la semaine des quatre jeudis. Alors, il la taquinait, serendait chez elle avec ses pantoufles à la main, comme pouremménager. Elle en plaisantait, passait très bien sa journée sansune rougeur dans les continuelles allusions polissonnes, au milieudesquelles il la faisait vivre. Pourvu qu’il ne fût pas brutal,elle lui tolérait tout. Elle se fâcha seulement un jour où, voulantlui prendre un baiser de force, il lui avait arraché descheveux.
Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Ildevenait tout chose. Gervaise, inquiète de certains regards, sebarricadait la nuit. Puis, après une bouderie qui avait duré dudimanche au mardi, tout d’un coup, un mardi soir, il vint frapperchez elle, vers onze heures. Elle ne voulait pas lui ouvrir ;mais il avait la voix si douce et si tremblante, qu’elle finit parretirer la commode poussée contre la porte. Quand il fut entré,elle le crut malade, tant il lui parut pâle, les yeux rougis, levisage marbré. Et il restait debout, bégayant, hochant la tête.Non, non, il n’était pas malade. Il pleurait depuis deux heures, enhaut, dans sa chambre ; il pleurait comme un enfant, enmordant son oreiller, pour ne pas être entendu des voisins. Voilàtrois nuits qu’il ne dormait plus. Ça ne pouvait pas continuercomme ça.
– Écoutez, madame Gervaise, dit-il la gorge serrée, sur lepoint d’être repris par les larmes, il faut en finir, n’est-cepas ?… Nous allons nous marier ensemble. Moi je veux bien, jesuis décidé.
Gervaise montrait une grande surprise. Elle était trèsgrave.
– Oh ! monsieur Coupeau, murmura-t-elle, qu’est-ce quevous allez chercher là ! Je ne vous ai jamais demandé cettechose, vous le savez bien… Ça ne me convenait pas, voilà tout…Oh ! non, non, c’est sérieux, maintenant, réfléchissez, jevous en prie.
Mais il continuait à hocher la tête, d’un air de résolutioninébranlable. C’était tout réfléchi. Il était descendu, parce qu’ilavait besoin de passer une bonne nuit. Elle n’allait pas le laisserremonter pleurer, peut-être ! Dès qu’elle aurait dit oui, ilne la tourmenterait plus, elle pourrait se coucher tranquille. Ilvoulait simplement lui entendre dire oui. On causerait lelendemain.
– Bien sûr, je ne dirai pas oui comme ça, reprit Gervaise.Je ne tiens pas à ce que, plus tard, vous m’accusiez de vous avoirpoussé à faire une bêtise… Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous aveztort de vous entêter. Vous ignorez vous-même ce que vous éprouvezpour moi. Si vous ne me rencontriez pas de huit jours, ça vouspasserait, je parie. Les hommes, souvent, se marient pour une nuit,la première, et puis les nuits se suivent, les jours s’allongent,toute la vie, et ils sont joliment embêtés… Asseyez-vous là, jeveux bien causer tout de suite.
Alors, jusqu’à une heure du matin, dans la chambre noire, à laclarté fumeuse d’une chandelle qu’ils oubliaient de moucher, ilsdiscutèrent leur mariage, baissant la voix, afin de ne pasréveiller les deux enfants, Claude et Étienne, qui dormaient avecleur petit souffle, la tête sur le même oreiller. Et Gervaiserevenait toujours à eux, les montrait à Coupeau ; c’était làune drôle de dot qu’elle lui apportait, elle ne pouvait pasvraiment l’encombrer de deux mioches. Puis, elle était prise dehonte pour lui. Qu’est-ce qu’on dirait dans le quartier ? Onl’avait connue avec son amant, on savait son histoire ; ce neserait guère propre, quand on les verrait s’épouser, au bout dedeux mois à peine. À toutes ces bonnes raisons, Coupeau répondaitpar des haussements d’épaules. Il se moquait bien duquartier ! Il ne mettait pas son nez dans les affaires desautres ; il aurait eu trop peur de le salir, d’abord ! Ehbien ! oui, elle avait eu Lantier avant lui. Où était lemal ? Elle ne faisait pas la vie, elle n’amènerait pas deshommes dans son ménage, comme tant de femmes, et des plus riches.Quant aux enfants, ils grandiraient, on les élèverait,parbleu ! Jamais il ne trouverait une femme aussi courageuse,aussi bonne, remplie de plus de qualités. D’ailleurs, ce n’étaitpas tout ça, elle aurait pu rouler sur les trottoirs, être laide,fainéante, dégoûtante, avoir une séquelle d’enfants crottés, çan’aurait pas compté à ses yeux : il la voulait.
– Oui, je vous veux, répétait-il, en tapant son poing surson genou d’un martèlement continu. Vous entendez bien, je vousveux… Il n’y a rien à dire à ça, je pense ?
Gervaise, peu à peu, s’attendrissait. Une lâcheté du cœur et dessens la prenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentaitenveloppée. Elle ne hasardait plus que des objections timides, lesmains tombées sur ses jupes, la face noyée de douceur. Du dehors,par la fenêtre entrouverte, la belle nuit de juin envoyait dessouffles chauds, qui effaraient la chandelle, dont la haute mècherougeâtre charbonnait ; dans le grand silence du quartierendormi, on entendait seulement les sanglots d’enfant d’un ivrogne,couché sur le dos, au milieu du boulevard ; tandis que, trèsloin, au fond de quelque restaurant, un violon jouait un quadrillecanaille à quelque noce attardée, une petite musique cristalline,nette et déliée comme une phrase d’harmonica. Coupeau, voyant lajeune femme à bout d’arguments, silencieuse et vaguement souriante,avait saisi ses mains, l’attirait vers lui. Elle était dans une deces heures d’abandon dont elle se méfiait tant, gagnée, trop émuepour rien refuser et faire de la peine à quelqu’un. Mais lezingueur ne comprit pas qu’elle se donnait ; il se contenta delui serrer les poignets à les broyer, pour prendre possessiond’elle ; et ils eurent tous les deux un soupir, à cette légèredouleur, dans laquelle se satisfaisait un peu de leurtendresse.
– Vous dites oui, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Comme vous me tourmentez ! murmura-t-elle. Vous levoulez ? eh bien, oui… Mon Dieu, nous faisons là une grandefolie, peut-être.
Il s’était levé, l’avait empoignée par la taille, lui appliquaitun rude baiser sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caressefaisait un gros bruit, il s’inquiéta le premier, regardant Claudeet Étienne, marchant à pas de loup, baissant la voix.
– Chut ! soyons sages, dit-il, il ne faut pasréveiller les gosses… À demain.
Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, restaprès d’une heure assise au bord de son lit, sans songer à sedéshabiller. Elle était touchée, elle trouvait Coupeau trèshonnête ; car elle avait bien cru un moment que c’était fini,qu’il allait coucher là. L’ivrogne, en bas, sous la fenêtre, avaitune plainte plus rauque de bête perdue. Au loin, le violon à laronde canaille se taisait.
Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter unsoir chez sa sœur, rue de la Goutte-d’Or. Mais la jeune femme, trèstimide, montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux.Elle remarquait parfaitement que le zingueur avait une peur sourdedu ménage. Sans doute il ne dépendait pas de sa sœur, qui n’étaitmême pas l’aînée. Maman Coupeau donnerait son consentement des deuxmains, car jamais elle ne contrariait son fils. Seulement, dans lafamille, les Lorilleux passaient pour gagner jusqu’à dix francs parjour ; et ils tiraient de là une véritable autorité. Coupeaun’aurait pas osé se marier, sans qu’ils eussent avant tout acceptésa femme.
– Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets,expliquait-il à Gervaise. Mon Dieu ! que vous êtesenfant ! Venez ce soir… Je vous ai avertie, n’est-cepas ? Vous trouverez ma sœur un peu raide. Lorilleux non plusn’est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parceque, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera uneéconomie de moins. Mais ça ne fait rien, ils ne vous mettront pas àla porte… Faites ça pour moi, c’est absolument nécessaire.
Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir,pourtant, elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures etdemie. Elle s’était habillée : une robe noire, avec un châle àpalmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blancgarni d’une petite dentelle. Depuis six semaines qu’elletravaillait, elle avait économisé les sept francs du châle et lesdeux francs cinquante du bonnet ; la robe était une vieillerobe nettoyée et refaite.
– Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu’ilsfaisaient le tour par la rue des Poissonniers. Oh ! ilscommencent à s’habituer à l’idée de me voir marié. Ce soir, ils ontl’air très gentil… Et puis, si vous n’avez jamais vu faire deschaînes d’or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement unecommande pressée pour lundi.
– Ils ont de l’or chez eux ? demanda Gervaise.
– Je crois bien ! il y en a sur les murs, il y en apar terre, il y en a partout.
Cependant, ils s’étaient engagés sous la porte ronde et avaienttraversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B.Coupeau lui cria en riant d’empoigner ferme la rampe et de ne plusla lâcher. Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevantla haute tour creuse de la cage de l’escalier, éclairée par troisbecs de gaz, de deux étages en deux étages ; le dernier, touten haut, avait l’air d’une étoile tremblotante dans un ciel noir,tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangementdécoupées, le long de la spirale interminable des marches.
– Hein ? dit le zingueur en arrivant au palier dupremier étage, ça sent joliment la soupe à l’oignon. On a mangé dela soupe à l’oignon pour sûr.
En effet, l’escalier B, gris, sale, la rampe et les marchesgraisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encoreplein d’une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, descouloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s’ouvraient,peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse desmains ; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait unehumidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l’âcreté de l’oignoncuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits devaisselle, des poêlons qu’on barbotait, des casseroles qu’ongrattait avec des cuillers pour les récurer. Au premier étage,Gervaise aperçut, dans l’entrebâillement d’une porte, sur laquellele mot : Dessinateur, était écrit en grosses lettres, deuxhommes attablés devant une toile cirée desservie, causantfurieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étageet le troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement parles fentes des boiseries la cadence d’un berceau, les pleursétouffés d’un enfant, la grosse voix d’une femme coulant avec unsourd murmure d’eau courante, sans paroles distinctes ; etelle put lire des pancartes clouées, portant des noms :Madame Gaudron, cardeuse, et plus loin : MonsieurMadinier, atelier de cartonnage. On se battait auquatrième : un piétinement dont le plancher tremblait, desmeubles culbutés, un effroyable tapage de jurons et de coups ;ce qui n’empêchait pas les voisins d’en face de jouer aux cartes,la porte ouverte, pour avoir de l’air. Mais, quand elle fut aucinquième, Gervaise dut souffler, elle n’avait pas l’habitude demonter ; ce mur qui tournait toujours, ces logements entrevusqui défilaient, lui cassaient la tête. Une famille, d’ailleurs,barrait le palier ; le père lavait des assiettes sur un petitfourneau de terre, près du plomb, tandis que la mère, adossée à larampe, nettoyait le bambin, avant d’aller le coucher. Cependant,Coupeau encourageait la jeune femme. Ils arrivaient. Et, lorsqu’ilfut enfin au sixième, il se retourna pour l’aider d’un sourire.Elle, la tête levée, cherchait d’où venait un filet de voix,qu’elle écoutait depuis la première marche, clair et perçant,dominant les autres bruits. C’était, sous les toits, une petitevieille qui chantait en habillant des poupées à treize sous.Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec unseau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme enmanches de chemise attendait, vautré, les yeux en l’air ; surla porte refermée, une carte de visite écrite à la mainindiquait : Mademoiselle Clémence, repasseuse. Alors,tout en haut, les jambes cassées, l’haleine courte, elle eut lacuriosité de se pencher au-dessus de la rampe ; maintenant,c’était le bec de gaz d’en bas qui semblait une étoile, au fond dupuits étroit des six étages ; et les odeurs, la vie énorme etgrondante de la maison, lui arrivaient dans une seule haleine,battaient d’un coup de chaleur son visage inquiet, se hasardant làcomme au bord d’un gouffre.
– Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh ! c’estun voyage !
Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois,la première encore à gauche, la seconde à droite. Le corridors’allongeait toujours, se bifurquait, resserré, lézardé, décrépi,de loin en loin éclairé par une mince flamme de gaz ; et lesportes uniformes, à la file comme des portes de prison ou decouvent, continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes,des intérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée dejuin emplissait d’une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un boutde couloir complètement sombre.
– Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention !tenez-vous au mur ; il y a trois marches.
Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l’obscurité,prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond ducouloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Unevive clarté s’étala sur le carreau. Ils entrèrent.
C’était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait leprolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en cemoment relevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premiercompartiment contenait un lit, poussé sous un angle du plafondmansardé, un poêle de fonte encore tiède du dîner, deux chaises,une table et une armoire dont il avait fallu scier la corniche pourqu’elle pût tenir entre le lit et la porte. Dans le secondcompartiment se trouvait installé l’atelier : au fond, uneétroite forge avec son soufflet ; à droite, un étau scellé aumur, sous une étagère où traînaient des ferrailles ; à gauche,auprès de la fenêtre, un établi tout petit, encombré de pinces, decisailles, de scies microscopiques, grasses et très sales.
– C’est nous ! cria Coupeau, en s’avançant jusqu’aurideau de laine.
Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fortémotionnée, remuée surtout par cette idée qu’elle allait entrerdans un lieu plein d’or, se tenait derrière l’ouvrier, balbutiant,hasardant des hochements de tête, pour saluer. La grande clarté,une lampe brûlant sur l’établi, un brasier de charbon flambant dansla forge, accroissait encore son trouble. Elle finit pourtant parvoir madame Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toutela vigueur de ses bras courts, à l’aide d’une grosse tenaille, unfil de métal noir, qu’elle passait dans les trous d’une filière,fixée à l’étau. Devant l’établi, Lorilleux, aussi petit de taille,mais d’épaules plus grêles, travaillait, du bout de ses pinces,avec une vivacité de singe, à un travail si menu, qu’il se perdaitentre ses doigts noueux. Ce fut le mari qui leva le premier latête, une tête aux cheveux rares, d’une pâleur jaune de vieillecire, longue et souffrante.
– Ah ! c’est vous, bien, bien ! murmura-t-il.Nous sommes pressés, vous savez… N’entrez pas dans l’atelier, çanous gênerait. Restez dans la chambre.
Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le refletverdâtre d’une boule d’eau, à travers laquelle la lampe envoyaitsur son ouvrage un rond de vive lumière.
– Prends les chaises ! cria à son tour madameLorilleux. C’est cette dame, n’est-ce pas ? Très bien, trèsbien !
Elle avait roulé le fil ; elle le porta à la forge, et là,activant le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit àrecuire, avant de le passer dans les derniers trous de lafilière.
Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord durideau. La pièce était si étroite, qu’il ne put se caser à côtéd’elle. Il s’assit en arrière, et il se penchait pour lui donner,dans le cou, des explications sur le travail. La jeune femme,interdite par l’étrange accueil des Lorilleux, mal à l’aise sousleurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles quil’empêchait d’entendre. Elle trouvait la femme très vieille pourses trente ans, l’air revêche, malpropre avec ses cheveux queue devache, roulés sur sa camisole défaite. Le mari, d’une année plusâgé seulement, lui semblait un vieillard, aux minces lèvresméchantes, en manches de chemise, les pieds nus dans des pantoufleséculées. Et ce qui la consternait surtout, c’était la petitesse del’atelier, les murs barbouillés, la ferraille ternie des outils,toute la saleté noire traînant là dans un bric-à-brac de marchandde vieux clous. Il faisait terriblement chaud. Des gouttes de sueurperlaient sur la face verdie de Lorilleux ; tandis que madameLorilleux se décidait à retirer sa camisole, les bras nus, lachemise plaquant sur les seins tombés.
– Et l’or ? demanda Gervaise à demi-voix.
Ses regards inquiets fouillaient les coins, cherchaient, parmitoute cette crasse, le resplendissement qu’elle avait rêvé.
Mais Coupeau s’était mis à rire.
– L’or ? dit-il ; tenez, en voilà, en voilàencore, et en voilà à vos pieds !
Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sasœur, et un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer,accroché au mur, près de l’étau ; puis, se mettant à quatrepattes, il venait de ramasser par terre, sous la claie de bois quirecouvrait le carreau de l’atelier, un déchet, un brin semblable àla pointe d’une aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Ce n’étaitpas de l’or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme dufer ! Il dut mordre le déchet, lui montrer l’entaille luisantede ses dents. Et il reprenait ses explications : les patronsfournissaient l’or en fil, tout allié ; les ouvriers lepassaient d’abord par la filière pour l’obtenir à la grosseurvoulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendantl’opération, afin qu’il ne cassât pas. Oh ! il fallait unebonne poigne et de l’habitude ! Sa sœur empêchait son mari detoucher aux filières, parce qu’il toussait. Elle avait de fameuxbras, il lui avait vu tirer l’or aussi mince qu’un cheveu.
Cependant, Lorilleux, pris d’un accès de toux, se pliait sur sontabouret. Au milieu de la quinte, il parla, il dit d’une voixsuffoquée, toujours sans regarder Gervaise, comme s’il eût constatéla chose uniquement pour lui :
– Moi, je fais la colonne.
Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait biens’approcher, elle verrait. Le chaîniste consentit d’un grognement.Il enroulait le fil préparé par sa femme autour d’un mandrin, unebaguette d’acier très mince. Puis, il donna un léger coup de scie,qui tout le long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma unmaillon. Ensuite, il souda. Les maillons étaient posés sur un grosmorceau de charbon de bois. Il les mouillait d’une goutte de borax,prise dans le cul d’un verre cassé, à côté de lui ; et,rapidement, il les rougissait à la lampe, sous la flammehorizontale du chalumeau. Alors, quand il eut une centaine demaillons, il se remit une fois encore à son travail menu, appuyé aubord de la cheville, un bout de planchette que le frottement de sesmains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait d’uncôté, l’introduisait dans la maille supérieure déjà en place, larouvrait à l’aide d’une pointe ; cela avec une régularitécontinue, les mailles succédant aux mailles, si vivement, que lachaîne s’allongeait peu à peu sous les yeux de Gervaise, sans luipermettre de suivre et de bien comprendre.
– C’est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, leforçat, la gourmette, la corde. Mais ça, c’est la colonne.Lorilleux ne fait que la colonne.
Celui-ci eut un ricanement de satisfaction. Il cria, tout encontinuant à pincer les mailles, invisibles entre ses onglesnoirs :
– Écoute donc, Cadet-Cassis !… J’établissais uncalcul, ce matin. J’ai commencé à douze ans, n’est-ce pas ? Ehbien ! sais-tu quel bout de colonne j’ai dû faire au jourd’aujourd’hui ?
Il leva sa face pâle, cligna ses paupières rougies.
– Huit mille mètres, entends-tu ! Deux lieues !…Hein ! un bout de colonne de deux lieues ! Il y a de quoientortiller le cou à toutes les femelles du quartier… Et, tu sais,le bout s’allonge toujours. J’espère bien aller de Paris àVersailles.
Gervaise était retournée s’asseoir, désillusionnée, trouvanttout très laid. Elle sourit pour faire plaisir aux Lorilleux. Cequi la gênait surtout, c’était le silence gardé sur son mariage,sur cette affaire si grosse pour elle, sans laquelle elle ne seraitcertainement pas venue. Les Lorilleux continuaient à la traiter encurieuse importune amenée par Coupeau. Et une conversation s’étantenfin engagée, elle roula uniquement sur les locataires de lamaison. Madame Lorilleux demanda à son frère s’il n’avait pasentendu en montant les gens du quatrième se battre. Ces Bénards’assommaient tous les jours ; le mari rentrait soûl comme uncochon ; la femme aussi avait bien des torts, elle criait deschoses dégoûtantes. Puis, on parla du dessinateur du premier, cegrand escogriffe de Baudequin, un poseur criblé de dettes, toujoursfumant, toujours gueulant avec des camarades. L’atelier decartonnage de M. Madinier n’allait plus que d’une patte ;le patron avait encore congédié deux ouvrières la veille ; ceserait pain bénit s’il faisait la culbute, car il mangeait tout, illaissait ses enfants le derrière nu. Madame Gaudron cardaitdrôlement ses matelas : elle se trouvait encore enceinte, cequi finissait par n’être guère propre, à son âge. Le propriétairevenait de donner congé aux Coquet du cinquième ; ils devaienttrois termes ; puis, ils s’entêtaient à allumer leur fourneausur le carré ; même que, le samedi d’auparavant, mademoiselleRemanjou, la vieille du sixième, en reportant ses poupées, étaitdescendue à temps pour empêcher le petit Linguerlot d’avoir lecorps tout brûlé. Quant à mademoiselle Clémence, la repasseuse,elle se conduisait comme elle l’entendait, mais on ne pouvait pasdire, elle adorait les animaux, elle possédait un cœur d’or.Hein ! quel dommage, une belle fille pareille aller avec tousles hommes ! On la rencontrerait une nuit sur un trottoir,pour sûr.
– Tiens, en voilà une, dit Lorilleux à sa femme, en luidonnant le bout de chaîne auquel il travaillait depuis le déjeuner.Tu peux la dresser.
Et il ajouta, avec l’insistance d’un homme qui ne lâche pasaisément une plaisanterie :
– Encore quatre pieds et demi… Ça me rapproche deVersailles.
Cependant, madame Lorilleux, après l’avoir fait recuire,dressait la colonne, en la passant à la filière de réglage. Elle lamit ensuite dans une petite casserole de cuivre à long manche,pleine d’eau seconde, et la dérocha, au feu de la forge. Gervaise,de nouveau poussée par Coupeau, dut suivre cette dernièreopération. Quand la chaîne fut dérochée, elle devint d’un rougesombre. Elle était finie, prête à livrer.
– On livre en blanc, expliqua encore le zingueur. Ce sontles polisseuses qui frottent ça avec du drap.
Mais Gervaise se sentait à bout de courage. La chaleur, de plusen plus forte, la suffoquait. On laissait la porte fermée, parceque le moindre courant d’air enrhumait Lorilleux. Alors, comme onne parlait pas toujours de leur mariage, elle voulut s’en aller,elle tira légèrement la veste de Coupeau. Celui-ci comprit. Ilcommençait, d’ailleurs, à être également embarrassé et vexé decette affectation de silence.
– Eh bien, nous partons, dit-il. Nous vous laissonstravailler.
Il piétina un instant, il attendit, espérant un mot, uneallusion quelconque. Enfin, il se décida à entamer les choseslui-même.
– Dites donc, Lorilleux, nous comptons sur vous, vous serezle témoin de ma femme.
Le chaîniste leva la tête, joua la surprise, avec unricanement ; tandis que sa femme, lâchant les filières, seplantait au milieu de l’atelier.
– C’est donc sérieux ? murmura-t-il. Ce sacréCadet-Cassis, on ne sait jamais s’il veut rire.
– Ah ! oui, madame est la personne, dit à son tour lafemme en dévisageant Gervaise. Mon Dieu ! nous n’avons pas deconseil à vous donner, nous autres… C’est une drôle d’idée de semarier tout de même. Enfin, si ça vous va à l’un et à l’autre.Quand ça ne réussit pas, on s’en prend à soi, voilà tout. Et ça neréussit pas souvent, pas souvent, pas souvent…
La voix ralentie sur ces derniers mots, elle hochait la tête,passant de la figure de la jeune femme à ses mains, à ses pieds,comme si elle avait voulu la déshabiller, pour lui voir les grainsde la peau. Elle dut la trouver mieux qu’elle ne comptait.
– Mon frère est bien libre, continua-t-elle d’un ton pluspincé. Sans doute, la famille aurait peut-être désiré… On faittoujours des projets. Mais les choses tournent si drôlement… Moi,d’abord, je ne veux pas me disputer. Il nous aurait amené ladernière des dernières, je lui aurais dit : Épouse-la etfiche-moi la paix… Il n’était pourtant pas mal ici, avec nous. Ilest assez gras, on voit bien qu’il ne jeûnait guère. Et toujours sasoupe chaude, juste à la minute… Dis donc, Lorilleux, tu ne trouvespas que madame ressemble à Thérèse, tu sais bien, cette femme d’enface qui est morte de la poitrine ?
– Oui, il y a un faux air, répondit le chaîniste.
– Et vous avez deux enfants, madame. Ah ! ça, parexemple, je l’ai dit à mon frère : Je ne comprends pas commenttu épouses une femme qui a deux enfants… Il ne faut pas vousfâcher, si je prends ses intérêts ; c’est bien naturel… Vousn’avez pas l’air fort, avec ça… N’est-ce pas, Lorilleux, madame n’apas l’air fort ?
– Non, non, elle n’est pas forte.
Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, àleurs regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu’ils yfaisaient allusion. Elle restait devant eux, serrée dans son mincechâle à palmes jaunes, répondant par des monosyllabes, comme devantdes juges. Coupeau, la voyant souffrir, finit par crier :
– Ce n’est pas tout ça… Ce que vous dites et rien, c’est lamême chose. La noce aura lieu le samedi 29 juillet. J’ai calculésur l’almanach. Est-ce convenu ? ça vous va-t-il ?
– Oh ! ça nous va toujours, dit sa sœur. Tu n’avaispas besoin de nous consulter… Je n’empêcherai pas Lorilleux d’êtretémoin. Je veux avoir la paix.
Gervaise, la tête basse, ne sachant plus à quoi s’occuper, avaitfourré le bout de son pied dans un losange de la claie de bois,dont le carreau de l’atelier était couvert ; puis, de peurd’avoir dérangé quelque chose en le retirant, elle s’était baissée,tâtant avec la main. Lorilleux, vivement, approcha la lampe. Et illui examinait les doigts avec méfiance.
– Il faut prendre garde, dit-il, les petits morceaux d’or,ça se colle sous les souliers, et ça s’emporte, sans qu’on lesache.
Ce fut toute une affaire. Les patrons n’accordaient pas unmilligramme de déchet. Et il montra la patte de lièvre, aveclaquelle il brossait les parcelles d’or restées sur la cheville, etla peau étalée sur ses genoux, mise là pour les recevoir. Deux foispar semaine, on balayait soigneusement l’atelier ; on gardaitles ordures, on les brûlait, on passait les cendres, danslesquelles on trouvait par mois jusqu’à vingt-cinq et trente francsd’or.
Madame Lorilleux ne quittait pas du regard les souliers deGervaise.
– Mais il n’y a pas à se fâcher, murmura-t-elle, avec unsourire aimable. Madame peut regarder ses semelles.
Et Gervaise, très rouge, se rassit, leva les pieds, fit voirqu’il n’y avait rien. Coupeau avait ouvert la porte encriant : Bonsoir ! d’une voix brusque. Il l’appela, ducorridor. Alors, elle sortit à son tour, après avoir balbutié unephrase de politesse : elle espérait bien qu’on se reverrait etqu’on s’entendrait tous ensemble. Mais les Lorilleux s’étaient déjàremis à l’ouvrage, au fond du trou noir de l’atelier, où la petiteforge luisait, comme un dernier charbon blanchissant dans la grossechaleur d’un four. La femme, un coin de la chemise glissé surl’épaule, la peau rougie par le reflet du brasier, tirait unnouveau fil, gonflait à chaque effort son cou, dont les muscles seroulaient, pareils à des ficelles. Le mari, courbé sous la lueurverte de la boule d’eau, recommençant un bout de chaîne, ployait lamaille à la pince, la serrait d’un côté, l’introduisait dans lamaille supérieure, la rouvrait à l’aide d’une pointe,continuellement, mécaniquement, sans perdre un geste pour essuyerla sueur de sa face.
Quand Gervaise déboucha des corridors sur le palier du sixième,elle ne put retenir cette parole, les larmes aux yeux :
– Ça ne promet pas beaucoup de bonheur.
Coupeau branla furieusement la tête. Lorilleux lui revaudraitcette soirée-là. Avait-on jamais vu un pareil grigou ! croirequ’on allait lui emporter trois grains de sa poussière d’or !Toutes ces histoires, c’était de l’avarice pure. Sa sœur avaitpeut-être cru qu’il ne se marierait jamais, pour lui économiserquatre sous sur son pot-au-feu ? Enfin, ça se ferait quandmême le 29 juillet. Il se moquait pas mal d’eux !
Mais Gervaise, en descendant l’escalier, se sentait toujours lecœur gros, tourmentée d’une bête de peur, qui lui faisait fouilleravec inquiétude les ombres grandies de la rampe. À cette heure,l’escalier dormait, désert, éclairé seulement par le bec de gaz dusecond étage, dont la flamme rapetissée mettait, au fond de cepuits de ténèbres, la goutte de clarté d’une veilleuse. Derrièreles portes fermées, on entendait le gros silence, le sommeil écrasédes ouvriers couchés au sortir de table. Pourtant, un rire adoucisortait de la chambre de la repasseuse, tandis qu’un filet delumière glissait par la serrure de mademoiselle Remanjou, taillantencore, avec un petit bruit de ciseaux, les robes de gaze despoupées à treize sous. En bas, chez madame Gaudron, un enfantcontinuait à pleurer. Et les plombs soufflaient une puanteur plusforte, au milieu de la grande paix, noire et muette.
Puis, dans la cour, pendant que Coupeau demandait le cordond’une voix chantante, Gervaise se retourna, regarda une dernièrefois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Lesfaçades grises, comme nettoyées de leur lèpre et badigeonnéesd’ombre, s’étendaient, montaient ; et elles étaient plus nuesencore, toutes plates, déshabillées des loques séchant le jour ausoleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses,vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire louchercertains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à lafile, les vitres des six paliers, blanches d’une lueur pâle,dressaient une tour étroite de lumière. Un rayon de lampe, tombé del’atelier de cartonnage, au second, mettait une traînée jaune surle pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaient les ateliersdes rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coinhumide, des gouttes d’eau, sonores au milieu du silence, tombaientune à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla àGervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à sesépaules. C’était toujours sa bête de peur, un enfantillage dontelle souriait ensuite.
– Prenez garde ! cria Coupeau.
Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, quiavait coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était bleue,d’un azur profond de ciel d’été, où la petite lampe de nuit duconcierge allumait des étoiles.
Gervaise ne voulait pas de noce. À quoi bon dépenser del’argent ? Puis, elle restait un peu honteuse ; il luisemblait inutile d’étaler le mariage devant tout le quartier. MaisCoupeau se récriait : on ne pouvait pas se marier comme ça,sans manger un morceau ensemble. Lui, se battait joliment l’œil duquartier ! Oh ! quelque chose de tout simple, un petittour de balade l’après-midi, en attendant d’aller tordre le cou àun lapin, au premier gargot venu. Et pas de musique au dessert,bien sûr, pas de clarinette pour secouer le panier aux crottes desdames. Histoire de trinquer seulement, avant de revenir faire dodochacun chez soi.
Le zingueur, plaisantant, rigolant, décida la jeune femme,lorsqu’il lui eut juré qu’on ne s’amuserait pas. Il aurait l’œilsur les verres, pour empêcher les coups de soleil. Alors, ilorganisa un pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste, auMoulin-d’Argent, boulevard de la Chapelle. C’était unpetit marchand de vin dans les prix doux, qui avait un bastringueau fond de son arrière-boutique, sous les trois acacias de sa cour.Au premier, on serait parfaitement bien. Pendant dix jours, ilracola des convives, dans la maison de sa sœur, rue de laGoutte-d’Or : M. Madinier, mademoiselle Remanjou, madameGaudron et son mari. Il finit même par faire accepter à Gervaisedeux camarades, Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes ; sans douteMes-Bottes levait le coude, mais il avait un appétit si farce,qu’on l’invitait toujours dans les pique-niques, à cause de la têtedu marchand de soupe en voyant ce sacré trou-là avaler ses douzelivres de pain. La jeune femme, de son côté, promit d’amener sapatronne, madame Fauconnier, et les Boche, de très braves gens.Tout compte fait, on se trouverait quinze à table, c’était assez.Quand on est trop de monde, ça se termine toujours par desdisputes.
Cependant, Coupeau n’avait pas le sou. Sans chercher à crâner,il entendait agir en homme propre. Il emprunta cinquante francs àson patron. Là-dessus, il acheta d’abord l’alliance, une allianced’or de douze francs, que Lorilleux lui procura en fabrique pourneuf francs. Il se commanda ensuite une redingote, un pantalon etun gilet, chez un tailleur de la rue Myrrha, auquel il donnaseulement un acompte de vingt-cinq francs ; ses souliersvernis et son bolivar pouvaient encore marcher. Quand il eut mis decôté les dix francs du pique-nique, son écot et celui de Gervaise,les enfants devant passer par-dessus le marché, il lui resta toutjuste six francs, le prix d’une messe à l’autel des pauvres.Certes, il n’aimait pas les corbeaux, ça lui crevait le cœur deporter ses six francs à ces galfatres-là, qui n’en avaient pasbesoin pour se tenir le gosier frais. Mais un mariage sans messe,on avait beau dire, ce n’était pas un mariage. Il alla lui-même àl’église marchander ; et, pendant une heure, il s’attrapa avecun vieux petit prêtre, en soutane sale, voleur comme une fruitière.Il avait envie de lui ficher des calottes. Puis, par blague, il luidemanda s’il ne trouverait pas, dans sa boutique, une messed’occasion, point trop détériorée, et dont un couple bon enfantferait encore son beurre. Le vieux petit prêtre, tout en grognantque Dieu n’aurait aucun plaisir à bénir son union, finit par luilaisser sa messe à cinq francs. C’était toujours vingt sousd’économie. Il lui restait vingt sous.
Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariagefut décidé, elle s’arrangea, fit des heures en plus, le soir,arriva à mettre trente francs de côté. Elle avait une grosse envied’un petit mantelet de soie, affiché treize francs, rue duFaubourg-Poissonnière. Elle se le paya, puis racheta pour dixfrancs au mari d’une blanchisseuse, morte dans la maison de madameFauconnier, une robe de laine gros bleu, qu’elle refit complètementà sa taille. Avec les sept francs qui restaient, elle eut une pairede gants de coton, une rose pour son bonnet et des souliers pourson aîné Claude. Heureusement les petits avaient des blousespossibles. Elle passa quatre nuits, nettoyant tout, visitantjusqu’aux plus petits trous de ses bas et de sa chemise.
Enfin, le vendredi soir, la veille du grand jour, Gervaise etCoupeau, en rentrant du travail, eurent encore à trimer jusqu’àonze heures. Puis, avant de se coucher chacun chez soi, ilspassèrent une heure ensemble, dans la chambre de la jeune femme,bien contents d’être au bout de cet embarras. Malgré leurrésolution de ne pas se casser les côtes pour le quartier, ilsavaient fini par prendre les choses à cœur et par s’éreinter. Quandils se dirent bonsoir, ils dormaient debout. Mais, tout de même,ils poussaient un gros soupir de soulagement. Maintenant, c’étaitréglé. Coupeau avait pour témoins M. Madinier etBibi-la-Grillade ; Gervaise comptait sur Lorilleux et surBoche. On devait aller tranquillement à la mairie et à l’église,tous les six, sans traîner derrière soi une queue de monde. Lesdeux sœurs du marié avaient même déclaré qu’elles resteraient chezelles, leur présence n’étant pas nécessaire. Seule maman Coupeaus’était mise à pleurer, en disant qu’elle partirait plutôt en avantpour se cacher dans un coin ; et on avait promis de l’emmener.Quant au rendez-vous de toute la société, il était fixé à uneheure, au Moulin-d’Argent. De là, on irait gagner la faim dans laplaine Saint-Denis ; on prendrait le chemin de fer et onretournerait à pattes, le long de la grande route. La parties’annonçait très bien, pas une bosse à tout avaler, mais un brin derigolade, quelque chose de gentil et d’honnête.
Le samedi matin en s’habillant, Coupeau fut pris d’inquiétude,devant sa pièce de vingt sous. Il venait de songer que, parpolitesse, il lui faudrait offrir un verre de vin et une tranche dejambon aux témoins, en attendant le dîner. Puis, il y auraitpeut-être des frais imprévus. Décidément, vingt sous, ça nesuffisait pas. Alors, après s’être chargé de conduire Claude etÉtienne chez madame Boche, qui devait les amener le soir au dîner,il courut rue de la Goutte-d’Or et monta carrément emprunter dixfrancs à Lorilleux. Par exemple, ça lui écorchait le gosier, car ils’attendait à la grimace de son beau-frère. Celui-ci grogna, ricanad’un air de mauvaise bête, et finalement prêta les deux pièces decent sous. Mais Coupeau entendit sa sœur qui disait entre ses dentsque « ça commençait bien ».
Le mariage à la mairie était pour dix heures et demie. Ilfaisait très beau, un soleil du tonnerre, rôtissant les rues. Pourne pas être regardés, les mariés, la maman et les quatre témoins seséparèrent en deux bandes. En avant, Gervaise marchait au bras deLorilleux, tandis que M. Madinier conduisait mamanCoupeau ; puis, à vingt pas, sur l’autre trottoir, venaientCoupeau, Boche et Bibi-la-Grillade. Ces trois-là étaient enredingote noire, le dos rond, les bras ballants ; Boche avaitun pantalon jaune ; Bibi-la-Grillade, boutonné jusqu’au cou,sans gilet, laissait passer seulement un coin de cravate roulé encorde. Seul, M. Madinier portait un habit, un grand habit àqueue carrée ; et les passants s’arrêtaient pour voir cemonsieur promenant la grosse mère Coupeau, en châle vert, en bonnetnoir, avec des rubans rouges. Gervaise, très douce, gaie, dans sarobe d’un bleu dur, les épaules serrées sous son étroit mantelet,écoutait complaisamment les ricanements de Lorilleux, perdu au fondd’un immense paletot sac, malgré la chaleur ; puis, de temps àautre, au coude des rues, elle tournait un peu la tête, jetait unfin sourire à Coupeau, que ses vêtements neufs, luisant au soleil,gênaient.
Tout en marchant très lentement, ils arrivèrent à la mairie unegrande demi-heure trop tôt. Et, comme le maire fut en retard, leurtour vint seulement vers onze heures. Ils attendirent sur deschaises, dans un coin de la salle, regardant le haut plafond et lasévérité des murs, parlant bas, reculant leurs sièges par excès depolitesse, chaque fois qu’un garçon de bureau passait. Pourtant, àdemi-voix, ils traitaient le maire de fainéant ; il devaitêtre pour sûr chez sa blonde, à frictionner sa goutte ;peut-être bien aussi qu’il avait avalé son écharpe. Mais, quand lemagistrat parut, ils se levèrent respectueusement. On les fitrasseoir. Alors, ils assistèrent à trois mariages, perdus danstrois noces bourgeoises, avec des mariés en blanc, des fillettesfrisées, des demoiselles à ceintures roses, des cortègesinterminables de messieurs et de dames sur leur trente-et-un, l’airtrès comme il faut. Puis, quand on les appela, ils faillirent nepas être mariés, Bibi-la-Grillade ayant disparu. Boche le retrouvaen bas, sur la place, fumant une pipe. Aussi, ils étaient encore dejolis cocos dans cette boîte, de se ficher du monde, parce qu’onn’avait pas de gants beurre frais à leur mettre sous le nez !Et les formalités, la lecture du Code, les questions posées, lasignature des pièces, furent expédiées si rondement, qu’ils seregardèrent, se croyant volés d’une bonne moitié de la cérémonie.Gervaise, étourdie, le cœur gonflé, appuyait son mouchoir sur seslèvres. Maman Coupeau pleurait à chaudes larmes. Tous s’étaientappliqués sur le registre, dessinant leurs noms en grosses lettresboiteuses, sauf le marié qui avait tracé une croix, ne sachant pasécrire. Ils donnèrent chacun quatre sous pour les pauvres. Lorsquele garçon remit à Coupeau le certificat de mariage, celui-ci, lecoude poussé par Gervaise, se décida à sortir encore cinq sous.
La trotte était bonne de la mairie à l’église. En chemin, leshommes prirent de la bière, maman Coupeau et Gervaise du cassisavec de l’eau. Et ils eurent à suivre une longue rue, où le soleiltombait d’aplomb, sans un filet d’ombre. Le bedeau les attendait aumilieu de l’église vide ; il les poussa vers une petitechapelle, en leur demandant furieusement si c’était pour se moquerde la religion qu’ils arrivaient en retard. Un prêtre vint àgrandes enjambées, l’air maussade, la face pâle de faim, précédépar un clerc en surplis sale qui trottinait. Il dépêcha sa messe,mangeant les phrases latines, se tournant, se baissant, élargissantles bras, en hâte, avec des regards obliques sur les mariés et surles témoins. Les mariés, devant l’autel, très embarrassés, nesachant pas quand il fallait s’agenouiller, se lever, s’asseoir,attendaient un geste du clerc. Les témoins, pour être convenables,se tenaient debout tout le temps ; tandis que maman Coupeau,reprise par les larmes, pleurait dans le livre de messe qu’elleavait emprunté à une voisine. Cependant, midi avait sonné, ladernière messe était dite, l’église s’emplissait du piétinement dessacristains, du vacarme, des chaises remises en place. On devaitpréparer le maître-autel pour quelque fête, car on entendait lemarteau des tapissiers clouant des tentures. Et, au fond de lachapelle perdue, dans la poussière d’un coup de balai donné par lebedeau, le prêtre à l’air maussade promenait vivement ses mainssèches sur les têtes inclinées de Gervaise et de Coupeau, semblaitles unir au milieu d’un déménagement, pendant une absence du bonDieu, entre deux messes sérieuses. Quand la noce eut de nouveausigné sur un registre, à la sacristie, et qu’elle se retrouva enplein soleil, sous le porche, elle resta un instant là, ahurie etessoufflée d’avoir été menée au galop.
– Voilà ! dit Coupeau, avec un rire gêné.
Il se dandinait, il ne trouvait rien de rigolo. Pourtant, ilajouta :
– Ah bien ! ça ne traîne pas. Ils vous envoient ça enquatre mouvements… C’est comme chez les dentistes : on n’a pasle temps de crier ouf ! ils marient sans douleur.
– Oui, oui, de la belle ouvrage, murmura Lorilleux enricanant. Ça se bâcle en cinq minutes et ça tient bon toute la vie…Ah ! ce pauvre Cadet-Cassis, va !
Et les quatre témoins donnèrent des tapes sur les épaules duzingueur qui faisait le gros dos. Pendant ce temps, Gervaiseembrassait maman Coupeau, souriante, les yeux humides pourtant.Elle répondait aux paroles entrecoupées de la vieillefemme :
– N’ayez pas peur, je ferai mon possible. Si ça tournaitmal, ça ne serait pas de ma faute. Non, bien sûr, j’ai trop envied’être heureuse… Enfin, c’est fait, n’est-ce pas ? C’est à luiet à moi de nous entendre et d’y mettre du nôtre.
Alors, on alla droit au Moulin-d’Argent. Coupeau avaitpris le bras de sa femme. Ils marchaient vite, riant, commeemportés, à deux cents pas devant les autres, sans voir lesmaisons, ni les passants, ni les voitures. Les bruitsassourdissants du faubourg sonnaient des cloches à leurs oreilles.Quand ils arrivèrent chez le marchand de vin, Coupeau commanda toutde suite deux litres, du pain et des tranches de jambon, dans lepetit cabinet vitré du rez-de-chaussée, sans assiettes ni nappe,simplement pour casser une croûte. Puis, voyant Boche etBibi-la-Grillade montrer un appétit sérieux, il fit venir untroisième litre et un morceau de brie. Maman Coupeau n’avait pasfaim, était trop suffoquée pour manger. Gervaise, qui mourait desoif, buvait de grands verres d’eau à peine rougie.
– Ça me regarde, dit Coupeau, en passant immédiatement aucomptoir, où il paya quatre francs cinq sous.
Cependant, il était une heure, les invités arrivaient. MadameFauconnier, une femme grasse, belle encore, parut lapremière ; elle avait une robe écrue, à fleurs imprimées, avecune cravate rose et un bonnet très chargé de fleurs. Ensuitevinrent ensemble mademoiselle Remanjou, toute fluette dansl’éternelle robe noire qu’elle semblait garder même pour secoucher, et le ménage Gaudron, le mari, d’une lourdeur de brute,faisant craquer sa veste brune au moindre geste, la femme, énorme,étalant son ventre de femme enceinte, dont sa jupe, d’un violetcru, élargissait encore la rondeur. Coupeau expliqua qu’il nefaudrait pas attendre Mes-Bottes ; le camarade devaitretrouver la noce sur la route de Saint-Denis.
– Ah bien ! s’écria madame Lerat en entrant, nousallons avoir une jolie saucée ! Ça va être drôle !
Et elle appela la société sur la porte du marchand de vin, pourvoir les nuages, un orage d’un noir d’encre qui montait rapidementau sud de Paris. Madame Lerat, l’aînée des Coupeau, était unegrande femme, sèche, masculine, parlant du nez, fagotée dans unerobe puce trop large, dont les longs effilés la faisaientressembler à un caniche maigre sortant de l’eau. Elle jouait avecson ombrelle comme avec un bâton. Quand elle eut embrassé Gervaise,elle reprit :
– Vous n’avez pas idée, on reçoit un soufflet dans la rue…On dirait qu’on vous jette du feu à la figure.
Tout le monde déclara alors sentir l’orage depuis longtemps.Quand on était sorti de l’église, M. Madinier avait bien vu cedont il retournait. Lorilleux racontait que ses cors l’avaientempêché de dormir, à partir de trois heures du matin. D’ailleurs,ça ne pouvait pas finir autrement ; voilà trois jours qu’ilfaisait vraiment trop chaud.
– Oh ! ça va peut-être couler, répétait Coupeau,debout à la porte, interrogeant le ciel d’un regard inquiet. Onn’attend plus que ma sœur, on pourrait tout de même partir, si ellearrivait.
Madame Lorilleux, en effet, était en retard. Madame Lerat venaitde passer chez elle, pour la prendre ; mais comme elle l’avaittrouvée en train de mettre son corset, elles s’étaient disputéestoutes les deux. La grande veuve ajouta à l’oreille de sonfrère :
– Je l’ai plantée là. Elle est d’une humeur !… Tuverras quelle tête !
Et la noce dut patienter un quart d’heure encore, piétinant dansla boutique du marchand de vin, coudoyée, bousculée, au milieu deshommes qui entraient boire un canon sur le comptoir. Par moments,Boche, ou madame Fauconnier, ou Bibi-la-Grillade, se détachaient,s’avançaient au bord du trottoir, les yeux en l’air. Ça ne coulaitpas du tout ; le jour baissait, des souffles de vent, rasantle sol, enlevaient de petits tourbillons de poussière blanche. Aupremier coup de tonnerre, mademoiselle Remanjou se signa. Tous lesregards se portaient avec anxiété sur l’œil-de-bœuf, au-dessus dela glace : il était déjà deux heures moins vingt.
– Allez-y ! cria Coupeau. Voilà les Anges quipleurent.
Une rafale de pluie balayait la chaussée, où des femmes fuyaienten tenant leurs jupes à deux mains. Et ce fut sous cette premièreondée que madame Lorilleux arriva enfin, essoufflée, furibonde, sebattant sur le seuil avec son parapluie qui ne voulait pas sefermer.
– A-t-on jamais vu ! bégayait-elle. Ça m’a pris justeà la porte. J’avais envie de remonter et de me déshabiller.J’aurais rudement bien fait… Ah ! elle est jolie, lanoce ! Je le disais, je voulais tout renvoyer à samediprochain. Et il pleut parce qu’on ne m’a pas écoutée ! Tantmieux ! tant mieux ! que le ciel crève !
Coupeau essaya de la calmer. Mais elle l’envoya coucher. Ce neserait pas lui qui payerait sa robe, si elle était perdue. Elleavait une robe de soie noire, dans laquelle elle étouffait ;le corsage, trop étroit, tirait sur les boutonnières, la coupaitaux épaules ; et la jupe, taillée en fourreau, lui serrait sifort les cuisses, qu’elle devait marcher à tout petits pas.Pourtant, les dames de la société la regardaient, les lèvrespincées, l’air ému de sa toilette. Elle ne parut même pas voirGervaise, assise à côté de maman Coupeau. Elle appela Lorilleux,lui demanda son mouchoir ; puis, dans un coin de la boutique,soigneusement, elle essuya une à une les gouttes de pluie rouléessur la soie.
Cependant, l’ondée avait brusquement cessé. Le jour baissaitencore, il faisait presque nuit, une nuit livide traversée par delarges éclairs. Bibi-la-Grillade répétait en riant qu’il allaittomber des curés, bien sûr. Alors, l’orage éclata avec une extrêmeviolence. Pendant une demi-heure, l’eau tomba à seaux, la foudregronda sans relâche. Les hommes, debout devant la porte,contemplaient le voile gris de l’averse, les ruisseaux grossis, lapoussière d’eau volante montant du clapotement des flaques. Lesfemmes s’étaient assises, effrayées, les mains aux yeux. On necausait plus, la gorge un peu serrée. Une plaisanterie faite sur letonnerre par Boche, disant que saint Pierre éternuait là-haut, nefit sourire personne. Mais, quand la foudre espaça ses coups, seperdit au loin, la société recommença à s’impatienter, se fâchacontre l’orage, jurant et montrant le poing aux nuées. Maintenant,du ciel couleur de cendre, une pluie fine tombait,interminable.
– Il est deux heures passées, cria madame Lorilleux. Nousne pouvons pourtant pas coucher ici !
Mademoiselle Remanjou ayant parlé d’aller à la campagne tout demême, quand on devrait s’arrêter dans le fossé des fortifications,la noce se récria : les chemins devaient être jolis, on nepourrait seulement pas s’asseoir sur l’herbe ; puis, ça neparaissait pas fini, il reviendrait peut-être une saucée. Coupeau,qui suivait des yeux un ouvrier trempé marchant tranquillement sousla pluie, murmura :
– Si cet animal de Mes-Bottes nous attend sur la route deSaint-Denis, il n’attrapera pas un coup de soleil.
Cela fit rire. Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenaitcrevant à la fin. Il fallait décider quelque chose. On ne comptaitpas sans doute se regarder comme ça le blanc des yeux jusqu’audîner. Alors, pendant un quart d’heure, en face de l’averseentêtée, on se creusa le cerveau. Bibi-la-Grillade proposait dejouer aux cartes ; Boche, de tempérament polisson et sournois,savait un petit jeu bien drôle, le jeu du confesseur ; madameGaudron parlait d’aller manger de la tarte aux oignons, chausséeClignancourt ; madame Lerat aurait souhaité qu’on racontât deshistoires ; Gaudron ne s’embêtait pas, se trouvait bien là,offrait seulement de se mettre à table tout de suite. Et, à chaqueproposition, on discutait, on se fâchait : c’était bête, çaendormirait tout le monde, on les prendrait pour des moutards.Puis, comme Lorilleux, voulant dire son mot, trouvait quelque chosede bien simple, une promenade sur les boulevards extérieursjusqu’au Père-Lachaise, où l’on pourrait entrer voir le tombeaud’Héloïse et d’Abélard, si l’on avait le temps, madame Lorilleux,ne se contenant plus, éclata. Elle fichait le camp, elle !Voilà ce qu’elle faisait ! Est-ce qu’on se moquait dumonde ? Elle s’habillait, elle recevait la pluie, et c’étaitpour s’enfermer chez un marchand de vin ! Non, non, elle enavait assez d’une noce comme ça, elle préférait son chez elle.Coupeau et Lorilleux durent barrer la porte. Ellerépétait :
– Ôtez-vous de là ! Je vous dis que je m’envais !
Son mari ayant réussi à la calmer, Coupeau s’approcha deGervaise, toujours tranquille dans son coin, causant avec sabelle-mère et madame Fauconnier.
– Mais vous ne proposez rien, vous ! dit-il, sans oserencore la tutoyer.
– Oh ! tout ce qu’on voudra, répondit-elle en riant.Je ne suis pas difficile. Sortons, ne sortons pas, ça m’est égal.Je me sens très bien, je n’en demande pas plus.
Et elle avait, en effet, la figure tout éclairée d’une joiepaisible. Depuis que les invités se trouvaient là, elle parlait àchacun d’une voix un peu basse et émue, l’air raisonnable, sans semêler aux disputes. Pendant l’orage, elle était restée les yeuxfixes, regardant les éclairs, comme voyant des choses graves, trèsloin, dans l’avenir, à ces lueurs brusques.
M. Madinier, pourtant, n’avait encore rien proposé. Ilétait appuyé contre le comptoir, les pans de son habit écartés,gardant son importance de patron. Il cracha longuement, roula sesgros yeux.
– Mon Dieu ! dit-il, on pourrait aller au musée…
Et il se caressa le menton, en consultant la société d’unclignement de paupières.
– Il y a des antiquités, des images, des tableaux, un tasde choses. C’est très instructif… Peut-être bien que vous neconnaissez pas ça. Oh ! c’est à voir, au moins une fois.
La noce se regardait, se tâtait. Non Gervaise ne connaissait pasça ; madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres,Coupeau croyait bien être monté un dimanche, mais il ne sesouvenait plus bien. On hésitait cependant, lorsque madameLorilleux, sur laquelle l’importance de M. Madinier produisaitune grande impression, trouva l’offre très comme il faut, trèshonnête. Puisqu’on sacrifiait la journée, et qu’on était habillé,autant valait-il visiter quelque chose pour son instruction. Toutle monde approuva. Alors, comme la pluie tombait encore un peu, onemprunta au marchand de vin des parapluies, de vieux parapluies,bleus, verts, marron, oubliés par les clients ; et l’on partitpour le musée.
La noce tourna à droite, descendit dans Paris par le faubourgSaint-Denis. Coupeau et Gervaise marchaient de nouveau en tête,courant, devançant les autres. M. Madinier donnait maintenantle bras à madame Lorilleux, maman Coupeau étant restée chez lemarchand de vin, à cause de ses jambes. Puis venaient Lorilleux etmadame Lerat, Boche et madame Fauconnier, Bibi-la-Grillade etmademoiselle Remanjou, enfin le ménage Gaudron. On était douze. Çafaisait encore une jolie queue sur le trottoir.
– Oh ! nous n’y sommes pour rien, je vous jure,expliquait madame Lorilleux à M. Madinier. Nous ne savons pasoù il l’a prise, ou plutôt nous ne le savons que trop ; maisce n’est pas à nous de parler, n’est-ce pas ?… Mon mari a dûacheter l’alliance. Ce matin, au saut du lit, il a fallu leurprêter dix francs, sans quoi rien ne se faisait plus… Une mariéequi n’amène seulement pas un parent à sa noce ! Elle dit avoirà Paris une sœur charcutière. Pourquoi ne l’a-t-elle pas invitée,alors ?
Elle s’interrompit, pour montrer Gervaise, que la pente dutrottoir faisait fortement boiter.
– Regardez-la ! S’il est permis !… Oh ! labanban !
Et ce mot : la Banban, courut dans la société. Lorilleuxricanait, disait qu’il fallait l’appeler comme ça. Mais madameFauconnier prenait la défense de Gervaise ; on avait tort dese moquer d’elle, elle était propre comme un sou et abattaitfièrement l’ouvrage, quand il le fallait. Madame Lerat, toujourspleine d’allusions polissonnes, appelait la jambe de la petite« une quille d’amour » ; et elle ajoutait quebeaucoup d’hommes aimaient ça, sans vouloir s’expliquerdavantage.
La noce, débouchant de la rue Saint-Denis, traversa leboulevard. Elle attendit un moment, devant le flot desvoitures ; puis, elle se risqua sur la chaussée, changée parl’orage en une mare de boue coulante. L’ondée reprenait, la nocevenait d’ouvrir les parapluies ; et, sous les riflardslamentables, balancés à la main des hommes, les femmes seretroussaient, le défilé s’espaçait dans la crotte, tenant d’untrottoir à l’autre. Alors, deux voyous crièrent à lachienlit ; des promeneurs accoururent ; des boutiquiers,l’air amusé, se haussèrent derrière leurs vitrines. Au milieu dugrouillement de la foule, sur les fonds gris et mouillés duboulevard, les couples en procession mettaient des tachesviolentes, la robe gros bleu de Gervaise, la robe écrue à fleursimprimées de madame Fauconnier, le pantalon jaune canari deBoche ; une raideur de gens endimanchés donnait des drôleriesde carnaval à la redingote luisante de Coupeau et à l’habit carréde M. Madinier ; tandis que la belle toilette de madameLorilleux, les effilés de madame Lerat, les jupes fripées demademoiselle Remanjou, mêlaient les modes, traînaient à la file lesdécrochez-moi-ça du luxe des pauvres. Mais c’étaient surtout leschapeaux des messieurs qui égayaient, de vieux chapeaux conservés,ternis par l’obscurité de l’armoire, avec des formes pleines decomique, hautes, évasées, en pointe, des ailes extraordinaires,retroussées, plates, trop larges ou trop étroites. Et les souriresaugmentaient encore, quand, tout au bout, pour clore le spectacle,madame Gaudron, la cardeuse, s’avançait dans sa robe d’un violetcru, avec son ventre de femme enceinte, qu’elle portait énorme,très en avant. La noce, cependant, ne hâtait point sa marche, bonneenfant, heureuse d’être regardée, s’amusant des plaisanteries.
– Tiens ! la mariée ! cria l’un des voyous, enmontrant madame Gaudron. Ah ! malheur ! elle a avalé unrude pépin !
Toute la société éclata de rire. Bibi-la-Grillade, se tournant,dit que le gosse avait bien envoyé ça. La cardeuse riait le plusfort, s’étalait ; ça n’était pas déshonorant, aucontraire ; il y avait plus d’une dame qui louchait en passantet qui aurait voulu être comme elle.
On s’était engagé dans la rue de Cléry. Ensuite, on prit la ruedu Mail. Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt. La mariéeavait le cordon de son soulier gauche dénoué ; et, comme ellele rattachait, au pied de la statue de Louis XIV, les couplesse serrèrent derrière elle, attendant, plaisantant sur le bout demollet qu’elle montrait. Enfin, après avoir descendu la rueCroix-des-Petits-Champs, on arriva au Louvre.
M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête ducortège. C’était très grand, on pouvait se perdre ; et lui,d’ailleurs, connaissait les beaux endroits, parce qu’il étaitsouvent venu avec un artiste, un garçon bien intelligent, auquelune grande maison de cartonnage achetait des dessins, pour lesmettre sur des boîtes. En bas, quand la noce se fut engagée dans lemusée assyrien, elle eut un petit frisson. Fichtre ! il nefaisait pas chaud ; la salle aurait fait une fameuse cave. Et,lentement, les couples avançaient, le menton levé, les paupièresbattantes, entre les colosses de pierre, les dieux de marbre noirmuets dans leur raideur hiératique, les bêtes monstrueuses, moitiéchattes et moitié femmes, avec des figures de mortes, le nezaminci, les lèvres gonflées. Ils trouvaient tout ça très vilain. Ontravaillait joliment mieux la pierre au jour d’aujourd’hui. Uneinscription en caractères phéniciens les stupéfia. Ce n’était paspossible, personne n’avait jamais lu ce grimoire. MaisM. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux,les appelait, criant sous les voûtes :
– Venez donc. Ce n’est rien, ces machines… C’est au premierqu’il faut voir.
La nudité sévère de l’escalier les rendit graves. Un huissiersuperbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d’or, qui semblait lesattendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grandrespect, marchant le plus doucement possible, qu’ils entrèrent dansla galerie française.
Alors, sans s’arrêter, les yeux emplis de l’or des cadres, ilssuivirent l’enfilade des petits salons, regardant passer lesimages, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu uneheure devant chacune, si l’on avait voulu comprendre. Que detableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait y en avoirpour de l’argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêtabrusquement devant le Radeau de la Méduse ; et illeur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, ne disaient rien.Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentimentgénéral : c’était tapé.
Dans la galerie d’Apollon, le parquet surtout émerveilla lasociété, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les piedsdes banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait lesyeux, parce qu’elle croyait marcher sur de l’eau. On criait àmadame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de saposition. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et lespeintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils nedistinguaient rien. Alors, avant d’entrer dans le salon carré, ilindiqua une fenêtre du geste, en disant :
– Voilà le balcon d’où Charles IX a tiré sur lepeuple.
Cependant, il surveillait la queue du cortège. D’un geste, ilcommanda une halte, au milieu du salon carré. Il n’y avait là quedes chefs-d’œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église.On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces deCana ; c’était bête de ne pas écrire les sujets sur lescadres. Coupeau s’arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouvaune ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grilladericanaient, en se montrant du coin de l’œil les femmes nues ;les cuisses de l’Antiope surtout leur causèrent un saisissement.Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l’homme la bouche ouverte, lafemme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris etstupides, en face de la Vierge de Murillo.
Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu’onrecommençât ; ça en valait la peine. Il s’occupait beaucoup demadame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque foisqu’elle l’interrogeait, il répondait gravement, avec un grandaplomb. Comme elle s’intéressait à la maîtresse du Titien, dontelle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la luidonna pour la Belle Ferronnière, une maîtresse d’Henri IV, surlaquelle on avait joué un drame, à l’Ambigu.
Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écolesitaliennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours destableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figuresqu’on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtesdevenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violenttapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête.M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, quile suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l’air. Dessiècles d’art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheressefine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse etbelle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait leplus, c’étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installésparmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montéesur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans leciel tendre d’une immense toile, les frappa d’une façonparticulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandrequ’une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, labouche fendue d’un rire ; des curieux s’asseyaient à l’avancesur des banquettes, pour assister commodément au défilé ;tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des motsd’esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînaitses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores,avec le piétinement d’un troupeau débandé, lâché au milieu de lapropreté nue et recueillie des salles.
M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droità la Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, ilse contenta d’indiquer la toile, d’un coup d’œil égrillard. Lesdames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent depetits cris ; puis, elles se détournèrent, très rouges. Leshommes les retinrent, rigolant, cherchant les détailsorduriers.
– Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l’argent. Envoilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Etcelui-là, oh ! celui-là… Ah bien ! ils sont propres,ici !
– Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès.Il n’y a plus rien à voir de ce côté.
La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carréet la galerie d’Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou seplaignaient, déclarant que les jambes leur rentraient dans lecorps. Mais le cartonnier voulait montrer à Lorilleux les bijouxanciens. Ça se trouvait à côté, au fond d’une petite pièce, où ilserait allé les yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la nocele long de sept ou huit salles, désertes, froides, garniesseulement de vitrines sévères où s’alignaient une quantitéinnombrable de pots cassés et de bonshommes très laids. La nocefrissonnait, s’ennuyait ferme. Puis, comme elle cherchait uneporte, elle tomba dans les dessins. Ce fut une nouvelle courseimmense ; les dessins n’en finissaient pas, les salonssuccédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles depapier gribouillées, sous des vitres, contre les murs.M. Madinier, perdant la tête, ne voulant point avouer qu’ilétait perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce.Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de la marine, parmides modèles d’instruments et de canons, des plans en relief, desvaisseaux grands comme des joujoux. Un autre escalier se rencontra,très loin, au bout d’un quart d’heure de marche. Et, l’ayantdescendu, elle se retrouva en plein dans les dessins. Alors, ledésespoir la prit, elle roula au hasard des salles, les couplestoujours à la file, suivant M. Madinier qui s’épongeait lefront, hors de lui, furieux contre l’administration, qu’il accusaitd’avoir changé les portes de place. Les gardiens et les visiteursla regardaient passer, pleins d’étonnement. En moins de vingtminutes, on la revit au salon carré, dans la galerie française, lelong des vitrines où dorment les petits dieux de l’Orient. Jamaisplus elle ne sortirait. Les jambes cassées, s’abandonnant, la nocefaisait un vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre demadame Gaudron en arrière.
– On ferme ! on ferme ! crièrent les voixpuissantes des gardiens.
Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu’un gardien semît à sa tête, la reconduisit jusqu’à une porte. Puis, dans la courdu Louvre, lorsqu’elle eut repris ses parapluies au vestiaire, ellerespira. M. Madinier retrouvait son aplomb ; il avait eutort de ne pas tourner à gauche ; maintenant, il se souvenaitque les bijoux étaient à gauche. Toute la société, d’ailleurs,affectait d’être contente d’avoir vu ça.
Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employeravant le dîner. On résolut de faire un tour, pour tuer le temps.Les dames, très lasses, auraient bien voulu s’asseoir ; mais,comme personne n’offrait des consommations, on se remit en marche,on suivit le quai. Là, une nouvelle averse arriva, si drue que,malgré les parapluies, les toilettes des dames s’abîmaient. MadameLorilleux, le cœur noyé à chaque goutte qui mouillait sa robe,proposa de se réfugier sous le Pont-Royal ; d’ailleurs, si onne la suivait pas, elle menaçait d’y descendre toute seule. Et lecortège alla sous le Pont-Royal. On y était joliment bien. Parexemple, on pouvait appeler ça une idée chouette ! Les damesétalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, se reposèrent là, lesgenoux écartés, arrachant des deux mains les brins d’herbe poussésentre les pierres, regardant couler l’eau noire, comme si elles setrouvaient à la campagne. Les hommes s’amusèrent à crier très fort,pour éveiller l’écho de l’arche, en face d’eux ; Boche etBibi-la-Grillade, l’un après l’autre, injuriaient le vide, luilançaient à toute volée : « Cochon ! » etriaient beaucoup, quand l’écho leur renvoyait le mot ; puis,la gorge enrouée, ils prirent des cailloux plats et jouèrent àfaire des ricochets. L’averse avait cessé, mais la société setrouvait si bien, qu’elle ne songeait plus à s’en aller. La Seinecharriait des nappes grasses, de vieux bouchons et des épluchuresde légumes, un tas d’ordures qu’un tourbillon retenait un instant,dans l’eau inquiétante, tout assombrie par l’ombre de lavoûte ; tandis que, sur le pont, passait le roulement desomnibus et des fiacres, la cohue de Paris, dont on apercevaitseulement les toits, à droite et à gauche, comme du fond d’un trou.Mademoiselle Remanjou soupirait ; s’il y avait eu desfeuilles, ça lui aurait rappelé, disait-elle, un coin de la Marne,où elle allait, vers 1817, avec un jeune homme qu’elle pleuraitencore.
Cependant, M. Madinier donna le signal du départ. Ontraversa le jardin des Tuileries, au milieu d’un petit peupled’enfants dont les cerceaux et les ballons dérangèrent le bel ordredes couples. Puis, comme la noce, arrivée sur la place Vendôme,regardait la colonne, M. Madinier songea à faire unegalanterie aux dames ; il leur offrit de monter dans lacolonne, pour voir Paris. Son offre parut très farce. Oui, oui, ilfallait monter, on en rirait longtemps. D’ailleurs, ça ne manquaitpas d’intérêt pour les personnes qui n’avaient jamais quitté leplancher aux vaches.
– Si vous croyez que la Banban va se risquer là-dedans,avec sa quille ! murmurait madame Lorilleux.
– Moi, je monterais volontiers, disait madame Lerat, maisje ne veux pas qu’il y ait d’homme derrière moi.
Et la noce monta. Dans l’étroite spirale de l’escalier, lesdouze grimpaient à la file, butant contre les marches usées, setenant aux murs. Puis, quand l’obscurité devint complète, ce futune bosse de rires. Les dames poussaient de petits cris. Lesmessieurs les chatouillaient, leur pinçaient les jambes. Mais ellesétaient bien bêtes de causer ! on a l’air de croire que cesont des souris. D’ailleurs, ça restait sans conséquence ; ilssavaient s’arrêter où il fallait, pour l’honnêteté. Puis, Bochetrouva une plaisanterie que toute la société répéta. On appelaitmadame Gaudron, comme si elle était restée en chemin, et on luidemandait si son ventre passait. Songez donc ! si elle s’étaittrouvée prise là, sans pouvoir monter ni descendre, elle auraitbouché le trou, on n’aurait jamais su comment s’en aller. Et l’onriait de ce ventre de femme enceinte, avec une gaieté formidablequi secouait la colonne. Ensuite, Boche, tout à fait lancé, déclaraqu’on se faisait vieux, dans ce tuyau de cheminée ; ça nefinissait donc pas, on allait donc au ciel ? Et il cherchait àeffrayer les dames, en criant que ça remuait. Cependant, Coupeau nedisait rien ; il venait derrière Gervaise, la tenait à lataille, la sentait s’abandonner. Lorsque, brusquement, on rentradans le jour, il était juste en train de lui embrasser le cou.
– Eh bien ! vous êtes propres, ne vous gênez pas tousles deux ! dit madame Lorilleux d’un air scandalisé.
Bibi-la-Grillade paraissait furieux. Il répétait entre sesdents :
– Vous en avez fait un bruit ! Je n’ai pas seulementpu compter les marches.
Mais M. Madinier, sur la plate-forme, montrait déjà lesmonuments. Jamais madame Fauconnier ni mademoiselle Remanjou nevoulurent sortir de l’escalier ; la pensée seule du pavé, enbas, leur tournait les sangs ; et elles se contentaient derisquer des coups d’œil par la petite porte. Madame Lerat, pluscrâne, faisait le tour de l’étroite terrasse, en se collant contrele bronze du dôme. Mais c’était tout de même rudement émotionnant,quand on songeait qu’il aurait suffi de passer une jambe. Quelleculbute, sacré Dieu ! Les hommes, un peu pâles, regardaient laplace. On se serait cru en l’air, séparé de tout. Non, décidément,ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier, pourtant,recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, trèsloin ; ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer dudoigt les Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, la tourSaint-Jacques, les buttes Montmartre. Puis, madame Lorilleux eutl’idée de demander si l’on apercevait, sur le boulevard de laChapelle, le marchand de vin où l’on allait manger, auMoulin-d’Argent. Alors, pendant dix minutes, on chercha,on se disputa même ; chacun plaçait le marchand de vin à unendroit. Paris, autour d’eux, étendait son immensité grise, auxlointains bleuâtres, ses vallées profondes, où roulait une houle detoitures ; toute la rive droite était dans l’ombre, sous ungrand haillon de nuage cuivré ; et, du bord de ce nuage,frangé d’or, un large rayon coulait, qui allumait les milliers devitres de la rive gauche d’un pétillement d’étincelles, détachanten lumière ce coin de la ville sur un ciel très pur, lavé parl’orage.
– Ce n’était pas la peine de monter pour nous manger lenez, dit Boche, furieux, en reprenant l’escalier.
La noce descendit, muette, boudeuse, avec la seule dégringoladedes souliers sur les marches. En bas, M. Madinier voulaitpayer. Mais Coupeau se récria, se hâta de mettre dans la main dugardien vingt-quatre sous, deux sous par personne. Il était près decinq heures et demie ; on avait tout juste le temps derentrer. Alors, on revint par les boulevards et par le faubourgPoissonnière. Coupeau, pourtant, trouvait que la promenade nepouvait pas se terminer comme ça ; il poussa tout le monde aufond d’un marchand de vin, où l’on prit du vermouth.
Le repas était commandé pour six heures. On attendait la nocedepuis vingt minutes, au Moulin-d’Argent. Madame Boche,qui avait confié sa loge à une dame de la maison, causait avecmaman Coupeau, dans le salon du premier, en face de la tableservie ; et les deux gamins, Claude et Étienne, amenés parelle, jouaient à courir sous la table, au milieu d’une débandade dechaises. Lorsque Gervaise, en entrant, aperçut les petits, qu’ellen’avait pas vus de la journée, elle les prit sur ses genoux, lescaressa, avec de gros baisers.
– Ont-ils été sages ? demanda-t-elle à madame Boche.Ils ne vous ont pas trop fait endêver, au moins ?
Et, comme celle-ci lui racontait les mots à mourir de rire deces vermines-là, pendant l’après-midi, elle les enleva de nouveau,les serra contre elle, prise d’une rage de tendresse.
– C’est drôle pour Coupeau tout de même, disait madameLorilleux aux autres dames, dans le fond du salon.
Gervaise avait gardé sa tranquillité souriante de la matinée.Depuis la promenade pourtant, elle devenait par moments toutetriste, elle regardait son mari et les Lorilleux de son air pensifet raisonnable. Elle trouvait Coupeau lâche devant sa sœur. Laveille encore, il criait fort, il jurait de les remettre à leurplace, ces langues de vipères, s’ils lui manquaient. Mais en faced’eux, elle le voyait bien, il faisait le chien couchant, guettaitsortir leurs paroles, était aux cent coups quand il les croyaitfâchés. Et cela, simplement, inquiétait la jeune femme pourl’avenir.
Cependant, on n’attendait plus que Mes-Bottes, qui n’avait pasencore paru.
– Ah ! zut ! cria Coupeau, mettons-nous à table.Vous allez le voir abouler ; il a le nez creux, il sent laboustifaille de loin… Dites donc, il doit rire, s’il est toujours àfaire le poireau sur la route de Saint-Denis !
Alors, la noce, très égayée, s’attabla avec un grand bruit dechaises. Gervaise était entre Lorilleux et M. Madinier, etCoupeau, entre madame Fauconnier et madame Lorilleux. Les autresconvives se placèrent à leur goût, parce que ça finissait toujourspar des jalousies et des disputes, lorsqu’on indiquait lescouverts. Boche se glissa près de madame Lerat. Bibi-la-Grilladeeut pour voisines mademoiselle Remanjou et madame Gaudron. Quant àmadame Boche et à maman Coupeau, tout au bout, elles gardèrent lesenfants, elles se chargèrent de couper leur viande, de leur verserà boire, surtout pas beaucoup de vin.
– Personne ne dit le bénédicité ? demanda Boche,pendant que les dames arrangeaient leurs jupes sous la nappe, parpeur des taches.
Mais madame Lorilleux n’aimait pas ces plaisanteries-là. Et lepotage au vermicelle, presque froid, fut mangé très vite, avec dessifflements de lèvres dans les cuillers. Deux garçons servaient, enpetites vestes graisseuses, en tabliers d’un blanc douteux. Par lesquatre fenêtres ouvertes sur les acacias de la cour, le plein jourentrait, une fin de journée d’orage, lavée et chaude encore. Lereflet des arbres, dans ce coin humide, verdissait la salleenfumée, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de lanappe, mouillée d’une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces,pleines de chiures de mouches, une à chaque bout, qui allongeaientla table à l’infini, couverte de sa vaisselle épaisse, tournant aujaune, où le gras des eaux de l’évier restait en noir dans leségratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu’un garçonremontait de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeurforte de graillon.
– Ne parlons pas tous à la fois, dit Boche, comme chacun setaisait, le nez sur son assiette.
Et l’on buvait le premier verre de vin, en suivant des yeux deuxtourtes aux godiveaux, servies par les garçons, lorsque Mes-Bottesentra.
– Eh bien ! vous êtes de la jolie fripouille, vousautres ! cria-t-il. J’ai usé mes plantes pendant trois heuressur la route, même qu’un gendarme m’a demandé mes papiers… Est-cequ’on fait de ces cochonneries-là à un ami ! Fallait au moinsm’envoyer un sapin par un commissionnaire. Ah ! non, voussavez, blague dans le coin, je la trouve raide. Avec ça, ilpleuvait si fort, que j’avais de l’eau dans mes poches. Vrai, on ypêcherait encore une friture.
La société riait, se tordait. Cet animal de Mes-Bottes étaitallumé ; il avait bien déjà ses deux litres ; histoireseulement de ne pas se laisser embêter par tout ce sirop degrenouille que l’orage avait craché sur ses abattis.
– Eh ! le comte de Gigot-Fin ! dit Coupeau, vat’asseoir là-bas, à côté de madame Gaudron. Tu vois, ont’attendait.
Oh ! ça ne l’embarrassait pas, il rattraperait lesautres ; et il redemanda trois fois du potage, des assiettesde vermicelle, dans lesquelles il coupait d’énormes tranches depain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint laprofonde admiration de toute la table. Comme il bâfrait ! Lesgarçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, desmorceaux finement coupés qu’il avalait d’une bouchée. Il finit parse fâcher ; il voulait un pain à côté de lui. Le marchand devin, très inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle.La société, qui l’attendait, se tordit de nouveau. Ça la luicoupait au gargotier ! Quel sacré zig tout de même, ceMes-Bottes ! Est-ce qu’un jour il n’avait pas mangé douze œufsdurs et bu douze verres de vin, pendant que les douze coups de midisonnaient ! On n’en rencontre pas beaucoup de cette force-là.Et mademoiselle Remanjou, attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher,tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer sonétonnement presque respectueux, déclara une telle capacitéextraordinaire.
Il y eut un silence. Un garçon venait de poser sur la table unegibelotte de lapin, dans un vaste plat, creux comme un saladier.Coupeau, très blagueur, en lança une bonne.
– Dites donc, garçon, c’est du lapin de gouttière, ça… Ilmiaule encore.
En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblaitsortir du plat. C’était Coupeau, qui faisait ça avec la gorge, sansremuer les lèvres ; un talent de société d’un succès certain,si bien qu’il ne mangeait jamais dehors sans commander unegibelotte. Ensuite, il ronronna. Les dames se tamponnaient lafigure avec leurs serviettes, parce quelles riaient trop.
Madame Fauconnier demanda la tête ; elle n’aimait que latête. Mademoiselle Remanjou adorait les lardons. Et, comme Bochedisait préférer les petits oignons, quand ils étaient bien revenus,madame Lerat pinça les lèvres, en murmurant :
– Je comprends ça.
Elle était sèche comme un échalas, menait une vie d’ouvrièrecloîtrée dans son train-train, n’avait pas vu le nez d’un hommechez elle depuis son veuvage, tout en montrant une préoccupationcontinuelle de l’ordure, une manie de mots à double entente etd’allusions polissonnes, d’une telle profondeur, qu’elle seule secomprenait. Boche, se penchant et réclamant une explication, toutbas, à l’oreille, elle reprit :
– Sans doute les petits oignons… Ça suffit, je pense.
Mais la conversation devenait sérieuse. Chacun parlait de sonmétier. M. Madinier exaltait le cartonnage ; il y avaitde vrais artistes, dans la partie ; ainsi, il citait desboîtes d’étrennes, dont il connaissait les modèles, des merveillesde luxe. Lorilleux, pourtant, ricanait ; il était trèsvaniteux de travailler l’or, il en voyait comme un reflet sur sesdoigts et sur toute sa personne. Enfin, disait-il souvent, lesbijoutiers, au temps jadis, portaient l’épée ; et il citaitBernard Palissy, sans savoir. Coupeau, lui, racontait unegirouette, un chef-d’œuvre d’un de ses camarades ; ça secomposait d’une colonne, puis d’une gerbe, puis d’une corbeille defruits, puis d’un drapeau ; le tout, très bien reproduit, faitrien qu’avec des morceaux de zinc découpés et soudés. Madame Leratmontrait à Bibi-la-Grillade comment on tournait une queue de rose,en roulant le manche de son couteau entre ses doigts osseux.Cependant, les voix montaient, se croisaient ; on entendait,dans le bruit, des mots lancés très haut par madame Fauconnier, entrain de se plaindre de ses ouvrières, d’un petit chaussond’apprentie qui lui avait encore brûlé, la veille, une paire dedraps.
– Vous avez beau dire, cria Lorilleux en donnant un coup depoing sur la table, l’or, c’est de l’or.
Et, au milieu du silence causé par cette vérité, il n’y eut plusque la voix fluette de mademoiselle Remanjou, continuant :
– Alors, je leur relève la jupe, je couds en dedans… Jeleur plante une épingle dans la tête pour tenir le bonnet… Et c’estfait, on les vend treize sous.
Elle expliquait ses poupées à Mes-Bottes, dont les mâchoires,lentement, roulaient comme des meules. Il n’écoutait pas, ilhochait la tête, guettant les garçons, pour ne pas leur laisseremporter les plats sans les avoir torchés. On avait mangé unfricandeau au jus et des haricots verts. On apportait le rôti, deuxpoulets maigres, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par lefour. Au-dehors, le soleil mourait sur les branches hautes desacacias. Dans la salle, le reflet verdâtre s’épaississait des buéesmontant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de ladébâcle du couvert ; et, le long du mur, des assiettes sales,des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les orduresbalayées et culbutées de la nappe. Il faisait très chaud. Leshommes retirèrent leurs redingotes et continuèrent à manger enmanches de chemise.
– Madame Boche, je vous en prie, ne les bourrez pas tant,dit Gervaise, qui parlait peu, surveillant de loin Claude etÉtienne.
Elle se leva, alla causer un instant, debout derrière leschaises des petits. Les enfants, ça n’avait pas de raison, çamangeait toute une journée sans refuser les morceaux ; et elleleur servit elle-même du poulet, un peu de blanc. Mais mamanCoupeau dit qu’ils pouvaient bien, pour une fois, se donner uneindigestion. Madame Boche, à voix basse, accusa Boche de pincer lesgenoux de madame Lerat. Oh ! c’était un sournois, ilgodaillait. Elle avait bien vu sa main disparaître. S’ilrecommençait, jour de Dieu ! elle était femme à lui flanquerune carafe à la tête.
Dans le silence, M. Madinier causait politique.
– Leur loi du 31 mai est une abomination. Maintenant, ilfaut deux ans de domicile. Trois millions de citoyens sont rayésdes listes… On m’a dit que Bonaparte, au fond, est très vexé, caril aime le peuple, il en a donné des preuves.
Lui, était républicain ; mais il admirait le prince à causede son oncle, un homme comme il n’en reviendrait jamais plus.Bibi-la-Grillade se fâcha : il avait travaillé à l’Élysée, ilavait vu le Bonaparte comme il voyait Mes-Bottes, là, en face delui ; eh bien ! ce mufle de président ressemblait à unroussin, voilà ! On disait qu’il allait faire un tour du côtéde Lyon ; ce serait un fameux débarras, s’il se cassait le coudans un fossé. Et, comme la discussion tournait au vilain, Coupeaudut intervenir.
– Ah bien ! vous êtes encore innocents de vousattraper pour la politique !… En voilà une blague, lapolitique ! Est-ce que ça existe pour nous ?… On peutbien mettre ce qu’on voudra, un roi, un empereur, rien du tout, çane m’empêchera pas de gagner mes cinq francs, de manger et dedormir, pas vrai ?… Non, c’est trop bête !
Lorilleux hochait la tête. Il était né le même jour que le comtede Chambord, le 29 septembre 1820. Cette coïncidence le frappaitbeaucoup, l’occupait d’un rêve vague, dans lequel il établissaitune relation entre le retour en France du roi et sa fortunepersonnelle. Il ne disait pas nettement ce qu’il espérait, mais ildonnait à entendre qu’il lui arriverait alors quelque chosed’extraordinairement agréable. Aussi, à chacun de ses désirs tropgros pour être contenté, il renvoyait ça à plus tard, « quandle roi reviendrait ».
– D’ailleurs, raconta-t-il, j’ai vu un soir le comte deChambord…
Tous les visages se tournèrent vers lui.
– Parfaitement. Un gros homme en paletot, l’air bon garçon…J’étais chez Péquignot, un de mes amis, qui vend des meubles,Grande-Rue de la Chapelle… Le comte de Chambord avait la veillelaissé là un parapluie. Alors, il est entré, il a dit comme ça,tout simplement : « Voulez-vous bien me rendre monparapluie ? » Mon Dieu ! oui, c’était lui, Péquignotm’a donné sa parole d’honneur.
Aucun des convives n’émit le moindre doute. On était au dessert.Les garçons débarrassaient la table avec un grand bruit devaisselle. Et madame Lorilleux, jusque-là très convenable, trèsdame, laissa échapper un : Sacré salaud ! parce que l’undes garçons, en enlevant un plat, lui avait fait couler quelquechose de mouillé dans le cou. Pour sûr, sa robe de soie étaittachée. M. Madinier dut lui regarder le dos, mais il n’y avaitrien, il le jurait. Maintenant, au milieu de la nappe, s’étalaientdes œufs à la neige dans un saladier, flanqués de deux assiettes defromage et de deux assiettes de fruits. Les œufs à la neige, lesblancs trop cuits nageant sur la crème jaune, causèrent unrecueillement ; on ne les attendait pas, on trouva çadistingué. Mes-Bottes mangeait toujours. Il avait redemandé unpain. Il acheva les deux fromages ; et, comme il restait de lacrème, il se fit passer le saladier, au fond duquel il tailla delarges tranches, comme pour une soupe.
– Monsieur est vraiment bien remarquable, ditM. Madinier retombé dans son admiration.
Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ilsrestèrent un instant derrière Mes-Bottes, à lui donner des tapessur les épaules, en lui demandant si ça allait mieux.Bibi-la-Grillade le souleva avec la chaise ; mais, tonnerre deDieu ! l’animal avait doublé de poids. Coupeau, par blague,racontait que le camarade commençait seulement à se mettre entrain, qu’il allait à présent manger comme ça du pain toute lanuit. Les garçons, épouvantés, disparurent. Boche, descendu depuisun instant, remonta en racontant la bonne tête du marchand de vin,en bas ; il était tout pâle dans son comptoir, la bourgeoiseconsternée venait d’envoyer voir si les boulangers restaientouverts, jusqu’au chat de la maison qui avait l’air ruiné. Vrai,c’était trop cocasse, ça valait l’argent du dîner, il ne pouvaitpas y avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes-Bottes. Etles hommes, leurs pipes allumées, le couvaient d’un regardjaloux ; car enfin, pour tant manger, il fallait êtresolidement bâti !
– Je ne voudrais pas être chargée de vous nourrir, ditmadame Gaudron. Ah ! non, par exemple !
– Dites donc, la petite mère, faut pas blaguer, réponditMes-Bottes, avec un regard oblique sur le ventre de sa voisine.Vous en avez avalé plus long que moi.
On applaudit, on cria bravo : c’était envoyé. Il faisaitnuit noire, trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant degrandes clartés troubles, au milieu de la fumée des pipes. Lesgarçons, après avoir servi le café et le cognac, venaientd’emporter les dernières piles d’assiettes sales. En bas, sous lestrois acacias, le bastringue commençait, un cornet à pistons etdeux violons jouant très fort, avec des rires de femme, un peurauques dans la nuit chaude.
– Faut faire un brûlot cria Mes-Bottes ; deux litresde casse-poitrine, beaucoup de citron et pas beaucoup desucre !
Mais Coupeau, voyant en face de lui le visage inquiet deGervaise, se leva en déclarant qu’on ne boirait pas davantage. Onavait vidé vingt-cinq litres, chacun son litre et demi, en comptantles enfants comme des grandes personnes ; c’était déjà tropraisonnable. On venait de manger un morceau ensemble, en bonneamitié, sans flafla, parce qu’on avait de l’estime les uns pour lesautres et qu’on désirait célébrer entre soi une fête de famille.Tout se passait très gentiment, on était gai, il ne fallait pasmaintenant se cocarder cochonnément, si l’on voulait respecter lesdames. En un mot, et comme fin finale, on s’était réuni pour porterune santé au conjungo, et non pour se mettre dans lesbrinde-zingues. Ce petit discours, débité d’une voix convaincue parle zingueur, qui posait la main sur sa poitrine à la chute dechaque phrase, eut la vive approbation de Lorilleux et deM. Madinier. Mais les autres, Boche, Gaudron,Bibi-la-Grillade, surtout Mes-Bottes, très allumés tous les quatre,ricanèrent, la langue épaissie, ayant une sacrée coquine de soif,qu’il fallait pourtant arroser.
– Ceux qui ont soif, ont soif, et ceux qui n’ont pas soif,n’ont pas soif, fit remarquer Mes-Bottes. Pour lors, on vacommander le brûlot… On n’esbrouffe personne. Les aristos ferontmonter de l’eau sucrée.
Et comme le zingueur recommençait à prêcher, l’autre, quis’était mis debout, se donna une claque sur la fesse, encriant :
– Ah ! tu sais, baise cadet !… Garçon, deuxlitres de vieille !
Alors, Coupeau dit que c’était très bien, qu’on allait seulementrégler le repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gensbien élevés n’avaient pas besoin de payer pour les soûlards. Et,justement, Mes-Bottes, après s’être fouillé longtemps, ne trouvaque trois francs sept sous. Aussi pourquoi l’avait-on laissédroguer sur la route de Saint-Denis ? Il ne pouvait pas selaisser nayer, il avait cassé la pièce de cent sous. Les autresétaient fautifs, voilà ! Enfin, il donna trois francs, gardantles sept sous pour son tabac du lendemain. Coupeau, furieux, auraitcogné, si Gervaise ne l’avait tiré par sa redingote, très effrayée,suppliante. Il se décida à emprunter deux francs à Lorilleux, qui,après les avoir refusés, se cacha pour les prêter, car sa femme,bien sûr, n’aurait jamais voulu.
Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Lesdemoiselles et les dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier,mademoiselle Remanjou, déposèrent leur pièce de cent sous lespremières, discrètement. Ensuite, les messieurs s’isolèrent àl’autre bout de la salle, firent les comptes. On étaitquinze ; ça montait donc à soixante-quinze francs. Lorsque lessoixante-quinze francs furent dans l’assiette, chaque homme ajoutacinq sous pour les garçons. Il fallut un quart d’heure de calculslaborieux, avant de tout régler à la satisfaction de chacun.
Mais quand M. Madinier, qui voulait avoir affaire aupatron, eut demandé le marchand de vin, la société resta saisie, enentendant celui-ci dire avec un sourire que ça ne faisait pas dutout son compte. Il y avait des suppléments. Et, comme ce mot de« supplément » était accueilli par des exclamationsfuribondes, il donna le détail : vingt-cinq litres, au lieu devingt, nombre convenu à l’avance ; les œufs à la neige, qu’ilavait ajoutés, en voyant le dessert un peu maigre ; enfin uncarafon de rhum, servi avec le café, dans le cas où des personnesaimeraient le rhum. Alors, une querelle formidable s’engagea.Coupeau, pris à partie, se débattait : jamais il n’avait parléde vingt litres ; quant aux œufs à la neige, ils rentraientdans le dessert, tant pis si le gargotier les avait ajoutés de sonplein gré ; restait le carafon de rhum, une frime, une façonde grossir la note, en glissant sur la table des liqueurs dont onne se méfiait pas.
– Il était sur le plateau au café, criait-il ; ehbien ! il doit être compté avec le café… Fichez-nous la paix.Emportez votre argent, et du tonnerre si nous remettons jamais lespieds dans votre baraque !
– C’est six francs de plus, répétait le marchand de vin.Donnez-moi mes six francs… Et je ne compte pas les trois pains demonsieur, encore !
Toute la société, serrée autour de lui, l’entourait d’une ragede gestes, d’un glapissement de voix que la colère étranglait. Lesfemmes, surtout, sortaient de leur réserve, refusaient d’ajouter uncentime. Ah bien ! merci, elle était jolie, la noce !C’était mademoiselle Remanjou, qui ne se fourrerait plus dans un deces dîners-là ! Madame Fauconnier avait très mal mangé ;chez elle, pour ses quarante sous, elle aurait eu un petit plat àse lécher les doigts. Madame Gaudron se plaignait amèrement d’avoirété poussée au mauvais bout de la table, à côté de Mes-Bottes, quin’avait pas montré le moindre égard. Enfin, ces parties tournaienttoujours mal. Quand on voulait avoir du monde à son mariage, oninvitait les personnes, parbleu ! Et Gervaise, réfugiée auprèsde maman Coupeau, devant une des fenêtres, ne disait rien,honteuse, sentant que toutes ces récriminations retombaient surelle.
M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. Onles entendit discuter en bas. Puis, au bout d’une demi-heure, lecartonnier remonta ; il avait réglé, en donnant trois francs.Mais la société restait vexée, exaspérée, revenant sans cesse surla question des suppléments. Et le vacarme s’accrut d’un acte devigueur de madame Boche. Elle guettait toujours Boche, elle le vit,dans un coin, pincer la taille de madame Lerat. Alors, à toutevolée, elle lança une carafe qui s’écrasa contre le mur.
– On voit bien que votre mari est tailleur, madame, dit lagrande veuve, avec son pincement de lèvres plein de sous-entendu.C’est un juponnier numéro un… Je lui ai pourtant allongé de fameuxcoups de pied, sous la table.
La soirée était gâtée. On devint de plus en plus aigre.M. Madinier proposa de chanter ; mais Bibi-la-Grillade,qui avait une belle voix, venait de disparaître ; etmademoiselle Remanjou, accoudée à une fenêtre, l’aperçut, sous lesacacias, faisant sauter une grosse fille en cheveux. Le cornet àpistons et les deux violons jouaient, « le Marchand demoutarde », un quadrille où l’on tapait dans ses mains, àla pastourelle. Alors, il y eut une débandade : Mes-Bottes etle ménage Gaudron descendirent ; Boche lui-même fila. Desfenêtres, on voyait les couples tourner, entre les feuilles,auxquelles les lanternes pendues aux branches donnaient un vertpeint et cru de décor. La nuit dormait, sans une haleine, pâmée parla grosse chaleur. Dans la salle, une conversation sérieuse s’étaitengagée entre Lorilleux et M. Madinier, pendant que les dames,ne sachant plus comment soulager leur besoin de colère, regardaientleurs robes, cherchant si elles n’avaient pas attrapé destaches.
Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café.La robe écrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châlevert de maman Coupeau, tombé d’une chaise, venait d’être retrouvédans un coin, roulé et piétiné. Mais c’était surtout madameLorilleux qui ne décolérait pas. Elle avait une tache dans le dos,on avait beau lui jurer que non, elle la sentait. Et elle finit, ense tordant devant une glace, par l’apercevoir.
– Qu’est-ce que je disais ? cria-t-elle. C’est du jusde poulet. Le garçon payera la robe. Je lui ferai plutôt un procès…Ah ! la journée est complète. J’aurais mieux fait de restercouchée… Je m’en vais, d’abord. J’en ai assez, de leur fichuenoce !
Elle partit rageusement, en faisant trembler l’escalier sous lescoups de ses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout cequ’il put obtenir, ce fut qu’elle attendrait cinq minutes sur letrottoir, si l’on voulait partir ensemble. Elle aurait dû s’enaller après l’orage, comme elle en avait eu l’envie. Coupeau luirevaudrait cette journée-là. Quand ce dernier la sut si furieuse,il parut consterné ; et Gervaise, pour lui éviter des ennuis,consentit à rentrer tout de suite. Alors, on s’embrassa rapidement.M. Madinier se chargea de reconduire maman Coupeau. MadameBoche devait, pour la première nuit, emmener Claude et Étiennecoucher chez elle ; leur mère pouvait être sans crainte, lespetits dormiraient sur des chaises, alourdis par une grosseindigestion d’œufs à la neige. Enfin, les mariés se sauvaient avecLorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin,lorsqu’une bataille s’engagea en bas, dans le bastringue, entreleur société et une autre société ; Boche et Mes-Bottes, quiavaient embrassé une dame, ne voulaient pas la rendre à deuxmilitaires auxquels elle appartenait, et menaçaient de nettoyertout le tremblement, dans le tapage enragé du cornet à pistons etdes deux violons, jouant la polka des Perles.
Il était à peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle,et dans tout le quartier de la Goutte-d’Or, la paye de grandequinzaine, qui tombait ce samedi-là, mettait un vacarme énorme desoûlerie. Madame Lorilleux attendait à vingt pas duMoulin-d’Argent, debout sous un bec de gaz. Elle prit lebras de Lorilleux, marcha devant, sans se retourner, d’un tel pasque Gervaise et Coupeau s’essoufflaient à les suivre. Par moments,ils descendaient du trottoir, pour laisser la place à un ivrogne,tombé là, les quatre fers en l’air. Lorilleux se retourna,cherchant à raccommoder les choses.
– Nous allons vous conduire à votre porte, dit-il.
Mais madame Lorilleux, élevant la voix, trouvait ça drôle depasser sa nuit de noces dans ce trou infect de l’hôtel Boncœur.Est-ce qu’ils n’auraient pas dû remettre le mariage, économiserquatre sous et acheter des meubles, pour rentrer chez eux, lepremier soir ? Ah ! ils allaient être bien, sous lestoits, empilés tous les deux dans un cabinet de dix francs, où iln’y avait seulement pas d’air.
– J’ai donné congé, nous ne restons pas en haut, objectaCoupeau timidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui estplus grande.
Madame Lorilleux s’oublia, se tourna d’un mouvement brusque.
– Ça, c’est plus fort ! cria-t-elle. Tu vas coucherdans la chambre à la Banban !
Gervaise devint toute pâle. Ce surnom, qu’elle recevait à laface pour la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis,elle entendait bien l’exclamation de sa belle-sœur : lachambre à la Banban, c’était la chambre où elle avait vécu un moisavec Lantier, où les loques de sa vie passée traînaient encore.Coupeau ne comprit pas, fut seulement blessé du surnom.
– Tu as tort de baptiser les autres, répondit-il avechumeur. Tu ne sais pas, toi, qu’on t’appelle Queue-de-Vache, dansle quartier, à cause de tes cheveux. Là, ça ne te fait pas plaisir,n’est-ce pas ?… Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre dupremier ? Ce soir, les enfants n’y couchent pas, nous y seronstrès bien.
Madame Lorilleux n’ajouta rien, se renfermant dans sa dignité,horriblement vexée de s’appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pourconsoler Gervaise, lui serrait doucement le bras ; et ilréussit même à l’égayer, en lui racontant à l’oreille qu’ilsentraient en ménage avec la somme de sept sous toute ronde, troisgros sous et un petit sou, qu’il faisait sonner de la main dans lapoche de son pantalon. Quand on fut arrivé à l’hôtel Boncœur, on sedit bonsoir d’un air fâché. Et au moment où Coupeau poussait lesdeux femmes au cou l’une de l’autre, en les traitant de bêtes, unpochard, qui semblait vouloir passer à droite, eut un brusquecrochet à gauche, et vint se jeter entre elles.
– Tiens ! c’est le père Bazouge ! dit Lorilleux.Il a son compte, aujourd’hui.
Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l’hôtel. Lepère Bazouge, un croque-mort d’une cinquantaine d’années, avait sonpantalon noir taché de boue, son manteau noir agrafé sur l’épaule,son chapeau de cuir noir cabossé, aplati dans quelque chute.
– N’ayez pas peur, il n’est pas méchant, continuaitLorilleux. C’est un voisin ; la troisième chambre dans lecorridor, avant d’arriver chez nous… Il serait propre, si sonadministration le voyait comme ça !
Cependant, le père Bazouge s’offusquait de la terreur de lajeune femme.
– Eh bien, quoi ! bégaya-t-il, on ne mange personnedans notre partie… J’en vaux un autre, allez, ma petite… Sans douteque j’ai bu un coup ! Quand l’ouvrage donne, faut bien segraisser les roues. Ce n’est pas vous, ni la compagnie, qui auriezdescendu le particulier de six cents livres que nous avons amené àdeux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore… Moi,j’aime les gens rigolos.
Mais Gervaise se rentrait davantage dans l’angle de la porte,prise d’une grosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sajournée de joie raisonnable. Elle ne songeait plus à embrasser sabelle-sœur, elle suppliait Coupeau d’éloigner l’ivrogne. Alors,Bazouge, en chancelant, eut un geste plein de dédainphilosophique.
– Ça ne vous empêchera pas d’y passer, ma petite… Vousserez peut-être bien contente d’y passer, un jour… Oui, j’enconnais des femmes, qui diraient merci, si on les emportait.
Et, comme les Lorilleux se décidaient à l’emmener, il seretourna, il balbutia une dernière phrase, entre deuxhoquets :
– Quand on est mort… écoutez ça… quand on est mort, c’estpour longtemps.
Ce furent quatre années de dur travail. Dans le quartier,Gervaise et Coupeau étaient un bon ménage, vivant à l’écart, sansbatteries, avec un tour de promenade régulier le dimanche, du côtéde Saint-Ouen. La femme faisait des journées de douze heures chezmadame Fauconnier, et trouvait le moyen de tenir son chez ellepropre comme un sou, de donner la pâtée à tout son monde, matin etsoir. L’homme ne se soûlait pas, rapportait ses quinzaines, fumaitune pipe à sa fenêtre avant de se coucher, pour prendre l’air. Onles citait, à cause de leur gentillesse. Et, comme ils gagnaient àeux deux près de neuf francs par jour, on calculait qu’ils devaientmettre de côté pas mal d’argent.
Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut jolimenttrimer, pour joindre les deux bouts. Leur mariage leur avait missur le dos une dette de deux cents francs. Puis, ils s’abominaient,à l’hôtel Boncœur ; ils trouvaient ça dégoûtant, plein desales fréquentations ; et ils rêvaient d’être chez eux, avecdes meubles à eux, qu’ils soigneraient. Vingt fois, ils calculèrentla somme nécessaire ; ça montait, en chiffre rond, à troiscent cinquante francs, s’ils voulaient tout de suite n’être pasembarrassés pour serrer leurs affaires et avoir sous la main unecasserole ou un poêlon, quand ils en auraient besoin. Ilsdésespéraient d’économiser une si grosse somme en moins de deuxannées, lorsqu’il leur arriva une bonne chance : un vieuxmonsieur de Plassans leur demanda Claude, l’aîné des petits, pourle placer là-bas au collège ; une toquade généreuse d’unoriginal, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillésautrefois par le mioche avaient vivement frappé. Claude leurcoûtait déjà les yeux de la tête. Quand ils n’eurent plus à leurcharge que le cadet, Étienne, ils amassèrent les trois centcinquante francs en sept mois et demi. Le jour où ils achetèrentleurs meubles, chez un revendeur de la rue Belhomme, ils firent,avant de rentrer, une promenade sur les boulevards extérieurs, lecœur gonflé d’une grosse joie. Il y avait un lit, une table denuit, une commode à dessus de marbre, une armoire, une table rondeavec sa toile cirée, six chaises, le tout en vieil acajou ;sans compter la literie, du linge, des ustensiles de cuisinepresque neufs. C’était pour eux comme une entrée sérieuse etdéfinitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisantpropriétaires, leur donnait de l’importance au milieu des gens bienposés du quartier.
Le choix d’un logement, depuis deux mois, les occupait. Ilsvoulurent, avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de laGoutte-d’Or. Mais pas une chambre n’y était libre, ils durentrenoncer à leur ancien rêve. Pour dire la vérité, Gervaise ne futpas fâchée, au fond : le voisinage des Lorilleux, porte àporte, l’effrayait beaucoup. Alors, ils cherchèrent ailleurs.Coupeau, très justement, tenait à ne pas s’éloigner de l’atelier demadame Fauconnier, pour que Gervaise pût, d’un saut, être chez elleà toutes les heures du jour. Et ils eurent enfin une trouvaille,une grande chambre, avec un cabinet et une cuisine, rue Neuve de laGoutte-d’Or, presque en face de la blanchisseuse. C’était unepetite maison à un seul étage, un escalier très raide, en hautduquel il y avait seulement deux logements, l’un à droite, l’autreà gauche ; le bas se trouvait habité par un loueur devoitures, dont le matériel occupait des hangars dans une vastecour, le long de la rue. La jeune femme, charmée, croyait retourneren province ; pas de voisines, pas de cancans à craindre, uncoin de tranquillité qui lui rappelait une ruelle de Plassans,derrière les remparts ; et, pour comble de chance, ellepouvait voir sa fenêtre, de son établi, sans quitter ses fers, enallongeant la tête.
L’emménagement eut lieu au terme d’avril. Gervaise était alorsenceinte de huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance,disant avec un rire que l’enfant l’aidait, lorsqu’elletravaillait ; elle sentait, en elle, ses petites menottespousser et lui donner des forces. Ah bien ! elle recevaitjoliment Coupeau, les jours où il voulait la faire coucher pour sedorloter un peu ! Elle se coucherait aux grosses douleurs. Ceserait toujours assez tôt ; car, maintenant, avec une bouchede plus, il allait falloir donner un rude coup de collier. Et cefut elle qui nettoya le logement, avant d’aider son mari à mettreles meubles en place. Elle eut une religion pour ces meubles, lesessuyant avec des soins maternels, le cœur crevé à la vue de lamoindre égratignure. Elle s’arrêtait, saisie, comme si elle se fûttapée elle-même, quand elle les cognait en balayant. La commodesurtout lui était chère ; elle la trouvait belle, solide,l’air sérieux. Un rêve, dont elle n’osait parler, était d’avoir unependule pour la mettre au beau milieu du marbre, où elle auraitproduit un effet magnifique. Sans le bébé qui venait, elle seserait peut-être risquée à acheter sa pendule. Enfin, ellerenvoyait ça à plus tard, avec un soupir.
Le ménage vécut dans l’enchantement de sa nouvelle demeure. Lelit d’Étienne occupait le cabinet, où l’on pouvait encore installerune autre couchette d’enfant. La cuisine était grande comme la mainet toute noire ; mais, en laissant la porte ouverte, on yvoyait assez clair ; puis, Gervaise n’avait pas à faire desrepas de trente personnes, il suffisait qu’elle y trouvât la placede son pot-au-feu. Quant à la grande chambre, elle était leurorgueil. Dès le matin, ils fermaient les rideaux de l’alcôve, desrideaux de calicot blanc ; et la chambre se trouvaittransformée en salle à manger, avec la table au milieu, l’armoireet la commode en face l’une de l’autre. Comme la cheminée brûlaitjusqu’à quinze sous de charbon de terre par jour, ils l’avaientbouchée ; un petit poêle de fonte, posé sur la plaque demarbre, les chauffait pour sept sous pendant les grands froids.Ensuite, Coupeau avait orné les murs de son mieux, en se promettantdes embellissements : une haute gravure représentant unmaréchal de France, caracolant avec son bâton à la main, entre uncanon et un tas de boulets, tenait lieu de glace ; au-dessusde la commode, les photographies de la famille étaient rangées surdeux lignes, à droite et à gauche d’un ancien bénitier deporcelaine dorée, dans lequel on mettait les allumettes ; surla corniche de l’armoire, un buste de Pascal faisait pendant à unbuste de Béranger, l’un grave, l’autre souriant, près du coucou,dont ils semblaient écouter le tic-tac. C’était vraiment une bellechambre.
