Categories: Romans policiers

Le Crime de l’omnibus

Le Crime de l’omnibus

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

 

Vous est-il arrivé, le soir, vers minuit, de manquer le dernier omnibus de la ligne qui conduit à votre domicile ? Si vous n’êtes pas obligé de régler strictement vos dépenses sur votre budget de recettes, vous en avez été quitte pour prendre un fiacre. Mais si, au contraire, votre modeste fortune vous interdit ce léger extra, il vous a fallu revenir à pied,traverser Paris en pataugeant dans la boue, quelquefois sous une pluie battante, et vous avez cent fois en route maugréé contre la Compagnie qui n’en peut mais, car il faut bien qu’après seize heures de travail, elle accorde un peu de repos à ses chevaux et à ses employés.

Il y a plusieurs façons de la manquer, cette bienheureuse voiture, la suprême espérance des attardés.

Quand on l’attend au passage, et qu’après avoir adressé au cocher des signes inutiles, on voit apparaître en lettres blanches se détachant sur un fond bleu le mot redouté, le désolant : Complet, on enrage ; mais, après tout, on s’y attendait un peu ; on fait contre fortune bon cœur, et l’on continue à cheminer. On se flatte vaguement qu’il en passera encore une, et, soutenu par cette illusion, on finit par arriver pédestrement au logis sans trop s’apercevoir de la fatigue.

Le pis, c’est de se présenter à la station,tête de ligne, juste au moment où vient de se remplir l’uniqueomnibus en partance. Pas moyen de s’y tromper ; c’est bien ledernier. Le préposé qui tourne la manivelle pour fermer ladevanture du bureau vous a répondu qu’il n’y en a plus d’autre, etles voyageurs qui vous ont devancé vous rient au nez quand vousleur demandez poliment s’il ne reste plus une seule petiteplace.

L’arrêt est sans appel. Vous n’avez plusd’autre moyen de transport que vos jambes, et il faudra qu’ellesvous portent jusqu’à destination, car vous ne le rattraperez pas enroute, ce maudit véhicule sur lequel vous comptiez pour éviter unelongue étape.

C’est ainsi qu’un soir de cet hiver, à minuitmoins un quart, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue duCardinal-Lemoine, à l’instant précis où le cocher de l’omnibus vertqui va de la Halle aux vins à la place Pigalle grimpait sur sonsiège, une femme arriva tout essoufflée, une femme convenablementvêtue, et encore jeune, autant qu’on en pouvait juger à satournure, car une épaisse voilette lui cachait le visage. Ellevenait du côté du Jardin des Plantes, par le quai Saint-Bernard, etelle avait dû courir assez longtemps, car elle était hors d’haleineet elle eut quelque peine à articuler la question que lesretardataires adressent avec anxiété à l’employé chargé de donnerle signal du départ.

– Tout est plein, Madame, et il n’y aplus rien après, lui répondit le conducteur qui était occupé àfaire viser sa feuille.

– Ah ! mon Dieu, murmura-t-elle, etmoi qui vais à Montmartre ! Je n’y arriverai jamais.

Et en vérité, à cette heure et en cettesaison, un voyage à pied de quatre à cinq kilomètres pouvait bieneffrayer une personne appartenant au sexe faible.

Il faisait un froid sec et un vent du nord quirendait ce froid encore plus piquant. Il y avait de la neige dansl’air. Les rues de ce quartier étaient désertes. Pas un passant surles larges trottoirs, pas un fiacre à l’horizon.

L’intérieur de l’omnibus était complet, maispersonne n’avait osé braver la température en montant surl’impériale, où pour trois sous on était à peu près sûr d’attraperun gros rhume.

La dame leva les yeux vers ces places enl’air, comme disent les conducteurs, et il fallait qu’elle eûtun bien vif désir de profiter du dernier départ, car un geste quilui échappa indiquait clairement qu’elle regrettait de ne pouvoirse hisser sur le toit en dépit de la bise et de la gelée.

Puis, sachant bien que cette ascension n’estpas permise aux dames et que les employés ne transigent pas avec laconsigne, elle avança la tête dans la longue voiture où il n’yavait plus de place pour elle. Sans doute, elle ne désespérait pasd’apitoyer sur sa situation quelque galant voyageur qui luicéderait son droit de premier occupant.

C’était une chance bien faible, car il n’yavait guère là que des voyageuses, et les femmes n’abandonnent pasvolontiers un privilège.

Elle eut pourtant le bonheur très inattendud’intéresser quelqu’un à son sort.

Un monsieur assis tout au fond se leva et secoula jusqu’à la sortie.

– Montez, Madame, dit-il en sautantlestement sur le macadam.

– Oh ! Monsieur, vous êtes trop bon,et je ne veux pas abuser de votre complaisance, s’écria ladame.

– Pas du tout ! pas du tout !ne craignez rien. Je vais me caser là-haut. Il ne fait pas chaud,mais j’ai la peau dure.

– Vraiment, Monsieur, je ne sais commentvous remercier.

– Il n’y a pas de quoi. Ça n’en vaut pasla peine.

– Allons, Madame, allons, s’il vousplaît, dit l’employé ; nous partons.

La dame avait déjà un pied sur la marche del’escalier, et elle ne se fit pas prier davantage ; mais, aulieu de s’appuyer sur le conducteur pour monter, elle acceptal’aide que lui offrit gracieusement l’homme qui venait de luirendre service.

Elle mit sa main dans la sienne, et elle l’ylaissa peut-être quelques secondes de plus qu’il n’étaitnécessaire.

C’était bien le moins qu’elle pût faire pourun monsieur si poli, et ce contact n’avait rien de compromettant,car ils étaient gantés tous les deux ; ils portaient de grosgants fourrés dont la peau avait l’épaisseur d’une cuirasse.

Le monsieur qui venait de céder sa placen’était pourtant ni très joli, ni très jeune.

Il pouvait avoir quarante ans et mêmedavantage. Sa moustache et ses favoris coupés militairementgrisonnaient très fort. Il portait un paletot qui avait dû êtreacheté chez un confectionneur à bon marché, et un chapeau bas deforme, en feutre dur, le chapeau d’un indépendant qui ne se piquepas de suivre les modes.

Il avait d’ailleurs des traits assezréguliers, mais durs, des traits taillés à coups de hache.

Il grimpa sur l’impériale avec une agilitéremarquable, et il prit position à l’entrée de la premièrebanquette, tout près du marchepied qui sert à descendre.

Pendant qu’il s’établissait là en relevant lecollet de son paletot, la dame qu’il venait d’obliger se glissait àla place restée libre, au fond de l’omnibus, à droite, entre unevieille tout encapuchonnée de laine, et une jeune très simplementhabillée.

Plus loin, contre la glace du fond, il y avaitune grosse commère en bonnet qui aurait dû payer pour deux, carelle débordait littéralement sur sa voisine de gauche.

En face siégeait un homme, le seul qui fûtdans la voiture : un grand garçon mince et brun, l’œil vif etla bouche souriante, une vraie tête d’artiste, mais d’artistearrivé, car il n’avait ni la tenue débraillée, ni les façonsturbulentes des rapins qui hantent les brasseries du boulevardextérieur.

Les autres voyageurs appartenaient auxdiverses catégories d’habituées des omnibus : bourgeoisesrentrant au logis après une soirée passée chez des parentsdomiciliés à l’autre bout de Paris, mères chargées d’un enfant aumaillot, ouvrières revenant d’une veillée d’atelier et tombant desommeil.

La lourde voiture s’ébranla, le timbreargentin sonna seize fois pour l’intérieur et une fois pourl’impériale, le conducteur demanda la monnaie, et les souspassèrent de main en main.

Le grand brun se mit à examiner les compagnesde route que le hasard lui avait données.

Il ne s’en trouvait là que deux qui valussentla peine qu’il étudiât leur mine et leurs allures, et ces deux-làlui faisaient justement vis-à-vis.

Il n’avait rien perdu de la petite scène quiavait précédé le départ, et il faut lui rendre cette justice qu’ilse préparait à offrir sa place lorsque l’homme au chapeau ronds’était levé pour céder la sienne. Il avait fort bien remarqué leserrement de main échangé entre la dame et le monsieur complaisant.Il se disait que c’était peut-être le début d’une aventure, et s’iln’espérait pas en voir le dénouement, il se promettait du moinsd’observer les incidents qui pourraient se produire pendant letrajet.

Il lui semblait déjà que les deux personnes decette comédie ambulante formaient un couple assez mal assorti. Lafemme qui avait consenti un peu trop vite à devenir l’obligée d’uninconnu n’était évidemment pas du même monde que son chevalierd’occasion, car sa toilette était presque élégante.

Elle paraissait avoir une jolie taille, et sesyeux brillaient à travers la voilette de blonde noire qu’elles’obstinait à ne pas relever.

Il n’en fallait pas davantage pour qu’unchercheur s’occupât d’elle, et l’artiste assis en face de cettemystérieuse personne était un chercheur.

Il partagea son attention entre la dame voiléeet la jeune femme assise à côté d’elle.

Celle-là aussi avait rabattu le voile attachéautour de sa toque de velours marron, et l’on ne voyait guère quele bas de sa figure, un menton à fossettes, une bouche un peugrande, mais d’un dessin très pur, et des joues pâles, d’une pâleurmate.

« Un teint d’Espagnole, se disait legrand brun. Je suis sûr qu’elle est charmante. Quel dommage que lefroid l’empêche de montrer le bout de son nez ! Maintenant,elles ont toutes la manie, pour peu que le thermomètre baisse, dese masquer pour sortir, et quand on tient à rencontrer de jolisminois, il faut attendre l’été.

» Encore, s’il faisait clair dans cediable d’omnibus ; mais une des lanternes est éteinte, etl’autre charbonne comme un lampion qui n’a plus d’huile. On n’yvoit goutte. Nous sommes dans une caverne roulante. On ycommettrait des crimes que personne ne s’en apercevrait… »

En continuant à observer, le grand brunreconnut que la jeune fille ne devait pas être riche.

Elle portait, en plein mois de janvier, unpetit manteau court, sans manches, ce qu’on appelle unevisite, en étoffe noire si mince et si usée qu’on gelait rienqu’en la regardant, une robe d’alpaga, couleur raisin de Corinthe,qu’un long usage avait rendu luisante, et elle cachait ses mainsdans un manchon étriqué et déplumé, un manchon qui avait dû êtreacheté jadis pour une fillette de douze ans.

« Qui est-elle ? d’oùvient-elle ? où va-t-elle ? se demandait le jeune homme.Et pourquoi sa voisine la regarde-t-elle du coin de l’œil ?Est-ce qu’elle la connaît ? Non, puisqu’elle ne lui parlepas. »

Cependant, l’omnibus avait fait du chemin. Ilroulait maintenant sur le pont Neuf, et le cocher, qui avait hâtede finir sa journée, lança ses chevaux au grand trot sur la pentequi descend vers le quai du Louvre.

Les voitures de transport en commun ne sontpas tout à fait aussi bien suspendues que les calèches à huitressorts, et ce mouvement précipité eut pour effet de cahoterfortement les voyageurs.

La jeune femme fut jetée sur sa voisine, ladernière arrivée, et se cramponna à son bras, en jetant un faiblecri, qui fut suivi d’un profond soupir.

– Appuyez-vous sur moi, si vous êtessouffrante, Mademoiselle, dit la dame voilée.

L’autre ne répondit pas, mais elle se laissaaller sur l’épaule de la compatissante personne qui lui proposaitde la soutenir.

– Cette jeune dame se trouve mal, s’écriale grand brun. Il faudrait faire arrêter la voiture, et jevais…

– Mais non, Monsieur ; elle dort,dit tranquillement la dame voilée.

– Pardon ! j’avais cru…

– Elle dormait déjà lorsque les cahotsl’ont réveillée en sursaut. Mais la voilà repartie. Laissons-la sereposer.

– Sur vous, Madame ! Necraignez-vous pas…

– Qu’elle ne me fatigue ? oh !pas du tout. Et elle ne tombera pas, j’en réponds, car je vais lasoutenir, reprit la dame en passant son bras droit autour de ladormeuse.

Le grand brun s’inclina, sans insister. Ilétait bien élevé, et il trouvait qu’il en avait déjà trop fait ense mêlant de ce qui ne le regardait pas.

– Ces jeunesses d’à présent, ça faitpitié, dit entre ses dents la grosse femme au bonnet. Moi, j’aipoussé la charrette toute la soirée pour vendre des oranges, et,s’il fallait, j’aurais encore des jambes pour monter à piedjusqu’en haut de Montmartre. Ah ! si celle-là s’en allaitdanser à la Boule-Noire ou à l’Élysée, c’est ça qui laréveillerait. Mais pour rentrer chez maman, bernique ! il n’ya plus personne.

Elle en fut pour ses réflexions. La jeunefille qu’elles visaient ne bougea point. La voisine dont l’épauleservait d’oreiller fit semblant de ne pas avoir entendu, etl’artiste assis en face d’elles ne dit mot, quoiqu’il eût bienenvie de rabrouer un peu cette commère mal apprise.

Il se remit à observer, et il s’attendritpresque en voyant que la dame voilée s’emparait doucement des mainsnues de l’endormie et les replaçait dans le maigre manchon que lapauvre fille portait suspendu à son cou par une cordelièreéraillée.

« Une mère ne soignerait pas mieux sonenfant, pensait-il. Et moi qui prenais cette excellente femme pourune chercheuse d’aventures ! Pourquoi ? je me le demande.Parce qu’elle a accepté la place d’un monsieur, et parce qu’ellel’a remercié en se laissant serrer le bout des doigts. Eh bien, cegalant personnage en sera pour sa politesse… et peut-être pour unefluxion de poitrine, car on doit geler là-haut.

» C’est égal, je voudrais bien voir toutela figure de la fillette qui dort d’un si profond sommeil. Leslignes du bas sont parfaites. Elle ne doit pas rouler sur l’or,cette petite, à en juger par sa toilette, et je parieraisvolontiers qu’elle consentirait à poser pour la tête.

» Si elle s’arrête en chemin, je nem’amuserai pas à la suivre ; mais si elle va jusqu’à la placePigalle, je lui proposerai en descendant de me donner quelquesséances.

» Espérons qu’elle ouvrira les yeux avantla fin du voyage. »

L’omnibus roulait toujours d’un train à fairehonte aux fiacres. Les deux vigoureux percherons qui le traînaientdistançaient toutes les rosses que les loueurs de voitures de placeattellent, dès que le soleil est couché. Ils allaient d’autant plusvite qu’aucun voyageur ne demandant le cordon, le cocher, quin’était pas obligé de les retenir souvent pour laisser descendrequelqu’un, les poussait tant qu’il pouvait. C’était à peine s’ils’arrêtait aux stations réglementaires.

Personne à prendre au bureau de la rue duLouvre ; personne non plus au bureau de la rueCroix-des-Petits-Champs.

Place de la Bourse, il y eut du changement.Trois femmes assises à l’entrée de la voiture furent remplacées parune famille bourgeoise, le père, la mère et un petit garçon. Maisles voyageuses du fond ne bougèrent pas.

La jeune fille dormait toujours, appuyée sursa charitable voisine ; la marchande d’oranges avait fini pars’assoupir ; d’autres femmes somnolaient aussi ; de sortequ’après la station de la rue de Châteaudun, qui est la dernière,quand l’attelage, renforcé d’un troisième cheval, se mit à gravirla rude côte de la rue des Martyrs, l’intérieur de l’omnibusressemblait à un dortoir.

La massive machine roulait comme un navirebalancé par la houle et berçait si doucement les passagers, qu’ilsse laissaient presque tous aller peu à peu à dodeliner de la têteet à fermer les yeux.

Il n’y avait plus guère que le grand brun quise tînt droit.

Le conducteur suivait à pied pour se dégourdirles jambes, et le cocher faisait claquer son fouet pour seréchauffer.

Au dernier tiers de la montée, la grossecommère se réveilla en sursaut et se mit aussitôt à crier qu’ellevoulait descendre.

L’endroit n’est pas commode pour arrêter, carla pente est si raide que les chevaux glissent et reculent aussitôtqu’ils cessent d’avancer. Les dames qui tiennent à mettre pied àterre avant d’arriver au haut de l’escarpement doivent requérirl’aide du conducteur.

Ainsi fit la femme obèse, non sans grommelerdes mots peu gracieux à l’adresse de ce brave employé quin’arrivait pas assez vite pour la recevoir dans ses bras. Elle seprécipita vers la sortie en écrasant les orteils de ses voisines,et dès qu’elle eut touché le pavé, elle se mit à crier qu’elleétait descendue trop tôt, qu’elle aurait dû attendre jusqu’àl’avenue Trudaine, puisqu’elle demeurait chaussée Clignancourt, etcent autres récriminations qui n’émurent personne.

Elle se décida pourtant à marcher, etl’omnibus continua son ascension qui touchait à son terme.

À ce moment, l’artiste, qui songeait toujoursaux deux femmes assises en face de lui, fut brusquement distrait desa rêverie par un bruit qui partait de l’impériale, le bruit detrois coups de talon de botte, trois coups successifs, séparés parun léger intervalle et vigoureusement frappés.

« Tiens ! se dit-il, le voyageur del’impériale qui fait des appels du pied comme un maître d’armes. Ilparaît qu’il est encore là. En voilà un que dix degrés au-dessousde zéro ne gênent pas.

» Ah ! cependant, il en a assez, caril se décide à descendre. »

En effet, les bottes qui venaient d’exécuterce roulement apparurent sur le marchepied aérien, les jambessuivirent, puis le torse, et enfin l’homme, après avoir jeté unrapide coup d’œil dans l’intérieur de l’omnibus, sauta sur le pavé.Le peintre, qui observait ses mouvements, le vit s’éloigner àgrands pas par la rue de la Tour-d’Auvergne.

« Allons ! pensa-t-il, ce bonhommesi lourdement botté n’a pas les intentions que je lui supposais. Jeme figurais qu’il attendrait à la sortie la dame qui a accepté saplace, et qu’il tâcherait de lui faire aussi accepter son bras.

» Pas du tout. Il s’en va tranquillementtout seul. Il a raison, car cette personne ne me semble pasd’humeur à se familiariser avec des messieurs de sonespèce. »

Pendant qu’il se tenait à lui-même cejudicieux discours, l’omnibus atteignait le point où la rue desMartyrs croise deux autres rues, fort habitées : la rue deLaval, à gauche, et la rue Condorcet, à droite.

On s’arrête toujours là pour dételer le chevalde renfort, et aussi parce qu’à cet endroit du parcours, il arrivesouvent que la voiture se vide. Les voyageurs, et surtout lesvoyageuses, descendent en masse.

Et ce soir-là, elles n’y manquèrent pas.Presque toutes se levèrent à la fois, et ce fut à qui sortirait lapremière.

Tant et si bien qu’après cette dégringoladegénérale, il ne resta plus dans l’intérieur que le grand brun etles deux femmes assises en face de lui.

Encore, celle qui soutenait la dormeusefaisait-elle mine de partir aussi.

– Monsieur, dit-elle vivement, cettepauvre enfant qui s’appuie sur moi dort d’un si bon sommeil que jeme reprocherais de la réveiller… et cependant, il faut que jedescende… je demeure tout près d’ici, et il est tard… Oserai-jevous demander de me remplacer dans mes fonctions dereposoir ?

– Avec le plus grand plaisir, répondit lejeune homme en s’asseyant à la place que la grosse marchanded’oranges venait d’abandonner.

– Attendez encore un peu, je vous prie,cria la charitable dame au conducteur qui allait donner le signaldu départ.

En même temps elle soulevait, avec desprécautions infinies, la tête de la jeune fille qui reposait surson épaule, et elle la plaçait délicatement sur l’épaule du grandbrun, tout prêt à la recevoir.

La dormeuse se laissa faire sans donner signed’existence, et s’abandonna si complètement que le voisin auquel onla confiait crut devoir la soutenir par la taille.

– Je vous remercie, Monsieur, dit la damevoilée. Il m’en coûtait de la laisser seule ; mais puisquevous allez jusqu’au bout de la ligne, je puis la quitter. Si vouspouviez la reconduire jusqu’à la porte de la maison où elle va,vous feriez assurément une bonne action, car, à l’heure qu’il est,ce quartier est dangereux pour une jeune fille.

Et, sans attendre la réponse de son suppléant,elle se coula rapidement hors de l’omnibus qui venait d’enfiler larue de Laval. Le conducteur s’était accoté dans le coin, à l’entréede la voiture, au-dessous du compteur, et il s’occupait à vérifier,à la clarté fugitive des becs de gaz, les derniers pointages de safeuille.

Le peintre restait donc tout à fait entête-à-tête avec la belle dormeuse, et personne ne l’empêchait delui dire des douceurs ou de lui demander une séance deportrait ; mais, pour en venir là, il fallait d’abord laréveiller, et il voulait y mettre des formes.

Il la serrait discrètement contre sa poitrine,et il espérait qu’en accentuant un peu cette pression décente, ilréussirait à la tirer de sa torpeur.

Il se trompait. Il eut beau appuyer un peuplus, sa main ne sentit pas battre le cœur de cette enfant, qui nedevait cependant pas être accoutumée à se laisser étreindre ainsi.L’idée vint alors à ce malin garçon qu’elle n’était pas si endormiequ’elle en voulait avoir l’air, et qu’elle ne demandait pas mieuxque de devenir son obligée.

Il était Parisien ; il avait del’expérience et du flair. Aussi ne croyait-il guère à la vertu desdemoiselles qui montent en omnibus toutes seules, à minuit moins unquart, et qui se dirigent, à cette heure indue, vers les boulevardsextérieurs.

Il voulut savoir à quoi s’en tenir, et il sepencha un peu, afin de voir de près le visage de cette dormeuseobstinée ; mais la dernière lanterne, celle qui agonisait dèsle départ, avait fini par s’éteindre, et l’intérieur de la voitureétait plongé dans une obscurité complète.

Il se pencha jusqu’à toucher presque la figurede la jeune fille, et il s’aperçut qu’elle était pâle comme del’albâtre, et qu’aucun souffle ne sortait de sa boucheentrouverte.

Il prit une de ses mains qui étaient restéesdans le manchon, et il trouva que cette main était glacée.

– Elle est évanouie, murmura-t-il. Elle abesoin de secours.

Et il appela le conducteur, qui lui répondit,sans s’émouvoir :

– Nous voilà à la station. Ce n’est pasla peine d’arrêter pour si peu.

En effet, vivement mené par un cocher presséd’aller se coucher et par des chevaux qui sentaient l’écurie,l’omnibus avait parcouru la rue Frochot en un clin d’œil etdébouchait sur la place Pigalle.

Le jeune homme, effrayé, essaya de relever lamalheureuse enfant qui s’était affaissée dans ses bras ; maiselle retomba, inerte, et alors seulement il comprit que la vies’était envolée de ce pauvre corps.

– Nous y sommes, Monsieur, dit leconducteur, qui les prenait pour deux amoureux. Bien fâché deréveiller votre dame. Mais nous n’allons pas plus loin. Il fautdescendre… à moins qu’elle n’ait envie de coucher dans lavoiture.

– C’est dans la fosse qu’elle couchera,lui cria le grand brun. Vous ne voyez donc pas qu’elle estmorte ?

– Bon ! vous blaguez, pour vousamuser. Eh bien, là, vrai, vous savez, ça ne porte pas bonheur, cesplaisanteries-là. Faut jamais rire avec la mort !

– Je n’ai pas envie de rire. Je vous disque cette femme-là a la peau froide comme du marbre, et qu’elle nerespire plus. Venez m’aider à la tirer de l’omnibus. Je ne peux pasla porter tout seul.

– Elle ne doit pourtant pas être lourde…enfin, si elle est malade pour tout de bon, je vas vous donner uncoup de main ; on ne peut pas la laisser là, c’est sûr.

Sur cette conclusion, le conducteur se décida,en rechignant, à monter dans la voiture, où le grand brun faisaitde son mieux pour soutenir la malheureuse enfant. L’employé montaaussi, et, à eux trois, ils n’eurent pas de peine à enlever cecorps frêle. La salle d’attente de la station n’était pas encorefermée. Ils l’y portèrent, ils l’y étendirent sur une banquette, etle jeune homme releva d’une main tremblante le voile qui cachait lamoitié du visage de la morte.

Elle était merveilleusement belle : unevraie figure de vierge de Raphaël. Ses grands yeux noirs n’avaientplus de flamme, mais ils étaient restés ouverts, et ses traitscontractés exprimaient une douleur indicible. Elle avait dûhorriblement souffrir.

– C’est pourtant vrai qu’elle a passé,murmura le conducteur.

– Pendant le voyage ! Et vous nevous en êtes pas aperçu ? s’écria l’employé.

– Non, et Monsieur qui était assis à côtéd’elle n’y a rien vu non plus. Elle n’est pas tombée… on la tenait…et elle n’a pas seulement soufflé. C’est drôle, mais c’est commeça.

– Un coup de sang, alors… ou bien quelquechose qui s’est cassé dans sa poitrine.

– Moi, je crois qu’on l’a tuée, dit legrand brun.

– Tuée ! répéta le conducteur,allons donc ! il n’y a pas une goutte de sang sur elle.

– Et puis, ajouta l’employé, si on luiavait donné un mauvais coup dans la voiture, les autres voyageursl’auraient bien vu.

– Elle a dix-huit ans tout au plus. À cetâge-là, on ne meurt pas subitement, dit le jeune homme.

– Est-ce que vous êtes médecin ?

– Non, mais…

– Eh bien, alors, vous n’en savez pasplus long que nous. Et au lieu de faire des phrases, vous devriezaller chercher les sergents de ville.

» Nous ne pouvons pas garder une mortedans le bureau.

– En voilà deux qui arrivent.

En effet, deux gardiens de la paix en tournéesur le boulevard s’avançaient à pas comptés. L’employé les appela,et ils avancèrent sans trop se presser, car ils ne se doutaientguère que le cas valait bien la peine qu’ils se hâtassent. Et quandils virent de quoi il s’agissait, ils ne s’émurent pas outremesure. Ils se firent conter l’affaire par le conducteur, et leplus ancien des deux prononça gravement que ces accidents-làn’étaient pas rares.

– Voilà pourtant Monsieur qui prétendqu’on l’a assassinée dans l’omnibus, dit l’homme à la casquettetimbrée d’un O majuscule.

– Je ne prétends rien du tout, réponditle grand brun. J’affirme seulement que cette mort est tout ce qu’ily a de plus extraordinaire. J’étais assis d’abord en face de cettepauvre fille, et je…

– Alors, vous serez appelé demain aucommissariat, et vous direz ce que vous savez. Donnez-moi votrenom.

– Paul Freneuse. Je suis peintre, et jedemeure dans cette grande maison que vous voyez d’ici.

– Celle où il n’y a que des artistes.Bon ! je la connais.

– Du reste, voici ma carte.

– Ça suffit, Monsieur. Le commissairevous entendra demain matin, mais vous ne pouvez pas rester là. Onva fermer le bureau, pendant que mon camarade ira prévenir le postepour qu’on envoie un brancard. Heureusement qu’il ne fait pas untemps à s’asseoir devant les cafés de la place Pigalle. Si nousétions en été, nous aurions déjà un attroupement à la porte.

Ce vieux soldat parlait avec tant d’assurance,et il devait avoir une telle expérience des événements tragiques,que Paul Freneuse se prit à douter de la justesse de ses propresappréciations.

L’idée d’un crime lui était venue à l’espritsans qu’il sût trop pourquoi et il fallait bien reconnaître que lesfaits la contredisaient absolument.

Le cadavre ne portait aucune blessureapparente, et, pendant le voyage, il ne s’était rien passé quipermît de supposer que la malheureuse enfant eût été frappée.

« Décidément, j’ai trop d’imagination, sedit-il en sortant pour obéir à la sage injonction du gardien de lapaix. Je vois du mystère dans une histoire comme il en arrive tousles jours. Cette petite avait une maladie de cœur…, un anévrismequi s’est rompu, et elle a été foudroyée. C’est dommage, car elleétait admirablement belle ; mais je n’y puis rien, et jeserais bien bon de perdre mon temps à ouvrir une enquête sur unsimple fait divers. J’ai mon tableau à finir pour le Salon. C’estdéjà beaucoup trop que je me sois mis dans le cas d’être interrogépar un commissaire de police auquel je n’aurai rien de sérieux àdire, et qui très probablement se moquera de mes idées baroques, sije m’avise de lui parler de la possibilité d’un assassinat… commispar qui, bon Dieu ?… par cette charitable dame que j’airemplacée au coin de la rue de Laval… et comment ?… sans douteen soufflant sur sa jeune voisine… c’est absurde… la vie nes’éteint pas comme une bougie. »

L’employé mettait déjà les volets, et le plusjeune des sergents de ville courait chercher des hommes pourenlever le corps. L’autre s’était placé devant la porte du bureaupour éloigner les curieux, s’il s’en présentait. Le conducteur, quiétait bavard, lui expliquait comme quoi il avait remarqué qu’audépart la jeune fille avait déjà l’air malade. Le cocher étaitresté sur son siège, et il avait bien de la peine à retenir seschevaux, impatients de rentrer au dépôt de la compagnie.

– Vous n’avez plus besoin de moi ?demanda Freneuse.

Et comme le gardien de la paix lui fit signeque non, il s’achemina vers son domicile, qui n’était pas loin.Mais il n’avait pas fait trois pas qu’il se souvint d’avoir laissétomber sa canne dans la voiture. Cette canne était un joli rotinqu’un sien ami, officier de marine, lui avait rapporté de Chine, etil y tenait. L’omnibus était encore là. Il y monta, et, comme onn’y voyait goutte, il frotta une allumette pour ne pas être obligéde tâtonner avec ses mains.

La canne avait roulé sous la banquette, et ense baissant pour la ramasser, il aperçut un papier qui était tombéaussi, et une épingle dorée, de celle qui servent aux femmes pourfixer leur chapeau.

– Tiens ! murmura-t-il, la pauvremorte a perdu cela. Il me restera quelque chose d’elle.

Paul Freneuse ramassa la canne, le papier etl’épingle, mit la canne sous son bras, le papier et l’épingle dansla poche de son pardessus, descendit lestement de l’omnibus ets’éloigna sans tourner la tête, de peur que le sergent de villen’eût l’idée de le rappeler.

Maintenant, il ne tenait plus du tout às’occuper des suites de cette triste aventure, et il se promettaitbien de rester tranquille, si le commissaire ne requérait pas sontémoignage.

Paul Freneuse avait du talent et une foule dequalités aimables, mais il manquait un peu de fixité dans lesidées. Sa tête se montait trop facilement et se refroidissaitencore plus vite. Il se lançait à tout propos dans les conjecturesles plus hasardées, à peu près comme les enfants courent après tousles papillons qui volent devant eux ; mais il se lassaitbientôt de poursuivre des chimères, et alors il redevenaitlui-même, ne songeant plus qu’à son art, à ses travaux et aussi unpeu à ses plaisirs, quoiqu’il menât une vie assez régulière.

Ainsi, ce soir-là, il venait de passer par desémotions très vives, et il était déjà beaucoup plus calme. Il avaitéchafaudé tout un roman sur la mort d’une jeune fille, et ce romans’effaçait peu à peu de son esprit.

Il lui tardait de rentrer, de revoir sonatelier, et il y allait tout droit, lorsque, dans un café quis’avance comme un cap entre la rue Pigalle et la rue Frochot, ilaperçut un de ses amis, un artiste comme lui, attablé devant unverre vide et une pile de soucoupes qui marquaient le nombre deschopes absorbées par ce peintre altéré.

Cet ami était seul dans le premiercompartiment du café, une sorte de cage vitrée où l’on est aussi envue que si l’on buvait dehors, et d’où l’on voit parfaitement lesgens qui passent. Il reconnut Freneuse, il se mit à lui faire dessignes télégraphiques pour l’appeler, et Freneuse se décida àentrer, sachant bien que s’il s’avisait de passer son chemin, lecamarade Binos allait courir après lui.

Il s’appelait Binos, cet amateur de bière,artiste médiocre, mais discoureur incomparable, philosophe pratiqueet paresseux comme un loir, s’occupant de tout, excepté de peindre,quoiqu’il eût toujours trois ou quatre tableaux en train, audemeurant le meilleur garçon du monde, le plus serviable, le plusdésintéressé et par-dessus le marché le plus amusant.

Freneuse, qui n’était jamais de son avis suraucun point, ne pouvait se passer de lui, et le consultaitvolontiers pour le plaisir de l’entendre contredire à tout ets’embarquer dans des paradoxes bizarres.

– Te voilà ! lui cria Binos. J’aicouru après toi toute la soirée : d’où viens-tu ?

– D’un quartier extravagant. J’ai dînéchez un de mes cousins qui est interne à la Pitié et qui demeurerue Lacépède, répondit Freneuse.

– Et tu descends de l’omnibus de la Halleaux vins, quand tu aurais dû revenir à pied par une geléemagnifique. Tu ne seras jamais qu’un bourgeois.

– Bourgeois tant que tu voudras, mais ilvient de m’arriver une histoire étrange.

– En omnibus ? Je vois ce que c’est.Tu auras perdu ta correspondance.

– Ne blague pas. C’est très sérieux.Regarde ce qui se passe là-bas.

– Eh bien, quoi ? Le conducteur quipérore au milieu de cinq ou six badauds assemblés devant la portedu bureau.

– Il y a une morte dans ce bureau… unejeune fille ravissante qui a voyagé avec moi… en face de moid’abord et à côté de moi ensuite…

– Aurait-elle rendu l’âme dans tesbras ? demanda Binos, toujours gouailleur.

– À peu près. Et personne ne s’est aperçuqu’elle expirait.

– Qu’est-ce que tu me raconteslà ?

– Je te dis la vérité. C’est tout cequ’il y a de plus extraordinaire… tellement extraordinaire que toutà l’heure j’en étais presque venu à croire que cette mort n’étaitpas naturelle.

– Un mystère à débrouiller. C’est monaffaire. J’étais né pour être policier, et j’en remontrerais auxplus malins agents de la Sûreté. Narre-moi l’histoire, et je tedonnerai mes conclusions, dès que je connaîtrai les faits.

– Les faits ! mais il n’y en a pas.Tout s’est passé le plus simplement du monde. Quand je suis arrivéà la station du boulevard Saint-Germain, la jeune fille était déjàdans la voiture. J’entrevoyais qu’elle était jolie, et je me suisplacé en face d’elle. Une grosse femme était assise à sa droite, unmonsieur à sa gauche… un monsieur, si l’on veut… il avait l’aird’un ancien tambour de la garde nationale.

– Bon ! voilà déjà un hommesuspect.

» Suspect ou non, avant le départ del’omnibus, il a cédé sa place à une dame qui était arrivée enretard… une vraie dame, celle-là… élégamment habillée et pas laidedu tout, autant que j’ai pu en juger à travers sa voilette.

– Si elle ne l’a pas relevée, c’estqu’elle avait un motif pour se cacher. Et elle a accepté, sanshésiter, la politesse de l’individu que tu viens de medécrire ? Sais-tu ce que ça prouve ? Qu’ils seconnaissaient, et que la chose était convenue d’avance entre eux.L’homme gardait la place. La femme l’a prise, et c’est elle qui afait le coup.

– Mais il n’y a pas eu de coup, s’écriaFreneuse.

– Tu crois ça, parce que tu n’as rien vu,dit Binos qui suivait son idée avec une persistance imperturbable.Je le déclare encore une fois que cet échange de place n’est pasnaturel. Maintenant, j’ai une base, ça me suffit. Continue. C’étaitla dernière voiture, n’est-ce pas ?

– Oui. J’ai couru depuis la rue Lacépèdepour ne pas la manquer.

– Raison de plus pour que l’homme nedescendît pas. S’il est resté, c’est qu’il n’avait pas envie departir.

– Il n’est pas resté. Il est monté surl’impériale.

– Plusieurs degrés au-dessous de zéro etune bise qui vous coupe la figure… Je suis fixé ; il s’estperché là-haut parce qu’il voulait s’assurer que sa compliceexécuterait l’opération.

– Pas du tout. L’homme a mis pied à terreà l’entrée de la rue de la Tour-d’Auvergne, et la femme un peu plusloin… au coin de la rue de Laval.

– C’est-à-dire trois minutes après. Ilsn’auront pas eu de peine à se rejoindre. Je suis sûr qu’endescendant l’homme s’est arrêté un instant sur le marchepied pourque la femme vît qu’il partait.

– Non, mais j’ai remarqué…

– Quoi ?

– Qu’avant de quitter l’impériale,l’homme a frappé trois ou quatre coups de talon si vigoureux que,dans l’intérieur, tout le monde les a entendus.

– Parbleu ! C’était le signal.

– J’avoue que cette pensée-là m’étaitvenue.

– Ah ! tu vois bien que tu lessoupçonnais ! Seulement tu n’as pas le courage de tesopinions.

– Et toi, quand tu enfourches une idée,tu vas beaucoup trop loin. J’admets, si tu veux, que ces gens-làétaient d’accord, mais pas pour tuer une malheureuse qu’ils neconnaissaient pas.

– Qu’en sais-tu ?

– Je suis certain du moins qu’elle ne lesconnaissait pas, car elle ne leur a pas fait l’honneur de lesregarder. Et je serais assez disposé à croire que l’homme espéraitqu’à l’arrivée la dame la récompenserait de son obligeance en luipermettant de l’accompagner. En montant, elle s’était laissé serrerla main.

– De mieux en mieux. Je n’ai plus l’ombred’un doute. Cette poignée de main signifiait :« Tue-la ».

– Mais tu es fou ! Puisque je te disqu’il n’y a pas eu le moindre incident pendant le trajet.

– Enfin la fille qui est morte étaitvivante quand elle est entrée dans la voiture, n’est-cepas ?

– Oh ! très vivante. Elle aussiavait un voile, mais ses yeux brillaient à travers ce voile commedeux diamants noirs.

– Bon ! et en arrivant, ils étaientéteints. Quand s’est-on aperçu qu’elle avait passé de vie àtrépas ?

– C’est moi qui m’en suis aperçu, aumoment où nous arrivions à la station de la place Pigalle. Elleappuyait depuis un instant sa tête sur mon épaule, et je mefigurais qu’elle dormait. J’ai voulu la réveiller, et…

– Comment, sur ton épaule ! Tu étaisdonc assis à côté d’elle ? Je croyais que tu lui faisaisvis-à-vis.

– La dame voilée qui était sa voisine degauche la soutenait depuis le Pont Neuf, s’imaginant comme moiqu’elle dormait. Quand cette dame est descendue rue de Laval, ellem’a prié de la remplacer. Je n’étais pas fâché du tout de servird’oreiller à une jeune et jolie personne. À sa droite, la stalleétait libre. Je l’ai prise, et la dame m’a repassé un fardeau quime semblait doux.

– Et tu n’as pas trouvé prodigieux cesommeil que rien n’interrompait ? Paul, mon garçon, tu torchesproprement un tableau de genre, mais ta naïveté passe lesbornes.

– J’en conviens ; et pourtant…

– La dame savait fort bien qu’elle teconfiait un cadavre, et elle ne la soutenait que pour l’empêcher detomber. Elle avait jugé à ta figure que tu ne t’apercevrais derien, et, dès qu’elle l’a pu, elle t’a laissé te débrouiller toutseul. C’est très fort, ce qu’elle a fait là, et elle pouvait tejouer un très mauvais tour. Comment t’en es-tu tiré àl’arrivée ?

– Ah çà, est-ce que tu prétends qu’onaurait pu m’accuser d’avoir assassiné ma voisine ?

– Hé ! hé ! on a vu des chosesplus extraordinaires.

– Allons donc ! je viens de causeravec les gardiens de la paix qui ont constaté le décès. Le corpsn’a pas seulement une piqûre.

» Tiens ! voilà les hommes du postequi arrivent avec un brancard pour l’emporter.

» On m’a demandé mon nom, voilà tout.

– On t’a demandé ton nom, et tu l’asdonné !

– Sans doute. Pourquoi l’aurais-jecaché ? D’ailleurs, je ne pouvais pas faire autrement.

– Ça, c’est une raison. Il est certainque, si tu avais refusé de dire qui tu étais, ce refus aurait parulouche. On t’aurait soupçonné.

– Soupçonné de quoi ? Puisque je tedis que cette jeune fille a succombé à la rupture d’un anévrisme.Tous ceux qui l’ont vue n’ont aucun doute à cet égard. Les sergentsde ville, l’employé de la station, le conducteur…

– Tous gens aussi compétents les uns queles autres en matière de décès ! Ne dis donc pas de bêtises.Tu sais aussi bien que moi qu’un médecin examinera le corps, et quelui seul pourra trancher la question.

» Et, quoi qu’il décide, tu peuxt’attendre à être appelé chez le commissaire.

– Eh bien, j’irai… et j’aurai soin de nepas t’y emmener avec moi, car avec tes imaginations et tesraisonnements, tu troublerais la cervelle de l’homme le plus sensé.Ah ! tu ferais un terrible juge d’instruction ! Tu voisdes crimes partout.

– J’en vois où il y en a, mon cher. Tuviens d’assister à un bel et bon assassinat, savamment combiné etmagistralement exécuté. Il y aurait de quoi défrayer de copiependant trois mois tous les journaux de Paris.

– Tu es fou. Les journaux raconterontdemain qu’une jeune fille est morte subitement dans un omnibus, etaprès-demain il n’en sera plus question.

– Si le public ne s’en occupe plus, moi,je m’en occuperai.

– Tu veux faire de la police pour tonagrément ! Il ne te manquait plus que cela. C’est complet.

– Il faut bien employer ses loisirs àquelque chose, et j’ai du temps de reste.

– Et ton tableau, malheureux, tontableau, qui devait être prêt pour l’exposition et qui est à peinecommencé !

– Je m’y mettrai au printemps. L’hiver,je ne suis jamais en train. J’ai donc deux mois devant moi, etavant deux mois, j’aurai retrouvé la femme qui a fait ce mauvaiscoup.

– C’est-à-dire celle qui était assise àcôté de cette pauvre enfant ?

– Naturellement.

– Pardon ! il y en avait deux, l’uneà la droite, l’autre à la gauche de la petite.

– Celle qui est restée jusqu’à la rue deLaval, et qui t’a si adroitement repassé le cadavre.

– Fais-moi donc le plaisir de m’expliquercomment elle a pu s’y prendre pour tuer sa voisine sans quepersonne s’en aperçût.

– Très volontiers… dès que tu aurasrépondu aux questions que je vais te poser. Tu m’as dit que lajeune fille s’appuyait sur la dame voilée…

– Oui… je crois même que la dame latenait par la taille.

– À quel moment a-t-elle commencé àl’entourer charitablement de son bras ?

– Mais il me semble que c’est après ladescente du Pont Neuf. L’omnibus allait très vite, et une roue a dûpasser sur une grosse pierre, car il y a eu un cahot très violent.La petite a jeté un cri… oh ! un cri bien faible… Elle a portéla main à son cœur, elle s’est renversée en arrière… probablementla secousse lui avait brisé un vaisseau dans la poitrine… Elle estmorte sans souffrir… et presque sans faire un mouvement.

– C’est, en effet, on ne peut plusvraisemblable, dit ironiquement Binos. Et alors, après ce légerspasme, elle a penché la tête… la bonne voisine a présenté sonépaule… elle a fait de son bras une ceinture à l’enfant qui n’aplus bougé.

– Tu racontes la scène exactement commesi tu l’avais vue.

– Et toi qui l’as vue, tu as trouvé toutsimple que cette jeune personne s’endormît tout à coup et ne seréveillât plus.

– Je n’y ai pas fait d’abord grandeattention… on n’y voyait pas très clair dans le fond de la voiture.Les lanternes étaient presque éteintes.

– Parbleu ! j’en étais sûr. Lascélérate comptait sur l’obscurité.

– Mais, encore une fois, de quel procédéa-t-elle usé pour expédier dans l’autre monde, en moins de dixsecondes, une fille qui n’avait pas vingt ans et qui ne demandaitqu’à vivre ? Tu ne me soutiendras pas, je suppose, qu’elle l’apoignardée ?

– Poignardée, oh ! non. Il y a desmoyens plus sûrs et moins bruyants.

– Lesquels ?

– Mais… le poison, par exemple… avec unegoutte d’acide prussique, on foudroie l’homme le plus robuste.

– Quand on la lui verse dans l’œil ou surla langue, oui…

– Ou sur une simple écorchure de la peau…Tu hausses les épaules… très bien ! Je n’ai pas la prétentionde te convaincre ce soir. Demain, tu reconnaîtras peut-être quej’avais raison. Je monterai à ton atelier dans l’après-midi.

» En attendant, je te quitte. Voilà lesbrancardiers qui emportent le corps. Je m’en vais flâner du côté duposte pour savoir un peu ce que l’on dit de cette histoire-là. Jeconnais le brigadier. Il me donnera des renseignements.

Et le policier par vocation se précipita horsdu café en criant à son ami :

– Tu régleras mes consommations. Je n’aique quatorze bocks.

Chapitre 2

 

 

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas,dit le proverbe.

Le lendemain de ce triste voyage en omnibusqui s’était terminé par une catastrophe, un beau soleil d’hiveréclairait la place Pigalle. La température s’était subitementadoucie ; la fontaine dégelée lançait son gai jet d’eau versle ciel bleu, et les modèles italiens, assis sur les marches autourdu bassin, souriaient d’aise aux rayons de l’astre qui lesréchauffait pendant la longue station devant les ateliers.

Et Paul Freneuse était aussi joyeux que letemps. Une nuit de repos avait calmé ses émotions de la veille etchassé les visions lugubres. Il ne pensait plus à cette aventureque pour plaindre la pauvre morte et pour se féliciter de n’avoirpas pris au sérieux les ridicules imaginations de l’ami Binos.

Il avait reçu dans la matinée la visite d’uninspecteur envoyé par le commissaire, plutôt pour causer avec luique pour l’interroger, car la mort accidentelle venait d’être bienet dûment constatée par le médecin commis à l’examen du corps, quine portait aucune trace de violence.

La jeune fille avait dû succomber à unehémorragie interne, et, en attendant que l’autopsie confirmât lesconclusions du docteur, le cadavre avait été envoyé à la Morguepour y être exposé, car on n’avait trouvé sur elle aucuneindication qui pût servir à établir son identité.

Les faits d’ailleurs ne permettaient pas desupposer qu’un crime eût été commis ; sur ce point, letémoignage du conducteur était très net.

En déposant devant le commissaire, il nes’était pas privé de se moquer du voyageur qui, en arrivant à lastation, criait qu’on venait d’assassiner la petite, et il avaitdémontré sans peine que l’idée de ce monsieur n’avait pas le senscommun.

Le voyageur, c’était Paul Freneuse, que lecommissaire connaissait très bien de réputation, car son nom étaitdéjà célèbre, et qui n’était pas difficile à trouver, puisqu’ilavait laissé son adresse aux gardiens de la paix.

Mais Paul Freneuse avait complètement changéd’avis, si bien qu’il jugea tout à fait inutile d’entretenirl’inspecteur des absurdes raisonnements dont ce fou de Binosl’avait régalé en buvant de la bière. Il se contenta de raconter cequ’il avait vu sans réflexions et sans commentaires.

Et, tout le monde étant d’accord, Freneuse,délivré d’une préoccupation assez désagréable, avait déjeuné avecappétit et s’était mis à la besogne avec ardeur.

Il achevait alors un tableau sur lequel ilcomptait beaucoup pour enlever au prochain Salon un de ces succèsqui classent définitivement un artiste : une figure de femme,une seule, une jeune Romaine gardant une chèvre au pied du tombeaude Cecilia Metella.

Et il avait eu le bonheur de découvrir unmodèle que Dieu semblait avoir créé tout exprès pour lui fournir letype qu’il rêvait.

C’était une toute jeune fille, presque uneenfant, qu’il avait rencontrée un jour, descendant des hauteurs deMontmartre, et qui lui avait demandé le chemin du Jardin desPlantes.

Freneuse avait passé quatre ans à Rome, et ilsavait assez d’italien pour renseigner la petite dans la seulelangue qu’elle comprît bien.

Puis, il s’était enquis de ce qu’elle faisaità Paris, et elle lui avait répondu sans embarras qu’elle venait d’yarriver, amenée par un de ses compatriotes qui faisait le métier deracoler en Italie des modèles des deux sexes, et qui logeait ruedes Fossés-Saint-Bernard, près de la Halle aux vins, dans unegrande maison toute pleine de joueurs d’orgue et autres musiciensambulants.

Elle était née à Subiaco, dans les montagnesde la Sabine, et elle avait passé son enfance à mener les chèvres àtravers les rochers de ce pays sauvage. Sa mère, morte depuis unan, posait dans les ateliers à Rome. Elle n’avait jamais connu sonpère, mais elle passait là-bas pour être la fille d’un peintrefrançais, qui, après avoir séjourné quelques années en Italie,était parti sans s’inquiéter d’elle. Elle avait eu une sœur aînée,mais cette sœur avait été emmenée toute petite par un homme quirecrutait des élèves pour leur enseigner le chant et les placerdans les théâtres d’Italie.

Paul Freneuse, émerveillé de sa beauté, avaiteu aussitôt l’idée de confisquer à son profit ce modèle inédit, –l’enfant n’était encore allée chez aucun artiste, – et il s’étaitimmédiatement abouché avec le meneur, qui, moyennant une sommeassez ronde, avait pris l’engagement écrit de loger séparément etconvenablement Pia, – c’était le nom de la fillette, – de l’envoyertous les jours donner une séance place Pigalle, et de refuser lesoffres que d’autres peintres pourraient lui faire.

Et depuis cinq mois, Pia n’avait pas manquéune seule fois d’arriver à midi chez Paul Freneuse, qui la traitaitbeaucoup moins en salariée qu’en amie.

La beauté de Pia n’était pas banale. L’enfantne ressemblait pas à ces bambines italiennes qui onttoutes les mêmes grands yeux noirs, les mêmes lèvres rouges et unpeu fortes, le même teint brun clair, à ce point qu’on les diraitcoulées dans le même moule.

Elle était bien de la race qui a fourni desmodèles aux peintres de tous les temps, mais elle avaitl’expression qui manque presque toujours aux filles de son pays,une physionomie mobile et intelligente, quelque chose de personnelet de vivant.

Et cette physionomie n’était pas trompeuse.Pia avait l’esprit ouvert et une étonnante facilité à toutcomprendre, à tout s’assimiler. En quelques mois, elle étaitarrivée à parler très bien le français, dont elle ne savait pas unmot en débarquant à Paris. Elle amusait Freneuse par ses remarquesnaïves et par ses reparties inattendues. Elle l’étonnait par lajustesse de ses idées sur toutes les choses de la vie et même surles arts, dont elle avait le sentiment très vif.

Elle l’étonnait davantage encore par sasagesse. Cette petite merveille, qui ne se montrait nulle part sansqu’on l’admirât, n’avait pas l’ombre de coquetterie et savait teniren respect les admirateurs trop empressés. Elle avait gardé lecostume de sa patrie, sans le gâter par ces additions de modesparisiennes que se permettent volontiers ses pareilles. Jamaischâle n’avait recouvert ses épaules encore un peu maigres, maisd’un galbe charmant ; jamais bottines n’avaient emprisonné sespieds de statue, ses pieds accoutumés à fouler nus le thym desmontagnes.

Et elle vivait comme une sainte, ne sortantjamais que pour venir à l’atelier de Freneuse et ne frayant pasplus avec ses compatriotes qu’avec les autres femmes qui exercent àParis la scabreuse profession de modèles.

Depuis que, grâce aux généreuses avances deFreneuse, elle n’en était plus réduite à mener cette existence encommun que la misère impose aux pauvres filles amenées d’Italie parun maître qui les exploite, elle habitait toujours la maison de larue des Fossés-Saint-Bernard, mais elle s’était complètementséparée de la colonie vagabonde qui campait dans cette espèce dephalanstère.

Elle occupait seule une chambrette sous lestoits ; une étroite mansarde dont les murs étaient blanchis àla chaux et où il n’y avait d’autres meubles qu’un petit lit defer, trois chaises de paille et un miroir cassé. Elle y passaittout le temps que lui laissait l’atelier, elle l’y passait à lire,– elle avait appris à lire, – à chanter des chansons de sesmontagnes et à rêver… à quoi ? Freneuse s’amusait quelquefoisà le lui demander, et elle lui répondait qu’elle n’en savait rienelle-même. Peut-être rêvait-elle à ses quinze ans qui venaient desonner.

Ce qu’elle gagnait en posant chez sonbienfaiteur lui suffisait, et au delà, car elle ne mangeait guèreplus qu’un oiseau, et elle dépensait fort peu d’argent pour satoilette, quoiqu’elle fût très soigneuse de sa personne et de sesvêtements.

Et elle était gaie, comme le sont rarement lesRomaines, gaie de cette gaieté franche que donnent le contentementde soi-même et l’absence de soucis. Quand elle arrivait dansl’atelier de Paul, la joie y entrait avec elle.

Depuis un mois cependant, Freneuse avait crus’apercevoir qu’elle était moins rieuse, plus réservée, pluspensive, moins enfant, pour tout dire en un mot. Elle ne jouaitplus avec le chat favori de l’atelier, un superbe angora quil’avait prise en affection, et qui ne manquait jamais de sauter surses genoux, dès qu’elle s’asseyait pour prendre la pose.

Ces symptômes avaient paru graves à l’artiste.Il connaissait ces natures-là, ces fillettes transplantées d’Italieen France qui languissent pendant les premiers temps sous notrefroid climat et qui mûrissent tout à coup au premier rayon desoleil. Et il soupçonnait un commencement d’amourette.

Pour éclaircir le cas, il avait questionnédoucement la petite, qui s’était mise à pleurer au lieu derépondre, et il n’avait pas voulu insister, quoique l’idée qui luiétait venue l’attristât. Freneuse s’était attaché à cette enfant,et il s’affligeait de penser qu’elle allait peut-être s’éprendresottement de quelque pâtre grossier venu des Abruzzes à Paris pourrécolter des gros sous en jouant de la vielle. Il lui arrivait mêmeparfois de se demander s’il n’était pas jaloux d’elle, et il sereprochait d’oublier qu’il avait vingt-neuf ans, presque le doublede l’âge de Pia. Alors il devenait grave, presque froid, et laséance de pose se passait sans qu’il dît un seul mot à la pauvreenfant, qui s’en allait le cœur gros.

Mais le lendemain de son aventure en omnibus,Paul Freneuse était dans un de ses bons jours. La certitude den’être pas mêlé, même indirectement, à une enquête judiciaire lefaisait tout joyeux, et il causait gaiement avec la chevrière àdemi couchée au fond de l’atelier sur un haut marchepied destiné àfigurer un bloc de marbre détaché du tombeau de CeciliaMetella.

– Pia, ma belle, dit Paul Freneuse enriant, tu ne te doutes pas que, hier soir, j’ai failli grimper tessix étages pour te surprendre. Je suis allé dîner dans tonquartier.

– Et vous n’êtes pas venu me voir !s’écria la jeune fille. J’aurais été si heureuse de vous montrer machambre… elle est si jolie maintenant… J’ai trois pots de fleurs etun oiseau qui chante si bien… C’est à vous que je dois toutcela…

– J’ai eu peur de te gêner… elle n’estguère plus grande que la cage de ton oiseau, ta mansarde. Et puis…tomber chez toi, sans te prévenir… ma foi ! je n’ai pas osé.Je n’aurais eu qu’à rencontrer ton amoureux…

Pia pâlit, et des larmes lui vinrent auxyeux.

– Pourquoi me dites-vous cela ?murmura-t-elle. Vous savez bien que je n’ai pas d’amoureux.

– Allons, petite, reprit gaiementFreneuse, ne pleure pas. Ça t’enlaidit et ça dérange la pose.Est-ce que tu pleurais quand tu menais paître ta chèvre, là-bas,dans la montagne ?

– Non, jamais… et ici non plus… exceptéquand vous cherchez à me chagriner… il n’y a que vous qui mefassiez pleurer…

– Et rire aussi… Voyons, ris un peu, ouje croirai que tu m’en veux. Je ne parlais pas sérieusement.

– À la bonne heure !… Tenez, je n’ypense déjà plus… Mais, je vous en prie, ne dites pas que j’ai unamoureux… où le prendrais-je, mon Dieu ? Là-bas, à la maison,tous les garçons qui travaillent pour le père Lorenzo sont laids etméchants comme des singes… Sur la place Pigalle alors ?… surles marches de la fontaine ?… Mais si vous vous mettiez à lafenêtre quand j’arrive, vous verriez que je ne m’y arrête jamais.Je suis bien trop pressée d’entrer dans votre atelier pour mechauffer… et pour embrasser mon ami Mirza… c’est lui monamoureux.

L’angora qui ronronnait près du poêle entenditson nom et sauta d’un bond sur les genoux de Pia, qui reprit enéclatant de rire :

– Il m’aime bien, celui-là…, il vientsans que je l’appelle…, et il ne me fait jamais de peine.

– Tu as raison, petite. Mirza est unebonne bête. Il vaut mieux que moi… et que cet animal de Binos, quine vient ici que pour te tourmenter.

– Oh ! lui, ça m’est égal… maisvous, M. Paul… dès que vous vous moquez de moi, je perds latête… et la pose. Tenez ! je n’avais pas remué depuis lecommencement de la séance, et maintenant que vous m’avez dérangée,je ne sais plus comment me mettre…

– Comme tu étais tout à l’heure… la têteun peu plus en arrière. Regarde-moi… chasse Mirza… et resteimmobile.

Pia fit ce que lui disait Freneuse, et le chatrevint se coucher à la place qu’il affectionnait.

– C’est parfait comme ça, reprit lepeintre, et puisque tu es gentille, tu sauras que si je ne suis pasallé te dire bonsoir hier, c’est qu’il était trop tard quand jesuis passé près de ta rue… minuit moins un quart… tout le mondedormait dans la caserne où Lorenzo loge ses pifferari.

– Moi, je ne dormais pas, dit tout basPia.

– À cette heure indue ! c’est trèsmal, petite. Les fillettes de ton âge doivent se coucher comme lesfauvettes… à l’Ave Maria, comme on dit dans ton pays.

– C’est ce que je fais tous les soirs,mais hier…

– Pas d’explications, Mademoiselle. Vouschangeriez encore de position si vous vous mettiez à bavarder, etje n’ai pas de temps à perdre. Le jour s’en va déjà. Et pour quevous ne soyez pas tentée de causer, je ne vous raconterai pas unehistoire qui m’est arrivée… en revenant de votre mauditquartier…

– Oh ! M. Paul !… je vousjure que je ne dirai pas un mot.

– Du tout ! du tout ! tu tetairais peut-être, mais mon histoire te ferait encore pleurer… etjustement, je tiens tes yeux.

– Il ne vous est rien arrivé de mal,j’espère !

– Non, non. Tu le vois bien. Je n’aijamais été si en train de travailler. Si je continuais de cetrain-là, mon tableau serait fini dans quinze jours.

– Et après…, je ne viendrais plus ?demanda vivement Pia.

– Allons ! voilà encore que tafigure change d’expression. À la pose, gamine, à la pose !Après ce tableau, j’en ferai un autre… où tu seras debout…, troisheures sur tes jambes… Tu seras si fatiguée, que tu n’auras pasenvie de parler.

À ce moment, la porte de l’atelier s’ouvritbrusquement, et Binos entra comme un obus en s’écriant :

– Je l’ai vue, mon cher. Elle estadmirable !

– Qui ? demanda Freneuse.

– Parbleu ! la morte. Je viens de laMorgue. Elle y est exposée depuis une heure… et il y a unefoule !…

Binos n’eut pas plutôt lâché ces mots :« Je viens de la Morgue », que Freneuse se mit à luifaire des signes dont le sens était très clair ; mais Binos nes’arrêtait jamais une fois qu’il était lancé, et il repritimperturbablement le fil de son discours.

– Tu avais raison, elle est admirable,continua-t-il. Si elle avait voulu poser de son vivant, on l’auraitpayée vingt francs l’heure. Pia est un modèle comme on n’en voitguère, n’est-ce pas ? Eh bien, elle n’approche pas decelle-là. J’ai essayé de prendre un croquis au vol en passantdevant le vitrage, mais les sergents de ville m’ont forcé decirculer, et il y avait là un bourgeois qui m’a dit des sottises.Il m’a appelé sans cœur, cet imbécile. J’en ai plus que lui, ducœur. Ce que j’en faisais, c’était dans l’intérêt de l’art.Heureusement qu’on va la photographier.

» Du reste, quand j’ai vu qu’on memettait à la porte, je me suis dit : il n’y a qu’un moyen, etje suis allé tout droit sonner à…

– Te tairas-tu, maudit bavard ? luicria Freneuse ; si tu ajoutes un mot, moi aussi, je vais temettre à la porte.

– Pourquoi ? qu’est-ce qui teprend ? demanda le rapin d’un air ébahi.

– Il me prend que tu m’empêches detravailler, et ensuite que tu effarouches la petite avec tesvilaines histoires.

– Comment ! parce que je parle de laMorgue ! Ah ! elle est bonne, celle-là ! mais çal’amusera, au contraire. Je parie qu’elle ne passe jamais devantl’établissement sans y entrer, et comme elle doit y passer à peuprès tous les jours pour venir de chez elle ici…

– Binos, mon garçon, pour la secondefois, je t’enjoins le silence, et je te préviens qu’à la troisièmesommation, si tu n’obéis pas… tu sais comment sous l’Empire ondispersait les rassemblements.

– Des menaces ? des violences ?Sur quelle herbe as-tu donc marché ce matin ? Hier soir, tu nefaisais que parler de ton aventure.

– Encore !

– C’est bon ! c’est bon ! je nesavais pas que la Pia fût si impressionnable… mais du moment queMademoiselle a des nerfs, je serai muet comme un poisson… jusqu’àce qu’elle soit partie, car, après, j’ai un tas de choses àt’apprendre.

– Laisse-moi tranquille, en attendant. Jen’ai pas de temps à perdre. Remets-toi à la pose, ma chère Pia, etsi ce fou se permet d’ouvrir encore la bouche, fais-moi le plaisirde ne pas l’écouter.

– La Morgue, c’est cette maison où l’onexpose les morts ? demanda l’enfant tout émue.

– Allons, bien ! toi aussi, tu t’enmêles ! s’écria Freneuse. Vous avez donc juré, tous les deux,que je ne ferais rien aujourd’hui…

– Je sais où c’est, continua Pia ;mais je n’ai pas osé y entrer… et jamais je n’oserai… oh !non, jamais !… jamais !…

– Parbleu ! je l’espère bien. Si tut’en avisais, je ne te recevrais plus ici. Mais tu ne me parais pasdisposée à te tenir en repos sur ton marchepied, et je vais leverla séance. Encore trois minutes d’immobilité, et ce sera fini,fillette. Une touche à donner seulement… je commençais à attraperce ton, quand cet animal de Binos est venu nous déranger… Ah !je le tiens, maintenant… ne bougeons plus.

Pia n’avait garde. Elle était devenuesongeuse, et ses grands yeux noirs n’exprimaient plus rien, ilsregardaient vaguement Mirza qui venait de se réveiller et quifaisait le gros dos.

Binos, pour se consoler de ne plus raconter,furetait dans tous les coins de l’atelier, retournait les tableauxaccrochés la face au mur, ouvrait les boîtes à couleurs ettracassait les chevalets.

Il en fit tant, que Freneuse, impatienté, luicria :

– Finiras-tu de remuer ? Qu’est-ceque tu cherches ?

– Du tabac. J’ai oublié d’en acheter,répondit le rapin en agitant une longue pipe qui ne le quittaitguère.

– Le pot est aux pieds du mannequin, sousla fenêtre.

– Très bien. Alors tu ne pousses pas lasévérité jusqu’à m’interdire de fumer ? Merci de votreindulgence, mon prince. Ah ! mais, dis donc, la farce estmauvaise, il est vide, ton pot… il n’y a pas plus de tabac dedansque de cervelle dans le crâne de mon bourgeois de la Morgue.

– Es-tu assez assommant ! Cherche mablague dans la poche de mon pardessus qui est pendu là-bas.

– J’obéis, seigneur, répondit gravementBinos, en portant ses deux mains à son front pour imiter un salut àl’orientale.

Et il se mit à fouiller le paletot, pendantque Freneuse, qui essuyait ses pinceaux, disait à Pia :

– Assez pour aujourd’hui, petite. Je n’yvois plus.

– Ta blague ! ta blague !grommelait Binos ; j’ai beau sonder les profondeurs de cevêtement luxueux, je ne la découvre pas, ta blague… je ne découvremême rien du tout… c’est-à-dire, si… mes doigts investigateurs ontrencontré un objet qui pourra me servir à débourrer ma pipe… quandje l’aurai fumée. Voyons un peu ça… Tiens ! une épingle defemme !

Binos, ravi de sa trouvaille, brandissaittriomphalement l’épingle dorée qu’il venait d’extraire de la pochedu pardessus de son ami.

– Ah ! mon gaillard, criait-il, tufarcis tes habits d’ustensiles à l’usage du beau sexe ! Quelleest la princesse qui t’a laissé ce gage de son amour ?

Freneuse l’avait complètement oubliée, cetteépingle qu’il avait ramassée la veille dans l’omnibus, et iltrouvait inopportunes les facéties que le camarade Binos sepermettait à propos d’un objet qui avait, selon toute probabilité,appartenu à la morte.

– Fais-moi donc le plaisir de remettrecet outil où tu l’as pris, lui cria-t-il.

– Tu crains que je ne le profane enl’employant à des usages vulgaires, dit ironiquement l’incorrigiblefarceur. Rassure-toi ! je ne m’en servirai pas. Tu pourrasencore le porter sur ton cœur. Ah çà, tu es donc amoureux,maintenant ? Depuis quand ?

– Binos, décidément, tu m’agaces.

Pia s’était levée tout à coup, et elle avaitcouru pour voir l’épingle de plus près.

– Qu’est-ce que tu dis de ça, enfant dela montagne ? lui demanda le rapin. Tu n’en as jamais porté depareille à Subiaco… et tu as même le bon goût de n’en pas porter àParis. La bourgeoise qui a planté ce colifichet dans son chignonest indigne d’aimer un artiste… et Paul devrait rougir de conserverprécieusement cette piteuse relique… ridicule produit del’industrie parisienne, acheté au bazar à quinze sous… Aide-moi,petite, à faire honte à notre ami de sa grotesque adoration pour lapropriétaire de ce bibelot déplorable.

» Tiens ! tu pleures ! pourquoidiable pleures-tu ? Est-ce que par hasard ce serait pourl’avoir ? Aurais-tu la fantaisie déplacée de déshonorer tesbeaux cheveux en les ornant de cette lardoire en similor ?

– Je ne pleure pas, murmura la jeunefille qui s’efforçait de refouler ses larmes.

– Binos, tu es insupportable, s’écriaFreneuse. Je te défends de tourmenter cette petite. C’est toi quil’as énervée avec tes extravagances. Laisse-la partir en paix.

