Le Crime de l’omnibus

Le Crime de l’omnibus

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

 

Vous est-il arrivé, le soir, vers minuit, de manquer le dernier omnibus de la ligne qui conduit à votre domicile ? Si vous n’êtes pas obligé de régler strictement vos dépenses sur votre budget de recettes, vous en avez été quitte pour prendre un fiacre. Mais si, au contraire, votre modeste fortune vous interdit ce léger extra, il vous a fallu revenir à pied,traverser Paris en pataugeant dans la boue, quelquefois sous une pluie battante, et vous avez cent fois en route maugréé contre la Compagnie qui n’en peut mais, car il faut bien qu’après seize heures de travail, elle accorde un peu de repos à ses chevaux et à ses employés.

Il y a plusieurs façons de la manquer, cette bienheureuse voiture, la suprême espérance des attardés.

Quand on l’attend au passage, et qu’après avoir adressé au cocher des signes inutiles, on voit apparaître en lettres blanches se détachant sur un fond bleu le mot redouté, le désolant : Complet, on enrage ; mais, après tout, on s’y attendait un peu ; on fait contre fortune bon cœur, et l’on continue à cheminer. On se flatte vaguement qu’il en passera encore une, et, soutenu par cette illusion, on finit par arriver pédestrement au logis sans trop s’apercevoir de la fatigue.

Le pis, c’est de se présenter à la station,tête de ligne, juste au moment où vient de se remplir l’uniqueomnibus en partance. Pas moyen de s’y tromper ; c’est bien ledernier. Le préposé qui tourne la manivelle pour fermer ladevanture du bureau vous a répondu qu’il n’y en a plus d’autre, etles voyageurs qui vous ont devancé vous rient au nez quand vousleur demandez poliment s’il ne reste plus une seule petiteplace.

L’arrêt est sans appel. Vous n’avez plusd’autre moyen de transport que vos jambes, et il faudra qu’ellesvous portent jusqu’à destination, car vous ne le rattraperez pas enroute, ce maudit véhicule sur lequel vous comptiez pour éviter unelongue étape.

C’est ainsi qu’un soir de cet hiver, à minuitmoins un quart, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue duCardinal-Lemoine, à l’instant précis où le cocher de l’omnibus vertqui va de la Halle aux vins à la place Pigalle grimpait sur sonsiège, une femme arriva tout essoufflée, une femme convenablementvêtue, et encore jeune, autant qu’on en pouvait juger à satournure, car une épaisse voilette lui cachait le visage. Ellevenait du côté du Jardin des Plantes, par le quai Saint-Bernard, etelle avait dû courir assez longtemps, car elle était hors d’haleineet elle eut quelque peine à articuler la question que lesretardataires adressent avec anxiété à l’employé chargé de donnerle signal du départ.

– Tout est plein, Madame, et il n’y aplus rien après, lui répondit le conducteur qui était occupé àfaire viser sa feuille.

– Ah ! mon Dieu, murmura-t-elle, etmoi qui vais à Montmartre ! Je n’y arriverai jamais.

Et en vérité, à cette heure et en cettesaison, un voyage à pied de quatre à cinq kilomètres pouvait bieneffrayer une personne appartenant au sexe faible.

Il faisait un froid sec et un vent du nord quirendait ce froid encore plus piquant. Il y avait de la neige dansl’air. Les rues de ce quartier étaient désertes. Pas un passant surles larges trottoirs, pas un fiacre à l’horizon.

L’intérieur de l’omnibus était complet, maispersonne n’avait osé braver la température en montant surl’impériale, où pour trois sous on était à peu près sûr d’attraperun gros rhume.

La dame leva les yeux vers ces places enl’air, comme disent les conducteurs, et il fallait qu’elle eûtun bien vif désir de profiter du dernier départ, car un geste quilui échappa indiquait clairement qu’elle regrettait de ne pouvoirse hisser sur le toit en dépit de la bise et de la gelée.

Puis, sachant bien que cette ascension n’estpas permise aux dames et que les employés ne transigent pas avec laconsigne, elle avança la tête dans la longue voiture où il n’yavait plus de place pour elle. Sans doute, elle ne désespérait pasd’apitoyer sur sa situation quelque galant voyageur qui luicéderait son droit de premier occupant.

C’était une chance bien faible, car il n’yavait guère là que des voyageuses, et les femmes n’abandonnent pasvolontiers un privilège.

Elle eut pourtant le bonheur très inattendud’intéresser quelqu’un à son sort.

Un monsieur assis tout au fond se leva et secoula jusqu’à la sortie.

– Montez, Madame, dit-il en sautantlestement sur le macadam.

– Oh ! Monsieur, vous êtes trop bon,et je ne veux pas abuser de votre complaisance, s’écria ladame.

– Pas du tout ! pas du tout !ne craignez rien. Je vais me caser là-haut. Il ne fait pas chaud,mais j’ai la peau dure.

– Vraiment, Monsieur, je ne sais commentvous remercier.

– Il n’y a pas de quoi. Ça n’en vaut pasla peine.

– Allons, Madame, allons, s’il vousplaît, dit l’employé ; nous partons.

La dame avait déjà un pied sur la marche del’escalier, et elle ne se fit pas prier davantage ; mais, aulieu de s’appuyer sur le conducteur pour monter, elle acceptal’aide que lui offrit gracieusement l’homme qui venait de luirendre service.

Elle mit sa main dans la sienne, et elle l’ylaissa peut-être quelques secondes de plus qu’il n’étaitnécessaire.

C’était bien le moins qu’elle pût faire pourun monsieur si poli, et ce contact n’avait rien de compromettant,car ils étaient gantés tous les deux ; ils portaient de grosgants fourrés dont la peau avait l’épaisseur d’une cuirasse.

Le monsieur qui venait de céder sa placen’était pourtant ni très joli, ni très jeune.

