Categories: Romans policiers

Le Bouchon de cristal

Le Bouchon de cristal

de Maurice Leblanc

Chapitre 1 Arrestation

Les deux barques se balançaient dans l’ombre, attachées au petit môle qui pointait hors du jardin. A travers la brume épaisse, on apercevait çà et là, sur les bords du lac, des fenêtres éclairées.En face, le casino d’Enghien ruisselait de lumière, bien qu’on fût aux derniers jours de septembre. Quelques étoiles apparaissaient entre les nuages. Une brise légère soulevait la surface de l’eau.

Arsène Lupin sortit du kiosque où il fumait une cigarette, et,se penchant au bout du môle :

– Grognard ? Le Ballu ?… vous êtes là ?

Un homme surgit de chacune des barques, et l’un d’eux répondit:

– Oui, patron.

– Préparez-vous, j’entends l’auto qui revient avec Gilbert et Vaucheray.

Il traversa le jardin, fit le tour d’une maison en constructiondont on discernait les échafaudages, et entrouvrit avec précautionla porte qui donnait sur l’avenue de Ceinture. Il ne s’était pastrompé : une lueur vive jaillit au tournant, et une grande autodécouverte s’arrêta, d’où sautèrent deux hommes vêtus de pardessusau col relevé, et coiffés de casquettes.

C’étaient Gilbert et Vaucheray – Gilbert, un garçon de vingt ouvingt deux ans, le visage sympathique, l’allure souple et puissante– Vaucheray, plus petit, les cheveux grisonnants, la face blême etmaladive.

– Eh bien, demanda Lupin, vous l’avez vu, le député ?…

– Oui, patron, répondit Gilbert, nous l’avons aperçu qui prenaitle train de sept heures quarante pour Paris, comme nous lesavions.

– En ce cas, nous sommes libres d’agir ?

– Entièrement libres. La villa Marie-Thérèse est à notredisposition.

Le chauffeur étant resté sur son siège, Lupin lui dit :

– Ne stationne pas ici. Ça pourrait attirer l’attention. Reviensà neuf heures et demie précises, à temps pour charger la voiture…si toutefois l’expédition ne rate pas.

– Pourquoi voulez-vous que ça rate ? observa Gilbert.

L’auto s’en alla et Lupin, reprenant la route du lac avec sesnouveaux compagnons, répondit :

– Pourquoi ? parce que ce n’est pas moi qui ai préparé lecoup, et quand ce n’est pas moi, je n’ai qu’à moitié confiance.

– Bah ! patron, voilà trois ans que je travaille avec vous…Je commence à la connaître !

Oui… mon garçon, tu commences, dit Lupin et c’est justementpourquoi je crains les gaffes… Allons, embarque… Et toi, Vaucheray,prends l’autre bateau… Bien… Maintenant, nagez les enfants… et lemoins de bruit possible.

Grognard et Le Ballu, les deux rameurs, piquèrent droit vers larive opposée, un peu à gauche du casino.

On rencontra d’abord une barque où un homme et une femme setenaient enlacés et qui glissait à l’aventure ; puis une autreoù des gens chantaient à tue-tête. Et ce fut tout.

Lupin se rapprocha de son compagnon et dit à voix basse :

– Dis donc, Gilbert, c’est toi qui as eu l’idée de ce coup-là,ou bien Vaucheray ?

– Ma foi, je ne sais pas trop… il y a des semaines qu’on enparle tous deux.

– C’est que je me méfie de Vaucheray… Un sale caractère… endessous… Je me demande pourquoi je ne me débarrasse pas de lui…

– Oh ! patron !

– Mais si ! mais si ! c’est un gaillard dangereux…sans compter qu’il doit avoir sur la conscience quelquespeccadilles plutôt sérieuses.

Il demeura silencieux un instant, et reprit :

– Ainsi tu es bien sûr d’avoir vu le député Daubrecq ?

– De mes yeux vu, patron.

– Et tu sais qu’il a un rendez-vous à Paris ?

– Il va au théâtre.

– Bien, mais ses domestiques sont restés à sa villad’Enghien…

– La cuisinière est renvoyée. Quant au valet de chambre Léonardqui est l’homme de confiance du député Daubrecq, il attend sonmaître à Paris, d’où ils ne peuvent pas revenir avant une heure dumatin. Mais…

– Mais ?

– Nous devons compter sur un caprice possible de Daubrecq, surun changement d’humeur, sur un retour inopiné et, par conséquent,prendre nos dispositions pour avoir tout fini dans une heure.

Et tu possèdes ces renseignements ?…

– Depuis ce matin. Aussitôt, Vaucheray et moi nous avons penséque le moment était favorable. J’ai choisi comme point de départ lejardin de cette maison en construction que nous venons de quitteret qui n’est pas gardée la nuit. J’ai averti deux camarades pourconduire les barques, et je vous ai téléphoné. Voilà toutel’histoire.

– Tu as les clefs ?

– Celles du perron.

– C’est bien la villa qu’on discerne là-bas, entourée d’unparc ?

– Oui, la villa Marie-Thérèse, et comme les deux autres, dontles jardins l’encadrent, ne sont plus habitées depuis une semaine,nous avons tout le temps de déménager ce qu’il nous plaît, et jevous jure, patron, que ça en vaut la peine.

Lupin marmotta :

– Beaucoup trop commode, l’aventure. Aucun charme.

Ils abordèrent dans une petite anse d’où s’élevaient, à l’abrid’un toit vermoulu, quelques marches de pierre. Lupin jugea que letransbordement des meubles serait facile. Mais il dit soudain :

Il y a du monde à la villa. Tenez… une lumière.

– C’est un bec de gaz, patron.., la lumière ne bouge pas…

Grognard resta près des barques, avec mission de faire le guet,tandis que Le Ballu, l’autre rameur, se rendait à la grille del’avenue de Ceinture et que Lupin et ses deux compagnons rampaientdans l’ombre jusqu’au bas du perron.

Gilbert monta le premier. Ayant cherché à tâtons, il introduisitd’abord la clef de la serrure, puis celle du verrou de sûreté.Toutes deux fonctionnèrent aisément, de sorte que le battant putêtre entrebâillé et livra passage aux trois hommes.

Dans le vestibule, un bec de gaz flambait.

– Vous voyez, patron…. dit Gilbert.

– Oui, oui…, dit Lupin, à voix basse, mais il me semble que lalumière qui brillait ne venait pas de là.

– D’où alors ?

– Ma foi, je n’en sais rien… Le salon est ici ?

– Non, répondit Gilbert, qui ne craignait pas de parler un peufort non, par précaution il a tout réuni au premier étage, dans sachambre et dans les chambres voisines.

– Et l’escalier ?

– A droite, derrière le rideau.

Lupin se dirigea vers ce rideau, et déjà, il écartait l’étoffequand, tout à coup, à quatre pas sur la gauche, une porte s’ouvrit,et une tête apparut, une tête d’homme blême, avec des yeuxd’épouvante.

– Au secours ! à l’assassin hurla-t-il.

Et précipitamment, il rentra dans la pièce.

– C’est Léonard ! le domestique cria Gilbert.

– S’il fait des manières, je l’abats, gronda Vaucheray.

– Tu vas nous fiche la paix, Vaucheray, hein ? ordonna Lupin, qui s’élançait à la poursuite du domestique.

Il traversa d’abord une salle à manger, où il y avait encore,auprès d’une lampe, des assiettes et une bouteille, et il retrouvaLéonard au fond d’un office dont il essayait vainement d’ouvrir la fenêtre.

– Ne bouge pas, l’artiste ! Pas de blague !… Ah labrute !

Il s’était abattu à terre, d’un geste, en voyant Léonard leverle bras vers lui. Trois détonations furent jetées dans la pénombrede l’office, puis le domestique bascula, saisi aux jambes par Lupinqui lui arracha son arme et l’étreignit à la gorge.

– Sacrée brute, va ! grogna-t-il… Un peu plus, il medémolissait… Vaucheray, ligote-moi ce gentilhomme.

Avec sa lanterne de poche, il éclaira le visage du domestique etricana :

– Pas joli, le monsieur… Tu ne dois pas avoir la conscience trèsnette, Léonard ; d’ailleurs, pour être le larbin du députéDaubrecq… Tu as fini, Vaucheray ? Je voudrais bien ne pasmoisir ici !

– Aucun danger, patron, dit Gilbert.

– Ah vraiment… et le coup de feu, tu crois que ça ne s’entendpas ?…

– Absolument impossible.

– N’importe ! il s’agit de faire vite. Vaucheray, prends lalampe et montons.

Il empoigna le bras de Gilbert, et l’entraînant vers le premierétage :

– Imbécile ! c’est comme ça que tu t’informes ?Avais-je raison de me méfier ?

– Voyons, patron, je ne pouvais pas savoir qu’il changeraitd’avis et reviendrait dîner.

– On doit tout savoir, quand on a l’honneur de cambrioler lesgens. Mazette, je vous retiens, Vaucheray et toi… Vous avez lechic…

La vue des meubles, au premier étage, apaisa Lupin, et,commençant l’inventaire avec une satisfaction d’amateur qui vientde s’offrir quelques objets d’art :

– Bigre ! peu de chose, mais du nanan. Ce représentant dupeuple ne manque pas de goût… Quatre fauteuils d’Aubusson… unsecrétaire signé, je gage, Percier-Fontaine… deux appliques deGouttières… un vrai Fragonard, et un faux Nattier qu’unmilliardaire américain avalerait tout cru… Bref, une fortune. Et ily a des grincheux qui prétendent qu’on ne trouve plus riend’authentique. Crebleu ! qu’ils fassent comme moi !Qu’ils cherchent !

Gilbert et Vaucheray, sur l’ordre de Lupin, et d’après sesindications, procédèrent aussitôt à l’enlèvement méthodique desplus gros meubles. Au bout d’une demi-heure, la première barqueétant remplie, il fut décidé que Grognard et Le Ballu partiraienten avant et commenceraient le chargement de l’auto.

Lupin surveilla leur départ. En revenant à la maison, il luisembla, comme il passait dans le vestibule, entendre un bruit deparoles, du côté de l’office. Il s’y rendit. Léonard était bienseul, couché à plat ventre, et les mains liées derrière le dos.

– C’est donc toi qui grognes, larbin de confiance ? T’émeuspas. C’est presque fini. Seulement, si tu criais trop fort, tu nousobligerais à prendre des mesures plus sévères… Aimes-tu lespoires ? On t’en collerait une, d’angoisse…

Au moment de remonter, il entendit de nouveau le même bruit deparoles et, ayant prêté l’oreille, il perçut ces mots prononcésd’une voix rauque et gémissante et qui venaient, en toutecertitude, de l’office.

– Au secours !… à l’assassin !… au secours !… onva me tuer… qu’on avertisse le commissaire ! …

– Complètement loufoque, le bonhomme murmura Lupin. Sapristi …déranger la police à neuf heures du soir, quelleindiscrétion ! …

Il se remit à l’œuvre. Cela dura plus longtemps qu’il ne lepensait, car on découvrait dans les armoires des bibelots de valeurqu’il eût été malséant de dédaigner, et, d’autre part, Vaucheray etGilbert apportaient à leurs investigations une minutie qui ledéconcertait.

A la fin, il s’impatienta.

– Assez ! ordonna-t-il. Pour les quelques rossignols quirestent, nous n’allons pas gâcher l’affaire et laisser l’auto enstation. J’embarque.

Ils se trouvaient alors au bord de l’eau, et Lupin descendaitl’escalier. Gilbert le retint.

– Écoutez, patron, il nous faut un voyage de plus… cinq minutes,pas davantage.

– Mais pourquoi, que diantre !

– Voilà… On nous a parlé d’un reliquaire ancien… quelque chosed’épatant…

– Eh bien ?

– Impossible de mettre la main dessus. Et je pense à l’office…Il y a là un placard à grosse serrure… vous comprenez bien que nousne pouvons pas…

Il retournait déjà vers le perron. Vaucheray s’élançaégalement.

– Dix minutes… pas une de plus, leur cria Lupin. Dans dixminutes, moi, je me défile.

Mais les dix minutes s’écoulèrent, et il attendait encore.

Il consulta sa montre.

– Neuf heures et quart… c’est de la folie, se dit-il.

En outre, il songeait que, durant tout ce déménagement, Gilbertet Vaucheray s’étaient conduits de façon assez bizarre, ne sequittant pas et semblant se surveiller l’un l’autre. Que sepassait-il donc ?

Insensiblement, Lupin retournait à la maison, poussé par uneinquiétude qu’il ne s’expliquait pas, et, en même temps, ilécoutait une rumeur sourde qui s’élevait au loin, du côtéd’Enghien, et qui paraissait se rapprocher… Des promeneurs sansdoute…

Vivement il donna un coup de sifflet, puis il se dirigea vers lagrille principale, pour jeter un coup d’œil aux environs del’avenue. Mais soudain, comme il tirait le battant, une détonationretentit, suivie d’un hurlement de douleur. Il revint en courant,fit le tour de la maison, escalada le perron et se rua vers lasalle à manger.

– Sacré tonnerre ! qu’est-ce que vous fichez là, tous lesdeux ?

Gilbert et Vaucheray, mêlés dans un corps à corps furieux,roulaient sur le parquet avec des cris de rage. Leurs habitsdégouttaient de sang. Lupin bondit. Mais déjà Gilbert avaitterrassé son adversaire et lui arrachait de la main un objet queLupin n’eut pas le temps de distinguer. Vaucheray, d’ailleurs, quiperdait du sang par une blessure à l’épaule, s’évanouit.

– Qui l’a blessé ? Toi, Gilbert ? demanda Lupinexaspéré.

– Non… Léonard.

– Léonard ! il était attaché…

– Il avait défait ses liens et repris son revolver.

– La canaille ! où est-il ?

Lupin saisit la lampe et passa dans l’office.

Le domestique gisait sur le dos, les bras en croix, un poignardplanté dans la gorge, la face livide. Un filet rouge coulait de sabouche.

– Ah ! balbutia Lupin, après l’avoir examiné… il estmort !

– Vous croyez… Vous croyez… fit Gilbert, d’une voixtremblante.

– Mort, je te dis.

Gilbert bredouilla :

– C’est Vaucheray… qui l’a frappé…

Pâle de colère, Lupin l’empoigna.

– C’est Vaucheray… et toi aussi, gredin puisque tu étais là, etque tu as laissé faire… Du sang ! du sang ! vous savezbien que je n’en veux pas. On se laisse tuer, plutôt. Ah !tant pis pour vous, les gaillards… vous paierez la casse s’il y alieu. Et ça coûte cher… Gare la Veuve !

La vue du cadavre le bouleversait et, secouant brutalementGilbert :

– Pourquoi ? … pourquoi Vaucheray l’a-t-il tué ?

– Il voulait le fouiller et lui prendre la clef du placard.Quand il s’est penché sur lui, il a vu que l’autre s’était déliéles bras… Il a eu peur… et il a frappé.

– Mais le coup de revolver ?

– C’est Léonard… il avait l’arme à la main… Avant de mourir il aencore eu la force de viser…

– Et la clef du placard ?

– Vaucheray l’a prise…

– Il a ouvert ?

– Oui.

– Et il a trouvé ?

– Oui.

– Et toi, tu as voulu lui arracher l’objet ?… Lereliquaire ? non, c’était plus petit… Alors, quoi ?réponds donc…

Au silence, à l’expression résolue de Gilbert, il comprit qu’iln’obtiendrait pas de réponse. Avec un geste de menace, il articula:

– Tu causeras, mon bonhomme. Foi de Lupin, je te ferai cracherta confession. Mais, pour l’instant, il s’agit de déguerpir. Tiens,aide-moi… nous allons embarquer Vaucheray…

Ils étaient revenus vers la salle, et Gilbert se penchaitau-dessus du blessé, quand Lupin l’arrêta :

– Écoute !

Ils échangèrent un même regard d’inquiétude. On parlait dansl’office… une voix très basse, étrange, très lointaine… Pourtant,ils s’en assurèrent aussitôt, il n’y avait personne dans la pièce,personne que le mort dont ils voyaient la silhouette sombre.

Et la voix parla de nouveau, tour à tour aiguë, étouffée,chevrotante, inégale, criarde, terrifiante. Elle prononçait desmots indistincts, des syllabes interrompues.

Lupin sentit que son crâne se couvrait de sueur. Qu’était-ce quecette voix incohérente, mystérieuse comme une voixd’outre-tombe ?

Il s’était baissé sur le domestique. La voix se tut, puisrecommença. Éclairé-nous mieux, dit-il à Gilbert.

Il tremblait un peu, agité par une peur nerveuse qu’il nepouvait dominer, car aucun doute n’était possible Gilbert ayantenlevé l’abat-jour, il constata que la voix sortait du cadavremême, sans qu’un soubresaut en remuât la masse inerte, sans que labouche sanglante eût un frémissement.

– Patron, j’ai la frousse, bégaya Gilbert.

Le même bruit encore, le même chuchotement nasillard.

Lupin éclata de rire, et rapidement, il saisit le cadavre et ledéplaça.

– Parfait dit-il en apercevant un objet de métal brillant…Parfait nous y sommes… Eh bien, vrai, j’y ai mis letemps !

C’était, à la place même qu’il avait découverte, le cornetrécepteur d’un appareil téléphonique dont le fil remontait jusqu’auposte fixé dans le mur, à la hauteur habituelle.

Lupin appliqua ce récepteur contre son oreille. Presque aussitôtle bruit recommença, mais un bruit multiple, composé d’appelsdivers, d’interjections, de clameurs entrecroisées, le bruit quefont plusieurs personnes qui s’interpellent.

– Êtes-vous là ?… Il ne répond plus… C’est horrible.., Onl’aura tué… Êtes-vous là ?… Qu ‘y a t-il ?… Du courage…Le secours est en marche… des agents… des soldats…

– Crédieu ! fit Lupin, qui lâcha le récepteur.

En une vision effrayante, la vérité lui apparaissait. Tout audébut, et tandis que le déménagement s’effectuait, Léonard, dontles liens n’étaient pas rigides, avait réussi à se dresser, àdécrocher le récepteur, probablement avec ses dents, à le fairetomber et à demander du secours au bureau téléphoniqued’Enghien.

Et c’était là les paroles que Lupin avait surprises une foisdéjà, après le départ de la première barque « Au secours… àl’assassin ! On va me tuer… »

Et c’était là maintenant la réponse du bureau téléphonique. Lapolice accourait. Et Lupin se rappelait les rumeurs qu’il avaitperçues du jardin, quatre ou cinq minutes auparavant tout auplus.

– La police… sauve qui peut, proféra-t-il en se ruant à traversla salle à manger.

Gilbert objecta :

– Et Vaucheray ?

– Tant pis pour lui.

Mais Vaucheray, sorti de sa torpeur, le supplia au passage :

– Patron, vous n’allez pas me lâcher comme ça !

Lupin s’arrêta, malgré le péril, et, avec l’assistance deGilbert, il soulevait le blessé, quand un tumulte se produisitdehors.

– Trop tard dit-il.

A ce moment, des coups ébranlèrent la porte du vestibule quidonnait sur la façade postérieure. Il courut à la porte du perron :des hommes avaient déjà contourné la maison et se précipitaient.Peut-être aurait-il réussi à prendre de l’avance et à gagner lebord de l’eau ainsi que Gilbert. Mais comment s’embarquer et fuirsous le feu de l’ennemi ?

Il ferma et mit le verrou.

– Nous sommes cernés… fichus… bredouilla Gilbert.

– Tais-toi, dit Lupin.

– Mais ils nous ont vus, patron. Tenez les voilà quifrappent.

– Tais-toi, répéta Lupin… Pas un mot… Pas un geste.

Lui-même demeurait impassible, le visage absolument calme,l’attitude pensive de quelqu’un qui a tous les loisirs nécessairespour examiner une situation délicate sous toutes ses faces. Il setrouvait à l’un de ces instants qu’il appelait les minutessupérieures de la vie, celles qui seulement donnent à l’existencesa valeur et son prix. En cette occurrence, et quelle que fût lamenace du danger, il commençait toujours par compter en lui-même etlentement : « un… deux… trois… quatre… cinq… six », jusqu’à ce quele battement de son cœur redevînt normal et régulier. Alorsseulement, il réfléchissait, mais avec quelle acuité ! avecquelle puissance formidable ! avec quelle intuition profondedes événements possibles ! Toutes les données du problème seprésentaient à son esprit. Il prévoyait tout, il admettait tout. Etil prenait sa résolution en toute logique et en toutecertitude.

Après trente ou quarante secondes, tandis que l’on cognait auxportes et que l’on crochetait les serrures, il dit à son compagnon:

– Suis-moi.

Il rentra dans le salon et poussa doucement la croisée et lespersiennes d’une fenêtre qui s’ouvrait sur le côté. Des gensallaient et venaient, rendant la fuite impraticable. Alors il semit à crier de toutes ses forces et d’une voix essoufflée :

– Par ici !… A l’aide !… Je les tiens… Parici !

Il braqua son revolver et tira deux coups dans les branches desarbres. Puis il revint à Vaucheray, se pencha sur lui et sebarbouilla les mains et le visage avec le sang de la blessure.Enfin se retournant contre Gilbert brutalement, il le saisit auxépaules et le renversa.

– Qu’est-ce que vous voulez, patron ? En voilà uneidée !

– Laisse-toi faire, scanda Lupin d’un ton impérieux, je répondsde tout… je réponds de vous deux… Laisse-toi faire… Je voussortirai de prison… Mais, pour cela, il faut que je sois libre.

On s’agitait, on appelait au-dessous de la fenêtre ouverte.

– Par ici, cria-t-il… je les tiens ! à l’aide !

Et, tout bas, tranquillement :

– Réfléchis bien… As-tu quelque chose à me dire ?… unecommunication qui puisse nous être utile…

Gilbert se débattait, furieux, trop bouleversé pour comprendrele plan de Lupin. Vaucheray, plus perspicace, et qui d’ailleurs àcause de sa blessure avait abandonné tout espoir de fuite,Vaucheray ricana :

– Laisse-toi faire, idiot… Pourvu que le patron se tire despattes… c’est-y pas l’essentiel ?

Brusquement, Lupin se rappela l’objet que Gilbert avait mis danssa poche après l’avoir repris à Vaucheray. A son tour, il vouluts’en saisir.

– Ah ça, jamais ! grinça Gilbert qui parvint à sedégager.

Lupin le terrassa de nouveau. Mais subitement, comme deux hommessurgissaient à la fenêtre, Gilbert céda et, passant l’objet à Lupinqui l’empocha sans le regarder, murmura :

– Tenez, patron, voilà… je vous expliquerai.., vous pouvez êtresûr que…

Il n’eut pas le temps d’achever… Deux agents, et d’autres quiles suivaient, et des soldats qui pénétraient par toutes lesissues, arrivaient au secours de Lupin.

Gilbert fut aussitôt maintenu et lié solidement. Lupin sereleva.

– Ce n’est pas dommage, dit-il, le bougre m’a donné assez de malj’ai blessé l’autre, mais celui-là…

En hâte le commissaire de police lui demanda :

– Vous avez vu le domestique ? est-ce qu’ils l’onttué ?

– Je ne sais pas, répliqua-t-il.

– Vous ne savez pas ?…

– Dame ! je suis venu d’Enghien avec vous tous, à lanouvelle du meurtre. Seulement, tandis que vous faisiez le tour àgauche de la maison, moi je faisais le tour à droite. Il y avaitune fenêtre ouverte. J’y suis monté au moment même où ces deuxbandits voulaient descendre. J’ai tiré sur celui-ci – il désignaVaucheray – et j’ai empoigné son camarade.

Comment eût-on pu le soupçonner ? Il était couvert de sang.C’est lui qui livrait les assassins du domestique. Dix personnesavaient vu le dénouement du combat héroïque livré par lui.

D’ailleurs le tumulte était trop grand pour qu’on prît la peinede raisonner ou qu’on perdît son temps à concevoir des doutes. Dansle premier désarroi, les gens du pays envahissaient la villa. Toutle monde s’affolait. On courait de tous côtés, en haut, en bas,jusqu’à la cave. On s’interpellait. On criait, et nul ne songeait àcontrôler les affirmations si vraisemblables de Lupin.

Cependant la découverte du cadavre dans l’office rendit aucommissaire le sentiment de sa responsabilité. Il donna des ordresà la grille afin que personne ne pût entrer ou sortir. Puis, sansplus tarder, il examina les lieux et commença l’enquête.

Vaucheray donna son nom. Gilbert refusa de donner le sien, sousprétexte qu’il ne parlerait qu’en présence d’un avocat. Mais commeon l’accusait du crime il dénonça Vaucheray, lequel se défendit enl’attaquant, et tous deux péroraient à la fois, avec le désirévident d’accaparer l’attention du commissaire. Lorsque celui-ci seretourna vers Lupin pour invoquer son témoignage, il constata quel’inconnu n’était plus là.

Sans aucune défiance, il dit à l’un des agents :

– Prévenez donc ce monsieur que je désire lui poser quelquesquestions.

On chercha le monsieur. Quelqu’un l’avait vu sur le perronallumant une cigarette. On sut alors qu’il avait offert descigarettes à un groupe de soldats, et qu’il s’était éloigné vers lelac, en disant qu’on l’appelât en cas de besoin.

On l’appela, personne ne répondit.

Mais un soldat accourut. Le monsieur venait de monter dans unebarque et faisait force de rames.

Le commissaire regarda Gilbert et comprit qu’il avait étéroulé.

– Qu’on l’arrête cria-t-il… Qu’on tire dessus ! C’est uncomplice…

Lui-même s’élança, suivi de deux agents, tandis que les autresdemeuraient auprès des captifs. De la berge, il aperçut, à unecentaine de mètres, le monsieur qui dans l’ombre faisait dessalutations avec son chapeau.

Vainement un des agents déchargea son revolver.

La brise apporta un bruit de paroles. Le monsieur chantait, touten ramant :

Va petit mousse

Le vent te pousse…

Mais le commissaire avisa une barque, attachée au môle de lapropriété voisine. On réussit à franchir la haie qui séparait lesdeux jardins et, après avoir prescrit aux soldats de surveiller lesrives du lac et d’appréhender le fugitif s’il cherchait à atterrir,le commissaire et deux de ses hommes se mirent à sa poursuite.

C’était chose assez facile, car, à la clarté intermittente de lalune, on pouvait discerner ses évolutions, et se rendre comptequ’il essayait de traverser le lac en obliquant toutefois vers ladroite, c’est-à-dire vers le village de Saint-Gratien.

Aussitôt, d’ailleurs, le commissaire constata que, avec l’aidede ses hommes, et grâce peut-être à la légèreté de son embarcation,il gagnait de vitesse. En dix minutes il rattrapa la moitié del’intervalle.

– Ça y est, dit-il, nous n’avons même pas besoin des fantassinspour l’empêcher d’aborder. J’ai bien envie de connaître ce type-là.Il ne manque pas d’un certain culot.

Ce qu’il y avait de plus bizarre, c’est que la distancediminuait dans des proportions anormales, comme si le fuyard se fûtdécouragé en comprenant l’inutilité de la lutte. Les agentsredoublaient d’efforts. La barque glissait sur l’eau avec uneextrême rapidité. Encore une centaine de mètres tout au plus, etl’on atteignait l’homme.

– Halte ! commanda le commissaire.

L’ennemi, dont on distinguait la silhouette accroupie, nebougeait pas. Les rames s’en allaient à vau-l’eau. Et cetteimmobilité avait quelque chose d’inquiétant. Un bandit de cetteespèce pouvait fort bien attendre les agresseurs, vendre chèrementsa vie et même les démolir à coups de feu avant qu’ils ne pussentl’attaquer.

– Rends-toi ! cria le commissaire…

La nuit était obscure à ce moment. Les trois hommes s’abattirentau fond de leur canot, car il leur avait semblé surprendre un gestede menace.

La barque emportée par son élan, approchait de l’autre.

Le commissaire grogna :

– Nous n’allons pas nous laisser canarder. Tirons dessus, vousêtes prêts ?

Et il cria de nouveau :

– Rends-toi.., sinon…

Pas de réponse.

L’ennemi ne remuait pas.

– Rends-toi… Bas les armes… Tu ne veux pas ?… Alors, tantpis… Je compte… Une… Deux…

Les agents n’attendirent pas le commandement. Ils tirèrent, etaussitôt, se courbant sur leurs avirons, donnèrent à la barque uneimpulsion si vigoureuse que, en quelques brassées, elle atteignitle but.

Revolver au poing, attentif au moindre mouvement, le commissaireveillait.

Il tendit les bras.

– Un geste, et je te casse la tête.

Mais l’ennemi ne fit aucun geste, et le commissaire, quandl’abordage eut lieu, et que les deux hommes, lâchant leurs rames,se préparèrent à l’assaut redoutable, le commissaire comprit laraison de cette attitude passive : il n’y avait personne dans lecanot. L’ennemi s’était enfui à la nage, laissant aux mains duvainqueur un certain nombre des objets cambriolés, dontl’amoncellement, surmonté d’une veste et d’un chapeau melon,pouvait à la grande rigueur, dans les demi-ténèbres, figurer lasilhouette confuse d’un individu.

A la lueur d’allumettes, on examina les dépouilles de l’ennemi.Aucune initiale n’était gravée à l’intérieur du chapeau. La vestene contenait ni papiers ni portefeuille. Cependant on fit unedécouverte qui devait donner à l’affaire un retentissementconsidérable et influer terriblement sur le sort de Gilbert et deVaucheray c’était, dans une des poches, une carte oubliée par lefugitif, la carte d’Arsène Lupin.

A peu près au même moment, tandis que la police, remorquant levaisseau capturé, continuait de vagues recherches, et que,échelonnés sur la rive, inactifs, les soldats écarquillaient lesyeux pour tâcher de voir les péripéties du combat naval, leditArsène Lupin abordait tranquillement à l’endroit même qu’il avaitquitté deux heures auparavant.

Il y fut accueilli par ses deux autres complies, Grognard et LeBallu, leur jeta quelques explications en toute hâte, s’installadans l’automobile parmi les fauteuils et les bibelots du députéDaubrecq, s’enveloppa de fourrures et se fit conduire par lesroutes désertes, jusqu’à son garde-meuble de Neuilly, où il laissale chauffeur. Un taxi le ramena dans Paris et l’arrêta près deSaint-Philippe-du-Roule.

Il possédait non loin de là, rue Matignon, à l’insu de toute sabande, sauf de Gilbert, un entresol avec sortie personnelle.

Ce ne fut pas sans plaisir qu’il se changea et se frictionna.Car, malgré son tempérament robuste, il était transi. Comme chaquesoir en se couchant, il vida sur la cheminée le contenu de sespoches. Alors seulement il remarqua, près de son portefeuille et deses clefs, l’objet que Gilbert à la dernière minute, lui avaitglissé dans les mains.

Et il fut très surpris. C’était un bouchon de carafe, un petitbouchon en cristal, comme on en met aux flacons destinés auxliqueurs. Et ce bouchon de cristal n’avait rien de particulier.Tout au plus Lupin observa-t-il que la tête aux multiples facettesétait dorée jusqu’à la gorge centrale. Mais, en vérité, aucundétail ne lui sembla de nature à frapper l’attention.

« Et c’est ce morceau de verre auquel Gilbert et Vaucheraytenaient si opiniâtrement ? Et voilà pourquoi ils ont tué ledomestique, pourquoi ils se sont battus, pourquoi ils ont perduleur temps, pourquoi ils ont risqué la prison… les assises…l’échafaud ?… Bigre, c’est tout de même cocasse ! … »

Trop las pour s’attarder davantage à l’examen de cette affaire,si passionnante qu’elle lui parût, il reposa le bouchon sur lacheminée et se mit au lit.

Il eut de mauvais rêves. A genoux sur les dalles de leurscellules, Gilbert et Vaucheray tendaient vers lui des mainséperdues et poussaient des hurlements d’épouvante.

« Au secours !… Au secours ! » criaient-ils.

Mais malgré tous ses efforts il ne pouvait pas bouger. Lui-mêmeétait attaché par des liens invisibles. Et tout tremblant, obsédépar une vision monstrueuse, il assista aux funèbres préparatifs, ôla toilette des condamnés, au drame sinistre.

« Bigre ! dit-il, en se réveillant après une série decauchemars, voilà de bien fâcheux présages. Heureusement que nousne péchons pas par faiblesse d’esprit ! Sans quoi … »

Et il ajouta :

« Nous avons là, d’ailleurs, près de nous, un talisman qui, sije m’en rapporte à la conduite de Gilbert et de Vaucheray, suffira,avec l’aide de Lupin, à conjurer le mauvais sort et à fairetriompher la bonne cause. Voyons ce bouchon de cristal. »

Il se leva pour prendre l’objet et l’étudier plus attentivement.Un cri lui échappa. Le bouchon de cristal avait disparu…

Chapitre 2Huit ôtés de neuf, reste un

Il est une chose que, malgré mes bonnes relations avec Lupin etla confiance dont il m’a donné des témoignages si flatteurs, unechose que je n’ai jamais pu percer à fond : c’est l’organisation desa bande.

L’existence de cette bande ne fait pas de doute. Certainesaventures ne s’expliquent que par la mise en action de dévouementsinnombrables, d’énergies irrésistibles et de complicitéspuissantes, toutes forces obéissant à une volonté unique etformidable. Mais comment cette volonté s’exerce-t-elle ? parquels intermédiaires et par quels sous-ordres ? Je l’ignore.Lupin garde son secret et les secrets que Lupin veut garder sont,pour ainsi dire, impénétrables.

La seule hypothèse qu’il me soit permis d’avancer, c’est quecette bande, très restreinte à mon avis, et d’autant plusredoutable, se complète par l’adjonction d’unités indépendantes,d’affiliés provisoires, pris dans tous les mondes et dans tous lespays, et qui sont les agents exécutifs d’une autorité, que souventils ne connaissent même pas. Entre eux et le maître, vont etviennent les compagnons, les initiés, les fidèles, ceux qui jouentles premiers rôles sous le commandement direct de Lupin.

Gilbert et Faucheray furent évidemment au nombre de ceux-là. Etc’est pourquoi la justice se montra si implacable à leur égard.Pour la première fois, elle tenait des complices de Lupin, descomplices avérés, indiscutables, et ces complices avaient commis unmeurtre ! Que ce meurtre fût prémédité, que l’accusationd’assassinat pût être établie sur de fortes preuves, et c’étaitl’échafaud. Or, comme preuve, il y en avait tout au moins une,évidente : l’appel téléphonique de Léonard, quelques minutes avantsa mort « Au secours, à l’assassin.., ils vont me tuer. » Cet appeldésespéré, deux hommes l’avaient entendu, l’employé de service etl’un de ses camarades, qui en témoignèrent catégoriquement. Etc’est à la suite de cet appel que le commissaire de police,aussitôt prévenu, avait pris le chemin de la villa Marie-Thérèse,escorté de ses hommes et d’un groupe de soldats en permission.

Dès les premiers jours Lupin eut la notion exacte du péril. Lalutte si violente qu’il avait engagée contre la société entraitdans une phase nouvelle et terrible. La chance tournait. Cette foisil s’agissait d’un meurtre, d’un acte contre lequel lui-mêmes’insurgeait – et non plus d’un de ces cambriolages amusants où,après avoir refait quelque rastaquouère, quelque financier véreux,il savait mettre les rieurs de son côté et se concilier l’opinion.Cette fois, il ne s’agissait plus d’attaquer, mais de se défendreet de sauver la tête de ses deux compagnons.

Une petite note que j’ai recopiée sur un des carnets où ilexpose le plus souvent et résume les situations qui l’embarrassent,nous montre la suite de ses réflexions :

« Tout d’abord une certitude Gilbert et Vaucheray se sont jouésde moi. L’expédition d’Enghien, en apparence destinée aucambriolage de la villa Marie-Thérèse, avait un but caché. Pendanttoutes les opérations, ce but les obséda, et, sous les meublescomme au fond des placards ils ne cherchaient qu’une chose, et riend’autre, le bouchon de cristal. Donc, si je veux voir clair dansles ténèbres, il faut avant tout que je sache à quoi m’en tenirlà-dessus. Il est certain que, pour des raisons secrètes, cemystérieux morceau de verre possède à leurs yeux une valeurimmense… Et non pas seulement à leurs yeux, puisque, cette nuit,quelqu’un a eu l’audace et l’habileté de s’introduire dans monappartement pour dérober l’objet en question. »

Ce vol, dont il était victime, intriguait singulièrementLupin.

Deux problèmes, également insolubles, se posaient à son esprit.D’abord, quel était le mystérieux visiteur ? Gilbert seul, quiavait toute sa confiance et lui servait de secrétaire particulier,connaissait la retraite de la rue Matignon. Or, Gilbert était enprison. Fallait-il supposer que Gilbert, le trahissant, avaitenvoyé la police à ses trousses ? En ce cas, comment au lieude l’arrêter, lui, Lupin, se fût-on contenté de prendre le bouchonde cristal ?

Mais il y avait quelque chose de beaucoup plus étrange. Enadmettant que l’on eût pu forcer les portes de son appartement – etcela, il devait bien l’admettre, quoique nul indice ne le prouvâtde quelle façon avait-on réussi à pénétrer dans la chambre ?Comme chaque soir, et selon une habitude dont il ne se départaitjamais, il avait tourné la clef et mis le verrou. Pourtant – faitirrécusable – le bouchon de cristal disparaissait sans que laserrure et le verrou eussent été touchés. Et, bien que Lupin seflattât d’avoir l’oreille fine, même pendant son sommeil, aucunbruit ne l’avait réveillé.

Il chercha peu. Il connaissait trop ces sortes d’énigmes pourespérer que celle-ci pût s’éclaircir autrement que par la suite desévénements. Mais, très déconcerté, fort inquiet, il ferma aussitôtson entresol de la rue Matignon en se jurant qu’il n’y remettraitpas les pieds.

Et tout de suite il s’occupa de correspondre avec Gilbert etVaucheray.

De ce côté un nouveau mécompte l’attendait. La justice, bienqu’elle ne pût établir sur des bases sérieuses la complicité deLupin, avait décidé que l’affaire serait instruite, non pas enSeine-et-Oise, mais à Paris, et rattachée à l’instruction généraleouverte contre Lupin. Aussi Gilbert et Vaucheray furent-ilsenfermés à la prison de la Santé. Or, à la Santé comme au Palais deJustice, on comprenait si nettement qu’il fallait empêcher toutecommunication entre Lupin et les détenus, qu’un ensemble deprécautions minutieuses était prescrit par le Préfet de Police etminutieusement observé par les moindres subalternes. Jour et nuit,des agents éprouvés, toujours les mêmes, gardaient Gilbert etVaucheray et ne les quittaient pas de vue.

Lupin qui, à cette époque, ne s’était pas encore promu – honneurde sa carrière – au poste de chef de la Sûreté, et qui, parconséquent, n’avait pu prendre, au Palais de Justice, les mesuresnécessaires à l’exécution de ses plans, Lupin après quinze jours detentatives infructueuses, dut s’incliner. Il le fit la rage au cœuret avec une inquiétude croissante.

« Le plus difficile dans une affaire, dit-il, souvent ce n’estpas d’aboutir, c’est de débuter. En l’occurrence, par oùdébuter ? Quel chemin suivre ? »

Il se retourna vers le député Daubrecq, premier possesseur dubouchon de cristal, et qui devait probablement en connaîtrel’importance. D’autre part, comment Gilbert était-il au courant desfaits et des gestes du député Daubrecq ? Quels avaient été sesmoyens de surveillance ? Qui l’avait renseigné sur l’endroitoù Daubrecq passait la soirée de ce jour ? Autant de questionsintéressantes à résoudre.

Tout de suite après le cambriolage de la villa Marie-Thérèse,Daubrecq avait pris ses quartiers d’hiver à Paris, et occupait sonhôtel particulier, à gauche de ce petit square Lamartine, quis’ouvre au bout de l’avenue Victor-Hugo.

Lupin, préalablement camouflé, l’aspect d’un vieux rentier quiflâne, la canne à la main, s’installa dans ces parages, sur lesbancs du square et de l’avenue.

Dès le premier jour, une découverte le frappa. Deux hommes,vêtus comme des ouvriers, mais dont les allures indiquaientsuffisamment le rôle, surveillaient l’hôtel du député. QuandDaubrecq sortait, ils se mettaient à sa poursuite et revenaientderrière lui. Le soir, sitôt les lumières éteintes, ils s’enallaient.

A son tour, Lupin les fila. C’étaient des agents de laSûreté.

« Tiens, tiens, se dit-il, voici qui ne manque pas d’imprévu. LeDaubrecq est donc en suspicion ? »

Mais le quatrième jour, à la nuit tombante, les deux hommesfurent rejoints par six autres personnages, qui s’entretinrent aveceux dans l’endroit le plus sombre du square Lamartine. Et, parmices nouveaux personnages, Lupin fut très étonné de reconnaître, àsa taille et à ses manières, le fameux Prasville, ancien avocat,ancien sportsman, ancien explorateur, actuellement favori del’Élysée, et, qui, pour des raisons mystérieuses avait été imposécomme secrétaire général de la Préfecture.

Et brusquement Lupin se rappela deux années auparavant, il yavait eu, place du Palais-Bourbon, un pugilat retentissant entrePrasville et le député Daubrecq. La cause, on l’ignorait. Le jourmême, Prasville envoyait ses témoins. Daubrecq refusait de sebattre.

Quelque temps après, Prasville était nommé secrétairegénéral.

« Bizarre.., bizarre… », dit Lupin, qui demeura pensif, tout enobservant le manège de Prasville.

A sept heures le groupe de Prasville s’éloigna un peu versl’avenue Henri-Martin. La porte d’un petit jardin qui flanquaitl’hôtel vers la droite, livra passage à Daubrecq. Les deux agentslui emboîtèrent le pas, et, comme lui, prirent le tramway de la rueTaitbout.

Aussitôt Prasville traversa le square et sonna. La grillereliait l’hôtel au pavillon de la concierge. Celle-ci vint ouvrir.Il y eut un rapide conciliabule, après lequel Prasville et sescompagnons furent introduits.

« Visite domiciliaire, secrète et illégale, dit Lupin. Lastricte politesse eût voulu qu’on me convoquât. Ma présence estindispensable. »

Sans la moindre hésitation, il se rendit à l’hôtel, dont laporte n’était pas fermée, et, passant devant la concierge quisurveillait les alentours, il dit du ton pressé de quelqu’un quel’on attend :

– Ces messieurs sont là ?

– Oui, dans le cabinet de travail.

Son plan était simple : rencontré, il se présentait commefournisseur. Prétexte inutile. Il put, après avoir franchi unvestibule désert, entrer dans la salle à manger où il n’y avaitpersonne, mais d’où il aperçut par les carreaux d’une baie vitréequi séparait la salle du cabinet de travail, Prasville et ses cinqcompagnons.

Prasville, à l’aide de fausses clefs, forçait tous les tiroirs.Puis il compulsait tous les dossiers, pendant que ses quatrecompagnons extrayaient de la bibliothèque chacun des volumes,secouaient les pages et vérifiaient l’intérieur des reliures.

« Décidément, se dit Lupin, c’est un papier que l’on cherche…des billets de banque, peut-être… »

Prasville s’exclama :

– Quelle bêtise ! Nous ne trouvons rien…

Mais sans doute ne renonçait-il pas à trouver, car il saisittout à coup les quatre flacons d’une cave à liqueur ancienne, ôtales quatre bouchons et les examina.

« Allons bon pensa Lupin, le voilà qui s’attaque, lui aussi, àdes bouchons de carafe. Il ne s’agit donc pas d’un papier ?Vrai, je n’y comprends plus rien. »

Ensuite Prasville souleva et scruta divers objets, et il dit:

– Combien de fois êtes-vous venus ici ?

– Six fois l’hiver dernier, lui fut-il répondu.

– Et vous avez visité à fond ? Chacune des pièces, etpendant des jours entiers, puisqu’il était en tournéeélectorale.

– Cependant… cependant…

Et il reprit :

– Il n’a donc pas de domestique, pour l’instant ?

– Non, il en cherche. Il mange au restaurant, et la conciergeentretient le ménage tant bien que mal. Cette femme nous est toutedévouée…

Durant près d’une heure et demie, Prasville s’obstina dans sesinvestigations, dérangeant et palpant tous les bibelots, mais enayant soin de reposer chacun d’eux à la place exacte qu’iloccupait. A neuf heures, les deux agents qui avaient suivi Daubrecqfirent irruption.

– Le voilà qui revient…

– A pied ?

– A pied.

– Nous avons le temps ?

– Oh ! oui !

Sans trop se hâter, Prasville et les hommes de la Préfecture,après avoir jeté un dernier coup d’œil sur la pièce et s’êtreassurés que rien ne trahissait leur visite, se retirèrent.

La situation devenait critique pour Lupin. Il risquait, enpartant, de se heurter à Daubrecq, en demeurant, de ne plus pouvoirsortir. Mais ayant constaté que les fenêtres de la salle à mangerlui offraient une sortie directe sur le square, il résolut derester. D’ailleurs, l’occasion de voir Daubrecq d’un peu près étaittrop bonne pour qu’il n’en profitât point, et, puisque Daubrecqvenait de dîner, il y avait peu de chance pour qu’il entrât danscette salle.

Il attendit donc, prêt à se dissimuler derrière un rideau develours qui se tirait au besoin sur la baie vitrée.

Il perçut le bruit des portes. Quelqu’un entra dans le cabinetde travail et ralluma l’électricité. Il reconnut Daubrecq.

C’était un gros homme, trapu, court d’encolure, avec un collierde barbe grise, presque chauve, et qui portait toujours – car ilavait les yeux très fatigués – un binocle à verres noirs par dessusses lunettes.

Lupin remarqua l’énergie du visage, le menton carré, la sailliedes os. Les poings étaient velus et massifs, les jambes torses, etil marchait, le dos voûté, en pesant alternativement sur l’une etsur l’autre hanche, ce qui lui donnait un peu l’allure d’unquadrumane. Mais un front énorme, tourmenté, creusé de vallons,hérissé de bosses, surmontait la face.

L’ensemble avait quelque chose de bestial, de répugnant, desauvage. Lupin se rappela que, à la Chambre, on appelait Daubrecq «l’homme des Bois », et on l’appelait ainsi non pas seulement parcequ’il se tenait à l’écart et ne frayait guère avec ses collègues,mais aussi à cause de son aspect même, de ses façons, de sadémarche, de sa musculature puissante.

Il s’assit devant son bureau, tira de sa poche une pipe enécume, choisit parmi plusieurs paquets de tabac qui séchaient dansun vase, un paquet de maryland, déchira la bande, bourra sa pipe etl’alluma. Puis il se mit à écrire des lettres.

Au bout d’un moment, il suspendit sa besogne et demeura songeur,l’attention fixée sur un point de son bureau.

Vivement il prit une petite boîte à timbres qu’il examina.Ensuite, il vérifia la position de certains objets que Prasvilleavait touchés et replacés et il les scrutait du regard, les palpaitde la main, se penchait sur eux, comme si certains signes, connusde lui seul, eussent pu le renseigner.

A la fin, il saisit la poire d’une sonnerie électrique et pressale bouton.

Une minute après, la concierge se présentait.

Il lui dit :

– Ils sont venus, n’est-ce pas ?

Et, comme la femme hésitait, il insista :

– Voyons, Clémence, est-ce vous qui avez ouvert cette petiteboîte à timbres ?

– Non, monsieur.

– Eh bien, j’en avais cacheté le couvercle avec une bandeétroite de papier gommé. Cette bande a été brisée.

– Je peux pourtant certifier, commença la femme…

– Pourquoi mentir, dit-il, puisque je vous ai dit, moi-même, devous prêter à toutes ces visites ?

– C’est que…

– C’est que vous aimez bien manger aux deux râteliers… Soit… Illui tendit un billet de cinquante francs et répéta :

– Ils sont venus ?

– Oui, monsieur.

– Les mêmes qu’au printemps ?

– Oui, tous les cinq.., avec un autre… qui les commandait.

– Un grand ?… brun ?…

– Oui.

Lupin vit la mâchoire de Daubrecq qui se contractait, etDaubrecq poursuivit :

– C’est tout ?

– Il en est venu un autre, après eux, qui les a rejoints… etpuis, tout à l’heure, deux autres, les deux qui montentordinairement la faction devant l’hôtel.

– Ils sont restés dans ce cabinet ?

– Oui, monsieur.

– Et ils sont repartis comme j’arrivais ? Quelques minutesavant, peut-être ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien.

La femme s’en alla. Daubrecq se remit à sa correspondance. Puis,allongeant le bras, il inscrivit des signes sur un cahier de papierblanc qui se trouvait à l’extrémité de son bureau, et qu’il dressaensuite, comme s’il eût voulu ne point le perdre de vue.

C’étaient des chiffres. Lupin put lire cette formule desoustraction :

9-8=1

Et Daubrecq, entre ses dents, articulait ces syllabes d’un airattentif.

– Pas le moindre doute, dit-il à haute voix.

Il écrivit encore une lettre, très courte, et, sur l’enveloppe,il traça cette adresse que Lupin déchiffra quand la lettre futposée près du cahier de papier.

« Monsieur Prasville, secrétaire général de la Préfecture. »

Puis il sonna de nouveau.

– Clémence, dit-il à la concierge, est-ce que vous avez été àl’école dans votre jeune âge ?

– Dame, oui ! monsieur.

– Et l’on vous a enseigné le calcul ?

– Mais, monsieur…

– C’est que vous n’êtes pas très forte en soustraction.

– Pourquoi donc ?

– Parce que vous ignorez que neuf moins huit égale un, et cela,vous voyez, c’est d’une importance capitale. Pas d’existencepossible si vous ignorez cette vérité première.

Tout en parlant, il s’était levé et faisait le tour de la pièce,les mains au dos, et en se balançant sur ses hanches. Il le fitencore une fois. Puis, s’arrêtant devant la salle à manger, ilouvrit la porte.

– Le problème, d’ailleurs, peut s’énoncer autrement, dit-il. Quide neuf ôte huit, reste un. Et celui qui reste, le voilà,hein ? l’opération est juste, et monsieur, n’est-il pasvrai ? nous en fournit une preuve éclatante.

Il tapotait le rideau de velours dans les plis duquel Lupins’était vivement enveloppé.

– En vérité, monsieur, vous devez étouffer là-dessous ?Sans compter que j’aurais pu me divertir à transpercer ce rideau àcoups de dague… Rappelez-vous le délire d’Hamlet et la mort dePolonius… « C’est un rat, vous dis-je, un gros rat… » Allons,monsieur Polonius, sortez de votre trou.

C’était là une de ces postures dont Lupin n’avait pas l’habitudeet qu’il exécrait. Prendre les autres au piège et se payer leurtête, il l’admettait, mais non point qu’on se gaussât de lui etqu’on s’esclaffât à ses dépens. Pourtant pouvait-ilriposter ?

– Un peu pâle, monsieur Polonius… Tiens, mais, c’est le bonbourgeois qui fait le pied de grue dans le square depuis quelquesjours ! De la police aussi, monsieur Polonius ? Allons,remettez-vous, je ne vous veux aucun mal… Mais vous voyez,Clémence, la justesse de mon calcul. Il est entré ici, selon vous,neuf mouchards. Moi, en revenant, j’en ai compté, de loin, surl’avenue, une bande de huit. Huit ôtés de neuf reste un, lequelévidemment était resté ici en observation. Ecce Homo.

– Et après ? dit Lupin, qui avait une envie folle de sautersur le personnage et de le réduire au silence.

– Après ? Mais rien du tout, mon brave. Que voulez-vous deplus ? La comédie est finie. Je vous demanderai seulement deporter au sieur Prasville, votre maître, cette petite missive queje viens de lui écrire. Clémence, veuillez montrer le chemin à M.Polonius. Et, si jamais il se présente, ouvrez-lui les portestoutes grandes. Vous êtes ici chez vous, monsieur Polonius. Votreserviteur…

Lupin hésita. Il eût voulu le prendre de haut, et lancer unephrase d’adieu, un mot de la fin, comme on en lance au théâtre dufond de la scène, pour se ménager d’une belle sortie et disparaîtretout au moins avec les honneurs de la guerre. Mais sa défaite étaitsi pitoyable qu’il ne trouva rien de mieux que d’enfoncer sonchapeau sur la tête, d’un coup de poing, et de suivre la conciergeen frappant des pieds. La revanche était maigre.

– Bougre de coquin ! cria-t-il une fois dehors et en seretournant vers les fenêtres de Daubrecq. Misérable !Canaille ! Député ! Tu me la paieras, celle-là …Ah ! monsieur se permet… Ah monsieur a le culot… Eh bien, jete jure Dieu, monsieur, qu’un jour ou l’autre…

Il écumait de rage, d’autant que, au fond de lui, ilreconnaissait la force de cet ennemi nouveau, et qu’il ne pouvaitnier la maîtrise déployée en cette affaire.

Le flegme de Daubrecq, l’assurance avec laquelle il roulait lesfonctionnaires de la Préfecture, le mépris avec lequel il seprêtait aux visites de son appartement, et, par-dessus tout, sonsang-froid admirable, sa désinvolture et l’impertinence de saconduite en face du neuvième personnage qui l’espionnait, tout celadénotait un homme de caractère, puissant, équilibré, lucide,audacieux, sûr de lui et des cartes qu’il avait en mains.

Mais quelles étaient ces cartes ? Quelle partiejouait-il ? Qui tenait l’enjeu ? Et jusqu’à quel point setrouvait-on engagé de part et d’autre ? Lupin l’ignorait. Sansrien connaître, tête baissée il se jetait au plus fort de labataille, entre des adversaires violemment engagés dont il nesavait ni la position, ni les armes, ni les ressources, ni lesplans secrets. Car, enfin, il ne pouvait admettre que le but detant d’efforts fût la possession d’un bouchon de cristal !

Une seule chose le réjouissait Daubrecq ne l’avait pas démasqué.Daubrecq le croyait inféodé à la police. Ni Daubrecq, ni la policepar conséquent, ne soupçonnaient l’intrusion dans l’affaire d’untroisième larron. C’était son unique atout, atout qui lui donnaitune liberté d’action à laquelle il attachait une importanceextrême.

Sans plus tarder, il décacheta la lettre que Daubrecq lui avaitremise pour le secrétaire général de la Préfecture. Elle contenaitces quelques lignes :

« A portée de ta main, mon bon Prasville… Tu l’as touché. Un peuplus, et ça y était… mais tu es trop bête. Et dire qu’on n’a pastrouvé mieux que toi pour me faire mordre la poussière. PauvreFrance ! Au revoir, Prasville. Mais si je te pince sur lefait, tant pis pour toi, je tire.

« Signé : DAUBRECQ. »

« A portée de la main… se répéta Lupin, après avoir lu. Ce drôleécrit peut-être la vérité. Les cachettes les plus élémentaires sontles plus sûres. Tout de même, tout de même, il faudra que nousvoyions cela… Et il faudra voir aussi pourquoi ce Daubrecq estl’objet d’une surveillance si étroite, et de se documenter quelquepeu sur l’individu. »

Les renseignements que Lupin avait fait prendre, dans une agencespéciale, se résumaient ainsi :

Alexis Daubrecq, député des Bouches-du-Rhône depuis deux ans,siège parmi les indépendants ; opinions assez mal définies,mais situation électorale très solide grâce aux énormes sommesqu’il dépense pour sa candidature. Aucune fortune. Cependant hôtelà Paris, villa à Enghien et à Nice, grosses pertes au jeu, sansqu’on sache d’où vient l’argent. Très influent, obtient ce qu’ilveut, quoiqu’il ne fréquente pas les ministères, et ne paraisseavoir ni amitiés, ni relations dans les milieux politiques.

« Fiche commerciale, se dit Lupin en relisant cette note. Cequ’il me faudrait, c’est une fiche intime, une fiche policière, quime renseigne sur la vie privée du monsieur, et qui me permette demanœuvrer plus à l’aise dans ces ténèbres et de savoir si je nepatauge pas en m’occupant du Daubrecq. Bigre ! c’est que letemps marche ! »

Un des logis que Lupin habitait à cette époque, et où ilrevenait le plus souvent, était situé rue Chateaubriand, près del’Arc de Triomphe. On l’y connaissait sous le nom de MichelBeaumont. Il y avait une installation assez confortable, et undomestique, Achille, qui lui était très dévoué, et dont la besogneconsistait à centraliser les communications téléphoniques adresséesà Lupin par ses affidés.

Rentré chez lui, Lupin apprit avec un grand étonnement qu’uneouvrière l’attendait depuis une heure au moins.

– Comment ? Mais personne ne vient jamais me voirici ? Elle est jeune ?

– Non… Je ne crois pas.

– Tu ne crois pas !

