&|160;
Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l’avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Aur égiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d’une ville de garnison il avait laissé d’impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système, en faisant toutefois une plus large part à l’imprévu, qui joue un si grand rôle dans l’existence parisienne. Son temps était réglé comme s’il eût été surchargé d’affaires. Il en consacrait bien les trois quarts à la flânerie intelligente, celle qui consiste à se tenir au courant de tout, sans remplir une tâche déterminée&|160;; le reste appartenait aux devoirs sociaux, aux relations amicales, et même à des liaisons plus ou moins dangereuses, mais passagères. Il n’avait pas renoncé à voyager au pays de Tendre, seulement il ne s’y attardait guère et il en revenait toujours.
L’aventure de Gaston Darcy était survenue dansun moment où son cœur se trouvait en congé de semestre. Il avaitsaisi avec joie l’occasion d’occuper son désœuvrement et de veniren aide au plus cher de ses amis.
Depuis quarante-huit heures, il appartenaittout entier à la défense de Berthe Lestérel&|160;; il s’y étaitdévoué corps et âme, il menait les recherches avec le même zèle etle même soin qu’il aurait dirigé une opération de guerre, il avaitpris goût au métier, et la campagne s’annonçait bien. Le bouton demanchette trouvé par la Majoré, les récits de Mariette et lesconfidences de M.&|160;Crozon&|160;: autant de positions prisesdont il s’agissait de tirer parti contre l’ennemi. L’ennemi,c’était la marquise de Barancos, un ennemi qu’il y avait plaisir àcombattre, car il était de force à se défendre, et Nointel sefaisait une fête de lutter de ruse et d’adresse avec ce séduisantadversaire, de le réduire par des manœuvres savantes, et finalementde le vaincre. Ses batteries étaient prêtes, et il ne demandaitqu’à commencer le feu. Mais il pouvait disposer de quelques heuresavant d’engager l’action, et il entendait les employer à safantaisie.
Or, il avait l’habitude d’aller, entre sondéjeuner et son dîner, fumer quelques cigares au billard du cercle.Il aimait à y jouer et presque autant à y voir jouer, car sonesprit d’observation trouvait à s’exercer en étudiant les typescurieux et variés qui venaient là de quatre à six cultiver lecarambolage. Il jugea qu’après avoir consacré un bon tiers de sajournée à servir la cause de l’innocence et de l’amitié, il avaitbien gagné le droit de s’offrir sa récréation favorite. La marquisene recevait qu’à cinq heures, et il n’avait pas besoin de rentrerchez lui pour s’habiller, son groom ayant ordre de lui apporter aucercle une toilette mieux appropriée à une visite d’avant-dîner quela tenue d’enterrement qu’il portait depuis le matin. Du reste, iln’espérait pas revoir le baleinier ce jour-là, car le correspondantanonyme qui troublait depuis trois mois le repos du malheureuxmarin lui faisait l’effet de ne pas être très-sûr de ce qu’ilavançait, et il doutait que ce correspondant en vînt si vite ànommer l’amant de madame Crozon.
–&|160;D’ailleurs, se disait-il en montantl’escalier du cercle, l’amant, c’était Golymine, selon touteapparence, et Golymine est mort. Mais du diable si je devine quiest le dénonciateur. Un ennemi de ce Polonais probablement, unhomme qui avait un intérêt quelconque à le faire tuer parCrozon.
Nointel se dit cela, et n’y pensa plus.C’était sa méthode quand il avait des soucis, ce qui ne luiarrivait pas souvent. Il les laissait à la porte du salon rouge,absolument comme il ôtait autrefois son sabre en entrant au messdes officiers, et quand il franchissait le seuil de la salle debillard, il se retrouvait aussi libre d’esprit et aussi gai qu’autemps où il portait sa jeune épaulette de sous-lieutenant.
La partie était déjà en pleine activité,quoiqu’il fût de bonne heure. L’hiver, l’affreux hiver de cetteannée, faisait des siennes&|160;; le Bois n’était pas tenable, etles plus déterminés amateurs des sports en plein air avaient étécontraints de se rabattre sur des divertissements abrités. Nointelse trouva au milieu de gens qu’il connaissait et qu’il aimait àrencontrer, moins pour jouir de leur conversation que pour semoquer d’eux, quand il en trouvait l’occasion. Il y avait là lejeune financier Verpel, bien coté à la Bourse, à la Banque et dansle monde galant&|160;; le lieutenant Tréville, hussard persécutépar la dame de pique et favorisé par les dames du lac&|160;;M.&|160;Perdrigeon, homme sérieux, mais tendre, qui employait sonâge mûr à protéger des débutantes et à commanditer des théâtresaprès avoir sacrifié sa jeunesse au commerce des huiles&|160;;l’adolescent baron de Sigolène, fraîchement débarqué du Velay,aspirant sportsman et joueur sans malice&|160;; Alfred Lenvers, unhabile garçon qui se faisait trente mille livres de rente enélevant des pigeons au piquet et au bésigue chinois&|160;;M.&|160;Coulibœuf, propriétaire foncier dans le Gâtinais&|160;; lemajor Cocktail, Anglais de naissance, Parisien par vocation etparieur de son état&|160;; l’aimable Charmol, ancien avoué etmembre du Caveau, le colonel Tartaras, trente ans de service, vingtcampagnes, six blessures et un exécrable caractère.
Simancas et Saint-Galmier manquaient à cetteréunion&|160;; mais Prébord et Lolif tenaient le billard.
La partie était fort animée, car les parieursabondaient, et les deux joueurs passaient pour être à peu prèsd’égale force. Pour le moment, Lolif avait l’avantage, et il venaitd’exécuter, aux applaudissements de la galerie, un carambolage desplus difficiles. Il souriait d’aise, et il se préparait à profiterd’une série qu’il s’était ménagée par ce coup triomphant, lorsqu’ilavisa Nointel.
–&|160;Bonjour, mon capitaine, lui cria-t-ildu plus loin qu’il l’aperçut. Étiez-vous à l’enterrement deJulia&|160;? On m’a dit qu’on vous y avait vu. Moi, j’yétais&|160;; malheureusement, je n’ai pas pu aller au cimetière.J’ai été appelé à une heure chez le juge d’instruction. Il y a dunouveau, mon cher. Figurez-vous que…
–&|160;Ah çà&|160;! est-ce que vous allezencore nous réciter le Code de procédure criminelle&|160;? s’écriale lieutenant Tréville. J’en ai assez de vos histoires detémoignages et de vos découvertes. D’abord il n’y a rien qui portela guigne comme de parler procès. Quand il m’arrive parhasard de lire la Gazette des Tribunaux, j’en ai pourvingt-quatre heures de déveine. Et j’ai parié dix louis pour vous,mon gros.
–&|160;Le lieutenant a raison, grommela lecolonel Tartaras. À votre jeu, sacrebleu&|160;! à votre jeu&|160;!j’y suis de quarante francs, jeune homme.
–&|160;Ils sont gagnés, mon colonel, dit Lolifen brandissant sa queue d’un air vainqueur. Il me manque neufpoints de trente. Vous allez voir comment je vais vous enleverça.
–&|160;Je fais vingt louis contre quinze pourM.&|160;Lolif, dit le baron de Sigolène.
–&|160;Je les tiens, riposta Verpel, lebanquier de l’avenir.
Et Lolif, tout fier de la confiance qu’ilinspirait à un gentilhomme du Velay, se mit en devoir de lajustifier en carambolant de plus belle.
Nointel était charmé des interruptions de lagalerie qui l’avaient dispensé de répondre aux interpellationsindiscrètes de Lolif, car il ne tenait pas du tout à apprendre auxoisifs du cercle qu’il venait d’honorer de sa présence les obsèquesde madame d’Orcival. Il longea le billard sans saluer Prébord, qui,depuis la veille, aux Champs-Élysées, avait pris décidément uneattitude hostile, et il alla s’asseoir tout au bout d’une desbanquettes de maroquin établies contre les murs de la salle.
Lolif, surexcité peut-être par sa présence,venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait àprofiter de sa maladresse.
Le capitaine n’avait pas plus tôt pris placesur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de cetournoi, qu’un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur unplateau d’argent. Nointel regarda l’adresse&|160;; elle était d’uneécriture qu’il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment cepli qui ne l’intéressait guère. Il changea de note en lisant lasignature du général Simancas.
–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il tout bas,que peut avoir à me dire ce Péruvien&|160;? Voyons un peu.
«&|160;Cher monsieur, madame la marquise deBarancos me charge de vous informer qu’elle ne recevra pasaujourd’hui, mardi. Elle est très-souffrante d’une névrose quis’est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier penseque cette crise pourra se prolonger quelques jours. J’avais eul’honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c’est àcette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. Lamarquise s’est souvenue que, dimanche, à l’Opéra, vous lui aviezpromis une visite&|160;; elle a tenu à vous éviter un dérangement,et elle m’a prié de vous exprimer le regret qu’elle éprouve d’êtreforcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu’il luiserait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, auxmeilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur.&|160;»
–&|160;Et c’est ce drôle qu’elle choisit pourm’avertir&|160;! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plusgrave que tous les autres. La Barancos employant Simancas commesecrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c’est on nepeut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui latiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu’undébarrassait d’eux cette marquise, m’est avis qu’elle nemarchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s’agitmaintenant de décider s’il vaut mieux, dans l’intérêt demademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de luiarracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtreschanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemmentle plus pratique&|160;; mais, pour faire marcher ces coquins, il mefaudrait un moyen d’action… il me faudrait posséder la preuve d’unedes canailleries qu’ils ont sur la conscience. En attendant que jesurprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser mapointe avec madame de Barancos&|160;; nous verrons bien si ellepersistera longtemps à me fermer sa porte, comme le dit don JoséSimancas, qui me payera cette impertinence un jour ou l’autre.
Ce monologue fut interrompu par desexclamations poussées à propos d’un coup douteux. Lolif prétendaitque sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait lefait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l’autre. Lamajorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n’avaitplus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisserle champ libre à l’ennemi qui était à vingt-quatre.
–&|160;Je suis flambé, mon capitaine, dit lelieutenant Tréville en s’asseyant à côté de Nointel. Cet imbécilede Lolif va me faire perdre les dix louis que j’ai pariés pour lui,et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut lamain. Mais aussitôt qu’il aperçoit quelqu’un à qui parler del’affaire de la d’Orcival, il ne sait plus ce qu’il fait.
–&|160;Ma foi&|160;! je ne devine pas pourquoiil s’est avisé de m’interpeller à ce propos-là, répondit Nointel enhaussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce quise passe chez les commissaires de police et chez les jugesd’instruction.
–&|160;Bon&|160;! mais vous êtes l’ami intimede Darcy, et Darcy a été l’amant de Julia&|160;; Lolif suppose quetout ce qui se rattache au crime de l’Opéra vous intéresse, et iln’en faut pas davantage pour qu’il manque un carambolage sûr.Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer lacarotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d’estaminet. Ilamuse le tapis jusqu’à ce qu’il ait trouvé une bonne série dans uncoin. Tenez&|160;! il la tient. Voilà les trois billes acculées.Vingt-cinq&|160;! vingt-six&|160;! vingt-sept&|160;! vingt… non, ilvient d’attraper un contre. Allons, j’ai encore del’espoir… pourvu que Lolif n’ait pas une nouvelle distraction.
–&|160;Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même aulieu de parier&|160;?
–&|160;Parce que je me fais battre par desmazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdrepatience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Ily a d’abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel quimène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met lesmorceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire des’en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que leslampes n’éclairent pas, et cette vieille culotte de peau deTartaras qui se plaint qu’on fume pendant qu’il joue.
–&|160;Vous avez sir John Cocktail.
–&|160;Trop malin pour moi, ce major.D’ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne saitpas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon atrop bien dîné avec des figurantes.
–&|160;Et Charmol&|160;?
–&|160;Charmol&|160;? Il me corne aux oreillesles chansons qu’il élucubre pour charmer les membres du Caveau… etpour m’empêcher de caramboler. Sans compter qu’il m’étourdit avecses tours de force. Il a toujours un pied en l’air. Il joue tout letemps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez.Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes àvingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voirça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de labanquette où il s’était juché.
Nointel le laissa partir sans regret,quoiqu’il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui étaitvenu là pour se reposer l’esprit, se voyait, bien malgré lui,rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Ill’avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pass’empêcher d’y penser et d’en tirer des conséquences.
–&|160;Allons, mon garçon, cria Tréville àLolif, penché sur le billard, tâchons d’avoir de l’œil et dusang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille entête et un peu à gauche… pas trop d’effet… du moelleux.
–&|160;Dites-moi, Lolif, demanda tout à coupPrébord, est-ce vrai ce qu’on m’a raconté… que la cabotine qui atué la d’Orcival va être mise en liberté&|160;?
La question avait été lancée par Prébord justeau moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, quiallait lui assurer le gain de la partie. Et cette question touchasi bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas larouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, quimanqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.
Cette faute lourde provoqua de bruyantesexclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurset compléta ses trente points en trois coups de queue.
–&|160;Sacrebleu&|160;! dit le colonel, enregardant d’un air furieux l’infortuné Lolif, vous l’avez donc faitexprès&|160;? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux commeune femme. Je n’aurais pas perdu quarante francs.
–&|160;Lolif a joué comme un fiacre, criaTréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas,ces choses-là.
–&|160;Encore s’il n’avait fait que me parler,murmura piteusement le vaincu&|160;; mais m’adresser une questionpareille… à moi qui connais l’affaire Lestérel dans ses moindresdétails et qui sais parfaitement qu’on n’a pas relâché laprévenue…
–&|160;Non, ça ne se fait pas, reprit lelieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.
–&|160;Je m’y oppose, dit Verpel qui avaitparié pour Prébord. Il n’est pas écrit dans la règle du billardqu’on jouera à la muette.
Sigolène, mon bon, vous me devez vingtlouis.
–&|160;Il ne s’agit pas ici de la règle. Ils’agit de décider s’il est permis de déranger un joueur au momentoù il envoie son coup. L’interroger à brûle-pourpoint sur un sujetqui l’intéresse, c’est absolument comme si on le heurtait. Je m’enrapporte au capitaine Nointel.
–&|160;Moi aussi, appuya Tartaras. Quepensez-vous du cas&|160;?
–&|160;Ma foi&|160;! mon colonel, je pense quele règlement ne l’ayant pas prévu, M.&|160;Prébord a le droit deprétendre qu’il a gagné. Reste la question de la loyauté, qui peutêtre appréciée de plusieurs façons.
–&|160;Qu’entendez-vous par ces paroles&|160;?demanda Prébord, très-pâle.
–&|160;Tout ce qu’il vous plaira, réponditNointel, en le regardant fixement.
–&|160;Messieurs&|160;! messieurs&|160;!s’écria Lolif, qui était né conciliateur, prenez-vous-en à moi, jevous en prie… Prébord n’avait pas de mauvaise intention… et jeserais désolé d’être la cause d’une querelle…, j’aimerais mieuxprendre à mon compte tous les paris que j’ai fait perdre.
–&|160;Rassurez-vous, mon cher, les choses enresteront là, dit le capitaine en souriant dédaigneusement.
Le bellâtre, en effet, n’avait pas l’air devouloir les pousser plus loin. Il s’était replié sur un petitgroupe d’amis qui tenaient pour lui et qui ne demandaient qu’àenterrer l’affaire. Il n’entrait pas dans les plans de Nointel dedonner une suite à ce commencement de querelle. L’heure n’était pasvenue d’en finir avec Prébord en le mettant au pied du mur. Ilsuffisait au capitaine d’avoir montré publiquement le cas qu’ilfaisait de ce personnage, et il n’ajouta pas un mot à la leçonqu’il venait de lui donner.
Lolif, du reste, ne lui laissa pas le temps dechanger de résolution. Sans demander une revanche que sonadversaire ne lui offrait pas, il s’empara de Nointel, ill’accapara, il finit par l’entraîner dans un petit fumoir quicommuniquait avec la salle de billard, et Nointel se laissa faire,quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de renoncer au repos qu’il s’étaitpromis de goûter pendant quelques heures. Il prévoyait bien queLolif ne l’emmenait que pour lui parler du crime de l’Opéra, et ils’attendait à recevoir une averse de nouvellesinsignifiantes&|160;; mais il se résignait, par amitié pour Darcy,à subir encore une fois ce bavardage. On trouve quelquefois desperles dans les huîtres et des indications précieuses dans lesdiscours d’un sot.
–&|160;Mon cher, lui dit le reporter parvocation, je me demande où Prébord a pu entendre dire quemademoiselle Lestérel a été mise en liberté.
–&|160;Nulle part, cher ami, répliqua lecapitaine. Ce propos n’était à autre fin que de vous troubler et devous faire manquer votre carambolage.
–&|160;C’est bien possible… Prébord a unefaçon de jouer qui ne me va pas&|160;; mais il n’est pas questionde ça. Je sais que vous vous intéressez au grand procès qui seprépare et qui passionnera tout Paris.
–&|160;Moi&|160;! oh&|160;! très-peu, je vousassure. C’est à peine si je lis les journaux.
–&|160;Vous ne pouvez pas y être indifférent,ne fût-ce qu’à cause de votre ami Darcy, qui doit désirer ardemmentque le meurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni. Eh bien,quoiqu’il soit le propre neveu du juge d’instruction, je suiscertain qu’il n’est pas si bien informé que moi.
–&|160;Je le crois. Son oncle a refusépéremptoirement de lui dire un seul mot de ce qui se passe dans soncabinet.
–&|160;Et son oncle a eu raison. C’est unmagistrat de la vieille roche que M.&|160;Roger Darcy. Il connaîtses devoirs, et rien ne l’y ferait manquer. Mais, moi, je ne suispas lié comme lui par un serment. Je me suis tu scrupuleusement,jusqu’à ce qu’il ait reçu ma déposition&|160;; maintenant que j’aidéposé, je suis libre de me renseigner et de dire à mes amis ce quej’ai appris.
–&|160;Absolument libre.
–&|160;Eh bien, mon cher Nointel, je n’ai pasperdu mon temps, car l’instruction n’a plus de secrets pour moi. Jeme suis mis en relation avec quelqu’un que je ne vous nommerai pas,parce que je lui ai promis une discrétion inviolable…
–&|160;En échange de ses indiscrétions.
–&|160;Mais oui. Vous comprenez que, si onsavait qu’il me donne des renseignements, il perdrait sa place. Jene veux pas faire du tort à un père de famille, et puis il ne medirait plus rien, et j’aurais dépensé mon argent inutilement. Vousvous doutez bien que les confidences de cet employé ne sont pasgratuites, et elles m’ont déjà coûté gros.
–&|160;Il s’agit de savoir si elles valent cequ’elles vous ont coûté.
–&|160;Vous allez en juger. Voici ce qui s’estpassé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée,perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvertun fragment de lettre où madame d’Orcival lui donnait rendez-vousau bal de l’Opéra.
–&|160;À quelle heure&|160;? demanda Nointel,qui n’avait pas vu Darcy depuis la veille.
–&|160;Mon homme ne me l’a pas dit, et je n’aipas pensé à le lui demander. L’heure, du reste, n’importe guère. Ilsuffit qu’il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.
–&|160;C’est juste, dit le capitaine quipensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, iln’y avait rien à tirer de Lolif.
–&|160;Or, il est prouvé qu’elle y est allée.Hier, dans l’après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévérédans son système, qui consiste à ne pas répondre.
–&|160;Pas mauvais, le système. Le silence estd’or, dit le proverbe.
–&|160;Le proverbe a tort, pour cette fois.Songez que, devant l’évidence des faits, le silence équivaut à unaveu.
–&|160;Allons donc&|160;! Il est toujourstemps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas des’enferrer. Si j’étais accusé, je ne dirai pas un mot dans lecabinet du juge. Je n’ouvrirais la bouche qu’en présence desjurés.
–&|160;Mademoiselle Lestérel est de votreavis, car jusqu’à présent, M.&|160;Darcy n’a rien obtenu, niconfession, ni explication&|160;; mais les faits parlent. Elleaurait pu soutenir qu’elle n’était pas allée au rendez-vous donnépar Julia d’Orcival. Malheureusement pour elle, hier, uncommissaire très-intelligent a eu l’idée de feuilleter le registredes objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits surce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dansla nuit de samedi à dimanche. M.&|160;Roger Darcy a été prévenuimmédiatement&|160;; il a donné des ordres, et on a opéré avec unecélérité merveilleuse. Le soir même on découvrait la marchande à latoilette qui avait vendu ces objets, vendu, pas loué, remarquezbien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n’était pasneuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neufheures, on l’a confrontée avec la prévenue, qu’elle a reconnueaussi de la façon la plus formelle.
–&|160;Et la prévenue a nié&|160;?
–&|160;Non. Elle s’est contentée de pleurer.Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes lescirconstances de l’achat qui a été fait dans la journée du samedi.Il n’y a plus maintenant l’ombre d’un doute sur la présence demademoiselle Lestérel au bal de l’Opéra.
–&|160;Le fait est qu’elle n’a certainementpas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon dechant.
–&|160;Et si elle les a achetés au lieu de leslouer, c’est qu’elle avait l’intention de ne pas les rapporter etde s’en défaire.
–&|160;S’en défaire, comment&|160;?
–&|160;En les jetant par la portière du fiacrequi l’a ramenée du bal. On n’a pas encore découvert ce fiacre, maison le cherche.
–&|160;Et où a-t-on ramassé cettedéfroque&|160;?
–&|160;Ah&|160;! voilà. Deux sergents de villequi faisaient leur ronde de nuit l’ont trouvée sur le boulevard dela Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C’estcurieux, n’est-ce pas&|160;?
–&|160;Dites que c’est inexplicable. Si cettedemoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrerchez elle après l’avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côtéde Belleville&|160;?
–&|160;C’est une ruse pour dépister lesrecherches.
–&|160;Elle prévoyait donc qu’on l’arrêteraitdès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagnertranquillement son domicile, d’ôter son domino dans le fiacre, sielle craignait d’être vue par son portier, et d’aller le lendemainsoir jeter ledit domino quelque part… dans la Seine, dans unterrain vague, ou même au coin d’une borne.
–&|160;Mon cher, les criminels ne font pas deraisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasserd’un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans sonquartier…
–&|160;Et elle est allée le semer à l’autrebout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n’est pas naturel dutout, et, si j’étais à la place de M.&|160;Roger Darcy, j’ouvriraisune enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvaitavoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.
–&|160;C’est ce qu’il fera, n’en doutez pas.Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être biencontent quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnationest certaine.
–&|160;Crétin&|160;! pensait Nointel enregardant Lolif qui se rengorgeait.
Et il lui demanda d’un airindifférent&|160;:
–&|160;Savez-vous l’heure qu’il était quandles sergents de ville on fait cette trouvaille&|160;?
–&|160;Ma foi&|160;! non, je n’ai pas pensé àm’en informer. Mais le juge d’instruction doit le savoir. Il n’ometrien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sontrecueillis par lui avec beaucoup de soin.
–&|160;Eh bien, tâchez donc de vous renseignersur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurezappris.
–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! vous prenez goût aumétier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo&|160;! mon cher.Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n’est plusamusant.
–&|160;Ça dépend des goûts, dit le capitaineen feignant d’étouffer un bâillement. Moi, je n’aime pas lesproblèmes. C’était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Jevous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parceque vous en parlez bien&|160;; mais, au bout d’un quart d’heure,j’en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J’éprouve le besoinde m’étendre sur une banquette et d’y sommeiller au doux bruit descarambolages.
Lolif soupira, car il avait espéré un instantque Nointel allait partager sa toquade&|160;; mais lecompliment fit passer le refus de collaborer.
Nointel, en rentrant dans la salle, sedisait&|160;:
–&|160;Ce nigaud ne se doute pas qu’il vientde m’indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S’il étaitmoins de trois heures du matin quand les sergents de ville onttrouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu’ilest prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée àtrois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseignepas.
Et il s’apprêtait, en attendant, à jouir d’unrepos qu’il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce queprétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tardcette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer desa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d’allerensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne semontrât et ne le mît en réquisition pour quelque corvée relative àla grande affaire.
La partie avait repris. Le jeune baron deSigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contrele major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douzepoints, et enfilait alors une série victorieuse de seizecarambolages. Tréville, par patriotisme, s’obstinait à parier pourle gentilhomme du Velay et perdait avec entrain contre AlfredLenvers qui, n’ayant pas de préjugés sur les nationalités,soutenait l’Angleterre, en attendant qu’il se présentât un pigeon àplumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Iln’avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait àPerdrigeon qu’un jour, au cercle d’Orléans, il avait carambolésoixante-dix-neuf fois d’affilée, et Perdrigeon, qui ne l’écoutaitpas, lui demandait des nouvelles d’une Déjazet de province, enreprésentation, pour le moment, dans les départements du Centre.Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier duCaveau, les avait suivis.
Lolif, encore tout honteux de sa récentebévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, aprèsavoir choisi une place propice à la rêverie, s’établit dans uneposture commode, et alluma un excellent cigare. Il n’en avait pastiré trois bouffées, que l’imprévu se présenta sous la forme d’undomestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettrecette fois, mais une carte de visite.
Le capitaine la prit et y lut le nom deCrozon.
–&|160;Déjà&|160;! pensa-t-il. Le dénonciateuranonyme lui a donc désigné l’amant de sa femme&|160;? Voilà quivaut la peine que je me dérange.
–&|160;La personne est-elle là&|160;?demanda-t-il au valet de chambre.
–&|160;Elle attend monsieur au parloir…c’est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.
–&|160;Comment, deux&|160;? Vous ne m’apportezqu’une carte.
–&|160;Ce monsieur est accompagné d’un… d’unhomme.
–&|160;C’est bien&|160;; dites que je viens,reprit le capitaine assez surpris.
Et il quitta, non sans regret, la banquette oùil était si bien.
–&|160;Qui diable ce baleinier m’a-t-ilamené&|160;? pensait-il en traversant lentement la salle debillard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie unindividu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femmel’a trompé avec un maroufle, aurait eu l’idée baroque de traînerici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en maprésence&|160;? Avec cet enragé, on peut s’attendre à tout. C’estégal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à nepenser à rien. Enfin&|160;! il était écrit qu’aujourd’hui on ne melaisserait pas tranquille.
Le parloir était situé à l’autre bout desappartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointelaperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.
–&|160;Aurait-il, par hasard, l’intention dem’envoyer des témoins&|160;? se dit Nointel. Ma foi&|160;! je n’enserais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci,mais j’aurais tant de plaisir à donner un coup d’épée à ce fat queje ne refuserais pas la partie.
Il affecta de marcher à petits pas et de seretourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu’unerencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deuxamis firent semblant de ne pas l’apercevoir, et il eut la sagessede ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, etd’ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportaitM.&|160;Crozon.
Il trouva le beau-frère de Berthe, planté toutdroit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visageenflammé, l’œil sombre, les traits contractés&|160;: l’air etl’attitude d’un homme que la colère transporte et qui s’efforce dese contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grandflandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et lesmoustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne.Ce singulier personnage était vêtu d’une redingote vert olive, d’unpantalon de gros drap bleu et d’un gilet jaune en poil dechèvre.
–&|160;Qu’est-ce que c’est que cetoiseau-là&|160;? se demandait le capitaine. Il ressemble à untrappeur de l’Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans leChapeau de paille d’Italie.
–&|160;M.&|160;Bernache, premier maîtremécanicien à bord de l’Étoile polaire que je commande, ditle baleinier d’une voix rauque, et avec un geste d’automate.
En toute autre occasion, Nointel aurait ri debon cœur de cette façon de présenter quelqu’un en lui donnant durevers de la main à travers la poitrine&|160;; mais il sentit quela situation était sérieuse, et il répondit avec un flegmeparfait&|160;:
–&|160;Je suis charmé de faire la connaissancede M.&|160;Bernache. Veuillez m’expliquer, mon cher Crozon, ce queje puis pour son service… et pour le vôtre.
–&|160;Vous ne devinez pas&|160;? lui demandale marin, en le foudroyant du regard.
–&|160;Non, sur ma parole.
–&|160;Monsieur est mon témoin.
–&|160;Ah&|160;! très-bien. Je comprends. Vousavez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à quivous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pourvous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a naviguéavec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vousen veux pas du tout de m’avoir préféré monsieur, qui vous connaîtplus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.
Nointel croyait être fort habile en parlantainsi. Il craignait que Crozon n’eût l’idée de lui adjoindre cemécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pouréviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il nes’attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.
–&|160;Ne faites donc pas semblant de ne pascomprendre, lui cria le baleinier. C’est avec vous que je veux mebattre, et j’ai amené Bernache pour que nous en finissions tout desuite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, etpartons. Nous irons où vous voudrez. J’ai en bas, dans un fiacre,des épées, des pistolets et des sabres.
Le capitaine tombait de son haut, mais ilcommençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point.
–&|160;Pourquoi voulez-vous donc vous battreavec moi&|160;? demanda-t-il tranquillement.
Crozon tressaillit et dit entre sesdents&|160;:
–&|160;Vous raillez. Il vous en coûteracher.
–&|160;Je ne raille pas. Je n’ai jamais étéplus sérieux, et je vous prie de répondre à la question que jeviens de vous adresser.
–&|160;Vous m’y forcez. Vous tenez àm’entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit&|160;! c’estun outrage de plus, mais je règlerai tous mes comptes à la fois,car je veux vous tuer, entendez-vous&|160;?
–&|160;Parfaitement, mais pourquoi&|160;?
–&|160;Parce que vous avez été l’amant de mafemme.
Nointel reçut cette extravagante déclarationavec autant de calme qu’il recevait autrefois les obus lancés parles canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de sejustifier. Il s’y prit d’une façon toute différente, et il fitbien.
–&|160;Si je vous affirmais que ce n’est pasvrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sanss’émouvoir.
–&|160;Non, et je vous engage à vous épargnerla peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie&|160;?Vous m’avez déclaré vous-même, il n’y a pas deux heures, qu’enpareil cas un galant homme niait toujours.
–&|160;Je l’ai dit et je le répète. Mais vousadmettez aussi qu’un galant homme peut avoir été accuséfaussement.
–&|160;Non. Personne n’a intérêt à vousdésigner comme ayant été l’amant de ma femme.
–&|160;Qu’en savez-vous&|160;? J’ai desennemis, et je m’en connais un entre autres qui est très-capabled’avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sapersonne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que jene discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendreraison.
–&|160;C’est tout ce qu’il me faut.Marchons.
–&|160;Tout à l’heure. Veuillez me laisserachever. Je ne serai pas long.
»&|160;Vous avez reçu, à ce que je vois, unenouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncervotre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner àvotre vengeance. J’ai le droit de vous demander si cette lettre estsignée, et, si elle l’est, je puis exiger que vous m’accompagniezchez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer envotre présence qu’il m’a lâchement calomnié. Je l’y forcerai, jevous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s’il refuse leduel à mort que je lui proposerai.
–&|160;La lettre n’est pas signée.
–&|160;Très-bien&|160;! Alors, je ne peux m’enprendre qu’à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portéecontre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pasquerelle, c’est moi qui vous demanderais satisfaction, car vousm’insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez étémon camarade, et presque mon ami.
–&|160;Ces trahisons-là sont très-bien vuesdans le monde où vous vivez.
–&|160;Cela se peut, mais ce qu’on netolèrerait dans aucun monde, c’est le procédé dont j’aurais uséaujourd’hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si jeles avais causées. Me croire capable d’une action si basse, c’estm’insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes.Donc, nous allons nous battre.
–&|160;À la bonne heure&|160;! trouvez vite untémoin et partons.
–&|160;Pardon&|160;! je n’ai pas fini. Jetiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain,ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m’objecterque je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de metuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtesd’une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort quevous.
–&|160;Nous verrons bien, dit le marin avecimpatience.
–&|160;Vous le verrez, en effet. Je vousblesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à mesoupçonner d’une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver quel’accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, etque non-seulement je n’ai jamais été l’amant de votre femme, maisque je ne l’ai jamais vue.
»&|160;Maintenant, j’ai tout dit et je suisprêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire.Permettez-moi seulement d’aller prendre chez lui un ami que jetiens à avoir pour témoin, par la raison qu’il est inutiled’ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.
Le baleinier semblait hésiter un peu. Lapéroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression,mais il n’était pas homme à reculer après s’être tant avancé, et ilfit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicien ne payaitpas de mine et n’avait pas l’élocution facile, mais il ne manquaitpas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.
–&|160;Moi, à ta place, mon vieux Crozon,dit-il timidement, avant d’aller me cogner avec ce monsieur, quin’a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais defaire avant le coup de torchon ce qu’il te propose de faireaprès.
–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes là,toi&|160;? grommela le loup de mer.
–&|160;Elle est bien facile à comprendre, machanson. Monsieur déclare qu’il n’a jamais vu ni connu ta femme, etje mettrais ma main au feu qu’il ne ment pas. Mais, puisque turefuses de croire à la parole d’un officier, pourquoi ne lepries-tu pas de te montrer qu’il dit la vérité&|160;?
–&|160;Je suis curieux de savoir comment ils’y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.
–&|160;Parbleu&|160;! il me semble que c’estbien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne saitrien de ce qui se passe, n’est-ce pas&|160;? Tu ne lui as jamaisparlé de monsieur&|160;?
–&|160;Non. Ensuite&|160;?
–&|160;Elle est chez toi, malade… hors d’étatde sortir. Par conséquent, elle n’a pu te suivre…
–&|160;Non, cent fois non.
–&|160;Eh bien, il me semble que si nousallions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieurest un camarade à toi, tu connaîtrais bien à sa figure si…
–&|160;Pardon, monsieur, interrompitNointel&|160;; je ne sais si votre proposition serait agréée parM.&|160;Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à uneépreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouerune comédie qui d’ailleurs n’amènerait pas le résultat que vousespérez. Madame Crozon n’éprouverait aucune émotion en me voyant,puisque je lui suis absolument inconnu&|160;; mais M.&|160;Crozonpourrait croire qu’elle a dissimulé ses impressions. Ce n’est paspar de tels moyens que je me propose de le convaincre… lorsque jelui aurai donné la leçon qu’il mérite.
Le capitaine avait manœuvré avec une habiletérare, et il avait calculé d’avance la portée de ses discours quitendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débitéstout exprès pour l’exaspérer davantage. Le capitaine connaissaitles jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s’était dit que plus ilprendrait de haut l’accusation portée contre lui par cet affolé,plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pûtlui arriver, c’était d’être forcé d’aller sur le terrain, et cetterencontre ne l’effrayait pas, car il se croyait à peu près certainde mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d’état detuer sa femme. Il se demandait même s’il ne valait pas mieux quel’affaire finît ainsi.
Mais, pendant qu’il parlait, un revirements’opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Ilhésita longtemps, ce mari malheureux&|160;; il lui en coûtait defaire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et dela fermeté que montrait Nointel. Enfin il s’écria&|160;:
–&|160;Vous ne voulez pas du moyen deBernache… vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouverque je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.
–&|160;À quoi bon&|160;? Vous ne l’admettriezpas.
–&|160;Dites toujours.
–&|160;Non. J’aime mieux me battre.
–&|160;Parce que vous savez bien que vous neme convaincriez pas.
–&|160;Je vous convaincrais parfaitement. Maispour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n’avez pasl’air disposé à attendre. Moi, je n’y tiens pas non plus.Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas&|160;?
–&|160;Du temps&|160;? Comment, dutemps&|160;? Expliquez-vous.
–&|160;Vous le voulez&|160;? soit&|160;! maisavouez que j’y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez desang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme quevous venez de recevoir. Vous m’avez offert tantôt de me faire voirles autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voircelle-là.
–&|160;Sans doute, et quand vous l’aurezvue&|160;?
–&|160;Quand je l’aurai vue, il arrivera dedeux choses l’une&|160;: ou je reconnaîtrai l’écriture de votreaimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sansperdre une minute, le forcer à confesser qu’il a menti&|160;; ou jene la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j’ouvrirai uneenquête, et cette enquête aboutira, j’en suis sûr, à la découvertedu coupable. C’est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et jen’en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l’auteurde la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long.N’en parlons plus.
Crozon hésita encore un peu, puis il tirabrusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, quiéprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eûtressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.
Les écritures n’ont pas toujours un caractèreparticulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, lescursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes&|160;; lesanglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes fillesapprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme étaittrès-grosse, très-espacée et très-régulière, une écriture du bonvieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’ellene lui était pas inconnue&|160;; seulement, il ne se rappelait pasencore où ni quand il l’avait vue.
–&|160;Eh bien&|160;? lui demanda Crozon.
–&|160;Eh bien, répondit-il sans se départirde son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur decette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôtde qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.
–&|160;Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas desecrets pour Bernache.
Le capitaine prit le papier que Crozon luitendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueillepour rassembler ses souvenirs.
La lettre était ainsi conçue&|160;:
«&|160;L’ami qui vous écrit regrette de ne pasêtre encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dontvotre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cetenfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé dedomicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre serviceétait sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu ventdes recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcherd’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Maison est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on latrouvera.&|160;»
–&|160;Convenez, dit Nointel, convenez ques’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin.Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble&|160;; maisenfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un amitrompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votrecaractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit êtrequi est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser àcommettre un crime.
–&|160;Faites-moi grâce de vos réflexions,interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait leparaître.
–&|160;Si tel est le but que se propose cethomme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé aubagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage deNouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’apas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventécette histoire à seule fin de vous entretenir dans un étatd’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont sesprojets&|160;? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’ilveut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.
–&|160;Lisez&|160;! mais lisez donc&|160;!
–&|160;M’y voici&|160;:
«&|160;En attendant qu’il puisse vous montrerla preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tientaujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désignerl’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux.&|160;»
–&|160;S’il continue, il finira par endécouvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.
Et, comme il vit que ce commentaire n’étaitpas du goût de Crozon, il reprit&|160;:
«&|160;Le premier, celui qui l’a détourné deses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était unaventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendaitêtre noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans legrand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamaisété qu’un chevalier d’industrie.&|160;»
À ce passage, le capitaine s’arrêta court, nonparce que l’indication l’étonnait – il avait toujours pensé que leslettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu– mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, luirevenait tout à coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belleécriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billetqu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don JoséSimancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas cejour-là.
Il avait en poche la pièce de comparaison, etun autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler aumari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritablepersonnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cetteoccurrence, montra un sang-froid et une présence d’espritextraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisagertoutes les conséquences d’une déclaration immédiate&|160;: Crozonse lançant aussitôt à la poursuite du Péruvien, le sommant defournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeantbrutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout audétriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne luifallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent foisgarder pour lui seul le secret de cette découverte qui luifournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir cegredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis,quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au brasséculier de Crozon, en démontrant à ce mari peu commode que soncorrespondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force dese taire, de sourire, et de s’écrier&|160;:
–&|160;Parbleu&|160;! le drôle qui vous écrita d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Cepersonnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé lasemaine dernière.
–&|160;Oui, la veille de mon arrivée à Paris,dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque denerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.
Nointel se disait&|160;:
–&|160;Je crois que j’aurai de la peine à luipersuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là queje veux en venir.
Et il se remit à lire&|160;:
«&|160;Le soi-disant comte Golymine a étéobligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir sescréanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cetteépoque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris,où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en sedonnant volontairement la mort.
–&|160;Comme finissent tous ses pareils&|160;!pensait Nointel&|160;; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phraseest un chef-d’œuvre.
–&|160;Lisez jusqu’au bout tonna le marin.
–&|160;Très-volontiers, répondit doucement lecapitaine.
«&|160;Elles ne se sont pas renouées parce quevotre femme avait pris un autre amant.
–&|160;Bon&|160;! je commence àcomprendre.
«&|160;Cet amant a mis autant de soin à cachersa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.
–&|160;Bien trouvé, cela&|160;!
«&|160;L’ami qui vous écrit…
Il tient à sa formule.
«&|160;L’ami qui vous écrit a eu beaucoup depeine à la découvrir.
–&|160;Je le crois aisément.
«&|160;Cependant, il y est parvenu, etmaintenant il est sûr de son fait.
–&|160;Je suis curieux de savoir comment ils’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’expliquepas sur ce point.
«&|160;Il s’empresse donc de vous nommerl’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier decavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse.Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît àporter le trouble dans les ménages.&|160;»
–&|160;Voilà un portrait bienressemblant&|160;! s’écria Nointel. Si c’est de moi qu’il s’agit,comme je n’en doute pas, je déclare que votre anonyme est unimbécile. Mais voyons la fin.
«&|160;Ce lovelace s’appelle Henri Nointel. Ilhabite rue d’Anjou, 125, et il va tous les jours, dansl’après-midi, au Cercle de…
–&|160;Il tient essentiellement à ce que vousm’exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu’il ne vousindique pas aussi le moyen de m’assassiner sans courir aucunrisque. Mais, non… il se borne à la jolie appréciation quevoici&|160;:
«&|160;Le sieur Nointel est universellementhaï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisienaura l’approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pasde juges pour le condamner.
–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! cette conclusionressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout&|160;? Non.Il y a un post-scriptum&|160;:
«&|160;Les recherches se poursuivent. Dès quele nouveau domicile de la nourrice sera connu, l’ami vous avertira.Sa tâche sera alors remplie, et il se fera connaître.&|160;»
–&|160;Bon&|160;! cette fois, c’est complet,et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement lecapitaine en présentant au marin le papier accusateur.
–&|160;Essayez donc au moins de vousjustifier, s’écria Crozon.
–&|160;Je m’en garderai bien. Si vous êtesaveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareillesabsurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dansmon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foià de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire neservirait à rien. J’aime mieux vous répéter que je suis à vosordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J’espère que vous neme tuerez pas. J’espère même que plus tard vous reviendrez de vospréventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui,sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque lignede cet odieux billet. «&|160;Votre femme a un amant&|160;», il n’aque ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, sij’étais marié et qu’un homme m’écrivît de ce style, je n’aurais pasde repos que je ne l’eusse éventré.
–&|160;Nommez-le-moi donc alors, dit lebaleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.
–&|160;Je vous le nommerai, soyeztranquille&|160;; je vous le nommerai avant qu’il vous ait indiquél’endroit où on cache ce prétendu enfant qui n’est pas né.
–&|160;Pourquoi ne le nommez-vous pasmaintenant, si vous avez reconnu son écriture&|160;?
–&|160;Je ne l’ai pas reconnue, dit hardimentNointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m’ont jamaisécrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J’en soupçonne deuxou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignesde leur main. Pour cela, je n’aurai même pas besoin de comparer lespièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimésdans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vouslaisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il lemérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d’abord, et del’embrocher ensuite, si tant est qu’on puisse l’amener sur leterrain.
Mais je m’amuse à faire des projets, et nousperdons un temps précieux. Les jours sont très-courts au mois defévrier, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nousallons être obligés de remettre notre affaire à demain.
–&|160;Il est déjà trop tard. On n’y verraitpas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maîtremécanicien. D’ailleurs, je suis d’avis que ça ne presse pas tantque ça.
–&|160;Comment&|160;! grommela Crozon, toiaussi, Bernache&|160;! tu te mets contre moi.
–&|160;Je ne me mets pas contre toi, mais jetrouve que monsieur dit des choses très-sensées. D’abord, un hommequi dénonce quelqu’un sans signer est un failli gars. Et on voitbien ce qu’il veut, ce chien-là. Il a une rancune contreM.&|160;Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendudire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et illui tarde que tu t’alignes, car il a soin de te dire où tutrouveras monsieur, l’endroit, l’heure et tout.
–&|160;Oh&|160;! il connaît mes habitudes, diten riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre àcinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donnérendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que noussommes d’anciens camarades. Sa combinaison pèche en ce point. Etc’est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu’il y atreize ans j’étais embarqué avec vous sur le Jérémie.C’est parce qu’il ignorait cette particularité de ma vie militairequ’il s’est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.
Nointel parlait d’un air si dégagé, son tonétait si franc, son langage si clair, que l’intraitable baleinierentra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardaitalternativement le capitaine et l’ami Bernache. On devinait sanspeine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence,il dit brusquement&|160;:
–&|160;Nointel, voulez-vous me donner votreparole d’honneur que vous n’avez jamais vu ma femme&|160;?
Nointel resta froid comme la mer de glace, etrépondit, en pesant ses mots&|160;:
–&|160;Mon cher Crozon, si vous aviez commencépar me demander ma parole, je vous l’aurais donnée bien volontiers.Nous n’en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m’accusezde très-vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité. J’aisupporté de vous ce que je n’aurais supporté de personne. Mais voustrouverez bon que je n’obéisse pas à une sommation de jurer. Vouspourriez ne pas croire à ma parole d’honneur, et, ce faisant, vousm’offenseriez gravement. Je préfère ne pas m’exposer à ce malheur.Souvenez-vous aussi que vous regrettez d’avoir ajouté foi à unserment fait dans une circonstance identique…
–&|160;Par ma belle-sœur&|160;! Ce n’est pasdu tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurerà faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d’honneur,et si vous vouliez…
–&|160;Oui, mais je ne veux pas.
–&|160;Eh bien, s’écria le marin convaincu partant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n’est pas vrai, quevous n’êtes pas…
–&|160;L’amant de madame Crozon. Mais, moncher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, ditNointel, en éclatant de rire.
Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sanglui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvrestremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, salarge main, en disant d’une voix étranglée&|160;:
–&|160;Je vous ai soupçonné. J’étais fou. Ilne faut pas m’en vouloir. Je suis si malheureux.
–&|160;Enfin&|160;! s’écria le capitaine, jevous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir,mon cher Crozon&|160;! Ah&|160;! parbleu&|160;! non. Je vous plainstrop pour vous garder rancune. Et j’ai déjà oublié tout ce quivient de se passer ici. Il n’y a qu’une chose dont je me souviens…l’écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec unvieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vousréponds qu’il payera cher cette canaillerie.
–&|160;Voulez-vous sa lettre pour vous aider àle trouver&|160;?
Nointel mourait d’envie de dire&|160;: oui.Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terriblecontre Simancas&|160;; mais il se contint, car il sentait lanécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et ilrépondit vivement&|160;:
–&|160;Merci de ne plus vous défier de moi.Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j’auraitrouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d’assister àl’explication que j’aurai avec lui et de lui mettre vous-même sousle nez la preuve de son infamie.
»&|160;Permettez-moi maintenant de remercieraussi M.&|160;Bernache. C’est en partie à son intervention que jedois de ne pas m’être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le priede croire que je suis désormais son obligé et qu’il peut comptersur moi en toute occasion.
Le mécanicien balbutia quelques mots polis,mais Nointel n’avait pas besoin qu’il s’expliquât plus clairement.Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme luiétaient acquises à jamais. Et la conquête de M.&|160;Bernachen’était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influencesur Crozon, et le capitaine n’en avait pas fini avec le baleinier.Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l’intérêt demademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaientexposées, l’une aux violences de son mari, l’autre aux incartadesde son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d’uninstant à l’autre être pris d’un nouvel accès de fureur, motivé parune nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelquedémarche imprudente et aggraver involontairement les charges quipesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas lelâcher, et il commença sans plus tarder à letravailler&|160;; ce fut le mot qui lui vint à l’esprit,et ce mot exprimait très-bien ses intentions.
–&|160;Mon cher camarade, reprit-il, du ton leplus affectueux, puisqu’il ne reste plus de nuages entre nous, jepuis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vousavez été victime d’une abominable machination. Ce drôle qui vous aécrit s’est fait un jeu d’empoisonner votre existence et celle demadame Crozon.
–&|160;Pourquoi&|160;? demanda le baleinier,dont le front redevint sombre. Je n’ai pas d’ennemis… à Parissurtout.
–&|160;C’est-à-dire que vous ne vous enconnaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D’ailleurs,cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon.Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d’une femme, parcequ’elle a dédaigné leurs hommages.
–&|160;Si c’eût été le cas, Mathilde m’auraitdésigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.
–&|160;Vous ne songez pas qu’en le désignantelle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femmen’expose pas, même pour se défendre d’une accusation injuste, lavie d’un mari qu’elle aime.
–&|160;Qu’elle aime&|160;! répéta le mari ensecouant la tête.
–&|160;Mais, reprit Nointel, sans relevercette expression d’un doute qu’il partageait, ce n’est pas ainsique j’envisage la situation. L’anonyme, à mon avis, n’en veut ni àvous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d’autres.
–&|160;À qui donc&|160;?
–&|160;À moi, d’abord. Il est évident que jele gêne et que n’étant probablement pas de force à me supprimerlui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cherCrozon.
–&|160;C’est possible, mais… ce n’est pas vousseul qu’il accuse.
–&|160;Non, et c’est précisément pour cela queje suis presque sûr de ce que j’avance. Si vous voulez bienm’écouter avec attention, vous allez voir comme tout s’enchaînelogiquement.
–&|160;L’autre, c’est le comte Golymine. J’aiconnu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous direen passant qu’étant donné la vie qu’il menait, il est à peu prèsimpossible qu’il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dansun monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieursgredins très-capables d’écrire des lettres anonymes, et de centautres infamies. Supposez qu’un de ces gredins ait eu intérêt à sedéfaire d’un complice dangereux, un complice qui était Golymine.Supposez encore que ce gredin soit un étranger&|160;; c’esttrès-possible, puisque Golymine n’était pas Français. Tous lesaventuriers exotiques forment entre eux une sorte defranc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, parexemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou,en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans cespays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputationd’être un homme qui n’a pas froid aux yeux, comme vous dites, vousautres marins. On sait que vous n’êtes pas d’humeur à supporter unoutrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujourstué ou blessé vos adversaires. On sait encore… ne vous fâchez passi je vous dis vos vérités… on sait que vous avez un caractèretrès-violent, et qu’il vous est arrivé quelquefois d’agir avant deréfléchir.
Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot.Évidemment, il s’avouait à lui-même que l’appréciation du capitaineétait juste.
–&|160;Sur ces indications, reprit Nointel,mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu’en dénonçant lePolonais, il ferait de vous une manière d’exécuteur des hautes…non, des basses… œuvres&|160;; que, n’écoutant que votre colère,vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication,attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit enduel, soit autrement. C’était précisément ce qu’il voulait, et,pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier unefemme.
–&|160;C’est un roman que vous me racontez là,dit le mari d’un air assez incrédule. Un complice du Polonais…complice de quoi&|160;? Ce Polonais était donc chef debrigands…
–&|160;Je ne jurerais pas que non, et je suiscertain qu’il avait une foule de méfaits sur la conscience.
–&|160;Et il se trouve que ce complice meconnaît&|160;! qu’il sait que je suis marié&|160;! Vous supposeztrop de choses. Et puis, pourquoi n’aurait-il pas commencé par medésigner ce Golymine&|160;? Pourquoi aurait-il attendu, pour me lenommer, que je fusse de retour à Paris et que Golymine fûtmort&|160;?
L’objection avait bien quelque valeur, maiselle n’embarrassa pas un instant le capitaine.
–&|160;C’est bien simple, dit-il. Il n’a pasdénoncé le Polonais dans la première lettre que vous avez reçue àSan-Francisco, parce que vous auriez pu, avant de rentrer enFrance, écrire à un ami pour le prier de s’informer, et parce quecet ami n’aurait pas manqué de vous répondre que l’accusationn’avait pas le sens commun. L’aimable gueux qui vous a tendu letraquenard vous ménageait ce coup pour votre arrivée. Il comptaitsur les effets de la surprise et de la colère, et il ne voulait pasvous laisser le temps de la réflexion.
Examinons maintenant les faits qui ont suivi,et vous allez voir que tout s’explique à merveille. Par un hasardsingulier – la vie en est pleine, de ces hasards-là – Golymine sesuicide, notez ce point, chez une femme entretenue qu’il adorait,car il s’est tué parce qu’elle refusait de le suivre à l’étranger.Nouvelle preuve que ce personnage ne s’occupait pas de madameCrozon. Voilà donc Golymine mort. Votre coquin de correspondant n’aplus rien à craindre de lui. Que fait-il alors&|160;? Vous êtesarrivé à Paris… quel jour&|160;?
–&|160;Le mardi.
–&|160;Et le Polonais s’est pendu le lundi.C’est bien cela. L’anonyme a dû être informé de votre arrivée qu’ilépiait très-certainement. Cependant, il reste jusqu’au samedi sansvous écrire. Il se recueille, il se demande quel parti il pourraittirer de ses ignobles combinaisons. La machine est montée, elle nebroiera plus Golymine, puisque Golymine est mort. Mais elle peutservir à un autre usage. Votre chenapan se dit qu’il y a sur lepavé de Paris un autre homme qui le gêne presque autant queGolymine le gênait, et qu’il pourra se défaire de cet homme en vouslançant contre lui. Il tergiverse encore un peu, il entretientvotre colère avec cette ridicule histoire d’enfant, à laquelle,permettez-moi de vous le dire, mon cher Crozon, vous n’auriez pasdû vous laisser prendre. Il vous laisse pendant trois jours cuiredans votre jus, passez-moi l’expression&|160;;M.&|160;de&|160;Bismarck nous l’a appliquée à nous autresParisiens. Et enfin, quand il croit que l’heure est venue de faireéclater l’orage, il me dénonce, moi, qui suis l’homme gênant numérodeux, et il a bien soin de vous dire que vous me trouverezaujourd’hui au cercle de quatre à cinq. Il a choisi un jour où ilsait que j’y serai. Il a prévu tout ce qui allait se passer&|160;:votre visite immédiate, un duel rendu inévitable par une violencede votre part. Il sait d’ailleurs que je ne suis pastrès-patient.
»&|160;Et vous voyez, mon cher camarade, queles calculs de ce misérable étaient justes. S’il savait que noussommes en ce moment réunis en conférence avec l’honorableM.&|160;Bernache, votre témoin, il se frotterait les mains et ilrirait dans sa barbe.
»&|160;Heureusement, il n’a pas deviné quenous nous connaissions de longue date, et que nous nousexpliquerions avant de nous battre.
–&|160;On ne peut pas mieux parler, dit avecenthousiasme le brave mécanicien, que Nointel venait decomplimenter adroitement. Crozon, mon vieux, tu n’as plus qu’unechose à faire, c’est d’embrasser le capitaine d’abord, et ta femmeensuite.
Crozon était évidemment touché, mais iln’était pas encore convaincu, et il y parut bien à saréponse&|160;:
–&|160;Oui, murmura-t-il, tout cela se peut…je ne demande pas mieux que de vous croire… et pourtant il y aencore dans votre raisonnement des points que je ne comprends pas.Expliquez-moi pourquoi la lettre dénonce Golymine. Il est mort… Lescélérat qui l’a écrite n’avait plus rien à craindre de cePolonais. À quoi bon parler de lui&|160;? Et puisqu’il vous accuse,vous qui êtes vivant, vous dont il veut se défaire, pourquoi nevous accuse-t-il pas aussi d’être le père de l’enfant&|160;?
–&|160;Parce que l’accusation serait tropabsurde, parce qu’elle ne s’accorderait pas avec cette inventiond’enfant caché chez une nourrice qu’on traque dans Paris et quis’en va de domicile en domicile pour échapper à l’espion qui lacherche. Voyons, de bonne foi, admettez-vous que si j’étais lepère, je n’aurais pas mieux pris mes précautions&|160;? J’ai assezde fortune pour mettre en sûreté, en province ou à l’étranger, unfils adultérin, si par malheur j’en avais un. J’aurais même euassez de cœur pour l’élever chez moi. Et l’anonyme sait que je visau grand jour, que je n’ai jamais caché mes faiblesses. Aussia-t-il attribué cette paternité à Golymine, qui n’est plus là pours’en défendre. Mais l’enfant n’existe pas et n’a jamais existé. Ceconte n’a été imaginé que pour vous exaspérer davantage, je vousl’ai déjà dit.
»&|160;Vous pourriez me demander aussipourquoi votre correspondant ne m’a pas mis en scène tout d’abord.Rien ne l’empêchait de vous écrire à San-Francisco que madameCrozon avait eu deux amants au lieu d’un. Vous étiez certes biencapable d’en tuer deux. Mais, voilà&|160;: cet homme, il y a troismois, ne s’occupait pas encore de moi. La haine qu’il me porte aune origine toute récente.
–&|160;Vous le connaissez donc&|160;! s’écriale baleinier.
–&|160;Je crois le connaître, mais je n’ai pasencore une certitude absolue. Il ne m’a jamais écrit. Il faut doncque je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demandeun certain temps, car j’ai peu d’occasions de le rencontrer. Dansun cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d’éviter lesfausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer àma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieurà confesser devant vous qu’il a menti.
Crozon se taisait. On lisait sur son visagequ’il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut laconfiance qui l’emporta.
–&|160;Eh bien&|160;! dit-il brusquement,prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l’ayez en poche pourconvaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m’enrapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerezqu’il a calomnié ma femme, vous me rendrez à la vie.
Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pouraccepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait quel’offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de donJosé Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin depièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchettetrouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé deM.&|160;Crozon, il lui dit&|160;:
–&|160;Maintenant, mon cher camarade, que tousles malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vousagrée, la proposition que M.&|160;Bernache m’a faite dans un momentoù je n’étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par espritde conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madameCrozon&|160;? Je suis prêt à vous accompagner chez elle.
Le marin pâlit, mais c’était de joie. Nointelallait au-devant d’un désir que le jaloux, presque réconcilié,n’osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car ilrépondit d’une voix émue&|160;:
–&|160;Merci. Vous êtes un brave homme. Vousavez deviné que je n’étais pas encore tout à fait guéri. Venez.
À vrai dire, Nointel se serait fort bien passéd’aller voir madame Crozon, et s’il avait offert au marin de luifournir cette preuve d’innocence, c’était par esprit de charité,car une présentation faite dans de pareilles conditions ne luisouriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances dece pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il sedisait qu’après cette épreuve décisive, le baleinier se calmeraitdéfinitivement et qu’il renoncerait à l’idée féroce de massacrer lamère et l’enfant. Et puis, il pensait qu’un jour pourrait venir oùl’ami de Gaston Darcy se féliciterait d’avoir ses entrées chez lasœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite deschoses qu’il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements quil’aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare.Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pourservir la cause de la cadette sans nuire à l’aînée&|160;! Lecapitaine ne se dissimulait point les difficultés de cettesituation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie nel’effrayait pas plus que la guerre.
Crozon, lui, n’avait pas l’esprit si dégagédes préoccupations sombres. Il était à peu près dans l’état d’unhomme tombé à l’eau qui vient de prendre pied tout à coup au momentoù la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, maisil n’était pas encore bien sûr de son point d’appui, et ilcraignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait àespérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d’undénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de sestravers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser safemme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de luidonner un peu prématurément l’ami Bernache.
Il était au comble de la joie, ce braveBernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitainequi avait si victorieusement prêché la paix.
Et, en vérité, il eût été difficile de mieuxplaider que ne l’avait fait Nointel. Bien des avocats auraientenvié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n’était pasdu métier, c’était du tact, de la connaissance du cœur humain,autant de qualités qu’on acquiert ailleurs qu’au barreau, et qui nesont pas très-rares chez les militaires intelligents. Il avait eud’autant plus de mérite à discourir si habilement qu’il ne pensaitqu’une partie de ce qu’il disait. Ainsi, il était sincère enaffirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dontil avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur cepoint, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu’il savait que ledénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propreconviction quand il soutenait que madame Crozon n’avait jamaismanqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu’elle avaitété la maîtresse du Polonais et qu’un enfant était résulté de cetteliaison. C’était là le côté faible de la défense, et lecapitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge unacquittement provisoire.
Mais ce succès n’était rien au prix de celuiqu’il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander,la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvienscélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevaittous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d’abordprémédité de faire tuer Golymine par M.&|160;Crozon, et qui,délivré tout à coup de Golymine, s’était retourné contre Nointel,parce qu’il voulait empêcher Nointel de s’introduire chez lamarquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mined’or qu’il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pasqu’un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de sonfilon.
–&|160;L’affaire était bien montée, se disaitle capitaine en descendant l’escalier du cercle entre le baleinieret le mécanicien. Simancas m’a écrit que la marquise ne recevaitpas aujourd’hui, parce qu’il voulait que Crozon me trouvât aucercle. À l’heure qu’il est, il se congratule d’avoir si finementmanœuvré, et il espère bien apprendre demain que j’ai emboursé unbon coup d’épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu’il vientde me fournir un moyen de l’exterminer, et il ne s’attend guère auréveil que je lui réserve.
Un fiacre attendait à la porte, le fiacre quidevait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurstémoins. Nointel ne put s’empêcher de sourire en y montant, car ily trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire defleurets démouchetés et deux sabres d’une longueur démesurée.
–&|160;Diable&|160;! dit-il au marin qui pritplace à côté de lui, je vois que l’un de nous deux n’en serait pasrevenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nousexpliquer. Mourir de la main d’un camarade, c’eût été trop dur. Etnous aurons une bien meilleure occasion d’en découdre quand j’auraidécouvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons,hein&|160;?
–&|160;C’est moi qui le tuerai, grommelaCrozon.
–&|160;Ou moi. J’ai autant de droits que vousà la satisfaction d’envoyer ce chenapan dans l’autre monde. Si vousvoulez, nous tirerons au sort à qui se battra… en admettant qu’ilconsente à se battre, car ce dénonciateur doit être un lâche.
–&|160;S’il refuse, je lui brûlerai lacervelle.
–&|160;Hum&|160;! Il ne l’aurait pas volé,mais il y a la Cour d’assises.
Nointel regretta vite d’avoir lâché ce mot,car la figure de M.&|160;Crozon changea subitement. Il se reprit àpenser à sa belle-sœur qu’il avait un peu oubliée.
–&|160;Oui, dit-il d’un air sombre, la Courd’assises où on envoie les drôlesses qui assassinent. BertheLestérel y passera bientôt comme accusée, et ma femme y seraappelée comme témoin. Toute la France saura que Jacques Crozon aépousé la sœur d’une coquine.
Ce revirement fut si soudain que le capitaine,pris au dépourvu, resta en défaut pour la première fois. Il netrouva rien à répondre, et le marin en arriva vite à s’exalter enparlant de ce malheur de famille.
–&|160;Ah&|160;! tenez, Nointel, s’écria-t-il,quand je pense à ce qu’a fait cette misérable fille, toutes mescolères et tous mes soupçons me reviennent… non, pas tous, je croisqu’on vous a calomnié, vous… mais je me dis que Mathilde et Berthesont du même sang… et qu’elle ont dû faillir toutes les deux… c’estpour cela qu’elles se soutenaient entre elles… La femme que Berthea tuée avait été la maîtresse de ce Polonais… c’est vous qui mel’avez dit.
–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! pensa le capitaine,il brûle, l’animal. Si je ne m’en mêle pas, il va tout deviner.
–&|160;Et cette scène que j’ai vue de mesyeux, reprit Crozon en s’animant de plus en plus&|160;; ma femmeprise d’une attaque lorsque sa sœur lisait dans le journal le récitdu suicide…
–&|160;Le récit d’un suicide peut provoquerune crise chez une femme nerveuse, interrompit Nointel. Et,vraiment, mon cher, je trouve que vous vous montez l’imaginationpour bien peu de chose. S’il fallait attacher de l’importance àtous les événements de la vie et en tirer des rapprochements, desconclusions, on finirait par devenir fou. Vous venez de voir parvous-même que les apparences sont souvent trompeuses. Vousm’accusiez tout à l’heure, vous ne m’accusez plus maintenant&|160;;à plus forte raison, il ne faut pas prendre au sérieux descoïncidences fortuites. Mais puisque vous me parlez de la maladiede madame Crozon, permettez-moi de vous demander comment vouscomptez me présenter. Bien entendu, je ferai tout ce qu’il vousplaira. Encore faut-il, je pense, ménager une femme souffrante etne pas la soumettre à l’épreuve d’une espèce de coup de théâtre quid’ailleurs irait contre votre but.
Crozon ne dit mot. Il ruminait ses doutes.Mais l’obligeant Bernache vint au secours du capitaine.
–&|160;Ma foi&|160;! s’écria ce brave homme,en s’adressant à son ami, à ta place, je dirais tout bonnement à mafemme&|160;: Voilà le capitaine Nointel, que j’ai connu autrefoisquand j’étais second à bord du Jérémie et que je viens deretrouver à Paris. C’est un bon garçon. J’espère que nous leverrons souvent, et je te le présente. À quoi bon inventer deshistoires&|160;? La vérité vaut toujours mieux, et tu sauras toutaussi bien à quoi t’en tenir, puisque tu veux absolument essayer cemoyen-là. Moi, je m’en serais rapporté à la déclaration demonsieur.
–&|160;Je ne doute pas de lui, dit vivementCrozon. Mais Nointel me comprendra, j’en suis sûr… j’ai besoind’amener chez moi un ami qui me soutienne et me conseille… vousn’êtes pas mariés, vous autres… vous n’êtes pas jaloux… vous nesavez pas ce que c’est que de vivre seul avec une femme qu’on adoreet qu’on soupçonne. Je passe dix fois par jour de l’amour à larage. Il y a des moments où je me retiens, pour ne pas tomber auxgenoux de Mathilde. Il y en a d’autres où il me prend des envies delui tordre le cou. Je reste des heures entières à la regarder sanslui parler… elle, elle passe tout son temps à pleurer. Ça vachanger… il faut que ça change… mais je sens que je ne suis pasencore assez sûr de moi… ni d’elle… tandis que si j’avais là unhomme pour m’encourager par des mots… des mots comme Nointel saiten trouver… je crois que je me guérirais vite. Toi, Bernache, tum’es dévoué comme un frère, mais tu as passé les trois quarts de tavie dans la chambre de chauffe d’un navire, et ce n’est pas làqu’on apprend à connaître les femmes… ni à bien parler… tuessayerais de me calmer, et tout ce que tu me dirais ne ferait quem’exaspérer.
–&|160;C’est bien possible, dit Bernache avecun bon rire. Je n’entends pas grand’chose à toutes ces finesses-là…au lieu que le capitaine…
–&|160;Le capitaine est tout à votre service,mon cher Crozon, interrompit Nointel. Et je suis ravi de voir quevous avez pleine confiance en moi. M.&|160;Bernache a raison.Présentez-moi comme un ancien ami. Je suis le vôtre dans toute laforce du terme, et je vous le prouverai. Permettez-moi cependant devous dire que je ne saurais m’imposer à madame Crozon, et qu’avantde revenir chez vous, je voudrais être certain que mes visites luiagréent. Elle est malade, m’avez-vous dit&|160;?
–&|160;Oui… cependant, aujourd’hui, elle vamieux. Elle venait de se lever quand je suis sorti.
–&|160;Vous lui demanderez, j’espère, si elledésire me recevoir.
–&|160;Oh&|160;! elle ne refusera pas. Depuisque sa sœur est arrêtée, elle n’exprime plus de volonté. C’est àpeine si je peux lui arracher une parole.
–&|160;Pauvre femme&|160;! que ne donnerais-jepas pour lui apporter quelque jour une bonne nouvelle… et il n’estpas impossible que cela m’arrive… je vous ai dit tantôt que jeconnaissais le juge d’instruction qui est chargé de l’affaire demademoiselle Lestérel… c’est un excellent homme, et je sais qu’ils’intéresse à l’accusée… qu’il serait heureux de trouver innocente…je le verrai, et si les choses changeaient de face, j’en seraisinformé.
Elles ne changeront pas. Berthe est coupable,murmura le marin. Mieux vaut ne pas parler d’elle à Mathilde.
–&|160;Assurément, tant qu’il n’y aura rien denouveau. Mais la voiture s’arrête&|160;; est-ce que nous sommesarrivés&|160;?
Nointel dit cela le plus naturellement dumonde, quoiqu’il sût que le baleinier demeurait rue Caumartin.Darcy le lui avait appris. Mais, comme il était déjà dans le fiacrelorsque Crozon avait donné l’adresse au cocher, il n’était pascensé la connaître, et il ne négligea pas de jouer cette petitecomédie, destinée à confirmer le jaloux dans ses bonnesdispositions.
–&|160;Oui, répondit Crozon. Je demeure ici…au quatrième… Vous devez être mieux logé que moi… Bernache, mongarçon, tu vas remporter chez toi toutes ces ferrailles.
Bernache comprit que son ami désirait sepriver de sa compagnie et, comme il était fort discret de sonnaturel, il s’empressa de prendre congé du capitaine qui luioctroya de bon cœur une forte poignée de main.
Jolie corvée qu’il m’impose là, ce loup marin,se disait Nointel en montant l’escalier à côté de Crozon. Et ilfaudra encore que je revienne souvent pour maintenir la bonneharmonie dans son ménage. Je finirai par être obligé de jouer à labrisque avec lui. Ô Gaston&|160;! si tu savais ce que mon amitiépour toi va me coûter&|160;!
La porte de l’appartement fut ouverte par unebonne que le capitaine regarda avec un certain intérêt&|160;; ilsavait qu’elle avait été appelée devant le juge, le jour del’arrestation de mademoiselle Lestérel, et il n’était pas fâchéd’étudier un peu la physionomie de cette subalterne qui devaitjouer un rôle dans le procès. Mais Crozon ne lui laissa pas letemps de l’examiner. Il l’introduisit dans le salon meublé envelours d’Utrecht où Darcy avait été reçu naguère, et le capitainese trouva tout à coup en présence de madame Crozon, étendue sur unechaise longue.
Il pensa que le mari avait prémédité debrusquer ainsi l’entrevue, et il ne se trompait peut-être pas. Maisl’épreuve tourna en sa faveur, et tout se passa fort bien. Lamalade montra, en le voyant, quelque surprise, parce qu’elle nes’attendait pas à l’apparition subite d’un étranger&|160;; mais sonattitude fut si naturelle que la physionomie du jaloux exprimaaussitôt la satisfaction la plus vive. Peu s’en fallut qu’il nesautât au cou de Nointel, et, dans l’excès de sa joie, il oubliatout à la fois la recommandation qu’il venait d’adresser à sonancien camarade, et ses préventions contre Berthe.
Après l’avoir nommé et présenté à sa femme quiresta assez froide, il ajouta&|160;:
–&|160;Ma chère Mathilde, je suis sûr que tuaccueilleras bien mon ami Nointel, quand il reviendra nous voir,car il connaît le juge d’instruction Darcy, et il pourra te donnerquelquefois des nouvelles de ta sœur.
Emporté par une sorte d’enthousiasme, lejaloux rassuré avait lancé une phrase qui troubla beaucoup Nointelet madame Crozon.
Le capitaine avait tout prévu, excepté cettedéclaration, et il n’était pas du tout préparé à s’expliquer devantla sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juged’instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avaitpris, en entrant, l’air gracieux d’un visiteur qu’on va présenter àune femme&|160;; il prit l’air grave d’un homme qu’on oblige àaborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.
Madame Crozon montra beaucoup moins desang-froid. Depuis l’arrestation de Berthe, c’était la premièrefois que le terrible marin parlait d’elle avec douceur. Lui qui lamaudissait chaque jour, il semblait maintenant s’intéresser à laprisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade,accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quellepouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elleignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, maiselle savait que le juge était l’oncle de ce M.&|160;Darcy queBerthe lui avait amené et qui s’était offert à la protéger contreles fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l’ami del’oncle devait être aussi l’ami du neveu, et que ce capitaine dontelle n’avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, àdéfendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sasituation qu’elle n’osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeuxseuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon,pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leursvéritables intentions.
Nointel devina les angoisses de la femmesoupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de sonmieux pour la rassurer.
–&|160;Madame, lui dit-il avec cet accent defranchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, eneffet, M.&|160;Roger Darcy, et je suis surtout très-lié avec sonneveu. Je n’ose vous promettre que mes relations avec le juge mepermettront d’être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vousassurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement àelle, et qu’il n’est rien que nous ne fassions pour vous larendre.
Ce début eut pour effet d’inspirer de laconfiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes dejoie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent unremerciement.
Le capitaine l’observait tout en parlant. Ill’étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite àdémêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendrece caractère faible et tendre&|160;; il entrevit l’histoire decette orpheline, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle nepouvait pas aimer, luttant d’abord contre les entraînements d’unenature ardente, contre les dangers de l’isolement, reportant sur sasœur toute son affection, une affection exaltée que son marin’avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d’unde ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dontl’un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour fairele malheur de l’autre. Elle avait dû résister longtemps auxséductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, selaisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour nepas voir l’abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveilétait venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice.Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, ellen’espérait plus rien, elle n’attendait que la mort, et si elletremblait encore, certes ce n’était pas pour elle-même.
–&|160;L’enfant existe, se disait Nointel,mademoiselle Lestérel sait qu’il existe&|160;; c’est peut-être pourle sauver qu’elle s’est compromise, et c’est certainement pourravoir les lettres de madame Crozon qu’elle est allée au bal del’Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s’estsacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative delaisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance dece mari qui est très-capable de le tuer. Avec une situation commecelle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Etc’est sur moi que retombe le soin d’arranger un dénouement quisatisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité&|160;! Ayezdonc des amis&|160;! Que le diable emporte Darcy qui s’est fourrédans cette impasse&|160;!
»&|160;Il faut pourtant que je l’en tire, etje n’ai qu’un moyen, c’est de prouver que la Barancos a tué Julia.Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sansexiger qu’elle lui dise ce qu’elle allait faire dans la loge, etsurtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C’est contre lamarquise qu’il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque leloup de mer est apaisé momentanément, je n’ai plus rien à faireici.
–&|160;Mon ami, dit chaleureusement le marin,je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J’ai pu croirequ’elle était coupable, mais je serais bien heureux qu’elle fûtinnocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir.Vous faites des miracles… la joie vient de rentrer dans ma maison…et c’est vous qui l’y avez ramenée.
Nointel pensa aussitôt&|160;:
–&|160;Voilà un homme qui meurt d’envie de sejeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces marissont tous les mêmes. C’est déjà un joli résultat que j’ai obtenulà, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation desépoux, et je vais sonner la retraite.
»&|160;Mon cher, reprit-il tout haut, c’estmoi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenterà madame Crozon, et j’espère qu’elle me permettra de revenir vousvoir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congéd’elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à sonservice et au vôtre.
Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâtede conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sanstémoins. Il n’essaya point de retenir son ami. En revanche, madameCrozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu’elle n’avait pasencore osé formuler.
–&|160;Monsieur, dit-elle avec effort, jeserai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et àvous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur.Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-êtreconsentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière…
–&|160;Quelle qu’elle soit, madame, vouspouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre àson oncle, interrompit gracieusement le capitaine.
–&|160;Je ne demande pas une chose impossible.Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doitrester à sa disposition tant qu’il ne sera pas démontré qu’elle estinnocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirigel’instruction de la faire mettre en liberté… provisoirement&|160;?…On m’a dit que la loi le lui permettait.
–&|160;Oui, en effet, la liberté sous caution…je n’avais pas songé à cela, et Darcy non plus.
–&|160;Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Ellese soumettrait à toutes les surveillances qu’on lui imposerait… etsi Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n’enserait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle nepasserait pas de longs jours en prison&|160;; elle ne souffriraitpas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, lasoutenir pendant la cruelle épreuve qu’elle va traverser…
Madame Crozon s’arrêta court. Elle s’étaitaperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua.Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon àétouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants del’incorrigible jaloux.
–&|160;Madame, dit-il doucement, je doute queM.&|160;Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que jedésire autant que vous, ce que nous désirons tous. S’il nes’agissait pas d’un meurtre… mais l’affaire est si grave&|160;! Jepuis du moins vous promettre que la demande sera présentée etchaudement appuyée.
Puis, sans laisser à la jeune femme le tempsd’insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui pritamicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dansl’antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, encriant&|160;:
–&|160;Nointel, j’étais fou… vous m’avez rendula raison… je vous devrai mon bonheur… entre nous maintenant, cesera à la vie, à la mort.
–&|160;Alors, vous ne me soupçonnez plus, ditgaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cettefurieuse étreinte.
–&|160;Je ne soupçonne plus personne…tenez&|160;! quand je pense que j’ai failli me battre avec vous…que je voulais tuer Mathilde… j’ai honte d’avoir ajouté foi auxcalomnies d’un misérable.
–&|160;Que je vais chercher sans perdre uneminute et que je découvrirai, je vous en réponds.
–&|160;Ah&|160;! je le tuerai.
–&|160;Nous le tuerons, c’est entendu. Aurevoir, mon cher Crozon&|160;; je compte sur votre prochainevisite, et je ne vous ferai pas attendre la mienne.
Sur cette promesse, le capitaine échangea unedernière et vigoureuse poignée de main avec le baleinier et seprécipita dans l’escalier.
–&|160;Ouf&|160;! murmurait-il en se sauvant,quel sacrifice je viens de faire à l’amitié&|160;! Me voilà passépacificateur de ménages. C’était bien la peine de rester garçon.Mais que de choses j’ai apprises depuis une heure&|160;! J’y voispresque clair dans toutes les obscurités que ce bon Lolif cherchevainement à percer depuis trois jours. Et je commence à être à peuprès sûr que mademoiselle Berthe n’a sur la conscience ni amant, nicoup de couteau. Les lettres étaient de sa sœur, ce n’est plusdouteux pour moi. Et s’il était prouvé que le domino a été trouvésur le boulevard extérieur avant trois heures du matin, je ne voispas pourquoi l’oncle Roger refuserait la mise en libertéprovisoire. Crozon n’a pas l’air de se soucier beaucoup de revoirla prévenue, mais madame Crozon y tient énormément. Pourquoi ytient-elle tant que cela&|160;? Elle aime sa sœur, je le sais bien,mais la réapparition de cette sœur lui créera beaucoup d’embarras,et n’empêchera peut-être pas l’affaire d’aboutir à la Courd’assises&|160;; des embarras dangereux, car le mari ne manquerapas d’interroger Berthe, il lui demandera des explications, il nese contentera pas de celles que la pauvre fille lui donnera, et,comme il est tenace, il pourrait bien finir par lui arracherquelque parole compromettante pour la sœur aînée.
Nointel se posait ces questions au beau milieude la rue Caumartin, et, à son air, les passants devaient leprendre pour un amoureux bayant aux étoiles.
–&|160;J’y suis&|160;! s’écria-t-il en sefrappant le front, ni plus ni moins qu’un poète qui vient detrouver une rime longtemps cherchée. La mère n’a plus de nouvellede l’enfant, depuis que mademoiselle Lestérel est sous clef.Mademoiselle Lestérel seule sait où est la nourrice. Peut-êtrea-t-elle poussé le dévouement jusqu’à dire que l’enfant était àelle. Dans tous les cas, elle s’est bien gardée de donner l’adressede madame Crozon&|160;; le mari était de retour, et cette nourriceaurait pu faire la sottise de venir au domicile conjugal. De sorteque maintenant les communications sont interrompues. Cependant,comment se fait-il que mademoiselle Berthe n’ait pas dit à sa sœuroù elle a mis cet enfant&|160;?
Ici Nointel fit une nouvelle pause. Il perdaitla piste. Mais son esprit sagace la retrouva bientôt.
–&|160;Eh&|160;! oui, reprit-il, après avoirexaminé une idée qui lui était venue tout à coup, l’aventures’arrange très-bien ainsi… madame Crozon savait que son jalouxcherchait le malheureux petit bâtard. Elle était surveillée deprès. Elle a prié Berthe de se charger du déménagement de l’enfant.Et Berthe a opéré ce déménagement dans la nuit du samedi. Elle aété arrêtée le dimanche avant d’avoir pu voir sa sœur. Voilàl’emploi de cette fameuse nuit expliqué du même coup… et le silenceobstiné de la prévenue aussi&|160;; car, pour se justifier, ilfaudrait qu’elle dénonçât la conduite de madame Crozon. Il ne resteplus qu’à trouver la nourrice… et elle doit demeurer dans lesparages de Belleville, puisque c’est de ce côté-là qu’on a ramasséle domino. Parbleu&|160;! je la dénicherai…
Le capitaine s’arrêta encore pour donneraudience aux réflexions qui naissaient les unes des autres. Et lafin de cette méditation fut qu’il lâcha un gros juron suivi de cesmots&|160;:
–&|160;Triple sot que je suis&|160;! je l’aieue sous la main et je l’ai laissée partir. C’est la grosse femmequi m’a accosté au Père-Lachaise pour me demander si mademoiselleLestérel était en prison. Elle m’a dit qu’elle habitait tout prèsdu cimetière, et elle a bien l’encolure d’une nourrice. Je mesouviens même que j’en ai fait la remarque. Comment la rattrapermaintenant&|160;? Courir Belleville et ses alentours&|160;? J’aid’autres chiens à fouetter… Simancas, par exemple. Elle a ma carte…par bonheur, je la lui ai remise et je lui ai dit que j’étais enmesure d’être utile à l’incarcérée… elle ne manque pas de finesse,la commère, car elle a inventé pour me dérouter une histoire deblanchissage… peut-être se décidera-t-elle un jour ou l’autre àvenir me trouver… ne fût-ce que pour toucher son dû… au bout dumois.