Il pouvait avoir quarante ans et mêmedavantage. Sa moustache et ses favoris coupés militairementgrisonnaient très fort. Il portait un paletot qui avait dû êtreacheté chez un confectionneur à bon marché, et un chapeau bas deforme, en feutre dur, le chapeau d’un indépendant qui ne se piquepas de suivre les modes.

Il avait d’ailleurs des traits assezréguliers, mais durs, des traits taillés à coups de hache.

Il grimpa sur l’impériale avec une agilitéremarquable, et il prit position à l’entrée de la premièrebanquette, tout près du marchepied qui sert à descendre.

Pendant qu’il s’établissait là en relevant lecollet de son paletot, la dame qu’il venait d’obliger se glissait àla place restée libre, au fond de l’omnibus, à droite, entre unevieille tout encapuchonnée de laine, et une jeune très simplementhabillée.

Plus loin, contre la glace du fond, il y avaitune grosse commère en bonnet qui aurait dû payer pour deux, carelle débordait littéralement sur sa voisine de gauche.

En face siégeait un homme, le seul qui fûtdans la voiture : un grand garçon mince et brun, l’œil vif etla bouche souriante, une vraie tête d’artiste, mais d’artistearrivé, car il n’avait ni la tenue débraillée, ni les façonsturbulentes des rapins qui hantent les brasseries du boulevardextérieur.

Les autres voyageurs appartenaient auxdiverses catégories d’habituées des omnibus : bourgeoisesrentrant au logis après une soirée passée chez des parentsdomiciliés à l’autre bout de Paris, mères chargées d’un enfant aumaillot, ouvrières revenant d’une veillée d’atelier et tombant desommeil.

La lourde voiture s’ébranla, le timbreargentin sonna seize fois pour l’intérieur et une fois pourl’impériale, le conducteur demanda la monnaie, et les souspassèrent de main en main.

Le grand brun se mit à examiner les compagnesde route que le hasard lui avait données.

Il ne s’en trouvait là que deux qui valussentla peine qu’il étudiât leur mine et leurs allures, et ces deux-làlui faisaient justement vis-à-vis.

Il n’avait rien perdu de la petite scène quiavait précédé le départ, et il faut lui rendre cette justice qu’ilse préparait à offrir sa place lorsque l’homme au chapeau ronds’était levé pour céder la sienne. Il avait fort bien remarqué leserrement de main échangé entre la dame et le monsieur complaisant.Il se disait que c’était peut-être le début d’une aventure, et s’iln’espérait pas en voir le dénouement, il se promettait du moinsd’observer les incidents qui pourraient se produire pendant letrajet.

Il lui semblait déjà que les deux personnes decette comédie ambulante formaient un couple assez mal assorti. Lafemme qui avait consenti un peu trop vite à devenir l’obligée d’uninconnu n’était évidemment pas du même monde que son chevalierd’occasion, car sa toilette était presque élégante.

Elle paraissait avoir une jolie taille, et sesyeux brillaient à travers la voilette de blonde noire qu’elles’obstinait à ne pas relever.

Il n’en fallait pas davantage pour qu’unchercheur s’occupât d’elle, et l’artiste assis en face de cettemystérieuse personne était un chercheur.

Il partagea son attention entre la dame voiléeet la jeune femme assise à côté d’elle.

Celle-là aussi avait rabattu le voile attachéautour de sa toque de velours marron, et l’on ne voyait guère quele bas de sa figure, un menton à fossettes, une bouche un peugrande, mais d’un dessin très pur, et des joues pâles, d’une pâleurmate.

« Un teint d’Espagnole, se disait legrand brun. Je suis sûr qu’elle est charmante. Quel dommage que lefroid l’empêche de montrer le bout de son nez ! Maintenant,elles ont toutes la manie, pour peu que le thermomètre baisse, dese masquer pour sortir, et quand on tient à rencontrer de jolisminois, il faut attendre l’été.

» Encore, s’il faisait clair dans cediable d’omnibus ; mais une des lanternes est éteinte, etl’autre charbonne comme un lampion qui n’a plus d’huile. On n’yvoit goutte. Nous sommes dans une caverne roulante. On ycommettrait des crimes que personne ne s’en apercevrait… »

En continuant à observer, le grand brunreconnut que la jeune fille ne devait pas être riche.

Elle portait, en plein mois de janvier, unpetit manteau court, sans manches, ce qu’on appelle unevisite, en étoffe noire si mince et si usée qu’on gelait rienqu’en la regardant, une robe d’alpaga, couleur raisin de Corinthe,qu’un long usage avait rendu luisante, et elle cachait ses mainsdans un manchon étriqué et déplumé, un manchon qui avait dû êtreacheté jadis pour une fillette de douze ans.

« Qui est-elle ? d’oùvient-elle ? où va-t-elle ? se demandait le jeune homme.Et pourquoi sa voisine la regarde-t-elle du coin de l’œil ?Est-ce qu’elle la connaît ? Non, puisqu’elle ne lui parlepas. »

Cependant, l’omnibus avait fait du chemin. Ilroulait maintenant sur le pont Neuf, et le cocher, qui avait hâtede finir sa journée, lança ses chevaux au grand trot sur la pentequi descend vers le quai du Louvre.

Les voitures de transport en commun ne sontpas tout à fait aussi bien suspendues que les calèches à huitressorts, et ce mouvement précipité eut pour effet de cahoterfortement les voyageurs.

La jeune femme fut jetée sur sa voisine, ladernière arrivée, et se cramponna à son bras, en jetant un faiblecri, qui fut suivi d’un profond soupir.

– Appuyez-vous sur moi, si vous êtessouffrante, Mademoiselle, dit la dame voilée.

L’autre ne répondit pas, mais elle se laissaaller sur l’épaule de la compatissante personne qui lui proposaitde la soutenir.