– Elle porte une mantille sur la tête, à la place du chapeau, eton ne voit pas sa figure… C’est plutôt une employée… une personnede magasin pas élégante…

– Qui a-t-elle demandé ?

– M. Michel Beaumont, répondit le domestique.

– Bizarre. Et quel motif ?

– Elle m’a dit simplement que cela concernait l’affaired’Enghien !… Alors, j’ai cru…

– Hein ! l’affaire d’Enghien ! elle sait donc que jesuis mêlé à cette affaire !… Elle sait donc qu’en s’adressantici…

– Je n’ai rien pu obtenir d’elle, mais j’ai cru tout de mêmequ’il fallait la recevoir.

– Tu as bien fait. Où est-elle ?

– Au salon. J’ai allumé.

Lupin traversa vivement l’antichambre et ouvrit la porte dusalon.

– Qu’est-ce que tu chantes ? dit-il à son domestique. Iln’y a personne.

– Personne ? fit Achille qui s’élança. En effet, le salonétait vide.

– Oh ! par exemple, celle-là est raide ! s’écria ledomestique. Il n’y a pas plus de vingt minutes que je suis revenuvoir par précaution. Elle était là. Je n’ai pourtant pas laberlue.

– Voyons, voyons, dit Lupin avec irritation. Où étais-tu pendantque cette femme attendait ?

– Dans le vestibule, patron ! Je n’ai pas quitté levestibule une seconde ! Je l’aurais bien vue sortir, nom d’unchien !

– Cependant elle n’est plus là…

– Évidemment… évidemment… gémit le domestique, ahuri… Elle auraperdu patience, et elle s’en est allée. Mais je voudrais biensavoir par où, crebleu !

– Par où ? dit Lupin… pas besoin d’être sorcier pour lesavoir.

– Comment ?

– Par la fenêtre. Tiens, elle est encore entrebâillée… noussommes au rez-de-chaussée… la rue est presque toujours déserte, lesoir… Il n’y a pas de doute.

Il regardait autour de lui et s’assurait que rien n’avait étéenlevé ni dérangé. D’ailleurs, la pièce ne contenait aucun bibelotprécieux, aucun papier important, qui eût pu expliquer la visite,puis la disparition soudaine de la femme. Et cependant, pourquoicette fuite inexplicable ?…

– Il n’y a pas eu de téléphone aujourd’hui ?demanda-t-il.

– Non.

– Pas de lettre ce soir ?

– Si, une lettre par le dernier courrier.

– Donne.

– Je l’ai mise, comme d’habitude, sur la cheminée demonsieur.

La chambre de Lupin était contiguë au salon, mais Lupin avaitcondamné la porte qui faisait communiquer les deux pièces. Ilfallut donc repasser par le vestibule.

Lupin alluma l’électricité et, au bout d’un instant, déclara:

– Je ne vois pas…

– Si… je l’ai posée près de la coupe.

– Il n’y a rien du tout.

– Monsieur cherche mal.

Mais Achille eut beau déplacer la coupe, soulever la pendule, sebaisser… la lettre n’était pas là.

– Ah ! crénom… crénom…, murmura-t-il. C’est elle… c’estelle qui l’a volée… et puis quand elle a eu la lettre, elle a fichule camp… Ah ! la garce…

Lupin objecta :

– Tu es fou Il n’y a pas de communication entre les deuxpièces.

– Alors qui voulez-vous que ce soit, patron ?

Ils se turent tous les deux. Lupin s’efforçait de contenir sacolère et de rassembler ses idées.

Il interrogea :

– Tu as examiné cette lettre ?

– Oui !

– Elle n’avait rien de particulier ?

– Rien. Une enveloppe quelconque, avec une adresse aucrayon.

– Ah !… au crayon ?

Oui, et comme écrite en hâte, griffonnée plutôt.

– La formule de l’adresse… Tu l’as retenue ? demanda Lupinavec une certaine angoisse.

– Je l’ai retenue parce qu’elle m’a paru drôle…

– Parle ! mais parle donc !

– « Monsieur de Beaumont Michel. »

Lupin secoua vivement son domestique.

– Il y avait « de » Beaumont ? Tu en es sûr ? et «Michel » après Beaumont ?

– Absolument certain.

– Ah ! murmura Lupin d’une voix étranglée… c’était unelettre de Gilbert !

Il demeurait immobile, un peu pâle, et la figure contractée. An’en point douter, c’était une lettre de Gilbert ! C’était laformule que, sur son ordre, depuis des années, Gilbert employaittoujours pour correspondre avec lui. Ayant enfin trouvé, du fond desa prison – et après quelle attente ! au prix de quellesruses ! – ayant enfin trouvé le moyen de faire jeter unelettre à la poste, Gilbert avait écrit précipitamment cette lettre.Et voilà qu’on l’interceptait Que contenait-elle ? Quellesinstructions donnait le malheureux prisonnier ? Quel secoursimplorait-il ? Quel stratagème proposait-il ?

Lupin examina la chambre, laquelle, contrairement au salon,contenait des papiers importants. Mais, aucune des serrures n’ayantété fracturée, il fallait bien admettre que la femme n’avait pas eud’autre but que de prendre la lettre de Gilbert. Se contraignant àdemeurer calme, il reprit :

– La lettre est arrivée pendant que la femme était là ?

– En même temps. La concierge sonnait au même moment.

– Elle a pu voir l’enveloppe ?

– Oui.

La conclusion se tirait donc d’elle-même. Restait à savoircomment la visiteuse avait pu effectuer ce vol. En se glissant, parl’extérieur, d’une fenêtre à l’autre ? Impossible : Lupinretrouva la fenêtre de sa chambre fermée. En ouvrant la porte decommunication ? Impossible : Lupin la retrouva close,barricadée de ses deux verrous extérieurs.

Pourtant on ne passe pas au travers d’un mur par une simpleopération de la volonté. Pour entrer quelque part, et en sortir, ilfaut une issue et, comme l’acte avait été accompli en l’espace dequelques minutes, il fallait, en l’occurrence, que l’issue fûtantérieure, qu’elle fût déjà pratiquée dans le mur et connueévidemment de la femme. Cette hypothèse simplifiait les recherchesen les concentrant sur la porte, car le mur, tout nu, sans placard,sans cheminée, sans tenture ne pouvait dissimuler aucunpassage.

Lupin regagna le salon et se mit en mesure d’étudier la porte.Mais tout de suite il tressaillit. Au premier coup d’œil, ilconstatait que, à gauche, en bas, un des six petits panneaux placésentre les barres transversales du battant, n’occupait pas saposition normale, et que la lumière ne le frappait pas d’aplomb.S’étant penché, il aperçut deux menues pointes de fer quisoutenaient le panneau à la manière d’une plaque de bois derrièreun cadre. Il n’eut qu’à les écarter. Le panneau se détacha.

Achille poussa un cri de stupéfaction. Mais Lupin objecta :

– Et après ? En sommes-nous plus avancés ? Voilà unrectangle vide d’environ quinze à dix-huit centimètres de longueursur quarante de hauteur. Tu ne vas pas prétendre que cette femmeait pu se glisser par un orifice qui serait déjà trop étroit pourun enfant de dix ans, si maigre qu’il fût !

– Non, mais elle a pu passer le bras, et tirer les verrous.

– Le verrou du bas, oui, dit Lupin. Mais le verrou du haut, non,la distance est beaucoup trop grande. Essaye et tu verras.

Achille dut, en effet, y renoncer.

– Alors ? dit-il.

Lupin ne répondit pas. Il resta longtemps à réfléchir.

Puis, soudain, il ordonna :

– Mon chapeau… mon pardessus…

Il se hâtait, pressé par une idée impérieuse. Dehors, il se jetadans un taxi.

– Rue Matignon, et vite…

A peine arrivé devant l’entrée du logement où le bouchon decristal lui avait été repris, il sauta de voiture, ouvrit sonentrée particulière, monta l’étage, courut au salon, alluma ets’accroupit devant la porte qui communiquait avec sa chambre.

Il avait deviné. Un des petits panneaux se détachaitégalement.

Et de même qu’en son autre demeure de la rue Chateaubriand,l’orifice, suffisant pour qu’on y passât le bras et l’épaule, nepermettait pas qu’on tirât le verrou supérieur.

– Tonnerre de malheur ! s’exclama-t-il, incapable demaîtriser plus longtemps la rage qui bouillonnait en lui depuisdeux heures, tonnerre de nom d’un chien, je n’en finirai donc pasavec cette histoire-là !

De fait, une malchance incroyable s’acharnait après lui et leréduisait à tâtonner au hasard, sans que jamais il lui fût possibled’utiliser les éléments de réussite que son obstination ou que laforce même des choses mettaient entre ses mains. Gilbert luiconfiait le bouchon de cristal. Gilbert lui envoyait une lettre.Tout cela disparaissait à l’instant même.

Et ce n’était plus, comme il avait pu le croire jusqu’ici, unesérie de circonstances fortuites, indépendantes les unes desautres. Non. C’était manifestement l’effet d’une volonté adversepoursuivant un but défini avec une habileté prodigieuse et uneadresse inconcevable, l’attaquant lui, Lupin, au fond même de sesretraites les plus sûres, et le déconcertant par des coups si rudeset si imprévus qu’il ne savait même pas contre qui il lui fallaitse défendre. Jamais encore, au cours de ses aventures, il nes’était heurté à de pareils obstacles.

Et, au fond de lui, grandissait peu à peu une peur obsédante del’avenir. Une date luisait devant ses yeux, la date effroyablequ’il assignait inconsciemment à la justice pour faire son œuvre devengeance, la date à laquelle, par un matin d’avril, monteraientsur l’échafaud deux hommes qui avaient marché à ses côtés, deuxcamarades qui subiraient l’épouvantable châtiment.

Chapitre 3La vie privée d’Alexis Daubrecq

En entrant chez lui après son déjeuner, le lendemain de ce jouroù la police avait exploré son domicile, le député Daubrecq futarrêté par Clémence, sa concierge. Celle-ci avait réussi à trouverune cuisinière en qui l’on pouvait avoir toute confiance.

Cette cuisinière, qui se présenta quelques minutes plus tard,exhiba des certificats de premier ordre, signés par des personnesauprès desquelles il était facile de prendre des informations. Trèsactive, quoique d’un certain âge, elle acceptait de faire le ménageà elle seule sans l’aide d’aucun domestique, condition imposée parDaubrecq, qui préférait réduire les chances d’être espionné.

Comme, en dernier lieu, elle était placée chez un membre duParlement, le comte Saulevat, Daubrecq téléphona aussitôt à soncollègue. L’intendant du comte Saulevat donna sur elle lesmeilleurs renseignements. Elle fut engagée.

Dès qu’elle eut apporté sa malle, elle se mit à l’ouvrage,nettoya toute la journée et prépara le repas.

Daubrecq dîna et sortit.

Vers onze heures, la concierge étant couchée, elle entrebâillaavec précaution la grille du jardin. Un homme approcha.

– C’est toi ? dit-elle.

– Oui, c’est moi, Lupin.

Elle le conduisit dans la chambre qu’elle occupait au troisièmeétage, sur le jardin, et, tout de suite, elle se lamenta :

– Encore des trucs, et toujours des trucs Tu ne peux donc pas melaisser tranquille, au lieu de m’employer à des tas debesognes !

– Que veux-tu, ma bonne Victoire, quand il me faut une personned’apparence respectable et de mœurs incorruptibles, c’est à toi queje pense. Tu dois être flattée.

– Et c’est comme ça que tu t’émeus ! gémit-elle. Tu mejettes une fois de plus dans la gueule du loup, et ça te faitrigoler.

– Qu’est-ce que tu risques ?

– Comment ce que je risque ! tous mes certificats sontfaux.

– Les certificats sont toujours faux.

– Et si M. Daubrecq s’en aperçoit ? s’il serenseigne ?

– Il s’est renseigné.

– Hein ! qu’est-ce que tu dis ?

– Il a téléphoné à l’intendant du comte Saulevat, chez qui,soi-disant, tu as eu l’honneur de servir.

– Tu vois, je suis fichue.

– L’intendant du comte n’a pas tari d’éloges à ton propos.

– Il ne me connaît pas.

– Mais moi, je le connais. C’est moi qui l’ai fait placer chezle comte Saulevat. Alors, tu comprends…

Victoire parut un peu calmée.

– Enfin ! qu’il soit fait selon la volonté de Dieu… ouplutôt selon la tienne. Et quel est mon rôle dans toutcela ?

– Me coucher ici, d’abord. Tu m’as jadis nourri de ton lait. Tupeux bien m’offrir la moitié de ta chambre. Je dormirai sur lefauteuil.

– Et après ?

– Après ? Me fournir les aliments nécessaires.

– Et après ?

– Après ? Entreprendre de concert avec moi, et sous madirection, toute une série de recherches ayant pour but…

– Ayant pour but ?

– La découverte de l’objet précieux dont je t’ai parlé.

– Quoi ?

– Un bouchon de cristal.

– Un bouchon de cristal… Jésus-Marie Quel métier ! Et si onne le trouve pas, ton sacré bouchon ?

Lupin lui saisit doucement le bras, et d’une voix grave :

– Si on ne le trouve pas, Gilbert, le petit Gilbert que tuconnais et que tu aimes bien, a beaucoup de chances d’y laisser satête, ainsi que Vaucheray.

– Vaucheray, ça m’est égal… une canaille comme lui ! MaisGilbert…

– Tu as lu les journaux, ce soir ? L’affaire tourne de plusen plus mal. Vaucheray, comme de juste, accuse Gilbert d’avoirfrappé le domestique et il arrive précisément que le couteau dontVaucheray s’est servi appartenait à Gilbert. La preuve en a étéfaite, ce matin. Sur quoi, Gilbert, qui est intelligent, mais quimanque d’estomac, a bafouillé et s’est lancé dans des histoires etdes mensonges qui achèveront de le perdre. Voilà où nous en sommes.Veux-tu m’aider ?

A minuit le député rentra.

Dès lors, et durant plusieurs jours, Lupin modela sa vie surcelle de Daubrecq. Aussitôt que celui-ci quittait l’hôtel, Lupincommençait ses investigations.

Il les poursuivit avec méthode, divisant chacune des pièces ensecteurs qu’il n’abandonnait qu’après avoir interrogé les pluspetits recoins, et, pour ainsi dire, épuisé toutes les combinaisonspossibles.

Victoire cherchait aussi. Et rien n’était oublié. Pieds detable, bâtons de chaises, lames de parquets, moulures, cadres deglaces ou de tableaux, pendules, socles de statuettes, ourlets derideaux, appareils téléphoniques ou appareils d’électricité, onpassait en revue tout ce qu’une imagination ingénieuse aurait puchoisir comme cachette.

Et l’on surveillait aussi les moindres actes du député, sesgestes les plus inconscients, ses regards, les livres qu’il lisait,les lettres qu’il écrivait.

C’était chose facile ; il semblait vivre au grand jour.Jamais une porte n’était fermée. Il ne recevait aucune visite. Etson existence fonctionnait avec une régularité de mécanisme.L’après-midi il allait à la Chambre, le soir au cercle.

– Pourtant, disait Lupin, il doit bien y avoir quelque chose quin’est pas catholique dans tout cela.

– Rien que je te dis, gémissait Victoire, tu perds ton temps, etnous nous ferons pincer.

La présence des agents de la Sûreté et leurs allées et venuessous les fenêtres l’affolaient. Elle ne pouvait admettre qu’ilsfussent là pour une autre raison que pour la prendre au piège,elle, Victoire. Et chaque fois qu’elle se rendait au marché, elleétait toute surprise qu’un de ces hommes ne lui mît pas la main surl’épaule.

Un jour elle revint, bouleversée. Son panier de provisionstremblait à son bras.

– Eh bien, qu’y a-t-il, ma bonne Victoire, lui dit Lupin, tu esverte.

– Verte.., n’est-ce pas ?… Il y a de quoi…

Elle dut s’asseoir, et ce n’est qu’après bien des effortsqu’elle réussit à bégayer :

– Un individu… un individu qui m’a abordée… chez lafruitière…

– Bigre ! Il voulait t’enlever ?

– Non… il m’a remis une lettre…

– Et tu te plains ? Une déclaration d’amour,évidemment !

– Non… « C’est pour votre patron », qu’il a dit. « Mon patron »que j’ai dit. « Oui, pour le monsieur qui habite votre chambre.»

– Hein !

Cette fois Lupin avait tressailli.

– Donne-moi ça, fit-il, en lui arrachant l’enveloppe.

L’enveloppe ne portait aucune adresse.

Mais il y en avait une autre, à l’intérieur, sur laquelle il lut:

« Monsieur Arsène Lupin, aux bons soins de Victoire. »

– Fichtre ! murmura-t-il, celle-ci est raide.

Il déchira cette seconde enveloppe. Elle contenait une feuillede papier, avec ces mots écrits en grosses majuscules :

« Tout ce que vous faites est inutile et dangereux… Abandonnezla partie… »

Victoire poussa un gémissement et s’évanouit. Quant à Lupin, ilse sentit rougir jusqu’aux oreilles, comme si on l’eût outragé dela façon la plus grossière. Il éprouvait cette humiliation d’unduelliste dont les intentions les plus secrètes seraient annoncéesà haute voix par un adversaire ironique.

D’ailleurs il ne souffla mot. Victoire reprit son service. Lui,il resta dans sa chambre, toute la journée, à réfléchir.

Le soir, il ne dormit pas.

Et il ne cessait de se répéter :

« A quoi bon réfléchir ? je me heurte à l’un de cesproblèmes que l’on ne résout pas par la réflexion. Il est certainque je ne suis pas seul dans l’affaire, et que, entre Daubrecq etla police, il y a, outre le troisième larron que je suis, unquatrième larron qui marche pour son compte, et qui me connaît, etqui lit clairement dans mon jeu. Mais quel est ce quatrièmelarron ? Et puis, est-ce que je ne me trompe pas ? Etpuis… Ah zut… dormons »

Mais il ne pouvait dormir, et une partie de la nuit s’écoula dela sorte.

Or, vers quatre heures du matin, il lui sembla entendre du bruitdans la maison. Il se leva précipitamment, et, du haut del’escalier, il aperçut Daubrecq qui descendait le premier étage etse dirigeait ensuite vers le jardin.

Une minute plus tard le député, après avoir ouvert la grille,rentra avec un individu dont la tête était enfouie au fond d’unvaste col de fourrure, et le conduisit dans son cabinet detravail.

En prévision d’une éventualité de ce genre, Lupin avait pris sesprécautions. Comme les fenêtres du cabinet et celles de sa chambre,situées derrière la maison, donnaient sur le jardin, il accrocha àson balcon une échelle de corde qu’il déroula doucement, et le longde laquelle il descendit jusqu’au niveau supérieur des fenêtres ducabinet.

Des volets masquaient ces fenêtres. Mais comme elles étaientrondes, une imposte en demi-cercle restait libre, et Lupin, bienqu’il lui fût impossible d’entendre, put discerner tout ce qui sepassait à l’intérieur.

Aussitôt il constata que la personne qu’il avait prise pour unhomme était une femme – une femme encore jeune, quoique sachevelure noire se mêlât de cheveux gris, une femme d’une élégancetrès simple, haute de taille, et dont le beau visage avait cetteexpression lasse et mélancolique que donne l’habitude desouffrir.

« Où diable l’ai-je vue ? se demanda Lupin. Car, sûrement,ce sont là des traits, un regard, une physionomie que je connais.»

Debout, appuyée contre la table, impassible, elle écoutaitDaubrecq. Celui-ci, debout également, lui parlait avec animation.Il tournait le dos à Lupin, mais Lupin s’étant penché, aperçut uneglace où se reflétait l’image du député. Et il fut effrayé de voiravec quels yeux étranges, avec quel air de désir brutal et sauvageil regardait sa visiteuse.

Elle-même dut en être gênée, car elle s’assit et baissa lespaupières. Daubrecq alors s’inclina vers elle, et il semblait prêtà l’entourer de ses longs bras aux poings énormes. Et, tout à coup,Lupin s’avisa que de grosses larmes roulaient sur le triste visagede la femme.

Est-ce la vue de ces larmes qui fit perdre la tête àDaubrecq ? D’un mouvement brusque il étreignit la femme etl’attira contre lui. Elle le repoussa avec une violence haineuse.Et tous deux, après une courte lutte où la figure de l’hommeapparut à Lupin, atroce et convulsée, tous deux, dressés l’uncontre l’autre, ils s’apostrophèrent comme des ennemis mortels.

Puis ils se turent. Daubrecq s’assit, il avait un air méchant,dur, ironique aussi. Et il parla de nouveau en frappant la table àpetits coups secs, comme s’il posait des conditions.

Elle ne bougeait plus. Elle le dominait de tout son bustehautain, distraite, et les yeux vagues. Lupin ne la quittait pas duregard, captivé par ce visage énergique et douloureux, et ilrecherchait vainement à quel souvenir la rattacher, lorsqu’ils’aperçut qu’elle avait tourné légèrement la tête et qu’elleremuait le bras de façon imperceptible.

Et son bras s’écartait de son buste, et Lupin vit qu’il y avaità l’extrémité de cette table une carafe coiffée d’un bouchon à têted’or. La main atteignit la carafe, tâtonna, s’éleva doucement etsaisit le bouchon. Un mouvement de tête rapide, un coup d’œil, puisle bouchon fut remis à sa place. Sans aucun doute ce n’était pascela que la femme espérait.

« Crebleu ! se dit Lupin, elle aussi est en quête dubouchon de cristal. Décidément, l’affaire se complique tous lesjours. »

Mais, ayant de nouveau observé la visiteuse, il fut stupéfait denoter l’expression subite et imprévue de son visage, une expressionterrible, implacable, féroce. Et il vit que la main continuait sonmanège autour de la table, et que, par un glissement ininterrompu,par une manœuvre sournoise, elle repoussait des livres et,lentement, sûrement, approchait d’un poignard dont la lame brillaitparmi les feuilles éparses.

Nerveusement elle agrippa le manche.

Daubrecq continuait à discourir. Au-dessus de son dos, sanstrembler, la main s’éleva peu à peu, et Lupin voyait les yeuxhagards et forcenés de la femme qui fixaient le point même de lanuque qu’elle avait choisi pour y planter son couteau.

« Vous êtes en train de faire une bêtise, ma belle madame »,pensa Lupin.

Et il songeait déjà au moyen de s’enfuir et d’emmenerVictoire.

Elle hésitait pourtant, le bras dressé. Mais ce ne fut qu’unedéfaillance brève. Elle serra les dents. Toute sa face, contractéepar la haine, se tordit davantage encore. Et elle fit le gesteeffroyable.

Au même instant, Daubrecq s’aplatissait, bondissait de sachaise, et, se retournant, attrapait au vol le frêle poignet de lafemme.

Chose curieuse, il ne lui adressa aucun reproche, comme sil’acte qu’elle avait tenté ne l’eût point surpris plus qu’un acteordinaire, très naturel, et très simple. Il haussa les épaules, enhomme habitué à courir ces sortes de dangers, et il marcha de longen large, silencieux.

Elle avait lâché l’arme et elle pleurait, la tête entre sesmains, avec des sanglots qui la secouaient tout entière.

Puis il revint près d’elle et lui dit quelques paroles enfrappant encore sur la table.

Elle fit signe que non, et, comme il insistait, à son tour ellefrappa violemment du pied, en criant, et si fort que Lupin entendit:

– Jamais ! … Jamais ! …

Alors, sans un mot de plus, il alla chercher le manteau defourrure qu’elle avait apporté et le posa sur les épaules de lafemme, tandis qu’elle s’enveloppait le visage d’une dentelle.

Et il la reconduisit.

Deux minutes plus tard, la grille du jardin se refermait.

« Dommage que je ne puisse pas courir après cette étrangepersonne et jaser un peu avec elle sur le Daubrecq. M’est avis qu’ànous deux on ferait de la bonne besogne. »

En tout cas, il y avait un point à éclaircir. Le députéDaubrecq, dont la vie était si réglée, si exemplaire en apparence,ne recevait-il pas certaines visites, la nuit, alors que l’hôteln’était plus surveillé par la police ?

Il chargea Victoire de prévenir deux hommes de sa bande pourqu’ils eussent à faire le guet pendant plusieurs jours. Etlui-même, la nuit suivante, se tint éveillé.

Comme la veille, à quatre heures du matin, il entendit du bruit.Comme la veille, le député introduisit quelqu’un.

Lupin descendit vivement son échelle et tout de suite, enarrivant au niveau de l’imposte, il aperçut un homme qui setraînait aux pieds de Daubrecq, qui lui embrassait les genoux avecun désespoir frénétique, et qui, lui aussi, pleurait, pleuraitconvulsivement.

Plusieurs fois, Daubrecq le repoussa en riant, mais l’homme secramponnait. On eût dit qu’il était fou, et ce fut dans unvéritable accès de folie que, se relevant à moitié, il empoigna ledéputé à la gorge et le renversa sur un fauteuil. Daubrecq sedébattit, impuissant d’abord et les veines gonflées. Mais, d’uneforce peu commune, il ne tarda pas à reprendre le dessus et àréduire son adversaire à l’immobilité.

Le tenant alors d’une main, de l’autre il le gifla, deux fois, àtoute volée.

L’homme se releva lentement. Il était livide et vacillait surses jambes. Il attendit un moment, comme pour reprendre sonsang-froid. Et, avec un calme effrayant, il tira de sa poche unrevolver qu’il braqua sur Daubrecq.

Daubrecq ne broncha pas. Il souriait même d’un air de défi, etsans plus s’émouvoir que s’il eût été visé par le pistolet d’unenfant.

Durant quinze à vingt secondes peut-être, l’homme resta le brastendu, en face de son ennemi. Puis, toujours avec la même lenteuroù se révélait une maîtrise d’autant plus impressionnante qu’ellesuccédait à une crise d’agitation extrême, il rentra son arme et,dans une autre poche, saisit son portefeuille.

Daubrecq s’avança.

Le portefeuille fut déplié. Une liasse de billets de banqueapparut.

Daubrecq s’en empara vivement et les compta.

C’étaient des billets de mille francs.

Il y en avait trente.

L’homme regardait. Il n’eut pas un geste de révolte, pas uneprotestation. Visiblement, il comprenait l’inutilité des paroles.Daubrecq était de ceux qu’on ne fléchit pas. Pourquoi perdrait-ilson temps à le supplier, ou même à se venger de lui par desoutrages et des menaces vaines ? Pouvait-il atteindre cetennemi inaccessible ? La mort même de Daubrecq ne ledélivrerait pas de Daubrecq.

Il prit son chapeau et s’en alla.

A onze heures du matin, en rentrant du marché, Victoire remit àLupin un mot que lui envoyaient ses complices.

Il lut :

« L’homme qui est venu cette nuit chez Daubrecq est le députéLangeroux, président de la gauche indépendante. Peu de fortune.Famille nombreuse. »

« Allons, se dit Lupin, Daubrecq n’est autre chose qu’un maîtrechanteur, mais, saperlotte les moyens d’action qu’il emploie sontrudement efficaces ! »

Les événements donnèrent une nouvelle force à la supposition deLupin. Trois jours après, il vint un autre visiteur qui remit àDaubrecq une somme importante. Et il en vint un autre lesurlendemain, qui laissa un collier de perles.

Le premier se nommait Dechaumont, sénateur, ancien ministre. Lesecond était le marquis d’Aibufex, député bonapartiste, ancien chefdu bureau politique du prince Napoléon.

Pour ces deux-là, la scène fut à peu près semblable àl’entretien du député Langeroux, scène violente et tragique qui setermina par la victoire de Daubrecq.

« Et ainsi de suite, pensa Lupin, quand il eut cesrenseignements. J’ai assisté à quatre visites. Je n’en saurai pasdavantage s’il y en a dix, vingt ou trente… Il me suffit deconnaître, par mes amis en faction, le nom des visiteurs. Irai-jeles voir ?… Pour quoi faire ? Ils n’ont aucune raisonpour se confier à moi. D’autre part, dois-je m’attarder ici à desinvestigations qui n’avancent pas, et que Victoire peut tout aussibien continuer seule ? »

Il était fort embarrassé. Les nouvelles de l’instruction dirigéecontre Gilbert et Vaucheray devenaient de plus en plus mauvaises,les jours s’écoulaient, et il n’était pas une heure sans sedemander, et avec quelle angoisse, si tous ses effortsn’aboutiraient pas, en admettant qu’il réussît, à des résultatsdérisoires et absolument étrangers au but qu’il poursuivait. Carenfin, une fois démêlées les manœuvres clandestines de Daubrecq,aurait-il pour cela les moyens de secourir Gilbert etVaucheray ?

Ce jour-là, un incident mit fin à son indécision. Après ledéjeuner, Victoire entendit, par bribes, une conversationtéléphonique de Daubrecq.

De ce que rapporta Victoire, Lupin conclut que le député avaitrendez-vous à huit heures et demie avec une dame, et qu’il devaitla conduire dans un théâtre.

– Je prendrai une baignoire, comme il y a six semaines, avaitdit Daubrecq.

Et il avait ajouté, en riant :

– J’espère que, pendant ce temps-là, je ne serai pascambriolé.

Pour Lupin, les choses ne firent pas de doute. Daubrecq allaitemployer sa soirée de la même façon qu’il l’avait employée sixsemaines auparavant, tandis que l’on cambriolait sa villad’Enghien. Connaître la personne qu’il devait retrouver, savoirpeut-être aussi comment Gilbert et Vaucheray avaient appris quel’absence de Daubrecq durerait de huit heures du soir à une heuredu matin, c’était d’une importance capitale.

Pendant l’après-midi, avec l’assistance de Victoire, et sachantpar elle que Daubrecq rentrait dîner plus tôt que de coutume, Lupinsortit de l’hôtel.

Il passa chez lui, rue Chateaubriand, manda par téléphone troisde ses amis, endossa un frac, et se fit, comme il disait, sa têtede prince russe, à cheveux blonds et à favoris coupés ras.

Les complices arrivèrent en automobile.

A ce moment, Achille, le domestique, lui apporta un télégrammeadressé à M. Michel Beaumont, rue Chateaubriand. Ce télégrammeétait ainsi conçu :

« Ne venez pas au théâtre ce soir. Votre intervention risque detout perdre. »

Sur la cheminée, près de lui, il y avait un vase de fleurs.Lupin le saisit et le brisa en morceaux.

« C’est entendu, c’est entendu, grinça-t-il. On joue avec moicomme j’ai l’habitude de jouer avec les autres. Mêmes procédés.Mêmes artifices. Seulement, voilà, il y a cette différence… »

Quelle différence ? Il n’en savait trop rien. La vérité,c’est qu’il était déconcerté, lui aussi, troublé jusqu’au fond del’être, et qu’il ne continuait à agir que par obstination, pourainsi dire par devoir, et sans apporter à la besogne sa bellehumeur et son entrain ordinaires.

– Allons-y ! dit-il à ses complices.

Sur son ordre, le chauffeur les arrêta non loin du squareLamartine, mais n’éteignit pas le moteur. Lupin prévoyait queDaubrecq, pour échapper aux agents de la Sûreté qui gardaientl’hôtel, sauterait dans quelque taxi, et il ne voulait pas selaisser distancer.

Il comptait sans l’habileté de Daubrecq.

A sept heures et demie, la grille du jardin fut ouverte à deuxbattants, une lueur vive jaillit, et rapidement une motocyclettefranchit le trottoir, longea le square, tourna devant l’auto etfila vers le Bois à une allure telle qu’il eût été absurde de semettre à sa poursuite.

– Bon voyage, monsieur Dumollet, dit Lupin, qui essaya deplaisanter, mais qui, au fond, ne dérageait pas.

Il observa ses complices avec l’espoir que l’un d’eux sepermettrait un sourire moqueur. Comme il eût été heureux de passerses nerfs sur celui-là !

– Rentrons, dit-il au bout d’un instant.

Il leur offrit à dîner, puis il fuma un cigare et ilsrepartirent en automobile et firent la tournée des théâtres, encommençant par ceux d’opérette et de vaudeville, pour lesquels ilsupposait que Daubrecq et sa dame devaient avoir quelquepréférence. Il prenait un fauteuil, inspectait les baignoires ets’en allait.

Il passa ensuite aux théâtres plus sérieux, à la Renaissance, auGymnase.

Enfin, à dix heures du soir, il aperçut au Vaudeville unebaignoire presque entièrement masquée de ses deux paravents et,moyennant finances, il apprit de l’ouvreuse qu’il y avait là unmonsieur d’un certain âge, gros et petit, et une dame voilée d’unedentelle épaisse.

La baignoire voisine étant libre, il la prit, retourna vers sesamis afin de leur donner les instructions nécessaires et s’installaprès du couple.

Durant l’entracte, à la lumière plus vive, il discerna le profilde Daubrecq. La dame restait dans le fond, invisible.

Tous deux parlaient à voix basse, et, lorsque le rideau sereleva, ils continuèrent à parler, mais de telle façon que Lupin nedistinguait pas une parole.

Dix minutes s’écoulèrent. On frappa à leur porte. C’était uninspecteur du théâtre.

– Monsieur le député Daubrecq, n’est-ce pas ?interrogea-t-il.

– Oui, fit Daubrecq d’une voix étonnée. Mais comment savez-vousmon nom ?

– Par une personne qui vous demande au téléphone et qui m’a ditde m’adresser à la baignoire 22.

– Mais qui cela ?

– Monsieur le marquis d’Albufex.

– Hein ?… Quoi ?

– Que dois-je répondre ?

– Je viens… je viens…

Daubrecq s’était levé précipitamment et suivaitl’inspecteur.

Il n’avait pas disparu que Lupin surgissait de sa baignoire. Ilcrocheta la porte voisine et s’assit auprès de la dame.

Elle étouffa un cri.

– Taisez-vous, ordonna-t-il… j’ai à vous parler, c’est de touteimportance.

– Ah ! … fit-elle entre ses dents… Arsène Lupin.

Il fut ahuri. Un instant, il demeura coi, la bouche béante.Cette femme le connaissait ! et non seulement elle leconnaissait, mais elle l’avait reconnu malgré sondéguisement ! Si accoutumé qu’il fût aux événements les plusextraordinaires et les plus insolites, celui-ci ledéconcertait.

Il ne songea même pas à protester et balbutia :

– Vous savez donc ?… vous savez ?…

Brusquement, avant qu’elle eût le temps de se défendre, ilécarta le voile de la dame.

– Comment est-ce possible ? murmura-t-il, avec une stupeurcroissante.

C’était la femme qu’il avait vue chez Daubrecq quelques joursauparavant, la femme qui avait levé son poignard sur Daubrecq, etqui avait voulu le frapper de toute sa force haineuse.

A son tour, elle parut bouleversée.

– Quoi vous m’avez vue déjà ?…

– Oui, l’autre nuit, dans son hôtel… j’ai vu votre geste…

Elle fit un mouvement pour s’enfuir. Il la retint et vivement:

– Il faut que je sache qui vous êtes… C’est pour le savoir quej’ai fait téléphoner à Daubrecq.

Elle s’effara.

– Comment, ce n’est donc pas le marquis d’Albufex ?

– Non, c’est un de mes complices.

– Alors, Daubrecq va revenir…

– Oui, mais nous avons le temps… Écoutez-moi… Il faut que nousnous retrouvions… Il est votre ennemi. Je vous sauverai de lui…

– Pourquoi ? Dans quel but ?

– Ne vous méfiez pas de moi… Il est certain que notre intérêtest le même… Où puis-je vous retrouver ? Demain, n’est-cepas ? A quelle heure ?… à quel endroit ?

– Eh bien…

Elle le regardait avec une hésitation visible, ne sachant quefaire, sur le point de parler, et pourtant pleine d’inquiétude etde doute.

– Oh ! je vous en supplie !… répondez… un momentseulement… et tout de suite… Il serait déplorable qu’on me trouvâtici… je vous en supplie.

D’une voix nette, elle répliqua :

– Mon nom.., c’est inutile… Nous nous verrons d’abord, et vousm’expliquerez… Oui, nous nous verrons. Tenez demain, à trois heuresde l’après-midi, au coin du boulevard…

A ce moment précis, la porte de la baignoire s’ouvrit, d’un coupde poing pour ainsi dire, et Daubrecq parut.

– Zut de zut ! marmotta Lupin, furieux d’être pincé avantd’avoir obtenu ce qu’il voulait.

Daubrecq eut un ricanement.

– C’est bien cela… je me doutais de quelque chose… Ah ! letruc du téléphone, un peu démodé, monsieur. Je n’étais pas à moitiéroute que j’ai tourné bride.

Il repoussa Lupin sur le devant de la loge, et, s’asseyant àcôté de la dame, il dit :

– Et alors mon prince qui sommes-nous ? Domestique à laPréfecture, probablement ? Nous avons bien la gueule del’emploi.

Il dévisageait Lupin qui ne sourcillait pas, et il cherchait àmettre un nom sur cette figure, mais il ne reconnut pas celui qu’ilavait appelé Polonius.

Lupin, sans le quitter des yeux non plus, réfléchissait. Pourrien au monde, il n’eût voulu abandonner la partie au point où ill’avait menée, et renoncer à s’entendre, puisque l’occasion étaitsi propice, avec la mortelle ennemie de Daubrecq.

Elle, immobile en son coin, les observait tous deux.

Lupin prononça :

– Sortons, monsieur, l’entretien sera plus facile dehors.

– Ici, mon prince, riposta le député, il aura lieu ici, tout àl’heure, pendant l’entracte. Comme cela, nous ne dérangeronspersonne.

– Mais…

– Pas la peine, mon bonhomme, tu ne bougeras pas.

Et il saisit Lupin au collet, avec l’intention évidente de neplus le lâcher avant l’entracte.

Geste imprudent… Comment Lupin eût-il consenti à rester dans unepareille attitude, et surtout devant une femme, une femme àlaquelle il avait offert son alliance, une femme – et pour lapremière fois il pensait à cela – qui était belle et dont la beautégrave lui plaisait. Tout son orgueil d’homme se cabra.

Pourtant il se tut. Il accepta sur son épaule la pesée lourde dela main, et même il se cassa en deux, comme vaincu, impuissant,presque peureux.

– Ah ! drôle, railla le député, il paraît qu’on ne crâneplus.

Sur la scène, les acteurs, en grand nombre, disputaient etfaisaient du bruit.

Daubrecq ayant un peu desserré son étreinte, Lupin jugea lemoment favorable.

Violemment, avec le coupant de la main, il le frappa au creux dubras, ainsi qu’il eût fait avec une hache.

La douleur décontenança Daubrecq. Lupin acheva de se dégager ets’élança sur lui pour le prendre à la gorge. Mais Daubrecq,aussitôt sur la défensive, avait fait un mouvement de recul, etleurs quatre mains se saisirent.

Elles se saisirent avec une énergie surhumaine, toute la forcedes deux adversaires se concentrant en elles. Celles de Daubrecqétaient monstrueuses, et Lupin, happé par cet étau de fer, eutl’impression qu’il combattait, non pas avec un homme, mais avecquelque bête formidable, un gorille de taille colossale.

Ils se tenaient contre la porte, courbés comme des lutteurs quise tâtent et cherchent à s’empoigner. Des os craquèrent. A lapremière défaillance, le vaincu était pris à la gorge, étranglé. Etcela se passait dans un silence brusque, les acteurs sur la scèneécoutant l’un d’eux qui parlait à voix basse.

La femme, écrasée contre la cloison, terrifiée, les regardait.Que, par un geste, elle prît parti pour l’un ou pour l’autre, lavictoire aussitôt se décidait pour celui-là.

Mais qui soutiendrait-elle ? Qu’est-ce que Lupin pouvaitreprésenter à ses yeux ? un ami ou un ennemi ?

Vivement, elle gagna le devant de la baignoire, enfonça l’écran,et, le buste penché, sembla faire un signe. Puis elle revint ettâcha de se glisser jusqu’à la porte.

Lupin, comme s’il eût voulu l’aider, lui dit :

– Enlevez donc la chaise.

Il parlait d’une lourde chaise qui était tombée, qui le séparaitde Daubrecq, et par-dessus laquelle ils combattaient.

La femme se baissa et tira la chaise. C’était ce que Lupinattendait.

Délivré de l’obstacle, il allongea sur la jambe de Daubrecq uncoup de pied sec avec la pointe de sa bottine. Le résultat fut lemême que pour le coup qu’il avait donné sur le bras. La douleurprovoqua une seconde d’effarement, de distraction, dont il profitaaussitôt pour rabattre les mains tendues de Daubrecq, et pour luiplanter ses dix doigts autour de la gorge et de la nuque.

Daubrecq résista. Daubrecq essaya d’écarter les mains quil’étouffaient, mais il suffoquait déjà et ses forcesdiminuaient.

– Ah ! vieux singe, grogna Lupin en le renversant. Pourquoin’appelles-tu pas au secours ? Faut-il que tu aies peur duscandale !

Au bruit de la chute on frappa sur la cloison, de l’autrecôté.

– Allez toujours, fit Lupin à mi-voix, le drame est sur lascène. Ici, c’est mon affaire, et jusqu’à ce que j’aie mâté cegorille-là…

Ce ne fut pas long. Le député suffoquait. D’un coup sur lamâchoire, il l’étourdit. Il ne restait plus à Lupin qu’à entraînerla femme et à s’enfuir avec elle avant que l’alarme ne fûtdonnée.

Mais, quand il se retourna, il s’aperçut que la femme étaitpartie.

Elle ne pouvait être loin. Ayant sauté hors de la loge, il semit à courir, sans se soucier des ouvreuses et des contrôleurs.

De fait, arrivé à la rotonde du rez-de-chaussée, il l’aperçut,par une porte ouverte, qui traversait le trottoir de la Chausséed’Antin.

Elle montait en auto quand il la rejoignit.

La portière se referma sur elle.

Il saisit la poignée et voulut tirer.

Mais, de l’intérieur, un individu surgit, qui lui envoya sonpoing dans la figure, moins habilement, mais aussi violemment qu’ilavait envoyé le sien dans la figure de Daubrecq.

Si étourdi qu’il fût par le choc, il eut tout de même le temps,dans une vision effarée, de reconnaître cet individu, et dereconnaître aussi, sous son déguisement de chauffeur, l’individuqui conduisait l’automobile.

C’étaient Grognard et Le Ballu, les deux hommes chargés desbarques, le soir d’Enghien, deux amis de Gilbert et de Vaucheray,bref deux de ses complices à lui, Lupin.

Quand il fut dans son logis de la rue Chateaubriand, Lupin,après avoir lavé son visage ensanglanté, resta plus d’une heuredans un fauteuil, comme assommé. Pour la première fois, iléprouvait la douleur d’être trahi. Pour la première fois, descamarades de combat se retournaient contre leur chef.

Machinalement, dans le but de se distraire, il prit son courrierdu soir et déchira la bande d’un journal. Aux dernières nouvelles,il lut ces lignes :

« Affaire de la villa Marie-Thérèse. On a fini par découvrir lavéritable identité de Vaucheray, un des assassins présumés dudomestique Léonard. C’est un bandit de la pire espèce, unrécidiviste, et deux fois sous un autre nom, condamné par contumacepour assassinat.

Nul doute que l’on ne finisse par découvrir également le vrainom de son complice Gilbert. Dans tous les cas le juged’instruction est résolu à renvoyer l’affaire le plus vite possibledevant la chambre des mises en accusation.

On ne se plaindra pas des lenteurs de la justice. »

Au milieu d’autres journaux et de prospectus, il y avait unelettre.

Lupin, en l’apercevant, bondit. Elle était adressée à M. deBeaumont (Michel).

– Ah balbutia-t-il, une lettre de Gilbert. Elle contenait cesquelques mots :

« Patron, au secours ! j’ai peur… j’ai peur… »

Cette nuit-là encore fut pour Lupin une nuit d’insomnie et decauchemars. Cette nuit-là encore, d’abominables, de terrifiantesvisions le torturèrent.

Chapitre 4Le chef des ennemis

« Pauvre gosse murmura Lupin en relisant le lendemain la lettrede Gilbert. Comme il doit souffrir ! »

Du premier jour où il l’avait rencontré, il avait pris del’affection pour ce grand jeune homme insouciant et joyeux devivre. Gilbert lui était dévoué jusqu’à se tuer sur un signe dumaître. Et Lupin aimait aussi sa franchise, sa belle humeur, sanaïveté, sa figure heureuse.

– Gilbert, lui disait-il souvent, tu es un honnête homme. A taplace, vois-tu, je lâcherais le métier, et je me ferais, pour debon, honnête homme.

– Après vous patron, répondit Gilbert en riant.

– Tu ne veux pas ?

– Non, patron. Un honnête homme, ça travaille, ça turbine, etmoi c’est un goût que j’ai eu peut-être étant gamin, mais qu’on m’afait passer.

– Qui, on ?

Gilbert se taisait. Il se taisait toujours quand onl’interrogeait sur les premières années de sa vie, et Lupin savaittout au plus qu’il était orphelin depuis son jeune âge et qu’ilavait vécu de droite et de gauche, changeant de nom, accrochant sonexistence aux métiers les plus bizarres. Il y avait là tout unmystère que personne n’avait pu pénétrer, et il ne semblait pas quela justice fût en voie d’y parvenir.

Mais il ne semblait pas non plus que ce mystère fût pour elleune raison de s’attarder. Sous son nom de Gilbert ou sous tel autrenom elle enverrait aux assises le complice de Vaucheray et lefrapperait avec la même rigueur inflexible.

« Pauvre gosse ! répétait Lupin. Si on le poursuit commeça, c’est bien à cause de moi. Ils ont peur d’une évasion et ils sehâtent d’arriver au but, au verdict d’abord… et puis à lasuppression… Un gamin de vingt ans et qui n’a pas tué, qui n’estpas complice du meurtre… »

Hélas ! Lupin n’ignorait pas que c’était là choseimpossible à prouver, et qu’il devait diriger ses efforts vers unautre point. Mais vers lequel ? Fallait-il renoncer à la pistedu bouchon de cristal ?

Il ne put s’y décider. Son unique diversion fut d’aller àEnghien, où demeuraient Grognard et Le Ballu, et de s’assurerqu’ils avaient disparu depuis l’assassinat de la villaMarie-Thérèse. Hors cela, il s’occupa et ne voulut s’occuper que deDaubrecq.

Il refusa même de se livrer à la moindre considération sur lesénigmes qui se posaient à lui, sur la trahison de Grognard et LeBallu, sur les rapports avec la dame aux cheveux gris, surl’espionnage dont il était l’objet, lui personnellement.

« Silence, Lupin, disait-il, dans la fièvre on raisonne à faux.Donc, tais-toi. Pas de déduction, surtout ! Rien n’est plusbête que de déduire les faits les uns des autres avant d’avoirtrouvé un point de départ certain. C’est comme cela que l’on sefiche dedans. Écoute ton instinct. Marche d’après ton intuition, etpuisque, en dehors de tout raisonnement, en dehors de toutelogique, pourrait-on dire, puisque tu es persuadé que cette affairetourne autour de ce sacré bouchon, vas-y hardiment. Sus au Daubrecqet à son cristal ! »

Lupin n’avait pas attendu d’aboutir à ces conclusions pour yconformer ses actes. A l’instant où il les énonçait en lui-même, ilse trouvait assis, petit rentier muni d’un cache-nez et d’un vieuxpardessus, il se trouvait assis trois jours après la scène duVaudeville, sur un banc de l’avenue Victor-Hugo, à une distanceassez grande du square Lamartine. Selon ses instructions, Victoiredevait, chaque matin, à la même heure, passer devant ce banc.

« Oui, se répéta-t-il, le bouchon de cristal, tout est là… Quandje l’aurai… »

Victoire arrivait, son panier de provisions sous le bras. Toutde suite il nota son agitation et sa pâleur extraordinaires.

– Qu’y a-t-il ? lui demanda Lupin, en marchant aux côtés dela vieille nourrice.

Elle entra dans un grand magasin d’épicerie où il y avaitbeaucoup de gens, et, se retournant vers lui :

– Tiens, dit-elle, d’une voix altérée par l’émotion, voilà ceque tu cherches.

Et, tirant un objet de son panier, elle le lui donna. Lupindemeura confondu : il tenait en main le bouchon de cristal.

– Est-ce possible ? est-ce possible ? murmura-t-il,comme si la facilité d’un pareil dénouement l’eût déconcerté.

Mais le fait était là, visible et palpable. A sa forme, à sesproportions, à l’or éteint de ses facettes, il reconnaissait, à nes’y point tromper, le bouchon de cristal qu’il avait eu déjà sousles yeux. Il n’était point jusqu’à une certaine petite éraflurequ’on ne remarquât sur la tige, et dont il se souvenaitparfaitement.

D’ailleurs, si l’objet représentait tous les mêmes caractères,il n’en offrait aucun autre qui semblât nouveau. C’était un bouchonde cristal, voilà tout. Aucune marque, réellement spéciale, ne ledistinguait des autres bouchons. Aucun signe ne s’y trouvaitinscrit, aucun chiffre, et, taillé dans un seul bloc, il necontenait aucune matière étrangère.

– Alors quoi ?

Et Lupin eut la vision subite et profonde de son erreur. Que luiimportait de posséder ce bouchon de cristal s’il en ignorait lavaleur ? Ce morceau de verre n’existait pas par lui-même, ilne comptait que par la signification qui s’attachait à lui. Avantde le prendre il fallait savoir. Et qui pouvait même lui assurerque, en le prenant, en le dérobant à Daubrecq, il ne commettait pasune bêtise ?

Question impossible à résoudre, mais qui s’imposait à lui avecune rigueur singulière.

« Pas de gaffes ! se dit-il en empochant l’objet. Danscette diable d’affaire, les gaffes sont irréparables. »

Il n’avait pas quitté Victoire des yeux. Accompagnée d’uncommis, elle allait d’un comptoir à l’autre, parmi la foule desclients. Elle stationna ensuite assez longtemps devant la caisse etpassa près de Lupin.

Il ordonna, tout bas :

– Rendez-vous derrière le lycée Janson.

Elle le rejoignit dans une rue peu fréquentée.

– Et si l’on me suit ? dit-elle.

– Non, affirma-t-il. J’ai bien regardé. Écoute-moi. Où as-tutrouvé ce bouchon ?

– Dans le tiroir de sa table de nuit.

– Cependant, nous avons déjà fouillé là. Oui, et moi encore hiermatin. C’est sans doute qu’il l’y a mis cette nuit.

– Et sans doute aussi qu’il va l’y reprendre, observa Lupin.

– Peut-être bien.

– Et s’il ne l’y trouve plus ?

Victoire parut effrayée.

– Réponds-moi, dit Lupin, s’il ne l’y trouve plus, est-ce toiqu’il accusera du vol ?

– Évidemment…

– Alors, va l’y remettre, et au galop.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle, pourvu qu’il n’aitpas eu le temps de s’en apercevoir. Donne-moi l’objet, vite.

– Tiens, le voici, dit Lupin.

Il chercha dans la poche de son pardessus.

– Eh bien ? fit Victoire la main tendue.

– Eh bien, dit-il au bout d’un instant, il n’y est plus.

– Quoi !

– Ma foi, non, il n’y est plus… on me l’a repris.

Il éclata de rire, et d’un rire qui, cette fois, ne se mêlaitd’aucune amertume.

Victoire s’indigna.

– Tu as de la gaieté de reste ! … Dans une pareillecirconstance ! …

– Que veux-tu ? Avoue que c’est vraiment drôle. Ce n’estplus un drame que nous jouons… c’est une féerie, une féerie commeLes Pilules du Diable, ou bien Le pied de Mouton. Dès que j’auraiquelques semaines de repos, j’écrirai ça… Le Bouchon Magique, ouLes Mésaventures du pauvre Arsène.

– Enfin.., qui te l’a repris ?

– Qu’est-ce que tu chantes !… Il s’est envolé tout seul… Ils’est évanoui dans ma poche… Passez, muscade.

Il poussa doucement la vieille bonne, et, d’un ton plus sérieux:

– Rentre, Victoire, et ne t’inquiète pas. Il est évident qu’ont’avait vu me remettre ce bouchon et qu’on a profité de labousculade, dans le magasin, pour le cueillir au fond de ma poche.Tout cela prouve que nous sommes surveillés de plus près que je nepensais, et par des adversaires de premier ordre. Mais, encore unefois, sois tranquille. Les honnêtes gens ont toujours le derniermot. Tu n’avais rien d’autre à me dire ?

– Si. On est venu, hier soir, pendant que M. Daubrecq étaitsorti. J’ai vu des lumières qui se reflétaient sur les arbres dujardin.

– La concierge ?

– La concierge n’était pas couchée.

– Alors ce sont les types de la Préfecture, ils continuent dechercher. A tantôt, Victoire… Tu me feras rentrer…

– Comment tu veux…

– Qu’est-ce que je risque ? Ta chambre est au troisièmeétage. Daubrecq ne se doute de rien.

– Mais les autres !

– Les autres ? S’ils avaient eu quelque intérêt à me fairemauvais parti, ils l’auraient déjà tenté. Je les gêne, voilà tout.Ils ne me craignent pas. A tantôt, Victoire, sur le coup de cinqheures.

Une surprise encore attendait Lupin. Le soir, sa vieille bonnelui annonça que, ayant ouvert par curiosité le tiroir de la tablede nuit, elle y avait retrouvé le bouchon de cristal.

Lupin n’en était plus à s’émouvoir de ces incidents miraculeux.Il se dit simplement :

« Donc, on l’y a rapporté. Et la personne qui l’y a rapporté etqui s’introduit dans cet hôtel par des moyens inexplicables, cettepersonne a jugé comme moi que le bouchon ne devait pas disparaître.Et cependant Daubrecq, lui, qui se sait traqué jusqu’au fond de sachambre, a de nouveau laissé ce bouchon dans un tiroir, comme s’iln’y attachait aucune importance ! Allez donc vous faire uneopinion … »

Si Lupin ne se faisait pas d’opinion, il ne pouvait tout de mêmepas se soustraire à certains raisonnements, à certainesassociations d’idées, qui lui donnaient ce pressentiment confus delumière que l’on éprouve à l’issue d’un tunnel.

« En l’espèce, il est inévitable, se disait-il, qu’une rencontreprochaine ait lieu entre moi et “les autres”. Dès lors je seraimaître de la situation. »

Cinq jours s’écoulèrent sans que Lupin relevât le moindredétail. Le sixième jour, Daubrecq eut la visite matinale d’unmonsieur, le député Laybach, qui, comme ses collègues, se traînadésespérément à ses pieds, et, en fin de compte, lui remit vingtmille francs.

Deux jours encore, puis une nuit, vers deux heures, Lupin postésur le palier du second étage, perçut le grincement d’une porte, laporte, il s’en rendit compte, qui faisait communiquer le vestibuleavec le jardin. Dans l’ombre, il distingua, ou plutôt il devina laprésence de deux personnes qui montèrent l’escalier et s’arrêtèrentau premier devant la chambre de Daubrecq.

Là que firent-elles ? On ne pouvait s’introduire dans cettechambre, puisque Daubrecq chaque soir mettait ses verrous. Alorsqu’espérait-on ?

Évidemment un travail se pratiquait que Lupin discernait à desbruits sourds de frottement contre la porte. Puis des mots luiparvinrent, à peine chuchotés.

– Ça marche ?

– Oui, parfaitement, mais il vaut mieux remettre à demain,puisque…

Lupin n’entendit pas la fin de la phrase. Déjà les individusredescendaient à tâtons. La porte se referma, très doucement, puisla grille.

«Tout de même curieux, pensa Lupin. Dans cette maison oùDaubrecq dissimule soigneusement ses turpitudes, et se méfie, nonsans raison, des espionnages, tout le monde pénètre comme dans unmoulin. Que Victoire me fasse entrer, que la concierge introduiseles émissaires de la Préfecture… soit, mais, ces gens-là, quitrahit donc en leur faveur ? Doit-on supposer qu’ils agissentseuls ? Mais quelle hardiesse ! Quelle connaissance deslieux ! »

L’après-midi, pendant l’absence de Daubrecq, il examina la portede la chambre au premier étage. Du premier coup d’œil il comprit :un des panneaux du bas, habilement découpé, ne tenait plus que pardes pointes invisibles. Les gens qui avaient effectué ce travailétaient donc les mêmes qui avaient opéré chez lui, rue Matignon etrue Chateaubriand.

Il constata également que le travail remontait à une époqueantérieure et que, comme chez lui, l’ouverture avait été préparéed’avance en prévision de circonstances favorables ou de nécessitéimmédiate.

La journée fut courte pour Lupin. Il allait savoir. Nonseulement il saurait la façon dont ses adversaires utilisaient cespetites ouvertures, en apparence inutilisables, puisqu’on nepouvait par là atteindre aux verrous supérieurs, mais il sauraitqui étaient ces adversaires si ingénieux, si actifs, en facedesquels il se retrouvait de manière inévitable.