» Remets ta mante, Pia, et file vers larue des Fossés-Saint-Bernard. La nuit arrive, et les rues ne sontpas saines pour toi après le soleil couché. Tâche d’arriver demainà midi précis. Je barricaderai ma porte pour qu’un ennuyeux de maconnaissance… et de la tienne… ne nous dérange pas, et nous feronsune longue séance.

Pia était déjà prête, et, comme Freneuse luitendait la main, elle se pencha pour la baiser, à la modeitalienne ; il la releva vivement et il l’embrassa sur lefront. L’enfant pâlit, mais elle ne dit pas un mot et elle sortitsans regarder Binos, qui riait dans sa barbe.

– Mon cher, commença-t-il, dès qu’elleeut disparu, j’ai fait en un jour plus de découvertes que n’enfirent en un siècle les plus illustres navigateurs… et la dernièreest la plus curieuse de toutes. Je viens de découvrir que cettechevrière transplantée est follement éprise de toi. Elle a pleuréparce qu’elle croit que l’épingle a été oubliée dans ta poche parta maîtresse. Elle est jalouse. Donc, elle t’adore. Réfute ceraisonnement, si tu l’oses… et si tu peux.

– Je ne réfuterai rien du tout, mais jete déclare que, si tu continues, nous nous brouillerons.

– Enfin, d’où te vient-elle, cettebrochette qu’on pourrait servir avec des rognons dans un restaurantà quarante sous ? Est-ce un souvenir de la femme aimée ?Je croyais que tu méditais d’en prendre une pour le bon motif. Onprétend qu’on t’a vu récemment dans des salons sérieux, où l’onexhibe des jeunes personnes bien élevées qui épouseraientvolontiers un artiste, pourvu qu’il gagnât quarante mille francspar an, et tu dois approcher de ce chiffre imposant. Ça ne peut pasdorer comme ça. Si tu as envie de lâcher les camarades, dis-le.

– Binos, mon ami, tu déraisonnes, et jene devrais pas te répondre, mais il faut avoir pitié des fous. Jeveux bien t’apprendre que j’ai trouvé cette épingle, hier soir,dans l’omnibus, et que je l’ai gardée comme souvenir… elle a dûservir à attacher le chapeau de la pauvre fille qui a rendu l’âmependant le voyage.

– Ça ! allons donc ! c’est unbijou à l’usage des cuisinières endimanchées, et je te réponds bienque la merveilleuse créature qui repose en ce moment sur une desdalles de la Morgue n’a jamais fait danser l’anse du panier.

» Je croirais plutôt qu’il a été perdudans la voiture par une de ses voisines.

– Alors je t’en fais cadeau, ditFreneuse.

– J’accepte, s’écria Binos. C’est unepièce à conviction. Il suffit de la moindre chose, de n’importequoi, pour convaincre un assassin… un rien… un papier… un bouton demanchette oublié sur le théâtre du crime… dans les mélodrames, onappelle ça, le doigt de Dieu.

– Bon ! voilà ta toquade qui tereprend !

– Toquade tant que tu voudras. Il mepousse une idée, et je vais faire sous tes yeux une expérience. Oùest Mirza ? Viens ici, Mirza ! Mi ! mi !mi ! roucoula Binos d’une voix caressante.

– Qu’est-ce que tu veux encore à monchat ? Ne le tracasse pas, je te prie.

Mirza, affriolé par le geste du rapin, venaità lui lentement, posément, comme il convient à un chat qui serespecte.

– N’y va pas, Mirza, dit Freneuse. Tuvois bien que ce monsieur se moque de toi. Il n’a rien à tedonner.

– Je ne lui ai pas apporté de mou, c’estclair, grommela Binos. Je ne me permets pas d’entretenir les chatsde mes amis, mais je puis bien les caresser. Mirza est un animaldésintéressé… Mirza m’aime pour moi-même. Laisse-le me témoignerson affection en se frottant contre moi.

Tout en parlant à tort et à travers pourdistraire l’attention de son ami, l’endiablé rapin s’était assissur un escabeau et tendait une main perfide à l’angora tropconfiant, qui s’avançait à pas comptés.

Freneuse, quoiqu’il observât les mouvements deBinos, ne vit pas qu’il tenait entre ses doigts l’épingledorée ; il la cachait si bien que la pointe seule dépassaitson pouce et son index, une pointe acérée comme une aiguille àcoudre.

Mirza la voyait, lui, mais il était curieux etgourmand, – ce sont les moindres défauts des chats de bonne maison,– et il s’approcha pour flairer ce que lui offrait un familier deson maître.

Son museau se trouva en contact avecl’instrument pointu, et Binos abusa de la situation pour piquerlégèrement le nez rose de la pauvre bête, qui fit un mouvement enarrière, un seul.

Sa tête se renversa sur son cou, ses poilslongs et soyeux se hérissèrent, son dos se voûta, ses pattesécartées se raidirent, ses deux mâchoires s’écartèrent l’une del’autre, ses yeux se ternirent ; mais elle ne jeta pas cemiaulement prolongé qui est la plainte des chats, elle ne bonditpas ; elle resta immobile et muette. Puis un tremblementconvulsif secoua tout son corps, et, au bout de vingt ou trentesecondes, elle tomba comme une masse.

– Qu’as-tu fait à Mirza ? criaFreneuse, en se précipitant pour relever l’animal familier qu’ilaffectionnait.

Et dès qu’il l’eut touché :

– Il est mort, dit-il, tout ému.

– Oui, comme la jeune fille de l’omnibus,répliqua tranquillement Binos.

– Tu l’as tué, reprit l’artiste aveccolère. Ceci passe la plaisanterie. Sors d’ici et n’y remets jamaisles pieds.

– Tu me chasses ?

– Oui, et tu ne l’as pas volé, car tut’en prends à tout ce que j’aime. Il n’y a pas une demi-heure quetu es entré ici, et tu n’y as fait que des méchancetés. Pia estpartie tout en larmes, et c’est toi qui en es cause. Il ne temanquait plus que d’assassiner une malheureuse bête qui était lajoie de mon atelier. En vérité, si je ne savais pas que tu es auxtrois quarts fou, je ne me contenterais pas de te fermer ma porte…Je te demanderais raison de ta conduite odieuse.

– Ce serait drôle, ricana Binos,excessivement drôle ! Me traîner sur le terrain et megratifier d’un coup d’épée, parce que je t’ai sauvé la vie… c’estun comble.

– Tu m’as sauvé la vie, toi !

– Ni plus, ni moins, mon cher.

– Je serais curieux de savoir comment.Vas-tu me soutenir que mon chat était enragé ?

– Non ; Mirza était un honnêteangora… et s’il a eu des torts… comme par exemple celui de déchirermon pantalon pour aiguiser ses griffes… sa mort les rachète, car ila péri pour son maître… et pour qu’un grand crime ne reste pasimpuni.

– Encore tes extravagances !

– Veux-tu m’écouter avant de me mettredehors ? Je ne te demande que dix minutes pour te prouver que,si je n’avais pas eu une idée de génie, il te serait arrivémalheur.

– Dix minutes, soit ! maisaprès…

– Après, tu feras ce que tu voudras… etmoi aussi je ferai ce que je voudrai. Tu vois cetteépingle ?

– Oui, et si j’avais su que tu t’enservirais pour percer le cœur de Mirza…

– Je ne lui ai pas percé le cœur…regarde !… il n’y a pas une goutte de sang sur sa fourrureblanche… je l’ai à peine piqué au museau… et il est tombé raide.Comprends-tu maintenant ce qui s’est passé hier soir dansl’omnibus ?

– Comment ?… que veux-tudire ?…

– La pauvre fille qui est à la Morgue aété tuée comme je viens de tuer Mirza. Seulement on l’a piquée aubras.

– Avec cette épingle ?

– Mon Dieu, oui. Il n’en a pas falludavantage. Et l’agonie de la petite n’a été ni plus longue, ni plusbruyante que celle de ton chat.

– Quoi ! l’épingle serait…

– Empoisonnée, mon cher, et tu la portaisdans la poche de ton pardessus. En fouillant la susdite poche poury prendre ton mouchoir et ta blague à tabac, tes doigts auraientinfailliblement rencontré la pointe de cet aimable ustensile… et àla prochaine exposition, il y aurait eu un tableau et un médailléde moins.

» C’est un miracle que je vive encore,reprit Binos. Si j’avais pris l’épingle par la pointe au lieu de laprendre par la boule dorée qui la termine à l’autre bout, je seraisà cette heure étendu sur le plancher de ton atelier, et tu n’auraisplus qu’à me faire enterrer. Ce ne serait pas un désastre que mamort, et l’art n’y perdrait pas grand’chose ; mais enfin, jepréfère que l’accident soit arrivé à ton chat.

– Moi aussi, murmura Freneuse, troublé aupoint de ne plus savoir où il en était.

– Merci de cette bonne parole, dit lerapin, avec une grimace ironique. Je constate avec plaisir que tune m’en veux plus de t’avoir sauvé… et je te félicite sincèrementd’avoir ramassé dans la voiture ce petit instrument. Il me serviraà retrouver ceux qui l’ont inventé.

– Une épingle qui tue !… c’est à n’ypas croire…

– Les faits sont là.

– Mais ces poisons qui foudroient, çan’existe que dans les romans ou dans les drames…

– Et chez les sauvages, cher ami. Ils ytrempent le bout de leurs flèches quand ils vont à la chasse ou àla guerre, et toutes les blessures que font ces flèches sontmortelles… c’est connu.

– Oui, j’ai bien lu cela quelque part,mais…

– Et le poison qu’ils emploient est connuaussi. C’est le curare. On prétend qu’ils le fabriquentavec du venin de serpent à sonnettes, et l’on sait fort bien qu’ilse conserve indéfiniment quand il est sec.

» Tiens ! vois cet enduit rougeâtrequi ressemble à du vernis, et qui recouvre la pointe de cetteépingle… voilà le produit chimique avec lequel on détruirait unrégiment prussien en moins de cinq minutes… J’ai toujours regrettéqu’on n’en eût pas frotté nos baïonnettes pendant le siège…

– Parle donc sérieusement… il n’y a pasde quoi plaisanter, si ce que tu as imaginé est réel…

– Est-ce que tu doutes encore ? Tun’as pour te convaincre qu’à examiner Mirza. Il se portait àmerveille ; une légère piqûre a suffi pour éteindre la vie. Ettu as vu qu’il est mort sans secousse et sans bruit. À peine untressaillement presque imperceptible… un instant d’immobilité… puisla chute… et tout est fini. Exactement, la scène de l’omnibus.

– C’est vrai… elle n’a jeté qu’un critrès faible… elle s’est raidie…

– Et sa tête est tombée sur l’épaule desa voisine, après quoi elle n’a plus bougé ; le coup étaitfait.

– Quoi ! cette misérable créaturequi était à sa gauche aurait…

– Je vais te raconter toutel’affaire ! Tu me chasseras, si tu veux, quand j’auraifini.

Freneuse exprima par un geste qu’il ne pensaitplus à renvoyer son ami et qu’il lui pardonnait le meurtre deMirza.

– L’instrument, reprit Binos, doit avoirété fabriqué, préparé et apporté par l’homme qui est monté surl’impériale. Une femme n’aurait pas su manipuler le poison etprobablement elle n’aurait pas osé. Examine, je te prie, ce dardportatif. Il est tout neuf, et il est difficile d’imaginer quelquechose de plus ingénieux. Il affecte la forme d’une épingle àchapeau, il a l’air innocent, et si on l’avait saisi entre lesmains de la coquine qui s’en est servie, personne ne l’aurait prispour ce qu’il était. Il se termine en boule d’un côté, afin qu’onpuisse appuyer fortement sans se blesser. Il est assez court pourqu’on puisse le cacher dans un manchon, assez long et assez aigupour traverser le vêtement le plus épais… et la petite portait unepauvre robe dont l’étoffe usée ne la protégeait guère mieux qu’unetoile d’araignée.

» En un mot, tout était prévu par cethomme, qui doit être un scélérat très fort. Et c’est la femme quis’est chargée de l’exécution.

– Pourquoi elle ? Ce misérable étaitdonc trop lâche pour opérer lui-même !

– Ce n’est pas cela. Il avait calculé quela femme attirerait beaucoup moins l’attention des autresvoyageuses. Elles n’auraient pas trouvé naturel que la jeune fillelaissât reposer sa tête sur l’épaule d’un voisin… tandis que surl’épaule d’une voisine… c’était tout simple.

– Il devinait donc qu’elle s’affaisseraitainsi…

– Parfaitement, mon cher. Les effets ducurare sont aussi connus que ceux de l’arsenic. On aexpérimenté cent fois ce joli poison au laboratoire du Collège deFrance. L’animal piqué s’arrête, penche à droite ou à gauche, ettombe… si personne n’est là pour le soutenir. Le plan était donc desoutenir la morte jusqu’au moment où il se présenterait uneoccasion de s’en débarrasser sans danger. Impossible de la laisserlà. Elle serait tombée tout de son long, et il en serait résultéune scène à laquelle la tueuse ne voulait pas se trouver mêlée.

– Tu crois donc que l’homme ne s’étaitcasé dans la voiture que pour garder une place à sacomplice ?

– Non seulement je le crois, mais j’ensuis sûr. Étais-tu dans l’omnibus avant lui ? L’as-tu vuentrer ?

– Je suis arrivé un des premiers. Lajeune fille m’a suivi d’assez près, et elle venait à peine des’asseoir en face de moi lorsque l’homme est monté.

– Et, bien entendu, il est allé toutdroit s’établir près d’elle.

– Oui, quoiqu’il y eût d’autres placeslibres. J’ai même eu un instant l’idée qu’il la connaissait. Maisj’ai vu bientôt qu’ils ne se parlaient pas.

– Voici comment ce coquin a dû opérer. Ilguettait la petite aux abords de la station. Sa complice, qui avaitreçu ses instructions, se tenait un peu plus loin.

– Ils savaient donc que cette jeune filleallait prendre omnibus ?

– Probablement. Comment lesavaient-ils ? C’est ce que j’éclaircirai plus tard, quandj’aurai retrouvé ces misérables.

– Tu espères donc lesretrouver ?

– Parbleu ! Je te disais qu’ilattentait que la petite montât, à seule fin de se caser dans lastalle voisine de celle qu’elle occupait. La complice, elle, aattendu que l’omnibus fût complet. Et alors ils ont joué la comédiequ’ils avaient concerté entre eux… la femme se désolant de ne paspouvoir partir, l’homme offrant galamment de céder sa place.Parions que la dame n’a pas fait de façons pour accepter.

– Elle en a fait, pour la forme. Elle aéchangé quelques compliments avec lui ; mais elle est entréedans la voiture. Elle a même souffert qu’il l’y aidât… Elle a missa main dans la sienne… une petite main, ma foi ! et finementgantée… elle l’y a même laissée, à ce que j’ai cru voir, un peuplus de temps qu’il ne fallait.

– Bon ! je suis fixé.

– Tu veux dire que cette familiaritéprouve qu’ils étaient d’accord ? Ma foi ! c’est bienpossible.

– C’est certain, d’autant plus certainqu’ils ont quitté l’omnibus à peu près au même moment… L’homme estdescendu rue de la Tour-d’Auvergne, et la femme rue de Laval. Maisle serrement de mains prolongé prouve encore autre chose, moncher.

– Quoi donc ?

– L’homme aussi portait des gants,n’est-ce pas ?

– Oui. De gros gants de peau fourrés endedans… qui avaient dû être achetés dans un magasin anglais. J’airemarqué ce détail.

– Il y avait de quoi. Ces gants-làcoûtent cher, et l’homme, m’as-tu dit, n’avait pas l’airopulent.

– Pas misérable non plus. La tenue d’unsous-officier en bourgeois.

– Eh bien ! s’il avait des gants siépais, c’était de peur de se piquer.

– Comment cela ?

– Il tenait l’épingle, et il l’a repasséeà la dame en faisant mine de lui serrer amoureusement le bout desdoigts. Ils savaient tous les deux que la moindre écorchure seraitmortelle, et ils avaient pris leurs précautions contre lesaccidents.

– Alors, d’après toi, la femme à cemoment-là a reçu de la main de son complice l’épingle… et elle s’enest servie…

– Très adroitement, puisque personne n’arien vu. Elle a attendu une occasion qui s’est présentée à ladescente du pont Neuf. Il y a eu là une secousse… un choc qui l’ajetée contre sa voisine. Elle en a profité pour lui enfoncer dansle bras la pointe de son instrument. Sur ce point, je n’ai plusl’ombre d’un doute, et je n’ai pas besoin de te rappeler ce quis’est passé ensuite.

– Oui, murmura Freneuse, tous ces faitsparaissent s’enchaîner naturellement… Il est vrai que tu as uneméthode pour les rattacher les uns aux autres…

– Ce n’est pas de la méthode, c’est duraisonnement.

– Explique-moi donc alors pourquoi cetteaffreuse femme a oublié dans l’omnibus cette épingle empoisonnéequi devait la trahir.

– Tu peux croire qu’elle ne l’a pas faitexprès. L’épingle lui a échappé de la main ; un soubresaut dela malheureuse qu’elle venait de tuer l’a fait tomber… et lacoquine n’avait garde de se baisser pour la ramasser. D’abord, ellecraignait de se piquer, et puis elle n’était plus libre de sesmouvements, puisqu’elle était obligée de soutenir la morte.Lorsqu’est venu le moment de descendre, il lui tardait de filer, etelle est partie, comme on dit, sans demander son reste.

– Elle pouvait bien cependant prévoirqu’on trouverait cette preuve palpable de son crime.

– Bah ! elle espérait que l’hommechargé de balayer l’omnibus pousserait l’objet dehors. La suite nel’inquiétait guère. Que lui importait que l’épingle donnât la mortaux gens qui auraient la fatale idée de la prendre et de s’enservir ! Une scélérate de cette trempe ne regarde pas à unmeurtre de plus ou de moins.

– Le fait est que cette femme doit êtreun monstre : assassiner ainsi une pauvre enfant qu’elle neconnaissait pas… c’est de la scélératesse à froid… de la cruautéinutile.

– Comment ! s’écria Binos, tut’imagines qu’elle l’a tuée pour le plaisir de la tuer… ou pourfaire l’essai de son joli instrument… de même que jadis la marquisede Brinvilliers distribuait aux pauvres qui lui demandaientl’aumône des gâteaux empoisonnés… pour voir l’effet des poisonsqu’elle employait !

» Freneuse, mon ami, tu vas trop loin.Ces expériences-là sont passées de mode, parce qu’elles sont tropdangereuses.

» Cette créature savait très bien cequ’elle faisait en jouant de l’épingle contre sa voisine. C’estcette jeune fille qu’elle voulait supprimer, et pas une autre.

– Mais pourquoi ? Que lui avait faitla malheureuse ?

– À cette question-là, je ne suis pasencore en mesure de répondre. Il me faut le temps de me renseigner.J’y parviendrai, et nous saurons plus tard à quoi nous entenir.

» Pour le moment, je me borne àt’affirmer que le crime a eu une cause. On a toujours une raisonpour se débarrasser d’une femme… et de ces raisons-là, il y en a deplus d’une sorte… la vengeance… la jalousie… la cupidité…

– Mais ce crime, pourquoi le commettredans un omnibus… devant quinze personnes… au lieu de…

– Au lieu d’attendre la victime au coind’une rue, ou d’aller la tuer chez elle, ou encore de l’attirerdans une maison pour l’y égorger. Ça paraît bizarre au premierabord, et pourtant ça s’explique parfaitement.

» Le meurtre à domicile est d’uneexécution périlleuse. Suppose que cette femme ou son complice sesoient présentés dans le logement de la petite ; le conciergeou les voisins auraient pu les remarquer. C’est une chance qu’ilsne voulaient pas courir. Suppose qu’au contraire la petite soitvenue chez eux ou chez l’un d’eux, et qu’elle n’en soit pas sortie.C’eût été encore pis. Comment se débarrasser du cadavre ?C’est la pierre d’achoppement pour les assassins. Faire le coupdans la rue, c’eût été plus facile, à condition de ne pas opérer enplein jour. Mais, probablement, la petite sortait très peu le soir.Et encore faut-il que la rue soit déserte et que la victime soitseule. Qui nous prouve que cette jeune fille n’a pas étéaccompagnée par quelqu’un, une amie ou un ami, qui ne l’a quittéeque tout près de la station ? C’est alors sans doute que lecouple scélérat, qui la suivait peut-être et qui assurément laguettait, a résolu d’opérer dans la voiture. Étant donnél’ingénieux instrument dont ils se sont servis, rien n’était plussimple. La difficulté consistait à déguerpir avant qu’on s’aperçûtque la voyageuse était morte, et tu as vu comment ils s’y sontpris.

» Va donc les retrouver dans Parismaintenant ! Tu ne les reconnaîtrais pas, si tu lesrencontrais.

– Je reconnaîtrais peut-être l’homme… etencore… je l’ai si peu vu… mais la femme… je n’ai aperçu d’elle queses yeux à travers une voilette…

– C’est insuffisant. Il est vrai que tuas entendu sa voix.

– Oui, une voix bien timbrée, plutôtgrave… l’accent parisien, à ce qu’il m’a semblé… rien departiculier d’ailleurs. Mais, si je suis hors d’état de lesreconnaître, je voudrais bien savoir comment, toi qui ne les asjamais vus, tu peux te flatter de remettre la main sur eux.

– Oh ! moi, j’ai mon système. Jeprocéderai du connu à l’inconnu, comme les mathématiciens. Quand jesaurai qui était cette jeune fille, je chercherai quels étaient lesgens qu’elle fréquentait, et je serais bien sot si, parmi ceux-là,je ne découvrais pas ceux qui avaient intérêt à se défaired’elle.

– Tu oublies que l’homme et la femme del’omnibus lui étaient inconnus, puisqu’elle ne leur a pas adresséla parole pendant le voyage ; donc elle ne les fréquentaitpas.

– Ils ont agi pour d’autres.

– C’est là une supposition bien hasardée.Et d’ailleurs, ton plan pèche par la base. On ne connaît ni le nom,ni le domicile de la morte.

– Pardon ! elle est exposée à laMorgue, et…

– Cela prouve bien qu’on n’a trouvé surelle aucune indication.

– Aucune, c’est vrai. Je me suisrenseigné auprès du greffier de l’établissement. J’allais teraconter ma conversation avec ce fonctionnaire, lorsque tu as jugéà propos de m’interrompre, sous prétexte que j’effrayais Pia. Ilm’a dit que dans les poches il n’y avait qu’un porte-monnaie uséqui contenait la somme de quatorze sous et un petit trousseau declefs attachées à un anneau d’acier. Le linge ne portait pas demarque. Du reste, pas une carte de visite, ce qui n’a riend’étonnant, et pas le plus petit bout de papier.

– Un bout de papier ! tu me faissonger que j’en ai ramassé un hier soir dans l’omnibus.

– Tu as trouvé un papier, et tu ne ledisais pas ?

– Ma foi, je n’y pensais plus.

– À quoi penses-tu donc alors ?

– À mon tableau, et tu devrais bienpenser au tien, c’est-à-dire à celui que tu projettes depuis un anet que tu n’as pas encore commencé.

– Laisse-moi donc tranquille ; tu neparles que du métier. Moi, j’ai la passion de l’inconnu. Et je voisque, décidément, il n’y a rien à faire de toi.

– Oh ! rien du tout !

– Aussi opérerai-je tout seul. Si tum’aides, ce sera sans le savoir… et sans le vouloir. Voyons !qu’en as-tu fait, de ce papier ? Tu ne l’as pas brûlé,j’espère !

– Non, mais je pourrais bien l’avoirperdu.

– Enfin, où l’as-tu serré ?

– Je l’ai mis dans la poche de monpardessus, avec l’épingle… qui t’a servi à empoisonner mon chat.Pauvre Mirza ! soupira le peintre en regardant le corps déjàraidi du malheureux angora.

Binos la tenait toujours à la main, cetteredoutable épingle, et, comme il gesticulait beaucoup en parlant,Freneuse observait ses mouvements avec une certaine inquiétude.

– Fais-moi donc la grâce de poser quelquepart ton dangereux outil, dit-il ; tu finirais par faire unmalheur. C’est bien assez que tu aies tué une innocente bête.

– N’aie pas peur, ça me connaît, réponditle rapin, qui cependant crut devoir se débarrasser de l’instrumentmeurtrier.

Il le plaça délicatement sur le poêle, et ilcourut au pardessus d’où il l’avait extrait. Il plongea sa maindans la poche béante, et il en tira un papier froissé.

– Dieu merci ! il y est encore,s’écria-t-il. C’est bien ça, n’est-ce pas ?

– Je crois que oui. Mais je t’avoueraique je l’ai empoché hier soir sans l’examiner.

– Ah ! tu peux te vanter de ne pasêtre curieux. C’est inouï ! Pourquoi le ramassais-tu alors, sice n’était pas pour le regarder ?

– J’en avais l’intention, mais tu m’asappelé, je suis entré au café, et tes discours extravagants m’ontfait perdre la tête. Enfin, tu le tiens maintenant. Dis-moi ce quec’est.

– C’est une lettre, mon cher, dit lerapin triomphant.

– Sans l’enveloppe et, par conséquent,sans l’adresse, fit observer Freneuse.

– Ça ne fait rien. La lettre vam’apprendre un tas de choses. Voyons. Ah ! diable ! elleest déchirée à peu près au milieu, dans le sens de la longueur. Çava me gêner pour comprendre… mais j’y arriverai tout de même… On abien fini par deviner ce que veulent dire les hannetons et lesoiseaux qui sont gravés sur l’obélisque… c’était plus difficile quede compléter des bouts de lignes qui manquent… Du reste, noussommes deux. Écoute un peu. « Ma chère… le motsuivant est déchiré… ma chère amie, ou : machère… un petit nom quelconque… C’est dommage qu’il n’y soitpas, mais nous savons déjà que la lettre est adressée à unefemme.

– Par un homme, à ce qu’il me semble.L’écriture est très masculine.

– Oui, elle est ferme, grosse et assezirrégulière. Ce n’est pas une écriture commerciale. Voyons lasuite.

« Enfin, nous y sommes. Je suis sûr demon […] arrivée depuis un mois. Elle loge rue des […] sort peu,mais va quelquefois le soir […] ne sais pas encore chez qui, mais[…] reviens à mon premier projet, car il est plus […] pas que çatraîne. Ainsi, fais-moi le plaisir de […] nos arrangements. On veuttout terminer d’ici à […] pas un mot à personne, pas même au […]découvert que ceux de la maison se défient…

« À demain donc, ma bonne Z… »

» Ah ! le nom de la dame commencepar un Z. C’est déjà quelque chose.

– Et la signature ? demandaFreneuse.

– Absente… déchirée… Il n’en est pasresté une syllabe, dit Binos qui avait lu la lettre à haute voix ens’arrêtant après chaque coupure de phrase.

– Parbleu ! te voilà bien avancé.Cette lettre est absolument inintelligible. Tout ce qu’elle nousapprend, c’est que la morte s’appelait Zélie, ou Zéphyrine, ouZénobie, ou…

– Alors, tu t’imagines que c’est elle quia perdu ce papier ?

– Je n’en sais rien, ma foi ! Maissi ce n’est elle, qui est-ce donc ?

– C’est l’autre, la coquine qui a joué del’épingle. Et veux-tu que je te dise à quoi lui a servi ce fragmentde lettre ? Il lui a servi à envelopper l’épingle empoisonnée.On le voit bien. Regarde comme il est froissé. La coquine avaitpeur de se piquer, et elle avait pris ses précautions.

– Oui, murmura Freneuse, elle a eu soinde déchirer la lettre. Impossible de comprendre quoi que ce soit àce qu’il y a d’écrit sur ce chiffon de papier.

– Tu crois ?

– Quelle induction tireras-tu de cesphrases tronquées ?

– Pour moi, le sens est aussi clair ques’il n’y manquait rien.

– Alors, tu m’obligeras en mel’expliquant, car je ne le saisis pas du tout.

– Parce que tu n’as pas pris la peine d’yréfléchir. Il y a cependant quelque chose qui t’a sauté aux yeux,c’est que la lettre a été écrite par un homme et adressée à unefemme.

– Dont le petit nom commence par un Z.Cela ne fait pas de doute. Mais ensuite ?… de quoi est-ilquestion ?

– D’expédier dans l’autre monde la pauvrefille qui est couchée à cette heure sur une dalle de la Morgue.

– Où diable vois-tu cela ?

– À chaque ligne. Je vais les reprendreune à une pour te faire toucher la chose du doigt. Le billetcommence par ces mots : « Enfin, nous ysommes ! » Ça veut dire : enfin, le moment d’agirest venu.

» Arrivée depuis un mois ! »qui ? La petite évidemment ! Arrivée est auféminin. Et cela s’accorde très bien avec nos appréciations. Ellen’est pas Française. Je l’ai bien examinée. Ce n’est pas notresoleil pâle qui a doré ce teint-là.

– C’est vrai. Elle a le typeespagnol.

– Admettons, si tu veux, qu’elle arrivaitdu fond de l’Andalousie. Que venait-elle faire ici ? L’auteurde la lettre le savait sans doute, et son premier soin a été del’espionner ; il a constaté tout d’abord qu’elle allaitparfois le soir… chez qui ? Il ne le sait pas encore, mais illui suffit qu’elle aille quelque part. Il a un projet, et il veutl’exécuter à bref délai. Ce projet, nous le connaissons maintenant,c’est le coup de l’épingle.

» “Il ne faut pas que ça traîne”, a écritcet inventeur de procédés expéditifs. Ce langage familier va trèsbien à l’homme que tu m’as dépeint, au voyageur de l’impériale…

» Et il ajoute : “on veut toutterminer d’ici à…” Voilà un bout de phrase qui établit clairementsa situation. Il reçoit des ordres, il opère pour un autre. Cegredin n’est qu’un assassin à gages. On veut… qui est ceton ? Probablement, un homme intéressé à supprimer la jeunefille et trop prudent pour se compromettre en agissantlui-même.

– Oui, murmura Freneuse, tu ne raisonnespas mal mais tu n’en es pas beaucoup plus avancé, car tout cela estbien vague.

– Pardon, à la seconde ligne, il y a uneindication qui est assez précise. « Elle loge… » Elle,c’est certainement la nouvelle arrivée… « elle loge ruedes… »

– Eh bien ! Le nom de la rue n’y estpas ? Est-ce que tu espères le deviner ? Ce serait plusfort que tout le reste.

– Remarque, cher ami, qu’il n’y a pas ruede… il y a rue des… ce pluriel facilitera singulièrementmes recherches. Combien y en a-t-il à Paris, de ruesdes… ? Fort peu, n’est-ce pas ?

– Mais tu te trompes. Il y en a beaucoup.Si tu veux, je vais t’en citer de mémoire une douzaine… rue desAmandiers… rue des Bons-Enfants… rue des Blancs-Manteaux… rue desCanettes… rue des Quatre-Vents… rue des Deux-Écus… rue desMauvais-Garçons…

– Assez ! assez ! tu finiraispar me réciter l’almanach Bottin d’un bout à l’autre. J’aime mieuxle consulter à loisir. Quoi que tu en dises, d’ailleurs, on lescompte, ces rues-là, et quand il y en aurait cinquante, je lesinspecterai toutes. J’irai de porte en porte demander si une jeunepersonne n’a pas disparu de la maison.

– Et, au bout de trois ou quatre mois, tufiniras peut-être par obtenir un renseignement, dit Freneuse, enhaussant les épaules. Il serait bien plus simple d’aller remettrel’épingle et la lettre déchirée au commissaire de police, quiouvrira une enquête et, avec les moyens dont il dispose, découvrirapromptement le domicile de la victime.

– Très bien. Alors, tu vas m’accompagnerchez ce magistrat.

– Moi ! ah ! mais non, parexemple ! Je t’ai déjà dit que je n’avais pas de temps àperdre.

– Comme tu voudras. Mais je ne puis rienfaire sans toi… j’entends : rien d’officiel. Si je me présentedevant le commissaire, il faudra bien lui dire de qui je tiens lespièces que je lui rapporte ; il faudra aussi que je luiraconte la mort de ton chat. Je crois même qu’il demandera à voirle cadavre de Mirza. On fera l’autopsie de la pauvre bête.

– Jamais de la vie ! s’écriaFreneuse. Je ne veux pas qu’on dissèque mon chat. C’est bien assezque tu l’aies tué.

– Donc, il est inutile que j’aille voirle commissaire pour lui conter l’histoire, répliqua Binos. Qui veutla fin, veut les moyens, mon cher. Si nous mettons l’affaire entreles mains de la police, tu dois t’attendre à être longuement etfréquemment interrogé.

– C’est ce que je ne veux pas.

– Et c’est ce qui arrivera sans aucundoute. À cette heure, personne ne croit à un crime. Aussi t’a-t-onlaissé tranquille. Mais si l’empoisonnement de Mirza est constaté,les choses changeront aussitôt de face. On fera des expériencesavec l’épingle sur d’autres animaux ; on sacrifiera des chienset des lapins ; les médecins écriront de gros rapports sur leseffets du curare, et l’on ne doutera plus que la jeune fille del’omnibus n’ait été assassinée. On mettra sur pied tous les agents,et, comme toi seul as remarqué et observé la tueuse et son complicede l’impériale, on te priera sans doute d’accompagner ces messieursde la Sûreté dans leurs expéditions, à seule fin de reconnaître lescoupables, si l’on parvient à les dénicher.

– Allons donc ! Est-ce qu’unparticulier est tenu de payer de sa personne en pareil cas ?Tu te moques de moi.

– Je conviens que j’ai un peu chargé letableau, mais tu peux être certain qu’on t’appellera chaque foisqu’on aura mis la main sur un homme suspect ou sur une femmesuspecte. C’est toi qui décideras s’il faut les relâcher, ou sil’arrestation doit être maintenue.

– Charmante perspective ! Je seraistoute la journée aux ordres de la police. Non pas, non pas !Fais comme tu l’entendras, cher ami. Pourvu que je ne sois obligéde ne me mêler de rien, c’est tout ce que je demande.

– Alors, tu me confies l’épingle et lalettre déchirée ; tu me laisses carte blanche, et tu net’aviseras jamais de contrôler mes opérations ?

– Jamais !… à une condition… c’estque tu me tiendras au courant.

– Tu peux y compter. Je ne serai occupéque de ma chasse aux gredins, et comme je te vois tous les jours,je n’aurai rien de mieux à te dire que de te raconter ce quej’aurai fait la veille. C’est convenu, n’est-ce pas ? Nousnous passons du commissaire.

– Oui… et cependant…

– Quoi donc ?

– Je me demande si nous avons le droit degarder pour nous ce que nous savons. Le devoir d’un bon citoyen estd’éclairer la justice, et tu veux laisser, comme on dit, la lumièresous le boisseau.

– Pardon ! je compte bien l’éclairerquand le moment sera venu, la justice !… c’est-à-dire quand jetiendrai le couple scélérat ; elle me devra des remerciements,car j’aurai préparé sa besogne, et le procès de ces coquins seraplus qu’à moitié fait quand je les lui livrerai.

– En vérité, je t’admire. Tu as en testalents une confiance !… Et sans doute tu te proposes d’opérerseul.

– Pas tout à fait. J’ai beaucoup dedispositions pour devenir un limier de premier ordre, mais lapratique me manque. Au début, il me faudra un guide, uninstructeur, pas pour les grands principes… je les ai devinésd’instinct… mais pour me montrer les petites ficelles dumétier.

» Eh bien, j’ai cet homme-là sous lamain.

– Ah bah !

– Mon Dieu, oui. C’est un monsieur que jerencontre très souvent au café… pas dans ce quartier-ci… il m’apris en amitié parce qu’un soir je lui ai fait son portrait aucrayon… et à l’œil. Il cause police assez volontiers, etil en cause très bien. Je suis à peu près sûr qu’il en a étéautrefois.

– Diable ! tu as de bellesconnaissances.

– Que veux-tu ? Je ne peux paspasser mes soirées dans les salons du faubourg Saint-Germain. Onoublie toujours de m’y inviter. Mais si tu connaissais ce bravePiédouche, tu comprendrais que je me plaise dans sa société. Il estplein d’esprit… et d’anecdotes amusantes.

– Je n’en doute pas, mais je te dispensede me le présenter, et je te prie même de ne pas lui parler demoi.

» Et maintenant que nous sommes d’accord,fais-moi le plaisir de me débarrasser de tout ce qui merappellerait cette lugubre histoire. Emporte la lettre, l’épingle,et même le corps de Mirza.

– Je ne demande pas mieux, réponditBinos, et par la même occasion je vais te débarrasser de mapersonne. J’ai affaire chez moi.

– Une dernière recommandation, ajoutaFreneuse. Ne dis jamais un mot de cette affaire devant Pia. Elleest très nerveuse, et je craindrais…

– Et puis elle bavarderait. N’aie paspeur. Je ne lui dirai rien. Et si elle me demande ce qu’est devenuton chat, je lui raconterai qu’il est mort pour avoir léché sur tapalette des couleurs à l’arsenic.

Chapitre 3

 

 

Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pastrop prolonger avec Binos une conversation qui n’aurait jamaisfini, pour peu qu’il eût voulu entrer dans les idées de ce rapinfantaisiste et entreprenant.

Binos ne demandait qu’à l’entraîner avec luidans la chasse aux criminels qu’il rêvait, mais Paul Freneuse avaitmoins d’imagination et plus de bon sens que son camarade. Ilreconnaissait maintenant que la jeune fille de l’omnibus pouvaitavoir été assassinée. L’expérience qui avait coûté la vie à Mirzaétait décisive. Mais de là à croire qu’il était possible deretrouver les coupables, il y avait loin, et Freneuse ne sesouciait nullement de s’embarquer dans une entreprise qui luiaurait pris son temps et qui aurait troublé la tranquillitéd’esprit dont il avait besoin pour ses travaux.

Sans être un ambitieux, Freneuse avait laferme volonté de conquérir une situation indépendante, et il étaiten bon chemin pour y parvenir. Il possédait déjà cette notoriétéqui conduit à la renommée, quelquefois même à la gloire. Il n’étaitencore qu’un artiste de talent, mais il pouvait devenir un grandpeintre, et, en attendant, il gagnait déjà beaucoup d’argent.

Il ne devait, du reste, ses succès qu’àlui-même. Fils unique d’un négociant qui aurait pu lui transmettreun bel héritage, Paul s’était trouvé à dix-neuf ans sans appui etsans ressources. Complètement ruiné par une de ces crisescommerciales qui renversent les maisons les plus solides, son pèreétait mort de chagrin et ne lui avait laissé qu’un nom intact, caril avait tout sacrifié pour faire face à ses engagements. Paul, quiavait perdu sa mère en naissant, restait seul au monde, n’ayantd’autre parent qu’un cousin éloigné, qui habitait la province etqui avait cru faire beaucoup pour lui en mettant à sa dispositionune somme de mille francs destinée à lui permettre d’aller chercherfortune à l’étranger.

Paul, qui n’avait aucun goût pour le métier dechercheur d’or en Australie et qui se sentait de grandesdispositions pour la peinture, avait employé cette aumône à setransporter à Rome, où il était resté cinq ans, travaillant pourvivre et surtout pour s’instruire. Parti élève, il était revenumaître, un bien jeune maître, encore contesté, mais très appréciédes artistes et aussi très goûté par le public qui achète.

Tout en le discutant, les critiques comptaientavec lui, et il avait peine de suffire aux commandes des bourgeois,de sorte que l’honneur et l’argent lui étaient venus en mêmetemps.

Il tenait bien davantage à l’honneur, mais iln’oubliait pas qu’en ce monde, c’est l’argent qui assure laliberté, et il cherchait à tout concilier. « Quand j’aurai larichesse ou seulement l’aisance, se disait-il, je pourrai me donnertout entier à l’art que je mets bien au-dessus de tout. La fortunen’est pas le but, mais c’est un moyen. »

Et pour arriver plus vite à l’indépendancequ’il ambitionnait, Paul Freneuse songeait quelquefois à semarier.

Il avait certainement tout ce qu’il fallaitpour plaire à une jeune fille. Il était grand, mince et bientourné ; ses traits manquaient un peu de régularité, mais ilavait une physionomie expressive et avenante. Causeur aimable etintelligent, sans l’ombre d’une prétention, et parfaitement élevé,Paul possédait encore bien d’autres avantages : un cœurexcellent, un caractère ouvert et gai.

On croira sans peine que les occasions de secaser ne lui avaient pas manqué. Depuis deux ou trois ans surtout,l’hiver ne se passait jamais sans qu’il reçût quelques invitationsintéressées : des bals et des dîners où on le présentait à desdemoiselles à marier. Il y allait volontiers, et il y tenait fortbien sa place. Il se montrait même assez empressé auprès dequelques jeunes personnes qui étaient ce qu’on appelle de bonspartis, mais il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.

Freneuse s’était mis en tête de n’épouserqu’une femme qu’il aimerait, et il ne voulait s’éprendre qu’à bonescient. Or, il tenait à une foule de qualités morales, et, deplus, il avait sur la beauté des idées particulières, des idéesd’artiste.

Il avait remarqué pourtant, à l’entrée de lasaison, la fille d’un monsieur qui avait été autrefois en relationsd’affaires avec M. Freneuse père et qui accueillait le filsavec empressement, depuis que ce fils était en passe de devenirriche et célèbre.

Et certes Mlle MargueritePaulet méritait bien qu’on la remarquât et même qu’on s’occupâtd’elle. D’abord, elle était merveilleusement belle, aussi belle quePia, quoiqu’elle ne lui ressemblât pas plus que le jour neressemble à la nuit.

Pia était pâle et brune ;Mlle Paulet était blonde et rose. Pia était plutôtpetite, et ses formes délicates n’étaient encore que despromesses ; Mlle Paulet était grande, et,quoiqu’elle eût à peine vingt ans, son opulente beauté avait acquistout son développement.

Pia ressemblait à une vierge de Raphaël ;Mlle Paulet ressemblait à une Flamande deRubens.

Et Paul Freneuse, qui aimait les maîtres detoutes les écoles, quoiqu’il préférât les maîtres italiens, PaulFreneuse admirait vivement les charmes de la splendide héritièrequi lui avait fait l’honneur de lui accorder beaucoup de valsesdepuis le commencement de l’hiver.

Car Mlle Marguerite était unehéritière. Après avoir été dans les affaires – c’est l’expressionconsacrée pour désigner un homme qui s’est enrichi par laspéculation, – son père jouissait d’une belle fortune,honorablement acquise, disait-on, et n’avait pas d’autre enfant. Samère était morte en lui laissant deux cent mille francs dont elledevait entrer en possession à sa majorité.

M. Paulet, propriétaire de trois maisonsà Paris, passait pour avoir soixante-dix mille livres de rente, etdevait en laisser davantage après lui, car il faisait chaque annéedes économies, quoiqu’il vécût sur un pied très respectable.

Sa fille aimait le monde ; il l’y menaitsouvent, et il aimait aussi à recevoir. Il donnait notamment desdîners exquis, et il y invitait Paul Freneuse, qui les acceptaitavec plaisir, moins pour la supériorité de la cuisine que par goûtpour la beauté de Mlle Marguerite.

Et il y était allé si souvent cet hiver-là,que, ne pouvant pas les rendre, puisqu’il vivait en garçon, ilcherchait depuis longtemps une occasion de faire à Monsieur etaussi à Mlle Paulet ce que l’on nomme unepolitesse.

Or, au dernier dîner, Mademoiselle, qui étaitplacée à table à côté de Paul Freneuse, avait exprimé le désir devoir les Chevaliers du brouillard, un drame qu’on venaitde reprendre à la Porte-Saint-Martin.

Et Paul Freneuse, qui savait que les plusriches bourgeois de Paris ne dédaignent nullement d’aller gratis auspectacle, Paul Freneuse avait pensé tout de suite à envoyer uneloge. Il s’était bien gardé de l’offrir, mais il s’était renseignéadroitement sur l’emploi que M. Paulet comptait faire de sesprochaines soirées, et ayant su que celle du surlendemain n’étaitpas prise par une invitation mondaine, il s’était procuré une belleloge de premières, non pas en la payant, ce qui aurait pu froisserla délicatesse de M. Paulet, mais en la demandant à unjournaliste de ses amis.

Et cette soirée était précisément celle dujour de la mort de l’infortuné Mirza. Binos, son assassin, venait àpeine de sortir de l’atelier, lorsque Freneuse reçut un gracieuxbillet de M. Paulet qui le remerciait et le priait instammentde venir le rejoindre dans la loge où il comptait amener safille.

L’artiste n’était guère en disposition degoûter le plaisir de passer quelques heures en la charmantecompagnie de mademoiselle Marguerite.

La tragédie de l’omnibus l’avaitattristé ; les projets de Binos l’inquiétaient. Il sereprochait déjà de lui avoir promis de se taire sur la découvertede cette épingle empoisonnée qu’il aurait dû remettre aucommissaire de police avec explications à l’appui. Il commençaitmême à craindre de se trouver compromis tôt ou tard par quelqueindiscrétion de son imprudent camarade.

Cependant, sous peine de passer pour unmalappris, Freneuse ne pouvait guère se dispenser d’entrer authéâtre et d’aller saluer le père et la fille qui exprimaient ledésir de l’y voir.

Et d’ailleurs, c’était là une excellenteoccasion de chasser les papillons noirs qui le tourmentaient.

Il se décida donc à s’habiller, et vers sixheures, comme il faisait un temps sec, il sortit à pied pour s’enaller dîner sur les grands boulevards, dans un cercle dont ilfaisait partie et où on le voyait assez rarement.

Les convives, par hasard, n’étaient pasennuyeux, et leur gaieté dérida bientôt Freneuse, qui, au fond,n’avait pas de chagrins sérieux. Il causa beaucoup, sur des sujetsqui lui plaisaient, et quand vint le moment de s’acheminer vers laPorte-Saint-Martin, il avait complètement oublié sespréoccupations. Il ne pensait plus qu’àMlle Paulet, et il se préparait à être aimable.

Mais il était écrit que le hasard d’unerencontre lui rappellerait le déplaisant souvenir d’une sombreaventure.

En arrivant devant le péristyle du théâtre, ils’arrêta un instant pour achever un excellent cigare, et il ne futpas peu surpris de s’entendre interpeller en ces termes :

– Pour sûr, je ne me trompe pas. C’estbien vous.

La personne qui s’adressait à Freneuse étaitune grosse femme, coiffée d’un foulard et ceinturonnée d’unéventaire chargé d’oranges.

Freneuse ne la reconnut pas tout d’abord, maiselle ne lui laissa pas le temps de chercher.

– Vous ne me remettez pas, reprit-elled’une voix enrouée. Moi, je vous reconnais bien. C’est vous quiétiez en face de moi, hier soir, dans l’omnibus de la Halle auxvins.

– Ah ! très bien, je me souviensmaintenant, balbutia l’artiste ébahi.

D’ordinaire les gens que le hasard vous donnepour compagnons de voyage dans les voitures de transport en communne s’arrêtent pas pour vous adresser la parole quand ils vousrencontrent le lendemain dans la rue.

Évidemment, si cette commère interpellaitFreneuse sur le trottoir du boulevard Saint-Martin, c’est qu’ellevoulait lui parler du triste événement qui était arrivé pendant letrajet.

Et cependant, elle n’était plus dans l’omnibusquand on s’était aperçu que la jeune fille était morte. Comment sefaisait-il donc qu’elle fût si bien informée ? Elle ne tardaguère à s’expliquer.

– Dites donc, commença-t-elle, en v’làune histoire… C’te petite, hein ? elle avait passé en route.Qui est-ce qui aurait dit ça ? Moi, j’aurais mis ma main aufeu qu’elle sommeillait. Ça a dû vous faire un drôle d’effetd’avoir porté une morte, sur votre épaule, sans vous en douter.

– Comment ! vous savez…

– C’est au bureau de la place Pigallequ’ils m’ont dit ça, ce matin. Je prends tous les jours la voiturepour aller acheter mes oranges rue des Halles… ça fait que tous lescontrôleurs de la station me connaissent… et quand ils m’ontraconté qu’il y avait un grand brun qui avait aidé à descendre lecorps, j’ai deviné tout de suite que c’était vous… c’est pas bienmalin, vu qu’il n’y avait pas d’autre homme que vous dansl’intérieur.

– Ce qui est plus fort, c’est que vousvous soyez rappelé ma figure, murmura Freneuse.

– Oh ! moi, quand j’ai vu une tête,je ne l’oublie jamais. Ainsi, tenez, le particulier qui était assisà côté de la petite et qui a cédé sa place, vous croyez peut-êtreque je n’ai pas fait attention à lui. Il n’est pas resté avec nouscinq minutes. Eh ben, si je le rencontrais, je n’aurais pas besoinde le regarder beaucoup pour dire : « C’estlui. »

« Si Binos était là, se dit Freneuse, ilse lierait avec cette marchande d’oranges, et il sortirait tous lesjours avec elle, dans l’espoir d’utiliser sa mémoire des visages.Je n’ai pas la moindre envie d’en faire autant, mais je suiscurieux de savoir ce qu’elle pense de l’aventure d’hier. »

Et il reprit tout haut :

– Alors vous reconnaîtriez aussi la damequi a profité de la complaisance de ce monsieur ?

– Ah ! celle-là, non, par exemple.Elle n’a pas seulement montré le bout de son nez. Avec les voilesqu’elles se mettent à présent, c’est pire que si elles étaientmasquées. Ça devrait être défendu de se cacher comme ça… parce que…une supposition qu’une femme aurait fait un mauvais coup… une foispartie, pas moyen de mettre la main dessus… Tiens ! ça merappelle que l’employé m’a dit que, sur le moment, vous vous étiezmis dans le toupet que la petite avait été tuée en route ;avec quoi donc qu’on l’aurait tuée, je vous demande un peu ?Paraît qu’elle n’avait pas seulement une écorchure.

– Oui… mais cette mort m’avait paru siextraordinaire…

– C’est vrai qu’elle n’a pas faitbeaucoup de bruit. Qu’est-ce que vous voulez ! À cet âge-là onn’a pas la vie dure.

– Alors, vous ne croyez pas que savoisine…

– La dame dont personne n’a reluqué lafrimousse ? Allons donc ! si elle lui avait fait du mal,nous l’aurions bien vu. Et puis, c’est pas tout ça. Les médecinsont examiné le corps de la petite, et ils n’ont rien trouvé. Moi,ça ne m’étonne pas qu’elle ait fini sans souffler. Sa figure depapier mâché disait bien qu’elle était malade.

– Sa figure… vous l’avez donc vue ?…Elle était pourtant voilée aussi.

– C’est vrai, je ne vous ai pas encoreconté que je suis entrée à la Morgue… je savais qu’elle y était… etde la pointe Sainte-Eustache à la pointe Notre-Dame, il n’y a pasloin… pour lors donc, j’ai été regarder comme les autres… onfaisait queue à la porte… dame ! ça se comprend… on n’y exposeguère que des noyés, et ça n’est pas joli, un noyé… tandis que lapetite était belle comme le jour, et la mort ne l’a pas changée…elle a l’air de dormir.

» Aussi, je l’ai reconnue… ça n’a pas étélong.

– Vous la connaissiez donc ? s’écriaFreneuse.

– Je crois bien que je laconnaissais ! dit la grosse femme. Je l’ai rencontrée dix foisau marché de la place Saint-Pierre, à Montmartre. Faut vous direque moi, je reste chaussée Clignancourt.

– Alors vous savez qui elleétait ?

– Pour ça, non, vu que je ne lui aijamais parlé. Vous comprenez qu’à mon âge on ne potine pasavec des jeunesses… surtout quand on ne sait pas à qui on aaffaire. Mais pour ce qui est de l’avoir vue, ah ! oui… et jevivrais cent ans, que je n’oublierais jamais sabinette.Elle vous avait des yeux noirs qui brillaient… queça vous aurait donné envie d’y allumer votre cigare… et une peauveloutée comme du satin blanc… pas de couleurs, par exemple… onaurait dit qu’elle n’avait pas une goutte de sang dans lesveines…

Freneuse avait eu un instant d’émotion. Il nes’était pas, comme son ami Binos, passionné pour le métier dechercheur, mais le mystère de l’omnibus le préoccupait beaucoupplus qu’il ne se l’avouait à lui-même, et il avait cru que lamarchande d’oranges allait l’éclaircir. Mais le renseignement qu’ilespérait n’était pas venu.

Il se dit cependant qu’il y avait peut-êtrequelques utiles informations à tirer de cette dondon, et ilreprit :

– Mais si elle venait souvent à ce marchéde Montmartre, c’est qu’elle habitait le quartier.

– Oh ! ça, c’est sûr, répondit lacommère.

– Et peut-être que, parmi les marchandsqui lui vendaient, quelques-uns pourraient dire dans quelle rue etmême dans quelle maison elle demeurait.

– C’est bien possible, mais pourtant çam’étonnerait. Ils n’ont pas dû faire attention à elle, car elle neleur achetait pas grand’chose. Des œufs, des légumes, de la salade.Elle ne dépensait pas trente sous par jour. Alors, vous comprenez,une pratique comme celle-là, ça ne comptait pas. Et, avec ça, elleétait fière comme une petite reine. Elle ne leur parlait que pourleur demander : « Combien ? » Et quand elletrouvait que c’était trop cher, elle ne marchandait pas ; elles’en allait sans dire un mot.

– Cependant elle ne devait pas êtreriche ?

– Riche ? oh ! non. Je luivoyais toujours le même caraco tout râpé et une robe de laine noireusée jusqu’à la corde.

– Et elle était toujours seule ?demanda Freneuse, qui se laissait aller malgré lui à poursuivrel’enquête comme un simple Binos.

– Toujours. Les bonnes qui venaient aumarché avec leur connaissance se moquaient d’elle parcequ’elle n’avait pas d’amoureux.

– Jolie et sage… c’est rare… surtoutquand une jeune fille n’a pas de fortune, pas de parents, etqu’elle est obligée de travailler pour vivre.

– Des parents, je pense bien qu’elle n’enavait pas… mais j’ai dans l’idée que ce n’était pas uneouvrière.

– Que croyez-vous donc qu’ellefaisait ?

– Elle devait donner des leçons à vingtsous le cachet… et ce métier-là ne rapporte guère.

– Alors, elle allait chez beaucoup degens, et il se trouvera bien quelqu’un qui reconnaîtra soncorps.

– Savoir ! répondit la grosse femmeen haussant les épaules. Tout le monde n’entre pas à la Morgue, etl’exposition ne durera que trois jours.

– Mais vous y êtes entrée, vous… et sansdoute vous avez dit au greffier tout ce que vous venez de meraconter.

– Moi ! Ah ! il n’y a pas dedanger. J’ai pas de temps à perdre. Faut que je fasse mon commerce.Pensez donc que j’ai mon homme qui est dans son lit depuis quatremois, avec un rhumatisse qu’il a attrapé en travaillant deson état de débardeur. Si je ne le nourrissais pas, qui doncqui le nourrirait ? Et si j’avais conté mon affaire augardien, j’en aurais eu pour deux heures, et demain j’aurais encoreété obligée d’aller causer avec le chien du commissaire…Merci ! D’abord, à quoi queça aurait servi ? Jene sais pas le nom de la petite, ni son adresse.

Freneuse était bien obligé de confesser que lamarchande n’avait pas tort. Il avait fait comme elle ; ils’était tenu à l’écart, quoiqu’il en sût long sur cette sinistreaventure.

– Ça n’empêche pas que, si vous aviezbesoin de moi, reprit la grosse femme, je suis à votre service…Virginie Pilou, chaussée Clignancourt, au coin de la rue Muller…vous n’auriez qu’à demander après moi chez le fruitier… Je voisbien que l’histoire de c’te pauvre fille vous intéresse… et jetâcherai de vous avoir des renseignements… pas plus tard que demainmatin, je parlerai d’elle dans tout le quartier. Maintenant,excusez, mon prince ; mais, pendant que je bavarde, je nevends pas mes oranges. C’est pas vous qui me les achèterez, pasvrai ? Ma marchandise n’est pas pour les messieurs.

Et laissant là Freneuse, la commère se remit àcrier :

– À trois sous, la belle valence ! àtrois sous !

Paul jugea qu’il serait inutile d’insister. Lamère Pilou ne lui aurait rien dit de plus, par l’excellente raisonqu’elle n’en savait pas davantage. Et d’ailleurs, il était tempsqu’il entrât au théâtre. Le premier acte était joué, et il tenait àarriver pour le second dans la loge où M. Paulet lui réservaitune place. En pareil cas, un manque d’empressement est presque uneimpolitesse. Or, l’entracte tirait à sa fin, et Freneuse trouvaitplus convenable de se présenter avant que la toile fût levée.

Il suivit donc les spectateurs qui rentraientaprès avoir fumé leur cigarette dehors ; il donna au contrôlele numéro de la loge, et il monta lentement l’escalier qui conduitau couloir des premières.

Il était sorti de son cercle dansd’excellentes dispositions d’esprit, prêt à prendre tout en bonnepart et à déployer son amabilité des grandes occasions. Mais larencontre de cette marchande d’oranges avait changé son humeur.Elle venait de le remettre en face des problèmes qui charmaienttant Binos et qui l’amusaient si peu. Il semblait en vérité quecette lamentable histoire de l’omnibus le poursuivît partout. Ilaurait voulu ne plus jamais en entendre parler, et tout le mondelui en parlait, même les gens qu’il ne connaissait pas.

Et ce qui l’agaçait surtout, c’était de ne paspouvoir s’en détacher, quoi qu’il fît pour cela. Elle l’intéressaitmalgré lui. Il avait beau se dire que la mort de cette jeune fillene le regardait pas et que les visées de son cher camaraden’avaient pas le sens commun, il prêtait involontairement l’oreilleaux propos d’une commère, il prenait plaisir à l’interroger, et lesrenseignements qu’elle lui fournissait à tort et à traverspiquaient sa curiosité.

– Décidément, c’est trop bête,murmurait-il en se faisant porter par la foule qui refluait dans lethéâtre ; je me crée des ennuis tout exprès, lorsque jen’aurais qu’à me laisser vivre, pour être parfaitement heureux.J’ai réussi à me faire un nom et à gagner beaucoup plus d’argentqu’il ne m’en faut. On me choie partout, et il ne tiendraitpeut-être qu’à moi de faire un très beau mariage, tout en épousantune personne qui me plaît. Qu’aurai-je besoin de m’embarrasser dessuites d’un événement auquel j’ai assisté par hasard ? C’estbon pour Binos, qui est un désœuvré et un extravagant, de chercherdes coquins introuvables. Moi, je puis mieux employer mon temps. Audiable les marchandes d’oranges et les épingles empoisonnées !Il s’agit ce soir de plaire à cette admirable créature qui a nomMarguerite Paulet ; quand je n’obtiendrais d’elle et de sonpère que la permission de faire son portrait pour le salon del’année prochaine, ce serait un succès qui me consolerait très biende ne jamais découvrir l’homme et la femme qui ont machiné ce crimeténébreux.

Tout en se tenant à lui-même ce discours trèssensé, Freneuse s’efforçait de fendre le flot humain quil’entourait, et n’y réussissait guère. Il avait justement devantlui un grand et vigoureux gaillard dont le large dos lui barrait lepassage, et qui semblait faire exprès de ne pas se presser pourimpatienter les gens qui venaient après lui.

Après plusieurs tentatives pour se glissercontre le mur et ce personnage, Freneuse finit par essayer d’unepoussée, afin de le décider à avancer un peu plus vite.

L’homme se retourna, en grommelant des motsimpolis, et montra ainsi son visage à l’artiste, qui éprouva en levoyant une sensation bizarre. Il lui parut que cet amateur dedrames à spectacle ressemblait au voyageur de l’impériale.C’étaient les mêmes traits taillés à coups de hache, les mêmesmoustaches grisonnantes, les mêmes favoris coupés militairement, lamême physionomie dure. Seulement, le costume était toutdifférent : au lieu d’un paletot-sac et d’un feutre rond, cemonsieur portait une redingote noire en drap fin et un chapeau desoie tout neuf.

Ses yeux examinèrent rapidement Freneuse, desyeux noirs très vifs, ombragés par des sourcils épais, et sansdoute il ne le jugea pas digne de sa colère, car, au lieu del’apostropher, il se remit aussitôt en position, et il accéléra sonallure, si bien qu’il se fit faire place et qu’il se perditpromptement dans le corridor de l’orchestre.

« On jurerait qu’il m’a reconnu et qu’ils’est dérobé, pensa Freneuse. Si Binos était ici et si je luicommuniquais mes impressions, il s’attacherait aux pas de cetindividu. Mais je ne suis pas Binos, et je ne vais pas m’amuser àcourir après lui. »

Sur cette sage réflexion, il continua sonchemin, et il eut moins de peine à gagner le premier étage, lesgens qui encombraient l’entrée ayant presque tous leur place auparterre.

Il chercha la loge, qui était une loge deface, et quand il l’eut trouvée, il appela l’ouvreuse, sans plussonger à la rencontre qu’il venait de faire.

La préposée au vestiaire et à la location despetits bancs accourut à la voix du monsieur bien mis quil’appelait, et l’introduisit dans la loge occupée depuis le leverdu rideau par le père et la fille.

Freneuse eut le plaisir de voir les joues deMlle Marguerite se colorer d’une rougeur qui luiparut de bon augure, et M. Paulet l’accueillit de la façon laplus flatteuse. Il prit la peine de se lever pour lui tendre lesdeux mains, et il avança lui-même un tabouret au nouveau venu, quine s’assit qu’après avoir payé son entrée par un compliment fortbien tourné, auquel la jeune fille répondit par un gracieuxsourire.

– Je savais bien que vous ne refuseriezpas de nous tenir compagnie, s’écria M. Paulet, et je vousremercie de nous consacrer votre soirée.

Ce propriétaire était un petit vieillardpropret, d’un aspect agréable et d’une tenue correcte. Il avait legeste prompt, la parole facile, l’abord engageant, et saphysionomie eût été sympathique, si elle eût été plus franche. Lesyeux la déparaient un peu ; ils ne regardaient presque jamaisen face, et ils avaient une mobilité inquiétante. Et puis, leslèvres souriaient trop, et le sourire était banal. Mais l’ensemblene déplaisait pas, et M. Paulet aurait fait un beau-père desplus présentables.

Mlle Marguerite, heureusementpour elle, ne lui ressemblait pas du tout. Elle tenait sans doutede sa mère sa taille, son teint et la grâce un peu nonchalante quidonnait à toute sa personne un charme particulier. Elle avait de larace, comme on dit, et M. Paulet était un bonhomme tout uniqui manquait un peu de distinction. Mais il admirait sa fille, etil se trouvait très bien comme il était.

Freneuse avait su lui plaire en le traitantavec des égards que les artistes ne prodiguent pas aux bourgeois.Il poussait la condescendance jusqu’à flatter sa manie qui était deparler peinture à tort et à travers. Il écoutait les appréciationsqu’il formulait gravement sur les maîtres anciens et modernes, etil ne dédaignait pas de lui donner la réplique.

Mlle Marguerite ne s’yconnaissait peut-être pas beaucoup mieux que son père, mais elleavait du tact, et elle savait gré à Freneuse de ne pas se moquer delui.

– Mon cher, dit de but en blancM. Paulet, vous arrivez tout à point pour nous mettre d’accordsur une question d’art.

– Je me récuse d’avance, dit modestementFreneuse ; je suis convaincu que vous avez raison et queMademoiselle n’a pas tort.

– Oh ! n’essayez pas de vous entirer par une défaite polie. Vous êtes très compétent pour déciderentre nous, et il faut absolument que vous nous donniez votre avis.D’abord, c’est à propos de vous que la difficulté s’est élevée.

– Je suis très fier d’apprendre que vouset Mademoiselle vous avez bien voulu penser à moi.

– Je vous prie de croire, mon cherFreneuse, que cela nous arrive souvent. Vous n’êtes pas de ceuxqu’on oublie, quand on vous connaît comme nous vous connaissons, etsi nous ne vous connaissions pas, nous connaîtrions du moins vosœuvres, qui valent bien la peine qu’on s’en occupe. Votre nom estdans toutes les bouches et dans tous les journaux.

» On parle partout du tableau que vousallez exposer cette année… ce sera le grand succès du Salon,m’a-t-on dit, et je le crois. Eh bien, c’est justement ce tableauqui a été le point de départ de notre différend…

– Mais, objecta timidement l’artiste, jeregrette que vous ne m’ayez pas fait l’honneur de venir le voir…vous auriez pu juger…

– Je sais ce que c’est… il n’est questionque de ça dans le monde artistique… une jeune chevrière de lacampagne romaine assise au pied du tombeau de… Metella… non, deCecilia… enfin, d’un tombeau… et même, entre nous, vous auriez puchoisir un sujet plus gai… parce que les tombeaux, voyez-vous… on abeau être amateur de peinture, on n’aime pas beaucoup à voir çadans son salon… ça nuira peut-être à la vente…

– Oh ! il y a si longtemps queCecilia Metella est morte ! dit sérieusement Freneuse, quiavait bien envie de rire au nez de M. Paulet.

– C’est une excuse, mais il ne s’agit pasde cela. Je soutenais tout à l’heure à Marguerite que, vous autresartistes, vous aviez tort de vous entêter à reproduire sur vostoiles des Italiens et des Italiennes. Et je prétends que, pour lesmodèles de femme notamment, nos Françaises vous fourniraient destypes merveilleux.

– Vous avez mille fois raison, Monsieur,et je n’irais pas bien loin pour en trouver un, dit vivementFreneuse, en regardant Mlle Paulet.

– Là ! qu’est-ce que je tedisais ? s’écria M. Paulet. Freneuse trouve que tu feraisun modèle superbe.

– Je ne me vois pas très bien enchevrière de la campagne romaine, dit en riantMlle Marguerite.

– Vous seriez belle sous tous lescostumes, Mademoiselle, répliqua chaleureusement Freneuse.

– Encore faut-il que je puissereprésenter le personnage que vous avez choisi. Or, les Italiennesne sont pas blondes, que je sache, et j’ai le malheur de l’être. Lesoleil n’a pas doré mon teint, ni bruni mes cheveux, et mes traitsmanquent absolument de caractère.

– Bah ! dit M. Paulet, coupantla parole à Freneuse qui avait un compliment sur les lèvres, tu estrès bien comme tu es, et je connais beaucoup de gens qui sont demon avis.

– Je vous prie de me compter parmi cesgens-là, ajouta l’artiste, enchanté de saisir l’occasion d’affirmerson admiration pour la beauté deMlle Marguerite.

– Du reste, reprit le père, j’avoue queje ne peux pas m’extasier devant ces têtes que les artistes vontchercher si loin. Elles sont jolies, ma foi, vos Romaines, avecleur peau couleur de citron et leurs yeux cernés ! Et quellestenues ! Des loques qu’une cuisinière n’oserait pas se mettresur le dos pour se promener le mardi gras. Ça devrait être défendude sortir dans ces accoutrements-là.

– Vous êtes sévère pour ces pauvresfilles, murmura Freneuse. Il faut bien qu’elles fassent leurmétier, et, pour poser, elles ne peuvent pas s’habiller comme desgravures de modes parisiennes.