– Cette jeune dame se trouve mal, s’écriale grand brun. Il faudrait faire arrêter la voiture, et jevais…

– Mais non, Monsieur ; elle dort,dit tranquillement la dame voilée.

– Pardon ! j’avais cru…

– Elle dormait déjà lorsque les cahotsl’ont réveillée en sursaut. Mais la voilà repartie. Laissons-la sereposer.

– Sur vous, Madame ! Necraignez-vous pas…

– Qu’elle ne me fatigue ? oh !pas du tout. Et elle ne tombera pas, j’en réponds, car je vais lasoutenir, reprit la dame en passant son bras droit autour de ladormeuse.

Le grand brun s’inclina, sans insister. Ilétait bien élevé, et il trouvait qu’il en avait déjà trop fait ense mêlant de ce qui ne le regardait pas.

– Ces jeunesses d’à présent, ça faitpitié, dit entre ses dents la grosse femme au bonnet. Moi, j’aipoussé la charrette toute la soirée pour vendre des oranges, et,s’il fallait, j’aurais encore des jambes pour monter à piedjusqu’en haut de Montmartre. Ah ! si celle-là s’en allaitdanser à la Boule-Noire ou à l’Élysée, c’est ça qui laréveillerait. Mais pour rentrer chez maman, bernique ! il n’ya plus personne.

Elle en fut pour ses réflexions. La jeunefille qu’elles visaient ne bougea point. La voisine dont l’épauleservait d’oreiller fit semblant de ne pas avoir entendu, etl’artiste assis en face d’elles ne dit mot, quoiqu’il eût bienenvie de rabrouer un peu cette commère mal apprise.

Il se remit à observer, et il s’attendritpresque en voyant que la dame voilée s’emparait doucement des mainsnues de l’endormie et les replaçait dans le maigre manchon que lapauvre fille portait suspendu à son cou par une cordelièreéraillée.

« Une mère ne soignerait pas mieux sonenfant, pensait-il. Et moi qui prenais cette excellente femme pourune chercheuse d’aventures ! Pourquoi ? je me le demande.Parce qu’elle a accepté la place d’un monsieur, et parce qu’ellel’a remercié en se laissant serrer le bout des doigts. Eh bien, cegalant personnage en sera pour sa politesse… et peut-être pour unefluxion de poitrine, car on doit geler là-haut.

» C’est égal, je voudrais bien voir toutela figure de la fillette qui dort d’un si profond sommeil. Leslignes du bas sont parfaites. Elle ne doit pas rouler sur l’or,cette petite, à en juger par sa toilette, et je parieraisvolontiers qu’elle consentirait à poser pour la tête.

» Si elle s’arrête en chemin, je nem’amuserai pas à la suivre ; mais si elle va jusqu’à la placePigalle, je lui proposerai en descendant de me donner quelquesséances.

» Espérons qu’elle ouvrira les yeux avantla fin du voyage. »

L’omnibus roulait toujours d’un train à fairehonte aux fiacres. Les deux vigoureux percherons qui le traînaientdistançaient toutes les rosses que les loueurs de voitures de placeattellent, dès que le soleil est couché. Ils allaient d’autant plusvite qu’aucun voyageur ne demandant le cordon, le cocher, quin’était pas obligé de les retenir souvent pour laisser descendrequelqu’un, les poussait tant qu’il pouvait. C’était à peine s’ils’arrêtait aux stations réglementaires.

Personne à prendre au bureau de la rue duLouvre ; personne non plus au bureau de la rueCroix-des-Petits-Champs.

Place de la Bourse, il y eut du changement.Trois femmes assises à l’entrée de la voiture furent remplacées parune famille bourgeoise, le père, la mère et un petit garçon. Maisles voyageuses du fond ne bougèrent pas.

La jeune fille dormait toujours, appuyée sursa charitable voisine ; la marchande d’oranges avait fini pars’assoupir ; d’autres femmes somnolaient aussi ; de sortequ’après la station de la rue de Châteaudun, qui est la dernière,quand l’attelage, renforcé d’un troisième cheval, se mit à gravirla rude côte de la rue des Martyrs, l’intérieur de l’omnibusressemblait à un dortoir.

La massive machine roulait comme un navirebalancé par la houle et berçait si doucement les passagers, qu’ilsse laissaient presque tous aller peu à peu à dodeliner de la têteet à fermer les yeux.

Il n’y avait plus guère que le grand brun quise tînt droit.

Le conducteur suivait à pied pour se dégourdirles jambes, et le cocher faisait claquer son fouet pour seréchauffer.

Au dernier tiers de la montée, la grossecommère se réveilla en sursaut et se mit aussitôt à crier qu’ellevoulait descendre.

L’endroit n’est pas commode pour arrêter, carla pente est si raide que les chevaux glissent et reculent aussitôtqu’ils cessent d’avancer. Les dames qui tiennent à mettre pied àterre avant d’arriver au haut de l’escarpement doivent requérirl’aide du conducteur.

Ainsi fit la femme obèse, non sans grommelerdes mots peu gracieux à l’adresse de ce brave employé quin’arrivait pas assez vite pour la recevoir dans ses bras. Elle seprécipita vers la sortie en écrasant les orteils de ses voisines,et dès qu’elle eut touché le pavé, elle se mit à crier qu’elleétait descendue trop tôt, qu’elle aurait dû attendre jusqu’àl’avenue Trudaine, puisqu’elle demeurait chaussée Clignancourt, etcent autres récriminations qui n’émurent personne.

Elle se décida pourtant à marcher, etl’omnibus continua son ascension qui touchait à son terme.

À ce moment, l’artiste, qui songeait toujoursaux deux femmes assises en face de lui, fut brusquement distrait desa rêverie par un bruit qui partait de l’impériale, le bruit detrois coups de talon de botte, trois coups successifs, séparés parun léger intervalle et vigoureusement frappés.

