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Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

C’est une histoire d’hier.

Le boudoir était tendu de soie bouton d’or,parce qu’elle était brune, cette merveilleuse Julia d’Orcival qui tenait si bien son rang à la tête du grand état-major de la galanterie parisienne. Un feu clair brûlait dans la cheminée,garnie de chenets Louis XVI, des chenets authentiques où s’étaient posés les petits pieds des belles du Versailles d’autrefois. La lueur adoucie d’une lampe en porcelaine du Japon éclairait le réduit capitonné où n’étaient admis que les intimes.On n’entendait pas d’autre bruit que le roulement lointain des voitures qui descendaient le boulevard Malesherbes, et le murmure de l’eau bouillante qui chantait sa chanson dans le samovar de cuivre rouge.

Pourtant, Julia n’était pas seule. Près d’elle, à demi couchée sur une chaise longue, un jeune homme,plongé dans un vaste fauteuil, tortillait sa moustache blonde, et regardait d’un œil distrait une terre cuite de Clodion,représentant des Bacchantes lutinées par des Faunes.

L’élégant cavalier ne songeait guère à cette œuvre d’art, pas plus que la dame ne songeait au splendide tableau de Fortuny qui rayonnait en face d’elle, et qu’elle avait payé unesomme folle.

Et s’ils se taisaient, ce n’était pas qu’ilsn’eussent rien à se dire, car ils s’observaient à la dérobée, commedeux adversaires d’égale force s’observent avant d’engager lesépées.

Un viveur expérimenté aurait jugé à premièrevue qu’entre ces amoureux il allait être question de chosessérieuses. Un auteur dramatique aurait flairé une situation.

Ce fut Julia qui attaqua la première.

– Gaston, dit-elle en feignant d’étoufferun bâillement, vous êtes lugubre ce soir.

– Il y a des jours où j’ai des idéesnoires, répondit Gaston.

– Pourquoi pas des vapeurs, comme unejolie femme !

– Je puis bien avoir des nerfs.

– Oui ; mais quand vos nerfs sontagacés, il serait charitable de ne pas contraindre votre amie decœur à s’enfermer avec vous.

– Oh ! s’enfermer !

– Parfaitement, mon cher. Vous saveztrès-bien que le lundi est mon jour d’Opéra, et vous me faites direce matin par votre valet de chambre que vous avez résolu de meconsacrer votre soirée. J’obéis sans murmurer à mon seigneur etmaître. J’envoie ma loge à Claudine Rissler qui y amènera, je lecrains, des gens de mauvaise compagnie ; je pousse ledévouement jusqu’à préparer de mes blanches mains ce thé vert quevous aimez tant ; je me fais coiffer à votre goût, quoique lescheveux relevés m’enlaidissent, et j’attends mon Gaston en rêvantde papillons bleus. Patatras ! Gaston arrive avec une figured’enterrement.

Voyons, mon cher, qu’avez-vous ? Si vousjouiez à la Bourse, je croirais que vous venez d’y perdre toutevotre fortune, entre midi et trois heures.

Ce discours, commencé sur un ton assez aigre,finissait presque affectueusement, et Gaston ne pouvait guère leprendre de travers ; mais le sourire que les doux reproches deJulia amenèrent sur ses lèvres n’était pas de bon aloi.

On aurait juré que le jeune amoureuxregrettait d’avoir manqué l’occasion d’une querelle.

– Vous avez raison, dit-il, je suisinsupportable, et je mériterais que vous me missiez à la porte. Quevoulez-vous ! Ce n’est pas ma faute si la vie que je mènem’ennuie.

– Bon ! voilà maintenant que vous medites une impertinence.

– Pas du tout. Je parle de ma vie dedésœuvré, de cette existence qui se dépense au Cercle, auxpremières, aux courses.

– Et chez Julia d’Orcival.

– De la vie que mon ami Nointel appellela vie au gardénia, reprit Gaston sans relever la pierre que ladame venait de jeter dans son jardin.

– À propos de gardénia, vous savez quec’est ma fleur de prédilection. Est-ce votre ami Nointel qui vous aconseillé de ne pas m’envoyer de bouquet ce soir ?

– Nointel ne me donne pas de conseils,et, s’il m’en donnait, je ne les suivrais pas.

– Pourquoi ? Ce joli capitaine estun sage qui vit heureux avec sa petite fortune. Vous qui avezquarante mille francs[1] de rente etqui en aurez cent mille quand vous aurez hérité de votre oncle,vous feriez fort bien de prendre modèle sur votre ami. Il ne jouepas, et on ne lui a jamais connu de maîtresse sérieuse. Imitez-le,mon cher, puisque vous enviez son bonheur.

Julia parlait maintenant d’un ton sec, et lesmots partaient de ses lèvres comme des flèches. Elle cherchaitévidemment à piquer son amant pour l’obliger à démasquer son jeu,et elle y réussit.

– Ma chère, dit Gaston, je ne songe àimiter personne, mais j’ai vingt-neuf ans, et…

– Et vous êtes d’avis qu’il est temps devous marier.

Le jeune homme ne répondit pas.

Un éclair passa dans les grands yeux de Julia,mais sa figure ne changea pas d’expression, et ce fut avec un calmeparfait qu’elle reprit :

– Alors, vous allez vousmarier ?

– Moi ! jamais !

La réponse fut faite avec tant de convictionqu’elle devait être sincère, et Julia changea aussitôt sesbatteries.

– Pourquoi ne vous marierez-vouspas ? dit-elle doucement. Vous êtes riche, bien né, bienapparenté. Votre père occupait une haute position dans lamagistrature ; votre oncle est juge à Paris ; votrefamille tient à la grande bourgeoisie, qui vaut la noblesse. Voustrouverez facilement une héritière aussi bien dotée par la natureque par ses parents.

– Je vous répète qu’il ne s’agit pas decela.

– C’est singulier, continua Julia. Leproverbe prétend qu’un malheur n’arrive jamais seul. Croiriez-vousque, moi aussi, je suis en péril de mariage ?

– Oh ! fit Gaston d’un air assezincrédule.

– Votre étonnement n’est pas poli, maisil ne me blesse pas. Je sais fort bien que je n’ai pas pris lechemin qui mène à la mairie et à l’église. J’aurais pu le suivre,car j’ai été fort bien élevée. J’ai mon brevet d’institutrice, moncher. Mais j’ai préféré les sentiers fleuris au bout desquels ontrouve un hôtel et des titres de rente. C’est pourquoi je ne puisplus épouser un homme comme vous, mais rien n’empêche que j’épouseun étranger. Les préjugés s’arrêtent à la frontière.

– Un étranger ! vous quitteriez laFrance ?

– Sans doute. Une couronne de comtessevaut bien qu’on s’expatrie, et en ce moment il ne tient qu’à moi dedevenir comtesse.

– Dans quel pays ? demanda Gastonavec une pointe d’ironie.

– En Pologne. Vous connaissez le comteGolymine ?

– Celui qu’on a blackboulé à mon cercle.Oui, certes, je le connais.

– De vue, je le sais, mais…

– De réputation aussi.

– Et cette réputation est détestable,n’est-ce pas ?

– C’est vous qui l’avez dit.

– Vous savez que le comte m’a follementaimée, il y a trois ans…

– Vous auriez pu m’épargner ledésagrément de m’en ressouvenir.

– Et que j’ai rompu avec lui, quoiqu’ildépensât royalement une très-grosse fortune.

– Dont tout le monde suspectaitl’origine.

– Tout le monde et moi-même. C’est parceque je la suspectais que j’ai quitté Golymine. Mais je puis vousaffirmer qu’il a été jugé trop sévèrement. L’or qu’il a semé àpleines mains avait été loyalement gagné par lui en Amérique.

– Au jeu ?

– Non, dans les mines de Californie.

– C’est la grâce que je lui souhaite.

– Et moi seule sait ce que vaut au justece Slave que tout Paris acceptait quand il était riche. C’est unaventurier ; ce n’est pas un escroc. Il a commis des actesblâmables, et il a fait des actions héroïques. Je ne sais commentdéfinir cette étrange nature… Vous avez lu les romans deCherbuliez. Eh bien ! le comte Golymine tient tout à la foisde Ladislas Bolski et de Samuel Brohl.

– De Samuel Brohl surtout.

– Comme Samuel, il a été aimé par unegrande dame… par plus d’une. Mais, lui aussi, il a aimé… il aimeavec passion…

– Vous, sans doute ?

– Oui, moi. Et il est homme à me tuer età se tuer, si je refuse de l’épouser. Il me l’a écrit.

– Vous ne me dites pas cela, je suppose,pour que je vous donne mon avis sur la question de savoir ce quevous avez à faire.

– Non, car je suis décidée.

– À quoi ?

– À ne jamais revoir Wenceslas.

– Il s’appelle Wenceslas ! Il estcomplet. Je vous félicite de cette résolution, ma chère Julia.

– Et vous trouvez que j’ai peu de mériteà refuser un mari taré et ruiné. Vous avez raison, car je ne l’aimeplus.

– Vous l’avez donc aimé ?

– Pourquoi ne l’avouerais-je pas ?Il est beau, il est brave, il a cette audace, ce dédain del’opinion des sots, ce mépris du danger qui plaisent tant auxfemmes. S’il me faisait comtesse, il saurait m’imposer au monde.Que suis-je, d’ailleurs, moi ? Une irrégulière. Je nedérogerais pas en épousant un irrégulier.

Mais, je vous l’ai dit, Gaston, je ne l’aimeplus, et je me laisserais tuer par lui plutôt que de lier ma vie àla sienne.

– Vous êtes tragique, ma chère, murmurale jeune homme d’un air plus ennuyé que fâché.

Évidemment, la tournure que l’entretien avaitprise lui déplaisait. Il n’était pas venu chez Julia pour parlerd’amour, et il donnait à tous les diables ce Polonais qu’elle luijetait à la tête, comme si elle eût pris à tâche d’empêcher laconversation d’aboutir. Il ne tortillait plus sa moustache soyeuse,mais il donnait d’autres signes, encore moins équivoques,d’embarras et d’impatience.

Pendant qu’il s’agitait sur son fauteuil, laporte du boudoir s’entr’ouvrit, et une figure de camériste dudemi-monde, nez pointu, teint blême, bouche railleuse.

– Qu’y a-t-il ? demanda sèchementJulia. Je n’ai pas sonné.

– Madame n’a pas sonné, mais j’aurais unmot à dire à madame, répondit la soubrette d’un airconfidentiel.

– Dis-le. Pourquoi tant demystères ? Je n’ai pas de secrets pour M. Darcy.

– Pardon, madame… c’est que… il y aquelqu’un qui demande à parler à madame.

– Quelqu’un ! Qui cela ? Jet’avais défendu de recevoir.

La femme de chambre garda un silence prudent,mais Gaston, qui lui tournait le dos, vit très-bien dans la glaceque ses yeux parlaient.

– Que signifient ces mines ? demandamadame d’Orcival. C’est le comte qui est là ?

Évidemment la soubrette n’avait pas prévucette interpellation. Elle savait son métier, et elle n’était pasaccoutumée à annoncer devant le roi régnant un roi détrôné. Maiselle ne se déconcerta point et elle répondit, si bas que Gastonl’entendit à peine :

– Oui, madame, c’est le comte… maismadame peut croire qu’il est rentré malgré moi… le valet de pied etle cocher sont sortis… je n’ai pas pu, moi toute seule, l’empêcherde forcer la consigne et de me suivre jusque dans le salon.

– Ah ! il est dans le salon, s’écriamadame d’Orcival. Fort bien. J’y vais. Retourne dans ma chambre àcoucher et n’en bouge pas que je ne te sonne.

La camériste disparut, comme elle étaitentrée, sans bruit, et elle referma la porte avec des précautionsqui dénotaient une grande expérience des situations scabreuses.

Aux premiers mots significatifs de ce courtcolloque, Gaston s’était levé.

– C’est le comte Golymine ?demanda-t-il.

– Mon Dieu ! oui, répondit Julia. Ilm’a écrit ce matin qu’il voulait me voir avant de quitter laFrance… il part demain. Je lui ai fait dire que je ne le recevraispas, mais je m’attendais à une incartade de ce genre. Ce sera ladernière ; je veux en finir ce soir avec lui.

– Et moi, je m’en vais, dit Gaston, avecun empressement que madame d’Orcival remarqua sans doute, car ellereprit froidement :

– Si vous cherchez un prétexte pour mequitter, vous n’aurez pas de peine à en trouver un de meilleur. Iln’y a plus rien entre le comte et moi, et je vous prie de resterici. L’entrevue sera courte, je vous le promets, et à mon retour,j’aurai une explication avec vous.

Ayant dit, Julia sortit sans laisser à sonamant le temps d’ajouter un seul mot.

Gaston, en cette occurrence, manqua deprésence d’esprit, mais il faut avouer qu’il se trouvait dans uncas des plus épineux. Retenir madame d’Orcival malgré elle, c’eûtété ridicule. On ne violente pas une femme. Partir, c’étaitimpossible. Le boudoir n’avait qu’une issue, et, pour en sortir, ilfallait traverser le salon où le comte attendait. Passer sous lesyeux d’un rival et lui céder la place, ou bien chercher querelle àce rival et le mettre à la porte, Gaston avait à choisir entre cesdeux partis, et il aurait volontiers pris le dernier s’il avait euaffaire à un homme de son monde.

Mais la perspective d’un duel avec ce Slavedéclassé ne lui souriait guère, et c’eût été jouer de malheur qued’être forcé de rompre avec éclat une liaison qu’il voulait dénouerà l’amiable.

Car Julia ne s’était pas trompée. Gaston Darcyétait décidé à se séparer d’elle. Avec sa clairvoyance de femme,elle avait lu son dessein dans ses yeux, et comme elle tenait à nepas être quittée, elle s’était mise aussitôt à jouer une partiequ’elle comptait bien gagner. La visite inattendue de ce Golyminearrivait comme un coup décisif à la fin de cette partie, et lajoueuse espérait que le coup tournerait en sa faveur. Elle savaitque, pour raviver un amour qui s’éteint, rien ne vaut une rivalitérappelée à propos, et elle avait résolu de sacrifier la Polognepour assurer l’avenir de sa liaison parisienne.

Gaston, de son côté, se disait que cedésagréable incident lui assurerait l’avantage à la reprise deshostilités. Il était arrivé chez Julia un peu hésitant et assezembarrassé. Il venait liquider une association qu’il avaitcontractée un an auparavant avec entrain, presque avec passion. Unan, c’est-à-dire un siècle dans le monde du plaisir, dans ce mondeoù les amours ne datent pas souvent par millésimes. Encore faut-ilun motif pour leur couper les ailes, et si Gaston en avait un assezsérieux, ce n’était pas madame d’Orcival qui le lui avait fourni.Il prévoyait qu’elle ne goûterait pas du tout les raisons qu’ilallait mettre en avant pour s’excuser de rompre, et il craignait demanquer d’énergie au moment décisif.

Une fausse manœuvre de la sirène brune l’avaitremis d’aplomb. En cherchant à exciter sa jalousie, elle s’étaitlivrée par un de ses côtés faibles. Gaston lui pardonnait tous sesanciens amants, excepté Golymine. Les amoureux des irrégulières ontde ces bizarreries. En évoquant le souvenir du comte, Julia avaitdonc commis une maladresse, et l’arrivée de ce personnage suspectn’était pas faite pour la réparer. Maintenant, Gaston se sentaitsûr de lui.

En attendant que madame d’Orcival rentrât desa malencontreuse excursion en Pologne, il se promenaitfiévreusement à travers le boudoir, s’arrêtant lorsque des éclatsde voix arrivaient jusqu’à lui à travers les portes et lestentures, puis reprenant sa marche agitée, de peur de se laisseraller à la tentation d’écouter.

Le salon où la soubrette avait introduit lecomte était contigu à celui où était resté Gaston, qui ne tardaguère à se demander pourquoi Julia n’avait pas emmené son Slavedans une autre pièce.

L’hôtel était vaste, et elle n’avait qu’àchoisir. Il y avait justement une galerie-bibliothèque, – enanglais un hall – situé si loin du boudoir, qu’on auraitpu s’y battre en duel ou s’y brûler la cervelle, sans que le bruitfût perçu dans le réduit coquet où madame d’Orcival se tenait depréférence.

Gaston en vint bientôt à penser que Julian’était pas fâchée de le forcer à assister presque à son entretienavec Golymine. Il se dit qu’elle allait faire en sorte que des motssignificatifs parvinssent à ses oreilles, et il finit par croireque tout cela était peut-être convenu d’avance entre elle et lePolonais – en quoi il se trompait absolument.

Le fait est que le diapason de la conversationne tarda pas à s’élever beaucoup, et qu’il aurait fallu être sourdpour ne pas entendre des fragments du dialogue.

Gaston distinguait parfaitement les deux voix,qui parfois alternaient et parfois aussi se confondaient dans unmorceau d’ensemble : la voix de Julia, une voix chaude, bienféminine pourtant, et la voix du comte, grave, mordante, saccadée,une voix à la Mélingue.

Et, en vérité, c’était bien un drame qui senouait chez madame d’Orcival. Elle essayait d’en faire uneopérette, mais l’enragé Polonais le poussait au noir.

– C’est infâme ! criait leBuridan.

– Pas de gros mots, vocalisait ladiva.

– Vous voulez donc que je metue !

– Est-ce qu’on se tue pour unefemme ?

– Oui, quand on l’adore… quand on ne peutpas vivre sans elle.

Et après ces explosions, le couplet suivantbaissait d’un ton. Évidemment, le comte, reprenant le mode mineur,essayait d’attendrir l’inexorable demi-mondaine, qui lui répondaitpar des refus en sourdine.

D’où il résultait que Gaston passait par dessupplices variés. Quand le duo montait aux notes aiguës, il setenait à quatre pour s’empêcher d’entrer en scène et de jeterdehors cet étranger qui sommait Julia de le suivre aux pays perdusoù finissent les décavés. Un galant homme ne laisse pas malmenerune frégate qui a navigué sous son pavillon. Et quand le récitatifrevenait aux notes douces, Gaston enrageait de tenir dans lasaynète un emploi ridicule. On a beau ne plus aimer une femme, ontrouve dur d’écouter malgré soi les explications orageuses qu’ellea avec un prédécesseur, et il vous prend de furieuses enviesd’intervenir.

– Maintenant, grommelait-il pour seconsoler, me voilà radicalement guéri.

D’ailleurs, la situation se corsait de tellesorte que le dénouement ne pouvait pas se faire beaucoup attendre,et en effet, il ne tarda guère. Julia n’aimait pas les longueurs.Elle fit des coupures dans ses répliques.

– Ainsi, reprit la voix de basse, vousêtes résolue à ne pas partir avec moi ?

– Parfaitement résolue, mon cher, chantale soprano, en scandant ses notes.

Et, après un point d’orgue :

– Vous me remercierez plus tard.

– Non, car vous ne me reverrez jamaisvivant.

– Encore ! Vous parlez vraiment tropde mourir. Je n’étais pas seule quand vous avez fait chez moi cetteentrée à la Tartare. Souffrez donc que je vous quitte et que, endépit de vos discours sinistres, je vous dise : Au revoir…dans trois ou quatre ans… quand vous aurez trouvé une autre mined’or en Californie… ou ailleurs… je ne tiens pas à laprovenance.

– Allez rejoindre votre amant, tonna labasse profonde. Je vous méprise trop pour vous tuer, mais je vousmaudis… et vous verrez ce que vaut la malédiction d’un mort.

Après cette phrase de cinquième acte, il y eutle bruit d’une porte fermée avec violence. La toile venait detomber. La pièce était finie.

Gaston s’intéressait fort peu à ce Polonaisqui abusait vraiment des mots à effet, mais les froides railleriesde madame d’Orcival l’avaient écœuré, et il l’attendit de piedferme.

Elle rentra calme, presque souriante. De lascène du salon, il ne lui restait qu’un peu de flamme dans les yeuxet un peu de rougeur aux joues.

– Enfin, dit-elle, je suis délivrée decet énergumène. Mariette a bien fait de le laisser entrer.Maintenant, il ne reviendra plus.

– Je le crois, dit froidement Gaston.

– Est-ce que vous avez écouté ?

– Écouté, non. Entendu… oui… quelquesmots…

– Et pensez-vous que le comte Golyminem’aime comme nous voulons être aimées, nous autres femmes… avecfureur… avec rage… jusqu’au suicide… inclusivement ?

– Quand on veut se tuer, on ne le criepas si haut.

– Je vous ai déjà dit, mon cher, que vousne connaissiez pas Golymine. C’est un fou qui ferait sauter Pariset lui avec, pour satisfaire une de ses fantaisies.

– Peu m’importe ce qu’il est et ce qu’iln’est pas. J’espère bien ne jamais le retrouver sur mon chemin.

– Vous avez raison, mon ami, je vousparle beaucoup trop de cet insurgé, et je vous prie de me pardonnerles désagréables instants que vous venez de passer. Vous auriez puvous offenser d’une situation que je n’avais pas créée, et vousavez bien voulu me permettre de renvoyer mon persécuteur. Je vousdois vraiment de la reconnaissance, et vous savez que je payetoujours mes dettes, dit Julia avec un sourire à fondre la glaced’un cœur octogénaire.

En attendant que je paye celle-là, venez queje vous verse une tasse de ce thé qui m’est arrivé hier de Moscou…sans passer par Varsovie.

– Milles grâces, répondit Gaston. Je vaisêtre obligé de vous quitter à minuit. Il est onze heures et demie,et j’ai à vous parler.

Julia avait déjà repris sur sa chaise longuela pose savamment étudiée qu’elle choisissait quand elle voulaitcharmer. À ce discours, elle se redressa comme une couleuvrefroissée, et demanda d’un ton bref :

– Qu’avez-vous donc à me dire ?

– Que je me décide à entrer dans lamagistrature.

– Je comprends que, pour m’annoncer cettegrave nouvelle, vous m’ayez fait manquer l’Opéra. Alors vous allezêtre obligé de mettre une robe noire et de couper vosmoustaches.

– Non, pas encore. Je vais débuter commeattaché au parquet. Mais je vais être forcé de réformer ma façon devivre.

D’un regard clair et froid comme une lamed’épée, madame d’Orcival interrogea le visage de son amant.

– C’est une rupture que vous me notifiezen ces termes gracieux, demanda-t-elle après un court silence.

– Une séparation, dit le jeune homme ens’inclinant.

– Le mot est plus honnête. Ce que vousfaites ne l’est pas.

Gaston tressaillit sous l’injure, mais il secontint assez pour répondre avec calme :

– Vous n’avez jamais cru, je pense, quenos relations dussent être éternelles. J’ai toujours agi avec vousen galant homme ; je vous quitte parce que la carrière que jeveux suivre m’y force, et je sais à quoi m’oblige cette péniblenécessité.

– Vous voulez dire que, demain, dans ledernier bouquet de gardénias que je recevrai, vous mettrez unchèque à mon ordre. Je vous le renverrai, mon cher. Je neveux pas de votre argent sans vous. Qu’en ferais-je ? Je suisriche, et s’il me plaît de vous donner un successeur, je n’auraipas besoin de le prendre pour sa fortune… pas plus que je ne vousavais pris pour la vôtre.

Gaston s’inclina sans répondre. La scène duPolonais l’avait cuirassé contre les reproches et contre lesflatteries.

– C’est sans doute votre oncle, le juge,qui vous a mis en tête la vertueuse idée de lui succéder un jour,reprit Julia. Et vous osez prétendre qu’il n’a pas décidé aussi devous marier ! L’un ne va pas sans l’autre. Un garçon n’estjamais magistrat qu’à moitié.

– Vous oubliez que mon oncle estcélibataire.

– À telles enseignes que vous comptezbien hériter de lui un jour. Raison de plus pour qu’il tienne àvous confier le soin de perpétuer son nom dans la robe. À laseconde génération, les Darcy dont vous serez le père mettront uneapostrophe après le d.

Gaston sentit que la patience allait luimanquer, et il fit un mouvement pour sortir.

Julia s’était levée en pied. Ses yeuxlançaient des éclairs.

– Mon cher, dit-elle d’une voix quisifflait entre ses dents blanches, je sais maintenant ce que vousvalez… et je plains la femme que vous épouserez, à moins qu’elle nevous traite comme j’aurais dû vous traiter. Et c’est ce qu’ellefera certainement. Vous n’êtes pas de la race de ceux qu’on aime,monsieur Gaston Darcy.

Puis, changeant de ton tout à coup :

– Serait-ce la belle Havanaise, la veuveaux six cent mille livres de rente, qui met des pompons rouges àses chevaux, et qui mène à quatre mieux qu’un cocher anglais, lamarquesa de Barancos ? On m’a dit que vous lui faisiez unecour assidue. Vous n’êtes pas le seul, et…

Darcy n’y tint plus. Il ouvrit brusquement laporte du boudoir, traversa le salon en courant et ne s’arrêta qu’aubas de l’escalier pour prendre son chapeau et son pardessus.Mariette avait été consignée dans la chambre à coucher par madamed’Orcival. Les autres domestiques faisaient la fête à la cuisine.Il sortit de l’hôtel sans rencontrer personne.

Pendant qu’il descendait à grands pas leboulevard Malesherbes, Julia, debout, accoudée sur la console quiportait le groupe de Clodion, disait tout bas :

– Quittée ! il m’a quittée !Sotte que j’étais ! je le prenais pour un niais et jem’imaginais que je l’emmènerais un jour à m’épouser. Pourquoipas ? Eva est bien devenue princesse Gloukof, et elle avaitcommencé plus mal que moi. Sa mère était marchande de pommes. Oui,mais Darcy n’est pas Russe. Darcy est un bourgeois de Paris,inaccessible à l’entraînement. Il me glisse entre les doigts aumoment où je croyais le tenir. C’est bien fait. Cela m’apprendra àviser plus haut. Mais quelqu’un l’a poussé à rompre. Je saurai qui,et je me vengerai… Oui, je me vengerai de lui, de son oncle, de sonami Nointel…

Et, comme illuminée par une inspirationsubite :

– Golymine m’y aidera. Il m’aime,celui-là, et il ne recule devant rien. J’ai bien choisi mon heureen vérité pour le congédier !… Mais il ne tient qu’à moi derenouer avec lui… il est encore à Paris, car il ne savait pas queje refuserais de le suivre, et il était ici il y a vingt minutes.Si je lui écrivais ? Oui, mais j’ai oublié son adresse… il ena changé si souvent depuis six mois. Elle doit être sur la cartequ’il a laissée hier, quand j’ai refusé de le recevoir. Oùest-elle, cette carte ?… Ah ! je me rappelle que Mariettel’a posée sur la table de Boulle qui est au milieu de lagalerie.

Quand madame d’Orcival voulait une chose,l’action suivait vite l’idée. Elle prit aussitôt le chemin duhall qui se trouvait à l’autre bout de l’appartement dupremier étage. Le salon était éclairé ; le hall nel’était pas. Elle s’était donc armée d’un flambeau.

En y entrant, elle fut assez surprise d’ytrouver une bougie qui brûlait, placée sur un dressoir. La lueurincertaine de cette bougie pénétrait à peine dans les hautes etprofondes embrasures des fenêtres à vitraux gothiques, et lorsqueJulia arriva devant la dernière, elle crut entrevoir un homme collécontre les carreaux armoriés.

Elle n’était pas peureuse. Elle avança et, enreconnaissant à sa pelisse de fourrures cet homme qui avait l’aird’écouter à la fenêtre, elle s’écria :

– Golymine ! que faites-vousici ? que signifie…

Et presque aussitôt :

– Pendu ! murmura-t-elle. Il s’estpendu !

Sa main laissa tomber le flambeau qu’elleportait, et son sang se glaça dans ses veines.

La salle était immense. Le plafond se perdaitdans l’ombre, et la bougie qui achevait de se consumer sur ledressoir éclairait l’embrasure de ses lueurs mourantes. L’obscuritécomplète eût été moins effrayante que ces reflets intermittentsqui, par moments, illuminaient les traits convulsés de Golymine,et, par moments, laissaient à peine entrevoir la hideuse silhouetted’un pendu.

Julia avait reculé d’horreur, et elle restaitappuyée contre la boiserie de la bibliothèque, pâle, tremblante,les mains crispées, les yeux fixes.

Elle voulait crier, et la voix lui manquait.Elle voulait fuir, et la terreur la clouait sur place. Elle voulaitdétourner sa vue de ce cadavre accroché, et elle le regardaitmalgré elle. Il la fascinait.

C’était bien Golymine. L’enragé Slave avaittenu sa promesse, et ses dernières paroles vibraient encore auxoreilles de madame d’Orcival : « Vous saurez ce que vautla malédiction d’un mort. »

Elle les comprenait maintenant, ces parolesmenaçantes, et par un phénomène de lucidité dû à la surexcitationde ses nerfs, elle voyait la scène du suicide telle qu’elle avaitdû se passer : Golymine, furieux, traversant l’appartementvide, et se jetant dans cette galerie où il savait bien quepersonne ne viendrait. Il la connaissait à merveille ; car, autemps où Julia l’aimait, il ne sortait guère de l’hôtel. Il avaiteu le sang-froid de chercher à tâtons un flambeau et de l’allumer.Il avait arraché une embrasse des lourds rideaux de tapisserie,traîné contre la fenêtre un tabouret sur lequel il était monté, etqu’il avait repoussé du pied, après s’être passé autour du cou unnœud coulant, fait avec l’embrasse préalablement attachée àl’espagnolette.

Il n’en faut pas plus pour mourir.

– Voilà donc sa vengeance, pensait Julia.Il s’est tué chez moi pour me perdre par le bruit que fera sonsuicide. Demain, tout Paris saura que Golymine, ruiné, déshonoré,s’est pendu dans l’hôtel de sa maîtresse… on dira bientôt de sacomplice, car les histoires oubliées reviendront à la mémoire desfemmes qui me jalousent et des hommes qui me détestent. Qui sait sion ne dira pas que j’ai assassiné Golymine ?… Et Darcy qui aentendu ma querelle avec ce malheureux ne démentira peut-être pasceux qui diront cela.

Puis, avec cette mobilité d’esprit qui étaitun de ses moindres défauts, elle se prit à regretter le mort.

– Fou ! se disait-elle, plus foucent fois que je ne pouvais le croire. Je savais bien qu’il avaitplus de cœur que tous les sots qui le méprisaient… mais se tuer àtrente ans !… quand il lui restait assez de jeunesse, decourage et d’intelligence pour refaire sa fortune ! Ah !celui-là m’a aimée !… et si je pouvais le ressusciter, commeje lui dirais : Je suis prête à te suivre !

Et, frappée tout à coup d’une idée :

– S’il n’était pas mort, murmura-t-elle,si, en coupant ce cordon… non non… il y a trop longtemps… ce seraitinutile… mais je ne puis pas rester ici… il faut agir… sans quoi onm’accuserait… je vais appeler Mariette, envoyer prévenir lapolice.

Elle se rappela alors qu’il n’y avait pas desonnette mettant en communication la galerie avec la chambre àcoucher où elle avait consigné la soubrette, et elle marcha vers ledressoir pour y prendre la bougie qui avait éclairé les préparatifsdu suicide et qui brûlait encore.

Le flambeau qu’elle portait lorsqu’elle étaitentrée s’était éteint en tombant, et elle n’osait pas traversersans lumière cette longue galerie où elle laissait derrière elle uncadavre.

Elle passa, en détournant la tête, devant lasinistre fenêtre, et elle allait mettre la main sur le bougeoirquand elle vit que, près de ce bougeoir, il y avait un papier, unefeuille arrachée d’un carnet.

– Il a écrit, dit-elle tout bas… à moi,sans doute… un adieu.

Et elle lut ces mots tracés aucrayon :

« C’est Julia d’Orcival qui m’a tué. Jedésire que la somme contenue dans mon portefeuille soit distribuéeaux pauvres de Paris, et je prie les autorités françaises de faireremettre aux personnes qui les ont écrites les lettres qu’on ytrouvera. »

– Des lettres ! murmura Julia. Lesmiennes peut-être… Oui, il les a conservées… il me l’a dit, il aessayé de m’effrayer en me rappelant qu’il avait entre les mains lapreuve qu’il m’avait intéressée autrefois à… à ses affaires… et sadernière pensée a été de livrer le secret de notre association.Ah ! c’est maintenant que je sais ce que vaut la malédictiond’un mort.

Elle resta quelques instants affaissée sous cenouveau coup, puis se redressant :

– C’est infâme ce qu’il a fait là. Ilcomptait qu’un de mes domestiques découvrirait son corps, et que cepapier serait remis au commissaire de police, sans que je pusse m’yopposer… il ne prévoyait pas que ce serait moi qui le trouverais…mais je l’ai, et personne ne le verra, car je vais le brûler… etpersonne non plus ne verra mes lettres.

Elle exposa le feuillet à la flamme de labougie, et, en un clin d’œil, il ne resta plus de cet étrangetestament que des cendres.

Mais les lettres étaient dans la poche dumort.

Je n’oserai jamais les prendre, dit-elle toutbas.

L’embrasure que Golymine avait choisie pourmourir était à six pas du dressoir, et le cadavre se détachaitcomme un fantôme noir sur les vitraux clairs. La galeries’emplissait de ténèbres. Partout, le silence, un silence de tombe.Julia, terrifiée, frissonnait de la tête aux pieds.

– Il le faut, dit-elle tout bas. Cettebougie va s’éteindre… et Mariette peut venir… je ne veux pasqu’elle me trouve ici.

Elle saisit le bougeoir d’une main tremblanteet elle avança vers la fenêtre. Sa gorge se serrait, ses lèvresétaient sèches, et elle éprouvait à la racine des cheveux lasensation que cause le contact passager d’un fer rouge. Chaque pasqu’elle faisait retentissait douloureusement dans son cerveau.Parfois, il lui semblait qu’elle entendait une voix, la voix deGolymine qui l’appelait.

En arrivant à l’embrasure, elle ferma lesyeux, et peu s’en fallut qu’elle ne laissât encore une fois tomberson flambeau.

Les pieds du pendu touchaient presque leparquet, car le cordon s’était allongé sous le poids de ce grandcorps ; sa tête s’inclinait sur sa poitrine, et son visagedisparaissait dans le collet de fourrures de sa pelisse.

Mais pour trouver le portefeuille, il fallaittoucher le cadavre, fouiller les habits.

– Non, je ne peux pas, murmura Julia sansoser lever les yeux.

Et si elle eût été obligée de porter la mainsur ce mort, de palper cette poitrine où un cœur ardent avait battupour elle, l’horreur eût été plus forte que l’intérêt.

Mais il était écrit qu’elle irait jusqu’aubout. Ses yeux qu’elle tenait baissés, de peur de revoir les traitsde l’homme qui l’avait adorée, ses yeux aperçurent, dépassant unedes poches de côté de la pelisse, le bout d’un portefeuille.

Certes, Golymine l’avait placé là avecintention. Il tenait à ce qu’on le trouvât, et ce n’était pas pourêtre agréable à son ancienne maîtresse qu’il avait pris cetteprécaution.

Madame d’Orcival comprit cela, et sesscrupules s’envolèrent. Elle posa le bougeoir sur la table deBoulle où devait se trouver encore la carte de visite du comte,prit du bout des doigts le portefeuille et l’ouvrit.

Elle en tira d’abord des billets de banque,trois liasses de dix mille, les dernières cartouches du vaincu dela vie parisienne, le viatique mis en réserve pour passer àl’étranger.

Julia regarda à peine ces papiers soyeux que,d’ordinaire, elle ne méprisait pas tant, et ouvrit d’une mainfiévreuse les autres compartiments du portefeuille. Elle y trouvace qu’elle cherchait, des lettres attachées ensemble par un fil desoie, des lettres d’où s’exhalait un parfum doux comme l’odeur duthé, des reliques d’amour qui n’étaient pas toutes de la mêmesainte, car Golymine avait eu beaucoup de dévotionsparticulières.

Madame d’Orcival les prit, remit les billetsde banque dans le portefeuille, le portefeuille dans la poche dumort, et sortit de la galerie sans oser se retourner.

Quand elle se retrouva dans son salon,joyeusement éclairé, le sang-froid lui revint. Elle le traversa,rentra sans bruit dans le boudoir, et s’y enferma au verrou.

Mariette aurait pu entrer sans qu’ellel’appelât, et elle ne voulait pas que Mariette vît les lettres.

Son plan était déjà arrêté. Elle avait résolude sonner la femme de chambre, de l’envoyer, sous un prétextequelconque dans la bibliothèque, et d’attendre que cette fillerevînt lui annoncer qu’elle y avait trouvé un pendu. Pour quepersonne ne lui demandât d’explication, il fallait que personne necrût qu’elle avait trouvé le cadavre avant tout le monde, et nel’accusât d’avoir touché au portefeuille.

Mais d’abord Julia voulait brûler ses lettres.C’était pour pouvoir anéantir les preuves de son ancienne liaisonavec Golymine qu’elle avait eu le terrible courage de lesprendre.

Elle allait jeter le paquet au feu, mais ellese ravisa. Il lui sembla qu’il était plus gros qu’il n’aurait dûl’être, s’il n’avait contenu que sa correspondance à elle.

Elle défit précipitamment le cordonnet desoie, et elle vit que les billets doux avaient été divisés par lecomte en quatre paquets. Ce fougueux amant mettait de l’ordre dansses papiers de cœur, comme s’il se fût agi de papiersd’affaires.

Julia avait sa liasse. Elle reconnut tout desuite son écriture, et elle fut assez surprise de trouver, épingléesur cette liasse, une étiquette portant cette mentiontrès-explicite :

« Madame d’Orcival, boulevardMalesherbes, 199. »

– On aurait su à quoi s’en tenir,dit-elle avec amertume.

Elle fut encore plus étonnée quand elles’aperçut que chacun des trois autres paquets portait aussi un nomet une adresse.

– Pourquoi a-t-il fait cela ? sedemanda-t-elle. Voulait-il se servir de ces lettres pour exploitercelles qui les ont écrites ? On l’a accusé autrefois d’avoirabusé par ce procédé des faiblesses qu’une grande dame avait euespour lui. Non, je crois plutôt qu’il se réservait de prendre unparti après m’avoir vue. Si j’avais consenti à le suivre àl’étranger, peut-être aurait-il cherché à profiter des secretsqu’il possédait. Il lui restait fort peu d’argent… et ce n’est pasà moi qu’il en aurait demandé. Quand il a pris la résolution demourir, parce que je refusais de partir avec lui, il n’a plus songéqu’à se venger de moi.

Il savait bien que le commissaire de policen’hésiterait pas à ouvrir une enquête sur la d’Orcival, et que,pour éviter un scandale, il s’empresserait de détruire ou derestituer les autres correspondances. Je ne suis qu’une femmegalante, moi, tandis que mes rivales sont des femmes mariées, j’ensuis sûre.

Et après avoir réfléchi quelquessecondes :

– Si je voulais pourtant !… les nomsy sont… il ne tiendrait qu’à moi de faire ce que Golymine auraitpeut-être fait, s’il ne s’était pas tué. Pourquoi aurais-je pitiéde celles qui me méprisent ? La baronne du Briage a changé sonjour d’opéra parce que sa loge est à côté de la mienne, et qu’ellene veut pas être ma voisine. Oui, mais il ne s’agit pas d’elle. Dequi sont ces lettres ?

Madame d’Orcival lut le nom qui désignait ladestinataire du premier paquet.

– Je ne la connais pas, murmura-t-elle.Une bourgeoise sans doute. Si c’était une des grandes mondaines quivont aux bois et aux premières, j’aurais entendu parlerd’elle. Pauvre femme ! dans quelles transes va la jeter lanouvelle du suicide de Golymine ! Et comme elle me béniraquand je lui rendrai ses lettres ! Car je veux les lui rendre.Pourquoi chercherais-je à lui nuire ?

Voyons les autres.

À peine eut-elle jeté les yeux sur la secondeliasse qu’elle s’écria :

– Elle ! ces lettres sontd’elle ! Ah ! je savais bien qu’il avait été son amant,quoiqu’il l’ait toujours nié. La marquise s’est donnée à unaventurier. Et tous ces imbéciles qui ont lapidé Golymine avec desboules noires se disputeraient l’honneur d’épouser cette créature,si elle ne dédaignait leurs hommages ! Ah ! je les luirendrai peut-être ses lettres, mais je ferai mes conditions… et cen’est pas de l’argent que j’exigerai.

À ce moment, on frappa doucement à la porte duboudoir, et, avant de tirer le verrou, madame d’Orcival cacha lacorrespondance dans la poche de son peignoir.

Il y avait un troisième paquet dont ellen’avait pas encore regardé la suscription.

– C’est toi ; que veux-tu ?demanda-t-elle à la soubrette qui répondit avecassurance :

– Madame m’avait commandé de rester dansla chambre à coucher. Je m’y suis endormie devant le feu, et en meréveillant j’ai vu qu’il était plus de minuit. J’ai pensé queM. Darcy devait être parti…

– Depuis une heure au moins, mais je n’aipas eu besoin de toi. Va me chercher le Figaro qui est surla table de Boulle dans la bibliothèque, et occupe-toi ensuite dema toilette de nuit.

La camériste disparut avec la prestesse d’unesouris. Julia, restée seule, alla droit au bonheur du jourdont le bois de rose cachait un tiroir secret. Elle y serra leslettres, et elle attendit la lugubre nouvelle qu’elle étaitparfaitement préparée à recevoir.

Trois minutes après, Mariette, effarée, seprécipita dans le boudoir en balbutiant :

– Madame !… Ah ! monDieu !… si vous saviez ce que je viens de voir ! Lecomte…

– Eh bien ? Est-ce qu’il s’est cachédans l’hôtel pour m’espionner ?

– Il est mort, madame ! il s’estpendu !

– Pendu !

– Oui, madame… à une des fenêtres de labibliothèque. Je ne sais pas comment je ne me suis pas évanouie depeur.

– C’est épouvantable ! s’écriamadame d’Orcival, qui n’eut pas trop de peine à pâlir. Appelle levalet de pied… le cocher… dis-leur qu’ils courent chercher unmédecin… prévenir le commissaire de police… le médecin d’abord… Ilest peut-être encore temps de rappeler à la vie ce malheureux.

Chapitre 2

&|160;

À peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival,Gaston Darcy s’était mis à descendre le boulevard Malesherbes encourant comme un homme qui vient de s’échapper d’une prison et quicraint qu’on ne l’y ramène. Il était venu soucieux&|160;; il s’enallait le cœur léger, et il bénissait le hasard qui avait amené lePolonais chez Julia.

–&|160;Ces bohèmes étrangers ont du bon, sedisait-il joyeusement. Sans la scène que celui-ci est venu faire àJulia, je crois que je n’aurais pas eu le courage de dénoncer montraité. Et pourtant, elle n’a pas à se plaindre de moi. Il a duréun an, cet aimable traité, et il m’a coûté dans les cent mille… eny comprenant le chèque que j’enverrai demain matin. Ellem’a dit qu’elle ne l’accepterait pas, mais je parierais bienqu’elle ne s’en servira pas pour allumer sa bougie. Les Cléopâtresd’à présent ne font pas fondre leurs perles dans du vinaigre… etelles ont raison. Mais moi je n’ai pas eu tort de quitter Julia.Elle m’aurait mené trop loin. Mon oncle me sautera au cou, quand jelui dirai demain&|160;: Tout est rompu… comme dans le Chapeaude paille d’Italie.

Madame d’Orcival aurait, en effet, mené fortloin Gaston Darcy, mais ce n’était pas précisément la crainte delaisser chez elle son dernier louis qui l’avait arrêté tout à coupsur le chemin glissant de la ruine élégante. Ce n’était même paspour suivre les conseils d’un oncle à succession qu’il venait defaire acte de sagesse.

Gaston Darcy avait bien l’intention d’entrerdans la magistrature et de dételer l’équipage du diable enrenonçant au jeu, aux soupers et aux demoiselles à la mode. Maisces belles résolutions n’auraient probablement pas été suiviesd’effet, si le goût très-vif qu’il avait eu pour Julia n’eût pasété étouffé par un sentiment plus sérieux dont elle n’était pasl’objet.

Elle ne s’était trompée qu’à demi en jugeantqu’il la quittait pour se marier. Gaston n’était pas décidé àfranchir ce pas redoutable, mais il aimait une autre femme, ouplutôt il était en passe de l’aimer, car il ne voyait pas encoretrès-clair dans son propre cœur.

Il n’en était pas moins ravi d’avoir conquissi lestement sa liberté, et il éprouvait le besoin de ne pas gardersa joie pour lui tout seul. Aussi ne songeait-il point à aller secoucher. S’il avait su où trouver son oncle, il n’aurait pas remisau lendemain la visite qu’il comptait lui faire pour lui apprendreune si bonne nouvelle. Mais son oncle allait tous les soirs dans lemonde, et il ne se souciait pas de se mettre à sa recherche àtravers les salons du faubourg Saint-Honoré. Il appela le premierfiacre qui vint à passer, et il se fit conduire à son cercle.

C’était justement l’heure où il savait qu’il yrencontrerait ses amis, et entre autres, ce capitaine Nointel quemadame d’Orcival détestait, sans le connaître. Les femmes ont unmerveilleux instinct pour deviner qu’un homme leur est hostile.

Ce cercle n’était pas le plus aristocratiquede Paris, mais c’était peut-être le plus animé, celui où on jouaitle plus gros jeu, celui que fréquentaient de préférence les jeunesviveurs et les grands seigneurs de l’argent. Darcy y était fortapprécié, car il possédait tout ce qu’il faut pour plaire aux gensdont le plaisir est la grande affaire. Il avait de l’esprit, ilparlait bien, et pourtant il ne racontait jamais de longueshistoires. Il était toujours prêt à toutes les parties, et, qualitéqui prime toutes les autres, dans une réunion de joueurs, il negagnait pas trop souvent.

Quand il entra dans le grand salon rouge, septou huit causeurs étaient assemblés autour de la cheminée, et lesbavardages allaient leur train. C’était un centre d’informationsque ce foyer du salon rouge, et chacun y apportait, entre minuit etune heure, les nouvelles de la soirée. Bien entendu, les anecdotesscandaleuses y étaient fort goûtées, et on ne se faisait pas fauted’y commenter les plus fraîches.

La première phrase que Darcy saisit au vol futcelle-ci&|160;:

–&|160;Saviez-vous que Golymine a été sonamant et qu’il a fait des folies pour elle&|160;? Il faut vraimentqu’elle soit de première force pour avoir tiré beaucoup d’argentd’un Polonais qui n’en donnait pas aux femmes… au contraire.

Celui qui tenait ce propos était un grandgarçon assez bien tourné, un don Juan brun, qui passait pour avoireu de nombreuses bonnes fortunes dans la colonie étrangère. Ilavait la spécialité de plaire aux Russes et aux Américaines.

Il s’arrêta court en apercevant Darcy, quijugea l’occasion bonne pour faire une déclaration de principes.

Tout le monde connaissait sa liaison avecJulia, et il n’était pas fâché d’annoncer publiquement sa rupture.C’était une façon de brûler ses vaisseaux et de s’enlever toutepossibilité de retour. Il se défiait des séductions du souvenir, etil ne se croyait pas encore à l’abri d’une faiblesse.

–&|160;C’est de madame d’Orcival qu’ils’agit&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Non, répondit un causeur charitable.Prébord parlait du beau Polonais qu’on a refusé ici dans letemps.

–&|160;Et qui a été jadis avec Juliad’Orcival, chacun sait ça&|160;; mais ce que vous ne savez pas,c’est que je ne suis plus dans les bonnes grâces de cette charmantepersonne.

–&|160;Comment, c’est fini&|160;! s’écrièrenten chœur les clubmen.

–&|160;Complètement. Les plus courtes foliessont les meilleures.

–&|160;Pas si courte, celle-là. Il me semble,cher ami, qu’elle a duré plusieurs saisons.

–&|160;Et la séparation s’est faite àl’amiable&|160;?

–&|160;Mais oui. Nous ne nous étions pas juréune fidélité éternelle.

–&|160;Ma foi&|160;! mon cher, vous avez euraison de déclarer forfait. Julia est très-jolie, et elle a del’esprit comme quatre&|160;; mais il n’y a encore que les femmes dumonde. Demandez plutôt à Prébord.

–&|160;Ou au comte Golymine. Il les connaît,celui-là.

–&|160;À propos de ce comte, ou soi-disanttel, sait-on ce qu’il est devenu&|160;? demanda un jeune financierqui était un des gros joueurs du cercle.

–&|160;Peuh&|160;! je crois bien qu’il est àla côte. On ne le voit plus nulle part. C’est mauvais signe.

–&|160;J’en serai pour cinq mille, que j’ai eula sottise de lui prêter.

–&|160;Vous étiez donc gris cejour-là&|160;?

–&|160;Non, mais c’était à un baccarat chez lamarquise de Barancos. Voyant qu’il était reçu dans cette maison-là,j’ai cru que je ne risquais rien.

–&|160;La marquise le recevait. Elle ne lereçoit plus. Quand il est arrivé à Paris, on le prenait partoutpour un seigneur. Il faut dire qu’il était superbe… et avec celal’air d’un vrai prince.

–&|160;Et il avait beaucoup d’argent. Je l’aivu perdre trois mille louis sur parole, après un dîner au caféAnglais. Il les a payés le lendemain avant midi.

–&|160;Oui, c’était le temps où toutes lesfemmes raffolaient de lui. Il vous avait une façon de s’habiller etde mener en tandem… et puis, il ne boudait pas devant uncoup d’épée. Il en a même donné un assez joli à ce brutal deMauvers, qui l’avait coudoyé avec intention dans le foyer del’Opéra.

–&|160;Ah çà&|160;! messieurs, dit le grandPrébord, à vous entendre, on dirait que ce boyard d’occasion étaitle type du parfait gentilhomme. Vous oubliez un peu trop qu’il atoujours couru de mauvais bruits sur son compte.

–&|160;Ça, c’est vrai, reprit un officier decavalerie fort répandu dans le monde où l’on s’amuse, et je me suistoujours demandé comment il avait pu trouver des parrains pour leprésenter à notre Cercle.

–&|160;Et des parrains très-respectables. Legénéral Simancas et le docteur Saint-Galmier. Tiens&|160;! quand onparle du loup… voilà le docteur qui manœuvre pour se rapprocher dela cheminée… gare les récits de voyage&|160;!… et j’aperçois là-basce cher Simancas qui cherche un quatrième pour son whist.

–&|160;Ils ne me plaisent ni l’un ni l’autre,votre docteur et votre général. Général d’où&|160;? Docteur dequelle faculté&|160;?

–&|160;Général au service du Pérou, leSimancas. Quant à cet excellent Saint-Galmier, il a pris ses gradesà la Faculté de Québec. Il est d’une vieille famille normandeémigrée au Canada. S’ils ont consenti à patronner Golymine, c’estqu’à l’époque où ils l’ont présenté, personne ne doutait de sonhonorabilité. Mais il y a longtemps qu’ils ont cessé de levoir.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;? Moi, j’exècretous ces étrangers. On se demande toujours de quoi ils vivent.

–&|160;Bon&|160;! voilà que vous donnez dansla même toquade que notre ami Lolif qui voit des mystères partout.N’a-t-il pas imaginé l’autre jour que Golymine était le chef d’unebande de brigands, et qu’il dirigeait les attaques nocturnes dontles journaux s’occupent tant&|160;! Il a la douce manie d’inventerdes romans judiciaires, ce bon Lolif.

–&|160;Il n’a pas inventé les étrangleurs.Avant-hier, on a volé et étranglé à moitié le petit Charnas quisortait du Cercle Impérial et qui avait sur lui dix-sept millefrancs gagnés à l’écarté.

–&|160;Diable&|160;! si ces coquins-là semettent à dépouiller les gagnants, ce ne sera plus la peine defaire la chouette, s’écria le jeune financier qui lafaisait souvent avec succès.

Darcy avait dit ce qu’il voulait dire, et cequ’il venait d’entendre sur le comte Golymine ne lui apprenait riende nouveau. La conversation ne l’intéressait plus. Il se mit à larecherche de son ami Nointel&|160;; mais en traversant le salonrouge, il fut saisi au passage par le général péruvien.

–&|160;Cher monsieur, lui dit ce guerriertransatlantique, il n’y a que vous qui puissiez nous tirerd’embarras. Nous sommes trois qui mourons d’envie de faire un whistà un louis la fiche. Vous plairait-il de compléter notretable&|160;?… Oh&|160;! seulement jusqu’à ce qu’il nous arrive unrentrant.

Darcy venait de s’assurer, en interrogeant unvalet de chambre du cercle, que le capitaine Nointel n’était pasencore arrivé. Il ne voulait pas partir avant de l’avoir vu, et ilsavait qu’il viendrait certainement. Les bavardages de la cheminéecommençaient à l’ennuyer, et il ne haïssait pas le whist. Ilaccepta la proposition du général, quoique ce personnage lui fûtpeu sympathique.

M.&|160;Simancas était pourtant un homme debonne mine et de bonnes façons, et Darcy entretenait avec lui cesrelations familières qui sont comme la monnaie courante de la viede cercle, et qui n’engagent, d’ailleurs, absolument à rien.

Ce soir-là le futur attaché au parquet étaitsi content d’avoir rompu sa chaîne qu’il oubliait volontiers sesantipathies.

La table où il s’assit à la gauche du général,que le hasard des cartes venait de lui donner pour adversaire,était placée pas très-loin des causeurs, mais la causerielanguissait, et les amateurs du silencieux jeu de whist purent selivrer en paix à leur divertissement favori.

Le docteur Saint-Galmier, de la Faculté deQuébec, n’était pas de la partie. Il était allé se mêler au groupequi faisait cercle devant le foyer.

La seconde manche du premier rubbervenait de commencer, lorsqu’un jeune homme très-replet ettrès-joufflu entra dans le salon, à peu près comme les obusprussiens entraient dans les mansardes au temps du bombardement deParis.

Ce nouveau venu avait la face rouge et lescheveux en désordre&|160;; il soufflait comme un phoque, et onvoyait bien qu’il venait de monter l’escalier en courant.

Dix exclamations partirent à lafois&|160;:

–&|160;Lolif&|160;! voilà Lolif&|160;! –Messieurs, il y a un crime de commis, c’est sûr, et Lolif estchargé de l’instruction. – Allons, Lolif, contez-nous l’affaire. Oùest le cadavre&|160;?

–&|160;Oui, blaguez-moi, dit Lolif ens’essuyant le front. Vous ne me blaguerez plus tout à l’heure…quand je vous aurai dit ce que je viens de voir.

–&|160;Dites-le donc tout de suite.

–&|160;Apprêtez-vous à entendre la nouvelle laplus étonnante, la plus renversante, la plus…

–&|160;Assez d’adjectifs&|160;! aufait&|160;!

–&|160;Je ne peux pas parler, si vous nem’écoutez pas.

–&|160;Parlez, Lolif, parlez&|160;! Noussommes tout ouïes.

–&|160;Eh bien&|160;! figurez-vous que, cesoir, j’avais dîné chez une cousine à moi, qui a le tort dedemeurer au bout de l’avenue de Wagram…

–&|160;Est-ce qu’il va nous donner le menu dudîner de sa cousine&|160;?

–&|160;N’interrompez pas l’orateur.

–&|160;Je suis sorti avant minuit, et jerevenais à pied, en fumant un cigare, quand, arrivé à l’entrée duboulevard Malesherbes, j’ai aperçu un rassemblement à la ported’une maison… d’un hôtel. Et devinez lequel. Devant l’hôtel deJulia d’Orcival.

–&|160;Bah&|160;! est-ce que le feu était chezelle&|160;?

–&|160;Non, pas le feu. La police.

–&|160;Allons donc&|160;! Julia conspireraitcontre le gouvernement. Au fait, on la voit à Saint-Augustin… auxanniversaires…

–&|160;Vous n’y êtes pas, mes petits. Je vousdisais donc qu’il y avait une demi-douzaine de sergents de villesur le trottoir, deux agents de la sûreté dans le vestibule, et aupremier étage, le commissaire occupé à verbaliser.

Lolif parlait si haut que les whisteurs neperdaient pas un mot de son récit, et ce récit commençait àintéresser Gaston Darcy, au point de lui faire oublier que son tourétait venu de donner les cartes.

–&|160;C’est à vous, lui dit poliment legénéral.

–&|160;Oui, messieurs, reprit Lolif, lecommissaire. Et savez-vous ce qu’il venait faire chezJulia&|160;?

–&|160;Du diable si je m’en doute.

–&|160;Il venait faire la levée du corps d’unmonsieur qui s’est suicidé dans l’hôtel de la d’Orcival.

–&|160;Par désespoir d’amour&|160;? ça, c’estun comble… le comble de la déveine, car Julia n’a jamais désespérépersonne.

–&|160;Attendez&|160;! dit Lolif, en prenantla pose d’un acteur qui va lancer une réplique à effet. Cemonsieur, vous le connaissez tous. C’est le comte Golymine.

–&|160;Pas possible&|160;! Les gens de latrempe de Golymine ne se tuent pas pour une femme.

–&|160;Que ce soit pour une femme, ou pour unautre motif, je vous affirme que Golymine s’est pendu dans lagalerie de l’hôtel, à l’espagnolette d’une fenêtre.

–&|160;Comment&|160;! vous coupez monneuf qui est roi, s’écria le partner deDarcy.

–&|160;Et vous, général, vous venez de mettrevotre dame d’atout sur mon valet, quand vous avez encore le sept etle huit en main, dit d’un air fâché le partner deM.&|160;Simancas.

La nouvelle proclamée comme à son de trompepar la voix perçante de Lolif jeta le désarroi dans la partie dewhist, et les deux joueurs qu’elle n’intéressait pas pâtirentcruellement des fautes de leurs partners.

Darcy, qui jouait très-correctement, fit deuxrenonces avant la fin du coup, et le général, qui jouait depremière force en fit trois.

–&|160;Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, ditle futur magistrat. Je ne suis pas au jeu. Je vous prie dem’excuser, messieurs, et, pour que vous ne soyez pas victimes demes distractions, je liquide. Justement, j’aperçois deux rentrants.Je dois neuf fiches. Voici neuf louis.

Le général empocha l’or et se leva en mêmetemps que Darcy.

–&|160;Il fait ici une chaleur atroce, et jene me sens pas bien, murmura-t-il en quittant la table.

Gaston ne s’étonna point de l’indispositionsubite du Péruvien. Il ne pensait qu’à se rapprocher de la cheminéepour entendre la suite d’un récit dont le début l’avait forttroublé.

Golymine retrouvé mort chez Julia, Golyminequi avait dû sortir de l’hôtel bien avant lui, c’était à ne pas ycroire.

Très-ému et même assez inquiet, Darcy vint semêler au groupe, et il eut bientôt la triste satisfactiond’apprendre des détails qui ne le rassurèrent pas beaucoup.

–&|160;Qu’auriez-vous fait à ma place,messieurs&|160;? disait Lolif. Vous auriez passé votre chemin. Moi,j’ai voulu être renseigné, et je le suis, je vous en réponds.

–&|160;Vous étiez né pour êtrereporter.

–&|160;Non, pour être juge d’instruction. ToutParis parlera demain de cette affaire. Moi seul suis en mesure dedire comment elle s’est passée. Je tiens mes informations ducommissaire lui-même.

–&|160;Il vous aura pris pour un agent de lasûreté.

–&|160;Non, je le connais. Je connais tous lescommissaires et même leurs secrétaires. Eh bien, messieurs,l’enquête est terminée, et elle a complètement innocenté Julia.

–&|160;On la soupçonnait donc d’avoir tuéGolymine&|160;?

–&|160;Mon cher, dans ces cas-là, on soupçonnetoujours quelqu’un. Et puis, il y a le fameux axiome&|160;:Cherchez la femme. Mais madame d’Orcival a été très-nette dans sesexplications. Elle a raconté que ce Polonais est entré chez elle enforçant la consigne, et qu’il lui a fait une scène. Croiriez-vousqu’il voulait la décider à le suivre en Amérique, sous prétextequ’elle l’a aimé autrefois&|160;?

En apercevant tout à coup Gaston qui étaitderrière lui, Lolif balbutia&|160;:

–&|160;Pardon, mon cher, je ne vous avais pasvu.

–&|160;Oh&|160;! ne vous gênez pas à cause demoi, dit Darcy en s’efforçant de sourire. Cela ne me regarde plus.J’ai rompu… hier.

–&|160;Vraiment&|160;? Eh bien, j’en suischarmé pour vous, car enfin vous auriez pu être interrogé, et c’esttoujours désagréable.

Où en étais-je&|160;? Ah&|160;! je vous disaisque Golymine, ruiné à fond et résolu à passer les mers, rêvait dene pas partir seul. Il avait jeté son dévolu sur Julia qui a destitres de rente, un hôtel superbe et des tableaux à remplir unmusée. Ma parole d’honneur, ces Slaves ne doutent de rien.Ah&|160;! on aurait vu une belle vente, si elle avait voululiquider pour être agréable à la Pologne. Mais pas si sotte&|160;!Elle a refusé net, et elle a mis le comte à la porte. Sur quoi, monGolymine, au lieu de sortir de l’hôtel, est allé se pendre dans lagalerie… entre un Corot et un Diaz.

–&|160;C’est invraisemblable. La d’Orcival ades domestiques, et on ne circule pas dans sa maison comme dans unbazar.

–&|160;Il n’y avait chez elle que la femme dechambre, et c’est elle qui en passant dans la bibliothèque adécouvert Golymine accroché par le cou. Et Julia, informée aussitôtde l’événement, n’a pas perdu la tête. Elle a envoyé chercher unmédecin et avertir la police.

–&|160;Entre nous, elle aurait mieux fait decouper la corde.

–&|160;Messieurs, reprit gravement Lolif, unefemme est bien excusable de ne pas oser toucher au cadavre de sonancien amant. D’ailleurs, c’eût été tout à fait inutile. Golymineétait mort depuis une heure, quand la femme de chambre l’a trouvé.C’est le commissaire qui me l’a dit.

–&|160;Une heure&|160;! pensait Darcy. J’étaisencore chez Julia lorsqu’il s’est tué. Elle a dû parler de moi auxagents, car maintenant elle n’a plus de raison pour me ménager.Demain, mon nom figurera sur un rapport de police. Joli début dansla magistrature&|160;!

–&|160;Mais, demanda le général péruvien quisuivait le récit avec un intérêt marqué, est-ce que le comte n’apas laissé un écrit… pour expliquer le motif de…&|160;?

–&|160;Non, répondit Lolif. Il ne pensait pasà se tuer quand il est venu chez Julia. Elle a refusé de le suivre,et il s’est pendu de rage. C’est un suicide improvisé.

–&|160;Le fait est, dit Simancas, que cepauvre Golymine était fort exalté. Je l’ai connu autrefois… auPérou… et j’ai même eu le tort de le présenter ici. Je m’étaistrompé sur son compte, et j’ai appris, depuis, des choses qui m’ontdécidé à cesser de le voir. Mais sa fin ne me surprend pas. Jesavais qu’il était capable des plus grandes extravagances… etcelle-là est réellement la plus grande de toutes celles qu’un hommepeut commettre.

–&|160;Se pendre pour madame d’Orcival, eneffet, c’est raide, s’écria Prébord. Mais c’est une vilaine actionqu’elle a là sur la conscience, cette bonne Julia.

Il me semble, dit sèchement Gaston, que, si lerécit de Lolif est exact, elle n’a rien à se reprocher.

Darcy n’aimait pas ce bellâtre qui se vantaitsans cesse de ses succès dans le monde et qui affichait un dédainsuperbe pour les demoiselles à la mode.

–&|160;Darcy a raison, appuya l’officier. Unefemme n’est jamais responsable des sottises qu’un homme fait pourelle.

–&|160;Alors, demanda Simancas avec unecertaine hésitation, on n’a rien trouvé sur Golymine… aucunpapier…

–&|160;Pardon, dit Lolif, on a trouvé trentebillets de mille francs dans son portefeuille. Et c’est bien lapreuve qu’en cette affaire la conduite de madame d’Orcival a étécorrecte.

–&|160;Parce qu’elle n’a pas dévalisé cepauvre diable après sa mort. Beau mérite, vraiment&|160;! s’écriaPrébord. Elle est fort riche.

–&|160;Tiens&|160;! tiens&|160;! dit lefinancier, si je réclamais les cinq mille francs que j’ai prêté àce Polonais chez la marquise&|160;?

–&|160;Réclamer à qui&|160;? Au commissaire depolice&|160;? Et puis, vous n’avez pas de billet, et Golymine doitlaisser une flotte de créanciers. S’il ne possédait plus quel’argent qu’il avait sur lui, ils auront peut-être un louischacun.

–&|160;Mais, objecta Lolif, rien ne prouve quele comte n’eût que cette somme. Il avait toujours la tenue d’unhomme opulent. Il est mort vêtu d’une magnifique pelisse enfourrures.

–&|160;Vous l’avez vu&|160;! s’écria Simancas,vous êtes sûr qu’il portait sa pelisse&|160;?

–&|160;Très-sûr&|160;; je ne l’ai pas vu, maisles agents m’ont renseigné. Le portefeuille aux trente mille francsétait dans la poche d’une pelisse à collet de martre zibeline.

Le général péruvien n’insista point. Il savaitprobablement tout ce qu’il voulait savoir. Il se détacha du groupeet s’en alla rejoindre son ami Saint-Galmier qui sortait dusalon.

Darcy, lui aussi, en savait assez, et ils’éloigna de la cheminée. Le récit de ce drame l’avait jeté dans degrandes perplexités. Il en était presque venu à se reprocherd’avoir causé involontairement la mort d’un homme auquel cependantil ne s’intéressait guère.

L’apparition du capitaine Nointel lui fitgrand plaisir, car il éprouvait le besoin d’ouvrir son cœur à unami. Nointel était le sien dans toute la force du terme. Ilss’étaient connus pendant le siège de Paris, Darcy étant attachévolontaire à l’état-major d’un général dont Nointel était officierd’ordonnance. Et, quand on est lié au feu, on en a pour la vie.D’ailleurs, l’amitié vit souvent de contrastes, comme l’amour. Or,cet Oreste et ce Pylade n’avaient ni le même caractère, ni lesmêmes goûts, ni la même façon d’entendre la vie.

Nointel, démissionnaire après la guerre, avaitsu se créer une existence agréable avec quinze mille francs derevenu. Darcy n’avait su que s’ennuyer en écornant une bellefortune. Nointel n’aimait qu’à bon escient et ne voulait plus rienêtre après avoir été soldat. Darcy, tout en aimant à tort et àtravers, avait des velléités d’ambition. L’un était un sage,l’autre était un fou. D’où il résultait qu’ils ne pouvaient sepasser l’un de l’autre.

–&|160;Mon cher, j’en ai long à t’apprendre,dit Darcy, en conduisant Nointel dans un coin propice auxconfidences.

–&|160;Est-ce que par hasard tu te seraisdécidé à en finir avec madame d’Orcival&|160;?

–&|160;C’est fait.

–&|160;Bah&|160;! depuis quand&|160;?

–&|160;Depuis ce soir. Mais ce n’est pas tout.Le Polonais qui avait été son amant autrefois s’est pendu chezelle.

–&|160;Je sais cela. Simancas et Saint-Galmierviennent de me l’apprendre. Je les ai rencontrés dans l’escalier.Est-ce que tu regrettes le Polonais&|160;?

–&|160;Non, mais vois jusqu’où va ma déveine.Je me rends chez Julia à dix heures, bien résolu à rompre, et j’airompu en effet. Pendant que j’étais là, ce Golymine arrive…

–&|160;Tu le mets à la porte.

–&|160;Eh&|160;! non, je ne l’avais pas vu.Julia m’a laissé dans le boudoir pendant qu’elle le recevait dansle salon. C’est elle qui l’a mis à la porte… malheureusement, caril lui a joué le tour d’aller se pendre dans la bibliothèque. Jesuis parti sans me douter de rien, et c’est ici seulement que jeviens d’apprendre ce qui s’est passé. Cet imbécile de Lolif a sul’histoire par hasard, et il l’a racontée à tout le cercle… il laraconte encore.

–&|160;Sait-il que tu étais chez madamed’Orcival&|160;?

–&|160;Non, car il n’aurait pas manqué de ledire. Mais on le saura. En admettant même que Julia se taise, safemme de chambre parlera.

–&|160;Diable&|160;! c’est fâcheux. Si tu net’étais pas mis en tête d’être magistrat, il n’y aurait quedemi-mal. Mais ton oncle, le juge, sera furieux. Ça t’apprendra àmieux choisir tes maîtresses.

–&|160;Il est bien temps de me faire de lamorale. C’est un conseil que je te demande, et non pas unsermon.

–&|160;Eh bien, mon cher, je te conseille defaire à ton oncle des aveux complets. Il sera charmé d’apprendreque tu n’es plus avec Julia, et il se chargera d’empêcher qu’ilsoit question de toi dans les procès-verbaux.

–&|160;Tu as raison. J’irai le voirdemain.

–&|160;Et je te conseille aussi de te marierle plus tôt possible. Te voilà guéri pour un temps des bellespetites. Mais gare aux rechutes&|160;! Si tu tiens à leséviter, épouse.

–&|160;Qui&|160;?

–&|160;Madame Cambry, parbleu&|160;! Il netient qu’à toi, à ce qu’on prétend, et tu ne serais pas à plaindre.Elle est veuve, c’est vrai, veuve à vingt-quatre ans&|160;; maiselle est charmante, et elle jouit d’ores et déjà de soixante millelivres de rente. Tu seras parfaitement heureux et tu auras beaucoupd’enfants, comme dans les contes de fées. Je leur apprendrai àmonter à cheval… tu donneras d’excellents dîners… auxquels tum’inviteras… et si tu persistes à vouloir être magistrat, tudeviendras à tout le moins premier président ou procureurgénéral.

–&|160;Ce serait parfait. Mais il y a un petitinconvénient&|160;: c’est que je ne me sens pas la moindreinclination pour la dame.

–&|160;Alors, Gaston, mon ami, tu aimesailleurs.

–&|160;Tu oublies que je viens de quitterJulia.

–&|160;C’est précisément parce que tu l’asquittée, et quittée sans motif, que je suis sûr de ne pas metromper sur ton cas. Je te connais, mon garçon. La nature t’agratifié d’un cœur qui ne s’accommode pas des interrègnes. La placen’est jamais vacante. Voyons&|160;! de qui es-tu amoureux&|160;?Serait-ce de la triomphante marquise de Barancos&|160;? Elle envaut bien la peine. C’est une veuve aussi, celle-là, mais une veuvedix fois millionnaire.

–&|160;Je la trouve superbe, mais je ne suispas plus épris d’elle que je ne le suis de la Vénus de Milo.

–&|160;C’est donc une autre. Je suis sûr demon diagnostic.

–&|160;Tu es plus habile que moi, car, enconscience, je ne pourrais pas te jurer que je suis amoureux, nique je ne le suis pas. Je n’en sais rien moi-même. Il y a, quelquepart, une personne qui me plaît beaucoup. Je l’aimerai peut-être,mais je crois que je ne l’aime pas encore. En attendant que le malse déclare, j’annoncerai demain à mon oncle que je suis décidé àdevenir un homme sérieux, et je le prierai de presser ma nominationd’attaché au parquet.

Le capitaine n’insista plus. Il poussaitl’amitié jusqu’à la discrétion, et il avait compris que Gastonvoulait se taire sur ses nouvelles amours.

À ce moment, du reste, le tête-à-tête des deuxintimes fut interrompu par le grand Prébord et quelques autres quien avaient assez des bavardages de Lolif, et qui vinrent proposer àDarcy une partie de baccarat.

Darcy avait eu le temps de se remettre desémotions que lui avait causées le récit du suicide de Golymine, etil envisageait avec plus de sang-froid les suites que pouvait avoirpour lui cette bizarre aventure. Il se disait qu’après tout, iln’avait rien à se reprocher, et que Julia n’avait pas grand intérêtà le compromettre. Il se proposait, d’ailleurs, de récompenser lesilence de la dame en augmentant le chiffre du cadeau d’adieu qu’illui destinait, et il comptait bien ne pas oublier la femme dechambre. Il était donc à peu près rassuré, et fort des louablesrésolutions qu’il venait de prendre, l’aspirant magistrat setrouvait assez disposé à tenter encore une fois la fortune avant derenoncer définitivement au jeu.

Peut-être aussi n’était-il pas fâché dequitter Nointel pour échapper à une prolongation d’interrogatoiresur ses affaires de cœur.

Le capitaine, qui était un Mentor fortindulgent, ne chercha point à retenir son ami, et Gaston suivit lesjoueurs dans le salon écarté où on célébrait chaque nuit le cultedu baccarat.

La partie fut chaude, et Darcy eut un bonheurinsolent. À trois heures, il gagnait dix mille francs, juste lasomme qu’il destinait à madame d’Orcival, et il prit le sage partide se retirer en emportant cet honnête bénéfice.

Quelques combattants avaient déjà déserté lechamp de bataille, faute de munitions, entre autres le beauPrébord, qui était parti de très-mauvaise humeur.

Darcy reçut sans se fâcher les brocards quelui lancèrent les vaincus, et sortit en même temps queM.&|160;Simancas qui était revenu assister au combat, après avoirfait un tour sur le boulevard avec son ami Saint-Galmier.

Le docteur était allé se coucher, mais legénéral, affligé de cruelles insomnies, aimait à veiller très-tard,et le baccarat était sa distraction favorite. Il n’y jouait pas,mais il prenait un plaisir extrême à suivre le jeu.

Nointel rentrait régulièrement chez lui à uneheure du matin, et il avait quitté le cercle depuis longtemps,lorsque Gaston descendit l’escalier en compagnie du Péruvien qui lecomplimentait sur son triomphe.

Ce général d’outre-mer ne s’en tint pas là.Par une transition adroite, il en vint à parler de madamed’Orcival, à la plaindre de se trouver mêlée à une affairedésagréable, à plaindre Darcy d’avoir rompu avec une si bellepersonne, et à blâmer la conduite du Polonais qui avait eul’indélicatesse de se pendre chez elle.

Il en dit tant que Gaston finit pars’apercevoir qu’il cherchait à tirer de lui des renseignements surle caractère et les habitudes de Julia. Cette prétention lui parutindiscrète, et comme d’ailleurs le personnage lui déplaisait, ilcoupa court à l’entretien, en prenant congé de M.&|160;Simancas dèsqu’ils eurent passé la porte de la maison du cercle.

Mais l’étranger ne se découragea point.

–&|160;Vous n’avez pas votre coupé, dit-ilaprès avoir examiné rapidement les voitures qui stationnaient lelong du trottoir. Nous demeurons tous les deux dans le quartier desChamps-Élysées, et votre domicile est sur mon chemin. Vous plaît-ilque je vous ramène chez vous&|160;?

–&|160;Je vous remercie, répondit Gaston. Ilfait beau, et j’ai envie de marcher. Je vais rentrer à pied.

–&|160;Hum&|160;! c’est imprudent. On parlebeaucoup d’attaques sur la voie publique… Vous portez une sommeassez ronde, et vous n’avez pas d’armes, je le parierais.

–&|160;Pas d’autre que ma canne, mais je necrois pas aux voleurs de nuit. Bonsoir, monsieur.

Et, plantant là le général, Darcy traversarapidement la chaussée du boulevard pour s’acheminer d’un pasallègre vers la Madeleine.

Il habitait rue Montaigne, et il n’étaitvraiment pas fâché de faire un peu d’exercice avant de se mettre aulit. Le temps était sec et pas trop froid, le trajet n’était pastrop long, juste ce qu’il fallait pour dissiper un léger mal detête produit par les émotions de la soirée.

Quoiqu’il fût très-tard, il y avait encore despassants dans les parages du nouvel Opéra, mais plus loin leboulevard était désert.

Gaston marchait, sa canne sous son bras, sesdeux mains dans les poches de son pardessus, et pensait à touteautre chose qu’aux assommeurs dont les exploits remplissaient lesjournaux.

Il arriva à la Madeleine, sans avoir rencontréâme qui vive&|160;; mais, en traversant la rue Royale, il aperçutun homme et une femme cheminant côte à côte à l’entrée du boulevardMalesherbes.

La rencontre n’avait rien d’extraordinaire,mais l’hôtel de madame d’Orcival était au bout de ce boulevard, etun rapprochement bizarre vint à l’esprit de Darcy.

L’homme était grand et mince comme Golymine,la femme était à peu près de la même taille que Julia, et elleavait quelque chose de sa tournure.

Gaston savait bien que ce n’était qu’uneapparence, que Golymine était mort et que Julia ne courait pas lesrues à pareille heure. Mais l’idée qui venait de lui passer par latête fit qu’il accorda une seconde d’attention à ce couple.

Il vit alors que la femme cherchait à éviterl’homme qui marchait à côté d’elle, et il comprit qu’il assistait àune de ces petites scènes qui se jouent si souvent dans les rues deParis&|160;; un chercheur de bonnes fortunes abordant une passantequi refuse de l’écouter. Il savait que ces sortes d’aventures netirent pas à conséquence et que, neuf fois sur dix, la persécutéefinit par s’entendre avec le persécuteur. Il ne se souciait doncpas de venir au secours d’une personne qui ne tenait peut-être pasà être secourue.

Cependant, la femme faisait, tantôt à droite,tantôt à gauche, des pointes si brusques et si décidées qu’on nepouvait guère la soupçonner de jouer la comédie de la résistance.Elle cherchait sérieusement à se délivrer d’une poursuite qu’ellen’avait pas encouragée, mais elle n’y réussissait guère. L’hommeétait tenace. Il serrait de près la pauvre créature, et chaque foisqu’il la rattrapait, après une échappée, il se penchait pour laregarder sous le nez et probablement pour lui dire de grossesgalanteries.

Darcy était trop Parisien pour se mêlerinconsidérément des affaires d’autrui, mais il avait une certainetendance au don quichottisme, et son tempérament le portait àprendre le parti des faibles. Sceptique à l’endroit des femmes quicirculent seules par la ville à trois heures du matin, il n’étaitcependant pas homme à souffrir qu’on les violentât sous sesyeux.

Au lieu de s’éloigner, il resta sur letrottoir de la rue Royale pour voir comment l’histoire allaitfinir, et bien décidé à intervenir, s’il en était prié.

Il n’attendit pas longtemps. La femmel’aperçut et vint droit à lui, toujours suivie par l’acharnéchasseur.

Ne doutant plus qu’elle n’eût le dessein de semettre sous sa protection, Gaston s’avança, et au moment où l’hommepassait à portée d’un bec de gaz, il le reconnut. C’était Prébord,le beau Prébord qui se vantait de chercher ses conquêtesexclusivement dans le grand monde, et Darcy eut aussitôt l’idée quel’inconnue n’était pas une simple aventurière, que ce Lovelace brunla connaissait et qu’il abusait pour la compromettre du hasardd’une rencontre.

Cette idée ne fit que l’affermir dans sarésolution de protéger une femme contre les entreprises d’un fat,et il manœuvra de façon à laisser passer la colombe et à barrer lechemin à l’épervier.

Il se trouva ainsi nez à nez avec Prébord, quis’écria&|160;:

–&|160;Comment&|160;! c’est vous,Darcy&|160;!

À ce nom, la colombe, qui fuyait àtire-d’aile, s’arrêta court et revint à Gaston.

–&|160;Monsieur, lui dit-elle, ne me quittezpas, je vous en supplie. Quand vous saurez qui je suis, vous neregretterez pas de m’avoir défendue.

La voix était altérée par l’émotion, etpourtant Gaston crut la reconnaître. La figure, cachée sous uneépaisse voilette, restait invisible. Mais le moment eût été malchoisi pour chercher à pénétrer le mystère dont s’enveloppait ladame&|160;; Darcy devait avant tout se débarrasser de Prébord.

–&|160;Oui, c’est moi, monsieur, lui dit-ilsèchement, et je prends madame sous ma protection. Qu’ytrouvez-vous à redire&|160;?

–&|160;Absolument rien, mon cher, réponditPrébord sans se fâcher. Madame est de vos amies, à ce qu’il paraît.Je ne pouvais pas deviner cela. Maintenant que je le sais, je n’ainulle envie d’aller sur vos brisées. Je regrette seulement d’avoirperdu mes peines. Vous serez plus heureux que moi, je n’en doutepas, car vous avez toutes les veines.

Sur ce, je prie votre charmante compagned’accepter mes excuses, et je vous souhaite une bonne nuit, ajoutal’impertinent personnage en tournant les talons.

L’allusion à la veine acheva d’irriter Darcy.Il allait relever vertement ces propos ironiques, et même couriraprès le railleur pour lui dire son fait de plus près&|160;; maisl’inconnue passa son bras sous le sien, et murmura ces mots, qui lecalmèrent&|160;:

–&|160;Au nom du ciel, monsieur, n’engagez pasune querelle à cause de moi&|160;: ce serait me perdre.

La voix avait des inflexions douces quiallèrent droit au cœur de Darcy, et il répondit aussitôt&|160;:

–&|160;Vous avez raison, madame. Ce n’est pasici qu’il convient de dire à ce joli monsieur ce que je pense delui… et je sais où le retrouver. Je vous ai délivrée de sesobsessions. Que puis-je faire pour vous maintenant&|160;?

–&|160;Si j’osais, je vous demanderais dem’accompagner jusqu’à la porte de la maison que j’habite… rue dePonthieu, 97.

–&|160;Rue de Ponthieu, 97&|160;! Je ne metrompais donc pas. C’est à mademoiselle Berthe Lestérel que j’ai eule bonheur de rendre un service.

–&|160;Quoi&|160;! vous m’aviezreconnue&|160;?

–&|160;À votre voix. Il est impossible del’oublier, quand on l’a déjà entendue… pas plus qu’on ne peutoublier votre beauté… votre grâce…

–&|160;Oh&|160;! monsieur, je vous en prie, neme faites pas de compliments. Si vous saviez tous ceux que je viensde subir. Il me semblerait que mon persécuteur est encore là.

–&|160;Oui, ce sot a dû vous accabler de sesfades galanteries. Et pourtant, il n’a pu voir votre visage, voiléecomme vous l’étiez… comme vous l’êtes encore.

–&|160;Je tremble qu’il ne m’ait reconnue.

–&|160;Il vous connaît donc&|160;?

–&|160;Il m’a rencontrée dans des salons où jechantais… moi, je ne l’ai pas reconnu, par la raison que je n’avaisjamais fait attention à lui… mais, quand vous l’avez appelé par sonnom, je me suis souvenue qu’on me l’a montré… à un concert chezmadame la marquise de Barancos.

–&|160;C’est à ce concert que j’ai eu lebonheur de vous voir pour la première fois.

–&|160;Et que vous avez eu la bonté de vousoccuper de moi. J’ai été d’autant plus touchée de vos attentions,que ma situation dans le monde est assez fausse. Je n’y vais qu’enqualité d’artiste. On me paye pour chanter.

–&|160;Qu’importe, puisque, par l’éducation,par l’esprit, par le cœur, vous valez mieux que les femmes les plushaut placées&|160;? D’ailleurs, avec votre talent, il n’aurait tenuqu’à vous d’être une étoile au théâtre.

–&|160;Oh&|160;! je ne regrette pas d’avoirrefusé d’y entrer. Je n’avais aucun goût pour la vie qu’on y mène.Ma modeste existence me suffit.

–&|160;Et, demanda Gaston, la solitude àlaquelle vous vous êtes condamnée ne vous pèse pas&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! répondit gaiement lajeune fille, je ne prétends pas qu’elle représente pour moi l’idéaldu bonheur, mais je m’en accommode. Il y a certes des femmes plusheureuses que moi. Il y en a aussi de plus malheureuses.Tenez&|160;! j’ai été élevée dans un pensionnat avec une jeunefille charmante. Je l’aimais beaucoup et nous étions très-liées,quoiqu’elle fût plus âgée que moi. Eh bien&|160;! aujourd’hui, ellea un hôtel, des chevaux, des voitures.

–&|160;Pardon, mais il me semble que ce n’estpas là un grand malheur.

–&|160;Hélas&|160;! je n’en sais pas de pire.Mon amie a pris le mauvais chemin. Elle s’était fait recevoirinstitutrice, et elle a d’abord essayé de vivre en donnant desleçons. Mais elle s’est vite lassée de souffrir. Elle étaitorpheline comme moi… pauvre comme moi… le courage lui a manqué, etJulie Berthier s’appelle maintenant Julia d’Orcival.

Gaston eut un soubresaut que mademoiselleLestérel sentit fort bien, car elle lui donnait le bras, et ilsremontaient le faubourg Saint-Honoré, serrés l’un contre l’autre,comme deux amoureux.

–&|160;Vous la connaissez&|160;?demanda-t-elle. Oui, vous devez la connaître, puisque vous vivezdans un monde où…

–&|160;Tout Paris la connaît, interrompitDarcy&|160;; mais vous, mademoiselle, vous ne la voyez plus, jesuppose&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non. Cependant, elle m’aécrit une fois, il y a deux ans, pour me demander un service. Jepouvais le lui rendre. Je suis allée chez elle. Elle m’a montré sestableaux… ses objets d’art… Pauvre Julie&|160;! Elle paye tout celuxe bien cher.

Darcy se garda d’insister. Il était tropheureux de savoir que mademoiselle Lestérel ignorait qu’il eût étéintimement lié avec madame d’Orcival, et il ne tenait nullement àla renseigner sur ce point délicat.

De son côté, mademoiselle Lestérel regrettaitpeut-être d’avoir confessé qu’elle n’avait pas craint de mettre lespieds chez une irrégulière, car elle ne dit plus rien, et laconversation tomba tout à coup.

Ce silence fit que Darcy entendit plusdistinctement le bruit d’un pas qui, depuis quelque temps déjà,résonnait sur le trottoir.

La première idée qui lui vint, quand ilentendit qu’on marchait derrière lui, ce fut que Prébord s’étaitravisé et se permettait de le suivre.

Il se retourna vivement, et il aperçut, à uneassez grande distance, un homme dont les allures n’avaient rien decommun avec celles du Lovelace brun, un homme qui s’avançait d’unpas lourd et qui exécutait en marchant des zigzagscaractéristiques. Il devait être chaussé de bottes fortes, et lesclous de ses semelles sonnaient sur le trottoir du faubourgSaint-Honoré comme des coups de marteau sur une cloche. Aussil’entendait-on de fort loin, mais évidemment ce n’était qu’univrogne regagnant son domicile et ne s’occupant en aucune façon ducouple qui le précédait.

Rassuré par ce qu’il venait de voir, Darcy semit à réfléchir aux singuliers hasards de la vie parisienne.

Au commencement de l’hiver, à une soiréemusicale chez la marquise de Barancos, il avait remarqué la beautéet le talent d’une jeune artiste qui chantait à ravir. Il s’étaitrenseigné sur elle. Il avait appris qu’elle était d’une famillehonorable, qu’elle vivait de son art, et qu’elle était parfaitementvertueuse. Ce phénomène l’intéressa, et il s’arrangea de façon àl’admirer souvent.

Il ne manqua pas un seul des concerts oùmademoiselle Berthe Lestérel faisait entendre son admirable voix demezzo-soprano, et dans quelques réunions intimes où l’on traitaitl’artiste en invitée, il put causer avec elle, apprécier sonesprit, sa grâce, sa distinction.

De là à lui faire la cour, il n’y avait pasloin, et Darcy n’était pas homme à s’arrêter en si beau chemin. Ilrendit à la jeune fille des soins discrets qu’elle reçut sanspruderie, mais avec une extrême réserve. Elle s’arrêta net, dèsqu’il essaya de faire un pas de plus en se présentant chez elle. Ilne fut pas reçu, et quand il la revit dans un salon, elle sechargea de lui expliquer pourquoi elle trouvait bon de fermer saporte à un jeune homme riche qui ne se piquait pas de rechercherles demoiselles pour le bon motif. Elle le fit franchement,honnêtement, gaiement&|160;; elle mit tant de loyauté à luidéclarer qu’elle ne voulait pas d’amoureux de fantaisie, que Darcys’éprit d’elle tout à fait.

De cette seconde phase datait lerefroidissement de sa liaison avec madame d’Orcival, quis’apercevait bien d’un changement dans ses manières, mais qui seméprenait sur la cause de ce changement.

Au reste, Gaston n’était pas décidé às’abandonner au courant de cette nouvelle passion. La vie qu’ilmenait ne lui plaisait plus, mais il ne songeait guère à épouserBerthe Lestérel. Il n’en était pas encore à envisager sansinquiétude la perspective d’un mariage d’inclination avec unechanteuse.

Provisoirement, il venait de prendre un moyenterme en rompant avec Julia. Il se trouvait donc libre de toutengagement.

Et voilà qu’une rencontre imprévue luifournissait tout à coup l’occasion d’un long tête-à-tête avecmademoiselle Lestérel. Était-ce un présage&|160;? Gaston,superstitieux comme un joueur, le crut, et pensa qu’il serait biensot de ne pas tirer parti de cette heureuse fortune. Si sévèrequ’elle soit, une femme ne peut guère refuser de revoir l’hommedont elle a accepté la protection dans un cas difficile, et cevoyage à deux devait fort avancer Darcy dans l’intimité de laprudente artiste.

Pas si prudente, puisqu’elle s’aventuraitseule dans Paris, à une heure des plus indues.