»&|160;Eh bien j’attendrai, conclut Nointel,et en attendant je ne manquerai pas de besogne, car il ne suffirapas de démontrer tout ce que je viens de découvrir, à force deraisonnements… quelle belle chose que la logique&|160;!… L’oncleRoger est un juge exigeant. Il lui faut une coupable, et c’est moiqui la lui amènerai. Je sais où elle est, mais je ne peux pasencore aller la prendre dans son hôtel. Et puis, j’ai un compte àrégler avec un gredin que je vais forcer à me servir de limier pourchasser la marquise. Allons, mon siège est fait maintenant.
Sus au Simancas&|160;!
Il y avait bien dix minutes que Nointelmonologuait ainsi sur le pavé boueux de la rue Caumartin, mais iln’avait pas perdu son temps, car un plan de campagne complet venaitde jaillir de son cerveau.
Il tira sa montre, et il vit qu’il était àpeine cinq heures. Crozon avait fait irruption au cercle bien avantl’instant du rendez-vous. La conférence au parloir et la visite àmadame Crozon n’avaient pas été longues. Avant d’aller dîner pourachever une journée si bien remplie, Nointel avait encore le tempsde commencer ses opérations.
–&|160;Où trouverai-je mon Simancas&|160;? sedemanda-t-il d’abord. Il ne mettra pas les pieds au cercle, tantqu’il n’aura pas de nouvelles du duel préparé par ses soins. Ilsait qu’il m’y rencontrerait, et il ne se soucie pas de me donnerdes explications sur la prétendue indisposition de madame deBarancos&|160;; et ces explications, il espère que je ne les luidemanderai jamais, car il compte que le baleinier me tuera demain…Je suis à peu près sûr qu’à cette heure il est chez la marquise,mais ce n’est pas sur ce terrain-là que je veux le rencontrer. Ilfaut pourtant que j’attaque immédiatement. Je me sens un entrain detous les diables. Ce serait dommage de ne pas en profiter.
Ce jour-là était décidément pour Nointel lejour aux idées, car il lui en vint encore une au moment où iltournait l’angle de la rue Saint-Lazare.
Il se souvint que Saint-Galmier demeurait toutprès de là, rue d’Isly, et qu’il donnait des consultations de cinqà sept. Tout le cercle savait cela, le docteur ne se faisant pasfaute de le dire bien haut, chaque fois qu’il y venait. Et cetteréclame parlée ne lui réussissait pas trop mal, car bien des gensle prenaient pour un médecin sérieux. Le major Cocktail prétendaitmême avoir été guéri par lui d’une névrose de l’estomac, due à unusage trop fréquent des liqueurs fortes, et le major Cocktailn’était certes pas un naïf.
Nointel ne croyait ni à la science, ni à laclientèle de ce praticien du Canada, mais il supposait qu’on letrouvait chez lui à l’heure où il était censé recevoir ses malades,et il s’achemina, sans tarder, vers la rue d’Isly. Saint-Galmierdevait être associé à toutes les intrigues de Simancas,Saint-Galmier devait posséder, comme Simancas le secret de lamarquise, car il était avec lui, pendant cette mémorable nuit dubal de l’Opéra. Décidé à aborder immédiatement l’ennemi, lecapitaine résolut, puisque le chef se dérobait, de tomber d’abordsur le lieutenant qui se trouvait à sa portée. Ce n’était quepeloter en attendant partie, mais il pensait que cette premièreescarmouche lui ferait la main avant d’engager la bataille.
Saint-Galmier occupait tout le premier étaged’une belle maison neuve, et à la façon dont le portier luirépondit, Nointel vit tout de suite que le docteur était bien notédans l’esprit de ce représentant du propriétaire. Cela ne lesurprit pas, car il savait que les gredins d’une certaine catégoriepayent exactement leur terme et ne marchandent pas lesgratifications aux subalternes. Ce qui l’étonna davantage, ce futde voir que ce gradué de Québec avait des pratiques. On prenait desnuméros pour être reçu dans son cabinet, des numéros quedistribuait un nègre en livrée rouge et verte. Ce nègre semblaitdestiné à battre la grosse caisse sur la voiture d’un charlatan,mais il faut bien passer quelques fantaisies de mauvais goût à unsavant exotique, et d’ailleurs l’appartement avait bon air. Rienn’y sentait l’opérateur.
Nointel fut introduit dans un salon d’attente,sévèrement meublé. Bahuts en vieux chêne, tenture de papier imitantle cuir&|160;; au milieu, une grande table chargée d’albums,armoires en faux Boulle dans les encoignures, tapis d’Aubusson,vaste cheminée avec un bon feu de bois, tableaux anciens de maîtresinconnus, fauteuils en tapisserie, imitation de Beauvais. Pas devulgarités. La classique gravure qui représente Hippocrate refusantles présents d’Artaxercès brillait par son absence.
Et ce salon n’était pas vide, tant s’enfallait. Seulement, il n’y avait que des femmes. Saint-Galmiercultivait la spécialité des névroses, et le sexe fort est beaucoupmoins nerveux que l’autre. La névrose prend des formes variées etsert à une foule d’usages. La névrose est commode. On peut en userpartout, même en voyage. Elle n’enlaidit pas. Et puis, le nom estjoli. C’est une maladie qu’on avoue dans le monde et qui n’empêchepas d’y aller. Mais, pour bien établir qu’on la possède, il fautavoir l’air de la soigner, et rien n’est plus facile. Saint-Galmierse chargeait de la traiter au goût des personnes. Il prescrivait lerégime qui plaisait le mieux à la consultante, et, par ce procédéextramédical, il obtenait des résultats très-satisfaisants. C’étaitce qu’il appelait sa méthode diététique, et ses clientes s’entrouvaient à merveille. Nointel vit là des grasses, des maigres,des blondes, des brunes, des jeunes, des vieilles qui paraissaientêtre en voie de guérison, car elles causaient modes et nouvelles dujour&|160;: toutes fort élégantes d’ailleurs&|160;; le célèbredocteur ne donnait de conseils qu’aux riches et se faisait payerfort cher.
–&|160;Il ne manque à cette réunion de follesque la marquise de Barancos, se dit le capitaine en s’asseyantmodestement dans le coin le plus obscur du salon. Du diable si jeme doutais que cet aide de camp civil d’un général péruvienexerçait pour tout de bon la médecine. Je découvre un Saint-Galmierque je ne soupçonnais pas. À moins que ces dames ne soient desimples figurantes, louées à l’heure. Parbleu&|160;! ce seraitdrôle… mais ce n’est pas probable. Il y a toujours à Paris uneclientèle féminine pour les marchands d’orviétan qui viennent del’étranger. Saint-Galmier a compris qu’il lui fallait une enseignepour qu’on ne pût pas l’accuser de vivre uniquement demalfaisances, et il a choisi une profession qui lui laisse beaucoupde liberté et qui lui rapporte beaucoup d’argent. Le drôle estaussi fort que Simancas, et le voilà médecin en titre de lamarquise. Mais je vais déranger un peu ses combinaisons. Il nes’attend guère à me voir dans son cabinet, et il s’attend moinsencore à la botte que je vais lui pousser pour commencer.
L’entrée de Nointel avait produit une certainesensation parmi les nerveuses. Sans doute elles n’étaient pointaccoutumées à rencontrer chez leur docteur préféré des cavaliers sibien tournés. Les conversations cessèrent, les mains quifeuilletaient les albums s’arrêtèrent, et les yeux se tournèrenttous vers le beau capitaine. Mais il fit mine de ne pass’apercevoir qu’on le regardait. Il ne venait pas là pour chercherdes bonnes fortunes, et d’ailleurs les clientes de Saint-Galmier nele tentaient pas du tout.
Il eut bientôt le plaisir de constater que lesconsultations n’étaient pas longues. Il ne se passait pas dixminutes sans que la porte du cabinet s’ouvrît discrètement, et sansque le docteur se montrât sur le seuil&|160;; mais Nointel était sibien établi au fond d’une encoignure que Saint-Galmier ne pouvaitpas l’apercevoir, car le salon était assez faiblement éclairé pardes lampes recouvertes d’abat-jour. À chaque apparition del’illustre praticien, une de ces dames se levait, appelée par ungeste gracieux, et pénétrait dans le sanctuaire qui avait deuxissues. On ne la revoyait plus, et, après un peu de temps, uneautre lui succédait. Chacune passait à son rang, sans contestationet sans bruit, car Saint-Galmier ne recevait que des personnes bienélevées, et son nègre ne distribuait des numéros que pour laforme.
Nointel était arrivé le dernier, mais son tourne pouvait guère tarder à venir, et il l’attendait en rêvant à unechose qui le préoccupait depuis la veille et à laquelle il n’avaitpas encore eu le temps de penser sérieusement. Saint-Galmier etSimancas vivaient dans la plus étroite intimité, ce n’était pasdouteux. Ils avaient eu des intérêts communs avec Golymine, cen’était pas douteux non plus. Quels intérêts, et sur quoi sefondait cette union qui avait survécu au Polonais&|160;? À quelleœuvre ténébreuse avaient travaillé ensemble ces troisaventuriers&|160;? S’étaient-ils toujours bornés à exploiter dessecrets féminins, ou existait-il entre eux des liens créés par descomplicités plus graves&|160;? La dernière de ces deux suppositionssemblait improbable, et pourtant Nointel ne la rejetait pasabsolument, car il avait fort mauvaise opinion de toute cette bandeétrangère.
Pendant qu’il réfléchissait ainsi, le salon sevidait rapidement. Il n’y restait plus qu’une petite personne,rondelette et fraîche comme une rose, qui n’avait pas du tout lamine d’une femme tourmentée par les nerfs, quoiqu’elle s’agitâtbeaucoup sur son fauteuil. Le capitaine pensa qu’elle venaitdemander au docteur une recette pour se faire maigrir, et ils’amusait à l’examiner à la dérobée, lorsqu’il entendit dansl’antichambre des voix d’hommes, celle du nègre probablement, etune autre plus forte et plus rauque. C’était le bruit, facile àreconnaître, d’une altercation, et dans cet appartement, silencieuxcomme une église, ce tapage faisait un effet singulier. La damegrasse écoutait d’un air scandalisé. Tout à coup, la porte futouverte violemment, et un individu se rua dans le salon en criantau valet de couleur&|160;:
Je te dis que j’entrerai, espèce de malblanchi. J’en ai assez de poser dans la rue, et je veux voir lepatron. Je suis malade, je viens le consulter.
Le nègre n’osa pas poursuivre cet étrangeclient, qui alla se camper à cheval sur une chaise, à l’autre boutdu salon, sans regarder personne. C’était un grand gaillard vêtucomme un ouvrier endimanché, coiffé d’un chapeau mou qui paraissaitêtre vissé sur sa tête, et affligé d’une figure patibulaire&|160;:nez rouge, bouche avachie par l’usage continuel de la pipe, teintterreux. Un vrai type de rôdeur de barrières.
–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! pensa le capitaine,Saint-Galmier a de jolies connaissances. Il ne dira pas que cechenapan a une névrose. C’est un homme qui a des affaires à régleravec lui. Quelles affaires&|160;? Je serais curieux de le savoir…et je le saurai. Il faut que je le sache… dussé-je entrer enconversation avec ce goujat.
La dame s’était prudemment rapprochée de laporte, et aussitôt que cette porte fut entrebâillée par le docteur,elle s’y précipita avec une telle impétuosité que Saint-Galmiern’eut pas le temps d’envisager le nouveau client qui venait de luiarriver. Nointel était invisible dans son coin et s’y tint coi, sibien que le Canadien n’eut aucun soupçon de sa présence.
L’homme n’avait pas fait de tentative pourpasser avant la consultante obèse, mais il jurait entre ses dents,il se balançait sur sa chaise comme un ours en cage, et il finitpar se lever pour aller s’embusquer à l’entrée du cabinet.
–&|160;Bon&|160;! se dit Nointel, la scènepromet d’être amusante et instructive. Je n’en perdrai pas un mot.Décidément, je suis en veine aujourd’hui. Tout m’arrive à point. Jevais franchir du premier coup le mur de la vie privée de ce cherSaint-Galmier.
Et il se tapit du mieux qu’il put dans sonangle. La place était excellente pour voir sans être vu, et leclient au nez rouge ne paraissait pas s’être aperçu qu’il y avaitlà quelqu’un. Il piétinait d’impatience et il poussait de temps entemps des grognements sourds.
–&|160;Il a soif, pensa le capitaine quiconnaissait ce tic d’ivrogne, il a soif, et il vient sommerSaint-Galmier de lui donner de quoi s’humecter le gosier.
La cliente joufflue n’abusa pas des instantsdu docteur, car, au bout de quatre minutes, celui-ci vint jeter uncoup d’œil dans le salon où il s’attendait sans doute à ne plustrouver personne&|160;; mais, au moment où il soulevait la portièrede reps brun, sa face réjouie se trouva nez à nez avec celle duvisiteur à la trogne rubiconde, et le dialogue suivant s’engageaaussitôt, sur le mode majeur&|160;:
–&|160;Comment&|160;! c’est encore vous&|160;!Qu’est-ce que vous venez faire ici&|160;? Je vous ai défendu devous y présenter aux heures où je reçois.
–&|160;Possible, mais je ne peux pas vousmettre la main dessus depuis deux jours, et je n’ai plus le sou.Pour lors, comme je ne vis pas de l’air du temps, je me suisdit&|160;: En avant les grands moyens&|160;! Je vais chercher mapaye.
–&|160;Et moi, je suis chargé de vous direqu’on n’a plus besoin de vous. Avant-hier, vous avez touché unegratification&|160;; ce sera la dernière.
–&|160;La dernière&|160;! as-tu fini,bouffi&|160;! La dernière&|160;! ah ben, c’est ça quiserait drôle. Alors je me serais esquinté le tempérament à trimerla nuit dans les rues, j’aurais risqué vingt fois d’attraper unmauvais coup d’un bourgeois pas commode… y en a pas beaucoup, maisy en a… et tout ça pour que vous veniez me donner mon congé, sanscrier gare. Un larbin a droit à ses huit jours, quand onle colle dehors. Moi, je veux mes huit mois… à centcinquante balles par semaine… et ça n’est pas trop.
–&|160;Vous êtes fou.
–&|160;Non, et la preuve, c’est que si vous necasquez pas, j’irai conter ma petite affaire aucommissaire du quartier. Ça m’est égal d’aller où vous savez, sinous sommes trois pour faire le voyage ensemble. Vous êtesrigolo, le général du Pérou aussi. Je ne m’embêterai paspendant la traversée.
–&|160;Voulez-vous vous taire,malheureux&|160;! on peut vous entendre.
–&|160;Je m’en bats l’œil. Aboulez,ou je crie plus fort.
–&|160;Êtes-vous sûr que nous ne sommes passeuls ici&|160;? reprit le docteur en s’avançant jusqu’au milieu dusalon.
–&|160;Bonjour, mon cher, dit Nointel quisurgit tout à coup.
Saint-Galmier faillit tomber à la renverse,mais il eut encore la présence d’esprit de revenir à l’homme, delui glisser quelques louis dans la main et de le pousser vers laporte de l’antichambre en lui disant&|160;:
–&|160;Revenez demain, mon ami, demain matin…je vous donnerai une ordonnance… ce soir, je suis pressé, et ilfaut que je reçoive monsieur.
Le réclamant, aussi surpris que lui, ne tenaitpas sans doute à continuer devant un témoin cette conversationédifiante. Il se laissa mettre dehors, et le capitaine resta seulavec le docteur.
–&|160;Je vous dérange peut-être, dit Nointel.Figurez-vous que je suis là depuis une demi-heure, et que jem’étais endormi au coin de votre cheminée. Au milieu d’unedemi-douzaine de jolies femmes, c’est impardonnable, mais il faitsi chaud dans ce salon&|160;! La voix de votre client m’a réveilléen sursaut.
–&|160;Quoi&|160;! vraiment, vousdormiez&|160;? balbutia Saint-Galmier en cherchant à reprendre sonaplomb.
–&|160;Mon Dieu&|160;! oui. Je n’ai jamais dema vie pu faire antichambre sans me laisser gagner par lesommeil&|160;: deux fois dans ma vie j’ai eu une audience duministre de la guerre&|160;; deux fois je me suis mis à ronflerdans le salon d’attente de Son Excellence, et j’ai laissé passermon tour. Cette infirmité-là m’a fait manquer ma carrière. Maisqu’est-ce qu’il avait donc votre client&|160;? Il ne paraissait pascontent.
–&|160;C’est un pauvre diable que je soignepour rien et qui se fâche parce que je lui prescris un régime qu’ilne veut pas suivre. Je lui prêche la sobriété, et il n’entend pasde cette oreille-là. Tous ces alcoolisés sont les mêmes.
–&|160;Alcoolisés&|160;! comme on invente desjolis mots maintenant&|160;! Au 8e hussards nous aurionsdit&|160;: tous ces ivrognes. Alors, votre malade a un faible pourles liqueurs fortes&|160;? Il m’a semblé, en effet, qu’il parlaitde boire.
–&|160;Ah&|160;! vous avez entendu ce qu’ildisait&|160;?
–&|160;Quelques mots seulement… qui m’ont parutrès-incohérents… plus le sou… boire… traîner la nuit dans lesrues… Je n’y ai rien compris, et je n’ai pas cherché àcomprendre.
–&|160;Ce malheureux est à moitié fou. Il a deplus une névrose de l’estomac, et je désespère de le guérir. Maisvous, mon cher capitaine, est-ce que vous auriez besoin de messoins&|160;?
–&|160;Moi, docteur&|160;? Non, Dieumerci&|160;! J’ai le cerveau en bon état, et quant à l’estomac…vous m’avez vu fonctionner dimanche à la Maison-d’Or. Ce pâté derouges-gorges était mémorable. Vous devriez bien me donner larecette.
–&|160;Serait-ce pour me la demander que vousm’avez fait l’honneur de venir chez moi&|160;?
–&|160;Pas précisément. Je viens pour avoiravec vous une petite explication.
–&|160;Tout ce que vous voudrez. Prenez doncla peine d’entrer dans mon cabinet, l’heure de ma consultationn’est pas encore tout à fait écoulée, et si nous restions ici, nouscourrions le risque d’être dérangés.
–&|160;Par l’alcoolisé&|160;?
–&|160;Non&|160;; par une cliente attardée.Vous n’imaginez pas à quel point les femmes sont inexactes.
Le cabinet était vaste et moins éclairé encoreque le salon. D’épaisses tentures de drap vert y amortissaient leson de la voix. Il eût été difficile de rêver un endroit pluspropice aux confidences. Un médecin est un confesseur, etSaint-Galmier, qui pratiquait religieusement cette règleprofessionnelle, ferma la porte au verrou après avoir introduitNointel. Il le fit asseoir ensuite tout près de lui, et il lui ditde son air le plus gracieux&|160;:
–&|160;Me voici tout prêt à vous fournir lerenseignement dont vous avez besoin. Excusez-moi de ne pas vousoffrir un cigare. Vous comprenez… je ne reçois guère ici que desfemmes nerveuses… extranerveuses même… l’odeur du tabac les feraittomber en syncope. C’est bien d’un renseignement qu’ils’agit&|160;?
–&|160;J’avais dit&|160;: une explication,mais je ne tiens pas à mon mot. Je tiens seulement à savoirpourquoi vous êtes allé, mardi dernier, il y a juste huit jours,faire une visite à Julia d’Orcival, en son hôtel du boulevardMalesherbes.
Le docteur eut un léger tressaillement quin’échappa point à l’œil attentif du capitaine.
–&|160;Je suis indiscret, n’est-ce pas&|160;?reprit Nointel.
–&|160;Nullement, nullement, réponditSaint-Galmier, avec une parfaite courtoisie. Permettez-moi derassembler mes souvenirs. C’était, dites-vous, mardidernier&|160;?
–&|160;Oui, le lendemain de la mort du comteGolymine.
–&|160;En effet, je me souviens maintenant. Ehbien, mais c’est très-simple. Je suis allé chez cette pauvre femmeparce qu’elle m’avait fait appeler pour me consulter.
–&|160;Elle était donc malade&|160;?
–&|160;Oh&|160;! rien de grave. Une légèrenévrose de… oui, de la face. Ce suicide avait produit sur elle uneimpression très-vive&|160;: la secousse avait déterminé desaccidents nerveux…
–&|160;Et comme elle savait que vous êtes lepremier médecin du monde pour soigner les nerfs surexcités, elles’est adressée à vous. Rien de plus naturel. Vous ne la connaissiezpas avant cette visite&|160;?
–&|160;Pas autrement que de vue.
–&|160;Et depuis, vous n’êtes pas retournéchez elle&|160;?
–&|160;Mon Dieu, non. C’eût été tout à faitinutile. Le traitement que j’avais prescrit a guéri la malade envingt-quatre heures. Et je regrette amèrement d’avoir réussi tropvite à la débarrasser d’une incommodité qui, si elle se fûtprolongée, l’eût empêchée sans aucun doute d’aller à ce bal del’Opéra, où la mort l’attendait.
–&|160;Que voulez-vous, docteur&|160;! C’étaitécrit là-haut sur le grand rouleau. Quand la fatalité s’en mêle, iln’y a rien à faire. La destinée de Julia était de finir au balmasqué. La vôtre est peut-être de m’aider à découvrir la scélératepersonne qui l’a tuée.
–&|160;Moi&|160;! mais je n’en sais pas plusque vous sur ce triste sujet, dit Saint-Galmier avec une vivacitéqui fit sourire le capitaine. J’étais à l’Opéra avec Simancas, dansune loge contiguë à celle de madame d’Orcival, mais nous n’avonsabsolument rien vu. Le juge d’instruction a cru devoir nous faireappeler hier&|160;: nous lui avons déclaré qu’à notre grand regret,nous n’étions pas en mesure de le renseigner.
–&|160;Je conçois cela&|160;; mais peut-êtrepourrez-vous me dire, à moi qui ne suis pas juge d’instruction,pour quel motif, lorsque vous êtes allé mardi dernier chez Julia,vous vous êtes présenté de la part de mon ami Gaston Darcy.
La botte était droite autant qu’imprévue, etle docteur fut pris hors de garde. Il rougit jusqu’aux oreilles, etrépondit d’une voix étranglée&|160;:
–&|160;C’est une erreur… vous êtes malinformé, capitaine.
–&|160;Parfaitement informé, au contraire.Vous avez dit à Julia, qui ne vous avait pas fait appeler, parl’excellente raison qu’elle n’était pas malade, vous lui avez ditque Darcy vous envoyait prendre de ses nouvelles. Vous avez ajoutéque vous étiez l’ami intime du même Darcy. Et, pardonnez mafranchise, ces deux affirmations étaient… inexactes.
–&|160;Je proteste, balbutia Saint-Galmier ens’agitant sur son fauteuil&|160;; madame d’Orcival n’a pas pu vousraconter cela.
–&|160;Non, car je ne l’ai pas vue, mais j’aivu sa femme de chambre.
–&|160;Sa femme de chambre, répétamachinalement le docteur qui commençait à perdre la tête.
–&|160;Oui, une certaine Mariette, une filletrès-intelligente ma foi&|160;! Elle est venue chez Gaston Darcy,hier matin… vous entendez que je précise… je me trouvais là, etelle a dit devant moi tout ce que je viens de vous redire. Vous meferez, je suppose, l’honneur de me croire.
–&|160;Je vous crois, mon cher capitaine,mais… cette femme a pu inventer…
–&|160;Elle n’a aucun intérêt à mentir. Dureste, si vous contestiez ses affirmations, il y a un moyen biensimple de vider le débat, c’est de vous mettre en présence. Je vaisaller la chercher, vous vous expliquerez, et…
–&|160;C’est inutile… ses propos ne valent pasla peine que je les réfute… et j’espère que vous voudrez bien vousen rapporter à moi.
–&|160;Je vois que vous ne comprenez pas lasituation, dit froidement Nointel. S’il ne s’agissait que de savoirqui de vous ou de cette soubrette a altéré la vérité, je ne meserais pas dérangé. Vos affaires ne sont pas les miennes, et ilm’importe fort peu que vous vous soyez introduit chez la d’Orcivalsous un prétexte ou sous un autre. Mais mon ami Darcy n’est pasdans le même cas que moi. Il trouve mauvais que vous vous soyezservi de son nom sans son autorisation&|160;; il est blessé del’usage que vous en avez fait, et vous devinez sans doute que c’estlui qui m’envoie.
Ce dernier coup désarçonna tout à faitSaint-Galmier. L’infortuné praticien n’était pas belliqueux, et laperspective d’un duel l’effrayait considérablement. À tout prix, ilvoulait éviter la bataille, et il cherchait un moyen de satisfaireDarcy sans exposer sa peau.
–&|160;Donc, reprit le capitaine, je vous priede me désigner, séance tenante, un de vos amis, afin que nouspuissions arrêter ensemble les conditions de la rencontre. Darcydésire que tout soit terminé d’ici à vingt-quatre heures. S’il vousplaisait de choisir le général Simancas, je m’entendrais facilementavec lui, et nous irions très-vite.
Pendant que Nointel parlait ainsi, le docteuravait déjà trouvé un biais pour se tirer du mauvais pas où ils’était mis.
–&|160;Jamais, s’écria-t-il, jamais je ne mebattrai avec M.&|160;Darcy qui m’inspire la plus vive sympathie.J’aime mieux convenir que j’ai eu tort d’user de son nom.
–&|160;Pardon&|160;! cela ne suffit pas. Ilfaudrait encore m’apprendre pourquoi vous en avez usé, ou plutôtabusé.
–&|160;Vous l’exigez&|160;? Eh bien, quoiqu’il en coûte à mon amour-propre médical de vous faire cet aveu,sachez que je désirais depuis longtemps compter madame d’Orcival aunombre de mes clientes&|160;; elle avait de très-belles relations,et elle pouvait m’être fort utile pour me lancer dans un monde oùles névroses sont très-fréquentes. Malheureusement, je ne laconnaissais pas et je n’osais pas demander à M.&|160;Darcy de meprésenter. Quand j’ai appris qu’elle venait de rompre avec lui,j’ai eu la fâcheuse idée d’essayer d’une supercherie qui mesemblait innocente. J’ai été doublement puni de mon imprudence, carje n’ai pas obtenu mes entrées chez la dame, et j’ai offensé unhomme que je tiens en grande estime. Veuillez lui dire que je suisdésolé de ce qui s’est passé, et que je le prie d’accepter mesexcuses.
–&|160;C’est quelque chose, mais ce n’est pasassez. Darcy vous demandera des excuses écrites.
–&|160;Je les écrirai sous votre dictée, sivous jugez que ce soit nécessaire pour effacer toute trace demésintelligence entre votre ami et moi.
En ce moment, le docteur imitait les marinsqui jettent une partie de la cargaison à l’eau pour alléger lenavire battu par la tempête, et le sacrifice de son honneur ne luicoûtait guère, pour éviter de dire la vérité sur le motif de savisite à Julia. Il aurait accepté bien d’autres humiliations,plutôt que de livrer le secret de ses anciennes relations avecGolymine. Mais il se trompait en croyant qu’il en serait quitte àsi bon marché.
Nointel pensait&|160;:
–&|160;La platitude de ce drôle passe tout ceque j’imaginais, et je ne tirerai rien de lui par les moyensdétournés. Il ment avec un aplomb superlatif et une désinvoltureétonnante. Pour l’abattre, pour le mettre sous mes pieds, il fautque je frappe plus fort.
–&|160;C’est dit, n’est-ce pas,capitaine&|160;? reprit Saint-Galmier&|160;; je ferai amendehonorable, sous telle forme qu’il vous plaira, et vous vouschargerez de me remettre dans les bonnes grâces deM.&|160;Darcy.
–&|160;Non pas, répliqua Nointel. Darcy secontentera de la lettre que vous allez lui écrire, Darcy ne vousforcera point à vous battre, – ce serait trop difficile, – ilgardera même le silence sur cette affaire, qui, si elle venait às’ébruiter, nuirait beaucoup à votre clientèle… et à votreconsidération, mais ne vous flattez pas qu’il l’oubliera. Entrenous, docteur, je crois qu’il ne vous saluera plus.
–&|160;Quoi&|160;! il attacherait tantd’importance à une légèreté de ma part&|160;! Je ne me consoleraijamais d’avoir perdu, par ma faute, des relations dont jem’honorais. J’espère que, du moins, vous, cher monsieur, vous ne metiendrez pas rigueur.
Le capitaine, au lieu de répondre, se leva etse mit à se promener dans le cabinet, en sifflant l’air de laCasquette. Saint-Galmier, surpris et inquiet, se levaaussi et essaya d’une diversion.
–&|160;Vous regardez cette Madeleine audésert, dit-il en montrant une grande toile qui faisait vis-à-visau buste d’Hippocrate, père de la médecine. C’est une belle œuvre,quoiqu’elle ne soit pas signée. On l’attribue au Carrache. Une demes clientes m’en fit cadeau l’année dernière.
–&|160;Pour vous remercier de l’avoir guéried’une névrose. Ah&|160;! c’est une agréable profession que lavôtre, et je conçois que vous teniez à l’exercer. Mais, dites-moi,est-ce que Simancas les soigne aussi, les névroses&|160;?
–&|160;Simancas&|160;! comment&|160;?… je necomprends pas.
–&|160;Je vous demande cela parce que votrealcoolisé de tout à l’heure avait l’air de le connaître.
–&|160;Vous plaisantez, capitaine.
–&|160;Pas du tout. Ce client récalcitrantparlait d’un Péruvien. Or, il n’y a pas beaucoup de Péruviens àParis. Je me rappelle même très-bien ce qu’il disait en maugréantcontre vous et contre ce Péruvien qui ne peut être que votre amiSimancas. Il disait&|160;: On me renvoie, on me casse aux gages,mais ça ne se passera pas comme ça. J’irai trouver le commissaire,et je lui raconterai tout.
–&|160;Il est impossible que vous ayez entenducela… et d’ailleurs ce sont des paroles qui n’ont pas de sens…
–&|160;Mais si, mais si. L’aimable ivrogne atenu encore d’autres discours. Il a ajouté qu’on l’enverrait sansdoute au delà des mers, mais qu’il n’irait pas tout seul. Ilprétend que vous serez trois à faire la traversée.
–&|160;Vous savez bien que cet homme est fou,s’écria Saint-Galmier qui verdissait à vue d’œil.
–&|160;S’il l’est, je vous conseille de lefaire enfermer le plus tôt possible, dit tranquillement Nointel. Sivous laissez ce gaillard-là en liberté…
Tiens&|160;! on frappe. Est-ce que ce seraitlui qui revient par les petites entrées&|160;?
Le docteur tressaillit, et courut à la porteintérieure, probablement dans l’intention de la fermer auverrou.
On venait d’y frapper trois coups espacésd’une certaine façon.
Il arriva trop tard. La porte s’ouvrit et legénéral Simancas entra d’un pas discret dans le cabinet de sonami.
Saint-Galmier aurait donné toute sa clientèlepour sortir de la pénible situation où il se trouvait, et en touteautre circonstance, l’arrivée d’un auxiliaire lui eût été fortagréable, mais précisément Simancas venait d’être mis en cause parNointel, et sa présence ne pouvait que compliquer les choses. Aussile malheureux docteur fit-il triste mine au Péruvien.
Cette apparition imprévue comblait, aucontraire, les vœux de Nointel. Tenir les deux coquins entête-à-tête, et en même temps, c’était une bonne fortune qu’iln’espérait pas et dont il s’apprêta aussitôt à profiter. Le momentétait venu d’en finir avec eux d’un seul coup, mais il lui fallaitopter entre un des deux partis qui s’étaient déjà présentés à sonesprit&|160;: ou les forcer à confesser ce qu’ils savaient sur lesfaits et gestes de la marquise pendant la nuit du bal de l’Opéra,ou se borner à leur interdire de remettre les pieds chez elle. Lesage capitaine pensa qu’avant de se décider il fallait leur prouverqu’ils étaient à sa merci. Avec Saint-Galmier, la chose était déjàà peu près faite. Il s’agissait maintenant d’attaquervigoureusement Simancas qui paraissait assez déconcerté. Le drôlene s’attendait guère à rencontrer chez son complice l’homme dont ilcherchait depuis deux jours à se défaire d’une façon radicale.
–&|160;Bonjour, général, lui dit Nointel sanslui tendre la main, je suis fort aise de vous voir. Vous avez eul’obligeance de m’écrire pour m’éviter une course inutile. Je tiensà vous remercier de cette délicate attention.
–&|160;Je n’ai fait que m’acquitter d’undevoir, répondit Simancas avec un embarras visible. C’est lamarquise de Barancos qui m’a prié expressément de vous prévenirqu’elle ne recevait pas.
–&|160;Et vous vous êtes empressé de luiobéir. Rien de plus naturel. Alors, elle est très-souffrante, cettechère marquise&|160;?
–&|160;Oui, très-souffrante. Je viens chercherde sa part Saint-Galmier, qui n’a pas son pareil pour traiter…
–&|160;Les névroses, c’est connu. Quand j’enaurai une, je m’adresserai à lui. Vous croyez peut-être que vousm’avez surpris au moment où je lui demandais une consultation. Non,nous causions tout bonnement d’une visite qu’il a faite la semainedernière à cette pauvre Julia. Et vous arrivez à propos, car vous yêtes allé aussi, chez Julia&|160;; vous y êtes allé le même jourque le docteur.
–&|160;Moi&|160;? je vous jure que…
–&|160;Ne jurez pas. J’ai vu la femme dechambre qui vous a introduits tous les deux, l’un après l’autre. Ilparaît que ce cher Saint-Galmier venait offrir ses services àmadame d’Orcival, et que vous veniez, vous, lui demander certainsrenseignements sur votre ami Golymine.
–&|160;Mais, capitaine, je proteste, je…
–&|160;Encore&|160;! C’est tout à faitinutile. Je suis parfaitement informé, et nous reviendrons tout àl’heure sur ce sujet, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en cemoment.
–&|160;De quoi s’agit-il donc&|160;? ditSimancas en tâchant de prendre un air digne. On croirait que vousvous préparez à me faire subir un interrogatoire.
–&|160;On ne se tromperait pas.
–&|160;Monsieur&|160;! permettez-moi de vousdire que le ton que vous prenez avec moi est inexplicable.
–&|160;Je vais vous l’expliquer.Connaissez-vous un homme qui commande un navire baleinier du Havre…un homme qui s’appelle Jacques Crozon&|160;?
Simancas recula comme s’il eût été frappé d’uncoup de poing dans la poitrine, et n’eut pas la force d’articulerune dénégation.
–&|160;Jacques Crozon est marié, repritNointel&|160;; il vient de rentrer à Paris après une campagne dedeux ans, et pendant qu’il était en mer, sa femme est devenue lamaîtresse de ce Golymine. Il paraît même qu’elle a eu un enfant delui.
–&|160;Je ne sais pas pourquoi vous meracontez cette histoire.
–&|160;Vraiment&|160;? Vous m’étonnez. Ehbien, apprenez qu’il s’est trouvé un misérable pour dénoncer àJacques Crozon la conduite de sa femme, et que ce misérable étaitintimement lié avec Golymine. C’est ignoble, n’est-ce pas,général&|160;?
Le Péruvien ne répondit que par un grognementétouffé, et Nointel continua tranquillement&|160;:
–&|160;Pourquoi ce coquin trahissait-il ainsison ami&|160;? Je l’ignore, et cela m’importe fort peu. Mais ce quime touche davantage, c’est que Golymine étant mort, l’auteur deslettres anonymes a imaginé d’écrire au mari que j’avais été aussil’amant de la femme, que j’avais succédé au Polonais. Bien entendu,c’était un mensonge infâme, et le résultat de ce mensonge devaitêtre un duel à mort entre Jacques Crozon et votre serviteur. Unemanière comme une autre de se débarrasser de moi, Crozon passantpour être un tireur de première force.
–&|160;Que pensez-vous, général, de cettecombinaison&|160;?
–&|160;Je pense, grommela Simancas, je pensequ’elle n’a jamais existé que dans votre imagination.
–&|160;Vous vous trompez. J’ai des preuves. Ledénonciateur ne se doutait pas que je connaissais Crozon depuisdouze ans… Qu’avez-vous donc, général&|160;? Cela vous surprend.Vous ne supposiez pas qu’un ex-officier de hussards eût jamaisrencontré un capitaine de la marine marchande. Rien n’est plus vraipourtant, et mon vieil ami Crozon est venu me montrer la lettrequ’il a reçue. Nous nous sommes expliqués, et je n’ai eu aucunepeine à lui démontrer qu’on m’avait odieusement calomnié. Il m’achargé de découvrir le calomniateur, et il se propose de le tuerdès que je l’aurai découvert. Il ne plaisante pas, ce bravebaleinier, et il a la main dure. Il ne s’est jamais battu sans tuerson homme. Et si, par hasard, il manquait cet indigne adversaire,je suis là pour le reprendre, et je vous réponds qu’il n’enreviendra pas.
–&|160;Ce sera bien fait, dit le général encherchant à prendre un air indifférent.
–&|160;C’est votre avis&|160;? Alors, vous nem’en voudrez pas si je procure à mon ami Crozon la satisfaction devous envoyer dans l’autre monde.
–&|160;Comment&|160;! que signifie…
–&|160;Cela signifie que le dénonciateur,c’est vous, dit Nointel en regardant Simancas entre les deuxyeux.
–&|160;Capitaine&|160;! cetteplaisanterie…
–&|160;Voulez-vous que je vous montre votredernière lettre&|160;? Je l’ai dans une de mes poches, et dansl’autre il y a un revolver chargé. Je ne vous conseille pasd’essayer à vous deux de me la reprendre de force. Et je vousengage aussi à ne plus nier, car j’ai la preuve que cette lettreest de votre écriture, puisque vous avez commis la sottise dem’envoyer une pièce de comparaison.
–&|160;Fort bien, monsieur. Je suis à vosordres, dit le Péruvien qui sentait la nécessité de payerd’audace.
–&|160;Bon&|160;! vous avouez alors&|160;?
–&|160;Je n’avoue rien, mais…
–&|160;Ne jouons pas sur les mots, je vousprie. Vous consentez à nous rendre raison, parce que vous ne pouvezpas faire autrement. Mais je suppose que, s’il nous plaisait de nepas user de notre droit, vous ne réclameriez pas contre notredécision.
–&|160;Il est certain qu’il me serait péniblede me battre contre un homme que j’estime.
–&|160;Et qui ne vous estime pas. Eh bien, ildépend de vous d’éviter cette dure nécessité, et d’éviter en mêmetemps des mésaventures d’un autre genre, des mésaventures que votreami Saint-Galmier redoute énormément.
Les deux associés échangèrent un regardrapide, et Simancas lut dans les yeux du docteur qu’il fallaitsaisir avec empressement l’occasion qui s’offrait de capituler.
–&|160;Vous avez un arrangement à meproposer&|160;? demanda le général.
–&|160;Une trêve. Veuillez m’écouter. Je suiscertain que vous avez eu tous les deux avec Golymine descomplicités dont je ne tiens pas essentiellement à connaîtrel’objet. Vous saviez qu’il était l’amant de madame Crozon, et vousvouliez le faire tuer par le mari, parce que vous craigniez qu’ilne vous trahît.
–&|160;Et quand cela serait&|160;? s’écriaimprudemment Simancas. Nous avions conspiré ensemble au Pérou, etGolymine aurait vendu nos secrets à nos ennemis politiques.
–&|160;Je crois que la politique n’a rien àfaire ici, mais peu m’importe, et, quoi qu’il en soit, ce n’étaitpas pour la même raison que vous vouliez vous débarrasser de moi.La raison, la voici. Vous venez de vous introduire chez madame deBarancos. Par quel moyen&|160;? Je ne m’en inquiète pas, mais jevois très-bien que vous vous proposez d’exploiter la marquise. Elleest fort riche, sa maison est bonne, et vous tenez à y régner sanspartage. Or, vous avez appris que madame de Barancos avaitl’intention de me recevoir et même de me recevoir souvent. Vousvous êtes dit que je vous gênerais beaucoup, et vous avez imaginéde me livrer au terrible Crozon qui devait m’expédier dans lesvingt-quatre heures.
–&|160;Je vous assure, monsieur, que vous vousméprenez. Madame de Barancos m’a favorablement accueilli, c’estvrai, mais je n’ai pas la prétention de…
–&|160;Assez&|160;! je suis sûr de ce que jedis, et voici les conditions auxquelles je consens à ne vousdénoncer ni à Crozon, ni… à d’autres. Si vous les acceptez, jetairai tout ce que je sais, et, en apparence, je vivrai avec voussur le même pied que par le passé. Je veux d’abord avoir mesentrées chez la marquise. Le congé que j’ai reçu aujourd’hui de sapart venait de vous, j’en suis certain, et je le tiens pour nonavenu. Je prétends même être invité par elle, et cela d’ici à deuxjours, être invité à un dîner, à un bal, à une chasse, en un mot,prendre pied dans son intimité. Rassurez-vous. Ce n’est pas sonargent que je vise, et je ne chercherai pas à vous faire chasser deson hôtel.
–&|160;Madame de Barancos ne demande pas mieuxque de vous voir souvent, monsieur, et je n’aurai pas besoin d’userde l’influence que vous m’attribuez pour…
–&|160;Premier point, reprit le capitaine,sans daigner répondre à cette protestation. Second point&|160;:j’entends qu’à dater de ce jour vous cessiez de dénoncer la femmede Jacques Crozon. À la première lettre anonyme que son marirecevrait, j’en finirais avec vous, et vous savez que j’aiplusieurs manières d’en finir. Ainsi, pas une ligne, pas un mot,pas une démarche. Je veux que mon ami Crozon croie qu’il a étévictime d’une odieuse mystification.
–&|160;Ç’en était une sans doute, murmuratimidement Simancas.
–&|160;Non, ce n’en était pas une, vous lesavez fort bien, et j’arrive à ma dernière condition. Il y a unenfant. Où est-il&|160;?
–&|160;Sur mon honneur, je n’en sais rien.
–&|160;Laissez votre honneur en repos, etrépondez-moi catégoriquement. Où madame Crozon est-elleaccouchée&|160;?
–&|160;Chez une sage-femme qui demeure tout enhaut de la butte Montmartre, rue des Rosiers, je crois.
–&|160;À qui l’enfant a-t-il étéremis&|160;?
–&|160;À une nourrice qu’on a cherchéelongtemps et dont on a perdu la trace au moment où on allait ladécouvrir.
–&|160;Samedi dernier, n’est-ce pas&|160;?
–&|160;Non, dimanche… on avait appris enfinqu’elle habitait rue de Maubeuge, tout en haut de la rue… au numéro219… on s’y est présenté… elle avait déménagé la veille avec sonnourrisson… elle était en garni… elle n’a pas dit où elle allait…et on ne l’a pas retrouvée.
–&|160;Son nom&|160;?
–&|160;La femme Monnier… un faux nom,très-probablement.
–&|160;Cela me suffit, dit Nointel, qui voyaitbien à la netteté des réponses de Simancas que le coquin n’ensavait pas plus long et qu’il ne mentait pas. Maintenant, le marchéest conclu, je suppose. Comme arrhes, j’attends une lettred’invitation de madame de Barancos. Quand elle me recevra, je nelui parlerai pas de celle qu’il vous a plus de m’écrire pour mefermer sa porte, et je ne m’occuperai pas plus de vous que si vousn’existiez pas… à moins que vous ne violiez nos conventions, auquelcas je serais sans pitié. La marquise me plaît infiniment, maiselle ne me tournera pas la tête au point de me faire perdre lamémoire. J’ai tout dit. Par où sort-on d’ici, docteur&|160;?
Saint-Galmier s’empressa d’ouvrir la porte dusalon, et le capitaine s’en alla en lui jetant cet adieu&|160;:
–&|160;À propos, je vous recommande de soignervotre alcoolisé. C’est un brutal et un bavard qui pourrait bienvous jouer un mauvais tour.
Le docteur ne souffla mot. Il reconduisitNointel jusqu’à l’antichambre où le nègre en livrée attendait lesclients, et il revint en toute hâte trouver Simancas pour conférersur les événements.
Nointel ne se sentait pas de joie, et quand ilse retrouva dans la rue, il prit un plaisir extrême à allumer uncigare, un plaisir que connaissent seuls les travailleurs quientendent sonner l’heure du repos après une journée laborieuse. Ils’achemina vers la rue d’Anjou d’un pas allègre, le cœur léger etl’esprit dispos, ravi du début de sa campagne et tout prêt àpoursuivre ses premiers succès.
–&|160;Voilà de bonne besogne, se disait-il,et si Darcy n’est pas content, c’est qu’il sera trop difficile. Jetiens la clef de la position, puisque je tiens les deux gredins quitiennent la marquise. Et je ne leur ai pas livré mon secret, je neleur ai pas dit un mot du crime de l’Opéra. Ils croient que je suisamoureux de la Barancos, peut-être que je veux l’épouser, et quej’ai profité de ce que j’avais barre sur eux, pour me faire ouvrirà deux battants les portes de son hôtel. Ils me feront une guerresourde, je le sais, mais ils n’oseront pas m’attaquer en face. Sij’avais cassé les vitres, si je les avais forcés à dénoncer lamarquise, ou si j’avais forcé la marquise à les chasser, j’auraisgâté les affaires de Berthe. C’eût été frapper le grand coup troptôt. Je n’ai pas encore assez de preuves. J’en aurai dans huitjours ou dans un mois, mais j’en aurai, et, en attendant, j’aiassuré la tranquillité du ménage Crozon, je sais ce que l’innocenteLestérel a fait de sa nuit de bal, je suis sur la trace de lanourrice, et un de ces jours, je pourrai apprendre à la mère quel’enfant se porte bien. Ma parole d’honneur, on donne le prixMonthyon à des gens qui le méritent moins que moi.
Oui, mais il faut cultiver notre jardin,disait Candide, et notre jardin, c’est la marquise.
&|160;
Huit jours se sont passés, un siècle pour ceuxqui espèrent et pour ceux qui souffrent.
Gaston Darcy espère&|160;; Berthe Lestérelsouffre.
Berthe est toujours au secret, dans sa prison.Elle prie, elle pleure, elle regarde le lambeau de ciel qu’ellepeut à peine apercevoir à travers les grilles de sa fenêtre, etelle songe à sa douce vie d’autrefois, sa vie de jeune fille,violemment bouleversée. Elle pense à sa sœur qui mourra de douleur,si son mari ne la tue pas&|160;; elle pense à madame Cambry, à saprotectrice, qu’elle aimait tant et qui maintenant la reniepeut-être parce qu’elle la croit coupable&|160;; elle pense àGaston qui lui a juré un amour éternel et sans doute l’a déjàoubliée. Les heures s’écoulent, lentes, monotones, sans apporter àla pauvre recluse un souvenir amical, un souhait bienveillant,rien, pas même une nouvelle de ce monde où elle ne rentrera plus.Cette cellule aux murs blanchis, c’est la tombe. Pas un bruit dudehors n’y pénètre, pas un rayon de soleil. Quand la porte s’ouvre,Berthe ne voit apparaître au fond du corridor sombre que les sœursde Marie-Joseph, en long vêtements de laine, voilées de noir et debleu, marchant du pas silencieux des fantômes. Trois fois on estvenu l’appeler pour la conduire au Palais de justice, et l’horriblevoyage en voiture cellulaire ne lui a pas été épargné&|160;; troisfois elle s’est assise dans le cabinet du juge, toujours grave,toujours impassible. Elle a été interrogée poliment, froidement, etelle n’a répondu que par des larmes. Trois fois elle est revenuedésespérée. Elle se sent perdue, et elle n’attend plus rien de lajustice des hommes. Elle n’a plus foi qu’en Dieu qui lit dans lescœurs.
Gaston Darcy endure un autre supplice, lesupplice de l’attente, les angoisses de l’incertitude. Il a rompuavec son existence habituelle, il a pris le monde en horreur, ilfuit les distractions, il se complait dans les joies amères del’isolement. Il ne voit que son oncle, madame Cambry etNointel.
Son oncle l’accueille, le plaint, et resteimpénétrable.
Madame Cambry prend part à ses peines, elle sedésole avec lui, elle jure que Berthe n’est pas coupable et qu’ellene se lassera jamais de la défendre&|160;; elle a été jusqu’àproclamer qu’elle ne se marierait pas tant que sa jeune amie seraitsous le coup de cette affreuse accusation. Cependant, son mariageavec M.&|160;Roger Darcy est décidé, et M.&|160;Roger Darcy lapresse de conclure, car le sévère magistrat a fini par s’éprendretrès-vivement de la charmante veuve, et il n’en est plus àsouhaiter que son neveu se charge seul de perpétuer le nom de lafamille. Mais madame Cambry ne peut rien contre les convictions dujuge, madame Cambry n’obtiendra pas de son futur mari qu’il décidecontre sa conscience en signant l’ordre de remettre en libertémademoiselle Lestérel.
Reste Nointel. Nointel est plus dévoué, plusardent que jamais&|160;; il affirme à son ami qu’il ne perd pas uninstant, qu’il poursuit lentement et sûrement son enquête, qu’ilrecueille chaque jour des informations nouvelles, que toutes cesinformations sont favorables à Berthe, qu’il réunit ces preuveséparses ou plutôt ces commencements de preuves, et qu’il serabientôt en mesure de démontrer l’innocence complète de la jeunefille&|160;; mais il a déclaré nettement que, pour réussir, ilfallait qu’il agît seul. Et, comme Gaston se récriait contrel’inaction à laquelle Nointel voulait le condamner, Nointel l’asupplié de le laisser faire à sa guise, sans s’abstenir pour celade travailler, lui aussi, à l’œuvre difficile de la réhabilitationde mademoiselle Lestérel.
Pressé de s’expliquer sur les résultatsacquis, le capitaine s’est obstiné à répondre que tout allait bien,et que, pour le moment, il lui était impossible d’en diredavantage.
De sa rencontre avec le baleinier, de savisite à madame Crozon, de ses conventions avec les deux coquinsd’outre-mer, il n’a pas soufflé mot. Il redoutait les entraînementsirréfléchis qui emportent les amoureux au delà des limites de laprudence. Ses batteries étaient dressées, et il craignait queGaston ne vînt gêner son tir. Et Gaston, qui n’appréciait pas lescauses de cette extrême réserve, avait fini par lui savoir mauvaisgré de sa discrétion. Gaston en était presque venu à croire queNointel l’abandonnait, que Nointel colorait d’un prétexte plus oumoins plausible une défection impardonnable. Depuis quelques jours,Gaston vivait solitaire et sombre, maudissant les hommes, broyantdu noir, doutant de tout, même de l’amitié, n’attendant plus riende l’avenir.
Et cependant, ce soir-là, un mercredi, versonze heures, Gaston s’habillait pour aller au bal.
Il avait reçu, à la fin de la semaineprécédente, une invitation de madame la marquise de Barancos à unegrande soirée dansante, et certes le carton armorié qui figurait àla glace de son cabinet de toilette n’aurait pas suffi à luipersuader d’assister à une fête pendant que Berthe Lestérelpleurait au fond d’une prison. Mais, le matin même, deux lettreslui étaient arrivées par la poste, deux lettres qui l’avaientimmédiatement tiré de sa torpeur.
L’une était de Nointel, et elle ne contenaitque ces trois lignes&|160;:
«&|160;Viens ce soir au bal de madame deBarancos. Tu m’y trouveras. J’ai pris pied dans la place. Tout vatrès-bien. Nous touchons au but. Viens. Il le faut.&|160;»
Gaston n’avait pas trouvé ce billet beaucoupplus clair que les récentes conversations du capitaine. Mais il nepouvait guère négliger une recommandation aussi formelle, et ilétait à peu près décidé à se rendre à l’invitation de la marquise,lorsqu’il décacheta l’autre lettre, qui était de son oncle et quidisait ceci&|160;:
«&|160;Mon cher Gaston, j’accompagne ce soirmadame Cambry au bal que donne la marquise de Barancos. C’est lapremière fois que madame Cambry consent à sortir, depuis qu’il estsurvenu un malheur qui te touche vivement et qui l’a beaucoupaffectée. Tu sais que mon mariage avec elle est décidé. Sa rentréedans le monde sera presque un événement. Viens à cette fête. Jeserai d’autant plus aise de t’y rencontrer que toute ma journéesera occupée au Palais par l’affaire que j’instruis, et que jen’aurai pas le loisir de passer chez toi. Il vaut mieux,d’ailleurs, que madame Cambry te dise elle-même une nouvelle quej’aurais eu grand plaisir à t’apporter si j’étais libre de montemps. Je compte que nous te verrons cette nuit, et je suis certainque tu ne regretteras pas d’être sorti de la retraite où tu teconfines au grand chagrin de ton oncle affectionné.&|160;»
La lecture de cette lettre avait réveillé dansle cœur de l’amoureux Gaston des espérances endormies. Cettenouvelle, que madame Cambry tenait à lui apprendre, concernaitcertainement Berthe, et, si elle eût été mauvaise, l’oncle Rogern’aurait pas eu hâte d’en faire part à son neveu. Avait-il enfinreconnu l’innocence de la pauvre prisonnière, ou bien s’agissait-ilseulement d’une découverte heureuse, d’un indice tout récemmentrecueilli, qui permettrait de croire à la possibilité d’unacquittement&|160;?
Il y avait une phrase inquiétante&|160;:
«&|160;L’affaire quej’instruis&|160;», écrivait le magistrat, qui savait la valeurdes mots et qui ne se serait pas servi de l’indicatif présent, sil’instruction eût été abandonnée. Et pourtant Gaston ne pouvaitguère admettre que M.&|160;Roger Darcy attachât tant d’importance àl’informer d’un fait relativement insignifiant. Le billet deNointel, d’autre part, était pressant. Aussi Gaston avait-ilaccepté l’invitation de la marquise, quoiqu’il lui semblât bien durd’aller au bal avec la mort dans l’âme. Et, à force de réfléchiraux chances que lui offrait cette soirée, il en était arrivé à sedire qu’il ne fallait pas faire les choses à demi, que le mieuxétait d’apporter à la fête un visage riant, de danser avec madameCambry, de valser avec madame de Barancos&|160;; en un mot,d’accepter toutes les conséquences de la corvée qu’il se résignaità subir.
Pour se préparer, il avait passé la journée aucoin de son feu, il avait dîné légèrement, il s’était endormi aprèsson dîner, il s’était réveillé plus frais et plus lucide après unesieste de deux heures, et il avait procédé à sa toilette avec unsoin tout particulier. Les deuils du cœur ne sont pas de mise aubal, et le meilleur moyen de servir la cause de Berthe, c’était dene pas laisser voir que les infortunes de Berthe ledésespéraient.
Il venait de chausser les souliers vernisdécouverts, de passer le gilet à deux boutons et la cravate blanchedégageant le cou, d’endosser l’habit noir à grands revers, fleurid’une rose thé à la boutonnière&|160;; il s’était muni des deuxpaires de gants et des deux mouchoirs de rigueur, et il tenait déjàà la main le claque doublé de satin. Son valet de chambre l’aida àrevêtir le vaste ulster, indispensable préservatif contre le froidde la sortie. Le coupé était attelé. Gaston y monta un peu aprèsminuit, et dix minutes après, son cocher prenait la file à troiscents pas de l’hôtel de Barancos.
La fête de la marquise était de celles quioccupent pendant toute une semaine les journaux du highlife et dont la description fait, comme on dit, le tour de lapresse. Les gens les plus haut placés dans toutes les hiérarchiesparisiennes tenaient à s’y montrer, et beaucoup de personnagesd’une moindre importance n’en étaient pas exclus, madame deBarancos, en sa qualité d’étrangère, ayant cru devoir étendre sesinvitations un peu plus qu’il n’est d’usage dans le très-grandmonde. Aussi, à l’heure où il est de bon ton d’arriver, la queuedes équipages commençait-elle à l’angle de la rue deCourcelles.
Il gelait. Un tapis de neige durcie recouvraitles chemins de la grande ville et les roues glissaient sans bruitsur les pavés capitonnés par l’hiver. Les heureux du mondepassaient entre deux haies de pauvres diables accourus là pour seréchauffer au spectacle de ce luxe ambulant, pour regarder àtravers les glaces des voitures armoriées les femmes blotties surdes coussins de soie, pour contempler de loin la façade étincelantede l’hôtel, pour oublier un instant la faim, le froid, la mansardesans lumière et sans feu. Et plus d’un enviait le sort de ce jeune,beau et riche garçon qui avait nom Gaston Darcy, et quin’appréciait guère en ce moment ce bonheur d’aller au bal dans uncoupé bien chaud, traîné par un beau cheval.
La princière habitation de la marquisetouchait au parc Monceau. Les fenêtres resplendissaient des feux demille bougies, et les harmonies de l’orchestre, amorties par lestentures, passaient dans l’air sec de la nuit comme les vibrationslointaines d’une harpe éolienne. Après avoir franchi la grilledorée, les équipages tournaient au trot cadencé de leurs attelagesde hautes allures, et venaient s’arrêter devant un majestueuxperron chargé de plantes exotiques. Les invités pouvaient croirequ’ils débarquaient à la Havane, car toutes les fleurs tropicalesbrillaient dans le vestibule, spacieux comme une serre. À l’entréede ce jardin d’hiver, se dressaient deux statues en onyx – desesclaves nubiens portant des torchères d’argent – et d’un buissonde camélias, surgissait un ours colossal, un ours empaillé enRussie où il avait dû dévorer beaucoup de mougiks.
Darcy mit pied à terre au milieu d’une arméede valets de pied, en livrée amarante et or, donna un coup d’œil àune magnifique glace de Venise pour s’assurer que sa tenue n’avaitsouffert aucun dérangement pendant le court trajet de la rueMontaigne à l’avenue Ruysdaël, et fit, avec l’aisance d’un homme dumonde, son entrée dans un premier salon où se tenait debout, pourrecevoir ses invités, l’incomparable marquise de Barancos.
Elle portait une ravissante toilette&|160;:robe de satin blanc, couverte de grappes de fleurs rouges, agraféeaux manches avec de gros nœuds de saphirs, trois rangs de perles aucou, un bandeau de diamant au front, boucles de brillants auxsouliers mignons qui chaussaient ses pieds, les plus jolis dumonde. Et ce soir-là, elle était en beauté. Ses yeux rayonnaient,sa bouche s’épanouissait, sa peau veloutée avait cette colorationchaude qui double d’éclat aux lumières. À l’expression inquiète quiassombrissait par instants son visage, le soir de la représentationdu Prophète, avait succédé un air joyeux et fier. Ondevinait que cette créole était heureuse de vivre, d’être riche,d’être belle. Les femmes qui aiment ont souvent ces airs-là.
Darcy, en la voyant si triomphante, eut unserrement de cœur. Il lui semblait impossible que la main qu’ellelui tendait gracieusement eût frappé Julia d’Orcival, que le francsourire qui éclairait ses traits charmants cachât un remords. Et ilsavait que, pour que Berthe fût innocente, il fallait que madame deBarancos fût coupable.
Il la salua pourtant aussi correctement quepossible, mais il eu à peine le courage de bourdonner une de cesphrases inintelligibles qui forment l’accompagnement obligé dusalut d’arrivée. Elle ne lui laissa pas le temps d’achever sesbanalités.
–&|160;Vous êtes mille fois aimable d’êtrevenu, lui dit-elle avec grâce, car je sais que vous vous êtescloîtré depuis notre rencontre à l’Opéra. Et puisque votre neuvaineest finie, j’espère que vous ne vous ennuierez pas chez moi. Votreami, M.&|160;Nointel, est ici.
Gaston s’inclina et céda la place à deuxAméricaines éblouissantes qui s’avançaient avec un frou-frou desoie et un cliquetis de pierreries. Il passa, et il entra dans lasalle de bal où on dansait déjà.
C’était un ravissant assemblage de tenturesbrochées, de meubles dorés, de plantes rares et de femmesélégantes, un bouquet de beautés, un feu d’artifice de couleur.Mais Darcy ne prit pas grand plaisir à admirer ce délicieuxtableau. Il cherchait Nointel, et il l’aperçut causant au milieud’un petit groupe où figurait l’inévitable Lolif. Le joindren’était pas facile, car les quadrilles lui barraient le passage. Ily parvint cependant, et Nointel, en le voyant, s’empressa deplanter là les indifférents pour s’accrocher au bras de son ami etpour l’entraîner dans un coin.
–&|160;Mon cher, dit joyeusement le capitaine,tu as bien fait de venir. Je te ménage une surprise à la fin de lasoirée.
–&|160;Quelle surprise&|160;? demanda vivementDarcy.
–&|160;Cher ami, répondit Nointel en riant, sije te le disais maintenant, ce ne serait plus une surprise quand lemoment sera venu de m’expliquer. Tu ne perdras rien pour attendre,et afin de t’aider à prendre patience, je vais te raconter unefoule de choses qui t’intéresseront.
–&|160;Il n’y en a qu’une qui m’intéresse.
–&|160;C’est bien de celle-là que je vais teparler… indirectement. Mais avoue que tu m’en veux de ne pas êtrevenu te voir depuis quelques jours.
–&|160;Oh&|160;! je sais que ma compagnien’est pas gaie.
–&|160;C’est cela&|160;; tu es vexé. Parionsque tu m’accuses de légèreté et même d’indifférence. Eh bien, je tejure que tu as tort. Je n’ai été occupé que de toi, c’est-à-dire demademoiselle Lestérel. Et j’ai plus fait pour elle en une semaineque je n’aurais fait en un mois, si nous avions travaillé deconcert.
–&|160;Qu’as-tu donc fait&|160;?
–&|160;D’abord, j’ai acquis la certitudequ’elle est innocente&|160;; ah&|160;! mais là&|160;! complètementinnocente. Non seulement ce n’est pas elle qui a tué Julia, mais cen’est pas elle qui a écrit les lettres compromettantes qu’elle estallée chercher au bal de l’Opéra.
–&|160;Elle y est donc allée&|160;?
–&|160;Oui, c’est un fait acquis. Mais elle yest allée, comme nous le supposions, par dévouement… un dévouementsublime, mon cher. Les lettres étaient de sa sœur&|160;; pour lesravoir, elle a risqué sa réputation&|160;; et maintenant qu’elleest accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis, elle aime mieuxpasser en Cour d’assises que de confesser la vérité. Elle selaissera condamner plutôt que de trahir le secret de madame Crozon.Elle n’aurait qu’un mot à dire pour se justifier, mais ce motcoûterait la vie à une femme qui lui a servi de mère, et ce mot,elle ne le dira pas.
–&|160;Dis-le donc pour elle&|160;! Si tu peuxprouver cela, qu’attends-tu pour la sauver&|160;? Pourquoi necours-tu pas chez son juge&|160;? Il va venir ici. Refuseras-tu delui apprendre ce que tu prétends savoir&|160;?
–&|160;Absolument. Ce serait une faussedémarche, et les fausses démarches sont toujours nuisibles. Il sepourrait qu’il désapprouvât ce que je fais pour contrecarrerl’accusation et qu’il me priât poliment de me tenir en repos. Je neveux pas me brouiller avec lui, et je tiens à conserver ma libertéd’action.
–&|160;Je ne te comprends plus, dit tristementDarcy.
–&|160;Il n’est pas nécessaire que tu mecomprennes, répliqua Nointel avec un calme parfait. Tu peux mesoupçonner de manquer de zèle, mais, à coup sûr, tu ne suspectespas mes intentions. Eh bien, laisse-moi manœuvrer comme jel’entends. Je te donne ma parole d’honneur qu’à très-bref délai, jet’expliquerai tous mes actes, et je suis certain que tu lesapprouveras.
–&|160;Tu oublies que, pendant que tu préparesdes combinaisons savantes, mademoiselle Lestérel est en prison.
–&|160;Je n’oublie rien, et pour te prouverque je pense à sa situation, je puis, dès à présent, t’apprendreque son innocence éclatera peut-être d’ici à vingt-quatre heures,et que je ne serai pas tout à fait étranger à ce résultat.
–&|160;Comment éclatera-t-elle&|160;? Parledonc&|160;!… à moins que tu ne prennes plaisir à me torturer.
–&|160;Il s’agit d’un point à établir, unpoint sur lequel je me suis permis d’attirer l’attention deM.&|160;Roger Darcy qui n’y avait pas attaché d’abord assezd’importance.
–&|160;Quoi&|160;! tu as vu mononcle&|160;!
–&|160;Non pas. J’ai prié quelqu’un de voir untémoin qui a déjà été entendu, et d’engager ce témoin à déposer denouveau et à préciser cette fois sa déposition. Cela a dû être faithier ou avant-hier, et si, comme je l’espère, le témoignage a étéfavorable à la prévenue, elle est sauvée. L’alibi est démontré.
Le cœur de Darcy battait à l’étouffer. Il serappelait la lettre de son oncle, et il se demandait si ce n’étaitpas là cette bonne nouvelle que devait lui annoncer madameCambry&|160;; mais il gardait encore rancune au capitaine, et iltrouva bon d’imiter vis-à-vis de lui la discrétion exagérée qu’illui reprochait. Au lieu de lui confier ses espérances, il se bornaà lui répondre&|160;:
–&|160;Ce serait trop beau. Je n’y comptepas.
–&|160;Il ne faut jamais compter sur rien,reprit tranquillement Nointel. Et si nous manquons ce succès, jevais exécuter mon plan, qui est simple et pratique. Mon plan, tu lesais, consiste à convaincre la Barancos d’avoir poignardé de sajolie main la pauvre Julia. Si elle est coupable, mademoiselleLestérel ne l’est pas. C’est clair, et cela vaut tous les alibis dumonde. Or, je tiens Simancas et Saint-Galmier. Je connais lescoquineries de ces deux drôles qui se sont implantés chez lamarquise et qui voulaient m’empêcher d’y entrer. J’y suis, tu levois, et j’y resterai jusqu’à ce que je possède son secret. Lesbandits transatlantiques ont baissé pavillon, et je les feraimettre à la porte quand il me plaira. Je tolère provisoirement leurprésence pour des raisons à moi connues, mais il n’est pasimpossible que cette nuit même, j’arrache un aveu à la Barancos.C’est à cause de cela que je t’ai prié de venir.
–&|160;Toujours des énigmes, murmuraGaston.
–&|160;Des énigmes dont tu auras le mot, si tuas le courage de ne pas aller te coucher avant l’heure ducotillon.
–&|160;Je comprends de moins en moins.
–&|160;Raison de plus pour rester. Je conçoisque tu n’aies pas le cœur à la danse, mais le quadrille n’est pasobligatoire, et, pour te désennuyer, tu auras la conversation deton oncle qui ne peut manquer d’être intéressante. Il t’apprendrapeut-être du nouveau et, dans tous les cas, il te parlera de sonmariage qui est décidé. Quatre-vingt mille livres de rente que tuperds. Je ne te blâme pas. J’aurais, je le crains, agi comme toi.Rien ne vaut l’indépendance. Et en vertu de cet axiome, tum’excuseras de te quitter. Madame de Barancos va bientôt avoir finide recevoir son monde, et toute maîtresse de maison qu’elle est,elle ne donnera pas sa part de sauterie. C’est une valseuseenragée. Elle préfèrerait peut-être la cachucha, mais lescastagnettes sont mal portées, et elle n’est pas Espagnole au pointd’exécuter en public un pas national. Elle se rattrape sur lavalse, et je compte valser avec elle tant que je pourrai, sansparler du cotillon qui m’est promis. C’est au cotillon que jefrapperai le grand coup, et, si tu m’en crois, tu m’attendrasjusqu’à ce que cet exercice final soit terminé.
–&|160;Je ne te promets rien.
–&|160;Soit&|160;! mais tu resteras, car moi,je te promets de revenir avec toi, dans ton coupé, et de te rendreun compte exact et circonstancié de mes opérations. Plus d’énigmes,plus de cachotteries&|160;; tu sauras tout. Est-ce dit&|160;?
–&|160;Oui, mais…
–&|160;Cela me suffit, et je vais à mesaffaires. Gare-toi de Lolif, qui cherche quelqu’un à ennuyer, et siSaint-Galmier ou Simancas t’abordent, sois poli tout juste etcoupe-les impitoyablement.
–&|160;Tu n’as pas besoin de me recommandercela. Ces deux gredins me répugnent.
–&|160;Ah&|160;! il y a aussi Prébord, qui aréussi à s’introduire ici, malgré l’affront que madame de Barancoslui a fait l’autre jour aux Champs-Élysées. Je pense qu’il fileradoux devant toi, mais évite-le. L’heure n’est pas venue de luichercher noise. Sur ce, cher ami, je vais… Ah&|160;! parbleu&|160;!tu ne resteras pas longtemps sans avoir à qui parler. VoiciM.&|160;Roger Darcy donnant le bras à madame Cambry. Elle est unpeu pâle, mais comme elle est jolie&|160;! Et son futur a rajeunide dix ans. L’oncle a succession s’est transformé en jeune premier.Adieu l’héritage&|160;! Avant qu’il soit longtemps, tu auras unedemi-douzaine de petits cousins et de petites cousines. Et c’esttoi qui l’as voulu. Au revoir, après le cotillon. Je cours memettre aux ordres de la marquise.
Ayant dit, le capitaine laissa son amiréfléchir et se perdit dans la foule qui encombrait la salle.
L’orchestre s’était tu&|160;; le quadrillevenait de finir, et les cavaliers reconduisaient leurs danseuses.Au même moment, d’autres couples nouvellement arrivés faisaientleur entrée, et de ces deux courants contraires, il résultait unecertaine confusion qui se produit presque toujours à chaqueentracte d’un grand bal. Gaston chercha des yeux son oncle et nel’aperçut point. Il lui fallut fendre les groupes pour lerejoindre, et il eut beaucoup de peine à y parvenir. Après delongues manœuvres, il le découvrit enfin debout devant madameCambry qui venait de s’asseoir et qui était déjà fort entourée. Sabeauté attirait les hommes, comme la lumière attire les papillons.On faisait cercle devant sa chaise&|160;; elle avait fort à fairepour inscrire sur son carnet toutes les valses sollicitées par lesjeunes et pour répondre aux compliments des amis plus mûrs qui lafélicitaient discrètement sur son prochain mariage. M.&|160;RogerDarcy recevait force poignées de main et se tirait en hommed’esprit d’une situation assez délicate à son âge, la situation dufutur agréé, déclaré, escortant la jeune femme qu’il vaépouser&|160;: l’école des maris avant la cérémonie.
Gaston ne se souciait pas de se mêler à cescourtisans plus ou moins sincères&|160;; il avait à dire à lacharmante veuve toute autre chose que des fadeurs, et il attendit,pour s’approcher d’elle, que l’essaim des galants se fût envolé.Et, en attendant, il se mit à la regarder de loin, dans l’espoir delire sur son doux visage la nouvelle qu’elle avait à lui annoncer.Il n’y lut rien du tout. Une femme au bal cache ses tristesses sousdes sourires&|160;; les joues pâlies par les chagrins se colorent,les yeux qui ont pleuré étincellent. Impossible de deviner si lecœur est de la fête ou si la joie qu’on a affichée n’est qu’unmasque. Gaston ne vit qu’une chose, c’est que madame Cambry étaitravissante.
Elle avait adopté une mode nouvelle qui sied àmerveille aux blondes cendrées, quand elles ont la peautrès-blanche. Elle était entièrement habillée de satin noir. Sarobe, très-serrée aux hanches, faisait admirablement valoir sataille souple et ronde. Pas de blanc, pas d’agréments de couleursur ce fond sombre. Rien que des fleurs clair-semées, des fleursd’une seule espèce, d’énormes pensées d’un violet bleu, que lejardinier qui les a créées a appelées des yeux Dagmar,parce qu’elles rappellent la nuance extraordinaire des yeux d’uneadorable princesse.
C’était le deuil, un deuil de bal. La belleveuve aurait pu avoir la mort dans l’âme et s’habiller ainsi pourmener ses douleurs dans le monde.
Elle n’avait pas mis de diamants, quoiqu’elleen eût de superbes, des diamants de famille que ses aïeules avaientportés. L’unique bijou dont elle s’était parée se cachait sous unbouquet de jasmin qu’il fixait au corsage tout près del’épaule&|160;: un petit serpent de rubis dont on ne voyait que lesyeux.
–&|160;Elle aime Berthe, elle la défend,pensait Gaston. Que de femmes à sa place auraient renié la pauvreorpheline injustement accusée&|160;! Et qui sait si, à force deplaider sa cause auprès de mon oncle, elle n’a pas réussi à lasauver&|160;?
Il lui tardait de l’aborder, et il maudissaitles empressés qui l’accablaient de saluts et probablementd’invitations.
–&|160;On va danser. Elle doit être déjàengagée pour toute la nuit, et Dieu sait quand je pourrai luiparler, se disait-il avec inquiétude. Mon oncle est là, mais jepréfèrerais ne pas m’adresser à lui.
Enfin, il y eut une éclaircie. L’orchestrepréludait déjà, et les notes isolées des instruments quicherchaient l’accord rappelaient les cavaliers dispersés dans lasalle. Le cercle se rompit, et Gaston put s’approcher. Justement,M.&|160;Roger Darcy venait d’être accaparé par un magistrat de sesamis, et il ne voyait pas son neveu. La veuve l’aperçut au premierpas qu’il fit vers elle, et sa figure changea d’expression. Ellel’appela d’un signe imperceptible, quoiqu’elle fût encore assiégéepar le joli lieutenant Tréville, qui insistait pour obtenir unevalse, fût-ce la treizième. Et Gaston ne se fit pas prier pourvenir couper court aux galantes obsessions de cet aimablehussard.
–&|160;Je vous cherchais, dit madame Cambry enlui tendant le bout de ses doigts effilés.
Tréville comprit qu’il était de trop, etbattit en retraite, après avoir adressé à la veuve un salut ponctuéd’un sourire expressif et un bonsoir amical à Darcy, son camaradede cercle.
–&|160;C’est moi qui vous cherchais, madame,murmura Gaston, et je vous supplie de m’excuser d’avoir tant tardéà me présenter. Jugez de mon impatience. Vous étiez si entourée queje ne pouvais pas approcher, moi qui ne suis venu que pourvous…
–&|160;Pour elle et pour moi, n’est-cepas&|160;? Je regrette de ne pas vous avoir rencontré plus tôt. Jene me serais pas engagée, et maintenant je vais être obligée devous quitter quand nous avons tant de choses à nous dire. Mais jevous ai gardé un quadrille. Ne vous éloignez pas.
–&|160;Je n’aurai garde, et je ne saurais tropvous remercier.
–&|160;C’est votre oncle qu’il faut remercier.Lui seul a tout fait. Mais j’entends le prélude d’une valse quej’ai promise. Je vous laisse à M.&|160;Roger qui vous dira…
–&|160;Ce que j’aimerais cent fois mieuxapprendre de votre bouche, interrompit Gaston, ému au pointd’oublier qu’il est malséant de couper la parole à une femme.
Madame Cambry se pencha à son oreille et luidit à demi-voix&|160;:
–&|160;Je suis bien heureuse. Demain, Berthenous sera rendue.
–&|160;Demain&|160;! s’écria Gaston&|160;;ai-je bien entendu&|160;? Demain elle sera libre&|160;!
–&|160;L’ordre a été signé ce matin, murmuramadame Cambry. Votre oncle vous dira le reste. En ce moment, voyez,je ne m’appartiens plus.
Le valseur favorisé accourait, un beau jeunesubstitut, tout fier de l’honneur que lui faisait la future madameDarcy. Elle prit son bras et se laissa entraîner.
–&|160;Libre&|160;! murmura Gaston. Ah&|160;!je n’espérais pas ce bonheur, et c’est à peine si j’y puis croire.Et on jurerait que madame Cambry n’y croit pas non plus. Elle m’aannoncé cette joie d’un ton presque triste. Et pourtant elle l’adit… l’ordre est signé. Ah&|160;! il me tarde d’interroger mononcle.
L’oncle était à deux pas, et il avait fortbien vu son neveu, mais, par malheur, il était engagé dans uneconversation des plus sérieuses avec un grave collègue, et Gastonne pouvait guère se jeter à la traverse d’un entretien surl’inamovibilité de la magistrature. Il dut se borner à lancer desregards suppliants à M.&|160;Roger Darcy, qui lui fit signe del’attendre, et force lui fut de se réfugier dans une embrasure defenêtre pour laisser le champ libre aux tournoyantes évolutions dela valse.
Vingt couples, entraînés par un excellentorchestre, tourbillonnaient avec furie sur le parquet ciré. Il yavait là des étrangères qui passaient comme des comètes échevelées.Le beau Prébord emportait dans l’espace une grande Américaine brunequi avait du feu dans les yeux et une boutique de joaillier sur lesépaules. Le petit baron de Sigolène conduisait plus sagement unetoute jeune Espagnole, pâle comme la lune, quelque arrière-cousinede la marquise. Tréville, renvoyé par la belle veuve à unequatorzième mazurka, se consolait en berçant une Russe aux yeuxverts, qui s’appuyait sur lui avec une nonchalance tout asiatique.Et Saint-Galmier, le quadragénaire Saint-Galmier, faisait tournersur place la cliente rondelette qu’il soignait d’une névrose. Lavalse rentrait dans sa méthode diététique.
Retenue par ses devoirs de maîtresse demaison, la marquise ne valsait pas, et Nointel était allé larejoindre dans le premier salon.
Gaston n’avait d’yeux que pour son oncle, etson émotion fut vive quand il le vit se séparer du magistrat quicausait avec lui et s’approcher de la fenêtre. M.&|160;Roger Darcysouriait. C’était de bon augure.
–&|160;Eh bien, dit-il, tu dois être content,car je suppose que madame Cambry t’a annoncé la grandenouvelle.
–&|160;Oui, répondit le neveu, tout palpitantd’espoir et d’inquiétude, madame Cambry m’a assuré que, demainmatin, mademoiselle Lestérel sortirait de prison.
–&|160;C’est parfaitement vrai.
–&|160;Ah vous me rendez la vie. Je savaisbien qu’elle n’était pas coupable. Enfin, son innocence aéclaté&|160;! Cette odieuse accusation a été mise à néant… il n’enrestera plus de trace, et maintenant…
–&|160;Pardon&|160;! madame Cambry ne t’a pasdit autre chose&|160;?
–&|160;Non.
–&|160;Les femmes les plus intelligentesmanquent de précision dans l’esprit. Elle aurait bien dû complétersa nouvelle.
–&|160;Nous avons à peine échangé quelquesmots. On est venu la chercher pour la valse.
–&|160;Que tu t’es laissé souffler par unalerte substitut. C’était à toi d’ouvrir le bal avec ta futuretante, mais je te pardonne. Les amoureux ne savent ce qu’ils font.Et je suppose que tu es toujours amoureux.
–&|160;Plus que jamais, et j’espère quemaintenant vous ne désapprouverez pas la résolution que j’ai prised’épouser…
–&|160;Une prévenue. Mais si, je ladésapprouve très-fort. Pourquoi veux-tu que je change de sentiment,puisqu’au fond la situation n’a pas changé&|160;?
–&|160;Je ne vous comprends pas, mon oncle.Vous venez de me dire vous-même que mademoiselle Lestérel va êtremise en liberté.
–&|160;Provisoire. Voilà le mot que madameCambry aurait dû ajouter pour ne pas te donner une fausse joie. Ilest vrai que, toi, tu aurais bien dû le deviner.
–&|160;Provisoire… comment&|160;?… quesignifie&|160;?…
–&|160;Sous caution, pour parler pluscorrectement. Cela t’étonne. Tu as donc oublié ton coded’instruction criminelle&|160;? Je m’en doutais un peu.