« Tiens ! se dit-il, le voyageur del’impériale qui fait des appels du pied comme un maître d’armes. Ilparaît qu’il est encore là. En voilà un que dix degrés au-dessousde zéro ne gênent pas.

» Ah ! cependant, il en a assez, caril se décide à descendre. »

En effet, les bottes qui venaient d’exécuterce roulement apparurent sur le marchepied aérien, les jambessuivirent, puis le torse, et enfin l’homme, après avoir jeté unrapide coup d’œil dans l’intérieur de l’omnibus, sauta sur le pavé.Le peintre, qui observait ses mouvements, le vit s’éloigner àgrands pas par la rue de la Tour-d’Auvergne.

« Allons ! pensa-t-il, ce bonhommesi lourdement botté n’a pas les intentions que je lui supposais. Jeme figurais qu’il attendrait à la sortie la dame qui a accepté saplace, et qu’il tâcherait de lui faire aussi accepter son bras.

» Pas du tout. Il s’en va tranquillementtout seul. Il a raison, car cette personne ne me semble pasd’humeur à se familiariser avec des messieurs de sonespèce. »

Pendant qu’il se tenait à lui-même cejudicieux discours, l’omnibus atteignait le point où la rue desMartyrs croise deux autres rues, fort habitées : la rue deLaval, à gauche, et la rue Condorcet, à droite.

On s’arrête toujours là pour dételer le chevalde renfort, et aussi parce qu’à cet endroit du parcours, il arrivesouvent que la voiture se vide. Les voyageurs, et surtout lesvoyageuses, descendent en masse.

Et ce soir-là, elles n’y manquèrent pas.Presque toutes se levèrent à la fois, et ce fut à qui sortirait lapremière.

Tant et si bien qu’après cette dégringoladegénérale, il ne resta plus dans l’intérieur que le grand brun etles deux femmes assises en face de lui.

Encore, celle qui soutenait la dormeusefaisait-elle mine de partir aussi.

– Monsieur, dit-elle vivement, cettepauvre enfant qui s’appuie sur moi dort d’un si bon sommeil que jeme reprocherais de la réveiller… et cependant, il faut que jedescende… je demeure tout près d’ici, et il est tard… Oserai-jevous demander de me remplacer dans mes fonctions dereposoir ?

– Avec le plus grand plaisir, répondit lejeune homme en s’asseyant à la place que la grosse marchanded’oranges venait d’abandonner.

– Attendez encore un peu, je vous prie,cria la charitable dame au conducteur qui allait donner le signaldu départ.

En même temps elle soulevait, avec desprécautions infinies, la tête de la jeune fille qui reposait surson épaule, et elle la plaçait délicatement sur l’épaule du grandbrun, tout prêt à la recevoir.

La dormeuse se laissa faire sans donner signed’existence, et s’abandonna si complètement que le voisin auquel onla confiait crut devoir la soutenir par la taille.

– Je vous remercie, Monsieur, dit la damevoilée. Il m’en coûtait de la laisser seule ; mais puisquevous allez jusqu’au bout de la ligne, je puis la quitter. Si vouspouviez la reconduire jusqu’à la porte de la maison où elle va,vous feriez assurément une bonne action, car, à l’heure qu’il est,ce quartier est dangereux pour une jeune fille.

Et, sans attendre la réponse de son suppléant,elle se coula rapidement hors de l’omnibus qui venait d’enfiler larue de Laval. Le conducteur s’était accoté dans le coin, à l’entréede la voiture, au-dessous du compteur, et il s’occupait à vérifier,à la clarté fugitive des becs de gaz, les derniers pointages de safeuille.

Le peintre restait donc tout à fait entête-à-tête avec la belle dormeuse, et personne ne l’empêchait delui dire des douceurs ou de lui demander une séance deportrait ; mais, pour en venir là, il fallait d’abord laréveiller, et il voulait y mettre des formes.

Il la serrait discrètement contre sa poitrine,et il espérait qu’en accentuant un peu cette pression décente, ilréussirait à la tirer de sa torpeur.

Il se trompait. Il eut beau appuyer un peuplus, sa main ne sentit pas battre le cœur de cette enfant, qui nedevait cependant pas être accoutumée à se laisser étreindre ainsi.L’idée vint alors à ce malin garçon qu’elle n’était pas si endormiequ’elle en voulait avoir l’air, et qu’elle ne demandait pas mieuxque de devenir son obligée.

Il était Parisien ; il avait del’expérience et du flair. Aussi ne croyait-il guère à la vertu desdemoiselles qui montent en omnibus toutes seules, à minuit moins unquart, et qui se dirigent, à cette heure indue, vers les boulevardsextérieurs.

Il voulut savoir à quoi s’en tenir, et il sepencha un peu, afin de voir de près le visage de cette dormeuseobstinée ; mais la dernière lanterne, celle qui agonisait dèsle départ, avait fini par s’éteindre, et l’intérieur de la voitureétait plongé dans une obscurité complète.

Il se pencha jusqu’à toucher presque la figurede la jeune fille, et il s’aperçut qu’elle était pâle comme del’albâtre, et qu’aucun souffle ne sortait de sa boucheentrouverte.

Il prit une de ses mains qui étaient restéesdans le manchon, et il trouva que cette main était glacée.

– Elle est évanouie, murmura-t-il. Elle abesoin de secours.

Et il appela le conducteur, qui lui répondit,sans s’émouvoir :

– Nous voilà à la station. Ce n’est pasla peine d’arrêter pour si peu.

En effet, vivement mené par un cocher presséd’aller se coucher et par des chevaux qui sentaient l’écurie,l’omnibus avait parcouru la rue Frochot en un clin d’œil etdébouchait sur la place Pigalle.