– Devinez combien nous payons ici ? demandait Gervaiseà chaque visiteur.
Et quand on estimait son loyer trop haut, elle triomphait, ellecriait, ravie d’être si bien pour si peu d’argent :
– Cent cinquante francs, pas un liard de plus !…Hein ! c’est donné !
La rue Neuve de la Goutte-d’Or elle-même entrait pour une bonnepart dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cessede chez elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendaitmaintenant, fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sanstrottoir, le pavé défoncé, montait. En haut, du côté de la rue dela Goutte-d’Or, il y avait des boutiques sombres, aux carreauxsales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerie borgne, unmarchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis dessemaines se couvraient d’affiches. À l’autre bout, vers Paris, desmaisons de quatre étages barraient le ciel, occupées à leurrez-de-chaussée par des blanchisseuses, les unes près des autres,en tas ; seule, une devanture de perruquier de petite ville,peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres,égayait ce coin d’ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenustrès propres. Mais la gaieté de la rue se trouvait au milieu, àl’endroit où les constructions, en devenant plus rares et plusbasses, laissaient descendre l’air et le soleil. Les hangars duloueur de voitures, l’établissement voisin où l’on fabriquait del’eau de Seltz, le lavoir, en face, élargissaient un vaste espacelibre, silencieux, dans lequel les voix étouffées des laveuses etl’haleine régulière de la machine à vapeur semblaient grandirencore le recueillement. Des terrains profonds, des alléess’enfonçant entre des murs noirs, mettaient là un village. EtCoupeau, amusé par les rares passants qui enjambaient leruissellement continu des eaux savonneuses, disait ce souvenir d’unpays où l’avait conduit un de ses oncles, à l’âge de cinq ans. Lajoie de Gervaise était, à gauche de sa fenêtre, un arbre plantédans une cour, un acacia allongeant une seule de ses branches, etdont la maigre verdure suffisait au charme de toute la rue.
Ce fut le dernier jour d’avril que la jeune femme accoucha. Lesdouleurs la prirent l’après-midi, vers quatre heures, comme ellerepassait une paire de rideaux chez madame Fauconnier. Elle nevoulut pas s’en aller tout de suite, restant là à se tortiller surune chaise, donnant un coup de fer quand ça se calmait unpeu ; les rideaux pressaient, elle s’entêtait à lesfinir ; puis, ça n’était peut-être qu’une colique, il nefallait pas s’écouter pour un mal de ventre. Mais, comme elleparlait de se mettre à des chemises d’homme, elle devint blanche.Elle dut quitter l’atelier, traverser la rue, courbée en deux, setenant aux murs. Une ouvrière offrait de l’accompagner ; ellerefusa, elle la pria seulement de passer chez la sage-femme, àcôté, rue de la Charbonnière. Le feu n’était pas à la maison, biensûr. Elle en avait sans doute pour toute la nuit. Ça n’allait pasl’empêcher en rentrant de préparer le dîner de Coupeau ;ensuite, elle verrait à se jeter un instant sur le lit, sans mêmese déshabiller. Dans l’escalier, elle fut prise d’une telle crise,qu’elle dut s’asseoir au beau milieu des marches ; et elleserrait ses deux poings sur sa bouche, pour ne pas crier, parcequ’elle éprouvait une honte à être trouvée là par des hommes, s’ilen montait. La douleur passa, elle put ouvrir sa porte, soulagée,pensant décidément s’être trompée. Elle faisait, ce soir-là, unragoût de mouton avec des hauts de côtelettes. Tout marcha encorebien, pendant qu’elle pelurait ses pommes de terre. Les hauts decôtelettes revenaient dans un poêlon, quand les sueurs et lestranchées reparurent. Elle tourna son roux, en piétinant devant lefourneau, aveuglée par de grosses larmes. Si elle accouchait,n’est-ce pas ? ce n’était point une raison pour laisserCoupeau sans manger. Enfin le ragoût mijota sur un feu couvert decendre. Elle revint dans la chambre, crut avoir le temps de mettreun couvert à un bout de la table. Et il lui fallut reposer bienvite le litre de vin ; elle n’eut plus la force d’arriver aulit, elle tomba et accoucha par terre, sur un paillasson. Lorsquela sage-femme arriva, un quart d’heure plus tard, ce fut là qu’ellela délivra.
Le zingueur travaillait toujours à l’hôpital. Gervaise défenditd’aller le déranger. Quand il rentra, à sept heures, il la trouvacouchée, bien enveloppée, très pâle sur l’oreiller. L’enfantpleurait, emmailloté dans un châle, aux pieds de la mère.
– Ah ! ma pauvre femme ! dit Coupeau enembrassant Gervaise. Et moi qui rigolais, il n’y a pas une heure,pendant que tu criais aux petits pâtés !… Dis donc, tu n’espas embarrassée, tu vous lâches ça, le temps d’éternuer.
Elle eut un faible sourire ; puis, elle murmura :
– C’est une fille.
– Juste ! reprit le zingueur, blaguant pour laremettre, j’avais commandé une fille !… Hein ! me voilàservi ! Tu fais donc tout ce que je veux ?
Et, prenant l’enfant, il continua :
– Qu’on vous voie un peu, mademoiselle Souillon !…Vous avez une petite frimousse bien noire. Ça blanchira, n’ayez paspeur. Il faudra être sage, ne pas faire la gourgandine, grandirraisonnable, comme papa et maman.
Gervaise, très sérieuse, regardait sa fille, les yeux grandsouverts, lentement assombris d’une tristesse. Elle hocha latête ; elle aurait voulu un garçon, parce que les garçons sedébrouillent toujours et ne courent pas tant de risques, dans ceParis. La sage-femme dut enlever le poupon des mains de Coupeau.Elle défendit aussi à Gervaise de parler ; c’était déjàmauvais qu’on fît tant de bruit autour d’elle. Alors, le zingueurdit qu’il fallait prévenir maman Coupeau et les Lorilleux ;mais il crevait de faim, il voulait dîner auparavant. Ce fut ungros ennui pour l’accouchée de le voir se servir lui-même, courir àla cuisine chercher le ragoût, manger dans une assiette creuse, nepas trouver le pain. Malgré la défense, elle se lamentait, setournait entre les draps. Aussi, c’était bien bête de n’avoir paspu mettre la table ; la colique l’avait assise par terre commeun coup de bâton. Son pauvre homme lui en voudrait, d’être là à sedorloter, quand il mangeait si mal. Les pommes de terreétaient-elles assez cuites au moins ? Elle ne se rappelaitplus si elle les avait salées.
– Taisez-vous donc ! cria la sage-femme.
– Ah ! quand vous l’empêcherez de se miner, parexemple ! dit Coupeau la bouche pleine. Si vous n’étiez paslà, je parie qu’elle se lèverait pour me couper mon pain… Tiens-toidonc sur le dos, grosse dinde ! Faut pas te démolir, autrementtu en as pour quinze jours à te remettre sur tes pattes… Il esttrès bon, ton ragoût. Madame va en manger avec moi. N’est-ce pas,madame ?
La sage-femme refusa ; mais elle voulut bien boire un verrede vin, parce que ça l’avait émotionnée, disait-elle, de trouver lamalheureuse femme avec le bébé sur le paillasson. Coupeau partitenfin, pour annoncer la nouvelle à la famille. Une demi-heure plustard, il revint avec tout le monde, maman Coupeau, les Lorilleux,madame Lerat, qu’il avait justement rencontrée chez ces derniers.Les Lorilleux, devant la prospérité du ménage, étaient devenus trèsaimables, faisaient un éloge outré de Gervaise, en laissantéchapper de petits gestes restrictifs, des hochements de menton,des battements de paupières, comme pour ajourner leur vraijugement. Enfin, ils savaient ce qu’ils savaient ; seulement,ils ne voulaient pas aller contre l’opinion de tout lequartier.
– Je t’amène la séquelle ! cria Coupeau. Tantpis ! ils ont voulu te voir… N’ouvre pas le bec, ça t’estdéfendu. Ils resteront là, à te regarder tranquillement, sans seformaliser, n’est-ce pas ?… Moi, je vais leur faire du café,et du chouette !
Il disparut dans la cuisine. Maman Coupeau, après avoir embrasséGervaise, s’émerveillait de la grosseur de l’enfant. Les deuxautres femmes avaient également appliqué de gros baisers sur lesjoues de l’accouchée. Et toutes trois, debout devant le lit,commentaient, en s’exclamant, les détails des couches, de drôles decouches, une dent à arracher, pas davantage. Madame Lerat examinaitla petite partout, la déclarait bien conformée, ajoutait même, avecintention, que ça ferait une fameuse femme ; et, comme ellelui trouvait la tête trop pointue, elle la pétrissait légèrement,malgré ses cris, afin de l’arrondir. Madame Lorilleux lui arrachale bébé en se fâchant : ça suffisait pour donner tous lesvices à une créature, de la tripoter ainsi, quand elle avait lecrâne si tendre. Puis, elle chercha la ressemblance. On manqua sedisputer. Lorilleux, qui allongeait le cou derrière les femmes,répétait que la petite n’avait rien de Coupeau ; un peu le nezpeut-être, et encore ! C’était toute sa mère, avec des yeuxd’ailleurs ; pour sûr, ces yeux-là ne venaient pas de lafamille.
Cependant, Coupeau ne reparaissait plus. On l’entendait, dans lacuisine, se battre avec le fourneau et la cafetière. Gervaise setournait les sangs ; ce n’était pas l’occupation d’un homme,de faire du café ; et elle lui criait comment il devait s’yprendre, sans écouter les chut ! énergiques de lasage-femme.
– Enlevez le baluchon ! dit Coupeau, qui rentra, lacafetière à la main. Hein ! est-elle assez canulante ! ilfaut qu’elle se cauchemarde… Nous allons boire ça dans des verres,n’est-ce pas ? parce que, voyez-vous, les tasses sont restéeschez le marchand.
On s’assit autour de la table, et le zingueur voulut verser lecafé lui-même. Il sentait joliment fort, ce n’était pas de laroupie de sansonnet. Quand la sage-femme eut siroté son verre, elles’en alla : tout marchait bien, on n’avait plus besoind’elle ; si la nuit n’était pas bonne, on l’enverrait chercherle lendemain. Elle descendait encore l’escalier, que madameLorilleux la traita de licheuse et de propre à rien. Ça se mettaitquatre morceaux de sucre dans son café, ça se faisait donner desquinze francs, pour vous laisser accoucher toute seule. MaisCoupeau la défendait ; il allongerait les quinze francs de boncœur ; après tout, ces femmes-là passaient leur jeunesse àétudier, elles avaient raison de demander cher. Ensuite, Lorilleuxse disputa avec madame Lerat ; lui, prétendait que, pour avoirun garçon, il fallait tourner la tête de son lit vers lenord ; tandis qu’elle haussait les épaules, traitant çad’enfantillage, donnant une autre recette, qui consistait à cachersous le matelas, sans le dire à sa femme, une poignée d’ortiesfraîches, cueillies au soleil. On avait poussé la table près dulit. Jusqu’à dix heures, Gervaise, prise peu à peu d’une fatigueimmense, resta souriante et stupide, la tête tournée surl’oreiller ; elle voyait, elle entendait, mais elle netrouvait plus la force de hasarder un geste ni une parole ; illui semblait être morte, d’une mort très douce, du fond de laquelleelle était heureuse de regarder les autres vivre. Par moments, unvagissement de la petite montait, au milieu des grosses voix, desréflexions interminables sur un assassinat, commis la veille rue duBon-Puits, à l’autre bout de la Chapelle.
Puis, comme la société songeait au départ, on parla du baptême.Les Lorilleux avaient accepté d’être parrain et marraine ; enarrière, ils rechignaient ; pourtant, si le ménage ne s’étaitpas adressé à eux, ils auraient fait une drôle de figure. Coupeaune voyait guère la nécessité de baptiser la petite ; ça ne luidonnerait pas dix mille livres de rente, bien sûr ; et encoreça risquait de l’enrhumer. Moins on avait affaire aux curés, mieuxça valait. Mais maman Coupeau le traitait de païen. Les Lorilleux,sans aller manger le bon Dieu dans les églises, se piquaientd’avoir de la religion.
– Ce sera pour dimanche, si vous voulez, dit lechaîniste.
Et Gervaise, ayant consenti d’un signe de tête, tout le mondel’embrassa en lui recommandant de se bien porter. On dit adieuaussi au bébé. Chacun vint se pencher sur ce pauvre petit corpsfrissonnant, avec des risettes, des mots de tendresse, comme s’ilavait pu comprendre. On l’appelait Nana, la caresse du nom d’Annaque portait sa marraine.
– Bonsoir, Nana… Allons, Nana, soyez belle fille…
Quand ils furent enfin partis, Coupeau mit sa chaise tout contrele lit, et acheva sa pipe, en tenant dans la sienne la main deGervaise. Il fumait lentement, lâchant des phrases entre deuxbouffées, très ému.
– Hein ? ma vieille, ils t’ont cassé la tête ? Tucomprends, je n’ai pas pu les empêcher de venir. Après tout, çaprouve leur amitié… Mais, n’est-ce pas ? on est mieux seul.Moi, j’avais besoin d’être un peu seul, comme ça, avec toi. Lasoirée m’a paru d’un long !… Cette pauvre poule ! elle aeu bien du bobo ! Ces crapoussins-là, quand ça vient au monde,ça ne se doute guère du mal que ça fait. Vrai, ça doit être commesi on vous ouvrait les reins… Où est-il le bobo, que jel’embrasse ?
Il lui avait glissé délicatement sous le dos une de ses grossesmains, et il l’attirait, il lui baisait le ventre à travers ledrap, pris d’un attendrissement d’homme rude pour cette féconditéendolorie encore. Il demandait s’il ne lui faisait pas du mal, ilaurait voulu la guérir en soufflant dessus. Et Gervaise était bienheureuse. Elle lui jurait qu’elle ne souffrait plus du tout. Ellesongeait seulement à se relever le plus tôt possible, parce qu’ilne fallait pas se croiser les bras, maintenant. Mais lui, larassurait. Est-ce qu’il ne se chargeait pas de gagner la pâtée dela petite ? Il serait un grand lâche, si jamais il luilaissait cette gamine sur le dos. Ça ne lui semblait pas malin desavoir faire un enfant ; le mérite, pas vrai ? c’était dele nourrir.
Coupeau, cette nuit-là, ne dormit guère. Il avait couvert le feudu poêle. Toutes les heures, il dut se relever pour donner au bébédes cuillerées d’eau sucrée tiède. Ça ne l’empêcha pas de partir lematin au travail comme à son habitude. Il profita même de l’heurede son déjeuner, alla à la mairie faire sa déclaration. Pendant cetemps, madame Boche, prévenue, était accourue passer la journéeauprès de Gervaise. Mais celle-ci, après dix heures de profondsommeil, se lamentait, disait déjà se sentir toute courbaturée degarder le lit. Elle tomberait malade, si on ne la laissait pas selever. Le soir, quand Coupeau revint, elle lui conta sestourments : sans doute elle avait confiance en madameBoche ; seulement ça la mettait hors d’elle de voir uneétrangère s’installer dans sa chambre, ouvrir les tiroirs, toucherà ses affaires. Le lendemain, la concierge, en revenant d’unecommission, la trouva debout, habillée, balayant et s’occupant dudîner de son mari. Et jamais elle ne voulut se recoucher. On semoquait d’elle, peut-être ! C’était bon pour les dames d’avoirl’air d’être cassées. Lorsqu’on n’était pas riche, on n’avait pasle temps. Trois jours après ses couches, elle repassait des juponschez madame Fauconnier, tapant ses fers, mise en sueur par lagrosse chaleur du fourneau.
Dès le samedi soir, madame Lorilleux apporta ses cadeaux demarraine : un bonnet de trente-cinq sous et une robe debaptême, plissée et garnie d’une petite dentelle, qu’elle avait euepour six francs, parce qu’elle était défraîchie. Le lendemain,Lorilleux, comme parrain, donna à l’accouchée six livres de sucre.Ils faisaient les choses proprement. Même le soir, au repas qui eutlieu chez les Coupeau, ils ne se présentèrent point les mainsvides. Le mari arriva avec un litre de vin cacheté sous chaquebras, tandis que la femme tenait un large flan acheté chez unpâtissier de la chaussée Clignancourt, très en renom. Seulement,les Lorilleux allèrent raconter leurs largesses dans tout lequartier ; ils avaient dépensé près de vingt francs. Gervaise,en apprenant leurs commérages, resta suffoquée et ne leur tint plusaucun compte de leurs bonnes manières.
Ce fut à ce dîner de baptême que les Coupeau achevèrent de selier étroitement avec les voisins du palier. L’autre logement de lapetite maison était occupé par deux personnes, la mère et le fils,les Goujet, comme on les appelait. Jusque-là, on s’était salué dansl’escalier et dans la rue, rien de plus ; les voisinssemblaient un peu ours. Puis, la mère lui ayant monté un seaud’eau, le lendemain de ses couches, Gervaise avait jugé convenablede les inviter au repas, d’autant plus qu’elle les trouvait trèsbien. Et là, naturellement, on avait fait connaissance.
Les Goujet étaient du département du Nord. La mère raccommodaitles dentelles ; le fils, forgeron de son état, travaillaitdans une fabrique de boulons. Ils occupaient l’autre logement dupalier depuis cinq ans. Derrière la paix muette de leur vie, secachait tout un chagrin ancien : le père Goujet, un jourd’ivresse furieuse, à Lille, avait assommé un camarade à coups debarre de fer, puis s’était étranglé dans sa prison, avec sonmouchoir. La veuve et l’enfant, venus à Paris après leur malheur,sentaient toujours ce drame sur leurs têtes, le rachetaient par unehonnêteté stricte, une douceur et un courage inaltérables. Même ilse mêlait un peu de fierté dans leur cas, car ils finissaient parse voir meilleurs que les autres. Madame Goujet, toujours vêtue denoir, le front encadré d’une coiffe monacale, avait une faceblanche et reposée de matrone, comme si la pâleur des dentelles, letravail minutieux de ses doigts, lui donnaient un reflet desérénité. Goujet était un colosse de vingt-trois ans, superbe, levisage rose, les yeux bleus, d’une force herculéenne. À l’atelier,les camarades l’appelaient la Gueule-d’Or, à cause de sa bellebarbe jaune.
Gervaise se sentit tout de suite prise d’une grande amitié pources gens. Quand elle pénétra la première fois chez eux, elle restaémerveillée de la propreté du logis. Il n’y avait pas à dire, onpouvait souffler partout, pas un grain de poussière ne s’envolait.Et le carreau luisait, d’une clarté de glace. Madame Goujet la fitentrer dans la chambre de son fils, pour voir. C’était gentil etblanc comme dans la chambre d’une fille : un petit lit de fergarni de rideaux de mousseline, une table, une toilette, uneétroite bibliothèque pendue au mur ; puis des images du hauten bas, des bonshommes découpés, des gravures coloriées fixées àl’aide de quatre clous, des portraits de toutes sortes depersonnages, détachés des journaux illustrés. Madame Goujet disait,avec un sourire, que son fils était un grand enfant ; le soir,la lecture le fatiguait ; alors, il s’amusait à regarder sesimages. Gervaise s’oublia une heure près de sa voisine, qui s’étaitremise à son tambour, devant une fenêtre. Elle s’intéressait auxcentaines d’épingles attachant la dentelle, heureuse d’être là,respirant la bonne odeur de propreté du logement, où cette besognedélicate mettait un silence recueilli.
Les Goujet gagnaient encore à être fréquentés. Ils faisaient degrosses journées et plaçaient plus du quart de leur quinzaine à laCaisse d’épargne. Dans le quartier, on les saluait, on parlait deleurs économies. Goujet n’avait jamais un trou, sortait avec desbourgerons propres, sans une tache. Il était très poli, même un peutimide, malgré ses larges épaules. Les blanchisseuses du bout de larue s’égayaient à le voir baisser le nez, quand il passait. Iln’aimait pas leurs gros mots, trouvait ça dégoûtant que des femmeseussent sans cesse des saletés à la bouche. Un jour pourtant, ilétait rentré gris. Alors, madame Goujet, pour tout reproche,l’avait mis en face d’un portrait de son père, une mauvaisepeinture cachée pieusement au fond de la commode. Et, depuis cetteleçon, Goujet ne buvait plus qu’à sa suffisance, sans hainepourtant contre le vin, car le vin est nécessaire à l’ouvrier. Ledimanche, il sortait avec sa mère, à laquelle il donnait lebras ; le plus souvent, il la menait du côté deVincennes ; d’autres fois, il la conduisait au théâtre. Samère restait sa passion. Il lui parlait encore comme s’il étaittout petit. La tête carrée, la chair alourdie par le rude travaildu marteau, il tenait des grosses bêtes : dur d’intelligence,bon tout de même.
Les premiers jours, Gervaise le gêna beaucoup. Puis, en quelquessemaines, il s’habitua à elle. Il la guettait pour lui monter sespaquets, la traitait en sœur, avec une brusque familiarité,découpant des images à son intention. Cependant, un matin, ayanttourné la clef sans frapper, il la surprit à moitié nue, se lavantle cou ; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face, sibien qu’il finissait par la faire rougir elle-même.
Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d’Orbêta. C’était bien de ne pas licher, de ne pas souffler dans le nezdes filles, sur les trottoirs ; mais il fallait pourtant qu’unhomme fût un homme, sans quoi autant valait-il tout de suite porterdes jupons. Il le blaguait devant Gervaise, en l’accusant de fairede l’œil à toutes les femmes du quartier ; et ce tambour-majorde Goujet se défendait violemment. Ça n’empêchait pas les deuxouvriers d’être camarades. Ils s’appelaient le matin, partaientensemble, buvaient parfois un verre de bière avant de rentrer.Depuis le dîner du baptême, ils se tutoyaient, parce que diretoujours « vous », ça allonge les phrases. Leur amitié enrestait là, quand la Gueule-d’Or rendit à Cadet-Cassis un fierservice, un de ces services signalés dont on se souvient la vieentière. C’était au Décembre. Le zingueur, par rigolade, avait eula belle idée de descendre voir l’émeute ; il se fichait pasmal de la République, du Bonaparte et de tout le tremblement ;seulement, il adorait la poudre, les coups de fusil lui semblaientdrôles. Et il allait très bien être pincé derrière une barricade,si le forgeron ne s’était rencontré là, juste à point pour leprotéger de son grand corps et l’aider à filer. Goujet, enremontant la rue du Faubourg-Poissonnière, marchait vite, la figuregrave. Lui, s’occupait de politique, était républicain, sagement,au nom de la justice et du bonheur de tous. Cependant, il n’avaitpas fait le coup de fusil. Et il donnait ses raisons : lepeuple se lassait de payer aux bourgeois les marrons qu’il tiraitdes cendres, en se brûlant les pattes ; Février et Juinétaient de fameuses leçons ; aussi, désormais, les faubourgslaisseraient-ils la ville s’arranger comme elle l’entendrait. Puis,arrivé sur la hauteur, rue des Poissonniers, il avait tourné latête, regardant Paris ; on bâclait tout de même là-bas de lafichue besogne, le peuple un jour pourrait se repentir de s’êtrecroisé les bras. Mais Coupeau ricanait, appelait trop bêtes lesânes qui risquaient leur peau, à la seule fin de conserver leursvingt-cinq francs aux sacrés fainéants de la Chambre. Le soir, lesCoupeau invitèrent les Goujet à dîner. Au dessert, Cadet-Cassis etla Gueule-d’Or se posèrent chacun deux gros baisers sur les joues.Maintenant, c’était à la vie à la mort.
Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deuxcôtés du palier, sans un événement. Gervaise avait élevé la petite,en trouvant moyen de perdre, au plus, deux jours de travail parsemaine. Elle devenait une bonne ouvrière de fin, gagnait jusqu’àtrois francs. Aussi s’était-elle décidée à mettre Étienne, quiallait sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue deChartres, où elle payait cent sous. Le ménage, malgré la charge desdeux enfants, plaçait des vingt francs et des trente francs chaquemois à la Caisse d’épargne. Quand leurs économies atteignirent lasomme de six cents francs, la jeune femme ne dormit plus, obsédéed’un rêve d’ambition : elle voulait s’établir, louer unepetite boutique, prendre à son tour des ouvrières. Elle avait toutcalculé. Au bout de vingt ans, si le travail marchait, ilspouvaient avoir une rente, qu’ils iraient manger quelque part, à lacampagne. Pourtant, elle n’osait se risquer. Elle disait chercherune boutique, pour se donner le temps de la réflexion. L’argent necraignait rien à la Caisse d’épargne ; au contraire, ilfaisait des petits. En trois années, elle avait contenté une seulede ses envies, elle s’était acheté une pendule ; encore cettependule, une pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancierde cuivre doré, devait-elle être payée en un an, par acompte devingt sous tous les lundis. Elle se fâchait, lorsque Coupeauparlait de la monter ; elle seule enlevait le globe, essuyaitles colonnes avec religion, comme si le marbre de sa commodes’était transformé en chapelle. Sous le globe, derrière la pendule,elle cachait le livret de la Caisse d’épargne. Et souvent, quandelle rêvait à sa boutique, elle s’oubliait là, devant le cadran, àregarder fixement tourner les aiguilles, ayant l’air d’attendrequelque minute particulière et solennelle pour se décider.
Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec lesGoujet. C’étaient des parties gentilles, une friture à Saint-Ouenou un lapin à Vincennes, mangés sans épate, sous le bosquet d’untraiteur. Les hommes buvaient à leur soif, revenaient sains commel’œil, en donnant le bras aux dames. Le soir, avant de se coucher,les deux ménages comptaient, partageaient la dépense parmoitié ; et jamais un sou en plus ou en moins ne soulevait unediscussion. Les Lorilleux étaient jaloux des Goujet. Ça leurparaissait drôle, tout de même, de voir Cadet-Cassis et la Banbanaller sans cesse avec des étrangers, quand ils avaient une famille.Ah bien ! oui ! ils s’en souciaient comme d’une guigne,de leur famille ! Depuis qu’ils avaient quatre sous de côté,ils faisaient joliment leur tête. Madame Lorilleux, très vexée devoir son frère lui échapper, recommençait à vomir des injurescontre Gervaise. Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour lajeune femme, la défendait en racontant des contes extraordinaires,des tentatives de séduction, le soir, sur le boulevard, dont ellela montrait sortant en héroïne de drame, flanquant une paire declaques à ses lâches agresseurs. Quant à maman Coupeau, elletâchait de raccommoder tout le monde, de se faire bien venir detous ses enfants : sa vue baissait de plus en plus, ellen’avait plus qu’un ménage, elle était contente de trouver cent souschez les uns et chez les autres.
Le jour même où Nana prenait ses trois ans, Coupeau, en rentrantle soir, trouva Gervaise bouleversée. Elle refusait de parler, ellen’avait rien du tout, disait-elle. Mais, comme elle mettait latable à l’envers, s’arrêtant avec les assiettes pour tomber dans degrosses réflexions, son mari voulut absolument savoir.
– Eh bien ! voilà, finit-elle par avouer, la boutiquedu petit mercier, rue de la Goutte-d’Or, est à louer… J’ai vu ça,il y a une heure, en allant acheter du fil. Ça m’a donné uncoup.
C’était une boutique très propre, juste dans la grande maison oùils rêvaient d’habiter autrefois. Il y avait la boutique, unearrière-boutique, avec deux autres chambres, à droite et àgauche ; enfin, ce qu’il leur fallait, les pièces un peupetites, mais bien distribuées. Seulement, elle trouvait ça tropcher : le propriétaire parlait de cinq cents francs.
– Tu as donc visité et demandé le prix ? ditCoupeau.
– Oh ! tu sais, par curiosité ! répondit-elle, enaffectant un air d’indifférence. On cherche, on entre à tous lesécriteaux, ça n’engage à rien… Mais celle-là est trop chère,décidément. Puis, ce serait peut-être une bêtise de m’établir.
Cependant, après le dîner, elle revint à la boutique du mercier.Elle dessina les lieux, sur la marge d’un journal. Et, peu à peu,elle en causait, mesurait les coins, arrangeait les pièces, commesi elle avait dû, dès le lendemain, y caser ses meubles. Alors,Coupeau la poussa à louer, en voyant sa grande envie ; poursûr, elle ne trouverait rien de propre, à moins de cinq centsfrancs ; d’ailleurs, on obtiendrait peut-être une diminution.La seule chose ennuyeuse, c’était d’aller habiter la maison desLorilleux, qu’elle ne pouvait pas souffrir. Mais elle se fâcha,elle ne détestait personne ; dans le feu de son désir, elledéfendit même les Lorilleux ; ils n’étaient pas méchants aufond, on s’entendrait très bien. Et, quand ils furent couchés,Coupeau dormait déjà qu’elle continuait ses aménagementsintérieurs, sans avoir pourtant, d’une façon nette, consenti àlouer.
Le lendemain, restée seule, elle ne put résister au besoind’enlever le globe de la pendule et de regarder le livret de laCaisse d’épargne. Dire que sa boutique était là-dedans, dans cesfeuillets salis de vilaines écritures ! Avant d’aller autravail, elle consulta madame Goujet, qui approuva beaucoup sonprojet de s’établir ; avec un homme comme le sien, bon sujet,ne buvant pas, elle était certaine de faire ses affaires et de nepas être mangée. Au déjeuner, elle monta même chez les Lorilleuxpour avoir leur avis ; elle désirait ne pas paraître se cacherde la famille. Madame Lorilleux resta saisie. Comment ! laBanban allait avoir une boutique, à cette heure ! Et, le cœurcrevé, elle balbutia, elle dut se montrer très contente : sansdoute, la boutique était commode, Gervaise avait raison de laprendre. Pourtant, lorsqu’elle se fut un peu remise, elle et sonmari parlèrent de l’humidité de la cour, du jour triste des piècesdu rez-de-chaussée. Oh ! c’était un bon coin pour lesrhumatismes. Enfin, si elle était décidée à louer, n’est-cepas ? leurs observations, bien certainement, nel’empêcheraient pas de louer.
Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu’elle en seraittombée malade, si on l’avait empêchée d’avoir la boutique.Toutefois, avant de dire : C’est fait ! elle voulaitemmener Coupeau voir les lieux et tâcher d’obtenir une diminutionsur le loyer.
– Alors, demain, si ça te plaît, dit son mari. Tu viendrasme prendre vers six heures à la maison où je travaille, rue de laNation, et nous passerons rue de la Goutte-d’Or, en rentrant.
Coupeau terminait alors la toiture d’une maison neuve, à troisétages. Ce jour-là, il devait justement poser les dernièresfeuilles de zinc. Comme le toit était presque plat, il y avaitinstallé son établi, un large volet sur deux tréteaux. Un beausoleil de mai se couchait, dorant les cheminées. Et, tout là-haut,dans le ciel clair, l’ouvrier taillait tranquillement son zinc àcoups de cisaille, penché sur l’établi, pareil à un tailleurcoupant chez lui une paire de culottes. Contre le mur de la maisonvoisine, son aide, un gamin de dix-sept ans, fluet et blond,entretenait le feu du réchaud en manœuvrant un énorme soufflet,dont chaque haleine faisait envoler un pétillementd’étincelles.
– Hé ! Zidore, mets les fers ! cria Coupeau.
L’aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d’unrose pâle dans le plein jour. Puis, il se remit à souffler. Coupeautenait la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord dutoit, près de la gouttière ; là, il y avait une brusque pente,et le trou béant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chezlui, en chaussons de lisières, s’avança, traînant les pieds,sifflotant l’air d’Ohé ! les p’tits agneaux. Arrivé devant letrou, il se laissa couler, s’arc-bouta d’un genou contre lamaçonnerie d’une cheminée, resta à moitié chemin du pavé. Une deses jambes pendait. Quand il se renversait pour appeler cettecouleuvre de Zidore, il se rattrapait à un coin de la maçonnerie àcause du trottoir, là-bas, sous lui.
– Sacré lambin, va !… Donne donc les fers ! Quandtu regarderas en l’air, bougre d’efflanqué ! les alouettes nete tomberont pas toutes rôties !
Mais Zidore ne se pressait pas. Il s’intéressait aux toitsvoisins, à une grosse fumée qui montait au fond de Paris, du côtéde Grenelle ; ça pouvait bien être un incendie. Pourtant, ilvint se mettre à plat ventre, la tête au-dessus du trou ; etil passa les fers à Coupeau. Alors, celui-ci commença à souder lafeuille. Il s’accroupissait, s’allongeait, trouvant toujours sonéquilibre, assis d’une fesse, perché sur la pointe d’un pied,retenu par un doigt. Il avait un sacré aplomb, un toupet dutonnerre, familier, bravant le danger. Ça le connaissait. C’étaitla rue qui avait peur de lui. Comme il ne lâchait pas sa pipe, ilse tournait de temps à autre, il crachait paisiblement dans larue.
– Tiens ! madame Boche ! cria-t-il tout d’uncoup. Ohé ! madame Boche !
Il venait d’apercevoir la concierge traversant la chaussée. Elleleva la tête, le reconnut. Et une conversation s’engagea du toit autrottoir. Elle cachait ses mains sous son tablier, le nez en l’air.Lui, debout maintenant, son bras gauche passé autour d’un tuyau, sepenchait.
– Vous n’avez pas vu ma femme ? demanda-t-il.
– Non, bien sûr, répondit la concierge. Elle est parici ?
– Elle doit venir me prendre… Et l’on se porte bien chezvous ?
– Mais oui, merci, c’est moi la plus malade, vous voyez… Jevais chaussée Clignancourt chercher un petit gigot. Le boucher,près du Moulin-Rouge, ne le vend que seize sous.
Ils haussaient la voix, parce qu’une voiture passait. Dans larue de la Nation, large, déserte, leurs paroles, lancées à toutevolée, avaient seulement fait mettre à sa fenêtre une petitevieille ; et cette vieille restait là, accoudée, se donnant ladistraction d’une grosse émotion, à regarder cet homme, sur latoiture d’en face, comme si elle espérait le voir tomber d’uneminute à l’autre.
– Eh bien ! bonsoir, cria encore madame Boche. Je neveux pas vous déranger.
Coupeau se tourna, reprit le fer que Zidore lui tendait. Mais aumoment où la concierge s’éloignait, elle aperçut sur l’autretrottoir Gervaise, tenant Nana par la main. Elle relevait déjà latête pour avertir le zingueur, lorsque la jeune femme lui ferma labouche d’un geste énergique. Et, à demi-voix, afin de n’être pasentendue là-haut, elle dit sa crainte : elle redoutait, en semontrant tout d’un coup, de donner à son mari une secousse, qui leprécipiterait. En quatre ans, elle était allée le chercher uneseule fois à son travail. Ce jour-là, c’était la seconde fois. Ellene pouvait pas assister à ça, son sang ne faisait qu’un tour, quandelle voyait son homme entre ciel et terre, à des endroits où lesmoineaux eux-mêmes ne se risquaient pas.
– Sans doute, ce n’est pas agréable, murmurait madameBoche. Moi, le mien est tailleur, je n’ai pas ces tremblements.
– Si vous saviez, dans les premiers temps, dit encoreGervaise, j’avais des frayeurs du matin au soir. Je le voyaistoujours, la tête cassée, sur une civière… Maintenant, je n’y penseplus autant. On s’habitue à tout. Il faut bien que le pain segagne… N’importe, c’est un pain joliment cher, car on y risque sesos plus souvent qu’à son tour.
Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri de lapetite. Malgré elle, toute pâle, elle regardait. Justement, Coupeausoudait le bord extrême de la feuille, près de la gouttière ;il se coulait le plus possible, ne pouvait atteindre le bout.Alors, il se risqua, avec ces mouvements ralentis des ouvriers,pleins d’aisance et de lourdeur. Un moment, il fut au-dessus dupavé, ne se tenant plus, tranquille, à son affaire ; et, d’enbas, sous le fer promené d’une main soigneuse, on voyait grésillerla petite flamme blanche de la soudure. Gervaise, muette, la gorgeétranglée par l’angoisse, avait serré les mains, les élevait d’ungeste machinal de supplication. Mais elle respira bruyamment,Coupeau venait de remonter sur le toit, sans se presser, en prenantle temps de cracher une dernière fois dans la rue.
– On moucharde donc ! cria-t-il gaiement enl’apercevant. Elle a fait la bête, n’est-ce pas ? madameBoche ; elle n’a pas voulu appeler… Attends-moi, j’en aiencore pour dix minutes.
Il lui restait à poser un chapiteau de cheminée, une bricole derien du tout. La blanchisseuse et la concierge demeurèrent sur letrottoir, causant du quartier, surveillant Nana, pour l’empêcher debarboter dans le ruisseau, où elle cherchait des petitspoissons ; et les deux femmes revenaient toujours à latoiture, avec des sourires, des hochements de tête, comme pour direqu’elles ne s’impatientaient pas. En face, la vieille n’avait pasquitté sa fenêtre, regardant l’homme, attendant.
– Qu’est-ce qu’elle a donc à espionner, cette bique !dit madame Boche. Une fichue mine !
Là-haut, on entendait la voix forte du zingueur chantant :Ah ! qu’il fait donc bon cueillir la fraise !Maintenant, penché sur son établi, il coupait son zinc en artiste.D’un tour de compas, il avait tracé une ligne, et il détachait unlarge éventail, à l’aide d’une paire de cisailles cintrées ;puis, légèrement, au marteau, il ployait cet éventail en forme dechampignon pointu. Zidore s’était remis à souffler la braise duréchaud. Le soleil se couchait derrière la maison, dans une grandeclarté rose, lentement pâlie, tournant au lilas tendre. Et, enplein ciel, à cette heure recueillie du jour, les silhouettes desdeux ouvriers, grandies démesurément, se découpaient sur le fondlimpide de l’air, avec la barre sombre de l’établi et l’étrangeprofil du soufflet.
Quand le chapiteau fut taillé, Coupeau jeta son appel :
– Zidore ! les fers !
Mais Zidore venait de disparaître. Le zingueur, en jurant, lechercha du regard, l’appela par la lucarne du grenier restéeouverte. Enfin, il le découvrit sur un toit voisin, à deux maisonsde distance. Le galopin se promenait, explorait les environs, sesmaigres cheveux blonds s’envolant au grand air, clignant les yeuxen face de l’immensité de Paris.
– Dis donc, la flâne ! est-ce que tu te crois à lacampagne ! dit Coupeau furieux. Tu es comme M. Béranger,tu composes des vers, peut-être !… Veux-tu bien me donner lesfers ! A-t-on jamais vu ! se balader sur les toits !Amène-z-y ta connaissance tout de suite, pour lui chanter desmamours… Veux-tu me donner les fers, sacrée andouille !
Il souda, il cria à Gervaise :
– Voilà, c’est fini… Je descends.
Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau, se trouvait aumilieu du toit. Gervaise, tranquillisée, continuait à sourire ensuivant ses mouvements. Nana, amusée tout d’un coup par la vue deson père, tapait dans ses petites mains. Elle s’était assise sur letrottoir, pour mieux voir là-haut.
– Papa ! papa ! criait-elle de toute saforce ; papa ! regarde donc !
Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors,brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattess’embrouillent, il roula, il descendit la pente légère de latoiture, sans pouvoir se rattraper.
– Nom de Dieu ! dit-il d’une voix étouffée.
Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deuxfois sur lui-même, vint s’écraser au milieu de la rue avec le coupsourd d’un paquet de linge jeté de haut.
Gervaise, stupide, la gorge déchirée d’un grand cri, resta lesbras en l’air. Des passants accoururent, un attroupement se forma.Madame Boche, bouleversée, fléchissant sur ses jambes, prit Nanaentre ses bras, pour lui cacher la tête et l’empêcher de voir.Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite, fermaittranquillement sa fenêtre.
Quatre hommes finirent par transporter Coupeau chez unpharmacien, au coin de la rue des Poissonniers ; et il demeuralà près d’une heure, au milieu de la boutique, sur une couverture,pendant qu’on était allé chercher un brancard à l’hôpitalLariboisière. Il respirait encore, mais le pharmacien avait depetits hochements de tête. Maintenant, Gervaise, à genoux parterre, sanglotait d’une façon continue, barbouillée de ses larmes,aveuglée, hébétée. D’un mouvement machinal, elle avançait lesmains, tâtait les membres de son mari, très doucement. Puis, elleles retirait, en regardant le pharmacien qui lui avait défendu detoucher ; et elle recommençait quelques secondes plus tard, nepouvant s’empêcher de s’assurer s’il restait chaud, croyant luifaire du bien. Quand le brancard arriva enfin, et qu’on parla departir pour l’hôpital, elle se releva, en disantviolemment :
– Non, non, pas à l’hôpital !… Nous demeurons rueNeuve de la Goutte-d’Or.
On eut beau lui expliquer que la maladie lui coûterait trèscher, si elle prenait son mari chez elle. Elle répétait avecentêtement :
– Rue Neuve de la Goutte-d’Or, je montrerai la porte…Qu’est-ce que ça vous fait ? J’ai de l’argent… C’est mon mari,n’est-ce pas ? Il est à moi, je le veux.
Et l’on dut rapporter Coupeau chez lui. Lorsque le brancardtraversa la foule qui s’écrasait devant la boutique du pharmacien,les femmes du quartier parlaient de Gervaise avec animation :elle boitait, la mâtine, mais elle avait tout de même duchien ; bien sûr, elle sauverait son homme, tandis qu’àl’hôpital les médecins faisaient passer l’arme à gauche aux maladestrop détériorés, histoire de ne pas se donner l’embêtement de lesguérir. Madame Boche, après avoir emmené Nana chez elle, étaitrevenue et racontait l’accident avec des détails interminables,toute secouée encore d’émotion.
– J’allais chercher un gigot, j’étais là, je l’ai vutomber, répétait-elle. C’est à cause de sa petite, il a voulu laregarder, et patatras ! Ah ! Dieu de Dieu ! je nedemande pas à en voir tomber un second… Il faut pourtant quej’aille chercher mon gigot.
Pendant huit jours, Coupeau fut très bas. La famille, lesvoisins, tout le monde, s’attendaient à le voir tourner de l’œild’un instant à l’autre. Le médecin, un médecin très cher qui sefaisait payer cent sous la visite, craignait des lésionsintérieures ; et ce mot effrayait beaucoup, on disait dans lequartier que le zingueur avait eu le cœur décroché par la secousse.Seule, Gervaise, pâlie par les veilles, sérieuse, résolue, haussaitles épaules. Son homme avait la jambe droite cassée ; ça, toutle monde le savait ; on la lui remettrait, voilà tout. Quantau reste, au cœur décroché, ce n’était rien. Elle le luiraccrocherait, son cœur. Elle savait comment les cœurs seraccrochent, avec des soins, de la propreté, une amitié solide. Etelle montrait une conviction superbe, certaine de le guérir, rienqu’à rester autour de lui et à le toucher de ses mains, dans lesheures de fièvre. Elle ne douta pas une minute. Toute une semaine,on la vit sur ses pieds, parlant peu, recueillie dans sonentêtement de le sauver, oubliant les enfants, la rue, la villeentière. Le neuvième jour, le soir où le médecin répondit enfin dumalade, elle tomba sur une chaise, les jambes molles, l’échinebrisée, tout en larmes. Cette nuit-là, elle consentit à dormir deuxheures, la tête posée sur le pied du lit.
L’accident de Coupeau avait mis la famille en l’air. MamanCoupeau passait les nuits avec Gervaise ; mais, dès neufheures, elle s’endormait sur sa chaise. Chaque soir, en rentrant dutravail, madame Lerat faisait un grand détour pour prendre desnouvelles. Les Lorilleux étaient d’abord venus deux et trois foispar jour, offrant de veiller, apportant même un fauteuil pourGervaise. Puis, des querelles n’avaient pas tardé à s’élever sur lafaçon de soigner les malades. Madame Lorilleux prétendait avoirsauvé assez de gens dans sa vie pour savoir comment il fallait s’yprendre. Elle accusait aussi la jeune femme de la bousculer, del’écarter du lit de son frère. Bien sûr, la Banban avait raison devouloir quand même guérir Coupeau ; car enfin, si elle n’étaitpas allée le déranger rue de la Nation, il ne serait pas tombé.Seulement, de la manière dont elle l’accommodait, elle étaitcertaine de l’achever.
Lorsqu’elle vit Coupeau hors de danger, Gervaise cessa de garderson lit avec autant de rudesse jalouse. Maintenant, on ne pouvaitplus le lui tuer, et elle laissait approcher les gens sansméfiance. La famille s’étalait dans la chambre. La convalescencedevait être très longue ; le médecin avait parlé de quatremois. Alors, pendant les longs sommeils du zingueur, les Lorilleuxtraitèrent Gervaise de bête. Ça l’avançait beaucoup d’avoir sonmari chez elle. À l’hôpital, il se serait remis sur pied deux foisplus vite. Lorilleux aurait voulu être malade, attraper un boboquelconque, pour lui montrer s’il hésiterait une seconde à entrer àLariboisière. Madame Lorilleux connaissait une dame qui ensortait ; eh bien ! elle avait mangé du poulet matin etsoir. Et tous deux, pour la vingtième fois, refaisaient le calculde ce que coûteraient au ménage les quatre mois deconvalescence ; d’abord les journées de travail perdues, puisle médecin, les remèdes, et plus tard le bon vin, la viandesaignante. Si les Coupeau croquaient seulement leurs quatre sousd’économies, ils devraient s’estimer fièrement heureux. Mais ilss’endetteraient, c’était à croire. Oh ! ça les regardait.Surtout, ils n’avaient pas à compter sur la famille, qui n’étaitpas assez riche, pour entretenir un malade chez lui. Tant pis pourla Banban, n’est-ce pas ? elle pouvait bien faire comme lesautres, laisser porter son homme à l’hôpital. Ça la complétait,d’être une orgueilleuse.
Un soir, madame Lorilleux eut la méchanceté de lui demanderbrusquement :
– Eh bien ! et votre boutique, quand lalouez-vous ?
– Oui, ricana Lorilleux, le concierge vous attendencore.
Gervaise resta suffoquée. Elle avait complètement oublié laboutique. Mais elle voyait la joie mauvaise de ces gens, à lapensée que désormais la boutique était flambée. Dès ce soir-là, eneffet, ils guettèrent les occasions pour la plaisanter sur son rêvetombé à l’eau. Quand on parlait d’un espoir irréalisable, ilsrenvoyaient la chose au jour où elle serait patronne, dans un beaumagasin, donnant sur la rue. Et, derrière elle, c’étaient desgorges chaudes. Elle ne voulait pas faire d’aussi vilainessuppositions ; mais, en vérité, les Lorilleux avaient l’airmaintenant d’être très contents de l’accident de Coupeau, quil’empêchait de s’établir blanchisseuse, rue de la Goutte-d’Or.
Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien ellesacrifiait volontiers l’argent pour la guérison de son mari. Chaquefois qu’elle prenait en leur présence le livret de la Caissed’épargne, sous le globe de la pendule, elle disaitgaiement :
– Je sors, je vais louer ma boutique.
Elle n’avait pas voulu retirer l’argent tout d’une fois. Elle leredemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas depièces dans sa commode ; puis, elle espérait vaguement quelquemiracle, un rétablissement brusque, qui leur permettrait de ne pasdéplacer la somme entière. À chaque course à la Caisse d’épargne,quand elle rentrait, elle additionnait sur un bout de papierl’argent qu’ils avaient encore là-bas. C’était uniquement pour lebon ordre. Le trou avait beau se creuser dans la monnaie, elletenait, de son air raisonnable, avec son tranquille sourire, lescomptes de cette débâcle de leurs économies. N’était-il pas déjàune consolation d’employer si bien cet argent, de l’avoir eu sousla main, au moment de leur malheur ? Et, sans un regret, d’unemain soigneuse, elle replaçait le livret derrière la pendule, sousle globe.
Les Goujet se montrèrent très gentils pour Gervaise pendant lamaladie de Coupeau. Madame Goujet était à son entièredisposition ; elle ne descendait pas une fois sans luidemander si elle avait besoin de sucre, de beurre, de sel ;elle lui offrait toujours le premier bouillon, les soirs où ellemettait un pot-au-feu ; même, si elle la voyait trop occupée,elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de main pour lavaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la jeunefemme, allait les emplir à la fontaine de la rue desPoissonniers ; c’était une économie de deux sous. Puis, aprèsle dîner, quand la famille n’envahissait pas la chambre, les Goujetvenaient tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu’àdix heures, le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaisetourner autour du malade. Il ne disait pas dix paroles de lasoirée. Sa grande face blonde enfoncée entre ses épaules decolosse, il s’attendrissait à la voir verser de la tisane dans unetasse, remuer le sucre sans faire de bruit avec la cuiller.Lorsqu’elle bordait le lit et qu’elle encourageait Coupeau d’unevoix douce, il restait tout secoué. Jamais il n’avait rencontré uneaussi brave femme. Ça ne lui allait même pas mal de boiter, carelle en avait plus de mérite encore à se décarcasser tout le longde la journée auprès de son mari. On ne pouvait pas dire, elle nes’asseyait pas un quart d’heure, le temps de manger. Elle couraitsans cesse chez le pharmacien, mettait son nez dans des choses paspropres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir en ordre cettechambre où l’on faisait tout ; avec ça, pas une plainte,toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeuxouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air dedévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, seprenait d’une grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsiaimer et soigner Coupeau de tout son cœur.
– Hein ? mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jourau convalescent. Je n’étais pas en peine, ta femme est le bonDieu.
Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeunefille très convenable, une dentellière comme elle, qu’elle désiraitvivement lui voir épouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui,et la noce était même fixée aux premiers jours de septembre.L’argent de l’entrée en ménage dormait depuis longtemps à la Caissed’épargne. Mais il hochait la tête quand Gervaise lui parlait de cemariage, il murmurait de sa voix lente :
– Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau.Si toutes les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.
Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à selever. Il ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encoresoutenu par Gervaise. Là, il s’asseyait dans le fauteuil desLorilleux, la jambe droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur,qui allait rigoler des pattes cassées, les jours de verglas, étaittrès vexé de son accident. Il manquait de philosophie. Il avaitpassé ces deux mois dans le lit, à jurer, à faire enrager le monde.Ce n’était pas une existence, vraiment, de vivre sur le dos, avecune quille ficelée et raide comme un saucisson. Ah ! ilconnaîtrait le plafond, par exemple ; il y avait une fente, aucoin de l’alcôve, qu’il aurait dessinée les yeux fermés. Puis,quand il s’installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire.Est-ce qu’il resterait longtemps cloué là, pareil à unemomie ? La rue n’était pas si drôle, il n’y passait personne,ça puait l’eau de javelle toute la journée. Non, vrai, il sefaisait trop vieux, il aurait donné dix ans de sa vie pour savoirseulement comment se portaient les fortifications. Et il revenaittoujours à des accusations violentes contre le sort. Ça n’était pasjuste, son accident ; ça n’aurait pas dû lui arriver, à lui,un bon ouvrier, pas fainéant, pas soûlard. À d’autres peut-être, ilaurait compris.
– Le papa Coupeau, disait-il, s’est cassé le cou, un jourde ribote. Je ne puis pas dire que c’était mérité, mais enfin lachose s’expliquait… Moi, j’étais à jeun, tranquille comme Baptiste,sans une goutte de liquide dans le corps, et voilà que jedégringole en voulant me tourner pour faire une risette àNana !… Vous ne trouvez pas ça trop fort ? S’il y a unbon Dieu, il arrange drôlement les choses. Jamais je n’avaleraiça.
Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancunecontre le travail. C’était un métier de malheur, de passer sesjournées comme les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes,les bourgeois ! ils vous envoyaient à la mort, bien troppoltrons pour se risquer sur une échelle, s’installant solidementau coin de leur feu et se fichant du pauvre monde. Et il enarrivait à dire que chacun aurait dû poser son zinc sur sa maison.Dame ! en bonne justice, on devait en venir là : si tu neveux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait dene pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux,celui d’ébéniste, par exemple. Ça, c’était encore la faute du pèreCoupeau ; les pères avaient cette bête d’habitude de fourrerquand même les enfants dans leur partie.
Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Ilavait d’abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant laporte. Ensuite, il était allé jusqu’au boulevard extérieur, setraînant au soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaietélui revenait, son bagou d’enfer s’aiguisait dans ses longuesflâneries. Et il prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie àne rien faire, les membres abandonnés, les muscles glissant à unsommeil très doux ; c’était comme une lente conquête de laparesse, qui profitait de sa convalescence pour entrer dans sa peauet l’engourdir, en le chatouillant. Il revenait bien portant,goguenard, trouvant la vie belle, ne voyant pas pourquoi ça nedurerait pas toujours. Lorsqu’il put se passer de béquilles, ilpoussa ses promenades plus loin, courut les chantiers pour revoirles camarades. Il restait les bras croisés en face des maisons enconstruction, avec des ricanements, des hochements de tête ;et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il allongeait sa jambe,pour leur montrer où ça menait de s’esquinter le tempérament. Cesstations gouailleuses devant la besogne des autres satisfaisaientsa rancune contre le travail. Sans doute, il s’y remettrait, il lefallait bien ; mais ce serait le plus tard possible. Oh !il était payé pour manquer d’enthousiasme. Puis, ça lui semblait sibon de faire un peu la vache !
Les après-midi où Coupeau s’ennuyait, il montait chez lesLorilleux. Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l’attiraient par toutessortes de prévenances aimables. Dans les premières années de sonmariage, il leur avait échappé, grâce à l’influence de Gervaise.Maintenant, ils le reprenaient, en le plaisantant sur la peur quelui causait sa femme. Il n’était donc pas un homme ! Pourtant,les Lorilleux montraient une grande discrétion, célébraient d’unefaçon outrée les mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans sedisputer encore, jurait à celle-ci que sa sœur l’adorait, et luidemandait d’être moins mauvaise pour elle. La première querelle duménage, un soir, était venue au sujet d’Étienne. Le zingueur avaitpassé l’après-midi chez les Lorilleux. En rentrant, comme le dînerse faisait attendre et que les enfants criaient après la soupe, ils’en était pris brusquement à Étienne, lui envoyant une paire decalottes soignées. Et, pendant une heure, il avait ronchonné :ce mioche n’était pas à lui, il ne savait pas pourquoi il letolérait dans la maison ; il finirait par le flanquer à laporte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant d’histoires.Le lendemain, il parlait de sa dignité. Trois jours après, illançait des coups de pied au derrière du petit, matin et soir, sibien que l’enfant, quand il l’entendait monter, se sauvait chez lesGoujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la tablepour faire ses devoirs.
Gervaise, depuis longtemps, s’était remise au travail. Ellen’avait plus la peine d’enlever et de replacer le globe de lapendule ; toutes les économies se trouvaient mangées ; etil fallait piocher dur, piocher pour quatre, car ils étaient quatrebouches à table. Elle seule nourrissait tout ce monde. Quand elleentendait les gens la plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensezdonc ! il avait tant souffert, ce n’était pas étonnant, si soncaractère prenait de l’aigreur ! Mais ça passerait avec lasanté. Et si on lui laissait entendre que Coupeau semblait solide àprésent, qu’il pouvait bien retourner au chantier, elle serécriait. Non, non, pas encore ! Elle ne voulait pas l’avoirde nouveau au lit. Elle savait bien ce que le médecin lui disait,peut-être ! C’était elle qui l’empêchait de travailler, en luirépétant chaque matin de prendre son temps, de ne pas se forcer.Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la poche deson gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle ; ilse plaignait de toutes sortes de douleurs pour se fairedorloter ; au bout de six mois, sa convalescence duraittoujours. Maintenant, les jours où il allait regarder travaillerles autres, il entrait volontiers boire un canon avec lescamarades. Tout de même, on n’était pas mal chez le marchand devin ; on rigolait, on restait là cinq minutes. Ça nedéshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de crever desoif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le blaguer,attendu qu’un verre de vin n’a jamais tué un homme. Mais il setapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que duvin ; toujours du vin, jamais de l’eau-de-vie ; le vinprolongeait l’existence, n’indisposait pas, ne soûlait pas.Pourtant, à plusieurs reprises, après des journées de désœuvrement,passées de chantier en chantier, de cabaret en cabaret, il étaitrentré éméché. Gervaise, ces jours-là, avait fermé sa porte, enprétextant elle-même un gros mal de tête, pour empêcher les Goujetd’entendre les bêtises de Coupeau.
Peu à peu, cependant, la jeune femme s’attrista. Matin et soir,elle allait, rue de la Goutte-d’Or, voir la boutique, qui étaittoujours à louer ; et elle se cachait, comme si ellecommettait un enfantillage indigne d’une grande personne. Cetteboutique recommençait à lui tourner la tête ; la nuit, quandla lumière était éteinte, elle trouvait à y songer, les yeuxouverts, le charme d’un plaisir défendu. Elle faisait de nouveauses calculs, deux cent cinquante francs pour le loyer, centcinquante francs d’outils et d’installation, cent francs d’avanceafin de vivre quinze jours, en tout cinq cents francs, au chiffrele plus bas. Si elle n’en parlait pas tout haut, continuellement,c’était de crainte de paraître regretter les économies mangées parla maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle souvent, ayantfailli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase avec laconfusion d’une vilaine pensée. Maintenant, il faudrait travaillerquatre ou cinq années, avant d’avoir mis de côté une si grossesomme. Sa désolation était justement de ne pouvoir s’établir toutde suite ; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sanscompter sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goûtau travail ; elle se serait tranquillisée, certaine del’avenir, débarrassée des peurs secrètes dont elle se sentait priseparfois, lorsqu’il revenait très gai, chantant, racontant quelquebonne farce de cet animal de Mes-Bottes, auquel il avait payé unlitre.
Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra etne se sauva pas, comme à son habitude. Il s’était assis, il fumaiten la regardant. Il devait avoir une phrase grave àprononcer ; il la retournait, la mûrissait, sans pouvoir luidonner une forme convenable. Enfin, après un gros silence, il sedécida, il retira sa pipe de la bouche, pour dire tout d’untrait :
– Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vousprêter de l’argent ?
Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant destorchons. Elle se releva, très rouge. Il l’avait donc vue, lematin, rester en extase devant la boutique, pendant près de dixminutes ? Lui, souriait d’un air gêné, comme s’il avait faitlà une proposition blessante. Mais elle refusa vivement ;jamais elle n’accepterait de l’argent sans savoir quand ellepourrait le rendre. Puis, il s’agissait vraiment d’une trop fortesomme. Et comme il insistait, consterné, elle finit parcrier :
– Mais votre mariage ? Je ne puis pas prendre l’argentde votre mariage, bien sûr !
– Oh ! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant àson tour. Je ne me marie plus. Vous savez, une idée… Vrai, j’aimemieux vous prêter l’argent.
Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre euxquelque chose de très doux qu’ils ne disaient pas. Et Gervaiseaccepta. Goujet avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier,allèrent la voir tout de suite. La dentellière était grave, un peutriste, son calme visage penché sur son tambour. Elle ne voulaitpas contrarier son fils, mais elle n’approuvait plus le projet deGervaise ; et elle dit nettement pourquoi : Coupeautournait mal, Coupeau lui mangerait sa boutique. Elle ne pardonnaitsurtout point au zingueur d’avoir refusé d’apprendre à lire,pendant sa convalescence ; le forgeron s’était offert pour luimontrer, mais l’autre l’avait envoyé dinguer, en accusant lascience de maigrir le monde. Cela avait presque fâché les deuxouvriers ; ils allaient chacun de son côté. D’ailleurs, madameGoujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, semontra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu’on prêteraitcinq cents francs aux voisins ; ils les rembourseraient endonnant chaque mois un acompte de vingt francs ; ça dureraitce que ça durerait.
– Dis donc ! le forgeron te fait de l’œil, s’écriaCoupeau en riant, quand il apprit l’histoire. Oh ! je suisbien tranquille, il est trop godiche… On le lui rendra, son argent.Mais, vrai, s’il avait affaire à de la fripouille, il seraitjoliment jobardé.
Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaisecourut toute la journée, de la rue Neuve à la rue de laGoutte-d’Or. Dans le quartier, à la voir passer ainsi, légère,ravie au point de ne plus boiter, on racontait qu’elle avait dû selaisser faire une opération.
Justement, les Boche, depuis le terme d’avril, avaient quitté larue des Poissonniers et tenaient la loge de la grande maison, ruede la Goutte-d’Or. Comme ça se rencontrait, tout de même ! Undes ennuis de Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans conciergedans son trou de la rue Neuve, était de retomber sous la sujétionde quelque mauvaise bête, avec laquelle il faudrait se disputerpour un peu d’eau répandue, ou pour la porte refermée trop fort, lesoir. Les concierges sont une si sale espèce ! Mais, avec lesBoche, ce serait un plaisir. On se connaissait, on s’entendraittoujours. Enfin, ça se passerait en famille.
Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer lebail, Gervaise se sentit le cœur tout gros, en passant sous lahaute porte. Elle allait donc habiter cette maison vaste comme unepetite ville, allongeant et entrecroisant les rues interminables deses escaliers et de ses corridors. Les façades grises avec lesloques des fenêtres séchant au soleil, la cour blafarde aux pavésdéfoncés de place publique, le ronflement de travail qui sortaitdes murs, lui causaient un grand trouble, une joie d’être enfinprès de contenter son ambition, une peur de ne pas réussir et de setrouver écrasée dans cette lutte énorme contre la faim, dont elleentendait le souffle. Il lui semblait faire quelque chose de trèshardi, se jeter au beau milieu d’une machine en branle, pendant queles marteaux du serrurier et les rabots de l’ébéniste tapaient etsifflaient, au fond des ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là,les eaux de la teinturerie coulant sous le porche, étaient d’unvert pomme très tendre. Elle les enjamba, en souriant ; ellevoyait dans cette couleur un heureux présage.
Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même desBoche. M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix,avait jadis tourné la meule, le long des trottoirs. On le disaitriche aujourd’hui à plusieurs millions. C’était un homme decinquante-cinq ans, fort, osseux, décoré, étalant ses mainsimmenses d’ancien ouvrier ; et un de ses bonheurs étaitd’emporter les couteaux et les ciseaux de ses locataires, qu’ilaiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour n’être pas fier,parce qu’il restait des heures chez ses concierges, caché dansl’ombre de la loge, à demander des comptes. Il traitait là toutesses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table graisseusede madame Boche, écoutant comment la couturière du second, dansl’escalier A, avait refusé de payer, d’un mot dégoûtant. Puis,quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main auzingueur. Lui, aimait les ouvriers. Autrefois, il avait eu jolimentdu tirage. Mais le travail menait à tout. Et, après avoir comptéles deux cent cinquante francs du premier semestre, qu’il engloutitdans sa vaste poche, il dit sa vie, il montra sa décoration.
Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l’attitudedes Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ilss’empressaient autour du propriétaire, courbés en deux, guettantses paroles, les approuvant de la tête. Madame Boche sortitvivement, alla chasser une bande d’enfants qui pataugeaient devantla fontaine, dont le robinet grand ouvert inondait le pavé ;et quand elle revint, droite et sévère dans ses jupes, traversantla cour avec de lents regards à toutes les fenêtres, comme pours’assurer du bon ordre de la maison, elle eut un pincement delèvres disant de quelle autorité elle était investie, maintenantqu’elle avait sous elle trois cents locataires. Boche, de nouveau,parlait de la couturière du second ; il était d’avis del’expulser ; il calculait les termes en retard, avec uneimportance d’intendant dont la gestion pouvait être compromise.M. Marescot approuva l’idée de l’expulsion ; mais ilvoulait attendre jusqu’au demi-terme. C’était dur de jeter les gensà la rue, d’autant plus que ça ne mettait pas un sou dans la pochedu propriétaire. Et Gervaise, avec un léger frisson, se demandaitsi on la jetterait à la rue, elle aussi, le jour où un malheurl’empêcherait de payer. La loge, enfumée, emplie de meubles noirs,avait une humidité et un jour livide de cave ; devant lafenêtre, toute la lumière tombait sur l’établi du tailleur, oùtraînait une vieille redingote à retourner ; tandis quePauline, la petite des Boche, une enfant rousse de quatre ans,assise par terre, regardait sagement cuire un morceau de veau,baignée et ravie dans l’odeur forte de cuisine montant dupoêlon.
M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsquecelui-ci parla des réparations, en lui rappelant sa promesseverbale de causer de cela plus tard. Mais le propriétaire sefâcha ; il ne s’était engagé à rien ; jamais, d’ailleurs,on ne faisait des réparations dans une boutique. Pourtant, ilconsentit à aller voir les lieux, suivi des Coupeau et de Boche. Lepetit mercier était parti en emportant son agencement de casiers etde comptoirs ; la boutique, toute nue, montrait son plafondnoir, ses murs crevés, où des lambeaux d’un ancien papier jaunependaient. Là, dans le vide sonore des pièces, une discussionfurieuse s’engagea. M. Marescot criait que c’était auxcommerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçantpouvait vouloir de l’or partout, et lui, propriétaire, ne pouvaitpas mettre de l’or ; puis, il raconta sa propre installation,rue de la Paix, où il avait dépensé plus de vingt mille francs.Gervaise, avec son entêtement de femme, répétait un raisonnementqui lui semblait irréfutable : dans un logement, n’est-ce pas,il ferait coller du papier ? alors, pourquoi ne considérait-ilpas la boutique comme un logement ? Elle ne lui demandait pasautre chose, blanchir le plafond et remettre du papier.
Boche, cependant, restait impénétrable et digne ; iltournait, regardait en l’air, sans se prononcer. Coupeau avait beaului adresser des clignements d’yeux, il affectait de ne pas vouloirabuser de sa grande influence sur le propriétaire. Il finitpourtant par laisser échapper un jeu de physionomie, un petitsourire mince accompagné d’un hochement de tête. Justement,M. Marescot, exaspéré, l’air malheureux, écartant ses dixdoigts dans une crampe d’avare auquel on arrache son or, cédait àGervaise, promettait le plafond et le papier, à la conditionqu’elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite, nevoulant plus entendre parler de rien.
Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna desclaques sur les épaules, très expansif. Hein ? c’étaitenlevé ! Sans lui, jamais ils n’auraient eu leur papier nileur plafond. Avaient-ils remarqué comme le propriétaire l’avaitconsulté du coin de l’œil et s’était brusquement décidé en levoyant sourire ? Puis, en confidence, il avoua être le vraimaître de la maison : il décidait des congés, louait si lesgens lui plaisaient, touchait les termes qu’il gardait des quinzejours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier lesBoche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Ça méritaitun cadeau.
Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique.L’achat du papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulaitun papier gris à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs.Boche lui offrit de l’emmener ; elle choisirait. Mais il avaitdes ordres formels du propriétaire, il ne devait pas dépasser leprix de quinze sous le rouleau. Ils restèrent une heure chez lemarchand, la blanchisseuse revenait toujours à une perse trèsgentille de dix-huit sous, désespérée, trouvant les autres papiersaffreux. Enfin, le concierge céda ; il arrangerait la chose,il compterait un rouleau de plus, s’il le fallait. Et Gervaise, enrentrant, acheta des gâteaux pour Pauline. Elle n’aimait pas resteren arrière, il y avait tout bénéfice avec elle à se montrercomplaisant.
En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travauxdurèrent trois semaines. D’abord, on avait parlé de lessiversimplement les peintures. Mais ces peintures, anciennement lie devin, étaient si sales et si tristes, que Gervaise se laissaentraîner à faire remettre toute la devanture en bleu clair, avecdes filets jaunes. Alors, les réparations s’éternisèrent. Coupeau,qui ne travaillait toujours pas, arrivait dès le matin, pour voirsi ça marchait. Boche lâchait la redingote ou le pantalon dont ilrefaisait les boutonnières, venait de son côté surveiller seshommes. Et tous deux, debout en face des ouvriers, les mainsderrière le dos, fumant, crachant, passaient la journée à jugerchaque coup de pinceau. C’étaient des réflexions interminables, desrêveries profondes pour un clou à arracher. Les peintres, deuxgrands diables bons enfants, quittaient leurs échelles, seplantaient, eux aussi, au milieu de la boutique, se mêlant à ladiscussion, hochant la tête pendant des heures, en regardant d’unœil songeur leur besogne commencée. Le plafond se trouva badigeonnéassez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillit ne jamaissortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les peintres semontraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un coin,donnaient un coup d’œil, puis disparaissaient ; et on ne lesrevoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dûfinir une bricole, à côté, rue Myrha. D’autres fois, Coupeauemmenait toute la coterie boire un canon, Boche, les peintres, avecles camarades qui passaient ; c’était encore une après-midiflambée. Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deuxjours, tout fut terminé, les peintures vernies, le papier collé,les saletés jetées au tombereau. Les ouvriers avaient bâclé çacomme en se jouant, sifflant sur leurs échelles, chantant àétourdir le quartier.
L’emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiersjours, éprouvait des joies d’enfant, quand elle traversait la rue,en rentrant d’une commission. Elle s’attardait, souriait à son chezelle. De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, saboutique lui apparaissait toute claire, d’une gaieté neuve, avecson enseigne bleu tendre, où les mots : Blanchisseuse defin, étaient peints en grandes lettres jaunes. Dans lavitrine, fermée au fond par des petits rideaux de mousseline,tapissée de papier bleu pour faire valoir la blancheur du linge,des chemises d’homme restaient en montre, des bonnets de femmependaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et elle trouvaitsa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entrait encore dansdu bleu ; le papier qui imitait une perse Pompadour,représentait une treille où couraient des liserons ; l’établi,une immense table tenant les deux tiers de la pièce, garni d’uneépaisse couverture, se drapait d’un bout de cretonne à grandsramages bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaise s’asseyaitsur un tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse decette belle propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais sonpremier regard allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte,où dix fers pouvaient chauffer à la fois, rangés autour du foyer,sur des plaques obliques. Elle venait se mettre à genoux, regardaitavec la continuelle peur que sa petite bête d’apprentie ne fitéclater la fonte, en fourrant trop de coke.
Derrière la boutique, le logement était très convenable. LesCoupeau couchaient dans la première chambre, où l’on faisait lacuisine et où l’on mangeait ; une porte, au fond, ouvrait surla cour de la maison. Le lit de Nana se trouvait dans la chambre dedroite, un grand cabinet, qui recevait le jour par une lucarneronde, près du plafond. Quant à Étienne, il partageait la chambrede gauche avec le linge sale, dont d’énormes tas traînaienttoujours sur le plancher. Pourtant, il y avait un inconvénient, lesCoupeau ne voulaient pas en convenir d’abord ; mais les murspissaient l’humidité, et on ne voyait plus clair dès trois heuresde l’après-midi.
Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosseémotion. On accusa les Coupeau d’aller trop vite et de faire desembarras. Ils avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs desGoujet en installation, sans garder même de quoi vivre unequinzaine, comme ils se l’étaient promis. Le matin où Gervaiseenleva ses volets pour la première fois, elle avait juste sixfrancs dans son porte-monnaie. Mais elle n’était pas en peine, lespratiques arrivaient, ses affaires s’annonçaient très bien. Huitjours plus tard, le samedi, avant de se coucher, elle resta deuxheures à calculer, sur un bout de papier ; et elle réveillaCoupeau, la mine luisante, pour lui dire qu’il y avait des mille etdes cents à gagner, si l’on était raisonnable.
– Ah bien ! criait madame Lorilleux dans toute la ruede la Goutte-d’Or, mon imbécile de frère en voit de drôles !…Il ne manquait plus à la Banban que de faire la vie. Ça lui vabien, n’est-ce pas ?
Les Lorilleux s’étaient brouillés à mort avec Gervaise. D’abord,pendant les réparations de la boutique, ils avaient failli creverde rage ; rien qu’à voir les peintres de loin, ils passaientsur l’autre trottoir, ils remontaient chez eux les dents serrées.Une boutique bleue à cette rien-du-tout, si ce n’était pas faitpour casser les bras des honnêtes gens ! Aussi, dès le secondjour, comme l’apprentie vidait à la volée un bol d’amidon, juste aumoment où madame Lorilleux sortait, celle-ci avait-elle ameuté larue en accusant sa belle-sœur de la faire insulter par sesouvrières. Et tous rapports étaient rompus, on n’échangeait plusque des regards terribles, quand on se rencontrait.
– Oui, une jolie vie ! répétait madame Lorilleux. Onsait d’où il lui vient, l’argent de sa baraque ! Elle a gagnéça avec le forgeron… Encore du propre monde, de ce côté-là !Le père ne s’est-il pas coupé la tête avec un couteau, pour éviterla peine à la guillotine ? Enfin, quelque sale histoire dansce genre !
Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Goujet.Elle mentait, elle prétendait les avoir surpris un soir ensemble,sur un banc du boulevard extérieur. La pensée de cette liaison, desplaisirs que devait goûter sa belle-sœur, l’exaspérait davantage,dans son honnêteté de femme laide. Chaque jour, le cri de son cœurlui revenait aux lèvres :
– Mais qu’a-t-elle donc sur elle, cette infirme, pour sefaire aimer ! Est-ce qu’on m’aime, moi !
Puis, c’étaient des potins interminables avec les voisines. Elleracontait toute l’histoire. Allez, le jour du mariage, elle avaitfait une drôle de tête ! Oh ! elle avait le nez creux,elle sentait déjà comment ça devait tourner. Plus tard, monDieu ! la Banban s’était montrée si douce, si hypocrite,qu’elle et son mari, par égard pour Coupeau, avaient consenti àêtre parrain et marraine de Nana ; même que ça coûtait bon, unbaptême comme celui-là. Mais maintenant, voyez-vous ! laBanban pouvait être à l’article de la mort et avoir besoin d’unverre d’eau, ce ne serait pas elle, bien sûr, qui le lui donnerait.Elle n’aimait pas les insolentes, ni les coquines, ni lesdévergondées. Quant à Nana, elle serait toujours bien reçue, sielle montait voir son parrain et sa marraine ; la petite,n’est-ce pas ? n’était point coupable des crimes de la mère.Coupeau, lui, n’avait pas besoin de conseil ; à sa place, touthomme aurait trempé le derrière de sa femme dans un baquet, en luiallongeant une paire de claques ; enfin, ça le regardait, onlui demandait seulement d’exiger du respect pour sa famille. Jourde Dieu ! si Lorilleux l’avait trouvée, elle, madameLorilleux, en flagrant délit ! ça ne se serait pas passétranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans leventre.
Les Boche, pourtant, juges sévères des querelles de la maison,donnaient tort aux Lorilleux. Sans doute, les Lorilleux étaient despersonnes comme il faut, tranquilles, travaillant toute la saintejournée, payant régulièrement leur terme. Mais là, franchement, lajalousie les enrageait. Avec ça, ils auraient tondu un œuf. Despingres, quoi ! des gens qui cachaient leur litre, quand onmontait, pour ne pas offrir un verre de vin ; enfin, du mondepas propre. Un jour, Gervaise venait de payer aux Boche du cassisavec de l’eau de Seltz, qu’on buvait dans la loge, quand madameLorilleux était passée, très raide, en affectant de cracher devantla porte des concierges. Et, depuis lors, chaque samedi, madameBoche, lorsqu’elle balayait les escaliers et les couloirs, laissaitdes ordures devant la porte des Lorilleux.
– Parbleu ! criait madame Lorilleux, la Banban lesgorge, ces goinfres ! Ah ! ils sont bien tous lesmêmes !… Mais qu’ils ne m’embêtent pas ! J’irais meplaindre au propriétaire… Hier encore, j’ai vu ce sournois de Bochese frotter aux jupes de madame Gaudron. S’attaquer à une femme decet âge, qui a une demi-douzaine d’enfants, hein ? c’est de lacochonnerie pure !… Encore une saleté de leur part, et jepréviens la mère Boche, pour qu’elle flanque une tripotée à sonhomme… Dame ! on rirait un peu.
Maman Coupeau voyait toujours les deux ménages, disant commetout le monde, arrivant même à se faire retenir plus souvent àdîner, en écoutant complaisamment sa fille et sa belle-fille, unsoir chacune. Madame Lerat, pour le moment, n’allait plus chez lesCoupeau, parce qu’elle s’était disputée avec la Banban, au sujetd’un zouave qui venait découper le nez de sa maîtresse d’un coup derasoir ; elle soutenait le zouave, elle trouvait le coup derasoir très amoureux, sans donner ses raisons. Et elle avait encoreexaspéré les colères de madame Lorilleux, en lui affirmant que laBanban, dans la conversation, devant des quinze et des vingtpersonnes, l’appelait Queue-de-Vache sans se gêner. Mon Dieu !oui, les Boche, les voisins maintenant l’appelaientQueue-de-Vache.
Au milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, surle seuil de sa boutique, saluait les amis d’un petit signe de têteaffectueux. Elle se plaisait à venir là, une minute, entre deuxcoups de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement de vanitéd’une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue de laGoutte-d’Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartiertout entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche,les bras nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail,elle jetait un regard à gauche, un regard à droite, aux deux bouts,pour prendre d’un trait les passants, les maisons, le pavé et leciel : à gauche, la rue de la Goutte-d’Or s’enfonçait,paisible, déserte, dans un coin de province, où des femmescausaient bas sur les portes ; à droite, à quelques pas, larue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures, un continuelpiétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout uncarrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahotsdes camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades desgens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutisen pente raide ; ses trois mètres de ruisseau, devant saboutique, prenaient une importance énorme, un fleuve large, qu’ellevoulait très propre, un fleuve étrange et vivant, dont lateinturerie de la maison colorait les eaux des caprices les plustendres, au milieu de la boue noire. Puis, elle s’intéressait à desmagasins, une vaste épicerie, avec un étalage de fruits secsgaranti par des filets à petites mailles, une lingerie etbonneterie d’ouvriers, balançant au moindre souffle des cottes etdes blouses bleues, pendues les jambes et les bras écartés. Chez lafruitière, chez la tripière, elle apercevait des angles decomptoir, où des chats superbes et tranquilles ronronnaient. Savoisine, madame Vigouroux, la charbonnière, lui rendait son salut,une petite femme grasse, la face noire, les yeux luisants,fainéantant à rire avec des hommes, adossée contre sa devanture,que des bûches peintes sur un fond lie-de-vin décoraient d’undessin compliqué de chalet rustique. Mesdames Cudorge, la mère etla fille, ses autres voisines qui tenaient la boutique deparapluies, ne se montraient jamais, leur vitrine assombrie, leurporte close, ornée de deux petites ombrelles de zinc enduites d’uneépaisse couche de vermillon vif. Mais Gervaise, avant de rentrer,donnait toujours un coup d’œil, en face d’elle, à un grand murblanc, sans une fenêtre, percé d’une immense porte cochère, parlaquelle on voyait le flamboiement d’une forge, dans une courencombrée de charrettes et de carrioles, les brancards en l’air.Sur le mur, le mot : Maréchalerie, était écrit engrandes lettres, encadré d’un éventail de fers à cheval. Toute lajournée, les marteaux sonnaient sur l’enclume, des incendiesd’étincelles éclairaient l’ombre blafarde de la cour. Et, au bas dece mur, au fond d’un trou, grand comme une armoire, entre unemarchande de ferraille et une marchande de pommes de terre frites,il y avait un horloger, un monsieur en redingote, l’air propre, quifouillait continuellement des montres avec des outils mignons,devant un établi où des choses délicates dormaient sous desverres ; tandis que, derrière lui, les balanciers de deux outrois douzaines de coucous tout petits battaient à la fois, dans lamisère noire de la rue et le vacarme cadencé de lamaréchalerie.
Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, onclabaudait sur son compte, mais il n’y avait qu’une voix pour luireconnaître de grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avecdes dents très blanches. Enfin, c’était une jolie blonde, et elleaurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur de sajambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé.Ses traits fins s’empâtaient, ses gestes prenaient une lenteurheureuse. Maintenant, elle s’oubliait parfois sur le bord d’unechaise, le temps d’attendre son fer, avec un sourire vague, la facenoyée d’une joie gourmande. Elle devenait gourmande ; ça, toutle monde le disait ; mais ce n’était pas un vilain défaut, aucontraire. Quand on gagne de quoi se payer de fins morceaux,n’est-ce pas ? on serait bien bête de manger des pelures depommes de terre. D’autant plus qu’elle travaillait toujours dur, semettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits,les volets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme ondisait dans le quartier, elle avait la veine ; tout luiprospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier,mademoiselle Remanjou, les Boche ; elle enlevait même à sonancienne patronne, madame Fauconnier, des dames de Paris logées ruedu Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde quinzaine, elle avait dûprendre deux ouvrières, madame Putois et la grande Clémence, cettefille qui habitait autrefois au sixième ; ça lui faisait troispersonnes chez elle, avec son apprentie, ce petit louchond’Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. D’autresauraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de fortune. Elle étaitbien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé lasemaine entière. D’ailleurs, il lui fallait ça ; elle seraitrestée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes seules,si elle ne s’était pas collé un velours sur la poitrine, quelquechose de bon dont l’envie lui chatouillait le jabot.
Jamais Gervaise n’avait encore montré tant de complaisance. Elleétait douce comme un mouton, bonne comme du pain. À part madameLorilleux, qu’elle appelait Queue-de-Vache, pour se venger, elle nedétestait personne, elle excusait tout le monde. Dans le légerabandon de sa gueulardise, quand elle avait bien déjeuné et prisson café, elle cédait au besoin d’une indulgence générale. Son motétait : « On doit se pardonner entre soi, n’est-cepas ? si l’on ne veut pas vivre comme des sauvages. »Quand on lui parlait de sa bonté, elle riait. Il n’aurait plusmanqué qu’elle fût méchante ! Elle se défendait, elle disaitn’avoir aucun mérite à être bonne. Est-ce que tous ses rêvesn’étaient pas réalisés, est-ce qu’il lui restait à ambitionnerquelque chose dans l’existence ? Elle rappelait son idéald’autrefois, lorsqu’elle se trouvait sur le pavé travailler, mangerdu pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, ne pas êtrebattue, mourir dans son lit. Et maintenant son idéal étaitdépassé ; elle avait tout, et en plus beau. Quant à mourirdans son lit, ajoutait-elle en plaisantant, elle y comptait, maisle plus tard possible, bien entendu.
C’était surtout pour Coupeau que Gervaise se montrait gentille.Jamais une mauvaise parole, jamais une plainte, derrière le dos deson mari. Le zingueur avait fini par se remettre au travail ;et, comme son chantier était alors à l’autre bout de Paris, ellelui donnait tous les matins quarante sous pour son déjeuner, sagoutte et son tabac. Seulement, deux jours sur six, Coupeaus’arrêtait en route, buvait les quarante sous avec un ami, etrevenait déjeuner en racontant une histoire. Une fois même, iln’était pas allé loin, il s’était payé avec Mes-Bottes et troisautres un gueuleton soigné, des escargots, du rôti et du vincacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle ; puis,comme ses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la noteà sa femme par un garçon, en lui faisant dire qu’il était au clou.Celle-ci riait, haussait les épaules. Où était le mal, si son hommes’amusait un peu ? Il fallait laisser aux hommes la cordelongue, quand on voulait vivre en paix dans son ménage. D’un mot àun autre, on en arrivait vite aux coups. Mon Dieu ! on devaittout comprendre, Coupeau souffrait encore de sa jambe, puis il setrouvait entraîné, il était bien forcé de faire comme les autres,sous peine de passer pour un mufle. D’ailleurs, ça ne tirait pas àconséquence ; s’il rentrait éméché, il se couchait, et deuxheures après il n’y paraissait plus.
Cependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi dejuin, un samedi que l’ouvrage pressait, Gervaise avait elle-mêmebourré de coke la mécanique, autour de laquelle dix ferschauffaient, dans le ronflement du tuyau. À cette heure, le soleiltombait d’aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait uneréverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafondde la boutique ; et ce coup de lumière, bleui par le reflet dupapier des étagères et de la vitrine, mettait au-dessus de l’établiun jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans leslinges fins. Il faisait là une température à crever. On avaitlaissé ouverte la porte de la rue, mais pas un souffle de vent nevenait ; les pièces qui séchaient en l’air, pendues aux filsde laiton, fumaient, étaient raides comme des copeaux en moins detrois quarts d’heure. Depuis un instant, sous cette lourdeur defournaise, un gros silence régnait, au milieu duquel les fers seulstapaient sourdement, étouffés par l’épaisse couverture garnie decalicot.
– Ah bien ! dit Gervaise, si nous ne fondons pas,aujourd’hui ! On retirerait sa chemise !
Elle était accroupie par terre, devant une terrine, occupée àpasser du linge à l’amidon. En jupon blanc, la camisole retrousséeaux manches et glissée des épaules, elle avait les bras nus, le counu, toute rose, si suante, que des petites mèches blondes de sescheveux ébouriffés se collaient à sa peau. Soigneusement, elletrempait dans l’eau laiteuse des bonnets, des devants de chemisesd’homme, des jupons entiers, des garnitures de pantalons de femme.Puis, elle roulait les pièces et les posait au fond d’un paniercarré, après avoir plongé dans un seau et secoué sa main sur lescorps des chemises et des pantalons qui n’étaient pasamidonnés.
– C’est pour vous, ce panier, madame Putois, reprit-elle.Dépêchez-vous, n’est-ce pas ? Ça sèche tout de suite, ilfaudrait recommencer dans une heure.
Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite,repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caracomarron. Elle n’avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noirgarni de rubans verts tournés au jaune. Et elle restait raidedevant l’établi, trop haut pour elle, les coudes en l’air, poussantson fer avec des gestes cassés de marionnette. Tout d’un coup, elles’écria :
– Ah ! non, mademoiselle Clémence, remettez votrecamisole. Vous savez, je n’aime pas les indécences. Pendant quevous y êtes, montrez toute votre boutique. Il y a déjà trois hommesarrêtés en face.
La grande Clémence la traita de vieille bête, entre ses dents.Elle suffoquait, elle pouvait bien se mettre à l’aise ; toutle monde n’avait pas une peau d’amadou. D’ailleurs, est-ce qu’onvoyait quelque chose ? Et elle levait les bras, sa gorgepuissante de belle fille crevait sa chemise, ses épaules faisaientcraquer les courtes manches. Clémence s’en donnait à se vider lesmoelles avant trente ans ; le lendemain des noces sérieuses,elle ne sentait plus le carreau sous ses pieds, elle dormait sur labesogne, la tête et le ventre comme bourrés de chiffons. Mais on lagardait quand même, car pas une ouvrière ne pouvait se flatter derepasser une chemise d’homme avec son chic. Elle avait laspécialité des chemises d’homme.
– C’est à moi, allez ! finit-elle par déclarer, en sedonnant des claques sur la gorge. Et ça ne mord pas, ça ne faitbobo à personne.
– Clémence, remettez votre camisole, dit Gervaise. MadamePutois a raison, ce n’est pas convenable… On prendrait ma maisonpour ce qu’elle n’est pas.
Alors, la grande Clémence se rhabilla en bougonnant. En voilàdes giries ! Avec ça que les passants n’avaient jamais vu desnénais ! Et elle soulagea sa colère sur l’apprentie, celouchon d’Augustine, qui repassait à côté d’elle du linge plat, desbas et des mouchoirs ; elle la bouscula, la poussa avec soncoude. Mais Augustine, hargneuse, d’une méchanceté sournoise demonstre et de souffre-douleur, cracha par-derrière sur sa robe,sans qu’on la vit, pour se venger.
Gervaise pourtant venait de commencer un bonnet appartenant àmadame Boche, qu’elle voulait soigner. Elle avait préparé del’amidon cuit pour le remettre à neuf. Elle promenait doucement,dans le fond de la coiffe, le polonais, un petit fer arrondi desdeux bouts, lorsqu’une femme entra, osseuse, la face tachée deplaques rouges, les jupes trempées. C’était une maîtresse laveusequi employait trois ouvrières au lavoir de la Goutte-d’Or.
– Vous arrivez trop tôt, madame Bijard ! criaGervaise. Je vous avais dit ce soir… Vous me dérangez joliment, àcette heure-ci !
Mais comme la laveuse se lamentait, craignant de ne pouvoirmettre couler le jour même, elle voulut bien lui donner le lingesale tout de suite. Elles allèrent chercher les paquets dans lapièce de gauche où couchait Étienne, et revinrent avec des brasséesénormes, qu’elles empilèrent sur le carreau, au fond de laboutique. Le triage dura une grosse demi-heure. Gervaise faisaitdes tas autour d’elle, jetait ensemble les chemises d’homme, leschemises de femme, les mouchoirs, les chaussettes, les torchons.Quand une pièce d’un nouveau client lui passait entre les mains,elle la marquait d’une croix au fil rouge, pour la reconnaître.Dans l’air chaud, une puanteur fade montait de tout ce linge saleremué.
– Oh ! là, là, ça gazouille ! dit Clémence, en sebouchant le nez.
– Pardi ! si c’était propre, on ne nous le donneraitpas, expliqua tranquillement Gervaise. Ça sent son fruit,quoi !… Nous disions quatorze chemises de femme, n’est-ce pas,madame Bijard ?… quinze, seize, dix-sept…
Elle continua à compter tout haut. Elle n’avait aucun dégoût,habituée à l’ordure ; elle enfonçait ses bras nus et roses aumilieu des chemises jaunes de crasse, des torchons raidis par lagraisse des eaux de vaisselle, des chaussettes mangées et pourriesde sueur. Pourtant, dans l’odeur forte qui battait son visagepenché au-dessus des tas, une nonchalance la prenait. Elle s’étaitassise au bord d’un tabouret, se courbant en deux, allongeant lesmains à droite, à gauche, avec des gestes ralentis, comme si ellese grisait de cette puanteur humaine, vaguement souriante, les yeuxnoyés. Et il semblait que ses premières paresses vinssent de là, del’asphyxie des vieux linges empoisonnant l’air autour d’elle.
Juste au moment où elle secouait une couche d’enfant, qu’elle nereconnaissait pas, tant elle était pisseuse, Coupeau entra.
– Cré coquin ! bégaya-t-il, quel coup desoleil !… Ça vous tape dans la tête !
Le zingueur se retint à l’établi pour ne pas tomber. C’était lapremière fois qu’il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il étaitrentré pompette, rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnonsur l’œil, une claque amicale égarée dans une bousculade. Sescheveux frisés, où des fils blancs se montraient déjà, devaientavoir épousseté une encoignure de quelque salle louche de marchandde vin, car une toile d’araignée pendait à une mèche, sur la nuque.Il restait rigolo d’ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis,la mâchoire inférieure saillant davantage, mais toujours bonenfant, disait-il, et la peau encore assez tendre pour faire envieà une duchesse.
– Je vais t’expliquer, reprit-il en s’adressant à Gervaise.C’est Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille debois… Alors, il part pour son pays, il a voulu nous régaler…Oh ! nous étions d’aplomb, sans ce gueux de soleil… Dans larue, le monde est malade. Vrai ! le monde festonne.
Et comme la grande Clémence s’égayait de ce qu’il avait vu larue soûle, il fut pris lui-même d’une joie énorme dont il faillitétrangler. Il criait :
– Hein ! les sacrés pochards ! Ils sont d’unfarce !… Mais ce n’est pas leur faute, c’est le soleil…
Toute la boutique riait, même madame Putois qui n’aimait pas lesivrognes. Ce louchon d’Augustine avait un chant de poule, la boucheouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau den’être pas rentré tout droit, d’avoir passé une heure chez lesLorilleux, où il recevait de mauvais conseils. Quand il lui eutjuré que non, elle rit à son tour, pleine d’indulgence, ne luireprochant même pas d’avoir encore perdu une journée detravail.
– Dit-il des bêtises, mon Dieu ! murmura-t-elle.Peut-on dire des bêtises pareilles !
Puis, d’une voix maternelle :
– Va te coucher n’est-ce pas ? Tu vois, nous sommesoccupées ; tu nous gênes… Ça fait trente-deux mouchoirs,madame Bijard ; et deux autres, trente-quatre…
Mais Coupeau n’avait pas sommeil. Il resta là, à se dandiner,avec un mouvement de balancier d’horloge, ricanant d’un air entêtéet taquin. Gervaise, qui voulait se débarrasser de madame Bijard,appela Clémence, lui fit compter le linge pendant qu’ellel’inscrivait. Alors, à chaque pièce, cette grande vaurienne lâchaun mot cru, une saleté ; elle étalait les misères des clients,les aventures des alcôves, elle avait des plaisanteries d’ateliersur tous les trous et toutes les taches qui lui passaient par lesmains. Augustine faisait celle qui ne comprend pas, ouvrait degrandes oreilles de petite fille vicieuse. Madame Putois pinçaitles lèvres, trouvait ça bête, de dire ces choses devantCoupeau ; un homme n’a pas besoin de voir le linge ;c’est un de ces déballages qu’on évite chez les gens comme il faut.Quant à Gervaise, sérieuse, à son affaire, elle semblait ne pasentendre. Tout en écrivant, elle suivait les pièces d’un regardattentif, pour les reconnaître au passage ; et elle ne setrompait jamais, elle mettait un nom sur chacune, au flair, à lacouleur. Ces serviettes-là appartenaient aux Goujet ; çasautait aux yeux, elles n’avaient pas servi à essuyer le cul despoêlons. Voilà une taie d’oreiller qui venait certainement desBoche, à cause de la pommade dont madame Boche emplâtrait tout sonlinge. Il n’y avait pas besoin non plus de mettre son nez sur lesgilets de flanelle de M. Madinier, pour savoir qu’ils étaientà lui ; il teignait la laine, cet homme, tant il avait la peaugrasse. Et elle savait d’autres particularités, les secrets de lapropreté de chacun, les dessous des voisines qui traversaient larue en jupes de soie, le nombre de bas, de mouchoirs, de chemisesqu’on salissait par semaine, la façon dont les gens déchiraientcertaines pièces, toujours au même endroit. Aussi était-elle pleined’anecdotes. Les chemises de mademoiselle Remanjou, par exemple,fournissaient des commentaires interminables ; elles s’usaientpar le haut, la vieille fille devait avoir les os des épaulespointus ; et jamais elles n’étaient sales, les eût-elleportées quinze jours, ce qui prouvait qu’à cet âge-là on estquasiment comme un morceau de bois, dont on serait bien en peine detirer une larme de quelque chose. Dans la boutique, à chaquetriage, on déshabillait ainsi tout le quartier de laGoutte-d’Or.
– Ça, c’est du nanan ! cria Clémence, en ouvrant unnouveau paquet.
Gervaise, prise brusquement d’une grande répugnance, s’étaitreculée.
– Le paquet de madame Gaudron, dit-elle. Je ne veux plus lablanchir, je cherche un prétexte… Non, je ne suis pas plusdifficile qu’une autre, j’ai touché à du linge bien dégoûtant dansma vie ; mais, vrai, celui-là, je ne peux pas. Ça me feraitjeter du cœur sur du carreau… Qu’est-ce qu’elle fait donc, cettefemme, pour mettre son linge dans un état pareil !
Et elle pria Clémence de se dépêcher. Mais l’ouvrière continuaitses remarques, fourrait ses doigts dans les trous, avec desallusions sur les pièces, qu’elle agitait comme les drapeaux del’ordure triomphante. Cependant, les tas avaient monté autour deGervaise. Maintenant, toujours assise au bord du tabouret, elledisparaissait entre les chemises et les jupons ; elle avaitdevant elle les draps, les pantalons, les nappes, une débâcle demalpropreté ; et, là-dedans, au milieu de cette maregrandissante, elle gardait ses bras nus, son cou nu, avec sesmèches de petits cheveux blonds collés à ses tempes, plus rose etplus alanguie. Elle retrouvait son air posé, son sourire depatronne attentive et soigneuse, oubliant le linge de madameGaudron, ne le sentant plus, fouillant d’une main dans les tas pourvoir s’il n’y avait pas d’erreur. Ce louchon d’Augustine, quiadorait jeter des pelletées de coke dans la mécanique, venait de labourrer à un tel point, que les plaques de fonte rougissaient. Lesoleil oblique battait la devanture, la boutique flambait. Alors,Coupeau, que la grosse chaleur grisait davantage, fut pris d’unesoudaine tendresse. Il s’avança vers Gervaise, les bras ouverts,très ému.
– T’es une bonne femme, bégayait-il. Faut que jet’embrasse.
Mais il s’emberlificota dans les jupons, qui lui barraient lechemin, et faillit tomber.
– Es-tu bassin ! dit Gervaise sans se fâcher. Restetranquille, nous avons fini.
Non, il voulait l’embrasser, il avait besoin de ça, parce qu’ill’aimait bien. Tout en balbutiant, il tournait le tas des jupons,il butait dans le tas des chemises ; puis, comme ils’entêtait, ses pieds s’accrochèrent, il s’étala, le nez au beaumilieu des torchons. Gervaise, prise d’un commencementd’impatience, le bouscula, en criant qu’il allait tout mélanger.Mais Clémence, madame Putois elle-même, lui donnèrent tort. Ilétait gentil, après tout. Il voulait l’embrasser. Elle pouvait biense laisser embrasser.
– Vous êtes heureuse, allez ! madame Coupeau, ditmadame Bijard, que son soûlard de mari, un serrurier, tuait decoups chaque soir en rentrant. Si le mien était comme ça, quand ils’est piqué le nez, ce serait un plaisir !
Gervaise, calmée, regrettait déjà sa vivacité. Elle aida Coupeauà se remettre debout. Puis, elle tendit la joue en souriant. Maisle zingueur, sans se gêner devant le monde, lui prit les seins.
– Ce n’est pas pour dire, murmurait-il, il chelinguerudement, ton linge ! Mais je t’aime tout de même,vois-tu !
– Laisse-moi, tu me chatouilles, cria-t-elle en riant plusfort. Quelle grosse bête ! On n’est pas bête commeça !
Il l’avait empoignée, il ne la lâchait pas. Elle s’abandonnait,étourdie par le léger vertige qui lui venait du tas de linge, sansdégoût pour l’haleine vineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu’ilséchangèrent à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, étaitcomme une première chute, dans le lent avachissement de leurvie.
Cependant, madame Bijard nouait le linge en paquets. Elleparlait de sa petite, âgée de deux ans, une enfant nommée Eulalie,qui avait déjà de la raison comme une femme. On pouvait la laisserseule ; elle ne pleurait jamais, elle ne jouait pas avec lesallumettes. Enfin, elle emporta les paquets de linge un à un, sagrande taille cassée sous le poids, sa face se marbrant de tachesviolettes.
– Ce n’est plus tenable, nous grillons, dit Gervaise ens’essuyant la figure, avant de se remettre au bonnet de madameBoche.
Et l’on parla de ficher des claques à Augustine, quand ons’aperçut que la mécanique était rouge. Les fers, eux aussi,rougissaient. Elle avait donc le diable dans le corps ! On nepouvait pas tourner le dos sans qu’elle fit quelque mauvais coup.Maintenant, il fallait attendre un quart d’heure pour se servir desfers. Gervaise couvrit le feu de deux pelletées de cendre. Elleimagina en outre de tendre une paire de draps sur les fils delaiton du plafond, en manière de stores, afin d’amortir le soleil.Alors, on fut très bien dans la boutique. La température y étaitencore joliment douce ; mais on se serait cru dans une alcôve,avec un jour blanc, enfermé comme chez soi, loin du monde, bienqu’on entendit, derrière les draps, les gens marchant vite sur letrottoir ; et l’on avait la liberté de se mettre à son aise.Clémence retira sa camisole. Coupeau refusant toujours d’aller secoucher, on lui permit de rester, mais il dut promettre de se tenirtranquille dans un coin, car il s’agissait à cette heure de ne pass’endormir sur le rôti.
– Qu’est-ce que cette vermine a encore fait dupolonais ? murmurait Gervaise, en parlant d’Augustine.
On cherchait toujours le petit fer, que l’on retrouvait dans desendroits singuliers, où l’apprentie, disait-on, le cachait parmalice. Gervaise acheva enfin la coiffe du bonnet de madame Boche.Elle en avait ébauché les dentelles, les détirant à la main, lesredressant d’un léger coup de fer. C’était un bonnet dont la passe,très ornée, se composait d’étroits bouillonnés alternant avec desentre-deux brodés. Aussi s’appliquait-elle, muette, soigneuse,repassant les bouillonnés et les entre-deux au coq, un œuf de ferfiché par une tige dans un pied de bois.
Alors, un silence régna. On n’entendit plus, pendant un instant,que les coups sourds, étouffés sur la couverture. Aux deux côtés dela vaste table carrée, la patronne, les deux ouvrières etl’apprentie, debout, se penchaient, toutes à leur besogne, lesépaules arrondies, les bras promenés dans un va-et-vient continu.Chacune, à sa droite, avait un carreau, une brique plate, brûléepar les fers trop chauds. Au milieu de la table, au bord d’uneassiette creuse pleine d’eau claire, trempaient un chiffon et unepetite brosse. Un bouquet de grands lis, dans un ancien bocal decerises à l’eau-de-vie, s’épanouissait, mettait là un coin dejardin royal, avec la touffe de ses larges fleurs de neige. MadamePutois avait attaqué le panier de linge préparé par Gervaise, desserviettes, des pantalons, des camisoles, des paires de manches.Augustine faisait traîner ses bas et ses torchons, le nez en l’air,intéressée par une grosse mouche qui volait. Quant à la grandeClémence, elle en était, depuis le matin, à sa trente-cinquièmechemise d’homme.
– Toujours du vin, jamais de casse-poitrine ! dit toutd’un coup le zingueur, qui éprouva le besoin de faire cettedéclaration. Le casse-poitrine, ça soûle, n’en faut pas !
Clémence prenait un fer à la mécanique, avec sa poignée de cuirgarnie de tôle, et l’approchait de sa joue, pour s’assurer s’ilétait assez chaud. Elle le frotta sur son carreau, l’essuya sur unlinge pendu à sa ceinture, et attaqua sa trente-cinquième chemise,en repassant d’abord l’empiècement et les deux manches.
– Bah ! monsieur Coupeau, dit-elle, au bout d’uneminute, un petit verre de cric, ce n’est pas mauvais. Moi, ça medonne du chien… Puis, vous savez, plus vite on est tortillé, plusc’est drôle. Oh ! je ne me monte pas le bourrichon, je saisque je ne ferai pas de vieux os.
– Êtes-vous tannante avec vos idées d’enterrement !interrompit madame Putois, qui n’aimait pas les conversationstristes.
Coupeau s’était levé, et se fâchait, en croyant qu’on l’accusaitd’avoir bu de l’eau-de-vie. Il le jurait sur sa tête, sur celles desa femme et de son enfant, il n’avait pas une goutte d’eau-de-viedans les veines. Et il s’approchait de Clémence, lui soufflant dansla figure pour qu’elle le sentît. Puis, quand il eut le nez sur sesépaules nues, il se mit à ricaner. Il voulait voir. Clémence, aprèsavoir plié le dos de la chemise et donné un coup de fer des deuxcôtés, en était aux poignets et au col. Mais, comme il se poussaittoujours contre elle, il lui fit faire un faux pli ; et elledut prendre la brosse, au bord de l’assiette creuse, pour lisserl’amidon.
– Madame ! dit-elle, empêchez-le donc d’être comme çaaprès moi !
– Laisse-la, tu n’es pas raisonnable, déclaratranquillement Gervaise. Nous sommes pressées,entends-tu !
Elles étaient pressées, eh bien ! quoi ? ce n’étaitpas sa faute. Il ne faisait rien de mal. Il ne touchait pas, ilregardait seulement. Est-ce qu’il n’était plus permis de regarderles belles choses que le bon Dieu a faites ? Elle avait toutde même de sacrés ailerons, cette dessalée de Clémence ! Ellepouvait se montrer pour deux sous et laisser tâter, personne neregretterait son argent. L’ouvrière, cependant, ne se défendaitplus, riait de ces compliments tout crus d’homme en ribote. Et elleen venait à plaisanter avec lui. Il la blaguait sur les chemisesd’homme. Alors, elle était toujours dans les chemises d’homme. Maisoui, elle vivait là-dedans. Ah ! Dieu de Dieu ! elle lesconnaissait joliment, elle savait comment c’était fait. Il lui enavait passé par les mains, et des centaines, et descentaines ! Tous les blonds et tous les bruns du quartierportaient de son ouvrage sur le corps. Pourtant, elle continuait,les épaules secouées de son rire ; elle avait marqué cinqgrands plis à plat dans le dos, en introduisant le fer parl’ouverture du plastron ; elle rabattait le pan de devant etle plissait également à larges coups.
– Ça, c’est la bannière ! dit-elle en riant plusfort.