Un incident le contraria. Le soir, Daubrecq, qui déjà au dîners’était plaint de fatigue, revint à dix heures et, parextraordinaire, poussa, dans le vestibule, les verrous de la portedu jardin. En ce cas, comment « les autres » pourraient-ils mettreleurs projets à exécution et parvenir à la chambre deDaubrecq ?

Daubrecq ayant éteint la lumière, Lupin patiente encore uneheure, puis, à tout hasard, il installa son échelle de corde, etensuite il prit son poste au palier du deuxième.

Il n’eut pas à se morfondre. Une heure plus tôt que la veille,on essaya d’ouvrir la porte du vestibule. La tentative ayantéchoué, il s’écoula quelques minutes de silence absolu. Et Lupincroyait que l’on avait renoncé quand il tressaillit. Sans que lemoindre grincement eût effleuré le silence, quelqu’un avait passé.Il ne l’eût pas su, tellement le pas de cet être était assourdi parle tapis de l’escalier, si la rampe que, lui-même, il tenait enmain, n’avait pas frémi. On montait.

Et, à mesure que l’on montait, une impression de malaiseenvahissait Lupin : il n’entendait pas davantage. A cause de larampe, il était sûr qu’un être s’avançait, et il pouvait compterpar chacune des trépidations le nombre des marches escaladées, maisaucun autre indice ne lui donnait cette sensation obscure de laprésence que l’on éprouve à distinguer des gestes qu’on ne voitpas, à percevoir des bruits que l’on n’entend point. Dans l’ombrepourtant, une ombre plus noire aurait dû se former, et quelquechose eût dû, tout au moins, modifier la qualité du silence. Non,c’est à croire qu’il n’y avait personne.

Et Lupin, malgré lui et contre le témoignage même de sa raison,en arrivait à le croire, car la rampe ne bougeait plus, et il sepouvait qu’il eût été le jouet d’une illusion.

Et cela dura longtemps. Il hésitait, ne sachant que faire, nesachant que supposer. Mais un détail bizarre le frappa. Une pendulevenait de sonner deux heures. A son tintement, il avait reconnu lapendule de Daubrecq. Or, ce tintement avait été celui d’une penduledont on n’est pas séparé par l’obstacle d’une porte.

Vivement Lupin descendit et s’approcha de la porte. Elle étaitfermée, mais il y avait un vide à gauche, en bas, un vide laissépar l’enlèvement du petit panneau.

Il écouta. Daubrecq se retournait à ce moment dans son lit, etsa respiration reprit, un peu rauque. Et Lupin, très nettement,entendit que l’on froissait des vêtements. Sans aucun doute l’êtreétait là, qui cherchait, qui fouillait les habits déposés parDaubrecq auprès de son lit.

« Cette fois, pensa Lupin, je crois que l’affaire va s’éclaircirun peu. Mais fichtre ! comment le bougre a-t-il pus’introduire ? A-t-il réussi à retirer les verrous et àentrouvrir la porte ?… Mais alors pourquoi aurait-il commisl’imprudence de la refermer ? »

Pas une seconde, anomalie curieuse chez un homme comme Lupin etqui ne s’explique que par la sorte de malaise que provoquait en luicette aventure, pas une seconde il ne soupçonna la vérité fortsimple qui allait se révéler à lui. Ayant continué de descendre, ils’accroupit sur une des premières marches au bas de l’escalier etse plaça ainsi entre la porte de Daubrecq et celle du vestibule,chemin inévitable que devait suivre l’ennemi de Daubrecq pourrejoindre ses complices.

Avec quelle anxiété interrogeait-il les ténèbres ! Cetennemi de Daubrecq, qui se trouvait également son adversaire à lui,il était sur le point de le démasquer ! Il se mettait entravers de ses projets ! Et, le butin dérobé à Daubrecq, il lereprenait à son tour tandis que Daubrecq dormait, et que lescomplices tapis derrière la porte du vestibule ou derrière lagrille du jardin, attendaient vainement le retour de leur chef.

Et ce retour se produisit. Lupin en fut informé à nouveau parl’ébranlement de la rampe. Et de nouveau, les nerfs tendus, lessens exaspérés, il tâcha de discerner l’être mystérieux qui venaitvers lui. Il l’avisa soudain à quelques mètres de distance.Lui-même, caché dans un renfoncement plus ténébreux, ne pouvaitêtre découvert. Et ce qu’il voyait – de quelle façon confuse !– avançait de marche en marche avec des précautions infinies et ens’accrochant aux barreaux de la rampe.

« A qui diantre ai-je affaire ? » se dit Lupin, dont lecoeur battait.

Le dénouement se précipita. Un geste imprudent de sa part avaitété surpris par l’inconnu, qui s’arrêta net. Lupin eut peur d’unrecul, d’une fuite. Il sauta sur l’adversaire et fut stupéfait dene rencontrer que le vide et de se heurter à la rampe sans avoirsaisi la forme noire qu’il voyait. Mais aussitôt il s’élança,traversa la moitié du vestibule et rattrapa l’adversaire au momentoù celui-ci arrivait à la porte du jardin.

Il y eut un cri de terreur, auquel d’autres cris répondirent del’autre côté de la porte.

« Ah ! crebleu ! qu’est-ce que c’est que ça ? »murmura Lupin dont les bras invincibles s’étaient refermés sur unetoute petite chose tremblante et gémissante.

Comprenant soudain, il fut effaré et resta un moment immobile,indécis sur ce qu’il allait faire avec la proie conquise. Mais lesautres s’agitaient derrière la porte et s’exclamaient. Alors,craignant le réveil de Daubrecq, il glissa la petite chose sous sonveston, contre sa poitrine, empêcha les cris avec son mouchoirroulé en tampon, et remonta hâtivement les trois étages.

– Tiens, dit-il à Victoire, qui se réveilla en sursaut, jet’amène le chef indomptable de nos ennemis, l’hercule de la bande.As-tu un biberon ?

Il déposa sur le fauteuil un enfant de six à sept ans, menu dansson jersey gris, coiffé d’une calotte de laine tricotée, et dontl’adorable visage tout pâle, aux yeux épouvantés, était toutsillonné de larmes.

– Où as-tu ramassé ça ? fit Victoire, ahurie.

– Au bas de l’escalier et sortant de la chambre de Daubrecq,répondit Lupin, qui tâtait vainement le jersey dans l’espoir quel’enfant aurait apporté de cette chambre un butin quelconque.

Victoire s’apitoya.

– Le pauvre petit ange ! regarde… il se retient de crier…Jésus Marie, il a des mains, c’est des glaçons ! N’aie paspeur, fiston, on ne te fera pas de mal… le monsieur n’est pasméchant.

– Non, dit Lupin, pas méchant pour deux sous, le monsieur, maisil y a un autre monsieur, très méchant qui va se réveiller si tucontinues à faire du boucan comme cela, à la porte du vestibule. Tules entends, Victoire ?

– Qui est-ce ?

– Les satellites de notre jeune hercule, la bande du chefindomptable.

– Alors ? balbutia Victoire, déjà bouleversée.

– Alors comme je ne veux pas être pris au piège, je commence parficher le camp. Tu viens Hercule ?

Il roula l’enfant dans une couverture de laine, de manière à ceque la tête dépassât, le bâillonna aussi soigneusement que possibleet le fit attacher par Victoire sur ses épaules.

– Tu vois, Hercule, on rigole. T’en trouveras des messieurs quijouent au bon vinaigre à trois heures du matin. Allons, ouste,prenons notre vol. T’as pas le vertige ?

Il enjamba le rebord de la fenêtre et mit le pied sur un desbarreaux de l’échelle. En une minute, il arrivait au jardin.

Il n’avait pas cessé d’entendre, et il entendait plus nettementencore les coups que l’on frappait à la porte du vestibule. Ilétait stupéfiant que Daubrecq ne fût pas réveillé par un tumulteaussi violent.

« Si je n’y mets bon ordre, ils vont tout gâter », se ditLupin.

S’arrêtant à l’angle de l’hôtel, invisible dans la nuit, ilmesura la distance qui le séparait de la grille. Cette grille étaitouverte. A sa droite il voyait le perron, au haut duquel les genss’agitaient ; à sa gauche, le pavillon de la concierge.

Cette femme avait quitté sa loge, et, debout près du perron,suppliait les gens.

– Mais taisez-vous donc ! taisez-vous donc ! il vavenir.

« Ah ! parfait, se dit Lupin, la bonne femme est aussi lacomplice de ceux-là. Bigre, elle cumule. »

Il s’élança vers elle, et l’empoignant par le cou, lui jeta:

– Va les avertir que j’ai l’enfant… Qu’ils viennent le reprendrechez moi, rue Chateaubriand.

Un peu plus loin, sur l’avenue, il y avait un taxi que Lupinsupposa retenu par la bande. D’autorité, et comme s’il eût été undes complices, il monta dans la voiture, et se fit conduire chezlui.

– Eh bien, dit-il à l’enfant, on n’a pas été trop secoué ?…Si l’on se reposait un peu sur le dodo du monsieur ?

Son domestique Achille, dormait. Lui-même installa le petit etle caressa gentiment.

L’enfant semblait engourdi. Sa pauvre figure était commepétrifiée dans une expression rigide, où il y avait à la fois de lapeur et de la volonté de ne pas avoir peur, l’envie de pousser descris et un effort pitoyable pour n’en point pousser.

– Pleure, mon mignon, dit Lupin, ça te fera du bien depleurer.

L’enfant ne pleura pas, mais la voix était si douce et sibienveillante qu’il se détendit, et dans ses yeux plus calmes, danssa bouche moins convulsée, Lupin, qui l’examinait profondément,retrouva quelque chose qu’il connaissait déjà, une ressemblanceindubitable.

Cela encore lui fut une confirmation de certains faits qu’ilsoupçonnait, et qui s’enchaînaient les uns aux autres dans sonesprit.

En vérité, s’il ne se trompait pas, la situation changeaitsingulièrement, et il n’était pas loin de prendre la direction desévénements. Dès lors…

Un coup de sonnette, et deux autres, aussitôt, brusques.

– Tiens, dit Lupin à l’enfant, c’est ta maman qui vient techercher. Ne bouge pas.

Il courut à la porte et l’ouvrit.

Une femme entra, comme une folle.

– Mon fils s’exclama-t-elle… mon fils, où est-il ?

– Dans ma chambre, dit Lupin.

Sans en demander davantage, montrant ainsi que le chemin luiétait connu, elle se précipita dans la chambre.

« La jeune femme aux cheveux gris, murmura Lupin, l’amie etl’ennemie de Daubrecq ; c’est bien ce que je pensais. »

Il s’approcha de la fenêtre et souleva le rideau. Deux hommesarpentaient le trottoir, en face Grognard et Le Ballu.

« Et ils ne se cachent même pas, ajouta-t-il. C’est bon signe.Ils considèrent qu’il faut obéir au patron. Reste la jolie dame auxcheveux gris. Ce sera plus difficile. A nous deux, la maman !»

Il trouva la mère et le fils enlacés, et la mère tout inquiète,les yeux mouillés de larmes, qui disait :

– Tu n’as pas de mal ? tu es sûr ? Oh comme tu as dûavoir peur, mon petit Jacques !

– Un rude petit bonhomme, déclara Lupin.

Elle ne répondit pas, elle palpait le jersey de l’enfant commeLupin l’avait fait, sans doute pour voir s’il avait réussi dans samission nocturne, et elle l’interrogea tout bas.

– Non, maman… je t’assure que non, dit l’enfant.

Elle l’embrassa doucement et le câlina contre elle, si bien quel’enfant, exténué de fatigue et d’émotion, ne tarda pas às’endormir. Elle demeura longtemps encore penchée sur lui.Elle-même semblait très lasse et désireuse de repos.

Lupin ne troubla pas sa méditation. Il la regardait anxieusementavec une attention dont elle ne pouvait pas s’apercevoir, et ilnota le cerne plus large de ses paupières et la marque plus précisede ses rides. Pourtant il la trouva plus belle qu’il ne la croyait,de cette beauté émouvante que donne l’habitude de souffrir àcertaines figures plus humaines, plus sensibles que d’autres.

Elle eut une expression si triste, que, dans un élan desympathie instinctive, il s’approcha d’elle et lui dit :

– J’ignore quels sont vos projets, mais, quels qu’ils soient,vous avez besoin de secours. Seule, vous ne pouvez pas réussir.

– Je ne suis pas seule.

– Ces deux hommes qui sont là ? Je les connais. Ils necomptent pas. Je vous en supplie, usez de moi. Vous vous rappelezl’autre soir, au théâtre, dans la baignoire ? Vous étiez surle point de parler. Aujourd’hui, n’hésitez pas.

Elle tourna les yeux vers lui, l’observa, et, comme si ellen’eût pu se soustraire à cette volonté adverse, elle articula :

– Que savez-vous au juste ? Que savez-vous demoi ?

– J’ignore bien des choses. J’ignore votre nom : mais jesais…

Elle l’interrompit d’un geste et, avec une décision brusque,dominant à son tour celui qui l’obligeait à parler :

– Inutile, s’écria-t-elle, ce que vous pouvez savoir, aprèstout, est peu de chose, et n’a aucune importance. Mais quels sontvos projets, à vous ? Vous m’offrez votre concours… en vue dequoi ? Si vous vous êtes jeté à corps perdu dans cetteaffaire, si je n’ai rien pu entreprendre sans vous rencontrer surmon chemin, c’est que vous voulez atteindre un but…Lequel ?

– Lequel ? mon Dieu, il me semble que ma conduite…

– Non, fit-elle énergiquement, pas de mots. Il faut entre nousdes certitudes, et, pour y arriver, une franchise absolue. Je vaisvous donner l’exemple. M. Daubrecq possède un objet d’une valeurinouïe, non par lui-même, mais par ce qu’il représente. Cet objet,vous le connaissez. Deux fois, vous l’avez eu en mains. Deux foisje vous l’ai repris. Eh bien, je suis en droit de croire que sivous avez voulu vous l’approprier, c’est pour user du pouvoir quevous lui attribuez, et pour en user à votre bénéfice…

– Comment cela ?

– Oui, pour en user selon vos desseins, dans l’intérêt de vosaffaires personnelles, conformément à vos habitudes de…

– De cambrioleur et d’escroc, acheva Lupin.

Elle ne protesta pas. Il tâcha de lire, au fond de ses yeux, sapensée secrète. Que voulait-elle de lui ? Quecraignait-elle ? Si elle se méfiait, ne pouvait-il, lui aussi,se méfier de cette femme qui, deux fois, lui avait repris lebouchon de cristal pour le rendre à Daubrecq ? Si mortellementennemie qu’elle fût de Daubrecq, jusqu’à quel point demeurait-ellesoumise à la volonté de cet homme ? En se livrant à elle, nerisquait-on pas de se livrer à Daubrecq ?… Cependant, iln’avait jamais contemplé des yeux plus graves et un visage plussincère.

Sans plus hésiter il déclara :

– Mon but est simple : la délivrance de Gilbert etVaucheray.

– Est-ce vrai ?… Est-ce vrai ?… cria-t-elle, toutefrémissante, et en l’interrogeant d’un regard anxieux.

– Si vous me connaissiez…

– Je vous connais… Je sais qui vous êtes… Voilà des mois que jesuis mêlée à votre vie, sans que vous le soupçonniez… et cependant,pour certaines raisons, je doute encore…

Il prononça plus fortement :

– Vous ne me connaissez pas. Si vous me connaissiez, voussauriez qu’il ne peut y avoir de répit pour moi avant que mes deuxcompagnons… ou tout au moins Gilbert, car Vaucheray est unecanaille… avant que Gilbert ait échappé au sort affreux quil’attend.

Elle se précipita sur lui et le saisit aux épaules avec unvéritable affolement :

– Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? le sortaffreux ?… Alors vous croyez… vous croyez…

– Je crois réellement, dit Lupin, qui sentit combien cettemenace la bouleversait, je crois réellement que si je n’arrive pasà temps, Gilbert est perdu.

– Taisez-vous… taisez-vous… cria-t-elle en l’étreignantbrutalement. Taisez-vous… je vous défends de dire cela… il n’y aaucune raison… C’est vous qui supposez…

– Ce n’est pas seulement moi, c’est aussi Gilbert… Hein ?Gilbert ! Comment le savez-vous ?

– Par lui-même.

– Par lui ?

– Oui, par lui, il n’espère plus qu’en moi, par lui qui saitqu’un seul homme au monde peut le sauver, et qui m’a appelédésespérément, il y a quelques jours, du fond de sa prison. Voicisa lettre.

Elle saisit avidement le papier et lut en bégayant :

« Au secours, patron… je suis perdu… J’ai peur… au secours…»

Elle lâcha le papier. Ses mains s’agitèrent dans le vide. On eûtdit que ses yeux hagards voyaient la sinistre vision qui, tant defois déjà, avait épouvanté Lupin. Elle poussa un cri d’horreur,tenta de se lever et tomba évanouie.

Chapitre 5Les vingt-sept

L’enfant dormait paisiblement sur le lit. La mère ne remuait pasde la chaise longue où Lupin l’avait étendue, mais sa respirationplus calme, le sang qui revenait à sa figure, annonçaient un réveilprochain.

Il remarqua qu’elle portait une alliance. Voyant un médaillonqui pendait au corsage, il s’inclina et aperçut, après l’avoirretourné, une photographie très réduite qui représentait un hommed’une quarantaine d’années et un enfant, un adolescent plutôt, encostume de collégien, dont il étudia le frais visage encadré decheveux bouclés.

– C’est bien cela, dit-il… Ah ! la pauvre femme !

La main qu’il prit entre les siennes se réchauffait peu à peu.Les yeux s’ouvrirent, puis se refermèrent. Elle murmura :

– Jacques…

– Ne vous inquiétez pas… il dort… tout va bien.

Elle reprenait son entière connaissance. Mais, comme elle setaisait, Lupin lui posa des questions pour amener chez elle peu àpeu le besoin de s’épancher. Et il lui dit en désignant lemédaillon aux portraits :

– Le collégien, c’est Gilbert, n’est-ce pas ?

– Oui, dit-elle.

– Et Gilbert est votre fils ?

Elle eut un frisson et chuchota :

– Oui, Gilbert est mon fils, mon fils aîné.

Ainsi, elle était la mère de Gilbert, de Gilbert, le détenu dela Santé, accusé d’assassinat, et que la justice poursuivait avectant d’âpreté !

Lupin continua :

– Et l’autre portrait ?

– C’est celui de mon mari.

– Votre mari ?

– Oui, il est mort voici trois ans.

Elle s’était assise. La vie tressaillait en elle, de nouveau,ainsi que l’effroi de vivre, et que l’effroi de toutes les chosesterrifiantes qui la menaçaient. Lupin lui dit encore :

– Votre mari s’appelait ?

Elle hésita un moment et répondit :

– Mergy.

Il s’écria :

– Victorien Mergy, le député ?

– Oui.

Il y eut un long silence. Lupin n’avait pas oublié l’événement,et le bruit que cette mort avait fait. Trois ans auparavant, dansles couloirs de la Chambre, le député Mergy se brûlait la cervelle,sans laisser un mot d’explication, sans qu’on pût, par la suite,trouver à ce suicide la moindre raison.

– La raison, dit Lupin, achevant sa pensée à haute voix, vous nel’ignorez pas ?

– Je ne l’ignore pas.

– Gilbert, peut-être ?

– Non, Gilbert avait disparu depuis plusieurs années, chassé etmaudit par mon mari. Son chagrin fut très grand, mais il y eut unautre motif…

– Lequel ? dit Lupin.

Mais il n’était pas nécessaire que Lupin posât des questions.Mme Mergy ne pouvait plus se taire, et lentement d’abord, avecl’angoisse de tout ce passé qu’il fallait ressusciter, elles’exprima ainsi :

– Il y a vingt-cinq ans, alors que je m’appelais ClarisseDarcel, et que mes parents vivaient encore, je rencontrai, dans lemonde, à Nice, trois jeunes gens dont les noms vous éclaireronttout de suite sur le drame actuel : Alexis Daubrecq, VictorienMergy et Louis Prasville. Tous trois se connaissaient d’autrefois,étudiants de même année, amis de régiment. Prasville aimait alorsune actrice qui chantait à l’Opéra de Nice. Les deux autres, Mergyet Daubrecq, m’aimèrent. Sur tout cela, et sur toute cettehistoire, d’ailleurs, je serai brève. Les faits parlentsuffisamment. Dès le premier instant, j’aimai Victorien Mergy.Peut-être eus-je tort de ne pas le déclarer aussitôt. Mais toutamour sincère est timide, hésitant, craintif, et je n’annonçais monchoix qu’en toute certitude et en toute liberté. Malheureusementcette période d’attente, si délicieuse pour ceux qui s’aiment ensecret, avait permis à Daubrecq d’espérer. Sa colère futatroce.

Clarisse Mergy s’arrêta quelques secondes, et elle reprit d’unevoix altérée :

– Je me souviendrai toujours… Nous étions tous les trois dans lesalon. Ah ! j’entends les paroles qu’il prononça, paroles dehaine et de menace horrible. Victorien était confondu. Jamais iln’avait vu son ami de la sorte, avec ce visage répugnant, cetteexpression de bête… Oui, une bête féroce… Il grinçait des dents. Ilfrappait du pied. Ses yeux – il ne portait pas de lunettes alors –ses yeux bordés de sang roulaient dans leurs orbites, et il necessait de répéter : « Je me vengerai… je me vengerai… Ah !vous ne savez pas de quoi je suis capable. J’attendrai s’il lefaut, dix ans, vingt ans… Mais ça viendra comme un coup detonnerre… Ah vous ne savez pas… Se venger… Faire le mal… pour lemal… Quelle joie ! Je suis né pour faire du mal… Et vous mesupplierez tous deux à genoux, oui, à genoux. » Aidé de mon pèrequi entrait à ce moment, et d’un domestique, Victorien Mergy jetadehors cet être abominable. Six semaines plus tard, j’épousaisVictorien.

– Et Daubrecq ? interrompit Lupin, il n’essayapas ?…

– Non, mais le jour de mon mariage, en rentrant chez lui, LouisPrasville, qui nous servait de témoin malgré la défense deDaubrecq, trouva la jeune femme qu’il aimait, cette chanteuse del’Opéra… il la trouva morte étranglée…

– Quoi ! fit Lupin en sursautant. Est-ce queDaubrecq ?…

– On sut que Daubrecq, depuis quelques jours la poursuivait deses assiduités, mais on ne sut rien de plus. Il fut impossibled’établir qui était entré en l’absence de Prasville, et qui étaitsorti. On ne découvrit aucune trace, rien, absolument rien.

– Cependant, Prasville…

– Pour Prasville, pour nous, la vérité ne fit pas de doute.Daubrecq a voulu enlever la jeune femme, a voulu peut-être labrusquer, la contraindre et, au cours de la lutte, affolé, perdantla tête, il l’avait saisie à la gorge et tuée, presque à son insu.Mais, de tout cela, pas de preuve ; Daubrecq ne fut même pasinquiété.

– Et par la suite que devint-il ?

– Pendant des années, nous n’entendîmes pas parler de lui. Noussûmes seulement qu’il s’était ruiné au jeu, et qu’il voyageait enAmérique. Et, malgré moi, j’oubliais sa colère et ses menaces,toute disposée à croire que lui-même ne m’aimait plus, ne pensaitplus à ses projets de vengeance. D’ailleurs, j’étais trop heureusepour m’occuper de ce qui n’était pas mon amour, mon bonheur, lasituation politique de mon mari, la santé de mon fils Antoine.

– Antoine ?

– Oui, c’est le vrai nom de Gilbert, le malheureux a tout aumoins réussi à cacher sa personnalité.

Lupin demanda :

– A quelle époque… Gilbert… a-t-il commencé ? …

– Je ne saurais vous le dire au juste ; Gilbert – j’aimeautant l’appeler ainsi, et ne plus prononcer son nom véritable –Gilbert, enfant, était ce qu’il est aujourd’hui, aimable,sympathique à tous, charmant, mais paresseux et indiscipliné.Lorsqu’il eut quinze ans, nous le mîmes dans un collège desenvirons de Paris, précisément pour l’éloigner un peu de nous. Aubout de deux ans, on le renvoyait.

– Pourquoi ?

– Pour sa conduite. On avait découvert qu’il s’échappait lanuit, et aussi, que durant des semaines, alors que soi-disant, ilétait auprès de nous, en réalité il disparaissait.

– Que faisait-il ?

– Il s’amusait, jouait aux courses, traînait dans les cafés etdans les bals publics.

– Il avait donc de l’argent ?

– Oui.

– Qui lui en donnait ?

– Son mauvais génie, l’homme qui en cachette de ses parents, lefaisait sortir du collège, l’homme qui le dévoya, qui le corrompit,qui nous l’arracha, qui lui apprit le mensonge, la débauche, levol.

– Daubrecq ?

– Daubrecq.

Clarisse Mergy dissimulait entre ses mains jointes la rougeur deson front. Elle reprit de sa voix lasse :

– Daubrecq s’était vengé. Le lendemain même du jour où mon marichassait de la maison notre malheureux enfant, Daubrecq nousdévoilait, dans la plus cynique des lettres, le rôle odieux qu’ilavait joué et les machinations grâce auxquelles il avait réussi àpervertir notre fils. Il continuait ainsi : « La correctionnelle unde ces jours… Plus tard les assises… et puis, espérons-le,l’échafaud. »

Lupin s’exclama :

– Comment ? c’est Daubrecq qui aurait comploté l’affaireactuelle ?

– Non, non, il n’y a là qu’un hasard. L’abominable prédictionn’était qu’un vœu formulé par lui. Mais combien cela meterrifia ! J’étais malade à ce moment. Mon autre fils, monpetit Jacques, venait de naître. Et chaque jour nous apprenaitquelque nouveau méfait commis par Gilbert, de fausses signaturesdonnées, des escroqueries… si bien qu’autour de nous, nousannonçâmes son départ pour l’étranger, puis sa mort. La vie futlamentable, et elle le fut d’autant plus quand éclata l’oragepolitique où mon mari devait sombrer.

– Comment cela ?

– Deux mots vous suffiront, le nom de mon mari est sur la listedes vingt-sept.

– Ah !

D’un coup, le voile se déchirait devant les yeux de Lupin et ilapercevait à la lueur d’un éclair toute une région de choses qui sedérobaient jusque-là dans les ténèbres.

D’une voix plus forte, Clarisse Mergy reprenait :

– Oui, son nom s’y trouve inscrit, mais par erreur, par unesorte de malchance incroyable dont il fut la victime. VictorienMergy fit bien partie de la commission chargée d’étudier le canalfrançais des Deux-Mers. Il vota bien avec ceux qui approuvèrent leprojet de la Compagnie. Il toucha même, oui, je le dis nettement,et je précise la somme, il toucha quinze mille francs. Mais c’estpour un autre qu’il toucha, pour un de ses amis politiques en quiil avait une confiance absolue et dont il fut l’instrument aveugle,inconscient. Il crut faire une bonne action, il se perdit. Le jouroù, après le suicide du Président de la Compagnie et la disparitiondu caissier, l’affaire du canal apparut avec tout son cortège detripotages et de malpropretés, ce jour-là seulement mon mari sutque plusieurs de ses collègues avaient été achetés, et il compritque son nom, comme le leur, comme celui d’autres députés, chefs degroupes, parlementaires influents, se trouvait sur cette listemystérieuse dont on parlait soudain. Ah ! les jours affreuxqui s’écoulèrent alors ! La liste serait-elle publiée ?Son nom serait-il prononcé ? Quelle torture ! Vous vousrappelez l’affolement de la Chambre, cette atmosphère de terreur etde délation ! Qui possédait la liste ? On ne le savaitpas. On savait son existence. Voilà tout. Deux hommes furentbalayés par la tempête. Et l’on ignorait toujours d’où partait ladénonciation, et dans quelles mains se trouvaient les papiersaccusateurs.

– Daubrecq, insinua Lupin.

– Eh ! non, s’écria Mme Mergy, Daubrecq n’était encore rienà cette époque, il n’avait pas encore paru sur la scène. Non…rappelez-vous… la vérité on la connut tout d’un coup, par celui-làmême qui la détenait, Germineaux, l’ancien Garde des Sceaux, et lecousin du Président de la Compagnie du Canal. Malade, phtisique, deson lit d’agonisant, il écrivit au Préfet de Police, lui léguantcette liste que, disait-il, l’on trouverait, après sa mort, dans uncoffre de fer, au fond de sa chambre. La maison fut entouréed’agents. Le Préfet s’établit à demeure auprès du malade.Germineaux mourut. On ouvrit le coffre. Il était vide.

– Daubrecq, cette fois, affirma Lupin.

– Oui, Daubrecq, proféra Mme Mergy, dont l’agitation croissaitde minute en minute, Alexis Daubrecq, qui, depuis six mois,déguisé, méconnaissable, servait de secrétaire à Germineaux.Comment avait-il appris que Germineaux était le possesseur dufameux papier ? Il importe peu. Toujours est-il qu’il avaitfracturé le coffre la nuit même qui précéda la mort. L’enquête leprouva et l’identité de Daubrecq fut établie.

– Mais on ne l’arrêta pas ?

– A quoi bon ! On supposait bien qu’il avait mis la listeen lieu sûr. L’arrêter, c’était l’esclandre, l’affaire quirecommençait, cette vilaine affaire dont tout le monde est las etque l’on veut étouffer à tout prix.

– Alors ?

– On négocia.

Lupin se mit à rire.

– Négocier avec Daubrecq, c’est drôle !

– Oui, très drôle, scanda Mme Mergy, d’un ton âpre. Pendant cetemps, il agissait, lui, et tout de suite, sans vergogne, allantdroit au but. Huit jours après son vol il se rendait à la Chambredes Députés, demandait mon mari, et, brutalement, exigeait de luitrente mille francs dans les vingt-quatre heures. Sinon, lescandale, le déshonneur. Mon mari connaissait l’individu, il lesavait implacable, plein de rancune et de férocité. Il perdit latête et se tua.

– Absurde ne put s’empêcher de dire Lupin. Daubrecq possède uneliste de vingt-sept noms. Pour livrer l’un de ces noms, il estobligé, s’il veut qu’on attache du crédit à son accusation, depublier la liste même, c’est-à-dire de se dessaisir du document, oudu moins de la photographie de ce document, et en faisant cela ilprovoque le scandale, mais se prive désormais de tout moyend’action et de chantage.

– Oui et non, dit-elle.

– Comment le savez-vous ?

– Par Daubrecq, par Daubrecq qui est venu me voir, le misérable,et qui m’a raconté cyniquement son entrevue avec mon mari et lesparoles échangées. Or, il n’y a pas que cette liste, il n’y a pasque ce fameux bout de papier sur lequel le caissier notait les nomset les sommes touchées, et sur lequel, rappelez-vous, le Présidentde la Compagnie, avant de mourir, a mis sa signature en lettres desang. Il n’y a pas que cela. Il y a certaines preuves plus vaguesque les intéressés ne connaissent pas : correspondance entre lePrésident de la Compagnie et son caissier, entre le Président etses avocats-conseils, etc. Seule compte, évidemment, la listegriffonnée sur le morceau de papier ; celle-là est la preuveunique, irrécusable, qu’il ne servirait de rien de copier ou dephotographier, car son authenticité peut être contrôlée, dit-on, dela façon la plus rigoureuse. Mais, tout de même, les autres indicessont dangereux. Ils ont suffi à démolir déjà deux députés. Et decela Daubrecq sait jouer à merveille. Il effraye la victimechoisie, il l’affole, il lui montre le scandale inévitable, et l’onverse la somme exigée, ou bien l’on se tue comme mon mari.Comprenez-vous, maintenant ?

– Oui, dit Lupin.

Et, dans le silence qui suivit, il reconstitua la vie deDaubrecq. Il le voyait maître de cette liste, usant de son pouvoir,sortant peu à peu de l’ombre, jetant à pleines mains l’argent qu’ilextorquait à ses victimes, se faisant nommer conseiller général,député, régnant par la menace et par la terreur, impuni,inaccessible, inattaquable, redouté du gouvernement qui aime mieuxse soumettre à ses ordres que de lui déclarer la guerre, respectépar les pouvoirs publics, si puissant enfin qu’on avait nommésecrétaire général de la Préfecture de Police, contre tous droitsacquis, Prasville, pour ce seul motif qu’il haïssait Daubrecq d’unehaine personnelle.

– Et vous l’avez revu ? dit-il.

– Je l’ai revu. Il le fallait. Mon mari était mort, mais sonhonneur demeurait intact. Nul n’avait soupçonné la vérité. Pourdéfendre tout au moins le nom qu’il me laissait, j’ai accepté unepremière entrevue avec Daubrecq.

– Une première, en effet, car il y en a eu d’autres ?…

– Beaucoup d’autres, prononça-t-elle, d’une voix altérée, oui,beaucoup d’autres… au théâtre… ou certains soirs à Enghien… ou bienà Paris, la nuit… car j’avais honte de le voir, cet homme, et je neveux pas qu’on sache… Mais il le fallait… un devoir plus impérieuxque tout me le commandait… le devoir de venger mon mari…

Elle se pencha sur Lupin, et ardemment :

– Oui, la vengeance ce fut la raison de ma conduite et le soucide toute ma vie. Venger mon mari, venger mon fils perdu, me vengermoi, de tout le mal qu’il m’a fait… Je n’avais plus d’autre rêve,d’autre but. Je voulais cela, l’écrasement de cet homme, sa misère,ses larmes – comme s’il pouvait encore pleurer ! – sessanglots, son désespoir…

– Sa mort, interrompit Lupin, qui se souvenait de la scène entreeux dans le bureau de Daubrecq.

– Non, pas sa mort. J’y ai pensé souvent… J’ai même levé le brassur lui… Mais à quoi bon ! Il a dû prendre ses précautions. Lepapier subsisterait. Et puis, ce n’est pas se venger que de tuer…Ma haine allait plus loin… Elle voulait sa perte et sa déchéance,et, pour cela, un seul moyen : lui arracher ses griffes. Daubrecqprivé de ce document qui le rend si fort, Daubrecq n’existe plus.C’est la ruine immédiate, le naufrage, et dans quelles conditionslamentables ! Voilà ce que j’ai cherché.

– Mais Daubrecq ne pouvait se méprendre sur vosintentions ?

– Certes non. Et ce fut, je vous le jure, d’étranges rendez-vousque les nôtres, moi le surveillant, tâchant de deviner derrière sesparoles le secret qu’il cache… et lui… lui…

– Et lui, dit Lupin, achevant la pensée de Clarisse Mergy… lui,guettant la proie qu’il désire… la femme qu’il n’a jamais cesséd’aimer… et qu’il aime… et qu’il veut de toutes ses forces, et detoute sa rage…

Elle baissa la tête et dit simplement :

– Oui.

Duel étrange, en effet, qui opposait l’un à l’autre ces deuxêtres que séparaient tant de choses implacables. Comme il fallaitque la passion de Daubrecq fût effrénée pour qu’il risquât ainsicette menace perpétuelle de la mort, et qu’il introduisît auprès delui, dans son intimité, cette femme dont il avait dévastél’existence ! Mais comme il fallait également qu’il se sentîten pleine sécurité !

– Et vos recherches aboutirent… à quoi ? demanda Lupin.

– Mes recherches, dit-elle, furent longtemps infructueuses. Lesprocédés d’investigation que vous avez suivis, ceux que la police asuivis de son côté, moi, des années avant vous, je les ai employés,et vainement. Je commençais à désespérer quand, un jour, en allantchez Daubrecq, dans sa villa d’Enghien, je ramassai sous sa tablede travail le début d’une lettre chiffonnée et jetée parmi lespaperasses d’une corbeille. Ces quelques lignes étaient écrites desa main en mauvais anglais. Je pus lire :

« Évidez le cristal à l’intérieur de manière à laisser un videqu’il soit impossible de soupçonner. »

« Peut-être n’aurais-je pas attaché à cette phrase toutel’importance qu’elle méritait, si Daubrecq, qui se trouvait alorsdans le jardin, n’était survenu en courant et ne s’était mis àfouiller la corbeille, avec une hâte significative. Il me regardad’un air soupçonneux.

– Il y avait là… une lettre…

« Je fis semblant de ne pas comprendre. Il n’insista point, maisson agitation ne m’avait pas échappé, et je dirigeai mes recherchesdans le même sens. C’est ainsi qu’un mois après je découvris, aumilieu des cendres de la cheminée du salon, la moitié d’une factureanglaise. John Howard, verrier à Stourbridge, avait fourni audéputé Daubrecq un flacon de cristal conforme au modèle. Le mot «cristal » me frappa, je partis pour Stourbridge, je soudoyai lecontremaître de la verrerie, et j’appris que le bouchon de ceflacon, d’après la formule même de la commande, avait été évidéintérieurement de manière à laisser un vide qu’il fût impossible desoupçonner. »

Lupin hocha la tête.

Le renseignement ne laissait aucun doute. Pourtant il ne m’a passemblé que, même sous la couche d’or… Et puis la cachette seraitbien exiguë.

– Exiguë, mais suffisante, dit-elle.

– Comment le savez-vous ?

– Par Prasville.

– Vous le voyez donc ?

– Depuis cette époque, oui. Auparavant, mon mari et moi, nousavions cessé toutes relations avec lui, à la suite de certainsincidents équivoques. Prasville est un homme de moralité plus quedouteuse, un ambitieux sans scrupules, et qui certainement a jouédans l’affaire du Canal des Deux-mers un vilain rôle. A-t-iltouché ? C’est probable. N’importe, j’avais besoin d’unsecours. Il venait d’être nommé secrétaire général de laPréfecture. C’est donc lui que je choisis.

– Connaissait-il, interrogea Lupin, la conduite de votre filsGilbert ?

– Non. Et j’eus la précaution, justement en raison de lasituation qu’il occupe, de lui confirmer, comme à tous nos amis, ledépart et la mort de Gilbert. Pour le reste, je lui dis la vérité,c’est à dire les motifs qui avaient déterminé le suicide de monmari, et le but de vengeance que je poursuivais. Quand je l’eus misau courant de mes découvertes, il sauta de joie et je sentis que sahaine contre Daubrecq n’avait point désarmé. Nous causâmeslongtemps, et j’appris de lui que la liste était écrite sur un boutde papier pelure, extrêmement mince, et qui, réduit en une sorte deboulette, pouvait parfaitement tenir dans un espace des plusrestreints. Pour lui comme pour moi, il n’y avait pas la moindrehésitation. Nous connaissions la cachette. Il fut entendu que nousagirions chacun de notre côté, tout en correspondant secrètement.Je le mis en rapport avec Clémence, la concierge du squareLamartine qui m’était toute dévouée…

– Mais qui l’était moins à Prasville, dit Lupin, car j’ai lapreuve qu’elle le trahit.

– Maintenant peut-être, au début, non, et les perquisitions dela police furent nombreuses. C’est à ce moment, il y a de cela dixmois, que Gilbert reparut dans ma vie. Une mère ne cesse pasd’aimer son fils, quoi qu’il ait fait, quoi qu’il fasse. Et puisGilbert a tant de charme !… Vous le connaissez. Il pleura, ilembrassa mon petit Jacques, son frère… Je pardonnai.

Elle prononça, la voix basse, les yeux fixés au sol :

– Plût au ciel que je n’aie pas pardonné ! Ah ! sicette heure pouvait renaître comme j’aurais l’affreux courage de lechasser Mon pauvre enfant… c’est moi qui l’ai perdu…

Elle continua pensivement :

– J’aurais eu tous les courages s’il avait été tel que je mel’imaginais, et tel qu’il fut longtemps, m’a-t-il dit… marqué parla débauche et par le vice, grossier, déchu… Mais, s’il étaitméconnaissable comme apparence, au point de vue, commentdirais-je ? au point de vue moral, sûrement, il y avait uneamélioration. Vous l’aviez soutenu, relevé, et quoique sonexistence me fût odieuse… tout de même il gardait une certainetenue… quelque chose comme un fond d’honnêteté qui remontait à lasurface… Il était gai, insouciant, heureux… Et il me parlait devous avec tant d’affection !

Elle cherchait ses mots, embarrassée, n’osant trop condamner,devant Lupin, le genre d’existence qu’avait choisi Gilbert, etcependant ne pouvant en faire l’éloge.

– Après ? dit Lupin.

– Après, je le revis souvent. Il venait me voir, furtivement, oubien j’allais le retrouver, et nous nous promenions dans lacampagne. C’est ainsi que, peu à peu, j’ai été amenée à luiraconter notre histoire. Tout de suite, il s’enflamma. Lui aussivoulait venger son père et, en dérobant le bouchon de cristal, sevenger lui-même du mal que Daubrecq lui avait fait. Sa premièreidée, et là-dessus, je dois le dire, il ne varia jamais, fut des’entendre avec vous.

– Eh bien, s’écria Lupin, il fallait…

– Oui, je sais.., et j’étais du même avis. Par malheur, monpauvre Gilbert – vous savez comme il est faible – subissaitl’influence d’un de ses camarades.

– Vaucheray, n’est-ce pas ?

– Oui, Vaucheray, une âme trouble, pleine de fiel et d’envie, unambitieux sournois, un homme de ruse et de ténèbres, et qui avaitpris sur mon fils un empire considérable. Gilbert eut le tort de seconfier à lui et de lui demander conseil. Tout le mal vient de là.Vaucheray le convainquit et me convainquit moi aussi, qu’il valaitmieux agir par nous-mêmes. Il étudia l’affaire, en prit ladirection, et finalement organisa l’expédition d’Enghien et, sousvotre conduite, le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, quePrasville et ses agents n’avaient pu visiter à fond, par suite dela surveillance active du domestique Léonard. C’était de la folie.Il fallait, ou bien s’abandonner à votre expérience, ou bien voustenir absolument en dehors du complot, sous peine de malentendufuneste et d’hésitation dangereuse. Mais que voulez-vous ?Vaucheray nous dominait. J’acceptai une entrevue avec Daubrecq authéâtre. Pendant ce temps l’affaire eut lieu. Quand je rentrai chezmoi vers minuit, j’en appris le résultat effroyable, le meurtre deLéonard, l’arrestation de mon fils. Aussitôt j’eus l’intuition del’avenir. L’épouvantable prédiction de Daubrecq se réalisait,c’étaient les assises, c’était la condamnation. Et cela par mafaute, par la faute de moi, la mère, qui avait poussé mon fils versl’abîme d’où rien ne pouvait plus le tirer.

Clarisse se tordait les mains et des frissons de fièvre lasecouaient. Quelle souffrance peut se comparer à celle d’une mèrequi tremble pour la tête de son fils. Ému de pitié, Lupin lui dit:

– Nous le sauverons. Là-dessus il n’y pas l’ombre d’un doute.Mais il est nécessaire que je connaisse tous les détails. Achevez,je vous en prie… Comment avez-vous su, le soir même, les événementsd’Enghien ?

Elle se domina et, le visage contracté d’angoisse, elle répondit:

– Par deux de vos complices, ou plutôt par deux complices deVaucheray à qui ils étaient entièrement dévoués et qu’il avaitchoisis pour conduire les deux barques.

– Ceux qui sont là dehors, Grognard et Le Ballu ?

– Oui. A votre retour de la villa, lorsque, poursuivi sur le lacpar le commissaire de police, vous avez abordé, vous leur avez jetéquelques mots d’explication tout en vous dirigeant vers votreautomobile. Affolés, ils sont accourus chez moi, où ils étaientdéjà venus et m’ont appris l’affreuse nouvelle. Gilbert était enprison ! Ah ! l’effroyable nuit ! Que faire ?Vous chercher ? Certes, et implorer votre secours. Mais oùvous retrouver ? C’est alors que Grognard et Le Ballu, acculéspar les circonstances, se décidèrent à m’expliquer le rôle de leurami Vaucheray, ses ambitions, son dessein longuement mûri…

– De se débarrasser de moi, n’est-ce pas ? ricanaLupin.

– Oui. Gilbert ayant toute votre confiance, il surveillaitGilbert et, par là, il connut tous vos domiciles. Quelques joursencore, une fois possesseur du bouchon de cristal, maître de laliste des vingt-sept, héritier de la toute puissance de Daubrecq,il vous livrait à la police, sans que votre bande, désormais lasienne, fût seulement compromise.

– Imbécile ! murmura Lupin… un sous-ordre commelui !

Et il ajouta :

– Ainsi donc, les panneaux des portes…

– Furent découpés par ses soins, en prévision de la lutte qu’ilentamait contre vous et contre Daubrecq, chez qui il commença lamême besogne. Il avait à sa disposition une sorte d’acrobate, unnain d’une maigreur extrême auquel ces orifices suffisaient et quisurprenait ainsi toute votre correspondance et tous vos secrets.Voilà ce que ses deux amis me révélèrent. Tout de suite j’eus cetteidée me servir, pour sauver mon fils aîné, de son frère, de monpetit Jacques, si mince lui aussi et si intelligent, si brave commevous avez pu le voir. Nous partîmes dans la nuit. Sur lesindications de mes compagnons, je trouvai, au domicile personnel deGilbert, les doubles clefs de votre appartement de la rue Matignon,où vous deviez coucher, paraît-il. En route, Grognard et Le Ballume confirmèrent dans ma résolution, et je pensais beaucoup moins àvous demander secours qu’à vous reprendre le bouchon de cristal,lequel évidemment, s’il avait été découvert à Enghien, devait êtrechez vous. Je ne me trompais pas. Au bout de quelques minutes, monpetit Jacques, qui s’était introduit dans votre chambre, me lerapportait. Je m’en allai, frémissante d’espoir. Maîtresse à montour du talisman, le gardant pour moi seule, sans en prévenirPrasville, j’avais tout pouvoir sur Daubrecq. Je le faisais agir àma guise et, dirigé par moi, esclave de ma volonté, ilmultiplierait les démarches en faveur de Gilbert, obtiendrait qu’onle laissât évader, ou tout au moins qu’on ne le condamnât pas.C’était le salut.

– Eh bien ?

Clarisse se leva dans un élan de tout son être, se pencha surLupin, et lui dit d’une voix sourde :

– Il n’y avait rien dans ce morceau de cristal, rien, vousentendez, aucun papier, aucune cachette. Toute l’expéditiond’Enghien était inutile ! Inutile, le meurtre deLéonard ! Inutile, l’arrestation de mon fils ! Inutiles,tous mes efforts !

– Mais pourquoi ? Pourquoi ?

– Pourquoi ? Vous aviez volé à Daubrecq, non pas le bouchonfabriqué sur son ordre, mais le bouchon qui avait servi de modèleau verrier John Howard, de Stourbridge.

Si Lupin n’avait pas été en face d’une douleur aussi profonde,il n’eût pu retenir quelqu’une de ces boutades ironiques que luiinspirent les malices du destin.

Il dit entre ses dents :

– Est-ce bête ! Et d’autant plus bête qu’on avait donnél’éveil à Daubrecq.

– Non, dit-elle, le jour même, je me rendis à Enghien. Dans toutcela Daubrecq n’avait vu et ne voit encore aujourd’hui qu’uncambriolage ordinaire, qu’une mainmise sur ses collections. Votreparticipation l’a induit en erreur.

– Cependant le bouchon a disparu…

– D’abord cet objet ne peut avoir pour lui qu’une importancesecondaire, puisque ce n’est que le modèle.

– Comment le savez-vous ?

Il y a une éraflure à la base de la tige, et je me suisrenseignée depuis en Angleterre.

– Soit, mais pourquoi la clef du placard où il fut volé nequittait-elle pas le domestique ? et pourquoi, en second lieu,l’a-t-on retrouvé dans le tiroir d’une table chez Daubrecq, àParis ?

– Évidemment Daubrecq y fait attention, et il y tient comme ontient au modèle d’une chose qui a de la valeur. Et c’estprécisément pourquoi j’ai remis ce bouchon dans le placard, avantqu’il n’en eût constaté la disparition. Et c’est pourquoi aussi, laseconde fois, je vous fis reprendre le bouchon par mon petitJacques, dans la poche même de votre pardessus, et le fis replacerpar la concierge.

– Alors, il ne soupçonne rien ?

– Rien, il sait qu’on cherche la liste, mais il ignore quePrasville et moi nous connaissons l’objet où il la cache.

Lupin s’était levé et marchait à travers la pièce enréfléchissant. Puis il s’arrêta près de Clarisse Mergy.

– En somme, depuis les événements d’Enghien, vous n’avez pasfait un seul pas en avant ?

– Pas un seul, dit-elle. J’ai agi au jour le jour, conduite parces deux hommes ou bien les conduisant, tout cela sans planprécis.

– Ou du moins, dit-il, sans autre plan que d’arracher à Daubrecqla liste des vingt-sept.

– Oui, mais comment ? En outre, vos manœuvres me gênaient,nous n’avions pas tardé à reconnaître, dans la nouvelle cuisinièrede Daubrecq, votre vieille servante Victoire, et à découvrir, grâceaux indications de la concierge, que Victoire vous donnait asile,et j’avais peur de vos projets.

– C’est vous, n’est-ce pas, qui m’écriviez de me retirer de lalutte ?

– Oui.

– Vous également qui me demandiez de ne pas aller au théâtre lesoir du Vaudeville ?

– Oui, la concierge avait surpris Victoire écoutant laconversation que Daubrecq et moi nous avions par téléphone, et LeBallu, qui surveillait la maison, vous avait vu sortir. Je pensaisdonc bien que vous fileriez Daubrecq, le soir.

– Et l’ouvrière qui est venue ici, une find’après-midi ?

– C’était moi, moi, découragée, qui voulais vous voir.

– Et c’est vous qui avez intercepté la lettre deGilbert ?

– Oui, j’avais reconnu son écriture sur l’enveloppe.

– Mais votre petit Jacques n’était pas avec vous ?

– Non. Il était dehors, en automobile avec Le Ballu. Je l’aifait monter par la fenêtre du salon, et il s’est glissé dans cettechambre par l’orifice du panneau.

– Que contenait la lettre ?

– Malheureusement des reproches de Gilbert. Il vous accusait dele délaisser, de prendre l’affaire à votre compte. Bref, cela meconfirmait dans ma méfiance. Je me suis enfuie.

Lupin haussa les épaules avec irritation.

– Que de temps perdu Et par quelle fatalité n’avons-nous pas punous entendre plus tôt ! Nous jouions tous deux à cache-cache…Nous nous tendions des pièges absurdes… Et les jours passaient, desjours précieux, irréparables.

– Vous voyez, vous voyez, dit-elle en frissonnant… vous aussi,vous avez peur de l’avenir !

– Non, je n’ai pas peur, s’écria Lupin. Mais je pense à ce quenous aurions pu déjà accomplir d’utile si nous avions réuni nosefforts. Je pense à toutes les erreurs, à toutes les imprudencesque notre accord nous eût évitées. Je pense que votre tentative decette nuit pour fouiller les vêtements que porte Daubrecq, fut toutaussi vaine que les autres, et que, en ce moment, grâce à notreduel stupide, grâce au tumulte que nous avons fait dans son hôtel,Daubrecq est averti et se tiendra sur ses gardes plus encorequ’auparavant.

Clarisse Mergy hocha la tête.

– Non, non, je ne crois pas, le bruit n’a pas dû le réveiller,car nous avions retardé d’un jour cette tentative pour que laconcierge pût mêler à son vin un narcotique très violent.

Et elle ajouta lentement :

– Et puis, voyez-vous, aucun événement ne fera que Daubrecq setienne davantage sur ses gardes. Sa vie n’est qu’un ensemble deprécautions contre le danger. Rien n’est laissé au hasard…D’ailleurs, n’a-t-il pas tous les atouts dans les mains ?

Lupin s’approcha et lui demanda :

– Que voulez-vous dire ? Selon vous il n’y aurait donc pasd’espoir de ce côté ? Il n’y aurait pas un seul moyen pourarriver au but ?

– Si, murmura-t-elle, il y en a un, un seul…

Avant qu’elle eût caché de nouveau son visage entre ses mains,il remarqua sa pâleur. Et de nouveau un frisson de fièvre la secouatout entière.

Il crut comprendre la raison de son épouvante, et, se penchantvers elle, ému par sa douleur :

– Je vous en prie, répondez sans détours. C’est à cause deGilbert, n’est-ce pas ?… Si la justice n’a pas pu,heureusement, déchiffrer l’énigme de son passé, si l’on ne sait pasjusqu’ici le véritable nom du complice de Vaucheray, quelqu’un toutau moins le sait, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Daubrecqa reconnu votre fils Antoine sous le masque de Gilbert ?

– Oui, oui…

– Et il vous promet de le sauver, n’est-ce pas ? Il vousoffre sa liberté, son évasion, je ne sais quoi… C’est cela,n’est-ce pas, qu’il vous a-offert une nuit, dans son bureau, unenuit où vous avez voulu le frapper ?…

– Oui… oui… c’est cela…

– Et comme condition, une seule, n’est-ce pas ? unecondition abominable, telle que ce misérable pouvaitl’imaginer ? j’ai compris, n’est-ce pas ?

Clarisse ne répondit point. Elle semblait épuisée par une longuelutte contre un ennemi qui, chaque jour, gagnait du terrain, etcontre qui il était vraiment impossible qu’elle combattît.

Lupin vit en elle la proie conquise d’avance, livrée au capricedu vainqueur. Clarisse Mergy, la femme aimante de ce Mergy queDaubrecq avait réellement assassiné, la mère épouvantée de ceGilbert que Daubrecq avait dévoyé, Clarisse Mergy, pour sauver sonfils de l’échafaud, devrait, quoi qu’il advînt, se soumettre audésir de Daubrecq. Elle serait la maîtresse, la femme, l’esclaveobéissante de ce personnage innommable auquel Lupin ne pouvaitsonger sans un soulèvement de révolte et de dégoût.

S’asseyant auprès d’elle, doucement, avec des gestes decompassion, il la contraignit à lever la tête, et il lui dit, lesyeux dans les yeux :

– Écoutez-moi bien. Je vous jure de sauver votre fils… je vousle jure… Votre fils ne mourra pas, vous entendez… Il n’y a pas deforce au monde qui puisse faire que, moi vivant, l’on touche à latête de votre fils.

– Je vous crois… J’ai confiance en votre parole.

– Ayez confiance… c’est la parole d’un homme qui ne connaît pasla défaite. Je réussirai. Seulement, je vous supplie de prendre unengagement irrévocable.

– Lequel ?

– Vous ne verrez plus Daubrecq.

– Je vous le jure !

– Vous chasserez de votre esprit toute idée, toute crainte, siobscure soit-elle, d’un accord entre vous et lui… d’un marchéquelconque…

– Je vous le jure.

Elle le regardait avec une expression de sécurité et d’abandonabsolu, et, sous son regard, il éprouvait l’allégresse de sedévouer, et le désir ardent de rendre à cette femme le bonheur, ou,tout au moins, la paix et l’oubli qui ferment les blessures.

– Allons, dit-il en se levant, et d’un ton joyeux, tout irabien. Nous avons deux mois, trois mois devant nous. C’est plusqu’il n’en faut… à condition, bien entendu, que je sois libre demes mouvements. Et pour cela, voyez-vous, vous devez vous retirerde la bataille.

– Comment ?

– Oui, disparaître pendant quelque temps, vous installer à lacampagne. D’ailleurs, n’avez-vous pas pitié de votre petitJacques ? A ce jeu-là, on lui démolirait les nerfs, au pauvregosse… Et vrai, il a bien gagné son repos… N’est-ce pas,Hercule ?

Le lendemain, Clarisse Mergy, que tant d’événements avaientabattue et qui, elle aussi, sous peine de tomber malade, avaitbesoin d’un peu de répit, prenait pension avec son fils chez unedame de ses amies dont la maison s’élevait à la lisière même de laforêt de Saint-Germain. Très faible, le cerveau obsédé decauchemars, en proie à des troubles nerveux que la moindre émotionexaspérait, elle vécut là quelques jours d’accablement physique etd’inconscience. Elle ne pensait plus à rien. La lecture desjournaux lui était défendue.

Or, un après-midi, alors que Lupin, changeant de tactique,étudiait le moyen de procéder à l’enlèvement et à la séquestrationdu député Daubrecq, alors que Grognard et Le Ballu, auxquels ilavait promis leur pardon en cas de réussite, surveillaient lesallées et venues de l’ennemi, alors que tous les journauxannonçaient la comparution prochaine devant les assises descomplices d’Arsène Lupin, tous deux accusés d’assassinat – unaprès-midi, vers quatre heures, une sonnerie brusque retentit dansl’appartement de la rue Chateaubriand.

C’était le téléphone.

Lupin décrocha le récepteur.

– Allô ?

Une voix de femme, une voix essoufflée articula :

– M. Michel Beaumont ?

– C’est moi, madame. A qui ai-je l’honneur…

– Vite, monsieur, venez en toute hâte, Mme Mergy vient des’empoisonner.