Cette pensée à laquelle Gaston ne s’était pasarrêté d’abord, quoiqu’elle lui fût déjà venue, cette pensée quiressemblait assez à un soupçon, se représenta à son esprit, et luicausa une impression singulière.

En sa qualité de viveur, – son oncle auraitdit de mauvais sujet, – Gaston n’était pas trop fâché de supposerque l’inattaquable Berthe avait une faiblesse à se reprocher. Leservice qu’il venait de lui rendre lui aurait alors donné barre surelle, et sans vouloir abuser de cet avantage, il pouvait bien enprofiter.

Et d’un autre côté, il lui déplaisait decroire que l’honnêteté de cette charmante jeune fille n’était quede l’hypocrisie, et que mademoiselle Lestérel cachait, sous desapparences vertueuses, quelque vulgaire amourette. Il lui en auraitvoulu de lui arracher ses illusions, et, quoiqu’il n’eût aucundroit sur elle, il aurait été presque tenté de lui reprocher del’avoir trompé.

C’était là un symptôme grave, et sil’indépendant Darcy eût pris la peine d’analyser ses sensations, ilaurait reconnu que son cœur était pris plus sérieusement qu’il nese l’avouait à lui-même.

Il ne songea qu’à éclaircir ses doutes, et,pour les éclaircir, il s’y prit en homme bien élevé.

–&|160;C’est une fatalité que vous ayezrencontré ce Prébord, commença-t-il. Il est sorti, une demi-heureavant moi, d’un cercle dont nous faisons partie tous les deux, etil demeure rue d’Anjou, au coin du boulevard Haussmann.

–&|160;C’est précisément lorsque je traversaisle boulevard Haussmann qu’il m’a abordée, répondit Berthe sansaucun embarras. Je l’ai évité, il m’a suivie&|160;; il m’a parlé,je ne lui ai pas répondu&|160;; mais je n’ai pu parvenir à ledécourager. Les rues étaient désertes. Je ne suis pas poltronne, etje n’étais pas trop effrayée d’abord. Mais quand je me suis trouvéeseule avec lui sur l’esplanade, à côté de l’église de la Madeleine,j’avoue que j’ai un peu perdu la tête. J’ai couru pour gagner larue Royale qui est plus fréquentée. Je me serais mise sous laprotection du premier passant venu… Mon persécuteur a couru aprèsmoi, il m’a rattrapée à l’entrée du boulevard Malesherbes, il acherché à me prendre le bras. Si je ne vous avais pas aperçu, jecrois que je serais morte de frayeur.

–&|160;Prébord s’est conduit comme ungoujat&|160;; demain, je lui enverrai deux de mes amis.

–&|160;Vous ne ferez pas cela, dit vivement lajeune fille. Songez donc au scandale qui en résulterait… si onsavait que j’étais seule dans la rue… à cette heure. Et puis…exposer votre vie pour moi&|160;!… Non, non… promettez-moi que vousne vous battrez pas.

Sa voix tremblait, et son bras serrait le brasde Gaston, comme si elle eût cherché à le retenir, pour l’empêcherde courir au danger.

–&|160;Soit&|160;! répondit Darcy assez ému,je me tairai, de peur de vous compromettre. Si cet homme venait àsavoir que c’est vous qu’il a rencontrée, il est assez lâche pourraconter cette histoire dans le monde.

–&|160;Alors, vous me le jurez, il n’y aurapas de duel, s’écria mademoiselle Lestérel. Vous me rendez bienheureuse, et, pour vous remercier, je vais vous dire comment ils’est fait que je me suis trouvée dans la rue à une heure où leshonnêtes femmes dorment. Il est temps en vérité que je vousl’explique, et j’aurais dû commencer par là, car Dieu sait ce quevous devez penser de moi.

–&|160;Je pense que vous êtes allée chanterdans quelque concert, dit Darcy d’un air innocent qui cachait unearrière-pensée.

Le futur magistrat parlait comme un juged’instruction qui tend un piège à un prévenu.

–&|160;Si j’étais allée à un concert, répliquaaussitôt la jeune fille, je serais en toilette de soirée, et je nereviendrais pas à pied.

»&|160;Je vais vous confier tous mes secrets,ajouta-t-elle gaiement. Sachez donc que j’ai une sœur… une sœurmariée à un marin qui revient d’une longue campagne de mer… Il estabsent depuis dix-huit mois, et il sera à Paris dans deux jours. Ence moment ma sœur est seule et très-souffrante. Elle m’a écrittantôt pour me prier de venir passer la soirée près d’elle. J’ysuis allée, et vers dix heures, alors que j’allais partir, elle aété prise d’une crise nerveuse… elle y est sujette. Je ne pouvaispas la quitter dans l’état où elle était, et quand je suis sortiede chez elle, il était deux heures du matin. Je n’avais pas vouluenvoyer chercher un fiacre… ma sœur n’a qu’une domestique… et jepensais en trouver un sur le boulevard. Ma chère malade demeure rueCaumartin… c’est à cent pas de sa maison que j’ai rencontré cethomme.

Darcy écoutait avec beaucoup d’attention cerécit haché, et il trouvait que mademoiselle Lestérel se justifiaitun peu comme une femme prise en faute. Au cours de ses nombreusesexcursions dans le demi-monde, il avait entendu dix fois deshistoires de ce genre débitées avec un aplomb supérieur par desdemoiselles qu’il accusait de sorties illégitimes et qu’il n’avaitpas tort d’accuser. La sœur malade et la cousine en couches onttoujours été d’un grand secours aux infidèles.

Darcy s’abstint pourtant de toute réflexion,mais son silence en disait assez, et la jeune fille ne s’y mépritpas. Elle se tut aussi pendant quelques instants, puis, d’une voixémue&|160;:

–&|160;Je vois bien que vous ne me croyez pas.Avec tout autre, je dédaignerais de me justifier. À vous, je tiensà prouver que j’ai dit la vérité. Ma sœur s’appelle madame Crozon.Elle demeure rue Caumartin, 112, au quatrième. J’irai la voirdemain à trois heures. Son mari n’arrivera qu’après-demain. S’ilétait ici, je ne vous proposerais pas de vous présenter à elle, caril est horriblement jaloux. Mais ma pauvre Mathilde a encore unjour de liberté, et s’il vous plaît de m’attendre à la porte de samaison, nous monterons chez elle ensemble. Je lui raconterai devantvous mon aventure nocturne, et de cette façon, je pense, vous serezsûr que je n’ai rien inventé.

Darcy ne paraissait pas encore convaincu. Ilavait beaucoup vécu avec des personnes dont la fréquentation renddéfiant.

Mademoiselle Lestérel le regarda et lut sur safigure qu’il lui restait un doute. Elle devint très-pâle, et ellereprit froidement&|160;:

–&|160;Vous avez raison, monsieur. Cela neprouverait pas que ma sœur n’est pas d’accord avec moi pour mentir.Je pourrais en effet lui écrire demain matin, la prévenir qu’elleaura à jouer un rôle que je lui tracerais d’avance. Je ne pouvaispas croire que vous me jugeriez capable d’une si vilaine action.Veuillez donc oublier ce que je viens de vous dire, et penser demoi ce qu’il vous plaira.

Il y a des accents que la plus habilecomédienne ne saurait feindre, des indignations qu’on n’imite pas,des réponses où la vérité éclate à chaque mot.

Darcy fut touché au cœur et comprit enfinqu’il n’y avait rien de commun entre cette fière jeune fille et lesbelles petites qui forgent des romans pour sejustifier.

–&|160;Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-ilchaleureusement, pardonnez-moi d’avoir un instant douté de vous. Jevous crois, je vous le jure, et pour vous prouver que je vouscrois, j’irais jusqu’à renoncer à faire avec vous cette visite àmadame votre sœur. Mais, j’espère que vous ne retirerez pas votrepromesse. Je serais si heureux de vous revoir… et c’est un bonheurque j’ai si rarement.

–&|160;Vous me verrez samedi prochain, si vousvenez ce soir-là chez madame Cambry, dit mademoiselle Lestérel,avec quelque malice. J’y chanterai les airs que vous aimez. Etmaintenant, sachez que je ne vous en veux plus du tout, mais que jetrouve plus sage de ne pas vous mener chez ma sœur. Votre visite latroublerait beaucoup. Elle a bien assez de chagrins. Il est inutilede lui donner des émotions.

–&|160;Je ferai ce que vous voudrez,mademoiselle, quoi qu’il m’en coûte.

–&|160;Vous tenez donc bien à merencontrer&|160;? Il me semble que les occasions ne vous manquentpas. Vous allez dans toutes les maisons où l’on me fait venir.

–&|160;N’avez-vous pas deviné que j’y vaispour vous&|160;? Et n’avez-vous pas compris ce que je souffre de nepas pouvoir vous parler… vous dire…

–&|160;Mais il me semble que vous me parlezassez souvent, répondit en riant mademoiselle Lestérel. Je ne suispas toujours au piano, et on ne me traite pas partout comme unegagiste. Quand on me permet de prendre ma part d’une sauterieimprovisée, vous savez fort bien m’inviter. Et, un certain soir,vous m’avez fait deux fois l’honneur de valser avec moi. C’étaitl’avant-veille du jour de l’an.

–&|160;Vous vous en souvenez&|160;!

–&|160;Parfaitement. Et il me paraît que vousl’avez un peu oublié… comme vous avez oublié que, depuis cinqminutes, nous sommes dans la rue de Ponthieu. Voici la porte de mamaison.

–&|160;Déjà&|160;!

–&|160;Mon Dieu&|160;! oui&|160;; il ne mereste qu’à vous remercier encore et à vous dire&|160;: Aurevoir&|160;!

Elle avait doucement dégagé son bras, et unede ses mains s’était posée sur le bouton de cuivre. Elle tenditl’autre à Darcy, qui, au lieu de la serrer à l’anglaise, essaya dela porter à ses lèvres. Malheureusement pour lui, la porte s’étaitouverte au premier tintement de la sonnette, et mademoiselle Bertheétait leste comme une gazelle. Elle dégagea sa main et elle seglissa dans la maison en disant de sa voix d’or à l’amoureuxdécontenancé&|160;:

–&|160;Merci encore une fois&|160;!

Darcy resta tout abasourdi devant la porte quela jeune fille venait de refermer. L’aventure finissait comme dansles féeries où la princesse Topaze disparaît dans une trappe, justeau moment où le prince Saphir allait l’atteindre. Et Darcy n’étaitpas préparé à cette éclipse, car il n’avait pas pris garde auchemin qu’il faisait en causant si doucement, et il croyait êtreencore très-loin du domicile de mademoiselle Lestérel.

Cependant, il ne pouvait guère passer la nuità contempler les fenêtres de sa belle. Les folies amoureuses nesont de saison qu’en Espagne, et l’hiver de Paris n’est pas propiceaux sérénades.

Mademoiselle Lestérel demeurait au coin de larue de Berry, et pour regagner son appartement de la rue Montaigne,Darcy n’avait qu’à remonter jusqu’au bout de la rue de Ponthieu. Ils’y décida, fort à contrecœur, et il s’en alla l’oreille basse, enrasant les maisons.

Il aurait mieux fait de marcher au milieu dela chaussée&|160;; car, au moment où il dépassait l’angle de la ruedu Colysée, un homme surgit tout à coup, et le saisit à lagorge.

Darcy fut prit hors de garde. Il avaitcomplètement oublié les histoires d’attaques nocturnes qu’onracontait au cercle, et l’homme qu’il avait aperçu de loin dans lefaubourg Saint-Honoré. Il ne pensait qu’à Berthe, et il cheminaitles deux mains dans les poches, la canne sous le bras et les yeuxfichés en terre.

L’assaut fut si brusque qu’il n’eut pas letemps de se mettre en défense. Il sentit qu’on serrait violemmentsa cravate, et ce fut tout. La respiration lui manqua, ses brass’agitèrent dans le vide, ses jambes fléchirent, et il s’affaissasur lui-même.

Il ne perdit pas tout à fait connaissance,mais il n’eut plus que des sensations confuses. Il lui sembla qu’onpesait sur sa poitrine, qu’on déboutonnait ses vêtements et qu’onle fouillait&|160;; mais tout cela se fit si vite qu’il en eut àpeine conscience.

Combien de minutes se passèrent avant qu’ilrevînt à lui&|160;? Il n’en sut jamais rien&|160;; mais quand ilreprit ses sens, il vit qu’il était étendu sur le trottoir de larue du Colysée et que son agresseur avait disparu.

Il se releva péniblement, il se tâta, et enconstatant avec une vive satisfaction qu’il n’était pas blessé, ilconstata aussi qu’on lui avait enlevé son portefeuille, unportefeuille bien garni, car il contenait les dix billets de millefrancs gagnés au baccarat, et deux autres qu’il y avait mis avantd’aller chez Julia.

Au moment de l’attaque, il avait pensévaguement à Prébord dont le souvenir le poursuivait, maismaintenant il ne pouvait plus se dissimuler qu’il s’était bêtementlaissé dévaliser par un voleur, peut-être par l’homme qui l’avaitsuivi, en contrefaisant l’ivrogne, jusqu’à l’entrée de la rue dePonthieu, et qui, en le voyant revenir seul, s’était embusqué pourl’attendre.

L’aventure était humiliante, et Darcy résolutde ne pas s’en vanter au Cercle où il s’était si souvent moqué despoltrons qui ne savaient pas se défendre dans la rue.

Il ne se souciait pas non plus de porterplainte, car, pour raconter exactement l’affaire, il aurait falluparler de sa promenade nocturne avec mademoiselle Lestérel.

Et, après mûre réflexion, il conclut qu’ilferait sagement de se taire, et de se résigner à une perted’argent, qui lui était d’autant moins sensible que la majeurepartie de la somme volée avait été conquise par lui sur le tapisvert.

Il était vexé, et il se disait que, s’il avaitaccepté l’offre du général Simancas qui lui proposait de lereconduire en voiture, il aurait évité cette sotte mésaventure. Etpourtant, il ne regrettait pas d’être parti à pied, puisqu’il avaitrencontré, protégé et escorté une personne qui lui était beaucoupplus chère que son portefeuille.

Bientôt même le souvenir de ce charmant voyageen la douce compagnie de Berthe Lestérel chassa les fâcheusesimpressions, et l’amoureux rentra chez lui consolé, quoique fortmeurtri.

Il occupait au rez-de-chaussée d’une bellemaison de la rue Montaigne un grand appartement avec écurie etremise, et même avec jardin, car sa vie de garçon était montée surun pied des plus respectables. Le futur attaché au parquet avait unvalet de chambre, un cocher, une cuisinière, quatre chevaux ettrois voitures, le train d’un homme qui a cent mille francs derevenu, ou qui mange le fonds de quarante mille.

Et ce dernier cas était celui de GastonDarcy.

Ses domestiques ne l’attendaient jamais passéminuit, et il put, sans avoir à subir leurs soins et leursquestions respectueuses, bassiner son cou endolori. Deux mainsrobustes y avaient imprimé en noir la marque de leurs doigts, et sacravate y avait laissé un sillon rouge qui lui remit en mémoire lafin tragique du comte Golymine.

Il se coucha, mais il eut beaucoup de peine às’endormir. Les bizarres événements de cette soirée, si bien et simal remplie, lui revenaient à l’esprit, et il était aussitrès-préoccupé de ce qu’il ferait le lendemain. Il avait décidéd’aller voir son oncle pour lui annoncer sa conversion, et il avaitbien envie de ne pas tenir compte des scrupules de mademoiselleLestérel qui jugeait plus convenable de ne pas le présenter à sasœur. Il méditait même de se transporter vers trois heures rueCaumartin, et de se trouver là, comme par hasard, au moment où lajeune fille viendrait faire visite à cette sœur qui l’avait retenuesi tard.

Les amoureux s’ingénient à combiner des planspour rencontrer l’objet aimé, et Gaston décidément était amoureux,mais il était aussi très-fatigué, et la fatigue finit par amener lesommeil.

Il dormit neuf heures sans débrider, et, quandil ouvrit les yeux, vers midi, la première chose qu’il aperçut surle guéridon placé près de son lit, ce fut une lettre que son valetde chambre y avait posée sans le réveiller, une lettre dont ilreconnut le format, l’écriture, et même le parfum, une lettre quisentait Julia.

–&|160;Bon&|160;! dit-il en s’étirant, je saisce que c’est… des reproches, des propositions de paix, etprobablement la carte à payer. J’ai bien envie de ne pas lire cemémoire. Puis se ravisant&|160;:

–&|160;Ah, diable&|160;! et le suicide de cemalheureux&|160;! Il faut cependant que je sache ce qu’elle endit.

Il fit sauter le cachet, et il lut&|160;:

«&|160;Mon cher Gaston, vous ne supposez pas,je l’espère, que je vais me plaindre de vous à vous-même. Vousm’avez quittée au moment où je commençais à vous aimer. Je ne suisni trop surprise, ni trop désolée de ce dénouement. Nous vivonstous les deux dans un monde où les choses finissent presquetoujours ainsi. Quand l’un arrive au diapason, l’autre n’y estplus, et la guitare casse. Vous auriez dû y mettre plus de formes,mais je ne vous en veux pas. Ce n’est pas votre faute, si l’air quivous charmait depuis un an a tout à coup cessé de vous plaire.Oubliez-le, cet air que nous chantions si bien&|160;; devenezmagistrat, mariez-vous&|160;; c’est tout le mal que je voussouhaite, et je ne vous écrirais pas ce matin, si je ne pensaisvous rendre service en vous apprenant ce qui s’est passé chez moicette nuit.

«&|160;Le comte Golymine s’est pendu dans mabibliothèque, pendu de désespoir, parce que je refusais de lesuivre à l’étranger. C’était un fou, n’est-ce pas&|160;? On ne sepend pas pour une femme. On la lâche… c’est votre mot, jecrois. Que voulez-vous&|160;! il y a encore des niais quis’exaltent jusqu’au suicide inclusivement. Si je vous parle de celugubre événement, ce n’est pas pour vous donner des remords oupour me rendre intéressante. Je veux seulement vous dire que vousne serez pas mêlé à une si déplorable histoire. Si on savait quevous étiez chez moi pendant que le comte mourait de cette affreusemort, ce ne serait pas une recommandation auprès du ministre qui vavous attacher au parquet. Rassurez-vous. On ne le saura pas. Jen’ai rien dit de vous aux gens de police qui sont venus fairel’enquête. Seule de tous mes domestiques, Mariette vous a vu, etelle n’en dira rien non plus. Elle se taira comme je me tairai.

«&|160;Je ne m’oppose pas à ce que vousrécompensiez sa discrétion, mais je vous prie de ne pas me fairel’injure de rémunérer la mienne. C’est assez de m’avoir abandonnée.Je compte que vous ne chercherez pas à m’humilier en me traitantcomme une femme de chambre qu’on renvoie sans motifs.

«&|160;Je vous dispense même de me répondre,et j’espère que nous ne nous reverrons jamais. Il y a un mort entrenous.

«&|160;Adieu. Soyez heureux.&|160;»

Cette lettre, signée d’une simple initiale,était d’une écriture fine et singulièrement nette&|160;; l’écritured’une femme qui se possède et qui dédaigne de feindrel’émotion&|160;; mais elle troubla quelque peu Gaston.

Il sentait bien que Julia jouait avec lui sonva-tout et que, sous ces fiers adieux, se cachait une intention derenouer. Il devinait la suprême tentative d’une femme qui connaîtle faible de son amant, et qui essaye de le reconquérir par ledédain, par le désintéressement, par une savante mise en scène detous les sentiments élevés. Il ne s’y laissait pas prendre, et ilétait fermement résolu à en rester là&|160;; mais il ne pouvaits’empêcher de reconnaître que Julia lui rendait un service signaléen gardant le silence.

–&|160;Me voilà maintenant son obligé,murmura-t-il, et du diable si je sais comment je m’y prendrai pourcesser de l’être. Je vais envoyer un royal pourboire à Mariette,c’est très-bien&|160;; mais le chèque à Julia me seraitretourné, c’est clair. Par quoi le remplacer&|160;? Ma foi&|160;!par de bons procédés. Je dirai partout que madame d’Orcival est laplus charmante femme de Paris, et la meilleure&|160;; qu’elle a del’esprit jusqu’au bout de ses ongles roses, et du cœur à revendre.Je le crierai sur les toits. Et puis, elle a cent raisons pour seconsoler. Elle est riche, et la mort de ce Polonais va la mettre àla mode. Pour poser une femme, un suicide vaut mieux que troisduels. Pauvre Golymine&|160;! Je ne l’estimais guère, mais je leplains… et je plains Julia aussi, après tout. Seulement, je n’ypuis rien.

Sur cette conclusion, Darcy sonna son valet dechambre, se leva et procéda à sa toilette.

Il avait presque oublié la tentatived’étranglement et la perte de son portefeuille. L’impression quevenait de lui causer la lettre de madame d’Orcival s’effaça aussipeu à peu, et au moment où il se mit à table pour déjeuner, il nerestait dans son esprit que le doux souvenir de BertheLestérel.

Il avait la certitude de la rencontrer bientôtdans un salon qu’il fréquentait volontiers, mais il trouvait quec’était trop long d’attendre jusqu’au samedi suivant, alors qu’ilpouvait la voir le jour même.

Après son déjeuner qui le mena jusqu’à deuxheures, il sortit à pied et il s’achemina vers les boulevards. Sononcle demeurait rue Rougemont, et il voulait aller chez son oncle.Mais il arriva qu’après avoir passé la Madeleine, il aperçutl’entrée de la rue Caumartin. La tentation était trop forte. Ilremonta lentement cette bienheureuse rue, et à trois heures moinsun quart, il s’arrêta devant le numéro 112.

–&|160;Je ne lui demanderai pas de meprésenter à sa sœur, pensait-il. J’aurais l’air de me défier encored’elle, et d’ailleurs je ferais assez sotte figure chez cette sœur,qui doit être une bourgeoise ennuyeuse. Mais je puis bien aborderBerthe, et lui dire… lui dire quoi&|160;?… peu importe, pourvuqu’elle comprenne que je l’aime.

Il n’était pas en faction depuis cinq minutes,quand mademoiselle Lestérel déboucha de la rue Saint-Lazare.

Il ne l’avait jamais vue qu’en toilette desoirée, car la rencontre de la veille ne pouvait pas compter. À lalumière des becs de gaz, on ne juge ni de la beauté ni de latournure d’une femme. Éclairée par le soleil d’une belle journéed’hiver, Berthe lui parut encore plus charmante que dans le monde.Elle était habillée avec un goût parfait, élégamment chaussée, sansrecherche trop provocante&|160;; elle marchait à merveille, et,pour tout dire, elle avait ce je ne sais quoi qui fait qu’on seretourne pour regarder une inconnue et quelquefois pour lasuivre.

Gaston vint à la rencontre de la jeune fille,et la salua d’un air assez embarrassé, car il s’était aperçu queson doux visage se rembrunissait un peu.

–&|160;Comment, monsieur, c’est vous&|160;!s’écria-t-elle, malgré votre promesse, malgré ma défense.

–&|160;Je vous jure, mademoiselle, que lehasard seul est coupable. Je passais par ici et…

–&|160;Fi&|160;! que c’est laid dementir&|160;! interrompit Berthe avec une moue enfantine. Vousferiez bien mieux de convenir que vous me soupçonnez toujours etque vous êtes venu pour me confronter avec ma sœur, comme si vousétiez juge d’instruction.

–&|160;Non, sur l’honneur&|160;! et la preuve,c’est que je m’en vais.

–&|160;Alors, vous vous contentez de constaterque je me rends bien au n°&|160;112 de la rue Caumartin&|160;?

–&|160;Comptez-vous pour rien le bonheur devous avoir vue&|160;?

Berthe réfléchit un instant et dit d’un tondécidé&|160;:

–&|160;Eh bien, non, je ne veux pas que vousrestiez avec vos mauvaises pensées. Je ne prévoyais pas que je voustrouverais ici, vous le savez bien, puisqu’il était convenu quevous ne viendriez pas. Vous ne pouvez donc pas me soupçonnerd’avoir averti ma sœur. Venez chez elle, monsieur, venez, jel’exige. Vous allez monter quatre étages. Ce sera votrepunition.

–&|160;Ma récompense, dit gaiement Gaston.

Mademoiselle Lestérel était déjà dans levestibule de la maison, qui avait assez bonne apparence. Darcy nese fit pas prier pour l’y suivre, et ils montèrent l’escalier côteà côte.

–&|160;C’est extravagant, ce que je fais là,disait Berthe. Si madame Cambry le savait, je ne chanterais plusjamais chez elle.

–&|160;Pourquoi donc&|160;? demanda Darcy, encherchant à prendre un air naïf.

–&|160;Mais parce que d’abord il n’est pastrès-convenable qu’une jeune fille grimpe les escaliers encompagnie d’un jeune homme… il est vrai que ladite jeune filles’est déjà fait escorter à travers les rues par ledit jeune homme.Et puis, aussi, parce que madame Cambry est une veuve à marier quevous pourriez parfaitement épouser. On assure même que vous ne luiêtes pas indifférent.

–&|160;Je n’ai jamais pensé à elle, et j’ypense moins que jamais, depuis que…

–&|160;Chut&|160;! nous voici arrivés. Je vaisvous présenter, et, en cinq minutes de conversation, vous serezédifié sur ma conduite, monsieur le magistrat. Mais vous me ferezle plaisir de ne pas prolonger votre visite, car ma sœur estsouffrante.

Berthe avait sonné. Une jeune femme très-pâlese montra, une jeune femme qui ressemblait beaucoup à sa cadette.Elle avait dû être aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait plus lafraîcheur de la jeunesse, ni cet air gai qui donnait tant de charmeà la physionomie de mademoiselle Lestérel.

–&|160;Comment&|160;! s’écria Berthe, tu viensouvrir toi-même, dans l’état où tu es&|160;!

–&|160;Je suis seule, répondit madame Crozon.J’ai envoyé Sophie à la gare pour voir si mon mari est dans letrain du Havre qui arrive à trois heures, ajouta-t-elle enregardant alternativement sa sœur et Gaston Darcy.

–&|160;Ton mari&|160;! dit Berthe. Je croyaisque tu ne l’attendais que demain soir.

–&|160;C’est vrai, répondit la jeunefemme&|160;; mais son navire est entré au Havre ce matin… J’ai reçuune dépêche de notre amie… et peut-être M.&|160;Crozon a-t-il prisle premier train pour Paris.

–&|160;Oui… c’est possible, en effet, et, s’ilarrive, je serai bien aise de me trouver là. Passons dans le salon,je vais t’expliquer en deux mots pourquoi je viens chez toi avecM.&|160;Darcy… M.&|160;Gaston Darcy que je rencontre souvent chezmadame Cambry… et qui m’a rendu hier un service dont je lui suisinfiniment reconnaissante.

Madame Crozon, étonnée, se contenta des’incliner pour répondre au salut respectueux de ce visiteurinattendu.

Le salon où Darcy fut introduit était meublésans luxe, mais le parquet reluisait comme une glace, et onn’aurait pas trouvé un grain de poussière sur le velours desfauteuils.

Cela ressemblait à un intérieur flamand.

Il y avait, accroché au mur, entre deuxgravures de Jazet, un médiocre portrait d’homme, une figure sévèreet quelque peu déplaisante, le portrait du mari, sans doute.

Près de la fenêtre, qui donnait sur la rue,une chaise longue où la jeune femme alla s’étendre, après avoirindiqué du geste un siège à Darcy qui eut la discrétion de ne pass’asseoir.

–&|160;Tu souffres&|160;? demanda Berthe enprenant la main de sa sœur.

–&|160;Oui. J’ai pu dormir une heure cettenuit, après ton départ&|160;; mais la crise est revenue ce matin,et je me sens très-faible.

–&|160;Pourquoi n’es-tu pas restée aulit&|160;?

La malade ne répondit pas, mais ses yeux setournèrent vers la fenêtre.

–&|160;Je comprends, murmura mademoiselleLestérel, et je te demande pardon de te fatiguer en tequestionnant. À quelle heure suis-je arrivée chez toi, hiersoir&|160;?

–&|160;Mais… vers neuf heures, je crois.

–&|160;Et à quelle heure suis-jepartie&|160;?

–&|160;Il me semble qu’il était au moins deuxheures du matin.

–&|160;Voilà tout ce que je voulais te fairedire, ma chère Mathilde. Un mot encore, et ce sera fini. En sortantde chez toi, je n’ai pas trouvé de voiture. Un homme m’a suivie,persécutée, et je ne sais ce qui serait arrivé si je n’avais eu lebonheur de rencontrer M.&|160;Darcy, qui m’a prise sous saprotection et qui a bien voulu m’accompagner jusqu’à ma porte.M.&|160;Darcy ne m’a adressé aucune question, mais il a pu et dûs’étonner de me rencontrer seule, à pied, la nuit, dans Paris. Jetiens beaucoup à son estime, et je l’ai prié de se trouveraujourd’hui à trois heures devant ta maison. Je voulais qu’ilentendît de ta bouche l’explication toute naturelle de ma promenadenocturne. C’est fait. Je n’ai plus qu’à le remercier de l’appuiqu’il m’a donné hier et de la peine qu’il vient de prendre enmontant les quatre étages.

Cette péroraison fut appuyée d’un coup d’œil àDarcy, qui en comprit parfaitement le sens et qui se disposa àbattre en retraite. Il ne voulut cependant pas partir sans ajouterun commentaire au discours de la jeune fille.

–&|160;Madame, commença-t-il, je vous suppliede croire qu’il ne m’est jamais venu à la pensée de supposer…

Il n’en dit pas plus long, car il vit quemadame Crozon ne l’écoutait plus. Elle s’était levée à demi, etelle prêtait l’oreille aux bruits de la rue.

Une voiture vient de s’arrêter à la porte,murmura-t-elle.

Berthe courut à la fenêtre, l’entr’ouvrit ets’écria&|160;:

–&|160;C’est lui&|160;! il descend d’unfiacre.

Puis, refermant vivement la croisée ets’adressant à Darcy&|160;:

–&|160;Monsieur, dit-elle d’un ton bref, vousêtes assez mon ami pour que je ne vous cache pas la vérité.M.&|160;Crozon est absent depuis longtemps&|160;; il a le tortd’être horriblement jaloux, et nous savons qu’il a reçu des lettresanonymes où l’on accuse ma sœur de l’avoir trompé depuis sondépart. Voilà pourquoi vous nous voyez si troublées.

Darcy crut que cette confidence tendait à lepresser de partir.

–&|160;En effet, répondit-il, en saluantaffectueusement la femme du marin, s’il me rencontrait ici, celaconfirmerait ses injustes soupçons, et…

–&|160;Non, interrompit mademoiselle Lestérel,ne partez pas, M.&|160;Crozon est très-violent. S’il se portait àquelque extrémité, seule, je ne pourrais pas défendre ma sœur,tandis qu’avec vous…

–&|160;Disposez de moi, dit vivementDarcy.

–&|160;Non… non, murmura la jeune femme, nerestez pas ici… il vous tuerait…

–&|160;Ne craignez pas cela, madame, je ne melaisserai pas tuer, pas plus que je ne permettrai qu’on vousmaltraite.

Darcy, en répondant ainsi, avait la tête hauteet le regard résolu. Le capitaine au long cours allait trouver àqui parler.

–&|160;Vous n’avez pas compris, repris Berthe.Je ne veux pas que mon beau-frère vous rencontre. Votre présencel’exaspèrerait. Ce que je veux, c’est que vous restiez à portée denous secourir, si je vous appelle.

»&|160;Venez, ajouta-t-elle en ouvrant uneporte. Voici un cabinet d’où vous entendrez tout. Il y a un verrouen dedans et une sortie qui donne directement sur l’escalier.Enfermez-vous. Et entrez, si je crie&|160;: À moi&|160;! Si, aucontraire, je dis à M.&|160;Crozon&|160;: «&|160;Maintenant, vousn’accuserez plus Mathilde&|160;», partez sans bruit.

»&|160;Venez, il le faut.

Darcy entra de bonne grâce dans la cachetteque mademoiselle Lestérel lui indiquait. Il sentait fort bien ledanger, et même le ridicule de la situation, mais il se seraitsoumis à de plus pénibles épreuves pour plaire à Berthe, et il sedisait avec joie qu’en l’initiant ainsi à ses secrets de famille,Berthe lui donnait un gage d’intimité dont il pourrait tirer partiplus tard.

Il se logea donc dans ce cabinet noir, ilpoussa le verrou pour se mettre à l’abri d’une invasion del’ennemi, et il s’assura que la retraite lui était ouverte, par uncouloir qui permettait de sortir de l’appartement sans traverser lesalon.

Ces précautions prises, il se prépara àassister à une scène de ménage qui lui paraissait devoir être plusdéplaisante que terrible, mais qu’il était très-déterminé à fairecesser si le marin poussait les choses au tragique.

Et il ne put s’empêcher de faire cetteréflexion, qu’il était dans sa destinée d’assister en témoininvisible à des explications orageuses. Le soir, chez Julia, lejour, chez madame Crozon, la situation était presque la même.Seulement, la veille, elle s’était dénouée par un suicide, et,cette fois, à en juger par le trouble où le retour du mari avaitjeté les deux sœurs, elle pouvait se dénouer par un meurtre.

Du reste, Darcy n’eut pas le temps de beaucoupréfléchir. À peine s’était-il établi à son poste d’observationqu’il entendit le bruit d’une porte fermée avec violence et unevoix rude qui disait&|160;:

–&|160;Oui, c’est moi, madame. Vous nem’attendiez pas si tôt&|160;?

–&|160;Mathilde est bien heureuse de vousrevoir, mon cher Jacques, dit la douce voix de Berthe&|160;; maisvous n’auriez pas dû la surprendre ainsi. Elle est très-malade, etl’émotion…

–&|160;Je n’ai que faire de vos avis… ni devotre présence, interrompit grossièrement le mari. Je veux avoirune explication avec ma femme, et je ne veux pas que vous yassistiez.

–&|160;Une explication, Jacques&|160;! Aprèsdix-huit mois d’absence, vous feriez mieux de commencer parembrasser Mathilde.

–&|160;Demandez-lui donc si elle oserait venirm’embrasser, elle, tonna le capitaine. Demandez-lui ce qu’elle afait, pendant que je courais les mers pour lui gagner une fortune.C’est inutile, n’est-ce pas&|160;? Vous le savez fort bien, cequ’elle a fait.

–&|160;Je ne comprends pas ce que vous voulezdire. Vous semblez accuser ma pauvre sœur d’une infamie. Il ne vousmanque plus que de m’accuser d’être sa complice.

–&|160;Je ne vous accuse pas. Mais je nereviens pas pour discuter avec vous. Je reviens pour punir. Etj’entends que vous me laissiez seul avec ma femme.Allez-vous-en&|160;!

–&|160;Diable&|160;! pensait Darcy, l’affaires’engage mal. Je crois qu’il me faudra en découdre avec ce loupmarin.

–&|160;Je ne m’en irai pas, dit avec unefermeté tranquille mademoiselle Lestérel. Vous êtes irrité,Jacques. Mathilde se justifiera sans peine, si vous voulez bienl’interroger doucement. Mais en ce moment vous n’êtes pas maître devous, et la colère pourrait vous pousser à commettre un acte deviolence. Je ne dois pas quitter ma sœur. Et ne prétendez pas queje n’ai pas le droit de m’interposer entre elle et vous. Je n’aiqu’elle au monde, et elle n’a que moi, puisque nous sommesorphelines. Qui l’offense m’offense, qui la menace me menace, et jevous le jure, Jacques, si vous voulez porter la main sur elle, ilfaudra commencer par me tuer.

Ce discours, dont il ne perdit pas unesyllabe, fit tressaillir Darcy, qui se tint prêt à entrer en scène,aussitôt qu’il entendrait les mots convenus&|160;: À moi&|160;!

Mais l’éloquence partie du cœur agit même surles furieux, et le capitaine changea de ton.

–&|160;Soit&|160;! dit-il, restez. Vous êtesune brave fille après tout, et plût à Dieu que votre sœur vousressemblât. Mais je vous jure que votre présence ne m’empêchera pasde faire justice.

»&|160;À nous deux, maintenant, madame.

Darcy entendit un gémissement étouffé. Ce futla seule réponse de la malheureuse Mathilde. Il ne la voyait pas,mais il se la figurait affaissée sur sa chaise longue, accablée,anéantie.

–&|160;Parlez&|160;! mais parlez donc&|160;!cria le mari. Essayez au moins de me prouver que vous êtesinnocente. Vous savez bien de quoi vous êtes accusée. Je vous l’aiécrit, et je me repens de vous avoir avertie. Si j’étais revenu àl’improviste, si j’avais eu la patience de vous surveiller, je suissûr que j’aurais pu vous convaincre, tandis que vous allez medébiter les mensonges que vous avez eu le temps de préparer. Maisje n’ai pas appris à dissimuler, moi&|160;! Quand j’aime et quandje hais, je ne cache ni mon amour ni ma haine… et je vous aimais…Ah&|160;! j’étais stupide.

Darcy remarqua fort bien que la voix du marinétait émue, et il commença à espérer que l’orage allait se terminerpar une pluie de larmes. Mais, presque aussitôt, elle reprit, cetteterrible voix&|160;:

–&|160;Répondez&|160;! Est-il vrai qu’il y aun an, on vous a vue dans une loge de théâtre avec unhomme&|160;?

–&|160;Non, ce n’est pas vrai, murmural’accusée. On vous a trompé… ou on s’est trompé.

–&|160;Vous n’allez pas soutenir, je pense,qu’on a pris votre sœur pour vous, dit ironiquement M.&|160;Crozon.Berthe vous défend, et je ne l’en blâme pas&|160;; mais Berthe vitcomme une sainte, Berthe a su résister à toutes les tentations… etpourtant elle n’a de devoirs à remplir qu’envers elle-même… elleest libre… mais elle est trop fière pour s’abaisser jusqu’à prendreun amant.

Darcy, qui écoutait avec plus d’attention quejamais, se mit à bénir ce furieux qui donnait à mademoiselleLestérel une si éclatante attestation de vertu. En vérité, ill’aurait volontiers embrassé.

–&|160;Ce que vous pensez de moi, Jacques, ditla jeune fille, moi, je le pense de Mathilde.

Cette fois, il sembla à Darcy que la voix deBerthe était un peu moins assurée.

–&|160;Votre sœur répond pour vous, mais vousne répondez pas, reprit le capitaine. Le cœur vous manque pour vousdéfendre. Il ne vous a jamais manqué pour me trahir. Ah&|160;! vousaviez bien choisi le moment&|160;! Pendant que vous affichiezpubliquement votre honte, mon navire était pris dans les glaces dudétroit de Behring, et je risquais ma vie tous les jours.Tenez&|160;! on envoie au bagne des femmes qui valent mieux quevous.

–&|160;Vous insultez la vôtre, Jacques. Ce quevous faites est lâche, dit Berthe d’un ton ferme.

–&|160;Je ne l’insulterai plus. On n’insultepas les condamnées. Mais je n’ai pas fini. Il faut qu’elle m’écoutejusqu’au bout. L’ami inconnu qui m’a averti m’a donné des détailsprécis. Je sais où elle a rencontré cet homme. On ne me l’a pasnommé, mais on me l’a désigné assez clairement pour que je puissele retrouver, et je le retrouverai, je vous le jure. Je sais àquelle époque a cessé cette liaison, et pourquoi elle a cessé. Sonamant quittait Paris. Nierez-vous encore, maintenant&|160;?

–&|160;Jacques&|160;! vous ne voyez donc pasque Mathilde est mourante&|160;!

–&|160;Qu’elle meure&|160;! Ce n’est pas moiqui la tue. Voulez-vous que je vous dise de quoi elle semeurt&|160;? Je devrais vous épargner l’humiliation d’entendreparler de cette infamie, je devrais respecter votre pudeur de jeunefille. Mais vous avez voulu rester. Tant pis pour vous&|160;! C’estDieu qui l’a frappée, cette misérable créature que vous soutenez.L’adultère a eu des suites. Elle a eu un enfant de cet homme, unenfant qu’elle a mis au monde dans je ne sais quelle maisonsuspecte, un enfant qu’elle cache. Elle est accouchée il n’y a pasun mois.

»&|160;J’arrive pour les relevailles de mafemme&|160;! Vous voyez bien qu’il faut que je tue la vipère et levipéreau.

–&|160;Il ne tuera pas la mère avant d’avoirtrouvé l’enfant, se dit Darcy qui ne perdait pas la tête.

À tout événement pourtant il se tint prêt,l’oreille au guet et la main sur le verrou qui fermait le cabineten dedans.

–&|160;Vous êtes fou, Jacques, s’écria Berthe,je vous jure que vous êtes fou.

–&|160;Vous feriez mieux de jurer que votresœur est innocente, dit froidement M.&|160;Crozon. Osez-ledonc&|160;! Jurez&|160;! Je vous croirai, car je sais que vousn’avez jamais menti. Vous vous taisez&|160;? Vous croyez en Dieu,vous, et vous ne prêteriez pas un faux serment. Tenez, Berthe, s’ilme restait un doute, votre silence me l’enlèverait. Mais je n’ensuis plus à douter. Et si je n’ai pas encore fait justice de cettefemme, c’est que je veux qu’elle me dise où est ce bâtard. Quand jeles aurai exterminés tous les deux, quand j’aurai cassé la tête oucrevé la poitrine de l’amant, je me ferai sauter la cervelle.

–&|160;Bon&|160;! pensait Darcy, j’avaisdeviné. Il va chercher l’enfant. Et comme il est arrivé auparoxysme de la colère, il ne restera pas longtemps à cediapason.

L’accusée pleurait, mais elle n’essayait pasde se défendre.

–&|160;Et sur la foi d’une lettre anonyme, ditmademoiselle Lestérel, sur la foi d’une dénonciation que son auteurn’a pas osé signer, vous condamnez votre femme sans l’entendre.

–&|160;L’ami qui m’a écrit n’a pas signé, maisil m’annonce qu’il se fera connaître, à mon arrivée à Paris, etqu’il m’apprendra tout ce que je ne sais pas encore. Par lui, jetrouverai le misérable qui m’a déshonoré, je trouverail’enfant…

–&|160;Vous ne retrouverez pas la paix del’âme, Jacques. Alors même que vos indignes soupçons seraientfondés, votre conscience vous reprocherait encore d’avoir été sanspitié pour Mathilde. Et quand vous aurez reconnu qu’on l’acalomniée, il sera trop tard pour réparer le mal que vous aurezfait. Elle sera morte de douleur. Que Dieu vous pardonne&|160;!

–&|160;Dieu&|160;! mais il sait que jel’adorais, cette infâme, que j’aurais donné ma vie pour luiépargner un chagrin&|160;; il sait que je souffre depuis trois moistoutes les tortures de l’enfer. Il me jugera et il la jugera. Et,puisque vous invoquez son nom, prenez-le donc à témoin del’innocence de votre sœur. Jurez&|160;!

Il y eut un silence si profond que Darcyentendait battre son cœur.

–&|160;Oui, reprit le capitaine, jurez qu’ellen’est pas coupable, et je vous jure, moi, que je tomberai à sespieds pour lui demander pardon.

Et comme Berthe ne répondait pas, ilajouta&|160;:

–&|160;Eh bien, j’attends.

Gaston aussi attendait et se demandait&|160;:Que va-t-elle faire&|160;?

Courbée sous la parole vengeresse de son mari,Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.

La voix de Berthe s’éleva comme un chant dedélivrance.

–&|160;Je jure, dit-elle lentement, je jureque ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.

–&|160;Innocente&|160;! Elle seraitinnocente&|160;! s’écria le marin. Oui… vous ne risqueriez pasvotre salut éternel pour la sauver… et vous savez tout ce qu’elle afait, puisque vous n’avez jamais passé un jour sans la voir.

–&|160;Pas un seul, dit Berthe, aveceffort.

Et, sur un ton plus haut et plus clair, elleajouta&|160;:

–&|160;J’espère que, maintenant, vous nel’accuserez plus.

Darcy n’avait pas oublié la phrase convenue,et il n’eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pourcomprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait desauver madame Crozon.

Darcy avait promis de partir dès qu’ilentendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sastation dans le cabinet noir. Il s’en alla tout doucement ouvrir laporte qui donnait sur l’escalier, il la referma avec précaution etil descendit sans se presser les quatre étages.

À la porte de la maison, il vit un fiacrechargé de colis et gardé par une bonne que le soupçonneux mariavait sans doute consignée là pour mieux surprendre sa femme.

Et il se dit&|160;:

La fréquentation de l’océan Pacifique n’apoint adouci les mœurs de ce baleinier… car il doit être baleinier.Roland le Furieux n’était pas plus furieux que ne l’est lecapitaine Crozon. La dame l’a échappé belle, et sans l’adorableBerthe, Lolif aurait peut-être eu à raconter demain un fait diversassez corsé. Est-elle innocente, cette Mathilde&|160;? Je le pense,puisque sa sœur l’a juré. Cet homme est un jaloux qui aura crubêtement à une calomnie bête. Mais qui diable a pu jouer un siméchant tour à cette pauvre femme&|160;? Quelque galant évincé,probablement. C’est toujours ainsi. À moins pourtant qu’elle n’aittrompé en effet son désagréable époux, pendant qu’il harponnait descachalots. Auquel cas, mademoiselle Lestérel aurait fait un fauxserment. Hum&|160;! pour une honnête jeune fille, ce serait unpeu…

Et, après quelques secondes d’examen deconscience, Darcy conclut&|160;:

–&|160;Ma foi&|160;! si elle l’avait fait, jene lui en voudrais pas, et je suis sûr que Dieu lui pardonnerait,en faveur de l’intention. Quand il s’agit de sauver la vie d’unesœur, le mensonge devient presque une action louable.

Seulement, c’est la suite qui m’inquiète. Sile dénonciateur anonyme poursuit son joli travail, et s’il fournitdes preuves au loup de mer, qu’adviendra-t-il des deuxfemmes&|160;? Le Crozon est capable de les tuer. Ce serait le casou jamais de me mettre en travers. Et pour me préparer àintervenir, il faut que je vois mademoiselle Lestérel, que j’aieavec elle un entretien sérieux. Oui, mais où&|160;? Aller chez ellesans sa permission, ce serait m’exposer à lui déplaire. Je larencontrerai certainement samedi à la soirée de madame Cambry…Samedi, c’est bien loin.

En réfléchissant ainsi, Gaston se dirigeaitvers la rue Rougemont. Il savait que son oncle rentrait à quatreheures, et il tenait beaucoup à le voir ce jour-là. On sent lebesoin de s’épancher avec un ami, quand on a le cœur plein. Or,M.&|160;Roger Darcy, juge d’instruction au Tribunal de la Seine,traitait son neveu en ami, et le cœur de Gaston débordait. Lesouvenir de Berthe Lestérel remplissait tout entier ce cœur où ilne restait plus de place pour les fantaisies passagères, et Gastons’apercevait que le sentiment qu’il avait d’abord pris pour unefantaisie était bel et bien un grand amour.

L’oncle Roger habitait un hôtel à luiappartenant, et y menait une vie de garçon qui ne ressemblait àcelle de son neveu que par les bons côtés. Comme son neveu et mêmeplus que son neveu, il avait un état de maison&|160;; il aimait,autant que son neveu, la société des femmes&|160;; seulement, il nefréquentait que la bonne compagnie, et, s’il dépensait largementson revenu, du moins il n’entamait pas son capital.

Il était entré dans la magistrature autant parvocation que pour suivre les traditions de sa famille, et il étaitcertainement un des magistrats les plus intelligents du ressort deParis. Pas un ne l’égalait pour éclaircir une affaire embrouillée.Il avait une lucidité d’esprit extraordinaire, une mémoireimperturbable, une sagacité merveilleuse, des intuitions soudainesqui étaient de véritables traits de génie. Il semblait qu’il eûtété créé et mis au monde pour être juge d’instruction, et depuissept ans qu’il l’était, l’expérience était venue compléter sesaptitudes naturelles.

Il aimait avec passion les délicates fonctionsqu’il remplissait si bien, et il passait la moitié de sa vie dansson cabinet, mais il n’était magistrat qu’à ses heures. Chez lui,il redevenait homme du monde, gai compagnon, joyeux convive,connaissant à fond son Paris et ayant vu d’assez près les écueilsde la vie pour être resté indulgent à l’endroit des naufragés.

Et, à tous ces mérites, il joignait un graind’originalité qui donnait à sa personne et à son langage une saveurtoute particulière.

Gaston le trouva en veston court et enpantalon de fantaisie, plongé jusqu’aux oreilles dans un vastefauteuil et fumant un gros cigare.

Il avait quarante-cinq ans, et il n’enparaissait pas trente-cinq. Les dents au complet, pas un cheveugris, les yeux vifs et le nez magistral. Grand, mince et sec, avecun air de commandement tempéré par un bon sourire. Rasé du reste,comme il convient à un homme de robe. Ceux qui ne le connaissaientpas le prenaient pour un officier de marine.

–&|160;Te voilà, garnement, dit-il, enapercevant Gaston. Veux-tu un cabanas&|160;? Prends dansla boîte. Il se trouve par hasard qu’ils sont excellents.

–&|160;Merci, mon oncle&|160;; j’en ai demeilleurs, dit le neveu, en tirant de sa poche un étui en cuir deRussie.

–&|160;Tu n’es qu’un présomptueux, mon cher.Tu te figures que tu as le premier choix, parce que tu faisdirectement venir de la Havane, tandis que… bon&|160;! voilà que jeme perds dans des digressions. Je n’entends pourtant plus plaiderMM.&|160;les avocats, puisque je ne siège plus que dans moncabinet. À la question, maître Darcy&|160;! car il y a unequestion. Campe-toi devant le feu et prépare-toi à recevoir unesemonce que tu n’as pas volée. Ah&|160;! tu as de joliesconnaissances&|160;! Je t’en fais mon compliment&|160;!

–&|160;Si c’est de madame d’Orcival que vousvoulez parler, je vous dirai que…

–&|160;Oui, parlons-en, de ta d’Orcival. Ils’en passe de belles chez cette belle petite, comme vousdites dans la haute gomme. La gomme&|160;! Encoreun bête de mot. On s’y pend, chez la d’Orcival.

–&|160;Je sais cela, mon oncle, mais…

–&|160;Et qui est-ce qui s’y pend&|160;? Uncomte qui n’est que chevalier… d’industrie, une espèce de Casanovapolonais, ton rival sans doute.

–&|160;Non, je lui ai succédé.

–&|160;Comme Louis&|160;XV avait succédé àPharamond. Peu importe que vous ayez régné conjointement ousuccessivement. C’est déjà beaucoup trop que ton nom, le mien,puisque j’ai le malheur d’être ton oncle du côté paternel, soitprononcé dans une affaire où figurent une drôlesse et unintrigant.

–&|160;Soyez tranquille, il ne sera pasquestion de moi, car…

–&|160;En vérité, c’est trop fort&|160;! Allers’accointer d’une farceuse, parce qu’elle est à la mode, tandisqu’on pourrait trouver dans le vrai monde… Tiens&|160;! turessembles à ces provinciaux qui préfèrent un hôtel élégant où onvous empoisonne, à une honnête auberge où la cuisine estexcellente. Décidément, monsieur mon neveu, vous n’êtes qu’unsot.

–&|160;Pas si sot, puisque j’ai rompu avecJulia.

–&|160;Bah&|160;! vraiment&|160;?

–&|160;Complètement, radicalement,définitivement. Si ces trois adverbes ne vous suffisent pas…

–&|160;Mais si, mais si. Je ne te crois pasassez dépourvu de sens pour chercher à me berner. Tu ne me prendspas pour un oncle de comédie. Alors, c’est une conversion…

–&|160;Sincère, je vous l’affirme.

–&|160;Et méritoire, j’en conviens, car ladonzelle est jolie… très-jolie même. Pourrait-on savoir à quelleheureuse influence est due cette conversion&|160;? On ne prend pasle chemin de Damas comme on prend l’avenue des Champs-Élysées… parhasard.

–&|160;Mon Dieu&|160;! je n’ai rien de communavec saint Paul. Ce n’est pas une illumination d’en haut qui m’aconverti. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis un mois. Je me suisdit qu’à vingt-neuf ans, il est bien temps de faire une fin. Julia,ou Cora, ou Olympe, ou Claudine, c’est toujours le même tour dulac. Le cercle m’assomme. Le jeu ne m’amuse plus que quand jeperds, et alors cela devient un divertissement trop coûteux. Pourme distraire, je ne vois plus que la magistrature, et je viens vousprier…

–&|160;Tu appelles la magistrature unedistraction&|160;! Avec quelle irrévérence parle des dieux cemaraud&|160;! Si tu entres au parquet avec ces idées-là, tu ferasun joli substitut&|160;!

–&|160;Mais il me semble, mon cher oncle,qu’il y a quinze ans, quand vous fûtes nommé substitut àNogent-le-Rotrou, si je ne m’abuse, vous ne meniez pas une vied’ermite.

–&|160;Moi, c’est différent. J’avais déjà lefeu sacré. Tu ne feras peut-être pas un mauvais juge. Tongrand-père l’était, ton bisaïeul l’était. Juger, c’est dans le sangdes Darcy. Mais, si tu ne vois dans la magistrature qu’une carrièrecomme une autre, si tu y entres pour y chercher de l’avancement, jete conseille de rester ce que tu es… un être inutile, maisinoffensif.

–&|160;Merci, mon oncle, dit Gaston enriant.

–&|160;Et encore, reprit M.&|160;Darcy, quandje dis&|160;: inoffensif, je m’avance trop. Je te croistrès-capable de mal faire, pas par méchanceté, mais parentraînement.

»&|160;Maintenant, je reviens à mes moutons,c’est-à-dire au parquet. Il ne tient qu’à moi, parbleu&|160;! det’y faire attacher. Le procureur général m’a encore dit hier qu’ilte prendrait volontiers. Et, dans un an, tu pourras être envoyécomme juge suppléant dans un tribunal du ressort.

»&|160;Bon&|160;! mais après&|160;? Tefigures-tu que ta cervelle deviendra raisonnable parce que ta têtesera coiffée d’une toque noire&|160;? Te fais-tu seulement une idéede ce qu’il faut avoir de sagesse et d’impartialité pour être unmagistrat passable&|160;? Il y a quinze ans que je travaille àacquérir ces qualités-là, et je ne me flatte pas de les posséder.Et je n’entame jamais une instruction sans être pris d’un accès dedéfiance de moi-même. Toi, tu ne doutes de rien. Je parie que, situ étais juge, tu n’hésiterais pas à instruire une affaire àlaquelle se trouverait mêlée la d’Orcival qui a été tamaîtresse.

–&|160;Pardon&|160;! j’hésiterais et même jerefuserais. Mais ce sont des hasards qui n’arrivent pas.

–&|160;Tu crois&|160;? Tu crois peut-êtreaussi que cette d’Orcival n’a que des galanteries à sereprocher&|160;? Eh bien, mon cher, peu s’en est fallu qu’elle nefût arrêtée à propos de cette pendaison. Tiens&|160;! si tu veuxêtre édifié sur le compte de la dame, lis ces notes de police quej’ai reçues, il y a une heure.

En arrivant chez son oncle, Gaston sedemandait s’il ne ferait pas bien de lui raconter, sans rienomettre, l’histoire de sa dernière visite à madame d’Orcival.Julia, dans sa lettre d’adieu, lui promettait de se taire etl’engageait à en faire autant&|160;; mais il savait que l’oncleRoger était incapable d’abuser d’une confidence, et il n’aurait pasété fâché d’avoir son avis sur le cas.

Quand le juge l’invita à lire un rapport depolice où il était question de madame d’Orcival, Gaston pensaqu’avant de parler, il ferait mieux de prendre connaissance de cedocument qui l’intéressait à plus d’un titre.

Il prit donc le papier administratif que luitendait M.&|160;Roger Darcy, et il lut ceci&|160;:

«&|160;Julie-Jeanne-Joséphine Berthier, diteJulia d’Orcival, trente ans. Née à Paris en 1848. Fille naturellereconnue par un officier retraité qui jouissait d’une certaineaisance, et qui l’a fait élever dans un pensionnat de Saint-Mandé.N’a jamais connu sa mère. À perdu son père un an après qu’elleétait sortie de pension, et a hérité de lui une vingtaine de millefrancs. Reçue institutrice à l’Hôtel de ville et placée en cettequalité chez de riches étrangers qui voyageaient beaucoup. Séduiteet enlevée à Aix en Savoie, par un Espagnol qui l’a emmenée àMadrid où il est mort peu de temps après, en lui léguant partestament une somme importante.

«&|160;Revenue aussitôt à Paris, JulieBerthier a profité de l’indépendance que lui assurait ce legs pourse lancer dans le monde des femmes galantes et pour s’y créer unesituation exceptionnelle. Sa beauté, son éducation, son espritl’ont promptement conduite à la fortune. A eu, avant, pendant etdepuis cette liaison, de nombreuses intrigues. Est, en ce moment,la maîtresse attitrée d’un jeune homme appartenant à une excellentefamille.&|160;»

Gaston lisait tout haut. À ce passage, sononcle se mit à rire.

–&|160;C’est de toi qu’il s’agit, mon cher,dit-il, et si le policier qui a rédigé ce rapport ne t’a pas nommé,c’est qu’il sait que tu es mon neveu. Mais il te connaît. Tu esnoté à la Préfecture. Bonne recommandation pour te faire attacherau parquet&|160;!

–&|160;Mais, s’écria Gaston, il est malinformé, votre policier, il aurait dû mettre&|160;: étaiten dernier lieu la maîtresse de…

–&|160;Tu me la bailles belle, avec tondernier lieu. La police ne tient pas registre jour par jour desvariations du cœur de ces dames. Elle n’y suffirait pas. Et, aprèstout, il n’y a pas si longtemps que tu t’es tiré des griffes de lad’Orcival. Je t’ai aperçu l’autre jour avec elle, dans unebaignoire des Variétés, à la première du Grand Casimir…où, entre parenthèses, je me suis bien amusé. Quand donc as-turompu&|160;?

–&|160;Hier.

–&|160;Diable&|160;! il était temps. Continuecette lecture intéressante.

Gaston, assez décontenancé, reprit&|160;:

«&|160;Entre autres connaissances, JulieBerthier a fait, il y a trois ans, celle du soi-disant comteGolymine. Ce personnage, qui s’appelait, à ce qu’on croit, de sonvéritable nom, Lemberg, était né en Gallicie, et avait beaucoupvoyagé en Europe et en Amérique. Menait grand train à Paris, sansque personne connût l’origine de sa fortune. A été accusé en Russiede fabriquer de faux billets de banque, et soupçonné en France depratiquer le chantage. Ces soupçons étaient d’autant plusvraisemblables qu’il a été l’amant de plusieurs femmes très-hautplacées. N’a cependant jamais été l’objet d’aucune plainteadministrative. Soumis pendant un an à une surveillance qui n’arévélé à sa charge d’autres faits que sa liaison intime aveccertains personnages aussi suspects que lui, quoique fréquentantles salons et les cercles. Cette surveillance a cessé depuis sixmois, parce que le comte se montrait beaucoup moins et paraissaitêtre tombé dans la gêne. Il a été question de la reprendre aumoment où les attaques nocturnes sont devenues fréquentes dans lesrues de Paris. Une lettre anonyme, adressée à M.&|160;le préfet,signalait Golymine comme étant le chef occulte d’une bande composéede gens bien placés en apparence et renseignant des malfaiteurssubalternes sur les personnes riches qui circulent la nuit avec desvaleurs en poche. Rien ne prouvait, du reste, que cettedénonciation fût fondée, et il n’y a pas été donnésuite.&|160;»

–&|160;Chef de brigands&|160;! ditM.&|160;Darcy. Je ne m’étonne plus que les femmes raffolassent delui. Mais je ne crois pas beaucoup à l’organisation des voleurs denuit. Les agents ont de l’imagination maintenant. La lecture desromans judiciaires les a gâtés.

Gaston aurait pu fournir à son oncle unrenseignement tout frais sur les procédés de ces messieurs, mais ilétait décidé à ne parler de sa mésaventure à personne, et, de plus,le rapport l’intéressait assez pour qu’il lui tardât de leconnaître tout entier.

Il se remit donc à lire&|160;:

«&|160;De toutes les informations recueilliessur Golymine et sur Julie Berthier ressortait une présomption deconnivence entre eux, présomption qui devait nécessairementéveiller l’attention de la Préfecture, aussitôt que le suicide aété connu. Le commissaire a dû examiner avant tout si la mort ducomte n’était pas le résultat d’un crime. Les témoignages et lesconstatations médicales n’ont laissé aucun doute à cet égard.Golymine s’est suicidé à la suite d’une violente altercation avecson ancienne maîtresse. La disposition de l’appartement etl’absence des domestiques expliquent comment il a pu se pendre,sans que Julie Berthier en ait eu connaissance. Elle a, du reste,envoyé au commissariat du quartier, aussitôt qu’elle a apprisl’événement par sa femme de chambre qui, la première, a découvertle cadavre.

«&|160;On a trouvé sur Golymine une somme detrente mille francs en billets de banque, quatre cent soixante-dixfrancs en or, une montre de prix et des bijoux d’une assez grandevaleur. Il est donc certain qu’aucun vol n’a été commis.

«&|160;Golymine n’avait d’ailleurs, dans sonportefeuille ou dans ses poches, ni lettres, ni papiers. Desrecherches effectuées ce matin dans l’appartement meublé qu’iloccupait rue Neuve-des-Mathurins n’ont fait découvrir aucundocument écrit. On a cependant des raisons de croire que Golymineétait détenteur de correspondances compromettantes pour l’honneurde certaines personnes. Et il n’est pas impossible que sa dernièrevisite à Julie Berthier ait eu pour objet ces correspondances. Lesrapports qui ont existé entre eux autrefois autorisent cettesupposition. Mais, pour la vérifier, une perquisition dans ledomicile de Julie Berthier serait indispensable, et le commissairen’a pu prendre sur lui de l’ordonner. Julie Berthier, dite Juliad’Orcival, est liée avec des hommes du meilleur monde, etl’application de cette mesure pourrait présenter quelquesinconvénients.&|160;»

–&|160;On trouverait tes billets doux, mongarçon, dit en riant M.&|160;Darcy.

–&|160;Oh&|160;! on en trouverait fort peu, etceux qu’on trouverait ne sont pas d’un style bien tendre&|160;:«&|160;Ce soir, à sept heures et demie, au café Anglais&|160;», ou«&|160;Je n’ai pu avoir d’avant-scène pour ce soir.&|160;»

–&|160;Oui, je sais que la belle jeunesse donttu fais partie affecte l’indifférence à l’endroit des femmes… cequi ne l’empêche pas, d’ailleurs, de se ruiner avec elles. Mais jecrois qu’il te serait fort désagréable d’être mêlé, d’une façonquelconque, à cette vilaine histoire… surtout maintenant que tu asbrisé le doux lien qui t’enchaînait, dirait M.&|160;Prudhomme.Rassure-toi. On ne perquisitionnera pas chez ton ex-belle. Dans lepremier moment, les gens de la police avaient vu dans ce suicideune affaire mystérieuse. On parlait déjà de me charger del’instruction. En y regardant de plus près, on a vu qu’il n’y avaitrien, et tout se bornera à un procès-verbal. J’en suis bien aisepour toi… et même pour moi. Le souvenir de tes amours avec lad’Orcival m’aurait gêné.

–&|160;Maintenant, parlons d’autre chose.

–&|160;Bien volontiers, dit Gaston.

–&|160;Je te tiens, je ne te lâche plus. Tuvas dîner avec moi. Il y a un cuissot de chevreuil dont tu me dirasdes nouvelles.

Et, comme le neveu faisait mine de vouloirs’excuser, l’oncle s’écria&|160;:

–&|160;Ne t’avise pas de me conter que tu aspromis à des godelureaux de ta connaissance de les rejoindre aurestaurant. Tu ne dînes pas avec ta princesse, puisque vous êtesbrouillés sans retour. Donc, tu dînes avec moi. Et, en attendant,prépare-toi à écouter un discours sérieux.

–&|160;Je suis en excellentes dispositionspour le goûter.

–&|160;Alors, je vais au fait, sanspréambules. Tu veux être magistrat&|160;; c’est fort bien, mais cen’est pas assez. Il faut que tu te maries.

–&|160;Je n’y répugne pas.

–&|160;Bon&|160;! voilà qui est admirable. Etje te félicite d’être devenu si accommodant sur ce chapitre. Il n’ya pas huit jours, quand je te parlais mariage, tu te cabrais commeun cheval rétif. Il est vrai que tu étais en tutelle. Ta Julian’entendait pas de cette oreille-là, et elle te menait par le boutdu nez. Je patientais parce que je suis un oncle gâteau. Mais, àprésent, je ne plaisante plus. Tu vas doubler le cap de latrentaine, mon cher. C’est le moment. Plus tard, tu aurais unefoule de raisons à mettre en avant pour rester garçon, et c’est ceque je ne permettrai pas. Je veux des héritiers. J’ai toi, mais çane me suffit pas. Il me faut des petits Darcy qui puissent présiderles tribunaux du vingtième siècle. Ton bisaïeul présidait avant laRévolution. Moi, je présiderai, dès que je serai trop vieux pourfaire un bon juge d’instruction. Je prétends que la série soitcontinuée indéfiniment.

»&|160;Et c’est toi que ce soin regarde.

–&|160;Pourquoi pas vous, mon oncle&|160;?

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! il ne faudrait pasm’en défier. Si tu t’avisais de faire le récalcitrant, je memarierais très-bien, j’aurais une demi-douzaine de garçons… etalors, mon bel ami, adieu ma succession&|160;!

–&|160;Oh&|160;! dit Gaston, avec un geste deneveu désintéressé.

–&|160;N’en fais pas fi. Elle sera ronde, masuccession, et tu dois avoir déjà de jolis trous à boucher. Voyons,là, franchement, combien as-tu mangé de ton capital, depuis que tues majeur&|160;?

–&|160;Deux cent mille… peut-être un peuplus.

–&|160;Ou beaucoup plus. Les d’Orcival sontchères. Mais j’admets ton chiffre de deux cent mille. Il te restedonc à peine trente mille livres de rente. Au train dont tu vas,c’est l’hôpital dans cinq ou six ans… ou l’Australie, laCalifornie, et autres expatriations forcées. Suis mon raisonnement,je te prie. Il est d’une logique rigoureuse. À l’heure qu’il est,tu as encore une valeur matrimoniale. Tu es jeune, tu n’es ni sotni mal tourné, on te croit riche, et on sait que tu hériteras demoi… le plus tard possible, je t’en préviens. Tu ne vaudras plusrien du tout dans cinq ans, car tu n’auras plus un sou, et moi,lassé de t’attendre, je me serai bel et bien marié. Tu en serasréduit à chercher des demoiselles riches et bossues. Rianteperspective&|160;!

–&|160;Mais, mon oncle, puisque je vous disque je suis décidé… en principe.

–&|160;Très-bien&|160;! Alors, j’ai tonaffaire. Madame Cambry a soixante bonnes mille livres de rente, etje connais peu de femmes aussi séduisantes et aussi méritantesqu’elle. Tu vas m’objecter qu’elle a vingt-quatre ans et qu’elleest veuve. Je te répondrai que cinq ans de différence d’âgesuffisent pour faire un ménage assorti&|160;; que madame Cambry aété mariée six mois à un homme médiocrement aimable que tu n’auraspas de peine à lui faire oublier, car je suis à peu près sûrqu’elle te trouve à son goût.

»&|160;Voyons&|160;! qu’as-tu à dire contremadame Cambry&|160;? Tu ne vas pas, je suppose, contester sabeauté, ni son esprit ni sa vertu. Tu ne prétendras pas non plusqu’elle te déplaît, car tu ne manques pas un seul de sessamedis.

–&|160;J’apprécie toutes ses qualités, mononcle&|160;; seulement… ce n’est pas à elle que je songe… et jetrouve qu’elle vous conviendrait parfaitement.

–&|160;Mais, malheureux, j’ai vingt ans deplus qu’elle. Et puis, il ne s’agit pas de moi. Si j’ai biencompris ta réponse entortillée, tu ne te soucies pas d’épousermadame Cambry, mais tu as des vues sur une autre personne. Eh bien,il n’y a que demi-mal. Je ne tiens pas absolument à ce quel’aimable veuve devienne ma nièce, et pourvu que la fiancée de tonchoix ne soit ni d’une honnêteté douteuse, ni d’une famille tarée,je n’en demande pas plus. Maintenant, dis-moi le nom de tapréférée, renseigne-moi sommairement sur son compte et présente-moià cette merveille le plus tôt possible. Je signerai des deux mainsau contrat, et je suis capable de mettre un titre de rente dans lacorbeille.

–&|160;Mais, mon oncle, je n’en suis pas là.J’ai rencontré en effet une jeune fille qui me plaît beaucoup, etpeut-être me déciderai-je à l’épouser… si elle veut de moi.Seulement, avant de prendre une résolution définitive, je désire laconnaître davantage, étudier son caractère…

–&|160;Oh&|160;! je te vois venir. Tu cherchesà t’en tirer par un moyen dilatoire, comme on dit au Palais. Et tute figures qu’en me répondant toujours&|160;: J’étudie soncaractère, quand je te presserai d’en finir, je me contenteraid’une si pauvre défaite&|160;? Tu te figures que j’attendrai qu’ilte convienne de me donner des petits-neveux&|160;? Tu te trompes,mon cher, et pour t’enlever cette illusion, je vais te poser unultimatum.

–&|160;C’est inutile. Je vous promets de vousdire d’ici à très-peu de jours…

–&|160;Écoute-moi donc, bavard, au lieu dem’interrompre. Je t’accorde un répit de trois mois. Tu entends,Gaston, trois mois. Passé ce terme, je te déclare que ce sera moiqui me marierai, et tôt.

»&|160;J’ai dit. Maintenant, viens dans lacour voir un cheval qu’on me propose pour mon coupé. Tu t’y connaismieux que moi. Tu me donneras ton avis.

Chapitre 3

 

Pendant que Gaston Darcy employait si bien sontemps, madame d’Orcival ne perdait pas le sien.

Elle avait, on peut le croire, passé une nuitfort agitée. Les constatations et l’interrogatoire déguisé sous laforme d’une ample demande de renseignements l’avaient retenue forttard. Le commissaire et les agents n’avaient quitté l’hôtel qu’àquatre heures ; le corps du malheureux Golymine n’avait étéenlevé qu’à cinq heures.

Et, quoique le supplice de revoir son ancienamant eût été épargné à Julia, elle n’était pas encore remise desémotions de la veille quand elle se leva, vers midi, juste aumoment où Gaston recevait la lettre qu’elle lui avait écrite avantde se mettre au lit.

Elle déjeuna au thé, se fit raconter parMariette les bruits qui couraient dans le quartier, lui recommandaencore de ne parler à personne de la visite de M. Darcy, etlui donna ses instructions, qui étaient de ne pas sortir etd’introduire Gaston, s’il se présentait.

Julia était persuadée qu’il viendrait laremercier de sa discrétion, et elle ne désespérait pas encore del’amener à un raccommodement. Elle croyait le connaître à fond, etelle savait bien ce qu’elle faisait en lui écrivant qu’elle avaitpris son parti de la rupture. L’expérience lui avait appris que leplus sûr moyen de ramener un amant qui se dérobe, c’est de luimontrer qu’on ne tient pas à lui. Elle s’était donc décidée tout desuite à traiter le cas de Gaston par l’indifférence, et ellecomptait que l’emploi de cette méthode produirait un prompt etexcellent effet.

Elle attendit donc, après avoir fait unetoilette appropriée à la circonstance ; elle attendit dans ceboudoir où s’était jouée la veille la scène de la séparation.

Madame d’Orcival avait encore d’autresprojets, mais l’exécution de ceux-là était subordonnée au résultatde l’entrevue qu’elle espérait avoir, le jour même, avec Darcy.

Les lettres de trois femmes qui avaient commisl’imprudence d’aimer Golymine étaient serrées dans un tiroir secretdu petit meuble en bois de rose, et elle ne comptait pas les ylaisser.

Seulement, rien ne pressait. Ces armes-là nese rouillent pas.

Vers trois heures, Mariette parut avec la mineréservée qu’elle prenait toujours, quand il s’agissait de demanderà madame si elle voulait recevoir un visiteur, et Julia putespérer, pendant une seconde, que ce visiteur était Darcy, lequelDarcy montait, à ce moment-là, l’escalier de madame Crozon, encompagnie de Berthe Lestérel.

– Je n’y suis pour personne, s’écriamadame d’Orcival, en voyant que sa femme de chambre lui présentaitune carte.

– Ce monsieur a tellement insisté pourêtre reçu que j’ai promis de vous faire passer son nom, répondit lasoubrette. Il prétend qu’il a des choses très-importantes à dire àmadame.

Julia jeta un coup d’œil sur la carte etlut :

« Don José Simancas, général au servicede la République du Pérou. »

– Je ne le connais pas, dit-elle, et n’aique faire de le voir.

Puis, se ravisant :

– Quel homme est-ce ?

– Oh ! un homme très-comme il faut.Cinquante à soixante ans ; l’air riche et distingué. Un peutrop de bijoux. Mais ça se comprend, il est étranger. Il m’a donnéun louis pour remettre sa carte à madame.

– C’est singulier, il me semblemaintenant que j’ai déjà entendu prononcer ce nom-là. Que peutavoir à me dire ce général péruvien ? Est-ce un prétexte qu’ilprend pour s’éviter l’embarras de se faire présenter àmoi ?

Et, comme madame d’Orcival, en disant cela,regardait Mariette d’une certaine façon, la fine camériste réponditaussitôt :

– Je ne crois pas. Il gesticule et il netient pas en place. Et puis, s’il venait dans l’intention de fairela cour à madame, il aurait agi autrement. Madame connaît comme moiles étrangers. Ce n’est pas leur système. Ils sont plus positifs.Je supposerais plutôt que ce monsieur a une communication à faire àmadame, au sujet de… l’événement.

– Oui, ce doit être cela. Et je pourraispeut-être regretter de ne l’avoir pas reçu. Fais-le entrer ausalon. Je vais y aller. Si M. Darcy vient, tu le prieras dem’attendre dans la galerie…

Non, non, pas là, reprit vivement Julia, tu leconduiras dans ma chambre à coucher.

Elle s’était rappelé tout à coup que lemalheureux Golymine avait rendu l’âme dans cette galerie, et que lelieu serait mal choisi pour jouer avec son successeur la comédie dela réconciliation.

Mariette disparut. Après avoir imposé cinqminutes d’attente au visiteur, madame d’Orcival passa au salon etrépondit par une inclination assez légère au salut du général.

– À quoi dois-je, monsieur, l’honneur devous voir ? dit-elle froidement.

La physionomie de M. Simancas lui avaitdéplu tout d’abord, et elle se demandait si ce guerrier del’Amérique du Sud n’était pas un agent de police déguisé.

Le général avait très-bonne mine, mais ilavait des yeux inquiétants.

– Madame, commença-t-il d’un air dégagé,je ne suis ni un créancier, ni un mendiant, ni un voleur, et, pourque je puisse vous expliquer le but de ma visite, vous voudrezbien, je l’espère, vous asseoir et me permettre d’en faireautant.

M. Simancas, en le prenant sur ce ton,pensait intimider Julia, et il avait ses raisons pour en userainsi. Mais il s’aperçut qu’il faisait fausse route.

– Monsieur, riposta la dame, je n’ai pasde créanciers, je fais faire aux mendiants l’aumône par mon valetde pied, et je ne crains pas les voleurs. Vous auriez pu vousdispenser de ce préambule déplacé, et je vous invite à me diretrès-vite ce qui vous amène, car j’ai fort peu de temps à vousdonner.

Le Péruvien, voyant qu’il avait affaire àforte partie, changea de note et d’attitude.

– Je n’ai pas eu l’intention de vousoffenser, madame, reprit-il, sans plus faire mine de s’établir dansun fauteuil. Vous le croirez certainement quand vous saurez quej’ai été le compagnon d’armes et l’ami de ce pauvre Wenceslas.

– Je ne comprends pas, dit madamed’Orcival, qui comprenait fort bien.

– De ce pauvre Wenceslas Golymine qui estmort d’une manière si tragique.

– Que m’importe que vous ayez été ou nonson ami ?

– Il vous importe beaucoup. Jeconnaissais tous les secrets de Golymine.

– Ses secrets n’étaient pas lesmiens.

– Pas tous, mais il y en a bienquelques-uns qu’il ne vous a pas cachés.

– Pardon, monsieur, vous n’êtes pas venu,je suppose, pour m’entretenir de vos relations avec le comteGolymine qui a vécu autrefois dans mon intimité, mais que j’aicessé depuis longtemps de recevoir. Où voulez-vous envenir ?

– À vous demander si Wenceslas ne vousaurait pas confié des lettres à lui écrites par des personnes queces lettres compromettent gravement.

– Et ce sont ces personnes qui vous ontchargé de la mission dont vous vous acquittez si bien ?

– Peut-être. Mais, quoi qu’il en soit, jevous serais très-reconnaissant de me remettre ces correspondances,et cela dans l’intérêt de la mémoire du comte.

– Est-ce tout ce que vous avez à medire ?

– Non. Golymine portait toujours sur lui,je le sais, certaines pièces écrites qu’il conviendrait dedétruire. Je voudrais savoir si vous les avez trouvées après samort, et dans le cas où elles seraient en votre possession, jeserais disposé à payer pour les avoir le prix que vous endemanderiez.

» Je puis bien vous apprendre de quoi ils’agit. J’ai quitté mon pays parce qu’une conspiration dont j’étaisle chef n’a pas réussi. Golymine, qui a séjourné au Pérou,conspirait avec moi. Nous songions tous les deux à retourner à Limapour y tenter une révolution. Ces papiers contiennent le plan denotre entreprise, la liste des conjurés… et s’ils tombaient entreles mains de la police française…

– Cette fois, c’est bien tout, jepense ?

– Il me reste à ajouter que je suis richeet que rien ne me coûtera pour…

– Assez, monsieur, dit Julia. Je vous ailaissé parler parce que je voulais savoir jusqu’où vous pousseriezl’audace. Comment avez-vous pu supposer que le comte Golyminedéposait chez moi les lettres de ses maîtresses ? Et commentosez-vous me demander si j’ai pris les papiers qu’il portait surlui ? Vous croyez donc que j’ai fouillé son cadavre ? Et,pour me donner le change, vous inventez je ne sais quelle ridiculehistoire de conspiration péruvienne ! Il faut, en vérité,qu’on vous ait bien mal renseigné sur moi. Je ne sais pas qui vousêtes, quoique je me souvienne vaguement d’avoir entendu le comteparler de vous. Mais je vais vous parler un langage très-net.

» Il se peut que M. Golymine aitgardé les lettres des femmes qui l’ont aimé ; il se peut mêmequ’il les ait gardées pour en faire un mauvais usage. Mais il nem’a pas choisie pour confidente.

» Et, quant aux prétendues listes deconjurés qui vous préoccupent tant, s’il les portait sur lui, c’està la Préfecture de police qu’il vous faut aller pour lesréclamer.

– Alors, madame, les vêtements queportaient Golymine quand il est mort…

– Ne sont pas restés chez moi ; non,monsieur. Et, à mon tour, il me reste à ajouter que je vous prie devous retirer.

Ce fut dit d’un tel air qu’un visiteurordinaire aurait pris incontinent le chemin de la porte ; maisM. Simancas ne se déconcertait pas pour si peu.

Il resta planté devant madame d’Orcival, et ilse mit à la regarder comme on regarde un chef-d’œuvre dans unmusée.

– Excusez-moi, madame, dit-il avec unepolitesse humble. Je m’étais trompé sur vous, ou plutôt on m’avaittrompé. Nous autres étrangers, nous sommes sujets à commettre deces bévues, faute de bien connaître le monde parisien. Les Françaisont le tort impardonnable de mal parler des femmes, et nous avonsle tort, le plus impardonnable encore, de nous en rapporter à leursappréciations. De sorte qu’en me présentant chez vous, jecroyais…

– Prenez garde, monsieur, vous allez medire une impertinence.

– À Dieu ne plaise, madame. Je veux, aucontraire, vous supplier de me pardonner. Et vous me pardonnerez,si vous voulez bien réfléchir à la situation que nous fait, à moiet à quelques-uns de mes compatriotes, la mort de ce pauvrecomte.

– Vous tenez donc à cette histoire deconspiration ? demanda ironiquement madame d’Orcival.

– Hélas ! madame, elle n’est quetrop vraie.

» Et je puis bien vous avouer maintenantque le véritable but de ma visite était de savoir si notremalheureux ami n’avait pas déposé chez vous des papiers politiques.Quant aux lettres de femmes que Golymine peut avoir conservées, jem’en soucie fort peu, et si je me suis servi de ce prétexte, c’estque je n’osais pas tout d’abord me fier à vous. Le secret ducomplot que nous avons formé pour rendre l’indépendance à notrepatrie n’est pas à moi seul.

» Je vois que je m’alarmais à tort et quej’aurais mieux fait de vous dire tout de suite la vérité.

– Oui, car vous auriez su plus tôt à quoivous en tenir. Je vous répète que le comte ne m’a jamais dit un motdes affaires auxquelles il a pu se trouver mêlé. Et je vous prieencore une fois, monsieur, de mettre fin à une entrevue qui n’aplus aucun but.

– C’est ce que je vais faire, madame, envous priant de nouveau d’agréer mes excuses. Permettez-moiseulement, avant de prendre congé de vous, de vous adresser unequestion, qui vous paraîtra peut-être étrange. Oserai-je vousdemander… comment le comte était habillé, quand il est venu chezvous hier soir ?

– Quelle est cetteplaisanterie ?

– Je ne plaisante pas, je vous le jure,chère madame. Mes amis et moi nous avons le plus grand intérêt àsavoir si Golymine portait une pelisse en fourrures ?

– Oui, monsieur, il la portait, et vouspouvez croire qu’il ne l’a pas laissée ici.

– Je vous remercie d’avoir bien voulu merépondre, et je vous serai encore plus reconnaissant de me garderle secret sur la démarche que je viens de faire auprès de vous. Uneindiscrétion de votre part compromettrait bien des gens qui sontmes amis et que vous trouverez toujours disposés à vous servir entoutes choses.

Et, sans laisser à madame d’Orcival le tempsd’ajouter un mot, le général salua courtoisement et sortit.

Julia rentra dans son boudoir, assez troubléepar les singuliers discours de ce Péruvien plus ou moinsauthentique.

– Si c’était un agent de police,pensait-elle, il s’y serait pris autrement pour me questionner. Cethomme doit avoir connu Golymine, et Dieu sait ce qu’ils ont faitensemble. Je ne crois pas un mot de cette invention de complot.Golymine ne s’est jamais occupé de politique. Ce qui me paraîtclair, c’est que ce général, vrai ou faux, n’ignore pas que lecomte avait sur lui les lettres de ses anciennes maîtresses.

» Et je conclus que ces lettres, jerisquerais gros en les gardant chez moi. Heureusement, elles n’yresteront pas longtemps.

» Le moment est venu de préparer ce quej’ai résolu de faire samedi, pour en finir d’un seul coup avec cestrois femmes.

Julia sonna sa femme de chambre, et luidemanda si M. Darcy était venu ; à quoi Mariette réponditque non.

– Tiens-toi prête à porter une lettre,lui dit sa maîtresse.

– Mais, madame, il n’est que quatreheures, objecta la soubrette. M. Darcy ne vient jamaissitôt.

– Qui t’a dit que cette lettre est pourlui ? Et de quoi te mêles-tu ? Va t’habiller poursortir.

Madame d’Orcival jouait l’indifférence àl’endroit de Gaston, mais elle se demandait avec inquiétude s’ilallait se montrer chez elle avant la fin de la journée, car ellesentait bien que, si vingt-quatre heures se passaient sans qu’ellele vît, elle ne devait plus espérer le revoir jamais.

Pour qu’on puisse raccommoder une liaisonrompue, il faut que la cassure soit fraîche.

Et madame d’Orcival tenait beaucoup à Gaston.D’abord, il lui plaisait plus qu’elle ne se l’avouait à elle-même,et peu s’en était fallu qu’elle ne l’aimât. Elle l’eût certainementaimé, s’il eût été pauvre. Mais elle avait pour principe de nejamais confondre les affaires de cœur avec les affairessérieuses.

Et Gaston était on ne peut plus sérieux, dansle sens que donnent à ce mot les femmes galantes. Il dépensait sanscompter, et il ne se prévalait pas de sa générosité pour imposerplus que de raison sa compagnie. Julia savait bien qu’elletrouverait difficilement un adorateur aussi prodigue et aussicommode. Elle avait donc d’excellentes raisons pour regretter cephénix des amants.

Et son orgueil souffrait encore plus que sesintérêts. Être brusquement abandonnée par un garçon que toutes lesfemmes lui enviaient, c’était un affront qu’elle ne pouvait pas serésigner à subir, sans essayer de ressaisir le cœur qui luiéchappait.

– Pour qui veut-il me quitter ? sedemandait-elle, en regardant le meuble où elle avait serré laveille les lettres trouvées dans la poche de Golymine. Il n’a pasrompu, comme il le prétend, pour se faire magistrat. Je le connais.Il est trop paresseux pour avoir de l’ambition. Je suis sûre qu’ilva se marier. Avec qui ? Je n’en sais rien, mais je le saurai,et alors je me vengerai.

» Comment ?… Je trouverai unmoyen.

» Ah ! s’il s’agissait de cettemarquise dont j’ai là les lettres, ma vengeance serait toute prête…une vengeance raffinée. Je les laisserais se marier, et après jemontrerais à Darcy, par preuves écrites, qu’il a épousé l’anciennemaîtresse d’un homme qu’il méprisait.

» Malheureusement, il n’est pas probablequ’il l’épouse. Elle est trop titrée pour consentir à s’appelermadame Darcy tout court. Mais elle pourrait prendre Gaston pouramant. Il va beaucoup chez elle, et le petit Carneiro, qui sait cemonde-là par cœur, prétend qu’elle le trouve à son goût.

» D’où il suit que j’ai raison dem’aboucher avec la marquise, et que j’aurais tort de lui rendretoutes ses lettres. Je veux qu’elle soit mon obligée, mais je veuxaussi garder une arme contre elle.

Le timbre argentin d’une pendule de vieux saxeinterrompit ce monologue.

– Quatre heures et demie, murmura madamed’Orcival. Viendra-t-il ?

Et, pour tromper les impatiences de l’attente,elle ouvrit un élégant pupitre qui se trouvait à portée de samain.

– Il est temps, dit-elle tout bas. Laquestion est de savoir si j’ai ici du papier et des enveloppes sanschiffres. Je ne veux pas que ces dames se doutent que c’est moi quileur écris.

» Ah ! voilà ce qu’il me faut. Il nes’agit plus que de rédiger l’invitation. Je vais commencer par lamarquise.

Et elle écrivit :

« Madame, un hasard a mis entre mes mainsles lettres que vous avez adressées autrefois au comte WenceslasGolymine. Je veux vous les rendre à vous-même, mais je crois plusprudent et plus convenable de ne pas me présenter chez vous et dene pas vous recevoir chez moi.

« Je serai samedi prochain au bal del’Opéra, dans la loge 27, aux premières de côté. J’y serai seule,absolument seule, et j’aurai un domino noir et blanc. Je vous yattendrai… »

– Voyons, se dit Julia, faut-il luidonner rendez-vous avant ou après cette bourgeoise que je neconnais pas ?… Après, ce sera mieux. Avec l’autre, laconversation durera cinq minutes tout au plus, puisque je veux luiremettre sa correspondance sans conditions, tandis qu’avec lamarquise l’entrevue sera peut-être longue et orageuse.

Et elle écrivit :

« Je vous y attendrai à une heure etdemie. »

Puis, s’arrêtant pour réfléchir :

– Si elle allait s’imaginer qu’on luitend un piège et ne pas venir ! Il faut que je la rassure parun post-scriptum bien senti.

Voici, murmura-t-elle en reprenant laplume :

« C’est une femme qui vous écrit, unefemme qui vous dira son nom, si vous tenez à le savoir, et quin’aspire qu’à vous sauver d’un grand danger.

« L’ouvreuse sera prévenue. Il voussuffira de lui dire que la personne qui est dans la loge vousattend. »

Et elle signa : « Uneamie. »

Puis elle relut sa prose et elle sedit :

– Elle viendra. Il est impossible qu’ellene vienne pas. J’ai lu les lettres. Ces Havanaises ont le diable aucorps. Je n’ai jamais rien écrit de pareil à l’homme que j’ai leplus aimé. Il y a de quoi la perdre sans rémission. Et pour ravoirsa correspondance, elle donnerait, j’en suis sûre, la moitié de safortune. On calomniait Golymine. Il aurait pu lui demander unmillion en échange de ces épîtres de haut goût. Et je crois que sice général péruvien les tenait, il en tirerait bon parti.

» Cinq heures moins un quart,murmura-t-elle, en regardant la pendule, et Gaston n’est pas encoreici. Allons ! c’est la guerre. Eh bien, je la ferai.