Ce louchon d’Augustine éclata, tant le mot lui parut drôle. Onla gronda. En voilà une morveuse qui riait des mots qu’elle nedevait pas comprendre ! Clémence lui passa son fer ;l’apprentie finissait les fers sur ses torchons et sur ses bas,quand ils n’étaient plus assez chauds pour les pièces amidonnées.Mais elle empoigna celui-là si maladroitement, qu’elle se fit unemanchette, une longue brûlure au poignet. Et elle sanglota, elleaccusa Clémence de l’avoir brûlée exprès. L’ouvrière, qui étaitallée chercher un fer très chaud pour le devant de la chemise, laconsola tout de suite en la menaçant de lui repasser les deuxoreilles, si elle continuait. Cependant, elle avait fourré unelaine sous le plastron, elle poussait lentement le fer, laissant àl’amidon le temps de ressortir et de sécher. Le devant de chemiseprenait une raideur et un luisant de papier fort.
– Sacré mâtin ! jura Coupeau, qui piétinait derrièreelle, avec une obstination d’ivrogne.
Il se haussait, riant d’un rire de poulie mal graissée.Clémence, appuyée fortement sur l’établi, les poignets retournés,les coudes en l’air et écartés, pliait le cou, dans uneffort ; et toute sa chair nue avait un gonflement, sesépaules remontaient avec le jeu lent des muscles mettant desbattements sous la peau fine, la gorge s’enflait, moite de sueur,dans l’ombre rose de la chemise béante. Alors, il envoya les mains,il voulut toucher.
– Madame ! madame ! cria Clémence, faites-letenir tranquille, à la fin !… Je m’en vais, si ça continue. Jene veux pas être insultée.
Gervaise venait de poser le bonnet de madame Boche sur unchampignon garni d’un linge, et en tuyautait les dentellesminutieusement au petit fer. Elle leva les yeux juste au moment oùle zingueur envoyait encore les mains, fouillant dans lachemise.
– Décidément, Coupeau, tu n’es pas raisonnable, dit-elled’un air d’ennui, comme si elle avait grondé un enfant s’entêtant àmanger ses confitures sans pain. Tu vas venir te coucher.
– Oui, allez vous coucher, monsieur Coupeau, ça vaudramieux, déclara madame Putois.
– Ah bien ! bégaya-t-il sans cesser de ricaner, vousêtes encore joliment toc !… On ne peut plus rigoler,alors ? Les femmes, ça me connaît, je ne leur ai jamais riencassé. On pince une dame, n’est-ce pas ? mais on ne va pasplus loin ; on honore simplement le sexe… Et puis, quand onétale sa marchandise, c’est pour qu’on fasse son choix, pasvrai ? Pourquoi la grande blonde montre-t-elle tout ce qu’ellea ? Non, ce n’est pas propre…
Et, se tournant vers Clémence :
– Tu sais, ma biche, tu as tort de faire ta poire… Si c’estparce qu’il y a du monde…
Mais il ne put continuer. Gervaise, sans violence, l’empoignaitd’une main et lui posait l’autre main sur la bouche. Il sedébattit, par manière de blague, pendant qu’elle le poussait aufond de la boutique, vers la chambre. Il dégagea sa bouche, il ditqu’il voulait bien se coucher, mais que la grande blonde allaitvenir lui chauffer les petons. Puis, on entendit Gervaise lui ôterses souliers. Elle le déshabillait, en le bourrant un peu,maternellement. Lorsqu’elle tira sur sa culotte, il creva de rire,s’abandonnant, renversé, vautré au beau milieu du lit ; et ilgigotait, il racontait qu’elle lui faisait des chatouilles. Enfin,elle l’emmaillota avec soin, comme un enfant. Était-il bien, aumoins ? Mais il ne répondit pas, il cria à Clémence :
– Dis donc, ma biche, j’y suis, je t’attends.
Quand Gervaise retourna dans la boutique, ce louchon d’Augustinerecevait décidément une claque de Clémence. C’était venu à proposd’un fer sale, trouvé sur la mécanique par madame Putois ;celle-ci, ne se méfiant pas, avait noirci toute une camisole ;et comme Clémence, pour se défendre de ne pas avoir nettoyé sonfer, accusait Augustine, jurait ses grands dieux que le fer n’étaitpas à elle, malgré la plaque d’amidon brûlé restée dessous,l’apprentie lui avait craché sur la robe, sans se cacher,par-devant, outrée d’une pareille injustice. De là, une calottesoignée. Le louchon rentra ses larmes, nettoya le fer, en legrattant, puis en l’essuyant, après l’avoir frotté avec un bout debougie ; mais, chaque fois qu’elle devait passer derrièreClémence, elle gardait de la salive, elle crachait, riant endedans, quand ça dégoulinait le long de la jupe.
Gervaise se remit à tuyauter les dentelles du bonnet. Et, dansle calme brusque qui se fit, on distingua, au fond del’arrière-boutique, la voix épaisse de Coupeau. Il restait bonenfant, il riait tout seul, en lâchant des bouts de phrase.
– Est-elle bête, ma femme !… Est-elle bête de mecoucher !… Hein ! c’est trop bête, en plein midi, quandon n’a pas dodo !
Mais, tout d’un coup, il ronfla. Alors, Gervaise eut un soupirde soulagement, heureuse de le savoir enfin en repos, cuvant sasoûlographie sur deux bons matelas. Et elle parla dans le silence,d’une voix lente et continue, sans quitter des yeux le petit fer àtuyauter, qu’elle maniait vivement.
– Que voulez-vous, il n’a pas sa raison, on ne peut pas sefâcher. Quand je le bousculerais, ça n’avancerait à rien. J’aimemieux dire comme lui et le coucher ; au moins, c’est fini toutde suite et je suis tranquille… Puis, il n’est pas méchant, ilm’aime bien. Vous avez vu tout à l’heure, il se serait fait hacherpour m’embrasser. C’est encore très gentil, ça ; car il y en ajoliment, lorsqu’ils ont bu, qui vont voir les femmes… Lui, rentretout droit ici. Il plaisante bien avec les ouvrières, mais ça ne vapas plus loin. Entendez-vous, Clémence, il ne faut pas vousblesser. Vous savez ce que c’est, un homme soûl ; ça tueraitpère et mère, et ça ne s’en souviendrait seulement pas… Oh !je lui pardonne de bon cœur. Il est comme tous les autres,pardi !
Elle disait ces choses mollement, sans passion, habituée déjàaux bordées de Coupeau, raisonnant encore ses complaisances pourlui, mais ne voyant déjà plus de mal à ce qu’il pinçât, chez elle,les hanches des filles. Quand elle se tut, le silence retomba, nefut plus troublé. Madame Putois, à chaque pièce qu’elle prenait,tirait la corbeille, enfoncée sous la tenture de cretonne quigarnissait l’établi ; puis, la pièce repassée, elle haussaitses petits bras et la posait sur une étagère. Clémence achevait deplisser au fer sa trente-cinquième chemise d’homme. L’ouvragedébordait ; on avait calculé qu’il faudrait veiller jusqu’àonze heures, en se dépêchant. Tout l’atelier, maintenant, n’ayantplus de distraction, bûchait ferme, tapait dur. Les bras nusallaient, venaient, éclairaient de leurs taches roses la blancheurdes linges. On avait encore empli de coke la mécanique, et comme lesoleil, glissant entre les draps, frappait en plein sur lefourneau, on voyait la grosse chaleur monter dans le rayon, uneflamme invisible dont le frisson secouait l’air. L’étouffementdevenait tel, sous les jupes et les nappes séchant au plafond, quece louchon d’Augustine, à bout de salive, laissait passer un coinde langue au bord des lèvres. Ça sentait la fonte surchauffée,l’eau d’amidon aigrie, le roussi des fers, une fadeur tiède debaignoire où les quatre ouvrières, se démanchant les épaules,mettaient l’odeur plus rude de leurs chignons et de leurs nuquestrempées ; tandis que le bouquet de grands lis, dans l’eauverdie de son bocal, se fanait, en exhalant un parfum très pur,très fort. Et, par moments, au milieu du bruit des fers et dutisonnier grattant la mécanique, un ronflement de Coupeau roulait,avec la régularité d’un tic-tac énorme d’horloge, réglant la grossebesogne de l’atelier.
Les lendemains de culotte, le zingueur avait mal aux cheveux, unmal aux cheveux terrible qui le tenait tout le jour les crinsdéfrisés, le bec empesté, la margoulette enflée et de travers. Ilse levait tard, secouait ses puces sur les huit heuresseulement ; et il crachait, traînaillait dans la boutique, nese décidait pas à partir pour le chantier. La journée était encoreperdue. Le matin, il se plaignait d’avoir des guibolles de coton,il s’appelait trop bête de gueuletonner comme ça, puisque ça vousdémantibulait le tempérament. Aussi, on rencontrait un tas degouapes, qui ne voulaient pas vous lâcher le coude ; ongobelottait malgré soi, on se trouvait dans toutes sortes defourbis, on finissait par se laisser pincer et raide !Ah ! fichtre non ! ça ne lui arriverait plus ; iln’entendait pas laisser ses bottes chez le mastroquet, à la fleurde l’âge. Mais, après le déjeuner, il se requinquait, poussant deshum ! hum ! pour se prouver qu’il avait encore un boncreux. Il commençait à nier la noce de la veille, un peu d’allumagepeut-être. On n’en faisait plus de comme lui, solide au poste, unepoigne du diable, buvant tout ce qu’il voulait sans cligner un œil.Alors, l’après-midi entière, il flânochait dans le quartier. Quandil avait bien embêté les ouvrières, sa femme lui donnait vingt souspour qu’il débarrassât le plancher. Il filait, il allait acheterson tabac à La Petite Civette, rue des Poissonniers, où ilprenait généralement une prune, lorsqu’il rencontrait un ami. Puis,il achevait de casser la pièce de vingt sous chez François, au coinde la rue de la Goutte-d’Or, où il y avait un joli vin, tout jeune,chatouillant le gosier. C’était un mannezingue de l’ancien jeu, uneboutique noire, sous un plafond bas, avec une salle enfumée, àcôté, dans laquelle on vendait de la soupe. Et il restait làjusqu’au soir, à jouer des canons au tourniquet ; il avaitl’œil chez François, qui promettait formellement de ne jamaisprésenter la note à la bourgeoise. N’est-ce pas ? il fallaitbien se rincer un peu la dalle, pour la débarrasser des crasses dela veille. Un verre de vin en pousse un autre. Lui, d’ailleurs,toujours bon zigue, ne donnant pas une chiquenaude au sexe, aimantla rigolade, bien sûr, et se piquant le nez à son tour, maisgentiment, plein de mépris pour ces saloperies d’hommes tombés dansl’alcool, qu’on ne voit pas dessoûler ! Il rentrait gai etgalant comme un pinson.
– Est-ce que ton amoureux est venu ? demandait-ilparfois à Gervaise pour la taquiner. On ne l’aperçoit plus, ilfaudra que j’aille le chercher.
L’amoureux, c’était Goujet. Il évitait, en effet, de venir tropsouvent, par peur de gêner et de faire causer. Pourtant, ilsaisissait les prétextes, apportait le linge, passait vingt foissur le trottoir. Il y avait un coin dans la boutique, au fond, oùil aimait rester des heures, assis sans bouger, fumant sa courtepipe. Le soir, après son dîner, une fois tous les dix jours, il serisquait, s’installait ; et il n’était guère causeur, labouche cousue, les yeux sur Gervaise, ôtant seulement sa pipe de labouche pour rire de tout ce qu’elle disait. Quand l’atelierveillait le samedi, il s’oubliait, paraissait s’amuser là plus ques’il était allé au spectacle. Des fois, les ouvrières repassaientjusqu’à trois heures du matin. Une lampe pendait du plafond, à unfil de fer ; l’abat-jour jetait un grand rond de clarté vive,dans lequel les linges prenaient des blancheurs molles de neige.L’apprentie mettait les volets de la boutique ; mais, commeles nuits de juillet étaient brûlantes, on laissait la porteouverte sur la rue. Et, à mesure que l’heure avançait, lesouvrières se dégrafaient, pour être à l’aise. Elles avaient unepeau fine, toute dorée dans le coup de lumière de la lampe,Gervaise surtout, devenue grasse, les épaules blondes, luisantescomme une soie, avec un pli de bébé au cou, dont il aurait dessinéde souvenir la petite fossette, tant il le connaissait. Alors, ilétait pris par la grosse chaleur de la mécanique, par l’odeur deslinges fumant sous les fers ; et il glissait à un légerétourdissement, la pensée ralentie, les yeux occupés de ces femmesqui se hâtaient, balançant leurs bras nus passant la nuit àendimancher le quartier. Autour de la boutique, les maisonsvoisines s’endormaient, le grand silence du sommeil tombaitlentement. Minuit sonnait, puis une heure, puis deux heures. Lesvoitures, les passants s’en étaient allés. Maintenant, dans la ruedéserte et noire, la porte envoyait seule une raie de jour,pareille à un bout d’étoffe jaune déroulé à terre. Par moments, unpas sonnait au loin, un homme approchait ; et, lorsqu’iltraversait la raie de jour, il allongeait la tête, surpris descoups de fer qu’il entendait, emportant la vision rapide desouvrières dépoitraillées, dans une buée rousse.
Goujet, voyant Gervaise embarrassée d’Étienne, et voulant lesauver des coups de pied au derrière de Coupeau, l’avait embauchépour tirer le soufflet, à sa fabrique de boulons. L’état decloutier, s’il n’avait rien de flatteur en lui-même, à cause de lasaleté de la forge et de l’embêtement de toujours taper sur lesmêmes morceaux de fer, était un riche état, où l’on gagnait des dixet des douze francs par jour. Le petit, alors âgé de douze ans,pourrait s’y mettre bientôt, si le métier lui allait. Et Étienneétait ainsi devenu un lien de plus entre la blanchisseuse et leforgeron. Celui-ci ramenait l’enfant, donnait des nouvelles de sabonne conduite. Tout le monde disait en riant à Gervaise que Goujetavait un béguin pour elle. Elle le savait bien, elle rougissaitcomme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui lui mettait auxjoues des tons vifs de pomme d’api. Ah ! le pauvre chergarçon, il n’était pas gênant ! Jamais il ne lui avait parléde ça ; jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n’enrencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte Et, sans vouloirl’avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi,pareillement à une sainte vierge. Quand il lui arrivait quelqueennui sérieux, elle songeait au forgeron ; ça la consolait.Ensemble, s’ils restaient seuls, ils n’étaient pas gênés dutout ; ils se regardaient avec des sourires, bien en face,sans se raconter ce qu’ils éprouvaient. C’était une tendresseraisonnable, ne songeant pas aux vilaines choses, parce qu’il fautencore mieux garder sa tranquillité, quand on peut s’arranger pourêtre heureux, tout en restant tranquille.
Cependant, Nana, vers la fin de l’été, bouleversa la maison.Elle avait six ans, elle s’annonçait comme une vaurienne finie. Samère la menait chaque matin, pour ne pas la rencontrer toujourssous ses pieds, dans une petite pension de la rue Polonceau, chezmademoiselle Josse. Elle y attachait par-derrière les robes de sescamarades, elle emplissait de cendre la tabatière de la maîtresse,trouvait des inventions moins propres encore, qu’on ne pouvait pasraconter. Deux fois, mademoiselle Josse la mit à la porte, puis lareprit, pour ne pas perdre les six francs, chaque mois. Dès lasortie de la classe, Nana se vengeait d’avoir été enfermée, enfaisant une vie d’enfer sous le porche et dans la cour, où lesrepasseuses, les oreilles cassées, lui disaient d’aller jouer. Elleretrouvait là Pauline, la fille des Boche, et le fils de l’anciennepatronne de Gervaise, Victor, un grand dadais de dix ans, quiadorait galopiner en compagnie des toutes petites filles. MadameFauconnier, qui ne s’était pas fâchée avec les Coupeau, envoyaitelle-même son fils. D’ailleurs, dans la maison, il y avait unpullulement extraordinaire de mioches, des volées d’enfants quidégringolaient les quatre escaliers à toutes les heures du jour, ets’abattaient sur le pavé, comme des bandes de moineaux criards etpillards. Madame Gaudron, à elle seule, en lâchait neuf, desblonds, des bruns, mal peignés, mal mouchés, avec des culottesjusqu’aux yeux, des bas tombés sur les souliers, des vestesfendues, montrant leur peau blanche sous la crasse. Une autrefemme, une porteuse de pain, au cinquième, en lâchait sept. Il ensortait des tapées de toutes les chambres. Et, dans ce grouillementde vermines aux museaux roses, débarbouillés chaque fois qu’ilpleuvait, on en voyait de grands, l’air ficelle, de gros, ventrusdéjà comme des hommes, de petits, petits, échappés du berceau, mald’aplomb encore, tout bêtes, marchant à quatre pattes quand ilsvoulaient courir. Nana régnait sur ce tas de crapauds ; ellefaisait sa mademoiselle jordonne avec des filles deux fois plusgrandes qu’elle, et daignait seulement abandonner un peu de sonpouvoir à Pauline et à Victor, des confidents intimes quiappuyaient ses volontés. Cette fichue gamine parlait sans cesse dejouer à la maman, déshabillait les plus petits pour les rhabiller,voulait visiter les autres partout, les tripotait, exerçait undespotisme fantasque de grande personne ayant du vice. C’était,sous sa conduite, des jeux à se faire gifler. La bande pataugeaitdans les eaux de couleur de la teinturerie, sortait de là lesjambes teintes en bleu ou en rouge, jusqu’aux genoux ; puis,elle s’envolait chez le serrurier, où elle chipait des clous et dela limaille, et repartait pour aller s’abattre au milieu descopeaux du menuisier, des tas de copeaux énormes, amusants toutplein, dans lesquels on se roulait en montrant son derrière. Lacour lui appartenait, retentissait du tapage des petits souliers seculbutant à la débandade, du cri perçant des voix qui s’enflaientchaque fois que la bande reprenait son vol. Certains jours même, lacour ne suffisait pas. Alors, la bande se jetait dans les caves,remontait, grimpait le long d’un escalier, enfilait un corridor,redescendait, reprenait un escalier, suivait un autre corridor, etcela sans se lasser, pendant des heures, gueulant toujours,ébranlant la maison géante d’un galop de bêtes nuisibles lâchées aufond de tous les coins.
– Sont-ils indignes, ces crapules-là ! criait madameBoche. Vraiment, il faut que les gens aient bien peu de chose àfaire, pour faire tant d’enfants… Et ça se plaint encore de n’avoirpas de pain !
Boche disait que les enfants poussaient sur la misère comme leschampignons sur le fumier. La portière criait toute la journée, lesmenaçait de son balai. Elle finit par fermer la porte des caves,parce qu’elle apprit par Pauline, à laquelle elle allongea unepaire de calottes, que Nana avait imaginé de jouer au médecin,là-bas dans l’obscurité ; cette vicieuse donnait des remèdesaux autres, avec des bâtons.
Or, une après-midi, il y eut une scène affreuse. Ça devaitarriver, d’ailleurs. Nana s’avisa d’un petit jeu bien drôle. Elleavait volé, devant la loge, un sabot à madame Boche. Elle l’attachaavec une ficelle, se mit à le traîner, comme une voiture. De soncôté, Victor eut l’idée d’emplir le sabot de pelures de pomme.Alors, un cortège s’organisa. Nana marchait la première, tirant lesabot. Pauline et Victor s’avançaient à sa droite et à sa gauche.Puis, toute la flopée des mioches suivait en ordre, les grandsd’abord, les petits ensuite, se bousculant ; un bébé en jupe,haut comme une botte, portant sur l’oreille un bourrelet défoncé,venait le dernier. Et le cortège chantait quelque chose de triste,des oh ! et des ah ! Nana avait dit qu’on allait jouer àl’enterrement ; les pelures de pomme, c’était le mort. Quandon eut fait le tour de la cour, on recommença. On trouvait çajoliment amusant.
– Qu’est-ce qu’ils font donc ? murmura madame Boche,qui sortit de la loge pour voir, toujours méfiante et auxaguets.
Et lorsqu’elle eut compris :
– Mais c’est mon sabot ! cria-t-elle furieuse.Ah ! les gredins !
Elle distribua des taloches, souffleta Nana sur les deux joues,flanqua un coup de pied à Pauline, cette grande dinde qui laissaitprendre le sabot de sa mère. Justement, Gervaise emplissait unseau, à la fontaine. Quand elle aperçut Nana le nez en sang,étranglée de sanglots, elle faillit sauter au chignon de laconcierge. Est-ce qu’on tapait sur un enfant comme sur unbœuf ? Il fallait manquer de cœur, être la dernière desdernières. Naturellement, madame Boche répliqua. Lorsqu’on avaitune saloperie de fille pareille, on la tenait sous clef. Enfin,Boche lui-même parut sur le seuil de la loge, pour crier à sa femmede rentrer et de ne pas avoir tant d’explications avec de lasaleté. Ce fut une brouille complète.
À la vérité, ça n’allait plus du tout bien entre les Boche etles Coupeau depuis un mois. Gervaise, très donnante de sa nature,lâchait à chaque instant des litres de vin, des tasses de bouillon,des oranges, des parts de gâteau. Un soir, elle avait porté à laloge un fond de saladier, de la barbe de capucin avec de labetterave, sachant que la concierge aurait fait des bassesses pourla salade. Mais, le lendemain, elle devint toute blanche enentendant mademoiselle Remanjou raconter comment madame Boche avaitjeté la barbe de capucin devant du monde, d’un air dégoûté, sousprétexte que, Dieu merci ! elle n’en était pas encore réduiteà se nourrir de choses où les autres avaient pataugé. Et, dès lors,Gervaise coupa net à tous les cadeaux : plus de litres de vin,plus de tasses de bouillon, plus d’oranges, plus de parts degâteau, plus rien. Il fallait voir le nez des Boche ! Ça leursemblait comme un vol que les Coupeau leur faisaient. Gervaisecomprenait sa faute ; car enfin, si elle n’avait point eu labêtise de tant leur fourrer, ils n’auraient pas pris de mauvaiseshabitudes et seraient restés gentils. Maintenant, la conciergedisait d’elle pis que pendre. Au terme d’octobre, elle fit desragots à n’en plus finir au propriétaire, M. Marescot, parceque la blanchisseuse, qui mangeait son saint-frusquin engueulardises, se trouvait en retard d’un jour pour son loyer, etmême M. Marescot, pas très poli non plus celui-là, entra dansla boutique, le chapeau sur la tête, demandant son argent, qu’onlui allongea tout de suite d’ailleurs. Naturellement, les Bocheavaient tendu la main aux Lorilleux. C’était à présent avec lesLorilleux qu’on godaillait dans la loge, au milieu desattendrissements de la réconciliation. Jamais on ne se serait fâchésans cette Banban, qui aurait fait battre des montagnes. Ah !les Boche la connaissaient à cette heure, ils comprenaient combienles Lorilleux devaient souffrir. Et, quand elle passait, tousaffectaient de ricaner, sous la porte.
Gervaise pourtant monta un jour chez les Lorilleux. Ils’agissait de maman Coupeau, qui avait alors soixante-sept ans. Lesyeux de maman Coupeau étaient complètement perdus. Ses jambes nonplus n’allaient pas du tout. Elle venait de renoncer à son dernierménage par force, et menaçait de crever de faim, si on ne lasecourait pas. Gervaise trouvait honteux qu’une femme de cet âge,ayant trois enfants, fût ainsi abandonnée du ciel et de la terre.Et comme Coupeau refusait de parler aux Lorilleux, en disant àGervaise qu’elle pouvait bien monter, elle, celle-ci monta sous lecoup d’une indignation, dont tout son cœur était gonflé.
En haut, elle entra sans frapper, comme une tempête. Rienn’était changé depuis le soir où les Lorilleux, pour la premièrefois, lui avaient fait un accueil si peu engageant. Le même lambeaude laine déteinte séparait la chambre de l’atelier, un logement encoup de fusil qui semblait bâti pour une anguille. Au fond,Lorilleux, penché sur son établi, pinçait un à un les maillons d’unbout de colonne, tandis que madame Lorilleux tirait un fil d’or àla filière, debout devant l’étau. La petite forge, sous le pleinjour, avait un reflet rose.
– Oui, c’est moi ! dit Gervaise. Ça vous étonne, parceque nous sommes à couteaux tirés ? Mais je ne viens pas pourmoi ni pour vous, vous pensez bien… C’est pour maman Coupeau que jeviens. Oui, je viens voir si nous la laisserons attendre un morceaude pain de la charité des autres.
– Ah bien ! en voilà une entrée ! murmura madameLorilleux ! il faut avoir un fier toupet.
Et elle tourna le dos, elle se remit à tirer son fil d’or, enaffectant d’ignorer la présence de sa belle-sœur. Mais Lorilleuxavait levé sa face blême, criant :
– Qu’est-ce que vous dites ?
Puis, comme il avait parfaitement entendu, ilcontinua :
– Encore des potins, n’est-ce pas ? Elle est gentille,maman Coupeau, de pleurer misère partout !… Avant-hier,pourtant, elle a mangé ici. Nous faisons ce que nous pouvons, nousautres. Nous n’avons pas le Pérou… Seulement, si elle va bavarderchez les autres, elle peut y rester, parce que nous n’aimons pasles espions.
Il reprit le bout de chaîne, tourna le dos à son tour, enajoutant comme à regret :
– Quand tout le monde donnera cent sous par mois, nousdonnerons cent sous.
Gervaise s’était calmée, toute refroidie par les figures en coinde rue des Lorilleux. Elle n’avait jamais mis les pieds chez euxsans éprouver un malaise. Les yeux à terre, sur les losanges de laclaie de bois, où tombaient les déchets d’or, elle s’expliquaitmaintenant d’un air raisonnable. Maman Coupeau avait troisenfants ; si chacun donnait cent sous, ça ne ferait que quinzefrancs, et vraiment ce n’était pas assez, on ne pouvait pas vivreavec ça ; il fallait au moins tripler la somme. Mais Lorilleuxse récriait. Où voulait-on qu’il volât quinze francs parmois ? Les gens étaient drôles, on le croyait riche parcequ’il avait de l’or chez lui. Puis, il tapait sur mamanCoupeau : elle ne voulait pas se passer de café le matin, ellebuvait la goutte, elle montrait les exigences d’une personne quiaurait eu de la fortune. Parbleu ! tout le monde aimait sesaises ; mais, n’est-ce pas ? quand on n’avait pas sumettre un sou de côté, on faisait comme les camarades, on seserrait le ventre. D’ailleurs, maman Coupeau n’était pas d’un âge àne plus travailler ; elle y voyait encore joliment clair quandil s’agissait de piquer un bon morceau au fond du plat ;enfin, c’était une vieille rouée, elle rêvait de se dorloter. Mêmes’il en avait eu les moyens, il aurait cru mal agir en entretenantquelqu’un dans la paresse.
Cependant, Gervaise restait conciliante, discutait paisiblementces mauvaises raisons. Elle tâchait d’attendrir les Lorilleux. Maisle mari finit par ne plus lui répondre. La femme maintenant étaitdevant la forge, en train de dérocher un bout de chaîne, dans lapetite casserole de cuivre à long manche, pleine d’eau seconde.Elle affectait toujours de tourner le dos, comme à cent lieues. EtGervaise parlait encore, les regardant s’entêter au travail, aumilieu de la poussière noire de l’atelier, le corps déjeté, lesvêtements rapiécés et graisseux, devenus d’une dureté abêtie devieux outils, dans leur besogne étroite de machine. Alors,brusquement, la colère remonta à sa gorge, elle cria :
– C’est ça, j’aime mieux ça, gardez votre argent !… Jeprends maman Coupeau, entendez-vous ! J’ai ramassé un chatl’autre soir, je peux bien ramasser votre mère. Et elle ne manquerade rien, et elle aura son café et sa goutte !… Mon Dieu !quelle sale famille !
Madame Lorilleux, du coup, s’était retournée. Elle brandissaitla casserole, comme si elle allait jeter l’eau seconde à la figurede sa belle sœur. Elle bredouillait :
– Fichez le camp, ou je fais un malheur !… Et necomptez pas sur les cent sous, parce que je ne donnerai pas unradis ! non pas un radis !… Ah bien ! oui, centsous ! Maman vous servirait de domestique, et vous vousgobergeriez avec mes cent sous ! Si elle va chez vous,dites-lui ça, elle peut crever, je ne lui enverrai pas un verred’eau… Allons, houp ! débarrassez le plancher !
– Quel monstre de femme ! dit Gervaise en refermant laporte avec violence.
Dès le lendemain, elle prit maman Coupeau chez elle. Elle mitson lit dans le grand cabinet où couchait Nana, et qui recevait lejour par une lucarne ronde, près du plafond. Le déménagement ne futpas long, car maman Coupeau, pour tout mobilier, avait ce lit, unevieille armoire de noyer qu’on plaça dans la chambre au linge sale,une table et deux chaises ; on vendit la table, on fitrempailler les deux chaises. Et la vieille femme, le soir même deson installation, donnait un coup de balai, lavait la vaisselle,enfin se rendait utile, bien contente d’être tirée d’affaire. LesLorilleux rageaient à crever, d’autant plus que madame Lerat venaitde se remettre avec les Coupeau. Un beau jour, les deux sœurs, lafleuriste et la chaîniste, avaient échangé des torgnoles, au sujetde Gervaise ; la première s’était risquée à approuver laconduite de celle-ci, vis-à-vis de leur mère ; puis, par unbesoin de taquinerie, voyant l’autre exaspérée, elle en étaitarrivée à trouver les yeux de la blanchisseuse magnifiques, desyeux auxquels on aurait allumé des bouts de papier ; etlà-dessus toutes deux, après s’être giflées, avaient juré de neplus se revoir. Maintenant, madame Lerat passait ses soirées dansla boutique, où elle s’amusait en dedans des cochonneries de lagrande Clémence.
Trois années se passèrent. On se fâcha et on se raccommodaencore plusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux,des Boche et de tous ceux qui ne disaient point comme elle. S’ilsn’étaient pas contents, n’est-ce pas ? ils pouvaient allers’asseoir. Elle gagnait ce qu’elle voulait, c’était le principal.Dans le quartier, on avait fini par avoir pour elle beaucoup deconsidération, parce que, en somme, on ne trouvait pas des massesde pratiques aussi bonnes, payant recta, pas chipoteuse, pasrâleuse. Elle prenait son pain chez madame Coudeloup, rue desPoissonniers, sa viande chez le gros Charles, un boucher de la ruePolonceau, son épicerie chez Lehongre, rue de la Goutte-d’Or,presque en face de sa boutique. François, le marchand de vin ducoin de la rue, lui apportait son vin par paniers de cinquantelitres. Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoir les hanchesbleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke au prixde la Compagnie du gaz. Et, l’on pouvait le dire, ses fournisseursla servaient en conscience, sachant bien qu’il y avait tout àgagner avec elle, en se montrant gentil. Aussi, quand elle sortaitdans le quartier, en savates et en cheveux, recevait-elle desbonjours de tous les côtés ; elle restait là chez elle, lesrues voisines étaient comme les dépendances naturelles de sonlogement, ouvert de plain-pied sur le trottoir. Il lui arrivaitmaintenant de faire traîner une commission, heureuse d’être dehors,au milieu de ses connaissances. Les jours où elle n’avait pas letemps de mettre quelque chose au feu, elle allait chercher desportions, elle bavardait chez le traiteur, qui occupait la boutiquede l’autre côté de la maison, une vaste salle avec de grandsvitrages poussiéreux, à travers la saleté desquels on apercevait lejour terni de la cour, au fond. Ou bien, elle s’arrêtait etcausait, les mains chargées d’assiettes et de bols, devant quelquefenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetier entrevu, lelit défait, le plancher encombré de loques, de deux berceauxéclopés et de la terrine à la poix pleine d’eau noire. Mais levoisin qu’elle respectait le plus était encore, en face,l’horloger, le monsieur en redingote, l’air propre, fouillantcontinuellement des montres avec des outils mignons ; etsouvent elle traversait la rue pour le saluer, riant d’aise àregarder, dans la boutique étroite comme une armoire, la gaieté despetits coucous dont les balanciers se dépêchaient, battant l’heureà contre-temps, tous à la fois.
Une après-midi d’automne, Gervaise, qui venait de reporter dulinge chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans lebas de la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plule matin, le temps était très doux, une odeur s’exhalait du pavégras ; et la blanchisseuse, embarrassée de son grand panier,étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné, remontantla rue avec la vague préoccupation d’un désir sensuel, grandi danssa lassitude. Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon.Alors, en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rueMarcadet, elle eut tout d’un coup l’idée d’aller voir Goujet à saforge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jourqu’elle serait curieuse de regarder travailler le fer. D’ailleurs,devant les autres ouvriers, elle demanderait Étienne, ellesemblerait s’être décidée à entrer uniquement pour le petit.
La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là,dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où ;d’autant plus que les numéros manquaient souvent, le long desmasures espacées par des terrains vagues. C’était une rue où ellen’aurait pas demeuré pour tout l’or du monde, une rue large, sale,noire de la poussière de charbon des manufactures voisines, avecdes pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaquesd’eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé dehangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, commeinachevées, montrant leurs briques et leurs charpentes, unedébandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur lacampagne, flanquées de garnis borgnes et de gargotes louches. Ellese rappelait seulement que la fabrique était près d’un magasin dechiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras deterre, où dormaient pour des centaines de mille francs demarchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait às’orienter, au milieu du tapage des usines ; de minces tuyaux,sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur ; unescierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à debrusques déchirures dans une pièce de calicot ; desmanufactures de boutons secouaient le sol du roulement et dutic-tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre,indécise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coupde vent rabattit la suie d’une haute cheminée, empesta larue ; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu’elleentendit un bruit cadencé de marteaux : elle était, sans lesavoir, juste en face de la fabrique, ce qu’elle reconnut au trouplein de chiffons, à côté.
Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Unepalissade crevée ouvrait un passage qui semblait s’enfoncer aumilieu des plâtras d’un chantier de démolitions. Comme une mared’eau bourbeuse barrait le chemin, on avait jeté deux planches entravers. Elle finit par se risquer sur les planches, tourna àgauche, se trouva perdue dans une étrange forêt de vieillescharrettes renversées les brancards en l’air, de masures en ruinesdont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant lanuit salie d’un reste de jour, un feu rouge luisait. Le bruit desmarteaux avait cessé. Elle s’avançait prudemment, marchant vers lalueur, lorsqu’un ouvrier passa près d’elle, la figure noire decharbon, embroussaillée d’une barbe de bouc, avec un regard obliquede ses yeux pâles.
– Monsieur, demanda-t-elle, c’est ici, n’est-ce pas, quetravaille un enfant du nom d’Étienne… C’est mon garçon.
– Étienne, Étienne, répétait l’ouvrier qui se dandinait, lavoix enrouée ; Étienne, non, connais pas.
La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d’alcool des vieuxtonneaux d’eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cetterencontre d’une femme dans ce coin d’ombre commençait à le rendregoguenard, Gervaise recula, en murmurant :
– C’est bien ici pourtant que M. Goujettravaille ?
– Ah ! Goujet, oui ! dit l’ouvrier, connuGoujet !… Si c’est pour Goujet que vous venez… Allez aufond.
Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivrefêlé :
– Dis donc, la Gueule-d’Or, voilà une dame pourtoi !
Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla aufond. Elle arriva à une porte, allongea le cou. C’était une vastesalle, où elle ne distingua d’abord rien. La forge, comme morte,avait dans un coin une lueur pâlie d’étoile, qui reculait encorel’enfoncement des ténèbres. De larges ombres flottaient. Et il yavait par moments des masses noires passant devant le feu, bouchantcette dernière tache de clarté, des hommes démesurément grandisdont on devinait les gros membres. Gervaise, n’osant s’aventurer,appelait de la porte, à demi-voix :
– Monsieur Goujet, monsieur Goujet…
Brusquement, tout s’éclaira. Sous le ronflement du soufflet, unjet de flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé pardes cloisons de planches, avec des trous maçonnés grossièrement,des coins consolidés à l’aide de murs de briques. Les poussièresenvolées du charbon badigeonnaient cette halle d’une suie grise.Des toiles d’araignée pendaient aux poutres, comme des haillons quiséchaient là-haut, alourdies par des années de saleté amassée.Autour des murailles, sur des étagères, accrochés à des clous oujetés dans les angles sombres, un pêle-mêle de vieux fers,d’ustensiles cabossés, d’outils énormes, traînaient, mettaient desprofils cassés, ternes et durs. Et la flamme blanche montaittoujours, éclatante, éclairant d’un coup de soleil le sol battu, oùl’acier poli de quatre enclumes, enfoncées dans leurs billots,prenait un reflet d’argent pailleté d’or.
Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa bellebarbe jaune. Étienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriersétaient là. Elle ne vit que Goujet, elle s’avança, se posa devantlui.
– Tiens ! madame Gervaise ! s’écria-t-il, la faceépanouie ; quelle bonne surprise !
Mais, comme les camarades avaient de drôles de figures, ilreprit en poussant Étienne vers sa mère :
– Vous venez voir le petit… Il est sage, il commence àavoir de la poigne.
– Ah bien ! dit-elle, ce n’est pas commode d’arriverici… Je me croyais au bout du monde…
Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on neconnaissait pas le nom d’Étienne dans l’atelier. Goujetriait ; il lui expliqua que tout le monde appelait le petitZouzou, parce qu’il avait des cheveux coupés ras, pareils à ceuxd’un zouave. Pendant qu’ils causaient ensemble, Étienne ne tiraitplus le soufflet, la flamme de la forge baissait, une clarté rosese mourait, au milieu du hangar redevenu noir. Le forgeron attendriregardait la jeune femme souriante, toute fraîche dans cette lueur.Puis, comme tous deux ne se disaient plus rien, noyés de ténèbres,il parut se souvenir, il rompit le silence :
– Vous permettez, madame Gervaise, j’ai quelque chose àterminer. Restez là, n’est-ce pas ? vous ne gênezpersonne.
Elle resta. Étienne s’était pendu de nouveau au soufflet. Laforge flambait, avec des fusées d’étincelles ; d’autant plusque le petit, pour montrer sa poigne à sa mère, déchaînait unehaleine énorme d’ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre defer qui chauffait, attendait, les pinces à la main. La grandeclarté l’éclairait violemment, sans une ombre. Sa chemise rouléeaux manches, ouverte au col, découvrait ses bras nus, sa poitrinenue, une peau rose de fille où frisaient des poils blonds ;et, la tête un peu basse entre ses grosses épaules bossuées demuscles, la face attentive, avec ses yeux pâles fixés sur laflamme, sans un clignement, il semblait un colosse au repos,tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la saisitavec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par boutsréguliers, comme s’il avait abattu des bouts de verre, à légerscoups. Puis, il remit les morceaux au feu, où il les reprit un àun, pour les façonner. Il forgeait des rivets à six pans. Il posaitles bouts dans une clouière, écrasait le fer qui formait la tête,aplatissait les six pans, jetait les rivets terminés, rougesencore, dont la tache vive s’éteignait sur le sol noir ; etcela d’un martèlement continu, balançant dans sa main droite unmarteau de cinq livres, achevant un détail à chaque coup, tournantet travaillant son fer avec une telle adresse, qu’il pouvait causeret regarder le monde. L’enclume avait une sonnerie argentine. Lui,sans une goutte de sueur, très à l’aise, tapait d’un air bonhomme,sans paraître faire plus d’effort que les soirs où il découpait desimages, chez lui.
– Oh ! ça, c’est du petit rivet, du vingt millimètres,disait-il pour répondre aux questions de Gervaise. On peut aller àses trois cents par jour… Mais il faut de l’habitude, parce que lebras se rouille vite…
Et comme elle lui demandait si le poignet ne s’engourdissait pasà la fin de la journée, il eut un bon rire. Est-ce qu’elle lecroyait une demoiselle ? Son poignet en avait vu de grisesdepuis quinze ans ; il était devenu en fer, tant il s’étaitfrotté aux outils. D’ailleurs, elle avait raison : un monsieurqui n’aurait jamais forgé un rivet ni un boulon, et qui auraitvoulu faire joujou avec son marteau de cinq livres, se serait colléune fameuse courbature au bout de deux heures. Ça n’avait l’air derien, mais ça vous nettoyait souvent des gaillards solides enquelques années. Cependant, les autres ouvriers tapaient aussi,tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarté, leséclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fondsnoirs, des éclaboussements d’étincelles partaient sous lesmarteaux, rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. EtGervaise se sentait prise dans le branle de la forge, contente, nes’en allant pas. Elle faisait un large détour, pour se rapprocherd’Étienne sans risquer d’avoir les mains brûlées, lorsqu’elle vitentrer l’ouvrier sale et barbu, auquel elle s’était adressée, dansla cour.
– Alors, vous avez trouvé, madame ? dit-il de son aird’ivrogne goguenard. La Gueule-d’Or, tu sais, c’est moi qui t’aiindiqué à madame…
Lui, se nommait Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, le lapin deslapins, un boulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d’unlitre de tord-boyaux par jour. Il était allé boire une goutte,parce qu’il ne se sentait plus assez graissé pour attendre sixheures. Quand il apprit que Zouzou s’appelait Étienne, il trouva çatrop farce ; et il riait en montrant ses dents noires. Puis,il reconnut Gervaise. Pas plus tard que la veille, il avait encorebu un canon avec Coupeau. On pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé,dit Boit-sans-Soif, il dirait tout de suite : C’est unzig ! Ah ! cet animal de Coupeau ! il était biengentil, il rendait les tournées plus souvent qu’à son tour.
– Ça me fait plaisir de vous savoir sa femme, répétait-il.Il mérite d’avoir une belle femme… N’est-ce pas ? laGueule-d’Or, madame est une belle femme ?
Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, quireprit son panier et le garda devant elle, afin de le tenir àdistance. Goujet, contrarié, comprenant que le camarade blaguait, àcause de sa bonne amitié pour Gervaise, lui cria :
– Dis donc, feignant ! pour quand les quarantemillimètres ?… Es-tu d’attaque, maintenant que tu as le sacplein, sacré soiffard ?
Le forgeron voulait parler d’une commande de gros boulons quinécessitaient deux frappeurs à l’enclume.
– Pour tout de suite, si tu veux, grand bébé !répondit Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ça tète son pouce et ça faitl’homme ! Tu as beau être gros, j’en ai mangéd’autres !
– Oui, c’est ça, tout de suite. Arrive, et à nousdeux !
– On y est, malin !
Ils se défiaient, allumés par la présence de Gervaise. Goujetmit au feu les bouts de fer coupés à l’avance ; puis, il fixasur une enclume une clouière de fort calibre. Le camarade avaitpris contre le mur deux masses de vingt livres, les deux grandessœurs de l’atelier, que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle. Etil continuait à crâner, il parlait d’une demi-grosse de rivetsqu’il avait forgés pour le phare de Dunkerque, des bijoux, deschoses à placer dans un musée, tant c’était fignolé. Sacristi,non ! il ne craignait pas la concurrence ; avant derencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouiller toutes lesboîtes de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu’onallait voir.
– Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeunefemme.
– Assez causé ! cria Goujet. Zouzou, du nerf ! Çane chauffe pas, mon garçon.
Mais Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, demanda encore :
– Alors, nous frappons ensemble ?
– Pas du tout ! chacun son boulon, monbrave !
La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgré sonbagou, resta sans salive. Des boulons de quarante millimètresétablis par un seul homme, ça ne s’était jamais vu ; d’autantplus que les boulons devaient être à tête ronde, un ouvrage d’unefichue difficulté, un vrai chef-d’œuvre à faire. Les trois autresouvriers de l’atelier avaient quitté leur travail pour voir ;un grand sec pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant,les deux forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermés, parceque Fifine pesait une demi-livre de plus que Dédèle. Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, eut la chance de mettre la main sur Dédèle ;la Gueule-d’Or tomba sur Fifine. Et, en attendant que le ferblanchit, le premier, redevenu crâne, posa devant l’enclume enroulant des yeux tendres du côté de la blanchisseuse ; il secampait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va sebattre, dessinait déjà le geste de balancer Dédèle à toute volée.Ah ! tonnerre de Dieu ! il était bon là ; il auraitfait une galette de la colonne Vendôme !
– Allons, commence ! dit Goujet, en plaçant lui-mêmedans la clouière un des morceaux de fer, de la grosseur d’unpoignet de fille.
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle àDédèle, des deux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc etses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, il secassait à chaque volée du marteau, sautait du sol comme emporté parson élan. C’était un rageur, qui se battait avec son fer, parembêtement de le trouver si dur ; et même il poussait ungrognement, quand il croyait lui avoir appliqué une claque soignée.Peut-être bien que l’eau-de-vie amollissait les bras des autres,mais lui avait besoin d’eau-de-vie dans les veines, au lieu desang ; la goutte de tout à l’heure lui chauffait la carcassecomme une chaudière, il se sentait une sacrée force de machine àvapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-là ; ill’aplatissait plus mou qu’une chique. Et Dédèle valsait, il fallaitvoir ! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en l’air,comme une baladeuse de l’Élysée-Montmartre, qui montre sonlinge ; car il s’agissait de ne pas flâner, le fer est sicanaille, qu’il se refroidit tout de suite, à la seule fin de seficher du marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,avait façonné la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeuxhors de leurs trous, et il était pris d’une colère furieuse enentendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, ilallongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine.Lorsqu’il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait latête mal plantée d’un bossu.
– Hein ! est-ce torché ? dit-il tout de même,avec son aplomb, en présentant son travail à Gervaise.
– Moi, je ne m’y connais pas, monsieur, répondit lablanchisseuse d’un air de réserve.
Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups detalon de Dédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçaitles lèvres pour ne pas rire, parce que Goujet à présent avaittoutes les chances.
C’était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta àla blanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, ilne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, àgrandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct,balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas unchahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus lesjupes ; elle s’enlevait, retombait en cadence, comme une damenoble, l’air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talonsde Fifine tapaient la mesure, gravement ; et ils s’enfonçaientdans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une scienceréfléchie, d’abord écrasant le métal au milieu, puis le modelantpar une série de coups d’une précision rythmée. Bien sûr, cen’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans lesveines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissammentjusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un hommemagnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en pleinla grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur sonfront bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants s’allumaient,lui éclairaient toute la figure de leurs fils d’or, une vraiefigure d’or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne,blanc comme un cou d’enfant ; une poitrine vaste, large à ycoucher une femme en travers ; des épaules et des brassculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans unmusée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler,des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ;ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de laclarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bonDieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer,respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grossesgouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vingt-et-un,vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement sesrévérences de grande dame.
– Quel poseur ! murmura en ricanant Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif.
Et Gervaise, en face de la Gueule-d’Or, regardait avec unsourire attendri. Mon Dieu ! que les hommes étaient doncbêtes ! Est-ce que ces deux-là ne tapaient pas sur leursboulons pour lui faire la cour ! Oh ! elle comprenaitbien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils étaient commedeux grands coqs rouges qui font les gaillards devant une petitepoule blanche. Faut-il avoir des inventions, n’est-ce pas ? Lecœur a tout de même, parfois, des façons drôles de se déclarer.Oui, c’était pour elle, ce tonnerre de Dédèle et de Fifine surl’enclume ; c’était pour elle, tout ce fer écrasé ;c’était pour elle, cette forge en branle, flambante d’un incendie,emplie d’un pétillement d’étincelles vives. Ils lui forgeaient làun amour, ils se la disputaient, à qui forgerait le mieux. Et,vrai, cela lui faisait plaisir au fond ; car enfin les femmesaiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d’Orsurtout lui répondaient dans le cœur ; ils y sonnaient, commesur l’enclume, une musique claire, qui accompagnait les grosbattements de son sang. Ça semble une bêtise, mais elle sentait queça lui enfonçait quelque chose là, quelque chose de solide, un peudu fer du boulon. Au crépuscule, avant d’entrer, elle avait eu, lelong des trottoirs humides, un désir vague, un besoin de manger unbon morceau ; maintenant, elle se trouvait satisfaite, commesi les coups de marteau de la Gueule-d’Or l’avaient nourrie.Oh ! elle ne doutait pas de sa victoire. C’était à lui qu’elleappartiendrait. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était trop laid, danssa cotte et son bourgeron sales, sautant d’un air de singe échappé.Et elle attendait, très rouge, heureuse de la grosse chaleurpourtant, prenant une jouissance à être secouée des pieds à la têtepar les dernières volées de Fifine.
Goujet comptait toujours.
– Et vingt-huit ! cria-t-il enfin, en posant lemarteau à terre. C’est fait, vous pouvez voir.
La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vraitravail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Lesouvriers la regardèrent en hochant le menton ; il n’y avaitpas à dire, c’était à se mettre à genoux devant. Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, essaya bien de blaguer ; mais il barbota, ilfinit par retourner à son enclume, le nez pincé. Cependant,Gervaise s’était serrée contre Goujet, comme pour mieux voir.Étienne avait lâché le soufflet, la forge de nouveau s’emplissaitd’ombre, d’un coucher d’astre rouge, qui tombait tout d’un coup àune grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuse éprouvaient unedouceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce hangar noirde suie et de limaille, où des odeurs de vieux fersmontaient ; ils ne se seraient pas crus plus seuls dans lebois de Vincennes, s’ils s’étaient donné un rendez-vous au fondd’un trou d’herbe. Il lui prit la main comme s’il l’avaitconquise.
Puis, dehors, ils n’échangèrent pas un mot. Il ne trouvarien ; il dit seulement qu’elle aurait pu emmener Étienne,s’il n’y avait pas eu encore une demi-heure de travail. Elle s’enallait enfin, quand il la rappela, cherchant à la garder quelquesminutes de plus.
– Venez donc, vous n’avez pas tout vu… Non, vrai, c’esttrès curieux.
Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patroninstallait toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, ellehésita, prise d’une peur instinctive. La vaste salle, secouée parles machines, tremblait ; et de grandes ombres flottaient,tachées de feux rouges. Mais lui la rassura en souriant, jura qu’iln’y avait rien à craindre ; elle devait seulement avoir biensoin de ne pas laisser traîner ses jupes trop près des engrenages.Il marcha le premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissantoù toutes sortes de bruits sifflaient et ronflaient, au milieu deces fumées peuplées d’êtres vagues, des hommes noirs affairés, desmachines agitant leurs bras, qu’elle ne distinguait pas les uns desautres. Les passages étaient très étroits, il fallait enjamber desobstacles, éviter des trous, se ranger pour ne pas être bousculé.On ne s’entendait pas parler. Elle ne voyait rien encore, toutdansait. Puis, comme elle éprouvait au-dessus de sa tête lasensation d’un grand frôlement d’ailes, elle leva les yeux, elles’arrêta à regarder les courroies, les longs rubans qui tendaientau plafond une gigantesque toile d’araignée, dont chaque fil sedévidait sans fin ; le moteur à vapeur se cachait dans uncoin, derrière un petit mur de briques ; les courroiessemblaient filer toutes seules, apporter le branle du fond del’ombre, avec leur glissement continu, régulier, doux comme le vold’un oiseau de nuit. Mais elle faillit tomber, en se heurtant à undes tuyaux du ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu,distribuant son souffle de vent aigre aux petites forges, près desmachines. Et il commença par lui faire voir ça, il lâcha le ventsur un fourneau ; de larges flammes s’étalèrent des quatrecôtés en éventail, une collerette de feu dentelée, éblouissante, àpeine teintée d’une pointe de laque ; la lumière était sivive, que les petites lampes des ouvriers paraissaient des gouttesd’ombre dans du soleil. Ensuite, il haussa la voix pour donner desexplications, il passa aux machines : les cisailles mécaniquesqui mangeaient des barres de fer, croquant un bout à chaque coup dedents, crachant les bouts par-derrière, un à un ; les machinesà boulons et à rivets, hautes, compliquées, forgeant les têtesd’une seule pesée de leur vis puissante ; les ébarbeuses, auvolant de fonte, une boule de fonte qui battait l’air furieusementà chaque pièce dont elles enlevaient les bavures ; lestaraudeuses, manœuvrées par des femmes, taraudant les boulons etleurs écrous, avec le tic-tac de leurs rouages d’acier luisant sousla graisse des huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout le travail,depuis le fer en barre, dressé contre les murs, jusqu’aux boulonset aux rivets fabriqués, dont des caisses pleines encombraient lescoins. Alors, elle comprit, elle eut un sourire en hochant lementon ; mais elle restait tout de même un peu serrée à lagorge, inquiète d’être si petite et si tendre parmi ces rudestravailleurs de métal, se retournant parfois, les sangs glacés, aucoup sourd d’une ébarbeuse. Elle s’accoutumait à l’ombre, voyaitdes enfoncements où des hommes immobiles réglaient la dansehaletante des volants, quand un fourneau lâchait brusquement lecoup de lumière de sa collerette de flamme. Et malgré elle, c’étaittoujours au plafond qu’elle revenait, à la vie, au sang même desmachines, au vol souple des courroies, dont elle regardait, lesyeux levés, la force énorme et muette passer dans la nuit vague descharpentes.
Cependant, Goujet s’était arrêté devant une des machines àrivets. Il restait là, songeur, la tête basse, les regards fixes.La machine forgeait des rivets de quarante millimètres, avec uneaisance tranquille de géante. Et rien n’était plus simple envérité. Le chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau ;le frappeur le plaçait dans la clouière, qu’un filet d’eau continuarrosait pour éviter d’en détremper l’acier ; et c’était fait,la vis s’abaissait, le boulon sautait à terre, avec sa tête rondecomme coulée au moule. En douze heures, cette sacrée mécanique enfabriquait des centaines de kilogrammes. Goujet n’avait pas deméchanceté ; mais, à certains moments, il aurait volontierspris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colère delui voir des bras plus solides que les siens. Ça lui causait ungros chagrin, même quand il se raisonnait, en se disant que lachair ne pouvait pas lutter contre le fer. Un jour, bien sûr, lamachine tuerait l’ouvrier ; déjà leurs journées étaienttombées de douze francs à neuf francs, et on parlait de lesdiminuer encore ; enfin, elles n’avaient rien de gai, cesgrosses bêtes, qui faisaient des rivets et des boulons comme ellesauraient fait de la saucisse. Il regarda celle-là trois bonnesminutes sans rien dire ; ses sourcils se fronçaient, sa bellebarbe jaune avait un hérissement de menace. Puis, un air de douceuret de résignation amollit peu à peu ses traits. Il se tourna versGervaise qui se serrait contre lui, il dit avec un souriretriste :
– Hein ! ça nous dégotte joliment ! Maispeut-être que plus tard ça servira au bonheur de tous.
Gervaise se moquait du bonheur de tous. Elle trouva les boulonsà la mécanique mal faits.
– Vous me comprenez, s’écria-t-elle avec feu, ils sont tropbien faits… J’aime mieux les vôtres. On sent la main d’un artiste,au moins.
Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi,parce qu’un moment il avait eu peur qu’elle ne le méprisât, aprèsavoir vu les machines. Dame ! s’il était plus fort queBec-Salé, dit Boit-sans-Soif, les machines étaient plus fortes quelui. Lorsqu’il la quitta enfin dans la cour, il lui serra lespoignets à les briser, à cause de sa grosse joie.
La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pourreporter leur linge. Ils habitaient toujours la petite maison de larue Neuve de la Goutte-d’Or. La première année, elle leur avaitrendu régulièrement vingt francs par mois, sur les cinq centsfrancs ; afin de ne pas embrouiller les comptes, onadditionnait le livre à la fin du mois seulement, et elle ajoutaitl’appoint nécessaire pour compléter les vingt francs, car leblanchissage des Goujet, chaque mois, ne dépassait guère sept ouhuit francs. Elle venait donc de s’acquitter de la moitié de lasomme environ, lorsque, un jour de terme, ne sachant plus par oùpasser, des pratiques lui ayant manqué de parole, elle avait dûcourir chez les Goujet et leur emprunter son loyer. Deux autresfois, pour payer ses ouvrières, elle s’était adressée également àeux, si bien que la dette se trouvait remontée à quatre centvingt-cinq francs. Maintenant, elle ne donnait plus un sou, elle selibérait par le blanchissage, uniquement. Ce n’était pas qu’elletravaillât moins ni que ses affaires devinssent mauvaises. Aucontraire. Mais il se faisait des trous chez elle, l’argent avaitl’air de fondre, et elle était contente, quand elle pouvait joindreles deux bouts. Mon Dieu ! pourvu qu’on vive, n’est-cepas ? on n’a point trop à se plaindre. Elle engraissait, ellecédait à tous les petits abandons de son embonpoint naissant,n’ayant plus la force de s’effrayer en songeant à l’avenir. Tantpis ! l’argent viendrait toujours, ça le rouillait de lemettre de côté. Madame Goujet cependant restait maternelle pourGervaise. Elle la chapitrait parfois avec douceur, non pas à causede son argent, mais parce qu’elle l’aimait et qu’elle craignait delui voir faire le saut. Elle n’en parlait seulement pas, de sonargent. Enfin, elle y mettait beaucoup de délicatesse.
Le lendemain de la visite de Gervaise à la forge était justementle dernier samedi du mois. Lorsqu’elle arriva chez les Goujet, oùelle tenait à aller elle-même, son panier lui avait tellement casséles bras, qu’elle étouffa pendant deux bonnes minutes. On ne saitpas comme le linge pèse, surtout quand il y a des draps.
– Vous apportez bien tout ? demanda madame Goujet.
Elle était très sévère là-dessus. Elle voulait qu’on luirapportât son linge, sans qu’une pièce manquât, pour le bon ordre,disait-elle. Une autre de ses exigences était que la blanchisseusevint exactement le jour fixé et chaque fois à la même heure ;comme ça, personne ne perdait son temps.
– Oh ! il y a bien tout, répondit Gervaise ensouriant. Vous savez que je ne laisse rien en arrière.
– C’est vrai, confessa madame Goujet, vous prenez desdéfauts, mais vous n’avez pas encore celui-là.
Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant lelinge sur le lit, la vieille femme fit son éloge : elle nebrûlait pas les pièces, ne les déchirait pas comme tant d’autres,n’arrachait pas les boutons avec le fer ; seulement ellemettait trop de bleu et amidonnait trop les devants de chemise.
– Tenez, c’est du carton, reprit-elle en faisant craquer undevant de chemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ça lui coupe lecou… Demain, il aura le cou en sang, quand nous reviendrons deVincennes.
– Non, ne dites pas ça ! s’écria Gervaise désolée. Leschemises pour s’habiller doivent être un peu raides, si l’on neveut pas avoir un chiffon sur le corps. Voyez les messieurs… C’estmoi qui fais tout votre linge. Jamais une ouvrière n’y touche, etje le soigne, je vous assure, je le recommencerais plutôt dix fois,parce que c’est pour vous, vous comprenez.
Elle avait rougi légèrement, en balbutiant la fin de la phrase.Elle craignait de laisser voir le plaisir qu’elle prenait àrepasser elle-même les chemises de Goujet. Bien sûr, elle n’avaitpas de pensées sales ; mais elle n’en était pas moins un peuhonteuse.
– Oh ! je n’attaque pas votre travail, vous travaillezdans la perfection, je le sais, dit madame Goujet. Ainsi, voilà unbonnet qui est perlé. Il n’y a que vous pour faire ressortir lesbroderies comme ça. Et les tuyautés sont d’un suivi ! Allez,je reconnais votre main tout de suite. Quand vous donnez seulementun torchon à une ouvrière, ça se voit… N’est-ce pas ? vousmettrez un peu moins d’amidon, voilà tout ! Goujet ne tientpas à avoir l’air d’un monsieur.
Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d’untrait de plume. Tout y était bien. Quand elles réglèrent, elle vitque Gervaise lui comptait un bonnet six sous ; elle se récria,mais elle dut convenir qu’elle n’était vraiment pas chère pour lecourant ; non, les chemises d’homme cinq sous, les pantalonsde femme quatre sous, les taies d’oreiller un sou et demi, lestabliers un sou, ce n’était pas cher, attendu que bien desblanchisseuses prenaient deux liards ou même un sou de plus pourtoutes ces pièces. Puis, lorsque Gervaise eut appelé le linge sale,que la vieille femme inscrivait, elle le fourra dans son panier,elle ne s’en alla pas, embarrassée, ayant aux lèvres une demandequi la gênait beaucoup.
– Madame Goujet, dit-elle enfin, si ça ne vous faisaitrien, je prendrais l’argent du blanchissage, ce mois-ci.
Justement, le mois était très fort, le compte qu’elles venaientd’arrêter ensemble se montait à dix francs sept sous. Madame Goujetla regarda un moment d’un air sérieux. Puis, ellerépondit :
– Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pasvous refuser cet argent, du moment où vous en avez besoin…Seulement, ce n’est guère le chemin de vous acquitter ; je discela pour vous, vous entendez. Vrai, vous devriez prendregarde.
Gervaise, la tête basse, reçut la leçon en bégayant. Les dixfrancs devaient compléter l’argent d’un billet qu’elle avaitsouscrit à son marchand de coke. Mais madame Goujet devint plussévère au mot de billet. Elle s’offrit en exemple : elleréduisait sa dépense, depuis qu’on avait baissé les journées deGoujet de douze francs à neuf francs. Quand on manquait de sagesseen étant jeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. Pourtant,elle se retint, elle ne dit pas à Gervaise qu’elle lui donnait sonlinge uniquement pour lui permettre de payer sa dette ;autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait à tout laver,si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareillessommes de la poche. Quand Gervaise tint les dix francs sept sous,elle remercia, elle se sauva vite. Et, sur le palier, elle sesentit à l’aise, elle eut envie de danser, car elle s’accoutumaitdéjà aux ennuis et aux saletés de l’argent, ne gardant de cesembêtements-là que le bonheur d’en être sortie, jusqu’à laprochaine fois.
Ce fut précisément ce samedi que Gervaise fit une drôle derencontre, comme elle descendait l’escalier des Goujet. Elle dut seranger contre la rampe, avec son panier, pour laisser passer unegrande femme en cheveux qui montait, en portant sur la main, dansun bout de papier, un maquereau très frais, les ouïes saignantes.Et voilà qu’elle reconnut Virginie, la fille dont elle avaitretroussé les jupes au lavoir. Toutes deux se regardèrent bien enface. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu’elleallait recevoir le maquereau par la figure. Mais non, Virginie eutun mince sourire. Alors, la blanchisseuse, dont le panier bouchaitl’escalier, voulut se montrer polie.
– Je vous demande pardon, dit-elle.
– Vous êtes toute pardonnée, répondit la grande brune.
Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent,raccommodées du coup, sans avoir risqué une seule allusion aupassé. Virginie, alors âgée de vingt-neuf ans, était devenue unefemme superbe, découplée, la face un peu longue entre ses deuxbandeaux d’un noir de jais. Elle raconta tout de suite son histoirepour se poser : elle était mariée maintenant, elle avaitépousé au printemps un ancien ouvrier ébéniste qui sortait duservice et qui sollicitait une place de sergent de ville, parcequ’une place, c’est plus sûr et plus comme il faut. Justement, ellevenait d’acheter un maquereau pour lui.
– Il adore le maquereau, dit-elle. Il faut bien les gâter,ces vilains hommes, n’est-ce pas ?… Mais, montez donc. Vousverrez notre chez nous… Nous sommes ici dans un courant d’air.
Quand Gervaise, après lui avoir à son tour conté son mariage,lui apprit qu’elle avait habité le logement, où elle était mêmeaccouchée d’une fille, Virginie la pressa de monter plus vivementencore. Ça fait toujours plaisir de revoir les endroits où l’on aété heureux. Elle, pendant cinq ans, avait demeuré de l’autre côtéde l’eau, au Gros-Caillou. C’était là qu’elle avait connu son mari,quand il était au service. Mais elle s’ennuyait, elle rêvait derevenir dans le quartier de la Goutte-d’Or, où elle connaissaittout le monde. Et, depuis quinze jours, elle occupait la chambre enface des Goujet. Oh ! toutes ses affaires étaient encore bienen désordre ; ça s’arrangerait petit à petit.
Puis, sur le palier, elles se dirent enfin leurs noms.
– Madame Coupeau.
– Madame Poisson.
Et, dès lors, elle s’appelèrent gros comme le bras madamePoisson et madame Coupeau, uniquement pour le plaisir d’être desdames, elles qui s’étaient connues autrefois dans des positions peucatholiques. Cependant, Gervaise conservait un fond de méfiance.Peut-être bien que la grande brune se raccommodait pour se mieuxvenger de la fessée du lavoir, en roulant quelque plan de mauvaisebête hypocrite. Gervaise se promettait de rester sur ses gardes.Pour le quart d’heure, Virginie se montrait trop gentille, ilfallait bien être gentille aussi.
En haut, dans la chambre, Poisson, le mari, un homme detrente-cinq ans à la face terreuse, avec des moustaches et uneimpériale rouges, travaillait, assis devant une table, près de lafenêtre. Il faisait des petites boîtes. Il avait pour seuls outilsun canif, une scie grande comme une lime à ongles, un pot à colle.Le bois qu’il employait provenait de vieilles bottes à cigares, deminces planchettes d’acajou brut sur lesquelles il se livrait à desdécoupages et à des enjolivements d’une délicatesse extraordinaire.Tout le long de la journée, d’un bout de l’année à l’autre, ilrefaisait la même boîte, huit centimètres sur six. Seulement, il lamarquetait, inventait des formes de couvercle, introduisait descompartiments. C’était pour s’amuser, une façon de tuer le temps,en attendant sa nomination de sergent de ville. De son ancienmétier d’ébéniste, il n’avait gardé que la passion des petitesboîtes. Il ne vendait pas son travail, il le donnait en cadeau auxpersonnes de sa connaissance.
Poisson se leva, salua poliment Gervaise, que sa femme luiprésenta comme une ancienne amie. Mais il n’était pas causeur, ilreprit tout de suite sa petite scie. De temps à autre, il lançaitseulement un regard sur le maquereau, posé au bord de la commode.Gervaise fut très contente de revoir son ancien logement ;elle dit où les meubles étaient placés, et elle montra l’endroit oùelle avait accouché, par terre. Comme ça se rencontrait,pourtant ! Quand elles s’étaient perdues de vue toutes deux,autrefois, elles n’auraient jamais cru se retrouver ainsi, enhabitant l’une après l’autre la même chambre. Virginie ajouta denouveaux détails sur elle et son mari : il avait fait un petithéritage d’une tante ; il l’établirait sans doute plustard ; pour le moment, elle continuait à s’occuper de couture,elle bâclait une robe par-ci par-là. Enfin, au bout d’une grossedemi-heure, la blanchisseuse voulut partir. Poisson tourna à peinele dos. Virginie, qui l’accompagna, promit de lui rendre savisite ; d’ailleurs, elle lui donnait sa pratique, c’était unechose entendue. Et, comme elle la gardait sur le palier, Gervaises’imagina qu’elle désirait lui parler de Lantier et de sa sœurAdèle, la brunisseuse. Elle en était toute révolutionnée àl’intérieur. Mais pas un mot ne fut échangé sur ces chosesennuyeuses, elles se quittèrent en se disant au revoir, d’un airtrès aimable.
– Au revoir, madame Coupeau.
– Au revoir, madame Poisson.
Ce fut là le point de départ d’une grande amitié. Huit joursplus tard, Virginie ne passait plus devant la boutique de Gervaisesans entrer ; et elle y taillait des bavettes de deux et troisheures, si bien que Poisson, inquiet, la croyant écrasée, venait lachercher, avec sa figure muette de déterré. Gervaise, à voir ainsijournellement la couturière, éprouva bientôt une singulièrepréoccupation ; elle ne pouvait lui entendre commencer unephrase, sans croire qu’elle allait causer de Lantier ; ellesongeait invinciblement à Lantier, tout le temps qu’elle restaitlà. C’était bête comme tout, car enfin elle se moquait de Lantier,et d’Adèle, et de ce qu’ils étaient devenus l’un et l’autre ;jamais elle ne posait une question ; même elle ne se sentaitpas curieuse d’avoir de leurs nouvelles. Non, ça la prenait endehors de sa volonté. Elle avait leur idée dans la tête comme on adans la bouche un refrain embêtant, qui ne veut pas vous lâcher.D’ailleurs, elle n’en gardait nulle rancune à Virginie, dont cen’était point la faute, bien sûr. Elle se plaisait beaucoup avecelle, et la retenait dix fois avant de la laisser partir.
Cependant, l’hiver était venu, le quatrième hiver que lesCoupeau passaient rue de la Goutte-d’Or. Cette année-là, décembreet janvier furent particulièrement durs. Il gelait à pierre fendre.Après le jour de l’an, la neige resta trois semaines dans la ruesans se fondre. Ça n’empêchait pas le travail, au contraire, carl’hiver est la belle saison des repasseuses. Il faisait jolimentbon dans la boutique ! On n’y voyait jamais de glaçons auxvitres, comme chez l’épicier et le bonnetier d’en face. Lamécanique, bourrée de coke, entretenait là une chaleur debaignoire ; les linges fumaient, on se serait cru en pleinété ; et l’on était bien, les portes fermées, ayant chaudpartout, tellement chaud, qu’on aurait fini par dormir, les yeuxouverts. Gervaise disait en riant qu’elle s’imaginait être à lacampagne. En effet, les voitures ne faisaient plus de bruit enroulant sur la neige ; c’était à peine si l’on entendait lepiétinement des passants ; dans le grand silence du froid, desvoix d’enfants seules montaient, le tapage d’une bande de gamins,qui avaient établi une grande glissade, le long du ruisseau de lamaréchalerie. Elle allait parfois à un des carreaux de la porte,enlevait de la main la buée, regardait ce que devenait le quartierpar cette sacrée température ; mais pas un nez ne s’allongeaithors des boutiques voisines, le quartier, emmitouflé de neige,semblait faire le gros dos ; et elle échangeait seulement unpetit signe de tête avec la charbonnière d’à côté, qui se promenaittête nue, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, depuis qu’ilgelait si fort.
Ce qui était bon surtout, par ces temps de chien, c’était deprendre, à midi, son café bien chaud. Les ouvrières n’avaient pas àse plaindre ; la patronne le faisait très fort et n’y mettaitpas quatre grains de chicorée ; il ne ressemblait guère aucafé de madame Fauconnier, qui était une vraie lavasse. Seulement,quand maman Coupeau se chargeait de passer l’eau sur le marc, çan’en finissait plus, parce qu’elle s’endormait devant labouillotte. Alors, les ouvrières, après le déjeuner, attendaient lecafé en donnant un coup de fer.
Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que lecafé n’était pas prêt. Ce jour-là, il s’entêtait à ne pas vouloirpasser. Maman Coupeau tapait sur le filtre avec une petitecuiller ; et l’on entendait les gouttes tomber une à une,lentement, sans se presser davantage.
– Laissez-le donc, dit la grande Clémence. Ça le rendtrouble… Aujourd’hui, bien sûr, il y aura de quoi boire etmanger.
La grande Clémence mettait à neuf une chemise d’homme, dont elledétachait les plis du bout de l’ongle. Elle avait un rhume àcrever, les yeux enflés, la gorge arrachée par des quintes de touxqui la pliaient en deux, au bord de l’établi. Avec ça, elle neportait pas même un foulard au cou, vêtue d’un petit lainage àdix-huit sous, dans lequel elle grelottait. Près d’elle, madamePutois, enveloppée de flanelle, matelassée jusqu’aux oreilles,repassait un jupon, qu’elle tournait autour de la planche à robe,dont le petit bout était posé sur le dossier d’une chaise ;et, par terre, un drap jeté empêchait le jupon de se salir, enfrôlant le carreau. Gervaise occupait à elle seule la moitié del’établi, avec des rideaux de mousseline brodée, sur lesquels ellepoussait son fer tout droit, les bras allongés, pour éviter lesfaux plis. Tout d’un coup, le café qui se mit à couler bruyammentlui fit lever la tête. C’était ce louchon d’Augustine qui venait depratiquer un trou au milieu du marc, en enfonçant une cuiller dansle filtre.
– Veux-tu te tenir tranquille ! cria Gervaise.Qu’est-ce que tu as donc dans le corps ? Nous allons boire dela boue, maintenant.
Maman Coupeau avait aligné cinq verres sur un coin libre del’établi. Alors, les ouvrières lâchèrent leur travail. La patronneversait toujours le café elle-même, après avoir mis deux morceauxde sucre dans chaque verre. C’était l’heure attendue de la journée.Ce jour-là, comme chacune prenait son verre et s’accroupissait surun petit banc, devant la mécanique, la porte de la rue s’ouvrit,Virginie entra, toute frissonnante.
– Ah ! mes enfants, dit-elle, ça vous coupe endeux ! Je ne sens plus mes oreilles. Quel gredin defroid !
– Tiens ! c’est madame Poisson ! s’écriaGervaise. Ah bien ! vous arrivez à propos… Vous allez prendredu café avec nous.
– Ma foi ! ce n’est pas de refus… Rien que pourtraverser la rue, on a l’hiver dans les os.
Il restait du café, heureusement. Maman Coupeau alla chercher unsixième verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, parpolitesse. Les ouvrières s’écartèrent, firent à celle-ci une petiteplace près de la mécanique. Elle grelotta un instant, le nez rouge,serrant ses mains raidies autour de son verre, pour se réchauffer.Elle venait de chez l’épicier, où l’on gelait, rien qu’à attendreun quart de gruyère. Et elle s’exclamait sur la grosse chaleur dela boutique : vrai, on aurait cru entrer dans un four, çaaurait suffi pour réveiller un mort, tant ça vous chatouillaitagréablement la peau. Puis, dégourdie, elle allongea ses grandesjambes. Alors, toutes les six, elles sirotèrent lentement leurcafé, au milieu de la besogne interrompue, dans l’étouffement moitedes linges qui fumaient. Maman Coupeau et Virginie seules étaientassises sur des chaises ; les autres, sur leurs petits bancs,semblaient par terre ; même ce louchon d’Augustine avait tiréun coin du drap, sous le jupon, pour s’étendre. On ne parla pastout de suite, les nez dans les verres, goûtant le café.
– Il est tout de même bon, déclara Clémence.
Mais elle faillit étrangler, prise d’une quinte. Elle appuyaitsa tête contre le mur pour tousser plus fort.
– Vous êtes joliment pincée, dit Virginie. Où avez-vousdonc empoigné ça ?
– Est-ce qu’on sait ! reprit Clémence, en s’essuyantla figure avec sa manche. Ça doit être l’autre soir. Il y en avaitdeux qui se dépiautaient, à la sortie du Grand-Balcon.J’ai voulu voir, je suis restée là, sous la neige. Ah ! quelleroulée c’était à mourir de rire. L’une avait le nez arraché ;le sang giclait par terre. Lorsque l’autre a vu le sang, un grandéchalas comme moi, elle a pris ses cliques et ses claques… Alors,la nuit, j’ai commencé à tousser. Il faut dire aussi que ces hommessont d’un bête, quand ils couchent avec une femme, ils vousdécouvrent toute la nuit…
– Une jolie conduite, murmura madame Putois. Vous vouscrevez, ma petite.
– Et si ça m’amuse de me crever, moi !… Avec ça que lavie est drôle. S’escrimer toute la sainte journée pour gagnercinquante-cinq sous, se brûler le sang du matin au soir devant lamécanique, non, vous savez, j’en ai par-dessus la tête !…Allez, ce rhume-là ne me rendra pas le service de m’emporter ;il s’en ira comme il est venu.
Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clémence, qui dans lesbastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristaittoujours le monde par ses idées de crevaison, quand elle était àl’atelier. Gervaise la connaissait bien et se contenta dedire :
– Vous n’êtes pas gaie, les lendemains de noce,vous !
Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu’on ne parlât pasde batteries de femmes. Ça l’ennuyait, à cause de la fessée dulavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabotdans les quilles et de giroflées à cinq feuilles. Justement,Virginie la regardait en souriant.
– Oh ! murmura-t-elle, j’ai vu un crêpage de chignons,hier. Elles s’écharpillaient…
– Qui donc ? demanda madame Putois.
– L’accoucheuse du bout de la rue et sa bonne, vous savez,une petite blonde… Une gale, cette fille ! Elle criait àl’autre : « Oui, oui, t’as décroché un enfant à lafruitière, même que je vais aller chez le commissaire, si tu ne mepayes pas. » Et elle en débagoulait, fallait voir !L’accoucheuse, là-dessus, lui a lâché une baffe, v’lan ! enplein museau. Voilà alors que ma sacrée gouine saute aux yeux de sabourgeoise, et qu’elle la graffigne, et qu’elle la déplume,oh ! mais aux petits oignons ! Il a fallu que lecharcutier la lui retirât des pattes.
Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutesburent une petite gorgée de café, d’un air gueulard.
– Vous croyez ça, vous, qu’elle a décroché un enfant ?reprit Clémence.
– Dame ! le bruit a couru dans le quartier, réponditVirginie. Vous comprenez, je n’y étais pas… C’est dans le métier,d’ailleurs. Toutes en décrochent.
– Ah bien ! dit madame Putois, on est trop bête de seconfier à elles. Merci, pour se faire estropier !… Voyez-vous,il y a un moyen souverain. Tous les soirs, on avale un verre d’eaubénite en se traçant sur le ventre trois signes de croix avec lepouce. Ça s’en va comme un vent.
Maman Coupeau, qu’on croyait endormie, hocha la tête pourprotester. Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là.Il fallait manger un œuf dur toutes les deux heures et s’appliquerdes feuilles d’épinard sur les reins. Les quatre autres femmesrestèrent graves. Mais ce louchon d’Augustine, dont les gaietéspartaient toutes seules, sans qu’on sût jamais pourquoi, lâcha legloussement de poule qui était son rire à elle. On l’avait oubliée.Gervaise releva le jupon, l’aperçut sur le drap qui se roulaitcomme un goret, les jambes en l’air. Et elle la tira de là-dessous,la mit debout d’une claque. Qu’est-ce qu’elle avait à rire, cettedinde ? Est-ce qu’elle devait écouter, quand les grandespersonnes causaient ! D’abord, elle allait reporter le linged’une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en parlant, lapatronne lui mettait le panier au bras et la poussait vers laporte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s’éloigna en traînantles pieds dans la neige.
Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaientl’efficacité des œufs durs et des feuilles d’épinard. Alors,Virginie, qui restait rêveuse, son verre de café à la main, dittout bas :
– Mon Dieu ! on se cogne, on s’embrasse, ça vatoujours quand on a bon cœur…
Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire :
– Non, bien sûr, je ne vous en veux pas… L’affaire dulavoir, vous vous souvenez ?
La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu’ellecraignait. Maintenant, elle devinait qu’il allait être question deLantier et d’Adèle. La mécanique ronflait, un redoublement dechaleur rayonnait du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, lesouvrières, qui faisaient durer leur café pour se remettre àl’ouvrage le plus tard possible, regardaient la neige de la rue,avec des mines gourmandes et alanguies. Elles en étaient auxconfidences ; elles disaient ce qu’elles auraient fait, sielles avaient eu dix mille francs de rente ; elles n’auraientrien fait du tout, elles seraient restées comme ça des après-midi àse chauffer, en crachant de loin sur la besogne. Virginie s’étaitrapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être entendue des autres.Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans doute de la tropgrande chaleur, si molle et si lâche, qu’elle ne trouvait pas laforce de détourner la conversation ; même elle attendait lesparoles de la grande brune, le cœur gros d’une émotion dont ellejouissait sans se l’avouer.
– Je ne vous fais pas de la peine, au moins ? repritla couturière. Vingt fois déjà, ça m’est venu sur la langue. Enfin,puisque nous sommes là-dessus… C’est pour causer, n’est-cepas ?… Ah ! bien sûr, non, je ne vous en veux pas de cequi s’est passé. Parole d’honneur ! je n’ai pas gardé ça derancune contre vous.
Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir toutle sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement deslèvres. Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, elle sedemandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tantque ça ; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincellesjaunes s’allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sarancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
– Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vousfaire une saleté, une abomination… Oh ! je suis juste,allez ! Moi, j’aurais pris un couteau.
Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Etelle quitta sa voix traînante, elle ajouta rapidement, sanss’arrêter :
– Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah ! Dieu deDieu ! non, pas bonheur du tout !… Ils étaient allésdemeurer au diable, du côté de la Glacière, dans une sale rue où ily a toujours de la boue jusqu’aux genoux. Moi, deux jours après, jesuis partie un matin pour déjeuner avec eux ; une fière coursed’omnibus, je vous assure ! Eh bien ! ma chère, je les aitrouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme j’entrais, ilss’allongeaient des calottes. Hein ! en voilà desamoureux !… Vous savez qu’Adèle ne vaut pas la corde pour lapendre. C’est ma sœur, mais ça ne m’empêche pas de dire qu’elle estdans la peau d’une fière salope. Elle m’a fait un tas decochonneries ; ça serait trop long à conter, puis ce sont desaffaires à régler entre nous… Quant à Lantier, dame ! vous leconnaissez, il n’est pas bon non plus. Un petit monsieur, n’est-cepas ? qui vous enlève le derrière pour un oui, pour unnon ! Et il ferme le poing, lorsqu’il tape… Alors donc ils sesont échignés en conscience. Quand on montait l’escalier, on lesentendait se bûcher. Un jour même, la police est venue. Lantieravait voulu une soupe à l’huile, une horreur qu’ils mangent dans lemidi ; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont jeté labouteille d’huile à la figure, la casserole, la soupière, tout letremblement ; enfin, une scène à révolutionner unquartier.
Elle raconta d’autres tueries, elle ne tarissait pas sur leménage, savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête.Gervaise écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle,avec un pli nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petitsourire. Depuis bientôt sept ans, elle n’avait plus entendu parlerde Lantier. Jamais elle n’aurait cru que le nom de Lantier, ainsimurmuré à son oreille, lui causerait une pareille chaleur au creuxde l’estomac. Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ceque devenait ce malheureux, qui s’était si mal conduit avec elle.Elle ne pouvait plus être jalouse d’Adèle, maintenant ; maiselle riait tout de même en dedans des raclées du ménage, ellevoyait le corps de cette fille plein de bleus, et ça la vengeait,ça l’amusait. Aussi serait-elle restée là jusqu’au lendemain matin,à écouter les rapports de Virginie. Elle ne posait pas dequestions, parce qu’elle ne voulait pas paraître intéressée tantque ça. C’était comme si, brusquement, on comblait un trou pourelle ; son passé, à cette heure, allait droit à sonprésent.
Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans sonverre ; elle suçait le sucre, les yeux à demi fermés. Alors,Gervaise, comprenant qu’elle devait dire quelque chose, prit un airindifférent, demanda :
– Et ils demeurent toujours à la Glacière ?
– Mais non ! répondit l’autre ; je ne vous aidonc pas raconté ?… Voici huit jours qu’ils ne sont plusensemble. Adèle, un beau matin, a emporté ses frusques, et Lantiern’a pas couru après, je vous assure.
La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant touthaut :
– Ils ne sont plus ensemble !
– Qui donc ? demanda Clémence, en interrompant saconversation avec maman Coupeau et madame Putois.
– Personne, dit Virginie ; des gens que vous neconnaissez pas.
Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue.Elle se rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencerses histoires. Puis, tout d’un coup, elle lui demanda ce qu’elleferait, si Lantier venait rôder autour d’elle ; car, enfin,les hommes sont si drôles, Lantier était bien capable de retournerà ses premières amours. Gervaise se redressa, se montra très nette,très digne. Elle était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilàtout. Il ne pouvait plus y avoir rien entre eux, même pas unepoignée de main. Vraiment, elle manquerait tout à fait de cœur, sielle regardait un jour cet homme en face.
– Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a unlien que je ne peux pas rompre. Si Lantier a le désir d’embrasserÉtienne, je le lui enverrai, parce qu’il est impossible d’empêcherun père d’aimer son enfant… Mais quant à moi, voyez-vous, madamePoisson, je me laisserais plutôt hacher en petits morceaux que delui permettre de me toucher du bout du doigt. C’est fini.
En prononçant ces derniers mots, elle traça en l’air une croix,comme pour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre laconversation, elle parut s’éveiller en sursaut, elle cria auxouvrières :
– Dites donc, vous autres ! est-ce que vous croyez quele linge se repasse tout seul ?… En voilà des flemmes !Houp ! à l’ouvrage !
Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d’une torpeur deparesse, les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d’unemain leurs verres vides, où un peu de marc de café restait. Ellescontinuèrent de causer.
– C’était la petite Célestine, disait Clémence. Je l’aiconnue. Elle avait la folie des poils de chat… Vous savez, ellevoyait des poils de chat partout, elle tournait toujours la languecomme ça, parce qu’elle croyait avoir des poils de chat plein labouche.
– Moi, reprenait madame Putois, j’ai eu pour amie une femmequi avait un ver… Oh ! ces animaux-là ont des caprices !…Il lui tortillait le ventre, quand elle ne lui donnait pas dupoulet. Vous pensez, le mari gagnait sept francs, ça passait engourmandises pour le ver…
– Je l’aurais guérie tout de suite, moi, interrompait mamanCoupeau. Mon Dieu ! oui, on avale une souris grillée. Çaempoisonne le ver du coup.
Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantiseheureuse. Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien !en voilà une après-midi passée à faire les rosses ! C’était çaqui n’emplissait pas la bourse ! Elle retourna la première àses rideaux ; mais elle les trouva salis d’une tache de café,et elle dut, avant de reprendre le fer, frotter la tache avec unlinge mouillé. Les ouvrières s’étiraient devant la mécanique,cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que Clémence seremua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue ; puis,elle acheva sa chemise d’homme, dont elle épingla les manchettes etle col. Madame Putois s’était remise à son jupon.
– Eh bien ! au revoir, dit Virginie. J’étais descenduechercher un quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m’agelée en route.
Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, ellerouvrit la porte pour crier qu’elle voyait Augustine au bout de larue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cettegredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourutrouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par uneboule de neige ; et elle se laissa gronder d’un air sournois,en racontant qu’on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas.Quelque voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux deglace dans les poches ; car, au bout d’un quart d’heure, sespoches se mirent à arroser la boutique comme des entonnoirs.
Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. Laboutique, dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toutela rue de la Goutte-d’Or savait qu’il y faisait chaud. Il y avaitsans cesse là des femmes bavardes qui prenaient un air de feudevant la mécanique, leurs jupes troussées jusqu’aux genoux,faisant la petite chapelle. Gervaise avait l’orgueil de cette bonnechaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, commedisaient méchamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai étaitqu’elle restait obligeante et secourable, au point de faire entrerles pauvres, quand elle les voyait grelotter dehors. Elle se pritsurtout d’amitié pour un ancien ouvrier peintre, un vieillard desoixante-dix ans, qui habitait dans la maison une soupente, où ilcrevait de faim et de froid ; il avait perdu ses trois fils enCrimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu’il nepouvait plus tenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le pèreBru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l’appelait,elle lui ménageait une place près du poêle ; souvent même ellele forçait à manger un morceau de pain avec du fromage. Le pèreBru, le corps voûté, la barbe blanche, la face ridée comme unevieille pomme, demeurait des heures sans rien dire, à écouter legrésillement du coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années detravail sur des échelles, le demi-siècle passé à peindre des porteset à blanchir des plafonds aux quatre coins de Paris.
– Eh bien ! père Bru, lui demandait parfois lablanchisseuse, à quoi pensez-vous ?
– À rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d’un airhébété.
Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu’il avait des peinesde cœur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence,dans son attitude morne et réfléchie.
À partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier àGervaise. Elle semblait se plaire à l’occuper de son ancien amant,pour le plaisir de l’embarrasser, en faisant des suppositions. Unjour, elle dit l’avoir rencontré ; et, comme la blanchisseuserestait muette, elle n’ajouta rien, puis le lendemain seulementlaissa entendre qu’il lui avait longuement parlé d’elle, avecbeaucoup de tendresse. Gervaise était très troublée par cesconversations chuchotées à voix basse dans un angle de la boutique.Le nom de Lantier lui causait toujours une brûlure au creux del’estomac, comme si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelquechose de lui. Certes, elle se croyait bien solide, elle voulaitvivre en honnête femme, parce que l’honnêteté est la moitié dubonheur. Aussi ne songeait-elle pas à Coupeau, dans cette affaire,n’ayant rien à se reprocher contre son mari, pas même en pensée.Elle songeait au forgeron, le cœur tout hésitant et malade. Il luisemblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lentepossession dont elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, àleur amour inavoué, d’une douceur d’amitié. Elle vivait desjournées tristes, lorsqu’elle se croyait coupable envers son bonami. Elle aurait voulu n’avoir de l’affection que pour lui, endehors de son ménage. Cela se passait très haut en elle, au-dessusde toutes les saletés, dont Virginie guettait le feu sur sonvisage.
Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès deGoujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise,sans penser aussitôt à son premier amant ; elle le voyaitquitter Adèle, remettre son linge au fond de leur ancienne malle,revenir chez elle, avec la malle sur la voiture. Les jours où ellesortait, elle était prise tout d’un coup de peurs bêtes, dans larue ; elle croyait entendre le pas de Lantier derrière elle,elle n’osait pas se retourner, tremblante, s’imaginant sentir sesmains la saisir à la taille. Bien sûr, il devait l’espionner ;il tomberait sur elle une après-midi ; et cette idée luidonnait des sueurs froides, parce qu’il l’embrasserait certainementdans l’oreille, comme il le faisait par taquinerie, autrefois.C’était ce baiser qui l’épouvantait ; à l’avance, il larendait sourde, il l’emplissait d’un bourdonnement, dans lequelelle ne distinguait plus que le bruit de son cœur battant à grandscoups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était sonseul asile ; elle y redevenait tranquille et souriante, sousla protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuiteses mauvais rêves.
Quelle heureuse saison ! La blanchisseuse soignait d’unefaçon particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches ;elle lui reportait toujours son linge elle-même, parce que cettecourse, chaque vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passerrue Marcadet et entrer à la forge. Dès qu’elle tournait le coin dela rue, elle se sentait légère, gaie, comme si elle faisait unepartie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordésd’usines grises ; la chaussée noire de charbon, les panachesde vapeur sur les toits, l’amusaient autant qu’un sentier de moussedans un bois de la banlieue, s’enfonçant entre de grands bouquetsde verdure ; et elle aimait l’horizon blafard, rayé par leshautes cheminées des fabriques, la butte Montmartre qui bouchait leciel, avec ses maisons crayeuses, percées des trous réguliers deleurs fenêtres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautantles flaques d’eau, prenant plaisir à traverser les coins déserts etembrouillés du chantier de démolitions. Au fond, la forge luisait,même en plein midi. Son cœur sautait à la danse des marteaux. Quandelle entrait, elle était toute rouge, les petits cheveux blonds desa nuque envolés comme ceux d’une femme qui arrive à unrendez-vous. Goujet l’attendait, les bras nus, la poitrine nue,tapant plus fort sur l’enclume, ces jours-là, pour se faireentendre de plus loin. Il la devinait, l’accueillait d’un bon riresilencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu’il sedérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre lemarteau, parce qu’elle l’aimait davantage, lorsqu’il le brandissaitde ses gros bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légèreclaque sur la joue d’Étienne pendu au soufflet, et elle restait làune heure, à regarder les boulons. Ils n’échangeaient pas dixparoles. Ils n’auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans unechambre, enfermés à double tour. Les ricanements de Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, ne les gênaient guère, car ils ne les entendaientmême plus. Au bout d’un quart d’heure, elle commençait à étoufferun peu ; la chaleur, l’odeur forte, les fumées qui montaient,l’étourdissaient, tandis que les coups sourds la secouaient destalons à la gorge. Elle ne désirait plus rien alors, c’était sonplaisir. Goujet l’aurait serrée dans ses bras que ça ne lui auraitpas donné une émotion si grosse. Elle se rapprochait de lui, poursentir le vent de son marteau sur sa joue, pour être dans le coupqu’il tapait. Quand des étincelles piquaient ses mains tendres,elle ne les retirait pas, elle jouissait au contraire de cettepluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien sûr, devinait lebonheur qu’elle goûtait là ; il réservait pour le vendredi lesouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute sa forceet toute son adresse ; il ne se ménageait plus, au risque defendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joiequ’il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirentainsi la forge d’un grondement d’orage. Ce fut une idylle dans unebesogne de géant, au milieu du flamboiement de la houille, del’ébranlement du hangar, dont la carcasse noire de suie craquait.Tout ce fer écrasé, pétri comme de la cire rouge, gardait lesmarques rudes de leurs tendresses. Le vendredi, quand lablanchisseuse quittait la Gueule-d’Or, elle remontait lentement larue des Poissonniers, contentée, lassée, l’esprit et la chairtranquilles.
Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevintraisonnable. À cette époque, elle aurait encore vécu très heureuse,sans Coupeau, qui tournait mal, décidément. Un jour, elle revenaitjustement de la forge, lorsqu’elle crut reconnaître Coupeau dansl’Assommoir du père Colombe, en train de se payer des tournées devitriol, avec Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif. Elle passa vite, pour ne pas avoir l’air de lesmoucharder. Mais elle se retourna : c’était bien Coupeau quise jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d’un gestefamilier déjà. Il mentait donc, il en était donc à l’eau-de-vie,maintenant ! Elle rentra désespérée ; toute son épouvantede l’eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le pardonnait, parce quele vin nourrit l’ouvrier ; les alcools, au contraire, étaientdes saletés, des poisons qui ôtaient à l’ouvrier le goût du pain.Ah ! le gouvernement aurait bien dû empêcher la fabrication deces cochonneries !
En arrivant rue de la Goutte-d’Or, elle trouva toute la maisonbouleversée. Ses ouvrières avaient quitté l’établi, et étaient dansla cour, à regarder en l’air. Elle interrogea Clémence.
– C’est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme,répondit la repasseuse. Il était sous la porte, gris comme unPolonais, à la guetter revenir du lavoir… Il lui a fait grimperl’escalier à coups de poing, et maintenant il l’assomme là-haut,dans leur chambre… Tenez, entendez-vous les cris ?
Gervaise monta rapidement. Elle avait de l’amitié pour madameBijard, sa laveuse, qui était une femme d’un grand courage. Elleespérait mettre le holà. En haut, au sixième, la porte de lachambre était restée ouverte, quelques locataires s’exclamaient surle carré, tandis que madame Boche, devant la porte,criait :
– Voulez-vous bien finir !… On va aller chercher lessergents de ville, entendez-vous !
Personne n’osait se risquer dans la chambre, parce qu’onconnaissait Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il nedessoûlait jamais, d’ailleurs. Les rares jours où il travaillait,il posait un litre d’eau-de-vie près de son étau de serrurier,buvant au goulot toutes les demi-heures. Il ne se soutenait plusautrement, il aurait pris feu comme une torche, si l’on avaitapproché une allumette de sa bouche.
– Mais on ne peut pas la laisser massacrer ! ditGervaise toute tremblante.
Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue etfroide, vidée par l’ivrognerie de l’homme, qui enlevait les drapsdu lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu’àla fenêtre les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds enl’air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encoretrempées par l’eau du lavoir et collées à ses cuisses, les cheveuxarrachés, saignante, râlait d’un souffle fort, avec des oh !oh ! prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l’avaitd’abord abattue de ses deux poings ; maintenant, il lapiétinait.
– Ah ! garce !… ah ! garce !… ah !garce !… grognait-il d’une voix étouffée, accompagnant de cemot chaque coup, s’affolant à le répéter, frappant plus fort àmesure qu’il s’étranglait davantage.
Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement,follement, raidi dans sa cotte et son bourgeron déguenillés, laface bleuie sous sa barbe sale, avec son front chauve taché degrandes plaques rouges. Sur le carré, les voisins disaient qu’il labattait parce qu’elle lui avait refusé vingt sous, le matin. Onentendit la voix de Boche, au bas de l’escalier. Il appelait madameBoche, il lui criait :
– Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille demoins !
Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. Àeux deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousservers la porte. Mais il se retournait, muet, une écume auxlèvres ; et, dans ses yeux pâles, l’alcool flambait, allumaitune flamme de meurtre. La blanchisseuse eut le poignetmeurtri ; le vieil ouvrier alla tomber sur la table. Parterre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche grande ouverte,les paupières closes. À présent, Bijard la manquait ; ilrevenait, s’acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé,s’attrapant lui-même avec les claques qu’il envoyait dans le vide.Et, pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de lachambre, la petite Lalie, alors âgée de quatre ans, qui regardaitson père assommer sa mère. L’enfant tenait entre ses bras, commepour la protéger, sa sœur Henriette, sevrée de la veille. Elleétait debout, la tête serrée dans une coiffe d’indienne, très pâle,l’air sérieux. Elle avait un large regard noir, d’une fixité pleinede pensées, sans une larme.
Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur lecarreau, où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise àrelever madame Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à grossanglots ; et Lalie, qui s’était approchée, la regardaitpleurer, habituée à ces choses, résignée déjà. La blanchisseuse, enredescendant, au milieu de la maison calmée, voyait toujours devantelle ce regard d’enfant de quatre ans, grave et courageux comme unregard de femme.
– Monsieur Coupeau est sur le trottoir d’en face, lui criaClémence, dès qu’elle l’aperçut. Il a l’air jolimentpoivré !
Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer uncarreau d’un coup d’épaule, en manquant la porte. Il avait uneivresse blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaisereconnut tout de suite le vitriol de l’Assommoir, dans le sangempoisonné qui lui blêmissait la peau. Elle voulut rire, lecoucher, comme elle faisait les jours où il avait le vin bonenfant. Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres ; et,en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing surelle. Il ressemblait à l’autre, au soûlard qui ronflait là-haut,las d’avoir tapé. Alors, elle resta toute froide, elle pensait auxhommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le cœur coupé, désespérantd’être jamais heureuse.
La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chezles Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands ;c’étaient des noces dont on sortait ronds comme des balles, leventre plein pour la semaine. Il y avait un nettoyage général de lamonnaie. Dès qu’on avait quatre sous, dans le ménage, on lesbouffait. On inventait des saints sur almanach, histoire de sedonner des prétextes de gueuletons. Virginie approuvait jolimentGervaise de se fourrer de bons morceaux sous le nez. Lorsqu’on a unhomme qui boit tout, n’est-ce pas ? c’est pain bénit de ne paslaisser la maison s’en aller en liquides et, de se garnir d’abordl’estomac. Puisque l’argent filait quand même, autant valait-ilfaire gagner au boucher qu’au marchand de vin. Et Gervaise,agourmandie, s’abandonnait à cette excuse. Tant pis ! çavenait de Coupeau, s’ils n’économisaient plus un rouge liard. Elleavait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe,qui s’enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure.
Cette année-là, un mois à l’avance, on causa de la fête. Oncherchait des plats, on s’en léchait les lèvres. Toute la boutiqueavait une sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort,quelque chose de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu ! on neprenait pas tous les jours du bon temps. La grosse préoccupation dela blanchisseuse était de savoir qui elle inviterait ; elledésirait douze personnes à table, pas plus, pas moins. Elle, sonmari, maman Coupeau, madame Lerat, ça faisait déjà quatre personnesde la famille. Elle aurait aussi les Goujet et les Poisson.D’abord, elle s’était bien promis de ne pas inviter ses ouvrières,madame Putois et Clémence, pour ne pas les rendre tropfamilières ; mais, comme on parlait toujours de la fête devantelles et que leurs nez s’allongeaient, elle finit par leur dire devenir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. Alors, voulantabsolument compléter les douze, elle se réconcilia avec lesLorilleux, qui tournaient autour d’elle depuis quelque temps ;du moins, il fut convenu que les Lorilleux descendraient dîner etqu’on ferait la paix, le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pastoujours rester brouillé dans les familles. Puis, l’idée de la fêteattendrissait tous les cœurs. C’était une occasion impossible àrefuser. Seulement, quand les Boche connurent le raccommodementprojeté, ils se rapprochèrent aussitôt de Gervaise, avec despolitesses, des sourires obligeants ; et il fallut les prieraussi d’être du repas. Voilà ! on serait quatorze, sanscompter les enfants. Jamais elle n’avait donné un dîner pareil,elle en était tout effarée et glorieuse.
La fête tombait justement un lundi. C’était une chance :Gervaise comptait sur l’après-midi du dimanche pour commencer lacuisine. Le samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne,il y eut une longue discussion dans la boutique, afin de savoir cequ’on mangerait, décidément. Une seule pièce était adoptée depuistrois semaines : une oie grasse rôtie. On en causait avec desyeux gourmands. Même, l’oie était achetée. Maman Coupeau alla lachercher pour la faire soupeser à Clémence et à madame Putois. Etil y eut des exclamations, tant la bête parut énorme, avec sa peaurude, ballonnée de graisse jaune.
– Avant ça, le pot-au-feu, n’est-ce pas ? ditGervaise. Le potage et un petit morceau de bouilli, c’est toujoursbon… Puis, il faudrait un plat à la sauce.
La grande Clémence proposa du lapin ; mais on ne mangeaitque de ça ; tout le monde en avait par-dessus la tête.Gervaise rêvait quelque chose de plus distingué. Madame Putoisayant parlé d’une blanquette de veau, elles se regardèrent toutesavec un sourire qui grandissait. C’était une idée ; rien neferait l’effet d’une blanquette de veau.
– Après, reprit Gervaise, il faudrait encore un plat à lasauce.
Maman Coupeau songea à du poisson. Mais les autres eurent unegrimace, en tapant leurs fers plus fort. Personne n’aimait lepoisson, ça ne tenait pas à l’estomac, et c’était plein d’arêtes.Ce louchon d’Augustine ayant osé dire qu’elle aimait la raie,Clémence lui ferma le bec d’une bourrade. Enfin, la patronne venaitde trouver une épinée de cochon aux pommes de terre, qui avait denouveau épanoui les visages, lorsque Virginie entra comme un coupde vent, la figure allumée.
– Vous arrivez bien ! cria Gervaise. Maman Coupeau,montrez-lui donc la bête.
Et maman Coupeau alla chercher une seconde fois l’oie grasse,que Virginie dut prendre sur ses mains. Elle s’exclama.Sacredié ! qu’elle était lourde ! Mais elle la posa toutde suite au bord de l’établi, entre un jupon et un paquet dechemises. Elle avait la cervelle ailleurs ; elle emmenaGervaise dans la chambre du fond.
– Dites donc, ma petite, murmura-t-elle rapidement, je veuxvous avertir… Vous ne devineriez jamais qui j’ai rencontré au boutde la rue ? Lantier, ma chère ! Il est là à rôder, àguetter… Alors, je suis accourue. Ça m’a effrayée pour vous, vouscomprenez.
La blanchisseuse était devenue toute pâle. Que lui voulait-ildonc, ce malheureux ? Et justement il tombait en plein dansles préparatifs de la fête. Jamais elle n’avait eu de chance ;on ne pouvait pas lui laisser prendre un plaisir tranquillement.Mais Virginie lui répondait qu’elle était bien bonne de se tournerla bile. Pardi ! si Lantier s’avisait de la suivre, elleappellerait un agent et le ferait coffrer. Depuis un mois que sonmari avait obtenu sa place de sergent de ville, la grande bruneprenait des allures cavalières et parlait d’arrêter tout le monde.Comme elle élevait la voix, en souhaitant d’être pincée dans larue, à la seule fin d’emmener elle-même l’insolent au poste et dele livrer à Poisson, Gervaise, d’un geste, la supplia de se taire,parce que les ouvrières écoutaient. Elle rentra la première dans laboutique ; elle reprit, en affectant beaucoup decalme :
– Maintenant, il faudrait un légume ?
– Hein ? des petits pois au lard, dit Virginie. Moi,je ne mangerais que de ça.
– Oui, oui, des petits pois au lard ! approuvèrenttoutes les autres, pendant qu’Augustine, enthousiasmée, enfonçaitde grands coups de tisonnier dans la mécanique.
Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau allumales deux fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terreemprunté aux Boche. À trois heures et demie, le pot-au-feubouillait dans une grosse marmite, prêtée par le restaurant d’àcôté, la marmite du ménage ayant semblé trop petite. On avaitdécidé d’accommoder la veille la blanquette de veau et l’épinée decochon, parce que ces plats-là sont meilleurs réchauffés ;seulement, on ne lierait la sauce de la blanquette qu’au moment dese mettre à table. Il resterait encore bien assez de besogne pourle lundi, le potage, les pois au lard, l’oie rôtie. La chambre dufond était tout éclairée par les trois brasiers ; des rouxgraillonnaient dans les poêlons, avec une fumée forte de farinebrûlée ; tandis que la grosse marmite soufflait des jets devapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglousgraves et profonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier blancnoué devant elles, emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher dupersil, à courir après le poivre et le sel, à tourner la viandeavec la mouvette de bois. Elles avaient mis Coupeau dehors pourdébarrasser le plancher. Mais elles eurent quand même du monde surle dos toute l’après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans lamaison, que les voisines descendirent les unes après les autres,entrèrent sous des prétextes, uniquement pour savoir ce quicuisait ; et elles se plantaient là, en attendant que lablanchisseuse fût forcée de lever les couvercles. Puis, vers cinqheures, Virginie parut ; elle avait encore vu Lantier ;décidément, on ne mettait plus les pieds dans la rue sans lerencontrer. Madame Boche, elle aussi, venait de l’apercevoir aucoin du trottoir, avançant la tête d’un air sournois. Alors,Gervaise, qui justement allait acheter un sou d’oignons brûlés pourle pot-au-feu, fut prise d’un tremblement et n’osa plussortir ; d’autant plus que la concierge et la couturièrel’effrayaient beaucoup en racontant des histoires terribles, deshommes attendant des femmes avec des couteaux et des pistoletscachés sous leur redingote. Dame, oui ! on lisait ça tous lesjours dans les journaux ; quand un de ces gredins-là enrage deretrouver une ancienne heureuse, il devient capable de tout.Virginie offrit obligeamment de courir chercher les oignons brûlés.Il fallait s’aider entre femmes, on ne pouvait pas laissermassacrer cette pauvre petite. Lorsqu’elle revint, elle dit queLantier n’était plus là ; il avait dû filer, en se sachantdécouvert. La conversation, autour des poêlons, n’en roula pasmoins sur lui jusqu’au soir. Madame Boche ayant conseilléd’instruire Coupeau, Gervaise montra une grande frayeur et lasupplia de ne jamais lâcher un mot de ces choses. Ah bien ! ceserait du propre ! Son mari devait déjà se douter del’affaire, car depuis quelques jours, en se couchant, il jurait etdonnait des coups de poing dans le mur. Elle en restait les mainstremblantes, à l’idée que deux hommes se mangeraient pourelle ; elle connaissait Coupeau, il était jaloux à tomber surLantier avec ses cisailles. Et, pendant que, toutes quatre, elless’enfonçaient dans ce drame, les sauces, sur les fourneaux garnisde cendre, mijotaient doucement ; la blanquette et l’épinée,quand maman Coupeau les découvrait, avaient un petit bruit, unfrémissement discret ; le pot-au-feu gardait son ronflement dechantre endormi le ventre au soleil. Elles finirent par se tremperchacune une soupe dans une tasse, pour goûter le bouillon.