Lupin ne demanda pas plus d’explications. Il s’élança de chezlui, monta dans son automobile et se fit conduire àSaint-Germain.

L’amie de Clarisse l’attendait au seuil de la chambre.

– Morte ? dit-il.

– Non, la dose était insuffisante. Le médecin sort d’ici. Ilrépond d’elle.

– Et pour quelle raison a-t-elle tenté ?

Son fils Jacques a disparu.

– Enlevé ?

– Oui, il jouait à l’entrée de la forêt. On a vu une automobiles’arrêter… deux vieilles dames en descendre. Puis il y eut descris. Clarisse a voulu courir, mais elle est tombée sans forces, engémissant : « C’est lui… c’est cet homme… tout est perdu. » Elleavait l’air d’une folle. Soudain, elle a porté un flacon à sabouche, et elle a bu.

– Ensuite ?

– Ensuite, avec l’aide de mon mari, je l’ai transportée dans sachambre. Elle souffrait beaucoup.

– Comment avez-vous vu su mon adresse, mon nom ?

– Par elle, tandis que le médecin la soignait. Alors je vous aitéléphoné.

– Personne n’est au courant ?…

– Personne. Je sais que Clarisse a des ennuis terribles etqu’elle préfère le silence.

– Puis-je la voir ?

– En ce moment, elle dort. D’ailleurs, le médecin a défendutoute émotion.

– Le médecin n’a pas d’inquiétude à son sujet ?

– Il redoute la fièvre, la surexcitation nerveuse, un accèsquelconque où la malade recommencerait sa tentative. Et cettefois-là…

– Que faudrait-il pour éviter ?

– Une semaine ou deux de tranquillité absolue, ce qui estimpossible, tant que son petit Jacques…

Lupin l’interrompit :

– Vous croyez que si son fils lui était rendu…

– Ah ! certes, il n’y aurait plus rien àcraindre !

– Vous êtes sûre ?… Vous êtes sûre ?… Oui, n’est-cepas, évidemment… Eh bien, quand Mme Mergy se réveillera, vous luidirez de ma part que ce soir, avant minuit, je lui ramènerai sonfils. Ce soir, avant minuit, ma promesse est formelle.

Ayant achevé ces mots, Lupin sortit vivement de la maison etremonta dans son automobile, en criant au chauffeur :

– A Paris, square Lamartine, chez le député Daubrecq.

Chapitre 6La peine de mort

L’automobile de Lupin constituait, outre un cabinet de travailmuni de livres, de papier, d’encre et de plumes, une véritable loged’acteur, avec une boîte complète de maquillage, un coffre remplide vêtements les plus divers, un autre bourré d’accessoires,parapluies, cannes, foulards, lorgnons, etc., bref, tout unattirail qui lui permettait, en cours de route, de se transformerdes pieds à la tête.

Ce fut un monsieur un peu gros, en redingote noire, en chapeauhaut de forme, le visage flanqué de favoris, le nez surmonté delunettes, qui sonna vers six heures du soir à la grille du députéDaubrecq.

La concierge le conduisit au perron où Victoire, appelée par uncoup de timbre, apparut.

Il lui demanda :

– M. Daubrecq peut-il recevoir le Dr Vernes ?

– Monsieur est dans sa chambre, et, à cette heure-là…

– Faites-lui passer ma carte.

Il inscrivit, en marge, ces mots de « de la part de Mme Mergy »,et, insistant :

– Tenez, je ne doute pas qu’il ne me reçoive.

– Mais, objecta Victoire.

– Ah ! ça, mais vas-tu te décider la vieille ? Envoilà du chichi !

Elle fut stupéfaite et bredouilla :

– Toi !… C’est toi !

– Non, c’est Louis XIV.

Et la poussant dans un coin du vestibule :

– Écoute… Aussitôt que je serai seul avec lui, monte dans tachambre, fais ton paquet à la six-quatre-deux, etdécampe !

– Quoi ?

– Fais ce que je te dis. Tu trouveras mon auto, plus loin surl’avenue. Allons, ouste, annonce-moi, j’attends dans le bureau.

– Mais on n’y voit pas.

– Allume.

Elle tourna le bouton de l’électricité et laissa Lupin seul.

« C’est là, songeait-il en s’asseyant, c’est là que se trouve lebouchon de cristal. A moins que Daubrecq ne le garde toujours aveclui… Mais non, quand on a une bonne cachette, on s’en sert. Etcelle-ci est excellente, puisque personne… jusqu’ici… »

De toute son attention, il scrutait les objets de la pièce et ilse souvenait de la missive que Daubrecq avait écrite à Prasville :« A portée de ta main, mon bon ami… Tu l’as touché… Un peu plus… Etça y était… »

Rien ne semblait avoir bougé depuis ce jour. Les mêmes chosestraînaient sur la table, des livres, des registres, une bouteilled’encre, une boîte à timbres, du tabac, des pipes, toutes chosesqu’on avait fouillées et auscultées maintes et maintes fois.

« Ah ! le bougre, pensa Lupin, son affaire est rudementbien emmanchée ! Ça se tient comme un drame du bon faiseur…»

Au fond, Lupin, tout en sachant exactement ce qu’il venait faireet comment il allait agir, n’ignorait pas ce que sa visite avaitd’incertain et de hasardeux avec un adversaire d’une pareilleforce. Il se pouvait très bien que Daubrecq restât maître du champde bataille, et que la conversation prît une tournure absolumentdifférente de celle que Lupin escomptait.

Et cette perspective n’était pas sans lui causer quelqueirritation.

Il se raidit, un bruit de pas approchait.

Daubrecq entra.

Il entra sans un mot, fit signe à Lupin qui s’était levé de serasseoir, s’assit lui-même devant la table, et regardant la cartequ’il avait conservée :

– Le docteur Vernes ?

– Oui, monsieur le député, le docteur Vernes, deSaint-Germain.

– Et je vois que vous venez de la part de Mme Mergy… votrecliente, sans doute ?

– Ma cliente occasionnelle. Je ne la connaissais pas avantd’avoir été appelé auprès d’elle, tantôt, dans des circonstancesparticulièrement tragiques.

– Elle est malade ?

– Mme Mergy s’est empoisonnée.

– Hein !

Daubrecq avait eu un sursaut, et il reprit, sans dissimuler sontrouble :

– Hein que dites-vous ? empoisonnée ! morte,peut-être ?

– Non, la dose n’était pas suffisante. Sauf complications,j’estime que Mme Mergy est sauvée.

Daubrecq se tut, et il resta immobile, la tête tournée versLupin.

« Me regarde-t-il ? A-t-il les yeux fermés ? » sedemandait Lupin.

Cela le gênait terriblement de ne pas voir les yeux de sonadversaire, ces yeux que cachait le double obstacle des lunettes etd’un lorgnon noir, des yeux malades, lui avait dit Mme Mergy,striés et bordés de sang. Comment suivre, sans voir l’expressiond’un visage, la marche secrète des pensées ? C’était presquese battre contre un ennemi dont l’épée serait invisible.

Daubrecq reprit, au bout d’un instant :

– Alors Mme Mergy est sauvée… Et elle vous envoie vers moi… Jene comprends pas bien… Je connais à peine cette dame.

« Voilà le moment délicat, pensa Lupin. Allons-y. »

Et, d’un ton de bonhomie où perçait l’embarras de quelqu’un quiest timide, il prononça :

– Mon Dieu, monsieur le député, il y a des cas où le devoir d’unmédecin est très compliqué… très obscur… et vous jugerez peut-êtrequ’en accomplissant auprès de vous cette démarche… Bref, voilà…Tandis que je la soignais, Mme Mergy a tenté une seconde fois des’empoisonner… Oui, le flacon se trouvait, par malheur, à portée desa main. Je le lui ai arraché. Il y a eu lutte entre nous. Et dansle délire de la fièvre, à mots entrecoupés, elle m’a dit : « C’estlui… C’est lui… Daubrecq… le député… Qu’il me rende mon fils…Dites-lui ça… Ou bien je veux mourir… oui, tout de suite… cettenuit. Je veux mourir. » Voilà, monsieur le député… Alors j’ai penséque je devais vous mettre au courant. Il est certain qu’en l’étatd’exaspération où se trouve cette dame… Bien entendu, j’ignore lesens exact de ses paroles… Je n’ai interrogé personne… Je suis venudirectement, sous une impulsion spontanée…

Daubrecq réfléchit assez longtemps et dit :

– Somme toute, docteur, vous êtes venu me demander si je savaisoù est cet enfant… que je suppose disparu, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et au cas où je le saurais, vous le ramèneriez à samère ?

– Oui.

Un long silence encore. Lupin se disait :

« Est-ce que, par hasard, il goberait cette histoire-là ?La menace de cette mort suffirait-elle ? Non, voyons… ce n’estpas possible… Et cependant… cependant… il a l’air d’hésiter. »

– Vous permettez ? dit Daubrecq, en approchant de luil’appareil téléphonique qui se dressait sur la table… C’est pourune communication urgente…

– Faites donc, monsieur le député.

Daubrecq appela :

– Allô… Mademoiselle, voulez-vous me donner le 822.19 ?

Il répéta le numéro et attendit sans bouger.

Lupin sourit :

– La Préfecture de Police, n’est-ce pas ? Secrétariatgénéral…

– En effet, docteur… Vous savez donc ?

– Oui, comme médecin légiste, il m’a fallu quelquefoistéléphoner… Et, au fond de lui, Lupin se demandait :

« Que diable tout cela veut-il dire ? Le secrétairegénéral, c’est Prasville… Alors quoi ? »

Daubrecq plaça les deux récepteurs à ses oreilles et articula:

– Le 822.19 ?… Je voudrais le secrétaire général, M.Prasville… Il n’est pas là ?… Si, si, il est toujours dans soncabinet à cette heure-ci… Dites-lui que c’est de la part de M.Daubrecq… M. Daubrecq, député… une communication de la plus hauteimportance.

– Je suis peut-être indiscret ? fit Lupin.

– Nullement, nullement, docteur, assura Daubrecq… D’ailleurscette communication n’est pas sans un certain rapport avec votredémarche…

Et, s’interrompant :

– Allô… Monsieur Prasville ?… Ah ! c’est toi, monvieux Prasville. Eh bien, quoi, tu sembles interloqué… Oui, c’estvrai, il y a longtemps qu’on ne s’est vus tous deux… Mais, au fond,on ne s’est guère quittés par la pensée… Et j’ai même eu, trèssouvent, ta visite et celle de tes artistes… mais, n’est-ce pas…Allô… Quoi ? Tu es pressé ? Ah ! Je te demandepardon… Moi aussi d’ailleurs. Donc, droit au but… C’est un petitservice que je veux te rendre… Attends donc, animal… Tu ne leregretteras pas… Il y va de ta gloire… Allô… Tu m’écoutes ? Ehbien, prends une demi-douzaine d’hommes avec toi… Ceux de la Sûretéplutôt, que tu trouveras à la permanence… Sautez dans des autos, etrappliquez ici en quatrième vitesse… Je t’offre un gibier de choix,mon vieux… Un seigneur de la haute. Napoléon lui-même… Bref, ArsèneLupin.

Lupin bondit sur ses jambes. Il s’attendait à tout, sauf à cedénouement. Mais quelque chose fut plus fort en lui que lasurprise, un élan de toute sa nature qui lui fit dire, en riant:

– Ah ! bravo ! bravo !

Daubrecq inclina la tête en signe de remerciement, et murmura:

– Ce n’est pas fini… Un peu de patience encore,voulez-vous ?

Et il continua :

– Allô… Prasville… Quoi ?… Mais, mon vieux, ce n’est pasune fumisterie… Tu trouveras Lupin ici, en face de moi, dans monbureau… Lupin qui me tracasse comme les autres… Oh ! un deplus, un de moins, je m’en moque. Mais, tout de même, celui-ci ymet de l’indiscrétion. Et j’ai recours à ton amitié. Débarrasse-moide cet individu, je t’en prie… Avec une demi-douzaine de tessbires, et les deux qui font le pied de grue devant ma maison, çasuffira. Ah ! pendant que tu y seras, monte au troisièmeétage, tu cueilleras ma cuisinière… C’est la fameuse Victoire… Tusais ?… La vieille nourrice du sieur Lupin. Et puis, tiens,encore un renseignement… Faut-il que je t’aime ? Envoie doncune escouade rue Chateaubriand, au coin de la rue Balzac… C’est làque demeure notre Lupin national, sous le nom de Michel Beaumont…Compris, vieux ? Et, maintenant, à la besogne. Secoue-toi…

Lorsque Daubrecq tourna la tête, Lupin se tenait debout, lespoings crispés. Son élan d’admiration n’avait pas résisté à lasuite du discours, et aux révélations faites par Daubrecq surVictoire et sur le domicile de la rue Chateaubriand. L’humiliationétait trop forte, et il ne songeait guère à jouer plus longtempsles médecins de petite ville. Il n’avait qu’une idée, ne pass’abandonner à l’excès de rage formidable qui le poussait à foncersur Daubrecq comme le taureau sur l’obstacle.

Daubrecq jeta une espèce de gloussement qui, chez lui, singeaitle rire. Il avança en se dandinant, les mains aux poches de sonpantalon, et scanda :

– N’est-ce pas ? tout est pour le mieux de la sorte ?Un terrain déblayé, une situation nette… Au moins, l’on y voitclair. Lupin contre Daubrecq, un point c’est tout. Et puis, que detemps gagné ! Le Dr Vernes, médecin légiste, en aurait eu pourdeux heures à dévider son écheveau ! Tandis que comme ça, lesieur Lupin est obligé de dégoiser sa petite affaire en trenteminutes… sous peine d’être saisi au collet et de laisser prendreses complices… Quel coup de caillou dans la mare auxgrenouilles ! Trente minutes, pas une de plus. D’ici trenteminutes, il faudra vider les lieux, se sauver comme un lièvre, etficher le camp à la débandade. Ah ah ! ce que c’estrigolo !… Dis donc, Polonius, vrai, tu n’as pas de chance avecBibi Daubrecq ! Car c’était bien toi qui te cachais derrièrece rideau, infortuné Polonius ?

Lupin ne bronchait pas. L’unique solution qui l’eût apaisé,c’est-à-dire l’étranglement de l’adversaire, était trop absurdepour qu’il ne préférât point subir, sans riposter, des sarcasmesqui, pourtant, le cinglaient comme des coups de cravache. C’étaitla seconde fois, dans la même pièce et dans des circonstancesanalogues, qu’il devait courber la tête devant ce Daubrecq demalheur et garder en silence la plus ridicule des postures… Aussiavait-il la conviction profonde que, s’il ouvrait la bouche, ceserait pour cracher au visage de son vainqueur des paroles decolère et des invectives. A quoi bon ? L’essentiel n’était-ilpas d’agir de sang-froid et de faire les choses que commandait unesituation nouvelle ?

– Eh bien ! eh bien ! monsieur Lupin ? reprenaitle député, vous avez l’air tout déconfit. Voyons, il faut se faireune raison et admettre qu’on peut rencontrer sur son chemin unbonhomme un peu moins andouille que ses contemporains. Alors vousvous imaginiez que, parce que je porte binocle et bésicles, j’étaisaveugle ? Dame ! Je ne dis pas que j’aie deviné sur lechamp Lupin derrière Polonius, et Polonius derrière le monsieur quivint m’embêter dans la baignoire du Vaudeville. Non. Mais, tout demême, ça me tracassait. Je voyais bien qu’entre la police et MmeMergy, il y avait un troisième larron qui essayait de se faufiler…Alors, peu à peu, avec des mots échappés à la concierge, enobservant les allées et venues de la cuisinière, en prenant surelle des renseignements aux bonnes sources, j’ai commencé àcomprendre. Et puis, l’autre nuit, ce fut le coup de lumière.Quoique endormi, j’entendais le tapage dans l’hôtel. J’ai pureconstituer l’affaire, j’ai pu suivre la trace de Mme Mergyjusqu’à la rue Chateaubriand d’abord, ensuite jusqu’àSaint-Germain… Et puis… et puis, quoi ! j’ai rapproché lesfaits.., le cambriolage d’Enghien, l’arrestation de Gilbert… letraité d’alliance inévitable entre la mère éplorée et le chef de labande… la vieille nourrice installée comme cuisinière, tout cemonde entrant chez moi par les portes ou par les fenêtres… J’étaisfixé. Maître Lupin reniflait autour du pot aux roses. L’odeur desvingt-sept l’attirait. Il n’y avait plus qu’à attendre sa visite.L’heure est arrivée. Bonjour, maître Lupin.

Daubrecq fit une pause. Il avait débité son discours avec lasatisfaction visible d’un homme qui a le droit de prétendre àl’estime des amateurs les plus difficiles. Lupin se taisant, iltira sa montre.

– Eh ! eh ! plus que vingt-trois minutes ! Commele temps marche ! si ça continue, on n’aura pas le loisir des’expliquer.

Et, s’approchant encore de Lupin :

– Tout de même, ça me fait de la peine. Je croyais Lupin unautre monsieur. Alors, au premier adversaire un peu sérieux, lecolosse s’effondre ? Pauvre jeune homme !… Un verre d’eaupour nous remettre ?…

Lupin n’eut pas un mot, pas un geste d’agacement. Avec un flegmeparfait, avec une précision de mouvements qui indiquait sa maîtriseabsolue et la netteté du plan de conduite qu’il avait adopté, ilécarta doucement Daubrecq, s’avança vers la table et, à son tour,saisit le cornet du téléphone.

Il demanda :

– S’il vous plaît, mademoiselle, le 565-34.

Ayant obtenu le numéro, il dit d’une voix lente, en détachantchacune des syllabes :

– Allô… Je suis rue Chateaubriand… C’est toi, Achille ?…Oui, c’est moi, le patron… Écoute-moi bien… Achille… Il fautquitter l’appartement. Allô ?… oui, tout de suite… la policedoit venir d’ici quelques minutes, Mais non, mais non, ne t’effarepas… Tu as le temps. Seulement, fais ce que je te dis. Ta valiseest toujours prête ?… Parfait. Et l’un des casiers est restévide, comme je te l’ai dit ? Parfait. Eh bien, va dans machambre, mets-toi face à la cheminée. De la main gauche, appuie surla petite rosace sculptée qui orne la plaque de marbre, sur ledevant, au milieu ; et, de la main droite, sur le dessus de lacheminée. Tu trouveras là comme un tiroir et, dans ce tiroir, deuxcassettes. Fais attention. L’une d’elles contient tous nos papiers,l’autre des billets de banque et des bijoux. Tu les mettras toutesles deux dans le casier vide de la valise. Tu prendras la valise àla main, et tu viendras à pied, très vite, jusqu’au coin del’avenue Victor-Hugo et de l’avenue de Montespan. L’auto est là,avec Victoire. Je vous y rejoindrai… Quoi ? mesvêtements ? mes bibelots ? Laisse donc tout ça, et fileau plus vite. A tout à l’heure.

Tranquillement, Lupin repoussa le téléphone. Puis il saisitDaubrecq par le bras, le fit asseoir sur une chaise voisine de lasienne, et lui dit :

– Et maintenant, écoute-moi.

– Oh ! oh ! ricana le député, on se tutoie ?

– Oui, je te le permets, déclara Lupin.

Et comme Daubrecq, dont il n’avait pas lâché le bras, sedégageait avec une certaine méfiance, il prononça :

– Non, n’aie pas peur. On ne se battra pas. Nous n’avons rien àgagner ni l’un ni l’autre à nous démolir. Un coup de couteau ?Pour quoi faire ? Non. Des mots, rien que des mots. Mais desmots qui portent. Voici les miens. Ils sont catégoriques. Répondsde même, sans réfléchir. Ça vaut mieux. L’enfant ?

– Je l’ai.

– Rends-le…

– Non.

– Mme Mergy se tuera.

– Non.

– Je te dis que si.

– J’affirme que non.

– Cependant elle l’a déjà tenté.

– C’est justement pour cela qu’elle ne le tentera plus.

– Alors ?

– Non.

Lupin reprit, après un instant :

– Je m’y attendais. De même, je pensais bien, en venant ici, quetu ne couperais pas dans l’histoire du Dr Vernes et qu’il mefaudrait employer d’autres moyens.

– Ceux de Lupin.

– Tu l’as dit. J’étais résolu à me démasquer. Tu l’as faittoi-même. Bravo. Mais ça ne change rien à mes projets.

– Parle.

Lupin sortit d’un carnet une double feuille de papier-ministrequ’il déplia et tendit à Daubrecq en disant :

– Voici l’inventaire exact et détaillé, avec numéros d’ordre,des objets qui furent enlevés par mes amis et moi, dans ta villaMarie-Thérèse sur les bords du lac d’Enghien. Il y a, comme tuvois, cent treize numéros. Sur ces cent treize objets, il y en asoixante-huit, ceux dont les numéros sont marqués d’une croixrouge, qui ont été vendus et expédiés en Amérique. Les autres, aunombre, par conséquent, de quarante-cinq, restent en ma possessionjusqu’à nouvel ordre. Ce sont d’ailleurs les plus beaux. Je te lesoffre contre la remise immédiate de l’enfant.

Daubrecq ne put retenir un mouvement de surprise.

– Oh ! oh ! fit-il, comme il faut que tu ytiennes !

– Infiniment, dit Lupin, car je suis persuadé qu’une absenceplus longue de son fils, c’est la mort pour Mme Mergy.

– Et cela te bouleverse, Don Juan ?

– Quoi ?

Lupin se planta devant lui et répéta :

– Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Rien… rien… une idée… Clarisse Mergy est encore jeune,jolie…

Lupin haussa les épaules.

– Brute, va ! mâchonna-t-il, tu t’imagines que tout lemonde est comme toi, sans coeur et sans pitié. Ça te suffoque,hein, qu’un bandit de mon espèce perde son temps à jouer les DonQuichotte ? Et tu te demandes quel sale motif peut bien mepousser ? Cherche pas, c’est en dehors de ta compétence, monbonhomme. Et réponds-moi, plutôt… Acceptes-tu ?

– C’est donc sérieux ? interrogea Daubrecq, que le méprisde Lupin ne semblait guère émouvoir.

– Absolument. Les quarante-cinq objets sont dans un hangar, dontje te donnerai l’adresse, et ils te seront délivrés, si-tu t’yprésentes ce soir à neuf heures avec l’enfant.

La réponse de Daubrecq ne faisait pas de doute. L’enlèvement dupetit Jacques n’avait été pour lui qu’un moyen d’agir sur ClarisseMergy, et peut-être aussi un avertissement qu’elle eût à cesser laguerre entreprise. Mais la menace d’un suicide devaitnécessairement montrer à Daubrecq qu’il faisait fausse route. En cecas, pourquoi refuser le marché si avantageux que lui proposaitArsène Lupin ?

– J’accepte, dit-il.

– Voici l’adresse de mon hangar : 95, rue Charles-Laffitte, àNeuilly. Tu n’auras qu’à sonner.

– Si j’envoie le secrétaire général Prasville à maplace ?

– Si tu envoies Prasville, déclara Lupin, l’endroit est disposéde telle façon que je le verrai venir et que j’aurai le temps de mesauver, non sans avoir mis le feu aux bottes de foin et de paillequi entourent et qui dissimulent tes consoles, tes pendules et tesvierges gothiques.

– Mais ton hangar sera brûlé…

– Cela m’est égal. La police le surveille déjà. En tout état decause, je le quitte.

– Et qui m’assure que ce n’est pas un piège ?

– Commence par prendre livraison de la marchandise, et ne rendsl’enfant qu’après. J’ai confiance, moi.

– Allons, dit Daubrecq, tu as tout prévu. Soit, tu auras legosse, la belle Clarisse vivra et nous serons tous heureux.Maintenant, si j’ai un conseil à te donner, c’est de déguerpir, etpresto.

– Pas encore.

– Hein ?…

– J’ai dit, pas encore.

– Mais tu es fou Prasville est en route.

– Il attendra ; je n’ai pas fini.

– Comment ! Comment ! Qu’est-ce qu’il te fautencore ? Clarisse aura son moutard. Ça ne te suffitpas ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Il reste un autre fils.

– Gilbert ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Je te demande de sauver Gilbert !

– Qu’est-ce que tu dis ? Moi, sauver Gilbert !

– Tu le peux ; il te suffit de quelques démarches…

Daubrecq, qui, jusqu’ici, avait gardé tout son calme, s’emportabrusquement, et, frappant du poing :

– Non ça non, jamais ! ne compte pas sur moi… Ah !non, ce serait trop idiot !

Il s’était mis à marcher avec une agitation extrême et de sonpas si bizarre, qui le balançait de droite et de gauche sur chacunede ses jambes, comme une bête sauvage, un ours à l’allure inhabileet lourde.

Et la voix rauque, le masque convulsé, il s’écria :

– Qu’elle vienne ici ! Qu’elle vienne implorer la grâce deson fils !

« Mais qu’elle vienne sans arme et sans dessein criminel, commela dernière fois ! Qu’elle vienne en suppliante, en femmedomptée, soumise, et qui comprend, qui accepte… Et alors, on verra…Gilbert ? La condamnation de Gilbert ? L’échafaud ?Mais toute ma force est là ! Quoi ! Voilà plus de vingtannées que j’attends mon heure, et c’est quand elle sonne, quand lehasard m’apporte cette chance inespérée, quand je vais connaîtreenfin la joie de la revanche complète… et quelle revanche !c’est maintenant que je renoncerais à cela, à cette chose que jepoursuis depuis vingt ans ? Je sauverais Gilbert, moi, pourrien ! pour l’honneur moi, Daubrecq !

« Ah ! non, non, tu ne m’as pas regardé.

Il riait d’un rire abominable et féroce. Visiblement, ilapercevait en face de lui, à portée de sa main, la proie qu’ilpourchassait depuis si longtemps. Et Lupin aussi évoqua Clarisse,telle qu’il l’avait vue quelques jours auparavant, défaillante,vaincue déjà, fatalement conquise, puisque toutes les forcesennemies se liguaient contre elle.

Se contenant, il dit :

– Écoute moi.

Et comme Daubrecq, impatienté, se dérobait, il le prit par lesdeux épaules avec cette puissance surhumaine que Daubrecqconnaissait pour l’avoir éprouvée dans la baignoire du Vaudeville,et, l’immobilisant, il articula :

– Un dernier mot.

– Tu perds ton latin, bougonna le député.

– Un dernier mot. Écoute, Daubrecq, oublie Mme Mergy, renonce àtoutes les bêtises et à toutes les imprudences que ton amour et quetes passions te font commettre, écarte tout cela et ne pense qu’àton intérêt…

– Mon intérêt ! plaisanta Daubrecq, il est toujoursd’accord avec mon amour-propre et avec ce que tu appelles mespassions.

– Jusqu’ici peut-être. Mais plus maintenant, plus maintenant queje suis dans l’affaire. Il y a là un élément nouveau que tunégliges. C’est un tort. Gilbert est mon complice. Gilbert est monami. Il faut que Gilbert soit sauvé de l’échafaud. Fais cela, usede ton influence. Et je te jure, tu entends, je te jure que nous telaisserons tranquille. Le salut de Gilbert, voilà tout. Plus deluttes à soutenir contre Mme Mergy, contre moi. Plus de pièges. Tuseras maître de te conduire à ta guise. Le salut de Gilbert,Daubrecq. Sinon…

– Sinon ?

– Sinon, la guerre, la guerre implacable, c’est-à-dire, pourtoi, la défaite certaine.

– Ce qui signifie ?

– Ce qui signifie que je reprendrai la liste des vingt-sept.

– Ah bah ! Tu crois ?

– Je le jure.

– Ce que Prasville et toute sa clique, ce que Clarisse Mergy, ceque personne n’a pu faire, tu le feras, toi ?

– Je le ferai.

– Et pourquoi ? En l’honneur de quel saint réussiras-tu oùtout le monde a échoué ? Il y a donc une raison ?

– Oui.

– Laquelle ?

– Je m’appelle Arsène Lupin.

Il avait lâché Daubrecq, mais il le maintint quelque temps sousson regard impérieux et sous la domination de sa volonté. A la fin,Daubrecq se redressa, lui tapota l’épaule à petits coups secs, etavec le même calme, la même obstination rageuse, prononça :

– Moi, je m’appelle Daubrecq. Toute ma vie n’est qu’une batailleacharnée, une suite de catastrophes et de débâcles où j’ai dépensétant d’énergie que la victoire est venue, la victoire complète,définitive, insolente, irrémédiable. J’ai contre moi toute lapolice, tout le gouvernement, toute la France, le monde entier.Qu’est-ce que tu veux que ça me fiche d’avoir contre moi,par-dessus le marché, M. Arsène Lupin ? J’irai plus loin :plus mes ennemis sont nombreux et habiles, et plus cela m’oblige àjouer serré. Et c’est pourquoi, mon excellent monsieur, au lieu devous faire arrêter, comme je l’aurais pu… oui, comme je l’auraispu, et en toute facilité… je vous laisse le champ libre, et vousrappelle charitablement qu’avant trois minutes il faut medébarrasser le plancher.

– Donc, c’est non ?

– C’est non.

– Tu ne feras rien pour Gilbert ?

– Si, je continuerai à faire ce que je fais depuis sonarrestation, c’est à dire à peser indirectement sur le ministre dela Justice, pour que le procès soit mené le plus activementpossible, et dans le sens que je désire.

– Comment s’écria Lupin, hors de lui, c’est à cause de toi,c’est pour toi…

– C’est pour moi, Daubrecq, mon Dieu, oui. J’ai un atout, latête du fils ; je le joue. Quand j’aurai obtenu une bonnepetite condamnation à mort contre Gilbert, quand les jourspasseront, et que la grâce du jeune homme sera, par mes bonsoffices, rejetée, tu peux être sûr, monsieur Lupin, que la maman neverra plus du tout d’objections à s’appeler Mme Alexis Daubrecq, età me donner des gages irrécusables et immédiats de sa bonnevolonté. Cette heureuse issue est fatale, que tu le veuilles ounon. C’est couru d’avance. Tout ce que je peux faire pour toi,c’est de te prendre comme témoin le jour de mon mariage, et det’inviter au lunch. Ça te va-t-il ? Non ? Tu persistesdans tes noirs desseins ? Eh bien, bonne chance, tends tespièges, jette tes filets, fourbis tes armes et potasse le manuel duparfait cambrioleur de papier pelure. Tu en auras besoin. Sur ce,bonsoir. Les règles de l’hospitalité écossaise m’ordonnent de temettre à la porte. File.

Lupin demeura silencieux assez longtemps. Les yeux fixés surDaubrecq, il semblait mesurer la taille de son adversaire, jaugerson poids, estimer sa force physique et discuter, en fin de compte,à quel endroit précis il allait l’attaquer. Daubrecq serra lespoings, et en lui-même prépara le système de défense qu’ilopposerait à cette attaque.

Une demi-heure s’écoula. Lupin porta la main à son gousset.Daubrecq en fit autant et saisit la crosse de son revolver…Quelques secondes encore… Froidement, Lupin sortit une bonbonnièred’or, l’ouvrit, la tendit à Daubrecq :

– Une pastille ?

– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’autre, étonné.

– Des pastilles Géraudel.

– Pour quoi faire ?

– Pour le rhume que tu vas prendre.

Et profitant du léger désarroi où cette boutade laissaitDaubrecq, il saisit rapidement son chapeau et s’esquiva.

« Évidemment, se disait-il en traversant le vestibule, je suisbattu à plate couture. Mais, tout de même, cette petiteplaisanterie de commis voyageur avait, dans l’espèce, quelque chosede nouveau. S’attendre à un pruneau et recevoir une pastilleGéraudel… il y a là comme une déception. Il en est resté baba, levieux chimpanzé. »

Comme il refermait la grille, une automobile s’arrêta, et unhomme descendit rapidement, suivi de plusieurs autres. Lupinreconnut Prasville.

« Monsieur le secrétaire général, murmura-t-il, je vous salue.J’ai idée qu’un jour le destin nous mettra l’un en face de l’autre,et je le regrette pour vous, car vous ne m’inspirez qu’une médiocreestime, et vous passerez un sale quart d’heure. Aujourd’hui, si jen’étais pas si pressé, j’attendrais votre départ et je suivraisDaubrecq pour savoir à qui il a confié l’enfant qu’il va me rendre.Mais je suis pressé. En outre, rien ne m’assure que Daubrecq ne vapas agir par téléphone. Donc ne nous gaspillons pas en vainsefforts, et rejoignons Victoire, Achille et notre précieuse valise.»

Deux heures après, posté dans son hangar de Neuilly, toutes sesmesures prises, Lupin voyait Daubrecq qui débouchait d’une ruevoisine et s’approchait avec méfiance.

Lupin ouvrit lui-même la grande porte.

– Vos affaires sont là, monsieur le député, dit-il. Vous pouvezvous rendre compte. Il y a un loueur de voitures à côté, vousn’avez qu’à demander un camion et des hommes. Où estl’enfant ?

Daubrecq examina d’abord les objets, puis il conduisit Lupinjusqu’à l’avenue de Neuilly, où deux vieilles dames, masquées pardes voiles, stationnaient avec le petit Jacques.

A son tour, Lupin emmena l’enfant jusqu’à son automobile, oùl’attendait Victoire.

Tout cela fut exécuté rapidement, sans paroles inutiles, etcomme si les rôles eussent été appris, les allées et venues régléesd’avance, ainsi que des entrées et des sorties de théâtre.

A dix heures du soir, Lupin, selon sa promesse, rendait le petitJacques à sa mère. Mais on dut appeler le docteur en hâte,tellement l’enfant, frappé par tous ces événements, montraitd’agitation et d’effroi.

Il lui fallut plus de deux semaines pour se rétablir et poursupporter les fatigues d’un déplacement que Lupin jugeaitnécessaire. C’est à peine, d’ailleurs, si Mme Mergy, elle-même, futrétablie au moment de ce départ qui eut lieu la nuit, avec toutesles précautions possibles et sous la direction de Lupin.

Il conduisit la mère et le fils sur une petite plage bretonne etles confia aux soins et à la vigilance de Victoire.

« Enfin, se dit-il, quand il les eut installés, il n’y a pluspersonne entre le Daubrecq et moi ! Il ne peut plus riencontre Mme Mergy et contre le gosse, et elle-même ne risque plus,par son intervention, de faire dévier la lutte. Fichtre ! nousavons commis assez de bêtises : 1° j’ai dû me découvrir vis-à-visde Daubrecq ; 2° j’ai dû lâcher ma part du mobilier d’Enghien.Certes, je la reprendrai un jour ou l’autre, cela ne fait pasl’ombre d’un doute. Mais, tout de même, nous n’avançons pas, et,d’ici une huitaine, Gilbert et Vaucheray passent en cour d’assises.»

Ce à quoi, dans l’aventure, Lupin était le plus sensible,c’était à la dénonciation de Daubrecq concernant son domicile de larue Chateaubriand. La police avait envahi ce domicile. L’identitéde Lupin et de Michel Beaumont avait été reconnue, certains papiersdécouverts, et, Lupin, tout en poursuivant son but, tout en menantde front certaines entreprises déjà commencées, tout en évitant lesrecherches, plus pressantes que jamais, de la police, devaitprocéder, sur d’autres bases, à une réorganisation complète de sesaffaires.

Aussi sa rage contre Daubrecq croissait-elle en proportion desennuis que lui causait le député. Il n’avait plus qu’un désir,l’empocher, comme il disait, le tenir à sa disposition et, de gréou de force, lui extraire son secret. Il rêvait de tortures propresà délier la langue de l’homme le plus taciturne. Brodequins,chevalet, tenailles rougies au feu, planches hérissées de pointes…il lui semblait que l’ennemi était digne de tous les supplices, etque le but à atteindre excusait tous les moyens.

« Ah ! se disait-il, une bonne chambre ardente, avecquelques bourreaux qui n’auraient pas froid aux yeux… On ferait dela belle besogne ! »

Chaque après-midi, Grognard et Le Ballu étudiaient le parcoursque Daubrecq suivait entre le square Lamartine, la Chambre desdéputés et le cercle dont il faisait partie. On devait choisir larue la plus déserte, l’heure la plus propice et, un soir, lepousser dans une automobile.

De son côté, Lupin aménageait non loin de Paris, au milieu d’ungrand jardin, une vieille bâtisse qui offrait toutes les conditionsnécessaires de sécurité et d’isolement, et qu’il appelait « La Cagedu Singe ».

Malheureusement, Daubrecq devait se méfier, car chaque fois,pour ainsi dire, il changeait d’itinéraire, ou bien prenait lemétro, ou bien montait en tramway, et la cage demeurait vide.

Lupin combina un autre plan. Il fit venir de Marseille un de sesaffidés, le père Brindebois, honorable épicier en retraite, quiprécisément habitait dans la circonscription électorale de Daubrecqet s’occupait de politique.

De Marseille, le père Brindebois annonça sa visite à Daubrecqqui reçut avec empressement cet électeur considérable. Un dîner futprojeté pour la semaine suivante.

L’électeur proposa un petit restaurant de la rive gauche, où,disait-il, on mangeait merveille. Daubrecq accepta.

C’est ce que voulait Lupin. Le propriétaire de ce restaurantcomptait au nombre de ses amis. Dès lors, le coup, qui devait avoirlieu le jeudi suivant, ne pouvait manquer de réussir.

Sur ces entrefaites, le lundi de la même semaine, commença leprocès de Gilbert et de Vaucheray.

On se le rappelle, et les débats sont trop récents pour que jeremémore la façon vraiment incompréhensible et partiale dont lePrésident des assises conduisit son interrogatoire à l’encontre deGilbert. La chose fut remarquée et jugée sévèrement. Lupin reconnutlà l’influence détestable de Daubrecq.

L’attitude des deux accusés fut très différente. Vaucheray,sombre, taciturne, l’expression âpre, avoua cyniquement, en phrasesbrèves, ironiques, presque provocantes, les crimes qu’il avaitcommis autrefois. Mais, par une contradiction inexplicable pourtout le monde, sauf pour Lupin, il se défendit de touteparticipation à l’assassinat du domestique Léonard et chargeaviolemment Gilbert. Il voulait ainsi, en liant son sort à celui deGilbert, obliger Lupin à prendre pour ses deux complices les mêmesmesures de délivrance.

Quant à Gilbert, dont le visage franc, dont les yeux rêveurs etmélancoliques conquirent toutes les sympathies, il ne sut pas segarer des pièges du Président, ni rétorquer les mensonges deVaucheray. Il pleurait, parlait trop, ou ne parlait pas quand ill’eût fallu. En outre, son avocat, un des maîtres du barreau,malade au dernier moment (et là encore Lupin voulut voir la main deDaubrecq) fut remplacé par un secrétaire, lequel plaida mal, pritl’affaire à contresens, indisposa le jury, et ne put effacerl’impression qu’avaient produite le réquisitoire de l’avocatgénéral et la plaidoirie de l’avocat de Vaucheray.

Lupin, qui eut l’audace inconcevable d’assister à la dernièrejournée des débats, le jeudi, ne douta pas du résultat. La doublecondamnation était certaine.

Elle était certaine, parce que tous les efforts de la justice,corroborant ainsi la tactique de Vaucheray, avaient tendu àsolidariser étroitement les deux accusés. Elle était certaine,ensuite et surtout, parce qu’il s’agissait des deux complices deLupin. Depuis l’ouverture de l’instruction jusqu’au prononcé dujugement, et bien que la justice, faute de preuves suffisantes, etaussi pour ne point disséminer ses efforts, n’eût pas vouluimpliquer Lupin dans l’affaire, tout le procès fut dirigé contreLupin. C’était lui l’adversaire que l’on voulait atteindre ;lui, le chef qu’il fallait punir en la personne de ses amis ;lui, le bandit célèbre et sympathique, dont on devait détruire leprestige aux yeux de la foule. Gilbert et Vaucheray exécutés,l’auréole de Lupin s’évanouissait. La légende prenait fin.

Lupin… Lupin… Arsène Lupin.., on n’entendit que ce nom durantles quatre jours. L’avocat général, le Président, les jurés, lesavocats, les témoins, n’avaient pas d’autres mots à la bouche. Atout instant on invoquait Lupin pour le maudire, pour le bafouer,pour l’outrager, pour le rendre responsable de toutes les fautescommises. On eût dit que Gilbert et Vaucheray ne figuraient quecomme comparses, et qu’on faisait son procès à lui, le sieur Lupin,Lupin cambrioleur, chef de bande, faussaire, incendiaire,récidiviste, ancien forçat ! Lupin assassin, Lupin souillé parle sang de sa victime, Lupin qui restait lâchement dans l’ombreaprès avoir poussé ses amis jusqu’au pied de l’échafaud !

« Ah ! ils savent bien ce qu’ils font ! murmura-t-il.C’est ma dette que va payer mon pauvre grand gamin de Gilbert,c’est moi le vrai coupable. »

Et le drame se déroula, effrayant.

A sept heures du soir, après une longue délibération, les jurésrevinrent en séance, et le président du jury donna lecture desréponses aux questions posées par la Cour. C’était « oui » sur tousles points. C’était la culpabilité et le rejet des circonstancesatténuantes.

On fit rentrer les deux accusés.

Debout, chancelants et blêmes, ils écoutèrent la sentence demort.

Et dans le grand silence solennel, où l’anxiété du public semêlait à la pitié, le Président des assises demanda :

– Vous n’avez rien à ajouter, Vaucheray ?

– Rien, monsieur le Président ; du moment que mon camaradeest condamné comme moi, je suis tranquille… Nous sommes sur le mêmepied tous les deux… Faudra donc que le patron trouve un truc pournous sauver tous les deux.

– Le patron ?

– Oui, Arsène Lupin.

Il y eut un rire parmi la foule.

Le Président reprit :

– Et vous, Gilbert ?

Des larmes roulaient sur les joues du malheureux ; ilbalbutia quelques phrases inintelligibles. Mais, comme le Présidentrépétait sa question, il parvint à se dominer et répondit d’unevoix tremblante :

– J’ai à dire, monsieur le Président, que je suis coupable debien des choses, c’est vrai… J’ai fait beaucoup de mal et je m’enrepens du fond du cœur… Mais, tout de même, pas ça… non, je n’aipas tué… je n’ai jamais tué… Et je ne veux pas mourir… ce seraittrop horrible…

Il vacilla, soutenu par les gardes, et on l’entendit proférer,comme un enfant qui appelle au secours :

– Patron… sauvez-moi ! sauvez-moi ! Je ne veux pasmourir.

Alors, dans la foule, au milieu de l’émotion de tous, une voixs’éleva qui domina le bruit :

– Aie pas peur, petit, le patron est là.

Ce fut un tumulte. Il y eut des bousculades. Les gardesmunicipaux et les agents envahirent la salle, et l’on empoigna ungros homme au visage rubicond, que les assistants désignaient commel’auteur de cette apostrophe et qui se débattait à coups de poinget à coups de pied.

Interrogé sur l’heure, il donna son nom, Philippe Banel, employéaux Pompes funèbres, et déclara qu’un de ses voisins lui avaitoffert un billet de cent francs, s’il consentait à jeter, au momentvoulu, une phrase que ce voisin inscrivit sur une page de carnet.Pouvait-il refuser ?

Comme preuve, il montra le billet de cent francs et la page decarnet.

On relâcha Philippe Banel.

Pendant ce temps, Lupin, qui, bien entendu, avait puissammentcontribué à l’arrestation du personnage et l’avait remis entre lesmains des gardes, Lupin sortait du Palais, le cœur étreintd’angoisse. Sur le quai, il trouva son automobile. Il s’y jeta,désespéré, assailli par un tel chagrin qu’il lui fallut un effortpour retenir ses larmes. L’appel de Gilbert, sa voix éperdue dedétresse, sa figure décomposée, sa silhouette chancelante, toutcela hantait son cerveau, et il lui semblait que jamais plus il nepourrait oublier, ne fût-ce qu’une seconde, de pareillesimpressions.

Il rentra chez lui, au nouveau domicile qu’il avait choisi parmises différentes demeures, et qui occupait un des angles de la placeClichy. Il y attendit Grognard et Le Ballu avec lesquels il devaitprocéder, ce soir-là, à l’enlèvement de Daubrecq.

Mais il n’avait pas ouvert la porte de son appartement qu’un crilui échappa : Clarisse était devant lui. Clarisse revenue deBretagne à l’heure même du verdict.

Tout de suite, à son attitude, à sa pâleur, il comprit qu’ellesavait. Et tout de suite, en face d’elle, reprenant courage, sanslui laisser le temps de parler, il s’exclama :

– Eh bien, oui, oui… mais cela n’a pas d’importance. C’étaitprévu. Nous ne pouvions pas l’empêcher. Ce qu’il faut, c’estconjurer le mal. Et cette nuit, vous entendez, cette nuit, ce serachose faite.

Immobile, effrayante de douleur, elle balbutia :

– Cette nuit ?

– Oui. J’ai tout préparé. Dans deux heures, Daubrecq sera en mapossession. Cette nuit, quels que soient les moyens que je doiveemployer, il parlera.

– Vous croyez ? dit-elle faiblement, et comme si déjà unpeu d’espoir eût éclairé son visage.

– Il parlera. J’aurai son secret. Je lui arracherai la liste desvingt-sept.

Et, cette liste, ce sera la délivrance de votre fils.

– Trop tard ! murmura Clarisse.

– Trop tard ! Et pourquoi ? Pensez-vous qu’en échanged’un tel document, je n’obtiendrai pas l’évasion simulée deGilbert ?… Mais, dans trois jours, Gilbert sera libre !Dans trois jours…

Un coup de sonnette l’interrompit.

– Tenez, voilà nos amis. Ayez confiance. Rappelez-vous que jetiens mes promesses. Je vous ai rendu votre petit Jacques. Je vousrendrai Gilbert.

Il alla au-devant de Grognard et Le Ballu et leur dit :

– Tout est prêt ? Le père Brindebois est aurestaurant ? Vite, dépêchons-nous.

– Pas la peine, patron, riposta Le Ballu.

– Comment ! Quoi ?

– Il y a du nouveau.

– Du nouveau ? Parle…

– Daubrecq a disparu.

– Hein ! Qu’est-ce que tu chantes ? Daubrecq,disparu ?

– Oui, enlevé de son hôtel, en plein jour !

– Tonnerre ! Et par qui ?

– On ne sait pas… quatre individus… Il y a eu des coups de feu.La police est sur place. Prasville dirige les recherches.

Lupin ne bougea pas. Il regarda Clarisse Mergy, écroulée sur unfauteuil.

Lui-même dut s’appuyer, Daubrecq enlevé, c’était la dernièrechance qui s’évanouissait…

Chapitre 7Le profil de Napoléon

Aussitôt que le préfet de Police, le chef de la Sûreté et lesmagistrats instructeurs eurent quitté l’hôtel de Daubrecq, aprèsune première enquête dont le résultat, d’ailleurs, fut tout à faitnégatif, Prasville reprit ses investigations personnelles.

Il examinait le cabinet de travail et les traces de la lutte quis’y était déroulée, lorsque la concierge lui apporta une carte devisite, où des mots au crayon étaient griffonnés.

– Faites entrer cette dame, dit-il.

– Cette dame n’est pas seule, dit la concierge.

– Ah ? Et bien, faites entrer aussi l’autre personne.

Clarisse Mergy fut alors introduite, et tout de suite,présentant le monsieur qui l’accompagnait, un monsieur en redingotenoire trop étroite, assez malpropre, aux allures timides, et quiavait l’air fort embarrassé de son vieux chapeau melon, de sonparapluie de cotonnade, de son unique gant, de toute sapersonne !

– M. Nicole, dit-elle, professeur libre, et répétiteur de monpetit Jacques, M. Nicole m’a beaucoup aidée de ses conseils depuisun an. C’est lui, notamment, qui a reconstitué toute l’histoire dubouchon de cristal. Je voudrais qu’il connût comme moi, si vous nevoyez pas d’inconvénient à me le raconter, les détails de cetenlèvement… qui m’inquiète, qui dérange mes plans… les vôtresaussi, n’est-ce pas ?

Prasville avait toute confiance en Clarisse Mergy, dont ilconnaissait la haine implacable contre Daubrecq, et dont ilappréciait le concours en cette affaire. Il ne fit donc aucunedifficulté pour dire ce qu’il savait, grâce à certains indices etsurtout à la déposition de la concierge.

La chose, du reste, était fort simple.

Daubrecq, qui avait assisté comme témoin au procès de Gilbert etde Vaucheray, et qu’on avait remarqué au Palais de Justice pendantles plaidoiries, était rentré chez lui vers six heures. Laconcierge affirmait qu’il était rentré seul et qu’il n’y avaitpersonne, à ce moment, dans l’hôtel. Pourtant, quelques minutesplus tard, elle entendait des cris, puis le bruit d’une lutte, deuxdétonations, et, de sa loge, elle voyait quatre individus masquésqui dégringolaient les marches du perron, en portant le députéDaubrecq, et qui se hâtaient vers la grille. Ils l’ouvrirent. Aumême instant, une automobile arrivait devant l’hôtel. Les quatrehommes s’y engouffrèrent, et l’automobile, qui ne s’était pourainsi dire pas arrêtée, partit à grande allure.

– N’y avait-il pas toujours deux agents en faction ?demanda Clarisse.

– Ils étaient là, affirma Prasville, mais à cent cinquantemètres de distance, et l’enlèvement fut si rapide que, malgré touteleur hâte, ils ne purent s’interposer.

– Et ils n’ont rien surpris ? rien trouvé ?

– Rien, ou presque rien… Ceci tout simplement.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

– Un petit morceau d’ivoire qu’ils ont ramassé à terre. Dansl’automobile, il y avait un cinquième individu, que la concierge,de la fenêtre de sa loge, vit descendre, pendant qu’on hissaitDaubrecq. Au moment de remonter, il laissa tomber quelque chosequ’il ramassa aussitôt. Mais ce quelque chose dut se casser sur lepavé du trottoir, car voici le fragment d’ivoire qu’on arecueilli.

– Mais, dit Clarisse, ces quatre individus, comment purent-ilsentrer ?

– Évidemment à l’aide de fausses clefs, et pendant que laconcierge faisait ses provisions, au cours de l’après-midi, et illeur fut facile de se cacher, puisque Daubrecq n’avait pas d’autredomestique. Tout me porte à croire qu’ils se cachèrent dans cettepièce voisine, qui est la salle à manger, et qu’ensuite ilsassaillirent Daubrecq dans son bureau. Le bouleversement desmeubles et des objets prouve la violence de la lutte. Sur le tapis,nous avons trouvé ce revolver à gros calibre qui appartient àDaubrecq. Une des balles a même brisé la glace de la cheminée.

Clarisse se tourna vers son compagnon afin qu’il exprimât unavis. Mais M. Nicole, les yeux obstinément baissés, n’avait pointbougé de sa chaise, et il pétrissait les bords de son chapeau,comme s’il n’eût pas encore découvert une place convenable pour l’ydéposer.

Prasville eut un sourire. Évidemment, le conseiller de Clarissene lui semblait pas de première force.

– L’affaire est quelque peu obscure, dit-il, n’est-ce pas,monsieur ?

– Oui… oui… confessa M. Nicole, très obscure.

– Alors vous n’avez pas votre petite idée personnelle sur laquestion ?

– Dame ! monsieur le secrétaire général, je pense queDaubrecq a beaucoup d’ennemis.

– Ah ! ah ! parfait.

– Et que plusieurs de ces ennemis, ayant intérêt à sadisparition, ont dû se liguer contre lui.

– Parfait, parfait, approuva Prasville, avec une complaisanceironique, parfait, tout s’éclaire. Il ne vous reste plus qu’à nousdonner une petite indication qui nous permette d’orienter nosrecherches.

– Ne croyez-vous pas, monsieur le secrétaire général, que cefragment d’ivoire ramassé par terre…

– Non, monsieur Nicole, non. Ce fragment provient d’un objetquelconque que nous ne connaissons pas, et que son propriétaires’empressera de cacher. Il faudrait, tout au moins, pour remonter àce propriétaire, définir la nature même de cet objet.

M. Nicole réfléchit, puis commença :

– Monsieur le secrétaire général, lorsque Napoléon 1e, tomba dupouvoir…

– Oh ! oh ! monsieur Nicole, un cours sur l’histoirede France !

– Une phrase, monsieur le secrétaire général, une simple phraseque je vous demande la permission d’achever. Lorsque Napoléon le,tomba du pouvoir, la Restauration mit en demi-solde un certainnombre d’officiers qui, surveillés par la police, suspects auxautorités, mais fidèles au souvenir de l’Empereur, s’ingénièrent àreproduire l’image de leur idole dans tous les objets d’usagefamilier ; tabatières, bagues, épingles de cravate, couteaux,etc.

– Eh bien ?

– Eh bien, ce fragment provient d’une canne, ou plutôt d’unesorte de casse-tête en jonc dont la pomme est formée d’un blocd’ivoire sculpté. En regardant ce bloc d’une certaine façon, onfinit par découvrir que la ligne extérieure représente le profil dupetit caporal. Vous avez entre les mains, monsieur le secrétairegénéral, un morceau de la pomme d’ivoire qui surmontait lecasse-tête d’un demi-solde.

– En effet… dit Prasville qui examinait à la lumière la pièce àconviction… en effet, on distingue un profil… mais je ne vois pasla conclusion…

– La conclusion est simple. Parmi les victimes de Daubrecq,parmi ceux dont le nom est inscrit sur la fameuse liste, se trouvele descendant d’une famille corse au service de Napoléon, enrichieet anoblie par lui, ruinée plus tard sous la Restauration. Il y aneuf chances sur dix pour que ce descendant, qui fut, il y aquelques années, le chef du parti bonapartiste, soit le cinquièmepersonnage qui se dissimulait dans l’automobile. Ai-je besoin dedire son nom ?

– Le marquis d’Albufex ? murmura Prasville.

– Le marquis d’Albufex, affirma M. Nicole.

Et, aussitôt, M. Nicole, qui n’avait plus son air embarrassé etne semblait nullement gêné par son chapeau, son gant et sonparapluie, se leva et dit à Prasville :

– Monsieur le secrétaire général, j’aurais pu garder madécouverte pour moi et ne vous en faire part qu’après la victoiredéfinitive, c’est-à-dire après vous avoir apporté la liste desvingt-sept. Mais les événements pressent. La disparition deDaubrecq peut, contrairement à l’attente de ses ravisseurs,précipiter la crise que vous voulez conjurer. Il faut donc agir entoute hâte. Monsieur le secrétaire général, je vous demande votreassistance immédiate et efficace.

– En quoi puis-je vous aider ? dit Prasville, impressionnépar ce bizarre individu.

– En me donnant dès demain, sur le marquis d’Albufex, desrenseignements que je mettrais, moi, plusieurs jours à réunir.

Prasville parut hésiter et il tourna la tête vers Mme Mergy.Clarisse lui dit :

– Je vous en conjure, acceptez les services de M. Nicole. C’estun auxiliaire précieux et dévoué. Je réponds de lui comme demoi-même.

– Sur quoi désirez-vous des renseignements, monsieur ?demanda Prasville.

– Sur tout ce qui touche le marquis d’Albufex, sur sa situationde famille, sur ses occupations, sur ses liens de parenté, sur lespropriétés qu’il possède à Paris et en province.

Prasville objecta :

– Au fond, que ce soit le marquis ou un autre, le ravisseur deDaubrecq travaille pour nous, puisque, en reprenant la liste, ildésarme Daubrecq.

– Et qui vous dit, monsieur le secrétaire général, qu’il netravaille pas pour lui-même ?

– Impossible, puisque son nom est sur la liste.

– Et s’il l’efface ? et si vous vous trouvez alors enprésence d’un second maître chanteur, plus âpre, encore pluspuissant que le premier, et, comme adversaire politique, mieuxplacé que Daubrecq pour soutenir la lutte ?

L’argument frappa le secrétaire général. Après un instant deréflexion, il déclara :

– Venez me voir demain à quatre heures, dans mon bureau de laPréfecture. Je vous donnerai tous les renseignements nécessaires.Quelle est votre adresse, en cas de besoin ?

– M. Nicole, 25, place Clichy. J’habite chez un de mes amis, quim’a prêté son appartement pendant son absence.

L’entrevue était terminée. M. Nicole remercia, salua très bas lesecrétaire général et sortit accompagné de Mme Mergy.

– Voilà une excellente affaire, dit-il, une fois dehors, en sefrottant les mains. J’ai mes entrées libres à la Préfecture, ettout ce monde-là va se mettre en campagne.

Mme Mergy, moins prompte à l’espoir, objecta :

– Hélas ! arriverons-nous à temps ? Ce qui mebouleverse, c’est l’idée que cette liste peut être détruite.

– Par qui, Seigneur ! Par Daubrecq ?

– Non, mais par le marquis quand il l’aura reprise.

– Mais il ne l’a pas encore reprise ! Daubrecq résistera…tout au moins assez longtemps pour que nous parvenions jusqu’à luiPensez donc : Prasville est à mes ordres.