–&|160;Quoi&|160;! ce n’est pas d’uneordonnance de non-lieu qu’il s’agit. Vous n’abandonnez pas cetteaffaire, alors que tout démontre…
–&|160;Fais-moi le plaisir de te calmer et dem’écouter. Je veux bien t’expliquer les motifs de la décision àlaquelle je me suis arrêté, après avoir beaucoup hésité, je te ledéclare. Tu sais où en était l’instruction. J’ai la preuve quemademoiselle Lestérel était au bal de l’Opéra, qu’elle est entréeplusieurs fois dans la loge de Julia d’Orcival. Elle-même ne le niepas. Son silence obstiné, ses larmes équivalent à un aveu. Qu’ellene soit pas restée toute la nuit au bal, je l’admets. Il est même àpeu près certain qu’elle est allée ailleurs. Où&|160;? Elle refusede le dire, et ce refus m’est infiniment suspect. Je te le signaleen passant, parce qu’il doit te toucher à un autre point de vue quemoi. Je ne te parle pas du poignard japonais qui lui appartient,des lettres brûlées, du fragment de billet qu’on a retrouvé dans sacheminée. Tu connais tout cela et tu conviendras que mon devoirétait et est encore d’instruire l’affaire, jusqu’à ce qu’elle soitéclaircie.
Mais il vient de se produire un incident quetu ne connais pas et qui a un peu modifié la situation. Dans lanuit du samedi au dimanche, la nuit du bal, deux sergents de villequi faisaient leur ronde ont trouvé sur le boulevard de laVillette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis, un domino et unloup. Ces objets ont été reconnus formellement par une marchande àla toilette qui les a vendus à mademoiselle Lestérel. C’est unepreuve de plus que la prévenue est allée au bal… et ailleurs, commeje te le disais tout à l’heure.
–&|160;Boulevard de la Villette&|160;! répétaGaston. C’est bien extraordinaire.
–&|160;Très-extraordinaire, en effet&|160;;mais ce qui ne l’est pas moins, c’est ce que je vais t’apprendre.Les deux sergents de ville que j’ai interrogés avaient déposéd’abord qu’ils avaient fait cette trouvaille à une heuretrès-avancée de la nuit, sans préciser autrement, et je m’en étaistenu à cette déclaration, qui s’accordait fort bien avec leshypothèses de l’accusation. Avant-hier, l’un de ces gardiens de lapaix a demandé à compléter sa déposition, et je l’ai fait appelerdans mon cabinet. Or, il est venu me dire que, depuis son premierinterrogatoire, il s’était rappelé que, peu de temps après avoirramassé le domino, il avait entendu sonner trois heures à une deséglises de Belleville.
–&|160;Eh bien&|160;? demanda Gaston qui nedevinait pas où son oncle voulait en venir.
–&|160;Eh bien, répondit M.&|160;Roger Darcyd’un air presque goguenard, c’est à cette circonstance que tudevras de revoir mademoiselle Lestérel. Et il faut que tu aies bienpeu de pénétration dans l’esprit pour ne pas avoir déjà aperçu laraison suffisante de la mesure que je viens de prendre. Tu n’asdécidément pas de vocation pour la magistrature. Réfléchis un peu,et tu te diras que le crime ayant été commis à trois heures par unefemme en domino, cette femme ne pouvait pas être celle qui a jetéson domino dans la rue avant trois heures.
–&|160;C’est l’évidence même, et, en présenced’une preuve aussi concluante, je m’étonne qu’il vous reste encoredes doutes, et que vous ne fassiez pas relâcher définitivementmademoiselle Lestérel.
–&|160;Pas si concluante que tu le prétends,la preuve. D’abord, je suis très-frappé de ce fait que le témoin nes’est rappelé qu’au bout de cinq à six jours le fait si importantqu’il m’a déclaré. Ce retour tardif de mémoire est dû auxsuggestions d’une personne étrangère à la cause.
Gaston pensait&|160;:
–&|160;C’est Nointel qui a fait cela. Et moiqui l’accusais de tiédeur… de négligence&|160;!
–&|160;Je dois dire, reprit le juge, que je mesuis renseigné sur la moralité de ce sergent de ville, et que j’aiappris qu’il était fort bien noté. Ses chefs le croient incapabled’altérer la vérité et de s’être laissé gagner par unegratification. Il affirme que c’est en causant de l’affaire dans uncafé avec un inconnu qu’il s’est souvenu de cette circonstance del’heure sonnée par l’horloge de l’église Saint-Georges, une églisenouvellement bâtie, rue de Puebla. Cet inconnu lui a faitremarquer, assure-t-il, que le juge devait tenir à être informé dece détail et l’a engagé à me demander une audience.
–&|160;Donc, tout s’explique de la façon laplus naturelle.
–&|160;Hum&|160;! il faudrait encore savoir sice donneur de conseils n’est pas intéressé dans la question. Sic’était, par exemple, un ami de la prévenue, il y aurait encorequelque chose à élucider de ce côté-là. Mais enfin, je tiens lefait pour établi. Malheureusement, ce fait est en contradictionavec plusieurs autres, tout aussi avérés. Pour qu’il innocentâtcomplètement et définitivement mademoiselle Lestérel, il faudraitencore démontrer…
–&|160;Quoi&|160;? s’écria Gaston, quipiétinait d’impatience.
–&|160;Mais, par exemple, que la prévenue n’apas changé de costume en route, qu’elle n’est pas entrée deux foisà l’Opéra, qu’entre ses deux visites, elle n’a pas été faire àBelleville un voyage dont la cause reste à déterminer, et qu’aucours de ce voyage, elle ne s’est pas débarrassée de son dominopour en revêtir un autre…
–&|160;Mais c’est abs… non, c’estinadmissible.
–&|160;Tu as failli me dire une impertinence,et tu oublies que la lettre de Julia donnait rendez-vous àmademoiselle Lestérel, à deux heures et demie. Il n’est pas du toutinadmissible que mademoiselle Lestérel ait été exacte. Quant à sapremière apparition dans la loge, vers minuit et demi, elle peuts’expliquer de plus d’une façon.
–&|160;D’autres femmes qu’elles y sontentrées.
–&|160;Tu supposes cela, et c’est évidemmentle système que le défenseur mettra en avant lorsque l’affaireviendra aux assises.
–&|160;Aux assises&|160;! vous pensezdonc…
–&|160;Que la prévenue sera renvoyée devant lejury. C’est très-probable. Cependant, ce n’est pas certain. Je nenie pas a priori qu’une autre femme, ou même, si tu veux,d’autres femmes aient été reçues de minuit à trois heures parJulia. Mais jusqu’à présent, tout semble prouver le contraire. Leprincipal témoin sur ce point est l’ouvreuse. Or, cette femme est àmoitié folle. C’est une espèce de madame Cardinal qui a deux fillesmarcheuses à l’Opéra et la tête farcie d’imaginations ridicules.Elle a été jusqu’à prétendre que le crime a été commis par ceM.&|160;Lolif que tu connais et qui n’est qu’un sot inoffensif.Bref, je ne puis rien tirer de clair d’une extravagante que mongreffier a toutes les peines du monde à suivre quand elle se met àdivaguer. De ce côté encore, les obscurités abondent.
–&|160;Vous en convenez, et cependant vouspersistez à soutenir l’accusation, dit Gaston avec amertume.
–&|160;Je ne soutiens rien du tout. Je ne suispas le ministère public. Et j’ai fait pour la prévenue tout ce queje pouvais faire, plus que je ne devais peut-être, réponditsévèrement le magistrat. Il y a des doutes, je le reconnais, et lefait du domino retrouvé avant trois heures constitue uneprésomption très-favorable à mademoiselle Lestérel. Je me suisappuyé sur ce fait pour prendre une mesure qui a été bien rarementappliquée dans une affaire criminelle de cette gravité, mais qui meparaît humaine et équitable. J’instruis, je ne juge pas. Ce sontles jurés qui jugent. C’est pour cela qu’on les a inventés. Mais jepuis, sans clore l’instruction, épargner à une jeune filleintéressante des rigueurs inutiles. J’ai donc, après en avoirréféré à qui de droit, signé l’ordre de la mettre en liberté souscaution. Cette caution a été versée aujourd’hui, et je n’ai aucuneraison pour te cacher que c’est madame Cambry qui l’a fournie.
Je l’avais deviné. Elle la croit innocente, etelle est si bonne&|160;!
–&|160;À ne te rien celer, j’aurais préféréqu’elle ne se mêlât pas de cette affaire, car enfin elle serabientôt ma femme, et il n’est pas d’usage que les prévenues soitcautionnées par la future du juge qui a leur affaire entre lesmains. Mais elle a fortement insisté, et puis, après tout, nous nesommes pas encore mariés. Elle est libre de ses actions.D’ailleurs, je ne vois pas à qui mademoiselle Lestérel aurait pudemander ce service.
–&|160;À moi.
–&|160;L’inconvénient eût été le même, puisquetu es mon neveu. Et, de plus, ton intervention aurait pu nuire à laprévenue. Elle aurait donné lieu à une foule de commentairesdéfavorables. La sœur ne pouvait rien faire sans l’autorisation deson mari, qui n’est pas bien disposé pour mademoiselle Lestérel. Jel’ai fait appeler, ce mari. Il a reconnu le poignard, mais il nesait rien de l’affaire. Sa femme, qui est malade, a été interrogéechez elle en vertu d’une commission rogatoire. Elle ne m’a rienappris non plus.
–&|160;Mais… la suite, mon oncle&|160;? Quelleva être la situation de mademoiselle Lestérel après sa sortie deprison&|160;?
–&|160;Mademoiselle Lestérel restera à madisposition, et je te préviens qu’elle sera l’objet d’unesurveillance discrète, mais attentive.
–&|160;Du moins, je pourrai la voir&|160;?
–&|160;Si elle y consent, oui. Je t’engagecependant à être très-réservé dans tes rapports avec elle. MadameCambry aussi la verra, et je l’ai priée d’y mettre beaucoup deprudence.
–&|160;Et comment finira cette tristeliberté&|160;?
–&|160;Il arrivera de deux choses l’une&|160;:ou l’enquête que je vais poursuivre n’aboutira à aucune découvertenouvelle, et alors, quand je jugerai qu’il n’y a plus rien àespérer, je transmettrai le dossier de mademoiselle Lestérel à lachambre des mises en accusation, qui renverra très-probablement laprévenue devant la cour d’assises&|160;; ou, au contraire, jetrouverai une autre coupable… il m’en faut une, car Julie Berthiera été tuée par une femme…
–&|160;Par une femme qui est ici, s’écriaGaston.
–&|160;Comment, par une femme qui estici&|160;? demanda M.&|160;Roger Darcy, en lançant à son neveu unregard de juge d’instruction, un de ces regards qui lisent dans lesyeux et qui fouillent les consciences. Deviens-tu fou, ou bien temoques-tu de moi&|160;?
Le dernier accord de l’orchestre expirait, lesvalseurs s’arrêtaient, et on voyait poindre au milieu des couplesenchevêtrés le substitut haletant qui ramenait madame Cambry.
Au même moment, la marquise apparaissaitradieuse à l’entrée de la salle de bal, et s’avançait entourée d’uncortège d’adorateurs, au premier rang desquels brillait Nointel,jeune, fier, souriant, cambrant sa taille et relevant les pointesde ses moustaches.
Gaston, qui allait prononcer le nom de madamede Barancos, se rappela, en apercevant son ami, que l’heure n’étaitpas venue, et que le lieu eût été mal choisi pour dénoncer une sigrande dame.
–&|160;Je voulais dire&|160;: qui estpeut-être ici, murmura-t-il d’un air embarrassé.
L’oncle sourit et lui ditpaternellement&|160;:
–&|160;Mon cher Gaston, tu n’es vraiment pasassez sérieux, et je crains bien que tu ne sois pas d’un grandsecours à mademoiselle Lestérel. Tu t’es mis en tête, je leparierais, une foule d’idées saugrenues. Tu t’imagines que JulieBerthier a été tuée par une femme du monde et que tu vas découvrircette femme par des moyens de comédie. Tu fais du roman, au lieu desuivre pas à pas la réalité. Ce n’est pas en courant après deschimères que tu me démontreras l’innocence de ta protégée.
»&|160;Oui, je te le répète, il est possible àla rigueur qu’elle soit victime d’une méprise, qu’une autre soitentrée dans la loge&|160;; mais cette autre, ce n’est pas dans cesalon qu’il faut la chercher. La d’Orcival avait des amies, desrivales. Ce côté de sa vie n’a pas été suffisamment élucidé, j’enconviens. Les témoignages manquent. Provoque-les, si tu peux, mais,crois-moi, ne soupçonne plus les marquises… car c’est la marquiseque tu regardais tout à l’heure, quand tu as lâché cetteénormité.
»&|160;Et maintenant souffre que je te quittepour aller reprendre mon rôle de futur mari. Madame Cambry net’a-t-elle pas promis un quadrille&|160;? En dansant avec elle, tupourras lui demander son avis sur le meilleur moyen de voirmademoiselle Lestérel sans la compromettre. Et je t’engage à teconformer à ses recommandations, car elle est de bon conseil.
Gaston mourait d’envie de répondre&|160;:Suivez-le donc, son avis. Si vous la consultiez, elle vousconseillerait de rendre une ordonnance de non-lieu. Mais il savaitbien que cette verte réplique ne produirait aucun effet sur ce jugeincoercible, et il se tut.
L’oncle Roger se rapprocha de madame Cambryqui revenait plus charmante après cette valse ailée, cette valsedont les tourbillons emportent la mélancolie, comme le ventdisperse les cendres d’un incendie. Et le neveu, blessé au cœur parla ruine d’une espérance prématurément conçue, s’en alla versNointel qu’il lui tardait de rejoindre pour lui confier seschagrins, mêlés d’un peu de joie. Berthe allait être libre. Ilallait la revoir. Mais qu’était ce semblant de bonheur au prix desdangers qui la menaçaient encore&|160;? La revoir&|160;! Et puis,la perdre ensuite pour toujours. La seule pensée de cet avenir lefaisait frissonner, et il se reprenait à accuser de légèreté sonami le capitaine qui paradait en ce moment devant la Barancos etqui perdait son temps à préparer des pièges où elle ne tomberaitjamais.
Il manœuvra pourtant de façon à suivre de loinla superbe marquise. Elle s’en allait, passant la revue de sesinvitées et distribuant à la ronde des sourires et des motsgracieux, nuancés avec un parfait discernement, suivant l’âge ou laqualité. Une reine ne se serait pas mieux acquittée de cettedistribution de gracieusetés obligatoires. On voyait bien qu’elleavait naguère gouverné à la Havane.
Gaston observa qu’elle comblait madame Cambryet même M.&|160;Roger Darcy, quoiqu’elle les connût fort peu. Elleles avait souvent rencontrés dans le monde, mais c’était lapremière fois qu’elle les recevait chez elle. Ils fuyaient lesgrandes fêtes, et il avait fallu une circonstance particulière pourque madame Cambry se décidât à se produire devant le tout-Paris quirecherche les raouts cosmopolites. Son mariage était décidé depuispeu de jours, et elle avait saisi volontiers cette occasion pourdonner une sorte de consécration officielle à un projet qui allaitse réaliser à bref délai. Mais on eût dit qu’elle se sentait un peudéplacée parmi ces étrangères à fracas qui formaient le fond de lasociété habituelle de la marquise. Et quoiqu’il y fît très-bonnefigure, le juge d’instruction avait un peu l’air de penser ce quedisait le doge de Gênes à Versailles&|160;: «&|160;Ce qui m’étonnele plus ici, c’est de m’y voir.&|160;» Un nuage passa sur le frontde madame Cambry, lorsque madame de Barancos s’arrêta devant ellepour la remercier d’être venue et pour la complimenter en termesexquis.
–&|160;On jurerait qu’elle soupçonne queBerthe doit son malheur à cette femme, pensait Gaston Darcy.
Mais le nuage passa vite, les complimentsfurent rendus avec une courtoisie fine, et pendant quelquesinstants les hommes purent jouir d’un tableau fait à souhait pourle plaisir des yeux&|160;: les deux plus ravissantes femmes de cebal où brillaient toutes les merveilles des deux mondes, échangeantde doux propos et se faisant vis-à-vis, comme pour mieux mettre enlumière le contraste de leurs deux beautés&|160;: l’éclatanteEspagnole au teint doré, aux regards de feu&|160;; la Parisienne aucharme doux et pénétrant comme l’odeur du thé. Un rubis et uneperle.
Gaston bénissait la perle autant qu’ill’admirait, et Nointel avait bien l’air d’adorer le rubis.Cependant, dès qu’il aperçut Darcy, il s’arrangea pour laisserpasser la marquise et sa cour, et il l’aborda en lui disant toutbas&|160;:
–&|160;Eh bien, as-tu causé avec tononcle&|160;?
–&|160;Oui, répondit mélancoliquement Gaston.Mademoiselle Lestérel va être mise en liberté sous caution… unejustice provisoire&|160;!
–&|160;Bon&|160;! mon brave sergent de ville aparlé.
–&|160;Quoi&|160;! tu sais…
–&|160;C’est moi qui lui ai soufflé decompléter sa déposition. Diras-tu encore que je néglige tesaffaires&|160;?
–&|160;Non… non… et je te demande pardon de masotte humeur. Tu m’as rendu un service immense. Sans toi, elleserait restée en prison. Qui sait, hélas&|160;! si elle n’yrentrera pas&|160;?
–&|160;Jamais. C’est moi qui t’en réponds. Etce que j’ai fait déjà te garantit ce que je ferai encore.
–&|160;Mon oncle vient de me déclarer que despreuves de ce genre ne lui suffiraient pas. Son dernier mot aété&|160;: Un crime a été commis. Il l’a été par une femme. Il mefaut une coupable.
–&|160;On la lui fournira, dit gaiement lecapitaine. À propos, présente-moi donc à M.&|160;Roger Darcy et àmadame Cambry. Tu ne trouveras jamais une meilleure occasion, et,pour le succès de mes futures opérations, il importe que je lesconnaisse tous les deux. Pas un mot de l’affaire, bien entendu.Après la présentation, nous irons faire un tour au buffet. Je meursde soif. J’ai dîné au cercle où on a le tort de salereffroyablement la cuisine. C’est Lenvers et Cocktail qui sontchargés ce moi-ci de la surveillance de la table. Je suis sûr quele fournisseur des vins leur fait une remise pour qu’ils poussent àboire.
–&|160;Viens, interrompit Gaston, que lesconsidérations gastronomiques ne touchaient guère. Si nous tardons,mon oncle sera accaparé par un sénateur que je vois se dirigersournoisement de ce côté, et madame Cambry s’envolera au bras d’undanseur.
–&|160;Tu as raison, il ne faut pas manquer lecoche. Commençons par ton oncle.
On les attendait. Le juge avait deviné que sonneveu allait lui amener cet ami qu’il s’étonnait un peu de ne pasconnaître, et la belle veuve pressentait que cet élégant cavalierqui causait avec Gaston Darcy désirait lui être présenté.
L’accueil de l’oncle fut cordial. Il trouva unmot aimable sur le passé militaire du capitaine, et il reprochagracieusement à Gaston d’avoir tant tardé à le mettre en relationavec M.&|160;Nointel.
Madame Cambry ne se montra pas moinsgracieuse, et comme elle avait des yeux qui parlaient, Nointelcomprit très-bien qu’elle avait deviné en lui un défenseur de sachère protégée, Berthe Lestérel. Aussi ne le laissa-t-elle pasprendre congé sans lui faire promettre de venir à ses samedis, etle capitaine s’engagea avec enthousiasme à s’y montrer assidu.
L’orchestre, qui annonçait un quadrille,abrégea l’entretien, et Nointel se hâta d’entraîner son ami versdes régions plus calmes.
L’hôtel était si vaste qu’on pouvait s’isolersans trop de peine, en dépit de la foule. Ainsi, le buffet étaitplacé au bout d’une immense galerie pleine de fleurs et d’arbustes,un véritable jardin d’hiver, avec des allées et des massifs deverdure. Les passants n’y manquaient pas, car il y avait chezmadame de Barancos beaucoup de gentlemen américains, et lebuffet était pour ces messieurs une attraction de premier ordre.Mais il n’était pas trop malaisé de les éviter et de causerlibrement.
–&|160;Mon cher, dit le capitaine, je t’aipromis une surprise pour la fin du bal. Tu l’auras, car mesaffaires avec la marquise vont à merveille. Je suis sûr qu’elledansera le cotillon avec moi, et c’est le grand point.
–&|160;Me diras-tu enfin…
–&|160;Rien, sinon que j’ai été assez heureuxpour trouver du premier coup le compliment qui devait lui plaire lemieux, le compliment exact, pas banal, celui qui vise un détail detoilette particulier, un effet inventé par elle. J’ai aviséimmédiatement les nœuds de diamants qu’elle porte sur ses souliersde satin… une mode qu’elle veut faire prendre… je me suis extasiésur le bon goût de cette trouvaille, et, par la même occasion, surles pieds, qui sont ravissants. Elle était aux anges. J’avaistouché la corde sensible… et j’en ai plus d’une à mon arc… je suissi content que je parle la langue du Tintamarre… elleadore la valse, cette Havanaise, et elle m’en a promis une, sanscompter les tours du cotillon. Or, dans ces cas-là, je possède unprocédé spécial pour faire rendre à la valse tout ce qu’elle peutdonner. J’ai une façon de plier les jarrets et de multiplier lespetits pas à reculons… tu verras. Quand madame de Barancos en auratâté, elle ne demandera qu’à recommencer.
–&|160;Et où espères-tu en venir avec tesséductions&|160;?
–&|160;Tu me le demandes&|160;? Eh&|160;!parbleu&|160;! à amener notre marquise au point où je veux qu’ellesoit pour lancer mon coup de foudre. Si elle n’était pas émue pardes préparations savantes, elle serait de force à garder sonsang-froid quand je démasquerai tout à coup ma batterie. Mais je necrains pas cela. Son cœur bat déjà la charge, et elle ne pense pasplus à Julia d’Orcival qu’à feu le marquis de Barancos.
–&|160;Tu crois qu’elle t’aime&|160;?
–&|160;Non, pas encore. Mais elle a du goûtpour moi, un goût très-vif, et elle m’aimerait si je voulais.Pourquoi pas&|160;? Elle a bien aimé Golymine. Mais je ne veux pas.Je ne travaille que pour toi, et j’ai du mérite à m’en tenir là,car en vérité elle est adorable. J’avais des préjugés contre lesEspagnoles. Je commence à les perdre. Celle-là vous a un feu, unefranchise de langage, une liberté d’allures&|160;! on jureraitqu’elle n’a jamais menti de sa vie, et on voit bien que sa volonténe connaît pas d’obstacles… particularité de caractère qui expliquele coup de couteau donné à Julia. Je n’aime que les femmes douces,un peu esclaves… eh bien, mon cher, je ne voudrais pas jouerlongtemps à ce jeu-là avec cette marquise. Je finirais par mebrûler comme un sot au feu de ses grands yeux. Et déjà, il y a desmoments où je regrette de m’être lancé à l’assaut. J’ai peur den’en pas revenir. Mais par bonheur, l’engagement sera court. Lanuit ne se passera pas sans que je sache à quoi m’en tenir, et sila Barancos est coupable, je ne serai pas encore assez pris pouravoir des remords de l’envoyer là où elle a parfaitement laisséaller mademoiselle Lestérel.
–&|160;Que Dieu t’entende&|160;! soupiraDarcy.
–&|160;Il m’entendra. Les moyens sontscabreux, mais la cause est juste. Maintenant, changeons de sujet.Nous arrivons au buffet, et j’aperçois Saint-Galmier qui assiègeune galantine aux truffes. Où est donc Simancas&|160;? Ah&|160;! levoilà qui remorque une duègne castillane, une corvée que lui auraimposée la marquise. Tu vas voir comme je vais traiter ces deuxdrôles.
Il était splendide, ce buffet servi par uneescouade de maîtres d’hôtel, majestueux et solennels comme desministres. Et les mets solides ou légers qui le chargeaientn’avaient point été apportés tout faits dans la voiture d’unfournisseur à la mode. La vieille argenterie de famille brillaitsur les dressoirs étagés, et les armes des Barancos s’étalaientjusque sur les seaux où gelait le vin de Champagne.
–&|160;Bonsoir, mon capitaine, ditobséquieusement Saint-Galmier&|160;; voulez-vous maplace&|160;?
–&|160;Merci, je veux une place, mais pas lavôtre, répondit sèchement Nointel. Et puis je vous prie de ne pasm’appeler&|160;: mon capitaine. Nous n’avons jamais servi dans lemême régiment, que je sache.
–&|160;Non, sans doute, reprit le docteur sansse déconcerter, mais nous servons tous les deux madame la marquisede Barancos.
–&|160;Pas de la même façon, docteur.Dites-moi donc comment se porte votre alcoolisé de l’autrejour&|160;?
–&|160;Mon alcoolisé&|160;! répéta le docteurtout effaré&|160;; je ne sais pas ce que vous voulez dire.
–&|160;Comment&|160;! reprit Nointel enricanant, vous avez déjà oublié cet aimable client, celui quiparlait de faire un voyage au long cours avec vous et votre amiSimancas&|160;?
–&|160;Ah&|160;! oui, je me souviens… mais je…je ne l’ai pas revu.
–&|160;Bon&|160;! vous lui aurez donné uneordonnance qui l’aura satisfait. Continuez à le bien soigner,docteur, je vous le conseille.
Saint-Galmier fila doux et s’éloigna dubuffet, juste au moment où Simancas s’en approchait.
Il avait l’oreille basse, l’illustre généralpéruvien, et il montra peu d’empressement à entrer en conversationavec le capitaine. Peut-être avait-il entendu des fragments dudialogue et redoutait-il de recevoir des éclaboussures.
Nointel lui tourna le dos sans le saluer, sefit servir quelques verres de rœderer frappé, et emmena Darcy qui,pendant cette petite scène, n’avait ouvert la bouche ni pour boireni pour parler.
–&|160;Mon cher, dit le capitaine, tut’étonnes de me voir traiter ces gens-là comme je ne traiterais pasmes laquais… Si j’avais des laquais. Tu penses peut-être que jeferais bien de les ménager, puisque je compte me servir d’eux pourdémasquer madame de Barancos. Eh bien, tu te trompes. Je puis lestraiter comme il me plaît, car il ne tient qu’à moi de les envoyerau bagne. Ils le savent, et ils sont résignés à avaler toutes lescouleuvres, à supporter toutes les humiliations que je leurinfligerai.
–&|160;Au bagne&|160;! répéta Gaston. Est-ceque tu aurais découvert qu’ils ont trempé dans le crime de l’Opéra…qu’ils étaient les complices de la marquise&|160;?
–&|160;Non. Si j’avais découvert cela, je lesaurais déjà dénoncés. Malheureusement, j’ai la conviction qu’ilsn’ont fait qu’assister au meurtre et qu’ils n’y sont pour rien. Lemot&|160;: assister est même trop fort. Ils ont simplement, jecrois, reconnu la marquise, et s’ils ne l’ont pas vue, ils l’ontentendue tuer Julia. Mais les drôles ont d’autres méfaits sur laconscience. Ils ont été, avec feu Golymine, les chefs d’une bandede voleurs. J’en ai la preuve, ou peu s’en faut. Tu ne t’attendaispas à celle-là, hein&|160;?
–&|160;C’est singulier. Je me rappellemaintenant que, le lendemain de la mort de Golymine, mon oncle m’amontré une note de police où il était dit qu’on avait autrefoissoupçonné ce Polonais de diriger une association de coquins bienposés dans le monde.
–&|160;La note indiquait-elle le but de cetteassociation&|160;?
–&|160;Autant qu’il m’en souvient, il y étaitquestion d’attaques nocturnes dans les rues de Paris.
–&|160;D’attaques exécutées par des brigandssubalternes, sur des indications données par des gens bien posés,n’est-ce pas&|160;?
–&|160;Oui, c’est bien cela. Ils arrêtaient depréférence les personnes riches qui circulent la nuit avec desvaleurs en poche.
–&|160;Comme, par exemple, les joueurs heureuxà la sortie d’un cercle. Personne n’était mieux placé que Simancaset Saint-Galmier pour désigner les gagnants du nôtre. Ilsassistaient à toutes les parties, sans s’y mêler, et ils avaienttoujours soin de sortir un peu avant la fin. Parbleu&|160;! moncher, tu viens d’élucider le seul point sur lequel je n’étais pasencore absolument fixé, celui de savoir à quelles œuvrescriminelles ils employaient le chenapan que j’ai surpris l’autrejour chez Saint-Galmier, réclamant son salaire et menaçant deforcer le docteur et le général à faire avec lui le voyage deNouméa. J’y suis maintenant, c’est ce chenapan qui a dépouillé, ily a un mois, le petit Charnas, lequel portait sur lui dix-septmille francs gagnés au baccarat.
–&|160;Et qui m’a volé aussi, moi, une nuit,douze billets de mille dans mon portefeuille.
–&|160;Vraiment&|160;? Tu ne m’avais pas ditcela.
–&|160;C’est qu’il n’y avait pas de quoi s’envanter. Je me suis laissé dévaliser si bêtement&|160;! L’homme m’asauté à la gorge au coin de la rue du Colysée, et m’a presqueétranglé avant que je pusse me mettre en défense.
–&|160;Le reconnaîtrais-tu, si on te lemontrait&|160;?
–&|160;Ma foi&|160;! non. J’ai eu à peine letemps de l’entrevoir, j’ai perdu immédiatement la respiration, etquand je suis revenu à moi, il avait décampé. Mais je me souviensd’une circonstance assez significative. Simancas m’avait vu gagnercet argent. Il est sorti du cercle en même temps que moi, et aprèsm’avoir adressé diverses questions tendant, je crois, à s’assurerque je n’avais pas d’armes, il est parti en voiture du côté de laMadeleine.
–&|160;Et tu as été attaqué rue du Colysée.Son détrousseur à gages l’attendait quelque part. Il sera allé lerejoindre et lui donner ses instructions, en lui décrivant tapersonne.
»&|160;Voilà qui est clair, et, le caséchéant, ta déposition nous sera fort utile. Pourras-tu préciser ladate&|160;?
–&|160;Oh&|160;! parfaitement. C’est la nuitoù j’ai rencontré mademoiselle Lestérel à l’entrée de la rueRoyale. Je venais de la quitter quand j’ai été attaqué.
–&|160;La nuit où Golymine s’est pendu,alors&|160;?
–&|160;Oui, je venais de rompre avec Julialorsque je suis entré au cercle.
–&|160;Très-bien. Je lis dans le jeu de mesdrôles comme si je tenais leurs cartes. Ils ont renoncé auxopérations nocturnes, aussitôt qu’ils ont cru avoir en main uneaffaire plus productive et plus sûre, l’exploitation de lamarquise, et ils ont congédié leur opérateur qui n’est pas content.Je le retrouverai, quand il le faudra, ce brave galérien.Décidément, Simancas et Saint-Galmier sont à moi, pieds et poingsliés.
–&|160;Que ne les obliges-tu donc sans délai àdénoncer la marquise&|160;?
–&|160;C’est la seule chose que jen’obtiendrais pas d’eux en ce moment. Comprends donc que, s’ilsdénonçaient la marquise, ils tueraient la poule aux œufs d’or. Sanscompter que la marquise doit en savoir long sur leur compte etqu’elle pourrait bien les dénoncer à son tour. Tandis que, plustard, lorsque j’aurai amené, moi, madame de Barancos à avouer,lorsqu’elle ne pourra plus leur être bonne à rien, ils n’aurontplus de motifs pour refuser de témoigner contre elle. C’est alorsque je les forcerai ou plutôt qu’on les forcera de parler, carj’irai trouver ton oncle, je lui dirai tout, je viderai mon sac, etje lui passerai la main.
–&|160;Amener la marquise à avouer&|160;? Tute flattes que tu y réussiras&|160;?
–&|160;Mon Dieu&|160;! oui. Ce sera moinsdifficile que tu ne le penses. Mais ne me demande pas de plusamples explications. Je te promets, encore une fois, que tu lesauras bientôt. Fais-moi seulement crédit jusqu’à la fin ducotillon.
–&|160;Toujours ce cotillon, murmura Darcy.Enfin, soit&|160;! J’attendrai et même je vais te quitter, carmadame Cambry m’a promis un quadrille, et je ne veux pas manquercette occasion d’apprendre ce qu’elle compte faire quandmademoiselle Lestérel sera libre. La recevra-t-elle, comme par lepassé&|160;? J’en doute.
–&|160;Moi aussi, j’en doute. Ton oncle a voixau chapitre, et il ne sera probablement pas d’avis que la futuremadame Darcy vive dans la familiarité d’une personne qu’il persisteà croire coupable, puisqu’il ne rend pas d’ordonnance denon-lieu.
–&|160;C’est vrai, mais il confesse qu’il ades doutes. Il va même jusqu’à admettre que plusieurs femmes ont puentrer dans la loge.
–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! c’est un grandpoint. Il vient à nous tout doucement.
–&|160;Et, à ce propos, il se plaint de nepouvoir rien tirer de madame Majoré, une folle, dit-il, qui divagueau lieu de répondre quand on l’interroge.
–&|160;Le fait est que la respectable mèred’Ismérie et de Paméla n’est pas toujours très-lucide. Et il faudraqu’un de ces soirs j’aille faire un tour au foyer de la danse, carnous allons avoir besoin d’elle. C’est sur elle que reposera lesuccès d’une épreuve à laquelle il y aura peut-être lieu desoumettre madame la marquise… et mademoiselle Lestérel.
–&|160;Une épreuve&|160;?
–&|160;Oui. Pourquoi le juge d’instruction neferait-il pas répéter devant lui la scène du bal&|160;? Pourquoin’ordonnerait-il pas que madame de Barancos et mademoiselleLestérel prendront le domino et le masque, et seront présentéessous ce costume à l’ouvreuse qui les a introduites dans laloge&|160;? Elles n’ont ni la même taille, ni la même tournure, quediable&|160;! et, si écervelée que soit la Majoré, elle pourrapeut-être dire, en les voyant à côté l’une de l’autre, quelle estcelle des deux qui est entrée la dernière.
–&|160;Ton idée est lumineuse, et je vais…
–&|160;La soumettre à ton oncle&|160;? Tu n’ypenses pas. Il faut attendre que madame de Barancos soit en cause.N’allons pas plus vite que les violons, mon cher. Et, à propos deviolons, j’entends les premières mesures d’une contredanse. Tuferais bien d’aller voir si ce n’est pas celle que madame Cambryt’a réservée. Pendant ce temps-là, je rentrerai dans l’orbite de lamarquise. J’entends me constituer jusqu’au lever de l’aurore lesatellite de cet astre.
Darcy pensa que son ami avait raison. Leurcauserie les avait ramenés à l’entrée de la salle de bal. Ils seséparèrent sur le seuil, Nointel pour se rapprocher de madame deBarancos, qu’il venait d’apercevoir donnant un ordre à sonmajordome, et Gaston pour se glisser du côté où se tenait madameCambry.
Il fit bien, car la charmante veuve l’appelaitd’un signe de tête et d’un sourire.
–&|160;Je n’ai pas d’invitation pour cettefois, lui dit-elle&|160;; j’ai fait en sorte de n’en pas avoir.Soyez mon cavalier.
Et comme il se répandait en actions degrâces&|160;:
–&|160;Ne me remerciez pas, reprit-elle. C’estun sacrifice que je vous impose en vous obligeant à danser, quandnotre amie souffre encore toutes les angoisses de l’incertitude. Etmoi-même je ne suis venue que pour ne pas désobliger M.&|160;RogerDarcy. Mais Berthe nous pardonnera de figurer à un quadrille, carnous ne parlerons que d’elle.
–&|160;Mademoiselle Lestérel vous bénira,madame, et moi, je voudrais pouvoir vous prouver toute lareconnaissance dont je suis pénétré, s’écria Gaston.
–&|160;Prouvez-la-moi d’abord en trouvant unvis-à-vis, dit gaiement l’aimable veuve, car je suis sûre que vousavez négligé de prendre cette précaution indispensable.
Gaston, en effet, n’y avait pas pensé, et ilserait resté dans un embarras assez ridicule si, à sa grandesurprise, il n’eût avisé le capitaine donnant le bras à madame deBarancos, et s’avançant vers lui dans l’intention évidente de luioffrir ce qu’il cherchait.
–&|160;Comme c’est gracieux à vous, madame, devenir à notre secours&|160;! dit la marquise à madame Cambry.M.&|160;Nointel m’entraîne, et je manque à tous mes devoirs demaîtresse de maison pour lui être agréable. Le quadrille devraitm’être interdit tant que des oubliées restent sur leurs chaises,mais je n’ai pas su résister, et je ne regrette pas ma faiblesse,puisque je vais avoir le plaisir de figurer en face de la personneque j’aurais choisie entre toutes, si j’avais le droit dechoisir.
Madame Cambry répondit dans cette languegracieuse que les femmes du vrai monde parlent si bien, mêmelorsqu’elles ne pensent pas un mot de ce qu’elles disent, et lesdeux couples prirent place.
Gaston était ému, ou plutôt agité. Levoisinage de madame Cambry le gênait et le troublait. Il admirait,sans le lui envier, le sang-froid de son ami qui se montrait ravide danser avec une femme véhémentement soupçonnée d’avoir tué Juliad’Orcival, et il pensait que ce vis-à-vis allait contrarier un peuses projets de causerie intime avec madame Cambry.
Sa future tante ne partageait pas cesentiment, car elle lui dit aussitôt&|160;:
–&|160;Madame de Barancos est véritablementcharmante. On m’avait dit tant de mal d’elle que j’ai hésité àaccepter son invitation. Je vérifie une fois de plus qu’on a grandtort de s’en rapporter aux bruits qui courent dans le monde. Ellepasse pour excentrique, parce qu’elle n’est pas banale, et pourcoquette, parce qu’elle est franche. Je suis sûre que votre ami,M.&|160;Nointel, lui plaît, et je lui sais gré de ne pas cacher lapréférence qu’elle lui accorde sur tant de fats et d’ambitieux quila courtisent par vanité ou pour sa fortune.
–&|160;Je ne sais s’il lui plaît, murmuraGaston, mais je ne crois pas qu’elle lui plaise.
–&|160;Vraiment&|160;? C’est dommage.M.&|160;Nointel est fort bien, et, en l’épousant, il ferait unmagnifique mariage. Mais parlons du vôtre&|160;; que vous a ditvotre oncle pendant que je valsais&|160;?
Gaston n’eut pas le temps de répondre.L’orchestre donna le signal, et l’amoureux dut, bon gré, mal gré,exécuter les manœuvres de la première figure du quadrille.
En évoluant autour de sa danseuse, ils’aperçut que la marquise parlait de lui avec le capitaine, etpeut-être de madame Cambry, car elle les regardait beaucoup et ellesouriait en les regardant. Son sourire était bienveillant, etcertes Nointel ne disait pas de mal de son ami, et pourtant Darcyse sentit presque blessé d’être le sujet de leur entretien. Aussi,pour chasser cette impression, s’empressa-t-il, au premier instantde repos, de répondre à la protectrice de Berthe&|160;:
–&|160;Mon oncle croyait sans doutem’apprendre une heureuse nouvelle, et il m’a brisé le cœur.J’espérais qu’il avait renoncé à cette injuste accusation, et il ypersiste. Mademoiselle Lestérel a été mise en liberté, parhumanité, et non parce qu’on a reconnu son innocence. Que faut-ildonc, grand Dieu, pour qu’on la reconnaisse&|160;!
–&|160;On la reconnaîtra, n’en doutez pas.M.&|160;Roger est magistrat avant tout&|160;: il craint d’agir à lalégère&|160;; mais la conviction commence à se faire dans sonesprit&|160;; elle se fera… j’y aiderai… et quand elle sera faite,il abandonnera l’affaire.
–&|160;Pas avant d’avoir trouvé la femme qui acommis le crime. Il lui faut une coupable.
–&|160;Il vous a dit cela&|160;?
–&|160;Ce sont ses propres expressions.
–&|160;Mais cette femme, il ne la trouverajamais… elle a pu s’échapper du bal… elle saura se cacher… et ilserait inique de retenir une jeune fille innocente, jusqu’à ce quela mort d’une courtisane soit vengée.
»&|160;Pardon&|160;! reprit madame Cambry, quise rappela un peu tard que Gaston avait été l’amant de Juliad’Orcival et que cette épithète appliquée à son ancienne maîtressedevait lui sembler dure&|160;; je veux dire que l’honneur et laliberté de Berthe ne peuvent pas dépendre du résultat desrecherches entreprises pour découvrir la vraie coupable.
La seconde figure du quadrille commençait, etDarcy dut marcher en cadence, au lieu de continuer l’entretien. Ils’y résigna, et il se prit à songer au mot que la belle veuvevenait de laisser échapper. Sans qu’il s’expliquât trop pourquoi,ce mot lui rappelait la célèbre phrase lancée par unrévolutionnaire d’autrefois, à propos des massacres deseptembre&|160;: «&|160;Le sang qui vient de couler était-il doncsi pur&|160;?&|160;» Et il se disait tout bas&|160;:
–&|160;Les femmes qui n’ont jamais failli sontimpitoyables pour les pécheresses.
Tout en s’acquittant de ses fonctions decavalier, il se remit à observer la marquise et le capitaine. Ilsne riaient plus. Ils causaient à voix basse et ils échangeaientparfois un regard rapide. Évidemment, Nointel faisait des progrèsdans les bonnes grâces de madame de Barancos. Et Darcy se demandaitcomment son ami pourrait, sans cesser d’être un galant homme,livrer à la justice une femme dont il allait se faire aimer.
–&|160;Ce serait indigne, et il ne descendrajamais à une action si basse, pensait-il. Je suis fou de comptersur lui. Et qui sait s’il ne se laissera pas prendre à son proprepiège, s’il ne s’amourachera pas de cette Espagnole qu’il prétendséduire&|160;?
Les évolutions dansantes s’arrêtèrent, etmadame Cambry continua d’une voix émue&|160;:
–&|160;Non, cela ne sera pas. On ne rend pasla liberté à une accusée pour la lui ravir ensuite. M.&|160;RogerDarcy est humain autant que juste&|160;; il n’aura pas la cruautéde retirer ce qu’il a donné. S’il n’avait pas pensé que l’innocencede Berthe finirait par être démontrée, il n’aurait pas ouvert àcette pauvre enfant les portes de la prison.
–&|160;Je voudrais partager vos espérances,madame, murmura Gaston, mais le langage que mon oncle m’a tenu aété si net…
–&|160;Comptez-vous donc pour rien moninfluence&|160;? dit doucement la charmante veuve. Pensez-vous queje sois restée étrangère à la mesure qui vient d’êtreprise&|160;?
–&|160;Oh&|160;! Je sais combien vous êtesbonne, je sais que vous êtes un ange, que…
–&|160;Non, je ne suis qu’une femme, mais jecrois que M.&|160;Darcy a pour moi beaucoup d’estime, je me flattemême que je lui inspire un sentiment plus vif, et je lui rendstoute l’estime et toute l’affection qu’il me porte. Il me seraittrop pénible qu’il me refusât la première grâce que je luidemanderai, et il ne voudra pas me causer ce chagrin. D’ailleurs,ce n’est pas une grâce que je réclame, c’est justice. Berthe n’estpas coupable, je suis prête à le jurer devant Dieu.
Et comme Gaston, qui connaissait le caractèrede son oncle, ne paraissait pas convaincu, madame Cambry ajouta ensouriant&|160;:
–&|160;Et puis, j’emploierai, s’il le faut,les grands moyens. Je déclarerai à M.&|160;Roger que je ne seraijamais sa femme, tant qu’il n’aura pas signé une ordonnance denon-lieu et abandonné complètement cette désespérante affaire. Etil l’abandonnera, car, à la poursuivre, il perdrait son repos et saréputation de magistrat. Vous épouserez Berthe, et, ce jour-là,j’espère que vous me pardonnerez de devenir… votre tante.
L’insupportable orchestre annonça la troisièmefigure, et il fallut encore partir. Cette fois, les mouvements duquadrille firent que Gaston se trouva très-rapproché de lamarquise&|160;; il fut même obligé de lui donner la main, et n’yprit aucun plaisir. Il arriva aussi qu’il saisit au vol ces motslancés par Nointel&|160;:
–&|160;Croyez-vous en vérité, madame, que legénéral ait conspiré au Pérou&|160;?
Et la réponse de madame de Barancos&|160;:
–&|160;Je ne connais pas son histoire et n’ainulle envie de la connaître.
Puis la chaîne se rompit&|160;; Gaston revintà sa place et à sa conversation avec madame Cambry.
–&|160;Si vous saviez combien j’ai été heureuxd’apprendre que vous allez épouser mon oncle, lui dit-il. Vous mefaites, j’espère, l’honneur de croire que les questions d’argent metouchent peu. Je n’ai jamais songé un seul instant à hériter d’unefortune qui ne doit pas me revenir et dont je puis me passer. Je neperds donc rien à ce mariage et j’y gagne une amie… permettez-moide me servir de ce mot… une amie qui plaidera auprès de son mari lacause de ma femme.
–&|160;Et qui la gagnera, je vous le jure.Vous me comblez de joie en m’apprenant que vous n’avez pas changéd’idée. Je savais bien que vous étiez un noble cœur, mais lespréjugés ont tant de force que je tremblais pour le bonheur deBerthe.
–&|160;Son bonheur&|160;! vous croyez doncqu’elle m’aime&|160;!
–&|160;Si elle vous aime&|160;! Endouteriez-vous&|160;? N’avez-vous donc jamais remarqué le troubleoù la jetait votre présence&|160;? Je l’avais deviné, moi, qu’ellevous aimait, bien avant cette dernière et triste soirée où vousl’accompagniez au piano pendant qu’elle chantait l’air de Martini…Chagrins d’amour…
–&|160;Durent toute la vie, soupiraDarcy. Les paroles ont raison.
–&|160;Non, elles ont tort. Vos chagrins ontété cruels. Ils vont finir. Vous serez heureux, si vous savezl’être. Oserai-je vous demander comment vous comptez vivre aprèsvotre mariage&|160;?
–&|160;Êtes-vous certaine qu’il se fera, cemariage&|160;? Pendant cette soirée, dont vous venez d’évoquer ledouloureux souvenir, mademoiselle Lestérel m’a déclaré qu’elle n’yconsentirait jamais.
–&|160;Alors, elle se défiait encore de lasincérité de vos sentiments. Elle est fière et ombrageuse, parcequ’elle a souffert, parce qu’elle est pauvre. Elle craignait de nevous avoir inspiré qu’un caprice&|160;; elle ne se flattait pasd’être aimée comme elle veut l’être, comme elle mérite de l’être.Et plus était vive et profonde la passion que vous lui avezinspirée, plus elle se condamnait à la cacher. Maintenant l’épreuveest faite. L’homme assez courageux pour défendre une jeune filledans le malheur est digne d’épouser celle qu’il a sauvée. Vousépouserez Berthe, et si je vous demandais tout à l’heure ce quevous feriez après l’avoir épousée, c’est que, dans les premierstemps surtout, vous aurez contre vous l’opinion du monde, c’est quevous aurez besoin d’appui. Eh bien, ma maison vous sera ouverte, jetenais à vous le dire.
–&|160;Quoi&|160;! mon oncle consentirait…
–&|160;C’est encore une condition que jeposerai avant de prononcer le&|160;: oui qui me liera pourtoujours. Et je réponds qu’elle sera acceptée. Nous recevrons notreneveu et notre nièce. M.&|160;Roger Darcy a l’esprit trop élevépour se laisser influencer par les propos des sots. Je vousouvrirai à deux battants les portes de notre maison. Vous et Bertheferez le reste.
–&|160;Oh&|160;! madame, comment avons-nous pumériter une si généreuse protection&|160;?
–&|160;Vous voulez le savoir&|160;? demandamadame Cambry. Eh bien, vous la devez à la violence, à la sincéritéde l’amour qui vous enflamme tous les deux. Il m’a touchée, cetamour, parce que je l’ai vu naître et grandir, parce que je suiscertaine que chacun de vous lui sacrifierait tout. Nous autresfemmes, nous lisons dans les cœurs. Berthe vous aime à mourir… onn’aime ainsi qu’une fois en sa vie…
»&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! s’écriamadame Cambry, voyez donc&|160;!… notre vis-à-vis a suivil’orchestre, et nous, nous sommes en retard d’une vingtaine demesures. Votre ami vous fait des signes désespérés. Hâtons-nous denous mettre à l’unisson. Si nous manquions la figure, la marquises’imaginerait que vous faites la cour à votre tante.
Gaston s’inquiétait fort peu de ce que lamarquise pensait de ses distractions, mais il s’exécuta… faute depouvoir s’en dispenser, car la causerie l’intéressait beaucoup, ettoute cette stratégie dansante l’agaçait considérablement. Elleprit fin après les marches et les contremarches prescrites, etcomme le quadrille touchait à son terme, Darcy profita du dernierentracte pour s’informer d’une façon plus positive des intentionsde madame Cambry.
–&|160;Ainsi, dit-il, demain, mademoiselleLestérel sera libre… elle va rentrer sans doute dans sonappartement de la rue de Ponthieu&|160;?
–&|160;Oui&|160;; je voulais la logerprovisoirement chez moi. Votre oncle m’a priée de n’en rien faire,et, en y réfléchissant, j’ai trouvé qu’il avait raison. Je verraidonc Berthe chez elle, je la verrai chaque jour, et je luiconseillerai de vous recevoir.
–&|160;Je n’osais pas vous le demander… et jene sais si elle y consentira.
–&|160;Vous la jugez mal. Elle comprendraparfaitement que la situation est changée, et qu’en refusant de serencontrer avec vous, elle dépasserait la mesure des réserves quel’usage impose à une jeune fille. Peut-être cependant mepriera-t-elle d’assister à vos entrevues.
–&|160;Et je joindrai mes prières aux siennes.Songez-vous, madame, à la vie qui va lui être faite&|160;? Mononcle vous a-t-il dit qu’elle serait soumise à une surveillanceincessante&|160;?
–&|160;Oui, mais cette surveillance seradiscrète, et Berthe ne la redoute pas. Berthe, je suppose, nesortira guère que pour voir sa sœur. Et puis, j’ai un projet que jevais vous confier. Vous savez que si M.&|160;Roger Darcyn’abandonne pas l’accusation, c’est surtout parce que notre amierefuse d’expliquer l’emploi de son temps pendant la nuit du bal del’Opéra. J’entrevois le motif très-honorable de ce silence obstiné,et je veux la confesser. J’obtiendrai certainement d’elle un récitqu’elle ne consentirait jamais à faire au juge d’instruction, etquand elle m’aura tout dit, j’agirai pour le mieux. Peut-être ladéciderai-je à me permettre de répéter à M.&|160;Roger Darcy unepartie des circonstances qu’elle m’aura confiées. Peut-êtreparviendrai-je à la justifier sans compromettre personne.
–&|160;Soyez bénie, madame, dit Gaston, car iln’y a que vous qui puissiez la sauver, et vous la sauverez.
L’orchestre couvrit sa voix en l’appelant àune dernière promenade cadencée qui ne fut pas longue, et bientôtl’accord final invita les cavaliers à reconduire leursdanseuses.
–&|160;Je vous écrirai demain pour vous dire àquelle heure vous pourrez vous présenter rue de Ponthieu, murmuramadame Cambry en regagnant sa place au bras de Gaston. Nous ne nousreverrons sans doute pas ce soir, car je suis fort engagée, et jeme propose de partir bien avant le cotillon. À demain donc etcomptez sur moi.
Darcy, en saluant pour prendre congé de labelle et bonne veuve, avait les yeux humides, et il la remerciad’un regard reconnaissant qui en disait plus que de longuesphrases. La provision d’espérances qu’il emportait allait l’aider àpatienter jusqu’à la fin du bal, mais il lui tardait d’être seulavec ses pensées. Il venait de s’acquitter, en dansant unquadrille, de la dette que contracte tacitement envers la maîtressede la maison tout jeune homme qui accepte une invitation de bal. Ilavait donc gagné le droit de s’exempter des corvées et de fuir lacompagnie des indifférents et des importuns, en se cantonnant dansquelque coin bien choisi. Il ne tenait même pas à rejoindre lecapitaine qui n’avait encore rien de nouveau à lui apprendre et quid’ailleurs devait être fort affairé.
Un massif de fleurs et d’arbustes placé àl’entrée de la galerie du buffet lui offrit un asile commode. Ils’y établit et il n’en bougea plus. De ce refuge, il voyait tout cequi se passait dans le salon immense, et s’il avait eu l’espritplus libre, il aurait pu se distraire à regarder le changeanttableau du bal et à récolter des observations amusantes.
Il y avait là des originaux venus de toutesles parties du monde et les types parisiens les plus variés&|160;:gommeux lorgnant dédaigneusement, politiciens gonflés de leurimportance, jeunes coureurs de dot en quête d’une héritière oubliéesur sa chaise, désœuvrés encombrant les portes et guettant unnouveau venu pour s’accrocher à son bras, valseurs prétentieuxcherchant des attitudes, grandes coquettes exhibant leurs épauleset les modes de demain, ingénues s’exerçant à reconnaître les bonspartis sans lever les yeux, mères surveillant leurs couvées,l’invariable personnel qu’on retrouve dans toutes les fêtes, commeon revoit les mêmes comparses dans toutes les pièces d’unthéâtre.
L’Espagne, la Russie et l’Amérique brochaientsur le tout, mais les autres pays étaient représentés aussi. Onaurait pu étudier là toutes les races humaines et on y médisait dela maîtresse de la maison dans toutes les langues.
Les valses succédaient aux mazurkas,entrecoupées par de rares quadrilles, et madame de Barancos n’enmanquait pas une. Darcy ne la perdait pas de vue, et il suivaitaussi le manège de Nointel qui la serrait de près. Il eut même unefois un agréable spectacle&|160;: le capitaine enlevant la marquisede haute lutte, Prébord essayant de les suivre et criant&|160;:C’était ma valse&|160;! Il vit aussi madame Cambry partir, commeelle le lui avait annoncé, au bras du juge qui, certes, en cemoment-là, ne pensait pas du tout à l’instruction. Il vit lesgourmands s’acheminer sournoisement vers la salle où le souperétait dressé parmi les buissons de camélias, sur de petites tablesde six couverts. Il vit la foule s’éclaircir peu à peu, le cerclede la danse s’élargir. Il vit les teints se bistrer, les fleurs sefaner sur les épaules haletantes.
L’heure approchait où la marquise, sentant quele moment psychologique était arrivé, allait donner le signal ducotillon qui exalte les intrépides et ranime les défaillants. Onfaisait déjà des préparatifs significatifs. On accouplait deux pardeux les chaises dorées. Des zélés disparaissaient sur un signe dela maîtresse de la maison, et revenaient chargés d’accessoiresbaroques. Chaque cavalier se mettait à la recherche de l’aimablepersonne qui avait consenti à lier son sort au sien pour une heureou deux. Debout, au milieu du salon, madame de Barancos donnait desordres à ses aides de camp qui se multipliaient pour lasatisfaire.
Darcy avait assez de pratique pour comprendreles arrangements préparatoires de cet exercice compliqué. Ilreconnut bien vite que Prébord venait d’être promu au gradeimportant de conducteur, et que la marquise avait choisi Nointelcomme partner attitré pour toute la durée du cotillon.
–&|160;Que va-t-il faire&|160;? se demandaitDarcy en observant son ami qui conduisait la marquise à une place,évidemment choisie par lui avec intention, très-loin del’orchestre, qui aurait gêné la causerie, et tout au bout ducercle, dans un angle où il devait être facile de s’isoler. Quelest ce grand coup qu’il veut frapper, et comment va-t-il s’yprendre pour foudroyer madame de Barancos&|160;? Je n’y compteguère, et je fais beaucoup plus de fond sur les promesses de madameCambry que sur les siennes. Mais je voudrais bien savoir à quelmoment et dans quelle figure il va intercaler son effet.
Ce n’était pas facile à deviner, car lecotillon comporte les épisodes les plus variés, et le chorégrapheingénieux qui l’inventa s’est plu à laisser une grande latitude àla fantaisie du couple dirigeant. En quoi il a fait preuve degénie, car aucune danse réglée à l’avance ne peut, comme celle-là,contenter tous les goûts. Le cotillon sert à coter la beauté etaussi la dot des demoiselles à marier&|160;; on n’a qu’à compterles tours de valse qu’on lui a demandés pendant cette épreuvedansante pour savoir ce que vaut une jeune personne. Il permetaussi aux cavaliers qui ne s’y adonnent pas pour le bon motif deposer hardiment leur candidature auprès des dames. Il leur procurele plus long et le plus commode des tête-à-tête, et il est certainqu’à trois heures du matin, une femme écoute quelquefois sans tropse fâcher des choses qu’on n’oserait pas lui dire à trois heures del’après-midi.
Et puis, le cotillon aide ceux qui leconduisent magistralement à se pousser dans le monde. Un bonconducteur de cotillon est un oiseau rare que choient à l’envi lesmaîtresses de maison et qui profite d’une foule de revenants-bons.Il est vrai qu’il les gagne bien, car il lui faut veiller à tout,montrer de l’imagination, du coup d’œil, et du tact, sans parler dujarret qui doit être infatigable.
Prébord était né conducteur, et il devait àses talents bien connus d’avoir été désigné pour ces importantesfonctions par madame de Barancos, qui ne l’aimait guère. Et, commeil avait toujours quelque visée conquérante, il s’était arrangépour qu’on lui adjoignît, en qualité de conductrice, une jeunefille dont le père avait récolté un million de dollars en vendantdu lard salé.
D’autres couples, connus de Gaston Darcy,figuraient parmi ceux qui allaient évoluer sous la direction du donJuan brun. Tréville en était, et Sigolène, et Verpel, etLolif&|160;; toute la jeunesse du cercle. Saint-Galmier, quoiqu’ilraffolât de la danse, s’était prudemment abstenu. Il redoutait lescoups de boutoir de Nointel. Quant à Simancas, sa grandeurl’attachait au rivage. On ne cotillonne plus quand on a été généralau Pérou.
La marquise était radieuse. Débarrassée de sesdevoirs de maîtresse de maison, elle ne pensait plus qu’au plaisir.Un sous-lieutenant n’est pas plus gai quand il dépose le harnaisaprès avoir été de semaine. Elle allait enfin pouvoir s’amusercomme une pensionnaire au premier bal où on la conduit après sasortie du couvent, et même beaucoup plus, car une pensionnaire secroit obligée de baisser les yeux et de répondre par monosyllabesaux cavaliers qui lui parlent de la chaleur et du parquet glissant,tandis que madame de Barancos regardait hardiment le capitaine etcausait avec ce brillant partner de tout et de quelquesautres choses encore. Elle passait de la raillerie au sentiment, dela mélancolie douce à la gaieté exubérante, des remarques sur lestoilettes aux tirades passionnées. Sa conversation bondissait commeune Andalouse qui danse le boléro. Et Nointel, ravi, lui donnait laréplique avec une parfaite désinvolture. Il comptait beaucoup surles caprices du dialogue pour en venir à ses fins.
–&|160;Pourquoi miss Anna Smithson, notreconductrice, a-t-elle mis une robe toute brodée de plumes depaon&|160;? disait la marquise en riant sous son éventail. Netrouvez-vous pas que le paon est un oiseau bête&|160;?
–&|160;C’est peut-être une allusion à sonassocié, Prébord. Voyez comme il fait la roue. Elle a de beauxyeux, cette Californienne.
–&|160;Les beaux yeux de la cassette. Elleaura cinq millions, et elle traitera son mari comme un nègre. Ilfaut que je m’amuse à lui faire épouser ce M.&|160;Prébord. Il m’alongtemps fatiguée de ses hommages. Ce sera ma vengeance.
–&|160;Une vengeance dont il vous sauragré.
–&|160;Oui, cet homme doit être à genouxdevant l’argent. Quel malheur pour une femme d’êtreriche&|160;!
–&|160;Quand elle est laide, mais lorsqu’elleest belle… comme vous…
–&|160;Elle souffre davantage encore, car ellene sait jamais si on l’aime pour elle-même. Elle soupçonne tous sesamoureux. Au moins, la laide est fixée.
–&|160;Alors, vous voudriez êtrepauvre&|160;?
–&|160;Si j’étais sûre d’être aimée, oui, centfois oui. Tenez&|160;! voulez-vous savoir ce que je rêve&|160;?
La conductrice donna le signal en frappant sesmains l’une contre l’autre – un usage des harems transplanté dansle monde parisien – et Nointel ne fut pas renseigné sur le rêve dela marquise, car Prébord vint la chercher pour la première figurequi avait été choisie tout exprès pour mettre en lumière la reinede la fête.
Elle est classique, cette figure, et on devaitl’exécuter dans les cours d’amour aux beaux temps de la chevalerie.La dame assise au milieu du cercle, son pied posé sur un coussin desoie, les cavaliers venant tour à tour fléchir le genou devantelle, jusqu’à ce qu’elle désigne le préféré en avançant le coussin.Quand le pied est joli, il fait alors un effet irrésistible, et lepied de madame de Barancos était adorable.
Nointel passa un des premiers et ne fut paschoisi. Le choix, à une première épreuve, eût été tropsignificatif. La marquise avança le coussin pour le petit baron deSigolène qui eut l’honneur très-envié de faire un tour de valseavec elle. Et l’attentif Prébord commanda aussitôt un nouvelexercice qui rendit la liberté à madame de Barancos.
Il désigna cette fois une Russe aux yeuxchangeants comme la mer, et il lui amena Tréville et Verpel afinqu’elle imposât à chacun d’eux un nom d’animal. La Moscovite, quiavait un faible pour les bêtes de son pays, appela Tréville&|160;:élan, et Verpel&|160;: renard bleu, les amena devant l’Américaine àla robe paon, et la pria de choisir. Miss Anna Smithson, ayant dugoût pour les belles fourrures, choisit le renard bleu, et futobligée de valser avec Verpel qui lui déplaisait fort.
–&|160;Elle aimerait bien mieux l’autre, ditmadame de Barancos à Nointel quand ils se retrouvèrent assis, côteà côte. Tant pis pour elle. Pourquoi n’a-t-elle pas deviné que cejoli officier était l’élan&|160;? Moi, si je tenais à confier mataille au bras d’un des cavaliers qu’on me présente, je suis sûreque je devinerais comment on l’a nommé.
–&|160;Auriez-vous le don de secondevue&|160;? demanda en riant le capitaine. Si vous l’aviez, je mesauverais.
–&|160;Pourquoi&|160;?
–&|160;Parce que vous liriez dans ma pensée,et qu’après avoir lu, vous me fermeriez votre porte à toutjamais.
–&|160;Vous me détestez donc&|160;?Qu’importe&|160;? Je vous pardonnerais de me haïr. Ne hait pas quiveut. La haine, c’est une passion, et il n’y a que les forts quiont des passions.
–&|160;Mais si vous découvriez au fond, toutau fond de mon cœur, le sentiment qui est le contraire de lahaine&|160;?
–&|160;Le seul sentiment que je ne vouspardonnerais pas, c’est l’indifférence. Exécrer ou adorer, jen’admets pas de milieu entre ces deux extrêmes.
–&|160;Ni moi non plus, et, entre les deux,mon choix est fait, dit Nointel en regardant madame de Barancosavec ses grands yeux clairs.
–&|160;Elle ne baissa pas les siens et ellelui dit sans rougir&|160;:
–&|160;Alors, vous m’adorez&|160;?
–&|160;Que faut-il faire pour vous leprouver&|160;?
–&|160;Devinez, répondit la marquise en riantd’un rire nerveux. Le cotillon a été inventé pour deviner.Tenez&|160;! Écoutez M.&|160;Prébord qui conduit deux femmes à cejeune homme blond et qui lui dit&|160;: Rose ou réséda, laquellepréférez-vous&|160;? Le blondin choisit le réséda… une fleurincolore.
–&|160;Pas si incolore que lui, murmura lecapitaine, qui ne voulait pas encore lancer une déclarationdécisive.
Il craignait d’être interrompu par un ordre dela conductrice l’appelant à exécuter la ronde, lespetits rubans ou le verre d’eau, et il se doutaitque madame de Barancos avait tourné court après un mot imprudent,parce qu’elle ne se souciait pas non plus d’enchevêtrer l’amour etles figures du cotillon.
–&|160;Il est de votre cercle, n’est-cepas&|160;? reprit-elle pour ramener le dialogue à un diapasontempéré. Il me semble me rappeler qu’il m’a été présenté autrefoispar M.&|160;Prébord.
–&|160;Cela devait être. Il y a entre eux desaffinités électives. Saviez-vous que ce Lolif – il s’appelle Lolif– a acquis récemment une sorte de célébrité&|160;? Tous lesjournaux ont cité son nom.
–&|160;À quel propos&|160;? demanda lamarquise en lorgnant du coin de l’œil le reporter parvocation.
–&|160;C’est lui qui, l’autre nuit, au bal del’Opéra…
–&|160;Eh bien&|160;?
–&|160;C’est lui qui a découvert dans une logele corps de Julia d’Orcival assassinée.
Le capitaine avait scandé sa phrase toutexprès pour qu’elle portât mieux, et il ne manqua pas soneffet.
Madame de Barancos pâlit et se mit à s’éventerpar petits coups saccadés.
–&|160;Ah&|160;! vraiment&|160;! dit-elle avecassez de sang-froid. Pourquoi regardez-vous mon éventail avec tantd’attention&|160;? Il ne vient pas du Japon, je vous le jure.
–&|160;Quoi&|160;! vous vous rappelez lescirconstances de ce crime bizarre&|160;!
–&|160;Oui. Je m’intéresse à cette jeune fillequ’on a arrêtée. Savez-vous ce qu’il est advenu d’elle&|160;?
–&|160;On m’a dit ce soir qu’elle allait êtremise en liberté, faute de preuves suffisantes.
–&|160;J’en suis ravie, car je ne puis croirequ’elle soit coupable. Il y a là un mystère qui ne s’éclaircirajamais.
–&|160;Oh&|160;! en France, la justiceéclaircit tout. M.&|160;Roger Darcy qui vient de partir se faitfort de découvrir tôt ou tard la vérité. Vous savez qu’il estchargé de l’affaire.
–&|160;Non… je l’ignorais. Alors, il est surla trace de… de la femme… car c’est une femme, à ce qu’ilparaît.
–&|160;Oui&|160;; seulement, il en est venuplusieurs dans la loge de Julia.
–&|160;Ah&|160;! on est sûr de cela&|160;?
–&|160;Très-sûr. Et on les cherche. On lestrouvera, n’en doutez pas. Moi, je parierais que le crime a étécommis par une femme du meilleur monde.
–&|160;Qui vous fait penser cela&|160;?
–&|160;Une femme galante n’aurait jamais eu lecourage de frapper. Ces demoiselles n’ont pas de passionsviolentes. Leurs jalousies et leurs colères ne vont jamais jusqu’aumeurtre. Il n’y a que les grandes dames qui aiment assezénergiquement pour assassiner une rivale.
–&|160;Vous êtes lugubre. Parlons d’autrechose. Aussi bien, voici notre conducteur qui m’apporte une tête encarton. On va exécuter les grotesques. C’est d’une gaietéfolle, et j’y veux figurer pour me donner le plaisir de coiffervotre M.&|160;Lolif.
–&|160;Oui, pensait Nointel en suivant desyeux madame de Barancos qui était allée se placer au milieu ducercle, oui, ce sera très-gai, mais le cotillon finira mal pourvous, marquise. J’avais encore quelques doutes. Je n’en ai plusl’ombre. Elle est très-forte, mais elle s’est trahie quand je luiai dit que le juge d’instruction cherchait la coupable dans lessalons. Il ne me reste plus qu’à tenter l’épreuve décisive, et jevois parfaitement comment elle va tourner. La dame va êtreatterrée… Si elle allait s’évanouir&|160;! cela dérangerait un peumon plan. Mais non… elle a un aplomb d’enfer, elle recevra le coupsans faiblir. Et alors… nous aurons une explication… orageuse. Jeferai mes conditions… elle les acceptera… Allons&|160;! moi aussi,je vais avoir besoin d’énergie, car elle me plaît énormément. Maisil en faut. C’est dommage. Quelle adorable maîtresse j’aurais euelà&|160;!
La figure s’achevait au milieu des rires quisaluaient les mascarades ridicules imposées par les dames auxfortunés cavaliers. Prébord avait dû faire trois tours de valse,affublé d’un nez colossal, et Lolif étouffait sous une têted’âne.
Nointel seul fut épargné, et la marquise, toutà fait remise d’une émotion passagère, regagna sa place à côté delui. Il se garda bien de reprendre l’entretien où il l’avaitlaissé. Il tenait à ne pas effaroucher davantage madame deBarancos. Et, comme elle ne tenait pas non plus à revenir sur lecrime de l’Opéra, elle se mit à lui parler d’une surprise qu’elleréservait à ses invités.
On exécutait la figure des chapeaux, qui estdouble. D’abord, les dames déposent dans le couvre-chef masculin unobjet à elles appartenant&|160;; l’éventail ou le mouchoir sont lesplus usités. Chaque cavalier en tire un au hasard et valse avec lapropriétaire du gage. C’était fait.
Puis, c’est l’inverse. Les messieurs sontchargés de distribuer aux valseuses des brimborions féminins, etd’ordinaire ces menus cadeaux, fournis par la maîtresse de lamaison, n’enrichissent pas celles qui les reçoivent. Mais lamarquise n’était pas Castillane à demi, et elle avait suivi unemode qui a fait son apparition cet hiver dans le très-haut monde.Les brimborions étaient de vrais et beaux bijoux, bagues,bracelets, broches et le reste.
Nointel avait été averti, et c’était sur cedivertissement princier qu’il comptait pour produire, lui aussi, sasurprise.
Pendant que madame de Barancos allait à larencontre de son majordome qui apportait un chapeau tout plein derichesses, le capitaine tira sournoisement de sa poche le bouton demanchette à lui confié par la digne épouse de M.&|160;Majoré.
Le moment décisif approchait, et Gaston Darcy,qui l’attendait avec impatience, ne le voyait pas venir, quoique,du fond du massif où il s’était embusqué, il eût suivitrès-attentivement toutes les évolutions de l’interminablecotillon. La gaieté de Nointel l’affligeait, les airs dégagés de lamarquise l’irritaient, et peu s’en fallut que, pour se soustraire àce supplice, il ne partit sans attendre son ami.
Le capitaine avait fini par l’apercevoir et leprenait en pitié, mais il ne dépendait pas de lui d’abréger sesangoisses. Il n’osait même pas lui faire un signe, de peurd’éveiller la défiance de madame de Barancos.
Elle s’avança au milieu du cercle formé parles dames qui frémissaient d’aise, car elles avaient deviné lasurprise&|160;; elle s’avança portant toute une joaillerie dans unchapeau, qu’elle remit gracieusement à miss Anna Smithson,conductrice du cotillon, laquelle, de par l’autorité que luiconféraient ses fonctions, devait remettre successivement cechapeau à chacun des cavaliers, qui allaient être chargés à tour derôle de distribuer des joyaux aux valseuses de leur choix. Puiselle revint à Nointel qui ne la perdait pas de vue et qui sedemandait comment il allait procéder pour frapper son grand coup.Il cherchait sa mise en scène, et il était assez embarrassé, car ilne se rappelait plus très-bien comment on exécutait la figure.
–&|160;Voyez donc briller les yeux des femmes,dit à demi-voix la marquise. Elles sont riches, pourtant, toutescelles qui sont là. Eh bien, je crois en vérité que, si je faisaisjeter sur le parquet toutes les verroteries que contient cechapeau, elles se battraient pour les ramasser.
–&|160;Parions que vous vous donneriezvolontiers ce divertissement et que vous y prendriez un très-vifplaisir, répondit en riant le capitaine.
–&|160;Peut-être.
–&|160;Savez-vous que vous avez des fantaisiesd’impératrice romaine&|160;?
–&|160;Cela tient à ce que j’ai vécu dans unpays où j’avais des esclaves.
–&|160;Vous en avez encore.
–&|160;Vous, par exemple, n’est-ce pas&|160;?Quel sot compliment vous me faites là&|160;! Heureusement, ce n’estqu’un compliment, et vous ne pensez pas un mot de ce que vousdites. Je vous mépriserais, si vous étiez mon esclave.
–&|160;M’aimeriez-vous si j’étais votremaître&|160;?
–&|160;Oui, dit hardiment madame de Barancos,car je n’aurai jamais d’autre maître que l’homme que j’aimerai.Assez de marivaudage. Votre tour va venir. J’espère bien que vousn’allez pas me donner un des bijoux que j’ai achetés pour mesinvitées. Ce serait du plus mauvais goût.
–&|160;Je m’en garderai bien. Mais je ne merésigne pas à me priver d’un tour de valse avec vous.
–&|160;Comment ferez-vous pourl’obtenir&|160;? Pas de bijou, pas de valse&|160;; c’est la règledu cotillon. Voyez plutôt M.&|160;Prébord. Il tient le chapeau, etil en tire un bracelet qu’il attache galamment au bras de miss AnnaSmithson, et miss Anna se pâme en recevant ce cadeau. Ill’épousera, je vous le garantis. Le bracelet est un acompte sur lacorbeille. Imitez ce fat ambitieux. Passez une bague en brillantsau doigt d’une des héritières qui sont ici… Tenez&|160;! cettefille blonde et blanche, là-bas… elle ressemble à une tourd’ivoire… et elle a un million de dot.
–&|160;Je ne suis pas à marier, et je tiensbeaucoup plus à mon tour de valse qu’à un million. Si je vousdonnais…
–&|160;Quoi&|160;?
–&|160;Un bijou qui m’appartient. Il faudrabien alors que vous valsiez avec moi.
–&|160;Quelle folie&|160;! murmura la marquiseen rougissant.
–&|160;L’objet n’est pas gros. Je vousprésenterai d’abord un joyau quelconque, pris dans le chapeau. Vousl’y remettrez, afin de n’en pas priver ces dames, et ensuite, jevous offrirai le mien…
–&|160;Un souvenir de vous… le souvenirforcé.
–&|160;Non, car rien ne vous oblige àl’accepter. Je n’exige que ma valse.
–&|160;Vous avez des idées étranges.
–&|160;J’ai horreur de tout ce qui est banal.Et vous&|160;?
Madame de Barancos ne répondit pas. Elleregardait fixement le capitaine, et ses yeux exprimaient tant dechoses qu’il était tout à fait inutile qu’elle parlât.
Cependant, le chapeau inépuisable passait demain en main. Lolif l’avait reçu et s’avançait, la bouche en cœur,vers une valseuse rondelette qui l’avait charmé, la ci-devantvalseuse de Saint-Galmier, la cliente du médecin des névroses. Avecla gravité souriante d’un préfet distribuant des médailles desauvetage, Lolif la décora d’une broche en perles et roula avecelle autour du salon. Le parquet gémissait sous le poids de cecouple bien assorti, et les femmes riaient sous leur éventail.
Personne ne s’était encore adressé à lamarquise. Prébord avait transmis la consigne à ces messieurs, etces dames approuvaient beaucoup le désintéressement de madame deBarancos qui ne voulait pas leur faire tort d’un seul bijou. Maisdepuis huit jours, Prébord n’adressait plus la parole à Nointel,et, par conséquent, Nointel était fort à l’aise pour violer unordre qu’il n’avait pas reçu officiellement.
–&|160;Voyons, se disait-il, mon tour vavenir. Il s’agit de bien manœuvrer. Comment montrer à la marquise,sans qu’on le voie, le bouton accusateur&|160;? Je regrette de nepas avoir pris de leçons de prestidigitation. On devrait bien nousenseigner l’escamotage au collège. Bah&|160;! je m’en tirerai,quoique ce ne soit pas facile. Au lieu de prendre le chapeau quandon me l’apportera, j’y puiserai avec ma main droite un bijou quej’offrirai à madame de Barancos et qu’elle refusera noblement. Mapièce à conviction est cachée dans ma main gauche. Après le refus,je demanderai mon tour de valse qui me sera accordé, j’en suis sûr.Personne ne réclamera contre cette infraction aux usages, et lechapeau sera remporté avec accompagnement de murmuresflatteurs.
»&|160;Alors, j’entoure de mon bras droit lataille souple de la divine Espagnole, je lui fais exécuter surplace un demi-tour de façon à la forcer de tourner le dos àl’assistance, et ma main gauche, en cherchant la sienne, s’ouvrepour lui montrer le bouton de manchette. Elle regardera, car elles’attend à une galanterie originale. Je l’ai avertie tout exprès.Et d’ailleurs, s’il le faut, j’exagérerai le mouvement pour qu’ellevoie de plus près la fameuse initiale, le B majuscule qui lacondamne. Elle la reconnaît, elle se trouble. Il y a un tempsd’arrêt dont je profite pour empocher l’objet. Diable&|160;! jen’ai pas envie de le lui laisser&|160;; je ne pourrais plusl’envoyer au juge d’instruction. Il ne me resterait que letémoignage de madame Majoré, un témoignage qui manque d’autorité.La marquise comprend que, si elle hésite, on va nous remarquer.Elle se laisse entraîner, nous partons, le tour s’achève, je laramène à sa place et… nous causons.
Lolif avait fini de valser. Miss Anna s’envint tout droit apporter le chapeau au capitaine, qui exécuta depoint en point le plan auquel il s’était arrêté.
Peu s’en fallait qu’on n’applaudît quandmadame de Barancos remit à une toute jeune fille fraîchement sortiedu couvent des Oiseaux le bijou que Nointel lui présentait. Iln’avait pas prévu cette manœuvre de la dernière heure, mais il neperdit point la tête, et il se tira en homme d’esprit du piègetendu par la malicieuse marquise. L’ami Tréville se trouvait à saportée. Il le lança sur la pensionnaire et il revint à la nobleveuve qui, n’ayant plus de prétexte pour se dérober, abandonna sataille au bras droit du capitaine. L’instant était venu. L’ami deGaston tenait le bouton dans sa main gauche, entre le pouce etl’index&|160;; il le montra, et la marquise pâlit.
–&|160;Vous l’avez porté, murmura-t-elle, jele prends.
Et, d’un geste rapide comme la pensée, elle lecueillit au vol et le fit disparaître dans son corsage.
Ce fut si vite fait que personne n’y vit rienet que Nointel n’eut pas le temps de s’y opposer. Et il lui fallutbien exécuter ce tour de valse si instamment sollicité&|160;;l’exécuter, sans réclamer contre l’enlèvement du bijou accusateur.On ne cause pas en valsant, et surtout on ne cause pas de chosessérieuses. Il enrageait de tout son cœur.
–&|160;Nous nous expliquerons tout à l’heure,pensait-il pour se consoler de sa déconvenue.
Il comptait sans la marquise. Au lieu deregagner sa place après le tournoiement réglementaire, elle sedégagea doucement, et, laissant là son valseur, elle s’avança versla conductrice. Chacun comprit qu’elle allait lui demander devouloir bien clore les évolutions du cotillon. C’était son droit demaîtresse de maison, et personne ne trouva mauvais qu’ellel’exerçât, car l’heure du souper avait sonné, et toutes lesvalseuses étaient comblées de joyaux. Il en restait encorequelques-uns dans le chapeau. Madame de Barancos les distribuaelle-même aux moins favorisées, et s’assit au milieu du cercle pourrecevoir, selon l’usage, les salutations des couples qui passèrentsuccessivement devant elle, en s’inclinant.
Tout le monde était ravi, excepté Nointel. Ileut, de plus, le crève-cœur de voir, après le défilé, la marquiseprendre le bras d’un personnage chamarré de cordons et constellé deplaques, un grand d’Espagne qui devait être de sa parenté et qui setrouva là tout à point pour la conduire au souper annoncé par lemajordome. Le capitaine n’obtint d’elle qu’un regard, mais quelregard&|160;! Le soleil des Antilles y avait mis sa flamme. Il lalaissa s’éloigner. Le moyen de la retenir&|160;? Au bal on ne peutni réclamer, ni innover. Le cérémonial est là. Il faut s’yconformer. Mal en avait pris d’ailleurs à Nointel d’y introduireune variante.
–&|160;Allons&|160;! pensait-ilmélancoliquement, je me suis laissé battre comme un enfant. Je n’aipas su garder mon gage. J’avais tout prévu, excepté ce coupd’audace. Me voilà désarmé. C’était bien la peine de me faireremettre ce bouton par la Majoré, pour me le laisser escamoter à lapremière exhibition. Et c’est moi-même qui ai fourni à la Barancosun prétexte pour me l’enlever. J’ai joué l’amoureux excentrique…j’ai parlé d’un souvenir que je voulais lui faire accepter deforce… elle a saisi le joint… et le bouton de manchette. Ah&|160;!c’est une comédienne incomparable. Quand elle m’a dit de sa voixchaude&|160;: «&|160;Vous l’avez porté, je le prends&|160;», onaurait juré qu’elle était folle de moi.
