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Le Chien des Baskerville

Le Chien des Baskerville

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

Monsieur Sherlock Holmes

M. SHERLOCK HOLMES se levait habituellement fort tard, sauf lorsqu’il ne dormait pas de la nuit, ce qui lui arrivait parfois.Ce matin là, pendant qu’il était assis devant son petit déjeuner,je ramassais la canne que notre visiteur avait oubliée, la veille au soir. C’était un beau morceau de bois, solide, terminé en pommeau. Juste au-dessous de ce pommeau, une bague d’argent qui n’avait pas moins de deux centimètres de haut portait cette inscription datant de 1884 : « À James Mortimer,M.R.C.S., ses amis du C.C.H. ». Une belle canne ; canne idéale pour un médecin à l’ancienne mode :digne, rassurante…

« Eh bien, Watson, que vous suggère cette canne ? »

Holmes me tournait le dos, et je n’avais rien fait qui pût le renseigner sur mon occupation du moment.

« Comment savez-vous que je l’examine ? Vous devez avoir des yeux derrière la tête !

– Non, mais j’ai en face de moi une cafetière en argent bien astiquée. Dites, Watson, que pensez-vous de la canne de notre visiteur ? Nous avons eu de la malchance de le manquer, nous ignorons le but de sa démarche : ce petit prend donc de l’importance. Allons, Watson, reconstituez l’homme d’après la canne ! Je vous écoute. »

Je me mis en devoir de me conformer de mon mieux aux méthodes de mon ami.

« Selon moi, dis-je, ce docteur Mortimer est un médecind’un certain âge, à mœurs patriarcales, aisé, apprécié, comme entémoigne le geste de ceux qui lui ont offert cette canne.

– Bon ! Excellent !

– Je pense qu’il y a de fortes chances pour que le docteurMortimer soit un médecin de campagne qui visite à pied la plupartde ses malades.

– Pourquoi, s’il vous plaît ?

– Parce que cette canne, qui à l’origine était trèsélégante, se trouve aujourd’hui dans un tel état que j’ai du mal àme la représenter entre les mains d’un médecin de ville. Le grosembout de fer est complètement usé ; il me paraît donc évidentque son propriétaire est un grand marcheur.

– Très juste !

– D’autre part, je lis : « ses amis duC.C.H. ». Je parierais qu’il s’agit d’une société locale dechasse[2] dont il a soigné les membres et quilui a offert un petit cadeau pour le remercier.

– En vérité, Watson, vous vous surpassez ! s’exclamaHolmes en repoussant sa chaise et en allumant une cigarette. Jesuis obligé de dire que dans tous les récits que vous avez bienvoulu consacrer à mes modestes exploits, vous avez constammentsous-estimé vos propres capacités. Vous n’êtes peut-être pas unelumière par vous-même, mais vous êtes un conducteur de lumière.Certaines personnes dépourvues de génie personnel sont quelquefoisdouées du pouvoir de le stimuler. Mon cher ami, je vous doisbeaucoup ! »

Jamais il ne m’en avait tant dit ! Je conviens que celangage me causa un vif plaisir. Souvent en effet j’avais éprouvéune sorte d’amertume devant l’indifférence qu’il manifestait àl’égard de mon admiration et de mes efforts pour vulgariser sesméthodes. Par ailleurs je n’étais pas peu fier de me dire que jepossédais suffisamment à fond son système pour l’appliquer d’unemanière qui avait mérité son approbation. Il me prit la canne desmains et l’observa quelques instants à l’œil nu. Tout à coup,intéressé par un détail, il posa sa cigarette, s’empara d’uneloupe, et se rapprocha de la fenêtre.

« Curieux, mais élémentaire ! fit-il en revenants’asseoir sur le canapé qu’il affectionnait. Voyez-vous, Watson,sur cette canne je remarque un ou deux indices : assez pournous fournir le point de départ de plusieurs déductions.

– Une petite chose m’aurait-elle échappée ?demandai-je avec quelque suffisance. J’espère n’avoir rien négligéd’important ?

– J’ai peur, mon cher Watson, que la plupart de vosconclusions ne soient erronées. Quand je disais que vous mestimuliez, j’entendais par là, pour être tout à fait franc, qu’enrelevant vos erreurs j’étais fréquemment guidé vers la vérité. Nonpas que vous vous soyez trompé du tout au tout dans ce cas précis.Il s’agit certainement d’un médecin de campagne. Et d’un grandmarcheur.

– Donc j’avais raison.

– Jusque-là, oui.

– Mais il n’y a rien d’autre…

– Si, si, mon cher Watson ! Il y a autre chose.D’autres choses. J’inclinerais volontiers à penser, par exemple,qu’un cadeau fait à un médecin provient plutôt d’un hôpital qued’une société de chasse ; quand les initiales« C.C. » sont placées devant le « H » deHospital, les mots « Charing-Cross » me viennentnaturellement en tête.

– C’est une hypothèse.

– Je n’ai probablement pas tort. Si nous prenons cettehypothèse pour base, nous allons procéder à une reconstitution trèsdifférente de notre visiteur inconnu.

– Eh bien, en supposant que « C.C.H. » signifie« Charing-Cross Hospital », que voulez-vous que nousdéduisions de plus ?

– Je ne voyais pas ? Puisque vous connaissez mesméthodes, appliquez-les !

– Je ne vois rien à déduire, sinon que cet homme a exercéen ville avant de devenir médecin de campagne.

– Il me semble que nous pouvons nous hasarder davantage.Considérez les faits sous ce nouvel angle. En quelle occasion untel cadeau a-t-il pu être fait ? Quand des amis se sont-ilsréunis pour offrir ce témoignage d’estime ? De toute évidenceà l’époque où le docteur Mortimer a quitté le service hospitalierpour ouvrir un cabinet. Nous savons qu’il y a eu cadeau. Nouscroyons qu’il y a eu départ d’un hôpital londonien pour uneinstallation à la campagne. Est-il téméraire de déduire que lecadeau lui a été offert à l’occasion de son départ ?

– Certainement pas.

– Mais convenez aussi avec moi, Watson, qu’il ne peuts’agir de l’un des « patrons » de l’hôpital : unpatron en effet est un homme bien établi avec une clientèle àLondres, et il n’abandonnerait pas ces avantages pour un poste demédecin de campagne. Si donc notre visiteur travaillait dans unhôpital sans être patron, nous avons affaire à un interne enmédecine ou en chirurgie à peine plus âgé qu’un étudiant. Il aquitté ses fonctions voici cinq ans : la date est gravée surla canne. Si bien que votre médecin d’un certain âge, grave etpatriarcal, disparaît en fumée, mon cher Watson, pour faire place àun homme d’une trentaine d’années, aimable, sans ambition,distrait, qui possède un chien favori dont j’affirme qu’il est plusgros qu’un fox-terrier et plus petit qu’un dogue. »

J’éclatais d’un rire incrédule pendant que Holmes se renfonçaitdans le canapé et soufflait vers le plafond quelques anneauxbleus.

« En ce qui concerne votre dernière déduction, dis-je, jesuis incapable de la vérifier. Mais il m’est facile de rechercherquelques détails sur l’âge et la carrière professionnelle de notrevisiteur. »

J’attrapai mon annuaire médical et le feuilletai. il existaitplusieurs Mortimer, mais un seul correspondait à notre inconnu. Jelus à haute voix les lignes qui lui étaient consacrées.

« Mortimer, James, M.R.C.S. 1882, Grimpen, Dartmoor, Devon.Interne en chirurgie de 1882 à 1884, au Charing-Cross Hospital.Lauréat du prix Jackson de pathologie comparée avec une thèseintitulée : La maladie est-elle une réversion ?Membre correspondant de la Société suédoise de pathologie. Auteurde Quelques Caprices de l’Atavisme (Lancet, 1883), deProgressons-nous ? (Journal de Psychologie, mars1883).Médecin sanitaire des paroisses de Grimpen, Thorsley, et HighBarrow ».

– Pas question de société de chasse, Watson ! observaHolmes avec un sourire malicieux. Uniquement d’un médecin decampagne, comme vous l’aviez très astucieusement deviné. Je croisque mes déductions sont à peu près confirmées. Quant auxqualificatifs, j’ai dit, si je me souviens bien, aimable, sansambition, distrait. Par expérience je sais qu’en ce monde seul unhomme aimable peut recevoir des présents, que seul un médecin sansambition peut renoncer à faire carrière à Londres pour exercer à lacampagne, et que seul un visiteur distrait peut laisser sa canne etnon sa carte de visite après vous avoir attendu une heure.

– Et le chien ?

– Le chien a été dressé à tenir cette canne derrière sonmaître. Comme la canne est lourde, le chien la serre fortement parle milieu, et les traces de ses dents sont visibles. La mâchoire duchien, telle qu’on peut se la représenter d’après les espaces entreces marques, est à mon avis trop large pour un dogue. Ce seraitdonc… oui, c’est bien un épagneul à poils bouclés. »

Tout en parlant, il s’était levé pour arpenter la pièce ets’était arrêté derrière la fenêtre. Sa voix avait exprimé uneconviction si forte que je le regardai avec surprise.

« Mon cher ami, comment pouvez-vous parler avec tantd’assurance ?

– Pour la bonne raison que je vois le chien devant notreporte et que son propriétaire vient de sonner. Ne vous éloignezpas, Watson, je vous prie ! C’est l’un de vos confrères, etvotre présence peut m’être utile. À présent voici le momentdramatique du destin. Watson : vous entendez un pas dansl’escalier, et vous ne savez pas s’il monte pour un bien ou pour unmal. Qu’a donc le docteur James Mortimer, homme de science àdemander à Sherlock Holmes, spécialiste du crime ?Entrez ! »

L’aspect de notre visiteur m’étonna d’autant plus que jem’attendais au type classique du médecin de campagne. Or, il étaitde haute taille et très mince ; son nez qui avait la formed’un bec s’allongeait entre deux yeux gris perçants, rapprochés,clairs, qui brillaient derrière des lunettes cerclées d’or. Ilportait des vêtements corrects, mais guère soignés : saredingote était défraîchie, son pantalon effiloché. En dépit de sajeunesse, il était voûté ; il marchait en penchant en avant unvisage bienveillant. Quand il entra, et qu’il aperçut sa canne dansles mains de Holmes, il poussa un cri de joie.

« Je suis si content ! Je me demandais si je l’avaisoubliée ici ou à l’agence maritime. Pour rien au monde je nevoudrais la perdre.

– Un cadeau, à ce que je vois ? dit Holmes.

– Oui.

– Du Charing-Cross Hospital ?

– De quelques amis que j’avais là, à l’occasion de monmariage.

– Mon Dieu, mon Dieu, comme c’est bête ! »soupira Holmes en secouant la tête.

Ahuri, le docteur Mortimer le contempla à travers seslunettes.

« Pourquoi est-ce bête ?

– Oh ! vous avez simplement bouleversé nos petitesdéductions ! Vous avez bien dit : mariage ?

– Oui, monsieur. Je me suis marié, et j’ai quittél’hôpital. Il fallait que je m’établisse à mon compte.

– Allons, allons, nous ne nous étions pas tellementtrompés ! dit Holmes. Et maintenant, docteur JamesMortimer…

– Dites plutôt monsieur Mortimer ! Je ne suis qu’unhumble M.R.C.S.

– Mais naturellement un esprit précis.

– Un touche-à-tout de la science, monsieur Holmes. Unramasseur de coquillages sur la grève du grand océan de l’inconnu.Je présume que c’est à monsieur Sherlock Holmes que je m’adresseprésentement, et non…

– En effet. Voici mon ami le docteur Watson.

– Heureux de faire votre connaissance, monsieur. Votre nomne m’est pas inconnu : il est associé à celui de votre ami.Vous m’intéressez grandement, monsieur Holmes, je n’espérais pasrencontrer un crâne pareil, une dolichocéphalie aussi prononcée, niun tel développement supra-orbitaire. Verriez-vous un inconvénientà ce que je promène mon doigt le long de vos bossespariétales ? Un moulage de votre crâne, monsieur, à défaut del’original, enrichirait n’importe quel musée d’anthropologie. Jen’ai rien d’un flagorneur, mais je vous confesse que votre crâne mefait très envie ! »

Sherlock Holmes, d’un geste, invita notre étrange visiteur às’asseoir.

« Je m’aperçois, monsieur, que vous exercez votreprofession avec enthousiasme, lui dit-il. Cela m’arrive également.D’après votre index, je devine que vous roulez vous-même voscigarettes. Ne vous gênez pas si vous désirez fumer. »

Le docteur Mortimer tira de sa poche du tabac et une feuille depapier à cigarettes ; il mania les deux avec une dextéritéextraordinaire. Il possédait de longs doigts frémissants, aussiagiles et alertes que des antennes d’insecte.

Holmes se tut, mais de rapides petits coups d’œil m’indiquèrentque le docteur Mortimer l’intéressait vivement. Il se décida enfinà rompre le silence.

« J’imagine, monsieur, que ce n’est pas uniquement dans lebut d’examiner mon crâne que vous m’avez fait l’honneur de venirchez moi hier soir et à nouveau aujourd’hui ?

– Non, monsieur, non ! Bien que je sois heureux d’enavoir eu l’occasion… Je suis venu chez vous, monsieur Holmes, parceque je sais que je n’ai rien d’un homme pratique et que je metrouve tout à coup aux prises avec un problème grave, peu banal.Vous connaissant comme le deuxième plus grand expert européen…

– Vraiment, monsieur ? susurra Holmes non sans unecertaine âpreté. Puis-je vous demander qui a l’honneur d’être lepremier ?

– À un esprit féru de précision scientifique, l’œuvre deM. Bertillon apparaît sans rivale.

– Alors ne feriez-vous pas mieux de le consulter ?

– J’ai dis, monsieur, « à un esprit féru de précisionscientifique ». Mais chacun reconnaît que vous êtesincomparable en tant qu’homme pratique. J’espère, monsieur, que parinadvertance je n’ai pas…

– À peine, monsieur ! interrompit Holmes. Je crois.Docteur Mortimer, que vous feriez bien de vous borner à me confierla nature exacte du problème pour la solution duquel voussollicitez mon concours. »

Chapitre 2La malédiction des Baskerville

« J’ai dans ma poche un document…, commença le docteurMortimer.

– Je l’ai remarqué quand vous êtes entré, dit Holmes.

– C’est un manuscrit ancien.

– Qui date du début du XVIIIe siècle, s’il ne s’agit pasd’un faux.

– Comment pouvez-vous le dater ainsi, monsieur ?

– Pendant que vous parliez, vous en avez présenté quelquescentimètres à ma curiosité. Il faudrait être un bien piètre expertpour ne pas situer un document à dix années près environ. Peut-êtreavez-vous lu la petite monographie que j’ai écrite sur cesujet ? Je le situe vers 1730.

– La date exacte est 1742, dit le docteur Mortimer en letirant de sa poche intérieure. Ce papier de famille m’a été confiépar Sir Charles Baskerville, dont le décès subit et tragique, il ya trois mois, a suscité beaucoup d’émotion dans le Devonshire. Jepeux dire que j’étais son ami autant que son médecin. Sir CharlesBaskerville avait l’esprit solide, monsieur ; sagace etpratique ; il n’était pas plus rêveur que moi. Néanmoins ilattachait une grande valeur à ce document, et il s’attendait augenre de mort qui justement l’abattit. »

Holmes tendit la main pour prendre le manuscrit qu’il étala surses genoux.

« Vous remarquerez, Watson, l’alternance de l’s long et del’s. C’est ce détail qui m’a permis de le localiser dans letemps. »

Par-dessus son épaule je considérai le papier jauni à l’écrituredécolorée. L’en-tête portait « Baskerville Hall », etau-dessous, en gros chiffres griffonnés :« 1742 »

« On dirait une déposition, ou une relation ?

– En effet. C’est la relation d’une certaine légende qui acours dans la famille des Baskerville.

– Mais je suppose que c’est sur quelque chose de plusmoderne et de plus pratique que vous désirez meconsulter ?

– Tout à fait moderne. Il s’agit d’une affaire pratique,urgente, qui doit être réglée dans les vingt-quatre heures. Mais ledocument est bref et il est étroitement lié à l’affaire. Avec votrepermission je vais vous le lire. »

Holmes s’adossa à sa chaise, ressembla les extrémités de sesdoigts et ferma les yeux d’un air résigné.

Le docteur Mortimer approcha le document de la lumière, et d’unevoix aiguë, crépitante, entreprit la lecture du curieux récit quevoici :

« Sur l’origine du chien des Baskerville, plusieursversions ont circulé. Toutefois, comme je descends en ligne directede Hugo Baskerville, et comme je tiens l’histoire de mon père, demême que celui-ci la tenait du sien, je l’ai couché par écrit, encroyant fermement que les choses se sont passées comme elles m’ontété rapportées. Et je voudrais, mes enfants, que vous pénètre lesentiment que la même Justice qui punit le péché peut aussi lepardonner par grâce, et que tout châtiment, même le plus lourd,peut être levé par la prière et le repentir. Je souhaite que cettehistoire vous enseigne au moins (non pas pour que vous ayez àredouter les conséquences du passé, mais pour que vous soyezprudents dans l’avenir) que les passions mauvaises dont notrefamille a tant souffert ne doivent plus se donner libre cours etfaire notre malheur.

« Apprenez donc qu’au temps de la Grande Révolte (dontl’histoire écrite par le distingué Lord Clarendon mérite toutevotre attention) le propriétaire de ce manoir de Baskervilles’appelait Hugo ; indiscutablement c’était un profanateur, unimpie, un être à demi sauvage. Certes, ses voisins auraient pul’excuser jusque-là, étant donné que le pays n’a jamais été uneterre de saints ; mais il était possédé d’une certaine humeurimpudique et cruelle qui était la fable de tout l’Ouest. Il advintque ce Hugo s’éprit d’amour (si l’on peut baptiser une passionaussi noire d’un nom aussi pur) pour la fille d’un petitpropriétaire rural des environs. Mais la demoiselle l’évitait avecsoin tant la fâcheuse réputation de son soupirant l’épouvantait. Unjour de la Saint-Michel pourtant, ce Hugo, avec l’assistance decinq ou six mauvais compagnons de débauche, l’enleva de la fermependant une absence de son père et de ses frères. Il laconduisirent au manoir et l’enfermèrent dans une chambre du haut,après quoi ils se mirent à table pour boire et festoyer commechaque soir. Bien entendu, la pauvre fille ne pouvait manquerd’avoir les sangs retournés par les chants et les juronsabominables qui parvenaient d’en bas à ses oreilles ; ilparaît que le langage dont usait Hugo Baskerville, quand il étaitgris, aurait mérité de foudroyer son auteur. Mais dans sa peur elleosa ce devant quoi auraient hésité des hommes braves etlestes : en s’aidant du lierre qui recouvrait (et recouvreencore) le mur sud, elle dégringola le long des gouttières etcourut à travers la lande dans la direction de la ferme de sonpère, que trois lieues séparaient du Manoir des Baskerville.

« Un peu plus tard Hugo quitta ses invités avec l’intentionde porter à sa prisonnière des aliments et du vin, et probablementd’autres choses bien pires. Il trouva la cage vide et l’oiseauenvolé. Alors, ce fut comme si un démon s’était emparé de lui. Ildescendit l’escalier, quatre à quatre, se rua dans la salle àmanger, sauta debout sur la table en balayant du pied flacons ettranchoirs, et jura devant ses amis qu’il ferait cette nuit mêmecadeau de son corps et de son âme aux Puissances du Mal s’ilpouvait rattraper la jeune fille. Tandis que ses convivesregardaient stupéfaits l’expression de cette fureur, l’un d’euxplus méchant que les autres, ou peut-être davantage, proposa delancer les chiens sur la trace de la fugitive. Aussitôt Hugosortit, ordonna à ses valets de seller sa jument et de déchaîner lameute ; il fit sentir aux molosses un mouchoir de la jeunefille, les mit sur la voie, et dans un concert d’aboiementssauvages la chasse s’engagea sur la lande éclairée par la lune.

« Pendant un moment, les autres convives demeurèrent bouchebée. Mais bientôt leur intelligence se dégourdit assez pour qu’ilscomprissent ce qui allait se passer. Dans un brouhaha général, lesuns réclamèrent leurs pistolets, d’autres leurs chevaux, certainsde nouveaux flacons de vin. Un peu de bon sens ayant filtré dansleurs folles cervelles, treize d’entre eux sautèrent à cheval et selancèrent à la poursuite de Hugo et de la meute. La lune brillaitau-dessus de leurs têtes ; ils foncèrent bride abattue sur laroute que la jeune fille avait dû prendre pour regagner samaison.

« Quelques kilomètres plus loin, ils rencontrèrent unberger, et ils lui demandèrent à grands cris s’il avait vu lameute. Le berger tremblait tellement de peur qu’il pouvait à peineparler ; il finit par bégayer qu’il avait bien aperçul’infortunée suivie des molosses.

« – Mais j’ai vu bien pire ajouta-t-il. Hugo Baskervillem’a dépassé sur sa jument noire, et derrière lui, courait ensilence un chien qui était sûrement un chien de l’enfer… Que Dieume préserve de l’avoir jamais sur mes talons ! »

« Les cavaliers ivres maudirent le berger et poursuivirentleur randonnée. Bientôt cependant un froid mortel les saisit ;ils entendirent un galop, et la jument noire, couverte d’écumeblanche, passa près d’eux : sa bride traînait sur le sol et laselle était inoccupée. Alors les convives de Hugo, apeurés, seserrèrent les uns contre les autres ; ils continuèrentnéanmoins à avancer, bien que chacun d’entre eux, s’il s’étaittrouvé seul, eût tourné avec joie la tête de son cheval dans ladirection opposée. Au bout de quelques temps ils rejoignirent lameute. Les molosses, pourtant célèbres par la pureté de leur raceet par leur courage, geignaient en groupe au bord d’une profondedéclivité de terrain, d’un goyal comme nous disons ;quelques-uns s’en écartaient furtivement ; d’autres, le poilhérissé et l’œil fixe, regardaient vers le bas de la vallée étroitequi s’ouvrait devant eux.

« Tous les cavaliers s’arrêtèrent : dégrisés, commevous l’imaginez ! La majorité se refusait à aller plus loin,mais trois amis de Hugo, les plus hardis ou les moins dégriséspeut-être, s’enfoncèrent dans le goyal. Il aboutit bientôt à unelarge cuvette où se dressaient deux grosses pierres que l’on peutencore voir et qui ont été jadis érigées par des populationsdisparues. La lune éclairait cette clairière : au centregisait la malheureuse jeune fille, là où elle était tombée, morted’épouvante et de fatigue. Mais ce n’est pas son cadavre, non plusque le corps de Hugo Baskerville, qui fit pâlir les troiscavaliers : debout sur ses quatre pattes par-dessus Hugo, etles crocs enfoncés dans sa gorge, se tenait une bête immonde, unegrosse bête noire, bâtie comme un chien, mais bien plus grande quen’importe quel chien qu’aient jamais vu des yeux d’homme. Et tandisqu’ils demeuraient là, frappés de stupeur, la bête déchira la gorgede Hugo Baskerville avant de tourner vers eux sa mâchoire tombanteet ses yeux étincelants : alors. éperdus de terreur, ilsfirent demi-tour à leurs montures et s’enfuirent en hurlant àtravers la lande. On assure que l’un d’eux mourut cette nuit-là, etque les deux autres ne se remirent jamais de leur émotion.

« Voilà l’histoire, mes enfants, de l’origine du chien donton dit qu’il a été depuis lors le sinistre tourmenteur de notrefamille. Si je l’ai écrite, c’est parce que ce qui est su en toutenetteté cause moins d’effroi que ce qui n’est que sous-entendu, oumal expliqué. Nul ne saurait nier que beaucoup de membres de notrefamille ont été frappés de morts subites, sanglantes, mystérieuses.Cependant nous pouvons nous réfugier dans l’infinie bonté de laProvidence, qui ne punira certainement pas l’innocent au-delà decette troisième ou quatrième génération qui est menacée dans lesSaintes Écritures. À cette Providence je vous recommande donc, mesenfants, et je vous conseille par surcroît de ne pas vous aventurerdans la lande pendant ces heures d’obscurité où s’exaltent lesPuissances du Mal.

« (Ceci, de Hugo Baskerville à ses fils Rodger et John, enles priant de n’en rien dire à leur sœur Élisabeth.) »

Quand le docteur Mortimer eut terminé la lecture de ce singulierdocument, il releva ses lunettes sur son front et dévisageaM. Sherlock Holmes, lequel étouffa un bâillement et jeta sacigarette dans la cheminée.

« Eh bien ? demanda mon ami.

– Avez-vous trouvé cela intéressant ?

– Intéressant pour un amateur de contes de bonnefemme. »

Le docteur Mortimer tira alors de sa poche un journal.

« Maintenant, monsieur Holmes, nous allons vous offrirquelque chose d’un peu plus récent. Voici le Devon CountyChronicle du 14 juin de cette année. Il contient un brefrésumé des faits relatifs à la mort de Sir Charles Baskerville,mort qui eut lieu quelques jours plus tôt. »

Mon ami se pencha légèrement en avant, et son visage n’exprimaplus qu’attention intense. Notre visiteur replaça ses lunettesdevant ses yeux et commença sa lecture :

« La récente mort subite de Sir Charles Baskerville, dontle nom avait été mis en avant pour représenter le parti libéral duMid-Devon au cours des prochaines élections, a attristé tout lecomté. Bien que Sir Charles n’eût résidé à Baskerville Hall qu’untemps relativement court, son amabilité et sa générosité lui avaitgagné l’affection et le respect de tous ceux qui l’avaientapproché. À cette époque de nouveaux riches, il est réconfortant depouvoir citer le cas d’un rejeton d’une ancienne famille du comtétombée dans le malheur, qui a pu faire fortune par lui-même et s’enservir pour restaurer une grandeur déchue. Sir Charles, commechacun le sait, avait gagné beaucoup d’argent dans des spéculationsen Afrique du Sud. Plus avisé que ces joueurs qui s’acharnentjusqu’à ce que la roue tourne en leur défaveur, il avait réaliséses bénéfices et les avait ramenés en Angleterre. Il ne s’étaitinstallé dans Baskerville Hall que depuis deux ans, mais il nefaisait nul mystère des grands projets qu’il nourrissait, projetsdont sa mort a interrompu l’exécution. Comme il n’avait pasd’enfants, son désir maintes fois exprimé était que toute la régionpût de son vivant profiter de sa chance ; beaucoup auront desmotifs personnels pour pleurer sa fin prématurée. Ses dons généreuxà des œuvres de charité ont été fréquemment mentionnés dans cescolonnes.

« On ne saurait dire que l’enquête ait entièrement éclairciles circonstances dans lesquelles Sir Charles a trouvé la mort.Mais on a fait assez, du moins, pour démentir les bruits nés d’unesuperstition locale. Il n’y a plus de raison d’accuser unemalveillance quelconque, ni de supposer que le décès pourrait êtredû à des causes non naturelles. Sir Charles était veuf, et un peuexcentrique. En dépit de sa fortune considérable il avait des goûtspersonnels fort simples ; pour le servir à Baskerville Hall,il disposait en tout et pour tout d’un ménage du nom de Barrymore,le mari faisant fonction de maître d’hôtel et la femme de bonne.Leur témoignage, que corrobore celui de plusieurs amis, donne àpenser que la santé de Sir Charles s’était depuis quelques tempsdérangée, et qu’il souffrait en particulier de troubles cardiaques,lesquels se manifestaient par des pâleurs subites, desessoufflements et des crises aiguës de dépression nerveuse. Ledocteur James Mortimer, ami et médecin du défunt, a témoigné dansle même sens.

« Les faits sont simples. Sir Charles Baskerville avaitl’habitude de se promener chaque soir avant de se coucher dans lacélèbre allée des ifs de Baskerville Hall. Le témoignage desBarrymore le confirme. Le 4 juin, Sir Charles avait annoncé sonintention de se rendre à Londres le lendemain, et il avait ordonnéà Barrymore de préparer ses bagages. Le soir il sortit comme decoutume ; au cours de sa promenade il fumait généralement uncigare. Il ne rentra pas. À minuit Barrymore vit que la porte dumanoir était encore ouverte ; il s’inquiéta, alluma unelanterne et partit en quête de son maître. La journée avait étépluvieuse : les pas de Sir Charles avaient laissé desempreintes visibles dans l’allée. À mi-chemin une porte ouvredirectement sur la lande. Quelques indications révélèrent que SirCharles avait stationné devant cette porte. Puis il avait continuéà descendre l’allée, et c’est à l’extrémité de celle-ci que soncorps fut découvert. Un fait n’a pas été élucidé : Barrymore arapporté, en effet, que les empreintes des pas de son maîtreavaient changé d’aspect à partir du moment où il avait dépassé laporte de la lande : on aurait dit qu’il s’était mis à marchersur la pointe des pieds. Un certain Murphy, bohémien et maquignon,se trouvait alors sur la lande non loin de là, mais selon sespropres aveux il était passablement ivre. Il affirme avoir entendudes cris, mais il ajoute qu’il a été incapable de déterminer d’oùils venaient. Aucun signe de violence n’a été relevé sur lapersonne de Sir Charles. La déposition du médecin insiste surl’incroyable déformation du visage (si grande que le docteurMortimer se refusa d’abord à croire que c’était son malade et amiqui gisait sous ses yeux). Mais des manifestations de ce genre nesont pas rares dans les cas de dyspnée et de mort par crisecardiaque. Cette explication se trouva confirmée par l’autopsie quidémontra une vieille maladie organique. Le jury rendit un verdictconforme à l’examen médical. Verdict utile et bienfaisant, car ilest de la plus haute importance que l’héritier de Sir Charless’établisse dans le Hall pour poursuivre la belle tâche sitristement interrompue. Si les conclusions prosaïques de l’enquêtejudiciaire n’avaient pas mis un point final aux romans qui se sontchuchotés à propos de l’affaire, peut-être aurait-il été difficilede trouver un locataire pour Baskerville Hall. Nous croyons savoirque le plus proche parent de Sir Charles est, s’il se trouvetoujours en vie, son neveu M. Henry Baskerville, fils du frèrecadet de Sir Charles. La dernière fois que ce jeune homme a donnéde ses nouvelles, il était en Amérique ; des recherches ontété entreprises pour l’informer de sa bonne fortune. »

Le docteur Mortimer replia son journal et le remit dans sapoche.

« Tels sont, monsieur Holmes, les faits publics en rapportavec la mort de Sir Charles Baskerville.

– Je dois vous remercier, dit Sherlock Holmes, d’avoirattiré mon attention sur une affaire qui présente à coup sûrquelques traits intéressants. J’avais remarqué à l’époque je nesais plus quel article de journal, mais j’étais excessivementoccupé par cette petite histoire des camées du Vatican, et dans mondésir d’obliger le pape j’avais perdu le contact avec plusieursaffaires anglaises dignes d’intérêt. Cet article, dites-vous,contient tous les faits publics ?

– Oui.

– Alors mettez-moi au courant des faits privés. »

Il se rejeta en arrière, rassembla encore une fois lesextrémités de ses doigts, et prit un air de justicierimpassible.

« Je vais vous dire, répondit le docteur Mortimer quicommençait à manifester une forte émotion, ce que je n’ai confié àpersonne. En me taisant lors de l’enquête, je n’ai obéi qu’à unseul mobile : un homme de science répugne à donner de laconsistance à une superstition populaire. Par ailleurs je pensais,comme le journal, que Baskerville Hall demeurerait inoccupé si unegrave accusation ajoutait à sa réputation déjà sinistre. Voilàpourquoi j’ai cru bien faire en disant moins que je nesavais : rien de bon ne pouvait résulter de mon entièrefranchise. Mais à vous je vais tout livrer.

« La lande est peu habitée ; ceux qui vivent danscette région sont donc exposés à se voir souvent. J’ai vu trèssouvent Sir Charles Baskerville. En dehors de M. Frankland deLafter Hall, et de M. Stapleton le naturaliste, on ne trouvepersonne de cultivé dans un rayon de plusieurs kilomètres. SirCharles était peu communicatif, mais sa maladie nous a rapprochéset l’intérêt que nous vouions l’un comme l’autre au domainescientifique nous a maintenus en contact. D’Afrique du Sud, ilavait rapporté de nombreuses informations, et nous avons passéplusieurs soirées charmantes à discuter de l’anatomie comparée duHottentot et du Boschiman.

« Depuis quelques mois je m’étais parfaitement rendu compteque le système nerveux de Sir Charles était sur le point decraquer. Il avait tellement pris à cœur cette légende dont je viensde vous donner lecture que, bien qu’il aimât se promener sur sondomaine, rien ne l’aurait décidé à sortir de nuit sur la lande.Pour aussi incroyable qu’elle vous ait semblé, monsieur Holmes, SirCharles était convaincu qu’une malédiction s’attachait à safamille : certes les détails qu’il m’a fournis sur sesancêtres n’avaient rien d’encourageant. L’idée d’une présencefantomatique le hantait ; plus d’une fois il m’a demandé si aucours de mes visites médicales nocturnes, je n’avais jamaisrencontré une bête étrange ou si je n’avais pas entendu l’aboiementd’un chien. Je me rappelle fort bien que cette dernière question lepassionnait et que, lorsqu’il me la posait, sa voix frémissaitd’émotion.

« Je me souviens aussi d’être monté chez lui quelques troissemaines avant l’évènement. Il se trouvait devant la porte dumanoir. J’étais descendu de mon cabriolet et je me tenais à côté delui, quand je vis ses yeux s’immobiliser par-dessus mon épaule etregarder au loin avec une expression d’horreur affreuse. Je meretournais : j’eus juste le temps d’apercevoir quelque choseque je pris pour une grosse vache noire qui traversait l’allée. Ilétait si bouleversé qu’il m’obligea à aller jusqu’à cet endroit oùj’avais vu la bête ; je regardai de tous côtés ; elleavait disparu. Cet incident produisit sur son esprit une impressiondésastreuse. Je demeurai avec Sir Charles toute la soirée ;c’est alors que, afin de m’expliquer son trouble, il me confia lerécit que je vous ai lu tout à l’heure. Je mentionne cet épisodeparce qu’il revêt une certaine importance étant donné la tragédiequi s’ensuivit, mais sur le moment j’étais persuadé que rien nejustifiait une si forte émotion.

« C’était sur mon conseil que Sir Charles devait se rendreà Londres. Je savais qu’il avait le cœur malade ; l’anxiétéconstante dans laquelle il se débattait, tout aussi chimériquequ’en pût être la cause, n’en compromettait pas moins gravement sasanté. Je pensais qu’après quelques mois passés dans lesdistractions de la capitale il me reviendrait transformé.M. Stapleton, un ami commun qu’inquiétait également la santéde Sir Charles, appuya mon avis. À la dernière minute survint ledrame.

« La nuit où mourut Sir Charles, le maître d’hôtelBarrymore qui découvrit le cadavre me fit prévenir par le valetPerkins : je n’étais pas encore couché ; aussi j’arrivaià Baskerville Hall moins d’une heure après. J’ai vérifié etcontrôlé tous les faits produits à l’enquête. J’ai suivi les pasdans l’allée des ifs. J’ai vu l’endroit, près de la porte de lalande, où il semble s’être arrêté. J’ai constaté le changementintervenu ensuite dans la forme des empreintes. J’ai noté qu’il n’yavait pas d’autres traces de pas, à l’exception de celles deBarrymore, sur le gravier tendre. Finalement j’ai examiné avecgrand soin le corps que personne n’avait touché avant mon arrivée.Sir Charles gisait sur le ventre, bras en croix, les doigtsenfoncés dans le sol ; ses traits étaient révulsés, à telpoint que j’ai hésité à l’identifier. De toute évidence il n’avaitpas subi de violences et il ne portait aucune blessure physique.Mais à l’enquête Barrymore fit une déposition inexacte. Il déclaraqu’autour du cadavre il n’y avait aucune trace sur le sol. Il n’enavait remarqué aucune. Moi j’en ai vu : à une courte distance,mais fraîches et nettes.

– Des traces de pas ?

– Des traces de pas.

– D’un homme ou d’une femme ? »

Le docteur Mortimer nous dévisagea d’un regard étrange avant derépondre dans un chuchotement :

« Monsieur Holmes, les empreintes étaient celles d’un chiengigantesque ! »

Chapitre 3Le problème

J’avoue qu’à ces mots je ne pus réprimer un frisson. La voix dumédecin avait tremblé ; sa confidence l’avait profondémentremué. Très excité, Holmes se pencha en avant ; son regardbrillait d’une lueur dure, aiguë, que je lui connaissais bien.

« Vous avez vu cela ?

– Aussi nettement que je vous vois.

– Et vous n’avez rien dit ?

– À quoi bon ?

– Comment se fait-il que personne d’autre ne l’aitvu ?

– Les empreintes se trouvaient à une vingtaine de mètres ducorps ; personne ne s’en est soucié. Si je n’avais pas connula légende, je ne m’en serais pas soucié davantage.

– Y a-t-il beaucoup de chiens de berger sur lalande ?

– Bien sûr ! Mais ce n’était pas un chien deberger.

– Vous dites qu’il était gros ?

– Énorme !

– Mais il ne s’est pas approché du corps ?

– Non.

– Quelle sorte de nuit était-ce ?

– Humide et froide.

– Il ne pleuvait pas ?

– Non.

– À quoi ressemble l’allée ?

– Elle s’étend entre deux rangées de vieux ifs taillés enhaie ; quatre mètres de haut ; impénétrables. L’allée parelle-même a deux mètres cinquante de large environ.

– Il n’y a rien entre les haies et l’allée ?

– Si : une bordure de gazon de chaque côté, près dedeux mètres de large.

– J’ai cru comprendre qu’en un endroit la haie d’ifs estcoupée par une porte ?

– Oui. Une porte à claire-voie qui ouvre sur la lande.

– Pas d’autre porte ?

– Aucune.

– Si bien que pour pénétrer dans l’allée des ifs, n’importequi doit la descendre en venant de la maison ou passer par la porteà claire-voie ?

– À l’autre extrémité il existe une sortie par unpavillon.

– Sir Charles l’avait-il atteint ?

– Non. Il s’en fallait d’une cinquantaine de mètres.

– À présent dites-moi, docteur Mortimer, et ceci estimportant : les empreintes que vous avez vues se trouvaientsur l’allée et non sur le gazon ?

– Aucune empreinte n’était visible sur le gazon.

– Se trouvaient-elles du même côté de l’allée que la porteà claire-voie sur la lande ?

– Oui. Elles étaient sur le bord de l’allée, du même côtéque la porte à claire-voie.

– Vous m’intéressez énormément. Un autre détail : laporte à claire-voie était-elle fermée ?

– Fermée au cadenas.

– Sa hauteur ?

– Un mètre vingt-cinq environ.

– Donc franchissable par n’importe qui ?

– Oui.

– Et quelles traces avez-vous relevées auprès de la porte àclaire-voie ?

– Aucune en particulier.

– Grands dieux ! Personne ne l’a examinée ?

– Si. Moi.

– Et vous n’avez rien décelé ?

– Tout était très confus. Sir Charles s’est évidemmentarrêté là pendant cinq ou dix minutes.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que la cendre de son cigare est tombée deuxfois.

– Excellent ! Voici enfin, Watson, un confrère selonnotre cœur. Mais les traces ?

– Sur cette petite surface de gravier il a laissé sespropres empreintes. Je n’en ai pas relevé d’autres. »

Sherlock Holmes, impatienté, infligea une lourde claque à songenou.

« Si seulement j’avais été là ! s’écria-t-il. C’estincontestablement une affaire d’un intérêt extraordinaire :une affaire qui offrait d’immenses possibilités à l’expertscientifique. Cette allée de gravier sur laquelle j’aurais lu tantde choses est depuis longtemps maculée par la pluie ou retournéepar les chaussures à clous des paysans curieux… Oh ! docteurMortimer, docteur Mortimer, quand je pense que vous ne m’avez pasfait signe plus tôt ! Vous aurez à en répondre !

– Je ne pouvais pas vous mêler à l’affaire, monsieurHolmes, sans faire connaître au monde tous ces faits, et je vous aidonné les raisons de mon silence. En outre…

– Pourquoi hésitez-vous ?

– Dans un certain domaine le détective le plus astucieux etle plus expérimenté se trouve désarmé.

– Vous voulez dire qu’il s’agit d’une chosesurnaturelle ?

– Je n’ai pas dit positivement cela.

– Non, mais vous le pensez !

– Depuis le drame, monsieur Holmes, on m’a rapportéplusieurs faits qu’il est difficile de concilier avec l’ordreétabli de la nature.

– Par exemple ?

– Je sais qu’avant ce terrible événement plusieurspersonnes ont vu sur la lande une bête dont le signalementcorrespond au démon de Baskerville, et qui ne ressemble à aucunanimal catalogué par la science. Toutes assurent qu’il s’agit d’unebête énorme, quasi phosphorescente, fantomatique, horrible. J’aisoumis ces témoins à une sorte d’interrogatoirecontradictoire : l’un est un paysan têtu, l’autre unmaréchal-ferrant, un troisième un fermier ; tous les trois ontété formels : ils m’ont raconté la même histoire d’apparitionet le signalement de cet animal correspond point pour point à celuidu chien diabolique. La terreur règne dans le district, et il ne setrouverait pas beaucoup d’audacieux pour traverser la lande à lanuit.

– Et vous, homme de science expérimenté, vous croyez qu’ils’agit d’un phénomène surnaturel ?

– Je ne sais pas quoi croire. »

Holmes haussa les épaules.

« Jusqu’ici j’ai limité mes enquêtes à ce monde, dit-il.D’une manière modeste j’ai combattu le mal ; mais m’attaquerau diable en personne pourrait être une tâche trop ambitieuse. Vousadmettez toutefois que l’empreinte est une chosematérielle ?

– Le chien, à l’origine, a été assez matériel lui aussipour arracher la gorge d’un homme, et cependant c’était une bêtesortie de l’enfer.

– Je vois que vous vous rangez parmi les partisans d’uneintervention surnaturelle. Dites-moi, docteur Mortimer : sivous partagez ce point de vue, pourquoi êtes-vous venu meconsulter ? Simultanément vous me dites qu’il est inutiled’enquêter sur la mort de Sir Charles, et que vous désirez que jem’en occupe.

– Je ne vous ai pas dit que je désirais que vous vous enoccupassiez.

– Alors comment puis-je vous aider ?

– En me donnant votre avis sur ce que je dois faire avecSir Henry Baskerville, qui arrive à la gare de Waterloo…

Le docteur Mortimer regarda sa montre.

– …Dans une heure et quart exactement.

– Il est l’héritier ?

– Oui. Après la mort de Sir Charles nous nous sommes enquisde ce jeune gentleman et nous avons découvert qu’il avait fait del’agriculture au Canada. D’après les renseignements qui nous sontparvenus, c’est un garçon très bien à tous égards. Maintenant je neparle plus comme médecin, mais comme exécuteur du testament de SirCharles.

– Il n’y a pas d’autres prétendants ?

– Non. Le seul autre parent dont nous avons pu retrouvertrace était Rodger Baskerville, le plus jeune des trois frères dontle pauvre Sir Charles était l’aîné. Le second frère, qui mourutjeune, est le père de cet Henry. Le troisième, Rodger, était lemouton noir de la famille. Il descendait de la vieille lignée desBaskerville dominateurs. Il était le portrait, m’a-t-on dit, deHugo à la triste mémoire. Il lui fut impossible de demeurer enAngleterre : il y était trop fâcheusement connu. Il s’estenfui vers l’Amérique Centrale où il est mort de la fièvre jaune en1876. Henry est le dernier des Baskerville. Dans une heure cinqminutes je l’accueillerai à la gare de Waterloo. J’ai reçu un câblem’informant qu’il arrivait ce matin à Southampton. Monsieur Holmes,quel conseil me donnez-vous ?