Enfin, le lundi arriva. Maintenant que Gervaise allait avoirquatorze personnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir casertout ce monde. Elle se décida à mettre le couvert dans laboutique ; et encore, dès le matin, mesura-t-elle avec unmètre, pour savoir dans quel sens elle placerait la table. Ensuite,il fallut déménager le linge, démonter l’établi ; c’étaitl’établi, posé sur d’autres tréteaux, qui devait servir de table.Mais, juste au milieu de tout ce remue-ménage, une cliente seprésenta et fit une scène, parce qu’elle attendait son linge depuisle vendredi ; on se fichait d’elle, elle voulait son lingeimmédiatement. Alors, Gervaise s’excusa, mentit avec aplomb ;il n’y avait pas de sa faute, elle nettoyait sa boutique, lesouvrières reviendraient seulement le lendemain ; et ellerenvoya la cliente calmée, en lui promettant de s’occuper d’elle àla première heure. Puis, lorsque l’autre fut partie, elle éclata enmauvaises paroles. C’est vrai, si l’on écoutait les pratiques, onne prendrait pas même le temps de manger, on se tuerait la vieentière pour leurs beaux yeux ! On n’était pas des chiens àl’attache, pourtant ! Ah bien ! quand le Grand Turc enpersonne serait venu lui apporter un faux-col, quand il se seraitagi de gagner cent mille francs, elle n’aurait pas donné un coup defer ce lundi-là, parce qu’à la fin c’était son tour de jouir unpeu.
La matinée entière fut employée à terminer les achats. Troisfois, Gervaise sortit et rentra chargée comme un mulet. Mais, aumoment où elle repartait pour commander le vin, elle s’aperçutqu’elle n’avait plus assez d’argent. Elle aurait bien pris le vin àcrédit ; seulement, la maison ne pouvait pas rester sans lesou, à cause des mille petites dépenses auxquelles on ne pense pas.Et, dans la chambre du fond, maman Coupeau et elle se désolèrent,calculèrent qu’il leur fallait au moins vingt francs. Où lestrouver, ces quatre pièces de cent sous ? Maman Coupeau, quiautrefois avait fait le ménage d’une petite actrice du théâtre desBatignolles, parla la première du Mont-de-Piété. Gervaise eut unrire de soulagement. Était-elle ; bête ! elle n’ysongeait plus. Elle plia vivement sa robe de soie noire dans uneserviette, qu’elle épingla. Puis, elle cacha elle-même le paquetsous le tablier de maman Coupeau, en lui recommandant de le tenirbien aplati sur son ventre, à cause des voisins, qui n’avaient pasbesoin de savoir ; et elle vint guetter sur la porte, pourvoir si on ne suivait pas la vieille femme. Mais celle-ci n’étaitpas devant le charbonnier qu’elle la rappela.
– Maman ! maman !
Elle la fit rentrer dans la boutique, ôta de son doigt sonalliance, en disant :
– Tenez, mettez ça avec. Nous aurons davantage.
Et quand maman Coupeau lui eut rapporté vingt-cinq francs, elledansa de joie. Elle allait commander en plus six bouteilles de vincacheté pour boire avec le rôti. Les Lorilleux seraientécrasés.
Depuis quinze jours, c’était le rêve des Coupeau : écraserles Lorilleux. Est-ce que ces sournois, l’homme et la femme, unejolie paire vraiment, ne s’enfermaient pas quand ils mangeaient unbon morceau, comme s’ils l’avaient volé ? Oui, ils bouchaientla fenêtre avec une couverture pour cacher la lumière et fairecroire qu’ils dormaient. Naturellement, ça empêchait les gens demonter ; et ils bâfraient seuls, ils se dépêchaient des’empiffrer, sans lâcher un mot tout haut. Même, le lendemain, ilsse gardaient de jeter leurs os sur les ordures, parce qu’on auraitsu alors ce qu’ils avaient mangé ; madame Lorilleux allait, aubout de la rue, les lancer dans une bouche d’égout ; un matin,Gervaise l’avait surprise vidant là son panier plein d’écaillesd’huîtres. Ah ! non, pour sûr, ces rapiats n’étaient paslarges des épaules, et toutes ces manigances venaient de leur rageà vouloir paraître pauvres. Eh bien ! on leur donnerait uneleçon, on leur prouverait qu’on n’était pas chien. Gervaise auraitmis sa table au travers de la rue, si elle avait pu, histoired’inviter chaque passant. L’argent, n’est-ce pas ? n’a pas étéinventé pour moisir. Il est joli, quand il luit tout neuf ausoleil. Elle leur ressemblait si peu maintenant, que, les jours oùelle avait vingt sous, elle s’arrangeait de façon à laisser croirequ’elle en avait quarante.
Maman Coupeau et Gervaise parlèrent des Lorilleux, en mettant latable, dès trois heures. Elles avaient accroché de grands rideauxdans la vitrine ; mais, comme il faisait chaud, la porterestait ouverte, la rue entière passait devant la table. Les deuxfemmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une salière, sanschercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux.Elles les avaient placés de manière à ce qu’ils pussent voir ledéveloppement superbe du couvert, et elles leur réservaient labelle vaisselle, sachant bien que les assiettes de porcelaine leurporteraient un coup.
– Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas cesserviettes-là ! J’en ai deux qui sont damassées.
– Ah bien ! murmura la vieille femme, ils encrèveront, c’est sûr.
Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grandetable blanche, où les quatorze couverts alignés leur causaient ungonflement d’orgueil. Ça faisait comme une chapelle, au milieu dela boutique.
– Aussi, reprit Gervaise, pourquoi sont-ils si rats !…vous savez, ils ont menti, le mois dernier, quand la femme araconté partout qu’elle avait perdu un bout de chaîne d’or, enallant reporter l’ouvrage. Vrai ! si celle-là perd jamaisquelque chose !… C’était simplement une façon de pleurermisère et de ne pas vous donner vos cent sous.
– Je ne les ai encore vus que deux fois, mes cent sous, ditmaman Coupeau.
– Voulez-vous parier ! le mois prochain, ilsinventeront une autre histoire… Ça explique pourquoi ils bouchentleur fenêtre, quand ils mangent un lapin. N’est-ce pas ? onserait en droit de leur dire : « Puisque vous mangez unlapin, vous pouvez bien donner cent sous à votre mère. »Oh ! ils ont du vice !… Qu’est-ce que vous seriezdevenue, si je ne vous avais pas prise avec nous ?
Maman Coupeau hocha la tête. Ce jour-là, elle était tout à faitcontre les Lorilleux, à cause du grand repas que les Coupeaudonnaient. Elle aimait la cuisine, les bavardages autour descasseroles, les maisons mises en l’air par les noces des jours defête. D’ailleurs, elle s’entendait d’ordinaire assez bien avecGervaise. Les autres jours, quand elles s’asticotaient ensemble,comme ça arrive dans tous les ménages, la vieille femme bougonnait,se disait horriblement malheureuse d’être ainsi à la merci de sabelle-fille. Au fond, elle devait garder une tendresse pour madameLorilleux ; c’était sa fille, après tout.
– Hein ? répéta Gervaise, vous ne seriez pas sigrasse, chez eux ? Et pas de café, pas de tabac, aucunedouceur !… Dites, est-ce qu’ils vous auraient mis deux matelasà votre lit ?
– Non, bien sûr, répondit maman Coupeau. Lorsqu’ils vontentrer, je me placerai en face de la porte pour voir leur nez.
Le nez des Lorilleux les égayait à l’avance. Mais il s’agissaitde ne pas rester planté là, à regarder la table. Les Coupeauavaient déjeuné très tard, vers une heure, avec un peu decharcuterie, parce que les trois fourneaux étaient déjà occupés, etqu’ils ne voulaient pas salir la vaisselle lavée pour le soir. Àquatre heures, les deux femmes furent dans leur coup de feu. L’oierôtissait devant une coquille placée par terre, contre le mur, àcôté de la fenêtre ouverte ; et la bête était si grosse, qu’ilavait fallu l’enfoncer de force dans la rôtissoire. Ce louchond’Augustine, assise sur un petit banc, recevant en plein le refletd’incendie de la coquille, arrosait l’oie gravement avec unecuiller à long manche. Gervaise s’occupait des pois au lard. MamanCoupeau, la tête perdue au milieu de tous ces plats, tournait,attendait le moment de mettre réchauffer l’épinée et la blanquette.Vers cinq heures, les invités commencèrent à arriver. Ce furentd’abord les deux ouvrières, Clémence et madame Putois, toutes deuxendimanchées, la première en bleu, la seconde en noir ;Clémence tenait un géranium, madame Putois, un héliotrope ; etGervaise, qui justement avait les mains blanches de farine, dutleur appliquer à chacune deux gros baisers, les mains rejetées enarrière. Puis, sur leurs talons, Virginie entra, mise comme unedame, en robe de mousseline imprimée, avec une écharpe et unchapeau, bien qu’elle eût eu seulement la rue à traverser. Celle-làapportait un pot d’œillets rouges. Elle prit elle-même lablanchisseuse dans ses grands bras et la serra fortement. Enfin,parurent Boche avec un pot de pensées, madame Boche avec un pot deréséda, madame Lerat avec une citronnelle, un pot dont la terreavait sali sa robe de mérinos violet. Tout ce monde s’embrassait,s’entassait dans la chambre, au milieu des trois fourneaux et de lacoquille, d’où montait une chaleur d’asphyxie. Les bruits defriture des poêlons couvraient les voix. Une robe qui accrocha larôtissoire, causa une émotion. Ça sentait l’oie si fort, que lesnez s’agrandissaient. Et Gervaise était très aimable, remerciaitchacun de son bouquet, sans cesser pour cela de préparer la liaisonde la blanquette, au fond d’une assiette creuse. Elle avait poséles pots dans la boutique, au bout de la table, sans leur enleverleur haute collerette de papier blanc. Un parfum doux de fleurs semêlait à l’odeur de la cuisine.
– Voulez-vous qu’on vous aide ? dit Virginie. Quand jepense que vous travaillez depuis trois jours à toute cettenourriture, et qu’on va rafler ça en un rien de temps !
– Dame ! répondit Gervaise, ça ne se ferait pas toutseul… Non, ne vous salissez pas les mains. Vous voyez, tout estprêt. Il n’y a plus que le potage…
Alors, on se mit à l’aise. Les dames posèrent sur le lit leurschâles et leurs bonnets, puis relevèrent leurs jupes avec desépingles, pour ne pas les salir. Boche, qui avait renvoyé sa femmegarder la loge jusqu’à l’heure du dîner, poussait déjà Clémencedans le coin de la mécanique, en lui demandant si elle étaitchatouilleuse ; et Clémence haletait, se tordait, pelotonnéeet les seins crevant son corsage, car l’idée seule de chatouilleslui faisait courir un frisson partout. Les autres dames, afin de nepas gêner les cuisinières, venaient également de passer dans laboutique, où elles se tenaient contre les murs, en face de latable ; mais, comme la conversation continuait par la porteouverte, et qu’on ne s’entendait pas, à tous moments ellesretournaient au fond, envahissant la pièce avec de brusques éclatsde voix, entourant Gervaise qui s’oubliait à leur répondre, sacuiller fumante au poing. On riait, on en lâchait de fortes.Virginie ayant dit qu’elle ne mangeait plus depuis deux jours, pourse faire un trou, cette grande sale de Clémence en raconta une plusraide : elle s’était creusée, en prenant le matin un bouillonpointu, comme les Anglais. Alors, Boche donna un moyen de digérertout de suite, qui consistait à se serrer dans une porte, aprèschaque plat ; ça se pratiquait aussi chez les Anglais, çapermettait de manger douze heures à la file, sans se fatiguerl’estomac. N’est-ce pas ? la politesse veut qu’on mange,lorsqu’on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon,et de l’oie, pour les chats. Oh ! la patronne pouvait êtretranquille : on allait lui nettoyer ça si proprement, qu’ellen’aurait même pas besoin de laver sa vaisselle le lendemain. Et lasociété semblait s’ouvrir l’appétit en venant renifler au-dessusdes poêlons et de la rôtissoire. Les dames finirent par faire lesjeunes filles ; elles jouaient à se pousser, elles couraientd’une pièce à l’autre, ébranlant le plancher, remuant etdéveloppant les odeurs de cuisine avec leurs jupons, dans unvacarme assourdissant, où les rires se mêlaient au bruit ducouperet de maman Coupeau, hachant du lard.
Justement, Goujet se présenta au moment où tout le monde sautaiten criant, pour la rigolade. Il n’osait pas entrer, intimidé, avecun grand rosier blanc entre les bras, une plante magnifique dont latige montait jusqu’à sa figure et mêlait des fleurs dans sa barbejaune. Gervaise courut à lui, les joues enflammées par le feu desfourneaux. Mais il ne savait pas se débarrasser de son pot ;et, quand elle le lui eut pris des mains, il bégaya, n’osantl’embrasser. Ce fut elle qui dut se hausser, poser la joue contreses lèvres ; même il était si troublé, qu’il l’embrassa surl’œil, rudement, à l’éborgner. Tous deux restèrent tremblants.
– Oh ! monsieur Goujet, c’est trop beau !dit-elle en plaçant le rosier à côté des autres fleurs, qu’ildépassait de tout son panache de feuillage.
– Mais non, mais non, répétait-il sans trouver autrechose.
Et, quand il eut poussé un gros soupir, un peu remis, il annonçaqu’il ne fallait pas compter sur sa mère ; elle avait sasciatique. Gervaise fut désolée ; elle parla de mettre unmorceau d’oie de côté, car elle tenait absolument à ce que madameGoujet mangeât de la bête. Cependant, on n’attendait plus personne.Coupeau devait flâner par là, dans le quartier, avec Poisson, qu’ilétait allé prendre chez lui, après le déjeuner ; ils netarderaient pas à rentrer, ils avaient promis d’être exacts poursix heures. Alors, comme le potage était presque cuit, Gervaiseappela madame Lerat, en disant que le moment lui semblait venu demonter chercher les Lorilleux. Madame Lerat, aussitôt, devint trèsgrave : c’était elle qui avait mené toute la négociation etréglé entre les deux ménages comment les choses se passeraient.Elle remit son châle et son bonnet ; elle monta, raide dansses jupes, l’air important. En bas, la blanchisseuse continua àtourner son potage, des pâtes d’Italie, sans dire un mot. Lasociété, brusquement sérieuse, attendait avec solennité.
Ce fut madame Lerat qui reparut la première. Elle avait fait letour par la rue, pour donner plus de pompe à la réconciliation.Elle tint de la main la porte de la boutique grande ouverte, tandisque madame Lorilleux, en robe de soie, s’arrêtait sur le seuil.Tous les invités s’étaient levés, Gervaise s’avança, embrassa sabelle-sœur, comme il était convenu, en disant :
– Allons, entrez. C’est fini, n’est-ce pas ?… Nousserons gentilles toutes les deux.
Et madame Lorilleux répondit :
– Je ne demande pas mieux que ça dure toujours.
Quand elle fut entrée, Lorilleux s’arrêta également sur leseuil, et il attendit aussi d’être embrassé, avant de pénétrer dansla boutique. Ni l’un ni l’autre n’avait apporté de bouquet ;ils s’y étaient refusés, ils trouvaient qu’ils auraient trop l’airde se soumettre à la Banban, s’ils arrivaient chez elle avec desfleurs, la première fois. Cependant, Gervaise criait à Augustine dedonner deux litres. Puis, sur un bout de la table, elle versa desverres de vin, appela tout le monde. Et chacun prit un verre, ontrinqua à la bonne amitié de la famille. Il y eut un silence, lasociété buvait, les dames levaient le coude, d’un trait, jusqu’à ladernière goutte.
– Rien n’est meilleur avant la soupe, déclara Boche, avecun claquement de langue. Ça vaut mieux qu’un coup de pied auderrière.
Maman Coupeau s’était placée en face de la porte, pour voir lenez des Lorilleux. Elle tirait Gervaise par la jupe, elle l’emmenadans la pièce du fond. Et, toutes deux penchées au-dessus dupotage, elles causèrent vivement, à voix basse.
– Hein ? quel pif ! dit la vieille femme. Vousn’avez pas pu les voir, vous. Mais moi, je les guettais… Quand ellea aperçu la table, tenez ! sa figure s’est tortillée comme ça,les coins de sa bouche sont montés toucher ses yeux ; et lui,ça l’a étranglé, il s’est mis à tousser… Maintenant, regardez-les,là-bas ; ils n’ont plus de salive, ils se mangent leslèvres.
– Ça fait de la peine, des gens jaloux à ce point, murmuraGervaise.
Vrai, les Lorilleux avaient une drôle de tête. Personne, biensûr, n’aime à être écrasé ; dans les familles surtout, quandles uns réussissent, les autres ragent, c’est naturel. Seulement,on se contient, n’est-ce pas ? on ne se donne pas enspectacle. Eh bien ! les Lorilleux ne pouvaient pas secontenir. C’était plus fort qu’eux, ils louchaient, ils avaient lebec de travers. Enfin, ça se voyait si clairement, que les autresinvités les regardaient et leur demandaient s’ils n’étaient pasindisposés. Jamais ils n’avaleraient la table avec ses quatorzecouverts, son linge blanc, ses morceaux de pain coupés à l’avance.On se serait cru dans un restaurant des boulevards. MadameLorilleux fit le tour, baissa le nez pour ne pas voir lesfleurs ; et, sournoisement, elle tâta la grande nappe,tourmentée par l’idée qu’elle devait être neuve.
– Nous y sommes ! cria Gervaise, en reparaissant,souriante, les bras nus, ses petits cheveux blonds envolés sur lestempes.
Les invités piétinaient autour de la table. Tous avaient faim,bâillaient légèrement, l’air embêté.
– Si le patron arrivait, reprit la blanchisseuse, nouspourrions commencer.
– Ah bien ! dit madame Lorilleux, la soupe a le tempsde refroidir… Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisserfiler.
Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait,maintenant ; l’oie serait trop cuite. Alors, Gervaise,désolée, parla d’envoyer quelqu’un dans le quartier voir, chez lesmarchands de vin, si l’on n’apercevait pas Coupeau. Puis, commeGoujet s’offrait, elle voulut aller avec lui ; Virginie,inquiète de son mari, les accompagna. Tous les trois, en cheveux,barraient le trottoir. Le forgeron, qui avait sa redingote, tenaitGervaise à son bras gauche et Virginie à son bras droit : ilfaisait le panier à deux anses, disait-il ; et le mot leurparut si drôle, qu’ils s’arrêtèrent, les jambes cassées par lerire. Ils se regardèrent dans la glace du charcutier, ils rirentplus fort. Entre Goujet tout noir, les deux femmes semblaient deuxcocottes mouchetées, la couturière avec sa toilette de mousselinesemée de bouquets roses, la blanchisseuse en robe de percaleblanche à pois bleus, les poignets nus, une petite cravate de soiegrise nouée au cou. Le monde se retournait pour les voir passer, sigais, si frais, endimanchés un jour de semaine, bousculant la foulequi encombrait la rue des Poissonniers, dans la tiède soirée dejuin. Mais il ne s’agissait pas de rigoler. Ils allaient droit à laporte de chaque marchand de vin, allongeaient la tête, cherchaientdevant le comptoir. Est-ce que cet animal de Coupeau était partiboire la goutte à l’Arc-de-Triomphe ? Déjà ils avaient battutout le haut de la rue, regardant aux bons endroits : à laPetite-Civette, renommée pour les prunes ; chez lamère Baquet, qui vendait du vin d’Orléans à huit sous ; auPapillon, le rendez-vous des cochers, des gens difficiles.Pas de Coupeau. Alors, comme ils descendaient vers le boulevard,Gervaise, en passant devant François, le mastroquet du coin, poussaun léger cri.
– Quoi donc ? demanda Goujet.
La blanchisseuse ne riait plus. Elle était très blanche, et siémotionnée, qu’elle avait failli tomber. Virginie comprit tout d’uncoup, en voyant chez François, assis à une table, Lantier quidînait tranquillement. Les deux femmes entraînèrent leforgeron.
– Le pied m’a tourné, dit Gervaise, quand elle putparler.
Enfin, au bas de la rue, ils découvrirent Coupeau et Poissondans l’Assommoir du père Colombe. Ils se tenaient debout, au milieud’un tas d’hommes ; Coupeau, en blouse grise, criait, avec desgestes furieux et des coups de poing sur le comptoir ;Poisson, qui n’était pas de service ce jour-là, serré dans un vieuxpaletot marron, l’écoutait, la mine terne et silencieuse, hérissantson impériale et ses moustaches rouges. Goujet laissa les femmes aubord du trottoir, vint poser la main sur l’épaule du zingueur. Maisquand ce dernier aperçut Gervaise et Virginie dehors, il se fâcha.Qui est-ce qui lui avait fichu des femelles de cette espèce ?Voilà que les jupons le relançaient maintenant ! Ehbien ! il ne bougerait pas, elles pouvaient manger leursaloperie de dîner toutes seules. Pour l’apaiser, il fallut queGoujet acceptât une tournée de quelque chose ; encore mit-ilde la méchanceté à traîner cinq grandes minutes devant le comptoir.Lorsqu’il sortit enfin, il dit à sa femme :
– Ça ne me va pas… Je reste où j’ai affaire,entends-tu !
Elle ne répondit rien. Elle était toute tremblante. Elle avaitdû causer de Lantier avec Virginie, car celle-ci poussa son mari etGoujet, en leur criant de marcher les premiers. Les deux femmes semirent ensuite aux côtés du zingueur, pour l’occuper et l’empêcherde voir. Il était à peine allumé, plutôt étourdi d’avoir gueulé qued’avoir bu. Par taquinerie, comme elles semblaient vouloir suivrele trottoir de gauche, il les bouscula, il passa sur le trottoir dedroite. Elles coururent, effrayées, et tâchèrent de masquer laporte de François. Mais Coupeau devait savoir que Lantier était là.Gervaise demeura stupide, en l’entendant grogner :
– Oui, n’est-ce pas ! ma biche, il y a là un cadet denotre connaissance. Faut pas me prendre pour un jobard… Que je tepince à te balader encore, avec tes yeux en coulisse !
Et il lâcha des mots crus. Ce n’était pas lui qu’elle cherchait,les coudes à l’air, la margoulette enfarinée ; c’était sonancien marlou. Puis, brusquement, il fut pris d’une rage follecontre Lantier. Ah ! le brigand, ah ! la crapule !Il fallait que l’un des deux restât sur le trottoir, vidé comme unlapin. Cependant, Lantier paraissait ne pas comprendre, mangeaitlentement du veau à l’oseille. On commençait à s’attrouper.Virginie emmena enfin Coupeau, qui se calma subitement, dès qu’ileut tourné le coin de la rue. N’importe, on revint à la boutiquemoins gaiement qu’on n’en était sorti.
Autour de la table, les invités attendaient avec des mineslongues. Le zingueur donna des poignées de main, en se dandinantdevant les dames. Gervaise, un peu oppressée, parlait à demi-voix,faisait placer le monde. Mais, brusquement, elle s’aperçut que,madame Goujet n’étant pas venue, une place allait rester vide, laplace à côté de madame Lorilleux.
– Nous sommes treize ! dit-elle, très émue, voyant làune nouvelle preuve du malheur dont elle se sentait menacée depuisquelque temps.
Les dames, déjà assises, se levèrent d’un air inquiet et fâché.Madame Putois offrit de se retirer, parce que, selon elle, il nefallait pas jouer avec ça ; d’ailleurs, elle ne toucherait àrien, les morceaux ne lui profiteraient pas. Quant à Boche, ilricanait : il aimait mieux être treize que quatorze ; lesparts seraient plus grosses, voilà tout.
– Attendez ! reprit Gervaise. Ça va s’arranger.
Et, sortant sur le trottoir, elle appela le père Bru quitraversait justement la chaussée. Le vieil ouvrier entra, courbé,roidi, la face muette.
– Asseyez-vous là, mon brave homme, dit la blanchisseuse.Vous voulez bien manger avec nous, n’est-ce pas ?
Il hocha simplement la tête. Il voulait bien, ça lui étaitégal.
– Hein ! autant lui qu’un autre, continua-t-elle,baissant la voix. Il ne mange pas souvent à sa faim. Au moins, ilse régalera encore une fois… Nous n’aurons pas de remords à nousemplir, maintenant.
Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autress’apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leurporterait bonheur à tous. Cependant, madame Lorilleux ne semblaitpas contente d’être près du vieux ; elle s’écartait, ellejetait des coups d’œil dégoûtés sur ses mains durcies, sur sablouse rapiécée et déteinte. Le père Bru restait la tête basse,gêné surtout par la serviette qui cachait l’assiette, devant lui.Il finit par l’enlever et la posa doucement au bord de la table,sans songer à la mettre sur ses genoux.
Enfin, Gervaise servait le potage aux pâtes d’Italie, lesinvités prenaient leurs cuillers, lorsque Virginie fit remarquerque Coupeau avait encore disparu. Il était peut-être bien retournéchez le père Colombe. Mais la société se fâcha. Cette fois, tantpis ! on ne courrait pas après lui, il pouvait rester dans larue, s’il n’avait pas faim. Et, comme les cuillers tapaient au fonddes assiettes, Coupeau reparut, avec deux pots, un sous chaquebras, une giroflée et une balsamine. Toute la table battit desmains. Lui, galant, alla poser ses pots, l’un à droite, l’autre àgauche du verre de Gervaise ; puis, il se pencha, et,l’embrassant :
– Je t’avais oubliée, ma biche… Ça n’empêche pas, on s’aimetout de même, dans un jour comme le jour d’aujourd’hui.
– Il est très bien, monsieur Coupeau, ce soir, murmuraClémence à l’oreille de Boche. Il a tout ce qu’il lui faut, justeassez pour être aimable.
La bonne manière du patron rétablit la gaieté, un momentcompromise. Gervaise, tranquillisée, était redevenue toutesouriante. Les convives achevaient le potage. Puis les litrescirculèrent, et l’on but le premier verre de vin, quatre doigts devin pur, pour faire couler les pâtes. Dans la pièce voisine, onentendait les enfants se disputer. Il y avait là Étienne, Nana,Pauline et le petit Victor Fauconnier. On s’était décidé à leurinstaller une table pour eux quatre, en leur recommandant d’êtrebien sages. Ce louchon d’Augustine, qui surveillait les fourneaux,devait manger sur ses genoux.
– Maman ! maman ! s’écria brusquement Nana, c’estAugustine qui laisse tomber son pain dans la rôtissoire !
La blanchisseuse accourut et surprit le louchon en train de sebrûler le gosier, pour avaler plus vite une tartine toute trempéede graisse d’oie bouillante. Elle la calotta, parce que cettesatanée gamine criait que ce n’était pas vrai.
Après le bœuf, quand la blanquette apparut, servie dans unsaladier, le ménage n’ayant pas de plat assez grand, un rire courutparmi les convives.
– Ça va devenir sérieux, déclara Poisson, qui parlaitrarement.
Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de laboutique, afin de ne pas être mouchardés par le quartier ; enface surtout, le petit horloger ouvrait des yeux comme des tasses,et leur ôtait les morceaux de la bouche, d’un regard si glouton,que ça les empêchait de manger. Les rideaux pendus devant lesvitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale, sansune ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couvertsencore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautescollerettes de papier ; et cette clarté pâle, ce lentcrépuscule donnait à la société un air distingué. Virginie trouvale mot : elle regarda la pièce, close et tendue de mousseline,et déclara que c’était gentil. Quand une charrette passait dans larue, les verres sautaient sur la nappe, les dames étaient obligéesde crier aussi fort que les hommes. Mais on causait peu, on setenait bien, on se faisait des politesses. Coupeau seul était enblouse, parce que, disait-il, on n’a pas besoin de se gêner avecdes amis, et que la blouse est du reste le vêtement d’honneur del’ouvrier. Les dames, sanglées dans leur corsage, avaient desbandeaux empâtés de pommade, où le jour se reflétait ; tandisque les messieurs, assis loin de la table, bombaient la poitrine etécartaient les coudes, par crainte de tacher leur redingote.
Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette ! Sil’on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier secreusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonnesauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on pêchaitles morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladiervoyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaientdes champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrièreles convives, avaient l’air de fondre. Entre les bouchées, onentendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce étaitun peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cettebougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crème et qui vousmettait un incendie dans le ventre. Et l’on n’eut pas le temps desouffler, l’épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée degrosses pommes de terre rondes, arrivait au milieu d’un nuage. Il yeut un cri. Sacré nom ! c’était trouvé ! Tout le mondeaimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; etchacun suivait le plat d’un œil oblique, en essuyant son couteausur son pain, afin d’être prêt. Puis, lorsqu’on se fut servi, on sepoussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? quelbeurre, cette épinée ! quelque chose de doux et de solidequ’on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes.Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n’était pas salé ;mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coupd’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveauxlitres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’enchangea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes netiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, ens’amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait leplaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaient leslardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litressuffirent.
– Maman ! maman ! cria tout à coup Nana, c’estAugustine qui met ses mains dans mon assiette !
– Tu m’embêtes ! fiche-lui une claque ! réponditGervaise, en train de se bourrer de petits pois.
Dans la pièce voisine, à la table des enfants, Nana faisait lamaîtresse de maison. Elle s’était assise à côté de Victor et avaitplacé son frère Étienne près de la petite Pauline ; comme ça,ils jouaient au ménage, ils étaient des mariés en partie deplaisir. D’abord, Nana avait servi ses invités très gentiment, avecdes mines souriantes de grande personne ; mais elle venait decéder à son amour des lardons, elle les avait tous gardés pourelle. Ce louchon d’Augustine, qui rôdait sournoisement autour desenfants, profitait de ça pour prendre les lardons à pleine main,sous prétexte de refaire le partage. Nana, furieuse, la mordit aupoignet.
– Ah ! tu sais, murmura Augustine, je vais rapporter àta mère qu’après la blanquette tu as dit à Victor det’embrasser.
Mais tout rentra dans l’ordre, Gervaise et maman Coupeauarrivaient pour débrocher l’oie. À la grande table, on respirait,renversé sur les dossiers des chaises. Les hommes déboutonnaientleur gilet, les dames s’essuyaient la figure avec leur serviette.Le repas fut comme interrompu ; seuls, quelques convives, lesmâchoires en branle, continuaient à avaler de grosses bouchées depain, sans même s’en apercevoir. On laissait la nourriture setasser, on attendait. La nuit, lentement, était tombée ; unjour sale, d’un gris de cendre, s’épaississait derrière lesrideaux. Quand Augustine posa deux lampes allumées, une à chaquebout de la table, la débandade du couvert apparut sous la viveclarté, les assiettes et les fourchettes grasses, la nappe tachéede vin, couverte de miettes. On étouffait dans l’odeur forte quimontait. Cependant, les nez se tournaient vers la cuisine, àcertaines bouffées chaudes.
– Peut-on vous donner un coup de main ? criaVirginie.
Elle quitta sa chaise, passa dans la pièce voisine. Toutes lesfemmes, une à une, la suivirent. Elles entourèrent la rôtissoire,elles regardèrent avec un intérêt profond Gervaise et maman Coupeauqui tiraient sur la bête. Puis, une clameur s’éleva, où l’ondistinguait les voix aiguës et les sauts de joie des enfants. Et ily eut une rentrée triomphale : Gervaise portait l’oie, lesbras raidis, la face suante, épanouie dans un large riresilencieux ; les femmes marchaient derrière elle, riaientcomme elle ; tandis que Nana, tout au bout, les yeuxdémesurément ouverts, se haussait pour voir. Quand, l’oie fut surla table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l’attaqua pastout de suite. C’était un étonnement, une surprise respectueuse,qui avait coupé la voix à la société. On se la montrait avec desclignements d’yeux et des hochements de menton. Sacré mâtin !quelle dame ! quelles cuisses et quel ventre !
– Elle ne s’est pas engraissée à lécher les murs,celle-là ! dit Boche.
Alors, on entra dans des détails sur la bête. Gervaise précisades faits : la bête était la plus belle pièce qu’elle eûttrouvée chez le marchand de volailles du faubourgPoissonnière ; elle pesait douze livres et demie à la balancedu charbonnier ; on avait brûlé un boisseau de charbon pour lafaire cuire, et elle venait de rendre trois bols de graisse.Virginie l’interrompit pour se vanter d’avoir vu la bêtecrue : on l’aurait mangée comme ça, disait-elle, tant la peauétait fine et blanche, une peau de blonde, quoi ! Tous leshommes riaient avec une gueulardise polissonne, qui leur gonflaitles lèvres. Cependant, Lorilleux et madame Lorilleux pinçaient lenez, suffoqués de voir une oie pareille sur la table de laBanban.
– Eh bien ! voyons, on ne va pas la manger entière,finit par dire la blanchisseuse. Qui est-ce qui coupe ?… Non,non, pas moi ! C’est trop gros, ça me fait peur.
Coupeau s’offrait. Mon Dieu ! c’était bien simple : onempoignait les membres, on tirait dessus ; les morceauxrestaient bons tout de même. Mais on se récria, on reprit de forcele couteau de cuisine au zingueur ; quand il découpait, ilfaisait un vrai cimetière dans le plat. Pendant un moment, onchercha un homme de bonne volonté. Enfin, madame Lerat dit d’unevoix aimable :
– Écoutez, c’est à monsieur Poisson… certainement, àmonsieur Poisson…
Et, comme la société semblait ne pas comprendre, elle ajoutaavec une intention plus flatteuse encore :
– Bien sûr, c’est à monsieur Poisson qui a l’usage desarmes.
Et elle passa au sergent de ville le couteau de cuisine qu’elletenait à la main. Toute la table eut un rire d’aise etd’approbation. Poisson inclina la tête avec une raideur militaireet prit l’oie devant lui. Ses voisines, Gervaise et madame Boche,s’écartèrent, firent de la place à ses coudes. Il découpaitlentement, les gestes élargis, les yeux fixés sur la bête, commepour la clouer au fond du plat. Quand il enfonça le couteau dans lacarcasse, qui craqua, Lorilleux eut un élan de patriotisme. Ilcria :
– Hein ! si c’était un Cosaque !
– Est-ce que vous vous êtes battu avec des Cosaques,monsieur Poisson ? demanda madame Boche.
– Non, avec des Bédouins, répondit le sergent de ville, quidétachait une aile. Il n’y a plus de Cosaques.
Mais un gros silence se fit. Les têtes s’allongeaient, lesregards suivaient le couteau. Poisson ménageait une surprise.Brusquement, il donna un dernier coup ; l’arrière-train de labête se sépara et se tint debout, le croupion en l’air :c’était le bonnet d’évêque. Alors l’admiration éclata. Il n’y avaitque les anciens militaires pour être aimables en société.Cependant, l’oie venait de laisser échapper un flot de jus par letrou béant de son derrière ; et Boche rigolait.
– Moi, je m’abonne, murmura-t-il, pour qu’on me fasse commeça pipi dans la bouche.
– Oh ! le sale ! crièrent les dames. Faut-il êtresale !
– Non, je ne connais pas d’homme aussi dégoûtant ! ditmadame Boche, plus furieuse que les autres. Tais-toi,entends-tu ! Tu dégoûterais une armée… Vous savez que c’estpour tout manger !
À ce moment, Clémence répétait, au milieu du bruit, avecinsistance :
– Monsieur Poisson, écoutez, monsieur Poisson… Vous megarderez le croupion, n’est-ce pas !
– Ma chère, le croupion vous revient de droit, dit madameLerat, de son air discrètement égrillard.
Pourtant, l’oie était découpée. Le sergent de ville, après avoirlaissé la société admirer le bonnet d’évêque pendant quelquesminutes, venait d’abattre les morceaux et de les ranger autour duplat. On pouvait se servir. Mais les dames, qui dégrafaient leurrobe, se plaignaient de la chaleur. Coupeau cria qu’on était chezsoi, qu’il emmiellait les voisins ; et il ouvrit toute grandela porte de la rue, la noce continua au milieu du roulement desfiacres et de la bousculade des passants sur les trottoirs. Alors,les mâchoires reposées, un nouveau trou dans l’estomac, onrecommença à dîner, on tomba sur l’oie furieusement. Rien qu’àattendre et à regarder découper la bête, disait ce farceur deBoche, ça lui avait fait descendre la blanquette et l’épinée dansles mollets.
Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette ;c’est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s’êtrejamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise,énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc,ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée ; et elle étaitseulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrerainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissaittrop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sagourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle neparlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soignerle père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur sonassiette. C’était même touchant de regarder cette gourmandes’enlever un bout d’aile de la bouche, pour le donner au vieux, quine semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse,abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût dupain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils enprenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la tableet la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les damesavaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceaudes dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient desos, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait laviande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait lapeau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sapeau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femmedes regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elleen avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangéd’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventreenflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse àVirginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne ledécrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avaitjamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oieguérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme undessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans êtreincommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entierdans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, lesuçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sachaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences.Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une bosse !Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paiequ’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pass’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons segonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leurpeau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le mentonbarbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à desderrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gensriches, crevant de prospérité.
Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la tablecomme l’eau coule de la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu etque la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jetrouge écumer ; et quand un litre était vide, il faisait lablague de retourner le goulot et de le presser, du geste familieraux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait lagueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas desnégresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequelon poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé del’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-même les carafes.Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulaitdonc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verres sevidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un traittomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long destuyaux de descente, les jours d’orage. Il pleuvait du piqueton,quoi ! un piqueton qui avait d’abord un goût de vieux tonneau,mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait parsentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuitesavaient beau dire, le jus de la treille était tout de même unefameuse invention ! La société riait, approuvait ; car,enfin, l’ouvrier n’aurait pas pu vivre sans le vin, le papa Noédevait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs etles forgerons. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait lefeu au ventre des fainéants ; puis, lorsque le farceur vousjouait des tours, eh bien ! le roi n’était pas votre oncle,Paris vous appartenait. Avec ça que l’ouvrier, échiné, sans le sou,méprisé par les bourgeois, avait tant de sujets de gaieté, et qu’onétait bien venu de lui reprocher une cocarde de temps à autre,prise à la seule fin de voir la vie en rose ! Hein ! àcette heure, justement, est-ce qu’on ne se fichait pas del’empereur ? Peut-être bien que l’empereur lui aussi étaitrond, mais ça n’empêchait pas, on se fichait de lui, on le défiaitbien d’être plus rond et de rigoler davantage. Zut pour lesaristos ! Coupeau envoyait le monde à la balançoire. Iltrouvait les femmes chouettes, il tapait sur sa poche où trois sousse battaient, en riant comme s’il avait remué des pièces de centsous à la pelle. Goujet lui-même, si sobre d’habitude, se piquaitle nez. Les yeux de Boche se rapetissaient, ceux de Lorilleuxdevenaient pâles, tandis que Poisson roulait des regards de plus enplus sévères dans sa face bronzée d’ancien soldat. Ils étaient déjàsoûls comme des tiques. Et les dames avaient leur pointe, oh !une culotte encore légère, le vin pur aux joues, avec un besoin dese déshabiller qui leur faisait enlever leur fichu ; seule,Clémence commençait à n’être plus convenable. Mais, brusquement,Gervaise se souvint des six bouteilles de vin cacheté ; elleavait oublié de les servir avec l’oie ; elle les apporta, onemplit les verres. Alors, Poisson se souleva et dit, son verre à lamain :
– Je bois à la santé de la patronne.
Toute la société, avec un fracas de chaises remuées, se mitdebout ; les bras se tendirent, les verres se choquèrent, aumilieu d’une clameur.
– Dans cinquante ans d’ici ! cria Virginie.
– Non, non, répondit Gervaise émue et souriante, je seraistrop vieille. Allez, il vient un jour où l’on est content departir.
Cependant, par la porte grande ouverte, le quartier regardait etétait de la noce. Des passants s’arrêtaient dans le coup de lumièreélargi sur les pavés, et riaient d’aise, à voir ces gens avaler desi bon cœur. Les cochers, penchés sur leurs sièges, fouettant leursrosses, jetaient un regard, lâchaient une rigolade :« Dis donc, tu ne paies rien ?… Ohé ! la grossemère, je vas chercher l’accoucheuse !… » Et l’odeur del’oie réjouissait et épanouissait la rue ; les garçons del’épicier croyaient manger de la bête, sur le trottoir d’enface ; la fruitière et la tripière, à chaque instant, venaientse planter devant leur boutique, pour renifler l’air en se léchantles lèvres. Positivement, la rue crevait d’indigestion. MesdamesCudorge, la mère et la fille, les marchandes de parapluies d’àcôté, qu’on n’apercevait jamais, traversèrent la chaussée l’unederrière l’autre, les yeux en coulisse, rouges comme si ellesavaient fait des crêpes. Le petit bijoutier, assis à son établi, nepouvait plus travailler, soûl d’avoir compté les litres, trèsexcité au milieu de ses coucous joyeux. Oui, les voisins enfumaient ! criait Coupeau. Pourquoi donc se serait-oncaché ? La société, lancée, n’avait plus honte de se montrer àtable ; au contraire, ça la flattait et l’échauffait, ce mondeattroupé, béant de gourmandise ; elle aurait voulu enfoncer ladevanture, pousser le couvert jusqu’à la chaussée, se payer là ledessert, sous le nez du public, dans le branle du pavé. On n’étaitpas dégoûtant à voir, n’est-ce pas ? Alors, on n’avait pasbesoin de s’enfermer comme des égoïstes. Coupeau, voyant le petithorloger cracher là-bas des pièces de dix sous, lui montra de loinune bouteille ; et, l’autre ayant accepté de la tête, il luiporta la bouteille et un verre. Une fraternité s’établissait avecla rue. On trinquait à ceux qui passaient. On appelait lescamarades qui avaient l’air bon zig. Le gueuleton s’étalait,gagnait de proche en proche, tellement que le quartier de laGoutte-d’Or entier sentait la boustifaille et se tenait le ventredans un bacchanal de tous les diables.
Depuis un instant, madame Vigouroux, la charbonnière, passait etrepassait devant la porte.
– Eh ! madame Vigouroux ! madame Vigouroux !hurla la société.
Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à creverson corsage. Les hommes aimaient à la pincer, parce qu’ilspouvaient la pincer partout, sans jamais rencontrer un os. Boche lafit asseoir près de lui ; et, tout de suite, sournoisement, ilprit son genou, sous la table. Mais elle, habituée à ça, vidaittranquillement un verre de vin, en racontant que les voisinsétaient aux fenêtres, et que des gens, dans la maison, commençaientà se fâcher.
– Oh ! ça, c’est notre affaire, dit madame Boche. Noussommes les concierges, n’est-ce pas ? Eh bien, nous répondonsde la tranquillité… Qu’ils viennent se plaindre, nous les recevronsjoliment.
Dans la pièce du fond, il venait d’y avoir une bataille furieuseentre Nana et Augustine, à propos de la rôtissoire, que toutes lesdeux voulaient torcher. Pendant un quart d’heure, la rôtissoireavait rebondi sur le carreau, avec un bruit de vieille casserole.Maintenant, Nana soignait le petit Victor, qui avait un os d’oiedans le gosier ; elle lui fourrait les doigts sous le menton,en le forçant à avaler de gros morceaux de sucre, comme médicament.Ça ne l’empêchait pas de surveiller la grande table. Elle venait àchaque instant demander du vin, du pain, de la viande, pour Étienneet Pauline.
– Tiens ! crève ! lui disait sa mère. Tu meficheras la paix, peut-être !
Les enfants ne pouvaient plus avaler, mais ils mangeaient toutde même, en tapant leur fourchette sur un air de cantique, afin des’exciter.
Au milieu du bruit, cependant, une conversation s’était engagéeentre le père Bru et maman Coupeau. Le vieux, que la nourriture etle vin laissaient blême, parlait de ses fils morts en Crimée.Ah ! si les petits avaient vécu, il aurait eu du pain tous lesjours. Mais maman Coupeau, la langue un peu épaisse, se penchant,lui disait :
– On a bien du tourment avec les enfants, allez !Ainsi, moi, j’ai l’air d’être heureuse ici, n’est-ce pas ? ehbien ! je pleure plus d’une fois… Non, ne souhaitez pasd’avoir des enfants.
Le père Bru hochait la tête.
– On ne veut plus de moi nulle part pour travailler,murmura-t-il. Je suis trop vieux. Quand j’entre dans un atelier,les jeunes rigolent et me demandent si c’est moi qui ai verni lesbottes d’Henri IV… L’année dernière, j’ai encore gagné trentesous par jour à peindre un pont ; il fallait rester sur ledos, avec la rivière qui coulait en bas. Je tousse depuis ce temps…Aujourd’hui, c’est fini, on m’a mis à la porte de partout.
Il regarda ses pauvres mains raidies et ajouta :
– Ça se comprend, puisque je ne suis bon à rien. Ils ontraison, je ferais comme eux… Voyez-vous, le malheur, c’est que jene sois pas mort. Oui, c’est ma faute. On doit se coucher etcrever, quand on ne peut plus travailler.
– Vraiment, dit Lorilleux qui écoutait, je ne comprends pascomment le gouvernement ne vient pas au secours des invalides dutravail… Je lisais ça l’autre jour dans un journal…
Mais Poisson crut devoir défendre le gouvernement.
– Les ouvriers ne sont pas des soldats, déclara-t-il. LesInvalides sont pour les soldats… Il ne faut pas demander des chosesimpossibles.
Le dessert était servi. Au milieu, il y avait un gâteau deSavoie, en forme de temple, avec un dôme à côtes de melon ;et, sur le dôme, se trouvait plantée une rose artificielle, près delaquelle se balançait un papillon en papier d’argent, au bout d’unfil de fer. Deux gouttes de gomme, au cœur de la fleur, imitaientdeux gouttes de rosée. Puis, à gauche, un morceau de fromage blancnageait dans un plat creux tandis que, dans un autre plat, àdroite, s’entassaient de grosses fraises meurtries dont le juscoulait. Pourtant, il restait de la salade, de larges feuilles deromaine trempées d’huile.
– Voyons, madame Boche, dit obligeamment Gervaise, encoreun peu de salade. C’est votre passion, je le sais.
– Non, non, merci ! j’en ai jusque-là, répondit laconcierge.
La blanchisseuse s’étant tournée du côté de Virginie, celle-cifourra son doigt dans sa bouche, comme pour toucher lanourriture.
– Vrai, je suis pleine, murmura-t-elle. Il n’y a plus deplace. Une bouchée n’entrerait pas.
– Oh ! en vous forçant un peu, reprit Gervaise quisouriait. On a toujours un petit trou. La salade, ça se mange sansfaim… Vous n’allez pas laisser perdre de la romaine ?
– Vous la mangerez confite demain, dit madame Lerat. C’estmeilleur confit.
Ces dames soufflaient, en regardant d’un air de regret lesaladier. Clémence raconta qu’elle avait un jour avalé trois bottesde cresson à son déjeuner. Madame Putois était plus forte encore,elle prenait des têtes de romaine sans les éplucher ; elle lesbroutait comme ça, à la croque-au-sel. Toutes auraient vécu desalade, s’en seraient payé des baquets. Et, cette conversationaidant, ces dames finirent le saladier.
– Moi, je me mettrais à quatre pattes dans un pré, répétaitla concierge, la bouche pleine.
Alors, on ricana devant le dessert. Ça ne comptait pas, ledessert. Il arrivait un peu tard, mais ça ne faisait rien, onallait tout de même le caresser. Quand on aurait dû éclater commedes bombes, on ne pouvait pas se laisser embêter par des fraises etdu gâteau. D’ailleurs, rien ne pressait, on avait le temps, la nuitentière si l’on voulait. En attendant, on emplit les assiettes defraises et de fromage blanc. Les hommes allumaient les pipes ;et, comme les bouteilles cachetées étaient vides, ils revenaientaux litres, ils buvaient du vin en fumant. Mais on voulut queGervaise coupât tout de suite le gâteau de Savoie. Poisson, trèsgalant, se leva pour prendre la rose, qu’il offrit à la patronne,aux applaudissements de la société. Elle dut l’attacher avec uneépingle, sur le sein gauche, du côté du cœur. À chacun de sesmouvements, le papillon voltigeait.
– Dites donc ! s’écria Lorilleux, qui venait de faireune découverte, mais c’est sur votre établi que nousmangeons !… Ah bien ! on n’a peut-être jamais autanttravaillé dessus !
Cette plaisanterie méchante eut un grand succès. Les allusionsspirituelles se mirent à pleuvoir : Clémence n’avalait plusune cuillerée de fraises, sans dire qu’elle donnait un coup defer ; madame Lerat prétendait que le fromage blanc sentaitl’amidon ; tandis que madame Lorilleux, entre ses dents,répétait que c’était trouvé, bouffer si vite l’argent, sur lesplanches où l’on avait eu tant de peine à le gagner. Une tempête derires et de cris montait.
Mais, brusquement, une voix forte imposa silence à tout lemonde. C’était Boche, debout, prenant un air déhanché et canaille,qui chantait le Volcan d’amour, ou le Troupierséduisant.
C’est moi, Blavin, que je séduisles belles…
Un tonnerre de bravos accueillit le premier couplet. Oui, oui,on allait chanter ! Chacun dirait la sienne. C’était plusamusant que tout. Et la société s’accouda sur la table, se renversacontre les dossiers des chaises, hochant le menton aux bonsendroits, buvant un coup aux refrains. Cet animal de Boche avait laspécialité des chansons comiques. Il aurait fait rire les carafes,quand il imitait le tourlourou, les doigts écartés, le chapeau enarrière. Tout de suite après le Volcan d’amour, il entamala Baronne de Follebiche, un de ses succès. Lorsqu’ilarriva au troisième couplet, il se retourna vers Clémence, ilmurmura d’une voix ralentie et voluptueuse :
La baronne avait dumonde,
Mais c’étaient ses quatresœurs,
Dont trois brunes, l’autreblonde,
Qu’avaient huit-z-yeuxravisseurs.
Alors, la société, enlevée, alla au refrain. Les hommesmarquaient la mesure à coups de talons. Les dames avaient pris leurcouteau et tapaient en cadence sur leur verre. Tousgueulaient :
Sapristi ! qu’est-ce quipaiera
La goutte à la pa…, à la pa…pa…,
Sapristi ! qu’est-ce quipaiera
La goutte à la pa… à la patrou…ou… ouille !
Les vitres de la boutique sonnaient, le grand souffle deschanteurs faisait envoler les rideaux de mousseline. Cependant,Virginie avait déjà disparu deux fois, et s’était, en rentrant,penchée à l’oreille de Gervaise, pour lui donner tout bas unrenseignement. La troisième fois, lorsqu’elle revint, au milieu dutapage, elle lui dit :
– Ma chère, il est toujours chez François, il fait semblantde lire le journal… Bien sûr, il y a quelque coup de mistoufle.
Elle parlait de Lantier. C’était lui qu’elle allait ainsiguetter. À chaque nouveau rapport, Gervaise devenait grave.
– Est-ce qu’il est soûl ? demanda-t-elle àVirginie.
– Non, répondit la grande brune. Il a l’air rassis. C’estça surtout qui est inquiétant. Hein ! pourquoi reste-t-il chezle marchand de vin, s’il est rassis ?… Mon Dieu ! monDieu ! pourvu qu’il n’arrive rien !
La blanchisseuse, très inquiète, la supplia de se taire. Unprofond silence, tout d’un coup, s’était fait. Madame Putois venaitde se lever et chantait : À l’abordage ! Lesconvives, muets et recueillis, la regardaient ; même Poissonavait posé sa pipe au bord de la table, pour mieux l’entendre. Ellese tenait raide, petite et rageuse, la face blême sous son bonnetnoir ; elle lançait son poing gauche en avant avec une fiertéconvaincue, en grondant d’une voix plus grosse qu’elle :
Qu’un forban téméraire
Nous chasse ventarrière !
Malheur auflibustier !
Pour lui point dequartier !
Enfants, auxcaronades !
Rhum à pleinesrasades !
Pirates et forbans
Sont gibiers dehaubans !
Ça, c’était du sérieux. Mais, sacré mâtin ! ça donnait unevraie idée de la chose. Poisson, qui avait voyagé sur mer,dodelinait de la tête pour approuver les détails. On sentait bien,d’ailleurs, que cette chanson-là était dans le sentiment de madamePutois. Coupeau se pencha pour raconter comment madame Putois avaitun soir, rue Poulet, souffleté quatre hommes qui voulaient ladéshonorer.
Cependant, Gervaise, aidée de maman Coupeau, servit le café bienqu’on mangeât encore du gâteau de Savoie. On ne la laissa pas serasseoir ; on lui criait que c’était son tour. Et elle sedéfendit, la figure blanche, l’air mal à son aise ; même onlui demanda si l’oie ne l’incommodait pas, par hasard. Alors, elledit : Ah ! laissez-moi dormir ! d’une voixfaible et douce ; quand elle arrivait au refrain, à ce souhaitd’un sommeil peuplé de beaux rêves, ses paupières se fermaient unpeu, son regard noyé se perdait dans le noir, du côté de la rue.Tout de suite après, Poisson salua les dames d’un brusque signe detête et entonna une chanson à boire, Les Vins de France,mais il chantait comme une seringue ; le dernier couplet seul,le couplet patriotique, eut du succès, parce qu’en parlant dudrapeau tricolore, il leva son verre très haut, le balança et finitpar le vider au fond de sa bouche grande ouverte. Puis, desromances se succédèrent ; il fut question de Venise et desgondoliers dans la barcarolle de madame Boche, de Séville et desAndalouses, dans le boléro de madame Lorilleux, tandis queLorilleux alla jusqu’à parler des parfums de l’Arabie, à propos desamours de Fatma la danseuse. Autour de la table grasse, dans l’airépaissi d’un souffle d’indigestion, s’ouvraient des horizons d’or,passaient des cous d’ivoire, des chevelures d’ébène, des baiserssous la lune aux sons des guitares, des bayadères semant sous leurspas une pluie de perles et de pierreries ; et les hommesfumaient béatement leurs pipes, les dames gardaient un sourireinconscient de jouissance, tous croyaient être là-bas, en train derespirer de bonnes odeurs. Lorsque Clémence se mit àroucouler : Faites un nid, avec un tremblement de lagorge, ça causa aussi beaucoup de plaisir ; car ça rappelaitla campagne, les oiseaux légers, les danses sous la feuillée, lesfleurs au calice de miel, enfin ce qu’on voyait au bois deVincennes, les jours où l’on allait tordre le cou à un lapin. MaisVirginie ramena la rigolade avec Mon petit riquiqui, elleimitait la vivandière, une main repliée sur la hanche, le coudearrondi ; elle versait la goutte de l’autre main, dans levide, en tournant le poignet. Si bien que la société supplia alorsmaman Coupeau de chanter La Souris. La vieille femmerefusait, jurant qu’elle ne savait pas cette polissonnerie-là.Pourtant, elle commença de son filet de voix cassé ; et sonvisage ridé, aux petits yeux vifs, soulignait les allusions, lesterreurs de mademoiselle Lise serrant ses jupes à la vue de lasouris. Toute la table riait ; les femmes ne pouvaient pastenir leur sérieux, jetaient à leurs voisins des regardsluisants ; ce n’était pas sale, après tout, il n’y avait pasde mots crus. Boche, pour dire le vrai, faisait la souris le longdes mollets de la charbonnière. Ça aurait pu devenir du vilain, siGoujet, sur un coup d’œil de Gervaise, n’avait ramené le silence etle respect avec Les Adieux d’Abd-el-Kader, qu’il grondaitde sa voix de basse. Celui-là possédait un creux solide, parexemple ! Ça sortait de sa belle barbe jaune étalée, commed’une trompette en cuivre. Quand il lança le cri : « Ô manoble compagne ! » en parlant de la noire jument duguerrier, les cœurs battirent, on l’applaudit sans attendre la fin,tant il avait crié fort.
– À vous, père Bru, à vous ! dit maman Coupeau.Chantez la vôtre. Les anciennes sont les plus jolies,allez !
Et la société se tourna vers le vieux, insistant,l’encourageant. Lui, engourdi, avec son masque immobile de peautannée, regardait le monde, sans paraître comprendre. On luidemanda s’il connaissait Les Cinq Voyelles. Il baissa lementon ; il ne se rappelait plus ; toutes les chansons dubon temps se mêlaient dans sa caboche. Comme on se décidait à lelaisser tranquille, il parut se souvenir, il bégaya d’une voixcaverneuse :
Trou la la, trou la la,
Trou la, trou la, trou lala !
Sa face s’animait, ce refrain devait éveiller en lui delointaines gaietés, qu’il goûtait seul, écoutant sa voix de plus enplus sourde, avec un ravissement d’enfant.
Trou la la, trou la la,
Trou la, trou la, trou lala !
– Dites donc, ma chère, vint murmurer Virginie à l’oreillede Gervaise, vous savez que j’en arrive encore. Ça me taquinait… Ehbien ! Lantier a filé de chez François.
– Vous ne l’avez pas rencontré dehors ? demanda lablanchisseuse.
– Non, j’ai marché vite, je n’ai pas eu l’idée de voir.
Mais Virginie, qui levait les yeux, s’interrompit et poussa unsoupir étouffé.
– Ah ! mon Dieu !… Il est là, sur le trottoird’en face ; il regarde ici.
Gervaise, toute saisie, hasarda un coup d’œil. Du monde s’étaitamassé dans la rue, pour entendre la société chanter. Les garçonsépiciers, la tripière, le petit horloger faisaient un groupe,semblaient être au spectacle. Il y avait des militaires, desbourgeois en redingote, trois petites filles de cinq ou six ans, setenant par la main, très graves, émerveillées. Et Lantier, eneffet, se trouvait planté là, au premier rang, écoutant etregardant d’un air tranquille. Pour le coup, c’était du toupet.Gervaise sentit un froid lui monter des jambes au cœur, et ellen’osait plus bouger, pendant que le père Bru continuait :
Trou la la, trou la la,
Trou la, trou la, trou lala !
– Ah bien ! non, mon vieux, il y en a assez ! ditCoupeau. Est-ce que vous la savez tout entière ?… Vous nous lachanterez un autre jour, hein ! quand nous serons tropgais.
Il y eut des rires. Le vieux resta court, fit de ses yeux pâlesle tour de la table, et reprit son air de brute songeuse. Le caféétait bu, le zingueur avait redemandé du vin. Clémence venait de seremettre à manger des fraises. Pendant un instant, les chansonscessèrent, on parlait d’une femme qu’on avait trouvée pendue lematin, dans la maison d’à côté. C’était le tour de madame Lerat,mais il lui fallait des préparatifs. Elle trempa le coin de saserviette dans un verre d’eau et se l’appliqua sur les tempes,parce qu’elle avait trop chaud. Ensuite, elle demanda une larmed’eau-de-vie, la but, s’essuya longuement les lèvres.
– L’Enfant du bon Dieu, n’est-ce pas ?murmura-t-elle, l’Enfant du bon Dieu…
Et, grande, masculine, avec son nez osseux et ses épaulescarrées de gendarme, elle commença :
L’enfant perdu que sa mèreabandonne,
Trouve toujours un asile au saintlieu.
Dieu qui le voit le défend de sontrône.
L’enfant perdu, c’est l’enfant dubon Dieu.
Sa voix tremblait sur certains mots, traînait en notesmouillées ; elle levait en coin ses yeux vers le ciel, pendantque sa main droite se balançait devant sa poitrine et s’appuyaitsur son cœur, d’un geste pénétré. Alors, Gervaise, torturée par laprésence de Lantier, ne put retenir ses pleurs ; il luisemblait que la chanson disait son tourment, qu’elle était cetteenfant perdue, abandonnée, dont le bon Dieu allait prendre ladéfense. Clémence, très soûle, éclata brusquement ensanglots ; et, la tête tombée au bord de la table, elleétouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnantrégnait. Les dames avaient tiré leur mouchoir, s’essuyaient lesyeux, la face droite, en s’honorant de leur émotion. Les hommes, lefront penché, regardaient fixement devant eux, les paupièresbattantes. Poisson, étranglant et serrant les dents, cassa à deuxreprises des bouts de sa pipe, et les cracha par terre, sans cesserde fumer. Boche, qui avait laissé sa main sur le genou de lacharbonnière, ne la pinçait plus, pris d’un remords et d’un respectvagues ; tandis que deux grosses larmes descendaient le longde ses joues. Ces noceurs-là étaient raides comme la justice ettendres comme des agneaux. Le vin leur sortait par les yeux,quoi ! Quand le refrain recommença, plus ralenti et pluslarmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs assiettes,se déboutonnant le ventre, crevant d’attendrissement.
Mais Gervaise et Virginie, malgré elles, ne quittaient plus duregard le trottoir d’en face. Madame Boche, à son tour, aperçutLantier, et laissa échapper un léger cri, sans cesser de sebarbouiller de ses larmes. Alors, toutes trois eurent des figuresanxieuses, en échangeant d’involontaires signes de tête. MonDieu ! si Coupeau se retournait, si Coupeau voyaitl’autre ! Quelle tuerie ! quel carnage ! Et ellesfirent si bien, que le zingueur leur demanda :
– Qu’est-ce que vous regardez donc ?
Il se pencha, il reconnut Lantier.
– Nom de Dieu ! c’est trop fort, murmura-t-il.Ah ! le sale mufe, ah ! le sale mufe… Non, c’est tropfort, ça va finir…
Et, comme il se levait en bégayant des menaces atroces, Gervaisele supplia à voix basse.
– Écoute, je t’en supplie… Laisse le couteau… Reste à taplace, ne fais pas un malheur.
Virginie dut lui enlever le couteau qu’il avait pris sur latable. Mais elle ne put l’empêcher de sortir et de s’approcher deLantier. La société, dans son émotion croissante, ne voyait rien,pleurait plus fort, pendant que madame Lerat chantait, avec uneexpression déchirante :
Orpheline on l’avaitperdue,
Et sa voix n’étaitentendue
Que des grands arbres et duvent.
Le dernier vers passa comme un souffle lamentable de tempête.Madame Putois, en train de boire, fut si touchée, qu’elle renversason vin sur la nappe. Cependant, Gervaise demeurait glacée, unpoing serré contre la bouche pour ne pas crier, clignant lespaupières d’épouvante, s’attendant à voir, d’une seconde à l’autre,l’un des deux hommes, là-bas, tomber assommé au milieu de la rue.Virginie et madame Boche suivaient aussi la scène, profondémentintéressées. Coupeau, surpris par le grand air, avait faillis’asseoir dans le ruisseau, en voulant se jeter sur Lantier.Celui-ci, les mains dans les poches, s’était simplement écarté. Etles deux hommes maintenant s’engueulaient, le zingueur surtouthabillait l’autre proprement, le traitait de cochon malade, parlaitde lui manger les tripes. On entendait le bruit enragé des voix, ondistinguait des gestes furieux, comme s’ils allaient se dévisserles bras, à force de claques. Gervaise défaillait, fermait lesyeux, parce que ça durait trop longtemps et qu’elle les croyaittoujours sur le point de s’avaler le nez, tant ils serapprochaient, la figure dans la figure. Puis, comme ellen’entendait plus rien, elle rouvrit les yeux, elle resta toutebête, en les voyant causer tranquillement.
La voix de madame Lerat s’élevait, roucoulante et pleurarde,commençant un couplet :
Le lendemain, à demimorte,
On recueillit la pauvreenfant…
– Y a-t-il des femmes qui sont garces, tout de même !dit madame Lorilleux, au milieu de l’approbation générale.
Gervaise avait échangé un regard avec madame Boche et Virginie.Ça s’arrangeait donc ? Coupeau et Lantier continuaient decauser au bord du trottoir. Ils s’adressaient encore des injures,mais amicalement. Ils s’appelaient « sacré animal », d’unton où perçait une pointe de tendresse. Comme on les regardait, ilsfinirent pas se promener doucement côte à côte, le long desmaisons, tournant sur eux-mêmes tous les dix pas. Une conversationtrès vive s’était engagée. Brusquement, Coupeau parut se fâcher denouveau, tandis que l’autre refusait, se faisait prier. Et ce futle zingueur qui poussa Lantier et le força à traverser la rue, pourentrer dans la boutique.
– Je vous dis que c’est de bon cœur ! criait-il. Vousboirez un verre de vin… Les hommes sont des hommes, n’est-cepas ? On est fait pour se comprendre…
Madame Lerat achevait le dernier refrain. Les dames répétaienttoutes ensemble, en roulant leurs mouchoirs :
L’enfant perdu, c’est l’enfant dubon Dieu.
On complimenta beaucoup la chanteuse, qui s’assit en affectantd’être brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu’ellemettait trop de sentiment dans cette chanson-là, et qu’elle avaittoujours peur de se décrocher un nerf. Toute la table, cependant,fixait les yeux sur Lantier, assis paisiblement à côté de Coupeau,mangeant déjà la dernière part du gâteau de Savoie, qu’il trempaitdans un verre de vin. En dehors de Virginie et de madame Boche,personne ne le connaissait. Les Lorilleux flairaient bien quelquemicmac ; mais ils ne savaient pas, ils avaient pris un airpincé. Goujet, qui s’était aperçu de l’émotion de Gervaise,regardait le nouveau venu de travers. Comme un silence gêné sefaisait, Coupeau dit simplement :
– C’est un ami.
Et, s’adressant à sa femme :
– Voyons, remue-toi donc !… Peut-être qu’il y a encoredu café chaud.
Gervaise les contemplait l’un après l’autre, douce et stupide.D’abord, quand son mari avait poussé son ancien amant dans laboutique, elle s’était pris la tête entre les deux poings, du mêmegeste instinctif que les jours de gros orage, à chaque coup detonnerre. Ça ne lui semblait pas possible ; les murs allaienttomber et écraser tout le monde. Puis, en voyant les deux hommesassis, sans que même les rideaux de mousseline eussent bougé, elleavait subitement trouvé ces choses naturelles. L’oie la gênait unpeu ; elle en avait trop mangé, décidément, et ça l’empêchaitde penser. Une paresse heureuse l’engourdissait, la tenait tasséeau bord de la table, avec le seul besoin de n’être pas embêtée. MonDieu ! à quoi bon se faire de la bile, lorsque les autres nes’en font pas, et que les histoires paraissent s’arrangerd’elles-mêmes, à la satisfaction générale ? Elle se leva pouraller voir s’il restait du café.
Dans la pièce du fond, les enfants dormaient. Ce louchond’Augustine les avait terrorisés pendant tout le dessert, leurchipant leurs fraises, les intimidant par des menaces abominables.Maintenant, elle était très malade, accroupie sur un petit banc, lafigure blanche, sans rien dire. La grosse Pauline avait laissétomber sa tête contre l’épaule d’Étienne, endormi lui-même au bordde la table. Nana se trouvait assise sur la descente de lit, auprèsde Victor, qu’elle tenait contre elle, un bras passé autour de soncou ; et, ensommeillée, les yeux fermés, elle répétait d’unevoix faible et continue :
– Oh ! maman, j’ai bobo… oh ! maman, j’aibobo…
– Pardi ! murmura Augustine, dont la tête roulait surles épaules, ils sont paf ; ils ont chanté comme les grandespersonnes.
Gervaise reçut un nouveau coup, à la vue d’Étienne. Elle sesentit étouffer, en songeant que le père de ce gamin était là, àcôté, en train de manger du gâteau, sans qu’il eût seulementtémoigné le désir d’embrasser le petit. Elle fut sur le point deréveiller Étienne, de l’apporter dans ses bras. Puis, une foisencore, elle trouva très bien la façon tranquille donts’arrangeaient les choses. Il n’aurait pas été convenable,sûrement, de troubler la fin du dîner. Elle revint avec lacafetière et servit un verre de café à Lantier, qui d’ailleurs nesemblait pas s’occuper d’elle.
– Alors, c’est mon tour, bégayait Coupeau d’une voixpâteuse. Hein ! on me garde pour la bonne bouche… Ehbien ! je vais vous dire Qué cochond’enfant !
– Oui, oui, Qué cochon d’enfant ! criaittoute la table.
Le vacarme reprenait, Lantier était oublié. Les damesapprêtèrent leurs verres et leurs couteaux, pour accompagner lerefrain. On riait à l’avance, en regardant le zingueur, qui secalait sur les jambes d’un air canaille. Il prit une voix enrouéede vieille femme.
Tous les matins, quand jem’lève,
J’ai l’cœur sens susd’sous ;
J’ l’envoi’ chercher cont’ laGrève
Un poisson d’ quatr’sous.
Il rest’ trois quarts d’heure enroute,
Et puis, en rmontant,
I’ m’ lich’ la moitié d’ magoutte :
Qué cochond’enfant !
Et les dames, tapant sur leur verre, reprirent en chœur, aumilieu d’une gaieté formidable :
Qué cochond’enfant !
Qué cochond’enfant !
La rue de la Goutte-d’Or elle-même, maintenant, s’en mêlait. Lequartier chantait Qué cochon d’enfant ! En face, lepetit horloger, les garçons épiciers, la tripière, la fruitière,qui savaient la chanson, allaient au refrain, en s’allongeant desclaques pour rire. Vrai, la rue finissait par être soûle ;rien que l’odeur de noce qui sortait de chez les Coupeau, faisaitfestonner les gens sur les trottoirs. Il faut dire qu’à cette heureils étaient joliment soûls, là-dedans. Ça grandissait petit àpetit, depuis le premier coup de vin pur, après le potage. Àprésent, c’était le bouquet, tous braillant, tous éclatant denourriture, dans la buée rousse des deux lampes qui charbonnaient.La clameur de cette rigolade énorme couvrait le roulement desdernières voitures. Deux sergents de ville, croyant à une émeute,accoururent ; mais, en apercevant Poisson, ils eurent un petitsalut d’intelligence. Ils s’éloignèrent lentement, côte à côte, lelong des maisons noires.
Coupeau en était à ce couplet :
L’ dimanche, à la P’tit’Villette,
Après la chaleur,
J’allons chez mon oncl’Tinette,
Qu’est maîtr’ vidangeur.
Pour avoir des noyaux decrise,
En nous en r’tournant,
I’ s’roul’ dans lamarchandise :
Qué cochond’enfant !
Qué cochond’enfant !
Alors, la maison craqua, un tel gueulement monta dans l’airtiède et calme de la nuit, que ces gueulards-là s’applaudirenteux-mêmes, car il ne fallait pas espérer de pouvoir gueuler plusfort.
Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au justecomment la noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout,parce qu’il ne passait plus un chat dans la rue. Peut-être bien,tout de même, qu’on avait dansé autour de la table, en se tenantpar les mains. Ça se noyait dans un brouillard jaune, avec desfigures rouges qui sautaient, la bouche fendue d’une oreille àl’autre. Pour sûr, on s’était payé du vin à la française vers lafin ; seulement, on ne savait plus si quelqu’un n’avait pasfait la farce de mettre du sel dans les verres. Les enfantsdevaient s’être déshabillés et couchés seuls. Le lendemain, madameBoche se vantait d’avoir allongé deux calottes à Boche, dans uncoin, où il causait de trop près avec la charbonnière ; maisBoche, qui ne se souvenait de rien, traitait ça de blague. Ce quechacun déclarait peu propre, c’était la conduite de Clémence, unefille à ne pas inviter, décidément ; elle avait fini parmontrer tout ce qu’elle possédait, et s’était trouvée prise de malde cœur, au point d’abîmer entièrement un des rideaux demousseline. Les hommes, au moins, sortaient dans la rue ;Lorilleux et Poisson, l’estomac dérangé, avaient filé raide jusqu’àla boutique du charcutier. Quand on a été bien élevé, ça se voittoujours. Ainsi, ces dames, madame Putois, madame Lerat etVirginie, incommodées par la chaleur, étaient simplement alléesdans la pièce du fond ôter leur corset ; même Virginie avaitvoulu s’étendre sur le lit, l’affaire d’un instant, pour empêcherles mauvaises suites. Puis, la société semblait avoir fondu, lesuns s’effaçant derrière les autres, tous s’accompagnant, se noyantau fond du quartier noir, dans un dernier vacarme, une disputeenragée des Lorilleux, un « trou la la, trou la la »,entêté et lugubre du père Bru. Gervaise croyait bien que Goujets’était mis à sangloter en partant ; Coupeau chantaittoujours ; quant à Lantier, il avait dû rester jusqu’à la fin,elle sentait même encore un souffle dans ses cheveux, à un moment,mais elle ne pouvait pas dire si ce souffle venait de Lantier ou dela nuit chaude.
Cependant, comme madame Lerat refusait de retourner auxBatignolles à cette heure, on enleva du lit un matelas qu’onétendit pour elle dans un coin de la boutique, après avoir pousséla table. Elle dormit là, au milieu des miettes du dîner. Et, toutela nuit, dans le sommeil écrasé des Coupeau, cuvant la fête, lechat d’une voisine qui avait profité d’une fenêtre ouverte, croquales os de l’oie, acheva d’enterrer la bête, avec le petit bruit deses dents fines.
Le samedi suivant, Coupeau, qui n’était pas rentré dîner, amenaLantier vers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds demouton, chez Thomas, à Montmartre.
– Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Noussommes sages, tu vois… Oh ! il n’y a pas de danger aveclui ; il vous met droit dans le bon chemin.
Et il raconta comment ils s’étaient rencontrés rue Rochechouart.Après le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de laBoule noire, en disant que, lorsqu’on était marié avec unefemme gentille et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous lesbastringues. Gervaise écoutait avec un petit sourire. Bien sûr,non, elle ne songeait pas à gronder ; elle se sentait tropgênée. Depuis la fête, elle s’attendait bien à revoir son ancienamant un jour ou l’autre ; mais, à pareille heure, au momentde se mettre au lit, l’arrivée brusque des deux hommes l’avaitsurprise ; et, les mains tremblantes, elle rattachait sonchignon roulé dans son cou.
– Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu’il a eu ladélicatesse de refuser dehors une consommation, tu vas nous payerla goutte… Ah ! tu nous dois bien ça !
Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau etNana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà unvolet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apportasur un coin de l’établi des verres et le fond d’une bouteille decognac. Lantier restait debout, évitait de lui adresser directementla parole. Pourtant, quand elle le servit, il s’écria :
– Une larme seulement, madame, je vous prie.
Coupeau les regarda, s’expliqua très carrément. Ils n’allaientpas faire les dindes, peut-être ! Le passé était le passé,n’est-ce pas ? Si on conservait de la rancune après des neufans et des dix ans, on finirait par ne plus voir personne. Non,non, il avait le cœur sur la main, lui ! D’abord, il savait àqui il avait affaire, à une brave femme et à un brave homme, à deuxamis, quoi ! Il était tranquille, il connaissait leurhonnêteté.
– Oh ! bien sûr… bien sûr… répétait Gervaise, lespaupières baissées, sans comprendre ce qu’elle disait.
– C’est une sœur, maintenant, rien qu’une sœur !murmura à son tour Lantier.
– Donnez-vous la main, nom de Dieu ! cria Coupeau, etfoutons-nous des bourgeois ! Quand on a de ça dans le coco,voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, jemets l’amitié avant tout, parce que l’amitié, c’est l’amitié, etqu’il n’y a rien au-dessus.
Il s’enfonçait de grands coups de poing dans l’estomac, l’air siému, qu’ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrentet burent leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier à sonaise ; car, le soir de la fête, elle l’avait vu dans unbrouillard. Il s’était épaissi, gras et rond, les jambes et lesbras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait dejolis traits sous la bouffissure de sa vie de fainéantise ; etcomme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on luiaurait donné juste son âge, trente-cinq ans. Ce jour-là, il portaitun pantalon gris et un paletot gros bleu comme un monsieur, avec unchapeau rond ; même il avait une montre et une chaîned’argent, à laquelle pendait une bague, un souvenir.
– Je m’en vais, dit-il. Je reste au diable.
Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappelapour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sansleur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait dedisparaître doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, enmanches de chemise, la face déjà endormie. L’enfant souriait, sefrottait les yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il restatremblant et gêné, coulant des regards inquiets du côté de sa mèreet de Coupeau.
– Tu ne reconnais pas ce monsieur ? demandacelui-ci.
L’enfant baissa la tête sans répondre. Puis, il eut un légersigne pour dire qu’il reconnaissait le monsieur.
– Eh bien ! ne fais pas la bête, va l’embrasser.
Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Étienne sedécida à s’approcher, il se courba, tendit les deux joues, puisposa lui-même un gros baiser sur le front du gamin. Alors, celui-ciosa regarder son père. Mais, tout d’un coup, il éclata en sanglots,il se sauva comme un fou, débraillé, grondé par Coupeau qui letraitait de sauvage.
– C’est l’émotion, dit Gervaise, pâle et secouéeelle-même.
– Oh ! il est très doux, très gentil d’habitude,expliquait Coupeau. Je l’ai crânement élevé, vous verrez… Ils’habituera à vous. Il faut qu’il connaisse les gens… Enfin, quandil n’y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas rester toujoursbrouillé, n’est-ce pas ? Nous aurions dû faire ça pour lui ily a beaux jours, car je donnerais plutôt ma tête à couper qued’empêcher un père de voir son enfant.
Là-dessus, il parla d’achever la bouteille de cognac. Tous troistrinquèrent de nouveau. Lantier ne s’étonnait pas, avait un beaucalme. Avant de s’en aller, pour rendre ses politesses au zingueur,il voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dansses mains par propreté, il souhaita une bonne nuit au ménage.
– Dormez bien. Je vais tâcher de pincer l’omnibus… Je vouspromets de revenir bientôt.
À partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de laGoutte-d’Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandantde ses nouvelles dès la porte, affectant d’entrer uniquement pourlui. Puis, assis contre la vitrine, toujours en paletot, rasé etpeigné, il causait poliment, avec les manières d’un homme quiaurait reçu de l’instruction. C’est ainsi que les Coupeau apprirentpeu à peu des détails sur sa vie. Pendant les huit dernièresannées, il avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux ;et quand on lui demandait pourquoi il s’était retiré, il secontentait de parler de la coquinerie d’un associé, un compatriote,une canaille qui avait mangé la maison avec les femmes. Mais sonancien titre de patron restait sur toute sa personne comme unenoblesse à laquelle il ne pouvait plus déroger. Il se disait sanscesse près de conclure une affaire superbe, des maisons dechapellerie devaient l’établir, lui confier des intérêts énormes.En attendant, il ne faisait absolument rien, se promenait ausoleil, les mains dans les poches, ainsi qu’un bourgeois. Les joursoù il se plaignait, si l’on se risquait à lui indiquer unemanufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d’une pitiésouriante, il n’avait pas envie de crever la faim, en s’échinantpour les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau,ne vivait pas de l’air du temps. Oh ! c’était un malin, ilsavait s’arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin ilmontrait une figure de prospérité, il lui fallait bien de l’argentpour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Unmatin, le zingueur l’avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre.La vraie vérité était que Lantier, très bavard sur les autres, setaisait ou mentait quand il s’agissait de lui. Il ne voulait mêmepas dire où il demeurait. Non, il logeait chez un ami, là-bas, audiable, le temps de trouver une belle situation ; et ildéfendait aux gens de venir le voir, parce qu’il n’y étaitjamais.
– On rencontre dix positions pour une, expliquait-ilsouvent. Seulement, ce n’est pas la peine d’entrer dans des boîtesoù l’on ne restera pas vingt-quatre heures… Ainsi, j’arrive unlundi chez Champion, à Montrouge. Le soir, Champion m’embête sur lapolitique ; il n’avait pas les mêmes idées que moi. Ehbien ! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommesplus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre poursept francs par jour.
On était alors dans les premiers jours de novembre. Lantierapporta galamment des bouquets de violettes, qu’il distribuait àGervaise et aux deux ouvrières. Peu à peu, il multiplia sesvisites, il vint presque tous les jours. Il paraissait vouloirfaire la conquête de la maison, du quartier entier ; et ilcommença par séduire Clémence et madame Putois, auxquelles iltémoignait, sans distinction d’âge, les attentions les plusempressées. Au bout d’un mois, les deux ouvrières l’adoraient. LesBoche, qu’il flattait beaucoup en allant les saluer dans leur loge,s’extasiaient sur sa politesse. Quant aux Lorilleux, lorsqu’ilssurent quel était ce monsieur, arrivé au dessert, le jour de lafête, ils vomirent d’abord mille horreurs contre Gervaise, quiosait introduire ainsi son ancien individu dans son ménage. Mais,un jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leurcommandant une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu’ils luidirent de s’asseoir et le gardèrent une heure, charmés de saconversation ; même, ils se demandaient comment un homme sidistingué avait pu vivre avec la Banban. Enfin, les visites duchapelier chez les Coupeau n’indignaient plus personne etsemblaient naturelles, tant il avait réussi à se mettre dans lesbonnes grâces de toute la rue de la Goutte-d’Or. Goujet seulrestait sombre. S’il se trouvait là, quand l’autre arrivait, ilprenait la porte, pour ne pas être obligé de lier connaissance avecce particulier.
Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pourLantier, Gervaise, les premières semaines, vécut dans un grandtrouble. Elle éprouvait au creux de l’estomac cette chaleur dontelle s’était sentie brûlée, le jour des confidences de Virginie. Sagrande peur venait de ce qu’elle redoutait d’être sans force, s’illa surprenait un soir toute seule et s’il s’avisait de l’embrasser.Elle pensait trop à lui, elle restait trop pleine de lui. Mais,lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne laregardant pas en face, ne la touchant pas du bout des doigts, quandles autres avaient le dos tourné. Puis, Virginie, qui semblait lireen elle, lui faisait honte de ses vilaines pensées. Pourquoitremblait-elle ? On ne pouvait pas rencontrer un homme plusgentil. Bien sûr, elle n’avait plus rien à craindre. Et la grandebrune manœuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans uncoin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclarad’une voix grave, en choisissant les termes, que son cœur étaitmort, qu’il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur deson fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dansle Midi. Il embrassait Étienne sur le front tous les soirs, nesavait que lui dire si l’enfant restait là, l’oubliait pour entreren compliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée,sentit mourir en elle le passé. La présence de Lantier usait sessouvenirs de Plassans et de l’hôtel Boncœur. À le voir sans cesse,elle ne le rêvait plus. Même elle se trouvait prise d’unerépugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh ! c’étaitfini, bien fini. S’il osait un jour lui demander ça, elle luirépondrait par une paire de claques, elle instruirait plutôt sonmari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une douceurextraordinaire, à la bonne amitié de Goujet.
En arrivant un matin à l’atelier, Clémence raconta qu’elle avaitrencontré la veille, vers onze heures, M. Lantier donnant lebras à une femme. Elle disait cela en mots très sales, avec de laméchanceté par-dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui,M. Lantier grimpait la rue Notre-Dame-de-Lorette ; lafemme était blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitiécrevés, le derrière nu sous leur robe de soie. Et elle les avaitsuivis, par blague. Le chameau était entré chez un charcutieracheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld,M. Lantier avait posé sur le trottoir, devant la maison, lenez en l’air, en attendant que la petite, montée toute seule, luieût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. Mais Clémence eutbeau ajouter des commentaires dégoûtants, Gervaise continuait àrepasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l’histoirelui mettait aux lèvres un petit sourire. Ces Provençaux,disait-elle, étaient tous enragés après les femmes ; il leuren fallait quand même ; ils en auraient ramassé sur une pelledans un tas d’ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elles’amusa des taquineries de Clémence, qui l’intriguait avec sablonde. D’ailleurs, il semblait flatté d’avoir été aperçu. MonDieu ! c’était une ancienne amie, qu’il voyait encore de tempsà autre, lorsque ça ne devait déranger personne ; une filletrès chic, meublée en palissandre ; et il citait d’anciensamants à elle, un vicomte, un grand marchand de faïence, le filsd’un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussaitsous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui avaitparfumé, lorsque Étienne rentra. Alors, il prit son air grave, ilbaisa l’enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas àconséquence et que son cœur était mort. Gervaise, penchée sur sonouvrage, hocha la tête d’un air d’approbation. Et ce fut encoreClémence qui porta la peine de sa méchanceté, car elle avait biensenti Lantier la pincer déjà deux ou trois fois, sans avoir l’air,et elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameaudu boulevard.
Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison,parla d’habiter le quartier, afin d’être plus près de ses amis. Ilvoulait une chambre meublée dans une maison propre. Madame Boche,Gervaise elle-même, se mirent en quatre pour lui trouver ça. Onfouilla les rues voisines. Mais il était trop difficile, ildésirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfintoutes les commodités imaginables. Et maintenant, chaque soir, chezles Coupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, étudierla distribution des pièces, convoiter un logement pareil. Oh !il n’aurait pas demandé autre chose, il se serait volontiers creuséun trou dans ce coin tranquille et chaud. Puis, il terminait chaquefois son examen par cette phrase :
– Sapristi, vous êtes joliment bien, tout demême !
Un soir, comme il avait dîné là et qu’il lâchait sa phrase audessert, Coupeau, qui s’était mis à le tutoyer, lui criabrusquement :
– Faut rester ici, ma vieille, si le cœur t’en dit… Ons’arrangera…
Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyée, feraitune jolie pièce. Étienne coucherait dans la boutique, sur unmatelas jeté par terre, voilà tout.
– Non, non, dit Lantier, je ne puis pas accepter. Ça vousgênerait trop. Je sais que c’est de bon cœur, mais on aurait tropchaud les uns sur les autres… Puis, vous savez, chacun sa liberté.Il me faudrait traverser votre chambre, et ça ne serait pastoujours drôle.
– Ah ! l’animal ! reprit le zingueur étranglantde rire, tapant sur la table pour s’éclaircir la voix, il songetoujours aux bêtises !… Mais, bougre de serin, on estinventif ! Pas vrai ? il y a deux fenêtres, dans lapièce. Eh bien ! on en colle une par terre, on en fait uneporte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous bouchonsmême cette porte de communication, si ça nous plaît. Ni vu niconnu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.
Il y eut un silence. Le chapelier murmurait :
– Ah ! oui, de cette façon, je ne dis pas… Et encorenon, je serais trop sur votre dos.
Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment unmot de sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée del’idée de son mari ; non pas que la pensée de voir Lantierdemeurer chez eux la blessât ni l’inquiétât beaucoup ; maiselle se demandait où elle mettrait le linge sale. Cependant, lezingueur faisait valoir les avantages de l’arrangement. Le loyer decinq cents francs avait toujours été un peu fort. Eh bien ! lecamarade leur paierait la chambre toute meublée vingt francs parmois ; ce ne serait pas cher pour lui, et ça les aiderait aumoment du terme. Il ajouta qu’il se chargeait de manigancer, sousleur lit, une grande caisse où tout le linge sale du quartierpourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut consulter du regardmaman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, en luiapportant des boules de gomme pour son catarrhe.
– Vous ne nous gêneriez pas, bien sûr, finit-elle par dire.Il y aurait moyen de s’organiser…
– Non, non, merci, répéta le chapelier. Vous êtes tropgentils, ce serait abuser.
Coupeau, cette fois, éclata. Est-ce qu’il allait faire sonandouille encore longtemps ? Quand on lui disait que c’étaitde bon cœur ! Il leur rendrait service, là,comprenait-il ! Puis, d’une voix furibonde, ilgueula :
– Étienne, Étienne !
Le gamin s’était endormi sur la table. Il leva la tête ensursaut.
– Écoute, dis-lui que tu le veux… Oui, à ce monsieur-là…Dis-lui bien fort : Je le veux !
– Je le veux ! bégaya Étienne, la bouche empâtée desommeil.
Tout le monde se mit à rire. Mais Lantier reprit bientôt son airgrave et pénétré. Il serra la main de Coupeau, par-dessus la table,en disant :
– J’accepte… C’est de bonne amitié de part et d’autre,n’est-ce pas ? Oui, j’accepte pour l’enfant.
Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venupasser une heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla del’affaire. Il se montra d’abord inquiet, refusant, se fâchant,comme si elle lui avait demandé d’abattre toute une aile de samaison. Puis, après une inspection minutieuse des lieux, lorsqu’ileut regardé en l’air pour voir si les étages supérieurs n’allaientpas être ébranlés, il finit par donner l’autorisation, mais à lacondition de ne supporter aucun frais ; et les Coupeau durentlui signer un papier, dans lequel ils s’engageaient à rétablir leschoses en l’état, à l’expiration de leur bail. Le soir même, lezingueur amena des camarades, un maçon, un menuisier, un peintre,de bons zigs qui feraient cette bricole-là après leur journée,histoire de rendre service. La pose de la nouvelle porte, lenettoyage de la pièce, n’en coûtèrent pas moins une centaine defrancs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Lezingueur dit aux camarades qu’il leur paierait ça plus tard, avecle premier argent de son locataire. Ensuite, il fut question demeubler la pièce. Gervaise y laissa l’armoire de mamanCoupeau ; elle ajouta une table et deux chaises, prises danssa propre chambre ; il lui fallut enfin acheter unetable-toilette et un lit, avec la literie complète, en tout centtrente francs, qu’elle devait payer à raison de dix francs parmois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingt francs de Lantierse trouvaient mangés à l’avance par les dettes contractées, plustard il y aurait un joli bénéfice.
Ce fut dans les premiers jours de juin que l’installation duchapelier eut lieu. La veille, Coupeau avait offert d’aller aveclui chercher sa malle, pour lui éviter les trente sous d’un fiacre.Mais l’autre était resté gêné, disant que sa malle pesait troplourd, comme s’il avait voulu cacher jusqu’au dernier momentl’endroit où il logeait. Il arriva dans l’après-midi, vers troisheures. Coupeau ne se trouvait pas là. Et Gervaise, à la porte dela boutique, devint toute pâle, en reconnaissant la malle sur lefiacre. C’était leur ancienne malle, celle avec laquelle elle avaitfait le voyage de Plassans, aujourd’hui écorchée, cassée, tenue pardes cordes. Elle la voyait revenir comme souvent elle l’avait rêvé,et elle pouvait s’imaginer que le même fiacre, le fiacre où cettegarce de brunisseuse s’était fichue d’elle, la lui rapportait.Cependant, Boche donnait un coup de main à Lantier. Lablanchisseuse les suivit, muette, un peu étourdie. Quand ils eurentdéposé leur fardeau au milieu de la chambre, elle dit pourparler :
– Hein ? voilà une bonne affaire de faite ?
Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupé à dénouer lescordes, ne la regardait seulement pas, elle ajouta :
– Monsieur Boche, vous allez boire un coup.
Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement,Poisson, en tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa unpetit signe, clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent deville comprit parfaitement. Quand il était de service, et qu’onbattait de l’œil, ça voulait dire qu’on lui offrait un verre devin. Même, il se promenait des heures devant la blanchisseuse, àattendre qu’elle battît de l’œil. Alors, pour ne pas être vu, ilpassait par la cour, il sifflait son verre en se cachant.
– Ah ! ah ! dit Lantier, quand il le vit entrer,c’est vous, Badingue !
Il l’appelait Badingue par blague, pour se ficher de l’empereur.Poisson acceptait ça de son air raide, sans qu’on pût savoir si çal’embêtait au fond. D’ailleurs, les deux hommes, quoique séparéspar leurs convictions politiques, étaient devenus très bonsamis.
– Vous savez que l’empereur a été sergent de ville àLondres, dit à son tour Boche. Oui, ma parole ! il ramassaitles femmes soûles.
Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle,ne voulait pas boire, se sentait le cœur tout barbouillé. Mais ellerestait, regardant Lantier enlever les dernières cordes, prise dubesoin de savoir ce que contenait la malle. Elle se souvenait, dansun coin, d’un tas de chaussettes, de deux chemises sales, d’unvieux chapeau. Est-ce que ces choses étaient encore là ?est-ce qu’elle allait retrouver les loques du passé ? Lantier,avant de soulever le couvercle, prit son verre et trinqua.
– À votre santé.
– À la vôtre, répondirent Boche et Poisson.
La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommess’essuyaient les lèvres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit lamalle. Elle était pleine d’un pêle-mêle de journaux, de livres, devieux vêtements, de linge en paquets. Il en tira successivement unecasserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec lenez cassé, une chemise brodée, un pantalon de travail. Et Gervaise,penchée, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d’hommemalpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu’on voit de sapersonne. Non, le vieux chapeau n’était plus dans le coin degauche. Il y avait là une pelote qu’elle ne connaissait pas,quelque cadeau de femme. Alors, elle se calma, elle éprouva unevague tristesse, continuant à suivre les objets, en se demandants’ils étaient de son temps ou du temps des autres.
– Dites donc, Badingue, vous ne connaissez pas ça ?reprit Lantier.
Il lui mettait sous le nez un petit livre imprimé àBruxelles : Les Amours de Napoléon III, orné degravures. On y racontait, entre autres anecdotes, commentl’empereur avait séduit la fille d’un cuisinier, âgée de treizeans ; et l’image représentait Napoléon III, les jambesnues, ayant gardé seulement le grand cordon de la Légion d’honneur,poursuivant une gamine qui se dérobait à sa luxure.
– Ah ! c’est bien ça ! s’écria Boche, dont lesinstincts sournoisement voluptueux étaient flattés. Ça arrivetoujours comme ça !
Poisson restait saisi, consterné ; et il ne trouvait pas unmot pour défendre l’empereur. C’était dans un livre, il ne pouvaitpas dire non. Alors, Lantier lui poussant toujours l’image sous lenez d’un air goguenard, il laissa échapper ce cri, en arrondissantles bras :
– Eh bien, après ? Est-ce que ce n’est pas dans lanature ?
Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livreset ses journaux sur une planche de l’armoire ; et comme ilparaissait désolé de ne pas avoir une petite bibliothèque, pendueau-dessus de la table, Gervaise promit de lui en procurer une. Ilpossédait l’Histoire de dix ans, de Louis Blanc, moins lepremier volume, qu’il n’avait jamais eu d’ailleurs, LesGirondins, de Lamartine, en livraisons à deux sous, LesMystères de Paris et Le Juif errant, d’Eugène Sue,sans compter un tas de bouquins philosophiques et humanitaires,ramassés chez les marchands de vieux clous. Mais il couvait surtoutses journaux d’un regard attendri et respectueux. C’était unecollection faite par lui, depuis des années. Chaque fois qu’au caféil lisait dans un journal un article réussi et selon ses idées, ilachetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un paqueténorme de toutes les dates et de tous les titres, empilés sansordre aucun. Quand il eut sortit ce paquet du fond de la malle, ildonna dessus des tapes amicales, en disant aux deuxautres :
– Vous voyez ça ? eh bien, c’est à papa, personne nepeut se flatter d’avoir quelque chose d’aussi chouette… Ce qu’il ya là-dedans, vous ne vous l’imaginez pas. C’est-à-dire que, si onappliquait la moitié de ces idées, ça nettoierait du coup lasociété. Oui, votre empereur et tous ses roussins boiraient unbouillon…
Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont lesmoustaches et l’impériale rouges remuaient dans sa face blême.
– Et l’armée, dites donc, qu’est-ce que vous enfaites ?
Alors, Lantier s’emporta. Il criait en donnant des coups depoing sur ses journaux :
– Je veux la suppression du militarisme, la fraternité despeuples… Je veux l’abolition des privilèges, des titres et desmonopoles… Je veux l’égalité des salaires, la répartition desbénéfices, la glorification du prolétariat… Toutes les libertés,entendez-vous ! toutes !… Et le divorce !
– Oui, oui, le divorce, pour la morale ! appuyaBoche.
Poisson avait pris un air majestueux. Il répondit :
– Pourtant, si je n’en veux pas de vos libertés, je suisbien libre.
– Si vous n’en voulez pas, si vous n’en voulez pas… bégayaLantier, que la passion étranglait. Non, vous n’êtes paslibre !… Si vous n’en voulez pas, je vous foutrai à Cayenne,moi ! oui, à Cayenne, avec votre empereur et tous les cochonsde sa bande !
Ils s’empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres.Gervaise, qui n’aimait pas les discussions, intervenaitd’ordinaire. Elle sortit de la torpeur où la plongeait la vue de lamalle, toute pleine du parfum gâté de son ancien amour ; etelle montra les verres aux trois hommes.
– C’est vrai, dit Lantier, subitement calmé, prenant sonverre. À la vôtre.
– À la vôtre, répondirent Boche et Poisson, qui trinquèrentavec lui.
Cependant, Boche se dandinait, travaillé par une inquiétude,regardant le sergent de ville du coin de l’œil.
– Tout ça entre nous, n’est-ce pas, monsieur Poisson ?murmura-t-il enfin. On vous montre et on vous dit des choses…
Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur soncœur, comme pour expliquer que tout restait là. Il n’allait pasmoucharder des amis, bien sûr. Coupeau étant arrivé, on vida unsecond litre. Le sergent de ville fila ensuite par la cour, repritsur le trottoir sa marche raide et sévère, à pas comptés.
Dans les premiers temps, tout fut en l’air chez lablanchisseuse. Lantier avait bien sa chambre séparée, son entrée,sa clef ; mais, comme au dernier moment, on s’était décidé àne pas condamner la porte de communication, il arrivait que, leplus souvent, il passait par la boutique. Le linge sale aussiembarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s’occupait pas dela grande caisse dont il avait parlé ; et elle se trouvaitréduite à fourrer le linge un peu partout, dans les coins,principalement sous son lit, ce qui manquait d’agrément pendant lesnuits d’été. Enfin, elle était très ennuyée d’avoir chaque soir àfaire le lit d’Étienne au beau milieu de la boutique ; lorsqueles ouvrières veillaient, l’enfant dormait sur une chaise, enattendant. Aussi Goujet lui ayant parlé d’envoyer Étienne à Lille,où son ancien patron, un mécanicien, demandait des apprentis, ellefut séduite par ce projet, d’autant plus que le gamin, peu heureuxà la maison, désireux d’être son maître, la suppliait de consentir.Seulement, elle craignait un refus net de la part de Lantier. Ilétait venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de sonfils ; il n’allait pas vouloir le perdre juste quinze joursaprès son installation. Pourtant, quand elle lui parla en tremblantde l’affaire, il approuva beaucoup l’idée, disant que les jeunesouvriers ont besoin de voir du pays. Le matin où Étienne partit, illui fit un discours sur ses droits, puis il l’embrassa, ildéclama :
– Souviens-toi que le producteur n’est pas un esclave, maisque quiconque n’est pas un producteur est un frelon.
Alors, le train-train de la maison reprit, tout se calma ets’assoupit dans de nouvelles habitudes. Gervaise s’était accoutuméeà la débandade du linge sale, aux allées et venues de Lantier.Celui-ci parlait toujours de ses grandes affaires ; il sortaitparfois, bien peigné, avec du linge blanc, disparaissait,découchait même, puis rentrait en affectant d’être éreinté, d’avoirla tête cassée, comme s’il venait de discuter, vingt-quatre heuresdurant, les plus graves intérêts. La vérité était qu’il la coulaitdouce. Oh ! il n’y avait pas de danger qu’il empoignât desdurillons aux mains ! Il se levait d’ordinaire vers dixheures, faisait une promenade l’après-midi, si la couleur du soleillui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutiqueoù il parcourait son journal. C’était son milieu, il crevait d’aiseparmi les jupes, se fourrait au plus épais des femmes, adorantleurs gros mots, les poussant à en dire, tout en gardant lui-mêmeun langage choisi ; et ça expliquait pourquoi il aimait tant àse frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. LorsqueClémence lui dévidait son chapelet, il demeurait tendre etsouriant, en tordant ses minces moustaches. L’odeur de l’atelier,ces ouvrières en sueur qui tapaient les fers de leurs bras nus,tout ce coin pareil à une alcôve où tramait le déballage des damesdu quartier, semblait être pour lui le trou rêvé, un refugelongtemps cherché de paresse et de jouissance.
Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coinde la rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine,il dînait avec les Coupeau trois et quatre fois ; si bienqu’il finit par leur offrir de prendre pension chez eux : illeur donnerait quinze francs chaque samedi. Alors, il ne quittaplus la maison, il s’installa tout à fait. On le voyait du matin ausoir aller de la boutique à la chambre du fond, en bras de chemise,haussant la voix, ordonnant ; il répondait même aux pratiques,il menait la baraque. Le vin de François lui ayant déplu, ilpersuada à Gervaise d’acheter désormais son vin chez Vigouroux, lecharbonnier d’à côté, dont il allait pincer la femme avec Boche, enfaisant les commandes. Puis, ce fut le pain de Coudeloup qu’iltrouva mal cuit ; et il envoya Augustine chercher le pain à laboulangerie viennoise du faubourg Poissonnière, chez Meyer. Ilchangea aussi Lehongre, l’épicier, et ne garda que le boucher de larue Polonceau, le gros Charles, à cause de ses opinions politiques.Au bout d’un mois, il voulut mettre toute la cuisine à l’huile.Comme disait Clémence, en le blaguant, la tache d’huilereparaissait quand même chez ce sacré Provençal. Il faisaitlui-même les omelettes, des omelettes retournées des deux côtés,plus rissolées que des crêpes, si fermes qu’on aurait dit desgalettes. Il surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks trèscuits, pareils à des semelles de soulier, ajoutant de l’ailpartout, se fâchant si l’on coupait de la fourniture dans lasalade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvaitbien se glisser du poison. Mais son grand régal était un certainpotage, du vermicelle cuit à l’eau, très épais, où il versait lamoitié d’une bouteille d’huile. Lui seul en mangeait avec Gervaise,parce que les autres, les Parisiens, pour s’être un jour risqués ày goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux.
Peu à peu, Lantier en était venu également à s’occuper desaffaires de la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujourspour sortir de leur poche les cent sous de la maman Coupeau, ilavait expliqué qu’on pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu’ilsse fichaient du monde ! c’étaient dix francs qu’ils devaientdonner par mois ! Et il montait lui-même chercher les dixfrancs, d’un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n’osaitpas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deuxpièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé les mains deLantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre, dans lesquerelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand lablanchisseuse, prise d’impatience, rudoyait sa belle-mère, et quecelle-ci allait pleurer sur son lit, il les bousculait toutes lesdeux, les forçait à s’embrasser, en leur demandant si ellescroyaient amuser le monde avec leurs bons caractères. C’était commeNana : on l’élevait joliment mal, à son avis. En cela, iln’avait pas tort, car lorsque le père tapait dessus, la mèresoutenait la gamine, et lorsque la mère à son tour cognait, le pèrefaisait une scène. Nana, ravie de voir ses parents se manger, sesentant excusée à l’avance, commettait les cent dix-neuf coups. Àprésent, elle avait inventé d’aller jouer dans la maréchalerie enface ; elle se balançait la journée entière aux brancards descharrettes ; elle se cachait avec des bandes de voyous au fondde la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge ; et,brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée etbarbouillée, suivie de la queue des voyous, comme si une volée demarteaux venait de mettre ces saloperies d’enfants en fuite.Lantier seul pouvait la gronder ; et encore elle savaitjoliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme unedame devant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjàpleins de vice. Il avait fini par se charger de sonéducation : il lui apprenait à danser et à parler patois.