Le jeune homme, effrayé, essaya de relever lamalheureuse enfant qui s’était affaissée dans ses bras ; maiselle retomba, inerte, et alors seulement il comprit que la vies’était envolée de ce pauvre corps.

– Nous y sommes, Monsieur, dit leconducteur, qui les prenait pour deux amoureux. Bien fâché deréveiller votre dame. Mais nous n’allons pas plus loin. Il fautdescendre… à moins qu’elle n’ait envie de coucher dans lavoiture.

– C’est dans la fosse qu’elle couchera,lui cria le grand brun. Vous ne voyez donc pas qu’elle estmorte ?

– Bon ! vous blaguez, pour vousamuser. Eh bien, là, vrai, vous savez, ça ne porte pas bonheur, cesplaisanteries-là. Faut jamais rire avec la mort !

– Je n’ai pas envie de rire. Je vous disque cette femme-là a la peau froide comme du marbre, et qu’elle nerespire plus. Venez m’aider à la tirer de l’omnibus. Je ne peux pasla porter tout seul.

– Elle ne doit pourtant pas être lourde…enfin, si elle est malade pour tout de bon, je vas vous donner uncoup de main ; on ne peut pas la laisser là, c’est sûr.

Sur cette conclusion, le conducteur se décida,en rechignant, à monter dans la voiture, où le grand brun faisaitde son mieux pour soutenir la malheureuse enfant. L’employé montaaussi, et, à eux trois, ils n’eurent pas de peine à enlever cecorps frêle. La salle d’attente de la station n’était pas encorefermée. Ils l’y portèrent, ils l’y étendirent sur une banquette, etle jeune homme releva d’une main tremblante le voile qui cachait lamoitié du visage de la morte.

Elle était merveilleusement belle : unevraie figure de vierge de Raphaël. Ses grands yeux noirs n’avaientplus de flamme, mais ils étaient restés ouverts, et ses traitscontractés exprimaient une douleur indicible. Elle avait dûhorriblement souffrir.

– C’est pourtant vrai qu’elle a passé,murmura le conducteur.

– Pendant le voyage ! Et vous nevous en êtes pas aperçu ? s’écria l’employé.

– Non, et Monsieur qui était assis à côtéd’elle n’y a rien vu non plus. Elle n’est pas tombée… on la tenait…et elle n’a pas seulement soufflé. C’est drôle, mais c’est commeça.

– Un coup de sang, alors… ou bien quelquechose qui s’est cassé dans sa poitrine.

– Moi, je crois qu’on l’a tuée, dit legrand brun.

– Tuée ! répéta le conducteur,allons donc ! il n’y a pas une goutte de sang sur elle.

– Et puis, ajouta l’employé, si on luiavait donné un mauvais coup dans la voiture, les autres voyageursl’auraient bien vu.

– Elle a dix-huit ans tout au plus. À cetâge-là, on ne meurt pas subitement, dit le jeune homme.

– Est-ce que vous êtes médecin ?

– Non, mais…

– Eh bien, alors, vous n’en savez pasplus long que nous. Et au lieu de faire des phrases, vous devriezaller chercher les sergents de ville.

» Nous ne pouvons pas garder une mortedans le bureau.

– En voilà deux qui arrivent.

En effet, deux gardiens de la paix en tournéesur le boulevard s’avançaient à pas comptés. L’employé les appela,et ils avancèrent sans trop se presser, car ils ne se doutaientguère que le cas valait bien la peine qu’ils se hâtassent. Et quandils virent de quoi il s’agissait, ils ne s’émurent pas outremesure. Ils se firent conter l’affaire par le conducteur, et leplus ancien des deux prononça gravement que ces accidents-làn’étaient pas rares.

– Voilà pourtant Monsieur qui prétendqu’on l’a assassinée dans l’omnibus, dit l’homme à la casquettetimbrée d’un O majuscule.

– Je ne prétends rien du tout, réponditle grand brun. J’affirme seulement que cette mort est tout ce qu’ily a de plus extraordinaire. J’étais assis d’abord en face de cettepauvre fille, et je…

– Alors, vous serez appelé demain aucommissariat, et vous direz ce que vous savez. Donnez-moi votrenom.

– Paul Freneuse. Je suis peintre, et jedemeure dans cette grande maison que vous voyez d’ici.

– Celle où il n’y a que des artistes.Bon ! je la connais.

– Du reste, voici ma carte.

– Ça suffit, Monsieur. Le commissairevous entendra demain matin, mais vous ne pouvez pas rester là. Onva fermer le bureau, pendant que mon camarade ira prévenir le postepour qu’on envoie un brancard. Heureusement qu’il ne fait pas untemps à s’asseoir devant les cafés de la place Pigalle. Si nousétions en été, nous aurions déjà un attroupement à la porte.

Ce vieux soldat parlait avec tant d’assurance,et il devait avoir une telle expérience des événements tragiques,que Paul Freneuse se prit à douter de la justesse de ses propresappréciations.

L’idée d’un crime lui était venue à l’espritsans qu’il sût trop pourquoi et il fallait bien reconnaître que lesfaits la contredisaient absolument.

Le cadavre ne portait aucune blessureapparente, et, pendant le voyage, il ne s’était rien passé quipermît de supposer que la malheureuse enfant eût été frappée.