– Pourquoi n’irait-il pas dans le domaine de sesancêtres ?

– Qu’il y allât serait naturel, n’est-ce pas ? Etpourtant, veuillez considérer que tous les Baskerville qui l’onthabité ont été victimes d’un mauvais destin. Je suis sûr que si SirCharles avait pu me parler avant son décès, il m’aurait mis engarde pour que le dernier représentant d’une vieille famille etl’héritier d’une grande fortune ne vienne pas vivre dans cetendroit mortel… Et pourtant il est indéniable que la prospérité detoute cette misérable région dépend de sa présence ! Tout lebon travail qui a été ébauché par Sir Charles aura été accompli enpure perte si le manoir reste inhabité. Je crains de me laisserabuser par mes intérêts personnels : voilà pourquoi je voussoumets l’affaire et vous demande conseil. »

Holmes réfléchit un moment.

« Mise en clair, l’affaire se résume à ceci, dit-il.

À votre avis un agent du diable rend Dartmoor invivable pour unBaskerville. C’est bien cela ?

– J’irai du moins jusqu’à dire qu’il y a de fortesprésomptions pour qu’il en soit ainsi.

– Très juste. Mais si votre théorie du surnaturel estexacte, le jeune héritier pourrait succomber aussi à Londres quedans le Devonshire. Je ne conçois guère un démon doté d’unepuissance simplement locale comme le sacristain d’une paroisse.

– Vous traitez le problème, monsieur Holmes, avec plus delégèreté que vous n’en mettriez si vous étiez en contact personnelavec ces sortes de choses. Selon vous, donc, le jeune Baskervillesera aussi en sécurité dans le Devonshire que dans Londres. Ilarrive dans cinquante minutes. Que me conseillez-vous ?

– Je conseille, monsieur, que vous preniez un fiacre, quevous emmeniez votre épagneul qui est en train de gratter à maporte, et que vous vous rendiez à la gare de Waterloo pour yrencontrer Sir Henry Baskerville.

– Et puis ?

– Et puis que vous ne lui disiez rien du tout avant quej’aie pris une décision touchant l’affaire.

– Combien de temps vous faudra-t-il pour vousdécider ?

– Vingt-quatre heures. Je vous serais fort obligé, docteurMortimer, si demain à dix heures vous aviez la bonté de revenirici. Et pour mes plans d’avenir ma tâche serait grandementsimplifiée si vous étiez accompagné de Sir Henry Baskerville.

– C’est entendu, monsieur Holmes. »

Il griffonna l’heure du rendez-vous sur sa manchette avant de sediriger vers la porte avec l’allure distraite, dégingandée qui luiétait habituelle. Holmes l’arrêta au bord de l’escalier.

« Une dernière question, docteur Mortimer. Vous ditesqu’avant la mort de Sir Charles Baskerville, plusieurs personnesont vu cette apparition sur la lande ?

– Trois personnes l’ont vue.

– Et depuis la mort de Sir Charles… ?

– À ma connaissance, non.

– Merci. Au revoir. »

Holmes revint s’asseoir ; sa physionomie placide reflétaitla satisfaction intérieure qu’il éprouvait toujours quand unproblème digne d’intérêt s’offrait à ses méditations.

« Vous sortez, Watson ?

– À moins que je puisse vous aider.

– Non, mon cher ami. C’est à l’heure de l’action que j’aibesoin de votre concours. Mais cette affaire-ci est sensationnelle,réellement unique par certains traits ! Quand vous passerezdevant Bradley’s soyez assez bon pour me faire porter une livre deson plus fort tabac coupé fin. Merci. Si cela ne vous dérange pastrop, j’aimerais mieux que vous ne rentriez pas avant ce soir. Jeserai très heureux d’échanger alors avec vous des impressions surla passionnante énigme qui nous a été soumise ce matin. »

Je savais que la solitude et la retraite étaient indispensablesà mon ami pendant les heures d’intense concentration mentale où ilpesait chaque parcelle de témoignage et de déposition, édifiait desthéories contradictoires, les opposait les unes aux autres, isolaitl’essentiel de l’accessoire. Je résolus donc de passer la journée àmon club et ce n’est qu’à neuf heures du soir que je me retrouvaiassis dans le salon de Baker Street.

Lorsque j’ouvris notre porte, ma première impression fut qu’unincendie s’était déclaré en mon absence : la pièce étaitpleine d’une fumée opaque qui brouillait la lueur de la lampe. Maismon inquiétude se dissipa vite : il ne s’agissait que de fuméede tabac, qui me fit tousser. À travers ce brouillard grisj’aperçus confusément Holmes en robe de chambre, recroquevillé surun fauteuil et serrant entre ses dents sa pipe en terre noire.Autour de lui étaient disposés plusieurs rouleaux de papier.

– Vous vous êtes enrhumé, Watson ?

– Pas du tout. C’est cette atmosphère viciée…

– En effet, l’air est un peu épais.

– Épais ! Il n’est pas supportable, oui !

– Ouvrez la fenêtre alors ! Vous avez passé toute lajournée à votre club, je vois…

– Mon cher Holmes !

– Est-ce vrai ?

– Oui, mais comment… ?

– Il se mit à rire devant mon étonnement.

– Sur toute votre personne, Watson, est répandue unedélicieuse candeur ; c’est un plaisir que d’exercer sur ellele peu de pouvoir que je possède. Un gentleman sort par une journéepluvieuse dans une cité boueuse. Il rentre le soir sans une tache,le chapeau toujours lustré et les souliers brillants. Il est doncresté toute la journée dans le même endroit. Or, il s’agit d’unhomme qui n’a pas d’amis intimes. Où se serait-il rendu,sinon… ? Voyons, c’est évident !

– Assez évident, soit !

– Le monde est plein de choses évidentes que personne neremarque jamais. Où pensez-vous que je sois allé ?

– Vous n’avez pas bougé.

– Au contraire ! Je suis allé dans le Devonshire.

– En esprit ?

– Exactement. Mon corps est resté dans ce fauteuil et il a,je le regrette, consommé en mon absence le contenu de deuxcafetières ainsi qu’une incroyable quantité de tabac. Après votredépart j’ai envoyé chercher chez Stanford’s une carte d’état-majorde cette partie de la lande, et mon esprit s’y est promené toute lajournée. Je me flatte de ne m’y être pas perdu.

– Une carte à grande échelle, je suppose ?

– Très grande…

– Il en déroula une section et l’étala sur son genou.

– Voici la région qui nous intéresse particulièrement.Baskerville Hall est au milieu.

– Un bois l’entoure ?

– En effet. J’imagine que l’allée des ifs, bien qu’elle nesoit pas indiquée sous ce nom, doit s’étendre le long de cetteligne, avec la lande, comme vous le voyez, sur sa droite. Cettepetite localité est le hameau de Grimpen où notre ami le docteurMortimer a établi son quartier général. Dans un rayon de huitkilomètres, il n’y a, regardez bien, que quelques rares maisonsisolées. Voici Lafter Hall, qui nous a été mentionné tout àl’heure. Cette maison-là est peut-être la demeure du naturaliste…Stapleton, si je me souviens bien. Voici deux fermes dans la lande.High Tor et Foulmire. Puis à vingt kilomètres de là la grandeprison des forçats. Entre ces îlots et tout autour s’étend la landedésolée, sinistre, inhabitée. Ceci, donc, est le décor où s’estdéroulé un drame et où un deuxième sera peut-être évité grâce ànous.

– L’endroit doit être sauvage.

– Oui. Si le diable désirait se mêler aux affaireshumaines…

– Tiens ! Vous penchez maintenant pour une explicationsurnaturelle ?

– Les agents du diable peuvent être de chair et de sang,non ? Deux questions primordiales sont à débattre. Lapremière : y -a-t-il vraiment eu crime ? Ladeuxième : de quel crime s’agit-il et comment a-t-il étécommis ? Certes, si l’hypothèse du docteur Mortimer est exacteet si nous avons affaire à des forces débordant les lois ordinairesde la nature, notre enquête devient inutile. Mais il nous fautépuiser toutes les autres hypothèses avant de retomber surcelle-là. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allonsrefermer la fenêtre. Je suis sans doute bizarre, mais je trouvequ’une atmosphère concentrée aide à la concentration de l’esprit.Remarquez que je ne vais pas jusqu’à m’enfermer dans une boîte pourpenser ; ce serait pourtant la conséquence logique de mathéorie… Avez-vous réfléchi à l’affaire ?

– Oui. J’y ai réfléchi une bonne partie de la journée.

– Et qu’en dites-vous ?

– Elle est surprenante.

– Certes elle n’est pas banale. Certains détails laclassent hors série. Ainsi le changement de forme des empreintes.Quel est votre avis, Watson ?

– Mortimer a déclaré que Sir Charles avait descendu sur lapointe des pieds cette partie de l’allée.

– Il n’a fait que répéter ce qu’un idiot quelconque a ditau cours de l’enquête. Pourquoi un homme marcherait-il sur lapointe des pieds en descendant cette allée ?

– Quoi, alors ?

– Il courait, Watson ! Il courait désespérément, ilcourait pour sauver sa vie… Il a couru jusqu’à en faire éclater soncœur et à tomber raide mort.

– Il fuyait devant quoi ?

– Voilà le problème. Divers indices nous donnent à penserque Sir Charles était fou de terreur avant même d’avoir commencé àcourir.

– D’où tenez-vous cela ?

– Je suis en train de supposer que la cause de sa terreurlui est apparue sur la lande. Dans ce cas, probable, seul un hommeayant perdu la tête aura couru en s’éloignant de sa maison, et nonen cherchant à rentrer chez lui. Si le témoignage du bohémien peutêtre tenu pour valable, il a couru en appelant à l’aide justementdans la direction où il avait le moins de chances de trouver dusecours. Ceci encore : qui attendait-il cette nuit-là, etpourquoi attendait-il ce visiteur dans l’allée des ifs plutôt quedans sa maison ?

– Vous croyez qu’il attendait quelqu’un ?

– Sir Charles était assez âgé et peu valide. Nous pouvonsadmettre qu’il aimait se promener le soir, mais le sol étaitdétrempé et la nuit peu clémente. Est-il normal qu’il soit resté làdebout cinq ou dix minutes, comme l’a déduit de la cendre du cigarele docteur Mortimer, lequel a montré là plus de sens pratique queje ne l’aurais espéré ?

– Mais il sortait chaque soir.

– Je crois peu vraisemblable qu’il ait attendu chaque soirà la porte de la lande. Au contraire, il évitait la lande. Or,cette nuit-là il a attendu. Et c’était la nuit qui précédait sondépart pour Londres. L’affaire prend forme, Watson. Elle devientcohérente. Puis-je vous demander de me tendre mon violon ?Nous ne parlerons plus de cette tragédie avant que nous ayons eul’avantage de recevoir demain matin le docteur Mortimer et SirHenry Baskerville.

Chapitre 4Sir Henry Baskerville

Notre table, après le petit déjeuner, fut vite desservie ;Holmes attendait en robe de chambre ses interlocuteurs. Nos clientsfurent exacts : l’horloge venait de sonner dix heures quand ledocteur Mortimer fut introduit, suivi du jeune baronet. Celui-ciavait une trentaine d’années ; il était petit, vif, trèstrapu ; il avait les yeux bruns, de noirs sourcils épais et unvisage éveillé ; combatif. Il était vêtu d’un costume de tweedde couleur rouille. Il était hâlé comme quelqu’un qui a passé augrand air le plus clair de son temps. Mais le regard tranquille etle maintien assuré révélaient le jeune homme de bonne race.

« Je vous présente sir Henry Baskerville, annonça ledocteur Mortimer.

– C’est moi, fit notre nouveau visiteur. Et ce qui estétrange, Monsieur Sherlock Holmes, c’est que si mon ami ne m’avaitpas proposé d’aller vous voir ce matin, je serais venu de monpropre chef. Je crois savoir que vous élucidez volontiers despetites énigmes, et je me suis trouvé ce matin en face d’un certainpuzzle qui mérite plus de réflexion que je ne me sens capable delui en accorder.

– Ayez l’obligeance de vous asseoir, Sir Henry. Dois-jecomprendre que depuis votre arrivée à Londres vous avez été lehéros d’une aventure digne d’intérêt ?

– Rien d’important, monsieur Holmes. Rien qu’uneplaisanterie, vraisemblablement. Il s’agit d’une lettre, si vouspouvez appeler cela une lettre, qui m’est parvenue cematin. »

Il déposa une enveloppe sur la table ; nous nous penchâmesdessus. C’était une enveloppe ordinaire, grisâtre. L’adresse« Sir Henry Baskerville, Northumberland Hôtel » étaitécrite en lettres grossières. Le tampon de la poste indiquaitCharing-Cross, et la date celle de la veille au soir.

« Qui savait que vous descendiez au Northumberland Hôtelinterrogea Holmes en regardant attentivement notre visiteur.

– Personne ne pouvait le savoir. Nous ne l’avons décidéqu’après notre entrevue, le docteur Mortimer et moi.

– Mais le docteur Mortimer, sans doute, y était déjàdescendu ?

– Non, répondit le docteur. J’avais accepté l’hospitalitéd’un ami. Rien ne laissait prévoir que nous logerions dans cethôtel.

– Hum ! Quelqu’un me paraît fort intéressé à vos faitset gestes… »

De l’enveloppe, il tira une demi-feuille de papier ministrepliée en quatre. Il l’étala sur la table. En son milieu, une seulephrase, constituée par des mots imprimés collés sur le papier.Cette phrase était la suivante : « Si vous tenez à votrevie et à votre raison, éloignez-vous de la lande. » Le mot« lande » était écrit à l’encre.

« Maintenant, questionna sir Henry Baskerville, peut-êtreme direz-vous, monsieur Holmes, ce que signifie cela, et quis’intéresse tant à mes affaires ?

– Qu’en pensez-vous, docteur Mortimer ? Vousconviendrez qu’il n’y a rien de surnaturel là-dedans, n’est-cepas ?

– Non, monsieur. Mais cette lettre pourrait fort bienprovenir d’une personne pensant que l’affaire sort du cadre natureldes choses.

– Quelle affaire ? intervint Sir Henry non sansbrusquerie. Il me semble, messieurs, que vous connaissez mesaffaires personnelles beaucoup mieux que moi !

– Avant que vous ne sortiez d’ici, dit Sherlock Holmes,vous saurez tout ce que nous savons, Sir Henry. Je vous le promets.Pour l’instant, avec votre permission, nous nous en tiendrons auprésent, à ce document très intéressant qui a dû être composé etposté hier soir. Avez-vous le Times d’hier,Watson ?

– Il est là, dans ce coin.

– Puis-je vous demander de me le passer… La pageintérieure, s’il vous plaît, celle des éditoriaux… »

Il y jeta un coup d’œil rapide ; son regard fit le tour descolonnes.

« … Article très important sur le libre-échange.Permettez-moi de vous en citer un extrait : « Vous pouvezvous laisser bercer par le rêve que votre propre commerce ou votrepropre industrie sera favorisé par un tarif protectionniste, maisvotre raison vous certifie qu’une telle législation éloigne le paysde ce que vous tenez pour de la richesse, diminue la valeur de nosimportations, et abaisse les conditions générales de vie dans cetteîle. » Qu’en pensez-vous, Watson ? s’écria Holmes en sefrottant les mains, Ne croyez-vous pas que cette opinion estpertinente ?

Le docteur Mortimer regarda Holmes avec un intérêt exclusivementprofessionnel, et sir Henry Baskerville tourna vers moi deux yeuxnoirs ahuris.

« Je ne connais pas grand chose aux tarifs douaniers,dit-il. Mais il me semble qu’en ce qui concerne cette lettre, noussommes assez loin de la piste.

– Au contraire, je pense que nous sommes sur la bonnepiste, Sir Henry. Watson est mieux que vous au fait de mesméthodes, mais je me demande s’il a bien compris la significationde cette phrase.

– Non. J’avoue que je ne vois aucun rapport.

– Et cependant, mon cher Watson, le rapport est tel quel’un est tiré de l’autre. « Vous », « tenez »,« vie », « raison », « éloignez »,« votre », « et »… Ne voyez-vous pas d’où cesmots ont été tirés ?

– Nom d’un tonnerre ! s’exclama Sir Henry. Vous avezraison ! C’est merveilleux !

– Si le moindre doute persiste dans votre esprit, veuillezconsidérer le fait que « vous tenez » et « votreraison » sont découpés les deux fois d’un seul tenant.

– Ma foi… c’est vrai !

– Réellement, monsieur Holmes, ceci dépasse tout ce quej’aurais pu imaginer, fit le docteur Mortimer en contemplant monami avec stupéfaction. Je pouvais comprendre qu’on me dise que lesmots ont été découpés dans un journal ; mais que vous ayezcité lequel et que vous ayez indiqué l’article précis, voilà l’unedes choses les plus remarquables que j’aie jamais vue. Comment yêtes-vous arrivé ?

– Je présume, docteur, que vous pourriez distinguer lecrâne d’un nègre de celui d’un esquimau ?

– Évidemment !

– Mais comment y arriveriez-vous ?

– Parce que c’est ma spécialité. Les différences sautentaux yeux. La crête supra-orbitaire, l’angle facial, le dessin dumaxillaire, le…

– Mais ma spécialité à moi est cela, et les différencessautent également aux yeux. Je vois autant de différence entre lescaractères bourgeois d’un article du Times et l’impressiondéplorable d’un journal du soir que vous en percevez entre votreesquimau et votre nègre. La connaissance des caractèresd’imprimerie est indispensable à tout expert en criminologie.Pourtant je confesse que dans ma jeunesse il m’est arrivé deconfondre le Leeds Mercury avec le Western MorningNews. Mais un éditorial du Times est tout à faitidentifiable, et ces mots ne pouvaient pas avoir été pris ailleurs.La lettre ayant été postée hier, il était probable que nous lesretrouverions dans le journal d’hier.

– Si je vous suis bien, monsieur Holmes, dit sir HenryBaskerville, quelqu’un a découpé ce message avec des ciseaux.

– Des ciseaux à ongles. Vous pouvez voir que les ciseauxpossédaient une lame très courte, puisque le découpeur s’y est prisà deux fois pour « vous tenez ».

– Effectivement. Quelqu’un donc a découpé le message avecdes ciseaux à lame courte, en a collé les morceaux avec de lacolle…

– De la gomme fondue.

– Avec de la gomme fondue sur le papier à lettres. Mais jevoudrais bien savoir pourquoi le mot « lande » a étéécrit à la main.

– Parce que le découpeur ne l’a pas trouvé imprimé. Lesautres mots étaient courants ; ils pouvaient donc être reprisdans n’importe quel journal ; mais « lande » estmoins commun.

– C’est évidemment une explication. Avez-vous tiré autrechose de ce message, monsieur Holmes ?

– Deux ou trois bricoles ; et pourtant on a veillésoigneusement à ne laisser aucun indice. L’adresse est rédigée enlettres mal formées, mais le Times se trouve raremententre les mains d’un analphabète. Nous pouvons donc déduire que cemessage a été composé par un individu instruit qui voulait passerpour un homme du peuple : et le fait qu’il a voulu déguiser sapropre écriture suggère que cette écriture pouvait vous êtreconnue, ou vous devenir connue. D’autre part, vous observerez queles mots ne sont pas collés en ligne droite : certains sontplacés plus haut que les autres. « Vie », par exemple,est carrément déséquilibré par rapport au reste. Négligence ?Hâte et énervement ? Je pencherais plutôt pour laprécipitation, car l’affaire était d’importance et il est peuvraisemblable que l’auteur d’une telle lettre ait cédé à lanégligence. S’il était pressé, une question intéressante sepose : pourquoi était-il pressé, puisque toute lettre postéeavant la première levée de ce matin aurait été remise à Sir Henryavant qu’il eût quitté son hôtel ? L’auteur du messagecraignait-il d’être interrompu ? Et par qui ?

– Nous pénétrons maintenant dans le royaume des devinettes,dit le docteur Mortimer.

– Dites plutôt : sur le terrain où nous pesons leshypothèses afin de retenir les plus vraisemblables. C’est l’emploiscientifique de l’imagination : toujours disposer d’une basematérielle à partir de quoi spéculer. Ceci posé, vous parlerezencore de devinette, mais je tiens pour à peu près certain quel’adresse a été écrite dans un hôtel.

– Pourquoi ?

– Si vous l’examinez sérieusement, vous verrez que la plumeet l’encre n’étaient guère familières à l’auteur. La plume acrachoté deux fois au cours d’un seul mot, et l’encre s’est épuiséetrois fois pour une adresse aussi brève : il y avait donc peud’encre dans l’encrier. Vous connaissez les porte-plumes et lesencriers des hôtels : les plumes y sont souvent mauvaises etil n’y a jamais beaucoup d’encre dans les encriers. Oui, je merisque à dire que si nous pouvions inspecter les corbeilles àpapier des hôtels des environs de Charing-Cross jusqu’à ce que noustrouvions le numéro mutilé du Times, nous pourrionsdésigner la personne qui vous a envoyé ce message singulier.Oh ! oh ! Que veut dire cela ? »

Il était penché sur le papier ministre où les mots avaient étécollés ; il l’approcha à quelques centimètres de ses yeux.

« Hé bien ?

– Rien, dit-il en le reposant. C’est une demi-feuille depapier blanc, sans même un filigrane. Je crois que nous avonsextrait tout ce que nous pouvons de cette lettre bizarre. Àprésent, Sir Henry, vous est-il arrivé autre chose d’intéressantdepuis votre arrivée à Londres ?

– Ma foi non, monsieur Holmes. Je ne crois pas.

– Vous n’avez pas remarqué que vous étiez suivi ousurveillé ?

– Je débarque en plein roman noir ! soupira notrevisiteur. Pourquoi, s’il vous plaît, quelqu’un m’aurait-il suivi ousurveillé ?

– Nous allons y venir. Vous ne voyez rien d’autre à nousraconter avant que nous vous exposions l’affaire ?

– Eh bien ! cela dépend de ce que vous jugez digned’être raconté.

– Je crois que tout ce qui sort de la routine del’existence mérite d’être mentionné.

Sir Henry sourit.

– Je connais peu les habitudes anglaises, car j’ai vécupresque entièrement aux États-Unis et au Canada. Mais j’espère quela perte d’un soulier ne fait pas partie de la routine d’uneexistence anglaise.

– Vous avez perdu l’un de vos souliers ?

– Mon cher monsieur ! protesta le docteur Mortimer,Mais vous l’avez tout simplement égaré. Vous le retrouverez àl’hôtel. À quoi bon ennuyer M. Holmes avec des bagatellessemblables ?

– Ne m’a-t-il pas demandé de lui dire tout ce qui sortaitde la routine ?

– Certainement, répondit Holmes. Tout y compris lesincidents les plus apparemment puérils. Vous dites que vous avezperdu l’un de vos souliers ?

– Perdu, ou égaré. J’en avais mis une paire devant ma portela nuit dernière ; ce matin, je n’en ai retrouvé qu’un ;je n’ai rien pu tirer du cireur. Le pis est que je venais d’acheterces souliers dans le Strand, et que je ne les avais jamaischaussés.

– Si vous ne les aviez jamais chaussés, pourquoivouliez-vous les faire cirer ?

– C’était des souliers marron, qui n’avaient jamais étévernis. Voilà pourquoi je les avais mis à ma porte.

– Donc, en arrivant à Londres hier, vous êtes sorti tout desuite pour acheter une paire de chaussures ?

– J’ai fait diverses emplettes. Le docteur Mortimerm’accompagnait. Comprenez que, si je dois devenir châtelain là-bas,il faut que je m’habille : or j’avais plutôt négligé magarde-robe en Amérique. Entre autres choses, j’avais acheté cessouliers marron (ils m’ont coûté six dollars), et l’un m’a été voléavant que je les aie chaussés.

– Il me semble que c’est un objet bien peu digne d’unvol ! dit Sherlock Holmes. Je partage l’avis du docteurMortimer : vous retrouverez bientôt ce soulier manquant.

– Et maintenant, messieurs, déclara le baronet avec un airdécidé, je pense avoir suffisamment bavardé sur le peu de chosesque je connais. Il est temps que vous teniez votre promesse et quevous me mettiez au courant de ce que, vous, vous savez.

– Votre requête est, on ne peut plus raisonnable, réponditHolmes. Docteur Mortimer, je crois que vous ne pouvez rien faire demieux que de répéter l’histoire telle que vous nous l’avezcontée. »

Notre scientifique ami tira de sa poche ses papiers, et exposal’affaire comme il l’avait fait vingt-quatre heures plus tôt. SirHenry Baskerville l’écouta avec la plus vive attention, poussant detemps à autre une exclamation de surprise.

« Eh bien ! voilà un héritage qui ne s’annonce pastout simple ! fit-il quand le long récit fut terminé. Biensûr, j’avais entendu parler du chien depuis ma nursery. C’est unehistoire de famille ; mais je ne l’avais jamais prise ausérieux. En ce qui concerne la mort de mon oncle… tout celabouillonne dans ma tête, et je ne vois pas encore clair. Vous nesemblez pas savoir encore si c’est une affaire pour la police oupour le clergé.

– Exactement.

– Et maintenant, cette histoire de lettre à mon hôtel… Jesuppose qu’elle s’insère dans l’ensemble.

– Elle paraît indiquer, dit le docteur Mortimer, quequelqu’un en sait plus que nous sur ce qui se passe dans lalande.

– Et aussi, ajouta Holmes, que quelqu’un n’est pas maldisposé envers vous, puisque vous voilà averti d’un danger.

– À moins qu’on ne cherche à m’évincer, qu’on ne souhaiteme voir quitter les lieux.

– C’est également possible. Je vous suis fort obligé,docteur Mortimer, de m’avoir soumis un problème qui m’offreplusieurs hypothèses intéressantes. Mais le point pratique que nousavons à régler, Sir Henry, est celui-ci : est-il ou nonsouhaitable que vous alliez à Baskerville Hall ?

– Pourquoi n’irais-je pas ?

– Parce qu’un danger paraît exister.

– Entendez-vous danger provenant de ce monstre légendaireou danger provenant d’êtres humains ?

– C’est ce qu’il nous faut découvrir.

– N’importe : ma réponse sera la même. Il n’existe pasde démon de l’enfer, monsieur Holmes, ni d’homme sur terre quipuisse m’empêcher de vivre dans la demeure de ma propre famille.Vous pouvez considérer cela comme mon dernier mot… »

Ses sourcils noirs se froncèrent et son visage se colora.Visiblement, le feu du tempérament des Baskerville n’était paséteint dans leur dernier représentant.

« … En attendant, poursuivit-il, j’ai à peine eu le tempsde réfléchir à tout ce que vous m’avez dit. C’est beaucoup demanderà un homme que d’apprendre et de décider coup sur coup. Je voudraisdisposer d’une heure de tranquillité. Monsieur Holmes, il estmaintenant onze heures trente et je vais rentrer directement à monhôtel. Accepteriez-vous de venir, vous et votre ami le docteurWatson, déjeuner avec nous ? Je pourrai mieux vous précisermes réactions.

– Êtes-vous d’accord, Watson ?

– Tout à fait.

– Alors comptez sur nous. Voulez-vous que je commande unfiacre ?

– Je préférerais marcher à pied, car cette affaire m’a unpeu étourdi.

– Je vous accompagnerai avec plaisir, dit le docteurMortimer.

– Alors rendez-vous à deux heures. Aurevoir ! »

Nous entendîmes les pas de nos visiteurs descendre l’escalier,puis la porte d’en bas se refermer. En un instant Holmes semétamorphosa : le rêveur. fit place à l’homme d’action.

« Vite, Watson ! Votre chapeau, etchaussez-vous ! Il n’y a pas une minute àperdre ! »

Il se précipita dans sa chambre pour troquer sa robe de chambrecontre une redingote. Nous descendîmes quatre à quatre l’escalier.Dans la rue, le docteur Mortimer et Baskerville nous devançaient dedeux cents mètres à peu près dans la direction d’Oxford Street.

« Faut-il que je coure et que je les rattrape ?

– Pour rien au monde, mon cher Watson ! Je mecontenterai avec joie de votre société, si vous acceptez la mienne.Nos amis ont raison : c’est une matinée idéale pour lamarche. »

Il accéléra l’allure pour réduire la distance qui nous séparait.Puis, quand nous nous trouvâmes à une centaine de mètres derrièreeux, nous prîmes par Oxford Street et Regent Street. Nos amiss’arrêtèrent devant une devanture ; Holmes les imita. Unmoment plus tard, il poussa un petit cri de satisfaction ;suivant la direction de son regard aigu, je repérai un fiacre, àl’intérieur duquel un homme était assis : le fiacre s’étaitarrêté de l’autre côté de la rue ; mais à présent il seremettait lentement en marche.

« Voici notre homme, Watson ! Venez ! Il fautqu’au moins nous connaissions sa tête… »

J’aperçus une barbe noire, hirsute et deux yeux perçants quinous dévisageaient à travers la vitre latérale du fiacre.Immédiatement, le toit se referma, le cocher reçut un ordre, et lecheval s’emballa pour descendre Regent Street au grand galop.Désespérément, Holmes chercha un fiacre libre, mais il n’y en avaitaucun dans les environs. Alors, courant en plein milieu de la rue,il se lança à la poursuite du barbu ; mais son handicap étaittrop grand ; le fiacre disparut.

« Ah ! ça, s’écria Holmes, furieux, émergeantessoufflé et pâle de rage. A-t-on déjà vu pareille malchance, etaussi pareil défaut d’organisation ? Watson, Watson, si vousêtes honnête, vous relaterez aussi cet incident, et vousl’inscrirez dans la colonne « passif » de mon bilan.

– Qui était l’homme ?

– Je n’en ai aucune idée.

– Un espion ?

– D’après ce que nous avons appris, il est évident queBaskerville a été suivi de très près depuis qu’il est arrivé àLondres. Autrement comment aurait-on pu savoir si vite qu’il avaitchoisi de descendre au Northumberland Hôtel ? Du moment qu’onl’avait suivi le premier jour, j’étais sûr qu’on le suivrait lejour suivant. Peut-être vous rappelez-vous que pendant que ledocteur Mortimer nous lisait son récit je suis allé à deux reprisesregarder par la fenêtre.

– Oui, je m’en souviens.

– Je voulais savoir si un badaud ne flânait pas devantnotre Porte. Je n’ai vu personne. Nous avons affaire à un habilehomme, Watson. Cette histoire va très profond ; je ne sais pasencore tout à fait si nous sommes sur la piste d’un ange gardien oud’un criminel, mais il s’agit d’un être animé d’une volonté tenace.Quand nos amis sont partis, j’ai voulu les suivre aussitôt dansl’espoir de déceler leur surveillant invisible. Mais celui-ci a étéassez malin pour ne pas se fier à ses propres jambes : ils’était caché dans un fiacre, afin de pouvoir les suivre ou lesdépasser sans être remarqué. Méthode qui présentait aussi un autreavantage : s’ils avaient pris un fiacre, il aurait pupoursuivre sa filature. Méthode tout de même qui n’est pas sansinconvénient.

– Elle le met à la discrétion du cocher.

– Exactement.

– Quel dommage que nous n’ayons pas relevé lenuméro !

– Mon cher Watson, j’ai beau être maladroit, vousn’imaginez tout de même pas que j’ai négligé le numéro ! 2704,voilà son numéro. Mais, pour l’instant, il ne nous est guèreutile !

– Je ne vois pas ce que vous auriez pu faire de plus.

– Quand j’ai repéré le fiacre, j’aurais dû faire aussitôtdemi-tour et marcher dans la direction opposée. Alors j’aurais eutout loisir de prendre un autre fiacre, ou, mieux encore, je meserais rendu au Northumberland Hotel et j’aurais attendu là. Unefois que notre inconnu aurait suivi Baskerville jusqu’à son hôtel,nous aurions pu alors jouer son jeu à ses dépens, et nous aurionssu où il allait ensuite. En fait, par notre ardeur imprudente qui aété surclassée par la rapidité et l’énergie de notre adversaire,nous nous sommes démasqués et nous avons perdu notrehomme. »

Tout en discutant, nous avions lentement déambulé dans RegentStreet ; le docteur Mortimer et son compagnon étaient depuislongtemps hors de vue.

« Nous n’avons aucune raison de les suivre, dit Holmes.L’ombre s’est enfuie et ne reviendra pas. Il nous reste à compterles autres atouts que nous avons en main, et à les jouer avecdécision. Pourriez-vous reconnaître cette tête sous la foi duserment ?

– Sous la foi du serment ? Juste la barbe.

– Moi aussi. J’en déduis que, selon toute probabilité,cette barbe était postiche. Un homme habile, pour une mission aussidélicate, ne porte de barbe que pour dissimuler ses traits. Entronsici, Watson ! »

Il entra dans un bureau de messageries, dont le directeurl’accueillit chaleureusement.

« Ah ! Wilson, je vois que vous n’avez pas oublié lapetite affaire où j’ai eu la chance de pouvoir vousaider ?

– Oh ! non, monsieur, je ne l’ai pas oubliée !Vous avez sauvé ma réputation, et peut-être ma tête.

– Vous exagérez, mon bon ami ! Il me semble, Wilson,que vous avez parmi vos jeunes commissionnaires un gosse quis’appelle Cartwright, et qui n’a pas manqué d’adresse pendantl’enquête.

– En effet, monsieur ; il travaille encore ici.

– Pouvez-vous me l’amener ? Merci ! Et vousm’obligeriez en me donnant la monnaie de ce billet de cinqlivres.

Un garçonnet de quatorze ans, au visage éveillé, intelligent,arriva bientôt. Il se mit au garde-à-vous devant le célèbredétective.

– Donnez-moi le répertoire des hôtels, commanda Holmes.Merci. À présent, Cartwright, voici les noms de vingt-trois hôtels,tous dans les environs immédiats de Charing Cross. Vousvoyez ?

– Oui, monsieur.

– Vous les visiterez à tour de rôle.

– Oui, monsieur.

– Dans chacun, vous commencerez par donner un shilling auportier. Voici vingt-trois shillings.

– Oui, monsieur.

– Vous lui direz que vous voulez voir les papiers mis hierau rebut. Vous direz qu’un télégramme important a été jeté parerreur, et que vous avez ordre de le rechercher.Comprenez-vous ?

– Oui, monsieur.

– Mais ce n’est pas un télégramme que vous rechercherez.C’est une page intérieure du Times, découpée avec desciseaux. Voici un numéro du Times. C’est cette page-ci.Vous pourrez la reconnaître facilement, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Chaque fois, le portier appellera un chasseur, à qui vousremettrez également un shilling. Voici vingt-trois shillings. Ilest parfaitement possible que sur les vingt-trois hôtels, il s’entrouve vingt où les rebuts de la veille aient été brûlés oudétruits. Dans les trois autres cas on vous montrera un tas devieux papiers ; vous y chercherez cette page duTimes. Vos chances pour la retrouver sont minimes. Voicidix shillings supplémentaires en cas de besoin. Faites-moi unrapport télégraphique à Baker Street avant ce soir. Et maintenant,Watson, nous avons à rechercher non moins télégraphiquementl’identité du cocher 2704. Après quoi les galeries de peinture deBond Street nous distrairont jusqu’à l’heure de notrerendez-vous. »

Chapitre 5Trois fils se cassent

Sherlock Holmes possédait au plus haut degré la faculté trèsremarquable de se libérer l’esprit à volonté. Pendant deux heures,il sembla avoir oublié l’étrange affaire à laquelle nous noustrouvions mêlés ; et il eut l’air de ne s’intéresser qu’auxmaîtres de la peinture flamande moderne. Quand nous quittâmes lagalerie de tableaux, il ne parla que d’art en professant desthéories passablement frustes, jusqu’à ce que nous arrivions auNorthumberland Hotel.

« Sir Henry Baskerville est en haut et vous attend, nousdit l’employé de la réception. Il m’a prié de vous faire monterimmédiatement.

– Verriez-vous un inconvénient à ce que je jette un coupd’œil sur votre registre ? demanda Holmes.

– Pas le moindre. »

Le registre révélait que deux noms avaient été inscrits aprèscelui de Sir Henry. L’un était Theophilus Johnson, avec sa famille,de Newcastle ; l’autre Mme Oldmore et sa femme dechambre, de High Lodge, Alton.

« Il s’agit sûrement du Johnson que nous connaissons, ditHolmes à l’employé. Un juriste, n’est-ce pas, qui, a des cheveuxblancs et qui boitille ?

– Non, monsieur. Ce M. Johnson est un propriétaire demines de charbon, très alerte, pas plus âgé que vous.

– Vous êtes certain que vous ne vous trompez pas au sujetde sa profession ?

– Non, monsieur. Il est notre client depuis de nombreusesannées et nous le connaissons bien.

– Alors n’en parlons plus. Mme Oldmore… il me sembleque ce nom me dit quelque chose. Excusez ma curiosité, mais voussavez qu’en rendant visite à un ami, on tombe souvent sur un autreami.

– C’est une dame infirme, monsieur. Son mari a été maire deGloucester. Elle descend toujours chez nous quand elle vient àLondres.

– Merci. Je ne pense pas la connaître… Par ces questions,Watson, nous avons marqué un point important : nous savons queles gens qui s’intéressent si vivement à notre ami ne sont pasdescendus à son hôtel. Ce qui signifie que, comme nous nous ensommes aperçus, ils le surveillent de près, mais aussi qu’ils sonttrès attentifs à ce que lui ne les voie pas. C’est un élément quidonne à penser.

– À penser quoi ?

– À penser que… Oh ! oh ! Mon cher ami, quediable se passe-t-il ? »

Comme nous arrivions en haut de l’escalier, nous nous étionsheurtés à sir Henry Baskerville en personne. Il avait le visageempourpré de fureur, et il tenait à la main un vieux soulierpoussiéreux. Il était si en colère qu’il pouvait à peinearticuler ; quand il retrouva l’usage de la parole, ce futpour employer un langage beaucoup plus américain que celui dont ilavait usé le matin.

« J’ai l’impression qu’on me prend ici pour unpigeon ! cria-t-il. Si l’on me cherche, on me trouvera. Nomd’un tonnerre, si ce type ne peut pas retrouver le soulier qu’ilm’a kidnappé, ça fera du bruit ! Je ne déteste pas laplaisanterie, Monsieur Holmes, mais cette fois-ci on va un peufort !

– Vous chercher encore votre soulier ?

– Oui, monsieur. Et je le trouverai !

– Vous m’aviez bien dit que c’était un soulier neufmarron ?

– C’était en effet un soulier neuf marron, monsieur. Etc’est un vieux soulier noir qu’on me vole maintenant !

– Comment ! Vous ne voulez pas dire ?…

– Si, si ! c’est exactement ce que je veux dire.J’avais en tout et pour tout trois paires de chaussures : laneuve marron, la vieille noire, et la vernie que j’ai aux pieds. Lanuit dernière on m’a volé un soulier marron, et aujourd’hui on m’apiqué une chaussure noire. Alors, vous l’avez retrouvée ?Parlez, au moins ! Ne roulez pas les yeux en billes deloto ! »

Un valet de chambre allemand, fort ému, venait d’apparaître.

« Non, monsieur. J’ai cherché dans tout l’hôtel, mais jen’ai rien trouvé.

– Écoutez-moi : ou bien ce soulier me sera rendu avantce soir, ou bien je me rends chez le directeur pour lui annoncerque je quitte immédiatement cet hôtel.

– On le retrouvera, monsieur… Je vous jure que, si vousavez un peu de patience, on le retrouvera !

– Je l’espère ! Car ce sera le dernier objet que jeperdrai dans cette caverne de voleurs… Monsieur Holmes,pardonnez-moi de vous agacer avec de semblables bagatelles…

– Je pense qu’elles valent la peine qu’on s’en occupe.

– Comment ! Vous voilà tout grave…

– Avez-vous une explication à m’offrir ?

– Moi ? Mais je n’essaie même pas d’expliquer !C’est la chose la plus folle, la plus étrange qui, je crois, m’estarrivée.

– La plus étrange, soit ! dit Holmes enréfléchissant.

– Qu’en pensez-vous ?

– Ma foi, je ne prétends pas m’être déjà fait une opinion.Votre affaire est très compliquée, très complexe, Sir Henry. Quandje relie toutes ces incidences à la mort de votre oncle, je medemande si parmi les cinq cents affaires capitales dont j’ai eu àm’occuper, il s’en est trouvé une avec des ramifications d’uneaussi grande profondeur Heureusement, nous tenons quelquesfils ; l’un ou l’autre nous conduira bien à la vérité :il se peut que nous perdions du temps en suivant une mauvaisepiste, mais tôt ou tard nous tomberons sur la bonne. »

Nous déjeunâmes fort agréablement, sans faire beaucoupd’allusions à l’affaire qui nous avait réunis. Holmes attendit quenous ayons pris place dans le petit salon attenant à la chambre deSir Henry pour lui demander quelles étaient ses intentions.

« Je vais me rendre à Baskerville Hall.

– Quand ?

– À la fin de la semaine. À tout prendre, répondit Holmes,je crois que votre décision est sage. J’ai toutes mes raisons decroire que vous êtes surveillé à Londres ; parmi les millionsd’habitants de cette grande ville, il est difficile de découvrirqui sont ces gens et ce qu’ils veulent. S’ils projettent de noirsdesseins, ils peuvent vous faire du mal, et nous serionsimpuissants à l’empêcher. Vous ne saviez pas, docteur Mortimer, quevous avez été suivis ce matin sitôt sortis de chezmoi ? »

Le docteur Mortimer sursauta.

« Suivis ? Et par qui ?

– Hélas, je ne saurais vous le dire. Au nombre de vos amisou connaissances dans Dartmoor, voyez-vous un homme avec une grandebarbe noire ?

– N… non ! Attendez ! Si. Barrymore, le maîtred’hôtel de Sir Charles, porte une grande barbe noire.

– Ah ! Où est Barrymore ?

– Il garde le manoir.

– Je voudrais bien vérifier s’il est là-bas, ou s’il ne setrouve pas par hasard à Londres.

– Comment le savoir ?

– Donnez-moi une formule de télégramme. Tout est-il prêtpour Sir Henry ? Adresse : M. Barrymore, BaskervilleHall. Quel est le bureau de poste le plus proche ? Grimpen.Très bien. Nous filons envoyer un deuxième télégramme au chef dubureau de poste de Grimpen : « Télégramme pourM. Barrymore, à remettre en main propre. Si absent, prière derenvoyer le télégramme à Sir Henry Baskerville, NorthumberlandHotel. » Avant ce soir, nous devrions être fixés, et savoir siBarrymore est fidèle à son poste dans le Devonshire.

– D’accord ! dit Baskerville. À propos, docteurMortimer, qui est ce Barrymore ?

– Le fils du vieux concierge décédé. Depuis quatregénérations, les Barrymore sont les gardiens du manoir. Pour autantque je sache, lui et sa femme forment un couple tout à faitrespectable.

– En tout cas, observa Baskerville, tant que personne neloge au manoir, ces gens jouissent d’une demeure agréable et n’ontrien à faire.

– C’est vrai !

– Est-ce que ce Barrymore a été avantagé dans le testamentde Sir Charles ? s’enquit Holmes.