»&|160;Si c’était vrai, pourtant&|160;? Sielle m’aimait&|160;? Ce coup d’œil qu’elle m’a lancé en partant…j’en ai eu comme un éblouissement. Oui, mais alors, ce ne seraitdonc pas elle qui a tué Julia… et c’est elle, j’en suis sûr… elle apâli quand je lui ai montré le bijou. Et puis, l’un n’empêche pasl’autre. Elle a bien pu poignarder la d’Orcival et s’éprendreensuite de ma personne. Ce serait complet, et du diable si je saiscomment je m’en tirerais. Si je lui prouvais qu’elle est coupable,elle me répondrait&|160;: Je t’adore.
»&|160;Et pourtant je ne veux pas abandonnerla partie. Je tiendrai bon, quand ce ne serait que pour voircomment elle la jouera, et je suis engagé d’honneur à allerjusqu’au bout. Darcy compte sur moi.
»&|160;Pauvre Darcy&|160;! que lui dire&|160;?Rien, ma foi&|160;! il ne savait pas ce que j’allais tenter aucotillon. Pourquoi lui apprendrais-je que la tentative n’a pasréussi, puisque je veux recommencer&|160;? Je serai plus heureuxune autre fois, et alors il sera temps de lui faire desconfidences. D’ailleurs, mademoiselle Lestérel va sortir de prison.Elle l’aidera à patienter. Bon&|160;! le voici. Il va vouloirm’emmener. Au fait, je n’ai plus rien à faire ici. La marquise achoisi les soupeurs de sa table, et je n’en suis pas. Mais elle m’ainvité à chasser chez elle, en Normandie. C’est là seulement que jerouvrirai les opérations.
Darcy, en effet, s’avançait pour rejoindre sonami. La foule lui avait d’abord barré le passage, et il avait étéobligé d’attendre qu’elle se fût écoulée. Nointel alla à sarencontre, l’entraîna vers la sortie et lui dit, en s’efforçant deprendre un air gai&|160;:
–&|160;Mon cher, elle m’a glissé entre lesdoigts. Elle a esquivé l’épreuve. J’ai cotillonné pour rien.
–&|160;Je m’en doutais, murmura Darcy, enhaussant les épaules.
–&|160;Cela signifie que tu n’as jamais cru ausuccès de mes combinaisons.
–&|160;Que j’y aie cru ou non, elles ontavorté.
–&|160;Momentanément&|160;; mais je te jureque tu aurais tort de désespérer.
–&|160;Je ne désespère pas depuis que j’aicausé avec madame Cambry.
–&|160;Elle t’a promis son appui&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;C’est le meilleur que tu puisses avoirauprès de ton oncle. Ne le néglige pas. Moi, qui n’ai pasd’influence sur M.&|160;Roger Darcy, je travaillerai pour toi chezla marquise.
–&|160;Alors tu persistes à penser qu’elle estcoupable&|160;?
–&|160;Je persiste.
–&|160;Pourquoi donc me caches-tu lavérité&|160;? Pourquoi ne me dis-tu pas franchement ce qui s’estpassé entre cette femme et toi, au moment où tu as valsé avecelle&|160;? J’ai vu.
–&|160;Qu’as-tu vu&|160;?
–&|160;Qu’elle a pâli et qu’elle a pris unobjet que tu tenais à la main. En es-tu à lui glisser des billetsdoux&|160;?
Nointel réfléchit un instant, et dit à Darcyen le regardant en face&|160;:
–&|160;Tu me soupçonnes. Tu as tort. Je nepuis rien te dire ce soir, sinon qu’en effet j’ai eu avec laBarancos une petite scène préparatoire. La scène finale se joueratrès-prochainement, et dès qu’elle sera jouée, tu sauras tout. Undrame comme celui que je machine a plusieurs actes, et lessituations se retournent plus d’une fois. As-tu vu la Tour deNesle&|160;?
Darcy fit un geste d’impatience.
–&|160;Oui, tu as dû la voir, dans tajeunesse. Eh bien, figure-toi que je suis Buridan, que la Barancosest Marguerite de Bourgogne, et pense à la fameuse phrase&|160;: Àtoi la première manche, Marguerite. À moi la seconde.
Sur cette phrase, la toile tombe, si j’aibonne mémoire. Allons-nous-en.
&|160;
À qui n’est-il pas arrivé de se demander où vala femme qui passe comme un oiseau passe dans l’air, la femme qu’onadmire au vol et qu’on ne reverra plus&|160;? Quand elle est àpied, on a la ressource de la suivre, et de caresser, en lasuivant, mille chimères, jusqu’au moment où elle entreprosaïquement dans une boutique, ou dans une maison à panonceaux,chez sa modiste, ou chez son avoué. Mais quand elle est en voiture,c’est l’étoile filante qui brille une seconde et qui disparaît. Oùvont les étoiles filantes&|160;? Les astronomes prétendent qu’ilsle savent, et les poètes les laissent dire. Les poètes ont plus tôtfait d’inventer un roman. Ils imaginent que le vulgaire fiacre oùils ont aperçu une taille fine et un doux visage emporteprécisément leur bonheur, le bonheur rêvé, la maîtresse idéale,celle qu’on désire toujours et qu’on ne rencontre jamais, et ils enont pour trois mois à se griser du souvenir d’une vision.
À neuf heures du matin, en hiver, dans lefaubourg Saint-Denis, les poètes sont rares, mais les passantsabondent, et, parmi ceux qui allaient à leurs affaires, lelendemain du bal de la marquise, plus d’un se retournait pourregarder une jeune fille blottie au fond d’une victoria découverte.Elle avait relevé sa voilette, et elle aspirait à pleins poumonsl’air frais d’une des seules belles journées que le ciel aitaccordées à la terre vers la fin de cet affreux hiver. La brisematinale fouettait ses joues roses et soulevait les boucles de sescheveux mal rangés sous une capote brune. Ses grands yeuxregardaient les maisons, les enseignes, les étalages, les ouvrièrescourant à l’atelier, les charretiers conduisant les lourds camions,les gamins filant comme des rats entre les jambes des chevaux, lesmoineaux picorant sur la chaussée et s’envolant par bandes. Elletendait l’oreille aux cris des cochers, aux chants cadencés desvendeurs ambulants, aux voix prochaines, aux roulements lointains.On eût dit qu’elle assistait pour la première fois au spectaclemouvant de la grande ville, et qu’elle prenait plaisir à s’enivrerde lumière et de bruit.
D’où venait-elle&|160;? Oùallait-elle&|160;?
–&|160;Une provinciale fraîchement débarquéepar le chemin de fer du Nord&|160;; plus de beauté que de bagages,disaient les vieux Parisiens qui remarquaient un petit paquet poséà ses pieds dans la voiture.
–&|160;En voilà une qui s’est levée de bonneheure pour déjeuner avec son amoureux, ricanaient les marchandesdes quatre saisons.
Mais nul ne devinait que cette charmantevoyageuse sortait d’une prison.
Berthe Lestérel avait été réveillée à l’aubepar la supérieure des Sœurs de Marie-Joseph qui lui avait annoncé,en l’embrassant, qu’elle allait être remise en liberté, et BertheLestérel avait failli s’évanouir de joie en recevant cette nouvelleinespérée. Un peu plus tard, comme elle achevait de remercier Dieuà genoux, le directeur était venu lui expliquer avec ménagement quecette liberté qu’on allait lui rendre n’était que provisoire, qu’iln’y avait pas d’ordonnance de non-lieu, et que, par conséquent,elle restait à la disposition de la justice. La pauvre enfant avaitpleuré à chaudes larmes, et peu s’en était fallu qu’elle refusât deprofiter d’une si triste faveur. La vie qui attendait hors de laprison une détenue relâchée par pitié n’était-elle pas plus amèreencore que la vie de la cellule&|160;? Mais elle n’avait pas lechoix. L’ordre était formel. Elle dut subir les formalités de lalevée d’écrou, reprendre le peu d’argent qu’elle avait au greffe,le linge et les vêtements envoyés par une amie anonyme dont elledevinait le nom, dire adieu aux religieuses qui l’avaient consolée,pendant sa réclusion, et partir en voiture, une voiture de placequ’un gardien était allé chercher, et qu’il avait eu soin dechoisir découverte pour des raisons que Berthe devina en voyant unhomme de mauvaise mine monter dans un fiacre à la porte de laprison, au moment où elle en sortait.
Elle allait être surveillée, on le lui avaitlaissé entendre. La surveillance commençait.
Alors elle résolut de supplier le juge derevenir sur sa décision, et de la renvoyer à la maison d’arrêt,s’il ne consentait pas à la délivrer de cet espionnage incessantqu’on prétendait lui imposer. Elle ne voulait pas de la liberté àce prix. Qu’en eût-elle fait&|160;? Comment rentrer dans ce petitappartement de la rue de Ponthieu où elle avait vécu si calme et sihonorée, comment y rentrer suivie par un agent de police qui allaitmonter la garde devant sa maison&|160;? C’était la honte enpermanence, et Berthe, qui s’était sacrifiée sans hésiter et sansse plaindre, Berthe, qui était résignée à donner sa vie, ne sesentait pas le courage de supporter cette humiliation de tous lesinstants.
Et puis que devenir&|160;? Elle sortait dusecret le plus rigoureux. Savait-elle s’il lui restait uneamie&|160;? Savait-elle seulement si son beau-frère lui permettraitde voir sa sœur&|160;? Quel accueil lui réservait le monde qui nepardonne pas à une femme d’avoir été accusée, alors même quel’innocence de cette femme a été reconnue&|160;? Toutes les portesne devaient-elles pas se fermer devant une malheureuse, renvoyée deSaint-Lazare par grâce et menacée d’y rentrer&|160;? Au bout decette trêve qu’on lui accordait, il y avait la misère, ledésespoir, les heures sombres où le fantôme du suicide hante lapauvre âme désolée.
Et Berthe se faisait conduire au Palais dejustice où elle pensait rencontrer M.&|160;Roger Darcy, qui seulavait le pouvoir de décider de son sort.
Elle savourait pourtant cette heure de libertéque Dieu lui envoyait&|160;; elle se reprenait à vivre&|160;; sajeunesse éclatait, son sang remontait à son visage&|160;; ellerespirait les souffles encore indécis du printemps, elle regardaitavec une joie enfantine les nuages emportés par le vent, ellecherchait dans l’azur pâle du ciel une hirondelle absente, elletrouvait les passants beaux, et il lui semblait que Paris était enfête.
Ce fut comme un enchantement jusqu’auboulevard du Palais, où elle descendit, à la profonde stupéfactionde l’agent qui la suivait. D’ordinaire, ce n’est pas là que vontles prisonniers qu’on relâche.
Un planton qu’elle interrogea la renvoya à unhuissier qui lui apprit que M.&|160;Roger Darcy n’était pas à soncabinet et qu’il n’y viendrait pas de toute la journée. Elle n’osapas lui demander où il demeurait, et elle revint fort déçue à savoiture, que le policier ne perdait pas de vue. Elle pensa alors àaller trouver la seule protectrice qui lui restât peut-être. Elleignorait que madame Cambry eût fourni la caution fixée par le juge,elle ignorait même que la loi exigeât cette caution, mais ellesavait, ou du moins elle supposait que madame Cambry s’étaitoccupée d’elle, et elle espérait que madame Cambry, qui connaissaitM.&|160;Roger Darcy, consentirait à la recevoir et à se charger delui transmettre sa prière.
–&|160;Avenue d’Eylau, dit-elle au cocher.
L’agent n’était pas loin. Il entendit et ilfit la grimace, mais il avait l’ordre de suivre sansintervenir&|160;; il lui fallut bien remonter dans son fiacre etaller là où il plairait à la jeune fille de le mener. Jamais iln’avait vu de surveillée se comporter de la sorte.
Le voyage qui n’amusait pas cet homme futcharmant, et les ramiers roucoulaient déjà sur les hautes branchesdes grands marronniers des Tuileries.
Les Champs-Élysées étaient pleins de lumièreet de bruit. Des babys roses jouaient dans les quinconces.Des bandes de jeunes Anglaises aux cheveux flottants descendaientvers Paris, le nez au vent, et d’élégants cavaliers montaientl’avenue au grand trot. La vie était partout, et Berthe ferma lesyeux en pensant à la cellule noire et froide où elle aspirait àrentrer. Mais le cœur lui battit bien fort quand, après avoirparcouru la moitié de l’avenue d’Eylau, elle aperçut l’hôtel demadame Cambry.
Le hasard fit qu’à la porte de la grilleflânait le valet de chambre, un vieux serviteur qui connaissaitfort bien mademoiselle Lestérel et qui ne parut pas trop surpris dela voir. Évidemment, il avait entendu des bouts de conversationentre sa maîtresse et M.&|160;Roger Darcy, et il savait que lajeune fille allait quitter la prison. En domestique bien appris, illa reçut poliment et il lui dit que madame était sortie de grandmatin, en fiacre – double infraction à ses habitudes – qu’elledevait être allée à quelque messe mortuaire, car elle avait mis desvêtements de deuil, mais qu’elle rentrerait certainement avantmidi. Il ne se permit d’ailleurs aucune question, et il proposa àmademoiselle Lestérel d’annoncer à madame Cambry sa prochainevisite. Il ne lui proposa pas d’attendre, et Berthe n’osa pas ledemander. Elle se contenta de répondre qu’elle reviendrait dans uneheure.
Intimidé sans doute par la belle apparence del’hôtel, l’agent avait fait arrêter son fiacre assez loin de lagrille, et mademoiselle Lestérel ne songeait plus à lui quand elledit à son cocher de la mener au bois de Boulogne. Il hésita un peu,ce cocher, car cette voyageuse prise à Saint-Lazare ne luiinspirait pas une confiance entière, mais, après réflexion, ilpensa qu’elle devait être solvable, puisque la livrée lui parlaitavec déférence. Il fouetta son cheval, et la victoria partit,toujours suivie de loin par l’autre voiture, celle qui portait lepolicier.
Pourquoi Berthe allait-elle au Bois&|160;?Elle-même n’aurait su le dire. Elle allait où la poussait cettefièvre de liberté, ce besoin d’air et d’espace qui fait quel’oiseau auquel on vient d’ouvrir la porte de sa cage s’envole àtire-d’aile et fuit tout droit devant lui. Elle oubliait peu à peules douleurs du passé, les angoisses du présent, les incertitudesde l’avenir. Il lui semblait déjà qu’elle était à cent lieues de laprison. Elle se berçait dans un rêve, et il lui semblait que cerêve ne finirait jamais.
Il finit à la porte Dauphine. Là, elle croisades cavaliers et des amazones, qui sourirent en la regardant.
C’était l’heure où les amateurs sérieux del’équitation viennent prendre régulièrement le plaisir de lapromenade. Ceux-là ne se montrent guère au Bois l’après-midi, carils ne cavalcadent pas pour parader devant les demoiselles qui fontle tour du lac de trois à cinq ou de quatre à sept, suivant lessaisons. Et comme, par hasard, la matinée était belle, toutes lesvariétés de sportsmen s’y rencontraient.
Il y avait des chasseurs à courre qui s’enallaient au Jardin d’acclimatation voir des chiens courants àvendre, des passionnés pour la haute école en quête d’une alléelarge où ils pussent faire exécuter à leurs montures deschangements de pied en plein galop, des flâneurs équestrestournant, retournant et saluant à tout bout de champ des cavalierspar hygiène, trottant en vertu d’une ordonnance de leurmédecin.
Il y avait aussi de nombreux échantillons dusexe faible. De belles dames, bien montées, bien accompagnées, bienen selle, le corps droit, la main régulièrement placée, les coudesen arrière pour faire valoir le buste, maniant avec aisance desjuments de demi-sang&|160;; des écuyères de l’avenir, escortées parun professeur chargé de leur inculquer les vrais principes&|160;;des escadrons d’étrangères galopant à fond de train et passantcomme des volées d’étourneaux à travers les paisibles groupesconjugaux arpentant le Bois au petit pas de deux poneys, vieux amisd’écurie, qui se caressent en marchant côte à côte.
Berthe, effarouchée, pria le cocher de prendreun chemin moins fréquenté, et le cocher s’engagea dans l’allée desfortifications, fort à la mode jadis et fort déserte à présent. Ilse réjouissait même de gagner une heure ou deux sans fatiguer sabête&|160;; sa main laissait flotter les rênes, et ses yeux sefermaient peu à peu.
L’agent commençait à se demander comment cettepromenade allait finir, et il n’était pas content&|160;; mais ilsuivait toujours, à trente pas.
La victoria s’en allait rasant le taillis, etle cheval abandonné à lui-même s’arrêtait de temps à autre pourbrouter un brin d’herbe sur le talus. Il finit par rencontrer uneplace où le gazon poussait plus dru, et il s’arrêta tout àfait.
Le cocher, mollement bercé, s’était endormi,et mademoiselle Lestérel ne songeait point à troubler son repos.Elle regardait deux pinsons qui voletaient autour d’un buissond’aubépine, où ils commençaient à bâtir leur nid, et elle pensaitau temps heureux où elle courait les bois de Saint-Mandé avec sescompagnes du pensionnat. Elle se souvenait d’une couvée de petitsmerles, abandonnés par leur mère, qu’elle avait nourris jusqu’à cequ’ils fussent en état de voler, et qui venaient manger dans samain quand elle les appelait. L’envie lui prit de descendre etd’entrer dans ce carré, de froisser les feuilles mortes,d’accrocher sa robe aux ronces, de heurter ses petits pieds auxangles des souches, comme elle le faisait quand elle étaitenfant.
Elle allait sauter à terre, lorsqu’elleentendit sous bois le pas d’un cheval. Un cavalier arrivaitlentement par un sentier qui traversait le taillis. Berthe ne pensaqu’à l’éviter. Les pas se rapprochaient. Les pinsonss’enfuirent.
–&|160;Marchez, dit-elle au cocher.
Mais le cocher avait le sommeil dur, et il nebougea point. Avant qu’elle eût le temps de l’appeler plus fort, lecavalier apparut au bord de l’allée.
Elle le reconnut, et elle poussa un cri desurprise.
Gaston Darcy était devant elle, Gaston Darcypâle d’émotion et de joie, car il l’avait reconnue.
–&|160;Vous&|160;! s’écria-t-il en poussantson cheval pour venir se placer à côté de la victoria&|160;; vousici&|160;!
–&|160;Je ne prévoyais pas que je vous yrencontrerais, murmura mademoiselle Lestérel d’une voixétouffée.
–&|160;Enfin, je vous revois&|160;! vous êteslibre&|160;!
–&|160;Libre&|160;? Regardez.
Elle lui montra l’agent qui était sorti de sonfiacre et qui s’avançait à petits pas.
Gaston comprit et se lança vers cet homme qui,en se voyant chargé à fond par un cavalier, sauta prudemment lefossé et se plaça au bord du taillis.
–&|160;Pourquoi suivez-vous cettevoiture&|160;? lui demanda-t-il d’un air menaçant.
–&|160;Parce que j’en ai reçu l’ordre. Je veuxbien vous l’apprendre, quoique ça ne vous regarde pas.
–&|160;Vous avez reçu l’ordre de surveillercette dame&|160;; vous n’avez pas reçu l’ordre de surveiller ceuxqui lui parlent, ni d’écouter ce qu’elle dit. Je le sais. Je suisle neveu de M.&|160;Roger Darcy, juge d’instruction. Voici macarte.
L’agent prit avec une certaine hésitation lemorceau de carton que Gaston lui tendait, et le nom qu’il y lutproduisit son effet.
–&|160;On m’a chargé de filer lefiacre, grommela-t-il. Je ne fais que mon devoir, et je le feraisquand même vous seriez le président de la République. Mais vouspouvez causer avec la demoiselle si ça vous fait plaisir. Jemettrai la chose sur mon rapport, et puis v’là tout.
Gaston comprit vite qu’il était inutile dediscuter une consigne et revint à mademoiselle Lestérel.
–&|160;Monsieur, lui dit-elle, je vous supplied’aller trouver M.&|160;Roger Darcy et de lui demander dem’autoriser à rester en prison, jusqu’à ce que mon sort soitdécidé.
–&|160;Quoi&|160;! s’écria Gaston, vousvoulez…
–&|160;La prison vaut mieux que la libertéqu’on m’accorde. Je viens du Palais de justice. Je n’y ai pasrencontré M.&|160;Darcy, malheureusement, car, sans doute, il eûtécouté ma prière… alors, je suis allée chez madame Cambry.J’espérais qu’elle ne me refuserait pas de parler pour moi. Elleétait sortie… son valet de chambre m’a dit de revenir dans uneheure. C’est alors que j’ai eu l’idée de me faire conduire ici pourattendre qu’elle fût de retour…
–&|160;Vous le regrettez&|160;!
–&|160;Oui… je ne devrais pas me montrer, jele sais. Je devrais fuir le monde. Mais je n’ai pas pu résister àla tentation. Il y a si longtemps que je n’ai vu le soleil, etpeut-être ne le reverrai-je plus.
–&|160;Aussi, vous n’avez pas pensé à ceux quivous aiment&|160;?
–&|160;Ceux qui m’aiment&|160;! oùsont-ils&|160;? on peut encore me plaindre&|160;; on ne peut plusm’aimer.
–&|160;Moi, je vous aimais, vous le savez, etmes sentiments n’ont pas changé. Je n’ai jamais cru à l’odieuseaccusation qui a pesé sur vous, et pour vous prouver que je n’y aijamais cru, je vous supplie encore de consentir à être mafemme.
»&|160;Vous ne répondez pas… vous êtes choquéede m’entendre tenir ce langage… ici… devant l’agent qui vousespionne… devant le cocher qui vous conduit. Que m’importent ceshommes&|160;? Je voudrais que tous ceux qui me connaissent fussentlà pour m’écouter. Ce que je viens de vous dire, je suis prêt à lerépéter en présence de madame Cambry, qui m’approuvera, car ellesouhaite ce mariage presque aussi ardemment que moi.
–&|160;Madame Cambry&|160;! s’écria Berthe.Non… c’est impossible. Je sais qu’elle ne m’a pas oubliée, maiselle ne doit pas désirer…
–&|160;Elle veut que vous deveniez sanièce&|160;!
–&|160;Sa nièce&|160;?
–&|160;Oui, son mariage avec mon oncle estdécidé, et elle lui a déclaré qu’elle ne l’épouserait pas tant quevous ne seriez pas complètement libre, tant que l’ordonnance denon-lieu ne serait pas rendue.
À ces mots, mademoiselle Lestérel fondit enlarmes. Elle avait réussi d’abord à se contenir, mais son émotionéclatait enfin.
–&|160;Et c’est au moment où mon cœur débordede joie, où nous touchons au terme de nos malheurs, c’est à cemoment que vous songez à retourner en prison&|160;! Vous n’avezdonc pas pitié de moi qui ne vis plus depuis que je vous aiperdue&|160;? Oh&|160;! je devine ce que vous allez me dire. Vousne voulez pas accepter l’humiliation qu’on vous impose. Elle vacesser, n’en doutez pas. Madame Cambry obtiendra qu’elle cesse. Mononcle n’a pas entendu que vous seriez gardée à vue. Les ordresqu’il a donnés ont été mal compris, j’en suis sûr. Il lesmodifiera. Il va les modifier aujourd’hui même.
–&|160;Si je pouvais espérer cela…
–&|160;Je vous le promets. Hier encore… cettenuit… il m’a parlé d’une surveillance discrète. Il ne veut pas, ilne peut pas vouloir que vous soyez suivie pas à pas&|160;; qu’unagent s’établisse à la porte de votre maison…
–&|160;C’est parce que je craignais cela queje n’y suis pas rentrée.
–&|160;Il faut que vous y rentriez, car vousallez y recevoir la visite de madame Cambry. Mon oncle sait qu’elleva venir vous voir. Croyez-vous donc qu’il souffrirait qu’elle mîtle pied chez vous, si elle devait rencontrer sur son passage desgens de police&|160;?
–&|160;Quoi&|160;! madame Cambry vous adit…
–&|160;Qu’elle vous verrait aujourd’hui. Oui,certes. Vous venez de m’apprendre qu’elle est sortie. Qui sait sice n’est pas chez vous qu’elle est allée&|160;?
–&|160;Oh&|160;! mon Dieu, murmuramademoiselle Lestérel, et moi qui osais à peine me présenter à sonhôtel&|160;!
–&|160;Vous avez en elle une amie, plus qu’uneamie, une sœur.
–&|160;Une sœur&|160;! répéta tristementBerthe, qui pensait à madame Crozon.
–&|160;Oui, une sœur, à laquelle vous pouveztout confier. Vous ne craignez pas qu’elle vous trahisse, et moi,je vous jure qu’elle vous servira avec un dévouement sansbornes.
»&|160;Et maintenant, me permettrez-vous de mejoindre à elle pour vous défendre, me permettrez-vous del’accompagner quand elle viendra&|160;?
–&|160;Je voudrais… oui, je voudrais d’abordla voir seule, balbutia la jeune fille.
–&|160;Je vous comprends, mademoiselle,s’écria Gaston, et avant tout, je vais vous délivrer d’unepersécution intolérable. Je cours chez mon oncle&|160;; je vais luidemander d’écrire sur-le-champ pour qu’on éloigne cet agent. Ayezle courage d’aller rue de Ponthieu. Peut-être y trouverez-vousmadame Cambry. Je vais passer devant son hôtel, et si elle est deretour…
–&|160;Mieux vaut en effet que je ne m’yprésente pas. Je me remets à vous, monsieur, qui m’avez rendu unpeu d’espérance. Je suivrai votre conseil, et vous pouvez dire à magénéreuse protectrice que je l’attendrai chez moi.
Berthe avait deviné ce que Darcy n’osait paslui avouer. Elle sentait que la future femme du juge d’instructionne pouvait guère la recevoir, et elle était décidée à supporterl’épreuve qui l’effrayait tant. Les sympathies qu’elle retrouvaitrelevaient son énergie. Elle se reprenait à vouloir lutter contreles fatalités qui l’accablaient, et elle ne dédaignait plus lademi-liberté qu’on lui accordait.
Gaston, lui, comprit que cette scène avaitassez duré. Un amoureux est fort mal placé à cheval pour exprimerce qu’il ressent, et la présence du cocher le gênait très-fort,quoi qu’il en dît, sans parler de l’agent qui était aussi un témoinassez incommode. Il lui tardait d’ailleurs d’obtenir de son oncleun adoucissement aux mesures de précaution qu’on avait cru devoirprendre contre une jeune fille qui ne songeait pas à fuir. Et iln’attendait pour partir qu’un mot de Berthe, un mot qui le payât deses souffrances.
Mademoiselle Lestérel ne le prononça pas, maiselle lui tendit la main. Il la prit, cette main, et il la couvritde baisers si ardents que la jeune fille la retira bien vite.
–&|160;Comptez sur moi, dit-il, en éperonnantson cheval qui partit à fond de train.
Berthe le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eûtdisparu au tournant de l’allée des fortifications, et, dominant sonémotion, elle dit au cocher, qui était resté fort indifférent à cequ’on disait derrière lui, de la mener rue de Ponthieu. Il maugréabien un peu, mais il partit.
L’agent remonta en fiacre. Il s’apercevaitqu’il avait affaire à une prévenue exceptionnelle, et il suivit demoins en moins près.
La victoria n’allait pas vite, et le voyagedura bien près d’une heure, plus de temps qu’il n’en avait fallu àDarcy pour aller rue Rougemont, en passant par l’avenued’Eylau.
En arrivant à la porte de sa maison,mademoiselle Lestérel vit avec plaisir l’espion passer outre,descendre de voiture à cinquante pas plus loin et entrer dans laboutique d’un marchand de vin&|160;; entrer n’est pas précisémentle mot, car il se tint sur le seuil. Il surveillait toujours, maisil commençait à y mettre des formes.
Il y eut bien quelques exclamations dans laloge, quand on vit apparaître la locataire absente&|160;; mais elleavait toujours été si bonne et si affable avec les petites gens,qu’on ne lui fit pas mauvais accueil, et qu’on ne lui adressa pastrop de questions. Le portier, qui était fort bavard, lui raconta,avec force détails, que le jour même de l’arrestation, une dameétait venue dans un bel équipage demander mademoiselleLestérel&|160;; Berthe, qui, à cette description, reconnut madameCambry, ne manqua pas de dire que cette dame allait probablement seprésenter encore, et de recommander qu’on la laissât monter. Ellereconquit ainsi du premier coup, par un heureux hasard, laconsidération du concierge. Il poussa l’obligeance jusqu’à secharger du paquet que sa locataire rapportait et jusqu’à sedéranger pour lui ouvrir l’appartement où personne n’était entrédepuis la perquisition qu’y avait faite M.&|160;Roger Darcy.
La pauvre Berthe pleura en revoyant ce modestelogis où elle avait passé de si heureux jours. Tout y sentait déjàl’abandon. Une épaisse couche de poussière couvrait les meubles.Les fleurs qu’elle cultivait dans une jardinière étaient mortes. Lepiano était ouvert, et Berthe pâlit en reconnaissant sur le pupitrele cahier de musique où était gravé l’air de Martini, le dernierqu’elle eût chanté avec Gaston. Elle l’avait répété souvent, depuisla soirée de madame Cambry, cet air tristement prophétique, et ellele retrouvait là comme un avertissement que Dieu lui envoyait pourla préparer à de nouveaux malheurs.
Elle n’eut pas le temps de s’arrêter à cettepensée décourageante, car on sonna&|160;; elle courut ouvrir, etmadame Cambry se jeta dans ses bras.
Ce fut pendant quelques instants un échange debaisers et de mots entrecoupés. Mademoiselle Lestérel suffoquaitd’émotion, et la belle veuve était presque aussi émue qu’elle.
–&|160;Vous voilà donc&|160;! dit-elleaffectueusement. Ah&|160;! je suis bien heureuse de vous revoir,car je n’ai pas cessé un seul instant de penser à vous.
–&|160;Je sais que vous m’avez défendue,protégée, murmura Berthe, je sais que je vous dois tout.
–&|160;Vous ne me devez rien. Vous êtesinnocente, j’en suis sûre. Comment ne me serais-je pas efforcée deplaider votre cause&|160;! Dieu a permis que je la gagnasse. Vousêtes sauvée.
–&|160;Hélas&|160;! je n’ose le croire. On m’arendu la liberté par pitié… parce que M.&|160;Roger Darcy est bon,et parce que vous avez intercédé pour moi… On peut me la retirerdemain.
–&|160;Non, car nous prouverons que vousn’êtes pas coupable.
–&|160;Comment le prouver, tant qu’on n’aurapas trouvé la femme qui a commis cet horrible meurtre&|160;?
–&|160;Et qu’importe qu’on la trouve&|160;?N’y a-t-il pas des crimes qui restent impunis&|160;? La justicefrappera-t-elle une innocente parce qu’elle n’aura pas su découvrirla vraie coupable&|160;? Non, ce serait une iniquité.Justifiez-vous, Berthe. Cela suffira.
–&|160;Me justifier&|160;! que puis-je direque je n’aie déjà dit&|160;? Les apparences m’accusent.
–&|160;Pas toutes, dit vivement madame Cambry.Vous ne savez pas ce qui s’est passé depuis quelques jours&|160;;vous ne savez pas à quelle circonstance heureuse vous devez d’êtresortie de prison.
–&|160;Non… je ne sais rien.
–&|160;Venez, je vais vous l’apprendre, repritla veuve en attirant Berthe vers un canapé où elle la fit asseoirprès d’elle. Mais, auparavant, permettez-moi de vous parler à cœurouvert. Oui, les apparences vous accusent, oui, votre silenceobstiné a faussé les convictions de M.&|160;Darcy. Vous avez degraves raisons pour vous taire, j’en suis persuadée, et si lesaveux que vous feriez devaient compromettre une autre personne, jene vous blâme pas de les retenir. Mais je vous défendrais mieux sije savais ce que vous avez caché à votre juge.
»&|160;Berthe, je suis votre meilleure amie.Berthe, vous avez confiance en moi, n’est-il pas vrai&|160;? Ehbien, pourquoi ne me diriez-vous pas toute la vérité&|160;?
–&|160;J’ai dit tout ce que je pouvais dire,murmura mademoiselle Lestérel.
–&|160;Tout ce que vous pouviez dire à un juged’instruction, et je m’explique fort bien que vous ayez refusé d’endire davantage. Un juge est un homme, et il y a des choses que nousne confions jamais à un homme, cet homme fût-il notre meilleur ami.Mais, moi, ma chère enfant, je ne suis pas un magistrat, je suisune femme, et en ma qualité de femme, je comprends toutes lesfaiblesses, je les excuse, je suis prête à les défendre. Avouez-moiles vôtres, comme vous les avoueriez à votre avocat, si, ce qu’àDieu ne plaise, cette absurde accusation avait des suites.
–&|160;Je n’ai pas eu de faiblesses, ditBerthe en relevant la tête.
–&|160;Je le crois. Je me suis mal exprimée,et je vais préciser. On vous impute le crime commis sur… sur cettefemme. C’est insensé. Pourquoi l’auriez-vous tuée&|160;? Vous laconnaissiez à peine, et vous n’aviez contre elle aucun grief. Si onvous a soupçonnée, c’est que l’arme dont le meurtrier s’est servivous appartient.
–&|160;Je ne l’ai jamais nié.
–&|160;Non, mais vous niez que vous soyezallée au bal de l’Opéra, ou, du moins, quand on vous interroge surce point, vous refusez de répondre. Vous ne voulez pas mentir, etvous vous taisez. Et cependant, vous y êtes allée, c’est l’évidencemême.
Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Ellepleurait.
–&|160;Je vous en supplie, ma chère Berthe,continua madame Cambry d’une voix émue, ne supposez pas que jeveuille vous arracher vos secrets pour les livrer à M.&|160;Darcy.Je vais l’épouser, je l’estime, je l’aime, mais je le mépriseraiset je me mépriserais moi-même s’il eût osé me charger de vous faireparler et si j’avais accepté cette vilaine mission.
–&|160;Cette pensée est bien loin de moi,madame, je vous le jure.
–&|160;Eh bien, puisque vous reconnaissez queje vous suis loyalement dévouée, ne me traitez pas comme si j’étaisvotre ennemie, ou votre juge. Confessez-moi la vérité. Ai-je besoind’ajouter que, si je tiens à la connaître, c’est afin de mieuxservir vos intérêts, c’est afin de pouvoir affirmer à M.&|160;Darcyque vous êtes innocente&|160;? Peut-être craignez-vous de mecompromettre vis-à-vis de lui&|160;; peut-être craignez-vous qu’ilne me somme d’expliquer mon affirmation, et qu’il ne tire dusilence que je lui opposerai de nouvelles inductions contre vous.Si vous redoutez cela, vous vous trompez. M.&|160;Darcy estmagistrat, mais c’est un galant homme. Il n’exigera rien de moi, etil tiendra grand compte de mon opinion. Peut-être aussi nesavez-vous pas que ses pouvoirs sont illimités, qu’un juged’instruction n’obéit qu’à sa conscience, et que s’il étaitconvaincu que vous n’êtes pas coupable, il pourrait, de son propremouvement, et sans en référer à personne, rendre une ordonnance denon-lieu.
–&|160;Je sais que je lui dois d’avoir étémise en liberté pour quelques jours.
–&|160;Mais vous ignorez pourquoi il a priscette mesure. Eh bien, ma chère Berthe, je vais vous l’apprendre,car je veux vous montrer à quel point M.&|160;Darcy est juste, avecquel scrupule il remplit les délicates fonctions qu’il exerce. Vousavez été informée que le domino et le masque dont vous vous êtesservie ont été trouvés dans la rue, et reconnus par la marchande àla toilette qui vous les a vendus.
–&|160;On m’a confrontée, en effet, avec cettefemme…
–&|160;Et vous n’avez pas démenti sesaffirmations. Vous vous êtes bornée à vous taire, comme vous l’aveztoujours fait. M.&|160;Darcy n’a vu là qu’une preuve de plus devotre présence au bal. Mais, peu de jours après, l’homme qui avaitrapporté le domino et le loup, – un sergent de ville, je crois, –est venu déclarer qu’il les avait trouvés avant trois heures dumatin. Or, il paraît que cette femme a été tuée à trois heures.M.&|160;Darcy n’a pas hésité à reconnaître que c’était là un indiceen votre faveur, et que votre innocence, à laquelle il ne croyaitplus, pouvait encore être démontrée. Et, pour vous épargner desrigueurs inutiles, il a signé immédiatement l’ordre auquel je doisle bonheur de vous revoir.
–&|160;Ainsi, dit mademoiselle Lestérel,très-émue, M.&|160;Darcy admet maintenant qu’il ne me serait pasimpossible de me justifier.
–&|160;Il l’admet si bien qu’il n’attend qu’unmot de vous pour prendre une mesure définitive, un mot qui expliquel’emploi de votre temps, pendant cette fatale nuit. Ce mot qu’ilvous en coûte tant de prononcer devant lui, dites-le-moi, Berthe,confiez-moi tout, et je vous jure encore une fois que, sans livrervotre secret, je persuaderai M.&|160;Darcy.
–&|160;Me jurez-vous aussi qu’un autre… quepersonne au monde ne saura ce que je vous révèlerai&|160;?
–&|160;Je vous le jure. Ni M.&|160;RogerDarcy, ni M.&|160;Gaston Darcy n’obtiendront de moi la plus petiteconfidence. Je ne vous trahirai pas… pas plus que vous ne metrahiriez si j’avais une faute à me reprocher et si je vous avouaiscette faute.
Mademoiselle Lestérel hésitait, et ce futd’une voix entrecoupée qu’elle répondit&|160;:
–&|160;Je voudrais parler. Je n’en ai pas laforce.
Madame Cambry lui prit les mains, les serradans les siennes, et lui dit doucement&|160;:
–&|160;Voulez-vous que je vous pose desquestions, pour vous épargner l’embarras d’un récit long etpénible&|160;?
–&|160;Oui, balbutia la jeune fille, ce seramieux ainsi&|160;; si vous ne m’interrogez pas, je ne pourrai pasrassembler mes souvenirs.
–&|160;Je commence donc, reprit lacompatissante veuve. Cette femme vous avait écrit, n’est-cepas&|160;? On a trouvé ici un fragment du billet qu’elle vous aadressé.
–&|160;C’est vrai… elle m’a écrit.
–&|160;Quelques jours avant le bal… unmardi&|160;?
–&|160;Je crois que oui.
–&|160;Par la poste&|160;?
–&|160;Non, c’est sa femme de chambre qui m’aapporté le billet.
–&|160;En effet, elle l’a déclaré et elle aajouté qu’après l’avoir lu, vous aviez répondu&|160;: Dites quej’irai.
–&|160;C’est exact.
–&|160;Et sa maîtresse vous donnaitrendez-vous à deux heures et demie. On a trouvé cette indicationsur le morceau de papier qui a échappé au feu où vous l’aviezjeté.
–&|160;Oui… mais…
–&|160;Il s’agissait de lettres que cettefemme avait en sa possession et qu’elle vous proposait de vousrendre.
–&|160;Qui vous fait croire cela&|160;?demanda Berthe avec agitation.
–&|160;Je l’ai deviné. Une jeune fille pure etfière n’aurait pas consenti à s’aboucher avec une femme galante,s’il ne s’était agi de sauver l’honneur d’une personne qui luiétait chère. Je n’ai jamais pensé et je n’admettrai jamais que leslettres fussent de vous. M.&|160;Darcy a pu le supposer, parcequ’il lui semblait étrange que, pour une négociation de ce genre,on se fût adressé à un intermédiaire. Mais celle qui les a écritesétait sans doute hors d’état d’aller les chercher.
»&|160;Oh&|160;! je ne vous demande pas de quielles sont, dit vivement madame Cambry pour répondre à un geste deBerthe. Il me suffit de savoir que, si vous êtes allée au bal,c’était, comme je l’ai toujours cru, pour accomplir un acte dedévouement. Et vous y êtes allée, n’est-il pas vrai&|160;?
Mademoiselle Lestérel fit un signeaffirmatif.
–&|160;En sortant de chez moi&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;Vers minuit, alors. Mais vous n’étiezpas habillée pour le bal masqué&|160;?
–&|160;J’avais une robe noire. Le domino et leloup que j’avais achetés étaient dans le fiacre qui m’avait amenéeet qui m’attendait à la porte de votre hôtel.
–&|160;Et vous les avez mis pendant le trajet.Le rendez-vous était fixé à deux heures et demie. Vous n’êtes doncpas allée directement à l’Opéra&|160;?
–&|160;Si. Un incident était survenu audernier moment, un incident qui m’obligeait à passer une partie dela nuit dans un quartier éloigné, répondit Berthe d’une voixdéfaillante. Il s’agissait de sauver l’honneur… la vie de la mêmepersonne…
–&|160;Celle que les lettrescompromettaient&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;Alors, cette femme qui s’est présentéede la part de votre sœur malade…
–&|160;Venait m’annoncer qu’un grand dangermenaçait la personne, et que je n’avais pas une minute à perdrepour y parer. Je le prévoyais depuis quelques jours, ce danger, etj’avais donné des instructions pour qu’on pût m’avertir à toutinstant, s’il devenait imminent. Je ne m’absentais jamais sans direoù j’allais.
–&|160;Cela m’explique très-bien pourquoi onest venu vous chercher chez moi, mais… pardonnez-moi d’insister…cela ne m’explique pas ce que vous avez fait après m’avoirquittée…
–&|160;Vous allez le comprendre, madame. Lepéril était partout. Je voulais rapporter les lettres que madamed’Orcival me menaçait d’envoyer, si je ne venais pas les chercher,à…
–&|160;À un ennemi… peu importe son nom… à unennemi de l’amie que vous cherchiez à sauver.
–&|160;Et je voulais aussi courir… là où onm’appelait et où ma présence allait être nécessaire pendantplusieurs heures. Alors j’ai pensé que mon entretien avec madamed’Orcival serait très-court, qu’elle arriverait peut-être dans saloge, dès le commencement du bal, que, si je l’y rencontrais, jepourrais reprendre les lettres et aller ensuite…
–&|160;Où vous êtes allée, interrompit madameCambry, qui semblait s’efforcer délicatement d’épargner à Berthedes aveux inutiles à sa défense et embarrassants, puisqu’ilsauraient mis en cause une autre femme. Voulez-vous me permettremaintenant de vous demander à quel moment vous êtes entrée dans lasalle&|160;?
–&|160;À minuit et demi, je crois.
–&|160;Vous êtes allée tout droit à la loge decette d’Orcival. Vous l’y avez trouvée seule&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;Elle ne vous a pas reproché d’avoirdevancé l’heure du rendez-vous&|160;?
–&|160;Si, d’abord. Elle m’a même dit de duresparoles… elle m’a fait cruellement sentir qu’elle tenait entre sesmains l’honneur de… d’une de mes amies. Puis elle s’est radoucie.Elle m’a rendu les lettres, et elle m’a pressée de partir, parcequ’elle attendait une autre personne.
–&|160;Elle vous a dit cela&|160;! Vous enêtes sûre&|160;!
–&|160;Très-sûre, madame, et c’était lavérité, car j’ai bien vu qu’il lui tardait de me renvoyer.
–&|160;Mais cette personne… elle ne vous l’apas nommée… elle ne vous a pas dit pourquoi elle allaitvenir&|160;?
–&|160;Non, répondit Berthe, un peu surprisede l’insistance que mettait madame Cambry à l’interroger sur cepoint.
–&|160;Comprenez le but de mes questions,reprit la veuve&|160;; s’il était prouvé qu’une femme est venueaprès vous dans la loge, et on le prouvera certainement, on nepourrait plus douter que le meurtre eût été commis par cette femme.En sortant, vous ne l’avez pas rencontrée… à la porte de laloge&|160;?
–&|160;Non, madame, je n’ai remarquépersonne&|160;; j’avais hâte de partir. Je me suis précipitée horsde la salle, j’ai pris une voiture, et je me suis faitconduire…
–&|160;À l’autre bout de Paris. Et, en route,vous vous êtes débarrassée de votre domino et de votre loup, vousles avez jetés par la portière du fiacre…
–&|160;Oui&|160;; je ne voulais pas conserverchez moi ces preuves de ma visite à madame d’Orcival, au balmasqué.
–&|160;Il est fort heureux que vous ayez eucette idée. On les a ramassés avant trois heures… donc vous n’étiezplus à l’Opéra lorsque… car vous n’y êtes pas retournée, n’est-cepas&|160;?
–&|160;Qu’y serais-je allée faire&|160;?J’avais les lettres.
–&|160;Et vous les avez brûlées, en rentrantchez vous, vers quatre heures.
–&|160;Oui.
Madame Cambry avait écouté les réponses deBerthe avec une attention émue, et elle les jugea si satisfaisantesqu’elle embrassa la jeune fille sur les deux joues en luidisant&|160;:
–&|160;Merci d’avoir eu foi en moi.Maintenant, je puis vous assurer que vous êtes sauvée.
–&|160;Vous m’avez promis que vous ne diriezrien à M.&|160;Darcy, s’écria Berthe.
–&|160;Rien de ce qu’il faut lui taire pour nepas compromettre l’amie à laquelle vous vous êtes sacrifiée, non,certes. Mais je pourrai lui jurer que vous êtes innocente, et il mecroira… il faudra bien qu’il me croie.
–&|160;Dieu le veuille, madame. SiM.&|160;Darcy exigeait des aveux, que je suis résolue à ne pas luifaire, je me résignerais à subir mon sort plutôt que de parler.
–&|160;Je vous approuverais, dit madame Cambryd’un ton ferme. Si vous parliez, le devoir de M.&|160;Darcy seraitde faire rechercher la personne pour laquelle vous vous êtesdévouée, et il est probable qu’il la trouverait. Mieux vaut qu’ildevine à peu près la vérité. Il pourra alors se contenter despreuves morales qui sont toutes en votre faveur, et que ladécouverte du domino, trouvé avant trois heures sur le boulevard dela Villette, complète de la façon la plus heureuse. En l’état deschoses, il me paraît impossible qu’il n’abandonne pas l’affaire,alors même qu’il lui resterait des doutes sur votre innocence.
»&|160;Mais, ajouta-t-elle, après une courtepause, il y a un détail dont nous avons à peine parlé et qui acependant une grande importance…
–&|160;Lequel, madame&|160;?
–&|160;Ce poignard… qu’on a trouvé dans laloge… il est à vous&|160;?
–&|160;Oui, répondit tristement mademoiselleLestérel, ce poignard m’appartenait. Je l’ai reconnu dès queM.&|160;Darcy me l’a montré. Comment ne l’aurais-je pasreconnu&|160;? Il n’y en a peut-être pas un pareil dans tout Paris.Mon beau-frère, qui me l’a donné, l’a rapporté du Japon.
–&|160;Vous le portiez quand vous êtes venuechez moi, m’a-t-on dit&|160;?
–&|160;Oui, madame&|160;; je l’ai montré àM.&|160;Gaston Darcy.
–&|160;Je ne l’ai pas remarqué. Alors vousl’aviez quand vous êtes arrivée au bal.
–&|160;Malheureusement. Je ne prévoyais pasqu’il servirait à…
–&|160;Et vous l’avez perdu&|160;?
–&|160;Non. Je le tenais à la main quand jesuis entrée dans la loge. Il a attiré l’attention de madamed’Orcival. Elle l’a pris, elle l’a examiné, et elle m’a dit enriant que je lui devais bien une récompense pour le service qu’ellerendait à… mon amie.
–&|160;Et elle vous a demandé de le luidonner&|160;?
–&|160;Oui, je ne pouvais pas le lui refuser.J’étais trop heureuse d’avoir les lettres.
–&|160;Quelle étrange fatalité&|160;! Cettemalheureuse a préparé elle-même sa mort tragique en se faisantremettre par vous l’arme qui devait la frapper. Qui sait si la vuede ce poignard n’a pas inspiré l’idée du meurtre à la femme qui l’atuée&|160;? Ne voyez-vous pas la scène&|160;? Cette femme n’a rienprémédité, elle ne songe pas à commettre un crime, mais unequerelle s’engage, une querelle violente. Madame d’Orcival, aprèsl’avoir insultée, la menace avec ce couteau… la femme, emportée parla colère, le lui arrache des mains, et alors…
–&|160;Mon Dieu&|160;! interrompit Berthe, jeme souviens maintenant que Julia m’a dit, en tirant le poignard desa gaine&|160;: Je vais avoir tout à l’heure un entretien orageux.S’il prenait envie à la personne qui va venir de me faire unmauvais parti, cet éventail me servirait à me défendre.
»&|160;Et elle jouait avec l’arme meurtrière…elle essayait la pointe sur sa main gantée… Ah&|160;! c’esthorrible&|160;!
–&|160;Oui, c’est horrible, murmura enfrissonnant madame Cambry. Si vous aviez répété ces paroles àM.&|160;Darcy, l’instruction aurait tourné tout autrement. Maispour les répéter, il aurait fallu…
–&|160;Convenir que j’avais vu Julia, etM.&|160;Darcy m’aurait demandé de prouver que j’étais sortie de laloge presque aussitôt après y être entrée. Pour prouver cela, ilaurait fallu lui dire où j’étais allée… et, même à présent, si jelui avouais la vérité, il exigerait encore des explications que jene veux pas lui donner. Je me tairai.
–&|160;Et peut-être aurez-vous raison. Lesilence vaut mieux qu’une justification incomplète. Dans le douteoù l’ont jeté tant d’incertitudes, M.&|160;Darcy ne tiendra compteque du fait qui vous innocente… un fait que je lui rappelleraisouvent. Le domino trouvé avant trois heures du matin vous sauvera.Vous vous tairez, ma chère Berthe&|160;; je me chargerai de parlerpour vous.
»&|160;Et maintenant, ajouta madame Cambry,après avoir un peu hésité, permettez-moi de vous adresser unequestion… à laquelle vous pouvez répondre, je crois, sanscompromettre votre amie. Je ne vous ai pas demandé de qui étaientles lettres que madame d’Orcival vous a rendues, mais je vousdemande si vous savez à qui elles étaient adressées.
Mademoiselle Lestérel rougit beaucoup.
–&|160;Je le sais, répondit-elle avecembarras, mais je vous supplie de me dispenser de vous l’apprendre.C’est un secret qui ne m’appartient pas. J’ai brûlé les lettres. Jeveux oublier le nom de celui qui les a reçues.
–&|160;Vous connaissiez donc cethomme&|160;?
–&|160;Non, madame. Je l’ai vu… on me l’amontré… je ne lui ai jamais parlé.
–&|160;C’est singulier… mais j’y pense,comment se fait-il qu’il se tienne à l’écart&|160;? Il estimpossible qu’il ignore ce qui se passe. Il a été, sinon la cause,du moins l’occasion d’un meurtre, il sait qu’une jeune fille estaccusée de ce meurtre… et il n’intervient pas, alors que sonintervention pourrait la sauver… il se cache.
–&|160;Il est mort.
Madame Cambry tressaillit et retint uneexclamation qui allait lui échapper. Puis, d’une voixémue&|160;:
–&|160;Je comprends tout, dit-elle. Jem’explique comment madame d’Orcival possédait ces lettres. Peu dejours avant le bal où elle a été tuée, les journaux ont racontéqu’un étranger venait de se suicider chez elle. Les lettres quivont ont coûté si cher étaient du…
–&|160;Par pitié, madame, ne le nommez pas,s’écria mademoiselle Lestérel. Ma malheureuse amie a tant souffertpar lui… ce nom me rappelle de si cruels souvenirs que je ne puisl’entendre prononcer sans que mon cœur se serre.
–&|160;Calmez-vous, ma chère Berthe, je ne leprononcerai pas. À Dieu ne plaise que je veuille vous affliger.
Il y eut un silence. La jeune fille baissaitla tête, et madame Cambry hésitait visiblement à la questionnerencore.
–&|160;Un mot, dit-elle enfin, un seul. Àquelle époque remonte la liaison du… de cet homme avec la personnequi vous est chère&|160;?
–&|160;Cette liaison avait commencée il y a unan&|160;; elle a pris fin il y a quelques mois, répondit Berthe, unpeu étonnée.
–&|160;C’est dans votre intérêt que je vousdemande cela. Je suis votre avocat. Il faut que je sache tout. Maisj’en sais déjà assez pour gagner la cause que je vais plaiderauprès de M.&|160;Darcy. Parlons de vous, de votre avenir.
–&|160;Mon avenir&|160;! quel avenir puis-jeattendre&|160;? Je n’aurais plus qu’à mourir si votre amitié ne merattachait encore à la vie. Et rien ne me rendra ce que j’aiperdu.
–&|160;Vous n’avez pas perdu l’amour deM.&|160;Gaston Darcy. Ses sentiments n’ont pas changé. Votremalheur n’a fait que les rendre plus vifs. Il est résolu de vousépouser, et je n’ai pas besoin de vous dire que je l’approuve. Sononcle ne s’y opposera pas, et ce mariage se fera en même temps quele mien. Je veux que vous soyez heureuse, ma chère Berthe, et ilmanquerait quelque chose à mon bonheur si je n’assurais pas levôtre.
–&|160;Je ne puis être la femme deM.&|160;Darcy, dit mademoiselle Lestérel d’un ton ferme.
–&|160;Pourquoi&|160;? Il vous aime, vousl’aimez… car vous l’aimez, j’en suis certaine. Vous ne me répondezpas. Me serais-je donc trompée&|160;?
Berthe baissait la tête et fondait enlarmes.
–&|160;Non, reprit madame Cambry, je ne mesuis pas trompée. Pour n’avoir pas su lire dans votre cœur, ilfaudrait que je n’eusse pas aimé.
–&|160;Vous n’avez pas souffert, murmura lajeune fille, vous ne pouvez pas comprendre ce que je souffre.
–&|160;Qu’en savez-vous&|160;? Je suis femme,et toute femme a sa part des amertumes de la vie. Dieu m’a épargnél’horrible épreuve que vous traversez. Peut-être m’en réserve-t-ild’autres. S’il me les envoie, je les accepterai sans me plaindre,et je ne perdrai pas courage. Désespérer est lâche. Ne vous laissezpas abattre. Votre conscience ne vous reproche rien. Méprisezl’opinion du monde. M.&|160;Gaston Darcy la méprise. Pourquoiseriez-vous moins courageuse que lui&|160;? Les sots le blâmerontde vous épouser. Que vous importe, si vous l’aimez&|160;?
–&|160;C’est parce que je l’aime que jerepousse ses offres généreuses. Je ne veux pas que la fatalité quim’accable retombe sur lui. Il porte un nom respecté, il a un passésans tache. Je ne veux pas qu’il partage la disgrâce où je suistombée.
–&|160;Est-ce à vous de céder à desconsidérations qu’il foule aux pieds&|160;? Croyez-moi, Berthe, neprenez pas tant de souci d’un préjugé qu’il brave. Mariez-vous, et,quand vous serez unis, marchez la tête haute, la main dans la main.Votre amour vous soutiendra. L’amour est tout. Le reste n’est quefumée. Je vous jure que si, comme vous, j’avais été atteinte par lacalomnie, je n’hésiterais pas une seconde à devenir la femme dugalant homme qui m’a fait l’honneur de me demander ma main.
–&|160;Hélas&|160;! soupira Berthe,profondément troublée, vous oubliez que je suis encore uneprévenue, que demain peut-être on me ramènera dans cette affreuseprison d’où je ne sortirai plus que pour subir les hontes d’unjugement public. Quand donc pourrais-je épouserM.&|160;Darcy&|160;? Est-ce pendant que je suis sous le coup d’uneaccusation infamante&|160;? Sera-ce après qu’on m’aura traînée àl’audience, lorsque je serai devenue l’héroïne d’un procèscriminel, lorsque l’affaire Lestérel figurera parmi les causescélèbres&|160;? Que je sois condamnée ou acquittée, le déshonneursera le même.
–&|160;Vous épouserez M.&|160;Gaston Darcyquand M.&|160;Roger Darcy aura reconnu votre innocence en déclarantofficiellement qu’il n’y a plus lieu de poursuivre. Et ne me ditespas que cette déclaration serait insuffisante à vous réhabiliter.Nous serons trois pour imposer silence aux malveillants&|160;:votre mari, le mien et moi. Nul ne s’avisera de contesterl’honorabilité d’une femme que nous couvrirons de notre protection.Promettez-moi donc, ma chère enfant, que vous consentirez dès àprésent à recevoir M.&|160;Darcy, votre fiancé. Je tenais à vousvoir seule, d’abord, mais je vous l’amènerai demain. Et, enattendant que vous lui accordiez cette joie, dites-moi en quoi jepuis vous servir. Je vous verrai chaque jour&|160;; si vous avez àfaire une démarche délicate, si vous jugez que, pour la faire, maprésence vous soit utile, disposez de moi.
La figure de mademoiselle Lestérels’éclaira&|160;:
–&|160;Quoi&|160;! s’écria-t-elle, vousconsentiriez…
–&|160;À tout, pour vous venir en aide.Parlez.
–&|160;J’ai une sœur que j’aimetendrement…
–&|160;Et que vous n’avez pas vue depuis votrearrestation, je le sais.
–&|160;Elle ignore sans doute que j’ai étémise en liberté ce matin, et moi j’ignore si elle vit, car elleétait gravement malade lorsqu’on m’a arrêtée, et je n’ai pas purecevoir de ses nouvelles… j’étais au secret.
–&|160;Rassurez-vous, ma chère Berthe. Je suiscertaine qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux. M.&|160;RogerDarcy m’a parlé d’elle plusieurs fois. Il a recueilli sa dépositionet celle de votre beau-frère… qui est officier de marine, n’est-cepas&|160;?
–&|160;Il commande un navire de commerce… etpuisque vous me parlez de lui, madame, je m’enhardis à vous avouerque je tremble à la seule pensée de l’accueil qu’il me fera. C’estun excellent homme, mais il est d’une violence excessive, et jecrains qu’il ne soit très-mal disposé pour moi après ce qui s’estpassé. Déjà, auparavant, je l’avais irrité involontairement.J’avais pris contre lui le parti de ma sœur… dans unecirconstance…
–&|160;Que je n’ai pas besoin de connaître.Mais votre sœur… vous devez avoir hâte de l’embrasser.
–&|160;Ma première visite eût été pour elle…J’ai pour Mathilde une affection… qu’elle me rend bien, et monmalheur la tue… elle n’a de confiance qu’en moi… sans moi, elle nepeut pas veiller à… des intérêts qui lui sont personnels… maprésence lui rendrait la vie, et le courage me manque pour meprésenter chez elle. Que répondre à son mari quand ilm’interrogera, quand il me demandera compte de cette accusationqu’il doit croire fondée, quand il me reprochera de l’avoirdéshonoré&|160;? Si sa colère ne devait tomber que sur moi, jen’hésiterais pas&|160;; mais je crains d’être l’occasion d’unebrouille entre ma sœur et lui. Il refusera peut-être de me croire,lorsque j’essayerai de me justifier. S’il me chasse, s’il défend àMathilde de me recevoir, elle lui résistera, et…
–&|160;Voulez-vous que nous y allionsensemble&|160;? Quand je lui aurait dit qui je suis et affirmé quevous êtes innocente, il me croira. La parole de la future femme devotre juge aura de l’autorité, je l’espère.
–&|160;Oh&|160;! madame, si vous faisiez cela,si vous l’apaisiez, si vous parveniez à me réconcilier avec lui,vous nous sauveriez, ma sœur et moi… car vous ne savez pas, vous nepouvez pas savoir…
–&|160;Je devine tout, interrompit en souriantmadame Cambry. Partons. Votre sœur souffre de mortellesinquiétudes. Il ne faut pas la faire attendre.
–&|160;Quoi&|160;! vous voulez dès àprésent…
–&|160;Sans doute. J’ai ma voiture en bas.Nous allons y monter ensemble. Votre sœur demeure…
–&|160;Rue Caumartin.
–&|160;C’est tout près d’ici. Nous y seronsdans quelques minutes. J’opèrerai la réconciliation, et quand ellesera faite, je vous laisserai aux joies de la famille. Il n’y a queM.&|160;Gaston Darcy qui ne s’accommodera pas de cet arrangement.Il espérait vous voir dès ce matin, mais il patientera bien jusqu’àdemain. Venez&|160;; vous n’avez pas de toilette à faire, puisquevous n’aviez pas encore ôté votre chapeau quand je suis arrivée.Qui vous retient&|160;?
–&|160;Une prière à vous adresser, madame. Jevous supplie de ne pas parler à mon beau-frère de ma présence aubal de l’Opéra, ni de ces lettres…
–&|160;Ne craignez rien de pareil, ma chèreBerthe. Je comprends la situation. Mais, avant de sortir, neferiez-vous pas bien de recommander à votre portier… pour le cas oùM.&|160;Gaston viendrait pendant votre absence… de lui dire quevous êtes allée chez madame votre sœur&|160;? Si vous ne preniezpas cette précaution, je le connais, Gaston se forgerait millechimères.
–&|160;Vous avez raison, madame. Je vaissuivre votre conseil, répondit mademoiselle Lestérel.
Madame Cambry était déjà dans l’escalier. Laconsigne fut donnée au concierge, une consigne générale, car Berthene voulait pas la spécialiser pour un monsieur. C’eût été se donnerl’air de lui assigner un rendez-vous chez madame Crozon. Leconcierge fut donc averti d’avoir à répondre la même chose à toutesles personnes qui se présenteraient.
En mettant le pied dans la rue, Berthe eut lajoie de ne plus apercevoir l’agent de police et de penser queGaston avait déjà tenu sa promesse, en obtenant de son oncle lasuppression de ce surveillant incommode.
L’agent d’ailleurs, eût-il été encore à sonposte, n’aurait certainement pas pu suivre en fiacre un coupéattelé de deux excellents chevaux.
Berthe se réjouissait d’autant plus d’êtredébarrassée de lui qu’elle avait absolument besoin d’aller le plustôt possible dans un quartier de Paris fort éloigné, et qu’il luiimportait beaucoup que ce voyage restât discret.
Et elle avait encore d’autres sujets de joie.L’appui que lui donnait si généreusement madame Cambry la rassuraitpresque sur l’avenir. L’amour de Gaston la touchait profondément etouvrait son cœur à l’espérance. L’horizon s’éclaircissait.
Le trajet fut rapidement fait, et laconversation ne languit pas en chemin. Madame Cambry, qui étaitarrivée le front soucieux chez sa jeune amie, se rassérénait à vued’œil, et s’efforçait avec sa bonté accoutumée de détournermademoiselle Lestérel des pensées tristes qui l’assiégeaientencore. Elle lui demandait des détails sur M.&|160;Crozon, sur sonpassé, sur son caractère, sur son mariage&|160;; elle voulait,disait-elle, le connaître avant de l’aborder, afin de ne pas fairefausse route en lui parlant. Berthe la renseignait de son mieux, etelle n’eut pas de peine à lui expliquer ce qu’était son beau-frère.Madame Cambry comprenait à demi-mot, et en arrivant à la porte dela maison habitée par le ménage Crozon, elle en savait aussi longsur le capitaine baleinier que si elle eût été en relation avec luidepuis des années.
En montant l’escalier, elle proposa àmademoiselle Lestérel de la laisser un instant dans l’antichambreet de se présenter seule pour épargner à madame Crozon l’émotiontrop vive qu’elle aurait éprouvée en voyant apparaître sa sœurqu’elle n’attendait pas, et aussi pour préparer à l’entrevue leterrible beau-frère, pour sonder ses dispositions, et pour tâcherde les modifier, si elles étaient hostiles.
Berthe accepta cet arrangement très-sage, etquand la bonne de Mathilde se présenta, elle la pria de ne points’exclamer, comme elle commençait à le faire, et d’annoncerseulement à M.&|160;Crozon qu’une dame désirait lui parler d’uneaffaire pressante.
–&|160;Monsieur et madame sont à table,répondit cette fille&|160;; ils vont être bien contents de revoirmademoiselle.
Berthe, surprise et charmée, demanda tout basce qui s’était passé depuis son arrestation, et elle apprit qu’unerévolution d’intérieur s’était accomplie, une révolution dans lemeilleur sens du mot. M.&|160;Crozon était réconcilié avec sa femmequi se portait beaucoup mieux, et ils parlaient souvent del’absente.
Ce colloque fut cause que le plan de madameCambry ne put pas s’exécuter. L’appartement était petit, la portede la salle à manger donnait directement dans l’antichambre, etM.&|160;Crozon n’avait pas, sur la façon de recevoir des visites,les idées des gens du monde. Il ne dédaignait pas d’aller au besoinouvrir lui-même la porte quand on sonnait et de se lever de tablepour aller voir qui était là, quand il entendait qu’on parlait à sadomestique. Il se montra tout à coup, et dès qu’il aperçut Berthe,il lui tendit les deux mains sans prendre le temps de saluer madameCambry qui souriait d’aise à cette réconciliation spontanée.
Ce fut bien autre chose encore lorsque parutmadame Crozon, attirée par une voix qu’elle hésitait àreconnaître&|160;: elle poussa un cri et se jeta au cou demademoiselle Lestérel en la couvrant de baisers. Les deux sœurspleuraient de joie&|160;; le capitaine au long cours riait, sautaitet battait des mains comme un enfant, et la future femme du juged’instruction contemplait avec attendrissement cette scènetouchante.
Berthe eut beaucoup de peine à s’arracher auxétreintes des siens pour présenter sa généreuse protectrice. MadameCrozon la connaissait de nom, et devina tout de suite qu’elle avaitcontribué à la délivrance de la prisonnière. Le marin ne compritpas tout d’abord, et il fallut qu’on lui expliquât brièvement à quiil avait affaire, mais il fut pris d’un véritable accèsd’enthousiasme qui se traduisit par des effusions de joie et detendresse. Il fit mine d’embrasser madame Cambry, et comme elle sedérobait, il s’empara de son bras sans cérémonie et il l’entraînadans la salle à manger.
La belle veuve eut beau s’en défendre, ellefut obligée de s’asseoir à table entre Berthe et Crozon, qui netarissait pas en exclamations et en remerciements. Mathilde causaità demi-voix avec sa sœur, et la bonne tout émue contemplait cetableau curieux. Les restes d’un déjeuner bourgeois fumaient encoresur la toile cirée. Jamais madame Cambry ne s’était trouvée àpareille fête, elle qui ne sortait de son hôtel que pour aller chezdes personnes de son monde. Le loup de mer lui versait à boire etla suppliait de trinquer à Berthe avec un certain vin de Piscoqu’il avait rapporté de l’Amérique du Sud. Il jurait qu’elle nepartirait pas sans en goûter, et il lui demandait quel jour elleviendrait dîner sans cérémonie.
Elle se défendait doucement, et, tout enrépondant à ces politesses maritimes, elle regardait Berthe à ladérobée. Elle aurait bien voulu l’interroger sur la cause de cetheureux changement, mais Berthe n’aurait pas pu lui répondre, carBerthe ignorait l’histoire récente du ménage. Berthe en étaitrestée au retour du mari, au drame qui s’était joué en présence deGaston Darcy, spectateur invisible, et à la paix un peu boiteusepar laquelle s’était terminé ce premier acte de la campagne ouvertecontre la pauvre Mathilde par un dénonciateur anonyme.
Madame Crozon en savait davantage. Elle savaitqu’elle devait son repos à l’habile intervention de Nointel, etelle brûlait du désir de mettre sa sœur au courant des diversincidents qui s’étaient produits depuis la fatale nuit du bal del’Opéra. Mais la présence de son mari lui fermait la bouche.
–&|160;Je le savais bien, que Berthe étaitinnocente, s’écria le capitaine en frappant du poing sur la table.Le juge a mis du temps à le reconnaître, mais enfin il nous a rendunotre petite sœur, et elle ne nous quittera plus. C’est à vous,madame, que nous devons cette joie, et je vous jure que JacquesCrozon, ici présent, sera toujours prêt à se jeter à l’eau pourvous.
–&|160;Vous la devez surtout à M.&|160;Darcy,s’empressa de dire la belle veuve, qui avait hâte de poser lasituation de manière à dispenser mademoiselle Lestérel de fournirdes explications difficiles.
Elle ne voulait pas attrister cette premièreentrevue en apprenant au marin et à sa femme que la mise en libertéde Berthe n’était que provisoire, et cependant il fallait bien leurtoucher un mot de la mesure prise par le juge. Elle tourna ladifficulté.
–&|160;M.&|160;Darcy, reprit-elle, n’a pasencore statué définitivement sur l’affaire qu’il est chargéd’instruire&|160;; mais sa conviction est faite, et il ne tarderaguère à prendre une décision qui déchargera complètementmademoiselle Lestérel d’une accusation injuste. Il y a, avant d’envenir là, des formalités à remplir qui peuvent être assezlongues.
–&|160;N’importe, s’écria Crozon. Berthe estlibre. C’est tout ce qu’il faut. Aussi, c’était trop absurde…accuser de meurtre une enfant qui ne ferait pas du mal à unemouche… J’en suis à me demander comment un magistrat éclairé a pucroire à de pareilles calomnies.
–&|160;Il a été induit en erreur par desindices malheureux.
–&|160;Oui, je sais, ce poignard que j’airapporté de Yeddo. Un joli cadeau que je lui ai fait là, à mapauvre Berthe. On aurait bien dû se douter qu’elle l’avaitperdu.
Mademoiselle Lestérel baissait les yeux etcommençait à pâlir. Madame Cambry vint à son secours.
–&|160;Perdu, c’est bien cela, dit-ellevivement, perdu en sortant de chez moi, au moment où le bal del’Opéra commençait, et, par une fatalité extraordinaire, c’est unefemme qui l’a trouvé et qui s’en est servie pour commettre lecrime.
–&|160;On la connaît, cette femme&|160;?
–&|160;Non, pas encore&|160;; mais si elleéchappait à la justice, l’innocence de mademoiselle Lestérel n’enserait pas moins bien établie. Elle a été victime d’une sorte decomplot ourdi par des misérables qu’on découvrira, je l’espère.
–&|160;C’est moi qui les découvrirai. Je suissûr que le coup part d’un drôle que je cherche et que je finiraibien par trouver. Ah&|160;! madame, j’ai vu, moi aussi, qu’il nefallait pas se fier aux apparences. Vous ne m’en voudrez pas devous parler des chagrins qui ont empoisonné ma vie et qui ont prisfin, Dieu merci&|160;! Sur une dénonciation anonyme, j’ai soupçonnéma femme. J’ai été assez fou pour croire qu’elle m’avait trompé, etj’allais faire un malheur, quand le hasard m’a mis face à face avecun ancien camarade, le capitaine Nointel. C’était précisément luiqu’un coquin me désignait comme ayant été l’amant de Mathilde. Nousnous sommes expliqués loyalement, et tout s’est éclairci bien vite.Nous avons reconnu que nous étions tous les deux en butte auxpersécutions d’un ennemi caché qui avait imaginé de nous amener ànous couper la gorge. Et Nointel est maintenant mon meilleurami.
–&|160;M.&|160;Nointel m’a été présenté hier,dit madame Cambry, enchantée de la tournure que prenaitl’entretien. Il est très-lié avec le neveu de M.&|160;Darcy, monfutur mari, et j’espère qu’il nous procurera souvent le plaisir dele recevoir.
Berthe regarda sa sœur, et, en la regardant,elle devina à peu près ce qui s’était passé pendant sa captivité.Alors elle pensa à Gaston, qui sans doute avait inspiré à sonintime l’heureuse idée de se mettre en rapport avec le marin, etelle se dit avec un battement de cœur&|160;:
–&|160;C’est pour moi qu’il a fait cela.
–&|160;Et vous, monsieur, reprit la veuve, jecompte bien que je vous reverrai et que madame Crozon me fera aussil’honneur de venir chez moi.
–&|160;L’honneur sera pour nous, et je vouspromets que nous profiterons souvent de la permission, ditchaleureusement le baleinier. Ah&|160;! madame, si vous saviezcomme nous sommes heureux maintenant que notre chère sœur estrevenue, maintenant que je suis guéri de ma stupide jalousie. C’estle paradis, et avant c’était l’enfer. J’étais fou. J’avais despensées de meurtre. Croiriez-vous que le lâche qui m’écrivait deslettres anonymes m’avait persuadé que ma femme était accouchéesecrètement, et que je cherchais l’enfant pour le tuer&|160;?J’aurais tué la mère après, et je me serais fait sauter la cervelleensuite.
–&|160;Jacques&|160;! s’écria d’un ton dereproche mademoiselle Lestérel, vous faites un mal affreux àMathilde, et vous oubliez à qui vous parlez.
Madame Crozon était horriblement pâle, etmadame Cambry, qui la prit en pitié, allait essayer de détourner laconversation&|160;; mais l’enragé marin était lancé.
–&|160;Pourquoi ne rappellerais-je pas lesouvenir de mes sottises&|160;? reprit-il. Laissez-moi proclamerbien haut que j’ai été injuste, que j’ai fait souffrir une femmeinnocente, mais que je suis revenu de mes funestes erreurs et quema vie tout entière sera consacrée à les réparer. Oui, je merepens, oui, je demande pardon à Mathilde, à vous, Berthe, que j’aiméconnue… et à madame que je fatigue du récit de mes malheurs.
»&|160;Parlons d’autre chose, ajouta-t-ilbrusquement. Quand êtes-vous sortie de cette abominable prison, machère Berthe&|160;?
–&|160;Ce matin, répondit la jeunefille&|160;; j’étais à peine arrivée chez moi, rue de Ponthieu,lorsque madame Cambry y est venue. Et, vous le dirais-je,Jacques&|160;? c’est elle qui m’a encouragée à me présenter à vous.Je n’osais pas, je redoutais votre accueil. Ma première penséeavait été d’accourir ici… puis je m’étais dit que sans doute vousm’aviez maudite, que vous alliez me chasser peut-être, et j’avaisrésolu d’épargner cette douleur à Mathilde. Elle a assezsouffert.
–&|160;Non, je ne vous avais pas maudite… maisj’étais assailli par des soupçons vagues… votre conduite meparaissait inexplicable… j’étais irrité que ma femme eût été miseen cause… vous aviez dit au juge qu’elle vous avait envoyé chercherla nuit de ce bal… mieux que personne, je savais que ce n’était pasvrai… je me demandais où vous étiez allée… ce que vous aviez faitpendant cette malheureuse nuit… et alors mes soupçons merevenaient…
–&|160;Monsieur, dit madame Cambry quiapercevait le danger et qui avait assez de présence d’esprit pour yparer en improvisant une histoire, Berthe elle-même a été trompée.La femme qui est venue la chercher chez moi, et qu’on n’a pasretrouvée, s’était servie du nom de madame Crozon. Berthe a cru quesa sœur la demandait, et elle a suivi cette femme qui, dans lavoiture où elles étaient montées ensemble, a essayé de l’entraînerau bal de l’Opéra.
–&|160;Elle était envoyée par le coquin,l’homme aux lettres anonymes, s’écria Crozon. Ah&|160;! lemisérable&|160;! que j’aurai de plaisir à le tuer&|160;! Et moi quim’étais imaginé que Berthe était allée… j’avais toujours en têtecet odieux mensonge d’un enfant caché par Mathilde… et jesupposais…
Un violent coup de sonnette interrompit lesexclamations du baleinier, et mit fin pour un instant aux angoissesdes deux sœurs, qui tremblaient chaque fois que Crozon revenait surce sujet scabreux.
–&|160;Si c’était Nointel qui vient nousdemander à déjeuner, il tomberait bien, dit joyeusement lemari.
Et il prêta l’oreille à un colloque engagédans l’antichambre entre la bonne et la personne qui avaitsonné.
–&|160;Non, reprit Crozon, c’est une voix defemme.
On parlait assez haut, et le diapason nefaisait que s’élever. Évidemment, la domestique discutait avec unevisiteuse qu’elle refusait d’introduire.
Bientôt, elle entra tout effarée dans la salleà manger, et elle dit d’une voix entrecoupée&|160;:
–&|160;Madame, c’est une femme qui demandemademoiselle Berthe.
–&|160;Une femme&|160;! répéta Berthe avecinquiétude.
–&|160;Oui, mademoiselle, une femme qui al’air d’une nourrice et qui porte un enfant emmailloté.
Ce fut un coup de théâtre. Le baleinier bonditcomme un cachalot harponné. Berthe pâlit, et sa sœur s’affaissa sursa chaise. Madame Cambry les regardait pour tâcher de deviner lesens de cette scène d’intérieur.
–&|160;Un enfant&|160;! répéta Crozon, unenourrice&|160;! Que vient-elle faire ici&|160;?
–&|160;Monsieur, dit la bonne, elle veutabsolument parler à mademoiselle Lestérel.
–&|160;C’est bien, j’y vais, murmura Berthe ense levant de table.
Le marin fut debout aussitôt qu’elle et luibarra le passage.
–&|160;Je vous défends de bouger,cria-t-il.
Et comme madame Cambry faisait mine de partir,il ajouta&|160;:
–&|160;Restez, madame, vous n’êtes pas detrop.
À son air, la belle veuve comprit qu’il étaitinutile d’insister, et elle se soumit, mais elle commençait àregretter d’avoir accompagné sa jeune amie.
Crozon ouvrit brusquement la porte, poussa labonne dans l’antichambre, s’y précipita après elle, et rentrapresque aussitôt, traînant une grosse femme qui tenait dans sesbras un nourrisson endormi.
Elle était un peu interloquée, mais elle seremit assez vite, car c’était une robuste commère, et la timiditéne devait pas être son défaut.
–&|160;Salut, monsieur, mesdames, et toute lacompagnie, dit-elle en faisant la révérence à l’ancienne mode.
Puis, s’adressant à Berthe&|160;:
–&|160;Bonjour, mademoiselle&|160;; je viensde chez vous&|160;; votre portier m’a dit que vous étiez dumoment chez madame Crozon, rue Caumartin, 112, et je suisvenue dare dare. Ah&|160;! je suis joliment contente devous trouver, car voilà déjà du temps que mon homme me fait une viede chien pour que je rentre chez nous, à Pantin. Je n’ai pas voulu,vu que je vous avais promis de rester à Belleville, parce que vousteniez à voir la petite tous les jours&|160;; mais ça ne pouvaitpas durer. Pensez donc, mes frais de nourriture quicouraient&|160;! Nous ne sommes pas riches, et la dépense allaittoujours. Pour ce qui était de vous parler, ou de vous écrire àc’te vilaine maison du faubourg Saint-Denis, j’y ai pas seulementpensé&|160;; j’aurais eu peur de vous faire arriver de la peine.Dame&|160;! ils sont regardants, les juges, et si j’étais enprison, je n’aimerais pas qu’on leur contât mes affaires.
»&|160;Pour lors, donc, il n’y avait plusmoyen d’y tenir, et si j’avais écouté mon homme, j’aurais portél’enfant à l’hospice. Enfin, ce matin, en causant avec lafruitière, j’ai appris qu’elle avait lu sur le journal qu’on allaitlâcher la demoiselle qui était à Saint-Lazare pour la chose del’Opéra. Là-dessus, je n’ai fait ni une ni deux&|160;; j’aiemmailloté la petite, et j’ai été tout droit rue de Ponthieu.Depuis la rue de Puebla il y a un bout de chemin, et je n’avais passeulement six sous pour prendre l’omnibus. C’est pourquoi…
–&|160;Assez, cria le capitaine. Qui vous aconfié cet enfant&|160;?
–&|160;Pardine&|160;! c’est mademoiselle. Fautpas être malin pour trouver ça, dit la nourrice.
–&|160;Quand&|160;?
–&|160;Il y a pas loin de deux mois… même queje n’en ai touché qu’un.
–&|160;Deux mois, répéta Crozon en lançant àsa femme un regard effrayant.
–&|160;Oui, deux mois. Mais la petite a un peuplus.
–&|160;Où vous l’a-t-on remise&|160;? Pourquois’est-on adressé à vous&|160;? Répondez&|160;! J’ai le droit devous interroger.
–&|160;Vous êtes donc commissaire depolice&|160;?
–&|160;Répondez, vous dis-je. Je veux toutsavoir. Si vous refusez de parler, ou si vous mentez, je vous feraiarrêter en sortant d’ici.