– S’il vous démasque ? la plus petite enquête prouvera quele sieur Nicole n’existe pas.

– Mais elle ne prouvera pas que le sieur Nicole n’est autrequ’Arsène Lupin. Et puis, soyez tranquille, Prasville qui,d’ailleurs, est au-dessous de tout comme policier, Prasville n’aqu’un but démolir son vieil ennemi Daubrecq. Pour cela, tous lesmoyens lui sont bons, et il ne perdra pas son temps à vérifierl’identité d’un M. Nicole qui lui promet la tête de Daubrecq. Sanscompter que c’est vous qui m’avez amené et que, somme toute, mespetits talents n’ont pas été sans l’éblouir. Donc, allons del’avant, et hardiment.

Malgré elle, Clarisse reprenait toujours confiance auprès deLupin. L’avenir lui sembla moins effroyable, et elle admit, elles’efforça d’admettre que les chances de sauver Gilbert n’étaientpas diminuées par cette horrible condamnation à mort. Mais il neput obtenir de Clarisse qu’elle repartît pour la Bretagne. Ellevoulait être là et prendre sa part de tous les espoirs et de toutesles angoisses.

Le lendemain, les renseignements de la Préfecture confirmèrentce que Lupin et Prasville savaient. Le marquis d’Albufex, trèscompromis dans l’affaire du Canal, si compromis que le princeNapoléon avait dû lui retirer la direction de son bureau politiqueen France, le marquis d’Albufex ne soutenait le grand train de samaison qu’à force d’expédients et d’emprunts. D’un autre côté, ence qui concernait l’enlèvement de Daubrecq, il fut établi que,contrairement à son habitude quotidienne, le marquis n’avait pasparu au cercle de six à sept heures et n’avait pas dîné chez lui.Il ne rentra, ce soir-là, que vers minuit et à pied.

L’accusation de M. Nicole recevait ainsi un commencement depreuve. Malheureusement – et par ses moyens personnels, Lupin neréussit pas davantage – il fut impossible de recueillir le moindreindice sur l’automobile, sur le chauffeur et sur les quatrepersonnages qui avaient pénétré dans l’hôtel de Daubrecq. Était-cedes associés du marquis compromis comme lui dans l’affaire ?était-ce des hommes à sa solde ? On ne put le savoir.

Il fallait donc concentrer toutes les recherches sur le marquiset sur les châteaux et habitations qu’il possédait à une certainedistance de Paris, distance que, étant donné la vitesse moyenned’une automobile et le temps d’arrêt nécessaire, on pouvait évaluerà cent cinquante kilomètres.

Or, d’Albufex, ayant tout vendu, ne possédait ni château, nihabitation en province.

On se retourna vers les parents et les amis intimes du marquis.Pouvait-il disposer, de ce côté, de quelque retraite sûre oùemprisonner Daubrecq ?

Le résultat fut également négatif.

Et les journées passaient. Et quelles journées pour ClarisseMergy !

Chacune d’elles rapprochait Gilbert de l’échéance terrible.Chacune d’elles était une fois de moins vingt-quatre heures avantla date qu’elle avait involontairement fixée dans son esprit. Etelle disait à Lupin, que la même anxiété obsédait :

– Encore cinquante-cinq jours… Encore cinquante… Que peut-onfaire en si peu de jours ? Oh ! je vous en prie.., jevous en prie…

Que pouvait-on faire, en effet ? Lupin ne s’en remettant àpersonne du soin de surveiller le marquis, ne dormait pour ainsidire plus. Mais le marquis avait repris sa vie régulière, et,méfiant sans doute, ne se hasardait à aucune absence.

Une seule fois, il alla dans la journée chez le duc de Montmaur,dont l’équipage chassait le sanglier en forêt de Durlaine, et aveclequel il n’entretenait que des relations sportives.

– Il n’y a pas à supposer, dit Prasvile, que le richissime ducde Montmaur, qui ne s’occupe que de ses terres et de ses chasses,et ne fait pas de politique, se prête à la séquestration, dans sonchâteau, du député Daubrecq.

Lupin fut de cet avis, mais, comme il ne voulait rien laisser auhasard, la semaine suivante, un matin, apercevant d’Albufex quipartait en tenue de cavalier, il le suivit jusqu’à la gare du Nordet prit le train en même temps que lui.

Il descendit à la station d’Aumale, où d’Albufex trouva unevoiture qui le conduisit vers le château de Montmaur.

Lupin déjeuna tranquillement, loua une bicyclette et parvint envue du château au moment où les invités débouchaient du parc, enautomobile ou à cheval. Le marquis d’Albufex se trouvait au nombredes cavaliers.

Trois fois, au cours de la journée, Lupin le revit qui galopait.Et il le retrouva le soir à la station, où d’Albufex se rendit àcheval, suivi d’un piqueur.

L’épreuve était donc décisive, et il n’y avait rien de suspectde ce côté. Pourquoi cependant Lupin résolut-il de ne pas s’entenir aux apparences ? Et pourquoi, le lendemain, envoya-t-ilLe Ballu faire une enquête, aux environs de Montmaur ?Surcroît de précautions qui ne reposait sur aucun raisonnement,mais qui concordait avec sa manière d’agir méthodique etminutieuse.

Le surlendemain, il recevait de Le Ballu, outre des informationssans intérêt, la liste de tous les invités, de tous les domestiqueset de tous les gardes de Montmaur.

Un nom le frappa, parmi ceux des piqueurs. Il télégraphiaaussitôt :

« Se renseigner sur le piqueur Sebastiani. »

La réponse de Le Ballu ne tarda pas.

«Sebastiani (Corse) a été recommandé au duc de Montmaur par lemarquis d’Albufex. Il habite, à une lieue du château, un pavillonde chasse élevé parmi les débris de la forteresse féodale qui futle berceau de la famille de Montmaur. »

– Ça y est, dit Lupin à Clarisse Mergy, en lui montrant lalettre de Le Ballu. Tout de suite, ce nom de Sebastiani m’avaitrappelé que d’Albufex est d’origine corse. Il y avait là unrapprochement…

– Alors, votre intention ?

– Mon intention est, si Daubrecq se trouve enfermé dans cesruines, d’entrer en communication avec lui.

– Il se défiera de vous.

– Non. Ces jours-ci, sur les indications de la police, j’ai finipar découvrir les deux vieilles dames qui ont enlevé votre petitJacques à Saint-Germain, et qui, le soir même, voilées, l’ontramené à Neuilly. Ce sont deux vieilles filles, les cousines deDaubrecq, qui reçoivent de lui une petite rente mensuelle. J’airendu visite à ces demoiselles Rousselot (rappelez-vous leur nom etleur adresse, 134 bis, rue du Bac), je leur ai inspiré confiance,je leur ai promis de retrouver leur cousin et bienfaiteur, etl’aînée, Euphrasie Rousselot, m’a remis une lettre par quoi ellesupplie Daubrecq de s’en rapporter absolument au sieur Nicole. Vousvoyez que toutes les précautions sont prises. Je pars cettenuit.

– Nous partons, dit Clarisse.

– Vous !

– Est-ce que je peux vivre ainsi dans l’inaction, dans lafièvre !

Et elle murmura :

– Ce n’est plus les jours que je compte… les trente-huit ouquarante jours au plus qui nous restent… ce sont les heures…

Lupin sentit en elle une résolution trop violente pour qu’ilessayât de la combattre. A cinq heures du matin, ils s’en allaienttous deux en automobile. Grognard les accompagnait.

Afin de ne pas éveiller les soupçons, Lupin choisit commequartier général une grande ville. D’Amiens, où il installaClarisse, il n’était séparé de Montmaur que par une trentaine dekilomètres.

Vers huit heures, il retrouva Le Ballu non loin de l’ancienneforteresse, connue dans la région sous le nom de Mortepierre, et,dirigé par lui, il examina les lieux.

Sur les confins de la forêt, la petite rivière du Ligier quis’est creusé, à cet endroit, une vallée très profonde, forme uneboucle que domine l’énorme falaise de Mortepierre.

– Rien à faire de ce côté, dit Lupin. La falaise est abrupte,haute de soixante ou soixante-dix mètres, et la rivière l’enserrede toutes parts.

Ils trouvèrent plus loin un pont qui aboutissait au bas d’unsentier dont les lacets les conduisirent, parmi les sapins et leschênes, jusqu’à une petite esplanade, où se dressait une portemassive, bardée de fer, hérissée de clous et flanquée de deuxgrosses tours.

– C’est bien là, dit Lupin, que le piqueur Sebastianihabite ?

– Oui, fit Le Ballu, avec sa femme, dans un pavillon situé aumilieu des ruines. J’ai appris, en outre, qu’il avait trois grandsfils et que tous trois étaient soi-disant partis en voyage, et celaprécisément le jour où l’on enlevait Daubrecq.

– Oh ! oh ! fit Lupin, la coïncidence vaut la peined’être retenue. Il est bien probable que le coup fut exécuté parces gaillards-là et par le père.

A la fin de l’après-midi, Lupin profita d’une brèche pourescalader la courtine, à droite des tours. De là il put voit lepavillon du garde et les quelques débris de la vieille forteresse –ici, un pan de mur où se devine le manteau d’une cheminée ;plus loin, une citerne ; de ce côté, l’arcade d’unechapelle ; de cet autre, un amoncellement de pierreséboulées.

Sur le devant, un chemin de ronde borde la falaise, et, à l’unedes extrémités de ce chemin, il y a les vestiges d’un formidabledonjon presque rasé au niveau du sol.

Le soir, Lupin retourna près de Clarisse Mergy. Et, dès lors, ilfit la navette entre Amiens et Mortepierre, laissant Grognard et LeBallu en observation permanente.

Et six jours passèrent… Les habitudes de Sebastiani semblaientuniquement soumises aux exigences de son emploi. Il allait auchâteau de Montmaur, se promenait dans la forêt, relevait lespassages des bêtes, faisait des rondes de nuit.

Mais le septième jour, ayant su qu’il y avait chasse, et qu’unevoiture était partie le matin pour la station d’Aumale, Lupin seposta dans un groupe de lauriers et de buis qui entouraient lapetite esplanade, devant la porte.

A deux heures, il entendit les aboiements de la meute. Ils serapprochèrent, accompagnés de clameurs, puis s’éloignèrent. Il lesentendit de nouveau vers le milieu de l’après-midi, moinsdistincts, et ce fut tout. Mais soudain, dans le silence, un galopde cheval parvint jusqu’à lui, et quelques minutes plus tard, ilvit deux cavaliers qui escaladaient le sentier de la rivière.

Il reconnut le marquis d’Albufex et Sebastiani. Arrivés surl’esplanade, tous deux mirent pied à terre, tandis qu’une femme, lafemme du piqueur sans doute, ouvrait la porte. Sebastiani attachales brides des montures à des anneaux scellés dans une borne qui sedressait à trois pas de Lupin, et, en courant, il rejoignit lemarquis. La porte se ferma derrière eux.

Lupin n’hésita pas, et, bien que ce fût encore le plein jour,comptant sur la solitude de l’endroit, il se hissa au creux de labrèche. Passant la tête, il aperçut les deux hommes et la femme deSebastiani qui se hâtaient vers les ruines du donjon.

Le garde souleva un rideau de lierre et découvrit l’entrée d’unescalier qu’il descendit, ainsi que d’Albufex, laissant sa femme enfaction sur la terrasse.

Comme il ne fallait pas songer à s’introduire à leur suite,Lupin regagna sa cachette. Il n’attendit pas longtemps avant que laporte se rouvrit.

Le marquis d’Albufex semblait fort en courroux. Il frappait àcoups de cravache la tige de ses bottes et mâchonnait des parolesde colère que Lupin discerna quand la distance fut moinsgrande.

– Ah ! le misérable, je l’y forcerai bien… Ce soir, tuentends, Sebastiani… ce soir, à dix heures, je reviendrai… Et nousagirons… Ah ! l’animal !…

Sebastiani détachait les chevaux. D’Albufex se tourna vers lafemme :

– Que vos fils fassent bonne garde… Si on essayait de ledélivrer, tant pis pour lui… La trappe est là… Je peux compter sureux ?

– Comme sur leur père, monsieur le marquis, affirma le piqueur.Ils savent ce que monsieur le marquis a fait pour moi, et ce qu’ilveut faire pour eux. Ils ne reculeront devant rien.

– A cheval, dit d’Albufex, et rejoignons la chasse.

Ainsi donc, les choses s’accomplissaient comme Lupin l’avaitsupposé. Au cours de ces parties de chasse, d’Albufex, galopant deson côté, poussait une pointe jusqu’à Mortepierre, sans quepersonne pût se douter de son manège. Sebastiani qui, pour desraisons anciennes, et d’ailleurs inutiles à connaître, lui étaitdévoué corps et âme, Sebastiani l’accompagnait, et ils allaientvoir ensemble le captif, que les trois fils du piqueur et sa femmesurveillaient étroitement.

– Voilà où nous en sommes, dit Lupin à Clarisse Mergy, lorsqu’ill’eut retrouvée dans une auberge des environs. Ce soir, à dixheures, le marquis fera subir à Daubrecq l’interrogatoire… un peubrutal mais indispensable, auquel je devais procéder moi-même.

– Et Daubrecq livrera son secret… dit Clarisse, déjàbouleversée.

– J’en ai peur.

– Alors ?

– Alors, répondit Lupin, qui paraissait très calme, j’hésiteentre deux plans. Ou bien empêcher cette entrevue…

– Mais comment ?

– En devançant d’Albufex. A neuf heures, Grognard, Le Ballu etmoi, nous franchissons les remparts. Envahissement de laforteresse, assaut du donjon, désarmement de la garniture… le tourest joué… Daubrecq est à nous.

– Si toutefois les fils de Sebastiani ne l’ont pas jeté parcette trappe à laquelle le marquis a fait allusion…

– Aussi, dit Lupin, ai-je bien l’intention de ne risquer ce coupde force qu’en désespoir de cause, et au cas où mon autre plan neserait pas réalisable.

– Et cet autre plan ?

– C’est d’assister à l’entrevue. Si Daubrecq ne parle pas, celanous donne le loisir nécessaire pour préparer son enlèvement dansdes conditions plus favorables. S’il parle, si on le contraint àrévéler l’endroit où se trouve la liste des vingt-sept, je sauraila vérité en même temps que d’Albufex, et je jure Dieu que j’entirerai parti avant lui.

– Oui… oui… prononça Clarisse… Mais par quel moyen comptez-vousassister…

– Je ne sais pas encore, avoua Lupin. Cela dépend de certainsrenseignements que doit m’apporter Le Ballu… et de ceux que jeréunirai moi-même.

Il sortit de l’auberge et n’y revint qu’une heure plus tard, àla nuit tombante. Le Ballu l’y rejoignit.

– Tu as le bouquin ? dit-il à son complice.

– Oui, patron. C’était bien ce que j’avais vu chez le marchandde journaux d’Aumale. Je l’ai eu pour dix sous.

– Donne.

Le Ballu lui donna une vieille brochure usée, salie, surlaquelle on lisait :

« Une visite à Mortepierre, 1824, avec dessins et plans. »

Tout de suite, Lupin chercha le plan du donjon.

– C’est bien cela, dit-il… Il y avait, au-dessus du sol, troisétages qui ont été rasés, et, au-dessous, creusés dans le roc même,deux étages, dont l’un a été envahi par les décombres, et dontl’autre… Tenez, voilà où gît notre ami Daubrecq. Le nom estsignificatif… La salle des tortures… Pauvre ami… Entre l’escalieret la salle, deux portes. Entre ces deux portes, un réduit, où setiennent évidemment les trois frères, le fusil à la main.

– Donc, il vous est impossible de pénétrer là sans être vu.

– Impossible… à moins de passer par en haut, par l’étageécroulé, et de chercher une voie à travers le plafond… Mais c’estbien hasardeux…

Il continuait à feuilleter le livre. Clarisse lui demanda :

– Il n’y a pas de fenêtre à cette salle ?

– Si, dit-il. D’en bas, de la rivière – j’en arrive – onaperçoit une petite ouverture, qui, d’ailleurs, est marquée surcette carte. Mais, n’est-ce pas, il y a cinquante mètres dehauteur, à pic… et même, la roche surplombe au-dessus de l’eau.Donc, impossible également.

Il parcourait certains passages du livre. Un chapitre le frappa,intitulé « La Tour des Deux-Amants ». Il en lut les premièreslignes.

« Jadis, le donjon était appelé par les gens du pays la Tour desDeux-Amants, en souvenir d’un drame qui l’ensanglanta au Moyen Age.Le comte de Mortepierre, ayant eu la preuve de l’infidélité de safemme, l’avait enfermée dans la chambre des tortures. Elle y passavingt ans, paraît-il. Une nuit, son amant, le sire de Tancarville,eut l’audace folle de dresser une échelle dans la rivière et degrimper ensuite le long de la falaise, jusqu’à l’ouverture de sachambre. Ayant scié les barreaux, il réussit à délivrer celle qu’ilaimait, et il redescendit avec elle, à l’aide d’une corde. Ilsparvinrent tous deux au sommet de l’échelle que des amissurveillaient, lorsqu’un coup de feu partit du chemin de ronde etatteignit l’homme à l’épaule. Les deux amants furent lancés dans levide… »

Il y eut un silence, après cette lecture, un long silence oùchacun reconstituait la tragique évasion. Ainsi donc, trois ouquatre siècles auparavant, risquant sa vie pour sauver une femme,un homme a tenté ce tour de force inconcevable, et il seraitparvenu à le réaliser sans la vigilance de quelque sentinelleattirée par le bruit. Un homme avait osé cela ! Un homme avaitfait cela !

Lupin leva les yeux sur Clarisse. Elle le regardait, mais dequel regard éperdu et suppliant ! Regard de mère, qui exigeaitl’impossible, et qui eût tout sacrifié pour le salut de sonfils.

– Le Ballu, dit-il, cherche une corde solide, très fine, afinque je puisse l’enrouler à ma ceinture, et très longue, cinquanteou soixante mètres. Toi, Grognard, mets-toi en quête de trois ouquatre échelles que tu attacheras bout à bout.

– Hein ! qu’est-ce que vous dites, patron ?s’écrièrent les deux complices. Quoi ! vous voulez… Mais c’estde la folie.

– Une folie ? Pourquoi ? Ce qu’un autre a fait, jepuis bien le faire.

– Mais il y a cent chances contre une pour que vous vous cassiezla tête.

– Tu vois bien, Le Ballu, qu’il y a une chance pour que je ne mela casse pas.

– Voyons, patron…

– Assez causé, les amis. Et rendez-vous dans une heure au bordde la rivière.

Les préparatifs furent longs. On trouva difficilement de quoiformer l’échelle de quinze mètres qui pouvait atteindre le premierressaut de la falaise, et il fallut beaucoup d’efforts et de soinspour en rejoindre les différentes parties les unes aux autres.

Enfin, un peu après neuf heures, elle fut dressée au milieu dela rivière, et calée par une barque, dont le devant était engagéentre deux barreaux et dont l’arrière s’enfonçait dans laberge.

La route qui suit le vallon étant peu fréquentée, personne nedérangea les travaux. La nuit était obscure, le ciel lourd denuages immobiles.

Lupin donna ses dernières recommandations à Le Ballu et àGrognard, et il dit en riant :

– On ne peut pas s’imaginer comme ça m’amuse de voir la tête deDaubrecq, pendant qu’on va le scalper et lui découper des lanièresde peau. Vrai ! ça vaut le voyage.

Clarisse avait pris place également dans la barque. Il lui dit:

– A bientôt. Et surtout ne bougez pas. Quoi qu’il arrive, pas ungeste, pas un cri.

– Il peut donc arriver quelque chose ? dit-elle.

– Dame ! souvenez-vous du sire de Tancarville. C’est aumoment même où il arrivait au but, sa bien-aimée dans les bras,qu’un hasard le trahit. Mais, soyez tranquille, tout se passerabien.

Elle ne fit aucune réponse. Elle lui saisit la main et la serrafortement entre les siennes.

Il mit le pied sur l’échelle et s’assura qu’elle ne remuait pastrop. Puis il monta.

Très vite, il parvint au dernier échelon.

Là seulement commençait l’ascension dangereuse, ascensionpénible au début, à cause de la pente excessive, et qui devint, àmi-hauteur, la véritable escalade d’une muraille.

Par bonheur, il y avait, de place en place, de petits creux oùses pieds pouvaient se poser et des cailloux en saillie où sesmains s’accrochaient. Mais, deux fois, ces cailloux cédèrent, ilglissa, et, ces deux fois-là, il crut bien que tout étaitperdu.

Ayant rencontré un creux profond, il s’y reposa. Il étaitexténué, et, tout prêt à renoncer à l’entreprise, il se demanda si,réellement, elle valait la peine qu’il s’exposât à de telsdangers.

« Bigre ! pensa-t-il, m’est avis que tu flanches, mon vieuxLupin. Renoncer à l’entreprise ? Alors Daubrecq va susurrerson secret. Le marquis sera maître de la liste. Lupin s’enretournera bredouille, et Gilbert… »

La longue corde, qu’il avait attachée autour de sa taille, luiimposant une gêne et une fatigue inutiles, Lupin en fixa simplementune des extrémités à la boucle de son pantalon. La corde sedéroulerait ainsi, tout le long de la montée, et il s’en serviraitau retour comme d’une rampe.

Puis il s’agrippa de nouveau aux aspérités de la falaise etcontinua l’escalade, les doigts en sang, les ongles meurtris. Achaque moment, il s’attendait à la chute inévitable. Et ce qui ledécourageait, c’était de percevoir le murmure des voix quis’élevait de la barque, murmure si distinct qu’il ne semblait pasque l’intervalle s’accrût entre ses compagnons et lui.

Et il se rappela le seigneur de Tancarville, seul aussi parmiles ténèbres, et qui devait frissonner au fracas des pierresdétachées et bondissantes. Comme le moindre bruit se répercutaitdans le silence profond ! Qu’un des gardes de Daubrecq épiâtl’ombre du haut de la tour des Deux-Amants, et c’était le coup defeu, la mort…

Il grimpait… il grimpait… et il grimpait depuis si longtempsqu’il finit par s’imaginer que le but était dépassé. Sans aucundoute, il avait obliqué à son insu vers la droite, ou vers lagauche, et il allait aboutir au chemin de ronde. Dénouementstupide ! Aussi bien, est-ce qu’il pouvait en être autrementd’une tentative que l’enchaînement si rapide des faits ne lui avaitpas permis d’étudier et de préparer ?

Furieux, il redoubla d’efforts, s’éleva de plusieurs mètres,glissa, reconquit le terrain perdu, empoigna une touffe de racinesqui lui resta dans la main, glissa de nouveau, et, découragé, ilabandonnait la partie, quand, soudain, se raidissant en unecrispation de tout son être, de tous ses muscles et de toute savolonté, il s’immobilisa ; un bruit de voix semblait sortir duroc qu’il étreignait.

Il écouta. Cela se produisait vers la droite. Ayant renversé latête, il crut voir un rayon de clarté qui traversait les ténèbresde l’espace. Par quel sursaut d’énergie, par quels mouvementsinsensibles, réussit-il à se déplacer jusque-là, il ne s’en renditpas un compte exact. Mais brusquement il se trouva sur le rebordd’un orifice assez large, profond de trois mètres au moins, quicreusait la paroi de la falaise comme un couloir, et dont l’autreextrémité, beaucoup plus étroite, était fermée par troisbarreaux.

Lupin rampa. Sa tête parvint aux barreaux. Il vit…

Chapitre 8La tour des Deux-Amants

La salle des tortures s’arrondissait au-dessous de lui, vaste,de forme irrégulière, distribuée en parties inégales par les quatregros piliers massifs qui soutenaient ses voûtes. Une odeur demoisissure et d’humidité montait de ses murailles et de ses dallesmouillées par les infiltrations. L’aspect devait en être, à touteépoque, sinistre. Mais, à cette heure-là, avec les hautessilhouettes de Sebastiani et de ses fils, avec les lueurs obliquesqui jouaient sur les piliers, avec la vision du captif enchaîné surun grabat, elle prenait une allure mystérieuse et barbare.

Il était au premier plan, Daubrecq, à cinq ou six mètres encontrebas de la lucarne où Lupin se tenait blotti. Outre leschaînes antiques dont on s’était servi pour l’attacher à son lit etpour attacher ce lit à un crochet de fer scellé dans le mur, deslanières de cuir entouraient ses chevilles et ses poignets, et undispositif ingénieux faisait que le moindre de ses gestes mettaiten mouvement une sonnette suspendue au pilier voisin.

Une lampe posée sur un escabeau l’éclairait en plein visage.

Debout près de lui, le marquis d’Albufex, dont Lupin voyait lepâle visage, la moustache grisonnante, la taille haute et mince, lemarquis d’Albufex regardait son prisonnier avec une expression decontentement et de haine assouvie.

Il s’écoula quelques minutes dans un silence profond. Puis lemarquis ordonna :

Sebastiani, allume donc ces trois flambeaux, afin que je le voiemieux.

Et, lorsque les trois flambeaux furent allumés et qu’il eut biencontemplé Daubrecq, il se pencha et lui dit presque doucement :

– Je ne sais pas trop ce qu’il adviendra de nous deux. Mais,tout de même, j’aurai eu là, dans cette salle, de sacrées minutesde joie. Tu m’as fait tant de mal, Daubrecq ! Ce que j’aipleuré par toi !… Oui… de vraies larmes… de vrais sanglots dedésespoir… M’en as-tu volé de l’argent ! Une fortune ! Etla peur que j’avais de ta dénonciation ! Mon nom prononcé,c’était l’achèvement de ma ruine, le déshonneur. Ahgredin !…

Daubrecq ne bougeait pas. Démuni de son lorgnon, il gardaitcependant ses lunettes où la clarté des lumières se reflétait. Ilavait considérablement maigri, et les os de ses pommettessaillaient au-dessus de ses joues creuses.

– Allons, dit d’Albufex, il s’agit maintenant d’en finir. Ilparaîtrait qu’il y a des copains qui rôdent dans le pays. Dieuveuille que ce ne soit pas à ton intention et qu’ils n’essaient pasde te délivrer, car ce serait ta perte immédiate, comme tu le sais… Sebastiani, la trappe fonctionne toujours bien ?

Sebastiani s’approcha, mit un genou en terre, souleva et tournaun anneau que Lupin n’avait pas remarqué et qui se trouvait au piedmême du lit. Une des dalles bascula, découvrant un trou noir.

– Tu vois, reprit le marquis, tout est prévu, et j’ai sous lamain tout ce qu’il faut, même des oubliettes… et des oubliettesinsondables, dit la légende du château. Donc, rien à espérer, aucunsecours. Veux-tu parler ?

Daubrecq ne répondant pas, il continua :

– C’est la quatrième fois que je t’interroge, Daubrecq. C’est laquatrième fois que je me dérange pour te demander le document quetu possèdes et pour me soustraire ainsi à ton chantage. C’est laquatrième et dernière fois. Veux-tu parler ?

Même silence. D’Albufex fit un signe à Sebastiani. Le gardes’avança, suivi de deux de ses fils. L’un d’eux tenait un bâton àla main.

– Vas-y, ordonna d’Albufex après quelques secondesd’attente.

Sebastiani relâcha les lanières qui serraient les poignets deDaubrecq, introduisit et fixa le bâton entre les lanières.

– Je tourne, monsieur le marquis ?

Un silence encore. Le marquis attendait. Daubrecq ne bronchantpas, il murmura :

– Parle donc A quoi bon t’exposer à souffrir ?

Aucune réponse.

– Tourne, Sebastiani.

Sebastiani fit accomplir au bâton une révolution complète. Lesliens se tendirent. Daubrecq poussa un gémissement.

– Tu ne veux pas parler ? Tu sais bien pourtant que je necéderai pas, qu’il m’est impossible de céder, que je te tiens, etque, s’il le faut, je te démolirai jusqu’à t’en faire mourir. Tu neveux pas parler ? Non ?… Sebastiani, un tour de plus.

Le garde obéit. Daubrecq eut un soubresaut de douleur et retombasur son lit en râlant.

– Imbécile ! cria le marquis tout frémissant. Parle doncQuoi ? Tu n’en as donc pas assez de cette liste ? C’estbien le tour d’un autre, pourtant. Allons, parle… Oùest-elle ? Un mot… un mot seulement… et on te laissetranquille… Et demain, quand j’aurai la liste, tu seras libre.Libre, tu entends ? Mais, pour Dieu, parle !… Ah !la brute ! Sebastiani, encore un tour.

Sebastiani fit un nouvel effort. Les os craquèrent.

– Au secours ! au secours articula Daubrecq d’une voixrauque et en cherchant vainement à se dégager.

Et, tout bas, il bégaya :

– Grâce… grâce…

Spectacle horrible Les trois fils avaient des visages convulsés.Lupin, frissonnant, écœuré, et qui comprenait que jamais iln’aurait pu accomplir lui-même cette abominable chose, Lupin épiaitles paroles inévitables. Il allait savoir. Le secret de Daubrecqallait s’exprimer en syllabes, en mots arrachés par la douleur. EtLupin pensait déjà à la retraite, à l’automobile qui l’attendait, àla course éperdue vers Paris, à la victoire si proche ! …

– Parle… murmurait d’Albufex… parle, et ce sera fini.

– Oui… oui… balbutia Daubrecq.

– Eh bien…

– Plus tard, demain…

– Ah ! ça, tu es fou Demain ! Qu’est-ce que tuchantes ? Sebastiani, encore un tour.

– Non, non, hurla Daubrecq, non, arrête.

– Parle !

– Eh bien, voilà… J’ai caché le papier…

Mais la souffrance était trop grande. Daubrecq releva sa têtedans un effort suprême, émit des sons incohérents, réussit deuxfois à prononcer :

« Marie… Marie… » et se renversa, épuisé, inerte.

– Lâche donc, ordonna d’Albufex à Sebastiani. Sacrebleu !est-ce que nous aurions forcé la dose ?

Mais un examen rapide lui prouva que Daubrecq était simplementévanoui. Alors lui-même, exténué, il s’écroula sur le pied du liten essuyant les gouttes de sueur qui mouillaient son front, et ilbredouilla :

– Ah ! la sale besogne…

– C’est peut-être assez pour aujourd’hui, dit le garde, dont larude figure trahissait l’émotion… On pourrait recommencer demain…après-demain.

Le marquis se taisait. Un des fils lui tendit une gourde decognac. Il en remplit la moitié d’un verre et but d’un trait.

– Demain, dit-il, non. Tout de suite. Encore un petit effort. Aupoint où il en est, ce ne sera pas difficile.

Et prenant le garde à part :

– Tu as entendu ? qu’a-t-il voulu dire par ce mot de «Marie » ? Deux fois il l’a répété.

– Oui, deux fois, dit le garde. Il a peut-être confié cedocument que vous lui réclamez à une personne qui porte le nom deMarie.

– Jamais de la vie ! protesta d’Albufex. Il ne confie rien…Cela signifie autre chose.

Mais quoi, monsieur le marquis ?

– Quoi ? Nous n’allons pas tarder à le savoir, je t’enréponds.

A ce moment, Daubrecq eut une longue aspiration et remua sur sacouche.

D’Albufex, qui maintenant avait recouvré tout son sang-froid etqui ne quittait pas l’ennemi des yeux, s’approcha et lui dit :

– Tu vois bien, Daubrecq… c’est de la folie de résister… Quandon est vaincu, il n’y a qu’à subir la loi du vainqueur, au lieu dese faire torturer bêtement… Voyons, sois raisonnable.

Et s’adressant à Sebastiani :

– Tends la corde… qu’il la sente un peu… ça le réveillera… Ilfait le mort…

Sebastiani reprit le bâton et tourna jusqu’à ce que la corderevînt en contact avec les chairs tuméfiées. Daubrecq sursauta.

– Arrête, Sebastiani, commanda le marquis. Notre ami me paraîtavoir les meilleures dispositions du monde et comprendre lanécessité d’un accord. N’est-ce pas, Daubrecq ? Tu préfères enfinir ? Combien tu as raison !

Les deux hommes étaient inclinés au-dessus du patient,Sebastiani, le bâton en main, d’Albufex tenant la lampe afind’éclairer en plein le visage.

– Ses lèvres s’agitent… il va parler… Desserre un peu,Sebastiani, je ne veux pas que notre ami souffre… Et puis, non,serre davantage… je crois que notre ami hésite… Encore un tour…Halte ! … nous y sommes… Ah ! mon cher Daubrecq, si tun’articules pas mieux que ça, c’est du temps perdu. Quoi ?Qu’est-ce que tu dis ?

Arsène Lupin mâchonna un juron. Daubrecq parlait, et lui, Lupin,ne pouvait pas l’entendre ! Il avait beau prêter l’oreille,étouffer les battements de son cœur et le bourdonnement de sestempes, aucun son ne parvenait jusqu’à lui.

« Crénom d’un nom pensa-t-il, je n’avais pas prévu cela. Quefaire ? »

Il fut sur le point de braquer son revolver et d’envoyer àDaubrecq une balle qui couperait court à toute explication. Mais ilsongea que lui non plus n’en saurait pas davantage, et qu’il valaitmieux s’en remettre aux événements pour en tirer le meilleurparti.

En bas, cependant, la confession se poursuivait, indistincte,entrecoupée de silences et mêlée de plaintes. D’Albufex ne lâchaitpas sa proie.

– Encore… Achève donc…

Et il ponctuait les phrases d’exclamations approbatives.

– Bien !… Parfait !… Pas possible ? Répète unpeu, Daubrecq… Ah ! ça, c’est drôle… Et personne n’a eul’idée ? Pas même Prasville ?… Quel idiot !…Desserre donc, Sebastiani… Tu vois bien que notre ami est toutessoufflé… Du calme, Daubrecq… ne te fatigue pas… Et alors, cherami, tu disais…

C’était la fin. Il y eut un chuchotement assez long qued’Albufex écouta sans interruption et dont Arsène Lupin ne putsaisir la moindre syllabe, puis le marquis se leva et s’exclamad’une voix joyeuse :

– Ça y est !… Merci, Daubrecq. Et crois bien que jen’oublierai jamais ce que tu viens de faire. Quand tu seras dans lebesoin, tu n’auras qu’à frapper à ma porte, il y aura toujours unmorceau de pain pour toi à la cuisine, et un verre d’eau filtrée.Sebastiani, soigne M. le Député absolument comme si c’était un detes fils. Et tout d’abord, débarrasse-le de ses liens. Il ne fautpas avoir de cœur pour attacher ainsi un de ses semblables, commeun poulet à la broche.

– Si on lui donnait à boire ? proposa le garde.

– C’est ça ! donne-lui donc à boire.

Sebastiani et ses fils défirent les courroies de cuir,frictionnèrent les poignets endoloris et les entourèrent de bandesde toile enduites d’un onguent. Puis Daubrecq avala quelquesgorgées d’eau-de-vie.

– Ça va mieux, dit le marquis. Bah ! ce ne sera rien. Dansquelques heures, il n’y paraîtra plus, et tu pourras te vanterd’avoir subi la torture, comme au bon temps de l’Inquisition.Veinard !

Il consulta sa montre.

– Assez bavardé, Sebastiani. Que tes fils le veillent à tour derôle. Toi, conduis-moi jusqu’à la station, pour le derniertrain.

– Alors, monsieur le marquis, nous le laissons comme ça, librede ses mouvements ?

– Pourquoi pas ? T’imagines-tu que nous allons le tenir icijusqu’à sa mort ? Non, Daubrecq, sois tranquille. Demainaprès-midi, j’irai chez toi… et si le document se trouve bien à laplace que tu m’as dite, aussitôt un télégramme, et on te donne laclef des champs. Tu n’as pas menti, hein ?

Il était revenu vers Daubrecq, et, de nouveau courbé sur lui:

– Pas de blagues, n’est-ce pas ? Ce serait idiot de tapart. J’y perdrais un jour, voilà tout. Tandis que toi, tu yperdrais ce qui te reste de jours à vivre. Mais non, mais non, lacachette est trop bonne. On n’invente pas ça pour s’amuser. Enroute, Sebastiani. Demain, tu auras le télégramme.

– Et si on ne vous laisse pas entrer dans la maison, monsieur lemarquis ?

– Pourquoi donc ?

– La maison du square Lamartine est occupée par des hommes dePrasville.

– Ne t’inquiète pas, Sebastiani, j’entrerai, et, si on nem’ouvre pas la porte, la fenêtre est là. Et, si la fenêtre nes’ouvre pas, je saurai bien m’arranger avec un des hommes dePrasville. C’est une question d’argent. Et, Dieu merci ! cen’est pas ça qui manquera, désormais. Bonne nuit, Daubrecq.

Il sortit, accompagné de Sebastiani, et le lourd battant sereferma.

Aussitôt, et d’après un plan conçu durant cette scène, Lupinopéra sa retraite.

Ce plan était simple : dégringoler à l’aide de sa corde jusqu’aubas de la falaise, emmener ses amis avec lui, sauter dans l’auto,et, sur la route déserte qui conduit à la gare d’Aumale, attaquerd’Aibufex et Sebastiani. L’issue du combat ne faisait aucun doute.D’Albufex et Sebastiani prisonniers, on s’arrangerait bien pour quel’un d’eux parlât. D’Albufex avait montré comment on devait s’yprendre et, pour le salut de son fils, Clarisse Mergy saurait êtreinflexible.

Il tira la corde dont il s’était muni, et chercha à tâtons uneaspérité du roc autour de laquelle il pût la passer, de manière àce qu’il en pendît deux bouts égaux qu’il saisirait à pleinesmains. Mais, lorsqu’il eut trouvé ce qu’il lui fallait, au lieud’agir, et rapidement, car la besogne était pressée, il demeuraimmobile, à réfléchir. Au dernier moment, son projet ne lesatisfaisait plus.

« Absurde, se disait-il, ce que je vais faire est absurde etillogique. Qu’est-ce qui me prouve que d’Albufex et Sébastiani nem’échapperont pas ? Qu’est-ce qui me prouve même qu’une foisen mon pouvoir ils parleront ? Non, je reste. Il y a mieux àtenter… beaucoup mieux. Ce n’est pas à ces deux-là qu’il fautm’attaquer, mais à Daubrecq. Il est exténué, à bout de résistance.S’il a dit son secret au marquis, il n’y a aucune raison pour qu’ilne me le dise pas, quand Clarisse et moi nous emploierons les mêmesprocédés. Adjugé ! Enlevons le Daubrecq ! »

Et il ajouta en lui-même :

« D’ailleurs, qu’est-ce que je risque ? Si je rate le coup,Clarisse Mergy et moi nous filons à Paris et, de concert avecPrasville, nous organisons dans la maison du square Lamartine unesurveillance minutieuse, pour que d’Albufex ne puisse profiter desrévélations que Daubrecq lui a faites. L’essentiel, c’est quePrasville soit prévenu du danger. Il le sera. »

Minuit sonnait alors à l’église d’un village voisin. Celadonnait à Lupin six ou sept heures pour mettre à exécution sonnouveau plan. Il commença aussitôt.

En s’écartant de l’orifice au fond duquel s’ouvrait la fenêtre,il s’était heurté, dans un des creux de la falaise, à un massif depetits arbustes. A l’aide de son couteau, il en coupa une douzainequ’il réduisit tous à la même dimension. Puis, sur sa corde, ilpréleva deux longueurs égales. Ce furent les montants de l’échelle.Entre ces montants, il assujettit les douze bâtonnets et ilconfectionna ainsi une échelle de corde de six mètres environ.

Quand il revint à son poste, il n’y avait plus, dans la salledes tortures, auprès du lit de Daubrecq, qu’un seul des trois fils.Il fumait sa pipe auprès de la lampe. Daubrecq dormait.

« Fichtre ! pensa Lupin, ce garçon-là va-t-il veiller toutela nuit ? En ce cas, rien à faire qu’à m’esquiver… »

L’idée qu’Albufex était maître du secret le tourmentaitvivement. De l’entrevue à laquelle il avait assisté, il gardaitl’impression très nette que le marquis « travaillait pour soncompte » et qu’il ne voulait pas seulement, en dérobant la liste,se soustraire à l’action de Daubrecq, mais aussi conquérir lapuissance de Daubrecq, et rebâtir sa fortune par les moyens mêmesque Daubrecq avait employés.

Dès lors, c’eût été, pour Lupin, une nouvelle bataille à livrerà un nouvel ennemi. La marche rapide des événements ne permettaitpas d’envisager une pareille hypothèse. A tout prix il fallaitbarrer la route au marquis d’Albufex en prévenant Prasville.

Cependant Lupin restait, retenu par l’espoir tenace de quelqueincident qui lui donnerait l’occasion d’agir.

La demie de minuit sonna. Puis, une heure. L’attente devenaitterrible, d’autant qu’une brume glaciale montait de la vallée etque Lupin sentait le froid pénétrer en lui.

Il entendit le trot d’un cheval dans le lointain.

« Voilà Sebastiani qui rentre de la gare », pensa-t-il.

Mais le fils qui veillait dans la salle des tortures ayant vidéson paquet de tabac ouvrit la porte et demanda à ses frères s’ilsn’avaient pas de quoi bourrer une dernière pipe. Sur leur réponse,il sortit pour aller jusqu’au pavillon.

Et Lupin fut stupéfait. La porte n’était pas refermée queDaubrecq, qui dormait si profondément, s’assit sur sa couche,écouta, mit un pied à terre, puis l’autre pied, et, debout, un peuvacillant, mais plus solide tout de même qu’on n’eût pu le croire,il essaya ses forces.

« Allons, se dit Lupin, le gaillard a du ressort. Il pourra trèsbien contribuer lui-même à son enlèvement. Un seul point mechiffonne… Se laissera-t-il convaincre ? Voudra-t-il mesuivre ? Est-ce qu’il ne croira pas que ce miraculeux secoursqui lui arrive par la voie des cieux, est un piège dumarquis ? »

Mais tout à coup Lupin se rappela cette lettre qu’il avait faitécrire aux vieilles cousines de Daubrecq, cette lettre derecommandation, pour ainsi dire, que l’aînée des deux sœursRousselot avait signée de son prénom d’Euphrasie.

Elle était là, dans sa poche. Il la prit et prêta l’oreille.Aucun bruit, sinon le bruit léger des pas de Daubrecq sur lesdalles. Lupin jugea l’instant propice. Vivement il passa le brasentre les barreaux et jeta la lettre.

Daubrecq parut interdit.

L’enveloppe avait voltigé dans la salle, et elle gisait à terre,à trois pas de lui. D’où cela venait-il ? Il leva la tête versla fenêtre et tâcha de percer l’obscurité qui lui cachait toute lapartie haute de la salle. Puis il regarda l’enveloppe, sans oser ytoucher encore, comme s’il eût redouté quelque embûche. Puis,soudain, après un coup d’œil du côté de la porte, il se baissarapidement, saisit l’enveloppe et la décacheta.

« Ah ! » fit-il avec un soupir de joie, en voyant lasignature.

Il lut la lettre à demi-voix :

« Il faut avoir toute confiance dans le porteur de ce mot. C’estlui qui, grâce à l’argent que nous lui avons remis, a su découvrirle secret du marquis et qui a conçu le plan de l’évasion. Tout estprêt pour la fuite. Euphrasie Rousselot. »

Il relut la lettre, répéta : « Euphrasie… Euphrasie… » et levala tête de nouveau.

Lupin chuchota :

– Il me faut deux ou trois heures pour scier un des barreaux.Sebastiani et ses fils vont-ils revenir ?

– Oui, sans doute, répondit Daubrecq aussi doucement que lui,mais je pense qu’ils me laisseront.

– Mais ils couchent à côté ?

– Oui.

– Ils n’entendront pas ?

– Non, la porte est trop massive.

– Bien. En ce cas, ce ne sera pas long. J’ai une échelle decorde. Pourrez-vous monter seul ? sans mon aide ?

– Je crois… j’essaierai… ce sont mes poignets qu’ils ont brisés…Ah les brutes ! C’est à peine si je peux remuer les mains… etj’ai bien peu de force ! Mais tout de même, j’essaierai… ilfaudra bien…

Il s’interrompit, écouta, et posant un doigt sur sa bouche,murmura :

– Chut !

Lorsque Sebastiani et ses fils entrèrent, Daubrecq, qui avaitdissimulé la lettre et se trouvait sur son lit, feignit de seréveiller en sursaut. Le garde apportait une bouteille de vin, unverre et quelques provisions.

– Ça va, monsieur le député, s’écria-t-il. Dame ! on apeut-être serré un peu fort… C’est si brutal, ce tourniquet debois. Ça se faisait beaucoup du temps de la grande Révolution et deBonaparte, qu’on m’a dit… du temps où il y avait des « chauffeurs». Une jolie invention ! Et puis propre… pas de sang…Ah ! ça n’a pas été long ! Au bout de vingt minutes, vouscrachiez le mot de l’énigme.

Sebastiani éclata de rire.

– A propos, monsieur le député, toutes mes félicitations !Excellente, la cachette. Et qui se douterait jamais ?…Voyez-vous, ce qui nous trompait, M. le marquis et moi, c’était cenom de Marie que vous aviez d’abord lâché. Vous n’aviez pas menti.Seulement, voilà… le mot est resté en route. Il fallait le finir.Non, mais tout de même, ce que c’est drôle ! Ainsi, sur latable même de votre cabinet ! Vrai, il y a de quoirigoler.

Le garde s’était levé et arpentait la pièce en se frottant lesmains.

– M. le marquis est rudement content, si content, même, qu’ilreviendra demain soir en personne, pour vous donner la clef deschamps. Oui, il a réfléchi, il y aura quelques formalités… il vousfaudra peut-être signer quelques chèques, rendre gorge, quoi !et rembourser M. le marquis de son argent et de ses peines. Maisqu’est-ce que c’est que cela ? une misère pour vous !Sans compter qu’à partir de maintenant, plus de chaîne, plus delanière de cuir autour des poignets, bref, un traitement deroi ! Et, même, tenez, j’ai ordre de vous octroyer une bonnebouteille de vin vieux et un flacon de cognac.

Sebastiani lança encore quelques plaisanteries, puis il prit lalampe, fit une dernière inspection de la salle et dit à ses fils:

– Laissons-le dormir. Vous aussi, reposez-vous tous les trois.Mais ne dormez que d’un œil… On ne peut jamais savoir…

Ils se retirèrent.

Lupin patienta et dit à voix basse :

– Je peux commencer ?

– Oui, mais attention !… Il n’y aurait rien d’impossible àce qu’ils fassent une ronde d’ici une heure ou deux.

Lupin se mit à l’oeuvre. Il avait une lime très puissante, et lefer des barreaux, rouillé et rongé par le temps, était, à certainsendroits, presque friable. A deux reprises, Lupin s’arrêta,l’oreille aux aguets. Mais c’était le trottinement d’un rat dansles décombres de l’étage supérieur, ou le vol d’un oiseau nocturne,et il continuait sa besogne, encouragé par Daubrecq, qui écoutaitprès de la porte, et qui l’eût prévenu à la moindre alerte.

« Ouf ! se dit-il, en donnant un dernier coup de lime,c’est pas dommage, car, vrai, on est un peu à l’étroit dans cemaudit tunnel… Sans compter le froid… »

Il pesa de toutes ses forces sur le barreau qu’il avait scié parle bas, et réussit à l’écarter suffisamment pour qu’un homme pût seglisser entre les deux barreaux qui restaient. Il dut ensuitereculer jusqu’à l’extrémité du couloir, dans la partie, plus large,où il avait laissé l’échelle de corde. L’ayant fixée aux barreaux,il appela :

– Psst… Ça y est… Vous êtes prêt ?

– Oui… me voici… une seconde encore que j’écoute… Bien… Ilsdorment… Donnez-moi l’échelle.

Lupin la déroula et dit :

– Dois-je descendre ?

– Non… Je suis un peu faible… mais ça ira tout de même.

En effet, il parvint assez vite à l’orifice du couloir et s’yengagea à la suite de son sauveur. Le grand air, cependant, parutl’étourdir. En outre, pour se donner des forces, il avait bu lamoitié de la bouteille de vin, et il eut une défaillance quil’étendit sur la pierre du couloir durant une demi-heure. Lupin,perdant patience, l’attachait déjà à l’un des bouts du câble dontl’autre bout était noué autour des barreaux, et il se préparait àle faire glisser comme un colis, lorsque Daubrecq se réveilla, plusdispos.

– C’est fini, murmura-t-il, je me sens en bon état. Est-ce quece sera long ?

– Assez long, nous sommes à cinquante mètres de hauteur.

– Comment d’Albufex n’a-t-il pas prévu qu’une évasion étaitpossible par là ?

– La falaise est à pic.

– Et vous avez pu ?…

– Dame ! vos cousines ont insisté… Et puis, il faut vivre,n’est-ce pas ? et elles ont été généreuses.

– Les braves filles ! dit Daubrecq. Oùsont-elles ?

– En bas, dans une barque.

– Il y a donc une rivière ?

– Oui, mais ne causons pas, voulez-vous ? c’estdangereux.

– Un mot encore. Il y avait longtemps que vous étiez là quandvous m’avez jeté la lettre ?

– Mais non, mais non… Un quart d’heure, au plus. Je vousexpliquerai… Maintenant, il s’agit de se hâter.

Lupin passa le premier, en recommandant à Daubrecq de biens’accrocher à la corde et de descendre à reculons. Il lesoutiendrait d’ailleurs aux endroits plus difficiles.

Il leur fallut plus de quarante minutes pour arriver sur leterre-plein du ressaut que formait la falaise, et plusieurs foisLupin dut aider son compagnon dont les poignets, encore meurtrispar la torture, avaient perdu toute énergie et toute souplesse.

A plusieurs reprises, il gémit :

– Ah ! les canailles, ils m’ont démoli… Lescanailles !… Ah d’Albufex, tu me la paieras cher,celle-là.

– Silence, fit Lupin.

– Quoi ?

– Là-haut… du bruit…

Immobiles sur le terre-plein, ils écoutèrent. Lupin pensa ausire de Tancarville et à la sentinelle qui l’avait tué d’un coupd’arquebuse. Il frémit, subissant l’angoisse du silence et desténèbres.

– Non, dit-il… Je me suis trompé… D’ailleurs, c’est idiot… On nepeut pas nous atteindre d’ici.

– Qui nous atteindrait ?

– Rien… rien… une idée stupide…

A tâtons, il chercha et finit par trouver les montants del’échelle, et il reprit :

– Tenez, voici l’échelle qui est dressée dans le lit de larivière. Un de mes amis la garde, ainsi que vos cousines.

Il siffla.

– Me voici, fit-il à mi-voix. Tenez bien l’échelle.

Et il dit à Daubrecq :

– Je passe.

Daubrecq objecta :

– Il serait peut-être préférable que je passe avant vous.

Pourquoi ?

– Je suis très las. Vous m’attacherez votre corde à la ceinture,et vous me tiendrez… Sans quoi, je risquerais…

– Oui, vous avez raison, dit Lupin. Approchez-vous.

Daubrecq s’approcha et se mit à genoux sur le roc. Lupinl’attacha, puis, courbé en deux, saisit l’un des montants à pleinesmains pour que l’échelle n’oscillât pas.

– Allez-y, dit-il.

Au même moment, il sentit une violente douleur à l’épaule.

– Crénom ! fit-il, en s’affaissant.

Daubrecq l’avait frappé d’un coup de couteau au-dessous de lanuque, un peu à droite.

– Ah ! misérable… misérable…

Dans l’ombre, il devina Daubrecq qui se débarrassait de sacorde, et il l’entendit murmurer :

– Aussi, tu es trop bête ! Tu m’apportes une lettre de mescousines Rousselot, où j’ai reconnu tout de suite l’écriture del’aînée Adélaïde, mais que cette vieille rouée d’Adélaïde, parméfiance et pour me mettre au besoin sur mes gardes, a eu soin designer du nom de sa cadette Euphrasie Rousselot. Tu vois ça, sij’ai tiqué ! … Alors, avec un peu de réflexion… Tu es bien lesieur Arsène Lupin, n’est-ce pas ? le protecteur de Clarisse,le sauveur de Gilbert… Pauvre Lupin, je crois que ton affaire estmauvaise… Je ne frappe pas souvent, mais, quand je frappe, ça yest.

Il se pencha vers le blessé et fouilla ses poches.

– Donne-moi donc ton revolver. Tu comprends, tes amis vontpresque aussitôt reconnaître que ce n’est pas leur patron, et vontessayer de me retenir. Et, comme je n’ai plus beaucoup de forces,une balle ou deux… Adieu, Lupin ! On se retrouvera dansl’autre monde, hein ? Retiens-moi un appartement avec tout leconfort moderne… Adieu, Lupin. Et tous mes remerciements… Carvraiment, sans toi, je ne sais pas trop ce que je serais devenu.Fichtre ! d’Albufex n’y allait pas de main morte. Le bougre…ça m’amuse de le retrouver !

Daubrecq avait fini ses préparatifs. Il siffla de nouveau. Onlui répondit de la barque.

– Me voici, dit-il.

En un effort suprême, Lupin tendit les bras pour l’arrêter. Maisil ne rencontra que le vide. Il voulut crier, avertir ses complices: sa voix s’étrangla dans sa gorge.

Il éprouvait un engourdissement affreux de tout son être. Sestempes bourdonnaient.

Soudain, des clameurs, en bas. Puis une détonation, puis uneautre, que suivit un ricanement de triomphe. Et des plaintes defemme, des gémissements. Et, peu après, deux détonationsencore…

Lupin pensa à Clarisse, blessée, morte peut-être, à Daubrecq quis’enfuyait victorieux, à d’Albufex, au bouchon de cristal que l’unou l’autre des deux adversaires allait reprendre sans que personnepût s’y opposer. Puis une vision brusque lui montra le sire deTancarville, tombant avec sa bien-aimée. Puis il murmura plusieursfois :

« Clarisse… Clarisse… Gilbert… »

Un grand silence se fit en lui, une paix infinie le pénétra, et,sans aucune révolte, il avait l’impression que son corps, épuisé,que rien ne retenait plus, roulait jusqu’au bord même du rocher,vers l’abîme…

Chapitre 9Dans les ténèbres

Une chambre d’hôtel, à Amiens… Pour la première fois, ArsèneLupin reprend un peu conscience. Clarisse est à son chevet, ainsique Le Ballu.

Tous deux, ils causent, et Lupin, sans ouvrir les yeux, écoute.Il apprend que l’on a craint pour ses jours, mais que tout périlest écarté. Ensuite, au cours de la conversation, il saisitcertaines paroles qui lui révèlent ce qui s’est passé dans la nuittragique de Mortepierre, la descente de Daubrecq, l’effarement descomplices qui ne reconnaissent pas le patron, puis la lutte brève,Clarisse qui se jette sur Daubrecq et qui est blessée d’une balle àl’épaule, Daubrecq qui bondit sur la rive, Grognard qui tire deuxcoups de revolver et qui s’élance à sa poursuite, Le Ballu quigrimpe à l’échelle et qui trouve le patron évanoui.

– Et vrai ! explique Le Ballu, je me demande encore commentil n’a pas roulé. Il y avait bien un creux à cet endroit, mais uncreux en pente, et il fallait que, même à moitié mort, ils’accroche de ses dix doigts. Nom d’un chien, il étaittemps !

Lupin écoute, écoute désespérément. Il rassemble ses forces pourrecueillir et comprendre les mots. Mais soudain une phrase terribleest prononcée : Clarisse, en pleurant, parle des dix-huit jours quiviennent de s’écouler, dix-huit jours nouveaux perdus pour le salutde Gilbert.

Dix-huit jours ! Ce chiffre épouvante Lupin. Il pense quetout est fini, que jamais il ne pourra se rétablir et continuer lalutte, et que Gilbert et Vaucheray mourront… Son cerveau luiéchappe. C’est encore la fièvre, encore le délire.

Et d’autres jours vinrent. Peut-être est-ce l’époque de sa viedont Lupin parle avec le plus d’effroi. Il gardait suffisamment deconscience, et il avait des minutes assez lucides pour se rendre uncompte exact de la situation. Mais il ne pouvait coordonner sesidées, suivre un raisonnement, et indiquer à ses amis, ou leurdéfendre, telle ligne de conduite.

Quand il sortait de sa torpeur, il se trouvait souvent la maindans la main de Clarisse, et, en cet état de demi-sommeil où lafièvre vous maintient, il lui jetait des paroles étranges, desparoles de tendresse et de passion, l’implorant et la remerciant,et la bénissant de tout ce qu’elle apportait, dans les ténèbres, delumière et de joie.

Puis, plus calme, et sans bien comprendre ce qu’il avait dit, ils’efforçait de plaisanter :

– J’ai eu le délire, n’est-ce pas ? Ce que j’ai dû raconterde bêtises !