» À l’autre, maintenant. Que vais-je direà cette inconnue qui a commis aussi la sottise d’aimerGolymine ? Elle n’écrit pas du même style que la marquise,celle-là. Ses lettres sont des chefs-d’œuvre de prudence. Onjurerait qu’elle a prévu qu’on pourrait être tenté de s’en servircontre elle. Et si Golymine n’avait pas pris la peine de mettre surle paquet le nom et l’adresse de la dame, nul n’aurait jamais suque cette tendre correspondance était de madame… un nom que je neconnais pas du tout, pas plus que je ne sais si celle qui le porteest mariée ou veuve. Je suis sûre, du moins, que c’est une femmebien élevée et une femme intelligente.

» Viendra-t-elle au bal de l’Opéra ?C’est douteux. Sa vie n’est peut-être pas arrangée de façon à luipermettre une excursion nocturne. Mais que m’importe ? Je n’airien à lui demander. Ce que j’en fais, c’est par pure charité. Ilfaut bien se soutenir un peu entre femmes… et on dit qu’une bonneaction porte bonheur. Si elle ne vient pas, je garderai leslettres, ou je les brûlerai, mais je ne risque rien de lui donnerrendez-vous dans la loge 27, et je ne vois pas pourquoi jechangerais ma formule. Je n’ai qu’à copier mon billet à lamarquise, sauf un mot.

Julia se remit à l’œuvre.

– La marquise à une heure et demie,murmura-t-elle. La bourgeoise à une heure. Je ne veux pas l’obligerà se coucher tard.

Quand elle eut fini, elle relut avec attentionles lettres, les plia, et mit les adresses sur les enveloppes.

– Je les jetterai moi-même à la poste,dit-elle. Il est au moins inutile que Mariette voie les noms.

Précisément, Mariette parut, quoique samaîtresse ne l’eût pas sonnée.

– M. Darcy est là ? demandaJulia en cachant les lettres dans le pupitre sur lequel elle venaitde les écrire.

– Non, madame, répondit la soubrette.C’est le docteur que madame a fait appeler.

– Quel docteur ?

– Le docteur Saint-Galmier.

– Je ne le connais pas, et je n’ai pasfait appeler de médecin. Renvoie-le.

– Bien, madame. Seulement, je dois dire àmadame que ce monsieur assure qu’il est l’ami de M. Darcy.Alors j’ai pensé…

– Qu’il venait de la part de Gaston. Ceserait bien étonnant. N’importe. Fais-le entrer.

Un instant après, Saint-Galmier montrait àmadame d’Orcival sa figure placide et souriante. Il avait fortbonne mine, ce gradué de la Faculté de Québec, et sa physionomieinspirait la confiance à première vue.

– Excusez-moi, madame, de me présenterici, dit-il avec une rondeur engageante. Je n’ai pas l’habituded’aller chercher les clientes chez elles, mais j’ai appris que vousétiez souffrante… je l’ai appris par M. Darcy.

– Vous le connaissez ?

– Beaucoup. Et cette nuit, au cercle dontnous faisons partie tous les deux, quelqu’un a raconté devant nousle fatal événement qui venait de se passer chez vous…

– Comment ! cette nuit, on savaitdéjà…

– Oui, madame. Les nouvelles se répandentvite à Paris. Celle-là nous a été apportée par un original qui està l’affût de tous les faits de ce genre, et qui s’est trouvé parhasard passer devant votre hôtel au moment où les gens de la policey entraient.

– Ah ! fit Julia, surprise etattentive. Et alors, M. Darcy…

– A été fort ému, madame, vous devez lepenser. S’il n’est pas venu aujourd’hui, car je suppose qu’il n’estpas venu…

– Non, monsieur, pas encore.

– C’est qu’il a cru que, dans cettetriste circonstance, il convenait de remettre sa visite. Il s’estabstenu par un sentiment de délicatesse que vous comprendrez. Maisil a pensé que vous deviez avoir été fort éprouvée par une siviolente secousse, et comme il sait que je possède une méthodeinfaillible pour traiter les affections nerveuses, il m’a prié devous voir.

– Je lui suis fort obligée et je vousremercie de la peine que vous avez prise. Mais M. Darcy vous asans doute chargé de me dire autre chose ?

– Il m’a chargé uniquement de m’informerde votre santé et de vous offrir mes soins.

– Fort bien. Vous le verrez aujourd’hui,je pense ?

– Ce soir, très-certainement.

– Eh bien, veuillez le rassurer surl’état de mes nerfs. Ils sont très-calmes. Veuillez aussi,puisqu’il a jugé à propos de vous prendre pour ambassadeur,veuillez lui demander quel jour il se propose de passer chezmoi.

– Si vous le permettez, madame, jereviendrai demain vous apporter sa réponse.

– Soit ! dit Julia, après avoir unpeu hésité. Je serai chez moi à deux heures.

– Vous pouvez compter, madame, sur monexactitude et sur mon dévouement, s’empressa de répondre ledocteur, qui salua et s’en alla satisfait.

Il n’ignorait pas que Darcy avaitdéfinitivement rompu avec madame d’Orcival, et il avait maintenantce qu’il voulait, un prétexte pour revenir chez la dame, un moyende s’insinuer peu à peu dans son intimité et l’espoir de gagner saconfiance.

Il avait été plus adroit que Simancas.

Julia ne savait trop que penser de sa visite.Elle inclinait pourtant à se persuader que Gaston, en lui détachantun messager, avait pris un moyen détourné pour rentrer en grâceauprès d’elle.

Les femmes croient volontiers ce qu’ellesdésirent.

– Oui, se disait-elle, c’est bien cela.Il a trop d’orgueil pour faire lui-même le premier pas. Il le faitfaire par un autre. Et puis, il voulait savoir comment j’ai pris larupture. Quand ce docteur lui aura dit que je n’ai pas du toutl’air d’une Ariane éplorée, il reviendra. Les hommes sont tous lesmêmes. Donc, je verrai Gaston demain ou après-demain, mais je ne leverrai pas aujourd’hui, et je puis me remettre à mescorrespondances.

» Il faut encore que j’écrive àmademoiselle Lestérel… car elles sont de sa sœur, les lettres dutroisième paquet, et, en vérité, je suis trop bonne de les luirendre. Berthe mériterait que je lui tinsse la dragée haute pourlui apprendre à se donner de grands airs avec moi. Quand elle estvenue ici l’année dernière, pour m’apporter le renseignement que jelui avais demandé, on aurait juré qu’elle avait peur d’attraper lapeste. Mes tableaux la faisaient loucher, et mes tapis luibrûlaient les pieds. Et si elle est venue, c’est, je le parierais,parce qu’elle croyait qu’une visite la compromettrait moins qu’uneréponse écrite.

» Maintenant, si je voulais, elle neferait pas tant de façons, car il s’agit de la vie de sa sœur.Cette bécasse de Mathilde est mariée à un brutal qui la tuerait,s’il savait qu’elle a eu un amant. Où Golymine a-t-il pu larencontrer ? Je n’en sais rien ; mais ce qu’il y a desûr, c’est qu’elle a été folle de lui, et j’en ai la preuve.Golymine l’avait quittée depuis six mois, mais le mari n’admettraitpas cette circonstance atténuante. Donc, ma bégueule d’amie depension serait à mes genoux, si je l’exigeais, car elle adore sasœur.

La pauvre Berthe ne se doutait guère qu’àl’heure même où elle venait de sauver madame Crozon par un pieuxmensonge, elle qui n’avait jamais menti, Julia d’Orcival sedemandait à quel prix elle allait lui faire acheter les lettres dela coupable.

Mais Julia, heureusement, ne prenait pasplaisir à faire le mal pour le mal, et d’ailleurs l’espoir derenouer avec Gaston la portait à la clémence.

– Après tout, murmura-t-elle, pourquoi envoudrais-je à ces deux femmes ? Berthe a raison de ne pas mevoir, puisqu’elle tient à jouer les ingénues, et sa sœur ne m’a paspris Golymine, puisqu’il n’était plus avec moi quand elle l’aconnu. J’ai bien envie de renvoyer tout simplement lacorrespondance… Bon ! mais pas chez Mathilde. Son jaloux doittout décacheter. Chez Berthe ? Ma foi ! non. Elle prendrala peine de se déranger. Je vais lui écrire de venir chercher leslettres de sa sœur, samedi, au bal de l’Opéra, loge 27… comme cesdames. Oui, mais à quelle heure ? Bah ! je la feraipasser la dernière. Rendez-vous à deux heures et demie àmademoiselle Lestérel. Elle viendra, j’en suis sûre, et elle ensera quitte pour se promener dans le foyer en attendant le momentoù je la recevrai. S’il lui arrivait des aventures sous le masque,ce serait drôle.

Julia se mit à écrire, et quand ce futfait :

– Je vais faire porter cette lettre parMariette. De cette façon, Berthe ne pourra pas nier qu’elle l’aitreçue, puisque Mariette la lui remettra elle-même.

» Il est toujours bon de prendre sesprécautions avec les prudes.

Chapitre 4

 

Madame Cambry recevait tous les samedis, etelle avait ce qu’on appelle à Paris un salon, c’est-à-dire un mondeà elle, et un monde trié sur le volet : des financiersaimables, des artistes bien élevés, des gentilshommes sans morgue,des savants sans pédanterie et même des hommes d’État pas tropennuyeux.

Et c’est un talent assez rare que celuid’attirer et de retenir des gens d’élite, sans les enrégimenterdans une coterie.

Elle voyait peu de femmes, quelques-unespourtant, choisies parmi celles qui pouvaient apporter à cesréunions un contingent d’esprit ou de beauté. Elle avait su éviterle grand écueil : sa maison était un terrain neutre où neprédominait aucune influence exclusive. Il y a des soirées de jeu,des soirées littéraires, des soirées musicales, des soiréespolitiques. Chez madame Cambry, rien de pareil. On y causait detout, mais on n’y lisait jamais de vers, et si on y chantaitparfois, c’était au piano, et pas longtemps.

À moins cependant qu’elle n’offrît à ses amisun grand concert ou un bal. Cela lui arrivait trois ou quatre foispar an, et dans ces occasions exceptionnelles, elle étendait lecercle de ses invitations, sans pour cela les prodiguer.

Il faut dire que madame Cambry était tout àfait en situation de rassembler chez elle des hommes distinguésdans tous les genres. Veuve d’un mari beaucoup plus âgé qu’elle quilui avait laissé sa fortune, et déjà riche par elle-même, elleétait de cette vieille bourgeoisie parisienne qui, sous l’ancienrégime, côtoyait de très-près la noblesse. Elle s’appelait de sonnom Barbe Cornuel de Cachan. Et les Cornuel étaient déjà dansl’échevinage sous Henri IV. On leur reprochait même alorsd’avoir été de furieux ligueurs. Mais, depuis plus de deux siècles,ils s’étaient ralliés à la monarchie. Il n’eût tenu qu’à eux dedevenir conseillers de roi et de marier leurs filles à des genstitrés.

Fidèle aux traditions de sa famille, ladernière de ces filles avait choisi pour époux un homme dont lesancêtres n’étaient point aux croisades. M. Cambry, ingénieur,fils de ses œuvres, avait acquis un gros capital dans l’industrie.Il était fort considéré, et sa femme avait hérité, non seulement deson bien, mais de ses relations, comme elle avait déjà hérité dubien et des relations de son père.

On croira sans peine que les adorateurs nemanquaient pas à cette veuve de vingt-quatre ans, qui n’affichaitpas l’intention de rester inconsolable et qui était charmante, danstoute l’acception du mot, car elle charmait positivement ceuxqu’elle voulait bien admettre chez elle.

Blonde sans fadeur, blanche sans pâleurmaladive, madame Cambry avait des yeux bruns d’une douceurincomparable, des traits fins et réguliers, une physionomieavenante et expressive, un sourire frais et gai comme un sourired’enfant, une taille élégante et souple.

Elle avait aussi une intelligence hors ligneet un esprit de conduite remarquable. Depuis trois ans qu’elleétait absolument maîtresse de se gouverner à sa guise, elle avaitsu se faire de nombreux amis, sans donner la moindre prise à lamédisance. Et on s’étonnait que, parmi tant d’aspirants à sa main,elle n’eût encore distingué personne. Les malveillants prétendaientque cette insensibilité n’était pas naturelle, et accusaient madameCambry de calculs ambitieux ; mais en général on admirait sasagesse et on ne la blâmait pas de réserver son choix.

Elle habitait, vers le milieu de l’avenued’Eylau, un hôtel entre cour et jardin, un hôtel provenant de lasuccession de son mari, et un peu trop grand pour son état demaison, qui était raisonnable comme sa vie. Pas de luxe criard, pasde livrées voyantes. Le mauvais goût était proscrit chez elleautant que la pédanterie. Tout y était simple, ses meubles, sestoilettes, ses habitudes. Les journaux ne la citaient jamais dansles comptes rendus des premièresà la mode, et les dames dulac ne savaient pas son nom.

M. Darcy et son neveu Gaston étaient aunombre de ses fidèles. L’oncle avait pour elle une estime touteparticulière, et le neveu ne s’était pas privé de lui faire unecour assez vive au début de son veuvage. Il avait même songépendant une saison à se poser en prétendant. Madame Cambry nel’avait ni rebuté, ni encouragé. Ce n’était pas assez pour ungarçon dont le cœur s’enflammait aussi vite qu’il s’éteignait quandon n’alimentait pas son feu, et Gaston était retourné sans trop deregret aux amours faciles.

Il avait même déserté complètement le sérieuxhôtel de l’avenue d’Eylau pour la petite maison du boulevardMalesherbes, et s’il se montrait maintenant beaucoup plus assiduchez l’aimable veuve, c’est qu’il y rencontrait souventmademoiselle Lestérel.

Berthe était devenue presque l’amie de madameCambry, après avoir commencé par chanter dans ce salon en qualitéd’artiste payée. La distinction de ses manières et de sa personne,et surtout sa réputation bien établie de parfaite honnêteté, luiavaient valu cet honneur très-mérité. Elle était de tous lessamedis, et elle y tenait sa place à merveille. Elle savait seconduire comme une jeune fille du meilleur monde, et elle avait lebon goût de ne pas se faire prier quand on lui demandait de dire unair. Madame Cambry lui témoignait une estime affectueuse qui latouchait profondément ; madame Cambry la choyait, lapatronnait, et bien des gens pensaient qu’elle lui cherchait unmari.

Mais Berthe secondait médiocrement saprotectrice dans cette entreprise. Berthe accueillait avec unemodestie exemplaire et une réserve extrême les hommages qu’on luiadressait. Elle ne les recherchait jamais, et elle paraissait plussoucieuse de se dérober que de se produire. Personne n’aurait pudire qu’elle avait distingué quelqu’un entre ceux qui s’occupaientd’elle. Certains sceptiques incorrigibles en concluaient que soncœur était pris, et que le préféré de la gracieuse artiste n’étaitpas du monde de madame Cambry. Mais la majorité aimait et estimaitmademoiselle Lestérel.

Le samedi qui suivit la mort de WenceslasGolymine, M. Roger Darcy arriva d’assez bonne heure chezmadame Cambry. Il avait gardé son neveu à dîner, et il l’amenaitpour l’entretenir dans les salutaires idées matrimoniales qu’ils’était efforcé de lui infuser dans la cervelle.

La rue Montaigne était sur le chemin del’avenue d’Eylau, et Gaston avait pu s’habiller en passant, pendantque son oncle continuait à le prêcher.

Ce soir-là, par exception, la réunion étaitpeu nombreuse. Les jeunes surtout manquaient. Il y avait bal àl’Opéra, et madame Cambry habitait fort loin du boulevard desCapucines. Mais Gaston ne venait pas chez elle pour le plaisir d’yrencontrer des camarades, et le juge se souciait peu des beaux filsqui d’ordinaire se montraient volontiers dans un des salons lesmieux posés de Paris.

Gaston venait uniquement pour Berthe.M. Roger Darcy venait surtout pour la veuve. Il appréciaitinfiniment ses mérites, et elle lui inspirait une sympathie quiserait allée jusqu’à la tendresse, s’il eût été tant soit peudisposé à s’y abandonner.

Mais ce magistrat s’était fait un systèmeduquel il n’entendait pas se départir. Il avait décidé qu’un Darcyse marierait, un seul, pour ne pas diviser la fortune de lafamille, et il trouvait juste que le plus jeune du nom se chargeâtde perpétuer la race.

Madame Cambry les reçut avec sa grâceaccoutumée, quoiqu’elle fût un peu souffrante. Elle s’excusa d’êtremoins gaie que d’habitude. Assurément, elle n’était pas moinsjolie, et M. Roger Darcy sut le lui dire dans la langue de labonne compagnie.

Gaston, en entrant, avait avisé mademoiselleLestérel, assise près du piano, et fort entourée. Les amoureux ontdes yeux de lynx, et ils reconnaissent de très-loin l’objet aimé.Ils savent aussi manœuvrer de façon à le rejoindre, en dépit detous les obstacles. Le futur attaché au parquet n’était pas depuiscinq minutes dans le salon, qu’il avait trouvé le moyen de serapprocher de Berthe et d’engager avec elle une conversationintéressante.

Seulement, la prudence n’est pas la qualitédistinctive des gens épris, et on devine facilement leursintentions. Il arriva bientôt ce qui arrive toujours en pareil cas.Les personnes assises à côté de la jeune fille comprirent qu’ellesla gênaient, et s’éloignèrent avec une discrétion qui n’était pasexempte de malice. Les femmes mirent même une certaine affectationà changer de place. Berthe se trouva donc en tête-à-tête avecGaston, un tête-à-tête relatif, car il y avait là bien des gens quiles regardaient du coin de l’œil.

– Me permettrez-vous de vous demander desnouvelles de madame votre sœur ? dit à demi-voix Darcy.

Ceux qui l’observaient à la dérobée auraientpu entendre cette question banale sans y attacher d’importance, etpourtant elle était grosse de sous-entendus.

Darcy avait eu assez d’empire sur lui-mêmepour s’abstenir, depuis sa rencontre avec Berthe, de toute démarcheauprès d’elle. Il venait de passer quatre jours à rêver, presquesans sortir de chez lui. Mais si son corps était resté inactif, sonesprit avait considérablement travaillé. Son amour s’étaitcristallisé. Le mot est de Stendhal, et il est impossible d’entrouver un plus juste pour exprimer la transformation qui s’étaitfaite dans ses idées.

– Ma pauvre sœur n’est pas encore remisede la terrible secousse qu’elle a éprouvée, répondit mademoiselleLestérel. Je redoute une nouvelle crise.

– Mais, reprit Gaston en baissant lavoix, le danger est passé, n’est-ce pas ?

– Je l’espère, quoiqu’on puisse toutcraindre d’un homme aussi violent que l’est mon beau-frère. Noussommes à la merci du misérable qui a dénoncé Mathilde. Il peut ladénoncer encore… et je ne sais si je réussirais une seconde fois àla sauver.

– Vous ne connaissez pas l’auteur de cesinfâmes lettres anonymes ?

– Non. Ma sœur a soupçonné quelqu’un,mais elle n’a pas eu de preuves… et puis, à quoi bon chercher cemisérable ? Mieux vaut essayer de réparer le mal.

– Je voudrais vous y aider.

– Vous l’avez déjà fait. Si je n’avais suque vous étiez là, prêt à défendre ma sœur, je n’aurais peut-êtrepas eu le courage de tenir tête à M. Crozon. Et je voussupplie de croire que, si je ne vous ai pas remercié plus tôt, cen’est pas faute d’avoir pensé à vous. Mathilde vous bénit, et moi,je prie Dieu pour vous chaque jour.

Gaston pâlit de joie et chercha une phrasepour exprimer ce qu’il ressentait, mais Berthe reprit d’une voix unpeu altérée :

– Je me reprocherais de recourir encore àvous. Et en ne quittant presque pas ma sœur, je réussirai sansdoute à empêcher une catastrophe. Son mari, fort heureusement, aconfiance en moi. Il s’est radouci et il me témoigne même del’amitié. Si je n’étais plus là, peut-être que la jalousiel’égarerait encore. Aussi, je passe maintenant ma vie chezMathilde, et je ne serais pas venue ici ce soir, si je n’avais suque…

Mademoiselle Lestérel rougit et ne prononçapas les mots qui étaient certainement dans sa pensée. Au lieu dedire : si je n’avais su que je vous y rencontrerais, ellereprit après un temps d’arrêt :

– Si je n’avais craint de contrariermadame Cambry, qui a tant de bontés pour moi.

Darcy remarqua très-bien ce court instantd’hésitation, et il devina pourquoi Berthe s’était interrompue aumilieu d’une phrase commencée, pourquoi elle terminait cette phrasepar une explication toute différente de celle qu’il attendait. Ildevina qu’elle était venue pour lui, que dans un premier élan ducœur, elle avait failli dire la vérité, et qu’elle s’était retenueen s’apercevant qu’une si franche confession équivalait presque àun aveu.

Il tressaillit de joie, et mademoiselleLestérel resta tout interdite, car elle sentait bien qu’elle venaitde se trahir, et que Darcy n’allait pas manquer de profiter d’uneimprudence, tardivement et assez maladroitement réparée.

– Ainsi, soupira-t-il, c’est à madameCambry que je dois le bonheur de vous rencontrer ce soir ;c’est uniquement pour lui être agréable que vous avez consenti àvous montrer chez elle. J’espérais que vous n’aviez pas oubliécette heure bénie où, appuyée sur mon bras, vous me répondiez enriant, quand je me plaignais de vous voir si rarement : Ne meverrez-vous pas samedi dans un salon, rue d’Eylau ? Je n’airien oublié, moi, et je suis venu pour vous… pour vous seule.

Darcy dit cela avec l’accent que les amoureuxsavent mettre dans tous leurs discours. La passion donne à desimples paroles de politesse la valeur d’une déclaration brûlante.La passion trouve, sans le chercher, le ton juste, celui qui vadroit à l’âme de la femme aimée ; elle trouve aussi cediapason spécial sur lequel on peut échanger des serments d’amouréternel, sans éveiller les soupçons des indifférents quiécoutent.

C’est ainsi que les oiseaux entendent seulsles douces choses qu’ils se disent au printemps quand ilsgazouillent sous la feuillée.

Gaston et Berthe causaient au milieu de cesalon aussi sûrement qu’au fond d’un bois, quoiqu’il y eût làquelques intéressées à les observer, madame Cambry, entre autres,qui ne les perdait pas de vue, sans cesser pour cela de faire avecune aisance remarquable les honneurs de chez elle.

Et pourtant, le moment approchait, ce momentsuprême qui décide de deux destinées, ce moment fugitif où un mot,un regard, un geste, engagent pour toute la vie.

– Pour moi seule ! répéta Berthe. Jen’ose pas vous croire.

Ce fut l’étincelle qui mit le feu auxpoudres ; mais l’explosion se fit sans fracas, et personne netourna la tête lorsque Gaston dit à demi-voix :

– Ne comprenez-vous donc pas que je vousaime ?

– Vous m’aimez ! vous ! murmuramademoiselle Lestérel. Permettez-moi de ne pas prendre au sérieuxune déclaration qui me blesserait si j’y pouvais voir autre chosequ’une formule de politesse. Dans le monde facile où vous avezbeaucoup vécu, je crois, un homme dit à une femme : Je vousaime, comme il lui dirait : Vous avez aujourd’hui une toiletteravissante. Le compliment est un peu vif, mais il ne tire pas àconséquence, et j’aurais tort de m’en fâcher. Cependant, je ne suispoint accoutumée à ces obligeantes façons de parler, et elles mechoquent un peu. Vous allez vous moquer de moi, mais il me semblequ’il ne faut pas plus jouer avec certains mots qu’avec le feu.

En répondant ainsi, Berthe s’efforçait deparaître gaie, et son air démentait son sourire. Il n’était pasdifficile de deviner qu’elle cherchait à cacher une profondeémotion, et que, si elle essayait de se dérober par une feinte àl’attaque de Darcy, c’est qu’elle n’était pas certaine d’avoir laforce de repousser cette attaque.

Malheureusement, la scène ne se passait plusdans la rue de Ponthieu, au terme d’une promenade nocturne amenéepar une rencontre fortuite, et Berthe n’avait plus la ressource decouper court aux transports de l’amoureux Gaston en lui fermant laporte au nez. Elle en était réduite à se défendre en affectant uneassurance qui lui manquait absolument.

Darcy, peu disposé à se laisser éconduireencore une fois, usa des avantages que lui donnait ce tête-à-têteau milieu d’un salon où mademoiselle Lestérel ne pouvait pas luiéchapper, sous peine de se faire remarquer en changeant de placetrop brusquement.

– Si vous me connaissiez mieux,commença-t-il, vous ne m’accuseriez pas de plaisanter avec leschoses du cœur. Oui, j’ai couru longtemps ce monde où on ne chercheque le plaisir ; mais jusqu’au jour où je vous ai vue, je n’aipas vécu, car vivre, c’est aimer. J’aime maintenant, et c’est vousque j’aime, vous ne pouvez pas l’ignorer. Je n’ai jamais aimé, jen’aimerai jamais que vous. Que faut-il donc que je fasse pour vousprouver que je ne mens pas ?

Berthe se taisait, mais sa pâleur disait assezque ce langage ardent la troublait jusqu’au fond de l’âme.

– Je sais pourquoi vous doutez de moi,reprit vivement Gaston. Vous doutez de moi parce que j’ai agi avecvous comme j’aurais agi avec une femme de théâtre, parce que j’aicru pouvoir me présenter chez vous sans que vous m’y eussiezautorisé, parce que je vous ai fait la cour à la légère, àl’aventure. Ah ! c’est qu’alors je ne vous aimais pas encore.Et vous me rendrez cette justice de reconnaître que je vousestimais déjà, car je me suis arrêté devant une défense qu’il m’encoûtait beaucoup de respecter. Je me suis abstenu, j’ai cessé unerecherche qui vous offensait ; mais j’ai senti qu’il m’étaitimpossible de vivre sans vous, que je vous appartenais et qu’ildépendait de vous de faire de moi le plus heureux des hommes ou leplus malheureux. À dater de cet instant, je vous jure qu’il nem’est jamais venu à la pensée que mademoiselle Lestérel pourraitêtre à moi si je ne l’épousais pas.

À ces derniers mots, Berthe tressaillit, etpeu s’en fallut qu’elle ne perdît contenance au point d’attirerl’attention des invités de madame Cambry.

Elle se remit cependant assez vite, et ellerépondit d’un ton ferme :

– Je vous crois et je vous remercie devotre franchise. Vous n’avez rien à vous reprocher dans le passé.Comment auriez-vous deviné que j’étais résolue à rester ce que jesuis, une honnête fille ? Vous ne saviez rien de moi, sinonque je n’étais pas laide et que je vivais en donnant des leçons eten chantant dans les concerts. Maintenant que vous me connaissezmieux, vous me jugez digne de porter votre nom. Je suisprofondément touchée de l’honneur que vous me faites, maisM. Darcy ne peut pas épouser Berthe Lestérel. Tout s’y oppose,tout nous sépare, et vous auriez le droit de mal penser de moi sije profitais d’un entraînement passager que vous regretteriez plustard.

– Si vous m’aimiez, vous ne parleriez pasainsi, dit Gaston, très-ému par le fier langage de la jeunefille.

Berthe se garda bien de répondre à cettequestion indirecte. Elle redoutait trop de se trahir. Au lieu des’expliquer sur la nature du sentiment que Gaston lui inspirait,elle se jeta dans un récit qu’il n’osa point interrompre.

– Je suis la fille d’un soldat, dit-elle,d’un enfant de troupe qui avait gagné l’épaulette à force debravoure et qui a été retraité comme chef de bataillon. Ma mère,que j’ai perdue en venant au monde, était une paysanne. C’est auprix des plus dures privations que le commandant Lestérel, n’ayantpour vivre que sa solde, a pu nous faire élever, ma sœur et moi,dans un pensionnat, et quand il est mort, il ne nous a laisséaucune fortune. Mathilde, heureusement, venait de se marier, etc’est à elle que je dois d’avoir pu terminer mon éducation,acquérir ce talent de musicienne qui assure mon indépendance. Ellea été tout pour moi, et j’ai reporté sur elle toute la tendresse,toute la reconnaissance que j’avais pour mon père. Je ne laquitterai jamais, et je donnerais ma vie avec joie pour luiépargner un chagrin.

– Je le sais, murmura Gaston, quisongeait à la scène conjugale à laquelle il avait assisté.

– Puisque le hasard, un hasard que jebénis, vous a initié à nos douleurs, vous devez comprendre que jene suis pas libre, que Mathilde a besoin de mon appui, que je doisme tenir toujours prête à la défendre et, s’il le faut, à mesacrifier pour elle. Voulez-vous savoir jusqu’où irait mondévouement ? Vous avez entendu cette infâme accusation querépétait M. Crozon, aveuglé par la jalousie. Eh bien, je vousjure que, si c’eût été nécessaire pour sauver ma sœur, j’aurais ditqu’on l’avait prise pour moi, que c’était moi qui étais coupable.Nous nous ressemblons assez pour que l’auteur des lettres anonymesait pu se tromper. Et je me serais résignée à me perdre deréputation, plutôt que d’abandonner Mathilde à la vengeance de sonmari.

En parlant ainsi, mademoiselle Lestérels’animait, ses joues se coloraient, ses yeux brillaient ;jamais elle n’avait été plus belle.

– Vous vous demandez sans doute pourquoije vous dis tout cela, reprit-elle doucement. Ne le devinez-vouspas ? Ne comprenez-vous pas que je ne puis, ni ne dois memarier, alors que ma pauvre sœur n’a que moi pour laprotéger ? L’orage est passé. Le danger ne l’est pas. Nousavons un ennemi acharné, un ennemi d’autant plus redoutable qu’ilagit dans l’ombre et que nous ne le connaissons pas. Demain,peut-être, il dénoncera encore une fois Mathilde, et alors…

– Croyez-vous donc que je ne ladéfendrais pas ? dit avec feu Gaston. Faites-vous donc si peude cas de mon amour que vous dédaigniez de le mettre à l’épreuve enm’associant à vos efforts pour protéger une femme contre lesviolences d’un furieux et les calomnies d’un lâche ?

– Vous êtes le plus généreux des hommes,répondit Berthe, sans chercher à cacher son émotion. Mais vousappartenez à une famille où l’honneur est sans tâche, et il y a desentreprises qu’il vous est interdit de tenter, car vous ycompromettriez votre nom. Je ne puis pas le porter, ce nom, tantque je serai menacée du malheur que je redoute. Si, dans un accèsde colère, M. Crozon tuait ma sœur, je veux être seule àsouffrir.

Ce refus n’était pas formulé de façon àdécourager Darcy, qui sentait grandir son amour à chaque mot queprononçait mademoiselle Lestérel. Il lisait maintenant dans ce cœurtout plein de nobles sentiments ; il admirait le caractèreélevé, la simplicité fière de cette jeune fille qui aimait mieuxrester pauvre et isolée que d’exposer son mari à porter avec ellele poids d’une catastrophe. Et, plus que jamais, il était résolu àl’épouser, dût-il, pour y parvenir, se mêler des affaires de ménagedu capitaine au long cours.

Il allait jurer à Berthe que rien ne le feraitrenoncer à son dessein, protester encore qu’il l’aimait éperdument,et, en dépit de son expérience mondaine, il allait sans doutetrahir, par des discours et par des gestes plus expressifs qu’il neconvenait, le secret de cette longue causerie qui n’était guère demise dans le salon de madame Cambry.

Mademoiselle Lestérel sentit le péril de lasituation, et ne lui permit pas de passionner encore un dialoguetrop passionné déjà.

– On nous regarde beaucoup, dit-elle, enchangeant de ton ; je vous supplie de parler d’autrechose.

» Est-il vrai qu’on va reprendre DonJuan, à l’Opéra ?

– Don Juan ? répéta Gaston,abasourdi. Je… je ne sais.

– Je vous demande cela, parce que j’adorela musique de Mozart, continua Berthe sur un diapason plus élevé.Croiriez-vous que je n’ai jamais entendu son chef-d’œuvre à lascène ? Je le sais par cœur, mais je vais si rarement authéâtre, et il y a si longtemps qu’on ne l’a joué…

Et comme Darcy, tout désarçonné, cherchait unephrase pour entretenir cette conversation destinée à dérouter lesindiscrets, Berthe, redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même,reprit gaiement :

– J’aime Mozart depuis que j’existe.Étant toute petite, quand je prenais mes premières leçons de piano,il m’arriva une fois d’entendre exécuter par mon professeur unmorceau de la Flûte enchantée. J’en fus si ravie que lelendemain, dès l’aurore, je me glissai dans la salle de musique, jebouleversai toutes les partitions jusqu’à ce que j’eusse trouvél’air qui m’avait charmée, et je me mis bravement à exécuter cetair avec un seul doigt. Je fis tant de tapage que la maîtresse dupensionnat accourut au bruit et voulut me mettre en pénitence pourm’apprendre à écorcher les maîtres au lieu d’étudier mes leçons.Sur quoi, je me révoltai, et je crois, Dieu me pardonne, que je luidonnai un soufflet. Ce fut une grosse affaire. Je faillis êtrerenvoyée. Ma sœur vint demander ma grâce en pleurant, et je mepromis bien de ne plus jamais lui causer de chagrin.

– En vérité, dit en souriant Gaston quisentait la nécessité de tromper les yeux attentifs des voisins etsurtout ceux des voisines ; en vérité, mademoiselle, j’ai biende la peine à croire que vous ayez jamais battu quelqu’un.

– C’est que l’occasion ne s’est pasprésentée. Si vous pensez que le ciel m’a douée d’une patienceangélique, vous vous abusez complètement. Je suis très-calme enapparence, mais j’ai parfois des colères terribles.

– Vous ne comptez pas, je suppose, mepersuader que vous iriez jusqu’à commettre un meurtre dans un accèsde fureur ?

– Vous riez, mais je parle sérieusement.Certes, j’espère bien que je ne tuerai jamais personne, etpourtant, un jour… M. Crozon avait levé la main sur ma sœur…j’ai saisi un couteau qui se trouvait à ma portée… nous étions àtable… et si Mathilde ne m’eût arrêté le bras, je ne sais ce quiserait arrivé. Laissons ce vilain souvenir. Je tenais à vous direqu’il n’est pire eau que l’eau qui dort, et que j’ai un grosdéfaut. Je suis excessivement nerveuse et sujette à desemportements subits. Aussi je me défie de moi-même et j’évite lesoccasions où je pourrais me laisser aller à un mouvement devivacité.

» Mais voici madame Cambry qui vient dece côté, et je crois bien qu’elle va me prier de chanter. Jen’oserai pas le lui refuser, et cependant je voudrais bien meretirer de bonne heure, car ma sœur est encore très-souffrante, etil faut absolument que je la voie ce soir avant de rentrer chezmoi.

– J’espère, dit vivement Gaston, que vousne vous exposerez pas, comme vous l’avez fait l’autre nuit.Promettez-moi que vous vous ferez accompagner, ou permettez-moide…

– Oh ! ne craignez rien, interrompitmademoiselle Lestérel ; j’ai gardé le fiacre qui m’a amenée.Il me conduira rue Caumartin et, de là, rue de Ponthieu.

Et comme elle voyait bien que Darcy allaitrevenir à un sujet brûlant, elle se hâta d’ajouter :

– D’ailleurs, j’ai maintenant de quoi medéfendre. Je suis armée en guerre. Voyez le joli poignard-éventailque mon beau-frère m’a donné.

» J’ai raconté mon aventure àM. Crozon. Je la lui ai racontée… à moitié, car, bien entendu,je ne lui ai pas parlé de vous. Et quand il a su que j’avais étépersécutée par un impertinent… je ne lui ai pas dit non plus le nomde mon persécuteur : il serait allé lui demander raison de saconduite… quand il a su le danger que j’avais couru, il m’a faitcadeau de ce singulier objet qu’il a acheté en relâchant àYeddo[2]. Je le porte pour lui faire plaisir, et,ce soir, il sera enchanté de constater que je ne m’en sépare pas,même pour aller dans le monde. C’est un peu ridicule à moi de faireainsi l’Andalouse de romance. Heureusement tous ceux qui me voientjouer avec cet instrument meurtrier le prennent pour un simpleéventail.

Darcy avait le goût des curiosités, et ilexamina avec intérêt l’arme rapportée du Japon par l’irasciblebaleinier. C’était une lame d’acier très-solide et très-aiguë,cachée dans un étui qui avait la forme d’un éventail fermé, lemanche, orné d’un cordonnet de soie, figurant parfaitement la basede l’éventail.

Berthe le prit des mains de Darcy. MadameCambry venait à elle, et l’amoureux Gaston se décida, fort àregret, à se lever. La douce causerie avait pris fin. Il auraitvoulu qu’elle durât toujours ; mais, quoiqu’il n’eût obtenuaucun aveu, il espérait bien que mademoiselle Lestérel selaisserait toucher tôt ou tard, et il ne se repentait pas de s’êtreavancé jusqu’à lui demander de l’épouser.

La gracieuse veuve ne fit aucune attention àl’éventail que tenaient les doigts effilés de sa protégée, et ditavec un charmant sourire :

– Ne nous chanterez-vous rien ce soir, machère Berthe ! J’ai prié mes amis de ne pas me faire veillertard, mais je ne veux pas les priver du plaisir de vous entendre.Oh ! je ne vous demande pas un grand morceau. Je sais que vousêtes fatiguée et que, vous aussi, vous désirez vous retirer avantminuit. Un air, rien qu’un air ; la Sérénade aragonaisede Pagans, par exemple. Vous la chantez si bien, etM. Gaston Darcy est un si excellent accompagnateur !

Berthe ne se fit pas prier ; Gaston,encore moins, et ils prirent place au piano qui était tout prèsd’eux.

Quelques-uns des familiers du salon de madameCambry étaient déjà partis à l’anglaise, c’est-à-dire sans prendrecongé.

Dans cette aimable maison, la liberté absolueétait la règle, et chacun en usait à sa guise. Quand on y faisaitde la musique, on n’était même pas obligé d’écouter.

Il ne restait qu’un petit nombre d’intimesquand mademoiselle Lestérel vint se placer debout devant le piano,tout près de Gaston, qui n’aurait pas consenti à échanger contre unfauteuil de président l’étroite sellette sur laquelle sa fonctiond’accompagnateur l’obligeait à s’asseoir.

La jeune veuve était allée se cantonner dansun coin, à côté de M. Roger Darcy qui se montrait fortempressé et qu’elle appréciait à toute sa valeur. Elle aimait sonesprit original et prime-sautier, son langage coloré ; elleaimait jusqu’aux bizarreries de son caractère, et jamais l’aimablejuge n’était plus en verve que lorsqu’il causait en tête-à-têteavec madame Cambry.

Il semblait qu’ils eussent été faits l’un pourl’autre, et si le magistrat eût été plus jeune, leur sympathieréciproque aurait bien pu aboutir à un mariage. Certaines gensprétendaient même que la dame avait un faible pour les hommes mûrs,quand ils étaient riches, intelligents et bien posés dans le monde.Quoi qu’il en fût de ses sentiments intimes, elle et lui restaientdans les termes charmants de cette camaraderie qui ne peut existerentre un homme et une femme qu’à la condition que ni l’un nil’autre n’ait d’arrière-pensée amoureuse.

– Elle est ravissante, votre petiteartiste, dit tout bas M. Darcy. Une figure et une tailleadorables, une distinction parfaite, et avec cela pas la moindreapparence de coquetterie. Où a-t-on fabriqué cette merveille ?Est-ce au Conservatoire ?

– Non, répondit en souriant madameCambry, c’est une trouvaille que j’ai faite. Et je vous assure quevotre neveu me bénit de l’avoir découverte.

– Mon neveu ! Est-ce que, parhasard, il lui ferait la cour ? C’est invraisemblable, il estdécidé à se marier.

– Je croyais qu’il l’était déjà unpeu…

– Plus du tout… depuis dimanchedernier.

– Mieux vaut tard que jamais. Eh bien,pourquoi n’épouserait-il pas Berthe ?

– Parlez-vous sérieusement ?

– Mais sans doute. Berthe a toutes lesqualités, tous les talents et toutes les vertus. Elle est pauvre,c’est vrai. Qu’importe, puisque votre neveu est riche ?

– Pas assez pour deux.

– Si tel est votre avis, vous m’ôtez uneillusion. Je m’imaginais que vous n’étiez pas opposé aux mariagesd’inclination. Mais, chut ! écoutez l’artiste, puisque vous nevoulez pas de la jeune fille pour nièce.

Gaston venait de préluder par quelquesaccords, et mademoiselle Lestérel commençait le doux air dont lesparoles eussent été mieux placées dans la bouche de son amoureuxque dans la sienne. Elle chantait :

La belle qui m’aimera

Assez mal s’en trouvera

Si son cœur a le dessein

De faire un peu le mutin.

– Oh ! oh ! soufflaM. Darcy, le morceau est de circonstance. Est-ce vous quil’avez choisi ?

– Oui, murmura la veuve. Il me plaîtbeaucoup, et Berthe le dit à ravir.

La voix d’or de la jeune fillereprit :

Quand j’irai devant sa fenêtre

À minuit chanter ma chanson

Je prétends la voir paraître

Tout de suite à son balcon,

Bien vite, ou sinon…

– On jurerait qu’on a écrit cela toutexprès pour eux, soupira madame Cambry.

– Décidément, lui dit à l’oreilleM. Roger Darcy, vous tenez à faire le bonheur de votreprotégée.

– Et le bonheur de votre neveu. Jamais ilne rencontrera une femme si accomplie.

– Pardon, j’en connais une.

– Oh ! alors, présentez-là moi.

– Impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que cette femme, c’est vous.

– Voilà ce qui s’appelle un compliment àbout portant.

– Ce n’est pas un compliment, c’est… uneouverture.

– Ainsi, vous êtes d’avis que je feraisbien d’épouser M. Gaston Darcy ?

– En mon âme et conscience, oui.

– Je ne m’attendais guère à cetteproposition… surtout de votre part.

– Est-ce qu’elle vous offense ?

– Non, certes. Votre nom est de ceux quela femme la plus difficile serait heureuse et fière de porter. MaisM. Gaston n’a jamais songé à moi.

– Qu’en savez-vous ?

– En tout cas, il n’y songe plus, car ilaime Berthe. Cela saute aux yeux. Et je m’étonne que vous ne soyezpas plus clairvoyant… vous ! un juge d’instruction ! Vousne savez donc lire que dans le cœur des prévenus ? Et quandvous êtes hors de votre cabinet, il faut donc, pour que vouscompreniez… il faut donc qu’on vous fasse des aveux ?

En parlant ainsi, madame Cambry regardaitfixement M. Roger Darcy, et le magistrat tressaillit comme unhomme qui voit tout à coup s’ouvrir devant lui un horizoninattendu.

– De plus, reprit la jeune veuve, je vousdéclare très-franchement que votre neveu, fût-il libre, ne meconviendrait pas du tout. Je rends justice à ses mérites, mais jeme défie beaucoup de ses défauts. Il a trop vécu dans ledemi-monde. Ce serait une conversion à obtenir, et je ne mechargerais pas de la tenter. Il n’y a que l’amour qui puissemétamorphoser un viveur en mari sérieux. Berthe y réussira. Moi,j’y perdrais mes peines.

– Ma foi ! vous avez peut-êtreraison, dit gaiement l’oncle. Je veux marier Gaston, mais je neveux faire le malheur de personne.

– Pourquoi tenez-vous tant à lemarier ?

– Parce que… vous allez vous moquer demoi… parce que j’entends que la France possède des Darcy àperpétuité. Pour le moment, il ne lui en reste que deux, et si l’unde ces deux ne fait pas souche, bientôt il ne lui en restera plusdu tout. Gaston est le plus jeune. C’est à lui de se dévouer.

– Se dévouer ? Alors, vousconsidérez le mariage comme un sacrifice. Vous êtes vraimentgracieux pour nous autres femmes !

– Oh ! je parle pour moi qui suisvieux.

– Quel âge avez-vous donc ?

– Quarante-cinq ans, hélas !

– Je ne m’en suis jamais aperçue.

– Vous êtes bien bonne. Moi, je m’enaperçois tous les jours.

– Et moi, je vous trouve plus jeune quevotre neveu. Ce ne sont pas les années qui vieillissent un homme,c’est l’usage qu’il fait de son cœur.

– Le mien n’a pas autant voyagé que celuide Gaston, et surtout il n’a pas voyagé dans les mêmes pays. Iln’en est pas moins à la retraite, et je doute qu’on l’en relève. Jen’ai malheureusement aucun goût pour mes contemporaines, et unejeune femme ne voudrait pas de moi. Une fille sans dot serésignerait peut-être, mais ces résignations-là coûtent cher aumari qui les accepte.

– Pas si haut ! vous troublez lachanteuse, interrompit malicieusement madame Cambry. Écoutez cettejolie finale.

Berthe chantait :

La belle se penchera

Et bien doucement dira :

Cher seigneur, quels sont tes vœux ?

Je veux tout ce que tu veux.

Il me faut deux baisers, dirai-je,

Deux baisers, ô mon cher trésor,

L’un sur votre front de neige,

L’autre sur vos cheveux d’or.

L’air était fini, et les applaudissementsempêchèrent M. Roger Darcy de continuer à prêcher contre lesquadragénaires qui affrontent les chances périlleuses dumariage.

– Cherchez, et vous trouverez, lui ditmadame Cambry, en se levant pour aller féliciter mademoiselleLestérel.

Et elle ajouta :

– Regardez donc votre neveu. Il estradieux.

Elle n’exagérait pas. Gaston rayonnait. Ilavait cru deviner que Berthe pensait à lui, quand elle disaittendrement au bien-aimé de la romance : Je veux tout ce que tuveux. Et il aurait pu répondre sans mentir qu’il mourait d’envie debaiser un front de neige et des cheveux d’or, car Berthe étaitblanche comme un lis et blonde comme les blés. La joie le troublaità ce point qu’il avait commis quelques fausses notes enaccompagnant la sérénade.

– Cette musique est délicieuse, et vouslui donnez une expression qui la rend encore plus touchante, dit lajeune femme en serrant les mains de mademoiselle Lestérel. Vous ymettez toute votre âme, j’en suis sûre… et je suis sûre aussi queM. Gaston Darcy la préfère à tous les grands morceaux de nosdivas.

Gaston se tut. Ses yeux parlaient pour lui.Berthe baissait les siens et paraissait toute décontenancée. On eûtdit qu’elle regrettait d’avoir chanté avec tant de feu.

– Si vous n’êtes pas trop fatiguée, chèrepetite, reprit madame Cambry, dites-nous donc encore un air… celuique vous voudrez.

La jeune fille hésita un peu ; mais undes morceaux qu’elle avisa sur le piano convenait sans doute à savoix et à sa situation, car elle le plaça devant Gaston qui leconnaissait, cet air mélancolique écrit par Martini, un maître dusiècle dernier. Quand Berthe commença à chanter lentement lesparoles auxquelles il va si bien, il lui sembla qu’elle s’adressaità lui et qu’elle le suppliait de ne pas l’aimer.

Plaisirs d’amour ne durent qu’un moment ;

Chagrins d’amour durent toute la vie,

soupirait la jeune fille, et dans son accentil y avait une prière.

Était-ce avec intention qu’elle avait choisice chant si cruellement vrai ? Gaston le crut, et son visagese rembrunit un peu. Il se prit à songer qu’une passion, mêmepartagée, ne met pas ceux qui l’éprouvent à l’abri du malheur, etque mademoiselle Lestérel avait peut-être raison de prédire ainsiun sombre avenir à leurs amours.

L’air expira comme une plainte, et plus d’unefemme essuya furtivement une larme. Madame Cambry elle-même étaitémue quoiqu’elle ne dût connaître que par ouï-dire les plaisirs etles chagrins dont il s’agissait. Elle l’était si vivement qu’elleembrassa Berthe sur les deux joues.

Comme elle la reconduisait à sa place, aprèsl’avoir remerciée et complimentée, un valet de pied qui venaitd’entrer dans le salon s’avança respectueusement et lui ditquelques mots à voix basse.

Gaston vit madame Cambry parler à l’oreille dela jeune fille et sortir avec elle du salon. Très-surpris et mêmeun peu inquiet, il se rapprocha de son oncle qui lui tint cediscours fort sage :

– Mon cher, je ne devine pas plus que toipourquoi mademoiselle Lestérel s’en va si brusquement, mais jecrois que nous ferions bien de partir aussi. Madame Cambry ne m’apas caché qu’elle avait besoin de repos, et que ses meilleurs amislui seraient agréables en ne s’attardant pas ici ce soir.D’ailleurs, j’ai à causer avec toi, et comme tu vas, je suppose, aubal de l’Opéra…

– Oh ! je ne suis pas du tout décidéà y aller, interrompit Gaston. Mais voici madame Cambry qui rentre.Je voudrais savoir…

La jeune veuve vint à lui et dittristement :

– Ma pauvre Berthe est obligée de nousquitter. Sa sœur a été prise tout à coup d’une crise nerveuse. Ilfaut que ce soit très-grave, car Berthe a failli s’évanouir auxpremiers mots que lui a dits tout bas la personne qui est venue lachercher. Elle est d’une sensibilité excessive, cette chère enfant,et elle a un courage !… Je lui ai offert de la faireaccompagner… d’envoyer mon médecin chez sa sœur… elle n’a rienvoulu entendre, et elle est partie seule… avec une femme dechambre… en fiacre… alors qu’elle pouvait prendre mon coupé que jelui proposais. Quel dévouement ! Et qui croirait que cettefrêle jeune fille a tant d’énergie ! Je l’aimais déjà de toutmon cœur ; maintenant, je l’aime et je l’admire.

– Si vous vous trouviez en pareil cas,vous feriez comme elle, chère madame, dit M. Roger Darcy. Nenous prouvez-vous pas ce soir que vous êtes courageuse ? Moi,je trouve que vous êtes héroïque de veiller en dépit de votremigraine, et je ne veux pas abuser de votre héroïsme. Je prendsdonc congé de vous, et j’emmène Gaston pour lui faire de la moraleen route.

Madame Cambry n’essaya point de retenirl’oncle ni le neveu. Elle tendit à chacun d’eux une de ses bellesmains, et elle dit à l’oncle avec un sourire expressif :

– Chercherez-vous ?

– Oui, puisque vous prétendez que jetrouverai, répliqua le juge d’instruction.

Gaston ne comprit pas et ne chercha pas àcomprendre. Il ne pensait qu’à Berthe, et, quand il fut assis dansla voiture de M. Roger Darcy, il fallut, pour l’arracher à sarêverie, que son oncle l’attaquât en ces termes fortnets :

– Mon garçon, je vois clair dans ton jeumaintenant. C’est madame Cambry qui m’a ouvert les yeux. Tu es foude cette petite qui chante si bien la sérénade plus ou moinsaragonaise où il y a tant de baisers. Je conviens qu’elle estadorable. Mais l’épouser ! diable ! comme tu yvas !

– Mon cher oncle, répondit Gaston, vousm’avez dit tantôt : Pourvu que ta fiancée ne soit ni d’unehonnêteté douteuse, ni d’une famille tarée…

– Et je ne m’en dédis pas, mais il s’agitde me démontrer que mademoiselle Berthe est dans les conditionsexigées. D’abord, qu’est-ce que c’est que ces Lestérel ? Jeconnais entre Toulon et Nice une forêt de ce nom-là. Lerenseignement ne me semble pas suffisant.

– Sa sœur a épousé un capitaine au longcours. Son père était chef de bataillon.

– Julia d’Orcival aussi est la fille d’unofficier. Et puis, mon cher, je ne crois pas beaucoup à la vertudes demoiselles qui vivent seules.

– Ce n’est pas sa faute si elle estorpheline.

– D’accord, mais sa beauté l’expose à desséductions contre lesquelles un chaperon ne serait pas inutile.Pourquoi n’habite-t-elle pas avec sa sœur, puisque sa sœur estmariée ?

Gaston ne répondit pas, et pour cause, à cettequestion.

– Si tu te tais, reprit son oncle, c’estque tu n’as rien de bon à me dire. Mais je ne veux pas abuser demes avantages pour corser mon sermon. Un coupé de chez Binder n’estpas une chaire. Viens demain chez moi, à midi, si tu es capable dete lever si matin. Nous causerons sérieusement… de toi… etpeut-être de moi.

– Maintenant, veux-tu que je te jette rueMontaigne ou sur le boulevard ?

– Sur le boulevard, mon oncle.

– Très-bien. Tu vas au bal de l’Opéra.Ton cas n’est pas encore désespéré.

Chapitre 5

 

Quoi qu’en dît son oncle, Gaston n’était pasdu tout décidé à aller au bal de l’Opéra, et s’il accepta de sefaire conduire au boulevard, c’est qu’il voulait monter au cerclepour consulter son oracle habituel, le sage capitaine qui luidonnait de si bons avis. Il avait beaucoup de choses nouvelles àlui apprendre et une foule de conseils à lui demander.

Mais il était écrit que tous ses projetsseraient dérangés.

Au cercle, il ne trouva personne à qui parler.Le bal y avait fait le vide. Il n’y était guère resté que desjoueurs de whist, et l’un d’eux dit à Darcy que Nointel, dérogeantà ses habitudes, avait suivi les jeunes à l’Opéra. Sur quoi, Darcy,qui tenait à parler à son ami, se décida à l’y rejoindre.

Le théâtre était à deux pas. Par hasard, il netombait ni pluie ni neige, et le pavé était sec. Darcy fit à piedla courte traversée et pénétra dans la salle.

Il n’était que minuit et demi. On dansaitdéjà, mais les loges se garnissaient lentement, et on nerencontrait guère que des femmes costumées qui venaient là pourdanser des quadrilles orageux. Les dominos étaient rares.

Darcy pensa qu’il trouverait le capitaine dansla loge retenue par le cercle, et il se dirigea vers les premièresdu côté gauche, sans entrer dans le foyer et sans flâner dans lescorridors.

Il soupçonnait que Julia viendrait au bal, etil ne se souciait pas de la rencontrer. Non qu’il craignît de selaisser engluer par cette preneuse de cœur – le sien étaitmaintenant à l’épreuve des séductions – mais il voulait éviter uneexplication désagréable.

Dans la loge, il y avait deux ou troisclubmen de sa connaissance, mais Nointel venait justementd’en sortir. Lolif et Prébord y étaient, et Prébord s’en alla, dèsqu’il vit entrer Darcy.

Ils s’étaient déjà rencontrés au cercle,depuis leur altercation, et ils se faisaient froide mine ;mais, par une sorte d’accord tacite, ils n’avaient entamé aucuneexplication à propos de leur rencontre dans la rue Royale. Chacuncomprenait que le dialogue tournerait vite à l’aigreur, et ni l’unni l’autre ne tenait à s’embarquer dans une querelle. Prébordn’était pas belliqueux, et Darcy, qui se battait volontiers,craignait de compromettre mademoiselle Lestérel.

– Mon cher, lui cria Lolif, venez doncque je vous montre une chose curieuse.

Et comme Darcy objectait qu’il cherchait lecapitaine, le reporter par vocation lui dit :

– Vous ne le trouverez pas. Nointel estun original qui ne fait rien comme les autres. Je parierais qu’ilest descendu dans la salle, et qu’il s’amuse à voir danser lesClodoches. Attendez-le ici. C’est plus sûr, et je vous promets quevous ne vous ennuierez pas. Venez à côté de moi, sur le devant dela loge, pendant qu’il y a encore une place. D’ici à unedemi-heure, nous serons envahis par les femmes que ces messieursvont amener, et je ne pourrai plus étudier avec vous ce mystère quej’aperçois là-bas.

– Il y a un mystère ? demanda enriant Gaston. Va pour le mystère. J’ai du temps à perdre, car je medécide à attendre ici le capitaine.

– Regardez là-bas, dans la loge qui estjuste en face de la nôtre, de l’autre côté de la salle.

– Bon ! j’y suis. Et je vois… unefemme toute seule.

– Une femme en domino noir et blanc.

– Oui. Noir d’un côté et blanc del’autre. Tiens ! le masque de dentelles est pareil. Une facenoire, une face blanche. Les gants vont avec le reste. Un noir etun blanc. Ce costume mi-parti est assez drôle ; mais si c’estlà votre mystère, il sera bien vite éclairci. La dame n’est pasvenue pour rester en faction dans sa loge, comme un soldat dans saguérite. Elle ira au foyer ou dans les couloirs, et on saura quic’est. Nous avons ici des gens qui sont fort au courant durépertoire. Les anciennes sont très-connues, les nouvelles sontrares, et quand il s’en montre une, elle est vite signalée.

– Je parie que celle-ci n’est ni unenouvelle ni une ancienne. Je parie que c’est une femme dumonde.

– Peste ! quel flair ! À quoivoyez-vous cela, je vous prie ?

– Elle est seule. Donc elle attendquelqu’un.

– Voilà une belle raison ! Il mesemble, au contraire, que si c’était une femme du monde, elleaurait tout intérêt à ne pas se faire remarquer. Elle se tiendraitdans le fond de sa loge, et elle n’aurait pas choisi un domino quiattire l’attention.

– C’est justement là qu’est lemystère.

– Ah ! pour le coup, c’est tropfort. Lolif, mon ami, votre imagination vous égare. Et tenez !voici le général Simancas et le docteur Saint-Galmier qui prennentplace dans une loge à côté de celle où est votre inconnue. Allezles trouver. Vous verrez de près le domino bigarré. Vous pourrezmême écouter à travers la cloison, dans le cas où cette solitairerecevrait des visites.

– Non pas. Simancas et Saint-Galmier mesont trop suspects.

– Bah ! ceux-là aussi ! Est-ceque vous auriez découvert qu’ils ont commis des crimes ?

– Pas encore, mais je les croistrès-capables d’en commettre. Ces gens-là ont des allures étranges.Ainsi, ce soir, au lieu de venir dans la loge du cercle, ils en ontloué une pour eux tout seuls.

– Cela prouve tout au plus qu’ilsn’aiment pas les longues histoires.

– Bon ! bon ! moquez-vous demoi. Un jour viendra où vous reconnaîtrez que j’avais raison.Ah ! voici une visite qui arrive à la femme bicolore.

– Oui, un domino ; tout noircelui-là. Qu’y a-t-il à cela d’extraordinaire ?

– Vous n’avez donc pas remarqué que ledomino noir et blanc s’est levé vivement dès qu’il a vu entrerl’autre. Si c’était une amie attendue, elle la ferait asseoir àcôté d’elle. Et voyez, elles disparaissent toutes les deux dans lepetit salon qui est derrière la loge.

– Et il paraît que cette éclipse intrigueSimancas, car il se lève pour regarder par-dessus la séparation. Ilen sera pour son dérangement. Les deux femmes sont devenuescomplètement invisibles.

– Bon ! mais pourriez-vous me dire àquelle catégorie sociale appartient la visiteuse ?

– Non, ma foi ! Et vous ?

– Moi, je le sais. C’est une bourgeoisequi ne fréquente pas habituellement le bal de l’Opéra… peut-êtremême est-ce une provinciale. Ça se voit à sa tenue, qui manqueabsolument d’élégance. Au lieu du voile de dentelles à la mode dujour, elle a sur la figure un simple loup de velours. Il fautarriver de Montmorillon ou de Ménilmontant pour porter un loup. Etau lieu d’avoir mis un capuchon sur une toilette de bal, elle s’estaffublée du classique domino d’autrefois, une espèce de peignoirqu’elle a dû louer à une marchande à la toilette.

– Décidément, mon cher, vous êtes depremière force. Vous en remontreriez à Zadig.

– Zadig ! Je ne connais pas d’agent,ni de commissaire de ce nom-là, dit Lolif qui avait beaucoup moinslu les contes de Voltaire que la Gazette desTribunaux.

– C’est un célèbredétective anglais, riposta Darcy avec un flegmesuperbe.

– Ah ! vraiment ? Eh bien, sivous le connaissez, vous me ferez plaisir en me présentant à luiquand il viendra à Paris.

– Je n’y manquerai pas, et je suiscertain que vous l’étonnerez.

– Ne riez pas. Je lui apprendraispeut-être des tours qu’il ignore.

» Ah ! voilà le domino mi-parti quireparaît… tout seul. La conférence dans le petit salon n’a pas étélongue, et je commence à croire que l’autre est tout bonnement safemme de chambre qui lui apportait un objet oublié… son éventailpeut-être. Il me semble qu’elle n’en avait pas quand elle estentrée dans la loge, et elle en a un maintenant… sur sesgenoux.

– Quels yeux vous avez ! vousfinirez par me dire de quelle couleur sont les siens.

– Il ne faudrait pas m’en défier. Tiens,une nouvelle visite ! Encore une femme en domino.

– La même, parbleu ! Voilà quidérange un peu vos suppositions. Si c’était une soubrette, samaîtresse ne se lèverait pas deux fois en moins de cinq minutespour la recevoir. Et vous voyez qu’elle s’enfonce encore avec elledans les profondeurs du petit salon.

– Il n’est pas prouvé que ce soit lamême, grommela Lolif, vexé.

Et il braqua sur la loge vide une énormejumelle ; mais l’usage prolongé de ce télescope ne lui fitrien découvrir. Les deux dominos ne reparurent point.

– À votre place, lui dit ironiquementDarcy, moi, je sortirais et j’irais monter la garde à la porte duréduit mystérieux. Nul ne pourrait y entrer, ni en sortir, sanspasser sous votre inspection.

– C’est ce que je ferai un peu plus tard,répondit Lolif d’un air fin. Pour le moment, j’aime mieux observerSimancas et Saint-Galmier, qui m’ont tout l’air d’espionner leurvoisine.

– Je vous laisse à cette intéressantepréoccupation.

– Vous partez ! mais il n’est qu’uneheure. Le bal commence à peine.

– Je vais me mettre en quête deNointel.

– Et vous le ramènerez ici ?

– Peut-être. Piochez le mystère, enattendant que je revienne… si je reviens.

Au fond, Darcy n’avait pas la moindre envie dereprendre une conversation qui l’ennuyait. Il n’était venu que pourle capitaine, et il se proposait d’aller se coucher, s’il neréussissait pas à le découvrir.

Il descendit d’abord dans la salle, où il nevit que des travestis des deux sexes ; puis il parcourut lefoyer, où foisonnaient les chercheuses d’aventure et les commis enbonne fortune. Nointel n’y était pas, et, après trois quartsd’heure de recherches, Darcy allait partir, lorsqu’à l’entrée ducorridor des premières, il se trouva tout à coup nez à nez avec sonintrouvable ami.

– Parbleu ! c’est heureux,s’écria-t-il, en passant son bras sous le sien, voilà je ne saiscombien de temps que je cours après toi. Où diable étais-tudonc ?

– Je vais te conter ça. Dis-moi d’abordce que tu as à me dire. Est-ce que tu viens m’annoncer que tu t’esremis avec Julia ?

– Tu sais bien que non.

– Je ne sais rien du tout. Il y a quatrejours que je ne t’ai vu… et quatre nuits… quatre fois plus de tempsqu’il n’en faut pour faire une sottise.

– Sois tranquille. Je me souciemaintenant de Julia comme du premier cigare que j’ai fumé aucollège.

– Je dois te prévenir qu’elle est ici. Jene serais même pas surpris qu’elle y fût venue pour toi, car elleest arrivée seule, dès minuit, ce qui est très-contraire à seshabitudes. Je montais le grand escalier derrière elle, et j’ai vusa figure au moment où elle écartait ses dentelles pour se regarderdans une glace. Elle m’a vu aussi, et elle s’est sauvée. Je croisqu’elle n’était pas contente que je l’eusse reconnue.

– Elle n’a pas porté longtemps le deuilde ce malheureux Golymine. Mais ça ne me regarde pas, et je vaisfiler, attendu que je ne tiens pas du tout à la rencontrer.

– Tu ne la rencontreras pas. Elle estcantonnée dans une loge des premières de côté, en face de la logedu cercle, où tu es entré sans doute.

– J’en sors.

– Alors, tu as dû apercevoir madamed’Orcival. Elle a pour voisins le général péruvien et le praticiendu Canada.

– Et elle est en domino noir etblanc ?

– Précisément.

– Comment ! c’est Julia qui s’esthabillée en drapeau prussien ! Et cet imbécile de Lolif qui laprend pour une grande dame et qui invente des romans à proposd’elle ! Si tu veux rire, tu n’as qu’à aller le retrouver et àécouter les niaiseries qu’il te débitera. Moi, j’en ai assez et jedécampe. Julia n’aurait qu’à venir rôder par ici. J’irai demain tedemander un avis.

– Sur ton prochain mariage ?

– Oui. Je suis presque décidé à doublerle cap ; mais un bon pilote n’est jamais de trop.

– A la disposicion deusted ! Je te parle espagnol, parce que je viensd’escorter une marquise havanaise.

Et, comme Darcy dressait l’oreille, lecapitaine reprit en riant :

– Oui, mon cher, tel que tu me vois, j’aicouvert de ma protection une noble personne qui la réclamait. Toutà l’heure, en débouchant dans le couloir, j’ai avisé une femme quede jolis gommeux serraient de trop près et qui s’est aussitôtaccrochée à mon bras. J’ai pu croire un instant que j’avais faitune conquête. Je n’ai eu qu’un beau remerciement, et la dame m’aquitté à vingt pas de l’endroit où j’avais pris sa défense. Mais àsa voix, à son accent et à ses cheveux aile de corbeau, j’aitrès-bien reconnu madame de Barancos.

» L’incomparable marquise au bal del’Opéra ! C’est roide. Pourquoi pas, après tout ? Elleest un peu bien excentrique, cette créole archimillionnaire. Ce quim’étonne le plus, c’est qu’elle soit venue sans cavalier.

» Peut-être cherche-t-elle ce fat dePrébord. Les femmes ont des goûts si étranges.

– À la façon dont tu parles d’elle, jevois que ce n’est pas elle que tu comptes épouser.

– Ni elle, ni madame Cambry. Je teconterai mon cas demain. Mais je me sauve de peur de Julia.Adieu ! que Lolif te soit léger !

Le capitaine laissa partir son ami, sanschercher à le retenir. Il savait que madame d’Orcival n’était pasloin, et il redoutait une rencontre qui aurait pu amener unerechute.

Peu s’en fallut, du reste, qu’il ne partîtaussi, car le bal ne l’amusait guère ; mais, quoiqu’il ne fûtpas curieux de scandale, la présence de madame de Barancos à cettefête, un peu trop publique pour une marquise, ne laissait pas del’intriguer très-fort.

N’aimant pas le monde, il n’allait pas chezelle, mais il la connaissait parfaitement de vue et deréputation ; il s’occupait d’elle de loin, et ellel’intéressait comme un problème.

À vrai dire, tout Paris la connaissait, cettesplendide créole qui se montrait partout, et qui partout où elle semontrait régnait sans partage, par la grâce de sa beauté, de safortune et de sa naissance.

Fille d’un Grand d’Espagne et veuve d’uncapitaine général, gouverneur de l’île de Cuba, la marquise deBarancos habitait la France depuis trois ans, et y menait uneexistence presque royale.

Elle semblait même vouloir s’y fixer, car elleavait acquis un superbe hôtel contigu au parc Monceau, unmagnifique château et une grande terre en Normandie.

Écuyère intrépide, chasseresse infatigable,elle se passionnait aussi bien pour les arts que pour les exercicesviolents. On la voyait le jour conduire à quatre au bois deBoulogne, et le soir s’enivrer de musique au théâtre.

Elle recevait beaucoup, et elle donnaitsouvent des fêtes dont la description défrayait pendant huit joursles chroniqueurs du high life. Mais elle avait aussi sesintimes, choisis dans toutes les aristocraties, de grands noms etdes célébrités artistiques et littéraires. La jeunesse, l’éléganceet l’esprit avaient leurs entrées chez elle comme chez madameCambry.

Et ces deux veuves se ressemblaient encore enun point : elles voyaient peu de femmes.

Mais, sans parler de la différence de fortuneet d’origine, elles ne se ressemblaient ni par le caractère ni parles habitudes. Autant madame de Barancos était ardente, altière etcapricieuse, autant madame Cambry était calme, modeste et sage.Nointel, qui s’amusait souvent à les comparer, les avait surnomméesle torrent et la rivière.

Bien entendu, la marquise était le torrent.Mais ce torrent n’avait pas encore causé de ravages.

Quoique dégagée de tout lien par sa situationexceptionnelle et par son veuvage, madame de Barancos se conduisaittrès-correctement, et ses excentricités n’allaient jamais jusqu’auximprudences compromettantes.

Elle vivait d’ailleurs, pour ainsi dire, augrand jour, et il lui eût été plus difficile qu’à toute autre decacher un écart. Trop d’yeux l’observaient, les yeux de tous sesadorateurs.

Le capitaine n’en revenait pas de l’avoirrencontrée seule, en plein bal de l’Opéra, comme une simpleirrégulière.

Cependant, il n’avait pu se tromper. Il luiétait arrivé souvent d’échanger quelques mots avec elle dans une deces ventes de charité où elle aimait à tenir un comptoir, et elleavait un léger accent qu’on ne pouvait pas oublier.

Nointel n’était certes pas homme à abuser dupetit secret que le hasard venait de lui livrer ; mais il seplaisait à étudier en philosophe le caractère et les actions desfemmes.

Il se mit donc à pérégriner par les corridors,dans l’espérance de rencontrer encore la marquise, et cette fois aubras d’un cavalier.

Il se flattait, quoique le domino qu’elleportait fût dépourvu de tout signe particulier, de la reconnaître àsa taille, à sa tournure, à sa voix, en la suivant d’un peu prèspendant quelques instants. Mais il ne se flattait pas de lareconnaître à distance, d’un côté de la salle à l’autre, si elles’était réfugiée dans une loge, et pour cette raison il jugeaitinutile d’aller reprendre sa place parmi ses amis du cercle.

Il en fut pour une longue promenade. Il eutbeau parcourir le foyer et les couloirs à tous les étages, il neretrouva point madame de Barancos, et, au bout d’une heure, voyantqu’il faisait là une sotte campagne, il songea à battre enretraite.

Il se dirigeait vers le grand escalier pourgagner la sortie, lorsqu’il fut violemment heurté par un monsieurqu’il repoussa d’un coup d’épaule et qu’il s’apprêtait àinterpeller en termes assez vifs.

Il s’aperçut à temps que ce monsieur étaitLolif, et sa mauvaise humeur se tourna en raillerie.

– Où diable courez-vous si fort ?lui demanda-t-il. Est-ce qu’on vient d’assassinerquelqu’un ?

– Pas que je sache, répondit le policieramateur, mais je suis sur la piste d’une affaire curieuse.

– Golymine serait-il ressuscité ?L’auriez-vous reconnu sous le casque à plumet d’unClodoche ?

– Ne plaisantez pas, mon cher. Sanssortir de la loge du cercle, j’ai découvert…

– Une nouvelle planète ?

– Un certain domino blanc et noir…

– C’est très-curieux, en effet, ditNointel, de l’air le plus sérieux du monde.

Il connaissait la femme cachée sous cecostume, et il se réjouissait de voir ce nigaud de Lolif se lancerà la poursuite d’un mystère qui n’était qu’une mystification.

– Ce n’est pas cela qui est curieux,reprit le chasseur de drames. C’est la conduite incompréhensible dece domino. Il est seul, sur le devant d’une loge des premières decôté, en face de la nôtre. De temps en temps, il en vient un autre,un noir. Le noir et blanc se lève et va causer avec lui derrière lerideau du fond. La conférence dure tantôt cinq minutes, tantôt unquart d’heure, tantôt une demi-heure, après quoi le domino mi-partireprend sa place sur le devant. Bref, dans cette loge-là, on nefait qu’entrer et sortir comme les ombres au théâtre deSéraphin.

– C’est grave, en effet, c’esttrès-grave, dit le capitaine, plus sérieux que jamais. Et vousallez, je suppose, entrer aussi pour trouver le mot de cetteénigme ?

– C’est-à-dire que je vais tâcherd’entrer. Il n’est pas certain que j’y réussisse. La dame se gardebien. Mais j’ai un autre moyen. Simancas et Saint-Galmieroccupaient tout à l’heure une loge à côté d’elle. Ils viennent dedécamper. Je les ai vu de loin remettre leurs pardessus. Jen’aurais pas voulu leur demander une place, parce que je ne peuxpas les souffrir. Maintenant qu’ils sont partis, je dirai àl’ouvreuse que je suis un de leurs amis. Je m’établirai au postequ’ils ont déserté, et, une fois que j’y serai, je me charge desavoir à quoi m’en tenir sur les manèges de la voisine.

» Et demain, j’en aurai long à vousraconter. Si je voulais envoyer un article au Figaro et lesigner, je vous réponds qu’on parlerait de moi.

– Mon compliment, cher ami, moncompliment bien sincère. Vous êtes né limier. La perdrix ne peutpas vous échapper. Bonne chance donc et à demain, dit Nointel.

Et il s’en alla, en ajoutant toutbas :

– Quel imbécile !

La qualification était sévère, mais juste, etLolif pouvait passer pour le type achevé du Parisien gobe-mouches,désœuvré, diseur de riens, affolé de niaiseries, chercheur deproblèmes ridicules et, de plus, vaniteux comme quatre.

Il s’adonnait au reportage volontaire, commeil aurait pu collectionner des coquilles ou élever des serinshollandais pour avoir une spécialité. Et il avait fini par sepassionner pour le métier qu’il avait choisi, quoiqu’il n’y réussîtguère. Sa bibliothèque se composait de romans judiciaires, demémoires de Cauler et des mémoires de Vidocq. Il savait par cœurles procédés de ces policiers illustres, mais n’avait pas encore eula chance de découvrir le moindre meurtrier, pas seulement unsimple voleur, et cette injustice du sort le remplissait demélancolie.

Pourtant, il ne se décourageait pas, et cettenuit-là, il chassait au mystère avec plus d’ardeur que jamais.

Aussitôt qu’il fut débarrassé de Nointel, ilse remit en quête et il arriva bientôt à la remise du gibier.

Avant de partir en chasse, il avait compté desa loge les loges de droite, et, après avoir répété cette opérationdans le corridor, il parvint sans peine à constater que celle où setenait l’inconnue en domino bigarré portait le numéro 27.

Il voulut tenter un coup de maître, et,désignant du doigt ce numéro, il dit à la femme préposée à la gardedes loges :

– Ouvrez-moi, je vous prie.

– Impossible, monsieur, réponditl’ouvreuse. Ça m’est défendu.

– Par qui ?

– Par la personne qui a loué le 27 et quil’occupe. J’ai ordre de ne laisser entrer que des dames.

– Et il en est venu plusieurs, je lesais, dit Lolif, en faisant mine de chercher son porte-monnaie.Mais la personne est seule en ce moment.

– Je ne dis pas non, mais j’ai maconsigne… une consigne bien payée… si j’y manquais, j’y perdraistrop.

– Bah ! si je vous donnais deuxlouis ?

– Vous m’en donneriez cinq que vousn’entreriez pas.

– J’en étais sûr, pensa Lolif, c’est unegrande dame. Il n’y a qu’une princesse qui ait pu payer assez cherpour rendre incorruptible ce Cerbère en jupons.

Et il reprit :

– Alors, ouvrez-moi le 29. Nous l’avonsloué à trois, et mes deux amis qui l’avaient loué avec moi viennentde partir. Je les ai rencontrés dans le couloir… le généralSimancas et le docteur Saint-Galmier.

– Oh ! je connais ces messieurs. Ilssont abonnés. Et du moment que monsieur a loué avec eux, monsieurpeut entrer, dit l’ouvreuse enchantée de la perspective de gagnerune bonne gratification, sans enfreindre les ordres de la dame du27.

Lolif, aussi enchanté que l’ouvreuse, seglissa dans la loge et vit, du premier coup d’œil, qu’il n’y avaitplus personne sur le devant, dans la loge voisine.

Il savait bien que l’oiseau noir et blanc nes’était pas encore envolé, l’ouvreuse venait de le lui dire. Sansdoute, ce bel oiseau s’était réfugié dans le fond de sa cage.Lolif, pour s’en assurer, jeta un regard furtif par-dessus laséparation et aperçut, dépassant le rideau du petit salon, un boutde robe blanche.

Pour le moment, il n’en demandait pasdavantage, et il s’installa de façon à ne pas perdre de vue cettetraîne de soie, immaculée comme une aile de colombe. Il se tintdebout contre la cloison, affectant de lorgner la salle où lesquadrilles faisaient rage, et les premières qui se dégarnissaientdéjà, car il était trois heures.

Rien ne vaut une jumelle pour cacher lavéritable direction du regard. On peut la braquer sur l’horizon leplus lointain, et observer à l’aise ce qui se passe à deux pas desoi.

L’ingénieux Lolif usa de ce stratagème pendantdix longues minutes. Rien ne bougea dans la loge voisine. Lacolombe ne roucoulait point, et sa blanche vêture pendait inertesur le tapis.

– C’est singulier, se disait le chasseur.Est-ce qu’elle se serait endormie ? Non, je suis stupide. Unefemme ne dort pas au bal de l’Opéra, et d’ailleurs les cuivres del’orchestre font un vacarme à réveiller une morte. Et pourtant,elle ne remue pas. Je crois que ce serait le moment de manifesterma présence.

Il se pencha un peu, pour mieux voir, et iltoussa légèrement.

– Rien, murmura-t-il ; pas le pluspetit mouvement. Étrange ! étrange ! C’est à croire, maparole d’honneur, qu’elle a déguerpi en laissant là son domino. Sije l’appelais ?… Pourquoi pas ? Il faudra bien qu’elledonne signe de vie. Si elle sort, je la suivrai dans le corridor.Si elle revient sur le devant, je trouverai une explication à luidonner. Ma foi ! tant pis ! je me risque. Madame !…Pas de réponse. Serait-elle sourde ? C’est invraisemblable.Madame !…

Justement, le quadrille finissait. L’orchestrevenait de se taire. Et Lolif avait appelé assez haut pour êtreentendu de la salle.

– Rien encore, dit-il ; ça devientinquiétant. Elle est peut-être tombée en syncope. Eh ! ceserait le cas de faire connaissance avec elle en venant à sonsecours. Oui, mais cette ouvreuse refusera de m’ouvrir. En avantles grands moyens. J’en serai quitte pour une amende, si on dresseprocès-verbal de l’escalade.

Poussé par la curiosité enragée qui luitravaillait la cervelle, Lolif monta sur le rebord de la loge,enjamba la cloison et sauta chez sa voisine.

On lui lança d’en bas quelques-uns de ces motsque Rabelais appelle des mots de gueule, et ses amis du Cercle quile voyaient de loin exécuter ce tour de force, rirent à s’en tenirles côtes ; mais il s’inquiétait peu de ceux qui leregardaient.

Il remonta vivement jusqu’au fond de la loge,souleva le rideau, et vit l’inconnue couchée sur l’étroit divan quioccupait un des coins du petit salon, les bras pendants le long deson corps affaissé, la tête penchée sur l’épaule.

– J’avais deviné ; elle estévanouie, s’écria Lolif en lui prenant les mains.

Elles étaient glacées, et il sentit tomber surles siennes des gouttes d’un liquide tiède. Alors il s’aperçut quela robe blanche était marbrée de larges tâches noirâtres.

– Du sang ! murmura-t-il.

Il courut à la porte, et il l’ouvrit enappelant au secours.

Un flot de lumière inonda la loge, et, ducorridor où il s’était jeté tout éperdu, Lolif vit un affreuxspectacle.

La femme en domino blanc et noir était morte,égorgée. Le poignard qui lui avait troué le cou était resté dans lablessure.

– À l’assassin ! hurla l’ouvreuse,accourue la première.

Ce cri sinistre attira aussitôt les passantsdu corridor ; en un clin d’œil, la loge fut envahie et Lolifentouré, saisi, malmené, car on le prenait pour le meurtrier.

Il ne chercha point à se défendre, sachantbien qu’il n’aurait pas de peine à se justifier, et il sedit :

– Enfin, je serai donc témoin !quelle émouvante déposition je ferai quand l’affaire viendra auxassises !

Chapitre 6

 

Pendant qu’on relevait le corps ensanglanté dela malheureuse Julia, Gaston Darcy dormait du plus profond sommeil.Il avait quitté brusquement le bal pour la fuir, et il était rentrétout droit chez lui, de sorte qu’il se réveilla le lendemainbeaucoup plus tôt que de coutume.

Son oncle l’attendait à midi, et il tenait àne pas manquer ce rendez-vous. Son oncle lui avait dit : Nouscauserons de toi, et peut-être aussi de moi. Cela signifiait sansdoute qu’il serait question de mademoiselle Lestérel, et peut-êtrede madame Cambry. Du moins, Gaston le comprenait ainsi, ayant fortbien remarqué les avances que la jeune veuve avait faites aumagistrat, et ayant observé aussi que le magistrat n’y était pasresté indifférent.

La pensée de voir son oncle se marier ne ledésolait point. Gaston n’était point de ces héritiers qui sedéclarent volés quand un parent dispose de son bien à sa guise, etil n’avait jamais compté sur la succession du frère de son père. Ils’était même dit souvent que M. Roger Darcy aurait grandementraison de faire souche, et, depuis quelques jours, il se disaitencore autre chose. Il se disait qu’en prenant femme àquarante-cinq ans, l’oncle Roger l’autoriserait par son exemple,lui, Gaston, à se marier comme il l’entendait. Il se disaitqu’épouser une artiste sans fortune n’est pas plus fou qued’épouser une très-jeune veuve, quand on a le double de sonâge.

Et il se proposait de profiter de l’entrevueprojetée pour traiter à fond ces questions délicates.

Il se leva donc d’assez grand matin, déjeunarapidement et fit atteler son coupé pour aller rue Rougemont.

Le Figaro n’avait pu le renseignersur la catastrophe de l’Opéra, car le crime avait été commis àtrois heures du matin, et si bien informé que soit un journal,encore faut-il, pour qu’il publie une nouvelle, qu’on puisse la luiapporter avant qu’il soit sous presse.

Celle de l’assassinat de madame d’Orcivalcommençait à se répandre dans Paris, mais elle n’était pas encorearrivée dans le quartier des Champs-Élysées, et les domestiques deGaston ne la connaissaient pas.

Il partit sans avoir le moindre soupçon de cequi s’était passé pendant la nuit, et, en arrivant rue Rougemont,il fut assez surpris d’apprendre de la bouche du valet de chambreque M. Roger Darcy était à son cabinet de juge d’instruction,et qu’il priait M. Gaston de venir l’y trouver.

Ce serviteur discret n’en dit pas plus long.Gaston n’en demanda pas davantage et se fit conduire au Palais.

Il y était déjà venu plus d’une fois voir sononcle, et il ne s’égara point dans les détours de l’édificecompliqué où fonctionne la justice.

Il trouva à la porte du cabinet un huissierqui se chargea de faire passer sa carte, et il fut reçuimmédiatement.

Le juge était sous les armes : établidevant un bureau couvert de dossiers et flanqué de son greffier quise leva aussitôt qu’il vit entrer Gaston et qui sortitdiscrètement.

M. Roger Darcy avait, ce jour-là, son airde magistrat, un air que son neveu connaissait bien et qui neressemblait pas du tout à l’air qu’il avait dans le monde ou dansl’intimité.

– Bonjour, mon oncle, dit Gaston. Je suispassé chez vous à l’heure convenue, et me voici. Vous avez donc étéchargé à l’improviste d’une nouvelle affaire. D’habitude, il mesemble qu’on n’instruit pas le dimanche.

– Tu sais bien que c’est toujours moiqu’on désigne dans les cas difficiles… et graves.

– Alors, il y a une affaire grave etdifficile ? Elle a donc poussé comme un champignon, car iln’en était pas question quand nous nous sommes séparés à minuit,sur le boulevard des Capucines.

M. Darcy se leva vivement, vint à Gastonet le regarda dans le blanc des yeux.

Gaston se mit à rire et dit :

– En vérité, mon cher oncle, vousm’examinez comme si j’étais un prévenu. Est-ce que j’aurais commisun crime à mon insu ? Quel joli sujet de drame ! Le neveudu juge, ou l’assassin sans le savoir.

Cette plaisanterie ne dérida pointl’oncle.

– Ainsi, demanda-t-il, tu n’as pasentendu parler de l’événement de cette nuit ?

– Absolument pas. J’ai quitté le bal unpeu avant deux heures ; à deux heures et demie, j’étais dansmon lit. Je n’ai vu personne ce matin et je suis venu ici envoiture.

– Bien ! j’aime mieux cela. Tu serasmoins gêné pour me répondre.

– Ah çà, je vais donc subir uninterrogatoire ?

– Tu vois bien que non, puisque j’airenvoyé mon greffier. J’ai à t’adresser certaines questions, voilàtout.

– Il s’agit de mademoiselle Lestérel oude madame Cambry ? De toutes les deux peut-être ?

– Il s’agit de madame d’Orcival.

– De Julia ? Je vous ai dit quej’avais cessé toutes relations avec elle. Me croyez-vous donccapable de mentir ?

– Non. Mais tu m’as notifié la rupture,officiellement, pour ainsi dire… sans me donner de détails. J’aibesoin de savoir au juste comment les choses se sont passées. Queljour as-tu vu cette femme pour la dernière fois ?

– C’était… voyons… j’ai dîné avec vous lelendemain qui était mardi… c’était lundi.

– À quelle heure ?

Gaston rougit et chercha sa réponse.

– Prends garde. Il me faut toute lavérité. La situation est sérieuse. Tu le reconnaîtras toi-mêmequand tu sauras pourquoi j’insiste.

Gaston pensa qu’on avait ouvert une nouvelleenquête sur le suicide du Polonais, et il comprit vite qu’il seraitindigne de lui de ne pas tout dire.

– Eh bien, commença-t-il, je ne vouscacherai pas que, lundi soir, je suis arrivé chez Julia à neufheures, et que je l’ai quittée vers onze heures et demie.

– Alors, tu étais chez elle quand ceGolymine y est venu ?

– Oui. Elle m’a quitté un instant pour lerecevoir. Il y a eu entre eux une altercation violente. Elle l’acongédié, et elle est rentrée dans le petit salon où jel’attendais.

– Tu jouais là un triste rôle, ditsévèrement M. Darcy.

– Un rôle que le hasard m’avait imposé.Je ne pouvais pas sortir sans me trouver face à face avec cethomme. Et je ne me souciais pas de m’engager dans une querelle avecun chevalier d’industrie. Qu’auriez-vous fait à ma place ?

– Pas de suppositions inconvenantes, jete prie. Lorsque tu es parti, ce Golymine s’était déjà suicidé. Tune l’as pas su ?

– Pas le moins du monde. Il s’est pendudans une pièce qu’on n’a pas à traverser pour sortir. J’ai quittél’hôtel sans rencontrer personne.

– Comment se fait-il qu’interrogée par lecommissaire de police, aussitôt après l’événement, madame d’Orcivaln’a pas dit un mot de ta visite ?

– Elle avait tout intérêt à ne pas mecompromettre. Je venais de lui signifier que je rompais, mais elleespérait bien me ramener après quelques jours de brouille. Et ellea saisi avec empressement une occasion de rentrer en grâce par unbon procédé.

– C’est une explication, mais…

– C’est si vrai que j’ai reçu lelendemain matin une longue lettre d’elle, une lettre qui est unchef-d’œuvre dans son genre, une lettre où elle me prévenaitqu’elle n’avait pas parlé de moi, et où elle me priait de me taireaussi, pour qu’on ne l’accusât pas d’avoir fait une dépositionincomplète.

» Si je ne vous ai pas raconté tout,quand je suis allé chez vous mardi, c’est que je ne voulais pasmettre Julia dans l’embarras.

– Tu l’as conservée, cettelettre ?

– Certainement. Je l’ai chez moi.

Le juge laissa échapper un soupir desoulagement et dit :

– C’est bien heureux ! Tu me laremettras.

– Décidément, pensait Gaston, il y a dunouveau depuis hier.

– Poursuivons, reprit M. Darcy.As-tu répondu à madame d’Orcival ?

– Non. Quand on veut en finir, il ne fautjamais répondre. Les réponses sont des pierres d’attente surlesquelles les femmes bâtissent tôt ou tard un raccommodement.

– Et tu n’as plus revu madamed’Orcival ? Tu n’as plus eu aucun rapport avec elle ?

– Aucun. Elle a compris que j’étaisrésolu à ne pas renouer, et, comme elle est orgueilleuse, elles’est abstenue de toute nouvelle démarche. Seulement, je croisqu’elle a contre moi une de ces rancunes…

– Tu crains qu’elle ne tenuise ?

– Oui. Elle est fort intelligente, elle ades relations dans tous les mondes, et elle doit m’exécrer. Juliaest une maîtresse charmante et une ennemie dangereuse.

M. Darcy écoutait avec une attentionextrême, et sa figure s’éclaircit quand il entendit son neveu luirépondre si nettement.

– Tu ne l’as pas rencontrée cette nuit,au bal de l’Opéra ? demanda-t-il, après une courte pause.

– Non, mais je l’ai aperçue de loin sanssavoir que c’était elle.

– Comment cela ?

– Je suis entré un instant dans la logedu cercle. Il y avait là Lolif qui m’a montré, de l’autre côté dela salle, une femme en domino blanc et noir…

– Quel homme est-ce,M. Lolif ?

– Un homme qui a la manie de voir partoutdes mystères et qui se mêle de faire concurrence aux agents de lasûreté. Il croit avoir des aptitudes spéciales pour le métier depolicier. Et, cette nuit, il m’a fatigué de ses hypothèses stupidessur les allures de ce domino de deux couleurs. Il m’ennuyaittellement que je l’ai planté là. Et, dans les corridors, j’airencontré mon ami Nointel qui m’a appris que le domino en questioncachait les traits bien connus de Julia d’Orcival. Nointel l’asurprise au moment où elle se regardait dans une glace. Ellearrivait au bal…

– À quelle heure ?