– Lui et sa femme ont reçu chacun cinq cents livres.

– Ah ! Savaient-ils qu’ils recevraient cettesomme ?

– Oui. Sir Charles aimait beaucoup parler de sesdispositions testamentaires.

– Voilà qui est très intéressant !

– J’espère, dit le docteur Mortimer, que vous nesoupçonnerez pas tous ceux qui ont reçu un legs de Sir Charles, caril m’a laissé mille livres.

– Vraiment ! Et quels ont été les autresbénéficiaires ?

– Des sommes insignifiantes ont été versées à diversindividus et à des œuvres de charité. Tout le reste revient à SirHenry.

– À combien se monte le reste ?

– À sept cent quarante mille livres. »

Holmes haussa les sourcils.

« Je ne me doutais nullement qu’il s’agissait d’une sommeaussi élevée ! fit-il.

– Sir Charles avait la réputation d’être riche, mais nousn’avons pu évaluer sa richesse que lorsque nous avons examiné sesvaleurs. La valeur totale de ses biens approchait du million.

– Seigneur ! Voilà un enjeu digne d’inciter quelqu’unà jouer une partie désespérée. Encore une question, docteurMortimer ! En supposant qu’il arrive un accident à notre jeuneami (pardonnez-moi cette hypothèse déplaisante), qui hériterait dela fortune ?

– Puisque Rodger Baskerville, le frère cadet de SirCharles, est mort célibataire, les biens reviendraient aux Desmond,cousins éloignés. James Desmond est un clergyman âgé duWestmorland,

– Merci. Ces détails m’intéressent vivement. Avez-vous déjàvu M. James Desmond ?

– Oui, il est venu une fois chez Sir Charles. C’est unhomme vénérable qui mène une vie de saint. Je me rappelle qu’il arefusé à Sir Charles de s’installer à Baskerville bien qu’il en eutété instamment prié.

– Et cet homme à goûts modestes serait l’héritier de lafortune de Sir Charles ?

– Il serait l’héritier du domaine, qui serait ainsisubstitué à son profit. Il hériterait aussi de l’argent, sauf sil’argent était légué à quelqu’un d’autre par son actuel détenteur,qui peut, naturellement, en disposer à son gré.

– Avez-vous fait votre testament, Sir Henry ?

– Non, monsieur Holmes. Je n’en ai pas eu le temps, puisquec’est seulement hier que j’ai été mis au courant des événements.Néanmoins, je pense que l’argent devrait accompagner le titre et ledomaine, comme le pensait mon pauvre oncle. Comment le propriétairepourrait-il restaurer Baskerville dans sa splendeur s’il est privéd’argent ? La maison, la terre, l’argent, tout vaensemble.

– Très juste ? Hé bien ! Sir Henry, j’approuvetout à fait votre désir de descendre dans le Devonshire. À cetteréserve près que vous ne devez pas y aller seul.

– Le docteur Mortimer rentre avec moi.

– Mais le docteur Mortimer a ses malades, et il habite àplusieurs kilomètres du manoir. Avec toute la meilleure volonté dumonde, il serait impuissant à vous aider. Non, Sir Henry, il fautque vous preniez avec vous un homme de confiance qui resteraitconstamment auprès de vous.

– Pouvez-vous m’accompagner, monsieur Holmes ?

– Si une crise aiguë se déclarait, je m’efforcerais d’êtrepersonnellement présent. Mais vous comprenez bien qu’avec maclientèle considérable et les appels quotidiens qui me viennent detoutes les parties du monde, il m’est impossible de quitter Londrespour une période indéterminée. Actuellement, un maître chanteurs’attaque à l’un des noms les plus respectés d’Angleterre, et moiseul suis capable de prévenir un scandale désastreux. Il m’est doncinterdit de me rendre là-bas.

– Qui me recommanderiez-vous, dans ce cas ? »

Holmes posa sa main sur mon bras.

« Si mon ami voulait accepter, je ne connais pas de plussûr compagnon dans une passe difficile. Personne plus que moi nepeut témoigner pour lui. »

La proposition m’avait pris complètement au dépourvu ; maisavant que j’aie eu le temps de répondre, Baskerville m’avait prisla main et la secouait chaleureusement.

« Hé bien ! ce serait vraiment très gentil de votrepart, docteur Watson ! me dit-il. Vous voyez ce qu’il enest ; vous en savez autant que moi. Si vous descendez àBaskerville, et si vous m’aidez, je ne l’oublieraijamais. »

J’étais toujours séduit par la perspective d’une aventure ;les paroles de Holmes m’encouragèrent, de même que la vivacité aveclaquelle le baronet m’agréait comme compagnon.

« J’irai avec plaisir, dis-je. Je ne vois pas comment jepourrais mieux employer mon temps.

– Et vous me tiendrez très soigneusement au courant, ajoutaHolmes. Quand surviendra une crise, ce à quoi il faut vousattendre, je vous dirai comment agir. Je suppose que tout pourraitêtre prêt pour samedi soir ?

– Cette date convient-elle au docteur Watson ?

– Tout à fait.

– Donc samedi prochain, sauf contrordre, nous nousretrouverons au train de dix heures trente à la gare dePaddington. »

Nous nous étions levés pour prendre congé quand Baskervillepoussa un cri de joie : il plongea dans l’un des coins de lapièce et retira d’un placard entrouvert un soulier marron neuf.

« Mon soulier ! s’exclama-t-il.

– Puissent toutes les autres difficultés s’aplanir aussiaisément ! murmura Sherlock Holmes.

– Mais c’est très curieux ! observa le docteurMortimer. Avant déjeuner, j’avais fouillé cette pièce de fond encomble.

– Moi aussi, dit Baskerville. Mètre carré après mètrecarré.

– Le soulier n’était certainement pas là. »

Le valet de chambre a dû le ranger pendant que nousdéjeunions. »

Le valet de chambre allemand fut questionné, mais il affirman’être au courant de rien, et le problème demeura entier. Une autreénigme s’ajoutait donc à cette série ininterrompue de petitsmystères apparemment sans signification. Mise à part la sinistrehistoire de la mort de Sir Charles, nous nous trouvions en faced’une suite d’incidents inexplicables survenus dans les dernièresquarante-huit heures : la réception de la lettre constituéepar des mots imprimés, l’espion barbu dans le fiacre, la perte dela chaussure neuve, la perte du vieux soulier noir, le retour de lachaussure neuve… Pendant que nous roulions vers Baker Street,Holmes demeura silencieux ; ses sourcils froncés, son regardaigu m’indiquaient que comme moi il essayait de construire un cadreoù insérer logiquement tous ces épisodes. Tout l’après-midi et lesoir il resta assis à méditer et à fumer.

Juste avant de dîner, on nous apporta deux télégrammes ; lepremier était ainsi conçu :

« Viens d’apprendre que Barrymore est au manoir. –Baskerville. »

L’autre disait :

« Ai visité vingt-trois hôtels comme convenu. Regretten’avoir pas trouvé trace de feuille déchirée du Times.Cartwright. »

« Deux de mes fils viennent de se casser, Watson. Mais rienn’est plus stimulant qu’une affaire où tout contrecarrel’enquêteur. Il nous faut chercher une autre piste.

– Nous avons encore le cocher qui conduisait lemouchard.

– Oui. J’ai télégraphié pour avoir son adresse. Je neserais pas autrement surpris si ce coup de sonnette m’annonçait laréponse que j’attends.

Il nous annonçait mieux : un individu aux traits rudesapparut sur le seuil ; c’était le cocher lui-même.

« J’ai reçu un message de la direction qu’un gentleman àcette adresse avait quelque chose à demander au 2704, dit-il. Voilàsept ans que je conduis, et personne n’a jamais réclamé. Je suisvenu droit chez vous pour vous demander en face ce que vous avezcontre moi.

– Je n’ai rien contre vous, mon brave ! réponditHolmes. Au contraire, je tiens à votre disposition undemi-souverain si vous me donnez les renseignements dont j’aibesoin.

– Qu’est-ce que vous voulez savoir, monsieur ? demandale cocher avec son plus large sourire.

– D’abord votre nom et votre adresse, pour le cas ouj’aurais à vous revoir.

– John Clayton, 3, Turpey Street, dans le Borough. Monfiacre est en station à Shipley’s Yard, près de la gare deWaterloo. »

Sherlock Holmes nota ces renseignements.

« Maintenant, Clayton, parlez-moi du client qui est venudevant cette maison à dix heures ce matin et qui, après, a suivideux gentlemen dans Regent Street. »

Le cocher eut l’air surpris et vaguement embarrassé.

« Ma foi, je ne vois pas pourquoi je vous le raconterais,car vous semblez en savoir autant que moi, dit-il. La vérité estque ce gentleman m’a dit qu’il était détective, et que je ne devaisparler de lui à personne.

– Mon ami, il s’agit d’une affaire très grave. Vous voustrouveriez vite dans une situation désagréable si vous tentiez deme cacher quelque chose. Ce client vous a donc déclaré qu’il étaitdétective ?

– Oui, c’est ce qu’il m’a déclaré.

– Quand vous l’a-t-il déclaré ?

– Quand il est monté dans ma voiture.

– Ne vous a-t-il rien dit de plus ?

– Il m’a dit son nom. »

Holmes me lança un regard de triomphe.

« Ah ! Il vous a dit comment il s’appelait, eh ?C’était bien imprudent ! Et comment s’appelait-il ?

– Il s’appelait, nous dit le cocher, M. SherlockHolmes. »

Jamais je n’avais vu mon ami pareillement abasourdi. Pendant uneminute, il demeura immobile, pétrifié. Puis il éclata de rire.

« Touché, Watson ! Indiscutablement touché !dit-il. Je sens un fleuret aussi rapide et aussi souple que lemien. Il m’a touché très joliment cette fois-ci. Donc il s’appelaitSherlock Holmes ?

– Oui, monsieur, c’était le nom du gentleman.

– Bravo ! Dites-moi où vous l’avez pris en charge, ettout ce qui s’est passé.

– Il m’a hélé vers neuf heures et demie dans TrafalgarSquare. Il m’a dit qu’il était détective, et il m’a offert deuxguinées pour que je fasse exactement ce qu’il voudrait toute lajournée sans poser de questions. J’ai été bien contentd’accepter ! D’abord nous sommes allés devant leNorthumberland Hotel, et nous avons attendu la sortie de deuxmessieurs qui ont pris un fiacre à la station. Nous les avonssuivis jusqu’à un endroit près d’ici.

– Jusqu’à cette porte, dit Holmes.

– Ça, je n’en suis pas absolument sûr ; mais monclient pourrait vous le dire, lui. Nous nous sommes arrêtés dans larue et nous avons attendu une heure et demie. Puis les deuxgentlemen sont ressortis, nous ont dépassés à pied, et nous lesavons suivis dans Baker Street…

– Je sais, dit Holmes.

– … jusqu’à ce que nous arrivions aux trois quarts deRegent Street. Là mon client a refermé le toit, m’a crié de foncerà la gare de Waterloo. J’ai fouetté la jument, et nous sommesarrivés en dix minutes. Il m’a payé mes deux guinées, commeconvenu, et il s’est précipité dans la gare. Juste comme il mequittait, il s’est retourné et m’a lancé : « Peut-êtreserez-vous content de savoir que vous avez conduit M. SherlockHolmes ? » Voilà comment j’ai su son nom.

– Je comprends. Et vous ne l’avez plus revu ?

– Pas après qu’il fut entré dans la gare.

– Et comment décririez-vous M. SherlockHolmes ? »

Le cocher se gratta la tête.

« Ben, c’est que le gentleman n’est pas facile àdécrire ! Je dirais qu’il avait une quarantaine d’années,qu’il était de taille moyenne, une dizaine de centimètres de moinsque vous, monsieur. Il était habillé comme quelqu’un de bien, ilavait une barbe noire, terminée en carré, et une figure pâle. Je nesais pas si je pourrais trouver autre chose à dire.

– La couleur de ses yeux ?

– Je n’en sais rien.

– C’est tout ?

– Oui, monsieur. Tout.

– Bon. Voici votre demi-souverain. Un autre vous attend sivous pouvez me rapporter d’autres renseignements. Bonnenuit !

– Bonne nuit, monsieur ! Et merci ! »

John Clayton partit en gloussant de joie ; Holmes se tournavers moi ; il haussa les épaules et sourit lugubrement.

« Voilà cassé net notre troisième fil, dit-il. Nous ensommes revenus à notre point de départ. Rusé coquin ! Ilconnaissait notre adresse, il savait que sir Henry Baskervilleavait consulté, il m’avait repéré dans Regent Street, il avaitdeviné que je noterais le numéro de son fiacre et que je mettraisla main sur le cocher, et il m’a fait tenir ce message impertinent.Je vous le dis, Watson, cette fois nous avons un adversaire dignede croiser notre fer. J’ai été mis échec et mat à Londres. Je voussouhaite meilleure chance dans le Devonshire. Mais je ne suis pasrassuré.

– À quel propos ?

– Pas rassuré de vous envoyer là-bas. C’est une saleaffaire, Watson, une sale affaire, une affaire périlleuse ;plus je la considère et moins elle me plaît. Oui, mon cher ami,vous pouvez rire, mais je vous donne ma parole que je serai trèsheureux de vous voir de retour sain et sauf à BakerStreet. »

Chapitre 6Le manoir des Baskerville

Sir HENRY BASKERVILLE et le docteur Mortimer furent prêts aujour dit, et nous partîmes comme prévu pour le Devonshire.M. Sherlock Holmes m’avait conduit à la gare et m’avait donnéses dernières instructions et ses suprêmes conseils.

« Je ne veux pas vous embrouiller l’esprit en voussuggérant une théorie ou quelques soupçons, Watson, m’avait-ilexpliqué. Je désire simplement que vous me rendiez compte des faitsle plus complètement possible, et que vous me laissiez le soin d’endéduire une théorie.

– Quel genre de faits ?

– Tous ceux qui vous paraîtront avoir un rapport, mêmeindirect, avec l’affaire ; spécialement les relations entre lejeune Baskerville et ses voisins, ou n’importe quel détail neuf surla mort de Sir Charles. Ces derniers jours je me suis livré àdiverses petites enquêtes ; mais leurs résultats ont été, jele crains, négatifs. Une seule chose semble certaine : ceM. James Desmond, le plus proche héritier, est un gentlemanâgé d’un tempérament fort doux ; la persécution n’émane doncpas de lui. Je crois vraiment que nous pouvons l’éliminer de noscalculs. Reste l’entourage de Sir Henry Baskerville sur lalande.

– Ne vaudrait-il pas mieux, pour commencer, se débarrasserde ces Barrymore ?

– Surtout pas ! Il n’y aurait pas de faute plus grave.S’ils sont innocents, ce serait commettre une injusticecruelle ; s’ils sont coupables, ce serait renoncer à établircette culpabilité. Non, non ! gardons-les sur notre liste desuspects. En outre, il y a un valet au manoir, si je me souviensbien. Il y a deux fermiers sur la lande. Il y a notre ami ledocteur Mortimer, que je crois parfaitement honnête, et il y a safemme, dont nous ne savons rien. Il y a ce naturaliste Stapleton,et il y a sa sœur, dont on dit qu’elle est une jeune dame pleined’attraits. Il y a M. Frankland, de Lafter Hall, qui est aussiun élément inconnu, et il y a encore deux ou trois autres voisins.Tels sont les gens que vous devez étudier spécialement.

– Je ferais de mon mieux.

– Vous êtes armé, je suppose ?

– Oui. J’ai pensé que c’était plus sage.

– Bien sûr ! Gardez votre revolver à portée jour etnuit, et ne négligez aucune précaution. »

Nos amis avaient retenu un compartiment de première classe, etils nous attendaient sur le quai.

« Non, nous n’avons aucune nouvelle, nous répondit ledocteur Mortimer. Je ne peux vous certifier qu’une chose, c’est quenous n’avons pas été suivis pendant ces deux jours. Nous ne sommesjamais sortis sans faire attention, et un suiveur n’aurait pupasser inaperçu.

– J’imagine que vous êtes demeurés constammentensemble ?

– Sauf hier après-midi. Quand je viens dans la capitale, jeconsacre habituellement une journée aux récréations ; je suisdonc allé au Muséum de la faculté de médecine.

– Et moi j’ai regardé la foule dans le Park, ditBaskerville. Mais nous n’avons eu aucun ennui.

– C’était toutefois imprudent ! constata Holmes ensecouant la tête d’un air sérieux. Je vous prie, Sir Henry, de nepas vous promener seul. Si vous le faites il vous arrivera degraves désagréments. Avez-vous récupéré votre autresoulier ?

– Non, monsieur, celui-là est parti pour toujours.

– Vraiment ? Intéressant ! Eh bien, messieurs, aurevoir ! fit-il, car le train s’ébranlait. Gardez en mémoire,Sir Henry, l’une des phrases de cette étrange légende que ledocteur Mortimer nous a lu : évitez la lande pendant cesheures d’obscurité où s’exaltent les Puissances du Mal. »

Alors que le train roulait, je regardai encore le quai : lagrande silhouette austère de Holmes se tenait immobile, tournéedans notre direction.

Le voyage fut bref et agréable. Je fis plus ample connaissanceavec mes deux compagnons et je jouai avec l’épagneul du docteurMortimer pour me distraire. En peu de temps, le sol était devenurougeâtre, la brique s’était transformée en granit, des vachesrouges paissaient dans des champs clôturés où l’herbe bien verte etune végétation plus luxuriante annonçaient une humidité plusgrande. Le jeune Baskerville regardait avidement par la fenêtre ducompartiment, et il poussa de véritables cris de joie quand ilreconnut le décor familial du Devon.

« Je me suis beaucoup promené de par le monde depuis quej’ai quitté ces lieux, me dit-il. Mais jamais je n’ai vu d’endroitcomparable à ceci.

– Je ne connais pas un habitant du Devonshire qui ne metteson pays natal au-dessus de tout, répondis-je.

– Cela dépend de la race autant que du pays, observa ledocteur Mortimer. Regardez notre ami : un simple coup d’œilvous révèle la tête arrondie du Celte, à l’intérieur de laquellebouillonnent deux qualités du Celte : l’enthousiasme et lafaculté de s’attacher. La tête du pauvre Sir Charles était d’untype très rare, avec des caractéristiques mi-gaéliques,mi-iverniennes. Mais vous étiez fort jeune quand vous avez vu pourla dernière fois Baskerville Hall, n’est-ce pas ?

– Quand mon père est mort j’avais une dizaine d’années, etje n’avais jamais vu le Hall, car il habitait une villa sur la côtedu Sud. De là je partis directement pour l’Amérique. Tout est aussineuf pour moi que pour le Dr Watson, et j’attends avec impatiencede voir la lande.

– C’est vrai ? fit le docteur Mortimer. Alors votredésir va être promptement exaucé, car voici les premierscontreforts de la lande. »

Au-delà des quadrilatères verts des champs et de la bassecourbure d’une forêt, se dressait à distance une colline grise,mélancolique, dont le sommet était étrangement déchiqueté ; vude si loin, sa forme se dessinait mal ; elle ressemblait audécor fantastique d’un rêve. Baskerville demeura assis sans motdire, le regard immobilisé sur cette colline, et je devinais à sonexpression tout ce que représentait pour lui cette première visiond’un endroit sauvage sur lequel les hommes de son sang avaientlongtemps régné et laissé des traces profondes. Assis dans le coind’un prosaïque compartiment de chemin de fer avec son costume detweed et son accent américain, il me donnait néanmoins, quand jescrutais son visage brun et sensible, l’impression qu’il était bienl’héritier de cette longue lignée de seigneurs à sang vif,farouche, dominateur. Dans les sourcils épais, les narinesfrémissantes, les grands yeux noisette, il y avait de la fierté, ducourage, de la force. Si la lande devait être l’objetd’investigations difficiles et dangereuses, Sir Henry était dumoins un camarade en l’honneur de qui on pouvait prendre un risqueen étant sûr qu’il le partagerait crânement.

Le train s’arrêta à une petite gare, et nous descendîmes.Dehors, derrière la barrière blanche et basse, un break atteléattendait. Notre arrivée prit l’allure d’un grand événement :le chef de gare et les porteurs se disputèrent nos bagages. Lacampagne était paisible et douce. Mais je m’étonnai de voir près dela porte deux militaires appuyés sur leurs fusils qui nousdévisagèrent attentivement quand nous passâmes devant eux. Lecocher, petit bonhomme tout tordu au visage rude, salua Sir HenryBaskerville ; quand les bagages furent chargés le breakdémarra et nous nous engageâmes sur une route large et blanche.

De chaque côté s’étendaient des pâturages en pente : devieilles maisons à pignons surgissaient parmi des feuillagesserrés ; mais derrière cette campagne accueillante et éclairéepar le soleil, courait toujours, sombre comme le ciel du soir, lalongue incurvation de la lande sauvage, que coupaient seulement descollines désolées aux arêtes vives.

Le break tourna dans une route secondaire et nous grimpâmesalors, par des chemins creusés d’ornières et défoncés par dessiècles de roues, vers un plateau bordé de mousse, de fougères, deronces. Sans cesser de monter, nous franchîmes un pont étroit depierre et nous longeâmes un petit torrent bruyant qui écumait etmugissait en descendant des rochers gris. La route et le torrentserpentaient à travers une vallée où abondaient chênes rabougris etsapins. À chaque tournant Baskerville laissait échapper uneexclamation de plaisir : il dévorait des yeux le paysage etnous accablait de questions. Tout lui semblait magnifique. Parcontre je ne pouvais me défendre contre la mélancolie du décor quireflétait si bien le déclin de l’année. Les chemins étaienttapissés de feuilles jaunes qui voletaient mollement à notrepassage. Le fracas des roues s’amortissait sur des tas devégétation pourrissante, tristes cadeaux de bienvenue, mesembla-t-il, de la nature à l’héritier des Baskerville !

« Hello ! s’écria le docteur Mortimer. Que veut direceci ? »

En face de nous un éperon de la lande faisait saillie ;tout en haut, rigide et net comme une statue équestre, un soldat àcheval se dressait, le fusil couché en joue sur son avant-bras, ilsurveillait la route que nous venions d’emprunter.

« Que veut dire ceci, Perkins ? » répéta ledocteur Mortimer.

Notre cocher se tourna à demi sur le siège.

« Un forçat s’est évadé de Princetown, monsieur. Sonévasion remonte à trois jours ; les gardes surveillent toutesles routes et toutes les gares, mais ils ne l’ont pas encoreaperçu. Les fermiers des environs n’aiment pas ça, monsieur, commede juste !

– Mais je croyais que tout renseignement était récompensépar une somme de cinq livres ?

– Oui, monsieur ; mais la chance de gagner cinq livrescompte peu à côté de celle d’avoir la gorge tranchée. C’est qu’ilne s’agit pas d’un forçat ordinaire. Cet homme-là est capable detout.

– Qui est-ce donc ?

– Selden, l’assassin de Notting Hill. »

Je me souvenais bien de l’affaire ; Holmes s’y étaitintéressé en raison de la particulière férocité du criminel et deson incroyable bestialité. Sa commutation de peine (condamné àmort, il avait vu son châtiment ramené aux travaux forcés àperpétuité) était due au fait qu’il ne paraissait pas jouir detoutes ses facultés mentales. Notre voiture avait atteint le hautde la côte : devant nous s’étendait la lande, parsemée de picsconiques et de monts-joie en dentelles. Un vent froid balayait leplateau et nous fit frissonner. Quelque part au sein de cettedésolation, le forçat évadé était tapi, caché dans un trou commeune bête sauvage, sans doute ivre de haine contre l’humanité quil’avait rejeté au ban de la société. Image qui complétaitparfaitement ce paysage dénudé, immense, glacial, sous un ciel quis’assombrissait.

Nous avions quitté les plaines fertiles ; elles étaientmaintenant derrière et au-dessous de nous. Nous leur adressâmes undernier regard : les rayons obliques du soleil bas tissaientdes fils d’or et de pourpre sur le sol rouge et sur les boistouffus. Notre route à présent surplombait des pentes escarpéesrousses et verdâtres, sur lesquelles des rocs gigantesques setenaient en équilibre. De loin en loin nous passions devant unepetite maison aux murs et au toit de pierre ; aucune plantegrimpante n’en adoucissait l’aspect farouche. Une cuvettes’arrondit devant nous ; à ses flancs s’accrochaient deschênes tordus et des sapins qui avaient été courbés par la fureurdes tempêtes. Deux hautes tours étroites dépassaient les arbres. Lecocher avec un geste de son fouet nous les nomma :

« Baskerville Hall. »

Le propriétaire du domaine se souleva pour mieux voir : sesyeux brillaient, ses joues avaient pris de la couleur. Quelquesminutes plus tard nous atteignîmes la grille du pavillon :enchevêtrement de nervures de fer forgé soutenu à droite et àgauche par des piliers rongés par les intempéries, marquetés demousse, surmontés par les têtes d’ours des Baskerville. Le pavillontout en granit noir et en chevrons nus était en ruine ; maisface à lui se dressait une bâtisse neuve, à demi terminée ;c’était la première réalisation due à l’or sud-africain de SirCharles.

Une fois franchie la grille nous nous engageâmes dansl’avenue ; le bruit des roues s’étouffa une fois encore dansles feuilles mortes ; les branches chargées des vieux arbresformaient une voûte sombre au-dessus de nos têtes. Baskervillefrémit en considérant la longue allée obscure au bout de laquelle,comme un fantôme, surgit le manoir.

« C’était ici ?… interrogea-t-il à voix basse.

– Non. L’allée des ifs se trouve de l’autrecôté. »

Le jeune héritier promena autour de lui un regard morose.

« Rien d’étonnant si mon oncle a eu l’impression, dans unendroit pareil, que des ennuis allaient fondre sur lui !murmura-t-il. Il y a de quoi user les nerfs de n’importe qui. Avantsix mois j’aurai ici une double rangée de lampadaires électriques,et devant la porte du manoir j’installerai une lampe de millebougies. »

L’avenue aboutissait à une large pelouse de gazon, tout près dela maison. Dans la lumière du crépuscule je distinguai au centre unlourd bâtiment avec un porche en saillie. Toute la façade étaitcouverte de lierre ; les seuls espaces nus étaient réservés àune fenêtre ou à un blason qui déchiraient ici et là ce suairesombre. Du bâtiment central s’élevaient les tours jumelles :elles étaient anciennes, crénelées, percées de nombreusesmeurtrières. À droite et à gauche il y avait deux ailes plusmodernes en granit noir. De vagues lueurs filtraient derrière leslourdes fenêtres à meneaux. Une colonne de fumée noire s’échappaitdes cheminées qui se projetaient hors d’un toit abrupt à anglesaigus.

« Bienvenue, Sir Henry ! Soyez le bienvenu àBaskerville Hall ! »

Un homme de haute taille avait surgi de l’ombre du porche pourouvrir la portière du break. Dans la lumière jaune de l’entrée seprofila une silhouette de femme. Elle sortit pour aider l’homme àdescendre nos bagages.

« Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je rentredirectement chez moi, Sir Henry ? demanda le docteur Mortimer.Ma femme m’attend.

– Vous resterez bien dîner avec nous ?

– Non. Il faut que je regagne Grimpen. Sans doute ai-je desmalades à visiter. Je resterais volontiers pour vous montrer toutela maison, mais Barrymore sera un meilleur guide que moi. Bonsoir,et n’hésitez pas à m’envoyer chercher si je peux vous rendreservice. »

Le bruit des roues décrut dans l’avenue pendant que Sir Henry etmoi pénétrions dans le manoir ; derrière nous la porte sereferma lourdement. Nous nous trouvâmes dans une bellemaison : vaste, haute de plafonds, avec des solives de chênenoircies par l’âge. Dans la grande cheminée d’autrefois, derrièrede hauts chenets de fer, brûlait et pétillait un grand feu debûches. Sir Henry et moi nous tendîmes nos mains pour lesréchauffer, car notre longue promenade en voiture les avaitengourdies. Puis nous regardâmes autour de nous : les vitrauxhauts et étroits, les lambris de chêne, les têtes de cerfs, lesarmoiries sur les murs, tout cela se détachait d’une manièreconfuse sous la lumière tamisée de la lampe du milieu.

« Je me la représentais bien ainsi ! dit Sir Henry.N’est-ce pas l’image exacte d’une vieille demeure familiale ?Quand je pense que ce sont les mêmes murs entre lesquels mesancêtres ont vécu depuis cinq cents ans ! J’en suis presquepétrifié de solennité… »

Son visage s’éclaira d’un enthousiasme enfantin. À la place oùil se tenait, il était en pleine lumière ; mais des ombresallongées rampaient le long des murs et dessinaient une sorte dedais au-dessus de lui. Barrymore avait déposé nos bagages dans noschambres et il était venu nous rejoindre : toute son attitudetraduisait le bon serviteur. Il avait de la prestance : ilétait grand, bien bâti, sa physionomie était pâle etdistinguée ; il portait une barbe noire, taillée en carré.

« Désirez-vous que le dîner soit servi tout de suite,monsieur ?

– Est-il prêt ?

– Il sera prêt dans quelques instants, monsieur. Voustrouverez de l’eau chaude dans vos chambres. Ma femme et moi serontheureux, Sir Henry, de demeurer avec vous jusqu’à ce que vous ayezpris vos dispositions, mais vous comprendrez qu’étant donné lesnouvelles circonstances cette maison exigera un personnelconsidérable.

– Quelles nouvelles circonstances ?

– Je voulais dire seulement que Sir Charles, monsieur,menait une existence très retirée, et que nous pouvions suffire àson service. Vous voudrez sans doute vivre dans une moins grandesolitude ; vous devrez donc transformer le train demaison.

– Dois-je comprendre que votre femme et vous souhaiteriezme quitter ?

– Uniquement quand cela ne vous dérangera pas,monsieur.

– Mais votre famille a été chez nous depuis plusieursgénérations, n’est-ce pas ? Je serais désolé de commencer monexistence ici en rompant un ancien lien de famille. »

Je crus discerner une certaine émotion sur le visage pâle dumaître d’hôtel.

« J’éprouve le même sentiment, monsieur, et ma femme aussi.Mais pour vous dire toute la vérité, monsieur, nous étions tousdeux très attachés à Sir Charles, et sa mort nous abouleversés : cette maison nous est devenue tout à faitpénible. Je crains que nous ne nous sentions jamais plus à l’aisedans Baskerville Hall.

– Mais quelles sont vos intentions ?

– Je pense, monsieur, que nous pourrons nous installer ànotre compte dans un commerce quelconque. La générosité de SirCharles nous en a procuré les moyens. Mais pour l’instant,monsieur, je ferais mieux de vous conduire à vos chambres.»

Une galerie carrée à balustrade courait le long du vieuxvestibule ; un double escalier y donnait accès. De ce paliercentral deux couloirs fort longs s’étendaient sur toute la longueurdu manoir ; les chambres donnaient toutes sur ces couloirs. Lamienne se trouvait dans la même aile que celle de Baskerville, etpresque attenante. Elles nous semblèrent beaucoup plus modernes quela partie centrale du bâtiment : du papier clair recouvraitles murs ; de nombreuses bougies m’aidèrent à chasser lasinistre impression que notre arrivée avait ancrée dans monesprit.

Mais la salle à manger qui donnait sur le vestibule étaitpeuplée de ténèbres et d’ombres. Imaginez une pièce rectangulaire,avec une marche pour séparer l’estrade où mangeait la famille de lapartie inférieure réservée aux serviteurs. À une extrémité unbalcon pour musiciens la surplombait. Des poutres noirciesdécoraient un plafond que la fumée n’avait guère épargné. Avec desdizaines de torches flamboyantes, la couleur et la gaieté d’unbanquet de jadis, l’atmosphère aurait été transformée ; maispour l’heure, entre deux gentlemen vêtus de noir et assis dans lepetit cercle de lumière projetée par une lampe à abat-jour, il yavait de quoi être déprimé et ne pas avoir envie de bavarder. Touteune rangée d’ancêtres, dans une bizarre variété de costumes, depuisle chevalier élisabéthain jusqu’au dandy de la Régence, plongeaientleurs regards fixes sur nous et nous impressionnaient par leurprésence silencieuse. Nous n’échangeâmes que peu de mots et, pourma part, je ne fus pas mécontent lorsque le repas eut pris fin etque nous nous fûmes retirés dans une salle de billard plus récentepour fumer une cigarette.

« Ma parole, ce n’est pas un endroit bien gai ! me ditSir Henry. Je suppose que l’on peut s’y accoutumer, mais maintenantje me sens un peu hors de l’ambiance. Je ne m’étonne plus que mononcle soit devenu un peu nerveux en vivant seul dans une pareillemaison ! Cependant, si cela vous convient, nous irons nousreposer de bonne heure ce soir, et demain matin peut-êtrel’atmosphère nous semblera-t-elle moins sinistre. »

J’écartais mes rideaux avant de me mettre au lit et je regardaipar la fenêtre. Elle s’ouvrait sur la pelouse en gazon quis’étendait devant la façade du manoir. Au-delà de la pelouse, deuxtaillis gémissaient et se balançaient au vent qui se levait.

Une demi-lune apparaissait entre les nuages qui se hâtaient.Dans sa lumière froide je vis derrière les taillis une bordure derochers qui délimitait la mélancolie de la lande. Je refermai lesrideaux ; cette impression dernière ne m’incita plus qu’àfermer l’œil et à dormir.

Pourtant ce n’était pas tout à fait la dernière impression de lajournée. J’étais las, mais je n’avais pas sommeil. Je me tournai etme retournai dans mes draps, à la recherche d’un repos qui sedérobait. Au loin une horloge carillonnait tous les quarts d’heure.Ce bruit mis à part, un silence mortel régnait dans le manoir. Etpuis tout à coup, du plus profond de la nuit, j’entendis un sonclair, net, sur lequel il n’y avait pas moyen de se tromper.C’était des sanglots de femme : les petits cris étouffés,étranglés d’une femme en proie à une panique incontrôlable. Je memis sur mon séant, et j’écoutai. Le bruit ne pouvait provenir quede la maison. Pendant une demi-heure je tendis l’oreille, tous sensen alerte, mais je n’entendis plus rien que les carillons del’horloge et le frémissement du lierre sur le mur.

Chapitre 7Le Stapleton de Merripit

La beauté fraîche du lendemain matin nous aida à effacer denotre mémoire l’impression grise et lugubre de notre premiercontact avec Baskerville Hall. Tandis que sir Henry et moi étionsassis devant notre petit déjeuner, le soleil déversait ses flotslumineux à travers les hautes fenêtres à meneaux, parsemait detaches colorées les armoiries des murs. Sous ses rayons dorés, lespanneaux de chêne revêtaient l’éclat du bronze. Il était difficilede réaliser mentalement que cette pièce était celle qui nous avaittellement désenchantés la veille au soir.

« Je crois que ce n’est pas la maison qui est à blâmer,mais nous ! dit le baronet. Nous étions fatigués par levoyage, gelés par cette promenade en voiture : voilà pourquoicette demeure nous avait paru maussade. À présent que nous sommesreposés, elle est toute en gaieté.

– Et pourtant l’imagination n’est pas seule en cause,répondis-je. Par exemple, n’auriez-vous pas entendu quelqu’un, unefemme probablement, sangloter pendant la nuit ?

– C’est curieux ! Quand j’étais déjà à moitié endormi,j’ai entendu quelque chose qui ressemblait à cela. J’ai guetté unmoment, puis plus rien ; alors j’ai conclu que c’était uncauchemar.

– Moi je l’ai entendu distinctement ; et je suis sûrqu’il s’agissait bel et bien d’une femme qui sanglotait.

– Nous allons tout de suite demander… »

Il sonna et interrogea Barrymore. Il me sembla que le visageblême du maître d’hôtel se fit plus blanc quand il entendit lesquestions que lui posait son maître.

« Il n’y a que deux femmes dans la maison, Sir Henry !répondit-il. L’une est la laveuse de vaisselle, qui couche dansl’autre aile. L’autre est ma femme, et je peux vous jurer qu’ellen’a pas pleuré. »

Et pourtant il mentait. Après déjeuner, le hasard fit que jerencontrai Mme Barrymore dans le couloir ; le soleiléclaira son visage. C’était une grosse femme sans expression, auxtraits épais, la bouche serrée. Mais ses yeux étaient rouges et ilsme regardèrent entre des paupières boursouflées. C’était donc ellequi avait pleuré pendant la nuit. Et si elle avait pleuré, son maridevait le savoir. Cependant il avait choisi le risque évidentd’être démenti et il avait nié que ce fût sa femme. Pourquoi ?Et pourquoi avait-elle sangloté d’une façon aussi dramatique ?Déjà autour de ce bel homme pâle à la barbe noire flottait uneatmosphère de mystère et de ténèbres. C’était lui qui le premieravait découvert le corps de Sir Charles, et nous n’avions que sontémoignage pour toutes les circonstances qui avaient précédé etentouré la mort du vieillard. Était-il possible que ce Barrymorefût l’espion que nous avions aperçu en fiacre dans RegentStreet ? La barbe pouvait être la même. Le cocher avaitdépeint un homme relativement moins grand, mais il avait pu setromper. Comment éclaircir décemment ce point ? La premièrechose à faire était d’aller voir le chef du bureau de poste deGrimpen, et de vérifier si le télégramme test avait été bien remisà Barrymore en personne. Quelle que fût la réponse, j’aurais aumoins un fait à rapporter à Sherlock Holmes.

Sir Henry ayant de nombreux papiers à examiner après le petitdéjeuner, j’avais donc le loisir de procéder à mon enquête. Ce futune promenade plaisante de sept kilomètres en bordure de la lande.Elle me mena finalement à un petit hameau gris ; deux maisonsplus importantes que les autres étaient l’auberge et la demeure dudocteur Mortimer. Le chef du bureau de poste, qui tenait l’épiceriedu village, se souvenait fort bien du télégramme.

« En effet, monsieur, me dit-il. Le télégramme a été remisà M. Barrymore comme vous m’en aviez prié.

– Qui le lui a remis ?

– Mon fils. James, tu as remis le télégramme àM. Barrymore la semaine dernière, n’est-ce pas ?

– Oui, papa. Je le lui ai remis.

– En main propre ? demandai-je.

– Voilà ! il était dans le grenier, je n’ai donc paspu le lui remettre en main propre, mais je l’ai donné àMme Barrymore, et elle m’a promis d’aller le lui porterimmédiatement.

– As-tu vu M. Barrymore ?

– Non. Je vous dis qu’il était dans le grenier.

– Si tu ne l’as pas vu, comment sais-tu qu’il était dans legrenier ?

– Ben, sûrement que sa femme savait où il était, réponditle petit facteur. Est-ce qu’il n’a pas reçu le télégramme ?S’il y a faute c’est à M. Barrymore de se plaindre. »

Il me parut inutile de poursuivre l’enquête, mais il était clairque Holmes avait beau faire, nous ne détenions pas la preuve queBarrymore était ailleurs qu’à Londres ce jour-là. Supposons qu’ils’y soit trouvé… Supposons que le même homme ait été le dernier àvoir Sir Charles vivant et le premier à filer le nouvel héritierdès son arrivée en Angleterre… Et alors ? Était-il unagent ? Avait-il un plan strictement personnel ? Quelintérêt pouvait-il avoir à persécuter la famille desBaskerville ? Je réfléchis à l’étrange mise en garde découpéedans un éditorial du Times. Était-ce son œuvre, ou l’œuvrede quelqu’un qui cherchait à contrecarrer ses desseins ? Leseul motif concevable était celui qui avait été suggéré par SirHenry : si les Baskerville pouvaient être dégoûtés du manoir,les Barrymore jouiraient d’une demeure confortable. Mais une telleexplication était loin de rendre compte de tout le réseau subtilqui étirait ses mailles autour du jeune baronet. Holmes lui-mêmeavait déclaré qu’au long de ses enquêtes sensationnelles il n’avaitjamais rencontré de cas plus complexe. Pendant que je rentrais surla route grise, déserte, je priai pour que mon ami fût bientôtlibéré des travaux londoniens et pût me décharger deresponsabilités aussi lourdes.

Le cours de mes pensées se trouva interrompu par un bruit de pasqui couraient derrière moi ; une voix me héla par mon nom. Jeme retournai, pensant que c’était le docteur Mortimer ; maisnon : c’était un inconnu qui se hâtait. Il pouvait avoir entretrente et quarante ans ; il était petit, mince, blond, toutrasé ; il avait la bouche en cœur et une mâchoiretombante ; il était vêtu de gris et était coiffé d’un chapeaude paille. Il portait en bandoulière une boite métallique pouréchantillons botaniques et il tenait à la main un filet vert àpapillons.

« Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, mon audace, docteurWatson, me dit-il quand, tout essoufflé, il m’eut rejoint. Ici surla lande nous sommes des gens tout à fait simples, et nousn’attendons pas les présentations officielles. Vous avez peut-êtreentendu mon dans la bouche de notre ami commun Mortimer. Jem’appelle Stapleton, de Merripit.

– Votre filet et votre boîte me l’auraient appris,répondis-je. Je savais en effet que M. Stapleton étaitnaturaliste. Mais comment m’avez-vous reconnu ?

– J’étais chez Mortimer, et il vous a désigné à macuriosité par la fenêtre de son cabinet quand vous êtes passé.Comme votre route est la mienne, j’ai pensé à vous rattraper et àme présenter moi-même. J’espère que Sir Henry a bien supporté sonvoyage ?

– Il se porte très bien merci.

– Nous redoutions tous un peu qu’après la triste mort deSir Charles le nouveau baronet ne refusât de vivre ici. C’estdemander beaucoup à un homme riche de s’enterrer dans un endroitpareil, mais je n’ai pas besoin de vous dire que le fait estd’importance pour la région. J’espère que Sir Henry n’éprouve pasde frayeurs superstitieuses relativement à l’affaire ?

– Je ne crois pas qu’il y soit sujet.

– Naturellement, vous connaissez la légende de ce chienmonstrueux qui s’acharne sur la famille ?

– Elle m’a été contée.

– C’est extraordinaire comme les paysans d’ici sontcrédules ! Il y en a qui jureraient sur leur tête avoir vu unebête de ce genre sur la lande… »

Il souriait tout en parlant, mais il me sembla lire dans sonregard qu’il prenait le problème plus au sérieux.

« … L’histoire avait vivement frappé l’imagination de SirCharles, et je suis certain qu’elle est responsable de sa fintragique.

– Mais comment ?

– Ses nerfs étaient tellement tendus que l’apparition den’importe quel chien aurait pu avoir un effet fatal sur son cœurmalade. Je me demande s’il a réellement vu un chien cette nuit-làdans l’allée des ifs. Je craignais un accident, car j’aimaisbeaucoup ce vieil homme, et je savais qu’il avait le cœurtouché.

– Comment le saviez-vous ?

– Mon ami Mortimer me l’avait dit.

– Vous pensez, par conséquent, qu’un chien a poursuivi SirCharles, et qu’il est mort de peur ?

– Avez-vous une meilleure explication à fournir ?

– Je n’ai encore formulé aucune conclusion.

– Et Sherlock Holmes ? »

Pendant un instant je demeurai sans souffle, mais le visageplacide et les yeux paisibles de mon compagnon me convainquirentque la question ne cachait pas un piège.

« … Nous aurions grand tort de nier que nous vousconnaissons, docteur Watson ! Les exploits de votre détectivesont parvenus jusqu’à nous, et vous êtes inséparables. QuandMortimer m’a révélé votre nom, j’ai tout de suite fait lerapprochement. Puisque vous êtes ici, M. Sherlock Holmess’intéresse donc à l’affaire ; voilà pourquoi je suis curieux,légitimement curieux, de connaître son point de vue.