Mais, au silence de Clarisse, Lupin sentait qu’il pouvait diretoutes les bêtises que la fièvre lui inspirait… Elle ne lesentendait pas. Les soins qu’elle prodiguait au malade, sondévouement, sa vigilance, son inquiétude à la moindre rechute, toutcela ne s’adressait pas à lui-même, mais au sauveur possible deGilbert. Elle épiait anxieusement les progrès de la convalescence.Quand serait-il capable de se remettre en campagne ?N’était-ce pas une folie que de s’attarder auprès de lui alors quechaque jour emportait un peu d’espoir ?

Lupin ne cessait de se répéter, avec la croyance intime qu’ilpouvait, par là, influer sur son mal :

« Je veux guérir… je veux guérir…

Et il ne bougeait pas durant des journées entières pour ne pasdéranger son pansement, ou accroître, si peu que ce fût, lasurexcitation de ses nerfs.

Il s’efforçait aussi de ne plus penser à Daubrecq. Mais l’imagede son formidable adversaire le hantait.

Un matin, Arsène Lupin se réveilla plus dispos. La plaie étaitfermée, la température presque normale. Un docteur de ses amis, quivenait quotidiennement de Paris, lui promit qu’il pourrait se leverle surlendemain. Et, dès ce jour-là, en l’absence de ses compliceset de Mme Mergy, tous trois partis l’avant-veille en quête derenseignements, il se fit approcher de la fenêtre ouverte.

Il sentait la vie rentrer en lui, avec la clarté du soleil, avecun air plus tiède qui annonçait l’approche du printemps. Ilretrouvait l’enchaînement de ses idées, et les faits se rangeaientdans son cerveau selon leur ordre logique et selon leurs rapportssecrets.

Le soir, il reçut de Clarisse un télégramme lui annonçant queles choses allaient mal et qu’elle restait à Paris ainsi queGrognard et Le Ballu. Très tourmenté par cette dépêche, il passaune nuit moins bonne. Quelles pouvaient être les nouvelles quiavaient motivé la dépêche de Clarisse ?

Mais, le lendemain, elle arriva dans sa chambre, toute pâle, lesyeux rougis de larmes, et elle tomba, à bout de forces.

– Le pourvoi en cassation est rejeté, balbutia-t-elle.

Il se domina, et dit, d’une voix étonnée :

– Vous comptiez donc là-dessus ?

– Non, non, fit-elle, mais tout de même… on espère… malgrésoi…

– C’est hier qu’il a été rejeté ?

– Il y a huit jours. Le Ballu me l’a caché, et moi, je n’osaispas lire les journaux.

Lupin insinua :

– Reste la grâce…

– La grâce ? Croyez-vous qu’on graciera les complicesd’Arsène Lupin ?

Elle lança ces mots avec un emportement et une amertume dont ilne parut pas s’apercevoir, et il prononça :

– Vaucheray, non, peut-être… Mais on aura pitié de Gilbert, desa jeunesse…

– On n’aura pas pitié de lui. Qu’en savez-vous ?

– J’ai vu son avocat.

– Vous avez vu son avocat… Et vous lui avez dit…

– Je lui ai dit que j’étais la mère de Gilbert, et je lui aidemandé si, en proclamant l’identité de mon fils, cela ne pourraitpas influer sur le dénouement… ou tout au moins le retarder.

– Vous feriez cela ? murmura-t-il. Vous avoueriez…

– La vie de Gilbert avant tout. Que m’importe mon nom ! Quem’importe le nom de mon mari !

– Et celui de votre petit Jacques ? objecta Lupin.Avez-vous le droit de perdre Jacques et de faire de lui le frèred’un condamné à mort ?

Elle baissa la tête et il reprit :

– Que vous a répondu l’avocat ?

– Il m’a répondu qu’un pareil acte ne pouvait servir en rienGilbert. Et, malgré toutes ses protestations, j’ai bien vu que,pour lui, il ne se faisait aucune illusion et que la commission desgrâces conclurait à l’exécution.

– La commission, soit. Mais le Président de laRépublique ?

– Le Président se conforme toujours à l’avis de lacommission.

– Il ne s’y conformera pas cette fois.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’on agira sur lui.

– Comment ?

– Par la remise conditionnelle du papier des vingt-sept.

– Vous l’avez donc ?

– Non.

– Alors ?

– Je l’aurai.

Sa certitude n’avait pas fléchi. Il affirmait avec autant decalme et avec autant de foi dans la puissance infinie de savolonté.

Elle haussa légèrement les épaules, moins confiante en lui.

– Si d’Albufex ne lui a pas dérobé la liste, un seul hommepourrait agir, un seul : Daubrecq.

Elle dit ces mots d’une voix basse et distraite qui le fittressaillir. Pensait-elle donc encore, comme souvent il avait crule sentir, à revoir Daubrecq et à lui payer le salut deGilbert ?

– Vous m’avez fait un serment, dit-il. Je vous le rappelle. Ilfut convenu que la lutte contre Daubrecq serait dirigée par moi,sans qu’il y ait jamais possibilité d’accord entre vous et lui.

Elle répliqua :

– Je ne sais même pas où il est. Si je le savais, ne lesauriez-vous pas ?

La réponse était évasive. Mais il n’insista pas, se promettantde la surveiller au moment opportun, et il lui demanda – car biendes détails encore ne lui avaient pas été racontés :

– Alors, on ignore ce qu’est devenu Daubrecq ?

– On l’ignore. Évidemment, l’une des balles de Grognardl’atteignit, car le lendemain de son évasion nous avons recueillidans un fourré un mouchoir plein de sang. En outre, on vit,paraît-il, à la station d’Aumale, un homme qui semblait très las etqui marchait avec beaucoup de peine. Il prit un billet pour Paris,monta dans le premier train qui passa… et c’est tout ce que noussavons…

– Il doit être blessé grièvement, prononça Lupin, et il sesoigne dans une retraite sûre. Peut-être aussi juge-t-il prudent dese soustraire, durant quelques semaines, aux pièges possibles de lapolice, de d’Albufex, de vous, de moi, de tous ses ennemis.

Il réfléchit et continua :

– A Mortepierre, que s’est-il passé depuis l’évasion ? Onn’a parlé de rien, dans le pays ?

– Non. Dès l’aube, la corde était retirée, ce qui prouve queSebastiani et ses fils se sont aperçus, la nuit même, de la fuitede Daubrecq. Toute cette journée-là, Sebastiani fut absent.

– Oui, il aura prévenu le marquis. Et celui-ci, oùest-il ?

– Chez lui. Et, d’après l’enquête de Grognard, là non plus, iln’y a rien de suspect.

– Est-on certain qu’il n’a pas pénétré dans l’hôtel du squareLamartine ?

Aussi certain qu’on peut l’être.

– Daubrecq non plus ?

– Daubrecq non plus.

– Vous avez vu Prasville ?

– Prasville est en congé. Il voyage. Mais l’inspecteur principalBlanchon qu’il a chargé de cette affaire et les agents qui gardentl’hôtel affirment que, conformément aux ordres de Prasville, leursurveillance ne se relâche pas un instant, même la nuit, que, àtour de rôle, l’un d’eux reste de faction dans le bureau, et, parconséquent, que personne n’a pu s’introduire.

– Donc, en principe, conclut Arsène Lupin, le bouchon de cristalse trouverait encore dans le bureau de Daubrecq ?

– S’il s’y trouvait avant la disparition de Daubrecq, il doit setrouver encore dans ce bureau.

– Et sur la table de travail…

– Sur la table de travail ? Pourquoi dites-vouscela ?

Parce que je le sais, dit Lupin, qui n’avait pas oublié laphrase de Sebastiani.

– Mais vous ne connaissez pas l’objet où le bouchon estdissimulé ?

– Non. Mais une table de travail, c’est un espace restreint. Envingt minutes on l’explore. En dix minutes, s’il le faut, on ladémolit.

La conversation avait un peu fatigué Arsène Lupin. Comme il nevoulait commettre aucune imprudence, il dit à Clarisse :

– Écoutez, je vous demande encore deux ou trois jours. Noussommes aujourd’hui lundi le 4 mars. Après-demain mercredi, jeudi auplus tard, je serai sur pied. Et soyez certaine que nousréussirons.

– D’ici là ?…

– D’ici là, retournez à Paris. Installez-vous avec Grognard etLe Ballu à l’hôtel Franklin, près du Trocadéro, et surveillez lamaison de Daubrecq. Vous y avez vos entrées libres. Stimulez lezèle des agents.

– Si Daubrecq revient ?

– S’il revient, tant mieux, nous le tenons.

– Et s’il ne fait que passer ?

– En ce cas, Grognard et Le Ballu doivent le suivre.

– Et s’ils perdent sa trace ?

Lupin ne répondit pas. Nul ne sentait plus que lui tout ce qu’ily avait de funeste à demeurer inactif, dans une chambre d’hôtel, etcombien sa présence eût été utile sur le champ de bataille !Peut-être même cette idée confuse avait-elle prolongé son malau-delà des limites ordinaires.

Il murmura :

– Allez-vous-en, je vous en supplie.

Il y avait entre eux une gêne qui croissait avec l’approche dujour épouvantable. Injuste, oubliant, ou voulant oublier, quec’était elle qui avait lancé son fils dans l’aventure d’Enghien,Mme Mergy n’oubliait pas que la justice poursuivait Gilbert avectant de rigueur, non pas tant comme criminel que comme complice deLupin. Et, puis, malgré tous ses efforts, malgré les prodiges deson énergie, à quel résultat, en fin de compte, Lupin avait-ilabouti ? En quoi son intervention avait-elle profité àGilbert ?

Après un silence, elle se leva et le laissa seul.

Le lendemain, il fut assez faible. Mais le surlendemain, quiétait le mercredi, comme son docteur exigeait qu’il restât encorejusqu’à la fin de la semaine, il répondit :

– Sinon, qu’ai-je à craindre ?

– Que la fièvre ne revienne.

– Pas davantage ?

– Non. La blessure est suffisamment cicatrisée.

– Alors, advienne que pourra. Je monte avec vous dans votreauto. A midi, nous sommes à Paris.

Ce qui déterminait Lupin à partir sur-le-champ, c’était,d’abord, une lettre de Clarisse ainsi conçue : « J’ai retrouvé lestraces de Daubrecq… »

Et c’était aussi la lecture d’un télégramme publié par lesjournaux d’Amiens, télégramme annonçant l’arrestation du marquis d‘Albufex compromis dans l’affaire du Canal.

Daubrec se vengeait.

Or, si Daubrecq pouvait se venger, c’est que le marquis n’avaitpu, lui, prévenir cette vengeance en prenant le document qui setrouvait sur la table même du bureau. C’est que les agents etl’inspecteur principal Blanchon, établis par Prasville dans l’hôteldu square Lamartine, avaient fait bonne garde. Bref, c’est que lebouchon de cristal était encore là.

Il y était encore, et cela prouvait, ou bien que Daubrecqn’osait pas rentrer chez lui, ou bien que son état de santé l’enempêchait, ou bien encore qu’il avait assez de confiance dans lacachette pour ne pas prendre la peine de se déranger.

En tout cas, il n’y avait aucun doute sur la conduite à suivre :il fallait agir, et agir au plus vite. Il fallait devancer Daubrecqet s’emparer du bouchon de cristal.

Aussitôt le Bois de Boulogne franchi, et l’automobile parvenueaux environs du square Lamartine, Lupin dit adieu au docteur et sefit arrêter. Grognard et Le Ballu, à qui il avait donnérendez-vous, le rejoignirent.

– Et Mme Mergy ? leur dit-il.

– Elle n’est pas rentrée depuis hier. Nous savons par unpneumatique qu’elle a vu Daubrecq sortant de chez ses cousines etmontant en voiture. Elle a le numéro de la voiture et doit noustenir au courant de ses recherches.

– Et depuis ?

– Depuis, rien.

– Pas d’autres nouvelles ?

– Si, dans le Paris-Midi ; cette nuit, dans sa cellule dela Santé, d’Albufex s’est ouvert les veines avec un éclat de verre.Il laisse, paraît-il, une longue lettre, lettre d’aveu etd’accusation en même temps, avouant sa faute, mais accusantDaubrecq de sa mort et exposant le rôle joué par Daubrecq dansl’affaire du Canal.

– C’est tout ?

– Non. Le même journal annonce que, selon toute vraisemblance,la commission des grâces, après examen du dossier, a rejeté lagrâce de Vaucheray et de Gilbert, et que, vendredi, probablement,le Président de la République recevra leurs avocats.

Lupin eut un frisson.

– Ça ne traîne pas, dit-il. On voit que Daubrecq a donné, dès lepremier jour, une impulsion vigoureuse à la vieille machinejudiciaire. Une petite semaine encore, et le couperet tombe.Ah ! mon pauvre Gilbert, si, après-demain, le dossier que tonavocat apportera au Président de la République ne contient pasl’offre inconditionnelle de la liste des vingt-sept, mon pauvreGilbert, tu es bien fichu.

– Voyons, voyons, patron, c’est vous qui perdezcourage ?

– Moi ! Quelle bêtise ! Dans une heure, j’aurai lebouchon de cristal. Dans deux heures, je verrai l’avocat deGilbert. Et le cauchemar sera fini.

– Bravo patron ! On vous retrouve. Nous vous attendonsici ?

– Non. Retournez à votre hôtel, je vous rejoins.

Ils se quittèrent. Lupin marcha droit vers la grille de l’hôtelet sonna. Un agent lui ouvrit, qui le reconnut :

– Monsieur Nicole, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est moi, dit-il. L’inspecteur principal Blanchon estlà ?

– Il est là.

– Puis-je lui parler ?

On le conduisit dans le bureau où l’inspecteur principalBlanchon l’accueillit avec un empressement visible.

– Monsieur Nicole, j’ai ordre de me mettre à votre entièredisposition. Et je suis même fort heureux de vous voiraujourd’hui.

– Et pourquoi donc, monsieur l’inspecteur principal ?

– Parce qu’il y a du nouveau.

– Quelque chose de grave ?

– Très grave.

– Vite. Parlez.

– Daubrecq est revenu.

– Hein ! Quoi ! s’écria Lupin avec un sursaut.Daubrecq est revenu ? Il est là ?

– Non, il est reparti.

– Et il est entré ici, dans ce bureau ?

– Oui.

– Quand ?

– Ce matin.

– Et vous ne l’avez pas empêché ?

– De quel droit ?

– Et vous l’avez laissé seul ?

– Sur son ordre absolu, oui, nous l’avons laissé seul.

Lupin se sentit pâlir.

Daubrecq était revenu chercher le bouchon de cristal !

Il garda le silence assez longtemps, et il répétait en lui-même:

« Il est revenu le chercher… Il a eu peur qu’on ne le trouvât,et il l’a repris… Parbleu ! c’était inévitable… D’Albufexarrêté, d’Albufex accusé et accusant, il fallait bien que Daubrecqse défendît. La partie est rude pour lui. Après des mois et desmois de mystère, le public apprend enfin que l’être infernal qui acombiné tout le drame des vingt-sept et qui déshonore et qui tue,c’est lui Daubrecq. Que deviendrait-il, si, par miracle, sontalisman ne le protégeait plus ? Il l’a repris. »

Il dit d’une voix qu’il tâchait d’assurer :

– Il est resté longtemps ?

– Vingt secondes peut-être.

– Comment, vingt secondes ! Pas davantage ?

– Pas davantage.

– Quelle heure était-il ?

– Dix heures.

– Pouvait-il connaître alors le suicide du marquisd’Albufex ?

– Oui. J’ai vu dans sa poche l’édition spéciale que leParis-Midi a publiée à ce propos.

– C’est bien cela… c’est bien cela, dit Lupin.

Et il demanda encore :

– M. Prasville ne vous avait pas donné d’instructions spécialesconcernant le retour possible de Daubrecq ?

– Non. Aussi, en l’absence de M. Prasville, j’ai téléphoné à laPréfecture et j’attends. La disparition du député Daubrecq a fait,vous le savez, beaucoup de bruit, et notre présence ici estadmissible aux yeux du public, tant que dure cette disparition.Mais puisque Daubrecq est revenu, puisque nous avons la preuvequ’il n’est ni séquestré, ni mort, pouvons-nous rester dans cettemaison ?

– Qu’importe fit Lupin distraitement. Qu’importe que la maisonsoit gardée ou non ! Daubrecq est venu donc le bouchon decristal n’est plus là.

Il n’avait pas achevé cette phrase qu’une question s’imposanaturellement à son esprit. Si le bouchon de cristal n’était pluslà, cela ne pouvait-il se voir à un signe matérielquelconque ? L’enlèvement de cet objet, contenu sans aucundoute dans un autre objet, avait-il laissé une trace, unvide ?

La constatation était aisée. Il s’agissait tout simplementd’examiner la table, puisque Lupin savait, par les plaisanteries deSebastiani, que c’était là l’endroit de la cachette. Et cettecachette ne pouvait être compliquée, puisque Daubrecq n’était pasresté dans son bureau plus de vingt secondes, le temps, pour ainsidire, d’entrer et de sortir.

Lupin regarda. Et ce fut immédiat. Sa mémoire avait enregistrési fidèlement l’image de la table avec la totalité des objets poséssur elle, que l’absence de l’un d’entre eux le frappainstantanément, comme si cet objet, et celui-là seul, eût été lesigne caractéristique qui distinguât cette table de toutes lesautres tables.

« Oh pensa-t-il avec un tremblement de joie, tout concorde…tout… jusqu’à ce commencement de mot que la torture arrachait àDaubrecq dans la tour de Mortepierre L’énigme est déchiffrée. Cettefois, il n’y a plus d’hésitation possible, plus de tâtonnements.Nous touchons au but. »

Et, sans répondre aux interrogations de l’inspecteur, ilsongeait à la simplicité de la cachette, et il se rappelait lamerveilleuse histoire d’Edgar Poe où la lettre volée, et recherchéesi avidement, est, en quelque sorte, offerte aux yeux de tous. Onne soupçonne pas ce qui ne semble point se dissimuler.

– Allons, dit Lupin en sortant, très surexcité par sadécouverte, il est écrit que, dans cette sacrée aventure, je meheurterai jusqu’à la fin aux pires déceptions. Tout ce que je bâtiss’écroule aussitôt. Toute conquête s’achève en désastre.

Cependant il ne se laissait pas abattre. D’une part, ilconnaissait la façon dont le député Daubrecq cachait le bouchon decristal. D’autre part, il fallait savoir, par Clarisse Mergy, laretraite même de Daubrecq. Le reste, dès lors, ne serait plus qu’enenfantillage pour lui.

Grognard et Le Ballu l’attendaient dans le salon de l’hôtelFranklin, petit hôtel de famille situé près du Trocadéro. Mme Mergyne leur avait pas encore écrit.

– Bah ! dit-il, j’ai confiance en elle ! Elle nelâchera pas Daubrecq avant d’avoir une certitude.

Cependant, à la fin de l’après-midi, il commença à perdrepatience et à s’inquiéter. Il livrait une de ces batailles – ladernière, espérait-il – où le moindre retard risquait de toutcompromettre. Que Daubrecq dépistât Mme Mergy, comment lerattraper ? On ne disposait plus, pour réparer les fautescommises, de semaines ou de jours, mais plutôt de quelques heures,d’un nombre d’heures effroyablement restreint.

Apercevant le patron de l’hôtel, il l’interpella :

– Vous êtes sûr qu’il n’y a pas de pneumatique au nom de mesdeux amis ?

– Absolument sûr, monsieur.

– Et à mon nom, au nom de M. Nicole ?

– Pas davantage.

– C’est curieux, dit Lupin. Nous comptions avoir des nouvellesde Mme Audran (c’était le nom sous lequel Clarisse étaitdescendue).

– Mais cette dame est venue, s’écria le patron.

– Vous dites ?

– Elle est venue tantôt, et, comme ces messieurs n’étaient paslà, elle a laissé une lettre dans sa chambre. Le domestique ne vousen a pas parlé ?

En hâte, Lupin et ses amis montèrent.

Il y avait, en effet, une lettre sur la table.

– Tiens, dit Lupin, elle est décachetée. Comment sefait-il ? Et puis pourquoi ces coups de ciseau ?

La lettre contenait ces lignes :

« Daubrecq a passé la semaine à l’hôtel Central. Ce matin il afait porter ses bagages à la gare de —————— et il a téléphoné qu’onlui réserve une place de sleeping-car pour ———————.

« Je ne sais pas l’heure du train. Mais je serai toutl’après-midi à la gare. Venez tous les trois aussitôt que possible.On préparera l’enlèvement. »

– Eh bien quoi ! dit Le Ballu. A quelle gare ? Et pourquel endroit, le sleeping ? Elle a coupé juste l’emplacementdes mots.

– Mais oui, fit Grognard. Deux coups de ciseau à chaque place,et les seuls mots utiles ont sauté. Elle est raide, celle-là !Mme Mergy a donc perdu la tête ?

Lupin ne bougeait pas. Un tel afflux de sang battait ses tempesqu’il avait collé ses poings contre elles, et qu’il serrait detoutes ses forces. La fièvre remontait en lui, brûlante ettumultueuse, et sa volonté, exaspérée jusqu’à la souffrance, secontractait sur cette ennemie sournoise qu’il fallait étoufferinstantanément, s’il ne voulait pas lui-même être vaincu sansretour.

Il murmura, très calme :

– Daubrecq est venu ici.

– Daubrecq !

– Pouvons-nous supposer que Mme Mergy se soit divertie àsupprimer elle-même ces deux mots ? Daubrecq est venu ici. MmeMergy croyait le surveiller. C’est lui qui la surveillait.

– Comment ?

– Sans doute par l’intermédiaire de ce domestique qui ne nous apas avertis, nous, du passage à l’hôtel de Mme Mergy, mais qui auraaverti Daubrecq. Il est venu. Il a lu la lettre. Et, par ironie, ils’est contenté de couper les mots essentiels.

– Nous pouvons le savoir… interroger…

– A quoi bon ! à quoi bon savoir comment il est venu,puisque nous savons qu’il est venu ?

Il examina la lettre assez longtemps, la tourna et la retourna,puis se leva et dit :

– Allons-nous-en.

– Mais où ?

– Gare de Lyon.

– Vous êtes sûr ?

– Je ne suis sûr de rien avec Daubrecq. Mais comme nous avons àchoisir, selon la teneur même de la lettre, entre la gare de l’Estet la gare de Lyon, je suppose que ses affaires, ses plaisirs, sasanté conduisent plutôt Daubrecq vers Marseille et la Côte d’Azurque vers l’est de la France.

Il était plus de sept heures du soir lorsque Lupin et sescompagnons quittèrent l’hôtel Franklin. A toute allure, uneautomobile leur fit traverser Paris. Mais ils purent, en quelquesminutes, constater que Clarisse Mergy n’était point à l’extérieurde la gare, ni dans les salles d’attente, ni sur les quais.

– Pourtant… pourtant… ronchonnait Lupin dont l’agitationcroissait avec les obstacles, pourtant, si Daubrecq a retenu unsleeping, ce ne peut être que dans un train du soir. Et il n’estque sept heures et demie !

Un train partait, le rapide de nuit. Ils eurent le temps degaloper le long des couloirs. Personne… ni Mme Mergy, niDaubrecq.

Mais, comme ils s’en allaient tous les trois, un homme de peine,un porteur, les accosta devant le buffet.

– Y a-t-il un de ces messieurs qui s’appelle M. LeBallu ?

– Oui, oui, moi, fit Lupin… Vite… Que voulez-vous ?

– Ah ! c’est vous, monsieur ! La dame m’avait bien ditque vous seriez peut-être trois… peut-être deux… Et je ne savaispas trop…

– Mais, pour Dieu, parlez donc ! Quelle dame ?

– Une dame qui a passé la journée sur le trottoir, près desbagages, à attendre…

– Et puis ?… parlez donc ! elle a pris untrain ?

– Oui, le train de luxe, à six heures trente… Au dernier moment,elle s’est décidée, qu’elle m’a dit de vous dire… Et elle m’a ditde vous dire aussi que le monsieur était dans ce train-là, et qu’onallait à Monte-Carlo.

– Ah crénom ! murmura Lupin, il eût fallu prendre lerapide, il y a un instant ! Maintenant, il ne reste plus queles trains du soir. Et ils n’avancent pas ! c’est plus detrois heures que nous perdons.

Le temps leur parut interminable. Ils retinrent leurs places.Ils téléphonèrent au patron de l’hôtel Franklin qu’on renvoyât leurcorrespondance à Monte-Carlo. Ils dînèrent. Ils lurent lesjournaux. Enfin, à neuf heures et demie le train s’ébranla.

Ainsi donc, par un concours de circonstances vraiment tragique,au moment le plus grave de la lutte, Lupin tournait le dos au champde bataille, et s’en allait, à l’aventure, chercher il ne savaitoù, vaincre il ne savait comment, le plus redoutable et le plusinsaisissable des ennemis qu’il eût jamais combattus.

Et cela se passait quatre jours, cinq jours au plus avantl’inévitable exécution de Gilbert et de Vaucheray.

Cette nuit-là fut rude et douloureuse pour Lupin. A mesure qu’ilétudiait la situation, elle lui apparaissait plus terrible. De touscôtés, c’était l’incertitude, les ténèbres, le désarroi,l’impuissance.

Il connaissait bien le secret du bouchon de cristal. Maiscomment savoir si Daubrecq ne changerait pas, ou n’avait pas changédéjà de tactique ? Comment savoir si la liste des vingt-septse trouvait encore dans ce bouchon de cristal, et si le bouchon decristal se trouvait encore dans l’objet où Daubrecq l’avait d’abordcaché ?

Et quel autre motif d’inquiétude, en ce fait que Clarisse Mergycroyait suivre et surveiller Daubrecq, alors que, au contraire,c’était Daubrecq qui la surveillait, qui se faisait suivre et quil’entraînait, avec une habileté diabolique, vers les lieux choisispar lui, loin de tout secours, et de toute espérance desecours.

Ah ! le jeu de Daubrecq était clair ! Lupin nesavait-il pas les hésitations de la malheureuse femme ? Nesavait-il pas – et Grognard et Le Ballu le lui confirmèrent de lafaçon la plus formelle – que Clarisse envisageait comme possible,comme acceptable, le marché infâme projeté par Daubrecq ? Ence cas, comment pouvait-il réussir, lui ? La logique desévénements, dirigés de si puissante manière par Daubrecq,aboutissait au dénouement fatal : la mère devait se sacrifier, et,pour le salut de son fils, immoler ses scrupules, ses répugnances,son honneur même.

– Ah ! bandit, grinçait Lupin avec des élans de rage, si jet’empoigne au collet, tu danseras une gigue pas ordinaire !Vrai, je ne voudrais pas être à ta place, ce jour-là.

Ils arrivèrent à trois heures de l’après-midi. Tout de suiteLupin eut une déception en n’apercevant pas Clarisse sur le quai dela gare, à Monte-Carlo.

Il attendit aucun messager ne l’accosta.

Il interrogea les hommes d’équipe et les contrôleurs ; ilsn’avaient pas remarqué, dans la foule, des voyageurs dont lesignalement correspondît à celui de Daubrecq et de Clarisse.

Il fallait donc se mettre en chasse, et fouiller les hôtels etles pensions de la Principauté. Que de temps perdu !

Le lendemain soir Lupin savait, à n’en pas douter, que Daubrecqet Clarisse n’étaient ni à Monte-Carlo, ni à Monaco, ni au Capd’Ail, ni à la Turbie, ni au Cap Martin.

– Alors ? Alors quoi ? disait-il, tout frémissant decolère.

Enfin le samedi, à la poste restante, on leur délivra unedépêche réexpédiée par le patron de l’hôtel Franklin, et qui disait:

« Il est descendu à Cannes, et reparti pour San Remo,hôtel-palace des Ambassadeurs. Clarisse. »

La dépêche portait la date de la veille.

– Crebleu ! s’exclama Lupin, ils ont passé par Monte-Carlo.Il fallait que l’un de nous restât de faction à la gare ! J’yai pensé. Mais, au milieu de cette bousculade…

Lupin et ses amis sautèrent dans le premier train qui s’enallait vers l’Italie.

A midi, ils traversèrent la frontière.

A midi quarante, ils entraient en gare de San Remo.

Aussitôt ils apercevaient un portier dont la casquette galonnéeoffrait cette inscription : Ambassadeurs Palace et qui semblaitchercher quelqu’un parmi les arrivants.

Lupin s’approcha de lui.

– Vous cherchez M. Le Ballu, n’est-ce pas ?

– Oui… M. Le Ballu et deux messieurs…

– De la part d’une dame, n’est-ce pas ?

– Oui, Mme Mergy.

– Elle est dans votre hôtel ?

– Non. Elle n’est pas descendue du train. Elle m’a fait signe devenir, m’a donné le signalement de ces trois messieurs et m’a dit «Vous les préviendrez que l’on va jusqu’à Gênes… Hôtel Continental.»

– Elle était seule ?

– Oui.

Lupin congédia cet homme après l’avoir rémunéré, puis, setournant vers ses amis :

– Nous sommes aujourd’hui samedi. Si l’exécution a lieu lundi,rien à faire. Mais, le lundi, c’est peu probable… Donc il faut quecette nuit, j’aie mis la main sur Daubrecq, et que lundi je sois àParis, avec le document. C’est notre dernière chance.Courons-la.

Grognard se rendit au guichet et pris trois billets pourGênes.

Le train sifflait.

Lupin eut une hésitation suprême.

– Non, vraiment, c’est trop bête ! Quoi ! Qu’est-ceque nous faisons !

« C’est à Paris que nous devrions être ! Voyons… voyons…Réfléchissons…

Il fut sur le point d’ouvrir la portière et de sauter sur lavoie… Mais ses compagnons le retinrent. Le train partait. Il serassit.

Et ils continuèrent leur poursuite folle, s’en allèrent auhasard, vers l’inconnu…

Et cela se passait deux jours avant l’inévitable exécution deGilbert et de Vaucheray.

Chapitre 10Extra-dry ?

Sur l’une de ces collines qui entourent Nice du plus beau décorqui soit, s’élève, entre le vallon de la Mantega et le vallon deSaint-Sylvestre, un hôtel colossal d’où l’on domine la ville et labaie merveilleuse des Anges. Un monde s’y presse, venu de toutesparts, et c’est la cohue de toutes les classes et de toutes lesnations.

Le soir même de ce samedi où Lupin, Grognard et Le Ballus’enfonçaient en Italie, Clarisse Mergy entrait dans cet hôtel,demandait une chambre au midi et choisissait, au second étage, lenuméro 130, qui était libre depuis le matin.

Cette chambre était séparée du numéro 129 par une double porte.A peine seule, Clarisse écarta le rideau qui masquait le premierbattant, tira sans bruit le verrou et colla son oreille contre lesecond battant.

« Il est ici, pensa-t-elle… Il s’habille pour aller au Cercle…comme hier. »

Lorsque son voisin fut sorti, elle passa dans le couloir, et,profitant d’une seconde où ce couloir était désert, elle s’approchade la porte du numéro 129. La porte était fermée à clef.

Toute la soirée, elle attendit le retour du voisin, et ne secoucha qu’à deux heures. Le dimanche matin, elle recommençad’écouter.

A onze heures, le voisin s’en alla. Cette fois il laissait laclef sur la porte du couloir.

En hâte, Clarisse tourna cette clef, entra résolument, sedirigea vers la porte de communication, puis, ayant soulevé lerideau et tiré le verrou, elle se trouva chez elle.

Au bout de quelques minutes, elle entendit deux bonnes quifaisaient la chambre du voisin.

Elle patienta jusqu’à ce qu’elles fussent parties. Alors, sûrede n’être pas dérangée, elle se glissa de nouveau dans l’autrechambre.

L’émotion la contraignit à s’appuyer sur un fauteuil. Après desjours et des nuits de poursuite acharnée, après des alternativesd’espoir ou d’angoisse, elle parvenait enfin à s’introduire dansune chambre habitée par Daubrecq. Elle allait pouvoir chercher àson aise, et, si elle ne découvrait pas le bouchon de cristal, ellepourrait tout au moins, cachée dans l’intervalle des deux portes decommunication et derrière la tenture, voir Daubrecq, épier sesgestes et surprendre son secret.

Elle chercha. Un sac de voyage l’attira qu’elle réussit àouvrir, mais où ses investigations furent inutiles.

Elle dérangea les casiers d’une malle et les poches d’unevalise. Elle fouilla l’armoire, le secrétaire, la salle de bains,la penderie, toutes les tables et tous les meubles. Rien.

Elle tressaillit en apercevant sur le balcon un chiffon depapier, jeté là, comme au hasard.

« Est-ce que par une ruse de Daubrecq, pensa Clarisse, cechiffon de papier ne contiendrait pas ?… »

– Non, fit une voix derrière elle, au moment où elle posait lamain sur l’espagnolette.

Se retournant, elle vit Daubrecq.

Elle n’eut point d’étonnement, ni d’effroi, ni même de gêne à setrouver en face de lui. Elle souffrait trop, depuis quelques mois,pour s’inquiéter de ce que Daubrecq pouvait penser d’elle ou direen la surprenant ainsi en flagrant délit d’espionnage.

Elle s’assit avec accablement.

Il ricana :

– Non. Il y a erreur, chère amie. Comme disent les enfants, vousne « brûlez » pas du tout. Ah ! mais pas du tout ! Etc’est si facile ! Dois-je vous aider ? A côté de vous,chère amie, sur ce petit guéridon… Que diable il n’y a pourtant pasgrand-chose sur ce guéridon… De quoi lire, de quoi écrire, de quoifumer, de quoi manger, et c’est tout… Voulez-vous un de ces fruitsconfits ?… Sans doute vous réservez-vous pour le repas plussubstantiel que j’ai commandé ?

Clarisse ne répondit point. Elle semblait ne pas même écouter cequ’il disait, comme si elle eût attendu les autres paroles, plusgraves celle-là, qu’il ne pouvait manquer de prononcer.

Il débarrassa le guéridon de tous les objets qui l’encombraient,et les mit sur la cheminée. Puis il sonna.

Un maître d’hôtel vint.

Il lui dit :

– Le déjeuner que j’ai commandé est prêt ?

– Oui, monsieur.

– Il y a deux couverts, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

Et du champagne ?

– Oui, monsieur.

– De l’extra-dry ?

– Oui, monsieur.

Un autre domestique apporta un plateau et disposa en effet, surle guéridon, deux couverts, un déjeuner froid, des fruits, et, dansun seau de glace, une bouteille de champagne.

Puis les deux domestiques se retirèrent.

– A table, chère madame. Comme vous le voyez, j’avais pensé àvous, et votre couvert était mis.

Et, sans paraître remarquer que Clarisse ne semblait nullementprête à faire honneur à son invitation, il s’assit et commença demanger, tout en continuant :

– Ma foi oui, j’espérais bien que vous finiriez pas me consentirà ce tête-à-tête. Depuis bientôt huit jours que vous m’entourez devotre surveillance assidue, je me disais : « Voyons… qu’est cequ’elle préfère ? Le champagne doux ? Le champagnesec ? L’extra-dry ? Vraiment, j’étais perplexe. Depuisnotre départ de Paris, surtout. J’avais perdu votre trace,c’est-à-dire que je craignais bien que vous n’eussiez perdu lamienne et renoncé à cette poursuite qui m’était si agréable. Vosjolis yeux noirs, si brillants de haine, sous vos cheveux un peugris, me manquaient dans mes promenades. Mais, ce matin, j’aicompris : la chambre contiguë à celle-ci était enfin libre, et monamie Clarisse avait pu s’installer, comment dirais-je ?… à monchevet. Dès lors j’étais tranquille. En rentrant ici, au lieu dedéjeuner au restaurant selon mon habitude, je comptais bien voustrouver en train de ranger mes petites affaires à votre guise, etsuivant vos goûts particuliers. D’où ma commande de deux couverts…un pour votre serviteur, l’autre pour sa belle amie.

Elle l’écoutait maintenant, et avec quelle terreur ! Ainsidonc Daubrecq se savait espionné ! Ainsi donc, depuis huitjours, il se jouait d’elle et de toutes ses manœuvres !

A voix basse, le regard anxieux, elle lui dit :

– C’est exprès, n’est-ce pas ? vous n’êtes parti que pourm’entraîner ?

– Oui, fit-il.

– Mais pourquoi, pourquoi ?

– Vous le demandez, chère amie ? dit Daubrecq avec sonpetit gloussement de joie.

Elle se leva de sa chaise à moitié et, penchée vers lui, ellepensa, comme elle y pensait chaque fois, au meurtre qu’elle pouvaitcommettre, qu’elle allait commettre. Un coup de revolver, et labête odieuse serait abattue.

Elle glissa lentement sa main vers l’arme que contenait soncorsage.

Daubrecq prononça :

– Une seconde, chère amie… Vous tirerez tout à l’heure, mais jevous supplie auparavant de lire cette dépêche que je viens derecevoir.

Elle hésitait, ne sachant quel piège il lui tendait, mais ilprécisa, en sortant de sa poche une feuille bleue.

– Cela concerne votre fils.

– Gilbert ? fit-elle bouleversée.

– Oui, Gilbert… tenez, lisez.

Elle poussa un hurlement d’épouvante, elle avait lu :

« Exécution aura lieu mardi. »

Et, tout de suite, elle cria, en se jetant sur Daubrecq :

– Ce n’est pas vrai ! C’est un mensonge… pour m’affoler…Ah ! je vous connais.., vous êtes capable de tout ! Maisavouez donc ! … Ce n’est pas pour mardi, n’est-ce pas ?Dans deux jours ! Non, non… moi, je vous dis que nous avonsencore quatre jours, cinq jours même, pour le sauver… Maisavouez-le donc ?

Elle n’avait plus de forces, épuisée par cet accès de révolte,et sa voix n’émettait plus que des sons inarticulés.

Il la contempla un instant, puis il se versa une coupe dechampagne qu’il avala d’un trait. Ayant fait quelques pas de droiteà gauche, il revint auprès d’elle, et lui dit :

– Écoute-moi, Clarisse…

L’insulte de ce tutoiement la fit tressaillir d’une énergieimprévue. Elle se redressa et, indignée, haletante :

– Je vous défends… je vous défends de me parler ainsi. C’est unoutrage que je n’accepte pas… Ah ! quel misérable !

Il haussa les épaules et reprit :

– Allons, je vois que vous n’êtes pas encore tout à fait aupoint. Cela vient sans doute de ce qu’il vous reste l’espéranced’un secours. Prasville, peut-être ? cet excellent Prasvilledont vous êtes le bras droit… Ma bonne amie, vous tombez mal.Figurez-vous que Prasville est compromis dans l’affaire duCanal ! Pas directement… C’est-à-dire que son nom n’est passur la liste des vingt-sept, mais il s’y trouve sous le nom d’un deses amis, l’ancien député Vorenglade, Stanislas Vorenglade, sonhomme de paille, paraît-il, un pauvre diable que je laissaistranquille, et pour cause. J’ignorais tout cela, et puis voilà-t-ilpas que l’on m’annonce ce matin, par lettre, l’existence d’unpaquet de documents qui prouvent la complicité de notre sieurPrasville ! Et qu’est-ce qui m’annonce cela ? Vorengladelui-même ! Vorenglade, qui, las de traîner sa misère, veutfaire chanter Prasville, au risque d’être arrêté, lui aussi, et quine demande qu’à s’entendre avec moi. Et Prasville saute !Ah ! ah ! elle est bonne celle-là… Et je vous jure qu’ilva sauter, le brigand ! Crebleu ! depuis le temps qu’ilm’embête ! Ah ! Prasville, mon vieux, tu ne l’as pasvolé…

Il se frottait les mains, heureux de cette vengeance nouvellequi s’annonçait. Et il reprit :

– Vous le voyez, ma chère Clarisse… de ce côté, rien à faire.Alors quoi ? à quelle racine vous raccrocher ? Maisj’oubliais !… M. Arsène Lupin ! M. Grognard ! M. LeBallu !… Peuh ! vous avouerez que ces messieurs n’ont pasété brillants, et que toutes leurs prouesses ne m’ont pas empêchéde suivre mon petit bonhomme de chemin. Que voulez-vous ? cesgens-là s’imaginent qu’ils n’ont pas leurs pareils. Quand ilsrencontrent un adversaire qui ne s’épate pas, comme moi, ça leschange, et ils entassent gaffes sur gaffes, tout en croyant qu’ilsle roulent de la belle manière. Collégiens, va ! Enfin, toutde même, puisque vous avez encore quelque illusion sur le susditLupin, puisque vous comptez sur ce pauvre hère pour m’écraser etpour opérer un miracle en faveur de l’innocent Gilbert, allons-y,soufflons sur cette illusion. Ah ! Lupin ! SeigneurDieu ! elle croit en Lupin ! Elle met en Lupin sesdernières espérances ! Lupin ! attends un peu que je tedégonfle, illustre fantoche !

Il saisit le récepteur du téléphone qui le reliait au posteprincipal de l’hôtel, et prononça :

– C’est de la part du numéro 129, mademoiselle. Je vous prieraide faire monter la personne qui est assise en face de votre bureau…Allô ?… Oui, mademoiselle, un monsieur, avec un chapeau mou decouleur grise. Il est prévenu… Je vous remercie, mademoiselle.

Ayant raccroché le récepteur, il se tourna vers Clarisse :

– Soyez sans crainte. Ce monsieur est la discrétion même. C’estd’ailleurs la devise de son emploi : « Célérité et discrétion ».Ancien agent de la Sûreté, il m’a rendu déjà plusieurs services,entre autres celui de vous suivre pendant que vous me suiviez. Sidepuis notre arrivée dans le Midi, il s’est moins occupé de vous,c’est qu’il était plus occupé par ailleurs. Entrez, Jacob.

Lui-même il ouvrit la porte, et un monsieur mince, petit, àmoustaches rousses, entra.

– Jacob, ayez l’obligeance de dire à madame, en quelques parolesbrèves, ce que vous avez fait depuis mercredi soir, jour où, lalaissant monter, gare de Lyon, dans le train de luxe quim’emportait vers le Midi, vous êtes resté, vous, sur le quai decette même gare. Bien entendu, je ne vous demande l’emploi de votretemps qu’en ce qui concerne madame et la mission dont je vous aichargé.

Le sieur Jacob alla chercher dans la poche intérieure de sonveston un petit carnet qu’il feuilleta, et dont il lut, du ton quel’on prend pour lire un rapport, les pages suivantes :

Mercredi soir. Sept heures quinze. Gare de Lyon. J’attends cesmessieurs Grognard et Le Ballu. Ils arrivent avec un troisièmepersonnage que je ne connais pas encore, mais qui ne peut être queM. Nicole. Moyennant dix francs, j’ai emprunté la blouse et lacasquette d’un homme d’équipe. Ai abordé ces messieurs et leur aidit de la part d’une dame « qu’on s’en allait à Monte-Carlo ». Aiensuite téléphoné au domestique de l’hôtel Franklin. Toutes lesdépêches envoyées à son patron et renvoyées par ledit patron serontlues par ledit domestique et, au besoin, interceptées.

Jeudi. Monte-Carlo. Ces trois messieurs fouillent leshôtels.

Vendredi. Excursions rapides à la Turbie, au Cap d’Ail, au CapMartin. M. Daubrecq me téléphone. Il juge plus prudent d’expédierces messieurs en Italie. Leur fais donc adresser, par le domestiquede l’hôtel Franklin, une dépêche leur donnant rendez-vous à SanRemo.

Samedi. San Remo, quai de la gare. Moyennant dix francs,j’emprunte la casquette du portier de l’Ambassadeur-Palace. Arrivéede ces trois messieurs. On s’aborde. Leur explique de la part d’unevoyageuse, Mme Mergy, qu’on va jusqu’à Gênes, Hôtel Continental.Hésitation de ces messieurs, M. Nicole veut descendre. On leretient. Le train démarre. Bonne chance, messieurs. Une heureaprès, je reprends un train pour la France et m’arrête à Nice, oùj’attends les ordres nouveaux.

Le sieur Jacob ferma son carnet et conclut :

– C’est tout. La journée d’aujourd’hui ne sera inscrite que cesoir.

– Vous pouvez l’inscrire dès maintenant, monsieur Jacob. « Midi.M, Daubrecq m’envoie à la Compagnie des wagons-lits. Je retiensdeux sleepings pour Paris, au train de deux heures quarante-huit,et les envoie à M. Daubrecq par un exprès. Ensuite je prends letrain de midi cinquante-huit pour Vintimille, station frontière oùje passe la journée dans la gare à surveiller tous les voyageursentrant en France. Si MM. Nicole, Grognard et Le Ballu avaientl’idée de quitter l’Italie, de revenir par Nice et de retourner àParis, j’ai ordre de télégraphier à la Préfecture de Police que lesieur Arsène Lupin et deux de ses complices sont dans le trainnuméro X… »

Tout en parlant, Daubrecq avait conduit le sieur Jacob jusqu’àla porte. Il la referma sur lui, tourna la clef, poussa le verrou,et, s’approchant de Clarisse, il lui dit :

– Maintenant, écoute-moi, Clarisse…

Cette fois elle ne protesta point. Que faire contre un telennemi, si puissant, si ingénieux, qui prévoyait jusqu’aux moindresdétails et qui se jouait de ses adversaires avec tant dedésinvolture ? Si elle avait encore pu espérer dansl’intervention de Lupin, le pouvait-elle à cette heure qu’il erraiten Italie à la poursuite de fantômes ?

Elle comprenait enfin pourquoi trois télégrammes, envoyés parelle à l’hôtel Franklin, étaient restés sans réponse. Daubrecqétait là, dans l’ombre, qui veillait, qui faisait le vide autourd’elle, qui la séparait de ses compagnons de lutte, qui l’amenaitpeu à peu, prisonnière et vaincue, entre les quatre murs de cettechambre.

Elle sentit sa faiblesse. Elle était à la merci du monstre. Ilfallait se taire et se résigner.

Il répéta avec une joie mauvaise :

– Écoute-moi, Clarisse. Écoute les paroles irrémédiables que jevais prononcer. Écoute-les bien. Il est midi. Or, c’est à deuxheures quarante-huit que part le dernier train, tu entends, ledernier train qui peut me conduire à Paris demain lundi, à tempspour que je sauve ton fils. Les trains de luxe sont complets. Doncc’est à deux heures quarante-huit qu’il faut que je parte… Dois-jepartir ?

– Oui.

Nos sleepings sont retenus. Tu m’accompagnes ?

– Oui.

– Tu connais les conditions de mon intervention ?

–Oui !

– Tu acceptes ?

– Oui.

– Tu seras ma femme ?

– Oui.

Ah ! ces réponses horribles ! La malheureuse les fitdans une sorte de torpeur affreuse, en refusant même de comprendreà quoi elle s’engageait. Qu’il partît d’abord, qu’il écartât deGilbert la machine sanglante dont la vision la hantait jour etnuit… Et puis, et puis, il arriverait ce qui devrait arriver…

Il éclata de rire.

– Ah ! coquine, c’est bientôt dit… Tu es prête à toutpromettre, hein ? L’essentiel, c’est de sauver Gilbert,n’est-ce pas ? Après, quand le naïf Daubrecq offrira sa baguede fiançailles, bernique, on se fichera de lui. Allons, voyons,assez de paroles vagues. Pas de promesses qu’on ne tient pas… desfaits, des faits immédiats.

Et, nettement, assis tout près d’elle, il articula :

– Moi, voici ce que je propose… ce qui doit être… ce qui sera…Je demanderai, ou plutôt, j’exigerai, non pas encore la grâce deGilbert, mais un délai, un sursis à l’exécution, un sursis de troisou quatre semaines. On inventera n’importe quel prétexte, ça ne meregarde pas. Et quand Mme Mergy sera devenue Mme Daubrecq, alorsseulement, je réclamerai la grâce, c’est-à-dire la substitution depeine. Et sois tranquille, on me l’accordera.

– J’accepte… J’accepte… balbutia-t-elle.

Il rit de nouveau.

– Oui, tu acceptes, parce que cela se passera dans un mois… etd’ici là tu comptes bien trouver quelque ruse, un secoursquelconque… M. Arsène Lupin…

– Je jure sur la tête de mon fils…

– La tête de ton fils !… Mais, ma pauvre petite, tu tedamnerais pour qu’elle ne tombe pas…

– Ah ! oui, murmura-t-elle en frissonnant, je vendrais monâme avec joie !

Il se glissa contre elle, et, la voix basse :

– Clarisse, ce n’est pas ton âme que je te demande… Voilà plusde vingt ans que toute ma vie tourne autour de cet amour. Tu es laseule femme que j’aie aimée… Déteste-moi… Exècre-moi… Ça m’estindifférent… mais ne me repousse pas… Attendre ? attendreencore un mois ?… non, Clarisse, il y a trop d’années quej’attends…

Il osa lui toucher la main. Clarisse eut un tel geste de dégoûtqu’il fut pris de rage et s’écria :

– Ah ! je te jure Dieu, la belle, que le bourreau n’ymettra pas tant de formes quand il empoignera ton fils… Et tu faisdes manières ! Mais pense donc, cela se passera dans quaranteheures ! Quarante heures, pas davantage. Et tu hésites … et tuas des scrupules, alors qu’il s’agit de ton fils Allons, voyons,pas de pleurnicheries, pas de sentimentalité stupide… Regarde leschoses bien en face. D’après ton serment, tu es ma femme, tu es mafiancée, dès maintenant… Clarisse, Clarisse, donne-moi teslèvres…

Elle le repoussait à peine, le bras tendu, mais défaillante. Et,avec un cynisme où se révélait sa nature abominable, Daubrecq,entremêlant les paroles cruelles et les mots de passion, continuait:

– Sauve ton fils… pense au dernier matin, à la toilette funèbre,à la chemise qu’on échancre, aux cheveux que l’on coupe… Clarisse,Clarisse, je le sauverai… Sois-en sûre… toute ma viet’appartiendra… Clarisse.

Elle ne résistait plus. C’était fini. Les lèvres de l’hommeimmonde allaient toucher les siennes, et il fallait qu’il en fûtainsi, et rien ne pouvait faire que cela ne fût pas. C’était sondevoir d’obéir aux ordres du destin. Elle le savait depuislongtemps. Elle comprit, et, en elle-même, les yeux fermés pour nepas voir l’ignoble face qui se haussait vers la sienne, ellerépétait : « Mon fils… mon pauvre fils… »

Quelques secondes s’écoulèrent, dix, vingt peut-être. Daubrecqne bougeait plus. Daubrecq ne parlait plus. Et elle s’étonna de cegrand silence et de cet apaisement subit. Au dernier instant, lemonstre avait-il quelque remords ?

Elle leva les paupières.

Le spectacle qui s’offrit à elle la frappa de stupeur. Au lieude la face grimaçante qu’elle s’attendait à voir, elle aperçut unvisage immobile, méconnaissable, tordu par une expressiond’épouvante extrême, et dont les yeux, invisibles sous le doubleobstacle des lunettes, semblaient regarder plus haut qu’elle, plushaut que le fauteuil où elle était prostrée.

Clarisse se détourna. Deux canons de revolver, braqués surDaubrecq, émergeaient à droite un peu au-dessus du fauteuil. Ellene vit que cela, ces deux revolvers énormes et redoutables, queserraient deux poings crispés. Elle ne vit que cela, et aussi lafigure de Daubrecq que la peur décolorait peu à peu, jusqu’à larendre livide. Et, presque en même temps, derrière lui, quelqu’unse glissa, qui surgit brutalement, lui jeta l’un de ses bras autourdu cou, le renversa avec une violence incroyable, et lui appliquasur le visage un masque d’ouate et d’étoffe. Une odeur soudaine dechloroforme se dégagea.

Clarisse avait reconnu M. Nicole.

– A moi, Grognard ! cria-t-il. A moi, Le Ballu Lâchez vosrevolvers ! je le tiens Ce n’est plus qu’une loque…Attache-le !

Daubrecq en effet se repliait sur lui-même et tombait à genouxcomme un pantin désarticulé. Sous l’action du chloroforme, la bruteformidable s’effondrait, inoffensive et ridicule.

Grognard et Le Ballu le roulèrent dans une des couvertures dulit et le ficelèrent solidement.

– Ça y est ! ça y est ! clama Lupin en se relevantd’un bond.

Et, par un retour de joie brusque, il se mit à danser une giguedésordonnée au milieu de la pièce, une gigue où il y avait ducancan et des contorsions de matchiche, et des pirouettes dederviche tourneur, et des acrobaties de clown, et des zigzagsd’ivrogne. Et il annonçait, comme des numéros de music-hall :

– La danse du prisonnier… Le chahut du captif… Fantaisie sur lecadavre d’un représentant du peuple La polka du chloroforme !Le double boston des lunettes vaincues ! Ollé !ollé ! le fandango du maître chanteur ! … Et puis ladanse de l’ours ! Et puis la tyrolienne ! Laïtou, laïtou,la, la !… Allons, enfants de la patrie !… Zim, boumboum,Zim boumboum…

Toute sa nature de gavroche, tous ses instincts d’allégresse,étouffés depuis si longtemps par l’anxiété et par les défaitessuccessives, tout cela faisait irruption, éclatait en accès derire, en sursaut de verve, en un besoin pittoresque d’exubérance etde tumulte enfantin.

Il esquissa un dernier entrechat, tourna autour de la chambre enfaisant la roue, et finalement se planta debout, les deux poingssur les hanches, et un pied sur le corps inerte de Daubrecq.

– Tableau allégorique ! annonça-t-il. L’archange de laVertu écrasant l’hydre du Vice !

Et c’était d’autant plus comique que Lupin apparaissait sous lesespèces de M. Nicole, avec son masque et ses vêtements derépétiteur étriqué, compassé, et comme gêné dans sesentournures.

Un triste sourire éclaira le visage de Mme Mergy, son premiersourire depuis des mois et des mois. Mais, tout de suite, reprisepar la réalité, elle implora :

– Je vous en supplie… pensons à Gilbert.

Il courut à elle, la saisit à deux bras et, dans un mouvementspontané, si ingénu qu’elle ne pouvait qu’en rire, il lui appliquasur les joues deux baisers sonores.

– Tiens, la dame, voilà le baiser d’un honnête homme. Au lieu deDaubrecq, c’est moi qui t’embrasse… Un mot de plus et jerecommence, et puis je te tutoie… Fâche-toi si tu veux… Ah !ce que je suis content…

Il mit un genou à terre devant elle, et, respectueusement :

– Je vous demande pardon, madame. La crise est finie.

Et, se relevant, de nouveau narquois, il continua, tandis queClarisse se demandait où il voulait en venir, il continua :

– Madame désire ? la grâce de son fils, peut-être ?Adjugé ! Madame, j’ai l’honneur de vous accorder la grâce devotre fils, la commutation de sa peine en celle des travaux àperpétuité, et, comme dénouement, son évasion prochaine. C’estconvenu, hein, Grognard ? Convenu, Le Ballu ? Ons’embarque pour Nouméa avant le gosse, et on prépare tout.Ah ! respectable Daubrecq, nous t’en devons, une fièrechandelle ! et c’est bien mal te récompenser. Mais aussi avoueque tu en prenais par trop à ton aise. Comment traiter ce bon M.Lupin de collégien, de pauvre hère, et cela pendant qu’il écoute àta porte ! Le traiter d’illustre fantoche ! Dis donc, ilme semble que l’illustre fantoche n’a pas mal manœuvré, et que tun’en mènes pas très large, représentant du peuple… Non, mais quellebinette ! Quoi ? Qu’est-ce que tu demandes ? Unepastille de Vichy ? Non ? Une dernière pipepeut-être ! Voilà, voilà !

Il prit une des pipes sur la cheminée, s’inclina vers le captif,écarta son masque, et entre ses dents introduisit le boutd’ambre.

– Aspire, mon vieux, aspire. Vrai, ce que tu as une drôle detête, avec ton tampon sur le nez et ton brûle-gueule au bec.Allons, aspire, crebleu ! mais j’oubliais de la bourrer, tapipe ! Où est ton tabac ? Ton maryland préféré ?…Ah ! voici…

Il saisit sur la cheminée un paquet jaune, non entamé, dont ildéchira la bande.

– Le tabac de Monsieur Attention ! l’heure est solennelle.Bourrer la pipe de Monsieur, fichtre quel bonheur ! Qu’onsuive bien mes gestes ! Rien dans les mains, rien dans lespoches…

Il ouvrit le paquet, et, à l’aide de son index et de son pouce,lentement, délicatement, comme un prestidigitateur qui opère enprésence d’un public ébahi, et qui, le sourire aux lèvres, lescoudes arrondis, les manchettes relevées, achève son tour depasse-passe, il retira, d’entre les brins de tabac, un objetbrillant qu’il offrit aux spectateurs.

Clarisse poussa un cri.

C’était le bouchon de cristal.

Elle se précipita sur Lupin et le lui arracha.