« Décidément, j’ai trop d’imagination, sedit-il en sortant pour obéir à la sage injonction du gardien de lapaix. Je vois du mystère dans une histoire comme il en arrive tousles jours. Cette petite avait une maladie de cœur…, un anévrismequi s’est rompu, et elle a été foudroyée. C’est dommage, car elleétait admirablement belle ; mais je n’y puis rien, et jeserais bien bon de perdre mon temps à ouvrir une enquête sur unsimple fait divers. J’ai mon tableau à finir pour le Salon. C’estdéjà beaucoup trop que je me sois mis dans le cas d’être interrogépar un commissaire de police auquel je n’aurai rien de sérieux àdire, et qui très probablement se moquera de mes idées baroques, sije m’avise de lui parler de la possibilité d’un assassinat… commispar qui, bon Dieu ?… par cette charitable dame que j’airemplacée au coin de la rue de Laval… et comment ?… sans douteen soufflant sur sa jeune voisine… c’est absurde… la vie nes’éteint pas comme une bougie. »

L’employé mettait déjà les volets, et le plusjeune des sergents de ville courait chercher des hommes pourenlever le corps. L’autre s’était placé devant la porte du bureaupour éloigner les curieux, s’il s’en présentait. Le conducteur, quiétait bavard, lui expliquait comme quoi il avait remarqué qu’audépart la jeune fille avait déjà l’air malade. Le cocher étaitresté sur son siège, et il avait bien de la peine à retenir seschevaux, impatients de rentrer au dépôt de la compagnie.

– Vous n’avez plus besoin de moi ?demanda Freneuse.

Et comme le gardien de la paix lui fit signeque non, il s’achemina vers son domicile, qui n’était pas loin.Mais il n’avait pas fait trois pas qu’il se souvint d’avoir laissétomber sa canne dans la voiture. Cette canne était un joli rotinqu’un sien ami, officier de marine, lui avait rapporté de Chine, etil y tenait. L’omnibus était encore là. Il y monta, et, comme onn’y voyait goutte, il frotta une allumette pour ne pas être obligéde tâtonner avec ses mains.

La canne avait roulé sous la banquette, et ense baissant pour la ramasser, il aperçut un papier qui était tombéaussi, et une épingle dorée, de celle qui servent aux femmes pourfixer leur chapeau.

– Tiens ! murmura-t-il, la pauvremorte a perdu cela. Il me restera quelque chose d’elle.

Paul Freneuse ramassa la canne, le papier etl’épingle, mit la canne sous son bras, le papier et l’épingle dansla poche de son pardessus, descendit lestement de l’omnibus ets’éloigna sans tourner la tête, de peur que le sergent de villen’eût l’idée de le rappeler.

Maintenant, il ne tenait plus du tout às’occuper des suites de cette triste aventure, et il se promettaitbien de rester tranquille, si le commissaire ne requérait pas sontémoignage.

Paul Freneuse avait du talent et une foule dequalités aimables, mais il manquait un peu de fixité dans lesidées. Sa tête se montait trop facilement et se refroidissaitencore plus vite. Il se lançait à tout propos dans les conjecturesles plus hasardées, à peu près comme les enfants courent après tousles papillons qui volent devant eux ; mais il se lassaitbientôt de poursuivre des chimères, et alors il redevenaitlui-même, ne songeant plus qu’à son art, à ses travaux et aussi unpeu à ses plaisirs, quoiqu’il menât une vie assez régulière.

Ainsi, ce soir-là, il venait de passer par desémotions très vives, et il était déjà beaucoup plus calme. Il avaitéchafaudé tout un roman sur la mort d’une jeune fille, et ce romans’effaçait peu à peu de son esprit.

Il lui tardait de rentrer, de revoir sonatelier, et il y allait tout droit, lorsque, dans un café quis’avance comme un cap entre la rue Pigalle et la rue Frochot, ilaperçut un de ses amis, un artiste comme lui, attablé devant unverre vide et une pile de soucoupes qui marquaient le nombre deschopes absorbées par ce peintre altéré.

Cet ami était seul dans le premiercompartiment du café, une sorte de cage vitrée où l’on est aussi envue que si l’on buvait dehors, et d’où l’on voit parfaitement lesgens qui passent. Il reconnut Freneuse, il se mit à lui faire dessignes télégraphiques pour l’appeler, et Freneuse se décida àentrer, sachant bien que s’il s’avisait de passer son chemin, lecamarade Binos allait courir après lui.

Il s’appelait Binos, cet amateur de bière,artiste médiocre, mais discoureur incomparable, philosophe pratiqueet paresseux comme un loir, s’occupant de tout, excepté de peindre,quoiqu’il eût toujours trois ou quatre tableaux en train, audemeurant le meilleur garçon du monde, le plus serviable, le plusdésintéressé et par-dessus le marché le plus amusant.

Freneuse, qui n’était jamais de son avis suraucun point, ne pouvait se passer de lui, et le consultaitvolontiers pour le plaisir de l’entendre contredire à tout ets’embarquer dans des paradoxes bizarres.

– Te voilà ! lui cria Binos. J’aicouru après toi toute la soirée : d’où viens-tu ?

– D’un quartier extravagant. J’ai dînéchez un de mes cousins qui est interne à la Pitié et qui demeurerue Lacépède, répondit Freneuse.

– Et tu descends de l’omnibus de la Halleaux vins, quand tu aurais dû revenir à pied par une geléemagnifique. Tu ne seras jamais qu’un bourgeois.

– Bourgeois tant que tu voudras, mais ilvient de m’arriver une histoire étrange.

– En omnibus ? Je vois ce que c’est.Tu auras perdu ta correspondance.

– Ne blague pas. C’est très sérieux.Regarde ce qui se passe là-bas.

– Eh bien, quoi ? Le conducteur quipérore au milieu de cinq ou six badauds assemblés devant la portedu bureau.

– Il y a une morte dans ce bureau… unejeune fille ravissante qui a voyagé avec moi… en face de moid’abord et à côté de moi ensuite…

– Aurait-elle rendu l’âme dans tesbras ? demanda Binos, toujours gouailleur.

– À peu près. Et personne ne s’est aperçuqu’elle expirait.

– Qu’est-ce que tu me raconteslà ?

– Je te dis la vérité. C’est tout cequ’il y a de plus extraordinaire… tellement extraordinaire que toutà l’heure j’en étais presque venu à croire que cette mort n’étaitpas naturelle.