–&|160;M’arrêter&|160;! moi&|160;! Ah&|160;!je voudrais voir ça. Je suis une honnête femme,entendez-vous&|160;? et je ne crains personne. Qu’est-ce que j’aidonc fait pour qu’on me mette en prison&|160;? Mon homme travaillechez un blanchisseur à Pantin. C’est lui qui conduit la carriolepour reporter le linge aux pratiques. Moi, je suis repasseuse, et,des fois, je vas à Paris avec lui. C’est pour vous dire qu’après lejour de l’an, je nourrissais encore mon dernier, mais j’allais lesevrer, quand un lundi je monte chez mademoiselle qui se faitblanchir depuis des temps chez notre patron. – Vous chargeriez-vousd’un enfant&|160;? qu’elle me dit. – Tout de même, que je luiréponds. – Bon&|160;! mais faudrait demeurer en ville, parce que labanlieue, c’est trop loin. On vous louera un logement, on payeratous vos frais, et vous aurez en plus quarante francs par mois. Çam’allait et à mon homme aussi. Nous acceptons. Il n’y avait pas demal à ça. Le lendemain, je reviens, avec mes hardes. Mademoiselleme conduit dans une belle maison, où elle avait loué pour moi unechambre qu’était garnie, fallait voir&|160;! Jamais de ma vie jen’avais été si bien logée. Elle me dit de l’attendre, elle s’en va,et une heure après elle m’apporte une petite fille qu’avait bientrois semaines, et rien que le souffle. Paraît qu’on la nourrissaitau biberon. Elle a repris tout de suite quand je l’ai eue.
–&|160;Et la mère est venue la voir&|160;?demanda Crozon, haletant d’impatience et de colère.
–&|160;La mère&|160;? Je n’en sais rien, mafoi&|160;! Je n’ai pas demandé à qui était l’enfant, vu que ça neme regardait pas.
Madame Crozon cachait sa figure dans sesmains, mais Berthe relevait la tête, et ses yeux brillaient.
–&|160;Vous n’avez pas vu une autrefemme&|160;? C’est impossible.
–&|160;Vrai comme je m’appelle VirginieMonnier, je n’ai vu que la demoiselle que v’là. Tous les jours,elle arrivait en voiture, sur le coup de midi&|160;; elle emportaitla petite pour lui faire prendre l’air, qu’elle disait… Je trouvaisça drôle, mais c’était son affaire et pas la mienne… à deux heures,elle me la rapportait. Ça a marché comme ça jusqu’au commencementde la semaine qu’elle m’a fait déménager.
–&|160;Déménager&|160;?
–&|160;Oui, un samedi après minuit. Il y avaitbientôt huit jours qu’elle n’était venue. Elle envoyait une grandefille qu’avait l’air d’une bonne et qui me demandait toujours sides hommes ne m’avaient pas suivie quand je sortais pour promenerl’enfant. Et justement, le samedi, dans le jardin qu’est contre larue de Lafayette, j’avais été accostée par un monsieur qu’avaitvoulu savoir à qui était mon nourrisson. Je lui avais répondu qu’ilme laissât la paix, mais il m’avait emboîté le pas jusqu’à la portede la maison. La grande arrive le soir, je lui raconte l’histoiredu monsieur. Là-dessus, la v’là qui me dit de ne pas me coucher, etde me tenir prête à filer, dans la nuit, qu’elle viendra me prendreavec mademoiselle et me conduire dans un autre logement.
–&|160;Et elles sont venues&|160;? dit Crozond’une voix sourde.
–&|160;Bien sûr, mademoiselle peut vous ledire. Elles sont arrivées à une heure passée, même que je dormaissur une chaise. Il a fallu lever l’enfant et décaniller plus viteque ça. Nous sommes montées dans un fiacre qui attendait en bas, etpuis, en route pour Belleville&|160;! Rue de Puebla, unrez-de-chaussée avec un petit jardin. Ça n’était pas si bien meubléque rue de Maubeuge, mais c’était gentil tout de même. Pas deconcierge. J’avais la clef. La propriétaire est venue le lendemain.Elle m’a dit que le logement était payé pour un mois. J’écris à monhomme. Ça lui allait dans un sens, parce que c’était plus près dechez nous, mais il trouvait la chose louche. Moi, je pensais&|160;:la demoiselle reviendra demain, et je m’expliquerai avec elle.Ah&|160;! ouiche&|160;! plus personne, je n’ai jamais revu ni elleni la bonne. Et puis, v’là que j’apprends le lundi qu’elle a étéarrêtée. Comment faire&|160;? L’autre, je ne savais pas où ellerestait, ni son nom, ni rien&|160;; j’attends un jour,deux jours, pas de nouvelles… elle faisait la morte. Alors…
–&|160;Taisez-vous, interrompit Crozon&|160;;ce n’est plus à vous que j’ai affaire.
En tournant le dos à la nourrice ébahie, ilfit un pas vers sa femme.
La malheureuse essaya de se lever. Elle n’eneut pas la force. Mais Berthe, pâle et résolue, vint se placer prèsd’elle.
–&|160;Vous avez entendu, dit froidement lemari. Le récit de cette femme est assez clair. On ne vous avait pascalomniée. Vous m’avez trompé, et votre sœur a été votre complice.Ah&|160;! vous aviez bien pris vos précautions&|160;! La nourricene connaît pas votre visage. Votre sœur vous menait tous les joursvotre enfant. Vous n’étiez mère que pendant une heure… en voiture.Voulez-vous que je vous dise quand ces touchantes promenades ontcessé&|160;? Elles ont cessé à mon retour, parce que vous nepouviez plus sortir. J’étais là, et vous saviez que, si je m’étaislaissé prendre à vos grimaces, je n’en avais pas moins les yeuxouverts. Et puis, je vous avais appris qu’un inconnu m’avaitdénoncé vos infamies, que cet homme cherchait la bâtarde que vouscachiez avec tant de soin. Vous craigniez qu’il ne vous surprît.Berthe s’est chargée de le dépister. Elle est de votre sang. Ellesait ruser, elle sait mentir&|160;; rien ne l’arrête&|160;; ellen’hésite pas à se compromettre, elle fait litière de sa réputationde jeune fille&|160;; elle traîne le nom de son père dans dehonteuses intrigues.
–&|160;Injuriez-moi, Jacques, murmuramademoiselle Lestérel, mais ne calomniez pas Mathilde et ne parlezpas de notre père. S’il vivait, il saurait nous protéger, et ilvous maudirait, vous qui n’avez pas pitié de nous.
–&|160;Vos paroles doucereuses et vos airshypocrites ne réussiront plus à m’abuser. Vous ne pouvez pas nierl’existence de cet enfant. Nierez-vous que c’est vous qui êtesallée le chercher, parce que vous saviez qu’il allait êtredécouvert&|160;? C’était le samedi… il y avait bal à l’Opéra… vousavez bien employé votre nuit… vous l’avez terminée dans je ne saisquelle maison suspecte… vous l’aviez peut-être commencée par unmeurtre… je ne crois plus à votre innocence.
–&|160;Je ne vous demande pas d’y croire et jene nie rien, répondit Berthe en regardant fixement sonbeau-frère.
On eût dit qu’elle cherchait à l’exaspérerafin d’attirer sur elle-même l’orage qui menaçait madameCrozon.
–&|160;Je ne nie rien de ce que j’ai fait,reprit-elle, mais je nie que Mathilde soit coupable.
–&|160;Le jour de mon arrivée à Paris, vousavez juré devant Dieu qu’elle était innocente, et j’ai été assezfou pour vous croire. Mais, cette fois, c’est trop d’impudence.Essayez donc d’expliquer votre conduite. Osez soutenir que vousn’avez pas agi pour le compte de votre sœur. Si c’est pour uneautre femme, nommez-la donc.
–&|160;Et si cela était, Jacques, si jem’étais exposée à tant de dangers et à tant d’outrages pour sauverl’honneur d’une amie qui m’est presque aussi chère que Mathilde,croyez-vous que je trahirais son secret, croyez-vous que vosmenaces me forceraient de commettre une lâcheté&|160;? Oui, jeconnais une femme qui a eu le malheur de faillir&|160;; oui, je luiai tendu la main&|160;; oui, je l’ai aidée, j’ai veillé sur sonenfant. Lui reprocherez-vous de l’aimer&|160;? Fallait-il que cetteenfant payât de sa vie la faute de sa mère qui ne pouvait pasl’élever&|160;? Elle serait morte si je l’avais abandonnée. Je l’aisauvée. Libre à vous de m’en faire un crime. J’ai ma consciencepour moi, et je suis fière d’avoir suivi les inspirations de moncœur.
Le marin tressaillit. Évidemment, ladédaigneuse assurance avec laquelle Berthe lui répondait produisaitsur lui une certaine impression. Peut-être même commençait-il àdouter qu’elle mentît en avançant qu’elle s’était dévouée pour uneamie. Les énergiques discours de Nointel lui revenaient en mémoire,et il se disait que le drôle qui avait lancé contre le capitaineune accusation fausse pouvait bien aussi avoir calomniéMathilde.
Berthe, de son côté, sentait qu’elle avaittouché juste, mais elle ne pouvait pas espérer que la victoire luiresterait dans la bataille suprême qu’elle livrait pour défendre sasœur. La lutte était trop inégale. Que faire pour la soutenir enprésence de l’enfant, preuve vivante d’un déshonneur qu’elleessayait de rejeter sur une inconnue&|160;? Tout était contre lacourageuse jeune fille qui se préparait au plus cruel de tous lessacrifices.
Cependant, madame Cambry l’encourageait parson attitude bienveillante&|160;; madame Cambry, qui aurait pu, ense retirant, s’épargner le pénible spectacle d’une querelle defamille, madame Cambry restait, et on lisait dans ses yeux qu’ellen’attendait qu’une occasion pour prendre le parti des faibles. Elleattendait que la fureur du mari s’apaisât un peu.
Plongé dans de sombres réflexions, les brascroisés sur sa poitrine, la tête basse, Crozon semblait ne plusvoir ce qui se passait autour de lui.
La grosse femme ne s’était pas trop émue deses violences de langage, et elle profita de cette éclaircie pourse rapprocher de mademoiselle Lestérel. La petite fille qu’elleportait souriait à madame Crozon qui osait à peine la regarder.
–&|160;Voyez, madame, comme elle est gentille,s’écria la nourrice. Elle ne vous connaît pas, et elle veut vousembrasser.
Le front blanc de la petite touchait presqueles lèvres de madame Crozon. On entendit à peine le faible bruitd’un baiser furtif.
–&|160;Misérable&|160;! cria le mari, enprenant sur la table un couteau qui se trouvait à portée de samain&|160;; tu es sa mère. Je vais vous tuer toutes les deux.
Berthe se jeta au-devant de lui, pour couvrirde son corps les pauvres créatures que ce furieux allaitfrapper.
–&|160;Vous ne toucherez pas à mon enfant,dit-elle d’une voix ferme.
–&|160;Votre enfant&|160;! s’écriaCrozon&|160;; vous osez dire que cet enfant est à vous&|160;!
–&|160;Oui, je l’ose, répliqua Berthe. Je suissa mère, et je saurai le défendre.
–&|160;Malheureuse&|160;! c’est votredéshonneur que vous proclamez.
–&|160;Je le sais&|160;; je sais que je meperds en avouant une faiblesse que je voudrais racheter au prix detout mon sang&|160;; je connais le sort qui m’attend. J’aurais pucacher ma honte. Vous me forcez à l’afficher. Que Dieu vouspardonne&|160;! moi, j’expierai et je ne me plaindrai pas, car dumoins j’aurai arraché Mathilde à vos fureurs.
–&|160;Qui me prouve que vous ne mentez paspour la sauver&|160;?
–&|160;Quoi&|160;! vous doutez encore&|160;!Que vous faut-il donc pour vous convaincre&|160;? Exigerez-vous quemadame Cambry vous dise à quel bonheur inespéré je renonce&|160;?Vous venez de lui infliger le spectacle d’une scène odieuse.Allez-vous la contraindre à vous jurer que je suis indigned’épouser un honnête homme&|160;? Obligerez-vous la nourrice de mafille à vous répéter le récit que vous avez entendu&|160;? Vousavez donc oublié qu’elle ne connaît que moi, que moi seule ai vul’enfant&|160;! Vous avez donc oublié aussi que j’ai été accuséed’un crime et que j’ai refusé de me justifier&|160;! Croyez-vousque si mon honneur n’eût pas été en jeu, je me serais résignée àsubir, plutôt que de dire la vérité, le châtiment terrible quim’attendait&|160;?
»&|160;Et, ajouta non sans hésitationl’héroïque jeune fille, croyez-vous que Mathilde me laisserait mesacrifier pour elle&|160;?
Elle avait réservé cet argument pour la fin,mais l’épreuve était périlleuse, car elle prévoyait bien que madameCrozon n’allait pas se décider facilement à accepter le sacrifice.Elle la regarda, elle regarda l’enfant, et ses yeux exprimèrent uneprière éloquente. Ils disaient à sa sœur&|160;: Tu n’as pas ledroit d’immoler ta fille, et ton mari la tuerait si tu medémentais. Et pour aller au-devant de la réponse qu’elle redoutait,elle reprit, en se tournant vers son beau-frère&|160;:
–&|160;Mathilde est innocente, et je lis surson visage qu’elle voudrait se dévouer pour moi, s’accuser de lafaute que j’ai commise. Que serait-ce dont si elle étaitcoupable&|160;?
Madame Crozon éclata en sanglots. L’amourmaternel avait étouffé le cri de la conscience, et sa voix nes’éleva point pour protester.
Le mari jeta le couteau sur la table, et ditd’un air égaré&|160;:
–&|160;Laissez-nous. Je veux être seul avec mafemme. Emmenez cet enfant.
La nourrice effrayée mourait d’envie departir, et madame Cambry ne demandait pas mieux que de la suivre,car elle était fort troublée, et, de plus, il lui tardaitd’interroger Berthe. Mais Berthe hésitait à abandonner sa sœur auplus fort d’une terrible crise conjugale. Un coup d’œil que luiadressa Mathilde la décida. Elle comprit que l’explication seraitmoins orageuse, si elle s’achevait sans témoins, et surtout siM.&|160;Crozon n’avait plus devant lui le nourrisson dont la vuel’exaspérait. D’ailleurs, pour soutenir le rôle de mère qu’elleavait pris si généreusement, elle ne devait pas quitter safille.
–&|160;Jacques, dit-elle doucement, je ne vousreprocherai plus jamais le mal que vous m’avez fait. Vous avez cédéà un transport de colère que vous regrettez déjà, j’en suis sûre,car je sais que votre cœur est excellent. Mais vous êtes calmé, laraison vous est revenue. Je ne tremble plus pour Mathilde, et jevous la confie. Je ne vous demande pas de me pardonner machute&|160;; je vous demande seulement de ne pas me maudire, car jesuis bien malheureuse.
–&|160;Partez&|160;! murmura Crozon beaucoupplus ému qu’il ne voulait le paraître.
–&|160;Ne cherchez pas à savoir comment j’aisuccombé. C’est un secret qui mourra avec moi… bientôt, et queMathilde elle-même ne connaîtra jamais. Adieu…
Sur ce mot, qui indiquait assez qu’elle nechercherait pas à revoir son beau-frère, Berthe se jeta au cou desa sœur et l’embrassa tendrement. Leurs larmes se mêlèrent, et,sans échanger une parole, elles se comprirent.
La nourrice, pressée de battre en retraite,avait déjà passé la porte. Madame Cambry serra les mains de lafemme, salua froidement le mari, prit le bras de la jeune fille etsortit avec elle. M.&|160;Crozon ne les reconduisit pas.
–&|160;Ah&|160;! mon Dieu, s’écria, dèsqu’elles furent sur le palier, la commère qui portait l’enfant,mais il est enragé, cet homme-là. Si le mien était comme ça, c’estmoi qui le planterais là. Vouloir tuer la petite parce qu’elle afait une risette à sa femme&|160;! A-t-on jamais vu&|160;!
Puis, changeant de ton tout à coup&|160;:
–&|160;Alors, comme ça, mademoiselle, c’est àvous c’te belle grosse fille&|160;? Oh&|160;! ben, vrai,je ne m’en doutait pas… mais faut pas pleurer pour ça. Vous n’êtespas la première à qui il est arrivé ce malheur, et vous ne serezpas la dernière. On l’élèvera, quoi&|160;! la pauvre mioche, et sivous voulez me la laisser, je la garderai de bon cœur, carmaintenant je ne suis plus inquiète sur le payement de mon dû.
Madame Cambry saisit aussitôt l’intention etvoulut épargner à Berthe, qui suffoquait, l’embarras derépondre.
–&|160;Voici cent francs, ma brave femme,dit-elle vivement. Rentrez chez vous, avertissez votre mari que lamère de cet enfant est retrouvée, et attendez notre visite qui netardera guère.
La nourrice remercia avec enthousiasme, et nese fit pas prier pour s’en aller. Elle fit baiser à mademoiselleLestérel les joues roses de la petite qui venait de se rendormiravec un sourire sur les lèvres, et elle enfila l’escalier.
Madame Cambry et la jeune fille descendirentaprès elle, sans se dire un seul mot. Le lieu eût été mal choisipour échanger leurs impressions. Elles remontèrent envoiture&|160;; madame Cambry donna l’ordre de les ramener rue dePonthieu, et à peine le valet de pied eut-il fermé la portière,qu’elle dit d’une voix émue&|160;:
–&|160;Berthe&|160;! ce n’est pas vrai,n’est-ce pas&|160;?
–&|160;Non, murmura Berthe. Je suis perdue,mais Mathilde est sauvée.
–&|160;Vous êtes sublime. Et vous allez êtrerécompensée de votre dévouement. L’ordonnance de non-lieu serasignée aujourd’hui même.
Mademoiselle Lestérel fit un gested’indifférence.
–&|160;Je vais aller immédiatement chezM.&|160;Darcy pour lui dire…
–&|160;Ne lui dites rien, madame, je vous ensupplie… par pitié pour ma malheureuse sœur.
–&|160;Votre sœur n’est plus en cause, puisquevous avez poussé l’abnégation jusqu’à déclarer que cet enfant étaità vous. Vous répèterez cette déclaration devant M.&|160;Darcy,et…
–&|160;M.&|160;Darcy ne me croira pas.
–&|160;Non, certes. S’il pouvait supposer uninstant que vous avez failli, il lui serait bien facile des’assurer du contraire. M.&|160;Crozon, qui était hors de Francedepuis deux ans, a pu s’y tromper, mais moi qui ne suis jamaisrestée huit jours sans vous voir, M.&|160;Darcy lui-même qui vous arencontrée souvent chez moi, nous savons bien que c’estimpossible.
–&|160;M.&|160;Darcy ne me croira pas, vous enconvenez. Il sera donc obligé d’ouvrir une enquête sur la conduitede ma sœur.
–&|160;Pourquoi&|160;? Qu’importe à votre jugeque vous ayez agi pour elle ou pour vous-même&|160;? Il ne sepréoccupera que de vérifier l’emploi de votre temps pendant la nuitdu bal de l’Opéra. Et rien n’est plus facile maintenant. Cettenourrice sera interrogée. Elle déclarera que vous êtes arrivée chezelle à une heure ou deux du matin, et qu’il était quatre heuresquand vous l’avez quittée. Jamais alibi n’aura été mieux démontré.Il restera encore à entendre la femme qui est venue vous chercherchez moi. Vous la désignerez…
–&|160;Non… non… ce serait trahir un secretque…
–&|160;Que M.&|160;Darcy devinerait sanspeine. Et je vous répète, ma chère Berthe, que madame Crozon nesera pas compromise, quoi qu’il arrive. Vous ne vous défiez pas demoi. Dites-moi qui est cette femme. Je puis vous promettre queM.&|160;Darcy ne lui demandera qu’une chose. Il lui demandera oùelle est allée avec vous après votre départ de l’avenue d’Eylau. Àl’Opéra sans doute&|160;?
–&|160;Oui… elle m’a attendue dans lavoiture.
–&|160;C’est ce que je pensais. Il luidemandera encore combien de temps vous êtes restée au bal et oùelle vous a conduite ensuite. Sa déposition confirmera celle de lanourrice, qui s’accorde déjà parfaitement avec le fait du dominotrouvé sur le boulevard extérieur, près de la rue qu’elle habite.Tout sera terminé ce soir, si vous me dites le nom et l’adresse dece témoin indispensable. Ne vaut-il pas mieux, d’ailleurs, qu’on nele cherche pas, que la police ne mette pas en campagne ses agents,qui n’agiraient peut-être pas avec discrétion&|160;?
–&|160;Vous avez raison, madame, il faut quevous sachiez tout. Cette femme est servante dans une maison… oùl’enfant est née et où elle est restée jusqu’à ce que j’aie trouvéune nourrice… elle était très-dévouée à ma sœur… j’ai eu de nouveaurecours à ses services plus tard… après l’arrivée de monbeau-frère… Je craignais d’être suivie, et je l’envoyais chez lanourrice à ma place… Elle s’appelle Victoire, et elle est auservice d’une dame Verdon…, rue des Rosiers, à Montmartre… On latrouvera facilement, mais si M.&|160;Darcy la questionne sur lapersonne qui a mis au monde dans cette maison…
–&|160;Ne craignez rien de pareil&|160;;M.&|160;Darcy est libre de diriger l’instruction comme il l’entend.Il n’a de comptes à rendre à personne, et il comprend parfaitementvotre situation. Je vous remercie d’avoir eu confiance en moi. Vousn’aurez pas à vous en repentir, car demain il ne restera plus riende cette accusation absurde.
»&|160;Mais pardonnez-moi d’aborder un autresujet, un sujet plus délicat. Je suis votre amie, vous le savez,Berthe, votre amie sincère. Vous ne m’en voudrez donc pas de vousparler à cœur ouvert. Eh bien, j’ai peur que M.&|160;Gaston Darcyne souffre de votre détermination héroïque&|160;; car je ne doispas vous cacher que son oncle se croira obligé de lui répéter ceque je vais lui apprendre.
–&|160;Si son oncle ne le lui répétait pas, jele lui dirais. Je désire même qu’il le sache par moi, et non parune autre personne.
–&|160;Je reconnais bien là votre loyauté.Mieux vaut cependant laisser ce soin à M.&|160;Roger. La paroled’un magistrat aura plus d’autorité que la vôtre. Et M.&|160;Rogersaura tout dire sans compromettre votre sœur et sans laisser planersur vous l’ombre d’un soupçon.
–&|160;Un soupçon, dites-vous&|160;? Si jecroyais que son neveu doutât de moi, je préfèrerais cent foismourir.
–&|160;Gaston vous aime éperdument, et l’amourne va pas sans la jalousie. Qui sait s’il ne se forgera pas deschimères à propos de cet enfant&|160;?
–&|160;Alors je regretterais amèrement de luicauser un grand chagrin, mais je ne reviendrais pas sur ce que j’aidit. Pour que ma sœur vive, il faut que ma réputation meure. Jeveux que tout le monde croie que j’ai failli. Le salut de Mathildeet celui de sa fille sont à ce prix.
–&|160;Vous oubliez que vous allez vousmarier.
–&|160;Me marier&|160;! Je n’y pense plus.J’ai pu m’illusionner un instant et supposer que M.&|160;GastonDarcy ne tiendrait aucun compte de ma triste aventure. J’ai puespérer qu’il n’ajouterait pas foi aux calomnies dont j’ai étévictime, qu’il n’admettrait pas que j’aie souillé ma main de sang.Mais maintenant ce n’est plus un meurtre qu’on va m’imputer&|160;;c’est l’oubli de mes devoirs, c’est la dégradation aux yeux dumonde, c’est l’infamie. M.&|160;Darcy ne me relèverait pas en mechoisissant, et alors même qu’il persisterait à vouloir m’épouser,je refuserais de devenir sa femme. J’ai été accusée, je l’ai étéinjustement&|160;; mais il suffit que je l’aie été pour que je nesois plus digne de porter son nom.
–&|160;Vous exagérez, ma chère Berthe. Nulautre que lui, son oncle, votre sœur, votre beau-frère et moi nesaura qu’emportée par un élan de générosité, vous avez reconnu quevous étiez la mère d’un enfant qui n’est pas à vous. Je ne parlepas de cette nourrice qui vivra toujours loin de votre monde et quevous ne verrez plus.
–&|160;Je la verrai, car je n’abandonnerai pasla fille de Mathilde. Je suis résolue à remplacer ma sœur auprèsd’elle, à la prendre avec moi, dès qu’elle sera d’âge à se passerde soins que je ne pourrais pas lui donner, à l’élever comme sielle m’appartenait. Je veux que tout le monde croie que je suis samère. Vous comprenez maintenant, madame, pourquoi je ne puis plusépouser M.&|160;Gaston Darcy.
–&|160;Refuserez-vous de lerecevoir&|160;?
–&|160;Si je le recevais, ce serait pour luirendre sa parole. Mais je crains que le courage ne me manque, etvous mettriez le comble à vos bontés en vous chargeant de luiapprendre que je ne puis pas accepter l’honneur qu’il veut bien mefaire.
–&|160;Si vous l’exigez absolument, jem’acquitterai de ce triste message, mais je doute que, même aprèsm’avoir entendue, il se résigne à vous perdre. Croyez-moi, Berthe,ne précipitez rien. Un jour viendrait peut-être où vousregretteriez d’avoir rebuté un galant homme qui vous aime.Suspendez l’effet de votre décision, du moins jusqu’à ce que j’aievu M.&|160;Roger Darcy. Je vais me faire conduire chez lui, et sije ne le trouve pas, j’irai au Palais. Il faut absolument que jelui parle ce matin, car je veux que, dès ce soir, vous soyez libresans restrictions, sans conditions d’aucune sorte. Après cettevisite, je reviendrai, et nous délibérerons ensemble sur ce qu’ilconvient que vous fassiez. Il est convenu que M.&|160;Gaston ne seprésentera pas sans moi, quelque vif que soit son désir de vousvoir. Vous n’aurez donc pas le chagrin de lui fermer votre porte.Nous voici arrivées rue de Ponthieu&|160;; je vais vous quitterpour quelques heures. Comptez sur moi.
Le coupé s’arrêta, et Berthe descendit aprèsavoir embrassé sa protectrice.
–&|160;Mon Dieu, murmurait-elle, faites quecette généreuse amie soit heureuse, sauvez Mathilde, sauvezl’enfant, et prenez ma vie.
Quand madame de Barancos avait conçu unprojet, elle l’exécutait vite, et rien ne l’arrêtait, quand ils’agissait de satisfaire un de ses caprices. Un désir russe feraitsauter une ville, dit un proverbe moscovite. Les désirs de lamarquise auraient fait sauter une province. Jadis, ses sujets de laHavane les prenaient pour des ordres, et son noble époux luiobéissait comme un esclave, tout capitaine général qu’il était.
Le veuvage n’avait pas changé son humeur. Sesgens et ses adorateurs en savaient quelque chose. Seulement, leséjour de Paris se prêtait moins à la réalisation des fantaisiesqui passaient par sa tête ardente, et force lui était de garderquelque mesure dans ses excentricités. Elle se contentait àl’ordinaire d’avoir les plus beaux chevaux, les plus beauxéquipages, le plus bel hôtel de la plus luxueuse des capitales.Seulement, elle faisait, de temps à autre, la part du feu. Lorsque,pendant une ou deux semaines, elle s’était tropembourgeoisée, – c’était son mot – l’enragée marquiseimaginait quelque sport de haut goût et s’y livrait avecemportement.
Elle ne connaissait pas plus la fatigue queles obstacles, et le matin d’un bal qu’elle avait mené jusqu’àl’aube, elle s’en allait fort bien chasser à courre, ou à tir,voire même au marais par ces temps brumeux et froids qui amènentles canards sauvages. Elle avait tué trois phoques dans la baie deSomme, et chacun sait qu’on ne peut tirer à bonne portée cesamphibies qu’en rampant sur le sable humide pendant des heuresentières. Aussi n’était-elle pas peu fière de cet exploit. Onl’avait vue souvent, après une soirée passée au théâtre, monter àcheval en habits d’homme, faire à franc étrier le voyage de Paris àson château de Normandie, – dix-sept lieues à fond de train –forcer un sanglier avant le déjeuner et revenir dîner en grand galadans son hôtel de l’avenue Ruysdaël.
Ses déplacements, il est vrai, nes’exécutaient pas toujours à l’improviste et à l’aventure. Il luiarrivait aussi de lancer des invitations pour une battue dans sesbois de Sandouville, et alors les choses se passaient avec unesolennité princière. La marquise, arrivée en poste, recevait seshôtes sur le perron du château, entourée de sa maison civile etmilitaire, c’est-à-dire de ses domestiques et des gardes de seschasses, les traitait magnifiquement pendant trois jours, et lesfaisait reconduire jusqu’à Paris, dans des mails superbesavec relais en route, des relais fournis par ses écuries.
Précisément, deux jours après la grande fêteoù elle avait rassemblé la plus élégante soirée des deux mondes,madame de Barancos s’était transportée dans ses terres où elleallait attendre quelques invités de choix, Nointel entre autres,qui n’avait garde de manquer une partie si favorable à sesdesseins, car il se doutait un peu qu’on l’avait arrangée à sonintention. La marquise lui en avait déjà parlé, dès le soir de leurentrevue à l’opéra dans une loge d’avant-scène, et, le lendemain dubal, il avait reçu une invitation écrite dans les termes les plusgracieux et les plus pressants.
Après la scène du bouton de manchette remis àsa valseuse à la fin du cotillon, l’entreprenant capitaine étaitrevenu tout rêveur de cette première escarmouche. Il ne sedissimulait pas qu’il venait d’être battu, que ses stratégiesn’avaient abouti qu’à un échec, et qu’il n’en savait pas plus longque la veille sur la culpabilité de la marquise. Il en savait mêmemoins, car il doutait maintenant de ce qui, la veille encore, luiparaissait évident. Le langage et les airs de madame de Barancos ledéroutaient ; elle avait pâli à l’exhibition du bijouaccusateur, mais elle s’en était saisie avec la violence passionnéed’une femme qui reçoit de l’homme qu’elle a distingué un premiergage d’amour. Avait-elle voulu escamoter une pièce à conviction, oubien se compromettre en plaçant sur son cœur un objet porté parNointel ? C’était la mode jadis au beau pays des Espagnes. Lesamants s’y cuirassaient le sein avec les bas de soie usés par leurmaîtresse, et la marquise était bien assez Castillane pourressusciter cet usage… en le modifiant un peu. L’émotion que sonvisage avait trahie pouvait être interprétée de plus d’une façon.On pâlit de surprise, on pâlit de frayeur, mais on pâlit aussi dejoie, quand la joie est subite, quand on reçoit, par exemple, unedéclaration inattendue et ardemment désirée.
Nointel était donc plus perplexe que jamais,et, comme il avait l’incertitude en horreur, il enrageait de ne pasvoir plus clair dans les affaires de la Barancos et dans son proprecœur. Car il en était à se demander s’il n’avait pas trop joué avecle feu, et si les beaux yeux de la créole n’avaient pas allumé aufond de ce cœur de hussard un commencement d’incendie. Depuis lebal où elle s’était montrée à lui sous des aspects nouveaux, ilpensait à elle beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu, et il sesurprenait à souhaiter qu’elle n’eût pas tué la d’Orcival.Mademoiselle Lestérel était innocente assurément, mais ce n’étaitpas une raison pour que la marquise fût coupable. Voilà ce queDarcy se refusait à entendre, et le capitaine, qui n’espérait pasle rallier à son avis, ne tenait pas beaucoup à le voir jusqu’à ceque la situation se dessinât dans un sens ou dans l’autre. Aussin’avait-il rien fait pour le rencontrer, et Darcy, tout occupé dela prisonnière délivrée, Darcy n’avait point paru chez son amiaprès la fête de l’hôtel Barancos.
Nointel partait pour la chasse de la marquisesans rien savoir de ce qui se passait entre cinq ou six personnesdont l’existence venait de prendre une face nouvelle. Il n’avaitrevu ni Gaston, ni son oncle, ni madame Cambry, et sa dernièrevisite au ménage Crozon remontait à quelques jours. Son esprit n’enétait que plus libre pour diriger les opérations sérieuses quiallaient s’ouvrir au château, et il se promettait de ne pas songeraux absents jusqu’à son retour, tout en combattant pour eux.C’était sa méthode. À la guerre, il laissait les soucis auxbagages. En amour, il oubliait volontiers le passé, et il ne sechargeait point des souvenirs et regrets qui alourdissent les âmessentimentales.
Sandouville est à soixante-dix kilomètres duparc Monceau ; chemin de fer de l’Ouest, station de Bonnières,deux lieues de belle route pour arriver au château. Le capitaine,muni de ces indications, avait pris un train de l’après-midi dansl’intention d’arriver une heure avant le dîner chez madame deBarancos, qu’il avait prévenue par un billet galamment tourné, maisprécis.
La battue était pour le lendemain, et lamarquise avait quitté Paris la veille, emmenant quelques-uns de seshôtes et laissant les autres libres de n’arriver qu’au moment de lachasse.
Nointel débarqua seul à Bonnières, et y trouvaun valet de pied amarante et or, qui reconnut à la mine l’invitéattendu et vint respectueusement se mettre à ses ordres. Dans lacour de la gare stationnaient un coupé attelé de deux chevaux baiset un immense break destiné à voiturer les bagages. Nointel,voyageur pratique, n’avait apporté qu’une seule malle fortingénieusement disposée à l’intérieur pour recevoir le linge, lesvêtements, les chaussures, les chapeaux et le nécessaire detoilette. Mais il comprit l’utilité du break en voyant apparaîtrequatre énormes caisses, des caisses monumentales, longues, larges,hautes, un envoi supplémentaire de la surintendante des toilettesde la marquise ; et il jugea que la compagnie devait être plusnombreuse qu’il ne le pensait.
– Qui a-t-elle invité ? sedemandait-il en grimpant dans le coupé. Personne du cercle, jesuppose, car j’y suis allé hier, et les privilégiés n’auraient pasmanqué de se vanter d’être de la chasse. Décidément cette marquisea de l’esprit. Elle a deviné que ces camarades-là megêneraient.
Les chevaux filaient comme des cerfs, la routeétait unie comme une allée de jardin. Au bout de vingt minutes, lecapitaine vit poindre au bout d’une avenue d’ormes séculaires leslumières du château. Il faisait nuit, et une nuit très-noire, desorte qu’il ne put pas se rendre compte des dispositionsextérieures de cette résidence seigneuriale ; mais il reconnutqu’elle avait une superbe apparence. Rien de féodal pourtant. Unevaste et belle construction moderne dans le style Louis XIII,précédée d’une cour immense et entourée de grands bois.
Reçu par un valet de chambre, Nointel futconduit dans la chambre qu’on lui avait réservée. Il apprit quemadame de Barancos dînait à huit heures et qu’on se réunissaitavant le dîner dans le hall du château. Il avait le tempsde faire sa toilette, et il procéda sans retard à cette importanteopération, ses bagages ayant été apportés, sa malle débouclée, etses effets rangés adroitement par les intelligents serviteurs de lamarquise. Il aurait pu se dispenser de se munir d’un nécessaire,car il trouva dans un charmant cabinet attenant à la chambre àcoucher tous les ustensiles et toutes les parfumeries imaginables.Madame de Barancos avait adopté les coutumes de l’aristocratieanglaise. Elle voulait que ses hôtes pussent se croire chez eux.Tout était arrangé en conséquence. Ainsi, chaque appartement avaitsa bibliothèque choisie, suivant le goût présumé du destinataire.Des mémoires historiques, des traités d’économie politique et degraves recueils périodiques pour les gens sérieux ; des romanset des revues mondaines pour les jeunes. Nointel avait été mis à unrégime mixte : le catalogue allait des œuvres complètes deMusset au grand ouvrage de l’état-major prussien sur la guerre de1870. Littérature et tactique mêlées.
À sept heures et demie, le valet de chambreque le capitaine avait renvoyé reparut pour le conduire auhall, où il aurait eu quelque peine à se rendre sansguide. Le hall était situé dans une aile du château fortéloignée de sa chambre, et, pour y arriver, il fallait suivre unitinéraire assez compliqué. En s’y rendant, Nointel put juger dupied sur lequel la marquise vivait à la campagne. Les murs descorridors étaient recouverts de tapisseries de haute lisse quiauraient fait bonne figure dans un musée, et les escaliers étaientgarnis de tableaux dont le moindre valait trois cents louis.
Après de nombreux détours, le ci-devantofficier de hussards arriva devant une porte aussi haute que leporche d’une cathédrale, une porte gardée par un domestique engrande livrée, qui l’ouvrit à deux battants et qui annonça d’unevoix de stentor : M. le capitaine Nointel.
Il y avait de quoi intimider un débutant, carle hall était immense, et il fallait, pour arriver augroupe où il pensait trouver madame de Barancos, traverser un grandespace sous le feu de tous les regards. Quand on manque d’aplomb,c’est à peu près comme si l’on marchait à découvert contre unebatterie de mitrailleuses ; mais Nointel comptait dixcampagnes de guerre et beaucoup d’autres dans le monde. Sans sedéconcerter, il chercha des yeux la marquise, et il ne l’aperçutpas. Il n’y avait là que des hommes, et trois ou quatre vieillesfemmes à mine hautaine qui ressemblaient à des portraits deVélasquez. Pas une figure de connaissance ; du moins lecapitaine n’en distingua aucune au premier coup d’œil. Il n’y avaitlà que des étrangers, autant qu’il pouvait en juger.
– On jurerait, pensait-il, qu’elle a faitexprès de n’inviter que des comparses, pour pouvoir jouertranquillement avec moi une pièce à deux personnages.
Du reste, cette vaste et haute salle avaitl’aspect le plus imposant. Lambrissée de vieux chêne jusqu’aux deuxtiers de sa hauteur, plafonnée de solives entrecroisées, percée defenêtres en ogive garnies de vitraux anciens, elle semblait avoirété construite pour servir à des usages solennels. Aux parois, despanoplies, des trophées de chasse, et au fond une cheminéecolossale, une cheminée où aurait pu entrer un carabinier à chevalet où brûlaient des arbres entiers. De chaque côté, une armure dechevalier du moyen-âge, une armure complète, depuis les jambièresjusqu’au morion. Au-dessus du manteau, orné de trèfles gothiques etd’animaux héraldiques, les armes des Barancos, avec des lions poursupport et une énorme couronne de marquise.
En dépit de cette ornementation sévère, lesinvités de la châtelaine étaient occupés à jouer aux jeux les plusmodernes. Il y avait une table de bouillotte en pleineactivité ; les douairières avaient organisé un whist, et unjeune hidalgo taillait à cinq ou six de ses compatriotes unmonte,le lansquenet des Espagnols.
Nointel salua, sans se départir de cet airroide qui impose aux sots et qui sert de cuirasse à un hommeintelligent quand il débarque en pays inconnu. Il traversa lesgroupes sans s’y mêler, et s’approcha lentement du foyer, où sechauffait un personnage d’assez haute mine qu’il avait remarqué aubal de la marquise. Il allait, pour l’acquit de sa conscience, luidire quelques banalités polies, lorsqu’une porte s’ouvrit au fonddu hall, laissant voir une salle éblouissante de lumièreset de cristaux.
Madame de Barancos, plus éblouissante encore,apparut sur le seuil. Elle portait une robe courte en satin noir,corsage à pointe très-longue, garni de martre zibeline, décolletéen carré et laissant voir ses opulentes épaules. À ses bras et àses oreilles brillaient d’admirables diamants, qui jetaient moinsde feu que ses prunelles noires.
Nointel courut à sa rencontre et fut accueillipar un sourire plein de promesses. Il avait préparé un complimentapproprié à la circonstance ; mais au moment de le placer, ilfit une découverte si extraordinaire qu’il resta muet desurprise.
Il reconnut, fixé en guise de broche sur lapoitrine de la marquise, le bouton de manchette qu’elle lui avaitsi vivement arraché des mains à la fin du cotillon.
Il faisait triste figure à côté des pierreriesqui constellaient la marquise, ce bouton de manchette en or mat, etjamais, de mémoire de grande mondaine, on n’avait vu pareil bijous’étaler au beau milieu d’un corsage décolleté.
Madame de Barancos était trop savante en cesmatières pour avoir péché par ignorance, et si elle avait commis cesolécisme de toilette, ce n’était certes pas sans intention.
Nointel le savait bien, et c’est parce qu’ille savait que son étonnement fut sans borne. Cette exhibitionimprévue déconcertait toutes ses prévisions et déroutait toute salogique. La marquise affichant cette pièce à conviction qu’elleaurait dû avoir hâte d’anéantir, c’était un comble : le comblede l’audace, à moins que ce ne fût au contraire la preuve la pluséclatante de sa complète innocence.
Madame de Barancos ne laissa pas au capitainele temps de se remettre de sa surprise.
– Soyez le bienvenu, lui dit-elle en luitendant la main. Vous ne sauriez croire avec quelle impatience jevous attendais. Si vous n’étiez pas arrivé ce soir, je crois que jeserais retournée à Paris demain matin.
– Quoi ! madame, dit Nointel, deplus en plus surpris, vous auriez abandonné vos hôtes !
– Mes hôtes auraient fort bien chassé etdîné sans moi. Ces sont mes compatriotes, et je les ai façonnés àmes caprices.
– En effet, il me semble que je suis seulici à représenter la France.
– Vous vous en plaignez ?
– Non pas. Je vous sais au contraire ungré infini de ne pas avoir invité certains personnages de maconnaissance.
– M. Prébord, entre autres, n’est-cepas ? Je n’ai eu garde, quoiqu’il ait fait des bassesses pourvenir. J’ai même laissé de côté votre ami, M. Gaston Darcy. Ilvous aurait donné des distractions, et je prétends que vous ne vousoccupiez que de moi.
Sur cette déclaration peu déguisée, lamarquise passa, laissant Nointel assez désarçonné, et s’en alladistribuer à ses sujets des sourires princiers. Les parties avaientcessé aussitôt qu’elle s’était montrée au bout de la galerie, etles joueurs se groupèrent autour de la châtelaine pour lacomplimenter.
Évidemment, tous ces gens-là étaient descréoles de la Havane, accoutumés à former la cour de madame deBarancos, quand il lui plaisait de s’entourer de ses vassaux. Ilsavaient, d’ailleurs, assez grand air, et ils ne semblaient point dutout embarrassés du rôle qui leur était assigné.
– Elle a dû les faire venir de Cuba toutexprès, pensait Nointel. Des parasites recrutés à Paris ne seraientpas si majestueux. Mais je ne vois ni Simancas, ni Saint-Galmier.Aurait-elle eu la gracieuse idée de m’épargner leurcompagnie ? Non, pardieu ! les voici.
Le général était entré par une petite porteperdue entre deux panoplies dans un coin du hall, et ils’avançait à pas comptés, flanqué de son ami le docteur. Une plaqueen diamants étoilait son habit noir, et sa boutonnière était ornéed’une brochette garnie de beaucoup d’ordres étrangers.Saint-Galmier s’était contenté de se mettre au cou un ruban auquelpendait une croix qui pouvait bien lui avoir été donnée par lasouveraine des îles Sandwich. Ils étaient superbes tous les deux,et pourtant ils faisaient tache au milieu des hidalgos convoquéspar la marquise. Au premier coup d’œil, on pouvait les prendre pourdes gentlemen ; au second, on flairait en eux des aigrefins.Nointel remarqua, d’ailleurs, qu’on les accueillait assezfroidement, et que madame de Barancos les regardait à peine.
Les portes de la salle à manger étaientrestées ouvertes ; un majordome parut et annonça le dîner. Lamarquise vint prendre le bras de Nointel, qui comptait bien un peusur cette faveur ; ils ouvrirent la marche, les douairièressuivirent, conduites par les Espagnols les plus qualifiés de cetteréunion exotique, et les seigneurs sans importance formèrent laqueue du cortège.
Le capitaine était fort blasé sur les dînersd’apparat, ayant fréquenté en son temps le monde officiel, et, cequi vaut mieux, le monde où l’on sait manger. Il n’en fut pas moinsémerveillé en passant le seuil de la salle où la table étaitdressée au milieu des fleurs.
Le service était en porcelaine de Saxe, lenapperon, formant surtout, en satin de Chine tissé de fleurs detoile. Sur les assiettes, de fines serviettes plissées en cravateset attachées par une épingle en vermeil supportant le nom duconvive. Devant chaque couvert, neuf verres pointillés d’or, deuxcarafons pour le vin et l’eau. Au milieu, sur un haut pied, unegrande coupe remplie de roses thé, de violettes et de mimosasretombant des deux côtés en guirlandes, qui serpentaient sur latable et s’en allaient se perdre dans deux autres coupes placéesaux deux extrémités.
La marquise adorait les fleurs, et elle avaitadopté cette mode nouvelle qui remplace les massives argenteries denos pères par un jardin. Mais chez elle on mangeait sérieusement,et les gastronomes pouvaient réjouir leurs yeux avant de régalerleur palais. Tous les gibiers de la création figuraient à cerendez-vous de chasse. Le coq de bruyères, venu de la forêt Noire,y occupait la place d’honneur ; les perdrix normandes yfaisaient vis-à-vis aux bécasses voyageuses, et les gélinottes,nourries de bourgeons de sapin, y représentaient la Russie.
En toute autre occasion, le capitaine eût étécharmé de cette ordonnance pleine de promesses, car il estimait lagrande cuisine à sa véritable valeur ; mais, pour le moment,la grande cuisine était le moindre de ses soucis. Les compatriotesde madame de Barancos n’étaient guère en état non plus d’apprécierun dîner d’ordre supérieur. Ils venaient d’un pays où l’on souped’un air de mandoline après avoir dîné d’une cigarette et déjeunéd’une tasse de chocolat. Il n’y avait guère là que Simancas etSaint-Galmier qui pussent goûter les mérites exceptionnels del’artiste auquel ils devaient ce dîner savamment conçu etmagistralement exécuté. Nointel les vit chuchoter, lorgner enconnaisseurs les mets qui constituaient le premier service, ethocher la tête d’un air satisfait. Il était placé tout juste enface d’eux, et il enrageait d’être obligé de ne pas leur faire tropmauvaise mine ; mais il comptait bien se rattraper un peu plustard.
La marquise l’avait fait asseoir à sa gauche,la droite étant occupée par un Espagnol très-qualifié, celui-làmême qui avait eu l’honneur de souper près d’elle au bal. Et del’autre côté, Nointel était flanqué d’une duègne dont l’aspectrébarbatif aurait fait reculer un zouave.
– Votre voisine n’entend que la langue duCid, et mon voisin est sourd, lui dit madame de Barancos ;vous pouvez parler comme si nous étions tous les deux sur le sommetdu mont Blanc. À propos, vous savez que j’y suis montée l’annéedernière ?
– Je l’ignorais, mais je ne suis passurpris de l’apprendre, répondit Nointel en goûtant un potagetortue à la Chesterfield. Vous devez aimer les cimes, lesescalades, tout ce qui est inaccessible.
– Non ; tout ce qui estpérilleux.
– Est-ce cet amour du danger qui vous apoussée à inviter le général Simancas et son âme damnée le docteurSaint-Galmier ?
La marquise rougit légèrement et dit d’un tondégagé :
– Vous les trouvez dangereux ; vousleur faites beaucoup d’honneur. Je ne les invite pas, je lesprotège.
– C’est encore pis.
– Vous dites cela parce qu’ils vousdéplaisent. Ils ne me charment pas, mais je les trouve inoffensifs,et je sais qu’on les juge sévèrement. Or, j’ai une tendanceinstinctive à défendre les gens que le monde attaque. Je suis duparti des opprimés.
– Faudrait-il donc, pour vous plaire,avoir été refusé dans un cercle ou consigné à la porte d’un salonbien posé ?
– Peut-être : les majorités onttoujours tort à mes yeux, et je ne suis jamais de leur avis. J’aimeles révoltés.
– Fra Diavolo, alors ?
– Pourquoi pas ? Je suis du pays dedon Quichotte. Vous rappelez-vous qu’un jour il délivra desmalheureux qu’on menait aux galères ?
– Et qui, pour le remercier de ce bonoffice, lui jetèrent des pierres, dès qu’ils eurent les mainslibres.
– Vous êtes insupportable. On dirait quevous avez juré de m’arracher toutes mes illusions. Tenez ! jem’imaginais que vous étiez capable d’aimer comme je voudrais êtreaimée, que vous méprisiez cet ennemi bête et lâche qu’on appellel’opinion, et vous semblez prendre à tâche de vous poser enbourgeois raisonnable. Vous devriez dire ces choses-là avec la voixde M. Prudhomme. Pourquoi n’ajoutez-vous pas que ces bouchéesaux laitances sont délicieuses ? Ce serait tout à faitconforme aux us de la bonne compagnie, et le monde n’y trouveraitrien à reprendre, ce monde qui ne tolère pas les indépendants.
– Si vous saviez combien peu je me souciede ce qu’il pense, vous me traiteriez moins durement. Que ne memettez-vous à l’épreuve ? Vous apprendriez bien vite à memieux connaître.
– Prenez garde. Je suis capable de vousprendre au mot, et de vous proposer une extravagance.
– Essayez, répondit le capitaine enregardant fixement la Barancos qui ne baissa pas les yeux.
Il y eut un silence. On servait une truite àla Johannisberg, que les Espagnols goûtaient du bout des dents, etque Saint-Galmier dégustait avec recueillement. La marquise trempases lèvres rouges dans un verre de vin de Xérès, et Nointel se mità étudier le menu, comme s’il eût médité sur le chaud-froid deperdreaux ou sur la macédoine de fruits glacés.
– Je vous ai invité, reprit en riantmadame de Barancos, et je n’ai pas même songé à vous demanderauparavant si vous étiez chasseur.
– Vous plaît-il que je le sois ?riposta gaiement le capitaine.
– Je ne vous demande pas de fadeurs. Jeveux savoir si la chasse en battue vous amuse.
– Moins que la chasse au bois ou enplaine, tout seul, avec mon chien. Je n’aime pas beaucoup lesdivertissements qui sont réglés à l’avance comme les évolutionsd’un ballet. Vous ne me reprocherez pas de manquer defranchise.
– Je vais voir si vous serez francjusqu’au bout. Pourquoi êtes-vous venu ici ?
– Pour vous dire ce que je n’ai pas puvous dire au bal.
– Vous pensez donc que vous ne m’avezrien dit, demanda madame de Barancos en posant un de ses doigtseffilés sur le bouton d’or que le capitaine lui avait remis à lafin du cotillon.
– Si, je crois que j’ai parlé… je croismême que vous m’avez répondu… comme se parlent et se répondent enOrient les effendis et les sultanes… l’effendi envoie un bouquetplein d’allégories, et la sultane répond par… c’est le langage desfleurs, un langage délicieux, mais insuffisant… j’aspire àm’expliquer dans un idiome moins poétique et plus clair.
– La battue ne commencera qu’à midi.Voulez-vous que demain matin nous fassions un tour à cheval ?Les bois sont superbes en cette saison. Il a gelé hier, et lesbranches des chênes ont des girandoles de glace. Vous verrez que jefinirai par vous convertir à la poésie.
– C’est fait.
– J’en doute. Mais je tiens à vousmontrer ma forêt. Votre cheval sera sellé à neuf heures. Etmaintenant, tâchez de trouver un sujet qui puisse défrayer uneconversation générale. Notre aparté a trop duré.
– Vraiment ? Vous aussi, voussacrifiez aux convenances.
– Non ; mais si nous continuons, mesconvives vont infailliblement se mettre à parler espagnol, et vousn’y prendriez aucun plaisir. Aidez-moi à les retenir en France.
Nointel ne demandait pas mieux. Il savaitmaintenant tout ce que pouvait lui apprendre une causerie de table,trop souvent interrompue par un maître d’hôtel, présentant l’aspicaux filets de homard ou le caneton de Rouen au jus d’orange, et ils’apercevait que de l’autre côté de la table on le surveillaitdiscrètement. Simancas avait de bons yeux, et Saint-Galmier avaitl’oreille fine. Quoi que pensât de ces deux drôles madame deBarancos, il était fort inutile d’attirer leur attention, enprolongeant un entretien particulier.
La marquise avait déjà entamé avec un jeuneCubain fraîchement débarqué en France un dialogue vif et animé surles théâtres chers aux étrangers qui viennent à Paris pourapprendre la vie élégante. Nointel trouva plaisant de s’adresserd’abord à Saint-Galmier et de lui demander des détails sur laconstitution du Canada. Les coupes étaient assez basses, et lesurtout ingénieusement disposé pour que les convives qui sefaisaient vis-à-vis pussent se voir et se parler. Et le docteurn’eut aucune peine à répondre par des considérations approfondiessur la supériorité d’un mets américain qu’on venait deservir : les écrevisses ensablées, des écrevisses cuites dansdu riz saupoudré de safran, qui avaient l’air de reposer sur dusable doré. C’en fut assez pour que, par une suite de transitionsimprévues, la conversation rentrât dans les lieux communs quidéfrayent habituellement les grands dîners. Un peu de politique,suffisamment de sport, un soupçon d’aperçus littéraires, le toutassaisonné de médisances mondaines et de quelques échos decoulisses. Tous ces étrangers étaient gens de bonne compagnie,très-bien informés des choses parisiennes et donnant très-bien laréplique à un causeur expérimenté comme l’était le capitaine.Simancas et le docteur ne les valaient pas, mais ils savaient setenir, et tout se passa le mieux du monde jusqu’à la fin.
Seulement, lorsque la marquise prit son braspour revenir dans ce hall où se concentre la vie duchâteau, Nointel fut très-surpris de l’entendre lui dire :
– Je vais vous quitter. J’ai besoind’être seule. C’est bizarre, mais c’est ainsi. Nous nous reverronsdemain matin. Soyez à cheval à neuf heures.
Quelques mots aux douairières, quelquespoignées de main aux hommes, et ce fut tout. La châtelaine s’enalla par la grande porte, laissant ses hôtes se divertir comme ilspourraient.
– Pour le coup, voilà qui est prodigieux,se dit le capitaine. Où diable va-t-elle ? Prier pour l’âme dela d’Orcival ? Elle en est, pardieu ! bien capable.
Les hôtes de la marquise devaient être au faitde ses habitudes, car ils ne parurent point s’étonner de cetteretraite précipitée. Les douairières retournèrent à leurwhist ; les jeunes organisèrent un baccarat, Saint-Galmier semit à jouer aux échecs avec un hidalgo de très-bonne apparence, etSimancas engagea une grave conversation en espagnol avec lepersonnage qui était assis à table à la droite de madame deBarancos.
Nointel se trouva donc fort isolé. Il estjuste d’ajouter qu’on lui avait offert d’être de la partie debaccarat, et qu’il s’était excusé poliment. Il ne songeait guère àtenter la fortune au jeu. Il songeait à l’étrange disparition de lamarquise et à la matinée du lendemain. Il y songeait si bien quel’idée lui vint d’imiter la châtelaine et de profiter de la libertéabsolue qui était la règle chez elle, pour disparaître aussi. Unbon cigare fumé solitairement, au coin du feu, le tentait beaucoupplus que la compagnie des indifférents qui remplissaient lehall. Et de plus, il se souciait médiocrement d’entrer encolloque avec le général péruvien qui l’observait du coin de l’œilet qui n’allait pas manquer de l’aborder. C’est pourquoi, aprèss’être promené quelques instants d’un bout à l’autre de la salle,il gagna tout doucement la grande porte qui donnait sur le corridord’honneur. Là, il trouva deux ou trois valets de pied tout prêts àreconduire les invités, et il se fit ramener dans son appartement,où tout était préparé pour qu’il pût y passer une agréablesoirée.
Dans la cheminée du petit salon qui précédaitla chambre à coucher, un feu clair, un feu de bois de hêtre. Sur latable d’ébène à incrustations de cuivre, quatre bougies alluméesdans des candélabres à deux branches, de vraies bougies de cire etdes candélabres d’argent ciselé – un éclairage du grand siècle, –des journaux, des revues, des albums, trois caisses d’excellentscigares, compatriotes parfumés de la châtelaine havanaise. Plusloin, sur un dressoir en vieux chêne, le samovar moscovite, laboîte à thé et les tasses en porcelaine de Chine, un appareilsimple et commode pour faire le café, et dans des flacons decristal de roche, l’eau-de-vie de France, le rhum des Antilles, lekummel de Russie. Tous les rêves d’un garçon ami de la solituderéalisés par les soins prévoyants d’un intelligent serviteur.
Ce serviteur, attaché à la personne ducapitaine, veillait dans l’antichambre ; il demanda des ordrespour le lendemain, et Nointel, en le congédiant, lui annonça qu’ilmonterait à cheval à neuf heures précises. Après quoi, il se mit entenue d’intérieur, il endossa le veston anglais, il chaussa lespantoufles de maroquin et il s’établit dans un immense fauteuil,afin de philosopher tout à son aise.
Mais il était écrit que ses méditationsseraient troublées dès le début. À peine commençait-il à repasserdans sa tête les incidents de la soirée qu’on frappa discrètement àla porte. L’imagination du capitaine fit aussitôt des siennes, etil lui passa par l’esprit que madame de Barancos venait lui faireune visite. L’excentricité était à l’ordre du jour chez cettemarquise, et il pouvait bien supposer qu’il lui avait pris lafantaisie de sauter à pieds joints par-dessus les convenances. Ilse leva vivement, il courut ouvrir, et, au lieu du charmant visagede la châtelaine, il vit la figure déplaisante de Simancas.
– Que me voulez-vous ? demanda-t-ilbrusquement au Péruvien qui se permettait de le relancer jusquechez lui.
– J’ai à vous parler de chosestrès-sérieuses, répondit Simancas, sans se déconcerter, et je vousprie de m’accorder la faveur d’un entretien. Je sais que vous nerecherchez pas ma compagnie, mais je suis certain que, cette fois,vous ne regretterez pas d’avoir entendu ce que j’ai à vousdire.
Nointel hésita un instant, mais il se ditqu’il lui faudrait tôt ou tard s’expliquer définitivement avec cedrôle, et que mieux valait en finir tout de suite.
– Soit ! dit-il, entrez. Je veuxbien vous écouter, à condition que vous serez bref et surtout quevous irez droit au but. Je ne suis pas disposé à vous recevoir pourle plaisir de causer avec votre seigneurie.
– N’ayez crainte. J’ai beaucoup voyagé enAmérique, et je sais que le temps est de l’argent : timeis money. Je me propose de monnayer les instants que vousconsentez à m’accorder.
Sur cette promesse, Simancas se glissa dans lachambre, prit un siège que ne lui offrait pas le capitaine quis’était replongé dans son fauteuil, et commença en cestermes :
– Vous souvient-il, monsieur, de certaineconversation que nous eûmes, il y a peu de jours, chez mon amiSaint-Galmier ?
– Parfaitement, répondit Nointel assezsurpris de ce début.
– Je ne l’ai pas oubliée non plus, et jevous demande la permission de vous rappeler qu’à la fin de cettecauserie, il vous plut de me poser certaines conditions que jem’empressai d’accepter. Je vous fournis, séance tenante, tous lesrenseignements que vous me demandiez sur la conduite de madameCrozon, pendant la longue absence de son mari ; je m’engageaide plus à m’abstenir de toute démarche auprès deM. Crozon…
– Démarche est charmant, ditironiquement le capitaine.
– Enfin, continua sans sourciller lePéruvien, je promis que vous seriez invité à bref délai chez madamede Barancos. Vous reconnaissez, je pense, que j’ai tenu tous mesengagements. M. Crozon n’a plus reçu une seule lettre anonyme,et, au lieu d’une invitation, vous en avez reçu deux.
– Reste à savoir si c’est à vous que jeles dois. Mais je ne chicanerai pas sur ce point. Où voulez-vous envenir ?
– À vous dire que notre premier traitéayant été fidèlement exécuté de part et d’autre, je viens vousproposer d’en conclure un second.
– Je ne comprends pas.
– Vous allez comprendre ; je vaisjouer cartes sur table. L’heure des réticences est passée. Vousconnaissez mes projets, et je ne serais qu’un sot, si je cherchaisà vous les cacher, car vous ne prendriez pas le change. Vous saveztrès-bien que je me suis implanté de force, ou peu s’en faut, chezla marquise, et que, par le même procédé, j’ai introduit avec moi,dans la maison, ce cher docteur. Vous savez cela, et vous êtes tropintelligent pour n’avoir pas deviné que, si j’ai obtenu mes deuxconcessions, c’est que je possède un secret qu’il me suffirait dedivulguer pour perdre la marquise dans l’opinion publique. Je suisfranc, vous le voyez.
– Franc jusqu’au cynisme. Continuez.
– Ce secret, Saint-Galmier et moi, noussommes seuls à le connaître, et il peut faire notre fortune. Lamarquise possède beaucoup de millions, et elle en donneraitvolontiers deux ou trois pour acheter notre silence. Nous ne leslui avons pas encore demandés, parce que nous tenions avant tout àsa protection. Je ne me dissimule pas que nous avions besoin denous relever aux yeux du monde. C’est fait. On nous a vus à safête ; elle s’est montrée avec moi au bois de Boulogne ;tout Paris saura que nous venons de passer quelques jours à sonchâteau de Sandouville. Elle ne peut plus rompre avec nous sansprovoquer un éclat qu’elle évitera certainement. Bientôt donc, nousserons en mesure d’aborder la grande question de la rémunérationqui nous est due. En échange d’une somme qui nous fera riches etqui ne l’appauvrira guère, nous lui offrirons des garanties ;nous nous engagerons même, si elle l’exige, à repasser l’Océan,quoiqu’il nous en coûte de quitter la France. Et elle acceptera lemarché, n’en doutez pas.
– Fort bien. Dans quel but, s’il vousplaît, m’exposez-vous ce joli plan de chantage ?
– Mon Dieu, c’est très-simple. Notre plana les plus grandes chances de succès, mais vous pouvez empêcherqu’il réussisse.
– Vraiment ? Eh bien, vousm’étonnez.
– Votre étonnement cessera si vous voulezbien m’écouter. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que lamarquise a pour vous un goût très-vif. Elle ne se donne même plusla peine de déguiser ses sentiments, et parmi tous ses hôtes, iln’en est pas un seul qui ne croie que vous êtes ou que vous serezson amant. C’est aussi mon humble avis, seulement je suppose quevous visez plus haut.
– Ah ! alors, selon vous, je mepropose…
– D’épouser madame de Barancos, cela neme paraît pas douteux, et je trouve que vous avez cent fois raison.Je pense même que vous parviendrez à l’épouser, si vous vous yprenez bien. Or, si elle vous accepte pour mari, il arriverainfailliblement que vous exigerez qu’elle nous mette à la porte,mon ami et moi.
– J’admire votre perspicacité.
– Dites plutôt ma franchise. Vouscommencerez donc par demander qu’on nous chasse, et j’avoue quevis-à-vis de vous, nous sommes sans défense ; vous avez barresur nous, et vous pouvez nous faire beaucoup de mal ; mais simadame de Barancos, entraînée par la passion que vous lui inspirez,oublie qu’elle est à notre merci, si elle rompt avec nous, alors,je dois vous en prévenir, il arrivera que, n’ayant plus deménagements à garder, nous publierons ce que nous savons d’elle, etje vous affirme qu’une fois le secret publié, vous renoncerez devous-même à épouser les millions de la marquise.
– Dans ce cas, moi aussi je n’aurai plusde ménagements à garder, et je raconterai à qui de droit ce que jesais sur votre compte.
– Naturellement. Et la rupture de notretraité aura de déplorables résultats. Nous serons obligés,Saint-Galmier et moi, de passer la frontière, votre mariagemanquera, et Dieu sait ce qu’il adviendra de la marquise. Nevaudrait-il pas mieux nous entendre ?
Nointel tressaillit de colère, et peu s’enfallut qu’il ne se levât pour jeter dehors le drôle qui lui tenaitce langage. Mais il réfléchit presque aussitôt qu’il seraittoujours temps d’en venir là, et que l’occasion était bonne pouramener Simancas à démasquer complètement son jeu.
– Nous entendre ? dit-il avechauteur. Pourquoi ? Je n’ai nul besoin de vous.
– Peut-être, répondit le Péruvien.Supposez, par exemple, que madame de Barancos n’ait pour vousqu’une fantaisie, et qu’elle ne soit pas disposée à se donner unmaître. Le veuvage a des charmes qu’elle apprécie infiniment, etrien ne prouve qu’elle songe à y renoncer. Il est même probablequ’elle préfère rester libre. Si elle a cette idée, commentl’amènerez-vous à vous épouser ? Je connais son caractère, etvous avez déjà pu l’apprécier aussi. Elle vous démontrera que vousserez parfaitement heureux sans aliéner votre indépendance, que lemariage tue l’amour et bien d’autres choses encore. Que luiobjecterez-vous ? Dire que vous voulez absolument être sonmari, ce serait confesser que vous tenez plus à sa fortune qu’à sapersonne. Tandis que si vous possédiez, comme moi, son secret…
– Et si je la menaçais d’en abuser, ellen’aurait rien à me refuser. C’est juste. Mais, j’y pense, pourquoin’usez-vous pas de ce talisman pour la contraindre à vous épouser,vous, dont José Simancas, général au service de la Républiquepéruvienne ?
– Vous vous moquez de moi. Je sais fortbien que madame de Barancos braverait tous les dangers plutôt quede m’accepter pour époux. Vous, c’est autre chose. Vous n’avez qu’àvouloir pour la décider, si vous savez vous servir de l’arme que jesuis prêt à vous fournir… à des conditions très-acceptables.
– Voyons les conditions.
– Je vous livrerai le secret de lamarquise contre votre parole de me faire remettre dans le délaid’un mois après la célébration de votre mariage la somme de deuxmillions, et je m’engagerai, moi, par écrit, à retourner enAmérique avec Saint-Galmier aussitôt que j’aurais touché, et à neplus remettre les pieds en Europe. Si nous nous avisions d’yrevenir, vous auriez toujours une garantie contre nous, puisquevous pourriez nous dénoncer à… à qui de droit, comme vous venez dele dire poliment. Voilà tout, monsieur. J’attends, pour me retirer,que vous veuillez bien me répondre.
Le capitaine étouffait d’indignation, et ilavait eu bien de la peine à se contenir pendant que Simancasdéveloppait cette insultante proposition. Mais son esprit étaitresté lucide comme toujours, et il commençait à se demander s’il neferait pas bien, dans l’intérêt même de la malheureuse marquise,d’arracher à ce coquin une confidence sans réserve. Si le Péruvienet son complice avaient vu la marquise frapper Julia d’Orcival, ilne tenait qu’à eux de la perdre, et de sauver, par ricochet,mademoiselle Lestérel. Nointel ne demandait pas mieux que de sauverBerthe, mais il lui répugnait horriblement de perdre madame deBarancos. Ne valait-il pas mieux l’avertir, la presser defuir ? Ne valait-il pas mieux aussi savoir à quoi s’en teniravant de pousser plus loin une liaison dangereuse ?
– Oui, se disait-il, il faut que j’aie lecourage de laisser croire à ce misérable que j’accepterai l’odieuxmarché qu’il ose me proposer. Et s’il m’apprend qu’il a été témoindu meurtre, je dirai demain à la marquise que je lui accorderai letemps de quitter la France, de disparaître pour toujours, si elleconsent à écrire une lettre qui contiendra l’aveu de son crime etque je remettrai au juge d’instruction un mois après son départ.Mademoiselle Lestérel est déjà en liberté ; elle peut bienattendre un mois que l’aveu de la coupable proclame soninnocence.
En raisonnant ainsi, Nointel cédait ausentiment qui l’entraînait vers madame de Barancos, et en vérité ilétait assez excusable de vouloir épargner la cour d’assises à unefemme qu’il aurait adorée si elle n’eût pas été criminelle.
– Avant de vous répondre, dit-ilbrusquement, je veux savoir ce que vaut ce secret, dont vous faitessonner si haut l’importance. S’il s’agissait par exemple d’uneliaison qu’aurait eue la marquise, vous ne m’apprendriez rien en mela révélant. Je n’ignore pas qu’elle a été la maîtresse de ceGolymine qui fut votre complice.
Simancas changea de couleur. Il ne s’attendaitpas à cette botte. Mais il répondit sans trop hésiter :
– Il s’agit d’une révélation beaucoupplus grave.
Nointel avait été merveilleusement servi parson instinct en jetant le nom de Golymine à la face du Péruvien,qui se promettait de ne livrer qu’une partie de son secret. Cecalcul assez machiavélique se trouvait déjoué du premier coup, etSimancas était mis en demeure d’aller plus loin dans la voie desconfidences.
Encouragé par un premier succès, le capitainele poussa vigoureusement.
– Vous convenez donc, dit-il, queGolymine a été l’amant de la marquise ?
– Oui, répondit le Péruvien ; maisil n’y a que moi et Saint-Galmier qui le sachions.
– Vous vous trompez. D’autres lesavent ; moi, par exemple. Si tous vos secrets ressemblent àcelui-là, ils n’ont aucune valeur, et madame de Barancos seraitbien folle d’acheter votre silence au prix où vous prétendez le luivendre.
– Il me semble pourtant qui si on lamenaçait de publier les lettres qu’elle a écrites au comte…
– Elle irait tout simplement trouver leprocureur de la République : elle lui dirait que vous voulezla faire chanter, elle se mettrait sous sa protection, et le moinsqui pourrait vous arriver, ce serait d’être expulsé de France.J’ajoute que si je me décidais à conclure le marché, j’y mettraispour première condition que ces lettres me soient remises.
– Cela ne souffrirait aucunedifficulté.
– Vous les avez donc toutes ?
– J’en ai une ; cela suffit.
– Où sont les autres ?
– Je l’ignore, répondit Simancas, nonsans avoir hésité quelque peu.
– Vous l’ignorez ? Voulez-vous queje vous l’apprenne ? Je suis très-bien informé, je vous enpréviens ; si bien informé que j’ai deviné le secret que vouscroyez posséder seul, le grand secret qui met la marquise à votrediscrétion.
– Vous me permettrez d’en douter ;si vous l’aviez deviné, vous auriez déjà coupé court à notreentretien.
– Pourquoi donc ? Votre conversationm’intéresse beaucoup. Il se peut d’ailleurs que j’aie deviné dequoi il s’agit, et qu’il me reste cependant beaucoup d’explicationset de renseignements à vous demander. Tenez ! je vais vousmettre sur la voie. La nuit où la d’Orcival a été assassinée au balde l’Opéra, vous occupiez avec votre ami Saint-Galmier une loge quitouchait à celle où le crime a été commis.
À ce nouveau coup, Simancas perdit tout à faitcontenance.
– Sans doute, balbutia-t-il, j’étais là…mais quel rapport voyez-vous entre cette circonstance et lesecret ?
– Je vais vous le dire. On a accusé de cecrime une jeune fille dont l’innocence vient d’être reconnue. Ellea dû être mise avant-hier en liberté provisoire, et l’ordonnance denon-lieu ne se fera pas attendre. Cependant, la d’Orcival a ététuée par quelqu’un… par une femme évidemment, puisqu’il est prouvéqu’elle n’a reçu dans sa loge que des femmes. Or… suivez bien monraisonnement, je vous prie… la d’Orcival avait été la maîtresse devotre ami Golymine, lequel avait été, vous venez de me le dire,l’amant de madame de Barancos. Ce Golymine s’est pendu chez Juliapeu de jours avant la nuit du bal. Il avait des lettres de lamarquise. Vous en possédez une, à ce qu’il paraît. Il est asseznaturel de supposer que les autres sont tombées entre les mains dela d’Orcival, soit que le Polonais les lui ait confiées, soitqu’elle les ait trouvées sur lui après sa mort. Il est tout aussinaturel de penser que madame de Barancos, avertie de cet incident…vous me suivez toujours, n’est-ce pas ?… de penser, dis-je,qu’elle a tout risqué pour les reprendre. Maintenant, je vouslaisse le soin de conclure.
– Permettez !… tout cela ne prouvepas…
– Que j’aie deviné votre secret. Eneffet, je ne l’ai pas deviné. C’est vous qui venez de me lelivrer.
– Comment cela ?
– Eh ! Pardieu ! en m’avouantque vous teniez la preuve d’une correspondance entre la marquise etvotre canaille d’ami. Avec ce point de départ que vous m’avezfourni, je n’ai pas eu de peine à découvrir que la marquise avaitun gros intérêt à se débarrasser de la d’Orcival ; et que voussaviez, pour l’avoir vu, qu’elle s’en est débarrassée en effet.
Et comme Simancas, tout interloqué, se taisaitet s’agitait sur son fauteuil, le capitaine reprit en le regardantfixement :
– Vous voyez que je suis aussi fort quevous et que je pourrais me passer de vos révélations. Allons !convenez que j’ai touché juste.
– J’aurais beau en convenir, cela ne vousmettrait pas en mesure de tirer parti de mon secret. Desconjectures ne sont pas des faits.
– Et vous seul avez été témoin du faitcapital, vous et votre acolyte, Saint-Galmier. D’accord. Cependant,j’ai vu aussi quelque chose, et je n’ai aucun motif pour ne pasvous dire ce que j’ai vu, car je ne cherche pas à trafiquer desinformations que je possède. J’ai vu madame de Barancos entrer aubal de l’Opéra. Je l’ai parfaitement reconnue, malgré son voile dedentelles. Je lui ai parlé, je lui ai donné le bras pour laprotéger contre des impertinents qui la serraient de trop près, etje l’ai quittée à l’entrée du couloir des premières, à cinquantepas de la loge n° 27, celle où Julia a été assassinée. Je n’ensais pas plus long, mais c’est bien suffisant, et si je voulaisaller raconter mon aventure au juge d’instruction, en le priant des’adresser à vous pour les renseignements complémentaires…
– Vous ne ferez pas cela ! s’écriale Péruvien.
– Non, si vous me donnez cesrenseignements. Et, en vérité, vous auriez grand tort de me lesrefuser, au point où nous en sommes.
– Mais, en admettant que je les possède,vous engageriez-vous, si je vous les livrais…
– Je ne m’engagerais à rien ; il neme convient pas de m’engager, puisque vous êtes d’ores et déjà à madiscrétion, tandis que je ne serai jamais à la vôtre. Mais vousdevez comprendre que je ne tiens pas à vous écraser, et que vousavez tout intérêt à marcher d’accord avec moi.
– Soit ! dit Simancas, poussé dansses derniers retranchements. Je m’en rapporte à votre conscience.Quand je vous aurai appris ce que je sais, vous évaluerez vous-mêmele prix que vaut mon silence. D’ailleurs, je sais à qui j’aiaffaire, et je suis certain que je n’aurai pas à me repentir dem’être fié à vous. Apprenez donc que nous avons, non pas vu, maisentendu tout ce qui s’est passé dans la loge. J’ai reconnu la voixde la marquise, et, de plus, Julia, pendant la discussion qui s’estengagée entre elles, l’a plusieurs fois appelée par son nom. Elle aété vive, cette discussion, et il s’agissait des lettres adresséespar madame de Barancos au comte. Nous ne distinguions pas toutesles paroles, mais nous pouvions cependant suivre à peu près laconversation. Enfin, les lettres ont été restituées, et la marquiseest sortie de la loge…
– Comment ! c’est tout ?
– Elle est sortie, mais elle est rentréeune minute après. Elle s’était ravisée sans doute. Elle s’était ditque la d’Orcival avait pu garder une lettre, et qu’il seraitprudent de l’empêcher à tout jamais de parler. Alors la scène a ététrès-courte. Madame d’Orcival a dit : Quoi ! madame,c’est encore vous ! La marquise, au lieu de répondre, a frappéavec ce poignard-éventail que l’autre tenait probablement sur sesgenoux… il en avait été question pendant le premier colloque. Nousavons entendu un cri étouffé, deux ou trois gémissements, puis rienque le bruit de la porte, ouverte et refermée rapidement. Lamarquise s’était enfuie, et l’ouvreuse ne s’était aperçue de rien.J’avais à peu près compris ce qui avait dû se passer. J’ai regardépar-dessus la séparation, et je n’ai rien vu. Le coup avait étéfait dans le petit salon qui est au fond de la loge. Alors, noussommes partis…
– Sans vous inquiéter de la malheureuseJulia qui expirait derrière la cloison. Mes compliments biensincères ! Vous êtes très-fort. Un autre aurait crié : Aumeurtre ! Vous et votre digne ami le docteur, vous êtes sortistranquillement, et vous avez conçu aussitôt l’ingénieux projetd’exploiter madame de Barancos.
– À quoi bon la dénoncer ? ditcyniquement le Péruvien. En la livrant à la justice, nous aurionscausé un gros scandale, et nous n’aurions pas ressuscité madamed’Orcival.
– C’est juste. Il est vrai qu’on a accuséune innocente, qu’on l’a jetée en prison, et qu’elle auraitprobablement été condamnée, si, par un hasard extraordinaire, soninnocence n’eût pas été démontrée. Mais c’est là un détailinsignifiant. Je reviens à votre découverte. Vous vous êtes, jesuppose, présenté chez la marquise dès le lendemain !
– Mon Dieu, oui. En pareil cas, on nesaurait agir trop tôt.
– Et comment a-t-elle accueilli vosouvertures ?
– Assez mal, je dois le dire. J’avaispourtant procédé avec infiniment de délicatesse. Au lieu d’employerde gros mots, de parler de crime, d’assassinat, de cour d’assises,j’ai tout bonnement prévenu madame de Barancos que je l’avaisreconnue dans la loge 27, que j’avais entendu le bruit de laquerelle qui s’était engagée entre elle et la d’Orcival ;enfin, qu’ayant été très-lié autrefois avec Golymine, jeconnaissais la cause de cette querelle. Elle a compris bientôt queje savais tout, et elle est venue d’elle-même à composition.
– Alors vous avez posé vosconditions ?
– Oh ! pas toutes. Je ne voulais pasl’effrayer. J’ai demandé seulement à être admis chez elle, ainsique ce cher Saint-Galmier, et j’ai obtenu sans difficulté nosgrandes entrées. Nous en sommes là, et le moment est venu defrapper un grand coup, car je sens que le terrain sur lequel nousmarchons n’est pas très-solide. La marquise nous supporteimpatiemment, et elle voudrait bien reconquérir son indépendance.Je la soupçonne même de méditer une fugue… un brusque départ pourles Antilles ou pour les grandes Indes. Cette fuite dérangeraitfort nos projets et les vôtres, et nous voulons l’empêcher. Pour cefaire, il n’y a qu’un moyen, c’est de lui dire nettement ce que jelui ai seulement laissé entendre, c’est de lui déclarer que nousavons été témoins du meurtre et de lui donner le choix entre unearrestation immédiate ou le payement, immédiat aussi, de deuxmalheureux millions… une bagatelle, pour une femme qui en a huit oudix. Et c’est la nécessité où nous nous trouvons d’en finir qui m’adécidé à vous proposer d’agir de concert avec nous. L’union fait laforce. Si vous consentez à nous prêter votre concours, nousréussirons sans aucun doute ; si nous nous divisons, tout peutmanquer.
» Pourquoi ne vous chargeriez-vous pas deporter la parole, de lancer à la dame cette déclaration qui doitnous assurer la victoire ? Vous aurez demain une fouled’occasions de causer seul à seul avec la marquise. Pourquoi n’enprofiteriez-vous pas pour poser un ultimatum… une bonne demande enmariage, habilement amenée après une conversation où il aurait étéquestion du crime de l’Opéra, de Golymine et de votre serviteur…peut-être n’auriez-vous pas besoin de mettre les points sur les i…Madame de Barancos est femme à entendre à demi-mot et à conclure,séance tenante, car son goût s’accorde avec son intérêt pour vousépouser… et nous nous en rapporterions parfaitement à vous pour lereste, car nous serions bien sûrs qu’une fois marié, vous nevoudriez pas que votre femme restât sous la menace d’unedénonciation, et vous vous empresseriez de vous débarrasser de nousen payant le prix convenu.
– Est-ce tout ? dit froidement lecapitaine.
– Oui. Vous acceptez ?
– Je demande vingt-quatre heures deréflexion.
– Alors, demain soir…
– Demain soir, je vous ferai connaître maréponse. Et je compte que d’ici là vous vous abstiendrez d’agir etde parler. C’est une condition sine qua non. Si vous nel’observiez pas, j’userais sans pitié des armes que j’ai contrevous. Vous pourriez dénoncer madame de Barancos, mais je vous jureque je prendrais les devants, et que j’irais trouver M. Darcy,juge d’instruction, pour lui raconter le dialogue édifiant que j’aientendu à la porte du cabinet de votre ami Saint-Galmier.