– Je crains de ne pouvoir répondre à votre question.

– Puis-je vous demander s’il nous fera l’honneur d’unevisite personnelle ?

– Il ne peut pas quitter Londres pour le moment. D’autresaffaires le retiennent en ville.

– Quel dommage ! Il pourrait projeter un peu delumière sur ce qui nous semble si obscur. Mais en ce qui concernevos propres recherches, pour le cas où je pourrais vous rendre lemoindre service, j’espère que vous n’hésiterez pas à faire appel àmoi. Si j’avais une idée de la nature de vos soupçons, ou de lamanière dont vous entendez enquêter, je pourrais peut-être vousaider ou vous conseiller.

– Je vous assure que je suis simplement ici pour tenircompagnie à mon ami Sir Henry, et que je n’ai besoin d’aucuneassistance.

– Parfait ! dit Stapleton. Vous avez raison d’êtreprudent et discret. Je suis confus d’avoir commis une intrusionabsolument injustifiable, et je vous promets de ne plus vousreparler de l’affaire. »

Nous étions arrivés à un endroit où un étroit chemin gazonnédébouchait sur la route après avoir serpenté à travers la lande.Une colline abrupte, parsemée de rochers, se dressait sur ladroite : autrefois elle avait été creusée par une carrière degranit. La face qui était devant nous formait une sorte de falaisenoire, avec des fougères et des ronces nichées dans ses crevasses.À quelque distance s’élevait un panache de fumée grise.

« Une petite marche le long de ce chemin nous mènerait àMerripit, m’expliqua Stapleton. Voudriez-vous m’accorder une heurede votre temps afin que j’aie le plaisir de vous présenter à masœur ? »

Ma première réaction fut que je devrais me trouver auprès de SirHenry. Mais je me remémorai le tas de papiers et de factures quiencombrait son bureau : je ne lui serais d’aucun secours pourleur dépouillement. Et Holmes m’avait expressément recommandéd’étudier les voisins. J’acceptai donc l’invitation de Stapleton etnous nous engageâmes dans le sentier.

« C’est un lieu merveilleux, notre lande, me dit-il enpromenant son regard sur les ondulations de terrain. On ne se lassejamais de la lande. Vous n’avez pas idée des secrets merveilleuxqu’elle recèle. Elle est si vaste, si nue, simystérieuse !

– Vous la connaissez bien ?

– Je ne suis installé que depuis deux ans. Autant dire queles gens d’ici m’appellent un nouveau venu. Nous sommes arrivés peuaprès Sir Charles. Mais mes goûts m’ont conduit à explorer toute larégion, et je crois que peu d’hommes la connaissent mieux quemoi.

– Est-elle si difficile à connaître ?

– Très. Vous voyez, par exemple, cette grande plaine versle nord, avec ces étranges collines qui y ont poussé. N’yremarquez- vous rien de particulier ?

– Ce serait un endroit rêvé pour faire du cheval.

– Bien sûr, c’est la première idée ! Idée qui a coûtéla vie à beaucoup. Distinguez-vous ces taches vertes, brillantes,éparpillées ?

– Oui. Le sol est plus fertile là qu’ailleurs. »

Stapleton se mit à rire.

« Je vous présente le grand bourbier de Grimpen, me dit-il.Un faux pas, et c’est la mort pour un homme ou pour un animal. Hierencore, j’ai vu l’un des poneys de la lande errer par-là ; iln’en est jamais sorti. J’ai vu sa tête qui longtemps a émergéau-dessus d’un trou de vase, mais le marais l’a finalement aspiré.Même pendant la saison sèche, il est dangereux de traverser lebourbier ; à plus forte raison après les pluiesd’automne ! Et cependant, moi, je peux m’y promener et enrevenir vivant. Tenez, voilà un autre de ces malheureuxponeys ! »

Quelque chose de brun se balançait en déséquilibre parmi lesjoncs verts. Puis un long cou qui se tordait dans l’agonie sauta enl’air et un hurlement effroyable retentit à travers la lande. Jefrémis d’horreur, mais les nerfs de mon compagnon me parurent plussolides que les miens.

« Fini ! me dit-il. Le bourbier l’a englouti !Deux en deux jours, et peut-être beaucoup plus, car les poneys ontpris l’habitude de se rendre là pendant la saison sèche, et ils nese rendent compte de la différence que lorsque le bourbier lesavale. C’est un sale endroit, le grand bourbier deGrimpen !

– Et, vous dites que vous pouvez le traverser ?

– Oui. Il y a deux ou trois petits chemins qu’un homme trèsagile peut emprunter. Je les ai découverts.

– Mais pourquoi allez-vous dans un endroit aussihorrible ?

– Voyez-vous les collines là-bas ? Ce sont de vraiesîles isolées de tous côtés par ce bourbier infranchissable qui lesa cernées au cours des siècles. Elles possèdent des plantes et despapillons rares toute la question est d’avoir assez d’astuce pourles atteindre.

– J’essaierai ma chance un jour.. »

Il me regarda ahuri.

« Pour l’amour de Dieu, ôtez-vous cette idée del’esprit ! s’écria-t-il. Votre sang retomberait sur ma tête.Je vous certifie que vous n’auriez pas la moindre chance d’enrevenir vivant. Ce n’est que par des repères compliqués que je m’ensors moi-même.

– Oh ! oh ! m’écriai-je. Qu’estcela ? »

Un long gémissement bas, indiciblement triste, s’éleva de lalande. Il emplit tout l’air. Et pourtant il me fut impossible depréciser d’où il venait. D’abord murmure lugubre, il s’enfla en unprofond meuglement puis retomba en plainte mélancolique, àvibrations sinistres. Stapleton me regarda d’un air bizarre.

« Un endroit étrange, cette lande ! me dit-il.

– Mais qu’était-ce ?

– Les paysans disent que c’est le chien des Baskerville quiréclame sa proie. Je l’avais déjà entendu une ou deux fois, maisjamais aussi distinctement. »

Je contemplai, avec le froid de la peur dans le cœur, cetteimmense plaine tachetée par des bouquets d’ajoncs. Rien nebougeait, sauf deux corbeaux qui croassaient derrière nous, perchéssur un roc.

« Vous êtes un homme cultivé, dis-je. Vous ne croyez pas àde telles stupidités ! Quelle serait, d’après vous, la caused’un bruit aussi insolite ?

– Parfois les cerfs provoquent des sons curieux : uneprécipitation ou un tassement de boue, ou une eau qu’ils fontsourdre, ou je ne sais quoi…

– Non. C’était une voix vivante.

– Peut-être, après tout. Avez-vous déjà entendu le cri d’unbutor ?

– Non.

– C’est à présent un oiseau très rare en Angleterre :pratiquement disparu. Mais sur la lande tout est possible. Oui, jene serais pas autrement surpris d’apprendre que nous venonsd’entendre le cri du dernier des butors.

– C’est le bruit le plus étrange, le plus singulier quej’aie jamais entendu.

– Dans l’ensemble, le pays est plutôt inquiétant. Regardezlà-bas le flanc de cette colline. Que pensez-vous de cescailloux ? »

Toute la pente était couverte de pierres grises disposées en unevingtaine de cercles réguliers.

« Des enclos à moutons, je suppose ?

– Non. Ce sont les maisons de nos dignes ancêtres. L’hommepréhistorique vivait en colonies sur la lande, et comme depuis lorspersonne ne l’a habitée, nous trouvons ses petites installationstelles qu’il les a laissées. Ce sont ses wigwams sans toit. On peutmême voir son foyer et sa couche si l’on a la curiosité d’ypénétrer.

– Mais c’est une vraie ville. Quand a-t-elle étéhabitée ?

– Par l’homme néolithique. Pas de date.

– Que faisait-il ?

– Il faisait paître ses troupeaux sur les pentes que vousvoyez, et il apprenait à creuser pour trouver du fer, quand leglaive de bronze a commencé à affirmer sa supériorité sur la hachede pierre. Regardez la grande tranchée dans le flanc de l’autrecolline. C’est l’une de ses traces. Oui, vous trouverez des tas dechoses passionnantes sur la lande, docteur Watson ! Oh !excusez-moi un instant : voilà sûrement uncyclopidé… »

Une mouche ou un petit papillon avait voleté à travers notresentier, et Stapleton se rua à la poursuite avec autant de rapiditéque d’énergie. À mon vif déplaisir, la bestiole volait droit versle grand bourbier, ce qui ne ralentit pas l’ardeur de ma nouvelleconnaissance ; il bondissait derrière elle de touffe entouffe, en agitant sou filet vert. Avec son costume gris et sacourse en zigzag, tout en sauts, il ressemblait à un gros papillon.Je m’étais arrêté pour assister à sa chasse ; j’admiraiscertes son agilité extraordinaire, mais je craignais qu’il ne fîtle faux pas dont il avait parlé, quand j’entendis un bruit depas ; je me détournai ; une femme déboucha sur le chemin.Elle venait de Merripit, mais la déclivité de la lande l’avaitdissimulée jusqu’à ce qu’elle arrivât presque à ma hauteur.

C’était sans aucun doute Mlle Stapleton. On m’avait parlé de sabeauté, et il ne devait pas y avoir beaucoup de beautés sur lalande. Or elle était très belle, cette femme quis’approchait ! Le frère et la sœur ne se ressemblaientguère : Stapleton était banalement neutre avec ses chevauxblonds et ses yeux gris ; par contre je n’avais jamais vubrune plus éclatante que sa sœur. Elle était grande et mince,racée. Sa figure était fine, et si régulière de traits qu’elleaurait pu passer pour inexpressive sans la bouche sensible et lesyeux d’un noir ardent. Ce visage parfait au-dessus d’une robeélégante constituait une bien étrange apparition sur ce sentier dela lande ! Quand je me retournai, elle observait son frère,puis s’avança vers moi d’un pas vif. Je m’étais découvert et allaislui fournir quelques explications, quand les mots qu’elle prononçame firent changer d’avis.

« Allez-vous en ! me dit-elle. Rentrez directement àLondres, tout de suite ! »

Je ne pus que la regarder, abasourdi. Ses yeux s’enflammèrent etelle tapa du pied avec impatience.

« Pourquoi rentrerais-je ? demandai-je.

– Je ne peux pas vous expliquer… »

Sa voix était grave, passionnée, avec un léger zézaiement.

« … Mais pour l’amour de Dieu faites ce que je vousdis ! Allez-vous-en, et ne remettez jamais le pied sur lalande !

– Mais je viens d’arriver !

– Voyons, voyons ! s’écria-t-elle. Ne comprenez-vouspas quand on vous avertit pour votre bien ? Rentrez àLondres ! Partez ce soir ! Quittez à tout prix cetendroit ! Silence, voici mon frère qui revient. Pas un mot dece que je vous ai dit ! Vous ne voudriez pas me cueillir cetteorchidée là-bas au milieu des prèles ? Nous avons sur la landedes orchidées à profusion ; mais, naturellement, vous êtesarrivé bien tard pour contempler toutes les beautés de cepays. »

Stapleton avait renoncé à sa chasse, et il revenait vers noussuant et soufflant.

« Hello, Beryl ! » fit-il.

J’eus l’impression que le ton n’était pas très cordial.

« Hé bien ! Jack, vous avez chaud !

– Oui, je pourchassais un cyclopidé. Un cyclopidé peuconnu, qu’on trouve rarement à la fin de l’automne. Je regrettefort de l’avoir manqué !… »

Il parlait négligemment, mais ses petits yeux clairs allaientsans cesse de la jeune fille à moi.

« … Vous vous êtes présentés tout seuls, à ce que jevois.

– Oui. Je disais à Sir Henry qu’il était arrivé bien tardpour admirer les véritables beautés de la lande.

– Mais… à qui pensez-vous avoir parlé ?

– J’imagine que c’est à sir Henry Baskerville.

– Non, répondis-je. Je suis un modeste bourgeois, mais sonami. Je suis le docteur Watson. »

Le rouge de la confusion passa sur son visage expressif.

« Dans notre conversation, il y a eu un quiproquo,dit-elle.

– Conversation qui n’a pas duré longtemps, observa sonfrère qui avait toujours les mêmes yeux interrogateurs.

– J’ai parlé comme si le docteur Watson habitait la régionet n’était pas un touriste de passage. Sans doute cela luiimporte-t-il peu d’être en avance ou en retard pour les orchidées.Mais vous viendrez bien, n’est-ce pas, jusqu’àMerripit ? »

Nous y arrivâmes bientôt : c’était une morne maison de lalande. autrefois ferme d’un herbager, qui avait été ravalée etaménagée en habitation moderne. Un verger l’entourait, mais lesarbres, comme d’habitude sur la lande, étaient rabougris etnoueux ; le site incitait à la mélancolie. Nous fûmesaccueillis par un vieux domestique ratatiné, vêtu d’un manteaucouleur rouille, qui semblait être le gardien de la maison.L’intérieur était composé de grandes pièces, meublées avec un goûtdans lequel il me sembla retrouver quelque chose de mon hôtesse.Pendant que par la fenêtre je contemplais la lande interminabletachetée de granit, je me demandai tout naturellement ce qui avaitpoussé cet homme cultivé et cette jolie femme à s’enterrer dans unlieu aussi triste.

« Nous avons choisi une étrange retraite, n’est-cepas ? lança-t-il comme s’il avait percé mes pensées. Etcependant nous nous arrangeons pour être presque heureux ;demandez à Beryl.

– Tout à fait heureux, répondit-elle sans conviction.

– J’avais un collège, me dit Stapleton, Dans le Nord. Pourun homme de mon tempérament, le travail y était mécanique, peuintéressant. Par contre, le privilège de vivre avec des jeunes, defaçonner leurs esprits et d’y imprimer une petite part de moncaractère et de mes idées personnelles m’était très cher. Le destinnous fut contraire. Une grave épidémie décima le collège ;trois élèves moururent. L’établissement ne se releva jamais de cecoup du sort, et j’y perdis une grosse partie de mes capitaux. Maisvoyez-vous, si je n’avais pas rompu avec cette charmantefréquentation des enfants, je pourrais me réjouir de mesmésaventures, car étant donné mon penchant pour la botanique et lazoologie, je trouve là un champ illimité, et ma sœur est aussifervente de la nature que je le suis. Tout cela, docteur Watson, jevous le dis pêle-mêle parce que j’ai vu l’expression de votrevisage pendant que vous regardiez la lande par notre fenêtre.

– J’ai évidemment pensé que cet endroit pouvait être unpetit peu morne… moins pour vous, peut-être, que pour votresœur ?

– Non, rien n’est morne pour moi, trancha-t-elle.

– Nous avons des livres, nous avons nos travaux, et nousavons des voisins intéressants. Dans sa spécialité, le docteurMortimer est tout à fait remarquable. Le pauvre Sir Charles étaitégalement un compagnon très agréable. Nous le connaissionsbien ; il nous manque plus que je ne saurais le dire.Pensez-vous que ce serait indiscret de ma part si je me rendais cetaprès-midi au manoir pour faire la connaissance de SirHenry ?

– Je suis sûr qu’il serait ravi.

– Alors consentiriez-vous à lui faire part de monintention ? À notre humble manière, nous pouvons lui faciliterles choses tant qu’il ne sera pas habitué à sa nouvelle ambiance.Voulez-vous monter, docteur Watson, et examiner ma collection delépidoptères ? Je crois que c’est la plus complète dusud-ouest de l’Angleterre. Le temps que vous la regardiez, et ledéjeuner sera prêt. »

Mais j’avais hâte de rejoindre mon poste. D’ailleurs lamélancolie de la lande, la mort du malheureux poney, le cri lugubrequi avait été associé à la sinistre légende des Baskerville, toutcela m’avait pénétré de tristesse. Et puis, pour couronner cesimpressions plus ou moins vagues, il y avait eu l’avertissementprécis et clair de Mlle Stapleton. Avertissement qui m’avait étécommuniqué avec une telle gravité que je ne pouvais pas douterqu’un mobile impérieux l’eût dicté. Je résistai à toutes lesinvites et je partis aussitôt vers le manoir, reprenant le mêmesentier que j’avais suivi avec Stapleton.

Un raccourci devait néanmoins exister, car avant d’atteindre laroute j’aperçus avec étonnement Mlle Stapleton assise sur un rocherbordant le sentier. Elle avait la figure merveilleusement coloréepar la course qu’elle venait de faire, et elle porta la main à soncôté.

« J’ai couru jusqu’ici pour vous rattraper, docteur Watson.Je n’ai même pas pris le temps de mettre un chapeau. Il ne faut pasque je m’attarde, sinon mon frère me chercherait. Je voulais vousdire combien je suis désolée de l’erreur stupide que j’ai commiseen vous confondant avec Sir Henry. Je vous prie d’oublier les motsque j’ai prononcés, qui ne s’appliquent nullement à vous.

– Mais je ne peux pas les oublier, mademoiselle ! Jesuis l’ami de Sir Henry, et son bien-être est en étroit rapportavec le mien. Dites-moi pourquoi vous exigiez avec tant d’ardeurque Sir Henry retourne à Londres.

– Caprice de femme, docteur Watson. Quand vous meconnaîtrez mieux, vous comprendrez que je ne peux pas toujoursdonner les raisons de ce que je dis ou fais.

– Non. Je me rappelle l’émotion dans votre voix. Je merappelle le regard de vos yeux. Je vous en prie, soyez sincère,mademoiselle ! Car depuis que je suis arrivé ici, je me sensenvironné d’ombres. La vie est devenue comme ce grand bourbier deGrimpen, avec des petites taches vertes de tous côtés danslesquelles on peut sombrer sans que personne ne puisse retrouvervotre trace. Dites-moi donc ce que vous vouliez me fairecomprendre, et je vous promets de transmettre votre avertissement àSir Henry. »

Une indécision flotta un moment sur sa figure, maisdurcirent.

« Vous y attachez trop d’importance, me dit-elle. Mon frèreet moi avons été bouleversés par la mort de Sir Charles. Nous leconnaissions très intimement car sa promenade favorite le menaitpar la lande jusqu’à notre maison. Il était grandement impressionnépar la malédiction qui pesait sur sa famille, et, quand le drames’est produit, j’ai conclu que sa peur n’était pas sans fondement.J’étais donc consternée qu’un autre membre de la famille vînts’établir ici, et j’ai cru bon de l’avertir du danger qu’ilencourrait. Voilà tout ce que j’avais l’intention de dire.

– Mais quel danger ?

– Vous connaissez l’histoire du chien ?

– Je ne crois pas à de telles absurdités.

– Moi, j’y crois. Si vous avez la moindre influence sur SirHenry, éloignez-le d’un endroit qui a toujours été fatal à safamille. Le monde est vaste. Pourquoi voudrait-il habiter un lieudangereux ?

– Parce que c’est effectivement un lieu dangereux. SirHenry a le caractère ainsi fait. Je crains que, si vous ne luidonnez plus d’indications plus précises, il ne refuse des’éloigner.

– Je ne saurais rien dire de précis, car je ne sais rien deprécis.

– Je voudrais vous poser une question supplémentaire,Mademoiselle. Si vous ne vouliez rien sous-entendre quand vousm’avez parlé la première fois, pourquoi ne vouliez-vous pas quevotre frère surprenne vos paroles ? Il n’y a rien en elles quipuisse soulever, de sa part ou de la part de n’importe qui, lamoindre objection.

– Mon frère souhaite de tout son cœur que le manoir soithabité, car il pense que ce serait un bien pour les pauvres gens dela lande. Il serait donc très mécontent s’il apprenait que j’aitenu des propos de nature à décourager Sir Henry. Mais enfin j’aifait mon devoir ; je n’en dirai pas davantage. Il faut que jerentre, sinon mon frère comprendrait que je vous ai vu. Aurevoir ! »

En quelques secondes, elle avait disparu derrière les rochersépars, et, l’âme pleine de peurs indéfinissables, je repris lechemin du Manoir des Baskerville.

Chapitre 8Premier rapport du docteur Watson

Pour mieux retracer le cours des évènements, je vais recopiermes propres lettres à M. Sherlock Holmes ; elles sont surma table. À l’exception d’une page, qui manque, je les transcristelles que je les ai rédigées ; elles montreront les détoursde mes sentiments et de mes soupçons avec plus de précision que nepourrait le faire ma mémoire.

Baskerville Hall, 13 octobre

Mon cher Holmes,

Mes lettres précédentes, ainsi que mes télégrammes, vous onttenu au courant de tout ce qui s’est passé dans ce coin isolé dumonde. Plus l’on reste ici, plus l’esprit de la lande insinue dansl’âme le sentiment de son infini et exerce son sinistre pouvoird’envoûtement. Quand on se promène pour pénétrer jusqu’à son cœur,on perd toute trace de l’Angleterre moderne, mais on trouve partoutdes habitations et des ouvrages datant de la préhistoire. Où quel’on aille, ce ne sont que maisons de ces peuples oubliés dont lestemples sont, croit-on, les énormes monolithes que l’on voit. Quandon contemple leurs tombeaux, ou les cabanes en pierre grise quis’accrochent au flanc des collines, on se sent tellement loin deson époque que si un homme chevelu, vêtu de peaux de bêtes, seglissait hors de sa porte basse et ajustait une flèche à son arc,sa présence paraîtrait encore plus naturelle que la mienne. Ce quim’étonne est que ces représentants de la préhistoire ont vécu engrandes colonies sur un sol qui n’a jamais dû être fertile. Je nesuis pas un spécialiste de l’antiquité, mais j’imagine volontiersqu’il s’agissait d’une race peu guerrière, que des vainqueurs ontcontrainte à accepter ce que personne d’autre ne voulaitoccuper.

Ces considérations sont toutefois étrangères à la missionque vous m’avez confiée, et je doute qu’elles intéressent votreesprit rigoureusement pratique. Je me rappelle encore la parfaiteindifférence que vous avez manifestée relativement à la question desavoir si le soleil tournait autour de la terre, ou la terre autourdu soleil. Je reviens donc aux faits concernant Sir HenryBaskerville.

Si vous n’avez pas eu de rapport ces jours derniers, c’estparce que jusqu’à aujourd’hui il ne s’est rien produit qui méritâtune relation. Puis un incident très surprenant est intervenu, queje vous narrerai en son temps. Mais auparavant il faut que je vousénumère les autres données de la situation.

L’une d’elles, sur laquelle je ne m’étais guère étendu, estla présence sur la lande du forçat évadé. Il y a maintenant debonnes raisons pour croire qu’il est allé se faire pendre ailleurs,ce qui apporte une satisfaction évidente aux habitants isolés de larégion. Une quinzaine s’est écoulée depuis son évasion : pasune fois il n’a été vu et il n’a jamais fait parler de lui. Il estinconcevable qu’il ait tenu la lande tout ce temps-là. Bien sûr ila toutes facilités pour se cacher : n’importe quelle cabane enpierre peut lui servir de refuge. Mais il n’a rien à manger, àmoins qu’il ne capture et n’abatte des moutons sur la lande. Nouspensons plutôt qu’il est parti, et les fermiers des environsdorment plus tranquilles.

Dans cette maison, nous sommes quatre hommes valides etrobustes : aussi n’avions-nous rien à craindre ; maisj’avoue que j’ai été mal à l’aise chaque fois que je pensais auxStapleton. Ils habitent à plusieurs kilomètres de tout secours. Ily a là une femme de chambre, un vieux domestique, la sœur et lefrère, celui-ci n’ayant rien d’un athlète. Ils seraient sansdéfense devant un gaillard prêt à tout, comme ce bandit de NottingHill, si seulement il prenait la peine d’entrer. Sir Henrys’inquiète également de leur situation ; nous avions suggéréque Perkins le valet allât coucher chez eux, mais Stapleton n’arien voulu entendre.

Le fait est que notre ami le baronnet commence à manifesterun intérêt considérable pour notre jolie voisine. Sentiment qui n’arien de surprenant, car dans ces lieux déserts le temps pèse lourdà un homme aussi actif ; par ailleurs elle est d’une beautéfascinante. Dans son charme il y a quelque chose de tropical,d’exotique, qui contraste singulièrement avec la froideur etl’insensibilité de son frère. Celui-ci pourtant donne parfoisl’impression que certains feux couvent en lui. Il exercecertainement une forte influence sur sa sœur, car j’ai remarquéqu’elle le regardait constamment quand elle parlait comme si ellequêtait son approbation. J’espère qu’il est gentil avec elle. Dansson regard il y a une lueur sèche, et ses lèvres minces secontractent parfois : ce qui indiquerait un tempéramentpositif, peut-être dur. Vous le jugeriez digne d’une étudeparticulière.

Il s’est présenté à Baskerville dès de premier jour, et lelendemain matin il nous a conduits à l’endroit où l’on croit qu’apris naissance la légende du méchant Hugo. Ce fut une excursion deplusieurs kilomètres à travers la lande vers un cadre si lugubreque sa tristesse a peut-être suggéré l’histoire. Une courte valléebordée de rocs déchiquetés aboutit à une clairière herbeuse. Aucentre se dressent deux grandes pierres, usées et terminées enpointe ; on dirait les crocs énormes d’une bête monstrueuse.Chaque détail correspond à la scène légendaire. Sir Henry demandaplusieurs fois à Stapleton s’il croyait vraiment à l’interventiondu surnaturel dans les affaires humaines. Il parlait sur un tonléger, mais il était très sérieux. Stapleton lui réponditévasivement ; certes il ne voulait pas exprimer toute sonopinion par respect pour les sentiments du baronnet. Il nous citad’autres exemples de familles qui avaient eu à souffrir d’unemauvaise influence, et il nous laissa sur l’impression qu’ilpartageait la croyance populaire sur l’affaire.

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes pour déjeuner àMerripit ; Sir Henry fit donc la connaissance de MlleStapleton. Du premier moment où il l’aperçut, il sembla charmé, etje me tromperais grandement si cette attraction n’était pas payéede retour. En rentrant au manoir il ne tarit pas d’éloges à sonsujet ; depuis lors il ne s’est pas passé un jour sans quenous ayons vu le frère et la sœur. Ils dînent ici ce soir, et ilest déjà question que ce repas nous soit rendu la semaineprochaine. On imagine aisément ce qu’une telle alliance apporteraità Stapleton ; néanmoins j’ai noté plus d’une fois sur sonvisage des signes de désapprobation quand Sir Henry extériorisaitl’intérêt qu’il portait à sa sœur. Sans doute Stapleton lui est-ilbeaucoup attaché et, privé de sa compagnie, mènerait-il uneexistence bien solitaire ; mais ce serait le comble del’égoïsme s’il l’empêchait de faire un mariage brillant. Pourtantje suis certain qu’il ne désire pas que leur sentiment éclose enamour : ainsi il veille à ne pas les laisser en tête-à-tête. Àpropos, les instructions que vous m’avez données et qui mecommandent d’empêcher Sir Henry de sortir seul deviendront biendélicates si une amourette s’ajoute aux autres obstacles : jeperdrais beaucoup de mon influence si je suivais vos ordres à lalettre.

Le surlendemain (jeudi pour être exact) le docteur Mortimerdéjeuna avec nous. Il avait pratiqué des fouilles dans une carrièreà Long Down, et il en avait ramené un crâne préhistorique ; ilétait ivre de joie. Ah ! ces savants à marottes !… LesStapleton survinrent ensuite ; le bon docteur nous conduisitdans l’allée des ifs à la requête de Sir Henry qui voulait savoirexactement comment s’étaient déroulés les évènements de la nuitfatale. C’est une longue avenue fort triste, qui s’allonge entredeux hauts murs de haie bien taillée avec une étroite bande degazon de chaque côté. Elle aboutit à un vieux pavillon croulant. Àmi-chemin une porte à claire-voie donne sur la lande : celledevant laquelle Sir Charles a secoué la cendre de son cigare. Cetteporte en bois blanc est munie d’un cadenas. Derrière elle s’étendla lande à perte de vue. Je me suis rappelé votre thèse et j’aiessayé de me représenter tout ce qui était arrivé. Pendant que levieil homme se tenait là, il vit quelque chose qui surgissait de lalande, quelque chose qui l’épouvanta au point qu’il en perdit latête, et qu’il courut jusqu’à ce qu’il tombât foudroyé parl’horreur et l’épuisement. J’étais dans ce long tunnel sombre qu’ilavait choisi pour fuir. Mais fuir quoi ? Un chien de berger dela lande ? Ou un chien-fantôme noir, silencieux,monstrueux ? Un être humain était-il intervenu ? Le pâleet attentif Barrymore en savait-il plus qu’il ne se souciait d’endire ? Toujours est-il que l’ombre du crime se profiletoujours derrière ce décor.

J’ai vu un autre voisin depuis ma dernière lettre :M. Frankland, de Lafter Hall, qui habite à sept kilomètres ausud du manoir. C’est un homme âgé, au visage rouge et aux cheveuxblancs, irascible. Il n’a qu’une passion : la loi. Il adépensé une fortune dans des procès. Il plaide pour le simpleplaisir de la chicane, et il est également disposé à soutenir l’unou l’autre aspect d’un litige ; il trouve que sa distractionlui coûte cher ; qui s’en étonnerait ? Parfois il clôtune jouissance du passage et il met la paroisse au défi de la luifaire rouvrir. Ou bien il brise de ses propres mains une barrièrequi ne lui appartient pas, assure qu’un chemin existait là de tempsimmémorial, et interdit, au propriétaire de le poursuivre s’il sepromène dans son domaine. Il connaît à fond le vieux droitseigneurial et communal ; il lui arrive d’appliquer sa sciencetantôt en faveur des villageois tantôt contre eux ; il estalors périodiquement porté en triomphe dans la grand-rue du villageou brûlé en effigie sur la place publique, selon la version qu’il achoisi. On dit qu’il a sept procès sur les bras en ce moment, cequi engloutira sans doute les débris de sa fortune, donc ledésarmera et le réduira à l’impuissance pour l’avenir. La loi miseà part, il paraît aimable, avenant, et je ne vous parle pas de luiparce que vous avez insisté pour que je vous envoie le portrait detous ceux qui nous entourent. Il a pour l’instant des occupationscurieuses ; en effet il est astronome amateur et il possède unexcellent télescope : aussi se tient-il tout le jour sur letoit de sa maison, et il explore la lande avec sa lunette dansl’espoir de retrouver trace du forçat évadé. S’il ne consacrait sonénergie qu’à cet examen, tout irait bien ; mais le bruit courtqu’il a l’intention de poursuivre le docteur Mortimer qui auraitprocédé à l’ouverture d’un tombeau sans le consentement du plusproche parent afin de découvrir son fameux crâne néolithique dansla carrière de Long Down. Il nous aide à rompre la monotonie denotre séjour, et il met une touche de comique là où elle s’avèrefort nécessaire.

Et maintenant, vous ayant mis à la page en ce qui concernele forçat évadé, les Stapleton, le docteur Mortimer, et Franklandde Lafter Hall, je terminerai sur le plus important : je veuxinsister en effet sur les Barrymore, et particulièrement sur lesfaits surprenants de la nuit dernière.

Ceci d’abord à propos du télégramme test que vous aviezenvoyé de Londres afin d’avoir la preuve que Barrymore étaitréellement ici. Je vous ai déjà expliqué que le témoignage du chefde bureau de poste montrait que le test s’était avéré sans valeuret que nous n’avions de preuve ni dans un sens ni dans un autre.Mais j’ai mis Sir Henry au courant, et lui, tout de suite, à samanière directe, a convoqué Barrymore et lui a demandé si letélégramme lui avait été remis en main propre. Barrymore assura queoui.

« Le petit facteur vous l’a vraiment délivré en mainpropre ? » insista Sir Henry.

Barrymore parut surpris. Il réfléchit quelquesinstants.

« Non, répondit-il. J’étais dans la chambre de débarrasà ce moment-là ; et ma femme me l’a apporté.

– Avez-vous répondu vous-même ?

– Non. J’ai dit à ma femme qu’il fallait répondre, etelle est redescendue pour l’écrire. »

Dans la soirée il revint sur le sujet.

« Je n’ai pas tout à fait compris le sens de vosquestions de ce matin, Sir Henry, dit-il. J’espère qu’elles nesignifient pas que j’ai démérité de votreconfiance ? »

Sir Henry dut lui certifier qu’il n’en était rien, et ill’apaisa en lui donnant une partie de sa garde-robe d’Amérique,celle de Londres étant arrivée.

Mme Barrymore m’intéresse. C’est une personne solide,épaisse, bornée, immensément respectable, et qui penche vers lepuritanisme. Il est difficile d’imaginer un être moins émotif.Pourtant je vous ai raconté que, au cours de ma première nuit ici,je l’avais entendue sangloter amèrement ; depuis lors j’aiobservé plus d’une fois des traces de larmes sur son visage. Unchagrin profond la tenaille. Parfois je me demande si elle ne sesent pas coupable d’une faute qui l’obsède, parfois aussi jesoupçonne Barrymore d’être un tyran domestique. J’ai toujours sentique le caractère de cet homme comportait de la singularité et dumystère. L’aventure de cette nuit a fortement aggravé messoupçons.

L’affaire en elle-même paraît mince. Vous savez que je n’aipas le sommeil lourd ; depuis que dans cette maison je metiens sur mes gardes il est plus léger que jamais. La nuitdernière, vers deux heures du matin, je fus réveillé par un bruitde pas légers dans le couloir. Je me levai, ouvris ma porte,inspectai les alentours. Une grande ombre noire avançait dans lecouloir, projetée par un homme qui marchait doucement et qui tenaità la main une bougie. Il n’était vêtu que d’une chemise et d’unpantalon ; il avait les pieds nus. D’après sa taille c’étaitBarrymore. Il marchait très lentement, avec beaucoup deprécautions ; dans tout son aspect il y avait quelque chosed’indiciblement coupable et furtif.

Je vous ai indiqué que le couloir est interrompu par lagalerie qui court le long du vestibule, mais qu’il se prolonge del’autre côté. J’ai attendu qu’il ait avancé, puis je l’ai suivi.Quand je suis arrivé à la galerie, il avait atteint l’extrémité del’autre couloir et j’ai pu voir, par lueur qui filtrait d’une porteouverte, qu’il était entré dans l’une des chambres. Comme toutesces chambres sont vides de meubles et inoccupées, son expédition mesembla inexplicable. La lueur brillait paisiblement, comme s’il setenait immobile. Je me faufilai dans le couloir, sans bruit, et jeregardai par l’entrebâillement de la porte.

Barrymore était collé le nez à la fenêtre, en maintenant labougie contre la vitre. Je le voyais de trois quarts ; safigure était contractée ; il scrutait la nuit sur la lande.Pendant quelques minutes il fouilla l’obscurité avec un regardintense. Puis il poussa un grognement et, d’un geste impatient, ilsouffla la bougie. Aussitôt je réintégrai ma chambre ; des pasfurtifs ne tardèrent pas à m’indiquer que Barrymore repassaitdevant ma porte. Bien après, alors que j’étais retombé dans unsommeil léger, j’entendis une clef tourner quelque part dans uneserrure, mais je ne saurais dire où exactement. La signification detout cela m’échappe, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’une affairesecrète se trame dans ce sinistre manoir, et que tôt ou tard nousaurons à en sonder le fond. Je ne vous agacerai pas avec lesthéories que ma tête élabore, puisque vous m’avez prié de me borneraux faits. Ce matin, j’ai eu une longue conversation avec SirHenry, et nous avons envisagé un plan de campagne fondé sur nosobservations de la nuit dernière. Je ne vous en parle pas àprésent, mais il devrait me fournir l’occasion d’un prochainrapport bien intéressant.

Chapitre 9Lumière sur la lande. Second rapport du Docteur Watson

Baskerville Hall, 15 octobre

Mon Cher Holmes,

Si je ne vous ai pas communiqué beaucoup de nouvellespendant les premiers jours de ma mission, reconnaissez que jem’emploie à rattraper le temps perdu : les événements fondentsur nous, rapides et serrés. Dans mon premier rapport je terminaisen vous racontant l’épisode de Barrymore à la fenêtre, et j’ai enmain à présent de quoi vous surprendre grandement. Les choses ontpris un cours que je ne pouvais pas prévoir. Dans les dernièresquarante-huit heures elles se sont à la fois clarifiées etcompliquées. Mais je vais vous dire ; après quoi vousjugerez.

Au matin qui succéda à mon aventure nocturne, avant dedescendre pour le petit déjeuner, je passai par le couloir etj’examinai le chambre où j’avais vu entrer Barrymore. La fenêtreouest par laquelle il avait fouillé les ténèbres avec tantd’attention possède, je l’ai remarqué, une particularité qui ladistingue de toutes les autres fenêtres du manoir : c’est dederrière ses carreaux que l’on a la meilleure vue sur la lande.Entre deux arbres une éclaircie permet, à partir de cetobservatoire, de percer loin à travers la lande, tandis que detoutes les autres fenêtres on la distingue mal. Il s’ensuit doncque Barrymore, puisqu’il est allé à cette fenêtre, devait chercherquelque chose ou quelqu’un sur la lande. La nuit étant fort sombre,je me demande comment il aurait pu distinguer quoi ou qui que cefût. Je songeai à une intrigue amoureuse. Ce qui aurait expliquéson pas furtif ainsi que le chagrin de sa femme. Par ailleursBarrymore est un bel homme, tout à fait capable de capter le cœurd’une fille de la campagne. Ma théorie se défendait donc assezbien. L’ouverture d’une porte (je l’avais entendue après que je fusrentré dans ma chambre) pouvait signifier qu’il était sorti pour unrendez-vous clandestin. Voilà quels furent mes raisonnements dumatin, ainsi que l’orientation de mes soupçons, dont j’appris parla suite combien ils étaient mal fondés.

Mais quelle que pût être la véritable explication des faitset gestes de Barrymore, je me sentis incapable d’assumer seul laresponsabilité du secret que j’avais surpris. Après le petitdéjeuner, je me rendis dans le bureau du baronnet et je le mis aucourant. Il parut moins étonné que je ne m’y attendais.

« Je savais que Barrymore se promenait de nuit, medit-il, et j’avais l’intention de lui en toucher un mot. Deux outrois fois j’ai entendu son pas dans le couloir, ses allées etvenues, à peu près à l’heure que vous m’indiquez.

– Peut-être alors se rend-il toutes les nuits à cettefenêtre particulière ? hasardai-je.

– Peut-être. S’il en est ainsi, nous devrions pouvoirle suivre et savoir ce qu’il recherche. Je me demande ce que feraitvotre ami Holmes s’il était ici.

– Je crois qu’il ferait exactement ce que voussuggérez, lui répondis-je. Il suivrait Barrymore et il verrait cequ’il fait.

– Alors nous le surveillerons ensemble.

– Mais il nous entendra !

– Il est un peu dur d’oreille ; en tout cas nousdevons courir ce risque. Nous nous installerons ce soir dans machambre et nous attendrons qu’il passe devant maporte. »

Sir Henry se frotta les mains avec contentement ; cetteaventure lui apparaissait comme une distraction.

Il faut que je vous dise que le baronnet s’est mis enrapport avec l’architecte qui a travaillé aux plans de Sir Charles,ainsi qu’avec un entrepreneur de Londres, nous pouvons donc nousattendre à de grands changements prochains. De Plymouth sont venusdes décorateurs et des antiquaires. Note ami a évidemment de vastesprojets, et il n’entend épargner ni peine ni dépenses pourrestaurer la grandeur de sa famille. Quand il aura modernisé etmeublé le manoir, il ne lui manquera plus qu’une épouse. Entrenous, certains signes révèlent que cette lacune sera comblée sicertaine demoiselle y consent, car j’ai rarement vu un homme plusamoureux que le baronnet avec sa ravissante voisine, MlleStapleton. Hélas ! le cours du véritable amour ne coula pasaussi uniquement qu’on pourrait l’espérer ! Aujourd’hui parexemple, une ride tout à fait imprévue a provoqué chez notre amiautant de perplexité que de souci.

Après l’entretien qui m’avait permis de parler de Barrymore,Sir Henry se coiffa d’un chapeau et se prépara à sortir. Jel’imitai.

« Comment ! M’accompagneriez-vous, Watson ?me demanda-t-il en me dévisageant curieusement.

– Cela dépend : allez-vous sur lalande ?

– Oui.

– Alors, vous connaissez mes instructions. Je suisdésolé de faire figure d’intrus, mais vous avez entendu Holmesinsister, avec quel sérieux, pour que vous ne vous promeniez passeul sur la lande. »

Sir Henry posa une main sur mon épaule et me souritgentiment.

« Mon cher ami, me dit-il, Holmes avec toute sa sagessen’a pas prévu différentes choses qui se sont produites depuis monarrivée. Vous me comprenez ? Je suis sûr que vous êtes ledernier homme au monde à vouloir faire figure de gêneur. Je doissortir seul ! »

Dans une situation aussi fausse, ne sachant pas quoi dire nifaire, je ne m’étais pas encore décidé que le baronnet avait prissa canne et qu’il était parti.

Mais à la réflexion, ma conscience me reprocha amèrement del’avoir laissé sortir seul. Je me représentai les sentiments quim’animeraient si je devais vous avouer qu’un malheur était arrivéparce que j’avais négligé vos instructions. Je vous l’assure :cette pensée me fit rougir. Peut-être pouvais-je lerattraper : je me hâtai vers Merripit.

Lorsque j’atteignis l’endroit où débouche le sentier de lalande je n’avais pas encore aperçu Sir Henry. Craignant de m’êtrefourvoyé, je gravis une colline qui dominait le paysage. De là jele vis tout de suite. Il se trouvait sur le sentier de la lande, àquatre cents mètres du croisement, avec une femme à côté delui : c’était sûrement Mlle Stapleton. Déjà ils s’étaient doncentendus pour avoir un rendez-vous ? Plongés dans uneconversation sérieuse ils marchaient lentement, et je la vis fairede petits mouvements vifs de la main comme si elle se passionnaitpour ce qu’elle disait, tandis qu’il l’écoutaitattentivement ; une fois ou deux elle secoua la tête pourmarquer son désaccord. Je restai parmi les rochers à les épier, enme demandant ce que je devais faire. Les suivre et intervenir dansleur entretien privé serait commettre une grave indélicatesse, etpourtant mon devoir était clair : je ne devais jamais perdrede vue le baronnet. Se comporter en espion à l’égard d’un ami étaithaïssable. Mais je ne voyais rien de mieux à faire que lesurveiller de ma colline et par la suite de soulager ma conscienceen lui confessant mon indiscrétion. Il est vrai que si un dangersoudain l’avait menacé j’aurais été trop loin pour l’écarter delui, mais je vous assure que vous auriez convenu avec moi que maposition était très délicate et que je ne pouvais agirautrement.