– Oh ! de très-bonne heure. Nointelvous dirait cela au juste.

– Où demeure-t-il ?

– Rue d’Anjou, 125. Est-ce que vousvoulez le citer comme témoin ? témoin de quoi ?

– Continue ton récit, dit M. Darcy,après avoir pris une note.

– Il est achevé, mon récit. Je ne mesouciais pas de m’aboucher avec Julia. Quand j’ai appris qu’elleétait au bal, j’ai filé comme un lièvre.

M. Roger Darcy hocha la tête d’un airsatisfait, reprit place dans son fauteuil et se mit à écrire desnoms sur des formules imprimées.

– Maintenant que j’ai répondu à tout, ditgaiement Gaston, me sera-t-il permis de vous demander…

– Es-tu toujours dans l’intentiond’entrer au parquet comme attaché ? interrompit le juge.

– Sans doute. Est-ce que vous vous yopposeriez ?

– Ce n’est pas moi qui m’y opposerai.Comment n’as-tu pas encore compris que ta présence chez madamed’Orcival, pendant que Golymine s’y suicidait, seraconnue ?

– Vous vous croyez donc obligé d’informerle procureur général de ce que je viens de vous avouer.

– Je ne m’y serais pas cru obligé hier.L’enquête sur la mort de cet homme était close. Aujourd’hui, c’esttout différent. Je suis juge d’instruction, et mon devoir est deconstater tous les faits qui se rapportent, même indirectement, àl’affaire que j’instruis. Ainsi, je dois rechercher sur lesantécédents de madame d’Orcival, sur son entourage, sur sesrelations passées ou présentes, les renseignements les plusminutieux. Rien n’est insignifiant dans un cas aussi obscur quecelui-ci, car la lumière peut jaillir tout à coup du côté où onl’attend le moins.

» Donc, ton nom figurera au dossier. Tuseras appelé comme témoin. Voilà où mènent les mauvais chemins.J’ai tenu à te confesser d’abord, afin de savoir jusqu’à quel pointtu étais compromis. Je suis fixé maintenant. Il y en a bien assezpour te fermer la carrière de la magistrature. Je ne te ferai pasde reproches. Seulement, je me demandais si je ne devrais pasdonner ma démission, car tu portes mon nom, malheureusement…

– Mais, mon oncle, s’écria Gaston,très-ému, que se passe-t-il donc ? De quelle instructions’agit-il ?

– Tu vas le savoir, dit M. Darcy endéplaçant une liasse de papiers.

Gaston s’approcha vivement du bureau ets’écria :

– Comment cet objet se trouve-t-il dansvotre cabinet ?

– Ce poignard ?

– Oui, avec son fourreau en formed’éventail fermé. Il n’y en a peut-être pas un autre à Paris.

M. Roger Darcy se leva, comme s’il eûtété mordu par un serpent, et dit d’une voix émue :

– Tu sais à qui il appartient ?

– Parfaitement. Je l’ai vu et touché hiersoir. Il était entre les mains d’une personne que vousconnaissez.

– Nomme-la !

– Entre les mains de mademoiselleLestérel.

– Tu dis que ce poignard appartient àmademoiselle Lestérel ! s’écria M. Darcy.

– Je le dis parce que j’en suis sûr,répondit Gaston très-surpris de voir son oncle montrer tantd’agitation, à propos d’un fait insignifiant.

– Mademoiselle Lestérel avait apportéchez madame Cambry ce curieux produit de l’art japonais. Jem’étonne même que vous ne l’ayez pas remarqué. Vous l’aurez prissans doute pour un véritable éventail. Quand l’arme est dans lefourreau, on peut s’y tromper. Mais, moi, je l’ai examiné de près,et je le reconnaîtrais entre mille. Je me souviens même d’avoirdemandé à mademoiselle Lestérel de qui elle le tenait.

– Et elle te l’a dit ?

– Oui, c’est son beau-frère qui le lui adonné. Ce beau-frère commande un navire marchand, et il est revenutout récemment d’une longue campagne dans les parages du Japon. Ila acheté ce bibelot à Yeddo.

– Son nom ? son adresse ?demanda brusquement le juge.

– Il s’appelle M. Crozon, et ildemeure rue Caumartin… mais, en vérité, mon oncle, je ne comprendsrien à votre émotion, car vous êtes ému, je le vois bien… et moi,je ne sais plus où j’en suis… à chaque mot que je dis, il me semblequ’il me tombe une tuile sur la tête. Je me demande même si je n’aipas la berlue, et si je ne confonds pas l’éventail de mademoiselleLestérel avec ce couteau bizarre qui m’a tout l’air d’être unepièce à conviction. Voulez-vous me permettre de l’examiner de plusprès ?

Il le prit, sans que M. Darcy s’yopposât, et dès qu’il l’eut entre les mains :

– C’est bien le même. Voici le petitcordon de soie qui tient à la poignée. Seulement, hier, la lamem’avait paru toute neuve… et maintenant on dirait qu’elle estrouillée.

– Ce n’est pas de la rouille… c’est dusang, dit M. Darcy en regardant fixement son neveu.

– Du sang !

– Oui, le sang de madame d’Orcival, qui aété assassinée cette nuit, au bal de l’Opéra.

– Ah ! mon Dieu ! mais c’estépouvantable ! s’écria Gaston en rejetant le poignard sur lebureau.

– Comprends-tu maintenant pourquoi jet’interrogeais tout à l’heure ? Comprends-tu pourquoi tacarrière est perdue ? Cette malheureuse a été ta maîtresse… tuas affiché ta liaison avec elle pendant un an… et tu étais encoreson amant il n’y a pas huit jours.

– Non, sans doute, je ne puis plus songerà être magistrat… je me consolerai de ce malheur, mais la mort decette pauvre Julia…

– Tâche de reprendre ton sang-froid et dem’écouter attentivement. Il faut que tu saches tout ce que je sais.Tu pourras peut-être ensuite éclairer la justice.

» Cette nuit, vers trois heures, ce Lolifque tu avais laissé dans la loge du Cercle et qui était allé plustard s’établir dans une autre loge contiguë à celle où se trouvaitmadame d’Orcival, ce Lolif voyant que le domino qu’il surveillaitpar curiosité restait derrière le rideau du fond, a enjambé laséparation et a trouvé sa voisine étendue morte sur le divan dupetit salon. Il a appelé l’ouvreuse, la loge a été envahie ;mais le commissaire de service est arrivé très-vite, et lespremières constatations ont été assez bien faites.

» Madame d’Orcival a été tuée d’un seulcoup de ce poignard, un coup porté d’une main ferme, au-dessus dela clavicule gauche et de haut en bas. Le fer a tranché une grosseartère, et la mort a dû être instantanée. L’arme est restée dans laplaie. On a trouvé le fourreau sur le tapis de la loge.

– Au bal de l’Opéra ! C’estinouï ! Qui donc a pu commettre cet horriblemeurtre ?

– C’est ce que je saurai bientôt, jel’espère. J’hésitais tout à l’heure à garder l’instruction.Maintenant, je suis résolu à ne pas m’en dessaisir, quelle que soitla situation où me placent certaines circonstances de l’affaire.J’exposerai mes raisons au procureur général. J’irai, s’il le faut,jusqu’au garde des sceaux, et je ne doute pas qu’ils nem’approuvent.

» Tu me demandes qui a commis cetabominable crime. Eh bien, c’est une femme.

– Une femme ! Comment lesavez-vous ?

– Madame d’Orcival est entrée dans laloge 27, à minuit et demi, plutôt un peu avant. Elle n’en est passortie, et à trois heures, on l’y a trouvée morte. Or, elle n’areçu dans cette loge qu’une femme en domino noir, une femme qui estentrée et sortie quatre fois, et qui évidemment a tué madamed’Orcival à sa dernière visite.

» L’ouvreuse et M. Lolif ont étéentendus par le commissaire de police, et leurs dépositionsconcordent sur ce point. Or, l’ouvreuse n’a pas quitté son poste,et M. Lolif n’a pas cessé de lorgner de loin la loge 27,jusqu’au moment où il y est entré, après avoir occupé un instant laloge 29.

– C’est vrai… je suis resté à côté deLolif jusqu’à une heure à peu près, et j’ai vu, comme lui, undomino noir entrer dans la loge de Julia. Je me rappelle même queLolif a dit que ce domino ne devait pas être porté par une femmeélégante, à en juger par la façon dont cette femme étaitmasquée.

– M. Lolif a dit la même chose aucommissaire. L’ouvreuse a été moins précise. Je les interrogeraimoi-même aujourd’hui tous les deux, mais je n’ai pas fini de tequestionner.

» Assieds-toi. J’ai un ordre àdonner.

Gaston obéit, et s’abîma dans des réflexionstrès-sombres, pendant que son oncle écrivait deux notes qu’il remità l’huissier appelé par un coup de sonnette.

– Maintenant, reprit M. Darcy, dèsque l’huissier fut sorti, parle-moi de mademoiselle Lestérel. Tum’as dit, je m’en souviens fort bien, qu’elle habite rue Ponthieu,au coin de la rue de Berry.

Cette interpellation fit bondir l’amoureux deBerthe.

– J’espère que vous ne la soupçonnez pas,balbutia-t-il.

– Je ne soupçonne pas, je m’informe,répondit M. Darcy. Quelles ont été tes relations avec cettejeune fille ?

– Mes relations ! mais vous lesconnaissez.

– Je sais que tu la vois souvent chezmadame Cambry et dans d’autres salons. Je voudrais savoir si tu nel’as jamais vue ailleurs.

– Je n’ai aucune raison pour vous cacherque j’ai fait deux tentatives pour être reçu chez mademoiselleLestérel. Je la connaissais alors à peine, et je ne croyais pasqu’elle fût inabordable. Je me trompais. Elle a refusé de merecevoir.

– Je ne doute nullement de ce que tu medis là, car je t’estime assez pour croire que tu n’aurais pas songéà l’épouser, si sa conduite eût été légère. Du reste, madame Cambrya d’elle une opinion très-favorable. Ainsi, tu m’affirmes que tu nel’as jamais rencontrée que dans le monde ?

Le premier mouvement de Gaston fut de raconterà son oncle l’aventure nocturne qui l’avait une fois rapproché deBerthe. Mais il réfléchit promptement que, s’il commençait àavouer, il lui faudrait aller jusqu’au bout. M. Darcy n’allaitpas manquer de lui demander pourquoi la jeune fille courait lesrues la nuit, et les explications devaient forcément aboutir à lascène qui s’était passée chez madame Crozon.

Quoiqu’il n’admît pas encore que mademoiselleLestérel pût être sérieusement accusée de meurtre, Gaston sentaitconfusément qu’un danger la menaçait, et il maudissait l’étourderiequ’il venait de commettre en apprenant au juge d’instruction que lepoignard japonais appartenait à Berthe.

Comment ce poignard avait-il pu servir aumeurtrier ? C’était incompréhensible, mais il était impossibleaussi de croire que Berthe avait assassiné Julia d’Orcival.

Et cependant Gaston entrevoyait que, par sonfait, à lui qui l’adorait, Berthe allait se trouver mêlée, au moinsindirectement, à une affaire criminelle.

Il pensa d’abord à réparer sa faute, et ilrépondit avec une certaine assurance :

– Je n’ai jamais vu mademoiselle Lestérelque dans les salons où elle chante. Je ne lui ai jamais parlé quechez madame Cambry.

Un mensonge amène un autre mensonge, et Gastonne pouvait plus s’arrêter sur le chemin où la fatalité l’avaitjeté.

– Alors, reprit M. Darcy, tu mepermettras de te dire que tu t’es décidé un peu bien vite à épouserune personne que tu connais à peine. Ce serait excusable si tusortais du collège. À ton âge, et avec ton expérience, c’estabsurde… ou plutôt, c’est inadmissible… pour un juge d’instruction.Mais je t’ai vu faire tant de sottises, que je suis bien obligé dete croire. Je passe donc à un autre ordre de questions. Tesouviens-tu exactement de l’heure qu’il était quand nous avons priscongé de madame Cambry ?

– Minuit moins un quart, à quelquesminutes près. Il était minuit, quand vous m’avez déposé sur leboulevard, et votre bai-brun va comme un cerf.

– Mademoiselle Lestérel a quitté le salonavant nous.

– Très-peu de temps avant nous.

– Et, si ma mémoire me sert bien, madameCambry nous a appris qu’on était venu chercher mademoiselleLestérel, de la part de madame Crozon, sa sœur, qui se trouvaitgravement indisposée ?

– Oui.

– Et qui demeure rue Caumartin, m’as-tudit.

– Rue Caumartin, 112.

– Tout près de l’Opéra, parconséquent.

– Quoi ! vous supposeriez…

– Je ne suppose rien. Je merenseigne.

– Mais mademoiselle Lestérel n’est jamaisallée de sa vie au bal de l’Opéra, j’en jurerais. Et je parieraisqu’elle ne savait même pas qu’il y en eût un, hier. D’ailleurs, ilvous sera facile de demander à madame Crozon à quelle heure sa sœurest arrivée chez elle…

– Et à quelle heure elle en est sortie.Sois tranquille, ce sera fait.

– Je dois vous prévenir, dit vivementGaston, que madame Crozon est dans un état de santé qui exige desménagements… que, de plus, son mari est d’une jalousie et d’uneviolence excessives.

– C’est mademoiselle Lestérel qui t’asdit cela ?

– Oui, elle aime beaucoup sa sœur, ellela plaint, et…

– Et elle confie ses chagrins àM. Gaston Darcy qui lui fait la cour. Rien de plusnaturel.

» Ne t’effraye pas trop. Il me suffiraprobablement d’interroger la femme de chambre qui est venuechercher mademoiselle Berthe chez madame Cambry. Et si je suisobligé de faire déposer madame Crozon, je procéderai de façon à nepas troubler la paix de son ménage.

» D’ailleurs, ce mari si farouche meparaît être en assez bons termes avec sa belle-sœur, puisqu’il luirapporte de ses voyages des curiosités… singulières.

– Mais, mon oncle, vous allez donc ouvrirune instruction à propos de ce poignard ?

– Oui, certes, et cela sans perdre uneminute.

– Quoi ! vous pouvez croire quemademoiselle Lestérel… qu’une jeune fille honnête jusqu’à lasauvagerie, douce jusqu’à la timidité…

– A tué une femme galante qu’elle neconnaissait pas, qu’elle n’avait peut-être jamais vue. Non, je nele crois pas. Mais je manquerais à tous mes devoirs si jen’interrogeais pas cette jeune fille, si je ne lui demandais pascomment ce couteau japonais qu’elle portait en guise d’éventail,hier soir, à onze heures et demie, – c’est toi-même qui viens de ledéclarer, – comment ce couteau, qu’on ne saurait confondre avec unautre, a été retrouvé, à trois heures, enfoncé dans la gorge demadame d’Orcival.

– Mademoiselle Lestérel l’aura perdu.

– Et une femme l’a trouvé, et cette femmea couru bien vite à l’Opéra pour assassiner madame d’Orcival. Rienn’est impossible.

Gaston, qui sentait toute l’ironie cachée danscette conclusion, baissa la tête et se tut.

– Mon cher, reprit M. Darcy, tu asbien fait de renoncer à la magistrature, et je pense que tu neréussirais pas au barreau, car tu défends très-mal ta cliente. Il ya en sa faveur des arguments qui valent cent fois mieux que tonexplication hasardée d’un fait inexplicable, jusqu’à présent, maisque mademoiselle Lestérel expliquera, je l’espère. N’a-t-elle paspour elle la pureté de sa vie, son passé irréprochable et surtoutl’absence complète de relations antérieures entre elle et lavictime ?

Ici, Gaston ne put s’empêcher de pâlir. Ilvenait de se rappeler que Berthe connaissait Julia pour avoir étéélevée dans le même pensionnat qu’elle.

– De plus, continua le juge, l’alibi serala chose du monde la plus facile à établir. J’entendrai la femme dechambre qui a conduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin, et leportier de la maison où demeure mademoiselle Lestérel. En dixminutes, je saurai si elle est allée chez sa sœur, et à quelleheure elle est rentrée rue de Ponthieu.

» Restera le poignard-éventail, et sur cepoint capital, je ne puis rien préjuger avant d’avoir interrogécelle qui avait à la main, hier soir, cet étrange bijou.

– Vous allez donc l’interroger ?

– Tu ne peux pas en douter, car tu asassez de bon sens pour comprendre que je dois tenir compte du faitsi grave que tu m’as révélé, et aussi que je dois fournir à cettejeune fille le moyen de se justifier le plus tôt possible.

– Et vous la ferez appeler dans votrecabinet ?

– C’est fait. Si on l’a trouvée chezelle, mademoiselle Lestérel sera ici dans quelques instants.

– Quoi ! on l’a arrêtée ! Desagents vont l’amener comme une coupable.

– Pas du tout. Je lui ai envoyé uncommissaire de police qui se présentera de ma part et la prieratrès-poliment de venir me voir pour une affaire urgente. Elle meconnaît assez pour ne pas s’effrayer d’une entrevue avec moi. Et jen’ai pas besoin, je pense, de t’affirmer que je la recevrai avectous les égards qu’elle mérite. Ce sera, je l’espère bien, uneconversation et rien de plus.

Un huissier entra et vint parler bas àM. Darcy qui lui répondit tout haut :

– Faites attendre jusqu’à ce que jesonne, et appelez mon greffier immédiatement.

Et quand l’huissier fut sorti :

– Elle est là, dit le juge à Gaston.

– Tu vas me faire le plaisir de t’enaller par la porte de dégagement de mon cabinet. Il ne faut pas quetu la rencontres.

– Ne pourriez-vous pas me permettred’assister à l’entretien que vous allez avoir avec elle ?demanda Gaston qui ne paraissait pas du tout disposé à quitter laplace.

Et comme son oncle haussait les épaules, ilreprit avec chaleur :

– S’il s’agissait d’un interrogatoire, jen’insisterais pas. Mais vous venez de me dire que tout se borneraità une causerie. Mademoiselle Lestérel est très-timide. Elle peutperdre la tête et s’embarrasser dans ses réponses… tandis que sij’étais là…

– Tu la soufflerais, n’est-ce pas ?En vérité, tu perds l’esprit, car tu oublies que tu parles à unjuge d’instruction. De ce que ce juge d’instruction est ton oncle,il ne s’ensuit pas qu’il soit disposé, pour t’être agréable, àtransgresser les règles de la procédure criminelle.

– Criminelle ! répéta machinalementGaston.

– Je te répète que je crois, apriori, à l’innocence de mademoiselle Lestérel ; que jeserai pour elle le plus bienveillant des juges, et que jem’estimerai heureux de pouvoir, séance tenante, la mettre hors decause. Mais je n’ai pas de temps à perdre, et je te prie de melaisser.

– Je pars… un mot encore… un seul,balbutia Gaston en reculant vers la porte. Si mademoiselleLestérel, troublée, ne parvenait pas à se justifier complètement…si de nouvelles apparences l’accusaient… pardonnez-moi de vousdemander cela… que feriez-vous ?

– Mon devoir, dit le magistrat enpoussant son neveu dehors.

Presque aussitôt, par une autre porte,entrèrent le greffier, qui se remit silencieusement à sa place, etun monsieur que M. Darcy regarda d’un air qui équivalait à unequestion.

– Monsieur le juge d’instruction, dit cepersonnage, j’ai demandé mademoiselle Lestérel. Le portier m’arépondu qu’elle était chez elle, mais qu’elle devait être encore aulit, attendu qu’elle était rentrée à quatre heures du matin.

– Prenez note, Pilois, dit M. Darcyen s’adressant à son greffier.

– Bien entendu, je suis monté quand même.C’est mademoiselle Lestérel qui est venue m’ouvrir, et elle m’afait d’abord très-froide mine. Quand je lui ai dit que je venais dela part de M. Darcy, son air a changé, mais elle ne m’a paslaissé entrer sans explications. Elle avait compris que j’étaisenvoyé par M. Gaston Darcy, votre neveu.

– Et quand elle a su que vous étiezenvoyé par M. Darcy, juge d’instruction, quelle a été sonattitude ?

– Elle a paru assez émue d’abord, maiselle s’est remise bien vite, et elle m’a prié de l’attendre pendantqu’elle allait mettre son chapeau. Elle était déjà habillée quandje suis arrivé.

– Elle ne vous a pas demandé pourquoi jela faisais appeler ?

– Je crois qu’elle a eu cette questionsur les lèvres, mais elle ne me l’a pas adressée.

– Comment est-elle logée ?

– Très-modestement, autant que j’ai puvoir. L’appartement est petit, mais tenu avec beaucoup de soin.

– Et que vous a-t-elle dit pendant letrajet de la rue de Ponthieu à ici ?

– Elle a peu parlé, mais elle s’exprimefort bien et avec beaucoup de mesure. Elle n’a pas prononcé un seulmot qui eût trait à la visite forcée qu’elle allait vous faire.Elle m’a demandé seulement si votre neveu était dans votre cabinetquand vous m’avez envoyé la chercher, et il m’a semblé qu’elles’attendait à l’y rencontrer.

– Voilà qui est singulier, se ditM. Darcy. Est-ce que cette pauvre enfant s’imaginerait que jela fais comparaître pour la fiancer à Gaston ?

Puis tout haut :

– Vous ne savez pas de quoi il s’agit, etil est bon que vous le sachiez. Un hasard vient de m’apprendre quele poignard japonais appartient à mademoiselle Lestérel. Cependant,je connais les antécédents de cette jeune fille que je rencontreassez souvent dans le monde, et j’ai beaucoup de peine à croirequ’elle ait assassiné Julie Berthier.

» Maintenant que je vous ai mis aucourant, qu’elle est votre opinion ? La croyez-vouscoupable ?

Le commissaire hésita un instant etrépondit :

– Monsieur le juge d’instruction, jen’ose pas me prononcer. Rien n’est plus difficile que ce genred’appréciation, et tout le monde peut s’y tromper. J’ai vu desscélérats qui ont fini à la Roquette, rester calmes quand je les aiarrêtés, aussi calmes que s’ils n’avaient pas eu seulement sur laconscience un vol de mouchoir… tandis qu’un innocent peut perdre latête et s’enferrer dans des explications qui le compromettront.

» Pourtant j’avoue que cette jeunepersonne ne me fait pas l’effet d’avoir commis un meurtre… surtoutun meurtre aussi hardi que celui de l’Opéra.

– Je ne le crois pas non plus, mais enfinil faut voir. Vous l’avez fait entrer, comme je vous l’avaisrecommandé, dans le cabinet d’un de ces messieurs.

– Oui, monsieur le juge d’instruction, etj’ai mis un garde de Paris de planton à la porte. Cette demoisellen’a pu communiquer avec personne.

– Très-bien. Veuillez la conduire ici parle corridor de service. Il est très-important qu’elle ne rencontreaucun des témoins que j’ai fait citer et qui sont arrivés, je lesais.

Le commissaire salua et sortit.

– Pilois, dit M. Darcy à songreffier, vous allez minuter l’interrogatoire comme de coutume.Omettez seulement les formules de politesse par lesquelles je vaiscommencer. Arrangez-vous pour que la personne ne s’aperçoive pasque vous enregistrez mes demandes et ses réponses. Il faut qu’ellevous prenne d’abord pour un secrétaire ou pour un copiste. Je vousavertirai lorsque je jugerai qu’il n’y a plus d’inconvénient à cequ’elle sache qui vous êtes.

Un juge d’instruction n’a de comptes à rendreà personne, et il est complètement indépendant : il peutexercer comme il l’entend ses redoutables fonctions. Ainsi le veutla loi, et la loi a raison. Quelle règle précise vaudrait lesinspirations qu’un magistrat humain et éclairé puise dans saconscience, et ne serait-il pas souverainement injuste de procéderde la même façon à l’égard de tous les prévenus ?

M. Darcy était pénétré de ces vérités. Illui répugnait de traiter tout d’abord mademoiselle Lestérel commesi elle eût été coupable ; il espérait qu’elle se justifieraitdès le début de l’entretien, et, dans ce cas, il voulait luiépargner le désagrément de signer un interrogatoire qui devaitrester au dossier.

– Si les choses tournent comme je lesouhaite, ni elle ni Gaston ne figureront comme témoins auprocès.

Il se disait cela, en se promenant dans soncabinet, et il s’était bien gardé de reprendre place dans sonfauteuil de juge, pour recevoir mademoiselle Lestérel, car iltenait beaucoup à ne pas l’intimider.

Il vint à sa rencontre dès qu’elle entra et illui tendit affectueusement la main.

Cet accueil rassura la jeune fille qui étaitpâle et un peu tremblante. Les couleurs revinrent à ses joues et lesourire à ses lèvres.

– Excusez-moi, mademoiselle, lui ditM. Darcy, excusez-moi de vous avoir imposé un dérangement pourvous demander une explication. Je suis retenu à mon cabinet par unegrave affaire, et l’explication est urgente. Prenez-vous-en à monneveu Gaston du voyage que je vous fais faire.

Ce début fit rougir mademoiselle Lestérel.

– En vérité, pensa M. Darcy quil’observait attentivement, je crois que j’avais deviné. Elle seflatte que je vais lui parler mariage. Il serait cruel à moi de lalaisser dans cette illusion.

Il prit le poignard-éventail qu’il avait remissur son bureau, et, le tendant à la jeune fille :

– Gaston assure que ceci vous appartient,dit-il.

Berthe parut troublée ; elle changea devisage, mais elle répondit sans hésiter :

– C’est vrai, monsieur. Cet objet est àmoi. Je l’avais hier chez madame Cambry, et j’ai dit àM. Gaston Darcy pourquoi je l’avais. Mon beau-frère venait deme le donner, et j’étais si contente…

– Que vous êtes allée dans le monde avecun poignard à la ceinture ni plus ni moins qu’une Espagnole deromance, dit gaiement M. Darcy.

Il était ravi de la franchise avec laquellemademoiselle Lestérel avait reconnu l’arme japonaise, et il nedoutait plus du tout qu’elle ne fût innocente. Il espérait mêmequ’en répondant à la question qu’il se préparait à lui adresser,elle allait lui fournir une explication utile pour retrouver le, ouplutôt la coupable.

– Alors, vous l’avez perdu ?demanda-t-il simplement.

– Oui, monsieur, répondit Berthe d’unevoix moins assurée, et je suis fort heureuse de le retrouver.

– Vous l’avez perdu en sortant de chezmadame Cambry ?

– Probablement… à moins que ce ne soitdans la voiture… je crois même que c’est dans la voiture… et jel’aurais déjà réclamé, si je n’avais oublié le numéro dufiacre…

– Qui vous a conduit chez madame votresœur ? Vous l’avez renvoyé, ce fiacre ?

– Oui, monsieur.

– Sans vous apercevoir que vous y aviezoublié votre éventail.

– Je ne m’en suis aperçue qu’en rentrantchez moi… très-tard… je n’ai quitté ma sœur qu’à trois heures dumatin.

– C’est précisément l’heure à laquellevotre couteau-éventail a été trouvé. On n’aurait sans doute jamaissu qu’il vous appartenait, si mon neveu n’était venu me voir dansmon cabinet où il ne met pas les pieds trois fois par an. Moi, jene l’avais pas remarqué entre vos jolies mains, cet ustensilemeurtrier.

» Vous ne devineriez jamais où on l’atrouvé ?

– Ce n’est donc pas le cocher qui l’arapporté ?

– Non, mademoiselle. Votre poignard a ététrouvé au bal de l’Opéra… dans une loge… dans la loge des premièresqui porte le numéro 27.

Pendant que le juge parlait ainsi, la jeunefille se troublait visiblement, et M. Darcy, qui s’en aperçut,reprit tout à coup sa figure de magistrat, pour dire :

– Dans la loge où Julia d’Orcival a étéassassinée.

– Julie assassinée ! ce n’est paspossible ! s’écria Berthe. Elle était devenue livide, ellechancelait, et elle serait certainement tombée sur le parquet, siM. Darcy ne l’eût soutenue.

Il la fit asseoir sur une chaise, la chaisedes prévenus, et il prit place lui-même dans son fauteuil.

Il n’y avait plus en lui qu’un juged’instruction.

– Cette nouvelle vous cause, je le vois,une impression très-vive, commença-t-il après avoir fait un signeau greffier qui suivait tous ses mouvements du coin de l’œil.

– Elle me bouleverse, répondit Bertheavec effort.

– Vous l’ignoriez donc ?

– Comment l’aurais-je sue ? Je nereçois pas de journaux et je ne suis pas sortie ce matin.

– C’est un épouvantable événement, et jeconçois qu’il vous affecte, car vous connaissiez sans doute madamed’Orcival, puisque vous venez de l’appeler par son prénom de Julie…son vrai prénom qu’elle avait italianisé.

– Oui… j’ai connu Julie Berthier…autrefois… nous avons passé trois années dans le même pensionnat… àSaint-Mandé.

– Alors, votre douleur est biennaturelle. Apprendre tout à coup la mort d’une amie… et quellemort !

– Madame d’Orcival n’était plus mon amie,dit vivement Berthe. J’ai cessé de la voir aussitôt après sa sortiede pension. Elle a voyagé à l’étranger, et, depuis qu’elle étaitrevenue habiter Paris, elle vivait dans un monde où je ne pouvaispas… où je ne voulais pas aller.

– Je comprends cela, mademoiselle, ettout ce que je sais de vous s’accorde avec ce que vous me dites.Madame Cambry vous aime et vous estime. Je ne puis donc pas croireque vous ayez continué à fréquenter madame d’Orcival, et je suistout disposé à admettre que ce n’est pas vous qui avez oublié cecouteau dans la loge où on l’a tuée. Vous l’avez perdu. Quelqu’unl’a trouvé. C’est entendu.

» Veuillez seulement préciser les faitsqui ont suivi votre départ du salon de madame Cambry.

Berthe baissa la tête et ne répondit pas.

– Je vais aider votre mémoire, repritM. Darcy. La domestique de votre sœur est venue vous chercherà onze heures et demie à peu près. Vous êtes montée avec elle dansune voiture de place qu’elle avait gardée, et vous vous êtes faitconduire en toute hâte rue Caumartin. Madame Crozon vous a retenuejusqu’à trois heures. Son mari sans doute était auprès d’elle.

– Non, monsieur, dit la jeune fille avecun peu d’hésitation.

– Quoi ! il avait laissé sa femmeseule dans l’état de santé où elle se trouvait.

– La crise s’est déclarée subitement… monbeau-frère ne pouvait la prévoir… il est rentré fort tard.

– Fort tard, en effet, si vous ne l’avezpas vu. Mais vous avez vu du moins cette femme de chambre qui vousa accompagnée rue Caumartin. Eh bien, son témoignage suffira. Jel’ai fait appeler, et nous allons l’entendre.

– Elle est ici ! murmura Berthed’une voix éteinte.

– Oui, mademoiselle ; je vais donnerl’ordre de la faire entrer, et si, comme je n’en doute pas…

– Non, dit avec effroi mademoiselleLestérel, non… c’est inutile… je ne veux pas la voir.

– Mademoiselle, dit froidementM. Darcy, il me semble que vous ne vous rendez pas très-biencompte de votre situation… ni de la mienne.

» Un crime a été commis cette nuit. Jesuis juge et chargé d’instruire l’affaire. Or, le couteau aveclequel on a tué madame d’Orcival vous appartient…

– Quoi ! c’est ce couteau, murmuraBerthe.

– On l’a laissé dans la blessure, et, sije le tirais de ce fourreau qui imite si bien un éventail, vous yverriez le sang de Julie Berthier… votre amie de pension.

– C’est horrible.

– Oui, c’est horrible… si horrible quepersonne n’aurait jamais pensé à vous accuser. Un hasardmalheureux, une coïncidence fatale vous ont mise en cause…passagèrement, je l’espère. Il faut vous justifier, et j’ai à cœurde vous en fournir les moyens. Le meilleur de tous, c’est deprouver que vous étiez chez votre sœur à l’heure où on a frappémadame d’Orcival dans sa loge. La domestique de madame Crozon peutattester votre alibi. Pourquoi refusez-vous de la voir ?

Mademoiselle Lestérel se tut.

– Comprenez donc, reprit M. Darcy,que le témoignage de cette femme sera décisif. Vous craignezpeut-être qu’en vous rencontrant dans ce cabinet, elle ne vousprenne pour une accusée. Rassurez-vous. Je puis éviter de vousconfronter avec elle. Vous allez, si vous le désirez, passer dansla pièce voisine, et l’interrogatoire aura lieu en votreabsence.

– Pourquoi l’interroger ? dit Berthed’une voix étouffée. Elle vous dira qu’elle n’est pas venue cettenuit chez madame Cambry. Épargnez à ma sœur, je vous en supplie, ladouleur d’apprendre que je me suis servie de son nom pour…mentir.

M. Darcy tressaillit. Il ne s’attendaitpas à cette réponse.

– Ainsi, reprit-il lentement, vousconvenez maintenant que madame Crozon ne vous a envoyé personnehier soir. Alors l’histoire de la maladie subite de votre sœur aété inventée par vous, et vous n’avez pas mis les pieds rueCaumartin ?

Mademoiselle Lestérel garda le silence, unsilence qui en disait assez.

– Quelqu’un cependant est venu vousdemander… une femme qui avait l’air d’une domestique… une femme quisavait que vous passiez la soirée avenue d’Eylau et qui avait unegrave nouvelle à vous apprendre, car elle était fort émue ;madame Cambry me l’a dit. Nommez donc cette femme, afin que je lacite comme témoin, si sa déposition peut vous justifier.

– Je ne la connais pas, balbutiaBerthe.

– Vous ne la connaissez pas, et vousl’avez suivie au milieu de la nuit ! Vous m’obligez à vousdire que votre système de défense est bien maladroit, et quej’arriverai vite à découvrir la vérité. On retrouvera le cocher dufiacre où vous êtes montée, et on saura où il vous a conduite. Onretrouvera aussi la personne qui était avec vous, et si par hasardcette personne était la femme de chambre de madame d’Orcival, elleparlera. Elle racontera que sa maîtresse l’a envoyée cherchermademoiselle Lestérel, qui voulait… pourquoi pas ?… quivoulait voir le bal de l’Opéra.

C’était une perche que M. Darcy, enparlant ainsi, tendait à la pauvre enfant qui se noyait dans lesréticences et dans les mensonges.

Berthe, au lieu de la saisir, secouatristement la tête et murmura :

– Ce n’était pas la femme de chambre deJulie Berthier.

– C’est ce que je saurai bientôt, carj’entendrai tous les domestiques de madame d’Orcival. Je visiteraison hôtel, et je prendrai connaissance de tous les papiers qui s’ytrouveront.

» Vous n’avez jamais écrit à votreancienne amie ?

– Jamais, monsieur, articula nettementBerthe.

M. Darcy sentit que, sur ce point, elledisait vrai, et il passa aussitôt à une question qu’assurément ellene pouvait pas prévoir.

– Avez-vous entendu parler du suicide ducomte Golymine ? demanda-t-il.

Mademoiselle Lestérel pâlit, mais ellen’hésita pas à répondre :

– Oui, monsieur. J’ai lu dans un journalle récit de cet événement.

– Vous ne connaissiez pas ce comteGolymine ?

– Non, monsieur. On me l’a montré unefois, à cheval, aux Champs-Élysées. Voilà tout.

– Qui vous l’a montré ?

– Une artiste italienne, madame Crisini,qui a souvent chanté avec moi dans des concerts.

Ce fut dit si franchement que le jugen’insista pas.

Dès le début de l’affaire, il avait eu l’idéeque l’assassinat de Julia pouvait se rattacher au suicide de sonancien amant, s’y rattacher par un lien qui restait à découvrir, etil se promettait bien de faire des recherches dans ce sens.

Mais il était convaincu maintenant qu’il n’yavait jamais rien eu de commun entre mademoiselle Lestérel et leLovelace polonais.

Il revint donc à l’attaque directe, quoiqu’ildoutât encore de la culpabilité de la jeune fille.

– Mademoiselle, commença-t-il, je vous aisignalé le danger auquel vous vous exposez en refusant de vousexpliquer. Pour mieux vous montrer ce danger, je vais résumer enquelques mots la situation.

» Vous avez quitté à onze heures et demiele salon de madame Cambry. Vous l’avez quitté pour suivre une femmeque vous prétendez ne pas connaître. Vous n’êtes pas allée chezvotre sœur, et vous êtes rentrée chez vous, rue de Ponthieu, àquatre heures du matin.

» Qu’avez-vous fait de onze heures etdemie à quatre heures ? Toute l’affaire est là.

Et, après une courte pause, ilreprit :

– Vous persistez à ne pas répondre. Jepoursuis.

» Comment l’arme dont l’assassin s’estservie pour égorger madame d’Orcival a-t-elle passé de votre maindans la sienne ? Si vous me disiez que vous l’avez perdue dansla salle de l’Opéra, l’explication serait plausible, et j’entiendrais grand compte. On peut admettre que cette arme a étéramassée dans un corridor, ou au foyer, par la femme qui s’en estservie… car c’est une femme… on l’a vue entrer dans la loge… on l’avue en sortir. Mais il est impossible d’admettre que le poignardoublié par vous dans un fiacre ou dans la rue ait été trouvéprécisément par une femme qui allait au bal pour tuer madamed’Orcival.

– Je reconnais que c’est improbable, ditenfin Berthe, qui avait repris un peu de sang-froid. Mais je vousjure, monsieur, que je ne suis pas coupable. Je me défends mal, jele sais… je ne trouve rien à vous répondre quand vous m’interrogez.Mais si j’avais commis ce crime abominable, croyez-vous que jen’aurais pas pensé qu’on m’accuserait ? Croyez-vous quej’aurais choisi une arme si facile à reconnaître ? Croyez-vousque j’aurais porté cette arme chez madame Cambry… que je l’auraismontrée à M. Gaston Darcy ?

– Non, sans doute, dit le juge frappé parces raisons si simples et si justes. À une autre que vous,j’objecterais cependant que le meurtre a pu ne pas être prémédité,qu’il a peut-être suivi une querelle imprévue, et que, parconséquent, le fait d’avoir montré le poignard n’est pas une preuveabsolue d’innocence.

» Mais je préfère vous répéter que vouspouvez fournir une explication beaucoup plus naturelle, explicationqu’un sentiment très-louable vous empêche de donner.

» Je vous l’ai dit déjà, on concevraittrès-bien que vous eussiez laissé tomber ce couteau dans la sallede l’Opéra. C’est probablement ce qui vous est arrivé, et si vousne voulez pas en convenir, c’est que vous craignez de nuire à votreréputation, qui, je me plais à le reconnaître, est excellente.

» En vérité, vous avez tort. Le bal del’Opéra n’est pas une école de mœurs, et vous n’y étiez pas à votreplace. Mais de ce que vous y êtes allée, personne ne conclura quevous y avez laissé votre honneur. La curiosité vous y a entraînée.C’est fort excusable. Bien d’autres, et du meilleur monde, ont cédéà la tentation. Elles ne s’en sont pas vantées, mais celles qu’on ya reconnues n’ont pas été pour cela mises au ban des honnêtesfemmes.

Tout en parlant avec une chaleurcommunicative, M. Darcy suivait sur le visage de Berthel’effet de son discours, et il crut voir qu’il avait touchéjuste.

– C’est une simple confidence que je vousdemande, reprit-il, une confidence dont je n’abuserai pas,croyez-le. Dites-moi que vous êtes allée au bal. Dites-moi que vousy êtes allée avec une amie qui vous a envoyé sa femme de chambrepour vous prier de l’accompagner. Et quand vous m’aurez dit cela,quand vous m’aurez nommé cette amie, je ferai en sorte de vérifiervotre dire, sans que vous soyez compromise.

La figure de mademoiselle Lestérel s’étaitéclaircie pendant que le juge parlait pour excuser les imprudentsqui s’aventurent au bal masqué ; elle redevint sombre dèsqu’il parla de contrôler le récit qu’il sollicitait.

– Je n’ai pas d’amies, murmuraBerthe.

M. Darcy ne chercha point à cacher lasurprise douloureuse que lui causait cette réponse. On put lire sursa physionomie qu’il commençait à penser que la jeune fille n’avaitpas la conscience nette, et qu’il était temps de la traiter commeune prévenue ordinaire.

Et pourtant il lui semblait encore impossibleque cette douce et frêle créature eût frappé mortellement Juliad’Orcival, que sous son front si pur eût germé un dessein homicide,que sa main blanche et délicate se fût souillée de sang.

Il lui vint une idée, et il voulut tenter undernier effort.

– Il paraît que je me trompais, dit-illentement. Vous persistez à soutenir que vous n’êtes pas allée àl’Opéra. Vous avez avoué que vous n’êtes pas allée chez votre sœur.Où donc avez-vous passé les heures qui se sont écoulées entre votredépart de l’avenue d’Eylau et votre rentrée rue de Ponthieu ?Vous sentez bien qu’il faut que vous expliquiez l’emploi de votretemps, et cependant vous ne fournissez aucune explication.

» Il y a en une à laquelle je suis forcéde m’arrêter, puisque vous refusez de m’en donner une autre.

» Et, avant de vous demander si celle quej’ai trouvée est la vraie, je dois vous rappeler, si vous l’avezoublié, ou vous apprendre, si vous l’ignorez, qu’un juge est unconfesseur, et que la discrétion la plus absolue est le premier deses devoirs professionnels.

» Mon greffier, qui écrit au bout decette table, est lié par les mêmes obligations que moi.

» Vous pouvez donc parler sans crainte.Nul ne saura ce que vous me confierez, car ma mission se borne àrechercher par qui le crime a été commis, et je ne dois pas mesouvenir des déclarations d’un témoin, quand ces déclarations n’ontpas trait à l’affaire que j’instruis.

» Ainsi, mademoiselle, si vous me disiez…pardonnez-moi d’en venir là… si vous me disiez que, de minuit àquatre heures, vous êtes restée chez… un ami, je m’assurerais dufait, je m’en assurerais avec toute la prudence possible… et jel’oublierais ensuite.

La jeune fille tressaillit, et de grosseslarmes roulèrent sur ses joues pâles.

– Je comprends, monsieur, murmura-t-elle.Vous croyez que j’ai un amant. Il me manquait cettehumiliation.

– À Dieu ne plaise que je veuille voushumilier, dit M. Darcy très-ému. Je cherche la vérité, et cen’est pas ma faute si je suis obligé de la chercher là où ellen’est pas… je le vois maintenant. Vous ne me ferez pas l’injure depenser que je vous soupçonnerais d’avoir failli, si ce soupçon nem’était, pour ainsi dire, imposé par les refus obstinés que vousm’opposez.

Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Ellepleurait.

– Mademoiselle, reprit le dignemagistrat, je ne veux pas profiter de l’émotion qui vous égare.Remettez-vous. Réfléchissez. Envisagez sérieusement lesconséquences de l’attitude qu’il vous a plu de prendre envers unjuge bienveillant. Peut-être ne comprenez-vous pas encore que jevais être forcé de vous traiter comme si vous étiez coupable,puisque vous ne voulez pas prononcer le mot qui démontrerait votreinnocence.

» Qui vous retient ? Craignez-vousde compromettre quelqu’un ? Vous ne songez pas que, si je suisréduit à vous faire arrêter, j’userai de toutes les ressources dontje dispose pour découvrir ce que vous tenez tant à me cacher. Etj’y parviendrai, n’en doutez pas. Tout apparaîtra au grand jour, etil ne dépendra plus de moi d’empêcher l’éclat que vousredoutez.

» Tenez ! mademoiselle, je puis bienvous le dire. J’entrevois qu’il y a dans cette affaire un mystèreque vous êtes seule en état d’éclaircir. J’entrevois que vous voussacrifiez pour un autre. Eh bien, vous obéissez à une idée fausse.Si, avant de sortir d’ici, vous consentiez à m’avouer la vérité, jepourrais peut-être sauver la personne pour laquelle vous vousdévouez si généreusement… je devrais dire si follement. Dansquelques instants, il sera trop tard. L’affaire suivra son coursnaturel, et la justice atteindra le but, sans se préoccuper deconsidérations qui peuvent me toucher, moi, homme, mais quin’existent pas pour elle.

Berthe sanglotait. Sur ses traits décomposés,on lisait qu’elle soutenait une violente lutte intérieure, maiselle se taisait toujours.

– Ainsi, continua M. Darcy, vouspersistez à ne pas vous justifier. Ainsi, je vais être forcéd’apprendre à madame Cambry que mademoiselle Lestérel, qu’elleappelait son amie, a été arrêtée comme prévenue d’assassinat.

Il avait réservé pour la fin cette adjuration,et il put croire un instant que la jeune fille allait y céder.

Berthe tendit vers lui des mains suppliantes,sa bouche s’ouvrit pour parler, mais l’aveu expira sur seslèvres…

– Non, murmura-t-elle, non… c’est assezd’un meurtre… je ne peux pas… je ne peux pas…

Et elle ajouta, si bas qu’on l’entendit àpeine :

– Faites de moi ce que vous voudrez.

M. Darcy eut un geste de douloureusesurprise, et dit à son greffier, en lui désignant une formuleimprimée :

– Écrivez sur ce mandat d’arrêt le nom demademoiselle Berthe Lestérel.

Chapitre 7

 

Gaston était sorti fort à contrecœur ducabinet de M. Roger Darcy, et, dans le trouble où l’avait jetéla dernière réponse de ce juge résolu à faire son devoir, iln’avait pas songé à lui demander où et quand il le reverrait.

Il ne doutait pas de l’innocence demademoiselle Lestérel, mais il lui tardait d’apprendre qu’elleétait complètement justifiée, et il n’était pas d’humeur àpatienter jusqu’au lendemain pour connaître le résultat del’interrogatoire. Aussi se décida-t-il à ne pas s’éloigner et àattendre son oncle devant la porte qui s’ouvre sur le boulevard duPalais.

Le coupé du juge d’instruction stationnaitdevant cette porte. Gaston, qui l’y avait vu en arrivant, l’yretrouva près du sien.

Les deux cochers se rencontraient souvent rueMontaigne et rue Rougemont, et ils n’avaient pas manqué une sibelle occasion de bavarder. Ils étaient descendus de leurs siègeset ils causaient avec un garde de Paris, lequel avait tout l’air deleur conter une histoire intéressante, car ils l’écoutaienttrès-attentivement.

Darcy devina sans peine qu’il leur parlait ducrime de l’Opéra. La nouvelle circulait déjà dans Paris, et elleétait certainement arrivée de très-bonne heure à la Préfecture depolice qui confine au Palais. Ce soldat devait être bien informé,d’autant qu’il avait dû voir passer le magistrat instructeur, legreffier, les commissaires, les agents, tout le personnel qu’unassassinat met en mouvement.

L’apparition de Darcy mit fin au colloque. Lescochers s’empressèrent de remonter sur leurs sièges et de reprendrela pose classique des cochers de bonne maison : les rênes bienrassemblées dans la main gauche, le fouet haut dans la main droite,les yeux fixés sur la tête du cheval. Le soldat se remit de plantonà l’entrée du passage voûté qui conduit à la cour de laSainte-Chapelle. Gaston eut donc toute liberté de se promener surle large trottoir et de donner audience aux réflexions qui seprésentaient en foule à son esprit.

Ces réflexions n’étaient pas gaies, on peut lecroire. Il se reprochait amèrement d’avoir, par son étourderie,jeté mademoiselle Lestérel dans une déplorable aventure, et ilcommençait à entrevoir que cette aventure pourrait mal finir. Il nese dissimulait plus la gravité des indices qui accusaientBerthe ; il savait que son oncle n’hésiterait pas à la fairearrêter s’il la croyait coupable. Et, comme il avait l’imaginationvive, il apercevait les plus extrêmes conséquences d’unearrestation. Il voyait la cour d’assises. Il entendait la voix émuedu chef du jury lisant le verdict. Toutes les légendes sur lesinnocents condamnés lui revenaient à la mémoire. Il pensait àLesurques. Et il se disait qu’une erreur judiciaire pouvait envoyerà l’échafaud la femme qu’il aimait.

Car il l’aimait plus ardemment que jamais,cette jeune fille qu’en ce moment même on interrogeait comme unecriminelle. L’étrange fatalité dont elle était victime surexcitaitl’amour de Darcy, et il se serait cru le plus lâche des hommes s’ileût abandonné mademoiselle Lestérel dans le malheur.

Du reste, il ne désespérait pas. Il seflattait même qu’après une courte explication, le magistrat, mieuxinformé, allait renvoyer la pauvre enfant avec de bonnes paroles,et il comptait bien l’aborder quand elle allait sortir de ceredoutable édifice où on sonde les consciences, l’aborder pour luidire tout ce qu’il avait sur le cœur, pour lui demander pardon del’avoir compromise, et pour lui jurer que ses sentiments n’avaientpas changé.

Il calculait que l’épreuve durerait à peineune heure, que bientôt il allait voir paraître Berthe, puis,quelques instants après, M. Roger Darcy, qu’il tenaitessentiellement à entretenir le plus tôt possible. Il se promettaitde ne pas quitter la place avant de s’être abouché successivementavec la prévenue justifiée et avec le juge guéri de sessoupçons.

Il faisait froid. Le vent soufflait du nord,et une station en plein air n’avait rien d’agréable par ce tempsaigre ; mais les amoureux s’inquiètent peu des inclémences del’hiver. Gaston se mit bravement à battre la semelle surl’asphalte, sans s’écarter du passage qu’il surveillait. Laprésence des deux cochers le contrariait plus que la bise, car ilsentait bien qu’ils se demandaient pourquoi il piétinait ainsi, aulieu de remonter dans sa voiture. Il aurait volontiers renvoyé lasienne, mais il ne pouvait guère se permettre de renvoyer celle deson oncle, et il se résigna à subir cet espionnage domestique. Legarde de Paris le gênait aussi. Ce vigilant militaire ne le perdaitpas de vue et s’étonnait sans doute qu’un bourgeois bien mis restâten faction à la porte du Palais, au lieu d’aller se réchauffer dansun café. Gaston songeait à lui dire qu’il était le neveu deM. Darcy, juge d’instruction, et qu’il attendait son oncle,lorsqu’un fiacre s’arrêta devant la porte.

De ce fiacre sortit un homme qui avait la mined’un agent de la sûreté, puis une femme dont la figure n’était pasinconnue à Gaston. Il chercha à se rappeler où il l’avait déjàrencontrée, et, à force de chercher, il finit par se souvenir, que,le jour où il était allé chez la sœur de Berthe, il avait vu cettefemme gardant la voiture qui portait les bagages du mari.

– Bon ! pensa-t-il, c’est la bonnede madame Crozon, celle qui est venue hier soir cherchermademoiselle Lestérel chez madame Cambry. Mon oncle la fait appelerpour recevoir son témoignage, et cette fille va déclarer qu’elle aconduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin. Il n’en faut pas pluspour établir que mademoiselle Lestérel n’est pas allée à l’Opéra.Je suis tranquille maintenant. L’affaire n’aura pas de suite. Etd’ici à dix minutes, l’interrogatoire sera terminé. Berthe seralibre.

– Tiens ! Darcy ! dit une voix.Que diable faites-vous ici ?

Gaston se retourna et se trouva face à faceavec Lolif. Le reporter par vocation était radieux. Safigure niaise avait pris une expression toute nouvelle, un airimportant et satisfait.

– Qu’y venez-vous faire vous-même ?demanda Darcy que cette rencontre surprenait désagréablement.

– Comment ! vous ne savezpas ?… Ah ! au fait, vous êtes parti cette nuit bienavant la fin du bal. Mais votre oncle est chargé d’instruirel’affaire. Il a dû vous dire que Julia d’Orcival a été assassinéedans sa loge, et que…

– Et que vous prétendez être en mesure dedonner des éclaircissements sur cette étrange histoire. Oui, il m’adit cela. Mais je suppose que vous n’êtes pas mieux informé quemoi. J’étais avec vous dans la loge du Cercle, j’ai vu comme vousun domino entrer dans la loge de cette pauvre Julia.

– Oh ! vous, mon cher, vous n’êtespas observateur. Vous n’avez pas comme moi remarqué la taille et latournure de cette femme en domino qui a certainement fait le coup,les moindres détails de son costume. Vous n’avez pas relevé lecadavre.

– C’est un avantage que je ne vous enviepas, dit Gaston avec impatience. En somme, quesavez-vous ?

– Beaucoup de choses. Mais vous mepermettrez de ne pas vous les confier. Je suis témoin ; etvous, neveu d’un magistrat, vous n’ignorez pas qu’un témoin a desdevoirs sacrés. Le premier de tous, c’est la discrétion la plusabsolue. Je ne puis rien dire à personne avant d’avoir déposédevant le juge d’instruction qui m’a fait l’honneur de meciter.

– Pardon, répliqua ironiquement Darcy,j’oubliais que vous exercez un sacerdoce. Vous m’en faitessouvenir. Je me garderai bien d’insister et même de vous retenir.Allez éclairer la justice… et surtout tâchez de ne pasl’égarer.

– Pour qui me prenez-vous ? Nesavez-vous pas que je suis doué d’un coup d’œil infaillible ?Rapportez-vous-en à moi pour faire condamner l’abominable femellequi a assassiné madame d’Orcival. Julia sera vengée, grâce à votreami Lolif. J’ai déjà recueilli une masse de preuves. Je lescompare, je les pèse, je les groupe, et, quand j’en aurai formé unfaisceau, vous en verrez jaillir la lumière.

– La lumière d’un faisceau ! c’esttrès-joli.

– Riez. Vous ne vous moquerez plus de moiquand votre oncle vous dira que je lui ai indiqué la vraiepiste.

– Allez donc le voir bien vite.

– J’y vais. Adieu, mon cher. Si vousvenez ce soir au cercle, je pourrai peut-être vous en diredavantage.

Sur cette promesse qui fit hausser les épaulesà Darcy, Lolif tourna les talons et entra dans la cour avec lamajesté d’un homme qui apporte la solution d’un problème.

La servante de madame Crozon et l’agent qui laconduisait l’y avaient précédé. Gaston se retrouva seul sur letrottoir entre les cochers, toujours au port d’armes, et le gardede Paris qui continuait à se promener.

Les ridicules discours de Lolif avaient un peutroublé la joie de l’amoureux, et il se disait :

– Pourvu que cet imbécile n’aille pasembrouiller l’affaire avec les absurdes romans qu’il tire de sacervelle. Il ne sait rien, mais il est capable de tout inventer. Jene comprends pas qu’on l’ait fait appeler. Heureusement, il neconnaît pas mademoiselle Lestérel. S’il la connaissait ou siseulement il se doutait que la fatalité l’a mêlée à cette histoire,sa tête détraquée enfanterait quelque rapprochement extravagant.Mais il ne se doute de rien.

» Il ne verra même pas Berthe, car mononcle a pris ses précautions pour que personne ne la rencontre dansles corridors. Et puis, je l’ai renseigné, mon oncle. Je l’aiprévenu que Lolif est un visionnaire, et que ses appréciationsn’ont aucune valeur.

En raisonnant ainsi, Gaston cherchait à serassurer et n’y parvenait qu’à moitié. Le temps s’écoulait, etmademoiselle Lestérel ne paraissait pas. L’interrogatoire seprolongeait donc, et, pour qu’il se prolongeât, il fallait queM. Roger Darcy n’eût pas jugé satisfaisantes les premièresréponses de la jeune fille.

– Il attend pour la renvoyer que laconfrontation avec cette femme de chambre soit terminée, pensaitGaston, tout heureux de s’expliquer à lui-même un retard quil’inquiétait cruellement.

Mais un quart d’heure se passa, puis unedemi-heure, et personne ne sortit du Palais.

En revanche, il y entra des gens qui, à enjuger par leurs allures, devaient être des témoins, entre autresune grosse femme que Darcy crut reconnaître pour l’avoir vue ouvrirles loges à l’Opéra.

Évidemment, l’affaire se compliquait, et laconfrontation avec la bonne de madame Crozon n’était pas la seule àlaquelle on eût soumis mademoiselle Lestérel. C’était de mauvaisaugure, et Darcy ne pouvait plus se dissimuler qu’il avait espérétrop vite.

Un nouvel incident vint tout à coup chasserles sombres pressentiments qui commençaient à l’assiéger.

Il vit encore une fois descendre d’une voiturede place un agent de la sûreté et une femme élégamment vêtue,celle-là, et portant chapeau, une femme qui, en l’apercevant,courut à lui.

C’était Mariette, la camériste de madamed’Orcival, Mariette en grand deuil, et fort émue.

– Ah ! monsieur, quel malheur !s’écria-t-elle ; cette pauvre madame… mourir si jeune !c’est affreux !

– Vous venez témoigner ? demandaDarcy.

– Oui, monsieur, et je vais tout dire, etma chère maîtresse sera vengée.

– Vous direz tout ! répéta Gaston.Comment ! est-ce que…

– Je connais la gueuse qui a tué madame.Je vais la dénoncer au juge. On trouvera des preuves, je lesindiquerai, et j’espère bien qu’on la guillotinera. Si on luifaisait grâce, elle ne mourrait que de ma main.

– Son nom ! Dites-moi sonnom !

Mariette ouvrait la bouche pour répondre, maisl’agent qui était resté en arrière, parce qu’il payait le fiacre,l’agent vint se jeter à la traverse et lui coupa la parole. Ilsurgit tout à coup entre elle et Darcy qu’il écarta sans segêner.

– Assez causé comme ça, dit-il rudement.J’ai ordre de vous amener devant le juge d’instruction, et vousn’êtes pas ici dans son cabinet. Faites-moi le plaisir de voustaire et de marcher. On vous attend là-haut.

La soubrette n’osa plus souffler mot et suivitdocilement son surveillant. Elle avait été élevée dans la craintedes policiers, et elle ne tenait pas du tout à se brouiller avec lajustice.

Darcy, sentant qu’il n’était pas en situationd’intervenir, se contenta de lui crier :

– Je serai chez moi demain matin jusqu’àmidi.

Il la vit disparaître sous la voûte, et il sereprit à espérer que ses angoisses touchaient à leur terme. Lafemme de chambre de Julia connaissait la coupable. Elle allait ladésigner, et l’innocence de Berthe allait éclater.

– Mon oncle a été bien inspiré de fairetout de suite appeler Mariette, pensait-il. Et il est trop humainpour retarder d’une seule minute la mise en liberté de mademoiselleLestérel. Je vais donc la revoir, lui dire tout ce que j’aisouffert pendant qu’on l’interrogeait. Elle va sortir dans un quartd’heure, car Mariette n’a qu’à parler pour détruire cette stupideaccusation.

Darcy ne se trompait pas de beaucoup dans sonévaluation. Au bout de vingt minutes, un fiacre apparut au fond dela cour, un fiacre qui s’avançait au pas, et il eut aussitôt lapensée que ce fiacre emmenait la jeune fille. Il se plaça près dela porte, et quand la voiture passa devant lui, il reconnut, àtravers la glace levée, Berthe assise dans le fond.

Il vit en même temps qu’elle n’était passeule. Un homme coiffé d’une casquette à galon d’argent siégeait àcôté d’elle, et cet homme avait pour vis-à-vis l’individu qui toutà l’heure escortait la soubrette.

Darcy reçut un coup au cœur.

– Arrêtée, murmura-t-il, elle estarrêtée ! à moins que…

Le fiacre déboucha sur le boulevard du Palaiset tourna vers le Pont-au-Change.

Darcy courut à son coupé et s’y jeta en disantà son cocher :

– Suivez cette voiture.

Gaston espérait encore. Les amoureux espèrenttoujours et quand même.

– Non, pensait-il, non, c’est impossible…on ne la conduit pas en prison… on la conduit chez elle, rue dePonthieu. Et j’y arriverai en même temps qu’elle… je serai là quandelle descendra… je m’approcherai… je lui parlerai… je dirai auxgens qui l’emmènent que je suis le neveu du juge d’instruction.

Le fiacre roulait lentement sur lePont-au-Change.

– Voyons, se disait Darcy, en cherchant àremettre de l’ordre dans ses idées, si elle va rue de Ponthieu, lefiacre va tourner à gauche quand il arrivera au bout du pont… si,au contraire, mademoiselle Lestérel est arrêtée, le fiacre tourneraà droite… c’est le chemin pour aller à Mazas… et c’est à Mazasqu’on met les prévenus.

Le fiacre ne tourna ni d’un côté ni del’autre. Il traversa la place du Châtelet, et il enfila leboulevard de Sébastopol.

– Bon ! pensa Darcy, maintenant jesuis rassuré. Il s’agit sans doute d’une perquisition à domicile…pas au sien, puisqu’elle demeure tout près des Champs-Élysées. Maisoù ce commissaire la mène-t-il ? Car c’est bien un commissairequi l’accompagne… il a même avec lui un agent subalterne.

Là ses inquiétudes le reprirent.

– Ah ! j’y suis, murmura-t-il aprèsun instant de réflexion. Elle va rue Caumartin… par les boulevards…et je m’explique pourquoi elle y va. Mon oncle est un jugeconsciencieux… méticuleux même. Il ne se sera pas contenté de ladéposition de la bonne. Il aura voulu contrôler cette dépositionpar le témoignage de la sœur.

» C’est assez naturel, j’ai fait commelui, mardi dernier, moi. J’ai poussé la défiance jusqu’à monterchez madame Crozon pour savoir si mademoiselle Lestérel m’avait ditla vérité.

» Et, comme cette sœur ne peut pas sedéplacer, parce qu’elle est malade, mon oncle lui envoie pourl’interroger un commissaire de police. Il a compris que Berthe nedoit pas être traitée comme une prévenue ordinaire, et qu’il seraitcruel de retarder sa délivrance. Après un quart d’heured’explication, tout sera fini.

Le fiacre roulait toujours à dix pas devant lecoupé, et Gaston ne le perdait pas de vue.

– Pourvu que le marin furibond n’assistepas à cette explication, dit-il en se parlant à lui-même. Sessoupçons sur sa femme se réveilleraient. Il éclaterait et ilgâterait tout par ses violences. Sans compter que, désormais, il necroira plus aux serments de sa belle-sœur. Mais je ne puis rien àcela. Mon intervention serait plus nuisible qu’utile.

Gaston commençait à se rassurer, mais uneobjection lui vint à l’esprit et le rejeta dans de grandesperplexités.

– Comment, se demanda-t-il, comment ladéclaration de Mariette n’a-t-elle pas suffi pour démontrerl’innocence de mademoiselle Lestérel ? Mariette m’a affirmétout à l’heure qu’elle connaissait la femme qui a tué Julia. Mononcle n’a donc pas interrogé Mariette ? Mais non, au fait, iln’a pas eu le temps de l’interroger avant le départ de Berthe.Quand Mariette est entrée dans son cabinet, Berthe n’y était plus.Il venait de l’envoyer rue Caumartin. Il y a plusieurs escaliers.Berthe descendait par l’un, pendant que Mariette montait parl’autre. Si mon oncle avait attendu quelques instants de plus, ileût certainement épargné à mademoiselle Lestérel ce déplaisantvoyage.

» Mais tout est bien qui finit bien. Ellen’a pas longtemps à souffrir.

Ces raisonnements, quelque peu hasardés, lemaintinrent en joie jusqu’au moment où le fiacre arriva au bout duboulevard de Sébastopol. Il eut même alors la satisfaction de voirque le cocher de ce fiacre prenait à gauche, comme pour gagner larue Caumartin ; mais cette satisfaction fut de courtedurée.

Le cocher tourna encore, à droite cette fois,et la voiture se mit à remonter le faubourg Saint-Denis.

On eût dit que le commissaire chargéd’escorter Berthe savait que Gaston la suivait, et que cecommissaire prenait un malin plaisir à déranger l’une après l’autretoutes les suppositions du pauvre amoureux.

Où menait-on mademoiselle Lestérel ?Darcy n’y comprenait plus rien. Le faubourg aboutit à la barrière.Darcy se disait que, du moins, on ne la menait pas en prison, carl’idée qu’on enferme tous les prévenus à Mazas s’était logée danssa tête, et il n’en démordait pas.

En revanche, il se rappela tout à coup quel’agent qu’il avait aperçu dans le fiacre était précisément celuiqui avait amené Mariette. Darcy avait très-bien reconnu la figurede ce policier. Il lui fallait donc renoncer à croire que le jugeavait remis Berthe au commissaire avant d’avoir interrogé la femmede chambre. La dernière espérance dont il s’était bercés’évanouissait.

Cependant le fiacre marchait toujours au petittrot des deux rosses qui le traînaient. Gaston se représentaitmademoiselle Lestérel affaissée sur les coussins poudreux de cetteprison roulante, humiliée, obligée peut-être de répondre à desquestions insidieuses, et il se demandait avec colère commentM. Roger Darcy avait pu livrer ainsi à des gens de police unejeune fille que son passé irréprochable aurait dû préserver d’untel outrage.

– Je ne serai jamais magistrat, disait-ilentre ses dents. La pratique de ces fonctions-là endurcit le cœur.Et le plus éclairé des juges en arrive, avec le temps, à prendretous les prévenus pour des coupables.

Pendant qu’il exhalait ainsi son indignation,il s’aperçut que le fiacre s’était mis au pas et qu’il obliquait àgauche. On était arrivé à la montée qui se présente un peu avant lepoint d’intersection du faubourg Saint-Denis et du boulevardMagenta.

– Est-ce qu’il va s’arrêter là ? sedemandait Darcy. Oui… il oblique de plus en plus… il rase letrottoir… quel renseignement le commissaire vient-il chercher dansce quartier ? Et qu’est-ce que c’est que cette vieille maisonavec une énorme porte cochère ?

Le fiacre s’arrêta en effet devant cette portemonumentale, et Darcy vit descendre l’agent de la sûreté, puis lecommissaire, puis Berthe, qui cachait sa figure avec un mouchoirtrempé de larmes.

Fidèle à sa consigne, le cocher du coupé avaitretenu son cheval, dès qu’il s’était aperçu que la voiture qu’ilavait ordre de suivre ralentissait son allure. Lorsqu’elle serangea contre le trottoir, il vint se placer derrière elle, pastrop loin, pas trop près non plus.

Le premier mouvement de Darcy fut de sauter àterre et de courir à mademoiselle Lestérel, mais il aperçutpromptement les conséquences possibles d’une pareille incartade. Àquel titre se serait-il mêlé des affaires de la justice ? Saqualité de neveu d’un magistrat instructeur ne lui conféraitassurément pas le droit d’interpeller les agents judiciaires etd’entraver leurs opérations. Il se contint donc, et il resta danssa voiture, ému et regardant de tous ses yeux.

Le policier en sous-ordre se fit ouvrir unepetite porte placée à côté de la grande. Berthe entra suivie par lecommissaire, et la porte se referma sournoisement. Ce fut si vitefait que les passants n’y prirent pas garde. Mais Darcy compritenfin. Il vit inscrit sur le fronton de ce triste édifice lesmots : Maison d’arrêt, et la mémoire lui revint toutà coup.

– Saint-Lazare ! murmura-t-il. On lajette à Saint-Lazare !

Comment, lui qui savait son Paris sur le boutdu doigt, comment avait-il pu oublier que la prison réservée auxfemmes est située vers le milieu du faubourg Saint-Denis ?Comment s’était-il illusionné au point de se persuader que cettepromenade en fiacre n’allait pas finir par une incarcération ?Il était trop ému pour s’interroger lui-même, et il ne songea pointà interroger les autres. Que lui aurait appris l’agent qui étaitresté sur le trottoir pendant que le commissaire faisait écrouermademoiselle Lestérel ? La terrible inscription en disaitassez. Berthe venait de franchir le seuil de l’infâme maison où onenferme les impures. Seul, M. Roger Darcy pouvait direpourquoi il avait jeté cet ange dans cet enfer.

Gaston pensa d’abord à se faire ramener auPalais. Son oncle devait y être encore. Mais il craignit de ne pasêtre reçu. L’intraitable magistrat avait dû le consigner pour toutela durée de cette première audience. Mieux valait aller chez lui etattendre qu’il rentrât.

– Rue Rougemont, dit le jeune homme à soncocher, qui n’eut qu’à rendre la main pour que l’alezan qu’ilmaintenait à grand’peine partit à fond de train.

Le trajet, assez court du reste, fut fait enquelques minutes, et le coupé s’arrêta devant la grille quiséparait de la rue la cour de l’hôtel du juge le mieux logé qu’il yeût dans Paris.

Gaston, en descendant de voiture, avisa levalet de chambre de son oncle parlementant à la portière d’un autrecoupé. Une main de femme, une main finement gantée, tendait à cevalet de chambre une carte de visite.

En toute autre circonstance, Gaston se seraitdiscrètement tenu à l’écart. Mais il était trop agité pour mesurerses mouvements, et il lui tardait de savoir si son oncle était deretour. Il s’avança afin de se renseigner auprès du domestique, etil fut assez surpris de voir que la visiteuse était madameCambry.

Il la salua, et il allait s’en tenir à cesalut obligé, n’étant pas d’humeur à échanger des phrases poliesavec la belle veuve ; mais ce fut elle qui lui adressa laparole.

– Je suis bien heureuse de vousrencontrer, monsieur, lui dit-elle. Je venais voir M. RogerDarcy. Cela vous étonne… mais il y a des cas où on passe par-dessusles usages… et je suis sûre que vous m’approuverez. On m’apprendque M. votre oncle est au Palais. Pensez-vous qu’il reviennebientôt ?

– Je l’espère, madame, répondit Gaston.Moi aussi, il faut que je le voie.

En domestique bien stylé, le valet de chambreavait battu en retraite dès que le neveu de son maître s’étaitapproché de la voiture.

– Vous venez lui parler de Berthe,s’écria madame Cambry.

– Quoi ! vous savez…

– Je sais tout et je ne sais rien. Mesgens m’ont appris ce matin qu’un crime épouvantable avait étécommis cette nuit au bal de l’Opéra… sur une femme… et par unefemme. Le récit qu’on m’a fait m’a bouleversée. J’étais déjàtrès-souffrante, et je n’étais pas sortie depuis deux jours. J’aipensé qu’un tour au Bois me remettrait, et que Berthe serait bienaise de profiter de ma voiture pour se promener. J’ai fait arrêterrue de Ponthieu. Il y avait un rassemblement dans la loge duconcierge. Mon valet de pied est venu me dire qu’on y racontait quemademoiselle Lestérel venait d’être emmenée par un commissaire depolice et conduite devant M. Darcy, juge d’instruction…qu’elle était accusée de cet assassinat. Je n’ai pas cru à cespropos, mais ils m’ont effrayée. J’aime Berthe comme j’aimerais unesœur. On avait nommé votre oncle. J’ai pensé qu’il me tireraitd’inquiétude, et je suis accourue ici. Je ne l’ai pas rencontré,mais vous voilà, vous, monsieur, qui vous intéressez aussi à cettechère enfant. Parlez, je vous en supplie. Dites-moi que ces bruitsne sont pas fondés… ou que Berthe a été soupçonnée par erreur.

– Par erreur, oui, madame, réponditamèrement Gaston ; mais il y a des erreurs qui tuent.Mademoiselle Lestérel a été arrêtée après avoir subi uninterrogatoire, et, à cette heure, elle est en prison.

– En prison ! mais Berthe n’est pascoupable. Pourquoi aurait-elle tué cette femme ? Quellecoïncidence fatale a donc égaré la justice ? Et commentM. Darcy a-t-il pu s’abuser au point de signer un ordred’arrestation ?

– C’est ce que je viens lui demander, etje vous le jure, madame, quelle que soit sa réponse, je ne cesseraipas de croire à l’innocence de mademoiselle Lestérel, et je ladéfendrai contre ceux qui l’accusent, contre mon oncle, s’il lefaut.

– Je vous y aiderai, monsieur. Je diraique Berthe est la plus pure, la plus douce, la plus vertueuse desjeunes filles ; je raconterai sa vie, qui n’a été qu’un longsacrifice ; j’attesterai l’irréprochabilité de sa conduite,l’élévation de ses sentiments, la bonté de son cœur. Je répondraid’elle. Et je suis certaine que nous la sauverons.

Les larmes étouffèrent la voix de madameCambry. Gaston, profondément touché, lui prit les mains, et, en lesserrant dans les siennes, il vit que la généreuse amie demademoiselle Lestérel était pâle et tremblante.

– Merci, madame, dit-il chaleureusement,merci pour la pauvre persécutée. Oui, nous la sauverons, et Dieuvous récompensera de ce que vous ferez pour elle. Je compte survotre appui pour convertir mon oncle à nos idées, et, si vous lepermettez, je vous tiendrai au courant de mes démarches. Mais voussouffrez, je le vois, et je vous supplie de me laisser agir seuld’abord. Mon oncle va rentrer et…

– Vous avez raison, monsieur, réponditmadame Cambry, M. Roger Darcy pourrait trouver que monintervention est prématurée. Je lui serai reconnaissante s’il veutbien passer demain chez moi… j’aurai grand plaisir à vous recevoiraussi, et j’espère que vous m’apporterez bientôt de bonnesnouvelles.

» Veuillez dire à mon cocher de meramener à mon hôtel.

Gaston transmit l’ordre, et la voiture de labelle veuve partit aussitôt.

Au coin du boulevard, elle se croisa aveccelle du juge d’instruction, qui revenait du Palais.

– Enfin ! murmura Gaston en voyantM. Roger Darcy sauter hors de son coupé, sans attendre que soncocher fît ouvrir la grille.

L’oncle avait encore sa figure de magistrat,une figure que d’ordinaire il quittait à la porte de son cabinet dejuge d’instruction.

– Ah ! te voilà ! dit-il assezfroidement. Je suis bien aise de te rencontrer. J’ai à te parler.N’est-ce pas madame Cambry que je viens d’apercevoir envoiture ?

– Oui, j’ai trouvé son coupé à votreporte.

– Comment ! elle venait chezmoi ! Au fait, pourquoi pas ? J’oublie toujours que j’ail’âge d’un père de famille. Sais-tu ce qu’elle avait à medire ?

– Vous ne le devinez pas ?

– Je le devine maintenant, à ton air.Elle connaît donc la triste nouvelle ?

– Elle l’a apprise en allant cherchermademoiselle Lestérel pour faire avec elle une promenade au bois deBoulogne.

M. Darcy ne dit mot, mais sa figure serembrunit. Évidemment, Gaston venait de lui causer une impressionpénible en lui rappelant que la charmante veuve honorait Berthe deson amitié.

Il traversa rapidement la cour, suivi par sonneveu qui se préparait à livrer un vigoureux assaut aux convictionsdu juge, et il monta quatre à quatre les marches de l’escalier.

Cette hâte était un signe non équivoqued’agitation d’esprit, et d’autres signes confirmèrent bientôtcelui-là.

M. Darcy, en entrant dans son cabinet detravail, jeta son chapeau sur une table, son pardessus et son habitsur une chaise, endossa un veston, alla se placer debout devant lacheminée et se mit à regarder fixement Gaston, qui ne baissa pasles yeux.

Il y avait dans ce regard de lasévérité ; il y avait aussi de la pitié et même del’attendrissement.

– Eh bien, mon oncle ? demandaGaston d’une voix qui trahissait une profonde émotion, en dépit desefforts qu’il faisait pour paraître calme.

– Eh bien, mon ami, dit tristementl’oncle, la séance a mal fini. J’ai dû convertir le mandat d’ameneren mandat de dépôt. Je me sers des termes techniques pour bien tefaire apprécier la situation. La mesure que j’ai été obligé deprendre ne préjuge rien. J’ai fait amener devant moi mademoiselleLestérel, je l’ai interrogée, j’ai trouvé qu’il y avait contre elledes charges suffisantes, et que je ne pouvais pas encore la mettreen liberté. Voilà tout.

– Cela signifie que vous l’avez envoyéeen prison. Et dans quelle prison, grand Dieu ! àSaint-Lazare ! Mademoiselle Lestérel, que madame Cambryappelle son amie, est enfermée avec des filles ! Vous auriezpu du moins lui épargner cette humiliation.

– Mon cher, tu devrais réfléchir avant deparler. Tu devrais aussi savoir qu’il n’existe pas à Paris d’autremaison de détention pour les femmes que Saint-Lazare. Depuis trenteans et plus, les préfets de police demandent qu’on en construiseune autre afin de loger les prévenues, et, depuis trente ans, ceuxqui tiennent les cordons de la bourse refusent d’affecter des fondsà cet usage. Ils aiment mieux bâtir des casernes et des sallesd’opéra. C’est absurde, mais c’est ainsi.

» Du reste, rassure-toi. MademoiselleLestérel n’aura point à subir de contacts dégradants. Il y a plusd’un quartier à Saint-Lazare. Elle est dans la division desprévenues. Et j’ai donné ordre de la placer dans une cellule oùelle ne verra que les sœurs de Marie-Joseph qui desservent lamaison. Je n’ai pas besoin, je pense, d’ajouter qu’on aura pourelle tous les égards qu’on doit à sa position sociale et à sonmalheur. Elle jouira de toutes les faveurs qui ne sont pointformellement interdites par le règlement. J’ai recommandé qu’on latraitât avec les égards qui lui sont dus, et je tiendrai la main àce que mes recommandations soient suivies d’effet.

– Je vous suis, en vérité,très-reconnaissant, dit Gaston avec amertume.

Le juge eut un mouvement d’impatience, mais ilse contint. Il avait le cœur excellent, et il devinait tout ce quedevait souffrir son neveu.

– Comment sais-tu qu’elle est àSaint-Lazare ? demanda-t-il après un court silence.

– J’ai attendu à la porte du Palais. J’aivu sortir la voiture qui l’emmenait, et je l’ai suivie.

– Tu n’as pas parlé à la prévenue,j’espère ?

– Non ; je crois même qu’elle ne m’apas vu.

– C’est bien. Je te sais gré d’avoir étéprudent. Écoute, Gaston, tu me connais. Je pense t’avoir prouvé queje t’aime comme un fils. Je n’ai plus d’autre proche parent quetoi. Je t’ai vu naître. Je t’ai élevé, et j’ai toujours excusé testorts, parce que je suis sûr que tu es un brave et loyal garçon.Mais, précisément parce que je te regarde comme mon meilleur ami,je te dois la vérité. Eh bien, je t’affirme que j’ai fait tout ceque j’ai pu pour aider mademoiselle Lestérel à se disculper, et queje n’y ai pas réussi. Lorsqu’elle est entrée dans mon cabinet,j’étais persuadé qu’elle était innocente. Après un interrogatoireaussi bienveillant que s’il eût été dirigé par toi, j’ai acquis laconviction qu’elle est coupable.

– Coupable !… elle !… c’estimpossible.

– C’est évident, au contraire. Je tedonne ma parole d’honneur que, s’il m’était resté l’ombre d’undoute, je n’aurais pas signé le mandat de dépôt.

– Oh ! je vous croie, mon oncle. Jesais que vous êtes le plus éclairé et le plus humain des juges.Mais je sais aussi que tout homme est sujet à l’erreur… que desapparences trompeuses peuvent faire dévier la raison la plusdroite. Tenez ! si je n’avais pas eu la funeste idée de vousdire que ce poignard appartenait à mademoiselle Lestérel, vousn’auriez jamais songé à accuser mademoiselle Lestérel d’avoir tuéJulia.

– Non certes. Mais laisse-moi te dire,mon cher ami, que c’est presque toujours un hasard qui met lajustice sur les traces des criminels. Au théâtre, dans les drames,ces hasards s’appellent le doigt de Dieu. J’en connais beaucoupd’exemples, mais je n’aurai pas la cruauté de te les citer. Jecomprends trop bien ce que tu éprouves, et je te pardonne demaudire ton étourderie qui a désigné la coupable, car cettecoupable, tu l’aimais… tu l’aimes encore. Moi aussi, j’ai aimé, etje te plains de tout mon cœur. Tu ne méritais pas de souffrir cesupplice.

» Du reste, console-toi. Le fait d’avoirpossédé cette arme ne démontrait pas positivement que mademoiselleLestérel eût commis le crime. Si je n’avais pas recueilli d’autrespreuves, terribles celles-là, écrasantes, mademoiselle Lestérelserait libre.

– Mais que s’est-il donc passé dans votrecabinet ? s’écria Gaston. Quelles sont ces preuves ?

M. Darcy réfléchit un peu et ditdoucement :

– Je ne devrais pas te répondre. Mais toncas et celui de cette malheureuse jeune fille sont siextraordinaires, vous m’inspirez tant d’intérêt tous les deux queje veux bien t’expliquer les motifs de la pénible décision que j’aiprise.

– L’attitude de mademoiselle Lestérel aété d’abord excellente. Elle n’a pas hésité à déclarer que lepoignard-éventail lui appartenait. Elle a ajouté qu’elle l’avaitperdu en sortant de chez madame Cambry.

– C’est précisément ce que jepensais.

– Laisse-moi finir. Mademoiselle Lestérela paru surprise et affligée quand je lui ai appris que Juliad’Orcival a été assassinée cette nuit. Son étonnement et sa douleurm’ont semblé sincères et m’ont disposé favorablement. Mais, presqueaussitôt, elle m’a dit qu’elle avait été élevée dans le mêmepensionnat que madame d’Orcival. J’ignorais cette circonstance, etmes premières impressions se sont un peu modifiées. Cette anciennecamaraderie avec la victime était fâcheuse.

– Leurs relations avaient cessé depuisplusieurs années.

– Je vois que tu es bien informé.Mademoiselle Lestérel t’avait donc parlé de sa liaison d’autrefoisavec madame d’Orcival ?

– Oui, et si je ne vous ai pas répété cequ’elle m’en a dit, c’est que j’y attachais peu d’importance.

– Je crois plutôt que tu craignais de luinuire. Mais je ne te blâme pas. Tu n’étais pas forcé de me racontertout ce que tu savais, puisque tu n’étais pas témoin dansl’affaire. D’ailleurs, il n’y avait là qu’une présomption. J’arriveà la preuve. J’ai demandé à mademoiselle Lestérel ce qu’elle avaitfait après avoir quitté le salon de madame Cambry. Elle m’a réponduqu’elle était allée chez sa sœur. Je m’attendais à cette réponse,et j’avais envoyé chercher la bonne qui, au dire de la prévenue,était venue la demander, hier soir, chez madame Cambry. Cette filleétait dans la salle d’attente, à la porte de mon cabinet. J’aidonné l’ordre de la faire entrer. Alors, mademoiselle Lestérel,fondant en larmes, m’a supplié de lui épargner une confrontationinutile et finalement m’a déclaré que la veille elle n’avait pasmis les pieds chez sa sœur.

– Quoi ! elle a avoué que…

– Qu’elle avait menti, oui, mon cherGaston. Et tu comprends l’effet que cette confession a produit surmoi. J’espérais qu’elle allait la compléter en m’apprenant où elleavait passé la nuit. Elle s’y est refusée. J’ai tout mis en œuvrepour obtenir qu’elle s’expliquât ; j’ai fait appel à sessentiments, j’ai employé la douceur, je suis allé jusqu’à laprière. Je lui ai représenté les conséquences de son obstination.Je lui ai promis la discrétion la plus absolue pour le cas où ellene pourrait justifier l’emploi de son temps qu’en s’accusant d’unefaiblesse…

Je n’ai pas l’intention de te blesser endisant cela, ajouta incidemment M. Darcy. Je tiens seulement àce que tu saches tout. Et, en ouvrant cette voie à la prévenue, jesongeais à toi. Il m’était venu à l’esprit que tu étais peut-êtrelié avec elle plus intimement que tu n’en voulais convenir. Ungalant homme ne compromet jamais une femme qui lui a cédé…

– Vous vous trompez, s’écria Gaston.Mademoiselle Lestérel n’a jamais été et ne sera jamais mamaîtresse, je vous le jure.

– Je te crois, mon ami. Du reste, elle arepoussé avec indignation la supposition que je mettais en avantuniquement dans son intérêt, et quelques efforts que j’aie tentés,je n’ai pu la décider à parler. Ce refus de répondre équivalait àun aveu, et je ne pouvais plus, sans manquer à mon devoir,abandonner la poursuite. Si mademoiselle Lestérel est en prison,c’est qu’elle m’a, en quelque sorte, forcé de l’y envoyer.

– Ne voyez-vous pas que son silence cacheun mystère, que ce mystère s’éclaircira tôt ou tard ?

– Je le souhaite, et je ne négligerairien pour découvrir la vérité. L’instruction commence à peine, etje n’ai entendu aujourd’hui qu’un petit nombre de témoins. Je doiste dire cependant que leurs dépositions n’ont fait qu’aggraver lescharges déjà si graves qui ressortaient de l’interrogatoire.

– Vous n’avez donc pas entendu Mariette,la femme de chambre de madame d’Orcival ? demanda vivementGaston. Je l’ai vue, moi, et elle m’a déclaré qu’elle connaissaitle coupable.

– Tu l’as vue depuis le crime ?

– Elle m’a abordé pendant que je vousattendais à la porte du Palais. Je n’ai pu échanger que peu de motsavec elle, parce que l’agent qui la conduisait l’a entraînée. Ellen’a pas eu le temps de me dire le nom de la misérable créature quia tué Julia, mais elle vous l’apprendra, ce nom.

– Tu as eu tort de parler dans la rue àun témoin appelé chez le juge d’instruction. C’est d’autant plusdéplacé de ta part que tu aspires à entrer dans lamagistrature.

Quant à cette femme de chambre, elle adéposé.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Tu me permettras de ne pas le répéter.Je suis allé avec toi aussi loin que je pouvais aller dans la voiedes confidences. Je ne puis pas te mettre en tiers dansl’instruction de l’affaire. Qu’il te suffise de savoir que je mesuis décidé en parfaite connaissance de cause. Tu n’ignores pas,d’ailleurs, qu’une prévenue n’est pas encore une accusée. Lesperquisitions au domicile de mademoiselle Lestérel et dans l’hôtelde madame d’Orcival se feront demain. Je les dirigerai moi-même, etje ferai peut-être des découvertes qui changeront la face del’affaire.

» Et puis, mademoiselle Lestérel serésoudra sans doute à parler. Ce serait le seul moyen d’améliorersa situation. Elle réfléchira dans sa cellule. La solitude porteconseil.

– Ainsi, dit Gaston, vous admettez quecette jeune fille a froidement prémédité un lâche assassinat,qu’elle a tué pour un motif inexplicable une femme qu’elleconnaissait à peine !

– Pardon ! je n’affirme pas qu’elleait prémédité le crime. Je suis même porté à penser le contraire.Et si tu veux mon sentiment sur la façon dont les choses se sontpassées, le voici : mademoiselle Lestérel est allée à l’Opéra,quoi qu’elle en dise. Elle est entrée dans la loge n° 27, jen’en doute pas. Qu’allait-elle y faire ? Je n’en sais rienencore, mais je suis convaincu qu’une querelle violente a dûs’élever entre elle et son ancienne camarade de pension, etqu’emportée par la colère, elle a tiré son poignard de lagaine-éventail, et l’a planté dans la gorge de madamed’Orcival.

Gaston ne put s’empêcher de tressaillir,lorsqu’il entendit son oncle expliquer ainsi le meurtre deJulia.

Il se rappelait fort bien que, la veille, dansle salon de madame Cambry, Berthe lui avait parlé des emportementssubits auxquels elle était sujette, de la violence de soncaractère ; qu’elle s’était accusée d’avoir failli un jourfrapper d’un coup de couteau M. Crozon, qui levait la main sursa femme.

Il se disait que peut-être M. Roger Darcyavait raison de croire que mademoiselle Lestérel avait poignardéJulia, dans un transport de fureur, Julia qui l’insultait sansdoute parce qu’elle croyait voir en elle une rivale.

– Qui sait même si, en la frappant, elleavait l’intention de la tuer ? reprit le juge. Plus jeréfléchis, plus je me persuade que les choses ont dû se passerainsi, et plus je suis convaincu que mademoiselle Lestérel ferabien de confesser la vérité. Si j’ai deviné juste, si elle a cédé àun mouvement de colère, je te garantis qu’on ne trouvera pas unjury qui la condamne. Tout parlera pour elle, ses antécédents, sajeunesse, son repentir… car elle se repentira… elle se repent déjà,j’en suis sûr. On lui pardonnera d’avoir tué une femme galante quia passé sa vie à mal vivre et à mal faire… qui cherchait peut-êtreà la corrompre. Tiens, mon cher ! si je n’étais magistrat, jevoudrais être avocat pour plaider la cause de cette jeune fille. Jerépondrais d’obtenir un acquittement.

– Un acquittement ne lui rendrait pas saréputation ternie, son honneur perdu, dit Gaston d’une voixsourde.

– Non, malheureusement. Le monde luitiendrait rigueur, et il aurait tort. Je suis de ceux qui pensentque toute faute peut être rachetée, et que les hommes ne doiventpas être moins miséricordieux que le souverain juge. MademoiselleLestérel serait obligée de changer sa vie, ses relations, mais ellepourrait ne pas désespérer de l’avenir. Le passé s’efface vite dansce Paris où chaque jour qui s’écoule emporte un souvenir. Vues dansle lointain de ce passé évanoui, les mauvaises actions seconfondent presque avec les bonnes. Et d’ailleurs, mademoiselleLestérel a tout ce qu’il faut pour se réhabiliterpromptement : le talent, l’intelligence, le courage…

– S’il ne lui restait que la tristeconsolation de se faire oublier, son sort serait encoreaffreux.