– Vous n’aurez pas cette peine, dit avecvivacité le Péruvien. Le docteur et moi nous observerons jusqu’àdemain soir la neutralité la plus complète. Nous ne dirons pas unmot à la marquise, et nous ne paraîtrons même pas à la chasse.
– C’est bien. Maintenant, veuillez melaisser seul, conclut Nointel en se levant.
Simancas n’osa pas essayer de prolongerl’entretien. Il ne se dissimulait pas qu’il s’en allait battu, etque le capitaine, qui possédait maintenant le grand secret, n’avaitrien promis. Mais ce Péruvien jugeait les autres d’après lui-même,et il faisait fonds sur les intentions qu’il prêtait à Nointel, àl’endroit de la marquise, pour espérer que tout s’arrangerait aumieux de leurs intérêts réciproques.
– Il y viendra, se dit-il en regagnanttout doucement le hall, et s’il n’y vient pas… mal lui enprendra… j’aurai recours au grands moyens… et je vais prendre mesprécautions à tout événement.
Pendant que le drôle s’éloignait sur la pointedu pied, Nointel arpentait à grands pas ce petit salon où ils’était flatté de passer une soirée si tranquille, et donnait dessignes non équivoques d’une violente agitation.
– Je n’en puis plus douter, disait-ilentre ses dents, c’est elle qui a tué Julia, et, si je n’y metsordre, ces gredins vont la rançonner d’abord et la dénoncerensuite, car ils ne se contenteront pas de deux millions. Ilsvoudront tout, elle refusera, et alors… alors elle est perdue. Etmoi qui allais l’aimer !… je ne suis même pas très-sûr de nepas l’aimer déjà. Je voudrais bien savoir ce que ferait Gaston s’ilétait à ma place… mais je ne le consulterai pas… qu’il sauvemademoiselle Lestérel, j’en serai ravi… et je l’aiderai de tout moncœur à la sauver… mais demain matin, sans plus tarder, j’avertiraila marquise.
» Je ne veux pas qu’elle aille auxgalères.
L’air était froid, le ciel clair, et la terredurcie par la gelée résonnait sous les pieds des chevaux. Le boisn’avait plus de feuilles, et la neige argentait encore les fougèresjaunies par l’hiver. Les hautes branches des grands ormesfrissonnaient sous la bise. Un temps à rester au coin du feu et àécouter en rêvant le chant mélancolique du vent qui souffle àtravers les longs corridors du château.
La marquise et Nointel chevauchaient pourtantcôte à côte dans une allée de la forêt. Deux grooms les suivaient àdistance, deux grooms appareillés comme les doubles poneys qui lesportaient. Madame de Barancos montait une jument noire très-vivequ’elle maniait avec une aisance merveilleuse ; Nointel, uncheval bai de grande taille et de grandes allures. Ils allaient aupas, et ils n’avaient pas encore échangé une parole. On eût ditqu’ils sentaient tous les deux que cette promenade matinale allaitdécider de leur destinée, et qu’ils répugnaient à engager par lesbanalités d’usage une conversation qui pouvait les lier ou lesséparer à jamais.
Et, de fait, le capitaine était très-perplexe,et encore plus surexcité. Il avait passé une fort mauvaise nuit, etquoique sa résolution fût prise, il se demandait comment il allaitl’exécuter. Dire à une femme qu’on l’accuse d’un crime abominableet qu’on lui conseille de fuir pour éviter la cour d’assises, cen’est pas chose aisée quand cette femme est belle, quand elle estmarquise, quand on a de bonnes raisons de croire qu’elle vous aimeet quand on craint de l’aimer. En dépit de son expérience et de sonaplomb, Nointel ne savait par où commencer. Il attendait que madamede Barancos lui fournît, par un de ses discours singuliers dontelle n’était pas avare, l’occasion d’aborder le sujetdifficile.
Mais madame de Barancos, très-expansived’ordinaire, se montrait ce jour-là réservée jusqu’à la froideur.Ce n’était certes pas qu’elle fût indifférente, car le sang montaità ses joues, et ses yeux étincelaient. On devinait que le feucouvait sous la cendre, et qu’un mot suffirait pour allumerl’incendie. Jamais, du reste, elle n’avait été plus belle. Sa toquede velours contenait à peine les magnifiques torsades de sescheveux noirs, et son amazone serrée à la taille faisaitadmirablement valoir les opulences de son corsage.
– Quel dommage ! pensait Nointel enla regardant à la dérobée.
Et sa physionomie exprimait si bien ce qu’ilpensait que la marquise, choquée peut-être de cette déclarationmuette, appliqua un vigoureux coup de cravache sur l’épaule de sajument, qui partit comme un boulet de canon. Nointel, assezsurpris, rendit la main à son cheval, et le mit au galop violentque venait de prendre tout à coup l’excentrique châtelaine.
L’allée était large et droite, mais à troiscents mètres de là elle aboutissait à une côte boisée et abruptequi paraissait peu praticable. Nointel maintenait sa distance, etpensait que cette course effrénée allait s’arrêter au bas del’escarpement, dont une barrière fixe de trois pieds de hautdéfendait l’accès. Il se trompait. La marquise enleva sa jument etfranchit l’obstacle en écuyère consommée. Il fallut bien en faireautant, et ce n’était pas ce saut qui gênait le capitaine, car ilmontait à merveille. Mais, après la barrière, le chemin devenaitplus étroit et beaucoup plus malaisé. Un vrai sentier de bûcherons,hérissé de grosses pierres, coupé par de profondes ravines etsouvent barré par les jeunes pousses du taillis. Madame de Barancosne s’arrêtait pas pour si peu. Elle allait à toute bride, courbéesur l’encolure, sans se soucier des branches qui lui fouettaient levisage. Nointel, faute de place pour galoper à côté d’elle, lasuivait en pestant un peu contre l’étrange fantaisie qui lapoussait à prendre d’assaut un coteau à peu près inaccessible. Cefut bien autre chose quand ils arrivèrent, presque en même temps,au sommet de la pente. Nointel retint son cheval, et en seretournant sur sa selle, il aperçut les deux grooms qui avaient mispied à terre et qui cherchaient, sans y réussir, à mener leursponeys par la bride à travers le taillis afin de tourner labarrière.
– Si c’est un tête-à-tête qu’ellecherche, dit-il entre ses dents, elle l’a aussi complet qu’ellepouvait le désirer. Jamais ses gens ne parviendront à nousrejoindre. J’espère du moins qu’elle va s’arrêter sur cette cimefaite pour les chèvres.
Il avait tort d’espérer. Le sentier continuaitsur le revers de la colline, taillée de ce côté en précipice.Madame de Barancos se lança sans hésiter sur cette pente infernalequi avait tout l’air d’aboutir à quelque gouffre.
– Ah çà, mais elle veut donc setuer ! s’écria le capitaine. Eh bien, nous serons deux.
Et il prit sans hésiter le périlleux chemin oùelle venait de se jeter, au risque de se rompre le cou. Il en avaitvu de plus mauvais au Mexique et en Algérie, mais il montait alorsdes chevaux barbes qui ont le pied sûr et l’instinct des chamoispour dégringoler parmi les rochers, et il se défiait des jambes deson demi-sang accoutumé à galoper sur des allées sablées. Il n’yavait pourtant pas moyen de reculer, et il s’en tira à son honneur.Vigoureusement soutenu par un poignet de fer, l’anglo-normand nebroncha point, mais il ne réussit pas à rattraper son compagnon àla descente.
Lorsque Nointel arriva au bas de la colline,il vit la marquise assise sur une roche moussue, et sa jumenthaletante arrêtée contre un saule, les rênes sur le cou. Il y avaitlà un amoncellement de blocs de granit surplombant un clairruisseau qui murmurait sur les cailloux ; des chênesséculaires entouraient une sorte d’arène circulaire tapissée debruyères, et de grands bouleaux au tronc blanc se dressaient commedes fantômes dans les profondeurs de la futaie.
– Quel décor pour une scène deroman ! murmura le capitaine, en sautant lestement à terre.Assurément, ce n’est pas sans intention qu’elle m’a amené ici.
Puis, s’approchant de madame de Barancos, quile regardait en fronçant le sourcil :
– Vous m’avez fait une peur effroyable,dit-il avec une émotion très-sincère. C’est un miracle que votrejument ne se soit pas abattue sur ce chemin de casse-cou. Pourquoijouer ainsi votre vie ?
– Ma vie ! Je n’y tiens pas,répondit la marquise d’un air sombre.
– Vous me permettrez de ne pas vouscroire.
Madame de Barancos fit un geste d’indifférenceet reprit :
– Je sais ce que vous allez me dire… mafortune, mon titre, ma jeunesse, ma beauté… Que m’importe toutcela, puisque je ne suis pas aimée ?
– Et si je vous disais que je vous aime,s’écria Nointel qui n’était pas préparé à recevoir de sang-froidune attaque si directe.
– Vous me l’avez déjà dit deuxfois ; vous ne me l’avez pas encore prouvé.
– Quelle preuve exigez-vousdonc ?
– Un sacrifice que vous ne m’avez pasoffert et que je ne vous demanderai jamais.
– Un sacrifice !
– Oui. Ne m’interrogez pas. Je refuseraisde vous répondre. Mais je puis vous apprendre ce que j’ai résolu defaire. Nous ne nous reverrons plus. Je vais quitter la France, etje n’y reviendrai jamais.
Nointel tressaillit. Il pensait :
– Je sais bien pourquoi elle veut partir.Allons ! il n’y a plus de doutes. C’est elle qui a tuéJulia.
– J’avais fait un rêve, reprit lamarquise. J’avais rêvé de m’enfuir au fond d’une solitude, là-bas,au pays du soleil, de m’y cacher, de renoncer à cette existencemondaine qui m’excède, et de vivre au désert avec l’amant quej’avais choisi. C’était un rêve. Je partirai seule.
– Partir ! qui vous y force ?Pourquoi aller chercher si loin le bonheur ?
– Parce que je suis jalouse, parce que jeveux que l’homme que j’aime ne soit qu’à moi, parce que jesouffrirais trop dans ce Paris où on prend le plaisir pour l’amour,parce que j’y ai déjà été trahie.
– Vous avez donc déjà aimé !
– Avec fureur. Vous vous étonnez que jel’avoue ? Vous ne me connaissez pas. Oui, j’ai aimé, et celuique j’aimais m’a lâchement abandonnée. Je l’ai maudit. Dieu l’apuni. Dieu ne m’a pas fait la grâce de me guérir de l’amour. Jecroyais, j’espérais que mon cœur était mort, que je ne vivrais plusque pour m’étourdir, pour chercher à oublier le passé. Je metrompais. J’aime encore et j’aime sans espoir, car vous ne mecomprendrez jamais. Vous croyez m’aimer, parce que je vous plais.Vous ne m’aimez pas. Et si je cédais à la passion qui m’entraînevers vous, je me condamnerais à d’horribles tortures. Mieux vautnous séparer, car je sens que je n’aurais jamais la force dem’arrêter sur la pente où je glisse malgré moi. C’est pour vousdire cela que je vous ai amené ici. Mon langage vous surprend. Vousme prenez pour une folle. C’est vrai, je suis folle, car je ne saispoint, comme vos femmes de France, cacher ce que j’éprouve. Je nesais point calculer mes paroles et déguiser mes faiblesses. Je vousai aimé le jour où je vous ai vu pour la première fois, et je vousle dis, comme je vous ai dit que j’avais eu un amant, comme je vousdirais : Je vous hais, si vous me trompiez après que je meserais donnée à vous.
Pendant que la marquise lançait aux échos dela forêt cette véhémente tirade, Nointel faisait, il faut bien enconvenir, une assez sotte figure. Ce n’était pas qu’il ignorâtl’art de parler le langage ardent de l’amour passionné. En touteautre occasion, il n’aurait eu aucune peine à donner la réplique àmadame de Barancos, car son cœur s’était mis de la partie, etl’éloquence qui vient du cœur coule de source. Mais, cette fois, ilne se trouvait pas au diapason. Les arbres, les rochers, la source,tout ce cadre sauvage et grandiose aurait dû l’inspirer ; maisle souvenir de certaines réalités menaçantes chassait les idéespoétiques. Malgré lui, il pensait à la loge de l’Opéra, aux deuxdrôles qui, d’un mot, pouvaient envoyer en prison l’anciennemaîtresse de Golymine. Et il se disait que l’heure était venue derépondre à la déclaration brûlante d’une femme adorable par unavertissement sérieux, de jeter de la glace sur ce volcan, decouper court à ces transports en interrogeant comme un juge et enconseillant comme un ami. Par quelle transition ramener sur laterre une conversation qui tendait à prendre son vol vers lesétoiles ?
– Et si je vous disais, moi,commença-t-il, si je vous disais que je suis jaloux du passé ?Si je vous disais que je sais le nom de cet amant qui vous atrahie, et que ce nom me fait horreur ?
Cette brusque attaque était précisément lecontraire d’une transition, mais le résultat fut le même.
La marquise se leva d’un bond, croisa ses brassur sa poitrine, et d’un air hautain :
– Prononcez-le donc, ce nom, puisque vousle savez.
Ses joues avaient pâli, ses yeux lançaient deséclairs. Elle était superbe. Nointel l’admirait, mais il ne faiblitpas.
– Votre amant, dit-il, s’appelait ou sefaisait appeler le comte Golymine.
– C’est vrai, répondit froidement madamede Barancos. Vous le méprisiez, n’est-ce pas ? Croyez-vousdonc que je l’estimais ? Je l’aimais, c’était assez. Et je nerenie pas, je ne renierai jamais l’homme que j’ai aimé.
– Vous êtes héroïque, car cet homme étaitun misérable.
– Qu’en savez-vous ?
– Je sais qu’il a indignement abusé deslettres que vous lui aviez écrites.
– Qui vous a dit cela ? Qui vous adit que j’ai été sa maîtresse ?
– Qui ? Un drôle que vous subissezparce qu’il a surpris vos secrets. Il est venu hier me proposer deme les vendre.
– Et vous les lui avez achetés !
– Non. Il me les a livrés. Il espère queje consentirai à les exploiter de compte à demi avec lui. Je nel’ai pas détrompé. Je voulais le forcer à se démasquer, afin devous sauver.
– Me sauver ! dit la marquise avecdédain. Vous croyez donc que ce coquin pourrait me perdre !Vous croyez que je n’aurai pas le courage de braver l’opinion dumonde ! Peu m’importe qu’il dise partout que Golymine a étémon amant. Après comme avant, j’irai la tête haute.
– Pourquoi donc, si vous ne les craignezpas, recevez-vous le général Simancas et le docteur Saint-Galmier,deux intrigants que Paris s’étonne déjà de voir accueillis dansvotre noble maison ?
– Parce que j’ai eu un moment defaiblesse, parce que j’espérais me débarrasser d’eux en les payant.Vous m’apprenez qu’ils osent me menacer. Je vous remercie. Je vaisles chasser. Ils diront de moi ce qu’ils voudront. Je ne prendraimême pas la peine de les démentir.
– Même s’ils allaient trouver le juged’instruction ? demanda Nointel, après un silence.
La marquise tressaillit, mais elle ne perditpoint contenance, et elle répondit d’une voix assurée :
– Expliquez-vous plus clairement, car jene comprends pas.
– Madame, reprit le capitaine beaucoupplus ému qu’elle, je vous jure que, si votre honneur et votre vien’étaient pas en jeu, je me tairais ; mais vous me forcez àparler.
– Parlez donc ! J’attends.
Nointel pensait avoir trouvé un moyen détournéd’aborder la terrible question ; il en usa.
– Ce bouton, dit-il, ce bouton demanchette que vous m’avez pris en valsant avec moi…
– Eh bien ?
– Savez-vous où on l’a trouvé ?
– On a trouvé ce bouton ! s’écria lamarquise. Il n’est donc pas à vous ?
– Vous savez bien que non, dit Nointel,stupéfait de l’aplomb qu’elle montrait.
– Si j’avais su qu’il ne vous appartenaitpas, je ne l’aurais pas mis sur mon cœur, reprit madame deBarancos, en arrachant d’un mouvement brusque une chaîne très-mincequi entourait son cou.
Le bijou accusateur pendait au bout du fild’or ; elle le jeta plutôt qu’elle le remit au capitaine.
– Reprenez-le, dit-elle avec colère. Peum’importe maintenant d’où il vient. Mais vous vous êtes joué demoi, et vous allez m’apprendre quel était le but de cette sotteplaisanterie.
– Ce n’était pas une plaisanterie,c’était une épreuve.
– Je comprends moins que jamais.
– Ce bouton a été ramassé dans le sangprès du cadavre de Julia d’Orcival assassinée.
– Quelle horreur ! Et vous êtescause que je l’ai porté ! Ce que vous avez fait estindigne.
– Je croyais qu’il vous appartenait, ditNointel en regardant la marquise en face.
Elle pâlit, mais ce n’était pas de peur, carelle répondit vivement :
– Alors vous m’accusez d’avoir tué cettefemme ?
– À Dieu ne plaise que je vousaccuse ! Je donnerais dix ans de ma vie pour acquérir lacertitude que vous êtes innocente.
– Alors, vous me soupçonnez. Etpourquoi ? Parce que ce bijou porte l’initiale de monnom ? Convenez que c’est absurde.
– S’il n’y avait que cet indice…
– Il y en a donc d’autres ?Faites-les-moi connaître. Je veux tout savoir.
– Avez-vous oublié qu’à ce bal de l’Opéraoù le meurtre a été commis, vous avez pris mon bras ?
– Ah ! vous m’avez reconnue. Je m’endoutais. C’est vrai. J’étais à ce bal.
– Je vous ai quittée à l’entrée ducorridor des premières, du côté droit.
– C’est encore vrai. Et la loge où cettemalheureuse est morte se trouve précisément de ce côté. Cela neprouve pas que j’y sois entrée.
– Vous me forcez à vous dire qu’on vous ya vue.
– Voilà donc où vous vouliez en venir.Enfin, je comprends tout. Ce coquin de Simancas vous a dit qu’ilavait entendu ma voix dans cette loge…
– A-t-il menti ?
– Non. J’y étais.
– Vous l’avouez.
– Sans doute. Je vais même vous apprendrepourquoi j’y étais.
– Simancas me l’a dit.
– Il vous a dit, je suppose, que jevenais demander à Julia d’Orcival des lettres qu’elle possédait,des lettres que j’avais écrites au comte Golymine. C’est la vérité,mais il n’a pas osé vous dire que j’avais assassiné cettefemme.
– Vous vous trompez, madame. Il m’a ditcela, et il le répètera au juge d’instruction, si vous n’acceptezpas les conditions qu’il va vous poser.
– Et ces conditions, vous me conseillezde les accepter ?
– Non, car Simancas et son associéseraient insatiables. Quand ils vous auraient arraché une partie devotre fortune, ils exigeraient le reste. Je vous conseille defuir.
Le sang monta au front de madame de Barancos,mais elle ne répondit pas, et Nointel, qui prit son silence pour unaveu, continua ainsi :
– Et c’est pour vous donner le temps dequitter la France que j’ai feint d’accepter les ignoblespropositions de ce chenapan. J’ai exigé de lui une promesse, etj’ai le moyen de le forcer à la tenir. Il dépend de moi del’envoyer au bagne. Il ne parlera donc pas, tant qu’il pourra tirerparti du secret qui vous met à sa discrétion. Mais si vous lechassiez, il n’aurait plus rien à perdre, et n’ayant plus rien àgagner en restant à Paris, il passerait la frontière et il vousdénoncerait. Il faut que vous partiez avant lui.
– Il s’est adressé à vous… il vous achoisi pour confident !
– Il croit que je vise à vous épouserparce que vous êtes riche et que tous les moyens me seront bons.J’ai eu bien envie de le jeter par la fenêtre, mais je songeais àvous, et je savais qu’un éclat perdrait tout. Mieux valaitl’écouter et vous avertir. Il n’a pas soupçonné mon projet, car ilne supposait pas que je vous aimais pour vous-même…
– Vous m’aimez, dites-vous… et pourtantvous me jugiez coupable… et, quand je vous parlais tout à l’heurede mes rêves de bonheur à deux, loin d’ici, dans une solitude, vouspensiez sans doute que la passion dont je faisais étalage n’étaitqu’un prétexte pour déguiser le véritable motif qui m’obligeait àfuir. Vous vous taisez ! j’ai deviné.
– Et quand j’aurais pensé cela,croyez-vous donc que j’aurais pu arracher de mon cœur un amour quifera le malheur de ma vie ? Oui, je pense que vous êtescoupable, je pense qu’emportée par la colère, vous avez frappé unefemme qui avait été votre rivale, qui vous menaçait, qui vousinsultait peut-être… Vous n’aviez pas prémédité le meurtre, puisquel’arme ne vous appartenait pas… Je pense que vous avez commis uncrime, mais il est des crimes qui n’avilissent pas.
– Et si je n’avais pas commis ce crime,interrompit madame de Barancos ; si je prouvais que ma main nes’est pas souillée de sang, que je n’ai rien à me reprocher… rienqu’une imprudence fatale ?
– Si vous prouviez cela, je voussupplierais de me choisir pour écraser les misérables qui vousaccusent, pour vous défendre contre ceux qui oseraient mal parlerde vous, et quand j’aurais fait taire les calomniateurs et lesmédisants, je vous suivrais au bout de la terre, s’il vous plaisaitd’y vivre avec moi.
– Je ne vous demanderais pas cesacrifice ; car je ne puis me justifier du meurtre qu’enconfessant une de ces fautes que le monde où nous vivons tous lesdeux ne pardonne pas. Le juge qui recevra mes aveux saura que j’aiété la maîtresse du comte Golymine, il saura que mes lettres…
– Quoi ! vous voulez…
– Je veux tout dire. Demain, jedemanderai une audience à M. Roger Darcy. N’est-ce pas lui quiest chargé de cette affaire ?
– Sans doute, mais…
– Si, par une faiblesse dont je rougis,je n’avais pas tant tardé à me présenter à lui, je me seraisépargné bien des douleurs et bien des hontes. Vous ne m’auriez passoupçonnée, et peut-être on n’aurait pas accusé une innocente, carelle est innocente, n’est-ce pas ? cette jeune fille qu’onavait arrêtée. Elle a été remise en liberté, m’a-t-on dit.
– Oui, après bien des jours.
– Je vous jure que, si je me suis tue,c’est que je la croyais coupable. Si j’avais pu penser qu’elle nel’était pas, rien ne m’eût arrêtée. J’aurais couru chez son juge,et je lui aurais raconté ce que j’avais vu. Mais je pensais aucontraire que mon témoignage ne ferait que l’accabler.
– Qu’avez-vous donc vu ? s’écriaNointel qui commençait à se perdre dans les phrases incidentes demadame de Barancos.
– Écoutez-moi, dit la marquise en selaissant tomber sur ce banc de roche où elle s’était déjà assise enarrivant à la clairière après une course effrénée. Vous allezentendre tout ce que M. Darcy apprendra demain, et quand vousm’aurez entendue, vous me jugerez.
Le capitaine, très-ému, se tenait deboutdevant elle, une main passée dans la bride de son cheval, son autremain serrait convulsivement le bouton d’or trouvé par madameMajoré. La jument favorite de la marquise allongeait son cou etappuyait doucement sa tête sur les genoux de sa maîtresse.
– Je vous ai dit que j’avais été trahiepar le seul homme que j’eusse encore aimé, commença la marquise,trahie pour une femme qui vendait sa beauté. Je faillis en mourir,et ceux qui m’ont vue alors étonner Paris de mes luxueuses foliesn’ont jamais deviné que je cherchais à m’étourdir. Ma liaison avecle comte était restée secrète, et après notre séparation, je necrois pas qu’il ait eu la lâcheté de la révéler, même à sesindignes amis, même à sa nouvelle maîtresse. La blessure qu’ilm’avait faite en m’abandonnant était à peine cicatrisée, lorsque lanouvelle de sa mort vint me frapper comme un coup de foudre, etj’étais à peine remise de cette secousse, quand je reçus une lettrede cette Julia d’Orcival, une lettre où elle me disait qu’un hasard– quel hasard ? je n’en sais rien encore – qu’un hasard avaitmis entre ses mains mes lettres à Wenceslas, qu’elle était disposéeà me les rendre, et qu’elle me les remettrait au prochain bal del’Opéra, dans la loge 27. J’hésitai longtemps, mais j’avais tout àcraindre d’une femme qu’aucun scrupule ne devait arrêter pour menuire, si je refusais de me soumettre à l’humiliation qu’ellevoulait m’imposer. Je me décidai enfin à aller au bal, et j’yallai.
– Assez tard, si mes souvenirs me serventbien. Je vous ai rencontrée au moment où vous y arriviez.
– Le rendez-vous était fixé à une heureet demie. J’ai été exacte, quoiqu’il m’eût fallu prendre de grandesprécautions pour sortir de mon hôtel sans être vue par mes gens.Mon vieil intendant était seul dans la confidence de mon excursionnocturne. Il s’était chargé d’amener un fiacre devant la petiteporte du jardin et de veiller à cette porte pour me l’ouvrir à monretour. Il était donc une heure et demie quand je suis entrée àl’Opéra, un peu plus quand vous m’avez quittée à la suite d’unincident que vous connaissez. J’étais cependant arrivée trop tôt,car l’ouvreuse qui gardait la loge m’a dit qu’elle avait ordre dene laisser entrer qu’une seule personne à la fois ; qu’undomino y avait été reçu par la locataire une demi-heure auparavant,que ce domino y était encore, et que je devais attendre qu’ilsortît. J’ai cru alors à une mystification, et j’allais partir, carj’étais outrée de l’impertinence de cette fille qui me faisaitvenir au bal pour se moquer de moi ; mais presque aussitôt laporte s’est ouverte, et j’ai vu passer la femme qui avait eu uneaudience avant moi.
– Grande, mince, élancée, en dominotrès-simple, dit vivement le capitaine, qui pensait à mademoiselleLestérel.
– Non, répondit la marquise, après avoirun peu réfléchi ; celle que j’ai vue était au contraire detaille moyenne, et elle portait un domino garni de richesdentelles.
– C’est singulier, murmura Nointel.
– Je l’ai d’autant mieux remarquée que jel’ai vue deux fois, reprit madame de Barancos.
La place était libre, l’ouvreuse m’aintroduite, et je me suis trouvée seule avec Julia d’Orcival ;elle portait un domino noir et blanc, et elle s’était démasquéepour causer avec la personne qui m’avait précédée, peut-être aussipour que je la reconnusse. Je l’avais vue souvent au Bois. C’étaitbien elle. En me voyant, elle a remis son masque, et quittant lepetit salon du fond où elle se tenait, elle s’est avancée sur ledevant de la loge. J’ai commis la faute de l’y suivre et de luidire là quelques mots qui ont été entendus. Ce Simancas, quim’avait à peine entrevue jadis à la Havane, était dans la logevoisine avec un autre drôle. Il m’a reconnue, et vous savez s’il aabusé de cette découverte.
Peut-être Julia d’Orcival avait-elle faitexprès de me compromettre en me forçant à me montrer, car elle estrevenue très-vite dans l’arrière-loge, et je m’y suis assise avecelle. J’ai remarqué alors qu’elle tenait à la main un éventailjaponais, et elle a affecté de tirer le poignard caché dans lagaine, comme si elle eût voulu me faire voir qu’elle était enmesure de se défendre. Je ne songeais qu’à reprendre mes lettres,et comme je supposais qu’elle comptait me les vendre, j’avaisapporté une grosse somme en billets de banque, et j’ai commencé parla lui offrir.
– Elle l’a refusée ?
– Avec colère, et l’entretien a prisaussitôt une tournure violente. Elle a osé me railler. Peu s’en estfallu qu’elle ne m’insultât, et vingt fois j’ai été sur le point departir. Mais quand elle voyait que j’allais me lever, ellechangeait de ton, elle me jurait qu’elle n’avait pas l’intention deme nuire, tout en me faisant sentir qu’il dépendait d’elle de meperdre de réputation. Que Dieu pardonne à cette malheureuse !Elle avait le génie de la méchanceté et de la ruse. Ce n’estqu’après avoir subi pendant près d’une heure ses discoursentortillés que j’ai compris où elle voulait en venir. Elles’imaginait que son dernier amant venait de la quitter pour mefaire la cour.
– Gaston Darcy.
– Oui, votre ami ; et elle s’étaitmise en tête d’obtenir de moi la promesse de ne pas l’épouser. J’aireçu cette proposition d’un tel air qu’elle n’a plus insisté. Avecson intelligence diabolique, elle a compris tout de suite qu’ellefaisait fausse route, et que M. Darcy m’était indifférent. Et,dès lors, la conférence a tiré à sa fin. Après quelques façons,elle m’a remis les lettres, en me jurant qu’elle n’en avait pasgardé une seule, et je me suis hâtée de sortir.
» C’est alors, au moment où je mettais lepied dans le corridor, que je me suis presque heurtée contre ledomino qui m’avait précédé dans la loge. Je l’avais vu ensortir ; cette fois, je l’ai vu y entrer.
– Quoi ! s’écria Nointel, cettefemme revenait, et il y avait une heure qu’elle était sortie de laloge.
– Oui, répondit madame de Barancos, et jesuppose qu’elle attendait depuis un certain temps dans le corridor.Elle s’y tenait adossée à la muraille, guettant mon départ. Dèsqu’elle m’a vue, elle s’est approchée de l’ouvreuse, elle lui aparlé bas et elle est entrée.
– Vous êtes certaine que c’était la mêmepersonne, la personne que Julia avait reçue avant vous ?
– Tout à fait certaine. Je l’ai reconnueà sa taille, à sa tournure, à sa démarche, aux dentelles de sondomino.
– C’est elle, à n’en pas douter, qui atué la d’Orcival.
– Je l’ai toujours pensé, et quand j’aiappris qu’on avait arrêté cette jeune fille, j’ai cru qu’on nes’était pas trompé, que c’était elle qui m’avait succédé dans laloge.
– Mademoiselle Lestérel ! mais il mesemblait que vous la connaissiez. N’a-t-elle pas chanté souventchez vous ?
– Oui, dans de grands concerts avec vingtautres artistes. Je ne l’avais pas assez remarquée pour lareconnaître, surtout sous un voile épais qui me cachait sonvisage.
– Et vous n’avez pas entendu sa voix,quand elle a dit quelques mots à l’ouvreuse ?
– Non, j’avais hâte de m’éloigner. Je neme suis pas arrêtée. Mais cette ouvreuse l’a entendue ; ellem’a entendue aussi. Comment ne l’a-t-on pas interrogée, confrontéeavec mademoiselle Lestérel ?
– Tout cela a été fait. On n’a rien putirer d’elle. Non seulement elle est à moitié folle, mais, de plus,elle s’était mis en tête une idée extravagante. Elle prétendait quele crime avait été commis par un homme, par un M. Lolif, qui adansé le cotillon chez vous. Et cette sotte visée lui fermaitl’esprit à toute autre supposition. Si je vous disais, madame, queje l’ai questionnée moi-même !
– Vous ! quel intérêt aviez-vousdonc à vous mêler de cette lamentable affaire ?
– Gaston Darcy est mon ami intime, etGaston Darcy aime mademoiselle Lestérel.
– Pauvre jeune homme ! combien il adû souffrir ! Elle est libre, m’avez-vous dit ?
– Libre provisoirement ; mais lespoursuites seront abandonnées, car il est prouvé qu’elle n’étaitplus à l’Opéra au moment où le crime a été commis.
– Elle y était donc allée ?
– Oui. Il y a eu des fatalités dans cetteétrange histoire. On a accusé mademoiselle Lestérel parce que lepoignard japonais lui appartenait. Et moi je vous accusais, parceque je croyais que le bouton de manchette qu’on a trouvé près ducadavre de Julia était à vous.
– Qui l’a trouvé, ce bouton ?
– L’ouvreuse, précisément, et je tiens àvous apprendre comment il a passé de ses mains dans les miennes,comment j’ai été amené peu à peu à vous soupçonner, vous, madame,que j’avais à peine entrevue, quelquefois, de loin.
» Je viens de vous dire que Gaston Darcyaime mademoiselle Lestérel. Il l’aime à ce point, qu’il étaitdécidé à l’épouser, et, quoique je ne l’aie pas rencontré depuisquelques jours, je sais que sa résolution n’a pas changé.
– Votre ami est un noble cœur, dit madamede Barancos avec une intention que le capitaine saisittrès-bien.
– Si j’étais à sa place, je ferais commelui, répliqua-t-il vivement. On ne l’accusera pas d’agir parintérêt : la femme qu’il aime est pauvre.
– Elle est bien heureuse. J’oubliais queje suis riche, moi. Continuez, monsieur.
– Darcy m’a demandé de l’aider à prouverl’innocence de cette jeune fille, et j’ai entrepris avecenthousiasme cette tâche difficile. Nous avons ouvert une sorted’enquête. Le hasard a fait que je connaissais l’ouvreuse, qui adeux filles dans le corps du ballet. Je l’avais vue souvent aufoyer de la danse. Je l’ai invitée à souper, je l’ai longuementquestionnée… c’était le lendemain du bal… le soir où je vous aiparlé pour la première fois.
– Dans l’avant-scène où votre ami vous aamené ?
– Oui ; et j’ai été on ne peut plussurpris de vous y voir. Je savais que vous aviez passé au balmasqué une partie de la nuit précédente, puisque je vous y avaisrencontrée… et je ne sais pourquoi l’idée m’est venue…
– Que je me montrais au théâtre pourqu’on ne me soupçonnât pas d’être allée au bal. Vous aviezdeviné.
– J’avais été frappé aussi d’un autrefait. J’avais dîné par hasard à la Maison-d’Or avec Simancas, et ils’était vanté d’avoir été reçu par vous le jour même.
– C’était vrai.
– Il m’a paru étrange que votre maisonfût ouverte à un homme d’une réputation si équivoque. J’ai cherchél’explication de la faveur qu’il vous avait plu de luiaccorder…
– Et vous vous êtes dit que sans doutelui aussi m’avait vue au bal de l’Opéra où vous m’aviez reconnue.Vous ne vous trompiez pas. À quatre heures, le dimanche, ce drôles’est présenté chez moi, prétextant qu’il avait à me faire unecommunication très-importante. Je l’ai vu, et j’ai compris dansquelles mains j’étais tombée. Il a commencé par m’apprendre quemadame d’Orcival avait été assassinée. Cette nouvelle m’abouleversée, car je l’ignorais encore. Alors, profitant du troubleoù elle m’avait jetée, il m’a déclaré impudemment qu’il m’avaitreconnue dans la loge de cette femme, qu’il avait entendu maconversation avec elle, et qu’il publierait partout ce qu’ilsavait, si je n’acceptais pas ses conditions. Il exigeait que jelui accordasse ses entrées chez moi, que je me montrasse en publicavec lui, protestant qu’il n’abuserait pas de ces faveurs, que sonseul but était de se relever dans l’opinion du monde. Il a faitquelques allusions à d’anciennes relations qu’il avait eues avec lecomte Golymine. J’ai cédé.
– Et, le soir même, au café Tortoni, dansle salon le plus en vue, vous subissiez sa compagnie et celle deson acolyte Saint-Galmier.
– Oui, et je l’ai subie ailleurs encore.Je l’ai mené au Bois dans ma voiture, je l’ai invité à mon bal, àma chasse. Mais j’étais déjà lasse des exigences de ce misérable,j’étais résolue à ne pas les tolérer plus longtemps, et je vousjure que si j’avais pu supposer qu’il m’accusait d’avoir assassinéla d’Orcival, je l’aurais déjà fait jeter hors de chez moi.
– Alors, il ne vous avait pas dit…
– Rien de pareil. Il s’est borné à mereprésenter adroitement tous les chagrins que pouvait attirer surmoi la mort de cette femme, si on venait à savoir que je m’étaistrouvée dans sa loge peu d’instants avant le meurtre. Il m’a ditque je serais citée en justice, obligée de confesser que j’étaisallée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival pour reprendre deslettres écrites par moi à un amant ; il m’a même laisséentendre que je pourrais être inquiétée à propos de ce meurtre etmise en demeure de me justifier. Mais il n’a pas osé m’accuser del’avoir commis.
– S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il saitque vous n’y êtes pour rien, et s’il sait cela, il pourraitdésigner la femme qui a frappé. Il écoutait contre la cloison. Il adû vous entendre sortir, puis la porte se rouvrir… oui, il aentendu, il me l’a dit hier… et il est impossible qu’il ne se soitpas aperçu que ce n’était plus la même voix. Mais je le forcerai àparler, le misérable. Et il m’aidera, malgré lui, à trouver lacoupable… car je la trouverai.
– Ce bouton aussi vous aidera ; vousle remettrez au juge, et on découvrira un jour à qui il appartient.Mais vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous supposiez qu’ilétait à moi.
– Parce que certaines apparences vousaccusaient, parce que je partais d’une idée fausse, parce que cebijou portait l’initiale de votre nom…
– Du nom de mon mari. Je m’appelle Carmende Penafiel.
– Carmen ! répéta Nointel avec unaccent qu’un amoureux pouvait seul trouver.
Il n’en était pas moins vrai qu’il ne s’étaitjamais préoccupé de connaître le nom que portait la marquise avantd’épouser un gouverneur de l’île de Cuba.
– Moi, je savais que vous vous appeliezHenri, dit-elle vivement.
Puis, arrêtant d’un geste l’élan passionné quiallait précipiter Nointel à ses pieds :
– Vous ne doutez plus de moi, reprit-elled’une voix vibrante ; vous ne croyez plus que j’ai souillé mamain du sang de cette femme. Mais le juge doutera, lui. Il faudralui prouver que je ne mens pas. A-t-il vu ce bijou ?
– Non, j’ai pris sur moi de le garder… jevoulais…
– Tenter une expérience qui n’a pasproduit le résultat que vous attendiez, interrompit la marquise ensouriant tristement. Mais vous allez le remettre à M. RogerDarcy. Que lui direz-vous en le lui remettant ?
– La vérité, toute la vérité, rien que lavérité. Je lui dirai qu’au lieu de faire disparaître un objet quieût été une preuve terrible contre vous, si vous aviez tué Julia,vous avez pris plaisir à le porter de façon à ce que tout le mondele vît ; je lui dirai que vous me l’avez rendu spontanément,que vous m’avez conseillé de le lui remettre.
– Et moi alors je lui dirai tout ce quej’ai vu, tout ce que j’ai entendu pendant cette horrible nuit. Jelui décrirai cette femme qui est entrée avant moi et après moi. Jelui répèterai les propos que m’a tenus Julia d’Orcival.
– Vous vous les rappelez ?
– Comment les aurais-je oubliés ?Chacune des paroles de cette femme me blessait au cœur, et lesblessures qu’elle m’a faites ne sont pas fermées ; et, parmices paroles, il en est une que j’ai retenue entre toutes, car elleme l’a lancée en me remettant les lettres après une longue etorageuse discussion. Elle m’a dit : Reprenez-les,madame ; je puis bien faire pour vous ce que je viens de fairepour deux autres maîtresses de Wenceslas Golymine.
– Deux ! répéta Nointel.
– Oui, et elle a ajouté : Je n’aipas eu de peine à m’entendre avec celles-là, car ce ne sont pas degrandes dames, et je ne crains pas qu’elles me prennent mon amantpour se venger de ce que Wenceslas les a quittées ; ce sontd’humbles bourgeoises qui ne m’ont jamais fait de mal et qui nem’en feront jamais.
– D’humbles bourgeoises, murmura lecapitaine. La sœur de mademoiselle Lestérel est bien unebourgeoise ; l’autre aussi, à ce qu’il paraît. Julia ne l’apas nommée ?
– Elle n’a prononcé qu’un nom, celui ducomte, qu’elle affectait de me jeter sans cesse à la face pourm’humilier.
– Mais, depuis, lorsque cette jeune fillea été arrêtée, ne vous êtes-vous pas demandé si ce n’était pasl’autre qui avait frappé ?
– Non. Je l’avoue. Je n’avais pas demotif pour m’intéresser à une artiste qui avait chanté chez moi,comme bien d’autres, et qui n’avait jamais attiré mon attention.D’ailleurs, les journaux affirmaient qu’elle était coupable. Je lecroyais comme tout le monde, et la pensée ne m’est pas venue derefaire le travail du juge.
– Vous ne le pouviez pas. Ç’eût été vousperdre. Mais maintenant que vous êtes déterminée à tout dire, c’estcette autre qu’il faut chercher. Tant que la justice ne l’aura pastrouvée, il restera des doutes sur votre innocence.
– Non, car je demanderai à M. Darcyde me soumettre à une épreuve décisive. Je lui demanderai de fairejouer dans son cabinet la scène qui s’est passée dans le corridorde l’Opéra, devant la porte de la loge. Je mettrai le domino que jeportais cette nuit-là, le voile de dentelle qui me cachait levisage. L’ouvreuse y sera. On ne l’aura pas prévenue. Jem’approcherai d’elle, et je lui dirai mot pour mot ce que je lui aidit quand je l’ai abordée. Si stupide ou si folle que soit cettecréature, il est impossible qu’elle ne me reconnaisse pas, et alorsje me fais fort de réveiller ses souvenirs. Je lui rappelleraiqu’au moment où je sortais de la loge, une autre femme en domino yentrait…
– Et personne ne pourra nier que c’estcette femme qui a frappé. Oui, l’épreuve sera décisive, etM. Darcy l’imposera aussi à mademoiselle Lestérel qui setrouverait justifiée, si elle ne l’était déjà. Quand vous la verrezsous le domino très-simple qu’elle portait, vous affirmerez que cen’est pas elle qui vous a remplacée dans la loge, et l’ouvreuse ledira aussi. Ah ! madame, c’est votre courage qui, en voussauvant, nous sauvera tous.
– Étiez-vous donc en péril, vousaussi ? demanda la marquise avec un sourire triste.
– Je courais le plus grand de tous lesdangers, puisque j’étais menacé de vous perdre, s’écria Nointel. Neparliez-vous pas de quitter la France ?
– Croyez-vous donc que j’yresterai ? Non, monsieur. Ma résolution est prise. Je feraimon devoir, en me confessant au juge, et ensuite… je partirai… vousne me reverrez jamais.
– Vous ne m’empêcherez pas de voussuivre.
– Je vous le défends.
– Me défendez-vous aussi de vous dire queje vous aime, que je vous adore, que je vous appartiens, de vous ledire à genoux ?…
Il allait y tomber, mais madame de Barancos seleva, et lui montrant la futaie qui s’étendait à sagauche :
– N’entendez-vous donc pas qu’onvient ? murmura-t-elle.
C’était vrai. Les deux grooms avaient étéobligés de faire un long circuit pour rejoindre la grande dame quisautait si bien les barrières fixes, mais en tournant la collineils étaient arrivés tout près du rocher ; ils avaient attachéleurs chevaux au bord de la route prochaine, et ils arrivaient àpied à travers le bois.
– Plus un mot, dit la marquise. Venez. Onnous attend au château.
Il n’y avait rien à objecter. Les groomsn’étaient plus qu’à quinze pas de la clairière rocheuse où lecapitaine venait d’apprendre tant de choses. Au bruit de leurs pas,la poésie s’était envolée. Il fallait rentrer dans la vie réelle,reprendre l’attitude correcte d’un hôte qui escorte une châtelaine.Nointel s’y résigna en soupirant.
Madame de Barancos s’avançait déjà à larencontre de ses gens, relevant d’une main la jupe de son amazoneet de l’autre faisant siffler sa cravache. Sa jument noire lasuivait en hennissant joyeusement. Et la créole s’en allaitdécapitant les fougères. On eût dit qu’elle fouaillait sescalomniateurs.
Nointel menait son cheval par la bride et setrouvait assez ridicule. Il avait mis prosaïquement dans sa pochele bouton d’or trouvé par madame Majoré, et il pensait beaucoupmoins aux chances qui lui restaient de découvrir la propriétaire dece bijou qu’à l’occasion qui peut-être ne se représenterait plus,l’occasion de s’engager à fond avec la marquise. Ils n’en étaientplus à la déclaration classique. Elle avait proclamé avec unefranchise hautaine les sentiments que le capitaine lui inspirait,et le capitaine en avait bien assez dit pour qu’elle lût dans soncœur. Mais, aux préliminaires de ce traité, il manquait lasignature. Elle avait parlé trop tôt, il avait parlé troptard ; l’accord parfait n’avait jamais existé, et ilsn’étaient liés ni l’un ni l’autre. Nointel ne se pardonnait pasd’avoir soupçonné cette fière Espagnole qui se vantait de sa fautecomme d’autres se seraient vantées de leur vertu, et qui ne seserait pas plus cachée d’avoir tué Julia d’Orcival dans untransport de colère que d’avoir aimé l’aventurier Golymine.
– Si elle l’avait tuée, pensait-il, elleserait allée le dire au juge d’instruction, comme elle ira lui direqu’elle est venue dans la loge pour reprendre ses lettres. Car elleira, j’en suis sûr, et grâce à cette hardiesse, mademoiselleLestérel sera justifiée deux fois. Darcy l’épousera, et moi jeperdrai la plus adorable femme que j’aie jamais rencontrée.Ah ! l’amitié me coûte cher.
Ils arrivèrent ainsi, en marchant sous bois,jusqu’à la route où les grooms avaient attaché leurs chevaux, uneroute large et commode qui aboutissait au château. Il n’y avaitplus de tête-à-tête à espérer. Nointel regrettait les précipices.Il aida mélancoliquement la marquise à se mettre en selle, et ileut le chagrin de l’entendre donner à ses gens l’ordre de suivre deplus près.
– Il est tard, lui dit-elle, dès qu’ilfut à cheval. La battue commencera à midi ; on déjeuneauparavant. Nous allons, si vous voulez, rentrer au grand trot.J’aurai à peine le temps de changer de costume.
– Vous comptez donc chasser, demanda lecapitaine.
– Sans doute. Je me dois à mes hôtes, etje ne rentrerai à Paris que demain matin ; mais vous serezlibre d’y retourner ce soir. Si vous partez avant moi, je vousserai obligée d’annoncer ma visite à M. Roger Darcy. Je leverrai demain dans la journée.
Et, sans laisser au capitaine le temps de luirépondre, elle fit prendre à sa jument un trot si allongé qu’il euttoutes les peines du monde à la suivre.
À cette allure, tout dialogue devenaitimpossible, et Nointel eut le crève-cœur de penser que madame deBarancos la lui imposait tout exprès pour l’empêcher de reprendrel’entretien au point où il était resté dans la clairière. Il lançabien quelques mots passionnés, mais le vent qui soufflait àcontre-sens les emporta au fond de la forêt, et la marquise ne lesentendit pas, ou ne voulut pas les entendre.
En arrivant dans la cour du château, elle mitpied à terre si lestement qu’elle gagna de vitesse Nointel quiarrivait pour l’aider ; elle monta en courant les marches duperron, et elle disparut sans avoir adressé une seule parole à soncavalier.
– C’est un parti pris, se disait-il enregagnant tristement sa chambre. Je prévois que je vais faire toutela journée une sotte figure ; mais je ne coucheraicertainement pas ici ce soir.
Le domestique attaché à sa personne le prévintque le déjeuner était servi, les invités restant libres de semettre à table ensemble ou isolément, à leur choix. Cet arrangementconvenait au capitaine, qui n’était pas d’humeur à causer avec lesindifférents. Après avoir procédé à sa toilette, il revêtit lecostume qu’il avait apporté, bonnet de fourrure, veston deforestier allemand en drap gris, grands bas écossais, bottes encuir fauve, attachées au-dessus du genou ; il tira son fusild’un nécessaire d’armes qui tenait très-bien dans sa malle, lemonta, remplit de cartouches assorties sa cartouchière en peau dedaim – un vrai chasseur a beau être amoureux, il ne néglige jamaisces soins-là – et quand il eut parachevé son équipement, il se fitconduire à la galerie où on lunchait.
Il y trouva nombreuse compagnie. Quelquesinvités supplémentaires venaient d’arriver de Paris ; des gensdu monde que Nointel connaissait de vue, mais qui n’étaient ni deson cercle, ni de ses relations habituelles. Pas une seule femme,les douairières espagnoles s’étant naturellement abstenues deprendre part au sport qui se préparait. On mangeaitdebout, à un buffet largement garni de mets froids et de vinsgénéreux. Saint-Galmier, en gilet breton, ceinturonné et guêtrécomme un vieux garde, s’y restaurait avec entrain. Simancas, entenue de guérillero péruvien, venait de prendre une frugaleréfection et lisait le journal dans un coin. Depuis la mort deJulia d’Orcival, il était toujours à l’affût des nouvelles, et ilétudiait assidûment les faits divers. Il interrompit cependant salecture pour venir saluer le capitaine, et il lui aurait volontiersdemandé s’il était satisfait de sa cavalcade avec lamarquise ; mais il fut accueilli si froidement qu’ils’abstint. Nointel lui trouva d’ailleurs un certain air qu’iln’avait pas la veille, un air sournois et légèrement ironique. MaisNointel était décidé à en finir bientôt avec ce drôle, et il nes’inquiéta guère de chercher la cause du changement qui s’étaitopéré sur sa déplaisante physionomie. Il ne pensa pas non plus àlui rappeler que, la veille, il avait pris l’engagement de ne pasparaître à la chasse.
Midi sonnait à l’horloge du château lorsqu’unvalet de pied vint annoncer que les voitures attendaient. Chacuns’arma, et les chasseurs, le fusil à l’épaule ou sous le bras,débouchèrent sur le perron.
Trois grands breaks à quatre chevauxstationnaient dans la cour, sans compter une élégante victoria oùla marquise avait déjà pris place, la marquise enchasseresse ; toque polonaise garnie d’astrakan, veste develours à col de loutre, jupe écossaise, culotte de velours noir,knicker-bockers en maroquin verni. Ce costume presque masculin luiallait à merveille et ajoutait à sa beauté un ragoût particulier.Elle ressemblait à Diane, une Diane habillée chez le couturier à lamode, mais aussi fièrement tournée que la déesse qui changea encerf l’indiscret Actéon.
Les breaks furent pris d’assaut, les paysansqui regardaient de loin ce triomphal départ poussèrent des vivat enl’honneur de la châtelaine, et les vieux braconniers qui guettaientle moment coururent se porter sur la lisière des taillis, aux bonsendroits, à seule fin d’y assassiner les lièvres et les chevreuilsassez malavisés pour sortir des enceintes gardées.
Les bois attenant au château de Sandouvilleétaient percés comme une forêt royale, et les chemins fort bienentretenus. En moins de vingt minutes, les équipages arrivèrent àun rond-point où attendaient douze gardes en uniforme, portant lebrassard aux armes de la marquise, et une forte escouade derabatteurs racolés dans les villages voisins.
Nointel avait fait le voyage avec desEspagnols, peu causeurs de leur naturel. Simancas et Saint-Galmierétaient montés discrètement dans une autre voiture. Il n’eut doncpas à subir l’ennui de leur compagnie, et il put rêver à loisir àl’événement de la matinée, car c’était bien un événement que laconfession de madame de Barancos, un événement qui allait avoir desconséquences prochaines et graves.
Elle ne semblait pas s’en préoccuper le moinsdu monde quand elle descendit de sa victoria pour venir à larencontre de ses hôtes qui n’avaient d’yeux que pour elle.
– Messieurs, dit-elle avec l’aplomb d’unvieux chasseur, nous allons commencer par une battue au lièvre, enplaine ; nous passerons ensuite dans les tirés de ma réservepour le faisan, et nous terminerons par un rabat au chevreuil enforêt. La nuit vient tôt en cette saison. La chasse sera finie àtrois heures ; ceux d’entre vous qui ne me feront pas la grâcede rester ce soir pourront être à Paris pour dîner.
– Décidément, elle tient à me renvoyer,pensa Nointel, qui prit pour lui cet avertissement.
Le programme fut accepté avecenthousiasme.
Les gardes ouvrirent la marche, et leschasseurs s’acheminèrent par petits groupes vers la plaine quicommençait à quelques centaines de pas du rond-point.
Nointel s’était arrangé pour rester àl’arrière-garde, assez loin de la marquise ; il fut surpris devoir que Simancas causait avec elle, et qu’elle ne refusait pas del’écouter. Il est vrai que le colloque ne dura guère. Au bout decinq minutes, on arriva au bord d’une longue plaine, bordée detrois côtés par des taillis récemment coupés, et le garde chef,après avoir pris les ordres de madame de Barancos, se mit en devoirde poster les chasseurs.
Les invités de distinction furent placés, àcinquante pas l’un de l’autre, sur la ligne qui faisait face à laplaine ; les autres furent échelonnés le long des deuxlisières latérales. Le capitaine était au nombre des favorisés. Ilavait la marquise à sa droite et le grand d’Espagne à sagauche ; la marquise, droite, impassible, le fusil en arrêt,l’œil sur la plaine. On aurait juré qu’elle n’avait jamais aimé quela chasse.
Bientôt éclatèrent les cris des rabatteurs, eton vit poindre dans le lointain une longue file de paysans, armésde bâtons et battant les buissons à grand fracas. Les lièvrestroublés dans leur sieste commencèrent à détaler. Les pauvresbêtes, affolées par le bruit, vinrent se jeter étourdiment sous lesfusils qui les attendaient, à droite, à gauche, en avant. Les coupspartaient de tous les côtés, drus comme le pétillement de la grêle,et dans ce concert, madame de Barancos faisait sa partie avec unplein succès. Elle ne manquait pas un lièvre, et cinq ou sixperdreaux égarés étant venus à passer à toute volée au-dessus de satête, elle en abattit deux au coup du roi.
– Quel sang-froid ! se disait lecapitaine. Je comprends maintenant qu’elle ne se laisse pasintimider par les menaces d’un Simancas.
Cependant, le premier acte de la pièce étaitjoué. Les rabatteurs ramassaient les morts, sous l’œil vigilantd’un garde.
La marquise convia ses hôtes à la suivre dansses réserves.
Là, le massacre recommença sur les faisans, etles tireurs, rangés dans une allée assez large, fusillèrent pendantquarante minutes ces beaux oiseaux, dont les plumes dorées volaientdispersées par le plomb. Les coqs s’enlevaient comme des fusées depourpre et retombaient en gerbes étincelantes, arrêtés dans leurvol bruyant. Nointel, blasé sur ce spectacle, se contenta de fairedeux ou trois coups doubles. Madame de Barancos massacrait toujoursavec fureur.
Enfin, après le bouquet de ce feu d’artifice,après que les plus vieux faisans, acculés au coin extrême dutaillis réservé, se furent envolés tous à la fois en chantant leurchant de mort, on annonça qu’on allait passer à la battue auxchevreuils.
Le bois qu’il s’agissait de cerner était situéà une assez grande distance de la réserve, et pour s’y rendre, leschasseurs durent marcher quelque temps le fusil au repos. Madame deBarancos avait pris les devants ; le capitaine suivait sans sepresser. Il vit passer près de lui Simancas qui s’était attardédans le bois sous prétexte de chercher un coq démonté d’une aile,et il s’aperçut que le Péruvien avait l’air assez déconfit.Était-ce la perte de son gibier ou son entretien avec la marquisequi avait assombri son visage ? Le capitaine penchait pour laseconde hypothèse.
– Elle lui aura signifié qu’elle va lechasser, pensait-il. Il me semble qu’elle s’est un peu troppressée. Ce coquin peut lui nuire. Il faut que j’avise à le mettreà la raison avant qu’il ait le temps d’agir contre elle.
Simancas, tout essoufflé, remontait à grandspas vers la tête de la colonne, et s’en allait disant à hautevoix :
– Messieurs, je viens de causer avec lesrabatteurs ; ils m’ont dit qu’il y avait du sanglier dans lebois qu’on va battre. Deux ou trois ragots et un vieux solitairedont la réputation est faite… il a déjà décousu une douzaine dechiens. Si vous m’en croyez, chacun de nous glissera une cartoucheà balle dans un des canons de son fusil.
– Je n’y manquerai pas, s’écriaSaint-Galmier. Je n’ai nulle envie d’être décousu.
Le capitaine s’inquiétait peu des sangliers.Il songeait à se défendre contre des bipèdes beaucoup plusdangereux que ces animaux, et il ne tint aucun compte del’avertissement colporté par le Péruvien.
Il s’en allait, tout pensif et ne prenant pasgarde à ce qui se passait autour de lui. Une vingtaine derabatteurs en blouse et en sabots couraient à la file dans un fosséqui bordait le chemin. Ils se hâtaient pour arriver avant lestireurs à l’enceinte qu’on allait attaquer. Le reste de la troupeavait pris d’un autre côté. Un de ces paysans, le dernier, fit unfaux pas et tomba en lâchant un juron épouvantable.
Nointel se retourna au bruit, juste au momentoù l’homme se relevait, et il vit une figure qui ne lui était pasinconnue.
Où le capitaine l’avait-il vue déjà, cettefigure barbue, à demi cachée par un chapeau à larges bords enfoncéjusque sur les yeux, et par une grosse cravate de lainerouge ? Il n’aurait pas pu le dire, quoiqu’il se souvîntvaguement de l’avoir aperçue quelque part.
L’homme était chaussé de gros sabots quil’avaient fait trébucher, et vêtu d’une blouse bleue qui tombaitau-dessous du genou : un paysan des environs, selon touteapparence. Nointel, n’étant jamais venu dans le pays, ne pouvaitpas avoir rencontré ce campagnard. Il crut qu’il s’était trompé, etil n’y pensa plus.
Du reste, le Normand s’était relevé lestement,et il eut vite fait de rejoindre ses camarades, qui filaient commedes lièvres et qui eurent bientôt dépassé la colonne deschasseurs.
On arriva au taillis où devait se faire lagrande battue. Il était assez étendu pour que les tireurs dussentêtre distribués sur trois de ses faces, par pelotons séparés.
Les gardes connaissent à merveille leshabitudes des chevreuils, et savent très-bien de quel côté ilsdébucheront. C’est pourquoi il est d’usage de distribuer les placesavec plus de soin encore que pour la battue de plaine, afin dedonner les meilleures aux invités qu’on veut favoriser.
La marquise n’eut garde de manquer à cettecoutume traditionnelle ; mais il est d’usage aussi que lemaître se tienne modestement en arrière de la ligne, afin de mieuxfaire à ses amis les honneurs de sa chasse. Il ne tire que lespièces manquées, et encore après qu’elles ont forcé le passage. Ona même vu des propriétaires pousser le dévouement jusqu’à sejoindre aux traqueurs pour surveiller leurs opérations, et cela aurisque d’embourser des grains de plomb envoyés par un tireurmaladroit. Madame de Barancos ne se croyait pas tenue de montrertant d’abnégation. Son sexe lui donnait droit à des privilèges dontelle entendait profiter. Elle plaça elle-même ses hôtes les plusdistingués, mais elle se réserva un poste de choix, au centre de lalisière et au débouché d’une allée que le gibier devait suivre depréférence.
Nointel se trouva encore une fois placé à sagauche, et à la droite d’un seigneur espagnol des plus qualifiés.Il avait devant lui une clairière couverte d’herbes sèches assezhautes pour servir de couvert aux chevreuils. Au delà, s’étendaitun taillis très-clair-semé : une coupe de deux ans où l’on nevoyait que de jeunes pousses et çà et là de grosses cépées derrièrelesquelles un homme aurait pu se cacher. Au bord du chemin quilongeait l’enceinte, une rangée de vieux chênes assez espacés pourque chacun d’eux pût servir d’abri à un des tireurs.
Le capitaine s’adossa à son arbre, l’arme aupied, comme un soldat au repos, et se mit à regarder sa bellevoisine. Elle n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’il était là, etpourtant c’était elle qui l’y avait mis. Elle était fort occupée àchanger les cartouches de son fusil, peut-être en prévision d’unerencontre avec l’un des sangliers annoncés par Simancas. Et, quandelle eut terminé cette opération, elle s’embusqua derrière le troncdu chêne qu’elle avait choisi, et elle y resta dans une immobilitéparfaite, l’œil sur le sentier qu’elle gardait et le doigt sur ladétente. Un braconnier émérite n’aurait pas mieux manœuvré.
– Cette marquise était née pour faire laguerre de partisans, pensait Nointel. Au Mexique, elle auraitcommandé une guérilla. Je parierais cent louis contre un qu’ellevient de rompre avec Simancas. Elle n’a peur de rien, et elle nesonge pas que ce coquin est capable de tout. Heureusement, je suislà, et je vais ouvrir l’œil.
Simancas était loin, et Saint-Galmier aussi.On les avait casés, avec le menu fretin des chasseurs, sur lesautres faces du carré que formait le bois. Nointel était doncmomentanément dispensé de les surveiller. Il se mit à rêver. Autourde lui, le silence était profond. Les rabatteurs, ayant un longdétour à faire pour prendre le taillis à revers, n’avaient pasencore commencé leur tapage. Le vent était tombé. Pas un soufflen’agitait les feuilles sèches. Rien ne bougeait dans la forêt.
– Que fait Darcy à cette heure ? sedemandait le capitaine. Est-il aux pieds de mademoiselle Lestérelou dans le cabinet de son oncle ? Implore-t-il une ordonnancede non-lieu ou remercie-t-il madame Cambry qui a si chaudementdéfendu son amie ? À coup sûr, il ne pense pas à moi, ou, s’ily pense, c’est pour me maudire. Il m’accuse de l’avoir abandonnépour courir après la marquise. Il ne s’attend pas à la surprise queje lui ménage, et demain il me sautera au coup quand je luiapprendrai ce que j’ai fait ici. S’il épouse la femme qu’il aime,c’est à moi qu’il le devra… à moi et à madame de Barancos quiprouvera, par raison démonstrative, que la belle-sœur deM. Crozon n’a pas tué Julia d’Orcival. Reste à savoir pourtantcomment le juge d’instruction envisagera l’affaire, quand elle aurachangé de face. S’il allait ne pas croire aux déclarations de lamarquise et l’envoyer en prison ? Non, il est trop intelligentpour faire fausse route une seconde fois. Et puis, je serai là. Jevais rentrer à Paris ce soir ; je le verrai, je verrai laMajoré…
Ses réflexions furent interrompues par unbruit sec, un bruit parti de la lisière du taillis, le craquementd’une branche morte qui se brise. Évidemment, on marchait sousbois. Était-ce un animal ou un homme ? Nointel regarda avecattention et ne vit rien. Il est vrai que du côté où était venu lebruit, une énorme cépée interceptait la vue. Mais le gibier devaitêtre déjà sur pied, car des rumeurs confuses commençaient às’élever dans le lointain. Les traqueurs attaquaient l’enceinte, etil est rare que les chevreuils ne se lèvent pas dès qu’ils lesentendent.
Ma foi ! pensa Nointel, si c’en est un,je suis capable de le laisser passer. Aujourd’hui, je ne me senspas d’humeur à tuer les créatures inoffensives.
Bientôt, il vit onduler les hautes herbes, etpoindre une tête fine, et briller deux grands yeux qui leregardaient sans le voir, car il faisait presque corps avec letronc du chêne. Ses vieux instincts de chasseur se réveillèrent, etil empoigna son fusil par le canon ; mais ce ne fut qu’unevelléité passagère. Il ne mit pas en joue. Le regard de lachevrette était trop doux. Malheureusement pour la pauvre bête,l’Espagnol l’avait vue aussi. Il tira, et elle tomba en poussant uncri d’enfant qu’on égorge, un cri que les vieux gardes eux-mêmesn’entendent pas sans que leur cœur se serre.
– Ainsi finissent les innocentes, murmurale capitaine, qui avait ce jour-là l’esprit tourné aux réflexionssentimentales.
À ce premier coup de feu, vingt autresrépondirent. La fusillade commençait sur la gauche ; elle serapprocha rapidement, et Nointel entendit bientôt un roulementsourd et précipité. On eût dit qu’un peloton de cavalerie galopaitsous bois. Une harde de sangliers venait de quitter sa bauge etdéfilait à fond de train devant la ligne des tireurs. La laiecourait en tête, suivie de trois marcassins, et la bande hérisséesemblait défier le plomb, car, en dépit des avertissements deSimancas, peu de chasseurs avaient pris la précaution de changerleurs cartouches.
Le capitaine réservait sa pitié pour lestendres chevrettes. Il envoya sans scrupule ses deux coups chargésavec du numéro six. La plus grosse des quatre bêtes les reçut enplein et ne fit que secouer les oreilles ; mais, au momentmême où il tirait, il entendit un sifflement bref suivi aussitôtd’un bruit mat, et il sentit à la joue un choc assez rude. Presqueen même temps éclatait autour de lui une véritable salve ; lalaie roulait foudroyée, et les marcassins lancés comme des bouletsde canon disparaissaient dans l’épaisseur du taillis.
Madame de Barancos, mieux avisée que sesinvités, avait mis une balle dans un des canons de son fusil, etelle avait logé cette balle au défaut de l’épaule de l’animal queles autres tireurs avaient manqué.
Nointel la salua de loin, pour exprimerl’admiration que lui inspirait cet exploit, tâta sa joue qui venaitde recevoir un soufflet inexplicable, et regarda le tronc du chênecontre lequel il était appuyé. Il y vit une déchirure toutefraîche, un trou en forme d’entonnoir. La guerre lui avait appris àles connaître, ces blessures que les hommes font aux arbres du bonDieu en cherchant à s’entre-tuer. Une balle venait de passer à deuxpouces de sa tête ; elle était au fond du trou, et l’écorcequ’elle avait fait voler lui avait éraflé le visage.
– Sacrebleu ! grommela-t-il enregardant son voisin de gauche, cet hidalgo a une singulière façonde tirer le sanglier ! J’ai bien envie de changer de place. Sije reste ici, il me tuera net au premier chevreuil qui déboucheraentre lui et moi.
Il allait interpeller ce chasseur par tropmaladroit, lorsqu’il s’avisa, en y regardant de plus près, que laballe n’était pas venue du côté de l’Espagne. L’Espagne était à sagauche, sur la même ligne que lui, et la balle était arrivée un peuobliquement, mais elle avait été tirée presque de face. Parqui ? On ne voyait personne dans la clairière, ni au bord dutaillis. Fallait-il croire qu’un enragé s’était lancé sous bois, aumépris de tous les règlements de chasse, à la poursuite desmarcassins et de leur mère qu’il avait tirée au jugé ? C’étaitla supposition la plus probable, et cependant le capitainecommençait à soupçonner vaguement qu’on l’avait bel et bien visé,et que le tireur n’en voulait pas du tout aux sangliers.
Si ce coquin de Simancas se trouvait à portée,pensait-il, je me figure qu’il aurait volontiers profité du passagede la harde pour faire un coup de maladresse extrêmement adroit. Ildoit se douter que je me suis moqué de lui hier soir, et si lamarquise lui a, comme je le crains, signifié son congé, il doitm’imputer sa disgrâce et s’imaginer qu’en se débarrassant de moi,il ressaisira madame de Barancos. Oui, mais Simancas est loind’ici… on l’a envoyé à l’autre bout de l’enceinte, et à moins qu’ilne soit revenu en se traînant à quatre pattes se cacher derrièrecette cépée que je vois là-bas… elle ne me dit rien qui vaille,cette cépée, et je vais avoir l’œil de ce côté-là. Justement, voilàle grand débucher qui commence. Les chevreuils pourront bien mepasser entre les jambes, je ne m’occuperai pas d’eux.
Les rabatteurs avaient fait du chemin. On lesentendait distinctement crier, vociférer, frapper les souches avecleurs bâtons, et les paisibles habitants du bois détalaient entoute hâte. Les lièvres passaient presque inaperçus, au milieu desbandes de chevreuils qui fuyaient dans toutes les directions.C’était, sur la ligne où Nointel était placé, un feu continu detirailleurs. Mais le centre était assez mal gardé, car le capitainerestait l’arme au bras, et la marquise elle-même s’abstenait deprendre part au massacre. En revanche, l’Espagnol fusillait avecrage, et il tuait à tous les coups.
– Ce n’est pas lui qui a envoyé une balleà la hauteur de mon crâne en visant une laie, se disaitNointel.
Et il ouvrait l’œil plus que jamais.
Tout à coup, s’éleva dans le bois une grosseclameur, et la voix d’un des gardes qui dirigeaient les rabatteursannonça :
– Garde à vous, en avant ! Solitaireà vous ! gare au débucher !
– Il paraît que le solitaire y est aussi,murmura Nointel. Ce chenapan de Péruvien était bien renseigné.Voilà le moment de prendre mes précautions.
Et, puisant dans sa cartouchière, il en tiradeux cartouches à balle conique qu’il substitua vivement à cellesdont il avait garni les deux canons de son fusil.
Presque aussitôt, il entendit le fracas bienconnu qui annonce de loin l’approche d’un vieux sanglier. Le boiscraquait sous le poids de sa masse brutale, et les jeunes poussestombaient sous ses coups de boutoir, comme les épis sous lafaucille. On eût dit qu’une locomotive venait de se lancer àtravers le taillis.
– Il vient droit sur nous, pensa lecapitaine qui prêtait à ce vacarme une oreille attentive ; surnous… c’est-à-dire sur la marquise… je vois plier les gaulis,précisément en face d’elle… il va débucher par le sentier qu’ellegarde, et elle n’est pas femme à lui céder la place. C’est le casou jamais de l’appuyer par une conversion à droite.
Et, quittant l’abri protecteur du chênederrière lequel il était embusqué, il fit quelques pas vers madamede Barancos.
Elle n’avait pas bougé, mais elle épaulaitdéjà son fusil.
Il était temps. Le sanglier arrivait au borddu bois, et il n’avait plus que la clairière à traverser.
Nointel aussi s’apprêta à tirer ; mais enregardant une dernière fois la marquise, il s’aperçut qu’elle nes’occupait pas du tout de l’attaque imminente dont elle étaitmenacée. Ses yeux n’étaient pas tournés vers le taillis d’où lamonstrueuse bête allait sortir, et ce n’était pas de ce côté-làqu’elle dirigeait les canons de son fusil.
– Madame, lui cria-t-il de toutes sesforces, attention en face ! le sanglier est survous !
Elle ne changea pas d’attitude, et lecapitaine, stupéfait de cette indifférence qu’il prenait pour unsigne de folie, ne pensa plus qu’à la sauver malgré elle. Il secampa solidement sur ses jambes, et il épaula.
À cet instant, le solitaire débuchait,hérissé, furieux, l’œil en feu, les crocs au vent. Il hésita uneseconde après le premier bond qu’il fit dans les hautes herbes,puis, reprenant son élan, il chargea la marquise.
Alors Nointel fit feu, et la bête, arrêtéepour ainsi dire au vol par une balle qui lui traversa le cœur,tomba comme une masse.
Un autre coup de fusil partit au même moment,un coup de fusil tiré par madame de Barancos, et ce n’était pas lesanglier qu’elle visait.
Cette scène émouvante n’avait pas duré trentesecondes, et ceux qui y assistaient virent bien que madame deBarancos venait d’échapper à un grand danger. Le sanglier étaittombé presque à ses pieds, et si la balle de Nointel eût déviéseulement d’un pouce, c’en était fait de la marquise. Mais lecapitaine et les tireurs placés dans son voisinage ne virent pasautre chose.
Ils accoururent tous, désertant leur poste, etplus d’un pauvre chevreuil qui serait infailliblement tombé sousleur plomb put franchir la ligne sans accident. Ce fut à quicomplimenterait la courageuse châtelaine sur son sang-froid et mêmesur son adresse, car presque tous croyaient qu’elle avait tiré desa blanche main le coup qui avait abattu le monstre. Elle reçut lesfélicitations avec un calme surprenant ; on eût dit qu’ellen’avait de sa vie fait autre chose que de tuer des solitaires àbout portant. Celui-là était de taille à éventrer un cheval, et lesformidables crocs qui armaient son énorme gueule auraient faitreculer les chasseurs les plus intrépides. Nointel, en l’examinantde près, pâlit à la pensée que cette affreuse bête avait faillibroyer et déchirer madame de Barancos. Il savait bien à quil’adorable femme devait son salut, mais il n’eut garde de détromperceux qui pensaient qu’elle ne le devait qu’à elle-même ;seulement, il lui tardait d’être seul avec elle pour lui exprimertout ce qu’il avait ressenti pendant que se jouait le drame rapidequi venait de se dénouer si heureusement.
Peut-être la marquise avait-elle deviné sondésir, car elle lui fournit presque aussitôt l’occasion d’untête-à-tête. Après avoir très-brièvement remercié ses hôtes del’intérêt qu’ils lui témoignaient, elle leur rappela que la battuen’était pas finie, et elle les pria d’aller se remettre en ligne.Puis, prêchant d’exemple, elle regagna son poste au débouché d’unsentier ; mais le capitaine se flattait que l’ordre généralqu’elle venait de donner aux chasseurs ne le concernait pas, et aulieu de retourner à son chêne, il l’accompagna, pendant que lesautres couraient reprendre leurs places.
Les chevreuils, serrés de près par lestraqueurs, arrivaient par bandes, et la fusillade éclata de plusbelle.
– Merci, dit simplement madame deBarancos, en lançant au capitaine un regard qui lui remua le cœur.Sans vous, j’étais morte.
– Vous vouliez donc mourir ! s’écriaNointel. Je vous ai avertie, j’ai crié… tout a été inutile… vousn’avez pas bougé, et au lieu de tirer sur le sanglier, vous aveztiré en l’air…
– Vous croyez ?
– Je l’ai vu. J’ai compris que vous étiezperdue si je n’arrêtais pas la bête… j’ai fait feu, et c’est unmiracle que ma main n’ait pas tremblé, car le sentiment du dangerqui vous menaçait m’ôtait tout mon sang-froid.
– Ainsi vous n’avez pensé qu’àmoi ?
– Pouvez-vous me demander cela ?
– C’est vrai, j’ai tort de vous adresserune pareille question, car moi je ne pensais qu’à vous.
– Quoi ! au moment où votre viedépendait d’un faux mouvement, d’une seconde de retard, vouspensiez à moi qui ne courais aucun risque… Ce n’était pas moi quele sanglier chargeait.
– Vous n’avez donc vu que lesanglier ?
– Je vous ai vue aussi… immobile,impassible, héroïque, en face d’un péril qui eût fait pâlir unvieux soldat.
– Et, avant que le sanglier ne mechargeât, vous n’aviez rien entendu ?
– Rien que les coups de fusil de mesvoisins, les cris des rabatteurs et les gémissements d’un chevreuilblessé.
– Il me semblait que vous aviez dûentendre siffler une balle.
– Comment savez-vous cela ? s’écriaNointel.
– Qu’importe comment je le sais ? Jene me suis pas trompée, n’est-ce pas ?
– Non, c’est vrai. Un maladroit a faillime tuer en tirant au hasard. La balle a passé à deux pouces de matête, et elle s’est enfoncée dans le chêne auquel jem’adossais.
– Et vous n’avez pas jugé à propos dechanger de place ?
– À quoi bon ? J’aurais été toutaussi exposé ailleurs ; contre les sottises d’un chasseurinexpérimenté, on n’est à l’abri nulle part. Et puis, je crois auproverbe arabe qui dit : Les balles ne tuent pas ; c’estla destinée qui tue. La pratique de la guerre m’a rendufataliste.
– Alors, il ne vous est pas venu àl’esprit que ce coup de fusil était à votre adresse ?
– Quelle idée ! Simancas estpeut-être bien capable d’essayer de m’assassiner, mais Simancas està cinq ou six cents mètres d’ici, et à moins qu’il n’ait apporté unchassepot sous sa veste de chasse… d’ailleurs, la balle m’estarrivée presque de face, du côté des rabatteurs… et dans laclairière, il n’y avait personne devant moi.
– En êtes-vous sûr ?
Nointel tressaillit, et ses yeux interrogèrentmadame de Barancos, qui lui dit :
– Attendez la fin de la battue, et, quoiqu’il arrive, ne vous étonnez de rien. Maintenant, séparons-nous.Retournez à votre chêne et tirez les chevreuils comme si rien nes’était passé. On ne vous visera plus.
Le capitaine aurait bien volontiers répliqué,mais il comprit qu’un plus long colloque serait remarqué, et il sesoumit aux injonctions de la marquise. Il fusilla les chevreuils,mais il en manqua plus d’un, car il ne pensait guère à soigner sontir. Il pensait à l’étrange conversation qu’il venait d’avoir avecmadame de Barancos, et il ne s’expliquait pas le sens de sesdiscours mystérieux.
Cependant le massacre touchait à son terme. Laligne des rabatteurs se rapprochait de plus en plus, et aussitôtque cette ligne les dépassait, les chasseurs postés sur les faceslatérales de l’enceinte se repliaient vers la lisière occupée parla châtelaine et par ceux qu’elle avait choisis. Le bois étaitpresque vide. Quelques broquarts et quelques chèvres retardatairespassaient de loin en loin sous le feu des privilégiés. Lesmarcassins avaient forcé le passage et couraient encore ; maisle solitaire, la laie et cent autres victimes jonchaient le sol dela clairière. Bientôt, on vit poindre sous bois le garde en livréequi commandait les traqueurs, et la fusillade cessa. On ne pouvaitplus tirer sans risquer d’atteindre lui ou quelqu’un de ses hommes.La chasse était finie.
Nointel, charmé d’en être quitte, venaitd’enlever les deux cartouches de son fusil, lorsqu’il entendit descris, suivis d’une grosse rumeur. Il leva les yeux et vit lespaysans s’attrouper autour de la cépée qui avait attiré sonattention au début de la battue.
« Quand le peuple s’assemble ainsi, a ditAlfred de Musset, c’est toujours sur quelque ruine. » Lecapitaine se rappela ces deux vers de son poète favori, et il pensatout de suite que ces gens-là venaient de faire une lugubretrouvaille. Instinctivement, il se tourna d’abord du côté de madamede Barancos, et il la vit qui venait à lui.
– Que se passe-t-il donc ? dit-elleen montrant du doigt le groupe auquel s’étaient déjà jointsquelques chasseurs. Je crains qu’il ne soit arrivé un malheur.
Il comprit qu’elle le priait de la renseigner,et il courut au rassemblement. Derrière la cépée, un homme gisaitsur le dos, la face ensanglantée, le front troué par une balle, unhomme qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir vu passer une heureauparavant. C’était le rabatteur qui s’était laissé choir dans unfossé, en suivant ses camarades. Il tenait encore à la main unfusil très-court qu’il avait dû cacher sous sa blouse. Son chapeauétait tombé, et on voyait maintenant son visage en plein.
La mémoire revint tout à coup à Nointel, et ilse rappela où il avait rencontré pour la première fois cettesinistre figure. C’était celle du client de Saint-Galmier, duchenapan qui menaçait le docteur de l’envoyer à Nouméa. Comment setrouvait-il à Sandouville, déguisé en paysan ? Qui l’avaittué ? Les traqueurs juraient tous qu’il n’était pas du pays,qu’il s’était joint à eux sans que personne l’en eût prié, qu’ilsl’avaient souffert parce qu’ils le prenaient pour un pauvre diabledésireux de gagner une bonne journée, et qu’il s’était éclipsé toutà coup au moment où commençait la traque aux chevreuils. Le garde,connaisseur en plaies d’armes à feu, déclarait qu’il avait dû setuer involontairement avec son fusil.
– Il l’aura pris par le canon, et uneronce aura accroché la détente, disait-il. Le gueux s’était cachélà pour voler un ou deux chevreuils au ramassé, et la balle qui luia cassé la tête était pour moi, si je l’avais pincé. Ce n’est qu’unbraconnier de moins. Il n’y a pas grand mal.
Nointel commençait à comprendre.
À ce moment, il entendit la voix de Simancasqui accourait à toutes jambes et qui criait de loin :
– Ah ! mon Dieu ! Est-ce qu’undes amis de madame de Barancos se serait blessé ? Où est doncM. le capitaine Nointel ?
– Me voici, monsieur, répondit Nointel ensortant du groupe. Ne craignez rien. Je me porte à merveille. Lesballes me respectent parce qu’elles me connaissent.
Et comme le Péruvien reculait stupéfait, ilajouta :
– L’événement n’en est pas moinsdéplorable, et la marquise va être désolée d’apprendre que cemalheureux s’est tué sur ses terres. Il est bon néanmoins qu’ellesache que nous n’avons pas à regretter la mort d’un de ses hôtes…la vôtre, par exemple, ou celle de M. Saint-Galmier. Je vaisla rassurer.
Simancas, abasourdi, ne répondit pas à cetteallocution ironique, et alla se mêler au groupe qui entourait lecadavre. Nointel, sans plus s’occuper de lui, revint à la marquise.Elle était déjà fort entourée. Un Espagnol lui racontait ce qu’ilvenait de voir, et un garde lui répétait ce que venait de dire soncamarade. Devant eux, le capitaine n’avait qu’à se taire, etpourtant il lui tardait de parler.