– Bon ! je comprends ça. Il faut dela couleur locale. Je sais ce que c’est, quoique je ne sois qu’unbourgeois. Mais si j’étais peintre, je m’y prendrais autrement.J’aurais un vestiaire chez moi, et quand j’aurais besoin d’uneFornarina quelconque, je choisirais une Française, et je n’auraisqu’à la déguiser pour en faire un modèle.

– Mais, mon père, ce ne serait pas dutout la même chose, dit Mlle Paulet. Le type est sidifférent !

– Laisse-moi tranquille avec ton type. Labeauté est la beauté, que diable !

Freneuse baissait la tête et ne disait mot. Iln’avait garde de discuter avec un homme qui proférait de tellesénormités, et il commençait à se demander s’il lui serait possiblede subir un beau-père aussi dénué de sentiment artistique.

Mais Marguerite avait deviné ce qu’il pensait,et elle le favorisa d’un regard qui lui fit oublier en un instantses préventions contre M. Paulet. Il disait tant de choses, ceregard ; il était tendre, presque suppliant. Il demandaitgrâce pour les fautes de goût d’un père qui ne ressemblait pas à safille.

– Du reste, reprit le capitaliste, j’aides raisons particulières pour détester les Italiennes.Figurez-vous, mon cher, que ces coquines-là pourraient bien mecoûter un bel héritage qui devrait me revenir… l’héritage de monfrère.

– Vraiment ? demanda Freneuse assezétonné. Je ne savais pas que vous eussiez un frère.

– Personne ne le sait, car il habite laprovince, et nous ne portons pas le même nom. Ma mère s’étaitmariée deux fois, et ce frère-là est de son second mariage. Mais jesuis maintenant son seul parent et, par conséquent, son seulhéritier, quoique je ne le voie jamais. Nous sommes brouillésdepuis longtemps, et il a imaginé de s’en aller vivre dans unepetite ville du Midi, sous prétexte que le climat de Paris ne luiconvient pas. Marguerite ne connaît pas son oncle.

– Ce n’est pas un motif pour qu’il vousdéshérite, murmura distraitement l’artiste, que ces renseignementsn’intéressaient guère.

– Non, mais voilà le malheur ! cetanimal-là, qui a toujours été un original de première classe,s’était imaginé dans sa jeunesse qu’il avait des dispositions pourla peinture, et il a passé quelques années en Italie à barbouillerdes toiles, dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs. Sisa succession ne se composait que de ses tableaux, il y a longtempsque j’en aurais fait mon deuil ; mais il est riche… aussiriche que moi, si ce n’est plus. Et il ne serait pas impossiblequ’il fît son testament au profit d’un enfant qu’il aurait eu jadisà Rome.

– Il s’était donc marié là-bas ?

– On l’a dit, mais ce n’est pas prouvé.On a prétendu qu’il avait fait la sottise d’épouser je ne saisquelle créature qui posait pour les peintres. Moi, je ne crois pasqu’il soit allé jusque-là. Seulement, il est libre de disposer desa fortune, et il est capable de la laisser à sa fille naturelle.Vous compreniez maintenant, mon cher Freneuse, pourquoi j’ai enhorreur les poseuses romaines.

» Et ce qu’il y a de plus curieux danscette histoire-là, reprit M. Paulet, c’est que mon nigaud defrère ne s’est jamais préoccupé de la jolie famille qu’il s’étaitcréée là-bas. Après avoir arrangé ses affaires pour finir sonexistence à Rome, il a changé d’avis tout à coup. Il lui a pris unelubie de rentrer en France, et il est allé s’établir à centcinquante lieues de Paris, dans un trou de campagne où il vit seulcomme un hibou.

» Lorsque je fus informé de cette bellerésolution, je lui écrivis pour lui proposer de nous réconcilier…je lui offrais de demeurer avec moi, et j’aurais fait volontiers lesacrifice d’aller le chercher dans son désert pour le ramener ici.Ah ! bien, oui ! Il me répondit une lettre fort sèche quirefusait toute espèce de raccommodement et même d’entrevue. Nous ensommes restés là depuis dix ans. Mais vous pensez bien que je lefais surveiller sans qu’il s’en doute. Son notaire a pris mesintérêts, et il me tient au courant. Or, j’ai su dernièrement queMonsieur mon demi-frère parlait de tester en faveur de personnesétrangères, et je suis fort inquiet. J’ai bien pris quelquesmesures préventives, comme par exemple de m’informer…

– Mais, mon père, interrompit doucementMlle Marguerite, je ne crois pas que ces détailsamusent beaucoup M. Freneuse.

» Et du reste, on va lever le rideau.Vous me permettrez bien de regarder et même d’écouter.

– Tu as raison, petite ; j’ai dûconsidérablement ennuyer notre ami en lui racontant mes affaires defamille ; mais il m’excusera. C’est pour ton bien que je mepassionne ainsi, car enfin la fortune de mon écervelé de frère doitte revenir après moi.

» Et puis, reprit M. Paulet enriant, je tenais à expliquer à ce cher Paul pourquoi je ne peux passouffrir les Italiennes. Ça ne m’empêchera pas d’aller un de cesjours voir son tableau.

Freneuse s’inclina en signe d’assentiment, etcomme le rideau remontait en ce moment vers les frises, il futdispensé de répondre.

À vrai dire, il avait à peine écoutél’histoire assez embrouillée que le père de Marguerite venait delui narrer ; mais il était bien obligé de reconnaître que laconversation de ce millionnaire manquait de charme, et qu’ilprofessait en matière d’art des opinions saugrenues. Freneuse ne sesentait pas de force à discuter avec lui le mérite des modèles quifont le voyage de Rome à Paris pour poser devant les peintresfrançais. Il aimait bien mieux admirer en silence la belle tête desa fille, qu’il voyait de trois quarts et qui semblait avoir étédécoupée dans une toile de quelque maître flamand.

L’artiste s’absorba dans cette contemplation àlaquelle Mlle Marguerite paraissait se prêter trèsvolontiers, pendant que M. Paulet, armé d’une énorme jumelle,lorgnait la salle, bondée de spectateurs et surtout despectatrices.

« Elle est splendide, pensait Freneuse enexaminant d’un œil de connaisseur les lignes de ce profil sipur ; et je crois qu’elle a de l’intelligence et du cœur.

» Celui qu’elle aimera ne sera pasmalheureux, et après tout, celui qui l’épousera ne sera pas forcéde vivre avec le père. J’aimerais mieux qu’elle fût moins riche etque ce père fût moins bourgeois. Il a des idées quim’horripilent ; et je m’étonne qu’il ne s’aperçoive pas quenous ne pourrions nous accorder sur rien. Il me témoigne assez queje lui plais, et je me demande pourquoi, car je n’ai rien fait pourcela. Peut-être n’est-il pas fâché de me montrer à ses amis, commeon exhibe un oiseau rare ; c’est un genre de vanité assezrépandu parmi ses pareils. Ils aiment à se poser en camarades desartistes. Et cependant, non ; il me semble qu’il y a quelquechose de plus, et que ses avances ont un but. Il n’agirait pasautrement s’il songeait à faire de moi son gendre. Pour moi, laquestion est de savoir d’abord si je plais à sa fille, car je netiens pas à m’aventurer sur ce terrain-là pour aboutir à unedéception. Je ne suis pas encore amoureux deMlle Marguerite, mais je ne tarderais guère à ledevenir, si je passais beaucoup de soirées à côté d’elle. Il fautque je profite de celle-ci pour risquer un essai. »

Tout en se tenant à lui-même ce discours trèssensé, Freneuse dévorait des yeux Mlle Paulet, quiavait l’air de prêter toute son attention à la pièce, mais quis’apercevait fort bien de l’effet qu’elle produisait sur son jeunevoisin. Il vint un moment où elle se sentit gênée par cettepersistance à la dévisager ; pour y mettre fin, elle empruntala lorgnette de son père, et elle la braqua sur Jack Sheppard quientrait en scène.

Freneuse comprit l’intention et se mit àregarder les fauteuils d’orchestre, uniquement pour se donner unecontenance.

Mais ses yeux s’arrêtèrent bientôt sur unhomme qui se tenait debout, adossé au mur de l’avant-scène durez-de-chaussée, au premier rang des fauteuils.

Cet homme n’aurait peut-être pas attirél’attention de Freneuse, quoiqu’il se tînt debout alors que tousses voisins étaient assis, mais justement il regardait la loge oùtrônaient sur le devant M. Paulet et sa fille. Les yeux del’artiste, qui étaient excellents, rencontrèrent ceux du spectateurde l’orchestre, et il le reconnut aussitôt.

C’était le monsieur qu’il avait heurté dansl’escalier, après avoir franchi le contrôle, et qui lui avait paruressembler vaguement au voyageur de l’impériale.

Cette fois, Freneuse put l’examiner tout à sonaise, car la figure se présentait de face, en pleine lumière, et ilne s’en priva point, n’ayant rien de mieux à faire, pendant queMlle Paulet s’amusait à lorgner les acteurs et lesdécors.

Il prenait moins de plaisir à dévisager cetinconnu qu’à contempler la belle Marguerite ; mais sacuriosité était excitée par ce problème vivant, et il se mit àfaire de grands efforts de mémoire pour se rappeler les traits del’homme entrevu la veille dans l’omnibus.

Il y parvint à peu près, et il constata denouveau la ressemblance ; mais il n’arriva point à unecertitude absolue. Paris est plein de gens qui portent la moustacheen brosse et les favoris coupés au niveau de l’oreille. La tailleétait la même, la carrure aussi, et une certaine brusquerie dansles mouvements. L’individu avait de temps à autre des gestessaccadés qui paraissaient s’adresser à quelqu’un. Pas aux personnesqui occupaient la loge de Freneuse, car ni le père ni la fille neprenaient garde à l’insignifiant individu qui les observait deloin.

Mais tout cela ne prouvait rien, et Freneuse,moins zélé que Binos, allait renoncer à poursuivre cet examen,lorsqu’il vit le monsieur de l’orchestre se pencher pour adresserla parole à une femme assise à côté de lui.

La chose en soi était toute naturelle, etcependant l’artiste eut aussitôt l’intuition que cette femme devaitêtre la créature qui avait joué de l’épingle empoisonnée.Conjecture hasardée, s’il en fut, et dont il lui était impossiblede vérifier la justesse, puisque la voisine de la pauvre morten’avait pas montré une seule fois sa figure pendant le trajet duboulevard Saint-Germain à la rue de Laval.

Cependant, aux premiers mots que lui ditl’homme qui se tenait debout, elle se retourna vivement, et elleleva la tête pour regarder la loge que cet homme venait sans doutede signaler à son attention.

La clarté du lustre tombait d’aplomb sur sonvisage, et Freneuse vit qu’elle avait de grands traits, assezréguliers, mais trop prononcés, et un teint légèrement couperosé.L’ensemble toutefois n’était pas déplaisant, et la physionomie nemanquait pas de distinction. L’âge devait flotter entre trente-cinqet quarante ans.

« Est-ce moi qu’elle regarde avec tant depersistance ? se demandait Paul. J’en doute, car c’est à peinesi elle peut me voir, étant placé comme je le suis. Et si ce n’estpas moi, c’est donc M. ou Mlle Paulet…Mademoiselle plutôt, car elle est assez belle pour qu’on laremarque… et cependant, c’est singulier… une femme qui vient voirun drame et qui reste en contemplation devant une jolie personne,au lieu de s’occuper du spectacle… »

M. Paulet, lui non plus, ne s’occupaitguère des exploits de Jack Sheppard au cabaret de la Pie borgne. Ilavait pris une pose triomphante, et nonchalamment adossé à lacloison de la loge, il étalait la grosse chaîne de montre quiserpentait sur son gilet et les boutons en diamant qui étoilaientsa chemise ; il cherchait dans la salle des figures deconnaissance, et il finit par aviser le couple cantonné dans uncoin de l’orchestre.

Aussitôt, la femme fit de nouveau face authéâtre, mais l’homme salua le capitaliste. Il ne le salua pas dela main, comme on salue un ami. Il s’inclina respectueusement, et,à cette distance, une politesse si humble était un peu bienridicule. M. Paulet y répondit par un signe de tête assezsec ; l’homme, satisfait sans doute d’avoir été vu, s’empressade s’asseoir et se mit à chuchoter avec sa compagne.

« Parbleu ! se dit Freneuse, il netient qu’à moi maintenant de savoir ce que c’est que ce personnagedont je me préoccupe depuis une demi-heure. »

Mlle Marguerite prévint laquestion qu’il allait adresser à son père. Elle venait de poser sajumelle, et elle avait vu l’échange de saluts.

– Qui est donc ce monsieur ?demanda-t-elle. Est-ce que vous le recevez chez vous ? Je neme souviens pas de l’y avoir jamais rencontré.

– Je le reçois, oui, quelquefois le matindans mon cabinet, répondit en se rengorgeant M. Paulet, maispas dans mon salon, et je me garderais bien de te le présenter.C’est un agent d’affaires.

– Qu’est-ce que c’est au juste qu’unagent d’affaires ? demanda distraitement la belleMarguerite.

– Ma chère enfant, ce serait un peu longà t’expliquer et cela t’intéresserait médiocrement, je suppose, desavoir que ces messieurs… je veux dire ces gens-là… soignent,moyennant rétribution, les intérêts qu’on veut bien leur confier…ils se chargent des recouvrements difficiles, des liquidationsembrouillées, des recherches de toute espèce… leur spécialité,c’est le contentieux…

– Voilà un mot qui ne m’apprend pasgrand’chose.

– Parce que tu ignores la langue desaffaires. Il est vrai que tu n’as pas besoin de la connaître,puisque je m’occupe et m’occuperai toujours des tiennes… tant queje vivrai du moins… après moi, ce soin reviendra à ton mari, qui,je l’espère bien, sera un homme laborieux et rangé.

» Quant à l’agent qui vient de sepermettre de me saluer à travers toute la salle, la première foisque je le ferai appeler, je le prierai d’être moins démonstratif enpublic. C’est un habile homme, et je le crois honnête, mais cen’est pas une raison pour qu’il se donne des airs de me connaîtredevant quinze cents personnes… d’autant que je devine sonintention… Saluer un capitaliste comme moi, c’est une réclame pourun pauvre diable comme lui. Je veux bien l’employer lorsque sesservices peuvent m’être utiles, mais je ne tolérerai pas qu’il sefamiliarise.

– Il est, dites-vous, expert dans sonmétier ? interrogea l’artiste.

– Oh ! très expert, à ce qu’onm’assure. C’est un négociant de mes amis qui me l’a recommandé. Jel’ai chargé récemment de certaines démarches assez délicates, et jen’ai pas encore eu le temps de le juger par les résultats, mais ilparaît qu’il n’a pas son pareil pour les renseignements…

– Alors, Monsieur, je vous serai trèsobligé de me mettre en relations avec lui. J’ai précisément unecréance à recouvrer, et mon débiteur a disparu… Si votre agentpouvait…

– Très bien. Dès que je le verrai, et cesera bientôt, je vous l’adresserai.

– Oh ! il est inutile que vouspreniez cette peine. Je lui dirai de passer chez moi, si vousvoulez bien me dire son nom.

– Son nom ? Ah ! diable !c’est que je l’ai oublié. Vous concevez que ces noms-là ne sont pasde ceux qu’on retient. Mais j’ai sa carte à la maison, et dèsdemain, vous saurez où il demeure.

– Je vous remercie d’avance, ditFreneuse, légèrement désappointé.

Il s’était flatté d’étonner Binos, en luirapportant une indication précise sur un individu qui ressemblaitau voyageur de l’omnibus, et il lui fallait attendre queM. Paulet voulût bien la lui envoyer, si tant était qu’il ysongeât.

– Tiens ! dit le capitaliste, onbaisse déjà le rideau. Ils font maintenant des actesscandaleusement courts. On n’en a pas pour son argent.

– Il me semble, mon père, que c’estseulement la fin d’un tableau, réponditMlle Marguerite. Oui… tenez ! on a frappétrois coups, et personne ne quitte sa place.

– Ça ne fait rien, nous allons pouvoircauser. Rien ne m’ennuie comme d’être obligé de chuchoter de peurde troubler le spectacle, dit Paulet qui aimait à déployer lessonorités de son organe.

Il avait une voix de basse profonde, la voixdu légendaire M. Prudhomme.

– Alors, mon cher Freneuse, reprit-il,vous placez de l’argent, puisqu’on vous en doit. C’est bien, c’esttrès bien, à votre âge, d’avoir des débiteurs, au lieu decréanciers. Je ne m’étais pas trompé sur votre compte. Vous vivezhonorablement, et ça ne vous empêche pas de faire des économies. Ilest vrai que vous devez encaisser des sommes folles. La peintureest en hausse, et vous avez la vogue. Est-il indiscret de vousdemander combien vous gagnez par an ?

– Mais… il me serait assez difficile depréciser un chiffre, balbutia Freneuse en rougissant un peu. Celadépend de bien des choses…

– Voyons ! dites à peu près.

– L’année dernière, j’ai encaissé près decinquante mille francs… et si je voulais faire des portraits…

– Vous gagneriez bien davantage. Il fauten faire, mon ami, il faut en faire. Je le disais bien. Il n’y apas aujourd’hui de meilleur état que le vôtre. Et un expert que jeconnais m’assurait l’autre jour qu’il va devenir encore plusproductif. L’Amérique commence à acheter, et…

L’ouvreuse coupa court aux appréciationsenthousiastes de M. Paulet. Elle entra discrètement, et elledit, en s’adressant à lui :

– Il y a là quelqu’un qui prie Monsieurde sortir un instant… quelqu’un qui apporte à Monsieur une dépêchetrès pressée.

– Une dépêche ! répétaM. Paulet. C’est bizarre. Je n’ai dit à personne que j’allaisà la Porte-Saint-Martin, et voilà qu’un télégramme vient m’yrelancer.

– Mais, mon père, votre valet de chambresait que vous êtes ici, dit Mlle Paulet.

– C’est vrai… je n’y songeais pas… ilsait même que j’attends des nouvelles importantes, et comme il estfort intelligent… vous permettez, mon cher Freneuse, que je vousquitte un instant… Marguerite va vous parler peinture… elle s’yconnaît mieux que moi.

Et M. Paulet suivit avec empressementl’ouvreuse, qui referma sur lui la porte de la loge.

C’était la première fois de sa vie queFreneuse se trouvait seul avec Mlle Paulet. Dans lemonde, les tête-à-tête sont rares. Quelques mots échangés au piano,en tournant les feuillets d’une partition, autour d’une table,pendant que la jeune fille versait de sa blanche main une tasse dethé au plus élégant des invités de son père.

L’occasion qu’un incident imprévu fournissaità l’artiste était excellente pour sortir des banalités ordinairesde la conversation, et il ne demandait qu’à en profiter.Mlle Marguerite, de son côté, la désirait sansdoute, car ce fut elle qui entama l’entretien sur un pied plusintime.

– Je crains que mon père ne vous aitchoqué, en vous forçant à préciser le chiffre de vos revenus,dit-elle de sa voix la plus douce. Il ne faut pas lui en vouloir.Il a pour l’argent une considération… que je n’ai pas dutout ; mais c’est pour moi qu’il y tient. Il m’adore, et ilprétend que je ne pourrais pas être heureuse sans une grossefortune… J’avoue que je comprends le bonheur d’une tout autrefaçon. Je ne serais pas fâchée que mon mari fût riche, mais jeveux, avant tout, qu’il me plaise.

– Et moi, Mademoiselle, je me consoleraistrès bien d’épouser une jeune fille sans dot, si je l’aimais.

– Alors, nous pouvons nous entendre, ditgaiement Mlle Paulet. Voyons si nous sommes aussid’accord sur le reste du programme. Comment faut-il être pour vousagréer ? Vous êtes peintre. Vous devez rêver un type.

– Je l’ai trouvé.

– Pourrait-on savoir où ?

– Allez-vous quelquefois au musée duLouvre ?

– Pas souvent. Mon père n’aime que lestableaux modernes… et il y a des jours où je suis de son avis.

– Priez-le de vous conduire dans lagrande galerie, et cherchez dans la cinquième travée à gauche unportrait peint par Rubens. Le maître est mort depuis des siècles,mais la femme qui lui a servi de modèle est vivante… vous laconnaissez… et je n’aurai pas besoin de vous dire son nom quandvous aurez vu cette merveilleuse toile… La ressemblance estfrappante… et vous saurez alors comment est fait mon idéal.

– Mais… si je ne me trompe, Rubens n’apeint que des Flamandes… et les Flamandes sont blondes.

– Mon idéal est blond.

– C’est singulier. Vous ne faites jamaisque des brunes.

– Parce que les poseuses brunes courentles rues… on n’a que l’embarras du choix… tandis que les blondessont rares comme les perles fines.

– Le fait est que l’Italie n’en fournitguère. Alors, si je consentais à vous servir de modèle…

– Je serais trop heureux,Mademoiselle.

– Mais… il faudrait aller tous les joursdans votre atelier.

– M. votre père pourrait vous yaccompagner.

– Oh ! il ne demanderait pas mieux.Seulement…

– Quoi donc ?

– Je voudrais être sûre de n’y rencontrerpersonne… pas d’Italiennes brunes, surtout… Je n’ai pas les mêmesraisons que mon père pour les détester, mais j’ai un gros défaut…,je suis horriblement jalouse.

Pour le coup, c’était bien une déclaration, etl’artiste, qui sentait toute la portée de ce langage significatif,allait accentuer le sien, lorsque M. Paulet rentrabrusquement.

– Mon cher ami, dit-il d’un air agité,vous voudrez bien m’excuser. Ma fille et moi nous sommes obligés devous quitter. La dépêche qu’on vient de me remettre m’annonce quemon frère est mort aujourd’hui à trois heures.

– Croyez, Monsieur, que je prends bienpart à votre douleur, balbutia Freneuse.

– La dépêche m’annonce qu’il medéshérite. Ce que je craignais est arrivé. Il laisse toute safortune à je ne sais quelle coureuse étrangère. Mais quoique jen’aie pas sujet de bénir sa mémoire, je ne puis pas rester authéâtre. Ce serait indécent. Viens, Marguerite. Mon valet dechambre va faire avancer une voiture, et nous allons finir notresoirée à la maison.

Freneuse, surpris et un peu troublé par cettenouvelle, s’était levé et se tenait debout sur le devant de laloge. Mlle Paulet s’était levée aussi, et saphysionomie exprimait non pas une profonde douleur, mais unecontrariété très vive.

Évidemment elle était beaucoup moins affectéede la mort d’un oncle qu’elle n’avait jamais vu, qu’elle n’étaitvexée de quitter si vite une compagnie qui lui plaisait.

M. Paulet paraissait consterné, etassurément ce n’était pas son frère qu’il regrettait. Il leconnaissait à peine, et il ne l’aimait guère. Mais on a beau êtremillionnaire, on ne se résigne pas facilement à perdre unesuccession importante.

Freneuse envisageait surtout l’événement aupoint de vue de la suite de ses relations avec le père et la fille,et il lui semblait qu’il ne devait pas trop s’en affliger.L’héritage qui leur échappait aurait peut-être doublé leur fortune,et plus Marguerite serait riche, plus il y avait de chances pourque M. Paulet se montrât exigeant sur les avantages que songendre apporterait en mariage.

Mais ce n’était pas le moment de réfléchir. Lepère avait hâte de partir, et l’ouvreuse, avertie par lui,apportait le manteau et le chapeau de la jeune fille. Freneuse, nesachant trop que dire, les regardait, adossé à la cloison, et ilsformaient tous les trois sur le devant de la loge un groupe très envue.

C’était l’entracte, et dans la salle bien deslorgnettes furent braquées sur Mlle Marguerite.

– Restez, mon ami, dit M. Paulet àl’artiste qui se préparait à les accompagner jusqu’à leur voiture.Vous n’êtes pas en deuil, vous, et c’est bien le moins que vousprofitiez jusqu’au bout du spectacle qu’il nous faut quitter souspeine de manquer aux convenances sociales. Je vous assure que nousaimerions bien mieux finir notre soirée avec vous.

Et comme Freneuse faisait mine deprotester :

– N’insistez pas, mon cher, reprit lecapitaliste, vous me désobligeriez. D’ailleurs, nous nous reverronsbientôt. Dès que je serai débarrassé des soins que je vais avoir àprendre par suite du décès de mon malheureux frère, nous irons voussurprendre un jour dans votre atelier, je vous en préviens.

Freneuse n’avait plus qu’à s’incliner. Ilserra la main de M. Paulet ;Mlle Marguerite lui tendit la sienne, à l’anglaise,et elle souligna cette gracieuseté en lui adressant un sourireencourageant.

Freneuse resta seul, mais il avait de quoi seconsoler du départ de la belle, car ses affaires étaient en bonchemin, et il espérait bien qu’elles n’en resteraient pas là. Lepère venait de montrer les meilleures dispositions, et la fille, entrois minutes de tête-à-tête, venait de s’avancer aussi loin que lelui permettait la réserve imposée aux demoiselles par leuréducation.

« Cela devient sérieux, se disaitl’artiste, et je commence à croire qu’il dépend de moi de posséderavant peu une femme adorable et un beau-père orné de soixante-dixmille livres de rente. La question maintenant est de savoir si tousces bonheurs valent le sacrifice de ma liberté. Je n’en fais guèreusage que pour travailler du matin au soir, mais enfin je travailleà ma fantaisie, et si j’épouse Mlle Paulet, jeserai condamné à ne plus peindre que des blondes. Elle me l’asignifié.

» Pauvre Pia ! il me faudra luifermer la porte de mon atelier, et elle est capable d’en mourir dechagrin…

» Bah ! conclut Freneuse, j’en seraiquitte pour la renvoyer à Subiaco avec une jolie somme qui luiservira à trouver un bon mari là-bas, dans son pays. »

Tout en réfléchissant ainsi, il mettait sonchapeau pour s’en aller, car il ne tenait pas du tout à voir lasuite des Chevaliers du brouillard, et il regardaitvaguement la salle. Peu de spectateurs avaient quitté leur placeentre le tableau qui venait de finir et celui qui allait commencer.Aux fauteuils d’orchestre, tout le monde était assis, excepté unefemme. Celle-là se dirigeait vers la sortie, juste au moment oùl’on attendait le lever du rideau, et elle manœuvrait pourrejoindre un monsieur qui était debout à l’entrée du couloir et quilui faisait signe de se hâter.

– Tiens ! tiens ! murmuraFreneuse, l’agent d’affaires et sa compagne qui s’en vont au beaumilieu de la représentation. Pourquoi sont-ils donc si pressés dedéguerpir ? Serait-ce qu’ils m’ont aperçu dans la loge deM. Paulet ? C’est possible, car je suis resté assis dansle fond jusqu’au moment où le père et la fille se sont levés. Alorsils auraient donc peur de sortir en même temps que moi. Ehbien ! je vais déjouer leur calcul. J’arriverai au contrôleavant eux, et je les regarderai sous le nez.

» Ô Binos, que de sottises me fontcommettre les imaginations dont tu m’as farci lacervelle !

Sur cette invocation au rapin chercheur depistes, Freneuse se précipita dans le corridor et courut àl’escalier, sans prendre le temps d’endosser son pardessus, quel’ouvreuse venait de lui remettre.

Freneuse franchit quatre à quatre les marchesde l’escalier des premières loges, et il courut si bien qu’ildevança les deux êtres suspects qu’il tenait à dévisager deprès.

Il tenait aussi à voir sans être vu. C’estpourquoi, afin de se faire moins remarquer, il se précipita hors duthéâtre, et il prit position un peu à droite de la porte desortie.

Une minute après, l’homme et la femmeapparurent sous le péristyle. Ils se donnaient le bras, et ilss’arrêtèrent un instant sur le seuil.

L’homme regardait d’un côté ; la femmeregardait de l’autre.

« Bon ! pensa Freneuse, ils sedéfient, et ils n’osent pas mettre le pied sur le trottoir avant des’être assurés que je ne les guette pas. Décidément, ils ont peurde me rencontrer… Ah ! la dame a rabattu sa voilette… elle aeu tort, car maintenant elle me rappelle tout à fait la voyageusede l’omnibus… je crois, du reste, qu’elle ne m’a pas encore aperçu.Tiens ! la marchande d’oranges qui lesaborde ! »

En effet, la commère était venue se planterdevant eux et les harcelait d’offres bruyantes.

– À trois sous, la belle valence !criait-elle en leur barrant le passage avec son éventaire.Achetez-moi des oranges, mon prince. Rafraîchissez votre dame. Çavous coûtera moins cher qu’au foyer.

Ses propositions n’obtinrent aucun succès.L’homme la repoussa sans se gêner, et passa vivement. Il entraînasa compagne, et ils descendirent bras dessus, bras dessous, vers laporte monumentale qui a donné son nom au théâtre.

Freneuse quitta aussitôt son embuscade, et, entrois enjambées, il rejoignit la marchande, qui l’accueillit parcette apostrophe :

– Hein ! Le proverbe a jolimentraison, quand on parle du loup, vous savez… qu’est-ce que je vousdisais que je le reconnaîtrais, si je le rencontrais…

– L’homme de l’impériale ?interrompit Freneuse. C’est bien lui, n’est-ce pas ?

– Ah ! je vous en réponds, que c’estlui. Et la particulière qu’il trimbale me fait bien l’effet d’êtrecelle qui est montée hier soir à la Halle aux vins. Faut croirequ’il aura fait sa connaissance en descendant. Vous comprenez… illui avait cédé sa place. V’là ce que c’est que d’être poli avec lesdames. C’est égal… il n’est pas généreux, ce monsieur-là… il auraitbien pu faire goûter de ma valence à sa princesse. Ça ne l’auraitpas ruiné.

La grosse femme parlait toujours, et Freneuseétait déjà loin.

Fort de cette affirmation qui confirmait sessoupçons, il s’était lancé à la poursuite du couple qui filaitdevant lui. Il voulait absolument savoir où demeuraient cesgens-là, et il était décidé à les suivre jusqu’à leur domicile,afin de pouvoir indiquer le lendemain ce domicile à Binos, qui sechargerait de compléter l’enquête.

Il constata tout d’abord qu’ils se doutaientde ses intentions. La femme se retournait souvent, et l’hommemanœuvrait de façon à se dérober, en se mêlant aux spectateurs quisortaient du théâtre de la Renaissance pour prendre l’air pendantun entracte. Mais Freneuse, qui avait de bons yeux, ne les perdaitpas de vue.

Il avait de bonnes jambes, lui aussi, et ileût tôt fait de les rattraper. Mais comme il ne tenait pas à lesserrer de trop près, il ralentit le pas et se mit à les suivre àune distance convenable.

Sans doute ils le sentaient sur leurs talons,car ils ne se retournaient plus, et ils accéléraient leurallure.

Freneuse les vit tourner rapidement le groupedes omnibus qui stationnent près de la porte Saint-Martin, passerentre la porte et le faubourg, gagner le boulevard Saint-Denis, quicommence un peu au delà, et enfin aborder le large trottoir contrelequel s’alignait une longue rangée de voitures de place.

« Ils vont prendre un fiacre, c’estévident, se dit l’artiste ; diable ! je n’avais pas penséà cela… eh bien, mais… j’en prendrai un aussi. Je prétends ne leslâcher qu’à la porte de la maison qu’ils habitent. »

Freneuse ne s’était pas trompé. L’homme et sacompagne s’approchèrent d’une voiture et entrèrent en pourparlersavec le cocher, qui était descendu. La tête de la file touchait àla porte Saint-Denis, et le fiacre qu’ils avaient choisi était lecinquième, en commençant par la queue. Freneuse prit le dernier,pour ne pas attirer leur attention. Il mit la main sur la portière,et il fit semblant de chercher un cigare dans son étui, afin delaisser au couple suspect le temps de monter.

– Nous allons ? demanda le cocher,du haut de son siège.

– Vous voyez ce monsieur et cette damequi causent là-bas avec votre camarade ? Dès qu’ils serontdans la voiture, et qu’elle marchera, vous la suivrez.

– Compris. Alors, c’est à l’heure.

– Oui, et il y aura un bon pourboire, sivous ne restez pas en arrière.

– Me laisser distancer, moi unCamille, par une guimbarde de la Générale !Il n’y a pas de danger. Montez, Monsieur, et rapportez-vous-en àmoi pour ne pas perdre en route la particulière que vousfilez… je connais ces histoires-là, dit le cocher enchapeau blanc.

Freneuse, enchanté d’être tombé sur un hommeintelligent, observait du coin de l’œil le couple qui parlementaitun peu plus loin, et s’étonnait que le colloque durât silongtemps.

« La commère aux oranges avait raison,pensait-il. Ce monsieur de l’impériale est un ladre. Il marchandepour le prix d’une course. Ah ! il se décide à payer d’avance.Il met de l’argent dans la main du cocher… il ouvre la portière… ilfait monter la femme… et il monte après elle… Voilà le moment d’enfaire autant… ils croient qu’ils m’ont dépisté, et ils ne sedoutent pas que je vais leur donner la chasse. »

– Y sommes-nous, Monsieur ? demandale cocher. Les v’là emballés ; le camarade là-bas vient degrimper sur son perchoir, et il tape déjà sur son canassonpour le faire démarrer.

– Allez, dit Freneuse, et ne les serrezpas de trop près. Il ne faut pas qu’ils s’aperçoivent qu’on lessuit.

– Soyez tranquille. Ils n’y verront quedu feu.

Freneuse sauta dans la voiture, et, en mettantla tête à la fenêtre, il eut le plaisir de constater que l’autrefiacre venait de sortir du rang et roulait lentement sur lachaussée du boulevard.

Le Camille ne s’était pasvanté ; son cheval était bon, et il n’y avait pas besoin de lepousser pour qu’il conservât sa distance. Il vint se placer à dixpas du quatre-places de la Compagnie générale, et il s’ymaintint sans peine.

« Où vont-ils ? se demandaitFreneuse. Dans mon quartier, très probablement. Hier soir, l’hommeest descendu rue de la Tour-d’Auvergne et la femme rue deLaval. »

Il fut assez surpris de voir le fiacre qui lesportait obliquer à gauche et enfiler le boulevard deSébastopol.

– Je me trompais, murmura-t-il. C’esttout le contraire. Ils tournent le dos à Montmartre. Et, au fait,rien ne prouve qu’ils y demeurent. Ils avaient pris l’omnibus de laplace Pigalle pour faire leur coup… et après, ils ont bien purepasser les ponts pour rentrer chez eux. Peu m’importe qu’ilsaient leur domicile sur la rive gauche. J’ai toute ma soirée à moi.Ce ne serait pas la même chose, si j’étais marié.

Cette dernière réflexion lui rappelaMlle Paulet qu’il avait un peu oubliée depuis sasortie de la loge, et il se souvint aussi que le père de cetteadorable personne connaissait l’homme aux moustaches coupées enbrosse. Il le connaissait même fort bien, puisqu’il l’employaitcomme agent d’affaires.

« Parbleu ! se dit-il, je suis bienbon de me donner tant de peine. Je saurai quand je voudrai le nomet l’adresse de ce personnage. M. Paulet ne les avait pasprésents à la mémoire, mais ils sont inscrits sur son carnet, et ilm’a promis de me les donner. J’ai fort envie de lâcher lapoursuite, qui ne m’apprendra rien que M. Paulet ne puisse medire. »

Il leva la main pour tourner le bouton d’appelet arrêter le cocher, mais d’autres idées lui vinrent àl’esprit.

« Oui, pensa-t-il, M. Paulet me diratout ce qu’il sait ; mais il se peut que ce drôle se soitprésenté à lui sous un faux nom et en lui laissant une fausseadresse. Un homme de cette trempe est bien capable d’avoir deuxdomiciles. Et il est intéressant de vérifier si la donzelle quil’accompagne habite avec lui.

» D’ailleurs, quand verrai-jeM. Paulet ? La mort de son frère va lui apporter unsurcroît d’occupations qui ne lui permettra pas de me recevoir. Jen’oserai pas me présenter chez lui d’ici à quelques jours, et dansles circonstances où il se trouve, je ne puis pas décemment luiécrire pour lui demander un renseignement aussi insignifiant.

» Donc, je gagnerai du temps, si je mènejusqu’au bout la chasse que j’ai commencée, conclut Freneuse. Laquestion est de savoir où ce joli couple va me mener. De l’autrecôté de l’eau, ça devient très probable. Nous allons arriver à laplace du Châtelet, et le fiacre roule vers le pont au Change…toujours tout droit… S’il continue comme ça, il me conduira à labarrière Saint-Jacques, et nous n’y serons pas dans une heure, caril marche comme une tortue. »

C’était vrai. La voiture où le couple étaitmonté n’allait pas vite ; les deux chevaux qui la traînaientse prélassaient comme s’ils avaient suivi un convoi funèbre, et ily avait lieu de s’étonner que l’agent d’affaires eût choisi pourrentrer chez lui un de ces énormes fiacres, à deux banquettes avecune impériale à grille, qui ne servent guère qu’à transporter auxgares des chemins de fer les voyageurs encombrés de bagages.

Le respectable véhicule marchait si lentementque le cocher de Freneuse avait toutes les peines du monde àempêcher son cheval de dépasser le paisible attelage qui trottinaitdevant lui.

« Voilà des gens qui ne sont pas pressés,se disait l’artiste. Ça prouve bien qu’ils ne savent pas que je lessuis. Quelle figure ils vont faire quand ils me verront descendreen même temps qu’eux ! Mais, au fait… descendrai-je ? Ilme semble que ce serait tout à fait inutile, car je n’ai pas leprojet de leur demander des explications. Il me suffira de savoiroù ils logent, et, dès qu’ils seront rentrés chez eux, je rentreraichez moi. »

Ainsi qu’il l’avait prévu, le fiacre, aprèsavoir traversé la place du Châtelet, enfila le pont auChange ; mais, au lieu de continuer tout droit, il prit àgauche, par le quai de la Cité, et il arriva bientôt à la pointeNotre-Dame.

« Ah çà, est-ce qu’ils vont à laMorgue ? se demanda Freneuse, en reconnaissant l’édificemunicipal où l’on expose les morts anonymes. Ce serait un peufort ! mais non… à cette heure-ci, l’établissement est fermé…la voiture ne s’arrête pas… elle passe le pont de l’Archevêché…décidément, le couple habite la rive gauche… et probablement lemême quartier que Pia, car le fiacre roule maintenant sur le quaide la Tournelle. »

Il y roula si bien qu’il arriva cahin-caha aucarrefour qui termine le boulevard Saint-Germain, à l’entrée dupont Henri IV.

Là, le cocher mit ses bêtes au pas, obliqua unpeu à droite et les arrêta devant la porte d’une maison qui formaitl’angle du boulevard et de la rue des Fossés-Saint-Bernard.

Freneuse abaissa doucement la glace du devantet tira par la manche le Camille, qui se retourna et luidit à demi-voix :

– Si Monsieur veut me laisser choisir maplace, Monsieur pourra voir sans qu’on le voie.

En même temps, il manœuvrait de façon à venirse ranger le long du trottoir, derrière la première voiture. Ce futfait très vite, et Freneuse se colla aussitôt contre la portière,afin de ne pas manquer la descente du voyageur et de la voyageuse.À son grand étonnement, personne ne se montra. Le cocher du fiacreà quatre places venait d’attacher ses guides au garde-crotte etdescendait lourdement de son siège. Il débrida ses chevaux, leurattacha au cou la musette pleine d’avoine, et se mit à allumer sapipe sans se presser, comme un homme qui sait qu’il aura tout letemps de la fumer.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?murmura Freneuse. Ils sont arrivés à destination. Pourquoi nesortent-ils pas ? Est-ce qu’ils se douteraient que je lesguette ? Non, car, s’ils s’en doutaient, ils pousseraient plusloin pour tâcher de me dépister.

Au bout de cinq minutes d’incertitude etd’attente inquiète, le peintre entendit que le cocher disait toutbas :

– J’ai dans l’idée que la particulièrenous a joué un tour, et qu’il n’y a personne dans la boîte.

Cette réflexion fut un trait de lumière pourFreneuse. Il ouvrit la portière, sauta sur le trottoir ets’approcha du fiacre, plus fermé que jamais. Les glaces étaientlevées ; mais en regardant au travers, il lui fut facile des’assurer que l’intérieur était vide.

– Et vos pratiques, demanda-t-il entâchant de prendre un air dégagé, est-ce que vous les avez seméesen route ?

– Mes pratiques ? ricana le cocher,je les attends, mais je ne crois pas qu’elles viennent. Ça m’estégal, vu que je suis payé pour rester ici jusqu’à la demie de dixheures. Le quart vient de sonner, et quand mes bêtes auront finileur avoine, je rappliquerai au dépôt de la compagnie. Majournée est faite. J’ai eu cent sous de pourboire.

– Mais le monsieur et la dame qui sontmontés à la porte Saint-Martin ?…

– Tiens ! vous avez vu ça, vous… etvous les suiviez depuis là-bas ? Ah ben, ils vous en ont faitune bonne. Ils ontentré dans ma roulante d’uncôté et ils en ont sorti de l’autre. C’était convenu avecle bourgeois. Il m’a aboulé dix francs d’avance pour queje les laisse passer, sa bourgeoise et lui, et pour que je metrimbale jusqu’ici à vide. Histoire de vous faire courir à la Halleaux vins, pendant qu’ils se cavalaient sur les grandsboulevards. Je vois ça maintenant, et je crois que c’est pas lapeine que je pose devant c’te porte… ils ont pigé que vous mefiliez, et ils ne seront pas assez bêtes pour venir se faireprendre ici.

Freneuse sentit toute la justesse de ceraisonnement. Il ne dit plus mot, et il s’en retourna la têtebasse, honteux de s’être laissé berner, et jurant bien qu’on ne lereprendrait plus à suivre des pistes.

– Allons ! murmurait-il en regagnantsa voiture, chacun son métier. Je ne suis pas plus né pour faire dela police que Binos n’a été créé pour faire de la peinture. Mais jesuis bien sûr maintenant que l’homme et la femme étaient dansl’omnibus, hier soir. S’ils ne m’avaient pas reconnu, ilsn’auraient pas pris tant de peine pour m’échapper. Et s’ils mecraignent tant, c’est qu’ils n’ont pas la conscience nette.Heureusement, M. Paulet me donnera leur adresse, et alors,nous verrons.

» Place Pigalle, cocher, et dutrain !

Chapitre 4

 

 

Le boulevard Rochechouart est par excellencele quartier des estaminets borgnes que, dans la langue parisienne,on appelle des caboulots.

On y trouve bien aussi des cafés respectableset des débits où d’honnêtes ouvriers viennent boire un litre sur lecomptoir ; mais les établissements susnommés y sont enmajorité.

Les caboulots, d’ailleurs, ne sontpas fréquentés exclusivement par des gens de mauvaise vie. Il yvient des bohèmes qui ne travaillent guère, c’est vrai, mais quin’ont jamais rien eu à démêler avec la police. Les ateliers depeintres abondent dans ces parages, et les rapins flâneurs ne sontpas difficiles sur la dualité des consommations et sur le choix dessociétés. Il leur suffit que le patron ouvre des crédits à sespratiques et ne se montre pas trop exigeant sur la tenue ;qu’on puisse venir en blouse chanter à plein gosier, et jouer auxdominos pendant toute une journée ou toute une soirée, sans êtreobligé de renouveler trop souvent.

L’ami Binos était de ceux-là, et il avaitdepuis longtemps pris ses habitudes dans un de ces jolis endroits.Il perchait rue Myrrha, sous les toits, et le Grand-Bockétait situé entre la rue Clignancourt et le boulevard Ornano, àdeux pas de chez lui.

Ce cabaret indépendant ne payait pas de mine àl’extérieur. Sa devanture à carreaux n’était pas nettoyée souvent,et des rideaux sales dérobaient à la vue des passants les mystèresde la salle du fond, où il y avait un billard plein de trous et desbancs de bois disposés tout exprès pour que les ivrognes pussent ydormir à l’aise. Mais l’intérieur était décoré de fresques dues aupinceau fantaisiste de Binos, qui avait couvert les murs de figuresétranges et incongrues. Ce travail exécuté gratuitement lui avaitvalu les bonnes grâces du maître de la maison, le père Poireau,plus connu sous le nom de père Poivreau, à cause de son goût pourl’absinthe. Il en absorbait régulièrement un demi-litre par jour,et il ne s’en portait pas plus mal, quoiqu’il fût gris dèsl’aurore, et qu’il se couchât ivre à peu près tous les soirs.

Binos était là comme chez lui ; il yavait un compte ouvert, et il y jouissait d’un œil presqueillimité. Il y passait environ douze heures sur vingt-quatre, et ily faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Quand il luiplaisait de disserter sur le grand art, les habitués n’ycomprenaient rien, mais ils l’écoutaient comme un oracle.

Et il s’y était fait des amis qu’il était sûrd’y rencontrer parce qu’ils n’en sortaient guère, et qui tenaient àhonneur de le régaler lorsqu’il avait soif, car il ne frayait pasavec tout le monde. Il laissait de côté les jolis messieurs,danseurs attitrés de la Boule-Noire et de laReine-Blanche,qui se rassemblaient volontiers chez le pèrePoivreau pour jouer la poule. Il dédaignait même les petitsdébitants du voisinage qui entraient là quelquefois pour faire uncent de piquet. Il ne se familiarisait qu’avec les gens bienposés : un marbrier du cimetière de Saint-Ouen, pour lequel ildessinait des projets de tombeaux extravagants ; un rentier,qui s’appelait M. Piédouche, et qui avait très bon air ;un droguiste retiré des affaires, qui ne brillait pas dans laconversation, parce qu’il était sourd, mais qui admirait lesartistes en général et Binos en particulier.

Celui-là était, à vrai dire, lesouffre-douleur du malicieux rapin, qui ne lui épargnait pas lescharges d’atelier ; mais le bonhomme ne se fâchait jamais, etrecherchait avec persistance la compagnie de son persécuteur.

Binos avait au contraire pourM. Piédouche une sympathie doublée d’un certain respect. Lesmanières rondes et décidées de M. Piédouche l’attiraient, saparole le charmait. M. Piédouche était un causeur des plusagréables. Il avait beaucoup vu et beaucoup retenu. Il connaissaitbeaucoup de pays et beaucoup de gens. Il parlait de tout en hommeavisé, et il était de bon conseil. Discret avec cela, au point dene jamais raconter ce qu’il faisait, ni ce qu’il avait fait dans sajeunesse.

Binos pensait qu’il avait servi dans l’armée,mais il n’en était pas sûr, et à force de chercher ce que pouvaitbien être cet aimable compagnon, il avait fini par s’imaginer qu’ilétait attaché à la haute police politique ou diplomatique. Et iln’en avait que plus de goût pour lui. La police, c’était samarotte, et il ne manquait pas une occasion d’amener laconversation sur ce sujet intéressant, que Piédouche, d’ailleurs,ne traitait qu’avec une extrême réserve.

Mais depuis trois jours, Binos attendaitinutilement au Grand-Bockson partenaire préféré.M. Piédouche n’y venait plus, et cette éclipse inattenduecontrariait énormément Binos, qui brillait du désir de le consultersur l’affaire de l’omnibus.

Piédouche était devenu invisible, précisémentle lendemain de cette tragique aventure.

Binos déplorait amèrement cette fâcheusecoïncidence et demandait son Piédouche à tous les échos duGrand-Bock, mais personne n’avait vu Piédouche, et le pèrePoivreau n’était point en état de donner des nouvelles de ce fidèlehabitué de son établissement.

On savait que Piédouche demeurait dans lequartier, les uns disaient place d’Anvers, les autres, rue deDunkerque ; mais il ne recevait pas chez lui ses connaissancesdu café, et Binos lui-même ne connaissait pas son adresse,quoiqu’il la lui eût demandée plusieurs fois. Piédouche avaittoujours évité de la donner exactement, et le mystère dont ilentourait sa vie n’avait pas peu contribué à persuader au rapinqu’il appartenait à la police.

Son absence inexpliquée ne pouvait queconfirmer Binos dans son opinion. Il était convaincu que Piédouchevenait d’être chargé de quelque mission secrète, et qu’on ne lereverrait pas d’ici un certain temps. Et il se désolait, car ilavait compté sur ses lumières et même sur son concours pour tirerau clair l’histoire fort embrouillée qu’il s’était vanté dedémêler.

Il avait juré solennellement à Paul Freneusede découvrir la femme qui avait joué de l’épingle et son complicede l’impériale. Il comprenait maintenant qu’il s’était trop avancé,et qu’à lui tout seul il n’arriverait à rien. Il s’avouait àlui-même son impuissance, et cet aveu l’humiliait à ce point qu’iln’osait plus se montrer chez son ami de la place Pigalle. Or,Freneuse n’était pas homme à se déplacer pour rencontrerBinos ; quand Binos venait à l’atelier, Freneuse lui faisaitbon accueil, en souvenir d’une ancienne camaraderie qui avait prisnaissance à l’École des Beaux-arts, aux jours déjà lointains deleur jeunesse ; mais, depuis qu’ils étaient entrés dans la viepar la même porte, ils avaient suivi des routes si différentes queles liens de cette camaraderie s’étaient un peu relâchés. Freneuseallait dans le monde et y tenait parfaitement sa place ;Binos, débraillé de costume et d’allures, aurait fait tache dans unsalon. Freneuse avait les estaminets en horreur, et Binos n’ensortait guère. D’où il résultait qu’ils ne s’étaient pas rencontrésdepuis trois jours.

Binos s’était établi en permanence auGrand-Bock. Il ne s’éloignait que pour aller faire un tourà la Morgue, à seule fin de savoir si la jeune fille de l’omnibus yétait encore ou si quelqu’un l’avait reconnue. Et il revenaittoujours de cette lugubre excursion sans avoir rien appris denouveau. Personne ne s’était présenté pour réclamer la morte, et leterme fixé par le règlement venait d’expirer le matin du troisièmejour. On allait procéder à l’inhumation, avait dit le greffier del’établissement. Le pauvre corps allait être jeté dans la fossecommune, et le secret du crime allait être enterré avec la victimedans le cimetière des hôpitaux.

La certitude de ce très prochain dénouementconsterna Binos et lui donnait des remords. Il en était à sedemander s’il ne ferait pas bien de porter tout bonnement aucommissariat l’épingle empoisonnée et de raconter au commissaire lascène de l’omnibus, sans se préoccuper de la répugnance de l’amiFreneuse à se mêler de cette affaire. Mais il aurait bien mieuxaimé opérer lui-même, en collaboration avec ce Piédouche qui, à sonestimation, était plus habile que tous les policiers du monde.

Pendant que l’imprudent rapin se morfondait àattendre ce personnage, Paul Freneuse, qui aurait pu fournir àBinos d’importantes indications, se tenait coi chez lui et nedésirait pas du tout le voir. Paul Freneuse, toutes réflexionsfaites, avait pris le parti de rester tranquille jusqu’à nouvelavis, c’est-à-dire jusqu’à ce que M. Paulet lui donnâtl’adresse de cet agent d’affaires qui s’était si subtilement dérobéle soir de la représentation des Chevaliers du brouillard.Paul Freneuse travaillait avec acharnement et pensait beaucoup plusà Mlle Marguerite qu’au couple suspect auquel ilavait donné la chasse.

Donc, le troisième jour, vers midi, aprèsavoir déjeuné d’un plat de choucroute, arrosé de plusieurs chopesde bière, Binos se promenait mélancoliquement à travers la premièresalle de son caboulot de prédilection. Le front soucieuxet la pipe aux lèvres, il allait à chaque tour coller son visagecontre la porte vitrée, espérant toujours qu’il verrait poindrePiédouche sur le boulevard. C’était l’heure où il arrivaitd’habitude pour jouer au billard ou aux dominos. Mais Piédouche neparaissait pas.

Le père Poivreau sommeillait sur son comptoir,entre une bouteille d’absinthe et un verre vide : le droguisteretiré, qui répondait au nom de Pigache, lisait le journal dans uncoin, et prenait sans doute un grand intérêt à cette lecture, caril ne soufflait mot, et il ne bougeait pas plus qu’une pierre,quoique Binos lui eût déjà lancé quelques lardons qui ne letouchaient guère, puisqu’il était sourd. Binos, exaspéré par lesennuis de l’attente, se préparait à lui faire une méchante farce enmettant le feu à son journal avec une allumette, lorsque la portede l’estaminet s’ouvrit brusquement.

– Bonjour, les camarades ! Salut,père Poivreau ! dit une grosse voix qui réveilla le maître del’établissement et fit lever la tête au droguiste, plongé dans lalecture de son journal.

– Piédouche ! s’écria Binos. Enfin,vous voilà ! Ce n’est pas malheureux. Il y a trois jours queje vous demande à tout le monde.

– Pour m’offrir un verre define, je parie, dit en riant l’illustre Piédouche, quiparaissait être de joyeuse humeur.

– Pour ça, d’abord… et puis encore pourautre chose. Ah çà, qu’est-ce que vous êtes devenu ? Vous avezdonc été malade ?

– Moi, malade ! Jamais !Regardez-moi ce torse-là ! Est-ce que j’ai l’air d’un conscritexempté pour faiblesse de constitution ?

– Non, parbleu ! mais on a beau êtresolide, on n’est pas l’abri d’une indisposition. J’ai souventmal aux cheveux, moi qui me porte comme le Pont Neuf. Etquand j’ai vu que vous manquiez à l’appel trois jours de suite,j’ai été inquiet. Si j’avais su votre adresse, je serais alléprendre de vos nouvelles.

– Oh ! ce n’était pas la peine. Jene rentre jamais chez moi que pour dormir, et encore ! Je suisparti en voyage mardi soir, et je ne suis revenu que ce matin.

– Tout s’explique alors. Est-ce que vousêtes allé loin ?

– Non, à quinze lieues de Parisseulement… pour affaires… un petit héritage qui vient de me tombersur la tête.

– Ça vaut mieux qu’une tuile ou un pavé…mes compliments, mon vieux… voilà un accident qui ne m’arriverajamais.

– Bah ! qui sait ? Mais, enattendant, c’est moi qui régale, ce matin.

» Père Poivreau, un carafon et desverres !… et de la vieille, hein ? Tiens ! il avaitdeviné ce que je voulais, le vieux lascar… le cognac est déjàservi… et il a posé le plateau sur la table, à côté du respectablePigache. C’est pour que j’invite ce vieillard… Bon ! je nedemande pas mieux que de me fendre d’une consommation de plus.Aujourd’hui, je suis à la rigolade.

– Parbleu ! si j’héritais,j’inviterais tous les passants. Mais je ne tiens pas à boire dansle voisinage du père Pigache.

– Pourquoi ça ? qu’est-ce qu’il vousa fait, le pauvre birbe ?

– Oh ! rien. Seulement, j’ai unehistoire à vous raconter… et une consultation à vous demander… pourmoi tout seul.

– Eh bien, il ne nous entendra pascauser. Il est sourd comme un pot.

– C’est vrai. Je n’y pensais plus. Enparlant bas, je n’aurai pas peur qu’il saisisse un seul mot. Nouspouvons nous asseoir près de ce droguiste.

– Des confidences intimes ! dessecrets ! voilà du nouveau, par exemple ! Est ce que vousconspirez contre le gouvernement ? Diable ! ça ne m’iraitpas du tout.

– Oh ! je le pense bien, dit Binos,qui prit ce propos pour un aveu. Je comprends que vous ne pouvezpas vous mêler de ces choses-là. Quand on appartient àl’administration… mais il ne s’agit pas de ça… il s’agit d’uneaffaire privée.

– Une affaire ! ça me va.Expliquez-la-moi, mais trinquons d’abord, dit Piédouche qui venaitde remplir les trois verres, et de prendre place coude à coude avecPigache.

– À votre santé, papa, reprit-il, enfrappant sur l’épaule de son voisin.

– Pas mal, et vous ? répondit levieux d’un air ahuri.

– Il croit que je lui demande comment ilse porte, ricana Piédouche. Faut-il qu’il en ait pilé de cesdrogues pour avoir l’oreille si dure ! Laissons-le tranquilleet narrez-moi votre histoire. Il boira, si le cœur lui en dit, ets’il ne boit pas, nous sécherons le carafon à nous deux.

Binos, déjà accoudé sur la table, ne demandaitqu’à entrer en matière. Il entama le récit du voyage en omnibus, encommençant par le commencement et sans omettre un détail. Tout yétait, depuis l’épisode de la place cédée au départ jusqu’à lacatastrophe de l’arrivée. Il décrivit dans un langage coloré lestrois personnages de ce drame, les deux complices et leur victime,la scène muette qui s’était passée à la descente du Pont Neuf, etla stupeur des employés au moment où l’on avait constaté que lavoyageuse était morte pendant le trajet.

Rien ne manquait à ce tableau émouvant,seulement il se mit en scène au lieu de parler de son ami. Ils’attribua carrément le rôle que Paul Freneuse avait joué. Sonamour-propre y trouvait son compte, et de plus il jugeait inutilede compromettre un camarade qui ne se souciait pas de figurer dansune affaire de ce genre.

M. Piédouche l’écouta avec une attentionsoutenue et un intérêt marqué. Il se permit cependant deux ou troisfois de sourire, et il finit par s’écrier :

– En voilà une aventure ! Maiscomment diable vous trouviez-vous à minuit moins un quart dans lequartier de la Halle aux vins ?

– J’avais passé la soirée à chercher unefemme domiciliée dans les environs… un modèle, balbutia Binos, quin’avait pas prévu cette interpellation.

– Ah ! bon ! il fallait donc ledire ; c’est très intéressant, l’histoire de cette mortsubite, mais… sur quoi voulez-vous me consulter ?

– Je voudrais savoir ce que vous pensezde cet étrange accident.

– Mais, répondit Piédouche en haussantles épaules, je n’en pense rien du tout. Je ne suis pasmédecin.

– Moi non plus. Et pourtant, je suis sûrque cette pauvre fille a été assassinée dans l’omnibus.

– Allons donc ! Par qui et comment,s’il vous plaît ?

Là-dessus, Binos aborda la seconde partie durécit qu’il préparait depuis trois jours. Il raconta la découvertede l’épingle empoisonnée et du fragment de lettre, l’expérience quiavait coûté la vie à un chat, puis ses visites réitérées à laMorgue, ses incertitudes et les résolutions auxquelles il s’étaitarrêté, après avoir mûrement réfléchi. Il conclut en adjurantPiédouche de l’aider de ses lumières et d’entrer en campagne aveclui pour retrouver l’abominable couple qui avait perpétré cetteœuvre scélérate.

Piédouche était devenu sérieux. Il hochait latête, d’un air entendu, à chaque observation que formulait Binos,et il absorba coup sur coup trois petits verres avant derépondre.

– Ma foi ! dit-il enfin, je commenceà croire que cette mort n’est pas naturelle. Avez-vous exposé lesfaits au commissaire de police ?

– Je m’en suis bien gardé, car jeprétends me passer de lui. Il sera temps de le prévenir quand jesaurai où prendre la femme qui a fait le coup et son complice.

– Vous avez bien raison. Les commissairescherchent volontiers midi à quatorze heures… on vous auraitsoupçonné. Mais, dites-moi… vous avez, je suppose, conservél’épingle et la lettre déchirée ?

– Ah ! je vous en réponds ! Jeles porte sur mon cœur. Voyez plutôt.

Ce disant, Binos tirait de la poche de savareuse un étui où il serrait habituellement sa pipe favorite. Ill’ouvrit, et il y prit les deux pièces à conviction que Freneuselui avait remises. L’épingle tenait dans la gaine la place du tuyaude la pipe absente, et la lettre tenait la place du fourneau.

– Voilà une cachette ingénieuse, dit enriant Piédouche.

– Vous comprenez bien que j’ai peur deperdre les objets et surtout de me piquer, s’écria le rapin. Maisje ne vous empêche pas de les examiner, et même je vous en prie.Seulement, maniez l’épingle avec précaution.

– Je ne la manierai pas du tout, ça seraplus sûr. Je me contenterai de déchiffrer, si vous le permettez, cequ’il y a d’écrit sur ce chiffon de papier.

– Comment ! si je le permets !c’est-à-dire qu’il me tarde de savoir ce que vous en pensez. Moi,je trouve que la preuve du crime est au bout de chaque ligne.

Pendant que Piédouche dépliait le papierfroissé, Binos, en levant la tête, s’aperçut que le père Pigachesouriait d’un air malin.

Le bonhomme n’avait pas été distrait de lalecture de son journal par une conversation que sa surditél’empêchait d’entendre ; mais il y voyait clair, etl’exhibition de l’épingle paraissait le réjouir infiniment.

– Ah ! mon gaillard, dit-il en lamontrant du doigt, vous faites des reliques avec les affiquets devotre bonne amie ! Voilà ce que c’est que d’être jeune. Elleest jolie, hein ! la belle qui attachait son chapeau avecça ?

– Touchez pas ! ça mord, lui criaBinos.

Et, pour plus de sûreté, il refermal’étui.

– Bon ! bon ! ne soyez pasjaloux, mon garçon, reprit le sourd. Ça n’est plus de mon âge, cesbêtises-là.

– Lis donc tes faits divers etlaisse-nous en repos, vieille baderne, grommela Binos.

– Vous dites que je suis bien conservé…vous me flattez, jeune homme ; mais je ne vous en veux pas,répondit gravement Pigache en se rejetant sur son journal qu’ildévorait toujours jusqu’à la dernière ligne.

– Décidément, nous n’avons pas besoin denous gêner. Il est encore plus sourd que je ne le croyais, et lepère Poivreau s’est remis à ronfler sur son comptoir ; vouspouvez y aller de votre avis sur la lettre, mon cher.

– La lettre ne prouve pas grand’chose,murmura Piédouche. Il n’y a pas une phrase qui présente un senscomplet.

– Non, mais on peut lire entre leslignes. Elle est arrivée depuis un mois… elle, c’estévidemment la petite qu’on a lardée dans l’omnibus. Je reviensà mon premier projet… le projet de la tuer avec une épingle,c’est clair… Elle sort fort peu, mais elle va quelquefois lesoir… toujours la petite… le coquin qui a écrit ça ne savaitpas chez qui, mais il savait où… dans le quartier de la Halle auxvins, parbleu ! Et il l’a attendue au retour.

– Cher ami, vous êtes très fort… plusfort que moi, car je n’aurais jamais trouvé tout ce que vous medites là. Mais, pour l’épingle, je pourrai, si vous le désirez,savoir dans quel poison elle a été trempée. Je connais un chimistequi est de première force sur ces affaires-là. Il fera desexpériences, des analyses… tout le diable et son train.

– Ça me va ! s’écria Binos.

– Seulement, il faudrait me confierl’objet, ajouta Piédouche.

– Vous confier l’épingle ! ditBinos. Mais je ne demande pas mieux. Je suis sûr que vous n’enferez pas un mauvais usage, et elle sera tout aussi bien chez vousque chez moi.

– Je vous offrirais bien d’assister auxessais, reprit Piédouche, mais ça pourrait contrarier mon chimiste…parce que… Vous comprenez, il est expert assermenté près destribunaux, et il ne s’agit pas ici d’une expertise légale… Si jelui racontais l’histoire de l’omnibus, il craindrait peut-être dese compromettre en mettant sa science au service d’un particulierqu’il ne connaît pas… tandis qu’à moi, qui suis son ami, il nedemandera aucune explication… ou bien il se contentera de celle quej’inventerai.

– C’est juste… emportez l’épingle, moncher, et l’étui par-dessus le marché… à une condition,pourtant…

– Laquelle ?

– À condition que vous allez me promettrede travailler avec moi. J’ai juré de retrouver les coupables, etsans vous, je ne ferais rien de bon.

– D’où vient que vous avez une si hauteidée de mes talents de chercheur ? demanda Piédouche enriant.

– Ma foi ! au point où nous ensommes, je puis bien vous le dire, s’écria Binos. Je me figure quevous avez travaillé autrefois dans cette partie-là.

– C’est très flatteur pour moi… surtoutsi vous n’êtes pas comme bien des gens qui ont des préjugés contrela police et contre tout ce qui s’y rattache.

– Moi ! si je n’étais pas artiste,je voudrais être agent secret, c’est-à-dire, entendons-nous… pasmouchard à gages… j’aimerais à chasser à l’homme en amateur… pourmon compte ou pour le compte de mes amis… comme M. Lecoq, dansles romans de Gaboriau.

– M. Lecoq, si je ne me trompe,avait été du métier.

– Moi, non. J’ai manqué ma carrière. Maisvous en auriez été que je ne vous en voudrais pas pour ça.

– Quoi qu’il en soit, dit Piédouche avecun sourire discret, je vous prie de croire que je n’en suis pasmaintenant.

– Raison de plus pour vous occuper de monaffaire. Si vous étiez attaché à la préfecture, ça vous gêneraitpour marcher avec moi ; tandis que, libre comme vous l’êtes,vous pouvez prendre la direction des recherches que je veuxentreprendre.

– Rien ne s’y oppose en effet, mais… sielles aboutissaient à un résultat, que nous enreviendrait-il ?

– Le plaisir de venger la mort d’unepauvre fille assassinée par des scélérats.

– C’est quelque chose, j’en conviens. Laquestion est de savoir si nous avons chance de réussir. Vous m’avezdit, je crois, que la victime n’a pas été reconnue à laMorgue ?

– Malheureusement, non, et on l’enterrece soir.

– Diable ! il n’y a pas une minute àperdre. Si l’on ne découvre pas qui elle est, on ne découvrira pasceux qui l’ont tuée. Et j’avoue que je ne vois pas du tout commentnous pourrions savoir son nom.

– Il n’y a qu’un moyen, c’est de trouverson domicile.

– Si vous croyez que c’est facile…

– Non ; mais ce n’est pasimpossible. Nous avons déjà une indication. Relisez la lettredéchirée. À la troisième ligne, il y a rue des… et non pasrue de…

– En effet, ce pluriel est un point dedépart.

– Parfaitement… et j’aurais déjà courutoutes les rues dont le nom est au pluriel si je n’avais été retenuici par l’espoir de vous y rencontrer. Voilà trois jours que jen’ai, pour ainsi dire, pas quitté le Grand-Bock.Poivreauvous le certifierait, s’il n’était pas ivre… et j’invoquerais letémoignage du père Pigache, si l’animal n’était pas sourd.

– Que voulez-vous ! J’étais occupé àhériter. Ce retard n’en est pas moins très fâcheux, et il faudraittâcher de le réparer. En consultant l’almanach Bottin, nous auronsla liste complète des rues qui nous intéressent, et alors nouspourrions nous partager la besogne. Vous visiteriez la moitié deParis, pendant que je visiterais l’autre. Il y aurait d’ailleursune méthode à suivre pour abréger les recherches. Cette malheureusefille avait pris, m’avez-vous dit, le dernier omnibus de la Halleaux vins ?

– Oui… celui qui n’arrive à destinationqu’à minuit passé.

– Donc elle rentrait chez elle pour secoucher. Donc, elle devait demeurer dans les parages de la placePigalle. Donc, il serait sensé de commencer par ce quartier. Yconnaissez-vous une rue des… ?

– J’en connais plusieurs : la ruedes Martyrs… la rue des Abbesses…

– Eh bien, inspectons ces deux-là avanttoutes les autres.