– C’est ça ! c’est ça, proféra-t-elle, toute fiévreuse.Celui-là n’a pas d’éraflure à la tige Et puis, tenez, cette lignequi le scinde par le milieu, à l’endroit où se terminent lesfacettes d’or… C’est ça, il se dévisse… Ah mon Dieu, je n’ai plusde forces…

Elle tremblait tellement que Lupin lui reprit le bouchon et ledévissa lui-même.

L’intérieur de la tête était creux, et, dans ce creux, il yavait un morceau de papier roulé en forme de boulette.

– Le papier pelure, dit-il tout bas, ému lui aussi et les mainsfrémissantes.

Il y eut un grand silence. Tous les quatre, ils sentirent leurcœur prêt à se rompre, et ils avaient peur de ce qui allait sepasser.

– Je vous en prie… je vous en prie…. balbutia Clarisse.

Lupin déplia le papier.

Des noms étaient inscrits les uns sous les autres.

Il y en avait vingt-sept, les vingt-sept noms de la fameuseliste. Langeroux, Dechaumont, Vorenglade, d’Albufex, Laybach,Victorien Mergy, etc.

Et, en dessous, la signature du Président du Conseild’administration du Canal français des Deux-Mers, la signaturecouleur du sang…

Lupin consulta sa montre.

– Une heure moins le quart, dit-il, nous avons vingt bonnesminutes… Mangeons.

– Mais, fit Clarisse qui s’affolait déjà, n’oubliez pas…

Il déclara simplement :

– Je meurs de faim.

Il s’assit devant le guéridon, se coupa une large tranche depâté et dit à ses complices :

– Grognard ? Le Ballu ? on se restaure ?

– C’est pas de refus, patron.

– Alors, faites vite, les enfants. Et, par là-dessus, un verrede champagne ; c’est le chloroformé qui régale. A ta santé,Daubrecq. Champagne doux ? Champagne sec ?Extra-dry ?

Chapitre 11La croix de Lorraine

D’un coup, pour ainsi dire, sans transition, Lupin, lorsque lerepas fut fini, recouvra toute sa maîtrise et toute son autorité.L’heure n’était plus aux plaisanteries, et il ne devait plus céderà ce besoin de surprendre les gens par des coups de théâtre et destours de magie. Puisqu’il avait découvert le bouchon de cristaldans la cachette, prévue par lui en toute certitude, puisqu’ilpossédait la liste des vingt-sept, il s’agissait maintenant dejouer la fin de la partie sans retard.

Jeu d’enfant, certes, et ce qui restait à faire n’offrait aucunedifficulté. Encore fallait-il apporter à ces actes définitifs de lapromptitude, de la décision et une clairvoyance infaillible. Lamoindre faute était irrémédiable. Lupin le savait, mais son esprit,si étrangement lucide, avait examiné toutes les hypothèses. Et cen’étaient plus que des gestes et des mots mûrement préparés, qu’ilallait exécuter et prononcer.

– Grognard, le commissionnaire attend boulevard Gambetta avec sacharrette et la malle que nous avons achetée. Amène-le ici et faismonter la malle. Si on te demande quelque chose à l’hôtel, tu dirasque c’est pour la dame qui habite au 130.

Puis, s’adressant à son autre compagnon :

– Le Ballu, retourne au garage, et prends livraison de lalimousine. Le prix est convenu. Dix mille francs. Tu achèteras unecasquette et une lévite de chauffeur et tu amèneras l’auto devantla porte.

– L’argent, patron ?

Lupin saisit un portefeuille qu’on avait retiré du veston deDaubrecq et trouva une liasse énorme de billets de banque. Il endétacha dix.

– Voici dix mille francs. Il paraît que notre ami a gagné laforte somme au Cercle. Va, Le Ballu.

Les deux hommes s’en allèrent par la chambre de Clarisse. Lupinprofita d’un moment où Clarisse Mergy ne le regardait pas pourempocher le portefeuille, et cela avec une satisfactionprofonde.

– L’affaire ne sera pas trop mauvaise, se dit-il. Tous fraispayés, j’y retrouverai largement mon compte, et ce n’est pasfini.

S’adressant à Clarisse Mergy, il lui demanda :

– Vous avez une valise ?

– Oui, une valise que j’ai achetée en arrivant à Nice, ainsiqu’un peu de linge et des objets de toilette, puisque j’ai quittéParis à l’improviste.

– Préparez tout cela. Puis descendez au bureau. Dites que vousattendez votre malle, qu’un commissionnaire l’apporte de laconsigne, et que vous êtes obligée de la défaire et de la refairedans votre chambre. Puis annoncez votre départ.

Resté seul, Lupin examina Daubrecq attentivement, puis ilfouilla dans toutes les poches et fit main basse sur tout ce quilui parut présenter un intérêt quelconque.

Grognard revint le premier. La malle, une grande malle d’osierrecouverte en moleskine noire, fut déposée dans la chambre deClarisse. Aidé de Clarisse et de Grognard, Lupin transportaDaubrecq et le plaça dans cette malle, bien assis, mais la têtecourbée pour qu’il fût possible de rabattre le couvercle.

– Je ne dis pas que ce soit aussi confortable qu’une couchettede wagon-lit, mon cher député, observa Lupin. Mais cela vaut toutde même mieux qu’un cercueil. Au moins il y a de l’air pourrespirer. Trois petits trous sur chaque face. Plains-toi !

Puis débouchant un flacon :

– Encore un peu de chloroforme ? Tu as l’air d’adorercela…

Il imbiba de nouveau le masque, tandis que, sur ses ordres,Clarisse et Grognard calaient le député avec du linge, descouvertures de voyage et des coussins, qu’on avait eu la précautiond’entasser dans la malle.

– Parfait dit Lupin. Voilà un colis qui ferait le tour du monde.Fermons et bouclons.

Le Ballu arrivait en chauffeur.

– L’auto est en bas, patron.

– Bien, dit-il. A vous deux descendez la malle. Il seraitdangereux de la confier aux garçons d’hôtel.

– Mais si nous rencontrons ?

– Eh bien quoi, Le Ballu, n’es-tu pas chauffeur ? Tu portesla malle de ta patronne ici présente, la dame du 130, qui descendégalement, qui monte dans son auto… et qui m’attend deux centsmètres plus loin. Grognard, tu l’aideras à charger. Ah !auparavant, fermons la porte de communication.

Lupin passa dans l’autre chambre, ferma l’autre battant, mit leverrou, puis sortit et prit l’ascenseur.

Au bureau, il prévint :

– M. Daubrecq a été appelé en hâte à Monte-Carlo. Il me chargede vous avertir qu’il ne rentrera qu’après-demain. Qu’on lui gardesa chambre. D’ailleurs toutes ses affaires y sont. Voici laclef.

Il s’en alla tranquillement et rejoignit l’automobile, où iltrouva Clarisse qui se lamentait :

– Mais jamais nous ne serons à Paris demain matin… C’est de lafolie… La moindre panne…

– Aussi, dit-il, vous et moi nous prenons le train… C’est plussûr…

L’ayant fait monter dans un fiacre, il donna ses dernièresinstructions aux deux hommes.

– Cinquante kilomètres à l’heure en moyenne, n’est-ce pas ?Vous conduirez et vous vous reposerez chacun à son tour. De lasorte, il vous est possible d’être à Paris demain soir lundi versles six ou sept heures du soir. Mais ne forcez pas l’allure. Si jegarde Daubrecq, ce n’est pas que j’aie besoin de lui pour mesprojets, c’est comme otage… et puis par précaution… Je tiens àl’avoir sous la main pendant quelques jours. Donc soignez-le, lecher homme… Quelques gouttes de chloroforme toutes les trois ouquatre heures. C’est sa passion. En route, Le Ballu… Et toi,Daubrecq, ne te fais pas trop de bile là-haut. Le toit est solide…Si tu as mal au cœur, ne te gêne pas… En route, Le Ballu !

Il regarda l’auto qui s’éloignait, puis se fit conduire dans unbureau de poste où il rédigea une dépêche ainsi conçue :

« Monsieur Prasville, Préfecture de police. Paris.

« Individu retrouvé. Vous apporterai le document demain matinonze heures. Communication urgente. Clarisse. »

A deux heures et demie, Clarisse et Lupin arrivaient engare.

– Pourvu qu’il y ait de la place ! dit Clarisse quis’alarmait de tout.

– De la place ! Mais nos sleepings sont retenus.

– Par qui ?

– Par Jacob… par Daubrecq.

– Comment ?

– Dame … Au bureau de l’hôtel on m’a remis une lettre qu’unexprès venait d’apporter pour Daubrecq. C’étaient les deuxsleepings que Jacob lui envoyait. En outre j’ai sa carte de député.Nous voyagerons donc sous le nom de M. et Mme Daubrecq, et l’onaura pour nous tous les égards qui sont dus à notre rang. Vousvoyez, chère madame, tout est prévu.

Le trajet, cette fois, sembla court à Lupin. Interrogée par lui,Clarisse raconta tout ce qu’elle avait fait durant ces derniersjours. Lui-même expliqua le miracle de son irruption dans lachambre de Daubrecq, au moment où son adversaire le croyait enItalie.

– Un miracle, non, dit-il. Mais cependant il y eut en moi, quandje quittai San Remo pour Gênes, un phénomène d’ordre spécial, unesorte d’intuition mystérieuse qui me poussa d’abord à sauter dutrain – et Le Ballu m’en empêcha – et ensuite à me précipiter versla portière, à baisser la glace, et à suivre des yeux le portier del’Ambassadeurs-Palace, qui m’avait transmis votre message. Or, àcette minute même, ledit portier se frottait les mains d’un airtellement satisfait que, sans autre motif, subitement, je compristout : j’étais roulé, j’étais roulé par Daubrecq, comme vousl’étiez vous-même. Des tas de petits faits me vinrent à l’esprit.Le plan de l’adversaire m’apparut tout entier. Une minute de pluset le désastre était irrémédiable. J’eus, je l’avoue, quelquesinstants de véritable désespoir, à l’idée que je n’allais paspouvoir réparer toutes les erreurs commises. Cela dépendaitsimplement de l’horaire des trains, qui me permettrait, ou ne mepermettrait pas, de retrouver en gare de San Remo l’émissaire deDaubrecq. Cette fois, enfin, le hasard nous fut favorable. Nousn’étions pas descendus à la première station qu’un train passa,pour la France. Quand nous arrivâmes à San Remo l’homme était là.J’avais bien deviné. Il n’avait plus sa casquette ni sa redingotede portier, mais un chapeau et un veston. Il monta dans uncompartiment de seconde classe. Désormais la victoire ne faisaitplus de doute.

– Mais… comment ?… dit Clarisse, qui, malgré les penséesqui l’obsédaient, s’intéressait au récit de Lupin.

– Comment je suis revenu jusqu’à vous ? Mon Dieu, en nelâchant plus le sieur Jacob, tout en le laissant libre de sesactions, certain que j’étais qu’il rendrait compte de sa mission àDaubrecq. De fait, ce matin, après une nuit passée dans un petithôtel de Nice, il rencontra Daubrecq sur la Promenade des Anglais.Ils causèrent assez longtemps. Je les suis. Daubrecq regagne sonhôtel, installe Jacob dans un des couloirs du rez-de-chaussée, enface du bureau téléphonique, et prend l’ascenseur. Dix minutes plustard je savais le numéro de sa chambre, et je savais qu’une damehabitait, depuis la veille, la chambre voisine, le numéro 130.

« Je crois que nous y sommes, dis-je à Grognard et à Le Ballu. »Je frappe légèrement à votre porte. Aucune réponse. Et la porteétait fermée à clef.

– Eh bien, dit Clarisse ?

– Eh bien, nous l’avons ouverte. Pensez-vous donc qu’il n’y aitqu’une seule clef au monde qui puisse faire fonctionner uneserrure ? J’entre donc dans votre chambre. Personne. Mais laporte de communication est entrebâillée. Je me glisse par là. Dèslors un simple rideau me séparait de vous, de Daubrecq… et dupaquet de tabac que j’apercevais sur le marbre de la cheminée.

– Vous connaissiez donc la cachette ?

– Une perquisition dans le cabinet de travail de Daubrecq àParis m’avait fait constater la disparition de ce paquet de tabac.En outre…

– En outre ?

– Je savais, par certains aveux arrachés à Daubrecq dans la Tourdes Deux-Amants, que le mot Marie détenait la clef de l’énigme. Orce n’était que le début d’un autre mot que je devinai, pour ainsidire, au moment même où me frappait l’absence du paquet detabac.

– Quel mot ?

– Maryland… du tabac Maryland, le seul que fume Daubrecq.

Et Lupin se mit à rire.

– Est-ce assez bête, hein ? Et, en même temps, comme c’estmalin de la part de Daubrecq ! On cherche partout, on fouillepartout ! N’ai-je pas dévissé les douilles de cuivre desampoules électriques pour voir si elles n’abritaient pas un bouchonde cristal ! Mais comment aurais-je eu l’idée, comment un êtrequelconque, si perspicace qu’il fût, aurait-il eu l’idée dedéchirer la bande d’un paquet de Maryland, bande apposée, collée,cachetée, timbrée, datée par l’État, sous le contrôle desContributions Indirectes ? Pensez donc ! l’État compliced’une telle infamie ! L’ad-minis-tra-tion des ContributionsIndirectes se prêtant à de pareilles manœuvres Non ! millefois non ! La Régie peut avoir des torts. Elle peut fabriquerdes allumettes qui ne flambent pas, et des cigarettes où il y a desbûches de Noël. Mais de là à supposer qu’elle est de mèche avecDaubrecq pour soustraire la liste des vingt-sept à la curiositélégitime du gouvernement ou aux entreprises d’Arsène Lupin, il y aun précipice ! Remarquez qu’il suffisait pour introduirelà-dedans le bouchon de cristal, de peser un peu sur la bande,comme l’a fait Daubrecq, de la rendre plus lâche, de l’enlever, dedéplier le papier jaune, d’écarter le tabac, puis de remettre touten ordre. Remarquez, de même, qu’il nous eût suffi, à Paris, deprendre ce paquet dans nos mains et de l’examiner pour découvrir lacachette. N’importe ! Le paquet en lui-même, le bloc deMaryland confectionné, approuvé par l’État et par l’Administrationdes Contributions Indirectes, cela c’était chose sacrée,intangible, insoupçonnable ! Et personne ne l’ouvrit.

Et Lupin conclut :

– C’est ainsi que ce démon de Daubrecq laisse traîner depuis desmois sur sa table, parmi ses pipes et parmi d’autres paquets detabac non éventrés, ce paquet de tabac intact. Et nulle puissanceau monde n’eût pu susciter dans aucun esprit l’idée même confused’interroger ce petit cube inoffensif. Je vous ferai observer enoutre…

Lupin poursuivit assez longtemps ses considérations relatives aupaquet de Maryland et au bouchon de cristal, l’ingéniosité et laclairvoyance de son adversaire l’intéressant d’autant plus qu’ilavait fini par avoir raison de lui. Mais Clarisse, à qui cesquestions importaient beaucoup moins que le souci de actes qu’ilfallait accomplir pour sauver son fils, l’écoutait à peine, toutentière à ses pensées.

– Êtes-vous sûr, répétait-elle sans cesse, que vous allezréussir ?

– Absolument sûr.

– Mais Prasville n’est pas à Paris.

– S’il n’y est pas, c’est qu’il est au Havre. J’ai lu cela dansun journal hier. En tout cas notre dépêche le rappelleraimmédiatement à Paris.

– Et vous croyez qu’il aura assez d’influence ?

– Pour obtenir personnellement la grâce de Vaucheray et deGilbert, non. Sans quoi, nous l’aurions déjà fait marcher. Mais ilaura assez d’intelligence pour comprendre la valeur de ce que nouslui apportons… et pour agir sans une minute de retard.

– Mais, précisément, vous ne vous trompez pas sur cettevaleur ?

– Et Daubrecq, se trompait-il donc ? Est-ce que Daubrecqn’était pas mieux placé que personne pour savoir la toute-puissancede ce papier ? N’en a-t-il pas eu vingt preuves plus décisivesles unes que les autres ? Songez à tout ce qu’il a fait, parla seule raison qu’on le savait possesseur de la liste ? On lesavait, voilà tout. Il ne se servait pas de cette liste, mais ill’avait. Et, l’ayant, il tua votre mari. Il échafauda sa fortunesur la ruine et le déshonneur des vingt-sept. Hier encore, un desplus intrépides, d’Albufex, se coupait la gorge dans sa prison.Non, soyez tranquille, contre la remise de cette liste, nouspourrions demander ce que nous voudrions. Or, nous demandonsquoi ? Presque rien.., moins que rien… la grâce d’un enfant devingt ans. C’est-à-dire qu’on nous prendra pour des imbéciles.Comment ! nous avons entre les mains…

Il se tut. Clarisse, épuisée par tant d’émotions, s’endormait enface de lui.

A huit heures du matin, ils arrivaient à Paris.

Deux télégrammes attendaient Lupin à son domicile de la placeClichy.

L’un de Le Ballu, envoyé d’Avignon la veille, annonçait que toutallait pour le mieux, et que l’on espérait bien être exact aurendez-vous du soir. L’autre était de Prasville, daté du Havre, etadressé à Clarisse :

« Impossible revenir demain matin lundi. Venez à mon bureau cinqheures. Compte absolument sur vous. »

– Cinq heures, dit Clarisse, comme c’est tard !

– C’est une heure excellente, affirma Lupin.

– Cependant si…

– Si l’exécution doit avoir lieu demain matin ? c’est ceque vous voulez dire ?… N’ayez donc pas peur des mots, puisquel’exécution n’aura pas lieu.

– Les journaux…

– Les journaux, vous ne les avez pas lus, et je vous défends deles lire. Tout ce qu’ils peuvent annoncer ne signifie rien. Uneseule chose importe : notre entrevue avec Prasville.D’ailleurs…

Il tira d’une armoire un petit flacon et, posant sa main surl’épaule de Clarisse, il lui dit :

– Étendez-vous sur ce canapé, et buvez quelques gorgées de cettepotion.

– Qu’est-ce que c’est ?

– De quoi vous faire dormir quelques heures… et oublier. C’esttoujours cela de moins.

– Non, non, protesta Clarisse, je ne veux pas. Gilbert ne dortpas lui… Il n’oublie pas.

– Buvez, dit Lupin, en insistant avec douceur.

Elle céda tout d’un coup, par lâcheté, par excès de souffranceet docilement s’étendit sur le canapé et ferma les yeux. Au bout dequelques minutes elle dormait.

Lupin sonna son domestique.

– Les journaux… vite… tu les as achetés ?

– Voici, patron.

Lupin déplia l’un d’eux et aussitôt il vit ces lignes :

LES COMPLICES D’ARSÈNE LUPIN

« Nous savons de source certaine que les complices d’ArsèneLupin, Gilbert et Vaucheray, seront exécutés demain matin mardi. M.Deibler a visité les bois de justice. Tout est prêt. »

Il releva la tête avec une expression de défi.

– Les complices d’Arsène Lupin L’exécution des complicesd’Arsène Lupin Quel beau spectacle ! Et comme il y auraitfoule pour voir cela ! Désolé, messieurs, mais le rideau ne selèvera pas. Relâche par ordre supérieur de l’autorité. Etl’autorité, c’est moi !

Il se frappa violemment la poitrine avec un geste d’orgueil.

– L’autorité, c’est moi.

A midi Lupin reçut une dépêche que Le Ballu lui avait expédiéede Lyon.

« Tout va bien. Colis arrivera sans avaries. »

A trois heures, Clarisse se réveilla.

Sa première parole fut celle-ci :

– C’est pour demain ?

Il ne répondit pas. Mais elle le vit si calme, si souriant,qu’elle se sentit pénétrée d’une paix immense et qu’elle eutl’impression que tout était fini, dénoué, arrangé selon la volontéde son compagnon.

A quatre heures dix ils partirent.

Le secrétaire de Prasville, prévenu téléphoniquement par sonchef, les introduisit dans le bureau et les pria d’attendre.

Il était cinq heures moins le quart. A cinq heures précisesPrasville entra en courant et, tout de suite, il s’écria :

– Vous avez la liste ?

– Oui.

– Donnez.

Il tendait la main. Clarisse, qui s’était levée, ne bronchapas.

Prasville la regarda un moment, hésita, puis s’assit. Ilcomprenait. En poursuivant Daubrecq, Clarisse Mergy n’avait pas agiseulement par haine et par désir de vengeance. Un autre motif lapoussait. La remise du papier ne s’effectuerait que sous certainesconditions.

– Asseyez-vous, je vous prie, dit-il, montrant ainsi qu’ilacceptait le débat.

Prasville était un homme maigre, de visage osseux, auquel unclignotement perpétuel des yeux et une certaine déformation de labouche donnaient une expression de fausseté et d’inquiétude. On lesupportait mal à la Préfecture, où il fallait, à tout instant,réparer ses gaffes et ses maladresses. Mais il était de ces êtrespeu estimés que l’on emploie pour des besognes spéciales et quel’on congédie ensuite avec soulagement.

Cependant Clarisse avait repris sa place. Comme elle se taisait,Prasville prononça :

– Parlez, chère amie, et parlez en toute franchise. Je n’aiaucun scrupule à déclarer que nous serions désireux d’avoir cepapier.

– Si ce n’est qu’un désir, observa Clarisse, à qui Lupin avaitsoufflé son rôle dans les moindres détails, si ce n’est qu’undésir, j’ai peur que nous ne puissions nous accorder.

Prasville sourit :

– Ce désir, évidemment, nous conduirait à certainssacrifices.

– A tous les sacrifices, rectifia Mme Mergy.

– A tous les sacrifices, pourvu, bien entendu, que nous restionsdans la limite des désirs acceptables.

– Et même si nous sortions de ces limites, prononça Clarisse,inflexible.

Prasville s’impatienta :

– Enfin, voyons, de quoi s’agit-il ? Expliquez-vous.

– Pardonnez-moi, cher ami. Je tenais, avant tout, à marquerl’importance considérable que vous attachez à ce papier, et, en vuede la transaction immédiate que nous allons conclure, à bienspécifier… comment dirais-je ?… la valeur de mon apport. Cettevaleur, n’ayant pas de limites, je le répète, doit être échangéecontre une valeur illimitée.

– C’est entendu, articula Prasville, avec irritation.

– Il n’est donc pas utile que je fasse un historique complet del’affaire et que j’énumère d’une part les désastres que lapossession de ce papier vous aurait permis d’éviter, d’autre part,les avantages incalculables que vous pourrez tirer de cettepossession ?

Prasville eut besoin d’un effort pour se contenir et pourrépondre d’un ton à peu près poli :

– J’admets tout cela. Est-ce fini ?

– Je vous demande pardon, mais nous ne saurions nous expliqueravec trop de netteté. Or, il est un point qu’il nous faut encoreéclaircir. Êtes-vous en mesure de traiterpersonnellement ?

– Comment cela ?

– Je vous demande, non pas évidemment si vous avez le pouvoir derégler cette affaire sur l’heure, mais si vous représentez en facede moi la pensée de ceux qui connaissent l’affaire et qui ontqualité pour la régler.

– Oui, affirma Prasville avec force.

– Donc, une heure après que je vous aurai communiqué mesconditions, je pourrai avoir votre réponse ?

– Oui.

– Cette réponse sera celle du Gouvernement ?

– Oui.

Clarisse se pencha, et d’une voix plus sourde :

– Cette réponse sera celle de l’Élysée ?

Prasville parut surpris. Il réfléchit un instant, puis ilprononça :

– Oui.

Alors Clarisse conclut.

– Il me reste à vous demander votre parole d’honneur, que, siincompréhensibles que vous paraissent mes conditions, vousn’exigerez pas que je vous en révèle le motif. Elles sont cequ’elles sont. Votre réponse doit être un oui ou un non.

– Je vous donne ma parole d’honneur, scanda Prasville.

Clarisse eut un instant d’émotion qui la fit plus pâle encorequ’elle n’était. Puis, se maîtrisant, les yeux fixés sur les yeuxde Prasville, elle dit :

– La liste des vingt-sept sera remise contre la grâce de Gilbertet de Vaucheray.

– Hein ! Quoi ?

Prasville s’était dressé, l’air absolument ahuri.

– La grâce de Gilbert et de Vaucheray ! les complicesd’Arsène Lupin !

– Oui, dit-elle.

– Les assassins de la villa Marie-Thérèse ceux qui doiventmourir demain !

– Oui, ceux-là mêmes, dit-elle, la voix haute. Je demande,j’exige leur grâce.

– Mais c’est insensé Pourquoi ? Pourquoi ?

– Je vous rappelle, Prasville, que vous m’avez donné votreparole…

– Oui… oui… en effet… mais la chose est tellement imprévue.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? Mais pour toutes sortes de raisons…

– Lesquelles ?

– Enfin… enfin… réfléchissez ! Gilbert et Vaucheray ont étécondamnés à mort !

– On les enverra au bagne, voilà tout.

– Impossible ! L’affaire a fait un bruit énorme. Ce sontdes complices d’Arsène Lupin. Le verdict est connu du mondeentier.

– Eh bien ?

– Eh bien, nous ne pouvons pas, non, nous ne pouvons pas nousinsurger contre les arrêts de la justice.

On ne vous demande pas cela. On vous demande une commutation dela peine par le moyen de la grâce. La grâce est une choselégale.

– La commission des grâces s’est prononcée…

– Soit, mais il reste le Président de la République.

– Il a refusé.

– Qu’il revienne sur son refus.

– Impossible !

– Pourquoi ?

– Il n’y a pas de prétexte.

– Il n’est pas besoin de prétexte. Le droit de grâce est absolu.Il s’exerce sans contrôle, sans motif, sans prétexte, sansexplication. C’est une prérogative royale. Que le Président de laRépublique en use selon son bon plaisir, ou plutôt selon saconscience au mieux des intérêts de l’État.

– Mais il est trop tard ! Tout est prêt. L’exécution doitavoir lieu dans quelques heures.

– Une heure vous suffit pour avoir la réponse, vous venez denous le dire.

– Mais c’est de la folie, sacrebleu ! Vos exigences seheurtent à des obstacles infranchissables. Je vous le répète, c’estimpossible, matériellement impossible.

– Alors, c’est non ?

– Non, non, mille fois non !

– En ce cas nous n’avons plus qu’à nous retirer.

Elle esquissa un mouvement vers la porte. M. Nicole lasuivit.

D’un bond, Prasville leur barra la route.

– Où allez-vous ?

– Mon Dieu, cher ami, il me semble que notre conversation estterminée. Puisque vous estimez, puisque vous êtes sûr que lePrésident de la République estimera que cette fameuse liste desvingt-sept ne vaut pas…

– Restez, dit Prasville.

Il ferma d’un tour de clef la porte de sortie et se mit àmarcher de long en large, les mains au dos, et la têteinclinée.

Et Lupin, qui n’avait pas soufflé mot durant toute la scène ets’était, par prudence, confiné dans un rôle effacé, Lupin se disait:

« Que d’histoires ! Que de manières pour arriver àl’inévitable dénouement ! Comment le sieur Prasville, lequeln’est pas un aigle, mais lequel n’est pas non plus une buse,renoncerait-il à se venger de son ennemi mortel ? Tiens,qu’est-ce que je disais ! L’idée de culbuter Daubrecq au fondde l’abîme le fait sourire. Allons, la partie est gagnée. »

A ce moment Prasville ouvrait une petite porte intérieure quidonnait sur le bureau de son secrétaire particulier.

Il prescrivit à haute voix :

– Monsieur Lartigue, téléphonez à l’Élysée et dites que jesollicite une audience pour une communication de la plus hautegravité.

Fermant la porte, il revint vers Clarisse et lui dit :

– En tout cas mon intervention se borne à soumettre votreproposition.

– Soumise, elle est acceptée.

Il y eut un long silence. Le visage de Clarisse exprimait unejoie si profonde que Prasville en fut frappé et qu’il la regardaavec une curiosité attentive. Pour quelle cause mystérieuseClarisse voulait-elle le salut de Gilbert et de Vaucheray ?Quel lien inexplicable l’attachait à ces deux hommes ? Queldrame avait pu mêler ces trois existences, et sans doute aussi, àces trois-là, celle de Daubrecq ?

« Va, mon bonhomme, pensait Lupin, creuse-toi la cervelle, tu netrouveras pas. Ah ! si nous n’avions exigé que la grâce deGilbert, comme le désirait Clarisse, peut-être aurais-tu découvertle pot aux roses. Mais Vaucheray, cette brute de Vaucheray,vraiment il ne peut y avoir le moindre rapport, entre Mme Mergy etlui… Ah ! ah bigre, c’est mon tour maintenant… On m’observe…Le monologue intérieur roule sur moi… “Et ce M. Nicole, ce petitpion de province, qu’est-ce que ça peut bien être ? Pourquois’est-il dévoué corps et âme à Clarisse Mergy ? Quelle est lavéritable personnalité de cet intrus ? J’ai eu tort de ne pasm’enquérir… Il faudra que je voie cela… que je dénoue les cordonsde ce masque… Car enfin, il n’est pas naturel qu’on se donne tantde mal pour accomplir un acte où l’on n’est pas intéressédirectement. Pourquoi veut-il lui aussi sauver Gilbert etVaucheray ? Pourquoi ? …” »

Lupin détourna légèrement la tête.

« Aïe !… Aïe !… une idée traverse ce crâne defonctionnaire… une idée confuse qui ne s’exprime point…Fichtre ! il ne faudrait pas qu’il devinât M. Lupin sous M.Nicole. Assez de complications… »

Mais une diversion se produisit. Le secrétaire de Prasville vintannoncer que l’audience aurait lieu dans une heure.

– C’est bien. Je vous remercie, dit Prasville. Laissez-nous.

Et, reprenant l’entretien, sans plus de détours, en homme quiveut mener les choses rondement, il déclara :

– Je crois que nous pourrons nous arranger. Mais tout d’abord,et pour bien remplir la mission dont je me charge, il me faut desrenseignements plus exacts, une documentation plus complète. Où setrouvait le papier ?

– Dans le bouchon de cristal, comme nous le supposions, réponditMme Mergy.

– Et ce bouchon de cristal ?

– Dans un objet que Daubrecq est venu chercher, il y a quelquesjours, sur la table de son bureau, en sa maison du squareLamartine, objet que, moi, je lui ai repris hier, dimanche.

– Et cet objet ?

– N’est autre qu’un paquet de tabac, de tabac Maryland quitraînait sur cette table.

Prasville fut pétrifié. Naïvement il murmura :

– Ah ! si j’avais su ! J’y ai touché dix fois à cepaquet de Maryland. Est-ce bête !

– Qu’importe ! dit Clarisse. L’essentiel est que ladécouverte soit effectuée.

Prasville fit une moue qui signifiait que la découverte lui eûtété beaucoup plus agréable si elle avait été effectuée par lui.Puis, il demanda :

– De sorte que, cette liste, vous l’avez ?

– Oui.

– Ici ?

– Oui.

– Montrez-la-moi.

Et comme Clarisse hésitait, il lui dit :

– Oh ! je vous en prie, ne craignez rien. Cette liste vousappartient, et je vous la rendrai. Mais vous devez comprendre queje ne puis faire la démarche dont il s’agit sans une certitude.

Clarisse consulta M. Nicole d’un regard que Prasville surprit,puis elle déclara :

– Voici.

Il saisit la feuille avec un certain trouble, l’examina et,presque aussitôt, il dit :

– Oui… oui… l’écriture du caissier… je la reconnais. Et lasignature du président de la Compagnie… La signature rouge…D’ailleurs j’ai d’autres preuves… Par exemple, le morceau déchiréqui complétait le coin gauche supérieur de cette feuille.

Il ouvrit son coffre-fort, et, dans une cassette spéciale, ilsaisit un tout petit morceau de papier qu’il approcha du coingauche supérieur.

– C’est bien cela, les deux coins déchirés se suiventexactement. La preuve est irrécusable. Il n’y a plus qu’à vérifierla nature même de ce papier pelure.

Clarisse rayonnait de joie. On n’aurait jamais cru que lesupplice le plus effroyable la déchirait depuis des semaines et dessemaines, et qu’elle en était encore toute saignante etpantelante.

Tandis que Prasville appliquait la feuille contre le carreaud’une fenêtre, elle dit à Lupin :

– Exigez que Gilbert soit prévenu dès ce soir. Il doit être siatrocement malheureux !

– Oui, dit Lupin. D’ailleurs vous pouvez vous rendre chez sonavocat et l’aviser.

Elle reprit :

– Et puis je veux voir Gilbert dès demain. Prasville pensera cequ’il voudra.

– C’est entendu. Mais il faut d’abord qu’il obtienne gain decause à l’Élysée.

– Il ne peut pas y avoir de difficulté, n’est-ce pas ?

– Non. Vous voyez bien qu’il a cédé tout de suite.

Prasville continuait ses investigations à l’aide d’une loupe,puis en comparant la feuille au petit morceau de papier déchiré.Ensuite il la replaça contre la fenêtre. Ensuite il sortit de lacassette d’autres feuilles de papier à lettre, et il examina l’uned’elles en transparence.

– Voilà qui est fait, dit-il, ma conviction est établie. Vous mepardonnerez, chère amie, c’était un travail fort délicat… J’aipassé par plusieurs phases… car enfin, je me méfiais… et non sansraison…

– Que voulez-vous dire ? murmura Clarisse.

– Une seconde ; avant tout, il faut que je donne unordre.

Il appela son secrétaire :

– Téléphonez immédiatement à la Présidence, je vous prie, que jem’excuse, mais que, pour des motifs dont je rendrai compteultérieurement, l’audience est devenue inutile.

Il referma la porte et revint vers son bureau.

Clarisse et Lupin, debout, suffoqués, le regardaient avecstupeur, sans comprendre ce revirement subit. Était-il fou ?Était-ce une manœuvre de sa part ? un manque de parole ?et refusait-il, maintenant qu’il possédait la liste, de tenir sesengagements ?

Il la tendit à Clarisse.

– Vous pouvez la reprendre.

– La reprendre ?…

– Et la renvoyer à Daubrecq.

– A Daubrecq ?

– A moins que vous ne préfériez la brûler.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis qu’à votre place je la brûlerais.

– Pourquoi dites-vous cela ? C’est absurde.

– C’est au contraire fort raisonnable.

– Mais pourquoi ? pourquoi ?

– Pourquoi ? Je vais vous l’expliquer. La liste desvingt-sept, et cela nous en avons la preuve irrécusable, la listefut écrite sur une feuille de papier à lettre qui appartenait auPrésident de la Société du Canal, et dont voici, dans cettecassette, quelques échantillons. Or, tous ces échantillons portentcomme marque de fabrique, une petite croix de Lorraine presqueinvisible, mais que vous pouvez voir en transparence dansl’épaisseur du papier. La feuille que vous m’apportez n’offre pascette croix de Lorraine.

Lupin sentit qu’un tremblement nerveux l’agitait des pieds à latête, et il n’osait tourner les yeux vers Clarisse dont il devinaitl’épouvantable détresse, il l’entendit qui balbutiait :

– Il faudrait donc supposer… que Daubrecq a été roulé ?

– Jamais de la vie, s’exclama Prasville. C’est vous qui êtesroulée, ma pauvre amie. Daubrecq a la véritable liste, la listequ’il a volée dans le coffre-fort du moribond.

– Mais celle-ci ?

– Celle-ci est fausse.

– Fausse ?

– Péremptoirement fausse. C’est une ruse admirable de Daubrecq.Hallucinée par le bouchon de cristal qu’il faisait miroiter à vosyeux, vous ne cherchiez que ce bouchon de cristal où il avaitenfermé n’importe quoi… ce chiffon de papier, tandis que lui, bienpaisible, il conservait…

Prasville s’interrompit. Clarisse s’avançait, à petits pas,toute rigide, l’air d’un automate. Elle articula :

Alors ?

– Alors, quoi, chère amie ?

– Vous refusez ?

– Certes, je suis dans l’obligation absolue…

– Vous refusez de faire cette démarche ?…

– Voyons, cette démarche est-elle possible ? Je ne puispourtant pas, sur la foi d’un document sans valeur…

– Vous ne voulez pas ?… Vous ne voulez pas ?… Et,demain matin… dans quelques heures, Gilbert…

Elle était effrayante de pâleur, la figure toute creusée,pareille à une figure d’agonie. Ses yeux s’ouvraient démesurément,et ses mâchoires claquaient…

Lupin, redoutant les mots inutiles et dangereux qu’elle allaitprononcer, la saisit aux épaules et tenta de l’entraîner. Mais ellele repoussa avec une force indomptable, fit encore deux ou troispas, chancela comme si elle eût été sur le point de tomber, et toutà coup, secouée d’énergie et de désespoir, empoigna Prasville etproféra :

– Vous irez là-bas … vous irez tout de suite … il le faut … ilfaut sauver Gilbert…

– Je vous en prie, chère amie, calmez-vous…

Elle eut un rire strident :

– Me calmer ! … alors que Gilbert, demain matin… Ah non,j’ai peur… c’est horrible… Mais courez là-bas, misérable Obtenez sagrâce ! … Vous ne comprenez donc pas ? Gilbert… Gilbert…mais c’est mon fils ! mon fils mon fils !

Prasville poussa un cri. La lame d’un couteau brillait dans lamain de Clarisse, et elle levait le bras pour se frapper elle-même.Mais le geste ne fut pas achevé. M. Nicole avait saisi le bras aupassage, et, désarmant Clarisse, la réduisant à l’immobilité, ilprononçait d’une voix ardente :

– C’est fou ce que vous faites ! … Puisque je vous ai juréde le sauver… Vivez donc pour lui… Gilbert ne mourra pas… Est-ilpossible qu’il meure, alors que je vous ai juré…

– Gilbert… mon fils… gémissait Clarisse.

Il l’étreignit violemment, la renversa contre lui et luiappliqua la main sur la bouche.

– Assez ! Taisez-vous… Je vous supplie de vous taire…Gilbert ne mourra pas ! …

Avec une autorité irrésistible, il l’entraîna, comme une enfantdomptée, soudain obéissante ; mais, au moment d’ouvrir laporte, il se retourna vers Prasville :

– Attendez-moi, monsieur, commanda-t-il, d’un ton impérieux. Sivous tenez à cette liste des vingt-sept… à la véritable liste,attendez-moi. Dans une heure, dans deux heures au plus, je seraiici, et nous causerons.

Puis, brusquement, à Clarisse :

– Et vous, madame, un peu de courage encore. Je vous l’ordonne,au nom de Gilbert.

Par les couloirs, par les escaliers, tenant Clarisse sous lebras, comme il eût tenu un mannequin, la soulevant, la portantpresque, il s’en alla d’un pas saccadé. Une cour, et puis une autrecour, et puis la rue…

Pendant ce temps, Prasville, surpris d’abord, étourdi par lesévénements, recouvrait peu à peu son sang-froid et réfléchissait.Il réfléchissait à l’attitude de ce M. Nicole, simple comparsed’abord, qui jouait auprès de Clarisse le rôle de ces conseillersauxquels on se raccroche dans les crises de la vie, et qui,subitement, sortant de sa torpeur, apparaissait en pleine clarté,résolu, autoritaire, plein de fougue, débordant d’audace, prêt àrenverser tous les obstacles que le destin lui opposerait.

Qui donc pouvait agir ainsi ?

Prasville tressaillit. La question ne s’était pas offerte à sonesprit que la réponse s’imposait, avec une certitude absolue.Toutes les preuves surgissaient, toutes plus précises les unes queles autres, toutes plus irrécusables.

Une seule chose embarrassait Prasville. Le visage de M. Nicole,son apparence, n’avaient pas le plus petit rapport, si lointainfût-il, avec les photographies que Prasville connaissait de Lupin.C’était un homme entièrement nouveau, d’une autre taille, d’uneautre corpulence, ayant une coupe de figure, une forme de bouche,une expression de regard, un teint, des cheveux, absolumentdifférents de toutes les indications formulées sur le signalementde l’aventurier. Mais Prasville ne savait-il pas que toute la forcede Lupin résidait précisément dans ce pouvoir prodigieux detransformation ? Il n’y avait pas de doute.

En hâte, Prasville sortit de son bureau. Rencontrant unbrigadier de la Sûreté, il lui dit fébrilement :

– Vous arrivez ?

– Oui, monsieur le secrétaire général.

– Vous avez croisé un monsieur et une dame ?

– Oui, dans la cour, il y a quelques minutes.

– Vous reconnaîtriez cet individu ?

– Oui, je crois.

– Alors, pas une minute à perdre, brigadier… Prenez avec voussix inspecteurs. Rendez-vous place Clichy. Faites une enquête surle sieur Nicole et surveillez la maison. Le sieur Nicole doit yrentrer.

– Et s’il n’y rentre pas, monsieur le secrétairegénéral ?

– Arrêtez-le. Voici un mandat.

Il revint dans son bureau, s’assit, et, sur une feuillespéciale, inscrivit un nom.

Le brigadier parut ahuri.

– Mais monsieur le secrétaire général m’a parlé d’un sieurNicole.

– Eh bien ?

– Le mandat porte le nom d’Arsène Lupin.

– Arsène Lupin et le sieur Nicole ne sont qu’un seul et mêmepersonnage.

Chapitre 12L’échafaud

– Je le sauverai, je le sauverai répétait inlassablement Lupin,dans l’auto qui l’emmenait ainsi que Clarisse. Je vous jure que jele sauverai.

Clarisse n’écoutait pas, comme engourdie, comme possédée par ungrand cauchemar de mort qui la laissait étrangère à tout ce qui sepassait en dehors d’elle. Et Lupin expliquait ses plans, plusencore peut-être pour se rassurer lui-même que pour convaincreClarisse.

– Non, non, la partie n’est pas désespérée. Il reste un atout,un atout formidable, les lettres et les documents que l’anciendéputé Vorenglade offre à Daubrecq et dont celui-ci vous a parléhier matin à Nice. Ces lettres et ces documents, je vais lesacheter à Stanislas Vorenglade… le prix qu’il veut. Puis nousretournons à la Préfecture, et je dis à Prasville « Courez à laPrésidence… Servez-vous de la liste comme si elle étaitauthentique, et sauvez Gilbert de la mort, quitte à reconnaîtredemain, quand Gilbert sera sauvé, que cette liste est fausse…Allez, et au galop ! Sinon… Eh bien, sinon, les lettres et lesdocuments Vorenglade paraissent demain matin, mardi, dans un grandjournal. Vorenglade est arrêté. Le soir même on incarcère Prasville»

Lupin se frotta les mains.

– Il marchera !… Il marchera !… J’ai senti cela toutde suite en face de lui. L’affaire m’est apparue, certaine,infaillible. Et comme j’avais trouvé dans le portefeuille deDaubrecq l’adresse de Vorenglade… en route, chauffeur, boulevardRaspail !

Ils arrivaient à l’adresse indiquée. Lupin sauta de voiture,escalada trois étages.

La bonne lui répondit que M. Vorenglade était absent et nerentrerait que le lendemain pour dîner.

– Et vous ne savez pas où il est ?

– Monsieur est à Londres.

En remontant dans l’auto, Lupin ne prononça pas une parole. Deson côté, Clarisse ne l’interrogea même point, tellement tout luiétait devenu indifférent, et tellement la mort de son fils luisemblait une chose accomplie.

Ils se firent conduire jusqu’à la place Clichy. Au moment oùLupin rentrait chez lui, il fut croisé par deux individus quisortaient de la loge de la concierge. Très absorbé, il ne lesremarqua pas. C’étaient deux des inspecteurs de Prasville quicernaient la maison.

– Pas de télégramme ? demanda-t-il à son domestique.

– Non, patron, répondit Achille.

– Aucune nouvelle de Le Ballu et de Grognard ?

– Non, aucune, patron.

– C’est tout naturel, dit-il en s’adressant d’un ton dégagé àClarisse. Il n’est que sept heures, et nous ne pouvons pas comptersur eux avant huit ou neuf heures. Prasville attendra, voilà tout.Je vais lui téléphoner d’attendre.

La communication finie, il raccrochait le récepteur lorsqu’ilentendit derrière lui un gémissement. Debout près de la table,Clarisse lisait un journal du soir.

Elle porta la main à son cœur, vacilla et tomba.

– Achille, Achille, cria Lupin, appelant son domestique…Aidez-moi donc à la mettre sur ce lit… Et puis va chercher lafiole, dans le placard, la fiole numéro quatre, celle dunarcotique.

Avec la pointe d’un couteau il desserra les dents de Clarisse,et, de force, lui fit avaler la moitié du flacon.

– Bien, dit-il. Comme ça, la malheureuse ne se réveillera quedemain… après.

Il parcourut le journal que Clarisse avait lu, et qu’elle tenaitencore dans sa main crispée, et il avisa ces lignes :

« Les mesures d’ordre les plus rigoureuses sont assurées en vuede l’exécution de Gilbert et de Vaucheray, et dans l’hypothèsetoujours possible d’une tentative d’Arsène Lupin pour arracher sescomplices au châtiment suprême. Dès minuit toutes les rues quientourent la prison de la Santé seront gardées militairement. Onsait en effet que l’exécution aura lieu devant les murs de laprison, sur le terre-plein du boulevard Arago.

« Nous avons pu avoir des renseignements sur le moral des deuxcondamnés à mort. Vaucheray, toujours cynique, attend l’issuefatale avec beaucoup de courage. “Fichtre dit-il, ça ne me réjouitpas, mais enfin, puisqu’il faut y passer, on se tiendra d’aplomb…”Et il ajoute “La mort, je m’en fiche. Ce qui me tracasse, c’estl’idée qu’on va me couper la tête. Ah ! si le patron trouvaitun truc pour m’envoyer dans l’autre monde, tout droit, sans quej’aie le temps de dire ouf ! Un peu de strychnine, patron,s’il vous plaît.”

« Le calme de Gilbert est encore plus impressionnant, surtoutquand on se rappelle son effondrement en Cour d’assises. Pour lui,il garde une confiance inébranlable dans la toute puissanced’Arsène Lupin. “Le patron m’a crié devant tout le monde de ne pasavoir peur, qu’il était là, qu’il répondrait de tout. Eh bien, jen’ai pas peur. Jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière minute,au pied même de l’échafaud, je compte sur lui. C’est que je leconnais, le patron ! Avec celui-là, rien à craindre. Il apromis, il tiendra. Ma tête sauterait qu’il arriverait à me lareplanter sur les épaules, et solidement. Arsène Lupin, laissermourir son petit Gilbert ? Ah non, permettez-moi derigoler !”

« Il y a dans cet enthousiasme quelque chose de touchant etd’ingénu qui n’est pas sans noblesse. Nous verrons si Arsène Lupinmérite une confiance aussi aveugle. »

C’est à peine si Lupin put achever cet article, tellement leslarmes voilaient ses yeux, larmes d’attendrissement, larmes depitié, larmes de détresse.

Non, il ne la méritait pas la confiance de son petit Gilbert.Certes, il avait fait l’impossible, mais il est des circonstancesoù il faut faire plus que l’impossible, où il faut être plus fortque le destin, et, cette fois, le destin était plus fort que lui.Dès le premier jour et tout au long de cette lamentable aventure,les événements avaient marché dans un sens contraire à sesprévisions, contraire à la logique même. Clarisse et lui, bien quepoursuivant un but identique, avaient perdu des semaines à secombattre. Puis, à l’instant même où ils unissaient leurs efforts,coup sur coup se produisaient les désastres effarants, l’enlèvementdu petit Jacques, la disparition de Daubrecq, sa captivité dans latour des Deux-Amants, la blessure de Lupin, son inaction, et puisles fausses manœuvres qui entraînaient Clarisse, et derrière elle,Lupin, vers le Midi, vers l’Italie. Et puis, catastrophe suprême,lorsque, après des prodiges de volonté, des miracles d’obstination,on pouvait croire que la Toison d’Or était conquise, touts’effondrait. La liste des vingt-sept n’avait pas plus de valeurque le plus insignifiant des chiffons de papier…

« Bas les armes ! dit Lupin. La défaite est consommée.J’aurai beau me venger sur Daubrecq, le ruiner et l’anéantir… Levéritable vaincu c’est moi, puisque Gilbert va mourir… »

Il pleura de nouveau, non pas de dépit ou de rage, mais dedésespoir. Gilbert allait mourir ! Celui qu’il appelait sonpetit, le meilleur de ses compagnons, celui-là, dans quelquesheures, allait disparaître à jamais. Il ne pouvait plus le sauver.Il était à bout de ressources. Il ne cherchait même plus un dernierexpédient. A quoi bon ?

Tôt ou tard, ne le savait-il pas, la société prend sa revanche,l’heure de l’expiation sonne toujours, et il n’est pas de criminelqui puisse prétendre échapper au châtiment. Mais quel surcroîtd’horreur dans ce fait que la victime choisie était ce malheureuxGilbert, innocent du crime pour lequel il allait mourir. N’yavait-il pas là quelque chose de tragique, qui marquait davantagel’impuissance de Lupin ?

Et la conviction de cette impuissance était si profonde, sidéfinitive, que Lupin n’eut aucune révolte en recevant cetélégramme de Le Ballu : « Accident de moteur. Une pièce cassée.Réparation assez longue. Arriverons demain matin. »

Une dernière preuve lui venait ainsi que le destin avaitprononcé la sentence. Il ne songea pas davantage à s’insurgercontre cette décision du sort.

Il regarda Clarisse. Elle dormait d’un sommeil paisible, et cetoubli de tout, cette inconscience, lui parurent si enviables que,soudain, pris à son tour d’un accès de lâcheté, il saisit la fiole,à moitié pleine encore de narcotique, et but.

Puis il s’en alla dans sa chambre, s’étendit sur son lit etsonna son domestique :

– Va te coucher, Achille, et ne me réveille sous aucunprétexte.

– Alors, patron, lui dit Achille, pour Gilbert et Vaucheray,rien à faire ?

– Rien.

– Ils y passeront ?

– Ils y passeront.

Vingt minutes après Lupin s’assoupissait.

Il était dix heures du soir.

Cette nuit-là fut tumultueuse autour de la prison. A une heuredu matin la rue de la Santé, le boulevard Arago, et toutes les ruesqui aboutissent autour de la prison, furent gardés par des agentsqui ne laissaient passer qu’après un véritable interrogatoire.

D’ailleurs la pluie faisait rage, et il ne semblait pas que lesamateurs de ces sortes de spectacles dussent être nombreux. Parordre spécial, tous les cabarets furent fermés vers trois heures,deux compagnies d’infanterie vinrent camper sur les trottoirs et,en cas d’alerte, un bataillon occupa le boulevard Arago. Parmi lestroupes trottaient des gardes municipaux, allaient et venaient desofficiers de paix, des fonctionnaires de la Préfecture, tout unpersonnel mobilisé pour la circonstance et contrairement auxhabitudes.

La guillotine fut montée dans le silence, au milieu duterre-plein qui s’ouvre à l’angle du boulevard et de la rue, etl’on entendait le bruit sinistre des marteaux.

Mais vers quatre heures la foule s’amassa, malgré la pluie, etdes gens chantèrent. On réclama des lampions, et puis le lever durideau, et l’on s’exaspérait de constater que, à cause de ladistance où les barrages étaient établis, c’est à peine si l’onpouvait apercevoir les montants de la guillotine.

Plusieurs voitures défilèrent, amenant les personnages officielsvêtus de noir. Il y eut dès applaudissements, des protestations, ensuite de quoi un peloton de gardes municipaux à cheval dispersa lesrassemblements et fit le vide jusqu’à plus de trois cents mètres duterre-plein. Deux nouvelles compagnies de soldats sedéployèrent.

Et tout d’un coup ce fut le grand silence. Une blancheur confusese dégageait des ténèbres de l’espace.

La pluie cessa brusquement.

A l’intérieur, au bout du couloir où se trouvent les cellulesdes condamnés à mort, les personnages vêtus de noir conversaient àvoix basse.

Prasville s’entretenait avec le Procureur de la République, quilui manifestait ses craintes.

– Mais non, mais non, affirma Prasville, je vous assure que celase passera sans incidents.

– Les rapports ne signalent rien d’équivoque, monsieur lesecrétaire général ?

– Rien. Et ils ne peuvent rien signaler pour cette raison quenous tenons Lupin.

– Est-ce possible ?

– Oui, nous connaissons sa retraite. La maison qu’il habiteplace Clichy, et dans laquelle il est rentré hier à sept heures dusoir, est cernée. En outre je connais le plan qu’il avait conçupour sauver ses deux complices. Ce plan, au dernier moment, aavorté. Nous n’avons donc rien à craindre. La justice suivra soncours.

– Peut-être le regrettera-t-on un jour ou l’autre, dit l’avocatde Gilbert qui avait entendu.

– Vous croyez donc, mon cher maître, à l’innocence de votreclient ?

– Fermement, monsieur le procureur. C’est un innocent qui vamourir.

Le procureur se tut. Mais, après un instant, et comme s’il eutrépondu à ses propres réflexions, il avoua :

– Cette affaire a été menée avec une rapidité surprenante.

Et l’avocat répéta d’une voix altérée :

– C’est un innocent qui va mourir.

L’heure était venue cependant.

On commença par Vaucheray, et le directeur fit ouvrir la portede la cellule.

Vaucheray bondit de son lit et regarda, avec des yeux agrandispar la terreur, les gens qui entraient.

– Vaucheray, nous venons vous annoncer…

– Taisez-vous, taisez-vous, murmura-t-il. Pas de mots. Je saisde quoi il retourne. Allons-y.

On eût dit qu’il avait hâte d’en finir le plus vite possible,tellement il se prêtait aux préparatifs habituels. Mais iln’admettait point qu’on lui parlât.

– Pas de mots, répétait-il… Quoi ? me confesser ? Pasla peine. J’ai tué. On me tue. C’est la règle. Nous sommesquittes.

Un moment néanmoins, il s’arrêta net.

– Dites donc ? est-ce que le camarade y passeaussi ?…

Et quand il sut que Gilbert irait au supplice en même temps quelui, il eut deux ou trois secondes d’hésitation, observa lesassistants, sembla prêt à dire quelque chose, haussa les épaules,et, enfin, murmura :

– Ça vaut mieux… On a fait le coup ensemble… on « trinquera »ensemble.

Gilbert ne dormait pas non plus quand on entra dans sa cellule.Assis sur son lit, il écouta les paroles terribles, essaya de selever, se mit à trembler des pieds à la tête, comme un squeletteque l’on secoue, et puis retomba en sanglotant.

– Ah ! ma pauvre maman… ma pauvre maman, bégaya-t-il.

On voulut l’interroger sur cette mère dont il n’avait jamaisparlé, mais une révolte brusque avait interrompu ses pleurs, et ilcriait :

– Je n’ai pas tué… je ne veux pas mourir… je n’ai pastué !

– Gilbert, lui dit-on, il faut avoir du courage.

– Oui… oui… mais puisque je n’ai pas tué, pourquoi me fairemourir ?… je n’ai pas tué… je vous le jure… je n’ai pas tué…je ne veux pas mourir… je n’ai pas tué… on ne devrait pas…

Ses dents claquaient si fort que les mots devenaientinintelligibles. Il se laissa faire, se confessa, entendit lamesse, puis, plus calme, presque docile, avec une voix de petitenfant qui se résigne, il gémit :

– Il faudra dire à ma mère que je lui demande pardon.

– Votre mère ?

– Oui… Qu’on répète mes paroles dans les journaux… Ellecomprendra… Elle sait que je n’ai pas tué, elle. Mais je luidemande pardon du mal que je lui fais, du mal que j’ai pu faire. Etpuis…

– Et puis, Gilbert ?

– Eh bien, je veux que le « patron » sache que je n’ai pas perduconfiance…

Il examina les assistants les uns après les autres, comme s’ileût eu le fol espoir que le « patron » fût un de ceux-là, déguisé,méconnaissable, et prêt à l’emporter dans ses bras.

– Oui, dit-il doucement, et avec une sorte de piété religieuse,oui, j’ai confiance encore, même en ce moment… Qu’il sache biencela, n’est-ce pas ?… Je suis sûr qu’il ne me laissera pasmourir… j’en suis sûr.

On devinait, au regard de ses yeux fixes, qu’il voyait Lupin,qu’il sentait l’ombre de Lupin rôder aux alentours et chercher uneissue pour pénétrer jusqu’à lui. Et rien n’était plus émouvant quele spectacle de cet enfant, vêtu de la camisole de force, dont lesbras et les jambes étaient liés, que des milliers d’hommesgardaient, que le bourreau tenait déjà sous sa main inexorable etqui, cependant, espérait encore.

L’angoisse étreignait les cœurs. Les yeux se voilaient delarmes.

– Pauvre gosse ! balbutia quelqu’un.