Une année s’écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait queLantier avait des rentes, car c’était la seule façon de s’expliquerle grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait àgagner de l’argent ; mais maintenant qu’elle nourrissait deuxhommes à ne rien faire, la boutique pour sûr ne pouvaitsuffire ; d’autant plus que la boutique devenait moins bonne,des pratiques s’en allaient, les ouvrières godaillaient du matin ausoir. La vérité était que Lantier ne payait rien, ni loyer ninourriture. Les premiers mois, il avait donné des acomptes ;puis, il s’était contenté de parler d’une grosse somme qu’il devaittoucher, grâce à laquelle il s’acquitterait plus tard, en un coup.Gervaise n’osait plus lui demander un centime. Elle prenait lepain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient partout, çamarchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour.Elle n’avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux troiscamarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce mondecommençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans lesmagasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de ladette ; elle s’étourdissait, choisissait les choses les pluschères, se lâchait dans sa gourmandise depuis qu’elle ne payaitplus ; et elle restait très honnête au fond, rêvant de gagnerdu matin au soir des centaines de francs, elle ne savait pas tropde quelle façon, pour distribuer des poignées de pièces de centsous à ses fournisseurs. Enfin, elle s’enfonçait, et à mesurequ’elle dégringolait, elle parlait d’élargir ses affaires.Pourtant, vers le milieu de l’été, la grande Clémence était partie,parce qu’il n’y avait pas assez de travail pour deux ouvrières etqu’elle attendait son argent pendant des semaines. Au milieu decette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues. Lesgaillards, attablés jusqu’au menton, bouffaient la boutique,s’engraissaient de la ruine de l’établissement ; et ilss’excitaient l’un l’autre à mettre les morceaux doubles, et ils setapaient sur le ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérerplus vite.
Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoirsi réellement Lantier s’était remis avec Gervaise. Là-dessus, lesavis se partageaient. À entendre les Lorilleux, la Banban faisaittout pour repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d’elle,la trouvait trop décatie, avait en ville des petites filles d’unefrimousse autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, lablanchisseuse, dès la première nuit, s’en était allée retrouver sonancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé.Tout ça, d’une façon comme d’une autre, ne semblait guèrepropre ; mais il y a tant de saletés dans la vie, et de plusgrosses, que les gens finissaient par trouver ce ménage à troisnaturel, gentil même, car on ne s’y battait jamais et lesconvenances étaient gardées. Certainement, si l’on avait mis le nezdans d’autres intérieurs du quartier, on se serait empoisonnédavantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons enfants.Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se culottaientet couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les voisins dedormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes manièresde Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les bavardes.Même, dans le doute où l’on se trouvait de ses rapports avecGervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière,celle-ci semblait dire que c’était vraiment dommage, parce qu’enfinça rendait les Coupeau moins intéressants.
Cependant, Gervaise vivait tranquille de ce côté, ne pensaitguère à ces ordures. Les choses en vinrent au point qu’on l’accusade manquer de cœur. Dans la famille, on ne comprenait pas sarancune contre le chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrerentre les amoureux, venait tous les soirs ; et elle traitaitLantier d’homme irrésistible, dans les bras duquel les dames lesplus huppées devaient tomber. Madame Boche n’aurait pas répondu desa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. Une conspirationsourde, continue, grandissait, poussait lentement Gervaise, commesi toutes les femmes, autour d’elle, avaient dû se satisfaire, enlui donnant un amant. Mais Gervaise s’étonnait, ne découvrait paschez Lantier tant de séductions. Sans doute, il était changé à sonavantage : il portait toujours un paletot, il avait pris del’éducation dans les cafés et dans les réunions politiques.Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu’à l’âmepar les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses,dont elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant auxautres, pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter dumonsieur ? Ce fut ce qu’elle laissa entendre un jour àVirginie, qui se montrait la plus chaude. Alors, madame Lerat etVirginie, pour lui monter la tête, lui racontèrent les amours deLantier et de la grande Clémence. Oui, elle ne s’était aperçue derien ; mais, dès qu’elle sortait pour une course, le chapelieremmenait l’ouvrière dans sa chambre. Maintenant on les rencontraitensemble, il devait l’aller voir chez elle.
– Eh bien ? dit la blanchisseuse, la voix un peutremblante, qu’est-ce que ça peut me faire ?
Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincellesd’or luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui envoulait donc, qu’elle tâchait de la rendre jalouse ? Mais lacouturière prit son air bête, en répondant :
– Ça ne peut rien vous faire, bien sûr… Seulement, vousdevriez lui conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il auradu désagrément.
Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait demanières à l’égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnaitune poignée de main, il lui gardait un instant les doigts entre lessiens. Il la fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeuxhardis, où elle lisait nettement ce qu’il lui demandait. S’ilpassait derrière elle, il enfonçait les genoux dans ses jupes,soufflait sur son cou, comme pour l’endormir. Pourtant, il attenditencore, avant d’être brutal et de se déclarer. Mais, un soir, setrouvant seul avec elle, il la poussa devant lui sans dire uneparole, l’accula tremblante contre le mur, au fond de la boutique,et là voulut l’embrasser. Le hasard fit que Goujet entra juste à cemoment. Alors, elle se débattit, s’échappa. Et tous troiséchangèrent quelques mots, comme si de rien n’était. Goujet, laface toute blanche, avait baissé le nez, en s’imaginant qu’il lesdérangeait, qu’elle venait de se débattre pour ne pas êtreembrassée devant le monde.
Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, trèsmalheureuse, incapable de repasser un mouchoir ; elle avait lebesoin de voir Goujet, de lui expliquer comment Lantier la tenaitcontre le mur. Mais, depuis qu’Étienne était à Lille, elle n’osaitplus entrer à la forge, où Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,l’accueillait avec des rires sournois. Pourtant, l’après-midi,cédant à son envie, elle prit un panier vide, elle partit sous leprétexte d’aller prendre des jupons chez sa pratique de la rue desPortes-Blanches. Puis, quand elle fut rue Marcadet, devant lafabrique de boulons, elle se promena à petits pas, comptant sur unebonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet devait l’attendre,car elle n’était pas là depuis cinq minutes, qu’il sortit comme parhasard.
– Tiens ! vous êtes en course, dit-il en souriantfaiblement ; vous rentrez chez vous…
Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos àla rue des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte àcôte, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée des’éloigner de la fabrique, pour ne pas paraître se donner desrendez-vous devant la porte. La tête basse, ils suivaient lachaussée défoncée, au milieu du ronflement des usines. Puis, à deuxcents pas, naturellement, comme s’ils avaient connu l’endroit, ilsfilèrent à gauche, toujours silencieux, et s’engagèrent dans unterrain vague. C’était, entre une scierie mécanique et unemanufacture de boutons, une bande de prairie restée verte, avec desplaques jaunes d’herbe grillée ; une chèvre, attachée à unpiquet, tournait en bêlant ; au fond, un arbre morts’émiettait au grand soleil.
– Vrai ! murmura Gervaise, on se croirait à lacampagne.
Ils allèrent s’asseoir sous l’arbre mort. La blanchisseuse mitson panier à ses pieds. En face d’eux, la butte Montmartre étageaitses rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes demaigre verdure ; et, quand ils renversaient la tête davantage,ils apercevaient le large ciel d’une pureté ardente sur la ville,traversé au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vivelumière les éblouissait, ils regardaient au ras de l’horizon platles lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout larespiration du mince tuyau de la scierie mécanique, qui soufflaitdes jets de vapeur. Ces gros soupirs semblaient soulager leurpoitrine oppressée.
– Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je metrouvais en course, j’étais sortie…
Après avoir tant souhaité une explication, tout d’un coup ellen’osait plus parler. Elle était prise d’une grande honte. Et ellesentait bien, cependant, qu’ils étaient venus là d’eux-mêmes, pourcauser de ça ; même ils en causaient sans avoir besoin deprononcer une parole. L’affaire de la veille restait entre euxcomme un poids qui les gênait.
Alors, prise d’une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elleraconta l’agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin,après d’épouvantables douleurs.
– Ça venait d’un coup de pied que lui avait allongé Bijard,disait-elle d’une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sansdoute, il lui avait cassé quelque chose à l’intérieur. MonDieu ! en trois jours, elle a été tortillée… Ah ! il y a,aux galères, des gredins qui n’en ont pas tant fait. Mais lajustice aurait trop de besogne, si elle s’occupait des femmescrevées par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins,n’est-ce pas ? ça ne compte pas, quand on en reçoit tous lesjours. D’autant plus que la pauvre femme voulait sauver son hommede l’échafaud et expliquait qu’elle s’était abîmé le ventre entombant sur un baquet… Elle a hurlé toute la nuit avant depasser.
Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poingscrispés.
– Il n’y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avaitsevré son dernier, le petit Jules ; et c’est encore unechance, car l’enfant ne pâtira pas… N’importe, voilà cette gaminede Lalie chargée de deux mioches. Elle n’a pas huit ans, mais elleest sérieuse et raisonnable comme une vraie mère. Avec ça, son pèrela roue de coups… Ah bien ! on rencontre des êtres qui sontnés pour souffrir.
Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvrestremblantes :
– Vous m’avez fait de la peine, hier, oh ! oui,beaucoup de peine…
Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui,continuait :
– Je sais, ça devait arriver… Seulement, vous auriez dûvous confier à moi, m’avouer ce qu’il en était, pour ne pas melaisser dans des idées…
Il ne put achever. Elle s’était levée, en comprenant que Goujetla croyait remise avec Lantier, comme le quartier l’affirmait. Et,les bras tendus, elle cria :
– Non, non, je vous jure… Il me poussait, il allaitm’embrasser, c’est vrai ; mais sa figure n’a pas même touchéla mienne, et c’était la première fois qu’il essayait… Oh !tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur tout ce que j’aide plus sacré !
Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce queles femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave,reprit lentement :
– Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guèrementeuse… Eh bien ! non, ça n’est pas, ma paroled’honneur !… Jamais ça ne sera, entendez-vous ?jamais ! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernièredes dernières, je ne mériterais plus l’amitié d’un honnête hommecomme vous.
Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine defranchise, qu’il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant,il respirait à l’aise, il riait en dedans. C’était la première foisqu’il lui tenait la main et qu’il la serrait dans la sienne. Tousdeux restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avecune lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre, tournéevers eux, les regardait en poussant à de longs intervallesréguliers un bêlement très doux. Et, sans se lâcher les doigts, lesyeux noyés d’attendrissement, ils se perdaient au loin, sur lapente de Montmartre blafard, au milieu de la haute futaie descheminées d’usine rayant l’horizon, dans cette banlieue plâtreuseet désolée, où les bosquets verts des cabarets borgnes lestouchaient jusqu’aux larmes.
– Votre mère m’en veut, je le sais, reprit Gervaise à voixbasse. Ne dites pas non… Nous vous devons tant d’argent !
Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secouala main, à la briser. Il ne voulait pas qu’elle parlât de l’argent.Puis, il hésita, il bégaya enfin :
– Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposerune chose… Vous n’êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vietourne mal pour vous…
Il s’arrêta, un peu étouffé.
– Eh bien ! il faut nous en aller ensemble.
Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d’abord, surprisepar cette rude déclaration d’un amour dont il n’avait jamais ouvertles lèvres.
– Comment ça ? demanda-t-elle.
– Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions,nous vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez… C’estpresque mon pays… En travaillant tous les deux, nous serions vite ànotre aise.
Alors, elle devint très rouge. Il l’aurait prise contre lui pourl’embrasser, qu’elle aurait eu moins de honte. C’était un drôle degarçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela sepasse dans les romans et dans la haute société. Ah bien !autour d’elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmesmariées ; mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, çase passait sur place, et carrément.
– Ah ! monsieur Goujet, monsieur Goujet…murmurait-elle, sans trouver autre chose.
– Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux,reprit-il. Les autres me gênent, vous comprenez ?… Quand j’aide l’amitié pour une personne, je ne peux pas voir cette personneavec d’autres.
Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d’un airraisonnable.
– Ce n’est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait trèsmal… Je suis mariée, n’est-ce pas ? j’ai des enfants… Je saisbien que vous avez de l’amitié pour moi et que je vous fais de lapeine. Seulement, nous aurions des remords, nous ne goûterions pasde plaisir… Moi aussi, j’éprouve de l’amitié pour vous, j’enéprouve trop pour vous laisser commettre des bêtises. Et ceseraient des bêtises, bien sûr… Non, voyez-vous, il vaut mieuxdemeurer comme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvonsd’accord de sentiment. C’est beaucoup, ça m’a soutenue plus d’unefois. Quand on reste honnête, dans notre position, on en estjoliment récompensé.
Il hochait la tête, en l’écoutant. Il l’approuvait, il nepouvait pas dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, illa prit entre ses bras, la serra à l’écraser, lui posa un baiserfurieux sur le cou, comme s’il avait voulu lui manger la peau.Puis, il la lâcha, sans demander autre chose ; et il ne parlaplus de leur amour. Elle se secouait, elle ne se fâchait pas,comprenant que tous deux avaient bien gagné ce petit plaisir.
Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grandfrisson, s’écartait d’elle, pour ne pas céder à l’envie de lareprendre ; et il se traînait sur les genoux, ne sachant àquoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu’iljetait de loin dans son panier. Il y avait là, au milieu de lanappe d’herbe brûlée, des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, cejeu le calma, l’amusa. De ses doigts raidis par le travail dumarteau, il cassait délicatement les fleurs, les lançait une à une,et ses yeux de bon chien riaient, lorsqu’il ne manquait pas lacorbeille. La blanchisseuse s’était adossée à l’arbre mort, gaie etreposée, haussant la voix pour se faire entendre, dans l’haleineforte de la scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrainvague, côte à côte, en causant d’Étienne, qui se plaisait beaucoupà Lille, elle emporta son panier plein de fleurs de pissenlits.
Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageusequ’elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas luipermettre de la toucher seulement du bout des doigts ; maiselle avait peur, s’il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne,de cette mollesse et de cette complaisance auxquelles elle selaissait aller, pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, nerecommença pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avecelle et se tint tranquille. Il semblait maintenant occupé de latripière, une femme de quarante-cinq ans, très bien conservée.Gervaise, devant Goujet, parlait de la tripière, afin de lerassurer. Elle répondait à Virginie et à madame Lerat, quandcelles-ci faisaient l’éloge du chapelier, qu’il pouvait bien sepasser de son admiration, puisque toutes les voisines avaient desbéguins pour lui.
Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, unvrai. On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu’il savait,se fichait du bavardage, du moment où il avait l’honnêteté de soncôté. Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeaitsa femme et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, brasdessous, histoire de crâner dans la rue ; et il regardait lesgens, tout prêt à leur administrer un va-te-laver, s’ils s’étaientpermis la moindre rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peufiérot, l’accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, leblaguait parce qu’il savait lire et qu’il parlait comme un avocat.Mais, à part ça, il le déclarait un bougre à poils. On n’en auraitpas trouvé deux aussi solides dans la Chapelle. Enfin, ils secomprenaient, ils étaient bâtis l’un pour l’autre. L’amitié avec unhomme, c’est plus solide que l’amour avec une femme.
Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensembledes noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait del’argent à Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand ilsentait de la monnaie dans la maison. C’était toujours pour sesgrandes affaires. Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau,parlait d’une longue course, l’emmenait ; et, attablés nez ànez au fond d’un restaurant voisin, ils se flanquaient par le cocodes plats qu’on ne peut manger chez soi, arrosés de vin cacheté. Lezingueur aurait préféré des ribotes dans le chic bon enfant ;mais il était impressionné par les goûts d’aristo du chapelier, quitrouvait sur la carte des noms de sauces extraordinaires. Onn’avait pas idée d’un homme si douillet, si difficile. Ils sonttous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il ne voulait riend’échauffant, il discutait chaque fricot, au point de vue de lasanté, faisant remporter la viande lorsqu’elle lui semblait tropsalée ou trop poivrée. C’était encore pis pour les courants d’air,il en avait une peur bleue, il engueulait tout l’établissement, siune porte restait entrouverte. Avec ça, très chien, donnant deuxsous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N’importe, ontremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevardsextérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, Grande-Ruedes Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu’on leurservait sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ilstrouvaient les meilleures huîtres du quartier, à la Ville deBar-le-Duc. Quand ils se risquaient en haut de la butte,jusqu’au Moulin de la Galette, on leur faisait sauter unlapin. Rue des Martyrs, Les Lilas avaient la spécialité dela tête de veau ; tandis que, chaussée Clignancourt, lesrestaurants du Lion d’Or et des Deux Marronniersleur donnaient des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ilstournaient plus souvent à gauche, du côté de Belleville, avaientleur table gardée aux Vendanges de Bourgogne, auCadran Bleu, au Capucin, des maisons deconfiance, où l’on pouvait demander de tout, les yeux fermés.C’étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemainmatin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre deGervaise. Même un jour, dans un bosquet du Moulin de laGalette, Lantier amena une femme, avec laquelle Coupeau lelaissa au dessert.
Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuisl’entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantaitdéjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand ilse laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, lecamarade le relançait au chantier, le blaguait à mort en letrouvant pendu au bout de sa corde à nœuds comme un jambonfumé ; et il lui criait de descendre prendre un canon. C’étaitréglé, le zingueur lâchait l’ouvrage, commençait une bordée quidurait des journées et des semaines. Oh ! par exemple, desbordées fameuses, une revue générale de tous les mastroquets duquartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et repincée le soir,les tournées de casse-poitrine se succédant, se perdant dans lanuit, pareilles aux lampions d’une fête, jusqu’à ce que la dernièrechandelle s’éteignît avec le dernier verre ! Cet animal dechapelier n’allait jamais jusqu’au bout. Il laissait l’autres’allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable.Lui, se piquait le nez proprement, sans qu’on s’en aperçût. Quandon le connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plusminces et à ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Lezingueur, au contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boiresans se mettre dans un état ignoble.
Ainsi, vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira unebordée qui finit d’une façon tout à fait sale pour lui et pour lesautres. La veille, il avait trouvé de l’ouvrage. Lantier, cettefois-là, était plein de beaux sentiments ; il prêchait letravail, attendu que le travail ennoblit l’homme. Même, le matin,il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier,gravement, honorant en lui l’ouvrier vraiment digne de ce nom.Mais, arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ilsentrèrent prendre une prune, rien qu’une, dans le seul butd’arroser ensemble la ferme résolution d’une bonne conduite. Enface du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre lemur, fumait sa pipe d’un air maussade.
– Tiens ! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On adonc la flemme, ma vieille ?
– Non, non, répondit le camarade en s’étirant les bras. Cesont les patrons qui vous dégoûtent… J’ai lâché le mien hier… Tousde la crapule, de la canaille…
Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur lebanc, à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait lespatrons ; ils avaient parfois joliment du mal, il en savaitquelque chose, lui qui sortait des affaires. De la joliefripouille, les ouvriers ! toujours en noce, se fichant del’ouvrage, vous lâchant au beau milieu d’une commande, reparaissantquand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il avait eu un petitPicard, dont la toquade était de se trimbaler en voiture ;oui, dès qu’il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendantdes journées. Est-ce que c’était là un goût de travailleur ?Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons.Oh ! il voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une salerace après tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs demonde. Lui, Dieu merci ! pouvait dormir la consciencetranquille, car il s’était toujours conduit en ami avec ses hommes,et avait préféré ne pas gagner des millions comme les autres.
– Filons, mon petit, dit-il en s’adressant à Coupeau. Ilfaut être sage, nous serions en retard.
Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, lejour se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux dupavé ; il avait plu la veille, il faisait très doux. On venaitd’éteindre les becs de gaz ; la rue des Poissonniers, où deslambeaux de nuit étranglés par les maisons flottaient encore,s’emplissait du sourd piétinement des ouvriers descendant versParis. Coupeau, son sac de zingueur passé à l’épaule, marchait del’air esbrouffeur d’un citoyen qui est d’attaque, une fois parhasard. Il se tourna, il demanda :
– Bibi, veux-tu qu’on t’embauche ? le patron m’a ditd’amener un camarade, si je pouvais.
– Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge… Fautproposer ça à Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque… Attends,Mes-Bottes est bien sûr là-dedans.
Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent eneffet Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l’heure matinale,l’Assommoir flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantierresta sur la porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parcequ’ils avaient tout juste dix minutes.
– Comment ! tu vas chez ce roussin deBourguignon ! cria Mes-Bottes, quand le zingueur lui eutparlé. Plus souvent qu’on me pince dans cette boîte ! Non,j’aimerais mieux tirer la langue jusqu’à l’année prochaine… Mais,mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c’est moi qui te ledis !
– Vrai, une sale boîte ? demanda Coupeau inquiet.
– Oh ! tout ce qu’il y a de plus sale… On ne peut pasbouger. Le singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça desmanières, une bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutiqueoù il est défendu de cracher… Je les ai envoyés dinguer le premiersoir, tu comprends.
– Bon ! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez euxun boisseau de sel… J’en vais tâter ce matin ; mais si lepatron m’embête, je te le ramasse et je te l’assois sur sabourgeoise, tu sais, collés comme une paire de soles !
Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier deson bon renseignement ; et il s’en allait, quand Mes-Bottes sefâcha. Tonnerre de Dieu ! est-ce que le Bourguignon allait lesempêcher de boire la goutte ? Les hommes n’étaient plus deshommes, alors ? Le singe pouvait bien attendre cinq minutes.Et Lantier entra pour accepter la tournée, les quatre ouvriers setinrent debout devant le comptoir. Cependant, Mes-Bottes, avec sessouliers éculés, sa blouse noire d’ordures, sa casquette aplatiesur le sommet du crâne, gueulait fort et roulait des yeux de maîtredans l’Assommoir. Il venait d’être proclamé empereur des pochardset roi des cochons, pour avoir mangé une salade de hannetonsvivants et mordu dans un chat crevé.
– Dites donc, espèce de Borgia ! cria-t-il au pèreColombe, donnez-nous de la jaune, de votre pissat d’âne premiernuméro.
Et quand le père Colombe, blême et tranquille dans son tricotbleu, eut empli les quatre verres, ces messieurs les vidèrent d’unelampée, histoire de ne pas laisser le liquide s’éventer.
– Ça fait tout de même du bien où ça passe, murmuraBibi-la-Grillade.
Mais cet animal de Mes-Bottes en racontait une comique. Levendredi, il était si soûl, que les camarades lui avaient scellé sapipe dans le bec avec une poignée de plâtre. Un autre en seraitcrevé, lui gonflait le dos et se pavanait.
– Ces messieurs ne renouvellent pas ? demanda le pèreColombe de sa voix grasse.
– Si, redoublez-nous ça, dit Lantier. C’est mon tour.
Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernierdimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeaudemanda des nouvelles de la Malle des Indes, uneblanchisseuse de Chaillot, connue dans l’établissement. On allaitboire, quand Mes-Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux quipassaient. Ceux-ci vinrent jusqu’à la porte et refusèrent d’entrer.Le forgeron ne sentait pas le besoin de prendre quelque chose. Lechaîniste, blafard, grelottant, serrait dans sa poche les chaînesd’or qu’il reportait ; et il toussait, il s’excusait, endisant qu’une goutte d’eau-de-vie le mettait sur le flanc.
– En voilà des cafards ! grogna Mes-Bottes. Ça doitlicher dans les coins.
Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le pèreColombe.
– Vieille drogue, tu as changé de litre !… Tu sais, cen’est pas avec moi qu’il faut maquiller ton vitriol !
Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l’Assommoir,dont le patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait sonbeau-frère, qui ne pouvait pas boire, ce dont, après tout, onn’avait pas à lui faire un crime. Il approuvait même Goujet,attendu que c’était un honneur de ne jamais avoir soif. Et ilparlait d’aller travailler, lorsque Lantier, avec son grand aird’homme comme il faut, lui infligea une leçon : on payait satournée, au moins, avant de se cavaler ; on ne lâchait pas desamis comme un pleutre, même pour se rendre à son devoir.
– Est-ce qu’il va nous bassiner longtemps avec sontravail ! cria Mes-Bottes.
– Alors, c’est la tournée de monsieur ? demanda lepère Colombe à Coupeau.
Celui-ci paya sa tournée. Mais, quand vint le tour deBibi-la-Grillade, il se pencha à l’oreille du patron, qui refusad’un lent signe de tête. Mes-Bottes comprit et se remit àinvectiver cet entortillé de père Colombe. Comment ! une bridede son espèce se permettait de mauvaises manières à l’égard d’uncamarade ! Tous les marchands de coco faisaient l’œil !Il fallait venir dans les mines à poivre pour être insulté !Le patron restait calme, se balançait sur ses gros poings, au borddu comptoir, en répétant poliment :
– Prêtez de l’argent à monsieur, ce sera plus simple.
– Nom de Dieu ! oui, je lui en prêterai, hurlaMes-Bottes. Tiens ! Bibi, jette-lui sa monnaie à travers lagueule, à ce vendu !
Puis, lancé, agacé par le sac que Coupeau avait gardé à sonépaule, il continua, en s’adressant au zingueur :
– T’as l’air d’une nourrice. Lâche ton poupon. Ça rendbossu.
Coupeau hésita un instant ; et, paisiblement, comme s’ils’était décidé après de mûres réflexions, il posa son sac parterre, en disant :
– Il est trop tard, à cette heure. J’irai chez Bourguignonaprès le déjeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques…Écoutez, père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette,je les reprendrai à midi.
Lantier, d’un hochement de tête, approuva cet arrangement. Ondoit travailler, ça ne fait pas un doute ; seulement, quand onse trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. Un désir degodaille les avait peu à peu chatouillés et engourdis tous lesquatre, les mains lourdes, se tâtant du regard. Et, dès qu’ilseurent cinq heures de flâne devant eux, ils furent pris brusquementd’une joie bruyante, ils s’allongèrent des claques, se gueulèrentdes mots de tendresse dans la figure, Coupeau surtout, soulagé,rajeuni, qui appelait les autres « ma vieillebranche ! » On se mouilla encore d’une tournéegénérale ; puis, on alla à La Puce qui renifle, unpetit bousingot où il y avait un billard. Le chapelier fit uninstant son nez, parce que c’était une maison pas trèspropre : le schnick y valait un franc le litre, dix sous unechopine en deux verres, et la société de l’endroit avait commistant de saletés sur le billard, que les billes y restaient collées.Mais, la partie une fois engagée, Lantier qui avait un coup dequeue extraordinaire, retrouva sa grâce et sa belle humeur,développant son torse, accompagnant d’un effet de hanches chaquecarambolage.
Lorsque vint l’heure du déjeuner, Coupeau eut une idée. Il tapades pieds, en criant :
– Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille…Nous l’emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mèreLouis.
L’idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devaitavoir besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Lesrues étaient jaunes, une petite pluie tombait ; mais ilsavaient déjà trop chaud à l’intérieur pour sentir ce léger arrosagesur leurs abattis. Coupeau les mena rue Marcadet, à la fabrique deboulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant lasortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire àBec-Salé que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout desuite. Le forgeron parut aussitôt, en se dandinant, l’air biencalme, le nez flairant un gueuleton.
– Ah ! les cheulards ! dit-il, dès qu’il lesaperçut cachés sous une porte. J’ai senti ça… Hein ? qu’est-cequ’on mange ?
Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, ontapa de nouveau sur les patrons. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,racontait qu’il y avait une commande pressée dans sa boîte.Oh ! le singe était coulant pour le quart d’heure ; onpouvait manquer à l’appel, il restait gentil, il devait s’estimerencore bien heureux quand on revenait. D’abord, il n’y avait pas dedanger qu’un patron osât jamais flanquer dehors Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, parce qu’on n’en trouvait plus, des cadets de sacapacité. Après les pieds, on mangea une omelette. Chacun but sonlitre. La mère Louis faisait venir son vin de l’Auvergne, un vincouleur de sang qu’on aurait coupé au couteau. Ça commençait à êtredrôle, la bordée s’allumait.
Qu’est-ce qu’il a, à m’emmoutarder, cet encloué de singe ?cria Bec-Salé au dessert. Est-ce qu’il ne vient pas d’avoir l’idéed’accrocher une cloche dans sa baraque ? Une cloche, c’est bonpour des esclaves… Ah bien ! elle peut sonner,aujourd’hui ! Du tonnerre si l’on me repince àl’enclume ! Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bienle balancer… S’il me fiche un abattage, je l’envoie à Chaillot.
– Moi, dit Coupeau d’un air important, je suis obligé devous lâcher, je vais travailler. Oui, j’ai juré à ma femme…Amusez-vous, je reste de cœur avec les camaros, vous savez.
Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tousl’accompagnèrent, quand il parla d’aller chercher ses outils chezle père Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devantlui, pendant qu’on buvait une dernière goutte. À une heure, lasociété s’offrait encore des tournées. Alors, Coupeau, d’un gested’ennui, reporta les outils sous la banquette ; ils legênaient, il ne pouvait pas s’approcher du comptoir sans buterdedans. C’était trop bête, il irait le lendemain chez Bourguignon.Les quatre autres, qui se disputaient à propos de la question dessalaires, ne s’étonnèrent pas, lorsque le zingueur, sansexplication, leur proposa un petit tour sur le boulevard, pour sedérouiller les jambes. La pluie avait cessé. Le petit tour se bornaà faire deux cents pas sur une même file, les bras ballants ;et ils ne trouvaient plus un mot, surpris par l’air, ennuyés d’êtredehors. Lentement, sans avoir seulement à se consulter du coude,ils remontèrent d’instinct la rue des Poissonniers, où ilsentrèrent chez François prendre un canon de la bouteille. Vrai, ilsavaient besoin de ça pour se remettre. On tournait trop à latristesse dans la rue, il y avait une boue à ne pas flanquer unsergent de ville à la porte. Lantier poussa les camarades dans lecabinet, un coin étroit occupé par une seule table, et qu’unecloison aux vitres dépolies séparait de la salle commune. Lui,d’ordinaire, se piquait le nez dans les cabinets, parce que c’étaitplus convenable. Est-ce que les camarades n’étaient pas bienlà ? On se serait cru chez soi, on y aurait fait dodo sans segêner. Il demanda le journal, l’étala tout grand, le parcourut, lessourcils froncés. Coupeau et Mes-Bottes avaient commencé un piquet.Deux litres et cinq verres traînaient sur la table.
– Eh bien ? qu’est-ce qu’ils chantent, dans cepapier-là ? demanda Bibi-la-Grillade au chapelier.
Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans lever lesyeux :
– Je tiens la Chambre. En voilà des républicains de quatresous, ces sacrés fainéants de la gauche ! Est-ce que le peupleles nomme pour baver leur eau sucrée !… Il croit en Dieu,celui-là, et il fait des mamours à ces canailles deministres ! Moi, si j’étais nommé, je monterais à la tribuneet je dirais : Merde ! Oui, pas davantage, c’est monopinion !
– Vous savez que Badinguet s’est fichu des claques avec sabourgeoise, l’autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Salé,dit Boit-sans-Soif. Ma parole d’honneur ! Et à propos de rien,en s’asticotant. Badinguet était éméché.
– Lâchez-nous donc le coude, avec votre politique !cria le zingueur. Lisez les assassinats, c’est plus rigolo.
Et revenant à son jeu, annonçant une tierce au neuf et troisdames :
– J’ai une tierce à l’égout et trois colombes… Lescrinolines ne me quittent pas.
On vida les verres. Lantier se mit à lire tout haut :
« Un crime épouvantable vient de jeter l’effroi dans lacommune de Gaillon (Seine-et-Marne). Un fils a tué son père à coupsde bêche, pour lui voler trente sous… »
Tous poussèrent un cri d’horreur. En voilà un, par exemple,qu’ils seraient allés voir raccourcir avec plaisir ! Non, laguillotine, ce n’était pas assez ; il aurait fallu le couperen petits morceaux. Une histoire d’infanticide les révoltaégalement ; mais le chapelier, très moral, excusa la femme enmettant tous les torts du côté de son séducteur ; car, enfin,si une crapule d’homme n’avait pas fait un gosse à cettemalheureuse, elle n’aurait pas pu en jeter un dans les lieuxd’aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploits dumarquis de T… sortant d’un bal à deux heures du matin et sedéfendant contre trois mauvaises gouapes, boulevard desInvalides ; sans même retirer ses gants, il s’était débarrassédes deux premiers scélérats avec des coups de tête dans le ventre,et avait conduit le troisième au poste, par une oreille.Hein ? quelle poigne ! C’était embêtant qu’il fûtnoble.
– Écoutez ça maintenant, continua Lantier. Je passe auxnouvelles de la haute. « La comtesse de Brétigny marie safille aînée au jeune baron de Valançay, aide de camp de Sa Majesté.Il y a, dans la corbeille, pour plus de trois cent mille francs dedentelle… »
– Qu’est-ce que ça nous fiche ! interrompitBibi-la-Grillade. On ne leur demande pas la couleur de leurchemise… La petite a beau avoir de la dentelle, elle n’en verra pasmoins la lune par le même trou que les autres.
Comme Lantier faisait mine d’achever sa lecture, Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, lui enleva le journal et s’assit dessus, endisant :
– Ah ! non, assez !… Le voilà au chaud… Lepapier, ce n’est bon qu’à ça.
Cependant, Mes-Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup depoing triomphant sur la table. Il faisait quatre-vingt-treize.
– J’ai la Révolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portantson point dans l’herbe à la vache… Vingt, n’est-ce pas ?…Ensuite, tierce major dans les vitriers, vingt-trois ; troisbœufs, vingt-six ; trois larbins, vingt-neuf ; troisborgnes, quatre-vingt-douze… Et je joue An un de la République,quatre-vingt-treize.
– T’es rincé, mon vieux, crièrent les autres à Coupeau.
On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaientplus, la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençait àdevenir dégoûtant, si bien que Lantier se taisait et songeait àfiler ; du moment où l’on gueulait et où l’on fichait le vinpar terre, ce n’était plus son genre. Justement, Coupeau se levapour faire le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononçaMontpernasse, à l’épaule droite Menilmonte, à l’épaule gauche laCourtille, au milieu du ventre Bagnolet, et dans le creux del’estomac trois fois Lapin sauté. Alors, le chapelier, profitant dela clameur soulevée par cet exercice, prit tranquillement la porte.Les camarades ne s’aperçurent même pas de son départ. Lui, avaitdéjà un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, il retrouvason aplomb ; et il regagna tranquillement la boutique, où ilraconta à Gervaise que Coupeau était avec des amis.
Deux jours se passèrent. Le zingueur n’avait pas reparu. Ilroulait dans le quartier, on ne savait pas bien où. Des gens,pourtant, disaient l’avoir vu chez la mère Baquet, auPapillon, au Petit bonhomme qui tousse.Seulement, les uns assuraient qu’il était seul, tandis que lesautres l’avaient rencontré en compagnie de sept ou huit soûlards deson espèce. Gervaise haussait les épaules d’un air résigné. MonDieu ! c’était une habitude à prendre. Elle ne courait pasaprès son homme ; même si elle l’apercevait chez un marchandde vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre encolère ; et elle attendait qu’il rentrât, écoutant la nuits’il ne ronflait pas à la porte. Il couchait sur un tas d’ordures,sur un banc, dans un terrain vague, en travers d’un ruisseau. Lelendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait,tapait aux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans unecourse furieuse, au milieu des petits verres, des canons et deslitres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dontil revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber lanuit et naître le jour, sans autre idée que de boire et de cuversur place. Lorsqu’il cuvait, c’était fini. Gervaise alla pourtant,le second jour, à l’Assommoir du père Colombe, pour savoir ;on l’y avait revu cinq fois, on ne pouvait pas lui en diredavantage. Elle dut se contenter d’emporter les outils, restés sousla banquette.
Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyée, lui proposade la conduire au café-concert, histoire de passer un momentagréable. Elle refusa d’abord, elle n’était pas en train de rire.Sans cela, elle n’aurait pas dit non, car le chapelier lui faisaitson offre d’un air trop honnête pour qu’elle se méfiât de quelquetraîtrise. Il semblait s’intéresser à son malheur et se montraitvraiment paternel. Jamais Coupeau n’avait découché deux nuits.Aussi, malgré elle, toutes les dix minutes, venait-elle se plantersur la porte, sans lâcher son fer, regardant aux deux bouts de larue si son homme n’arrivait pas. Ça la tenait dans les jambes, à cequ’elle disait, des picotements qui l’empêchaient de rester enplace. Bien sûr, Coupeau pouvait se démolir un membre, tomber sousune voiture et y rester : elle serait joliment débarrassée,elle se défendait de garder dans le cœur la moindre amitié pour unsale personnage de cette espèce. Mais, à la fin, c’était agaçant detoujours se demander s’il rentrerait ou s’il ne rentrerait pas. Et,lorsqu’on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau ducafé-concert, elle accepta. Après tout, elle se trouvait trop bêtede refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours, menaitune vie de polichinelle. Puisqu’il ne rentrait pas, elle aussiallait sortir. La cambuse brûlerait, si elle voulait. Elle auraitfichu en personne le feu au bazar, tant l’embêtement de la viecommençait à lui monter au nez.
On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures,Gervaise pria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout desuite. La boutique était fermée. Elle s’en alla par la porte de lacour et donna la clef à madame Boche, en lui disant que si soncochon rentrait, elle eût l’obligeance de le coucher. Le chapelierl’attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sarobe de soie. Ils suivirent doucement le trottoir, serrés l’uncontre l’autre, éclairés par les coups de lumière des boutiques,qui les montraient se parlant à demi-voix, avec un sourire.
Le café-concert était boulevard de Rochechouart, un ancien petitcafé qu’on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches.À la porte, un cordon de boules de verre dessinait un portiquelumineux. De longues affiches, collées sur des panneaux de bois, setrouvaient posées par terre, au ras du ruisseau.
– Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, débuts demademoiselle Amanda, chanteuse de genre.
Mais il aperçut Bibi-la-Grillade, qui lisait égalementl’affiche. Bibi avait un œil au beurre noir, quelque coup de poingattrapé la veille.
– Eh bien ! et Coupeau ? demanda le chapelier, encherchant autour de lui, vous avez donc perdu Coupeau ?
– Oh ! il y a beau temps, depuis hier, réponditl’autre. On s’est allongé un coup de tampon, en sortant de chez lamère Baquet. Moi, je n’aime pas les jeux de mains… Vous savez,c’est avec le garçon de la mère Baquet qu’on a eu des raisons, parrapport à un litre qu’il voulait nous faire payer deux fois… Alors,j’ai filé, je suis allé schloffer un brin.
Il bâillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D’ailleurs,il était complètement dégrisé, l’air abêti, sa vieille veste pleinede duvet ; car il devait s’être couché dans son lit touthabillé.
– Et vous ne savez pas où est mon mari, monsieur ?interrogea la blanchisseuse.
– Mais non, pas du tout… Il était cinq heures, quand nousavons quitté la mère Baquet. Voilà !… Il a peut-être biendescendu la rue. Oui, même je crois l’avoir vu entrer auPapillon avec un cocher… Oh ! que c’est bête !Vrai, on est bon à tuer !
Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée aucafé-concert. À onze heures, lorsqu’on ferma les portes, ilsrevinrent en se baladant, sans se presser. Le froid piquait un peu,le monde se retirait par bandes ; et il y avait des filles quicrevaient de rire, sous les arbres, dans l’ombre, parce que leshommes rigolaient de trop près. Lantier chantait entre ses dentsune des chansons de mademoiselle Amanda : C’est dans l’nezqu’ça me chatouille. Gervaise, étourdie, comme grise,reprenait le refrain. Elle avait eu très chaud. Puis, les deuxconsommations qu’elle avait bues lui tournaient sur le cœur, avecla fumée des pipes et l’odeur de toute cette société entassée. Maiselle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda.Jamais elle n’aurait osé se mettre nue comme ça devant le public.Il fallait être juste, cette dame avait une peau à faire envie. Etelle écoutait, avec une curiosité sensuelle, Lantier donner desdétails sur la personne en question, de l’air d’un monsieur qui luiaurait compté les côtes en particulier.
– Tout le monde dort, dit Gervaise, après avoir sonné troisfois, sans que les Boche eussent tiré le cordon.
La porte s’ouvrit, mais le porche était noir, et quand ellefrappa à la vitre de la loge pour demander sa clef, la conciergeensommeillée lui cria une histoire, à laquelle elle n’entendit riend’abord. Enfin, elle comprit que le sergent de ville Poisson avaitramené Coupeau dans un drôle d’état, et que la clef devait être surla serrure.
– Fichtre ! murmura Lantier, quand ils furent entrés,qu’est-ce qu’il a donc fait ici ? C’est une vraieinfection.
En effet, ça puait ferme. Gervaise, qui cherchait desallumettes, marchait dans du mouillé. Lorsqu’elle fut parvenue àallumer une bougie, ils eurent devant eux un joli spectacle.Coupeau avait rendu tripes et boyaux ; il y en avait plein lachambre ; le lit en était emplâtré, le tapis également, etjusqu’à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau,tombé du lit où Poisson devait l’avoir jeté, ronflait là-dedans, aumilieu de son ordure. Il s’y étalait, vautré comme un porc, unejoue barbouillée, soufflant son haleine empestée par sa boucheouverte, balayant de ses cheveux déjà gris la mare élargie autourde sa tête.
– Oh ! le cochon ! le cochon ! répétaitGervaise indignée, exaspérée. Il a tout sali… Non, un chienn’aurait pas fait ça, un chien crevé est plus propre.
Tous deux n’osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamaisle zingueur n’était revenu avec une telle culotte et n’avait mis lachambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait unrude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pourlui. Autrefois, quand il rentrait éméché ou poivré, elle semontrait complaisante et pas dégoûtée. Mais, à cette heure, c’étaittrop, son cœur se soulevait. Elle ne l’aurait pas pris avec despincettes. L’idée seule que la peau de ce goujat toucherait sapeau, lui causait une répugnance, comme si on lui avait demandé des’allonger à côté d’un mort, abîmé par une vilaine maladie.
– Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je nepuis pas retourner coucher dans la rue… Oh ! je lui passeraiplutôt sur le corps.
Elle tâcha d’enjamber l’ivrogne et dut se retenir à un coin dela commode, pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barraitcomplètement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire envoyant bien qu’elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cettenuit-là, lui prit la main, en disant d’une voix basse etardente :
– Gervaise… écoute, Gervaise…
Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant àson tour, comme jadis.
– Non, laisse-moi… Je t’en supplie, Auguste, rentre dans tachambre… Je vais m’arranger, je monterai dans le lit par lespieds…
– Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Çasent trop mauvais, tu ne peux pas rester… Viens. Qu’est-ce que tucrains ? Il ne nous entend pas, va !
Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dansson trouble, comme pour montrer qu’elle resterait là, elle sedéshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettaitviolemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et lesbras nus. Son lit était à elle, n’est-ce pas ? elle voulaitcoucher dans son lit. À deux reprises, elle tenta encore de trouverun coin propre et de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, laprenait à la taille, en disant des choses pour lui mettre le feudans le sang. Ah ! elle était bien plantée, avec un loupiat demari par-devant, qui l’empêchait de se fourrer honnêtement sous sacouverture, avec un sacré salaud d’homme par derrière, qui songeaituniquement à profiter de son malheur pour la ravoir ! Comme lechapelier haussait la voix, elle le supplia de se taire. Et elleécouta, l’oreille tendue vers le cabinet où couchaient Nana etmaman Coupeau. La petite et la vieille devaient dormir, onentendait une respiration forte.
– Auguste, laisse-moi, tu vas les réveiller, reprit-elle,les mains jointes. Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs… Pasici, pas devant ma fille…
Il ne parlait plus, il restait souriant ; et, lentement, illa baisa sur l’oreille, ainsi qu’il la baisait autrefois pour lataquiner et l’étourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit ungrand bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair.Pourtant, elle fit de nouveau un pas. Et elle dut reculer. Cen’était pas possible, la dégoûtation était si grande, l’odeurdevenait telle, qu’elle se serait elle-même mal conduite dans sesdraps. Coupeau, comme sur de la plume, assommé par l’ivresse,cuvait sa bordée, les membres morts, la gueule de travers. Toute larue aurait bien pu entrer embrasser sa femme, sans qu’un poil deson corps en remuât.
– Tant pis, bégayait-elle, c’est sa faute, je ne puis pas…Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! il me renvoiede mon lit, je n’ai plus de lit… Non, je ne puis pas, c’est safaute.
Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier lapoussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut à la portevitrée du cabinet, derrière un carreau. La petite venait de seréveiller et de se lever doucement, en chemise, pâle de sommeil.Elle regarda son père roulé dans son vomissement ; puis, lafigure collée contre la vitre, elle resta là, à attendre que lejupon de sa mère eût disparu chez l’autre homme, en face. Elleétait toute grave. Elle avait de grands yeux d’enfant vicieuse,allumés d’une curiosité sensuelle.
Cet hiver-là, maman Coupeau faillit passer, dans une crised’étouffement. Chaque année, au mois de décembre, elle était sûreque son asthme la collait sur le dos pour des deux et troissemaines. Elle n’avait plus quinze ans, elle devait en avoirsoixante-treize à la Saint-Antoine. Avec ça, très patraque, râlantpour un rien, quoique grosse et grasse. Le médecin annonçaitqu’elle s’en irait en toussant, le temps de crier : Bonsoir,Jeanneton, la chandelle est éteinte !
Quand elle était dans son lit, maman Coupeau devenait mauvaisecomme la gale. Il faut dire que le cabinet où elle couchait avecNana n’avait rien de gai. Entre le lit de la petite et le sien, setrouvait juste la place de deux chaises. Le papier des murs, unvieux papier gris déteint, pendait en lambeaux. La lucarne ronde,près du plafond, laissait tomber un jour louche et pâle de cave. Onse faisait joliment vieux là-dedans, surtout une personne qui nepouvait pas respirer. La nuit encore, lorsque l’insomnie laprenait, elle écoutait dormir la petite, et c’était unedistraction. Mais, dans le jour, comme on ne lui tenait pascompagnie du matin au soir, elle grognait, elle pleurait, ellerépétait toute seule pendant des heures, en roulant sa tête surl’oreiller :
– Mon Dieu ! que je suis malheureuse !… Mon Dieuque je suis malheureuse !… En prison, oui, c’est en prisonqu’ils me feront mourir !
Et dès qu’une visite lui arrivait, Virginie ou madame Boche,pour lui demander comment allait la santé, elle ne répondait pas,elle entamait tout de suite le chapitre de ses plaintes.
– Ah ! il est cher, le pain que je mange ici !Non, je ne souffrirais pas autant chez des étrangers !… Tenez,j’ai voulu une tasse de tisane, eh bien ! on m’en a apportéplein un pot à eau, une manière de me reprocher d’en trop boire…C’est comme Nana, cette enfant que j’ai élevée, elle se sauvenu-pieds, le matin, et je ne la revois plus. On croirait que jesens mauvais. Pourtant, la nuit, elle dort joliment, elle ne seréveillerait pas une seule fois pour me demander si je souffre…Enfin, je les embarrasse, ils attendent que je crève. Oh ! cesera bientôt fait. Je n’ai plus de fils, cette coquine deblanchisseuse me l’a pris. Elle me battrait, elle m’achèverait, sielle n’avait pas peur de la justice.
Gervaise, en effet, se montrait un peu rude par moments. Labaraque tournait mal, tout le monde s’y aigrissait et s’envoyaitpromener au premier mot. Coupeau, un matin qu’il avait les cheveuxmalades, s’était écrié : « La vieille dit toujoursqu’elle va mourir, et elle ne meurt jamais ! » parole quiavait frappé maman Coupeau au cœur. On lui reprochait ce qu’ellecoûtait, on disait tranquillement que, si elle n’était plus là, ily aurait une grosse économie. À la vérité, elle ne se conduisaitpas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle voyait safille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait son filset sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour luitirer une pièce de vingt sous, qu’elle dépensait en gourmandises.Elle faisait aussi des cancans abominables avec les Lorilleux, enleur racontant à quoi passaient leurs dix francs, aux fantaisies dela blanchisseuse, des bonnets neufs, des gâteaux mangés dans lescoins, des choses plus sales même qu’on n’osait pas dire. À deux outrois reprises, elle faillit faire battre toute la famille. Tantôtelle était avec les uns, tantôt elle était avec les autres ;enfin, ça devenait un vrai gâchis.
Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi quemadame Lorilleux et madame Lerat s’étaient rencontrées devant sonlit, maman Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher.Elle pouvait à peine parler. Elle souffla, à voix basse :
– C’est du propre !… Je les ai entendus cette nuit.Oui, oui, la Banban et le chapelier… Et ils menaient untrain ! Coupeau est joli. C’est du propre !
Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, queson fils avait dû rentrer ivre mort, la veille. Alors, comme ellene dormait pas, elle s’était très bien rendu compte de tous lesbruits, les pieds nus de la Banban trottant sur le carreau, la voixsifflante du chapelier qui l’appelait, la porte de communicationpoussée doucement, et le reste. Ça devait avoir duré jusqu’au jour,elle ne savait pas l’heure au juste, parce que, malgré ses efforts,elle avait fini par s’assoupir.
– Ce qu’il y a de plus dégoûtant, c’est que Nana aurait puentendre, continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute lanuit, elle qui d’habitude dort à poings fermés ; elle sautait,elle se retournait, comme s’il y avait eu de la braise dans sonlit.
Les deux femmes ne parurent pas surprises.
– Pardi ! murmura madame Lorilleux, ça doit avoircommencé le premier jour… Du moment où ça plaît à Coupeau, nousn’avons pas à nous en mêler ! N’importe ! ce n’est guèrehonorable pour la famille.
– Moi, si j’étais là, expliqua madame Lerat en pinçant leslèvres, je lui ferais une peur, je lui crierais quelque chose,n’importe quoi : Je te vois ! ou bien : V’là lesgendarmes !… La domestique d’un médecin m’a dit que son maîtrelui avait dit que ça pouvait tuer raide une femme, dans un certainmoment. Et si elle restait sur la place, n’est-ce pas ? ceserait bien fait, elle se trouverait punie par où elle auraitpéché.
Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allaitretrouver Lantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait uneindignation bruyante ; elle plaignait son frère, ce jeanjeanque sa femme peignait en jaune de la tête aux pieds ; et, àl’entendre, si elle entrait encore dans un pareil bazar, c’étaituniquement pour sa pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre aumilieu de ces abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise.Ça devait être elle qui avait débauché le chapelier. On voyait çadans ses yeux. Oui, malgré les vilains bruits, ce sacré sournois deLantier restait gobé, parce qu’il continuait ses airs d’homme commeil faut avec tout le monde, marchant sur les trottoirs en lisant lejournal, prévenant et galant auprès des dames, ayant toujours àdonner des pastilles et des fleurs. Mon Dieu ! lui, faisaitson métier de coq ; un homme est un homme, on ne peut pas luidemander de résister aux femmes qui se jettent à son cou. Maiselle, n’avait pas d’excuse ; elle déshonorait la rue de laGoutte-d’Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine,attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils laquestionnaient d’une façon détournée, la petite prenait son airbêta, répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longuespaupières molles.
Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivaittranquille, lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elles’était trouvée bien coupable, bien sale, et elle avait eu undégoût d’elle-même. Quand elle sortait de la chambre de Lantier,elle se lavait les mains, elle mouillait un torchon et se frottaitles épaules à les écorcher, comme pour enlever son ordure. SiCoupeau cherchait alors à plaisanter, elle se fâchait, courait engrelottant s’habiller au fond de la boutique ; et elle netolérait pas davantage que le chapelier la touchât, lorsque sonmari venait de l’embrasser. Elle aurait voulu changer de peau enchangeant d’homme. Mais, lentement, elle s’accoutumait. C’étaittrop fatigant de se débarbouiller chaque fois. Ses paressesl’amollissaient, son besoin d’être heureuse lui faisait tirer toutle bonheur possible de ses embêtements. Elle était complaisantepour elle et pour les autres, tâchait uniquement d’arranger leschoses de façon à ce que personne n’eût trop d’ennui. N’est-cepas ? pourvu que son mari et son amant fussent contents, quela maison marchât son petit train-train régulier, qu’on rigolât dumatin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se lacoulant douce, il n’y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis,après tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ças’arrangeait si bien, à la satisfaction d’un chacun ; on estpuni d’ordinaire, quand on fait le mal. Alors, son dévergondageavait tourné à l’habitude. Maintenant, c’était réglé comme le boireet le manger ; chaque fois que Coupeau rentrait soûl, ellepassait chez Lantier, ce qui arrivait au moins le lundi, le mardiet le mercredi de la semaine. Elle partageait ses nuits. Même, elleavait fini, lorsque le zingueur simplement ronflait trop fort, parle lâcher au beau milieu du sommeil, et allait continuer son dodotranquille sur l’oreiller du voisin. Ce n’était pas qu’elleéprouvât plus d’amitié pour le chapelier. Non, elle le trouvaitseulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa chambre, oùelle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux chattesqui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc.
Maman Coupeau n’osa jamais parler de ça nettement. Mais, aprèsune dispute, quand la blanchisseuse l’avait secouée, la vieille neménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommesjoliment bêtes et des femmes joliment coquines ; et ellemâchait d’autres mots plus vifs, avec la verdeur de parole d’uneancienne giletière. Les premières fois, Gervaise l’avait regardéefixement, sans répondre. Puis, tout en évitant elle aussi depréciser, elle se défendit, par des raisons dites en général. Quandune femme avait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dansla pourriture, cette femme était bien excusable de chercher de lapropreté ailleurs. Elle allait plus loin, elle laissait entendreque Lantier était son mari autant que Coupeau, peut-être mêmedavantage. Est-ce qu’elle ne l’avait pas connu à quatorzeans ? est-ce qu’elle n’avait pas deux enfants de lui ? Ehbien ! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne nepouvait lui jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de lanature. Puis, il ne fallait pas qu’on l’ennuyât. Elle aurait vitefait d’envoyer à chacun son paquet. La rue de la Goutte-d’Orn’était pas si propre ! La petite madame Vigouroux faisait lacabriole du matin au soir dans son charbon. Madame Lehongre, lafemme de l’épicier, couchait avec son beau-frère, un grand baveuxqu’on n’aurait pas ramassé sur une pelle. L’horloger d’en face, cemonsieur pincé, avait failli passer aux assises, pour uneabomination : il allait avec sa propre fille, une effrontéequi roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle indiquait lequartier entier, elle en avait pour une heure rien qu’à étaler lelinge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des bêtes, entas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah !elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnaitles maisons d’alentour ! Oui, oui, quelque chose de propre quel’homme et la femme, dans ce coin de Paris, où l’on est les uns surles autres, à cause de la misère ! On aurait mis les deuxsexes dans un mortier, qu’on en aurait tiré pour toute marchandisede quoi fumer les cerisiers de la plaine Saint-Denis.
– Ils feraient mieux de ne pas cracher en l’air, ça leurretombe sur le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout.Chacun dans son trou, n’est-ce pas ? Qu’ils laissent vivre lesbraves gens à leur façon, s’ils veulent vivre à la leur… Moi, jetrouve que tout est bien, mais à la condition de ne pas êtretraînée dans le ruisseau par des gens qui s’y promènent, la tête lapremière.
Et maman Coupeau s’étant un jour montrée plus claire, elle luiavait dit, les dents serrées :
– Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça… Écoutez,vous avez tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais jene vous ai jeté à la figure votre vie, à vous ! Oh ! jesais, une jolie vie, des deux ou trois hommes, du vivant du pèreCoupeau… Non, ne toussez pas, j’ai fini de causer. C’est seulementpour vous demander de me ficher la paix, voilà tout !
La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujetétant venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence deGervaise, maman Coupeau l’appela et le garda longtemps assis devantson lit. Elle connaissait bien l’amitié du forgeron, elle le voyaitsombre et malheureux depuis quelque temps, avec le soupçon desvilaines choses qui se passaient. Et, pour bavarder, pour se vengerde la dispute de la veille, elle lui apprit la vérité crûment, enpleurant, en se plaignant, comme si la mauvaise conduite deGervaise lui faisait surtout du tort. Lorsque Goujet sortit ducabinet, il s’appuyait aux murs, suffoquant de chagrin. Puis, auretour de la blanchisseuse, maman Coupeau lui cria qu’on lademandait tout de suite chez madame Goujet, avec le linge repasséou non ; et elle était si animée, que Gervaise flaira lescancans, devina la triste scène et le crève-cœur dont elle setrouvait menacée.
Très pâle, les membres cassés à l’avance, elle mit le linge dansle panier, elle partit. Depuis des années, elle n’avait pas renduun sou aux Goujet. La dette montait toujours à quatre centvingt-cinq francs. Chaque fois, elle prenait l’argent dublanchissage, en parlant de sa gêne. C’était une grande honte pourelle, parce qu’elle avait l’air de profiter de l’amitié du forgeronpour le jobarder. Coupeau, moins scrupuleux maintenant, ricanait,disait qu’il avait bien dû lui pincer la taille dans les coins, etqu’alors il était payé. Mais elle, malgré le commerce où elle étaittombée avec Lantier, se révoltait, demandait à son mari s’ilvoulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pas mal parler deGoujet devant elle ; sa tendresse pour le forgeron lui restaitcomme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu’ellereportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prised’un serrement au cœur, dès la première marche de l’escalier.
– Ah ! c’est vous enfin ! lui dit sèchementmadame Goujet, en lui ouvrant la porte. Quand j’aurai besoin de lamort, je vous l’enverrai chercher.
Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier uneexcuse. Elle n’était plus exacte, ne venait jamais à l’heure, sefaisait attendre des huit jours. Peu à peu, elle s’abandonnait à ungrand désordre.
– Voilà une semaine que je compte sur vous, continua ladentellière. Et vous mentez avec ça, vous m’envoyez votre apprentieme raconter des histoires : on est après mon linge, on va mele livrer le soir même, ou bien c’est un accident, le paquet quiest tombé dans un seau. Moi, pendant ce temps-là, je perds majournée, je ne vois rien arriver et je me tourmente l’esprit. Non,vous n’êtes pas raisonnable… Voyons, qu’est-ce que vous avez, dansce panier ! Est-ce tout, au moins ! M’apportez-vous lapaire de draps que vous me gardez depuis un mois, et la chemise quiest restée en arrière, au dernier blanchissage ?
– Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. Lavoici.
Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n’était pas à elle,elle n’en voulait pas. On lui changeait son linge, c’était lecomble ! Déjà, l’autre semaine, elle avait eu deux mouchoirsqui ne portaient pas sa marque. Ça ne la ragoûtait guère, du lingevenu elle ne savait d’où. Puis, enfin, elle tenait à sesaffaires.
– Et les draps ? reprit-elle. Ils sont perdus,n’est-ce pas ?… Eh bien ! ma petite, il faudra vousarranger, mais je les veux quand même demain matin,entendez-vous !
Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise,c’était de sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujetentrouverte. Le forgeron devait être là, elle le devinait ; etquel ennui, s’il écoutait tous ces reproches mérités, auxquels ellene pouvait rien répondre ! Elle se faisait très souple, trèsdouce, courbant la tête, posant le linge sur le lit le plusvivement possible. Mais ça se gâta encore, quand madame Goujet semit à examiner les pièces une à une. Elle les prenait, lesrejetait, en disant :
– Ah ! vous perdez joliment la main. On ne peut plusvous faire des compliments tous les jours… Oui, vous salopez, vouscochonnez l’ouvrage, à cette heure… Tenez, regardez-moi ce devantde chemise, il est brûlé, le fer a marqué sur les plis. Et lesboutons, ils sont arrachés. Je ne sais pas comment vous vousarrangez, il ne reste jamais un bouton… Oh ! par exemple,voilà une camisole que je ne vous paierai pas. Voyez donc ça ?La crasse y est, vous l’avez étalée simplement. Merci ! si lelinge n’est même plus propre…
Elle s’arrêta, comptant les pièces. Puis, elles’écria :
– Comment ! c’est ce que vous apportez ?… Ilmanque deux paires de bas, six serviettes, une nappe, des torchons…Vous vous moquez de moi, alors ! Je vous ai fait dire de toutme rendre, repassé ou non. Si dans une heure votre apprentie n’estpas ici avec le reste, nous nous fâcherons, madame Coupeau, je vousen préviens.
À ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut unléger tressaillement. Comme on la traitait devant lui, monDieu ! Et elle resta au milieu de la chambre, gênée, confuse,attendant le linge sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madameGoujet avait tranquillement repris sa place près de la fenêtre,travaillant au raccommodage d’un châle de dentelle.
– Et le linge ? demanda timidement lablanchisseuse.
– Non, merci, répondit la vieille femme, il n’y a riencette semaine.
Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perditcomplètement la tête, elle dut s’asseoir sur une chaise, parce queses jambes s’en allaient sous elle. Et elle ne chercha pas à sedéfendre, elle trouva seulement cette phrase :
– Monsieur Goujet est donc malade ?
Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de serendre à la forge, et il venait de s’étendre sur son lit pour sereposer. Madame Goujet causait gravement, en robe noire commetoujours, sa face blanche encadrée dans sa coiffe monacale. Onavait encore baissé la journée des boulonniers ; de neuffrancs, elle était tombée à sept francs, à cause des machines qui,maintenant, faisaient toute la besogne. Et elle expliquait qu’ilséconomisaient sur tout ; elle voulait de nouveau laver sonlinge elle-même. Naturellement, ce serait bien tombé, si lesCoupeau lui avaient rendu l’argent prêté par son fils. Mais cen’était pas elle qui leur enverrait les huissiers, puisqu’ils nepouvaient pas payer. Depuis qu’elle parlait de la dette, Gervaise,la tête basse, semblait suivre le jeu agile de son aiguillereformant les mailles une à une.
– Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant unpeu, vous arriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez trèsbien, voire, dépensez beaucoup, j’en suis sûre… Quand vous nousdonneriez seulement dix francs chaque mois…
Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l’appelait.
– Maman ! maman !
Et, lorsqu’elle revint s’asseoir, presque tout de suite, ellechangea de conversation. Le forgeron l’avait sans doute suppliée dene pas demander de l’argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au boutde cinq minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh !elle avait prévu ce qui arrivait, le zingueur buvait la boutique,et il mènerait sa femme loin. Aussi jamais son fils n’aurait prêtéles cinq cents francs, s’il l’avait écoutée. Aujourd’hui, il seraitmarié, il ne crèverait pas de tristesse, avec la perspective d’êtremalheureux toute sa vie. Elle s’animait, elle devenait très dure,accusant clairement Gervaise de s’être entendue avec Coupeau pourabuser de son bêta d’enfant. Oui, il y avait des femmes quijouaient l’hypocrisie pendant des années et dont la mauvaiseconduite finissait par éclater au grand jour.
– Maman ! maman ! appela une seconde fois la voixde Goujet, plus violemment.
Elle se leva, et quand elle reparut, elle dit, en se remettant àsa dentelle :
– Entrez, il veut vous voir.
Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scènel’émotionnait, parce que c’était comme un aveu de leur tendressedevant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille,tapissée d’images, avec son lit de fer étroit, pareille à lachambre d’un garçon de quinze ans. Ce grand corps de Goujet, lesmembres cassés par la confidence de maman Coupeau, était allongésur le lit, les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée.Il devait avoir défoncé son oreiller de ses poings terribles, dansle premier moment de rage, car la toile fendue laissait couler laplume.
– Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d’unevoix presque basse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu’onparle de ça.
Il s’était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôtremontèrent à ses yeux.
– Vous souffrez, monsieur Goujet ? murmura-t-elle.Qu’est-ce que vous avez, je vous en prie !
– Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormirun peu.
Puis, son cœur se brisa, il ne put retenir ce cri :
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! jamais ça nedevait être, jamais ! Vous aviez juré. Et ça est, maintenant,ça est !… Ah ! mon Dieu ! ça me fait trop de mal,allez-vous-en !
Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante.Elle n’approcha pas du lit, elle s’en alla, comme il le demandait,stupide, n’ayant rien à lui dire pour le soulager. Dans la pièced’à côté, elle reprit son panier ; et elle ne sortait toujourspas, elle aurait voulu trouver un mot. Madame Goujet continuait sonraccommodage, sans lever la tête. Ce fut elle qui ditenfin :
– Eh bien ! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nouscompterons plus tard.
– Oui, c’est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.
Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d’œil dansce ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chosede son honnêteté. Elle revint à la boutique de l’air bête desvaches qui rentrent chez elles, sans s’inquiéter du chemin. MamanCoupeau, sur une chaise, près de la mécanique, quittait son litpour la première fois. Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même unreproche ; elle était trop fatiguée, les os malades comme sion l’avait battue ; elle pensait que la vie était trop dure àla fin, et qu’à moins de crever tout de suite, on ne pouvaitpourtant pas s’arracher le cœur soi-même.
Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un gestevague de la main pour envoyer coucher le monde. À chaque nouvelennui, elle s’enfonçait dans le seul plaisir de faire ses troisrepas par jour. La boutique aurait pu crouler ; pourvu qu’ellene fût pas dessous, elle s’en serait allée volontiers, sans unechemise. Et la boutique croulait, pas tout d’un coup, mais un peumatin et soir. Une à une, les pratiques se fâchaient et portaientleur linge ailleurs. M. Madinier, mademoiselle Remanjou, lesBoche eux-mêmes, étaient retournés chez madame Fauconnier, où ilstrouvaient plus d’exactitude. On finit par se lasser de réclamerune paire de bas pendant trois semaines et de remettre des chemisesavec les taches de graisse de l’autre dimanche. Gervaise, sansperdre un coup de dents, leur criait bon voyage, les arrangeaitd’une propre manière, en se disant joliment contente de ne plusavoir à fouiller dans leur infection. Ah bien ! tout lequartier pouvait la lâcher, ça la débarrasserait d’un beau tasd’ordures ; puis, ce serait toujours de l’ouvrage de moins. Enattendant, elle gardait seulement les mauvaises payes, lesrouleuses, les femmes comme madame Gaudron, dont pas uneblanchisseuse de la rue Neuve ne voulait laver le linge, tant ilpuait. La boutique était perdue, elle avait dû renvoyer sa dernièreouvrière, madame Putois ; elle restait seule avec sonapprentie, ce louchon d’Augustine, qui bêtissait engrandissant ; et encore, à elles deux, elles n’avaient pastoujours de l’ouvrage, elles traînaient leur derrière sur lestabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeoncomplet. Ça sentait la ruine.
Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient,la malpropreté entrait aussi. On n’aurait pas reconnu cette belleboutique bleue, couleur du ciel, qui était jadis l’orgueil deGervaise. Les boiseries et les carreaux de la vitrine, qu’onoubliait de laver, restaient du haut en bas éclaboussés par lacrotte des voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton,s’étalaient trois guenilles grises, laissées par des clientesmortes à l’hôpital. Et c’était plus minable encore àl’intérieur : l’humidité des linges séchant au plafond avaitdécollé le papier ; la perse pompadour étalait des lambeauxqui pendaient pareils à des toiles d’araignée lourdes depoussière ; la mécanique, cassée, trouée à coups de tisonnier,mettait dans son coin les débris de vieille fonte d’un marchand debric-à-brac ; l’établi semblait avoir servi de table à touteune garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, grasdes lichades du lundi. Avec ça, une odeur d’amidon aigre, unepuanteur faite de moisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise setrouvait très bien là-dedans. Elle n’avait pas vu la boutique sesalir ; elle s’y abandonnait et s’habituait au papier déchiré,aux boiseries graisseuses, comme elle en arrivait à porter desjupes fendues et à ne plus se laver les oreilles. Même la saletéétait un nid chaud où elle jouissait de s’accroupir. Laisser leschoses à la débandade, attendre que la poussière bouchât les trouset mit un velours partout, sentir la maison s’alourdir autour desoi dans un engourdissement de fainéantise, cela était une vraievolupté dont elle se grisait. Sa tranquillité d’abord ; lereste, elle s’en battait l’œil. Les dettes, toujours croissantespourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait de saprobité ; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restaitvague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait uncrédit dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d’àcôté. Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dixpas. Rien que dans la rue de la Goutte-d’Or, elle n’osait pluspasser devant le charbonnier, ni devant l’épicier, ni devant lafruitière ; ce qui lui faisait faire le tour par la rue desPoissonniers, quand elle allait au lavoir, une trotte de dix bonnesminutes. Les fournisseurs venaient la traiter de coquine. Un soir,l’homme qui avait vendu les meubles de Lantier, ameuta lesvoisins ; il gueulait qu’il la trousserait et se paierait surla bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie. Bien sûr, depareilles scènes la laissaient tremblante ; seulement, elle sesecouait comme un chien battu, et c’était fini, elle n’en dînaitpas plus mal, le soir. En voilà des insolents quil’embêtaient ! elle n’avait point d’argent, elle ne pouvaitpas en fabriquer, peut-être ! Puis, les marchands volaientassez, ils étaient faits pour attendre. Et elle se rendormait dansson trou, en évitant de songer à ce qui arriverait forcément unjour. Elle ferait le saut, parbleu ! mais, jusque-là, elleentendait ne pas être taquinée.
Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore,la maison boulotta. L’été, naturellement, il y avait toujours unpeu plus de travail, les jupons blancs et les robes de percale desbaladeuses du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringoladelente, le nez davantage dans la crotte chaque semaine, avec deshauts et des bas cependant, des soirs où l’on se frottait le ventredevant le buffet vide, et d’autres où l’on mangeait du veau àcrever. On ne voyait plus que maman Coupeau sur les trottoirs,cachant des paquets sous son tablier, allant d’un pas de promenadeau Mont-de-Piété de la rue Polonceau. Elle arrondissait le dos,avait la mine confite et gourmande d’une dévote qui va à lamesse ; car elle ne détestait pas ça, les tripotages d’argentl’amusaient, ce bibelotage de marchande à la toilette chatouillaitses passions de vieille commère. Les employés de la rue Polonceaula connaissaient bien ; ils l’appelaient la mère « Quatrefrancs », parce qu’elle demandait toujours quatre francs,quand ils lui en offraient trois, sur ses paquets gros comme deuxsous de beurre. Gervaise aurait bazardé la maison ; elle étaitprise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on avaitvoulu lui prêter sur ses cheveux. C’était trop commode, on nepouvait pas s’empêcher d’aller chercher là de la monnaie, lorsqu’onattendait après un pain de quatre livres. Tout le saint-frusquin ypassait, le linge, les habits, jusqu’aux outils et aux meubles.Dans les commencements, elle profitait des bonnes semaines, pourdégager, quitte à rengager la semaine suivante. Puis, elle se moquade ses affaires, les laissa perdre, vendit les reconnaissances. Uneseule chose lui fendit le cœur, ce fut de mettre sa pendule enplan, pour payer un billet de vingt francs à un huissier qui venaitla saisir. Jusque-là, elle avait juré de mourir plutôt de faim quede toucher à sa pendule. Quand maman Coupeau l’emporta, dans unepetite caisse à chapeau, elle tomba sur une chaise, les bras mous,les yeux mouillés, comme si on lui enlevait sa fortune. Mais,lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq francs, ce prêtinespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent ; ellerenvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous degoutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de centsous. Souvent maintenant, lorsqu’elles s’entendaient bien ensemble,elles lichaient ainsi la goutte sur un coin de l’établi, un mêlé,moitié eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chicpour rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sansrenverser une larme. Les voisins n’avaient pas besoin de savoir,n’est-ce pas ? La vérité était que les voisins savaientparfaitement. La fruitière, la tripière, les garçons épiciersdisaient : « Tiens ! la vieille va chez matante », ou bien : « Tiens ! la vieillerapporte son riquiqui dans sa poche. » Et, comme de juste, çamontait encore le quartier contre Gervaise. Elle bouffait tout,elle aurait bientôt fait d’achever sa baraque. Oui, oui, plus quetrois ou quatre bouchées, la place serait nette commetorchette.
Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Cesacré soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et levitriol l’engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, sefichait de cet efflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson detuer les gens, lui répondait en se tapant sur le ventre, la peautendue par la graisse, pareille à la peau d’un tambour. Il luiexécutait là-dessus une musique, les vêpres de la gueule, desroulements et des battements de grosse caisse à faire la fortuned’un arracheur de dents. Mais Lorilleux, vexé de ne pas avoir deventre, disait que c’était de la graisse jaune, de la mauvaisegraisse. N’importe, Coupeau se soûlait davantage, pour sa santé.Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent, flambaient comme unbrûlot. Sa face d’ivrogne, avec sa mâchoire de singe, se culottait,prenait des tons de vin bleu. Et il restait un enfant de lagaieté ; il bousculait sa femme, quand elle s’avisait de luiconter ses embarras. Est-ce que les hommes sont faits pourdescendre dans ces embêtements ? La cambuse pouvait manquer depain, ça ne le regardait pas. Il lui fallait sa pâtée matin etsoir, et il ne s’inquiétait jamais d’où elle lui tombait. Lorsqu’ilpassait des semaines sans travailler, il devenait plus exigeantencore. D’ailleurs, il allongeait toujours des claques amicales surles épaules de Lantier. Bien sûr, il ignorait l’inconduite de safemme ; du moins des personnes, les Boche, les Poisson,juraient leurs grands dieux qu’il ne se doutait de rien, et que ceserait un grand malheur, s’il apprenait jamais la chose. Maismadame Lerat, sa propre sœur, hochait la tête, racontait qu’elleconnaissait des maris auxquels ça ne déplaisait pas. Une nuit,Gervaise elle-même, qui revenait de la chambre du chapelier, étaitrestée toute froide en recevant, dans l’obscurité, une tape sur lederrière ; puis, elle avait fini par se rassurer, elle croyaits’être cognée contre le bateau du lit. Vrai, la situation étaittrop terrible ; son mari ne pouvait pas s’amuser à lui fairedes blagues.
Lantier, lui non plus, ne dépérissait pas. Il se soignaitbeaucoup, mesurait son ventre à la ceinture de son pantalon, avecla continuelle crainte d’avoir à resserrer ou à desserrer laboucle ; il se trouvait très bien, il ne voulait ni grossir nimincir, par coquetterie. Cela le rendait difficile sur lanourriture, car il calculait tous les plats de façon à ne paschanger sa taille. Même quand il n’y avait pas un sou à la maison,il lui fallait des œufs, des côtelettes, des choses nourrissanteset légères. Depuis qu’il partageait la patronne avec le mari, il seconsidérait comme tout à fait de moitié dans le ménage ; ilramassait les pièces de vingt sous qui traînaient, menait Gervaiseau doigt et à l’œil, grognait, gueulait, avait l’air plus chez luique le zingueur. Enfin, c’était une baraque qui avait deuxbourgeois. Et le bourgeois d’occasion, plus malin, tirait à lui lacouverture, prenait le dessus du panier de tout, de la femme, de latable et du reste. Il écrémait les Coupeau, quoi ! Il ne segênait plus pour battre son beurre en public. Nana restait sapréférée, parce qu’il aimait les petites filles gentilles. Ils’occupait de moins en moins d’Étienne, les garçons, selon lui,devant savoir se débrouiller. Lorsqu’on venait demander Coupeau, onle trouvait toujours là, en pantoufles, en manches de chemise,sortant de l’arrière-boutique avec la tête ennuyée d’un mari qu’ondérange ; et il répondait pour Coupeau, il disait que c’étaitla même chose.
Entre ces deux messieurs, Gervaise ne riait pas tous les jours.Elle n’avait pas à se plaindre de sa santé, Dieu merci ! Elleaussi devenait trop grasse. Mais deux hommes sur le dos, à soigneret à contenter, ça dépassait ses forces, souvent. Ah ! Dieu deDieu ! un seul mari vous esquinte déjà assez letempérament ! Le pis était qu’ils s’entendaient très bien, cesmâtins-là. Jamais ils ne se disputaient : ils se ricanaientdans la figure, le soir, après le dîner, les coudes posés au bordde la table ; ils se frottaient l’un contre l’autre toute lajournée, comme les chats qui cherchent et cultivent leur plaisir.Les jours où ils rentraient furieux, c’était sur elle qu’ilstombaient. Allez-y ! tapez sur la bête ! Elle avait bondos ; ça les rendait meilleurs camarades de gueuler ensemble.Et il ne fallait pas qu’elle s’avisât de se rebéquer. Dans lescommencements, quand l’un criait, elle suppliait l’autre du coin del’œil, pour en tirer une parole de bonne amitié. Seulement, ça neréussissait guère. Elle filait doux maintenant, elle pliait sesgrosses épaules, ayant compris qu’ils s’amusaient à la bousculer,tant elle était ronde, une vraie boule. Coupeau, très mal embouché,la traitait avec des mots abominables. Lantier, au contraire,choisissait ses sottises, allait chercher les mots que personne nedit et qui la blessaient plus encore. Heureusement, on s’accoutumeà tout ; les mauvaises paroles, les injustices des deux hommesfinissaient par glisser sur sa peau fine comme sur une toile cirée.Elle en était même arrivée à les préférer en colère, parce que, lesfois où ils faisaient les gentils, ils l’assommaient davantage,toujours après elle, ne lui laissant plus repasser un bonnettranquillement. Alors, ils lui demandaient des petits plats, elledevait saler et ne pas saler, dire blanc et dire noir, lesdorloter, les coucher l’un après l’autre dans du coton. Au bout dela semaine, elle avait la tête et les membres cassés, elle restaithébétée, avec des yeux de folle. Ça use une femme, un métierpareil.
Oui, Coupeau et Lantier l’usaient, c’était le mot ; ils labrûlaient par les deux bouts, comme on dit de la chandelle. Biensûr, le zingueur manquait d’instruction ; mais le chapelier enavait trop, ou du moins il avait une instruction comme les gens paspropres ont une chemise blanche, avec la crasse par-dessous. Unenuit, elle rêva qu’elle était au bord d’un puits ; Coupeau lapoussait d’un coup de poing, tandis que Lantier lui chatouillaitles reins pour la faire sauter plus vite. Eh bien ! çaressemblait à sa vie. Ah ! elle était à bonne école, çan’avait rien d’étonnant, si elle s’avachissait. Les gens duquartier ne se montraient guère justes, quand ils lui reprochaientles vilaines façons qu’elle prenait, car son malheur ne venait pasd’elle. Parfois, lorsqu’elle réfléchissait, un frisson lui couraitsur la peau. Puis, elle pensait que les choses auraient pu tournerplus mal encore. Il valait mieux avoir deux hommes, par exemple,que de perdre les deux bras. Et elle trouvait sa positionnaturelle, une position comme il y en a tant ; elle tâchait des’arranger là-dedans un petit bonheur. Ce qui prouvait combien çadevenait popote et bonhomme, c’était qu’elle ne détestait pas plusCoupeau que Lantier. Dans une pièce, à la Gaité, elle avait vu unegarce qui abominait son mari et l’empoisonnait, à cause de sonamant ; et elle s’était fâchée, parce qu’elle ne sentait riende pareil dans son cœur. Est-ce qu’il n’était pas plus raisonnablede vivre en bon accord tous les trois ? Non, non, pas de cesbêtises-là ; ça dérangeait la vie, qui n’avait déjà rien debien drôle. Enfin, malgré les dettes, malgré la misère qui lesmenaçait, elle se serait déclarée très tranquille, très contente,si le zingueur et le chapelier l’avaient moins échinée et moinsengueulée.
Vers l’automne, malheureusement, le ménage se gâta encore.Lantier prétendait maigrir, faisait un nez qui s’allongeait chaquejour. Il renaudait à propos de tout, renâclait sur les potées depommes de terre, une ratatouille dont il ne pouvait pas manger,disait-il, sans avoir des coliques. Les moindres bisbilles,maintenant, finissaient par des attrapages, où l’on se jetait ladébine de la maison à la tête ; et c’était le diable pour serabibocher, avant d’aller pioncer chacun dans son dodo. Quand iln’y a plus de son, les ânes se battent, n’est-ce pas ? Lantierflairait la panne ; ça l’exaspérait de sentir la maison déjàmangée, si bien nettoyée, qu’il voyait le jour où il lui faudraitprendre son chapeau et chercher ailleurs la niche et la pâtée. Ilétait bien accoutumé à son trou, ayant pris là ses petiteshabitudes, dorloté par tout le monde ; un vrai pays decocagne, dont il ne remplacerait jamais les douceurs, Dame !on ne peut pas s’être empli jusqu’aux oreilles et avoir encore lesmorceaux sur son assiette. Il se mettait en colère contre sonventre, après tout, puisque la maison à cette heure était dans sonventre. Mais il ne raisonnait point ainsi ; il gardait auxautres une fière rancune de s’être laissé rafaler en deux ans.Vrai, les Coupeau n’étaient guère rablés. Alors, il cria queGervaise manquait d’économie. Tonnerre de Dieu ! qu’est-cequ’on allait devenir ? Juste les amis le lâchaient, lorsqu’ilétait sur le point de conclure une affaire superbe, six millefrancs d’appointements dans une fabrique, de quoi mettre toute lapetite famille dans le luxe.
En décembre, un soir, on dîna par cœur. Il n’y avait plus unradis, Lantier, très sombre, sortait de bonne heure, battait lepavé pour trouver une autre cambuse, où l’odeur de la cuisinedéridât les visages. Il restait des heures à réfléchir, près de lamécanique. Puis, tout d’un coup, il montra une grande amitié pourles Poisson. Il ne blaguait plus le sergent de ville en l’appelantBadingue, allait jusqu’à lui concéder que l’empereur était un bongarçon, peut-être. Il paraissait surtout estimer Virginie, unefemme de tête, disait-il, et qui saurait joliment mener sa barque.C’était visible, il les pelotait. Même on pouvait croire qu’ilvoulait prendre pension chez eux. Mais il avait une caboche àdouble fond, beaucoup plus compliquée que ça. Virginie lui ayantdit son désir de s’établir marchande de quelque chose, il seroulait devant elle, il déclarait ce projet-là très fort. Oui, elledevait être bâtie pour le commerce, grande, avenante, active.Oh ! elle gagnerait ce qu’elle voudrait. Puisque l’argentétait prêt depuis longtemps, l’héritage d’une tante, elle avaitjoliment raison de lâcher les quatre robes qu’elle bâclait parsaison, pour se lancer dans les affaires ; et il citait desgens en train de réaliser des fortunes, la fruitière du coin de larue, une petite marchande de faïence du boulevard extérieur ;car le moment était superbe, on aurait vendu les balayures descomptoirs. Cependant, Virginie hésitait ; elle cherchait uneboutique à louer, elle désirait ne pas quitter le quartier. Alors,Lantier l’emmena dans les coins, causa tout bas avec elle pendantdes dix minutes. Il semblait lui pousser quelque chose de force, etelle ne disait plus non, elle avait l’air de l’autoriser à agir.C’était comme un secret entre eux, avec des clignements d’yeux, desmots rapides, une sourde machination qui se trahissait jusque dansleurs poignées de main. Dès ce moment, le chapelier, en mangeantson pain sec, guetta les Coupeau de son regard en dessous, redevenutrès parleur, les étourdissant de ses jérémiades continues. Toutela journée, Gervaise marchait dans cette misère qu’il étalaitcomplaisamment. Il ne parlait pas pour lui, grand Dieu ! Ilcrèverait la faim avec les amis tant qu’on voudrait. Seulement, laprudence exigeait qu’on se rendit compte au juste de la situation.On devait pour le moins cinq cents francs dans le quartier, auboulanger, au charbonnier, à l’épicier et aux autres. De plus, onse trouvait en retard de deux termes, soit encore deux centcinquante francs ; le propriétaire, M. Marescot, parlaitmême de les expulser, s’ils ne le payaient pas avant le1er janvier. Enfin, le Mont-de-Piété avait tout pris, onn’aurait pas pu y porter pour trois francs de bibelots, tellementle lavage du logement était sérieux ; les clous restaient auxmurs, pas davantage, et il y en avait bien deux livres de troissous. Gervaise, empêtrée là-dedans, les bras cassés par cetteaddition, se fâchait, donnait des coups de poing sur la table, oubien finissait par pleurer comme une bête. Un soir, ellecria :
– Je file demain, moi !… J’aime mieux mettre la clefsous la porte et coucher sur le trottoir, que de continuer à vivredans des transes pareilles.
– Il serait plus sage, dit sournoisement Lantier, de céderle bail, si l’on trouvait quelqu’un… Lorsque vous serez décidéstous les deux à lâcher la boutique…
Elle l’interrompit, avec plus de violence :
– Mais tout de suite, tout de suite !… Ah ! jeserais joliment débarrassée !
Alors, le chapelier se montra très pratique. En cédant le bail,on obtiendrait sans doute du nouveau locataire les deux termes enretard. Et il se risqua à parler des Poisson, il rappela queVirginie cherchait un magasin ; la boutique lui conviendraitpeut-être. Il se souvenait à présent de lui en avoir entendusouhaiter une toute semblable. Mais la blanchisseuse, au nom deVirginie, avait subitement repris son calme. On verrait ; onparlait toujours de planter là son chez soi dans la colère,seulement la chose ne semblait pas si facile, quand onréfléchissait.
Les jours suivants, Lantier eut beau recommencer ses litanies,Gervaise répondait qu’elle s’était vue plus bas et s’en étaittirée. La belle avance, lorsqu’elle n’aurait plus saboutique ! Ça ne lui donnerait pas du pain. Elle allait, aucontraire, reprendre des ouvrières et se faire une nouvelleclientèle. Elle disait cela pour se débattre contre les bonnesraisons du chapelier, qui la montrait par terre, écrasée sous lesfrais, sans le moindre espoir de remonter sur sa bête. Mais il eutla maladresse de prononcer encore le nom de Virginie, et elles’entêta alors furieusement. Non, non, jamais ! Elle avaittoujours douté du cœur de Virginie ; si Virginie ambitionnaitla boutique, c’était pour l’humilier. Elle l’aurait cédée peut-êtreà la première femme dans la rue, mais pas à cette grande hypocritequi attendait certainement depuis des années de lui voir faire lesaut. Oh ! ça expliquait tout. Elle comprenait à présentpourquoi des étincelles jaunes s’allumaient dans les yeux de chatde cette margot. Oui, Virginie gardait sur la conscience la fesséedu lavoir, elle mijotait sa rancune dans la cendre. Eh bien !elle agirait prudemment en mettant sa fessée sous verre, si elle nevoulait pas en recevoir une seconde. Et ça ne serait pas long, ellepouvait apprêter son pétard. Lantier, devant ce débordement demauvaises paroles, remoucha d’abord Gervaise ; il l’appelatête de pioche, boîte à ragots, madame Pètesec, et s’emballa aupoint de traiter Coupeau lui-même de pedzouille, en l’accusant dene pas savoir faire respecter un ami par sa femme. Puis, comprenantque la colère allait tout compromettre, il jura qu’il nes’occuperait jamais plus des histoires des autres, car on en esttrop mal récompensé ; et il parut, en effet, ne pas pousserdavantage à la cession du bail, guettant une occasion pour reparlerde l’affaire et décider la blanchisseuse.
Janvier était arrivé, un sale temps, humide et froid. MamanCoupeau, qui avait toussé et étouffé tout décembre, dut se collerdans le lit, après les Rois. C’était sa rente ; chaque hiver,elle attendait ça. Mais, cet hiver, autour d’elle, on disaitqu’elle ne sortirait plus de sa chambre que les pieds enavant ; et elle avait, à la vérité, un fichu râle qui sonnaitjoliment le sapin, grosse et grasse pourtant, avec un œil déjà mortet la moitié de la figure tordue. Bien sûr, ses enfants nel’auraient pas achevée ; seulement, elle traînait depuis silongtemps, elle était si encombrante qu’on souhaitait sa mort, aufond, comme une délivrance pour tout le monde. Elle-même seraitbeaucoup plus heureuse, car elle avait fait son temps, n’est-cepas ? et quand on a fait son temps, on n’a rien à regretter.Le médecin, appelé une fois, n’était même pas revenu. On luidonnait de la tisane, histoire de ne pas l’abandonner complètement.Toutes les heures, on entrait voir si elle vivait encore. Elle neparlait plus, tant elle suffoquait ; mais, de son œil restébon, vivant et clair, elle regardait fixement les personnes ;et il y avait bien des choses dans cet œil-là, des regrets du belâge, des tristesses à voir les siens si pressés de se débarrasserd’elle, des colères contre cette vicieuse de Nana qui ne se gênaitplus, la nuit, pour aller guetter en chemise par la portevitrée.
Un lundi soir, Coupeau rentra paf. Depuis que sa mère était endanger, il vivait dans un attendrissement continu. Quand il futcouché, ronflant à poings fermés, Gervaise tourna encore uninstant. Elle veillait maman Coupeau une partie de la nuit.D’ailleurs, Nana se montrait très brave, couchait toujours auprèsde la vieille, en disant que si elle l’entendait mourir, elleavertirait bien tout le monde. Cette nuit-là, comme la petitedormait et que la malade semblait sommeiller paisiblement, lablanchisseuse finit par céder à Lantier, qui l’appelait de sachambre, où il lui conseillait de venir se reposer un peu. Ilsgardèrent seulement une bougie allumée, posée à terre, derrièrel’armoire. Mais, vers trois heures, Gervaise sauta brusquement dulit, grelottante, prise d’une angoisse. Elle avait cru sentir unsouffle froid lui passer sur le corps. Le bout de bougie étaitbrûlé, elle renouait ses jupons dans l’obscurité, étourdie, lesmains fiévreuses. Ce fut seulement dans le cabinet, après s’êtrecognée aux meubles, qu’elle put allumer une petite lampe. Au milieudu silence écrasé des ténèbres, les ronflements du zingueurmettaient seuls deux notes graves. Nana, étalée sur le dos, avaitun petit souffle, entre ses lèvres gonflées. Et Gervaise, ayantbaissé la lampe qui faisait danser de grandes ombres, éclaira levisage de maman Coupeau, la vit toute blanche, la tête roulée surl’épaule, avec les yeux ouverts. Maman Coupeau était morte.
Doucement, sans pousser un cri, glacée et prudente, lablanchisseuse revint dans la chambre de Lantier. Il s’étaitrendormi. Elle se pencha, en murmurant :
– Dis donc, c’est fini, elle est morte.
Tout appesanti de sommeil, mal éveillé, il grognad’abord :
– Fiche-moi la paix, couche-toi… Nous ne pouvons rien luifaire, si elle est morte.
Puis, il se leva sur un coude, demandant :
– Quelle heure est-il ?
– Trois heures.
– Trois heures seulement ! Couche-toi donc. Tu vasprendre du mal… Lorsqu’il fera jour, on verra.
Mais elle ne l’écoutait pas, elle s’habillait complètement. Lui,alors, se recolla sous la couverture, le nez contre la muraille, enparlant de la sacrée tête des femmes. Est-ce que c’était presséd’annoncer au monde qu’il y avait un mort dans le logement ?Ça manquait de gaieté au milieu de la nuit ; et il étaitexaspéré de voir son sommeil gâté par des idées noires. Cependant,quand elle eut reporté dans sa chambre ses affaires, jusqu’à sesépingles à cheveux, elle s’assit chez elle, sanglotant à son aise,ne craignant plus d’être surprise avec le chapelier. Au fond, elleaimait bien maman Coupeau, elle éprouvait un gros chagrin, aprèsn’avoir ressenti, dans le premier moment, que de la peur et del’ennui, en lui voyant choisir si mal son heure pour s’en aller. Etelle pleurait toute seule, très fort dans le silence, sans que lezingueur cessât de ronfler ; il n’entendait rien, elle l’avaitappelé et secoué, puis elle s’était décidée à le laissertranquille, en réfléchissant que ce serait un nouvel embarras, s’ilse réveillait. Comme elle retournait auprès du corps, elle trouvaNana sur son séant, qui se frottait les yeux. La petite comprit,allongea le menton pour mieux voir sa grand-mère, avec sa curiositéde gamine vicieuse ; elle ne disait rien, elle était un peutremblante, étonnée et satisfaite en face de cette mort qu’elle sepromettait depuis deux jours, comme une vilaine chose, cachée etdéfendue aux enfants ; et, devant ce masque blanc, aminci audernier hoquet par la passion de la vie, ses prunelles de jeunechatte s’agrandissaient, elle avait cet engourdissement de l’échinedont elle était clouée derrière les vitres de la porte, quand elleallait moucharder là ce qui ne regarde pas les morveuses.
– Allons, lève-toi, lui dit sa mère à voix basse. Je neveux pas que tu restes.
Elle se laissa couler du lit à regret, tournant la tête, nequittant pas la morte du regard. Gervaise était fort embarrasséed’elle, ne sachant où la mettre, en attendant le jour. Elle sedécidait à la faire habiller, lorsque Lantier, en pantalon et enpantoufles, vint la rejoindre ; il ne pouvait plus dormir, ilavait un peu honte de sa conduite. Alors, tout s’arrangea.
– Qu’elle se couche dans mon lit, murmura-t-il. Elle aurade la place.
Nana leva sur sa mère et sur Lantier ses grands yeux clairs, enprenant son air bête, son air du jour de l’an, quand on lui donnaitdes pastilles de chocolat. Et on n’eut pas besoin de la pousser,bien sûr ; elle trotta en chemise, ses petons nus effleurant àpeine le carreau ; elle se glissa comme une couleuvre dans lelit, qui était encore tout chaud, et s’y tint allongée, enfoncée,son corps fluet bossuant à peine la couverture. Chaque fois que samère entra, elle la vit les yeux luisants dans sa face muette, nedormant pas, ne bougeant pas, très rouge et paraissant réfléchir àdes affaires.
Cependant, Lantier avait aidé Gervaise à habiller mamanCoupeau ; et ce n’était pas une petite besogne, car la mortepesait son poids. Jamais on n’aurait cru que cette vieille-là étaitsi grasse et si blanche. Ils lui avaient mis des bas, un juponblanc, une camisole, un bonnet ; enfin, son linge le meilleur.Coupeau ronflait toujours, deux notes, l’une grave, qui descendait,l’autre sèche, qui remontait ; on aurait dit de la musiqued’église, accompagnant les cérémonies du vendredi saint. Aussi,quand la morte fut habillée et proprement étendue sur son lit,Lantier se versa-t-il un verre de vin, pour se remettre, car ilavait le cœur à l’envers. Gervaise fouillait dans la commode,cherchant un petit crucifix en cuivre, apporté par elle dePlassans ; mais elle se rappela que maman Coupeau elle-mêmedevait l’avoir vendu. Ils avaient allumé le poêle. Ils passèrent lereste de la nuit, à moitié endormis sur des chaises, achevant lelitre entamé, embêtés et se boudant, comme si c’était de leurfaute.
Vers sept heures, avant le jour, Coupeau se réveilla enfin.Quand il apprit le malheur, il resta l’œil sec d’abord, bégayant,croyant vaguement qu’on lui faisait une farce. Puis, il se jeta parterre, il alla tomber devant la morte ; et il l’embrassait, ilpleurait comme un veau, avec de si grosses larmes, qu’il mouillaitle drap en s’essuyant les joues. Gervaise s’était remise àsangloter, très touchée de la douleur de son mari, raccommodée aveclui ; oui, il avait le fond meilleur qu’elle ne le croyait. Ledésespoir de Coupeau se mêlait à un violent mal aux cheveux. Il sepassait les doigts dans les crins, il avait la bouche pâteuse deslendemains de culotte, encore un peu allumé malgré ses dix heuresde sommeil. Et il se plaignait, les poings serrés. Nom deDieu ! sa pauvre mère qu’il aimait tant, la voilà qui étaitpartie ! Ah ! qu’il avait mal au crâne, çal’achèverait ! Une vraie perruque de braise sur sa tête, etson cœur avec ça qu’on lui arrachait maintenant ! Non, le sortn’était pas juste de s’acharner ainsi après un homme !
– Allons, du courage, mon vieux, dit Lantier en lerelevant. Il faut se remettre.
Il lui versait un verre de vin, mais Coupeau refusa deboire.
– Qu’est-ce que j’ai donc ? j’ai du cuivre dans lecoco… C’est maman, c’est quand je l’ai vue, j’ai eu le goût ducuivre… Maman, mon Dieu ! maman, maman…
Et il recommença à pleurer comme un enfant. Il but tout de mêmele verre de vin, pour éteindre le feu qui lui brûlait la poitrine.Lantier fila bientôt, sous le prétexte d’aller prévenir la familleet de passer à la mairie faire la déclaration. Il avait besoin deprendre l’air. Aussi ne se pressa-t-il pas, fumant des cigarettes,goûtant le froid vif de la matinée. En sortant de chez madameLerat, il entra même dans une crémerie des Batignolles prendre unetasse de café bien chaud. Et il resta là une bonne heure, àréfléchir.
Cependant, dès neuf heures, la famille se trouva réunie dans laboutique, dont on laissait les volets fermés. Lorilleux ne pleurapas ; d’ailleurs, il avait de l’ouvrage pressé, il remontapresque tout de suite à son atelier, après s’être dandiné uninstant avec une figure de circonstance. Madame Lorilleux et madameLerat avaient embrassé les Coupeau et se tamponnaient les yeux, oùde petites larmes roulaient. Mais la première, quand elle eut jetéun coup d’œil rapide autour de la morte, haussa brusquement la voixpour dire que ça n’avait pas de bon sens, que jamais on ne laissaitauprès d’un corps une lampe allumée ; il fallait de lachandelle, et l’on envoya Nana acheter un paquet de chandelles, desgrandes. Ah bien ! on pouvait mourir chez la Banban, elle vousarrangerait d’une drôle de façon ! Quelle cruche, ne passavoir seulement se conduire avec un mort ! Elle n’avait doncenterré personne dans sa vie ? Madame Lerat dut monter chezles voisines pour emprunter un crucifix ; elle en rapporta untrop grand, une croix de bois noir où était cloué un Christ decarton peint, qui barra toute la poitrine de maman Coupeau, et dontle poids semblait l’écraser. Ensuite, on chercha de l’eaubénite ; mais personne n’en avait, ce fut Nana qui courut denouveau jusqu’à l’église en prendre une bouteille. En un tour demain, le cabinet eut une autre tournure ; sur une petitetable, une chandelle brûlait à côté d’un verre plein d’eau bénite,dans lequel trempait une branche de buis. Maintenant, si du mondevenait, ce serait propre, au moins. Et l’on disposa les chaises enrond, dans la boutique, pour recevoir.
Lantier rentra seulement à onze heures. Il avait demandé desrenseignements au bureau des pompes funèbres.
– La bière est de douze francs, dit-il. Si vous voulezavoir une messe, ce sera dix francs de plus. Enfin, il y a lecorbillard, qui se paie suivant les ornements…
– Oh ! c’est bien inutile, murmura madame Lorilleux,en levant la tête d’un air surpris et inquiet. On ne ferait pasrevenir maman, n’est-ce pas ?… Il faut aller selon sabourse.
– Sans doute, c’est ce que je pense, reprit le chapelier.J’ai seulement pris les chiffres pour votre gouverne… Dites-moi ceque vous désirez ; après le déjeuner, j’irai commander.
On parlait à demi-voix, dans le petit jour qui éclairait lapièce par les fentes des volets. La porte du cabinet restait grandeouverte ; et, de cette ouverture béante, sortait le grossilence de la mort. Des rires d’enfants montaient dans la cour, uneronde de gamines tournait, au pâle soleil d’hiver. Tout à coup, onentendit Nana, qui s’était échappée de chez les Boche, où onl’avait envoyée. Elle commandait de sa voix aiguë, et les talonsbattaient les pavés, tandis que ces paroles chantées s’envolaientavec un tapage d’oiseaux braillards :
Notre âne, notre âne,
Il a mal à la patte.
Madame lui a fait faire
Un joli patatoire,
Et des souliers lilas, la,la,
Et des soulierslilas !
Gervaise attendit pour dire à son tour :
– Nous ne sommes pas riches, bien sûr ; mais nousvoulons encore nous conduire proprement… Si maman Coupeau ne nous arien laissé, ce n’est pas une raison pour la jeter dans la terrecomme un chien… Non, il faut une messe, avec un corbillard assezgentil…
– Et qui est-ce qui paiera ? demanda violemment madameLorilleux. Pas nous, qui avons perdu de l’argent la semainedernière ; pas vous non plus, puisque vous êtes ratissés…Ah ! vous devriez voir pourtant où ça vous a conduits, dechercher à épater le monde !
Coupeau, consulté, bégaya, avec un geste de profondeindifférence ; il se rendormait sur sa chaise. Madame Leratdit qu’elle paierait sa part. Elle était de l’avis de Gervaise, ondevait se montrer propre. Alors, toutes deux, sur un bout depapier, elles calculèrent : en tout, ça monterait àquatre-vingt-dix francs environ, parce qu’elles se décidèrent,après une longue explication, pour un corbillard orné d’un étroitlambrequin.
– Nous sommes trois, conclut la blanchisseuse. Nousdonnerons chacun trente francs. Ce n’est pas la ruine.
Mais madame Lorilleux éclata, furieuse.
– Eh bien ! moi, je refuse, oui je refuse !… Cen’est pas pour les trente francs. J’en donnerais cent mille, si jeles avais, et s’ils devaient ressusciter maman… Seulement, jen’aime pas les orgueilleux. Vous avez une boutique, vous rêvez decrâner devant le quartier. Mais nous n’entrons pas là-dedans, nousautres. Nous ne posons pas… Oh ! vous vous arrangerez. Mettezdes plumes sur le corbillard, si ça vous amuse.
– On ne vous demande rien, finit par répondre Gervaise.Lorsque je devrais me vendre moi-même, je ne veux avoir aucunreproche à me faire. J’ai nourri maman Coupeau sans vous, jel’enterrerai bien sans vous… Déjà une fois, je ne vous l’ai pasmâché : je ramasse les chats perdus, ce n’est pas pour laisservotre mère dans la crotte.
Alors, madame Lorilleux pleura, et Lantier dut l’empêcher departir. La querelle devenait si bruyante, que madame Lerat,poussant des chut ! énergiques, crut devoir aller doucementdans le cabinet, et jeta sur la morte un regard fâché et inquiet,comme si elle craignait de la trouver éveillée, écoutant ce qu’ondiscutait à côté d’elle. À ce moment, la ronde des petites fillesreprenait dans la cour, le filet de voix perçant de Nana dominaitles autres.
Notre âne, notre âne,
Il a bien mal au ventre,
Madame lui a fait faire
Un joli ventrouilloire,
Et des souliers lilas, la,la,
Et des soulierslilas !
– Mon Dieu ! que ces enfants sont énervants, avec leurchanson ! dit à Lantier Gervaise toute secouée et près desangloter d’impatience et de tristesse. Faites-les donc taire, etreconduisez Nana chez la concierge à coups de pied quelquepart !
Madame Lerat et madame Lorilleux s’en allèrent déjeuner enpromettant de revenir. Les Coupeau se mirent à table, mangèrent dela charcuterie, mais sans faim, en n’osant seulement pas taper leurfourchette. Ils étaient très ennuyés, hébétés, avec cette pauvremaman Coupeau qui leur pesait sur les épaules et leur paraissaitemplir toutes les pièces. Leur vie se trouvait dérangée. Dans lepremier moment, ils piétinaient sans trouver les objets, ilsavaient une courbature, comme au lendemain d’une noce. Lantierreprit tout de suite la porte pour retourner aux pompes funèbres,emportant les trente francs de madame Lerat et soixante francs queGervaise était allée emprunter à Goujet, en cheveux, pareille à unefolle. L’après-midi, quelques visites arrivèrent, des voisinesmordues de curiosité, qui se présentaient soupirant, roulant desyeux éplorés ; elles entraient dans le cabinet, dévisageaientla morte, en faisant un signe de croix et en secouant le brin debuis trempé d’eau bénite ; puis, elles s’asseyaient dans laboutique, où elles parlaient de la chère femme, interminablement,sans se lasser de répéter la même phrase pendant des heures.Mademoiselle Remanjou avait remarqué que son œil droit était restéouvert, madame Gaudron s’entêtait à lui trouver une belle carnationpour son âge, et madame Fauconnier restait stupéfaite de lui avoirvu manger son café, trois jours auparavant. Vrai, on claquait vite,chacun pouvait graisser ses bottes. Vers le soir, les Coupeaucommençaient à en avoir assez. C’était une trop grande afflictionpour une famille, de garder un corps si longtemps. Le gouvernementaurait bien dû faire une autre loi là-dessus. Encore toute unesoirée, toute une nuit et toute une matinée, non ! ça nefinirait jamais. Quand on ne pleure plus, n’est-ce pas ? lechagrin tourne à l’agacement, on finirait par mal se conduire.Maman Coupeau, muette et roide au fond de l’étroit cabinet, serépandait de plus en plus dans le logement, devenait d’un poids quicrevait le monde. Et la famille, malgré elle, reprenait sontrain-train, perdait de son respect.
– Vous mangerez un morceau avec nous, dit Gervaise à madameLerat et à madame Lorilleux, lorsqu’elles reparurent. Nous sommestrop tristes, nous ne nous quitterons pas.
On mit le couvert sur l’établi. Chacun, en voyant les assiettes,songeait aux gueuletons qu’on avait faits là. Lantier était deretour. Lorilleux descendit. Un pâtissier venait d’apporter unetourte, car la blanchisseuse n’avait pas la tête à s’occuper decuisine. Comme on s’asseyait, Boche entra dire que M. Marescotdemandait à se présenter, et le propriétaire se présenta, trèsgrave, avec sa large décoration sur sa redingote. Il salua ensilence, alla droit au cabinet, où il s’agenouilla. Il était d’unegrande piété ; il pria d’un air recueilli de curé, puis traçaune croix en l’air, en aspergeant le corps avec la branche de buis.Toute la famille, qui avait quitté la table, se tenait debout,fortement impressionnée. M. Marescot, ayant achevé sesdévotions, passa dans la boutique et dit aux Coupeau :
– Je suis venu pour les deux loyers arriérés. Êtes-vous enmesure ?