– Hum ! la rue des Martyrs estterriblement longue. Elle part de l’église Notre-Dame de Lorette,et elle grimpe jusque sur la butte Montmartre.

– Comment ! s’écria Piédouche enriant, vous boudez déjà au travail !

– Non, mais je crains de perdre dutemps.

– Alors, attaquons d’abord la rue desAbbesses.

– C’est tout près d’ici, la rue desAbbesses, dit Binos, et elle n’est pas très longue ; rien nes’oppose à ce que nous commencions par là. Je dis : nous,parce que vous me paraissez disposé à m’accompagner. Ça me va commeun gant. Sans vous, je ne ferais rien de bon. Je ne sais pas encoreparler aux portiers. Je ne sais que leur faire des charges. Vousallez m’enseigner le métier, et lorsque j’en posséderai lespremiers éléments, vous verrez que je ne m’en tirerai pas tropmal.

– J’en suis convaincu, prononça gravementPiédouche. Vous verrez d’ailleurs que ce n’est pas très difficile.Il ne s’agit que d’avoir de l’aplomb et un peu de perspicacité.Mais si vous voulez que votre apprentissage vous profite, il fautque vous preniez les renseignements vous-même. Je serai là, et jevous soufflerai.

– Parfait ! Alors, entrons encampagne tout de suite.

– J’aime cette noble ardeur, et je suistout à vous. Vous permettez que j’emporte l’épingleempoisonnée ?

– L’épingle et la lettre, si vous voulez.Je serai beaucoup plus tranquille quand elles seront entre vosmains, car, dans mon logement, il n’y pas un meuble qui ferme àclef, et toutes mes poches sont plus ou moins percées.

– Diable ! il serait fâcheux deperdre des pièces à conviction si précieuses, et puisque c’estcomme ça, je garde tout… en dépôt, bien entendu, et à charge devous restituer les objets à première réquisition, dit Piédouche eninsérant le papier déchiré dans l’étui où l’épingle était déjà.

Le père Pigache, qui avait enfin achevé lalecture de son journal, le regardait faire en souriantniaisement.

– Ça vous étonne, papa, que j’empoche cesbibelots-là, lui cria Piédouche. Il n’y a pourtant pas de quoi. Çaprouve tout bonnement que mon ami Binos a confiance en moi.

– Vous dites ? demanda le bonhommeen tendant l’oreille.

– Rien du tout, vieille cruche, ricanaBinos, qui était déjà debout.

Piédouche alla secouer le maître del’établissement pour le réveiller, paya la consommation et sortit.Binos le suivit sur le boulevard, et ils s’acheminèrent côte à côtevers la place Saint-Pierre, qui s’étend au pied de la butteMontmartre. On peut passer par là pour aller à la rue des Abbesses,et sans doute Piédouche avait ses raisons pour adopter cetitinéraire.

Piédouche était toujours très proprementhabillé, et il ne tenait peut-être pas à prendre les chemins lesplus fréquentés lorsqu’il circulait en compagnie d’un rapin vêtud’une vareuse fort sale et coiffé d’un chapeau mou à bordsextravagants.

– Mon cher, dit-il, au moment où ilsentraient dans la rue d’Orsel, je me figure que cette pauvre fillene devait pas être dans ses meubles… je me figure ça d’après ladescription que vous m’avez faite de son costume.

– C’est vrai que sa toilette n’était pasbrillante, murmura Binos. Tenue de Jenny l’ouvrière. Elle devaitloger dans une mansarde.

– Oui, et en garni. Je vous demande çaparce que je suis d’avis de commencer notre inspection par leshôtels.

– Bonne idée ! excellenteidée ! Ah ! vous avez du flair, vous ! Moi, jen’aurais jamais pensé à ça. Et puisque vous raisonnez si bien,dites-moi donc un peu pourquoi l’on a tué la petite… pas pour lavoler assurément… on n’a trouvé sur elle que quatorze sous.

– Comment ! vous n’avez pasdeviné ? C’est une vengeance de femme, parbleu ! Elleavait enlevé l’amant ou le mari d’une dame qui a mal pris lachose.

– C’est possible… et cependant ellen’avait pas une figure à voler les hommes des autres.

– Pardon ! vous m’avez dit vous-mêmequ’elle était remarquablement belle.

– Oui, mais l’air modeste et réservécomme une jeune fille qui n’a jamais quitté sa mère.

– Peuh ! il ne faut pas toujours sefier aux apparences. Les demoiselles sages ne circulent pas seulesà minuit dans les omnibus. Du reste, nous n’avons pas à nousoccuper de ça pour le quart d’heure. Quand nous saurons qui elleest, il sera temps de chercher pourquoi on l’a supprimée.

– Brigadier, vous avez raison, dit Binos,qui était toujours de l’avis de Piédouche.

Ils marchaient vite, et ils avaient déjàdépassé le théâtre de Montmartre. Un peu au delà, commence la ruedes Abbesses, qui remonte jusqu’à la rue Lepic. C’est une des mieuxhabitées de ce quartier, et les garnis, qui foisonnent sur leboulevard extérieur, y sont assez rares. Les maisons y ont uneapparence bourgeoise et respectable ; on y trouve la mairie etle bureau de poste du dix-huitième arrondissement. Elle estd’ailleurs assez peu fréquentée, et l’on peut y causer tout à sonaise sans gêner la circulation. Bientôt, Piédouche s’arrêta aumilieu de la chaussée, et montrant à Binos une porte bâtardesurmontée d’un vitrage en saillie :

– Mon cher, dit-il, voilà unboui-boui qui ne paye pas de mine et qui, précisément àcause de cela, vaut bien que vous preniez la peine d’y entrer.

– Avec vous ? ajouta Binos.

– Mais non, sans moi.

– Comment ! vous voulez que j’entreseul dans ce garni !… et que j’interroge sans vous la personnequi le tient ! Que le diable m’emporte si je sais quoi luidire ! Demander des renseignements sur une locataire dontj’ignore le nom, ce n’est pas commode.

– Vous vous embarrassez là de bien peu dechose. Il y a trois ou quatre manières de procéder.

– Laquelle prendriez-vous ?

– La plus simple. Je tirerais de ma pocheune jolie pièce de cent sous et je la laisserais voir au maître del’établissement… si vous avez affaire à un simple portier, la piècede deux francs suffira… et je le prierais poliment de m’apprendres’il ne loge pas une jeune fille faite de telle et telle façon. Ily a gros à parier qu’on ne refusera pas de vous répondre… et sil’on vous répond que non, ce sera la vérité, car ces gens-là saventce que parler veut dire, et ils verront bien que vous ne lâcherezla pièce qu’en échange d’une indication utile.

– Il me semble que vous joueriez cettecomédie-là mieux que moi.

– Non, car je n’ai jamais vu la filledont vous voulez savoir le nom, et je la décrirais fort mal. Tandisque vous, qui l’avez examinée à loisir, vous en ferez un portraitsi ressemblant qu’on la reconnaîtra tout de suite.

– Le fait est que je la peindrais demémoire… j’ai même pensé à la peindre… couchée sur une dalle de laMorgue… un sujet réaliste pour le Salon de l’année prochaine.

– Eh bien, alors… allez de l’avant. Quivous retient ?

– Ma foi ! je peux bien vousl’avouer. Ce qui me retient, c’est que je n’ai sur moi ni la piècede cinq francs, ni la pièce de quarante sous. J’ai oublié monporte-monnaie à la maison.

– N’est-ce que cela ? Voici le mien,dit Piédouche en tirant de sa poche une jolie bourse de cuir. Il ya dedans de quoi délier la langue de tous les logeurs deMontmartre, et je vous prie de ne pas vous gêner avec moi.

Binos hésita un instant pour la forme, mais ilaccepta en disant :

– Ce n’est qu’une simple avance, cherami… une avance que je vous rembourserai un de ces jours, etd’ailleurs, je vais tâcher de ménager vos finances… j’auraipeut-être le renseignement pour trente sous… Mais, j’y pense… unefois que je l’aurai, si je l’ai, je ne serai pas beaucoup plusavancé… Je suppose qu’on me dise que la personne en questiondemeurait là, mais qu’elle a disparu depuis trois jours… quedevrai-je faire ?

– Vous vous informerez adroitement de seshabitudes… des gens qu’elle recevait… vous demanderez si elle alaissé dans sa chambre des bagages… des papiers… quel nom elle adonné en entrant… et quand vous saurez tout cela, vous n’aurez plusqu’à courir à la Morgue et à faire votre déclaration au greffier,qui préviendra la police. Le logeur sera appelé ; ilreconnaîtra sa locataire, puisqu’elle n’est pas encore enterrée…dès lors, vous aurez une base d’opérations, et vous pourrezcommencer une enquête sérieuse.

– Avec vous, j’espère ?

– Avec moi, si vous y tenez. Je ne mesoucierais pas trop de m’en mêler ostensiblement, mais je ne vousmarchanderai pas mes avis, si vous croyez en avoir besoin.

– Piédouche, mon vieux, entre nous c’està la vie et à la mort, s’écria Binos dans un accès d’enthousiasme.Je vais franchir le seuil de ce local qui ne ressemble point à unpalais et débuter sous vos auspices dans la diplomatie privée. Puisje reviendrai vous faire mon rapport, car je compte bien que vousallez m’attendre.

– Très volontiers. Là-haut, sur la placequi est devant la mairie. Et ne vous pressez pas. J’ai le temps. Sinous sommes tombés juste, poussez l’interrogatoire… Renseignez-vousà fond… N’oubliez pas surtout de demander si la locataire disparueavait des papiers… Il importe, pour la suite de vos opérations, quesa personnalité soit établie par des pièces authentiques.

– C’est compris, cher ami. Et maintenant…à la tour de Nesle ! déclama le rapin en se précipitant versle garni désigné par le sagace Piédouche, qui se mit à remonterlentement la rue des Abbesses.

La porte de l’allée était ouverte, et Binosentra d’un pas délibéré.

– Quel homme ! murmura-t-il. Sic’est bien là que logeait la petite, Piédouche est le plus grandpolicier des temps modernes, car il m’a conduit directement au bonendroit. Ma parole d’honneur, je serais presque tenté de croirequ’il la connaissait.

L’allée n’était pas large. Deux hommesauraient eu de la peine à y passer de front. Elle n’était pas nonplus très bien éclairée. Binos avançait avec précaution, enétendant les bras pour tâter les murs des deux côtés. Il finit parsentir à gauche une solution de continuité dans la muraille, et unevoix lui cria :

– Qu’est-ce que vous demandez ?

– Je voudrais parler au concierge,répondit Binos.

– Il n’y a pas de concierge ici, repritla voix, qui était celle d’une femme.

– À la propriétaire, alors.

– C’est moi la propriétaire. Qu’est-cequ’il vous faut ? Est-ce que vous venez pour louer ?

– Non. Je viens pour une de voslocataires.

– Connais pas. Je ne loge que deshommes.

– Pourtant, on m’avait dit…

– Quoi ?… Expliquez-vous… etd’abord, avancez, que je vous envisage.

Binos ne demandait pas mieux que de semontrer, mais il n’y voyait goutte, et il ne savait de quel côtétourner pour s’aboucher avec la revêche personne qui l’interpellaitsi rudement. À force de tâtonner, cependant, il finit parrencontrer sous ses doigts une porte vitrée et un vasistas ouvert.La porte était entrebâillée. Il la poussa, et il entra dans uneloge qui n’était pas beaucoup mieux éclairée. La lumière n’ypénétrait que par un œil-de-bœuf garni de verres dépolis quitamisaient le jour douteux venant d’une cour intérieure. Et il eutquelque peine à apercevoir une petite vieille toute ratatinée quise chauffait devant un feu de coke presque éteint.

– Bon ! parlez maintenant, luicria-t-elle, je sais à qui j’ai affaire.

Binos aurait bien voulu pouvoir en direautant, car il ne comprenait rien à cette réception. Binos,désarçonné, se demandait par où il allait commencer. Impossibled’employer le procédé recommandé par Piédouche. L’exhibition de lapièce de cinq francs n’aurait produit aucun effet, par l’excellenteraison que la vieille qu’il s’agissait d’amadouer en la luimontrant n’aurait pu voir briller le métal entre les doigts del’étranger qui allait la questionner. Mais Binos ne restait jamaislongtemps dans l’embarras. Si la diplomatie n’était pas son fort,la timidité n’était pas son défaut, et il avait une tendancenaturelle à mettre, comme on dit, les pieds dans le plat.

– Vous prétendez que vous savez à quivous avez affaire, commença-t-il audacieusement. Parions quenon.

– Si je pariais, tu perdrais, mon petit,répliqua la dame du logis, en fixant sur lui deux yeux gris quibrillaient dans l’obscurité comme les prunelles d’un chat. Je teconnais comme ma poche.

– Ah ! bah ! dites un peucomment je m’appelle.

– Je ne sais pas ton nom, mais je saisque tu fais ton état de barbouiller de la bonne toile avec demauvaises couleurs. T’es peintre, mon garçon, et pas peintred’enseignes. Je t’ai rencontré cinquante fois sur le boulevardClichy avec ta boîte à couleurs.

– Alors, j’avoue, la mère, et je vousferai votre portrait quand vous voudrez.

– Je n’ai pas besoin de mon portrait. Ily a cinquante ans que je me regarde dans les glaces. Ça me suffit.Et puis, je te défends de m’appeler « la mère », vu queje n’ai pas d’enfants… ni de mari non plus, Dieu merci !

– Bon ! je dirai :mademoiselle.

– Pas de charges d’atelier, gamin. Je neles aime pas. Qu’est-ce que tu veux ?

– Savoir si vous n’avez pas eu chez vousune jeune personne qui m’intéresse.

– Allons donc ! T’y voilà, mon gars.J’avais deviné que tu venais de sa part.

– De la part de qui ? demanda Binosassez interloqué.

– De la part de l’Italienne,parbleu ! de la Bianca.

– Ah ! si vous l’avez deviné… cen’est pas la peine que je vous contredise, murmura Binos, quivoulait laisser parler la vieille.

– C’est donc toi qui l’a débauchée,vilain crapaud ? Je m’en doutais, que la nigaude avait donnédans les rapins. Un fichu goût qu’elle avait là. Tu en as profité,mais tu as fait une canaillerie. Cette petite n’avait pas pour deuxliards de vice, et je mettrais ma main au feu qu’elle était sage,quand elle a eu la mauvaise chance de te trouver sur son chemin. Oùl’as-tu levée, dis, monstre ? Est-ce au marché Saint-Pierre,où elle allait acheter tous les matins des herbes pour sondéjeuner…, ou bien le soir, sur la place Pigalle, quand ellerevenait de prendre sa leçon de chant ?

– Je jure sur votre tête que je n’aiséduit personne.

– Tais-toi, serpent. Il y a trois joursqu’elle n’est pas rentrée… Elle qui n’avait jamais découché… Osedonc me dire que tu ne l’as pas emmenée dans ton taudis.

– Un peu, que je l’ose ! s’écriaBinos, qui jubilait d’entendre ces reproches immérités, car ils luiapprenaient qu’il était tombé juste.

Cette Italienne qui avait disparu depuis troisjours ne pouvait être que la jeune fille morte en omnibus. Ilsavait déjà qu’elle s’appelait Bianca, et il ne tenait qu’à luid’en savoir davantage.

– C’est bon ! tu as beau essayer defaire le malin avec moi, ça ne prend pas. Que la petite soit oùelle voudra, je m’en moque. Mais tu viens réclamer sonbaluchon, n’est-ce pas ? Eh bien, tu lui diras de mapart que, si elle veut l’avoir, faudra qu’elle prenne la peine devenir le chercher.

» Elle peut bien se déranger, continua lavieille ; elle n’est pas devenue princesse depuis qu’elle estavec toi.

– Pardon ! balbutia Binos, je vousai déjà dit que…

– Oh ! je me doute bien qu’elle nese soucie pas de me revoir, parce qu’elle sait que je ne mâche pasles mots, quand j’ai des vérités à dire. Je la traiterais comme unecoureuse, et elle ne l’aurait pas volé, car c’est honteux, cequ’elle a fait, et si j’avais su que ça finirait comme ça, c’estmoi qui ne l’aurais pas logée.

– Mais, ma bonne dame…

– Il n’y a pas de bonne dame qui tienne.Quand j’y pense, ça me tourne le sang. Ah ! la saintenitouche ! parions qu’elle ne t’a pas conté comment elle estentrée chez moi. Tiens ! c’était le soir, et il pleuvait à nepas laisser un chien coucher dehors. V’là qu’elle arrive dans maloge avec un gamin qui portait sa malle… fallait voir ça… une boîteen bois blanc où il n’aurait pas tenu deux robes et six chemises.« Madame, qu’elle me fait avec un drôle d’accent,pourriez-vous me donner une chambre pas chère ? Je n’ai pasbeaucoup d’argent, mais je payerai tous les jours. » Moi,pendant qu’elle me disait ça, je passais l’inspection de safrimousse, et j’avais vu du premier coup que ce n’était pas unerouleuse, comme il n’en manque pas dans le quartier. Je lui demandesi elle a des papiers ; elle me sort un passeport italien…Astrodi, Bianca, dix-huit ans, cantatrice… je te demande unpeu !… cantatrice, une pauvre diablesse qui arrivait à pied dela gare de Lyon pour économiser la dépense d’un fiacre !…c’est comme si tu disais que tu es peintre, toi qui n’es bon qu’ànettoyer les palettes et à essuyer les pinceaux.

– Merci !

– Tu vas p’t-être me soutenir que tu faisdes tableaux qui sont reçus à l’Exposition ! Va conter cetteblague-là à Bianca, si tu l’oses. Ça prendra, puisque tu lui asdéjà fait gober que tu la rendrais heureuse ; mais avec moi,non, il n’y a pas mèche. Je sais ce que tu vaux, rapin, et c’estpour ça que je t’en veux d’avoir débauché la petite. Quand je penseque, depuis un mois qu’elle était ici, il n’est pas entré un hommedans sa chambre… ni une femme, non plus… elle ne connaissaitpersonne… et elle ne sortait que pour aller chez un maître de chantqui était de son pays, à ce qu’elle disait… Après ça, c’étaitpeut-être pour aller filer le parfait amour dans ton grenier.

– Jamais de la vie ! Je ne laconnaissais pas…

– Possible, mais tu as fait saconnaissance… Si je comprends pourquoi elle s’est toquée de tonmuseau, par exemple !… faut que tu l’aies enjôlée en luichantant : Je suis artiste ; vous aussi… Nous sommesfaits l’un pour l’autre… Une mansarde et mon cœur. Et elle a cruça ! Jour de Dieu ! que les filles sont bêtes !

Binos protesta d’un geste. Il n’interrompit lavieille que juste assez pour l’exciter à bavarder, et ce systèmelui réussissait fort bien, car en cinq minutes de monologue, ellevenait de lui apprendre à peu près tout ce qu’il voulait savoir, etcela sans qu’il l’interrogeât.

– Mais je perds mon temps, repritl’irascible logeuse, et j’ai autre chose à faire que de causer à unoiseau de ton espèce. Je trouve que je t’ai assez vu comme ça.Décanille !

– Pas avant que vous m’ayez dit…

– Quoi ? qu’est-ce qu’il te fautencore ? Est-ce que tu t’es mis dans le toupet que je vas terendre les frusques de la petite ? Pas si bête. Tu seraiscapable d’aller les mettre au clou. On ne prêterait pas dessus lessix francs qu’elle me doit pour trois jours de location, mais ça nefait rien. J’ai sa malle, et j’en réponds. Tu lui diras de ma partque si elle veut venir la réclamer, je la lui rendrai sans retenirmes six francs. Elle n’a pas trop d’argent, la malheureuse… surtoutmaintenant qu’elle va être obligée de te nourrir.

– Ah ! dites donc, vous ! Jesuis bon enfant, mais je ne permets à personne de…

– De te jeter au nez tes vérités. Que tule permettes ou non, ça m’est bien égal. Tu lui diras aussi que sachambre est louée, et que je ne la logerais pas quand elle medonnerait vingt francs par jour. Je ne veux pas de farceuses dansmon garni… ni de fainéants non plus… ça signifie que, si jamais onte met à la porte de ton taudion, il n’y aura pas de place ici pourtoi.

– Eh ! sacrebleu ! je n’ai pasenvie de devenir votre locataire. J’aimerais mieux coucher dehors.Et si vous m’aviez laissé parler, vous sauriez qu’il n’est pasquestion de tout ça. Mais je n’ai pas encore pu placer un mot.Voulez-vous m’écouter à la fin… oui ou non ? Je ne suis pasvenu ici pour des prunes.

– Non, puisque tu viens pour Bianca.

– À propos d’elle, oui ; mais cen’est pas elle qui m’envoie. Elle est morte.

– Morte ! s’écria là vieille.Ah ! cette blague-là est trop forte !

– Ça n’est pas une blague. La jeune filleque vous appelez Bianca est morte, et si vous croyez que je mens,vous n’avez qu’à aller à la Morgue. Elle y est.

– À la Morgue ! répéta la logeuse ense levant brusquement. Tu te fiches de moi. Ce n’est paspossible.

– Allez-y voir, répliqua Binos. Seulementdépêchez-vous. Elle y est depuis trois jours, et on val’enterrer.

– Depuis trois jours !… depuisqu’elle n’est pas rentrée ici !… mais alors ce ne serait doncpas toi qui…

– Puisque je vous dis que je ne laconnaissais pas… je l’ai vue pour la première fois de ma viecouchée sur une table de marbre derrière un vitrage.

– Alors, comment as-tu deviné qu’ellelogeait chez moi ? demanda la vieille en regardant Binos entreles deux yeux.

– Je n’ai rien deviné du tout. J’ai penséqu’elle devait demeurer dans ce quartier-ci, et qu’elle n’était pasdans ses meubles. Et je me suis mis dans la tête de visiter tousles garnis. J’ai commencé par le vôtre, et je suis bien tombé. Dupremier coup, vous m’avez appris son nom, que je ne savais pas…

– Ah çà, tu es donc de la police,toi ? et moi qui te prenais pour…

– Pour ce que je suis, la mère. JacquesBinos, artiste peintre. Je suis entré à la Morgue, j’y ai vu lamalheureuse exposée… elle est si belle que ça m’a remué… et quandj’ai su que personne ne l’avait reconnue, j’ai commencé desrecherches en amateur. Et j’ai bien fait. Au moins maintenant, onpourra mettre son nom sur l’acte de décès… et sur la croix de boisque je planterai sur sa fosse.

– Son nom ! son nom ! faudraitencore prouver que c’est bien ma locataire, Bianca Astrodi, qu’on aportée là-bas.

– Mais c’est vous qui le prouverez. Ilfaut bien que vous alliez la reconnaître.

– Moi ! jamais ! J’en feraisune maladie. Rien que de penser à la boîte aux noyés, ça me donnela chair de poule.

– Je comprends ça, ma chère dame, mais iln’y a pas moyen de vous éviter cette corvée. Je vais de ce pasfaire ma déclaration au commissaire, et il vous enverra chercherimmédiatement.

– Ah ! gredin, si tu me joues cetour-là, tu me le payeras.

– Je ne peux pas garder pour moi ce quej’ai appris. Vous-même, vous ne voudriez pas qu’on jetât votrelocataire dans le même trou que les morts qu’on dissèque àl’amphithéâtre.

– Tais-toi, tu me fais froid. Ah !mon Dieu ! la pauvre fille ! comment ça lui est-ilarrivé ? Elle ne s’est pas jetée à l’eau, j’espère. Non.Alors, elle aura été écrasée par une voiture.

– On l’a trouvée morte dans l’omnibus àla station de la place Pigalle.

– Comment, c’était elle ! J’ai vu çasur le Petit Journal… et dire que je ne me suis doutée derien… c’est pourtant arrivé le soir où elle n’est pas rentrée… etmoi qui me figurais qu’elle courait la pretantaine !

– Ça prouve qu’on peut se tromper.Maintenant, vous ne m’accuserez plus.

– De l’avoir enlevée, non. Mais c’estégal… c’est louche, cette mort-là. Bianca ne pesait pas lourd, maiselle se portait comme un charme. Faut qu’on l’ait empoisonnée.

– Peut-être bien. Mais qui ? Vousm’avez dit qu’elle ne voyait personne.

– Ici, non ; mais elle sortait tousles soirs, et quelquefois aussi dans le jour.

– Où allait-elle ? voilà ce qu’ilfaudrait savoir.

– Ce n’est fichtre pas moi qui tel’apprendrai. Bianca n’était pas bavarde, et moi je ne suis pascurieuse. Ça fait que je ne sais rien du tout. Elle parlait biend’un maître de chant qui lui donnait des leçons et qui demeuraitdans le quartier du Jardin des Plantes… même que ça m’avait parudrôle… vu que, de ce côté-là, il n’y a que des joueurs d’orgue deBarbarie… et à moins que ce ne fût pour apprendre à chanter dansles cours ou dans la rue… Une fois aussi, au commencement qu’ellelogeait chez moi, elle m’a dit qu’elle avait des parents à Paris,mais qu’elle ne savait pas où ils demeuraient… j’ai cru qu’elle sevantait…

– Mais elle ne mentait pas en disantqu’elle allait du côté du Jardin des Plantes, car elle est mortedans l’omnibus qui venait de la Halle aux vins. Ce qu’il y ad’étonnant, c’est que son professeur, ou ses parents, si elle enavait, n’aient pas été voir à la Morgue. Ils avaient dû lire lesjournaux. Ils auraient bien pu s’inquiéter de sa disparition.

– Oh ! ils ne s’occupent guèred’elle. Ils n’ont jamais mis les pieds ici, depuis un mois qu’elley était.

– Elle arrivait par la gare de Lyon,murmura Binos en se parlant à lui-même ; c’est drôle qu’elleait été se loger à Montmartre.

– Ce n’est pas drôle du tout. Elle neconnaissait pas Paris, et un Italien que j’ai logé l’année passéelui avait indiqué ma maison.

– Alors, elle venait directementd’Italie.

– De Milan. C’est sur son passeport.

– Et vous l’avez, sonpasseport ?

– Un peu, que je l’ai, mon petit !Il est là-haut dans sa malle, avec d’autres papiers, ses hardes etson saint-frusquin, qui ne doit pas être gros. Elle est fermée àclef, sa malle, et elle a emporté la clef.

– La clef ! On l’a trouvée dans sapoche avec un porte-monnaie qui ne contenait que des sous.

– Parbleu ! elle n’était pas riche,la pauvre fille. Et avec ça elle était méfiante ; quand ellesortait, elle avait toujours soin de fermer son coffre. J’auraisbien pu le faire ouvrir par un serrurier quand j’ai vu qu’elle nerentrait pas, mais je l’aimais, c’te petite… et puis, je croyaisqu’elle reviendrait. Et je ne l’aurais pas mise à la porte, si elleétait revenue. Je me serais contentée de la sermonner… parce que,vois-tu, moi, mon garçon, je suis pas méchante… Tu n’as qu’àt’informer dans le quartier… on te dira que Sophie Cornu n’a jamaisfait de peine à ses locataires.

– J’en suis persuadé… quoique vous ayezété dure pour moi tout à l’heure.

– Faut pas m’en vouloir, mon garçon, jete prenais pour un de ces clampins qui rôdent sur le boulevardClichy pour empaumer les pauvres filles qu’ils rencontrent. C’estpas de ta faute, ni de la mienne, mais tu marques mal… Et j’ai dansl’idée que tu ne travailles pas souvent.

– Tous les jours un peu, ma chèredame.

– Je veux bien le croire, si ça peut tefaire plaisir. Et du moment que ce n’est pas toi qui as enlevéBianca, je n’ai plus rien contre toi. Je suis même contente det’avoir vu, quoique tu m’aies apporté une fichue nouvelle. Aumoins, je sais ce qu’est devenue la petite, et j’empêcherai qu’onla mette dans la fosse commune… quand ça devrait me coûtercinquante francs pour acheter un terrain.

– À la bonne heure ! j’avais biendeviné que vous aviez bon cœur. Alors, vous allez vous transporterà la Morgue ?

– Saperlipopette ! c’est ça qui nem’amuse pas !

– Il le faut pourtant. Je voudrais bienvous éviter cet ennui-là ; mais si j’y allais à votre place,ça ne serait pas du tout la même chose. Moi, je ne connaissais pascette jeune fille, tandis que vous qui la logiez et qui avez tousses papiers…

– Oui, je pourrais dire son nom etprouver que je ne me trompe pas. Es-tu sûr au moins qu’elle y estencore ?

– Je suis sûr qu’elle n’est pas enterrée.Si elle n’est plus exposée, vous n’aurez qu’à parler au greffier,qui vous la montrera.

– Brr ! ça va me tourner le sang. Etaprès que je l’aurai reconnue, comment ça sepassera-t-il ?

– Vous n’aurez à vous occuper de rien. Lapréfecture de police enverra chez vous prendre sa malle. Onexaminera les papiers de la pauvre morte, et qui sait ?… Ondécouvrira peut-être ces parents dont elle vous a parlé.

– Ça, je n’y compte pas. Et puis, à quoiça servirait ? Des drôles de parents, ceux-là. Ils nes’inquiétaient pas plus d’elle que d’un chien perdu.

» Mais, mon gars, ce n’est pas tout ça.Si je sors, faut que quelqu’un garde ma maison, et ma bonne est aulavoir. Je vais prier une voisine d’aller la chercher, et je nepeux pas t’enfermer ici. File, et reviens me voir demain, si tuveux. Je te recevrai mieux que je ne t’ai reçu aujourd’hui. Et, sile cœur t’en dit, tu m’accompagneras à l’enterrement.

– Je crois bien que le cœur m’endira ; mais si j’y vais, ce sera à une condition : c’estque nous partagerons les frais.

– Partager les frais, allons donc !T’as pas le sou. Et moi, Dieu merci ! j’ai de quoi lui payerune jolie pompe funèbre. Nous causerons de ça demain, petit, maisdécampe. Je n’ai pas le temps de flâner.

Binos ne demandait qu’à disparaître, et, s’ilse confondait en gracieusetés et en offres généreuses, c’est qu’ilsentait la nécessité de se concilier l’hôtesse pour donner suite àdes projets dont il ne lui avait pas soufflé un mot. Binos avaitpleinement réussi dans son ambassade, Binos triomphait, Binos secroyait de première force en diplomatie, absolument comme les gensqui ont gagné au jeu parce qu’ils avaient de belles cartes en main,et qui s’imaginent que leur succès est dû à leur talent.

Il prit congé de Sophie Cornu, et il seprécipita dans la rue. L’illustre Piédouche lui avait donnérendez-vous devant la mairie de Montmartre. Il courut l’yrejoindre, et il l’aborda en levant les deux bras au-dessus de satête pour lui annoncer de loin qu’il apportait une bonnenouvelle.

Peu s’en fallut qu’il ne jetât son chapeau enl’air en signe d’allégresse.

– Eh bien ? lui demanda Piédouche,qui était beaucoup plus calme.

– Eh bien, répondit Binos, j’ai trouvé ceque nous cherchions. Vos indications était justes, mon cher, et jeproclame que vous êtes un grand homme. La petite logeait là depuisqu’elle est à Paris, c’est-à-dire depuis un mois. Et la vieilletoquée qui tient le garni est en train de mettre son tartan pouraller la reconnaître à la Morgue. Elle m’a dit le nom de la morteet tout…

– Alors, elle a les papiers ?

– Les papiers, les hardes, tout est dansla malle. Et tout sera remis au commissaire de police, dès quel’identité aura été constatée.

– C’est parfait ! Mais… luiavez-vous dit ce que vous pensiez de cette mort en omnibus ?Sait-elle que la petite a été assassinée ?

– Elle ne s’en doute pas. Je suis plusmalin que je n’en ai l’air, et j’ai compris tout de suite que, sije lui parlais d’un crime, elle renâclerait, parce qu’elle auraitpeur de se compromettre ; tandis qu’en lui laissant croire quesa locataire est morte naturellement, j’étais sûr qu’elle ne seferait pas prier pour aller la reconnaître.

– Tous mes compliments, mon cher. Vousavez manœuvré comme un vieux routier. Et je pense que maintenantvous pouvez vous passer de ma coopération. Vous en savez aussi longque moi.

– Ah ! mais non, s’écriaBinos ; sans vous je ne ferais que des bêtises. Ainsi, je nevois pas du tout par où je devrais commencer… à moins que je ne medécide à aller tout longuement conter notre affaire au commissairede police.

– Tout plutôt que ça, dit vivementPiédouche. Le commissaire vous prendrait pour un fou. Ces gens-làne donnent pas dans les imaginations, et vous n’avez rien depositif à lui apprendre. La logeuse vous a dit que la petite nerecevait qui que ce fût. Vous ne pouvez donc soupçonnerpersonne.

– Elle m’a dit que la petite avait desparents à Paris et qu’elle sortait tous les jours pour allerprendre une leçon de chant.

– Des parents à Paris, c’est bien vague.Et la leçon de chant n’était peut-être qu’un prétexte. Oùperchait-il, ce professeur de chant ?

– La vieille ne l’a jamais su.

– Eh bien, il faut avant tout découvrirl’adresse du professeur en question.

– Il paraît qu’il demeure du côté duJardin des Plantes. Et il n’y a que vous au monde qui soyez capablede le trouver.

– Je tâcherai, et j’y réussiraipeut-être, mais les recherches prendront du temps. C’est un miracleque nous soyons tombés du premier coup sur le garni qu’ellehabitait… un miracle qui ne se reproduira pas.

– Diable ! mais on va procéder àl’inhumation… et une fois que la pauvre enfant sera enterrée,comment pourra-t-on constater qu’elle a été empoisonnée par unepiqûre ?

– C’est ce que me dira mon savant ami,quand il aura expérimenté l’épingle. S’il me déclare que le poisondont l’assassin s’est servi ne laisse pas de traces, il n’y a rienà faire ni maintenant ni plus tard. Si, au contraire, il en laisse,il sera toujours temps de les constater. Et alors, les preuvesmorales que j’aurai pu rassembler auront une valeur. Le premierpoint, c’est de savoir qui avait intérêt à supprimer cette jeunefille.

Binos baissait le nez et ne semblait pas trèsconvaincu.

– Mon cher, reprit Piédouche, si vousn’avez pas confiance en moi, ne vous gênez pas pour me le dire. Jene tiens pas du tout à me mêler de cette affaire-là.

– Mais si, mais si. J’ai en vous uneconfiance illimitée.

– Alors, laissez-moi agir à ma guise. Jevous demande carte blanche.

– Oh ! bien volontiers. Je me metssous vos ordres, et je m’en rapporte absolument à vous.

– À la bonne heure ! comme ça, jepourrai travailler avec quelque chance de réussir. À une condition,cependant…

– Je m’y soumets d’avance.

– À condition que vous ne parlerez de moià personne. Si l’on savait que j’entreprends cette campagne…

– On ne le saura pas. À qui voulez-vousque j’en parle ?

– À vos camarades, parbleu ! Vous enavez dans tous les ateliers du quartier. Et je les soupçonne den’être pas très discrets. Je soupçonne même que vous avez déjàbavardé. Depuis trois jours que vous me cherchez, vous n’avez pasgardé l’histoire pour vous tout seul, je le parierais bien.

– Je vous jure, Piédouche, que…

– Ne jurez pas, cher ami. Je lis dans vosyeux que vous en avez parlé à quelqu’un. Dites-moi à qui, j’aimemieux ça.

– Ma foi ! on ne peut rien vouscacher. Oui, j’ai pris un confident, mais ce confident est ungarçon sérieux qui se taira, j’en suis sûr, car cette aventure nel’intéresse pas du tout, et il n’y pense déjà plus. Il a autrechose à faire, et d’ailleurs il ne croit pas à un crime. C’est PaulFreneuse, le peintre. Il aura peut-être la grande médaille auprochain Salon, et il gagne soixante mille francs par an.

– Oh ! je le connais de réputation…et de vue. Lui avez-vous dit que vous comptiez sur moi ?

– Non. Il ne sait même pas que vousexistez, je vous en donne ma parole d’honneur… et je vous la donneaussi de ne jamais prononcer votre nom devant lui… il croira quej’opère tout seul… sans auxiliaire.

L’avisé Piédouche réfléchit un instant. Lesdernières affirmations de Binos avaient rasséréné son visage queles aveux d’indiscrétion avaient assombri, et après un courtsilence, il dit d’un ton décidé :

– J’ai votre parole et j’y compte. C’estpourquoi je veux bien me charger de votre affaire. Tenez-voustranquille et venez demain au Grand-Bock. J’auraipeut-être du nouveau à vous apprendre. Maintenant, il faut nousséparer.

– J’obéis, illustre maître, dit gaiementBinos, en serrant la main de Piédouche, qui s’achemina aussitôtvers le boulevard extérieur.

Chapitre 5

 

 

Pendant que l’entreprenant Binos et le sagacePiédouche trouvaient, par un de ces hasards qui n’arrivent qu’auxgens habiles, le domicile et le nom de la pauvre morte, lecapitaliste Paulet avait d’autres soucis que celui de poursuivreles auteurs du crime de l’omnibus, et cela pour plusieurs raisons,dont la première était qu’il ignorait complètement cettehistoire.

M. Paulet ne lisait guère que lesjournaux financiers, et lorsqu’il parcourait les feuillespolitiques, il passait dédaigneusement les faits divers.M. Paulet se piquait d’être un homme sérieux et nes’intéressait qu’aux choses sérieuses. Il se vantait de n’avoirjamais ouvert un roman, et si, depuis quelque temps, il sepréoccupait des artistes, c’est qu’il avait acquis la certitudequ’à notre époque le métier de peintre est un des plus lucratifsqui soient, lorsqu’on l’exerce avec succès.

Ce n’était pas sans peine qu’il s’était formécette conviction. Il avait passé sa vie à mépriser lesbarbouilleurs, comme il disait. Il les prenait pour desmeurt-de-faim – c’était son mot – ou pour des mange-tout destinés àfinir sur la paille. Mais un de ses amis l’avait renseigné sur letard. Cet ami, qui avait fait fortune en vendant des curiosités,des antiquités et même des tableaux, lui avait prouvé, par deschiffres et par des exemples, que les artistes en vogue gagnenténormément d’argent et que plusieurs deviennent millionnaires. Ilsne font jamais que des affaires sûres, disait l’ex-marchandd’objets d’art, et ils sont certains de ne jamais tomber enfaillite. Ce dernier argument avait beaucoup frappé M. Paulet,qui, pour rien au monde, n’aurait voulu exposer la fortune de safille à disparaître dans un désastre commercial. Or, il avaitjustement sous la main un peintre d’avenir qui vendait déjà sestoiles fort cher et qui était en passe de les vendre bientôt encoreplus cher, un garçon laborieux, économe et rangé, dont ilconnaissait les antécédents et la famille, bien tourné, bien élevéet bien posé dans le monde, un vrai phénix des gendres, qui, pourque rien ne lui manquât, plaisait à Marguerite.

M. Paulet avait donc jeté son dévolu surPaul Freneuse et n’attendait pour lui faire des ouvertures directesqu’une occasion qui ne pouvait pas manquer de se présenterprochainement. Peu s’en était fallu qu’au théâtre, pendant qu’onjouait les Chevaliers du Brouillard, l’entretien ne prîtune tournure décisive. Mais cet entretien avait été interrompu parun incident qui, depuis cette représentation troublée, avait faitpasser de bien mauvaises nuits au père de la blonde Marguerite.

La dépêche qui lui annonçait que son frèrevenait de mourir en le déshéritant était rédigée dans le stylehabituel des télégrammes, c’est-à-dire que l’expéditeur avait sibien économisé les mots qu’elle était à peine intelligible.M. Paulet avait télégraphié aussitôt pour demander desexplications complémentaires, et son correspondant, qui était lenotaire du défunt, lui avait répondu par cette phraselaconique : « Je pars demain pour Paris. »

Et M. Paulet attendait avec impatiencecet honnête notaire, qui avait toujours défendu ses intérêts et quiprobablement n’entreprendrait pas sans de graves motifs un si longvoyage. Le testateur était décédé à Amélie-les-Bains, une villed’eaux située au pied des Pyrénées orientales, à deux centcinquante lieues de la capitale. L’officier ministériel qui avaitrecueilli ses volontés dernières ne se serait certes pas déplacés’il ne s’était agi que de remettre au frère déshérité une copie del’acte qui le dépouillait.

Aussi M. Paulet vivait-il depuis troisjours dans les alternatives d’abattement et d’espérance qui luisemblaient bien pénibles. Il tenait à son repos presque autant qu’àla fortune, et ces incertitudes le troublaient au point de luifaire perdre appétit et le sommeil. Sa fille, beaucoup moins agitéeque lui, ne le reconnaissait plus. Il était devenu à peu prèsinabordable. Elle avait essayé de lui rappeler que Paul Freneuseattendait leur visite dans son atelier, et il l’avait fort malreçue. Il lui avait même déclaré nettement qu’il ne sortirait pasavant de s’être abouché avec le notaire, qui pouvait arriver d’uninstant à l’autre. Et Marguerite avait dû renoncer à le persuader.Elle se consolait en essayant des toilettes de deuil qui luiallaient fort bien.

M. Paulet ne quittait pas son cabinet. Ily passait son temps à compulser d’anciennes correspondances qu’ilavait entretenues avec son frère, avant leur brouille définitive.Il tâchait de découvrir dans ces lettres écrites pendant le séjourde ce frère en Italie, quelques indications relatives au mariagequ’il le soupçonnait d’avoir contracté à Rome, et il n’y trouvaitrien de positif. La grande question était de savoir si le défuntavait eu là-bas des enfants légitimes ou naturels, et surtout ceque ces enfants étaient devenus. M. Paulet faisait donc fairedes recherches qui n’avaient abouti jusqu’alors qu’à des résultatsincomplets, et depuis que son frère était mort, il lui tardait plusque jamais d’éclaircir ces points importants.

Le quatrième jour, après un déjeunermélancolique où Marguerite n’avait pas paru sous prétexte demigraine, le père déshérité venait de s’asseoir devant son bureau,lorsqu’un de ses domestiques vint lui dire qu’un monsieur demandaità lui parler.

– Comment s’appelle-t-il, cemonsieur ? demanda M. Paulet.

Et quand il sut que ce visiteur n’avait pasvoulu dire son nom :

– Je ne reçois pas les gens que je neconnais pas, reprit-il.

– Il annonce qu’il vient entretenirmonsieur d’une affaire très importante, murmura le valet dechambre.

« Oh ! oh ! pensaM. Paulet, si c’était le notaire de là-bas ? Cesprovinciaux ignorent les usages. Celui-là se sera figuré qu’onentre chez moi comme dans son étude… et il aura jugé inutile deremettre sa carte… »

– C’est bien. Faites entrer, dit-il àhaute voix.

Et il se leva pour recevoir ce personnage siimpatiemment attendu. Une minute après, la porte s’ouvrit, et unindividu entra, qui n’était ni notaire, ni provincial, cela sevoyait de reste.

– Comment ! c’est vous ! luidit le capitaliste en fronçant le sourcil. Je vous avais enjoint dene revenir qu’au cas où vous m’apporteriez des certitudes au lieude probabilités vagues.

– Je me suis conformé à vos ordres,Monsieur, répondit le visiteur. Vous ne m’avez pas vu depuisquelque temps, parce que je n’avais rien de nouveau à vousapprendre ; mais aujourd’hui j’en ai les mains pleines, decertitudes.

– C’est ce que nous allons voir. Maisd’abord rappelez-moi donc votre nom que j’ai complètement oublié,dit dédaigneusement M. Paulet.

– Blanchelaine, Monsieur ; AugusteBlanchelaine.

– Très bien. Je me souviens maintenant.Vous prétendez être agent d’affaires, et vous demeurez du côté dumarché Saint-Honoré ?

– Rue de la Sourdière, 74.

– En effet… je dois avoir noté votreadresse quelque part… mais elle m’était sortie de la tête… car toutrécemment quelqu’un me l’a demandée, et je n’ai pas pu la donner…vous feriez bien de me laisser votre carte.

– Je n’en ai pas sur moi… mais si vousvoulez bien m’indiquer l’adresse de la personne qui désire mevoir…

– Tout à l’heure… quand vous m’aurezcommuniqué les nouvelles que vous m’apportez… et d’abord, j’ai àvous dire que l’autre soir, vous vous êtes permis de me saluer authéâtre… à travers toute la salle, et que je ne vous ai pasautorisé à prendre avec moi de pareilles libertés.

– Vous ne me les aviez pasinterdites.

– C’est possible, mais je vous prie de nepas recommencer. Maintenant, voyons ce que vous avez à me dire. Oùen êtes-vous de vos recherches ?

– Elles sont terminées.

– Comment cela ?

– J’ai en main la preuve que BartolomeaAstrodi, décédée l’année dernière à Rome, avait eu, en 1862, unefille nommée Bianca.

– En 1862 ! répéta M. Paulet,dont le visage se rembrunissait à vue d’œil.

– Oui, Monsieur ; le 24 décembre.J’ai pu me procurer une copie de l’acte de baptême.

– Montrez-la.

– Je ne l’ai pas sur moi, mais je vous laremettrai quand le moment sera venu…

– Vous avez du moins ce que contientl’acte. Cette Bartolomea Astrodi était-elle mariée ?

– Non, Monsieur. Sa fille Bianca estdésignée comme étant née de père inconnu.

– Ah ! souffla M. Paulet,soulagé d’une inquiétude. Et qu’est devenue cette fille ? Ellea disparu sans doute ?

– C’est-à-dire qu’elle a quitté sa mère,dix ou douze ans après sa naissance. Mais sa mère a toujours su oùelle était. Au commencement de cet hiver, cette Bianca chantaitdans les chœurs au théâtre de la Scala, à Milan.

– Et… elle y est encore ?

– Non, Monsieur. Elle est partie pourParis, il y a un mois.

– Pour Paris ! Qu’y venait-ellefaire ?

– Chercher son père, qui était unFrançais.

– Allons donc ! s’écria lecapitaliste, visiblement troublé. C’est un roman que vous meracontez là.

– C’est la vérité, Monsieur. Je suisparfaitement renseigné, croyez-le, à telles enseignes que je puisvous apprendre le nom de ce Français. Il s’appelle Francis Boyer.Il a eu cette enfant à Rome, où il résidait alors. Il habitemaintenant le département des Pyrénées-Orientales.

– Ça ne vous regarde pas, dit brusquementM. Paulet. Je ne vous avais pas chargé de prendre desinformations sur le père.

– Non, mais je ne fais jamais les chosesà demi. En me renseignant sur sa fille, j’ai voulu savoir pourquoielle avait quitté son pays… et je l’ai su.

– Comment l’avez-vous su ?

– Cela, Monsieur, c’est mon secret. Si jerévélais à ceux qui m’emploient le mécanisme de ma profession, ilsn’auraient plus besoin de moi.

» Je le sais, je le prouverai… et je saisbien d’autres choses encore.

– Que savez-vous donc de plus ?demanda M. Paulet, en cherchant à prendre un airindifférent.

– Monsieur, dit Auguste Blanchelaine, jepourrais me retrancher dans des réticences et me borner à vousrendre compte de la façon dont je me suis acquitté de la missionque vous m’aviez confiée. J’étais chargé de prendre desrenseignements sur un enfant qu’aurait eu, il y a une vingtained’années, à Rome, une certaine Bartolomea Astrodi. Cesrenseignements, je vous les apporte, et je suis en mesure de lesappuyer de preuves authentiques. Il ne me resterait donc, si jevoulais m’en tenir là, qu’à vous réclamer le prix de mes peines etsoins.

– Je ne refuse pas de vous payer.

– J’en suis persuadé, mais vousn’apprécieriez pas mes services à leur véritable valeur, si je m’entenais là, et je crois que le moment est venu de jouer avec vouscartes sur table.

– Qu’entendez-vous par cesparoles ?

– J’entends que je n’ignore pas pourquoivous avez intérêt à savoir ce qu’est devenue la fille de la nomméeAstrodi qui posait pour les peintres.

– L’intérêt que j’ai ?… mais je n’enai aucun.

– Soyons sérieux, je vous prie. Si vousn’en aviez pas, vous ne m’auriez pas promis un billet de millefrancs contre informations précises.

» Eh bien, Monsieur, cet intérêt, je mesuis permis de le chercher, et je n’ai pas eu beaucoup de peine àle découvrir. Bianca Astrodi, fille de Bartolomea Astrodi, estvotre nièce.

– Ce n’est pas vrai !… je n’ai pasde nièce.

– Oh ! elle n’est votre nièce que dela main gauche… et, de plus, M. Francis Boyer, son père, n’estque votre frère utérin… votre demi-frère, comme on ditvulgairement. Vous n’en êtes pas moins son héritier naturel pour laportion de sa fortune qui lui vient de votre mère… et cette partvaut bien qu’on y tienne, car elle représente un capital trèsimportant.

– Et quand cela serait, s’écriaM. Paulet, l’existence de cette fille ne me toucherait guère.Vous venez de me dire vous-même qu’elle n’a pas été reconnue. Donc,elle n’a aucun droit à la succession.

– Aucun droit à la réclamer légalement,non, certes. Mais, Monsieur, vous ne l’ignorez pas, les frères nesont pas des héritiers à réserve. Rien n’empêche M. Boyer delaisser son bien au premier venu… ou à la première venue… parexemple, à la signora Bianca Astrodi. Il est même fort heureux pourcette demoiselle que M. Boyer ne l’ait pas reconnue, car iln’aurait pas pu disposer en sa faveur de la totalité de sa fortune.Ainsi l’a décrété notre code.

– Si mon frère avait eu l’intention defaire d’une étrangère sa légataire universelle, il se seraitinquiété de cette personne… et il n’a jamais cherché à la voir,depuis de longues années.

– Peut-être. Il a pu la perdre de vue etcependant ne pas l’oublier.

– Il aurait, du moins, exprimé le désirde la retrouver… Il aurait, d’une façon quelconque, manifesté sesintentions…

– Mais… il les a manifestées… et ce n’estpas sa faute s’il n’a pas revu sa fille.

– Vous en savez plus long que moi, à cequ’il paraît, dit avec humeur M. Paulet.

– Pas plus, mais autant, répondit aveccalme le sieur Auguste Blanchelaine. J’ai eu l’honneur de vous direque j’avais coutume d’élucider à fond les affaires qu’on veut bienme confier. J’ai donc dû me ménager des intelligences dans le paysoù s’est fixé M. votre frère, peu de temps après son retour enFrance.

» J’ai un correspondant àAmélie-les-Bains.

– Ah ! c’est trop fort… et jem’étonne de votre audace… Vous vous êtes permis de m’espionner, etvous osez me le dire en face… Prétendez-vous aussi que je vous payepour vous être mêlé de ce qui ne vous regardait pas ?

– Je ne prétends rien. Je me borne à vousexposer des faits. C’est à vous d’en tirer les conséquences.

– Allez au diable avec vosconséquences ! cria M. Paulet, emporté par la colère. Jen’ai que faire de vous maintenant ; mon frère vient demourir.

– Je le savais.

– Vous le saviez ?

– Oui, depuis hier. Et je sais encorequ’il vous a déshérité au profit de Bianca Astrodi.

– Vous allez peut-être me dire aussi quevous avez vu le testament ?

– Non. Et vous ne l’avez pas vu non plus.Mais le notaire qui l’a reçu a dû vous écrire. Vous êtes fixé.

– Que je le sois ou non, je n’ai plusbesoin de vos services.

– Mes services vous sont, au contraire,plus nécessaires que jamais. Que donneriez-vous à qui vousapporterait la preuve que Bianca Astrodi est morte ?

– Comment osez-vous dire que cette filleest morte ? Vous vous moquez de moi, je pense. Vous prétendieztout à l’heure qu’elle était à Paris.

– Eh ! mais, ricana Blanchelaine, onmeurt à Paris comme ailleurs.

– Et vous avez la preuve dudécès ?

– Je l’ai et je suis prêt à vous lafournir… pas pour rien, bien entendu.

– Je serais bien sot de vous la payer,car je n’ai pas besoin de vous pour me la procurer.

– Essayez.

– Il me suffira de compulser lesregistres des actes de l’état civil, dans toutes les mairies deParis.

– Libre à vous. Les gens qui meurent nesont pas toujours inscrits sous leur véritable nom.

 

– Si cette Astrodi l’a été sous un autrenom que le sien, comment pourrez-vous me fournir un acte de décèsqui établisse qu’elle est morte ?

– C’est mon affaire.

– Et alors même que vous me lefourniriez, à quoi me servirait-il ? Si cette Italienne ahérité, ses héritiers à elle hériteront.

– Assurément. Mais quel jour est décédéM. Francis Boyer ?

– Mercredi, à trois heures.

– Eh bien, si l’Astrodi était mortemardi, qu’arriverait-il ?

– Ça ne changerait rien à lasituation.

– Je croyais, Monsieur, que vousconnaissiez mieux votre code.

– Vous n’allez pas, je suppose, me faireun cours de droit. Et moi je n’ai pas de temps à perdre.Expliquez-vous clairement et finissons-en.

– Je ne demande pas mieux. Pour hériterde quelqu’un, il faut lui survivre, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Donc, un testament fait au profit d’unmort est nul de plein droit.

– C’est évident, mais…

– Ce testament devient caduc…C’est le terme consacré.

– Et alors ?…

– Alors, c’est comme s’il n’existaitpas ; la succession revient tout entière aux héritiersnaturels.

– Vous êtes sûr de ce que vous avancezlà ?

– Absolument sûr ! Si vous endoutez, consultez votre notaire, ou votre avoué, ou n’importe quelhomme de loi.

– De sorte que, si cette fille estdécédée un jour avant mon frère…

– Un jour ou une heure, peu importe. Ellen’a pas pu hériter si elle est morte avant que la succession fûtouverte. C’est uniquement une question de date. Et pour latrancher, il suffit de produire les deux actes de décès.

– Celui de mon frère et celui de cettefille ?

– Précisément. Vous aurez quand vousvoudrez, si vous ne l’avez déjà, celui de M. Francis Boyer.C’est à vous de voir si vous tenez à vous procurer celui de BiancaAstrodi.

– Alors, vous venez me proposer de me levendre ?

– Mon Dieu, oui.

– Savez-vous, M. Blanchelaine, quevous faites là un singulier commerce ?

– En ce monde, on fait ce qu’on peut. Sij’étais propriétaire comme vous, je ne m’amuserais pas à êtremarchand de successions. Mais c’est un métier qui en vaut un autre,et mes clients n’ont jamais eu à se plaindre de moi ;vous-même, Monsieur, vous n’aurez qu’à vous en louer si, comme jel’espère, nous parvenons à nous entendre, car vous me devrez unebelle fortune, et il ne vous en coûtera qu’une somme relativementmédiocre. Je vous rappelle, d’ailleurs, que c’est vous qui êtesvenu me chercher.

– Pardon ! J’avais entendu parler devous par un de mes amis qui m’avait assuré que vous entrepreniez àforfait des recherches sur les personnes et que vous étiez unhabile homme. Je vous ai fait venir, et je vous ai chargé deprendre des renseignements sur la nommée Bartolomea Astrodi… maisje ne vous ai pas dit un seul mot qui eût trait à un héritage.

– Oh ! d’accord. Mais il auraitfallu que je fusse bien bête pour ne pas deviner qu’il s’agissaitde cela. Aussi ai-je commencé par m’informer des successions quevous pouviez avoir à recueillir éventuellement. Et je n’ai pas eubeaucoup de peine à établir votre situation et celle de votrefrère.

– Si j’avais su que vous procéderiezainsi, je ne me serais pas adressé à vous.

– Cela vous plaît à diremaintenant ; vous me permettrez de penser le contraire et devous remettre en mémoire une conversation que j’ai eu l’honneurd’avoir avec vous… pas la première ; la seconde… car vous avezbien voulu me recevoir deux fois. Au cours de notre dernièreentrevue, comme je vous demandais ce que j’aurais à faire sij’acquérais la certitude que Bartolomea Astrodi avait eu un enfant,vous vous êtes écrié que si cet enfant existait, il serait àsouhaiter qu’il mourût.

– Vous n’allez pas prétendre, j’espère,que je vous ai commandé de le tuer.

– Fi donc ! dit en haussant lesépaules le sieur Auguste Blanchelaine. Est-ce qu’un homme commevous donne de pareilles commissions à un agent qu’il emploie ?Il se borne à exprimer un souhait, et c’est ce que vous avez fait…Vous m’avez dit – je me rappelle textuellement vos paroles – vousm’avez dit : « Celui qui m’apprendrait que l’enfant decette Italienne est mort m’apporterait une bonne nouvelle ».Je me souviens très bien aussi que je vous ai répondu :« Les bonnes nouvelles se payent très cher » ; àquoi vous avez répliqué : « Je ne regarderais pas auprix ».

– Vous avez, Monsieur, une mémoireextraordinaire, grommela M. Paulet, visiblement troublé. Et ilme paraît qu’avec vous il faut prendre garde aux expressions qu’onemploie dans la conversation.

– Il faut prendre garde aussi à ce qu’onm’écrit. Je ne vous cacherai pas que j’ai soigneusement conservéune lettre signée de vous qui contient des instructions détaillées.Aux termes de cette lettre, je devais, au cas où Bartolomea Astrodiaurait laissé un enfant, m’informer de ce qu’était devenu cetenfant, et, lorsque je le saurais, faire tout ce qui seraitpossible pour l’empêcher de venir en France. Vous ajoutiez même quesi par hasard il y était venu et qu’il y fût encore, il fallait,par n’importe quel moyen, l’empêcher d’y rester. Vous entendez, parn’importe quel moyen ?

– Je sous-entendais : avouable, ditvivement M. Paulet. Si je n’ai pas ajouté le mot, c’est quecela allait de soi. Les honnêtes gens n’ont jamais recours qu’à cesmoyens-là, et je suis un honnête homme.

– Je n’en doute pas. Mais il n’en est pasmoins vrai que vous m’avez donné carte blanche pour vousdébarrasser d’une personne qui vous gênait.

– Me débarrasser n’est pas le mot… vouschoisissez singulièrement les termes que vous employez.

– Je choisis ceux qui rendent le mieux mapensée.

– Mais je vous somme de l’expliquer,votre pensée. On dirait, à vous entendre, que vous avez tué cettefille, et que vous cherchez à faire de moi votre complice.

– Vous allez trop loin, ricanaBlanchelaine. Je n’ai tué personne, je vous prie de le croire. J’aivoulu seulement vous montrer que je n’ai pas agi sans ordres et quej’ai travaillé pour votre compte. Du reste, cela tombe sous lesens. Je n’étais pas personnellement intéressé à ce que la fille deBartolomea Astrodi disparût.

– Disparût ! disparût ! vousvous plaisez à vous servir de locutions équivoques.

– En quoi, équivoques ? Cette jeunefille est morte. Quand on meurt, on disparaît.

– Mais enfin comment est-ellemorte ?

– Si je vous le disais, vous pourriezvous passer de moi, et c’est ce que je ne veux pas. Je me suisdonné assez de peine pour que vous me récompensiez convenablement.Songez donc à tout ce que j’ai fait depuis un mois. J’ai mené deuxou trois enquêtes à la fois, et je les ai menées à bien. Enquêtesur Bartolomea, la respectable mère de Bianca ; enquête surladite Bianca ; enquête sur M. Francis Boyer, votredemi-frère…

– Oh ! celle-là, je ne vous en saispas gré, dit entre ses dents M. Paulet.

– Je n’exige pas de vous de lareconnaissance, répliqua Blanchelaine avec une douceur ironique. Jeme borne à vous proposer de m’acheter l’acte de décès de BiancaAstrodi.

– J’entends bien, et, toutes réflexionsfaites, je refuse.

– Libre à vous, cher Monsieur. Serait-ilindiscret de vous demander de me faire connaître le motif de cerefus ?

– Nullement ; je refuse, parce quel’acte m’est tout à fait inutile.

– Vous voulez dire que vous vous passerezde moi pour vous le procurer.

– Pas du tout ; j’admets aucontraire que je ne parviendrai pas sans vous à me le fairedélivrer. Je me propose même de ne pas essayer.

– Alors, vous renoncez à la succession devotre frère. Voilà du désintéressement, ou je ne m’y connaispas.

– Pardon ! la légataire est morte,n’est-ce pas ?

– Morte et enterrée.

– Eh bien, elle ne viendra pas réclamerl’héritage.

– Non. Mais si vous réclamez votre part,on ne vous la délivrera pas. Le testament a été remis au présidentdu tribunal de l’arrondissement, et je vous réponds que leshéritiers naturels ne seront pas envoyés en possession, tant que lamort de Bianca Astrodi ne sera pas prouvée par une pièceauthentique. On nommera un curateur qui administrera la fortunejusqu’à présentation de la légataire ou de son acte de décès… Etcette fortune se capitalisera indéfiniment, car personne n’enjouira. C’est une consolation, je le sais, mais elle est maigre.Après ça, vous me direz que, dans trente ans d’ici, la prescriptionvous sera acquise… Non pas à vous… à vos petits enfants… carvraisemblablement vous ne serez plus de ce monde… et il se pourraitmême que Mademoiselle votre fille…

– Assez ! s’écria M. Paulet,poussé à bout par ces raisonnements irréfutables. Combien medemandez-vous pour me remettre cet acte ?

– À la bonne heure, s’écria Blanchelaine,vous devenez raisonnable, et nous allons enfin nous entendre, carje ne vous poserai que des conditions justes, et mes prétentionssont très modérées.

– Formulez-les donc, dit M. Pauletavec humeur.

– Très volontiers. Votre frère laisse àpeu près douze cent mille francs.

– Beaucoup moins que cela.

– Je suis certain que je ne me trompe pasde cinquante mille. Mes renseignements ont été puisés à bonnesource.

– Dans tous les cas, je n’ai droit qu’àla moitié de cette fortune.

– Je le sais. L’autre moitié revient auxhéritiers du côté paternel, puisque M. Boyer n’était que votrefrère de mère.

» Il y aurait même, soit dit en passant,une affaire à faire avec ces héritiers qui ont autant d’intérêt quevous à établir que la légataire universelle est morte. Je ne mesuis pas occupé d’eux, et je ne m’en occuperai pas. Mais vouspourriez, vous, en traitant avec eux, rentrer dans une partie devos déboursés, car il serait équitable qu’ils vous remboursassentla moitié de la commission que vous allez me payer.

– Peut-être, murmura M. Paulet, maispassons… énoncez un chiffre.

– Je pourrais exiger le partage égal,mais je me contenterai du cinquième… soit cent mille francs… vousvoyez que je calcule sur le minimum, car votre frère vous laisseplus près de six cent mille francs que de cinq cent mille.

– Cent mille francs ! vous avez lefront de me demander cent mille francs ! J’aimerais mieuxrenoncer à tout que de vous les donner.

– À votre aise, Monsieur, réponditfroidement Blanchelaine. J’aurai perdu mes peines, mais vousperdrez une fortune.

M. Paulet fit un geste de colère et semit à arpenter à grands pas son cabinet.

– Je n’ai pas le projet de chercher àvous convaincre que vous avez tort, reprit l’agent. Je vous engagecependant à réfléchir encore avant de prendre une résolutiondéfinitive ; car, si je sors de votre cabinet sans que noustombions d’accord, je n’y remettrai plus les pieds, je vous enpréviens. J’aime les affaires qui se décident promptement, et jen’ai pas de temps à perdre. Ce soir, celle dont je me suis occupépour vous sera rayée de mon répertoire, et vous me rappelleriezdemain que je ne me dérangerais pas.

– Mais enfin, Monsieur, dit en s’arrêtantbrusquement dans sa promenade le père de Marguerite, vous n’avezpas, je suppose, la prétention de toucher cent mille francsaujourd’hui ?

– Non, car je n’ai pas sur moi la copiede l’acte de décès. Donnant, donnant. Vous me les remettrez quandje vous apporterai… ou plutôt… vous allez voir à quel point je suisloyal… quand vous serez entré en possession de votre héritage.

– Sur cette base, nous pourrions nousentendre, si…

– Mais je veux un engagement écrit.

– Comment ! vous vous défiez demoi ?

– En aucune façon, mais les affaires sontles affaires. On ne sait ni qui vit ni qui meurt. Si par hasardvous veniez à manquer avant que tout fût réglé, j’aurais trèsmauvaise grâce à réclamer de Mlle Pauletl’exécution d’un traité qu’elle n’aurait pas conclu.

– Encore faudrait-il que je connusse laforme que vous entendez donner à ce traité, puisque vous qualifiezainsi une convention en dehors de tous les usages.

– Il me suffit qu’elle ne soit pasentachée d’illégalité. Vous reconnaîtrez tout simplement, par unacte sur papier timbré, qu’en rémunération de démarches entreprisespar votre ordre, vous me devez la somme de cent mille francs,payables le jour où vous toucherez la part qui vous revient dans lasuccession de votre frère. Il n’y a là rien d’immoral. Lestribunaux sanctionnent bien les engagements contractés avec lesagences matrimoniales.

– D’ailleurs, si je signe, je ne vousferai pas de procès, murmura M. Paulet. Est-ce tout ?

– Mon Dieu ! oui… sauf une conditionque vous accepterez, je n’en doute pas, et pour laquelle je mecontenterai d’une promesse verbale.

– Du quoi s’agit-il encore ?

– Je vous demanderai de me donner votreparole d’honneur de ne parler à qui que ce soit de nosarrangements.

– Oh ! si ce n’est que cela… je n’ainulle envie de m’en vanter.

– Sans vous en vanter, vous pourriez enentretenir quelqu’un de vos amis… par exemple, celui qui vous ademandé mon adresse.

– La personne qui m’a demandé votreadresse n’a rien à voir dans tout cela, dit M. Paulet. Mesaffaires ne l’intéresseraient pas, et je ne m’aviserai pas de leslui confier.

– Je le crois, répliqua le sieurBlanchelaine, mais je voudrais une certitude.

– Vous n’allez pas, je pense, exiger queje prenne, sur papier timbré, l’engagement de garder lesilence.

– J’ai déjà eu l’honneur de vous dire quevotre parole d’honneur me suffirait.

– Eh bien, je vous la donne.

– Je la reçois, et j’y compte. Oserai-jevous prier maintenant de m’apprendre le nom de votre ami… celui quidésire savoir où je demeure ?

– À quoi bon ? Vous ne le connaissezpas.

– Mais je serais charmé de faire saconnaissance. Sans doute il a besoin de mes services, et je vis demon état. C’est pourquoi je tiens à augmenter ma clientèle.

– Cela se conçoit, et je vous enverrai cemonsieur. Il s’agit de rechercher un débiteur.

– C’est ma spécialité, et je ferai de monmieux, si votre ami veut bien m’employer. C’est un négociant, sansdoute ? Un homme du monde ne s’adresserait pas à une agencepour rentrer dans une créance.

– Ce n’est pas un négociant ; c’estun peintre.

– Un peintre ! oh ! alors, jesais qui c’est. Vous étiez avec lui, l’autre soir, dans une loge authéâtre de la Porte-Saint-Martin. C’est Paul Freneuse.

– Ah ! murmura M. Paulet assezétonné. Est-ce que vous êtes en relation avec lui ?