Notre ami Sir Henry et la demoiselle s’étaient arrêtés surle sentier, profondément absorbés par leur conversation. Tout àcoup je m’aperçus que je n’étais pas leur seul témoin. Une tacheverte flottant dans l’air attira mon regard ; un autre coupd’œil m’apprit qu’elle se déplaçait au bout d’une canne portée parun promeneur. C’était Stapleton et son filet à papillons. Il étaitbeaucoup plus près des amoureux que moi-même, et il avait l’air defoncer sur eux. Au même instant Sir Henry attira Mlle Stapleton,enlaça sa taille, mais j’eus l’impression qu’elle faisait effortafin de se libérer, qu’elle se détournait de lui. Il inclina sonvisage au-dessus du sien, et elle leva une main comme pourprotester. À la seconde suivante je les vis s’écarterprécipitamment l’un de l’autre. Stapleton en était la cause. Ilcourait vers eux comme un forcené, avec son absurde filet qui sebalançait derrière son dos. Il gesticulait et dans sa fureur il sedandinait devant les amoureux. Je ne pouvais pas entendre sesparoles, mais il m’apparut qu’il était en train d’injurier SirHenry, lequel présentait ses explications ; mais comme l’autrerefusait de les entendre, le ton monta. La demoiselle était figéedans un silence hautain. Finalement Stapleton tourna le dos aubaronnet et adressa à sa sœur une invitation péremptoire ;Mlle Stapleton lança un regard indécis à Sir Henry, puis elle seretira en compagnie de son frère. Les gestes hargneux dunaturaliste indiquaient clairement que la jeune fille n’était pasexclue des objets de sa colère. Le baronnet demeura une minuteimmobile, puis il refit en sens inverse le chemin qu’il avaitparcouru, tête basse, vivante image du désespoir.

Ce que tout cela signifiait, je ne pouvais l’imaginer, maisj’avais honte d’avoir assisté à une scène si intime sans que monami le sût. Je descendis la colline en courant et me trouvai nez ànez avec le baronnet. Il était rouge de fureur, il avait le fronttout plissé, il ressemblait à un homme qui ne sait plus à quelsaint se vouer.

« Hello, Watson ! D’où tombez-vous ? medemanda-t-il. Vous n’allez pas me dire que vous m’avez suivi malgréma prière ? »

Je lui expliquai les circonstances : comment il m’avaitparu impossible de demeurer derrière lui, comment je l’avais suivi,comment j’avais été le témoin de ce qui s’était passé. Il me jetad’abord un regard courroucé, mais ma sincérité désarma sa colère,et il se mit à rire sans joie.

« Qui aurait cru que ce sentier n’était pas bien choisipour un rendez-vous ! dit-il. Nom d’un tonnerre ! toutela région semble avoir voulu assister à mes fiançailles ! Oùaviez-vous loué un fauteuil d’orchestre ?

– J’étais sur la colline.

– Au promenoir, alors ? Mais son frère seretrouvait aux premières loges. L’avez-vous vu venir surnous ?

– Oui.

– Avez-vous jamais pensé qu’il était fou ? Je veuxdire : son frère.

– Non.

– Moi non plus. Je l’avais toujours pris jusqu’àaujourd’hui pour un être sain d’esprit. Mais vous pouvez m’encroire : il y en a un de nous deux qui devrait être mis dansune camisole de force ! Que lui a-t-il pris ? Vous avezvécu près de moi depuis plusieurs semaines, Watson. Soyezfranc : voyez-vous quelque chose qui m’empêcherait d’être unbon mari à l’égard d’une femme que j’aimerais ?

– Ma foi non !

– Il n’a rien objecté à ma situation matérielle ;ce serait plutôt moi qui aurais à objecter quelque chose à lasienne. Qu’a-t-il contre moi ? Je ne me rappelle pas avoirjamais fait du mal à un homme ou à une femme. Et pourtant il ne mejuge pas digne de toucher seulement le bout de ses doigts.

– Vous l’a-t-il dit expressément ?

– Cela, et davantage. Je vous le dis, Watson, je ne laconnais que depuis quelques semaines, mais depuis le premier jourj’ai deviné qu’elle était faite pour moi, et qu’elle… eh bien,qu’elle était heureuse quand elle se trouvait avec moi, j’enjurerais ! Dans les yeux d’une femme il y a une lumière qui endit plus long que des mots. Mais il ne nous a jamais laissé seuls,ensemble ; aujourd’hui j’ai eu pour la première fois la chancede pouvoir lui parler tête à tête. Elle était contente de mevoir ; seulement ce n’était pas pour parler d’amour qu’elleétait venue : elle ne m’aurait même jamais permis d’en parlersi elle avait pu m’arrêter. Elle ne cessait de me répéter que lalande était dangereuse, et qu’elle ne serait heureuse que lorsqueje m’en serais éloigné. Je lui répondis que depuis que je l’avaisvue, je n’étais nullement pressé de partir, et que si elle voulaitréellement que je m’éloigne, le seul moyen de me faire céder étaitqu’elle parte avec moi. Je lui offris le mariage, mais avantqu’elle eût pu me répondre son frère fondit sur nous, avec un vraivisage de fou furieux : il était blanc de rage, ses yeuxlançaient des flammes… Que faisais-je avec la demoiselle ?Comment osais-je lui offrir des hommages qu’elle trouvaitodieux ? Pensais-je que parce que j’étais baronnet je pourraisfaire ce que je voulais ? S’il n’avait pas été son frère,j’aurais mieux su lui répliquer. Bref je lui dis que les sentimentsque je portais à sa sœur n’avaient rien de honteux, et quej’espérais qu’elle me ferait l’honneur de devenir ma femme. Cettedéclaration ne semblant pas l’apaiser, moi aussi je perdis monsang-froid et je m’adressai à lui sur un ton plus vif que,peut-être, il aurait convenu en présence de sa sœur. Pour finir, ill’a amenée, ainsi que vous l’avez vu, et me voici complètementdésemparé. Dites-moi ce que tout cela signifie, Watson, et je vousdevrai plus que je ne pourrai jamais m’acquitter enversvous. »

Je tâtai de deux ou trois explications, mais en véritéj’étais aussi déconcerté que le baronnet. Le titre de notre ami, safortune, son âge, son caractère, son aspect physique parlaientéloquemment en sa faveur ; en dehors du sombre destin attachéà sa famille, je ne voyais rien qui jouât contre lui. Il étaitahurissant que ses avances eussent été rejetées aussi brusquementsans même que la demoiselle eût été consultée, et que celle-ci eûtaccepté cette situation sans protester. Toutefois notre perplexitése trouva apaisée l’après-midi même par une visite de Stapleton aumanoir : il venait s’excuser de son emportement du matin et,après une longue conversation tête à tête avec Sir Henry dans lebureau de celui-ci, la brouille fût dissipée ; si complètementque vendredi prochain nous devons dîner à Merripit.

« Je n’affirmerai pas néanmoins qu’il est parfaitementéquilibré, me dit Sir Henry. Je ne puis oublier ses yeux de fou dece matin. Mais je dois reconnaître que personne ne se serait mieuxexcusé que lui.

– Comment explique-t-il sa conduite ?

– Il dit que sa sœur est l’essentiel de sa vie. C’estassez normal ; je suis heureux qu’il l’apprécie autant. Ilsont toujours vécu ensemble et il a mené une existence solitairequ’elle seule égayait ; la perspective de la perdre ne pouvaitdonc que lui sembler terrible. Il m’assura qu’il n’avait pascompris que j’étais devenu amoureux d’elle ; quand il le vitde ses propres yeux et quand il comprit qu’il pourrait être privéde sa sœur, il en éprouva un tel choc qu’il perdit momentanément lecontrôle de ses paroles et de ses actes. Il regretta vivement cequi s’était passé, et il reconnut l’erreur égoïste qu’il avaitcommise en imaginant qu’il pourrait garder toute sa vie auprès delui une femme aussi belle. Si sa sœur devait le quitter,ajouta-t-il, il préférait à tout prendre que ce fût pour un voisincomme moi-même. Mais en toute éventualité, ce serait un coup, et unpeu de temps lui serait nécessaire pour qu’il pût s’y préparer. Ilrenoncerait à toute opposition si je consentais à lui promettre delaisser les choses en état pendant trois mois, c’est-à-dire de meborner à cultiver l’amitié de sa sœur sans revendiquer son amour.J’ai promis ; voilà où nous en sommes. »

L’un de nos petits mystères se trouve donc éclairci. C’estquelque chose d’avoir repris dans ce marais où nouspataugeons ! Nous savons maintenant pourquoi Stapletonconsidérait d’un si mauvais œil le courtisan de sa sœur (mêmelorsque ce courtisan avait tous les mérites de Sir Henry). Aussivais-je passer à un autre mystère, celui des sanglots nocturnes, duvisage chagrin de Mme Barrymore et de la promenade secrète dumaître d’hôtel à la fenêtre ouest. Félicitez-moi, mon cher Holmes,et dites-moi que je vous déçois pas, que vous ne regrettez pas laconfiance que vous m’avez témoignée quand vous m’avez envoyé enmission. Il a suffi d’une nuit de travail pourl’éclaircir.

J’ai dit « une nuit de travail », mais, en vérité,il en a fallu deux, car la première n’a rien donné. Je m’étaisassis dans la chambre de Sir Henry mais, à trois heures du matin,nous n’avions entendu que le carillon de l’horloge du palier ;notre veillée s’embruma de mélancolie et nous finîmes par nousendormir dans nos fauteuils. Heureusement nous ne nousdécourageâmes point et nous résolûmes de récidiver la nuitsuivante. Le lendemain soir donc, nous baissâmes la lampe et nousnous installâmes sans faire de bruit, fumant cigarette surcigarette. La lenteur du temps nous sembla invraisemblable etcependant notre patience était entretenue par la curiosité quianime le chasseur lorsqu’il veille auprès du piège qu’il a tendu.Une heure. Deux heures. Nous allions renoncer quand simultanémentnous nous redressâmes sur nos sièges. Dans le couloir nous avionsentendu le craquement d’un pas.

Très furtivement quelqu’un passa devant la porte et s’en futplus loin ; le bruit des pas s’étouffa progressivement. Alorsle baronnet ouvrit doucement sa porte, et nous nous élançâmes à lapoursuite du promeneur. Déjà notre homme avait fait le tour de lagalerie, et le couloir était plongé dans l’obscurité. Sur la pointedes pieds, nous avançâmes jusqu’à l’autre aile. Nous eûmes juste letemps d’apercevoir la grande silhouette barbue pénétrer dans unechambre, la même que l’avant-veille ; la lumière de sa bougieprojeta par la porte un rayon jaune vers lequel nous nousdirigeâmes avec précaution, tâtant du pied chaque plinthe avant d’yposer notre poids. Nous avions songé à nous déchausser chez SirHenry ; néanmoins les vieux bois du plancher gémissaient etcraquaient sous nos pas. Il nous semblait impossible qu’il ne nousentendît point approcher. Par chance Barrymore est dur d’oreille,et il était trop absorbé par ce qu’il faisait. Quand nousatteignîmes la porte et regardâmes à l’intérieur, nous le vîmes àla fenêtre, bougie à la main ; sa figure blême était collée aucarreau, exactement dans la position où je l’avais vu la premièrefois.

Nous n’avions pas préparé de plan précis, mais le baronnetn’est pas homme à biaiser. Il entra dans la chambre ;Barrymore fit un bond pour s’écarter de la fenêtre ; unsifflement s’échappa de sa poitrine ; livide, tremblant, ilresta immobile devant nous. Ses yeux noirs qui, dans le visageblanc, paraissaient encore plus noirs, allaient de Sir Henry à moien exprimant autant d’horreur que de surprise.

« Que faites-vous ici, Barrymore ?

– Rien, monsieur… »

Son agitation était telle qu’il pouvait à peineparler ; les ombres sautaient sur les murs tant la bougievacillait dans sa main.

« … C’était la fenêtre, monsieur. Je fais une ronde lanuit, monsieur, pour m’assurer qu’elles sont bien fermées.

– Au deuxième étage ?

– Oui, monsieur, toutes les fenêtres.

– Allons, Barrymore ! s’écria Sir Henry avecfermeté. Nous avons décidé de savoir la vérité sur votre compte,aussi vous vous éviterez de sérieux ennuis en nous la disant leplus tôt possible. Allons ! Plus de mensonges ! Quefaisiez-vous à cette fenêtre ? »

Le maître d’hôtel nous regarda avec désespoir ; il setordit les mains comme s’il avait atteint le dernier degré du douteet de la misère.

« Je ne faisais pas de mal, monsieur. Je tenais unebougie près de la fenêtre.

– Et pourquoi teniez-vous une bougie près de lafenêtre ?

– Ne me le demandez pas, Sir Henry ! Ne me ledemandez pas !… Je vous donne ma parole, monsieur, que cen’est pas mon secret et que je ne peux pas vous le dire. S’il neconcernait que moi, je vous le livrerais tout desuite ! »

Une idée soudaine me traversa l’esprit, et je pris la bougiedes mains du maître d’hôtel.

« Il a dû la tenir en l’air en guise de signal, dis-je.Voyons s’il y aura une réponse. »

Je la levai comme il l’avait fait, et scrutai la nuitobscure. Je pouvais discerner vaguement le massif noir des arbreset l’étendue plus claire de la lande, mais mal car la lune étaitcachée par des nuages. Soudain je poussai un cri de joie : unminuscule point de lumière jaune venait de percer la voile opaque,et brillait fixement au centre du carré noir encadré par lafenêtre.

« La voilà ! m’exclamai-je.

– Non, non, monsieur ! Ce n’est rien… Rien dutout ! bégaya le maître d’hôtel. Je vous assuremonsieur…

– Déplacez votre bougie le long de la fenêtre,Watson ! cria le baronnet. Voyez, l’autre bouge aussi ! Àprésent, coquin, bandit, nierez-vous qu’il s’agit d’unsignal ? Allons, parlez ! Qui est votre associé là-bas,et quel complot tramez-vous ? »

Barrymore prit brusquement un air de défi.

« C’est mon affaire, et pas la vôtre. Je ne vous dirairien !

– Alors vous perdrez votre emploi. Je vous chasse. Toutde suite.

– Très bien, monsieur. S’il le faut, jepartirai.

– Je vous chasse. Nom d’un tonnerre ! vous devriezavoir honte ! Votre famille a vécu avec la mienne pendant plusde cent ans sous ce toit, et vous voici complotant contremoi !

– Non, monsieur ! Pas contrevous ! »

C’était une femme qui venait de parler. Mme Barrymore,encore plus pâle et plus épouvantée que son mari, était apparue surle seuil. Sa grosse silhouette revêtue d’une chemise et d’un châleaurait été comique si ses traits n’avaient exprimé une forteémotion.

« Nous partons, Eliza. Tout est fini. Vous pouvez fairenos bagages, dit le maître d’hôtel.

– Oh ! John, John, vous aurais-je entraînéjusque-là ? C’est moi la responsable, Sir Henry ! Moiseule… Il n’a agi que pour me faire plaisir et parce que je luiavais demandé.

– Parlez, alors ! Que signifiecela ?

– Mon malheureux frère meurt de faim sur la lande. Nousne pouvons pas le laisser périr devant notre porte. La lumière estun signal pour lui indiquer que des provisions sont préparées pourlui ; et sa lumière là-bas nous indique l’endroit où luidéposer.

– Donc votre frère serait…

– Le forçat évadé, monsieur. Selden, lecriminel.

– C’est la vérité, monsieur ! proclama Barrymore.Je vous ai déclaré que ce n’était pas mon secret et que je nepouvais rien vous dire. Mais maintenant vous êtes au courant ;vous voyez que si un complot était effectivement tramé, vous n’yétiez nullement visé. »

Telle était donc l’explication des furtives expéditionsnocturnes et de la lumière à la fenêtre ? Sir Henry et moinous contemplâmes, stupéfaits, Mme Barrymore. Était-ilpossible qu’une personne aussi respectable fût du même sang quel’un des plus notoires criminels du pays ?

« Oui, monsieur, mon nom de jeune fille est Selden, etil est mon plus jeune frère. Nous l’avons trop gâté quand il étaitenfant, nous lui donnions tout ce qui lui faisait plaisir, et il acru que le monde était créé pour qu’il pût en disposer à son gré.En grandissant, il s’est lié avec de mauvais camarades et le diableest entré en lui : il a brisé le cœur de ma mère et traînénotre nom dans la boue. De crime en crime, il a sombré toujoursplus bas ; seule la miséricorde de Dieu l’a arraché àl’échafaud. Mais pour moi, monsieur, il était toujours le petitgarçon aux cheveux bouclés que j’avais dorloté et avec qui j’avaisjoué. Voilà pourquoi il s’est évadé, monsieur. Il savait quej’étais dans la région et que nous ne refuserions pas de l’aider.Quand il s’est traîné ici une nuit, las et affamé, avec les gardessur ses talons, que pouvions-nous faire ? Nous l’avonsaccueilli, nourri, réconforté. Puis vous êtes rentré, monsieur, etmon frère a pensé qu’il serait plus en sécurité sur la landejusqu’à ce que les clameurs s’apaisent. Il s’y cache. Mais toutesles deux nuits nous nous assurons qu’il y est toujours en disposantune lumière contre la fenêtre ; s’il y répond, mon mari va luiporter un peu de pain et de viande. Tous les jours nous espéronsqu’il sera parti ; mais tant qu’il erre par là, nous nepouvons pas l’abandonner. Voilà toute la vérité ; aussi vraique je suis une honnête chrétienne ; s’il y a quelqu’un àblâmer dans cette affaire, ce n’est pas mon mari, c’est moi pourl’amour de qui il a agi comme il l’a fait. »

Cette femme avait parlé avec une telle conviction qu’ellenous persuada qu’elle venait de dire la vérité.

« Est-ce vrai, Barrymore ?

– Oui, Sir Henry. Il n’y a pas un mot de faux.

– Eh bien, je ne saurais vous blâmer d’avoir aidé votrefemme. Oubliez ce que je vous ai dit. Rentrez chez vous, tous lesdeux, et nous reparlerons de l’affaire dans lamatinée. »

Quand ils furent sortis, nous regardâmes à nouveau par lafenêtre. Sir Henry l’avait ouverte, et le vent glacé de la nuitnous fouettait le visage. Au loin brillait encore le petit point delumière jaune.

« Je m’étonne qu’il ose se signaler ainsi, murmura SirHenry.

– La lumière est peut-être placée de telle façonqu’elle n’est visible que d’ici.

– Très vraisemblablement. À combien estimez-vous ladistance ?

– Quinze cents ou deux mille mètres.

– À peine.

– Oui.

– Ce ne doit pas être loin si Barrymore lui apporte dela nourriture. Et il attend, ce bandit, à côté de la lumière. Nomd’un tonnerre, Watson, je vais le capturer ! »

J’avais eu la même idée. Ce n’était pas comme si lesBarrymore nous avaient mis dans leur secret. Nous le leur avionsextorqué. L’homme était un danger pour la communauté, un coquin quine méritait ni pitié ni excuse. Nous ne ferions que notre devoir ensaisissant cette chance de le ramener en un lieu où il ne pourraitplus nuire. Étant donné sa nature brutale et violente, d’autresseraient en péril si nous n’agissions pas. N’importe quelle nuit,par exemple, nos voisins les Stapleton pourraient être attaqués parlui. Peut-être cette idée avait-elle déterminé Sir Henry.

« Je viens moi aussi ! dis-je.

– Alors prenez votre revolver et chaussez-vous. Plustôt nous partirons, mieux cela vaudra, car cet individu peutéteindre ses lumières et disparaître. »

Cinq minutes plus tard, nous étions en route. Nous courûmesà travers les massifs. Le vent d’automne exhalait sa tristesse querythmait le bruissement des feuilles mortes. L’air était lourdd’humidité et de pourrissement. Par intermittence la lunesurgissait des nuages, mais ceux-ci accouraient de tous côtés et,juste au moment où nous pénétrions sur la lande, une pluie fine semit à tomber. La lumière brillait toujours face à nous.

« Êtes-vous armé ? demandai-je à SirHenry.

– J’ai un stick de chasse.

– Il faut que nous tombions dessus par surprise, carc’est un individu prêt à tout. Nous l’attaquerons par derrière pourl’avoir à notre merci avant qu’il puisse résister.

– Dites, Watson, que dirait Holmes ? Nous ensommes à cette heure d’obscurité où s’exaltent les Puissances duMal… »

Comme pour répondre à sa phrase, de la sinistre nuit de lalande s’éleva soudain ce cri étrange que j’avais entendu aux abordsdu grand bourbier de Grimpen. Le vent le porta à travers le silencenocturne : ce fut d’abord un murmure long, grave ; puisun hurlement qui prit de l’ampleur avant de retomber dans legémissement maussade où il s’éteignit. À nouveau il retentit, ettout l’air résonna de ses pulsations : strident, sauvage,menaçant. Le baronnet saisit ma manche ; son visage livide sedétacha de la pénombre.

« Grands dieux, Watson, qu’est cela ?

– Je ne sais pas. C’est un bruit qu’on entend que surla lande. Je l’ai déjà entendu une fois. »

Un silence absolu, oppressant lui succéda. Nous étionsimmobilisés, l’oreille aux aguets. Rien n’apparut.

« Watson, me chuchota le baronnet, c’était l’aboiementd’un chien. »

Mon sang se glaça dans mes veines : le tremblement desa voix traduisait l’horreur subite qui l’avait envahi.

« Comment appellent-ils ce cri ? medemanda-t-il.

– Qui ?

– Les gens de la campagne.

– Oh ! ce sont des ignorants ! Que vousimporte le nom qu’ils lui donnent..

– Dites-le-moi, Watson. Commentl’appellent-ils ? »

J’hésitai, mais comment éluder la question ?

« Ils disent que c’est le cri du chien desBaskerville ! »

Il poussa un grognement lugubre.

« C’était effectivement un chien ! Mais il apoussé son cri à une grande distance.

– Il est difficile de préciser d’où il venait.

– Il s’enflait et diminuait avec le vent. N’est-ce paspar là le grand bourbier de Grimpen ?

– Si.

– Eh bien, il venait de là. Allons, Watson, n’êtes-vouspas persuadé que c’était le cri d’un chien ? Je ne suis pas unenfant ! Vous n’avez pas à avoir peur de me dire lavérité.

– Stapleton était avec moi quand je l’ai entendu. Ilm’a expliqué que c’était peut-être le cri d’un oiseau, d’unbutor.

– Non, c’était un chien. Mon Dieu, y aurait-il du vraidans toutes ces histoires ? Est-il possible que je sois exposéà un danger réel à cause de.. ? Vous ne le croyez pas, vous,Watson ?

– Non.

– Et cependant, quelle différence que de rire à Londresde cette histoire, et de se tenir là, dans la nuit de cette lande,en entendant un cri pareil ! Et mon oncle ! Il y avaitl’empreinte du chien à côté de l’endroit où il gisait. Tout cadre,évidemment ! Je ne crois pas que je sois un lâche, Watson,mais ce cri a gelé mon sang. Touchez ma main ! »

Elle était aussi froide qu’un bloc de marbre.

« Demain vous serez remis.

– Je ne crois pas que je pourrai oublier ce cri. Que meconseillez-vous maintenant ?

– Faire demi-tour ?

– Nom d’un tonnerre, non ! Nous sommes sortis pourattraper cet homme, nous l’attraperons ! Nous pourchassons leforçat mais un chien de l’enfer, comme c’est probable, nouspourchasse. Allons ! Nous irons jusqu’au bout, même si tousles monstres de Satan sont lâchés sur la lande. »

Nous avançâmes en trébuchant dans l’obscurité, le contourconfus des collines déchiquetées nous encerclait, mais la lueurjaune brillait toujours devant nous. Rien n’est plus trompeurqu’une lumière dans une nuit noire : tantôt elle nous semblaitau bout de l’horizon, tantôt nous aurions juré qu’elle n’était plusqu’à quelques mètres. Finalement nous comprîmes d’où elleprovenait : nous étions tout proches. Dans une crevasse entreles rochers une bougie coulait son suif ; elle était protégéepar les pierres contre le vent, et elle ne pouvait être vue que deBaskerville Hall. Un roc de granit protégea notre approche :nous nous accroupîmes derrière. C’était extraordinaire de voircette bougie perdue en plein milieu de la lande, brûlant sans aucunsigne de vie tout autour. Rien que cette flamme jaune, droite, etde chaque côté l’éclat du roc…

« Que faire ? chuchota Sir Henry.

– Attendre ici. Il doit être près de cette bougie.Voyons si nous pouvons l’apercevoir. »

J’avais à peine fini de parler qu’il apparut. Pardessus lesrochers, et de la crevasse où était fichée la bougie, une vilainefigure jaune se détacha : une figure bestiale, abominable, quireflétait les passions les plus viles. Barbouillé de boue, barbehirsute, échevelé, il aurait pu passer pour l’un de ces sauvagesqui habitaient dans les petits villages en pierre. Dans ses yeuxpetits, rusés, se reflétait la lueur de la bougie. Il regardafarouchement à droite et à gauche, et fouilla la nuit comme unanimal sauvage qui aurait flairé des chasseurs.

Ses soupçons avaient été éveillés. Peut-être Barrymoremanifestait-il habituellement sa présence par un signal convenu quenous n’avions pas fait ; peut-être avait-il d’autres motifspour croire au danger ; en tout cas la peur se lisait sur sonvisage terrifiant. À tout moment il pouvait éteindre la bougie etfuir dans la nuit. Je bondis donc en avant, et Sir Henry m’imita.Au même instant le forçat, nous cria une malédiction et nous lançaun morceau de roc qui se brisa sur la grosse pierre qui nous avaitservi de parapet. J’aperçus nettement sa silhouette trapue,courtaude, vigoureuse, quand il s’élança pour fuir. Par un heureuxhasard la lune troua les nuages. Nous escaladâmes la colline ;sur le versant opposé notre homme dévalait à toute allure, sautaitde rocher en rocher avec l’agilité d’une chèvre. J’aurais pul’estropier en déchargeant mon revolver, mais je ne l’avais emportéque pour me défendre en cas d’agression : pas pour tirer surun homme désarmé qui s’enfuyait.

Nous étions tous deux de bons coureurs en bonne forme, maisnous découvrîmes rapidement que nous n’avions aucune chance de lerattraper. Nous le suivîmes des yeux pendant un long moment,jusqu’à ce qu’il ne fût qu’une toute petite tache se déplaçantparmi les pierres sur le flanc d’une colline éloignée. Nouscourûmes, courûmes jusqu’à tomber à bout de souffle, mais l’espaceentre nous s’accroissait sans cesse. Finalement nous nous abattîmeshaletants sur deux rochers ; il disparut bientôt dans lelointain.

À ce moment se produisit un incident tout à fait imprévu,invraisemblable. Nous venions de nous lever pour rentrer au manoir.La lune était basse sur notre droite ; le sommet tourmentéd’un pic de granit se profilait contre le bord inférieur de sondisque d’argent. Là, sculpté comme une statue d’ébène sur ce fondbrillant, se dessina un homme au haut du pic. Ne croyez pas à unmirage, Holmes ! Je vous assure que de ma vie je n’ai rien vud’aussi net. Pour autant que j’en pouvais juger à cette distance,l’homme était grand, mince, se tenait jambes écartées, brascroisés, tête baissée comme s’il méditait sur cet immense désert detourbe et de granit qui s’étendait derrière lui. Il aurait pu êtrele noir esprit de ce lieu sinistre. Ce n’était pas le forçat.Selden se trouvait loin de l’endroit où se dressait l’inconnu qui,de surcroît, était beaucoup plus grand. Je poussai un cri desurprise et le désignai au baronnet ; mais pendant l’instantoù je me détournai pour attraper le bras de Sir Henry l’homme avaitdisparu. Le sommet aigu du pic coupait encore le bord de lalune ; toutefois la silhouette immobile et silencieuse n’yétait plus.

Je voulais marcher dans cette direction et fouiller le pic,mais c’était loin. Les nerfs du baronnet avaient été trop secouéspar l’aboiement qui l’avait replongé dans le sombre passé de safamille : de nouvelles aventures ne lui disaient rien. Iln’avait pas vu mon inconnu solitaire sur le pic, et il nepartageait pas mon excitation.

« Un garde, sans doute ! me dit-il. Depuis que leforçat s’est évadé, la lande fourmille de gardes. »

Peut-être son interprétation est-elle la bonne, maisj’aurais aimé en avoir la preuve. Aujourd’hui nous communiquerons àPrincetown la direction où se cache l’évadé, mais c’est dommage quenous n’ayons pas pu triompher complètement en ramenant Seldenprisonnier. Telles sont les aventures de cette nuit, mon cherHolmes, et vous reconnaîtrez, j’espère, que mon rapport est dignede vous. Il contient certes beaucoup de renseignements tout à faitnégligeables, mais je persiste à penser que j’ai raison de vousinformer de tout en vous laissant le soin de choisir les élémentsqui vous aideront à parvenir à vos conclusions. Certainement nousprogressons. En ce qui concerne les Barrymore, nous avons découvertle mobile de leurs actes, et la situation s’est éclaircie. Mais lalande avec ses mystères et ses étranges habitants demeureindéchiffrable. Peut-être dans mon prochain rapport pourrais-jevous apporter à son sujet un peu de lumière. Le mieux serait quevous veniez ici.

Chapitre 10Extrait de l’agenda du Docteur Watson

Jusqu’ici j’ai pu reproduire les rapports que j’ai expédiésdurant ces premiers jours à Sherlock Holmes. Maintenant je suisarrivé à un point de mon récit où je me vois contraint d’abandonnercette méthode et de me fier une fois de plus à mes souvenirs queconfirme l’agenda que je tenais à l’époque. Quelques extraits decelui-ci me permettront de décrire des scènes dont chaque détailreste fixé dans ma mémoire. Je commence donc par la matinée quisuivit notre vaine chasse au forçat et nos aventures peu banalessur la lande.

16 octobre.

Jour triste avec brouillard et crachin. Le manoir est cerné pardes nuages qui roulent bas, qui se soulèvent de temps à autre pournous montrer les courbes mornes de la lande, les minces veinesd’argent sur les flancs des collines, et les rochers lointains quiluisent quand la lumière frappe leurs faces humides. La mélancolieest à l’intérieur comme à l’extérieur. Le baronnet, aprèsl’excitation de la nuit, a les nerfs à plat. Moi-même je sens unpoids sur mon cœur et je redoute un danger imminent, d’autant plusterrible qu’indéfinissable.

N’ai-je pas de solides raisons pour craindre le pire ?Considérons la longue succession d’incidents qui tous soulignent lasinistre influence qui nous entoure. Il y a la mort du dernieroccupant du manoir, mort qui s’accorde si exactement avec lalégende familiale. Il y a les rapports répétés des paysans touchantl’apparition d’une bête monstrueuse sur la lande. N’ai-je pasmoi-même entendu de mes propres oreilles par deux fois un bruit quiressemblait à l’aboiement d’un chien ? Il est incroyable,impossible que les lois ordinaires de la nature soient violées. Unchien fantôme ne laisse pas d’empreintes matérielles, ne remplitpas l’air de son cri. Stapleton peut admettre une tellesuperstition, et Mortimer aussi ; mais si je n’ai qu’unequalité, c’est le bon sens, et rien ne me fera croire à desénormités pareilles. Y croire serait descendre au niveau de cespauvres paysans qui ne se contentent pas d’un simple chien dudiable, mais qui éprouvent le besoin de le dépeindre avec les feuxde l’enfer jaillissant de sa gueule et de ses yeux. Holmesn’accorderait aucun crédit à ces fables. Or, je suis sonreprésentant. Mais les faits étant les faits, j’ai par deux foisentendu ce cri sur la lande. Si j’admets qu’un grand chien erreréellement sur la lande, cette hypothèse explique presque tout.Mais où pourrait se dissimuler une bête pareille ? Oùva-t-elle chercher sa nourriture ? D’où vient-elle ?Comment se fait-il que personne ne l’ait vue de jour ?

L’explication naturelle s’entoure d’autant de difficultés quel’autre. Et en dehors du chien, subsistent cet espion dans Londres,l’homme dans le fiacre, et la lettre qui mettait Sir Henry en gardecontre la lande. Voilà au moins du réel ! Mais il peut s’agird’un protecteur ou cet ennemi ? Est-il resté dansLondres ? Nous a-t-il suivis ici ? Se peut-il que ce soitlui… oui, que ce soit l’inconnu que j’ai vu sur le pic ?

Il est vrai que je n’ai fait que l’entrevoir ; pourtant jesuis prêt à jurer, par exemple, qu’il n’est pas un habitant desenvirons ; je les connais. Il était beaucoup plus grand queStapleton, beaucoup plus mince que Frankland. Il ressemblait plutôtà Barrymore, que nous avions laissé derrière nous, et dont je suiscertain qu’il n’a pu nous suivre. Un inconnu donc nous surveilleici, de même qu’un inconnu nous a suivis dans Londres. Nous nel’avons jamais semé. Si je pouvais lui mettre la main au collet,nous serions peut-être au bout de nos difficultés. C’est à ce butque je dois maintenant consacrer toutes mes énergies.

Mon premier mouvement fut de m’en ouvrir à Sir Henry. Ledeuxième, et le plus sage, fut de jouer mon jeu sans avertirquiconque. Le baronnet est taciturne, distrait. Ses nerfs ont étésérieusement secoués par ce cri sur la lande. Je ne dirai rien quipuisse ajouter à son malaise, mais je prendrai les mesurescompatibles avec mes projets.

Un petit incident se produisit ce matin après le déjeuner.Barrymore sollicita un entretien avec Sir Henry, et ilss’enfermèrent quelques instants dans le bureau. Assis dans la sallede billard j’entendis par intermittence les voix monter de ton, etje pus deviner le sujet de la discussion. Finalement le baronnetouvrit sa porte et m’appela.

« Barrymore considère qu’il a un reproche à nous adresser,me dit-il. Il pense que ça été déloyal de pourchasser sonbeau-frère, alors que, de son plein gré, il nous avait mis dans lesecret. »

Le maître d’hôtel, très pâle mais maître de lui, se tenaitdevant nous.

« J’ai peut-être, monsieur, parlé avec trop de chaleur,dit-il. Dans ce cas je vous prie de bien vouloir m’excuser. J’aiété fort surpris de vous entendre rentrer ce matin et d’apprendreque vous aviez donné la chasse à Selden. Le pauvre type asuffisamment d’ennemis sans que je lui en mette d’autres sur sonchemin.

– Si vous nous l’aviez dit de votre plein gré, ç’aurait étédifférent, répliqua le baronnet. Vous nous avez parlé, ou plutôtvotre femme nous a parlé, parce que vous y avez été contraints etque vous n’aviez plus la possibilité de vous taire.

– Je ne croyais pas que vous tireriez avantage de cettesituation, Sir Henry… Non vraiment, je ne le pensais pas !

– Selden est un danger public. Il y a des maisons isoléessur la lande, et il ferait n’importe quoi. Il suffit de voir satête pour en être sûr. Pensez à la maison deM. Stapleton : elle n’a que lui pour la défendre. Avantqu’il soit remis sous les verrous, personne ne sera ensécurité.

– Il ne cambriolera plus, monsieur. Je vous en donne maparole solennelle. Et il ne s’attaquera à personne dans la région.Je vous assure, Sir Henry, que dans quelques jours les arrangementsnécessaires seront terminés pour qu’il s’embarque vers l’Amériquedu Sud. Pour l’amour de Dieu, monsieur, je vous supplie de ne pasavertir la police qu’il est toujours sur la lande ! Ils ontabandonné la poursuite, il peut se cacher jusqu’à ce qu’un bateaupuisse le prendre. Vous ne pourriez pas le dénoncer sans me causerde graves ennuis à moi et à ma femme. Je vous demande instamment,monsieur, de ne pas informer la police.

– Quel est votre avis, Watson ? »

Je haussai les épaules en répondant :

« S’il quitte vraiment le pays, ce sera un soulagement pourle contribuable anglais !

– Mais avant son départ ne commettra-t-il pas uncrime ?

– Il ne ferait rien d’aussi fou, monsieur. Nous lui avonsfourni tout ce dont il avait besoin. Commettre un crime seraitdévoiler sa cachette.

– C’est vrai ! fit Sir Henry. Eh bien, Barrymore..

– Dieu vous bénisse, monsieur, et merci du fond de moncœur ! S’il avait été repris, ma pauvre femme en seraitmorte !

– Je crois, Watson, que nous sommes en train d’aider et deprotéger le péché ? Mais, après avoir entendu Barrymore, je neme sens pas capable de livrer cet homme. Très bien, Barrymore, vouspouvez vous retirer. »

Le maître d’hôtel bafouilla encore quelques mots degratitude ; il allait sortir, puis il revint vers nous.

« Vous avez été si bon pour nous, monsieur, que j’aimeraisvous payer de retour. Je sais quelque chose, Sir Henry ;peut-être aurais-je dû le dire plus tôt, mais je ne l’ai découvertque longtemps après l’enquête. Je n’en ai soufflé mot à âme quivive. C’est à propos de la mort de ce pauvre SirCharles. »

Le baronnet et moi bondîmes d’un même élan.

« Vous savez comment il est mort ?

– Non, monsieur, cela je ne le sais pas.

– Que savez-vous alors ?

– Je sais pourquoi il était à cette heure-là devant laporte à claire-voie. C’était pour rencontrer une femme.

– Une femme ! Lui ?

– Oui, monsieur.

– Le nom de cette femme ?

– Je ne peux pas vous le dire, monsieur ; je neconnais que ses initiales. Ses initiales étaient« L.L. »

– Comment savez-vous cela, Barrymore ?

– Voilà, Sir Henry : votre oncle avait reçu cematin-là une lettre. D’habitude il recevait le courrier importantd’un homme public dont le bon cœur était célèbre : tous ceuxqui avaient des ennuis se tournaient vers lui. Mais ce matin-là,par hasard, il ne reçut qu’une lettre : voilà pourquoi je laremarquai plus particulièrement. Elle avait été postée à CoombeTracey, et l’écriture sur l’enveloppe était celle d’une femme.

– Ensuite ?

– Ensuite, monsieur, je n’y ai plus pensé, et je l’auraiscomplètement oubliée sans ma femme. Il y a quelques semaines, elleétait en train de nettoyer le bureau de Sir Charles (qui ne l’avaitjamais été depuis sa mort) quand elle découvrit les cendres d’unelettre brûlée derrière la grille. La plus grande partie de cettelettre était en poussière, mais un petit bout, la fin d’une page,se tenait d’un bloc ; bien que ce fût du gris sur fond noir,l’écriture était lisible. Nous eûmes l’impression que c’était unpost-scriptum à la fin d’une lettre, et il était écrit :« Je vous en prie, si vous êtes un gentleman, brûlez cettelettre et soyez à dix heures devant la porte. » En dessousfigurait les initiales « L.L. »

– Vous avez ce bout de papier ?

– Non, monsieur, dès que nous l’avons déplacé, il estretombé en poussière.

– Sir Charles avait-il reçu d’autres lettres de cetteécriture ?

– Ma foi, monsieur, je ne faisais pas spécialementattention à ses lettres. Je n’aurais pas remarqué celle-là si elleavait été accompagnée d’autres lettres.

– Et vous n’avez aucune idée sur l’identité de« L.L. ». ?

– Non, monsieur. Pas plus que vous. Mais je pense que sinous pouvions rattraper cette dame, nous en saurions davantage surla mort de Sir Charles.

– Je ne peux pas comprendre, Barrymore, comment vous avezdissimulé cette information importante.

– Eh bien, monsieur, c’est qu’elle nous est arrivéeimmédiatement après nos propres ennuis. D’autre part, monsieur,nous étions tous deux très attachés à Sir Charles, comme c’étaitnaturel après ce qu’il a fait pour nous. Agiter cette histoire nepouvait plus aider notre malheureux maître, et il est bon d’agirprudemment quand une dame est en cause. Même le meilleur d’entrenous…

– Vous pensiez que cela pouvait ternir saréputation ?

– Je ne pensais pas que du bon pouvait en sortir. Mais vousavez été si généreux envers nous que je me sentirais déloyal si jene vous disais pas tout ce que je sais sur l’affaire.

– Très bien, Barrymore. Laissez-nous maintenant. »

Sir Henry se tourna vers moi.

« Que pensez-vous, Watson, de cette nouvellelueur ?

– Elle me paraît obscurcir davantage notre nuit noire.

– C’est mon avis. Mais si nous pouvions retrouver L.L.,tout serait éclairci. Nous savons qu’il existe une femme quiconnaît les faits. Il s’agit de la retrouver. Comment ?

– Mettons d’abord Holmes au courant sans tarder. Nous luidonnerons ainsi l’indice qui lui manquait. Ou je me trompe beaucoupou cette nouvelle va le conduire ici. »

Je montai immédiatement dans ma chambre et rédigeai mon rapportsur cette conversation. Il était évident que Holmes étaitdiablement occupé ces temps-ci, car je ne recevais de Baker Streetque des lettres brèves et rares qui ne daignaient pas commenter lesinformations que je lui envoyais et ne faisaient pratiquementaucune allusion à ma mission. Sans doute son affaire de chantageabsorbait toutes ses facultés. Tout de même ce nouvel élément nepouvait manquer de retenir son attention et de renouveler sonintérêt. J’aimerais bien qu’il fût là !

17 octobre.

Aujourd’hui la pluie n’a pas cessé de tomber, de gicler sur lelierre, de s’égoutter des ifs. Je pensais à ce forçat réfugié surla lande lugubre, froide, hostile. Pauvre diable ! Quelsqu’aient été ses crimes, il souffre pour les racheter. Et puis j’aipensé à cet autre : la tête barbue dans le fiacre, lasilhouette contre la lune. Était-il aussi sous le déluge, ceguetteur quasi invisible, cet homme de la nuit ? Le soir jemis mon imperméable et je m’aventurai loin sur la lande détrempée.Quantité de pensées sombres m’assaillirent. La pluie me fouettaitle visage, le vent sifflait à mes oreilles. Que Dieu aide ceux quierrent dans le grand bourbier à présent, car même le sol fermedevient un bourbier ! Je retrouvais le pic noir sur lequelj’avais vu le guetteur solitaire, je l’escaladai et de son sommettourmenté je contemplai la mélancolie du paysage. Les aversesbattaient obliquement les flancs roux des dunes ; des nuageslourds, bas, ardoisés, étiraient leurs écharpes mornes autour desversants des collines. Dans un creux sur la gauche, à demi-cachéespar la brume, les deux tours jumelles de Baskerville Hall sehissaient par-dessus les arbres. C’étaient les signes de présencehumaine que je pouvais distinguer en dehors de ces cabanespréhistoriques accrochées en rangs serrés aux montagnettes. Nullepart je ne trouvai trace du solitaire que j’avais vu là deux nuitsplus tôt.

En rentrant, je fus rattrapé par le docteur Mortimer dont lacharrette anglaise revenait de la ferme de Foulmire. Il nous avaitconstamment témoigné beaucoup d’égards : il laissait à peines’écouler un jour sans se rendre au manoir pour prendre de nosnouvelles. Il insista pour me faire monter à côté de lui etm’avancer sur la route du retour. Je le trouvai tout éploré par ladisparition de son petit épagneul, qui s’était aventuré dans lalande et n’était jamais revenu. J’essayai de le consoler de monmieux, mais je pensais au poney du bourbier de Grimpen, et jen’espérais guère qu’il revît un jour son petit chien.

« À propos, Mortimer, lui dis-je, je suppose que vousconnaissez tout le monde par ici ?

– Oui, je crois.

– Pouvez-vous alors me donner le nom d’une femme dont lesinitiales sont « L.L. » ? »

Il réfléchit quelques instants.

« Non, me répondit-il enfin. Il y a quelques bohémiens etdes ouvriers agricoles dont je ne sais à peu près rien, mais parmiles fermiers ou les bourgeois je ne vois personne qui possède cesinitiales. Attendez un peu, toutefois !… Il y a, oui, LauraLyons… Ses initiales sont bien « L.L. » Mais elle habiteCoombe Tracey.

–Qui est-ce ?

– La fille de Frankland.

– Comment du vieux Frankland le maboul ?