– N’est-ce donc rien que de sauver satête ?

– Sa tête ! vous croyez donc qu’elleserait condamnée à mort… exécutée…

– J’exagère. Il est fort rare maintenantque la peine de mort soit appliquée à une femme, et même en mettantles choses au pire, mademoiselle Lestérel obtiendrait probablementdes circonstances atténuantes. Mais je la plaindrais encoredavantage, car je te jure que la mort est préférable. Tu serais demon avis si tu connaissais comme je le connais le régime desmaisons centrales.

M. Darcy s’arrêta, car il s’aperçut queson neveu pâlissait à vue d’œil.

– Pardon, mon ami, dit-ilaffectueusement. Je te fais mal. J’aurais dû me souvenir que tun’es pas encore guéri de ton amour pour cette jeune fille… Un amourvrai, je n’en doute pas, puisque tu voulais l’épouser.

– Je le veux toujours, dit Gaston d’unton ferme.

– Tu n’y penses pas ! Tu sais bienque ce mariage est devenu impossible.

– Pourquoi, si mademoiselle Lestérel estinnocente ? Et elle l’est, je le prouverai.

Le magistrat fit un haut-le-corps et répliquaavec une vivacité de mauvais augure :

– Parles-tu sérieusement ?

– Très-sérieusement. Ma résolution estirrévocable.

– Ainsi, tu persistes à vouloir qu’unefemme qui passera certainement devant la cour d’assises porte tonnom… le mien.

– Cette femme n’est pas coupable. Jeserais le dernier des hommes si je prétextais du malheur qui lafrappe pour retirer ma parole. Vous-même, si vous étiez à ma place,vous agiriez comme je le fais.

– Il n’est pas question de moi… mais tuas donc donné ta parole ? Tu es donc engagé avec mademoiselleLestérel ?

– Hier, chez madame Cambry, je lui aijuré qu’elle serait ma femme.

– En vérité, tu as bien choisi ton momentpour te lier. Et qu’a-t-elle répondu à cette déclaration ?

– Qu’une artiste sans fortune ne pouvaitpas épouser votre neveu, et qu’elle ne m’épouserait pas.

– Voilà, certes, du désintéressement.Mais enfin, puisqu’elle a refusé, tu es libre.

– Non. Je me mépriserais si jel’abandonnais. Et vous me mépriseriez.

– Tu es fou… c’est-à-dire, tu esamoureux… cela revient au même. Écoute-moi. Lorsque tu m’as parléhier soir de ce projet qui ne me souriait guère, je n’y ai pas faitd’opposition formelle. J’ai des idées très-larges sur le mariage,et je suis parfaitement d’avis que les qualités de l’esprit et ducœur doivent être prises en considération avant la dot. Hier soir,mademoiselle Lestérel avait une réputation intacte. Son origine esthonorable, puisqu’elle est la fille d’un officier. Je me suiscontenté de te prêcher la prudence, de t’engager à ne pas tedécider légèrement, de te prier d’attendre et de réfléchir. Lajeune fille venait de chanter : « Chagrins d’amour durenttoute la vie. » L’occasion était bonne pour te demander d’yregarder à deux fois avant de t’exposer aux chagrins prédits par lachanson. Mais je te déclare que je me serais résigné à permettreque mademoiselle Lestérel devînt ma nièce, si tu avais persisté àvouloir l’épouser après une épreuve, un stage dont j’avais fixé ladurée à trois mois.

» Et je ne te cacherai pas que madameCambry approuvait beaucoup ce mariage.

– Madame Cambry est la meilleure, la plusgénéreuse des femmes.

– C’est mon avis. Elle vient de temontrer tout à l’heure qu’elle ne renie pas sa protégée dansl’adversité, et je l’en loue, crois-le bien.

» Il n’en est pas moins vrai que, depuishier, la situation est changée du tout au tout. MademoiselleLestérel est sous le coup d’une accusation infamante. Moi qui luiporte le plus vif intérêt, j’ai dû la faire arrêter, tant lesapparences sont contre elle. Apparences trompeuses, je le veuxbien, mais l’affaire aura un retentissement effroyable. Lis lesjournaux ce soir. Je parie qu’elle y tiendra deux colonnes souscette rubrique en grosses capitales : LE CRIME DE L’OPÉRA. Etcela durera ainsi trois mois, jusqu’aux assises, et même encoreaprès.

» Il me serait facile de te représenterles suites d’un mariage contracté dans de si déplorablesconditions : la carrière de la magistrature fermée à toutjamais pour toi, tes relations du monde coupées net, ta vieempoisonnée par les calomnies des malveillants.

» Je pourrais encore essayer de tetoucher en te parlant de la déconsidération qui m’atteindraitaussi, moi, que tu n’as aucune raison de haïr.

Gaston protesta d’un geste, et son onclereprit avec une logique de plus en plus serrée :

– J’aime mieux te prouver tout simplementque tu rêves d’une chose impossible.

» Mademoiselle Lestérel pourrait êtreacquittée si elle se décidait à avouer, et, dans ce cas, il ne teserait pas matériellement impossible de l’épouser. Tu aurais àcompter avec l’opinion publique, et ce serait tout. Maismademoiselle Lestérel prendra-t-elle le seul parti qui puisse lasauver ? Plus j’y réfléchis et plus j’en doute. Les causes quil’ont déterminée à se taire ne cesseront pas d’exister d’un jour àl’autre. Et elle a une fermeté de caractère étonnante. Eh bien, sielle ne touche pas les jurés en confessant que la colère a pousséson bras, elle sera condamnée, crois-en ma vieille expérience.

» Épouseras-tu une condamnée ? Non,n’est-ce pas ? Pas plus que tu n’épouseras une prévenueenfermée à Saint-Lazare.

Gaston ne put dissimuler un mouvement nerveux.Le nom de cette honteuse prison le cinglait comme un coup de fouet.Il se remit pourtant, et il dit avec un calme qui surpritM. Darcy :

– Je n’ai rien à objecter à vos sombresprévisions. Si elles se réalisaient, je saurais ce qu’il meresterait à faire. Mais elles ne se réaliseront pas. MademoiselleLestérel n’avouera rien, parce qu’elle n’a rien à avouer, etmademoiselle Lestérel ne sera pas condamnée. Je prouverai qu’elleest innocente, et, quand son innocence aura été reconnue, jel’épouserai.

Le juge, un peu déconcerté par l’obstinationde son neveu, se mit à se promener à grands pas. Puis, s’arrêtantbrusquement devant Gaston, après avoir arpenté cinq ou six fois soncabinet de travail :

– Tu marcherais sur les eaux, lui dit-il,car tu as la foi… et une foi tenace. Je n’approuve pas tonentêtement, mais je n’essaierai plus de te décourager de tonprojet. Tu es un homme. Tu as le droit d’agir comme il te plaît.Moi, j’ai le droit et le devoir de t’informer d’une résolution quej’ai prise.

» Tu n’as pas oublié, j’espère,l’entretien sérieux que nous avons eu, il y a quelques jours. Jet’ai signifié qu’il fallait absolument que l’un de nous deux fûtmarié d’ici à peu. Tu viens de te mettre hors de concours. Jereprends donc ma liberté, et ce sera moi qui me chargerai decontinuer notre nom. Tu perdras un bel héritage. Tu ne perdras pasmon amitié.

– Cela me suffit, répondit vivement leneveu.

– Maintenant, il me reste à t’apprendreque, si je me marie, j’épouserai madame Cambry.

– Je vous en félicite. J’ai voué à madameCambry une profonde reconnaissance, et je serai heureux de pouvoirl’appeler : ma tante.

– Je te remercie, mais… excuse mafranchise… je ne sais si elle sera flattée d’appeler mademoiselleLestérel ma nièce.

– Elle l’aime comme elle aimerait sasœur. Ce sont ses propres paroles. Il n’y a pas une heure qu’elleme les a dites.

– Oui. Elle est indulgente,compatissante. Elle a des idées… chevaleresques. Cettequalification qu’on n’applique guère aux femmes convient tout àfait à madame Cambry. Madame Cambry est le dévouement incarné. Ellea la passion du sacrifice.

» Elle le montre bien, puisqu’elleconsent à m’accepter pour mari, ajouta en souriant l’aimable juge.Et à ce propos, tu te demandes sans doute comment je suis sûr demon fait. Tu trouves que je suis un peu fat. J’éprouve le besoin deme réhabiliter dans ton esprit.

» Hier soir, pendant que tu accompagnaisau piano les airs de mademoiselle Lestérel, j’ai compris enfin ceque la plus charmante des veuves avait essayé déjà quelquefois deme faire entendre. Ah ! il a fallu qu’elle mît les points surles i. J’ai un peu oublié ce langage qu’elle parle si bienet que, dans votre demi-monde, on a si mal remplacé par desgrossièretés. Mais j’ai fini par m’y retrouver, et si je n’ai pas,séance tenante, donné la réplique à madame Cambry, c’est quej’espérais encore en toi. Et je te jure que tu n’aurais qu’un mot àdire pour que je ne tinsse aucun compte des ouvertures qu’elle m’afaites.

» Voyons, Gaston, il est toujours temps.Veux-tu abandonner tes chimères et chercher femme là où tu peux entrouver une qui soit digne de toi ? Si oui, je puis encorerenoncer sans trop de regret à un bonheur qui, je l’avoue, commenceà me tenter. Seulement, dépêche-toi de te prononcer, car je sensque dans deux ou trois jours, le renoncement me serait tropdouloureux. Tu n’imagines pas comme s’enflamme vite un cœur quicroyait avoir pris un congé illimité et qu’on rappelle subitement àl’activité.

Ces gais propos n’eurent pas le pouvoir dedérider Gaston, et encore moins celui de le convertir.

– Je n’oublierai jamais vos bontés, moncher oncle, dit-il gravement ; mais, si je ne puis pas épousermademoiselle Lestérel, je ne me marierai pas.

– Allons ! soupira M. Darcy, jevois que tu es irréconciliable, et je ne compte plus que surmoi-même pour nous perpétuer dans la magistrature. Que ta volontésoit faite ! Tu seras responsable des catastrophes que je vaisencourir en me mariant.

» Mais j’ai tort de plaisanter quand tuas de si gros sujets de tristesse, et je vais te parlersérieusement. Tu prétends me démontrer, avec le temps, que je mesuis trompé en faisant arrêter mademoiselle Lestérel. Je voudraisqu’il me fût possible de t’aider dans cette entreprise. Mais jesuis juge, chargé de l’instruction, et ma conviction est formée.J’en changerai bien volontiers si tu m’apportes les preuvesévidentes de l’innocence de la prévenue. Ces preuves, je nem’oppose pas à ce que tu les cherches. Je te faciliterai mêmel’accomplissement de la tâche ardue que tu t’imposes.

» Tu peux, sans craindre de me déplaireou de me gêner, ouvrir une contre-enquête. Non seulement jen’entraverai pas tes opérations, mais je n’exigerai pas que tu m’enrendes compte jour par jour, parce que je sais que bon sang ne peutmentir, et que toi, fils, petit-fils et neveu de magistrats, tu nechercheras pas à égarer la justice. En revanche, je te préviens queje ne m’engage pas à te tenir au courant de la marche del’instruction.

» Si, par hasard, elle prenait unetournure favorable à ta protégée, tu peux t’en rapporter à moi pourt’apporter vite cette heureuse nouvelle. Le jour où je signeraisune ordonnance de non-lieu au profit de mademoiselle Lestérelserait le plus beau jour de ma vie, et je serais heureux deproclamer que je m’étais trompé.

» En attendant que ce jour se lève, nouscombattrons à armes courtoises, et je désire sincèrement que lavictoire te reste.

Gaston, touché jusqu’aux larmes, prit la mainde son oncle et la serra cordialement.

– J’accepte avec reconnaissance vosconditions, dit-il, et je n’ai plus qu’une demande à vous adresser.Me sera-t-il permis de voir mademoiselle Lestérel ?

– Dans les premiers temps, non, répondit,après réflexion, M. Darcy. Plus tard, quand l’instruction seraassez avancée pour qu’il n’y ait plus d’inconvénients à lever lesecret, je pourrai peut-être autoriser une entrevue. Mais je ne tepromets rien.

» Maintenant, veux-tu dîner avecmoi ?

– Je vous remercie. Je n’ai pas uneminute à perdre. Il faut que je vous quitte.

– Où vas-tu donc ?

– Au secours d’une femme qui sera votrenièce.

Sur ce mot qui résumait la situation, GastonDarcy prit son chapeau et sortit en courant comme un fou. Son onclen’essaya pas de le retenir, et, en vérité, c’eût été peineperdue.

Où allait-il, cet amoureux exalté ? Quevoulait-il faire pour secourir la pauvre Berthe ? Il n’ensavait rien encore, mais il était résolu à entrer en campagnesur-le-champ, et il comptait sur deux auxiliaires excellents, surmadame Cambry, qui venait d’exprimer si chaleureusement lasympathie que lui inspirait mademoiselle Lestérel, et sur l’amiNointel, qui était tout à la fois homme de bon conseil et hommed’action.

Il ne pouvait pas se présenter immédiatementchez sa future tante, mais il était à peu près sûr de trouver lecapitaine fumant un cigare au coin du feu dans son entresol de larue d’Anjou.

La nuit commençait à tomber, et Nointel, quiavait des habitudes élégantes, rentrait toujours pour s’habiller,avant d’aller dîner au cercle ou ailleurs.

Darcy sauta dans son coupé et se fit conduirechez son ami. Il avait la mort dans l’âme, mais il n’était pasdécouragé. Les gens violemment épris ne doutent de rien.

Les renseignements que venait de lui donner lejuge d’instruction étaient pourtant de nature à lui enlever touteillusion sur les chances de succès qui lui restaient. Il savait quece magistrat exemplaire exerçait ses redoutables fonctions avec uneimpartialité rare. Il savait de plus que, loin d’être prévenucontre Berthe, M. Roger Darcy était au contraire tout disposéà la croire innocente, et qu’il ne s’était décidé que sur despreuves à l’envoyer en prison. Et quelle preuve plus accablante quel’obstination de la malheureuse jeune fille à refuser d’expliquerl’emploi de son temps pendant la fatale nuit du samedi audimanche ?

– Moi, je l’expliquerai, sedisait-il ; je l’expliquerai malgré elle, s’il le faut, et sije n’y réussissais pas, Nointel l’expliquerait.

Une des hypothèses que le juge avait émises letroublait davantage, celle d’un meurtre commis dans un accès decolère ; mais ce meurtre, sans préméditation, il le pardonnaitd’avance à mademoiselle Lestérel, et il se jurait qu’elle n’enserait pas moins madame Darcy.

Il oubliait un peu trop, il faut l’avouer, queJulia avait été sa maîtresse, et que le monde aurait avec raisontrouvé choquant son mariage avec la femme qui avait tué madamed’Orcival. Mais la passion étouffe les scrupules, et celle queBerthe lui inspirait était arrivée à son paroxysme.

Gaston, sur un point du moins, avait calculéjuste. Quand il arriva rue d’Anjou, Nointel était rentré.

Le capitaine était installé avec un luxe qu’iln’aurait jamais pu se donner s’il avait dû l’acquérir en prélevantune somme sur ses modestes revenus. Ce militaire bien avisé et fortentendu dans toutes les choses de la vie avait employé à se meublerla totalité d’un héritage assez rond qui lui était échu l’annéeprécédente. Il lui restait de quoi vivre largement, selon sesgoûts, et il avait fait de cet argent inattendu un emploitrès-intelligent. Quinze ans de garnison et de campagnes l’avaientmerveilleusement disposé à goûter les charmes d’un intérieur plusque confortable.

L’appartement n’était pas grand, mais lesfenêtres s’ouvraient sur un vaste jardin plein de vieux arbres etde jeunes fleurs, et ce logis coquet ne manquait ni d’ombre l’été,ni de soleil l’hiver.

Nointel vivait là comme un sage, servi par ungroom et par une cuisinière experte en son art. Il s’y plaisaittant qu’il s’y réfugiait le plus souvent possible, quoiqu’il n’eûtpas renoncé aux agréments qu’un homme intelligent sait glaner danstous les mondes parisiens, sans y trop aventurer son cœur et sans ygaspiller son argent.

Darcy, qui jetait ses tendresses et sa fortuneà tous les vents, admirait beaucoup la prudence de son ami, mais ilne se piquait pas de l’imiter.

– Je t’attendais, lui dit le capitaine,dès qu’il entra dans le fumoir.

– Pourquoi m’attendais-tu ? demandaGaston en se jetant dans un fauteuil.

– Eh ! mais, parce qu’il s’est passéd’étranges choses cette nuit, au bal de l’Opéra. PauvreJulia ! Je ne l’estimais guère, mais je la plains. Elle neméritait pas de finir ainsi. Et, en vérité, je ne comprends rien àcette lugubre histoire. Une femme galante assassinée par une autrefemme, dans une loge, en plein bal, ça ne s’était jamais vu, et ily a de quoi mettre en défaut la sagacité bien connue de l’illustreLolif.

– Sais-tu la suite ?

– La suite ? mon Dieu ! lasuite, ce sera l’enterrement de Julia… et un peu plus tard, lavente de son mobilier splendide et de ses merveilleux tableaux.Tout Paris y viendra, à cette vente, et il n’y aura pas vingtpersonnes au cimetière. Ainsi va le monde.

– Il ne s’agit pas de cela. Je te demandesi tu as entendu dire qu’on a arrêté…

– La coquine qui a tué madame d’Orcival.Oui, je sors du Cercle, et on y racontait que la justice venait demettre la main sur la coupable… une institutrice, je crois… ou unepianiste… non, j’y suis maintenant, une chanteuse qui court lecachet et les concerts. Que diable Julia avait-elle pu faire àcette fille ? Une rivalité peut-être. Parions qu’il y a duGolymine là-dessous. Il paraît que c’est ton oncle qui est chargéde l’instruction.

» Mais qu’as-tu donc ? Tu deviensvert.

– Écoute-moi, dit Darcy d’un ton bref etsaccadé. Cette chanteuse s’appelle Berthe Lestérel.

– En effet, c’est bien ce nom-là qu’onm’a dit. Mais, j’y pense, tu dois la connaître, car elle chantaitdans des salons où tu vas souvent… chez la marquise de Barancos,chez madame Cambry.

– Je te raconterai tout à l’heure sonhistoire et la mienne. En deux mots, voici la situation. Je l’aime,je lui ai offert de l’épouser, et je l’épouserai, quoi qu’ilarrive.

Nointel regarda son ami entre les deux yeux etlui demanda tranquillement :

– Est-ce que tu deviens fou ? oubien te moques-tu de moi ?

– Ni l’un ni l’autre. J’aime cette jeunefille comme je n’ai jamais aimé personne. C’est parce que je l’aimeque j’ai quitté Julia, et que j’ai refusé tous les mariages que mononcle m’a proposés.

Le capitaine hocha la tête et se mit à sifflertout bas une fanfare.

– Tu vois que c’est sérieux, repritGaston.

– Tellement sérieux qu’il me semble queje viens de recevoir un pavé sur la tête. C’était donc là ce belamour que tu me cachais. Diable ! tu n’as pas eu la mainheureuse dans ton choix, et je déplore ta déveine.

– Je te remercie, mais j’attends de tonamitié autre chose que des compliments de condoléances.

– Tu sais bien que je suis tout à toi,partout et toujours. Seulement, je ne vois pas à quoi je puist’être bon. Il me semble que, si tu as une faveur à demander pour…cette personne, tu ferais mieux de recourir à ton oncle.

– Mon oncle croit qu’elle estcoupable.

– Et, toi, tu crois qu’elle estinnocente ?

– J’en suis sûr, et j’ai juré de leprouver. Veux-tu m’y aider ?

– Parbleu ! je ne demande pas mieux.Mais je t’avoue que l’opinion de M. Darcy m’impressionne dansun sens peu favorable à la demoiselle. Elle est en prison, jesuppose.

– Oui, depuis une heure.

– Hum ! si ton oncle avait eu lemoindre doute… Lui as-tu dit que tu l’aimes et que tu t’es mis entête de l’épouser ?

– Je viens de le lui déclarer.

– Et comment a-t-il pris cettedéclaration ?

– Comme il devait la prendre. Il trouvetout naturel que j’entreprenne de démontrer qu’il s’est trompé enfaisant arrêter mademoiselle Lestérel. Il reconnaît même que lesapparences peuvent quelquefois égarer la justice.

– Alors, tu espères le convaincre. Tuveux entrer en lutte contre la magistrature et ses auxiliaires…ouvrir et conduire une contre-instruction.

– C’est bien cela.

– Et tu comptes sur moi pour teseconder ?

– Oui. Ai-je tort ?

– Non, mon cher. Je ne suis pas fort surla procédure criminelle, et je ne possède pas les aptitudesspéciales de Lolif pour éclaircir les mystères judiciaires, mais jeme flatte de ne pas manquer de bon sens ni de pratique des hommes,et je connais bien mon Paris. Ces simples qualités sont à tonservice, et, pour t’obliger, je suis prêt à payer de ma personne.Seulement, je ne sais pas le premier mot de l’affaire. Il faut doncque tu commences par me la raconter de point en point.

– C’est bien mon intention.

– Il faut même… ceci est plus délicat… ilfaut que tu t’expliques franchement, catégoriquement, sans riendéguiser et sans rien omettre, sur tes relations avec mademoiselleLestérel, sur ses antécédents, sur son caractère. En un mot, pourque je puisse la défendre, il faut que je la connaisse aussi bienque tu la connais.

– Parfaitement. Je ne te cacherai rien,et, du reste, je n’ai rien à cacher.

– Va donc. Ne crains pas d’entrer dansles détails, et permets-moi de t’interrompre quand j’aurai besoind’un supplément d’information.

Darcy commença par le commencement,c’est-à-dire par l’histoire de son amour. Il raconta comment ilavait remarqué Berthe, comment il s’était épris d’elle, pour lemauvais motif d’abord, puis pour le bon ; il dit tout ce qu’ilsavait d’elle, tout ce qui s’était passé entre elle et lui, depuissa première tentative, vertueusement repoussée par mademoiselleLestérel, jusqu’à la rencontre nocturne au coin de la rue Royale,jusqu’à la scène chez madame Crozon, jusqu’aux incidents de lasoirée de la veille chez madame Cambry.

Et comme il avait l’esprit juste et la parolenette, il fut précis, et il ne se perdit point dans des digressionsinutiles.

Après avoir entendu cette claire narration, lecapitaine se trouva si bien renseigné qu’il s’écria :

– Mon cher, tu es né pour présider unecour d’assises, car tu résumes dans la perfection. Passe maintenantaux faits du procès et appui sur les charges relevées contrel’accusée. Ici, tu ne défends pas ; tu exposes.

Darcy reprit son discours où il l’avaitlaissé. Il en vint à parler de sa visite au Palais, de sonimprudente révélation à propos du poignard japonais et desdésastreuses conséquences que cette révélation avait eues. Iltermina en répétant fidèlement tout ce que son oncle venait de luiapprendre sur les péripéties de l’interrogatoire, et il n’omitpoint de s’étendre sur la fatale obstination de mademoiselleLestérel, qui refusait de répondre quand le plus bienveillant desjuges la pressait de s’expliquer sur l’emploi qu’elle avait fait desa nuit.

Il n’oublia pas non plus de dire que madameCambry croyait à l’innocence de Berthe et se promettait de lasoutenir.

Et quand il eut fini, il regarda Nointel, àpeu près comme un avocat regarde les jurés devant lesquels il vientde plaider. Il cherchait à lire sur la figure du capitaine l’effetque son discours avait produit. Mais le capitaine restaitimpénétrable. Il réfléchissait.

– Mon cher Darcy, dit-il après un assezlong silence, je te dois d’abord un aveu pénible. Je suis obligé dete déclarer qu’on ne trouverait pas en France un seul magistrat quieût pris sur lui de laisser en liberté mademoiselle Lestérel. Dumoins, c’est mon avis.

– C’est aussi le mien, répliquarésolument Darcy ; cela ne prouve pas qu’elle soitcoupable.

– Non. Il y a de grosses présomptionscontre elle. Il n’y a pour elle que des doutes, des obscurités, desincertitudes. La partie n’est pas égale. Nous aurons beaucoup depeine à la gagner.

– Alors, tu l’abandonnes ?

– Pas le moins du monde. J’aperçois mêmequelques atouts dans notre jeu. Je serai ton partner, etje te soutiendrai vigoureusement. Mon plan est fait.

– Voyons ! dit avec empressementDarcy.

– Mon cher, si je te l’expliquais, celaprendrait du temps, et nous n’en avons pas à perdre, car nousallons entrer en campagne ce soir même.

– Que comptes-tu donc faire ?

– Je compte dîner avec toi au restaurant,et aller ensuite, toujours avec toi, à l’Opéra, où il y a,aujourd’hui dimanche, une représentation extraordinaire.

– Comment ! tu crois que je suisd’humeur à aller à l’Opéra, le jour où mademoiselle Lestérel…

– Pardon, cher ami ; qui veut la finveut les moyens. Ce n’est pas en restant à te lamenter au coin deton feu que tu feras des découvertes. À l’Opéra, nous trouveronsune ouvreuse qui nous apprendra peut-être beaucoup de choses. Aurestaurant où je veux te mener, nous rencontrerons deux personnagesque je tiens à questionner. Et ce n’est pas tout. Après le théâtre,nous irons au Cercle, où on entend parfois des conversationsinstructives. Lolif y sera, et je me charge de tirer de lui tout cequ’on peut en tirer.

» Pour obtenir des renseignements,j’irais, s’il le fallait, souper dans un restaurant de nuit oudanser dans un bal de barrière. Et je prétends que tu me suivespartout.

» Pardon ! ajouta le capitaine, jesais ce que tu vas me dire, et j’y réponds d’avance. Tu n’as pas lecœur aux distractions, je le conçois, mais il ne faut pas qu’ons’en aperçoive ; il faut surtout qu’on ignore que tu aimesmademoiselle Lestérel et que tu veux l’épouser. Si on s’en doutait,on te cacherait tout. Or, à l’heure qu’il est, personne ne le sait,n’est-ce pas ?

– Personne, excepté toi, mon oncle etmadame Cambry.

– Trois amis. Lolif ne le sait pas ;Simancas et Saint-Galmier ne le savent pas ; la femme dechambre de madame d’Orcival ne le sait pas.

– Mariette ? Non, et elle m’a promisde venir chez moi demain matin. Mais il y a Prébord qui peutsupposer…

– On le fera taire, s’il s’avise deparler. Garde donc le secret le plus absolu sur tes amours. Tononcle le gardera certainement, et il priera madame Cambry de legarder aussi. C’est la seule chance que nous ayons de réussir.Qu’en dis-tu ? T’ai-je converti à mes idées ?

– À peu près.

– Ce soir, je te convertirai tout àfait.

En attendant, va chez toi t’habiller, etreviens me prendre à sept heures.

Chapitre 8

&|160;

À sept heures et demie, Darcy et Nointeltraversaient à pied la place de l’Opéra.

La campagne était commencée.

Darcy était arrivé exactement au rendez-vous,et le capitaine, qui aimait à marcher, l’avait prié de renvoyer savoiture. Il faisait beau, et la rue d’Anjou n’est pas loin duboulevard.

Les deux amis cheminaient côte à côte, saluantd’un signe de tête les gens de leur monde qu’ils croisaient sur cemacadam privilégié où on rencontre tant de figures de connaissance,lorsqu’on vit de la vie parisienne, de la vie qui s’écoule entrel’hippodrome de Longchamps, le parc Monceau et Tortoni.

Darcy avait beaucoup réfléchi en s’habillant,et le plan du capitaine lui paraissait maintenant fort bien conçu.Il sentait toute l’importance des recommandations de cet habiletacticien, et il ne songeait plus à se cantonner chez lui, alorsqu’il s’agissait d’ouvrir une enquête.

Un juge n’a pas besoin de se déranger pourinstruire une affaire. Il n’a, pour ainsi dire, qu’à lever le doigtpour mettre en mouvement tous les rouages de la machine judiciaire.Les témoins sont à ses ordres, et les renseignements lui arriventde tous les côtés.

Gaston était obligé de prendre plus de peine.Il comprenait fort bien la nécessité de se lancer dans un voyage dedécouvertes, aussi difficile, sinon aussi périlleux que larecherche du pôle nord, et il ne demandait pas mieux que de payerde sa personne, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de se répandredans les lieux de plaisir pendant que Berthe Lestérel pleurait aufond d’une prison.

Du reste, il ne s’était pas fait expliquer endétail les projets de Nointel, il le suivait de confiance, et il nesavait pas où son avisé camarade le menait dîner.

Au moment où ils arrivaient sur la place del’Opéra, on commençait à allumer les lustres du foyer, et Darcy eutun serrement de cœur en revoyant cette façade si brillammentéclairée la veille, ces marches que Julia d’Orcival avait franchiesd’un pas léger, sans se douter qu’elle courait à la mort.

Il y avait des badauds groupés sur les refugescirculaires et causant avec animation. L’amoureux saisit au volquelques mots qui avaient trait au crime. Tout Paris en parlaitdéjà, les crieurs de journaux le proclamaient, et les promeneurs dudimanche ne manquaient pas de s’arrêter devant ce théâtre consacréau chant et à la danse, et ensanglanté par un drame.

Le pauvre garçon entendit même un flâneurprononcer le nom de Lestérel, et il s’empressa de hâter le pas.

–&|160;Je me suis tenu à quatre pour ne passauter à la gorge du drôle qui pérore au milieu de ces imbéciles,murmura-t-il en prenant le bras de Nointel.

–&|160;Diable&|160;! dit le sage capitaine, tuaurais fait là une grosse sottise, et je te conseille de temodérer, si tu tiens à réussir. Paris est plein de Lolifs et tu neleur fermeras pas la bouche, car tu n’as pas, je pense, le projetde les étrangler tous&|160;? Il arrivera vingt fois, cent foisqu’on parlera devant toi de ta malheureuse amie. Il faut terésigner à laisser dire. Si tu prenais sa défense, tu dérangeraistoutes mes combinaisons. Prépare-toi donc à souffrir.

–&|160;Est-ce que ma patience va être mise àl’épreuve pendant le dîner&|160;?

–&|160;C’est probable. Tu dois bien te douterque je n’ai pas quitté les douceurs de mon foyer pour l’uniqueplaisir de t’emmener au cabaret.

–&|160;Où allons-nous, au fait&|160;? ChezBignon ou au café Anglais&|160;?

–&|160;Non. Je te conduis à la Maisond’or.

–&|160;Ah&|160;! fit Gaston avecindifférence.

–&|160;La cuisine y est très-louable, repritNointel&|160;; mais ce soir je n’y viens pas pour me régaler. Cequi m’y attire, ce sont les burgraves.

–&|160;Les burgraves&|160;?

–&|160;C’est-à-dire les viveurs qui ontdépassé la cinquantaine. Ils sont restés fidèles au restaurant deleur jeunesse, et ils se plaisent à y boire à leurs anciennesamours. Il leur arrive souvent de retrouver gravés sur les glacesdes cabinets les doux noms des cocottes, aujourd’hui disparues, quicharmèrent leurs belles années et qui s’en sont allées où vont lesvieilles lunes. Ils font de l’archéologie en soupant.

–&|160;Très-bien, mais quelrapport&|160;?…

–&|160;Voilà. Simancas et Saint-Galmier ont laprétention d’être des burgraves… d’Amérique. Ils aiment à dîner enbonne compagnie, et je suis à peu près sûr que nous allons lestrouver installés dans un certain coin de la première salle, uncoin privilégié qu’on leur garde tous les soirs. Et si nousparvenons à nous caser dans leur voisinage, nous jouirons de leurconversation.

–&|160;Je n’y prendrai aucun plaisir.

–&|160;Tu te trompes. Je saurai lui donner untour intéressant, et tu ne regretteras pas d’être venu.

–&|160;Est-ce que tu espères obtenir d’eux deséclaircissements sur… Mais oui… j’y pense… ils occupaient cettenuit la loge qui confine celle où Julia…

–&|160;Quoi&|160;! tu avais oublié cettecirconstance curieuse&|160;! Lolif te l’avait pourtant assezsignalée.

–&|160;C’est vrai. Mais que veux-tu&|160;? Ence moment, je n’ai pas la tête à moi.

–&|160;Heureusement, j’ai du sang-froid pourdeux.

–&|160;Et d’excellentes idées. Il estimpossible que ces étrangers qui remarquent tout n’aient pasremarqué la femme que Julia a reçue dans sa loge… et en lesinterrogeant…

–&|160;Je m’en garderai bien. Simancas estméfiant comme un métis indien qu’il est, et Saint-Galmier a laprudence du serpent, l’emblème de sa profession. Ces honorablescitoyens du nouveau monde ont toujours peur de se compromettre. Etje te prie instamment de t’observer avec eux. Laisse-moi faire. Jeconnais le moyen de leur soutirer des indications utiles. Ton rôleà toi est tout tracé. Quand il sera question du crime de l’Opéra,contente-toi de t’apitoyer sur le sort de madame d’Orcival, etparle de celle qu’on accuse de l’avoir tuée comme tu parlerais dushah de Perse.

»&|160;Mais nous y voici. Attends un peu queje voie s’ils y sont, ajouta le capitaine, en tournant le coin dela rue Laffitte.

»&|160;Parfaitement, reprit-il, après avoirjeté un coup d’œil dans la salle par l’interstice des rideaux. Ilsmangent des huîtres, et ils ont fait frapper du vin de Champagne.C’est de bon augure. Les marennes ouvrent l’appétit, et le clicquotdélie la langue.

»&|160;Il y a une table libre à côté de laleur. Décidément, nous sommes en veine. Profitons-en.

Et, revenant à la porte qui donne sur leboulevard, le capitaine entra.

Gaston, qui le suivait de près, eut une visionpassagère, en franchissant le seuil de ce salon étincelant delumières et de dorures. Il crut apercevoir, dans le demi-jour d’unrêve fugitif, la sombre cellule de Saint-Lazare. Le contraste avaitévoqué subitement cette apparition lugubre, et la sensation fut sivive que les larmes lui vinrent aux yeux.

–&|160;Monsieur Nointel ici, s’écria Simancas.Voilà ce que j’appelle un événement.

–&|160;Un heureux événement, ajouta le docteurcanadien. Et voici M.&|160;Darcy. La fête est complète. J’espèreque nous allons voisiner.

–&|160;Très-volontiers, répondit le capitaine.Nous irons jusqu’au pique-nique, si ce fusionnement peut vous êtreagréable. Il est encore temps, je pense. Vous commencez àpeine.

–&|160;Nous recommencerions s’il le fallait,pour avoir le plaisir de dîner avec vous, riposta Simancas.

–&|160;Inutile, mon cher général. Nous nous entiendrons à votre menu. Je suis sûr qu’il doit être excellent.

–&|160;C’est moi qui l’ai fait, et je m’yconnais assez bien, dit modestement Saint-Galmier. Après leshuîtres, nous aurons une bisque, puis, comme relevé, une carpe à laChambord, ensuite des cailles sur des rôties à la moelle, un pâtéde rouges-gorges, et, pour entremets, une bombe glacée au pain bis…c’est une nouveauté que je propage… une importation canadienne. Latour-blanche avec les marennes et le poisson. Château-larose pourarroser les cailles… et comme vin de fond, du clicquot frappé ensorbet.

–&|160;Parfait, docteur. Si je sors d’ici avecune indigestion, je compte sur vous.

–&|160;Ne craignez rien, capitaine. Les dînersque je commande se digèrent toujours. Je vais dire de servir pourquatre.

Nointel était déjà établi à côté du général.Darcy se casa en face de son ami, à la gauche du docteur.

L’ami de Berthe faisait des efforts inouïspour paraître gai, et n’y réussissait guère. La cellule, la hideusecellule, était toujours là devant ses yeux.

–&|160;Quel bon vent vous a amené ici,messieurs&|160;? demanda Simancas. Nous qui sommes des habitués,nous ne vous y voyons jamais.

–&|160;C’est vrai. J’ai pris la bourgeoisehabitude de dîner chez moi depuis que je possède une cuisinière quime confectionne des plats spéciaux. Le siège de Paris m’a rendugourmand. J’ai tant mangé de cheval&|160;! Notre dîner du cercleest bon, mais les ennuyeux qu’on y subit m’en ont chassé. Et, cesoir, mon ami Darcy ayant des idées noires, je lui ai proposé pourle distraire d’aller quelque part manger des mets extravagants.

–&|160;Humeurs noires… hypocondrie… névrose dufoie, grommela le docteur de la Faculté de Québec. Je traite cetteaffection par ma méthode diététique, et je la guéris toujours.

–&|160;On la guérit bien mieux par lechâteau-larose, n’est-ce pas, Darcy&|160;?

–&|160;Oh&|160;! c’est déjà passé, dit Darcyen tâchant de sourire. En revanche, j’ai une faim d’enfer, et unesoif de sonneur.

–&|160;Excellent symptôme, chermonsieur&|160;; quand on a un chagrin, il faut le noyer.

–&|160;Et je comprends, monsieur, dit Simancasd’un air contrit, je comprends que vous ayez été péniblementaffecté en apprenant la mort tragique de madame d’Orcival.

Nointel lança à son ami un regard quisignifiait&|160;:

–&|160;Tu vois qu’il y vient de lui-même.Tiens-toi bien.

–&|160;Oui, très-affecté, répondit Darcy, quitrouva cette fois le ton juste. Je venais de rompre avec cettepauvre Julia, mais je conservais d’elle un excellent souvenir. Lanouvelle m’a consterné.

–&|160;Elle nous a affligés, Saint-Galmier etmoi, et d’autant plus surpris que nous étions au bal dans la logevoisine de la sienne… à ce qu’il paraît, car nous ne l’avions pasreconnue sous son costume noir et blanc. Et on nous a dit tantôtque le crime avait dû être commis très-peu d’instants après notredépart. Que ne sommes-nous restés un peu plus longtemps&|160;!Notre présence aurait peut-être arrêté le bras de l’assassin.

–&|160;De l’assassine, mon chergénéral, rectifia en riant Saint-Galmier. Vous savez bien que c’estune femme, et que nous l’avons vue, la misérable… Quand je penseque je me suis presque trouvé en contact avec une créature quifinira sur l’échafaud, brrr&|160;! j’en ai la chair de poule… Cettebisque est délicieuse… pas tout à fait assez poivrée… Heureusementqu’on la tient.

–&|160;La bisque&|160;?

–&|160;Non, la meurtrière… encore unféminin que je suis obligé de fabriquer. J’ai tout lieu de croireque nous serons appelé en témoignage, Simancas et moi. Si on me laprésente, je la reconnaîtrai, je vous en réponds… à condition,toutefois, que l’on me la présentera en domino… car elle n’a eugarde de montrer son atroce figure… je parierais qu’elle estatroce… mais il y a la tournure, la taille…

»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! j’aperçois la carpeà la Chambord. Un verre de clicquot pour l’appuyer, moncapitaine.

–&|160;Appuyons, dit Nointel en tendant soncornet de cristal.

Il tenait pour les coutumes de nos pères, etil ne buvait pas le vin de Champagne dans des coupes.

–&|160;Et vous, monsieur Darcy, repritSaint-Galmier.

–&|160;Merci. Tout à l’heure.

–&|160;Oui, je conçois, cher monsieur. On estmal en train, le lendemain d’un si funeste événement. Pauvrefemme&|160;! Mourir si jeune, si belle… et si riche. Mais votredouleur ne la ressuscitera point. Et puis le clicquot est dedeuil.

–&|160;Au Canada&|160;? demanda ironiquementle capitaine.

–&|160;Partout. Cette carpe est un rêve. Jevous recommande la laitance aux truffes. Quelle vente Paris verrasous peu dans un hôtel du boulevard Malesherbes&|160;! Car onvendra forcément. Il paraît que madame d’Orcival ne laisse nitestament, ni parents à aucun degré. Elle était enfant naturel.L’État sera son héritier. Ma foi&|160;! je tâcherai d’avoir unsouvenir de cette charmante femme, qui marquera certainement dansl’histoire de la galanterie moderne. J’ai souvenance d’un certainbonheur du jour, en bois de rose… pur Louis&|160;XV… unemerveille… il faut que je me l’offre.

–&|160;Vous êtes donc allé chez Julia&|160;?demanda Darcy.

–&|160;Pas plus tard que mardi dernier… lelendemain du suicide de Golymine. Elle m’a fait appeler, parcequ’elle souffrait d’une névrose intercostale. Vous savez qu’ellesne résistent jamais à ma méthode, les névroses. J’aurais guérimadame d’Orcival, si on ne me l’avait pas tuée.

Darcy pensait&|160;:

«&|160;Il est singulier que Julia ait eurecours à Saint-Galmier. Je lui avais dit de ce charlatan tout lemal que j’en pensais.&|160;»

–&|160;Mon Dieu&|160;! soupira Simancas,puisque mon ami vient de prononcer le nom de ce malheureuxGolymine, il faut que je fasse part à ces messieurs d’une idée quim’est venue. Ne croyez-vous pas que la triste fin du comte a portémalheur à madame d’Orcival&|160;?

–&|160;Vous êtes donc superstitieux,général&|160;? dit Nointel.

–&|160;Non, mais je suis frappé de cettecoïncidence du meurtre suivant de si près le suicide… un suicidedont cette demoiselle était la cause.

–&|160;Eh bien, moi, je crois autre chose. Jecrois que la d’Orcival connaissait les secrets de Golymine, qu’elleaura eu la fâcheuse idée d’en exploiter un, et qu’elle a été tuéepar une femme qui avait été la maîtresse de ce Polonais, une femmequ’elle voulait faire chanter.

»&|160;Qu’en dites-vous, général&|160;?demanda Nointel, en regardant Simancas entre les deux yeux.

Simancas possédait le sang-froid d’un guerrierqui a vieilli sous les drapeaux et l’aplomb d’un homme qui atraversé, dans le cours d’une longue et orageuse existence, biendes passes difficiles.

Et cependant la question que Nointel luiposait à brûle-pourpoint le déconcerta un peu.

–&|160;Je pense que vous vous trompez, chermonsieur, dit-il avec une certaine hésitation. Si Golymine avait eudes secrets de ce genre, il ne les aurait pas confiés à une femmegalante…

–&|160;Qu’il adorait, ne l’oublions pas,interrompit le capitaine&|160;; et qui d’ailleurs a pu lessurprendre&|160;?

–&|160;J’avoue que cette conjecture ne s’étaitpas encore présentée à mon esprit. Je ne connaissais pas madamed’Orcival, mais j’ai beaucoup connu le comte… autrefois, et je necrois pas qu’il fût homme à abuser de ses bonnes fortunes. Lapreuve qu’il n’en a pas tiré parti, c’est qu’il est mort ruiné. Onn’a trouvé sur lui que quelques billets de mille francs, et il nelaisse rien que sa garde-robe, qui n’a pas une grande valeur. Je mesuis informé à son dernier domicile. Tout est déjà saisi, car il ade nombreux créanciers.

–&|160;Encore une vente à l’horizon, ditphilosophiquement Saint-Galmier&|160;; bien maigre, celle-là. Plusgrasses sont les jolies cailles mollement couchées sur des rôties àla moelle. Quelle mine&|160;! quel fumet&|160;!

–&|160;Je les crois réussies, dit Nointel, etmaintenant le château-larose me semble indiqué.

»&|160;Au fond, quel homme était ceGolymine&|160;? Vous l’avez connu aussi, vous, docteur&|160;?

–&|160;Oh&|160;! fort peu&|160;; je l’aisoigné une fois pour un coup d’épée, mais je n’étais pas sonami.

–&|160;Ne lui avez-vous pas servi de parrainquand il s’est présenté à notre cercle&|160;?

–&|160;Oui, pour être agréable au général. Ilsavaient jadis défendu ensemble l’indépendance du Pérou.

–&|160;C’est vrai, dit gravement Simancas.Nous fûmes compagnons d’armes, et je puis attester que Golymine,comme tous ses compatriotes, était d’une bravoure folle.

–&|160;Je n’en doute pas, dit Nointel&|160;;mais comment se conduisait-il avec les femmes&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! il ne m’a pas pris pourconfident, mais je pense qu’il a toujours agi très-correctement. Ilpassait pour être très-généreux, et je suis certain qu’il étaittrès-discret, car il ne m’a jamais dit un mot de ses liaisons.

–&|160;Et cependant il en a eu beaucoup, etdans tous les mondes, car, au début, il allait partout. On levoyait souvent chez la triomphante marquise de Barancos.

–&|160;Je l’ai entendu dire, mais je nesaurais l’affirmer. À cette époque, je n’avais pas l’honneur d’êtreen relation avec la marquise.

–&|160;En effet, dit Darcy, je ne me souvienspas de vous avoir jamais vu chez elle.

–&|160;Non, je me tenais à l’écart pour desraisons à moi personnelles. Je la connaissais cependant depuisplusieurs années. Feu le marquis de Barancos était capitainegénéral à la Havane lorsque je m’y trouvais. Je travaillais alors àl’affranchissement de l’île de Cuba, qui cherchait à se soustraireà la domination espagnole. Le gouverneur me fit expulser. J’étaisresté en froid avec sa veuve. Mais j’ai appris tout récemmentqu’elle ne songeait plus à cette histoire ancienne, et j’ai eul’honneur de me présenter chez elle aujourd’hui même.

–&|160;Ah&|160;! aujourd’hui&|160;! répéta lecapitaine. Elle reçoit donc le dimanche&|160;?

–&|160;Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ellem’a reçu… et avec une grâce parfaite. Elle m’a fait l’honneur dem’inviter à une grande fête qu’elle se propose de donnertrès-prochainement.

–&|160;Tous mes compliments, général. Lamaison de madame de Barancos est une des plus agréables qu’il y aità Paris. Moi, je vais très-peu dans le monde&|160;; mais mon amiDarcy ne manque pas un des bals de la marquise, et il sera charméde vous y rencontrer.

–&|160;Alors, vous l’avez vueaujourd’hui&|160;? reprit Nointel d’un air dégagé. Lui avez-vousparlé de Golymine&|160;?

Le général tressauta sur sa chaise et réponditvivement&|160;:

–&|160;À quoi pensez-vous donc,capitaine&|160;? Je sais vivre, et je me suis bien gardé deprononcer le nom de ce Polonais. Elle doit être très-peu flattée del’avoir connu, car il a mal fini. D’ailleurs, à quel propos luiaurais-je parlé du comte&|160;?

–&|160;Eh&|160;! pardieu, à propos du crime del’Opéra. Il n’est pas possible que madame de Barancos ignore lanouvelle du jour, et elle n’ignore pas non plus que Golymine a étél’amant de Julia.

–&|160;Je… je ne sais, balbutia Simancas. Iln’a pas été question de cela entre nous… et je…

–&|160;Messieurs, s’écria Saint-Galmier,saluez le pâté de rouges-gorges. C’est un mets que j’ai mis à lamode et que je vous prie de savourer avec recueillement. Laissonslà les marquises et les Polonais, et admirez cette croûte dorée. Sivous le permettez, je vais procéder à l’autopsie.

–&|160;Pouah&|160;! le vilain mot&|160;! Jevois d’ici un de vos confrères entrant avec un commissaire depolice dans ce charmant hôtel du boulevard Malesherbes, et… vousm’avez coupé l’appétit. Du diable si je touche à votre pâté&|160;!Et puis, manger des rouges-gorges&|160;! Vous autresdilettantide la bouche, vous ne respectez rien. Vousmettriez des fauvettes en salmis et des rossignols à la broche.

–&|160;Ne riez pas. J’en ai goûté. C’estdélicieux.

–&|160;Je m’en rapporte à vous. J’aime mieuxles entendre chanter. Bon&|160;! voilà un mot qui me ramène àGolymine. La marquise n’a pas pleuré sa mort, je le crois, ni cellede Julia non plus. Elle ne devait pas l’aimer, cette galante dehaut vol qui avait des équipages presque aussi bien tenus que lessiens. L’été dernier, vous souvenez-vous&|160;? la d’Orcival estvenue au grand prix dans un huit-ressorts qui pouvait soutenir lacomparaison avec celui de madame de Barancos. Et sa victoriadoublée de satin jaune, avec tapis de loutre, siège devant etderrière, attelage gris foncé, tout le harnais plaqué d’argent. Lamarquise n’en a jamais eu une aussi irréprochable. Te larappelles-tu, Darcy&|160;?

Darcy se la rappelait d’autant mieux quec’était lui qui l’avait payée&|160;; mais il ne répondit que parmonosyllabes inintelligibles. Il savait à peine de quoi il étaitquestion. Son esprit voyageait en ce moment sur les hauteurs dufaubourg Saint-Denis. Il voyait le fiacre, l’horrible fiacrecahotant Berthe Lestérel sur les pavés boueux et s’arrêtant à laporte de Saint-Lazare.

–&|160;Donc, reprit Nointel, la marquise neregrette pas madame d’Orcival, mais elle est curieuse. Si elle nel’était pas, elle ne serait pas femme. Elle vous a demandé desdétails sur l’horrible événement, et comme vous y avez presqueassisté, vous lui en avez donné, je n’en doute pas. Vous avez dûl’intéresser extrêmement.

–&|160;Oh&|160;! très-peu, je vous assure. Jen’ai fait qu’effleurer ce triste sujet. Madame de Barancos aime lesconversations gaies. J’avais d’ailleurs une foule de choses à luidire. C’est tout naturel, après un si long entracte. Je l’avaisbeaucoup connue à la Havane lorsqu’elle était la femme du capitainegénéral, et je la retrouvais reine en France, reine par sa beauté,par son luxe…

–&|160;Et un peu par ses excentricités. Onn’aime ici que les femmes qui font parler d’elles. Ah&|160;! jeconçois qu’elle ne se presse pas de se marier. Il est plus amusantd’étonner Paris que de gouverner Cuba.

–&|160;Je ne pense pas qu’elle ait renoncé aumariage, insinua Simancas.

–&|160;Alors, à votre place, général, jetâcherais de l’épouser.

–&|160;Ne vous moquez pas de moi, mon chercapitaine. Certes, ma race vaut la sienne. Comme elle, j’ai dansles veines du sang de vieux chrétien castillan, mais je ne suisqu’un vétéran, couvert de blessures, honorablement reçues, il estvrai.

–&|160;Bah&|160;! vous feriez un maritrès-présentable, et je parierais que votre cœur n’a pas encorepris ses invalides. Un soldat n’a pas d’âge.

–&|160;Simancas a toujours vingt ans, s’écriale docteur, et cela grâce à ma méthode diététique. Je suis sonmédecin, et je garantis qu’il atteindra la centaine, sansvieillir.

»&|160;Maintenant, messieurs, je réclame votrebienveillante attention pour la bombe glacée au pain bis. Nepensez-vous pas qu’il conviendrait de la soutenir par quelquesverres d’un porto généreux&|160;?

–&|160;Va pour le porto. D’autant que votremenu me paraît nécessiter le renfort d’un vin corsé. Vous nous avezfait faire un dîner féminin, mon cher Saint-Galmier.

–&|160;Cela vaut mieux qu’un dîner de femmes.La présence des femmes empêche d’apprécier la cuisine savante.

–&|160;D’accord, mais il est agréable deparler d’elles. Et au risque de vous déplaire, je reviens à lamarquise. Dites donc, général, saviez-vous que la personne accuséed’avoir assassiné Julia est une jeune artiste qui chantait danstous les concerts de madame de Barancos&|160;?

Gaston pâlit, et Nointel lui lança un coupd’œil significatif.

–&|160;Pardonne-moi, mon ami, disait ceregard, pardonne-moi de te faire souffrir. C’est pour le bien demademoiselle Lestérel.

–&|160;Ma foi&|160;! non, répondit Simancas.On m’a raconté qu’on avait arrêté une jeune fille, mais on ne m’apas parlé de la profession qu’elle exerce. Et je pense que lamarquise n’est pas mieux informée que moi.

–&|160;C’est fort heureux. Elle eût étépéniblement affectée, si elle avait su que le crime a été commispar une personne qui est venue chez elle.

–&|160;Oh&|160;! en qualité d’artiste payée.Madame Barancos n’a probablement jamais fait attention à elle, eten ce qui me concerne…

–&|160;Messieurs, interrompit Gaston Darcy,vous plairait-il de changer de conversation&|160;? Quel plaisirpouvez-vous trouver à ressasser cette abominable histoired’assassinat&|160;? Moi, elle m’écœure, je l’avoue, et je vousserais très-obligé de parler d’autre chose.

–&|160;M.&|160;Darcy a raison, s’écrièrent enchœur Simancas et Saint-Galmier. Parlons d’autre chose.

Et le docteur ajouta&|160;:

–&|160;Quel dessert souhaitez-vous,messeigneurs&|160;? M’est avis qu’un joli brie et quelques grappesde raisin termineraient congrûment ce modeste repas.

Le capitaine opina du bonnet. Il ne pensaitguère à choisir un fromage. Il se disait&|160;:

–&|160;Darcy est incorrigible. Il n’y a rien àfaire avec ce garçon. Il m’arrête net au moment où je poussais unereconnaissance intelligente sur les terres de la Havanaise.

»&|160;Heureusement, je retrouverai Simancas…et je le travaillerai sans rien dire au trop sensible Gaston. Pourle moment, nous n’avons plus que faire ici, et je vais tâcherd’abréger la séance.

Le dessert parut et fut lestement expédié,avec accompagnement de vin de Champagne.

Saint-Galmier buvait comme un Canadien qu’ilétait, et Simancas dérogeait ce soir-là à la sobriété proverbialede la race espagnole. On devinait qu’il était de joyeuse humeur,quoiqu’il n’eût rien perdu de sa gravité. Le docteur montrait moinsde tenue et donnait carrière à son élocution. Il parlait politique,finances, hygiène&|160;; il dissertait sur la médecine et sur lesfemmes, et surtout il célébrait sa méthode infaillible pour letraitement des névroses, mais il ne livrait pas la moindreindication utile au capitaine qui écoutait son bavardage avec uneattention méritoire.

Gaston commençait à trépigner d’impatience etmarchait sur le pied de Nointel pour l’engager à donner le signaldu départ.

Il fallut cependant attendre le café et lesliqueurs que Saint-Galmier fêta largement&|160;; mais enfin on envint à allumer les cigares, et le général fit cetteouverture&|160;:

–&|160;N’êtes-vous pas d’avis, messieurs, quele cercle est le seul endroit où on puisse décemment passer sasoirée le dimanche&|160;? Si le cœur vous en dit, nous y feronsbien volontiers un whist avec vous.

–&|160;Mille grâces, répondit le capitaine,Darcy et moi nous avons une visite à faire, en prima sera,tout au fond du faubourg Saint-Germain. Il est neuf heures etdemie. Nous allons payer notre écot et vous quitter. Nous vousrejoindrons vers minuit.

Et il appela le garçon pour lui demander lanote, qui ne fut pas petite. Les pâtés de rouges-gorges sont horsde prix.

Les Américains n’insistèrent pas pour leretenir et déclarèrent que, n’ayant rien à faire, ils n’étaient paspressés de lever le siège.

Gaston et le capitaine les laissèrent à table.En mettant le pied sur le boulevard, Nointel dit à sonami&|160;:

–&|160;Je n’ai eu garde de leur confier quenous allons à l’Opéra. Je ne tiens pas à les avoir sur mestalons.

–&|160;Ni moi non plus, grommela Darcy&|160;;mais m’expliqueras-tu à quoi nous a servi ce dîner assommant&|160;?Tu m’as forcé à subir la compagnie de ces deux déplaisantspersonnages, et tu n’as pas pu tirer d’eux le moindreéclaircissement.

–&|160;Tu te trompes.

–&|160;Que sais-tu donc de plus&|160;? Que cedocteur ou soi-disant tel se vante de pouvoir reconnaître la femmeen domino qui est venue dans la loge. La belle avance&|160;!

–&|160;Tu n’y entends rien. J’ai appris unechose dont je tirerai un excellent parti plus tard.

–&|160;Et laquelle&|160;?

–&|160;J’ai appris que Simancas, qui n’avaitde sa vie, quoi qu’il en dise, mis les pieds chez madame deBarancos, s’est présenté chez elle aujourd’hui, et qu’elle l’areçu, très-bien reçu même, puisqu’elle l’a invité au bal qu’elle vadonner.

–&|160;Et tu en conclus…&|160;?

–&|160;Mon cher, ce n’est pas volontairementque la marquise reçoit un homme taré comme l’est ce Simancas. Sielle l’admet maintenant, après lui avoir longtemps fermé sa porte,c’est qu’elle a une raison pour agir ainsi.

–&|160;Quelle raison&|160;?

–&|160;Tu m’agaces. Comment ne comprends-tupas que si, par exemple, Simancas avait vu cette nuit la marquiseentrer dans la loge de madame d’Orcival, Simancas posséderait unsecret qui lui donnerait barre sur ladite marquise.

–&|160;Oui, car alors ce serait elle quiaurait tué Julia, s’écria Darcy très-ému. Et tu crois que…

–&|160;Je ne suis sûr de rien. À l’Opéra, oùje te conduis, nous en apprendrons peut-être davantage.Regrettes-tu encore, maintenant, d’avoir dîné avec ces deuxdrôles&|160;?

Darcy ne répondit pas à la question qui luiadressait Nointel. Il n’avait pas une confiance absolue dansl’efficacité des moyens qu’employait le capitaine pour arriver àdécouvrir la vérité, et il supportait impatiemment la compagnie deces deux étrangers équivoques. Il reconnaissait cependant que labrusque introduction de Simancas chez la marquise était un fait ànoter. Mais il trouvait que son ami prenait pour innocenter Berthe,des chemins bien détournés, et il n’était pas encore persuadé de nepas avoir perdu son temps en dînant avec le général et avec ledocteur.

–&|160;Je vois, reprit en riant Nointel, quetu n’apprécies pas encore à sa juste valeur mon système d’enquête.C’est pourtant le seul qui puisse nous conduire au but. Il estlent, mais il est sûr. Tu me rendras justice plus tard. Enattendant, je suis très-décidé à persévérer dans cette voie,dussé-je ne pas compter sur la tienne, diraitM.&|160;Prudhomme. Je te déclare même que si, par impossible, turenonçais à poursuivre la contre-enquête, je la prendrais à moncompte, car je m’aperçois que le métier de chercheur a des charmes.Je commence à comprendre Lolif.

–&|160;Alors, nous allons à l’Opéra, murmuraDarcy. Dieu sait ce que diront de moi les gens qui m’y verront.Julia y a été assassinée cette nuit, et tout Paris sait qu’elleétait encore ma maîtresse, il n’y a pas huit jours.

–&|160;Ces demoiselles diront que les hommesn’ont pas de cœur. Tes camarades du cercle diront que tu estrès-fort. Et les femmes du monde ne te sauront pas de trop mauvaisgré de ton indifférence à l’endroit de la mort d’une irrégulière.Que t’importe l’opinion de gens dont tu te soucies fort peu&|160;?Mademoiselle Lestérel ne saura jamais que tu es allé entendre cesoir le Prophète. Et c’est dans son intérêt que tu y vas.Donc, tu n’as rien à te reprocher.

–&|160;Soit&|160;! Je suis décidé à te suivrepartout. Mais j’avoue que je n’attends rien d’une conversation avecl’ouvreuse. D’abord, je crois qu’elle a été interrogée par mononcle.

–&|160;Eh bien, nous lacontre-examinerons, ainsi que cela se pratique enAngleterre dans les procès criminels, et nous en tirerons peut-êtredes renseignements inédits. Je connais les ouvreuses, et je saisles faire parler. C’est une science que les plus habiles magistratsne possèdent pas. Les ouvreuses constituent dans le genre fémininun sous-genre particulier. J’ai étudié ce sous-genre, spécialementà l’Opéra, depuis trois ans que je suis abonné. Toi aussi, tu esabonné, et tu devrais le connaître. Mais tu n’as guère étudié queces demoiselles du corps de ballet. C’est un tort. Les mères sontbien plus intéressantes pour un observateur. Et si, par hasard,l’ouvreuse préposée à la garde de la loge 27 a pour fille unecoryphée ou même une simple marcheuse, j’aurai tôt fait de gagnersa confiance…, car Julia a été assassinée dans la loge 27, à ce quedisent les journaux du soir.

–&|160;Tu ne la connais pas, cetteouvreuse&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien. Je n’ai pas remarquécelles qui étaient de service cette nuit dans le couloir despremières. Mais nous allons commencer par faire un tour dans cecouloir qui mène à la loge sanglante, – style de mélodrame, – etj’ai un vague pressentiment que nous rencontrerons bien.

Cette conversation avait mené les deux amis àla place de l’Opéra. Gaston, à demi convaincu, se laissa conduire,et ils entrèrent.

En les voyant passer, les employés du contrôleles regardèrent d’un certain air. Ils savaient leurs noms,puisqu’ils étaient inscrits tous les deux sur la feuilled’abonnement, et ils ne devaient pas ignorer que Darcy avait été ledernier amant de Julia d’Orcival. Cette manifestation muette letroubla. Elle prouvait qu’il lui fallait s’attendre à attirerl’attention des spectateurs, des employés, des musiciens, desartistes du chant et de la danse. Pour tous ces gens-là, son entréedans la salle allait faire événement, car sa figure était de cellesqui ont une notoriété dans le monde des théâtres, toujours bieninformé des événements de la galanterie parisienne, et on neparlait ce soir-là que de la mort de madame d’Orcival.

–&|160;Ce sera une véritable exhibition, sedisait tristement le pauvre Darcy.

En montant l’escalier monumental qui conduitau foyer, il regardait ces glaces qui avaient réfléchi l’image dudomino noir et blanc, ces marches que le pied de Julia avaitfoulées, et il se demandait avec angoisse si les pieds mignons deBerthe Lestérel s’y étaient posés aussi.

Il se sentait gagné peu à peu par des doutesnavrants, et l’explication imaginée par son oncle lui revenait àl’esprit.

–&|160;Si elle était entrée au bal pourtant,pensait-il, si elle avait frappé dans un transport de colère…

–&|160;Viens par ici, mon cher, lui ditNointel, en passant son bras sous le sien. J’entends le final dudeuxième acte. Profitons du moment pour inspecter mesdames lesouvreuses avant que le couloir soit envahi. Prenons à droite etcherchons le numéro 27, désormais légendaire.

Ils le trouvèrent sans peine et ils avisèrent,non loin de la porte qui portait ce numéro fatal, une grosse femmeassise sur un tabouret, et sommeillant au bruit lointain del’orchestre qui accompagnait l’entrée en scène du comte d’Oberthal,tyran de Munster.

Cette respectable personne avait une figurebourgeonnée, un nez couleur lie de vin et des mains decuisinière&|160;; mais elle était habillée de soie comme une damede comptoir, et elle gardait, tout en somnolant, une attitudemajestueuse. Son triple menton reposait sur son vaste corsage, etses gros yeux à demi fermés regardaient le tapis, de sorte queNointel fut obligé de se baisser pour la dévisager.

–&|160;Nous avons de la chance, dit-il toutbas à Darcy. Je tombe justement sur une vieille amie. Elle n’aurapas de secrets pour moi. Tu vas voir.

Il toussa fortement, et l’ouvreuse se réveillaen sursaut.

Le capitaine lui dit de sa voix la plusdouce&|160;:

–&|160;Bonjour, madame Majoré. Avez-vous biendormi&|160;?

–&|160;Tiens&|160;! c’est vous, monsieurNointel, s’écria la grosse femme. Excusez-moi. Je ne vous ai pasentendu venir. Comment vous portez-vous&|160;?

–&|160;Très-bien, et vous, madameMajoré&|160;? Et M.&|160;Majoré, comment va-t-il&|160;? Etmademoiselle Ismérie&|160;? Et sa sœur, Paméla&|160;?

–&|160;M.&|160;Majoré se porte comme le pontNeuf. Il rajeunit depuis que nous avons la République. Les petitesvont bien. Il n’y a que moi qui ne vais pas.

–&|160;Vous m’étonnez&|160;! vous avez unemine superbe.

–&|160;Heuh&|160;! heuh&|160;! Hier, j’étaisencore à mon affaire&|160;; mais ce soir, je ne vaux pas deux sous.Dame&|160;! ça se comprend. Après le bouleversement que j’ai eucette nuit…

–&|160;Quel bouleversement, madameMajoré&|160;?

–&|160;Comment&|160;! vous ne savez pas&|160;!D’où sortez-vous donc&|160;?

–&|160;Bon&|160;! j’y suis, la mort de madamed’Orcival. Est-ce que vous y étiez&|160;?

–&|160;Je crois bien que j’y étais.Tenez&|160;! la voilà, cette malheureuse loge. Rien que de regarderle numéro, ça me tourne le sang. Quand je pense que c’est moi quiai ouvert, et que je l’ai vue morte, la pauvre femme… et encorequ’il m’a fallu tantôt courir au Palais de justice, et répondre aujuge… Est-ce que je ne devrais pas être dans mon lit&|160;?Tenez&|160;! monsieur Nointel, l’administration n’a pas de cœur deme forcer à faire mon service un jour comme aujourd’hui.

–&|160;C’est-à-dire que c’est de la barbarie.Une mère de famille a droit à des égards.

–&|160;Ah&|160;! bien oui, des égards&|160;!Ils savent que je suis hors de moi… Pensez donc&|160;! l’émotion…l’interrogatoire… Et ce n’est pas fini… je suis encore citée pouraprès-demain… Je demande une permission pour moi et pour lespetites… Je leur avais promis depuis quinze jours de les mener aubal… On m’a ri au nez, et me voilà… et ces enfants, qui devraientêtre auprès de leur mère, en ont pour jusqu’à minuit à rester surles planches… Ismérie est du pas des patineurs, et Paméla a unefiguration en page… Non, là, vrai&|160;! pour voir des chosespareilles, ce n’était pas la peine de changer de gouvernement.

–&|160;Que voulez-vous, madame Majoré,l’administration aura pensé que le public y perdrait trop, si voscharmantes filles ne paraissaient pas dans le Prophète.Moi et mon ami nous sommes venus tout exprès pour lesapplaudir.

–&|160;Vous êtes trop aimable, monsieurNointel. On voit que vous avez été militaire. Mais en parlant devotre ami… il me semble que je ne me trompe pas… c’estM.&|160;Darcy qui est avec vous.

–&|160;Gaston Darcy, lui-même, madame Majoré,dit gaiement le capitaine.

–&|160;Excusez-moi, monsieur Darcy, je ne vousremettais pas. Il y a si longtemps qu’on n’a eu le plaisir de vousvoir au foyer de la danse, vous qui étiez un habitué autrefois.Sans indiscrétion, qu’est-ce que vous êtes donc devenu depuis unan&|160;?

–&|160;J’ai été très… occupé, balbutiaGaston.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! s’écrial’ouvreuse, v’là que j’y pense maintenant… ce que c’est que d’avoirla tête à l’envers… j’avais oublié que vous étiez avec madamed’Orcival… Ah&|160;! monsieur, vous devez avoir bien du chagrin… etje vous jure que si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé…

–&|160;Oh&|160;! je suis bien sûr que lapauvre femme ne serait pas morte, dit sérieusement Nointel. Je saisque vous êtes courageuse comme une lionne.

–&|160;Oui, monsieur, comme une lionne. Jedéfendrais mes filles contre un escadron de uhlans.

–&|160;Je n’en doute pas, madame Majoré. Et ilme vient une idée. Mon ami Darcy ne peut pas ressusciter madamed’Orcival, mais il espère que du moins sa mort sera vengée, et ilvoudrait bien savoir si on tient le coupable, ou la coupable, caron prétend que c’est une femme. Vous devez être bien informée, etvous pourriez peut-être nous dire…

–&|160;Pas ici, monsieur Nointel. L’acte vafinir, et j’ai beaucoup de monde dans mes loges. À votre service,d’ailleurs, et pour ce qui est d’être bien informée, je le suis, jevous en réponds. Personne n’y a vu clair dans cette affaire-là, nile commissaire, ni le juge, ni les autres. Les journaux ne disentque des bêtises. Il n’y a que moi qui connaisse le fin mot del’abomination de cette nuit. Je sais par qui le coup a étéfait.

–&|160;Quoi&|160;! s’écria Gaston, vous êtessûre que celle qu’on accuse…

–&|160;Puisque je vous dis qu’ils n’y ont vuque du feu. Le juge n’a pas voulu me croire, mais il verra bien unjour ou l’autre que j’avais raison. À propos, il s’appelle commevous. Est-ce que vous êtes parents&|160;?

–&|160;Oui… mais je vous serais bienreconnaissant de me dire tout de suite…

–&|160;Mon cher, tu oublies que madame Majoréa des devoirs à remplir, interrompit le capitaine qui voyait queDarcy faisait fausse route. Et puis, on est fort mal ici pourcauser. Il y a un moyen de tout arranger&|160;: si madame Majoréveut bien nous faire le plaisir de venir souper après le spectacle,avec ces demoiselles…

–&|160;Avec mes filles&|160;! Oh&|160;! monbon monsieur Nointel, vous savez bien que ça ne se peut pas. Ellessont trop jeunes, et M.&|160;Majoré est à cheval sur les principes.C’est vrai qu’il a ce soir une grande séance maçonnique à sa logedes Amis de l’humanité. Il y a une réception… les épreuves, voussavez… et l’agape fraternelle après. Il ne rentrera pas avantquatre heures du matin. Je sais bien aussi que vous êtes desmessieurs sérieux, et que mes filles ne seraient pas compromises.Mais non, ça ne se peut pas. On jaserait trop au théâtre.

–&|160;Qui le saura&|160;? Ce n’est pas nousqui le raconterons. Allons, ma bonne madame Majoré, c’est convenu.Vous verrez que vous ne regretterez pas d’être venue, ni cesdemoiselles non plus. Je parie qu’elles aiment les truffes.

–&|160;Oh&|160;! oui, qu’elles les aiment etqu’elles n’en mangent pas souvent, les pauvres chéries. Elles sonthonnêtes, mon cher monsieur. Ce n’est pas comme cette Zélie, lafille à mame Crochet, qui ne se nourrit que d’asperges toutl’hiver. Si ça ne fait pas pitié&|160;! Je ne les crains pas nonplus, les truffes, et si j’étais sûre…

–&|160;De notre discrétion&|160;? Voyons,madame Majoré, vous nous connaissez, que diable&|160;! Tenez, pourque personne ne se doute de rien, ce soir nous ne mettrons pas lespieds au foyer de la danse, et après la représentation, nous ironsvous attendre au coin du boulevard Haussmann et de la rue duHelder. C’est un endroit où il ne passe jamais personne.

–&|160;Écoutez, monsieur Nointel, ditl’ouvreuse en prenant un air digne, vous me faites faire là unechose que M.&|160;Majoré désapprouverait, et s’il ne s’agissait pasd’être utile à votre ami qui est dans la peine… mais il y a unpoint sur lequel je ne transigerai pas. Je ne veux pas qu’on diseque mes filles ont soupé en cabinet particulier avec desmessieurs.

–&|160;Nous souperons où vous voudrez, madameMajoré. C’est dit. Je compte sur vous, à minuit et demi.

La grosse femme allait peut-être élever encorequelque vertueuse objection, mais l’acte venait de finir, et sesfonctions la réclamaient. Le capitaine fila, sans laisser à cettemère prudente le temps d’ajouter un seul mot, et il entraînaGaston.

–&|160;Il me semble, lui dit-il, que nousmarchons très-bien. La Majoré va nous mettre sur la bonnepiste.

–&|160;J’en doute, soupira Darcy. Elle vientde convenir que mon oncle n’a pas cru à sa déclaration.

–&|160;Peuh&|160;! je soupçonne qu’elle s’estfort mal expliquée et qu’elle nous apprendra des choses que tononcle ne sait pas. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas négligerune si belle occasion. La chance d’obtenir un renseignement nouveauvaut bien un souper avec deux danseuses et avec leur respectablemaman.

»&|160;Viens à l’orchestre. Je ne crois pasque dans la salle il y ait beaucoup de gens de notre monde, undimanche. Tâche pourtant de ne pas avoir l’air trop triste.

Les deux amis trouvèrent à se placer à côtél’un de l’autre, sur le premier rang des fauteuils, et le capitainese mit aussitôt à passer en revue les spectateurs.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il à demi-voix,voilà qui est singulier. La marquise de Barancos est ici.

–&|160;Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce quecette marquise soit ici&|160;? demanda distraitement Darcy.

–&|160;D’abord, mon cher, son jour de loge estle vendredi, répondit Nointel. Il n’est pas naturel qu’elle vienneà l’Opéra, un dimanche, pour entendre une reprise duProphète, qui ne constitue pas ce que les Anglaisappellent a great attraction. Ensuite, elle doit êtrefatiguée, car elle a passé la nuit au bal, dans cette même salle oùelle revient ce soir se purifier dans un bain de musiquesavante.

–&|160;C’est vrai… je l’avais oublié… tu l’asvue cette nuit…

–&|160;Et même je lui ai parlé. Elle ne sedoute pas que je l’ai reconnue, mais je suis curieux de savoir sielle va reconnaître en ma personne son cavalier d’occasion. Oui…parfaitement. Tiens&|160;! elle me lorgne.

–&|160;Où est-elle&|160;?

–&|160;Là, tout près de nous, dans sonavant-scène du rez-de-chaussée. Ne te retourne pas trop vite.Voyons. Est-elle seule&|160;? Ces baignoires d’avant-scène sontprofondes comme la mer. De vraies boîtes à surprise. En tout cas,elle tient à se montrer, car elle pose sur le devant, comme siCarolus Duran était là pour faire son portrait. Tu ne te demandespas pourquoi elle désire tant qu’on la voie&|160;? Non&|160;?Décidément, tu n’as pas l’esprit tourné aux rapprochements. Moi, jesuis certain qu’elle s’exhibe ce soir pour qu’on ne puisse passupposer qu’elle a couru le guilledou cette nuit.

–&|160;S’exhiber&|160;! à qui&|160;? Tu viensde dire toi-même qu’il n’y a personne ici de son monde.

–&|160;Pardon&|160;! il y a toi…

–&|160;Elle ne pouvait pas prévoir que j’yviendrais.

–&|160;Et puis, il y a aussi Prébord. Levois-tu, là-bas, à l’autre bout des fauteuils&|160;? Il se cambrepour faire des effets de torse, et il regarde la Barancos du coinde l’œil. Elle a bien pu le prévoir, celui-là. Tiens&|160;! ellevient de dîner en ville.

–&|160;Qu’en sais-tu&|160;?

–&|160;C’est sa toilette qui me le dit. Etelle est assez réussie, sa toilette. Robe en faille rouge, agraféesur l’épaule par des nœuds de diamants, et garnie de dentelles.

–&|160;Est-ce au régiment que tu as appris àparler la langue des couturiers&|160;?

–&|160;Mon cher, au 8e hussards, onapprenait tout. Je sais parler modes comme un journaliste duhigh-life, et faire la cuisine comme un chef du caféAnglais. Seulement, je ne sais pas pourquoi Prébord est venu.Est-ce qu’il y aurait du rendez-vous sous roche&|160;? C’est àétudier. En attendant, voyons un peu la salle. Bon&|160;! c’estbien ce que je pensais. Des étrangers sans importance, desprovinciales, des bourgeoises, des cocottes non gradées. Pas unetête de connaissance. La marquise en sera pour sadémonstration.

»&|160;Ah&|160;! la loge fatale est vide.C’est drôle. Je n’aurais jamais cru que le directeur de l’Opéra sepriverait d’une location pour raison sentimentale. Après cela, tononcle a peut-être fait poser les scellés sur la porte de ce fameuxn° 27. Madame Majoré nous renseignera en soupant. Quel type quecette mère coupable&|160;! Et que dis-tu de ses scrupules àl’endroit des cabinets particuliers&|160;?

–&|160;J’espère bien que nous n’allons passouper en public avec elle et ses filles.

–&|160;Mon cher, on soupe où on peut. Mais disdonc, je crois, sur ma parole, que madame de Barancos te fait dessignes.

La marquise, en effet, accoudée sur le devantde sa loge, regardait Gaston Darcy et jouait de l’éventail d’unefaçon très-significative.

–&|160;Encore une science que je possède,reprit le capitaine. Je l’ai acquise à la Havane, où j’ai séjournéhuit jours, en revenant du Mexique. L’éventail fermé ramené d’unpetit coup sec vers la poitrine, cela veut dire&|160;: Venez&|160;!Et cette télégraphie ultra-électrique est à ton adresse, car, àcoup sûr, elle n’est pas à la mienne.

–&|160;Je vais faire comme si je n’avais pasreçu la dépêche, murmura Darcy.

–&|160;Y penses-tu&|160;? Comment&|160;! turefuserais une causerie avec la Barancos dans un moment où nousavons soif d’éclaircissements. Ce serait absurde, mon cher. Et jete déclare que je ne me mêle plus de tes affaires, si tu ne tetransportes pas incontinent dans l’avant-scène de cette précieusemarquise.

–&|160;Mais que veux-tu que je luidise&|160;?

–&|160;Il s’agit beaucoup moins de ce que tului diras, que de ce qu’elle va te dire. Et si elle t’appelle,c’est apparemment qu’elle veut te parler. De quoi&|160;? Du crimede l’Opéra, parbleu&|160;! Tu aurais bien du malheur, ou tu seraisbien sot, si tu ne tirais pas quelque profit d’une conversationavec cette folle qui était au bal où on a tué Julia. Voyons&|160;!salue, au moins&|160;; salue donc, pour répondre à ce sourireandalous qu’elle t’envoie par-dessus la contrebasse.

Gaston salua. Il ne pouvait pas s’endispenser, sous peine de passer pour un homme mal élevé. Et le jeude l’éventail recommença, si clair et si pressant, qu’il devenaitimpossible à Darcy de faire semblant de ne pas le comprendre.

–&|160;Allons&|160;! murmura-t-il, je merésigne. Je vais dans la loge, puisque j’y suis forcé.

–&|160;À la bonne heure&|160;! Tu commences àentendre raison. Maintenant, un dernier conseil, avant de telaisser marcher seul. Sais-tu ce que tu devrais faire pendant tavisite&|160;?

–&|160;Non. Quoi&|160;?

–&|160;La cour à madame de Barancos, moncher.

–&|160;Ah&|160;! pour le coup, c’est tropfort. Si tu crois que j’ai le cœur au flirtage&|160;! Jevoudrais que le diable emportât cette Célimène de Cuba. Juge si jesuis disposé à lui dire des douceurs.

–&|160;J’espère que du moins tu ne vas pas luifaire ta mine de condamné à mort. Autant vaudrait lui raconter quetu veux épouser mademoiselle Lestérel, et que tu t’es constitué sondéfenseur.

»&|160;Prends sur toi de redevenir pour unedemi-heure le Darcy qui savait plaire aux femmes. Sois galant parcalcul. Que ne puis-je t’accompagner&|160;! Je dirigerais laconversation. Mais je n’ai jamais eu mes entrées chez la marquise,et je pense qu’elle est moins que jamais disposée à me lesaccorder. Elle se figure que j’ignore à qui j’ai donné le brascette nuit, et elle craint que sa voix ne la trahisse. Il faut doncque tu te passes de moi. Va, mon fils, et retiens bien toutes lesparoles qui sortiront de la bouche de cette Barancos. Une joliebouche, ma foi&|160;! Va, et reviens au rapport.

Gaston s’exécuta d’assez mauvaise grâce. Ilquitta sa place à l’orchestre, et il alla se faire ouvrir la logede la belle étrangère.

La marquise était seule. Aucun cavalierservant ne se cachait dans les profondeurs de l’avant-scène.L’entrevue allait être un tête-à-tête.

Elle était brune comme Julia d’Orcival, cetteprincesse des Antilles, plus brune même, car ses cheveux avaientdes reflets presque bleus comme une aile de corbeau, et ses yeuxétincelaient comme des diamants noirs. Sa peau de créole semblaitavoir été dorée avec un rayon de soleil, et les poètes cubainsavaient cent fois comparé ses lèvres rouges à des fleurs degrenadier. Le front était fier et la bouche sensuelle. Et ces deuxtraits de son beau visage expliquaient le caractère de cette grandedame, qui bravait avec une audace inouïe l’opinion du monde, et quiaimait avec emportement.

Gaston la connaissait de longue date, et end’autres temps il avait été très-tenté de rechercher ses bonnesgrâces. Mais il était trop Parisien pour ne pas se garer despassions violentes. La marquise l’effarouchait.

–&|160;Vous voilà enfin, monsieur, luidit-elle de sa voix grave, une voix castillane. Vous vous êtes bienfait prier pour venir m’aider à supporter trois actes de musiquesérieuse. Mais je vous tiens maintenant, et je vous garde.Asseyez-vous là, près de moi. Je veux vous compromettre.

Darcy cherchait une phrase polie que la veilleencore il aurait trouvée sans peine. Madame Barancos ne lui laissapas le temps d’envelopper ses excuses dans un compliment.

–&|160;Imaginez-vous, reprit-elle, que jeviens de dîner chez des Yankees vingt fois millionnaires quis’habillent comme des portiers et qui mangent comme des sauvages.Je me suis sauvée au dessert, et je suis venue me réfugier ici.

–&|160;Un dimanche&|160;! dit Darcy, qui sesouvenait des conseils du capitaine.

–&|160;Précisément parce que c’est dimanche.J’aime à faire ce que les autres femmes ne font pas. N’êtes-vouspas d’avis que notre vie des salons ressemble beaucoup à celle d’unécureuil en cage&|160;? Moi, je m’échappe tant que je peux, et monrêve serait de voir les envers de Paris. Il y a des jours où il meprend des envies d’aller valser à Mabille.

–&|160;Ce n’est pas la saison. Commeexcentricité d’hiver, je ne vois guère que le bal de l’Opéra.

–&|160;Vous appelez le bal de l’Opéra uneexcentricité&|160;? Pour une mondaine française, peut-être. Il mefaudrait à moi un divertissement plus… pimenté. La belle folie,vraiment, que de venir à minuit, masquée jusqu’aux dents, seclaquemurer dans une loge, ou tout au plus risquer un tour aufoyer&|160;! C’est bon pour une bourgeoise en rupture de ménage. Sije me mêlais de commettre des hardiesses, j’irais à Bullier, àvisage découvert.

–&|160;Ce serait héroïque, et je comprendsmaintenant que le bal de l’Opéra vous fasse l’effet d’un bal depensionnaires. Seulement, je suppose que vous en parlez comme jepourrais parler des chutes du Niagara… d’après desdescriptions.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;?

–&|160;Vous y êtes allée&|160;? dit vivementDarcy.

–&|160;Je l’avoue, répondit sans hésiter lamarquise.

–&|160;Cette nuit peut-être&|160;?

–&|160;Que vous importe que ce soit cette nuitou l’année dernière&|160;?

–&|160;Pardonnez-moi une indiscrétion… quevous avez un peu provoquée, convenez-en, madame.

–&|160;J’en conviens, dit madame de Barancosen riant d’un rire franc qui montrait des dents éblouissantes.J’adore les indiscrétions. Les gens discrets m’ennuient. Et jedevine pourquoi vous tenez à savoir si j’étais ici hier&|160;:c’est que vous y étiez vous-même.

–&|160;C’est vrai, j’y étais, et je ne vous yai pas vue.

–&|160;Vue&|160;! Est-ce qu’on peut voir unefemme quand elle est en domino&|160;? À propos, qui donc est cetami que vous avez laissé à l’orchestre&|160;?

–&|160;Henri Nointel, ex-capitaine dehussards.

–&|160;Il est fort bien. Pourquoi ne vient-ilpas chez moi&|160;?

–&|160;Mais… parce que vous ne lui avez jamaisfait l’honneur de l’inviter.

–&|160;Pas du tout. C’est parce que je ne luiplais pas&|160;; car il lui eût été très-facile de se faireprésenter par vous.

–&|160;Il va fort peu dans le monde. C’est unsolitaire… un ours.

–&|160;Vraiment&|160;? Vous me donnez envie del’apprivoiser. J’entends que vous me l’ameniez au prochainentracte.

–&|160;Je m’y engage, dit avec empressementDarcy, qui commençait à entrevoir la possibilité de tirer parti despropos décousus de la capricieuse créole, et qui comptait beaucoupsur le capitaine pour toucher habilement les pointsintéressants.

La marquise n’avait pas encore fait une seuleallusion à la mort de madame d’Orcival, et il n’osait pas luiparler le premier de cet événement tragique.

–&|160;Merci, répondit madame de Barancos.Mais je veux que vous restiez dans ma loge… au moins jusqu’à la findu ballet. Vous me direz les noms des patineuses.

Et comme Darcy allait protester&|160;:

–&|160;Pas un mot de plus. Vous m’empêcheriezde voir. Je ne sais pas regarder quand on me parle.

Darcy n’insista point. La toile se levait, etles applaudissements du public dominical saluaient l’effet de neigeet de brume qui inaugure si bien le troisième acte duProphète.

Au grand étonnement de Darcy, la marquises’absorba aussitôt dans la contemplation de ce merveilleux décor,qu’elle avait pourtant dû admirer déjà bien des fois, et il put,sans attirer l’attention de sa belle voisine, faire signe à Nointelque tout allait bien.

Puis il se mit à lorgner la scène dansl’unique but de se donner une contenance, car les douleurs de Fidèsne le touchaient guère, et le joli divertissement qui précède lesexercices de patinage ne l’intéressait pas du tout.

En revanche, il fut frappé de stupeur,lorsqu’en observant à la dérobée madame de Barancos, il s’aperçutqu’elle avait les yeux humides.

Certes, ce n’était pas l’air allègre surlequel se trémoussaient les jeunes de la danse qui pouvait luiarracher des larmes, et il crut pouvoir se permettre unequestion&|160;:

–&|160;Qu’avez-vous donc, madame&|160;?demanda-t-il doucement. Seriez-vous souffrante&|160;?

–&|160;Moi&|160;?… non, murmura la marquised’une voix étouffée.

Puis, se remettant presque aussitôt&|160;:

–&|160;Vous ne devineriez jamais pourquoi jesuis émue. Croiriez-vous que c’est le décorateur qui me faitpleurer&|160;? Il a si bien rendu le brouillard… et vous ne savezpas que le brouillard produit sur mes nerfs un effet singulier. Ilm’attriste et il me charme. Si je vous disais qu’il m’arrivesouvent de sortir à pied par les temps humides et brumeux.J’éprouve un plaisir étrange à piétiner dans la boue des rues deParis. Je trotte comme une grisette, tout exprès pour m’imprégnerde mélancolie… et pour me crotter. Je suis un peu folle, n’est-cepas&|160;? Comment appelez-vous cette petite qui a des bottinesrouges&|160;? Vous n’imaginez pas combien c’est difficile de danseravec des bottines à talons. Elle est un peu maigre, mais elle a dela race. Eh bien&|160;! vous ne me dites pas son nom&|160;?

–&|160;Mais je… oui, je crois que c’est…Majoré Ire… ou Majorin… ou…

–&|160;Pourquoi pas Majorat&|160;? interrompitmadame de Barancos en éclatant de rire. Votre renseignement n’estpas très-précis. Je pensais que vous étiez mieux informé.

–&|160;Je le suis fort mal. Il y a fortlongtemps que je n’ai mis les pieds au foyer de la danse.

–&|160;C’est vrai. Depuis un an vous n’étiezplus libre… je l’avais oublié, dit la marquise redevenue sérieusetout à coup.

Cette allusion à ses amours avec Julia fittressaillir Darcy et le remit en garde. Il se reprit à croire quel’étrangère avait été plus ou moins mêlée au lugubre événement dubal de l’Opéra, et il résolut de pousser l’attaque, sans attendrel’entrée en lice du sagace Nointel. Mais il eut beau essayer de laramener au sujet qui l’intéressait, il ne put rien tirer del’excentrique marquise. Elle se lança dans des critiques bouffonnessur le jeu et le chant des acteurs, elle se moqua des anabaptistesbattant le briquet, du sauvetage de Berthe arrachée aux flots de laMeuse, du soleil qui se levait fort mal sur Munster, et lorsque leProphète entonna l’hymne magnifique&|160;: «&|160;Roi du ciel etdes anges&|160;», elle lui tourna le dos en disant brusquement àDarcy&|160;:

–&|160;J’adore la musique de Meyerbeer, et cesoir elle m’irrite. Je voudrais entendre un quadrille d’Offenbach.Allez donc me chercher votre ami le capitaine.

Gaston jugea qu’à lui tout seul il neréussirait pas à remettre madame de Barancos sur la voie où ilsouhaitait qu’elle s’engageât, et il ne se fit pas prier pour allerchercher du renfort.

Il sortit de la loge, en promettant de revenirbientôt avec le capitaine que la bouillante créole demandait avectant d’insistance, et il n’eut pas besoin d’aller le chercher bienloin, car il le rencontra dans le couloir.

–&|160;Eh bien&|160;? demanda Nointel.

–&|160;Eh bien&|160;! répondit Gaston, je necomprends rien à cette femme. Elle rit aux éclats, et, une minuteaprès, elle se met à pleurer. Elle se moque des bourgeoises quis’aventurent au bal de l’Opéra, et elle parle, comme d’une chosetoute simple, d’aller danser à Mabille. Je crois, en vérité,qu’elle est folle.

–&|160;Folle, non. C’est dans le sang. LaSavoie et son duc sont pleins de précipices, dit Ruy Blas. Lesmarquises havanaises sont pleines de changements à vue. Mais quet’a-t-elle dit de l’assassinat&|160;?