– En relation, non. Mais on me l’amontré, et je le rencontre souvent dans la rue ou au spectacle.C’est une figure qu’on n’oublie pas quand on l’a vue… une figureessentiellement parisienne. Il a beaucoup de talent, et autant deréputation que de talent.

– Alors, il est inutile que je vous lerecommande.

– Tout à fait inutile. Je me mettraisvolontiers à sa disposition, si mes services pouvaient lui êtreutiles. Mais je vous serai particulièrement obligé de ne pas mel’envoyer.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne crois pas qu’il aitsérieusement l’intention de recourir à moi. Un artiste créancier,c’est rare… Mais un artiste qui poursuit un débiteur, ça ne s’estjamais vu.

» Cette idée a pu venir à l’esprit deFreneuse, mais je parierais bien qu’il n’y a pas persisté… ou, sipar hasard il l’a encore, il est probable qu’il en changera… etcomme je n’ai pas de temps à perdre, je préfère ne pas me mêlerd’une affaire qu’il me faudrait peut-être laisser là un beau matin.Je vous prie donc, s’il insistait pour avoir mon adresse, de luidire que vous l’avez oubliée.

– Soit, je vous promets de ne pas la luidonner. Mais vous avez bien fait de m’avertir, car je ne la luiaurais pas cachée, et il est probable que je le verrai trèsprochainement.

» Mais revenons à des choses plusimportantes. Quand m’apporterez-vous l’acte de décès de la filleAstrodi ?

– Demain ou après-demain au plus tard… sivous me signez aujourd’hui l’engagement qui garantira mon droit àun courtage.

Et comme il vit que M. Paulet ne sepressait pas de prendre la plume pour se lier, Blanchelaineajouta :

– Que craignez-vous ? La rédactionque je vous ai proposée ne laisse de place à aucune équivoque. Vousne me rétribuerez qu’après avoir touché.

» Entre nous, pas de malentendu possible…pas de difficultés non plus. Nous avons des intérêts communs, etnous les réglerons bien facilement, lorsque notre but sera atteint…et cet heureux moment ne tardera guère. D’ici à deux jours vousserez en mesure d’établir que la légataire de M. Francis Boyern’était plus de ce monde quand il l’a instituée, et avant un mois,vous entrerez en possession de votre part d’héritage.

Cette agréable perspective montrée si à proposdécida M. Paulet. Il s’assit devant son bureau, ouvrit untiroir, y prit une feuille de papier marqué par le fisc, et libellade sa plus belle écriture une promesse rédigée dans les termesindiqués par le sieur Blanchelaine, qui la lut attentivement et laserra dans son portefeuille avec une évidente satisfaction.

– Maintenant, Monsieur, dit ce marchandde successions, c’est comme si vous aviez un demi-million de plus,et moi cent mille francs qui compteront dans ma modeste fortunebeaucoup plus que cinq ou six cent mille dans la vôtre. Il ne mereste qu’à prendre congé de vous et à vous prier de donner desordres pour que vos domestiques me reçoivent lorsque je meprésenterai. J’espère pouvoir vous remettre l’acte de décèsaprès-demain matin avant midi. Ce sera ensuite à vous de faire lereste.

– Très bien. Je vous attendrai, murmuraM. Paulet.

Il reconduisit le négociateur, qui sortit sansajouter un mot, et il revenait tout pensif vers son bureau,lorsqu’un léger bruit lui fit relever la tête.

Sa fille Marguerite venait d’entrebâiller uneporte qui communiquait avec le salon, et se tenait sur le seuil ducabinet.

– Peut-on entrer ? demanda-t-elle ensouriant.

– Oui, puisque je suis seul, réponditM. Paulet.

– Depuis dix secondes seulement. J’ai cruque ce monsieur ne s’en irait jamais.

– Tu savais donc que j’étais avecquelqu’un ?

– Je venais vous voir, et au moment oùj’allais entrer, j’ai entendu deux voix. Alors j’ai attendu.

– J’espère du moins que tu n’as pasécouté à la porte ?

– Pas précisément, mais j’ai l’oreillefine, et vous parliez très haut.

– Et tu as compris de quoi il étaitquestion entre nous ?

– Pas beaucoup. J’ai saisi au vol unnom.

– Quel nom ?

– Le nom de M. Paul Freneuse, etj’en ai été toute surprise. Qu’est-ce que ce monsieur vous disaitdonc de lui ?

– Tu es bien curieuse !

– Mais non ; pas trop. Je suis sûreque ce n’est pas un secret.

– Tu te trompes. Je m’entretenaisd’affaires qui ne te regardent pas.

– Vous avez donc des affaires avecM. Freneuse ?

– Marguerite, tu m’ennuies. Dis-moi ceque tu veux me dire et laisse-moi.

– Je veux vous demander si la réclusionque vous m’imposez depuis quatre jours ne prendra pas bientôtfin.

– Comment ! la réclusion !Est-ce que j’ai fait cadenasser ton appartement ? N’es-tu paslibre de tes actions, comme tu l’as toujours été ?

– Mon Dieu ! je sais bien que je nesuis pas aux arrêts, comme un sous-lieutenant qui a manqué à ladiscipline. Je puis aller et venir d’un bout à l’autre del’appartement ; rien ne m’empêche de me mettre à la fenêtre etde voir passer les gens dans la rue de la Ferme-des-Mathurins… oùil ne passe personne. Et si ce spectacle récréatif ne suffit pas àme distraire, il ne tiendrait qu’à moi de sortir avec miss Betsy,ma gouvernante, qui me mènerait promener aux Champs-Élysées etmanger des gâteaux à la pâtisserie anglaise de la rue deRivoli.

– Que te faut-il donc de plus ? ditM. Paulet, en haussant les épaules. T’imagines-tu que je vaisdonner des dîners ou te conduire au théâtre, alors que nous sommesen grand deuil… et un deuil tout récent ? Mon frère vient demourir, tu le sais bien.

– Il est mort à deux cents lieues d’ici,et je ne l’ai jamais vu. Vous n’exigerez pas que je me désole, etvous aurez raison, car il m’est impossible de feindre un sentimentque je n’éprouve pas.

– Je comprends cela… et moi-même, je neme crois pas obligé de pleurer ce malheureux Francis qui ne m’a pasdonné signe de vie depuis des années et qui a fait de son mieuxpour me déshériter ; mais il y a des convenances socialesauxquelles nul ne peut se soustraire. Si je n’en tenais pas compte,chacun me jetterait la pierre.

– Oh ! je ne vous demande pasd’aller dans le monde. Je me suis même conformée à l’usage. Vousvoyez que je suis habillée de noir des pieds à la tête… et enlaine, s’il vous plaît. Mais il est avec la coutume desaccommodements. Je ne crois pas qu’il nous soit interdit d’allervoir nos amis.

– Non, sans doute. Seulement… je nesavais pas que mes amis fussent capables de t’amuser.

– Il est certain que vous en avezbeaucoup qui ne m’amusent pas du tout. Mais il me semblait quel’autre soir, à la Porte-Saint-Martin, vous aviez promis àM. Paul Freneuse de visiter son atelier.

– Ah ! ah ! c’est donc là quetu voulais en venir, petite rusée ? Tu aurais beaucoup mieuxfait de me dire franchement que tu en grillais d’envie.

– Alors vous n’y voyez pasd’inconvénient ?

– D’inconvénient, non… pas précisément.Ce jeune homme est fort bien… il n’a pas les défauts des artistes…s’il les avait, je ne le recevrais pas chez moi. Et puisque je luiai dit que nous irions le voir, nous irons… un de ces jours.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que j’attends d’un moment àl’autre le notaire qui a revu le testament de mon frère.

– Quoi ! ce notaire vient àParis ! Je croyais que M. Boyer vous avait déshérité.

– Il en a eu l’intention, mais il estsurvenu un événement qui… ce serait beaucoup trop long àt’expliquer, et d’ailleurs, tu n’entends rien aux affaires…contente-toi de savoir que tout va bien. Je te laisserai une joliefortune, et tu ne perdras pas, comme je le craignais, celle de tononcle. Tu seras plus riche que je ne l’espérais, ma petiteMarguerite, conclut M. Paulet en se frottant les mains.

– Tant mieux ! Je pourrai me marierà ma fantaisie, s’écria la jeune fille. J’aurai de l’argent pourdeux.

– Bon, je comprends. Cela signifie,n’est-ce pas ? que tu t’es mis en tête d’épouser PaulFreneuse.

Marguerite rougit un peu, mais elle ne sedéconcerta point.

– Eh bien, quand cela serait ?dit-elle. Vous ne m’avez pas défendu de penser àM. Freneuse.

– Assurément non, réponditM. Paulet. Tu pourrais même ajouter qu’en accueillant ce jeunehomme comme je l’ai accueilli, je t’ai laissé entendre qu’il ne medéplairait pas de lui accorder ta main… s’il me la demandait.

– Il vous la demandera, mon père.

– Comment es-tu si bien informée de sesintentions ?… Ah ! j’y suis… l’autre soir, au théâtre, jevous ai laissés en tête-à-tête un instant, et il a profité de monabsence pour se déclarer. Il aurait beaucoup mieux fait des’adresser à moi d’abord… c’est la règle en pareil cas… Je saisbien que les artistes se croient autorisés à ne pas agir comme lesautres.

– Mais, mon père, je vous assure queM. Freneuse ne m’a pas fait la moindre déclaration.

– Alors, d’où vient que tu connais sesprojets ?

– Je ne serais pas femme si je ne lesavais pas devinés.

– Et… tu l’as encouragé à y donnersuite ?

– Encouragé ? Non… c’eût été trop.Mais je ne l’ai pas découragé.

– Alors, tu l’aimes ?

– Il me plaît beaucoup, murmuraMarguerite, en baissant les yeux.

– Ce n’est pas répondre, ditM. Paulet, qui n’aimait pas les équivoques. Vous êtesétonnantes, vous autres jeunes filles ; dès qu’on vous parlemariage, vous vous croyez obligées de prendre un air niais, et l’onne peut plus tirer de vous une parole sensée.

» Voyons ! explique-toi clairement.Aimes-tu ou n’aimes-tu pas Freneuse ?

– Voulez-vous la vraie vérité ?demanda Marguerite, après avoir un peu hésité.

– Parbleu ! à qui la dirais-tu, situ ne la disais pas à ton père ?

– Eh bien, je ne sais pas si je l’aime ousi je ne l’aime pas.

– Voilà du nouveau, par exemple ! Tute moques de moi, je pense. Il est impossible que tu ne sois pasfixée sur tes propres sentiments.

– C’est peut-être bizarre, mais c’estainsi. Vous me demandez si je l’aime… Il faudrait d’abordm’expliquer ce que vous entendez par le mot : aimer.

– Ah ! si tu crois que je vais tefaire un cours sur ces matières-là !… Enfin, épouserais-tuvolontiers Paul Freneuse ?

– Oui, très volontiers. Et, de tous leshommes que vous m’avez présentés, c’est le seul que j’accepteraispour mari.

– À la bonne heure : c’est net,s’écria en riant M. Paulet. Ce n’était pas la peine de fairetant de façons pour m’ouvrir ton cœur. Tu as choisi ce jeune hommesans me consulter ; mais je ne te blâme pas de l’avoir choisi.Je l’ai étudié, depuis que je le reçois ; je me suis renseignésur lui, et, maintenant que je le connais bien, je crois qu’ilpourrait te convenir.

» Il n’a pas de fortune ; son pèrene lui a rien laissé… mais il gagne beaucoup d’argent, et je saisqu’il a le bon esprit de ne pas dépenser tout ce qu’il gagne. Pourun garçon, c’est très beau d’économiser… c’est une garantie desagesse, et quand on se conduit comme il le fait, on est toutpréparé pour se mettre en ménage. Je suis persuadé qu’il terendrait heureuse.

– Ce n’est pas l’argent qui fait lebonheur, dit tout bas Marguerite.

– Pas toujours, mais il y contribuefortement, répliqua le père, qui était un homme pratique. Du reste,sur ce point, la question est tranchée. Avec ta dot et le revenuque se fait Paul Freneuse en vendant ses tableaux, vous seriez bienassez riches. Son physique doit te plaire, car il est très joligarçon. Il a de l’esprit et de bonnes manières. Reste à savoir sison caractère te convient.

– Comment voulez-vous que je lesache ? Je ne connais pas plus son caractère qu’il ne connaîtle mien.

– Vous vous êtes cependant rencontrésassez souvent.

– Dans le monde, oui ; mais ce n’estpas là qu’on montre ses défauts.

– Non, sans doute. Et cependant lesmariages ne se font pas autrement. À moins de se prendre à l’essai,ce qui est impraticable, il faut bien s’en rapporter un peu auxapparences. Moi qui te parle, j’ai épousé ta mère de confiance, etje ne m’en suis pas plus mal trouvé. Je ne l’avais pas vue dix foisen tout avant la noce ; tandis que toi…

– Moi, je suis plus exigeante. Jevoudrais connaître mon mari à fond… entrer dans sa vie.

– Diable ! si tu crois que c’estfacile !

– Il y a un moyen très simple.

– Indique-le-moi ; tu me ferasplaisir.

– Vous avez donc oublié queM. Freneuse m’a offert de faire mon portrait ?

– Non, mais je ne vois pas…

– Un portrait ne se fait pas en un jour.Il faut beaucoup de séances.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si j’allais poser dansson atelier, je saurais bien ce qui s’y passe.

– Mais je suppose que dans l’atelier dePaul Freneuse il ne se passe rien que de très convenable. Si jepensais le contraire, je fermerais ma porte à ce jeune homme.Est-ce que tu aurais appris qu’il y mène une viedésordonnée ?

– Non, mais je sais qu’il y reçoit desmodèles.

– Naturellement. Il paraît que, pourpeindre, on ne peut pas s’en passer.

– En ce moment, par exemple, il achève untableau qui représente une jeune fille.

– Qui garde les chèvres. Il a choisi làun drôle de sujet. Pourquoi pas une gardeuse d’oies, pendant qu’ily était ? Ces artistes ont des idées bizarres. Mais qu’est-ceque ça te fait ?

– Il paraît que l’Italienne qui pose pourcette figure est d’une beauté merveilleuse. M. Freneuse m’aparlé d’elle avec admiration… avec enthousiasme.

– Bon ! vas-tu pas t’imaginer qu’ilest amoureux de cette créature ?

– Je ne dis pas cela, mais je seraiscurieuse de la voir.

– Pardon ! mais tu ne songes pas,j’espère, à faire sa connaissance. Ces donzelles qui arrivent àParis pour se louer dans les ateliers sont des personnes fort peurecommandables, et j’aime à croire que, si Freneuse entreprenaitton portrait, il s’arrangerait pour que tu ne rencontrasses paschez lui sa chevrière.

– Je le crois comme vous, mon père, maiscela ne prouverait rien… au contraire.

– Ah çà, tu es donc jalouse ? Je nete connaissais pas ce défaut-là.

– C’est que, jusqu’à présent, je n’aijamais eu l’occasion de le montrer. Tous les hommes m’étaientindifférents.

– Et maintenant, ce n’est plus la mêmechose. Il y en a un qui t’occupe. Je n’y trouve pas à redire,puisque je pense à faire de lui mon gendre. Mais en vérité lajalousie te vient un peu tôt. Attends donc au moins que tu soismariée.

– L’un n’empêche pas l’autre, répliqua ensouriant Mlle Paulet. Que voulez-vous ? Jesuis ainsi faite, et je ne puis pas me changer. Je sais qu’il n’estpas d’usage qu’une jeune fille s’inquiète de la vie que mène avantle mariage celui qu’elle doit épouser. Moi, je veux la connaître,et je soutiens que je n’ai pas tort.

– En principe, non ; mais je seraiscurieux de savoir comment tu t’y prendras pour en venir à tes fins.Il faudrait être petit oiseau pour surveiller un homme sans qu’ils’en aperçoive… et encore les petits oiseaux n’entrent pas dans lesateliers des peintres. T’imagines-tu que tu sauras à quoi t’entenir sur les mœurs de Freneuse lorsque je t’aurai conduite chezlui ?

– Peut-être. J’ai de bons yeux, et jeverrai bien des choses qui vous échapperaient. Ainsi, par exemple,si nous y rencontrons l’Italienne, je saurai tout de suite s’il nel’apprécie que comme modèle.

– J’en répondrais, moi. Ces coureuses enjupons rouges ne peuvent pas séduire un garçon qui a du goût. Etles artistes s’y laissent prendre moins encore que les simplesbourgeois. Ils en ont tant vu !

– C’est arrivé, pourtant. Ne m’avez-vouspas dit que mon oncle…

– Ton oncle ne faisait rien comme lesautres.

– Je voudrais être sûre queM. Freneuse ne fera pas comme lui. Et, pour m’en assurer, ilfaut d’abord que je sache si la chevrière des Abruzzes est aussibelle qu’il le dit.

– Bon, mais il se gardera bien del’appeler quand nous irons le voir, et il aura raison.

– C’est précisément pour cela que jevoudrais le surprendre. Il sait que vous venez de perdre votrefrère ; il pense que vous devez être absorbé par des affairesde succession, et il ne s’attend pas à notre visite.

» Aujourd’hui, il fait un tempssuperbe ; le jour est excellent pour peindre ; et il n’agarde de perdre une si bonne occasion d’avancer son tableau, car ilest en retard, et le Salon ouvre le 1er mai.

» Je suis certaine que son modèle est là.Et c’est l’heure de la séance. De sorte que, si vous vouliez, nousirions faire un tour de promenade qui nous conduirait, comme parhasard, à la place Pigalle.

– Et nous monterions frapper sans façon àla porte de son atelier. Hum ! il me semble que ce serait unedémarche un peu bien risquée. D’abord, il pourrait ne pas nousouvrir, et il serait dans son droit, car nous ne l’avons pasprévenu. J’ai entendu dire, d’ailleurs, que les artistes n’ouvrentjamais quand ils ont un modèle, de peur de déranger la pose.

– Quand nous serons à la porte, je vousparlerai très haut. Il reconnaîtra ma voix, et il daignera bienquitter ses pinceaux pour nous recevoir. S’il nous laissait dehors,je ne lui pardonnerais pas ce procédé.

» C’est convenu, n’est-ce pas, mon cherpère ? Vous voyez que je suis prête à sortir. Je n’ai que monchapeau à mettre, et mon manteau. Vous aussi. Et vous n’avez pasmis les pieds dans la rue depuis trois jours. Le grand air vousfera du bien.

– Ta ! ta ! ta ! ditM. Paulet ; et le notaire de province que j’attends d’uneminute à l’autre ?

– Le notaire ? répétadédaigneusement Marguerite.

– Mais, oui, dit M. Paulet. Il doitm’apporter une copie du testament de mon frère, et tu comprendsqu’il me tarde le voir. Les télégrammes qu’il m’a adressés sonttrop laconiques. Il s’est amusé à les rédiger en petit nègre pouréconomiser des mots. Ces provinciaux sont bêtes.

– Il me semble que s’il était à Parisaujourd’hui, il serait déjà venu. Les trains n’arrivent que lematin et le soir, et ce notaire, n’étant pas arrivé ce matin,n’arrivera pas dans la journée.

– Les trains express… mais je lesoupçonne d’avoir pris un train omnibus… toujours par économie.Là-bas, ils ne connaissent pas la maxime britannique : Letemps, c’est de l’argent… Comment prononces-tu ça enanglais ?

– Time is money, mon père. Etpour mettre la maxime en pratique, je vais aller finir dem’habiller.

» Si ce monsieur débarquait ici pendantque vous serez sorti, votre valet de chambre viendrait vouschercher ; vous n’avez qu’à lui donner vos instructions etl’adresse de M. Freneuse.

– C’est une idée. Grâce à cetarrangement, je crois que je puis sans inconvénient m’absenter uneheure.

– Et même deux, dit tout basMlle Paulet, qui comptait bien faire durer lavisite de l’atelier.

– Mais, reprit son père, quel prétexteallons-nous prendre pour tomber chez Freneuse sans criergare ?

– D’abord, nous n’aurions pas besoin deprétexte. Il nous a invités plusieurs fois à aller voir sontableau.

– D’accord ; mais quand on inviteles gens, on aime bien à savoir d’avance le jour où ils viendront,afin de se préparer à les recevoir convenablement. Freneuse ne serapas très content de nous montrer un atelier en désordre.

– Mais, puisque je tiens à lesurprendre.

– Alors, il faudra lui expliquer pourquoinous arrivons à l’improviste… et comme tu ne peux pas donner lavraie raison…

– Vous lui direz que vous venez pour monportrait. Il m’a offert de le commencer quand je voudrais.

– Hum, c’est grave, c’est trèsgrave ! dit M. Paulet en hochant la tête.

– En quoi est-ce très grave ?

– Tu ne réfléchis pas que, si j’acceptesa proposition, c’est à peu près comme si je m’engageais à luiaccorder ta main.

– Pourquoi donc ? C’est son état defaire des portraits, puisqu’il est peintre. Et il en a déjà fait.J’en ai vu un de lui, l’année dernière, au Salon… un portrait defemme précisément… et c’était un chef-d’œuvre.

– Il est probable qu’on le lui avaitpayé… et même payé très cher… Crois-tu qu’il consentirait à êtrepayé pour le tien ?

– Non… je ne crois pas.

– Alors, c’est comme si tu recevais delui un cadeau d’une dizaine de mille francs… Il vend ses portraitsce prix-là, je le sais… or, une jeune fille ne peut décemmentaccepter de cadeaux que de son fiancé.

– Eh bien, si je n’épousais pasM. Freneuse, vous lui achèteriez mon portrait. Et de cettefaçon, vous ne seriez pas son obligé.

– Il refuserait de me le vendre ; tuviens de le dire toi-même. Et ta figure resterait accrochée auxmurs de son atelier. Ce serait joli !

– Il ne me ferait pas cet affront, j’ensuis sûre. J’espère bien, d’ailleurs, que je ne verrai chez luirien qui me décide à ne pas donner suite : un projet…

– Que tu caresses, avoue-le, et quej’approuve. J’espère comme toi qu’il réussira ; cependant, onne sait pas ce qui peut arriver, et il faut tout prévoir.

– Je prévois tout ; mais je tiens àmon épreuve. J’en veux courir la chance.

– Songe aussi que le moment est très malchoisi pour demander des séances à Freneuse. S’il entreprend tonportrait, il ne pourra pas achever son tableau pourl’Exposition.

– C’est précisément ce que jesouhaite.

– Parce qu’alors il serait obligé derenvoyer l’Italienne qui lui sert de modèle. En vérité, ma chèreMarguerite, je ne te reconnais plus.

– C’est qu’en effet je suis très changée,dit résolument Mlle Paulet.

– Allons ! je m’aperçois que tu esfolle de ce garçon-là. Si je te contrariais, tu serais capable d’enfaire une maladie. Va mettre ton chapeau, pendant que je donneraimes ordres à François.

Marguerite ne se le fit pas dire deux fois.Elle savait bien qu’elle en viendrait à ses fins, et sa femme dechambre l’attendait pour mettre la dernière main à sa toilette.

Son père était accoutumé à lui céder, et ilétait de bonne humeur depuis que le sieur Blanchelaine lui avaitannoncé la mort de Bianca Astrodi ; aussi avait-il pris sonparti de bonne grâce.

Il recommanda expressément qu’on fît attendrele notaire, si par hasard il se présentait, et qu’on vîntimmédiatement le prévenir de l’arrivée de ce personnageimportant.

Dix minutes après, M. Paulet et sa filles’acheminaient à pied, bras dessus, bras dessous, vers la placePigalle.

Chapitre 6

 

 

Depuis la représentation des Chevaliers duBrouillard, Paul Freneuse vivait comme un ermite, ou, ce quirevient au même, comme un artiste qui est en retard pour envoyerson tableau au jury d’examen, et qui travaille avec acharnement, depeur de manquer l’ouverture du Salon.

La première journée avait été dure. Sa chasseà l’homme lui trottait par la tête. Il se reprochait d’en êtrerevenu bredouille, et il pensait à se remettre en quête, dès quel’occasion se représenterait.

Il pensait aussi, un peu plus que de raison, àMlle Paulet, et, quand il s’asseyait devant sonchevalet, l’image de la belle Marguerite, évoquée par sonimagination de peintre amoureux, venait souvent se placer entre sesyeux et sa toile.

Mais ce fut l’affaire d’une séance. Dès laseconde, la passion de l’art reprit le dessus. Les souvenirs de lacourse en fiacre s’effacèrent, les fantômes s’évanouirent, et il nesongea plus qu’à faire un chef-d’œuvre.

Le moment était bien choisi pourl’achever.

M. Paulet, retenu par son deuil, nedevait pas réaliser d’ici à un certain temps le projet de visite àl’atelier dont il avait été question assez vaguement, et même il nerecevait pas.

Freneuse s’était contenté de lui porter sacarte et ne craignait pas d’être dérangé de ce côté-là.

Et, pour comble de chance, Binos ne venaitplus rôder chez son ami. Binos, qui passait sa vie à flâner dansl’atelier, en fumant d’interminables pipes, Binos était devenuinvisible.

Freneuse n’avait pas d’inquiétudes sur soncompte. Il pensait bien que ce fantaisiste avait planté sa tente auGrand-Bock ou dans un autre caboulot hospitalier,à moins qu’il ne s’amusât à jouer au policier pour courir après lesauteurs du crime de l’omnibus.

Freneuse savait qu’il reviendrait lorsqu’ilaurait du nouveau à lui apprendre, ou même tout simplement lorsqueson crédit serait épuisé dans les cafés où il s’abreuvait surparole.

Et Freneuse ne regrettait pas du tout sonabsence, car Binos était un compagnon insupportable pour un artistelaborieux.

Binos remuait sans cesse, touchait à tout etne restait pas une minute sans parler. Il se lançait à tout proposdans des théories à perte de vue, assaisonnées de paradoxesextravagants qui auraient mis hors des gonds l’homme le pluspatient, et il n’y avait pas moyen de le faire taire.

Depuis que cet agité ne venait plus s’établirderrière Freneuse et critiquer son travail, le tableau avançaitdeux fois plus vite.

Pia donnait chaque jour des séances de cinqheures. Elle arrivait avant midi, et elle ne partait qu’à la tombéede la nuit.

Et elle posait avec une assiduité et unepersévérance exemplaires. Jamais un mouvement, jamais un mot. Ellene demandait jamais à se reposer. Il fallait que Freneuse l’yinvitât pour qu’elle consentît à se lever de son escabeau pour sedélasser d’une immobilité fatigante.

Autrefois, elle était moins calme, et elleprofitait des interruptions de séance pour dégourdir ses jambes etdélier sa langue.

Elle prenait un plaisir extrême à visiterl’atelier, et elle y faisait de véritables voyages de découvertes,soulevant les toiles ébauchées que Freneuse avait retournées contrela muraille, lançant des exclamations de joie quand ellereconnaissait le modèle qui avait posé, trouvant des rapprochementsinattendus, des questions intelligentes, et gazouillant comme unoiseau.

Mais sa gaieté s’était éteinte peu à peu, etdepuis quelques jours la pauvre enfant semblait avoir changécomplètement de caractère.

Elle ne babillait plus, elle ne courait plus.En descendant du siège incommode où la retenaient les exigences dela pose, elle allait tristement s’asseoir dans un coin sur untabouret bas, et elle restait là silencieuse, immobile, les coudessur ses genoux et le menton appuyé sur ses mains.

Freneuse n’y avait pas trop pris garded’abord, absorbé qu’il était par des retouches ; mais letroisième jour, il avait remarqué que Pia avait les yeux rouges, etil s’était enquis de la cause de son chagrin.

L’enfant avait répondu qu’elle regrettaitMirza, dont elle venait d’apprendre la fin tragique, et Freneuses’était absolument refusé à croire qu’elle pleurait le malheureuxangora assassiné par Binos.

Mais, comme il n’avait pas de temps à perdre,il avait renoncé à la confesser, tout en se promettant del’interroger à fond, dès que son tableau serait fini.

Par malheur, à la cinquième séance après lamort du chat, il fut obligé de reconnaître que Pia ne tenait plusla pose, et il fallut bien le lui dire.

– Petite, soupira-t-il en la regardantfixement, ce n’est plus ça du tout. Tu représentes en ce moment uneVierge au tombeau ou une Madeleine dans le désert, mais nullementune bergère de Subiaco. Voyons ! ma fille, quand tu gardaisles chèvres là-bas, tu n’avais pas cette mine d’enterrement.

– À Subiaco, dit l’enfant, si bas qu’onl’entendait à peine, je n’avais pas de peines.

– Et quelles peines as-tu donc ici ?s’écria Freneuse. Des peines de cœur ?

– Vous savez bien que non.

– Bon, tu m’as dit que tu n’avais pasd’amoureux, et je te crois. Tu es trop sage pour t’éprendre desgarçons que tu rencontres dans la maison de Lorenzo ou sur la placePigalle. Qu’as-tu donc, alors ?

– Je n’ai rien, M. Paul.

– Ne me dis pas ça. Je te connaisbien ; je lis sur ta figure à livre ouvert, et je te déclareque tu n’es plus du tout la même. Tu ne ris plus, tu ne tiens plusta tête et tu laisses tomber tes bras, comme si tu posais pour unestatue de la douleur. C’est à ce point que je ne fais plus rien debon, et que si tu continues à larmoyer, je manquerai mon tableau.Ma chevrière aurait l’air d’être la fille d’un brigand qu’on vientde fusiller.

» Pour te remonter, petite, il n’y aqu’un moyen. Conte-moi tes chagrins. Ça te soulagera, et j’ytrouverai un remède. Voyons, parle. Le père Lorenzo, qui t’héberge,t’aurait-il fait des misères ?

– Non. Il a presque du respect pour moi,depuis que vous m’avez recommandée à lui. Il ne monte jamais dansma chambre sans ma permission.

– Très bien. Je lui donnerai une joliebonne-main, la première fois que je le verrai, et j’iraile voir tout exprès.

» Et toi, as-tu besoind’argent ?

– Oh ! non. J’en gagne chez vousdeux fois plus que je n’en peux dépenser.

– As-tu le mal du pays ? Est-ce lamontagne que tu regrettes ?

– Qu’y ferais-je maintenant ? Je n’yai plus personne, murmura la pauvre fille.

– C’est vrai, dit Freneuse tout ému. Tues orpheline.

– Ma mère est morte l’an passé.

– Et tu n’as jamais connu tonpère ?

– Je l’ai vu quand j’étais tout enfant.Mais je me souviens à peine de lui.

– C’était un Français, n’est-cepas ?

– On me l’a dit. Ma mère ne me parlaitjamais de lui.

– Et tu n’avais pas d’autresparents ?

– Si, une sœur. Je croyais que vous lesaviez.

– Oui, je me rappelle maintenant que tum’as raconté qu’elle avait quitté Subiaco à douze ans. Elle étaitplus âgée que toi.

– J’avais neuf ans quand elle en avaitdouze.

– Et ta mère l’a laisséepartir ?

– Ma mère était si pauvre qu’elle nepouvait plus la nourrir.

– Hum ! mon compatriote s’était bienmal conduit. On n’abandonne pas sa femme et sa fille, quand on a ducœur.

– Moi, je gagnais ma vie en gardant leschèvres, reprit Pia, sans relever cette appréciation sévère, maisjuste, de la conduite de son père.

» Ma sœur était plus délicate que moi.Elle n’aurait pas pu supporter la misère. Elle avait beaucoup devoix, et il passa chez nous un maître de chant qui cherchait desélèves. Il lui proposa de lui enseigner la musique et de la placerplus tard dans une troupe d’opéra. Elle l’a suivi.

– Et tu n’as plus entendu parlerd’elle ?

– Elle écrivait chaque année à un hommede Subiaco qui nous donnait de ses nouvelles. Ma mère n’a jamais sulire… et moi, je n’ai appris à lire qu’en France… grâce à vous.

– Eh bien, qu’est-elle devenue, cettesœur ? Je n’ai jamais songé à te le demander. À-t-elle faitson chemin au théâtre ?

– Elle a chanté dans plusieurs grandesvilles d’Italie. L’automne dernier, elle était à Milan… et ellechantait à la Scala.

– Comme prima donna ?

– Non, dans les chœurs.

– Diable ! elle ne devait pas êtremillionnaire, alors. Comment as-tu appris tout cela, puisque tuavais quitté Subiaco ?

– On lui avait écrit de là-bas que notremère était morte et que le vieux Lorenzo m’avait emmenée à Paris.Chez nous, tout le monde connaît Lorenzo, et l’on sait où il loge.Il y a six semaines, j’ai reçu une lettre de ma sœur, une lettreadressée rue des Fossés-Saint-Bernard.

» C’était la première fois de ma vie quequelqu’un m’écrivait.

– Mais ce ne sera pas la dernière ;tu as répondu à ta sœur, je pense ?

– Oui, une fois, et puis est arrivée uneseconde lettre d’elle qui m’annonçait qu’elle allait venir àParis.

– Ah ! bah ! Et elle y estvenue ?

– Oui, il y a un mois.

– Comment, petite, tu m’avais cachécela ?

– Ma sœur m’avait défendu de parlerd’elle. Elle voulait que personne ne sût qu’elle était ici.

– Mais tu la voyais, toi ?

– C’est parce que je ne la vois plus queje pleure, dit Pia en fondant en larmes.

– Comment ! tu ne la voisplus ? s’écria Freneuse. Vous êtes déjà brouillées ?

– Brouillées ! oh ! non,soupira l’Italienne. Nous nous aimons tendrement… comme s’aimentdeux sœurs qui sont restées seules au monde.

– Eh bien, alors… pourquoi avez-vouscessé de vous voir ?

– Parce qu’elle n’est plus venue chezmoi.

– Qui t’empêchait d’aller chezelle ?

– Je n’ai jamais su où elledemeurait.

– Par exemple ! ah ! voilà quiest fort ! Quoi ! ta sœur arrive à Paris, tout exprèspour te retrouver, et elle ne te donne pas son adresse !

» Mais, d’abord, il me semble qu’elleaurait pu habiter avec toi.

– Non ; la maison du père Lorenzo nelui convenait pas. On m’y respecte, moi, parce que je ne suisencore qu’une enfant ; mais ma sœur a dix-huit ans, et elleest belle.

– Est-ce que tu t’imagines que tu eslaide ? Mais il ne s’agit pas de ça. Je conçois à la rigueurqu’elle n’ait pas voulu prendre gîte dans le caravansérail de larue des Fossés-Saint-Bernard. Ce n’était pas une raison pour ne paste dire où elle demeurait.

– Elle avait un motif… qu’elle ne m’a pasconfié et que je ne lui ai pas demandé. Je sais seulement qu’ellene voulait recevoir personne.

– Mais enfin, elle venait tevoir ?…

– Oui, tous les soirs.

– Pourquoi le soir ?

– Parce qu’elle savait que, dans lajournée, je venais poser chez vous.

– Ah ! tu lui as parlé demoi ?

– Oh ! bien souvent.

– Et elle, de quoi teparlait-elle ?

– De notre mère, de notre enfance, denotre pays…

– Et elle le regrettait, votrepays ?

– Oui ; elle me disait que son désirle plus cher était d’y vivre avec moi.

– Elle aurait renoncé au théâtre,alors ?

– Sans regret. Le métier de chanteuse nelui plaisait pas.

– Et toi, aurais-tu volontiers renoncé àposer ?

– Je ne sais pas, murmura la jeune filleen baissant les yeux.

– Il faudra pourtant bien que tu yrenonces tôt ou tard. Tu ne peux pas passer ta vie à courir lesateliers. Tu te marieras.

– Je ne veux pas me marier, dit vivementPia.

– Bon ! tu changeras d’avis.Revenons à ta sœur. Elle a dû au moins t’apprendre pourquoi elleétait venue à Paris. Ce n’était pas pour y monter sur les planches,je suppose, puisqu’elle n’avait pas la vocation du théâtre.

– Oh ! non.

– Pourquoi, alors ?

– Elle m’a fait jurer de ne le dire àpersonne.

– Diable ! c’était donc un grandsecret ? Et elle t’a défendu de me le révéler ?

– Elle n’a pas parlé de vous. Elle nesavait pas que vous me permettiez de causer pendant la séance.

– Elle ne savait pas non plus que je suiston ami. Si elle l’eût su, elle eût fait une exception en mafaveur. Elle ne voulait pas que le père Lorenzo connût sesaffaires. Je comprends ça. Mais, moi, je ne suis pas Lorenzo… je nesuis même pas Italien… et je suis sûr qu’elle m’aurait jugé dignede recevoir ses confidences. Tu aurais dû me l’amener.

– Je n’aurais pas osé.

– Bon ! mais maintenant que tut’inquiètes de savoir ce qu’elle est devenue, tu pourrais bien meraconter ce qu’elle venait faire en France. Cela m’aideraitpeut-être à la retrouver.

– Si je croyais cela…

– Tu peux le croire… et tu ne te défiespas de moi, j’espère !

– Oh ! non.

– Eh bien, parle. Je l’ai déjà presquedeviné, ton secret. Ta sœur cherchait quelqu’un, n’est-cepas ?

– C’est vrai.

– Quand je saurai qui, je me mettrai encampagne et je n’agirai plus au hasard. Je connais une foule degens, et si ta sœur s’était adressée à moi, je lui auraisprobablement donné des indications utiles.

– Vous me promettez que vous garderezpour vous seul ce que je vais vous dire ?

– À qui diable veux-tu que je lerépète ? De tous mes amis, il n’y a que Binos qui teconnaisse, et je n’ai garde de le prendre pour confident. Il esttrop bavard, et, de plus, il ne me serait bon à rien. Ce garçonpasse sa vie dans les cafés, et ce n’est pas là, je pense, que noustrouverons la personne que cherchait ta sœur.

– Non, M. Paul, ce n’est pas là… carma sœur cherchait… notre père.

– Votre père ! répéta Freneuse, quine s’attendait pas du tout à cette déclaration. Ah ! oui,c’est vrai, il était Français. Je n’y pensais plus. Mais tu m’asdit tout à l’heure que tu te souvenais à peine de l’avoir vu.

– Ma sœur se le rappelait parfaitement,dit Pia. Elle est plus âgée que moi de trois ans, et lorsque notremère a été abandonnée, elle était déjà en état de comprendre.

– Alors, elle a dû te dire plus tard cequi s’était passé… et pourquoi votre père avait ainsi délaissé sesenfants. Entre nous, il s’est fort mal conduit, car enfin il n’ajamais renié sa paternité… et il fut un temps où il vous traitaitcomme ses filles.

– Je n’ai gardé de ce temps-là qu’uneimpression très vague. J’ai su que nous vivions à Rome et que nousallions le voir tous les jours dans une vieille maison, sur uneplace beaucoup moins large que la place Pigalle, et en face d’unescalier immense, en haut duquel il y a une église avec destours.

– Bon ! la place d’Espagne, au piedde l’escalier de la Trinité des Monts. Et tout à coup vous avezcessé d’y aller ?

– Oui. Il était parti subitement… ilétait retourné en France… alors, nous sommes revenues à Subiaco… Mamère aurait pu continuer à gagner sa vie en posant dans lesateliers… Elle était si belle !… Mais elle n’a plus voulu…elle nous a emmenées dans la montagne…

– De quoi y avez-vous vécu ?

– Ma mère avait amassé un peu d’argent,bien peu… en servant de modèle aux peintres…

– Comment ! ton père ne lui avaitrien laissé ?

– Non… rien.

– C’est abominable.

– Ma sœur pense que s’il n’a pas puassurer notre existence, c’est qu’il était pauvre.

– Voilà une jolie raison ! il avaitbien de quoi vivre, puisqu’il était venu de France en Italie pour yétudier la peinture. S’il était hors d’état de vous faire desrentes, il ne devait pas du moins vous laisser dans la misère. EtDieu sait ce que vous avez souffert ! Aviez-vous seulement unabri ?

– Ma mère avait loué, en dehors duvillage, une cabane dont les bergers ne voulaient plus. Elle allaitlaver à la fontaine le linge de deux ou trois maisons riches. Masœur et moi, nous gardions les troupeaux.

– Et votre père n’a jamais donné de sesnouvelles ?

– Non. Une fois, le curé a dit à ma mèrequ’on lui avait écrit de France pour lui demander si nous étionstoujours à Subiaco. Elle l’a prié de répondre que nous avionsquitté le pays. L’a-t-il fait ? C’est ce que nous n’avonsjamais su.

– Ainsi, la pauvre femme ne voulait plusentendre parler de lui. Il fallait qu’il l’eût mortellementoffensée. Elle devait le maudire.

– Jamais un mot amer n’est sorti de sabouche. Elle n’a même jamais prononcé son nom devant moi.

– Mais tu le sais, son nom ?

– Ma sœur le sait.

– Et elle ne te l’a pas dit ?

– Je ne le lui ai pas demandé. Je voyaisqu’il lui en coûterait trop de me l’apprendre. Chaque fois que jefaisais allusion au but de son voyage à Paris, elle se mettait àpleurer.

– Tout cela, chère petite, est fortextraordinaire. Mais ce n’est pas le moment de commenter tonhistoire. Il s’agit de retrouver ta sœur.

» Quel jour a-t-elle cessé de venir cheztoi ?

– Mercredi dernier. Je l’ai attenduetoute la soirée, et elle n’a pas paru.

– Et tu l’avais vue la veille ?

– Oui, M. Paul. Elle était restéechez moi plus tard que de coutume, et elle m’avait dit en partantqu’elle reviendrait le lendemain.

– Comment venait-elle chez toi ?demanda Freneuse, après avoir un peu réfléchi.

– Mais… à pied, je le crois bien… et elles’en allait de même… elle n’était pas riche.

– Et probablement, elle ne demeurait pasloin de chez toi ? Tu ne la reconduisais donc pas, lorsqu’ellete quittait ?

– Non. Elle me l’avait défendu.

– Et tu ne l’as jamais rencontrée dans larue ?

– Jamais. Je sors si peu… et pour venirchez vous et m’en retourner, je prends l’omnibus.

– Dis-moi, petite, est-ce que ta sœuravait conservé le costume de Subiaco ?

– Oh ! non, M. Paul. Depuisqu’elle chantait sur les théâtres dans les grandes villes del’Italie, elle s’habillait à la française.

Freneuse allait poursuivre cette enquête surles habitudes de la sœur disparue, mais un bruit singulier attirason attention.

On grattait doucement à la porte, et bientôt,un miaulement plaintif se fit entendre.

– Ah ! mon Dieu ! mais c’estMirza ! s’écria la jeune fille.

– Mirza ! répéta Freneuse. Allonsdonc ! tu sais bien qu’il est mort. Les chats ne ressuscitentpas.

– C’est bien un chat, pourtant.Écoutez ! il gratte au bas de la porte.

Un second miaulement, plus lamentable encoreque le premier, la fit tressaillir.

– La pauvre bête meurt de faim,reprit-elle. Voulez-vous me permettre de lui ouvrir ?

– Ma foi ! je veux bien. Si ce n’estpas l’âme de mon angora qui revient, c’est un nouveau compagnon quinous arrive. On s’ennuie ici, depuis qu’il n’y a plus de bêtes.J’ai été sur le point d’acheter un singe ou un perroquet, mais jepréfère un chat. C’est moins gênant… et puisque la Providence m’enenvoie un…

Pia était déjà à la porte ; mais à peinel’eut-elle ouverte qu’elle recula en poussant un cri de surprise,presque de frayeur.

Binos était debout devant elle, le chapeau enarrière, les mains dans les poches de son pantalon, l’œilgouailleur et la pipe à la bouche.

– Comment ! c’est toi ! s’écriaFreneuse ; que signifie cette sotte plaisanterie ?

– Mon cher, répondit le rapin en seglissant dans l’atelier, je soupçonnais que tu devais m’en vouloir.Si j’avais fait toc toc, comme à l’ordinaire, tu aurais reconnu mamanière de frapper, et je te savais capable de ne pas m’ouvrir. Etcomme la nature m’a doué d’un talent particulier pour imiter le crides animaux, j’ai contrefait les accents de Mirza. N’est-ce pas quec’était ressemblant ?

– Tu devrais avoir honte de rappeler lesouvenir de ta victime.

– Il le fallait, il le fallait, dit Binosen agitant les bras comme un acteur de mélodrame. Et ça m’a réussi,puisque me voilà dans ton atelier ; maintenant que j’y suis,j’y reste, mon excellent bon.

» Bonjour, petite. Tu es jolie comme uncœur, ce matin.

Pia ne répondit pas à ce compliment. Ellerevint tristement prendre la pose sur son escabeau, pour fairecomprendre à Freneuse qu’elle ne voulait plus parler de sa sœurdevant ce visiteur qu’elle n’aimait guère.

Mais Freneuse, que l’entrée subreptice deBinos avait mis de mauvaise humeur, ne se gêna pas pour lui dire safaçon de penser.

– Je devrais te mettre dehors,grommela-t-il. On ne t’a pas vu depuis quatre jours. Tu étais sansdoute échoué sur les bancs d’un cabaret, et tu te réfugies iciparce qu’on ne veut plus t’y faire crédit. Passe encore pour cettefois. Je veux bien te tolérer chez moi, mais à une conditionexpresse, c’est que tu ne desserreras pas les dents. J’ai à causeravec Pia avant de me remettre au travail, et je te défends de temêler de notre conversation. Pia lui lança un regard suppliant dontil saisit l’intention.

– Ne crains rien, chère enfant. Je nemettrai pas ton secret à la discrétion de cet ivrogne de Binos,mais j’ai encore une ou deux questions à t’adresser. Voyons !c’est aujourd’hui lundi ; cinq jours se sont donc écoulésdepuis la disparition qui t’inquiète. Que crois-tu qu’il soitarrivé à… cette personne ? Un accident ?

– Hélas ! oui… Paris est sidangereux… surtout le soir… Je me figure des choses épouvantables…elle a pu être écrasée par une voiture… ou assassinée… J’ai eu plusd’une fois l’idée d’aller à la Morgue… Mais je n’ai pas osé…j’avais peur de l’y trouver.

– Tiens ! la Morgue ! ça meconnaît ! cria Binos qui bourrait sa pipe dans un coin.

– Silence, là-bas ! lui criaFreneuse.

– Je ne te parle pas. C’est à moi-mêmeque je m’adresse. Est-ce que tu as la prétention de m’interdire lemonologue ?

– Je t’interdis tout. Cuve ton absinthe,et laisse-nous en repos.

Et il dit à Pia en baissant la voix :

– Écoute, petite. Je te promets de fairetout ce qu’il faut pour la retrouver. Dans ce pays-ci, ce n’est pascomme dans tes montagnes, où l’on disparaît sans laisser de traces.Il suffira de signaler le fait au préfet de police pour qu’ilordonne des recherches… et elles aboutiront, je t’en réponds. Unétranger qui arrive est bien obligé de prendre gîte dans uneauberge, et les aubergistes sont tenus de demander les noms deleurs locataires et de les inscrire sur un registre que lesinspecteurs de police ont le droit d’examiner quand il leurplaît.

– Elle s’appelle Bianca, murmura la jeunefille.

– De son petit nom, maisl’autre ?

– C’est le même que le mien.

– Oui, vous portez toutes les deux celuide votre mère. Tu me l’as dit dans le temps, mais je l’ai oublié,et il est indispensable que je le sache, pour demander une enquête.Rappelle-le-moi.

– Astrodi, répondit Pia.

Elle avait parlé bas, mais Binos avaitl’oreille fine.

– Astrodi ! cria-t-il. On demandedes nouvelles de la nommée Astrodi ! Je peux en donner.

– De quoi te mêles-tu ? lui criaFreneuse. Je t’ai déjà dit de nous laisser tranquilles.

– C’est bon ! je me tais, grommelaBinos. Mais tu as tort de ne pas m’accorder la parole, car jet’apprendrais des choses intéressantes.

– Sur quoi ?

– Sur la personne que Pia vient denommer.

– Tu nous écoutais ! tu nousespionnais ! Décidément, j’ai eu grand tort de te laisserentrer ici, et tu vas me faire le plaisir d’en sortir.

– Je n’écoutais pas, et la preuve, c’estque je n’ai pas entendu un mot de ce que tu as dit à lapetite ; mais elle a élevé la voix à la fin de votre colloque,et comme j’avais négligé de me boucher les oreilles, j’ai saisi auvol un nom que je connais.

– Comment le connais-tu ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?J’ai mon secret, moi aussi, et tu trouveras bon que je legarde.

» Reprends ta conversation, cher ami. Jene la troublerai plus. Je serai muet comme un poisson. Je veux quetous les académiciens meurent à l’instant, si je lâche un seulmot.

– Assez, je veux savoir ce que tu as àdire de cette Astrodi.

– Cette Astrodi. Tiens ! c’est doncune femme ?

– Ne fais pas l’innocent. Que sais-tud’elle ?

– Rien du tout.

– Tu mens. Tu viens de dire que tupouvais me donner de ses nouvelles.

– C’est possible. Mais je les garde pourmoi.

Pia écoutait avec une attention émue lesdemandes et les réponses. Elle n’osait pas prendre part audialogue, mais elle regardait Freneuse pour tâcher de lire dans sesyeux ce qu’il pensait du propos lancé par ce fou de Binos.

– Écoute ! dit l’artiste au rapin,je t’ai supporté jusqu’à présent, mais je te déclare que si tu net’expliques pas catégoriquement et à l’instant même, je vais teprier de sortir, et je ne te reverrai de ma vie.

– C’est sérieux ?

– Très sérieux. Je t’en donne ma paroled’honneur.

– Alors, je vais entrer dans la voie desaveux, et ce que j’en fais, c’est uniquement dans ton intérêt. Turegretterais trop de t’être brouillé avec moi. Je ne veux pas queton existence soit empoisonnée par le remords.

– En finiras-tu avec tesblagues ?

– C’est fini. Tu me demandes desrenseignements sur une certaine Astrodi. Je t’apprends, pourcommencer, que tu l’as connue.

– Moi ! Tu es fou.

– Pas fou du tout. Tu ne l’as vue qu’unefois, mais tu as passé une heure avec elle… près d’elle, pour mieuxdire.

– Où cela ?

– Tu ne t’en doutes pas un peu ?

– Pas le moins du monde.

– Allons ! tu as la mémoire courte.Rassemble tes souvenirs. Comment as-tu passé ta soirée, mardidernier ?

– Mardi ? murmura Freneuse, qui nese rappelait guère l’emploi qu’il avait fait de son temps tel jourde la semaine précédente.

– Je vais t’aider. Tu rentrais chez toi,quand tu m’as vu assis derrière le vitrage d’un café… où tu asdaigné entrer.

– En descendant de l’omnibus ?demanda Freneuse très ému.

– Précisément. Et c’est dans cet omnibusque tu as rencontré la signora dont tu t’informes avec tant desollicitude.

– Quoi ! cette jeune fille qui… que…ce serait…

– Cette jeune fille se nommait BiancaAstrodi. J’ai découvert cela hier, et j’ose dire que la découverteme fait honneur, car elle est due à ma persévérance et à masagacité.

– Comment as-tu acquis la certitude quec’était bien son nom ?

– J’ai trouvé son domicile. Elle logeaittout près d’ici, rue des Abbesses, à Montmartre. J’ai causé avec lalogeuse, qui m’a donné les renseignements les plus précis et qui abien voulu se déranger pour aller reconnaître le corps. Cetterespectable dame s’appelle Sophie Cornu, et elle a bon cœur, carelle a payé les frais de l’enterrement qui a eu lieu ce matin. J’aiconduit le deuil avec elle.

– Tais-toi !

Il était trop tard. Pia avait tout entendu.Elle se leva toute droite et fit un pas vers Binos, qui necomprenait rien à l’effet que produisaient ses paroles.

– Ma sœur est morte, murmura-t-elle.

Et elle tomba roide sur la place.

– Malheureux ! tu vois ce que tu asfait, lui cria Freneuse.

– Est-ce que je pouvais deviner que cettepetite était aussi une Astrodi ? dit Binos entre ses dents. Jene connaissais que son petit nom de Pia.

Binos manquait de tact et de bon sens, mais iln’avait pas mauvais cœur.

Tout en se justifiant comme il pouvait, il seprécipitait pour aider son ami à relever Pia.

À eux deux, ils la remirent sur pied ;mais elle avait perdu connaissance, et il fallut que Freneusel’emportât dans ses bras pour aller la déposer sur un divan qui setrouvait au fond de l’atelier.

– Sa sœur ! murmurait-il, toutéperdu ; c’était sa sœur ! J’aurais dû m’en douter, aprèsavoir entendu son récit. Cette jeune fille disparue mardi soir… lesoir de mon aventure en omnibus…

– Moi aussi, parbleu ! j’aurais dûm’en douter, s’écria Binos. La morte ressemblait trait pour trait àPia. Comment n’ai-je pas pensé à ça ?… l’âge, le type italien,tout y était. Il faut dire que je ne me doutais pas que Pia eût unesœur. Elle est très cachottière, cette petite.

– Tais-toi, animal !… et apporte-moice flacon de sels anglais qui est là-bas, sur la console, près dubuste.

– J’y vais… défais son corsage, enattendant… elle étouffe.

Freneuse suivit ce conseil, et les brunesépaules de la jeune fille émergèrent de sa robe rouge.

– Voilà le flacon demandé, cria Binos.Soutiens-la pendant que je vais le lui mettre sous le nez. Ça nesera pas long. Je ne sais pas ce qu’il y a dans cette bouteilleanglaise, mais ça réveillerait un mort. Ça vous pique lacervelle.

Pia, étendue sur le divan, appuyait sa têtecharmante contre la poitrine de Paul Freneuse ; ses cheveuxs’étaient dénoués et pendaient en longues tresses sur ses jouespâles ; ses yeux s’étaient fermés, et c’était à peine si unfaible souffle sortait de ses lèvres entrouvertes.

– Tu l’as tuée, dit Freneuse au rapin quis’agenouillait pour faire respirer les sels à la pauvre enfant.

– Oh ! que non. Avant une minute,elle reviendra, et je tâcherai de la consoler. Qui diable auraitdeviné qu’elle était si sensible ? Ce n’est pas le défaut desItaliennes. J’en ai connu une qui avait perdu son mari le matin etqui posait une bacchante à midi dans l’atelier de Henner. Après ça,ce n’était que son mari.

– Assez ! j’excuse ta sottise, maisje te défends de dire à Pia comment sa sœur est morte. Il y auraitde quoi l’achever.

– N’aie pas peur ; j’inventerai unehistoire, et pour qu’elle me pardonne, je la conduirai à l’endroitoù nous avons conduit sa sœur ce matin. Sophie Cornu a bien faitles choses. Un service très gentil à l’église de Montmartre et uneconcession de cinq ans au cimetière Saint-Ouen. Moi, je me suisfendu d’une couronne d’immortelles et d’un gros bouquet deviolettes de Parme.

Tout en bavardant, Binos jouait du flacon sansbeaucoup de succès. Pia tressaillit convulsivement, mais elle nereprenait pas connaissance, et Freneuse avait des enviesd’étrangler l’incorrigible rapin qui ne pouvait pas tenir salangue, cette maudite langue, cause de tout le mal.

Au moment le plus critique de cette situationtendue, on sonna à la porte.

– Donne-moi le flacon et va ouvrir, ditFreneuse avec humeur. Si je n’ouvrais pas, on recommencerait. Maisquand tu auras vu qui c’est, tu vas me faire le plaisir de collerla porte au nez de l’imbécile qui se permet de venir medéranger.

– Si tu avais des créanciers, je croiraisque c’en est un, grommelait Binos en se dirigeant vers la porte. Lecoup de sonnette a été autoritaire et prépondérant.

Pia avait dû l’entendre, et elle était sinerveuse, qu’elle avait pris peur. Elle avait jeté ses bras autourdu cou de son ami et elle l’attirait à elle, si bien que les lèvresde Paul effleuraient le front de l’enfant.

Ils formaient, sans s’en douter, un groupequ’un artiste aurait aimé à peindre.

C’était un tableau tout fait.

Binos, qui ne le voyait pas, entrebâilla laporte et avança la tête au dehors. Il avait préparé une phrase pourmettre en fuite l’intrus qu’il pensait rencontrer sur le palier, etil n’avait pas eu de peine à la trouver, car il possédait un vasterépertoire d’impertinences gouailleuses, et la commission dontFreneuse venait de le charger était de celles qu’il aimait àexécuter.

Mais les paroles lui restèrent dans le gosier,lorsqu’il aperçut une jeune femme d’une beauté éblouissante,flanquée d’un monsieur de bonne mine et d’aspect opulent.

Binos professait un culte pour Rubens, le roide la couleur, et c’était un Rubens qui lui apparaissait en pleinelumière.

L’impression fut si vive que, dans sonenthousiasme, il ouvrit la porte toute grande, au lieu de larefermer.

Il pensait :

« Freneuse dira ce qu’il voudra. Je nepeux pas laisser un chef-d’œuvre sur l’escalier. »

En même temps, il ôtait son feutre et ilsaluait jusqu’à terre, en reculant de trois pas pour livrer passageà cette triomphante personne, qui entra d’un pas délibéré, et sansl’honorer d’un regard.

Le monsieur qui l’accompagnait suivit, enhésitant un peu, et Binos, portant la main à son front, pritincontinent la position d’un soldat sans armes qui se range pourlaisser passer son supérieur.

Freneuse poussa un cri de surprise qui fit quePia ouvrit les yeux.

Il venait de reconnaître M. Paulet et safille.

Le divan sur lequel Pia était couchée à demi,la tête appuyée contre la poitrine de Freneuse et un bras passéautour de son cou, ce malencontreux divan se trouvait placé justeen face de la porte et précisément au-dessous de la large fenêtrecarrée qui éclairait l’atelier, en pleine lumière, par conséquent,et droit devant les yeux des gens qui entraient.

M. Paulet s’était arrêté court, enapercevant ce tableau gracieux, et marmottait des motsincompréhensibles.

Sa fille, beaucoup moins intimidée que lui,hésitait cependant à avancer ; elle fronçait le sourcil, et lesang lui montait au visage.

Binos avait tranquillement refermé la porte etcontemplait avec une sorte d’extase cette scène qui réjouissait soncœur d’artiste.

Mais la situation de Paul Freneuse étaitcruellement ridicule. Le pauvre garçon ne pouvait pas repousser lapauvre fille qui l’étreignait et venir ensuite tirer sa révérence àMlle Marguerite.

Pia le tira d’embarras. Elle avait reprisconnaissance. Elle s’arracha de ses bras. Elle trouva même la forcede rajuster son corsage, de rattacher ses cheveux et de se lever enpied. Et elle resta, pâle et tremblante, regardant fixement labelle inconnue qui l’examinait d’un air dédaigneux.

– Je vois que nous vous dérangeons,articula enfin M. Paulet. Si j’avais su, je vous prie decroire, cher Monsieur, que je ne serais pas entré.

– J’aurais vivement regretté d’être privéde votre visite, répondit Freneuse avec effort, et je vous prie dem’excuser… Cette jeune fille qui me sert de modèle vient de setrouver mal pendant qu’elle posait…

– Et vous l’avez secourue. C’est toutnaturel. Mais nous vous gênerions en restant ici, et nous allonsprendre congé de vous.

– Oh ! Monsieur, s’écria Binos, vousn’aurez pas la cruauté de partir si vite ; si madame s’enallait, il me semblerait que le soleil s’éteint.

Le drôle était venu, sans vergogne, se planterdevant la belle Marguerite, et il la contemplait en faisant desmines d’homme ébloui. Ce manège ne semblait pas déplaire àMlle Paulet, car elle souriait, mais Freneuseétouffait de colère.

– La petite est sur ses jambes, repritl’impudent rapin. Un instant de repos sur ce vert canapé, et il n’yparaîtra plus.

» N’est-ce pas, carissima ?ajouta-t-il en s’adressant à la pauvre enfant qui pleurait.

– Non, je pars, dit-elle, en essuyant seslarmes.

– Tu as raison, ma fille. Le grand air teremettra complètement. Va faire un tour sur la place Pigalle ;tu reviendras quand tu te sentiras en état de tenir la pose.

– Je ne reviendrai pas, murmura Pia.

Et elle s’achemina d’un pas chancelant vers laporte. Freneuse allait courir à elle pour la retenir. Un regard deMlle Marguerite le cloua sur place.

Pia le surprit, ce regard impérieux. Ses jouespâles s’empourprèrent, son doux visage se contractadouloureusement. Elle était blessée au cœur.

Mais elle ne s’arrêta point.

Cette fois, Freneuse n’y tint plus. Il passadevant Mlle Paulet, et il rejoignit Pia au momentoù elle mettait la main sur le bouton de la porte.

– Rentre chez toi, ma chère Pia, etprends courage, lui dit-il, assez haut pour que M. Paulet etsa fille entendissent. J’irai te voir aujourd’hui, et demain nousirons ensemble porter des fleurs au cimetière.

– Adieu ! répondit l’Italienne enrefoulant un sanglot.

Elle sortit, laissant Freneuse à ses remords,et certes il en avait, car s’il manquait d’énergie dans certainscas, il ne manquait assurément pas de sensibilité.

La douleur de Pia le touchait, et s’il eût étéplus maître de lui-même, il ne l’aurait pas laissée partirainsi ; mais la présence de Mlle Paulet luifaisait perdre la tête.

– Je suis vraiment désolé, s’écria lepère de Marguerite. Vous auriez voulu sans doute accompagner cettepetite…

– Ce serait tout à fait inutile,interrompit Binos. Je la connais. Elle a une volonté de fer, et dumoment qu’elle s’est mis en tête de partir seule, personne ne lafera changer d’avis.

» D’ailleurs, elle n’est pas malade. Ellea du chagrin, voilà tout.

– Quel chagrin ? demanda sèchementMlle Marguerite.

– Oh ! un gros. Elle vientd’apprendre que sa sœur est morte.

– C’est ici qu’elle l’a appris ?

– Oui, Madame, et par hasard… unmalheureux hasard. Je n’avais jamais entendu parler de cette sœur,et j’étais en train de raconter à mon ami Freneuse que je venaisd’assister à l’enterrement d’une jeune fille que je ne connaissaispas du tout… si ce n’est pour avoir vu son corps à la Morgue. Je neconnaissais que son nom, et j’ai eu l’imprudence de dire devant lapetite que cette infortunée s’appelait Astrodi.

– Astrodi ! la fille dont vousparlez s’appelait Astrodi ! s’écria M. Paulet.

– Oui, Bianca Astrodi, répondit Binos,assez surpris de voir son interlocuteur donner des marquesd’émotion.

– Et vous avez la preuve qu’elle estmorte !

– La preuve matérielle. On vient de lamettre en terre, et j’y étais.

– Alors, on peut se procurer son acte dedécès.

– Assurément. Hier, c’eût été difficile,attendu que personne ne l’avait encore reconnue, quoiqu’elle fûtdepuis trois jours exposée à la Morgue.

– Elle est donc morte paraccident ?

– Oui, Monsieur, par un accident…singulier…

– Pourriez-vous me dire où elledemeurait ?

Cette question lancée à l’improviste eut poureffet d’arrêter immédiatement les confidences de Binos. Il n’aimaitpas les bourgeois, – il désignait ainsi tous les gens qui n’avaientpas l’honneur d’être artistes, – et avec eux il était toujours surses gardes. Or, il avait reconnu tout de suite que M. Pauletétait un bourgeois de première classe, et s’il ne lui avait pasencore fait de mauvaises charges, c’est queMlle Marguerite le fascinait par son opulentebeauté. Il se souciait d’autant moins de lui raconter la tragiquehistoire de l’omnibus, que l’illustre Piédouche lui avait faitjurer de n’en parler à personne.

– Je n’en sais rien, répondit-il avecaplomb. Mais si vous tenez à connaître son domicile, vous pourriezvous renseigner à la préfecture de police.

Freneuse était sur les épines depuis le départde Pia. Il voyait bien que Mlle Paulet l’observaità la dérobée, et il devinait pourquoi.

Il aurait voulu lui expliquer comment il avaitété forcé de prendre la jeune Italienne dans ses bras, et d’unautre côté il sentait bien que ce n’était pas à lui d’allerau-devant d’une question qu’il attendait.

Essayer de se justifier sans qu’on le luidemandât, c’eût été presque de l’outrecuidance, car autant eût valudire : « Je sais que vous êtes jalouse de moi, et jetiens à vous prouver que je ne vous ai pas donné sujet del’être. »

Mais la belle Marguerite n’était pointaccoutumée à dissimuler ses impressions, et elle aborda sanshésiter le sujet que Paul Freneuse n’osait pas traiter.

– Elle est jolie, cette petite, dit elled’un ton dégagé. Est-ce qu’elle vient poser tous lesjours ?

– Depuis que j’ai commencé mon tableau,oui, Mademoiselle, répondit l’artiste, qui ne mentait jamais.

– C’est-à-dire depuis quatre mois, si jene me trompe.

– Quatre mois et demi, Mademoiselle.

– Je comprends que vous n’alliez pas plusvite, si vous êtes souvent obligé d’interrompre la séance commevous l’avez interrompue aujourd’hui.

– C’est la première fois que celam’arrive, Mademoiselle. Ordinairement, cette enfant tient la pose àmerveille ; mais, lorsque vous êtes entrée, elle venait derecevoir brusquement une si triste nouvelle qu’elle a perduconnaissance. J’ai dû la relever et la porter sur ce divan.

– C’était bien naturel. Comment ne vousintéresseriez-vous pas à elle ? Vous la voyez tous les jourspendant trois ou quatre heures. Et il me semble d’ailleurs qu’ellevous est très attachée. Elle avait les larmes aux yeux en vousdisant : « Je pars. »

– Elle pleurait parce qu’elle a perdu sasœur.

– Ah ! c’est sa sœur qui estmorte ?

– Oui, Mademoiselle.

– Quoi ! Bianca Astrodi était lasœur de cette poseuse ! s’écria M. Paulet.

– Oui, Monsieur. Ne vous l’avais-je pasdit ?

Le père de Marguerite avait eu une surpriseagréable en apprenant par la bouche de Binos queM. Blanchelaine lui avait dit la vérité. Il n’y avait pas dansParis deux Bianca Astrodi, et la seule qui y fût venait de partirpour l’autre monde, il n’était plus possible d’en douter, puisquedes gens désintéressés dans la question l’affirmaient.

Il s’était réjoui dans son for intérieur, cetexcellent M. Paulet. Il s’était même demandé s’il n’y auraitpas moyen de se soustraire à l’exécution de ses engagementsvis-à-vis de l’agent d’affaires. Qu’avait-il besoin de payer unecopie de l’acte de décès, maintenant qu’il savait où se laprocurer ? Mais sa joie n’était plus sans mélange, depuisqu’il venait de découvrir que la défunte avait une sœur. Qui étaitle père de cette sœur inattendue ? C’était là le grand point,et M. Paulet tenait beaucoup à l’éclaircir.

– Pia aussi s’appelle Astrodi, repritFreneuse. C’est le nom de leur mère.