– Messieurs, dit avec émotion lamarquise, cette chasse finit si tristement que vous me permettrezde rentrer au château sur-le-champ. Mon garde chef est à ladisposition de ceux d’entre vous qui désireraient tirer encorequelques pièces avant la nuit. Je viens de lui donner l’ordre defaire prévenir le maire du village. Il paraît que tous les secoursseraient inutiles, puisque ce malheureux a été tué sur le coup.D’ailleurs, M. Saint-Galmier est médecin, il ferait ce qui estnécessaire s’il était possible de le sauver.
La victoria était déjà avancée. Les breaksattendaient un peu plus loin.
– Au revoir, messieurs, reprit madame deBarancos. M. Nointel, qui désire rentrer à Paris par lepremier train, va m’accompagner.
Cet arrangement satisfait tout le monde, etsurtout le capitaine. Il aida la châtelaine à monter en voiture, etil y prit place à côté d’elle. La victoria était attelée enDaumont. On pouvait donc causer sans craindre d’être entendu. Legroom qui montait le cheval de gauche était loin.
– Enfin, dit Nointel, ému jusqu’au fondde l’âme, je sais pourquoi vous n’avez pas tiré le sanglier quivenait droit à vous… je sais que vous avez failli mourir pour moi…car j’ai tout deviné… ce bandit me visait… vous l’avez vu et…
– Oui, je l’ai vu, interrompit lamarquise d’une voix saccadée ; je l’ai vu deux fois. Lapremière… quand il a fait feu sur vous… son odieuse figure s’estmontrée un instant au-dessus de la cépée… le coup est parti, etl’homme a disparu… mais j’avais compris et je veillais… jesupposais que l’assassin attendait pour recommencer le moment où lesanglier débucherait… il fallait que votre mort passât pour être lerésultat d’un accident. Oh ! il avait tout calculé… et cettefois, il vous aurait tué… heureusement j’étais là.
– Et je vous dois la vie…
– Moi aussi, je vous dois la vie.
– Vous avez risqué la vôtre. Moi, je n’aifait que ce que tout autre aurait fait à ma place. Je ne sacrifiaisrien, puisque je ne voyais pas le misérable qui me tenait au boutde son fusil.
– Si vous l’aviez vu, vous n’auriez songéqu’à me sauver, j’en suis sûre. Nous sommes quittes. Laissons cela.Les moments sont précieux. Pourquoi cet homme voulait-il vousassassiner ?
– Cet homme ? je viens de lereconnaître. C’est un brigand qui était à la solde de Simancas.
– Vous en êtes sûr ?
– Je les ai surpris ensemble, il y aquelques jours, dans le cabinet de Saint-Galmier. Et la mort de cecoquin est presque un malheur, car je tenais les deux autres par lacrainte. Je les avais menacés de dénoncer leurs accointances avecun malfaiteur de la pire espèce, et maintenant ils ne redouterontplus les aveux de leur complice.
– Qu’importe ? Je viens de leschasser.
– Je m’en doutais. C’est pour cela queSimancas a résolu d’en finir avec moi. Il attribuait son expulsionà mon influence. Et comme il avait fait venir, à tout événement, cebandit, il lui aura dit un mot en passant. L’homme était armé. Il aquitté les rabatteurs auxquels il s’était mêlé, il a rampé jusqu’àla cépée, il a guetté le moment et…
– Je l’ai tué comme un chien, je l’ai tuésans pitié, et je n’ai pas de remords de l’avoir tué, dit lamarquise en relevant la tête.
– Mais Simancas ne croira pas à unaccident. Simancas sait que la balle qui a troué le crâne de cedrôle est partie de mon fusil ou du vôtre. L’examen du cadavreprouvera d’ailleurs que le coup a été tiré de loin. On ouvrira uneenquête, et alors…
– Croyez-vous donc que je songe à cacherce que j’ai fait ?
– Quoi ! vous voulez…
– Je veux tout dire à M. RogerDarcy, juge d’instruction. Je commencerai par lui raconter mavisite à Julia d’Orcival, au bal de l’Opéra. Je finirai par lerécit de cette chasse où j’ai exécuté de ma main un assassin.M. Darcy verra bien que je ne sais pas mentir.
Et comme Nointel allait se récrier, madame deBarancos ajouta froidement :
– Ma résolution est irrévocable. Nousarrivons au château. Vous allez partir. Je le veux.
– Quand vous reverrai-je ? demandaanxieusement Nointel.
– Peut-être demain, peut-être jamais,répondit la marquise en sautant hors de la victoria qui venait des’arrêter devant le perron.
&|160;
Deux heures après avoir reçu, fort àcontre-cœur, l’ultimatum de la marquise, Nointel débarquait à lagare de l’Ouest, sautait dans un fiacre, et se faisait mener rued’Anjou.
Son groom, qui ne l’attendait pas sitôt, étaitallé dîner au restaurant avec des cochers de grande maison, et lecapitaine fut obligé de faire monter sa malle par son portier.Personne pour préparer sa toilette. Personne pour préparer sondîner. La cuisinière avait profité de son absence pour se rendre àVersailles, où l’attendait un ami qui servait dans les cuirassiers,en qualité de cavalier de deuxième classe.
Nointel connaissait par expérience les petitesmisères de la vie de garçon, et, d’ordinaire, il les supportaitassez patiemment&|160;; mais, ce jour-là, il était mal disposé, etil jura de faire maison nette dès le lendemain. En attendant, illui fallait bien se résigner à s’habiller tout seul et à cherchersa vie où il pourrait.
Il commença par décacheter les lettres venuesdepuis son départ qui s’étalaient sur un plateau de vraie laque deChine au milieu de sa table de travail. Il y en avait trois, dontune de Gaston Darcy, que naturellement il ouvrit la première.
«&|160;Si tu es encore mon ami, lui écrivaitGaston, viens chez moi aussitôt que tu rentreras à Paris. Il s’estpassé de gros événements depuis que je ne t’ai vu. J’ai besoind’avis et surtout d’encouragements.&|160;»
–&|160;L’épître est sèche et froide, murmurale capitaine. Darcy m’en veut, c’est clair. Il a bien tort, etquand j’aurai causé cinq minutes avec lui, il changera de note.Mais à quoi diable prétend-il que je l’encourage&|160;? À épousermademoiselle Lestérel&|160;? Il me semble qu’il y est bien assezdisposé. Enfin, nous allons voir. Je vais passer rue Montaigne, etje l’emmènerai dîner au cabaret. Je veux le consulter avantd’aborder son oncle.
Les adresses des deux autres lettres n’étaientpas d’une écriture à lui connue. L’une sentait la femme. Papier decouleur, pattes de mouche assez incorrectes. Il la décacheta, pourl’acquit de sa conscience, car il n’était pas d’humeur à lire desbillets doux.
–&|160;Tiens&|160;! dit-il après avoir jeté uncoup d’œil sur la signature, c’est de la femme de chambre de Julia.Que me veut cette soubrette&|160;?
«&|160;Monsieur, disait Mariette, j’ai suivile conseil que vous m’avez donné le jour de l’enterrement de mapauvre maîtresse, et je suis maintenant au service de madameRissler. J’ai beaucoup de choses à vous apprendre, et je me suisprésentée hier chez vous, mais on m’a dit que vous étiez absent. Sivous aviez la bonté de passer, à votre retour, chez madame, rue deLisbonne, 89, madame serait bien heureuse de vous voir pour vousdire tout ce qu’elle sait sur un sujet qui vous intéresse, et sivous voulez bien m’entendre aussi, pour sûr vous neregretterez pas de vous être dérangé.&|160;»
–&|160;Hum&|160;! grommela Nointel, est-ce unprétexte pour m’attirer chez Claudine&|160;? Son Russe l’apeut-être plantée là, et elle lui cherche un remplaçant. C’estpossible, mais dans ce cas elle ne jetterait pas son dévolu surmoi. Elle me connaît trop. Elle sait que je ne double pas lesboyards. Donc, elle et sa camériste ont véritablement quelque choseà m’apprendre. Sur quoi&|160;? Sur l’affaire de l’Opéra, ce n’estpas douteux. Je ne veux rien négliger… surtout maintenant que j’aideux innocences à démontrer au lieu d’une. J’irai rue deLisbonne.
»&|160;Voyons ce dernier pli. Trois fautesd’orthographe sur l’adresse et une écriture de cuisinière.Serait-ce la mienne qui me signifie qu’elle prend un congéillimité&|160;?
–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! s’écria-t-il aprèsavoir ouvert l’enveloppe et regardé la signature, c’est de madameMajoré. Je suis curieux de savoir ce qu’elle me veut, celle-là.
«&|160;Cher monsieur&|160;», – elle estfamilière, cette ouvreuse – «&|160;depuis la charmante soirée quemes filles et moi nous avons eu l’avantage de passer dans votresociété, j’ai eu beaucoup d’ennuis. Ce polisson de cabotin, qui asoupé à côté de nous, a eu la lâcheté d’écrire une lettre anonyme àM.&|160;Majoré, et cette drôlesse de Caroline Roquillon a raconté àtoutes les marcheuses que nous avions fait une partie carrée dansun restaurant. Elle n’était pas carrée, puisque j’y étais. Maisenfin, on sait la chose au théâtre, et ça fait du tort à mespetites. Justement elles sont à la veille de passer leur examen.Pensez donc&|160;! il s’agit de leur avenir. Mais ce n’est pasencore ce qui me chiffonne le plus. Figurez-vous que j’ai été assezbête pour dire à M.&|160;Majoré que j’avais trouvé un bouton demanchette dans la loge où madame d’Orcival a été assassinée. Il m’ablâmée sévèrement de ne pas l’avoir remis à la justice, et quand ila su que je vous l’avais confié, il est entré dans une colèrebleue. Il prétend que j’irai en prison comme faux témoin, que jedéshonorerai son nom. Bref, il me fait tous les jours une vieépouvantable, et si ça continue, j’en deviendrai folle. C’est laraison pourquoi je vous serai bien obligée, cher monsieur, de merendre l’objet le plus tôt possible, comme aussi si vous pouviezvenir un de ces soirs au foyer de la danse et fermer le bec àCaroline Roquillon et à sa vieille sorcière de mère qui vilipendentmes filles, vous me feriez bien plaisir. Je n’ose pas me présenterchez vous, de peur des cancans. Il y en a déjà bien assez. Mais jen’en suis pas moins, cher monsieur, votre dévouéeservante.&|160;»
–&|160;Cette lettre est à encadrer, ditNointel, et celle qui l’a écrite aussi. Parbleu&|160;! je ne le luirendrai pas, son bouton de manchette, car je vais le remettre àM.&|160;Roger Darcy. Mais il faut que je la voie, que je la prépareau nouvel interrogatoire qu’elle va subir. C’est d’elle maintenantque dépend le sort de la marquise. Si elle allait s’embrouillerencore dans sa déposition, nous retomberions dans les erreursjudiciaires. Et madame de Barancos m’a déclaré qu’elle verrait lejuge dès demain. Où prendre la Majoré ce soir&|160;? Il n’y a pasd’opéra. J’irais bien la voir au foyer de la danse, mais dans sonfoyer domestique… ah&|160;! non, je n’ai pas envie d’avoir maille àpartir avec M.&|160;Majoré. Ma foi&|160;! je vais tout dire àGaston, et quand je lui aurais exposé le cas, il me donnerapeut-être une idée. Mais si je veux tout faire aujourd’hui, je n’aipas de temps à perdre, et il faut que je m’habille au galop.
La correspondance était complètementdépouillée, et le capitaine n’avait, en effet, rien de mieux àfaire que de changer de costume avant de se mettre en campagne. Ilprocéda donc à sa toilette, et, tout en s’habillant, il se mit àpenser aux péripéties qui avaient marqué son séjour à Sandouville.Et les événements se représentèrent à son esprit avec une nettetésingulière. L’œil embrasse mieux l’ensemble d’un tableau quand onle voit d’un peu loin. Le même effet d’optique se produit lorsqu’onévoque le souvenir de faits auxquels on vient de prendre part.Nointel était parti troublé, bouleversé, presque hors d’état deréfléchir à ce qui s’était passé pendant ces vingt-quatre heures devillégiature agitée. Maintenant, tout se classait dans sa tête, etil pouvait analyser ses sensations. Il se rendait compte du dangerqu’il avait couru et des périls qui menaçaient encore lamarquise.
L’image de l’adorable créole lui apparaissaittoujours radieuse&|160;; elle remplissait son cœur, et ils’abandonnait tout entier à la passion contre laquelle il luttaitencore le matin de cette journée qui avait si dramatiquement fini.Il aimait sans remords madame de Barancos, depuis qu’elle lui avaittout avoué, et il lui pardonnait d’avoir aimé Golymine. À plusforte raison lui pardonnait-il d’avoir envoyé dans l’autre monde levil instrument des odieux desseins de Simancas. Cette action virilelui inspirait même une véritable admiration, et il bénissaitl’étrange concours de circonstances qui avait amené la scène de laclairière. La marquise lui devait la vie, il devait la vie à lamarquise. N’étaient-ils pas liés l’un à l’autre par lareconnaissance, quand ils ne l’auraient pas été par l’amour, unamour violent, passionné, un amour que rien ne pouvait pluséteindre&|160;?
Mais il envisageait aussi toutes lesconséquences de cet amour, et il comprenait fort bien que de duresépreuves lui étaient réservées. La lutte que Gaston Darcy venait desoutenir pour sauver mademoiselle Lestérel, le capitaine allait lasoutenir pour sauver la marquise, et il n’avait pas, comme Darcy,l’espoir de goûter après le succès un bonheur parfait, car il nepouvait pas épouser madame de Barancos. Fuir avec elle, luisacrifier son existence en retour du sacrifice qu’elle lui offrait,c’était la seule perspective que lui présentât l’avenir. Maisl’heure n’était pas encore venue de résoudre le redoutable problèmequi se dresse tôt ou tard devant les amants que séparent les loisdu monde où ils vivent. Il fallait d’abord gagner la bataille, sansse préoccuper des suites de la victoire, sans se demander si lesfruits de cette victoire seraient doux ou amers.
–&|160;Darcy m’aidera, se dit le capitaine enpassant son pardessus pour s’en aller en guerre. Il faut qu’ilm’aide&|160;; je l’ai assez aidé. Sans moi, après tout,mademoiselle Lestérel serait encore à Saint-Lazare, puisque c’estmoi qui ai suscité l’heureuse déposition du sergent de ville. Il medonnera bien en revanche un coup d’épaule auprès de son oncle.D’autant que maintenant nous sommes intéressés tous les deux àdécouvrir la coquine rusée qui a tué Julia, et que personne n’aencore soupçonnée. Tant que le juge ne la tiendra pas, il luirestera un doute, et la justification de mademoiselle Lestérel nesera pas complète. Elle est très-forte, cette troisième maîtressede Golymine, et nous aurons de la peine à la trouver. Si on pouvaitmettre la main sur une de ses lettres, on la tiendrait. Et je nesais pourquoi j’imagine que le Polonais avait dû cacher quelquepart un ou deux billets doux de chacune de ses victimes. Simancasen sait peut-être quelque chose, et s’il voulait parler… Oui, maisil s’en gardera bien. Et puis, je ne suis plus en situation denégocier avec lui. Le gredin a essayé de me faire assassiner, jen’ai plus qu’à essayer de lui faire prendre le chemin de laNouvelle-Calédonie… et ce ne sera peut-être pas facile, maintenantque son troisième complice est mort.
»&|160;Enfin, conclut Nointel, on tâchera.
Et sur cette conclusion, il sortit pour s’enaller chez son ami.
La rue Montaigne n’était pas loin. Il fit lechemin à pied, et il eut tort, car en prenant une voiture il seraitpeut-être arrivé à temps pour rencontrer Darcy qui venait de sortirlorsqu’il se présenta chez lui. Le rejoindre, il n’y fallait passonger&|160;; Darcy n’avait pas dit à son valet de chambre où ilallait, et il pouvait être tout aussi bien chez madame Cambry ouchez mademoiselle Lestérel qu’au cercle ou partout ailleurs. Lecapitaine laissa sa carte avec deux mots au crayon&|160;: «&|160;Jesuis de retour, et j’ai hâte de te voir. Je serai au cercle àminuit.&|160;» Après quoi il se remit en marche, sans trop savoirpar où il devait commencer ses visites. La plus urgente étaitassurément celle qu’il devait faire au juge d’instruction. Mais ilvoulait causer avec Gaston avant de se présenter chezM.&|160;Darcy. Madame de Barancos ne devait rentrer à Paris que lelendemain&|160;; Nointel pouvait voir le magistrat dans la matinée,et le préparer à entendre la marquise. C’est à quoi il se décidaaprès réflexion. Puis il se demanda ce qu’il allait faire de sasoirée.
–&|160;Si j’allais voir Crozon, pensa-t-il. Jel’ai fort négligé depuis quelques jours, et je ne serais pas fâchéde savoir si le baromètre du ménage est toujours au beau. Oui, maisc’est l’heure de son dîner. Il me harponnerait pour me forcer àprendre part au festin, et son intérieur n’est pas gai. Pauvrefemme&|160;! Quelle vie elle doit mener&|160;! Mais je n’y puisrien, et pour le moment j’ai autre chose à faire que d’amadouer sonterrible mari. Pourquoi n’irais-je pas chez Claudine&|160;? Je suisà peu près sûr de la trouver s’habillant pour aller au théâtre. Lepis qui puisse m’arriver, c’est de rencontrer son ours deMoscovie&|160;; mais elle l’a si bien apprivoisé qu’elle le prierad’aller se promener pour ne pas troubler notre entretien. Et il lefera. Du reste, il aurait tort d’être jaloux. Je n’ai pas lamoindre envie de le tromper avec cette bonne Rissler qui aime tantles militaires. Mais je voudrais bien savoir ce qu’elle a à medire… sur un sujet qui m’intéresse, à ce que prétend safemme de chambre. Ma foi&|160;! c’est décidé. J’y vais. Dans lasituation où je suis, je ne dois rien négliger pour merenseigner.
Un fiacre passait. Nointel l’appela et se fitconduire rue de Lisbonne, où Claudine habitait un assez belappartement au premier étage d’une maison un peu trop neuve. Ellen’en était pas encore au petit hôtel. Il y avait même assez peu detemps qu’elle faisait partie de l’état-major de la galanterie. Lehasard d’une rencontre opulente l’avait tirée des rangs, et elleavait franchi assez promptement les premiers grades. Juliad’Orcival, qui était arrivée très-jeune au maréchalat, l’y avaitaidée en la patronnant dans le monde riche. Maintenant, il netenait qu’à elle d’y prendre pied solidement, et ses bonnes amiescommençaient à la jalouser. Mais l’excellente fille ne reniaitpoint son joyeux passé&|160;; elle ne visait point à amasser desrentes pour se retirer un jour en province et épouser un imbécile.Ce rêve des demoiselles à la mode d’à présent n’était pas le sien.Elle ne tenait pas en partie double la comptabilité de ses amours,elle ne calculait pas combien durerait un amant, elle ne prévoyaitpas, à un mois près, le moment où elle aurait achevé de le ruineret où il faudrait lui trouver un successeur. Aussi Mariette n’avaitpeut-être pas tort de prédire qu’elle finirait sur la paille.
Le capitaine, qui savait cela, avait pourClaudine une certaine sympathie, et il ne lui en coûtait pas tropde venir chercher des informations chez cette folle créature. Ilmonta lestement l’escalier, et il fut reçu à la porte del’appartement par l’ancienne femme de chambre de Julia.
–&|160;Ah&|160;! monsieur Nointel, s’écria lasoubrette, c’est bien aimable à vous d’être venu. Vous m’excusez devous avoir écrit&|160;?
–&|160;Comment&|160;! si je t’excuse&|160;!mais c’est-à-dire que je te remercie. Ta maîtresse est-ellevisible&|160;?
–&|160;Elle s’habille, mais elle va vousrecevoir tout de même.
–&|160;Son Russe n’y est pas&|160;?
–&|160;Non. Il ne doit venir la prendre qu’àsept heures. Ah&|160;! elle va être bien contente de vous voir.Figurez-vous que je suis allée chez vous hier&|160;; vous veniez departir pour la chasse. J’ai été sur le point d’aller trouver votreami, M.&|160;Darcy, mais je n’ai pas osé, parce que…
–&|160;Qu’avais-tu donc de si pressé à nousannoncer, à lui ou à moi&|160;?
–&|160;Ah&|160;! voilà&|160;! Madame m’avaitdéfendu de vous le dire. Elle tient à vous l’apprendre elle-même.Mais, bah&|160;! vous ferez avec elle comme si vous ne saviez rien.Je puis bien vous confier que nous connaissons maintenant lapersonne qui a payé le terrain où on a enterré madamed’Orcival.
–&|160;Vraiment&|160;? s’écria Nointel,surpris et charmé de la bonne nouvelle que la soubrette luiannonçait.
–&|160;Ma parole d’honneur, répondit Mariette,madame l’a vue comme je vous vois.
–&|160;Je n’en doute pas. Quiest-ce&|160;?
–&|160;Ah&|160;! pour ça, monsieur, c’est bienle moins que je laisse à madame le plaisir de vous conterl’histoire. Je vous en ai déjà trop dit. Mais je pensais que vousseriez content de savoir le plus tôt possible de quoi il retourne,parce que vous auriez pu croire que madame avait tout bonnementenvie de vous voir. Si c’était ça, je vous jure que je ne me seraispas permis de vous écrire. Moi aussi j’ai du nouveau à vousdire.
–&|160;Dis-le vite.
–&|160;Ce serait trop long à vous expliquermaintenant. Je vous parlerai après que vous aurez vu madame.Seulement, je voudrais bien vous demander si M.&|160;Darcy m’enveut beaucoup.
–&|160;Pourquoi t’en voudrait-il&|160;?
–&|160;Mais… parce que j’ai mal parlé de sabonne amie. Vous ne vous souvenez donc pas de ce que je lui ai dit,chez lui, un matin, dans son cabinet de toilette&|160;? Vous étiezlà pourtant.
–&|160;Eh bien, quoi&|160;? Tu lui as dit quec’était mademoiselle Lestérel qui avait fait le coup. Tu lecroyais, le juge d’instruction le croyait, tout le monde lecroyait. Il est permis de se tromper.
–&|160;Oui, mais j’ai traité la demoiselle debégueule, de drôlesse, de coquine… et ça devant M.&|160;Darcy quien tenait pour elle… il en tenait si bien qu’il va l’épouser, à cequ’il paraît. Ah&|160;! si j’avais su&|160;!
–&|160;Tu aurais mis une sourdine à ta langue.Bah&|160;! il n’y a jamais de mal à dire ce qu’on pense.
–&|160;Ça dépend. Ma franchise me coûtequarante mille francs que M.&|160;Darcy m’aurait donnés pourm’acheter un fonds. Je n’irai pas les lui demander, à présent, vouspouvez en être sûr. Je connais ces messieurs. Quand ils sonttoqués d’une femme, ils ne pardonnent pas aux personnesqui ont débiné leur objet…
–&|160;Même quand l’objet a cessé de plaire,dit Nointel en riant.
–&|160;Jamais, jamais, reprit avec convictionla soubrette. Ainsi, tenez&|160;! j’ai changé d’idée sur lachanteuse. Je pense bien qu’elle est allée au rendez-vous quemadame lui avait donné. Mais je pense aussi qu’elle n’est pas laseule.
–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! pourquoi penses-tucela&|160;?
–&|160;J’ai des raisons. Voyez-vous, moncapitaine, j’ai repassé dans ma tête tout ce que j’avais vu avantce malheureux bal de l’Opéra, et j’ai réfléchi qu’au moment departir, madame a fourré dans son corsage non pas un paquet delettres, mais deux ou trois paquets… deux au moins. Et puis, un motqu’elle m’avait dit m’est revenu&|160;: «&|160;Sont-elles bêtes,ces femmes du monde, d’écrire si souvent&|160;!&|160;» Une artistequi court le cachet n’est pas une femme du monde.
–&|160;C’est juste, et tu as mis le doigt surle mot de la charade. Il est prouvé aujourd’hui que plusieursdominos sont entrés dans la loge de Julia, que mademoiselleLestérel y est entrée tout au commencement du bal, qu’elle n’y estrestée qu’un instant, et que d’autres y sont venues après elle.Donc, ce n’est pas elle qui a joué du couteau. Mais n’importe. Unbon témoignage n’est jamais de trop, et tu feras bien de répéter aujuge d’instruction ce que tu me racontes là.
–&|160;Oh&|160;! je ne demande pas mieux, maisje parie que ça ne me remettra pas dans les bonnes grâces de votreami. J’aurais beau jurer que sa princesse est innocente, ça ne meferait pas rattraper mes pauvres quarante mille. M.&|160;Darcy n’aplus besoin de moi.
–&|160;Qui sait&|160;? Mademoiselle Lestérelest en liberté, c’est vrai, et on ne reprendra plus l’accusationcontre elle. Mais il en restera toujours quelque chose. Tandis quesi on trouvait la vraie coupable, mademoiselle Lestérel paraîtraitblanche comme neige. Et je te garantis que Darcy ne marchanderaitpas la récompense qui te serait due, si tu lui rendais ceservice-là.
–&|160;Eh bien, mon capitaine, je puis le luirendre. C’est même pour ça que je tenais tant à vous voir.
–&|160;Quoi&|160;! tu connais la coquine qui atué Julia&|160;?
–&|160;Oui, je la connais. Il n’y a dans toutParis qu’une seule femme qui ait pu faire un coup pareil, une femmequi détestait ma maîtresse, et que ma maîtresse détestait une femmequi avait été la maîtresse du comte Golymine j’en mettrais ma mainau feu, une femme dont les lettres devaient être dans un despaquets…
–&|160;Nomme-la donc, sacrebleu&|160;!interrompit Nointel impatienté.
–&|160;Vous la connaissez bien, moncapitaine&|160;: c’est la marquise de Barancos.
Mariette n’avait vraiment pas de chance. Aprèsavoir accusé Berthe Lestérel devant Gaston Darcy, elle accusait lamarquise devant Nointel. Il était écrit qu’elle n’aurait jamais sonfonds de lingerie.
–&|160;Ma fille, lui dit tranquillement leci-devant officier de hussards, tu as de l’esprit et d’excellentesintentions, mais ta montre retarde. Il y a beau temps que le juge apensé à cette Espagnole, mais il paraît qu’elle est justifiée.
–&|160;Pas possible&|160;?
–&|160;C’est comme ça, et à moins que tun’aies contre elle de nouvelles preuves…
–&|160;Dame&|160;! je ne l’ai pas vue donnerle coup de poignard&|160;; mais pour ce qui est d’être sûre qu’elleavait rendez-vous avec madame…
–&|160;Bon&|160;! c’est connu. Nous bavardonsici, et ta maîtresse m’attend. Tiens&|160;! entends-tu&|160;? Ellesonne à tour de bras. Conduis-moi chez elle.
–&|160;Tout de suite, monsieur. Excusez-moi sije me suis permis de vous retenir, dit la soubrette piquée.
Et elle précéda le capitaine à traversquelques pièces encombrées de meubles et de bibelots disparates. Onvoyait bien que le luxe de Claudine datait d’hier. Rien n’étaitassorti dans cet appartement occupé de fraîche date. Les commodesanciennes y coudoyaient les produits de l’ébénisterie moderne. Destableaux d’une valeur sérieuse et d’un vrai mérite artistique yfaisaient vis-à-vis à des enluminures sorties du pinceau depeintres incompris que Claudine avait aimé jadis, des souvenirsmalheureux de ses excursions à Barbizon et à Marlotte.
Nointel trouva la dame dans un cabinet detoilette, où il y avait des cuvettes en argent et des brosses enivoire vert. Elle était en peignoir de cachemire blanc soutachéd’or, mules de satin rose, bas de soie bicolores, les cheveux surle dos, des cheveux assez longs pour remplacer au besoin lepeignoir. Pas maquillée du tout et fraîche comme une pêche deMontreuil. Des yeux à mettre le feu aux rideaux de dentelles de latoilette, et des dents à croquer un apanage princier.
Elle sauta au cou du capitaine, qui, pour bienpréciser ses intentions, l’embrassa paternellement sur lefront.
–&|160;Enfin, te voilà, dit-elle. J’avais peurque tu ne vinsses pas. On dit qu’à présent tu ne vas plus que chezles femmes posées. Eh bien&|160;! j’en suis.
–&|160;On le voit, murmura Nointel.
–&|160;Tu blagues&|160;? Viens par ici, monofficier&|160;; viens que je te montre mon lit Louis&|160;XIV. Carj’ai un lit Louis&|160;XIV, mon cher&|160;; tu sais, avec descolonnes et un baldaquin, comme celui qui est à Versailles. Quandje me couche dedans, j’ai toujours envie de mettre une perruque. Tune veux pas le voir&|160;? ça m’est égal. C’est gentil ici, pasvrai&|160;? Dis donc, te rappelles-tu ma chambre garnie, àSaint-Germain, rue au Pain, à l’entre-sol, au-dessus d’unpâtissier&|160;? C’était le bon temps. Tiens, Henri, tu me croirassi tu veux, mais il y a des jours où je regrette le 8ehussards.
–&|160;Moi aussi, chère amie&|160;; maisparlons sérieusement. Tu m’as fait écrire par ta femme de chambreet…
–&|160;C’est vrai, je n’y pensais plus. J’aiun tas de choses à te dire, et Wladimir qui va venir me prendre àsept heures&|160;! Je l’ai envoyé me chercher une loge au Français,et je lui ai promis d’être prête quand il arrivera. Wladimir m’adonné ma première voiture, une voiture à moi, avec mon chiffre etune devise sur les panneaux. Je n’avais jamais eu que des coupés aumois. Wladimir mérite des égards.
–&|160;Assurément, et si tu continues àjacasser comme une pie, tu ne seras jamais habillée pour recevoirce seigneur. Wladimir ne sera pas content, et moi je serai obligéde filer sans savoir un mot des belles histoires que tu devais meconter.
–&|160;Brigadier, vous avez raison… non, pasbrigadier… capitaine… c’est les souvenirs du 8ehussards qui m’embrouillent. Mais je vais t’expliquer l’affaire augalop. Le jour de l’enterrement de cette pauvre Julia, tu es venujusqu’au cimetière avec Mariette, parce que tu as du cœur,toi&|160;; ce n’est pas comme ton ami.
–&|160;Claudine, ma fille, si tu fais despointes à tout bout de champ, nous n’en finirons pas.
–&|160;Bon&|160;! je rentre dans le rang.Donc, Mariette m’a dit… tu sais qu’elle est à mon servicemaintenant.
–&|160;Parbleu&|160;! c’est elle qui m’aouvert la porte.
–&|160;Parce que mon valet de pied étaitsorti. J’ai un valet de pied, mon bon. Dame&|160;! à vingt-huitans, ce n’est pas trop tôt. J’ai pris Mariette parce qu’elle étaitbien dévouée à Julia et puis parce qu’elle a du chic. Net’impatiente pas. J’arriverai tout de même. Mariette t’a dit quec’était Wladimir qui avait payé les pompes funèbres.
–&|160;Oui, et j’ai reconnu là ton bon cœur,mais…
–&|160;Mais tu voudrais bien savoir qui a payéla concession à perpétuité. Il paraît même que tu y tiensénormément, à le savoir. Pourquoi&|160;? ça ne me regarde pas, etdu moment que ça te fait plaisir… Du reste, moi, ça m’intriguaitaussi, et j’ai essayé de me renseigner à l’administration descorbillards. Rien du tout. C’est une femme de chambre qui a apportél’argent, et elle a donné un nom en l’air… Madame Tartempion oumadame Falempin, n’importe. Moi, j’ai toujours eu dans l’idée quele terrain avait été acheté par une femme du monde que Julia avaittirée autrefois d’un mauvais pas, et j’avais fini par n’y pluspenser&|160;; mais voilà qu’avant-hier, j’étais libre… Wladimirétait allé voir des trotteurs russes au palais de l’Industrie… jefile au Père-Lachaise… je n’y étais pas retournée depuisl’enterrement, et puis il y a des jours où ça fait du bien depleurer. Je grimpe tout en haut du cimetière, à droite, contre lemur, tu sais. Il faisait un temps de chien. De la boue jusqu’à lacheville. J’ai abîmé une paire de bottines de soixante-dix francs.Je me disais&|160;: il n’y aura personne, et je pourrai prier lebon Dieu sans qu’on me dérange. Eh bien, mon cher, pas du tout.J’arrive à la tombe… ce que c’est que de nous&|160;! l’herbe a déjàpoussé dessus.
–&|160;Et tu as vu&|160;? interrompit Nointel,que les réflexions philosophiques de Claudine agaçaientsingulièrement.
–&|160;J’ai vu une femme qui avait eu la mêmeidée que moi et qui était arrivée bonne première, une femme appuyéesur la balustrade qui entoure la fosse&|160;; quand je dis appuyée,je devrais dire pliée en deux&|160;; elle tenait sa figure dans sesmains, et quoiqu’elle me tournât le dos, je voyais bien qu’ellesanglotait. Ses épaules allaient, allaient…
–&|160;Mais tu l’as reconnue&|160;?
–&|160;Je l’ai prise d’abord pour CoraDarling. Elle avait à peu près sa taille et sa tournure.Très-simplement mise. Un long pardessus de drap anglais qui luitombait jusqu’aux talons&|160;; capote noire&|160;; tout çatrès-élégant. Pourtant, je pensais&|160;: C’est bien drôle queCora, qui n’a pas plus de cœur qu’une poupée en cire, viennepleurer ici par un temps pareil. Là-dessus, je m’approche, jetousse… la dame se retourne, et je vois une figure que je neconnaissais pas du tout.
Le capitaine fit un geste de désappointementet s’écria&|160;:
–&|160;Tu ne lui as pas parlé&|160;?
–&|160;Mais si, mais si. Je lui ai dit&|160;:Pardon, madame, ne vous dérangez pas. Il y a de la place pourpleurer à deux. J’étais, comme vous sans doute, l’amie de madamed’Orcival. Mon petit discours était assez proprement tourné. Ehbien, mon cher, il a produit un drôle d’effet. Ah&|160;! la damen’a pas été longue à rabattre sa voilette.
–&|160;Mais du moins elle t’arépondu&|160;?
–&|160;Pas un traître mot, lamalhonnête&|160;; elle ne m’a seulement pas saluée, et elle adécampé au pas accéléré. Ça m’a tellement vexée que j’avais enviede courir après elle, de l’attraper par le collet de son carrick àl’anglaise et de lui demander des explications.
–&|160;Tu aurais bien fait, parbleu&|160;!
–&|160;Oui, mais j’étais si étonnée que jesuis restée là comme une grue&|160;; et puis, après tout, qu’est-ceque je lui aurais dit&|160;? Elle a bien le droit d’arroser de seslarmes le terrain qu’elle a payé, car je parierais cent louiscontre trente sous que c’est la dame à la concession perpétuelle.Mon cher, on a beau avoir cavalcadé dans la forêt de Saint-Germainet ailleurs, on s’y connaît. C’est une femme du monde, une vraie,et du grand monde.
–&|160;Tu as eu le temps de voir safigure&|160;?
–&|160;Oh&|160;! parfaitement&|160;; et je lareconnaîtrais entre mille.
–&|160;Comment est-elle&|160;?
–&|160;Blonde, blanche, des yeux bruns, unpetit nez, une petite bouche, et avec ça un air de princesse.
–&|160;À la bonne heure&|160;! murmuraNointel, soulagé par cette description.
Il avait tremblé un instant d’entendreClaudine lui donner le signalement de madame de Barancos.
–&|160;Quel âge&|160;? demanda-t-il.
–&|160;Vingt-trois à vingt-quatre ans, pasdavantage.
–&|160;Grande ou petite&|160;?
–&|160;Plutôt grande.
–&|160;Et tu ne l’as jamais vue&|160;?
–&|160;Jamais&|160;; du moins je ne m’ensouviens pas. Il faut croire qu’elle ne va ni au Bois, ni authéâtre, car j’y traîne mes guêtres tous les jours, et elle est sijolie que je l’aurais remarquée.
–&|160;Mais si tu la rencontrais maintenant,la reconnaîtrais-tu&|160;?
–&|160;Ah&|160;! je crois bien&|160;!
–&|160;Alors, tu peux me rendre un de cesservices qui comptent dans la vie d’un homme. Promets-moi que, situ la rencontres, tu la suivras jusqu’à ce que tu saches où elledemeure et qui elle est.
–&|160;Je le jure, mon capitaine… à conditionque tu vas me dire pourquoi tu tiens tant à connaître son étatcivil.
Nointel cherchait une réponse évasive, car ilne se fiait guère à l’évaporée qui venait de lui fournir uneindication précieuse. Il n’eut pas la peine d’inventer unehistoire, car Mariette entra en disant à demi-voix&|160;:
–&|160;Madame, voilà monsieur.
–&|160;Bon&|160;! répondit Claudine, fais-leattendre dans le salon. Décidément, mon petit Henri, tu ne veux pasque je te présente à Wladimir&|160;?
–&|160;Merci, chère amie, dit vivement lecapitaine. Je suis pressé comme si j’étais de semaine, et je mesauve. Pense à ta promesse.
Et, guidé par la soubrette, il sortit del’appartement sans rencontrer le seigneur qui avait fait de sibelles funérailles à Julia d’Orcival.
Nointel s’en allait très-satisfait de savisite à madame Rissler. Il était entré chez elle hésitant etinquiet. Il en sortait rassuré et décidé à tirer parti de la bonnevolonté qu’elle montrait pour découvrir le nom de la femme quivenait pleurer sur la tombe de Julia d’Orcival. Il venaitd’acquérir la certitude que cette femme n’était pas madame deBarancos, et cette certitude le soulageait d’un grand poids, cartout en croyant à l’innocence de la marquise, il ne pouvait pas sedéfendre contre les velléités de doute qui le reprenaient encorepar moments. Douter quand même, douter toujours, c’est le châtimentdes sceptiques. Et depuis qu’il savait que la pleureuse duPère-Lachaise était blonde, Nointel ne doutait plus. La blondeavait acheté le terrain, la blonde avait tué madamed’Orcival&|160;; cette idée s’était incrustée dans la tête ducapitaine, et la marquise, étant brune comme la nuit, ne pouvaitpas être soupçonnée.
Restait à trouver la sensible coupable, que leremords attirait au cimetière et que Claudine avait sottementlaissée partir. Ce n’était pas très-facile, à moins d’organiser unesurveillance auprès de la fosse, et encore il se pouvait que ladame ne s’exposât plus à être surprise une seconde fois.D’ailleurs, il répugnait à Nointel de recourir à l’espionnage. Maisil comptait beaucoup sur le hasard, qui amène tant de rencontresimprévues dans la ville du monde la plus fertile en surprises.
–&|160;Un jour ou l’autre, se disait lecapitaine, Claudine et l’inconnue se trouveront bec à bec au coind’une rue, et je connais ma Claudine, elle ne lâchera pas prise.Pourvu qu’elle ne se trompe pas&|160;! Il y a beaucoup de blondes àParis.
Il raisonnait ainsi en descendant à pied leboulevard Malesherbes&|160;; car, ne sachant trop où aller après savisite, il avait renvoyé son fiacre en arrivant. Bientôt, ils’aperçut qu’il avait une faim de loup. Le déjeuner pris sur lepouce à Sandouville était loin, et la chasse ouvre l’appétit.Nointel jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire que de dîner, etcomme il ne tenait pas à se montrer au cercle avant l’heure où il yavait donné rendez-vous à Darcy, il entra dans un restaurant sur laplace de la Madeleine, et il fit largement honneur au repas qu’ils’offrit à lui-même.
On dîne vite quand on dîne seul, et il était àpeine huit heures quand il alluma son cigare pour aller faire untour de boulevard. Il avait du temps à perdre, à son grand regret,et il se demandait ce qu’il allait en faire, lorsqu’il se rappelatout à coup que M.&|160;Roger Darcy ne manquait guère lesreprésentations du mardi au Théâtre-Français. Gaston lui avait ditsouvent que son oncle y allait ce jour-là à peu près toutes lessemaines.
–&|160;Si je pouvais y rencontrer cet aimablejuge, pensa Nointel, l’occasion serait excellente pour lui contermon affaire pendant un entracte. Gaston m’a présenté à lui au balde la marquise. Je suis donc parfaitement autorisé à l’aborder, etj’aime bien mieux m’expliquer dans un coin du foyer que dans soncabinet. Ce n’est pas une déposition que je vais faire. Il s’agitseulement d’annoncer la prochaine visite de madame de Barancos. LePalais de justice serait beaucoup trop solennel. J’effleurerai encausant certains points délicats, et si je m’aperçois qu’il regimbeà m’entendre, qu’il tient à rentrer pour m’écouter dans sa robe demagistrat, je le prierai de me citer comme témoin. C’est un hommedu monde et un homme d’esprit. Il ne me saura pas mauvais gré dem’être mêlé d’une cause qui intéressait mon ami Gaston et d’avoirfait de l’instruction en amateur. Et puis je lui remettrai lefameux bouton de manchette. Cela suffira pour qu’il m’excuse, carsans moi cette pièce à conviction ne serait jamais arrivée entreses mains. La Majoré ne sera pas contente, mais je m’en moque. Mafoi, c’est décidé. Je vais aller au Français.
Ces réflexions l’avaient conduit au coin duboulevard et de la rue Scribe. En passant il donna un coup d’œil authéâtre de l’Opéra qu’il apercevait obliquement. Ce n’était pasjour de représentation, et il fut assez surpris de voir éclairéescertaines fenêtres de la face latérale du monument. De ce côté setrouvent les loges des artistes, et plus loin, sur la cour,l’administration. L’idée lui vint qu’il y avait répétitiongénérale, et que ces demoiselles Majoré devaient en être. Ellesn’allaient jamais sans leur respectable mère. Le capitaine nepouvait pas négliger cette chance de la rencontrer.
Il remonta la rue, et il vit des groupesrassemblés dans la cour, des groupes composés en grande partie defemmes, jeunes et vieilles. Nointel en reconnut quelques-unes pourles avoir aperçues au foyer. Il s’informa, et il apprit qu’ils’agissait d’un grand examen de danse, un examen exceptionnel, surla scène et en présence des abonnés. Il apprit aussi que Majorépremière et deuxième étaient candidates, qu’elles venaientd’arriver escortées par madame Majoré, et qu’on allait commencer.C’était le moment ou jamais de confesser l’ouvreuse, et peu luiimportait de manquer le premier acte de Mithridatequ’ondonnait ce soir-là rue de Richelieu.
Le capitaine connaissait les chemins interditsaux profanes, et les gardes qui veillent aux portes du paradis dela danse n’avaient pour lui que des sourires. Il arriva, après biendes détours, dans les coulisses qu’il trouva encombrées de mères.La scène était éclairée, mais le lustre de la salle n’était pasallumé, et les loges étaient closes. Aux fauteuils d’orchestresiégeaient le directeur et quelques abonnés. On terminait l’examendes fillettes de sept à douze ans, de celles qui figurent danscertains opéras, à raison de vingt sous par soirée, en attendantqu’elles passent dans le corps de ballet. Les Majoré faisaient déjàpartie de la deuxième division et aspiraient à passer dans lapremière. Elles n’étaient pas encore là, et Nointel eut quelquepeine à découvrir leur maman. Il la trouva enfin assise derrière unportant, et maugréant contre ses filles qui n’en finissaient pas des’habiller.
–&|160;Bonsoir, ma chère madame Majoré, luidit-il à l’oreille.
La grosse femme bondit comme une chatte quivient de recevoir un coup de balai, et se retourna d’un aircourroucé.
–&|160;Comment, c’est vous&|160;!s’écria-t-elle. Saperlipopette&|160;! vous m’avez fait peur. Maisn’importe, je suis joliment contente de vous voir… et, sansreproches, vous auriez dû venir plus tôt.
–&|160;Oui, je sais, répondit en souriant lecapitaine. J’ai trouvé votre lettre ce soir, en rentrant de lachasse, et je suis accouru ici. On a donc jasé sur notresouper&|160;?
–&|160;Ah&|160;! ne m’en parlez pas. C’est unehorreur, et si j’avais su où ça nous mènerait, c’est moi qui neserais pas allée à votre café Américain. On m’a dit, dudepuis, que ce n’est pas un endroit pour mener des jeunespersonnes.
–&|160;Mais, chère madame, ce sont voscharmantes filles qui l’ont choisi.
–&|160;Ça, c’est vrai. Et je ne vous en veuxpas. D’autant que vous avez été bien gentil de leur envoyer àchacune un médaillon. Elles l’ont mis ce soir. Vous verrez tout àl’heure comme il fait de l’effet. La Roquillon en a un entoc, et c’est bien ça qui l’enrage. Si vous saviez tout cequ’elle dit de nous. Mais ça ne serait encore rien, si Alfred ne mefaisait pas tant de misères.
–&|160;Alfred&|160;?
–&|160;Eh&|160;! oui&|160;; Alfred, c’est lepetit nom de M.&|160;Majoré. Depuis que j’ai eu la bêtise de luiparler du bouton, il ne dort plus. Il a cherché dans le Code, et ila lu que je pouvais en avoir pour dix ans de travaux forcés. Jevous demande un peu s’il y a du bon sens. Ils lui auront monté latête à sa loge des Amis de l’humanité. Et il ne melaissera la paix que quand j’aurai été trouver le juge pour luiremettre le bibelot. Vous me l’apportez, hein&|160;?
Nointel cherchait une réponse. L’entrée de cesdemoiselles de la deuxième division le tira d’embarras. Ellesarrivèrent comme un ouragan par la coulisse où il se tenait, toutesen jupe de tarlatane blanche, en chaussons roses, en chemisette dedentelle, une fleur dans les cheveux et au cou un ruban de veloursnoir avec le médaillon de rigueur. Ismérie et Paméla étaient de cetescadron volant, si émues toutes les deux qu’elles ne firent aucuneattention au capitaine. La mère Majoré se précipita sur son aînéepour remettre en place un cordon qui passait sous la jupe. Elle nepensait plus qu’à l’examen, et le capitaine eut tout le temps depréparer ce qu’il avait à lui dire.
Les aspirantes à l’avancement se rangèrent surune seule ligne, devant la rampe, et commencèrent toutes à la foisles exercices élémentaires, pliés, pirouettes, battements,développés et le reste.
–&|160;Donnez-moi votre main, s’écrial’ouvreuse en saisissant le poignet de Nointel et en l’attirantcontre sa robuste poitrine. Croyez-vous qu’il bat, mon pauvrecœur&|160;! Dame&|160;! Il s’agit de leur avenir, à ces chèrespetites. Regardez-les. Sont-elles assez gentilles&|160;! On ne dirapas d’elles qu’elles ont un mauvais corps. Et commeIsmérie bat&|160;!à quatre, à six, à huit. Ça ne la gênepas. C’est pas comme cette Roquillon, qui colle tous sesentrechats. Voyez, voyez, Paméla&|160;! En a-t-elle del’élévation… et avec ça, pas sa pareille pour lespirouettes renversées.
Le capitaine n’était pas fort sur le langagechorégraphique, et tous ces termes savants l’ahurissaient un peu.Il cherchait une entrée en matière, et il commençait à désespérerd’amener cette tendre mère à un entretien raisonnable tant que sesfilles seraient en scène. Il se résigna donc à attendre la fin del’épreuve, et pour bien disposer la Majoré, il feignit de prendreun très-vif intérêt à la variation que la grande Ismérieet la petite Paméla vinrent exécuter à leur tour, un pas de deuxqu’elles piochaient depuis un an. Il poussa même la flatteriejusqu’à se faire expliquer ce que c’était qu’undemi-contre-temps cabriole, un grand jeté et uneglissade faillie. En un mot, il fit si bien qu’à la fin del’exercice, au moment où toutes ces jeunes filles s’enfuirent commeun vol de papillons blancs, madame Majoré se précipita dans sesbras en criant&|160;:
–&|160;Ah&|160;! monsieur Nointel, je suis laplus heureuse des mères. M.&|160;Halanzier a pris des notes pendantla variation de mes petites. Elles passeront dans la premièredivision. C’est sûr.
–&|160;Voilà une nouvelle qui calmeraM.&|160;Majoré, dit le capitaine en quête d’une transition pourrevenir à un sujet plus grave.
–&|160;Alfred&|160;! ah bienouiche&|160;! il est comme tous les hommes, il ne pensequ’à lui. Paraît qu’à sa loge, il est question de le nommervénérable… Il n’a que ça dans la tête… ça et mon affaireavec le juge… Et à propos de mon affaire…
–&|160;Je suis venu précisément pour vous enparler.
–&|160;C’est que je n’ai guère le temps decauser. Il faut que je monte voir mes filles, et si vous pouviezseulement me rendre le bouton…
–&|160;Pour que vous le portiez au juged’instruction, n’est-ce pas&|160;?
–&|160;Mais oui. Alfred l’exige. Ça me coûtejoliment, allez&|160;! car enfin il va me secouer, ce magistrat,pour avoir gardé l’objet sans rien dire… avec ça qu’il n’a pasl’air commode et qu’il vous retourne comme un doigt de gant quandil vous interroge.
–&|160;N’ayez pas peur. Vous le trouverez biendisposé pour vous.
–&|160;Vous l’avez donc vu&|160;?
–&|160;Oui, et je lui ai remis le bouton demanchette.
–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! qu’est-cequ’il doit penser de moi&|160;?
–&|160;Beaucoup de bien, madame Majoré. Iltrouve que nous avons agi avec une prudence digne des plus grandséloges.
–&|160;Pas possible&|160;!
–&|160;Vous savez que mon ami Darcy est sonneveu. Il a parlé pour nous, et l’affaire s’est arrangée.
–&|160;Quelle chance&|160;! Enfin, je vaispouvoir dire à Alfred…
–&|160;Que vous ne serez pas inquiétée. Celava de soi, mais ce n’est pas tout. La justice compte sur vous,madame Majoré. Elle sait que vous seule pouvez éclaircir le mystèrequ’elle n’a pas encore réussi à percer.
–&|160;Bah&|160;!
–&|160;Vous n’ignorez pas que l’affaire achangé de face. On a relâché la personne qu’on avait arrêtéed’abord.
–&|160;On a bien fait. Je vous ai toujours ditque ce n’était pas elle. Mais on n’a pas empoigné l’homme… celuiqui voulait me corrompre pour entrer dans la loge.
–&|160;Non&|160;; le juge a tenu grand comptede votre opinion. L’homme a été examiné de près, mais il paraîtqu’il s’est justifié. Restent les femmes qui ont vu madamed’Orcival. Il y en a deux ou trois.
–&|160;Oui. Je vous l’ai dit au caféAméricain.
–&|160;Eh bien, on en tient deux. L’une d’elleest certainement la coupable, et c’est vous qui la désignerez.
–&|160;Moi&|160;! Comment ça&|160;?
–&|160;Voilà. Ce sera une grande épreuve, uneépreuve décisive, et c’est vous qui serez le juge. On les ferahabiller toutes les deux avec le domino qu’elles avaient au bal.Elles comparaîtront devant vous. Elles vous diront ce qu’elles vousont dit, quand elles vous ont demandé de leur ouvrir la porte du27. Et M.&|160;Darcy s’en rapportera à votre perspicacité, à votreintelligence, pour lui indiquer celle des deux qui est entrée ladernière. Ah&|160;! c’est un beau rôle que vous jouerez là, madameMajoré.
–&|160;Je ne dis pas, monsieur Nointel, je nedis pas… mais c’est que, voyez-vous, je ne suis pas bien sûre de nepas me tromper… c’est déjà loin, cette histoire de bal.
–&|160;M.&|160;Darcy vous rafraîchira lamémoire. Il a appris bien des choses depuis notre souper. Ainsi, ilsait qu’un quart d’heure avant le coup, une des femmes est entréejuste comme l’autre sortait.
–&|160;Ça, c’est vrai. Je m’en souviens.
–&|160;Eh bien, vous les reconnaîtrez. Vousrendrez un immense service à la justice de votre pays, et uneinnocente bénira votre nom. Vos filles auront le droit d’être fièrede vous.
–&|160;Et Alfred aussi, s’écria l’ouvreusetransportée. Je suis prête à faire ce que la magistrature attend demoi. On peut m’appeler quand on voudra.
Puis, s’interrompant&|160;:
–&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?demanda-t-elle à une habilleuse qui arrivait en courant. Paméla quise trouve mal&|160;!… Ah&|160;! mon Dieu&|160;! j’y vais… elle avoulu manger de la brioche avant l’examen… voilà ce quec’est&|160;!… dites au juge qu’il peut compter sur moi.
Et, plantant là Nointel, madame Majorés’élança dans le couloir qui aboutit aux loges de ces demoisellesde la deuxième division.
Nointel ne songea point à courir après madameMajoré. C’eût été peine perdue, car l’accès des loges du corps deballet est interdit, même aux abonnés. D’ailleurs, il en avaitassez dit à l’ouvreuse, puisqu’il l’avait calmée et rassurée sur sasituation vis-à-vis de la justice.
Il ne tenait pas non plus à assister àl’examen des coryphées de la première division, classe de madameDominique. Il se glissa donc tout doucement vers l’escalier desortie, et il gagna la rue sans tambours ni trompettes.
Sa conversation avec l’ouvreuse n’avait pasduré une heure. Il était encore temps d’aller au Français, et il yalla avec d’autant plus d’empressement qu’il venait de se mettredans un cas qui l’obligeait à avoir le plus tôt possible unentretien sérieux avec M.&|160;Roger Darcy. Tout ce qu’il avaitannoncé comme fait était encore à faire, et si madame Majoré étaitprête à déposer, M.&|160;Roger Darcy ne s’attendait guère àrecevoir la déposition de cette femme qu’il avait déjà interrogéesans pouvoir en tirer aucun renseignement utile. Nointel sentait lanécessité de le préparer aux nouveautés qu’il allait entendre, etcraignait de s’être un peu trop avancé en affirmant que cemagistrat prendrait en bonne part l’intervention d’un intrus dansl’instruction d’un procès criminel. L’histoire du bouton demanchette n’était pas très-facile à présenter, et le capitaine nese dissimulait pas qu’en confisquant, même momentanément, uneimportante pièce à conviction, il avait endossé une responsabilitéassez lourde. M.&|160;Majoré, homme sévère sur les principes,exagérait en disant que son imprudente épouse pourrait êtrepoursuivie comme faux témoin&|160;; mais le fait d’avoir tenu lalumière sous le boisseau n’en était pas moins répréhensible aupoint de vue où devait se placer le juge.
Après tout, cependant, Nointel avait agi dansune bonne intention&|160;; il s’était toujours proposé de remettreun jour ou l’autre à qui de droit le bijou dont il s’était emparé,et d’ailleurs il avait pour complice en cette affaire le propreneveu de M.&|160;Roger Darcy, lequel neveu avait été autorisé parson oncle à essayer de justifier mademoiselle Lestérel.
–&|160;Je n’ai fait tort à personne en gardantce bouton, se disait-il, et la justice est encore à même d’en tirerparti. On ne peut pas suspecter mes intentions, puisqu’on va savoirpar la déclaration de la marquise ce que je voulais faire de latrouvaille de l’ouvreuse. De plus, au début, les recherches seseraient probablement égarées, tandis que maintenant on sait quel’objet ne peut appartenir ni à mademoiselle Lestérel, ni à madamede Barancos. Au fond, j’ai rendu service à l’instruction.
Nointel plaidait les circonstances atténuantesdevant le tribunal de sa conscience, mais il n’était pas absolumenttranquille sur le résultat de la démarche qu’il allait tenterauprès de M.&|160;Darcy. Il s’agissait surtout de lui expliquer laconduite de la marquise et de pressentir ses dispositions àl’endroit de cette créole qui avouait sa liaison avec Golymine, etsa visite à Julia d’Orcival, au bal de l’Opéra, sans parler de laballe qu’elle venait de loger dans la tête d’un bandit. Ils’agissait de lui faire accepter comme vraies beaucoupd’affirmations qui n’étaient pas prouvées, et le décider à ordonnerl’épreuve que réclamait madame de Barancos&|160;: l’épreuve desdominos en présence de l’ouvreuse.
Et, en arrivant au Théâtre-Français, lecapitaine commençait à se demander si le lieu était bien choisipour aborder un sujet si grave. Mais il se promit de ne rienrisquer, d’agir suivant les circonstances, et il entra.
Il eut beaucoup de peine à se procurer unfauteuil d’orchestre, quoiqu’il fût un habitué fidèle. La salleétait pleine. Chacun sait que, le mardi et le jeudi, il est de bonton de venir entendre les chefs-d’œuvre de l’ancien répertoire.Quelques belles dames ont dû à cette mode heureuse l’avantage deconnaître Racine et Molière. Et les mondains intelligents sontcharmés de venir écouter en belle compagnie une bonne langue parléepar d’excellents comédiens. C’est un plaisir assez rare, par letemps qui court, et Nointel l’appréciait infiniment. Mais, cesoir-là, il n’était pas disposé à goûter la tragédie classique. Lehasard l’avait fait spectateur et presque acteur d’un drame plusémouvant que Mithridate. Monime l’intéressait beaucoupmoins que madame de Barancos.
Il était arrivé pendant un entracte, et aprèss’être casé comme il put dans un coin de l’orchestre, il se mit àétudier la salle. L’assemblée était choisie. Les loges regorgeaientde femmes en grande toilette. Les bouquets d’héliotropes et degardénias s’étalaient sur le devant des avant-scènes transforméesen corbeilles de fleurs. On causait doucement comme dans unsalon&|160;; les vieux abonnés regrettaient Rachel, les élégantesdiscutaient les Fourchambault, et personne ne parlaitpolitique.
Le capitaine n’aperçut point M.&|160;RogerDarcy. En revanche, il découvrit sans peine, aux premières de face,Claudine Rissler, flanquée de son Russe. Elle avait arboré une robede satin hortensia qui attirait tous les regards, et elle necessait d’agiter sa jolie tête brune pour faire scintiller lesdiamants pendus à ses oreilles. Wladimir était vraiment superbeavec ses longs favoris argentés et sa prestance de tambour-major.On les lorgnait beaucoup, et il y avait des gens qui se moquaientde ce couple mal assorti.
Nointel ne s’arrêta point à les examiner etcontinua de passer en revue les loges. Quoiqu’il allât peu dans lemonde, il connaissait assez son Paris pour pouvoir mettre les nomssur les figures, et il retrouva là tout le personnel ordinaire desréunions du high-life. Il n’y manquait guère que lamarquise, et plus d’une spectatrice remarqua son absence, car elleétait fort assidue à ces fêtes de l’esprit.
Le capitaine cherchait des yeux M.&|160;Darcyparmi cette foule parée, et il finit par le trouver. Le magistratoccupait avec madame Cambry une loge de côté.
C’était la première fois que Nointelrencontrait au théâtre la charmante veuve de l’avenue d’Eylau, etles habitués du mardi n’étaient point accoutumés à l’y voir&|160;;aussi était-elle le point de mire de toutes les lorgnettes. Vêtuede noir, comme toujours, elle portait sur sa robe une profusion devieilles dentelles. Pas un bijou. Une vraie toilette de deuil quilui seyait à merveille. Elle causait avec M.&|160;Darcy, et àl’expression de leurs figures, on devinait que le sujet de leurconversation était sérieux.
L’occasion parut bonne au capitaine pouraborder l’oncle de Gaston. Le gracieux accueil que madame Cambrylui avait fait au bal l’autorisait suffisamment à l’aller saluerdans sa loge et même à lui demander des nouvelles de sa protégée.Ce devoir une fois rempli, Nointel comptait sortir en même tempsque Darcy, qui peut-être n’était là qu’en visite, lui proposer defaire un tour au foyer et attaquer la question délicate, non loindu buste de Regnard.
Pour mettre à exécution sur-le-champ ce projetrapidement conçu, il se hâta de quitter l’orchestre et de monteraux premières. Le trajet lui prit un peu de temps, parce que lesescaliers et les corridors étaient encombrés. Il eut aussi quelquepeine à retrouver la loge dont il ne connaissait pas le numéro. Illui fallut même pour cela entrer à la galerie, et de là il vit quemadame Cambry était seule. M.&|160;Roger avait abandonné la placependant que Nointel circulait dans les couloirs, et Nointel, quiregrettait de ne pas l’avoir rencontré en chemin, se seraitvolontiers mis à sa poursuite&|160;; mais la veuve l’aperçut et luiadressa un sourire qui équivalait à une invitation. Il ne pouvaitplus se dispenser d’entrer dans la loge, et il y alla sans hésiter.Madame Cambry le reçut avec un empressement qui lui parut de bonaugure, et elle en vint d’elle-même où il souhaitait l’amener.
–&|160;M.&|160;Darcy me quitte à l’instant,dit-elle. Il eût été charmé de vous rencontrer. Il vous cherchedepuis deux jours. Mais il est dans la salle, aux fauteuilsd’orchestre, et vous le verrez certainement avant la fin de lareprésentation.
–&|160;J’y ferai tous mes efforts, madame, etje suis désolé de l’avoir manqué. Je suis allé hier à lachasse…
–&|160;Chez madame de Barancos, sansdoute&|160;?
–&|160;Oui, madame, et je suis revenu cesoir.
–&|160;Seul&|160;?
–&|160;Absolument seul. Madame de Barancosavait beaucoup de monde, et elle ne rentrera que demain. J’aiabrégé mon déplacement parce qu’il me tardait de revoir mon amiGaston.
–&|160;Lui aussi vous cherche. Il a un serviceà vous demander.
–&|160;J’ai trouvé un mot de lui en arrivant,et j’ai couru chez lui. Il était sorti, et je ne savais pas où lejoindre. Je suis venu ici dans le vague espoir de l’y trouver. Maisj’espère qu’il passera au cercle vers minuit.
–&|160;Je ne sais si vous l’y verrez. Il estsi triste qu’il fuit le monde.
–&|160;Triste&|160;! mais il me semble qu’ilaurait plutôt sujet de se réjouir. Mademoiselle Lestérel est libre.L’ordonnance de non-lieu va être signée.
–&|160;Elle ne l’est pas encore. M.&|160;Darcyhésite à la rendre. Il lui faut une coupable. Il est juge avanttout, et il a des idées que je ne partage pas. Mais ce n’est passeulement ce retard qui afflige son neveu. Il s’est passé toutrécemment des choses… auxquelles personne ne pouvaits’attendre.
–&|160;Qu’est-il donc arrivé&|160;?
–&|160;Vous connaissez le beau-frère deBerthe&|160;?
–&|160;M.&|160;Crozon. Parfaitement.
–&|160;Vous n’ignorez pas qu’averti par deslettres anonymes, il accusait sa femme de l’avoir trompé.
–&|160;Entre nous, il n’avait pas tort. Jepuis bien le dire maintenant, et il faut que M.&|160;Roger Darcy lesache, car là est la justification complète de mademoiselleLestérel.
–&|160;Il le sait. J’ai pris sur moi de luiapprendre ce que Berthe m’avait avoué. La pauvre enfant s’estsacrifiée pour sa sœur. C’est pour ravoir les lettres de cette sœurqu’elle est allée au bal de l’Opéra, c’est pour mettre l’enfant decette sœur à l’abri des recherches de je ne sais quel misérablequ’elle a couru les rues pendant cette fatale nuit.
–&|160;J’avais deviné toute cette histoire.Gaston l’avait devinée aussi, et il a dû être ravi d’acquérir lacertitude que mademoiselle Lestérel est innocente. Tout est doncpour le mieux, car j’ai réussi à calmer le mari, et la paix estrevenue dans le ménage Crozon.
–&|160;Vous ne pouviez pas prévoir le coup quia frappé votre ami. J’ai vu Berthe le jour où elle est sortie deprison, je l’ai accompagnée chez sa sœur. Et là… c’est une fatalitéinouïe… la nourrice à laquelle Berthe avait confié l’enfant estarrivée… il y a eu une scène épouvantable… Le mari a voulu tuerl’enfant, et, pour le sauver, Berthe a dit que l’enfant était àelle.
–&|160;C’est sublime&|160;! c’esthéroïque&|160;!
–&|160;Hélas&|160;! cet héroïsme lui coûteracher. Elle a été obligée de pousser le mensonge jusqu’au bout… defaire tout ce qu’elle aurait fait si elle eût été vraiment mère… làvoilà condamnée à élever cet enfant. C’est le déshonneur enperspective.
–&|160;En effet… je n’avais pas songé à cela.Mais rien n’empêche que le secret soit gardé. Crozon n’a aucunintérêt à perdre sa belle-sœur. Il se taira. D’ailleurs, il ne serapas toujours à Paris. Il est marin, et maintenant qu’il nesoupçonne plus sa femme, il reprendra la mer un de ces jours.Alors, on avisera. Pourquoi n’enverrait-on pas l’enfant àl’étranger&|160;? Pourquoi n’écrirait-on pas à Crozon qu’il estmort&|160;? Madame Crozon trouvera un moyen. C’est à elle de sauverl’honneur de mademoiselle Lestérel qui lui a sauvé la vie.
–&|160;Elle n’aurait pas dû accepter lesacrifice, dit vivement madame Cambry. Que pensez-vous d’une femmeassez lâche pour souffrir que sa sœur aille en cour d’assises,alors que d’un mot elle pouvait la justifier&|160;? Son maril’aurait tuée&|160;? Qu’importe&|160;? Il y a des cas où il fautsavoir mourir.
–&|160;Le courage lui a manqué, c’est vrai,mais je l’excuse, murmura Nointel. Elle est femme.
–&|160;Moi aussi, je suis femme, et je vousjure que si j’avais une faiblesse à me reprocher, j’aurais assezd’énergie pour en supporter les conséquences.
Madame Cambry dit cela d’un ton qui surprit unpeu le capitaine. Sa voix était agitée. Ses yeux brillaient. On eûtdit qu’elle avait la fièvre.
–&|160;Mais, reprit-elle avec plus de calme,ce n’est pas de madame Crozon que je devrais vous parler, c’est dema pauvre Berthe. Elle est menacée dans ce qu’elle a de plus cher…dans son amour. Elle a eu la loyauté de vouloir que M.&|160;GastonDarcy fût informé de ce qui venait de se passer, et elle a poussél’abnégation jusqu’à lui rendre sa parole. Gaston a refusé de lareprendre&|160;; il proteste que ses sentiments n’ont pas changé,mais le coup est porté. Je lis dans son cœur, et je suis certainequ’il souffre horriblement… qu’il a des doutes.
–&|160;Il a donc perdu l’esprit&|160;! s’écriale capitaine. La conduite de mademoiselle Lestérel est claire commele jour. Il est matériellement impossible qu’elle soit la mère decet enfant. N’a-t-elle pas paru tout l’hiver dans les salons oùelle chantait&|160;? Il faut arriver des mers du Sud, comme ceCrozon, pour croire au pieux mensonge qu’elle a mis en avant. Etc’est là qu’est le danger. Si ce baleinier s’avisait de fairelui-même une enquête, il découvrirait bien vite la vérité. Il fautmême que j’avise à l’accaparer pour l’empêcher de chercher. J’ai del’influence sur lui, et je parviendrai peut-être à lui persuader dese remettre à naviguer. Mais que Gaston se fourvoie à ce point,c’est ce que je ne saurais comprendre.
–&|160;Vous n’avez donc jamais aimé&|160;?demanda madame Cambry.
–&|160;Pas jusqu’à épouser, répondit en riantle capitaine.
–&|160;Si vous avez aimé, vous connaissez lestourments de la jalousie, les tortures du doute, les soupçons, lesdéfaillances. Votre ami subit en ce moment tous ces supplices. EtBerthe est trop fière pour essayer de se disculper. Bien plus, elleest résolue à déclarer à M.&|160;Roger Darcy, quand ill’interrogera une dernière fois, que l’enfant est à elle,M.&|160;Roger Darcy n’en croira rien, mais il sera bien obligé deprendre acte de cette déclaration.
–&|160;C’est un malheur, sans doute. MaisGaston sait à quoi s’en tenir, et je me charge de le ramener à desidées plus saines.
–&|160;Puissiez-vous y réussir&|160;!J’aperçois son oncle à l’orchestre. Il vous a vu et il me faitsigne qu’il va monter ici. Il tient beaucoup à vous entretenir leplus tôt possible.
Nointel regarda dans la salle et vit en effetM.&|160;Roger Darcy se dirigeant vers la sortie. Il vit aussi que,de sa loge, qui n’était pas très-éloignée, Claudine Rissler selivrait à une pantomime singulière. Elle lui lançait des œilladesexpressives, et elle l’appelait par de petits mouvements de têterépétés. Elle avait l’air de lui dire&|160;: Arrive bien vite. J’aià te parler.
–&|160;Quelle mouche la pique&|160;? sedemandait le capitaine, en regardant avec indifférence le manègeauquel se livrait Claudine. Est-ce qu’elle en est encore à satoquade, et s’imagine-t-elle que je vais arriver pour me faireprésenter à Wladimir&|160;? Parbleu&|160;! j’ai autre chose entête.
–&|160;On va commencer le troisième acte deMithridate, dit madame Cambry. Vous serez très-mal ici sivous avez quelque chose à dire à M.&|160;Darcy. Même en parlant àdemi-voix, vous scandaliseriez les gens qui sont venus pour écouterles vers de Racine.
Nointel prit la balle au bond.
–&|160;Je pense, répondit-il vivement, que jeferai bien d’aller à la rencontre de M.&|160;Darcy, à moinscependant que vous ne teniez à le recevoir immédiatement.
–&|160;Pas le moins du monde. Nous ne sommespas encore mariés, et il ne serait pas très-convenable qu’ils’établît dans ma loge pendant toute la durée de la représentation.Je ne puis guère l’y admettre qu’en visite. Il vient de m’en faireune assez longue, et je compte qu’il reviendra au prochainentracte. D’ici là, vous avez le temps de vous entretenir d’unsujet qui vous intéresse tous les deux, et j’espère qu’il vousramènera ici quand votre conversation sera terminée.
–&|160;Alors, puisque vous m’y autorisez,madame, je vais prendre congé de vous pour quelques instants.
Madame Cambry approuva d’un sourire, et lecapitaine profita aussitôt de la permission qu’elle luiaccordait.
Il n’eut pas plus tôt fait dix pas dans lecorridor qu’il rencontra le juge d’instruction.
–&|160;Je suis heureux de vous trouver,monsieur, lui dit courtoisement ce magistrat. J’ai quitté ma salletout exprès.
–&|160;Et moi la loge de madame Cambry, où jem’étais présenté tout à l’heure dans l’espoir de vous y rejoindre,riposta le capitaine. Nous nous sommes croisés en route.
–&|160;C’est probable. Madame Cambry a prisune loge. J’ai mes entrées à l’orchestre, et je m’y suis casé.J’enterre ma vie de garçon. Tenez-vous beaucoup à entendre letroisième acte&|160;?
–&|160;J’aime infiniment mieux causer avecvous.
–&|160;Alors, allons au foyer.
C’était précisément ce que voulait Nointel, etil suivit M.&|160;Roger Darcy. En passant devant la loge occupéepar Claudine Rissler, il vit que la porte était entrouverte, et quecette folle le guettait au passage. Peu soucieux d’entamer uncolloque avec elle, il détourna la tête et elle eut la discrétionde ne pas l’appeler, quoiqu’elle en mourût d’envie.
Le foyer était désert, autant qu’on pouvait lesouhaiter pour un entretien particulier.
–&|160;Monsieur, commença le magistrat, vousêtes l’ami le plus intime de mon neveu, et vous avez bien voulul’aider dans la tâche qu’il a entreprise, tâche difficile etdélicate puisqu’il s’agissait de démontrer l’innocence d’uneprévenue que toutes les apparences accusaient. Il y a réussi. Ilest prouvé que mademoiselle Lestérel n’était plus à l’Opéra aumoment où le crime a été commis. Il n’en reste pas moins établiqu’elle y est allée, pour retirer des lettres compromettantes quise trouvaient entre les mains de Julie Berthier, et cela devraitsuffire à empêcher Gaston de donner suite à un projet de mariageque je désapprouve. Mais il est maître de ses actions, et je neprétends pas lui imposer ma volonté. Ce n’est pas de lui que j’ai àvous parler, c’est d’une autre personne.
–&|160;Moi aussi, j’ai à vous parler d’uneautre personne, dit doucement le capitaine.
–&|160;Mon neveu m’a fait hier une étrangeconfidence, reprit M.&|160;Darcy&|160;; plusieurs fois déjà, ilm’avait dit que vous croyiez être sur la trace de la femme qui estentrée dans la loge après mademoiselle Lestérel. Il était même alléjusqu’à m’apprendre que vous soupçons se portaient sur une personnedu meilleur monde. J’avoue que je n’avais pas pris ces insinuationsau sérieux. Mais Gaston a fini par me révéler un fait grave.L’ouvreuse que j’ai interrogée au début de l’affaire, et dont jen’ai pu tirer que des déclarations incohérentes, cette ouvreuseaurait, paraît-il, trouvé dans la loge, près du cadavre de JulieBerthier, un bouton de manchette portant une initiale, et vous vousseriez fait remettre cet objet.
–&|160;C’est parfaitement exact, réponditNointel sans s’émouvoir.
Le magistrat fit un haut-le-corps, et safigure prit une expression de sévérité très-accentuée.
–&|160;Ainsi, monsieur, dit-il, vous avez cruqu’il vous était permis de vous substituer au juge chargéd’instruire une affaire d’assassinat. Vous avez commis là, je doisvous l’apprendre si vous l’ignorez, une véritable usurpation defonctions.
–&|160;J’en conviens. J’ai pensé qu’il y a descas où la fin justifie les moyens.
–&|160;La fin&|160;? Dans quel but vousempariez-vous d’une pièce à conviction qui pouvait aiderpuissamment la justice&|160;?
–&|160;Je me proposais de m’en servir pourforcer la coupable à confesser son crime.
–&|160;La coupable&|160;! vous la connaissiezdonc&|160;?
–&|160;Je croyais la connaître.
–&|160;Et vous vous trompiez, sansdoute&|160;?
–&|160;Oui, je soupçonnais la marquise deBarancos. Je l’ai soumise à une épreuve décisive, et j’ai acquis lacertitude qu’elle est innocente. Vous serez de mon avis quand vousl’aurez entendue. Demain, elle vous dira ce qu’elle a fait, etcomment j’étais fondé à l’accuser.
–&|160;Demain&|160;?
–&|160;Oui, j’ai quitté, il y a quelquesheures, le château de Sandouville où elle est en ce moment, et ellem’a chargé de vous annoncer sa visite. Permettez-moi maintenant,monsieur, de vous remettre ce bijou que j’ai eu le tort de gardertrop longtemps.
M.&|160;Darcy prit avec une certainehésitation le bouton d’or que lui offrait Nointel, mais ill’examina de très-près.
–&|160;C’est bizarre, murmura-t-il. Il mesemble que ce n’est pas la première fois que je le vois.
–&|160;Il a une forme particulière…très-reconnaissable, dit le capitaine, et il est permis d’espérerqu’on découvrira à qui il appartient.
Le juge ne répondit pas. Il réfléchissait.
–&|160;En vérité, monsieur, commença-t-ilaprès un assez long silence, je ne devrais pas le recevoir de votremain. Vous n’êtes pas obligé de connaître le Code d’instructioncriminelle, mais vous comprenez qu’il n’a pas pu autoriser unmagistrat à procéder de la sorte. Rien ne me garantitl’authenticité de cette trouvaille… rien que votre affirmation.Mais je vous tiens pour un homme d’honneur, et je prends sur moi dem’en rapporter à votre parole. Je vous préviens seulement que jevais faire citer l’ouvreuse, et que vous serez appelé aussi, appeléen même temps qu’elle.
–&|160;C’est précisément ce que je désire, et,demain, madame de Barancos vous demandera de la confronter commemoi avec cette femme.
–&|160;Madame de Barancos&|160;! Etpourquoi&|160;?
–&|160;Parce qu’elle est entrée aprèsmademoiselle Lestérel dans la loge de Julie Berthier, parce qu’ellea vu une femme y entrer après elle, parce qu’elle rappellera àl’ouvreuse des circonstances que cette stupide créature avaitoubliées et qui vous mettront sur la trace de l’inconnue qui afrappé.
–&|160;Monsieur, dit le magistrat stupéfait,veuillez vous expliquer plus clairement. Vous me donnez commecertains des faits dont j’entends parler aujourd’hui pour lapremière fois. J’ai le droit et le devoir de vous demander demotiver vos affirmations. Nous ne sommes pas ici dans mon cabinet,mais vous n’avez pas besoin de prêter serment pour dire la vérité,et j’ai hâte de la connaître.
–&|160;Moi, j’ai hâte de vous l’apprendre, ditle capitaine, et puisque vous voulez bien m’écouter, dès ce soir,je vais vous dire brièvement tout ce que je sais.
–&|160;Je vous écoute.
–&|160;Le point de départ de cette tristeaffaire est le suicide du soi-disant comte Golymine. Cetaventurier, avant de se tuer, avait remis à la d’Orcival leslettres qui lui avaient été écrites par trois femmes qui ont étésuccessivement ses maîtresses.
–&|160;Trois&|160;?
–&|160;Oui, trois. Vous pouvez interroger surce point Mariette, l’ancienne femme de chambre de Julia. Elle aussia recouvré la mémoire. Elle se souvient maintenant qu’en partantpour le bal de l’Opéra, sa maîtresse a emporté des lettres diviséesen trois paquets. Il y a d’ailleurs d’autres preuves, comme vousallez le voir.
–&|160;Ces trois femmes étaient&|160;: madameCrozon, sœur de mademoiselle Lestérel…
–&|160;Cela ne fait pas de doutes pourmoi.
–&|160;La marquise de Barancos…
–&|160;Elle vous l’a avoué&|160;?
–&|160;Ce matin, et bientôt elle renouvelleracet aveu devant vous. Madame de Barancos avait cessé depuislongtemps toutes relations avec Golymine qui l’avait indignementtrompée et qui s’était toujours refusé à lui restituer ses lettres.Le lendemain de la mort de cet homme, la d’Orcival a écrit à lamarquise pour lui offrir de lui remettre sa correspondance. Lamarquise est allée au rendez-vous. Elle est arrivée au bal à uneheure et demie. Je puis l’attester, car le hasard a fait que jel’ai reconnue au moment où elle y entrait.
–&|160;Et c’est ce hasard qui vous a mis surla piste que vous avez suivie.
–&|160;Précisément. Madame de Barancos a étéreçue, aussitôt qu’elle s’est présentée, par Julia qui l’attendait.Mademoiselle Lestérel venait de partir. Elle avait laissé entre lesmains de Julia le poignard caché dans un éventail.
–&|160;Je sais cela. Madame Cambry a reçu lesaveux de mademoiselle Lestérel, et tout prouve que les choses sesont passées comme l’a dit cette jeune fille.
–&|160;L’entretien a été long et orageux.Julia soupçonnait la marquise de vouloir épouser Gaston.
–&|160;Mon neveu&|160;!
–&|160;Oui, et elle a menacé la marquise de laperdre si le mariage se faisait… un mariage auquel la marquisen’avait jamais songé…
–&|160;Ni Gaston non plus.
–&|160;Enfin, Julia s’est calmée. Elle a rendules lettres, et madame de Barancos est sortie. Il était alors deuxheures et demie. Au moment où elle sortait, une femme en domino,qui attendait dans le corridor, s’est avancée vivement, à parlé basà l’ouvreuse et est entrée dans la loge, une femme qui y était déjàvenue, qui y avait précédé la marquise…
–&|160;Cette ouvreuse n’a pas dit cela.
–&|160;Elle vous le dira quand vousl’interrogerez de nouveau. Et si vous voulez bien ordonnerl’épreuve que madame de Barancos vous proposera, si vous jugez àpropos d’y soumettre aussi mademoiselle Lestérel, la véritéapparaîtra à l’instant même.
–&|160;Quelle épreuve&|160;?
–&|160;Madame de Barancos revêtira le dominoqu’elle portait au bal de l’Opéra, le voile de dentelles.Mademoiselle Lestérel prendra le masque et le domino de louage quivous ont été présentés et que la marchande à la toilette a reconnu.On les mettra en présence de l’ouvreuse qui se souviendra alors quela femme masquée est venue à une heure, et n’est restée que dixminutes dans la loge&|160;; que la femme voilée est venue à uneheure et demie et sortie à deux heures et demie, et qu’enfin entrela première et la seconde visite, une troisième femme est entrée etsortie, que cette troisième femme a reparu après deux heures etdemie, et qu’elle a définitivement quitté la loge à trois heuresmoins un quart.