– Oui, elle a épousé un artiste du nom de Lyons qui étaitvenu peindre sur la lande. Il se révéla un triste sire et ill’abandonna. La faute, à ce que l’on dit, ne lui incombe peut-êtrepas exclusivement. Son père refusa de s’occuper d’elle, parcequ’elle s’était mariée sans son consentement et peut-être pourquelques raisons supplémentaires. Ainsi, entre deux pêcheurs, levieux et le jeune, la fille n’a guère été heureuse.

– Comment vit-elle ?

– Je crois que le vieux Frankland lui verse unerente ; mais peu élevée, car ses propres affaires vont assezmal.. Quoi qu’elle eût mérité, on ne pouvait pas la laisser allervers des solutions de désespoir. Son histoire s’est répandue, etplusieurs personnes des environs ont fait quelque chose pourl’aider à gagner honnêtement sa vie. Stapleton s’en est mêlé. SirCharles aussi. Moi également. Assez pour en faire unedactylo. »

Il voulait connaître le motif de ma curiosité, mais jem’ingéniai pour satisfaire la sienne sans trop lui en dire. Demainmatin j’irai à Coombe Tracey ; et si je peux voirMme Laura Lyons, de réputation douteuse, un grand pas serafait pour l’élucidation de l’une de nos énigmes. Je suiscertainement en train d’acquérir la prudence du serpent, carlorsque Mortimer me pressa un peu trop, je lui demandai à quellecatégorie appartenait le crâne de Frankland, et la craniologieoccupa la fin de notre promenade en voiture. Ce n’est pas pour rienque j’ai vécu cinq années avec Sherlock Holmes.

J’ai encore un autre incident à rapporter pour en terminer avecce jour de tempête et de cafard. Il a trait à une conversation queje viens d’avoir avec Barrymore, et qui m’a procuré un atout que jejouerai à mon heure.

Mortimer était resté à dîner ; après le repas il fit unécarté avec le baronnet. Le maître d’hôtel me servit le café dansla bibliothèque et je saisis l’opportunité de l’interroger.

« Eh bien, lui dis-je en exorde, votre célèbre parentest-il parti, ou se trouve-t-il encore tapi dans un coin de lalande ?

– Je ne sais pas, monsieur. Je prie le Ciel qu’il soitparti car il ne nous a apporté que des ennuis. Je n’ai pas eu deses nouvelles depuis la dernière fois où je lui ai déposé desvivres, ce qui remonte à trois jours.

– L’avez-vous vu cette nuit-là ?

– Non, monsieur. Mais quand je suis revenu le lendemain,les vivres avaient disparu.

– Donc il était encore là ?

– Sans doute, monsieur, à moins que ce ne soit l’autre quine les ait pris. »

Ma tasse de café s’arrêta à mi-chemin de mes lèvres. Jedévisageai Barrymore.

« Vous savez qu’il y a un autre homme ?

– Oui, monsieur. Il y a un autre homme sur la lande.

– L’avez-vous vu ?

– Non, monsieur.

– Alors comment connaissez-vous sa présence ?

– Selden m’a parlé de lui, monsieur, il y a une semaineenviron. Cet homme se cache lui aussi, mais d’après ce que j’aicompris ce n’est pas un forçat. Je n’aime pas cela, docteur Watson…Oui, je vous le dis tout net : je n’aime pascela ! »

Il parlait avec une passion soudaine.

« Allons, écoutez-moi Barrymore ! Dans cette affaireje n’ai en vue que les intérêts de votre maître. Si je suis venuici, c’est uniquement pour l’aider. Dites-moi en toute franchise ceque vous n’aimez pas. »

Barrymore hésita un instant, comme s’il regrettait de s’êtrelaissé aller, ou comme s’il trouvait difficile de traduire par desmots son sentiment profond.

« Tous ces manèges ! s’écria-t-il enfin en brandissantsa main vers la fenêtre toute éclaboussée de pluie. Il y a quelquepart un jeu déloyal, qui se joue, et beaucoup de scélératesse dansl’air, j’en jurerais ! Croyez-moi, monsieur : je seraisbien content de voir Sir Henry repartir pour Londres !

– Mais qu’est-ce qui vous inquiète ?

– Songez à la mort de Sir Charles ! Pas trèsnaturelle, en dépit des conclusions de l’enquête. Songez aux bruitsqu’on entend sur la lande à la nuit ! Je ne connais pas unhomme qui la traverserait, une fois le soleil couché, même s’ilétait payé pour le faire. Songez à cet étranger qui se cachelà-bas, qui guette et qui guette ! Que guette-t-il ? Quesignifie tout cet ensemble ? Certainement pas grand-chose debon pour n’importe quel Baskerville. Voilà pourquoi je serairudement content le jour où les nouveaux serviteurs de Sir Henrys’installeront au manoir !.

– Mais à propos de cet étranger, repris-je, ne pouvez-vousrien me préciser ? Qu’a dit Selden ? A-t-il découvertl’endroit où il se cache et ce qu’il manigance ?

– Il l’a vu une ou deux fois ; mais il n’est pasbavard, vous savez. D’abord il a cru que c’était un policier, maisil s’est bientôt rendu compte qu’il opérait pour son compte. Il luia fait l’impression d’une sorte de bourgeois, mais il n’a pas pudeviner ce qu’il faisait.

– Et où a-t-il dit qu’il vivait ?

– Parmi les vieilles maisons sur le flanc de lacolline ; les vieilles cabanes de pierre autrefois habitées.Mais comment se nourrit-il ?

– Selden a découvert qu’un jeune garçon est à son serviceet lui apporte tout ce dont il a besoin. Je crois qu’il se rend àCoombe Tracey pour ses achats.

– Très bien, Barrymore. Nous reparlerons de tout cela uneautre fois.  »

Quand le maître d’hôtel m’eût quitté, je me levai et me dirigeaivers la fenêtre noire ; à travers la vitre brouillée jecontemplai les nuages qui déferlaient, la silhouette oscillante desarbres secoués par le vent. Vue de l’intérieur d’une maison, lanuit était sinistre : que devait-elle être sur la lande ?Quelle dose de haine ne fallait-il pas pour amener un homme à setapir dans un lieu pareil ! Et quels pouvaient être lesdesseins ténébreux qui l’exposaient à de si dures épreuves !Oui, c’est là, dans cette cabane sur la lande, que devrait sesituer le centre du problème. Je jurai qu’un autre jour nes’écoulerait pas sans que j’eusse fait l’impossible pour résoudresur place le mystère qui m’intriguait.

Chapitre 11L’homme sur le pic

L’extrait de mon agenda personnel qui compose le chapitreprécédent a mené mon récit jusqu’au 18 octobre, date à laquelle lesévénements commencèrent à se précipiter vers leur terribleconclusion. Les épisodes des jours suivants sont à jamais gravésdans ma mémoire, et je peux les raconter sans faire appel aux notesque je pris à l’époque. Je pars donc du lendemain du jour oùj’avais recueilli deux éléments d’importance : le premierétant que Mme Laura Lyons de Coombe Tracey avait écrit à sirCharles Baskerville et lui avait donné rendez-vous à l’heure et aulieu même où il avait trouvé la mort ; le deuxième étant quel’inconnu du pic se cachait parmi les cabanes de pierres de lacolline. Ces deux faits étant en ma possession, je sentais que monintelligence ou mon courage seraient bien déficients si je neparvenais pas à dissiper quelques-unes des ombres quim’entouraient.

Je n’eus pas la possibilité de répéter au baronet ce que j’avaisappris sur Mme Lyons la veille au soir, car le docteurMortimer prolongea sa partie de cartes jusqu’à une heure avancée.Au petit déjeuner toutefois je l’informai de ma découverte et luidemandai s’il désirait m’accompagner jusqu’à Coombe Tracey. Il merépondit d’abord par l’affirmative, puis il réfléchit que si j’yallais seul, les résultats seraient peut-être meilleurs. Plus notrevisite revêtirait un caractère officiel, moins nous obtiendronssans doute de renseignements. Je quittai donc Sir Henry, non sansremords de conscience, et me mis en route pour ma nouvelleenquête.

Quand j’arrivai à Coombe Tracey, je dis à Perkins de mettre leschevaux à l’écurie, et je m’inquiétai de savoir où logeait MadameLaura Lyons ; sa maison était centrale et bien située. Unedomestique m’introduisit sans cérémonie, et quand j’entrai dans lepetit salon, une dame qui était assise devant une machine à écrirese leva d’un bond avec un agréable sourire de bienvenue. Le sourires’évanouit pourtant quand elle vit un inconnu ; elle se rassitet me pria de lui expliquer l’objet de ma visite.

La première impression provoquée par Mme Lyons était celled’une grande beauté. Ses yeux et ses cheveux étaient de la mêmecouleur châtain ; ses joues, bien que marquetées de taches derousseur, avaient un exquis éclat de brune… Oui, d’abord, onl’admirait. Mais un examen plus approfondi laissait place à lacritique : il y avait sur son visage quelque chose qui necadrait pas avec sa beauté parfaite ; une sorte de vulgaritédans l’expression, une certaine dureté du regard, un relâchement dela bouche… Mais ces détails bien sûr ne s’imposaient pas tout desuite à l’esprit. Sur le moment je fus simplement conscient qu’unetrès jolie femme m’interrogeait sur le motif de ma visite. Etjusque-là, je n’avais pas tout à fait apprécié la difficulté de mamission.

« J’ai le plaisir, dis-je, de connaître votrepère. »

C’était un exorde assez maladroit, et elle me le fit sentir.

« Tout est rompu entre mon père et moi, dit-elle. Je ne luidois rien, et ses amis ne sont pas les miens. Si je n’avais pasrencontré des cœurs généreux comme feu sir Charles Baskerville, parexemple, j’aurais pu mourir de faim sans que mon père s’en fûtsoucié.

– C’est à propos de feu sir Charles Baskerville que je suisvenu vous voir. »

Les taches de rousseur ressortirent sur ses joues.

« Que puis-je vous dire le concernant ? medemanda-t-elle, et ses doigts jouaient nerveusement avec lestouches de sa machine à écrire.

– Vous le connaissiez, n’est-ce pas ?

– Je vous ai déjà dit que je dois beaucoup à son bon cœur.Si je suis à même de me débrouiller seule, c’est surtout grâce àl’intérêt qu’il portait à ma difficile situation.

– Correspondiez-vous, avec lui ? »

Elle me jeta un regard méchant.

« Pourquoi toutes ces questions ? interrogea-t-elled’un ton brusque.

– Pour éviter un scandale public, il vaut mieux que je vousles pose ici, plutôt que de voir l’affaire se développer hors denotre contrôle. »

Elle se tut. Elle était très pâle. Finalement elle releva latête dans un geste de témérité et de défi.

« Bien. Je répondrai. Quelles sont vos questions ?

– Correspondiez-vous avec Sir Charles ?

– Je lui ai écrit une fois ou deux pour le remercier de sadélicatesse et de sa générosité.

– Vous rappelez-vous les dates de ces lettres ?

– Non.

– L’avez-vous rencontré ?

– Oui. Une fois ou deux, quand il venait à Coombe Tracey.C’était un homme très discret ; il préférait faire le bien encachette.

– Mais si vous l’avez vu et lui avez écrit si rarement,comment en savait-il assez sur vos affaires pour vousaider ? »

Elle franchit l’obstacle avec une décision rapide.

« Ils étaient plusieurs à connaître ma triste histoire et àm’aider. L’un était M. Stapleton, voisin et ami intime de SirCharles. Il a très bon cœur. C’est par son intermédiaire que SirCharles a été mis au courant. »

Je savais déjà que sir Charles Baskerville s’était servi àplusieurs reprises de Stapleton comme trésorier ; ladéclaration de la jolie dame pouvait donc être exacte.

« Avez-vous jamais écrit à Sir Charles une lettre luidemandant un rendez-vous ? »

Mme Lyons rougit de colère.

« En vérité, monsieur, cette question est plutôtextraordinaire !

– Je regrette, madame ; mais je dois vous laposer.

– Alors je réponds : non. Certainement non !

– Même pas le jour précisément où mourut SirCharles ? »

Le rouge disparut de ses joues, qu’envahit une pâleur mortelle.Ses lèvres sèches ne purent articuler le « non » que jelus plus que je ne l’entendis.

« Sûrement votre mémoire a une défaillance, repris-je. Jepourrais citer un passage de votre lettre : « Je vous enprie, si vous êtes un gentleman, brûlez cette lettre et soyez à dixheures devant votre porte. »

Je crus qu’elle s’était évanouie, mais au prix d’un effortimmense elle se redressa.

« Sir Charles n’était-il donc pas un gentleman ?haleta-t-elle.

– Vous êtes injuste à l’égard de Sir Charles. Il a bel etbien brûlé cette lettre. Mais il arrive qu’une lettre demeurelisible même après avoir été brûlée. Vous reconnaissez maintenantque vous l’avez écrite ?

– Oui, je l’ai écrite ! s’écria-t-elle en soulageantson âme dans un torrent de paroles. Je l’ai écrite,parfaitement ! Pourquoi le nierai-je ? Je n’ai pas à enrougir. Je voulais qu’il m’aide. Je croyais que si j’avais unrendez-vous avec lui je pourrais obtenir l’aide dont j’avaisbesoin..

– Mais pourquoi un rendez-vous à une heurepareille ?

– Parce que je venais d’apprendre qu’il partait pourLondres le lendemain et qu’il serait peut-être absent plusieursmois. Voilà pourquoi je ne pouvais pas me rendre plus tôt aumanoir.

– Mais pourquoi un rendez-vous dans le jardin et pas dansla maison ?

– Croyez-vous qu’une femme puisse se rendre seule à cetteheure tardive dans la maison d’un célibataire ?

– Eh bien ! que s’est-il passé quand vous êtes arrivéeprès de la porte ?

– Je n’y suis pas allée.

– Madame Lyons !

– Non ! Je vous le jure sur tout ce qu’il y a de plussacré. Je n’y suis pas allée. Quelque chose m’a empêchée d’yaller.

– Quoi donc ?

– C’est une affaire privée. Je ne peux pas vous en direplus.

– Vous reconnaissez donc que vous aviez un rendez-vous avecSir Charles, à l’heure et à l’endroit où il est mort, mais vousniez être allée à ce rendez-vous ?

– C’est la vérité. »

À nouveau je l’interrogeai et multipliai les questions, maiselle s’en tint à ce qu’elle m’avait juré.

« Madame Lyons, lui dis-je en me levant, vous prenez unelourde responsabilité et vous vous mettez dans une très mauvaisesituation en ne disant pas clairement tout ce que vous savez. Si jedois recourir à l’assistance de la police, vous mesurerez l’étenduede votre erreur. Si vous êtes innocente, pourquoi avez-vouscommencé par me déclarer que vous n’aviez pas écrit à Sir Charlesce jour-là ?

– Parce que je craignais qu’on n’en tirât une conclusionerronée et que je ne fusse mêlée à un scandale.

– Et pourquoi insistiez-vous tant pour que Sir Charlesbrûlât votre lettre ?

– Si vous aviez lu la lettre, vous ne me poseriez pas cettequestion.

– Je n’ai pas dit que j’avais lu toute la lettre.

– Vous m’en avez cité un passage.

– J’ai cité le post-scriptum. Comme je vous l’ai dit, lalettre avait été brûlée et tout n’était pas lisible. Je vousredemande encore une fois pour quelle raison vous insistiez pourque Sir Charles brûle cette lettre qu’il reçut le jour de samort ?

– Il s’agissait d’une affaire très personnelle.

– Alors comprenez que vous devriez songer à éviter uneenquête publique !

– Bien. Je vous le dirai. Vous avez appris mon malheureuxmariage ; vous savez donc que j’ai de multiples raisons de leregretter.

– Oui.

– Ma vie n’a été qu’une incessante persécution de la partd’un mari que je déteste. Il a la loi pour lui ; jour aprèsjour je me heurte à cette éventualité : il peut me forcer àvivre avec lui. Lorsque j’ai écrit à Sir Charles, j’avais apprisque je pourrais recouvrer mon indépendance, si j’avais de l’argentpour supporter certains frais. Cela signifiait pour moi des tas dechoses : tranquillité d’esprit, bonheur, dignité, tout. Jeconnaissais la générosité de Sir Charles, et j’ai pensé que, s’ilentendait mon histoire de ma propre bouche, il m’aiderait.

– Alors comment se fait-il que vous ne soyez pas allée aurendez-vous que vous aviez sollicité ?

– Parce qu’entre-temps j’avais reçu de l’aide d’une autresource.

– Pourquoi n’avez-vous pas récrit à Sir Charles pour vousexcuser ?

– Je l’aurai fait si je n’avais lu la nouvelle de sa mortdans le journal du lendemain. »

L’histoire de cette femme formait un tout cohérent ; mesquestions ne purent découvrir une faille. La seule vérificationpossible consistait à savoir si vraiment elle avait intenté uneprocédure de divorce contre son mari à l’époque du drame.

Il était peu vraisemblable qu’elle eût menti en affirmantqu’elle n’était pas allée à Baskerville Hall : il lui auraitfallu une voiture pour s’y rendre, et elle n’aurait pas pu rentrerà Coombe Tracey avant minuit. Une telle promenade n’aurait pudemeurer ignorée. Il était donc probable qu’elle disait la véritéou, du moins, une partie de la vérité. Je partis, découragé etdéconcerté. Une fois de plus je m’étais heurté à ce mur quisemblait boucher tous les chemins par lesquels j’essayais deparvenir à la lumière. Et pourtant plus je pensais à cette figurede femme, plus je sentais que tout ne m’avait pas été dit. Pourquoiavait-elle failli s’évanouir ? Pourquoi s’était-elle refusée àtoutes concessions jusqu’à ce qu’elles fussent arrachées les unesaprès les autres ? Pourquoi s’était-elle si peu manifestée àl’époque de la tragédie ? À coup sûr son comportement pouvaits’expliquer de façon moins innocente. Mais pour l’instant je nepouvais rien découvrir de plus dans cette direction : forcem’était donc de me tourner vers l’autre élément, qu’il me fallaitdénicher autour des cabanes de pierres sur la lande.

Direction bien vague elle aussi. Je m’en rendis compte sur lechemin du retour : toutes les collines conservaient desvestiges d’anciennes demeures datant de la préhistoire. La seuleindication de Barrymore avait été que l’inconnu vivait dans l’unede ces cabanes abandonnées ; or, plusieurs centainess’éparpillaient sur toute la lande. Mais heureusement, une premièreexpérience pouvait me guider, puisque j’avais vu l’homme lui-mêmeau haut du pic noir. Ce sommet serait le centre de mes recherches.De là j’explorerais chaque cabane jusqu’à ce que j’aie trouvé labonne. Si l’homme était dedans, j’apprendrais de sa propre bouche,au besoin sous la menace de mon revolver, qui il était et pourquoiil nous filait depuis si longtemps. Il avait pu nous échapper dansla foule de Regent Street, mais il lui serait plus difficile des’éclipser sur la lande déserte. Enfin, si je trouvais la cabanehabitée sans son locataire, je resterais dedans, le temps qu’ilfaudrait, jusqu’à son retour. Il avait fait la nique à Holmes dansLondres. Ce serait pour moi un véritable triomphe si je réussissaislà où mon maître avait échoué.

Dans cette enquête, la chance s’était constamment prononcéecontre nous ; elle vint enfin à mon aide sous les traits deM. Frankland, qui se tenait debout devant la grille de sonjardin, toujours rougeaud, toujours décoré de favoris blanchis. Sonjardin longeait en effet la route que Perkins avait prise.

« Bonjour, docteur Watson ! s’exclama-t-iljoyeusement. Il faut absolument que vous permettiez à vos chevauxde se reposer, et que vous rentriez pour prendre un verre de vin etme congratuler. »

Mes sentiments à son égard étaient plutôt mitigés après ce quej’avais appris de la manière dont il avait traité sa fille, mais jene désirais qu’une chose : renvoyer Perkins et le break aumanoir. L’occasion était trop bonne pour la laisser échapper. Jedescendis et priai Perkins d’avertir Sir Henry que je rentrerai àpied pour le dîner. Puis, je suivis Frankland dans sa salle àmanger.

« C’est pour moi un grand jour, monsieur !s’écria-t-il avec un petit rire de gorge. L’un de ces jours qu’onmarque d’un trait rouge sur son calendrier. J’ai remporté deuxvictoires. J’entends montrer aux gens d’ici que la loi est la loi,et que quelqu’un ne craint pas de l’invoquer. J’ai établi un droitde passage à travers le centre du parc du vieux Middleton, en pleindedans, à moins de cent mètres de sa propre porte. Que pensez-vousde cela ? Nous allons apprendre à ces magnats qu’ils n’ont pasle droit de piétiner les droits des bourgeois, le diable lesemporte ! Et j’ai fermé le bois où les gens de Femworthyavaient l’habitude d’aller pique-niquer. Ces voyous semblent croireque les droits des propriétaires n’existent pas, et qu’ils peuventse répandre n’importe où avec leurs journaux et leurs bouteilles.Les deux affaires ont été jugées, docteur Watson, tranchées toutesdeux en ma faveur. Je n’ai jamais vécu un jour pareil depuis quej’ai fait mettre sir John Morland en contravention parce qu’ilchassait dans sa propre garenne.

– Comment, au nom du Ciel, y êtes-vous parvenu ?

– Consultez les registres, monsieur. Cela vaut la peine deles lire. Frankland contre Morland ; j’ai dépensé deux centslivres, mais je l’ai eu.

– En avez-vous tiré un avantage ?

– Aucun, monsieur, aucun ! Je suis fier de dire que jen’avais pas le moindre intérêt dans l’affaire. J’agis entièrementsous l’inspiration du droit public. Je suis sûr, par exemple, queles voyous de Femworthy me brûleront en effigie ce soir. Ladernière fois qu’ils le firent, je déclarai à la police qu’ondevrait interdire ces exhibitions déplacées. La police du comté,monsieur, est déplorable : elle ne m’a pas accordé laprotection à laquelle j’ai droit. L’affaire Frankland contre lareine attirera l’attention du public. J’ai dit à la police qu’elleregretterait son manque d’égards, et déjà je tiens parole.

– Comment cela ? »

Le vieil homme prit un air fin.

« Parce que je pourrais dire aux policiers ce qu’ilsmeurent d’envie de savoir ; mais pour rien au monde jen’aiderais cette racaille. »

J’étais en train de chercher une excuse pour prendre congé, maisj’eus soudain envie d’entendre la suite de ce bavardage. Jeconnaissais trop la nature contrariante du vieux pêcheur pouroublier qu’un signe d’intérêt trop marqué arrêterait sesconfidences : aussi je m’efforçai à l’indifférence.

– Une affaire de braconnage ? fis-je.

– Ah ! ah ! mon garçon, une affaire beaucoup plusimportante ! Tenez, le forçat sur la lande… »

Je sursautai.

« Vous ne prétendez pas connaître sa cachette ?

– Je ne connais peut-être pas exactement sa cachette, maisje suis sûr que je pourrais aider la police à lui mettre le grappindessus. N’avez-vous jamais pensé que le meilleur moyen del’attraper, consistait à découvrir où il se procurait des vivres,et à le pister, à partir de là ? »

Il paraissait se rapprocher très désagréablement de lavérité.

« Sans doute, répondis-je. Mais comment savez-vous qu’ilest quelque part sur la lande ?

– Je le sais parce que j’ai vu de mes propres yeux lemessager qui lui apporte de la nourriture. »

J’eus pitié de Barrymore. C’était grave de tomber au pouvoir dece vieux touche-à-tout ! Mais la phrase suivante mesoulagea.

« Vous serez bien étonné si je vous dis que c’est un enfantqui lui apporte ses provisions. Je le vois passer chaque jour,grâce à mon télescope sur le toit. Il suit le même sentier, à lamême heure ; et auprès de qui se rendrait-il sinon duforçat ? »

La chance me souriait ! Mais je me gardai bien demanifester le moindre intérêt. Un enfant ! Barrymore m’avaitdit que notre inconnu était ravitaillé par un jeune garçon. C’étaitdonc cette piste, et non celle du forçat, que surveillaitFrankland. Si je pouvais être mis dans le secret du télescope, unechasse pénible et longue me serait épargnée. L’incrédulité etl’indifférence demeuraient mes atouts majeurs.

« Cet enfant doit plutôt être le fils d’un fermier desenvirons qui apporte à son père le repas de midi ; vous necroyez pas ? » La moindre contradiction faisait exploserle vieil autocrate. Il me jeta un regard venimeux et ses favoris sehérissèrent comme le poil d’un chat en colère.

« Vraiment, monsieur ? me dit-il en me montrant lalande. Voyez-vous le pic noir là-bas ? Bon. Voyez-vous lapetite colline coiffée d’un roncier derrière le pic ? C’estl’endroit le plus pierreux de la lande. Est-ce là qu’un bergerferait paître son troupeau ? Votre supposition, monsieur, estidiote ! »

Je me bornai à répondre que j’avais parlé sans connaître lesfaits. Cette apparente soumission plut au vieux bonhomme, qui selaissa aller à d’autres confidences…

« Vous pouvez être sûr, monsieur, que mon opinion reposesur des bases solides. J’ai vu et revu l’enfant avec son paquet.Chaque jour, parfois à deux reprises dans la journée, j’ai étécapable… Mais attendez donc, docteur Watson ! Mes yeux metrompent-ils, ou bien quelque chose ne se déplace-t-il point sur leflanc de la colline ? »

La distance était de plusieurs kilomètres, mais distinctement jepus voir un petit point noir contre le gris et le vert.

« Venez, monsieur ! cria Frankland en se précipitantdans l’escalier. Vous verrez de vos propres yeux et vous jugerezpar vous-même ! »

Le télescope, formidable instrument monté sur un trépied,dressait sa lunette sur le toit plat de la maison. Frankland collason œil contre le viseur et poussa un petit cri de plaisir.

« Vite, docteur Watson, vite ! Avant qu’il soit del’autre côté de la colline… »

C’était lui, sans aucun doute : un jeune garçon, avec unpetit ballot sur l’épaule, gravissait lentement la colline. Quandil eut atteint la crête, sa silhouette se détacha sur le froid cielbleu. Il regarda autour de lui, comme quelqu’un qui aurait eu peurd’être suivi. Puis il disparut de l’autre côté de la colline.

« Alors, ai-je raison ?

– Il est certain que voilà un jeune garçon qui paraiteffectuer une mission secrète.

– Et la nature de cette mission, même un policier du comtépourrait la deviner. Mais la police ne saura rien par moi, et jevous commande le secret à vous aussi, docteur Watson. Pas un mot àquiconque ! Me comprenez-vous ?

– Comme vous voudrez.

– La police m’a traité d’une façon honteuse !Honteuse… Quand les faits sortiront dans l’affaire Frankland contrela reine, je vous prie de croire que le pays sera secoué par uneviolente indignation. Pour rien au monde je n’aiderais la police.Car elle ne souhaiterait qu’une chose, c’est que ce soit moi, etnon mon effigie, qui soit brûlé en place publique par ces voyous.Comment ! Vous partez ? Allons, vous allez m’aider àvider la bouteille pour fêter ce grand événement ! »

Mais je résistai à son invitation et le dissuadai de meraccompagner. Je pris la route et m’y maintins tant qu’il pouvaitme suivre du regard ; puis je coupai par la lande et me hâtaivers la colline pierreuse où l’enfant avait disparu. Tout m’était àprésent favorable, je me sentais le vent en poupe, et je jurai quece ne serait ni par manque de persévérance ni d’énergie que jegâcherais la chance que m’offrait la fortune.

Quand j’atteignis le sommet de la colline, le soleil était déjàbas ; les longues pentes, au-dessous de moi, se montraientd’un côté d’un vert doré et toutes grises de l’autre. Une brumelongeait l’horizon d’où surgissaient les contours fantastiques deBelliver et de Vixen Tor. Toute la vaste étendue était muette etimmobile. Un grand oiseau, une mouette ou un courlis, planait trèshaut dans le ciel bleu. Lui et moi semblions être les deux uniquesêtres vivants entre la voûte céleste et le désert de la terre. Ledécor dénudé, le sentiment de solitude, le mystère de l’urgence dema mission, tout cela se conjugua pour me faire frissonner. Lejeune garçon était invisible. Mais au-dessous de moi, dont un creuxentre les collines, se dessinait un cercle de vieilles cabanes depierres ; au centre j’en vis une qui était pourvue d’une sortede toit qui pouvait protéger quelqu’un contre les intempéries. Moncœur battit plus fort. Là devait s’abriter l’inconnu. Enfin, sonsecret était à portée de ma main !

Quand j’approchai de la cabane, d’un pas aussi circonspect quicelui de Stapleton quand il s’apprêtait à abattre son filet sur unpapillon, je me rendis compte que l’endroit avait été récemmenthabité. Un vague chemin parmi les rocs conduisait à l’ouverturesurbaissée qui servait de porte. Tout à l’intérieur étaitsilencieux. Peut-être l’inconnu dormait-il ; peut-êtrefaisait-il une ronde sur la lande. Mes nerfs se tendirent sousl’excitation de l’aventure. Je jetai ma cigarette, je refermai unemain sur la crosse de mon revolver, je marchai doucement jusqu’à laporte. Je jetais un coup d’œil. Personne.

Mais j’étais sur la bonne piste. L’inconnu vivait assurémentici. Quelques couvertures roulées dans un imperméable étaient surla même dalle de pierre où avait jadis sommeillé l’hommenéolithique. Dans une grille grossière, des cendres étaient àcôté du foyer où il y avait quelques ustensiles de cuisine à demiplein d’eau. Des boites de conserve vides révélaient que l’endroitétait habité depuis quelque temps ; d’ailleurs, lorsque mesyeux se furent accoutumés à la pénombre, je vis un gobelet etbouteille à demi vidée qui étaient rangés dans un coin. Au milieude la cabane, une pierre plate servait de table ; sur cettetable, était posé un petit paquet de toile : celui, sansdoute, que j’avais vu par le télescope juché sur l’épaule du jeunegarçon. Il contenait une miche de pain, une boite de langue fumée,et deux boîtes de pêches au sirop. Au moment où je le reposaisaprès en avoir examiné le contenu, mon cœur tressauta dans mapoitrine : je n’avais pas vu un morceau de papier disposéau-dessous ; il portait quelque chose d’écrit. Je le levai àla lumière et lus, griffonné au crayon :

« Le docteur Watson est allé à Coombe Tracey. »

Pendant une minute je demeurai là avec le papier à la main,cherchant à deviner le sens de ce bref message. C’était donc moi,et non Sir Henry, qui était pisté par cet inconnu ? Il nem’avait pas suivi lui-même, mais il m’avait fait suivre par l’un deses acolytes dont j’avais le rapport sous les yeux. Peut-êtren’avais-je pas fait un seul pas sur la lande qui n’eût été observéet rapporté. Je me trouvais toujours en face de cette forcemystérieuse, de ce réseau tendu autour de nous avec autantd’habileté que d’efficacité et qui nous retenait si délicatementque l’on se rendait à peine compte qu’on était dessous.

S’il y avait un rapport, d’autres avaient sûrement précédécelui- là. Je fis le tour de la cabane pour en retrouver trace.Mais en vain. J’échouai également à découvrir quelque chose qui pûtme préciser les desseins ou l’origine de l’habitant de cet endroitsingulier. Il devait avoir des goûts de Spartiate et se soucierbien peu des agréments de l’existence ! Quand je réfléchis auxlourdes pluies et quand je regardai vers le toit béant, je comprisà quel point devait être puissant, invincible, le mobile quil’obligeait à vivre dans une demeure aussi inhospitalière. Était-ilnotre ennemi, ou notre ange gardien ? Je me promis de ne pasquitter la cabane avant d’avoir levé mes doutes.

Dehors le soleil s’inclinait vers l’horizon ; l’ouests’embrasait de pourpre et d’or qui se réfléchissaient dans lesmares du grand bourbier de Grimpen. Je voyais les deux tours deBaskerville Hall et le lointain brouillard de fumée qui m’indiquaitl’emplacement du village de Grimpen. Entre les deux, derrière lacolline, vivaient les Stapleton. Tout respirait la douceur et latranquillité. Cependant j’étais loin de partager la paix de lanature : je frémissais en pensant au genre d’entretien quej’allais avoir ; chaque minute en rapprochait l’échéance.Terriblement énervé, mais décidé à tenir jusqu’au bout, je m’assisdans le coin le plus sombre de la cabane et j’attendais avec unepatience morose l’arrivée de son locataire.

Je l’entendis enfin. Au loin retentit le bruit sec d’unechaussure heurtant une pierre, puis une autre pierre crissa, etencore une autre ; le pas se rapprochait. Je me recroquevillaidans mon angle, j’armai mon revolver, et je résolus de ne pas medécouvrir avant d’avoir vu l’inconnu. Je n’entendis plus rien. Ils’était arrêté. Puis les pas résonnèrent à nouveau, devinrent deplus en plus nets ; une ombre tomba en travers de l’ouverturede la cabane.

« C’est une magnifique soirée, mon cher Watson, dit unevoix familière. Je crois vraiment que vous serez plus à l’aisedehors que dedans. »

Chapitre 12La mort sur la lande

Pendant quelques secondes je demeurai sans voix, privé desouffle, incapable d’en croire mes oreilles. Puis, je récupérai messens et la parole, tandis qu’un énorme poids de responsabilité sedéchargeait de mon âme. Cette voix froide, incisive, ironique, nepouvait appartenir qu’à un seul homme au monde.

« Holmes ! m’écriai-je. Holmes !

– Sortez donc, me dit-il. Et, s’il vous plaît, faîtesattention à votre revolver ! »

Je me faufilai sous le linteau vétuste ; il était assisdehors sur une pierre, et ses yeux gris dansaient de plaisir amusédevant mon ahurissement. Il avait maigri, il était las ;cependant il avait gardé l’œil clair et le geste alerte ; sonvisage aigu était bronzé par le soleil, sa peau avait souffert duvent. Avec son costume de tweed et sa casquette de drap, ilressemblait à un touriste, et il s’était débrouillé, en vertu decette propreté féline qui était l’une de ses caractéristiques, pouravoir le menton aussi bien rasé et du linge aussi net que s’il setrouvait à Baker Street.

« Jamais une rencontre ne m’a rendu plus heureux !balbutiai-je en lui serrant la main.

– Ni plus surpris, eh ?

– Je l’avoue !

– La surprise n’est pas que de votre côté, je vousassure ! Je ne me doutais nullement que vous aviez découvertmon refuge d’occasion, encore moins que vous vous trouviez àl’intérieur, avant d’être arrivé à vingt pas d’ici.

– L’empreinte de mes souliers, j’imagine ?

– Non, Watson. Figurez-vous que je ne me crois pas capablede reconnaître vos empreintes entre toutes les empreintes au monde.Mais si vous désirez vraiment me faire illusion, changez alors demarque de cigarettes ; car quand je vois un mégot avecl’inscription Bradley, Oxford Street, je sais que mon ami Watsonest dans les environs. Vous pouvez examiner votre mégot : vousl’avez jeté à côté du sentier. Vous vous en êtes débarrassé, sansdoute, au moment suprême de vous lancer à l’assaut contre la cabanevide ?

– Exactement.

– C’est ce que je me suis dit. Et, connaissant votreadmirable ténacité, j’ai deviné que vous étiez assis en embuscade,une arme dans chaque main, attendant le retour du locataire. Vousme preniez donc pour le criminel ?

– Je ne savais pas qui vous étiez, mais j’étais résolu àvous identifier coûte que coûte.

– Bravo, Watson ! Et comment m’avez-vouslocalisé ? Peut-être m’avez-vous aperçu, le soir de la chasseau convict, quand j’ai été assez imprudent pour permettre à la lunede se lever derrière moi ?

– Oui, je vous ai aperçu.

– Et vous avez depuis fouillé toutes les cabanes avant deparvenir à celle-ci ?

– Non. Votre jeune garçon a été repéré, c’est ce qui m’apermis de déterminer votre secteur.

– Le vieux gentleman au télescope, je parie ! Je n’ycomprenais rien quand j’ai vu la première fois la lumière seréfléchir sur les verres… »

Il se leva et alla scruter l’intérieur de la cabane.

« Ah ! je vois que Cartwright m’a apporté quelquesprovisions ! Que me dit-il ? Tiens, vous êtes allé àCoombe Tracey, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Pour voir Mme Laura Lyons ?

– Exactement.

– Très bien ! Nos recherches ont évidemment suivi desdirections parallèles ; quand nous aurons collationné nosrésultats, nous aurons sûrement une vue claire de l’affaire.

– Ah ! Holmes, je suis heureux du fond de mon cœur quevous soyez ici ! Car vraiment ma responsabilité et le mystèredevenaient trop lourds pour mes nerfs. Mais par quel miracleêtes-vous venu sur la lande et qu’avez-vous fait ? Je pensaisque vous étiez à Baker Street en train de travailler sur l’affairedu chantage ?

– C’est ce que je désirais vous faire croire.

– Ainsi vous vous servez de moi, et pourtant vous ne vousfiez pas à moi ! m’écriai-je avec amertume. Je pense que jemériterais mieux de vous, Holmes.

– Mon cher ami, vous avez été pour moi un auxiliaireinappréciable dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, etje vous prie de me pardonner si j’ai paru vous jouer un tour. Envérité c’était dans votre intérêt que j’ai agi ainsi, et c’étaitparce que je ne sous-estimais pas le danger que vous couriez que jesuis venu me rendre compte personnellement. Si je vous avaisrejoint, vous et Sir Henry, ma présence aurait averti nos trèsformidables adversaires de se tenir sur leurs gardes. J’ai donc pume débrouiller comme je ne l’aurais sûrement pas fait, si j’avaislogé au manoir. Je reste dans l’affaire un facteur inconnu, prêt àintervenir de tout mon poids au moment opportun.

– Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?

– Si vous aviez été prévenu, cela n’aurait rien facilité etj’aurais pu être reconnu. Vous auriez voulu me dire quelque chose,ou par gentillesse vous auriez désiré m’apporter un peu de confortsupplémentaire, et un risque inutile aurait été couru. J’ai emmenéCartwright, dont vous vous souvenez : le petit bonhomme del’Express Office. Il a pourvu à mes besoins les plus simples :une miche de pain et un col propre. Que peut souhaiter de plus unmortel ? Il m’a donné de surcroît une paire d’yeuxsupplémentaires sur une paire de jambes très agiles : ce quim’a été incomparablement utile.

– Mes rapports ont donc été rédigés en pureperte ! »

Ma voix trembla quand je me rappelai les peines, et la fierté,que j’avais prises pour les écrire.

Holmes tira de sa poche un rouleau de papiers.

« Les voici, mon cher ami, et très soigneusement épluchés,je vous assure ! J’avais pris d’excellentes dispositions etils n’ont été retardés que d’un jour. Je dois vous complimentertrès sincèrement pour le zèle et l’intelligence dont vous aveztémoigné à propos d’une affaire extraordinairementdifficile. »

La chaleur des louanges de Holmes m’apaisa immédiatement. Jesentis qu’il avait eu raison d’agir comme il l’avait fait, et qu’ilvalait beaucoup mieux que sa présence fût restée ignorée sur lalande.

« Ah ! je préfère ceci ! me dit-il en observantla détente de mes traits. Et maintenant dites-moi le résultat devotre visite à Mme Laura Lyons.. Il m’était facile de devinerque c’était en son honneur que vous étiez allé à Coombe Tracey, carelle est la seule personne de l’endroit capable de nous dépannerdans l’affaire. »

Et il ajouta :

« En fait, si vous n’étiez pas allé aujourd’hui, il estvraisemblable que j’y serais allé demain. »

Le soleil s’était couché et le crépuscule descendait sur lalande. L’air s’était rafraîchi ; aussi nous retirâmes-nousdans la cabane pour avoir chaud. Là, assis dans la pénombre, jeracontai à Holmes mon entretien avec Mme Lyons. Il était siintéressé que je dus lui répéter deux fois.

« Voilà qui est de la plus haute importance ! fit-ilquand j’eus achevé. Voilà qui comble une lacune. Vous savezpeut-être qu’une grande intimité existe entre cette dame etStapleton ?

– Non.

– Aucun doute là-dessus. Ils se rencontrent, s’écrivent…Bref, ils s’entendent à merveille. Ce qui nous met entre les mainsune arme puissante. Si seulement je pouvais détacher sa femme.

– Sa femme ?

– Je vous fournis à présent quelques renseignements enretour de ceux que vous m’avez communiqués. La femme qui passe icipour Mlle Stapleton est en réalité Mme Stapleton, sonépouse.

– Grands Dieux, Holmes ! Êtes-vous sûr de ce que vousdites ? Comment aurait-il pu permettre à Sir Henry de luifaire la cour ?

– La cour de Sir Henry ne pouvait nuire à personne sauf àSir Henry. Stapleton a veillé tout particulièrement à ce que SirHenry ne fasse pas sa cour à cette dame et à ce qu’ils ne tombentpoint amoureux l’un de l’autre, comme vous l’avez vous-mêmeobservé. Je vous répète que cette dame est sa femme et non sasœur.

– Mais pourquoi cette tromperie calculée ?

– Parce qu’il prévoyait qu’elle pourrait lui être beaucoupplus utile sous les apparences d’une femme libre. »

Tous mes instincts refrénés, mes soupçons vagues se précisèrentsoudain pour se centrer sur le naturaliste. En cet hommeimpassible, terne, coiffé de son chapeau de paille et maniant sonfilet à papillons, je commençai à voir quelqu’un de terrible :une créature douée d’une ruse et d’une patience infinies, lesourire aux lèvres et le meurtre dans le cœur.

« C’est donc lui qui est notre ennemi ?… lui qui nousa filés dans Londres ?

– Voilà comment je lis la devinette.

– Et l’avertissement ? Il aurait émanéd’elle ?

– Exactement. »

Une scélératesse monstrueuse, mi-visible mi-indistincte, seprofila dans la nuit qui m’avait si longtemps inquiété.

« Mais êtes-vous sûr de cela, Holmes ? Commentsavez-vous que sa sœur… est sa femme ?

– Parce qu’il s’est oublié jusqu’à vous conter un passagede son autobiographie la première fois qu’il vous a rencontré. Jedois dire qu’il l’a amèrement regretté depuis. Il fut autrefoisprofesseur dans un collège du nord de l’Angleterre. Or, rien n’estplus facile que de retrouver la trace d’un professeur. Il y a desagences spécialisées dans la pédagogie, grâce auxquelles on peutretrouver tout homme qui a été professeur. Une courte enquête m’arévélé qu’un collège du Nord avait été mené à la ruine dans desconditions atroces, et que son directeur, dont le nom n’était pasStapleton, avait disparu en compagnie de sa femme. Les signalementsconcordaient. Quand j’ai appris que le directeur en question étaitun entomologiste fervent, je n’ai plus eu aucun doute. »

Ma nuit commençait à s’éclaircir ; des ombres subsistaientcependant.

« Si cette femme est réellement son épouse, que vient faireMme Laura Lyons ?

– C’est l’un des points sur lesquels votre enquête aprojeté un peu de lumière. Votre entretien avec la dame résout pourmoi quantité de problèmes. Je ne savais rien d’un divorce projetéentre elle et son mari. Dans ce cas, elle a cru que Stapleton étaitcélibataire et elle comptait devenir sa femme.

– Et quand elle sera détrompée ?…

– Alors, Watson, nous trouverons peut-être la dame disposéeà nous servir. Notre première tâche est de la voir, demain, tousles deux. Ne pensez-vous pas, Watson, que vous négligez quelque peuvos devoirs ? Vous devriez être à BaskervilleHall ! »

Les derniers rayons rouges s’étaient affadis à l’ouest et lanuit s’installait sur la lande. Des étoiles pâles luisaient dans leciel violet.