– Non, monsieur, pas tout à fait, balbutia Gervaise, trèscontrariée d’entendre parler de ça devant les Lorilleux. Vouscomprenez, avec le malheur qui nous arrive…
– Sans doute, mais chacun a ses peines, reprit lepropriétaire en élargissant ses doigts immenses d’ancien ouvrier.Je suis bien fâché, je ne puis attendre davantage… Si je ne suispas payé après-demain matin, je serai forcé d’avoir recours à uneexpulsion.
Gervaise joignit les mains, les larmes aux yeux, muette etl’implorant. D’un hochement énergique de sa grosse tête osseuse, illui fit comprendre que les supplications étaient inutiles.D’ailleurs, le respect dû aux morts interdisait toute discussion.Il se retira discrètement, à reculons.
– Mille pardons de vous avoir dérangés, murmura-t-il.Après-demain matin, n’oubliez pas.
Et, comme en s’en allant il passait de nouveau devant lecabinet, il salua une dernière fois le corps d’une génuflexiondévote, à travers la porte grande ouverte.
On mangea d’abord vite, pour ne pas paraître y prendre duplaisir. Mais, arrivé au dessert, on s’attarda, envahi d’un besoinde bien-être. Par moments, la bouche pleine, Gervaise ou l’une desdeux sœurs se levait, allait jeter un coup d’œil dans le cabinet,sans même lâcher sa serviette ; et quand elle se rasseyait,achevant sa bouchée, les autres la regardaient une seconde, pourvoir si tout marchait bien, à côté. Puis, les dames se dérangèrentmoins souvent, maman Coupeau fut oubliée. On avait fait un baquetde café, et du très fort, afin de se tenir éveillé toute la nuit.Les Poisson vinrent sur les huit heures. On les invita à en boireun verre. Alors, Lantier, qui guettait le visage de Gervaise, parutsaisir une occasion attendue par lui depuis le matin. À propos dela saleté des propriétaires qui entraient demander de l’argent dansles maisons où il y avait un mort, il dit brusquement :
– C’est un jésuite, ce salaud, avec son air de servir lamesse !… Mais, moi, à votre place, je lui planterais là saboutique.
Gervaise, éreintée de fatigue, molle et énervée, répondit ens’abandonnant :
– Oui, bien sûr, je n’attendrai pas les hommes de loi…Ah ! j’en ai plein le dos, plein le dos.
Les Lorilleux, jouissant à l’idée que la Banban n’aurait plus demagasin, l’approuvèrent beaucoup. On ne se doutait pas de ce quecoûtait une boutique. Si elle ne gagnait que trois francs chez lesautres, au moins elle n’avait pas de frais, elle ne risquait pas deperdre de grosses sommes. Ils firent répéter cet argument-là àCoupeau, en le poussant ; il buvait beaucoup, il se maintenaitdans un attendrissement continu, pleurant tout seul dans sonassiette. Comme la blanchisseuse semblait se laisser convaincre,Lantier cligna les yeux, en regardant les Poisson. Et la grandeVirginie intervint, se montra très aimable.
– Vous savez, on pourrait s’entendre. Je prendrais la suitedu bail, j’arrangerais votre affaire avec le propriétaire… Enfin,vous seriez toujours plus tranquille.
– Non, merci, déclara Gervaise, qui se secoua, comme prised’un frisson. Je sais où trouver les termes, si je veux. Jetravaillerai ; j’ai mes deux bras, Dieu merci ! pour metirer d’embarras.
– On causera de ça plus tard, se hâta de dire le chapelier.Ce n’est pas convenable, ce soir… Plus tard, demain, parexemple.
À ce moment, madame Lerat, qui était allée dans le cabinet,poussa un léger cri. Elle avait eu peur, parce qu’elle avait trouvéla chandelle éteinte, brûlée jusqu’au bout. Tout le monde s’occupaà en rallumer une autre ; et l’on hochait la tête, en répétantque ce n’était pas bon signe, quand la lumière s’éteignait auprèsd’un mort.
La veillée commença. Coupeau s’était allongé, pas pour dormir,disait-il, pour réfléchir ; et il ronflait cinq minutes après.Lorsqu’on envoya Nana coucher chez les Boche, elle pleura ;elle se régalait depuis le matin, à l’espoir d’avoir bien chauddans le grand lit de son bon ami Lantier. Les Poisson restèrentjusqu’à minuit. On avait fini par faire du vin à la française, dansun saladier, parce que le café donnait trop sur les nerfs de cesdames. La conversation tournait aux effusions tendres. Virginieparlait de la campagne : elle aurait voulu être enterrée aucoin d’un bois, avec des fleurs des champs sur sa tombe. MadameLerat gardait déjà, dans son armoire, le drap pour l’ensevelir, etelle le parfumait toujours d’un bouquet de lavande ; elletenait à avoir une bonne odeur sous le nez, quand elle mangeraitles pissenlits par la racine. Puis, sans transition, le sergent deville raconta qu’il avait arrêté une grande belle fille le matin,qui venait de voler dans la boutique d’un charcutier ; en ladéshabillant chez le commissaire, on lui avait trouvé dixsaucissons pendus autour du corps, devant et derrière. Et, madameLorilleux ayant dit d’un air de dégoût qu’elle n’en mangerait pas,de ces saucissons-là, la société s’était mise à rire doucement. Laveillée s’égaya, en gardant les convenances.
Mais comme on achevait le vin à la française, un bruitsingulier, un ruissellement sourd, sortit du cabinet. Tous levèrentla tête, se regardèrent.
– Ce n’est rien, dit tranquillement Lantier, en baissant lavoix. Elle se vide.
L’explication fit hocher la tête, d’un air rassuré, et lacompagnie reposa les verres sur la table.
Enfin, les Poisson se retirèrent. Lantier partit avec eux :il allait chez un ami, disait-il, pour laisser son lit aux dames,qui pourraient s’y reposer une heure, chacune à son tour. Lorilleuxmonta se coucher tout seul, en répétant que ça ne lui était pasarrivé depuis son mariage. Alors, Gervaise et les deux sœurs,restées avec Coupeau endormi, s’organisèrent auprès du poêle, surlequel elles tinrent du café chaud. Elles étaient là, pelotonnées,pliées en deux, les mains sous leur tablier, le nez au-dessus dufeu, à causer très bas, dans le grand silence du quartier. MadameLorilleux geignait : elle n’avait pas de robe noire, elleaurait pourtant voulu éviter d’en acheter une, car ils étaient biengênés, bien gênés ; et elle questionna Gervaise, demandant simaman Coupeau ne laissait pas une jupe noire, cette jupe qu’on luiavait donnée pour sa fête. Gervaise dut aller chercher la jupe.Avec un pli à la taille, elle pourrait servir. Mais madameLorilleux voulait aussi du vieux linge, parlait du lit, del’armoire, des deux chaises, cherchait des yeux les bibelots qu’ilfallait partager. On manqua se fâcher. Madame Lerat mit lapaix ; elle était plus juste : les Coupeau avaient eu lacharge de la mère, ils avaient bien gagné ses quatre guenilles. Et,toutes trois, elles s’assoupirent de nouveau au-dessus du poêle,dans des ragots monotones. La nuit leur semblait terriblementlongue. Par moments, elles se secouaient, buvaient du café,allongeaient la tête dans le cabinet, où la chandelle, qu’on nedevait pas moucher, brûlait avec une flamme rouge et triste,grossie par les champignons charbonneux de la mèche. Vers le matin,elles grelottaient, malgré la forte chaleur du poêle. Une angoisse,une lassitude d’avoir trop causé, les suffoquaient, la languesèche, les yeux malades. Madame Lerat se jeta sur le lit de Lantieret ronfla comme un homme ; tandis que les deux autres, la têtetombée et touchant les genoux, dormaient devant le feu. Au petitjour, un frisson les réveilla. La chandelle de maman Coupeau venaitencore de s’éteindre. Et, comme, dans l’obscurité, le ruissellementsourd recommençait, madame Lorilleux donna l’explication à voixhaute, pour se tranquilliser elle-même.
– Elle se vide, répéta-t-elle, en allumant une autrechandelle.
L’enterrement était pour dix heures et demie. Une jolie matinée,à mettre avec la nuit et avec la journée de la veille !C’est-à-dire que Gervaise, tout en n’ayant pas un sou, aurait donnécent francs à celui qui serait venu prendre maman Coupeau troisheures plus tôt. Non, on a beau aimer les gens, ils sont troplourds, quand ils sont morts ; et même plus on les aime, pluson voudrait se vite débarrasser d’eux.
Une matinée d’enterrement est par bonheur pleine dedistractions. On a toutes sortes de préparatifs à faire. On déjeunad’abord. Puis, ce fut justement le père Bazouge, le croque-mort dusixième, qui apporta la bière et le sac de son. Il ne dessoûlaitpas, ce brave homme. Ce jour-là, à huit heures, il était encoretout rigolo d’une cuite prise la veille.
– Voilà, c’est pour ici, n’est-ce pas ? dit-il.
Et il posa la bière qui eut un craquement de boîte neuve.
Mais, comme il jetait à côté le sac de son, il resta les yeuxécarquillés, la bouche ouverte, en apercevant Gervaise devantlui.
– Pardon, excuse, je me trompe, balbutia-t-il. On m’avaitdit que c’était pour chez vous.
Il avait déjà repris le sac, la blanchisseuse dut luicrier :
– Laissez donc ça, c’est pour ici.
– Ah ! tonnerre de Dieu ! faut s’expliquer !reprit-il en se tapant sur la cuisse. Je comprends, c’est lavieille…
Gervaise était devenue toute blanche. Le père Bazouge avaitapporté la bière pour elle. Il continuait, se montrant galant,cherchant à s’excuser :
– N’est-ce pas ? on racontait hier qu’il y en avaitune de partie, au rez-de-chaussée. Alors, moi, j’avais cru… Voussavez, dans notre métier, ces choses-là, ça entre par une oreilleet ça sort de l’autre… Je vous fais tout de même mon compliment.Hein ? le plus tard, c’est encore le meilleur, quoique la viene soit pas toujours drôle, ah ! non, par exemple !
Elle l’écoutait, se reculait, avec la peur qu’il ne la saisît deses grandes mains sales, pour l’emporter dans sa boîte. Déjà unefois, le soir de ses noces, il lui avait dit en connaître desfemmes, qui le remercieraient, s’il montait les prendre. Ehbien ! elle n’en était pas là, ça lui faisait froid dansl’échine. Son existence s’était gâtée, mais elle ne voulait pass’en aller si tôt ; oui, elle aimait mieux crever la faimpendant des années, que de crever la mort, l’histoire d’uneseconde.
– Il est poivre, murmura-t-elle d’un air de dégoût mêléd’épouvante. L’administration devrait au moins ne pas envoyer despochards. On paye assez cher.
Alors, le croque-mort se montra goguenard et insolent.
– Dites donc, ma petite mère, ce sera pour une autre fois.Tout à votre service, entendez-vous ! Vous n’avez qu’à mefaire signe. C’est moi qui suis le consolateur des dames… Et necrache pas sur le père Bazouge, parce qu’il en a tenu dans ses brasde plus chic que toi, qui se sont laissé arranger sans se plaindre,bien contentes de continuer leur dodo à l’ombre.
– Taisez-vous, père Bazouge ! dit sévèrementLorilleux, accouru au bruit des voix. Ce ne sont pas desplaisanteries convenables. Si l’on se plaignait, vous seriezrenvoyé… Allons, fichez le camp, puisque vous ne respectez pas lesprincipes.
Le croque-mort s’éloigna, mais on l’entendit longtemps sur letrottoir, qui bégayait :
– De quoi, les principes !… Il n’y a pas de principes…il n’y a pas de principes… il n’y a que l’honnêteté !
Enfin, dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard. Il yavait du monde dans la boutique, des amis et des voisins,M. Madinier, Mes-Bottes, madame Gaudron, mademoiselleRemanjou ; et, toutes les minutes, entre les volets fermés,par l’ouverture béante de la porte, une tête d’homme ou de femmes’allongeait, pour voir si ce lambin de corbillard n’arrivait pas.La famille, réunie dans la pièce du fond, donnait des poignées demain. De courts silences se faisaient, coupés de chuchotementsrapides, une attente agacée et fiévreuse, avec des courses brusquesde robe, madame Lorilleux qui avait oublié son mouchoir, ou bienmadame Lerat qui cherchait un paroissien à emprunter. Chacun, enarrivant, apercevait au milieu du cabinet, devant le lit, la bièreouverte ; et, malgré soi, chacun restait à l’étudier du coinde l’œil, calculant que jamais la grosse maman Coupeau ne tiendraitlà-dedans. Tout le monde se regardait, avec cette pensée dans lesyeux, sans se la communiquer. Mais, il y eut une poussée à la portede la rue. M. Madinier vint annoncer d’une voix grave etcontenue, en arrondissant les bras :
– Les voici !
Ce n’était pas encore le corbillard. Quatre croque-mortsentrèrent à la file, d’un pas pressé, avec leurs faces rouges etleurs mains gourdes de déménageurs, dans le noir pisseux de leursvêtements, usés et blanchis au frottement des bières. Le pèreBazouge marchait le premier, très soûl et très convenable ;dès qu’il était à la besogne, il retrouvait son aplomb. Ils neprononcèrent pas un mot, la tête un peu basse, pesant déjà mamanCoupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille futemballée, le temps d’éternuer. Le plus petit, un jeune quilouchait, avait vidé le son dans le cercueil, et l’étalait en lepétrissant, comme s’il voulait faire du pain. Un autre, un grandmaigre celui-là, l’air farceur, venait d’étendre le drappar-dessus. Puis, une, deux, allez-y ! tous les quatresaisirent le corps, l’enlevèrent, deux aux pieds, deux à la tête.On ne retourne pas plus vite une crêpe. Les gens qui allongeaientle cou purent croire que maman Coupeau était sautée d’elle-mêmedans la boîte. Elle avait glissé là comme chez elle, oh ! toutjuste, si juste, qu’on avait entendu son frôlement contre le boisneuf. Elle touchait de tous les côtés, un vrai tableau dans uncadre. Mais enfin elle y tenait, ce qui étonna lesassistants ; bien sûr, elle avait dû diminuer depuis laveille. Cependant, les croque-morts s’étaient relevés etattendaient ; le petit louche prit le couvercle, pour inviterla famille à faire les derniers adieux ; tandis que Bazougemettait des clous dans sa bouche et apprêtait le marteau. Alors,Coupeau, ses deux sœurs, Gervaise, d’autres encore, se jetèrent àgenoux, embrassèrent la maman qui s’en allait, avec de grosseslarmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur cevisage raidi, froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongéde sanglots. Le couvercle s’abattit, le père Bazouge enfonça sesclous avec le chic d’un emballeur, deux coups pour chaquepointe ; et personne ne s’écouta pleurer davantage dans cevacarme de meuble qu’on répare. C’était fini. On partait.
– S’il est possible de faire tant d’esbrouffe, dans unmoment pareil ! dit madame Lorilleux à son mari, en apercevantle corbillard devant la porte.
Le corbillard révolutionnait le quartier. La tripière appelaitles garçons de l’épicier, le petit horloger était sorti sur letrottoir, les voisins se penchaient aux fenêtres. Et tout ce mondecausait du lambrequin à franges de coton blanches. Ah ! lesCoupeau auraient mieux fait de payer leurs dettes ! Mais,comme le déclaraient les Lorilleux, lorsqu’on a de l’orgueil, çasort partout et quand même.
– C’est honteux ! répétait au même instant Gervaise,en parlant du chaîniste et de sa femme. Dire que ces rapiats n’ontpas même apporté un bouquet de violettes pour leur mère !
Les Lorilleux, en effet, étaient venus les mains vides. MadameLerat avait donné une couronne de fleurs artificielles. Et l’on mitencore sur la bière une couronne d’immortelles et un bouquetachetés par les Coupeau. Les croque-morts avaient dû donner unfameux coup d’épaule pour hisser et charger le corps. Le cortègefut lent à s’organiser. Coupeau et Lorilleux, en redingote, lechapeau à la main, conduisaient le deuil ; le premier dans sonattendrissement que deux verres de vin blanc, le matin, avaiententretenu, se tenait au bras de son beau-frère, les jambes molleset les cheveux malades. Puis marchaient les hommes,M. Madinier, très grave, tout en noir, Mes-Bottes, un paletotsur sa blouse, Boche, dont le pantalon jaune fichait un pétard,Lantier, Gaudron, Bibi-la-Grillade, Poisson, d’autres encore. Lesdames arrivaient ensuite, au premier rang madame Lorilleux quitraînait la jupe retapée de la morte, madame Lerat cachant sous sonchâle son deuil improvisé, un caraco garni de lilas, et à la fileVirginie, madame Gaudron, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou,tout le reste de la queue. Quand le corbillard s’ébranla etdescendit lentement la rue de la Goutte-d’Or, au milieu des signesde croix et des coups de chapeau, les quatre croque-morts prirentla tête, deux en avant, les deux autres à droite et à gauche.Gervaise était restée pour fermer la boutique. Elle confia Nana àmadame Boche, et elle rejoignit le convoi en courant, pendant quela petite, tenue par la concierge, sous le porche, regardait d’unœil profondément intéressé sa grand-mère disparaître au fond de larue, dans cette belle voiture.
Juste au moment où la blanchisseuse essoufflée rattrapait laqueue, Goujet arrivait de son côté. Il se mit avec leshommes ; mais il se retourna, et la salua d’un signe de tête,si doucement, qu’elle se sentit tout d’un coup très malheureuse etqu’elle fut reprise par les larmes. Elle ne pleurait plus seulementmaman Coupeau, elle pleurait quelque chose d’abominable, qu’ellen’aurait pas pu dire, et qui l’étouffait. Durant tout le trajet,elle tint son mouchoir appuyé contre ses yeux. Madame Lorilleux,les joues sèches et enflammées, la regardait de côté, en ayantl’air de l’accuser de faire du genre.
À l’église, la cérémonie fut vite bâclée. La messe traînapourtant un peu, parce que le prêtre était très vieux. Mes-Botteset Bibi-la-Grillade avaient préféré rester dehors, à cause de laquête. M. Madinier, tout le temps, étudia les curés, et ilcommuniquait à Lantier ses observations : ces farceurs-là, encrachant leur latin, ne savaient seulement pas ce qu’ilsdégoisaient ; ils vous enterraient une personne comme ils vousl’auraient baptisée ou mariée, sans avoir dans le cœur le moindresentiment. Puis, M. Madinier blâma ce tas de cérémonies, ceslumières, ces voix tristes, cet étalage devant les familles. Vrai,on perdait les siens deux fois, chez soi et à l’église. Et tous leshommes lui donnaient raison, car ce fut encore un moment pénible,lorsque, la messe finie, il y eut un barbotement de prières, et queles assistants durent défiler devant le corps, en jetant de l’eaubénite. Heureusement, le cimetière n’était pas loin, le petitcimetière de La Chapelle, un bout de jardin qui s’ouvrait sur larue Marcadet. Le cortège y arriva débandé, tapant les pieds, chacuncausant de ses affaires. La terre dure sonnait, on auraitvolontiers battu la semelle. Le trou béant, près duquel on avaitposé la bière, était déjà tout gelé, blafard et pierreux comme unecarrière à plâtre ; et les assistants, rangés autour desmonticules de gravats, ne trouvaient pas drôle d’attendre par unfroid pareil, embêtés aussi de regarder le trou. Enfin, un prêtreen surplis sortit d’une maisonnette, il grelottait, on voyait sonhaleine fumer, à chaque « de profundis » qu’il lâchait.Au dernier signe de croix, il se sauva, sans avoir envie derecommencer. Le fossoyeur prit sa pelle ; mais à cause de lagelée, il ne détachait que de grosses mottes, qui battaient unejolie musique là-bas au fond, un vrai bombardement sur le cercueil,une enfilade de coups de canon à croire que le bois se fendait. Ona beau être égoïste, cette musique-là vous casse l’estomac. Leslarmes recommencèrent. On s’en allait, on était dehors, qu’onentendait encore les détonations. Mes-Bottes, soufflant dans sesdoigts, fit tout haut une remarque : Ah ! tonnerre deDieu ! non ! la pauvre maman Coupeau n’allait pas avoirchaud !
– Mesdames et la compagnie, dit le zingueur aux quelquesamis restés dans la rue avec la famille, si vous voulez bien nouspermettre de vous offrir quelque chose…
Et il entra le premier chez un marchand de vin de la rueMarcadet, À la descente du cimetière. Gervaise, demeuréesur le trottoir, appela Goujet qui s’éloignait, après l’avoirsaluée d’un nouveau signe de tête. Pourquoi n’acceptait-il pas unverre de vin ? Mais il était pressé, il retournait àl’atelier. Alors, ils se regardèrent un moment sans rien dire.
– Je vous demande pardon pour les soixante francs, murmuraenfin la blanchisseuse. J’étais comme une folle, j’ai songé àvous…
– Oh ! il n’y a pas de quoi, vous êtes pardonnée,interrompit le forgeron. Et, vous savez, tout à votre service, s’ilvous arrivait un malheur… Mais n’en dites rien à maman, parcequ’elle a ses idées, et que je ne veux pas la contrarier.
Elle le regardait toujours ; et, en le voyant si bon, sitriste, avec sa belle barbe jaune, elle fut sur le point d’accepterson ancienne proposition, de s’en aller avec lui, pour être heureuxensemble quelque part. Puis, il lui vint une autre mauvaise pensée,celle de lui emprunter ses deux termes, à n’importe quel prix. Elletremblait, elle reprit d’une voix caressante :
– Nous ne sommes pas fâchés, n’est-ce pas ?
Lui, hocha la tête, en répondant :
– Non, bien sûr, jamais nous ne serons fâchés… Seulement,vous comprenez, tout est fini.
Et il s’en alla à grandes enjambées, laissant Gervaise étourdie,écoutant sa dernière parole battre dans ses oreilles avec unbourdonnement de cloche. En entrant chez le marchand de vin, elleentendait sourdement au fond d’elle : « Tout est fini, ehbien ! tout est fini ; je n’ai plus rien à faire, moi, sitout est fini ! » Elle s’assit, elle avala une bouchée depain et de fromage, vida un verre plein qu’elle trouva devantelle.
C’était, au rez-de-chaussée, une longue salle à plafond bas,occupée par deux grandes tables. Des litres, des quarts de pain, delarges triangles de brie sur trois assiettes, s’étalaient à lafile. La société mangeait sur le pouce, sans nappe et sanscouverts. Plus loin, près du poêle qui ronflait, les quatrecroque-morts achevaient de déjeuner.
– Mon Dieu ! expliquait M. Madinier, chacun sontour. Les vieux font de la place aux jeunes… Ça va vous semblerbien vide, votre logement, quand vous rentrerez.
– Oh ! mon frère donne congé, dit vivement madameLorilleux. C’est une ruine, cette boutique.
On avait travaillé Coupeau. Tout le monde le poussait à céder lebail. Madame Lerat elle-même, très bien avec Lantier et Virginiedepuis quelque temps, chatouillée par l’idée qu’ils devaient avoirun béguin l’un pour l’autre, parlait de faillite et de prison, enprenant des airs effrayés. Et, brusquement, le zingueur se fâcha,son attendrissement tournait à la fureur, déjà trop arrosé deliquide.
– Écoute, cria-t-il dans le nez de sa femme, je veux que tum’écoutes ! Ta sacrée tête fait toujours des siennes. Mais,cette fois, je suivrai ma volonté, je t’avertis !
– Ah bien ! dit Lantier, si jamais on la réduit par debonnes paroles ! Il faudrait un maillet pour lui entrer çadans le crâne.
Et tous deux tapèrent un instant sur elle. Ça n’empêchait pasles mâchoires de fonctionner, le brie disparaissait, les litrescoulaient comme des fontaines. Cependant, Gervaise mollissait sousles coups. Elle ne répondait rien, la bouche toujours pleine, sedépêchant, comme si elle avait eu très faim. Quand ils selassèrent, elle leva doucement la tête, elle dit :
– En voilà assez, hein ? Je m’en fiche pas mal de laboutique ! Je n’en veux plus… Comprenez-vous, je m’enfiche ! Tout est fini !
Alors, on redemanda du fromage et du pain, on causasérieusement. Les Poisson prenaient le bail et offraient derépondre des deux termes arriérés. D’ailleurs, Boche acceptaitl’arrangement, d’un air d’importance, au nom du propriétaire. Illoua même, séance tenante, un logement aux Coupeau, le logementvacant du sixième, dans le corridor des Lorilleux. Quant à Lantier,mon Dieu ! il voulait bien garder sa chambre, si cela negênait pas les Poisson. Le sergent de ville s’inclina, ça ne legênait pas du tout ; on s’entend toujours entre amis, malgréles idées politiques. Et Lantier, sans se mêler davantage de lacession, en homme qui a conclu enfin sa petite affaire, seconfectionna une énorme tartine de fromage de Brie ; il serenversait, il la mangeait dévotement, le sang sous la peau,brûlant d’une joie sournoise, clignant les yeux pour guigner tour àtour Gervaise et Virginie.
– Eh ! père Bazouge ! appela Coupeau, venez doncboire un coup. Nous ne sommes pas fiers, nous sommes tous destravailleurs.
Les quatre croque-morts, qui s’en allaient, rentrèrent pourtrinquer avec la société. Ce n’était pas un reproche, mais la damede tout à l’heure pesait son poids et valait bien un verre de vin.Le père Bazouge regardait fixement la blanchisseuse, sans lâcher unmot déplacé. Elle se leva mal à l’aise, elle quitta les hommes quiachevaient de se cocarder. Coupeau, soûl comme une grive,recommençait à viauper et disait que c’était le chagrin.
Le soir, quand Gervaise se retrouva chez elle, elle resta abêtiesur une chaise. Il lui semblait que les pièces étaient désertes etimmenses. Vrai, ça faisait un fameux débarras. Mais elle n’avaitbien sûr pas laissé que maman Coupeau au fond du trou, dans lepetit jardin de la rue Marcadet. Il lui manquait trop de choses, çadevait être un morceau de sa vie à elle, et sa boutique, et sonorgueil de patronne, et d’autres sentiments encore, qu’elle avaitenterrés ce jour-là. Oui, les murs étaient nus, son cœur aussi,c’était un déménagement complet, une dégringolade dans le fossé. Etelle se sentait trop lasse, elle se ramasserait plus tard, si ellepouvait.
À dix heures, en se déshabillant, Nana pleura, trépigna. Ellevoulait coucher dans le lit de maman Coupeau. Sa mère essaya de luifaire peur ; mais la petite était trop précoce, les morts luicausaient seulement une grosse curiosité ; si bien que, pouravoir la paix, on finit par lui permettre de s’allonger à la placede maman Coupeau. Elle aimait les grands lits, cette gamine ;elle s’étalait, elle se roulait. Cette nuit-là, elle dormitjoliment bien, dans la bonne chaleur et les chatouilles du matelasde plume.
Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalierB. Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait lecorridor, à gauche. Puis, il fallait encore tourner. La premièreporte était celle des Bijard. Presque en face, dans un trou sansair, sous un petit escalier qui montait à la toiture, couchait lepère Bru. Deux logements plus loin, on arrivait chez Bazouge.Enfin, contre Bazouge, c’étaient les Coupeau, une chambre et uncabinet donnant sur la cour. Et il n’y avait plus, au fond ducouloir, que deux ménages, avant d’être chez les Lorilleux, tout aubout.
Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là,maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Ilfallait y faire tout, dormir, manger et le reste. Dans le cabinet,le lit de Nana tenait juste ; elle devait se déshabiller chezson père et sa mère, et on laissait la porte ouverte, la nuit, pourqu’elle n’étouffât pas. C’était si petit, que Gervaise avait cédédes affaires aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant toutcaser. Le lit, la table, quatre chaises, le logement était plein.Même le cœur crevé, n’ayant pas le courage de se séparer de sacommode, elle avait encombré le carreau de ce grand coquin demeuble, qui bouchait la moitié de la fenêtre. Un des battants setrouvait condamné, ça enlevait de la lumière et de la gaieté. Quandelle voulait regarder dans la cour, comme elle devenait trèsgrosse, elle n’avait pas la place de ses coudes, elle se penchaitde biais, le cou tordu, pour voir.
Les premiers jours, la blanchisseuse s’asseyait et pleurait. Çalui semblait trop dur, de ne plus pouvoir se remuer chez elle,après avoir toujours été au large. Elle suffoquait, elle restait àla fenêtre pendant des heures, écrasée entre le mur et la commode,à prendre des torticolis. Là seulement elle respirait. La cour,pourtant, ne lui inspirait guère que des idées tristes. En faced’elle, du côté du soleil, elle apercevait son rêve d’autrefois,cette fenêtre du cinquième où des haricots d’Espagne, à chaqueprintemps, enroulaient leurs tiges minces sur un berceau deficelles. Sa chambre, à elle, était du côté de l’ombre, les pots deréséda y mouraient en huit jours. Ah ! non, la vie ne tournaitpas gentiment, ce n’était guère l’existence qu’elle avait espérée.Au lieu d’avoir des fleurs sur sa vieillesse, elle roulait dans leschoses qui ne sont pas propres. Un jour, en se penchant, elle eutune drôle de sensation, elle crut se voir en personne là-bas, sousle porche, près de la loge du concierge, le nez en l’air, examinantla maison pour la première fois ; et ce saut de treize ans enarrière lui donna un élancement au cœur. La cour n’avait paschangé, les façades nues à peine plus noires et pluslépreuses ; une puanteur montait des plombs rongés derouille ; aux cordes des croisées, séchaient des linges, descouches d’enfant emplâtrées d’ordure ; en bas, le pavé défoncérestait sali des escarbilles de charbon du serrurier et des copeauxdu menuisier ; même, dans le coin humide de la fontaine, unemare coulée de la teinturerie avait une belle teinte bleue, d’unbleu aussi tendre que le bleu de jadis. Mais elle, à cette heure,se sentait joliment changée et décatie. Elle n’était plus en bas,d’abord, la figure vers le ciel, contente et courageuse,ambitionnant un bel appartement. Elle était sous les toits, dans lecoin des pouilleux, dans le trou le plus sale, à l’endroit où l’onne recevait jamais la visite d’un rayon. Et ça expliquait seslarmes, elle ne pouvait pas être enchantée de son sort.
Cependant, lorsque Gervaise se fut un peu accoutumée, lescommencements du ménage, dans le nouveau logement, ne seprésentèrent pas mal. L’hiver était presque fini, les quatre sousdes meubles cédés à Virginie avaient facilité l’installation. Puis,dès les beaux jours, il arriva une chance, Coupeau se trouvaembauché pour aller travailler en province, à Étampes ; et là,il fit près de trois mois, sans se soûler, guéri un moment parl’air de la campagne. On ne se doute pas combien ça désaltère lespochards, de quitter l’air de Paris, où il y a dans les rues unevraie fumée d’eau-de-vie et de vin. À son retour, il était fraiscomme une rose, et il rapportait quatre cents francs, avec lesquelsils payèrent les deux termes arriérés de la boutique, dont lesPoisson avaient répondu, ainsi que d’autres petites dettes duquartier, les plus criardes. Gervaise déboucha deux ou trois ruesoù elle ne passait plus. Naturellement, elle s’était miserepasseuse à la journée. Madame Fauconnier, très bonne femme,pourvu qu’on la flattât, avait bien voulu la reprendre. Elle luidonnait même trois francs, comme à une première ouvrière, par égardpour son ancienne position de patronne. Aussi le ménage semblait-ildevoir boulotter. Même, avec du travail et de l’économie, Gervaisevoyait le jour où ils pourraient tout payer et s’arranger un petittrain-train supportable. Seulement, elle se promettait ça, dans lafièvre de la grosse somme gagnée par son mari. À froid, elleacceptait le temps comme il venait, elle disait que les belleschoses ne duraient pas.
Ce dont les Coupeau eurent le plus à souffrir alors, ce fut devoir les Poisson s’installer dans leur boutique. Ils n’étaientpoint trop jaloux de leur naturel, mais on les agaçait, ons’émerveillait exprès devant eux sur les embellissements de leurssuccesseurs. Les Boche, surtout les Lorilleux, ne tarissaient pas.À les entendre, jamais on n’aurait vu une boutique plus belle. Etils parlaient de l’état de saleté où les Poisson avaient trouvé leslieux, ils racontaient que le lessivage seul était monté à trentefrancs. Virginie, après des hésitations, s’était décidée pour unpetit commerce d’épicerie fine, des bonbons, du chocolat, du café,du thé. Lantier lui avait vivement conseillé ce commerce, car il yavait, disait-il, des sommes énormes à gagner dans la friandise. Laboutique fut peinte en noir, et relevée de filets jaunes, deuxcouleurs distinguées. Trois menuisiers travaillèrent huit jours àl’agencement des casiers, des vitrines, un comptoir avec destablettes pour les bocaux, comme chez les confiseurs. Le petithéritage, que Poisson tenait en réserve, dut être rudement écorné.Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des portiers,n’épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un bocal,amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n’être pasenvieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos soulierset vous écrasent.
Il y avait aussi une question d’homme par-dessous. On affirmaitque Lantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça trèsbien. Enfin, ça mettait un peu de morale dans la rue. Et toutl’honneur de la séparation revenait à ce finaud de chapelier, queles dames gobaient toujours. On donnait des détails, il avait dûcalotter la blanchisseuse pour la faire tenir tranquille, tant elleétait acharnée après lui. Naturellement, personne ne disait lavérité vraie ; ceux qui auraient pu la savoir, la jugeaienttrop simple et pas assez intéressante. Si l’on voulait, Lantieravait en effet quitté Gervaise, en ce sens qu’il ne la tenait plusà sa disposition, le jour et la nuit ; mais il montait poursûr la voir au sixième, quand l’envie l’en prenait, carmademoiselle Remanjou le rencontrait sortant de chez les Coupeau àdes heures peu naturelles. Enfin, les rapports continuaient, debric et de broc, va comme je te pousse, sans que l’un ni l’autre yeût beaucoup de plaisir ; un reste d’habitude, descomplaisances réciproques, pas davantage. Seulement, ce quicompliquait la situation, c’était que le quartier, maintenant,fourrait Lantier et Virginie dans la même paire de draps. Là encorele quartier se pressait trop. Sans doute, le chapelier chauffait lagrande brune ; et ça se trouvait indiqué, puisqu’elleremplaçait Gervaise en tout et pour tout, dans le logement. Ilcourait justement une blague, on prétendait qu’une nuit il étaitallé chercher Gervaise sur l’oreiller du voisin, et qu’il avaitramené et gardé Virginie sans la reconnaître avant le petit jour, àcause de l’obscurité. L’histoire faisait rigoler, mais il n’étaitréellement pas si avancé, il se permettait à peine de lui pincerles hanches. Les Lorilleux n’en parlaient pas moins devant lablanchisseuse des amours de Lantier et de madame Poisson avecattendrissement, espérant la rendre jalouse. Les Boche, eux aussi,laissaient entendre que jamais ils n’avaient vu un plus beaucouple. Le drôle, dans tout ça, c’était que la rue de laGoutte-d’Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage àtrois ; non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait doucepour Virginie. Peut-être l’indulgence souriante de la ruevenait-elle de ce que le mari était sergent de ville.
Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Lesinfidélités de Lantier la laissaient bien calme, parce que soncœur, depuis longtemps, n’était plus pour rien dans leurs rapports.Elle avait appris, sans chercher à les savoir, des histoiresmalpropres, des liaisons du chapelier avec toutes sortes de filles,les premiers chiens coiffés qui passaient dans la rue ; et çalui faisait si peu d’effet, qu’elle avait continué d’êtrecomplaisante, sans même trouver en elle assez de colère pourrompre. Cependant, elle n’accepta pas si aisément le nouveau béguinde son amant. Avec Virginie, c’était autre chose. Ils avaientinventé ça dans le seul but de la taquiner tous les deux ; etsi elle se moquait de la bagatelle, elle tenait aux égards. Aussi,lorsque madame Lorilleux ou quelque autre méchante bête affectaiten sa présence de dire que Poisson ne pouvait plus passer sous laporte Saint-Denis, devenait-elle toute blanche, la poitrinearrachée, une brûlure dans l’estomac. Elle pinçait les lèvres, elleévitait de se fâcher, ne voulant pas donner ce plaisir à sesennemis. Mais elle dut quereller Lantier, car mademoiselle Remanjoucrut distinguer le bruit d’un soufflet, une après-midi ;d’ailleurs, il y eut certainement une brouille, Lantier cessa delui parler pendant quinze jours, puis il revint le premier, et letrain-train parut recommencer, comme si de rien n’était. Lablanchisseuse préférait en prendre son parti, reculant devant uncrêpage de chignons, désireuse de ne pas gâter sa vie davantage.Ah ! elle n’avait plus vingt ans, elle n’aimait plus leshommes, au point de distribuer des fessées pour leurs beaux yeux etde risquer le poste. Seulement, elle additionnait ça avec lereste.
Coupeau blaguait. Ce mari commode, qui n’avait pas voulu voir lecocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson.Dans son ménage, ça ne comptait pas ; mais, dans le ménage desautres, ça lui semblait farce, et il se donnait un mal du diablepour guetter ces accidents-là, quand les dames des voisins allaientregarder la feuille à l’envers. Quel jean-jean, ce Poisson !et ça portait une épée, ça se permettait de bousculer le monde surles trottoirs ! Puis, Coupeau poussait le toupet jusqu’àplaisanter Gervaise. Ah bien ! son amoureux la lâchaitjoliment ! Elle n’avait pas de chance : une premièrefois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pour la seconde,c’étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. Aussi,elle s’adressait aux corps d’état pas sérieux. Pourquoi neprenait-elle pas un maçon, un homme d’attache, habitué à gâchersolidement son plâtre ? Bien sûr, il disait ces choses enmanière de rigolade, mais Gervaise n’en devenait pas moins touteverte, parce qu’il la fouillait de ses petits yeux gris, comme s’ilavait voulu lui entrer les paroles avec une vrille. Lorsqu’ilabordait le chapitre des saletés, elle ne savait jamais s’ilparlait pour rire ou pour de bon. Un homme qui se soûle d’un boutde l’année à l’autre, n’a plus la tête à lui, et il y a des maris,très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulants à trentesur le chapitre de la fidélité conjugale.
Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de laGoutte-d’Or ! Il appelait Poisson le cocu. Ça leur clouait lebec, aux bavardes ! Ce n’était plus lui, le cocu. Oh ! ilsavait ce qu’il savait. S’il avait eu l’air de ne pas entendre,dans le temps, c’était apparemment qu’il n’aimait pas les potins.Chacun connaît son chez soi et se gratte où ça le démange. Ça ne ledémangeait pas, lui ; il ne pouvait pas se gratter, pour faireplaisir au monde. Eh bien ! et le sergent de ville, est-cequ’il entendait ? Pourtant ça y était, cette fois ; onavait vu les amoureux, il ne s’agissait plus d’un cancan en l’air.Et il se fâchait, il ne comprenait pas comment un homme, unfonctionnaire du gouvernement, souffrait chez lui un pareilscandale. Le sergent de ville devait aimer la resucée des autres,voilà tout. Les soirs où Coupeau s’ennuyait, seul avec sa femmedans leur trou, sous les toits, ça ne l’empêchait pas de descendrechercher Lantier et de l’amener de force. Il trouvait la cambusetriste, depuis que le camarade n’était plus là. Il le raccommodaitavec Gervaise, s’il les voyait en froid. Tonnerre de Dieu !est-ce qu’on n’envoie pas le monde à la balançoire, est-ce qu’ilest défendu de s’amuser comme on l’entend ? Il ricanait, desidées larges s’allumaient dans ses yeux vacillants de pochard, desbesoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie.Et c’était surtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s’ilparlait pour rire ou pour de bon.
Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il semontrait paternel et digne. À trois reprises, il avait empêché desbrouilles entre les Coupeau et les Poisson. Le bon accord des deuxménages entrait dans son contentement. Grâce aux regards tendres etfermes dont il surveillait Gervaise et Virginie, elles affectaienttoujours l’une pour l’autre une grande amitié. Lui, régnant sur lablonde et sur la brune avec une tranquillité de pacha,s’engraissait de sa roublardise. Ce mâtin-là digérait encore lesCoupeau qu’il mangeait déjà les Poisson. Oh ! ça ne le gênaitguère ! une boutique avalée, il entamait une seconde boutique.Enfin, il n’y a que les hommes de cette espèce qui aient de lachance.
Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa premièrecommunion. Elle allait sur ses treize ans, grande déjà comme uneasperge montée, avec un air d’effronterie ; l’annéeprécédente, on l’avait renvoyée du catéchisme, à cause de samauvaise conduite ; et, si le curé l’admettait cette fois,c’était de peur de ne pas la voir revenir et de lâcher sur le pavéune païenne de plus. Nana dansait de joie en pensant à la robeblanche. Les Lorilleux, comme parrain et marraine, avaient promisla robe, un cadeau dont ils parlaient dans toute la maison ;madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginie labourse, Lantier le paroissien ; de façon que les Coupeauattendaient la cérémonie sans trop s’inquiéter. Même les Poisson,qui voulaient pendre la crémaillère, choisirent justement cetteoccasion, sans doute sur le conseil du chapelier. Ils invitèrentles Coupeau et les Boche, dont la petite faisait aussi sa premièrecommunion. Le soir, on mangerait chez eux un gigot et quelque choseautour.
Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardaitles cadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un étatabominable. L’air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme etl’enfant, avec des raisons d’ivrogne, des mots dégoûtants quin’étaient pas à dire dans la situation. D’ailleurs, Nana elle-mêmedevenait mal embouchée, au milieu des conversations sales quelleentendait continuellement. Les jours de dispute, elle traitait trèsbien sa mère de chameau et de vache.
– Et du pain ! gueulait le zingueur. Je veux ma soupe,tas de rosses !… En voilà des femelles avec leurschiffons ! Je m’assois sur les affûtiaux, vous savez, si jen’ai pas ma soupe !
– Quel lavement, quand il est paf ! murmura Gervaiseimpatientée.
Et, se tournant vers lui :
– Elle chauffe, tu nous embêtes.
Nana faisait la modeste, parce qu’elle trouvait ça gentil, cejour-là. Elle continuait à regarder les cadeaux sur la commode, enaffectant de baisser les yeux et de ne pas comprendre les vilainspropos de son père. Mais le zingueur était joliment taquin, lessoirs de ribote. Il lui parlait dans le cou.
– Je t’en ficherai, des robes blanches ! Hein ?c’est encore pour te faire des nichons dans ton corsage avec desboules de papier, comme l’autre dimanche ?… Oui, oui, attendsun peu ! Je te vois bien tortiller ton derrière. Ça techatouille, les belles frusques. Ça te monte le coco… Veux-tudécaniller de là, bougre de chenillon ! Retire tes patoches,colle-moi ça dans un tiroir, ou je te débarbouille avec !
Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. Elle avait prisle petit bonnet de tulle, elle demandait à sa mère combien çacoûtait. Et, comme Coupeau allongeait la main pour arracher lebonnet, ce fut Gervaise qui le repoussa, en criant :
– Mais laisse-la donc, cette enfant ! elle estgentille, elle ne fait rien de mal.
Alors le zingueur lâcha tout son paquet.
– Ah ! les garces ! La mère et la fille, ça faitla paire. Et c’est du propre d’aller manger le bon Dieu en guignantles hommes. Ose donc dire le contraire, petite salope !… Jevas t’habiller avec un sac, nous verrons si ça te grattera la peau.Oui, avec un sac, pour vous dégoûter, toi et tes curés. Est-ce quej’ai besoin qu’on te donne du vice ?… Nom de Dieu !voulez-vous m’écouter, toutes les deux !
Et, du coup, Nana furieuse se tourna, pendant que Gervaisedevait étendre les bras, afin de protéger les affaires que Coupeauparlait de déchirer. L’enfant regarda son père fixement ;puis, oubliant la modestie recommandée par sonconfesseur :
– Cochon ! dit-elle, les dents serrées.
Dès que le zingueur eut mangé sa soupe, il ronfla. Le lendemain,il s’éveilla très bon enfant. Il avait un reste de la veille, toutjuste de quoi être aimable. Il assista à la toilette de la petite,attendri par la robe blanche, trouvant qu’un rien du tout donnait àcette vermine un air de vraie demoiselle. Enfin, comme il ledisait, un père, en un pareil jour, était naturellement fier de safille. Et il fallait voir le chic de Nana, qui avait des souriresembarrassés de mariée, dans sa robe trop courte. Quand on descenditet qu’elle aperçut sur le seuil de la loge Pauline, égalementhabillée, elle s’arrêta, l’enveloppa d’un regard clair, puis semontra très bonne, en la trouvant moins bien mise qu’elle, arrangéecomme un paquet. Les deux familles partirent ensemble pourl’église. Nana et Pauline marchaient les premières, le paroissien àla main, retenant leurs voiles que le vent gonflait ; et ellesne causaient pas, crevant de plaisir à voir les gens sortir desboutiques, faisant une moue dévote pour entendre dire sur leurpassage qu’elles étaient bien gentilles. Madame Boche et madameLorilleux s’attardaient, parce qu’elles se communiquaient leursréflexions sur la Banban, une mange-tout, dont la fille n’auraitjamais communié si les parents ne lui avaient tout donné, oui,tout, jusqu’à une chemise neuve, par respect pour la sainte table.Madame Lorilleux s’occupait surtout de la robe, son cadeau à elle,foudroyant Nana et l’appelant « grande sale », chaquefois que l’enfant ramassait la poussière avec sa jupe, ens’approchant trop des magasins.
À l’église, Coupeau pleura tout le temps. C’était bête, mais ilne pouvait se retenir. Ça le saisissait, le curé faisant les grandsbras, les petites filles pareilles à des anges défilant les mainsjointes ; et la musique des orgues lui barbotait dans leventre, et la bonne odeur de l’encens l’obligeait à renifler, commesi on lui avait poussé un bouquet dans la figure. Enfin, il voyaitbleu, il était pincé au cœur. Il y eut particulièrement uncantique, quelque chose de suave, pendant que les gamines avalaientle bon Dieu, qui lui sembla couler dans son cou, avec un frissontout le long de l’échine. Autour de lui, d’ailleurs, les personnessensibles trempaient aussi leur mouchoir. Vrai, c’était un beaujour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au sortir del’église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui étaitresté les yeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa lescorbeaux de brûler chez eux des herbes du diable pour amollir leshommes. Puis, après tout, il ne s’en cachait pas, ses yeux avaientfondu, ça prouvait simplement qu’il n’avait pas un pavé dans lapoitrine. Et il commanda une autre tournée.
Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson.L’amitié régna sans un accroc, d’un bout à l’autre du repas.Lorsque les mauvais jours arrivent, on tombe ainsi sur de bonnessoirées, des heures où l’on s’aime entre gens qui se détestent.Lantier, ayant à sa gauche Gervaise et Virginie à sa droite, semontra aimable pour toutes les deux, leur prodiguant des tendressesde coq qui veut la paix dans son poulailler. En face, Poissongardait sa rêverie calme et sévère de sergent de ville, sonhabitude de ne penser à rien, les yeux voilés, pendant ses longuesfactions sur les trottoirs. Mais les reines de la fête furent lesdeux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait permis de ne passe déshabiller ; elles se tenaient raides, de crainte detacher leurs robes blanches, et on leur criait, à chaque bouchée,de lever le menton, pour avaler proprement. Nana, ennuyée, finitpar baver tout son vin sur son corsage ; ce fut une affaire,on la déshabilla, on lava immédiatement le corsage dans un verred’eau.
Puis, au dessert, on causa sérieusement de l’avenir des enfants.Madame Boche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans unatelier de reperceuses sur or et sur argent ; on gagnaitlà-dedans des cinq et six francs. Gervaise ne savait pas encore,Nana ne montrait aucun goût. Oh ! elle galopinait, ellemontrait ce goût ; mais, pour le reste, elle avait des mainsde beurre.
– Moi, à votre place, dit madame Lerat, j’en ferais unefleuriste. C’est un état propre et gentil.
– Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes desMarie-couche-toi-là.
– Eh bien ! et moi ? reprit la grande veuve, leslèvres pincées. Vous êtes galant. Vous savez, je ne suis pas unechienne, je ne me mets pas les pattes en l’air, quand onsiffle !
Mais toute la société la fit taire.
– Madame Lerat ! oh ! madame Lerat !
Et on lui indiquait du coin de l’œil les deux premièrescommuniantes qui se fourraient le nez dans leurs verres pour ne pasrire. Par convenance, les hommes eux-mêmes avaient choisi jusque-làles mots distingués. Mais madame Lerat n’accepta pas la leçon. Cequ’elle venait de dire, elle l’avait entendu dans les meilleuressociétés. D’ailleurs, elle se flattait de savoir sa langue ;on lui faisait souvent compliment de la façon dont elle parlait detout, même devant des enfants, sans jamais blesser la décence.
– Il y a des femmes très bien parmi les fleuristes,apprenez ça ! criait-elle. Elles sont faites comme les autresfemmes, elles n’ont pas de la peau partout, bien sûr. Seulement,elles se tiennent, elles choisissent avec goût, quand elles ont unefaute à faire… Oui, ça leur vient des fleurs. Moi, c’est ce qui m’aconservée…
– Mon Dieu ! interrompit Gervaise, je n’ai pas derépugnance pour les fleurs. Il faut que ça plaise à Nana, pasdavantage ; on ne doit pas contrarier les enfants sur lavocation… Voyons, Nana, ne fais pas la bête, réponds. Ça teplaît-il, les fleurs ?
La petite, penchée au-dessus de son assiette, ramassait desmiettes de gâteau avec son doigt mouillé, qu’elle suçait ensuite.Elle ne se dépêcha pas. Elle avait son rire vicieux.
– Mais oui, maman, ça me plaît, finit-elle pardéclarer.
Alors, l’affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau voulut bienque madame Lerat emmenât l’enfant à son atelier, rue du Caire, dèsle lendemain. Et la société parla gravement des devoirs de la vie.Boche disait que Nana et Pauline étaient des femmes, maintenantqu’elles avaient communié. Poisson ajoutait qu’elles devaientdésormais savoir faire la cuisine, raccommoder les chaussettes,conduire une maison. On leur parla même de leur mariage et desenfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines écoutaient etrigolaient en dessous, se frottaient l’une contre l’autre, le cœurgonflé d’être des femmes, rouges et embarrassées dans leurs robesblanches. Mais ce qui les chatouilla le plus, ce fut lorsqueLantier les plaisanta, en leur demandant si elles n’avaient pasdéjà des petits maris. Et l’on fit avouer de force à Nana qu’elleaimait bien Victor Fauconnier, le fils de la patronne de samère.
– Ah bien ! dit madame Lorilleux devant les Boche,comme on partait, c’est notre filleule, mais du moment où ils enfont une fleuriste, nous ne voulons plus entendre parler d’elle.Encore une roulure pour les boulevards… Elle leur chiera du poivre,avant six mois.
En remontant se coucher, les Coupeau convinrent que tout avaitbien marché et que les Poisson n’étaient pas de méchantes gens.Gervaise trouvait même la boutique proprement arrangée. Elles’attendait à souffrir, en passant ainsi la soirée dans son ancienlogement, où d’autres se carraient à cette heure ; et ellerestait surprise de n’avoir pas ragé une seconde. Nana, qui sedéshabillait, demanda à sa mère si la robe de la demoiselle dusecond, qu’on avait mariée le mois dernier, était en mousselinecomme la sienne.
Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux annéess’écoulèrent, pendant lesquelles ils s’enfoncèrent de plus en plus.Les hivers surtout les nettoyaient. S’ils mangeaient du pain aubeau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, lesdanses devant le buffet, les dîners par cœur, dans la petiteSibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez euxpar-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage desateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noiredes temps humides. Le premier hiver, ils firent encore du feuquelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoirchaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne sedérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre deborne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui lesexterminait, c’était par-dessus tout de payer leur terme. Oh !le terme de janvier, quand il n’y avait pas un radis à la maison etque le père Boche présentait la quittance ! Ça soufflaitdavantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait,le samedi suivant, couvert d’un bon paletot, ses grandes pattesfourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le motd’expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, commesi elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des drapsblancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair.C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maisonentière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tousles étages, une musique de malheur ronflant le long de l’escalieret des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n’auraitpas produit un air d’orgues aussi abominable. Un vrai jour dujugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l’écrasementdu pauvre monde. La femme du troisième allait faire huit jours aucoin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le maçon du cinquième, avaitvolé chez son patron.
Sans doute, les Coupeau devaient s’en prendre à eux seuls.L’existence a beau être dure, on s’en tire toujours, lorsqu’on a del’ordre et de l’économie, témoins les Lorilleux qui allongeaientleurs termes régulièrement, pliés dans des morceaux de papiersales ; mais, ceux-là, vraiment, menaient une vie d’araignéesmaigres, à dégoûter du travail. Nana ne gagnait encore rien, dansles fleurs ; elle dépensait même pas mal pour son entretien.Gervaise, chez madame Fauconnier, finissait par être mal regardée.Elle perdait de plus en plus la main, elle bousillait l’ouvrage, aupoint que la patronne l’avait réduite à quarante sous, le prix desgâcheuses. Avec ça, très fière, très susceptible, jetant à la têtede tout le monde son ancienne position de femme établie. Ellemanquait des journées, elle quittait l’atelier, par coup detête ; ainsi, une fois, elle s’était trouvée si vexée de voirmadame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de travaillerainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu’elle n’avait pasreparu de quinze jours. Après ces foucades, on la reprenait parcharité, ce qui l’aigrissait davantage. Naturellement, au bout dela semaine, la paye n’était pas grasse ; et, comme elle ledisait amèrement, c’était elle qui finirait un samedi par enredevoir à la patronne. Quant à Coupeau, il travaillait peut-être,mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de son travail augouvernement ; car Gervaise, depuis l’embauche d’Étampes,n’avait pas revu la couleur de sa monnaie. Les jours desainte-touche, elle ne lui regardait plus les mains, quand ilrentrait. Il arrivait les bras ballants, les goussets vides,souvent même sans mouchoir ; mon Dieu ! oui, il avaitperdu son tire-jus, ou bien quelque fripouille de camarade le luiavait fait. Les premières fois, il établissait des comptes, ilinventait des craques, des dix francs pour une souscription, desvingt francs coulés de sa poche par un trou qu’il montrait, descinquante francs dont il arrosait des dettes imaginaires. Puis, ilne s’était plus gêné. L’argent s’évaporait, voilà ! Il nel’avait plus dans la poche, il l’avait dans le ventre, une autrefaçon pas drôle de le rapporter à sa bourgeoise. La blanchisseuse,sur les conseils de madame Boche, allait bien parfois guetter sonhomme à la sortie de l’atelier, pour pincer le magot tout fraispondu ; mais ça ne l’avançait guère, des camarades prévenaientCoupeau, l’argent filait dans les souliers ou dans un porte-monnaiemoins propre encore. Madame Boche était très maligne sur cechapitre, parce que Boche lui faisait passer au bleu des pièces dedix francs, des cachettes destinées à payer des lapins aux damesaimables de sa connaissance ; elle visitait les plus petitscoins de ses vêtements, elle trouvait généralement la pièce quimanquait à l’appel dans la visière de la casquette, cousue entre lecuir et l’étoffe. Ah ! ce n’était pas le zingueur qui ouataitses frusques avec de l’or ! Lui, se le mettait sous la chair.Gervaise ne pouvait pourtant pas prendre ses ciseaux et luidécoudre la peau du ventre.
Oui, c’était la faute du ménage, s’il dégringolait de saison ensaison. Mais ce sont de ces choses qu’on ne se dit jamais, surtoutquand on est dans la crotte. Ils accusaient la malchance, ilsprétendaient que Dieu leur en voulait. Un vrai bousin, leur chezeux, à cette heure. La journée entière, ils s’empoignaient.Pourtant, ils ne se tapaient pas encore, à peine quelques claquesparties toutes seules dans le fort des disputes. Le plus tristeétait qu’ils avaient ouvert la cage à l’amitié, les sentimentss’étaient envolés comme des serins. La bonne chaleur des pères, desmères et des enfants, lorsque ce petit monde se tient serré, entas, se retirait d’eux, les laissait grelottants, chacun dans soncoin. Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana, restaient pareils àdes crins, s’avalant pour un mot, avec de la haine plein lesyeux ; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grandressort de la famille, la mécanique, qui, chez les gens heureux,fait battre les cœurs ensemble. Ah ! bien sûr, Gervaisen’était plus remuée comme autrefois, quand elle voyait Coupeau aubord des gouttières, à des douze et des quinze mètres du trottoir.Elle ne l’aurait pas poussé elle-même ; mais s’il était tombénaturellement, ma foi ! ça aurait débarrassé la surface de laterre d’un pas grand-chose. Les jours où le torchon brûlait, ellecriait qu’on ne le lui rapporterait donc jamais sur une civière.Elle attendait ça, ce serait son bonheur qu’on lui rapporterait. Àquoi servait-il, ce soûlard ? à la faire pleurer, à lui mangertout, à la pousser au mal. Eh bien ! des hommes si peu utiles,on les jetait le plus vite possible dans le trou, on dansait sureux la polka de la délivrance. Et lorsque la mère disait :Tue ! la fille répondait : Assomme ! Nana lisait lesaccidents, dans le journal, avec des réflexions de fille dénaturée.Son père avait une telle chance, qu’un omnibus l’avait renversé,sans seulement le dessoûler. Quand donc crèvera-t-il, cetterosse ?
Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaisesouffrait encore des faims qu’elle entendait râler autour d’elle.Ce coin de la maison était le coin des pouilleux, où trois ouquatre ménages semblaient s’être donné le mot pour ne pas avoir dupain tous les jours. Les portes avaient beau s’ouvrir, elles nelâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor,il y avait un silence de crevaison, et les murs sonnaient creux,comme des ventres vides. Par moments, des danses s’élevaient, deslarmes de femmes, des plaintes de mioches affamés, des familles quise mangeaient pour tromper leur estomac. On était là dans unecrampe au gosier générale, bâillant par toutes ces bouchestendues ; et les poitrines se creusaient, rien qu’à respirercet air, où les moucherons eux-mêmes n’auraient pas pu vivre, fautede nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise était surtout lepère Bru, dans son trou, sous le petit escalier. Il s’y retiraitcomme une marmotte, s’y mettait en boule, pour avoir moinsfroid ; il restait des journées sans bouger, sur un tas depaille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c’était bieninutile d’aller gagner dehors de l’appétit, lorsque personne nel’avait invité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ouquatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s’iln’était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais unpeu, d’un œil seulement ; jusqu’à la mort quil’oubliait ! Gervaise, dès qu’elle avait du pain, lui jetaitdes croûtes. Si elle devenait mauvaise et détestait les hommes, àcause de son mari, elle plaignait toujours bien sincèrement lesanimaux ; et le père Bru, ce pauvre vieux, qu’on laissaitcrever, parce qu’il ne pouvait plus tenir un outil, était comme unchien pour elle, un bête hors de service, dont les équarrisseurs nevoulaient même pas acheter la peau ni la graisse. Elle en gardaitun poids sur le cœur, de le savoir continuellement là, de l’autrecôté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissantuniquement de lui-même, retournant à la taille d’un enfant,ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissentsur les cheminées.
La blanchisseuse souffrait également beaucoup du voisinage deBazouge, le croque-mort. Une simple cloison, très mince, séparaitles deux chambres. Il ne pouvait pas se mettre un doigt dans labouche sans qu’elle l’entendit. Dès qu’il rentrait, le soir, ellesuivait malgré elle son petit ménage, le chapeau de cuir noirsonnant sourdement sur la commode comme une pelletée de terre, lemanteau noir accroché et frôlant le mur avec le bruit d’ailes d’unoiseau de nuit, toute la défroque noire jetée au milieu de la pièceet l’emplissant d’un déballage de deuil. Elle l’écoutait piétiner,s’inquiétait au moindre de ses mouvements, sursautait s’il setapait dans un meuble ou s’il bousculait sa vaisselle. Ce sacrésoûlard était sa préoccupation, une peur sourde mêlée à une enviede savoir. Lui, rigolo, le sac plein tous les jours, la tête sensdevant dimanche, toussait, crachait, chantait la mère Godichon,lâchait des choses pas propres, se battait avec les quatremurailles avant de trouver son lit. Et elle restait toute pâle, àse demander quel négoce il menait là ; elle avait desimaginations atroces, elle se fourrait dans la tête qu’il devaitavoir apporté un mort et qu’il le remisait sous son lit. MonDieu ! les journaux racontaient bien une anecdote, un employédes pompes funèbres qui collectionnait chez lui les cercueils despetits enfants, histoire de s’éviter de la peine et de faire uneseule course au cimetière. Pour sûr, quand Bazouge arrivait, çasentait le mort à travers la cloison. On se serait cru logé devantle Père-Lachaise, en plein royaume des taupes. Il était effrayant,cet animal, à rire continuellement tout seul, comme si saprofession l’égayait. Même, quand il avait fini son sabbat et qu’iltombait sur le dos, il ronflait d’une façon extraordinaire, quicoupait la respiration à la blanchisseuse. Pendant des heures, elletendait l’oreille, elle croyait que des enterrements défilaientchez le voisin.
Oui, le pis était que, dans ses terreurs, Gervaise se trouvaitattirée jusqu’à coller son oreille contre le mur, pour mieux serendre compte. Bazouge lui faisait l’effet que les beaux hommesfont aux femmes honnêtes : elles voudraient les tâter, maiselles n’osent pas ; la bonne éducation les retient. Ehbien ! si la peur ne l’avait pas retenue, Gervaise auraitvoulu tâter la mort, voir comment c’était bâti. Elle devenait sidrôle par moments, l’haleine suspendue, attentive, attendant le motdu secret dans un mouvement de Bazouge, que Coupeau lui demandaiten ricanant si elle avait un béguin pour le croque-mort d’à côté.Elle se fâchait, parlait de déménager, tant ce voisinage larépugnait ; et, malgré elle, dès que le vieux arrivait avecson odeur de cimetière, elle retombait à ses réflexions, et prenaitl’air allumé et craintif d’une épouse qui rêve de donner des coupsde canif dans le contrat. Ne lui avait-il pas offert deux fois del’emballer, de l’emmener avec lui quelque part, sur un dodo où lajouissance du sommeil est si forte, qu’on oublie du coup toutes lesmisères ? Peut-être était-ce en effet bien bon. Peu à peu, unetentation plus cuisante lui venait d’y goûter. Elle aurait vouluessayer pour quinze jours, un mois. Oh ! dormir un mois,surtout en hiver, le mois du terme, quand les embêtements de la viela crevaient ! Mais ce n’était pas possible, il fallaitcontinuer de dormir toujours, si l’on commençait à dormir uneheure ; et cette pensée la glaçait, son béguin de la mort s’enallait, devant l’éternelle et sévère amitié que demandait laterre.
Cependant, un soir de janvier, elle cogna des deux poings contrela cloison. Elle avait passé une semaine affreuse, bousculée partout le monde, sans le sou, à bout de courage. Ce soir-là, ellen’était pas bien, elle grelottait la fièvre et voyait danser desflammes. Alors, au lieu de se jeter par la fenêtre, comme elle enavait eu l’envie un moment, elle se mit à taper et àappeler :
– Père Bazouge ! père Bazouge !
Le croque-mort ôtait ses souliers en chantant : Ilétait trois belles filles. L’ouvrage avait dû marcher dans lajournée, car il paraissait plus ému encore que d’habitude.
– Père Bazouge ! père Bazouge ! cria Gervaise enhaussant la voix.
Il ne l’entendait donc pas ? Elle se donnait tout de suite,il pouvait bien la prendre à son cou et l’emporter où il emportaitses autres femmes, les pauvres et les riches qu’il consolait. Ellesouffrait de sa chanson : Il était trois bellesfilles, parce qu’elle y voyait le dédain d’un homme qui a tropd’amoureuses.
– Quoi donc ? quoi donc ? bégaya Bazouge, quiest-ce qui se trouve mal ?… On y va, la petite mère !
Mais, à cette voix enrouée, Gervaise s’éveilla comme d’uncauchemar. Qu’avait-elle fait ? elle avait tapé à la cloison,bien sûr. Alors ce fut un vrai coup de bâton sur ses reins, le traclui serra les fesses, elle recula en croyant voir les grosses mainsdu croque-mort passer au travers du mur pour la saisir par latignasse. Non, non, elle ne voulait pas, elle n’était pas prête. Sielle avait frappé, ce devait être avec le coude, en se retournant,sans en avoir l’idée. Et une horreur lui montait des genoux auxépaules, à la pensée de se voir trimbaler entre les bras du vieux,toute raide, la figure blanche comme une assiette.
– Eh bien ! il n’y a plus personne ? repritBazouge dans le silence. Attendez, on est complaisant pour lesdames.
– Rien, ce n’est rien, dit enfin la blanchisseuse d’unevoix étranglée. Je n’ai besoin de rien. Merci.
Pendant que le croque-mort s’endormait en grognant, elle demeuraanxieuse, l’écoutant, n’osant remuer, de peur qu’il ne s’imaginâtl’entendre frapper de nouveau. Elle se jurait bien de faireattention maintenant. Elle pouvait râler, elle ne demanderait pasdu secours au voisin. Et elle disait cela pour se rassurer, car àcertaines heures, malgré son taf, elle gardait toujours son béguinépouvanté.
Dans son coin de misère, au milieu de ses soucis et de ceux desautres, Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage chezles Bijard. La petite Lalie, cette gamine de huit ans, grosse commedeux sous de beurre, soignait le ménage avec une propreté de grandepersonne ; et la besogne était rude, elle avait la charge dedeux mioches, son frère Jules et sa sœur Henriette, des mômes detrois ans et de cinq ans, sur lesquels elle devait veiller toute lajournée, même en balayant et en lavant la vaisselle. Depuis que lepère Bijard avait tué sa bourgeoise d’un coup de pied dans leventre, Lalie s’était faite la petite mère de tout ce monde. Sansrien dire, d’elle-même, elle tenait la place de la morte, cela aupoint que sa bête brute de père, pour compléter sans doute laressemblance, assommait aujourd’hui la fille comme il avait assomméla maman autrefois. Quand il revenait soûl, il lui fallait desfemmes à massacrer. Il ne s’apercevait seulement pas que Lalieétait toute petite ; il n’aurait pas tapé plus fort sur unevieille peau. D’une claque, il lui couvrait la figure entière, etla chair avait encore tant de délicatesse, que les cinq doigtsrestaient marqués pendant deux jours. C’étaient des tripotéesindignes, des trépignées pour un oui, pour un non, un loup enragétombant sur un pauvre petit chat, craintif et câlin, maigre à fairepleurer, et qui recevait ça avec ses beaux yeux résignés, sans seplaindre. Non, jamais Lalie ne se révoltait. Elle pliait un peu lecou, pour protéger son visage ; elle se retenait de crier,afin de ne pas révolutionner la maison. Puis, quand le père étaitlas de l’envoyer promener à coups de soulier aux quatre coins de lapièce, elle attendait d’avoir la force de se ramasser ; etelle se remettait au travail, débarbouillait ses enfants, faisaitla soupe, ne laissait pas un grain de poussière sur les meubles. Çarentrait dans sa tâche de tous les jours d’être battue.
Gervaise s’était prise d’une grande amitié pour sa voisine. Ellela traitait en égale, en femme d’âge, qui connaît l’existence. Ilfaut dire que Lalie avait une mine pâle et sérieuse, avec uneexpression de vieille fille. On lui aurait donné trente ans, quandon l’entendait causer. Elle savait très bien acheter, raccommoder,tenir son chez elle, et elle parlait des enfants comme si elleavait eu déjà deux ou trois couches dans sa vie. À huit ans, celafaisait sourire les gens de l’entendre ; puis, on avait lagorge serrée, on s’en allait pour ne pas pleurer. Gervaisel’attirait le plus possible, lui donnait tout ce qu’elle pouvait,du manger, des vieilles robes. Un jour, comme elle lui essayait unancien caraco à Nana, elle était restée suffoquée, en lui voyantl’échine bleue, le coude écorché et saignant encore, toute sa chaird’innocente martyrisée et collée aux os. Eh bien ! le pèreBazouge pouvait apprêter sa boîte, elle n’irait pas loin de cetrain-là ! Mais la petite avait prié la blanchisseuse de nerien dire. Elle ne voulait pas qu’on embêtât son père à caused’elle. Elle le défendait, assurait qu’il n’aurait pas été méchant,s’il n’avait pas bu. Il était fou, il ne savait plus. Oh !elle lui pardonnait, parce qu’on doit tout pardonner aux fous.
Depuis lors, Gervaise veillait, tâchait d’intervenir, dèsqu’elle entendait le père Bijard monter l’escalier. Mais, laplupart du temps, elle attrapait simplement quelque torgnole poursa part. Dans la journée, quand elle entrait, elle trouvait souventLalie attachée au pied du lit de fer ; une idée du serrurier,qui, avant de sortir, lui ficelait les jambes et le ventre avec dela grosse corde, sans qu’on pût savoir pourquoi ; une toquadede cerveau dérangé par la boisson, histoire sans doute detyranniser la petite, même lorsqu’il n’était plus là. Lalie, raidecomme un pieu, avec des fourmis dans les jambes, restait au poteaupendant des journées entières ; même elle y resta une nuit,Bijard ayant oublié de rentrer. Quand Gervaise, indignée parlait dela détacher, elle la suppliait de ne pas déranger une corde, parceque son père devenait furieux, s’il ne retrouvait pas les nœudsfaits de la même façon. Vrai, elle n’était pas mal, ça lareposait ; et elle disait cela en souriant, ses courtes jambesde chérubin enflées et mortes. Ce qui la chagrinait, c’était que çan’avançait guère l’ouvrage, d’être collée à ce lit, en face de ladébandade du ménage. Son père aurait bien dû inventer autre chose.Elle surveillait tout de même ses enfants, se faisait obéir,appelait près d’elle Henriette et Jules pour les moucher. Commeelle avait les mains libres, elle tricotait en attendant d’êtredélivrée, afin de ne pas perdre complètement son temps. Et ellesouffrait surtout, lorsque Bijard la déficelait ; elle setraînait un bon quart d’heure par terre, ne pouvant se tenirdebout, à cause du sang qui ne circulait plus.
Le serrurier avait aussi imaginé un autre petit jeu. Il mettaitdes sous à rougir dans le poêle, puis les posait sur un coin de lacheminée. Et il appelait Lalie, il lui disait d’aller chercher deuxlivres de pain. La petite, sans défiance, empoignait les sous,poussait un cri, les jetait en secouant sa menotte brûlée. Alors,il entrait en rage. Qui est-ce qui lui avait fichu une voiriepareille ! Elle perdait l’argent, maintenant ! Et ilmenaçait de lui enlever le troufignon, si elle ne ramassait pasl’argent tout de suite. Quand la petite hésitait, elle recevait unpremier avertissement, une beigne d’une telle force qu’elle envoyait trente-six chandelles. Muette, avec deux grosses larmes aubord des yeux, elle ramassait les sous et s’en allait, en lesfaisant sauter dans le creux de sa main, pour les refroidir.
Non, jamais on ne se douterait des idées de férocité qui peuventpousser au fond d’une cervelle de pochard. Une après-midi, parexemple, Lalie, après avoir tout rangé, jouait avec ses enfants. Lafenêtre était ouverte, il y avait un courant d’air, et le ventengouffré dans le corridor poussait la porte par légèressecousses.
– C’est M. Hardi, disait la petite. Entrez donc,monsieur Hardi. Donnez-vous donc la peine d’entrer.
Et elle faisait des révérences devant la porte, elle saluait levent. Henriette et Jules, derrière elle, saluaient aussi, ravis dece jeu-là, se tordant de rire comme si on les avait chatouillés.Elle était toute rose de les voir s’amuser de si bon cœur, elle yprenait même du plaisir pour son compte, ce qui lui arrivait letrente-six de chaque mois.
– Bonjour, monsieur Hardi. Comment vous portez-vous,monsieur Hardi ?
Mais une main brutale poussa la porte, le père Bijard entra.Alors, la scène changea, Henriette et Jules tombèrent sur leurderrière, contre le mur ; tandis que Lalie, terrifiée, restaitau beau milieu d’une révérence. Le serrurier tenait un grand fouetde charretier tout neuf, à long manche de bois blanc, à lanière decuir terminée par un bout de ficelle mince. Il posa ce fouet dansle coin du lit, il n’allongea pas son coup de soulier habituel à lapetite, qui se garait déjà en présentant les reins. Un ricanementmontrait ses dents noires, et il était très gai, très soûl, latrogne allumée d’une idée de rigolade.
– Hein ? dit-il, tu fais la traînée, bougre detrognon ! Je t’ai entendue danser d’en bas… Allons,avance ! Plus près, nom de Dieu ! et en face ; jen’ai pas besoin de renifler ton moutardier. Est-ce que je tetouche, pour trembler comme un quiqui ?… Ôte-moi messouliers.
Lalie, épouvantée de ne pas recevoir sa tatouille, redevenuetoute pâle, lui ôta ses souliers. Il s’était assis au bord du lit,il se coucha habillé, resta les yeux ouverts, à suivre lesmouvements de la petite dans la pièce. Elle tournait, abêtie sousce regard, les membres travaillés peu à peu d’une telle peur,qu’elle finit par casser une tasse. Alors, sans se déranger, ilprit le fouet, il le lui montra.
– Dis donc, le petit veau, regarde ça ; c’est uncadeau pour toi. Oui, c’est encore cinquante sous que tu me coûtes…Avec ce joujou-là, je ne serai plus obligé de courir, et tu aurasbeau te fourrer dans les coins. Veux-tu essayer ?… Ah !tu casses les tasses !… Allons, houp ! danse donc, faisdonc des révérences à M. Hardi !
Il ne se souleva seulement pas, vautré sur le dos, la têteenfoncée dans l’oreiller, faisant claquer le grand fouet par lachambre, avec un vacarme de postillon qui lance ses chevaux. Puis,abattant le bras, il cingla Lalie au milieu du corps, l’enroula, ladéroula comme une toupie. Elle tomba, voulut se sauver à quatrepattes ; mais il la cingla de nouveau et la remit debout.
– Hop ! hop ! gueulait-il, c’est la course desbourriques !… Hein ? très chouette, le matin, enhiver ; je fais dodo, je ne m’enrhume pas, j’attrape les veauxde loin, sans écorcher mes engelures… Dans ce coin-là, touchée,margot ! Et dans cet autre coin, touchée aussi ! Et danscet autre, touchée encore ! Ah ! si tu te fourres sous lelit, je cogne avec le manche… Hop ! hop ! à dada ! àdada !
Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunessortaient de leurs trous noirs. Lalie, affolée, hurlante, sautaitaux quatre angles de la pièce, se pelotonnait par terre, se collaitcontre les murs ; mais la mèche mince du grand fouetl’atteignait partout, claquant à ses oreilles avec des bruits depétard, lui pinçant la chair de longues brûlures. Une vraie dansede bête à qui on apprend des tours. Ce pauvre petit chat valsait,fallait voir ! les talons en l’air comme les gamines quijouent à la corde et qui crient : Vinaigre ! Elle nepouvait plus souffler, rebondissant d’elle-même ainsi qu’une balleélastique, se laissant taper, aveuglée, lasse d’avoir cherché untrou. Et son loup de père triomphait, l’appelait vadrouille, luidemandait si elle en avait assez et si elle comprenait suffisammentqu’elle devait lâcher l’espoir de lui échapper, à cette heure.
Mais Gervaise, tout d’un coup, entra, attirée par les hurlementsde la petite. Devant un pareil tableau, elle fut prise d’uneindignation furieuse.
– Ah ! la saleté d’homme ! cria-t-elle.Voulez-vous bien la laisser, brigand ! Je vais vous dénoncer àla police, moi !
Bijard eut un grognement d’animal qu’on dérange. Ilbégaya :
– Dites donc, vous, la Tortillard ! mêlez-vous un peude vos affaires. Il faut peut-être que je mette des gants pour latrifouiller… C’est à la seule fin de l’avertir, vous voyez bien,histoire simplement de lui montrer que j’ai le bras long.
Et il lança un dernier coup de fouet qui atteignit Lalie auvisage. La lèvre supérieure fut fendue, le sang coula. Gervaiseavait pris une chaise, voulait tomber sur le serrurier. Mais lapetite tendait vers elle des mains suppliantes, disait que cen’était rien, que c’était fini. Elle épongeait le sang avec le coinde son tablier, et faisait taire ses enfants qui pleuraient à grossanglots, comme s’ils avaient reçu la dégelée de coups defouet.
Lorsque Gervaise songeait à Lalie, elle n’osait plus seplaindre. Elle aurait voulu avoir le courage de cette bambine dehuit ans, qui en endurait à elle seule autant que toutes les femmesde l’escalier réunies. Elle l’avait vue au pain sec pendant troismois, ne mangeant pas même des croûtes à sa faim, si maigre et siaffaiblie, quelle se tenait aux murs pour marcher ; et, quandelle lui portait des restants de viande en cachette, elle sentaitson cœur se fendre, en la regardant avaler avec de grosses larmessilencieuses, par petits morceaux, parce que son gosier rétréci nelaissait plus passer la nourriture. Toujours tendre et dévouéemalgré ça, d’une raison au-dessus de son âge, remplissant sesdevoirs de petite mère, jusqu’à mourir de sa maternité, éveilléetrop tôt dans son innocence frêle de gamine. Aussi Gervaiseprenait-elle exemple sur cette chère créature de souffrance et depardon, essayant d’apprendre d’elle à taire son martyre. Laliegardait seulement son regard muet, ses grands yeux noirs résignés,au fond desquels on ne devinait qu’une nuit d’agonie et de misère.Jamais une parole, rien que ses grands yeux noirs, ouvertslargement.
C’est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de l’Assommoircommençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyaitarriver l’heure où son homme prendrait un fouet comme Bijard, pourmener la danse. Et le malheur qui la menaçait, la rendaitnaturellement plus sensible encore au malheur de la petite. Oui,Coupeau filait un mauvais coton. L’heure était passée où le criclui donnait des couleurs. Il ne pouvait plus se taper sur le torse,et crâner, en disant que le sacré chien l’engraissait ; car savilaine graisse jaune des premières années avait fondu, et iltournait au sécot, il se plombait, avec des tons verts de macchabéepourrissant dans une mare. L’appétit, lui aussi, était rasé. Peu àpeu, il n’avait plus eu de goût pour le pain, il en était mêmearrivé à cracher sur le fricot. On aurait pu lui servir laratatouille la mieux accommodée, son estomac se barrait, ses dentsmolles refusaient de mâcher. Pour se soutenir, il lui fallait sachopine d’eau-de-vie par jour ; c’était sa ration, son mangeret son boire, la seule nourriture qu’il digérât. Le matin, dèsqu’il sautait du lit, il restait un gros quart d’heure plié endeux, toussant et claquant des os, se tenant la tête et lâchant dela pituite, quelque chose d’amer comme chicotin qui lui ramonait lagorge. Ça ne manquait jamais, on pouvait apprêter Thomas àl’avance. Il ne retombait d’aplomb sur ses pattes qu’après sonpremier verre de consolation, un vrai remède dont le feu luicautérisait les boyaux. Mais, dans la journée, les forcesreprenaient. D’abord, il avait senti des chatouilles, despicotements sur la peau, aux pieds et aux mains ; et ilrigolait, il racontait qu’on lui faisait des minettes, que sabourgeoise devait mettre du poil à gratter entre les draps. Puis,ses jambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient finipar se changer en crampes abominables qui lui pinçaient la viandecomme dans un étau. Ça, par exemple, lui semblait moins drôle. Ilne riait plus, s’arrêtait court sur le trottoir, étourdi, lesoreilles bourdonnantes, les yeux aveuglés d’étincelles. Tout luiparaissait jaune, les maisons dansaient, il festonnait troissecondes, avec la peur de s’étaler. D’autres fois, l’échine augrand soleil, il avait un frisson, comme une eau glacée qui luiaurait coulé des épaules au derrière. Ce qui l’enquiquinait leplus, c’était un petit tremblement de ses deux mains ; la maindroite surtout devait avoir commis un mauvais coup, tant elle avaitdes cauchemars. Nom de Dieu ! il n’était donc plus un homme,il tournait à la vieille femme ! Il tendait furieusement sesmuscles, il empoignait son verre, pariait de le tenir immobile,comme au bout d’une main de marbre ; mais, le verre, malgréson effort, dansait le chahut, sautait à droite, sautait à gauche,avec un petit tremblement pressé et régulier. Alors, il se levidait dans le coco, furieux, gueulant qu’il lui en faudrait desdouzaines et qu’ensuite il se chargeait de porter un tonneau sansremuer un doigt. Gervaise lui disait au contraire de ne plus boire,s’il voulait cesser de trembler. Et il se fichait d’elle, il buvaitdes litres à recommencer l’expérience, s’enrageant, accusant lesomnibus qui passaient de lui bousculer son liquide.
Au mois de mars, Coupeau rentra un soir trempé jusqu’auxos ; il revenait avec Mes-Bottes de Montrouge, où ilss’étaient flanqué une ventrée de soupe à l’anguille ; et ilavait reçu une averse, de la barrière des Fourneaux à la barrièrePoissonnière, un fier ruban de queue. Dans la nuit, il fut prisd’une sacrée toux ; il était très rouge, galopé par une fièvrede cheval, battant des flancs comme un soufflet crevé. Quand lemédecin des Boche l’eut vu le matin, et qu’il lui eut écouté dansle dos, il branla la tête, il prit Gervaise à part pour luiconseiller de faire porter tout de suite son mari à l’hôpital.Coupeau avait une fluxion de poitrine.
Et Gervaise ne se fâcha pas, bien sûr. Autrefois, elle se seraitplutôt fait hacher que de confier son homme aux carabins. Lors del’accident, rue de la Nation, elle avait mangé leur magot, pour ledorloter. Mais ces beaux sentiments-là n’ont qu’un temps, lorsqueles hommes tombent dans la crapule. Non, non, elle n’entendait plusse donner un pareil tintouin. On pouvait le lui prendre et nejamais le rapporter, elle dirait un grand merci. Pourtant, quand lebrancard arriva et qu’on chargea Coupeau comme un meuble, elledevint toute pâle, les lèvres pincées ; et si elle rognonnaitet trouvait toujours que c’était bien fait, son cœur n’y étaitplus, elle aurait voulu avoir seulement dix francs dans sa commode,pour ne pas le laisser partir. Elle l’accompagna à Lariboisière,regarda les infirmiers le coucher, au bout d’une grande salle, oùles malades à la file, avec des mines de trépassés, se soulevaientet suivaient des yeux le camarade qu’on amenait ; une joliecrevaison là-dedans, une odeur de fièvre à suffoquer et une musiquede poitrinaire à vous faire cracher vos poumons ; sans compterque la salle avait l’air d’un petit Père-Lachaise, bordée de litstout blancs, une vraie allée de tombeaux. Puis, comme il restaitaplati sur son oreiller, elle fila, ne trouvant pas un mot, n’ayantmalheureusement rien dans la poche pour le soulager. Dehors, enface de l’hôpital, elle se retourna, elle jeta un coup d’œil sur lemonument. Et elle pensait aux jours d’autrefois, lorsque Coupeau,perché au bord des gouttières, posait là-haut ses plaques de zinc,en chantant dans le soleil. Il ne buvait pas alors, il avait unepeau de fille. Elle, de sa fenêtre de l’hôtel Boncœur, lecherchait, l’apercevait au beau milieu du ciel ; et tous lesdeux agitaient des mouchoirs, s’envoyaient des risettes par letélégraphe. Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutantguère qu’il travaillait pour lui. Maintenant, il n’était plus surles toits, pareil à un moineau rigoleur et putassier ; ilétait dessous, il avait bâti sa niche à l’hôpital, et il y venaitcrever, la couenne râpeuse. Mon Dieu, que le temps des amourssemblait loin, aujourd’hui !
Le surlendemain, lorsque Gervaise se présenta pour avoir desnouvelles, elle trouva le lit vide. Une sœur lui expliqua qu’onavait dû transporter son mari à l’asile Sainte-Anne, parce que laveille, il avait tout d’un coup battu la campagne. Oh ! undéménagement complet, des idées de se casser la tête contre le mur,des hurlements qui empêchaient les autres malades de dormir. Çavenait de la boisson, paraissait-il. La boisson, qui couvait dansson corps, avait profité, pour lui attaquer et lui tordre lesnerfs, de l’instant où la fluxion de poitrine le tenait sans forcessur le dos. La blanchisseuse rentra bouleversée. Son homme étaitfou à cette heure ! La vie allait devenir drôle, si on lelâchait. Nana criait qu’il fallait le laisser à l’hôpital, parcequ’il finirait par les massacrer toutes les deux.
Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne.C’était un vrai voyage. Heureusement, l’omnibus du boulevardRochechouart à la Glacière passait près de l’asile. Elle descenditrue de la Santé, elle acheta deux oranges pour ne pas entrer lesmains vides. Encore un monument, avec des cours grises, descorridors interminables, une odeur de vieux remèdes rances, quin’inspirait pas précisément la gaieté. Mais, quand on l’eut faitentrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeaupresque gaillard. Il était justement sur le trône, une caisse debois très propre, qui ne répandait pas la moindre odeur ; etils rirent de ce qu’elle le trouvait en fonction, son trou de balleau grand air. N’est-ce pas ? on sait bien ce que c’est qu’unmalade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagoud’autrefois. Oh ! il allait mieux, puisque ça reprenait soncours.
– Et la fluxion ? demanda la blanchisseuse.
– Emballée ! répondit-il. Ils m’ont retiré ça avec lamain. Je tousse encore un peu, mais c’est la fin du ramonage.
Puis, au moment de quitter le trône pour se refourrer dans sonlit, il rigola de nouveau.
– T’as le nez solide, t’as pas peur de prendre une prise,toi !
Et ils s’égayèrent davantage. Au fond, ils avaient de la joie.C’était par manière de se témoigner leur contentement, sans fairede phrases, qu’ils plaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine.Il faut avoir eu des malades pour connaître le plaisir qu’onéprouve à les revoir bien travailler de tous les côtés.
Quand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, cequi lui causa un attendrissement. Il redevenait gentil, depuisqu’il buvait de la tisane et qu’il ne pouvait plus laisser son cœursur les comptoirs des mastroquets. Elle finit par oser lui parlerde son coup de marteau, surprise de l’entendre raisonner comme aubon temps.
– Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j’aijoliment rabâché !… Imagine-toi, je voyais des rats, jecourais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous laqueue. Et toi, tu m’appelais, des hommes voulaient t’y fairepasser. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en pleinjour… Oh ! je me souviens très bien, la caboche est encoresolide… À présent, c’est fini, je rêvasse en m’endormant, j’ai descauchemars, mais tout le monde a des cauchemars.
Gervaise resta près de lui jusqu’au soir. Quand l’interne vint,à la visite de six heures, il lui fit étendre les mains ;elles ne tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitaitle bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau futpeu à peu pris d’une inquiétude. Il se leva deux fois sur sonséant, regardant par terre, dans les coins d’ombre de la pièce.Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une bête contrele mur.
– Qu’est-ce donc ? demanda Gervaise, effrayée.
– Les rats, les rats, murmura-t-il.
Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit, enlâchant des mots entrecoupés.
– Nom de Dieu ! ils me trouent la pelure !…Oh ! les sales bêtes !… Tiens bon ! serre tesjupes ! méfie-toi du salopiaud, derrière toi !… Sacrétonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent !… Tasde mufes ! tas de fripouilles ! tas debrigands !
Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, laroulait en tapon contre sa poitrine, comme pour la protéger contreles violences des hommes barbus qu’il voyait. Alors, un gardienétant accouru, Gervaise se retira, toute glacée par cette scène.Mais, lorsqu’elle revint, quelques jours plus tard, elle trouvaCoupeau complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s’en étaientallés ; il avait un sommeil d’enfant, il dormait ses dixheures sans bouger un membre. Aussi permit-on à sa femme del’emmener. Seulement, l’interne lui dit à la sortie les bonnesparoles d’usage, en lui conseillant de les méditer. S’ilrecommençait à boire, il retomberait et finirait par y laisser sapeau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu comme onredevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. Ehbien ! il devait continuer à la maison sa vie sage deSainte-Anne, s’imaginer qu’il était sous clef et que les marchandsde vin n’existaient plus.
– Il a raison, ce monsieur, dit Gervaise dans l’omnibus quiles ramenait rue de la Goutte-d’Or.
– Sans doute qu’il a raison, répondit Coupeau.
Puis, après avoir songé une minute, il reprit :
– Oh ! tu sais, un petit verre par-ci par-là, ça nepeut pourtant pas tuer un homme, ça fait digérer.
Et, le soir même, il but un petit verre de cric, pour ladigestion. Pendant huit jours, il se montra cependant assezraisonnable. Il était très traqueur au fond, il ne se souciait pasde finir à Bicêtre. Mais, sa passion l’emportait, le premier petitverre le conduisait malgré lui à un deuxième, à un troisième, à unquatrième ; et, dès la fin de la quinzaine, il avait repris saration ordinaire, sa chopine de tord-boyaux par jour. Gervaise,exaspérée, aurait cogné. Dire qu’elle était assez bête pour avoirrêvé de nouveau une vie honnête, quand elle l’avait vu dans toutson bon sens à l’asile ! Encore une heure de joie envolée, ladernière bien sûr ! Oh ! maintenant, puisque rien nepouvait le corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine,elle jurait de ne plus se gêner ; le ménage irait à lasix-quatre-deux, elle s’en battait l’œil ; et elle parlait deprendre, elle aussi, du plaisir où elle en trouverait. Alors,l’enfer recommença, une vie enfoncée davantage dans la crotte, sanscoin d’espoir ouvert sur une meilleure saison. Nana, quand son pèrel’avait giflée, demandait furieusement pourquoi cette rosse n’étaitpas restée à l’hôpital. Elle attendait de gagner de l’argent,disait-elle, pour lui payer de l’eau-de-vie et le faire crever plusvite. Gervaise, de son côté, un jour que Coupeau regrettait leurmariage, s’emporta. Ah ! elle lui avait apporté la resucée desautres, ah ! elle s’était fait ramasser sur le trottoir, enl’enjôlant par ses mines de rosière ! Nom d’un chien ! ilne manquait pas d’aplomb ! Autant de paroles, autant dementeries. Elle ne voulait pas de lui, voilà la vérité. Il setraînait à ses pieds pour la décider, pendant qu’elle luiconseillait de bien réfléchir. Et si c’était à refaire, comme elledirait non ! elle se laisserait plutôt couper un bras. Oui,elle avait vu la lune, avant lui ; mais une femme qui a vu lalune et qui est travailleuse, vaut mieux qu’un feignant d’homme quisalit son honneur et celui de sa famille dans tous lesmannezingues. Ce jour-là, pour la première fois chez les Coupeau,on se flanqua une volée en règle, on se tapa même si dur, qu’unvieux parapluie et le balai furent cassés.
Et Gervaise tint parole. Elle s’avachit encore ; ellemanquait l’atelier plus souvent, jacassait des journées entières,devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose luitombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n’était paselle qui se serait baissée pour le ramasser. Les côtes luipoussaient en long. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait àson aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque lesordures manquaient de la faire tomber. Les Lorilleux, maintenant,affectaient de se boucher le nez, en passant devant sachambre ; une vraie poison, disaient-ils. Eux, vivaient ensournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces misères quipiaulaient dans ce coin de la maison, s’enfermant pour ne pas avoirà prêter des pièces de vingt sous. Oh ! des bons cœurs, desvoisins joliment obligeants ! oui, c’était le chat ! Onn’avait qu’à frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ouune carafe d’eau, on était sûr de recevoir tout de suite la portesur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu’ils nes’occupaient jamais des autres, quand il était question de secourirleur prochain ; mais ils s’en occupaient du matin au soir, dèsqu’il s’agissait de mordre le monde à belles dents. Le verroupoussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le troude la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs filsd’or une seconde. La dégringolade de la Banban surtout les faisaitronronner la journée entière, comme des matous qu’on caresse.Quelle dèche, quel décatissage, mes amis ! Ils la guettaientaller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de painqu’elle rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours oùelle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l’épaisseurde la poussière, le nombre d’assiettes sales laissées en plan,chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Etses toilettes donc, des guenilles dégoûtantes qu’une chiffonnièren’aurait pas ramassées ! Dieu de Dieu ! il pleuvaitdrôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato quitortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutiquebleue. Voilà où menaient l’amour de la fripe, les lichades et lesgueuletons. Gervaise, qui se doutait de la façon dont ilsl’arrangeaient, ôtait ses souliers, collait son oreille contre leurporte ; mais la couverture l’empêchait d’entendre. Elle lessurprit seulement un jour en train de l’appeler « lagrand’tétasse », parce que sans doute son devant de giletétait un peu fort, malgré la mauvaise nourriture qui lui vidait lapeau. D’ailleurs, elle les avait quelque part ; ellecontinuait à leur parler, pour éviter les commentaires, n’attendantde ces salauds que des avanies, mais n’ayant même plus la force deleur répondre et de les lâcher là comme un paquet de sottises. Etpuis, zut ! elle demandait son plaisir, rester en tas, tournerses pouces, bouger quand il s’agissait de prendre du bon temps, pasdavantage.
Un samedi, Coupeau lui avait promis de la mener au Cirque. Voirdes dames galoper sur des chevaux et sauter dans des ronds depapier, voilà au moins qui valait la peine de se déranger. Coupeaujustement venait de faire une quinzaine, il pouvait se fendre dequarante sous ; et même ils devaient manger tous les deuxdehors, Nana ayant à veiller très tard ce soir-là chez son patronpour une commande pressée. Mais, à sept heures, pas deCoupeau ; à huit heures, toujours personne, Gervaise étaitfurieuse. Son soûlard fricassait pour sûr la quinzaine avec lescamarades, chez les marchands de vin du quartier. Elle avait lavéun bonnet, et s’escrimait, depuis le matin, sur les trous d’unevieille robe, voulant être présentable. Enfin, vers neuf heures,l’estomac vide, bleue de colère, elle se décida à descendre, pourchercher Coupeau dans les environs.
– C’est votre mari que vous demandez ? lui cria madameBoche, en l’apercevant la figure à l’envers. Il est chez le pèreColombe. Boche vient de prendre des cerises avec lui.
Elle dit merci. Elle fila raide sur le trottoir, en roulantl’idée de sauter aux yeux de Coupeau. Une petite pluie finetombait, ce qui rendait la promenade encore moins amusante. Mais,quand elle fut arrivée devant l’Assommoir, la peur de la danserelle-même, si elle taquinait son homme, la calma brusquement et larendit prudente. La boutique flambait, son gaz allumé, les glacesblanches comme des soleils, les fioles et les bocaux illuminant lesmurs de leurs verres de couleur. Elle resta là un instant, l’échinetendue, l’œil appliqué contre la vitre, entre deux bouteilles del’étalage, à guigner Coupeau, dans le fond de la salle ; ilétait assis avec des camarades, autour d’une petite table de zinc,tous vagues et bleuis par la fumée des pipes ; et, comme on neles entendait pas gueuler, ça faisait un drôle d’effet de les voirse démancher, le menton en avant, les yeux sortis de la figure.Était-il Dieu possible que des hommes pussent lâcher leurs femmeset leur chez eux pour s’enfermer ainsi dans un trou où ilsétouffaient ! La pluie lui dégouttait le long du cou ;elle se releva, elle s’en alla sur le boulevard extérieur,réfléchissant, n’osant pas entrer. Ah bien ! Coupeau l’auraitjoliment reçue, lui qui ne voulait pas être relancé ! Puis,vrai, ça ne lui semblait guère la place d’une femme honnête.Cependant, sous les arbres trempés, un léger frisson la prenait, etelle songeait, hésitante encore, qu’elle était pour sûr en train depincer quelque bonne maladie. Deux fois, elle retourna se planterdevant la vitre, son œil collé de nouveau, vexée de retrouver cessacrés pochards à couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup delumière de l’Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, oùla pluie mettait un frémissement de petits bouillons. Elle sesauvait, elle pataugeait là-dedans, dès que la porte s’ouvrait etretombait, avec le claquement de ses bandes de cuivre. Enfin, elles’appela trop bête, elle poussa la porte et marcha droit à la tablede Coupeau. Après tout, n’est-ce pas ? c’était son mariqu’elle venait demander ; et elle y était autorisée, puisqu’ilavait promis, ce soir-là, de la mener au Cirque. Tant pis !elle n’avait pas envie de fondre comme un pain de savon, sur letrottoir.
– Tiens ! c’est toi, la vieille ! cria lezingueur, qu’un ricanement étranglait. Ah ! elle est farce,par exemple !… Hein ? pas vrai, elle est farce !
Tous riaient, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif. Oui, ça leur semblait farce ; et ilsn’expliquaient pas pourquoi. Gervaise restait debout, un peuétourdie. Coupeau lui paraissant très gentil, elle se risqua àdire :
– Tu sais, nous allons là-bas. Faut nous cavaler. Nousarriverons encore à temps pour voir quelque chose.
– Je ne peux pas me lever, je suis collé, oh ! sansblague, reprit Coupeau qui rigolait toujours. Essaye, pour terenseigner ; tire-moi le bras, de toutes tes forces, nom deDieu ! plus fort que ça, ohé, hisse !… Tu vois, c’est ceroussin de père Colombe qui m’a vissé sur sa banquette.
Gervaise s’était prêtée à ce jeu ; et, quand elle lui lâchale bras, les camarades trouvèrent la blague si bonne, qu’ils sejetèrent les uns sur les autres, braillant et se frottant lesépaules comme des ânes qu’on étrille. Le zingueur avait la bouchefendue par un tel rire, qu’on lui voyait jusqu’au gosier.
– Fichue bête ! dit-il enfin, tu peux bien t’asseoirune minute. On est mieux là qu’à barboter dehors… Eh bien !oui, je ne suis pas rentré, j’ai eu des affaires. Quand tu feraston nez, ça n’avancera à rien… Reculez-vous donc, vous autres.
– Si madame voulait accepter mes genoux, ça serait plustendre, dit galamment Mes-Bottes.
Gervaise, pour ne pas se faire remarquer, prit une chaise ets’assit à trois pas de la table. Elle regarda ce que buvaient leshommes, du casse-gueule qui luisait pareil à de l’or, dans lesverres ; il y en avait une petite mare coulée sur la table, etBec-Salé, dit Boit-sans-Soif, tout en causant, trempait son doigt,écrivait un nom de femme : Eulalie, en grosseslettres. Elle trouva Bibi-la-Grillade joliment ravagé, plus maigrequ’un cent de clous. Mes-Bottes avait un nez qui fleurissait, unvrai dahlia bleu de Bourgogne. Ils étaient très sales tous lesquatre, avec leurs ordures de barbes raides et pisseuses comme desbalais à pot de chambre, étalant des guenilles de blouses,allongeant des pattes noires aux ongles en deuil. Mais, vrai, onpouvait encore se montrer dans leur société, car s’ilsgobelottaient depuis six heures, ils restaient tout de même commeil faut, juste à ce point où l’on charme ses puces. Gervaise en vitdeux autres devant le comptoir en train de se gargariser, si pafs,qu’ils se jetaient leur petit verre sous le menton, et imbibaientleur chemise, en croyant se rincer la dalle. Le gros père Colombe,qui allongeait ses bras énormes, les porte-respect de sonétablissement, versait tranquillement les tournées. Il faisait trèschaud, la fumée des pipes montait dans la clarté aveuglante du gaz,où elle roulait comme une poussière, noyant les consommateurs d’unebuée, lentement épaissie ; et, de ce nuage, un vacarmesortait, assourdissant et confus, des voix cassées, des chocs deverre, des jurons et des coups de poing semblables à desdétonations. Aussi Gervaise avait-elle pris sa figure en coin derue, car une pareille vue n’est pas drôle pour une femme, surtoutquand elle n’en a pas l’habitude ; elle étouffait, les yeuxbrûlés, la tête déjà alourdie par l’odeur d’alcool qui s’exhalaitde la salle entière. Puis, brusquement, elle eut la sensation d’unmalaise plus inquiétant derrière son dos. Elle se tourna, elleaperçut l’alambic, la machine à soûler, fonctionnant sous levitrage de l’étroite cour, avec la trépidation profonde de sacuisine d’enfer. Le soir, les cuivres étaient plus mornes, allumésseulement sur leur rondeur d’une large étoile rouge ; etl’ombre de l’appareil, contre la muraille du fond, dessinait desabominations, des figures avec des queues, des monstres ouvrantleurs mâchoires comme pour avaler le monde.
– Dis donc, Marie-bon-Bec, ne fais pas ta gueule !cria Coupeau. Tu sais, à Chaillot les rabat-joie !… Qu’est-ceque tu veux boire ?
– Rien, bien sûr, répondit la blanchisseuse. Je n’ai pasdîné, moi.
– Eh bien ! raison de plus ; ça soutient, unegoutte de quelque chose.
Mais, comme elle ne se déridait pas, Mes-Bottes se montra galantde nouveau.
– Madame doit aimer les douceurs, murmura-t-il.
– J’aime les hommes qui ne se soûlent pas, reprit-elle ense fâchant. Oui, j’aime qu’on rapporte sa paie et qu’on soit deparole, quand on a fait une promesse.
– Ah ! c’est ça qui te chiffonne ! dit lezingueur, sans cesser de ricaner. Tu veux ta part. Alors, grandecruche, pourquoi refuses-tu une consommation ?… Prends donc,c’est tout bénéfice.
Elle le regarda fixement, l’air sérieux, avec un pli qui luitraversait le front d’une raie noire. Et elle répondit d’une voixlente :
– Tiens ! tu as raison, c’est une bonne idée. Commeça, nous boirons la monnaie ensemble.
Bibi-la-Grillade se leva pour aller lui chercher un verred’anisette. Elle approcha sa chaise, elle s’attabla. Pendantqu’elle sirotait son anisette, elle eut tout d’un coup un souvenir,elle se rappela la prune qu’elle avait mangée avec Coupeau, jadis,près de la porte, lorsqu’il lui faisait la cour. En ce temps-là,elle laissait la sauce des fruits à l’eau-de-vie. Et, maintenant,voici qu’elle se remettait aux liqueurs. Oh ! elle seconnaissait, elle n’avait pas pour deux liards de volonté. Onn’aurait eu qu’à lui donner une chiquenaude sur les reins pourl’envoyer faire une culbute dans la boisson. Même ça lui semblaittrès bon, l’anisette, peut-être un peu trop doux, un peu écœurant.Et elle suçait son verre, en écoutant Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,raconter sa liaison avec la grosse Eulalie, celle qui vendait dupoisson dans la rue, une femme rudement maligne, une particulièrequi le flairait chez les marchands de vin, tout en poussant savoiture, le long des trottoirs ; les camarades avaient beaul’avertir et le cacher, elle le pinçait souvent, elle lui avaitmême, la veille, envoyé une limande par la figure, pour luiapprendre à manquer l’atelier. Par exemple, ça, c’était drôle.Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes, les côtes crevées de rire,appliquaient des claques sur les épaules de Gervaise, qui rigolaitenfin, comme chatouillée et malgré elle ; et ils luiconseillaient d’imiter la grosse Eulalie, d’apporter ses fers et derepasser les oreilles de Coupeau sur le zinc des mastroquets.
– Ah bien ! merci, cria Coupeau qui retourna le verred’anisette vidé par sa femme, tu nous pompes joliment ça !Voyez donc, la coterie, ça ne lanterne guère.
– Madame redouble ? demanda Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif.
Non, elle en avait assez. Elle hésitait pourtant. L’anisette luibarbouillait le cœur. Elle aurait plutôt pris quelque chose deraide pour se guérir l’estomac. Et elle jetait des regards obliquessur la machine à soûler, derrière elle. Cette sacrée marmite, rondecomme un ventre de chaudronnière grasse, avec son nez quis’allongeait et se tortillait, lui soufflait un frisson dans lesépaules, une peur mêlée d’un désir. Oui, on aurait dit la fressurede métal d’une grande gueuse, de quelque sorcière qui lâchaitgoutte à goutte le feu de ses entrailles. Une jolie source depoison, une opération qu’on aurait dû enterrer dans une cave, tantelle était effrontée et abominable ! Mais ça n’empêchait pas,elle aurait voulu mettre son nez là-dedans, renifler l’odeur,goûter à la cochonnerie, quand même sa langue brûlée aurait dû enpeler du coup comme une orange.
– Qu’est-ce que vous buvez donc là ? demanda-t-ellesournoisement aux hommes, l’œil allumé par la belle couleur d’or deleurs verres.
– Ça, ma vieille, répondit Coupeau, c’est le camphre dupapa Colombe… Fais pas la bête, n’est-ce pas ? On va t’y fairegoûter.
Et lorsqu’on lui eut apporté un verre de vitriol, et que samâchoire se contracta, à la première gorgée, le zingueur reprit, ense tapant sur les cuisses :
– Hein ! ça te rabote le sifflet !… Avale d’unelampée. Chaque tournée retire un écu de six francs de la poche dumédecin.