« Alors, tout va bien, pensa l’héritiernaturel de feu Francis Boyer. Mon frère n’a jamais parlé de cetteseconde fille. Donc elle n’est pas de lui. Et, comme il a survécud’un jour à la Bianca, la poseuse n’a aucun droit à sasuccession. »

– Mais, mon père, dit en souriantMlle Marguerite, nous ne sommes pas venus chezM. Freneuse pour établir la filiation de ces Astrodi, etpuisque vous oubliez de le dire, moi je lui rappelle qu’il nous apromis de nous montrer les curiosités de son atelier, et je demandeà les voir, car je n’ai encore vu qu’une Italienne en jupon rougeétendue sur un canapé vert.

Freneuse avait une inclination très prononcéepour Mlle Paulet, et il était ravi de larecevoir ; mais le ton qu’elle prenait lorsqu’elle parlait dePia avait fini par le choquer.

Il y avait de la sécheresse, presque de lacruauté, dans cette façon de traiter ironiquement une pauvre fillequi ne méritait pas tant de dédain.

Elle n’était ni fière ni railleuse, cette Piaqu’il se reprochait d’avoir congédiée si brusquement. Elle nesavait que souffrir sans se plaindre et aimer son bienfaiteur.

La belle Marguerite, au contraire, montraitplus d’assurance que de sensibilité, et si elle daignait laisservoir que Paul Freneuse lui plaisait, elle ne craignait pas de leblesser en le prenant de très haut avec une enfant à laquelle ils’intéressait.

L’artiste avait du cœur, et il ne pouvait pass’empêcher de faire mentalement des comparaisons qui n’étaientpoint à l’avantage de la riche héritière. Mais elle était si bellequ’il était tout disposé à lui pardonner ses travers.

– Mon Dieu, Mademoiselle, dit-il enfaisant un effort pour répondre gracieusement à ses avances, jecrains de m’être vanté en vous parlant des curiosités de monatelier. J’étais si désireux de vous y recevoir, que je me suislaissé aller à vous annoncer des merveilles, dans l’espoir de vousy attirer… des merveilles qui n’existent pas.

» Il n’y a ici que des croquis, desétudes, des vieilleries que j’ai ramassées en courant la campagneromaine… quelques lambeaux de tapisseries anciennes, des meubles àincrustations d’ivoire extrêmement délabrés… Monsieur votre père ena de beaucoup plus beaux.

– Mais vos tableaux, cher Maître, s’écriaM. Paulet, nous sommes venus tout exprès pour les admirer.

Il était enchanté d’avoir dit « chermaître », parce que cette locution n’est pas à l’usage desbourgeois.

Binos, qui l’observait avec l’arrière-penséede se moquer de lui, saisit l’intention et se mordit les lèvrespour ne pas rire.

– Mes tableaux ne méritent pas qu’on lesadmire, dit modestement Freneuse, mais je serais heureux de vousles montrer. Malheureusement, je ne puis pas les garder chez moi…par la raison que je les vends.

– Vous les vendez même très bien, et jevous en félicite, s’écria M. Paulet. Vous avez une fortune aubout de vos doigts, et la peinture est le roi des métiers. Sij’avais eu un fils, j’en aurais fait un artiste.

– Peuh ! dit Binos, il y a des fauxfrais. Les couleurs sont hors de prix. Tel que vous me voyez,Monsieur, je me ruine en terre de Sienne et en jaune de chrome.

– Ah ! Monsieur estpeintre ?

– Je m’en flatte. Je l’ai été dès ma plustendre enfance. J’avais la vocation en naissant. Aussi n’ai-jejamais eu de maître. Je suis l’élève de la nature.

» Paul, présente-moi donc.

– Pierre Binos, mon camarade d’école etmon ami, murmura Freneuse, qui aurait donné gros pour quel’incommode rapin ne fût pas là.

– Enchanté de faire votre connaissance,Monsieur, prononça gravement M. Paulet.

» Peignez-vous les portraits ?

– Je peins tout… excepté les enseignes…et encore, si l’on m’en priait, pour obliger un commerçantmalheureux, j’irais jusqu’à déshonorer mon pinceau.

» Mais si j’étais appelé à l’honneurd’immortaliser les traits de Mademoiselle en les fixant sur latoile, je suis sûr que je ferais un chef-d’œuvre.

Ce grotesque compliment exaspéra Paul, mais ilne parut point déplaire à Mlle Marguerite, qui lerécompensa par un sourire.

– Il vous reste au moins un tableau,dit-elle en s’adressant à Freneuse, celui que vous achevez pour leSalon. Est-il défendu de le regarder ?

– Non, certes, répondit l’artiste avecempressement. Et je vous jure, Mademoiselle, que s’il avait lebonheur de vous plaire, peu m’importerait que le jury merefusât.

Le père et la fille vinrent aussitôt se placerdevant la toile, et le père s’écria :

– Tiens, voilà l’Italienne qui a perdu sasœur. Vous pouvez vous flatter, mon cher, d’avoir attrapé laressemblance. C’est frappant.

– Je trouve que vous l’avez flattée, ditMlle Paulet. Elle a de beaux yeux, mais le bas duvisage manque de finesse. Et si j’osais dire tout ce que je pense,j’ajouterais que la race qui fournit les modèles pèche parl’absence de distinction.

– C’est ce que je répète tous les jours àFreneuse, s’écria le facétieux Binos. On s’obstine à faire venirdes Romaines fabriquées tout exprès pour l’exportation, et l’ontombe dans les rengaines. Si Rubens avait voulu peindre unechevrière assise au pied du tombeau de Cecilia Metella, il auraitpris tout simplement une belle Flamande, et la citadelle d’Anversaurait figuré le tombeau.

» Ah ! mon cher Paul, siMademoiselle consentait à poser à la place de Pia, tu ferais de lapeinture vraie, de la peinture qui aurait un cachet d’originalitégrandiose.

– Mais, dit la belle Marguerite, ensupposant que j’y consentisse, M. Freneuse ne consentiraitpas, je le crains, à effacer de son tableau la figure de cettejeune fille. S’il l’a choisie, c’est qu’elle lui agréait.

Freneuse sentait bien que de la réponse qu’ilallait faire, dépendait le succès d’un projet qui lui était cher.Mlle Paulet le regardait avec des yeux qui disaientclairement : si vous tenez à m’épouser, vous me sacrifierezbien une toile et une poseuse italienne.

Non qu’elle eût l’intention de prêter sapersonne pour appliquer les ridicules théories imaginées parBinos ; elle avait trop de goût pour se faire peindre enchevrière des Abruzzes, mais elle voulait soumettre son futur marià une épreuve.

Ce n’était pas le modèle qui lui déplaisait,c’était la femme, c’était la pauvre Pia, dont l’incontestablebeauté contrastait avec la sienne.

– Tu es folle, dit M. Paulet. Notreami Freneuse ne peut pas manquer l’Exposition pour satisfaire un detes caprices.

– Si Mademoiselle voulait bien mepermettre de faire son portrait, je serais le plus heureux deshommes, murmura Freneuse, qui espérait se tirer d’embarras parcette proposition évasive.

– Et moi je serais certainement la plusheureuse des femmes, répliqua sèchement l’altière Marguerite, maisje me reprocherais toute ma vie de priver cette petite del’immortalité que vous allez lui donner.

– Je vous jure, Mademoiselle, que je n’aipas la prétention de croire que mes œuvres me survivront… pas plusque Pia n’espère que ses traits passeront à la postérité. La pauvrefille travaille pour vivre… et moi aussi, après tout, puisque jevends mes tableaux.

» Mais j’aime passionnément mon art, etsi vous consentiez à me servir de modèle, je suis certain que jeferais un beau portrait.

» C’est l’inspiration qui nous manque leplus souvent, à nous autres artistes qui sommes obligés de vivre denotre talent. Afin de gagner plus d’argent, nous choisissons lessujets qui plaisent le mieux au public qui achète. Les scènesitaliennes se placent avantageusement ; j’ai peint une jeunefille gardant ses chèvres dans la campagne romaine, tout commej’aurais pu peindre une Transtévérine agenouillée devant unemadone.

» Mais si je pouvais faire le tableau queje rêve, c’est alors que l’inspiration viendrait : jepeindrais pour moi.

– Et pour moi aussi, j’espère, ajouta ensouriant Mlle Marguerite, que cette déclaration,déguisée en profession de foi, avait fort rassérénée.

» Je vous préviens que, si je me décidaisà poser pour vous, je ne vous laisserais pas mon portrait.

– Je serais ravi de vous le donner, ditvivement Freneuse, mais je ne voudrais pas jurer de n’en pas garderune copie.

– Je ne m’y opposerais pas. Toute laquestion est de savoir si je poserai. Mon père prétend que vousvous feriez le plus grand tort en abandonnant un tableau presqueachevé.

– Mais… je puis le finir et faire en mêmetemps votre portrait, répliqua Freneuse, qui voyait bien oùMlle Paulet voulait en venir.

– C’est dire que vous partageriez votretemps et votre atelier entre moi et Mlle Pia. Vousauriez deux toiles et deux chevalets. La chevrière poserait dans uncoin, et moi dans l’autre, et chacune de nous aurait son tour depose. Je vous suis très obligée, Monsieur, de votre bonne volonté,mais vous me permettrez de ne pas accepter cet arrangementingénieux.

Ce fut dit d’un ton si sec que le rouge montaau visage de l’artiste.

– Je ne vous propose rien de pareil,Mademoiselle, répondit-il froidement. Je comprends fort bien quevous ne pouvez pas me donner des séances ici, car je suis forcé,moi, d’y recevoir des personnes qu’il ne vous serait pas agréablede rencontrer ; mais si Monsieur votre père m’autorisait àtravailler chez lui…

– Comment donc ! s’écriaM. Paulet ; mais avec le plus grand plaisir.

– Vous n’y pensez pas, mon père,interrompit Mlle Marguerite ; dans votreappartement, le jour est détestable pour peindre.

» D’ailleurs, si je faisais faire monportrait, je voudrais commencer à poser dès demain, etM. Freneuse oublie que, demain, il a promis à cette fille dela conduire au cimetière où l’on a enterré sa sœur. Cettepromesse-là est sacrée, et à Dieu ne plaise que je l’empêche de latenir.

C’en était trop, et Freneuse, blessé, renditcoup pour coup.

– Il faudrait que je n’eusse pas de cœurpour y manquer, dit-il en regardant Mlle Paulet enface. Je suis et je serai toujours du parti des faibles.

– C’est très généreux de votre part, ditironiquement l’altière Marguerite. Mais quelquefois la générositécoûte cher.

– Je ne regarde pas à la dépense, ripostal’artiste.

– Marguerite, tu vas trop loin, s’écriaM. Paulet ; M. Freneuse est bien libre de disposerde son temps comme il lui plaît, et, pour vous mettre d’accord,moi, je propose que…

Cet essai de pacification fut interrompu parun violent coup de sonnette. Binos, depuis que ce combat de parolesétait commencé, se contentait de juger les coups sans intervenir.Au fond, il était du parti de Mlle Paulet, qu’ilexaminait en connaisseur et qu’il trouvait superbe dans sonattitude de lionne courroucée.

Il se proposait même de faire plus tard un peude morale à Freneuse, et de lui représenter qu’il avait tort de sebrouiller avec une si belle personne et un bourgeois si cossu pourles beaux yeux d’une petite poseuse.

Mais il saisit avec empressement l’occasion decouper court à la dispute en allant ouvrir la porte, sans que sonami l’y eût autorisé.

C’était un monsieur qui avait sonné, unmonsieur rasé de frais, cravaté de blanc et tout de noir vêtu.

Binos, qui avait la tête farcie des souvenirsdu crime de l’omnibus, le prit pour un commissaire de police, et,après avoir salué jusqu’à terre, il entama un discours où il étaitquestion d’enquête judiciaire.

– Pardon, Monsieur, interrompit lenouveau venu, j’arrive de province pour voir M. Paulet… On m’adit qu’il était chez M. Paul Freneuse, artiste peintre, placePigalle, et je me suis permis de…

– Me voici, cria M. Paulet, en seprécipitant vers la porte.

– Monsieur, reprit le visiteur, j’ai bienl’honneur de vous saluer. Je suis Me Drugeon,notaire, et je viens d’Amélie-les-Bains pour vous apporter…

– Le testament de mon frère… je sais… jesais… J’avais donné des ordres pour qu’on vînt me chercher, et jevous remercie d’avoir pris la peine de passer ici.

» Mon cher Freneuse, vous voudrez bienm’excuser. J’attendais Monsieur avec impatience… pour régler uneaffaire de famille ; j’ai hâte de causer avec lui, et je suisobligé de prendre congé de vous.

– C’est tout naturel, dit l’artiste ens’inclinant.

– Mais nous nous reverrons bientôt, etj’espère que tout s’arrangera à votre satisfaction et à la nôtre.Cette première visite ne compte pas.

» Viens, Marguerite, ajoutaM. Paulet, qui avait un peu perdu la tête.

Marguerite n’avait pas attendu pour prendre lechemin de la porte que son père l’y invitât. Elle sortit, sansregarder Freneuse, mais elle honora Binos d’un sourire qui lerendit bien fier.

Le notaire était déjà dans l’escalier. Iln’était pas venu à Paris pour voir des tableaux, et les peintres nel’intéressaient guère.

Freneuse reconduisit cérémonieusement le pèreet la fille jusqu’à la première marche, modéra d’un coup d’œill’ardeur de Binos qui avait l’air de vouloir les escorter beaucoupplus loin, et rentra avec lui dans l’atelier.

– Eh bien, M. Drugeon, commençaM. Paulet qui avait pris le bras du notaire pour descendre,vous aller me le montrer, ce testament, car vos dépêches ne m’enont donné qu’un aperçu très sommaire. C’est égal, vous pouvez vousvanter de m’avoir fait une belle peur. Savez-vous que ce n’est pasgai de perdre une succession de cette importance qui me revenaitlégitimement ?

– À qui le dites-vous, Monsieur ?soupira le notaire. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour parer lecoup, et je vous prie de croire que si cela avait dépendu de moi,vous n’auriez pas été déshérité de cette magnifique fortune.

– Oui, oui… je le sais… et je vous enveux d’autant moins de n’avoir pas réussi, que la Providence a faitce que vous n’avez pu faire.

– Comment cela ?

– Vous m’avez télégraphié une mauvaisenouvelle. J’en ai une bonne à vous apprendre. Le testament de monfrère ne vaut rien.

– Pardon, Monsieur… je l’ai vu, etmalheureusement, je puis vous assurer qu’il est au contraireparfaitement régulier. Il est daté, signé et écrit tout entier dela main du testateur, qui a même pris la précaution d’en donnerlecture à plusieurs personnes, en leur déclarant que c’était bienl’expression de sa dernière volonté, il n’y manque donc rien, etvous auriez tort d’espérer que…

– Il n’y manque rien, soit ! mais ilest caduc, répliqua M. Paulet, en appuyant sur le terme dedroit que le sieur Blanchelaine lui avait appris le matin même.

– Caduc ! répéta le notaire.Connaissez-vous la signification exacte de ce mot ?

– Parbleu ! ça signifie que lanommée Bianca Astrodi, légataire universelle, étant décédée un jouravant mon frère, n’a pas pu hériter de lui.

– Vous avez la preuve de cedécès ?

– Je l’aurai demain. Ainsi vous voyez quetout est pour le mieux.

Le notaire hochait la tête et ne paraissaitpas convaincu.

– Vous ne douterez plus, quand je vousmontrerai la copie de l’acte mortuaire.

– Ce n’est pas cela, Monsieur, dittristement Me Drugeon, mais Bianca Astrodi n’étaitpas légataire universelle. M. Francis Boyer a, par sontestament, laissé sa fortune à ses deux filles naturelles, Biancaet Pia. Si l’une est morte, l’autre est appelée à recueillir latotalité de la succession… à moins qu’elle ne soit morte aussiavant votre frère.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaM. Paulet, mais tout est perdu… car elle vit, cette Pia… jeviens de la voir, la misérable !

Marguerite suivait de près son père, et elleavait tout entendu.

– Je perds bien plus encore,murmura-t-elle. Puisse-t-elle mourir aussi, l’odieuse créature quim’a pris un homme que j’aime et une fortune quim’appartenait !

Chapitre 7

 

 

À Paris, les pauvres gens habitent surtout lesquartiers excentriques, les quartiers qui, avant la suppression dumur d’enceinte, se trouvaient en dehors des limites de l’octroi etoù par conséquent il faisait moins cher vivre.

Et quand les pauvres gens quittent ce monde,on les enterre de préférence au-delà des fortifications.

Les grands cimetières situés dans l’intérieurde la ville sont à l’usage exclusif des privilégiés qui ont lemoyen d’acquérir un terrain à perpétuité.

On y a bien réservé un coin séparé pour lafosse commune, de même qu’on est obligé de souffrir que lesindigents circulent sur les grands boulevards ; mais la classemoyenne des morts, celle qui ne peut acheter qu’une concessiontemporaire, n’y est plus admise.

On l’a reléguée dans les deux cimetièressuburbains de Saint-Ouen et d’Ivry.

Au village, le champ du repos appartient àtous. Le valet de ferme y dort dans la même terre que le seigneurdu château. Les distinctions sociales finissent à la tombe.

Et dans Paris, la ville égalitaire parexcellence, les riches seuls ont le droit de laisser leursos ; on y tolère encore les misérables, passagèrement, de mêmeque, pendant leur vie, la charité publique leur accordel’hospitalité d’une nuit ; mais on ne tarde guère àbouleverser leur triste sépulture pour faire place à d’autres.

Le peuple a protesté en baptisant de nomsbizarres les enclos lointains où l’on a exilé ses morts.

Il appelle Cayenne le cimetière deSaint-Ouen ; il appelle celui d’Ivry le Champ desNavets.

Ivry est sinistre. C’est là qu’on enfouit lesguillotinés. Saint-Ouen n’est que triste.

Le Père-Lachaise, Montmartre et leMontParnasse ont un caractère. Les cyprès ont eu le temps d’ypousser ; les monuments funéraires ne ressemblent pas tous àdes bâtisses neuves ; la mousse verdit les pierres tombalesdes générations qui ont précédé la nôtre. Il y a des souvenirs dansl’air.

Saint-Ouen date, pour ainsi dire,d’hier ; Saint-Ouen n’a pas d’histoire. C’est un jeunecimetière, un cimetière banal et dépourvu de toute majesté.

Dans la plaine désolée qui s’étend au nord deParis, on a pris un terrain quelconque, on l’a entouré de murs, eton l’a livré aux fossoyeurs. Pas d’arbres qui le distinguent deschamps voisins. C’est sec et nu, et ce n’est pas silencieux.

On y entend le sifflet des locomotives, latrompette des tramways, et même les orchestres des guinguettes,car, à partir de la barrière, le chemin qui y mène est bordé desdeux côtés de cabarets et de bals champêtres.

Sur cette route poudreuse, le lendemain de lavisite que M. Paulet et sa fille avaient faite à l’atelier,roulait vers midi une voiture de place dont l’intérieur étaitoccupé par Paul Freneuse et Pia Astrodi.

Binos, perché sur le siège, causait avec lecocher. Freneuse aurait bien mieux aimé se priver de la compagniede ce rapin dont les allures débraillées et le langage inconsidérélui étaient devenus insupportables ; mais Binos avait assistéà l’enterrement de Bianca, et sans lui, Freneuse n’aurait pas puretrouver l’endroit où reposait la victime du crime del’omnibus.

Ou, du moins, il lui aurait fallu demander cerenseignement au conservateur du cimetière, et il trouvait plussimple de se faire conduire par Binos, qui d’ailleurs avait juré laveille de se tenir convenablement, de respecter la douleur de Pia,et surtout de ne pas la désoler davantage en lui racontant queBianca avait été assassinée.

Après le brusque départ de la belleMarguerite, les deux artistes avaient eu ensemble une conversationanimée et même orageuse. Freneuse avait reproché à Binos d’avoirannoncé brutalement à Pia la mort de sa sœur ; Binos s’étaitmoqué des délicatesses de Freneuse et de la préférence qu’ilaccordait à une petite poseuse, qui, selon lui, n’était pas dignede servir de femme de chambre à la splendide et opulenteMlle Paulet.

Binos déclarait qu’il fallait être fou pourdédaigner ce Rubens échappé de son cadre et pour brûler sesvaisseaux, comme Freneuse l’avait fait, en prenant le parti de lapauvre Italienne.

Sur quoi, Freneuse s’était fâché tout rouge etlui avait signifié de ne plus se mêler de ses affaires et de nejamais lui parler du meurtre, vrai ou supposé, de BiancaAstrodi.

Binos ne demandait pas mieux que de se taire,par la raison qu’il avait promis à Piédouche de garder le secretsur ses opérations passées et futures.

Binos avait accepté de bonne grâce lesconditions que lui imposait son ami, et l’on avait fini pars’entendre.

Il avait été convenu que le lendemain on iraittous ensemble à Saint-Ouen, et qu’après la visite à la tombe, Binoslaisserait Freneuse seul avec Pia.

La malheureuse enfant était horriblementchangée, et elle ne cessait pas de pleurer, quoi que fît son amipour sécher ses larmes.

Il était allé de bon matin la chercher rue desFossés-Saint-Bernard, chez le père Lorenzo, et elle avait faillis’évanouir en le voyant apparaître sur le seuil de la chambrettequ’elle occupait au dernier étage de la maison.

C’était la première fois que Freneuse mettaitle pied dans cette chambre dont le modeste ameublement avait étéacheté avec l’argent que Pia gagnait en posant pour lui, et dans unautre temps, – la veille encore, – sa présence y aurait apporté lajoie.

Mais l’enfant n’était plus la même depuisqu’elle connaissait l’affreuse nouvelle apportée par Binos. Ellepâlit en voyant Freneuse, elle chancela, mais elle eut la force dese dérober quand il s’avança pour la recevoir dans ses bras, etelle resta devant lui immobile et muette.

On voyait qu’elle était frappée au cœur.

Son ami lui dit doucement qu’il venait luidemander de l’accompagner au cimetière, où il allait porter desfleurs sur la tombe de Bianca ; mais il s’abstint de faire lamoindre allusion à la visite de M. Paulet et à l’étrangeattitude de sa fille, qui s’était conduite dans l’atelier comme sielle eût été en pays conquis.

Il crut devoir s’abstenir aussi de luiraconter la scène qui s’était passée dans l’omnibus et la partqu’il y avait prise. À quoi bon raviver par ce triste récit lesdouleurs de la pauvre fille ? Et qu’importait à Pia que lamort de sa sœur fût vengée ? Freneuse d’ailleurs doutaitencore que cette mort fût le résultat d’un crime, et il aimaitmieux penser le contraire.

Pia se remit assez vite, mais, à la grandesurprise de l’artiste, elle hésita d’abord à le suivre. Pour ladécider, il fallut qu’il lui rappelât que, sans lui, elle nepourrait jamais trouver la fosse où reposait sa sœur.

Le voyage avait été silencieux, jusqu’aumoment où le fiacre s’était arrêté sur la place Pigalle, à la portede la maison de Freneuse et à deux pas de l’endroit où, quelquesjours auparavant, Freneuse s’était aperçu que la jeune fille quis’appuyait sur son épaule n’était plus qu’un cadavre.

Mais là, comme Freneuse descendait de voiturepour appeler Binos qui l’attendait au café le plus prochain, Piaavait murmuré :

– Non, non, je n’irai pas.

L’artiste avait deviné qu’elle s’était juré àelle-même de ne plus entrer dans cet atelier oùMlle Paulet devait revenir, et cette découverte luiavait donné à réfléchir.

Binos était survenu, mais il s’étaitvolontairement relégué sur le siège, et Freneuse s’était retrouvéen tête-à-tête avec sa protégée qui persistait à se taire.

Ils arrivèrent, sans avoir échangé une parole,à l’entrée d’un chemin très court qui part de la grande route pouraboutir au cimetière.

Binos sauta à terre et vint ouvrir laportière. Pia évita de s’appuyer sur son bras pour descendre, etFreneuse ne fut pas trop surpris de la répugnance qu’elle montraità accepter les services de ce mauvais garçon qui, la veille,n’avait eu d’yeux que pour la belle Marguerite.

Il y avait là des gens des divers métiers quivivent de la mort : marbriers tenant boutique d’urnesfunéraires et de colonnes tronquées ; jardiniers vendant despots de fleurs ; guides médaillés pour faire visiter auxétrangers les beautés du cimetière, sans compter lescochers de corbillard occupés à se rafraîchir au cabaret ducoin.

L’apparition de Pia mit tout ce monde enrumeur. La pauvre enfant n’avait pas pris le deuil. Elle ne pouvaitpas le prendre. Il lui aurait fallu, pour se conformer à l’usage,s’habiller à la française, et elle ne possédait pas d’autresvêtements que ceux de son pays natal.

Elle portait donc la coiffe blanche et la juperouge des femmes de Subiaco. C’est un costume qu’on rencontresouvent dans les rues du quartier des Martyrs, mais très rarement àla porte des cimetières.

Les filles des Abruzzes meurent pourtant toutcomme de simples Parisiennes, et l’on aurait pu croire que celle-làvenait attendre à la porte du cimetière de Saint-Ouen le convoid’une de ses pareilles ; mais la présence de Freneuse nes’accordait guère avec cette supposition. L’élégance de sa tenue nepermettait pas de penser qu’il fût parent de la petite auxcotillons écarlate, et cependant il était descendu de voiture avecelle.

Il est vrai que Binos avec sa vareuse et sonchapeau mou pouvait fort bien passer pour un modèle endisponibilité. Freneuse s’aperçut qu’on les regardait un peu plusqu’il ne l’aurait voulu, et il se hâta de faire ses achats.

Il n’avait que l’embarras du choix. Desmarchandes en plein vent étalaient toutes sortes d’objets demauvais goût, couronnes d’immortelles, couronnes de fausses perles,cadres en verre abritant des bouquets artificiels.

Rien de tout cela ne lui plaisait, et ils’adressa à un jardinier qui lui vendit quatre pots de fleursfraîches et qui lui fournit un commissionnaire pour les porter.

Mais Pia était restée en arrière pourmarchander une petite croix de perles noires qu’elle paya de sonargent. Binos, qui n’achetait rien, et pour cause, avait pris lesdevants. Il était déjà dans le cimetière, et Freneuse fut assezsurpris de voir qu’il appelait de la voix et du geste une femme quimarchait devant lui, une femme affublée d’un vieux tartan toutpassé et coiffée d’un chapeau extravagant, un chapeau comme ceuxqu’on portait du temps où les manches à gigot étaient à lamode.

« Est-ce qu’il va nous servir encore unplat de son métier ? se demanda Freneuse. Qu’est-ce que c’estque cette vieille sorcière accoutrée comme les ânes savants qu’onexhibe dans les foires ? Et il me fait la farce de l’accosterau moment où nous allons entrer dans le cimetière ! En vérité,cet animal-là ne respecte rien, et j’ai eu bien tort de l’amener.Il est vrai que je ne pouvais pas me passer de lui.

» Allons, bon ! voilà maintenantqu’il m’amène sa diseuse de bonne aventure. Il est fou, ma paroled’honneur ! »

Binos, en effet, avait passé son bras souscelui de la vieille et la traînait plutôt qu’il ne la conduisait,car elle ne paraissait pas très disposée à le suivre.

Pia, cependant, s’avançait pour rejoindreFreneuse ; mais elle s’arrêta dès qu’elle vit le rapin revenirsur ses pas, flanqué de cette étrange compagnonne.

– Il est capable de mettre en fuite cettepauvre enfant, dit entre ses dents Freneuse. Je vais mettre ordre àces facéties déplacées.

Et il alla droit à Binos, qui luicria :

– Je te présenteMlle Sophie Cornu, qui m’honore de son amitié etqui a payé de sa poche le terrain où repose Bianca Astrodi.

» Mme Cornu, je vousprésente mon ami Paul Freneuse, artiste du premier ordre, reçu àtoutes les expositions et trois fois médaillé.

La vieille regardait de tous ses yeuxFreneuse, qui donnait au diable Binos et ses présentations.

– À la bonne heure !grommela-t-elle, voilà ce que j’appelle un peintre.

» C’est vous qui avez votre atelier danscette grande maison sur la place Pigalle. Je vous connais bien. Jeconnais tout le quartier. Est-ce vrai que vous êtes l’ami de cepropre-à-rien de Binos ?

Freneuse était rouge de colère, et peu s’enfallut qu’il ne tournât le dos à Sophie Cornu. Mais elle ne luilaissa pas le temps de répondre.

– Bon ! reprit-elle, qui ne dit motconsent. Je vous demandais ça parce que vous avez l’air d’unmonsieur, vous, au lieu que Binos… après ça, vous lui faitespeut-être nettoyer votre palette.

» Et la petite, là-bas, c’est uneposeuse, hein ?

– Comment ! respectableMme Cornu, dit le rapin, vous ne devinez pas quic’est ? Regardez-la un peu et cherchez la ressemblance.

La logeuse se mit à examiner Pia, qui n’osaitfaire un pas, et elle s’écria :

– Tu as raison, mon gars. C’est tout leportrait de ma défunte locataire. Pourquoi ne m’as-tu pas dit toutde suite que c’était sa sœur ? Tu m’as pourtant assez parléd’elle hier à l’enterrement de Bianca. Appelle-la donc au moins,que je l’embrasse.

La Cornu avait la voix claire, et Pia devaitentendre ce qu’elle disait. Freneuse s’interposa, pour arrêter leseffusions de la vieille.

– Madame, lui dit-il sévèrement, cetteenfant est accablée de chagrin, et je vous prie de mesurer vosparoles. Je sais que vous avez eu la charité de faire enterrer sasœur à vos frais, mais vous devriez comprendre que vous l’affligezen lui rappelant ce triste souvenir.

– Je n’ai pourtant pas l’intention de luifaire de la peine… et la preuve, c’est que je ne vais plus soufflerun mot… tant que nous serons dans le cimetière… car après… faudrabien que je cause avec elle et même qu’elle vienne chez moichercher la malle de sa sœur. Mais la tourmenter, ah ! il n’ya pas de danger. Vous ne me connaissez pas, vous, mais demandez àBinos si je suis méchante. Tenez ! savez-vous pourquoi jeviens ici ce matin ? Je viens causer avec un marbrier pourqu’il taille une jolie pierre qu’on mettra sur la tombe…

– C’est un soin qui me regarde, ditvivement Freneuse.

– Ah ! mais non. Si vous voulez,nous partagerons les frais, mais je tiens à payer. Et puisque jesuis là, vous ne m’empêcherez pas d’aller voir si le jardinier aporté les fleurs que je lui ai commandées hier. Oh ! soyeztranquille, je ne vous gênerai pas, je vais marcher devant… Binosme donnera le bras… Vous nous suivrez avec la petite.

Freneuse aurait eu plus d’une objection àformuler, mais cet arrangement le débarrassait de la vieille et durapin. Il les laissa filer, et il revint prendre Pia, qui n’avaitpas bougé.

Il la trouva en pleurs, et il n’eut pas lecourage d’entamer des explications. Ils suivirent ensemble l’alléeque Sophie Cornu et Binos avaient prise. Le commissionnaire portantles pots de fleurs que Freneuse venait d’acheter formaitl’arrière-garde.

Pia avait essuyé ses larmes et marchait d’unpas ferme ; mais elle ne disait rien et elle ne levait pas lesyeux.

Après avoir dépassé un rond-point qui setrouve à peu de distance de l’entrée du cimetière, ils entrèrent àla suite de Binos et de la vieille dans un chemin que bordaientd’un côté trois rangées de tombes de modeste apparence, et del’autre un vaste champ au milieu duquel on voyait une longuetranchée qui venait d’être ouverte tout récemment.

Cette tranchée, c’était la fosse commune.

Au delà, il y avait comme une forêt de croixde bois noir, de misérables croix, serrées les unes contre lesautres comme l’avaient été dans la grande ville, où la placemanque, les pauvres dont elles marquaient la tombe, des croixdéjetées, courbées, presque déracinées par le vent.

On voyait de loin des femmes errer à traversce funèbre labyrinthe, à la recherche de la place où reposait unmort aimé ; on les voyait se baisser pour lire les noms à demieffacés par la pluie, et tomber à genoux sur la terre fraîchementremuée.

Paul Freneuse se rappela que sans cettevieille femme qu’il avait si mal reçue, le corps de Bianca auraitété jeté dans ce fossé banal qui sert de sépulture aux abandonnés.Il se dit que si Pia pouvait venir prier sur une tombe séparée,elle devait cette consolation à Sophie Cornu, et la logeuse de larue des Abbesses lui parut moins laide et moins ridicule.

En la regardant avec plus d’attention, ildécouvrit même que sa physionomie n’était pas antipathique.

« Elle a raison, pensait-il ; Pia nepeut pas se dispenser d’aller retirer la malle et les papiers deBianca Astrodi… car enfin il importe que cette enfant s’assure quela morte était bien sa sœur. Il faut absolument que je la décide àfaire certaines démarches indispensables… et elle paraît peudisposée à m’écouter. Je serais presque tenté de croire qu’elle m’apris en aversion. Elle n’a pas ouvert la bouche depuis que noussommes partis de la maison du père Lorenzo. Elle n’a fait quepleurer.

» C’est peut-être la présence de Binosqui la désole. Pourvu qu’il ne lâche pas quelque allusion à la fintragique de Bianca ! Il est si bavard !

» Heureusement, je n’aurai plus besoin delui quand il nous aura menés à l’endroit où elle est enterrée, etje le prierai tout simplement de s’en aller. Je pourrais même lerenvoyer dès à présent, puisque Sophie Cornu sait où est lafosse ; mais il me demanderait pourquoi, et je n’ai pas envied’entamer des explications avec lui, tant que nous serons dans lecimetière. »

Binos, d’ailleurs, avait pris les devants. Ilmarchait si vite que la vieille avait beaucoup de peine à lesuivre, et il lui tenait sans doute des propos intéressants, car ilne cessait de gesticuler avec une animation extraordinaire.

« Que diable peut-il bien lui dire ?se demandait Freneuse. Il est capable de lui raconter le drame del’omnibus. Et je vois d’ici ce qu’il résulterait de sesindiscrétions. La Cornu irait colporter l’histoire dans tout lequartier, et ces bruits finiraient par arriver aux oreilles ducommissaire, qui ouvrirait une enquête. La justice s’en mêlerait…et ils en viendraient peut-être à ordonner l’exhumation de cettemalheureuse Bianca. Pia en mourrait de chagrin.

» Et Dieu sait à quoi servirait cetteabominable cérémonie ! Je parierais maintenant qu’il n’y a paseu de crime, et que ni l’homme de l’impériale ni la femme del’intérieur n’ont à se reprocher la mort de la jeune fille. Ilsétaient ensemble au spectacle, quoique la veille ils n’eussent pasl’air de se connaître. Qu’est-ce que ça prouve ? Qu’ils ontfait connaissance dans la rue, en sortant de l’omnibus. D’ailleurs,je saurai le nom de l’homme et son adresse quand je voudrai. Il mesuffira de demander ces renseignements à M. Paulet.

» Quant à l’épingle, Binos a rêvé qu’elleétait empoisonnée. Mirza a dû mourir tout simplement d’uneconvulsion. C’est la maladie des chats. »

Tout en lâchant ainsi la bride à sonimagination, Freneuse continuait de cheminer à côté de Pia, plustaciturne que jamais, et il tâchait de ne pas se laisser tropdistancer par Binos, qui marchait en éclaireur, flanqué deSophie.

Bientôt l’avant-garde tourna à droite, etFreneuse s’engagea après elle dans une allée latérale que bordaitune rangée de cyprès rabougris.

Cette allée devait conduire à la fosse deBianca, car on voyait déjà qu’on entrait dans la partie réservéeaux concessions temporaires.

Les terrains avoisinants n’avaient plusl’aspect désolé du champ concédé aux sépultures indigentes. Etcependant ce n’était pas un quartier habité à perpétuité par desdéfunts opulents. Il n’y avait guère là que des entourages enbois ; point de marbre, peu de pierres tumulaires ; àquoi bon des monuments à des morts qui ne sont locataires que pourcinq ans ?

Mais beaucoup de tombes avaient été fleuriesrécemment, et l’on rencontrait des femmes qui s’en allaient,l’arrosoir en main, soigner le jardinet planté par elles sur lafosse d’un enfant.

Après avoir fait cent pas dans ce cheminétroit, Binos et la vieille s’arrêtèrent et disparurent derrière uncyprès un peu mieux venu que les autres.

– C’est là, dit Freneuse, en regardant ducoin de l’œil Pia qui était horriblement pâle. Du courage, monenfant ! appuie-toi sur mon bras, et restons ici, si tu ne tesens pas la force d’aller plus loin.

– Merci, murmura l’Italienne ;j’irai jusqu’au bout… j’irai seule.

À ce moment, Binos reparut au bord de l’alléeet leur fit signe d’approcher. Ils n’étaient plus qu’à quelques pasde l’endroit ; ils avancèrent, et bientôt Freneuse entendit lavoix enrouée de Sophie Cornu qui disait :

– Comment ! c’est vous,Mme Blanchelaine ! Je veux que le feu prenne àma maison si je m’attendais à vous trouver ici !

« À qui diable en a cette vieillefolle ? » se demandait Freneuse.

Le rideau de cyprès l’empêchait de voir lapersonne à laquelle s’adressait Mme Cornu, et lenom de Blanchelaine lui était complètement inconnu. Mais ilenrageait d’avoir laissé Binos s’accointer d’une bavarde quiaccostait une femme à deux pas de la tombe de Bianca, et il sepromettait de fausser compagnie le plus tôt possible à la logeusede la rue des Abbesses.

Il continua cependant à avancer, et le rapin,qui s’était placé en sentinelle au bord de l’allée, lui montra dudoigt un monticule pierreux qu’on avait déjà entouré d’unebalustrade en bois, payée sans aucun doute par la généreuse Sophie.À deux pieds de cette clôture béait une fosse, fraîchementcreusée ; et plus loin, une autre, puis une autre encore. Il yen avait une dizaine à la file, régulièrement espacées et prêtes àrecevoir les morts du jour.

C’était horrible à voir, et Freneuse fit deson mieux pour cacher à Pia ce vilain spectacle.

La pauvre petite était bien pâle, mais elleeut la force de s’avancer jusqu’à l’entourage de la tombe de sasœur, de s’agenouiller et de planter en terre la petite croixqu’elle avait achetée à la porte du cimetière.

Puis elle se mit à prier à mains jointes, etle front appuyé contre la balustrade.

Freneuse, afin de ne pas la troubler, reculadoucement et rentra dans l’allée où il avait laissé l’homme chargédes quatre pots de fleurs.

– Aide-moi à les porter, dit-il à Binosen le tirant par la manche de sa vareuse. Je ne veux pas que cecommissionnaire vienne troubler la prière de Pia.

– Bon ! je les porterai bien à moitout seul, répondit le rapin. Mais cette bonne Sophie a été volée.Le jardinier qu’elle a payé hier pour fleurir la tombe ne s’est pasdérangé.

– Elle est insupportable, ta Sophie.Est-ce qu’on vient dans un cimetière pour bavarder comme dans uneboutique ? Et qu’est-ce que c’est que cette femme qui causeavec elle ?

– Ma foi ! je n’en sais rien. Toutce que je peux te dire, c’est qu’elle est mise comme une princesse.La Cornu a de belles connaissances.

» Hé ! commissionnaire ! avanceà l’ordre, que je te débarrasse de tes potiches.

Pendant que Binos s’emparait des vases,Freneuse, qui s’était rangé pour le laisser passer, se trouvaitadossé au cyprès derrière lequel se tenaient les deux femmes, et ilentendit ces mots prononcés par une voix claire :

– C’est donc vrai, ce qu’on m’a dit, mabonne Mlle Cornu… qu’une de vos locataires a étéportée à la Morgue ? Vous rappelez-vous que la dernière foisque vous êtes venue me consulter, je vous ai annoncé un malheur.J’aime mieux qu’il ne soit pas tombé sur vous. Mais j’étaisinquiète, et je suis allée chez vous. Là, on m’a dit que vous étiezpartie pour Saint-Ouen, et j’avais tant de désir de vous voir quej’ai pris une voiture pour vous rattraper. Je suis arrivée lapremière.

– Parbleu ! s’écria la Cornu, moi,je suis venue en omnibus. Mais… vous saviez donc où la petite a étéenterrée ?

– On m’avait dit son nom. Je suis entréechez le conservateur du cimetière, qui m’a indiqué l’endroit. Maisje vois que vous n’êtes pas seule.

– Non, j’ai rencontré à la porte unindividu de ma connaissance… ce maigriot qui a une barbe de bouc…c’est lui qui m’a avertie avant-hier que la petite était à laMorgue.

– Est-ce que cette jeune fille qui priesur la tombe est avec lui ?

– Oui… et avec un autre… un peintre… Oùdonc est-il passé ?

– Un peintre ?… en effet, cetteenfant est habillée à l’italienne ; un modèle, sansdoute ?

– Comme vous dites,Mme Blanchelaine, et c’est la sœur de la morte.

– Sa sœur ! ce n’est paspossible ! s’écria la dame.

– Mais si. Elle s’appelle Astrodi, commel’autre… et elle lui ressemble, à croire que c’est elle.

– C’est étrange !

Freneuse n’avait pas perdu un mot de cedialogue, qui ne lui apprenait rien sur l’amie de Sophie Cornu. Ils’étonna qu’elle prît tant d’intérêt à la mort de Bianca, et ilvoulut la voir. Il remonta doucement l’allée, et il se glissa entredeux cyprès, de façon à se placer sur la même ligne que les deuxfemmes, mais à quelques pas d’elles.

Pia priait toujours, et Binos se donnaitbeaucoup de peine pour faire passer les pots de fleurs par lesinterstices de la balustrade.

À gauche, Freneuse aperçut d’abord le tartande la Cornu qui lui tournait le dos, puis une personne élégammentvêtue qui lui faisait face, et il lui sembla à première vue que lafigure de cette personne ne lui était pas inconnue.

Il remarqua aussi qu’elle le regardait de tousses yeux, et il devina qu’elle demandait son nom tout bas àMlle Sophie.

Tout à coup, un souvenir illumina sonesprit.

– C’est la femme que j’ai vue à laPorte-Saint-Martin, le soir de la représentation des Chevaliersdu brouillard, murmura-t-il.

La rencontre était plus que singulière, etelle jeta Freneuse dans des perplexités infinies.

Depuis quelques jours, il ne croyait plus aucrime de l’omnibus, et tout à l’heure encore il venait de trouverd’excellentes raisons pour se démontrer à lui-même que les idées deBinos étaient absolument chimériques et que Bianca Astrodi étaitmorte d’une mort naturelle.

Et maintenant tous ses soupçons luirevenaient.

Pourquoi cette femme se trouvait-elle là prèsde la tombe de Bianca ? Les explications qu’elle donnait àSophie Cornu avaient tout l’air de prétextes imaginés pourjustifier sa présence. Pourquoi aussi s’était-elle écriée :« Ce n’est pas possible ! » lorsque la logeuse luiavait déclaré que la jeune fille qui priait était la sœur de lamorte ?

Toutes ces réflexions, Freneuse les fit en uneseconde, et il se demanda en même temps quel parti il allaitprendre.

Aborder cette femme et l’interroger ? Dequel droit ? Il n’avait contre elle aucune preuve, et ellen’était pas tenue de lui répondre. Et puis, une scène à deux pas dePia qui allait tout voir et tout entendre ! Il y aurait eu dequoi tuer la pauvre enfant, dont la sensibilité n’était déjà quetrop surexcitée.

Ne valait-il pas mieux dissimuler sesimpressions et observer d’un air indifférent la conduite qu’allaittenir la dame qu’il avait tant de motifs de suspecter ?

« Par la Cornu, qui est liée avec elle,je pourrai toujours savoir où elle demeure et ce qu’elle fait,pensait-il ; et même je n’aurai pas besoin de mener l’enquêtemoi-même. Binos s’en chargera très volontiers. »

Ce raisonnement très juste le décida às’abstenir. Il se contenta de manœuvrer de façon à se rapprocherdes deux femmes qui continuaient à causer, et, quoiqu’ellesparlassent assez bas, il put saisir cette phrase dite parl’inconnue :

– Puisque vous êtes en compagnie, machère, je vais vous quitter, mais nous nous reverrons dans lajournée.

– J’irai chez vous, s’écria la logeuse.J’ai un tas de choses à vous dire, et d’ailleurs, il y a longtempsque vous ne m’avez donné une consultation.

– À votre service, chère Sophie.Seulement, venez seule.

Et, se penchant à l’oreille de Sophie, la dameajouta une autre recommandation que Freneuse n’entendit pas, maisqu’il devina.

« Elle lui défend de me donner sonadresse, » pensa-t-il.

Sur quoi, les deux amies se serrèrent la mainà l’anglaise, et la mystérieuse personne s’en alla sans avoir faitmine de s’apercevoir qu’il y avait là deux hommes quil’examinaient.

Car Binos avait fini par se préoccuper ausside l’apparition de cette femme qui s’était montrée juste au momentoù ils arrivaient, et il se promettait bien d’interroger sur soncompte la providentielle Cornu.

Pendant ce temps-là, Pia achevait sa prière etse relevait tout en pleurs. Elle resta quelques instants appuyéesur la balustrade, les yeux fixés sur la terre qui couvrait lecorps de sa sœur, puis elle se retourna vers Freneuse.

Elle ne pleurait plus, et sa figure pâle avaitpris une expression que son ami ne lui avait jamais vue.

– Merci, lui dit-elle d’un ton ferme,merci et adieu !

– Comment, adieu ! s’écria Freneuse.J’espère que tu ne vas pas t’en aller sans moi. Le fiacre qui nousa amenés nous conduira place Pigalle ; tu déjeuneras àl’atelier, et après, nous reprendrons la séance interrompuehier.

– Non, je ne poserai plus.

Freneuse allait se récrier, mais il se souvintà temps que la tombe de Bianca était là devant lui, et que cen’était pas le moment de discuter avec une jeune exaltée qui, sansdoute, ne tarderait guère à changer d’avis.

– Eh bien, dit-il, je te donne congéaujourd’hui. Tu es profondément affligée, et il est trop juste quetu prennes un peu de repos. J’attendrai que ta douleur soitapaisée, mais tu me permettras bien de te reconduire rue desFossés-Saint-Bernard.

– En passant par la rue des Abbesses, ditla Cornu qui s’était rapprochée sournoisement. Il faut bien qu’ellevienne reconnaître les effets et les papiers de sa sœur. Je n’aipas envie de les garder.

– C’est inutile, Madame, murmura l’enfantsans s’émouvoir. Je ne réclame rien de ce qui lui a appartenu.

– Tu auras beau ne pas réclamer la malle,je te la rendrai tout de même. Je sais maintenant où tu loges, etje te l’enverrai.

» Mais je n’ai plus rien à faire ici pourle quart d’heure, et il faut que j’aille sur la route de Saint-Ouensecouer ce gredin de jardinier qui a reçu mon argent et qui n’a passeulement envoyé un pot de giroflées. Je file.

– Pas sans moi, Mademoiselle, s’écriaBinos. Je m’attache à vos pas.

Il lui offrit son bras, et elle l’accepta engrommelant des paroles qui n’étaient certainement pas descompliments. Pia donna un dernier regard à la tombe où Binos avaitplanté les fleurs achetées par son ami et descendit dansl’allée.

« Tout à l’heure, je vais laconfesser, » se dit Freneuse en se plaçant près d’elle.

Pia marchait les yeux baissés et persistait àne pas dire un mot. Freneuse, décidé à employer les grands moyenspour la faire parler, attendit qu’ils fussent sortis de l’allée decyprès, et lui dit doucement :

– Petite, tu me fais beaucoup depeine.

– Moi ? murmura l’enfant, sans oserle regarder.

– Oui, toi. Je comprends que tu aies duchagrin et que tu désires te reposer pendant quelques jours ;mais pourquoi ne veux-tu plus revenir à mon atelier ? As-tu àte plaindre de moi ?

– Non, M. Paul. Je n’ai reçu de vousque des bienfaits.

– Tu ne me dois pas de reconnaissance.Comment ne me serais-je pas intéressé à toi qui étais seule aumonde… du moins, je le croyais, et maintenant ce n’est que tropvrai… mais m’abandonner ainsi… je ne l’ai pas mérité, que jesache…

» Voyons, explique-toi. T’aurais-jeblessée, sans m’en douter ?

Pia tourna la tête pour essayer de cacher seslarmes.

– Là ! tu pleures. J’ai donc deviné.Je t’ai affligée involontairement. Eh bien, dis-moi ce que je t’aifait… quand ce ne serait que pour m’empêcher de recommencer.

– Rien, M. Paul. Vous avez toujoursété bon pour moi qui n’étais qu’une pauvre fille… et je seraispeut-être morte de faim, si vous ne m’aviez pas recueillie dans larue. Jamais je n’ai été si heureuse que depuis que je vous connais…et je ne le serai jamais plus.

– Alors, pourquoi veux-tu mequitter ?

– Parce qu’il le faut.

– Allons ! ce n’est pas sérieux. Quit’oblige à partir ?

– Je veux retourner à Subiaco.

– Et qu’y feras-tu, à Subiaco ?Comptes-tu poser pour les peintres qui vont s’y établir pendantl’été ? Tu n’y gagnerais pas ta vie. Dans les montagnes,toutes les femmes sont si belles que les artistes n’ont quel’embarras du choix.

– Non, M. Paul, je ne poserai pluspour personne. Je reprendrai mon ancien métier. Je garderai leschèvres.

– Tu es folle. Si tu avais encore ta mèrelà-bas, je m’expliquerais cette lubie ; mais il ne te resteplus même un parent dans ton pays, tu me l’as dit souvent.

– Et ici, personne ne m’aime plus.

– Alors, je ne compte pas, à ce qu’ilparaît ! Écoute, Pia, c’est fort mal à toi de parler ainsi… etsi je ne te connaissais pas comme je te connais, je serais tenté decroire que tu n’as pas de cœur. Comment ! je t’ai toujourstraitée en amie, je t’ai donné mille preuves d’estime etd’affection, et tu viens de but en blanc me déclarer que tu ne veuxplus me voir. En vérité, je ne te reconnais plus.

» Je pourrais te rappeler que ton départme mettrait dans le plus grand embarras, puisque, si tu ne posaispas, je ne pourrais pas finir mon tableau…

Pia éclata en sanglots, et Freneuse repritavec une émotion sincère :

– Mais j’aime mieux te dire que ce n’estpas seulement le modèle que je regretterais, si tu persistais dansta résolution. Je me suis attaché à toi, et je prendrais monatelier en horreur si tu n’y revenais plus.

– Je ne peux pas !… je ne peuxpas !… dit l’enfant d’une voix étouffée.

» Je le voudrais… mais c’est plus fortque moi… vous avez bien vu que j’ai failli mourir hier.

Cette fois, Freneuse comprit. La vérité qu’ilsoupçonnait un peu lui apparut clairement, et ce fut à son tour dese taire.

Il cherchait un moyen de calmer Pia, sans luipromettre de fermer sa porte à Mlle Paulet, et ilfaut lui rendre cette justice qu’il pensait beaucoup moins à sonexposition manquée qu’à la douleur touchante de la pauvre Italiennequi s’était laissée aller à un amour sans espoir.

Ils marchèrent silencieusement jusqu’aurond-point du cimetière.

Binos, qui avait de longues jambes, avait prisles devants avec Sophie Cornu, qui trottinait comme un rat.

– Consentirais-tu à poser encore pour moiailleurs que dans mon atelier ? demanda tout à coupFreneuse.

Pia secoua tristement la tête.

– Dans un endroit où je ne recevraisjamais que toi six heures par jour.

» Je suis en retard, et il me faut delongues séances pour être prêt à l’ouverture du Salon, ajouta-t-ilen souriant.

– Si je croyais que ce fût possible,murmura la jeune fille.

– Tu ne t’envolerais pas vers le pays desorangers, acheva gaiement Freneuse. Très bien ! je n’endemande pas davantage. Jure-moi seulement que tu ne partiras passans me revoir, et que tu attendras de mes nouvelles dans tachambre de la rue des Fossés-Saint-Bernard.

– Je vous le jure sur l’âme de masœur ! répondit Pia en levant sur lui ses grands yeux baignésde larmes.

– C’est bien. Je vais te débarrasser deBinos et de cette vieille femme. Tu m’accompagneras jusqu’à maporte… jusqu’à ma porte seulement, et ensuite le fiacre tereconduira chez toi.

Freneuse avait eu une idée. Pia ne la devinaitpas encore, mais elle ne pleurait plus.

Chapitre 8

 

 

La rue de la Sourdière est une de celles queles transformations du vieux Paris n’ont pas atteintes. Elleconfine à la Butte-des-Moulins qu’on a rasée, mais elle est encoreaujourd’hui ce qu’elle était il y a cent ans, quoique tout aitchangé autour d’elle.

La rue Neuve-des-Petits-Champs et la rueSaint-Honoré ont beau faire du tapage au nord et au sud, le marchéSaint-Honoré a beau grouiller à l’ouest, la vieille rue de laSourdière reste paisible comme une grand’mère assoupie au coin deson feu.

On y vient quand on y a affaire, mais on n’ypasse pas. Elle ne mène à rien.

C’est une brave rue, une honnête rue. Lesmal-vivants n’y logent point, et les demoiselles qui font tous lesjours le tour du lac ne se doutent pas qu’elle existe. Elle a de larespectabilité, dirait un Anglais.

Ce n’est pas qu’elle soit habitée par desmillionnaires, mais les braves gens qui y demeurent ont tous dequoi vivre, et des mœurs douces. Le soir, en été, on y joue auvolant d’un trottoir à l’autre. On y apporte des chaises et l’on ycause. L’herbe y pousse entre les pavés, et l’on y voit parfoispicorer des poules. Le roulement d’une voiture attire les gens auxfenêtres. C’est la province en plein Paris.

Les maisons qui la bordent font bonne figureavec leurs hautes portes cochères, leurs cours silencieuses etleurs larges escaliers de pierre. Elles semblent avoir été bâtiespour abriter d’anciens magistrats, des chanoines retraités, ou toutsimplement des sages dégoûtés du monde.

Auguste Blanchelaine y avait élu domiciledepuis trois ans, et il n’était ni le moins tranquille, ni le moinsconsidéré des habitants de ce quartier bien famé.

Au premier étage d’un immeuble important, onlisait à droite sur une plaque de cuivre son nom, suivi de cettequalification : « Agent d’affaires ».

À gauche, sur une porte qui faisait vis-à-visà la sienne, brillait une inscription dont le sens n’était pasclair pour tout le monde : « Stella, élève deMlle Lenormand – Consultations de midi à cinqheures. »

Consultations sur quoi ? Bien des gens nel’auraient pas deviné, mais bien d’autres savaient à quoi s’entenir.

Il y a encore à Paris des commères qui sesouviennent de Mlle Lenormand, la devineresse de larue de Tournon, et qui croient fermement que quinze ans avant lesacre de Napoléon, elle avait prédit que Joséphine deviendraitimpératrice.

Stella, l’élève de cette illustre sorcière,avait pour clientes beaucoup de femmes de chambre, beaucoup dedemi-mondaines, quelques petites bourgeoises et même des dames, devraies dames, qui auraient pu venir la voir en équipage, si ellesn’eussent craint de compromettre les armoiries peintes sur lespanneaux de leurs voitures.

Stella était de la grande école des sibyllesd’autrefois. Elle ne donnait point dans le somnambulisme. Elleprophétisait tout simplement avec les cartes, ou même sans cartes,quand l’inspiration lui venait.

Et elle lui venait toujours, l’inspiration,quand la consultante payait bien.

Les deux appartements, celui de la devineresseet celui de l’agent d’affaires, occupaient tout le premier étage.Ils avaient deux entrées parfaitement distinctes, et la clientèlede M. Blanchelaine n’avait rien de commun avec celle deMme Stella. Les gens sérieux sonnaient àdroite ; les croyantes sonnaient à gauche, et celles-ci nes’occupaient pas de ceux-là.

Mais, au fond, les deux appartements n’enfaisaient qu’un, en ce sens qu’on pouvait passer de l’un dansl’autre sans traverser le palier.

Dans tous les deux, la disposition des piècesétait exactement la même : une antichambre, une salle àmanger, un salon, un cabinet et une chambre à coucher ; maisles ameublements ne se ressemblaient pas du tout. Chez Stella, toutétait tendu de noir, et l’on y voyait des étrangetés, des bahutsMoyen âge, des fauteuils en façon de chaises curules, et desdressoirs chargés de curiosités achetées d’occasion ; unebibliothèque encombrée de grimoires poudreux ; quelques têtesde mort et une quantité suffisante de hiboux empaillés. Les rideauxn’étant jamais levés, il y fallait de la lumière en plein jour, etla pythonisse s’éclairait avec de vieilles lampes de fer à troisbecs, suspendues aux plafonds.

Chez Blanchelaine, au contraire, tout étaitclair, propre et moderne. Acajou et noyer, papier à vingt sous lerouleau, buffet garni de porcelaines de Creil, bureau avec tiroirset siège en cuir vert, cartonniers à dix étages, et bustes dejurisconsultes sur les corniches.

Une négrillonne de douze ans recevait lesclients de Stella. Les clients de Blanchelaine étaient introduitspar un petit clerc.

Seulement, les deux cabinets n’étaient séparésque par une cloison assez mince, dans laquelle les deux locatairesavaient fait pratiquer d’un commun accord un vasistas et une porte,habilement dissimulés dans la boiserie.

Dans l’après-midi du jour que Freneuse avaitcommencé conduisant Pia au cimetière de Saint-Ouen, M. Pauletet Sophie Cornu se rencontrèrent au bas de l’escalier quiconduisait à l’antre de la sorcière et au bureau de l’agent.

Sophie Cornu avait déjà franchi trois marchesde l’escalier lorsque M. Paulet entra dans le vestibule ets’arrêta un instant pour essuyer ses pieds sur le paillasson.

Ils ne se connaissaient pas, et naturellementils ne se parlèrent pas, mais ils s’observèrent du coin del’œil.

Le père de la belle Marguerite trouvait latenue de Sophie Cornu prodigieusement ridicule, et, comme iln’était jamais venu chez Blanchelaine, il était tenté de la prendrepour une cliente de l’agent d’affaires.

– Quel joli monde reçoit ce drôle !grommelait-il tout bas.

Sophie n’aimait pas les rapins, mais elleexécrait les bourgeois bien mis.

– Qu’est-ce qu’il vient faire ici, cetolibrius-là ? disait-elle entre ses dents. Il a l’air d’unhuissier qui a gagné sa fortune à pomper l’argent des pauvres.

Ils étaient dans ces aimables dispositions àl’endroit l’un l’autre lorsqu’ils arrivèrent au palier du premierétage.

Là, M. Paulet eut la satisfaction de voirla vieille sonner à une porte au moment où il apercevait surl’autre la plaque où brillait en lettres noires sur fond de cuivrele nom de Blanchelaine.

« À la bonne heure !pensa-t-il ; je n’aurai pas le crève-cœur de passer aprèscette créature ; elle doit tirer le cordon quelquepart. »

Un gamin qui avait des cheveux ébouriffés etune plume liée derrière l’oreille vint ouvrir à son coup desonnette et le fit entrer sans lui demander son nom.

– Le patron y est. Je vais le prévenir,dit ce scribe mal peigné.

M. Paulet resta seul dans une antichambremeublée de quatre chaises de paille et ornée de pancartes oùs’étalaient, par ordre d’ancienneté, les noms de MM. lesofficiers ministériels du département de la Seine.

– On se croirait chez un avoué, ma paroled’honneur, dit-il en haussant les épaules. Cet intrigant se donnedes airs. Mais ce n’est pas ça qui m’empêchera de lui dire sonfait. Quand je pense qu’il a eu l’audace de me demander cent millefrancs ! Heureusement que je ne les ai pas donnés.

– Le patron vous attend, glapit le petitclerc en montrant son museau pointu à l’entrée d’un couloir.

M. Paulet, d’un geste digne, luienjoignit de lui livrer passage, et s’achemina lentement vers uneporte ouverte qu’il apercevait au fond du corridor. Il trouvaM. Blanchelaine debout, et presque accoté à une cloison oùétait accrochée une gravure qui représentait Hippocrate refusantles présents d’Artaxercès.

L’homme d’affaires ne parut pas trop surprisde le voir et l’accueillit avec un empressement respectueux.

– Je ne m’attendais pas, Monsieur, àl’honneur de vous recevoir dans mon modeste domicile, dit-il ens’inclinant, et je regrette que vous ayez pris tant de peine, carje me proposais de me présenter demain chez vous pour vousremettre, comme cela était convenu, l’extrait de l’acte de décès deBianca Astrodi.

– Je n’en ai que faire maintenant, devotre extrait, dit brusquement M. Paulet. Vous vous êtes moquéde moi, ou plutôt vous m’avez indignement trompé.

– Je n’ai rien de pareil à me reprocher,répliqua tranquillement le sieur Blanchelaine. Veuillez vousexpliquer, Monsieur… et vous asseoir, ajouta-t-il en avançant unsiège.

M. Paulet le prit avec hésitation et s’ycampa brusquement, comme un homme qui se prépare à entamer unesérie de reproches.

– Vous osez dire que vous ne m’avez pastrompé ! commença-t-il. Je vous avais chargé de faire desrecherches sur une fille que mon frère avait eue en Italie.

» Vous avez découvert que cette filleétait morte, mais vous vous êtes bien gardé de me dire qu’elleavait une sœur.

– Je ne pouvais pas vous le dire,puisque, hier encore, je l’ignorais.

– Alors, c’est moi qui vousl’apprends ?

– Non, je le sais depuis quelques heures.Mais je ne vois pas en quoi l’existence de cette sœur peut vousalarmer. Bianca Astrodi, étant décédée avant M. Francis Boyer,n’a pas pu hériter de lui.

– Oui, mais vous qui prétendez toutsavoir, vous ne connaissez pas le testament de mon frère.

– Personne, je crois, ne le connaissaitavant la mort du testateur.

– Eh bien, je le connais, moi. Le notairequi l’a reçu est arrivé, et il m’en a montré une copie. Mon frère alaissé la totalité de sa fortune, à partager par portions égales,entre ses deux filles naturelles, Bianca et Pia Astrodi. Bianca estmorte, mais Pia vit. Donc, je suis bel et bien déshérité.

L’agent d’affaires changea de visage.Évidemment, il ne se doutait pas que Pia était légataire au mêmetitre que sa sœur.

– Je m’en consolerai, repritM. Paulet ; mais j’ai tenu à vous signifier que nosconventions sont désormais sans objet, et je viens vous redemanderl’engagement que j’ai signé… il ne peut plus vous servir àrien.

– Il ne peut plus me servir… maintenant,dit lentement Blanchelaine, qui avait déjà réfléchi, mais lasituation peut changer.

– Qu’entendez-vous par ces paroles ?demanda M. Paulet avec humeur. Il s’agit de faits positifs, etnon de suppositions chimériques. Vous ne pouvez pas vous prévaloirvis-à-vis de moi d’un engagement dont l’exécution est subordonnée àune condition qui est devenue irréalisable. Vous n’avez donc aucunintérêt à le garder, et il faut me le rendre.

– Permettez-moi de vous demander quelintérêt vous avez à le reprendre, dit froidement Blanchelaine.

– Je ne veux pas qu’il reste de tracesd’une convention que je regrette d’avoir conclue.

– Je pourrais vous répondre que je tiens,moi, à ce que ces traces subsistent et que vous ne pouvez pas mecontraindre à vous restituer un acte librement signé par vous. Maisj’aime mieux vous démontrer que cet acte peut encore servir… plustard. Veuillez vous en remémorer la teneur.

– Je ne l’ai jamais oubliée. Il y est ditqu’en rémunération de démarches entreprises par mon ordre et nonspécifiées sur le papier, je vous dois la somme de cent millefrancs, payable le jour… vous entendez bien… le jour où jetoucherai la part qui me revient, à titre d’héritier naturel, dansla succession de M. Francis Boyer, mon frère utérin.

– C’est parfaitement cela, Monsieur, etje m’en tiens aux termes de notre arrangement.

– Très bien. Alors, vous ne toucherezjamais vos cent mille francs, puisque je ne toucherai jamais un soude l’héritage.

– Qu’en savez-vous ?

– Oh ! pas d’équivoques, je vousprie. Vous n’aurez pas, je suppose, l’audace de me dire que sicette Pia disparaissait de ce monde comme sa sœur, la succession mereviendrait. Pia Astrodi a survécu au testateur ; donc, elle ahérité, donc sa mort ne me rendrait pas la fortune de mon frère.Cette fortune passerait à ses parents à elle, et, à défaut deparents, à l’État, car la loi italienne est probablement calquéesur la loi française.

– Je le crois.

– Qu’attendez-vous donc del’avenir ?

– C’est mon secret.

– J’ai le droit de le connaître, votresecret. Je ne veux pas prêter la main aux tripotages que vousméditez sans doute, pour embrouiller une affaire très claire… tropclaire.

– Vous ne serez pas responsable de ce queje ferai.

– Je l’espère bien.

– Alors, laissez-moi agir comme jel’entendrai.

– Je ne puis pas vous en empêcher, maisje vous déclare que vous ne serez pas payé de vos peines. Je nem’occuperai plus de la succession. Je la considère comme perdue, etje ne veux plus entendre parler de vous.

– Vous n’entendrez parler de moi qu’aumoment où je serai en mesure de vous démontrer que la situation estchangée du tout au tout. Et je commence par vous dire que ce nesera ni dans huit jours, ni dans un mois, ni même dans un an.J’ajoute que je m’en remettrai à votre appréciation pourrécompenser le service que je vous aurai rendu.

– S’il en est ainsi, que voulez-vousfaire du papier que je vous ai signé ?

– Le montrer, si jamais vous… oud’autres… me chicaniez sur les moyens que j’ai employés. Ce papier,Monsieur, c’est ma garantie. Il prouve que nous avons toujoursmarché d’accord. La nature des démarches dont vous m’avez chargén’y est pas spécifiée, vous venez de le reconnaître vous-même. Ils’ensuit nécessairement que tout ce que j’ai fait, j’ai dû le fairepar votre ordre.

– En d’autres termes, vous me signifiezque si la justice venait se mêler de vos affaires, vous chercheriezà me compromettre. Je vous préviens que vous n’y réussirez pas. Jesuis trop honorablement connu pour qu’on m’accuse d’avoir autorisédes manœuvres illicites.

» Restons-en là, Monsieur. Vous ne voulezpas me rendre cet engagement ?

– Non, pas plus que la lettre que vousm’avez écrite, il y a un mois, pour me donner vos instructions ausujet de Bianca Astrodi qu’il s’agissait d’empêcher… à tout prix…de venir en France, ou, si elle y était déjà, d’y rester.

– Fort bien, dit avec colèreM. Paulet. Gardez tout ; je m’en moque… et je n’ai paspeur de vous.

– J’en suis convaincu, répliquatranquillement M. Blanchelaine ; mais vous ne vous moquezpas des six cent mille francs qui entreraient dans votre poche sivotre frère n’avait pas eu une seconde fille, et vous avezgrand’peur de les perdre.

» Tenez ! Monsieur, au lieu de mequereller et de m’imputer des intentions que je n’ai pas, vousferiez beaucoup mieux de vous en rapporter à moi pour arranger leschoses. J’y mettrai le temps, mais je vous réponds du succès.