« Une dernière question, Holmes ! dis-je en me levant.Point n’est besoin de secret entre nous. Que signifie toutel’affaire ? Qui poursuit-il ? »

Holmes baissa la voix pour me répondre.

« C’est une affaire de meurtre, Watson : de meurtreraffiné, exécuté de sang-froid, délibéré. Ne me demandez pas dedétails. Mes filets sont près de se refermer sur lui, comme lessiens menacent de près Sir Henry. Grâce à vous il est déjà presqueà ma merci. Un seul danger peut encore nous menacer : qu’ilfrappe avant que nous soyons prêts, nous, à frapper. Dansvingt-quatre heures, deux jours peut-être, j’aurai mon dossiercomplet. Mais jusque-là remplissez votre office avec autant devigilance qu’une mère en mettrait pour garder son petit enfant.Votre mission d’aujourd’hui se trouve justifiée ; cependantj’aurais préféré que vous ne l’eussiez quitté d’une semelle…Attention ! »

Un hurlement terrible… Un cri prolongé d’horreur et d’angoissedéchira le silence de la lande, glaça mon sang.

« Oh ! mon Dieu ! balbutiai-je. Qu’est-ce ?Qui est-ce ? »

Holmes avait bondi. Je vis sa silhouette sombre et athlétiquedevant la porte de la cabane ; épaules basses, tête projetéeen avant pour fouiller l’obscurité.

« Silence ! » chuchota-t-il.

Le cri, étant donné sa violence, avait puissamment retenti, maisil était parti de loin sur la plaine ombreuse. Soudain il éclatadans nos oreilles, plus proche, plus pressant.

« Où est-ce ? » chuchota Holmes.

Le frémissement de sa voix me révéla que lui, l’homme de fer,était bouleversé jusqu’au tréfonds de l’âme.

« Où est-ce, Watson ?

– Par là, je pense ! »

Dans le noir j’indiquai une direction.

« Non, c’est par ici ! »

De nouveau le cri d’agonie transperça le calme de la nuit :plus fort encore et tout près. Mais un autre bruit se mêla àcelui-là : un grondement murmuré, musical et pourtantmenaçant, dont la note montait et retombait comme le sourd murmureperpétuel de la mer.

« Le chien ! s’écria Holmes. Venez, Watson !Courons ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! »

Il s’était élancé sur la lande de toute la vitesse de sesjambes ; je le suivis sur ses talons. Mais quelque part sur leterrain raviné, juste en face de nous, jaillit un dernier hurlementde terreur, suivi d’un lourd bruit mat. Nous nous arrêtâmes pourécouter. Plus aucun bruit ne troublait le silence de la nuit sansvent.

Je vis Holmes porter la main à son front comme un homme ivre. Iltapa du pied.

« Nous sommes battus, Watson. Il est trop tard.

– Non, sûrement pas !

– Fou que j’étais de retenir ma main ! Et vous,Watson, voyez la conséquence de votre abandon de poste ! Maispar le Ciel, si le pire est arrivé, nous levengerons ! »

Nous courûmes dans la nuit, sans rien voir, butant contre despierres, traversant des buissons d’ajoncs, soufflant en escaladantdes côtes, fonçant dans la direction d’où avait retenti les cris deterreur. Sur chaque élévation de terrain, Holmes regardait autourde lui, mais l’ombre sur la lande était épaisse ; rien nebougeait sur sa surface hostile.

« Voyez-vous quelque chose ?

– Rien.

– Chut ! Écoutez ! »

Un gémissement plaintif s’éleva sur notre gauche. De ce côté unecrête de rochers se terminait par un escarpement abrupt quisurplombait une pente jalonnée de pierres. Et sur cette pente étaitétalé un objet noir, imprécis. Nous nous en approchâmes et cecontour vague se précisa : un homme était étendu face contreterre, le visage rabattu formait un angle atroce, les épaulesétaient arrondies et le corps tassé sur lui-même comme pour un sautpérilleux. Cette attitude était si grotesque que j’eus du mal àcomprendre que le gémissement avait été l’envol d’une âme. Quandnous nous penchâmes sur le corps, il n’exhala pas une plainte, ilne bougea pas. Holmes posa une main sur lui et la retira enpoussant une exclamation d’horreur. Il frotta une allumette ;à sa lueur nous vîmes que ses doigts étaient poissés de sang etqu’une mare sinistre s’élargissait à partir du crâne écrasé. Maiselle nous révéla quelque chose de plus : le cadavre étaitcelui de Sir Henry Baskerville !

Comment aurions-nous pu oublier la teinte un peu spéciale,rouille, du costume de tweed qu’il portait le jour où il se rendità Baker Street ? Nous le reconnûmes au moment où l’allumettes’éteignit sous le vent comme l’espoir dans nos cœurs. Holmesgronda. Dans la nuit je distinguai qu’il était livide.

« La brute ! Oh ! la brute ! m’exclamai-jeen me tordant les mains. Oh ! Holmes, jamais je ne mepardonnerai de l’avoir abandonné à son destin !

– Je suis plus à blâmer que vous, Watson. Afin d’avoir undossier complet et bien établi, j’ai sacrifié la vie de mon client.C’est le coup le plus dur de toute ma carrière. Mais commentpouvais-je savoir… ? Comment aurais-je pu prévoir qu’il serisquerait seul sur la lande malgré mes avertissements ?

– Dire que nous avons entendu ses cris… quels cris,Seigneur !… Et que nous avons été incapables de lesauver ! Où est cette brute de chien qui l’a faitmourir ? Il doit être tapi derrière quelque rocher… EtStapleton, où est-il ? Il répondra de cette mort !

– Oh ! oui ! J’y veillerai ! L’oncle et leneveu ont été assassinés : l’un épouvanté jusqu’à en mourirpar la vue de cet animal sauvage, l’autre trouvant la mort pouressayer de lui échapper. Il nous reste à prouver la relation entrel’homme et le chien. Mais en dehors de ce que nous avons entendu,nous ne pouvons même pas jurer de l’existence de la bête, puisqueSir Henry est mort, évidemment, d’une chute ! Tout de même,Stapleton a beau être astucieux, il sera à ma merci avant qu’unautre jour se soit écoulé ! »

Nous nous tenions de chaque côté du cadavre, complètementbouleversés par la soudaineté de ce désastre irrévocable qui étaitla piteuse conclusion de tous nos efforts. La lune se leva :nous grimpâmes alors sur l’escarpement d’où était tombé notrepauvre ami ; de sa crête nous inspectâmes la lande mi-argentmi-plomb. Au loin, à plusieurs kilomètres de là, dans la directionde Grimpen, brillait une petite lumière jaune immobile : ellene pouvait provenir que de l’habitation isolée des Stapleton. Jebrandis mon poing et le maudis.

« Pourquoi ne pas aller le capturer tout desuite ?

– Notre dossier n’est pas complet. Le gaillard est avisé,rusé au dernier degré. Ce qui compte, ce n’est pas ce que noussavons, mais ce que nous pouvons prouver. Si nous faisons lemoindre faux pas, il peut nous échapper.

– Alors, que faire ?

– Nous aurons demain une journée chargée. Ce soir nous nepouvons que nous acquitter de nos derniers devoirs envers notrepauvre ami. »

Nous redescendîmes ensemble de l’escarpement et nous revînmesauprès du cadavre. L’affreux spectacle de ces membres brisés me fitmal ; des larmes me vinrent aux yeux.

« Il faut que nous allions chercher du secours,Holmes ! Nous ne pouvons pas le transporter ainsi jusqu’aumanoir. Grands Dieux, êtes-vous devenu fou ? »

Il avait poussé une exclamation en se penchant au-dessus ducorps ; et à présent il dansait, riait, me serrant les mains àles briser. Était-ce là mon ami si maître de lui, si austère ?La colère l’avait rendu fou, sûrement !

« Une barbe ! L’homme a une barbe !

– Ce n’est pas le baronnet ! C’est… Eh bien, c’est monvoisin, le forçat ! »

Fébrilement nous retournâmes le cadavre : une barbe hirsutepointa vers la lune claire et froide. Aucun doute ! Ce frontsourcilleux, ces yeux d’animal sauvage, ce faciès bestial… c’étaitbien la tête que j’avais vue éclairée par la lueur de la bougieentre les rochers : la tête de Selden, le criminel évadé.

Alors tout devint clair dans mon esprit. Je me rappelais que lebaronnet m’avait dit qu’il avait donné à Barrymore sa vieillegarde-robe. Barrymore en avait fait cadeau à Selden pour qu’il pûtfuir. Les chaussures, la chemise, le chapeau appartenaient à SirHenry. Certes le drame demeurait terrible, mais du moins cet hommeavait mérité la mort selon les lois de son pays. J’expliquais letout à Holmes. Mon cœur débordait de gratitude et de joie.

« Dans ce cas, c’est à cause des vêtements qu’il est mort,me répondit-il. Il est évident que le chien a été mis sur la pistepar un objet quelconque appartenant à Sir Henry : la chaussurequi lui a été volée à l’hôtel, selon toute probabilité. Il y apourtant un dernier mystère : comment, dans la nuit, Seldena-t-il su que le chien était lancé à ses trousses ?

– Il l’a entendu.

– Le fait d’entendre un chien sur la lande n’aurait paspoussé un homme endurci comme ce forçat au paroxysme de la terreur.Songez qu’en appelant ainsi au secours, il risquait d’être repris.D’après ses cris il a dû courir longtemps après avoir su que lechien était sur sa trace. Mais comment l’a-t-il su ?

– Un plus grand mystère existe selon moi, Holmes :pourquoi ce chien, en supposant que toutes nos hypothèses soientfondées…

– Je ne suppose pas, Watson !

– Bon. Pourquoi, donc, ce chien a-t-il été lâché cettenuit ? Je présume qu’il n’est pas constamment en liberté surla lande. Stapleton ne l’aurait pas lâché s’il n’avait pas eu motifde croire que Sir Henry allait venir ici.

– Des deux mystères, le mien est le plus formidable ;car je pense que d’ici très peu de temps le vôtre nous seraexpliqué, tandis que le mien demeurera éternellement un mystère. Laquestion qui se pose maintenant est celle-ci : qu’allons-nousfaire du cadavre de ce malheureux ? Nous ne pouvons pasl’abandonner en pâture aux renards et aux corbeaux !

– Nous pourrions le transporter dans l’une des cabanesjusqu’à ce que nous ayons alerté la police.

– Parfaitement. Nous serons capables de le porterjusque-là. Oh ! oh ! Watson, qui est-ce ? Voicinotre homme en personne, merveilleux d’audace ! Pas un mot quipuisse lui indiquer nos soupçons… Pas un mot, Watson, sinon tousnos plans sont anéantis ! »

Un homme avançait en effet vers nous, j’aperçus la lueur rougede son cigare. La lune l’éclairait : c’était bien l’alluresémillante et désinvolte du naturaliste. Il s’arrêta net quand ilnous vit, puis reprit sa marche.

« Comment, docteur Watson, c’est vous ? Vous êtes bienle dernier que je serais attendu à rencontrer sur la lande à cetteheure de la nuit. Mais mon Dieu, qu’est cela ? Quelqu’una-t-il été blessé ? Oh ! ne me dites pas… ne me dites pasque c’est notre ami Sir Henry ! »

Il s’était précipité sur le cadavre. Je l’entendis aspirerbrusquement de l’air ; le cigare lui tomba des doigts.

« Qui…Qui est-ce ? balbutia-t-il.

– C’est Selden, le forçat qui s’était évadé dePrincetown. »

Stapleton tourna vers nous un visage hagard : mais dans uneffort de tout son être, il surmonta sa stupéfaction et sadéception. Son regard pénétrant alla de Holmes à moi.

« Mon Dieu ! Quelle affaire ! Comment est-ilmort ?

– Il semble qu’il se soit rompu le cou en tombant de cetescarpement. Mon ami et moi étions en train de nous promener sur lalande quand nous l’avons entendu crier.

– J’ai entendu un cri, moi aussi. C’est ce qui m’a poussédehors. J’étais inquiet au sujet de Sir Henry.

– Pourquoi de Sir Henry en particulier ? ne puis-jem’empêcher de lui demander.

– Parce que je l’avais invité à venir à Merripit. Comme iltardait, j’étais étonné ; et, tout naturellement, j’aicommencé à m’alarmer sérieusement quand j’ai entendu des cris surla lande. À propos… »

Son regard perçant alla de nouveau se poser alternativement surHolmes et sur moi.

« … Avez-vous entendu autre chose que les cris ?

– Non, répondit Holmes. Pas moi. Et vous ?

– Non.

– Alors, que voulez-vous dire ?

– Oh ! vous connaissez les histoires que racontent lespaysans d’ici à propos d’un chien fantôme. Il parait qu’on peutl’entendre la nuit sur la lande. Je me demandais si ce soir onl’avait entendu.

– Je n’ai rien entendu de semblable, dis-je.

– Et quelle est votre thèse sur la mort de ce pauvrediable ?

– Sans aucun doute, la peur, le froid lui ont fait perdrela raison. Il a dû courir dans la lande comme un fou et le hasard avoulu qu’il tombe ici et s’y rompe les os.

– C’est une thèse très raisonnable, répondit Stapleton enlâchant un soupir que j’interprétai comme un soulagement. Qu’endites-vous, monsieur Sherlock Holmes ? »

Mon ami s’inclina courtoisement.

« Vous avez l’identification facile, dit-il.

– Nous vous attendions depuis l’arrivée du docteur Watson.Vous êtes tombé juste sur une tragédie.

– Oui. Je crois fermement que la thèse de mon ami rendcompte des faits. J’emporterai demain vers Londres un souvenirplutôt désagréable.

– Oh ! vous partez demain ?

– C’est mon intention.

– J’espère que votre séjour a permis de résoudre cesénigmes qui nous avaient un peu intrigués ? »

Holmes haussa les épaules.

« On ne peut pas toujours gagner, ni obtenir le succèsqu’on espère, fit-il. Un enquêteur a besoin de faits, mais pas debruits et de légendes. Cette affaire m’a déçu. »

Mon ami parlait avec une négligence apparemment sincère.Stapleton le considéra fixement encore un moment. Puis il se tournavers moi.

« Je vous proposerais bien de transporter ce pauvre diablejusqu’à ma maison, mais ce spectacle épouvanterait tellement masœur que j’hésite. Je crois que si nous recouvrions le cadavre ilne risquerait rien avant le matin. »

Ainsi fut fait. Refusant les offres hospitalières de Stapleton,nous nous mîmes en route, Holmes et moi, vers le manoir deBaskerville, et nous laissâmes le naturaliste rentrer seul. Quandnous nous retournâmes, nous aperçûmes sa silhouette se déplacerlentement sur la lande ; derrière lui, était figé sur la penteargentée le petit tas qui montrait l’endroit où Selden avait trouvéune mort si horrible.

« Enfin nous en sommes venus au corps à corps !murmura Holmes. Quels nerfs il a, cet homme ! Avez-vous vucomme il a dominé la réaction qui aurait dû le paralyser, quand ils’est rendu compte que ce n’était pas la victime qu’il visait quiétait tombée dans son guet-apens ? Je vous l’ai dit à Londres,Watson, et je vous le redis maintenant : jamais nous n’avonsrencontré un adversaire plus digne de croiser notre fer.

– Je regrette qu’il vous ait vu.

– Je le regrettais aussi au début. Mais il n’y avait plusmoyen de l’empêcher.

– Quel effet aura sur ses plans, d’après vous, la nouvelleque vous êtes ici ?

– Peut-être l’incitera-t-elle à être prudent, à moinsqu’elle le pousse à des décisions désespérées dans l’immédiat.Comme la plupart des criminels intelligents, peut-être sera-t-iltrop confiant dans ses moyens et pensera-t-il qu’il nous acomplètement roulés.

– Pourquoi ne l’arrêterions-nous passur-le-champ ?

– Mon cher Watson, vous avez l’action dans le sang. Votreinstinct vous commande d’être énergique tout de suite. Mais ensupposant, pour l’amour de la discussion, que nous l’ayons arrêtécette nuit, en serions-nous pour cela dans une meilleureposition ? Nous ne pourrions rien prouver contre lui. C’estbien là son astuce infernale ! S’il agissait parl’intermédiaire d’un être humain, nous pourrions avoir une preuve,mais si nous exhibions ce gros chien à la lumière du jour, cela nenous aiderait nullement à enrouler une corde autour du cou de sonmaître.

– Nous avons tout de même un dossier !

– Pas l’ombre d’un ! Uniquement des déductions et deshypothèses. Le tribunal se moquerait de nous si nous nousprésentions avec une telle histoire sans preuves.

– Il y a la mort de Sir Charles.

– Trouvé mort sans aucune trace de violence. Vous et moisavons qu’il est mort d’épouvante, et nous savons aussi ce qui l’aépouvanté ; mais comment transmettre cette certitude à douzejurés bornés ? Quelles traces de la présence d’un chien ?Où sont les marques de ses crocs ? Bien sûr nous savons qu’unchien ne mord pas un cadavre, et que Sir Charles était mort avantmême que l’animal l’eût rattrapé. Mais il nous faut le prouver, etnous ne sommes pas en situation de pouvoir le faire.

– Comment ! Et ce soir ?

– Nous ne sommes guère plus avancés. À nouveau il n’y aaucun rapport direct entre le chien et la mort de Selden. Nousn’avons jamais vu le chien. Nous l’avons entendu. Mais nous nepouvons pas prouver qu’il était sur la piste du forçat. Il y aaussi une absence de motifs… Non, mon cher ami, nous devons nousfaire à l’idée que nous ne disposons d’aucun dossier pourl’instant, et que l’affaire vaut néanmoins la peine que nousl’établissions le plus tôt possible.

– Et comment pensez-vous l’établir ?

– J’espère grandement en Mme Laura Lyons : quandelle saura exactement la situation conjugale de Stapleton, ellenous aidera sans doute. Et j’ai mon propre plan. Nous agironsdemain. J’espère qu’avant la fin du jour le succès sera couronnénos efforts. »

Je ne pus rien lui tirer d’autre ; perdu dans ses penséesil marcha sans mot dire jusqu’aux grilles de Baskerville Hall.

« Vous rentrez avec moi ?

– Oui. Je ne vois aucune raison de dissimuler pluslongtemps ma présence. Mais un dernier mot, Watson. Ne parlez pasdu chien à Sir Henry. Contons-lui la mort de Selden en nousinspirant de l’affabulation de Stapleton. Il sera en meilleuréquilibre nerveux pour affronter l’épreuve qu’il devra subirdemain, puisqu’il est invité, si je me souviens bien de votrerapport, à dîner chez des gens.

– Je suis invité aussi.

– Alors vous vous ferez excuser : il ira seul. Cela nesouffrira pas de difficultés. Et maintenant, si nous arrivons troptard pour le dîner, j’espère qu’un souper nous attend. »

Chapitre 13Le filet se resserre

Sir Henry témoigna plus de joie que de surprise en voyantSherlock Holmes, car depuis quelques jours il pensait que lesrécents incidents le décideraient à quitter Londres pour venir ici.Il haussa néanmoins les sourcils quand il aperçut que mon amin’avait pas de bagages et ne lui fournissait aucune explication surleur absence. Quand nous fûmes seuls avec lui, nous satisfîmes sacuriosité jusqu’à la limite dont nous étions convenus. Mais je dusd’abord accomplir la pénible mission d’apporter la nouvelle de lamort de Selden à Barrymore et à sa femme. Le maître d’hôtel enéprouva peut-être du soulagement, mais Mme Barrymore sanglotadans son tablier. Pour le monde entier il était un homme deviolence, mi-démon, mi-animal ; pour elle, il était resté lepetit garçon de sa propre enfance, l’enfant qu’elle avait tenu parla main. Bien mauvais, l’homme qu’une femme ne pleureraitpoint !

« Depuis que Watson s’en est allé ce matin, j’ai broyé dunoir toute la journée sans sortir de chez moi, nous dit lebaronnet. J’espère que vous serez content puisque j’ai tenu mapromesse. Si je n’avais pas juré de ne pas me promener seul,j’aurais pu profiter d’une excellente soirée, car j’avais reçu unmessage de Stapleton me conviant à monter jusque chez lui.

– Je ne doute pas que votre soirée n’eût été fort agréable,répondit sèchement Holmes. À propos, vous rendez-vous compte quenous nous sommes lamentés sur votre cadavre ? Nous avions cruque vous vous étiez rompu le cou. »

Sir Henry ouvrit de grands yeux.

« Comment cela ?

– Le pauvre diable portait un costume à vous. Je crains quevotre domestique, qui le lui a remis, n’ait des problèmes avec lapolice.

– C’est peu probable. Je crois me rappeler qu’il ne portaitaucune marque.

– Il a de la chance ! En fait, tous vous avez de lachance, car vous avez choisi le mauvais côté de la loi en cetteaffaire. Je ne suis pas sûr qu’en ma qualité de détectiveconsciencieux, mon premier devoir ne soit pas d’arrêter toute lamaisonnée. Les rapports de Watson sont des documents suffisantspour vous incriminer.

– Mais au sujet de l’affaire, reprit le baronnet, avez-vousdébrouillé quelque peu cet écheveau ? Je ne crois pas queWatson et moi soyons plus avancés depuis notre arrivée.

– Je crois que je serai bientôt en état de tout vouséclaircir. L’affaire est excessivement complexe et difficile. Ilreste plusieurs points sur lesquels nous avons encore besoin d’êtreéclairés, mais tout de même nous touchons au but.

– Nous avons eu une aventure, comme Watson a dû vous lefaire savoir. Nous avons entendu le chien sur la lande ; jepuis donc jurer qu’il ne s’agit pas là d’une superstition pure etsimple. Quand j’étais en Amérique j’ai eu à m’occuper de chiens etje sais quand j’entends un aboyer ! Si vous pouvez muselercelui-là et l’enchaîner, je suis prêt à jurer que vous êtes le plusgrand détective de tous les temps.

– Je crois que je le musellerai et que je l’enchaînerai sivous me promettez votre concours.

– Tout ce que vous me direz de faire, je le ferai.

– Très bien. Et je vous demanderai aussi d’agir aveuglémentsans me poser de questions.

– Si vous voulez.

– Dans ce cas, je pense que les chances que nous avons derésoudre ce petit problème sont de notre côté. Je ne doutepas… »

Il s’arrêta subitement et regarda dans l’air au-dessus de matête. La lampe éclairait son visage : on y lisait une telleintensité qu’on aurait pu le prendre pour le buste classique d’unestatue de la Vigilance.

« Qu’y a-t-il ? »

Je vis quand il abaissa son regard qu’il maîtrisait une forteémotion intérieure. Ses traits étaient encore rigides, mais sesyeux brillaient d’une joie amusée.

« Pardonnez l’admiration d’un connaisseur, dit-il endésignant la rangée de portraits qui garnissaient le mur opposé.Watson n’admet pas que je m’y connaisse en art, mais c’est lajalousie pure, parce que nos opinions diffèrent. Vous avez vraimentune très belle collection de portraits !

– Je suis heureux de vous l’entendre dire, dit Sir Henry enregardant mon ami avec étonnement. Je ne prétends pas m’y connaîtrebeaucoup, et je serais meilleur juge en chevaux ou en taureauxqu’en tableaux. Je ne savais pas que vous trouviez du temps pourvous intéresser à la peinture.

– Je sais ce qui est bon quand je le vois, et je le voismaintenant. Voilà, j’en jurerais, un Kneller : cette dame ensoie bleue là-bas ; et ce gros gentleman à perruque est unReynolds. Ce sont des portraits de famille, je suppose ?

– Tous.

– Connaissez-vous leurs noms ?

– Barrymore me les a appris ; je crois que je sais maleçon sur le bout des doigts.

– Qui est le gentleman avec le télescope ?

– Le vice-amiral Baskerville, qui a servi sous Rodney dansles Indes occidentales. L’homme avec le manteau bleu et le rouleaude papier est Sir William Baskerville, qui a été président descommissions de la Chambre des Communes sous Pitt.

– Et ce cavalier en face de moi ? Celui qui a uncostume de velours noir et de la dentelle ?

– Ah ! vous avez le droit de faire saconnaissance ! C’est lui l’origine de tous nos malheurs, c’estle méchant Hugo, qui a engendré le chien des Baskerville. Nous nesommes pas près de l’oublier. »

Je regardai le portrait avec intérêt et étonnement.

« C’est curieux ! murmura Holmes. On le prendrait pourun personnage assez tranquille et de manières douces, si un démonn’allumait pas son regard. Je me l’étais imaginé plus robuste, plusruffian…

– L’authenticité ne fait aucun doute : le nom et ladate, 1647, figurent derrière la toile. »

Holmes se tut, mais l’image du vieux bandit sembla lefasciner ; pendant notre souper il ne la quitta pas des yeux.Ce n’est que plus tard, une fois Sir Henry retiré dans sa chambre,que je fus capable de suivre le fil de ses pensées. Il me ramenadans la salle à manger et tenant à la main une bougie, qu’il élevajusqu’au portrait suspendu au mur.

« Voyez-vous quelque chose ? » medemanda-t-il.

Je regardai le chapeau empanaché, les boucles en accroche-cœur,le col de dentelle blanche, et le visage sévère, aquilin, qu’ilsencadraient. Ce n’était pas un visage brutal, mais il étaitcontracté, dur, ferme, et il avait une bouche bien serrée auxlèvres minces, deux yeux froids, intolérants…

« Ressemble-t-il à un visage que vousconnaissiez ?

– Dans la mâchoire il y a quelque chose de Sir Henry.

– Oui, peut-être. Mais attendez uninstant ! »

Il se hissa sur une chaise et, tenant la lumière dans sa maingauche, il plia son bras droit par-dessus le grand chapeau etautour des boucles de cheveux.

« Mon Dieu !  » m’exclamai-jestupéfait.

Le visage de Stapleton avait émergé de la toile.

« Ah ! vous le voyez à présent ! Mes yeux ont étéexercés à examiner les visages et non leurs accompagnements. Lapremière qualité d’un enquêteur criminel est de pouvoir percer undéguisement.

– C’est merveilleux ! On dirait son portrait.

– Oui, c’est un exemple intéressant d’un retour en arrière,à la fois physique et moral. L’étude des portraits de famillesuffirait à convertir n’importe qui à la doctrine de laréincarnation. Stapleton est un Baskerville, voilàl’évidence !

– Avec des intentions sur la succession ?

– Mais oui ! Ce portrait nous procure l’un de nosanneaux manquants. Nous l’avons, Watson, nous le possédons, etj’ose jurer qu’avant demain soir il volettera dans notre filetcomme l’un de ses propres papillons. Une épingle, un bouchon, uncarton, et nous l’ajouterons à la collection de BakerStreet ! »

Il éclata d’un rire qui lui était peu fréquent, tandis qu’il sedétournait du portrait. Je ne l’ai pas souvent entendu rire :chaque fois ce rire présageait un malheur pour un adversaire.

Je me levai de bonne heure, mais Holmes m’avait devancé :je le vis qui remontait l’avenue pendant que je m’habillais.

« Oui, nous devrions avoir une journée bien remplie !me dit-il en se frottant les mains dans la joie de l’action. Lesfilets sont tous tendus, la pêche va commencer. Avant la fin dujour nous saurons si nous avons attrapé notre gros brochet àmâchoire tombante, ou s’il a glissé entre nos mailles.

– Seriez-vous déjà allé sur la lande ?

– J’ai adressé de Grimpen un message à Princetown pourl’informer de la mort de Selden. Je crois pouvoir affirmer quepersonne ici ne sera ennuyé pour cette affaire. Et j’ai aussicommuniqué avec mon fidèle Cartwright, qui serait certainementresté cloué à la porte de ma cabane comme un chien sur le tombeaude son maître si je ne l’avais rassuré sur ma santé.

– Qu’allons-nous faire ?

– D’abord voir Sir Henry. Ah ! le voici !

– Bonjour, Holmes ! dit le baronnet. Vous ressemblez àun général qui prépare le plan d’une bataille avec son chefd’état-major.

– C’est exactement la situation. Watson était en train demes demander des ordres.

– Moi aussi.

– Parfait ! Vous avez promis, je crois, de dîner cesoir avec vos amis Stapleton.

– J’espère que vous vous joindrez à nous. Ce sont des genstrès hospitaliers, et je suis sûr qu’ils seraient très heureux devous voir.

– Je crains que Watson et moi soyons obligés de nous rendreà Londres.

– À Londres ?

– Oui. Je pense que nous serons plus utiles là-bas dans laconjoncture présente. »

Le nez du baronnet s’allongea.

« J’espérais que vous me tiendriez compagnie pendant toutecette affaire. Le manoir et la lande ne sont pas des endroits bienagréables pour un homme seul.

– Mon cher ami, vous devez me faire implicitement confianceet agir exactement comme je vais vous le dire. Vous assurerez vosamis que nous aurions été heureux de nous rendre chez eux avecvous, mais qu’une affaire urgente nous a obligés à rentrer àLondres, et nous espérons être très bientôt de retour dans leDevonshire. Vous rappellerez-vous la teneur de cemessage ?

– Puisque vous le jugez nécessaire, oui.

– Je n’ai pas le choix, croyez-moi ! »

Je devinai à lire sur les traits du baronnet qu’il étaitprofondément blessé par ce qu’il considérait comme unedésertion.

« Quand désirez-vous partir ? s’enquit-ilfroidement.

– Immédiatement après le petit déjeuner. Nous irons envoiture à Coombe Tracey, mais Watson laisse ici ses affaires engage qu’il vous reviendra. Watson, vous enverrez un mot à Stapletonpour lui dire que vous regrettez de lui faire faux bond.

– J’ai bien envie de partir avec vous, fit le baronnet.Pourquoi resterais-je ici tout seul ?

– Parce que c’est votre devoir. Parce que vous m’avez donnévotre parole que vous feriez ce que je vous dis, et je vous dis derester.

– Très bien. Je resterai.

– Encore une directive : je voudrais que vous vousfassiez conduire en voiture à Merripit. Mais vous renverrez votrebreak, et vous ferez part de votre intention de rentrer à pied.

– À pied à travers la lande ?

– Oui.

– Mais c’est justement contre cette promenade que vousm’avez mis en garde !

– Cette fois-ci vous pourrez la faire en toute sécurité. Sije n’avais pas confiance dans vos nerfs et dans votre courage, jene l’exigerais pas ; mais il est essentiel que vous lefassiez.

– Je la ferai.

– Et si vous tenez à votre vie, ne traversez la lande qu’ensuivant le sentier qui conduit à Grimpen ; c’est d’ailleursvotre itinéraire normal.

– J’agirai comme vous me le demandez.

– Très bien. Je serais heureux de partir dès que possibleafin d’être à Londres dans l’après-midi. »

Ce programme me surprit ; certes je me rappelais que Holmesavait annoncé la nuit précédente à Stapleton qu’il regagneraitLondres le lendemain. Je n’avais pas songé toutefois qu’il désiraitme faire partir, et je ne parvenais pas à comprendre comment nouspourrions être tous deux absents à un moment aussi critique. Maisje ne pouvais rien objecter. Je n’avais qu’à obéir aveuglément.Aussi nous fîmes nos adieux à notre ami désolé ; deux heuresplus tard nous étions à la gare de Coombe Tracey. Nous renvoyâmesPerkins au manoir. Sur le quai attendait un jeune garçon.

« Y a-t-il des ordres pour moi, monsieur ?

– Vous prendrez ce train pour Londres Cartwright. Au momentoù vous arriverez, vous enverrez un télégramme à Sir Henry, signéde moi, pour lui dire que s’il retrouve le carnet que j’ai perdu,il me l’envoie en recommandé à Baker Street.

– Bien, monsieur.

– Et demandez au chef de gare s’il y a un message pourmoi. »

Le jeune garçon revint avec un télégramme que Holmes me tendit.Il était conçu comme suit :

« Télégramme reçu. Arrive avec mandat en blanc à cinqheures quarante. – Lestrade. »

« J’ai la réponse à ma dépêche de ce matin. Il est l’un desmeilleurs professionnels de la police, à mon avis, et nous pouvonsavoir besoin de son aide. Maintenant, Watson, je pense que nous nesaurions mieux employer notre temps qu’en allant rendre visite àvotre amie Mme Laura Lyons. »

Son plan de campagne commençait à se dessiner dans ma tête. Ilse servait du baronnet pour persuader les Stapleton que nous étionsréellement partis, alors que nous serions de retour à l’instant oùnotre présence serait indispensable. Ce télégramme de Londres, siSir Henry en faisait état auprès des Stapleton, écarterait toutsoupçon. Déjà il me semblait voir le filet se refermer sur notrebrochet à la mâchoire tombante.

Mme Laura Lyons était dans son bureau ; SherlockHolmes entra dans le vif du sujet avec une franchise directe qui lastupéfia.

« J’enquête actuellement sur les circonstances qui ontentouré la mort de Sir Charles Baskerville, dit-il. Mon ami ledocteur Watson m’a informé de ce que vous lui aviez dit, et ausside ce que vous aviez tu à propos de cette affaire.

– Qu’ai-je donc tu ? demanda-t-elle avec un airhautain.

– Vous avez avoué que vous aviez prié Sir CharlesBaskerville de se trouver devant la porte à dix heures. Nous savonsque ce furent le lieu et l’heure de sa mort. Vous avez nié qu’ilexistait un rapport entre ces deux événements.

– Il n’y a pas de rapport.

– Dans ce cas la coïncidence est vraiment extraordinaire.Mais je crois que nous allons parvenir à établir le rapport. Jedésire être tout à fait franc avec vous, madame Lyons. Nousconsidérons cette affaire comme un assassinat qui, s’il étaitprouvé, mettrait en cause non seulement votre amiM. Stapleton, mais aussi sa femme. »

La dame sauta sur son fauteuil.

« Sa femme ? répéta-t-elle. Sa femme ! Il estcélibataire. »

Sherlock Holmes haussa les épaules.

« Prouvez-le moi ! Et si vous m’en apportez lapreuve… »

L’éclat féroce de son regard nous en apprit plus que sesparoles.

« Je suis tout prêt à vous en apporter la preuve, ditHolmes en tirant de sa poche plusieurs papiers. Voici unephotographie du couple, prise il y a quatre ans. La légende porte« Monsieur et Madame Vandeleur. » Mais vous n’aurez nulledifficulté à le reconnaître et elle aussi, si vous la connaissez devue. Voici trois descriptions manuscrites, rédigées par des témoinsde bonne foi, concernant M. et Mme Vandeleur, qui àl’époque s’occupaient du collège privé de St Oliver. Lisez-les, etvoyez si vous pouvez douter encore de l’identité. »

Elle y jeta un coup d’œil, puis nous regarda avec le visagerigide, tragique, d’une femme désespérée.

« Monsieur Holmes, dit-elle, cet homme m’a offert lemariage à condition que je puisse divorcer. Il m’a menti, lescélérat, d’une manière inconcevable ! Il ne m’a jamais dit unmot de vrai. Et pourquoi ? Pourquoi ? J’imaginais quec’était par amour pour moi. Mais je vois à présent que je n’aijamais été pour lui autre chose qu’un instrument entre ses mains.Pourquoi demeurerais-je loyale envers lui alors qu’il ne l’a jamaisété envers moi ? Pourquoi essaierais-je de le protéger contreles effets de ses propres vices ? Demandez-moi ce que vousvoudrez ; je ne vous dissimulerai rien. Je vous jure que,quand j’ai écrit la lettre, je ne voulais aucun mal au vieuxgentleman qui avait été mon ami le meilleur.

– Je vous crois tout à fait, madame ! répondit Holmes.Le rappel de ces événements doit vous être pénible ; peut-êtrepréférez-vous que je vous en fasse le récit ; vous mereprendrez si je commets une erreur. L’envoi de cette lettre vous aété suggéré, n’est-ce pas, par Stapleton ?

– C’est lui qui me l’a dictée.

– Je suppose qu’il a donné comme raison que vous recevriezune aide de Sir Charles pour les frais d’une instance dedivorce.

– Oui.

– Ensuite, après que vous eûtes envoyé la lettre, il vous adissuadée d’aller au rendez-vous ?

– Il m’a dit que tout compte fait sa dignité personnelleserait froissée si quelqu’un d’autre me procurait de l’argent pourmon divorce, et que malgré sa pauvreté il consacrerait jusqu’à sondernier penny à lever les obstacles qui nous séparaient.

– Il m’a l’air d’avoir un caractère très logique. Ensuite,vous n’avez plus rien su avant de lire dans le journal la nouvellede la mort de Sir Charles ?

– Plus rien.

– Et il vous a fait promettre de ne rien dire au sujet devotre rendez-vous avec Sir Charles ?

– En effet. Il m’a dit que cette mort était trèsmystérieuse, et que je serais certainement soupçonnée si lerendez-vous était connu. Il m’a terrorisée et m’a fait promettre deme taire.

– Bien sûr ! Mais vous aviez bien quelquessoupçons ! »

Elle hésita et baissa les yeux.

« Je le connaissais, dit-elle. Mais s’il avait été loyalenvers moi j’aurais toujours été loyale envers lui.

– Je pense qu’à tout prendre vous vous en êtes bien tirée,dit Sherlock Holmes. Vous le teniez, il le savait, et cependantvous êtes toujours en vie. Depuis quelques mois vous marchez aubord d’un précipice. Nous devons maintenant prendre congé de vous,Mme Lyons ; il est probable que d’ici peu vous aurez denos nouvelles. »

Tandis que nous attendions l’arrivée de l’express de Londres,Holmes me dit :

« Notre dossier s’épaissit, Watson, et nos difficultés, lesunes après les autres, s’évanouissent. Je serai bientôt en mesurede retracer d’un seul jet tous les éléments du crime le plusextraordinaire des temps modernes. Les étudiants en criminologie serappelleront des épisodes analogues en 1866 à Grodno enPetite-Russie, et bien entendu les crimes d’Anderson en Caroline duNord ; mais cette affaire comporte quelques traits qui luiappartiennent en propre. Même maintenant notre dossier contre cevilain personnage n’est pas complet. Mais je serais bien surpriss’il y manquait quelque chose avant que nous nous mettions au litce soir. »

L’express de Londres entra en gare et un homme de petite taille,sec, nerveux comme un bouledogue, sauta sur le quai. Nouséchangeâmes une solide poignée de main, et à en juger par lamanière respectueuse dont Lestrade regardait mon ami, je comprisqu’il en avait appris long depuis le jour où ils avaient commencé àtravailler ensemble. Je me rappelais le dédain avec lequel cethomme pratique accueillait alors les théories du logicien.

« Du bon travail en vue ? demanda-t-il.

– La plus grosse affaire de ces dernières années, réponditHolmes. Nous avons deux heures devant nous avant de songer à nousmettre en route. Je pense que nous pourrions employer ce délai àmanger quelque chose ; après quoi, Lestrade, nous chasseronsde vos bronches le brouillard londonien en vous faisant respirer lapureté de l’air nocturne de Dartmoor. Vous n’étiez jamais venuici ? Ah ! Eh bien, je crois que vous n’oublierez pasvotre première visite dans ce délicieux pays ! »

Chapitre 14Le chien des Baskerville

L’un des défauts de Sherlock Holmes (en admettant qu’on puisseappeler cela un défaut) était qu’il répugnait excessivement àcommuniquer tout son plan avant l’heure d’exécution. Cetterépugnance s’expliquait en partie par son tempéramentdominateur : il aimait surprendre son entourage. En partieaussi par sa prudence professionnelle qui lui recommandait de nerien hasarder. Le résultat, toutefois, était épuisant pour sesagents ou ses auxiliaires. J’en avais déjà souffert à maintesreprises, mais jamais comme pendant cette longue randonnée dansl’obscurité. Nous touchions au but ; du moins nous allionsproduire notre suprême effort ; et pourtant Holmes n’avait pasencore précisé son plan d’action. Mes nerfs étaient hypertendusquand le vent froid, de vastes espaces sombres et nus de chaquecôté de la route étroite m’avertirent que nous étions sur la lande.Chaque tour de roues, chaque foulée de nos chevaux nousrapprochaient de la conclusion de notre aventure.

Notre liberté de propos était gênée par la présence du cocher delouage ; aussi fûmes-nous contraints de nous cantonner dansles banalités alors que nous étions envahis par l’énervement del’attente. Je fus soulagé lorsque, ayant dépassé la maison deFrankland, je compris que nous approchions du manoir. Nous ne nousarrêtâmes pas devant la grille, mais à une petite distance. Lecocher reçut, avec de l’argent, l’ordre de rentrer à Coombe Tracey,et nous nous mîmes en route vers Merripit.

« Êtes-vous armé, Lestrade ? »

Le petit détective sourit.

« Tant que je porte un pantalon, j’ai une poche-revolver,et tant que j’ai une poche-revolver je mets quelque chosededans.

– Bien ! Mon ami et moi nous sommes également paréspour les cas d’urgence.

– Vous êtes diablement bouche cousue sur cette affaire,monsieur Holmes. À quoi allons-nous jouer ?

– À attendre.

– Ma parole, le lieu n’est pas gai ! murmura ledétective en frissonnant. En face de nous j’aperçois les lumièresd’une maison.

– C’est Merripit, but de notre promenade. Je dois vousdemander de marcher sur la pointe des pieds et de vous en tenir auchuchotement. »

Nous avançâmes avec précaution sur le chemin comme si nous nousrendions à la maison, mais Holmes stoppa à deux cents mètresd’elle.

« Nous serons très bien ici, dit-il. Ces rocs sur la droiteconstituent un admirable écran de protection.

– Allons-nous faire le guet ?

– Oui. Nous allons tendre ici notre petite embuscade.Installez-vous dans ce creux, Lestrade. Vous, Watson, vous avezpénétré dans la maison, n’est-ce pas ? Pouvez-vous me dire ladisposition des pièces ? Quelles sont ces fenêtres grillagéesau bout de la maison ?

– Les fenêtres de la cuisine, je pense.

– Et celle-ci, plus loin, qui est si bienéclairée ?

– La salle à manger, certainement.

– Les stores ne sont pas baissés. C’est vous qui connaissezle mieux le terrain. Faufilez-vous jusque-là et voyez ce qu’ilssont en train de faire. Mais pour l’amour du Ciel, qu’ils nesachent pas qu’ils sont sous surveillance ! »

Je descendis le sentier sur la pointe des pieds, et je mebaissai derrière le petit mur qui clôturait le verger rabougri. Jerampai dans son ombre pour atteindre un endroit d’où je pouvaisobserver par la fenêtre sans rideaux.

Dans la pièce il n’y avait que deux personnes : Sir Henryet Stapleton. Ils étaient assis de profil face à face autour de latable ronde. Ils fumaient le cigare ; du café et du vin setrouvaient devant eux. Stapleton parlait avec animation ; maisle baronnet paraissait pâle et distrait. Peut-être la perspectived’une marche solitaire sur la lande de sinistre réputation,pesait-elle lourdement sur son esprit.

Pendant que je les regardais, Stapleton se leva et quitta lapièce ; Sir Henry remplit son verre et s’adossa en tirant surson cigare. J’entendis une porte s’ouvrir et des chaussures quiécrasaient le gravier. Les pas longèrent le mur derrière lequelj’étais accroupi. Je me relevai doucement et je vis le naturalistes’arrêter à la porte d’un appentis situé dans le coin du verger.Une clef tourna dans la serrure ; il entra, et de l’intérieurme parvint un curieux bruit de bousculade. Il ne resta dedansqu’une minute ou deux, puis j’entendis la clef tourner la clef uneautre fois ; il longea à nouveau mon mur et rentra dans lamaison. Je le vis rejoindre son invité, après quoi j’allai à quatrepattes retrouver mes compagnons qui m’attendaient.