– Un mystère à débrouiller. C’est monaffaire. J’étais né pour être policier, et j’en remontrerais auxplus malins agents de la Sûreté. Narre-moi l’histoire, et je tedonnerai mes conclusions, dès que je connaîtrai les faits.

– Les faits ! mais il n’y en a pas.Tout s’est passé le plus simplement du monde. Quand je suis arrivéà la station du boulevard Saint-Germain, la jeune fille était déjàdans la voiture. J’entrevoyais qu’elle était jolie, et je me suisplacé en face d’elle. Une grosse femme était assise à sa droite, unmonsieur à sa gauche… un monsieur, si l’on veut… il avait l’aird’un ancien tambour de la garde nationale.

– Bon ! voilà déjà un hommesuspect.

» Suspect ou non, avant le départ del’omnibus, il a cédé sa place à une dame qui était arrivée enretard… une vraie dame, celle-là… élégamment habillée et pas laidedu tout, autant que j’ai pu en juger à travers sa voilette.

– Si elle ne l’a pas relevée, c’estqu’elle avait un motif pour se cacher. Et elle a accepté, sanshésiter, la politesse de l’individu que tu viens de medécrire ? Sais-tu ce que ça prouve ? Qu’ils seconnaissaient, et que la chose était convenue d’avance entre eux.L’homme gardait la place. La femme l’a prise, et c’est elle qui afait le coup.

– Mais il n’y a pas eu de coup, s’écriaFreneuse.

– Tu crois ça, parce que tu n’as rien vu,dit Binos qui suivait son idée avec une persistance imperturbable.Je le déclare encore une fois que cet échange de place n’est pasnaturel. Maintenant, j’ai une base, ça me suffit. Continue. C’étaitla dernière voiture, n’est-ce pas ?

– Oui. J’ai couru depuis la rue Lacépèdepour ne pas la manquer.

– Raison de plus pour que l’homme nedescendît pas. S’il est resté, c’est qu’il n’avait pas envie departir.

– Il n’est pas resté. Il est monté surl’impériale.

– Plusieurs degrés au-dessous de zéro etune bise qui vous coupe la figure… Je suis fixé ; il s’estperché là-haut parce qu’il voulait s’assurer que sa compliceexécuterait l’opération.

– Pas du tout. L’homme a mis pied à terreà l’entrée de la rue de la Tour-d’Auvergne, et la femme un peu plusloin… au coin de la rue de Laval.

– C’est-à-dire trois minutes après. Ilsn’auront pas eu de peine à se rejoindre. Je suis sûr qu’endescendant l’homme s’est arrêté un instant sur le marchepied pourque la femme vît qu’il partait.

– Non, mais j’ai remarqué…

– Quoi ?

– Qu’avant de quitter l’impériale,l’homme a frappé trois ou quatre coups de talon si vigoureux que,dans l’intérieur, tout le monde les a entendus.

– Parbleu ! C’était le signal.

– J’avoue que cette pensée-là m’étaitvenue.

– Ah ! tu vois bien que tu lessoupçonnais ! Seulement tu n’as pas le courage de tesopinions.

– Et toi, quand tu enfourches une idée,tu vas beaucoup trop loin. J’admets, si tu veux, que ces gens-làétaient d’accord, mais pas pour tuer une malheureuse qu’ils neconnaissaient pas.

– Qu’en sais-tu ?

– Je suis certain du moins qu’elle ne lesconnaissait pas, car elle ne leur a pas fait l’honneur de lesregarder. Et je serais assez disposé à croire que l’homme espéraitqu’à l’arrivée la dame la récompenserait de son obligeance en luipermettant de l’accompagner. En montant, elle s’était laissé serrerla main.

– De mieux en mieux. Je n’ai plus l’ombred’un doute. Cette poignée de main signifiait :« Tue-la ».

– Mais tu es fou ! Puisque je te disqu’il n’y a pas eu le moindre incident pendant le trajet.

– Enfin la fille qui est morte étaitvivante quand elle est entrée dans la voiture, n’est-cepas ?

– Oh ! très vivante. Elle aussiavait un voile, mais ses yeux brillaient à travers ce voile commedeux diamants noirs.

– Bon ! et en arrivant, ils étaientéteints. Quand s’est-on aperçu qu’elle avait passé de vie àtrépas ?

– C’est moi qui m’en suis aperçu, aumoment où nous arrivions à la station de la place Pigalle. Elleappuyait depuis un instant sa tête sur mon épaule, et je mefigurais qu’elle dormait. J’ai voulu la réveiller, et…

– Comment, sur ton épaule ! Tu étaisdonc assis à côté d’elle ? Je croyais que tu lui faisaisvis-à-vis.

– La dame voilée qui était sa voisine degauche la soutenait depuis le Pont Neuf, s’imaginant comme moiqu’elle dormait. Quand cette dame est descendue rue de Laval, ellem’a prié de la remplacer. Je n’étais pas fâché du tout de servird’oreiller à une jeune et jolie personne. À sa droite, la stalleétait libre. Je l’ai prise, et la dame m’a repassé un fardeau quime semblait doux.

– Et tu n’as pas trouvé prodigieux cesommeil que rien n’interrompait ? Paul, mon garçon, tu torchesproprement un tableau de genre, mais ta naïveté passe lesbornes.

– J’en conviens ; et pourtant…

– La dame savait fort bien qu’elle teconfiait un cadavre, et elle ne la soutenait que pour l’empêcher detomber. Elle avait jugé à ta figure que tu ne t’apercevrais derien, et, dès qu’elle l’a pu, elle t’a laissé te débrouiller toutseul. C’est très fort, ce qu’elle a fait là, et elle pouvait tejouer un très mauvais tour. Comment t’en es-tu tiré àl’arrivée ?