Au deuxième verre, Gervaise ne sentit plus la faim qui latourmentait. Maintenant, elle était raccommodée avec Coupeau, ellene lui en voulait plus de son manque de parole. Ils iraient auCirque une autre fois ; ce n’était pas si drôle, des faiseursde tours qui galopaient sur des chevaux. Il ne pleuvait pas chez lepère Colombe, et si la paie fondait dans le fil-en-quatre, on se lamettait sur le torse au moins, on la buvait limpide et luisantecomme du bel or liquide. Ah ! elle envoyait joliment flûter lemonde ! La vie ne lui offrait pas tant de plaisirs ;d’ailleurs, ça lui semblait une consolation d’être de moitié dansle nettoyage de la monnaie. Puisqu’elle était bien, pourquoi doncne serait-elle pas restée ? On pouvait tirer le canon, ellen’aimait plus bouger, quand elle avait fait son tas. Elle mijotaitdans une bonne chaleur, son corsage collé à son dos, envahie d’unbien-être qui lui engourdissait les membres. Elle rigolait touteseule, les coudes sur la table, les yeux perdus, très amusée pardeux clients, un gros mastoc et un nabot, à une table voisine, entrain de s’embrasser comme du pain, tant ils étaient gris. Oui,elle riait à l’Assommoir, à la pleine lune du père Colombe, unevraie vessie de saindoux, aux consommateurs fumant leurbrûle-gueule, criant et crachant, aux grandes flammes du gaz quiallumaient les glaces et les bouteilles de liqueur. L’odeur ne lagênait plus ; au contraire, elle avait des chatouilles dans lenez, elle trouvait que ça sentait bon ; ses paupières sefermaient un peu, tandis qu’elle respirait très court, sansétouffement, goûtant la jouissance du lent sommeil dont elle étaitprise. Puis, après son troisième petit verre, elle laissa tomberson menton sur ses mains, elle ne vit plus que Coupeau et lescamarades ; et elle demeura nez à nez avec eux, tout près, lesjoues chauffées par leur haleine, regardant leurs barbes sales,comme si elle en avait compté les poils. Ils étaient très soûls, àcette heure. Mes-Bottes bavait, la pipe aux dents, de l’air muet etgrave d’un bœuf assoupi. Bibi-la-Grillade racontait une histoire,la façon dont il vidait un litre d’un trait, en lui fichant un telbaiser à la régalade, qu’on lui voyait le derrière. Cependant,Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était allé chercher le tourniquet surle comptoir et jouait des consommations avec Coupeau.
– Deux cents !… T’es rupin, tu amènes les gros numérosà tous coups.
La plume du tourniquet grinçait, l’image de la Fortune, unegrande femme rouge, placée sous un verre, tournait et ne mettaitplus au milieu qu’une tache ronde, pareille à une tache de vin.
– Trois cent cinquante !… T’as donc marché dedans,bougre de lascar ! Ah ! zut ! je ne joueplus !
Et Gervaise s’intéressait au tourniquet. Elle soiffait àtirelarigot, et appelait Mes-Bottes « mon fiston ».Derrière elle, la machine à soûler fonctionnait toujours, avec sonmurmure de ruisseau souterrain ; et elle désespérait del’arrêter, de l’épuiser, prise contre elle d’une colère sombre,ayant des envies de sauter sur le grand alambic comme sur une bête,pour le taper à coups de talon et lui crever le ventre. Tout sebrouillait, elle voyait la machine remuer, elle se sentait prisepar ses pattes de cuivre, pendant que le ruisseau coulaitmaintenant au travers de son corps.
Puis, la salle dansa, avec les becs de gaz qui filaient commedes étoiles. Gervaise était poivre. Elle entendait une discussionfurieuse entre Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, et cet encloué de pèreColombe. En voilà un voleur de patron qui marquait à lafourchette ! On n’était pourtant pas à Bondy. Mais,brusquement, il y eut une bousculade, des hurlements, un vacarme detables renversées. C’était le père Colombe qui flanquait la sociétédehors, sans se gêner, en un tour de main. Devant la porte, onl’engueula, on l’appela fripouille. Il pleuvait toujours, un petitvent glacé soufflait. Gervaise perdit Coupeau, le retrouva et leperdit encore. Elle voulait rentrer, elle tâtait les boutiques pourreconnaître son chemin. Cette nuit soudaine l’étonnait beaucoup. Aucoin de la rue des Poissonniers, elle s’assit dans le ruisseau,elle se crut au lavoir. Toute l’eau qui coulait lui tournait latête et la rendait très malade. Enfin, elle arriva, elle fila raidedevant la porte des concierges, chez lesquels elle vit parfaitementles Lorilleux et les Poisson attablés, qui firent des grimaces dedégoût en l’apercevant dans ce bel état.
Jamais elle ne sut comment elle avait monté les six étages. Enhaut, au moment où elle prenait le corridor, la petite Lalie, quientendait son pas, accourut, les bras ouverts dans un geste decaresse, riant et disant :
– Madame Gervaise, papa n’est pas rentré, venez donc voirdormir mes enfants… Oh ! ils sont gentils !
Mais, en face du visage hébété de la blanchisseuse, elle reculaet trembla. Elle connaissait ce souffle d’eau-de-vie, ces yeuxpâles, cette bouche convulsée. Alors, Gervaise passa en trébuchant,sans dire un mot, pendant que la petite, debout sur le seuil de saporte, la suivait de son regard noir, muet et grave.
Nana grandissait, devenait garce. À quinze ans, elle avaitpoussé comme un veau, très blanche de chair, très grasse, si doduemême qu’on aurait dit une pelote. Oui, c’était ça, quinze ans,toutes ses dents et pas de corset. Une vraie frimousse de margot,trempée dans du lait, une peau veloutée de pêche, un nez drôle, unbec rose, des quinquets luisants auxquels les hommes avaient envied’allumer leur pipe. Son tas de cheveux blonds, couleur d’avoinefraîche, semblait lui avoir jeté de la poudre d’or sur les tempes,des taches de rousseur, qui lui mettaient là une couronne desoleil. Ah ! une jolie pépée, comme disaient les Lorilleux,une morveuse qu’on aurait encore dû moucher et dont les grossesépaules avaient les rondeurs pleines, l’odeur mûre d’une femmefaite.
Maintenant, Nana ne fourrait plus des boules de papier dans soncorsage. Des nichons lui étaient venus, une paire de nichons desatin blanc tout neufs. Et ça ne l’embarrassait guère, elle auraitvoulu en avoir plein les bras, elle rêvait des tétais de nounou,tant la jeunesse est gourmande et inconsidérée. Ce qui la rendaitsurtout friande, c’était une vilaine habitude qu’elle avait prisede sortir un petit bout de sa langue entre ses quenottes blanches.Sans doute, en se regardant dans les glaces, elle s’était trouvéegentille ainsi. Alors, tout le long de la journée, pour faire labelle, elle tirait la langue.
– Cache donc ta menteuse ! lui criait sa mère.
Et il fallait souvent que Coupeau s’en mêlât, tapant du poing,gueulant avec des jurons :
– Veux-tu bien rentrer ton chiffon rouge !
Nana se montrait très coquette. Elle ne se lavait pas toujoursles pieds, mais elle prenait ses bottines si étroites, qu’ellesouffrait le martyre dans la prison de Saint-Crépin ; et si onl’interrogeait, en la voyant devenir violette, elle répondaitqu’elle avait des coliques, pour ne pas confesser sa coquetterie.Quand le pain manquait à la maison, il lui était difficile de sepomponner. Alors, elle faisait des miracles, elle rapportait desrubans de l’atelier, elle s’arrangeait des toilettes, des robessales couvertes de nœuds et de bouffettes. L’été était la saison deses triomphes. Avec une robe de percale de six francs, elle passaittous ses dimanches, elle emplissait le quartier de la Goutte-d’Orde sa beauté blonde. Oui, on la connaissait des boulevardsextérieurs aux fortifications, et de la chaussée de Clignancourt àla grande rue de la Chapelle. On l’appelait « la petitepoule », parce qu’elle avait vraiment la chair tendre et l’airfrais d’une poulette.
Une robe surtout lui alla à la perfection. C’était une robeblanche à pois roses, très simple, sans garniture aucune. La jupe,un peu courte, dégageait ses pieds ; les manches, largementouvertes et tombantes, découvraient ses bras jusqu’auxcoudes ; l’encolure du corsage, qu’elle ouvrait en cœur avecdes épingles, dans un coin noir de l’escalier, pour éviter lescalottes du père Coupeau, montrait la neige de son cou et l’ombredorée de sa gorge. Et rien autre, rien qu’un ruban rose noué autourde ses cheveux blonds, un ruban dont les bouts s’envolaient sur sanuque. Elle avait là-dedans une fraîcheur de bouquet. Elle sentaitbon la jeunesse, le nu de l’enfant et de la femme.
Les dimanches furent pour elle, à cette époque, des journées derendez-vous avec la foule, avec tous les hommes qui passaient etqui la reluquaient. Elle les attendait la semaine entière,chatouillée de petits désirs, étouffant, prise d’un besoin de grandair, de promenade au soleil, dans la cohue du faubourg endimanché.Dès le matin, elle s’habillait, elle restait des heures en chemisedevant le morceau de glace accroché au-dessus de la commode ;et, comme toute la maison pouvait la voir par la fenêtre, sa mèrese fâchait, lui demandait si elle n’avait pas bientôt fini de sepromener en panais. Mais, elle, tranquille, se collait desaccroche-cœur sur le front avec de l’eau sucrée, recousait lesboutons de ses bottines ou faisait un point à sa robe, les jambesnues, la chemise glissée des épaules, dans le désordre de sescheveux ébouriffés. Ah ! elle était chouette, comme ça !disait le père Coupeau, qui ricanait et la blaguait ; unevraie Madeleine-la-Désolée ! Elle aurait pu servir de femmesauvage et se montrer pour deux sous. Il lui criait :« Cache donc ta viande, que je mange mon pain ! » Etelle était adorable, blanche et fine sous le débordement de satoison blonde, rageant si fort que sa peau en devenait rose,n’osant répondre à son père et cassant son fil entre ses dents,d’un coup sec et furieux, qui secouait d’un frisson sa nudité debelle fille.
Puis, aussitôt après le déjeuner, elle filait, elle descendaitdans la cour. La paix chaude du dimanche endormait la maison ;en bas, les ateliers étaient fermés ; les logements bâillaientpar leurs croisées ouvertes, montraient des tables déjà mises pourle soir, qui attendaient les ménages, en train de gagner del’appétit sur les fortifications ; une femme, au troisième,employait la journée à laver sa chambre, roulant son lit,bousculant ses meubles, chantant pendant des heures la mêmechanson, sur un ton doux et pleurard. Et, dans le repos desmétiers, au milieu de la cour vide et sonore, des parties devolants s’engageaient entre Nana, Pauline et d’autres grandesfilles. Elles étaient cinq ou six, poussées ensemble, quidevenaient les reines de la maison et se partageaient les œilladesdes messieurs. Quand un homme traversait la cour, des rires flûtésmontaient, les froufrous de leurs jupes amidonnées passaient commeun coup de vent. Au-dessus d’elles, l’air des jours de fêteflambait, brûlant et lourd, comme amolli de paresse et blanchi parla poussière des promenades.
Mais les parties de volants n’étaient qu’une frime pours’échapper. Brusquement, la maison tombait à un grand silence.Elles venaient de se glisser dans la rue et de gagner lesboulevards extérieurs. Alors, toutes les six, se tenant par lesbras, occupant la largeur des chaussées, s’en allaient, vêtues declair, avec leurs rubans noués autour de leurs cheveux nus. Lesyeux vifs, coulant de minces regards par le coin pincé despaupières, elles voyaient tout, elles renversaient le cou pourrire, en montrant le gras du menton. Dans les gros éclats degaieté, lorsqu’un bossu passait ou qu’une vieille femme attendaitson chien au coin des bornes, leur ligne se brisait, les unesrestaient en arrière, tandis que les autres les tiraientviolemment ; et elles balançaient les hanches, sepelotonnaient, se dégingandaient, histoire d’attrouper le monde etde faire craquer leur corsage sous leurs formes naissantes. La rueétait à elles ; elles y avaient grandi, en relevant leursjupes le long des boutiques ; elles s’y retroussaient encorejusqu’aux cuisses, pour rattacher leurs jarretières. Au milieu dela foule lente et blême, entre les arbres grêles des boulevards,leur débandade courait ainsi, de la barrière Rochechouart à labarrière Saint-Denis, bousculant les gens, coupant les groupes enzigzag, se retournant et lâchant des mots dans les fusées de leursrires. Et leurs robes envolées laissaient, derrière elles,l’insolence de leur jeunesse ; elles s’étalaient en plein air,sous la lumière crue, d’une grossièreté ordurière de voyous,désirables et tendres comme des vierges qui reviennent du bain, lanuque trempée.
Nana prenait le milieu, avec sa robe rose, qui s’allumait dansle soleil. Elle donnait le bras à Pauline, dont la robe, des fleursjaunes sur un fond blanc, flambait aussi, piquée de petitesflammes. Et comme elles étaient les plus grosses toutes les deux,les plus femmes et les plus effrontées, elles menaient la bande,elles se rengorgeaient sous les regards et les compliments. Lesautres, les gamines, faisaient des queues à droite et à gauche, entâchant de s’enfler pour être prises au sérieux. Nana et Paulineavaient dans le fond, des plans très compliqués de ruses coquettes.Si elles couraient à perdre haleine, c’était histoire de montrerleurs bas blancs et de faire flotter les rubans de leurs chignons.Puis, quand elles s’arrêtaient, en affectant de suffoquer, la gorgerenversée et palpitante, on pouvait chercher, il y avait bien sûrpar là une de leurs connaissances, quelque garçon duquartier ; et elles marchaient languissamment alors,chuchotant et riant entre elles, guettant, les yeux en dessous.Elles se cavalaient surtout pour ces rendez-vous du hasard, aumilieu des bousculades de la chaussée. De grands garçonsendimanchés, en veste et en chapeau rond, les retenaient un instantau bord du ruisseau, à rigoler et à vouloir leur pincer la taille.Des ouvriers de vingt ans, débraillés dans des blouses grises,causaient lentement avec elles, les bras croisés, leur soufflant aunez la fumée de leurs brûle-gueule. Ça ne tirait pas à conséquence,ces gamins avaient poussé en même temps qu’elles sur le pavé. Mais,dans le nombre, elles choisissaient déjà. Pauline rencontraittoujours un des fils de madame Gaudron, un menuisier de dix-septans, qui lui payait des pommes. Nana apercevait du bout d’uneavenue à l’autre Victor Fauconnier, le fils de la blanchisseuse,avec lequel elle s’embrassait dans les coins noirs. Et ça n’allaitpas plus loin ; elles avaient trop de vice pour faire unebêtise sans savoir. Seulement, on en disait de raides.
Puis, quand le soleil tombait, la grande joie de ces mâtinesétait de s’arrêter aux faiseurs de tours. Des escamoteurs, deshercules arrivaient, qui étalaient sur la terre de l’avenue untapis mangé d’usure. Alors, les badauds s’attroupaient, un cerclese formait, tandis que le saltimbanque, au milieu, jouait desmuscles dans son maillot fané. Nana et Pauline restaient des heuresdebout, au plus épais de la foule. Leurs belles robes fraîchess’écrasaient entre les paletots et les bourgerons sales. Leurs brasnus, leur cou nu, leurs cheveux nus, s’échauffaient sous leshaleines empestées, dans une odeur de vin et de sueur. Et ellesriaient, amusées, sans un dégoût, plus roses et comme sur leurfumier naturel. Autour d’elles, les gros mots partaient, desordures toutes crues, des réflexions d’hommes soûls. C’était leurlangue, elles savaient tout, elles se retournaient avec un sourire,tranquilles d’impudeur, gardant la pâleur délicate de leur peau desatin.
La seule chose qui les contrariait, était de rencontrer leurspères, surtout quand ils avaient bu. Elles veillaient ets’avertissaient.
– Dis donc, Nana, criait tout d’un coup Pauline, voilà lepère Coupeau !
– Ah bien ! il n’est pas poivre, non, c’est que jetousse ! disait Nana embêtée. Moi, je m’esbigne, voussavez ! Je n’ai pas envie qu’il secoue mes puces… Tiens !il a piqué une tête ! Dieu de Dieu, s’il pouvait se casser lagueule !
D’autres fois, lorsque Coupeau arrivait droit sur elle, sans luilaisser le temps de se sauver, elle s’accroupissait, ellemurmurait :
– Cachez-moi donc, vous autres !… Il me cherche, il apromis de m’enlever le ballon, s’il me pinçait encore à traîner mapeau.
Puis, lorsque l’ivrogne les avait dépassées, elle se relevait,et toutes le suivaient en pouffant de rire. Il la trouvera !il ne la trouvera pas ! C’était un vrai jeu de cache-cache. Unjour pourtant, Boche était venu chercher Pauline par les deuxoreilles, et Coupeau avait ramené Nana à coups de pied auderrière.
Le jour baissait, elles faisaient un dernier tour de balade,elles rentraient dans le crépuscule blafard, au milieu de la fouleéreintée. La poussière de l’air s’était épaissie, et pâlissait leciel lourd. Rue de la Goutte-d’Or, on aurait dit un coin deprovince, avec les commères sur les portes, des éclats de voixcoupant le silence tiède du quartier vide de voitures. Elless’arrêtaient un instant dans la cour, reprenaient les raquettes,tâchaient de faire croire qu’elles n’avaient pas bougé de là. Etelles remontaient chez elles, en arrangeant une histoire, dontelles ne se servaient souvent pas, lorsqu’elles trouvaient leursparents trop occupés à s’allonger des gifles, pour une soupe malsalée ou pas assez cuite.
Maintenant, Nana était ouvrière, elle gagnait quarante sous chezTitreville, la maison de la rue du Caire où elle avait fait sonapprentissage. Les Coupeau ne voulaient pas la changer, pourqu’elle restât sous la surveillance de madame Lerat, qui étaitpremière dans l’atelier depuis dix ans. Le matin, pendant que lamère regardait l’heure au coucou, la petite partait toute seule,l’air gentil, serrée aux épaules par sa vieille robe noire tropétroite et trop courte ; et madame Lerat était chargée deconstater l’heure de son arrivée, qu’elle disait ensuite àGervaise. On lui donnait vingt minutes pour aller de la rue de laGoutte-d’Or à la rue du Caire, ce qui était suffisant, car cestortillons de filles ont des jambes de cerf. Des fois, ellearrivait juste, mais si rouge, si essoufflée, qu’elle venait biensûr de dégringoler de la barrière en dix minutes, après avoir muséen chemin. Le plus souvent, elle avait sept minutes, huit minutesde retard ; et, jusqu’au soir, elle se montrait très câlinepour sa tante, avec des yeux suppliants, tâchant ainsi de latoucher et de l’empêcher de parler. Madame Lerat, qui comprenait lajeunesse, mentait aux Coupeau, mais en sermonnant Nana dans desbavardages interminables, où elle parlait de sa responsabilité etdes dangers qu’une jeune fille courait sur le pavé de Paris.Ah ! Dieu de Dieu ! la poursuivait-on assezelle-même ! Elle couvait sa nièce de ses yeux allumés decontinuelles préoccupations polissonnes, elle restait toutéchauffée à l’idée de garder et de mijoter l’innocence de ce pauvrepetit chat.
– Vois-tu, lui répétait-elle, il faut tout me dire. Je suistrop bonne pour toi, je n’aurais plus qu’à me jeter à la Seine,s’il t’arrivait un malheur… Entends-tu, mon petit chat, si deshommes te parlaient, il faudrait tout me répéter, tout, sansoublier un mot… Hein ? on ne t’a encore rien dit, tu me lejures ?
Nana riait alors d’un rire qui lui pinçait drôlement la bouche.Non, non, les hommes ne lui parlaient pas. Elle marchait trop vite.Puis, qu’est-ce qu’ils lui auraient dit ? elle n’avait rien àdémêler avec eux, peut-être ! Et elle expliquait ses retardsd’un air de niaise : elle s’était arrêtée pour regarder lesimages, ou bien elle avait accompagné Pauline qui savait deshistoires. On pouvait la suivre, si on ne la croyait pas ;elle ne quittait même jamais le trottoir de gauche ; et ellefilait joliment, elle devançait toutes les autres demoiselles,comme une voiture. Un jour, à la vérité, madame Lerat l’avaitsurprise, rue du Petit-Carreau, le nez en l’air, riant avec troisautres traînées de fleuristes, parce qu’un homme se faisait labarbe, à une fenêtre ; mais la petite s’était fâchée, enjurant qu’elle entrait justement chez le boulanger du coin acheterun pain d’un sou.
– Oh ! je veille, n’ayez pas peur, disait la grandeveuve aux Coupeau. Je vous réponds d’elle comme de moi-même. Si unsalaud voulait seulement la pincer, je me mettrais plutôt entravers.
L’atelier, chez Titreville, était une grande pièce à l’entresol,avec un large établi posé sur des tréteaux, occupant tout lemilieu. Le long des quatre murs vides, dont le papier d’un grispisseux montrait le plâtre par des éraflures, s’allongeaient desétagères encombrées de vieux cartons, de paquets, de modèles derebut, oubliés là sous une épaisse couche de poussière. Au plafond,le gaz avait passé comme un badigeon de suie. Les deux fenêtress’ouvraient si larges, que les ouvrières, sans quitter l’établi,voyaient défiler le monde sur le trottoir d’en face.
Madame Lerat, pour donner l’exemple, arrivait la première. Puis,la porte battait pendant un quart d’heure, tous les petitsbonnichons de fleuristes entraient à la débandade, suantes,décoiffées. Un matin de juillet, Nana se présenta la dernière, cequi d’ailleurs était assez dans ses habitudes.
– Ah bien ! dit-elle, ce ne sera pas malheureux quandj’aurai voiture !
Et, sans même ôter son chapeau, un caloquet noir qu’elleappelait sa casquette et qu’elle était lasse de retaper, elles’approcha de la fenêtre, se pencha à droite et à gauche, pour voirdans la rue.
– Qu’est-ce que tu regardes donc ? lui demanda madameLerat, méfiante. Est-ce que ton père t’a accompagnée ?
– Non, bien sûr, répondit Nana tranquillement. Je neregarde rien… Je regarde qu’il fait joliment chaud. Vrai, il y a dequoi vous donner du mal à vous faire courir ainsi.
La matinée fut d’une chaleur étouffante. Les ouvrières avaientbaissé les jalousies, entre lesquelles elles mouchardaient lemouvement de la rue ; et elles s’étaient enfin mises autravail, rangées des deux côtés de la table, dont madame Leratoccupait seule le haut bout. Elles étaient huit, ayant chacunedevant soi son pot à colle, sa pince, ses outils et sa pelote àgaufrer. Sur l’établi traînait un fouillis de fils de fer, debobines, d’ouate, de papier vert et de papier marron, de feuilleset de pétales, taillés dans de la soie, du satin ou du velours. Aumilieu, dans le goulot d’une grande carafe, une fleuriste avaitfourré un petit bouquet de deux sous, qui se fanait depuis laveille à son corsage.
– Ah ! vous ne savez pas, dit Léonie, une jolie brune,en se penchant sur sa pelote où elle gaufrait des pétales de rose,eh bien ! cette pauvre Caroline est joliment malheureuse avecce garçon qui venait l’attendre le soir.
Nana, en train de couper de minces bandes de papier vert,s’écria :
– Pardi ! un homme qui lui fait des queues tous lesjours !
L’atelier fut pris d’une gaieté sournoise, et madame Lerat dutse montrer sévère. Elle pinça le nez, en murmurant :
– Tu es propre, ma fille, tu as de jolis mots ! Jerapporterai ça à ton père, nous verrons si ça lui plaira.
Nana gonfla les joues, comme si elle retenait un grand rire. Ahbien ! son père ! il en disait d’autres ! MaisLéonie, tout d’un coup, souffla très bas et très vite :
– Eh ! méfiez-vous ! la patronne !
En effet, madame Titreville, une longue femme sèche, entrait.Elle se tenait d’ordinaire en bas, dans le magasin. Les ouvrièresla craignaient beaucoup, parce qu’elle ne plaisantait jamais. Ellefit lentement le tour de l’établi, au-dessus duquel maintenanttoutes les nuques restaient penchées, silencieuses et actives. Elletraita une ouvrière de sabot, l’obligea à recommencer unemarguerite. Puis, elle s’en alla de l’air raide dont elle étaitvenue.
– Houp ! houp ! répéta Nana, au milieu d’ungrognement général.
– Mesdemoiselles, vraiment, mesdemoiselles ! ditmadame Lerat qui voulut prendre un air de sévérité. Vous meforcerez à des mesures…
Mais on ne l’écoutait pas, on ne la craignait guère. Elle semontrait trop tolérante, chatouillée parmi ces petites qui avaientde la rigolade plein les yeux, les prenant à part pour leur tirerles vers du nez sur leurs amants, leur faisant même les cartes,lorsqu’un bout de l’établi était libre. Sa peau dure, sa carcassede gendarme tressautait d’une joie dansante de commère, dès qu’onétait sur le chapitre de la bagatelle. Elle se blessait seulementdes mots crus ; pourvu qu’on n’employât pas les mots crus, onpouvait tout dire.
Vrai ! Nana complétait à l’atelier une jolieéducation ! Oh ! elle avait des dispositions, bien sûr.Mais ça l’achevait, la fréquentation d’un tas de filles déjàéreintées de misère et de vice. On était là les unes sur lesautres, on se pourrissait ensemble ; juste l’histoire despaniers de pommes, quand il y a des pommes gâtées. Sans doute, onse tenait devant la société, on évitait de paraître trop rosse decaractère, trop dégoûtante d’expressions. Enfin, on posait pour lademoiselle comme il faut. Seulement, à l’oreille, dans les coins,les saletés marchaient bon train. On ne pouvait pas se trouver deuxensemble, sans tout de suite se tordre de rire, en disant descochonneries. Puis, on s’accompagnait le soir, c’était alors desconfidences, des histoires à faire dresser les cheveux, quiattardaient sur les trottoirs les deux gamines, allumées au milieudes coudoiements de la foule. Et il y avait encore, pour les fillesrestées sages comme Nana, un mauvais air à l’atelier, l’odeur debastringue et de nuits peu catholiques, apportée par les ouvrièrescoureuses, dans leurs chignons mal rattachés, dans leurs jupes sifripées qu’elles semblaient avoir couché avec. Les paresses mollesdes lendemains de noce, les yeux culottés, ce noir des yeux quemadame Lerat appelait honnêtement les coups de poing de l’amour,les déhanchements, les voix enrouées, soufflaient une perversionau-dessus de l’établi, parmi l’éclat et la fragilité des fleursartificielles. Nana reniflait, se grisait, lorsqu’elle sentait àcôté d’elle une fille qui avait déjà vu le loup. Longtemps elles’était mise auprès de la grande Lisa, qu’on disait grosse ;et elle coulait des regards luisants sur sa voisine, comme si elles’était attendue à la voir enfler et éclater tout d’un coup. Pourapprendre du nouveau, ça paraissait difficile. La gredine savaittout, avait tout appris sur le pavé de la rue de la Goutte-d’Or. Àl’atelier, simplement, elle voyait faire, il lui poussait peu à peul’envie et le toupet de faire à son tour.
– On étouffe, murmura-t-elle en s’approchant d’une fenêtrecomme pour baisser davantage la jalousie.
Mais elle se pencha, regarda de nouveau à droite et à gauche. Aumême instant, Léonie qui guettait un homme, arrêté sur le trottoird’en face, s’écria :
– Qu’est-ce qu’il fait là, ce vieux ? Il y a un quartd’heure qu’il espionne ici.
– Quelque matou, dit madame Lerat. Nana, veux-tu bien venirt’asseoir ! Je t’ai défendu de rester à la fenêtre.
Nana reprit les queues de violettes qu’elle roulait, et toutl’atelier s’occupa de l’homme. C’était un monsieur bien vêtu, enpaletot, d’une cinquantaine d’années ; il avait une faceblême, très sérieuse et très digne, avec un collier de barbe grise,correctement taillé. Pendant une heure, il resta devant la boutiqued’un herboriste, levant les yeux sur les jalousies de l’atelier.Les fleuristes poussaient des petits rires, qui s’étouffaient dansle bruit de la rue ; et elles se courbaient, très affairéesau-dessus de l’ouvrage, avec des coups d’œil, pour ne pas perdre devue le monsieur.
– Tiens ! fit remarquer Léonie, il a un lorgnon.Oh ! c’est un homme chic… Il attend Augustine, bien sûr.
Mais Augustine, une grande blonde laide, répondit aigrementqu’elle n’aimait pas les vieux. Et madame Lerat, hochant la tête,murmura avec son sourire pincé, plein de sous-entendu :
– Vous avez tort, ma chère ; les vieux sont plustendres.
À ce moment, la voisine de Léonie, une petite personne grasse,lui lâcha dans l’oreille une phrase ; et Léonie, brusquement,se renversa sur sa chaise, prise d’un accès de fou-rire, setordant, jetant des regards vers le monsieur et riant plus fort.Elle bégayait :
– C’est ça, oh ! c’est ça !… Ah ! cetteSophie, est-elle sale !
– Qu’est-ce qu’elle a dit ? qu’est-ce qu’elle adit ? demandait tout l’atelier brûlant de curiosité.
Léonie essuyait les larmes de ses yeux, sans répondre. Quandelle fut un peu calmée, elle se remit à gaufrer, endéclarant :
– Ça ne peut pas se répéter.
On insistait, elle refusait de la tête, reprise par des boufféesde gaieté. Alors Augustine, sa voisine de gauche, la supplia de lelui dire tout bas. Et Léonie, enfin, voulut bien le lui dire, leslèvres contre l’oreille. Augustine se renversa, se tordit à sontour. Puis, elle-même répéta la phrase, qui courut ainsi d’oreilleà oreille, au milieu des exclamations et des rires étouffés.Lorsque toutes connurent la saleté de Sophie, elles se regardèrent,elles éclatèrent ensemble, un peu rouges et confuses pourtant.Seule, madame Lerat ne savait pas. Elle était très vexée.
– C’est bien mal poli ce que vous faites là,mesdemoiselles, dit-elle. On ne se parle jamais tout bas, quand ily a du monde… Quelque indécence, n’est-ce pas ? Ah !c’est du propre !
Elle n’osa pourtant pas demander qu’on lui répétât la saleté deSophie, malgré son envie furieuse de la connaître. Mais, pendant uninstant, le nez baissé, faisant de la dignité, elle se régala de laconversation des ouvrières. Une d’elles ne pouvait lâcher un mot,le mot le plus innocent, à propos de son ouvrage par exemple, sansqu’aussitôt les autres n’y entendissent malice ; ellesdétournaient le mot de son sens, lui donnaient une significationcochonne, mettaient des allusions extraordinaires sous des parolessimples comme celles-ci : « Ma pince est fendue »,ou bien : « Qui est-ce qui a fouillé dans mon petitpot ? » Et elles rapportaient tout au monsieur quifaisait le pied de grue en face, c’était le monsieur qui arrivaitquand même au bout des allusions. Ah ! les oreilles devaientlui corner ! Elles finissaient par dire des choses très bêtes,tant elles voulaient être malignes. Mais ça ne les empêchait pas detrouver ce jeu-là bien amusant, excitées, les yeux fous, allant deplus fort en plus fort. Madame Lerat n’avait pas à se fâcher, on nedisait rien de cru. Elle-même les fit toutes se rouler, endemandant :
– Mademoiselle Lisa, mon feu est éteint, passez-moi levôtre.
– Ah ! le feu de madame Lerat qui est éteint !cria l’atelier.
Elle voulut commencer une explication.
– Quand vous aurez mon âge, mesdemoiselles…
Mais on ne l’écoutait pas, on parlait d’appeler le monsieur pourrallumer le feu de madame Lerat.
Dans cette bosse de rires, Nana rigolait, il fallait voir !Aucun mot à double entente ne lui échappait. Elle en lâchaitelle-même de raides, en les appuyant du menton, rengorgée etcrevant d’aise. Elle était dans le vice comme un poisson dansl’eau. Et elle roulait très bien ses queues de violettes, tout ense tortillant sur sa chaise. Oh ! un chic épatant, pas même letemps de rouler une cigarette. Rien que le geste de prendre unemince bande de papier vert, et, allez-y ! le papier filait etenveloppait le laiton ; puis, une goutte de gomme en haut pourcoller, c’était fait, c’était un brin de verdure frais et délicat,bon à mettre sur les appas des dames. Le chic était dans lesdoigts, dans ses doigts minces de gourgandine, qui semblaientdésossés, souples et câlins. Elle n’avait pu apprendre que ça dumétier. On lui donnait à faire toutes les queues de l’atelier, tantelle les faisait bien.
Cependant, le monsieur du trottoir d’en face s’en était allé.L’atelier se calmait, travaillait dans la grosse chaleur. Quandsonna midi, l’heure du déjeuner, toutes se secouèrent. Nana, quis’était précipitée vers la fenêtre, leur cria qu’elle allaitdescendre faire les commissions, si elles voulaient. Et Léonie luicommanda deux sous de crevettes, Augustine un cornet de pommes deterre frites, Lisa une botte de radis, Sophie une saucisse. Puis,comme elle descendait, madame Lerat qui trouvait drôle son amourpour la fenêtre, ce jour-là, dit en la rattrapant de ses grandesjambes :
– Attends donc, je vais avec toi, j’ai besoin de quelquechose.
Mais voilà que, dans l’allée, elle aperçut le monsieur plantécomme un cierge, en train de jouer de la prunelle avec Nana !La petite devint très rouge. Sa tante lui prit le bras d’unesecousse, la fit trotter sur le pavé, tandis que le particulieremboîtait le pas. Ah ! le matou venait pour Nana ! Ehbien ! c’était gentil, à quinze ans et demi, de traîner ainsides hommes à ses jupes ! Et madame Lerat, vivement, laquestionnait. Oh ! mon Dieu ! Nana ne savait pas :il la suivait depuis cinq jours seulement, elle ne pouvait plusmettre le nez dehors, sans le rencontrer dans ses jambes ;elle le croyait dans le commerce, oui, un fabricant de boutons enos. Madame Lerat fut très impressionnée. Elle se retourna, guignale monsieur du coin de l’œil.
– On voit bien qu’il a le sac, murmura-t-elle. Écoute, monpetit chat, il faudra tout me dire. Maintenant, tu n’as plus rien àcraindre.
En causant, elles couraient de boutique en boutique, chez lecharcutier, chez la fruitière, chez le rôtisseur. Et lescommissions, dans des papiers gras, s’empilaient sur leurs mains.Mais elles restaient aimables, se dandinant, jetant derrière ellesde légers rires et des œillades luisantes. Madame Lerat elle-mêmeprenait des grâces, faisait la jeune fille, à cause du fabricant deboutons qui les suivait toujours.
– Il est très distingué, déclara-t-elle en rentrant dansl’allée. S’il avait seulement des intentions honnêtes…
Puis, comme elles montaient l’escalier, elle parut brusquementse souvenir.
– À propos, dis-moi donc ce que ces demoiselles se sont dità l’oreille ; tu sais, la saleté de Sophie ?
Et Nana ne fit pas de façons. Seulement, elle prit madame Leratpar le cou, la força à redescendre deux marches, parce que, vrai,ça ne pouvait pas se répéter tout haut, même dans un escalier. Etelle souffla le mot. C’était si gros, que la tante se contenta dehocher la tête, en arrondissant les yeux et en tordant la bouche.Enfin, elle savait, ça ne la démangeait plus.
Les fleuristes déjeunaient sur leurs genoux, pour ne pas salirl’établi. Elles se dépêchaient d’avaler, ennuyées de manger,préférant employer l’heure du repas à regarder les gens quipassaient ou à se faire des confidences dans les coins. Ce jour-là,on tâcha de savoir où se cachait le monsieur de la matinée ;mais, décidément, il avait disparu. Madame Lerat et Nana sejetaient des coups d’œil, les lèvres cousues. Et il était déjà uneheure dix, les ouvrières ne paraissaient pas pressées de reprendreleurs pinces, lorsque Léonie, d’un bruit des lèvres, duprrrout ! dont les ouvriers peintres s’appellent, signalal’approche de la patronne. Aussitôt, toutes furent sur leurschaises, le nez dans l’ouvrage. Madame Titreville entra et fit letour, sévèrement.
À partir de ce jour, madame Lerat se régala de la premièrehistoire de sa nièce. Elle ne la lâchait plus, l’accompagnait matinet soir, en mettant en avant sa responsabilité. Ça ennuyait bien unpeu Nana ; mais ça la gonflait tout de même, d’être gardéecomme un trésor ; et les conversations quelles avaient dansles rues toutes les deux, avec le fabricant de boutons derrièreelles, l’échauffaient et lui donnaient plutôt l’envie de faire lesaut. Oh ! sa tante comprenait le sentiment ; même lefabricant de boutons, ce monsieur âgé déjà et si convenable,l’attendrissait, car enfin le sentiment chez les personnes mûres atoujours des racines plus profondes. Seulement, elle veillait. Oui,il lui passerait plutôt sur le corps avant d’arriver à la petite.Un soir, elle s’approcha du monsieur et lui envoya raide commeballe que ce qu’il faisait là n’était pas bien. Il la saluapoliment, sans répondre, en vieux rocantin habitué aux rebuffadesdes parents. Elle ne pouvait vraiment pas se fâcher, il avait detrop bonnes manières. Et c’étaient des conseils pratiques surl’amour, des allusions sur les salopiauds d’hommes, toutes sortesd’histoires de margots qui s’étaient bien repenties d’y avoirpassé, dont Nana sortait languissante, avec des yeux descélératesse dans son visage blanc.
Mais, un jour, rue du Faubourg-Poissonnière, le fabricant deboutons avait osé allonger son nez entre la nièce et la tante, pourmurmurer des choses qui n’étaient pas à dire. Et madame Lerat,effrayée, répétant qu’elle n’était même plus tranquille pour elle,lâcha tout le paquet à son frère. Alors, ce fut un autre train. Ily eut, chez les Coupeau, de jolis charivaris. D’abord, le zingueurflanqua une tripotée à Nana. Qu’est-ce qu’on lui apprenait ?cette gueuse-là donnait dans les vieux ! Ah bien !qu’elle se laissât surprendre à se faire relicher dehors, elleétait sûre de son affaire, il lui couperait le cou un peuvivement ! Avait-on jamais vu ! une morveuse qui semêlait de déshonorer la famille ! Et il la secouait, endisant, nom de Dieu ! qu’elle eût à marcher droit, car ceserait lui qui la surveillerait à l’avenir. Dès qu’elle rentrait,il la visitait, il la regardait bien en face, pour deviner si ellene rapportait pas une souris sur l’œil, un de ces petits baisersqui se fourrent là sans bruit. Il la flairait, la retournait. Unsoir, elle reçut encore une danse, parce qu’il lui avait trouvé unetache noire au cou. La mâtine osait dire que ce n’était pas unsuçon ! oui, elle appelait ça un bleu, tout simplement un bleuque Léonie lui avait fait en jouant. Il lui en donnerait des bleus,il l’empêcherait bien de rouscailler, lorsqu’il devrait lui casserles pattes. D’autres fois, quand il était de belle humeur, il semoquait d’elle, il la blaguait. Vrai ! un joli morceau pourles hommes, une soie tant elle était plate, et avec ça des salièresaux épaules, grandes à y fourrer le poing ! Nana, battue pourles vilaines choses qu’elle n’avait pas commises, traînée dans lacrudité des accusations abominables de son père, montrait lasoumission sournoise et furieuse des bêtes traquées.
– Laisse-la donc tranquille ! répétait Gervaise plusraisonnable. Tu finiras par lui en donner l’envie, à force de luien parler.
Ah ! oui, par exemple, l’envie lui en venait !C’est-à-dire que ça lui démangeait par tout le corps, de se cavaleret d’y passer, comme disait le père Coupeau. Il la faisait tropvivre dans cette idée-là, une fille honnête s’y serait allumée.Même, avec sa façon de gueuler, il lui apprit des choses qu’elle nesavait pas encore, ce qui était bien étonnant. Alors, peu à peu,elle prit de drôles de manières. Un matin, il l’aperçut quifouillait dans un papier, pour se coller quelque chose sur lafrimousse. C’était de la poudre de riz, dont elle emplâtrait par ungoût pervers le satin si délicat de sa peau. Il la barbouilla avecle papier, à lui écorcher la figure, en la traitant de fille demeunier. Une autre fois, elle rapporta des rubans rouges pourretaper sa casquette, ce vieux chapeau noir qui lui faisait tant dehonte. Et il lui demanda furieusement d’où venaient ces rubans.Hein ? c’était sur le dos qu’elle avait gagné ça ! Oubien elle les avait achetés à la foire d’empoigne ? Salope ouvoleuse, peut-être, déjà toutes les deux. À plusieurs reprises, illui vit ainsi dans les mains des objets gentils, une bague decornaline, une paire de manches avec une petite dentelle, un de cescœurs en doublé, des « Tâtez-y », que les filles semettent entre les deux nénais. Coupeau voulait tout piler ;mais elle défendait ses affaires avec rage, c’était à elle, desdames les lui avaient données, ou encore elle avait fait deséchanges à l’atelier. Par exemple, le cœur, elle l’avait trouvé rued’Aboukir. Lorsque son père écrasa son cœur d’un coup de talon,elle resta toute droite, blanche et crispée, tandis qu’une révolteintérieure la poussait à se jeter sur lui, pour lui arracherquelque chose. Depuis deux ans, elle rêvait d’avoir ce cœur, etvoilà qu’on le lui aplatissait ! Non, elle trouvait ça tropfort, ça finirait à la fin !
Cependant, Coupeau mettait plus de taquinerie que d’honnêtetédans la façon dont il entendait mener Nana au doigt et à l’œil.Souvent, il avait tort, et ses injustices exaspéraient la petite.Elle en vint à manquer l’atelier ; puis, quand le zingueur luiadministra sa roulée, elle se moqua de lui, elle répondit qu’ellene voulait plus retourner chez Titreville, parce qu’on la plaçaitprès d’Augustine, qui bien sûr devait avoir mangé ses pieds, tantelle trouillotait du goulot. Alors, Coupeau la conduisit lui-mêmerue du Caire, en priant la patronne de la coller toujours à côtéd’Augustine, par punition. Chaque matin, pendant quinze jours, ilprit la peine de descendre de la barrière Poissonnière pouraccompagner Nana jusqu’à la porte de l’atelier. Et il restait cinqminutes sur le trottoir, afin d’être certain qu’elle était entrée.Mais, un matin, comme il s’était arrêté avec un camarade chez unmarchand de vin de la rue Saint-Denis, il aperçut la mâtine, dixminutes plus tard, qui filait vite vers le bas de la rue, ensecouant son panier aux crottes. Depuis quinze jours, elle lefaisait poser, elle montait deux étages au lieu d’entrer chezTitreville, et s’asseyait sur une marche, en attendant qu’il fûtparti. Lorsque Coupeau voulut s’en prendre à madame Lerat, celle-cilui cria très vertement qu’elle n’acceptait pas la leçon ;elle avait dit à sa nièce tout ce qu’elle devait dire contre leshommes, ce n’était pas sa faute si la gamine gardait du goût pources salopiauds ; maintenant, elle s’en lavait les mains, ellejurait de ne plus se mêler de rien, parce qu’elle savait ce qu’ellesavait, des cancans dans la famille, oui, des personnes qui osaientl’accuser de se perdre avec Nana et de goûter un sale plaisir à luivoir exécuter sous ses yeux le grand écart. D’ailleurs, Coupeauapprit de la patronne que Nana était débauchée par une autreouvrière, ce petit chameau de Léonie, qui venait de lâcher lesfleurs pour faire la noce. Sans doute l’enfant, gourmande seulementde galette et de vacherie dans les rues, aurait encore pu se marieravec une couronne d’oranger sur la tête. Mais, fichtre ! ilfallait se presser joliment si l’on voulait la donner à un marisans rien de déchiré, propre et en bon état, complète enfin ainsique les demoiselles qui se respectent.
Dans la maison, rue de la Goutte-d’Or, on parlait du vieux deNana, comme d’un monsieur que tout le monde connaissait. Oh !il restait très poli, un peu timide même, mais entêté et patient endiable, la suivant à dix pas d’un air de toutou obéissant. Des foismême, il entrait jusque dans la cour. Madame Gaudron le rencontraun soir sur le palier du second, qui filait le long de la rampe, lenez baissé, allumé et peureux. Et les Lorilleux menaçaient dedéménager si leur chiffon de nièce amenait encore des hommes à sonderrière, car ça devenait dégoûtant, l’escalier en était plein, onne pouvait plus descendre, sans en voir à toutes les marches, entrain de renifler et d’attendre ; vrai, on aurait cru qu’il yavait une bête en folie, dans ce coin de la maison. Les Boches’apitoyaient sur le sort de ce pauvre monsieur, un homme sirespectable, qui se toquait d’une petite coureuse. Enfin !c’était un commerçant, ils avaient vu sa fabrique de boutonsboulevard de la Villette, il aurait pu faire un sort à une femme,s’il était tombé sur une fille honnête. Grâce aux détails donnéspar les concierges, tous les gens du quartier, les Lorilleuxeux-mêmes, montraient la plus grande considération pour le vieux,quand il passait sur les talons de Nana, la lèvre pendante dans saface blême, avec son collier de barbe grise, correctementtaillé.
Pendant le premier mois, Nana s’amusa joliment de son vieux. Ilfallait le voir, toujours en petoche autour d’elle. Un vraifouille-au-pot, qui tâtait sa jupe par-derrière, dans la foule,sans avoir l’air de rien. Et ses jambes ! des cotrets decharbonnier, de vraies allumettes ! Plus de mousse sur lecaillou, quatre cheveux frisant à plat dans le cou, si bien qu’elleétait toujours tentée de lui demander l’adresse du merlan qui luifaisait la raie. Ah ! quel vieux birbe ! il était rienfolichon !
Puis, à le retrouver sans cesse là, il ne lui parut plus sidrôle. Elle avait une peur sourde de lui, elle aurait crié s’ils’était approché. Souvent, lorsqu’elle s’arrêtait devant unbijoutier, elle l’entendait tout d’un coup qui lui bégayait deschoses dans le dos. Et c’était vrai ce qu’il disait, elle auraitbien voulu avoir une croix avec un velours au cou, ou encore depetites boucles d’oreilles de corail, si petites, qu’on croiraitdes gouttes de sang. Même, sans ambitionner des bijoux, elle nepouvait vraiment pas rester un guenillon, elle était lasse de seretaper avec la gratte des ateliers de la rue du Caire, elle avaitsurtout assez de sa casquette, ce caloquet sur lequel les fleurschipées chez Titreville faisaient un effet de gringuenaudes penduescomme des sonnettes au derrière d’un pauvre homme. Alors, trottantdans la boue, éclaboussée par les voitures, aveuglée par leresplendissement des étalages, elle avait des envies qui latortillaient à l’estomac, ainsi que des fringales, des enviesd’être bien mise, de manger dans les restaurants, d’aller auspectacle, d’avoir une chambre à elle avec de beaux meubles. Elles’arrêtait toute pâle de désir, elle sentait monter du pavé deParis une chaleur le long de ses cuisses, un appétit féroce demordre aux jouissances dont elle était bousculée, dans la grandecohue des trottoirs. Et, ça ne manquait jamais, justement à cesmoments-là, son vieux lui coulait à l’oreille des propositions.Ah ! comme elle lui aurait tapé dans la main, si elle n’avaitpas eu peur de lui, une révolte intérieure qui la raidissait dansses refus, furieuse et dégoûtée de l’inconnu de l’homme, malgrétout son vice.
Mais, lorsque l’hiver arriva, l’existence devint impossible chezles Coupeau. Chaque soir, Nana recevait sa raclée. Quand le pèreétait las de la battre, la mère lui envoyait des torgnoles, pourlui apprendre à bien se conduire. Et c’étaient souvent des dansesgénérales ; dès que l’un tapait, l’autre la défendait, si bienque tous les trois finissaient par se rouler sur le carreau, aumilieu de la vaisselle cassée. Avec ça, on ne mangeait point à safaim, on crevait de froid. Si la petite s’achetait quelque chose degentil, un nœud de ruban, des boutons de manchettes, les parents lelui confisquaient et allaient le laver. Elle n’avait rien à elleque sa rente de calottes avant de se fourrer dans le lambeau dedrap, où elle grelottait sous son petit jupon noir qu’elle étalaitpour toute couverture. Non, cette sacrée vie-là ne pouvait pascontinuer, elle ne voulait point y laisser sa peau. Son père,depuis longtemps, ne comptait plus ; quand un père se soûlecomme le sien se soûlait, ce n’est pas un père, c’est une sale bêtedont on voudrait bien être débarrassé. Et, maintenant, sa mèredégringolait à son tour dans son amitié. Elle buvait, elle aussi.Elle entrait par goût chercher son homme chez le père Colombe,histoire de se faire offrir des consommations ; et elles’attablait très bien, sans afficher des airs dégoûtés comme lapremière fois, sifflant les verres d’un trait, traînant ses coudespendant des heures et sortant de là avec les yeux hors de la tête.Lorsque Nana, en passant devant l’Assommoir, apercevait sa mère aufond, le nez dans la goutte, avachie au milieu des engueulades deshommes, elle était prise d’une colère bleue, parce que la jeunesse,qui a le bec tourné à une autre friandise, ne comprend pas laboisson. Ces soirs-là, elle avait un beau tableau, le papa pochard,la maman pocharde, un tonnerre de Dieu de cambuse où il n’y avaitpas de pain et qui empoisonnait la liqueur. Enfin, une sainte neserait pas restée là-dedans. Tant pis ! si elle prenait de lapoudre d’escampette un de ces jours ; ses parents pourraientbien faire leur mea culpa et dire qu’ils l’avaienteux-mêmes poussée dehors.
Un samedi, Nana trouva en rentrant son père et sa mère dans unétat abominable. Coupeau, tombé en travers du lit, ronflait.Gervaise, tassée sur une chaise, roulait la tête avec des yeuxvagues et inquiétants ouverts sur le vide. Elle avait oublié defaire chauffer le dîner, un restant de ragoût. Une chandelle,qu’elle ne mouchait pas, éclairait la misère honteuse dutaudis.
– C’est toi, chenillon ? bégaya Gervaise. Ahbien ! ton père va te ramasser !
Nana ne répondait pas, restait toute blanche, regardait le poêlefroid, la table sans assiettes, la pièce lugubre où cette paire desoûlards mettaient l’horreur blême de leur hébétement. Elle n’ôtapas son chapeau, fit le tour de la chambre ; puis, les dentsserrées, elle rouvrit la porte, elle s’en alla.
– Tu redescends ? demanda sa mère, sans pouvoirtourner la tête.
– Oui, j’ai oublié quelque chose. Je vais remonter…Bonsoir.
Et elle ne revint pas. Le lendemain, les Coupeau, dessoûlés, sebattirent, en se jetant l’un l’autre à la figure l’envolement deNana. Ah ! elle était loin, si elle courait toujours !Comme on dit aux enfants pour les moineaux, les parents pouvaientaller lui mettre un grain de sel au derrière, ils la rattraperaientpeut-être. Ce fut un grand coup qui écrasa encore Gervaise, carelle sentit très bien, malgré son avachissement, que la culbute desa petite, en train de se faire caramboler, l’enfonçait davantage,seule maintenant, n’ayant plus d’enfant à respecter, pouvant selâcher aussi bas qu’elle tomberait. Oui, ce chameau dénaturé luiemportait le dernier morceau de son honnêteté dans ses juponssales. Et elle se grisa trois jours, furieuse, les poings serrés,la bouche enflée de mots abominables contre sa garce de fille.Coupeau, après avoir roulé les boulevards extérieurs et regardésous le nez tous les torchons qui passaient, fumait de nouveau sapipe, tranquille comme Baptiste ; seulement, quand il était àtable, il se levait parfois, les bras en l’air, un couteau aupoing, en criant qu’il était déshonoré ; et il se rasseyaitpour finir sa soupe.
Dans la maison, où chaque mois des filles s’envolaient comme desserins dont on laisserait les cages ouvertes, l’accident desCoupeau n’étonna personne. Mais les Lorilleux triomphaient.Ah ! ils l’avaient prédit que la petite leur chierait dupoivre ! C’était mérité, toutes les fleuristes tournaient mal.Les Boche et les Poisson ricanaient également, en faisant unedépense et un étalage extraordinaire de vertu. Seul, Lantierdéfendait sournoisement Nana. Mon Dieu ! sans doute,déclarait-il de son air puritain, une demoiselle qui se cavalaitoffensait toutes les lois ; puis, il ajoutait, avec une flammedans le coin des yeux, que, sacredié ! la gamine était aussitrop jolie pour foutre la misère à son âge.
– Vous ne savez pas ? cria un jour madame Lorilleuxdans la loge des Boche, où la coterie prenait du café, ehbien ! vrai comme la lumière du jour nous éclaire, c’est laBanban qui a vendu sa fille… Oui, elle l’a vendue, et j’ai despreuves !… Ce vieux, qu’on rencontrait matin et soir dansl’escalier, il montait déjà donner des acomptes. Ça crevait lesyeux. Et, hier donc ! quelqu’un les a aperçus ensemble àl’Ambigu, la donzelle et son matou… Ma parole d’honneur ! ilssont ensemble, vous voyez bien !
On acheva le café, en discutant ça. Après tout, c’étaitpossible, il se passait des choses encore plus fortes. Et, dans lequartier, les gens les mieux posés finirent par répéter queGervaise avait vendu sa fille.
Gervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant dumonde. On l’aurait appelée voleuse, dans la rue, qu’elle ne seserait pas retournée. Depuis un mois, elle ne travaillait plus chezmadame Fauconnier, qui avait dû la flanquer à la porte, pour éviterdes disputes. En quelques semaines, elle était entrée chez huitblanchisseuses ; elle faisait deux ou trois jours dans chaqueatelier, puis elle recevait son paquet, tellement elle cochonnaitl’ouvrage, sans soin, malpropre, perdant la tête jusqu’à oublierson métier. Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter lerepassage, elle lavait à la journée, au lavoir de la rueNeuve ; patauger, se battre avec la crasse, redescendre dansce que le métier a de rude et de facile, ça marchait encore, çal’abaissait d’un cran sur la pente de sa dégringolade. Par exemple,le lavoir ne l’embellissait guère. Un vrai chien crotté, quand ellesortait de là-dedans, trempée, montrant sa chair bleuie. Avec ça,elle grossissait toujours, malgré ses danses devant le buffet vide,et sa jambe se tortillait si fort, qu’elle ne pouvait plus marcherprès de quelqu’un, sans manquer de le jeter par terre, tant elleboitait.
Naturellement, lorsqu’on se décatit à ce point, tout l’orgueilde la femme s’en va. Gervaise avait mis sous elle ses anciennesfiertés, ses coquetteries, ses besoins de sentiments, deconvenances et d’égards. On pouvait lui allonger des coups desoulier partout, devant et derrière, elle ne les sentait pas, elledevenait trop flasque et trop molle. Ainsi, Lantier l’avaitcomplètement lâchée ; il ne la pinçait même plus pour laforme ; et elle semblait ne s’être pas aperçue de cette find’une longue liaison, lentement traînée et dénouée dans unelassitude mutuelle. C’était, pour elle, une corvée de moins. Mêmeles rapports de Lantier et de Virginie la laissaient parfaitementcalme, tant elle avait une grosse indifférence pour toutes cesbêtises dont elle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenula chandelle, s’ils avaient voulu. Personne maintenant n’ignoraitla chose, le chapelier et l’épicière menaient un beau train. Çaleur était trop commode aussi, ce cornard de Poisson avait tous lesdeux jours un service de nuit, qui le faisait grelotter sur lestrottoirs déserts, pendant que sa femme et le voisin, à la maison,se tenaient les pieds chauds. Oh ! ils ne se pressaient pas,ils entendaient sonner lentement ses bottes, le long de laboutique, dans la rue noire et vide, sans pour cela hasarder leursnez hors de la couverture. Un sergent de ville ne connaît que sondevoir, n’est-ce pas ? et ils restaient tranquillementjusqu’au jour à lui endommager sa propriété, pendant que cet hommesévère veillait sur la propriété des autres. Tout le quartier de laGoutte-d’Or rigolait de cette bonne farce. On trouvait drôle lecocuage de l’autorité. D’ailleurs, Lantier avait conquis cecoin-là. La boutique et la boutiquière allaient ensemble. Il venaitde manger une blanchisseuse ; à présent, il croquait uneépicière ; et s’il s’établissait à la file des mercières, despapetières, des modistes, il était de mâchoires assez larges pourles avaler.
Non, jamais on n’a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre.Lantier avait joliment choisi son affaire en conseillant à Virginieun commerce de friandises. Il était trop provençal pour ne pasadorer les douceurs ; c’est-à-dire qu’il aurait vécu depastilles, de boules de gomme, de dragées et de chocolat. Lesdragées surtout, qu’il appelait des « amandes sucrées »,lui mettaient une petite mousse aux lèvres, tant elles luichatouillaient la gargamelle. Depuis un an, il ne vivait plus quede bonbons. Il ouvrait les tiroirs, se fichait des culottes toutseul, quand Virginie le priait de garder la boutique. Souvent, encausant, devant des cinq ou six personnes, il ôtait le couvercled’un bocal du comptoir, plongeait la main, croquait quelquechose ; le bocal restait ouvert et se vidait. On ne faisaitplus attention à ça, une manie, disait-il. Puis, il avait imaginéun rhume perpétuel, une irritation de la gorge, qu’il parlaitd’adoucir. Il ne travaillait toujours pas, avait en vue desaffaires de plus en plus considérables ; pour lors, ilmijotait une invention superbe, le chapeau-parapluie, un chapeauqui se transformait sur la tête en riflard, aux premières gouttesd’une averse ; et il promettait à Poisson une moitié desbénéfices, il lui empruntait même des pièces de vingt francs, pourles expériences. En attendant, la boutique fondait sur salangue ; toutes les marchandises y passaient, jusqu’auxcigares en chocolat et aux pipes de caramel rouge. Quand il crevaitde sucreries, et que, pris de tendresse, il se payait une dernièrelichade sur la patronne, dans un coin, celle-ci le trouvait toutsucré, les lèvres comme des pralines. Un homme joliment gentil àembrasser ! Positivement, il devenait tout miel. Les Bochedisaient qu’il lui suffisait de tremper son doigt dans son café,pour en faire un vrai sirop.
Lantier, attendri par ce dessert continu, se montrait paternelpour Gervaise. Il lui donnait des conseils, la grondait de ne plusaimer le travail. Que diable ! une femme, à son âge, devaitsavoir se retourner ! Et il l’accusait d’avoir toujours étégourmande. Mais, comme il faut tendre la main aux gens, mêmelorsqu’ils ne le méritent guère, il tâchait de lui trouver depetits travaux. Ainsi, il avait décidé Virginie à faire venirGervaise une fois par semaine pour laver la boutique et leschambres ; ça la connaissait, l’eau de potasse ; et,chaque fois, elle gagnait trente sous. Gervaise arrivait le samedimatin, avec un seau et sa brosse, sans paraître souffrir de revenirainsi faire une sale et humble besogne, la besogne des torchons devaisselle, dans ce logement où elle avait trôné en belle patronneblonde. C’était un dernier aplatissement, la fin de sonorgueil.
Un samedi, elle eut joliment du mal. Il avait plu trois jours,les pieds des pratiques semblaient avoir apporté dans le magasintoute la boue du quartier. Virginie était au comptoir, en train defaire la dame, bien peignée, avec un petit col et des manches dedentelle. À côté d’elle, sur l’étroite banquette de moleskinerouge, Lantier se prélassait, l’air chez lui, comme le vrai patronde la baraque ; et il envoyait négligemment la main dans unbocal de pastilles à la menthe, histoire de croquer du sucre, parhabitude.
– Dites donc, madame Coupeau ! cria Virginie quisuivait le travail de la laveuse, les lèvres pincées, vous laissezde la crasse, là-bas, dans ce coin. Frottez-moi donc un peu mieuxça !
Gervaise obéit. Elle retourna dans le coin, recommença à laver.Agenouillée par terre, au milieu de l’eau sale, elle se pliait endeux, les épaules saillantes, les bras violets et raidis. Son vieuxjupon trempé lui collait aux fesses. Elle faisait sur le parquet untas de quelque chose de pas propre, dépeignée, montrant par lestrous de sa camisole l’enflure de son corps, un débordement dechairs molles qui voyageaient, roulaient et sautaient, sous lesrudes secousses de sa besogne ; et elle suait tellement, que,de son visage inondé, pissaient de grosses gouttes.
– Plus on met de l’huile de coude, plus ça reluit, ditsentencieusement Lantier, la bouche pleine de pastilles.
Virginie, renversée avec un air de princesse, les yeuxdemi-clos, suivait toujours le lavage, lâchait des réflexions.
– Encore un peu à droite. Maintenant, faites bien attentionà la boiserie… Vous savez, je n’ai pas été très contente, samedidernier. Les taches étaient restées.
Et tous les deux, le chapelier et l’épicière, se carraientdavantage, comme sur un trône, tandis que Gervaise se traînait àleurs pieds, dans la boue noire. Virginie devait jouir, car sesyeux de chat s’éclairèrent un instant d’étincelles jaunes, et elleregarda Lantier avec un sourire mince. Enfin, ça la vengeait doncde l’ancienne fessée du lavoir, qu’elle avait toujours gardée surla conscience !
Cependant, un léger bruit de scie venait de la pièce du fond,lorsque Gervaise cessait de frotter. Par la porte ouverte, onapercevait, se détachant sur le jour blafard de la cour, le profilde Poisson, en congé ce jour-là, et profitant de son loisir pour selivrer à sa passion des petites boîtes. Il était assis devant unetable et découpait, avec un soin extraordinaire, des arabesquesdans l’acajou d’une caisse à cigares.
– Écoutez, Badingue ! cria Lantier, qui s’était remisà lui donner ce surnom, par amitié ; je retiens votre boîte,un cadeau pour une demoiselle.
Virginie le pinça, mais le chapelier galamment, sans cesser desourire, lui rendit le bien pour le mal, en faisant la souris lelong de son genou, sous le comptoir ; et il retira sa maind’une façon naturelle, lorsque le mari leva la tête, montrant sonimpériale et ses moustaches rouges, hérissées dans sa faceterreuse.
– Justement, dit le sergent de ville, je travaillais àvotre intention, Auguste. C’était un souvenir d’amitié.
– Ah ! fichtre alors, je garderai votre petitemachine ! reprit Lantier en riant. Vous savez, je me lamettrai au cou avec un ruban.
Puis, brusquement, comme si cette idée en éveillait uneautre :
– À propos ! s’écria-t-il, j’ai rencontré Nana, hiersoir.
Du coup, l’émotion de cette nouvelle assit Gervaise dans la mared’eau sale qui emplissait la boutique. Elle demeura suante,essoufflée, avec sa brosse à la main.
– Ah ! murmura-t-elle simplement.
– Oui, je descendais la rue des Martyrs, je regardais unepetite qui se tortillait au bras d’un vieux, devant moi, et je medisais : Voilà un troufignon que je connais… Alors, j’airedoublé le pas, je me suis trouvé nez à nez avec ma sacrée Nana…Allez, vous n’avez pas à la plaindre, elle est bien heureuse, unejolie robe de laine sur le dos, une croix d’or au cou, et l’airdrolichon avec ça !
– Ah ! répéta Gervaise d’une voix plus sourde.
Lantier, qui avait fini les pastilles, prit un sucre d’orge dansun autre bocal.
– Elle a un vice, cette enfant ! continua-t-il.Imaginez-vous qu’elle m’a fait signe de la suivre, avec un aplombbœuf. Puis, elle a remisé son vieux quelque part, dans un café…Oh ! épatant, le vieux ! vidé, le vieux !… Et elleest revenue me rejoindre sous une porte. Un vrai serpent !gentille, et faisant sa tata, et vous lichant comme un petitchien ! Oui, elle m’a embrassé, elle a voulu savoir desnouvelles de tout le monde… Enfin, j’ai été bien content de larencontrer.
– Ah ! dit une troisième fois Gervaise.
Elle se tassait, elle attendait toujours. Sa fille n’avait doncpas eu une parole pour elle ? Dans le silence, on entendait denouveau la scie de Poisson. Lantier, égayé, suçait rapidement sonsucre d’orge, avec un sifflement des lèvres.
– Eh bien ! moi, je puis la voir, je passerai del’autre côté de la rue, reprit Virginie, qui venait encore depincer le chapelier d’une main féroce. Oui, le rouge me monteraitau front, d’être saluée en public par une de ces filles… Ce n’estpas parce que vous êtes là, madame Coupeau, mais votre fille estune jolie pourriture. Poisson en ramasse tous les jours qui valentdavantage.
Gervaise ne disait rien, ne bougeait pas, les yeux fixes dans levide. Elle finit par hocher lentement la tête, comme pour répondreaux idées qu’elle gardait en elle, pendant que le chapelier, lamine friande, murmurait :
– De cette pourriture-là, on s’en ficherait volontiers desindigestions. C’est tendre comme du poulet…
Mais l’épicière le regardait d’un air si terrible, qu’il duts’interrompre et l’apaiser par une gentillesse. Il guetta lesergent de ville, l’aperçut le nez sur sa petite boîte, et profitade ça pour fourrer le sucre d’orge dans la bouche de Virginie.Alors, celle-ci eut un rire complaisant. Puis, elle tourna sacolère contre la laveuse.
– Dépêchez-vous un peu, n’est-ce pas ? Ça n’avanceguère la besogne, de rester là comme une borne… Voyons,remuez-vous, je n’ai pas envie de patauger dans l’eau jusqu’à cesoir.
Et elle ajouta plus bas, méchamment :
– Est-ce que c’est ma faute si sa fille fait lanoce !
Sans doute, Gervaise n’entendit pas. Elle s’était remise àfrotter le parquet, l’échine cassée, aplatie par terre et setraînant avec des mouvements engourdis de grenouille. De ses deuxmains, crispées sur le bois de la brosse, elle poussait devant elleun flot noir, dont les éclaboussures la mouchetaient de boue,jusque dans ses cheveux. Il n’y avait plus qu’à rincer, après avoirbalayé les eaux sales au ruisseau.
Cependant, au bout d’un silence, Lantier qui s’ennuyait haussala voix.
– Vous ne savez pas, Badingue, cria-t-il, j’ai vu votrepatron hier, rue de Rivoli. Il est diablement ravagé, il n’en a paspour six mois dans le corps… Ah ! dame ! avec la viequ’il fait !
Il parlait de l’empereur. Le sergent de ville répondit d’un tonsec, sans lever les yeux :
– Si vous étiez le gouvernement, vous ne seriez pas sigras.
– Oh ! mon bon, si j’étais le gouvernement, reprit lechapelier en affectant une brusque gravité, les choses iraient unpeu mieux, je vous en flanque mon billet… Ainsi, leur politiqueextérieure, vrai ! ça fait suer, depuis quelque temps. Moi,moi qui vous parle, si je connaissais seulement un journaliste,pour l’inspirer de mes idées…
Il s’animait, et comme il avait fini de croquer son sucred’orge, il venait d’ouvrir un tiroir, dans lequel il prenait desmorceaux de pâte de guimauve, qu’il gobait en gesticulant.
– C’est bien simple… Avant tout, je reconstituerais laPologne, et j’établirais un grand État scandinave, qui tiendrait enrespect le géant du Nord… Ensuite, je ferais une république de tousles petits royaumes allemands… Quant à l’Angleterre, elle n’estguère à craindre ; si elle bougeait, j’enverrais cent millehommes dans l’Inde… Ajoutez que je reconduirais, la crosse dans ledos, le Grand Turc à la Mecque, et le pape à Jérusalem… Hein ?l’Europe serait vite propre. Tenez ! Badingue, regardez unpeu…
Il s’interrompit pour prendre à poignée cinq ou six morceaux depâte de guimauve.
– Eh bien ! ce ne serait pas plus long que d’avalerça.
Et il jetait, dans sa bouche ouverte, les morceaux les uns aprèsles autres.
– L’empereur a un autre plan, dit le sergent de ville, aubout de deux grandes minutes de réflexion.
– Laissez donc ! reprit violemment le chapelier. On leconnaît, son plan ! L’Europe se fiche de nous… Tous les jours,les larbins des Tuileries ramassent votre patron sous la table,entre deux gadoues du grand monde.
Mais Poisson s’était levé. Il s’avança et mit la main sur soncœur, en disant :
– Vous me blessez, Auguste. Discutez sans faire depersonnalités.
Virginie alors intervint, en les priant de lui flanquer la paix.Elle avait l’Europe quelque part. Comment deux hommes quipartageaient tout le reste, pouvaient-ils s’attraper sans cesse àpropos de la politique ? Ils mâchèrent un instant de sourdesparoles. Puis, le sergent de ville, pour montrer qu’il n’avait pasde rancune, apporta le couvercle de sa petite boîte, qu’il venaitde terminer ; on lisait dessus, en lettres marquetées :À Auguste, souvenir d’amitié. Lantier, très flatté, serenversa, s’étala, si bien qu’il était presque sur Virginie. Et lemari regardait ça, avec son visage couleur de vieux mur, danslequel ses yeux troubles ne disaient rien ; mais les poilsrouges de ses moustaches remuaient tout seuls par moments, d’unedrôle de façon, ce qui aurait pu inquiéter un homme moins sûr deson affaire que le chapelier.
Cet animal de Lantier avait ce toupet tranquille qui plaît auxdames. Comme Poisson tournait le dos, il lui poussa l’idée farce deposer un baiser sur l’œil gauche de madame Poisson. D’ordinaire, ilmontrait une prudence sournoise ; mais, quand il s’étaitdisputé pour la politique, il risquait tout, histoire d’avoirraison sur la femme. Ces caresses goulues, chipées effrontémentderrière le sergent de ville, le vengeaient de l’Empire, quifaisait de la France une maison à gros numéro. Seulement, cettefois, il avait oublié la présence de Gervaise. Elle venait derincer et d’essuyer la boutique, elle se tenait debout près ducomptoir, à attendre qu’on lui donnât ses trente sous. Le baisersur l’œil la laissa très calme, comme une chose naturelle dont ellene devait pas se mêler. Virginie parut un peu embêtée. Elle jetales trente sous sur le comptoir, devant Gervaise. Celle-ci nebougea pas, ayant l’air d’attendre toujours, secouée encore par lelavage, mouillée et laide comme un chien qu’on tirerait d’unégout.
– Alors, elle ne vous a rien dit ? demanda-t-elleenfin au chapelier.
– Qui ça ? cria-t-il. Ah ! oui, Nana !… Maisnon, rien autre chose. La gueuse a une bouche ! un petit potde fraises !
Et Gervaise s’en alla avec ses trente sous dans la main. Sessavates éculées crachaient comme des pompes, de véritables souliersà musique, qui jouaient un air en laissant sur le trottoir lesempreintes mouillées de leurs larges semelles.
Dans le quartier, les soûlardes de son espèce racontaientmaintenant qu’elle buvait pour se consoler de la culbute de safille. Elle-même, quand elle sifflait son verre de rogome sur lecomptoir, prenait des airs de drame, se jetait ça dans le plomb ensouhaitant que ça la fît crever. Et, les jours où elle rentraitronde comme une bourrique, elle bégayait que c’était le chagrin.Mais les gens honnêtes haussaient les épaules ; on la connaîtcelle-là, de mettre les culottes de poivre d’Assommoir sur lecompte du chagrin ; en tout cas, ça devait s’appeler duchagrin en bouteille. Sans doute, au commencement, elle n’avait pasdigéré la fugue de Nana. Ce qui restait en elle d’honnêteté serévoltait ; puis, généralement, une mère n’aime pas se direque sa demoiselle, juste à la minute, se fait peut-être tutoyer parle premier venu. Mais elle était déjà trop abêtie, la tête maladeet le cœur écrasé, pour garder longtemps cette honte. Chez elle, çaentrait et ça sortait. Elle restait très bien des huit jours sanssonger à sa gourgandine ; et, brusquement, une tendresse ouune colère l’empoignait, des fois à jeun, des fois le sac plein, unbesoin furieux de pincer Nana dans un petit endroit, où ellel’aurait peut-être embrassée, peut-être rouée de coups, selon sonenvie du moment. Elle finissait par n’avoir plus une idée biennette de l’honnêteté. Seulement, Nana était à elle, n’est-cepas ? Eh bien ! lorsqu’on a une propriété, on ne veut pasla voir s’évaporer.
Alors, dès que ces pensées la prenaient, Gervaise regardait dansles rues avec des yeux de gendarme. Ah ! si elle avait aperçuson ordure, comme elle l’aurait raccompagnée à la maison ! Onbouleversait le quartier, cette année-là. On perçait le boulevardMagenta et le boulevard Ornano, qui emportaient l’ancienne barrièrePoissonnière et trouaient le boulevard extérieur. C’était à ne pluss’y reconnaître. Tout un côté de la rue des Poissonniers était parterre. Maintenant, de la rue de la Goutte-d’Or, on voyait uneimmense éclaircie, un coup de soleil et d’air libre ; et, à laplace des masures qui bouchaient la vue de ce côté, s’élevait, surle boulevard Ornano, un vrai monument, une maison à six étages,sculptée comme une église, dont les fenêtres claires, tendues derideaux brodés, sentaient la richesse. Cette maison-là, touteblanche, posée juste en face de la rue, semblait l’éclairer d’uneenfilade de lumière. Même, chaque jour, elle faisait disputerLantier et Poisson. Le chapelier ne tarissait pas sur lesdémolitions de Paris ; il accusait l’empereur de mettrepartout des palais, pour renvoyer les ouvriers en province ;et le sergent de ville, pâle d’une colère froide, répondait qu’aucontraire l’empereur songeait d’abord aux ouvriers, qu’il raseraitParis, s’il le fallait, dans le seul but de leur donner du travail.Gervaise, elle aussi, se montrait ennuyée de ces embellissements,qui lui dérangeaient le coin noir de faubourg auquel elle étaitaccoutumée. Son ennui venait de ce que, précisément, le quartiers’embellissait à l’heure où elle-même tournait à la ruine. Onn’aime pas, quand on est dans la crotte, recevoir un rayon en pleinsur la tête. Aussi, les jours où elle cherchait Nana, rageait-elled’enjamber des matériaux, de patauger le long des trottoirs enconstruction, de buter contre des palissades. La belle bâtisse duboulevard Ornano la mettait hors des gonds. Des bâtisses pareilles,c’était pour des catins comme Nana.
Cependant, elle avait eu plusieurs fois des nouvelles de lapetite. Il y a toujours de bonnes langues qui sont pressées de vousfaire un mauvais compliment. Oui, on lui avait conté que la petitevenait de planter là son vieux, un beau coup de fille sansexpérience. Elle était très bien chez ce vieux, dorlotée, adorée,libre même, si elle avait su s’y prendre. Mais la jeunesse estbête, elle devait s’en être allée avec quelque godelureau, on nesavait pas bien au juste. Ce qui semblait certain, c’était qu’uneaprès-midi, sur la place de la Bastille, elle avait demandé à sonvieux trois sous pour un petit besoin, et que le vieux l’attendaitencore. Dans les meilleures compagnies, on appelle ça pisser àl’anglaise. D’autres personnes juraient l’avoir aperçue depuis,pinçant un chahut au Grand Salon de la folie, rue de laChapelle. Et ce fut alors que Gervaise s’imagina de fréquenter lesbastringues du quartier. Elle ne passa plus devant la porte d’unbal sans entrer. Coupeau l’accompagnait. D’abord, ils firentsimplement le tour des salles, en dévisageant les traînées qui setrémoussaient. Puis, un soir, ayant de la monnaie, ilss’attablèrent et burent un saladier de vin à la française, histoirede se rafraîchir et d’attendre voir si Nana ne viendrait pas. Aubout d’un mois, ils avaient oublié Nana, ils se payaient lebastringue pour leur plaisir, aimant regarder les danses. Pendantdes heures, sans rien se dire, ils restaient le coude sur la table,hébétés au milieu du tremblement du plancher, s’amusant sans douteau fond à suivre de leurs yeux pâles les roulures de barrière, dansl’étouffement et la clarté rouge de la salle.
Justement, un soir de novembre, ils étaient entrés au GrandSalon de la folie pour se réchauffer. Dehors, un petitfrisquet coupait en deux la figure des passants. Mais la salleétait bondée. Il y avait là-dedans un grouillement du tonnerre deDieu, du monde à toutes les tables, du monde au milieu, du monde enl’air, un vrai tas de charcuterie ; oui, ceux qui aimaient lestripes à la mode de Caen, pouvaient se régaler. Quand ils eurentfait deux fois le tour sans trouver une table, ils prirent le partide rester debout, à attendre qu’une société eût débarrassé leplancher. Coupeau se dandinait sur ses pieds, en blouse sale, envieille casquette de drap sans visière, aplatie au sommet du crâne.Et, comme il barrait le passage, il vit un petit jeune homme maigrequi essuyait la manche de son paletot, après lui avoir donné uncoup de coude.
– Dites donc ! cria-t-il, furieux, en retirant sonbrûle-gueule de sa bouche noire, vous ne pourriez pas demanderexcuse ?… Et ça fait le dégoûté encore, parce qu’on porte uneblouse !
Le jeune homme s’était retourné, toisant le zingueur, quicontinuait :
– Apprends un peu, bougre de greluchon, que la blouse estle plus beau vêtement, oui ! le vêtement du travail !… Jevas t’essuyer, moi, si tu veux, avec une paire de claques… A-t-onjamais vu des tantes pareilles qui insultent l’ouvrier !
Gervaise tâchait vainement de le calmer. Il s’étalait dans sesguenilles, il tapait sur sa blouse, en gueulant :
– Là-dedans, il y a la poitrine d’un homme !
Alors, le jeune homme se perdit au milieu de la foule, enmurmurant :
– En voilà un sale voyou !
Coupeau voulut le rattraper. Plus souvent qu’il se laissâtmécaniser par un paletot ! Il n’était seulement pas payé,celui-là ! Quelque pelure d’occasion pour lever une femme sanslâcher un centime. S’il le retrouvait, il le collait à genoux etlui faisait saluer la blouse. Mais l’étouffement était trop grand,on ne pouvait pas marcher. Gervaise et lui tournaient avec lenteurautour des danses ; un triple rang de curieux s’écrasaient,les faces allumées, lorsqu’un homme s’étalait ou qu’une damemontrait tout en levant la jambe ; et, comme ils étaientpetits l’un et l’autre, ils se haussaient sur les pieds, pour voirquelque chose, les chignons et les chapeaux qui sautaient.L’orchestre, de ses instruments de cuivre fêlés, jouaitfurieusement un quadrille, une tempête dont la salletremblait ; tandis que les danseurs, tapant des pieds,soulevaient une poussière qui alourdissait le flamboiement du gaz.La chaleur était à crever.
– Regarde donc ! dit tout d’un coup Gervaise.
– Quoi donc ?
– Ce caloquet de velours, là-bas.
Ils se grandirent. C’était, à gauche, un vieux chapeau develours noir, avec deux plumes déguenillées qui sebalançaient ; un vrai plumet de corbillard. Mais ilsn’apercevaient toujours que ce chapeau, dansant un chahut de tousles diables, cabriolant, tourbillonnant, plongeant et jaillissant.Ils le perdaient parmi la débandade enragée des têtes, et ils leretrouvaient, se balançant au-dessus des autres, d’une effronteriesi drôle, que les gens, autour d’eux, rigolaient, rien qu’àregarder ce chapeau danser, sans savoir ce qu’il y avaitdessous.
– Eh bien ? demanda Coupeau.
– Tu ne reconnais pas ce chignon-là ? murmuraGervaise, étranglée. Ma tête à couper que c’est elle !
Le zingueur, d’une poussée, écarta la foule. Nom de Dieu !oui, c’était Nana ! Et dans une jolie toilette encore !Elle n’avait plus sur le derrière qu’une vieille robe de soie,toute poissée d’avoir essuyé les tables des caboulots, et dont lesvolants arrachés dégobillaient de partout. Avec ça, en taille, sansun bout de châle sur les épaules, montrant son corsage nu auxboutonnières craquées. Dire que cette gueuse-là avait eu un vieuxrempli d’attentions, et qu’elle en était tombée à ce point, poursuivre quelque marlou qui devait la battre ! N’importe, ellerestait joliment fraîche et friande, ébouriffée comme un caniche,et le bec rose sous son grand coquin de chapeau.
– Attends, je vas te la faire danser ! repritCoupeau.
Nana ne se méfiait pas, naturellement. Elle se tortillait,fallait voir ! Et des coups de derrière à gauche, et des coupsde derrière à droite, des révérences qui la cassaient en deux, desbattements de pieds jetés dans la figure de son cavalier, comme sielle allait se fendre ! On faisait cercle, onl’applaudissait ; et, lancée, elle ramassait ses jupes, lesretroussait jusqu’aux genoux, toute secouée par le branle duchahut, fouettée et tournant pareille à une toupie, s’abattant surle plancher dans de grands écarts qui l’aplatissaient, puisreprenant une petite danse modeste, avec un roulement de hanches etde gorge d’un chic épatant. C’était à l’emporter dans un coin pourla manger de caresses.
Cependant, Coupeau, tombant en plein dans la pastourelle,dérangeait la figure et recevait des bourrades.
– Je vous dis que c’est ma fille ! cria-t-il.Laissez-moi passer !
Nana, précisément, s’en allait à reculons, balayant le parquetavec ses plumes, arrondissant son postérieur et lui donnant depetites secousses, pour que ce fût plus gentil. Elle reçut unmaître coup de soulier, juste au bon endroit, se releva et devinttoute pâle en reconnaissant son père et sa mère. Pas de chance, parexemple !
– À la porte ! hurlaient les danseurs.
Mais Coupeau, qui venait de retrouver dans le cavalier de safille le jeune homme maigre au paletot, se fichait pas mal dumonde.
– Oui, c’est nous ! gueulait-il. Hein ! tu net’attendais pas… Ah ! c’est ici qu’on te pince, et avec unblanc-bec qui m’a manqué de respect tout à l’heure !
Gervaise, les dents serrées, le poussa, en disant :
– Tais-toi !… Il n’y a pas besoin de tantd’explications.
Et, s’avançant, elle flanqua à Nana deux gifles soignées. Lapremière mit de côté le chapeau à plumes, la seconde resta marquéeen rouge sur la joue blanche comme un linge. Nana, stupide, lesreçut sans pleurer, sans se rebiffer. L’orchestre continuait, lafoule se fâchait et répétait violemment :
– À la porte ! à la porte !
– Allons, file ! reprit Gervaise ; marchedevant ! et ne t’avise pas de te sauver, ou je te fais coucheren prison !
Le petit jeune homme avait prudemment disparu. Alors, Nanamarcha devant, très raide, encore dans la stupeur de sa mauvaisechance. Quand elle faisait mine de rechigner, une calotte parderrière la remettait dans le chemin de la porte. Et ils sortirentainsi tous les trois, au milieu des plaisanteries et des huées dela salle, tandis que l’orchestre achevait la pastourelle, avec untel tonnerre que les trombones semblaient cracher des boulets.
La vie recommença. Nana, après avoir dormi douze heures dans sonancien cabinet, se montra très gentille pendant une semaine. Elles’était rafistolé une petite robe modeste, elle portait un bonnetdont elle nouait les brides sous son chignon. Même, prise d’un beaufeu, elle déclara qu’elle voulait travailler chez elle ; ongagnait ce qu’on voulait chez soi, puis on n’entendait pas lessaletés de l’atelier ; et elle chercha de l’ouvrage, elles’installa sur une table avec ses outils, se levant à cinq heures,les premiers jours, pour rouler ses queues de violettes. Mais,quand elle en eut livré quelques grosses, elle s’étira les brasdevant la besogne, les mains tordues de crampes, ayant perdul’habitude des queues et suffoquant de rester enfermée, elle quis’était donné un si joli courant d’air de six mois. Alors, le pot àcolle sécha, les pétales et le papier vert attrapèrent des tachesde graisse, le patron vint trois fois lui-même faire des scènes enréclamant ses fournitures perdues. Nana se traînait, empochaittoujours des tatouilles de son père, s’empoignait avec sa mèrematin et soir, des querelles où les deux femmes se jetaient à latête des abominations. Ça ne pouvait pas durer ; le douzièmejour, la garce fila, emportant pour tout bagage sa robe modeste àson derrière et son bonnichon sur l’oreille. Les Lorilleux, que leretour et le repentir de la petite laissaient pincés, faillirents’étaler les quatre fers en l’air, tant ils crevèrent de rire.Deuxième représentation, éclipse second numéro, les demoisellespour Saint-Lazare, en voiture ! Non, c’était trop comique.Nana avait un chic pour se tirer les pattes ! Ah bien !si les Coupeau voulaient la garder maintenant, ils n’avaient plusqu’à lui coudre son affaire et à la mettre en cage !
Les Coupeau, devant le monde, affectèrent d’être biendébarrassés. Au fond, ils rageaient. Mais la rage n’a toujoursqu’un temps. Bientôt, ils apprirent, sans même cligner un œil, queNana roulait le quartier. Gervaise, qui l’accusait de faire ça pourles déshonorer, se mettait au-dessus des potins ; elle pouvaitrencontrer sa donzelle dans la rue, elle ne se salirait seulementpas la main à lui envoyer une baffe ; oui, c’était bien fini,elle l’aurait trouvée en train de crever par terre, la peau nue surle pavé, qu’elle serait passée sans dire que ce chameau venait deses entrailles. Nana allumait tous les bals des environs. On laconnaissait de la Reine-Blanche au Grand Salon de lafolie. Quand elle entrait à l’Élysée-Montmartre, onmontait sur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle,l’écrevisse qui renifle. Comme on l’avait flanquée deux foisdehors, au Château-Rouge, elle rôdait seulement devant laporte, en attendant des personnes de sa connaissance. LaBoule-Noire, sur le boulevard, et le Grand-Turc,rue des Poissonniers, étaient des salles comme il faut où elleallait lorsqu’elle avait du linge. Mais, de tous les bastringues duquartier, elle préférait encore le Bal de l’Ermitage, dansune cour humide, et le Bal Robert, impasse du Cadran, deuxinfectes petites salles éclairées par une demi-douzaine dequinquets, tenues à la papa, tous contents et tous libres, si bienqu’on laissait les cavaliers et leurs dames s’embrasser au fond,sans les déranger. Et Nana avait des hauts et des bas, de vraiscoups de baguette, tantôt nippée comme une femme chic, tantôtbalayant la crotte comme une souillon. Ah ! elle menait unebelle vie !
Plusieurs fois, les Coupeau crurent apercevoir leur fille dansdes endroits pas propres. Ils tournaient le dos, ils décampaientd’un autre côté, pour ne pas être obligés de la reconnaître. Ilsn’étaient plus d’humeur à se faire blaguer par toute une salle,pour ramener chez eux une voirie pareille. Mais, un soir, vers dixheures, comme ils se couchaient, on donna des coups de poing dansla porte. C’était Nana qui, tranquillement, venait demander àcoucher ; et dans quel état, bon Dieu ! nu-tête, une robeen loques, des bottines éculées, une toilette à se faire ramasseret conduire au Dépôt. Elle reçut une rossée, naturellement ;puis, elle tomba goulûment sur un morceau de pain dur, ets’endormit, éreintée, avec une dernière bouchée aux dents. Alors,ce train-train continua. Quand la petite se sentait un peurequinquée, elle s’évaporait un matin. Ni vu ni connu l’oiseauétait parti. Et des semaines, des mois s’écoulaient, elle semblaitperdue, lorsqu’elle reparaissait tout d’un coup, sans jamais dired’où elle arrivait, des fois sale à ne pas être prise avec despincettes, et égratignée du haut en bas du corps, d’autres foisbien mise, mais si molle et vidée par la noce, qu’elle ne tenaitplus debout. Les parents avaient dû s’accoutumer. Les roulées n’yfaisaient rien. Ils la trépignaient, ce qui ne l’empêchait pas deprendre leur chez eux comme une auberge, où l’on couchait à lasemaine. Elle savait qu’elle payait son lit d’une danse ; ellese tâtait et venait recevoir la danse, s’il y avait bénéfice pourelle. D’ailleurs, on se lasse de taper. Les Coupeau finissaient paraccepter les bordées de Nana. Elle rentrait, ne rentrait pas,pourvu qu’elle ne laissât pas la porte ouverte, ça suffisait. MonDieu ! l’habitude use l’honnêteté comme autre chose.
Une seule chose mettait Gervaise hors d’elle. C’était lorsque safille reparaissait avec des robes à queue et des chapeaux couvertsde plumes. Non, ce luxe-là, elle ne pouvait pas l’avaler. Que Nanafît la noce, si elle voulait ; mais, quand elle venait chez samère, qu’elle s’habillât au moins comme une ouvrière doit êtrehabillée. Les robes à queue faisaient une révolution dans lamaison : les Lorilleux ricanaient ; Lantier, toutémoustillé, tournait autour de la petite, pour renifler sa bonneodeur ; les Boche avaient défendu à Pauline de fréquentercette rouchie, avec ses oripeaux. Et Gervaise se fâchait égalementdes sommeils écrasés de Nana, lorsque, après une de ses fugues,elle dormait jusqu’à midi, dépoitraillée, le chignon défait etplein encore d’épingles à cheveux, si blanche, respirant si court,qu’elle semblait morte. Elle la secouait des cinq ou six fois dansla matinée, en la menaçant de lui flanquer sur le ventre une potéed’eau. Cette belle fille fainéante, à moitié nue, toute grasse device l’exaspérait en cuvant ainsi l’amour dont sa chair semblaitgonflée, sans pouvoir même se réveiller. Nana ouvrait un œil, lerefermait, s’étalait davantage.
Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment, et luidemandait si elle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrercassée à ce point, exécuta enfin sa menace en lui secouant sa mainmouillée sur le corps. La petite, furieuse, se roula dans le drap,en criant :
– En voilà assez, n’est-ce pas ? maman ! Necausons pas des hommes, ça vaudra mieux. Tu as fait ce que tu asvoulu, je fais ce que je veux.
– Comment ? comment ? bégaya la mère.
– Oui, je ne t’en ai jamais parlé, parce que ça ne meregardait pas ; mais tu ne te gênais guère, je t’ai vue assezsouvent te promener en chemise, en bas, quand papa ronflait… Ça nete plaît plus maintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi lapaix, fallait pas me donner l’exemple !
Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sanssavoir ce qu’elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur la gorge,serrant son oreiller entre ses bras, retombait dansl’engourdissement de son sommeil de plomb.
Coupeau grognait, n’ayant même plus l’idée d’allonger desclaques. Il perdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n’yavait pas à le traiter de père sans moralité, car la boisson luiôtait toute conscience du bien et du mal.
Maintenant, c’était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois,puis il tombait et entrait à Sainte-Anne ; une partie decampagne pour lui. Les Lorilleux disaient que monsieur le duc deTord-Boyaux se rendait dans ses propriétés. Au bout de quelquessemaines, il sortait de l’asile, réparé, recloué, et recommençait àse démolir, jusqu’au jour où, de nouveau sur le flanc, il avaitencore besoin d’un raccommodage. En trois ans, il entra ainsi septfois à Sainte-Anne. Le quartier racontait qu’on lui gardait sacellule. Mais le vilain de l’histoire était que cet entêté soûlardse cassait davantage chaque fois, si bien que, de rechute enrechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, le derniercraquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les unsaprès les autres.
Avec ça, il oubliait d’embellir ; un revenant àregarder ! Le poison le travaillait rudement. Son corps imbibéd’alcool se ratatinait comme les fœtus qui sont dans des bocaux,chez les pharmaciens. Quand il se mettait devant une fenêtre, onapercevait le jour au travers de ses côtes, tant il était maigre.Les joues creuses, les yeux dégoûtant, pleurant assez de cire pourfournir une cathédrale, il ne gardait que sa truffe de fleurie,belle et rouge, pareille à un œillet au milieu de sa trognedévastée. Ceux qui savaient son âge, quarante ans sonnés, avaientun petit frisson, lorsqu’il passait, courbé, vacillant, vieux commeles rues. Et le tremblement de ses mains redoublait, sa main droitesurtout battait tellement la breloque, que, certains jours, ildevait prendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à seslèvres. Oh ! ce nom de Dieu de tremblement ! c’était laseule chose qui le taquinât encore, au milieu de sa vacheriegénérale ! On l’entendait grogner des injures féroces contreses mains. D’autres fois, on le voyait pendant des heures encontemplation devant ses mains qui dansaient, les regardant sautercomme des grenouilles, sans rien dire, ne se fâchant plus, ayantl’air de chercher quelle mécanique intérieure pouvait leur fairefaire joujou de la sorte ; et, un soir, Gervaise l’avaittrouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaient sur ses jouescuites de pochard.
Le dernier été, pendant lequel Nana traîna chez ses parents lesrestes de ses nuits, fut surtout mauvais pour Coupeau. Sa voixchangea complètement, comme si le fil-en-quatre avait mis unemusique nouvelle dans sa gorge. Il devint sourd d’une oreille.Puis, en quelques jours, sa vue baissa ; il lui fallait tenirla rampe de l’escalier, s’il ne voulait pas dégringoler. Quant à sasanté, elle se reposait, comme on dit. Il avait des maux de têteabominables, des étourdissements qui lui faisaient voir trente-sixchandelles. Tout d’un coup, des douleurs aiguës le prenaient dansles bras et dans les jambes ; il pâlissait, il était obligé des’asseoir, et restait sur une chaise hébété pendant desheures ; même, après une de ces crises, il avait gardé sonbras paralysé tout un jour. Plusieurs fois, il s’alita ; il sepelotonnait, se cachait sous le drap, avec le souffle fort etcontinu d’un animal qui souffre. Alors, les extravagances deSainte-Anne recommençaient. Méfiant, inquiet, tourmenté d’unefièvre ardente, il se roulait dans des rages folles, déchirait sesblouses, mordait les meubles de sa mâchoire convulsée ; oubien il tombait à un grand attendrissement, lâchant des plaintes defille, sanglotant et se lamentant de n’être aimé par personne. Unsoir, Gervaise et Nana, qui rentraient ensemble, ne le trouvèrentplus dans son lit. À sa place, il avait couché le traversin. Et,quand elles le découvrirent, caché entre le lit et le mur, ilclaquait des dents, il racontait que des hommes allaient venirl’assassiner. Les deux femmes durent le recoucher et le rassurercomme un enfant.
Coupeau ne connaissait qu’un remède, se coller sa chopine decric, un coup de bâton dans l’estomac, qui le mettait debout. Tousles matins, il guérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filédepuis longtemps, son crâne était vide ; et il ne se trouvaitpas plus tôt sur les pieds, qu’il blaguait la maladie. Il n’avaitjamais été malade. Oui, il en était à ce point où l’on crève endisant qu’on se porte bien. D’ailleurs, il déménageait aussi pourle reste. Quand Nana rentrait, après des six semaines de promenade,il semblait croire qu’elle revenait d’une commission dans lequartier. Souvent, accrochée au bras d’un monsieur, elle lerencontrait et rigolait, sans qu’il la reconnût. Enfin, il necomptait plus, elle se serait assise sur lui, si elle n’avait pastrouvé de chaise.
Ce fut aux premières gelées que Nana s’esbigna une fois encore,sous le prétexte d’aller voir chez la fruitière s’il y avait despoires cuites. Elle sentait l’hiver, elle ne voulait pas claquerdes dents devant le poêle éteint. Les Coupeau la traitèrentsimplement de rosse, parce qu’ils attendaient les poires. Sansdoute elle rentrerait ; l’autre hiver, elle était bien restéetrois semaines pour descendre chercher deux sous de tabac. Mais lesmois s’écoulèrent, la petite ne reparaissait plus. Cette fois, elleavait dû prendre un fameux galop. Lorsque juin arriva, elle nerevint pas davantage avec le soleil. Décidément, c’était fini, elleavait trouvé du pain blanc quelque part. Les Coupeau, un jour dedèche, vendirent le lit de fer de l’enfant, six francs tout rondsqu’ils burent à Saint-Ouen. Ça les encombrait, ce lit.
En juillet, un matin, Virginie appela Gervaise qui passait, etla pria de donner un coup de main pour la vaisselle, parce que laveille Lantier avait amené deux amis à régaler. Et, comme Gervaiselavait la vaisselle, une vaisselle joliment grasse du gueuleton duchapelier, celui-ci, en train de digérer encore dans la boutique,cria tout d’un coup :
– Vous ne savez pas, la mère ! j’ai vu Nana, l’autrejour.
Virginie, assise au comptoir, l’air soucieux en face des bocauxet des tiroirs qui se vidaient, hocha furieusement la tête. Elle seretenait, pour ne pas en lâcher trop long ; car ça finissaitpar sentir mauvais. Lantier voyait Nana bien souvent. Oh !elle n’en aurait pas mis la main au feu, il était homme à fairepire, quand une jupe lui trottait dans la tête. Madame Lerat, quivenait d’entrer, très liée en ce moment avec Virginie dont ellerecevait les confidences, fit sa moue pleine de gaillardise, endemandant :
– Dans quel sens l’avez-vous vue ?
– Oh ! dans le bon sens, répondit le chapelier, trèsflatté, riant et frisant ses moustaches. Elle était envoiture ; moi, je pataugeais sur le pavé… Vrai, je vous, lejure ! Il n’y aurait pas à se défendre, car les fils defamille qui la tutoient de près sont bigrement heureux !
Son regard s’était allumé, il se tourna vers Gervaise, debout aufond de la boutique, en train d’essuyer un plat.
– Oui, elle était en voiture, et une toilette d’unchic !… Je ne la reconnaissais pas, tant elle ressemblait àune dame de la haute, les quenottes blanches dans sa frimoussefraîche comme une fleur. C’est elle qui m’a envoyé une risette avecson gant… Elle a fait un vicomte, je crois. Oh ! trèslancée ! Elle peut se ficher de nous tous, elle a du bonheurpar-dessus la tête, cette gueuse !… L’amour de petitchat ! non, vous n’avez pas idée d’un petit chatpareil !
Gervaise essuyait toujours son plat, bien qu’il fût net etluisant depuis longtemps. Virginie réfléchissait, inquiète de deuxbillets qu’elle ne savait pas comment payer, le lendemain ;tandis que Lantier, gros et gras, suant le sucre dont il senourrissait, emplissait de son enthousiasme pour les petitstrognons bien mis la boutique d’épicerie fine, mangée déjà auxtrois quarts, et où soufflait une odeur de ruine. Oui, il n’avaitplus que quelques pralines à croquer, quelques sucres d’orge àsucer, pour nettoyer le commerce des Poisson. Tout d’un coup, ilaperçut, sur le trottoir d’en face, le sergent de ville qui étaitde service et qui passait boutonné, l’épée battant la cuisse. Et çal’égaya davantage. Il força Virginie à regarder son mari.
– Ah bien ! murmura-t-il, il a une bonne tête cematin, Badingue !… Attention ! il serre trop les fesses,il a dû se faire coller un œil de verre quelque part, poursurprendre son monde.
Quand Gervaise remonta chez elle, elle trouva Coupeau assis aubord du lit, dans l’hébétement d’une de ses crises. Il regardait lecarreau de ses yeux morts. Alors, elle s’assit elle-même sur unechaise, les membres cassés, les mains tombées le long de sa jupesale. Et, pendant un quart d’heure, elle resta en face de lui, sansrien dire.
– J’ai eu des nouvelles, murmura-t-elle enfin. On a vu tafille… Oui, ta fille est très chic et n’a plus besoin de toi. Elleest joliment heureuse, celle-là, par exemple !… Ah ! Dieude Dieu ! je donnerais gros pour être à sa place.
Coupeau regardait toujours le carreau. Puis, il leva sa faceravagée, il eut un rire d’idiot, en bégayant :
– Dis donc, ma biche, je ne te retiens pas… T’es pas encoretrop mal, quand tu te débarbouilles. Tu sais, comme on dit, il n’ya pas si vieille marmite qui ne trouve son couvercle… Dame !si ça devait mettre du beurre dans les épinards !
Ce devait être le samedi après le terme, quelque chose comme le12 ou le 13 janvier, Gervaise ne savait plus au juste. Elle perdaitla boule, parce qu’il y avait des siècles qu’elle ne s’était rienmis de chaud dans le ventre. Ah ! quelle semaineinfernale ! un ratissage complet, deux pains de quatre livresle mardi qui avaient duré jusqu’au jeudi, puis une croûte sècheretrouvée la veille, et pas une miette depuis trente-six heures,une vraie danse devant le buffet ! Ce qu’elle savait, parexemple, ce qu’elle sentait sur son dos, c’était le temps de chien,un froid noir, un ciel barbouillé comme le cul d’une poêle, crevantd’une neige qui s’entêtait à ne pas tomber. Quand on a l’hiver etla faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ça ne vousnourrit guère.
Peut-être, le soir, Coupeau rapporterait-il de l’argent. Ildisait qu’il travaillait. Tout est possible, n’est-ce pas ? etGervaise, attrapée pourtant bien des fois, avait fini par comptersur cet argent-là. Elle, après toutes sortes d’histoires, netrouvait plus seulement un torchon à laver dans le quartier ;même une vieille dame dont elle faisait le ménage, venait de laflanquer dehors, en l’accusant de boire ses liqueurs. On ne voulaitd’elle nulle part, elle était brûlée ; ce qui l’arrangeaitdans le fond, car elle en était tombée à ce point d’abrutissement,où l’on préfère crever que de remuer ses dix doigts. Enfin, siCoupeau rapportait sa paie, on mangerait quelque chose de chaud.Et, en attendant, comme midi n’avait pas sonné, elle restaitallongée sur la paillasse, parce qu’on a moins froid et moins faim,lorsqu’on est allongé.
Gervaise appelait ça la paillasse ; mais, à la vérité, çan’était qu’un tas de paille dans un coin. Peu à peu, le dodo avaitfilé chez les revendeurs du quartier. D’abord, les jours de débine,elle avait décousu le matelas, où elle prenait des poignées delaine, qu’elle sortait dans son tablier et vendait dix sous lalivre, rue Belhomme. Ensuite, le matelas vidé, elle s’était faittrente sous de la toile, un matin, pour se payer du café. Lesoreillers avaient suivi, puis le traversin. Restait le bois de lit,qu’elle ne pouvait mettre sous son bras, à cause des Boche, quiauraient ameuté la maison, s’ils avaient vu s’envoler la garantiedu propriétaire. Et cependant, un soir, aidée de Coupeau, elleguetta les Boche en train de gueuletonner, et déménagea le littranquillement, morceau par morceau, les bateaux, les dossiers, lecadre de fond. Avec les dix francs de ce lavage, ils fricotèrenttrois jours. Est-ce que la paillasse ne suffisait pas ? Mêmela toile était allée rejoindre celle du matelas, ils avaient ainsiachevé de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain,après une fringale de vingt-quatre heures. On poussait la pailled’un coup de balai, le poussier était toujours retourné, et çan’était pas plus sale qu’autre chose.
Sur le tas de paille, Gervaise, tout habillée, se tenait enchien de fusil, les pattes ramenées sous sa guenille de jupon, pouravoir plus chaud. Et, pelotonnée, les yeux grands ouverts, elleremuait des idées pas drôles, ce jour-là. Ah ! non, sacrémâtin ! on ne pouvait continuer ainsi à vivre sansmanger ! Elle ne sentait plus sa faim ; seulement, elleavait un plomb dans l’estomac, tandis que son crâne lui semblaitvide. Bien sûr, ce n’était pas aux quatre coins de la turne qu’elletrouvait des sujets de gaieté ! Un vrai chenil, maintenant, oùles levrettes qui portent des paletots, dans les rues, ne seraientpas demeurées en peinture. Ses yeux pâles regardaient les muraillesnues. Depuis longtemps, ma tante avait tout pris. Il restait lacommode, la table et une chaise ; encore le marbre et lestiroirs de la commode s’étaient-ils évaporés par le même chemin quele bois de lit. Un incendie n’aurait pas mieux nettoyé ça, lespetits bibelots avaient fondu, à commencer par la toquante, unemontre de douze francs, jusqu’aux photographies de la famille, dontune marchande lui avait acheté les cadres ; une marchande biencomplaisante, chez laquelle elle portait une casserole, un fer àrepasser, un peigne, et qui lui allongeait cinq sous, trois sous,deux sous, selon l’objet, de quoi remonter avec un morceau de pain.À présent, il ne restait plus qu’une vieille paire de mouchettescassée, dont la marchande lui refusait un sou. Oh ! si elleavait su à qui vendre les ordures, la poussière et la crasse, elleaurait vite ouvert boutique, car la chambre était d’une joliesaleté ! Elle n’apercevait que des toiles d’araignée, dans lescoins, et les toiles d’araignée sont peut-être bonnes pour lescoupures, mais il n’y a pas encore de négociant qui les achète.Alors la tête tournée, lâchant l’espoir de faire du commerce, ellese recroquevillait davantage sur sa paillasse, elle préféraitregarder par la fenêtre le ciel chargé de neige, un jour triste quilui glaçait la moelle des os.