–&|160;Rien. Elle a fait une allusiontrès-détournée à ma liaison avec Julia, et ç’a été tout. Je suisconvaincu cependant qu’elle en sait plus long que je ne pensais surles événements de cette nuit.

–&|160;J’en suis convaincu aussi, et j’ai bienpeur que tu ne t’y sois mal pris pour lui arracher desconfidences.

–&|160;J’ai fait de mon mieux&|160;; mais situ crois que c’est facile, tu te trompes fort. On manœuvre de façonà l’attirer dans un piège de conversation, elle s’y laisseconduire, et au moment où on croit la tenir, elle s’échappe en vousdemandant le nom d’une danseuse qui a des bottines rouges.

–&|160;Oui, elle est ondoyante et diverse,mais je connais ces natures de girouette. Il y a un moyen de lesfixer. Parions que tu as oublié mes recommandations. Parions que tune t’es pas posé en adorateur.

–&|160;Non, certes. La tâche était au-dessusde mes forces, et, au surplus, si je m’étais avisé de lui faire lacour, elle m’aurait ri au nez.

–&|160;Prébord la lui fait bien, et une courtrès-vive, je t’en réponds.

–&|160;Prébord est un sot qui ne compte pas.La Barancos tolère ses assiduités, parce qu’il passe, je ne saispourquoi, pour un homme à la mode… peut-être parce qu’il va àtoutes les premières et parce qu’on cite son nom dans les journaux.Les étrangères aiment le tapage. Je ne suis pas Prébord, et la dameaurait trouvé mes déclarations ridicules, surtout le lendemain dela mort de Julia.

–&|160;Je ne suis pas de ton avis&|160;; maispuisque tu refuses absolument de jouer les amoureux, n’en parlonsplus. Dis-moi si tu penses qu’elle se souvient de mafigure&|160;?

–&|160;Elle s’en souvient si bien qu’elles’est fort occupée de toi. Elle m’a demandé qui tu étais, et quandelle a su que nous étions intimement liés, elle m’a reproché de nepas t’avoir encore amené chez elle.

–&|160;Et tu lui as répondu&|160;?

–&|160;Que tu n’aimais pas le monde, que tu lefuyais même. Sur quoi, elle a insisté, et j’ai été obligé de luipromettre que je te présenterais.

–&|160;Quand&|160;?

–&|160;Tout de suite. Elle t’attend. Je vienste chercher de sa part.

Et comme Nointel réfléchissait, Darcy ajoutaavec une intention légèrement ironique&|160;:

–&|160;Voilà une excellente occasion de fairetoi-même ce que tu me conseillais d’essayer. Le cœur de madame deBarancos est à prendre. Attaque-le.

–&|160;Je n’y répugne pas, dit tranquillementle capitaine de hussards. Mais ce sera bien pour t’obliger, car jen’ai pas de goût pour les excentriques à tous crins. J’aime lesfemmes douces, unies et même un peu sottes. N’importe. Je medévouerai, s’il le faut. Reste à savoir si cette marquise necoupera pas court à mes galanteries. J’ai quinze ans de service,mon bon ami.

À le voir, on ne s’en serait pas douté. Ilétait grand, mince de taille, large d’épaules, élégamment tourné.Il avait le teint brun, l’œil vif, les dents superbes, les cheveuxau complet de guerre, et cet air viril que les femmes apprécienttant. Une grande distinction de manières relevait et complétait cesavantages physiques. En un mot, Nointel avait tout ce qu’il fautpour plaire, et même quelque chose de plus, un esprit net, uncaractère décidé, de quoi dominer les coquettes et passionner lesindifférentes. S’il eût daigné courir après les bonnes fortunes, illes aurait comptées par douzaines. Mais ce cavalier accompli étaitaussi un philosophe pratique, un sage qui savait ce que valent lessuccès mondains, et qui se contentait fort bien des bonheurstranquilles. Il aimait à sa guise, sans fracas et sans orages.

–&|160;C’est précisément parce que tu ne tienspas à madame de Barancos que tu as de grandes chances d’être agréépar elle, dit Darcy qui ne manquait pas d’expérience en cesmatières. Viens donc, et tâche d’être plus habile que moi. Undernier renseignement avant d’entrer. La marquise m’a déclaré sansambages qu’elle était venue au bal de l’Opéra. Elle n’a pas dit quece fût hier, mais…

–&|160;Mais moi je suis sûr que c’est hier, etje suis sûr aussi que, si elle tient à me parler ce soir, c’estsurtout pour me mettre à la question. Elle veut savoir si j’aiquelque soupçon de lui avoir donné le bras, cette nuit, dans lecorridor des premières. Je suis au moins de sa force, et je ne lacrains pas. J’étudierai son jeu, et je ne livrerai pas le mien.Elle doit s’impatienter. Conduis-moi à l’avant-scène.

Cette causerie avait entraîné les deux amis aubout du couloir de l’orchestre, et elle s’était prolongée un peuplus qu’il n’aurait fallu.

Quand ils se présentèrent à madame deBarancos, ils trouvèrent Prébord établi dans la loge. Le fat avaiteu soin de se placer bien en vue, sur le devant, et il affectaitdes airs penchés, dans le but évident de faire croire aux deuxmille spectateurs qui remplissaient la salle qu’il était du dernierbien avec la marquise.

La rencontre était déplaisante, et Darcyallait battre en retraite, après s’être excusé, mais madame deBarancos ne l’entendait pas ainsi.

–&|160;Merci de votre gracieuse visite, chermonsieur, dit-elle à Prébord d’un ton assez sec. Je vous verraisans doute la semaine prochaine au bal que vont donner lesSmithson.

Ce petit discours était un congé formel, et lebellâtre ne s’y trompa point. Il se leva fort à contre-cœur, saluad’assez mauvaise grâce les nouveaux venus et s’inclina devantmadame de Barancos en disant&|160;:

–&|160;Je serai très-heureux de vous yrencontrer, madame la marquise, et de vous apporter lesrenseignements que vous avez bien voulu me demander sur cettechanteuse qui a assassiné Julia d’Orcival.

C’était la flèche du Parthe que Prébordlançait à Gaston en lui cédant la place, et la flèche blessacruellement l’amoureux de Berthe, si cruellement qu’il faillitriposter par une interpellation violente. Nointel le calma d’uncoup d’œil, et le perfide ennemi qui l’avait frappé en traîtres’empressa de sortir.

Madame de Barancos devina que la personne dudon Juan brun n’était pas agréable aux deux amis, et elle lesacrifia sans pitié.

–&|160;Avez-vous entendu comme je l’aicoupé&|160;? dit-elle avec une désinvolture toutaristocratique. Croiriez-vous que ce joli monsieur s’est permis dem’envahir sous prétexte de me raconter l’arrestation d’une pauvrefille qui est venue quelquefois chanter chez moi cet hiver&|160;?On n’est pas impudent à ce point, et j’allais le mettre à la portequand vous êtes arrivés.

Puis voyant que Darcy et Nointel restaientdans l’attitude obligée de deux visiteurs dont l’un va présenterl’autre, elle reprit&|160;:

–&|160;C’est inutile. J’ai horreur des formesconvenues. Je ne suis pas Anglaise, moi. Pourquoi me nommeriez-vousmonsieur le capitaine Nointel, puisque vous venez de me dire toutle bien que vous pensez de lui&|160;? Et pourquoi M.&|160;Nointelse croirait-il obligé de me saluer en arrondissant les bras et enmarmottant une phrase savamment tournée, puisque c’est moi qui vousprie de me l’amener&|160;? Il faut laisser ces façons àM.&|160;Prébord. Prenez sa place et causons.

Le capitaine était un peu désarçonné. Il setrouvait presque dans la situation d’un orateur qui a préparé sonexorde et qu’un incident dérange au moment de commencer. Madame deBarancos lui coupait ses effets, comme elle avait coupél’importun qu’elle venait de chasser.

Il se remit pourtant assez vite, et il ditgaiement&|160;:

–&|160;Vous me comblez de joie, madame. J’aihorreur des préliminaires, des préambules, des préfaces…

–&|160;Et des Prébord, n’est-ce pas&|160;?interrompit la marquise. Cet homme est insupportable.

–&|160;Et il se croit ineffable. Vous lerecevez, à ce qu’il prétend.

–&|160;Oui. Je reçois tout le monde. Mais jen’ai que très-peu d’amis, et M.&|160;Prébord ne sera jamais lemien. Un fat qui prend des attitudes et qui s’écoute parler&|160;!N’est-il pas de votre cercle&|160;? Alors, vous devez leconnaître.

–&|160;Beaucoup trop.

–&|160;Est-il vrai qu’il se vante de me fairela cour&|160;?

–&|160;Il en est très-capable.

–&|160;Eh bien, monsieur, je vous prie de diretrès-haut, et partout, que je ne l’y ai jamais encouragé… pour deuxraisons… d’abord parce qu’il me déplaît, et ensuite parce que jedéteste les hommes qui s’occupent de moi. Ne trouvez-vous pas queces mots&|160;: faire la cour, sont odieux&|160;? La cour&|160;! jevois d’ici les sots qui paradaient devant moi, les jours deréception, quand mon mari était gouverneur de Cuba… je vois leursfades sourires, j’entends leurs plats compliments. Non, l’homme quej’aimerai ne ressemblera pas à ces faiseurs de courbettes&|160;;l’homme que j’aimerai ne s’humiliera pas devant moi. Il sera fier,et il ne viendra pas m’offrir son amour comme on offre un bouquet.Il attendra que je le lui demande. Je ne veux pas qu’on mechoisisse. Je veux choisir.

–&|160;Et si vous choisissiez mal&|160;?

–&|160;Je souffrirais, mais qu’importe&|160;?Le bonheur, ce n’est pas d’être aimée, c’est d’aimer.

–&|160;Ainsi, demanda le capitaine enregardant fixement la marquise, si vous aimiez un homme, et si cethomme vous aimait, vous n’attendriez pas qu’il vous ledît&|160;?

–&|160;Non, répondit madame de Barancos sansbaisser les yeux.

–&|160;Madame, dit Nointel en riant, je suisobligé de confesser que si, par impossible, une femme me faisaitune déclaration, mon premier mouvement serait de me dérober. Jesuis très-enclin à la contradiction, et je n’ai aucun goût pour lesvictoires faciles.

Il y eut un court silence. Madame de Barancosjouait avec son éventail. Elle l’ouvrait d’un geste nerveux, etelle le refermait d’un coup sec. On n’entendait dans la loge que cefrou-frou pareil au bruit que font les ailes d’un perdreau quis’envole brusquement aux pieds d’un chasseur.

–&|160;Ce Prébord doit être un lâche, dit toutà coup la marquise. Il s’est mis à me raconter, sans que je l’eneusse prié, le malheur arrivé à cette malheureuse qu’on accuse, etje voyais qu’il y prenait un plaisir extrême. Et il n’a eu que desparoles de mépris pour la morte…

»&|160;Pardon, reprit-elle en tendant la mainà Darcy, je vous ai blessé sans le vouloir. J’avais oublié que vousétiez lié avec madame d’Orcival. Mais je vous jure que je laplains, quoique je n’aie aucune raison pour la regretter. Et jevous plains si vous l’aimiez. Non… vous ne l’aimiez pas… vous neseriez pas ici ce soir.

Gaston, très-troublé, chercha une réponsequ’il ne trouva point, et madame de Barancos prit, sans transitionaucune, un autre ton pour dire à Nointel&|160;:

–&|160;C’est une étrange histoire que celle decette mort. Qu’en pensez-vous, monsieur&|160;? Vous étiez sansdoute au bal, cette nuit&|160;?

–&|160;Oui, madame, j’y étais, répondit lecapitaine. J’y ai même rencontré et reconnu…

–&|160;Qui donc&|160;? demanda madame deBarancos, toute prête à se cabrer.

–&|160;Cette pauvre Julia d’Orcival, au momentoù elle montait le grand escalier. Un peu plus tard, je l’ai revuede loin, dans sa loge, et je ne me doutais guère qu’elle n’ensortirait pas vivante. Je ne sais absolument rien que vous nesachiez sur ce qui s’est passé ensuite, mais le général Simancaspourra vous renseigner. Il est resté tout le temps dans la logevoisine.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que le généralSimancas&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! vous ne le connaissezpas&|160;? Nous venons de dîner avec lui, et il nous a assuré qu’ilavait eu l’honneur de vous voir aujourd’hui même&|160;; c’est ungénéral péruvien.

–&|160;Oui… oui… parfaitement. Où ai-jel’esprit&|160;? J’oublie les noms de mes plus anciens amis. Il y aplusieurs années que je connais M.&|160;Simancas, et je l’ai, eneffet, reçu aujourd’hui… il n’est pas mieux informé que vous… iln’a pu me dire si cette Lestérel est coupable. C’est bien Lestérelqu’elle s’appelle, n’est-ce pas&|160;?

Et, sans laisser à Nointel le temps de luirépondre&|160;:

–&|160;Ah&|160;! on commence. Quelennui&|160;! nous ne pourrons plus causer. Ce quatrième acte estadmirable… mais je n’ai jamais pu le supporter. La marche est tropsolennelle pour moi qui ne le suis pas du tout. Et lorsque Jean deLeyde s’avance à pas comptés, sous le dais, il me semble toujoursvoir le marquis de Barancos faisant son entrée officielle dans lacathédrale de la Havane, le jour de la Fête-Dieu. Mais vous,messieurs, vous êtes sans doute ici pour la musique.

–&|160;Oh&|160;! uniquement, dit le capitaineavec conviction.

–&|160;Je ne veux pas vous empêcher del’entendre. Moi, je vais rentrer. Maintenant, je me couche à onzeheures. Et ce matin, à neuf heures, j’avais déjà fait le tour duBois, au galop de chasse. Mon valet de pied doit être dans lecorridor. Soyez donc assez aimable pour lui dire en passant defaire avancer mon clarence. Le soir, je ne sors plus qu’enclarence. C’est lourd, c’est laid, mais ces demoisellesn’en n’ont pas.

Nointel et Darcy étaient déjà debout.

–&|160;Nous nous reverrons bientôt, jel’espère, reprit la marquise. Chassez-vous, monsieur&|160;?

La question s’adressait au capitaine, quirépondit simplement&|160;:

–&|160;Oui, madame.

–&|160;Alors, vous me ferez le plaisir devenir chasser chez moi, à Sandouville. Ma terre a cet avantagequ’on y trouve encore beaucoup de gibier dans l’arrière-saison, etmes gardes préparent une grande battue. Je vous écrirai dès que lejour sera fixé, et je compte absolument sur vous, messieurs.

L’invitation, cette fois, étaitcollective&|160;; mais Darcy s’excusa, et ce refus ne parut pascontrarier madame de Barancos. Nointel accepta, sans tropd’empressement, et prit congé en même temps que son ami. Il netenait pas à rester. Il en savait assez. Son siège était fait.

–&|160;Mon cher, je suis fixé, dit lecapitaine à son ami, après avoir transmis au valet de pied lesordres de la marquise. Tu ne tiens pas, je suppose, à voircouronner le roi des anabaptistes. Viens au foyer, nous y serons àmerveille pour causer.

Darcy se laissa entraîner, et bientôt les deuxalliés se trouvèrent assis sur un divan solitaire, sous le plafondpeint par Baudry.

–&|160;Je suis fixé aussi, commença Gaston.Cette Barancos est folle de toi. Et elle ne dissimule pas sessentiments. Elle s’est jetée à ta tête avec une impudenceincroyable.

–&|160;Affaire de climat. Elle est née sousles tropiques. Une femme de la zone tempérée y eût assurément misplus de façons, mais il ne s’agit pas de cela. As-tu remarqué, cherami, qu’elle avait oublié le nom de Simancas&|160;?

–&|160;Oui, certes, et j’en conclus queSimancas s’est vanté. Elle le connaît à peine.

–&|160;Moi, je vais beaucoup plus loin, et jeconclus que la marquise est entrée cette nuit dans la loge de Juliad’Orcival&|160;; que le Péruvien l’y a vue et reconnue, et qu’iln’a pas perdu de temps pour exploiter sa découverte. Il est allétout droit chez la dame, et il l’a menacée de la perdre si ellen’acceptait pas le marché qu’il lui a proposé. Il a dû se fairepayer fort cher et exiger de plus que la Barancos le reçûthabituellement. Il tient à se bien poser dans le monde, le rusécoquin.

–&|160;Oui, les choses ont dû se passer ainsi,dit Darcy, et si, comme je n’en doute plus, cette femme est ledomino qui a eu une entrevue avec Julia, c’est elle qui l’a tuée.Il ne me reste qu’à la dénoncer à mon oncle. Mademoiselle Lestérelest sauvée.

–&|160;Tu vas beaucoup trop vite. D’abord,alors même que tu prouverais que la marquise est entrée, ilfaudrait encore prouver qu’elle a frappé. Or je ne crois pasqu’elle ait jamais possédé un poignard japonais. Ces sortes decuriosités ne sont point à l’usage des grandes dames. En revanche,je me rappelle fort bien qu’au moment où je lui ai offert mon bras,elle tenait à la main un éventail qui ne venait pas de Yeddo, jet’en réponds. Une Espagnole ne va pas sans éventail&|160;; maisd’ordinaire elle n’en porte qu’un. Donc, l’instrument du crime nelui appartient pas.

–&|160;Qu’en sais-tu&|160;? Elle a pu letrouver, le cacher sous son domino. Je te répète qu’il faut que jevoie mon oncle le plus tôt possible. Il n’est certainement pasencore couché, et je vais…

–&|160;Lui dire quoi&|160;? Que Simancas ensait très-long sur les faits et gestes de la Barancos. Très-bien.Ton oncle le fera citer. Simancas niera. Simancas protestera que lamarquise est la femme la plus vertueuse de toutes les Espagnes.Comment M.&|160;Roger Darcy fera-t-il pour le convaincre de fauxtémoignage&|160;? Le mettra-t-il à la torture&|160;? Je ne voisguère que ce moyen-là… et encore… ce Péruvien est un vieux reîtrequi se laisserait rôtir pour ne pas perdre le fruit de sescanailleries. M.&|160;Roger Darcy ouvrira-t-il une instructioncontre la dame, sur un soupçon vague&|160;? J’en doute très-fort,et s’il s’en avisait, tu peux croire que madame de Barancosn’aurait aucune peine à établir qu’elle n’a pas quitté cette nuitson palais de la rue de Monceau. Elle a dix façons d’en sortir etd’y entrer sans qu’on la voie. Et ce matin, à huit heures, ellecavalcadait au bois de Boulogne.

–&|160;Elle se défendra, soit&|160;! Je n’endois pas moins informer mon oncle de ce que nous venonsd’apprendre.

–&|160;Tel n’est pas mon avis.

–&|160;Quoi&|160;! tu veux que je me taiselorsqu’il se présente une chance d’innocenter mademoiselleLestérel&|160;!

–&|160;Il n’est pas temps de parler.

–&|160;Quand sera-t-il donc temps&|160;?Dois-je attendre que Berthe soit jugée… condamnée&|160;?

–&|160;Il suffira d’attendre que je sois unpeu plus avancé dans l’intimité de la marquise.

Darcy fit un haut-le-corps et ditlentement&|160;:

–&|160;Alors si tu étais son amant et qu’ellet’avouât son crime, tu la dénoncerais&|160;?

–&|160;Me crois-tu capable d’une pareillevilenie&|160;?

–&|160;Certes, non. Mais enfin que veux-tudonc faire&|160;? Je ne comprends plus.

–&|160;D’abord, je ne veux pas de madame deBarancos pour maîtresse. Cette enragée n’a rien qui me plaise. Jeme moque de ses millions et de son marquisat. Sa beauté ne me tentepas, et ses incartades me fatiguent. Si la fantaisie lui prend dem’ouvrir son cœur, je le refuserai tout net, et à plus forte raisonsa main. Quand on a commandé le 3e escadron du8e hussards, on n’épouse pas une femme soupçonnée…

»&|160;Pardon&|160;! je n’ai pas voulu teblesser, tu le sais bien… et je reviens à mon projet. Je veuxpurement et simplement aller chez la dame, chasser, dîner, etvalser avec elle, étudier de près ses relations avec Simancas, etquand je serai sûr de mon fait, t’apprendre tout ce que je saurai.Tu feras alors tout ce que tu croiras devoir faire. Mon rôle seraterminé. Mais si tu veux que je te serve, pour Dieu&|160;! ne vapas casser les vitres. La marquise nous fermerait sa porte, et ilne nous resterait plus que cette excellente madame Majoré. Jecompte beaucoup sur madame Majoré pour nous renseigner&|160;; maisdeux informations valent mieux qu’une, et je te prie instamment dete tenir en repos jusqu’à nouvel avis de ma part.

–&|160;Tu as peut-être raison, dit Darcy,après avoir un peu réfléchi. Il est probable qu’en l’état deschoses, mon oncle refuserait d’instruire contre la marquise. Il medemanderait pour quel motif elle aurait tué Julia, et je ne sauraisen vérité quoi lui répondre. Une grande dame n’assassine pas unefemme galante parce que cette femme a des voitures mieux tenues queles siennes.

–&|160;Non, mais, sur ce point, je reviens àma première idée, celle que j’ai jetée dans les jambes de Simancaspendant le dîner. Il y a du Golymine là-dessous.

–&|160;Tu crois donc qu’il a été l’amant demadame de Barancos&|160;?

–&|160;Je le crois… surtout depuis que je laconnais. D’abord, le bruit en a couru jadis. Elle le recevaitbeaucoup. Ce n’était pas naturel, et on en jasait. Et puis, moncher, les Polonais comme Golymine sont faits pour les Havanaisescomme la Barancos. Cette folle a dû s’éprendre d’un fou, et ne passe gêner pour le lui dire. Tu viens d’entendre sa déclaration deprincipes. Et elle l’aura quitté brusquement à la suite de quelquescène violente. Je parierais qu’elle l’a regretté après sa mort, etqu’elle lui en veut de s’être pendu pour une autre.

–&|160;Si elle a été sa maîtresse, le crimes’expliquerait, reprit Gaston qui suivait son idée. Golymine a pugarder des lettres, les déposer chez Julia…

–&|160;Qui a écrit à la marquise pour luioffrir de les lui rendre au bal de l’Opéra, ou de les lui vendre.C’est très-admissible. Il s’agit maintenant de savoir si nous nenous trompons pas. Il faudrait commencer par interroger la femme dechambre de Julia. Il se peut que Julia ait chargé cette fille deporter une lettre à la poste, et même qu’elle lui ait dit cequ’elle allait faire au bal de l’Opéra.

–&|160;Mariette, la femme de chambre, viendrachez moi demain. Elle assure qu’elle connaît la coupable, et ellem’a promis de me la nommer.

–&|160;Hum&|160;! ton oncle l’a déjà entendue,je crois, et il n’en a pas moins envoyé en prison mademoiselleLestérel. N’importe. Nous interrogerons cette soubrette. Je disnous, parce que je viendrai te demander à déjeuner demainmatin.

–&|160;J’y compte bien. Sans toi, je ne feraisrien de bon. Je n’ai plus de sang-froid, dit tristement Darcy.

Puis, se reprenant&|160;:

–&|160;Il y a pourtant une chose que je feraiseul&|160;: ce sera de souffleter Prébord.

–&|160;Je t’y aiderais volontiers… une jouepour toi, une joue pour moi… Mais ce n’est pas l’usage. Tu opérerasdonc toi-même. Seulement, un conseil. Remets l’opération àquinzaine. En ce moment, tu as assez d’affaires sur les bras. Il nefaut pas les compliquer par un duel. Un peu plus tard, quandl’heure sera venue, je me charge de te ménager une bonne querelleavec ce drôle, une querelle sous un prétexte bien choisi. Je seraiton témoin, et tu le tueras comme un chien… si tant est qu’ilconsente à se battre, car je ne le crois pas franc du collier. Cequ’il y a de fâcheux, c’est qu’il n’a pas oublié l’histoire de larue Royale. Le propos qu’il a tenu, en prenant congé de lamarquise, ce propos venimeux était évidemment à ton adresse, et ildoit se douter que tu t’intéresses à l’accusée beaucoup plus que tune veux en avoir l’air. Raison de plus, mon ami, pour redoubler deprudence. Observe-toi bien, surtout devant les amis du cercle. Ilsont tous l’oreille ouverte et la langue déliée.

–&|160;Je les verrai le moins possible.

–&|160;D’accord, mais tu les verras. Soisimpassible comme un vieux diplomate, alors même que tu entendraisdébiter les calomnies les plus atroces contre mademoiselleLestérel.

»&|160;Bon&|160;! le quatrième acte est fini.Le cinquième est très-court. Allons faire un tour de boulevard, enattendant le précieux instant du rendez-vous.

–&|160;Ainsi, tu persistes à vouloir souperavec cette ouvreuse&|160;?

–&|160;Comment, si je persiste&|160;! maisc’est-à-dire que je ne donnerais pas cette petite fête pour unsemestre de ma solde de capitaine. Il est vrai qu’elle n’était pasforte, et que je ne la touche plus. Allons&|160;! viens, madameMajoré ne te pardonnerait jamais ton absence, et il ne faut pas quetu perdes ses bonnes grâces, car tu as besoin d’elle.

Gaston se laissa faire. Il commençait àapprécier l’efficacité des procédés du capitaine, et il nerépugnait plus autant à le suivre dans les excursions variées qu’ilprojetait.

Les deux amis sortirent ensemble ettraversèrent la place, au doux clair de lune de la lumièreélectrique.

C’était l’heure où, sur les boulevards, lespromeneurs deviennent plus rares, l’heure où les gens sagesrentrent chez eux, et où les noctambules des deux sexes vaguentmélancoliquement de la Madeleine au faubourg Montmartre, enattendant l’heure d’un souper problématique.

Darcy regardait d’un œil distrait ce tableaupeu récréatif, mais le capitaine, qui avait l’esprit très-libre,remarquait tout. En passant devant Tortoni, il aperçut fort bien, àl’entrée de la rue Taitbout, le clarence de la marquise, et, dansle petit salon du fond, la marquise elle-même prenant des glacesavec Simancas et Saint-Galmier.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il en serrantfortement le bras de Gaston, je ne suis pas fâché d’être venujusqu’ici. La Barancos attablée avec le Péruvien et le Canadiendans un des lieux publics les plus fréquentés de Paris&|160;! voilàqui est significatif, j’espère. Hier, elle ne se serait certes pasmontrée en si mauvaise compagnie. Il faut que Simancas la tiennebien pour qu’elle ait consenti à lui faire cet honneur. Où diablea-t-il pu la rencontrer&|160;? Ah&|160;! j’y suis. Cette personnequi prétend qu’elle se couche à onze heures se sera fait menerdevant Tortoni pour y prendre un sorbet dans sa voiture. C’esttrès-havanais de prendre un sorbet en voiture. Simancas, n’ayantpas trouvé de whisteurs au Cercle, rôdait dans ces parages. Il aaperçu la dame, et il a exigé qu’elle s’affichât en entrant aveclui. Il a même profité de l’occasion pour lui présenter son fidèleSaint-Galmier. Tu verras que demain la marquise aura une névrose,et que le bon docteur la traitera par sa méthode diététique. Lesvoilà du coup relevés dans l’opinion du monde et lavés des mauvaisbruits qui ont couru sur leur comte. Décidément, ces gaillards-làsont très-forts.

–&|160;Oui, murmura Gaston, et je crainsqu’ils ne mettent des bâtons dans nos roues. La Barancos leur parlepeut-être de nous en ce moment.

–&|160;C’est peu probable, par une seule etunique raison.

–&|160;Laquelle&|160;?

–&|160;Par la raison qu’elle a jeté son dévolusur ton ami. Les femmes ne parlent jamais des gens qu’elles sesentent disposées à aimer. C’est même le seul cas où elles soientdiscrètes. Elles gardent très-bien leurs propres secrets, ettrès-mal les secrets des autres. Mais je m’amuse à te faire uncours de psychologie féminine, et à me poser en vainqueur comme lesieur Prébord. C’est ridicule et intempestif. Rebroussons chemin.Il est au moins inutile que la marquise voie que nous l’avons vue.D’ailleurs, on sort du vaudeville. Le Prophète doit êtrefini. Jean de Leyde vient d’être brûlé comme Sardanapale, avec sesfemmes&|160;; mais Ismérie et Paméla se sont tirées de la bagarre,et leur vénérable mère se fâcherait si nous la faisionsposer, comme elle dit dans son langage choisi.

»&|160;Allons prendre notre faction au coin duboulevard Haussmann et de la rue du Helder. Personne ne nousdérangera, je te le garantis. Cette ébauche de carrefour estdéserte comme le Sahara.

Cinq minutes après, les deux défenseurs deBerthe étaient à leur poste. Ils n’attendirent pas longtemps.

Madame Majoré apparut dans le lointain,flanquée de ses deux filles, l’une grande et maigre, l’autre petiteet rondelette. On eût dit une citrouille entre une asperge et unepomme.

Nointel se porta galamment à la rencontre decette intéressante famille, et Darcy fut bien obligé de lesuivre.

–&|160;Rebonsoir, chère madame, dit l’aimablecapitaine. Vous ne sauriez croire le plaisir que vous nous faites,et il faut que je remercie vos charmantes filles d’avoir bien vouluvenir…

–&|160;Ah&|160;! pardi&|160;! elles nedemandaient pas mieux, s’écria madame Majoré. C’est moi qui nevoulais pas… mais elles en auraient fait une maladie. Alors, ça m’adécidée, parce que moi, voyez-vous, monsieur Nointel, je suis mèreavant tout. Je me saignerais pour mes enfants, comme le pélicanblanc. Eh bien, c’est égal, j’ai des remords. Quand je pense queM.&|160;Majoré est revêtu de ses insignes, et qu’il prononcepeut-être un discours sur la morale, à l’heure où son épouse et sesfilles…

–&|160;Mais notre souper sera moral, ma chèremadame Majoré, tout ce qu’il y a de plus moral. C’est-à-dire mêmeque ce ne sera pas un souper, ce sera une agape fraternelle, commeà la loge des Amis de l’humanité.

–&|160;Ah ben, non, ça serait embêtant, alors,dit entre ses dents mademoiselle Ismérie.

–&|160;Veux-tu bien te taire, grandesotte&|160;! Qu’est-ce que c’est que ce genre&|160;? Votre père nevous a pas habituées à des manières pareilles.

–&|160;Ne craignez rien, mademoiselle, il n’yaura pas de discours, reprit le capitaine.

–&|160;Y aura-t-il de la crème de cacao audessert&|160;? demanda la petite Paméla.

–&|160;Il y aura tout ce que vous voudrez, monenfant. Il s’agit seulement de savoir où madame votre mère désiresouper. Le café Anglais n’est plus ouvert la nuit, depuis la…pardon, madame Majoré… depuis quelques années&|160;; mais il y aBignon, la Maison dorée, le café de la Paix, le café Riche…

–&|160;Dites donc, m’sieu Nointel, voulez-vousfaire notre bonheur, à ma sœur et à moi&|160;? interrompit lagrande Ismérie. Oui. Eh bien, menez-nous au café Américain.

–&|160;Mademoiselle, répondit avecempressement Nointel, nous ne sommes ici que pour vous faireplaisir. Va pour le café Américain… si madame votre mère n’y voitpas d’inconvénient.

Darcy en voyait beaucoup, et il jouait ducoude pour avertir son ami que ce choix ne lui plaisait pas dutout. Mais le capitaine reprit, sans tenir compte del’avis&|160;:

–&|160;Qu’en dites-vous, madameMajoré&|160;?

–&|160;Moi&|160;! s’écria l’ouvreuse, quevoulez-vous que je dise, mon cher monsieur&|160;? Je ne connais pasces endroits-là. J’ai été artiste pourtant. J’ai joué la comédie,et, sans me vanter, je peux dire que j’avais de l’avenir. Eh bien,de mon temps, nous soupions tout bonnement au café du théâtre avecune portion de choucroute et une cannette de bière.

–&|160;C’était du propre, marmotta la grandeIsmérie.

–&|160;Maman, dit la jeune Paméla, le caféAméricain est très-comme il faut. La demoiselle à madame Roquillon…tu sais, celle qui fait un page avec moi dans l’acte de l’incendie…eh bien, elle y a été en sortant de la première de Yedda,et elle me disait encore ce soir qu’il n’y venait que des messieurschic.

–&|160;En v’là une de garantie&|160;! dit lamaman. Avec ça qu’elle s’y connaît, la petite Roquillon&|160;! Elleest toujours fourrée à la Reine-Blanche et à l’Élysée-Montmartre.Même que je t’ai défendu de la fréquenter. Moi, je ne connaisqu’une chose. Il s’agit de savoir si votre café Américain est unrestaurant où une mère peut mener ses filles. Et, là-dessus, je nem’en rapporte qu’à M.&|160;Nointel.

–&|160;Ma chère madame Majoré, dit lecapitaine avec une bonhomie charmante, je n’irai pas tout à fait siloin que mademoiselle Roquillon. Je n’affirmerai pas qu’il ne seglisse jamais dans cet établissement quelques jeunes gens demauvaises mœurs et de mauvaise compagnie&|160;; mais il en est demême partout, et je pense que ces demoiselles n’y courront aucundanger. Vous serez là, nous serons là, pour les préserver.D’ailleurs, rien ne nous oblige à souper dans le grand salon dupremier. Il y a des cabinets à l’entre-sol. On est là chez soi,et…

–&|160;Un cabinet, jamais&|160;! c’estcontraire à mes principes. Une jeune personne qui soupe en cabinetparticulier est perdue. Lisez Paul de Kock…

–&|160;C’était peut-être vrai de sontemps&|160;; mais à présent, je vous jure que…

–&|160;Non, non&|160;! pas de ça, monsieurNointel. Alfred ne me pardonnerait jamais d’avoir compromis sesfilles. Alfred, c’est monsieur Majoré, et là, vrai, je vous le dis,il ne plaisante pas avec la morale.

–&|160;Alors, vous pensez qu’il leurpermettrait de souper au milieu d’une centaine de personnes desdeux sexes&|160;?

–&|160;Il ne le permettrait pas, mais il letolèrerait peut-être… au lieu que, s’il savait…

–&|160;Ça, je m’en moquerais encore que papale sache, dit Ismérie à demi-voix&|160;; mais c’est joliment plusamusant de souper devant tout le monde. Au moins, si on boit duchampagne, les femmes qui sont dans la salle voient qu’on nous en apayé.

–&|160;Et puis, nous regarderons lestoilettes, ajouta la petite Paméla. Caroline Roquillon m’a racontéqu’il y en avait d’épatantes.

–&|160;C’est entendu, mesdemoiselles,s’empressa de répondre le capitaine. Nous sommes tous d’accord poursouper en public.

–&|160;Ça n’a pas l’air d’amuser beaucoupM.&|160;Darcy, reprit la grande Ismérie. Pourquoi donc ne vousvoit-on plus au foyer, m’sieu Darcy&|160;? Vous ne voulez donc plusme parler, que tout à l’heure vous ne m’avez pas ditbonsoir&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! mademoiselle, je suistrès-distrait, balbutia Gaston qui enrageait de tout son cœur.

–&|160;Oh&|160;! et puis vous avez du chagrin,s’écria Paméla. Dame&|160;! ça se comprend. Perdre une bonne amiequand on est avec elle depuis un an…

–&|160;Veux-tu bien te taire, pieborgne&|160;! dit madame Majoré. Est-ce que ça te regarde siM.&|160;Darcy a du chagrin&|160;? Et toi, Ismérie, tâche de tetenir pendant le souper. Pas d’œil aux messieurs que tu ne connaispas… comme le soir où je t’ai menée au concert de l’Eldorado… oubien, tu sais… des gifles. Maintenant que j’ai posé mes conditions,en route, mauvaise troupe. Ces messieurs vont nous montrer lechemin. Et vous, mesdemoiselles, pas de farces.

–&|160;Excusez-moi, monsieur Nointel, si je nevous donne pas le bras. Je suis mère avant tout. Ah&|160;! quand ona deux filles dans la danse, on en a du tracas&|160;!

–&|160;Je comprends votre sollicitudematernelle et je l’approuve, chère madame, répondit gravementNointel. Le restaurant est tout près d’ici. Nous allons vousprécéder de quelques pas pendant le trajet, et nous vous attendronsdans l’escalier.

Il entraîna Darcy, et l’ouvreuse les suivit,flanquée de ces demoiselles qui, par son ordre, la serraient deprès.

Gaston profita du tête-à-tête pour faire unescène à son ami.

–&|160;C’est trop fort, lui dit-il. Tu as doncjuré de m’exaspérer&|160;? Souper publiquement avec cette matroneet ses filles, c’est le comble de l’inconvenance et duridicule.

–&|160;Peut-être, répliqua Nointel, sanss’émouvoir&|160;; mais le comble de la niaiserie, ce serait de nepas faire ce qu’il faut pour confesser à fond l’ouvreuse dun°&|160;27. J’aurais beaucoup mieux aimé ne pas me donner enspectacle avec des fillettes en tartan à carreaux et une mère qu’onpourrait montrer pour de l’argent à la foire de Saint-Cloud. Maisnous n’avons pas le choix. J’espérais que les petites seraient pourle cabinet, et pas du tout, elles tiennent à la salle commune.Elles espèrent peut-être y apercevoir des amoureux à elles, de ceuxqui ne sont admis ni au foyer de la danse, ni au foyer domestiquede M.&|160;Majoré, homme sévère sur les principes. Tant mieux sielles rencontrent leurs préférés. Elles s’occuperont d’échanger desœillades avec eux, et elles nous gêneront beaucoup moins. Ne tepréoccupe de rien. C’est moi qui me chargerai de faire bavarder lamère. Tu pourras jouer un personnage muet, si tu ne te sens pas lecourage de parler. Ne t’inquiète pas non plus du public. Noustrouverons là plus d’étrangers que de Français, ettrès-probablement personne de notre monde. Peut-être quelquesdemoiselles qui nous connaissent de vue. Mais celles-là croirontque nous sommes en bonne fortune et n’oseront pas venir se frotterà la famille Majoré.

»&|160;Allons, mon cher Gaston, résigne-toi.Songe que cette créature obèse va peut-être nous donner le mot del’énigme du bal. Dans tous les cas, il est impossible qu’elle nenous apprenne pas quelque chose de nouveau. Mais nous voiciarrivés. À nos rôles maintenant.

Il faisait froid, et personne n’était assisdans les niches extérieures qui garnissent le rez-de-chaussée ducafé Américain. Les passants filaient rapidement, le collet de leurpardessus relevé jusqu’aux oreilles. Cinq ou six cochers de nuitpiétinaient seuls sur le trottoir. Madame Majoré et ses fillesarrivèrent sans encombre au bas de l’escalier où on les attendait.Qui se serait avisé de faire attention à elles&|160;? Lesdemoiselles du corps de ballet ne se piquent pas de faire toilettepour aller danser, et, en sortant du théâtre, les papillonsredeviennent chrysalides. Pour apercevoir le bout de leurs ailes,il faut avoir l’œil parisien. Et, le dimanche, on rencontre dansces parages plus de provinciaux que de boulevardiers.

–&|160;Nous voilà, souffla madame Majoré, quiavait la locomotion difficile, à cause de son embonpoint. La maisona bon air, et il me semble qu’une mère de famille qui se respectepeut y entrer.

–&|160;Assurément, chère madame, répondit lecapitaine avec un sérieux parfait. S’il en était autrement, je nevous y aurais pas amenée, quel que fût mon désir d’être agréable àvos charmantes filles. Veuillez prendre la peine de monter.

–&|160;Comment&|160;! il faut monter&|160;!Ah&|160;! monsieur Nointel, je vous vois venir. Vous voulez nousmener dans un cabinet.

–&|160;Je vous jure que non. Les salons où onsoupe sont au premier étage.

»&|160;En bas, dans celui qui est là, à votredroite, on ne sert que des boissons anglaises et américaines… desjuleps à la menthe, des œufs battus au rhum et au sucre…

–&|160;Des juleps&|160;! merci&|160;! je nesuis pas malade. Montons, puisqu’il faut monter. Passez devantmesdemoiselles, M.&|160;Nointel aura la bonté de me donner lebras.

–&|160;J’allais vous l’offrir, réponditgalamment Nointel.

Et il se mit à remorquer la grosse ouvreuse,sans hésiter, sans rire de la figure qu’il allait faire en entrantdans la salle du restaurant. Quand on a chargé une batterieprussienne, à Champigny, à la tête d’un peloton de hussards, on n’aplus peur de rien.

Ismérie et Paméla grimpaient si lestement, quemadame Majoré leur criait à chaque marche&|160;:

–&|160;Trop de parcours, mesdemoiselles, vousn’êtes pas ici sur les planches, et je ne veux pas vous perdre devue. Pas si vite, ou je vous emmène coucher sans souper.

»&|160;Ah&|160;! ces jeunesses, mon capitaine,si on n’y avait pas l’œil… après ça, entre nous, je ne leur en veuxpas. À leur âge, ma foi&|160;! j’étais comme ça.

On arriva laborieusement à l’entrée d’uncouloir où il y avait beaucoup de portes, à travers lesquelles onentendait des bruits de verres heurtés et des chants médiocrementharmonieux.

–&|160;Les voilà, ces fameux cabinets, ditNointel. Vous voyez, chère madame, que nous ne nous y arrêtons pas.Encore un étage, s’il vous plaît.

–&|160;On s’amuse joliment là dedans, ditIsmérie, qui semblait avoir pris racine sur le palier.

–&|160;Zélie Crochet m’a raconté que c’étaittout tendu en damas de soie, riposta la petite Paméla.

–&|160;Voulez-vous me faire le plaisir de nepas rester plantées là comme des grues&|160;? cria madameMajoré.

Les garçons la regardaient avec ébahissement,et Darcy, qui venait en serre-file, enfonça son chapeau sur sesyeux pour que le maître d’hôtel ne le reconnût pas.

Le capitaine restait impassible, et sasérénité ne se démentit pas, lorsqu’il lui fallut franchir, avecl’ouvreuse au bras, le pas le plus difficile, le seuil du grandsalon qui occupe presque toute la façade sur le boulevard.

Il n’était pas encore une heure, et il n’yavait pas foule. Quelques Brésiliens bruyants, quelques Yankeessilencieux, deux ou trois Anglais appartenant au genre buveur, unebande de clercs d’avoués en goguette, et une douzaine de femmes, decelles qui viennent tous les soirs et qui changent plus d’une foisde table entre minuit et le lever de l’aurore.

Nointel lança à Darcy un coup d’œil quisignifiait&|160;: Tu vois que nous sommes bien tombés. Tout cemonde-là m’est parfaitement indifférent. Et il conduisit madameMajoré au fond de la salle, à droite, dans un angle qui se trouvaitlibre et qui lui semblait propice à ses desseins.

–&|160;C’est très-bien composé, dit la grossefemme, mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Nous allons mettremes filles entre nous deux, mon cher monsieur. Comme ça, je seraiaussi tranquille que si M.&|160;Majoré était là.

–&|160;Et vous aurez raison de l’être, s’écriale capitaine&|160;; mais vous pouvez avoir confiance en mon amiDarcy comme en moi-même, et je réclame contre un arrangement quim’empêcherait de causer avec vous. Je demande que ces demoisellesse placent au milieu, Darcy à côté de mademoiselle Ismérie,mademoiselle Paméla entre vous et sa sœur, et votre serviteur enface de vous, chère madame.

–&|160;Comment donc&|160;! mais je seraitrès-flattée de vous avoir pour vis-à-vis. Et puis, ajoutal’ouvreuse en se penchant à l’oreille de Nointel, j’ai tant dechoses à vous dire… des choses que mes filles n’ont pas besoind’entendre et qui feraient peut-être de la peine à M.&|160;Darcy.Quand on a connu une personne comme il a connu madamed’Orcival…

–&|160;C’est juste. Nous ferons des apartés.Maintenant, voulez-vous me permettre de commander le souper&|160;?Mesdemoiselles, vous en rapportez-vous à moi&|160;?

–&|160;Oui, pourvu qu’il y ait des truffes,dit Ismérie.

–&|160;Et des écrevisses bordelaises, reprittimidement la petite sœur.

–&|160;Il y en aura. Il y a de tout ici. Faisplacer ces dames, mon cher Darcy. Je vais conférer avec qui dedroit sur le menu.

Nointel avait hanté jadis le caféAméricain&|160;; il y jouissait encore d’une notoriété suffisante,et il voulait prendre ses précautions contre les voisinagesincommodes qui pourraient survenir. L’intelligent maître de lamaison avait jugé la situation d’un coup d’œil, et il compritparfaitement la recommandation du capitaine qui le pria deréserver, autant que faire se pourrait, à des soupeurs inconnus,les tables les plus rapprochées de celle où trônait déjà madameMajoré. Pour le moment, elles étaient libres, et on pouvait parlersans crainte d’être entendu.

La personne de Darcy constituait le côtéfaible des dispositions prises par Nointel. Darcy aurait dûs’occuper de mademoiselle Ismérie et même de mademoiselle Paméla,pendant que son ami accaparerait leur mère et tâcherait d’enextraire des renseignements utiles. Et Darcy ne paraissait pas dutout disposé à faire causer ces jeunes personnes. Heureusement,elles étaient bavardes comme deux perruches, et elles ne segênèrent pas pour le harceler de questions, tout en épluchant descrevettes et en sirotant du vin de Xérès.

–&|160;Dites donc, est-ce que c’est desdiamants vrais que ce monsieur là-bas porte en boutons degilet&|160;? lui demandait Paméla. Je ne voudrais pas de lui, quandil me les donnerait, ses boutons. Il ressemble à l’orang-outang duJardin des Plantes.

Et Ismérie lui disait&|160;:

–&|160;C’est une Espagnole, n’est-cepas&|160;? la dame avec qui vous étiez dans l’avant-scène. Elle enavait une toilette&|160;! On se damnerait pour en avoir une commeça. On dit qu’elle a six cent mille francs de rente. Combien çafait-il à manger par jour, six cent mille francs derente&|160;?

Et Darcy était obligé de leur répondre.

Le capitaine, qui l’encourageait du regard,saisit le joint pour attaquer madame Majoré. Elle n’aimait pas lescrevettes, mais elle adorait le vin d’Espagne, et elle en étaitdéjà à son troisième verre de xérès, quand Nointel lui dit, entrehaut et bas&|160;:

–&|160;Vous devez avoir besoin de vous refaireaprès vos émotions de l’autre nuit.

–&|160;Ne m’en parlez pas, répondit la damesur le même ton, je devrais être dans mon lit&|160;; mais je nepeux rien refuser à mes amis, et vous aviez si bonne envie desavoir le fin mot de l’affaire que j’ai pris mon courage à deuxmains.

–&|160;Je vous en sais un gré infini, ma chèremadame Majoré. Alors, vous le savez, le fin mot.

–&|160;Oh&|160;! pour ça, oui. Je peux bien mevanter que, si on avait voulu m’écouter, on n’aurait pas fait labêtise d’arrêter cette demoiselle La Grenelle… La Bretelle… Je vousdemande un peu si ça a du bon sens… une artiste… pas de la danse,c’est vrai… mais n’importe.

–&|160;Vous croyez donc que ce n’est paselle&|160;?

–&|160;Je crois qu’elle est innocente commel’enfant qui vient de naître. Ce n’est pas un coup de femme, ça,monsieur Nointel. C’est un coup d’homme, et je connais le gredinqui l’a fait. Je l’ai vu. Je lui ai parlé.

–&|160;Prenez donc garde, monsieur Darcy,s’écria la grande Ismérie. Vous versez du vin sur ma robe.

–&|160;Je vous en achèterai une autre,mademoiselle, dit Gaston sans regarder sa voisine.

Madame Majoré n’avait pas parlé assez bas, etil venait de l’entendre affirmer que Julia avait été tuée par unhomme.

–&|160;Vous me plongez dans la stupéfaction,chère madame, dit le capitaine. D’après ce qu’on m’a raconté, iln’y a pas d’homme dans l’affaire. C’est bien une femme qui estentrée dans la loge.

–&|160;Oui&|160;; qu’est-ce que çaprouve&|160;?

–&|160;Et, à côte du numéro 27, il n’y avaitque deux messieurs que je connais.

–&|160;Je les connais aussi. Le généralSimancas et le docteur Saint-Galmier. Deux abonnés. Des genstrès-comme il faut.

–&|160;Alors, je n’y comprends plus rien, mabonne madame Majoré. Ayez donc l’obligeance de m’expliquer…

–&|160;Voilà, mon capitaine. Figurez-vous quesur le coup de minuit un quart, madame d’Orcival est arrivée endomino noir et blanc… drôle d’idée tout de même… ça ne lui a pasporté bonheur… je savais que c’était elle, mais j’ai fait celle quine la connaissait pas… pour lors donc, elle commence par me donnerdeux louis, et elle me dit&|160;: J’attends des dames. Vous nelaisserez entrer qu’elles. Pas de messieurs, vous entendez. Si vousexécutez bien la consigne, vous aurez encore trois louis… ça feracinq.

–&|160;Elle a dit&|160;: des dames&|160;?demanda vivement Nointel.

–&|160;Des dames ou des dominos, je ne merappelle plus. Ça ne fait rien à la chose.

–&|160;Elle n’a pas dit&|160;: unedame&|160;?

–&|160;Non, pour sûr. Et, d’ailleurs, à monidée, il en est venu deux. Une qui avait un masque et un dominoloués au décrochez-moi ça. Je m’y connais. L’autre quiétait tout encapuchonnée de dentelles. À moins que ça ne soit lamême qui ait été changer de costume&|160;; mais ça n’est pasprobable. Du reste, elles n’ont fait qu’aller et venir. J’ai ouverttrois ou quatre fois.

–&|160;Elles vous ont parlé&|160;?

–&|160;Oh&|160;! à peine. Deux mots toutbas&|160;: Madame, voulez-vous m’ouvrir. On m’attend. Ce nigaud dejuge m’a demandé si je reconnaîtrais la voix. Ma foi, je lui ai ditque non. Allons&|160;! bon, je l’appelle nigaud, et M.&|160;Darcyqui est son parent&|160;! Heureusement qu’il ne m’entend pas. Ilécoute cette bavarde d’Ismérie qui lui explique lavariation qu’elle va danser dans le ballet qu’on montechez nous.

Darcy entendait fort bien, et sa figures’éclairait à vue d’œil.

–&|160;Tiens&|160;! s’écria la petite Paméla,des femmes costumées. D’où donc viennent-elles&|160;? Ah&|160;!c’est vrai. Il y a bal masqué à l’Élysée-Montmartre, tous lesdimanches.

–&|160;Mesdemoiselles, dit le capitaine, voicila première entrée des truffes. Perdreaux truffés, sauce Périgueux.Et vous en aurez d’autres sous la serviette.

–&|160;Oh&|160;! sous la serviette&|160;!comme des pommes de terre en robe de chambre… c’est mon rêve.

–&|160;Dites donc, m’sieu Nointel, est-ce quec’est vrai que du temps du Prophète, on ne connaissait pas lestruffes&|160;? demanda la grande Ismérie.

–&|160;Au contraire, mademoiselle. Lesanabaptistes en faisaient une consommation effroyable. Un verre depontet-canet, madame Majoré.

–&|160;Ça n’est pas de refus, mon chermonsieur. Le vin ne fait de tort qu’au médecin. Où enétais-je&|160;? Ah&|160;! je vous contais que je n’ai pas faitgrande attention aux femmes, et que je ne pourrais pas dire sielles étaient blondes ou brunes… avec ça qu’on ne voyait passeulement une de leurs mèches. Mais il n’est pas question d’elles.La dernière venait de filer, et madame d’Orcival ne bougeaittoujours pas. Moi, je pensais&|160;: ça s’est bien passé. J’auraimes cinq louis, et j’achèterai des bottines à mes filles. Voilàqu’il m’arrive un individu… bien mis, c’est vrai… des gants frais,du beau linge… et il me demande de lui ouvrir le 27… comme ça, debut en blanc. Ça m’est défendu, que je lui réponds&|160;; lapersonne veut être seule. Alors, il m’offre quarante francs pour lelaisser entrer. Naturellement, je refuse. J’y aurais perdu…quoique, si j’avais su… et encore, non, je n’aurais pas voulu deson argent, à ce monstre-là… Ah&|160;! diable, voilà des voisinsqui nous arrivent. Ça va être gênant pour vous finirl’histoire.

–&|160;Bah&|160;! deux Américains, ditNointel, après avoir examiné les deux soupeurs qui venaient des’asseoir à côté de lui. Et ils sont gris comme deux Polonais.Allez toujours, madame Majoré.

–&|160;C’est vrai qu’ils ont leur plein. Etpuis ces gens-là n’entendent pas le français. Ismérie, tu bois tropde vin blanc, ma fille, et ça ne te réussit pas, le vin blanc. Faiscomme ta sœur qui s’est mise au bordeaux. Surveillez-les, je vousprie, monsieur Darcy. Elles ont répétition demain, et, si elles lamanquaient, on les mettrait à l’amende. Ils sont si chiens, lesrégisseurs&|160;!

–&|160;Ne craignez rien, madame Majoré, cesdemoiselles sont très-sages, répondit Darcy qui s’occupait beaucoupplus de la mère que des filles. Il suivait son récit sans avoirl’air de l’écouter, et il l’aurait volontiers embrassée.

–&|160;Et qu’est-ce qu’il a fait, l’homme auxquarante francs, quand vous avez refusé de lui ouvrir&|160;?demanda Nointel.

–&|160;Vous allez voir. Le général et ledocteur venaient de sortir du 29. Il m’a dit qu’il était de leursamis, qu’il avait loué la loge avec eux. Hein&|160;! faut-il qu’ilait du vice&|160;! Et il m’a demandé de lui ouvrir le 29. Moi,comme une bête, je lui ai ouvert, et il est entré. Maintenant, voussavez le reste… ou vous le devinez.

–&|160;Je ne devine rien du tout.

–&|160;Comment&|160;! vous ne devinez pas quece scélérat…

–&|160;Maman&|160;! maman&|160;! s’écriaPaméla. Caroline Roquillon en page&|160;! regarde donc. Elle vientde l’Élysée, pour sûr. Elle est avec une femme en laitière et troismessieurs.

–&|160;Jolie société. Où a-t-elle volé cetravesti-là&|160;? Au magasin, parbleu&|160;! Elle a des manigancesavec les costumiers. Je le dirai à M.&|160;Halanzier, grommelamadame Majoré.

–&|160;Dis donc, reprit Ismérie, les voilà quivont se mettre à côté de nous. Ah&|160;! mon Dieu, mais ce grandqui est avec elle, c’est Paul Guimbal, le jeune premier duThéâtre-Montmartre.

–&|160;V’là le restant de nos écus, c’est lecas de le dire. Ne vous avisez pas de lui parler, à cette drôlesse…ni de regarder son cabotin… ou je vous emmène coucher, et vousn’aurez pas d’écrevisses.

–&|160;Eh bien, madame Majoré, reprit lecapitaine, nous disions donc que ce scélérat…

–&|160;Eh bien, monsieur Nointel, il s’estinstallé dans le 29 aussi tranquillement que s’il y avait payé saplace, le gueux. Qu’est-ce qu’il y a fait&|160;? Je n’en sais rien,vu que j’étais à mon service et que je n’ai pas bougé du couloir.On m’a conté qu’il avait enjambé la séparation, et qu’il étaitentré dans le 27, au vu de toute la salle. Ce qu’il y a de sûr,c’est qu’un quart d’heure, vingt minutes après, il a ouvert laporte en criant&|160;: À l’assassin&|160;! J’ai accouru… vouspensez&|160;! et j’ai vu la pauvre dame couchée sur la banquette dupetit salon… le couteau était encore enfoncé dans sa gorge… et dusang, fallait voir. On aurait dit qu’elle avait renversé un pot deraisiné sur son domino blanc. Et il en avait encore après lesmains, le brigand&|160;!

–&|160;Pardon, madame Majoré, mais j’aientendu parler de ce que vous racontez là. Il est très-connu àParis, ce monsieur, et rien ne prouve que ce soit lui qui…

–&|160;Puisque je vous dis que ses mainsétaient pleines de sang. Tenez&|160;! il me rappelait FrédérickLemaître dans le dernier acte de Trente Ans de la vie d’unjoueur… vous savez… quand Frédérick voulait embrasser sapetite fille et qu’elle lui disait… mais non, vous ne savez pas…vous êtes trop jeune pour avoir vu ça… un drame comme on n’en faitplus, monsieur Nointel.

–&|160;Un drame superbe, madame Majoré. Mais,quand à votre monsieur du 29, je le connais et…

–&|160;Eh bien, si vous le connaissez, vousavez remarqué sa figure… une figure qu’on n’aimerait pas rencontrerau coin d’un bois.

–&|160;Ma foi&|160;! je l’ai souventrencontrée sur le pavé de Paris, et je suis obligé de déclarerqu’elle ne m’a pas parue effrayante. D’ailleurs, il me semble quepersonne n’a songé à l’accuser.

–&|160;Tout le monde, au contraire, et moi lapremière. Le commissaire du théâtre l’a arrêté. On l’a conduit auviolon. Là, il paraît qu’il les a entortillés si bien qu’on l’alâché… parce qu’il était bien mis, parce que c’est ungommeux… tous ces gens de la police sont pour les riches.C’est dégoûtant. Tenez&|160;! M.&|160;Majoré me le disait encorehier&|160;: l’égalité n’est qu’un vain mot.

La figure du capitaine s’allongeait à vued’œil. Rêver la découverte du grand secret, et aboutir à entendreune accusation insensée contre l’inoffensif Lolif, c’était dur, etd’autres que Nointel auraient renoncé à tirer quoi que ce soit decette stupide ouvreuse. Mais il n’était pas homme à se découragerpour si peu.

Darcy faisait moins bonne contenance que sonami. Il n’avait pas perdu un mot de l’explication, car, pour mieuxentendre, il s’était accoudé sur la table, sans se soucier desurveiller la fringante Ismérie, qui profitait de la position pouréchanger, derrière le dos de son voisin, des signes variés avec lejeune premier du Théâtre-Montmartre.

–&|160;Cette femme est folle, pensait-il. Nousne saurons rien par elle. Et Nointel est encore plus fou de m’avoirentraîné ici. S’il persiste à rester, je vais partir.

–&|160;Ma foi&|160;! madame, reprit lecapitaine, vous seule avez vu clair, et je commence à croire quenos magistrats ne sont pas forts. Comment ont-ils pu mettre enliberté un individu qui avait les mains ensanglantées&|160;? Ilaura dit probablement que ses mains avaient touché le corps demadame d’Orcival, mais c’est une mauvaise raison. Pourtant,j’entrevois d’autres objections. Le poignard qui a servi au meurtreest japonais&|160;; il a la forme d’un éventail. Les hommes neportent pas d’éventail. Si ce coquin en avait eu un, vous l’auriezremarqué, quand il s’est présenté pour entrer.

–&|160;Mais, non. Il l’avait dans sa poche, lelâche. C’est ce que je lui ai dit devant le juge d’instruction… carje l’ai revu aujourd’hui, le misérable… ils m’ont… commentappellent-ils ça… frontée… non… confrontée avec lui. Etj’ai manqué de me trouver mal.

–&|160;Je conçois cela&|160;; seulement…dites-moi… qu’est-ce qu’il a raconté pour se défendre&|160;?

–&|160;Qu’il n’en voulait pas à madamed’Orcival, qu’il la connaissait à peine, et qu’il n’avait pasd’intérêt à se débarrasser d’elle, qu’il avait vingt-cinq millefrancs de rente&|160;; que personne n’avait jamais rien eu à direcontre lui… un tas de bêtises, quoi&|160;? Et ce bonhomme de juge aavalé ça. Mais ça n’est pas fini, c’est moi qui vous le dis. Je leslaisse bien s’enferrer, et quand je croirai qu’il est temps deparler, je leur en montrerai une, de preuve. Elle se voit, elle sepèse, celle-là.

Le capitaine était tout oreilles, car lespropos de l’ouvreuse redevenaient instructifs&|160;; mais elles’arrêta au moment le plus intéressant.

–&|160;Ah&|160;! je t’y prends, grande drogue,cria-t-elle à sa fille aînée. Tu viens d’envoyer un baiser à cecabotin de malheur. Attends un peu.

–&|160;Mais non, maman, je vous assure&|160;;j’ai mis ma main sur ma bouche, parce que j’avais envie debâiller.

–&|160;Tu mens. C’est quand tu es dans lamaison de ton père que tu bâilles. Ici, tu n’as pas sommeil, parcequ’il y a des truffes. Mais je n’entends pas que tu t’affichesdevant cette Roquillon, et je vais mettre ordre à tes frasques.Allons, mesdemoiselles, allons faire dodo&|160;; vous mangerez desécrevisses quand j’en pêcherai dans la Seine.

–&|160;Mais, maman, moi, je n’ai rien fait,dit en pleurnichant la petite Paméla.

Nointel vint au secours de cette innocente. Ilavait ses raisons pour retenir madame Majoré, et il plaida si bienla cause de ces demoiselles, que leur mère se calma. Les écrevissesbordelaises furent pour quelque chose dans ce succès. On venait deles servir, et madame Majoré les aimait à la folie.

–&|160;Dites-moi, chère madame, reprit-il,nous parlions tout à l’heure d’éventails. Les femmes qui sontentrées en avaient, je suppose.

–&|160;Peut-être bien. C’est même probable.Mais je n’ai pas remarqué. Elles n’ont pas traîné dans le couloir,vous pensez. Elles avaient l’air d’être pressées&|160;:

–&|160;Et madame d’Orcival en avait un aussi,sans doute&|160;?

–&|160;Oui, et un beau, avec des peintures. Onl’a ramassé par terre, sur le tapis. Mais tout ça ne signifie rien,et la vraie preuve, c’est moi qui l’ai trouvée, ce soir, avant lareprésentation, en balayant la loge.

Le capitaine se reprit à espérer, et Darcy,qui ne se possédait plus, se leva tout doucement pour venirs’asseoir à côté de son ami&|160;; manœuvre fâcheuse, car elleallait laisser le champ libre à mademoiselle Ismérie et à songalant de banlieue.

Madame Majoré n’y prit pas garde tout d’abord.Elle était trop occupée à se ménager un effet.

–&|160;Oui, disait-elle avec animation, j’aidans ma poche de quoi le faire condamner à la guillotine, lebandit. Eh bien, savez-vous ce que le juge y aura gagné à me direque mes inventions n’avaient pas le sens commun, et que jecalomniais un honnête homme&|160;? Il y gagnera que je resteraibouche close jusqu’au jour du jugement. Et quand la pauvredemoiselle qu’on accuse sera sur le banc, je demanderai à parleraux jurés, et il faudra bien qu’ils m’entendent. Et je leurmontrerai ce que j’ai trouvé dans le sang&|160;; oui, monsieur,dans le sang… et je leur dirai&|160;: Est-ce que c’est à elle,ça&|160;? Est-ce qu’une jeune fille a jamais porté des boutons demanchettes pareils à celui-ci&|160;? ça fera un coup de théâtre. Onparlera de moi dans les journaux… et dans cette affaire-là, mesfilles auront peut-être de l’augmentation… Pensez donc que monIsmérie ne touche que cent cinquante pauvres francs par mois… c’estmême pour ça qu’elle est si maigre… pensez donc que Paméla…

–&|160;C’est une injustice. Mais ce bouton demanchettes… qui vous fait croire qu’il appartient…

–&|160;À un homme&|160;? Pardi&|160;! ça crèveles yeux. Il est large comme un bouton de livrée… et lourd, il fautvoir… Au clou, on prêterait au moins cinquante francsdessus.

–&|160;Mais, madame, s’écria Darcy, votredevoir est de le remettre sur-le-champ au juge d’instruction.

–&|160;Ah&|160;! mais non&|160;! ah&|160;!mais non&|160;! Je veux le faire aller, moi, ce beau juge. Etj’espère bien que vous n’irez pas lui raconter ce que je vousconfie là. D’abord, si on m’ostinait pour avoir l’objet,je le jetterais dans la Seine et je dirais que je l’ai perdu. Jetiens à mon effet en cour d’assises.

–&|160;Vous oubliez, madame, qu’une innocentesouffre, qu’elle est en prison, et qu’il dépend de vous de l’enfaire sortir.

–&|160;Comme vous me dites ça, monsieurDarcy&|160;! Vous vous y intéressez donc, à cette demoiselle LaBernelle&|160;? Eh bien, tenez. J’ai du cœur, moi, et, pour vousfaire plaisir, je porterai le bouton à votre magistrat. Oui. Je leporterai… dès que je saurai une chose…

–&|160;Quoi donc&|160;? demanda vivementNointel.

–&|160;Dès que je saurai le petit nom dugredin qui est entré dans la loge.

–&|160;Son petit nom&|160;?

–&|160;Oui, il y a une lettre gravée sur lebouton de manchette.

–&|160;Une initiale&|160;! s’écria Darcy.Laquelle&|160;?

–&|160;Si c’est l’initiale de ce monsieur, dittranquillement le capitaine, ce doit être un L. Ils’appelle Lolif.

–&|160;Je n’en ignore pas, ripostal’ouvreuse&|160;; mais c’est justement ce qui me chiffonne, etpourquoi je voudrais savoir son petit nom.

–&|160;La lettre n’est donc pas unL&|160;?

–&|160;Non. Il doit y avoir un L surl’autre bouton, celui qui est resté à l’autre manchette. Ça seporte beaucoup, deux lettres. À preuve que, l’autre jour, à larépétition du nouveau ballet, le comte de Lambézelec prenait lementon à Paméla. Je ne dis rien quand il lui prend le menton, vuqu’il n’est pas dangereux. Il a soixante ans et beaucoup de mois denourrice avec. Seulement, je regardais ses mains parce que, voussavez, le menton, passe, mais… bref, il y avait un L surun de ses boutons et un R sur l’autre, et une couronne decomte sur les deux. Je ne me gêne pas avec lui. Je lui ai demandépourquoi. Il m’a dit que son nom de baptême était Roger. Vous voyezbien que c’est la mode, car il la suit de près, ce vieux-là.

–&|160;Et ça fait que maintenant je medis&|160;: Faut que je sache si ce Lolif est Pierre, Paul, Jacques,ou Philippe, ou Thomas, ou Polycarpe.

–&|160;C’est déjà un grand point quel’initiale ne soit pas un L, murmura Darcy qui ne pensaitqu’à mademoiselle Lestérel.

–&|160;Oh&|160;! pour être un L, non,ça n’est pas un L.

–&|160;Eh bien, ma chère madame Majoré, repritle capitaine, je suis en mesure de vous renseigner, car je connaisM.&|160;Lolif.

–&|160;Bon&|160;! alors vous allez medire…

–&|160;Ce soir, rien. Je ne me suis jamaisinquiété de son prénom, car ce personnage m’intéresse fort peu.Mais il est de mon cercle, et rien ne m’empêche de lui demandercomment les femmes l’appellent dans l’intimité.

–&|160;Vous m’apprendrez ça demain, authéâtre. Et après, je ne ferai pas languir M.&|160;Darcy&|160;;mais avant… je ne veux pas me risquer, parce que si la lettre ne serapportait pas au petit nom de ce gueux-là, le juge se moqueraitencore de moi. C’est bien assez d’une fois.

–&|160;Et la démarche pourrait produire toutle contraire de ce que nous espérons, ajouta le prudent capitaine.J’approuve votre sagesse, madame Majoré, et je vous promets que,dès demain, vous aurez les renseignements que vous désirez. Enattendant, il me semble que rien ne s’oppose à ce que vous nousappreniez, à Darcy et à moi, quelle est la lettre accusatrice.

–&|160;Oh&|160;! rien du tout. C’est un…

Il était écrit que les angoisses de Gaston neprendraient pas fin. Madame Majoré, au lieu d’achever, se leva,passa impétueusement entre la table où elle était assise et celleoù deux citoyens de la libre Amérique consolidaient leur ivresseavec du whiskey, tourna autour de Nointel et de son ami, et vints’abattre comme une trombe sur la banquette où Darcy était assistout à l’heure.

Son œil de mère venait de surprendre tout àcoup les manœuvres sournoises auxquelles Ismérie et le comédien selivraient pour se rapprocher, depuis qu’ils n’étaient plus séparéspar un obstacle vivant.

Les mains surtout avaient fait du chemin,grâce à des poses penchées qu’avaient prises peu à peu la Chloé del’Opéra et le Daphnis de Montmartre&|160;; elles allaient serencontrer, et le jeune premier tenait entre le pouce et l’index unbillet microscopique.

Le message clandestin n’arriva point à sonadresse, et peu s’en fallut que la vigilante et alerte Majoré ne leconfisquât.

–&|160;À bas les pattes&|160;! cria-t-elle.Qu’est-ce que c’est que ce genre-là&|160;? Des correspondances àmon nez et à ma barbe&|160;! Vous me prenez donc pour un portant decoulisse. Heureusement que j’y vois encore sans lunettes. Vous,mademoiselle, poussez-vous du côté de Paméla, et rappelez-vous quetout à l’heure, à la maison, vous aurez affaire à moi.

»&|160;Et toi, mon petit, ajouta la matrone ense tournant vers M.&|160;Paul, je te conseille de te tenirtranquille. Je n’ai pas élevé ma fille pour te la jeter à la tête,entends-tu, Buridan d’occasion&|160;? Quand il lui plaira d’allerdevant M.&|160;le maire, elle en trouvera de plus huppés que toi,pour l’y mener. Et elle ne cascadera pas pour tes beaux yeux.D’abord, qu’est-ce que tu fais ici avec tes deux cents francs parmois et tes cent sous de feux&|160;? Est-ce que c’est un endroitpour les pannés de ton espèce&|160;? Va donc apprendre tesrôles, mon bonhomme. Tu repasseras quand tu auras remplacéM.&|160;Mélingue à la Porte Saint-Martin.

Le malheureux jeune premier courbait la têtesous cette avalanche d’objurgations et n’osait pas souffler mot.Peut-être craignait-il, en ripostant, d’attirer une correctionmanuelle et immédiate à la grande Ismérie.

Enhardie par son costume de page, CarolineRoquillon essaya bien d’entamer un dialogue dans la langue demadame Angot&|160;; mais, pour lui fermer la bouche, l’ouvreusen’eut qu’à l’apostropher en ces termes cinglants&|160;:

–&|160;Tais-toi, rat de magasin&|160;; tudevrais au moins les faire garnir au mollet, les maillots que tuvoles au costumier… ils sèchent sur des queues de billard.

La laitière intimidée ne vint point au secoursdu page, et les chevaliers de ces demoiselles comprirent qu’ilsn’auraient pas beau jeu contre madame Majoré. L’un d’eux appela legarçon pour faire transporter à l’autre bout de la salle leconsommé aux œufs pochés et le poulet froid qu’on venait de leurservir, et le quatuor déguerpit sans tambours ni trompettes.

Madame Majoré resta maîtresse du champ debataille. Elle triomphait, elle exultait. Ismérie faisait la moue,et Paméla riait sous cape. Le capitaine avait envie de rire aussi,mais il se retenait par égard pour son ami, qui ne goûtait pas dutout le côté comique de la situation. Le pauvre Darcy souffrait dese donner ainsi en spectacle aux gens qui soupaient dans lesenvirons, et il se serait sauvé volontiers. Mais il était cloué àsa place par le poignant désir de savoir ce qu’il y avait sur lebouton de manchette ramassé par l’ouvreuse.

–&|160;Vous avez été superbe, madame Majoré,dit Nointel, et je vous jure que mademoiselle votre fille n’a rienà se reprocher. Elle ne peut pas empêcher ce jeune homme de latrouver jolie.

–&|160;Oh&|160;! j’ai vu ce que j’ai vu, et sice cabotin de malheur recommence jamais ses manèges, M.&|160;Majorélui touchera deux mots… je ne vous dis que ça. En voilà assezlà-dessus. Excusez-moi de m’être emportée devant le monde. Ç’a étéplus fort que moi.

–&|160;Nous vous excusons, chère madame, etl’opinion du monde qui nous entoure doit vous être indifférente.Voulez-vous que nous revenions à l’intéressant récit que vous nousfaisiez tout à l’heure&|160;?

–&|160;De tout mon cœur, capitaine. Un verrede champagne, sans vous commander. Ils réussissent les écrevissesici, mais leur sauce vous pèle la langue. Qu’est-ce que je vousdisais donc quand cet olibrius s’est émancipé&|160;?

–&|160;Vous alliez nous dire à quelle initialeest marqué le fameux bouton…

–&|160;Il est marqué d’un B, mon chermonsieur, et si ce vilain oiseau s’appelle de son petit nomBertrand, ou Benoît, j’irai demain matin porter le bijou chez lejuge d’instruction, car je serai sûre que c’est lui qui a fait lecoup.

–&|160;Un B, murmura Darcy qui avaitpâli.

Le prénom de mademoiselle Lestérel commençaitpar un B. La découverte de l’ouvreuse se retournait contrela pauvre accusée.

–&|160;Nous saurons bientôt à quoi nous entenir&|160;; mais je suis d’avis que vous ne vous pressiez pasd’aller trouver le juge, dit vivement Nointel, qui apercevait ledanger.

–&|160;Me presser&|160;! Ah&|160;! ma foi non.Si je m’écoutais, je garderais l’objet pour la cour d’assises, etsi je vais au Palais de justice, ça sera bien pour vous faireplaisir.

–&|160;Il sera toujours temps d’y aller. Vousl’avez sur vous, le bouton&|160;?

–&|160;Dans mon porte-monnaie. Voulez-vous levoir&|160;?

–&|160;Très-volontiers. C’est une piècecurieuse.

La dame fouilla dans sa poche et en tira uneénorme bourse de cuir, gonflée par le produit des petits bancs.Elle y puisa, parmi les monnaies blanches et les gros sous, unbijou qu’elle posa sur la nappe.

–&|160;Tiens&|160;! c’est gentil, ça, criaIsmérie. Tu devrais me le donner pour m’en faire un médaillon.

–&|160;Bête&|160;! il y a un Bdessus, dit la petite sœur.

–&|160;Eh ben,après&|160;? J’en serai quitte pour dire aux messieurs queje m’appelle Berthe.

Darcy sentit son cœur se serrer.

–&|160;Voulez-vous bien vous taire&|160;!riposta madame Majoré. Apprenez, mesdemoiselles, que votre mèren’est pas une malhonnête. Le soir de la reprise d’Hamlet,j’ai trouvé une broche en diamants dans le 25, et je l’ai portée àl’administration. Même que la pingre d’Anglaise à qui elleappartenait m’a offert vingt francs de récompense, et que je n’enai pas voulu. Vingt francs pour une broche qui en valait au moinssix mille&|160;! Si ça ne fait pas pitié&|160;!

Les deux amis n’écoutaient pas, on peut lecroire, les protestations de probité et les doléances del’ouvreuse. Nointel tenait la pièce à conviction et l’examinaitavec soin.

C’était un bouton en or massif, plus large etplus épais qu’il n’est d’usage d’en porter. L’initiale se détachaiten relief, un relief très-accusé. C’était bien un B, deforme gothique. Le bijou n’avait pas le brillant des bijoux neufset devait avoir été exécuté sur commande, car le modèle n’était pasde ceux qu’on voit habituellement à l’étalage des bijoutiers.

–&|160;Cela ne peut appartenir qu’à un homme,s’écria Darcy qui se reprenait à espérer.

–&|160;Le fait est que c’est un peu gros pourune femme, dit le capitaine. Cependant, il y a des femmes qui nefont rien comme les autres.

–&|160;J’en connais une, et celle-làjustement…

–&|160;Ce qu’il y a de sûr, interrompitNointel, c’est que le ou la propriétaire de ce bouton ne regardepas à la dépense. La paire doit valoir une douzaine de louis.

–&|160;C’est bien ce que je disais, appuyamadame Majoré. Et quand je pense qu’un homme qui a de quoi se payerdes brimborions de douze louis assassine, ni plus ni moins qu’unforçat libéré&|160;! Oh&|160;! les riches&|160;! les classesdirigeantes, comme les appelle M.&|160;Majoré. À propos de monpauvre Alfred, quelle heure avez-vous donc, messieurs&|160;? Jevoudrais pourtant être à la maison quand il rentrera.

–&|160;Pas encore deux heures, chère madame.Oh&|160;! vous avez le temps. Mais, Dieu me pardonne, je croisqu’il y a du sang sur cet or.

–&|160;Parbleu&|160;! ça se comprend. C’est lebouton de la manche droite… la main qui tenait le couteau… elle enétait couverte, je l’ai bien vu quand le brigand qui a fait le coupest sorti de la loge, et si le commissaire y avait regardé de plusprès, il se serait aperçu que le bouton avait été arraché… c’est lapauvre madame d’Orcival qui l’a arraché en se défendant.

–&|160;Cela me paraît très-probable, dit lecapitaine après réflexion, et ce bijou aura dans cette affaire uneimportance capitale. Je commence à croire que vous avez raison devouloir le garder. Si vous le portiez au juge, il serait capabled’embrouiller encore l’affaire. Qui sait si le petit nom de cettedemoiselle qu’on a arrêtée ne commence pas par un B&|160;?Lesurques a été exécuté pour moins que ça.

–&|160;C’est vrai. J’ai vu le Courrier deLyon… avec Paulin Ménier. En voilà un qui a dutalent&|160;!

–&|160;Savez-vous ce que je ferais à votreplace, chère madame&|160;? Ma foi&|160;! je ferais tout bonnementune enquête. J’irais chez tous les bijoutiers de Paris, et je leurdemanderais s’ils connaissent l’objet. Vous finiriez bien partrouver celui qui l’a vendu. Et voilà ce qui vous poserait si vousarriviez un beau matin chez le juge pour lui nommer le coupable.Les journaux parleraient de vous.

–&|160;Oui, oui… et Alfred serait fier de sonépouse. Malheureusement, ça ne se peut pas. J’ai mes filles àsurveiller, mon cher monsieur, et je suis mère avant tout.Ah&|160;! si quelqu’un voulait se charger de courir les boutiquespour moi…

–&|160;Mon Dieu&|160;! madame Majoré, s’ilvous plaisait de me confier cette mission, je l’accepterais pourvous êtes agréable.

–&|160;Je le crois bien que ça me plairait,mais j’ai peur d’être indiscrète.

–&|160;Pourquoi donc&|160;? Je n’ai rien àfaire depuis que j’ai donné ma démission. Je serai charmé de rendreservice à vous, et à mon ami Darcy, qui donnerait gros pour que lemeurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni.

–&|160;Oh bien, alors, gardez le bijou, moncapitaine. Je m’en rapporte à vous pour en tirer parti… et pourempêcher que je sois compromise, si on venait à savoir…

–&|160;Ne craignez rien, madame Majoré&|160;;quand le moment sera venu, Darcy racontera tout au juge, qui estson parent. Il lui dira comment les choses se sont passées, et jevous réponds que le juge vous félicitera. En attendant, vous mepermettrez d’offrir à chacune de vos filles un joli médaillon, ensouvenir de l’aimable soirée qu’elles nous ont fait passer.

–&|160;À la bonne heure&|160;! vous êtesgentil, vous&|160;! dit Ismérie.

–&|160;C’est Zélie Crochet qui va rager&|160;!reprit Paméla en battant des mains.

–&|160;Vous les gâtez, mon capitaine, s’écriala mère. Mais j’accepte… à condition que vous permettrez àM.&|160;Majoré de vous écrire pour vous remercier. Vous verrezcomme il tourne une lettre. Il a une manière de dire les choses… untact.

–&|160;Je serai très-flatté, chère madame.Ainsi, c’est convenu. Vous me confiez le bouton. Je vous en rendraibon compte, et j’espère que vous aurez la gloire de sauver uneinnocente. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons parlerd’autre chose. Ces demoiselles ne doivent pas nous trouveraimables, et il est temps que nous nous occupions d’elles.

Ces demoiselles ne demandaient pas mieux quede jacasser, car elles n’avaient plus faim, et les conversationssur le crime de l’Opéra ne les amusaient pas du tout. Nointel, quien était venu à ses fins avec la mère, se mit à l’œuvre pourrécréer les filles, et il s’y prit si bien que le souper s’achevale plus gaiement du monde. Darcy lui-même ne fit pas trop mauvaisefigure à cette fête forcée. Depuis l’incident du bouton demanchette, il était partagé entre la crainte et l’espérance, maisil avait foi en son ami, et il se reprochait de ne pas l’avoirassez secondé.

La famille Majoré mit à sec deux bouteilles derœderer, carte blanche, et un flacon de crème de cacao de madameAmphoux. Mais à trois heures, l’ouvreuse déclara qu’elle voulaitpartir pour ne pas s’exposer aux reproches de son époux, et lecapitaine n’insista pas trop pour la retenir.

Le jeune premier du Théâtre-Montmartre et sajolie société avaient quitté le restaurant, et aucune figure connuedes deux amis ne s’y était montrée.

À trois heures un quart, après les politessesd’usage, madame Majoré montait en voiture avec ses deux filles.Nointel lui proposa de la reconduire&|160;; mais elle refusa, sousprétexte qu’elle pourrait rencontrer à la porte de son domicileM.&|160;Majoré, rentrant au logis après l’agape fraternelle.

–&|160;Maintenant, mon cher, dit le capitaineà Darcy, quand ils se retrouvèrent seuls sur le boulevard, nousallons nous séparer. Tu dois avoir envie d’aller te coucher, et jen’ai plus besoin de toi.

–&|160;Où vas-tu donc&|160;? demanda Gaston unpeu étonné.

–&|160;Au cercle, et peut-être ailleurs. Jevais à la recherche de l’autre bouton de manchette. Il me faut lapaire. Bonsoir. Tu me gênerais. Je serai chez toi demain avantmidi.

Chapitre 9

&|160;

L’appartement de Nointel était élégant etcommode, mais celui de Darcy le distançait de plusieurs longueurs.Darcy avait autant d’expérience et beaucoup plus d’argent que lecapitaine. Aussi était-il merveilleusement installé dans sonrez-de-chaussée de la rue Montaigne. Il avait de l’air, del’espace, et chaque pièce était parfaitement appropriée à sadestination. Pas un solécisme d’ameublement, pas une nuance quidétonnât, pas de faux luxe, rien de criard dans cet intérieurconfortable. Il y avait assez d’objets d’arts et il n’y en avaitpas trop. Darcy n’était pas tombé dans ce ridicule qui consiste àfaire de son logis un musée ou une boutique de marchandd’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu étaittrès-bien choisi. Plus de curiosités rapportées par lui-même de sesvoyages que de «&|160;bibelots&|160;» acquis à l’hôtel des ventes,au hasard des enchères. Pas de mièvreries, non plus. Il y a desappartements de garçon qui ont l’air d’avoir été arrangés pourhéberger une femme galante, et on pourrait presque dire que lesmobiliers ont un sexe. Le mobilier de Darcy était du sexemasculin.

Et Darcy se plaisait fort dans ce milieuharmonieux. Il possédait le sens artistique, et une faute de goûtle choquait comme une faute de langage choque un puriste. Aussi,après des excursions forcées à travers des mondes où on sacrifietout à l’effet, se réfugiait-il avec bonheur dans le nid vaste etcharmant qu’il s’était arrangé. Sa liaison avec madame d’Orcivall’en avait un peu éloigné&|160;; son amour pour mademoiselleLestérel, un amour malheureux, l’y ramenait.

Avec quel empressement il y était rentré,après ce souper si adroitement offert à la respectable ouvreuse, cesouper dont il remportait des lueurs d’espérance et de poignantesinquiétudes. Il savait gré à Nointel de ne pas avoir exigé qu’ilcontinuât à le suivre dans ses caravanes nocturnes, car, en vérité,il ne se sentait pas en état de le seconder efficacement, non qu’ileût moins d’ardeur ou moins d’intelligence que son ami, mais sonbonheur, son avenir dépendaient de cette chasse aux renseignements,tandis que le capitaine était personnellement désintéressé dans laquestion.

Le lundi matin, Gaston l’attendait déjà avecimpatience, cet entreprenant capitaine, quoi qu’il fût à peine dixheures. Il l’attendait en procédant à sa toilette dans un cabinetqui pouvait passer pour un modèle du genre. Ce cabinet étaitspacieux, haut de plafond et tout plein d’ingénieux agencements. Degrandes glaces y recouvraient de grands placards qui avaient chacunleur usage. Il y avait l’armoire aux habits de soirée, l’armoireaux costumes du matin, l’armoire aux vêtements de cheval, uneréserve pour les chaussures et une pour les objets de toilette qui,par leur dimension, ne pouvaient pas trouver place sur lestablettes de marbre blanc de l’immense lavabo à l’anglaise. Àpremière vue, on devinait que cette création, car c’en était une,était le résultat d’une entente parfaite de la vie élégante, et, àla réflexion, on admirait l’ordre qui régnait dans ce lieu oùs’habillait deux ou trois fois par jour le moins ordonné desviveurs.

Darcy venait de se chausser, et, à demi couchésur un divan en marocain havane, il fumait distraitement un cigare,lorsque Nointel entra, le chapeau sur la tête et le sourire auxlèvres.

–&|160;Mon cher, dit-il en se frottant lesmains, je n’ai pas encore trouvé le grand peut-être, mais je n’aipas perdu tout à fait mon temps depuis que je t’ai quitté à laporte de ce restaurant où on apprend tant de choses, et où on envoit de si drôles. Cette Majoré est grande comme le monde. Et lecabotin de Montmartre&|160;! Et les rastacouères quiarrivent du Brésil avec des gilets à boutons de diamant&|160;!

Darcy ne riait pas du tout au souvenir de cestableaux réjouissants, et Nointel eut pitié de ses anxiétés.

–&|160;Je comprends, reprit-il&|160;; tu netiens pas à ce que je te rappelle les incidents d’une fête qui t’amédiocrement amusé. Tu as soif de découvertes. Eh bien, je t’enapporte au moins une. Croirais-tu que cette ouvreuse avait devinéjuste, et que l’initiale du prénom de Lolif se trouve êtreprécisément un B&|160;?

Darcy fit un mouvement de surprise, et safigure exprima en même temps une satisfaction très-vive.

–&|160;Oui, mon cher, et tu ne t’imagines pasquel est ce joli prénom. Le brillant Lolif s’appelle Baptiste. Ils’en cache, et dans le demi-monde il se fait passer pour un Ernest,un Arthur, un Émile… tout, excepté Baptiste. Mais j’ai fini par luiarracher des aveux. Je parierais qu’il s’est dit que je saurais lavérité en la demandant à ton oncle qui a reçu sa déposition hier.Ça ne se passe pas chez le juge d’instruction comme chez ces dames.On ne lui donne pas un prénom de fantaisie.

–&|160;Alors il est très-possible que lebouton lui appartienne.

–&|160;Malheureusement, non, ce n’est paspossible.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;D’abord parce que le tempérament deLolif ne le porte pas aux actions violentes&|160;; ensuite parcequ’il n’avait aucune raison pour assassiner Julia, et enfin parceque j’ai fait sur lui une expérience décisive.

–&|160;Décisive&|160;?… décisive, à tonavis.

–&|160;Tu vas être de cet avis, si tu veuxm’écouter. Je l’avais attiré dans un coin pour le faire causer.Personne ne nous voyait. Ils étaient tous à un baccarat où, entreparenthèses, cet animal de Prébord s’est enfilé, m’a-t-on dit, dansles grands prix. C’est bien fait. Ça lui apprendra à calomnier lesinnocentes, après les avoir persécutées. Ne t’impatiente pas, jereviens à notre sujet. J’étais seul avec mon Lolif, je n’avais pasà craindre qu’un indiscret vînt se fourrer en tiers dans notreconversation. J’ai donc, en fouillant dans ma poche pour y chercherma boîte à cigarettes, ramené, comme par hasard, la pièce àconviction, et je la lui ai montrée, en lui racontant que je venaisde la trouver sur le trottoir du boulevard.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Mon cher, non seulement il n’a pasdonné la plus petite marque d’émotion, mais il s’est mis àm’expliquer longuement ce qu’il fallait faire pour déposer l’objetà la Préfecture de police.

–&|160;Que prouve cela&|160;? qu’il se possèdetrès-bien et qu’il sait se tirer d’un mauvais pas. Tu conviendrasque si le bouton lui appartenait, il ne serait pas assez sot pourle dire, car il doit savoir où il l’a perdu.

–&|160;En effet, si le bouton était à lui, ilsaurait parfaitement qu’il l’a perdu dans la loge de Julia, etlorsque je lui ai dit que je l’avais trouvé sur le boulevard, ilaurait deviné tout de suite que je lui tendais un piège. Il seserait troublé, et il ne m’aurait pas engagé à porter ma trouvailleà la Préfecture. Du reste, je m’embarque là dans des raisonnementssuperflus. Tu n’as jamais pu croire sérieusement que Lolif a tuémadame d’Orcival. C’est une idée qui s’est logée dans la cervellede la Majoré. Il faut l’y laisser et ne pas perdre notre temps àsuivre des pistes fausses.

–&|160;Soit, mais où est la vraie&|160;?

–&|160;Le bouton nous aidera à la trouver.Nous le tenons, ce précieux objet. La mère d’Ismérie a bien voulume le confier. Tu as pu constater que je sais manier lesouvreuses.

–&|160;Pourvu que ses filles n’aillent pasraconter l’histoire au foyer de la danse&|160;!