– Ah çà, est-ce que tu prétends qu’onaurait pu m’accuser d’avoir assassiné ma voisine ?

– Hé ! hé ! on a vu des chosesplus extraordinaires.

– Allons donc ! je viens de causeravec les gardiens de la paix qui ont constaté le décès. Le corpsn’a pas seulement une piqûre.

» Tiens ! voilà les hommes du postequi arrivent avec un brancard pour l’emporter.

» On m’a demandé mon nom, voilà tout.

– On t’a demandé ton nom, et tu l’asdonné !

– Sans doute. Pourquoi l’aurais-jecaché ? D’ailleurs, je ne pouvais pas faire autrement.

– Ça, c’est une raison. Il est certainque, si tu avais refusé de dire qui tu étais, ce refus aurait parulouche. On t’aurait soupçonné.

– Soupçonné de quoi ? Puisque je tedis que cette jeune fille a succombé à la rupture d’un anévrisme.Tous ceux qui l’ont vue n’ont aucun doute à cet égard. Les sergentsde ville, l’employé de la station, le conducteur…

– Tous gens aussi compétents les uns queles autres en matière de décès ! Ne dis donc pas de bêtises.Tu sais aussi bien que moi qu’un médecin examinera le corps, et quelui seul pourra trancher la question.

» Et, quoi qu’il décide, tu peuxt’attendre à être appelé chez le commissaire.

– Eh bien, j’irai… et j’aurai soin de nepas t’y emmener avec moi, car avec tes imaginations et tesraisonnements, tu troublerais la cervelle de l’homme le plus sensé.Ah ! tu ferais un terrible juge d’instruction ! Tu voisdes crimes partout.

– J’en vois où il y en a, mon cher. Tuviens d’assister à un bel et bon assassinat, savamment combiné etmagistralement exécuté. Il y aurait de quoi défrayer de copiependant trois mois tous les journaux de Paris.

– Tu es fou. Les journaux raconterontdemain qu’une jeune fille est morte subitement dans un omnibus, etaprès-demain il n’en sera plus question.

– Si le public ne s’en occupe plus, moi,je m’en occuperai.

– Tu veux faire de la police pour tonagrément ! Il ne te manquait plus que cela. C’est complet.

– Il faut bien employer ses loisirs àquelque chose, et j’ai du temps de reste.

– Et ton tableau, malheureux, tontableau, qui devait être prêt pour l’exposition et qui est à peinecommencé !

– Je m’y mettrai au printemps. L’hiver,je ne suis jamais en train. J’ai donc deux mois devant moi, etavant deux mois, j’aurai retrouvé la femme qui a fait ce mauvaiscoup.

– C’est-à-dire celle qui était assise àcôté de cette pauvre enfant ?

– Naturellement.

– Pardon ! il y en avait deux, l’uneà la droite, l’autre à la gauche de la petite.

– Celle qui est restée jusqu’à la rue deLaval, et qui t’a si adroitement repassé le cadavre.

– Fais-moi donc le plaisir de m’expliquercomment elle a pu s’y prendre pour tuer sa voisine sans quepersonne s’en aperçût.

– Très volontiers… dès que tu aurasrépondu aux questions que je vais te poser. Tu m’as dit que lajeune fille s’appuyait sur la dame voilée…

– Oui… je crois même que la dame latenait par la taille.

– À quel moment a-t-elle commencé àl’entourer charitablement de son bras ?

– Mais il me semble que c’est après ladescente du Pont Neuf. L’omnibus allait très vite, et une roue a dûpasser sur une grosse pierre, car il y a eu un cahot très violent.La petite a jeté un cri… oh ! un cri bien faible… Elle a portéla main à son cœur, elle s’est renversée en arrière… probablementla secousse lui avait brisé un vaisseau dans la poitrine… Elle estmorte sans souffrir… et presque sans faire un mouvement.

– C’est, en effet, on ne peut plusvraisemblable, dit ironiquement Binos. Et alors, après ce légerspasme, elle a penché la tête… la bonne voisine a présenté sonépaule… elle a fait de son bras une ceinture à l’enfant qui n’aplus bougé.

– Tu racontes la scène exactement commesi tu l’avais vue.

– Et toi qui l’as vue, tu as trouvé toutsimple que cette jeune personne s’endormît tout à coup et ne seréveillât plus.

– Je n’y ai pas fait d’abord grandeattention… on n’y voyait pas très clair dans le fond de la voiture.Les lanternes étaient presque éteintes.

– Parbleu ! j’en étais sûr. Lascélérate comptait sur l’obscurité.

– Mais, encore une fois, de quel procédéa-t-elle usé pour expédier dans l’autre monde, en moins de dixsecondes, une fille qui n’avait pas vingt ans et qui ne demandaitqu’à vivre ? Tu ne me soutiendras pas, je suppose, qu’elle l’apoignardée ?

– Poignardée, oh ! non. Il y a desmoyens plus sûrs et moins bruyants.

– Lesquels ?

– Mais… le poison, par exemple… avec unegoutte d’acide prussique, on foudroie l’homme le plus robuste.

– Quand on la lui verse dans l’œil ou surla langue, oui…

– Ou sur une simple écorchure de la peau…Tu hausses les épaules… très bien ! Je n’ai pas la prétentionde te convaincre ce soir. Demain, tu reconnaîtras peut-être quej’avais raison. Je monterai à ton atelier dans l’après-midi.

» En attendant, je te quitte. Voilà lesbrancardiers qui emportent le corps. Je m’en vais flâner du côté duposte pour savoir un peu ce que l’on dit de cette histoire-là. Jeconnais le brigadier. Il me donnera des renseignements.

Et le policier par vocation se précipita horsdu café en criant à son ami :

– Tu régleras mes consommations. Je n’aique quatorze bocks.

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