» Un jour viendra où je vous apporteraila succession de feu M. Francis Boyer sur un plat d’argent,comme les clefs d’une ville conquise… et vous n’aurez pas eu à vousmêler de la conquête.

» Je ne vous demanderai alors que cequ’il vous plaira de me donner, et je ne vous demande maintenantqu’un renseignement… un simple renseignement.

– Un renseignement ! répétaM. Paulet. Je n’ai pas de renseignement à vous fournir.Prenez-en où vous voudrez. Cela ne me regarde pas.

– Il y en a un que vous seul pouvez medonner, reprit l’agent d’affaires sans s’émouvoir, et que vous neme refuserez pas, j’en suis sûr, car il n’est pas de nature à vouscompromettre.

» Plusieurs personnes savent déjà,n’est-il pas vrai ? que Bianca Astrodi était la sœur de cettePia qui fait son métier de poser pour les peintres.

– C’est-à-dire que tout le monde le saitou le saura ; cela s’est découvert hier dans l’atelier d’unartiste qui se servait de cette fille comme modèle… dans l’atelierde M. Paul Freneuse.

– Le jeune homme qui était au spectacleavec vous à la Porte-Saint-Martin ?

– Oui, et il n’a aucun motif pour garderle secret sur cette parenté. De plus, il y avait là un de sescamarades, un barbouilleur nommé Binos, qui me fait l’effet d’êtrefort bavard. Vous pouvez compter qu’à cette heure tous les ateliersdu quartier connaissent la nouvelle.

– C’est probable, mais cela m’importeassez peu. Je tiens seulement à être fixé sur un point.

– Lequel ? demanda brusquementM. Paulet, qui se laissait aller peu à peu à répondre auxquestions de cet homme avec lequel il venait de rompre.

– D’autres que vous, Monsieur, savent-ilsque M. Francis Boyer a laissé son bien aux deuxAstrodi ?

– Le notaire le sait. C’est lui qui mel’a appris. Ma fille aussi le sait. Elle était là lorsqu’il me l’adit.

– Mais les autres ?… ceux que vousvenez de nommer… M. Freneuse ?… M. Binos ?

– Ils l’ignorent, parbleu ! Je ne mesuis pas amusé à leur raconter la nouvelle.

– Naturellement, et vous ne la leurraconterez pas. Mais la sœur… la Pia ?…

– Elle ne sait rien non plus. Mais ellesaura tout.

– Qui donc l’avertira ? Ce ne serapas vous, je suppose.

– Ce sera le notaire, probablement.

– Il sait donc qu’elle est àParis ?

– Oui, je lui ai dit que je venais de lavoir. Elle était précisément chez M. Freneuse lorsque cenotaire, qui me cherchait partout, s’y est présenté.

– Diable ! c’est fâcheux. Mais enfinil ne connaît pas l’adresse de cette fille ?

– Pas plus que je ne la connais.Seulement, il lui suffira pour l’avoir de la demander àM. Freneuse.

– Et vous croyez qu’il le fera ?

– Je l’ignore. Mais il me semble que ceserait son devoir.

– Pourquoi ? Est-ce qu’il estexécuteur testamentaire ?

– Non. Ce n’est même pas lui qui a reçule testament. Mon frère l’a écrit de sa main sans consulterpersonne, et ce malheureux testament, c’est le président dutribunal qui l’a ouvert.

– Alors, ce notaire n’est pas tenu dechercher les héritiers.

– Non… d’autant qu’il a toujours défendumes intérêts du vivant de mon frère. Je l’ai indemnisé de ses fraisde déplacement, et je ne pense pas qu’il ait le projet de resterlongtemps à Paris.

– Pourriez-vous me dire dans quel hôtelil est descendu ?

– Rue du Bouloi, 75. J’espère bien quevous n’irez pas l’entretenir de vos projets… que je ne connais paset que je ne veux pas connaître.

– Je m’en garderai bien, je vous prie dele croire… quoique mes projets n’aient rien d’inavouable. Jevoudrais seulement m’assurer qu’avant de partir il ne s’est pasoccupé de Pia Astrodi. Et je puis me renseigner sur ce point sansentrer en rapport avec maître… oserai-je vous demander sonnom ?

– Me Drugeon, réponditM. Paulet, entraîné malgré lui dans la voie desconfidences.

L’aplomb du sieur Blanchelaine lefascinait ; ses protestations d’honnêteté le calmaient ;et puis, quoiqu’il prétendît le contraire, il n’avait pascomplètement renoncé à l’espoir de rentrer dans ses droitsd’héritier.

Pour rassurer sa conscience, il ne voulait semêler de rien ; mais, toutes réflexions faites, il jugeaitinutile de rompre définitivement avec un homme qui se faisait fortde lui rendre la succession perdue.

– Je vous remercie, Monsieur, ditl’agent, et je vous jure que vous ne regretterez pas de m’avoir misen mesure de vous servir.

M. Paulet ne prit point acte de cettedéclaration. Il se contenta de dire :

– Souvenez-vous qu’il ne peut plus êtrequestion entre vous et moi de cette affaire.

Et il se leva d’un air digne.

Blanchelaine le salua très humblement et lereconduisit jusqu’à la porte de l’appartement sans lui adresser laparole.

Le rusé compère savait à quoi s’en tenir surla valeur des protestations de désintéressement deM. Paulet.

Il congédia son petit clerc qui grignotait desnoisettes dans l’antichambre, il rentra dans son cabinet, et aulieu de s’asseoir devant son bureau, il colla son oreille contre lacloison, et une minute après, il y frappa trois coups espacés d’unecertaine façon.

À ce signal répondirent aussitôt trois coupsdiscrets, frappés à intervalles égaux.

Blanchelaine avança la main droite, et pressaun bouton de cuivre très habilement dissimulé dans une moulure dela boiserie : aussitôt un panneau glissa sur des rainures etdécouvrit une ouverture assez large pour qu’un homme y pûtpasser.

Ce fut une femme qui se glissa par cette portesecrète dans le cabinet de Blanchelaine, une femme vêtue d’unelongue robe de chambre noire et d’un turban de soie rouge. Sous cetaccoutrement bizarre, Paul Freneuse aurait eu beaucoup de peine àreconnaître la personne qu’il avait vue au cimetière de Saint-Ouenet à l’orchestre du théâtre de la Porte-Saint-Martin.

C’était bien elle pourtant, et, en vérité, soncostume de devineresse ne lui allait pas mal. La couleur de lacoiffure faisait paraître son teint moins enflammé, et la robeflottante avantageait sa taille.

Seulement elle avait l’air soucieux.

– Je viens de la voir, dit-elle sansautre préambule.

– Qui ? demanda Blanchelaine avecimpatience.

– Sophie Cornu, parbleu ! Elle estvenue me consulter, et j’ai profité de l’occasion pour lui demanderdes détails. Mais ceux qu’elle m’a donnés ne sont pas trèsintéressants.

– Enfin, que t’a-t-elle dit ?

– C’est ce Binos qui lui a appris hier, àl’enterrement, que Bianca avait une sœur. Seulement, Sophie nel’avait pas vue, cette sœur, tandis qu’aujourd’hui elle l’arencontrée au cimetière.

– Tu m’as déjà raconté ça tout à l’heure,et si tu ne sais rien de plus…

– Je sais comment Binos a découvert laparenté de la poseuse. Il a tout expliqué à Sophie, qui vient de merépéter l’histoire que ce rapin lui a débitée.

» Il paraît qu’avant-hier il est allévoir un peintre qui demeure place Pigalle.

– Paul Freneuse, celui qui a eu l’idée denous filer l’autre soir, en sortant du spectacle, et que nous avonssi bien roulé.

– J’en ris encore. C’est moi qui aiinventé le coup du fiacre.

» Eh bien ! Binos, en entrant chezson ami, s’est mis à crier tue-tête qu’on connaissait le nom de lajeune fille exposée à la morgue, et qu’elle s’appelait BiancaAstrodi.

– Ah ! le gredin ! je lui avaispourtant défendu de bavarder.

– Là-dessus, cette Pia, qui était entrain de poser, s’est trouvée mal. Elle est tombée raide par terreen criant : « C’est ma sœur ! »

» C’est comme ça qu’on a su la chose.

– J’espère que cette brute de Binos n’apas parlé de moi devant Freneuse !

– Du moins, il ne s’en est pas vanté.Sophie me l’aurait dit.

– Et m’a-t-il nommé devant cettevieille ?

– Quant à ça, non, pour sûr. Sophie ne teconnaît pas, mais elle m’appelle toujoursMme Blanchelaine. Ton nom l’aurait frappée…

– Binos ne le sait pas, mon nom. Pourlui, et pour les habitués du Grand-Bock je m’appellePiédouche.

– C’est vrai ; je n’y pensaisplus.

– Et il n’a jamais su où je demeurais.Pourvu que ta Sophie Cornu n’aille pas s’aviser de lui indiquer mondomicile !

– Jamais de la vie. Pourquoi veux-tuqu’elle aille te fourrer dans cette affaire ? Elle croit quetu ne soupçonnes seulement pas l’existence de tous ces gens-là.

– Tant mieux ! car si ellebavardait, nous aurions une mauvaise carte de plus dans notre jeu.Binos mettrait le feu aux poudres. Il est lié avec ce Freneuse quinous a déjà espionnés et qui nous a manqués par miracle. S’ildécouvrait que Piédouche se nomme Blanchelaine, et qu’il tient uneagence rue de la Sourdière, nous n’aurions plus qu’à faire nospaquets.

– Bah ! ça n’arrivera pas. Et puis,que la Bianca ait une sœur, ça n’a pas d’importance ; lePaulet n’en hérite pas moins, et tu toucheras tes cent millefrancs.

– Tu crois ça, toi ? ditBlanchelaine avec un geste de colère.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y adonc ? demanda Stella très émue.

– Il y a que Paulet sort d’ici, et qu’ilvient de m’annoncer que son frère avait deux filles, Bianca et Pia,et que cet imbécile leur laisse sa fortune par portionségales ; maintenant que l’aînée est partie pour l’autre monde,tout revient à la cadette.

– Ah ! murmura la devineresseconsternée, c’était bien la peine de tant risquer !

– Oui, le coup est dur. Mais je ne metiens pas pour battu. Si je dois perdre les cent mille francs quePaulet s’est engagé à me payer le jour où il héritera, je merattraperai autrement. Il ne sera pas dit que je me serai compromispour rien.

– Je ne m’en consolerais pas ; maiscomment faire ? Tu ne comptes pas recommencer l’histoire deBianca, j’espère. C’est trop dangereux.

– Et ça ne servirait à rien. Mais il y aplus d’une manière de neutraliser une femme qui gêne.

– Je n’en connais qu’une, dit Stella d’unair sombre ; nous l’avons déjà employée, et si nous yrevenions, nous jouerions trop gros jeu.

– Il ne s’agit pas de cela, répliquavivement Auguste Blanchelaine. La situation n’est plus du tout lamême depuis que le père est mort. Pia décéderait demain qu’ellen’en aurait pas moins hérité, et, si elle n’a pas de parents,l’État réclamerait sa succession. Nous sommes au contraireintéressés à ce qu’elle vive. J’aime mieux avoir affaire à ellequ’au gouvernement italien.

– Qu’espères-tu donc tirer de cettepetite ?

– Pour le moment, rien. Plus tard, cesera différent. C’est une affaire à longue échéance.

– Je ne comprends pas ton idée.

– Mon idée, c’est d’exploiter directementà notre profit cette Pia Astrodi. Mon plan repose sur ceci :elle sait bien que Bianca était sa sœur, mais elle ne connaît pasle testament. Personne ne le connaît… excepté le sieur Paulet et lenotaire de là-bas. Paulet se gardera bien d’avertir la petite, etle notaire va retourner dans sa province. La succession resteraouverte, et personne n’y touchera, si l’héritière ne se présentepas.

» Et nous l’empêcherons de seprésenter.

– Bon ! et après ?

– Après, il faudra jouer serré. Beaucoupde diplomatie à la clef.

– De la diplomatie ?… Je necomprends pas.

– Il faut que tu comprennes, car c’estsur toi que je compte pour chambrer la petite. Et je suis sûr quetu réussiras, si tu t’y prends bien.

– Tu oublies que je ne la connaispas.

– Tu l’as vue, et elle t’a vue.

– Oui, au cimetière, mais je ne lui aipas parlé.

– Ça n’y fait rien. Tu iras la trouver,dès que je saurai où elle demeure.

– Je le sais, moi. Elle loge rue desFossés-Saint-Bernard. Le peintre l’a dit devant Sophie Cornu, quime l’a répété.

– C’est donc chez elle que Bianca allaittous les soirs. Si nous avions connu ce détail plus tôt, nousaurions manœuvré autrement. Mais c’est fait. Prenons la situationtelle qu’elle est et tâchons d’en tirer le meilleur partipossible.

– Bon ! mais sous quel prétextem’introduirai-je chez cette Pia ?

– Sous prétexte que tu fréquentais sasœur dans le garni qu’elle habitait rue des Abbesses ; ellesera ravie de causer avec toi de la morte.

– Très bien, mais que luidirai-je ?

– Tu commenceras par la cajoler. Tu laplaindras, tu lui jureras que sa sœur t’aimait beaucoup, tuessayeras de la consoler.

– Ce sera difficile. À Saint-Ouen, ellepleurait comme une Madeleine, et quand elle s’est agenouillée surla tombe, j’ai cru qu’elle n’aurait pas la force de se relever.

– C’est ce qu’il nous faut. Elle doitêtre exaltée, comme toutes les Italiennes. Tu n’auras pas de peineà lui monter la tête.

– Pour l’amener à quoi ?

– Pour l’amener d’abord à changer demétier. Le grand point, c’est de l’empêcher de retourner chez cePaul Freneuse qui doit être disposé à la soutenir. Je m’en rapporteà toi pour inventer une histoire. Laquelle ? Je n’en saisrien. Tu tâteras le terrain. Si, par exemple, tu t’apercevaisqu’elle est amoureuse de lui…

– Elle l’est. Binos l’a dit à SophieCornu.

– Alors, ça ira tout seul. Tu luiraconteras qu’il se moque d’elle.

– Binos prétend qu’elle est jalouse, ettu ne devinerais jamais de qui… de Mlle Paulet.

– Pas possible !… Mais si, au fait,Freneuse gagne beaucoup d’argent, et cet imbécile de Paulet songe àlui donner sa fille en mariage. Freneuse va dans leur loge authéâtre…

– Et Mlle Paulet s’estfait conduire par son père chez Freneuse. Elle y a trouvé Pia, quiest partie furieuse. Binos assure qu’elle a juré de ne plusposer.

– Admirable ! Notre affaire est dansle sac. Tu la trouveras toute disposée à t’écouter et tu gagnerasfacilement sa confiance. Tu lui demanderas la permission dereporter sur elle l’affection que tu avais pour sa sœur, tu luioffriras de la secourir, si elle en a besoin, et finalement tu luiproposeras de l’héberger chez toi, ou de la reconduire dans sonpays, si elle a envie d’y retourner.

– Comment ! tu veux m’envoyer enItalie ?

– Non. J’aime beaucoup mieux que nousayons l’héritière sous la main ; mais il faut tout prévoir.L’important, c’est de rester en communication avec elle, où qu’ellesoit, et de l’amener à rompre avec les gens qu’elle connaît. Jeveux qu’elle ne voie plus jamais ni Freneuse ni Binos, et quel’exécuteur testamentaire de feu Francis Boyer ne sache jamais cequ’elle est devenue.

– Très bien ! Mais, en supposant quenous réussissions à faire tout cela, que nous enreviendra-t-il ?

– Je vais t’expliquer mon plan, ditBlanchelaine. Il est à deux fins, et il pourra être modifié,suivant la tournure que prendront les choses.

» Le Paulet m’a, comme tu sais, signél’engagement de me remettre cent mille francs le jour où ilentrerait en possession de l’héritage de son frère. Il n’y peutentrer que si Pia Astrodi le lui abandonne.

– Et c’est ce qui n’arrivera jamais.

– Pourquoi ? On peut toujoursrenoncer à bénéficier d’un testament… y renoncer par un acteauthentique dont l’effet est de réintégrer dans leurs droits leshéritiers naturels.

– Et tu crois qu’on amènerait Pia à sedépouiller au profit d’un homme qu’elle ne connaît pas ?

– Si elle le connaissait, ce seraitbeaucoup plus difficile, puisqu’elle est jalouse deMlle Paulet. Mais elle ignore absolument que sonpère naturel est le demi-frère de M. Paulet, et jem’arrangerai pour qu’elle l’ignore toujours.

» J’ajoute que, pour signer valablementun acte, il faut être majeur, et que probablement cette fille nel’est pas.

– Elle m’a fait l’effet d’avoir à peineseize ans.

– Il faudrait donc attendre plusieursannées, et nous aurions ainsi le temps d’en venir à nos fins. Onpourrait, par exemple, la pousser à se faire religieuse.

– Mauvais moyen. Elle donnerait tout sonbien au couvent qui la recevrait.

– Non, puisqu’elle ne saurait pas qu’elleest riche.

– Alors, comment renoncerait-elle à unefortune dont elle ne connaîtrait pas l’existence ?

– On lui dirait la vérité au derniermoment, après l’avoir convenablement préparée. Il faudraitsurexciter ses sentiments généreux, lui persuader queM. Francis Boyer a commis une mauvaise action en déshéritantson frère, et que cette mauvaise action, elle doit la réparer.

– Je doute fort qu’elle l’entende decette oreille-là.

– Cela dépendrait de bien des choses. Onpeut tout obtenir d’une fille exaltée quand on s’y prendadroitement. Si, comme Binos l’affirme, elle est au désespoir parceque Freneuse ne l’aime pas, elle écoutera les conseils de ceux quila recueilleront, qui la traiteront avec douceur et qui chercherontà la consoler.

– C’est possible… avec le temps… mais envérité ce ne serait pas la peine de prendre tant de soins et detravailler pendant des années pour arriver à toucher cent millefrancs de commission… que M. Paulet te refusera peut-être.

– Je l’en défierais bien. J’ai sapromesse écrite et une lettre qui le compromet. Il n’oserait jamaisplaider. Seulement, tu as raison de dire que cent mille francs,c’est peu, alors que ce Paulet héritera de six cent mille.

– Pourquoi n’hériterions-nous pas à saplace ?

– Allons donc ! T’y voilàenfin ! Nous pouvons tout aussi aisément décider Pia à nousléguer son argent qu’à y renoncer. Et c’est là le but que je vise.Mais, pour l’atteindre, il faudra en venir aux grands moyens.

– Lesquels ?

– D’abord, quitter Paris avec elle.

– Justement, il paraît qu’elle a envie deretourner dans son pays. Sophie Cornu a entendu qu’elle disait aupeintre : « Je ne veux plus poser. »

– Très bien. Nous l’accompagnerons enItalie.

– À quel titre ?

– À titre d’amis, parbleu ! Tugagneras sa confiance en lui offrant de la défrayer en chemin. Jesuppose qu’elle ne roule pas sur l’or. Tu lui conteras qu’ayantl’intention de passer deux ans à Rome pour des raisons de santé, tuas besoin d’une demoiselle de compagnie parlant l’italien, et quetu t’adresses à elle parce que la bonne hôtesse qui logeait sa sœurte l’a recommandée. Tu ajouteras, bien entendu, que tu pars avecton mari, car je serai du voyage.

– Alors tu abandonnerais tesaffaires ?

– Je n’en ai pas qui puisse me rapporterautant que celle-là. Et d’ailleurs, il est bon que nous quittionsParis pour un temps. Je me défie des indiscrétions de Binos, etj’ai peur de Freneuse. S’il nous retrouvait, et surtout s’ilconstatait que nous vivons ensemble, il se souviendrait del’omnibus de la place Pigalle, et il ne nous ménagerait pas ;tandis que, dans deux ans, l’accident arrivé à Bianca Astrodi serade l’histoire ancienne.

– Comment ! nous resterions deux anslà-bas ?

– Deux ou trois ans et davantage, s’il lefaut ; nous resterons jusqu’à ce que la petite ait l’âge detester valablement, c’est-à-dire dix-huit ans.

– Et tu crois que l’idée lui viendrait defaire son testament ?

– Je me charge de la lui souffler. Et àqui laisserait-elle ce qu’elle possède, si ce n’est à sesbienfaiteurs ? Elle n’a pas un parent.

– Bon ! mais… elle vivra pluslongtemps que nous ?

– Je ne crois pas, dit Blanchelaine enricanant. Tu oublies que cet imbécile de Binos m’a rendu l’épingleque tu avais perdue.

Chapitre 9

 

 

Elle ne payait pas de mine, la maison où lepère Lorenzo logeait ses pensionnaires, rue desFossés-Saint-Bernard. C’était une vieille et noire bâtisse à sixétages, beaucoup plus haute que large et irrégulièrement percée defenêtres étroites dont pas une n’était de la même dimension que savoisine. Avec sa façade verdie par la pluie et étranglée entre deuxconstructions de meilleure apparence, elle ressemblait assez à unetranche de pâté moisi.

On entrait dans cette baraque par une alléesombre que fermait une barrière à hauteur d’appui et quiaboutissait à une cour humide et aussi mal éclairée que le fondd’un puits.

Au rez-de-chaussée, il y avait deux salles.L’une était un cabaret dont la porte s’ouvrait directement sur larue, car Lorenzo vendait à boire aux passants ; l’autreservait de réfectoire aux modèles des deux sexes qui gîtaient chezcet habile compère.

Le soir, à nuit close, et le matin, dèsl’aube, on y voyait une jolie réunion de brigands calabrais et depaysannes des Abruzzes. Il y avait là des familles entières, depuisle grand-père à barbe blanche jusqu’aux fillettes de quatre ansassises sur les genoux de robustes matrones aux plantureusesépaules.

On y parlait des patois farouches, et il s’enexhalait des odeurs d’ail et de tabac qu’on sentait jusqu’au Jardindes Plantes.

Tout ce monde couchait dans des chambresdisposées comme des dortoirs et vivait en assez bonne intelligence.Les coups de couteau y étaient rares, quoiqu’on s’y querellâtsouvent.

Le père Lorenzo avait discipliné seslocataires et leur inspirait sinon du respect, du moins une terreursalutaire. Encore vigoureux, malgré ses soixante-cinq ans, lebonhomme n’entendait pas raillerie sur les mœurs, ni sur lepayement des loyers. Il exerçait depuis quinze ans, et jamais iln’avait eu maille à partir avec la police française. Il passaitcependant pour avoir longtemps tenu la campagne à la tête d’unebande qui détroussait les voyageurs et rançonnait les propriétairesaux environs de Terracine.

Mais la fortune change les hommes. Ayantamassé à ce métier une honnête aisance, et sa tête étant mise àprix dans les États romains, il s’était dégoûté un beau jour decoucher à la belle étoile et de se nourrir de châtaignes crues.

Et comme il était ambitieux, au lieu de seretirer tranquillement des affaires, il avait pris passage à Naplessur le paquebot de Marseille ; puis il était venu à Paris poury faire fructifier ses économies.

Dieu avait béni ses efforts. L’établissementqu’il dirigeait était en pleine prospérité. Il avait achetél’immeuble avec les profits qu’il faisait en hébergeant et ennourrissant ses compatriotes. Et les pensionnaires ne luimanquaient jamais, car il avait des correspondants dans tous lesvillages du sud de l’Italie, et de temps à autre il y allaitracoler lui-même.

Ce n’était point d’ailleurs un méchant homme.Il ouvrait des crédits raisonnables, et même il prêtait de petitessommes aux modèles sans ouvrage. Il se chargeait de leur procurerdu travail, ayant ses entrées chez presque tous les peintres, et ilallait quelquefois jusqu’à rapatrier à ses frais les sujets dontles ateliers de Paris ne voulaient plus.

C’était avec lui que Freneuse avait traitépour le logement et l’entretien de Pia.

Et comme les arrangements pris par l’artisteétaient fort avantageux pour Lorenzo, cet honnête bandit traitaitla jeune fille avec infiniment d’égards et de considération.

Il avait même fini par s’attacher à elle, etil aurait risqué sa peau pour la défendre, si quelque garnements’était avisé de la serrer de trop près ou seulement del’insulter.

Et Pia s’accommodait fort bien de demeurerdans ce vilain caravansérail, où la plus pauvre ouvrière parisiennen’aurait pas voulu se loger.

Il est vrai qu’elle vivait complètement àpart, quoiqu’elle ne dédaignât point de parler aux autres habitantsde ce phalanstère, lorsqu’elle les rencontrait par lesescaliers.

Elle occupait une chambre au dernier étage dela maison, sous les toits, une chambre mansardée qui avait abritédes joueurs d’orgue et des singes, au temps où l’on permettaitencore aux pauvres gens de l’Italie méridionale d’envoyer leursenfants mendier en France.

Et de ce misérable réduit, elle avait su faireun nid charmant.

Ce n’était pas par la richesse del’ameublement que brillait la mansarde où Pia se plaisait tant.

Un lit de fer, quelques chaises de paille, unetable de bois blanc, un miroir, un coffre où elle serrait son lingeet ses vêtements, une grande cruche et une large écuelle pour latoilette ; sur les murs blanchis à la chaux, deux esquisses,crayonnées par Freneuse. C’était tout.

Mais Pia avait tiré bon parti de la gouttièrequi bordait son unique fenêtre, car elle y avait établi, au méprisde toutes les ordonnances de police, une volière et un jardin. Lejardin tenait tout entier dans une caisse, et la volière ne logeaitqu’un pinson ; mais les fleurs étaient fraîches, et le pinsonchantait du matin au soir.

Et puis, de cette lucarne, on avait une vuemerveilleuse. La maison du père Lorenzo faisait face aunord-est.

À droite, de l’autre côté de la rue,s’alignaient les magasins et les voies en échiquier de l’Entrepôtdes vins ; un peu plus loin, les vieux arbres du Jardin desPlantes commençaient à verdir.

À gauche, au-delà des ponts et au-dessus destoits accidentés, se dressait la colline du Père-Lachaise,couronnée de cyprès dont les sombres silhouettes se détachaient surle ciel clair.

Tout un coin de Paris, vu d’en haut, comme levoient les oiseaux du ciel.

Le lendemain de son voyage à Saint-Ouen, Pia,qui s’était levée avant l’aube, après une nuit sans sommeil, rêvaitaccoudée sur la barre d’appui de sa fenêtre.

L’air était tiède, et la brume matinale sedissipait aux premiers rayons du soleil printanier qui dorait lestoits.

Une belle journée commentait, une de ces fêtesque Dieu donne quelquefois aux déshérités de la grande ville, àceux qui n’ont pas de quoi s’offrir d’autre spectacle que celui duréveil de la nature.

Les marchandes babillaient sur le pas de leurporte, et les enfants jouaient dans la rue.

Les locataires de Lorenzo se préparaient àprendre leur volée pour arriver avant midi aux ateliers du quartierPigalle et du quartier du Luxembourg.

On entendait des dégringolades à travers lesescaliers, et par les fenêtres des dortoirs, partaient comme desfusées de joyeux éclats de rire qui faisaient lever la tête auxpassants. Le vieux bandit devenu propriétaire fumait sa pipe sur leseuil de son cabaret et souriait d’aise dans sa barbe de fleuve ensupputant tout bas les recettes qu’il allait encaisser le soir.

C’était la saison où tous ses hôtes gagnaientde l’argent, et les rentrées ne se faisaient pas attendre.

Lorenzo s’étonnait bien un peu de ne pas avoirvu descendre Pia, qui était toujours prête la première ; maisil n’entrait jamais chez elle sans qu’elle l’y appelât.

Et Pia ne songeait guère à l’appeler, pas plusqu’elle ne songeait à aller acheter son frugal déjeuner.

Sa pensée s’envolait vers cette place où Paull’avait quittée la veille, en lui faisant jurer de ne pas partirsans le revoir.

Et elle se demandait ce qu’il avait voulu direen lui parlant de poser ailleurs que dans son atelier.

Poser encore pour lui, poser seule avec lui,c’était le seul espoir qui lui restât, et elle n’y croyaitguère.

« Il a compris ce que je souffrais, et ila eu pitié de moi, pensait-elle tristement. Il est si bon ! Ilm’a promis de me donner de ses nouvelles bientôt, il me l’a promispour me calmer, pour m’empêcher de partir. Il croit que jeréfléchirai, que le courage me manquera pour le fuir, et que jereviendrai. Mais il ne viendra pas, lui. Pourquoiviendrait-il ? Je ne suis qu’une pauvre fille qui vis de sesbienfaits. C’est à moi d’aller lui demander comme une grâce de merecevoir encore.

» Et je n’irai pas. J’y trouverais cettefemme, et j’aimerais mieux mourir que de reparaître devant elle.Non, je n’irai pas. J’attendrai deux jours ; si je ne le voispas, je lui écrirai pour lui dire adieu, j’irai prier une dernièrefois sur la tombe de Bianca, et alors… »

Pia en était là de ses réflexions, lorsqu’onfrappa doucement à la porte de sa chambre.

Elle se retourna, pâle et frissonnante.

– Si c’était lui ! murmurait-elle,clouée sur la place par l’émotion.

Il y eut un silence, puis on se remit àfrapper un peu plus fort.

Elle aurait voulu répondre, mais la voix luimanqua. Puis l’idée lui vint tout à coup que ce ne pouvait pas êtreFreneuse qui frappait. Freneuse n’était pas patient, et la clefétait en dehors. Freneuse serait entré.

À ce moment, la clef tourna dans la serrure,et la porte s’ouvrit lentement.

Pia avait deviné. Ce n’était pas Freneuse.Mais la surprise qu’elle éprouva en voyant la personne qui entraitn’en fut que plus vive.

Cette personne était une femme très élégammentvêtue de noir, qui avait assez bon air et une physionomie assezavenante. On aurait pu la prendre pour une dame de charité entournée chez ses pauvres.

Pia, qui n’était point accoutumée à recevoirdes visites de ce genre, crut à une erreur, et elle allait le dire,lorsque l’inconnue vint à elle, lui prit les deux mains etl’embrassa sur le front.

Et Pia, tout interloquée, n’osa pas sesoustraire à ses caresses inattendues.

– Je vois, ma chère enfant, commença ladame en s’asseyant sur une des trois chaises de paille quigarnissaient la mansarde, je vois à votre étonnement que vous ne meremettez pas… et c’est bien naturel d’ailleurs ; car vousm’avez à peine entrevue.

– Excusez-moi, Madame… je ne m’ensouviens pas, murmura la jeune fille.

– Hier, j’étais tout près de vous… ilm’en coûte de vous rappeler des moments bien cruels… j’étais prèsde vous pendant que vous priiez pour celle qui n’est plus.

Pia tressaillit et regarda la femme avec plusd’attention.

– Au cimetière de Saint-Ouen… près de latombe de votre sœur.

La mémoire revint à la jeune fille. Elle avaità peine remarqué, la veille, la personne qui causait avec SophieCornu, mais il lui parut que c’était bien la même.

– Je venais de prier aussi sur la fossede notre chère Bianca…

– Vous, Madame ! dit Piastupéfaite.

– Cela vous surprend, parce que vous nesavez pas que je l’aimais comme si j’eusse été sa mère.

– Vous la connaissiez !

– Depuis deux ans. Je l’avais rencontréeà Milan chez des amis de mon mari qui voyageait alors avec moi enItalie. Je m’étais attachée à elle, et elle avait fini parm’accorder toute sa confiance.

– Elle ne m’a jamais parlé de vous.

– Pas plus qu’elle ne vous a dit pourquoielle était venue à Paris.

– Pardonnez-moi, Madame. Elle me l’adit.

La dame se mordit les lèvres, mais elle neperdit point contenance.

– Ainsi, reprit-elle, vous saviez queBianca cherchait son père… qui était aussi le vôtre !

– Je le savais.

– Mais vous ne savez pas que c’est grâceà moi qu’elle l’a retrouvé.

– Notre père ! quoi ! elle l’arevu… et je l’ignorais ! Non, non, c’est impossible.

– Elle ne l’a pas revu ; mais, aprèsde longues recherches, j’ai appris qu’il habitait une petite villedu midi de la France… et Bianca, renseignée par moi, lui aécrit…

– Et elle me l’a caché !… c’estétrange.

– Elle m’a bien caché à moi qu’elle avaitune sœur… à moi qui lui ai donné tant de preuves de mon amitié etde mon dévouement. C’est hier seulement que j’ai appris par hasardqui vous étiez.

» Elle poussait jusqu’à l’excès ladiscrétion ou plutôt la réserve. Ainsi, elle ne vous a jamais ditoù elle demeurait.

– Non… quoique je le lui aie demandé biensouvent.

– C’était moi qui l’avais adressée àcette brave femme qui tient une maison garnie rue des Abbesses etqui a porté hier des fleurs au cimetière. À elle non plus, à cetteexcellente Mme Cornu, Bianca n’avait jamais parléde vous ; Bianca lui disait qu’elle allait prendre une leçonde chant lorsqu’elle allait chez vous.

» Moi, je ne savais pas qu’elle sortaitle soir. Elle ne venait chez moi que le matin. Et elle nem’entretenait que de votre père. Elle ne songeait qu’à lerevoir.

– Mais… elle ne l’a pas revu ?demanda la jeune fille avec émotion.

– Hélas ! non… et c’est ce qui l’atuée.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous a-t-on raconté comment votre sœurétait morte ? demanda la dame après un silence.

– On m’a raconté qu’elle était mortesubitement, murmura Pia, qui avait les larmes aux yeux.

– Elle est morte de chagrin.

– Quoi !…

– Elle avait une maladie de cœur… et soncœur s’est brisé. Elle venait d’apprendre que votre père refusaitde la recevoir, qu’il la reniait…

– Est-ce possible ?

– Ce n’est que trop vrai. À la lettresuppliante qu’elle lui avait écrite pour lui rappeler qu’il avaitdeux filles, il a répondu par une lettre très dure. La pauvreenfant n’a pas eu la force de supporter ce coup.

– Ah ! c’est affreux ! sanglotala jeune fille en s’affaissant sur une chaise qui se trouva là fortà propos, car elle serait tombée, comme elle était tombée dansl’atelier de Paul Freneuse.

La dame se leva, essuya avec un mouchoir debatiste les larmes qui inondaient le visage de Pia, et lui ditdoucement :

– Ne vous désespérez pas, mon enfant. Leshommes sont oublieux, et votre père a cédé sans doute à un premiermouvement de colère en apprenant que celle qu’il avait abandonnées’était faite chanteuse pour vivre… mais son cœur peut changer… ilchangera, je l’espère… ce qu’il a refusé à sa fille aînée, il ne lerefusera pas à vous… il viendra à votre secours…

– Non ; car je ne lui demanderairien, dit Pia en relevant la tête. Il n’entendra jamais parler demoi.

La dame, à ces mots, changea de visage.

– J’aime votre fierté, dit-elle après unsilence, et je n’aurais pas le courage de vous désapprouver si vouspersistiez dans votre résolution de ne pas implorer un appui quevotre sœur n’a pu obtenir.

» Mais il est temps que je vous apprennequi je suis et pourquoi je suis venue.

» Je me nommeMme Blanchelaine. Mon mari a de la fortune. Noushabitons Paris, mais nous faisons chaque année un voyage pendant labelle saison… Nous sommes allés trois fois en Italie, et nous yretournerons certainement, car nous aimons par-dessus tout votrebeau pays.

» C’est, je vous l’ai dit, dans une denos excursions que nous avons connu votre sœur et que je me suisattachée à elle.

» La nouvelle de sa mort m’a consternée,et j’ai béni le hasard qui m’a appris que ma chère Bianca avait unesœur, car je me suis juré de reporter sur cette sœur toutel’affection que m’avait inspirée celle que nous pleurons.

» J’ai su où vous demeuriez.Mme Cornu me l’a dit. Elle l’a appris hier, aucimetière. Je l’ai priée de prendre des informations sur vous, etun artiste qui vous connaît, un M. Binos, lui a raconté quevous n’aviez d’autre ressource pour vivre que de poser dans lesateliers.

» Alors, j’ai pensé à vous offrir unecondition meilleure.

– Je vous remercie, Madame, mais je n’aibesoin de personne, murmura la jeune fille.

– Je le sais, mon enfant. Je sais quevous êtes sage, économe, que vous avez toujours mené une conduiteexemplaire, et qu’à force de travail vous avez pu amasser quelqueargent.

» Mais… pardonnez-moi de vous dire cela…je ne vois pas d’avenir pour vous dans la profession que vousexercez… vous ne serez pas toujours belle, et quand vous aurezatteint l’âge où vous ne pourrez plus servir de modèle auxartistes…

– Je n’attendrai pas ce moment-là ;je suis résolue à ne plus jamais poser.

– Que comptez-vous donc faire ?

– Je vais retourner à Subiaco, où je suisnée, et où ma mère est morte.

– À Subiaco ! Quelle singulièrecoïncidence ! Nous y sommes allés, il y a deux ans, mon mariet moi. Nous n’avons fait qu’y passer, mais nous avons trouvé vosmontagnes si charmantes, que nous sommes décidés à nous y établirce printemps et à y rester jusqu’à la fin de l’été. Pourquoi n’yviendriez-vous pas avec nous ?

– Moi, Madame ! vous ne songez pasque je ne suis qu’une pauvre fille, que là-bas je reprendrai lemétier que je faisais avant de venir en France. Je garderai leschèvres.

– Les nôtres, alors, ditMme Blanchelaine avec un bon sourire. Nous enachèterons un troupeau tout exprès. Car mon mari fait toutes mesvolontés, et je tiens à ne pas me séparer de vous.

» Écoutez-moi, ma chère Pia. Vous êtesseule au monde, puisque votre père a repoussé Bianca et puisquevous ne voulez pas tenter de toucher son cœur…

– Jamais ! dit vivement Pia. Il nesaura jamais que j’existe.

– Eh bien ! moi qui ai tout ce qu’ilfaut pour être heureuse en ce monde, il me manque un bonheur… jen’ai pas d’enfants… c’est le grand chagrin de ma vie… et j’avaisfait un rêve qui s’est tristement évanoui… j’avais rêvé d’adoptervotre sœur, si son père refusait de la reconnaître… de la traiteret de l’aimer comme ma fille… mon mari partageait mes idées… nousl’aurions mariée un jour, et plus tard nous lui aurions laissénotre fortune. La mort nous a enlevé Bianca… mais vous nous restez,et il dépend de vous de me rendre l’espoir que j’ai perdu.

» Pia, ma chère Pia, voulez-vous que jesois votre mère ?

– Ma mère ! répéta Pia en baissantla tête, hélas ! je l’ai perdue.

– Je la remplacerai, dit vivement ladame. Votre sœur que j’aimais tant ne m’aurait pas refusé lebonheur qu’il dépendait d’elle de me donner. Je n’avais pas osé luiproposer de l’adopter, parce que je pensais que son pèreconsentirait à la recevoir ; mais quand j’ai appris que cethomme n’avait pas de cœur, qu’il repoussait sa fille, ma résolutiona été bien vite prise. Si la mort n’avait pas surpris Bianca, jeserais allée lui dire : « Venez, notre maison vous estouverte. Venez, nous ne nous quitterons plus. » Et je suiscertaine qu’elle serait venue.

– Ma sœur ne m’aurait pas abandonnée.

– Oh ! non. Elle m’aurait parlé devous… elle m’aurait amenée ici… je vous aurais suppliée de ne pasla quitter… vous n’auriez pas résisté à mes prières et aux siennes…vous auriez consenti à demeurer avec elle chez moi… et j’aurais eudeux filles au lieu d’une. Dieu l’a rappelée à lui ; mais vousvivez, vous, Pia ; vous êtes orpheline comme elle, seule aumonde, sans amis, sans parents, puisque votre père a eu la barbariede renier ses enfants. Vous ne fuirez pas la nouvelle famille quivous tend les bras.

– Je vous remercie de votre bonté,Madame, murmura la jeune fille, mais je vous l’ai dit, je veuxretourner en Italie.

– Et moi je vous ai dit que nous yallions, mon mari et moi… que nous avions le projet de passer l’étéprécisément dans votre ville natale… Il est donc tout naturel quenous fassions le voyage ensemble.

» Quand voulez-vous partir, ma chèrePia ?

– Je ne sais pas.

– Nous choisirons le jour qui vousconviendra, mon enfant.

– Vous êtes trop bonne, Madame, mais jene puis pas vous promettre de vous accompagner.

– Pourquoi ? n’êtes-vous pas décidéeà quitter la France ?

– Oui.

– Alors, il vaut mieux que ce soit leplus tôt possible… surtout si, comme vous venez de me le déclarer,vous ne voulez plus poser dans les ateliers. Si vous restiez ici,vous épuiseriez promptement vos ressources, puisque vous netravailleriez plus.

– Je n’y resterai pas. Il est possibleque je parte demain. Mais je ne puis pas partir avant d’avoir vuquelqu’un qui doit venir me dire adieu.

– Quelqu’un s’intéresse à vous !Ah ! vous me rendez bien heureuse. Je voudrais le connaître,cet ami qui vous est resté fidèle dans le malheur… je voudrais leconnaître pour lui parler de mon projet de voyage en Italie et pourlui promettre de le remplacer auprès de vous.

– Alors, demanda Pia, après avoir hésitéun instant, vous ne trouverez pas mauvais que je le consulte.

– Non seulement je ne le trouverai pasmauvais, mais je vous y engage vivement. Et si vous voulez me direson nom et son adresse, j’irai le trouver, je lui expliquerai ceque je veux faire pour vous, et je le prierai de se joindre à moipour vous décider à accepter ma proposition. S’il a pour vous unvéritable attachement, il l’appuiera, car il verra bien qu’ellepart du cœur.

– Eh bien, Madame, c’est le peintre quim’a conduite hier à Saint-Ouen.

– Quoi ! ce M. Binos !s’écria la dame, qui savait fort bien à quoi s’en tenir. Mais cen’est pas un artiste sérieux. Mme Cornu, quilogeait votre sœur, m’a dit qu’il passait son temps à courir lescafés au lieu de travailler.

» Et en vérité, ma chère Pia, si c’est àce pauvre garçon que vous voulez demander conseil…

– Il ne s’agit pas de lui, Madame. Je leconnais, je sais ce qu’il vaut, et j’espère ne jamais lerevoir.

» Je vous parle de M. PaulFreneuse.

– Le peintre qui demeure sur la placePigalle ?

– Oui, Madame.

– C’est dans son atelier que vous avezappris la mort de votre sœur… et vous n’avez posé que pour luidepuis votre arrivée à Paris.

– Qui vous a dit cela ? demanda Piaassez étonnée.

– Mme Cornu, qui letenait de ce Binos.

– Eh bien, il a dû lui dire aussi que jedevais tout à M. Freneuse, que je n’ai vécu que de sesbienfaits, que sans lui…

– M. Freneuse vous devait bien aussiquelque chose. Où aurait-il trouvé un modèle qui vous valût ?Mais… est-ce que réellement il vous a promis qu’il viendrait avantvotre départ ?

– Il me l’a si bien promis qu’il m’a faitjurer de ne pas partir sans le voir.

– Et vous l’attendez ?

– Sans doute. Pourquoi douterais-je de saparole ?

– Mon Dieu ! je n’affirme pas qu’ily manquera, mais je serais bien surprise qu’il trouvât le temps dela tenir. Ne savez-vous pas qu’il va se marier trèsprochainement ?

– M. Freneuse va se marier,dites-vous ?… Non, ce n’est pas possible, murmura Pia, quiétait devenue horriblement pâle.

– Je vous assure, mon enfant, qu’il semarie, dit Mme Blanchelaine.

» Les bans sont publiés, et la cérémoniese fera le lendemain de l’ouverture du Salon.

– Comment savez-vous cela ?

– C’est M. Binos qui l’a dit àMme Cornu, et elle me l’a répété.

» M. Freneuse épouseMlle Marguerite Paulet, fille d’un richepropriétaire. C’est un très beau mariage pour lui, qui n’a que cequ’il gagne, car sa fiancée lui apporte une dot considérable, et,de plus, elle est charmante.

» Mais qu’avez-vous donc, ma chèreenfant ?

– Rien, Madame, répondit Pia encomprimant avec peine les sanglots qui l’étouffaient.

– Vous êtes attachée à M. Freneuse…je pensais que cette nouvelle vous ferait plaisir… mais je vois queje me suis trompée.

– Je n’y crois pas… s’il devait semarier, il ne m’aurait pas promis qu’il viendrait.

– Pourquoi ? n’est-il pas toutnaturel au contraire qu’il veuille terminer le tableau qu’il acommencé ? Ce tableau, paraît-il, est appelé à obtenir ungrand succès, et M. Freneuse tient beaucoup à ne pas manquerl’Exposition. Comment l’achèverait-il, si vous refusiez deposer ?

– Ainsi, ce serait parce qu’il a besoinde moi que…

– Il ne faut pas que cela vous étonne,chère petite. Les grands artistes sont égoïstes.

» M. Binos a expliqué tout cela àcette bonne Sophie Cornu. Il a même ajouté bien d’autres détails.Vous le connaissez… vous devez savoir qu’il est très bavard… qu’ilraconte à tout le monde ses affaires et même celles de sesamis.

– Qu’a-t-il donc dit ?

– Des choses que j’aurais tort derépéter.

– Ne craignez rien, Madame ; je suisprête à tout entendre. Et, si vous avez de l’amitié pour moi, vousm’éclairerez sur les intentions de M. Freneuse.

– Mon Dieu ! ma chère Pia, vousm’embarrassez beaucoup. Il m’en coûterait de vous enlever uneillusion… et d’un autre côté, si vous deviez sacrifier l’avenir queje vous propose… le sacrifier à un homme qui ne pense qu’à vousexploiter…

– Parlez, je vous en supplie !

– C’est que je crains non seulement devous affliger, mais encore de vous blesser.

– La blessure est faite, dit Pia d’unevoix sourde.

– Eh bien, ma pauvre enfant, il paraîtque M. Freneuse s’est aperçu… ou a cru s’apercevoir que… je nesais en vérité comment vous dire cela… enfin il s’est imaginé qu’ilvous avait inspiré un sentiment qui…

– Achevez, Madame. Il a cru que jel’aimais.

– Vous l’avez dit.

– C’est vrai. Je l’aime.

– Hélas ! je m’en doutais. Et jebénis Dieu qui m’a suggéré l’idée de venir ici… car il estpeut-être encore temps de vous sauver de vous-même, de vous guérird’une passion funeste.

» J’hésitais à vous dire la cruellevérité ; maintenant, je n’hésite plus. Sachez donc que, si cethomme vous a caché qu’il allait se marier, c’est qu’il craignaitque vous ne le plantiez là. Après la scène qui s’est passée dansson atelier, Mlle Paulet lui en a fait une autredevant M. Binos. Elle est jalouse de vous, et elle a défendu àson futur mari de vous voir. Il lui a juré que vous ne remettriezjamais les pieds chez lui, c’est-à-dire qu’il vous chassait.

– Non… je ne crois pas cela… ce seraitindigne… D’ailleurs, je l’ai revu le lendemain.

– Parce qu’il avait intérêt à ne pas sebrouiller avec vous. M. Freneuse joue un double jeu. Commehomme, il ménage sa fiancée, qui est riche ; comme peintre, ilménage son modèle, qu’il ne pourrait pas remplacer. Et je devineson plan. Tenez, Pia, soyez franche, convenez qu’il vous a proposéde poser pour lui dans un autre atelier que le sien ?

– Il n’a pas parlé d’un autre atelier… ilm’a demandé si je consentirais à lui donner des séances dans unendroit où il serait seul avec moi.

– Et vous avez accepté ?

– Non… j’ai répondu que j’attendais deses nouvelles…

– Et que vous ne partiriez pas sansl’avoir revu. C’est ce qu’il voulait ; il va venir.

– Ici ? demanda la jeune fille enfrissonnant.

– Sans aucun doute. Il sait que danscette chambre vous serez à ses ordres, jusqu’à ce qu’il ait finison tableau… à ses ordres et à sa merci…

– Je ne l’y attendrai pas, dit résolumentPia.

Pia s’était levée brusquement, et comme ellechancelait, la bonne Mme Blanchelaine avait passéson bras autour de sa taille pour la soutenir.

– Vous avez raison, mon enfant, dit-ellede sa voix la plus douce. Il ne faut pas que M. Freneuse voustrouve ici… il faut déjouer ses vilains calculs. Qu’il épouseMlle Paulet, parce qu’elle est riche, mais que dumoins il n’abuse pas de votre condescendance.

» Poser pour rendre service à cet hommequi s’est indignement moqué de vous, ce serait en vérité trop defaiblesse… et si j’en crois ce que rapporte de lui M. Binos,qui le connaît bien… il serait capable de profiter de votreisolement pour chercher à vous séduire…

» Il n’a pas essayé dans son atelier, oùsa fiancée pouvait venir à chaque instant, mais ici…

– Je veux partir, interrompit la jeunefille, partir dès ce soir.

– Ce soir, il serait peut-être trop tard.C’est hier qu’il vous a annoncé sa visite. Il viendra certainementaujourd’hui. Si vous tenez à l’éviter, vous n’avez pas une minute àperdre pour sortir de cette maison.

» La mienne vous est ouverte, Pia. Jevais vous y conduire, et je vous jure que je ne chercherai pas àinfluencer vos résolutions.

» Vous ne resterez chez moi qu’autantqu’il vous plaira d’y rester… toujours, si vous le voulez… quelquesjours seulement, si c’est votre volonté… le temps nécessaire pourvous défaire des objets qui garnissent cette chambre et pourretirer ceux que la pauvre morte a laissés chezMme Cornu.

– À quoi bon ? murmura Pia.

– Il le faut absolument, ma chère enfant.Vous ne pouvez abandonner ce qui a appartenu à votre sœur… Songezdonc qu’on vendrait à l’encan ses vêtements, son linge… ce seraitune profanation… et puis, il y a des papiers… dont vous pouvezavoir besoin plus tard.

» Je comprends que vous n’ayez pas lecourage d’entrer dans la maison qu’elle habitait ; mais il estinutile que vous y alliez. Je préviendraiMme Cornu, qui fera tout apporter chez moi.

– Eh bien, soit ! dit Pia, qui nepensait plus qu’à fuir Paul Freneuse, depuis qu’elle croyait qu’ill’avait trompée. Emmenez-moi, Madame, je suis prête à vous suivre,si vous me promettez que demain soir je pourrai quitter Paris.

– Je vous le promets, et quoiqu’il m’encoûte de me séparer de vous, je ne chercherai pas à vous détournerde voyager seule, si vous ne voulez pas attendre que mon mari aitterminé ses préparatifs de départ. Vous serez libre, absolumentlibre, Pia. Nous vous rejoindrons à Subiaco, et j’espère que là-basvous ne refuserez pas de nous voir.

» Mais le temps s’écoule. Venez, monenfant, venez, je vous en supplie !

Pia était dans un état d’exaltation qui ne luipermettait plus de raisonner.

– Me voici, Madame, dit-elle en seprécipitant vers la porte, que Mme Blanchelainevenait d’ouvrir.

Elle fit passer cette femme, et sans mêmeprendre le soin de retirer la clef, elle descendit l’escalier.

Elles n’y rencontrèrent personne. Les oiseauxd’Italie avaient pris leur volée.

Le père Lorenzo fumait sa pipe sur le seuil ducabaret. Il salua amicalement Pia, mais il n’était pas causeur, etil ne lui demanda point où elle allait.

Les gens bien mis lui inspiraient du respect,et la dame qui emmenait sa locataire avait une robe de soie.

Elle était venue dans un fiacre qui attendaità la porte. Elle y fit monter Pia ; elle s’y jeta après elle,elle donna une adresse au cocher, et elle baissa les stores aumoment où le cheval commençait à trotter vers le quai.

La précaution était sage, car une autrevoiture de place venait en sens inverse, une voiture dontl’impériale était chargée de divers ustensiles, et qui amenait deuxmessieurs.

Les deux fiacres se croisèrent, et siMme Blanchelaine aperçut, en écartant légèrement lestore, les voyageurs qui passaient à côté d’elle, ceux-ci ne virentni la dame, ni l’enfant qu’elle enlevait.

Une minute après, ces deux hommes sautaient àterre devant la porte du garni, au grand ébahissement de Lorenzo,qui n’était point accoutumé à tant de remue-ménage.

– Bonjour, vieux bandit, lui cria lepremier descendu qui fumait une pipe en terre et qui tenait à lamain une boîte à couleurs. Tu ne me reconnais pas,birbante ?

» Reconnais au moins l’illustrissimosignor Freneuse, bienfaiteur d’une de tespensionnaires !

– Tiens ! c’est vous,M. Freneuse ! dit Lorenzo en assez bon français.

Ce bandit en retraite parlait un peu toutesles langues, ayant eu l’occasion d’en apprendre des bribes avec lesvoyageurs de toutes les nations qu’il avait jadis emmenés dans lamontagne pour les rançonner, suivant l’usage de ses pareils, quitraitent amicalement leurs prisonniers jusqu’au jour où ils leurcoupent les oreilles ou la tête, si la rançon n’est pas payée.

– Oui, vieux Fra Diavolo, c’est moi, ditgaiement l’artiste. Fais-moi le plaisir d’aider le cocher àdescendre le chevalet qui est sur l’impériale de notre fiacre.

Lorenzo obéit sans mot dire, pendant queFreneuse payait la course.

– Tu ne t’attendais pas à celle-là,vénérable brigand, reprit Binos, toujours goguenard. Jamais tacassine n’avait été honorée de la visite de deux peintresde talent, et elle aura cet honneur-là tous les jours pendant troissemaines. Je te conseille d’illuminer ce soir.

» Et en attendant, si tu as encore unevieille bouteille de vin de Capri, tu vas me la servir. Je veuxtrinquer avec toi et avec tes pensionnaires. Pourquoi ne sont-ilspas aux fenêtres, tes pensionnaires ? Envolés, hein ?Toute la troupe est en route pour la pose ?

– Il n’est resté que la mamma Carlotta…son petit a la fièvre, grommela Lorenzo en posant contre le mur lechevalet et une toile recouverte d’une enveloppe.

Le fiacre, déchargé de ses voyageurs et deleurs ustensiles, roulait déjà vers le quai.

– Alors, ça va bien, les affaires ?reprit le rapin bavard. Avoue que ce métier-là vaut mieux quel’autre… celui que tu faisais là-bas, entre Rome et Naples.

» Dis donc, ne la dérange pas, laCarlotta. Elle est trop laide. Quand je ferai un tableau où il yaura une sorcière, je la retiens. Nous boirons bien la bouteille ànous deux. Le signor Freneuse la payera, mais il n’en use pas.

» As-tu seulement un garçon pour porterles appareils là-haut ? Combien d’étages ? Six au moins,sans compter l’entresol et le sous-sol.

– Vous venez donc travailler ici ?demanda le bonhomme.

– Oui, père Lorenzo, dit Freneuse. J’aimon tableau à finir.

– Tu le vois, ce tableau, interrompitBinos. Touche-le avec respect. C’est un chef-d’œuvre, et ils’achèvera chez toi.

– Quand le modèle ne veut pas venir chezle peintre, il faut bien que le peintre vienne chez le modèle,reprit Freneuse.

– Ah ! la Pia ! dit Lorenzo.C’est vrai. Elle a du chagrin, parce que sa sœur est morte.

– Tu la connaissais, sa sœur ?

– Je la voyais tous les soirs. Mais ellene me répondait pas quand je lui parlais. En voilà une qui auraitgagné de l’argent si elle avait voulu poser. Mais non. Elle étaitsauvage comme une grive.

– Et quand elle s’en allait, elle prenaitl’omnibus au boulevard Saint-Germain, pas vrai, papa ? demandaBinos.

– C’est bien possible, mais je n’en saisrien, et je n’ai jamais su où elle demeurait. Elle avait défendu àPia de me le dire.

– Pas du tout. Pia ne le savait pas plusque toi.

– Comment va-t-elle, Pia ? demandaFreneuse, que ces bavardages n’intéressaient guère.

– Elle n’est pas malade, signor, maiselle est bien triste. Elle pleure du matin au soir, et elle nemange rien.

– L’appétit lui reviendra, je l’espère,et la gaieté aussi. Je me charge de la guérir. Six heures de séancetous les jours, mon brave.

– Comment ! dans sachambre ?

– Oui, père Lorenzo. Elle n’est pasgrande, mais il y aura encore assez de place pour monter monchevalet, et le jour doit y être meilleur que dans mon atelier.

» Seulement, mon vieux, je ne veux pasqu’on jase dans ta maison. Pas un mot à tes locataires. Ils ne meverront pas, puisqu’ils sont toute la journée dehors.

– Capito, signor… C’est compris,M. Freneuse.

– Très bien… Alors, prends le chevaletsur ton dos ; Binos portera la toile… Moi, la boîte àcouleurs… Pia va être joliment surprise de nous voir arriverchargés comme des déménageurs…

– Oui… quand elle rentrera.

– Quoi ! elle est sortie ?

– Il n’y a pas cinq minutes. Et çam’étonne que vous ne l’ayez pas vue. Le fiacre où elle était apassé à côté du vôtre.

– Comment ! elle sort en fiacre,maintenant ! s’écria Binos. Après ça, je comprends qu’ellen’aime plus les omnibus.

– C’est singulier, dit Freneuse ;elle m’avait promis…

– Elle est partie avec une dame.

– Comment ! elle n’était passeule !

– Non. La dame qui l’a emmenée est venueen voiture ; elle est restée là-haut à peu près trois quartsd’heure ; et elle est descendue avec Pia : elle avaitgardé le fiacre, et elles sont montées dedans juste au moment où levôtre tournait le coin de la rue.

– Alors, nous les avons croisées…

– Et je comprends pourquoi nous ne lesavons pas vues. Les stores de leur sapin étaient baissés,dit Binos.

– C’est vrai… je me souviens, murmuraFreneuse, pensif.

– Quelle tête avait la dame ?demanda le rapin en s’adressant au logeur. Était-ce une dame,d’abord ?… ou une peintresse qui aura eu vent que Pian’avait rien à faire, et qui sera venue la chercher pourposer ?

– Elle a une robe de soie et un manteaude velours. Et ce n’est pas la première fois qu’elle vient.

– Alors, elle connaissait Pia ?

– Non, je ne crois pas. Un soir que lasœur était là-haut, cette femme est arrivée, et elle m’a demandéchez qui allait la personne qui venait d’entrer. Je lui ai réponduque ça ne la regardait pas, et elle est partie en grognant. Mais cematin elle savait bien ce qu’elle voulait, car elle m’a donné lenom de Pia Astrodi, et elle m’a dit qu’on l’attendait là-haut.

– Elle mentait évidemment. Pian’attendait personne que moi, s’écria Freneuse.

– Ça, tu n’en peux pas répondre, ditBinos. La petite ne raconte pas ses affaires, et la preuve, c’estqu’elle ne t’a jamais parlé de Bianca. Et il est probable qu’ellene voulait pas qu’on sût où elle allait, puisqu’elle a pris laprécaution de baisser les stores du fiacre.

– Es-tu bien sûr que ce soit elle qui lesait baissés ? Ce brusque départ sent un peu l’enlèvement, etla dame en question m’est suspecte.

» Pia ne t’a rien dit en partant ?ajouta Freneuse en s’adressant au logeur.

– Rien du tout, signor. C’est à peine sielle m’a regardé, répondit Lorenzo.

– Donc, elle va revenir, conclut Binos.Elle est dans ses meubles, et, quand on est dans ses meubles, on nedéménage pas comme ça, au pied levé.

– Tu as raison. Montons chez elle. Nousl’attendrons, dit Freneuse en se précipitant dans l’escalier faitcomme une échelle qui conduisait à la mansarde du sixième.

Binos suivit sans s’inquiéter des observationsdu logeur qui grommelait dans sa barbe.

« Ça contrarie ce vieux birbe de faire lecommissionnaire, » pensait le rapin, qui expliquait tout à saguise.

Il n’avait pas compris que Lorenzo lesavertissait que Pia emportait toujours, quand elle sortait, la clefde sa chambre, et qu’ils trouveraient probablement la porteclose.

En quoi, d’ailleurs, Lorenzo se trompait,puisque la clef était restée dans la serrure.

Binos en fit la remarque, en entrant après sonami, qui n’avait pas pris garde à ce fait assez singulier.

– C’est drôle, dit-il, je l’aurais crueplus soigneuse. Elle laisse sa chambre à la disposition du premiervenu. Encore si elle était allée faire une course dans levoisinage, ça s’expliquerait… mais elle est partie en voiture, cequi semble indiquer qu’elle restera un certain temps dehors.

» Il est vrai que chez elle il n’y a pasgrand’chose à voler.

Freneuse se taisait, mais, en voyant cettechambrette vide, il avait éprouvé comme un serrement de cœur, et ilse surprenait à chercher des yeux une lettre à son adresse.

Un pressentiment l’avertissait que Pia s’étaitenvolée pour toujours, et il lui paraissait impossible qu’elle fûtpartie sans lui écrire, quand ce n’eût été que pour lui direadieu.

Il se demandait aussi ce qu’était cette femmequi venait de l’emmener et que Lorenzo avait déjà vue un soircherchant à se renseigner sur Bianca Astrodi.

Et de vagues soupçons commençaient à germerdans son esprit.

– Nous y voilà, c’est le principal,reprit Binos, qui arpentait la mansarde en comptant ses pas, commes’il avait eu envie de la mesurer. Il ne te manque plus, pour teremettre à la besogne, que le modèle. Mais je serais curieux desavoir aussi comment tu vas t’arranger. La boîte est si petite, quec’est tout au plus s’il y a de la place pour ton chevalet.

» Pourvu que ce coquin de Lorenzo ne nousfasse pas attendre… Ah ! on frappe… C’est lui… Il est sichargé qu’il ne peut pas ouvrir… Ne te dérange pas, j’y vais.

Il y alla, en effet, pendant que Freneuses’accoudait à la fenêtre pour voir s’il n’apercevrait pas Pia dansla rue, et ce ne fut pas le père Lorenzo qu’il trouva sur lepalier.

En ouvrant brusquement la porte, Binos faillitrenverser la personne qui frappait.

Cette personne était un monsieur fort bientenu et de l’aspect le plus respectable, un monsieur comme on n’envoyait pas souvent dans la maison du père Lorenzo.

Il eut à peine le temps de se reculer pouréviter le choc, et il parut très surpris et même assez contrariélorsqu’il vit apparaître sur le seuil la figure barbue durapin.

– Pardon, balbutia-t-il, je me trompesans doute…

– Qui demandez-vous ? lui cria Binosd’une voix de tonnerre.

– Je cherche une jeune fille…

– Comment ! à votre âge ?

– Une Italienne qui exerce la professionde modèle…

– Allons donc ! vous n’allez pas mefaire accroire que vous êtes artiste, avec une binettecomme la vôtre !…

– Monsieur !

– Oh ! ne vous fâchez pas. C’est uncompliment. Vous êtes trop comme il faut pour être peintre. Vousavez l’air d’un conseiller à la cour de cassation.

» Comment s’appelle-t-elle, votreItalienne ?

– Pia Astrodi.

– Ah bah !

– L’homme qui tient cette maison m’a ditqu’elle habitait au dernier étage, et je…

– Il n’a pas blagué. C’est ici ;qu’est-ce que vous lui voulez, à Pia Astrodi ?

– J’ai à lui parler d’une affaire quil’intéresse personnellement.

– Ça veut dire que vous n’avez pas besoinde moi. Je comprends ça, mais je n’y peux rien. La petite estsortie.

– Alors, je reviendrai.

– Attendez donc ! attendezdonc ! s’écria tout à coup Binos, en dévisageant le visiteur.J’ai comme une vague idée que je vous ai déjà vu quelque part.

– C’est bien possible, Monsieur, car ilme semble aussi vous avoir rencontré… seulement, je ne me rappellepas dans quelle circonstance.

– J’y suis maintenant ! c’est vousqui êtes venu place Pigalle… à l’atelier… demander papa Paulet.

– En effet, Monsieur… et je me souviensmaintenant que, là-bas aussi, vous m’avez ouvert la porte.

– C’est exact, j’exècre les portiers,mais je les remplace au besoin. Entrez donc, Monsieur.

– Pardon, mais…

– Pia est sortie, mais elle va revenir…et en attendant, vous pourrez causer avec deux de ses amis.

» Hé ! Freneuse ! criaBinos.

Freneuse n’était pas loin. Il avait entendu cedialogue, et il s’était approché sans bruit.

Dès qu’il se montra, le visiteur ôta sonchapeau et prit un autre air. Évidemment, il trouvait que Freneusen’avait rien de commun avec le camarade mal appris qui s’étaitprésenté d’abord, et qu’on pouvait s’expliquer avec lui.

– Monsieur, dit-il poliment, j’ai déjà eul’honneur de vous voir, et je suis très heureux de vous rencontrerici, car je viens précisément de chez vous.

– Si je ne me trompe, Monsieur, vous êtesle notaire de M. Paulet, demanda Freneuse, qui se rappelaitparfaitement la première visite de ce personnage.

– Son notaire, non… J’étais le notaire deson frère, M. Francis Boyer, décédé tout récemment àAmélie-les-Bains.

– Ah ! très bien. M. Pauletm’avait parlé de la perte qu’il venait de faire… mais… je ne l’aipas revu depuis le jour où vous êtes venu le chercher à monatelier, et…

– Et vous vous demandez pour quel motifje désirais vous voir. Voici ce dont il s’agit…

– Non, non, pas ici, s’écria Binos enattirant le visiteur dans la chambre. Je vous recevais sur lepalier, parce que je ne savais pas à qui j’avais affaire… lapremière fois, je vous avais pris pour un commissaire de police…mais du moment que vous êtes notaire, c’est différent.

L’officier ministériel entra, sans se faireprier. La présence de Freneuse le rassurait.

– Monsieur, lui dit-il, je me nommeDrugeon ; vous savez sans doute que je suis venu à Paris pourentretenir M. Paulet du testament de son frère, mais vousignorez, je suppose, que ce testament l’a déshérité.

– En effet, j’ignorais cela, murmuraFreneuse, très surpris de ce début.

– M. Francis Boyer a laissé toute safortune à deux filles naturelles qu’il a eues en Italie et qui,n’ayant jamais été reconnues par lui, portent le nom de leur mère…Bianca et Pia Astrodi.

– Quoi ! s’écria Freneuse, Pia estla fille de ce M. Boyer !… la nièce deM. Paulet !

– Légalement, non, réponditMe Drugeon. Son père ne l’a pas reconnue. S’ill’avait reconnue, il n’aurait pas pu lui laisser tout son bien,puisque la loi française interdit de léguer à un enfant naturel cequ’elle permet de léguer à un étranger.

– Il vaut mieux hériter que d’avoir desparentés bourgeoises, dit sentencieusement Binos ; surtout sil’héritage est gros.

– Plus de cinq cent mille francs.

– Un demi-million qui tombe dans letablier de Pia !… Ah ! elle est forte, celle-là !…plus forte que nature ! Et cette petite bécasse qui va sepromener en fiacre, juste au moment où on lui apporte unefortune : quelle tête elle va faire, quand elle varentrer !