Que d’embêtements ! À quoi bon se mettre dans tous sesétats et se turlupiner la cervelle ? Si elle avait pu pioncerau moins ! Mais sa pétaudière de cambuse lui trottait par latête. M. Marescot, le propriétaire, était venu lui-même, laveille, leur dire qu’il les expulserait, s’ils n’avaient pas payéles deux termes arriérés dans les huit jours. Eh bien ! il lesexpulserait, ils ne seraient certainement pas plus mal sur lepavé ! Voyez-vous ce sagouin avec son pardessus et ses gantsde laine, qui montait leur parler des termes, comme s’ils avaienteu un boursicot caché quelque part ! Nom d’un chien ! aulieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se collerquelque chose dans les badigoinces ! Vrai, elle le trouvaittrop rossard, cet entripaillé, elle l’avait où vous savez, etprofondément encore ! C’était comme sa bête brute de Coupeau,qui ne pouvait plus rentrer sans lui tomber sur le casaquin :elle le mettait dans le même endroit que le propriétaire. À cetteheure, son endroit devait être bigrement large, car elle y envoyaittout le monde, tant elle aurait voulu se débarrasser du monde et dela vie. Elle devenait un vrai grenier à coups de poing. Coupeauavait un gourdin qu’il appelait son éventail à bourrique ; etil éventait la bourgeoise, fallait voir ! des suéesabominables, dont elle sortait en nage. Elle, pas trop bonne nonplus, mordait et griffait. Alors, on se trépignait dans la chambrevide, des peignées à se faire passer le goût du pain. Mais ellefinissait par se ficher des dégelées comme du reste. Coupeaupouvait faire la Saint-Lundi des semaines entières, tirer desbordées qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir laréguiser, elle s’était habituée, elle le trouvait tannant, pasdavantage. Et c’était ces jours-là, qu’elle l’avait dans lederrière. Oui, dans le derrière, son cochon d’homme ! dans lederrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson ! dans lederrière, le quartier qui la méprisait ! Tout Paris y entrait,et elle l’y enfonçait d’une tape, avec un geste de suprêmeindifférence, heureuse et vengée pourtant de le fourrer là.
Par malheur, si l’on s’accoutume à tout, on n’a pas encore puprendre l’habitude de ne point manger. C’était uniquement là ce quidéfrisait Gervaise. Elle se moquait d’être la dernière desdernières, au fin fond du ruisseau, et de voir les gens s’essuyer,quand elle passait près d’eux. Les mauvaises manières ne lagênaient plus, tandis que la faim lui tordait toujours les boyaux.Oh ! elle avait dit adieu aux petits plats, elle étaitdescendue à dévorer tout ce qu’elle trouvait. Les jours de noce,maintenant, elle achetait chez le boucher des déchets de viande àquatre sous la livre, las de traîner et de noircir dans uneassiette ; et elle mettait ça avec une potée de pommes deterre, qu’elle touillait au fond d’un poêlon. Ou bien ellefricassait un cœur de bœuf, un rata dont elle se léchait leslèvres. D’autres fois, quand elle avait du vin, elle se payait unetrempette, une vraie soupe de perroquet. Les deux sous de fromaged’Italie, les boisseaux de pommes blanches, les quarts de haricotssecs cuits dans leur jus, étaient encore des régals qu’elle nepouvait plus se donner souvent. Elle tombait aux arlequins, dansles gargots borgnes, où, pour un sou, elle avait des tas d’arêtesde poisson mêlées à des rognures de rôti gâté. Elle tombait plusbas, mendiait chez un restaurateur charitable les croûtes desclients, et faisait une panade, en les laissant mitonner le pluslongtemps possible sur le fourneau d’un voisin. Elle en arrivait,les matins de fringale, à rôder avec les chiens, pour voir auxportes des marchands, avant le passage des boueux ; et c’étaitainsi qu’elle avait parfois des plats de riches, des melonspourris, des maquereaux tournés, des côtelettes dont elle visitaitle manche, par crainte des asticots. Oui, elle en était là ;ça répugne les délicats, cette idée ; mais si les délicatsn’avaient rien tortillé de trois jours, nous verrions un peu s’ilsbouderaient contre leur ventre ; ils se mettraient à quatrepattes et mangeraient aux ordures comme les camarades. Ah ! lacrevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, lebesoin des bêtes claquant des dents et s’empiffrant de chosesimmondes, dans ce grand Paris si doré et si flambant ! Et direque Gervaise s’était fichu des ventrées d’oie grasse !Maintenant, elle pouvait s’en torcher le nez. Un jour, Coupeau luiayant chipé deux bons de pain pour les revendre et les boire, elleavait failli le tuer d’un coup de pelle, affamée, enragée par levol de ce morceau de pain.
Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s’étaitendormie d’un petit sommeil pénible. Elle rêvait que ce ciel chargéde neige crevait sur elle, tant le froid la pinçait. Brusquement,elle se mit debout, réveillée en sursaut par un grand frissond’angoisse. Mon Dieu ! est-ce qu’elle allait mourir ?Grelottante, hagarde, elle vit qu’il faisait jour encore. La nuitne viendrait donc pas ! Comme le temps est long, quand on n’arien dans le ventre ! Son estomac s’éveillait, lui aussi, etla torturait. Tombée sur la chaise, la tête basse, les mains entreles cuisses pour se réchauffer, elle calculait déjà le dîner, dèsque Coupeau apporterait l’argent : un pain, un litre, deuxportions de gras-double à la lyonnaise. Trois heures sonnèrent aucoucou du père Bazouge. Il n’était que trois heures. Alors, ellepleura. Jamais elle n’aurait la force d’attendre sept heures. Elleavait un balancement de tout son corps, le dandinement d’une petitefille qui berce sa grosse douleur, pliée en deux, s’écrasantl’estomac, pour ne plus le sentir. Ah ! il vaut mieuxaccoucher que d’avoir faim ! Et, ne se soulageant pas, prised’une rage, elle se leva, piétina, espérant rendormir sa faim commeun enfant qu’on promène. Pendant une demi-heure, elle se cogna auxquatre coins de la chambre vide. Puis, tout d’un coup, elles’arrêta, les yeux fixes. Tant pis ! ils diraient ce qu’ilsdiraient, elle leur lécherait les pieds s’ils voulaient, mais elleallait emprunter dix sous aux Lorilleux.
L’hiver, dans cet escalier de la maison, l’escalier despouilleux, c’étaient de continuels emprunts de dix sous, de vingtsous, des petits services que ces meurt-de-faim se rendaient lesuns aux autres. Seulement, on serait plutôt mort que de s’adresseraux Lorilleux, parce qu’on les savait trop durs à la détente.Gervaise, en allant frapper chez eux, montrait un beau courage.Elle avait si peur, dans le corridor, qu’elle éprouva ce brusquesoulagement des gens qui sonnent chez les dentistes.
– Entrez ! cria la voix aigre du chaîniste.
Comme il faisait bon, là-dedans ! La forge flambait,allumait l’étroit atelier de sa flamme blanche, pendant que madameLorilleux mettait à recuire une pelote de fil d’or. Lorilleux,devant son établi, suait, tant il avait chaud, en train de souderdes maillons au chalumeau. Et ça sentait bon, une soupe aux chouxmijotait sur le poêle, exhalant une vapeur qui retournait le cœurde Gervaise et la faisait s’évanouir.
– Ah ! c’est vous, grogna madame Lorilleux, sans luidire seulement de s’asseoir. Qu’est-ce que vous voulez ?
Gervaise ne répondit pas. Elle n’était pas trop mal avec lesLorilleux, cette semaine-là. Mais la demande des dix sous luirestait dans la gorge, parce qu’elle venait d’apercevoir Boche,carrément assis près du poêle, en train de faire des cancans. Ilavait un air de se ficher du monde, cet animal ! Il riaitcomme un cul, le trou de la bouche arrondi, et les joues tellementbouffies qu’elles lui cachaient le nez ; un vrai cul,enfin !
– Qu’est-ce que vous voulez ? répéta Lorilleux.
– Vous n’avez pas vu Coupeau ? finit par balbutierGervaise. Je le croyais ici.
Les chaînistes et le concierge ricanèrent. Non, bien sûr, ilsn’avaient pas vu Coupeau. Ils n’offraient pas assez de petitsverres pour voir Coupeau comme ça. Gervaise fit un effort et repriten bégayant :
– C’est qu’il m’avait promis de rentrer… Oui, il doitm’apporter de l’argent… Et comme j’ai absolument besoin de quelquechose…
Un gros silence régna. Madame Lorilleux éventait rudement le feude la forge, Lorilleux avait baissé le nez sur le bout de chaînequi s’allongeait entre ses doigts, tandis que Boche gardait sonrire de pleine lune, le trou de la bouche si rond, qu’on éprouvaitl’envie d’y fourrer le doigt, pour voir.
– Si j’avais seulement dix sous, murmura Gervaise à voixbasse.
Le silence continua.
– Vous ne pourriez pas me prêter dix sous ?… Oh !je vous les rendrais ce soir !
Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voilà unepeloteuse qui venait les empaumer. Aujourd’hui, elle les tapait dedix sous, demain ce serait de vingt, et il n’y avait plus de raisonpour s’arrêter. Non, non, pas de ça. Mardi, s’il faitchaud !
– Mais, ma chère, cria-t-elle, vous savez bien que nousn’avons pas d’argent ! Tenez, voilà la doublure de ma poche.Vous pouvez nous fouiller… Ce serait de bon cœur,naturellement.
– Le cœur y est toujours, grogna Lorilleux ;seulement, quand on ne peut pas, on ne peut pas.
Gervaise, très humble, les approuvait de la tête. Cependant,elle ne s’en allait pas, elle guignait l’or du coin de l’œil, lesliasses d’or pendues au mur, le fil d’or que la femme tirait à lafilière de toute la force de ses petits bras, les maillons d’or entas sous les doigts noueux du mari. Et elle pensait qu’un bout dece vilain métal noirâtre aurait suffi pour se payer un bon dîner.Ce jour-là, l’atelier avait beau être sale, avec ses vieux fers, sapoussière de charbon, sa crasse des huiles mal essuyées, elle levoyait resplendissant de richesses, comme la boutique d’unchangeur. Aussi se risqua-t-elle à répéter, doucement :
– Je vous les rendrais, je vous les rendrais, bien sûr… Dixsous, ça ne vous gênerait pas.
Elle avait le cœur tout gonflé, en ne voulant pas avouer qu’ellese brossait le ventre depuis la veille. Puis, elle sentit sesjambes qui se cassaient, elle eut peur de fondre en larmes,bégayant encore :
– Vous seriez si gentils !… Vous ne pouvez pas savoir…Oui, j’en suis là, mon Dieu ! j’en suis là…
Alors, les Lorilleux pincèrent les lèvres et échangèrent unmince regard. La Banban mendiait, à cette heure ! Ehbien ! le plongeon était complet. C’est eux qui n’aimaient pasça ! S’ils avaient su, ils se seraient barricadés, parce qu’ondoit toujours être sur l’œil avec les mendiants, des gens quis’introduisent dans les appartements sous des prétextes, et quifilent en déménageant les objets précieux. D’autant plus que, chezeux, il y avait de quoi voler ; on pouvait envoyer les doigtspartout, et en emporter des trente et des quarante francs, rienqu’en fermant le poing. Déjà plusieurs fois, ils s’étaient méfiés,en remarquant la drôle de figure de Gervaise, quand elle seplantait devant l’or. Cette fois, par exemple, ils allaient lasurveiller. Et, comme elle s’approchait davantage, les pieds sur laclaie de bois, le chaîniste lui cria rudement, sans répondredavantage à sa demande :
– Dites donc ! faites un peu attention, vous allezencore emporter des brins d’or à vos semelles… Vrai, on dirait quevous avez là-dessous de la graisse, pour que ça colle.
Gervaise, lentement, recula. Elle s’était appuyée un instant àune étagère, et voyant madame Lorilleux lui examiner les mains,elle les ouvrit toutes grandes, les montra, disant de sa voixmolle, sans se fâcher, en femme tombée qui accepte tout :
– Je n’ai rien pris, vous pouvez regarder.
Et elle s’en alla, parce que l’odeur forte de la soupe aux chouxet la bonne chaleur de l’atelier la rendaient trop malade.
Ah ! pour le coup, les Lorilleux ne la retinrent pas !Bon voyage, du diable s’ils lui ouvraient encore ! Ils avaientassez vu sa figure, ils ne voulaient pas chez eux de la misère desautres, quand cette misère était méritée. Et ils se laissèrentaller à une grosse jouissance d’égoïsme, en se trouvant calés, bienau chaud, avec la perspective d’une fameuse soupe. Boche aussis’étalait, enflant encore ses joues, si bien que son rire devenaitmalpropre. Ils se trouvaient tous joliment vengés des anciennesmanières de la Banban, de la boutique bleue, des gueuletons, et dureste. C’était trop réussi, ça prouvait où conduisait l’amour de lafrigousse. Au rancart les gourmandes, les paresseuses et lesdévergondées !
– Que ça de genre ! ça vient quémander des dixsous ! s’écria madame Lorilleux derrière le dos de Gervaise.Oui, je t’en fiche, je vas lui prêter dix sous tout de suite, pourqu’elle aille boire la goutte !
Gervaise traîna ses savates dans le corridor, alourdie, pliantles épaules. Quand elle fut à sa porte, elle n’entra pas, sachambre lui faisait peur. Autant marcher, elle aurait plus chaud etprendrait patience. En passant, elle allongea le cou dans la nichedu père Bru, sous l’escalier ; encore un, celui-là, qui devaitavoir un bel appétit, car il déjeunait et dînait par cœur depuistrois jours ; mais il n’était pas là, il n’y avait que sontrou, et elle éprouva une jalousie, en s’imaginant qu’on pouvaitl’avoir invité quelque part. Puis, comme elle arrivait devant lesBijard, elle entendit des plaintes, elle entra, la clef étanttoujours sur la serrure.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-elle.
La chambre était très propre. On voyait bien que Lalie avait, lematin encore, balayé et rangé les affaires. La misère avait beausouffler là-dedans, emporter les frusques, étaler sa ribambelled’ordures, Lalie venait derrière, et récurait tout, et donnait auxchoses un air gentil. Si ce n’était pas riche, ça sentait bon laménagère, chez elle. Ce jour-là, ses deux enfants, Henriette etJules, avaient trouvé de vieilles images, qu’ils découpaienttranquillement dans un coin. Mais Gervaise fut toute surprise detrouver Lalie couchée, sur son étroit lit de sangle, le drap aumenton, très pâle. Elle couchée, par exemple ! elle était doncbien malade !
– Qu’est-ce que vous avez ? répéta Gervaise,inquiète.
Lalie ne se plaignait plus. Elle souleva lentement ses paupièresblanches, et voulut sourire de ses lèvres qu’un frissonconvulsait.
– Je n’ai rien, souffla-t-elle très bas, oh ! bienvrai, rien du tout.
Puis, les yeux refermés, avec un effort :
– J’étais trop fatiguée tous ces jours-ci, alors je fichela paresse, je me dorlote, vous voyez.
Mais son visage de gamine, marbré de taches livides, prenait unetelle expression de douleur suprême, que Gervaise, oubliant sapropre agonie, joignit les mains et tomba à genoux près d’elle.Depuis un mois, elle la voyait se tenir aux murs pour marcher,pliée en deux par une toux qui sonnait joliment le sapin. La petitene pouvait même plus tousser. Elle eut un hoquet, des filets desang coulèrent aux coins de sa bouche.
– Ce n’est pas ma faute, je ne me sens guère forte,murmura-t-elle comme soulagée. Je me suis traînée, j’ai mis un peud’ordre… C’est assez propre, n’est-ce pas ?… Et je voulaisnettoyer les vitres, mais les jambes m’ont manqué. Est-cebête ! Enfin, quand on a fini, on se couche.
Elle s’interrompit pour dire :
– Voyez donc si mes enfants ne se coupent pas avec leursciseaux.
Et elle se tut, tremblante, écoutant un pas lourd qui montaitl’escalier. Brutalement, le père Bijard poussa la porte. Il avaitson coup de bouteille comme à l’ordinaire, les yeux flambant de lafolie furieuse du vitriol. Quand il aperçut Lalie couchée, il tapasur ses cuisses avec un ricanement, il décrocha le grand fouet, engrognant :
– Ah ! nom de Dieu, c’est trop fort ! nous allonsrire !… Les vaches se mettent à la paille en plein midi,maintenant !… Est-ce que tu te moques des paroissiens, sacréefeignante ?… Allons, houp ! décanillons !
Il faisait déjà claquer le fouet au-dessus du lit. Maisl’enfant, suppliante, répétait :
– Non, papa, je t’en prie, ne frappe pas… Je te jure que tuaurais du chagrin… Ne frappe pas.
– Veux-tu sauter, gueula-t-il plus fort, ou je techatouille les côtes !… Veux-tu sauter, bougre derosse !
Alors, elle dit doucement :
– Je ne puis pas, comprends-tu ?… Je vais mourir.
Gervaise s’était jetée sur Bijard et lui arrachait le fouet.Lui, hébété, restait devant le lit de sangle. Qu’est-ce qu’ellechantait là, cette morveuse ? Est-ce qu’on meurt si jeune,quand on n’a pas été malade ! Quelque frime pour se fairedonner du sucre ! Ah ! il allait se renseigner, et sielle mentait !
– Tu verras, c’est la vérité, continuait-elle. Tant quej’ai pu, je vous ai évité de la peine… Sois gentil, à cette heure,et dis-moi adieu, papa.
Bijard tortillait son nez, de peur d’être mis dedans. C’étaitpourtant vrai qu’elle avait une drôle de figure, une figureallongée et sérieuse de grande personne. Le souffle de la mort, quipassait dans la chambre, le dessoûlait. Il promena un regard autourde lui, de l’air d’un homme tiré d’un long sommeil, vit le ménageen ordre, les deux enfants débarbouillés, en train de jouer et derire. Et il tomba sur une chaise, balbutiant :
– Notre petite mère, notre petite mère…
Il ne trouvait que ça, et c’était déjà bien tendre pour Lalie,qui n’avait jamais été tant gâtée. Elle consola son père. Elleétait surtout ennuyée de s’en aller ainsi, avant d’avoir élevé toutà fait ses enfants. Il en prendrait soin, n’est-ce pas ? Ellelui donna de sa voix mourante des détails sur la façon de lesarranger, de les tenir propres. Lui, abruti, repris par les fuméesde l’ivresse, roulait la tête en la regardant passer de ses yeuxronds. Ça remuait en lui toutes sortes de choses ; mais il netrouvait plus rien, et avait la couenne trop brûlée pourpleurer.
– Écoute encore, reprit Lalie après un silence. Nous devonsquatre francs sept sous au boulanger ; il faudra payer ça…Madame Gaudron a un fer à nous que tu lui réclameras… Ce soir, jen’ai pas pu faire de la soupe, mais il reste du pain, et tu mettraschauffer les pommes de terre…
Jusqu’à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mèrede tout son monde. En voilà une qu’on ne remplacerait pas, biensûr ! Elle mourait d’avoir eu à son âge la raison d’une vraiemère, la poitrine encore trop tendre et trop étroite pour contenirune aussi large maternité. Et, s’il perdait ce trésor, c’était bienla faute de sa bête féroce de père. Après avoir tué la maman d’uncoup de pied, est-ce qu’il ne venait pas de massacrer lafille ! Les deux bons anges seraient dans la fosse, et luin’aurait plus qu’à crever comme un chien au coin d’une borne.
Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas éclater ensanglots. Elle tendait les mains, avec le désir de soulagerl’enfant ; et, comme le lambeau de drap glissait, elle voulutle rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvre petit corps de lamourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quellepitié ! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, unreste de camisole aux épaules en guise de chemise ; oui, toutenue, et d’une nudité saignante et douloureuse de martyre. Ellen’avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les côtes, deminces zébrures violettes descendaient jusqu’aux cuisses, lescinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache lividecerclait le bras gauche, comme si la mâchoire d’un étau avait broyéce membre si tendre, pas plus gros qu’une allumette. La jambedroite montrait une déchirure mal fermée, quelque mauvais couprouvert chaque matin en trottant pour faire le ménage. Des pieds àla tête, elle n’était qu’un noir. Oh ! ce massacre del’enfance, ces lourdes pattes d’homme écrasant cet amour de quiqui,cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareillecroix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dontla nudité est moins pure. Gervaise, de nouveau, s’était accroupie,ne songeant plus à tirer le drap, renversée par la vue de ce riendu tout pitoyable, aplati au fond du lit ; et ses lèvrestremblantes cherchaient des prières.
– Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en prie…
De ses bras trop courts, elle cherchait à rabattre le drap,toute pudique, prise de honte pour son père. Bijard, stupide, lesyeux sur ce cadavre qu’il avait fait, roulait toujours la tête, dumouvement ralenti d’un animal qui a de l’embêtement.
Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester làdavantage. La mourante s’affaiblissait, ne parlant plus, n’ayantplus que son regard, son ancien regard noir de petite fillerésignée et songeuse, qu’elle fixait sur ses deux enfants, en trainde découper leurs images. La chambre s’emplissait d’ombre, Bijardcuvait sa bordée dans l’hébétement de cette agonie. Non, non, lavie était trop abominable ! Ah ! quelle sale chose !ah ! quelle sale chose ! Et Gervaise partit, descenditl’escalier, sans savoir, la tête perdue, si gonflée d’emmerdementqu’elle se serait volontiers allongée sous les roues d’un omnibus,pour en finir.
Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle setrouva devant la porte du patron, où Coupeau prétendait travailler.Ses jambes l’avaient conduite là, son estomac reprenait sa chanson,la complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, unecomplainte qu’elle savait par cœur. De cette manière, si ellepinçait Coupeau à la sortie, elle mettrait la main sur la monnaie,elle achèterait les provisions. Une petite heure d’attente au plus,elle avalerait bien encore ça, elle qui se suçait les pouces depuisla veille.
C’était rue de la Charbonnière, à l’angle de la rue de Chartres,un fichu carrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nomd’un chien ! il ne faisait pas chaud, à arpenter le pavé.Encore si l’on avait eu des fourrures ! Le ciel restait d’unevilaine couleur de plomb, et la neige, amassée là-haut, coiffait lequartier d’une calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avaitun gros silence en l’air, qui apprêtait pour Paris un déguisementcomplet, une jolie robe de bal, blanche et neuve. Gervaise levaitle nez, en priant le bon Dieu de ne pas lâcher sa mousseline toutde suite. Elle tapait des pieds, regardait une boutique d’épicier,en face, puis tournait les talons, parce que c’était inutile de sedonner trop faim à l’avance. Le carrefour n’offrait pas dedistractions. Les quelques passants filaient raide, entortillésdans des cache-nez ; car, naturellement, on ne flâne pas,quand le froid vous serre les fesses. Cependant, Gervaise aperçutquatre ou cinq femmes qui montaient la garde comme elle, à la portedu maître zingueur ; encore des malheureuses, bien sûr, desépouses guettant la paie, pour l’empêcher de s’envoler chez lemarchand de vin. Il y avait une grande haridelle, une figure degendarme, collée contre le mur, prête à sauter sur le dos de sonhomme. Une petite, toute noire, l’air humble et délicat, sepromenait de l’autre côté de la chaussée. Une autre, empotée, avaitamené ses deux mioches, qu’elle traînait à droite et à gauche,grelottant et pleurant. Et toutes, Gervaise comme ses camarades defaction, passaient et repassaient, en se jetant des coups d’œilobliques, sans se parler. Une agréable rencontre, ah ! oui, jet’en fiche ! Elles n’avaient pas besoin de lier connaissance,pour connaître leur numéro. Elles logeaient toutes à la mêmeenseigne, chez misère et compagnie. Ça donnait plus froid encore,de les voir piétiner et se croiser silencieusement, dans cetteterrible température de janvier.
Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, unouvrier parut, puis deux, puis trois ; mais ceux-là, sansdoute, étaient de bons zigs, qui rapportaient fidèlement leur prêt,car ils eurent un hochement de tête en apercevant les ombres rôdantdevant l’atelier. La grande haridelle se collait davantage à côtéde la porte ; et, tout d’un coup, elle tomba sur un petithomme pâlot, en train d’allonger prudemment la tête. Oh ! cefut vite réglé ! elle le fouilla, lui ratissa la monnaie.Pincé, plus de braise, pas de quoi boire une goutte ! Alors,le petit homme, vexé et désespéré, suivit son gendarme en pleurantde grosses larmes d’enfant. Des ouvriers sortaient toujours, etcomme la forte commère, avec ses deux mioches, s’était approchée,un grand brun, l’air roublard, qui l’aperçut, rentra vivement pourprévenir le mari ; lorsque celui-ci arriva en se dandinant, ilavait étouffé deux roues de derrière, deux belles pièces de centsous neuves, une dans chaque soulier. Il prit l’un de ses gossessur son bras, il s’en alla en contant des craques à sa bourgeoisequi le querellait. Il y en avait de rigolos, sautant d’un bond dansla rue, pressés de courir béquiller leur quinzaine avec les amis.Il y en avait aussi de lugubres, la mine rafalée, serrant dans leurpoing crispé les trois ou quatre journées sur quinze qu’ils avaientfaites, se traitant de feignants et faisant des serments d’ivrogne.Mais le plus triste, c’était la douleur de la petite femme noire,humble et délicate : son homme, un beau garçon, venait de secavaler sous son nez, si brutalement, qu’il avait failli la jeterpar terre ; et elle rentrait seule, chancelant le long desboutiques, pleurant toutes les larmes de son corps.
Enfin, le défilé avait cessé. Gervaise, droite au milieu de larue, regardait la porte. Ça commençait à sentir mauvais. Deuxouvriers attardés se montrèrent encore, mais toujours pas deCoupeau. Et, comme elle demandait aux ouvriers si Coupeau n’allaitpas sortir, eux qui étaient à la couleur, lui répondirent enblaguant que le camarade venait tout juste de filer avec Lantimêchepar une porte de derrière, pour mener les poules pisser. Gervaisecomprit. Encore une menterie de Coupeau, elle pouvait aller voirs’il pleuvait ! Alors, lentement, traînant sa paire deripatons éculés, elle descendit la rue de la Charbonnière. Sondîner courait joliment devant elle, et elle le regardait courir,dans le crépuscule jaune, avec un petit frisson. Cette fois,c’était fini. Pas un fifrelin, plus un espoir, plus que de la nuitet de la faim. Ah ! une belle nuit de crevaison, cette nuitsale qui tombait sur ses épaules !
Elle montait lourdement la rue des Poissonniers, lorsqu’elleentendit la voix de Coupeau. Oui, il était là, à laPetite-Civette, en train de se faire payer une tournée parMes-Bottes. Ce farceur de Mes-Bottes, vers la fin de l’été, avaiteu le truc d’épouser pour de vrai une dame, très décatie déjà, maisqui possédait de beaux restes ; oh ! une dame de la ruedes Martyrs, pas de la gnognotte de barrière. Et il fallait voircet heureux mortel, vivant en bourgeois, les mains dans les poches,bien vêtu, bien nourri. On ne le reconnaissait plus, tellement ilétait gras. Les camarades disaient que sa femme avait de l’ouvragetant qu’elle voulait chez des messieurs de sa connaissance. Unefemme comme ça et une maison de campagne, c’est tout ce qu’on peutdésirer pour embellir la vie. Aussi Coupeau guignait-il Mes-Bottesavec admiration. Est-ce que le lascar n’avait pas jusqu’à une bagued’or au petit doigt !
Gervaise posa la main sur l’épaule de Coupeau, au moment où ilsortait de la Petite-Civette.
– Dis donc, j’attends, moi… J’ai faim. C’est tout ce que tupaies ?
Mais il lui riva son clou de la belle façon.
– T’as faim, mange ton poing !… Et garde l’autre pourdemain.
C’est lui qui trouvait ça patagueule, de jouer le drame devantle monde ! Eh bien ! quoi ! il n’avait pastravaillé, les boulangers pétrissaient tout de même. Elle leprenait peut-être pour un dépuceleur de nourrices, à venirl’intimider avec ses histoires.
– Tu veux donc que je vole, murmura-t-elle d’une voixsourde.
Mes-Bottes se caressait le menton d’un air conciliant.
– Non, ça, c’est défendu, dit-il. Mais quand une femme saitse retourner…
Et Coupeau l’interrompit pour crier bravo ! Oui, une femmedevait savoir se retourner. Mais la sienne avait toujours été uneguimbarde, un tas. Ce serait sa faute, s’ils crevaient sur lapaille. Puis, il retomba dans son admiration devant Mes-Bottes.Était-il assez suiffard, l’animal ! Un vraipropriétaire ; du linge blanc et des escarpins un peuchouettes ! Fichtre ! ce n’était pas de la ripopée !En voilà un au moins dont la bourgeoise menait bien labarque !
Les deux hommes descendaient vers le boulevard extérieur.Gervaise les suivait. Au bout d’un silence, elle reprit, derrièreCoupeau :
– J’ai faim, tu sais… J’ai compté sur toi. Faut me trouverquelque chose à claquer.
Il ne répondit pas, et elle répéta sur un ton navrantd’agonie :
– Alors, c’est tout ce que tu paies ?
– Mais, nom de Dieu ! puisque je n’ai rien !gueula-t-il, en se retournant furieusement. Lâche-moi, n’est-cepas ? ou je cogne !
Il levait déjà le poing. Elle recula et parut prendre unedécision.
– Va, je te laisse, je trouverai bien un homme.
Du coup, le zingueur rigola. Il affectait de prendre la chose enblague, il la poussait, sans en avoir l’air. Par exemple, c’étaitune riche idée ! Le soir, aux lumières, elle pouvait encorefaire des conquêtes. Si elle levait un homme, il lui recommandaitle restaurant du Capucin, où il y avait des petits cabinets danslesquels on mangeait parfaitement. Et, comme elle s’en allait surle boulevard extérieur, blême et farouche, il lui criaencore :
– Écoute donc, rapporte-moi du dessert, moi j’aime lesgâteaux… Et, si ton monsieur est bien nippé, demande-lui un vieuxpaletot, j’en ferai mon beurre.
Gervaise, poursuivie par ce bagou infernal, marchait vite. Puis,elle se trouva seule au milieu de la foule, elle ralentit le pas.Elle était bien résolue. Entre voler et faire ça, elle aimait mieuxfaire ça, parce qu’au moins elle ne causerait du tort à personne.Elle n’allait jamais disposer que de son bien. Sans doute, cen’était guère propre ; mais le propre et le pas propre sebrouillaient dans sa caboche, à cette heure ; quand on crèvede faim, on ne cause pas tant philosophie, on mange le pain qui seprésente. Elle était remontée jusqu’à la chaussée Clignancourt. Lanuit n’en finissait plus d’arriver. Alors, en attendant, ellesuivit les boulevards, comme une dame qui prend l’air avant derentrer pour la soupe.
Ce quartier où elle éprouvait une honte, tant il embellissait,s’ouvrait maintenant de toutes parts au grand air. Le boulevardMagenta, montant du cœur de Paris, et le boulevard Ornano, s’enallant dans la campagne, l’avaient troué à l’ancienne barrière, unfier abattis de maisons, deux vastes avenues encore blanches deplâtre, qui gardaient à leurs flancs les rues duFaubourg-Poissonnière et des Poissonniers, dont les boutss’enfonçaient, écornés, mutilés, tordus comme des boyaux sombres.Depuis longtemps, la démolition du mur de l’octroi avait déjàélargi les boulevards extérieurs, avec les chaussées latérales etle terre-plein au milieu pour les piétons, planté de quatre rangéesde petits platanes. C’était un carrefour immense débouchant au loinsur l’horizon, par des voies sans fin, grouillantes de foule, senoyant dans le chaos perdu des constructions. Mais, parmi leshautes maisons neuves, bien des masures branlantes restaientdebout ; entre les façades sculptées, des enfoncements noirsse creusaient, des chenils bâillaient, étalant les loques de leursfenêtres. Sous le luxe montant de Paris, la misère du faubourgcrevait et salissait ce chantier d’une ville nouvelle, sihâtivement bâtie.
Perdue dans la cohue du large trottoir, le long des petitsplatanes, Gervaise se sentait seule et abandonnée. Ces échappéesd’avenues, tout là-bas, lui vidaient l’estomac davantage ; etdire que, parmi ce flot de monde, où il y avait pourtant des gens àleur aise, pas un chrétien ne devinait sa situation et ne luiglissait dix sous dans la main ! Oui, c’était trop grand,c’était trop beau, sa tête tournait et ses jambes s’en allaient,sous ce pan démesuré de ciel gris, tendu au-dessus d’un si vasteespace. Le crépuscule avait cette sale couleur jaune descrépuscules parisiens, une couleur qui donne envie de mourir toutde suite, tellement la vie des rues semble laide. L’heure devenaitlouche, les lointains se brouillaient d’une teinte boueuse.Gervaise, déjà lasse, tombait justement en plein dans la rentréedes ouvriers. À cette heure, les dames en chapeau, les messieursbien mis habitant les maisons neuves, étaient noyés au milieu dupeuple, des processions d’hommes et de femmes encore blêmes del’air vicié des ateliers. Le boulevard Magenta et la rue duFaubourg-Poissonnière en lâchaient des bandes, essoufflées de lamontée. Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres,parmi les haquets, les tapissières, les fardiers, qui rentraientvides et au galop, un pullulement toujours croissant de blouses etde bourgerons couvrait la chaussée. Les commissionnairesrevenaient, leurs crochets sur les épaules. Deux ouvriers,allongeant le pas, faisaient côte à côte de grandes enjambées, enparlant très fort, avec des gestes, sans se regarder ;d’autres, seuls, en paletot et en casquette, marchaient au bord dutrottoir, le nez baissé ; d’autres venaient par cinq ou six,se suivant et n’échangeant pas une parole, les mains dans lespoches, les yeux pâles. Quelques-uns gardaient leurs pipes éteintesentre les dents. Des maçons, dans un sapin, qu’ils avaient frété àquatre et sur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrantleurs faces blanches aux portières. Des peintres balançaient leurspots à couleur ; un zingueur rapportait une longue échelle,dont il manquait d’éborgner le monde ; tandis qu’unfontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos, jouait l’air du bonroi Dagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fonddu crépuscule navré. Ah ! la triste musique, qui semblaitaccompagner le piétinement du troupeau, les bêtes de somme setraînant, éreintées ! Encore une journée de finie ! Vrai,les journées étaient longues et recommençaient trop souvent. Àpeine le temps de s’emplir et de cuver son manger, il faisait déjàgrand jour, il fallait reprendre son collier de misère. Lesgaillards pourtant sifflaient, tapant des pieds, filant raides, lebec tourné vers la soupe. Et Gervaise laissait couler la cohue,indifférente aux chocs, coudoyée à droite, coudoyée à gauche,roulée au milieu du flot ; car les hommes n’ont pas le tempsde se montrer galants, quand ils sont cassés en deux de fatigue etgalopés par la faim.
Brusquement, en levant les yeux, la blanchisseuse aperçut devantelle l’ancien hôtel Boncœur. La petite maison, après avoir été uncafé suspect, que la police avait fermé, se trouvait abandonnée,les volets couverts d’affiches, la lanterne cassée, s’émiettant etse pourrissant du haut en bas sous la pluie, avec les moisissuresde son ignoble badigeon lie-de-vin. Et rien ne paraissait changéautour d’elle. Le papetier et le marchand de tabac étaient toujourslà. Derrière, par-dessus les constructions basses, on apercevaitencore des façades lépreuses de maisons à cinq étages, haussantleurs grandes silhouettes délabrées. Seul, le bal duGrand-Balcon n’existait plus ; dans la salle aux dixfenêtres flambantes venait de s’établir une scierie de sucre, donton entendait les sifflements continus. C’était pourtant là, au fondde ce bouge de l’hôtel Boncœur, que toute la sacrée vie avaitcommencé. Elle restait debout, regardant la fenêtre du premier, oùune persienne arrachée pendait, et elle se rappelait sa jeunesseavec Lantier, leurs premiers attrapages, la façon dégoûtante dontil l’avait lâchée. N’importe, elle était jeune, tout ça luisemblait gai, vu de loin. Vingt ans seulement, mon Dieu ! etelle tombait au trottoir. Alors, la vue de l’hôtel lui fit mal,elle remonta le boulevard, du côté de Montmartre.
Sur les tas de sable, entre les bancs, des gamins jouaientencore, dans la nuit croissante. Le défilé continuait, lesouvrières passaient, trottant, se dépêchant, pour rattraper letemps perdu aux étalages ; une grande, arrêtée, laissait samain dans celle d’un garçon, qui l’accompagnait à trois portes dechez elle ; d’autres, en se quittant, se donnaient desrendez-vous pour la nuit, au Grand Salon de la folie ou àla Boule Noire. Au milieu des groupes, des ouvriers àfaçon s’en retournaient, leurs toilettes pliées sous le bras. Unfumiste, attelé à des bricoles, tirant une voiture remplie degravats, manquait de se faire écraser par un omnibus. Cependant,parmi la foule plus rare, couraient des femmes en cheveux,redescendues après avoir allumé le feu, et se hâtant pour ledîner ; elles bousculaient le monde, se jetaient chez lesboulangers et les charcutiers, repartaient sans traîner, avec desprovisions dans les mains. Il y avait des petites filles de huitans, envoyées en commission, qui s’en allaient le long desboutiques, serrant sur leur poitrine de grands pains de quatrelivres aussi hauts qu’elles, pareils à de belles poupées jaunes, etqui s’oubliaient pendant des cinq minutes devant des images, lajoue appuyée contre leurs grands pains. Puis, le flot s’épuisait,les groupes s’espaçaient, le travail était rentré ; et, dansles flamboiements du gaz, après la journée finie, montait la sourderevanche des paresses et des noces qui s’éveillaient.
Ah ! oui, Gervaise avait fini sa journée ! Elle étaitplus éreintée que tout ce peuple de travailleurs, dont le passagevenait de la secouer. Elle pouvait se coucher là et crever, car letravail ne voulait plus d’elle, et elle avait assez peiné dans sonexistence, pour dire : « À qui le tour ? moi, j’enai ma claque ! » Tout le monde mangeait, à cette heure.C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuitserait longue. Mon Dieu ! s’étendre à son aise et ne plus serelever, penser qu’on a remisé ses outils pour toujours et qu’onfera la vache éternellement ! Voilà qui est bon, après s’êtreesquintée pendant vingt ans ! Et Gervaise, dans les crampesqui lui tordaient l’estomac, pensait malgré elle aux jours de fête,aux gueuletons et aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par unfroid de chien, un jeudi de la mi-carême, elle avait joliment nocé.Elle était bien gentille, blonde et fraîche, en ce temps-là. Sonlavoir, rue Neuve, l’avait nommée reine, malgré sa jambe. Alors, ons’était baladé sur les boulevards, dans des chars ornés de verdure,au milieu du beau monde qui la reluquait joliment. Des messieursmettaient leurs lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir,on avait fichu un Balthazar à tout casser, et jusqu’au jour onavait joué des guiboles. Reine, oui, reine ! avec une couronneet une écharpe, pendant vingt-quatre heures, deux fois le tour ducadran ! Et, alourdie, dans les tortures de sa faim, elleregardait par terre, comme si elle eût cherché le ruisseau où elleavait laissé choir sa majesté tombée.
Elle leva de nouveau les yeux. Elle se trouvait en face desabattoirs qu’on démolissait ; la façade éventrée montrait descours sombres, puantes, encore humides de sang. Et, lorsqu’elle eutredescendu le boulevard, elle vit aussi l’hôpital de Lariboisière,avec son grand mur gris, au-dessus duquel se dépliaient en éventailles ailes mornes, percées de fenêtres régulières ; une porte,dans la muraille, terrifiait le quartier, la porte des morts, dontle chêne solide, sans une fissure, avait la sévérité et le silenced’une pierre tombale. Alors, pour s’échapper, elle poussa plusloin, elle descendit jusqu’au pont du chemin de fer. Les hautsparapets de forte tôle boulonnée lui masquaient la voie ; elledistinguait seulement, sur l’horizon lumineux de Paris, l’angleélargi de la gare, une vaste toiture, noire de la poussière ducharbon ; elle entendait, dans ce vaste espace clair, dessifflets de locomotives, les secousses rythmées des plaquestournantes, toute une activité colossale et cachée. Puis, un trainpassa, sortant de Paris, arrivant avec l’essoufflement de sonhaleine et son roulement peu à peu enflé. Et elle n’aperçut de cetrain qu’un panache blanc, une brusque bouffée qui déborda duparapet et se perdit. Mais le pont avait tremblé, elle-même restaitdans le branle de ce départ à toute vapeur. Elle se tourna, commepour suivre la locomotive invisible, dont le grondement se mourait.De ce côté, elle devinait la campagne, le ciel libre, au fond d’unetrouée, avec de hautes maisons à droite et à gauche, isolées,plantées sans ordre, présentant des façades, des murs non crépis,des murs peints de réclames géantes, salis de la même teintejaunâtre par la suie des machines. Oh ! si elle avait pupartir ainsi, s’en aller là-bas, en dehors de ces maisons de misèreet de souffrance ! Peut-être aurait-elle recommencé à vivre.Puis, elle se retrouva lisant stupidement les affiches colléescontre la tôle. Il y en avait de toutes les couleurs. Une, petite,d’un joli bleu, promettait cinquante francs de récompense pour unechienne perdue. Voilà une bête qui avait dû être aimée !
Gervaise reprit lentement sa marche. Dans le brouillard d’ombrefumeuse qui tombait, les becs de gaz s’allumaient ; et ceslongues avenues, peu à peu noyées et devenues noires,reparaissaient toutes braisillantes, s’allongeant encore et coupantla nuit, jusqu’aux ténèbres perdues de l’horizon. Un grand soufflepassait, le quartier élargi enfonçait des cordons de petitesflammes sous le ciel immense et sans lune. C’était l’heure, où d’unbout à l’autre des boulevards, les marchands de vin, lesbastringues, les bousingots, à la file, flambaient gaiement dans larigolade des premières tournées et du premier chahut. La paie degrande quinzaine emplissait le trottoir d’une bousculade degouapeurs tirant une bordée. Ça sentait dans l’air la noce, unesacrée noce, mais gentille encore, un commencement d’allumage, riende plus. On s’empiffrait au fond des gargotes ; par toutes lesvitres éclairées, on voyait des gens manger, la bouche pleine,riant sans même prendre la peine d’avaler. Chez les marchands devin, des pochards s’installaient déjà, gueulant et gesticulant. Etun bruit du tonnerre de Dieu montait, des voix glapissantes, desvoix grasses, au milieu du continuel roulement des pieds sur letrottoir. « Dis donc ! viens-tu becqueter ?… Arrive,clampin ! je paie un canon de la bouteille… Tiens ! v’laPauline ! ah bien ! non, on va rien setordre ! » Les portes battaient, lâchant des odeurs devin et des bouffées de cornet à pistons. On faisait queue devantl’Assommoir du père Colombe, allumé comme une cathédrale pour unegrand-messe ; et, nom de Dieu ! on aurait dit une vraiecérémonie, car les bons zigs chantaient là-dedans avec des mines dechantres au lutrin, les joues enflées, le bedon arrondi. Oncélébrait la sainte Touche, quoi ! une sainte bien aimable,qui doit tenir la caisse au paradis. Seulement, à voir avec quelentrain ça débutait, les petits rentiers, promenant leurs épouses,répétaient en hochant la tête qu’il y aurait bigrement des hommessoûls dans Paris, cette nuit-là. Et la nuit était très sombre,morte et glacée, au-dessus de ce bousin, trouée uniquement par leslignes de feu des boulevards, aux quatre points du ciel.
Plantée devant l’Assommoir, Gervaise songeait. Si elle avait eudeux sous, elle serait entrée boire la goutte. Peut-être qu’unegoutte lui aurait coupé la faim. Ah ! elle en avait bu desgouttes ! Ça lui semblait bien bon tout de même. Et, de loin,elle contemplait la machine à soûler, en sentant que son malheurvenait de là, et en faisant le rêve de s’achever avec del’eau-de-vie, le jour où elle aurait de quoi. Mais un frisson luipassa dans les cheveux, elle vit que la nuit était noire. Allons,la bonne heure arrivait. C’était l’instant d’avoir du cœur et de semontrer gentille, si elle ne voulait pas crever au milieu del’allégresse générale. D’autant plus que de voir les autres bâfrerne lui remplissait pas précisément le ventre. Elle ralentit encorele pas, regarda autour d’elle. Sous les arbres, traînait une ombreplus épaisse. Il passait peu de monde, des gens pressés, traversantvivement le boulevard. Et, sur ce large trottoir sombre et désert,où venaient mourir les gaietés des chaussées voisines, des femmes,debout, attendaient. Elles restaient de longs moments immobiles,patientes, raidies comme les petits platanes maigres ; puis,lentement, elles se mouvaient, traînaient leurs savates sur le solglacé, faisaient dix pas et s’arrêtaient de nouveau, collées à laterre. Il y en avait une, au tronc énorme, avec des jambes et desbras d’insecte, débordante et roulante, dans une guenille de soienoire, coiffée d’un foulard jaune ; il y en avait une autre,grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne ; etd’autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très sales, sisales, si minables, qu’un chiffonnier ne les aurait pas ramassées.Gervaise, pourtant, ne savait pas, tâchait d’apprendre, en faisantcomme elles. Une émotion de petite fille la serrait à lagorge ; elle ne sentait pas si elle avait honte, elle agissaitdans un vilain rêve. Pendant un quart d’heure, elle se tint toutedroite. Des hommes filaient, sans tourner la tête. Alors, elle seremua à son tour, elle osa accoster un homme qui sifflait, lesmains dans les poches, et elle murmura d’une voixétranglée :
– Monsieur, écoutez donc…
L’homme la regarda de côté et s’en alla en sifflant plusfort.
Gervaise s’enhardissait. Et elle s’oublia dans l’âpreté de cettechasse, le ventre creux, s’acharnant après son dîner qui couraittoujours. Longtemps, elle piétina, ignorante de l’heure et duchemin. Autour d’elle, les femmes muettes et noires, sous lesarbres, voyageaient, enfermaient leur marche dans le va-et-vientrégulier des bêtes en cage. Elles sortaient de l’ombre, avec unelenteur vague d’apparitions ; elles passaient dans le coup delumière d’un bec de gaz, où leur masque blafard nettementsurgissait ; et elles se noyaient de nouveau, reprises parl’ombre, balançant la raie blanche de leur jupon, retrouvant lecharme frissonnant des ténèbres du trottoir. Des hommes selaissaient arrêter, causaient pour la blague, repartaient enrigolant. D’autres, discrets, effacés, s’éloignaient, à dix pasderrière une femme. Il y avait de gros murmures, des querelles àvoix étouffée, des marchandages furieux, qui tombaient tout d’uncoup à de grands silences. Et Gervaise, aussi loin qu’elles’enfonçait, voyait s’espacer ces factions de femme dans la nuit,comme si, d’un bout à l’autre des boulevards extérieurs, des femmesfussent plantées. Toujours, à vingt pas d’une autre, elle enapercevait une autre. La file se perdait, Paris entier était gardé.Elle, dédaignée, s’enrageait, changeait de place, allait maintenantde la chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle.
– Monsieur, écoutez donc…
Mais les hommes passaient. Elle partait des abattoirs, dont lesdécombres puaient le sang. Elle donnait un regard à l’ancien hôtelBoncœur, fermé et louche. Elle passait devant l’hôpital deLariboisière, comptait machinalement le long des façades lesfenêtres éclairées, brûlant comme des veilleuses d’agonisant, avecdes lueurs pâles et tranquilles. Elle traversait le pont du cheminde fer, dans le branle des trains, grondant et déchirant l’air ducri désespéré de leurs sifflets. Oh ! que la nuit faisaittoutes ces choses tristes ! Puis, elle tournait sur sestalons, elle s’emplissait les yeux des mêmes maisons, du défilétoujours semblable de ce bout d’avenue ; et cela à dix, àvingt reprises, sans relâche, sans un repos d’une minute sur unbanc. Non, personne ne voulait d’elle. Sa honte lui semblaitgrandir de ce dédain. Elle descendait encore vers l’hôpital, elleremontait vers les abattoirs. C’était sa promenade dernière, descours sanglantes où l’on assommait, aux salles blafardes où la mortraidissait les gens dans les draps de tout le monde. Sa vie avaittenu là.
– Monsieur, écoutez donc…
Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elleapprochait d’un bec de gaz, l’ombre vague se ramassait et seprécisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle étaitronde. Cela s’étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant etflottant ensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur lesol, l’ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vraiguignol ! Puis, lorsqu’elle s’éloignait, le guignolgrandissait, devenait géant, emplissait le boulevard, avec desrévérences qui lui cassaient le nez contre les arbres et contre lesmaisons. Mon Dieu ! qu’elle était drôle et effrayante !Jamais elle n’avait si bien compris son avachissement. Alors, ellene put s’empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz,suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah ! elle avait làune belle gaupe qui marchait à côté d’elle ! Quelletouche ! Ça devait attirer les hommes tout de suite. Et ellebaissait la voix, elle n’osait plus que bégayer dans le dos despassants.
– Monsieur, écoutez donc…
Cependant, il devait être très tard. Ça se gâtait, dans lequartier. Les gargots étaient fermés, le gaz rougissait chez lesmarchands de vin, d’où sortaient des voix empâtées d’ivresse. Larigolade tournait aux querelles et aux coups. Un grand diabledépenaillé gueulait : « Je vas te démolir, numérote tesos ! » Une fille s’était empoignée avec son amant, à laporte d’un bastringue, l’appelant sale mufe et cochon malade,tandis que l’amant répétait : « Et ta sœur ? »sans trouver autre chose. La soûlerie soufflait dehors un besoin des’assommer, quelque chose de farouche, qui donnait aux passantsplus rares des visages pâles et convulsés. Il y eut une bataille,un soûlard tomba pile, les quatre fers en l’air, pendant que soncamarade, croyant lui avoir réglé son compte, fuyait en tapant sesgros souliers. Des bandes braillaient de sales chansons, de grandssilences se faisaient, coupés par des hoquets et des chutes sourdesd’ivrognes. La noce de la quinzaine finissait toujours ainsi, levin coulait si fort depuis six heures, qu’il allait se promener surles trottoirs. Oh ! de belles fusées, des queues de renardélargies au beau milieu du pavé, que les gens attardés et délicatsétaient obligés d’enjamber, pour ne pas marcher dedans ! Vrai,le quartier était propre ! Un étranger, qui serait venu levisiter avant le balayage du matin, en aurait emporté une jolieidée. Mais, à cette heure, les soûlards étaient chez eux, ils sefichaient de l’Europe. Nom de Dieu ! les couteaux sortaientdes poches et la petite fête s’achevait dans le sang. Des femmesmarchaient vite, des hommes rôdaient avec des yeux de loup, la nuits’épaississait, gonflée d’abominations.
Gervaise allait toujours, gambillant, remontant et redescendantavec la seule pensée de marcher sans cesse. Des somnolences laprenaient, elle s’endormait, bercée par sa jambe ; puis, elleregardait en sursaut autour d’elle, et elle s’apercevait qu’elleavait fait cent pas sans connaissance, comme morte. Ses pieds àdormir debout s’élargissaient dans ses savates trouées. Elle ne sesentait plus, tant elle était lasse et vide. La dernière idée nettequi l’occupât, fut que sa garce de fille, au même instant, mangeaitpeut-être des huîtres. Ensuite, tout se brouilla, elle resta lesyeux ouverts, mais il lui fallait faire un trop grand effort pourpenser. Et la seule sensation qui persistait en elle, au milieu del’anéantissement de son être, était celle d’un froid de chien, d’unfroid aigu et mortel comme jamais elle n’en avait éprouvé. Biensûr, les morts n’ont pas si froid dans la terre. Elle soulevapesamment la tête, elle reçut au visage un cinglement glacial.C’était la neige qui se décidait enfin à tomber du ciel fumeux, uneneige fine, drue, qu’un léger vent soufflait en tourbillons. Depuistrois jours, on l’attendait. Elle tombait au bon moment.
Alors, dans cette première rafale, Gervaise, réveillée, marchaplus vite. Des hommes couraient, se hâtaient de rentrer, lesépaules déjà blanches. Et, comme elle en voyait un qui venaitlentement sous les arbres, elle s’approcha, elle ditencore :
– Monsieur, écoutez donc…
L’homme s’était arrêté. Mais il n’avait pas semblé entendre. Iltendait la main, il murmurait d’une voix basse :
– La charité, s’il vous plaît…
Tous deux se regardèrent. Ah ! mon Dieu ! Ils enétaient là, le père Bru mendiant, madame Coupeau faisant letrottoir ! Ils demeuraient béants en face l’un de l’autre. Àcette heure, ils pouvaient se donner la main. Toute la soirée, levieil ouvrier avait rôdé, n’osant aborder le monde ; et lapremière personne qu’il arrêtait, était une meurt-de-faim commelui. Seigneur ! n’était-ce pas une pitié ? avoirtravaillé cinquante ans, et mendier ! s’être vue une des plusfortes blanchisseuses de la rue de la Goutte-d’Or, et finir au borddu ruisseau ! Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien sedire, ils s’en allèrent chacun de son côté, sous la neige qui lesfouettait.
C’était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de cesespaces largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblaitsoufflée à la fois des quatre points du ciel. On ne voyait pas àdix pas, tout se noyait dans cette poussière volante. Le quartieravait disparu, le boulevard paraissait mort, comme si la rafalevenait de jeter le silence de son drap blanc sur les hoquets desderniers ivrognes. Gervaise, péniblement, allait toujours,aveuglée, perdue. Elle touchait les arbres pour se retrouver. Àmesure qu’elle avançait, les becs de gaz sortaient de la pâleur del’air, pareils à des torches éteintes. Puis, tout d’un coup,lorsqu’elle traversait un carrefour, ces lueurs elles-mêmesmanquaient ; elle était prise et roulée dans un tourbillonblafard, sans distinguer rien qui pût la guider. Sous elle, le solfuyait, d’une blancheur vague. Des murs gris l’enfermaient. Et,quand elle s’arrêtait, hésitante, tournant la tête, elle devinait,derrière ce voile de glace, l’immensité des avenues, les filesinterminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert deParis endormi.
Elle était là, à la rencontre du boulevard extérieur et desboulevards de Magenta et d’Ornano, rêvant de se coucher par terre,lorsqu’elle entendit un bruit de pas. Elle courut, mais la neigelui bouchait les yeux, et les pas s’éloignaient, sans qu’elle pûtsaisir s’ils allaient à droite ou à gauche. Enfin elle aperçut leslarges épaules d’un homme, une tache sombre et dansante,s’enfonçant dans un brouillard. Oh ! celui-là, elle levoulait, elle ne le lâcherait pas ! Et elle courut plus fort,elle l’atteignit, le prit par la blouse.
– Monsieur, monsieur, écoutez donc…
L’homme se tourna. C’était Goujet.
Voilà qu’elle raccrochait la Gueule-d’Or, maintenant ! Maisqu’avait-elle donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturéejusqu’à la fin ? C’était le dernier coup, se jeter dans lesjambes du forgeron, être vue par lui au rang des roulures debarrière, blême et suppliante. Et ça se passait sous un bec de gaz,elle apercevait son ombre difforme qui avait l’air de rigoler surla neige, comme une vraie caricature. On aurait dit une femmesoûle. Mon Dieu ! ne pas avoir une fichette de pain, ni unegoutte de vin dans le corps, et être prise pour une femmesoûle ! C’était sa faute, pourquoi se soûlait-elle ? Biensûr, Goujet croyait qu’elle avait bu et qu’elle faisait une salenoce.
Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillaitdes pâquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme ellebaissait la tête en reculant, il la retint.
– Venez, dit-il.
Et il marcha le premier. Elle le suivit. Tous deux traversèrentle quartier muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvremadame Goujet était morte au mois d’octobre, d’un rhumatisme aigu.Goujet habitait toujours la petite maison de la rue Neuve, sombreet seul. Ce jour-là, il s’était attardé à veiller un camaradeblessé. Quand il eut ouvert la porte et allumé une lampe, il setourna vers Gervaise, restée humblement sur le palier. Il dit trèsbas, comme si sa mère avait encore pu l’entendre :
– Entrez.
La première chambre, celle de madame Goujet, était conservéepieusement dans l’état où elle l’avait laissée. Près de la fenêtre,sur une chaise, le tambour se trouvait posé, à côté du grandfauteuil qui semblait attendre la vieille dentellière. Le lit étaitfait, et elle aurait pu se coucher, si elle avait quitté lecimetière pour venir passer la soirée avec son enfant. La chambregardait un recueillement, une odeur d’honnêteté et de bonté.
– Entrez, répéta plus haut le forgeron.
Elle entra, peureuse, de l’air d’une fille qui se coule dans unendroit respectable. Lui, était tout pâle et tout tremblant,d’introduire ainsi une femme chez sa mère morte. Ils traversèrentla pièce à pas étouffés, comme pour éviter la honte d’êtreentendus. Puis, quand il eut poussé Gervaise dans sa chambre, ilferma la porte. Là, il était chez lui. C’était l’étroit cabinetqu’elle connaissait, une chambre de pensionnaire, avec un petit litde fer garni de rideaux blancs. Contre les murs, seulement, lesimages découpées s’étaient encore étalées et montaient jusqu’auplafond. Gervaise, dans cette pureté, n’osait avancer, se retirait,loin de la lampe. Alors, sans une parole, pris d’une rage, ilvoulut la saisir et l’écraser entre ses bras. Mais elle défaillait,elle murmura :
– Oh ! mon Dieu !… oh ! mon Dieu !…
Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et unrestant de ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, encroyant rentrer, fumait devant le cendrier. Gervaise, dégourdie parla grosse chaleur, se serait mise à quatre pattes pour manger dansle poêlon. C’était plus fort qu’elle, son estomac se déchirait, etelle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posale ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire.
– Merci ! merci ! disait-elle. Oh ! que vousêtes bon ! Merci !
Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots.Lorsqu’elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellementqu’elle la laissa retomber. La faim qui l’étranglait lui donnait unbranle sénile de la tête. Elle dut prendre avec les doigts. À lapremière pomme de terre qu’elle se fourra dans la bouche, elleéclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de sesjoues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elledévorait goulûment son pain trempé de ses larmes, soufflant trèsfort, le menton convulsé. Goujet la força à boire, pour qu’ellen’étouffât pas ; et son verre eut un petit claquement contreses dents.
– Voulez-vous encore du pain ? demandait-il àdemi-voix.
Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savaitpas. Ah ! Seigneur ! que cela est bon et triste demanger, quand on crève !
Et lui, debout en face d’elle, la contemplait. Maintenant, il lavoyait bien, sous la vive clarté de l’abat-jour. Comme elle étaitvieillie et dégommée ! La chaleur fondait la neige sur sescheveux et ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlanteétait toute grise, des mèches grises que le vent avait envolées. Lecou engoncé dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse àdonner envie de pleurer. Et il se rappelait leurs amours,lorsqu’elle était toute rose, tapant ses fers, montrant le pli debébé qui lui mettait un si joli collier au cou. Il allait, dans cetemps, la reluquer pendant des heures, satisfait de la voir. Plustard, elle était venue à la forge, et là ils avaient goûté degrosses jouissances, tandis qu’il frappait sur son fer et qu’ellerestait dans la danse de son marteau. Alors, que de fois il avaitmordu son oreiller, la nuit, en souhaitant de la tenir ainsi danssa chambre ! Oh ! il l’aurait cassée, s’il l’avait prise,tant il la désirait ! Et elle était à lui, à cette heure, ilpouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait seslarmes au fond du poêlon, ses grosses larmes silencieuses quitombaient toujours dans son manger.
Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant latête basse, gênée, ne sachant pas s’il voulait d’elle. Puis,croyant voir une flamme s’allumer dans ses yeux, elle porta la mainà sa camisole, elle ôta le premier bouton. Mais Goujet s’était misà genoux, il lui prenait les mains, en disant doucement :
– Je vous aime, madame Gervaise, oh ! je vous aimeencore et malgré tout, je vous le jure !
– Ne dites pas cela, monsieur Goujet ! s’écria-t-elle,affolée de le voir ainsi à ses pieds. Non, ne dites pas cela, vousme faites trop de peine !
Et comme il répétait qu’il ne pouvait pas avoir deux sentimentsdans sa vie, elle se désespéra davantage.
– Non, non, je ne veux plus, j’ai trop de honte… pourl’amour de Dieu ! relevez-vous. C’est ma place, d’être parterre.
Il se releva, il était tout frissonnant, et d’une voixbalbutiante :
– Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?
Elle, éperdue de surprise et d’émotion, ne trouvait pas uneparole. Elle dit oui de la tête. Mon Dieu ! elle était à lui,il pouvait faire d’elle ce qu’il lui plairait. Mais il allongeaitseulement les lèvres.
– Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il.C’est toute notre amitié, n’est-ce pas ?
Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Iln’avait embrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonneamie Gervaise seule lui restait dans l’existence. Alors, quand ill’eut baisée avec tant de respect, il s’en alla à reculons tomberen travers de son lit, la gorge crevée de sanglots. Et Gervaise neput pas demeurer là plus longtemps ; c’était trop triste ettrop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu’ons’aimait. Elle lui cria :
– Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi…Oh ! ce n’est pas possible, je comprends… Adieu, adieu, car çanous étoufferait tous les deux.
Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle seretrouva sur le pavé. Quand elle revint à elle, elle avait sonnérue de la Goutte-d’Or, Boche tirait le cordon. La maison étaittoute sombre. Elle entra là-dedans, comme dans son deuil. À cetteheure de nuit, le porche, béant et délabré, semblait une gueuleouverte. Dire que jadis elle avait ambitionné un coin de cettecarcasse de caserne ! Ses oreilles étaient donc bouchées,qu’elle n’entendait pas à cette époque la sacrée musique dedésespoir qui ronflait derrière les murs ! Depuis le jour oùelle y avait fichu les pieds, elle s’était mise à dégringoler. Oui,ça devait porter malheur d’être ainsi les uns sur les autres, dansces grandes gueuses de maisons ouvrières ; on y attrapait lecholéra de la misère. Ce soir-là, tout le monde paraissait crevé.Elle écoutait seulement les Boche ronfler, à droite ; tandisque Lantier et Virginie, à gauche, faisaient un ronron, comme deschats qui ne dorment pas et qui ont chaud, les yeux fermés. Dans lacour, elle se crut au milieu d’un vrai cimetière ; la neigefaisait par terre un carré pâle ; les hautes façadesmontaient, d’un gris livide, sans une lumière, pareilles à des pansde ruine ; et pas un soupir, l’ensevelissement de tout unvillage raidi de froid et de faim. Il lui fallut enjamber unruisseau noir, une mare lâchée par la teinturerie, fumant ets’ouvrant un lit boueux dans la blancheur de la neige. C’était uneeau couleur de ses pensées. Elles avaient coulé, les belles eauxbleu tendre et rose tendre !
Puis, en montant les six étages, dans l’obscurité, elle ne puts’empêcher de rire ; un vilain rire, qui lui faisait du mal.Elle se souvenait de son idéal, anciennement : travaillertranquille, manger toujours du pain, avoir un trou un peu proprepour dormir, bien élever ses enfants, ne pas être battue, mourirdans son lit. Non, vrai, c’était comique, comme tout ça seréalisait ! Elle ne travaillait plus, elle ne mangeait plus,elle dormait sur l’ordure, sa fille courait le guilledou, son marilui flanquait des tatouilles ; il ne lui restait qu’à creversur le pavé, et ce serait tout de suite, si elle trouvait lecourage de se flanquer par la fenêtre, en rentrant chez elle.N’aurait-on pas dit qu’elle avait demandé au ciel trente millefrancs de rente et des égards ? Ah ! vrai, dans cettevie, on a beau être modeste, on peut se fouiller ! Pas même lapâtée et la niche, voilà le sort commun. Et ce qui redoublait sonmauvais rire, c’était de se rappeler son bel espoir de se retirer àla campagne, après vingt ans de repassage. Eh bien ! elle yallait, à la campagne. Elle voulait son coin de verdure auPère-Lachaise.
Lorsqu’elle s’engagea dans le corridor, elle était comme folle.Sa pauvre tête tournait. Au fond, sa grosse douleur venait d’avoirdit un adieu éternel au forgeron. C’était fini entre eux, ils ne sereverraient jamais. Puis, là-dessus, toutes les autres idées demalheur arrivaient et achevaient de lui casser le crâne. Enpassant, elle allongea le nez chez les Bijard, elle aperçut Laliemorte, l’air content d’être allongée, en train de se dorloter pourtoujours. Ah bien ! les enfants avaient plus de chance que lesgrandes personnes ! Et, comme la porte du père Bazougelaissait passer une raie de lumière, elle entra droit chez lui,prise d’une rage de s’en aller par le même voyage que lapetite.
Ce vieux rigolo de père Bazouge était revenu, cette nuit-là,dans un état de gaieté extraordinaire. Il avait pris une telleculotte, qu’il ronflait par terre, malgré la température ; etça ne l’empêchait pas de faire sans doute un joli rêve, car ilsemblait rire du ventre, en dormant. La camoufle, restée allumée,éclairait sa défroque, son chapeau noir aplati dans un coin, sonmanteau noir qu’il avait tiré sur ses genoux, comme un bout decouverture.
Gervaise, en l’apercevant, venait tout d’un coup de se lamentersi fort, qu’il se réveilla.
– Nom de Dieu ! fermez donc la porte ! Ça ficheun froid !… Hein ! c’est vous !… Qu’est-ce qu’il ya ? qu’est-ce que vous voulez ?
Alors, Gervaise, les bras tendus, ne sachant plus ce qu’ellebégayait, se mit à le supplier avec passion.
– Oh ! emmenez-moi, j’en ai assez, je veux m’en aller…Il ne faut pas me garder rancune. Je ne savais pas, mon Dieu !On ne sait jamais, tant qu’on n’est pas prête… Oh ! oui, l’onest content d’y passer un jour !… Emmenez-moi, emmenez-moi, jevous crierai merci !
Et elle se mettait à genoux, toute secouée d’un désir qui lapâlissait. Jamais elle ne s’était ainsi roulée aux pieds d’unhomme. La trogne du père Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuirencrassé par la poussière des enterrements, lui semblait belle etresplendissante comme un soleil. Cependant, le vieux, mal éveillé,croyait à quelque mauvaise farce.
– Dites donc, murmurait-il, il ne faut pas me lafaire !
– Emmenez-moi, répéta plus ardemment Gervaise. Vous vousrappelez, un soir, j’ai cogné à la cloison ; puis, j’ai ditque ce n’était pas vrai, parce que j’étais encore trop bête… Mais,tenez ! donnez vos mains, je n’ai plus peur ! Emmenez-moifaire dodo, vous sentirez si je remue… Oh ! je n’ai que cetteenvie, oh ! je vous aimerai bien !
Bazouge, toujours galant, pensa qu’il ne devait pas bousculerune dame, qui semblait avoir un tel béguin pour lui. Elledéménageait, mais elle avait tout de même de beaux restes, quandelle se montait.
– Vous êtes joliment dans le vrai, dit-il d’un airconvaincu ; j’en ai encore emballé trois, aujourd’hui, quim’auraient donné un fameux pourboire, si elles avaient pu envoyerla main à la poche… Seulement, ma petite mère, ça ne peut pass’arranger comme ça…
– Emmenez-moi, emmenez-moi, criait toujours Gervaise, jeveux m’en aller…
– Dame ! il y a une petite opération auparavant… Voussavez, couic !
Et il fit un effort de la gorge, comme s’il avalait sa langue.Puis, trouvant la blague bonne, il ricana.
Gervaise s’était relevée lentement. Lui non plus ne pouvait doncrien pour elle ? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et sejeta sur sa paille, en regrettant d’avoir mangé. Ah ! non, parexemple, la misère ne tuait pas assez vite !
Coupeau tira une bordée, cette nuit-là. Le lendemain, Gervaisereçut dix francs de son fils Étienne, qui était mécanicien dans unchemin de fer ; le petit lui envoyait des pièces de cent sousde temps à autre, sachant qu’il n’y avait pas gras à la maison.Elle mit un pot-au-feu et le mangea toute seule, car cette rosse deCoupeau ne rentra pas davantage le lendemain. Le lundi personne, lemardi personne encore. Toute la semaine se passa. Ah ! nomd’un chien ! si une dame l’avait enlevé, c’est ça qui auraitpu s’appeler une chance. Mais, juste le dimanche, Gervaise reçut unpapier imprimé, qui lui fit peur d’abord, parce qu’on aurait ditune lettre du commissaire de police. Puis, elle se rassura, c’étaitsimplement pour lui apprendre que son cochon était en train decrever à Sainte-Anne. Le papier disait ça plus poliment, seulementça revenait au même. Oui, c’était bien une dame qui avait enlevéCoupeau, et cette dame s’appelait Sophie Tourne-de-l’œil, ladernière bonne amie des pochards.
Ma foi, Gervaise ne se dérangea pas. Il connaissait le chemin,il reviendrait bien tout seul de l’asile ; on l’y avait tantde fois guéri, qu’on lui ferait une fois de plus la mauvaise farcede le remettre sur ses pattes. Est-ce qu’elle ne venait pasd’apprendre le matin même que, pendant huit jours, on avait aperçuCoupeau, rond comme une balle, roulant les marchands de vin deBelleville, en compagnie de Mes-Bottes ! Parfaitement, c’étaitmême Mes-Bottes qui finançait ; il avait dû jeter le grappinsur le magot de sa bourgeoise, des économies gagnées au joli jeuque vous savez. Ah ! ils buvaient là du propre argent, capablede flanquer toutes les mauvaises maladies ! Tant mieux, siCoupeau en avait empoigné des coliques ! Et Gervaise étaitsurtout furieuse, en songeant que ces deux bougres d’égoïstesn’auraient seulement pas songé à venir la prendre pour lui payerune goutte. A-t-on jamais vu ! une noce de huit jours, et pasune galanterie aux dames ! Quand on boit seul, on crève seul,voilà !
Pourtant, le lundi, comme Gervaise avait un bon petit repas pourle soir, un reste de haricots et une chopine, elle se donna leprétexte qu’une promenade lui ouvrirait l’appétit. La lettre del’asile, sur la commode, l’embêtait. La neige avait fondu, ilfaisait un temps de demoiselle, gris et doux, avec un fond vif dansl’air qui ragaillardissait. Elle partit à midi, car la course étaitlongue ; il fallait traverser Paris, et sa gigue restaittoujours en retard. Avec ça, il y avait une suée de monde dans lesrues ; mais le monde l’amusait, elle arriva très gentiment.Lorsqu’elle se fut nommée, on lui en raconta une raide : ilparaît qu’on avait repêché Coupeau au Pont-Neuf ; il s’étaitélancé par-dessus le parapet, en croyant voir un homme barbu quilui barrait le chemin. Un joli saut, n’est-ce pas ? et quant àsavoir comment Coupeau se trouvait sur le Pont-Neuf, c’était unechose qu’il ne pouvait pas expliquer lui-même.
Cependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait unescalier, lorsqu’elle entendit des gueulements qui lui donnèrentfroid aux os.
– Hein ? il en fait, une musique ! dit legardien.
– Qui donc ? demanda-t-elle.
– Mais votre homme ! Il gueule comme ça depuisavant-hier. Et il danse, vous allez voir.
Ah ! mon Dieu ! quelle vue ! Elle resta saisie.La cellule était matelassée du haut en bas ; par terre, il yavait deux paillassons, l’un sur l’autre ; et, dans un coin,s’allongeaient un matelas et un traversin, pas davantage.Là-dedans, Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de laCourtille, avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaientl’air ; mais un chienlit pas drôle, oh ! non, un chienlitdont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil ducorps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom ! quelcavalier seul ! Il butait contre la fenêtre, s’en retournait àreculons, les bras marquant la mesure, secouant les mains, commes’il avait voulu se les casser et les envoyer à la figure du monde.On rencontre des farceurs dans les bastringues, qui imitentça ; seulement, ils l’imitent mal, il faut voir sauter cerigodon des soûlards, si l’on veut juger quel chic ça prend, quandc’est exécuté pour de bon. La chanson a son cachet aussi, uneengueulade continue de carnaval, une bouche grande ouverte lâchantpendant des heures les mêmes notes de trombone enroué. Coupeau,lui, avait le cri d’une bête dont on a écrasé la patte. Et, enavant l’orchestre, balancez vos dames !
– Seigneur ! qu’est-ce qu’il a donc ?… qu’est-cequ’il a donc ?… répétait Gervaise, prise de taf.
Un interne, un gros garçon blond et rose, en tablier blanc,tranquillement assis, prenait des notes. Le cas était curieux,l’interne ne quittait pas le malade.
– Restez un instant, si vous voulez, dit-il à lablanchisseuse ; mais tenez-vous tranquille… Essayez de luiparler, il ne vous reconnaîtra pas.
Coupeau, en effet, ne parut même pas apercevoir sa femme. Ellel’avait mal vu en entrant tant il se disloquait. Quand elle leregarda sous le nez, les bras lui tombèrent. Était-ce Dieu possiblequ’il eût une figure pareille, avec du sang dans les yeux et descroûtes plein les lèvres ? Elle ne l’aurait bien sûr pasreconnu. D’abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi,la margoulette tout d’un coup à l’envers, le nez froncé, les jouestirées, un vrai museau d’animal. Il avait la peau si chaude, quel’air fumait autour de lui ; et son cuir était comme verni,ruisselant d’une sueur lourde qui dégoulinait. Dans sa danse dechicard enragé, on comprenait tout de même qu’il n’était pas à sonaise, la tête lourde, avec des douleurs dans les membres.
Gervaise s’était rapprochée de l’interne, qui battait un air dubout des doigts sur le dossier de sa chaise.
– Dites donc, monsieur, c’est sérieux alors, cettefois ?
L’interne hocha la tête sans répondre.
– Dites donc, est-ce qu’il ne jacasse pas tout bas ?…Hein ? vous entendez, qu’est-ce que c’est ?
– Des choses qu’il voit, murmura le jeune homme.Taisez-vous, laissez-moi écouter.
Coupeau parlait d’une voix saccadée. Pourtant, une flamme derigolade lui éclairait les yeux. Il regardait par terre, à droite,à gauche, et tournait, comme s’il avait flâné au bois de Vincennes,en causant tout seul.
– Ah ! ça, c’est gentil, c’est pommé… Il y a deschalets, une vraie foire. Et de la musique un peu chouette !Quel Balthazar ! ils cassent les pots, là-dedans… Trèschic ! V’là que ça s’illumine ; des ballons rouges enl’air, et ça saute, et ça file !… Oh ! oh ! que delanternes dans les arbres ! Il fait joliment bon ! Çapisse de partout, des fontaines, des cascades, de l’eau qui chante,oh ! d’une voix d’enfant de chœur… Épatant lescascades !
Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chansondélicieuse de l’eau ; il aspirait l’air fortement, croyantboire la pluie fraîche envolée des fontaines. Mais, peu à peu, saface reprit une expression d’angoisse. Alors, il se courba, il filaplus vite le long des murs de la cellule, avec de sourdesmenaces.
– Encore des fourbis, tout ça !… Je me méfiais…Silence, tas de gouapes ! Oui, vous vous fichez de moi. C’estpour me turlupiner que vous buvez et que vous braillez là-dedansavec vos traînées… Je vas vous démolir, moi, dans votrechalet !… Nom de Dieu ! voulez-vous me foutre lapaix !
Il serrait les poings ; puis, il poussa un cri rauque, ils’aplatit en courant. Et il bégayait, les dents claquantd’épouvante :
– C’est pour que je me tue. Non, je ne me jetteraipas !… Toute cette eau, ça signifie que je n’ai pas de cœur.Non, je ne me jetterai pas !
Les cascades, qui fuyaient à son approche, s’avançaient quand ilreculait. Et, tout d’un coup, il regarda stupidement autour de lui,il balbutia, d’une voix à peine distincte :
– Ce n’est pas possible, on a embauché des physicienscontre moi !
– Je m’en vais, monsieur, bonsoir ! dit Gervaise àl’interne. Ça me retourne trop, je reviendrai.
Elle était blanche. Coupeau continuait son cavalier seul, de lafenêtre au matelas, et du matelas à la fenêtre, suant, s’échinant,battant la même mesure. Alors, elle se sauva. Mais elle eut beaudégringoler l’escalier, elle entendit jusqu’en bas le sacré chahutde son homme. Ah ! mon Dieu ! qu’il faisait bon dehors,on respirait !
Le soir, toute la maison de la Goutte-d’Or causait de l’étrangemaladie du père Coupeau. Les Boche, qui traitaient la Banbanpar-dessous la jambe maintenant, lui offrirent pourtant un cassisdans leur loge, histoire d’avoir des détails. Madame Lorilleuxarriva, madame Poisson aussi. Ce furent des commentairesinterminables. Boche avait connu un menuisier qui s’était mis toutnu dans la rue Saint-Martin, et qui était mort en dansant lapolka ; celui-là buvait de l’absinthe. Ces dames setortillèrent de rire, parce que ça leur semblait drôle tout demême, quoique triste. Puis, comme on ne comprenait pas bien,Gervaise repoussa le monde, cria pour avoir de la place ; et,au milieu de la loge, tandis que les autres regardaient, elle fitCoupeau, braillant, sautant, se démanchant avec des grimacesabominables. Oui, parole d’honneur ! c’était tout à faitça ! Alors, les autres s’épatèrent : pas possible !un homme n’aurait pas duré trois heures à un commerce pareil. Ehbien ! elle le jurait sur ce qu’elle avait de plus sacré,Coupeau durait depuis la veille, trente-six heures déjà. On pouvaitaller y voir, d’ailleurs, si on ne la croyait pas. Mais, madameLorilleux déclara que, merci bien ! elle était revenue deSainte-Anne ; elle empêcherait même Lorilleux d’y ficher lespieds. Quant à Virginie, dont la boutique tournait de plus mal enplus mal, et qui avait une figure d’enterrement, elle se contentade murmurer que la vie n’était pas toujours gaie, ah !sacredié, non ! On acheva le cassis, Gervaise souhaita lebonsoir à la compagnie. Lorsqu’elle ne parlait plus, elle prenaittout de suite la tête d’un ahuri de Chaillot, les yeux grandsouverts. Sans doute elle voyait son homme en train de valser. Lelendemain, en se levant, elle se promit de ne plus aller là-bas. Àquoi bon ? Elle ne voulait pas perdre la boule, à son tour.Cependant, toutes les dix minutes, elle retombait dans sesréflexions, elle était sortie, comme on dit. Ça serait curieuxpourtant, s’il faisait toujours ses ronds de jambe. Quand midisonna, elle ne put tenir davantage, elle ne s’aperçut pas de lalongueur du chemin, tant le désir et la peur de ce qui l’attendaitlui occupaient la cervelle.
Oh ! elle n’eut pas besoin de demander des nouvelles. Dèsle bas de l’escalier, elle entendit la chanson de Coupeau. Juste lemême air, juste la même danse. Elle pouvait croire qu’elle venaitde descendre à la minute, et qu’elle remontait. Le gardien de laveille, qui portait des pots de tisane dans le corridor, cligna del’œil en la rencontrant, pour se montrer aimable.
– Alors, toujours ! dit-elle.
– Oh ! toujours ! répondit-il sans s’arrêter.
Elle entra, mais elle se tint dans le coin de la porte, parcequ’il y avait du monde avec Coupeau. L’interne blond et rose étaitdebout, ayant cédé sa chaise à un vieux monsieur décoré, chauve etla figure en museau de fouine. C’était bien sûr le médecin en chef,car il avait des regards minces et perçants comme des vrilles. Tousles marchands de mort subite vous ont de ces regards-là.
Gervaise, d’ailleurs, n’était pas venue pour ce monsieur, etelle se haussait derrière son crâne, mangeant Coupeau des yeux. Cetenragé dansait et gueulait plus fort que la veille. Elle avait bienvu, autrefois, à des bals de la mi-carême, des garçons de lavoirsolides s’en donner pendant toute une nuit ; mais jamais, augrand jamais, elle ne se serait imaginé qu’un homme pût prendre duplaisir si longtemps ; quand elle disait prendre du plaisir,c’était une façon de parler, car il n’y a pas de plaisir à fairemalgré soi des sauts de carpe, comme si on avait avalé unepoudrière. Coupeau, trempé de sueur, fumait davantage, voilà tout.Sa bouche semblait plus grande, à force de crier. Oh ! lesdames enceintes faisaient bien de rester dehors. Il avait tantmarché du matelas à la fenêtre, qu’on voyait son petit chemin àterre ; le paillasson était mangé par ses savates.
Non, vrai, ça n’offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante,se demandait pourquoi elle était revenue. Dire que, la veille ausoir, chez les Boche, on l’accusait d’exagérer le tableau ! Ahbien ! elle n’en avait pas fait la moitié assez !Maintenant, elle voyait mieux comment Coupeau s’y prenait, elle nel’oublierait jamais plus, les yeux grands ouverts sur le vide.Pourtant, elle saisissait des phrases, entre l’interne et lemédecin. Le premier donnait des détails sur la nuit, avec des motsqu’elle ne comprenait pas. Toute la nuit, son homme avait causé etpirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond. Puis, le vieuxmonsieur chauve, pas très poli d’ailleurs, parut enfin s’apercevoirde sa présence ; et, quand l’interne lui eut dit qu’elle étaitla femme du malade, il se mit à l’interroger, d’un air méchant decommissaire de police.
– Est-ce que le père de cet homme buvait ?
– Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde… Ils’est tué en dégringolant d’un toit, un jour de ribote.
– Est-ce que sa mère buvait ?
– Dame ! monsieur, comme tout le monde, vous savez,une goutte par-ci, une goutte par-là… Oh ! la famille est trèsbien !… Il y a eu un frère, mort très jeune dans desconvulsions.
Le médecin la regardait de son œil perçant. Il reprit, de savoix brutale :
– Vous buvez aussi, vous ?
Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son cœur pourdonner sa parole sacrée.
– Vous buvez ! Prenez garde, voyez où mène la boisson…Un jour ou l’autre, vous mourrez ainsi.
Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tournéle dos. Il s’accroupit, sans s’inquiéter s’il ne ramassait pas lapoussière du paillasson avec sa redingote ; il étudialongtemps le tremblement de Coupeau, l’attendant au passage, lesuivant du regard. Ce jour-là, les jambes sautaient à leur tour, letremblement était descendu des mains dans les pieds ; un vraipolichinelle, dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres,le tronc raide comme du bois. Le mal gagnait petit à petit. Onaurait dit une musique sous la peau ; ça partait toutes lestrois ou quatre secondes, roulait un instant ; puis ças’arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson qui secoue leschiens perdus, quand ils ont froid l’hiver, sous une porte. Déjà leventre et les épaules avaient un frémissement d’eau sur le point debouillir. Une drôle de démolition tout de même, s’en aller en setordant, comme une fille à laquelle les chatouilles font del’effet !
Coupeau, cependant, se plaignait d’une voix sourde. Il semblaitsouffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupéeslaissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d’épinglesle piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose depesant ; une bête froide et mouillée se tramait sur sescuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c’étaientd’autres bêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant ledos à coups de griffes.
– J’ai soif, oh ! j’ai soif ! grognait-ilcontinuellement.
L’interne prit un pot de limonade sur une planchette et le luidonna. Il saisit le pot à deux mains, aspira goulûment une gorgée,en répandant la moitié du liquide sur lui ; mais il crachatout de suite la gorgée, avec un dégoût furieux, encriant :
– Nom de Dieu ! c’est de l’eau-de-vie !
Alors, l’interne, sur un signe du médecin, voulut lui faireboire de l’eau, sans lâcher la carafe. Cette fois, il avala lagorgée, en hurlant, comme s’il avait avalé du feu.
– C’est de l’eau-de-vie, nom de Dieu ! c’est del’eau-de-vie !
Depuis la veille, tout ce qu’il buvait était de l’eau-de-vie. Çaredoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout lebrûlait. On lui avait apporté un potage, mais on cherchait àl’empoisonner bien sûr, car ce potage sentait le vitriol. Le painétait aigre et gâté. Il n’y avait que du poison autour de lui. Lacellule puait le soufre. Même il accusait des gens de frotter desallumettes sous son nez pour l’empester.
Le médecin venait de se relever et écoutait Coupeau, quimaintenant voyait de nouveau des fantômes en plein midi. Est-cequ’il ne croyait pas apercevoir sur les murs des toiles d’araignéegrandes comme des voiles de bateau. Puis, ces toiles devenaient desfilets avec des mailles qui se rétrécissaient et s’allongeaient, undrôle de joujou ! Des boules noires voyageaient dans lesmailles, de vraies boules d’escamoteurs, d’abord grosses comme desbilles, puis grosses comme des boulets ; et elles enflaient,et elles maigrissaient, histoire simplement de l’embêter. Tout d’uncoup, il cria :
– Oh ! les rats, v’là les rats, à cetteheure !
C’étaient les boules qui devenaient des rats. Ces sales animauxgrossissaient, passaient à travers le filet, sautaient sur lematelas, où ils s’évaporaient. Il y avait aussi un singe, quisortait du mur, qui rentrait dans le mur, en s’approchant chaquefois si près de lui, qu’il reculait, de peur d’avoir le nez croqué.Brusquement, ça changea encore ; les murs devaient cabrioler,car il répétait, étranglé de terreur et de rage :
– C’est ça, aïe donc ! secouez-moi, je m’enfiche !… Aïe donc ! la cambuse ! aïe donc ! parterre !… Oui, sonnez les cloches, tas de corbeaux ! jouezde l’orgue pour m’empêcher d’appeler la garde !… Et ils ontmis une machine derrière le mur, ces racailles ! Je l’entendsbien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter… Au feu ! nom deDieu ! au feu. On crie au feu ! voilà que ça flambe.Oh ! ça s’éclaire, ça s’éclaire ! tout le ciel brûle, desfeux rouges, des feux verts, des feux jaunes… À moi ! ausecours ! au feu !
Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus quedes mots sans suite, une écume à la bouche, le menton mouillé desalive. Le médecin se frottait le nez avec le doigt, un tic qui luiétait sans doute habituel, en face des cas graves. Il se tournavers l’interne, lui demanda à mi-voix :
– Et la température, toujours quarante degrés, n’est-cepas ?
– Oui, monsieur.
Le médecin fit une moue. Il demeura encore là deux minutes, lesyeux fixés sur Coupeau. Puis, il haussa les épaules, enajoutant :
– Le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique,extrait mou de quinquina en potion… Ne le quittez pas, etfaites-moi appeler.
Il sortit, Gervaise le suivit, pour lui demander s’il n’y avaitplus d’espoir. Mais il marchait si raide dans le corridor, qu’ellen’osa pas l’aborder. Elle resta plantée là un instant, hésitant àrentrer voir son homme. La séance lui semblait déjà joliment rude.Comme elle l’entendait crier encore que la limonade sentaitl’eau-de-vie, ma foi ! elle fila, ayant assez d’unereprésentation. Dans les rues, le galop des chevaux et le bruit desvoitures lui firent croire que tout Sainte-Anne était à sestrousses. Et ce médecin qui l’avait menacée ! Vrai, ellecroyait déjà avoir la maladie.
Naturellement, rue de la Goutte-d’Or, les Boche et les autresl’attendaient. Dès qu’elle parut sous la porte, on l’appela dans laloge. Eh bien ! est-ce que le père Coupeau duraittoujours ? Mon Dieu ! oui, il durait toujours. Bochesemblait stupéfait et consterné : il avait parié un litre quele père Coupeau n’irait pas jusqu’au soir. Comment ! il duraitencore ! Et toute la société s’étonnait, en se tapant sur lescuisses. En voilà un gaillard qui résistait ! Madame Lorilleuxcalcula les heures : trente-six heures et vingt-quatre heures,soixante heures. Sacré mâtin ! soixante heures déjà qu’iljouait des quilles et de la gueule ! On n’avait jamais vu unpareil tour de force. Mais Boche, qui riait jaune à cause de sonlitre, questionnait Gervaise d’un air de doute, en lui demandant sielle était bien sûre qu’il n’eût pas défilé la parade derrière sondos. Oh ! non, il sautait trop fort, il n’en avait pas envie.Alors, Boche, insistant davantage, la pria de refaire un peu commeil faisait, pour voir. Oui, oui, encore un peu ! à la demandegénérale ! la société lui disait qu’elle serait bien gentille,car justement il y avait là deux voisines, qui n’avaient pas vu laveille, et qui venaient de descendre exprès pour assister autableau. La concierge criait au monde de se ranger, les gensdébarrassaient le milieu de la loge, en se poussant du coude, avecun frémissement de curiosité. Cependant, Gervaise baissait la tête.Vrai, elle craignait de se rendre malade. Pourtant, désirantprouver que ce n’était pas histoire de se faire prier, ellecommença deux ou trois petits sauts ; mais elle devint toutechose, elle se rejeta en arrière ; parole d’honneur, elle nepouvait pas ! Un murmure de désappointement courut :c’était dommage, elle imitait ça à la perfection. Enfin, si elle nepouvait pas ! Et, comme Virginie retournait à sa boutique, onoublia le père Coupeau, pour causer vivement du ménage Poisson, unepétaudière maintenant ; la veille, les huissiers étaientvenus ; le sergent de ville allait perdre sa place ;quant à Lantier, il tournait autour de la fille du restaurant d’àcôté, une femme magnifique, qui parlait de s’établir tripière.Dame ! on en rigolait, on voyait déjà une tripière installéedans la boutique ; après la friandise, le solide. Ce cocu dePoisson avait une bonne tête, dans tout ça ; comment diable unhomme, dont le métier était d’être malin, se montrait-il si godichechez lui. Mais on se tut brusquement, en apercevant Gervaise qu’onne regardait plus et qui s’essayait toute seule au fond de la loge,tremblant des pieds et des mains, faisant Coupeau. Bravo !c’était ça, on n’en demandait pas davantage. Elle resta hébétée,ayant l’air de sortir d’un rêve. Puis, elle fila raide. Bien lebonsoir, la compagnie ! elle montait pour tâcher dedormir.
Le lendemain, les Boche la virent partir à midi, comme les deuxautres jours. Ils lui souhaitaient bien de l’agrément. Ce jour-là,à Sainte-Anne, le corridor tremblait des gueulements et des coupsde talon de Coupeau. Elle tenait encore la rampe de l’escalier,qu’elle l’entendit hurler :
– En v’là des punaises !… Rappliquez un peu par ici,que je vous désosse !… Ah ! ils veulent m’escoffier,ah ! les punaises !… Je suis plus rupin que voustous ! Décarrez, nom de Dieu !
Un instant, elle souffla devant la porte. Il se battait doncavec une armée ! Quand elle entra, ça croissait et çaembellissait. Coupeau était fou furieux, un échappé deCharenton ! Il se démenait au milieu de la cellule, envoyantles mains partout, sur lui, sur les murs, par terre, culbutant,tapant dans le vide ; et il voulait ouvrir la fenêtre, et ilse cachait, se défendait, appelait, répondait, tout seul pour fairece sabbat, de l’air exaspéré d’un homme cauchemardé par une flopéede monde. Puis, Gervaise comprit qu’il s’imaginait être sur untoit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le souffletavec sa bouche, il remuait des fers dans le réchaud, se mettait àgenoux, pour passer le pouce sur les bords du paillasson, encroyant qu’il le soudait. Oui, son métier lui revenait, au momentde crever ; et s’il gueulait si fort, s’il se crochait sur sontoit, c’était que des mufes l’empêchaient d’exécuter proprement sontravail. Sur tous les toits voisins, il y avait de la fripouillequi le mécanisait. Avec ça, ces blagueurs lui lâchaient des bandesde rats dans les jambes. Ah ! les sales bêtes, il les voyaittoujours ! Il avait beau les écraser, en frottant son pied surle sol de toutes ses forces, il en passait de nouvellesribambelles, le toit en était noir. Est-ce qu’il n’y avait pas desaraignées aussi ! Il serrait rudement son pantalon pour tuercontre sa cuisse de grosses araignées, qui s’étaient fourrées là.Sacré tonnerre ! il ne finirait jamais sa journée, on voulaitle perdre, son patron allait l’envoyer à Mazas. Alors, en sedépêchant, il crut qu’il avait une machine à vapeur dans leventre ; la bouche grande ouverte, il soufflait de la fumée,une fumée épaisse qui emplissait la cellule et qui sortait par lafenêtre ; et penché, soufflant toujours, il regardait dehorsle ruban de fumée se dérouler, monter dans le ciel, où il cachaitle soleil.
– Tiens ! cria-t-il, c’est la bande de la chausséeClignancourt, déguisée en ours, avec des flafla…
Il restait accroupi devant la fenêtre, comme s’il avait suivi uncortège dans une rue, du haut d’une toiture.
– V’là la cavalcade, des lions et des panthères qui fontdes grimaces… Il y a des mômes habillés en chiens et en chats… Il ya la grande Clémence, avec sa tignasse pleine de plumes. Ah !sacredié ! elle fait la culbute, elle montre tout ce qu’ellea !… Dis donc, ma biche, faut nous carapater… Eh !bougres de roussins, voulez-vous bien ne pas la prendre !… Netirez pas, tonnerre ! ne tirez pas…
Sa voix montait, rauque, épouvantée, et il se baissait vivement,répétant que la rousse et les pantalons rouges étaient en bas, deshommes qui le visaient avec des fusils. Dans le mur, il voyait lecanon d’un pistolet braqué sur sa poitrine. On venait lui reprendrela fille.
– Ne tirez pas, nom de Dieu ! ne tirez pas…
Puis, les maisons s’effondraient, il imitait le craquement d’unquartier qui croule ; et tout disparaissait, tout s’envolait.Mais il n’avait pas le temps de souffler, d’autres tableauxpassaient, avec une mobilité extraordinaire. Un besoin furieux deparler lui emplissait la bouche de mots, qu’il lâchait sans suite,avec un barbotement de la gorge. Il haussait toujours la voix.
– Tiens, c’est toi, bonjour !… Pas de blague ! neme fais pas manger tes cheveux.
Et il passait la main devant son visage, il soufflait pourécarter des poils. L’interne l’interrogea :
– Qui voyez-vous donc ?
– Ma femme, pardi !
Il regardait le mur, tournant le dos à Gervaise.
Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur, pourvoir si elle ne s’apercevait pas. Lui, continuait de causer.
– Tu sais, ne m’embobine pas… Je ne veux pas qu’onm’attache… Fichtre ! te voilà belle, t’as une toilette chic.Où as-tu gagné ça, vache ! Tu viens de la retape,chameau ! Attends un peu que je t’arrange !… Hein ?tu caches ton monsieur derrière tes jupes. Qu’est-ce que c’est quecelui-là ? Fais donc la révérence, pour voir… Nom deDieu ! c’est encore lui !
D’un saut terrible, il alla se heurter la tête contre lamuraille ; mais la tenture rembourrée amortit le coup. Onentendit seulement le rebondissement de son corps sur lepaillasson, où la secousse l’avait jeté.
– Qui voyez-vous donc ? répéta l’interne.
– Le chapelier ! le chapelier ! hurlaitCoupeau.
Et, l’interne ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sanspouvoir répondre, car cette scène remuait en elle tous lesembêtements de sa vie. Le zingueur allongeait les poings.
– À nous deux, mon cadet ! Faut que je te nettoie à lafin ! Ah ! tu viens tout de go, avec cette drogue aubras, pour te ficher de moi en public. Eh bien ! je vast’estrangouiller, oui, oui, moi ! et sans mettre des gantsencore !… Ne fais pas le fendant… Empoche ça. Et atout !atout ! atout !
Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s’emparade lui. Ayant rencontré le mur en reculant, il crut qu’onl’attaquait par-derrière. Il se retourna, s’acharna sur la tenture.Il bondissait, sautait d’un coin à un autre, tapait du ventre, desfesses, d’une épaule, roulait, se relevait. Ses os mollissaient,ses chairs avaient un bruit d’étoupes mouillées. Et il accompagnaitce joli jeu de menaces atroces, de cris gutturaux et sauvages.Cependant, la bataille devait mal tourner pour lui, car sarespiration devenait courte, ses yeux sortaient de leursorbites ; et il semblait peu à peu pris d’une lâchetéd’enfant.
– À l’assassin ! à l’assassin !… Foutez le camp,tous les deux. Oh ! les salauds, ils rigolent. La voilà lesquatre fers en l’air, cette garce !… Il faut qu’elle y passe,c’est décidé… Ah ! le brigand, il la massacre ! Il luicoupe une quille avec son couteau. L’autre quille est par terre, leventre est en deux, c’est plein de sang… Oh ! mon Dieu,oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu…
Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front,effrayant, il s’en alla à reculons, en agitant violemment les bras,comme pour repousser l’abominable scène. Il jeta deux plaintesdéchirantes, il s’étala à la renverse sur le matelas, dans lequelses talons s’étaient empêtrés.
– Monsieur, monsieur, il est mort ! dit Gervaise, lesmains jointes.
L’interne s’était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas.Non, il n’était pas mort. On l’avait déchaussé ; ses pieds nuspassaient, au bout ; et ils dansaient tout seuls, l’un à côtéde l’autre, en mesure, d’une petite danse pressée et régulière.
Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, unmaigre et un gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent,sans rien dire, regardant l’homme partout ; puis, rapidement,à demi-voix, ils causèrent. Ils avaient découvert l’homme descuisses aux épaules, Gervaise voyait, en se haussant, ce torse nuétalé. Eh bien ! c’était complet, le tremblement étaitdescendu des bras et monté des jambes, le tronc lui-même entrait engaieté, à cette heure ! Positivement, le polichinelle rigolaitaussi du ventre. C’étaient des risettes le long des côtes unessoufflement de la berdouille, qui semblait crever de rire. Ettout marchait, il n’y avait pas à dire ! les muscles sefaisaient vis-à-vis, la peau vibrait comme un tambour, les poilsvalsaient en se saluant. Enfin, ça devait être le grand branle-bas,comme qui dirait le galop de la fin, quand le jour paraît et quetous les danseurs se tiennent par la patte en tapant du talon.
– Il dort, murmura le médecin en chef.
Et il fit remarquer la figure de l’homme aux deux autres.Coupeau, les paupières closes, avait de petites secousses nerveusesqui lui tiraient toute la face. Il était plus affreux encore, ainsiécrasé, la mâchoire saillante, avec le masque déformé d’un mort quiaurait eu des cauchemars. Mais les médecins, ayant aperçu lespieds, vinrent mettre leurs nez dessus d’un air de profond intérêt.Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les piedsdansaient. Oh ! leur patron pouvait ronfler, ça ne lesregardait pas, ils continuaient leur train-train, sans se presserni se ralentir. De vrais pieds mécaniques, des pieds qui prenaientleur plaisir où ils le trouvaient.
Pourtant, Gervaise, ayant vu les médecins poser leurs mains surle torse de son homme, voulut le tâter elle aussi. Elle s’approchadoucement, lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissaune minute. Mon Dieu ! qu’est-ce qui se passait donclà-dedans ? Ça dansait jusqu’au fond de la viande ; lesos eux-mêmes devaient sauter. Des frémissements, des ondulationsarrivaient de loin, coulaient pareils à une rivière, sous la peau.Quand elle appuyait un peu, elle sentait les cris de souffrance dela moelle. À l’œil nu, on voyait seulement les petites ondescreusant des fossettes, comme à la surface d’un tourbillon ;mais, dans l’intérieur, il devait y avoir un joli ravage. Quelsacré travail ! un travail de taupe ! C’était le vitriolde l’Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. Le corpsentier en était saucé, et dame ! il fallait que ce travails’achevât, émiettant, emportant Coupeau, dans le tremblementgénéral et continu de toute la carcasse.
Les médecins s’en étaient allés. Au bout d’une heure, Gervaise,restée avec l’interne, répéta à voix basse :
– Monsieur, monsieur, il est mort…
Mais l’interne, qui regardait les pieds, dit non de la tête. Lespieds nus, hors du lit, dansaient toujours. Ils n’étaient guèrepropres, et ils avaient les ongles longs. Des heures encorepassèrent. Tout d’un coup, ils se raidirent, immobiles. Alors,l’interne se tourna vers Gervaise, en disant :
– Ça y est.
La mort seule avait arrêté les pieds.
Quand Gervaise rentra rue de la Goutte-d’Or, elle trouva chezles Boche un tas de commères qui jabotaient d’une voix allumée.Elle crut qu’on l’attendait pour avoir des nouvelles, comme lesautres jours.
– Il est claqué, dit-elle en poussant la porte,tranquillement, la mine éreintée et abêtie.
Mais on ne l’écoutait pas. Toute la maison était en l’air.Oh ! une histoire impayable ! Poisson avait pigé sa femmeavec Lantier. On ne savait pas au juste les choses, parce quechacun racontait ça à sa manière. Enfin, il était tombé sur leurdos au moment où les deux autres ne l’attendaient pas. Même onajoutait des détails que les dames se répétaient en pinçant leslèvres. Une vue pareille, naturellement, avait fait sortir Poissonde son caractère. Un vrai tigre ! Cet homme, peu causeur, quisemblait marcher avec un bâton dans le derrière, s’était mis àrugir et à bondir. Puis, on n’avait plus rien entendu. Lantierdevait avoir expliqué l’affaire au mari. N’importe, ça ne pouvaitplus aller loin. Et Boche annonçait que la fille du restaurant d’àcôté prenait décidément la boutique, pour y installer une triperie.Ce roublard de chapelier adorait les tripes.
Cependant, Gervaise, en voyant arriver madame Lorilleux avecmadame Lerat, répéta mollement :
– Il est claqué… Mon Dieu ! quatre jours à gigoter età gueuler…
Alors, les deux sœurs ne purent pas faire autrement que de tirerleurs mouchoirs. Leur frère avait eu bien des torts, mais enfinc’était leur frère. Boche haussa les épaules, en disant assez hautpour être entendu de tout le monde :
– Bah ! c’est un soûlard de moins !
Depuis ce jour, comme Gervaise perdait la tête souvent, une descuriosités de la maison était de lui voir faire Coupeau. On n’avaitplus besoin de la prier, elle donnait le tableau gratis, tremblantdes pieds et des mains, lâchant de petits cris involontaires. Sansdoute elle avait pris ce tic-là à Sainte-Anne, en regardant troplongtemps son homme. Mais elle n’était pas chanceuse, elle n’encrevait pas comme lui. Ça se bornait à des grimaces de singeéchappé, qui lui faisaient jeter des trognons de choux par lesgamins, dans les rues.
Gervaise dura ainsi pendant des mois. Elle dégringolait plus basencore, acceptait les dernières avanies, mourait un peu de faimtous les jours. Dès qu’elle possédait quatre sous, elle buvait etbattait les murs. On la chargeait des sales commissions duquartier. Un soir, on avait parié qu’elle ne mangerait pas quelquechose de dégoûtant ; et elle l’avait mangé, pour gagner dixsous. M. Marescot s’était décidé à l’expulser de la chambre dusixième. Mais, comme on venait de trouver le père Bru mort dans sontrou, sous l’escalier, le propriétaire avait bien voulu lui laissercette niche. Maintenant, elle habitait la niche du père Bru.C’était là-dedans, sur de la vieille paille, qu’elle claquait dubec, le ventre vide et les os glacés. La terre ne voulait pasd’elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeaitseulement pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour enfinir. La mort devait la prendre petit à petit, morceau parmorceau, en la traînant ainsi jusqu’au bout dans la sacréeexistence qu’elle s’était faite. Même on ne sut jamais au juste dequoi elle était morte. On parla d’un froid et chaud. Mais la véritéétait qu’elle s’en allait de misère, des ordures et des fatigues desa vie gâtée. Elle creva d’avachissement, selon le mot desLorilleux. Un matin, comme ça sentait mauvais dans le corridor, onse rappela qu’on ne l’avait pas vue depuis deux jours ; et onla découvrit déjà verte, dans sa niche.
Justement, ce fut le père Bazouge qui vint, avec la caisse despauvres sous le bras, pour l’emballer. Il était encore jolimentsoûl, ce jour-là, mais bon zig tout de même, et gai comme unpinson. Quand il eut reconnu la pratique à laquelle il avaitaffaire, il lâcha des réflexions philosophiques, en préparant sonpetit ménage.
– Tout le monde y passe… On n’a pas besoin de se bousculer,il y a de la place pour tout le monde… Et c’est bête d’être pressé,parce qu’on arrive moins vite… Moi, je ne demande pas mieux que defaire plaisir. Les uns veulent, les autres ne veulent pas. Arrangezun peu ça, pour voir… En v’la une qui ne voulait pas, puis elle avoulu. Alors, on l’a fait attendre… Enfin, ça y est, et,vrai ! elle l’a gagné ! Allons-y gaiement !
Et, lorsqu’il empoigna Gervaise dans ses grosses mains noires,il fut pris d’une tendresse, il souleva doucement cette femme quiavait eu un si long béguin pour lui. Puis, en l’allongeant au fondde la bière avec un soin paternel, il bégaya, entre deuxhoquets :
– Tu sais… écoute bien… c’est moi, Bibi-la-Gaieté, dit leconsolateur des dames… Va, t’es heureuse. Fais dodo, mabelle !