Prasville, ému comme les autres et qui songeait à Clarisse,répéta tout bas :

– Pauvre gosse ! …

L’avocat de Gilbert pleurait, et il ne cessait de dire auxpersonnes qui se trouvaient près de lui :

– C’est un innocent qui va mourir.

Mais l’heure avait sonné, les préparatifs étaient finis. On semit en marche.

Les deux groupes se réunirent dans le couloir.

Vaucheray, apercevant Gilbert, ricana :

– Dis donc, petit, le patron nous a lâchés.

Et il ajouta cette phrase que personne ne pouvait comprendre,sauf Prasville :

– Sans doute qu’il aime mieux empocher les bénéfices du bouchonde cristal.

On descendit les escaliers. On s’arrêta au Greffe pour lesformalités d’usage. On traversa les cours. Étape interminable,affreuse…

Et, tout à coup, dans l’encadrement de la grand-porte ouverte,le jour blême, la pluie, la rue, les silhouettes des maisons, et,au loin, des rumeurs qui frissonnent dans le silence effrayant…

On marcha le long du mur, jusqu’à l’angle du boulevard.

Quelques pas encore… Vaucheray eut un recul. Il avait vu :

Gilbert rampait, la tête baissée, soutenu par un aide et parl’aumônier qui lui faisait baiser le crucifix.

La guillotine se dressa…

– Non, non, protesta Gilbert… je ne veux pas… je n’ai pas tué…je n’ai pas tué… Au secours ! au secours !

Appel suprême qui se perdit dans l’espace.

Le bourreau eut un geste. On empoigna Vaucheray, on le souleva,on l’entraîna, au pas de course presque.

Et alors il se produisit cette chose stupéfiante un coup de feu,un coup de feu qui partit d’en face, d’une maison opposée.

Les aides s’arrêtèrent net.

Entre leurs bras, le fardeau qu’ils traînaient avait fléchi.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’y a-t-il ?demandait-on.

– Il est blessé…

Du sang jaillissait au front de Vaucheray, et lui couvrait levisage.

Il bredouilla :

– Ça y est… dans le mille ! merci, patron, merci… j’auraipas la tête coupée… merci, patron ! … Ah ! quel chictype !…

– Qu’on l’achève ! qu’on le porte là-bas ! dit unevoix au milieu de l’affolement.

– Mais il est mort !

– Allez-y… Qu’on l’achève !

Dans le petit groupe des magistrats, des fonctionnaires et desagents, le tumulte était à son comble. Chacun donnait desordres.

– Qu’on l’exécute !… Que la justice suive son cours !…On n’a pas le droit de reculer ! … Ce serait de la lâcheté…Qu’on l’exécute !

– Mais il est mort !

– Ça ne fait rien ! … Il faut que les arrêts de justicesoient accomplis ! … Qu’on l’exécute !

L’aumônier protestait, tandis que deux gardes et que des agentssurveillaient Gilbert. Cependant les aides avaient repris lecadavre et le portaient vers la guillotine.

– Allez-y criait l’exécuteur, effaré, la voix rauque…allez-y ! … Et puis, l’autre après… Dépêchons…

Il n’acheva pas. Une seconde détonation retentissait. Ilpirouetta sur lui-même et tomba, en gémissant :

– Ce n’est rien… une blessure à l’épaule… Continuez… Au tour del’autre !…

Mais les aides s’enfuyaient en hurlant. Un vide se produisitautour de la guillotine. Et le Préfet de Police, qui seul avaitconservé tout son sang-froid, jeta un commandement d’une voixstridente, rallia ses hommes et refoula vers la prison, pêle-mêle,comme un troupeau désordonné, les magistrats, les fonctionnaires,le condamné à mort, l’aumônier, tous ceux qui avaient franchi lavoûte deux ou trois minutes auparavant.

Pendant ce temps, insouciante du danger, une escouade d’agents,d’inspecteurs et de soldats se ruaient sur la maison, une petitemaison à trois étages, de construction déjà ancienne, et dont lerez-de-chaussée était occupé par deux boutiques fermées à cetteheure. Tout de suite, dès le premier coup de feu, on avait vuconfusément, à l’une des fenêtres du deuxième étage, un homme quitenait un fusil en main, et qu’un nuage de fumée entourait.

On tira, sans l’atteindre, des coups de revolver. Lui,tranquillement monté sur une table, épaula une seconde fois, visa,et la détonation claqua.

Puis il rentra dans la chambre.

En bas, comme personne ne répondait à l’appel de la sonnette, ondémolissait la porte qui, en quelques instants, fut abattue.

On se précipita dans l’escalier, mais, aussitôt, un obstaclearrêta l’élan. C’était, au premier étage, un amoncellement defauteuils, de lits et de meubles qui formaient une véritablebarricade et qui s’enchevêtraient si bien les uns dans les autresqu’il fallut aux assaillants quatre ou cinq minutes pour se frayerun passage.

Ces quatre ou cinq minutes perdues suffirent à rendre vainetoute poursuite. Quand on parvint au deuxième, on entendit une voixqui criait d’en haut :

– Par ici, les amis ! encore dix-huit marches. Milleexcuses pour tout le mal que je vous donne !

On les monta, ces dix-huit marches, et avec quelleagilité ! Mais, en haut, au-dessus du troisième étage, c’étaitle grenier, le grenier auquel on accédait par une échelle et parune trappe. Et le fugitif avait emporté l’échelle et refermé latrappe.

On n’a pas oublié le tumulte soulevé par cet acte inouï, leséditions des journaux se succédant, les camelots galopant etvociférant à travers les rues, toute la capitale secouéed’indignation et, disons-le, de curiosité anxieuse.

Mais ce fut à la Préfecture que l’agitation atteignit sonparoxysme. De tous côtés, on s’agitait. Les messages, les dépêches,les coups de téléphone se succédaient.

Enfin, à onze heures du matin, il y eut un conciliabule dans lebureau du Préfet de Police. Prasville était là. Le chef de laSûreté rendait compte de son enquête.

Elle se résumait ainsi :

La veille au soir, un peu avant minuit, on avait sonné à lamaison du boulevard Arago. La concierge qui couchait dans un réduitau rez-de-chaussée, derrière la boutique, la concierge tira lecordon.

Un homme vint frapper à sa porte. Il se disait envoyé par lapolice pour affaire urgente concernant l’exécution du lendemain.Ayant ouvert, elle fut assaillie, bâillonnée et attachée.

Dix minutes plus tard, un monsieur et une dame qui habitaient aupremier étage, et qui rentraient chez eux, furent également réduitsà l’impuissance par le même individu et enfermés chacun dans unedes deux boutiques vides. Le locataire du troisième étage subit unsort analogue, mais à domicile, dans sa propre chambre, où l’hommeput s’introduire sans être entendu. Le second étage n’étant pasoccupé, l’homme s’y installa. Il était maître de la maison.

– Et voilà, dit le Préfet de Police, qui se mit à rire, avec unecertaine amertume… voilà ce n’est pas plus malin que ça !Seulement, ce qui m’étonne, c’est qu’il ait pu s’enfuir siaisément.

– Je vous prie de noter, monsieur le Préfet, qu’étant maîtreabsolu de la maison à partir d’une heure du matin, il a eu jusqu’àcinq heures pour préparer sa fuite.

– Et cette fuite a eu lieu ?

– Par les toits. A cet endroit, les maisons de la rue voisine,la rue de la Glacière, ne sont pas éloignées, et il ne se présente,entre les toits, qu’une seule solution de continuité, large detrois mètres environ, avec une différence de niveau d’un mètre.

– Eh bien ?

– Eh bien, notre homme avait emporté l’échelle du grenier, quilui servit ainsi de passerelle. Ayant abordé l’autre îlotd’immeubles, il ne lui restait plus qu’à inspecter les lucarnes età trouver une mansarde vide pour s’introduire dans une maison de larue de la Glacière et pour s’en aller tranquillement les mains dansses poches. C’est ainsi que sa fuite, dûment préparée, s’effectuale plus facilement du monde et sans le moindre obstacle.

– Cependant vous aviez pris les mesures nécessaires ?

– Celles que vous m’aviez prescrites, monsieur le Préfet. Mesagents avaient passé trois heures hier soir à visiter chacune desmaisons, afin d’être sûrs que personne d’étranger ne s’y cachait.Au moment où ils sortaient de la dernière maison, je faisaisétablir les barrages. C’est pendant cet intervalle de quelquesminutes que notre homme a dû se glisser.

– Parfait ! Et, bien entendu, pour vous, aucun doute. C’estArsène Lupin ?

– Aucun doute. D’abord il s’agissait de ses complices. Et puis…seul, Arsène Lupin pouvait combiner un pareil coup et l’exécuteravec cette audace inconcevable.

– Mais alors ?… murmura le Préfet de Police.

Et, se tournant vers Prasville, il reprit :

– Mais alors, monsieur Prasville, cet individu dont vous m’avezparlé et que, d’accord avec M. le chef de la Sûreté, vous faitessurveiller, depuis hier soir, dans son appartement de la placeClichy… cet individu n’est pas Arsène Lupin ?

– Si, monsieur le Préfet. Là-dessus, non plus, aucun doute.

– On ne l’a donc pas arrêté quand il est sorti cettenuit ?

– Il n’est pas sorti.

– Oh ! oh cela devient compliqué.

– Très simple, monsieur le Préfet. Comme toutes les maisons oùl’on retrouve les traces d’Arsène Lupin, celle de la place Clichy adeux issues.

– Et vous l’ignoriez ?

– Je l’ignorais. C’est tout à l’heure que je l’ai constaté envisitant l’appartement.

– Il n’y avait personne dans cet appartement ?

– Personne. Ce matin, le domestique, un nommé Achille, estparti, emmenant une dame qui demeurait chez Lupin.

– Le nom de cette dame ?

– Je ne sais pas, répondit Prasville, après une imperceptiblehésitation.

– Mais vous savez le nom sous lequel habitait ArsèneLupin ?

– Oui. M. Nicole, professeur libre, licencié ès lettres. Voicisa carte.

Comme Prasville achevait sa phrase, un huissier vint annoncer auPréfet de Police qu’on le demandait en hâte à l’Élysée où setrouvait déjà le Président du Conseil.

– J’y vais, dit-il. Et il ajouta entre ses dents « C’est le sortde Gilbert qui va se décider. »

Prasville hasarda :

– Croyez-vous qu’on le graciera, monsieur le Préfet ?

– Jamais de la vie ! Après le coup de cette nuit, ce seraitd’un effet déplorable. Dès demain matin, il faut que Gilbert paiesa dette.

En même temps, l’huissier avait remis une carte de visite àPrasville. Celui-ci, l’ayant regardée, tressauta et murmura :

– Crénom d’un chien il a du culot !…

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le Préfet de Police.

– Rien, rien, monsieur le Préfet, affirma Prasville, qui voulaitavoir pour lui seul l’honneur de mener cette affaire jusqu’au bout…Rien… une visite un peu imprévue… dont j’aurai le plaisir de vouscommuniquer le résultat tantôt.

Il s’en alla, tout en mâchonnant d’un air ahuri :

– Eh bien ! vrai… il en a du culot, celui-là, non, maisquel culot ! Sur la carte de visite qu’il tenait en main, il yavait cette inscription : Monsieur Nicole, Professeur libre,licencié ès lettres.

Chapitre 13La dernière bataille

En regagnant son cabinet, Prasville reconnut dans la salled’attente, assis sur une banquette, le sieur Nicole, avec son dosvoûté, son air souffreteux, son parapluie de cotonnade, son chapeaubossué et son unique gant.

« C’est bien lui, se dit Prasville, qui avait craint un instantque Lupin ne lui eût dépêché un autre sieur Nicole. Et s’il vienten personne, c’est qu’il ne se doute nullement qu’il est démasqué.»

Et, pour la troisième fois, il prononça :

– Tout de même, quel culot !

Il referma la porte de son cabinet et fit venir sonsecrétaire.

– Monsieur Lartigue, je vais recevoir ici un personnage assezdangereux et qui, selon toute probabilité, ne devra sortir de moncabinet que le cabriolet aux mains. Aussitôt qu’on l’auraintroduit, veuillez prendre toutes les dispositions nécessaires,avertir une douzaine d’inspecteurs, et les poster dansl’antichambre et dans votre bureau. La consigne est formelle : aupremier coup de sonnette, vous entrez tous, le revolver au poing,et vous entourez le personnage. C’est compris ?

– Oui, monsieur le secrétaire général.

– Surtout, pas d’hésitation. Une entrée brusque, en masse, et lebrowning au poing. « A la dure », n’est-ce pas ? Faites venirle sieur Nicole, je vous prie.

Dès qu’il fut seul, Prasville, à l’aide de quelques papiers,cacha le bouton de la sonnette électrique disposé sur son bureau,et plaça derrière un rempart de livres deux revolvers de dimensionsrespectables.

« Maintenant, se dit-il, jouons serré. S’il a la liste,prenons-la. S’il ne l’a pas, prenons-le. Et, si c’est possible,prenons-les tous les deux. Lupin et la liste des vingt-sept dans lamême journée, et surtout après le scandale de ce matin, voilà quime mettrait singulièrement en lumière. »

On frappait. Il cria :

– Entrez !

Et, se levant :

– Entrez donc, monsieur Nicole.

M. Nicole s’aventura dans la pièce d’un pas timide, s’installasur l’extrême bord de la chaise qu’on lui désignait, et articula:

– Je viens reprendre… notre conversation d’hier… Vous excuserezmon retard, monsieur.

– Une seconde, dit Prasville. Vous permettez ?

Il se dirigea vivement vers l’antichambre et, apercevant sonsecrétaire :

– J’oubliais, monsieur Lartigue. Qu’on inspecte les couloirs etles escaliers… au cas où il y aurait des complices.

Il revint, s’installa bien à son aise, comme pour une longueconversation à laquelle on s’intéresse fort, et il commença :

– Vous disiez donc, monsieur Nicole ?

– Je disais, monsieur le secrétaire général, que je m’excusaisde vous avoir fait attendre hier soir. Divers empêchements m’ontretenu, Mme Mergy, d’abord…

– Oui, Mme Mergy que vous avez dû reconduire.

– En effet, et que j’ai dû soigner. Vous comprenez sondésespoir, à la malheureuse. Son fils Gilbert, si près de la mort…Et quelle mort ! A cette heure-là, nous ne pouvions pluscompter que sur un miracle… impossible… Moi-même je me résignais àl’inévitable… N’est-ce pas ? Quand le sort s’acharne aprèsvous, on finit par se décourager.

Mais, remarqua Prasville, il m’avait semblé que votre dessein,en me quittant, était d’arracher à Daubrecq son secret coûte quecoûte.

– Certes. Mais Daubrecq n’était pas à Paris.

– Ah !

– Non. Je le faisais voyager en automobile.

– Vous avez donc une automobile, monsieur Nicole ?

– A l’occasion, oui, une vieille machine démodée, un vulgairetacot. Il voyageait donc en automobile, ou plutôt, sur le toitd’une automobile, au fond de la malle où je l’avais enfermé. Etl’automobile, hélas ! ne pouvait arriver qu’après l’exécution.Alors…

Prasville observa M. Nicole d’un air stupéfait, et, s’il avaitpu conserver le moindre doute sur l’identité réelle du personnage,cette façon d’agir envers Daubrecq le lui eût enlevé. Bigre !Enfermer quelqu’un dans une malle et le jucher sur le haut d’uneautomobile !… Lupin seul se permettait ces fantaisies, etLupin seul les confessait avec ce flegme ingénu !

– Alors ? dit Prasville, qu’avez-vous décidé ?

– J’ai cherché un autre moyen.

– Lequel ?

– Mais, monsieur le secrétaire général, il me semble que vous lesavez aussi bien que moi.

– Comment ?

– Dame ! n’assistiez-vous pas à l’exécution ?

– Oui.

– En ce cas, vous avez vu Vaucheray et le bourreau frappés tousles deux, l’un mortellement, l’autre, d’une blessure légère. Etvous devez bien penser…

– Ah fit Prasville, ahuri. Vous avouez… c’est vous qui aveztiré… ce matin ?

– Voyons, monsieur le secrétaire général, réfléchissez.Pouvais-je choisir ? La liste des vingt-sept, examinée parvous, était fausse. Daubrecq, qui possédait la véritable,n’arrivait que quelques heures après l’exécution. Il ne me restaitdonc qu’un moyen de sauver Gilbert et d’obtenir sa grâce, c’étaitde retarder cette exécution de quelques heures.

– Évidemment…

– N’est-ce pas ? En abattant cette brute infâme, cecriminel endurci qui s’appelait Vaucheray, puis en blessant lebourreau, je semais le désordre et la panique. Je rendaismatériellement et moralement impossible l’exécution de Gilbert, etje gagnais les quelques heures qui m’étaient indispensables.

– Évidemment… répéta Prasville.

Et Lupin reprit :

– N’est-ce pas ? Cela nous donne à tous, au gouvernement,au chef de l’État, et à moi, le temps de réfléchir et de voir unpeu clair, dans cette question. Non, mais songez à cela,l’exécution d’un innocent ! la tête d’un innocent qui tombepourrais-je donner une telle autorisation ? Non, à aucun prix.Il fallait agir. J’ai agi. Qu’en pensez-vous, monsieur lesecrétaire général ?

Prasville pensait bien des choses, et surtout que le sieurNicole faisait preuve, comme on dit, d’un toupet infernal, d’un teltoupet qu’il y avait lieu de se demander si vraiment on devaitconfondre Nicole avec Lupin et Lupin avec Nicole.

– Je pense, monsieur Nicole, que, pour tuer à la distance decent cinquante pas un individu que l’on veut tuer, et pour blesserun autre individu que l’on ne veut que blesser, il faut êtrerudement adroit.

– J’ai quelque entraînement, dit M. Nicole d’un air modeste.

– Et je pense aussi que votre plan ne peut être que le fruitd’une longue préparation.

– Mais pas du tout ! c’est ce qui vous trompe ! Il futabsolument spontané ! Si mon domestique, ou plutôt si ledomestique de l’ami qui m’a prêté son appartement de la placeClichy, ne m’avait pas réveillé de force pour me dire qu’il avaitservi autrefois comme garçon de magasin dans cette petite maison duboulevard Arago, que les locataires étaient peu nombreux, et qu’ily avait peut-être quelque chose à tenter, à l’heure actuelle cepauvre Gilbert aurait la tête coupée… et Mme Mergy serait mortetout probablement.

– Ah ?… Vous croyez ?…

– J’en suis sûr. Et c’est pourquoi j’ai sauté sur l’idée de cefidèle domestique. Ah ! seulement, vous m’avez bien gêné,monsieur le secrétaire général !

– Moi ?

– Mais oui ! Voilà-t-il que vous aviez eu la précautionbiscornue de poster douze hommes à la porte de ma maison ? Ilm’a fallu remonter les cinq étages de l’escalier de service, etm’en aller par le couloir des domestiques et par la maison voisine.Fatigue inutile !

– Désolé, monsieur Nicole. Une autre fois…

– C’est comme ce matin, à huit heures, lorsque j’attendaisl’auto qui m’amenait Daubrecq dans sa malle, j’ai dû faire le piedde grue sur la place de Clichy pour que cette auto ne s’arrêtâtpoint devant la porte de mon domicile, et pour que vos agentsn’intervinssent pas dans mes petites affaires. Sans quoi, denouveau, Gilbert et Clarisse Mergy étaient perdus.

– Mais, dit Prasville, ces événements… douloureux ne sont, il mesemble, que retardés d’un jour, de deux, de trois tout au plus.Pour les conjurer définitivement, il faudrait…

– La liste véritable, n’est-ce pas ?

– Justement et vous ne l’avez peut-être pas…

– Je l’ai.

– La liste authentique ?

– La liste authentique, irréfutablement authentique.

– Avec la croix de Lorraine ?

– Avec la croix de Lorraine.

Prasville se tut. Une émotion violente l’étreignait, maintenantque le duel s’engageait avec cet adversaire dont il connaissaitl’effrayante supériorité, et il frissonnait à l’idée qu’ArsèneLupin, le formidable Arsène Lupin, était en face de lui, calme,paisible, poursuivant son but avec autant de sang-froid que s’ileût eu entre les mains toutes les armes, et qu’il se fût trouvédevant un ennemi désarmé.

N’osant encore l’attaque de front, presque intimidé, Prasvilledit :

– Ainsi Daubrecq vous l’a livrée ?

– Daubrecq ne livre rien. Je l’ai prise.

– De force, par conséquent ?

– Mon Dieu, non, dit M. Nicole, en riant. Ah certes, j’étaisrésolu à tout, et lorsque ce bon Daubrecq fut exhumé par mes soinsde la malle où il voyageait en grande vitesse, avec, commealimentation, quelques gouttes de chloroforme, j’avais préparé lachose pour que la danse commençât sur l’heure. Oh ! pasd’inutiles tortures… Pas de vaines souffrances… Non… La mortsimplement… La pointe d’une longue aiguille qu’on place sur lapoitrine, à l’endroit du coeur, et que l’on enfonce peu à peu,doucement, gentiment. Pas autre chose… Mais cette pointe, c’étaitMme Mergy qui l’aurait dirigée… Vous comprenez… une mère, c’estimpitoyable… une mère dont le fils va mourir !… “Parle,Daubrecq, ou j’enfonce… Tu ne veux pas parler ? Alors, jegagne un millimètre.., et puis un autre encore…” Et le cœur dupatient s’arrête de battre, ce cœur qui sent l’approche del’aiguille… Et puis un millimètre encore… et puis un autre encore…Ah je vous jure Dieu qu’il eût parlé, le bandit ! Et penchéssur lui, nous attendions son réveil, en frémissant d’impatience,tellement nous avions hâte… Vous voyez d’ici, monsieur lesecrétaire général ? Le bandit couché sur un divan, biengarrotté, la poitrine nue, et faisant des efforts pour se dégagerdes fumées de chloroforme qui l’étourdissent. Il respire plus vite…Il souffle… Il reprend conscience… Ses lèvres s’agitent… DéjàClarisse Mergy murmure :

« C’est moi… c’est moi, Clarisse… tu veux répondre,misérable ?

« Elle a posé son doigt sur la poitrine de Daubrecq, à la placeoù le cœur remue comme une petite bête cachée sous la peau. Maiselle me dit :

« Ses yeux… ses yeux… je ne les vois pas sous les lunettes… jeveux les voir…

« Et moi aussi, je veux les voir, ces yeux que j’ignore… je veuxlire en eux, avant même d’entendre une parole, le secret quijaillira du fond de l’être épouvanté. Je veux voir. Je suis avidede voir. Déjà l’acte que je vais accomplir me surexcite. Il mesemble que, quand j’aurai vu, le voile se déchirera. Je saurai.C’est un pressentiment. C’est l’intuition profonde de la vérité quime bouleverse. Le lorgnon n’est plus là. Mais les grosses lunettesopaques y sont encore. Et je les arrache brusquement. Et,brusquement, secoué par une vision déconcertante, ébloui par laclarté soudaine qui me frappe, et riant, mais riant à me décrocherla mâchoire, d’un coup de pouce, hop là je lui fais sauter l’œilgauche ! »

M. Nicole riait vraiment, et, comme il le disait, à s’endécrocher la mâchoire. Et ce n’était plus le timide petit pion deprovince, onctueux et sournois, mais un gaillard plein d’aplomb,qui avait déclamé et mimé toute la scène avec une fougueimpressionnante, et qui, maintenant, riait d’un rire strident quePrasville ne pouvait écouter sans malaise.

– Hop là ! Saute, marquis ! Hors de la niche,Azor ! Deux yeux, pour quoi faire ? C’est un de trop. Hoplà ! Non mais, Clarisse, regardez celui-là qui roule sur letapis. Attention, œil de Daubrecq ! Gare à lasalamandre !

M. Nicole, qui s’était levé et qui simulait une chasse à traversla pièce, se rassit, sortit un objet de sa poche, le fit roulerdans le creux de sa main, comme une bille, le fit sauter en l’aircomme une balle, le remit en son gousset et déclara froidement:

– L’œil gauche de Daubrecq.

Prasville était abasourdi. Où voulait donc en venir son étrangevisiteur ? et que signifiait toute cette histoire ? Trèspâle, il prononça :

– Expliquez-vous ?

– Mais c’est tout expliqué, il me semble. Et c’est tellementconforme à la réalité des choses ! tellement conforme à toutesles hypothèses que je faisais malgré moi, depuis quelque temps, etqui m’auraient conduit fatalement au but si ce satané Daubrecq nem’en avait détourné si habilement ! Eh oui !réfléchissez… suivez la marque de mes suppositions « Puisqu’on nedécouvre la liste nulle part en dehors de Daubrecq, me disais-je,c’est que cette liste ne se trouve pas en dehors de Daubrecq. Etpuisqu’on ne la découvre point dans les vêtements qu’il porte,c’est qu’elle se trouve cachée plus profondément encore, enlui-même, pour parler plus clairement, à même sa chair… sous sapeau. »

– Dans son œil peut-être ? fit Prasville enplaisantant.

– Dans son œil, monsieur le secrétaire général, vous avez dit lemot juste.

– Quoi ?

– Dans son œil, je le répète. Et c’est une vérité qui aurait dûlogiquement me venir à l’esprit au lieu de m’être révélée par lehasard. Et voici pourquoi. Daubrecq sachant que Clarisse Mergyavait surpris une lettre de lui par laquelle il demandait à unfabricant anglais « d’évider le cristal à l’intérieur de façon àlaisser un vide qu’il fût impossible de soupçonner », Daubrecqdevait, par prudence, détourner les recherches. Et c’est ainsiqu’il fit faire, sur un modèle fourni, un bouchon de cristal «évidé à l’intérieur ». Et c’est après ce bouchon de cristal que,vous et moi, nous courons depuis des mois, et c’est ce bouchon decristal que j’ai déniché au fond d’un paquet de tabac… alors qu’ilfallait…

– Alors qu’il fallait… ? questionna Prasville intrigué.

M. Nicole pouffa de rire.

– Alors qu’il fallait tout simplement s’en prendre à l’œil deDaubrecq, à cet œil « évidé à l’intérieur de façon à former unecachette invisible et impénétrable », à cet œil que voici.

Et M. Nicole, sortant de nouveau l’objet de sa poche, en frappala table à diverses reprises, ce qui produisit le bruit d’un corpsdur. Prasville murmura :

– Un œil de verre !

– Mon Dieu, oui, s’écria M. Nicole, qui riait de plus belle, unœil de verre ! un vulgaire bouchon de carafe que le brigands’était introduit dans l’orbite à la place d’un œil mort, unbouchon de carafe, ou, si vous préférez, un bouchon de cristal,mais le véritable, cette fois, qu’il avait truqué, qu’il protégeaitderrière le double rempart d’un binocle et de lunettes, et quicontenait et qui contient encore le talisman grâce auquel Daubrecqtravaillait en toute sécurité.

Prasville baissa la tête et mit la main devant son front, pourdissimuler la rougeur de son visage : il possédait presque la listedes vingt-sept. Elle était devant lui, sur la table. Dominant sontrouble, il dit, d’un air dégagé :

– Elle y est donc encore ?

– Du moins je le suppose, affirma M. Nicole.

– Comment vous supposez…

– Je n’ai pas ouvert la cachette. C’est un honneur que je vousréservais, monsieur le secrétaire général.

Prasville avança le bras, saisit l’objet et le regarda. C’étaitun bloc de cristal, imitant la nature à s’y tromper, avec tous lesdétails du globe de la prunelle, de la pupille, de la cornée. Toutde suite il vit, par-derrière, une partie mobile qui glissait. Ilfit un effort. L’œil était creux. A l’intérieur, il y avait uneboulette de papier. Il la déplia, et, rapidement, sans s’attarder àun examen préalable des noms, de l’écriture, ou de la signature, illeva les bras et tourna le papier vers la clarté des fenêtres.

– La croix de Lorraine s’y trouve bien ? demanda M.Nicole.

– Elle s’y trouve, répondit Prasville. Cette liste est la listeauthentique.

Il hésita quelques secondes et demeura les bras levés, tout enréfléchissant, à ce qu’il allait faire. Puis, il replia le papier,le rentra dans son petit écrin de cristal et fit disparaître letout dans sa poche.

M. Nicole, qui le regardait, lui dit :

– Vous êtes convaincu ?

– Absolument.

– Par conséquent, nous sommes d’accord ?

– Nous sommes d’accord.

Il y eut un silence, durant lequel les deux hommes s’observaientsans en avoir l’air. M. Nicole semblait attendre la suite de laconversation. Prasville qui, à l’abri des livres accumulés sur latable, tenait d’une main son revolver, et, de l’autre, touchait aubouton de la sonnerie électrique, Prasville sentait avec un âpreplaisir toute la force de sa position. Il était maître de la liste.Il était maître de Lupin !

« S’il bouge, pensait-il, je braque mon revolver sur lui etj’appelle. S’il m’attaque, je tire. »

A la fin, M. Nicole reprit :

– Puisque nous sommes d’accord, monsieur le secrétaire général,je crois qu’il ne vous reste plus qu’à vous hâter. L’exécution doitavoir lieu demain ?

– Demain.

– En ce cas, j’attends ici.

– Vous attendez quoi ?

– La réponse de l’Élysée.

– Ah ! quelqu’un doit vous apporter cetteréponse ?

– Oui. Vous, monsieur le secrétaire général.

Prasville hocha la tête.

– Il ne faut pas compter sur moi, monsieur Nicole.

– Vraiment ? fit M. Nicole d’un air étonné. Peut-on savoirla raison ?

– J’ai changé d’avis.

– Tout simplement ?

– Tout simplement. J’estime que, au point où en sont les choses,après le scandale de cette nuit, il est impossible de rien tenteren faveur de Gilbert. De plus, une démarche en ce sens à l’Élysée,dans les formes où elle se présente, constitue un véritablechantage auquel, décidément, je refuse de me prêter.

– Libre à vous, monsieur. Ces scrupules, bien que tardifs,puisque vous ne les aviez pas hier, ces scrupules vous honorent.Mais alors, monsieur le secrétaire général, le pacte que nous avonsconclu étant déchiré, rendez-moi la liste des vingt-sept.

– Pour quoi faire ?

– Pour m’adresser à un autre intermédiaire que vous.

– A quoi bon ! Gilbert est perdu.

– Mais non, mais non. J’estime au contraire qu’après l’incidentde cette nuit, son complice étant mort, il est d’autant plus faciled’accorder cette grâce que tout le monde trouvera juste et humaine.Rendez-moi cette liste.

– Non.

– Bigre, monsieur, vous n’avez pas la mémoire longue, ni laconscience bien délicate. Vous ne vous rappelez donc pas vosengagements d’hier ?

– Hier, je me suis engagé vis-à-vis d’un M. Nicole.

– Eh bien ?

– Vous n’êtes pas M. Nicole.

– En vérité ! et qui suis-je donc ?

– Dois-je vous l’apprendre ?

M. Nicole ne répondit pas, mais il se mit à rire, comme s’il eûtjugé avec satisfaction le tour singulier que prenait l’entretien,et Prasville éprouva une inquiétude confuse en voyant cet accès degaieté. Il serra la crosse de son arme et se demanda s’il ne devaitpas appeler du secours.

M. Nicole poussa sa chaise tout près du bureau, posa ses deuxcoudes sur les papiers, considéra son interlocuteur bien en face etricana :

– Ainsi, monsieur Prasville, vous savez qui je suis, et vousavez l’aplomb de jouer ce jeu avec moi ?

– J’ai cet aplomb, dit Prasville qui soutint le choc sansbroncher.

– Ce qui prouve que vous me croyez, moi, Arsène Lupin…prononçons le nom… oui, Arsène Lupin… ce qui prouve que vous mecroyez assez idiot, assez poire, pour me livrer ainsi pieds etpoings liés ?

– Mon Dieu plaisanta Prasville, en tapotant le gousset où ilavait enfoui le globe de cristal, je ne vois pas trop ce que vouspouvez faire, monsieur Nicole, maintenant que l’œil de Daubrecq estlà, et que, dans l’œil de Daubrecq, se trouve la liste desvingt-sept.

– Ce que je peux faire ? répéta M. Nicole, avec ironie.

– Eh oui ! le talisman ne vous protégeant plus, vous nevalez plus que ce que peut valoir un homme tout seul qui s’estaventuré au coeur même de la Préfecture de Police, parmi quelquesdouzaines de gaillards qui se tiennent derrière chacune de cesportes, et quelques centaines d’autres qui accourront au premiersignal.

M. Nicole eut un haussement d’épaules, et il regarda Prasvileavec pitié.

– Savez-vous ce qui arrive, monsieur le secrétairegénéral ? Eh bien, vous aussi, toute cette histoire voustourne la tête. Possesseur de la liste, vous voilà subitement,comme état d’âme, au niveau d’un Daubrecq ou d’un Albufex. Il n’estmême plus question, dans votre esprit, de la porter à vos chefsafin que soit anéanti ce ferment de honte et de discorde. Non, non…une tentation soudaine vous grise, et, pris de vertige, vous vousdites : « Elle est là, dans ma poche. Avec cela, je suistout-puissant. Avec cela, c’est la richesse, le pouvoir absolu,sans limites. Si j’en profitais ? Si je laissais mourirGilbert, et mourir Clarisse Mergy ? Si je faisais coffrer cetimbécile de Lupin ? Si j’empoignais cette occasion unique defortune ? »

Il s’inclina vers Prasville, et très doucement, d’un ton deconfidence, amical, il lui dit :

– Faites pas ça, cher monsieur, faites pas ça.

– Et pourquoi donc ?

– Ce n’est pas votre intérêt, croyez-moi.

– En vérité !

– Non. Ou bien, si vous tenez absolument à le faire, veuillezauparavant consulter les vingt-sept noms de la liste que vous venezde me cambrioler, et méditez le nom du troisième personnage.

– Ah Et le nom de ce troisième personnage ?

– C’est celui d’un de vos amis.

– Lequel ?

– L’ex-député Stanislas Vorenglade.

– Et après ? dit Prasville, qui parut perdre un peu de sonassurance.

– Après ? Demandez-vous si, derrière ce Vorenglade, uneenquête, même sommaire, ne finirait pas par découvrir celui quipartageait avec lui certains petits bénéfices.

– Et qui s’appelle ?

– Louis Prasville.

– Qu’est-ce que vous chantez ? balbutia Prasville.

– Je ne chante pas, je parle. Et je dis que, si vous m’avezdémasqué, votre masque à vous ne tient plus beaucoup, et que,là-dessous, ce qu’on aperçoit, n’est pas joli, joli.

Prasville s’était levé. M. Nicole donna sur la table un violentcoup de poing, et s’écria :

– Assez de bêtises, monsieur ! voilà vingt minutes qu’ontourne tous les deux autour du pot. Ça suffit. Concluonsmaintenant. Et, tout d’abord, lâchez vos pistolets. Si vous vousfigurez que ces mécaniques-là me font peur ! Allons, etfinissons-en, je suis pressé.

Il mit sa main sur l’épaule de Prasville et scanda :

– Si, dans une heure, vous n’êtes pas revenu de la Présidence,porteur de quelques lignes affirmant que le décret de grâce estsigné… Si, dans une heure dix minutes, moi, Arsène Lupin, je nesors pas d’ici sain et sauf, entièrement libre, ce soir, quatrejournaux de Paris recevront quatre lettres choisies dans lacorrespondance échangée entre Stanislas Vorenglade et vous,correspondance que Stanislas Vorenglade m’a vendue ce matin. Voicivotre chapeau, votre canne et votre pardessus. Filez.J’attends.

Il se passa ce fait extraordinaire, et pourtant fort explicable,c’est que Prasville n’émit pas la plus légère protestation etn’entama pas le plus petit commencement de lutte. Il eut lasensation soudaine, profonde, totale, de ce qu’était, dans sonampleur et dans sa toute-puissance, ce personnage qu’on appelaitArsène Lupin. Il ne songea même pas à épiloguer, à prétendre – cequ’il avait cru jusque-là – que les lettres avaient été détruitespar le député Vorenglade, ou bien, en tout cas, que Vorengladen’oserait pas les livrer, puisque, en agissant ainsi, c’eût été seperdre soi-même. Non. Il ne souffla pas mot. Il se sentait étreintdans un étau dont aucune force ne pouvait desserrer les branches.Il n’y avait rien à faire qu’à céder.

Il céda.

– Dans une heure ici, répéta M. Nicole.

– Dans une heure, dit Prasville, avec une docilité parfaite.

Cependant il précisa :

– Cette correspondance me sera rendue contre la grâce deGilbert ?

– Non.

– Comment non ? Alors il est inutile…

– Elle vous sera rendue intégralement deux mois après le jour oùmes amis et moi aurons fait évader Gilbert, cela grâce à lasurveillance très lâche qui, conformément aux ordres donnés, seraexercée autour de lui.

– C’est tout ?

– Non. Il y a encore deux conditions.

– Lesquelles ?

– 1° La remise immédiate d’un chèque de quarante mille francs.Quarante mille francs !

– C’est le prix auquel Vorenglade m’a vendu les lettres. Entoute justice…

– Après ?

– 2° Votre démission, dans les six mois, du poste que vousoccupez.

– Ma démission ! mais pourquoi ?

M. Nicole eut un geste très digne.

– Parce qu’il est immoral qu’un des postes les plus élevés de laPréfecture de Police soit occupé par un homme dont la consciencen’est pas nette. Faites-vous octroyer une place de député, deministre, ou de concierge, enfin toute situation que votre réussitevous permettra d’exiger. Mais secrétaire général de la Préfecture,non, pas cela. Ça me dégoûte.

Prasville réfléchit un instant. L’anéantissement subit de sonadversaire l’eût profondément réjoui, et, de tout son esprit, ilchercha les moyens d’y parvenir. Mais que pouvait-ilfaire ?

Il se dirigea vers la porte et appela :

– Monsieur Lartigue ?

Et plus bas, mais de manière à ce que M. Nicole l’entendît :

– Monsieur Lartigue, congédiez vos agents. Il y a erreur. Et quepersonne n’entre dans mon bureau pendant mon absence. Monsieur m’yattendra.

Il prit le chapeau, la canne et le pardessus que M. Nicole luitendait, et sortit.

«Tous mes compliments, monsieur, murmura Lupin, quand la portese fut refermée, vous vous êtes montré d’une correction parfaite…Moi aussi d’ailleurs… avec une pointe de mépris peut-être un peutrop apparente… et un peu trop de brutalité. Mais, bah ! cesaffaires-là demandent à être menées tambour battant. Il fautétourdir l’ennemi. Et puis, quoi, quand on a la conscience d’unehermine, on ne saurait le prendre de trop haut avec ces sortes degens. Relève la tête, Lupin. Tu fus le champion de la moraleoffensée. Sois fier de ton œuvre. Et maintenant allonge-toi, etdors. Tu l’as bien gagné. »

Lorsque Prasville revint, il trouva Lupin endormi profondémentet il dut lui frapper l’épaule pour le réveiller.

– C’est fait ? demanda Lupin.

– C’est fait. Le décret de grâce sera signé tantôt. En voici lapromesse écrite.

– Les quarante mille francs ?

– Voici le chèque.

– Bien. Il ne me reste plus qu’à vous remercier, monsieur.

– Ainsi, la correspondance ?

– La correspondance de Stanislas Vorenglade vous sera remise auxconditions indiquées. Cependant je suis heureux de pouvoir dèsmaintenant, et en signe de reconnaissance, vous donner les lettresque je devais envoyer aux journaux.

– Ah fit Prasville, vous les aviez donc sur vous ?

– J’étais tellement sûr, monsieur le secrétaire général, quenous finirions par nous entendre !

Il extirpa de son chapeau une enveloppe assez lourde, cachetéede cinq cachets rouges, et qui était épinglée sous la coiffe, et illa tendit à Prasville qui l’empocha vivement. Puis il dit encore:

– Monsieur le secrétaire général, je ne sais trop quand j’auraile plaisir de vous revoir. Si vous avez la moindre communication àme faire, une simple ligne aux petites annonces du Journal suffira.Comme adresse : Monsieur Nicole. Je vous salue.

Il se retira.

A peine seul, Prasville eut l’impression qu’il s’éveillait d’uncauchemar pendant lequel il avait accompli des actes incohérents,et sur lesquels sa conscience n’avait eu aucun contrôle. Il futprès de sonner, de jeter l’émoi dans les couloirs, mais en cemoment on frappait à la porte, et l’un des huissiers entravivement.

Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Prasville.

– Monsieur le secrétaire général, c’est M. le député Daubrecqqui désire être reçu pour une affaire urgente.

– Daubrecq ! s’écria Prasville stupéfait. Daubrecqici ! Faites entrer.

Daubrecq n’avait pas attendu l’ordre. Il se précipitait versPrasville, essoufflé, les vêtements en désordre, un bandeau surl’œil gauche, sans cravate, sans faux col, l’air d’un fou qui vientde s’échapper, et la porte n’était pas close qu’il agrippaitPrasville de ses deux mains énormes.

– Tu as la liste ?

– Oui.

– Tu l’as achetée ?

– Oui.

– Contre la grâce de Gilbert ?

– Oui.

– C’est signé ?

– Oui.

Daubrecq eut un mouvement de rage.

– Imbécile ! Imbécile ! Tu t’es laissé faire !Par haine contre moi, n’est-ce pas ? Et maintenant tu vas tevenger ?

– Avec un certain plaisir, Daubrecq. Rappelle-toi ma petite amiede Nice, la danseuse de l’Opéra… C’est ton tour, maintenant, dedanser.

– Alors, c’est la prison ?

– Pas la peine, dit Prasville. Tu es fichu. Privé de liste, tuvas t’effondrer de toi-même. Et, moi, j’assisterai à ta débâcle.Voilà ma vengeance.

– Et tu crois ça proféra Daubrecq exaspéré. Tu crois qu’onm’étrangle comme un poulet, et que je ne saurai pas me défendre, etque je n’ai plus de griffes et de crocs pour mordre. Eh bien monpetit, si je reste sur le carreau, il y en aura toujours un quitombera avec moi… ce sera le sieur Prasville, l’associé deStanislas Vorenglade, lequel Stanislas Vorenglade va me remettretoutes les preuves possibles contre lui, de quoi te faire ficher enprison sur l’heure. Ah ! je te tiens. Avec ces lettres, tumarcheras droit, crebleu et il y a encore de beaux jours pour ledéputé Daubrecq. Quoi ? tu rigoles ? ces lettresn’existent peut-être pas ?

Prasville haussa les épaules.

– Si, elles existent. Mais Vorenglade ne les a plus.

– Depuis quand ?

– Depuis ce matin. Vorenglade les a vendues, il y a deux heures,contre la somme de quarante mille francs. Et moi, je les airachetées, le même prix.

Daubrecq eut un rire formidable.

– Dieu que c’est drôle Quarante mille francs ! Tu as payéquarante mille francs ! A M. Nicole, n’est-ce pas, à celui quit’a vendu la liste des vingt-sept ? Eh bien ! veux-tu queje te dise le vrai nom de ce M. Nicole ? C’est ArsèneLupin.

– Je le sais bien.

– Peut-être. Mais ce que tu ne sais pas, triple idiot, c’est quej’arrive de chez Stanislas Vorenglade, et que Stanislas Vorengladea quitté Paris depuis quatre jours Ah ! Ah ! ce qu’elleest bonne, celle-là ! On t’a vendu du vieux papier ! Etquarante mille francs ! Mais quel idiot !

Il partit en riant aux éclats, et laissant Prasville absolumenteffondré.

Ainsi Arsène Lupin ne possédait aucune preuve, et quand ilmenaçait, et quand il ordonnait, et quand il le traitait, lui,Prasville, avec cette désinvolture insolente, tout cela c’était dela comédie, du bluff !

– Mais non.., mais non, ce n’est pas possible… répétait lesecrétaire général… J’ai l’enveloppe cachetée… Elle est là… Je n’aiqu’à l’ouvrir.

Il n’osait pas l’ouvrir. Il la maniait, la soupesait, lascrutait… Et le doute pénétrait si rapidement en son esprit qu’iln’eut aucune surprise, l’ayant ouverte, de constater qu’ellecontenait quatre feuilles de papier blanc.

« Allons, se dit-il, je ne suis pas de force. Mais tout n’estpas fini. » Tout n’était pas fini en effet. Si Lupin avait agi avecautant d’audace, c’est que les lettres existaient et qu’il comptaitbien les acheter à Stanislas Vorenglade. Mais puisque, d’autrepart, Vorenglade ne se trouvait pas à Paris, la tâche de Prasvilleconsistait simplement à devancer la démarche de Lupin auprès deVorenglade, et à obtenir de Vorenglade, coûte que coûte, larestitution de ces lettres si dangereuses.

Le premier arrivé serait le vainqueur.

Prasville reprit son chapeau, son pardessus et sa canne,descendit, monta dans une auto et se fit conduire au domicile deVorenglade. Là, il lui fut répondu qu’on attendait l’ancien député,retour de Londres, à six heures du soir.

Il était deux heures de l’après-midi.

Prasville eut donc tout le loisir de préparer son plan.

A cinq heures, il arrivait à la gare du Nord et postait, dedroite et de gauche, dans les salles d’attente et dans les bureaux,les trois ou quatre douzaines d’inspecteurs qu’il avaitemmenés.

De la sorte il était tranquille.

Si M. Nicole tentait d’aborder Vorenglade, on arrêtait Lupin.Et, pour plus de sûreté, on arrêtait toute personne pouvant êtresoupçonnée, ou bien d’être Lupin, ou un émissaire de Lupin.

En outre, Prasville effectua une ronde minutieuse dans toute lagare. Il ne découvrit rien de suspect. Mais, à six heures moinsdix, l’inspecteur principal Blanchon, qui l’accompagnait, lui dit:

– Tenez, voilà Daubrecq.

C’était Daubrecq, en effet, et la vue de son ennemi exaspératellement le secrétaire général qu’il fut sur le point de le fairearrêter. Mais pour quel motif ? De quel droit ? En vertude quel mandat ?

D’ailleurs, la présence de Daubrecq prouvait, avec plus de forceencore, que tout dépendait maintenant de Vorenglade. Vorengladepossédait les lettres. Qui les aurait ? Daubrecq ?Lupin ? ou lui, Prasville ?

Lupin n’était pas là et ne pouvait pas être là. Daubrecq n’étaitpas en mesure de combattre. Le dénouement ne faisait donc aucundoute : Prasville rentrerait en possession de ses lettres, et, parlà même, échapperait aux menaces de Daubrecq et de Lupin etrecouvrerait contre eux ses moyens d’action.

Le train arrivait.

Conformément aux ordres de Prasville, le commissaire de la gareavait donné l’ordre qu’on ne laissât passer personne sur le quai.Prasville s’avança donc seul, précédant un certain nombre de seshommes, que conduisait l’inspecteur principal Blanchon. Le trainstoppa.

Presque aussitôt Prasville aperçut, à la portière d’uncompartiment de première classe situé vers le milieu,Vorenglade.

L’ancien député descendit, puis donna la main, pour l’aider àdescendre, à un monsieur âgé qui voyageait avec lui.

Prasville se précipita et lui dit vivement :

– J’ai à te parler, Vorenglade.

Au même instant, Daubrecq, qui avait réussi à passer,surgissait, et s’écria :

– Monsieur Vorenglade, j’ai reçu votre lettre. Je suis à votredisposition.

Vorenglade regarda les deux hommes, reconnut Prasville etDaubrecq, et sourit :

– Ah ah ! il paraît que mon retour était attendu avecimpatience. De quoi donc s’agit-il ? D’une certainecorrespondance, n’est-ce pas ?

– Mais oui… mais oui… répondirent les deux hommes, empressésautour de lui.

– Trop tard, déclara-t-il.

– Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis qu’elle est vendue.

– Vendue ! mais à qui ?

– A monsieur, répliqua Vorenglade, en désignant son compagnon devoyage, à monsieur qui a jugé que l’affaire valait bien un petitdérangement, et qui est venu au-devant de moi jusqu’à Amiens.

Le monsieur âgé, un vieillard emmitouflé de fourrures et courbésur une canne, salua.

« C’est Lupin, pensa Prasville, il est hors de doute que c’estLupin. »

Et il jeta un coup d’œil du côté des inspecteurs, prêt à lesappeler. Mais le monsieur âgé expliqua :

– Oui, il m’a semblé que cette correspondance méritait quelquesheures de chemin de fer, et la dépense de deux billets d’aller etretour.

– Deux billets ?

– Un pour moi, et le second pour un de mes amis.

– Un de vos amis ?

– Oui. Il nous a quittés, il y a quelques minutes, et, par lescouloirs, il a gagné l’avant du train. Il était pressé.

Prasville comprit ; Lupin avait eu la précaution d’emmenerun complice ; et ce complice emportait la correspondance.Décidément la partie était perdue. Lupin tenait la proiesolidement. Il n’y avait qu’à s’incliner et à subir les conditionsdu vainqueur.

– Soit, monsieur, dit-il. Quand l’heure sera venue, nous nousverrons. A bientôt, Daubrecq, tu entendras parler de moi.

Et il ajouta, entraînant Vorenglade :

– Quant à toi, Vorenglade, tu joues là un jeu dangereux.

– Et pourquoi donc, mon Dieu ? fit l’ancien député.

Ils s’en allèrent tous les deux. Daubrecq n’avait pas dit unmot, et il restait immobile, comme cloué au sol.

Le monsieur âgé s’approcha de lui et murmura :

– Dis donc, Daubrecq, il faut te réveiller, mon vieux… Lechloroforme, peut-être ?…

Daubrecq serra les poings et poussa un grognement sourd.

– Ah ! fit le monsieur âgé… je vois que tu me reconnais…Alors tu te rappelles cette entrevue, il y a plusieurs mois, quandje suis venu te demander, dans ta maison du square Lamartine, tonappui en faveur de Gilbert ? Je t’ai dit ce jour-là : « Basles armes. Sauve Gilbert, et je te laisse tranquille. Sinon je teprends la liste des vingt-sept, et tu es fichu. » Eh bien, je croisque tu es fichu. Voilà ce que c’est de ne pas s’entendre avec cebon M. Lupin. On est sûr un jour ou l’autre d’y perdre jusqu’à sachemise. Enfin ! que cela te serve de leçon ! Ah !ton portefeuille que j’oubliais de te rendre. Excuse-moi si tu letrouves un peu allégé. Il y avait dedans, outre un nombrerespectable de billets, le reçu du garde-meuble où tu as mis endépôt le mobilier d’Enghien que tu m’avais repris. J’ai cru devoirt’épargner la peine de le dégager toi-même. A l’heure qu’il est, cedoit être fait. Non, ne me remercie pas. Il n’y a pas de quoi.Adieu, Daubrecq. Et situ as besoin d’un louis ou deux pourt’acheter un autre bouchon de carafe, je suis là. Adieu,Daubrecq.

Il s’éloigna.

Il n’avait pas fait cinquante pas que le bruit d’une détonationretentit.

Il se retourna.

Daubrecq s’était fait sauter la cervelle.

– De profundis, murmura Lupin, qui enleva son chapeau.

Un mois plus tard, Gilbert, dont la peine avait été commuée encelle des travaux forcés à perpétuité, s’évadait de l’île de Ré, laveille même du jour où on devait l’embarquer pour la Guyane.

Étrange évasion, dont les détails demeurent inexplicables, etqui, autant que le coup de fusil du boulevard Arago, contribua auprestige d’Arsène Lupin.

– Somme toute, me dit Lupin, après m’avoir raconté les diversesphases de l’histoire, somme toute, aucune entreprise ne m’a donnéplus de mal, ne m’a coûté plus d’efforts, que cette sacréeaventure, que nous appellerons, si vous voulez bien : « Le bouchonde cristal, ou comme quoi il ne faut jamais perdre courage. » Endouze heures, de six heures du matin à six heures du soir, j’airéparé six mois de malchances, d’erreurs, de tâtonnements et dedéfaites. Ces douze heures-là, je les compte certes parmi les plusbelles et les plus glorieuses de ma vie.

– Et Gilbert, qu’est-il devenu ?

– Il cultive ses terres, au fond de l’Algérie, sous son vrainom, sous son seul nom d’Antoine Mergy. Il a épousé une Anglaise,et ils ont un fils qu’il a voulu appeler Arsène. Je reçois souventde lui de bonnes lettres enjouées et affectueuses. Tenez, encoreune aujourd’hui. Lisez : « Patron, si vous saviez ce que c’est bond’être un honnête homme, de se lever le matin avec une longuejournée de travail devant soi, et de se coucher le soir harassé defatigue. Mais vous le savez, n’est-ce pas ? Arsène Lupin a samanière un peu spéciale, pas très catholique. Mais, bah ! aujugement dernier, le livre de ses bonnes actions sera tellementrempli qu’on passera l’éponge sur le reste. Je vous aime bien,patron. » Le brave enfant ! ajouta Lupin, pensif.

– Et Mme Mergy ?

– Elle demeure avec son fils ainsi que son petit Jacques.

– Vous l’avez revue ?

– Je ne l’ai pas revue.

– Tiens !

Lupin hésita quelques secondes, puis il me dit en souriant :

– Mon cher ami, je vais vous révéler un secret qui va me couvrirde ridicule à vos yeux. Mais vous savez que j’ai toujours étésentimental comme un collégien et naïf comme une oie blanche. Ehbien, le soir où je suis revenu vers Clarisse Mergy, et où je luiai annoncé les nouvelles de la journée – dont une partie,d’ailleurs, lui était connue – j’ai senti deux choses, trèsprofondément. D’abord, que j’éprouvais pour elle un sentimentbeaucoup plus vif que je ne croyais, ensuite et par contre, qu’elleéprouvait, pour moi, un sentiment qui n’était dénué ni de mépris,ni de rancune, ni même d’une certaine aversion.

– Bah ! Et pourquoi donc ?

– Pourquoi ? Parce que Clarisse Mergy est une très honnêtefemme, et que je ne suis… qu’Arsène Lupin.

– Ah !

– Mon Dieu, oui, bandit sympathique, cambrioleur romanesque etchevaleresque, pas mauvais diable au fond… tout ce que vousvoudrez… N’empêche que, pour une femme vraiment honnête, decaractère droit et de nature équilibrée, je ne suis… quoi… qu’unesimple fripouille.

Je compris que la blessure était plus aiguë qu’il ne l’avouait,et je lui dis :

– Alors, comme ça, vous l’avez aimée ?

– Je crois même, dit-il d’un ton railleur, que je l’ai demandéeen mariage. N’est-ce pas ? je venais de sauver son fils…Alors… je m’imaginais… Quelle douche cela a jeté un froid entrenous… Depuis…

– Mais depuis vous l’avez oubliée ?

– Oh ! certes. Mais combien difficilement ! Et pourmettre entre nous une barrière infranchissable, je me suismarié.

– Allons donc ! vous êtes marié, vous, Lupin ?

– Tout ce qu’il y a de plus marié, et le plus légitimement dumonde. Un des plus grands noms de France. Fille unique… Fortunecolossale… Comment ! vous ne connaissez pas cetteaventure-là ? Elle vaut pourtant la peine d’être connue.

Et, sans plus tarder, Lupin, qui était en veine de confidences,se mit à me raconter l’histoire de son mariage avec Angélique deSarzeau-Vendôme, princesse de Bourbon-Condé, aujourd’hui sœurMarie-Auguste, humble religieuse cloîtrée au couvent desDominicaines…

Mais, dès les premiers mots, il s’arrêta, comme si tout à coupson récit ne l’eût plus intéressé, et il demeura songeur.

– Qu’est-ce que vous avez, Lupin ?

– Moi ? Rien.

– Mais si… Et puis, tenez, voilà que vous souriez… C’est lacachette de Daubrecq, son œil de verre, qui vous faitrire ?

– Ma foi, non.

– En ce cas ?

– Rien, je vous dis… rien qu’un souvenir…

– Un souvenir agréable ?

– Oui … oui… délicieux même. C’était la nuit, au large de l’îlede Ré, sur la barque de pêche où Clarisse et moi nous emmenionsGilbert… Nous étions seuls, tous les deux, à l’arrière du bateau…Et je me rappelle… J’ai parlé, j’ai dit des mots et des motsencore… tout ce que j’avais sur le cœur… Et puis… et puis, ce futle silence qui trouble et qui désarme…

– Eh bien ?

– Eh bien, je vous jure que la femme que j’ai serrée contre moi…Oh pas longtemps, quelques secondes… N’importe ! je vous jureDieu que ce n’était pas seulement une mère reconnaissante, ni uneamie qui se laisse attendrir, mais une femme aussi, une femmetremblante et bouleversée…

Il ricana :

– Et qui s’enfuyait le lendemain, pour ne plus me revoir.

Il se tut de nouveau. Puis il murmura :

– Clarisse… Clarisse… le jour où je serai las et désabusé,j’irai vous retrouver là-bas, dans la petite maison arabe… dans lapetite maison blanche… où vous m’attendez, Clarisse… où je suis sûrque vous m’attendez…

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