–&|160;Ce serait très-fâcheux, car les abonnésla sauraient, et il s’en rencontrerait bien un pour la rapporter àton oncle, qui pourrait trouver mauvais que j’empiète sur sesattributions de magistrat&|160;; mais nous n’avons pas cela àcraindre. Madame Majoré non plus n’a pas envie d’être compromise,et elle recommandera à ces demoiselles de se taire. Et puis, jeleur ai promis à chacune un médaillon. Je les médaillerai dès cesoir au théâtre, je leur dirai qu’une indiscrétion de leur partferait beaucoup de tort à leur respectable maman, et je te répondsqu’elles se tairont. J’irai, s’il le faut, jusqu’à leur promettredes boucles d’oreilles pour récompenser leur silence.

»&|160;Et, pour ce qui est du bouton, je tedéclare que je découvrirai à qui il appartient.

–&|160;Comment t’y prendras-tu&|160;?

–&|160;Il y a plus d’une façon de procéder. Laplus simple serait de le montrer aux bijoutiers et de leur demanders’ils le reconnaissent pour l’avoir vendu&|160;; mais elle aquelques inconvénients. Le premier de tous, c’est qu’il y abeaucoup de bijoutiers à Paris, et que l’enquête prolongée àlaquelle je serais obligé de me livrer arriverait forcément à laconnaissance de la police. M.&|160;Roger Darcy me ferait appeler,m’inviterait à m’abstenir, et me reprendrait ma pièce à conviction.D’ailleurs, l’objet a peut-être été acheté à l’étranger. Je ne puispas faire le tour du monde en exhibant un bouton de manchette. Jeconclus qu’il faut renoncer à ce genre de recherches. Le hasardseul pourrait les faire aboutir à un résultat, et ce serait folieque de compter sur le hasard. Je suis décidé à employer d’autresmoyens, et je viens te les soumettre. Mais d’abord, unequestion&|160;: À quelle heure attends-tu la femme de chambre deJulia&|160;?

–&|160;Elle m’a promis qu’elle viendrait cematin… elle n’a pas précisé l’heure.

–&|160;Mais elle viendra certainement, carelle s’attend à recevoir de toi une récompense honnête pour leservice qu’elle t’a rendu, et pour ceux qu’elle te rendra encore.Je la verrai donc, et c’est tout ce que je demande. Mon cher, jecompte beaucoup sur cette fille pour débrouiller la situation, quiest celle-ci&|160;: nous tenons un objet dont la propriétaire a tuéJulia, c’est hors de doute. Je dis la propriétaire, parceque j’écarte absolument l’hypothèse d’un meurtre commis par unhomme. Excepté ce mouton de Lolif, il n’est entré que des femmesdans la loge.

–&|160;Ou des hommes déguisés en femmes.

–&|160;Tiens&|160;! cette supposition-là nem’était pas encore venue. On peut s’y arrêter un instant, mais ellene résiste pas à un examen sérieux. Un domino masculin se trahittoujours par la taille, par la démarche, par la tournure. MadameMajoré ne s’y serait pas trompée. Je persiste à partir de cetteidée que le coup a été fait par une main féminine. Il s’agit desavoir quelles femmes connaissait Julia, et parmi ces femmes,quelles sont celles dont le nom commence par un B… le nomou le prénom… car on porte indifféremment sur un bijou l’initialedu nom de famille ou l’autre… Je crois même que les femmes portentplus volontiers l’autre… surtout les femmes mariées… le nom debaptême leur rappelle généralement des souvenirs agréables, tandisque le nom du mari… mais je me perds dans les détails. Personnen’est mieux en mesure que la femme de chambre de madame d’Orcivalde nous renseigner sur les amies de sa maîtresse. Nous allons lespasser en revue avec elle, et quand nous aurons trié sur le volettoutes celles qui sont marquées au B, je me livrerai à unpetit travail d’investigation sur chacune de ces personnes. Depuiscombien de temps la camériste en question est-elle au service deJulia&|160;?

–&|160;Oh&|160;! depuis plusieurs années. Jel’ai toujours vue chez Julia.

–&|160;Alors, il est probable que madamed’Orcival n’avait pas de secrets pour elle.

–&|160;Mariette sait beaucoup de choses.Cependant elle n’était pas avec sa maîtresse sur un pied defamiliarité. Les cocottes racontent leurs affaires à leurs bonneset leur demandent conseil. Mais Julia n’était pas une cocotte,c’était une femme galante dans l’acception la plus élevée du mot.Elle avait eu, dès son entrée dans le monde où elle vivait, unesituation exceptionnelle, et elle tenait ses domestiques àdistance.

–&|160;Oh&|160;! je pense bien qu’elle nejouait pas au loto avec eux&|160;; mais chez Julia, comme cheztoutes ses pareilles, après quelques semestres de bons et loyauxservices, une femme de chambre adroite avait dû être promue augrade de confidente. Il y a le train-train des amants, le manègedes entrées et des sorties, la correspondance intime à remettre età recevoir. L’intervention de la soubrette est forcée. C’estpourquoi je parierais bien mille francs contre cinq louis queMariette a été au courant de tous les incidents qui ont marqué laliaison de madame d’Orcival avec Golymine.

–&|160;C’est probable, mais cela ne nousimporte guère, dit tristement Darcy.

–&|160;Cela nous importe beaucoup, car, à monsens, c’est là qu’est le nœud de l’affaire, répliqua Nointel. Encausant avec cette fille, je pousserai de vigoureusesreconnaissances du côté de la Pologne. Mais avant tout je luidemanderai la liste de toutes les amies et connaissances de Julia.En attendant, nous avons déjà deux femmes au B.

–&|160;Lesquelles&|160;?

–&|160;Mais, d’abord… il y a mademoiselleLestérel qui s’appelle Berthe. Ne te hérisse pas, je t’en prie. Jen’ai pas l’intention de t’affliger, tu le sais bien, et je suisobligé d’examiner froidement toutes les possibilités, même les plusinvraisemblables. Or, puisque le prénom de mademoiselle Lestérelest Berthe, il est possible que le bouton appartienne àmademoiselle Lestérel. Ton oncle ne raisonnerait pas autrement, etc’est de peur de lui fournir un indice de plus que j’ai empêché laMajoré d’aller lui remettre l’objet.

–&|160;Mademoiselle Lestérel n’a pas debijoux. Elle est trop pauvre pour en acheter.

–&|160;D’accord, mais sa pauvreté ne prouverien. On a pu lui faire un cadeau. Son beau-frère lui en a bienfait un, et il a eu là une malencontreuse idée. Mais je me hâted’ajouter que, selon moi, elle n’a jamais porté ni possédé cebouton en or massif. Je l’ai examiné avec soin, et je suis sûrqu’il est de fabrication ancienne. C’est un bijou de famille et defamille riche. Il a dû être transmis par héritage. Or, si je ne metrompe, le père de mademoiselle Lestérel était pauvre et n’a rienlaissé à ses filles.

–&|160;Absolument rien. C’est un argument àfaire valoir.

–&|160;Je n’y manquerai pas, si, après avoirparachevé notre enquête, nous nous décidons à déposer entre lesmains de qui de droit la pièce à conviction que nous conservonsprovisoirement. Mais ne penses-tu pas comme moi qu’il y a de par lemonde une femme qui a fort bien pu attacher ses manchettes avec cebouton… une femme dont le nom commence aussi par unB&|160;?

–&|160;Madame de Barancos&|160;! s’écriaDarcy. Ce ne peut être qu’elle.

–&|160;Je ne suis pas si affirmatif que toi.Il me reste des doutes. Je me demande, par exemple, pourquoi lebijou n’est pas timbré d’une couronne de marquise. Elle les fourrepartout, ses couronnes, cette noble Havanaise. Ce soir, elle enportait une en guise d’agrafe, diamants et rubis, une vraieconstellation. Mais, enfin, elle a pu, une fois par hasard, secontenter d’une initiale.

–&|160;Et, d’ailleurs, quand on va commettreun crime, on ne se charge pas d’objets qui vous feraientreconnaître.

–&|160;C’est juste. N’oublions pas cependantque si la Barancos est entrée dans la loge de Julia, c’est sansdoute que Julia lui avait donné rendez-vous au bal de l’Opéra. Ellen’avait donc pas besoin de garder l’incognito vis-à-vis de Julia.Mais, tout bien considéré, bien pesé, ma conclusion est que lacoupable, c’est notre marquise. Seulement ne nous pressons pas.Attendons qu’elle se livre par une imprudence, et en attendant,renseignons-nous, tant que nous pourrons. Plus de lumière&|160;!plus de lumière&|160;! Il faut que ton oncle y voie clair. Ce nesera pas une petite affaire que de l’amener à envoyer madame deBarancos là où il a envoyé mademoiselle Lestérel.

Aussi me tarde-t-il de causer avec cette femmede chambre. Je suis sûr que c’est elle qui va nous dire le derniermot.

Quand on parle des soubrettes, il arrive qu’onvoie leur museau. Au moment où Nointel achevait sa phrase, le valetde chambre vint annoncer que la camériste de madame d’Orcival étaitlà.

On imagine bien que Darcy ne la fit pasattendre.

Mariette entra d’un pas discret dans lecabinet de toilette et parut un peu étonnée d’y trouver lecapitaine, mais elle n’était pas fille à se déconcerter pour sipeu. Elle portait le deuil de madame d’Orcival, un deuil plusélégant que sévère. Bien des bourgeoises auraient envié sa toilettede satin et velours frappé noir, robe et chapeau pareils. Elleétait chaussée et gantée d’une façon irréprochable, à ce point queNointel, qui ne l’avait jamais vue, se mit à l’examiner enconnaisseur. On ne pouvait pas dire qu’elle fût jolie&|160;; on nepouvait pas dire non plus qu’elle fût laide. Ses cheveux étaientd’une nuance indécise, ses yeux d’une couleur intermédiaire, et safigure n’avait pas d’âge. Un provincial aurait trouvé qu’elle avaitl’air distingué&|160;; un collégien en serait devenu amoureux. MaisNointel connaissait cette variété de l’espèce féminine, une variétéqu’on ne rencontre guère qu’à Paris et qui semble avoir été crééetout exprès pour le manège ordinaire de la galanterie. Marietteétait née femme de chambre, comme Julie Berthier était néecourtisane. Au vrai, elle était rousse et elle avait trente-quatreans, peu de scrupules, beaucoup d’ambition, quelques vices, uncaractère très-souple et un esprit très-délié.

Le capitaine sut lire tout cela sur sa figure,et il pensa aussitôt qu’on tirerait bon parti d’une personne siintelligente et si maniable. Seulement, il craignait que Darcy nes’y prît mal dès le début, et il s’empressa d’entamerl’entretien.

–&|160;Assieds-toi, mon enfant, dit-il. Ici,tu n’es plus de service, et tu vaux bien que M.&|160;Darcy te fasseles honneurs d’un de ses fauteuils.

Et, devinant que son ami s’ébahissait de cettefamiliarité de langage, il ajouta en s’adressant à lui&|160;:

–&|160;Mon cher, quand on a été hussard, ontutoie toujours les femmes de chambre… et de préférence celles quisont gentilles. Parions que Mariette trouve tout naturel que je luidise&|160;: tu.

–&|160;Certainement, mon capitaine, réponditen souriant Mariette. D’ailleurs, ça se fait dans les comédies deMolière.

–&|160;Bon&|160;! tu as de la littérature.Tant mieux&|160;; ça t’aidera à comprendre la situation.

–&|160;Oh&|160;! je la comprends, monsieurNointel.

–&|160;Tiens&|160;! tu me connais. Je ne suispourtant jamais venu chez madame d’Orcival.

–&|160;Non&|160;; mais vous alliez souventautrefois chez une amie de madame… chez madame Rissler.

–&|160;C’est, ma foi, vrai&|160;! J’avaisoublié cette histoire ancienne. C’était… voyons… oui, c’était deuxans après la guerre. Depuis ce temps-là, j’ai changé mon fusild’épaule… et, finalement, je me suis rangé. Comment va-t-elle,cette bonne Claudine&|160;? Je la rencontre par-ci par-là, maiselle ne me salue plus.

–&|160;Madame Rissler va bien, mon capitaine.Elle a même beaucoup de chance. Elle est avec un Russe qu’elle aconnu l’année dernière à l’Exposition. Et si elle avait un peu plusde conduite, elle serait aujourd’hui aussi riche que l’étaitmadame.

–&|160;Oui, mais pas de conduite. Je m’en suisaperçu. Et aucune notion de la hiérarchie. Elle me préférait unfourrier de mon ancien régiment.

–&|160;Ça ne m’étonne pas&|160;; elle a latoquade des militaires&|160;; ça la perdra. Ah&|160;! monsieur,cette pauvre madame ne donnait pas dans ces bêtises-là&|160;; elleétait sérieuse. M.&|160;Darcy le sait bien. Je peux lui jurer surles cendres de ma mère que madame ne lui a pas fait de traitspendant tout le temps qu’il a été avec elle… Oh&|160;! mais là, pasun seul.

–&|160;Je vous crois, Mariette, dit Gaston queles bavardages de Nointel impatientaient, et qui avait hâted’aborder un sujet plus intéressant que les frasques d’une amie deJulia&|160;; je vous crois d’autant mieux que je sais dans quelstermes vous viviez avec madame d’Orcival. Vous étiez moins sa femmede chambre que sa confidente. Elle ne vous cachait rien.

–&|160;C’est vrai. Madame avait confiance enmoi. Elle avait raison, car pour elle je me serais mise au feu, etpour un million je n’aurais pas dit ce qu’elle m’avait défendu dedire. Monsieur en a eu la preuve. Madame m’avait recommandé de nepas dire qu’il était chez elle quand le comte s’est pendu. Et lecommissaire a eu beau me tourner et me retourner, il n’en a riensu.

–&|160;Vous me rappelez que je suis votreobligé, ma chère Mariette&|160;; il s’est passé tant d’événementsdepuis ce jour-là, que je n’ai pas eu le temps de faire pour vousce que je me propose de faire&|160;; mais je vais réparer manégligence aujourd’hui même… après que nous aurons causé.

–&|160;Monsieur est trop bon… et j’espéraisbien que monsieur ne m’abandonnerait pas après un malheur pareil…car c’est mon avenir que j’ai perdu en perdant madame… elle m’avaitpromis qu’elle me laisserait une rente ou une somme… à mon choix…j’aurais préféré le capital, parce que je ne tiens pas à rester auservice… je voudrais m’établir. Mais madame n’a pas dû penser àfaire son testament… c’est tout naturel… à son âge, elle neprévoyait pas qu’elle allait mourir si vite… et de quellemort&|160;!… ah&|160;! la scélérate qui l’a assassinée n’aura pasvolé l’échafaud.

–&|160;Et toi, fine mouche, pensa lecapitaine, tu ne veux pas être volée en la dénonçant pour rien, ettu poses tes conditions. Si je ne m’en mêle pas, Darcy vas’enferrer.

–&|160;Comptez sur moi, Mariette, s’écrial’amoureux Gaston. Le service que vous m’avez rendu n’est rien encomparaison de celui que vous allez me rendre, en m’aidant à vengerJulia, et je ne vous récompenserai jamais assez. Apprenez-moidonc…

–&|160;Monsieur me comble. Et je m’enhardis àparler à monsieur d’un fonds de lingerie qui est à vendre dans larue Scribe… quarante mille francs.

–&|160;À deux pas de l’Opéra. C’est pour rien,dit Nointel avant que son ami eût le temps de répondre&|160;: c’estfait. Tu as là une bonne idée, petite. Darcy est au-dessus dequarante mille francs, et si ta maîtresse t’a dotée, comme elle tel’avait promis, te voilà devenue un bon parti. Tu pourras épouserun officier en retraite. Pourquoi madame d’Orcival n’aurait-ellepas fait de testament&|160;? C’était une femme d’ordre. Elle nepensait pas à la mort, je le crois, mais elle a bien pu mettre sesaffaires en règle.

–&|160;On ne saura rien tant que les scellésne seront pas levés.

–&|160;Ah&|160;! oui, c’est vrai&|160;; ellene laisse pas d’héritiers, m’a-t-on dit.

–&|160;Non, monsieur. Madame était enfant del’amour. Elle n’avait pas de parents. Si elle n’a disposé de rienpar écrit, on prétend que c’est le gouvernement qui aura tout. Unedrôle de loi tout de même. Ah&|160;! monsieur, ce n’est pas parintérêt, puisque M.&|160;Darcy ne me laissera pas dans la peine,mais je vous jure que ça me crèvera le cœur quand on vendra lemobilier, et les tableaux, et les porcelaines, et tout. Lestableaux, surtout. Elle les aimait tant. Tenez&|160;! le Fortuny,elle se levait des fois la nuit pour le regarder. Elle disait queça lui remettait les yeux quand elle avait vu des gens laids dansla journée. C’est comme quand on a rapporté son corps, tout àl’heure, ça m’a donné un coup. Croiriez-vous qu’il l’avait charriéà la Morgue et qu’ils l’ont gardé vingt-quatre heures, pourl’ouvrir… des horreurs, quoi&|160;! J’en ai la chair de poule quandj’y pense. Et le commissaire n’a pas voulu qu’on la mît sur sonlit, ma pauvre maîtresse. Elle est sur un matelas dans labibliothèque. Claudine Rissler va venir aujourd’hui pourl’ensevelir. Moi, je n’aurais pas le courage d’y toucher. Elle a ducœur tout de même, madame Rissler.

–&|160;Quand a lieu l’enterrement&|160;?demanda le capitaine pour couper court à ce débordement delamentations inutiles.

–&|160;Demain matin à onze heures. J’ai peurqu’il n’y ait pas beaucoup de monde, et si M.&|160;Darcy voulaitvenir…

–&|160;Nous irons, ma fille, dit vivementNointel, et peut-être ne serons-nous pas les seuls de notre monde ày aller. Ta maîtresse avait beaucoup d’amis.

–&|160;Mais non, monsieur. Depuis qu’elleconnaissait M.&|160;Darcy, elle avait cessé toutes ses anciennesrelations. Elle ne recevait plus que des femmes. Le soir où lecomte Golymine s’est pendu dans l’hôtel, il était entré malgrémoi&|160;; M.&|160;Darcy peut vous le dire, puisqu’il était chezmadame. Depuis la mort du comte, il n’est venu que deuxmessieurs&|160;; et si madame les a reçus, c’est qu’elle croyaitqu’ils venaient de la part de M.&|160;Darcy, et l’un d’eux, eneffet, a été envoyé par M.&|160;Darcy.

–&|160;Par moi&|160;! s’écria Gaston. Vousvous trompez. Je n’ai envoyé personne chez Julia.

–&|160;Cependant, ce docteur a assuré à madameque.

–&|160;Quel docteur&|160;? demandaNointel.

–&|160;Le docteur Saint-Galmier… un médecinétranger qui soigne les maladies des nerfs.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! Et l’autrevisiteur, qui était-ce&|160;?

–&|160;Un étranger aussi. Un général Simancas.Celui-là venait demander à madame des renseignements sur le comteGolymine qu’il a beaucoup connu dans le temps. Madame l’a mis à laporte.

–&|160;Et le docteur&|160;? comment l’a-t-ellereçu&|160;?

–&|160;Mieux que le général, parce qu’elle leprenait pour un ami de M.&|160;Darcy. Il devait même revenir lelendemain apporter des nouvelles de monsieur, mais on ne l’a pasrevu.

–&|160;C’est le comble de l’impudence&|160;!murmura Gaston.

–&|160;Dis-moi, Mariette, reprit le capitaine,ces deux messieurs se sont présentés le même jour&|160;?

–&|160;Oui, et presque à la même heure. Legénéral n’était pas parti depuis vingt minutes, quand le docteurest arrivé. C’était mardi, dans l’après-midi. Madame m’avaitenvoyée le matin à l’administration de l’Opéra retirer son couponde loge pour le bal. Ah&|160;! monsieur, si j’avais su…

–&|160;Le fait est que ta maîtresse a eu làune malheureuse idée. Que veux-tu&|160;! il était écrit là-hautqu’elle mourrait de la main d’une femme. Elle avait congédié sesamis et gardé ses amies. Il aurait mieux valu qu’elle fît tout lecontraire.

–&|160;Ses amies, mon capitaine&|160;? Maiselle en avait très-peu. Madame Rissler que vous connaissez,Delphine de Raincy, Jeanne Norbert, Cora Darling. Et encore elle neles voyait pas souvent. Monsieur ne les aimait pas, et ça suffisaitpour que madame les tînt à distance. Et pourtant… si elle n’avaitjamais connu qu’elles, le malheur ne serait pas arrivé.

Darcy écoutait avec une attention émue cetteénumération de noms dont aucun ne commençait par un B&|160;; et ilallait passer à des questions plus directes, mais Nointel prit lesdevants.

–&|160;Je crois en effet, dit-il, que cesdames sont incapables de commettre un crime. Il n’en est pas moinsvrai que c’est une femme qui a tué Julia. Pourquoi l’a-t-elletuée&|160;? Du diable si je m’en doute&|160;!

–&|160;Moi, je le sais, riposta la femme dechambre. Elle l’a tuée pour l’empêcher de parler. Madame savait quela coquine avait eu un amant. Madame n’avait qu’un mot à dire pourla perdre. Et c’est bien ce que j’aurais fait, si j’avais été à laplace de madame. Mais madame était cent fois trop bonne. Elle avaitentre les mains des preuves, des lettres écrites à un homme parcette bégueule. Elle lui a donné rendez-vous au bal de l’Opéra pourles lui rendre, au lieu de la forcer à venir les chercher boulevardMalesherbes. Et elle les lui a rendues, puisqu’on ne les a pastrouvées sur son pauvre corps. Alors, l’autre s’est dit&|160;: Jeles ai, mais madame d’Orcival a connu mon amant, et elle pourratoujours dire que moi, qui pose pour la femme honnête, je ne suisqu’une drôlesse. Je vais la tuer. C’est plus sûr. Et elle l’a tuée,la gueuse.

–&|160;Comment sais-tu que madame d’Orcivalavait des lettres sur elle quand elle est allée au bal&|160;?demanda le capitaine en lançant un coup d’œil à Darcy pour le prierde le laisser mener l’interrogatoire jusqu’à la fin.

–&|160;Je les ai vues, monsieur. Pensez doncque c’est moi qui ai habillé madame pour le bal. Quand elle a étéprête, elle a ouvert devant moi le meuble en bois de rose où elleserrait ses correspondances, elle y a pris les lettres dans untiroir… il y en avait un gros paquet… si gros qu’elle n’a pas pu lefourrer dans son corsage et qu’elle l’a mis dans la poche de sarobe. Et elle m’a dit en riant&|160;: Sont-elles bêtes, ces femmesdu monde, d’écrire si souvent&|160;!

–&|160;En effet, c’est assez clair. Tu ne saispas de qui elle les tenait, les lettres&|160;?

–&|160;Non, madame ne disait que ce qu’ellevoulait dire, et elle n’aimait pas qu’on lui fît des questions. Çane m’empêchait pas de deviner bien des choses. Ainsi, tenez, lejour où elle a écrit à cette créature, elle ne m’a pas fait deconfidences, et pourtant j’ai compris tout de suite de quoi ilretournait. Tenez&|160;! c’était justement le mardi, le lendemainde la mort du comte Golymine, le jour où les deux étrangers sontvenus. Madame attendait monsieur… elle espérait toujours quemonsieur n’était pas fâché pour tout de bon et qu’il reviendrait…et même c’est bien malheureux que monsieur ne soit pas revenu, carelle aurait certainement changé d’idée… elle ne serait pas allée aubal de l’Opéra, si elle avait été encore avec monsieur.

Darcy tressaillit. Il sentait bien qu’il yavait du vrai dans ce qu’avançait la soubrette, et qu’il avaitpeut-être dépendu de lui d’empêcher le crime que Berthe Lestérelétait accusée d’avoir commis.

–&|160;Oui, soupira Nointel, c’est unefatalité. Tu disais donc qu’elle a écrit le mardi…

–&|160;Sur le coup de cinq heures, quand ellea commencé à désespérer de voir monsieur. Le général et le docteurétaient partis. Madame m’a sonnée, et quand je suis entrée dans sonboudoir, elle achevait de mettre l’adresse sur la lettre. Elle enavait écrit d’autres qui étaient sur son buvard, et elle avait lecoupon de la loge devant elle. Alors, elle m’a dit&|160;:Habille-toi. Tu vas porter ce billet. Et tu ne le remettras qu’à lapersonne elle-même. Si on fait des difficultés pour te laissermonter chez elle, tu insisteras&|160;; tu diras que tu viens de lapart d’une de ses amies, d’une personne de sa famille… tout ce quite passera par la tête… l’important, c’est que tu la voieselle-même. Du reste, je suis certaine qu’elle finira par terecevoir. Tu lui remettras la lettre, et tu regarderas bien lafigure qu’elle fera en la lisant. Quand elle aura fini, tu luidemanderas une réponse. Je ne crois pas qu’elle te la donne parécrit. Elle est trop fière pour écrire à une femme comme moi.

–&|160;Ah&|160;! s’écria Darcy, radieux, c’estbien elle… c’est la marquise&|160;!

–&|160;Et que t’a répondu cetteprincesse&|160;? demanda Nointel, presque aussi content que sonami. Car tu l’as vue, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, je l’ai vue, et elle m’arépondu&|160;: «&|160;C’est bien, dites à madame d’Orcival quej’irai.&|160;» Vous avez raison. Une princesse n’aurait pas faitplus de manières. Elle ne l’est pas pourtant, ni marquise non plus,cette coureuse de cachets.

Darcy tomba brusquement du haut de sesillusions. Il avait cru que Mariette parlait de la marquise. Lachute était rude.

Nointel n’était pas moins désagréablementsurpris, car il avait espéré que le nom de Barancos allait arriverau bout du récit entamé par la femme de chambre.

Quant à Mariette, elle ne comprenait rien àl’air déconfit qu’avaient ces messieurs, car elle était persuadéequ’ils savaient fort bien de qui elle parlait. Darcy était le neveudu juge d’instruction&|160;; Darcy ne pouvait pas ignorer ce qui sepassait, et lorsqu’elle lui avait dit la veille, à la porte duPalais de Justice, qu’elle connaissait la coupable, c’était BertheLestérel qu’elle lui aurait nommée, si l’agent de la sûreté ne fûtpas venu interrompre la conversation.

Le capitaine pensa qu’il fallait lui laisserle temps de comprendre, et qu’on pouvait encore tirer d’elle desrenseignements intéressants. Il sentait bien que la partie tournaitmal, mais il voulait la jouer jusqu’au bout.

–&|160;Quelle coureuse de cachets&|160;?demanda-t-il tranquillement.

–&|160;La chanteuse, parbleu&|160;! réponditla soubrette, la Lestérel. Heureusement, le juge ne s’est pastrompé. Il l’a fait coffrer, séance tenante. Elle est àSaint-Lazare, la gueuse&|160;! Et j’espère qu’elle n’en sortira quepour aller à la Roquette.

Darcy se tenait à quatre pour ne pas étranglercette misérable femme de chambre qui injuriait Berthe et qui lavouait au supplice. Il était pâle, il serrait les poings et il seserait peut-être porté à quelque extrémité, si Nointel ne lui eûtadressé un regard expressif.

Ce regard voulait dire clairement&|160;: Si tuéclates, nous ne saurons rien. Tiens-toi en repos, et laisse-moifaire. Tout n’est peut-être pas perdu encore.

–&|160;C’est vrai, reprit-il, du ton le plusnaturel du monde, on a arrêté une jeune fille qui chante dans lesconcerts. Tous les journaux le racontent. Mais ils n’affirment pasqu’elle soit coupable. Ils assurent même qu’il y a des doutes en safaveur.

–&|160;Des doutes&|160;! s’écria la femme dechambre. Vous ne savez donc pas que le couteau qu’on a trouvéenfoncé dans le cou de ma pauvre maîtresse appartenait à cettecoquine&|160;? Des doutes&|160;! après ce que je viens de vousdire, quand je peux prouver que madame lui avait donné rendez-vousau bal de l’Opéra.

–&|160;Tu as donc décacheté la lettre,petite&|160;?

–&|160;Moi&|160;! pour qui me prenez-vous, moncapitaine&|160;? Non, je ne me suis pas permis une chose pareille.Mais je me rappelle ce que m’a dit madame, quand elle m’a donné lacommission, et puis, je l’ai portée, la lettre&|160;; j’étais làquand cette créature l’a lue, et sa figure de papier mâché disaitassez ce qu’elle éprouvait en la lisant. Elle est devenue verte, etj’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Et quand elle m’arépondu&|160;: «&|160;J’irai&|160;», je n’ai pas eu besoin de luidemander où. Je savais bien qu’il s’agissait du bal de l’Opéra.Ah&|160;! elle est rouée, allez&|160;! et hypocrite, etgeigneuse. Fallait la voir dans le cabinet du juge quandon l’a amenée pour que je la reconnaisse. Elle pleurait comme unefontaine… et des grimaces et des gestes comme au théâtre… elle setordait les mains… il ne lui manquait plus que de s’arracher lescheveux.

Darcy laissa échapper un cri de colère, et fitun mouvement pour se lever.

–&|160;Tu souffres, lui dit Nointel aveccalme&|160;; tu penses à cette pauvre Julia. Du courage, mon cher.Écoute Mariette qui nous aidera à la venger.

»&|160;Et toi, petite, raconte-nous un peucomment la confrontation a fini. La demoiselle a-t-elle avoué quetu étais venue chez elle et que tu lui avais remis une lettre demadame d’Orcival&|160;?

–&|160;Avouer&|160;! ah&|160;! on voit bienque vous ne la connaissez pas. Elle n’a seulement pas voulurépondre au juge. Il a eu beau la questionner de toutes les façons,il n’a pas pu en tirer un mot. C’est son système de faire lamuette. Mais le juge ne s’y est pas laissé prendre, pas plus qu’àses pleurnicheries. Ah&|160;! c’est un fameux magistrat que l’onclede M.&|160;Darcy. On ne le met pas dedans comme ça. Il est doux, ilest poli, il parlait à cette créature comme si la conversations’était passée dans un salon&|160;; mais il n’a pas bronché pour lacoller en prison. Et elle y est, Dieu merci&|160;!

–&|160;Il me semble, ma chère Mariette, que tupeux te flatter de n’avoir pas peu contribué à l’y envoyer.

Si la femme de chambre avait pu savoir ce quise passait dans le cœur de Darcy, elle n’aurait probablement pasrépondu avec tant de netteté à l’insinuation du capitaine&|160;;mais sa finesse n’allait pas jusqu’à deviner que l’action dont ellese vantait allait lui faire un ennemi du dernier amant de madamed’Orcival, et elle s’écria&|160;:

–&|160;Je vous crois que j’y ai contribué.C’est-à-dire que sans moi le juge ne se serait peut-être pas décidési vite. Mais j’ai tant appuyé sur mes conversations avec madame,je lui en ai tant raconté sur les relations qu’elle avait eues aveccette bégueule, que j’ai enlevé la chose. Ah&|160;! M.&|160;Darcydoit être content.

Darcy ne répondit que par un rugissementétouffé. Nointel pensait&|160;:

–&|160;Mariette, ma fille, tu n’auras pas tonfond de lingerie. Tu viens de mettre le feu à ton magasin. C’esttoujours autant de gagné pour mon ami, car il aurait été assez bêtepour lâcher les quarante mille.

Et comme il ne perdait jamais la tête, il dittout haut&|160;:

–&|160;Tu as fort bien manœuvré, à ce que jevois, et il est très-heureux que madame d’Orcival t’ait chargée del’invitation qu’elle a adressée à cette Lestérel. Maintenant,l’affaire me paraît claire. Mais où diable s’étaient-ellesconnues&|160;?

–&|160;En pension, mon capitaine. Madame avaitété très-bien élevée. La Lestérel aussi.

–&|160;Est-ce qu’elles avaient continué à sevoir&|160;?

–&|160;Non. Cette pimbêche posait pour lavertu, et elle ne voulait pas fréquenter madame, qui valait centfois mieux qu’elle. Elle est pourtant venue une fois à l’hôtel.

–&|160;Quand&|160;?

–&|160;Oh&|160;! il y a du temps… deux ans aumoins… Madame lui avait écrit pour lui demander un renseignementsur une de leurs amies de pension. Vous croyez qu’elle lui arépondu&|160;? Pas si bête&|160;! Mademoiselle avait peur delaisser traîner sa signature chez une cocotte. Elle a préféré veniren personne. C’est moi qui l’ai reçue. Si vous aviez vu comme elles’était arrangée… avec sa voilette épaisse et son waterproof enforme de sac&|160;: son amant ne l’aurait pas reconnue à deux pas.Ah&|160;! elle sait se déguiser, celle-là. Et ses manières desainte nitouche avec madame qui la recevait à la bonnefranquette&|160;! Tenez&|160;! j’ai dit à madame dès ce jour-là ceque je pensais d’une poseuse pareille.

–&|160;Le fait est que lorsque l’on va chezles gens, on n’a pas le droit de leur faire froide mine. Cettejeune personne est prudente, mais elle manque de logique. As-tuquelque idée de l’amant qu’elle s’était offert… celui qui avaitreçu d’elle des lettres compromettantes, si compromettantes que,pour les ravoir, elle a tué son ancienne camarade dupensionnat&|160;?

–&|160;Son amant&|160;? ça doit être unpianiste, ou un ténor… quelque meurt-de-faim d’artiste. Un hommecomme il faut ne se serait pas embarrassé d’une créature qui n’a nitoilette, ni chic, ni rien pour elle que la beauté dudiable.

Darcy ne disait mot, mais il marchaitfurieusement à travers le cabinet de toilette, et chaque fois qu’ilpassait devant le capitaine, ses yeux lui demandaient d’abrégerl’entretien.

Nointel avait ses raisons pour continuer, etil ne tint aucun compte de la prière que son ami lui adressait.

–&|160;Tu exagères un peu, Mariette,reprit-il. Des gens qui s’y connaissent m’ont affirmé que lademoiselle était fort jolie. Mais enfin, elle chantait pour del’argent dans les concerts, elle donnait des leçons. Elle a bien puen effet nouer une liaison avec un musicien quelconque. Seulement…si l’amant est un artiste, un meurt-de-faim, comme tu dis, madamed’Orcival ne devait pas le connaître.

–&|160;Oh&|160;! il n’y a pas de danger.Madame avait horreur de ce monde-là. Elle ne recevait que desmessieurs bien posés. Jamais un cabotin n’a mis les pieds chezelle.

–&|160;Alors, comment se fait-il qu’elle eûtles lettres de cette Lestérel&|160;!

–&|160;Ça, monsieur, je n’en sais rien dutout&|160;; madame ne me contait pas toutes ses affaires.

–&|160;Je le crois, mais enfin quelle est tonidée sur celle-là&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;!… je n’en ai pas.

–&|160;Eh bien, moi, j’en ai une. Julia avaitété la maîtresse de ce Golymine…

–&|160;Avant de se mettre avec M.&|160;Darcy,oui, c’est la vérité. Mais, depuis, je peux bien jurer qu’entreelle et le comte, il n’y a jamais eu ça, riposta vivement lasoubrette en faisant craquer son ongle sous ses dents blanches.

–&|160;Bon, mais ils se voyaientquelquefois.

–&|160;Jamais. Le comte n’est entré dansl’hôtel que le soir où il s’est tué.

–&|160;Soit&|160;! il avait peut-être cesoir-là les lettres de mademoiselle Lestérel dans sa poche&|160;;Julia a pu les y prendre, s’il ne les lui a pas remises.

Mariette réfléchit un instant. Madamed’Orcival prenant des lettres dans la poche de Golymine mort&|160;:évidemment, cette idée n’était jamais entrée dans sa cervelle defemme de chambre.

–&|160;Non, dit-elle, non, c’est impossible.Le comte n’est pas resté un quart d’heure avec madame, et ils sesont querellés tout le temps. M.&|160;Darcy le sait bien. Il étaitdans le boudoir. Et après le malheur, c’est moi qui ai trouvé lecomte pendu. Madame n’a seulement pas vu le corps. Elle n’a jamaisvoulu entrer dans la bibliothèque, et le commissaire est arrivétout de suite.

–&|160;Alors, reprit le capitaine, je n’ycomprends plus rien, et, ma foi, je renonce à comprendre. Quelledrôle d’histoire&|160;! Ces lettres qui se trouvent dans un destiroirs de madame d’Orcival sans qu’on sache comment elles y sontvenues&|160;! Dans tous les cas, elles ne devaient pas y êtredepuis longtemps. Julia ne les aurait pas gardées, puisqu’ellevoulait les rendre. Tu les as vues, m’as-tu dit&|160;?

–&|160;Oui, au moment où madame allait partirpour le bal.

–&|160;Et il y en avait beaucoup&|160;?

–&|160;Une masse… et bien en ordre… ellesétaient divisées en paquets et attachées avec des faveursroses.

–&|160;Il faut que cette demoiselle Lestérelait une fameuse rage d’écrire pour avoir noirci tant de papier.

–&|160;Ça n’a rien d’étonnant. Les filles quiont reçu de l’éducation sont toutes comme ça. Elles veulent montrerà leurs amants qu’elles ont du style, et il leur en cuit. Madame enavait aussi, du style, et elle écrivait le moins possible.

–&|160;Oh&|160;! Julia était très-forte. Maistu as raison, les femmes du monde ont la rage d’écrivasser. On m’encitait une qui use une rame de papier à lettres par mois. Il estvrai que cette marquise de Barancos se croit obligée d’exagérertout.

–&|160;La marquise de Barancos&|160;! madamene l’aimait guère.

–&|160;Bah&|160;! Est-ce qu’elle laconnaissait&|160;?

–&|160;Pour la rencontrer au Bois et authéâtre, voilà tout. Seulement, madame ne pouvait pas souffrir lesétrangères. Elle trouvait que cette marquise avait l’airinsolent.

–&|160;Julia n’avait pas tort.

–&|160;Et puis, il y avait une autre raison…je peux bien vous la dire maintenant que ma pauvre maîtresse estmorte. Madame s’était figuré que M.&|160;Darcy faisait la cour àmadame de Barancos, et même, quand M.&|160;Darcy a quitté madame,elle a cru que c’était pour épouser cette Espagnole. Pensez donc sielle devait la détester&|160;!

Depuis que Nointel avait prononcé le nom de lamarquise, Darcy s’était arrêté court au milieu de sa promenadefuribonde, et il écoutait avec une très-vive attention les réponsesde la soubrette.

–&|160;C’est vrai, dit-il en cherchant àprendre un air dégagé pour cacher son émotion&|160;; le jour denotre séparation, Julia m’a fait une scène de jalousie à propos demadame de Barancos. Elle vous en avait donc parlé&|160;?

–&|160;Quelques mots seulement, réponditMariette. Madame disait qu’elle se vengerait si monsieur se mariaitavec la marquise.

–&|160;Elle ne disait pas comment elle sevengerait&|160;?

–&|160;Oh&|160;! ce n’était pas sérieux.Madame ne pouvait rien contre une personne du grand monde.

–&|160;Elle ne vous a jamais envoyée chezmadame de Barancos&|160;?

–&|160;Mais non, monsieur. Pour quoifaire&|160;? répondit très-naturellement la femme de chambre.

–&|160;Dis donc, Mariette, reprit le capitaineen riant, tu prétendais que madame d’Orcival n’écrivait jamais.Ai-je rêvé que tu nous as raconté tout à l’heure que, le jour oùelle t’a envoyée chez mademoiselle Lestérel, elle avait devant elleun tas de lettres qu’elle venait de cacheter&|160;? Il me sembleque, cette fois-là, elle ne se privait pas d’écrire.

–&|160;Un tas, non, mon capitaine, réponditgaiement la soubrette. Il y en avait deux ou trois, pas plus, j’ensuis sûre. Je me souviens même que j’ai demandé à madame si ellevoulait me charger de les porter en allant rue de Ponthieu, etqu’elle m’a répondu&|160;: Non, c’est inutile, je dîne chez madameRissler qui demeure à deux pas. Je vais y aller à pied. J’ai besoinde prendre l’air. Je jetterai moi-même les lettres à la boîte.

À ce moment, le valet de chambre de Darcyentra pour annoncer le déjeuner, et Darcy allait le renvoyer en luidisant de ne pas servir, car il commençait à prendre goût auxdiscours de Mariette depuis qu’elle avait parlé de la haine demadame d’Orcival pour la marquise, et il voulait l’interrogerlui-même. Mais Nointel, tout au rebours de son ami, jugeait quel’interrogatoire de la soubrette avait donné tout ce qu’il pouvaitdonner, et qu’il serait maladroit d’insister.

–&|160;Mon cher, dit-il en prenant le bras deDarcy, je déteste les côtelettes brûlées autant que cette pauvreJulia détestait la marquise. Remercie Mariette, qui t’a rendu unvrai service et qui t’en rendra encore. Dis-lui qu’elle te trouveratoujours chez toi le matin, et… allons déjeuner.

La soubrette s’était levée et faisait mine departir, mais elle regardait Darcy en dessous, et il ne fallait pasêtre sorcier pour deviner qu’elle se demandait s’il allait lalaisser partir sans récompenser ses mérites.

–&|160;Lâche cinquante louis, cent louis, situ veux, souffla le capitaine à son ami. Nous pourrons encore avoirbesoin d’elle.

Darcy avait la somme dans la poche de sonveston. Il s’exécuta, quoiqu’il n’eût pas à se féliciter de ce queMariette venait de lui apprendre. Mais il avait à payer sadiscrétion dans l’affaire du suicide, et il pensait d’ailleursqu’il valait mieux ne pas se brouiller avec elle.

La femme de chambre empocha les deux billetsde mille francs d’un air médiocrement satisfait. On vit fort bienqu’elle attendait mieux, et qu’elle comptait toujours sur lesfutures générosités de Darcy pour s’établir lingère. Elle partit,en souriant au capitaine qui avait fait sa conquête, et en luipromettant qu’elle reviendrait.

–&|160;J’en sais assez maintenant, ditNointel, et nous allons causer sérieusement.

Darcy ne demandait pas mieux, car il luitardait de savoir ce que pensait son ami des déclarations de lasoubrette.

Avant d’aborder ce sujet palpitant, il luifallut pourtant souffrir que son valet de chambre servît les deuxplats classiques d’un déjeuner de garçon, les côtelettes panées etles œufs au beurre noir. C’est le supplice des riches que laprésence obligée des domestiques à certains moments de la journée.Mais Darcy s’astreignait le moins possible à ces règles intérieuresde la vie élégante, et dès que lui et son convive n’eurent plusaffaire qu’à un pâté de perdreaux truffés du Périgord, il renvoyaFrançois.

–&|160;Mon cher, dit-il tristement lorsqu’ilse trouva en tête-à-tête avec Nointel, je commence à ne plus rienespérer.

–&|160;Tu as tort, répondit le capitaine. Lasituation est évidemment plus mauvaise que nous ne le supposionsavant d’avoir vu Mariette, mais je ne crois pas qu’elle soit perduesans ressource. Me permets-tu de te dire franchement comment jel’envisage&|160;?

–&|160;Quelle question&|160;!

–&|160;Je te préviens que je vais t’affliger.Je vais être dur… dur et salutaire comme l’outil du dentiste quivous extirpe une molaire. C’est une illusion que je vais essayer det’arracher. Peut-être n’y réussirai-je pas, mais je suismalheureusement sûr de te faire souffrir. Ainsi, tâte-toi. Si tupréfères éviter l’opération, je me tairai et je n’en agirai pasmoins.

–&|160;Au point où j’en suis, peu m’importeune douleur de plus ou de moins. Parle.

–&|160;Eh bien, je te déclare que, selon moi,il n’est plus possible de douter de la présence de mademoiselleLestérel dans la loge de Julia, pendant la nuit du bal.

–&|160;Alors, mademoiselle Lestérel estcoupable… mon oncle a eu raison de la faire arrêter… les jurésauront raison de la condamner.

–&|160;Pardon&|160;! je n’ai pas dit cela.J’ai dit que mademoiselle Lestérel est allée au rendez-vous que sonancienne amie de pension lui a donné par écrit&|160;; et je n’aitiré de ce fait aucune conclusion.

–&|160;Mais la conclusion se tire d’elle-même.Si Berthe y est allée, c’est Berthe qui a tué Julia.

–&|160;Il est possible que ce soit elle. Celan’est pas certain, je vais te le démontrer tout à l’heure. Enattendant, je reviens à mon point de départ. Admets-tu comme jel’admets, que cette femme de chambre a porté à mademoiselleLestérel une lettre de madame d’Orcival&|160;; que cette lettrecontenait une invitation pressante, une assignation à comparaître,comme disent les gens de justice, et que mademoiselle Lestérel arépondu&|160;: J’irai&|160;? En un mot, admets-tu que Mariette adit la vérité à ton oncle et à nous&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien, balbutia Darcy quicherchait à se tromper lui-même.

–&|160;C’est l’évidence même, repritl’impitoyable Nointel. Cette fille n’a aucun intérêt à mentir. J’aimême été frappé de cette circonstance&|160;: qu’elle ne cherche pasà se faire passer pour mieux informée qu’elle ne l’est en réalité.Ainsi, elle ne prétend pas que sa maîtresse lui a confié ce qu’elleécrivait à mademoiselle Lestérel. Preuve de sincérité. D’autresauraient enjolivé l’histoire. Elle raconte simplement ce qu’elle avu, elle répète uniquement ce qu’elle a entendu&|160;: mademoiselleLestérel se troublant pendant qu’elle lisait le billet de madamed’Orcival, et disant&|160;: J’irai. Madame d’Orcival, habillée pourle bal, bourrant ses poches de lettres. Tu conviendras que si onapproche tout cela de la découverte du poignard japonais qui estresté dans la blessure, on est logiquement amené à croire quemademoiselle Lestérel est entrée dans la loge.

–&|160;Et qu’elle a assassiné Julia, ditamèrement Darcy. L’un est la conséquence de l’autre.

–&|160;Pas du tout, et voici pourquoi.Mademoiselle Lestérel y est entrée, c’est clair&|160;; une autrefemme a pu y entrer aussi.

–&|160;Oui… j’ai déjà pensé à cela, mais… surquoi fondes-tu cette supposition&|160;?

–&|160;Sur certaines observations que j’aifaites, des remarques de détail qui ne sont presque rien, prisesisolément, mais qui, réunies, acquièrent une grande valeur, carelles concordent toutes.

–&|160;Explique-toi. Tu me fais mourird’impatience avec tes déductions.

–&|160;Mon cher, ce n’est pas ma faute, jesuis né méthodique. J’arrive aux faits. Tu étais au bal, n’est-cepas&|160;? Tu t’es assis dans la loge du Cercle, et de là, tu as vuune femme en domino entrer chez Julia.

–&|160;Oui.

–&|160;Quelle heure était-il à peuprès&|160;?

–&|160;Minuit et demi… peut-être un peuplus.

–&|160;Et le crime a été commis à troisheures, c’est parfaitement établi. Il n’est pas probable qu’uneentrevue entre Julia et la personne qui venait reprendre deslettres compromettantes ait duré deux heures et demie. Aussi est-ilprouvé qu’il y a eu plusieurs entrevues. La Majoré déclare qu’ellea ouvert trois ou quatre fois.

–&|160;C’est vrai.

–&|160;Bien. Maintenant, il est hors de douteque Julia a été assassinée pendant la dernière visite. Elle a faitjusqu’à trois heures des apparitions intermittentes sur le devantde la loge. Vers trois heures, elle s’est retirée dans le petitsalon du fond, et on ne l’a plus revue. Est-ce exact&|160;?

–&|160;Parfaitement.

–&|160;Eh bien, est-il croyable que lavisiteuse de minuit et demi soit revenue à deux heures, à deuxheures et demie, et finalement à trois heures&|160;? Examinonscette hypothèse. Je parle comme parlait mon professeur de spécialesquand je potassais pour Saint-Cyr&|160;; mais c’est forcé.Voilà donc une femme du monde qui arrive tout émue au rendez-vous àelle assigné par une femme galante qui détient sa correspondance.Elle entre, elle s’abouche avec la demi-mondaine, qui lui rend seslettres ou qui ne les lui rend pas. Dans les deux cas, la femme dumonde doit avoir hâte de quitter le bal, n’est-ce pas&|160;? Elle yest venue dans le plus grand secret&|160;; elle a eu mille peines àsortir de chez elle incognito, elle aura plus de peine encore à yrentrer sans être vue. Au milieu de cette foule, elle tremble quequelqu’un ne la reconnaisse. Il lui tarde de fuir. Eh bien, pas dutout. Cette femme s’éternise à l’Opéra. Elle sort de la loge, elley rentre, elle en sort encore, puis elle y revient. Où va-t-ellependant ces sorties&|160;? Au foyer, pour intriguer des provinciauxsans doute&|160;! Et, après tous ces tours, elle se décide enfin àégorger madame d’Orcival. Avoue que c’est étonnant.

–&|160;C’est absurde… c’est impossible.

–&|160;Complètement impossible, mon ami. Maissi, au contraire, on admet qu’il est venu deux femmes, tout secomprend, tout s’explique. La première arrive à minuit et demi,termine ses négociations avec Julia et se sauve avec ses lettres.L’autre vient sur le coup de deux heures et demie. Julia a eu soind’espacer ses rendez-vous. Avec cet autre, l’entrevue est orageuse.On ne parvient pas à s’entendre. Elle sort sans emporter sacorrespondance. Elle est désespérée, exaspérée. Elle ne se possèdeplus. Il lui faut à tout prix ces billets doux qui peuvent laperdre. Elle retourne à la loge. Julia y est encore. L’entretienrecommence. Julia refuse toujours parce que ses conditions ne sontpas acceptées. La femme du monde frappe, s’empare des lettres etpart pour ne plus revenir. Voilà, cher ami. Que dis-tu de monroman&|160;?

–&|160;Ce n’est pas un roman, s’écria Darcy,les choses ont dû se passer ainsi… je le crois… et pourtant netrouves-tu pas singulier que Julia possédât tant de secrets&|160;?Par quel étrange hasard était-elle dépositaire des lettres de deuxfemmes du monde&|160;?

–&|160;Mon cher, sur ce point, j’ai une idéefixe. Je suis convaincu que les secrets de madame d’Orcival étaientles secrets de Golymine. C’est le seul héritage qu’il lui aitlaissé. Comment et quand le lui a-t-il transmis, je l’ignore, etcela nous importe peu, mais je suis à peu près sûr du fait. Juliaaura voulu liquider cette succession d’un seul coup. Or, leditGolymine avait eu plus d’une maîtresse. Et je ne serais pas surprisque Julia eût fait venir au bal de l’Opéra une demi-douzaine defemmes. Deux, c’est un minimum.

–&|160;Mariette, cependant, n’a porté qu’unelettre.

–&|160;Oui, mais elle t’a dit que, le mêmejour, à la même heure, Julia en avait écrit plus d’une. Elle t’adit aussi que le paquet accusateur qu’elle a emporté au bal étaitsi gros qu’elle n’a pas pu le mettre dans son corsage. Or, siécrivassière que soit une femme, elle ne rédige pas un volumependant la durée d’une liaison. Donc, cette liasse était l’œuvre deplusieurs victimes de Golymine. Mariette a remarqué d’ailleurs quela susdite liasse était divisée en fractions attachées par desfaveurs roses ou bleues. Et elle se souvient, cette bonne Mariette,que Julia s’est écriée au moment de partir&|160;: Sont-elles bêtes,ces femmes du monde&|160;! As-tu fait attention à cepluriel&|160;?

–&|160;Non, je n’avais pas la tête à moi.Cette fille parlait de mademoiselle Lestérel dans des termes quim’irritaient.

–&|160;Elle était persuadée qu’elle te causaitun plaisir extrême, car fort heureusement elle ne soupçonne pas quetu aimes la personne qu’on accuse d’avoir tué madame d’Orcival. Ettu aurais tort de lui en vouloir, car son témoignage nous sera fortutile pour prouver que la prévenue ne peut pas être coupable.

–&|160;Reste le poignard japonais.

–&|160;Le poignard japonais ne m’embarrassepas du tout. Mademoiselle Lestérel a pu l’oublier dans la loge, ou,ce qui est plus probable, Julia a pu le lui demander, et la pauvreenfant n’a guère pu le lui refuser. Elle était trop heureuse d’enêtre quitte à si bon marché. Donc, le poignard est resté à madamed’Orcival. Qui sait si, quand la discussion s’est envenimée avecl’autre femme, elle ne l’a pas tiré de sa gaine pour montrerqu’elle avait de quoi se défendre&|160;? Tu vois d’ici la scène. Lafemme le lui arrache brusquement des mains, le lui plante dans lagorge et l’y laisse. Elle ne l’y aurait certes pas laissé, s’il luieût appartenu.

–&|160;En effet, c’est encore une preuve enfaveur de mademoiselle Lestérel. Et maintenant, ne penses-tu pasque je serais fondé à aller trouver mon oncle, avec toi, si tuveux, à faire valoir devant lui tes raisonnements si serrés…

–&|160;Mon cher Darcy, dit avec un peud’embarras le capitaine, je crois que la démarche serait prématuréeet que tu ne songes pas à un danger que je vais te signaler. Elleserait prématurée, parce que nous ne pouvons pas encore accuser lamarquise.

–&|160;Mais il me semble qu’il y a contre elledes indices qui équivalent presque à des certitudes. La marquise atrès-probablement eu Golymine pour amant. Simancas le sait,Simancas l’a reconnue dans la loge de Julia. C’est pour celaqu’elle le reçoit. Le bouton de manchettes porte l’initiale de sonnom de Barancos…

–&|160;Et du prénom de mademoiselle Lestérel,cher ami. Ce bouton est une arme à deux tranchants.

–&|160;Soit&|160;! mais Mariette vient de nousdire que sa maîtresse détestait la marquise. Et je pourraisl’attester. Julia m’a fait dix fois des scènes à propos de cetteétrangère. Elle s’imaginait que je voulais l’épouser.

–&|160;D’où il suit que si la Barancos avaitété assassinée, on serait fondé à accuser madame d’Orcival. Or,c’est tout le contraire qui est arrivé, et la Barancos n’avait pasde motifs de haine contre Julia.

–&|160;Tu oublies que Julia lui avait prisGolymine.

–&|160;À moins que ce ne soit elle qui aitpris Golymine à Julia. C’est un point à éclaircir avec beaucoupd’autres. Mais passons à un autre côté de la question, un côté plusdélicat. Et ici je te prie de faire provision de courage, car jevais enfoncer le bistouri dans la plaie.

–&|160;Que veux-tu dire&|160;?

–&|160;Écoute-moi. Ma supposition, que tuviens d’adopter, est celle-ci&|160;: Mademoiselle Lestérel estallée au bal de l’Opéra, où madame d’Orcival lui avait donnérendez-vous. Elle est entrée dans la loge n°&|160;27, mais elle n’yest restée qu’un quart d’heure. En partant, elle y a oublié sonpoignard-éventail. Une autre femme, disons, si tu veux, madame deBarancos, une autre femme est venue plus tard, a trouvé l’arme ets’en est servie pour tuer madame d’Orcival. C’est bien cela,n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Parfaitement.

–&|160;Bon&|160;! mais qu’allait fairemademoiselle Lestérel à l’Opéra&|160;? chercher des lettrescompromettantes que madame d’Orcival devait lui rendre, avec ousans conditions. Ces lettres, mademoiselle Lestérel les avaitécrites… à qui&|160;?… à un amant.

–&|160;Nointel&|160;! s’écria Darcy.

–&|160;Mon cher, je t’ai averti que je seraisforcé d’être cruel. Si tu veux que je n’aille pas plus loin, jevais me taire. Mais si tu tiens à ma collaboration, tu feras biende me laisser raisonner comme je l’entends, dit froidement lecapitaine.

–&|160;Soit&|160;! continue, je te répondraiensuite.

–&|160;Tant que tu voudras. Je te disais doncque si nous parvenons à démontrer que les choses se sont passéescomme nous le supposons, nous démontrerons en même temps quemademoiselle Lestérel a un amant. Tout ce que je sais d’elle sembleprouver au contraire qu’elle a toujours mené une vie irréprochable.Mais sa visite dans la loge de Julia suffit pour détruire lesprésomptions favorables à sa vertu. Pourquoi aurait-elle risqué saréputation en s’aventurant au bal de l’Opéra&|160;? pourquoi seserait-elle rendue à l’invitation de madame d’Orcival&|160;? Tu neprétendras pas que c’est pour sauver l’honneur d’une autrefemme&|160;?

–&|160;Si&|160;! je le prétends, réponditDarcy d’un ton ferme.

Sa figure s’était éclairée, ses yeuxbrillaient, et Nointel, très-frappé de ce changement subit, luidit&|160;:

–&|160;Tu as, sans doute, à me donner debonnes raisons à l’appui de ton opinion. Je serai ravi de lesentendre et de m’y rallier, si elles me paraissent concluantes.

–&|160;Viens dans mon cabinet de toilette,reprit brusquement Darcy. François nous y servira le café. Il fautque je m’habille pour sortir.

Nointel, qui avait fini de déjeuner tout encausant, suivit son ami.

–&|160;Pauvre garçon, pensait-il, je croisqu’il est bien empêché de m’expliquer la conduite de son adorée. Sima logique le guérit d’une passion insensée, je ne regretterai pasde l’avoir blessé.

Dès qu’ils eurent passé la porte du cabinet,Darcy se campa en face du capitaine et lui dit&|160;:

–&|160;Tu as oublié que mademoiselle Lestérela une sœur.

–&|160;Pas du tout. Je me rappelle fort bienque tu m’as raconté ta visite, rue Caumartin, l’arrivée du mari etla scène qui s’en est suivie. Tu n’as omis dans ton récit qu’uneseule chose. Tu ne m’as pas dit le nom de ce furieux baleinier quivoulait tuer sa femme.

–&|160;Il s’appelle Crozon…

–&|160;Crozon… un capitaine au long cours… jele connais.

–&|160;Comment&|160;! tu connais le beau-frèrede mademoiselle Lestérel&|160;?

–&|160;Parfaitement. Cela t’étonne, et envérité il y a de quoi. Je vais t’expliquer en deux mots ce mystère.En sortant de Saint-Cyr, il y a du temps de cela, je fus expédié auMexique en qualité de sous-lieutenant de chasseurs à cheval. On mecasa, moi, mes hommes et mes bêtes, sur un bâtiment du commerce quiétait bien le plus mauvais sabot de la marine française. Cettepatache avait pour second un certain Crozon, qui doit être tonhomme. J’ai su depuis qu’il est devenu capitaine, qu’il s’est mariéet qu’il commande un navire baleinier pour un armateur du Havre.Continue.

–&|160;Mademoiselle Lestérel a une sœur, tedisais-je. Cette sœur a trompé son mari. Je n’en doutais presquepas après la scène à laquelle j’ai assisté. Maintenant, je n’endoute plus du tout. Pourquoi ne l’aurait-elle pas trompé avecGolymine&|160;?

–&|160;Je vois où tu veux en venir. Alors, tusupposes que les lettres possédées par Julia étaient de madameCrozon. C’est possible, et cela changerait fort la thèse. Maispermets-moi de te dire que c’est peu vraisemblable.

–&|160;Où sont les invraisemblances&|160;?

–&|160;Il y en a trois ou quatre. D’abord, oùdiable veux-tu que ce Golymine ait rencontré et séduit une petitebourgeoise comme madame Crozon&|160;? Les bourgeoises, ce n’étaitpas sa partie. Et à moins que celle-là ne fût extraordinairementbelle…

–&|160;Elle ne l’est plus, mais elle a dûl’être. Elle ressemble trait pour trait à sa jeune sœur.

–&|160;Qui est charmante, je le sais. Reste àexpliquer comment cette liaison a pu se former. Golymine menait unevie enragée, et cette jeune femme n’allait guère, je suppose, dansles endroits qu’il fréquentait. D’un autre côté, qui l’auraitprésenté à elle&|160;? Pas mademoiselle Berthe assurément.

–&|160;Non. Mais tu sais qu’à Paris toutarrive.

–&|160;Ma foi&|160;! c’est bien vrai. J’ai vuen ce genre des choses prodigieuses.

–&|160;D’ailleurs, madame Crozon était seuledepuis deux ans. Son mari courait les mers.

–&|160;Et elle courait les théâtres, lespromenades. C’est tout naturel. Je m’étonne seulement quemademoiselle Lestérel n’ait pas cessé de voir une sœur sicompromettante.

–&|160;Elle ignorait sans doute sa conduite…et puis, cette sœur lui a servi de mère. Elle l’aime avec passion,elle m’a dit qu’elle était prête à se sacrifier pour elle. Quevoulais-tu qu’elle fît&|160;? Fallait-il qu’elle l’abandonnât dansle malheur&|160;?

–&|160;Non. Mais à quelle époque, d’après toi,Golymine serait-il entré en relation avec madame Crozon&|160;?

–&|160;L’année dernière, je suppose. Ce marifuribond accusait sa femme d’être accouchée clandestinement, il y aun mois.

–&|160;L’année dernière, Golymine n’était plusni l’amant de madame d’Orcival, ni l’amant de madame de Barancos,si tant est que la marquise ait eu une faiblesse pour ce Polonais,et, pour ma part, j’en suis convaincu. L’année dernière, on ne luiconnaissait pas de maîtresse attitrée. Donc, il a pu cacher sesamours et se consoler de ses disgrâces dans le grand monde et dansle demi-monde en séduisant une personne modeste et jolie. Mais,dis-moi, est-ce le suicide du soi-disant comte qui a mis fin àl’intrigue&|160;?

–&|160;Elle avait cessé avant lesuicide&|160;; du moins, c’est ce que le mari a dit pendant quej’étais caché dans le cabinet. Il criait à tue-tête&|160;: Je saisà quel moment et pourquoi votre amant vous a quittée. Votre amantest parti. Mais il reviendra, et je le tuerai.

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! il me semble que lebruit courait cet hiver que Golymine venait de passer en Angleterrepour fuir ses créanciers. Tout cela concorde assez, et je commenceà croire que ta supposition est admissible… en ce point seulementque madame Crozon a pu être la maîtresse du Polonais, car pour lereste… voyons, si les lettres étaient de la femme du baleinier,pourquoi madame d’Orcival n’aurait-elle pas écrit à cette femme, aulieu de s’en prendre à la sœur&|160;?

–&|160;Parce que madame d’Orcival tenait àhumilier mademoiselle Lestérel. Tu n’as donc pas entendu ce queMariette a raconté&|160;? Julia ne pardonnait pas à son ancienneamie de pension d’avoir suivi un autre chemin qu’elle, et derepousser ses avances. Peut-être aussi savait-elle que madameCrozon était trop souffrante pour venir au bal.

–&|160;Et tu crois que mademoiselle Lestéreln’a pas hésité à tenter l’aventure&|160;?

–&|160;Refuser, c’eût été tuer sa sœur. Madamed’Orcival aurait envoyé les lettres au mari.

–&|160;Et ce mari, j’en conviens, esttrès-capable de tordre le cou à sa femme, s’il lisait cettecorrespondance. Je l’ai beaucoup pratiqué pendant notre traverséede Saint-Nazaire à Vera-Cruz. C’est un assez bon diable au fond,brave, honnête, serviable même, mais violent à faire sauter sonbâtiment dans un accès de colère, et fort comme un Hercule defoire. Je l’ai vu, une fois, empoigner par la ceinture un matelotqui lui avait mal répondu et l’envoyer par-dessus bord. Il est vraiqu’il s’est jeté à la mer pour le repêcher.

–&|160;Alors, tu dois comprendre quemademoiselle Lestérel se soit dévouée.

–&|160;Oui. Puisque nous nous promenons dansle vaste champ des conjectures, celle-là en vaut une autre.Examinons-la ensemble. Je serais ravi qu’elle se vérifiât, car, jel’avoue, l’autre me répugnait. Il m’était dur de croire qu’unejeune fille que tu as résolu d’épouser…

–&|160;Je t’ai laissé parler, j’ai supportésans me plaindre ce que tu appelais une opération salutaire.L’opération est faite. Je t’en prie, Nointel, ne ravive pas lablessure. J’accepte tes idées. Je pense comme toi que mademoiselleLestérel est allée au bal, qu’elle y a vu Julia, qu’elle est partieaussitôt, et que le coupable c’est madame de Barancos. Pourquoin’exposerais-je pas toutes nos raisons à mon oncle&|160;? Crois-tuqu’il ne comprendrait pas maintenant la cause qui a empêchémademoiselle Lestérel de dire la vérité&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien&|160;; mais je teréponds qu’alors il tiendrait à interroger madame Crozon. S’ill’interroge, le mari se doutera de ce qui se passe, et il tuera safemme. Et puis, je parierais que mademoiselle Lestérel, redoutantcette funeste conséquence d’un aveu, persistera à soutenir qu’ellen’est pas allée au bal. Si elle persiste, que vaudront noshypothèses, quelque ingénieuses qu’elles soient&|160;? Rien dutout. Le juge te tiendra à peu près ce langage&|160;: Vousprétendez que la prévenue est entrée dans la loge à minuit et demi,et qu’elle n’y est restée que dix minutes. Très-bien. Faites-moidonc le plaisir de me dire où elle est allée ensuite. Elle estrentrée rue de Ponthieu à quatre heures du matin. Querépondras-tu&|160;? Rien, parce que, même en admettant notresystème, cette éclipse totale est inexplicable. Et le jugel’expliquera en disant&|160;: Il est possible qu’elle soit sortiede la loge&|160;; mais elle y est revenue&|160;: elle y étaitencore à trois heures, et c’est elle qui a frappé.

Darcy baissait la tête et cherchait desarguments qu’il ne trouvait pas.

–&|160;Ah&|160;! reprit Nointel, ce seraittout différent, si nous pouvions démontrer que madame de Barancosaussi a fait une visite à Julia, et que cette visite a été beaucoupplus tardive que celle de mademoiselle Lestérel. Alors, nousserions bien forts, et nous atteindrions rapidement le but. Mais sinous renversons l’ordre des facteurs, nous ne ferons rien de bon.Commençons par trouver la coupable. Quand nous la tiendrons, lereste ira tout seul. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés à cerésultat, la plus extrême prudence est de rigueur.

–&|160;Alors, tu veux que nous nous abstenionsd’agir. Autant vaudrait abandonner la partie.

–&|160;Qui te parle de t’abstenir&|160;? Nousallons, au contraire, travailler activement. Je me suis chargé dela marquise. Toi, tu vas tâcher, en attendant mieux, de confesserton oncle.

–&|160;Si tu crois que c’est facile&|160;!s’écria Darcy. Mon oncle m’a signifié qu’il ne me dirait plus unseul mot de la marche de l’instruction.

–&|160;Bah&|160;! en le voyant souvent, turecueilleras bien quelques échos des interrogatoires. Tiens&|160;!veux-tu que je te donne un moyen de te tenir toujours aucourant&|160;? Vois souvent madame Cambry. Elle s’intéressebeaucoup à mademoiselle Lestérel, et ton oncle est décidé àl’épouser. Il faudrait qu’elle fût bien maladroite, si ellen’obtenait pas de lui des confidences. Les magistrats sont deshommes, mon cher. Et M.&|160;Roger Darcy ne peut pas trouvermauvais que tu te montres assidu auprès d’une femme qui serabientôt ta tante. Il te saura même gré de tes visites, car elleslui montreront que tu ne lui gardes pas rancune de son mariage. Ettu as quelque mérite à prendre gaiement la chose, puisque tu yperdras quatre-vingt mille francs de rente.

–&|160;J’ai eu la même idée que toi, ditDarcy, sans relever l’allusion à l’héritage manqué. C’est pouraller faire une visite à madame Cambry que je m’habille en cemoment.

–&|160;Parfait. Tu commences à entrer dans labonne voie. Pas de faiblesse, mon garçon. Pas de sentimentalitéhors de propos. Fais comme si tu n’avais jamais vu mademoiselleLestérel. On ne gagne pas les batailles quand on manque desang-froid. Et maintenant que nous allons opérer séparément,permets-moi de t’indiquer le point d’attaque. Ton oncle a entenduMariette&|160;; il sait que la prévenue a reçu une lettre de madamed’Orcival et qu’elle est allée au rendez-vous. Peut-être en sait-ildavantage. Si, par exemple, on avait trouvé chez mademoiselleLestérel cette lettre de Julia, il saurait à quelle heure était cerendez-vous. Pour lui, qui ne songe probablement pas à l’hypothèsedes deux femmes, l’heure n’a pas une grande importance&|160;; pournous, elle en a une énorme. S’il était prouvé que ton amie estentrée dans la loge entre minuit et une heure, je répondrais del’innocenter à bref délai. Voilà le renseignement qu’il fautarracher à M.&|160;Roger Darcy. La belle veuve de l’avenue d’Eylauy réussira, j’en suis convaincu. Arrange-toi pour obtenir sacoopération.

–&|160;Elle me l’a promise, et elle tiendra sapromesse&|160;; car elle a pour mademoiselle Lestérel une amitiévraiment extraordinaire. Elle avait deviné que j’aimaismademoiselle Lestérel, que je voulais l’épouser, et elleconseillait à mon oncle de ne pas s’opposer à ce mariage.

–&|160;Elle a pu changer d’avis depuis lesderniers événements&|160;; mais il suffit qu’elle ne soit pashostile à l’accusée. Donc, il est entendu que tu vas, de ce pas, teconcerter avec elle. Moi, je ne lâche plus la marquise. Elle m’aengagé à aller chez elle. J’irai. Et je me réserve aussi de menerune enquête accessoire. Il faut que je sache à quoi m’en tenir surla conduite de madame Crozon. A-t-elle été, oui ou non, lamaîtresse de Golymine ou d’un autre&|160;? C’est intéressant àéclaircir, et je veux en avoir le cœur net.

–&|160;J’espère bien que tu ne vas pas tejeter à travers le ménage de ce baleinier, sous prétexte det’informer. Ce serait exposer la femme aux vengeances du mari, sansutilité pour personne.

–&|160;Pas si sot. Je ne m’adresserai qu’aumari. Je t’ai dit que je l’avais connu autrefois. Nous étions alorsles meilleurs amis du monde, et je n’aurai aucune peine à renoueravec lui. Seulement, je ne peux pas aller chez lui. Je voudrais lerencontrer, comme par hasard&|160;; pour ce faire, il n’y a qu’unmoyen, c’est de découvrir le café qu’il fréquente, soncafé. Il ne serait pas baleinier, s’il n’avait pas un café. Jele trouverai, j’en suis sûr.

»&|160;Maintenant, parlons d’autre chose.Mariette nous a appris qu’on enterre demain madame d’Orcival.Viendras-tu à la cérémonie&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien, et je te consulte.Que penses-tu que je doive faire&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! le cas est assezembarrassant. Il y a le pour et le contre. Si tu n’y viens pas, ondira dans un certain monde que tu oublies bien vite tes meilleuresamies. Si tu y viens, ces dames et les amis qu’elles amèneront teregarderont comme une bête curieuse, et ton attitude sera commentéepar des gens médiocrement bienveillants. Ma foi&|160;! à ta place,je m’abstiendrais. Après tout, madame d’Orcival n’était plus tamaîtresse, et je puis croire que ton oncle te saura gré de ne paste montrer à ce convoi. D’ailleurs, quel rôle y jouerais-tu&|160;?Conduirais-tu le deuil&|160;? Non, n’est-ce pas&|160;? Nous nesavons même pas aux frais de qui se font les obsèques, puisqueJulia ne laisse pas de parenté.

–&|160;Tu as raison. Je n’irai pas.

–&|160;Et tu feras bien. J’irai, moi. Personnene me remarquera, et je rapporterai peut-être des observationsintéressantes. Mariette y sera. Lolif y sera. Toutes les amies deJulia y seront. Je causerai, je m’informerai, et je parierais queje ne perdrai pas mon temps.

»&|160;Mais te voilà prêt, si je ne me trompe.Quelle heure est-il&|160;? Oh&|160;! près de deux heures. Et moiqui voulais monter à cheval à midi et demi. C’est égal, il mesemble qu’il est un peu tôt pour faire une visite à madameCambry.

–&|160;Elle ne m’en voudra pas de monempressement. Je suis même persuadé qu’elle m’attend.

–&|160;Comment y vas-tu&|160;?

–&|160;Dans mon duc. Il faitbeau.

–&|160;Bon&|160;! tu vas me jeter au bout del’avenue des Champs-Élysées. J’entrerai un instant au Tattersall,et je reviendrai chez moi à pied. Il faut que je m’habille pouraller chez la marquise avant le dîner.

Le valet de chambre entrait justement pourannoncer que le duc était attelé. Darcy achevait satoilette, une tenue de circonstance, correcte et sévère, presque undemi-deuil. Le capitaine se versa un dernier verre de vieilleeau-de-vie de Martell, pour faire suite à une tasse d’excellentcafé qu’il avait dégustée en connaisseur.

–&|160;Allons, dit-il, notre plan est arrêté.Le conseil est levé. À l’action maintenant.

Le duc attendait à la porte, unduc construit d’après les indications de Darcy qui s’yconnaissait&|160;: caisse et train noirs, doublure en maroquinnoir, harnais imperceptible. Le cheval, un alezan brûlé de hautesallures, était tenu en main par un groom de seize ans, en livréesobre.

Les deux amis montèrent, le groom grimpalestement sur le petit siège perché derrière la caisse. Darcy pritles rênes et rendit la main à l’alezan qui ne demandait qu’àcourir.

Le rond-point était à deux pas, et l’avenueregorgeait de promeneurs. Un beau soleil d’hiver avait attiré auxChamps-Élysées le tout-Paris élégant.

–&|160;Tiens&|160;! s’écria Nointel,Saint-Galmier en victoria&|160;! Il a donc une voiture à lui,maintenant&|160;?

–&|160;Oh&|160;! dit Darcy, une victoria delouage. Le cocher a l’air d’un figurant de l’Assommoir, etle cheval a un éparvin.

–&|160;C’est égal. Ce luxe est à noter. Il estl’associé de Simancas, ce bon docteur, et, depuis le bal del’Opéra, les affaires de Simancas vont fort bien, à ce qu’il meparaît.

»&|160;Deux hommes à surveiller, mon cher.

»&|160;Ah&|160;! voici Prébord qui flâne sursa jument baie. Parions qu’il guette la marquise.

Le capitaine avait deviné. À cent pas durond-point, le duc de Darcy fut dépassé par une calèchequi allait un train d’enfer, une calèche de grand style, à huitressorts, cocher poudré, en livrée amarante et or, valets de piedtaillés comme des horse-guards, chevaux anglo-normands àhautes actions, armoiries sur les portières, harnais armoriés.

Sur les coussins de satin bleu de cet équipageprincier, trônait madame de Barancos en grande toilette depromenade, velours et martre zibeline. Elle n’y trônait pas seule.À sa gauche, se prélassait un monsieur couvert de fourrures commeun boyard, un monsieur qui saluait beaucoup et de très-loin lesgens de sa connaissance, un monsieur dont les deux amis n’eurentpas le temps de voir le visage, car la calèche passa comme unéclair.

Nointel le reconnut à son encolure et à unecertaine forme de chapeau qui rappelait la coiffure de l’illustreBolivar, libérateur du centre-Amérique.

–&|160;Dieu me pardonne, c’est Simancas&|160;;Simancas, allant au bois avec la marquise. Pour le coup, voilà quiest significatif. Parions que Saint-Galmier va les rejoindre àMadrid, dans sa victoria jaune. Au train dont marche sa rosse, il ysera dans une heure et demie. Mais les deux coquins tiennent laBarancos, et ils ne la lâcheront pas… à moins que je ne ladébarrasse d’eux. Ah&|160;! Prébord manœuvre pour aborder lacalèche. Je suis curieux de voir comment il va être reçu. C’estcela… il met sa jument au petit galop, et il commence à caracolerauprès de la portière. C’est ce qui s’appelle attendre une marquiseau coin d’un bois… Mais voilà madame de Barancos qui se fait unparavent de son ombrelle… elle en joue comme elle joue del’éventail… Oui, galope, mon bonhomme… tu n’apercevras passeulement le bout du nez de ta marquise… ah&|160;! il y renonce… iléperonne son hack qui rue comme un cheval de fiacre, et iltourne bride… Réglé définitivement le compte du beau Prébord… je nesuis pas fâché de ce qui lui arrive… et je soupçonne que Simancasn’est pas étranger à l’événement… tant mieux… il vonts’entre-détester, et ils finiront peut-être pars’entre-détruire.

–&|160;Il a l’air furieux, dit Darcy.

–&|160;Il se doute peut-être que nous avonsassisté à la scène de l’ombrelle, car il vient de nous apercevoir…Bon&|160;! il nous croise sans nous dire bonjour. C’est l’ouverturedes hostilités. Ça me va. Le drôle veut la guerre. On la fera… unpeu plus tard. En ce moment, nous avons d’autres affaires. Nousvoici à l’Arc de triomphe. Je vais te quitter. N’oublie pas mesinstructions, et ne perds pas courage. Quelque chose me dit quenous réussirons.

–&|160;Quand te verrai-je&|160;?

–&|160;Dès que j’aurai du nouveau à teraconter, répondit le capitaine en mettant pied à terre.

Darcy lança son cheval, car il lui tardait derencontrer madame Cambry. Avec elle, il allait enfin pouvoir parlerde Berthe sur un ton conforme à ses pensées. Nointel était le plusdévoué des amis, le plus actif et le plus intelligent desauxiliaires&|160;; mais Nointel ne croyait pas à l’innocence demademoiselle Lestérel. Il en doutait tout au moins, et ses doutesperçaient dans ses discours. Darcy, qui rendait justice à sesintentions, souffrait de l’entendre. Les amoureux ont la foi, et lelangage des incrédules les choque. Madame Cambry ne doutait pas,elle. Madame Cambry aimait Berthe comme une sœur&|160;; ellel’avait dit la veille à Gaston&|160;; elle lui avait promis de ladéfendre, de plaider sa cause auprès de M.&|160;Roger Darcy, etelle s’était écriée en partant&|160;: Je suis certaine que nous lasauverons.

L’hôtel de cette belle et généreuse veuveétait situé au milieu de l’avenue d’Eylau, et il avait très-grandair. Une grille monumentale, une cour seigneuriale précédant ungrand corps de logis flanqué de deux ailes en retour, et au delàdes constructions, un vaste jardin plein d’arbres demi-séculaires,ce qui est un âge respectable pour des arbres parisiens.

Darcy arrêta son alezan devant la petite portecontiguë à la loge du portier, et envoya son groom demander simadame Cambry était chez elle.

Il y avait devant la grille un fiacre, et cefiacre venait d’arriver&|160;; le cocher était encore occupé àpasser au cou de son cheval la musette pleine d’avoine. Darcy enconclut que madame Cambry recevait, et il ne se trompait pas, carle groom rapporta une réponse affirmative. Il crut même reconnaîtreà la façon dont le portier le saluait que madame Cambry avait donnél’ordre de le laisser entrer, s’il se présentait. Il n’était pasassez familier dans la maison pour se permettre de demander qui lefiacre avait amené, quoiqu’il fût intéressé à le savoir, afin de nepas se rencontrer avec un personnage gênant. Il s’abstint donc, etil traversa la cour au bruit du coup de cloche qui annonçait unvisiteur.

Un valet de pied, à mine discrète, en livréebrune, parut sur le perron et introduisit Darcy dans un vestibulespacieux qui ressemblait un peu à la salle d’attente d’un ministre.Point d’inutilités à la mode, point de fleurs&|160;; rien que desbanquettes recouvertes en moleskine, la table avec l’indispensablecoupe destinée à recevoir les cartes de visite, et les supportsd’acajou pour accrocher les chapeaux. C’était correct, froid et unpeu nu. Dès le premier pas qu’on faisait dans ce bel hôtel, onvoyait que madame Cambry ne donnait pas dans les raffinementsmodernes.

Les appartements de réception occupaient lerez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé, avec les cuisines etles offices dans le soubassement&|160;; et quand elle recevait,madame Cambry s’y tenait de préférence dans un salon donnant sur lejardin. C’était là que Darcy avait dit à mademoiselle Lestérelqu’il l’aimait, et il lui en aurait coûté de revoir ce piano surlequel il l’avait accompagnée pendant qu’elle chantait cet air dontil croyait encore entendre les paroles prophétiques&|160;:«&|160;Chagrins d’amour durent toute la vie.&|160;» Mais cejour-là, par exception, madame Cambry n’avait pas quitté le premierétage. Darcy la bénit de lui épargner l’amertume d’un tristesouvenir, et, conduit par le valet de pied, il monta le grandescalier, un escalier solennel, sans tentures et sans tableaux.

Une surprise l’attendait dans le boudoir assezsimplement meublé où elle le reçut. Son oncle était là, assis surun fauteuil, tout près de la chaise longue où siégeait la belleveuve&|160;; son oncle en toilette du matin, un négligé relatif, lenégligé d’un magistrat qui vient d’instruire&|160;; son oncle,grave, soucieux et préoccupé comme un homme qui apporte demauvaises nouvelles. Madame Cambry l’écoutait avec une attentioninquiète, et Gaston fut frappé de l’altération de ses traits. Elleétait très-pâle, et on voyait que ses beaux yeux avaient pleuré. Ilremarqua aussi qu’elle était vêtue de noir, comme si elle eût portéle deuil de sa protégée.

Madame Cambry accueillit fort bien Darcy, etaprès les politesses obligées, elle engagea la conversation par cesmots qui lui semblèrent de bon augure&|160;:

–&|160;Soyez le bienvenu, monsieur. Vous allezm’aider à défendre notre amie.

Darcy ne demandait pas mieux, mais lemot&|160;: défendre prouvait assez que le juge persistait à accuserBerthe, et Darcy doutait qu’il voulût bien lui permettre de plaiderpour elle.

Avant de répondre à madame Cambry, il leregarda et il vit se dessiner sur ses lèvres un bon sourire qui lerassura. L’oncle Roger lui tendit affectueusement la main et luidit&|160;:

–&|160;Je t’avais déclaré que je ne teparlerais plus de cette triste affaire&|160;; mais au point où elleen est, je n’ai plus rien à te cacher, car l’instruction est à peuprès terminée. Tu peux donc entendre ce que je venais d’apprendre àmadame Cambry qui s’intéresse vivement, tu le sais, à cettemalheureuse jeune fille.

–&|160;Comment ne m’y intéresserais-jepas&|160;? s’écria madame Cambry. Je suis sûre qu’elle estinnocente.

–&|160;Chère madame, reprit le magistrat aprèsun silence, vous devriez bien me dispenser de vous exposer lesraisons sur lesquelles je fonde une certitude tout opposée à lavôtre. Je voudrais partager vos idées, mais la suite vous prouveraqu’il ne reste plus même l’apparence d’un doute sur la culpabilitéde la prévenue. Hier, je pouvais encore croire à une erreur fondéesur des apparences trompeuses. Aujourd’hui, je ne le puis plus.J’ai des preuves matérielles.

–&|160;Lesquelles&|160;? Ce poignardjaponais&|160;?

–&|160;D’autres, beaucoup plus concluantes.Mais je vous en prie, chère madame, ne m’interrompez pas. Vousm’avez écrit pour me témoigner le désir de me voir et de connaîtrele résultat d’une épreuve décisive à laquelle mademoiselle Lestérelvient d’être soumise&|160;; je n’ai rien à vous refuser, et je suisvenu vous dire que cette épreuve lui a été complètementdéfavorable. Je vous serai très-reconnaissant de ne pas m’endemander davantage.

Madame Cambry hésita un instant, mais ellerépondit d’un ton ferme&|160;:

–&|160;Pardonnez-moi d’insister. Je tiens àtout savoir.

–&|160;Soit&|160;! chère madame. Je pourraisarguer de mon devoir professionnel pour motiver mon silence, et sije croyais y manquer en vous apprenant ce que j’ai découvert,certes, je me tairais, quelque désir que j’aie de vous êtreagréable. Mais je ne vois aucun inconvénient à vous dire ce quis’est passé ce matin. Nous vivons dans un temps où le secret del’instruction n’est plus qu’un vain mot, et les journauximprimeront demain tout au long ce que je vais vous raconter,puisque vous le voulez absolument.

»&|160;Hier, j’ai interrogé la femme dechambre de Julia d’Orcival. Cette fille m’a déclaré tout d’abordque, mardi dernier, elle était allée porter à mademoiselle Lestérelune lettre de sa maîtresse, que mademoiselle Lestérel avait parutrès-troublée en lisant cette lettre, et qu’elle avaitrépondu&|160;: Dites à madame d’Orcival que j’irai. Où&|160;? Ellen’a pas précisé, mais il était bien naturel de supposer qu’ils’agissait du bal de l’Opéra. Pourquoi ce rendez-vous&|160;? Sur cepoint, la femme de chambre a été très-explicite.

»&|160;Et ici, mon cher Gaston, ajoutaM.&|160;Darcy en regardant son neveu, je suis obligé de t’avertirque tu vas apprendre des choses qui t’affligeront. Rien ne te forceà les écouter, et, si tu ne te sens pas le courage de les entendre,madame Cambry te permettra certainement de prendre congéd’elle.

–&|160;Je vous remercie de votrebienveillance, mon oncle&|160;; mais je prie au contraire madameCambry de m’autoriser à rester, répondit Gaston.

–&|160;Très-bien. Je t’ai prévenu. Tant pispour toi, si je te blesse dans tes sentiments intimes. MadameCambry me pardonnera d’entrer dans des détails qui l’amèneront, jele crains, à changer d’opinion sur mademoiselle Lestérel.

»&|160;Donc, la femme de chambre s’estexpliquée très-nettement. Elle affirme que sa maîtresse avait entreles mains des lettres adressées par mademoiselle Lestérel à un… àun homme… des lettres qui ne laissaient aucun doute sur la naturedes relations qui ont existé entre cet homme et cette jeunefille.

–&|160;La femme de chambre ment, s’écriamadame Cambry. Berthe a toujours vécu honnêtement. Jamais saconduite n’a donné prise au moindre soupçon.

Au grand étonnement de M.&|160;Roger Darcy,Gaston ne s’associa point à cette protestation véhémente. Gastonavait ses raisons pour se taire. Gaston se disait&|160;:

–&|160;Mon oncle est encore aux affirmationsde Mariette. Il les prend pour des preuves. Quand nous luidémontrerons que ces prétendues preuves ne signifient rien, quemademoiselle Lestérel, si elle est allée à l’Opéra, y est alléepour retirer les lettres de sa sœur, qu’une autre femme est entréedans la loge, et que c’est cette autre femme qui a frappé Julia,mon oncle changera d’avis. En attendant, je puis le laisser parlersans le contredire. Tout va bien.

–&|160;Ma première impression a été la mêmeque la vôtre, chère madame, reprit le magistrat. J’ai pensé que lasoubrette affirmait à la légère. Elle a eu beau m’assurer qu’elleavait vu madame d’Orcival, au moment de partir pour le bal, mettredans sa poche un gros paquet de lettres, je n’ai accepté sontémoignage que sous bénéfice de vérification ultérieure, et c’est àcette vérification que j’ai procédé ce matin.

–&|160;Comment cela&|160;? demanda vivementmadame Cambry.

–&|160;J’ai dirigé moi-même la perquisitionqui vient d’être faite dans l’appartement de mademoiselleLestérel.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Eh bien, je dois dire que j’ai étéd’abord très-favorablement impressionné. Il est rare que la tenued’un logement, les objets qui le garnissent, n’indiquent pas assezexactement le caractère, les habitudes, les mœurs de la personnequi l’habite. Les meubles ont une physionomie. Dans l’exercice demes fonctions, il m’est arrivé de sentir le crime, en entrant dansla chambre d’un assassin. En entrant chez mademoiselle Lestérel, ilme semblait que j’entrais dans la cellule d’une sœur converse. Unecouchette d’enfant garnie de rideaux de mousseline blanche, deschaises de paille, une commode en noyer, des images de premièrecommunion, des rameaux de buis bénit à la glace de la cheminée, unephotographie du commandant Lestérel en uniforme, un portrait defemme qui doit être celui de la sœur aînée. Le seul meuble profaneest un piano, chargé de partitions. Pas d’autres livres que deslivres de prix du pensionnat et des livres de piété.

–&|160;J’en étais sûre, murmura madameCambry.

–&|160;Les tiroirs ont été ouverts, lespapiers examinés minutieusement. Mon devoir m’y obligeait. Nousn’avons trouvé que des lettres de son père.

–&|160;Que disiez-vous donc&|160;?

Veuillez, chère madame, m’écouter jusqu’aubout. Tout semblait innocenter mademoiselle Lestérel. Unegarde-robe des plus modestes, du linge de jeune fille. Pas trace dedomino, de loup, ni des autres accessoires indispensables pouraller au bal masqué. Il est vrai qu’elle a pu les louer et lesrendre dans la même nuit. J’ai ordonné des recherches chez lescostumiers et chez les marchandes à la toilette.

Je commençais à croire que je m’étais laisséprendre à des apparences accusatrices, lorsqu’une malheureusetrouvaille a tout gâté. L’appartement se compose de cinq petitespièces, une antichambre, une cuisine, une salle à manger, uncabinet de toilette et une chambre à coucher. Il y avait eu du feudans la chambre, mais on voyait qu’on n’en n’avait jamais fait dansla cheminée du cabinet. Pas de tisons, ni de cendre dans l’âtre.Rien qu’un tas de papiers brûlés tout récemment… les lettresrendues par madame d’Orcival, c’est évident.