« Vous dites, Watson, que la dame n’est pas là ?insista Holmes quand j’eus terminé mon rapport.

– Elle n’y est pas.

– Où peut-elle être donc, puisqu’il n’y a pas d’autrelumière que dans la cuisine ?

– Je me le demande. »

Au-dessus du grand bourbier de Grimpen s’étalait un brouillardblanc, épais. Il dérivait lentement dans notre direction, et ilformait déjà un mur, bas, certes, mais épais et de contours nets.La lune l’éclairait ; il ressemblait à un grand icebergmiroitant : les sommets des pics lointains en émergeaientcomme des rocs de glace. Holmes le contempla un moment et, avecimpatience, murmura :

« Il se déplace vers nous, Watson.

– Est-ce grave ?

– Oui, très grave : c’est la seule chose qui puissedéranger mes plans. Il ne peut pas tarder maintenant ! Il estdéjà dix heures. Notre réussite et même sa vie dépendent du momentoù il sortira : si le brouillard recouvre alors lechemin… »

Au-dessus de nous, la nuit était claire. Les étoiles brillaientde leur éclat glacé ; une demi-lune baignait les lieux de salumière douce et incertaine. Devant nous se dressait la massesombre de la maison avec son toit en dents de scie et ses cheminéesqui se détachaient sur le ciel lamé d’argent. De larges raiesdorées s’échappaient des fenêtres du rez-de-chaussée pour s’étendreen travers du verger et de la lande. L’une d’elles s’effaçabrusquement. Les domestiques avaient quitté la cuisine. Seulerestait allumée la lampe de la salle à manger où deux hommes,l’hôte assassin et l’invité naïf, continuaient à bavarder en tirantsur leurs cigares.

Régulièrement l’étendue cotonneuse blanche qui recouvrait unemoitié de la lande se rapprochait. Déjà ses premiers tortillons secontorsionnaient en passant devant le carré jaune de la fenêtreéclairée. L’autre mur du verger était devenu invisible ; lesarbres s’embuaient d’une vapeur blanche. Pendant que nous guettionsles progrès du brouillard, celui-ci commença à envelopper lesangles de la maison et à rouler ses moutonnements ensemble pourformer un banc très dense, au-dessus duquel l’étage supérieur et letoit flottaient comme un navire étrange sur une mer ombreuse.Holmes posa une main frémissante sur le roc devant nous et tapa dupied.

« S’il n’est pas sorti dans un quart d’heure nous nepourrons même plus voir nos mains…

– Nous devrions peut-être reculer pour nous placer sur unterrain plus élevé ?

– Oui, je crois que cela vaudra mieux. »

Nous nous postâmes à sept ou huit cents mètres de lamaison ; mais cette mer blanche, épaisse, aux rebords argentéspar la lune, continuait à avancer inexorablement.

« Nous sommes allés trop loin, dit Holmes. Nous ne devonspas risquer qu’il soit rattrapé avant d’avoir pu nous rejoindre. Àtout prix il faut que nous nous cramponnions là où noussommes… »

Il tomba sur les genoux et colla une oreille contre le sol.

« … Dieu merci, je crois que je l’entends quiarrive ! »

Un bruit de pas vifs troua le silence de la lande. Accroupisparmi les pierres, nous scrutâmes intensément le banc de brouillarddevant nous. Les pas se rapprochèrent et du brouillard émergeal’homme que nous attendions. Quand il se retrouva dans la nuitclaire, illuminée d’étoiles, il regarda autour de lui. Puis il nousdépassa rapidement et s’engagea sur la longue côte derrière nous.Pendant qu’il marchait, il jetait fréquemment des regardspar-dessus son épaule, comme un homme inquiet.

« Attention ! cria Holmes qui arma son revolver.Attention ! Le voilà ! »

De quelque part au cœur de ce brouillard rampant résonna unpetit bruit continu de pas précipités, nerveux. Le nuage setrouvait à une cinquantaine de mètres de l’endroit où nous étionsretranchés ; tous les trois nous le fixions désespérément,nous demandant quelle horreur allait en surgir. J’étais au coude àcoude avec Holmes, et je lui jetai un coup d’œil : son visageétait livide, mais exultant ; ses yeux luisaient comme ceuxd’un loup, mais, tout à coup, ils immobilisèrent leur regard,s’arrondirent et ses lèvres s’écartèrent de stupéfaction. Au mêmemoment Lestrade poussa un cri de terreur et s’écroula la facecontre terre. Je sautai sur mes pieds ; ma main étreignit monrevolver mais ne se leva pas ; j’étais paralysé par la formesauvage, monstrueuse qui bondissait vers nous. C’était un chien, unchien énorme, noir comme du charbon, mais un chien comme jamaisn’en avaient vu des yeux de mortel. Du feu s’échappait de sa gueuleouverte ; ses yeux jetaient de la braise ; son museau,ses pattes s’enveloppaient de traînées de flammes. Jamais aucunrêve délirant d’un cerveau dérangé ne créa vision plus sauvage,plus fantastique, plus infernale que cette bête qui dévalait dubrouillard.

À longues foulées, cet énorme chien noir bondissait, le nez surla piste des pas de notre ami. Nous étions si pétrifiés que nouslui permîmes de nous dépasser avant d’avoir récupéré la maîtrise denos nerfs. Puis Holmes et moi fîmes feu en même temps ; labête poussa un hurlement épouvantable : elle avait été touchéeau moins par une de nos balles. Elle ne s’arrêta pas pour sipeu ; au contraire elle précipita son galop. Au loin sur lechemin nous aperçûmes Sir Henry qui s’était retourné : ilétait blême sous le clair de lune ; il leva les mains,horrifié, regardant désespérément l’abominable créature qui fonçaitsur lui.

Mais le cri de douleur qu’avait poussé le chien avait dissipénos frayeurs. S’il était vulnérable, c’était donc une bêtemortelle ; et puisque nous l’avions blessé, nous pouvions latuer. Jamais personne ne courut plus vite que Holmes cettenuit-là ! On me reconnaît volontiers une certaine agilitépédestre, mais il me surclassa aussi facilement que je surclasse lepolicier professionnel. Devant nous, pendant que nous courionscomme des fous, nous entendions les appels de Sir Henry et lemugissement de la bête, grave et profond. J’arrivai juste à tempspour voir le chien féroce sauter sur sa victime, la jeter à terreet lui prendre la gorge entre ses crocs. Mais presque aussitôt,Holmes avait vidé son chargeur dans le flanc de la bête. Avec undernier hurlement d’agonie et un spasme qui le fit rebondir sur lesol, le chien roula sur le dos, ses quatre pattes battant l’airfurieusement ; il retomba enfin sur le côté. Je me baissai,haletant, et pressai le canon de mon revolver contre sa gueulehorrible, luisante ; mais je n’eus pas besoin d’appuyer sur ladétente : le chien géant était mort.

Sir Henry gisait inanimé là où il était tombé. Nous luiarrachâmes son col, et Holmes poussa un soupir de gratitude enconstatant qu’il ne portait aucune trace de blessure et que nousl’avions sauvé. Déjà les paupières de notre ami sesoulevaient ; il fit un léger effort pour se remuer. Lestradeinsinua le goulot de son flacon de cognac entre les dents dubaronnet ; deux yeux épouvantés nous contemplèrent.

« Mon Dieu ! murmura-t-il. Qu’était-ce ? Au nomdu Ciel, qu’était cette bête ?

– Elle est morte, en tout cas ! répondit Holmes. Nousavons abattu, une fois pour toutes, le fantôme de lafamille. »

Rien que par la taille et la puissance, c’était une bêteterrible : ni un pur molosse ni un pur dogue ; sans douteun mélange des deux : décharné, sauvage, aussi fort qu’unepetite lionne. Même à présent, dans l’immobilité de la mort, lespuissantes mâchoires semblaient exhaler une flamme bleuâtre, et lesyeux cruels, petits, profondément enfoncés étaient cerclés de feu.Je posai ma main sur le museau luisant ; quand je la retirai,mes doigts brûlaient et brillaient dans la nuit.

« Du phosphore ! m’écriai-je.

– Et préparé avec une astuce magnifique ! dit à sontour Holmes en reniflant le cadavre de l’animal. Il ne dégageaitaucune odeur qui aurait pu gêner son odorat. Nous vous devons desérieuses excuses, Sir Henry, pour vous avoir exposé à cetteépouvante. J’avais bien prévu un chien, mais pas une bête pareille.Et le brouillard ne nous a guère laissé de temps pourl’accueillir.

– Vous m’avez sauvé la vie.

– Après l’avoir mise en danger. Vous sentez-vous assez fortpour vous tenir debout ?

– Donnez-moi une autre gorgée de ce brandy, et je seraiprêt à n’importe quoi. Là ! Maintenant, si vous vouliezm’aider à me relever. Qu’allez-vous faire ?

– D’abord vous laisser ici. Vous n’êtes pas suffisamment enforme pour d’autres aventures. Si vous voulez attendre, l’un denous vous ramènera tout à l’heure au manoir. »

Il essaya de se mettre debout ; mais il était mortellementpâle et il tremblait de tous ses membres. Nous l’aidâmes às’installer sur une pierre ; il s’y assit en frissonnant, etenfouit sa tête dans ses mains.

« Il faut que nous vous laissions maintenant, lui ditHolmes. Nous avons à terminer notre ouvrage et chaque minutecompte. Nous possédons notre dossier, il ne nous manque quel’homme. »

Quand nous eûmes repris le sentier qui nous menait versMerripit, il nous murmura :

« Il y a une chance sur mille pour que nous le trouvionschez lui. Ces coups de feu ont dû lui apprendre qu’il avait perdula partie.

– Nous étions à une certaine distance ; le brouillardpeut les avoir amortis.

– Il suivait le chien pour le rappeler, vous pouvez en êtrecertain ! Non, il s’est enfui. Mais nous fouillerons la maisonpour nous en assurer. »

La porte du devant était ouverte ; nous nous ruâmes àl’intérieur et passâmes de pièce en pièce à l’ahurissement d’unvieux domestique que nous faillîmes renverser dans le couloir. Laseule lampe allumée était dans la salle à manger ; Holmes s’enempara et toute la maison fut fouillée. Aucune trace de l’homme quenous pourchassions ! À l’étage supérieur, cependant, unechambre était fermée à clef.

« Il y a quelqu’un à l’intérieur ! cria Lestrade.J’entends bouger. Ouvrez cette porte ! »

De dedans nous parvint en effet un faible gémissement et unbruissement étrange. Holmes donna un grand coup de pied justeau-dessus de la serrure, et la porte s’ouvrit. Revolver au poing,nous nous élançâmes tous trois.

Mais au lieu de nous trouver en face du scélérat que nousespérions avoir acculé, nous découvrîmes quelque chose de siimprévu et de si étrange que nous fûmes cloués sur place.

La chambre avait été transformée en petit musée ; le longdes murs s’alignaient des vitrines pleines de cette collection depapillons et d’insectes, que le criminel avait constituée pour sedistraire. Au milieu de la pièce se dressait une poutre verticale,sans doute placée là autrefois pour soutenir le plafond mangé auxvers. À ce poteau une forme humaine était attachée, ligotée,entourée de bandelettes comme une momie, enveloppée de draps siserrés qu’il était impossible de distinguer s’il s’agissait d’unhomme ou d’une femme. Une serviette enroulée autour de la gorgeétait fixée derrière le poteau. Une autre recouvrait la partieinférieure du visage ; au-dessus deux yeux noirs (des yeuxpleins de douleur, de honte, et d’interrogation anxieuse) nousregardaient. En moins d’une minute nous avions ôté le bâillon,dénoué les liens, et Mme Stapleton s’effondra à nos pieds.Quand sa jolie tête retomba sur sa poitrine, je vis le sillon rouged’un coup de cravache, en travers de son cou.

« La brute ! s’écria Holmes. Vite, Lestrade, votrecognac ! Asseyons-la sur la chaise. Elle s’est évanouie à lasuite des mauvais traitements, elle est épuisée ! »

Elle rouvrit les yeux.

« Est-il sain et sauf ? demanda-t-elle. En a-t-ilréchappé ?

– Il ne peut nous échapper, madame.

– Non, non ! Je ne parle pas de mon mari. SirHenry ? Est-il sain et sauf ?

– Oui.

– Et le chien ?

– Il est mort. »

Elle poussa un long soupir de satisfaction.

« Merci mon Dieu ! Oh ! cet immondepersonnage ! Voyez comme il m’a traitée !… »

Elle dénuda ses bras, et nous constatâmes avec horreur qu’ilsétaient tous meurtris par des coups.

« … Mais cela n’est rien. Rien ! C’est mon esprit, monâme, qu’il a torturé, avili. J’aurais pu tout endurer, les mauvaistraitements, la solitude, une vie de déception, tout, si au moinsj’avais pu me raccrocher à l’espoir qu’il m’aimait toujours ;mais à présent je sais que là encore j’ai été sa dupe et soninstrument ! »

Elle éclata en sanglots.

« Vous ne lui voulez guère de bien, madame ! ditHolmes. Dites-nous donc où nous le trouverons. Si jamais vousl’avez aidé dans le mal, aidez-nous à présent et vous réparerez vosfautes.

– Il n’a pu fuir que dans un seul endroit, répondit-elle.Sur une île au cœur du grand bourbier, il y a une mine d’étain.C’est là qu’il gardait son chien ; il l’avait aménagée enrefuge. Voilà où il a dû se cacher. »

Le brouillard collait aux vitres comme du coton blanc. Holmesleva la lampe contre la fenêtre.

« Voyez, fit-il. Personne ne pourrait ce soir s’orienterdans le grand bourbier de Grimpen ! »

Elle rit et battit des mains. Ses yeux et ses dents brillaientd’une joie féroce.

« Il peut y avoir pénétré, mais il ne retrouvera jamais sonchemin pour en sortir, s’écria-t-elle. Comment voir les baguettesce soir ? Nous les avions plantées ensemble, lui et moi, pourmarquer le chemin à travers le bourbier. Oh ! si seulementj’avais pu les arracher aujourd’hui ! Vous l’auriez eu à votremerci. »

Il était évident que toute poursuite serait vaine tant que lebrouillard ne se serait pas levé. Aussi nous laissâmes à Lestradela garde de la maison, tandis que nous conduisîmes le baronnet àBaskerville Hall. Il n’était plus temps de lui cacher l’histoiredes Stapleton, mais il encaissa courageusement le coup quand ilapprit la vérité sur la femme qu’il avait aimée. Le choc de sa nuitd’aventures avait toutefois ébranlé ses nerfs ; avant le matinune forte fièvre se déclara et il eut le délire ; le docteurMortimer s’occupa de lui. Tous deux devaient faire ensemble le tourdu monde avant que Sir Henry redevînt l’homme courageux, virilqu’il avait été lorsqu’il ne s’était point trouvé à la tête de cedomaine de mauvais augure.

*

Et maintenant j’en viens rapidement à la conclusion de ce récitsingulier. J’ai essayé de faire partager au lecteur ces peursindéfinissables et ces soupçons imprécis qui empoisonnèrent silongtemps notre existence et qui eurent une fin tragique. Au matinqui suivit la mort du chien des Baskerville, le brouillard s’étaitlevé. Mme Stapleton nous conduisit à l’endroit où ils avaientjalonné de repères un chemin à travers le bourbier. Nous devinâmesl’horrible vie qu’avait menée cette femme quand nous vîmes lapassion joyeuse avec laquelle elle nous mettait sur les traces deson mari. Nous la laissâmes debout sur la mince presqu’île detourbe ferme qui aboutissait au bourbier immense. À partir de làles baguettes plantées à intervalles plus ou moins réguliersindiquaient le sentier qui serpentait sur des touffes de roseaux aumilieu de fosses à l’écume verte et de marécages traîtres devantlesquels tout étranger aurait reculé. Une odeur de décomposition etde pourrissement flottait dans l’air ; des miasmes de gazlourds nous balayaient le visage ; plus d’une fois un faux pasnous précipita dans le bourbier jusqu’à la taille. Sur des dizainesde mètres cette substance mouvante dessinait sous nos pieds demolles ondulations. Elle nous collait aux chevilles ; quandnous enfoncions, c’était comme si une main criminelle noussaisissait pour nous plonger dans ses profondeurs immondes, tantétait subite et tenace l’étreinte qui nous attirait. Une seule foisnous aperçûmes des traces : quelqu’un s’était engagé avantnous sur ce chemin semé de périls. Au milieu d’une touffe d’herbes,un objet sombre apparut. Pour s’en emparer Holmes s’enfonçajusqu’aux aisselles : si nous n’avions pas été là pour leretirer, il ne serait jamais parvenu à reprendre pied. Il agita enl’air un vieux soulier marqué à l’intérieur : « Meyers,Toronto. »

« Cela valait un bain de boue, nous dit-il. C’est lesoulier manquant de notre ami Sir Henry.

– Dont Stapleton s’est débarrassé dans sa fuite.

– Exactement. Il l’avait gardé à la main après s’en êtreservi pour mettre le chien sur la piste. Il s’est enfui quand il acompris qu’il avait perdu la partie, mais il le tenait encore. Et àcet endroit de sa fuite il s’en est débarrassé. Nous savons qu’aumoins il est arrivé jusqu’ici sain et sauf. »

Mais nous ne devions pas en savoir davantage ; et ce ne futpas faute d’éléments de conjectures. Nous n’avions aucune chance deretrouver des traces de pas dans le bourbier, car la boue lesrecouvrait aussitôt ; mais quand nous atteignîmes enfin un solplus ferme de l’autre côté du marécage nous les cherchâmes, et nousn’en découvrîmes aucune. Si la terre ne nous mentit point,Stapleton ne parvint jamais à cette île-refuge vers laquelle ils’était précipité à travers le brouillard. Quelque part au sein dugrand bourbier de Grimpen, au fond de cet immense marais qui l’aaspiré, cet homme au cœur insensible et cruel est enterré pourl’éternité.

Nous avons trouvé de nombreux vestiges de ses séjours dans l’îleou il avait caché son féroce complice. Une grosse roue motrice etun puits à demi comblé nous confirmèrent que c’était bien une mineabandonnée. À côté s’étalaient les vestiges croulants de ce quiavait été les maisons des mineurs chassés sans nul doute par lesrelents fétides du marais environnant. Dans une maison un anneauscellé à un mur et une chaîne, avec une grande quantité d’osbroyés, nous révélèrent la niche du chien. Un squelette avec destouffes de poil brun qui y adhéraient encore gisait parmi lesdébris.

« Un chien ! fit Holmes. C’était, ma foi, un épagneulà poils bouclés. Le pauvre Mortimer ne reverra plus jamais sonfavori… Eh bien, je crois que cet endroit ne renferme pas un secretque nous n’avons déjà percé. Stapleton pouvait cacher son chien,mais il ne pouvait le faire taire : d’où ces aboiements qui,même en plein jour, n’étaient pas agréable à entendre. En cas debesoin il pouvait installer son animal dans un appentis àMerripit ; mais c’était un risque, et il ne l’a couru que ledernier jour, quand il considérait qu’il était arrivé au terme deses efforts. Cette colle dans la boîte en fer-blanc est sans doutele mélange lumineux dont il ornait son chien. Idée qui lui a étésuggérée, naturellement, par l’histoire du chien diabolique desBaskerville, et par le désir d’épouvanter Sir Charles jusqu’à l’enfaire mourir. Ne nous étonnons donc pas qu’un pauvre diable deforçat ait couru et hurlé, comme le fit même notre ami, et commenous-mêmes aurions pu le faire aussi bien, quand il vit une tellebête bondir sur sa piste dans l’obscurité de la lande. C’était unplan audacieux, car sans parler de la possibilité de faire mourirla victime désignée, quel paysan se serait aventuré à enquêter detrop près sur un animal aussi monstrueux après l’avoir aperçu, cequi est arrivé à plusieurs, sur la lande ? Je vous l’avais dità Londres, Watson, et je le répète encore maintenant : jamaisnous n’avons abattu d’homme plus dangereux que celui qui a sombréquelque part là-dedans. »

Il allongea son bras interminable vers l’immense étendueparsemée de taches vertes qu’entouraient les pentes rousses de lalande.

Chapitre 15Rétrospective

Fin novembre, Holmes et moi étions assis de chaque côté d’un bonfeu dans notre petit salon de Baker Street ; dehors la nuitétait rude, brumeuse. Depuis la dramatique conclusion de notreséjour dans le Devonshire, Holmes avait eu à s’occuper de deuxproblèmes de la plus haute importance : d’abord il avaitdénoncé l’abominable comportement du colonel Upwood à propos dufameux scandale de cartes au Nonpareil Club ; ensuite, ilavait défendu la malheureuse Mme Montpensier sur qui pesaitl’accusation d’avoir tué sa belle-fille Mlle Carrère qui, on s’ensouvient, fut retrouvée six mois plus tard mariée et établie à NewYork. Mon ami était ravi du succès qui avait couronné toute unesérie d’affaires difficiles et importantes : j’en profitaipour l’amener à discuter avec moi de quelques détails relatifs aumystère des Baskerville. J’avais patiemment attendu l’occasion, carje savais qu’il détestait chevaucher deux problèmes à la fois etque son esprit clair et logique refusait de se laisser distrairedes travaux du présent pour se reporter sur les souvenirs du passé.Toutefois Sir Henry et le docteur Mortimer étant passés par Londresavant d’entreprendre le long voyage qui avait été conseillé aubaronnet pour la restauration de son équilibre nerveux, il étaitbien normal qu’après leur départ je soulevasse le problème.

« Tout le cours des événements, me dit Holmes, du point devue de l’homme qui s’était baptisé Stapleton, a été d’une droitesimplicité ; tandis qu’à nous, qui n’avions au début aucunmoyen de connaître ses motifs et devions nous contenter des faits,il est apparu d’une complexité extraordinaire. J’ai eu le privilègede m’entretenir par deux fois avec Mme Stapleton, et tout aété si parfaitement éclairci que je ne crois pas qu’il subsistel’ombre d’un secret. Vous trouverez quelques notes sur l’affaire àla lettre B de mes dossiers.

– Mais vous allez bien me donner de mémoire un résumé desévénements ?

– Si vous voulez ; mais je ne garantis pas la complèteexactitude de tous les faits. Une intense concentration mentale ale pouvoir étrange d’anéantir le passé. L’avocat qui connaît sondossier sur le bout du doigt et qui est capable de discuter undétail avec un expert, s’aperçoit que quelques bagatelles autribunal suffisent pour lui vider la tête. Quant à moi chaqueaffaire nouvelle balaie la précédente, et Mlle Carrère a brouillémes souvenirs de Baskerville Hall. Demain un autre petit problèmepeut m’être soumis, qui me dépossédera à son tour de la jolieFrançaise et de l’infâme Upwood. En ce qui concerne l’affaire duchien, pourtant, je vais retracer le cours des événements en lesserrant d’aussi près que je le peux ; vous m’avertirez sij’oublie quelque chose.

« Mes renseignements attestent de toute évidence que leportrait de famille n’a pas menti, et que ce Stapleton étaitvraiment un Baskerville. C’était un fils de Rodger Baskerville,frère cadet de Sir Charles, qui s’enfuit vers l’Amérique du Sudavec une effroyable réputation, et dont on a dit qu’il était mortcélibataire. En fait il se maria et eut un seul enfant, cetindividu, dont le vrai nom était celui de son père. Il épousa à sontour Beryl Garcia, l’une des reines de beauté de Costa Rica et,après avoir détourné une somme considérable qui appartenait àl’État, il se fit appeler Vandeleur et fila en Angleterre où ilfonda un collège dans l’est du Yorkshire. Pourquoi s’orienta-t-ilvers la pédagogie ? Parce qu’au cours de son voyage versl’Angleterre il fit la connaissance d’un directeur d’étudespoitrinaire, et qu’il voulut se servir de sa compétence pourréussir. Mais Fraser (le directeur d’études) mourut, et le collègequi avait bien démarré sombra dans une infâme renommée. LesVandeleur trouvèrent alors prudent de troquer ce surnom contre unautre et ils se firent appeler Stapleton. Il transporta dans le sudde l’Angleterre les restes de la fortune, ses plans d’avenir et songoût prononcé pour l’entomologie. J’ai appris au British Museumqu’il était une autorité reconnue en la matière et que le nom deVandeleur est encore attribué à certain insecte qu’il fut lepremier à découvrir lorsqu’il se trouvait dans le Yorkshire.

« Nous en arrivons maintenant à la partie de son existencequi nous intéresse particulièrement. Stapleton avait recueilli desinformations, comme de juste, et il avait découvert que deux viesseulement s’interposaient entre lui et des biens considérables.Quand il atterrit dans le Devonshire, je crois que ses projetsétaient encore inconsistants ; mais qu’il fût décidé au pire,cela me paraît évident puisqu’il présenta dès l’abord sa femmecomme sa sœur. L’idée de se servir d’elle comme d’un appât étaitcertainement dans sa tête, mais peut-être ne savait-il pas quelplan manigancer. Il voulait entrer en possession des biens, et ilétait résolu à utiliser n’importe qui et à braver n’importe quelrisque pour parvenir à ses fins. Son premier acte fut des’installer aussi près que possible de la demeure de sesancêtres ; le deuxième de cultiver l’amitié de Sir CharlesBaskerville et de ses voisins.

« Le baronnet lui raconta l’histoire du chien desBaskerville ; ainsi fraya-t-il la voie qui allait le mener àla mort. Stapleton, car je continuerai à l’appeler de ce nom,savait que le cœur du vieil homme était affaibli et qu’un choc letuerait. Il tenait ce renseignement du docteur Mortimer. Il savaitégalement que Sir Charles était superstitieux et qu’il avait pristrès au sérieux cette sinistre légende. Son esprit ingénieux luisuggéra aussitôt le moyen grâce auquel le baronnet pourraitdisparaître sans que le crime fût imputé au véritable assassin.

« Ayant conçu l’idée, il entreprit l’exécution avec uneastuce considérable. Un aventurier banal se serait contenté d’agiravec un chien féroce. Le trait de génie consista à user de moyensartificiels pour conférer à l’animal une apparence diabolique. Ilacheta le chien chez Ross and Mangles, les marchands de Fulham Roadà Londres : ce chien était le plus gros et le plus férocequ’ils possédassent. Il le ramena par la ligne du Devonshire dunord, et il fit un grand détour par la lande afin que personne nele vît avec sa bête. Déjà au cours de ses chasses aux papillons ilavait appris à pénétrer dans le bourbier de Grimpen et ilconnaissait une cachette pouvant servir de niche à son chienmonstrueux. Il l’attacha là et il attendit sa chance.

« Mais elle tardait à venir. Impossible d’attirer de nuitle vieux gentleman hors de son domaine. Plusieurs fois Stapletonfit le guet avec son chien, mais sans résultat. C’est au cours deces affûts inutiles qu’il fut aperçu ou plutôt son allié, par despaysans et que la légende d’un chien-démon reçut une confirmationnouvelle. Il avait espéré que sa femme consentirait à abuser SirCharles, mais elle refusa net. Elle ne voulut pas provoquer chez levieux gentleman un attachement sentimental qui le mît à la merci deson ennemi. Les menaces et même (je regrette d’avoir à le dire) lescoups ne modifièrent en rien la résolution de Mme Stapleton.Elle demeura inébranlable, et pendant quelque temps Stapleton setrouva dans une impasse.

« Il trouva le moyen d’en sortir grâce au hasard qui fit delui le ministre des bonnes œuvres de Sir Charles, notamment enverscette malheureuse femme qui s’appelle Mme Laura Lyons. En seprésentant comme célibataire il acquit suffisamment d’influence surelle pour la persuader que si elle obtenait le divorce ill’épouserait. Ses plans durent se précipiter dès qu’il apprit queSir Charles allait quitter le manoir sur le conseil du docteurMortimer, qu’il approuva hautement. Il lui fallait agir tout desuite, sinon sa victime lui échapperait. Il pressa doncMme Lyons d’écrire cette lettre dans laquelle elle suppliaitle vieil homme de lui accorder un entretien la veille au soir deson départ pour Londres. Par un argument spécieux il l’empêcha d’yaller elle-même ; enfin il tenait l’occasion tantattendue !

« Le soir il rentra en voiture de Coombe Tracey assez tôtpour aller chercher son chien, le barbouiller de ce phosphoreinfernal, et le conduire auprès de la porte à claire-voie où ilavait tout lieu de supposer que le baronnet irait se poster. Lechien, excité par son maître, sauta par-dessus la barrière etpoursuivit le malheureux Sir Charles qui descendit l’allée des ifsen appelant au secours. Dans ce tunnel obscur, le spectacle dutêtre affreux de cette énorme bête noire, environnée de flammesbondissant à la poursuite de sa proie. Au bout de l’allée il tombamort de terreur et de faiblesse cardiaque. Le chien avait couru surla bordure gazonnée tandis que le baronnet s’enfuyait sur legravier ; voilà pourquoi on ne releva que des traces de pasd’homme. En le voyant étendu immobile, le chien s’approcha sansdoute, le renifla, et s’écarta du cadavre : d’où lesempreintes observées par le docteur Mortimer. Stapleton rappela sonchien et il le ramena en toute hâte dans son repaire du grandbourbier de Grimpen : un mystère se posa alors qui embarrassales autorités judiciaires, alarma les environs, et fut finalementsoumis à notre perspicacité.

« Voilà comment mourut Sir Charles Baskerville. Vousmesurez la ruse infernale qui présida à cet assassinat : ilétait réellement impossible d’établir un dossier contre levéritable meurtrier. Son seul et unique complice ne pourrait jamaisle trahir, et la nature grotesque, inconcevable de l’expédientemployé contribuait à le rendre plus efficace. Les deux femmesimpliquées dans l’affaire, Mme Stapleton et Mme LauraLyons, ne manquèrent pas de soupçonner Stapleton.Mme Stapleton savait qu’il nourrissait des desseins criminelscontre le vieil homme et elle connaissait aussi l’existence duchien. Mme Lyons ne la connaissait pas, mais elle avait étéimpressionnée par cette mort survenue à l’heure d’un rendez-vousannulé dont lui seul était au courant. Comme toutefois ellesétaient toutes deux sous son emprise, il n’avait rien à craindre deleur part. La première moitié de sa tâche était achevée avec pleinsuccès ; le plus difficile restait à faire.

« Il est possible que Stapleton ait ignoré l’existence d’unhéritier au Canada. De toute façon il l’apprit bientôt parl’intermédiaire de son ami le docteur Mortimer qui l’informa detous les détails concernant l’arrivée d’Henry Baskerville. Lapremière idée de Stapleton fut que ce jeune étranger débarquant duCanada pourrait bien avoir un accident à Londres avant de descendredans le Devonshire. Il se méfiait de sa femme depuis qu’elle avaitrefusé de prendre le vieil homme au piège ; mais il n’osaitpas la laisser seule : il craignait de perdre de soninfluence. Voilà la raison pour laquelle il l’emmena à Londres. Ilsdescendirent, je l’ai appris, au Mexborough Private Hotel, dansCraven Street, qui figurait sur la liste que j’avais remise àCartwright pour la recherche d’une preuve. Il enferma sa femme danssa chambre tandis que, sous le déguisement d’une fausse barbe, ilsuivit le docteur Mortimer jusqu’à Baker Street, puis jusqu’à lagare, et enfin au Northumberland Hotel. Sa femme avait de vagueslueurs sur ses projets ; mais elle avait tellement peur de sonmari (peur justifiée par toutes sortes de mauvais traitements)qu’elle n’osa pas écrire une lettre d’avertissement à l’hommequ’elle savait en danger. Si la lettre tombait entre les mains deStapleton, il la tuerait. Alors, ainsi que nous le savons, elleadopta le moyen de découper des mots dans un journal, et detransformer son écriture sur l’enveloppe qui contenait le message.Celui-ci parvint au baronnet, qui pour la première fois se trouvamis en garde contre un péril dont il ne se doutait pas.

« L’essentiel était pour Stapleton de se procurer un objetvestimentaire de Sir Henry pour le cas où il aurait à se servir duchien : cet objet lui permettrait de le lancer sur la trace dupropriétaire. Avec la promptitude et l’audace qui le caractérisent,il s’en occupa immédiatement : sans aucun doute le cireur ouune femme de chambre de l’hôtel furent soudoyés par lui. Le hasardvoulut que le premier soulier fût absolument neuf et par conséquentimpropre à ses desseins. Il se débrouilla donc pour en obtenir undeuxième. Incident significatif, qui me convainquit que nous avionsaffaire à un vrai chien, car il était impossible d’expliquerautrement cette obstination à se procurer un vieux soulier et cetteindifférence à l’égard du soulier neuf. Plus un détail apparaîtoutré plus il mérite de retenir l’attention ! Le détail quisemble compliquer un cas devient, pour peu qu’il soit considéré etmanié scientifiquement, celui qui permet au contraire de l’éluciderle plus complètement.

« Ensuite nous avons eu le lendemain matin la visite de nosamis toujours suivis de Stapleton dans son fiacre. Étant donnéqu’il savait notre adresse et qu’il me connaissait physiquement devue, étant donné aussi son comportement général, je crois que lacarrière criminelle de Stapleton ne se limite pas à cette affaireBaskerville. Il est intéressant de relever, par exemple, que depuistrois ans quatre cambriolages très importants ont eu lieu dansl’Ouest et que leur auteur n’a jamais été arrêté. Le dernier, àFolkstone Court, au mois de mai, m’avait intéressé par la manièredont le cambrioleur masqué et opérant seul avait froidement abattud’un coup de revolver le groom qui l’avait surpris. Je suis presquesûr que Stapleton pourvoyait ainsi au renflouement de sesressources qui s’épuisaient et que depuis des années il était àtoute extrémité.

« Nous eûmes un exemple de sa vivacité ce matin-là quand ilnous échappa avec tant de brio, et aussi de son audace en merenvoyant mon propre nom par l’intermédiaire du cocher du fiacre. Àpartir de ce moment il comprit que j’avais pris l’affaire en main àLondres et qu’il n’aurait aucune chance de parvenir à ses fins dansla capitale. Il rentra à Grimpen et attendit l’arrivée dubaronnet.

– Un instant ! interrompis-je. Vous avez sans nuldoute retracé correctement la suite des événements, mais un pointdemeure inexpliqué : qu’est devenu le chien pendant que sonmaître était à Londres ?

– J’y ai réfléchi, et c’est évidemment un point important.Stapleton a eu un homme de confiance ; mais il est peuprobable qu’il lui ait dévoilé tous ses plans : autrement, ilserait tombé au pouvoir d’un complice. À Merripit il y avait unvieux domestique du nom d’Anthony. Il était au service desStapleton depuis de nombreuses années, déjà au temps ducollège : il savait donc que ses maîtres étaient mari etfemme. Ce bonhomme a subitement disparu. Or, Anthony n’est pas unnom commun en Angleterre, tandis qu’Antonio est répandu dans toutel’Espagne et les pays hispano-américains. Cet Anthony, commeMme Stapleton, parlait correctement l’anglais, mais avec unbizarre zézaiement. J’ai vu de mes yeux ce vieux domestiquetraverser le grand bourbier de Grimpen par le sentier qu’avaitmarqué Stapleton. Il est donc probable qu’en son absence son maîtrel’avait chargé de s’occuper du chien, mais qu’Anthony ne se doutaitpas de l’emploi qui était réservé à cette bête.

« Les Stapleton se rendirent donc dans le Devonshire, oùSir Henry et vous les rejoignirent peu après. Un mot maintenant surce que je fis à l’époque. Vous vous rappelez peut-être que lorsquej’examinai le papier qui portait la phrase découpée dans le journalje cherchai attentivement le filigrane. En le levant à quelquescentimètres de mes yeux, je sentis la faible odeur d’un parfum quis’appelle « jasmin blanc ». Il existesoixante-quinze parfums, et il est indispensable à tout expertcriminel de savoir les distinguer les uns des autres ; plusd’une fois j’ai eu entre les mains des affaires dont le succès adépendu de la connaissance que j’en avais. Le parfum suggérait doncune présence féminine, et déjà je commençai à soupçonner lesStapleton. Ainsi avant de me rendre dans l’Ouest, j’avais acquis lacertitude de l’existence du chien et j’avais deviné lecriminel.

« Mon jeu consistait donc à surveiller Stapleton. Mais ilétait évident que je ne pourrais le faire si je vous accompagnais,car il se tiendrait résolument sur ses gardes. Je vous ai doncmenti délibérément à tous, même à vous, et je suis partisecrètement pendant que tout le monde me supposait à Londres. Mesfatigues et mon inconfort n’ont pas été aussi grands que vousl’avez imaginé ; d’ailleurs de telles bagatelles ne doiventjamais entrer en ligne de compte quand il s’agit de traquer uncriminel. Je suis demeuré la majeure partie de mon temps à CoombeTracey et je n’ai utilisé la cabane que lorsqu’il me fallait êtresur le théâtre des opérations. Cartwright était venu avec moi et,déguisé en petit campagnard, il m’a rendu les plus éminentsservices. Je me fiais à lui pour ma nourriture et mon linge.Pendant que je surveillais Stapleton, Cartwright voussurveillait : je tenais en main toutes les ficelles.

« Je vous ai déjà dit que vos rapports me parvenaient sansretard, repostés de Baker Street pour Coombe Tracey. Ils me furenttrès utiles, notamment celui qui m’apprit quelque chose de labiographie de Stapleton. Je pus grâce à lui identifier l’homme etla femme, et déterminer mon plan d’action. L’affaire s’étaitcompliquée de l’évasion du forçat et de ses relations avec lesBarrymore. Vous avez éclairci ce point avec une grandeefficacité ; notez que j’en étais arrivé à cette conclusionpar mes propres réflexions.

« Lorsque vous m’avez découvert sur la lande, j’étais enpossession de toute l’affaire, mais je n’avais pas un dossier àproduire devant un tribunal. Même pour la tentative de Stapletoncette nuit-là contre Sir Henry, qui se termina par la mort dupauvre forçat, ne nous aidait guère à prouver que notre homme étaitun assassin. Il n’y avait pas autre chose à faire que de le prendresur le fait ; pour cela il fallait laisser Sir Henry tout seulet apparemment sans protection ; c’était le seul moyen del’appâter. Nous l’avons tenté ; au prix d’un choc brutal pournotre client, nous avons réussi à compléter notre dossier et àdétruire Stapleton. Le fait que Sir Henry se soit trouvé exposéconstitue, je le reconnais, une faute dans ma méthode, mais nousn’avions pas prévu (et comment l’aurions-nous pu !) lespectacle terrible et paralysant que cette bête nous offrit, demême que nous n’avions pas prévu le brouillard qui lui permit de sedissimuler et de ne fondre sur nous qu’à la dernière seconde. Nousavons atteint notre objectif moyennant quelques dégâts dont lecaractère provisoire nous a été affirmé à la fois par lespécialiste et par le docteur Mortimer. Un long voyage va permettreà notre ami de se remettre de son ébranlement nerveux, et aussi desa blessure sentimentale. Son amour était profond et sincère ;ce qu’il regrette le plus dans cette sombre affaire c’est qu’il aitété dupé par la dame de ses pensées.

« Il ne me reste plus qu’à indiquer le rôle qu’elle a joué.Sans aucun doute Stapleton a exercé sur elle une influence dictéesoit par l’amour soit par la peur, soit plus vraisemblablement parles deux puisque ces sentiments ne sont pas incompatibles.Influence qui en tout cas s’avéra absolument effective : sousson emprise elle consentit à passer pour sa sœur ; mais sonpouvoir s’arrêta lorsqu’il entreprit d’en faire la complice actived’un crime. Elle voulait avertir Sir Henry sans mettre en cause sonmari, et elle le fit à maintes reprises. Stapleton lui-même étaitcapable d’être jaloux : quand il vit le baronnet faire la courà sa femme, alors même que cette cour entrait dans ses plans, il neput pas s’empêcher d’intervenir dans un éclat de passion quirévélait son âme farouche habituellement dissimulée par uneétonnante maîtrise de soi. Tout de même, en encourageant cetteintimité, il poussait Sir Henry à fréquenter Merripit ; ce quilui fournirait tôt ou tard l’occasion qu’il souhaitait. Au jourdécisif, elle se tourna contre lui. Elle avait appris quelque chosesur la mort du forçat, et elle savait que le chien avait été menédans l’appentis avant le dîner auquel Sir Henry était invité. Elleaccusa son mari d’avoir prémédité un crime. Une scène furieuses’ensuivit, au cours de laquelle il lui dit pour la première foisqu’elle avait une rivale. Sa fidélité vira instantanément à lahaine, et il comprit qu’elle le trahirait. Il la ligota afinqu’elle n’eût aucune chance de prévenir Sir Henry, et il espéraitsans doute, une fois que tout le pays aurait mis la mort dubaronnet au compte de la malédiction qui pesait sur la famille, laplacer devant le fait accompli, la reprendre en main, et la réduireau silence. En cela je crois qu’il avait fait un faux calcul etque, si nous n’avions pas été là, son destin n’en aurait pas moinsété scellé. Une femme qui a du sang espagnol dans les veinesn’absout pas facilement une offense aussi grave. Et à présent, moncher Watson, sans me référer à mes notes, je suis incapable de vousfournir d’autres détails. Je ne pense pas avoir laissé inexpliquéun point essentiel.

– Mais il n’espérait pas épouvanter jusqu’à la mort SirHenry comme son vieil oncle, avec son maudit chien ?

– L’animal était d’un naturel féroce, et affamé. Si sonapparition ne devait pas épouvanter Sir Henry jusqu’à le fairemourir de peur, du moins elle aurait paralysé la résistance qu’ilaurait pu offrir.

– Certes ! Il subsiste encore une difficulté. SiStapleton était intervenu dans la succession, comment aurait-il puexpliquer que, lui étant l’héritier, il avait choisi d’habiterincognito si près de la propriété ? Comment aurait-il purevendiquer l’héritage sans provoquer des soupçons et uneenquête ?

– C’est un obstacle considérable, et je crains que vous nem’en demandiez trop. Le passé et le présent sont mes terrainsd’enquêtes, mais je peux difficilement répondre à une questiontouchant à l’avenir. Mme Stapleton a entendu son mari évoquercette question à plusieurs reprises. Il y avait trois solutionspossibles. Il pouvait revendiquer d’Amérique du Sud ses biens,établir son identité devant les autorités locales anglaises etainsi obtenir la jouissance de sa fortune sans reparaître enAngleterre. Il pouvait ainsi adopter un déguisement approprié pourle peu de temps qu’il aurait dû séjourner à Londres. Ou, enfin, ilpouvait remettre à un complice les preuves et les papiers, le fairepasser pour l’héritier et se faire verser une rente plus ou moinsélevée par l’ayant droit officiellement reconnu. D’après ce quenous savons de lui, nous pouvons être sûrs qu’il aurait trouvé unmoyen de vaincre ce suprême obstacle ! Et maintenant, mon cherWatson, nous avons durement travaillé ces derniers temps ;pour une fois, je pense que nous pourrions nous offrir une petitedistraction. Je dispose d’une loge pour Les Huguenots. Avez-vousentendu De Reszkes ? Si cela ne vous ennuie pas, soyez prêtdans une demi-heure, et nous pourrons nous arrêter en chemin chezMarcini pour un dîner léger. »

FIN

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