» Dis donc, Paul, j’ai dans l’idée que tune finiras jamais ton tableau. C’est pour le coup maintenantqu’elle ne voudra plus poser…

Et afin d’exprimer la joie que lui causaitcette nouvelle, Binos exécuta au milieu de la chambre un pas decaractère, à la grande stupéfaction de Me Drugeon,qui le prit pour un fou.

– Monsieur, dit Freneuse, moinsdémonstratif que son ami, mais plus sérieusement ému, je suis bienheureux d’apprendre que cette enfant va être riche, car elle estdigne de tous les bonheurs… et celui-là arrive à propos pourcompenser le malheur qui vient de la frapper… Sa sœur est mortesubitement.

– Bianca Astrodi, cohéritière de Pia. Letestament de M. Boyer instituait héritières par portionségales les deux filles de Bartolomea Astrodi, domiciliée à Subiacodans les États romains. Et, par suite du décès de l’aînée, latotalité du legs revient à la cadette.

– Pia ne s’en doute pas.

– Elle aurait pu ignorer toujours labonne chance qui lui est échue, car personne ne lesconnaissait ; M. Boyer ne s’était jamais préoccupé de sesfilles, et quand il s’est souvenu d’elles, au dernier moment de savie, il n’a pu dire où elles étaient.

» C’est tout à fait par hasard que j’aieu avant-hier des nouvelles de celle qui survit. Encore cesnouvelles étaient-elles fort incomplètes.

» Vous vous souvenez, Monsieur, que je mesuis présenté à votre atelier pour parler à M. Paulet, qui s’ytrouvait.

– Parfaitement. Et vous avez failli yrencontrer Pia. Elle venait d’apprendre la mort de sa sœur.

– Et de sortir de la maison lorsque j’ysuis arrivé. M. Paulet m’a dit cela… il m’a dit qu’il venaitde voir chez vous la légataire universelle de son frère…

– Qui le déshéritait au profit de safille naturelle. C’est très généreux de sa part, car faute durenseignement qu’il vous a donné, peut-être n’aurait-on jamaisdécouvert la filiation de Pia.

– Jamais, très probablement, Monsieur.Mais il fallait aussi trouver la personne de l’héritière, et… cen’est pas à M. Paulet que je dois d’y avoir réussi.

– Comment cela ? Rien ne lui étaitcependant plus facile que de vous dire où elle demeurait. Iln’avait qu’à me le demander.

– C’est ce que je l’ai prié de faire,mais il m’a répondu qu’il n’était pas chargé d’assurer l’exécutiond’un testament qui le dépouille au profit d’une étrangère.

– Voilà qui est singulier… Vous venez denous dire tout à l’heure que sans lui vous n’auriez pas su que Piaposait chez moi.

– Oui, le premier mouvement est toujoursle bon. Mais bientôt la mauvaise humeur a pris le dessus.M. Paulet n’a vraiment pas sujet d’être content, et l’on nepeut pas exiger qu’il prenne à cœur les intérêts de cette jeunefille, qui hérite à son détriment.

– Alors il a refusé de vous indiquer lemoyen de vous procurer l’adresse de Pia ?

– Absolument. Il m’a déclaré qu’il nevoulait plus entendre parler de l’héritière.Mlle Paulet, qui est survenue, pendant notreentretien, a fort approuvé la résolution de son père, et m’a engagéà ne plus me mêler de cette affaire, qui, a-t-elle dit, ne meregarde pas. Elle a même ajouté que cette Pia était une vagabondecomme sa sœur, qu’elle avait sans doute quitté Paris et que je lachercherais inutilement.

– Tiens ! tiens ! dit entre sesdents Binos, elle n’est pas fille de bourgeois pour rien. UnRubens ! qui est-ce qui aurait cru ça ?

– Heureusement, Monsieur, vous n’avez passuivi ce conseil, reprit Freneuse très ému.

– Non, répondit le notaire, j’aurais crumanquer à mon devoir d’honnête homme, si je n’avais fait ce quidépendait de moi pour que Pia Astrodi eût connaissance du testamentde son père naturel.

» J’ai retardé mon départ tout exprès, etje suis allé, dès hier, me renseigner à la préfecture depolice.

– À la préfecture ! s’écria Binos.Ah ! ils n’ont pas dû vous en dire long ! La sœur de Piaest morte d’une drôle de façon, et ils n’y ont vu que du feu.

– Pardon, Monsieur, reprit le notaire,c’est précisément la mort de cette sœur qui m’a mis sur la voie.Ils m’ont dit que Bianca Astrodi, décédée tout récemment, logeait àMontmartre dans un hôtel garni. Je m’y suis transporté ce matin, etla personne qui tient cette maison m’a appris que Pia demeurait ruedes Fossés-Saint-Bernard.

– C’est fort heureux, murmuraFreneuse ; hier matin, avant d’aller au cimetière, elle ne lesavait pas.

– Elle n’a pu me donner le numéro de lamaison, mais j’ai rencontré au coin du quai une Italienne encostume… je me suis informé…

– Et elle vous a indiqué la baraque dupère Lorenzo, interrompit Binos. Ce qui m’étonne, c’est que cevieux brigand vous ait laissé monter, car il venait de voir sortirPia.

– Il a paru assez étonné quand je lui aidemandé à quel étage elle habitait, et il a hésité à me répondre…mais il a fini par m’indiquer le sixième, sans ajouter que lapersonne n’y était pas. Je m’imagine qu’il m’a pris pour un agentde police.

– Ça ne m’étonnerait pas, grommela Binos.Il a vécu dans la crainte des sbires. C’est un ci-devantbandit.

– Monsieur, dit Freneuse en faisant signeau rapin de se taire, je vous remercie de votre généreuseintervention. Elle vient d’autant plus à propos que j’ai desraisons de m’inquiéter de l’absence de cette jeune fille. Je venaisterminer ici un tableau pour lequel Pia m’a servi de modèle. Ellem’avait promis de m’attendre, et le logeur vient de nous raconterqu’elle était partie en fiacre avec une femme élégamment vêtue…partie à l’improviste… sans dire quand elle rentrerait, ni même sielle rentrerait… C’est fort étrange, et je commence à craindrequ’on ne l’ait enlevée.

– Ce ne serait pas un malheurirréparable, répliqua en souriant Me Drugeon. Lesfilles qu’on enlève se retrouvent toujours.

– Oh ! il ne s’agit pas d’unenlèvement comme vous l’entendez. Pia n’a pas d’amoureux. Mais elleest riche maintenant… et l’on convoite peut-être sa fortune.

– Elle est riche, mais bien peu de gensle savent… et si vous supposiez qu’on en veut à sa vie, je vousferais observer que sa mort ne profiterait qu’à M. Paulet.

– Et assurément M. Paulet estincapable de commettre un crime pour hériter… c’est vrai…Cependant, il s’est passé des faits que vous ignorez et quipourraient bien se rattacher à cette histoire de succession… On nevous a pas dit comment Bianca Astrodi est morte.

– Subitement, je crois… et la veille dujour où M. Francis Boyer est décédé à Amélie-les-Bains… desorte qu’en ce qui concerne Bianca, le testament était caduc.M. Paulet se réjouissait déjà d’un événement qui lui rendaitla fortune de son frère… c’est moi qui lui ai appris qu’il y avaitune autre légataire, laquelle est très vivante. Il n’en peut pasdouter, puisqu’il l’a vue.

– Bianca a été assassinée, s’écria Binos,et ceux qui l’ont tuée tueront Pia ; c’est clair comme lejour. S’ils ne l’ont pas tuée plus tôt, c’est qu’ils ignoraientqu’elle héritait.

– Assassinée ! répéta le notaireabasourdi ; mais, Monsieur, vous n’y pensez pas. La police afait une enquête, et il a été reconnu que cette jeune fille avaitsuccombé à la rupture d’un anévrisme.

– Ah ! oui, parlons-en, de lapolice ! Elle n’y entend rien. Mais je suis là, moi. J’ai despreuves, et avec l’aide d’un camarade que je connais, je pincerailes gredins qui ont fait le coup. La question est de savoir si jeles pincerai avant qu’ils aient expédié la cadette comme ils ontexpédié l’aînée.

– Assez ! laisse-moi parler, ditFreneuse impatienté.

Et il reprit en s’adressant àMe Drugeon, que les discours de Binos avaient forttroublé :

– Monsieur, voici ce qui s’est passé.Bianca Astrodi est morte, un soir, dans un omnibus où je metrouvais, morte de la façon la plus étrange, sans pousser un cri,sans faire un mouvement. On ne s’est aperçu qu’elle était mortequ’au moment où la voiture arrivait à la station, et j’ai ramassédans la voiture une longue épingle qu’une femme, assise à côté deBianca, avait perdue ou jetée après s’en être servie.

» Le lendemain, j’ai constaté par hasardque cette épingle était empoisonnée. Un chat qui s’y est piqué esttombé foudroyé.

– Ah ! mon Dieu ! mais alors…si cette femme a tué la sœur…

– Elle peut aussi tuer Pia. Et je suis àpeu près sûr maintenant que c’est cette femme qui vient d’emmenerla malheureuse enfant que vous cherchez.

– Mais, Monsieur, s’écria le notaire, sivous ne vous trompez pas, votre devoir est de signalerimmédiatement à la justice tous les faits qui sont à votreconnaissance. Je m’étonne même que vous ayez tant tardé.

– J’ai eu tort, je le vois maintenant,dit Freneuse. Mais je ne croyais pas à un crime. Je ne savais pasalors que la morte était Bianca Astrodi, et que Bianca Astrodidevait hériter d’une fortune considérable. Le meurtre d’une jeunefille pauvre et inconnue me paraissait inexplicable, parce que jen’apercevais pas l’intérêt qu’on avait à la tuer.

» La nouvelle que vous venez dem’apprendre éclaire cette lugubre histoire. Évidemment, c’est auxhéritières de M. Francis Boyer qu’on en veut.

– Moi, je l’avais deviné, s’écria Binos.Aussi j’ai confisqué l’épingle meurtrière.

– Qu’en as-tu fait ? lui demandabrusquement Freneuse.

– Ah ! ah ! tu ne me défendsplus, à ce qu’il paraît, de te parler de mes opérations. Tureconnais que j’étais dans le vrai, et puisque tu fais amendehonorable, je ne te tiendrai pas rigueur.

» Apprends donc que j’ai remis cetteépingle à un homme qui s’est chargé de la faire examiner par unchimiste de premier ordre, à seule fin de déterminer la nature dupoison dont la pointe a été enduite.

» L’expérience, à l’heure qu’il est, doitêtre faite et parfaite. Il ne nous reste plus qu’à dénicher lafemme qui a piqué Bianca, et mon ami Piédouche s’en est chargé.C’est comme si nous la tenions, car il est de première force surles recherches. Il ne lui a fallu qu’une demi-heure pour découvrirle garni où logeait Bianca.

– Ah ! c’est lui qui t’y amené ?

– Tu le saurais depuis longtemps si tuavais pris la peine de me le demander. Mais dès que j’ouvrais labouche pour prononcer le nom de ce digne Piédouche, tu m’imposaissilence.

– Eh bien ! parle maintenant. Où enest-il, cet habile homme ? J’espère qu’il ne s’en est pas tenuà la découverte du logement de Bianca.

– Je l’espère aussi ; mais voilà lediable !… je ne l’ai pas revu depuis le jour où il m’a menérue des Abbesses.

– Et tu n’es pas allé chez lui poursavoir où il en est ?

– Non, par une excellente raison. Il aoublié de me donner son adresse.

– Comment ! tu as confié l’épingle àun individu dont tu ne connais pas le domicile !

– Oh ! je connais son café. Il n’yest pas venu hier, mais il y reviendra. C’est un habitué duGrand-Bock.

– Et tu comptes sur ce drôle pour trouverles coupables ! N’en parlons plus et tiens-toi en repos. Jeles trouverai, moi… J’ai revu, un soir au théâtre, la femme del’omnibus, et elle était avec son complice, l’homme qui était montésur l’impériale pour lui céder sa place… et cet homme est un agentd’affaires que M. Paulet a employé…

– Un agent d’affaires ? attendezdonc, dit M. Drugeon. M. Paulet m’a dit, en effet,qu’avant la mort de son frère, en prévision du testament qu’ilredoutait, il s’était servi d’un agent pour prendre desinformations en Italie sur Bartolomea Astrodi et sur ses deuxfilles.

– Vous l’a-t-il nommé ?

– Non, mais il me le nommerait, je n’endoute pas.

– Et moi, je l’espère. Voulez-vous,Monsieur, que nous allions immédiatement chezM. Paulet ?

– Très volontiers, si vous pensez qu’ilpuisse nous fournir un renseignement utile… excusez cetterestriction… les histoires d’omnibus et d’épingle empoisonnée sontsi nouvelles pour moi que je m’y perds.

– Je vous les expliquerai en route. Maisnous n’avons pas une minute à perdre.

– Et moi ? demanda Binos.

– Toi ! je te conseille de courir àton café pour voir si ton ami Piédouche y est, répliqua Freneuse,qui ne voulait plus de la coopération du rapin.

En ouvrant la porte, il se trouva nez à nezavec Lorenzo pliant sous le poids de la toile et du chevalet.

– La femme qui est venue chercher Pian’avait-elle pas des rougeurs sur la figure ? lui demanda-t-ilbrusquement.

– Oui, et des yeux noirs comme ducharbon, avec un grand nez, un nez romain, dit le vieux. Si ellevoulait poser les Médées, je lui trouverais de l’ouvrage.

– C’est bien elle, murmura Freneuse.Écoute, mon bonhomme. Tu vas déposer ici ce que tu portes, fermerla chambre et retirer la clef. Si Pia rentrait, tu l’empêcherais desortir et tu m’enverrais chercher à l’instant même. Et si la femmequi l’a emmenée osait revenir, c’est le commissaire de police qu’ilfaudrait chercher. As-tu compris ?

– Si, signor, dit Lorenzo, qui nes’étonnait jamais de rien.

Freneuse était déjà dans l’escalier. Lenotaire suivit. Il avait pris l’affaire à cœur, et il voulait latirer au clair.

– Allez, mes enfants, grommelait Binosresté en arrière, allez consulter votre bourgeois. Il n’y a encoreque le camarade Piédouche pour vous débrouiller ça… quand j’aurairemis la main sur lui…

Chapitre 10

 

 

Binos avait suivi le conseil à lui donné parFreneuse, au moment où ils s’étaient séparés à la porte de lamaison du père Lorenzo.

Pendant que son ami et le notaire Drugeon semettaient en chasse de leur côté, il était allé tout droit àl’estaminet du Grand-Bock, où il espérait rencontrer enfinPiédouche, et il comptait bien, grâce à cet habile auxiliaire,arriver bon premier dans la course aux renseignements organisée parles défenseurs de Pia.

Il s’agissait avant tout de la retrouver et dela délivrer, si, comme tout l’indiquait, elle était tombée auxmains de l’ennemi. La poursuite des meurtriers de sa sœur ne venaitplus qu’en seconde ligne.

Mais Binos avait une très haute idée destalents de Piédouche ; il le croyait propre à tout, et il luitardait de le lancer sur la piste de Pia disparue.

Piédouche, qui en moins d’une heure avait sudécouvrir le domicile de Bianca, saurait bien découvrir l’endroitoù l’on retenait sa sœur.

Binos, d’ailleurs, avait une foule de choses àdemander à ce précieux camarade, car il ne l’avait pas revu depuisleur excursion à la rue des Abbesses, et il ne savait même pas sile chimiste qui devait examiner l’épingle avait terminé sesexpériences.

Il arriva donc tout courant et pleind’illusions au Grand-Bockoù il ne trouva que le patronmélancoliquement assis dans son comptoir.

Il l’interrogea, et il apprit que Piédouche nese montrait plus dans l’établissement.

Le père Poivreau, qui était, comme toujours,entre deux absinthes, ne demandait qu’à épancher ses chagrins, etil raconta au rapin ébahi que, depuis quelques jours, sa clientèles’était évanouie.

Le billard chômait, le café restait vide. Ledroguiste retiré, Pigache, le plus fidèle de ses habitués, nevenait plus.

Et Poivreau attribuait cette désertion àcertains bruits qui s’étaient répandus parmi les consommateurs.

On disait tout bas qu’un agent de la Sûretéfréquentait l’estaminet, et ces messieurs, qui n’aimaient pas lapolice, étaient allés boire et jouer ailleurs.

Cet agent, personne n’aurait pu le signaler,mais on affirmait qu’il venait tous les jours, et qu’ils’arrangeait de façon à ne pas être pris pour ce qu’il était.

D’où il était résulté qu’on soupçonnait toutle monde, et particulièrement les bourgeois paisibles qui nefrayaient point avec les don Juan de barrière auxquels leGrand-Bock servait de lieu de rendez-vous.

On soupçonnait le marbrier, on soupçonnait ledroguiste, on soupçonnait Piédouche, et le patron pensait que cesbraves gens, ayant eu vent des propos qui couraient, restaient chezeux de peur d’être insultés par les inventeurs de cettecalomnie.

De sorte que l’infortuné Poivreau, abandonnépar toutes ses pratiques, n’avait plus que la ruine enperspective.

– Quand je pense qu’on vous a accusé,vous aussi ! s’écriait-il en frappant du poing. Ah ! sije connaissais le gredin qui a inventé ces histoires-là pour mefaire du tort, j’aurais du plaisir à l’assommer.

Binos ne s’était pas beaucoup ému desconfidences du cabaretier. Les propos qu’on avait pu tenir sur luile touchaient peu, et les malheurs de Poivreau le touchaient moinsencore. Mais il pensait que les habitués ne se trompaient pas, caril avait toujours été convaincu que Piédouche appartenait ou avaitappartenu jadis à la police. Et le côté fâcheux de l’affaire,c’était que probablement Piédouche, averti de ce qu’on disait, nereviendrait plus.

Où le trouver maintenant ? Binosregrettait amèrement de ne pas avoir insisté pour savoir où ildemeurait, et ne voyait plus d’autre moyen de se procurer sonadresse que d’aller la demander à la préfecture. Encore doutait-ilqu’on voulût bien la lui donner.

Comme il n’y avait plus rien à tirer du patronde l’estaminet, il s’en alla, après l’avoir prié de dire àPiédouche, si par hasard il se présentait, que son ami Binosdésirait le voir le plus tôt possible, et l’attendrait tous lesmatins, rue Myrrha, au cinquième au-dessus de l’entresol.

À vrai dire, il ne comptait pas trop sur savisite, et il pensa que, pour le moment, le mieux serait d’allertout bonnement chez Sophie Cornu, de lui raconter la disparition dePia et de tâcher d’obtenir d’elle quelques indications utiles.

Il suivait tout pensif le boulevardRochechouart, et il avait déjà dépassé l’Élysée-Montmartre,lorsqu’il aperçut, assis sur un banc et causant avec deux individusd’assez mauvaise mine, l’ancien droguiste Pigache, dont le pauvrePoivreau déplorait l’absence.

L’idée lui vint aussitôt de l’aborder pour luidemander s’il ne pourrait pas lui donner des nouvelles dePiédouche.

Pigache tournait le dos à Binos et ne levoyait pas venir, mais Binos l’avait reconnu de loin, à sa tournureet surtout à un grand chapeau tromblon que le bonhomme était seul àporter dans ce quartier où la coiffure la plus répandue est lacasquette de soie.

« Avec qui, diable ! cause-t-illà ? se demanda le rapin en examinant les deux hommes arrêtésdevant le ci-devant droguiste. Pour un ancien négociant, il a debien vilaines connaissances. »

Ces gens, en effet, étaient assez mal vêtus,et ils avaient sans doute conscience de leur infériorité sociale,car ils se tenaient debout, et Pigache, assis sur le bancmunicipal, avait l’air de leur donner des ordres.

Binos, qui ne s’intimidait pas pour si peu,s’avança sans s’inquiéter de savoir s’il n’allait pas déranger lebonhomme en interrompant la conversation.

Et il ne tarda guère à remarquer que les deuxindividus qui lui faisaient face observaient ses mouvements.

Ils avertirent sans doute le père Pigachequ’un monsieur s’approchait, car ce respectable vieillard tourna latête et reconnut aussitôt Binos qu’il favorisa d’un sourireengageant.

Immédiatement, les deux causeurs saluèrent ets’acheminèrent à pas lents vers la place Pigalle.

« Bon ! pensa le rapin, maintenantque le vieux est seul, je vais lui demander s’il n’a pas vuPiédouche. Il faudra crier à tue-tête, mais ça m’est égal. Il nepasse personne sur le boulevard, et d’ailleurs je n’ai pas desecrets à lui confier. »

– Bonjour, cher M. Binos, lui dit ledroguiste en retraite.

» Il y a un siècle que je ne vous ai vu.Et je suis bien content de vous rencontrer.

– Moi aussi, papa, je suis content, carvous ne venez plus au Grand-Bock, et justement j’ai à vousparler, riposta Binos en forçant sa voix tant qu’il put.

» Ah çà, dites donc, l’ancien, pourquoiavez-vous lâché le père Poivreau ? Je sors de son caboulot, etje l’ai trouvé en tête-à-tête avec une bouteille d’absinthe. Il esten train de la vider pour se consoler de vous avoir perdu.

– Mon Dieu ! je vais vous dire…Poivreau n’est pas un mauvais homme, mais il reçoit du vilainmonde, et, entre nous, la société qu’on trouve chez lui ne meconvient pas. J’y allais à cause de vous et à cause deM. Piédouche ; mais depuis quelques jours il a désertél’établissement, et j’ai dans l’idée que vous ne tarderez pas à enfaire autant.

– Moi, ça dépendra, et quant à l’amiPiédouche, je le cherche partout pour l’y ramener… et je ne peuxpas remettre la main sur lui.

– Vraiment ? vous ne savez donc pasoù il demeure ?

– Non, et vous ?

– Pas davantage… et ça n’est pasétonnant. Je ne l’ai jamais fréquenté qu’à l’estaminet, et encore…il ne causait pas souvent avec moi, parce que… vous comprenez… cen’est pas amusant de causer avec un sourd…

– À qui le dis-tu, animal ! grommelaBinos.

– Il paraît que vous êtes du même avisque lui, dit Pigache avec un bon gros rire.

– Vous voyez bien que non, puisque jem’arrête tout exprès pour vous faire la conversation, cria lerapin.

– C’est bien aimable à vous, mais ça nevous amuse pas, puisque vous m’appelez animal.

– Comment ! vous avezentendu ?

– Oui, ça vous surprend, parce que vousn’avez jamais vécu avec des sourds.

– Non, Dieu merci !

– Si vous aviez vécu avec eux, voussauriez qu’en plein air, ils n’ont pas l’oreille si dure qu’entrequatre murs… et qu’en voiture, ils entendent tout.

– Bon ! la première fois que j’auraiquelque chose à vous dire, j’amènerai un fiacre, et nous nouspromènerons dedans… seulement, vous payerez les heures.

– Oh ! très volontiers ; maisen attendant, nous pouvons toujours parler un peu ici… je suis dansun de mes bons jours, parce que le temps est sec… et vous n’aurezpas besoin de vous égosiller.

– Ça me va, car je ne tiens pas à ameuterles passants. Je vous demandais si vous ne pourriez pas me donnerdes nouvelles de Piédouche. Vous ne connaissez pas son adresse,mais vous l’avez peut-être rencontré.

– Non, malheureusement, car je l’aimebeaucoup, ce garçon-là, quoiqu’il ne me recherche guère… et si jel’avais aperçu dans la rue, je vous jure que je l’aurais arrêté.Mais j’ai dans l’idée qu’il n’habite pas ce quartier-ci.

– Bah ! il était toujours fourré auGrand-Bock.Il ne doit pas percher loin, et pour savoir où,je donnerais ma pipe la mieux culottée.

– Vous avez donc bien besoin delui ? Parions que je devine pourquoi !

– Ah ! je vous en défie, papa.

– Parbleu ! ce n’est pas malin. Vousvoulez qu’il vous rende l’épingle dorée que vous lui avez prêtéel’autre jour chez le père Poivreau ?

– L’épingle ! Comment ! vousavez remarqué…

– Les sourds remarquent tout. Dame !ça se comprend. Ils n’ont pas de distractions, puisqu’ilsn’entendent rien.

– Alors, vous n’avez pas entendu ce queje lui disais ?

– Ah ! pour ça, non. La salle oùnous étions est très basse de plafond, et vous savez… il nous fautle plein vent, à nous autres, pour que nos oreilles s’ouvrent. Maisquelquefois nous devinons à peu près… aux gestes, au mouvement deslèvres, à l’expression de la physionomie.

– Et avez-vous deviné, l’autre jour, dequoi il était question entre Piédouche et moi ? Vous étiezbien placé pour nous examiner, puisque nous étions assis à votretable.

– Oh ! je ne réponds pas que j’aiedeviné. Je me suis fait une idée, mais j’ai bien pu me tromper. Jeme suis figuré que vous lui racontiez qu’on avait tué ou blesséquelqu’un avec l’épingle, et qu’il vous promettait de la faireexaminer pour savoir si elle n’était pas empoisonnée.

– Vous avez trouvé ça ? Ah !par exemple, c’est fort !

– Mais non, c’est tout simple, aucontraire. J’ai voulu y toucher, et vous m’avez arrêté le bras.J’ai pensé tout de suite que vous craigniez un accident.Tenez ! c’est comme la lettre déchirée que vous lui avezmontrée… eh bien, j’ai supposé que vous l’aviez trouvée en mêmetemps que l’épingle.

– Ma parole d’honneur, père Pigache, jecommence à croire que vous êtes sorcier. Et moi qui vous prenaispour un naïf !

– Bah ! dites donc pour un imbécile.Ça rendra mieux votre pensée.

– Ma foi ! c’est possible, répliquacyniquement Binos, mais je proclame que j’avais tort. Un homme quicomprend sans entendre est capable de tout.

– Vous êtes bien bon. Alors, c’était doncvrai. On s’est servi de l’épingle pour commettre un crimepommé.

– On a assassiné une jeune fille dans unomnibus.

– Dans l’omnibus de la place Pigalle,peut-être. J’ai lu quelque chose comme ça sur le PetitJournal.

– Justement, mon vieux. Et depuis cejour-là, mon ami Freneuse et moi, nous cherchons la coquine qui afait le coup et le brigand qui l’a aidée. Freneuse était dans lavoiture. Il les a vus. Malheureusement, il a cru à un accident… etil ne s’est plus occupé d’eux ; moi qui m’en occupais, je m’ensuis rapporté à Piédouche, si bien que nous en sommes toujours aumême point. Et pendant ce temps-là les scélérats continuent leursopérations. Ils viennent d’enlever la sœur de la pauvre fillequ’ils ont tuée, et si l’on ne réussit pas à les empoigner, ilsvont lui faire un mauvais parti.

– Pourquoi ? qu’est-ce qu’ils ontdonc contre ces enfants-là ?

– Ce serait trop long à vous expliquer,et ça ne vous intéresserait pas. Il y a une histoire d’héritage. Unbourgeois qui était le père naturel des deux petites et qui leur alaissé sa fortune en mourant.

– Et, alors les parents de ce bourgeoisont payé des chenapans pour les en débarrasser ?

– C’est possible, quoique… non… le défuntn’a qu’un frère, un M. Paulet, qui est très riche et qui ne seserait pas fourré dans une affaire pareille.

– On ne sait pas. L’argent fait fairetant de choses ! Vous dites qu’il s’appelle Paulet… à votreplace, moi, je chercherais de ce côté-là… vous devez avoir sonadresse ?

– Non, mais Freneuse l’a. Freneuse leconnaît beaucoup. Et vous me rappelez une chose qu’il a dite cematin devant moi. Il paraît que M. Paulet a employé autrefoisun agent d’affaires qui pourrait bien être le complice de la femmeà l’épingle. Freneuse a vu cet homme dans un théâtre, le lendemainou le surlendemain du crime… et il l’a reconnu pour avoir voyagéavec lui dans l’omnibus… seulement, il ne sait pas son nom.

– Il n’a qu’à le demander àM. Paulet.

– C’est ce qu’il doit faire aujourd’hui,et tout à l’heure, quand je vous ai aperçu, je m’en allais rue desAbbesses, voir une femme qui a logé la morte… et je comptaispousser ensuite jusque chez Freneuse pour savoir où nous ensommes.

– Voulez-vous que nous y allionsensemble ?

– Comment, père Pigache, vous pensez àvous mêler de ça ! Voilà du nouveau, par exemple ! Jeconçois que ça vous amuse, mais je me demande à quoi vous pourrieznous servir.

– Vous venez de dire que j’étais capablede tout, répondit le bonhomme en souriant. Eh bien ! essayez.Mettez-moi à l’épreuve. Vous verrez que les sourds ont du bon.D’abord, on ne se défie pas d’eux. Et puis, que risquez-vous ?Il ne s’agit que de m’indiquer le domicile de cet agent d’affaires.J’irai lui pousser une visite, et, quand j’aurai causé avec lui, jevous apprendrai peut-être quelque chose de nouveau.

– Ma foi ! s’écria Binos, je ne voispas pourquoi je ne me servirais pas de vous… quand ce ne serait quepour la singularité du fait. Freneuse va encore se moquer de moi,mais ça m’est égal.

» D’ailleurs, j’ai bien le droit dechercher de mon côté, pendant qu’il cherche du sien, et vous sereztoujours aussi malin que le notaire qui cherche avec lui.

– Ah ! il y a un notaire ?

– Oui, un notaire de province qui a reçule testament du père des deux petites. Ah ! celui-là, c’est unbrave homme. Sans lui, nous n’aurions jamais su que la dernièrehéritait, et depuis qu’il sait qu’elle a disparu, il ne pense qu’àla retrouver. Tenez ! il est peut-être en ce moment chezM. Paulet pour lui demander l’adresse de cet agentd’affaires.

– Très bien, mais M. Pauletvoudra-t-il la lui donner ?

– Et vous croyez que s’il la lui refuse,il vous la donnera à vous ?

– Peut-être. Dans tous les cas, il n’encoûte rien d’essayer.

– Non, et je suis curieux de voir commentvous vous y prendrez. Je ne sais pas au juste où demeure lebourgeois, mais Freneuse nous le dira. La place Pigalle n’est pasloin. Allons-y, papa.

Pigache était déjà debout. Il s’était levéavec une vivacité juvénile, et Binos n’en revenait pas duchangement qui s’était opéré en un clin d’œil dans les allures dudroguiste retraité et même dans sa personne. Sa taille voûtées’était redressée tout à coup, sa figure avait pris une expressionintelligente, ses petits yeux brillaient. Ce n’était plus le mêmehomme.

– Pigache, mon ami, vous êtesméconnaissable, s’écria Binos. Si ce cher Piédouche vousrencontrait, il vous prendrait pour un autre. Et moi je n’auraisjamais cru, si je ne le voyais pas, que le grand air changeait lessourds à ce point-là.

– Vous en verrez bien d’autres, dit lebonhomme en souriant doucement. Mais ne perdons pas de temps.M. Paulet demeure peut-être très loin, et qui sait où il nousenverra pour trouver son agent d’affaires ? Il faudra que nousprenions une voiture, car…

– Tiens ! vos amis nous suivent,interrompit le rapin en montrant du doigt les deux individus queson arrivée avait mis en fuite.

– Ne vous inquiétez pas d’eux, mon cher.Les pauvres gens ont travaillé chez moi, du temps que j’étaisétabli, et, quand ils me rencontrent, ils viennent toujours medemander des nouvelles de ma santé.

– Pourquoi se sont-ils sauvés quand ilsm’ont vu ?

– Parce qu’ils ne sont pas bien habillés.Ça les rend timides.

– Avec ça que je suis à la mode,moi ! Enfin, il paraît qu’ils me trouvent l’air cossu. Ça meflatte.

Ces propos et quelques autres non moinsinsignifiants égayèrent le trajet jusqu’à la place Pigalle.

Le père Pigache, de plus en plus ingambe,marchait si vite que Binos avait de la peine à le suivre.

Au moment où ils arrivèrent devant la maisondu peintre, un fiacre s’arrêtait à la porte, et deux messieursdescendirent.

– Bon ! s’écria Binos, voilàjustement Freneuse et le notaire. Diable ! ils ont des figuresà l’envers. Qu’est-ce qu’il leur est donc arrivé ? Pourvuqu’ils n’aient pas appris que Pia est déjà expédiée comme sasœur !

– Demandez à votre ami ce qui se passe,dit Pigache. Pendant que vous causerez avec lui, moi, je vaiscauser avec le notaire.

Ainsi fut fait. Binos tira Freneuse à l’écart,et le bonhomme aborda, le chapeau à la main,Me Drugeon, qui ne parut pas trop surpris de levoir. On eût dit qu’il le connaissait.

– Eh bien, commença le rapin, as-tul’adresse ?

– Non, répondit Freneuse avec humeur.M. Paulet prétend qu’il ne se la rappelle pas. Nous n’avonsplus qu’un moyen : c’est d’aller trouver cette logeuse de larue des Abbesses. Elle connaît la femme de l’omnibus, puisqu’ellelui a parlé au cimetière. Il faudra bien qu’elle nous dise où elledemeure. Qu’as-tu fait de ton côté ? Rien, n’est-ce pas ?Ton homme de l’estaminet s’est moqué de toi.

– Je ne l’ai pas vu. Mais j’ai recruté unauxiliaire intelligent.

– Ce petit vieux qui parle àM. Drugeon ?

– Oui, il n’a pas l’air malin, mais jecrois qu’il l’est tout de même.

Freneuse allait se récrier, mais ses yeuxtombèrent sur une grosse femme qui venait à lui en se balançant surses hanches comme un navire ballotté par les vagues.

– Il me semble que je ne me trompe pas,murmura-t-il. C’est la marchande d’oranges… celle qui était dansl’omnibus et que j’ai rencontrée l’autre soir devant laPorte-Saint-Martin.

– Vous ne me remettez pas, à ce qu’ilparaît, dit la commère. Dame ! ça se comprend :aujourd’hui, je ne vends pas d’oranges. Moi, je vous ai reconnutout de suite, et si je me permets de vous parler, c’est quemaintenant je sais où demeurait la petite de l’omnibus.

– Moi aussi, je le sais.

– Rue des Abbesses, hein ? chezSophie Cornu. Alors, je vous apprends rien, mais ce n’est pastout : figurez-vous que j’ai retrouvé la femme qui était dansla voiture à côté de la petite… vous savez, celle qui est sortie duthéâtre en même temps que vous, et qui donnait le bras à l’homme del’impériale. Et vous ne devineriez jamais ce qu’elle fait, cettegaillarde-là ?

– Non, mais si vous pouviez me renseignersur elle, vous me rendriez un grand service.

– Elle dit la bonne aventure… elle tireles cartes… Mme Stella, rue de la Sourdière, 79… LaCornu est une ses pratiques… hier, je les ai rencontrées quicausaient semble sur le boulevard Rochechouart… et comme je connaisdepuis longtemps cette brave Sophie, je l’ai abordée… l’autre, quine se rappelait pas ma figure, m’a proposé de me faire le grandjeu… je lui ai demandé son adresse, et elle me l’a donnée…

– Vous ne lui avez pas parlé de l’affairede l’omnibus ?

– Ma foi ! non. Il aurait fallu desexplications à n’en plus finir. Mais je lui ai promis d’aller laconsulter.

– Voulez-vous que nous y allionsensemble ? demanda vivement Freneuse.

– Si ça peut vous faire plaisir… moi, jene crois pas beaucoup à ces bêtises-là, mais ça m’amusera tout demême… Seulement vous savez, je ne suis pas riche…

– Oh ! je payerai laconsultation.

– Alors, ça me va. Donnez-moi votre jouret votre heure.

– Maintenant. Et je vais vous y mener envoiture.

– Ça me va encore mieux. Justement, jen’ai rien à faire jusqu’à ce soir. Je ne vends ma marchandise qu’àla porte des théâtres.

– Eh bien ! attendez-moi cinqminutes ; le temps de dire un mot à ce monsieur là-bas.

– Celui qui a une cravate blanche ?Il a une bonne figure. Il ressemble au juge de paix de mon pays.Mais l’autre marque mal.

– Toi, cause un peu avec Madame, pendantque je vais m’entendre avec M. Drugeon, dit Freneuse enfaisant signe à Binos qui avait déjà saisi son intention.

– Comme ça, la mère, commença le rapin,pendant que son ami allait rejoindre le notaire qui avait entaméavec le père Pigache un colloque très animé, comme ça, vousconnaissez cette bonne Sophie ?

– Ce n’est pas malin. Tout le monde laconnaît dans le quartier. Faut vous dire que je reste aucoin de la rue Muller.

– Et moi, rue Myrrha ; nous sommesvoisins. Et quand vous aurez envie de faire tirer votreportrait…

– Vous êtes donc photographe ?

– Jamais de la vie. Je suis peintre… pasen bâtiments…

– Artiste alors ? J’aime mieux ça.Votre ami aussi est artiste, hein ?

– Artiste, premier numéro. Il gagne del’argent gros comme vous. Et, ce n’est pas pour vous faire uncompliment, mais vous vous portez rudement bien.

– Mais oui… pas mal, et vous ?…dites donc, sans vous commander, pourquoi donc qu’il tienttant à consulter la sorcière, votre ami ?

– Pour savoir de quelle maladie la petitede l’omnibus est morte.

– Tiens, c’est une drôle d’idée. Moi, jelui demanderai un remède : pour guérir les douleurs de monhomme, qu’est dans son lit depuis un mois. Ah ! v’là votrecamarade qui a fini de parler avec les deux vieux.

– Il vient vous chercher, la mère.

Freneuse arriva, les yeux brillants, le visageanimé. Binos était tout ébahi de cette transfiguration subite.

« Il a l’air aussi content que s’il avaitretrouvé Pia, » pensait-il.

– Ma bonne dame, dit Freneuse, cesmessieurs là-bas vous demandent.

– Ils sont bien honnêtes. Quoiqu’ils me veulent donc ?

– Une information dont ils ont besoin.Ils vont vous expliquer leur affaire.

– On y va, s’écria la grosse femme.

Et pendant qu’elle se mettait en marche, Binosdisait entre ses dents :

– Si je comprends ce que tout çasignifie, je veux bien qu’on me pique le nez avec l’épingle quej’ai confiée à Piédouche.

– Tu comprendras plus tard. Fais-moi lagrâce d’aller me chercher un fiacre.

– Eh bien ! et celui que tu asgardé ? Tiens ! le père Pigache et le notaire font monterla grosse femme dedans, et ils y montent après elle. Il n’y auraitpas de place pour nous. Fichtre, non ! il n’y en aurait pas.Voilà maintenant les deux amis de Pigache qui partent par le mêmetrain… l’un dans l’intérieur et l’autre sur le siège. Où diablevont-ils ?

– Tu le verras tout à l’heure, car nousallons les suivre.

Chapitre 11

 

 

Ce jour-là, les habitants de la rue de laSourdière qui flânaient sur le pas de leurs portes eurent unspectacle auquel ils n’étaient pas accoutumés.

Deux fiacres qui se suivaient de prèss’arrêtèrent au coin de la rue Gomboust, où ils étaient arrivés parla rue Saint-Roch, et se rangèrent à la file contre lesmaisons.

Du premier, descendirent quatre hommes et unegrosse femme qui se séparèrent aussitôt en trois groupes.

Au même moment, deux autres hommes sortirentde la seconde voiture, et se dirigèrent à petits pas vers le marchéSaint-Honoré.

La femme entra dans la rue de la Sourdière. Àdix pas derrière elle, marchait un petit vieillard coiffé d’unchapeau tromblon.

Un peu plus en arrière, venaient deux grandsdiables d’assez mauvaise mine qui s’avançaient à la file et à pascomptés.

Le cinquième voyageur du premier convoi pritle même chemin que les deux qui avaient tourné du côté du marché.Celui-là était habillé de noir et cravaté de blanc, comme unordonnateur des pompes funèbres.

Tous ces gens, qui n’avaient pas l’air de seconnaître entre eux, faisaient cependant partie de la mêmeexpédition ; un observateur l’aurait deviné tout de suite.

Mais les petits marchands qui les virentpasser n’y entendirent pas malice, et personne ne se mit auxfenêtres pour les regarder.

La femme entra dans une cour qui précédait uneassez belle maison et s’aboucha avec le concierge.

Le petit vieillard qui la suivait arriva avantque le colloque fût fini, et, comme ils demandaient tous les deuxla même personne, le portier leur fit à tous les deux la mêmeréponse :

– Au premier, la porte à gauche. Mais jene sais pas si Madame reçoit, et elle va partir en voyage.

Ils montèrent l’escalier ensemble, sanséchanger une parole.

Quand ils arrivèrent sur le palier, ce futautre chose.

– Vous avez bien compris ce que vous avezà dire, n’est-ce pas ? demanda le vieillard en baissant lavoix. Vous êtes la sœur de ma femme de ménage. Je suis sourd, etj’ai tout fait pour me guérir de ma surdité. Vous m’avez parlé deMme Stella qui donne des consultations sur toutesles maladies, et vous m’amenez chez elle pour qu’elle me prescriveun traitement.

– Connu ! connu ! répondit lagrosse femme.

– Et quand vous m’aurez annoncé, vous melaisserez parler.

– Ça me va, car je ne saurais quoidire.

– Voici la porte, reprit le bonhomme enmontrant la plaque où brillait le nom de l’élève deMlle Lenormand. Sonnez, ma bonne.

Et pendant que sa commère tirait le bouton decuivre, il aperçut une autre inscription qui faisait vis-à-vis àcelle-là.

– Bon ! murmura-t-il, il y a unagent d’affaires en face. C’est l’associé, je le parierais. Et j’aidans l’idée que je ferai coup double.

– On n’ouvre pas, dit la femme.

– Sonnez plus fort.

Elle recommença, mais sans plus de succès.

– Les habitués doivent avoir une manièrede se faire reconnaître, dit tout bas le vieux. Il s’agirait de latrouver, et ce n’est pas facile. Carillonnez toujours. Nous allonsvoir.

Le carillon ne produisit aucun effet. Rien nebougea dans l’appartement de la devineresse, mais le bonhomme quin’était sourd qu’en chambre crut entendre qu’on marchait dansl’appartement de l’agent d’affaires, et s’en rapprocha toutdoucement pour mieux écouter.

Il allait coller son oreille contre la porte,quand cette porte s’entrouvrit.

– Tiens ! s’écria-t-il,M. Piédouche !

En même temps, il avançait la tête et le braspar l’entrebâillement.

– Comment ! c’est vous, pèrePigache ! dit l’homme qui avait ouvert.

– Ah ! je suis joliment content devous voir, car j’ai un tas de choses à vous conter. Il s’en passede drôles au Grand-Bock depuis que vous n’y venez plus. Etje ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. J’étais monté avec mabonne pour consulter Mme Stella.

– Elle n’y est pas, cria Piédouche en sefaisant un porte-voix de ses deux mains.

– Ah ! j’en suis bien fâché. On m’adit qu’elle me donnerait un remède qui me débarrasserait de moninfirmité. Je reviendrai une autre fois ; mais, puisque vousvoilà, je voudrais bien causer avec vous.

– Je n’ai pas le temps.

– Oh ! ça ne sera pas long. Vouspouvez bien me donner cinq minutes.

– Qu’est-ce que vous avez à medire ?

– Des choses qui vous intéresseront.Figurez-vous que depuis deux jours l’établissement du père Poivreauest plein de mouchards.

Piédouche tenait toujours la porteentrebâillée et ne paraissait pas disposé à livrer passage au pèrePigache.

Il le regardait d’un air soupçonneux, et ilregardait aussi la grosse marchande d’oranges qui assistait de loinà leur colloque.

Mais au mot de « mouchards », ilchangea d’attitude.

– Qu’est-ce qui se passe donc auGrand-Bock, demanda-t-il, en criant à tue-tête pour ne pasêtre obligé de répéter la question.

– Il paraît qu’on cherche un individu quise trouve mêlé à une affaire d’assassinat, et qui fréquentel’estaminet sous un faux nom. Je peux vous donner tous les détails.Mais ça vous gêne peut-être de me recevoir parce que vous n’êtespas chez vous, dit Pigache en montrant la plaque où était inscritle nom de Blanchelaine.

– Je suis chez un de mes amis qui est encourses, et qui m’a prié de le remplacer pour une heure.

– Alors, je ne vous dérange pas, et nousavons le temps de causer. Je vais dire à ma bonne d’allerm’attendre dans la rue.

Cette dernière proposition décida Piédouche.Il ne se souciait pas d’introduire dans son domicile une femmequ’il ne connaissait pas, mais le sourd ne lui inspirait aucunedéfiance, et il jugeait utile de l’interroger à fond sur lesagissements de la police au café du père Poivreau.

– Nous ne pouvons pas parler ici, repritPigache. Mon infirmité vous oblige à hurler, et nous finirions parattirer les voisins.

» Va-t’en, Virginie. Si ça t’ennuie derester en bas, tu peux aller t’asseoir aux Tuileries, devant legrand bassin : je t’y rejoindrai tout à l’heure.

Il savait bien que Virginie comprenait àdemi-mot et qu’elle n’irait pas si loin.

La brave marchande d’oranges lui obéissaitaveuglément depuis qu’elle savait à qui elle avait affaire. Elle nedemanda pas d’autre explication, et elle descendit l’escalier plusvite qu’elle ne l’avait monté.

– Entrez, mon vieux, dit Piédouche ens’effaçant.

Pigache passa. Piédouche ferma la porte auverrou et le conduisit dans son cabinet où se promenait une femmeque Freneuse aurait reconnue sans peine, s’il eût été là, car elleétait vêtue exactement comme le soir de la représentation desChevaliers du brouillard.

Elle fronça le sourcil en voyant le bonhommeque son complice amenait, et ses yeux demandèrent qui c’était.

– Ne t’inquiète pas, lui dit Piédouche àdemi-voix. J’ai besoin de tirer les vers du nez à cet imbécile, etsi je m’aperçois que c’est un espion, il ne sortira pas d’icivivant.

En parlant ainsi, Piédouche regardait à ladérobée le bon Pigache, qui ne broncha point. La physionomie duvieillard resta souriante et niaise, comme d’habitude.

– Bon ! je suis fixé, reprit lesoi-disant Blanchelaine. J’avais peur qu’il ne fît semblant d’êtresourd. Maintenant, je suis sûr qu’il l’est. Nous pouvons causercomme s’il n’était pas là.

– Mais enfin qu’est-ce que c’est que cethomme-là, et que vient-il faire ici ?

– C’est un crétin qui fréquente leGrand-Bock et ce n’est pas chez moi qu’il venait. Sa bonnel’avait amené pour te consulter sur sa surdité.

– Alors, c’est lui qui sonnait ?

– Non, c’était sa bonne, et quand j’aientrebâillé ma porte, je me suis trouvé bec à bec avec lui.

– Bon ! mais pourquoi l’as-tu faitentrer ?

– Parce qu’il m’a dit qu’on a vu desagents de la Sûreté dans l’estaminet du père Poivreau, et que jeveux savoir de quoi il retourne.

– Expédie-le vite alors, parce que je neveux pas laisser la petite seule. Elle parle de partir ce soir, et,pour la calmer, j’ai été obligée de lui promettre que nous irionschercher la malle de sa sœur chez Sophie Cornu.

Pendant cet échange d’explications, Pigacheétait resté en contemplation devant la dame et se préparait à lasaluer.

– Madame est la femme de l’ami qui m’aprié de garder son bureau, lui cria Piédouche.

– Tous mes compliments à Monsieur votreami, dit le bonhomme en s’inclinant jusqu’à terre.

– C’est bon ! c’est bon !asseyez-vous et contez-moi votre histoire.

» Alors, la police cherche un assassinchez Poivreau ?

– Oui, et j’ai dans l’idée qu’elle ne lepincera pas, car il n’y vient plus personne. Il se méfie,voyez-vous, et il ne remettra plus les pieds auGrand-Bock.

– Enfin, qui a-t-il assassiné ? Il ya huit jours que les journaux n’ont parlé d’un crime.

– On dit que c’est une vieille affaire.Une jeune fille qu’on aurait tuée dans un omnibus.

Cette réponse, faite du ton le plus naturel etle plus indifférent, troubla considérablement la devineresse et sonacolyte.

Ils ne s’attendaient guère à entendre ce vieilahuri leur parler de la mort de Bianca Astrodi et leur en parlercomme si tout le monde savait que Bianca était morteassassinée.

Et il n’en fallait pas tant pour les mettre endéfiance.

Ils échangèrent un regard, et la femme fitmine de s’en aller.

– Comment savez-vous ça ? ditPiédouche à l’ancien droguiste, sans forcer le diapason de savoix.

– Vous me demandez le nom de l’assassinqu’on cherche, répondit Pigache en se faisant un cornet acoustiqueavec sa main. Malheureusement, je ne le connais pas plus que vous.Les pratiques du père Poivreau ne valent pas cher, et les soupçonsse portent un peu sur tout le monde, surtout sur ceux qu’on ne voitplus à l’estaminet. Mais je puis vous nommer l’animal qui est causede tout ça. C’est ce méchant rapin qui faisait votre partie depiquet… le nommé Binos. Il paraît qu’il est allé déposer uneplainte à la préfecture de police.

– Ça ne m’étonne pas, grommela Piédoucheen s’adressant à sa compagne. Le vieux dit probablement la vérité,et je suis de plus en plus certain qu’il est sourd, car il n’a pasrépondu à ma question, ou du moins il a répondu tout de travers. Iln’a pas entendu et il n’entend pas un mot de ce que nousdisons.

– Je le crois, murmura la femme ;mais ça n’empêche pas que c’est très grave, ce qu’il vient de nousapprendre. J’ai dans l’idée que ce Binos a dû te dénoncer. Tu as eujoliment tort de causer avec lui de l’affaire.

– Il le fallait bien pour ravoirl’épingle et la lettre. Mais je ne serais pas étonné que, ne mevoyant plus venir à l’estaminet, il ait fini par me soupçonner,sans compter que son ami Freneuse a dû le pousser. Il nous a vus,ce Freneuse, et si par malheur le Paulet lui donnait l’adresse deM. Blanchelaine, agent d’affaires, nous serions dans de bienmauvais draps.

– C’est-à-dire que nous irions coucher enprison le jour même. Si tu m’en crois, nous n’en courrons pas lachance. J’ai bien envie de partir ce soir avec Pia.

– Mais tu viens de me dire qu’elle veutabsolument la malle de sa sœur.

– Si ce n’était que ça, j’irais lachercher sans elle, cette malle. Mais elle veut aussi aller encoreune fois au cimetière de Saint-Ouen.

– Et après, elle consentira àpartir ?

– Elle ne demande que ça.

– Eh bien ! conduis-la chez SophieCornu, conduis-la à Saint-Ouen. Il ne faut pas trois heures pourfaire le voyage. Tu auras encore tout le temps de te préparer àprendre l’express de huit heures. Moins tu resteras à Paris avecelle, et mieux ça vaudra, car les peintres sauront que la petiten’est plus chez Lorenzo, et ils sont capables de se mettre encampagne pour la retrouver. Nous sommes à la merci d’un hasard… lehasard d’une rencontre.

– Oh ! j’aurai soin de baisser lesstores du fiacre… et d’ailleurs on ne la cherche pas encore.

– Non, mais on la cherchera peut-êtredemain. Donc, file ce soir sur Marseille. J’irai vous y rejoindreaprès-demain.

– Je crois que tu as raison, et, pour nepas perdre de temps, je vais envoyer la petite négresse me chercherune voiture.

– Très bien. Attends seulement que je mesois débarrassé de cette vieille bête qui vient de nous rendre unfameux service.

Et, se tournant vers le bonhomme qui étaitresté debout, il lui cria, le plus haut qu’il put :

– Excusez-moi, père Pigache. Madame meracontait qu’on lui avait justement parlé de cette histoire del’omnibus. Moi, je crois qu’il n’y a pas dans tout ça de quoifouetter un chat, et je tiens à rassurer ce pauvre diable dePoivreau. Voulez-vous aller m’attendre auGrand-Bock ?J’y serai dans une heure.

– Avec grand plaisir, répondit le sourd.Vous êtes comme moi, vous n’abandonnez pas vos connaissances, parcequ’elles sont dans la peine. Mais je ne veux pas vous déranger pluslongtemps, et je vous présente mes salutations ainsi que mes trèshumbles hommages à Madame.

» Je reviendrai demain consulter votrevoisine, Mme Stella, ajouta Pigache en se retirantà reculons.

Piédouche le reconduisit jusque sur le palier,le congédia avec une vigoureuse poignée de main, et se barricadadans son appartement.

Dès qu’il eut refermé sa porte, Pigache seredressa, descendit quatre à quatre les marches de l’escalier,traversa vivement la cour et se mit à courir à toutes jambes versla rue Gomboust, où les deux fiacres attendaient.

Chapitre 12

 

 

En sa qualité de sorcière, Stella étaittoujours bien servie. Elle n’attendit pas dix minutes le retour dela noire messagère qu’elle avait envoyée chercher un fiacre.

La station la plus voisine n’était pourtantpas tout près, mais la petite négresse avait eu la chance derencontrer une voiture de la compagnie qui s’en revenait à vide etqui suivait au pas la paisible rue de la Sourdière.

Pia était toujours prête à sortir. N’ayantqu’un seul et unique costume, elle ne perdait pas de temps às’habiller, et quand la dame lui avait proposé d’aller ce jour-làrue des Abbesses et au cimetière de Saint-Ouen, afin de pouvoirprendre le train du soir, elle ne s’était pas fait prier, car ellene demandait pas autre chose.

Peu lui importait de partir seule ou encompagnie, pourvu qu’elle quittât Paris le plus tôt possible.

Ce qu’elle craignait, c’était de rencontrerPaul Freneuse, parce qu’elle avait peur de se laisser toucher s’illa priait de rester.

Stella, qui avait bien d’autres craintes, eutsoin de passer devant quand elles arrivèrent à la porte cochère etde donner un coup d’œil rapide des deux côtés de la rue.

Elle n’y vit rien de suspect. Le fiacre étaitrangé contre le trottoir, et le cocher avait quitté son siège pourcauser avec un homme qui devait être un de ses camarades, en congétemporaire, car il portait un chapeau de toile ciré et un giletrouge sous sa blouse.

– C’est vous qui avez ramené ma servante,demanda-t-elle ; une négrillonne d’une douzained’années ?

– Oui, Madame… et si Madame veut monter…,répondit le cocher en ouvrant la portière.

– Je vous prends à l’heure, et si vousmarchez bien, vous aurez un bon pourboire.

– Oh ! Madame sera contente… Nousallons… ?

– Rue des Abbesses, à Montmartre… voustournerez à gauche en haut de la rue des Martyrs… je vous arrêteraiquand nous serons devant la maison.

– Bien, Madame… seulement, si Madame mele permettait, je prendrais à côté de moi mon ami que voilà et quireste justement place de la Mairie, à deux pas de l’endroit où vaMadame.

– Faites comme vous voudrez, répondit lasoi-disant élève de Mlle Lenormand.

Elle était pressée, et elle ne pensa qu’àfaire monter Pia, à monter après elle et à baisser les stores.

– Vous ne tenez pas à être vue, n’est-cepas, ma chère enfant ? lui demanda-t-elle.

– Vous savez bien que non, murmura lapetite.

– La précaution que je prends estindispensable, car nous allons être forcées de passer dans lequartier des peintres. Il n’y a pas d’autre chemin pour aller chezSophie.

– Qu’importe ? Je suis bien cachée…et d’ailleurs personne ne pense plus à moi, là-haut.

Stella avait de fortes raisons pour croire lecontraire, mais elle les garda pour elle, et le voyage futsilencieux.

Pia était morne et abattue. Elle se laissaitmener comme un condamné qu’on voiture vers le lieu du supplice.

Sa conductrice n’avait garde d’essayer de latirer de cette torpeur qui la dispensait de répondre à desquestions embarrassantes.

Elle se disait :

« Tout va bien. La Cornu est prévenue denotre visite : elle a dû descendre dans l’allée, et chez ellenous n’en aurons pas pour cinq minutes. Au cimetière, nous aurionsbien du malheur si nous rencontrions des gens de connaissance. Cesoir, à huit heures, nous roulerons vers Marseille. »

Le fiacre allait comme le vent, et ladevineresse se félicitait d’être si bien tombée. Il monta au trotla côte pavée qui aboutit au boulevard extérieur, et, quand ill’eut franchie, il se mit à filer d’un train inusité.

Stella s’était si bien abritée contre lesregards des passants qu’elle ne s’aperçut pas, tout d’abord, de ladirection que suivait le cocher. Mais elle n’eut qu’à soulever lecoin d’un store pour reconnaître qu’il se trompait, et qu’au lieude grimper tout droit vers la rue des Abbesses, il avait tourné àgauche.

Elle frappa aux glaces de devant pourl’avertir de son erreur ; elle sonna. Rien n’y fit.

Ce cocher devait être sourd comme le pèrePigache, car il ne s’arrêta que sur la place Pigalle.

Stella, stupéfaite et furieuse, perdit toutemesure et abaissa brusquement une des glaces afin de saisir par lepan de sa redingote le cocher qui lui jouait ce mauvais tour.

Mais, sur le trottoir en hémicycle contrelequel ce fiacre indocile s’était arrêté, elle vit des gens groupésqui avaient l’air de l’attendre, et elle comprit, car elle reconnutFreneuse et Binos.

Alors, elle ne songea plus qu’à fuir, etnaturellement elle chercha à se sauver du côté de la place. Elleouvrit la portière, elle sauta et elle tomba dans les bras del’homme en blouse qui était descendu de son siège tout exprès pourla recevoir.

Elle essaya de lui échapper, mais il l’enlevacomme une plume ; il l’emporta sous le vestibule de la grandemaison des peintres, et il la déposa dans la loge du portier, quiétait occupée par deux sergents de ville.

Ce fut si vite fait qu’elle eut à peine letemps de crier, et que les gens qui passaient crurent qu’ils’agissait d’une femme tombée en syncope.

Pia, absorbée dans de tristes rêveries,n’avait, pour ainsi dire, rien vu ; mais, presque au mêmeinstant, l’autre portière s’ouvrit, et Paul Freneuse se montra.

– Ah ! murmura-t-elle, en serejetant en arrière, cette femme m’a trompée… c’était donc chezvous qu’elle m’amenait… laissez-moi !…

– Cette femme ! s’écria Freneuse,c’est elle qui a assassiné ta sœur… et elle t’aurait tuée commeelle a tué Bianca, si nous n’avions pas réussi à te tirer de sesgriffes. Je ne peux t’expliquer ça ici. Binos va te conduire àl’atelier, et je t’y rejoindrai dans un instant. Il faut d’abordque je confonde cette coquine.

– À l’atelier ! jamais ! ditPia d’une voix étouffée.

– Pourquoi ? Que t’ai-je doncfait ?

– Bon ! je devine ! s’écriaBinos qui s’était approché. Elle a peur de rencontrer là-hautMlle Paulet. Eh bien ! petite, je te jure quecette blonde n’y remettra plus les pieds… et que si son respectablepère s’avisait de s’y présenter, je me chargerais de le mettre à laporte. Demande plutôt à Freneuse.

– Moi aussi, je te le jure ! repritFreneuse.

Et ses yeux disaient si bien qu’il ne mentaitpas que Pia, pâle et tremblante, prit la main que Binos lui offraitpour descendre et se laissa entraîner dans la maison.

– À nous deux, maintenant,Mme Piédouche, dit entre ses dents Freneuse.

– Ah ! la gueuse ! s’écria lamarchande d’oranges, qu’elle essaye donc un peu de soutenir devantmoi qu’elle n’était pas dans l’omnibus.

– Oh ! elle n’osera plus nier, ditle notaire Drugeon. Mais prendra-t-on son complice ?

– Il doit être déjà coffré, cria l’hommeperché sur le siège. Le patron qui s’est chargé de le faireemballer sera ici dans dix minutes. Comment trouvez-vous qu’il amené ça ?

– Merveilleusement. L’idée de vousdéguiser en cochers, vous et votre camarade, est impayable.

– Les vrais faisaient une drôle de têtequand il leur a commandé de changer de pelure avec nous. Mais lasorcière a bien coupé dans le pont.

Freneuse et Virginie Pilon laissèrentMe Drugeon chanter les louanges du faux Pigache,qui n’était qu’un agent supérieur de la police de Sûreté, etcoururent à la loge où Stella était gardée à vue.

Elle avait l’air d’une bête fauve prise aupiège, et quand elle vit paraître les deux témoins qu’elle nepouvait pas récuser, un éclair de colère passa dans ses yeux, maiselle ne bougea pas, et elle dédaigna de répondre aux questions deFreneuse, qui se lassa bientôt de l’interroger.

Il venait d’aller retrouver Pia, quand Pigachearriva. L’habile homme avait terminé sa besogne rue de laSourdière. Auguste Blanchelaine, arrêté à domicile par uncommissaire assisté de quatre agents, était en route pour le dépôtde la préfecture.

L’entrée de Pigache dans la loge amena un coupde théâtre. Stella comprit qu’elle était perdue. Le faux sourdavait entendu sa conversation avec son associé, et il savait à quois’en tenir sur leur culpabilité à tous les deux.

– Où est l’épingle qui vous a servi àtuer Bianca Astrodi ? lui demanda-t-il, sans préambule. Vousdevez l’avoir sur vous, et si vous ne me la remettez pas, Madamequi était à côté de vous dans l’omnibus va vous fouiller.

– C’est inutile, dit d’une voix rauquel’affreuse créature, je vais vous la donner. La voici.

Elle la tenait cachée dans son gant depuisqu’on l’avait traînée dans la loge du concierge : elle fermavivement la main, et elle tomba foudroyée. La pointe meurtrièreavait pénétré dans les chairs du poignet.

Bianca était vengée.

– Elle épargne de la besogne à la courd’assises, dit philosophiquement Pigache, pendant que les sergentsde ville se précipitaient pour relever la morte. Je parierais quecette canaille de Piédouche n’aura pas le courage de faire commeelle. Il est vrai qu’il a des chances de s’en tirer. Maintenant quesa douce compagne a passé l’arme à gauche, la complicité seradifficile à prouver.

» Je vais toujours serrer l’épingle.Faute de cette pièce à conviction, jamais les jurés ne lecondamneraient.

Il la ramassa sur le plancher de la loge, etil l’enveloppa soigneusement dans un journal.

La marchande d’oranges s’était sauvée envoyant tomber la sorcière ; à l’entrée du corridor, elle seheurta à Me Drugeon, qui causait à un personnagequ’on n’attendait guère.

D’un fiacre conduit, celui-là, par un vraicocher, étaient descendus M. et Mlle Paulet,et le notaire, qui se promenait sur le trottoir, n’avait pas étépeu surpris de les voir, car une heure auparavant, M. Pauletavait refusé de lui donner l’adresse de l’agent d’affaires, et ilss’étaient quittés très froidement.

Or, Paulet savait que Freneuse agissait deconcert avec Me Drugeon. Que venait-il donc fairedans l’atelier du peintre ?

– Je sais le nom, cria-t-il en descendantde voiture. Il s’appelle Blanchelaine, et il demeure…

– Rue de la Sourdière. Vous ne m’apprenezrien, interrompit le notaire. Il est arrêté.

– Arrêté ! Ah ! mon Dieu !c’était donc vrai… il a trempé dans un crime ! Vous êtestémoin que j’ai apporté son adresse à M. Freneuse dès que jel’ai eue… Vous n’étiez pas parti depuis dix minutes que je l’airetrouvée dans mes papiers.

M. Paulet n’était pas rassuré du tout,car il pensait aux lettres et à l’engagement signés de lui, qu’onavait dû saisir chez Blanchelaine. Il s’était ravisé, et il prenaitses précautions, pour qu’on ne le soupçonnât point d’avoir commandéle meurtre à ce coquin. Et, en venant voir Freneuse, il avait eusoin d’amener sa fille, pour donner un prétexte à sa visite.

– Montons, mon père, ditMlle Marguerite plus belle et plus hautaine quejamais. M. Freneuse nous expliquera ce qui se passe.

– Je vous préviens qu’il n’est pas seul,murmura Me Drugeon.

– Ah !… eh bien, raison de plus,répliqua-t-elle. Nous serons complètement renseignés.

Elle avait deviné que l’Italienne était là, etelle n’était pas fille à reculer. Elle entra dans la maison, etM. Paulet la suivit.

– Ne regardez pas dans la loge duportier, leur cria Virginie Pilon.

Ils n’avaient garde. Le père était aussipressé que la fille d’arriver à l’atelier du peintre.

Ils n’eurent pas besoin de sonner. La porteétait ouverte, et ils purent contempler un tableau tout à faitimprévu. Pia était assise à la place où Mlle Pauletl’avait vue le jour où elle l’avait chassée, mais Pia ne pleuraitplus.

Pia écoutait, avec ravissement, les sermentsde Paul Freneuse, agenouillé devant elle ; Pia abandonnait sesmains à l’artiste, qui les couvrait de baisers.

Et Binos, toujours facétieux, faisait le gestede les bénir. Il fut le premier qui aperçut M. Paulet et safille arrêtés sur le seuil, et il eut l’impudence de leurcrier :

– N’est-ce pas que c’est touchant ?Daphnis et Chloé, quoi !

Freneuse fut debout en un instant et vintdroit à eux.

Pia attendait, pâle et anxieuse. C’était sonsort qui allait se décider.

– Venez, mon père, dit sèchementl’orgueilleuse Marguerite. Ma place n’est pas ici, puisque Monsieury reçoit une créature qui vous a volé l’héritage de votrefrère.

– Vous insultez une enfant qui vaut mieuxque vous, répliqua Freneuse, emporté par la colère.Sortez !

» Et vous, Monsieur, reprit-il ens’adressant à M. Paulet, apprenez queMlle Astrodi renonce à l’héritage que vousconvoitez. Elle ne veut pas de la fortune d’un homme qui aabandonné sa mère. Je souhaite que la justice ne vous demande pascompte de vos honteuses accointances avec un scélérat, et j’espèrebien ne jamais vous revoir.

Le père et la fille courbaient la tête. Piaaussi était vengée.

*

**

Trois mois se sont écoulés. Blanchelaine, ditPiédouche, va passer aux prochaines assises. Il espère obtenir lescirconstances atténuantes. Pigache a eu de l’avancement ;cette affaire l’a tiré de pair. Il sera peut-être un jour chef dela Sûreté.

Me Drugeon est retourné à sonnotariat, comblé de bénédictions par Freneuse et Pia qui sontpartis pour l’Italie. Ils se marieront à Subiaco, et ils n’aurontpas besoin de la fortune de M. Francis Boyer pour êtreheureux. Freneuse a manqué son exposition cette année, mais lebonheur qui l’attend valait bien ce sacrifice.

Binos se console, en buvant des bocks, del’absence de ses amis. M. Paulet n’a pas été inquiété, et safille aura un demi-million de plus. Mais elle ne trouve pasd’épouseurs.

Tout se sait à Paris, et le crime de l’omnibuslui a fait du tort.

FIN

Share