–&|160;Pourquoi évident&|160;? demandaGaston.

–&|160;Très-probable, du moins. Il est facilede s’imaginer la scène. Mademoiselle Lestérel revient du bal. Elletient les lettres, et il lui tarde de les anéantir. Son feu estéteint. Elle passe dans son cabinet de toilette pour sedéshabiller. Elle allume une bougie, elle jette le paquet dans lefoyer, elle y met le feu, et elle surveille avec beaucoup de soinl’incinération, car pas une bribe de papier n’a échappé à laflamme. Si elle eût été arrêtée quelques heures plus tard, nousn’aurions trouvé aucun vestige de cet auto-da-fé&|160;;mais elle venait de se lever quand le commissaire s’est présenté dema part, et le ménage n’était pas encore fait.

–&|160;Et c’est sur des débris impalpables,sur des cendres oubliées au fond d’une cheminée qu’on prétendraitbaser une certitude&|160;!

–&|160;Pas du tout. Cette découverte constitueune présomption, et rien de plus. Mais on en a fait une autre. Envisitant avec soin la cheminée de la chambre à coucher, un agent atrouvé une lettre, ou plutôt un fragment de lettre, qui était allése loger sous le manteau, où il était resté incrusté dans uninterstice de briques. La combustion rapide a de ces hasards. Aprèsle départ de la femme de chambre, mademoiselle Lestérel a voulubrûler tout de suite l’invitation de madame d’Orcival. Le feuflambait, elle y a jeté la lettre que la flamme a saisie et que lecourant d’air du tuyau a emportée. Le papier était du papier à lamode du jour, très-épais et, partant, très-peu combustible.

Madame Cambry suivait ce récit avec uneattention impatiente, et ne paraissait pas y croire beaucoup.Gaston y croyait, lui, car il ne doutait pas que Mariette n’eût ditla vérité&|160;; mais il n’était pas trop effrayé, et même ilentrevoyait presque une lueur d’espérance. Il pensait&|160;:

–&|160;Julia a dû écrire que les lettrescompromettantes étaient de madame Crozon. Si elle a écrit cela surle fragment de billet qui a échappé au feu, Berthe sera du moinsjustifiée d’un soupçon infâme, justifiée malgré elle, justifiée auxdépens de sa sœur, mais qu’importe&|160;?

–&|160;Malheureusement, reprit M.&|160;RogerDarcy, il ne restait de la lettre que les dernières lignes, maiselles sont assez claires.

–&|160;Que disent-elles donc&|160;? demandamadame Cambry très-émue.

–&|160;D’abord, elles sont signées&|160;:Julie Berthier, le véritable nom de madame d’Orcival, et cettesignature est précédée de cette qualification presqueamicale&|160;: Ton ancienne camarade. Donc, pas de doute possiblesur l’auteur de la lettre, ni sur la personne à laquelle cettelettre était adressée.

–&|160;Mais ce n’est pas tout, je suppose, ditGaston qui était sur des charbons ardents.

–&|160;Non. Il y a aussi cette phrase que j’airetenue mot pour mot&|160;: «&|160;Je compte que tu prendras lapeine de te déranger. Tu peux bien aventurer ta précieuse personneau bal de l’Opéra pour avoir les jolis billets doux que je consensà te rendre par pure bonté d’âme, car je n’ai guère à me louer detoi. Si tu poussais la pruderie jusqu’à refuser de venir leschercher, je t’avertis que je ne me croirais plus tenue à aucunménagement.&|160;» Est-ce assez significatif, chère madame&|160;?demanda M.&|160;Darcy qui eut la délicatesse de ne pas adresser àl’amoureux de Berthe cette terrible question.

Madame Cambry était trop troublée pour yrépondre catégoriquement. Elle ne put que murmurer&|160;:

–&|160;C’est étrange&|160;!… bien étrange…

–&|160;Hélas&|160;! non, se disait tristementGaston, ce n’est pas assez significatif, car il est impossible desavoir si les lettres sont de mademoiselle Lestérel ou de sasœur.

–&|160;Viennent ensuite, avant la formulefinale, l’indication du numéro de la loge et de l’heure durendez-vous, reprit l’oncle.

–&|160;Et quelle est l’heure indiquée&|160;?demanda le neveu avec une anxiété inexprimable.

–&|160;Deux heures et demie, répondit lemagistrat. Or, le crime a été commis vers trois heures.

Il serait difficile de dire lequel, de GastonDarcy ou de madame Cambry, fut le plus consterné par cettedéclaration précise.

Gaston s’était attaché à l’idée suggérée parNointel comme un homme qui se noie se cramponne à une perche qu’onlui tend du rivage. La perche cassait, et l’amoureux sombrait dansles profondeurs de la désespérance. Il courba la tête, et il pritson front dans ses deux mains.

Moins accablée, mais plus agitée, la belleveuve regardait M.&|160;Darcy avec des yeux qui semblaient chercherà lire, sur la figure sévère du magistrat qu’elle avait choisi pourmari, l’arrêt dont la justice humaine devait infailliblementfrapper la coupable.

Il y était écrit, cet arrêt effrayant, etcependant madame Cambry ne renonça pas à défendre BertheLestérel.

–&|160;À deux heures et demie, s’écria madameCambry, mais c’est impossible. Berthe a quitté mon salon avantminuit. Elle l’a quitté en toute hâte. Pourquoi se serait-ellepressée de partir, si le rendez-vous donné par madame d’Orcival eûtété fixé à deux heures et demie&|160;?

–&|160;Vous oubliez, chère madame, qu’unefemme est venue la chercher, une femme qui prétendait être auservice de madame Crozon.

–&|160;Mais qui n’était certainement pas auservice de madame d’Orcival. C’est une preuve de plus quemademoiselle Lestérel n’est pas allée au bal.

–&|160;Non, c’est un fait inexpliqué, pasautre chose. Cette femme jusqu’à présent n’a pas été retrouvée. Onla cherche et on la découvrira, je n’en doute pas. Si la prévenue arefusé de la désigner, c’est évidemment parce qu’elle redoute sontémoignage.

–&|160;Ainsi, s’écria douloureusement madameCambry, vous croyez que cette malheureuse enfant estperdue&|160;?

–&|160;Perdue de réputation, hélas&|160;! oui,elle l’est déjà. Condamnée, elle le sera. Mais, je l’ai déjà dit àGaston, je suis certain que le jury et la Cour auront pitiéd’elle.

–&|160;Cela signifie sans doute que sa tête netombera pas… qu’elle sera condamnée à vivre détenue. Quelleaffreuse consolation&|160;! La mort ne vaut-elle pas mieux que lebagne à perpétuité… et c’est au bagne que l’enverrait l’indulgencede ses juges&|160;!

M.&|160;Roger Darcy, visiblement affecté, eutquelque peine à se décider à répondre&|160;:

–&|160;Elle serait placée dans une des maisonsde réclusion destinées aux femmes, et probablement pas pourtoujours… pour vingt ans… pour dix ans peut-être, si la Courconsent à abaisser la pénalité de deux degrés. La loi le luipermet.

–&|160;Dix ans, répétait madame Cambry, dixans de tortures épouvantables. On m’a dit que les femmes enferméesdans ces enfers n’y résistaient pas… que celles qui survivaientdevenaient folles.

Cette fois, le juge ne répondit pas dutout.

–&|160;Vous vous taisez, s’écria-t-elle&|160;;c’est donc vrai&|160;: on y meurt, on y perd la raison… et ceserait là le sort réservé à une innocente&|160;! car Berthe estinnocente, je vous le jure. Ah&|160;! c’est effroyable àpenser&|160;! Dites-moi au moins, dites-moi, je vous en supplie,qu’elle serait graciée promptement.

M.&|160;Darcy secoua la tête et dit avec uneémotion profonde&|160;:

–&|160;Vous auriez tort, madame, d’espérercela. Mademoiselle Lestérel, après sa condamnation, paraîtra encoredigne d’intérêt. Mais son procès aura un retentissement énorme. Parson éducation, par ses relations, elle appartient aux classesélevées de la société. Une commutation de peine immédiateheurterait l’opinion publique. Les journaux crieraient àl’injustice. Le chef de l’État peut gracier une ouvrière, sansqu’on l’accuse de partialité. Il est presque forcé de se montrerimpitoyable pour une femme du monde.

C’en était trop pour Gaston. Il se leva, serrasilencieusement la main de madame Cambry, et s’enfuit, laissant sononcle en tête-à-tête avec la généreuse veuve qui pleurait à chaudeslarmes.

–&|160;Non, murmurait-il en se précipitantdans l’escalier, non, Berthe n’ira pas mourir dans une de cesinfâmes prisons. Qu’importent ces lettres, ces coïncidencesd’heures&|160;! Elle n’est pas coupable, je le vois, je le sens… etje le prouverai… ou sinon, c’est moi qui mourrai… je me brûlerai lacervelle.

Son duc l’attendait. Il s’y jeta, etce fut un grand miracle s’il n’écrasa personne en rentrant chezlui, car il descendit l’avenue des Champs-Élysées avec la rapiditéd’un train express.

Chapitre 10

 

L’heure indiquée par Mariette était passéelorsque le capitaine arriva à l’église Saint-Augustin, pourassister à l’enterrement de Julia d’Orcival.

Ce n’était pas précisément un devoir pieuxqu’il venait remplir, car Julia ne lui avait jamais inspirébeaucoup de sympathie. Elle lui déplaisait pour plusieurs raisons,d’abord parce qu’elle s’était emparée de Gaston Darcy pour le menerà grandes guides sur le chemin de la ruine, ensuite parce qu’elleappartenait à une catégorie de femmes galantes qu’il ne pouvait passouffrir.

Il prétendait que le premier devoir d’uneirrégulière est de se donner franchement pour ce qu’elle est et dene pas singer les femmes du monde. Les grands airs de Julial’agaçaient ; ses prétentions lui semblaient ridicules, et ils’était souvent moqué de Darcy qui se soumettait à certainesexigences de la dame. Par exemple, elle ne voulait pas que sonamant la tutoyât ; l’obéissant Gaston lui disait : vous,même dans l’intimité, et la saluait devant le monde comme il auraitsalué madame Cambry.

Il retardait sur les idées de son temps, cehussard entêté ; il en était encore aux bonnes filles chantéespar Béranger, et peu s’en fallait qu’il ne regrettât la racedisparue des grisettes.

Donc, il ne se sentait pas porté à s’attendrirsur la fin prématurée d’une institutrice passée millionnaire par lagrâce de ses charmes, et la curiosité seule l’attirait aux obsèquesde la fière d’Orcival ; une curiosité intéressée, car ilespérait recueillir pendant la cérémonie quelques indicationsutiles.

Il se doutait bien qu’il y rencontrerait desgens de sa connaissance, et, par considération pour son ami Darcyqu’il représentait presque, il s’était mis en grande tenue decirconstance, pardessus noir très-long, chapeau de mérinos noir,cravate et redingote noires, gants noirs. Il ne se serait pashabillé autrement pour enterrer la marquise de Barancos.

Du reste, il n’eut pas à regretter d’avoirfait une toilette correcte, car l’assistance était aussi choisieque nombreuse. Vingt voitures de maître stationnaient aux abords del’église, et les tentures du portail annonçaient aux passants qu’ils’agissait d’un convoi de première classe.

– Oh ! oh ! se dit Nointel, enapercevant de loin cet apparat, on n’en ferait pas tant pour ungénéral de division. Aux frais de qui ces somptueusesfunérailles ? Je ne le devine pas. L’État, qui hérite de lad’Orcival, n’est pas si généreux d’ordinaire. Est-ce que lesanciens amis de Julia se seraient cotisés ? Les petitsruisseaux font les grandes rivières.

À dix louis par tête, ils n’auraient pu avoirtout ce qu’il y a de mieux en fait de pompes funèbres. Mafoi ! il est heureux que Darcy ne soit pas venu. On n’auraitpas manqué de dire que c’était lui qui payait ce luxe mortuaire, etson oncle ne serait pas content.

Ce fut bien autre chose quand il entra dansl’église.

La nef était pleine, et si les femmes s’ytrouvaient en majorité, les hommes n’y manquaient pas non plus. Ily avait là des oisifs élégants, de ceux qui vont à un enterrementqui fera du bruit, comme ils iraient à une première,quelques pratiquants de la religion du souvenir, venus là enmémoire d’une liaison passagère avec Julia, et force reporters dejournaux, car le compte rendu des obsèques devait fournir au moinsune colonne et demie dans le numéro du soir ou du lendemain. Cen’était certes pas trop pour la victime du crime de l’Opéra.

L’église était tapissée de noir du haut enbas, et le cercueil disparaissait sous les fleurs. Il y avait desbouquets de camélias blancs qui avaient dû coûter cent écus.

– Un mois de la solde d’un capitaine,pensait philosophiquement Nointel.

Et tous ces flâneurs, tous ces indifférents,tous ces viveurs, toutes ces affolées de plaisir avaient uneattitude édifiante. Du côté des hommes, on causait bien un peu,mais à voix basse. Du côté des femmes, on priait.

L’orgue tonnait ses graves harmonies, et leschants sévères de l’office des morts retentissaient sous lesvoûtes. Il y avait du recueillement dans l’air.

Nointel prit place au dernier rang deschaises, tout au bas de la nef. Il tenait beaucoup plus à voir qu’àêtre vu, et il se mit à chercher s’il reconnaîtrait quelqu’un danscette foule. Les hommes ne lui montraient guère que des dos, maisles femmes se présentaient à lui de profil ou de trois quarts, etil ne tarda pas à découvrir des étoiles galantes. Toutel’aristocratie du demi-monde était là. Celles qui jalousaient Juliavivante n’avaient pas cru pouvoir se dispenser de rendre lesderniers devoirs à Julia morte. Les amies pleuraient, et parmicelles-là, le capitaine remarqua cette Claudine Rissler qu’il avaitquittée jadis parce qu’elle le trompait avec un fourrier durégiment.

C’était une fort jolie fille, une brunerieuse, une de ces créatures qu’on ne peut pas voir sans penser àboire du vin de Champagne et à casser les verres après, une femmeselon le cœur de Nointel qui tenait pour les Frétillon du bon vieuxtemps, et Nointel ne fut pas médiocrement surpris de voir qu’ellefondait en larmes.

– Elle a pourtant ruiné sans pitié troisbraves garçons de ma connaissance, se disait le plus sceptique desofficiers démissionnaires : deux engagements forcés auxchasseurs d’Afrique et un suicide qui ne lui ont pas coûté unsoupir. C’est peut-être parce qu’elle a économisé ses pleurs qu’illui en reste tant à répandre.

Claudine était flanquée d’un monsieur, le seulqui se fût mêlé aux personnes du sexe faible, un monsieur de hautetaille et de belle mine, cheveux rares, moustaches grisonnantes,favoris taillés à la russe, un monsieur roide et grave comme undiplomate en tenue d’audience.

Nointel pensa que ce personnage était leboyard rapporté de l’Exposition universelle par la séduisanteRissler, et il admira le savoir-faire de son ancienne maîtresse,qui avait persuadé à ce seigneur moscovite d’honorer de sa présencele convoi de Julie Berthier.

Il reconnut aussi Mariette, qui essuya sesyeux dès qu’elle l’aperçut, et qui lui fit un petit signed’intelligence. Il avait quelques renseignements complémentaires àlui demander, et il se promit de lui parler après le service.

En attendant, il continua à examiner la partieféminine de l’assistance, et il avisa, dans le coin le plus sombrede l’église, tout à fait en dehors du groupe qui occupait leschaises, une femme agenouillée sur le pavé. Il la voyait assezmal ; un bénitier la lui cachait à moitié ; il putcependant reconnaître qu’elle portait une élégante toilette dedeuil, et il s’étonna qu’une personne si bien mise ignorât l’usagedes prie-Dieu ou dédaignât de s’en servir. De sa figure, il nepouvait rien dire, car elle se cachait sous une voiletteopaque ; mais il pouvait juger à sa taille qu’elle était jeuneet bien faite. Elle priait ardemment, courbée comme une pénitente,et à certains tressaillements de ses épaules, on eût dit qu’ellesanglotait.

Une idée bizarre se présenta à l’esprittrès-aiguisé du capitaine. Il avait lu dans quelque romanjudiciaire que les meurtriers ont une tendance naturelle à venirrôder autour du théâtre de leur crime et même à s’en aller voir àla Morgue le cadavre de leur victime. Il ne croyait pas beaucoup àces affirmations des auteurs qui exploitent les causes célèbres,mais il se mit à raisonner par analogie, et il se dit :

Si c’était la coupable qui se repent et quivient demander pardon à la morte ? Pourquoi pas ? Julia acertainement été tuée par une femme, et les femmes sont capables detoutes les excentricités. Il faut que je tâche de me rapprocher decelle-ci. Elle finira bien par se lever, et j’ai de bonsyeux ; j’aurais du malheur si je ne parvenais pas à voir lacouleur des siens.

Il allait mettre à exécution ce louableprojet, mais l’office tirait à sa fin, et il se fit un grandmouvement dans la foule qui commençait à refluer vers les bas côtésde l’église pour laisser la place libre au clergé et aux employésdes pompes funèbres.

Le capitaine fut puni de son inexactitude.Dérogeant ce jour-là à ses habitudes de ponctualité militaire, ilétait arrivé en retard, et il avait manqué la moitié de la messe.Impossible de traverser la nef et de passer dans le camp fémininsans attirer l’attention de ses voisins, dont quelques-uns leconnaissaient de vue. Il se résigna à surveiller de loinl’inconnue, qu’il comptait bien rejoindre à la sortie.

Elle priait toujours, et elle ne bougeait pasplus que les statues agenouillées sur les tombeaux du moyen âgedans les vieilles cathédrales.

Des figures nouvelles vinrent distraireNointel du curieux spectacle que lui donnait cette inconsolée. Ondéfilait déjà devant le catafalque, et parmi les premiers quijetaient de l’eau bénite sur le cercueil fleuri de Julia,l’infatigable observateur vit poindre Simancas etSaint-Galmier.

– Je ne puis plus aller quelque part sansrencontrer ces deux drôles, murmura-t-il. Que sont-ils venus faireici ? Ils ne doivent pas regretter Julia, si sa mort leur aprocuré leurs entrées chez la marquise. Mais j’aime autant qu’ilsne me voient pas, et je vais me tirer de leur chemin.

Nointel recula au troisième rang et sut seplacer de façon à ne pas être aperçu des gens qui s’en allaient. Ilvit passer le général et le docteur, l’inévitable Lolif et biend’autres qui ne le remarquèrent point. Puis vinrent les femmes,Claudine Rissler en tête, toujours escortée par son majestueuxprotecteur. L’église se vidait rapidement et l’inconnue ne faisaitpas mine de se lever.

– Tant de ferveur et une robe de la bonnefaiseuse, une robe à la mode de demain, ce n’est pas naturel sedisait le capitaine. Il n’y a qu’en Espagne et en Italie que lesbelles dames se passent de chaises pour prier Dieu. Une Parisiennecraindrait de s’écorcher les genoux et surtout de gâter satoilette. En Espagne ? Eh ! mais, j’y pense… la Barancosest espagnole… Si c’était elle ? Voilà qui seraitsignificatif.

» Parbleu ! j’en aurai le cœur net.Je vais l’attendre à la sortie et, s’il le faut, je la suivrai.

Nointel, fendant la foule, cherchait à gagnerla sortie, mais les gens qui portaient le cercueil lui barrèrent lechemin. Force lui fut de les laisser passer, et il eut lecrève-cœur de voir la femme agenouillée se lever enfin, se glisservers une porte latérale et disparaître. À peine eut-il le temps deremarquer sa tournure et sa taille, qui s’accordaient assez bienavec l’idée dont il s’était coiffé. De là à conclure avec certitudeque cette inconnue était madame de Barancos, il y avait très-loin,et le capitaine n’hésita pas à courir après elle, pour savoir àquoi s’en tenir.

Il sortit de la nef aussi vite qu’il le put,mais la porte était encombrée, et quand il déboucha sur les marchesdu perron, la dame voilée avait disparu. Il eut beau regarder detous les côtés, courir au boulevard Malesherbes, puis, revenant surses pas, pousser une pointe du côté des rues qui aboutissent ausquare de Laborde, sur l’autre flanc de l’église ; il nel’aperçut point. Évidemment, une voiture attendait cettemystérieuse personne et l’avait emportée à toute vitesse. C’est dumoins ce que pensa Nointel, qui se dit :

– Raison de plus pour que ce soit lamarquise. Elle a de bons chevaux et elle est déjà loin. Je n’aiplus que faire de la chercher, mais je note l’incident, et quand jela verrai, ce qui ne tardera guère, je n’oublierai pas de luiparler de l’enterrement de Julia.

Sur cette résolution, le capitaine sedisposait à filer, pour éviter des rencontres inopportunes, mais ilsentit qu’on le tirait par la manche de son pardessus, et, en seretournant, il se trouva en face de Claudine Rissler, qui luidit :

– Bonjour, Henri. C’est gentil à toid’être venu, mais ton ami Darcy est un sans cœur. Il aurait bien puse déranger pour Julia qui est restée un an avec lui. Et laisser unétranger payer les pompes funèbres de sa maîtresse, quand on acinquante mille livres de rente, non, là, vrai, ce n’est paschic. Après ça j’aime autant qu’il ne s’en soit paschargé. Il aurait lésiné, et nous n’avons pas regardé à la dépense.N’est-ce pas que c’était bien ?

– On ne peut pas mieux, chère amie,mais…

– Pardon si je te quitte, mon petit.Wladimir me cherche. Wladimir s’avance. Veux-tu que je teprésente ? Il est jaloux comme un ours de son pays, mais tuvas voir comme je l’ai apprivoisé. Non ? Tu ne veux pas ?Alors, je retourne à mon Cosaque. Je lui dirai que je causais avecmon cousin.

Le capitaine allait réclamer. Il ne tenait pasà cousiner avec Claudine. Mais Claudine était déjà accrochée aubras de son seigneur russe, qu’elle entraînait vers sa voiture.Elle marchait aussi vite qu’elle parlait. Le colloque n’avait pasduré trente secondes ; la fugue ne dura pas davantage.

Nointel aurait ri de bon cœur des proposdécousus de cette écervelée, mais le moment eût été mal choisi. Onchargeait sur un corbillard empanaché la bière qui contenait lestristes restes de la pauvre Julia, et le scepticisme du ci-devanthussard n’allait pas jusqu’à le rendre inaccessible à touteémotion. Il écoutait le bruit sourd du coffre de chêne heurtant lesplanches de la voiture mortuaire, et il se prenait à donner unregret à cette reine de beauté qui s’en allait dormir oubliée soussix pieds de terre. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était àla porte de son hôtel ; elle montait dans sa fameuse victoriaà huit ressorts que lui enviaitMme de Barancos. Elle partait pour sapromenade au Bois, et les passants se retournaient pour l’admirer.Et maintenant, c’était le dernier voyage, le voyage d’où on nerevient pas. Plus rien qu’un nom sur une pierre, et à peine unsouvenir, plus vite effacé que l’inscription. Puis, l’herbe pousseet le nom s’efface aussi.

– Bah ! se dit le capitaine un peuhonteux de s’être laissé aller à philosopher sur un sujet simélancolique, elle est morte dans le plein éclat de la jeunesse etdu succès. Elle n’a pas eu le chagrin de se voir vieillir. C’estcomme si j’avais été tué sur un champ de bataille, colonel à trenteans. Et on m’aurait mis dans la fosse avec moins de cérémonie.

Il en était là de ses réflexions, quand il futabordé par Mariette. La rusée femme de chambre ne l’avait pas perdude vue à la sortie, et elle attendait pour lui parler qu’il fûtseul.

– N’est-ce pas, monsieur, que c’étaitbien, lui dit-elle en s’essuyant les yeux avec un mouchoir debaptiste qui avait dû servir autrefois à sa maîtresse.

– Elles disent toutes la même chose,pensa Nointel. Il paraît que c’est un refrain.

Et il répondit gravement :

– Admirable et touchant. J’en suis toutému.

– Je croyais que M. Darcy devaitvenir, reprit la soubrette.

– C’est moi qui lui ai conseillé derester chez lui. Je le connais. Il est très-nerveux. Il n’auraitpas pu se tenir jusqu’au bout. Mais, dis-moi, as-tu remarqué unefemme en deuil, agenouillée par terre, au bas de la nef, àgauche ?

– Oui… elle est sortie par la petiteporte et elle est montée dans un fiacre.

– Tu es sûre que c’est dans unfiacre ?

– Oh ! très-sûre. J’avais faitattention à elle dans l’église.

– La connais-tu ?

– Non, mais j’ai dans l’idée que c’estune femme du monde.

– Moi aussi, mais je me demande cequ’elle venait faire là.

– Prier le bon Dieu pour madame, c’estsûr, et ça n’a rien d’étonnant. Madame avait obligé souvent despersonnes qui ne s’en sont pas vantées. Tenez ! une fois,l’année dernière, une dame lui a écrit sans la connaître pour luidemander six mille francs… une dette chez Worth qu’elle ne voulaitpas avouer à son mari, et une vraie dame, s’il vous plaît, unebaronne… Madame a prêté les six mille francs et elle ne les ajamais revus.

– Sais-tu le nom de cettebaronne ?

– Madame ne me l’a pas dit. Madame étaittrès-discrète.

– As-tu observé de quel côté est allé lefiacre, demanda Nointel qui pensait toujours à la marquise, car ilne croyait guère aux femmes du monde empruntant de l’argent à Juliad’Orcival.

– Oui. Il a filé vers la Madeleine.

Nointel pensait :

– La Barancos habite rue de Monceau. Cen’est pas le chemin.

– Pardon, mon capitaine, reprit Mariette,voilà le convoi qui part. Je suis forcée de vous quitter, car vouspensez bien que je vais au cimetière. Et si j’osais… je vousdemanderais d’y venir… parce que, voyez-vous, de tous ces messieursqui sont là, il n’y aura que le Russe de madame Rissler…dame ! celui-là, ça se comprend, puisque… enfin, je seraisbien contente si un homme comme il faut avait la bontéd’accompagner le corps de madame jusqu’à la fin… pensez doncqu’elle n’a pas un parent pour lui jeter de l’eau bénite au derniermoment, pas un ami… rien que des amies… pas mariées… ça fait que sivous vouliez remplacer M. Darcy, qui est trop nerveux…eh ! bien, ce serait une bonne action.

Nointel réfléchit un peu. La proposition nelui souriait guère, mais il crut démêler un sentiment vrai dans lesregrets exprimés par Mariette, et il s’inquiétait fort peu del’opinion des gens qui pourraient trouver à redire à sa conduite.Il tenait, d’ailleurs, à ne pas se brouiller avec la soubrette, caril n’avait pas fini de la questionner sur les relations de sadéfunte maîtresse.

– Tu as raison, dit-il, d’un air décidé.Il ne faut pas que cette pauvre Julia s’en aille sans moi. Darcy mesaura gré de ne pas l’avoir abandonnée. Allons-y ensemble. Tu asune voiture ?

– Oui, mon capitaine ; mais jen’aurais jamais osé vous proposer…

– De faire le voyage avec toi. Pourquoipas ? Est-ce que tu t’imagines que j’ai des préjugés ? Etpuis, je m’ennuierais tout seul. Tu me raconteras des histoires enroute. J’ai un tas de choses à te demander. Où est tonfiacre ?

– À deux pas d’ici, monsieur Nointel.Vous êtes bien bon et je suis bien contente. Ah ! si madamevous voit de là-haut…

– Dépêchons-nous, ma fille, interrompitle capitaine pour couper court à la tirade sentimentale qu’ilprévoyait. Le convoi est déjà en marche. Prenons la file.

Elle était très-longue, et Mariette avait bienprévu ce qui allait arriver. Tous les hommes avaient décampé, àl’exception d’un reporter consciencieux, intelligent et maigre, quidevait appartenir à la rédaction du Figaro. Il ne restaitque les coupés des amies de Julia et le landau du boyard deClaudine – des coupés bas, doublés de satin assorti à la couleurdes cheveux de ces dames et ornés de glaces comme les appartementsà louer – un landau massif et profond où la svelte personne deClaudine disparaissait comme si elle eût été plongée dans uneimmense baignoire. Il tenait la tête du cortège, cet imposantlandau, et la queue se terminait par quelques fiacres, voiturantles soubrettes, les modistes, les couturières, les parfumeuses,tout ce monde subalterne qui avait vécu de madame d’Orcival et quitenait à prouver que la reconnaissance n’est point bannie du cœurdes marchands à la toilette. Le fiacre où Nointel et la femme dechambre avaient pris place venait le dernier.

– Où allons-nous ? demanda lecapitaine.

– Au Père-Lachaise. Madame Rissler auraitvoulu Montmartre, parce que c’était plus commode pour elle quidemeure rue de Lisbonne, mais elle n’a pas eu le choix. L’inconnueavait acheté le terrain au Père-Lachaise.

– L’inconnue ! Quelleinconnue ? Mais d’abord apprends-moi donc qui a payé ce convoià tout casser. Ce n’est pas l’administration des Domaines, jesuppose.

– Oh ! non, bien sûr. Croiriez-vousque ces grigous-là avaient commandé une bonne sixième classe !Madame, qui leur laisse plus d’un million, aurait été enterréecomme une épicière de la banlieue. Faut-il que le gouvernement soitrat ! Heureusement que madame Rissler a eu plus decœur que lui.

– Comment ! C’est Claudine qui afait les frais !

– Oui, mon capitaine… c’est-à-dire…l’argent est sorti de la poche de son Russe… mais ça revient aumême. Ah ! elle a de ça, madame Rissler, s’écria Mariette ense frappant la poitrine. Elle l’a lavée, elle l’a habillée, ellel’a mise dans la bière. Et puis, si vous aviez entendu comme elle aparlé à son monsieur : Wladimir, je vais envoyer à la mairiedu dix-huitième commander le convoi de mon amie. Donnez-moi dixmille. Si dix mille ne suffisent pas, on passera chez vous pour lereste.

– Et il les a donnés ?

– Sans broncher. Oh ! elle le tient.Et il marche au doigt et à l’œil. Savoir seulement s’il marcheralongtemps, parce que les étrangers… on ne peut pas trop compter sureux. Ils jettent les roubles par les fenêtres pendant six mois, etpuis un beau jour ils s’envolent comme les hirondelles en automne.Et c’est pour ça que madame Rissler a eu du mérite à faire cequ’elle a fait, car enfin…

– Julia enterrée aux frais de la Russie,est-ce assez curieux, dit le capitaine. Elle avait toujours rêvéd’épouser un prince Moscovite, elle a aimé un Polonais. Il étaitécrit que les Slaves seraient mêlés à sa vie et à sa mort.

– Ce qui est encore bien plus curieux,c’est la suite. Figurez-vous qu’à la mairie, l’employé a dit auvalet de chambre de madame Rissler que le terrain pour madamed’Orcival était acheté et payé depuis le matin. Par qui ? Parune amie de madame, une amie… soi-disant. Elle a donné un nom dontpersonne n’a jamais entendu parler. Des parentes, madame n’en apas, et la preuve, c’est que son héritage n’a pas été réclamé. Onn’y comprend rien.

– C’est une femme qui a fait cela ?demanda vivement Nointel.

– Oui, mon capitaine. Madame Rissler estallée à l’administration des Pompes funèbres pour savoir ce que çavoulait dire. Là, on lui a raconté que la personne n’avait pasl’air riche. Et pourtant, elle a payé comptant une concession àperpétuité et une concession de deux mille francs, s’il vousplaît.

– Parbleu ! elle ne les a pas donnésde sa poche. Elle agissait pour le compte de sa maîtresse. C’estune femme de chambre.

– Madame Rissler a eu la même idée quevous. Mais la femme de chambre de qui ? Une amie de madame nese serait pas cachée pour lui acheter un terrain. Et ce qu’il y ade plus drôle, c’est qu’on n’a pas voulu payer l’enterrement. Lafemme a répondu à l’employé que l’État s’en chargerait. Il paraîtmême que ça a fait une difficulté, parce que ce n’est pas l’usaged’acheter la concession à part. Mais l’administration a reçul’argent tout de même. Madame Rissler a eu deux mille francs dereste sur l’argent de son Russe, et madame sera enterrée auPère-Lachaise. Qu’est-ce que vous dites de tout ça, monsieurNointel ?

– Que diable veux-tu que j’en dise ?ça prouve que Julia avait plus d’une bonne camarade, à moins que lafemme du monde dont tu parlais tout à l’heure n’ait imaginé cemoyen de s’acquitter en partie des six mille francs que Julia luiavait prêtés.

Le capitaine ne pensait pas un mot de ce qu’ildisait là. Il pensait que cette singulière générosité sentait d’unelieue la marquise espagnole, que madame de Barancos avait eu, pouragir de la sorte, des raisons qu’il devinait fort bien, et qu’onapprenait toujours quelque chose de nouveau en causant avecMariette.

– Oui, se disait Nointel, c’est lamarquise qui a fait cela, j’en jurerais. Je la sens, je la vois.J’écrirai l’histoire de ces actions pendant ces trois journées,comme si j’y avais assisté. Le dimanche matin, elle a tué Julia, aubal de l’Opéra. Elle l’a tué dans un accès de colère. Une femmecomme elle ne prémédite pas un meurtre, mais elle le commet fortbien, quand le sang lui monte à la tête. Elle rentre chez elle,affolée. Elle s’aperçoit qu’elle a perdu un bouton de manchette, etcette découverte ne la rassure pas ; au contraire. ArriveSimancas qui lui déclare qu’il l’a reconnue quand elle a paru dansla loge. Il propose de vendre son silence et elle est obligée desubir ses conditions. Le dimanche soir, elle a le courage d’aller àl’Opéra pour se montrer. Simancas la poursuit, la trouve à lasortie et lui impose son coquin d’ami. Le lundi, elle est tout àses remords. Elle ne songe qu’à expier. Il lui passe par lacervelle qu’il serait bien d’assurer à madame d’Orcival unesépulture de son choix, un terrain où elle pourra aller planter desfleurs et pleurer. Je parierais qu’elle l’a choisi dans le coin leplus solitaire du Père-Lachaise. Elle ne songe pas à payer lesfunérailles, parce qu’on lui a dit que l’État, qui hérite, s’enchargerait ; et elle se figure que l’État fera les chosesconvenablement. Elle a à son service une confidente, quelque duègnequi a été sa nourrice, qui ne l’a jamais quittée et qui possèdetous ses secrets.

» Il faudra même que je la trouve, cetteconfidente. Ce ne sera pas très-difficile, puisque j’ai maintenantmes entrées chez la marquise. Et puis, elle doit avoir de l’accent,la duègne, et aux Pompes funèbres on a dû la remarquer. Encore uneinformation à prendre.

» Le terrain est payé. La marquise sesent déjà un peu soulagée. Elle va se promener au Bois en équipagede gala. Elle veut qu’on la voie partout. Malheureusement, Simancasexige qu’elle l’emmène. Doit-elle l’exécrer, ce Péruvien ! Jesuis sûr qu’elle donnerait la moitié de sa fortune à qui l’endébarrasserait. Parbleu ! je ne lui rendrai pas ce service. Jecompte beaucoup sur Simancas. Il finira par l’exaspérer au pointqu’elle fera un coup de tête.

» Elle vient déjà d’en faire un. Ellesavait qu’on enterrait ce matin madame d’Orcival. Elle n’a pas pu ytenir. Il a fallu qu’elle vînt à Saint-Augustin, qu’elle vît lecercueil où elle a couché Julia, qu’elle fît pénitence à dix pas ducadavre, et elle s’imagine qu’en se meurtrissant les genoux sur lesdalles de l’église, elle rachète un peu son crime. Elle a dû fonderdes messes. Et ce soir, elle ira au Français en grandeavant-scène ; le mardi est un des deux jours du beau monde.Est-ce assez Espagnol ! Une Parisienne, en pareil cas, seserait sauvée à cinq cents lieues d’ici. Mais une Parisienne nejoue pas du couteau.

» Décidément, je tiens la Barancos.Mademoiselle Lestérel me devra un beau cierge. Et j’ai eu unefameuse idée de venir à cet enterrement.

– Ah ! mon capitaine, soupiraMariette, comme c’est triste de perdre une si bonne maîtresse. Vousavez du chagrin, ça se voit, mais vous ne pouvez pas en avoirautant que moi. Pensez donc ! avoir vécu si longtemps avecquelqu’un qui se chargeait de mon avenir, et me trouver sur lepavé.

– On ne t’y laissera pas, ma fille.

– Alors, vous croyez queM. Darcy…

– Je ne réponds pas qu’il va t’acheter unfonds dans les quarante-huit heures. Darcy est un peu gêné en cemoment. Madame d’Orcival lui a coûté beaucoup d’argent. Et il estobligé de ménager son oncle. Mais, sois tranquille. Il net’oubliera pas. D’ailleurs, je suis là pour lui rafraîchir lamémoire. Et tu dois avoir fait au service de Julia des économiesqui te permettront d’attendre.

– Oh ! bien peu, monsieur Nointel.Madame n’était pas serrée, mais elle savait compter. Je n’aipresque rien mis de côté, et si je restais seulement six mois sansplace…

– Pourquoi n’entrerais-tu pas chezClaudine ?

– Madame Rissler a une femme de chambre…une pas grand’chose, c’est vrai, mais elle y tient. Et puis,voyez-vous, mon capitaine, la maison de madame Rissler n’est pasune maison sûre. Aujourd’hui, on y roule sur l’or, mais on ne saitpas ce qui peut arriver demain.

– Oui, je comprends… il y a lesmilitaires… Claudine peut trahir la Russie pour un jolisous-lieutenant… j’espère qu’elle a renoncé aux fourriers.N’importe. La place ne doit pas être mauvaise en ce moment. Unseigneur qui lâche dix mille comme je donnerais cinq louis, c’estune mine à exploiter, et Claudine s’y entend. Je te recommanderai àelle. J’ai besoin de la voir pour lui parler de cette histoired’achat de terrain…

Nointel s’arrêta au milieu de sa phrase. Il sedit qu’il était inutile de laisser voir à la femme de chambre àquel point ce petit mystère l’intéressait. Mariette, du reste, nereleva pas l’allusion à l’inconnue qui avait tenu à doter madamed’Orcival d’une concession perpétuelle. Elle se répandit enremerciements et elle ne refusa pas la protection du capitaine.

La conversation devint moins intéressante,mais elle ne languit point, car la soubrette était bavarde, etNointel n’était pas fâché de recueillir à tout hasard des détailssur les habitudes et les relations de Julia. Le temps ne lui parutpas trop long, quoique la distance ne fût pas petite entreSaint-Augustin et le Père-Lachaise.

Lorsque le moment vint de descendre à l’entréedu cimetière, il n’eut pas besoin de dire à Mariette qu’il désiraitmarcher seul. Mariette était une fille bien stylée qui savait setenir à sa place. Elle alla d’elle-même rejoindre ses pareilles, etNointel reprit sa liberté d’action. Il s’en servit d’abord pourobserver le débarquement des fidèles qui avaient accompagné leconvoi.

Le spectacle était curieux. Tout se sait àParis, et le bruit s’était répandu dans ce quartier reculé qu’onallait enterrer au Père-Lachaise la victime du crime de l’Opéra. Ily avait foule, une foule composée d’ouvriers, de petits marchandset de commères du voisinage. Ces gens-là ne connaissaient pas mêmede nom madame d’Orcival, mais ils avaient lu pour un sou le récitde l’événement, et ils venaient là comme ils seraient allés à laMorgue, si le corps y eût été exposé. La plupart ne se doutaientguère du rang que la défunte occupait dans la haute galanterie, etils ouvrirent de grands yeux quand ils virent arriver un corbillardmagnifique, suivi d’une longue file d’équipages. Il y eut bienquelques commentaires malveillants sur ce luxe posthume, mais latenue des amies de la morte était si convenable, leur douleurparaissait si sincère que le public devint bientôt sympathique.

Et, de fait, la plus honnête femme du monden’aurait pas été accompagnée à sa dernière demeure par un cortègeplus décent. Nul ne se serait douté que les jolies personnes quimarchaient bravement à pied derrière le char funèbre n’étaient pasde vertueuses mères de famille. Pas un bout de ruban tapageur, pasun chapeau excentrique, pas un bijou. Rien que des toilettessévères et des visages affligés.

Claudine Rissler menait le deuil avec leBoyard, qui avait une prestance superbe. Delphine de Raincy, JeanneNorbert, Cora Darling, Gabrielle Bernard, et bien d’autres étoilesde première grandeur, formaient le corps de bataille. La bande dessoubrettes et des fournisseuses constituait une arrière-gardeimportante que vinrent grossir les badauds. Le reporter maigrevoltigeait sur les flancs de la colonne.

Nointel se contenta de suivre à distance,quitte à se rapprocher au dernier moment. Le convoi avait tourné àgauche et montait lentement par une route qui serpente sur lacolline des morts. L’immense panorama de la ville des vivants sedéroulait peu à peu aux yeux du capitaine. Des fuméestourbillonnaient dans l’air, les fumées de la grande usine humaine.Vu du haut de cette butte silencieuse, Paris ressemble à uneimmense chaudière en ébullition, et l’esprit le moins poétique estfrappé du contraste.

– Tout chemin mène à Rome, pensaitNointel en regardant le dôme allongé de l’Opéra qui émergeait dansle lointain, au milieu d’un océan de maisons. En partant pour lebal, Julia ne se doutait guère qu’elle arriverait si vite auPère-Lachaise. Mais je suis curieux de voir où on va la loger danscette cité mortuaire. Pas dans une rue fréquentée, je le parieraisbien. La Barancos a dû donner à sa duègne des instructionsprécises. Et qui sait si je ne vais pas la découvrir rôdant auxabords de la fosse, cette sensible marquise ? Si elle a commiscette imprudence, je m’arrangerai pour qu’elle ne m’échappe pascomme à la sortie de l’église.

Au bout de la montée, le char funèbres’engagea dans une allée latérale que bordaient d’un côtéd’innombrables tombes de modeste apparence, et de l’autre un vastechamp inculte, au milieu duquel s’étendait une longue tranchéeouverte. À droite, des entourages de bois, et par-ci par-làquelques grilles en fer à peine scellées dans le sol pierreux. Àgauche une forêt de croix serrées les unes contre les autres, commel’avaient été en ce monde, où la place manque, les pauvres dontelles marquaient la sépulture, de misérables croix àdemi-déracinées par le vent, ce vent de Paris qui souffle l’oublisur les morts.

– Nous n’y sommes pas encore, se disaitle capitaine. La fosse commune et les concessions temporaires.Madame d’Orcival ne reposera pas dans ce quartier-là.

Le corbillard avançait toujours entre deuxrangées de cyprès ; la terre avait été détrempée par lespluies d’un hiver abominable. C’était merveille de voir avec quelcourage les élégantes amies de Julia piétinaient dans la boue. Ilen coûtait certainement plus à ces pécheresses de patauger ainsiqu’il n’en coûte aux marins en pèlerinage de grimper, pieds nus, lacôte de Notre-Dame de Grâce.

Enfin, le cortège s’arrêta, tout au bout duchemin, près du mur de clôture qui marque du côté de l’Est lalimite du champ des morts. Il n’y avait là que des tombes vieillesde vingt-cinq ans, – un siècle à Paris, – des tombes qu’on nevisitait plus et que les ronces commençaient à recouvrir. Nointelavait deviné. Julia allait dormir à perpétuité dans le coin le plussombre et le plus délaissé du cimetière. Une place s’était trouvéelibre parmi tous ces monuments abandonnés, et cette place, onl’avait probablement choisie avec intention. On pouvait y priersans être dérangé, et même sans être vu, car un épais rideaud’arbres funéraires la séparait de l’allée.

L’ordonnateur, grave et solennel comme unmagistrat, fit ranger l’assistance qui, d’ailleurs, était moinsnombreuse, car l’ascension étant longue et rude, beaucoupd’indifférents avaient renoncé à suivre. Il ne restait que lesdévouées de la dernière heure et quelques curieux intrépides quitenaient à voir jusqu’à la fin.

Nointel n’eut pas trop de peine à se placer àsa guise, assez près pour ne rien perdre de l’épisode suprême etpour examiner les figures, mais il eut beau regarder de tous lescôtés, il n’aperçut pas de femme voilée. En revanche, il vit cinqou six demi-mondaines, et des plus charmantes, tomber à genoux aubord de la fosse, sans se soucier de souiller de fange des robes detrente louis.

– Des bourgeoises respectables yregarderaient davantage, pensait-il en admirant cet élan du cœurdes irrégulières. Et ces demoiselles ne jouent pas la comédie, jeles connais. Elles pleurent Julia de bon cœur, Julia qu’ellesn’aimaient guère quand elle les écrasait par son luxe.

Claudine Rissler surtout sanglotait à fendrel’âme ; quand les cordes grincèrent sur le cercueil qu’ondescendait dans la fosse, elle s’affaissa sur elle-même, etWladimir s’avança fort à propos pour la relever.

Le capitaine n’avait plus rien à faire là. Ils’était suffisamment montré pour qu’on ne dît pas que la pauvred’Orcival n’avait été accompagnée que par des femmes galantes et unMoscovite. Il craignait même de s’être trop montré, car ils’aperçut que le reporter consciencieux prenait des notes. Il pensadonc qu’il était temps de battre en retraite, et il s’éloigna toutdoucement, sans remarquer une femme qui s’était tenue derrière luiet qui se mit à le suivre.

Au bord de l’allée, cette femme le rejoignitet lui dit :

– Monsieur, excusez si je vous arrête. Jevoudrais vous demander une chose…

Nointel, assez surpris, la regarda, et vitqu’il n’avait affaire ni à une demoiselle à la mode, ni à unemodiste, ni à une soubrette. La personne qui lui parlait était unefemme du peuple, une plantureuse commère d’une trentaine d’annéesdont la figure respirait la santé et la bonne humeur. Elle étaitsimplement, mais proprement vêtue, et quoiqu’elle n’eût pas l’airtimide, elle paraissait très-embarrassée.

– Tout ce que vous voudrez, lui dit, pourl’encourager, le capitaine qui flairait une informationinattendue.

– C’est bien l’enterrement de la dame quia été tuée au bal, reprit l’inconnue ?

– Oui, ma brave femme. Est-ce que vous laconnaissiez, cette dame ?

– Moi ! Oh ! non, monsieur.Mais vous étiez de ses amis, puisque vous êtes venu au cimetière,et vous pourriez peut-être me dire si c’est vrai ce que racontentles journaux…

– Quoi ? Qu’elle a étéassassinée ? Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– Oui, mais ils disent aussi qu’elle aété assassinée par une femme.

– C’est encore vrai. En quoi cela vousintéresse-t-il ?

– Ce qui m’intéresse, c’est de savoir sicette femme est une demoiselle… une demoiselle qu’on appellemademoiselle Lestérel.

Nointel ne s’attendait guère à entendreprononcer le nom de mademoiselle Lestérel, à deux pas de la tombede madame d’Orcival, et par une femme qui assurément ne fréquentaitpas les salons où chantait naguère la pauvre Berthe. Il eutcependant assez d’empire sur lui-même pour cacher son étonnement etil répondit le plus tranquillement du monde :

– Les journaux assurent en effet que lecrime a été commis par une jeune fille qui s’appelle Lestérel.

– Et qui reste rue de Ponthieu,tout près des Champs-Élysées ? demanda la commère, avec unecertaine hésitation.

– C’est bien le domicile qu’onindique.

– Est-ce qu’elle a été arrêtée, cettedemoiselle ?

– Avant-hier, dans l’après-midi. Ilparaît qu’on a eu tout de suite des preuves contre elle.

– Alors, elle est en prison.

– Parbleu !

– Dans quelle prison ?

– À Saint-Lazare. Pour les femmes il n’yen a pas d’autre.

– Et on va l’y laisser ?

– Jusqu’au jour où elle passera en Courd’assises.

– En Cour d’assises !… C’est-à-direqu’on la jugera… et elle sera condamnée peut-être.

– C’est très-probable.

– Ah ! mon Dieu, je ne la reverraijamais, murmura la grosse femme.

– Et ça vous fait du chagrin, à ce que jevois. C’est donc une de vos parentes ?

– Oh ! non, monsieur. Moi, je nesuis qu’une ouvrière, et cette demoiselle…

– Mais enfin, vous laconnaissez ?

– Je la connais sans la connaître. J’ai…oui, j’ai travaillé pour elle… et elle me doit un peu d’argent… jene suis pas riche… ça fait que je voulais savoir si je peux encoreespérer d’être payée ; je demeure dans le quartier… j’ai vupasser l’enterrement, je suis venue…

– Chercher des renseignements. Jecomprends ça. Mais il serait plus sûr de vous adresser au juged’instruction. Il vous dira exactement où en sont les choses.

– Au juge ! ah ! il n’y a pasde danger que j’aille le trouver, s’écria la commère.

Puis, se reprenant :

– La somme ne vaut pas la peine pour queje le dérange.

Le capitaine avait toujours l’esprit tenduvers le but qu’il visait, et dès le début de ce dialogue, ils’était promis d’écouter attentivement cette chercheused’informations et de tirer d’elle tout ce qu’elle pourrait donner.La suite de ce colloque éveilla bien davantage sa curiosité et mêmeses soupçons. Il voyait maintenant qu’il parlait à une personne quidevait être plus ou moins mêlée aux affaires de mademoiselleLestérel, car il ne croyait pas du tout à cette histoire de dette.Et il voulut éclaircir la chose.

– Je parie que vous êtes blanchisseuse,dit-il en riant.

– Non… c’est-à-dire, voilà… j’ai un frèreblanchisseur à Pantin… il a travaillé pour cette demoiselle… et ilm’avait chargée…

– De réclamer ce que cette demoiselle luidevait ; c’est tout naturel, interrompit Nointel, qui trouvaitau contraire que rien n’était moins naturel.

– Mais, j’y renonce, reprit la soi-disantouvrière. Nous aimons mieux perdre un peu d’argent que de couriraprès notre dû. Et puis, la pauvre fille a bien assez de chagrin,sans que nous allions encore la tourmenter.

– Il y a un moyen de tout arranger. Je nela connais pas, mais je connais quelqu’un qui la connaît, quis’intéresse à elle, et qui vous paiera très-volontiers. Dites-moioù vous demeurez. On passera chez vous.

– Non… non… Vous êtes bien bon, mon chermonsieur, mais c’est inutile… on ne me trouverait pas… je ne suisjamais à la maison… vu que je vais en journée du matin au soir.

– Alors, rien ne vous empêche de venir mevoir. Voici mon adresse, dit Nointel, en tirant une carte de soncarnet de poche.

La femme fit d’abord mine de ne pas vouloir laprendre. Elle s’y décida pourtant, lorsqu’elle vit que le capitaineallait la lui fourrer dans la main, bon gré, mal gré ; mais ladernière pelletée de terre venait de tomber sur le cercueil demadame d’Orcival, les assistants refluaient dans l’allée, et lacommère profita de l’occasion pour se mêler à la foule, non sansbalbutier quelques excuses et quelques remerciements.

Nointel ne pouvait guère insister devant toutce monde, mais il manœuvra d’abord de façon à ne pas la perdre devue et il se demanda s’il ne ferait pas bien de la suivre.

– Cette gaillarde-là en sait plus longqu’elle ne veut le dire, pensait-il, et elle n’a pas plus de frèreblanchisseur qu’elle n’est ouvrière. Elle a l’air d’une nourrice.Quelles relations a-t-elle pu avoir avec mademoiselleLestérel ? Ce n’est pas elle qui me l’apprendra, car elle doitavoir des raisons majeures pour se taire. Si je lui emboîte le pas,elle s’arrangera pour me dépister, et je ne découvrirai pas où elleloge. De plus, elle se défiera de moi et je ne la reverrai jamais,tandis qu’en la laissant tranquille, je puis espérer qu’un jour oul’autre elle viendra me trouver. Décidément, il n’y a rien à faireaujourd’hui de ce côté-là ; je perdrais mon temps, et jel’emploierai bien mieux en allant voir tantôt madame deBarancos.

Sur cette résolution, il hâta le pas, sansplus s’inquiéter de l’inconnue qui emportait sa carte de visite. Iltenait à ne pas rencontrer les amies de Julia, qui le connaissaienttoutes et qui n’auraient pas manqué de l’accoster, pour lui parlerde la triste cérémonie. Il les laissa descendre par le cheminqu’avait suivi le corbillard, il se jeta dans des sentiersperpendiculaires, afin d’arriver plus vite à la sortie ducimetière, et il y devança tout le monde, en prenant ce raccourci.Il y retrouva les coupés de ces dames et le landau de Wladimirrangés à la file sur le boulevard, mais les curieux s’étaientdispersés, et tout était rentré dans l’ordre accoutumé. En face dela grande porte, s’étendait la rue de la Roquette, bordée depierres tombales à vendre et d’étalages de marchandesd’immortelles. On voyait les arbres du carrefour où on coupe lestêtes et, beaucoup plus près, deux ou trois boutiques de marchandde vin à l’usage des affligés qui tiennent à alcooliser leurdouleur.

Nointel allait se mettre en quête d’un fiacrepour rentrer chez lui, lorsque, devant une de ces boutiques, ilaperçut un homme dont l’aspect éveilla en lui un souvenir. Cethomme était assis à une petite table ronde, en tête à tête avec unebouteille, et, à en juger par son costume, ce n’était pas unouvrier.

– C’est bizarre, se disait le capitaineen le regardant avec attention et en se rapprochant toutdoucement ; on jurerait que c’est lui… et pourtant queviendrait-il faire ici ? À moins qu’il n’ait été attiré aussipar l’enterrement de Julia. Il faut absolument que je sache à quoim’en tenir. Si le hasard l’avait amené sur mon chemin, ce seraitune heureuse chance. Voyons cela de plus près.

Il traversa le rond-point à petits pas,s’arrêta devant l’étalage d’un marbrier, et tout en feignantd’inspecter les cippes, les urnes, les colonnes brisées, il se mità examiner le buveur solitaire. C’était un homme d’une quarantained’années, trapu, large d’épaules et porteur d’une figure assezrébarbative. Ses cheveux et ses gros favoris taillés à l’américainegrisonnaient fortement. Son teint était hâlé, on aurait pu diretanné, car il avait presque la couleur du cuir de Cordoue. Il avaitde gros sourcils en broussailles, des yeux gris très-enfoncés dansleur orbite, un nez puissant, des lèvres charnues et un menton desplus accentués. Son costume manquait d’élégance. Il était coifféd’un feutre mou et vêtu d’une ample redingote à longs poils,boutonnée jusqu’au cou et tombant jusque sur ses bottes. C’était àpeu près l’air et la tenue qu’avaient adoptée sous la Restaurationles vieux grognards du premier Empire.

– Il a singulièrement grossi et vieilli,pensa Nointel, mais je suis à peu près sûr que c’est mon homme.Personne n’a de sourcils comme ceux-là. Ma foi ! je veux enavoir le cœur net.

Les voitures qui avaient suivi le convoicommençaient à filer, emportant les demoiselles à la mode et lesfemmes de chambre. Le capitaine les laissa partir, et dès qu’iln’eut plus à craindre qu’on le remarquât, il alla bravements’asseoir à une des tables extérieures du marchand de vin, tout àcôté du personnage qui l’intriguait si fort. Il ne risquait guèreque de s’enrhumer, et, pour en venir à ses fins, il aurait bravédes dangers plus sérieux.

En voyant cet intrus s’établir dans sonvoisinage immédiat, l’homme se pelotonna comme un hérisson qui vase mettre en boule pour opposer ses piquants à l’ennemi et se versaune pleine rasade, qu’il avala d’un trait. C’était de l’eau-de-viequ’il buvait de la sorte, et, à la façon dont il l’absorbait,Nointel le reconnut tout à fait. Il ne s’agissait plus que del’aborder, et il fallait se dépêcher, car la bouteille tirait à safin. Nointel commença par frapper aux carreaux de la boutique, etcomme il avait appris en garnison à parler la langue des cafés etautres lieux de ce genre, il demanda au garçon qui seprésenta : un bock ! Il se proposait bien de nepas goûter à la bière qu’on servait dans ce quartier funèbre, maisil lui fallait un prétexte pour rester. Le bock une foisapporté et payé, le capitaine chercha une entrée en matière. Lebuveur lui tournait le dos. Il s’était accoudé sur la table et ilparaissait plongé dans de sombres réflexions.

– Pardon, monsieur, dit hardimentNointel, n’êtes-vous pas M. Crozon ?

L’homme tressaillit, releva la tête, regardafixement celui qui lui adressait la parole, et répondit d’un tonpeu encourageant :

– Oui, c’est moi. Qu’est-ce que vous mevoulez ?

– Allons ! j’en étais sûr !vous ne me reconnaissez pas ?

– Non.

– Comment ! vous avez oublié cettejolie traversée sur le Jérémie, trois-mâts de six centtonneaux, doublé et chevillé en cuivre, marche supérieure… bonneblague, la marche supérieure. Nous avons mis soixante-dix jourspour arriver au Mexique.

– J’ai été second à bord duJérémie, mais il y a douze ans de ça… et puis, oùvoulez-vous en venir ?

– Eh ! parbleu ! à vous direque je suis Nointel, sous-lieutenant au 8e hussards,embarqué avec son peloton, sur votre Jérémie, le 9décembre 66.

– Oui, oui, je me souviens maintenant,dit le marin en se déridant un peu. Et j’aurais dû vous remettreplus tôt, car vous n’avez pas changé.

– Ni vous non plus, capitaine… je saisque vous êtes capitaine… j’ai eu de vos nouvelles par un officierqui vous a connu à Vera-Cruz et qui est du Havre. Vous commandez unnavire baleinier.

– Depuis deux ans. J’ai débarqué, il y ahuit jours. Êtes-vous toujours au service ?

– J’ai donné ma démission après laguerre.

– Pour vous marier, hein ?

– Ah ! mais non. Je tiens à vivreindépendant, et je resterai garçon.

– Vous ferez bien, dit M. Crozondont la figure se rembrunit.

– Vraiment ? c’est votre avis ?Il me semblait que Fabrègue m’avait écrit…

– Que j’étais marié ? C’estvrai.

– Il m’a même dit que vous aviez épouséune Parisienne.

– C’est vrai aussi.

– Tant mieux ; ça vous déciderapeut-être à habiter Paris. J’en suis ravi, car je pourrai vous voirquelquefois et même vous être utile. Je suis sur mon terrain dansce pays-ci ; j’y connais tout le monde et j’y ai beaucoupd’amis, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne. Je saisque vous ne demandez rien non plus, mais enfin, il y a dans la viedes occasions où on peut avoir besoin d’un camarade, et je vousprie de croire, mon cher Crozon, que je vous suis tout dévoué. Etde plus, je suis votre obligé. Vous m’avez servi de témoin, pendantnotre relâche à la Havane… vous rappelez-vous ?

– Contre un officier espagnol… et vouslui avez envoyé un joli coup de pointe… je crois bien que je me lerappelle… c’était à propos d’une quarteronne qui vendait descigares au coin de la calle mayor.

– Et qui était rudement jolie. Comme elledoit être vieille à présent ! Mais il ne s’agit pas de ça.Quand je retrouve un brave compagnon de jeunesse comme vous,j’entends qu’il dispose de moi en tout et pour tout. Et j’espèreque vous ne vous gênerez pas, si je puis vous être bon à quelquechose.

Nointel avait touché juste. Le loup de merétait ému, et on lisait aisément sur son rude visage que son cœurcommençait à s’ouvrir à la confiance.

– Et en attendant que vous me demandiezun service sérieux, reprit le capitaine, j’espère que vous viendrezme demander à déjeuner demain matin. J’ai un certain rhum de laJamaïque dont vous me direz des nouvelles.

– Merci, mon cher Nointel, en ce moment,je sors très-peu… j’ai des raisons pour rester chez moi.

– Bon, je devine. Vous êtes presque unnouveau marié, et après une campagne de deux ans…

– Ma femme est malade, dit brusquementCrozon.

– Alors, je vous demande pardon d’avoirplaisanté. Nous déjeunerons un autre jour. Mais, puisque voussortez si peu, savez-vous que j’ai eu une fière chance de vousrencontrer dans un quartier où je ne viens pas deux fois par an… etoù vous ne devez pas venir souvent non plus.

– C’est la première fois que j’y mets lespieds.

– Vous ne devineriez jamais ce qui m’y aamené, mon cher. Figurez-vous que je connaissais beaucoup cettemalheureuse femme qu’on vient d’enterrer…

– Et qui a été assassinée au bal del’Opéra, s’écria le marin, qui pâlissait à vue d’œil.Connaissiez-vous aussi celle qui l’a tuée ?

– Bon ! pensa Nointel. Le voilà doncoù je voulais l’amener.

Et il dit tout haut, avec un calmeparfait :

– Ma foi ! non, je ne la connaispas. On m’a raconté que c’était une artiste, une chanteuse… biennée et bien élevée, à ce qu’il paraît. Je n’en sais pasdavantage.

– Bien née et bien élevée, répéta lemarin d’un ton que le capitaine aurait trouvé singulier, s’il eûtété moins bien informé. Et on est sûr que c’est cette créature quia fait le coup ?

– Sûr, autant qu’on puisse l’être quandla justice n’a pas encore prononcé. Ce qu’il y a de certain, c’estqu’elle est arrêtée. Elle se nomme Lestérel.

– Oui, Lestérel, murmura M. Crozonqui paraissait de plus en plus agité.

Nointel feignit de remarquer pour la premièrefois à quel point le baleinier était troublé.

– Pardon, mon cher, lui dit-il doucement,je ne voudrais pas être indiscret, mais il me semble que ce nomvous cause une impression désagréable.

Au lieu de répondre, Crozon se versa un grandverre d’eau-de-vie et l’avala sans sourciller.

– Il boit pour se donner le courage de mefaire des aveux, se dit le capitaine. Il va y arriver. Pourvu qu’ilne roule pas sous la table ! Non, je me souviens de sescapacités. À bord, il absorbait une bouteille de rhum par jour etil n’y paraissait pas. Il a dû faire des progrès depuis douzeans.

Nointel pensa aussi qu’il fallait encouragerles velléités de confiance que M. Crozon commençait àmanifester et lui tendre une nasse où il pût se précipiter.

– Cher ami, reprit-il, je ne vous demandepas vos secrets, mais, si vous prenez un intérêt quelconque à lapersonne qu’on accuse du crime de l’Opéra, je serais en situationde vous renseigner, et peut-être même de vous être utile, car jeconnais le juge d’instruction qui est chargé de suivre cetteaffaire.

– Moi ! m’intéresser à cettegueuse ! grommela le loup de mer. Je voudrais qu’on l’étouffâtdans sa prison.

– Diable ! comme vous y allez… Quevous a-t-elle donc fait pour que vous souhaitiez qu’onl’étrangle ?

Crozon poussa une espèce de rugissementétouffé et fit une si singulière figure que Nointel eut beaucoup depeine à ne pas lui rire au nez.

– Ce qu’elle m’a fait ? dit-il d’unevoix sourde. Oh ! rien… c’est ma belle-sœur.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaNointel en feignant d’éprouver une douloureuse surprise ;comment ! cette demoiselle…

– Est la sœur de ma femme, oui, mon chercamarade. Mariez-vous donc pour être déshonoré.

– Vous allez trop loin, mon ami. Personnene songera à vous rendre responsable des actes de mademoiselleLestérel. Et d’ailleurs on l’accuse peut-être à tort ; elleest peut-être innocente.

– Elle ! c’est un monstre descélératesse et d’hypocrisie.

– Vous m’étonnez. J’avais entendu direqu’elle était estimée dans le monde où elle allait, un très-bonmonde, à ce qu’il paraît, et qu’on ne lui reprochait aucun écart deconduite.

– Oh ! elle est habile… autantqu’elle est fausse.

– Alors vous aviez cessé de la voir.

– Non, pour mon malheur. J’aurais dû lachasser de chez moi… j’ai été assez lâche pour souffrir qu’ellecontinuât à fréquenter ma femme.

– C’est un malheur… un très-grandmalheur… mais enfin le scandale de ce procès ne peut pas vousatteindre. Personne ne saura que mademoiselle Lestérel vous touchede si près.

– Vous vous trompez. Le juge le sait déjàet bientôt tout Paris le saura. Quand on l’a arrêtée, quand on luia demandé où elle avait passé la nuit de samedi à dimanche, lacoquine a eu l’audace de répondre qu’elle était venue chez sa sœur,à minuit, et qu’elle y était restée jusqu’à trois heures du matin.Le juge a fait appeler ma servante pour la confronter avec elle, etl’infâme a été forcée de reconnaître qu’elle avait menti. Un de cesjours, on m’appellera aussi… je suis étonné que ma femme n’ait pasdéjà été citée.

– Il est dur en effet, de se trouver mêléà une affaire pareille, quand on a toujours été honnête homme. Jevous plains sincèrement, mon cher, et je plains aussi madameCrozon.

– Elle ! non, ne la plaignez pas,dit rudement le marin.

Nointel ne commit pas la maladresse dedemander l’explication de cette réponse. Il sentait que son hommeallait en venir de lui-même aux confidences et il ne voulait pas sedonner l’air de les provoquer.

– Du reste, reprit-il, cette histoire estbien étrange… du moins ce que j’en sais, car je l’ai apprise parles journaux. Ils n’expliquent pas du tout pourquoi mademoiselleLestérel a tué cette d’Orcival qui était une femme entretenue, etqu’elle n’avait sans doute jamais vue.

– Erreur, mon cher, dit amèrement Crozon.Elles avaient été autrefois au même pensionnat. La cause du crimen’est pas difficile à deviner. Une querelle à propos d’un amant.Ah ! tenez, Nointel, quand je pense que j’ai toléré laprésence de cette drôlesse dans ma maison… il me prend des enviesd’aller assommer sa complice, et de me faire sauter le caissonaprès.

– Je m’y oppose, s’écria en riant lecapitaine, je ne veux pas perdre un vieux camarade, juste au momentoù je viens de le retrouver. Un homme comme vous ne se tue pas pourdes affaires de femmes, car tout ça c’est des affaires de femmes.Qu’est-ce que c’est encore que cette complice dont vous me parlez.J’ai lui mon Figaro ce matin. Il n’en dit pas un mot.

Le malheureux mari s’accouda sur la table etprit sa tête dans ses deux mains. Nointel comprit que la crisefinale allait se déclarer, et il se garda de troubler uneméditation qui ne pouvait guère manquer d’aboutir à une confessioncomplète. Il fit bien. Après une assez longue pause, Crozon relevala tête, vida encore une fois son verre, et dit du ton décidé d’unhomme qui vient de prendre une résolution :

– Il faut que vous sachiez tout. Nous nenous sommes pas vus depuis des années, mais je vous ai assez connuautrefois pour être sûr que vous êtes un brave garçon et qu’on peutse fier à vous. Et puis, j’en ai assez de dévorer ma rage, sansavoir un ami à qui conter mes chagrins et demander un conseil.

– Un conseil ? Présent ! Etceux que je vous donnerai ne seront pas mauvais. J’ai vécu ici,pendant que vous naviguiez ; vous avez le pied marin, moi j’aile pied parisien ; votre cas doit être de ceux où je me suistrouvé dix fois. Je vous indiquerai le moyen d’en sortir. Inutiled’ajouter, cher ami, que je suis tout à votre service. Vous faut-ilde l’argent ? J’ai chez mon banquier une trentaine de millefrancs qui ne font rien. Cherchez-vous un second pour vous arrangerun duel et vous appuyer d’un coup d’épée, en cas de besoin ?Je suis votre homme.

– Merci, Nointel, merci, dit aveceffusion le marin. L’argent ne me manque pas. Ma dernière campagnedans les mers du Sud m’a rapporté à elle seule une petite fortune,et j’avais déjà de jolies économies. Mais, pour le reste,j’accepte. Si je trouve ce que je cherche, vous serez montémoin.

– Avec plaisir, cher ami. Vous avez étéle mien. C’est mon tour. Ah çà, vous pensez donc à en découdre avecquelqu’un ?

– Je vous dirai tout à l’heure avec qui.Écoutez d’abord mon histoire. Elle est gaie, vous allez voir, ditCrozon, en riant d’un rire amer.

» Je me suis marié, comme vous savez. Jeme suis marié, il y a six ans, avec la fille aînée d’un commandantd’infanterie. Ma femme ne m’apportait pas un sou de dot. Le père nepossédait que sa retraite, et il est mort six mois après la noce.Mais Mathilde était charmante, et j’en étais amoureux fou.Fallait-il que je fusse bête de croire qu’un vieux marsouin commemoi pourrait jamais plaire à une fille qui avait quinze ans demoins que lui et qui avait été élevée pour épouser un prince !Que voulez-vous ! j’étais pris, et c’était la première foisque ça m’arrivait. Vous m’avez connu du temps du Jérémie,et vous savez le cas que je faisais des femmes. Mes liaisons neduraient jamais plus longtemps que les relâches de mon navire, etje n’y pensais plus deux heures après l’appareillage. Je me moquaisdes camarades qui faisaient du sentiment à bord. Eh bien, il étaitécrit là-haut que je serais pincé comme les autres.

» Je me mariai donc, plus content qu’unroi, et tout marcha bien dans le commencement. Mathilde me faisaitbonne mine, et je me mettais en quatre pour lui procurer del’agrément. Je n’y réussissais qu’à moitié, parce qu’elle auraitvoulu bien des choses que je ne pouvais pas lui donner ; maisenfin elle ne se plaignait pas, et elle me rendait heureux. Songrand chagrin était de ne pas avoir d’enfant, et pour se consoler,elle jouait à la maman avec sa petite sœur qui venait de sortir depension. Vous dire tout ce que nous avons fait pour mettre cettecadette en état de gagner sa vie honnêtement, ce serait trop long.Des maîtres de toute espèce, des leçons de chant à vingt francs lecachet. Tout le superflu de notre ménage y passait.

– Et c’est cette jeune sœur qui…

– Qui vient d’assassiner une fille, oui,mon ami ; mais ce n’est pas d’elle que je veux vous parler.Elle sera condamnée, elle finira sur l’échafaud ou dans une prisonavec les voleuses ; tant mieux ! je ne souffrirai pluspar elle. Écoutez le reste.

» J’aimais tant Mathilde que, moi qui mesouciais de l’argent comme d’une pipe de tabac, je ne pensais plusqu’à en gagner. Nous avions de quoi vivre, et j’aurai pu flâner àterre six mois de l’année. Je me mis à rechercher les embarquementsles plus productifs et les plus pénibles. Je fis deux campagnesdans les mers de Chine, presque coup sur coup, deux voyages heureuxqui me donnèrent de bonnes parts de bénéfice. Ma femme se conduisitbien pendant ces deux longues absences ; mais au retour de ladernière, elle me laissa entendre que nous n’étions pas encoreassez riches. Je l’adorais comme le premier jour, plus que lepremier jour. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Une créature quin’avait que le souffle, pas de santé, pas de gaieté, rien qui pûtplaire à un marin. Je crois qu’elle m’avait ensorcelé.

» Pour lui rapporter la fortune qu’elleambitionnait, je me décidai à partir encore une fois. Je pris lecommandement d’un baleinier pour un armateur du Havre. Je savaisque le métier était dur et dangereux, mais qu’avec de la chance onpouvait s’y enrichir. Et, en effet, j’ai fait une campagne superbe.Il est vrai que je risquais ma peau à peu près tous les jours. J’aiété pris dans les glaces ; j’ai failli me perdre deux fois surdes bancs de coraux. Mais j’en avais vu bien d’autres, et puis jepensais à Mathilde. Je me disais : Maintenant elle aura cequ’elle souhaitait tant : la grande aisance, la vie large etfacile. Enfin, après une dernière croisière dans les mers du Japon,je complète mon plein chargement d’huile et j’entre en relâche àSan Francisco, en route pour la France. C’est là que le malheurm’attendait.

– Comment ! à trois mille lieues deParis !

– En débarquant, je trouvai une lettre,parfaitement adressée à mon nom, une lettre où on me disait à peuprès ceci : « Votre femme vous trompe. Elle a un amant,et elle s’affiche publiquement avec lui. Hâtez-vous de revenir pourarrêter ce scandale qui menace d’avoir des suites. À votre arrivée,l’ami qui vous avertit vous fournira des preuves. »

– Et ce n’était pas signé ?

– Non, mais…

– Et vous avez cru aux infamies inventéespar un calomniateur anonyme ?

– Je n’y ai pas cru d’abord. J’aihorriblement souffert, mais je ne désespérais pas encore. Mathildem’avait écrit aussi, et sa lettre n’était ni plus ni moins tendreque les autres. J’eus le courage de ne pas quitter mon navire et lasottise d’annoncer à ma femme que j’arriverais en France avant lafin de février. Il y a huit jours, en prenant terre au Havre, j’aireçu une nouvelle lettre…

– Anonyme comme l’autre.

– Oui, mais contenant des détails plusprécis. On m’apprenait que ma femme avait été abandonnée par sonamant, mais qu’il était résulté de cette liaison… un enfant.

– Diable ! dit Nointel en hochant latête.

– Un enfant qui est né il y a un mois etque sa mère a fait disparaître.

– Un infanticide !

– Non, malheureusement. Il vaudrait mieuxque la misérable se fût débarrassée de ce bâtard. Je ne serais pasobligé de le tuer. Elle le cache… elle est accouchéeclandestinement, hors de sa maison… mais je le trouverai, et jevous jure que je ferai justice de la mère et de l’enfant. Vouspensez peut-être que j’ai trop tardé à me venger. Écoutez encore,écoutez jusqu’au bout, et vous allez comprendre pourquoi je haiscette Berthe Lestérel.

» Après avoir lu la seconde lettre, je neme possédais plus. Je me suis arrêté deux heures au Havre, juste letemps de voir mon armateur, et je suis parti par le premier train.Ma femme était sur ses gardes. Elle avait envoyé sa bonnem’attendre à la gare. Je ne laisse pas à cette fille le tempsd’aller prévenir sa maîtresse, et je tombe comme une bombe chezMathilde. J’y trouve…

– L’amant ?

– Si je l’avais trouvé, lui ou moi nousserions morts ? J’y trouve ma belle-sœur, qui sans doute étaitvenue tout exprès pour aider sa complice à me jeter de la poudreaux yeux. J’éclate en reproches, en menaces. Ma femme ne me répondpas. Elle faisait semblant d’être mourante. L’autre prend sadéfense ; elle crie bien haut que Mathilde est innocente, queje suis fou. Je croyais encore à l’honneur de cette Berthe,alors…

– Pardon, si je vous interromps, chercamarade. Au moment où a commencé cette scène, saviez-vous déjà lenom de l’amant ?

– Non, et je ne le sais pas encore. Maisje le saurai ce soir.

– Ce soir ! s’écria Nointel quecette nouvelle intéressait beaucoup plus que les infortunesmatrimoniales de M. Crozon. Vous êtes sûr que vous aurez cesoir le nom de cet homme ?

– Parfaitement sûr, répondit froidementle marin. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi j’en suis sûr.Laissez-moi d’abord finir mon récit. J’ai mis Berthe au défi dejurer que sa sœur était innocente. Elle a juré, l’infâme. Elle ajuré sur son honneur… belle garantie, en vérité ! Et j’ai étéassez sot pour croire à ce serment. Je me suis rétracté, j’aipleuré… oui, j’ai pleuré… et j’ai demandé pardon à ma femme del’avoir soupçonnée. Que pensez-vous de ma lâcheté,Nointel ?

– Je pense, mon ami, que si j’avais été àvotre place, j’en aurais fait tout autant. Et j’ajoute qu’il nem’est pas prouvé que vous ayez raison de croire à une faute commisepar madame Crozon. À mon sens, une lettre anonyme ne mérite pasqu’on la prenne au sérieux. Pour condamner une femme, il fautd’autres preuves que les affirmations d’un gredin. Qui vous dit quece correspondant n’est pas un ennemi qui cherche à troubler la paixde votre ménage, un drôle qui aura fait la cour à votre femme etqui se venge de ses dédains ?

– C’est impossible. Il m’a promis de sefaire connaître à moi.

– Bon ! mais jusqu’à ce qu’il l’aitfait, vous devez douter de ce qu’il avance, et, si vous meconsultiez, je vous conseillerais de ne rien précipiter avantd’avoir acquis une certitude.

– Oh ! j’ai été patient. Voilà huitjours que j’endure tous les tourments de l’enfer et que je n’agispas. Après la scène où ces deux femmes m’ont trompé si odieusement,Mathilde, qui était déjà très-souffrante… vous savez pourquoi…Mathilde est tombée, ou a feint de tomber gravement malade. Àchaque instant, il lui prenait des attaques de nerfs effroyables.Je ne la quittais pas, et ma belle-sœur ne la quittait guère. Je neme défiais plus de cette misérable Berthe. Et cependant, jesurprenais parfois entre elle et Mathilde des échanges de regards,des signes qui auraient dû m’éclairer. Le lendemain de mon arrivée,entre autres, il se passa devant moi un incident assez singulier.Ma femme était au lit, et sa sœur lui lisait le journal. Lorsquevint le récit du suicide de je ne sais quel étranger chez cetted’Orcival, Mathilde eut une crise très-violente. Je ne pris pasgarde alors à cette coïncidence, mais je m’en suis souvenu plustard.

– Moi aussi, je m’en souviendrai, pensaitle capitaine.

– Les choses allèrent ainsi pendant toutela semaine, reprit le marin, moi ne bougeant pas du chevet de mafemme, et Berthe venant chez nous plusieurs fois par jour. Samedi,j’ai reçu une lettre de mon anonyme. C’était la première depuis monarrivée à Paris. Il me disait qu’il était sur la trace de l’enfantque Mathilde avait caché ; qu’il m’avertirait, dès qu’ill’aurait trouvé, ce qui ne pouvait tarder, et qu’il m’apprendraiten même temps le nom de l’amant.

– En vérité, mon cher Crozon, je suistenté de croire que cet homme se moque de vous, avec sesdénonciations en plusieurs numéros. Vous avez peut-être affaire àun fou. Les avez-vous gardées, ces lettres ?

– Oui. Je vous les montrerai, maisécoutez la suite. Je retombai dans des perplexités terribles, aprèsavoir lu ce nouvel avis ; mais je croyais encore à unecalomnie. Le soir, ma belle-sœur était invitée à une soirée ;elle devait venir voir Mathilde à minuit. Elle ne vint pas, et jem’aperçus que ma femme était très-inquiète. Jugez de ce que j’ai dûéprouver lorsque, le lendemain, notre bonne, qui, à ma grandesurprise, avait été appelée au Palais de justice, nous a appris queBerthe était arrêtée, et qu’on l’accusait d’avoir tué une femme aubal de l’Opéra… de l’avoir tuée avec un couteau-éventail que je luiavais rapporté du Japon…

– Quoi ! c’est vous qui lui aviezfait présent de ce bibelot meurtrier ? On ne parle que de celapartout.

– Oui, c’est une fatalité… car cettemalheureuse ne peut pas nier son crime. On ne trouverait pas ici lepareil de ce poignard. J’ai compris tout de suite qu’elle étaitperdue. Mathilde l’a compris aussi. Elle s’est évanouie, et elleest restée douze heures entre la vie et la mort. Depuis qu’elle esten état de parler, j’ai essayé à plusieurs reprises d’obtenirqu’elle me dît ce qu’elle pensait de l’affaire de sa sœur. Je n’aipas pu en tirer un mot. Elle pleure et elle ne répond à aucunequestion. Elle a de bonnes raisons pour se taire. Que s’est-ilpassé entre Berthe et cette fille ? Pourquoi l’a-t-elleassassinée ? Que m’importe ? Je sais qu’elle est coupableet qu’elle a menti en me jurant que sa sœur ne m’avait jamaistrompé. Je ne crois pas au serment d’une femme qui assassine. Etmaintenant, je suis sûr de mon fait. Ma femme a eu un amant, et unbâtard est né de cet adultère.

» Vous pouvez vous figurer aisément, moncher Nointel, ce que je souffre. Hier, j’ai cru que j’allais mourirde désespoir ; ce matin, n’y tenant plus, je suis sorti decette maison souillée, j’ai marché devant moi sans savoir oùj’allais, et le hasard m’a amené ici, au moment où le convoi decette d’Orcival entrait dans le cimetière. En voyant les drôlessesen falbalas qui suivaient le corbillard, je me suis douté de lachose, et je me suis informé. Dans la foule, on ne parlait que ducrime de l’Opéra, et le nom de Lestérel était dans toutes lesbouches. Alors la rage m’a pris, et je me suis assis devant cecabaret pour boire. J’espérais que l’eau-de-vie me ferait oublier.Je me trompais. Il y a longtemps que je n’ai plus la consolation detrouver l’oubli au fond d’une bouteille. Au moment où vous m’avezparlé, je me demandais si je ne ferais pas bien d’en finir etd’aller me jeter dans la Seine au lieu de rentrer chez moi. Voilàoù j’en suis, mon cher camarade ; moi qui ai navigué surtoutes les mers du globe, je pense à me noyer dans l’eau douce, etquand je songe que c’est une femme qui m’a mené là, je voudrais quele tonnerre les écrasât toutes.

– Vous allez trop loin, cher ami, ditdoucement Nointel. Les femmes ont du bon, et je confesse que sanselles l’existence n’aurait aucun charme pour moi. Le tout est de nepas leur demander ce qu’elles ne peuvent pas nous donner, et de nepas prendre trop au sérieux les chagrins qu’elles nous causent.C’est pourquoi, si vous me permettiez d’émettre un avis sur votrecas, je vous dirais qu’en admettant même que votre femme ait eu unamant, ce qui ne me paraît pas démontré, c’est là un malheur qu’ilfaut avoir le courage de supporter. L’opinion s’est retournée,depuis le temps de Molière. Les maris trompés ne font plus rire, etun honnête homme n’est pas déshonoré parce qu’il a plu à unefarceuse de jeter son bonnet conjugal par-dessus les moulins.

– Oui, répondit le marin avec ironie, jesais que la mode a changé. On ne les insulte plus sur le théâtre,et ailleurs on ne se moque plus d’eux ouvertement, surtout quand onsait qu’ils ne sont pas d’humeur à se laisser bafouer. Mais cen’est pas le ridicule que je crains. Si j’avais fait un mariage deraison et que ce mariage eût mal tourné, j’aurais commencé pardonner une leçon au premier railleur qui me serait tombé sous lamain ; peut-être même me serais-je cru obligé de planter unbon coup d’épée dans les côtes de l’amant ; et après, j’auraislaissé ma femme à son amoureux, je serais retourné à mon métier demarin et je me serais bien vite consolé en naviguant.

– Qui vous empêche de prendre ce sageparti ?

– Vous ne comprenez donc pas que j’aiaimé passionnément cette créature, que depuis six ans je ne vis quepour elle ; vous ne comprenez donc pas que je l’aimeencore ? C’est honteux, c’est lâche, mais c’est ainsi. Je laméprise, je la hais, et je l’adore. Si je ne l’adorais pas,croyez-vous que je penserais à la tuer ? Que m’importeraitqu’elle appartînt à un autre, si elle m’étaitindifférente ?

» Mais il est enraciné là, cet indigneamour, dit Crozon, en se frappant la poitrine, et pour l’enarracher, il faudrait m’arracher le cœur. Vous êtes fort, vous,Nointel, vous ne vous êtes jamais affolé d’une de ces poupées quinous prennent tout, notre énergie, notre honneur. Vous ne savez pasce que c’est que de se dire à tout instant du jour et de lanuit : il y a un homme qui la possède ; elle ne vit quepour cet homme, elle est à lui corps et âme, elle lui a sacrifiéson honneur, et sur un signe de cet homme, elle me quitterait sanspitié, elle le suivrait sans remords. Si vous aviez passé par cettehorrible épreuve, je vous jure que vous ne me conseilleriez pas larésignation. Je ne pardonnerai pas, je ne peux pluspardonner ; j’ai trop souffert. Il faut que tous ceux par quij’ai souffert soient punis. Quand ce sera fait, il ne m’en coûteraguère de mourir, car ce n’est pas vivre que de vivre comme je vis.Heureusement, le jour de la vengeance est venu.

– Mon cher camarade, dit Nointel sanss’émouvoir, j’aurai quelques objections à vous présenter quand vousen serez à dénouer tragiquement cette fatale histoire. Oh !rassurez-vous ! je ne vous ferai pas de phrases ;j’essayerai seulement de vous montrer les inconvénients queprésente la mise en pratique des procédés violents. Mais sur quoifondez-vous la certitude d’une vengeance immédiate ? Est-ceque votre correspondant anonyme aurait encore fait dessiennes ?

– J’ai reçu une nouvelle lettre de lui,hier. Il m’annonce qu’il n’a pas encore pu découvrir l’endroit oùest l’enfant, mais que, demain, il m’apprendra le nom de l’amant…demain, c’est aujourd’hui, et, avant ce soir, je saurai à qui m’enprendre.

– Bon ! mais je suppose que votreprojet n’est pas de poignarder cet amant. Il faut laisser cesfaçons-là aux Espagnols.

– Je lui ferai l’honneur de me battreavec lui, et je le tuerai, je vous en réponds.

– Je sais que vous êtes de première forceà l’épée.

– À toutes les armes. Vous règlerez commevous l’entendez les conditions du duel. Je ne tiens qu’à une chose,c’est à en finir promptement. Je vais rentrer chez moi. Si j’ytrouve la lettre, je vous l’apporterai immédiatement et je vousprierai d’aller aussitôt voir cet homme, afin que nous puissionsnous battre demain matin.

– Très-bien. Je serai au cercle de quatreà cinq, et j’y reviendrai vraisemblablement vers minuit. Je demeurerue d’Anjou, 125. Voici ma carte. Disposez de moi à toute heure dejour et de nuit. Mon cercle est celui de votre compatriote et amiFabrègue, boulevard des…

– Je sais ; je suis allé l’ychercher une fois pendant mon dernier séjour à Paris.

– Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète.La lettre va vous désigner un nom, c’est parfait. Mais encorefaudrait-il s’assurer que la lettre ne ment pas. Vous ne pouvezpas, sur une dénonciation anonyme, obliger un monsieur à s’aligner.D’ailleurs, l’amant niera. Un galant homme, en pareil cas, n’avouejamais.

– Je le forcerai à avouer.

– Hum ! si vous vous proposez de luiarracher une confession en vous livrant sur sa personne à des voiesde fait, je dois vous dire qu’alors je vous prierai de me releverde mes fonctions de témoin. Les brutalités de ce genre me semblentde mauvais goût, et, de plus, elles iraient contre votre but.

– Soit ! je m’en rapporteraientièrement à vous.

– Et vous ferez bien, mon cher Crozon. Jeconnais mon Paris, et dès que je saurai le nom, je serai peut-êtreen mesure de vous dire s’il faut ajouter foi à la déclaration devotre espion, – car c’est un espion, ce correspondant qui dénonceles femmes, – ou s’il a lancé une accusation fausse. Je suppose,bien entendu, que l’accusé sera un homme du monde, ou du moins unhomme qu’on peut prendre pour adversaire sans se dégrader.

– Je me battrais avec un forçat, si ceforçat avait été l’amant de ma femme, dit froidement le marin.

– J’espère que vous n’en serez pas réduità cette extrémité, répliqua Nointel en souriant. Mais je nesoupçonne pas du tout à qui nous allons avoir affaire.

Le capitaine, en parlant ainsi, disait lecontraire de la vérité, car il soupçonnait très-fort que Golymineavait été l’amant de madame Crozon, et il eût été ravi que lalettre attendue par le malheureux mari confirmât ses soupçons,d’abord parce que, Golymine n’étant plus de ce monde, le duelserait devenu impossible, ensuite et surtout parce que cela eûtcadré à merveille avec le système de défense qu’il échafaudait peuà peu dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel.

– Cela ne prouverait pas qu’elle n’a pastué Julia, pensait-il, mais, c’est égal, Darcy serait bien contentsi je pouvais lui démontrer que la correspondance amoureuse étaitde la sœur, et que mademoiselle Berthe n’est allée à l’Opéra quepour sauver l’honneur de madame Crozon.

Pour le moment, la question était vidée. Labouteille d’eau-de-vie aussi. Le baleinier l’avait mise à sec, etil portait sans trébucher cette ration d’alcool qui aurait couchépar terre un buveur ordinaire. Mais elle ne l’avait pas calmé, etquand il se leva, Nointel lut dans ses yeux une résolutionimplacable.

Ils se serrèrent la main, et ils se séparèrentsur ce mot de Crozon :

– À bientôt, camarade, je compte survous.

Nointel le suivit des yeux sur le boulevard,où il marchait d’un pas ferme, et appela un fiacre pour se faireconduire au cercle. Ce n’était pas encore l’heure de se présenterchez la marquise, et il n’avait rien de mieux à faire que d’alleraux nouvelles en causant avec les désœuvrés du club.

– Ce Sganarelle au long cours est unhomme terrible, se disait-il en montant dans la voiture de place,et il faudra que je le surveille de près pour l’empêcher de semettre un ou deux meurtres sur la conscience. Mais je voudrais biensavoir quel est le lâche gredin qui a dénoncé sa femme. Et je lesaurai peut-être. Le baleinier m’a promis de me montrer seslettres.

FIN

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