Celle-là aussi avait été la maîtresse deGolymine, celle-là aussi venait chercher ses lettres&|160;; Juliales lui a-t-elle rendues, ou bien cette femme les a-t-elle prisessur le cadavre de Julia&|160;? Je l’ignore, mais il est évident quec’est elle qui a tué Julia.
–&|160;Oui, c’est évident, si l’ouvreuse ne setrompe pas encore une fois et si madame de Barancos dit lavérité.
–&|160;Si madame de Barancos avait voulumentir, rien ne l’obligeait à confesser que Golymine avait été sonamant, rien ne l’obligeait à me rendre ce bouton de manchette…
–&|160;Vous le lui aviez donné&|160;?
–&|160;Au bal, chez elle, en dansant lecotillon, je le lui avais montré brusquement… je pensais que sonémotion allait la trahir… elle a cru que je lui offrais un souvenirde moi, elle l’a pris… quatre jours après, elle le portait à soncorsage devant quarante personnes, et quand je lui ai dit qu’onl’avait ramassé dans le sang de Julia, elle l’a rejeté avec horreuret elle m’a chargé de vous l’apporter. Pensez-vous qu’elle eût agide la sorte si elle eût été coupable&|160;?
–&|160;Non, dit M.&|160;Darcy avec agitation.Ce n’est pas elle… ce n’est pas mademoiselle Lestérel… et je levois maintenant, l’instruction est à refaire… Dieu veuille qu’elleaboutisse.
–&|160;Pourquoi ne trouverait-on pas latroisième femme&|160;? Pour ma part, je la cherche. J’ai recueilliquelques indices…
À ce moment le foyer fut envahi. L’acte venaitde finir, et les spectateurs se répandaient dans les corridors.
–&|160;Monsieur, reprit le magistrat, jecompte sur votre concours, et je vous prie de venir me voir chezmoi, demain matin. Nous reprendrons un entretien que nous nepouvons plus continuer ici. Vous m’avez appris tant de choses quej’ai besoin de me recueillir avant de donner une direction nouvelleà cette étrange affaire. En ce moment, je vais rejoindre madameCambry, et je ne vous retiens plus.
Nointel n’avait qu’à s’incliner. C’est cequ’il fit, et après avoir salué M.&|160;Darcy, il allait quitter lefoyer et même le théâtre, lorsqu’il se trouva face à face avecClaudine, pendue au bras de son Russe.
Le capitaine s’effaça pour les laisser passer,mais madame Rissler ne l’entendait pas ainsi. Elle lâcha sanscérémonie Wladimir, et tirant Nointel à l’écart&|160;:
–&|160;Ah çà, tu la connais donc&|160;?
–&|160;Qui&|160;? demanda Nointel.
–&|160;La blonde du Père-Lachaise,parbleu&|160;! Tu viens de causer avec elle pendant vingt minutes.Ce n’était pas la peine de me faire poser.
–&|160;Deviens-tu folle&|160;?
–&|160;Farceur&|160;! ne blague donc pas, tula connais mieux que moi, puisque tu es resté dans sa loge pendanttout le dernier entracte. Tu n’as donc pas vu que je te faisais dessignes&|160;? Je t’ai appelé quand tu passais dans le corridor.Mais tu étais avec un monsieur que j’ai vu dans la loge de lablonde. Il n’a pas l’air commode, ce grand sec. Est-ce que c’estson mari&|160;?
–&|160;Petite, dit Nointel, je t’affirme quetu te trompes. Ce n’est pas cette dame que tu as vue auPère-Lachaise.
–&|160;Puisque je te dis que j’en suis sûre.Je l’ai reconnue à ses yeux, à ses cheveux, à tout. Tiens, veux-tuque j’aille lui parler&|160;? Tu verras la tête qu’elle fera quandje lui demanderai pourquoi elle courait si fort dans les allées ducimetière.
–&|160;Non pas. Je te prie de te tenirtranquille.
–&|160;Veux-tu que je la suive à la sortie duthéâtre&|160;? Wladimir grognera, mais ça m’est égal.
–&|160;Inutile. Je la connais, et c’est parceque je la connais que je te réponds que tu as pris pour elle uneautre personne.
Claudine regarda le capitaine d’un airnarquois et s’écria&|160;:
–&|160;Bon&|160;! j’y suis. C’est tamaîtresse. On m’avait bien raconté que tu donnais dans les femmesdu monde à présent, mais je ne voulais pas le croire. Alors legrand sec, c’est le mari… le plus heureux des trois. Si j’avais su,je n’aurais rien dit, car je conçois que ça t’embête d’apprendreque ta princesse a eu des histoires avec une cocotte. Mon cher, çaarrive, ces choses-là. Julia lui avait peut-être rendu unservice.
–&|160;Tais-toi. Tu n’as pas le sens commun,dit Nointel impatienté.
–&|160;Ah&|160;! tu le prends comme ça. Jem’en vais. J’ai assez fait posé Wladimir. Bonsoir, mon capitaine,amuse-toi bien, mais, crois-moi, reviens aux brunes, c’est moinstraître.
Sur ce trait, décoché à la manière desParthes, madame Rissler s’enfuit, et Nointel l’entendit qui disaità son Russe&|160;:
–&|160;Cher ami, c’est un journaliste. On atoujours besoin de ces gens-là quand on se destine au théâtre.
Le capitaine l’aurait volontiers battue, et ils’éloigna rapidement pour ne pas céder à la tentation. Dix secondesaprès, il ne pensait plus qu’à l’étrange information qu’il venaitde recueillir. Il n’y pouvait pas croire. Madame Cambry pleurantsur la tombe de la d’Orcival, c’était tout simplement absurde.L’extravagante péronnelle qui l’accusait avait dû être abusée parune ressemblance, et Nointel en était à regretter de l’avoirpoussée à chercher la visiteuse du Père-Lachaise, car elle étaittrès-capable de nuire par ses bavardages à une personne que lui etson ami Gaston avaient tout intérêt à ménager. Madame Cambryexerçait une grande influence sur le juge, madame Cambry avaitl’esprit juste et une fermeté de caractère qui devait être d’ungrand secours à mademoiselle Lestérel et même à madame de Barancos,car le capitaine se proposait de lui expliquer la situation, de nerien lui cacher, de lui demander son appui, et il espérait qu’ellele seconderait lorsqu’il s’agirait de décider M.&|160;Darcy àmettre la marquise hors de cause.
–&|160;Il faut, se disait-il en endossant sonpardessus dans le couloir de l’orchestre, il faut que j’avertissecette aimable et intelligente veuve du danger auquel l’expose lasotte méprise de Claudine. C’est une démarche assez délicate, maisil y a moyen de tout dire. Maintenant, je n’ai rien de mieux àfaire que de calmer Gaston. Il doit être dans un état&|160;! Je levois d’ici, et je parierais qu’il me donne à tous les diables. Cegarçon-là est affligé d’une imagination qui lui joue de bienmauvais tours. Il commence par s’affoler d’une jeune fille qu’end’autres temps il n’aurait pas seulement regardée. L’annéedernière, il ne s’occupait que des demoiselles à huitressorts&|160;; pour lui plaire, il fallait qu’une femme eûtéquipage. Il a bien fait de se convertir, c’est évident. Fera-t-ilbien d’épouser&|160;? C’est une question. Mais soupçonnermademoiselle Lestérel d’être la mère d’un enfant clandestin, c’estde la haute insanité. Je vais tâcher de le guérir par un traitementénergique. La question est de savoir s’il voudra se laissertraiter. Et il regimbera quand je déclarerai que la marquise estaussi innocente que Berthe. Ce serait bien pis encore s’il savaitque je suis amoureux de madame de Barancos, mais je me garderaibien de le lui dire.
Il était onze heures passées, lorsque lecapitaine sortit du Théâtre-Français. C’était un peu tôt pour allerau cercle, puisqu’il y avait donné rendez-vous à minuit aumalheureux ami qu’il voulait réconforter. Mais sa journée étaitfaite, comme on dit vulgairement, et il n’était pas fâché de sereposer de ses travaux dans un excellent fauteuil, au coin d’un bonfeu. Il prit un cab, et il se fit conduire tout droit à sonclub.
Quand il y arriva, le salon rouge étaitdésert. Pas de causeurs autour de la cheminée&|160;; pas de joueursaux tables de whist. Deux ou trois habitués sommeillant sur lesdivans capitonnés&|160;; de ceux qui viennent tous les soirs paréconomie, pour être éclairés et chauffés gratuitement. Nointel,étonné de cette solitude, pensa qu’on devait jouer dans quelquesalle écartée. Il se renseigna auprès d’un des dormeurs qui venaitde se réveiller, et il apprit que, depuis plusieurs jours, ons’était remis au baccarat avec ardeur. Dans tous les cercles, lapartie s’arrête de temps en temps. Un gros joueur a raflé l’argentdes petits, et les pontes écœurés s’éloignent mélancoliquement dutapis vert. Mais leur sagesse n’est jamais de longue durée, et unbeau soir, sans qu’on sache pourquoi, le troupeau revient se fairetondre.
Nointel tenait à sa laine et l’exposait lemoins possible. Mais il était toujours au courant des grosévénements du jeu, et il savait qu’on y avait à peu près renoncé,tout récemment. Les banques avaient fait table rase et netrouvaient plus d’adversaires. C’était donc un événement qui,d’ailleurs, ne l’intéressait guère. Il demanda si on avait vuDarcy, et il ne fut pas médiocrement surpris quand on lui dit queson ami était occupé à tailler une banque. Darcy était né joueur.Une mauvaise fée qu’on avait sans doute oublié d’inviter à sonbaptême l’avait doté de quelques vices qui nuisaientessentiellement à ses qualités. Mais une passion chasse l’autre,et, depuis qu’il était amoureux, Darcy ne jouait plus. Pourquoiretombait-il dans son péché d’habitude&|160;? Le capitainecraignait de deviner la cause de cette rechute, et il pensa que sonapparition produirait sur son ami un effet salutaire.
Il se transporta donc incontinent dans lasalle consacrée au baccarat. Elle était située dans le coin le plusretiré des appartements du cercle. La déesse fortune veut qu’onl’adore avec recueillement. Elle exige de ses fidèles silence etmystère, mais elle ne tient pas aux vains ornements. La pièce où oncélébrait ses rites n’était garnie que des meubles indispensables àl’exercice de son culte. Une immense table de forme oblongue,échancrée au milieu – la place du banquier – et creusée au centre –la cuvette où l’on jette les cartes après chaque coup – deschaises, beaucoup de chaises pour les patients, quelques divanspour les décavés, et des râteaux à foison.
La réunion était nombreuse, et Darcy laprésidait. Il taillait, et il avait devant lui un tas d’or assezrespectable, sans compter un certain nombre de morceaux de cartonportant un chiffre et une signature. Il tournait le dos à la porte,et il ne vit pas entrer Nointel qui vint tout doucement se planterderrière lui, au grand mécontentement des pontes. On l’accusait deporter la veine au banquier.
Toutes les variétés de féticherie étaientreprésentées à ce congrès. Il y avait là des gens qui ne croyaientpas en Dieu et qui croyaient à la vertu d’un cure-dent ou d’unebague en cheveux. Quelques-uns, avant de monter au cercle,s’étaient promenés pendant une heure sur le boulevard à seule finde rencontrer un bossu et de toucher sa bosse. D’autres nevoulaient jouer que le chapeau sur la tête. Le lieutenant Trévilleavait mis des lunettes, quoiqu’il eût d’excellents yeux. Charmolsifflait un air du Caveau pendant qu’on mêlait les cartes. Lecolonel Tartaras avalait un verre de rhum après chaque taille. Lejeune baron de Sigolène fermait les yeux avant de regarder sonpoint qui était généralement détestable.
Moins superstitieux et plus redoutablesétaient le financier Verpel, le major Cocktail et Alfred Lenversqui ne jouait jamais que sur sa main. Ils perdaient cependant, carDarcy avait une banque superbe. Les coups les plus extraordinairesse succédaient à son profit. Il abattait neuf quand ses adversairesabattaient huit&|160;; il gagnait avec un contrebaccarat&|160;; il tirait à six, et il amenait un trois. Le toutd’un air indifférent qui exaspérait les pontes. C’était contre luiun véritable concert de malédictions.
–&|160;Voilà ce que c’est que d’avoir deschagrins de cœur, pensait le capitaine. Malheureux en femmes,heureux au jeu.
La taille s’acheva sans que Darcy s’aperçût dela présence de son ami, et lorsqu’elle fut terminée, il ne seretourna point. Au lieu de compter son gain ou d’aider à mêler lescartes, il rêvait en mâchonnant un cigare éteint. On voyait bienque sa pensée était à cent lieues du tapis vert.
Cependant, les pontes, pour se délasser, selivraient à des conversations variées. On discutait la gravequestion du tirage à cinq. Alfred Lenvers était de lagrande école de Bordeaux qui tire à cinq, et ce système luiréussissait à souhait. Sigolène se demandait si la somme qu’ilavait apportée du Velay pour passer à Paris un hiver agréablesuffirait à le mener jusqu’à la fin de la séance. Tréville battaitmonnaie avec un crayon et de petits carrés de papier Bristol.M.&|160;Coulibœuf, propriétaire foncier, gagnait quelques louis,et, comme on savait qu’il était marié, Charmol expliquait la veinede cet éleveur par des raisons inconvenantes.
Verpel, vexé d’avoir perdu, proposa sur cesentrefaites de mettre la banque aux enchères et offrit de laprendre à cinq cents louis. Le major Cocktail alla aussitôt jusqu’àmille.
–&|160;Je mets deux mille louis, ditfroidement Gaston.
Le chiffre était rond, et personne n’osa ledépasser, de sorte que la banque resta au dernier des Darcy.
–&|160;Il joue un jeu à se ruiner en une nuit,se disait Nointel. Jolie façon de se préparer à entrer en ménage.Il faut qu’il soit devenu fou.
La nouvelle taille commença beaucoup moinsheureusement que la précédente n’avait fini. Les trois premierscoups enlevèrent quatre cents louis au banquier, et les pontes quitout à l’heure maudissaient le capitaine se mirent à lui faire lesyeux doux. Décidément, au lieu de porter bonheur, il portait laguigne.
Darcy restait impassible, Verpel se mit às’engager à fond&|160;; il voyait que la chance tournait, et ilattendait toujours pour pousser que le banquier fût entamé. Onprétendait même que souvent il se couchait à neuf heures du soir,et se faisait réveiller à quatre heures du matin, afin d’arriverfrais et dispos au cercle où il ne trouvait plus que des perdantsqu’il achevait. Lenvers et Cocktail pratiquaient le même système,et Darcy ne tint pas longtemps contre les attaques vigoureuses deces vieux routiers du baccarat. La fortune se prononça nettementcontre lui. Les huit et les neuf ne lui venaient plus, et lespontes en avaient les mains pleines. Ce fut moins un combat qu’unedéroute, et bientôt les munitions manquèrent au banquier.
–&|160;Tenez-vous le coup&|160;? demandaVerpel en avançant cinq billets de mille francs.
–&|160;Je tiens tout, répondit sèchement leneveu du juge d’instruction. Je vais tailler à banque ouverte. Jene vous demande que le temps de signer des bons.
Le capitaine jugea que l’heure était venued’essayer d’arrêter Darcy sur le chemin de l’hôpital.
–&|160;Ma parole d’honneur, dit-il à hautevoix, on se croirait à Charenton. Vous avez donc tous six centmille livres de rente, comme la marquise de Barancos&|160;?
À la voix de son ami, Gaston se retournavivement.
–&|160;Enfin, te voilà&|160;!s’écria-t-il.
Et laissant là les petits cartons qu’un valetde pied venait de placer devant lui, il se leva endisant&|160;:
–&|160;Décidément, je renonce à la banque. Àun plus fort, messieurs&|160;?
Il y eut des murmures. Les pontes enrageaientde voir partir un gros joueur qu’ils comptaient bien dévorerjusqu’aux os, et ils grognaient comme des dogues auxquels onarrache leur proie.
–&|160;C’est dommage, dit tout bas AlfredLenvers à son voisin le major. Cette fois, nous le tenions bien.Que le diable emporte ce Nointel&|160;!
Darcy les laissa crier et emmena vivement lecapitaine dans un petit salon où il n’y avait personne.
–&|160;Pourquoi joues-tu de façon à te mettresur la paille&|160;? lui demanda d’un ton de reproche l’ex-officierde hussards.
–&|160;Pour m’étourdir, répondit brusquementGaston. Sois tranquille, je ne serai jamais sur la paille&|160;;car, avant d’y être, je me brûlerai la cervelle.
–&|160;Et tout cela parce que mademoiselleLestérel a pris sur son compte l’enfant de sa sœur.
–&|160;Qui te l’a dit&|160;?
–&|160;Madame Cambry, que je viens de voir auFrançais.
–&|160;Et tu crois que l’enfant est à madameCrozon&|160;?
–&|160;Parbleu&|160;! Comment peux-tu endouter&|160;? Le vent qui souffle à travers la rue Caumartin t’adonc rendu fou&|160;? Faut-il, pour te ramener à des idées plussaines, que je te conduise chez la sage-femme qui a accouché lafemme du baleinier&|160;?
–&|160;Tu la connais&|160;?
–&|160;Non, mais l’illustre général Simancasm’a donné son adresse. Elle demeure rue des Rosiers, àMontmartre.
–&|160;Et tu me le cachais&|160;?
–&|160;Mon cher, j’avais raison de ne pas tetenir au courant de mes faits et gestes, puisque tu te montesl’imagination à propos de rien. Si je t’avais informé jour par jourdes incidents qui se produisaient, tu aurais perdu la têtecomplètement, tandis que tu ne l’as perdue qu’à moitié.
–&|160;Eh bien, oui, j’étais fou… et je lesuis encore… et je le serai tant que nous n’aurons pas trouvé lafemme qui a tué Julia. Tu ne te doutes pas de ce que me fontsouffrir les obscurités de cette terrible affaire. Mon oncle me mettous les jours à la torture. Il ne conteste plus que Berthe soitinnocente du meurtre, mais il me répète sans cesse que sa conduiten’est pas claire, que, pour l’éclaircir, il sera forcé d’en venir àinterroger sa sœur et le mari de sa sœur.
–&|160;S’il fait cela, au lieu d’un meurtre,il y en aura deux et peut-être trois. Crozon tuera la mère etprobablement l’enfant. Mais ton oncle ne fera pas cela. Il te tientce langage pour t’amener à réfléchir avant de conclure un mariagequi lui déplaît. Et en cherchant à t’en détourner, il est dans sonrôle d’oncle. Parlons d’autre chose. J’arrive du château de madamede Barancos…
–&|160;Eh bien&|160;? demanda vivementGaston.
–&|160;Eh bien, mon cher… Allons, bon&|160;!voilà encore qu’on vient nous déranger.
Un valet de pied venait d’entrer, ils’avançait, et il avait tout l’air d’un homme qui apporte unmessage verbal ou écrit.
C’était un message écrit, une lettre posée surle plateau argenté qui remplace dans certains cercles la boîte dufacteur.
–&|160;La personne qui l’a apportée n’a pasvoulu attendre la réponse, dit le valet de pied en la présentant àNointel, mais elle a recommandé qu’on la remît à monsieur aussitôtqu’il arriverait.
Le capitaine la prit en haussant les épaules,renvoya le domestique et se mit en devoir de la décacheter.
–&|160;C’est curieux, murmura-t-il après avoirjeté un coup d’œil sur l’enveloppe. Nous parlons de Crozon, et jecrois reconnaître son écriture. Que diable a-t-il de si pressé àm’apprendre&|160;? Pourvu qu’il n’ait pas tué sa femme&|160;!
–&|160;Lis donc, dit Darcy avec impatience.J’ai hâte de savoir ce que tu as fait chez la marquise.
–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! reprit Nointelaprès avoir lu rapidement. Voici du nouveau, et je ne croyais pasprédire si juste. Écoute ce que m’écrit le beau-frère demademoiselle Lestérel&|160;:
«&|160;Mon cher capitaine, à quelque momentque vous receviez ce billet, venez chez moi immédiatement, je vousen prie au nom de l’amitié. Ma femme se meurt, et elle veut vousvoir avant de mourir. Elle veut voir aussi M.&|160;GastonDarcy&|160;; amenez-le si vous pouvez. Je compte sur vous.N’abandonnez pas.
«&|160;Votre malheureux ami,
«&|160;Jacques Crozon
«&|160;Capitaine au long cours.&|160;»
–&|160;Elle veut me voir, moi&|160;! s’écriaDarcy. Elle veut me voir en présence de son mari qui ne me connaîtpas&|160;! Qu’est-ce que cela signifie&|160;?
–&|160;C’est peut-être sa sœur qui lui aurademandé de te faire venir, répondit Nointel.
Puis, après avoir réfléchi&|160;:
–&|160;Non, reprit-il. Il me vient une autreidée. Madame Crozon, sentant sa fin approcher, veut te recommandermademoiselle Lestérel, te supplier de l’épouser et te jurer qu’elleest toujours digne de toi. Hum&|160;! devant l’homme qu’elle atrompé, ce serait fort. Quoi qu’il en soit, j’y vais, et tu ne peuxguère te dispenser de m’accompagner.
–&|160;Partons, dit sans hésiter Gaston.
Ils descendirent vivement sur le boulevard, etils sautèrent dans le coupé de Darcy qui attendait à la porte ducercle, et qui les mena rue Caumartin en quelques minutes.
Ils parlèrent peu pendant le trajet, car ilsétaient tous les deux absorbés par de graves préoccupations.Cependant, au moment où ils descendaient de voiture, Gaston demandabrièvement&|160;:
–&|160;La marquise est coupable, n’est-cepas&|160;?
–&|160;Innocente, mon ami&|160;; aussiinnocente du meurtre que mademoiselle Lestérel.
–&|160;Que dis-tu&|160;?
–&|160;La vérité. Quand nous sortirons d’ici,je te raconterai tout.
Ce n’était pas le moment d’insister. Darcy setut et suivit le capitaine qui dut parlementer avec le portier, caril était une heure indue. Cet homme leur apprit que madame Crozonavait été prise subitement d’une crise si grave qu’on avait envoyéchercher un médecin et un prêtre. Ils venaient de partir, et lemédecin avait dit que la malade ne passerait pas la nuit. Le prêtredevait revenir pour donner l’extrême-onction. On l’attendait, etl’escalier était éclairé.
Munis de ces renseignements, les deux amisgrimpèrent en toute hâte au quatrième étage, et furent reçus parCrozon lui-même qui se jeta dans les bras de Nointel et qui tenditla main à Darcy. L’accueil était de bon augure, et le capitaineessaya d’obtenir une explication préalable, mais le marin lui ditbrusquement&|160;:
–&|160;Entrez vite. Dans un instant peut-être,il serait trop tard.
Et il les poussa dans une chambre à peineéclairée par une lampe recouverte d’un abat-jour. La pâle figure dela mourante tranchait comme une tache blanche sur le fond sombredes rideaux. Mademoiselle Lestérel priait, agenouillée au pied dulit. Elle ne releva point la tête au léger bruit que firent lesdeux visiteurs amenés par son beau-frère. Mais Madame Crozon seredressa sur les oreillers qui la soutenaient et leur fit signed’approcher.
–&|160;Vous aussi, murmura-t-elle en adressantà son mari un regard suppliant.
Crozon obéit, et elle commençaainsi&|160;:
–&|160;Je viens de me réconcilier avec Dieu.J’ai reçu l’absolution, et en la recevant, j’ai promis de confesserpubliquement mes fautes. J’ai promis de demander pardon à mon marique j’ai offensé et à ma sœur bien-aimée qui a exposé sa vie et sonhonneur pour me soustraire au sort que je méritais.
»&|160;Oui, j’ai été coupable&|160;; oui, j’aiindignement trompé le meilleur, le plus généreux des hommes.
Nointel ne put s’empêcher de regarder à ladérobée le malheureux Crozon, et il vit, à ses traits contractés,qu’il faisait des efforts inouïs pour contenir l’expression dessentiments qui le bouleversaient.
Berthe sanglotait.
–&|160;Je suis sans excuse, continua lamourante&|160;; mon mari ne pensait qu’à me rendre heureuse.C’était pour me faire riche qu’il bravait les dangers de la mer, etsi je suis restée seule, pendant cette fatale année, s’il aentrepris une dernière campagne, c’est parce qu’il pensait que jesouffrais de la médiocrité où nous vivions. Dieu m’est témoin queje ne l’ai pas poussé à partir, que je n’ai pas prémédité d’abuserde son absence et de la confiance qu’il avait en moi. Le hasard atout fait… le hasard et ma faiblesse… je n’ai pas su résister auxentraînements d’une passion criminelle… je suis tombée dans lepiège qu’un séducteur m’a tendu… il est mort, et je vais mourir… lechâtiment ne s’est pas fait attendre.
La voix manqua à la malheureuse qui s’accusaitainsi, et il se fit dans la chambre où elle agonisait un silencelugubre. Mademoiselle Lestérel dévorait ses larmes et regardait sasœur avec angoisse.
–&|160;Je ne regrette pas la vie, repritmadame Crozon&|160;; mais avant de paraître devant le juge suprême,je veux réparer, autant qu’il est en moi, le mal que j’ai causé, etje prie humblement mon mari de me permettre de dire la vérité en saprésence. L’enfant que Berthe a réclamé pour lui sauver la vie, cetenfant est le mien. Il est innocent, lui, et j’implore sagrâce.
Crozon fit un geste qui signifiaitévidemment&|160;: Je l’accorde, et sa femme lui adressa un regardreconnaissant qui le remua jusqu’au fond de l’âme.
–&|160;Ma fille vivra donc, murmura-t-elle. Jevoudrais vivre aussi pour racheter mes torts, à force de soumissionet de dévouement. Je voudrais vivre pour être votre esclave. MaisDieu a disposé de moi, et mes heures sont comptées. Je le remerciede m’avoir donné le temps de me repentir et de réhabiliter ma sœur.Le magistrat qui lui a rendu la liberté n’est pas ici, mais sonneveu lui redira mes paroles… il lui dira qu’au moment de mourir,j’ai juré sur mon salut éternel que Berthe n’a pas commis le crimehorrible dont elle était accusée. Berthe est allée au bal del’Opéra pour reprendre mes lettres, Berthe n’y est pas restée.Berthe a couru chez la nourrice. Berthe était bien loin au momentoù une misérable femme poignardait madame d’Orcival… une femme quiavait écrit, elle aussi, et qui, pour empêcher madame d’Orcival deparler, n’a pas reculé devant un crime. Elle n’échappera pas à lajustice. L’innocence de Berthe éclatera un jour, mais qui luirendra le bonheur perdu&|160;? Qui la protègera contre lacalomnie&|160;?
–&|160;Moi, si elle veut bien consentir à êtrema femme, dit vivement Darcy.
–&|160;Ah&|160;! je puis mourir maintenant,soupira madame Crozon.
–&|160;Et votre enfant sera le nôtre, repritDarcy avec une émotion qui faisait trembler sa voix.
–&|160;Mon enfant&|160;!… Vousl’adopteriez&|160;!…
–&|160;Je vous le promets.
–&|160;Soyez béni, vous qui m’apportez lesseules consolations qu’il me fût permis d’espérer en ce monde. Jeprierai pour vous dans l’autre, si Dieu me fait miséricorde.
La moribonde s’arrêta. L’effort l’avaitépuisée. Sa tête retomba sur l’oreiller&|160;; ses yeux sefermèrent&|160;; sa bouche murmura encore quelques parolesinintelligibles. Était-ce l’agonie qui commençait&|160;? Berthe lecrut. Elle se leva et courut à son infortunée sœur.
–&|160;Viens, souffla Nointel, en serrantfortement le bras de son ami. Viens, notre place n’est plusici.
Darcy résista un peu, mais Crozonintervint.
–&|160;Venez&|160;!
Et il les entraîna hors de la chambre.
–&|160;Du courage&|160;! lui dit lecapitaine.
–&|160;J’en ai, répliqua le marin. Il m’en afallu pour écouter ce que je viens d’entendre. Il m’en a fallu pourpardonner. Mais je ne regrette pas ce que j’ai fait.
En parlant ainsi, il relevait la tête, et sonvisage énergique exprimait la conviction du devoir accompli. Sesyeux étincelaient. Il était presque beau.
–&|160;Vous êtes un brave homme, s’écriaNointel.
–&|160;Merci, répondit simplement Crozon. Dansdes moments comme ceux-là, l’approbation d’un véritable ami fait dubien.
–&|160;Merci à vous aussi, monsieur, qui avezla générosité de tendre la main à Berthe, et de ne pas abandonnerl’enfant de sa sœur.
–&|160;Vous ne pensez plus à le tuer,j’espère, dit vivement le capitaine.
–&|160;Pas plus que je ne pense à tuer samère, si elle échappait à la mort qui s’approche. Il n’y a sur laterre qu’un être dont je veux me venger.
–&|160;Le misérable qui a causé tant demalheurs, le lâche drôle qui vous a écrit des lettresanonymes&|160;! Eh bien, vous pourrez le tuer. Maintenant, je leconnais.
–&|160;Son nom&|160;?
–&|160;C’est un Américain Espagnol qui prétendêtre général au service du Pérou et qui s’appelle, ou se faitappeler Simancas.
–&|160;Bien. J’aime mieux que ce ne soit pasun Français. Vous serez mon témoin. Adieu.
Les deux amis ne cherchèrent point à prolongerun dialogue pénible. Il leur tardait de pouvoir échanger librementleurs impressions.
–&|160;Pauvre femme&|160;! dit Nointel, dèsque Crozon eut refermé sur eux la porte de l’appartement. Ellevient de racheter en cinq minutes tout son passé. Si elle n’avaitpas fait cette héroïque confession, tu en serais encore à douter dela vertu de mademoiselle Lestérel. C’est grand dommage que le juged’instruction ne les ait pas entendus, ces aveux d’une mourante.Lui aussi, il serait fixé sur l’innocence de la prévenue. Mais ilfaut qu’il le soit, et il le sera dès demain. Nous n’avons plus deménagements à garder, maintenant que le mari sait tout. Nousraconterons à M.&|160;Darcy la scène à laquelle nous venonsd’assister, et nous le prierons d’appeler Crozon en témoignage.
–&|160;Oui, murmura Darcy, j’espère que mononcle consentira enfin à reconnaître qu’il s’est trompé. Mais iln’en viendra jamais à approuver mon mariage avec mademoiselleLestérel.
–&|160;Eh bien&|160;! tant pis pour lui. Moi,je t’approuve pleinement, depuis que je sais ce que vautmademoiselle Lestérel, et je te déclare que, si j’étais à ta place,je ferais tout ce que tu veux faire. J’épouserais à midi, au grandautel de la Madeleine, et je me moquerais parfaitement des sotspropos. Je trouve même que tu as raison d’élever l’enfant deGolymine&|160;; seulement, j’espère bien que tu ne cultiveras plusle baccarat quand tu auras charge d’âmes. Ta fortune est déjà bienassez entamée, et tu n’as plus d’héritage à attendre.
–&|160;Il s’agit bien de cela&|160;! Parle-moidonc de cette marquise. Mon oncle ne s’arrêtera pas avant d’avoirtrouvé une coupable. Je croyais que cette coupable, c’était elle.Tu le croyais aussi. Et tu viens de me déclarer que tu ascomplètement changé d’avis, qu’elle n’a rien à se reprocher…
–&|160;Mon cher, je ne puis pas en véritéparler contre ma conscience et dénoncer madame de Barancos pourêtre agréable à ton oncle. D’ailleurs, je l’ai vu ce soir et je luiai dit ce que je pensais d’elle. De plus, elle se présentera chezlui demain, et elle lui fera une confession aussi complète quecelle de madame Crozon. Elle lui dira qu’elle est allée dans laloge de Julia pour reprendre les lettres qu’elle avait écrites àGolymine.
–&|160;Elle avoue cela&|160;!
–&|160;Absolument. Elle avoue même queGolymine a été son amant et qu’elle a été folle de lui. Ah&|160;!ce Polonais a été un heureux coquin. Madame Crozon a dû être unecharmante maîtresse. La marquise est adorable. Et l’autre la valaitpeut-être.
–&|160;L’autre&|160;! quelle autre&|160;?
–&|160;La troisième femme qui est entrée dansla loge, celle qui a tué Julia. Je suis sûr qu’elle est ravissanteet qu’elle appartient au meilleur monde. Madame de Barancos l’avue, masquée, il est vrai&|160;; mais elle donnera le signalementde sa taille et de sa tournure. J’ai causé aussi ce soir avecmadame Majoré. Ses souvenirs commencent à se réveiller. Elle serappelle maintenant l’inconnue&|160;; elle sera mise en présence dela marquise, et je te garantis qu’après la séance qui se prépare,M.&|160;Roger Darcy sera parfaitement convaincu que l’assassinfemelle est encore à trouver. Le trouvera-t-il&|160;? Je n’en saisrien. Mais il devra des excuses à mademoiselle Lestérel, et commec’est un galant homme, il lui offrira peut-être, à titred’indemnité, son consentement à ton mariage. Tout sera donc pour lemieux dans le meilleur des mondes. Il n’y aura que moi quisouffrirai.
–&|160;Toi&|160;!
–&|160;Oui, moi. Je n’ai aucun motif pour tecacher que j’aime la marquise, qu’elle m’aime, et que le dénouementde cette lamentable histoire va nous séparer à tout jamais. Je nepuis ni ne veux l’épouser, non seulement à cause de Golymine, maisà cause des millions qu’elle possède. J’aurais pu succéder de lamain gauche à cet aventurier, si sa mort n’avait pas eu de siterribles conséquences. Maintenant tout est changé. Il y a descatastrophes entre madame de Barancos et moi. Mais je t’en ai ditassez sur mes affaires de cœur, et nous voici au bas de l’escalier.Tu vas te faire ramener chez toi. Je vais rentrer à pied&|160;;j’éprouve le besoin de marcher un peu.
–&|160;Ainsi tu es amoureux de madame deBarancos, murmura Darcy en passant la porte qui venait des’ouvrir.
–&|160;Mon Dieu&|160;! oui, réponditfranchement Nointel. C’est la première fois que m’arrive pareillemésaventure. Espérons que je m’en tirerai sans trop de dommage. Etsurtout ne va pas t’imaginer que la passion m’aveugle sur laconduite de la marquise. J’y vois encore très-clair, trop clairmême. Elle a eu un amant inavouable, mais elle n’a tuépersonne.
–&|160;Et ce bouton trouvé près du cadavre, iln’est donc pas à elle&|160;? demanda vivement Darcy, saisi tout àcoup d’une ressouvenance.
–&|160;Pas plus à elle qu’à mademoiselleBerthe. Je viens de le remettre à ton oncle. Puisse-t-il découvrirà qui il appartient&|160;! Moi, j’y renonce.
»&|160;Bonsoir. Nous nous reverronsdemain.
La vie que menait madame Cambry était si unieque, dans son hôtel de l’avenue d’Eylau, tout était réglé commedans un couvent. Les domestiques, d’anciens serviteurs, stylés delongue date, obéissaient à madame Jacinthe, discrète et respectablepersonne, veuve comme sa maîtresse qu’elle avait jadis nourrie deson lait et qu’elle n’avait jamais quittée. Si le sort l’eût faitnaître en Espagne, dame Jacinthe aurait probablement gouverné lamaison de quelque riche chanoine ou surveillé quelques senoritas degrande famille. Elle avait la figure, le caractère et les talentsd’une duègne. Chez madame Cambry, elle remplissait les fonctionsd’intendant, et elle s’en acquittait dans la perfection.
Le jardin, la table, l’écurie, tout étaitsoumis à son contrôle intelligent. Elle savait sur le bout du doigtles cours de la halle et le prix des fourrages. Grâce à elle,madame Cambry n’était pas volée d’une botte de foin et ne payaitpas les petits pois un sou de plus qu’ils ne valaient au marché dujour. L’autorité de cette camarera mayor s’exerçait sansbruit ; en dehors de la domesticité et des fournisseurs, onsavait à peine qu’elle existait. Passionnément attachée à madameCambry, confidente sûre, elle se contentait du rôle effacé qu’ellejouait depuis tant d’années, et elle se tenait systématiquement àl’écart. M. Roger Darcy l’avait peut-être aperçue deux outrois fois ; il ne lui avait jamais parlé.
Depuis qu’elle était décidée à se remarier, lasage veuve n’avait presque rien changé à ses habitudes régulières,et son existence était à peu près la même qu’autrefois. Ellesortait peu dans la journée et encore moins le soir. Quelquesvisites obligatoires, parfois une excursion à la Sorbonne, pourentendre dans la salle Gerson le cours d’un professeur en voguepar-ci par-là, une rapide promenade ; au bois de Boulogne, àtravers les allées les moins fréquentées, celles où on ne rencontrepas les demoiselles à la mode ; enfin, de loin en loin, unapparition dans le monde ou au théâtre. En revanche, elle recevaitvolontiers. Ses réunions du samedi se prolongeaient jusqu’à la findu printemps, et ses amis étaient certains de la trouver chez elle,de quatre à six, tous les jours ou peu s’en fallait. Les matinéesavaient leur emploi. Madame Cambry les consacrait aux soins dugouvernement de sa maison et aux pauvres. Madame Cambry distribuaitde larges aumônes, et dame Jacinthe, ayant aussi dans sesattributions le département de la charité, était appelée chaquematin à conférer longuement avec sa maîtresse.
Le lendemain de la représentation deMithridate, à laquelle la veuve avait assisté pour faireplaisir à M. Darcy, qui était un fanatique de Racine, laconférence se tenait au fond du vaste jardin de l’hôtel, dans uneserre remplie de plantes rares. L’hiver, madame Cambry venaitvolontiers s’y asseoir, quand le soleil daignait se montrer, et cejour-là, par extraordinaire, il éclairait de ses rayons un peupâles les premiers bourgeons des marronniers précoces.
Debout devant sa maîtresse, la gouvernante,vêtue de noir, lisait à haute voix les articles portés sur sonlivre de dépense, et sa maîtresse, qui l’écoutait distraitement, netarda pas à l’interrompre pour lui demander si le valet de piedétait revenu. Elle l’avait envoyé porter une lettre à mademoiselleLestérel, et elle attendait la réponse avec impatience.
– Il vient de rentrer, madame, réponditdame Jacinthe. Il n’a pas trouvé la personne, et il a laissé lalettre.
– M. Darcy n’a rienenvoyé ?
– Non, madame. Mais il n’est que midi. Ildoit être au Palais.
– C’est vrai. J’avais oublié ce qu’il m’adit hier au théâtre. Je le verrai sans doute après sonaudience.
– Alors madame ne sortira pas ?
– Plus tard, peut-être. Mais je tiens àne pas manquer la visite de M. Darcy, et en ce moment, je neme sens pas bien. Le spectacle m’a horriblement fatiguée.
– Madame aurait grand besoin derepos.
– Et je n’en puis prendre aucun. Nefaut-il pas que je m’occupe de mon mariage ? M. Darcydésire qu’il se fasse aussitôt après le carême, c’est-à-dire dansla seconde quinzaine d’avril. J’ai à peine le temps de m’ypréparer, dit la veuve avec un demi-sourire.
– Ah ! ce sera un grand changementdans la vie de madame, soupira la gouvernante.
– Je le sais. Crois-tu donc que je mesuis décidée sans réflexion ? Je vais perdre ma liberté, maisj’y suis résignée. Il le fallait. Et tu m’obligeras en ne meparlant plus jamais d’inconvénients que j’aperçois aussi bien quetoi. À quoi sert de regretter le passé ? Ma résolution estprise. Elle s’exécutera, et j’entends ne pas être importunée,jusqu’à ce que tout soit terminé. Je ne veux pas plus derécriminations que de réceptions. As-tu envoyé les lettres pourprévenir que dorénavant je ne serai plus chez moi le samedisoir ?
– Oui, madame.
– Très-bien. À tous ceux qui seprésenteront jusqu’à nouvel ordre, tu feras dire que je suissouffrante.
À ce moment parut au détour d’une allée unvalet de pied apportant une carte de visite, et il fallait que levisiteur lui eût fait savoir qu’il était extraordinairement pressé,car ce domestique n’avait pas pris le temps de se munir du plateaud’argent qui sert à présenter les messages dans une maison bientenue.
Dame Jacinthe le tança d’un coup d’œil sévère,lui prit la carte des mains et lut à haute voix le nom de HenriNointel. Elle s’attendait à entendre sa maîtresse donner l’ordre derépondre qu’elle n’était pas visible ; mais madame Cambry,après avoir un peu hésité, dit au valet de pied :
– Prévenez M. Nointel que je suis aujardin et conduisez-le ici.
– Je pensais que madame ne voulaitrecevoir personne, dit la gouvernante, dès que le domestique eûttourné les talons.
– M. Nointel est un ami deM. Gaston Darcy. Il s’est beaucoup occupé de l’affaire deBerthe. Il s’en occupe encore. Et s’il vient chez moi de si bonneheure, c’est qu’il a quelque chose d’important à m’apprendre. Ilest utile que je le voie.
– Madame n’oubliera pas queM. Gaston Darcy n’agit pas toujours avec toute la prudencedésirable, et que…
– Son ami ne lui ressemble pas.Laisse-nous, et préviens Jean que, décidément, je sortirai à deuxheures. Qu’il attelle la calèche. Si le temps ne se gâte pas,j’irai au Bois.
Dame Jacinthe ne se permit plus aucuneobservation et s’en alla par une allée détournée. Le jardin étaitassez grand pour qu’on pût y circuler sans rencontrer quelqu’unqu’on voulait éviter.
– L’ami de Gaston ! murmurait madameCambry ; je l’ai vu hier soir au Français ; il a vu aprèsmoi M. Darcy qui, lorsqu’il est rentré dans ma loge, ne m’apas paru attacher grande importance à l’entretien qu’il venaitd’avoir avec lui. Il faut que, depuis hier, il se soit passé unévénement.
Madame Cambry ne se trompait pas. Nointel nes’était pas décidé sans motif à risquer une visite si matinale.Nointel avait non seulement un motif, mais un prétexte excellent,pour passer ainsi par-dessus les usages de la bonne compagnie. Leprétexte, c’était le désir d’être agréable à la protectrice demademoiselle Lestérel en lui apprenant que sa jeune amie venaitd’être doublement justifiée par la confession de sa sœur mourante.Nointel savait bien que Gaston ou mademoiselle Lestérel elle-mêmeavaient pu le devancer, et que la nouvelle qu’il apportait neserait peut-être pas une primeur ; mais il pensait aussi qu’ilaurait toujours aux yeux de madame Cambry le mérite d’avoir faitpreuve de zèle. Et il avait le plus grand intérêt à se concilier labienveillance de madame Cambry, car le principal but de la démarchequ’il osait, c’était de rallier la généreuse veuve à la cause demadame de Barancos. La veille, au Français, le temps lui avaitmanqué pour entamer ce sujet délicat, et il lui en restait fortpeu, car la marquise devait voir le juge d’instruction dans lajournée. Il s’était présenté lui-même, d’assez grand matin, chezM. Roger Darcy. Il n’avait pas été reçu, et il supposait, avecquelque raison, que le magistrat, changeant d’avis, voulaitinterroger madame de Barancos avant de revoir l’homme qui s’étaitconstitué son défenseur.
L’infatigable capitaine trouva madame Cambrypréparée à l’entendre. Elle avait donné un coup d’œil à sa toiletteet à sa coiffure dans une des glaces qui ornaient la serre, et elleétait charmante avec ses cheveux blonds un peu en désordre et sonteint blanc où l’air frais du matin avait mis des teintesroses.
Quand une femme est en beauté, elle estgénéralement disposée à bien accueillir les gens, et Nointel, quisavait cela, fut ravi d’arriver au bon moment.
Il commença par les excuses obligées, et ils’arrangea de façon à y glisser quelques compliments qui nepouvaient pas déplaire ; mais madame Cambry avait hâte d’envenir au fait, et pour entrer tout de suite en matière, elle luidemanda si, après le théâtre, il avait rencontré au cercle son amiGaston.
– Je l’ai quitté à une heuretrès-avancée, répondit le capitaine ; je l’ai quitté à laporte de la maison qu’habite M. Crozon. Vous savez sans doute,madame, ce qui s’y est passé cette nuit ?
– Je sais que Berthe, hier soir, a étéappelée chez sa sœur qui venait d’être prise d’une crise nerveusedes plus violentes. J’ai envoyé ce matin rue de Ponthieu prendredes nouvelles. Berthe n’était pas encore rentrée.
– Sa sœur vient de mourir dans ses bras,il y a deux heures. Le mari, qui est un ancien camarade à moi, m’aécrit immédiatement.
– Morte ! cette femme estmorte ! s’écria madame Cambry qui avait changé de visage àcette nouvelle.
Elle était très-pâle, mais elle ne paraissaitpas très-affligée, et Nointel fut légèrement choqué de l’expressiondont elle s’était servie pour exprimer son étonnement.
– Morte en emportant le secret de safaute ! Morte sans justifier ma pauvre Berthe ! reprit laveuve pour expliquer la sécheresse de sa première exclamation.
– Elle l’a, au contraire, pleinementjustifiée, dit le capitaine. Elle a tenu à faire, autant qu’ilétait en elle, une confession publique. Crozon, sur sa demande,nous a envoyé chercher, Darcy et moi. En notre présence, devant sonmari et devant sa sœur, elle a avoué qu’elle avait été la maîtressede ce Polonais qui s’est pendu plus tard chez Julia d’Orcival…
– Elle a osé le nommer ! murmuramadame Cambry, si troublée qu’elle pouvait à peine parler.
– Elle a osé bien davantage. Elle a avouéque l’enfant était à elle, cet enfant que mademoiselle Lestérelavait si généreusement réclamé. Gaston était là. Il ne doute plusmaintenant. Et son oncle ne doutera plus, car la moribonde a juré,sur son salut éternel, que mademoiselle Lestérel avait passé laplus grande partie de la nuit du bal à accompagner la nourrice quichangeait de domicile. On ne ment pas au moment de paraître devantDieu. Nous étions trois pour entendre ces paroles suprêmes, etM. Darcy nous croira quand nous les lui répèterons. Nousprêterons serment, s’il l’exige. Ce serait un peu dur pour Crozon,mais je crois que j’obtiendrais de lui ce dernier sacrifice, carc’est un brave homme.
Pendant que Nointel parlait, madame Cambrys’était remise de son émotion, et elle dit d’un ton pluscalme :
– Cette fin est horrible. La malheureusea cruellement expié sa faute. Mais, Dieu en soit loué, personnen’osera plus élever la voix contre Berthe. Elle épousera celuiqu’elle aime, et je prétends que M. Roger Darcy la traitedésormais comme si elle était déjà sa nièce. Je vais aller letrouver sans perdre un instant.
– Il doit être en ce moment auPalais.
– Peu m’importe. Je lui ferai savoir queje suis là, et…
– Me pardonnerez-vous, madame, de vousinterrompre et de vous demander si M. Darcy ne vous a pasparlé hier de la conversation que je venais d’avoir aveclui ?
– Il m’en a dit fort peu de chose. Je nevous cacherai pas cependant qu’il m’a paru médiocrement satisfaitde certaines choses que vous lui avez apprises.
– Il me reprochait, je suppose, de m’êtremêlé de l’instruction.
– C’est à peu près cela.
– Il avait raison, en principe. Maisj’ose espérer, madame, que vous serez plus indulgente, quand voussaurez que j’agissais dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel. Jesecondais Gaston que son oncle avait presque autorisé àentreprendre de démontrer l’innocence de votre protégée. Et c’est àvous que je m’adresse aujourd’hui, à vous qui avez tant fait aussipour cette jeune fille.
– Vous avez eu raison, monsieur, decompter sur moi. Que puis-je pour vous ?
– M’aider à défendre une autreinnocente.
– On accuse donc une autrefemme ?
– On peut l’accuser. Elle estprobablement, à cette heure, dans le cabinet de M. Darcy.
– Elle… qui donc ?
– La marquise de Barancos.
– La marquise de Barancos ! s’écriamadame Cambry avec une violence extraordinaire. C’était doncvrai ! Elle aussi avait été la maîtresse de…
– Vous avez deviné, madame. Elle aussiavait eu Golymine pour amant, elle aussi avait commis l’imprudencede lui écrire.
– Qu’en savez-vous ?
– Elle me l’a avoué, et aujourd’hui ellerenouvelle cet aveu devant le juge d’instruction. Permettez-moid’achever. Ses lettres sont tombées entre les mains de lad’Orcival, en même temps que les lettres de madame Crozon et cellesd’une troisième victime de cet aventurier.
– Une troisième victime… que voulez-vousdire ?
– La d’Orcival avait donné rendez-vousdans sa loge à trois femmes, et les trois personnes sont venues aurendez-vous ; mademoiselle Lestérel, pour reprendre leslettres de sa sœur ; les deux autres, pour reprendre lesleurs. C’est prouvé maintenant. Mademoiselle Lestérel est venue lapremière et n’est restée que quelques minutes ; une inconnueest venue ensuite… et enfin la marquise.
– Mais alors… la marquise seraitcoupable… le meurtre n’a pu être commis que par la femme qui estvenue la dernière.
– C’est vrai. Mais au moment où madame deBarancos sortait de la loge, celle qui l’y avait précédée yrentrait.
– Qui vous a dit cela ?
– Madame de Barancos elle-même.
– Quoi ! cette femme qui sortait…c’était la marquise !…
» Comment madame de Barancos ose-t-elleavouer qu’elle est entrée dans la loge de Julia d’Orcival ?reprit vivement madame Cambry. Elle veut donc se perdre !
– Elle avoue une faute pour se justifierd’avoir commis un crime, répondit Nointel. Elle va au-devant d’uneaccusation qui n’aurait pas manqué de se produire, et elle araison, car elle peut prouver que l’accusation est fausse.
– Elle se confesse bien tard, dit laveuve avec quelque amertume.
– Elle est femme. Il lui en coûtait deconvenir d’une faiblesse dont elle rougit. Ce Golymine était undrôle de la pire espèce.
– Elle l’a aimé pourtant.
– Oui, elle l’a aimé ! Elle estcréole. Vous ne la jugerez pas, j’en suis sûr, comme vous jugeriezune Parisienne. Et vous penserez comme moi qu’il y a quelquegrandeur à dire hautement qu’elle l’a aimé.
– Ne venez-vous pas de m’apprendrequ’elle y était forcée ?
– Non ; il ne tenait qu’à elle de setaire. J’étais à peu près le seul à la soupçonner.
– Si vous la soupçonniez, vous auriezfini par l’accuser.
– C’est probable, car j’avais entreprisde prouver que mademoiselle Lestérel était innocente. Mais si jel’avais accusée, moi ou tout autre, il ne tenait encore qu’à ellede nier. Il n’y avait rien contre elle, et il y avait pour elle sonnom, sa situation dans le monde, son passé…
– Son passé ! vous venez de direvous-même qu’elle a eu un amant.
– Tout le monde l’ignorait. Et personnen’aurait cru que la marquise de Barancos avait poignardé une femmegalante qu’elle connaissait à peine de vue.
– Mais enfin sur quel indice vousfondiez-vous pour la soupçonner ?
– Sur un indice bien léger. Je l’avaisreconnue au bal de l’Opéra.
– Et vous n’en aviez rien dit ?
– J’en avais parlé à Gaston Darcy. Etc’est d’accord avec lui que j’ai ouvert une enquête.
– Madame de Barancos a dû s’apercevoirque vous la surveilliez. Comment se fait-il qu’elle vous ait choisipour confident ?
– C’est que les circonstances ont amenéentre nous une explication.
– Les circonstances ?
– Oui, je suis allé chasser à son châteaude Sandouville. J’étais arrivé avec l’idée de la convaincre, etpour y parvenir, j’ai profité d’un moment où je me trouvais seulavec elle… j’ai tenté une expérience qui a tourné à maconfusion.
– Et si elle avait tourné autrement, vousauriez livré la marquise à la justice ?
– Non. J’aurais exigé d’elle un aveuécrit, mais je lui aurais laissé le temps de quitter la France.
Les questions que madame Cambry adressait àNointel se succédaient avec une rapidité extraordinaire. Ellespartaient de sa bouche comme des flèches acérées, et elles netémoignaient d’aucune bienveillance de sa part à l’endroit de lamarquise. Les réponses du capitaine étaient nettes, mais il ymettait moins de vivacité. Il hésitait même quelquefois, car iléprouvait un embarras dont il ne s’expliquait pas lui-même lacause. Il lui semblait que le terrain sur lequel il marchait sedérobait sous lui, et il avançait timidement de peur de tomber dansquelque précipice.
La scène se passait dans une allée bordée degrands arbres, une allée où ils marchaient côte à côte, car ledialogue s’était engagé si vite et il était devenu si intéressantque madame Cambry n’avait pas songé à faire entrer Nointel dans laserre et qu’ils s’étaient mis, sans y penser, à se promener encausant.
– Au fait, dit brusquement madame Cambryen s’arrêtant tout à coup, je ne sais pas pourquoi je vous demandetout cela. Vous aviez bien le droit d’agir comme vous l’entendiezdans cette étrange affaire. Pardonnez-moi mon indiscrétion.
– Je n’ai rien à vous pardonner, madame,répliqua le capitaine de plus en plus étonné de la tournure queprenait la conversation. Je suis venu pour me confesser, moi aussi,et alors même que vous ne m’auriez rien demandé, je vous auraistout dit.
– Dans quel but, je vous prie ?
– Pour tâcher d’obtenir votre appuiauprès de M. Darcy. Madame de Barancos n’est pas coupable,mais elle a besoin qu’on la défende. Mademoiselle Lestérel non plusn’était pas coupable, et si vous ne l’aviez pas défendue, Dieu saitce qui serait arrivé.
– Il me semble que vous défendez assezchaleureusement la marquise, et que vous pouvez vous passer de monconcours. Que pourrais-je dire en sa faveur ? j’ignorais toutce qu’il vous a plu de m’apprendre, et je n’ai aucun motif pourm’intéresser à elle. Je suis allée à son bal pour obligerM. Darcy qui tenait à s’y montrer avec moi ; mais, à vraidire, je ne la connais pas.
– Je le sais, madame ; maisM. Darcy vous parlera d’elle.
– Pourquoi ? M. Darcy n’a pascoutume de me consulter sur les affaires qu’il instruit.
– Celle de madame de Barancos se rattacheà celle de mademoiselle Lestérel. Il est tout naturel qu’il vousentretienne de ce qui touche de si près une personne que vous aimezet que son neveu va épouser. Certes, mademoiselle Lestérel est, dèsà présent, hors de cause ; mais pour qu’elle soit justifiéed’une façon éclatante, pour que l’opinion publique confirme ladécision du juge, il faut qu’on trouve la femme qui a tué Juliad’Orcival. Et la déposition de madame de Barancos va mettreM. Darcy sur la voie. Que ne donneriez-vous pas pour qu’ondécouvrît enfin cette abominable créature !
– Moi ! Vous vous trompez. J’aiplaidé la cause de Berthe Lestérel qui était mon amie, et cettecause, je l’ai gagnée. J’ai fait mon devoir, mais mon devoirs’arrête là. Que m’importent la marquise et cette inconnue qui n’apeut-être jamais existé ? Je ne suis pas chargée d’éclairer lajustice. C’est son affaire de rechercher les criminels, et je nevois pas pourquoi je me ferais son auxiliaire. Je ne tiens pas dutout à envoyer à l’échafaud une malheureuse dont le sang nerachèterait pas celui qu’elle a versé… et qui se repent peut-être.En vérité, si je la connaissais, je ne la dénoncerais pas. Vous necomprenez pas que je pense ainsi ? C’est que, vous autreshommes, vous êtes sans pitié.
– Oserai-je vous faire observer que vousen avez bien peu pour la marquise ? dit doucement lecapitaine.
– Oserai-je vous demander pourquoi ellevous en inspire tant ? riposta la veuve en regardant Nointelen face.
Il réfléchit une seconde, mais il prit leparti d’être franc.
– Parce que je l’aime, répondit-il sansbaisser les yeux.
– Vous l’aimez ! cela signifie sansdoute que vous voulez l’épouser.
– Je l’aime passionnément, et je ne veuxpas l’épouser.
Madame Cambry tressaillit.
– Berthe aussi est aimée, murmura-t-elle.Qu’ont-elles donc fait pour qu’on les aime ainsi ?
Puis, se redressant :
– Vous finissez par où vous auriez dûcommencer, dit-elle en s’efforçant de sourire. C’est ma vocation àmoi de protéger les amoureux. Vous l’êtes. Je suis tout à vous.
– Quoi ! vous consentiriez à parlerpour madame de Barancos !
– Oui, si vous me fournissez les élémentsde la défense. Je veux bien être son avocat… si le juge consent àm’entendre ; encore faut-il que je sache de quels arguments jepuis me servir.
– Oh ! ce n’est pas une plaidoirieque je sollicite de votre générosité. Ce serait beaucoup tropexiger, et d’ailleurs j’espère qu’il ne sera pas nécessaire d’envenir là. Voici ce que je vous supplie de faire : vous savezque M. Darcy entend aujourd’hui madame de Barancos.
– Vous venez de me l’apprendre.M. Darcy, hier, au théâtre, après avoir causé avec vous, m’adit qu’il serait probablement obligé de passer une partie de lajournée au Palais pour écouter des témoins. Il ne m’a pas parlé dela marquise.
– C’est elle qu’il doit recevoir auPalais. Je ne serais pas étonné qu’il eût fait appeler aussimademoiselle Lestérel, mais on l’aura informé du malheur qui vientde la frapper, et il se sera contenté de citer madame Majoré.
– Qu’est-ce que madame Majoré ?
– Madame Majoré est l’ouvreuse quigardait la loge de Julia d’Orcival.
– Je ne devine pas ce qu’elle pourraapprendre à M. Darcy qui l’a déjà interrogée et qui n’a rienpu en tirer.
– C’est qu’elle est stupide,d’abord ; et ensuite, c’est qu’elle s’était mis en tête degarder pour elle une importante trouvaille qu’elle avait faite.
– Une trouvaille ? demanda madameCambry, en fronçant le sourcil.
– Oui, j’ai su la faire parler et même ladécider à me confier l’objet qu’elle avait ramassé dans le sang decette pauvre d’Orcival.
– Quel objet ?
– Oh ! un objet très-significatif.Un bouton de manchette en or, d’une forme assez particulière, unbouton qui appartient évidemment à la femme qui a porté le coupavec le poignard de mademoiselle Lestérel.
– Ah ! vous croyez que ce bijou… està cette…
– Cela ne peut faire aucun doute. Juliane portait pas de manchettes sur sa robe de bal. Et il est clairqu’elle a arraché le bouton en saisissant la main qui se levait surelle. Ce bouton, d’ailleurs, porte, gravée en relief, une initialequi n’est celle d’aucun des deux noms de Julia d’Orcival.
– Alors, cette initiale n’est ni un J niun O ?
– C’est un B.
– Mais, dit madame Cambry, après avoir unpeu hésité, Julia d’Orcival ne s’appelait-elle pas en réalité JuliaBerthier ?
– Oui ; mais elle reniait le nom deson père, et elle se serait bien gardée de faire fabriquer un bijouqui le lui aurait rappelé.
– C’est possible… seulement, il me sembleque cette lettre est une désignation bien vague. Il y a desmilliers de noms qui commencent par un B… et des centaines deprénoms… le mien par exemple.
– Le vôtre, madame ? demanda Nointelsurpris et un peu confus. J’avoue, à ma honte, que je ne le connaispas.
– Je m’appelle Barbe.
– Et le mari de la marquise s’appelaitBarancos. Le monde est plein de ces hasards qui semblent seprésenter tout exprès pour égarer les recherches. MademoiselleLestérel ne se nomme-t-elle pas Berthe ? Aussi M. Darcyn’attachera pas, je suppose, une grande importance à une initialesi répandue. Et ces coïncidences bizarres achèveront, j’espère, dele convaincre que les apparences trompent souvent, et que lestémoignages les plus positifs n’ont parfois aucune valeur. Jepourrais lui citer une preuve toute récente des vérités quej’avance, mais je m’en garderai bien, parce que, si je la luicitais, je serais obligé de parler de vous, madame.
– De moi !
– Oui, c’est une histoire qu’il est bonque vous connaissiez, et je vous prie de me permettre de vousl’apprendre.
– Je serais charmée de l’entendre, dit,non sans émotion, madame Cambry.
– Je suis allé à l’enterrement de Juliad’Orcival, en curieux, car je n’étais pas de ses amis. À l’église,qui regorgeait de monde, j’ai remarqué par hasard une femmeagenouillée dans le coin le plus obscur de la nef et voilée si bienqu’il était impossible d’apercevoir sa figure. Je ne sais pourquoiil m’est venu à l’esprit que cette femme devait être celle quiavait couché Julia dans le superbe catafalque élevé au milieu duchœur, et qu’elle était attirée là par ses remords.
– Quelle idée ! murmura laveuve.
– À ce moment-là, je commençais àsoupçonner madame de Barancos, et je m’imaginai aussitôt quec’était elle. Je me préparai même à la suivre après le service,mais elle se perdit dans la foule et elle m’échappa sans que jepusse la rejoindre.
– Ah !
– Cet incident m’avait mis en goût de merenseigner ; j’allai jusqu’au cimetière, et j’emmenai avec moien voiture la femme de chambre de Julia. Cette fille m’apprit unechose bien étrange.
– Quoi donc ?
– Les obsèques de Julia ont été payéespar une de ses amies, une demoiselle qui s’était fait remettre àcet effet dix mille francs par un Russe qu’elle exploite ;mais la concession au Père-Lachaise a été payée par une personnedont le nom inscrit sur les registres des pompes funèbres estcertainement un pseudonyme. J’avais toujours la marquise en tête.La somme était ronde et ne pouvait avoir été donnée que par unefemme riche. Et cette somme avait été versée par une sorte deduègne. Tout cela se rapportait parfaitement à madame deBarancos.
– Mais… oui… et jusqu’à preuve ducontraire, on doit croire…
– Je viens de l’avoir, cette preuve ducontraire. La demoiselle m’a écrit hier pour me prier de passerchez elle. Poussé par je ne sais quel pressentiment, j’y suis allé,et j’ai appris de sa bouche que, l’avant-veille, s’étanttransportée au Père-Lachaise pour faire une visite à la tombe deson amie, elle avait rencontré priant et pleurant sur la fosserefermée… une femme.
– Eh bien ? demanda froidementmadame Cambry.
– Je savais déjà hier que madame deBarancos n’était pas coupable, et cependant je craignais d’entendrela demoiselle me dire qu’elle l’avait reconnue pour l’avoir souventrencontrée au Bois. Heureusement, la pleureuse ne ressemble pas dutout à la marquise. Elle est blonde, et elle n’a pas le plus légeraccent étranger.
– Cette fille lui a donc parlé ?
– Oui, et la dame s’est sauvée à toutesjambes. Nouvelle preuve que c’était bien celle qui a tué Julia. Lademoiselle ne l’avait jamais vue auparavant, mais elle se faisaitfort de la retrouver un jour ou l’autre, et je lui ai faitpromettre de la suivre si le cas se présentait.
– Il ne se présentera pas… du moins,c’est bien peu probable.
– Je suis de votre avis, madame. La dameaux remords prendra ses précautions. Mais vous ne devinerez jamaisce qui est arrivé. La donzelle se trouvait hier soir au Françaisavec son Russe. Elle m’a aperçu, elle m’a appelé et elle m’adésigné, comme étant la femme qui venait s’agenouiller sur lasépulture de Julia, une personne que j’aurais, sans aucun doute,fait arrêter sur-le-champ, si elle ne m’eût été connue.
– Comment !… je… je ne comprendspas.
– Je le crois sans peine, car ce qu’il mereste à vous dire est prodigieux. Claudine… cette créature a nomClaudine… Claudine a prétendu que la pleureuse… c’était vous,madame… vous que je venais de quitter. Vous pensez bien que j’ai riau nez de la sotte qui commettait cette bévue grossière. Mais vousconviendrez aussi que la femme la plus respectable peut êtrevictime d’une méprise, et que les erreurs judiciaires doivent êtrefréquentes.
Ce récit était assurément de nature à émouvoirmadame Cambry. Elle pâlit, et elle eut à peine la force demurmurer :
– Quoi ! cette misérable fille aosé… vous avez raison… personne n’est à l’abri d’une calomnie.
– Oh ! s’écria Nointel, celle-là nemérite pas qu’on s’y arrête, et, pour ma part, je n’y ai attachéaucune importance. Je ne vous l’ai citée que comme exemple del’incertitude des témoignages.
– Mais… vous avez été obligé derépondre…
– Cela ne m’a point embarrassé. J’ai dità Claudine qu’elle n’avait pas le sens commun, et je l’ai priée deme laisser en repos. Elle a voulu insister et me soutenir qu’ellene se trompait pas. Je lui ai tourné le dos, et je suis parti enriant de sa sottise… en riant tristement, car je me disais quecette extravagante pouvait vous rencontrer ailleurs et racontercette histoire à d’autres.
– On n’y croirait pas, dit madame Cambryqui était déjà revenue de sa surprise. Il faut en vérité que votredemoiselle soit folle. Je regrette que vous ne soyez pas venu merépéter ce qu’elle venait de vous dire et me montrer l’impertinentequi me confond avec quelque amie de madame d’Orcival.
– Je ne le pouvais pas. M. Darcyvenait d’aller vous rejoindre, et j’aurais craint de le blesser.Mais vous avez dû apercevoir Claudine pendant la représentation.Elle était dans une loge peu éloignée de la vôtre.
– Une femme brune, petite… en robeclaire, de gros brillants aux oreilles.
– Précisément. Elle était avec unétranger qui a tout à fait l’aspect d’un chasseur de bonnemaison.
– C’est bien cela. Je me souviensmaintenant de l’avoir remarquée, à cause de sa tenue qui était peuconvenable. Elle se nomme Claudine, dites-vous ?
– Claudine Rissler, et elle demeure ruede Lisbonne. C’est une personne très-répandue. On la rencontre auBois, aux Champs-Élysées, au théâtre…
– Dans beaucoup d’endroits où je ne vaisguère. Cependant…
Madame Cambry s’arrêta. Un valet de piedvenait d’apparaître au détour de l’allée.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle avecimpatience.
– M. Roger Darcy vient d’arriver ets’informe si madame veut bien le recevoir.
– Certainement. Dites-lui que je suis aujardin.
– Le cocher demande si madame veut qu’onattelle les deux alezans, reprit le domestique, ou bien le chevalnoir et la jument grise.
– Je veux qu’il n’attelle pas du tout. Jene sortirai pas.
Et la veuve reprit en s’adressant àNointel :
– M. Darcy va nous apprendre ce quevous désirez tant savoir. Si je puis vous servir, comptez que jen’y manquerai pas.
Elle était tout à fait radoucie. Plus demouvements nerveux, plus d’éclairs dans le regard. Sa parole étaitcalme et son attitude correcte. On aurait juré qu’elle venait des’entretenir de choses indifférentes. Le capitaine paraissait plusému qu’elle, et il l’était en effet, car il se demandait avec uneassez vive anxiété quelles nouvelles apportait le juged’instruction. Avait-il entendu madame de Barancos ? Etcomment avait tourné l’interrogatoire ?
M. Roger Darcy ne tarda guère à paraître.Il laissa voir quelque surprise en apercevant Nointel, mais il nelui fit pas mauvais visage ; il le salua même avec beaucoup depolitesse, après avoir baisé la main de madame Cambry.
Ce début était de bon augure.
– Monsieur vient de m’annoncer la mort dela sœur de Berthe, commença la veuve.
– J’ai été informé de très-bonne heure dece qui s’est passé cette nuit rue Caumartin, dit le magistrat.Gaston est venu chez moi de grand matin pour m’apprendre ce tristedénouement d’une triste histoire. Il a bien fait de se presser, carj’ai été appelé dès neuf heures au Palais pour une affaire qui serattache à celle de mademoiselle Lestérel.
– L’ordonnance de non-lieu est rendue,n’est-ce pas ?
– Je viens de la signer, chère madame.J’aurais voulu annoncer moi-même à mademoiselle Lestérel ladécision que j’ai prise en parfaite connaissance de cause et luidire toute l’estime que j’ai pour elle. Mais elle était retenueprès du lit de mort de madame Crozon. J’ai chargé mon neveu de lavoir.
– L’avez-vous autorisé à apprendre àBerthe que vous ne désapprouviez plus leur mariage ?
– Pourquoi le désapprouverais-je ?Ne le souhaitez-vous pas de tout votre cœur ? dit le juge ensouriant.
– Mon ami, vous me rendez bien heureuse.Ainsi, vous ne doutez plus de ma chère protégée… Ainsi, tout s’estéclairci, et il ne sera plus question de cette horrible affaire…elle est finie.
– Elle est, au contraire, à peinecommencée, ou du moins elle vient d’entrer dans une phase toutenouvelle. C’est précisément ce que je viens vous apprendre, et jesuis fort aise de rencontrer chez vous M. Nointel, car il apris une part très-active à cette transformation, et je puis luidonner l’assurance que tout s’est passé aussi bien qu’il le pouvaitespérer.
– Monsieur, dit le capitaine, très-touchéde ce langage simple et digne, je ne sais comment vous exprimer mareconnaissance.
– Vous ne me devez pas de reconnaissance.J’ai jugé selon ma conscience, et j’ai acquis la certitude quemadame de Barancos a dit la vérité sur tous les points.
– Vous l’avez vue !
– Vue et entendue pendant unedemi-journée. Elle est entrée dans mon cabinet à neuf heures, cematin. Elle vient d’en sortir, et l’ouvreuse de la loge 27 en estsortie un peu après elle. Vous vous étonnez que j’aie pu procédersi vite. Voici ce qui est arrivé.
» Hier, en rentrant chez moi après lethéâtre, j’ai trouvé une lettre qu’un exprès avait apportée duchâteau de Sandouville. La marquise m’écrivait que je devais êtredéjà prévenu par vous de sa prochaine visite, qu’elle reviendrait àParis dans la nuit, et qu’elle se présenterait au Palais à lapremière heure. Ce matin, j’étais debout avant l’aube, et j’aienvoyé aussitôt une citation à la femme Majoré. Vous m’aviezindiqué le service qu’elle pouvait rendre à l’instruction, et jetenais à l’avoir sous la main au moment décisif. Elle ne s’est pasrésignée sans peine à obéir. Elle s’imaginait qu’on venait laprendre pour la mener en prison. Et, en vérité, elle avait un peumérité d’y aller. Mais je lui pardonne son ineptie et sestergiversations, à cause de la bonne volonté qu’elle a montréeaujourd’hui quand je l’ai interrogée. D’ailleurs, sa nouvelledéposition a éclairci beaucoup de points restés obscurs, et si,comme je n’en doute pas, je découvre bientôt la coupable, c’est àmadame de Barancos et à cette ouvreuse que je devrai ce succès.
– L’épreuve a donc eu lieu ? demandaavec empressement le capitaine.
– Vous avez, je suppose, mis madameCambry au courant de la situation ?
– J’ai eu l’honneur de dire à madameCambry que la marquise ne cachait ni son ancienne liaison avecGolymine ni sa visite à Julia d’Orcival au bal de l’Opéra, maisqu’elle se faisait fort de se justifier du meurtre, de se justifierd’une façon éclatante, en prouvant que trois femmes étaient entréesdans la loge, et qu’elle n’y était pas entrée la dernière.
– Cela suffit pour que madame Cambrycomprenne le très-bref récit que je vais vous faire. Madame deBarancos a commencé par m’exposer avec une netteté parfaite lasituation où l’avait placée une faute amèrement regrettée. J’avais,je l’avoue, des préventions contre elle, et ces préventions se sontdissipées. Puis elle m’a expliqué tout aussi clairement ce qu’elleavait fait et ce qu’elle avait vu au bal de l’Opéra. Enfin, ellem’a offert de se présenter à l’ouvreuse, de se présenter en dominoet voilée comme elle l’était à ce bal. J’ai accepté.
» J’avais préalablement fait enfermer laMajoré dans une pièce voisine de mon cabinet. La marquise est allées’habiller et se masquer dans le cabinet inoccupé d’un de mescollègues. Pendant ce temps-là on m’amenait la Majoré. J’aicommencé par la gronder doucement. Je ne voulais pas l’effrayer, depeur qu’elle ne perdît la tête. Puis je l’ai amenée peu à peu à meraconter de nouveau les incidents de la nuit du bal. Et la mémoirelui est revenue progressivement. Il m’a fallu beaucoup de patiencepour la ramener quand elle se perdait dans des digressionsétrangères au sujet. Enfin, j’ai réussi à démêler la vérité aumilieu d’un chaos de paroles inutiles ; j’ai pu établir aveccertitude qu’elle avait introduit successivement trois femmes, elledisait même quatre, vous devinez pourquoi. La première,très-simplement affublée d’un domino de louage et d’un loup. Lesdeux autres, beaucoup mieux mises et portant, selon la mode dujour, un voile de dentelles. Finalement, elle en est arrivée àdéclarer que l’avant-dernière ne lui avait pas paru être de mêmetaille que la dernière, qu’il y avait certaines différences entreelles, des différences qu’elle ne pouvait pas très-bien préciser,mais qui lui sauteraient aux yeux si on lui montrait les deuxfemmes. Cela n’était pas en mon pouvoir, puisque l’une des deuxmanquait. Mais je lui ai annoncé l’épreuve. J’ai bien vu qu’elles’y attendait.
– J’étais entré à l’Opéra avant de venirau Théâtre-Français ; je l’avais rencontrée dans lescoulisses ; il y avait examen de danse, et ses deux fillesfont partie du corps de ballet.
– Et vous l’aviez avertie. C’était aumoins inutile, mais les choses n’en ont pas moins marché à souhait.J’ai eu cependant quelque peine à me faire comprendre ; sacervelle de linotte ne concevait pas du premier coup ce quej’attendais d’elle. Enfin, elle a compris. Je l’ai placée commeelle devait l’être dans le couloir des premières. La porte d’unearmoire où mon greffier serre son habit et son chapeau figurait laporte de la loge 27. Un tabouret sur lequel il grimpe pouratteindre ses dossiers quand ils sont casés trop haut a servi desiège à madame Majoré, qui s’est aussitôt recueillie en fermant lesyeux. J’ai cru un instant qu’elle dormait, mais j’ai constaté quec’était sa manière de méditer. J’ai donné alors à haute voixl’ordre d’amener un des dominos… je voulais que l’ouvreuse crût queles deux dominos étaient là… et madame de Barancos est entrée.
On peut croire que madame Cambry et Nointelécoutaient avec une attention fiévreuse, madame Cambry surtout, quin’était pas, comme le capitaine, au courant de la scène arrangéepour découvrir la vérité.
– Jamais mon greffier ne s’était trouvé àpareille fête, reprit M. Darcy. Madame de Barancos, en domino,avait une tournure de reine, et j’ai senti aussitôt qu’il devaitêtre impossible, même à une ouvreuse stupide, de la confondre avecune autre. Elle est allée droit à la Majoré, qui s’est aussitôtlevée comme si elle eût été poussée par un ressort, et elle lui adit d’un ton délibéré, en touchant de son index finement ganté laporte de l’armoire : « Veuillez m’ouvrir cetteloge. » Et comme la Majoré, hébétée, ne lui répondait pas,elle, supposant la réponse, a repris sur le mode impérieux :« Décidément, vous ne voulez pas m’ouvrir ? Fort bien. Jem’en vais, et je ne reviendrai pas, prévenez-en cette dame. »C’est alors seulement que j’ai remarqué le léger accent qui trahitpar moments la nationalité de la grande dame espagnole. Elle n’acet accent que lorsqu’elle est émue ou irritée.
– Oui, j’ai fait la même remarque. C’estun accent intermittent.
– Mais très-marqué cependant, carl’ouvreuse l’a reconnu tout de suite, et la situation était si bienreproduite, que cette créature bornée a répondu absolument commeelle avait répondu la nuit du bal : « Mais, madame,puisque je vous dis que j’ai ordre de ne laisser entrer qu’unepersonne à la fois. Et tenez ! ce n’est pas la peine de vousfâcher. Voilà l’autre qui s’en va. »
» Il y a des cas où l’esprit vient auxplus sottes.
» J’étais déjà à peu près fixé, car,avant d’avoir revu madame Majoré, la marquise m’avait textuellementcité la réponse qu’elle en avait obtenue à l’Opéra. Mais à partirde ce moment, la lumière s’est faite avec une rapidité prodigieuse.La Majoré s’est tout rappelé, la sortie de la femme qui avait del’accent, la rentrée de l’autre qui avait déjà été reçue une foiset qui guettait dans le corridor. Elle a précisé les moindresdétails des deux scènes. Il avait suffi d’appuyer sur un ressortpour remettre en mouvement les rouages de cette mémoiredétraquée.
» L’ânesse de Balaam parlait. J’étaistenté de crier au miracle. Enfin, elle a juré, en levant ses deuxmains et en des termes bizarres, où j’ai cru démêler des formulesmaçonniques, elle a juré qu’il était matériellement impossible quela personne qui était devant ses yeux eût assassiné Juliad’Orcival, attendu que Julia d’Orcival vivait encore lorsque cettepersonne était sortie de la loge pour n’y plus remettre les pieds.J’en étais bien persuadé. J’ai fait minuter l’interrogatoire… ilsera, j’en réponds, soigneusement conservé comme pièce curieuse… onle montrera plus tard aux jeunes magistrats qui compulseront lesarchives.
– Et madame de Barancos ?interrompit Nointel, emporté par son émotion.
– Madame de Barancos est parfaitementinnocente. Elle ne figurera au procès-verbal de cette unique séancequ’en qualité de témoin. Sa conduite sociale ne me regarde pas, etje n’aurai plus à m’occuper d’elle jusqu’au jour où je pourrai luiprésenter la coupable que je ferai mettre aussi en domino, afin quela marquise et l’ouvreuse soient à même de la reconnaître.
– La coupable ! Vous espérez doncencore la trouver ? demanda madame Cambry avec une pointed’ironie.
– Ce ne sera pas très-facile, mais j’yparviendrai. Je ne sais si M. Nointel vous a appris qu’ilm’avait remis… un peu tard… un bijou ramassé dans la loge.
– Oui, un bijou qui porte l’initiale demon nom de baptême.
– Ma chère Barbe, dit en riantM. Darcy, vous n’êtes pas accusée, et sainte Barbe, votrepatronne, est une grande sainte. Je compte donner un grand dîner lejour de votre fête, le 4 décembre prochain. Nous inviteronsM. Nointel, quoiqu’il n’ait jamais servi dansl’artillerie.
» Maintenant, pour parler plussérieusement, je puis vous apprendre que les recherches sont déjàcommencées. On interrogera tous les bijoutiers, principalement ceuxdont le commerce ne date pas d’hier, car le bijou est ancien. Et ildoit appartenir à une femme riche, élégante et intelligente, car ila une valeur artistique. Croiriez-vous que je me suis imaginé uninstant que j’avais déjà rencontré ce bijou dans le monde ?Voilà ce que c’est que de passer sa vie à pâlir sur des problèmesjudiciaires. On finit par avoir des visions biscornues. Maisn’importe… il faudra que je le fasse présenter un de ces jours àvotre gouvernante. Elle se connaît en toutes choses, et elle estd’âge à se rappeler les bijoutiers qui avaient la vogue du temps duroi Louis-Philippe.
La gaieté du juge d’instruction ne gagna pointla belle veuve ; mais Nointel qui nageait dans la joie et quimourait d’envie de courir chez la marquise, Nointel pensa que lemoment était venu de laisser le magistrat en tête-à-tête avec safuture.
Il prit congé, après avoir chaleureusementremercié M. Darcy qui lui fit promettre de venir levoir ; et madame Cambry ne chercha point à le retenir.
En sortant de l’hôtel de madame Cambry,Nointel était si content qu’il ne touchait pas la terre, comme ondit vulgairement. Il arriva au pied de l’Arc de triomphe sanss’apercevoir du chemin qu’il avait fait, et la vue de ce monumentne calma point son exaltation. Il lui prit comme une envie depasser dessous pour célébrer les victoires qu’il venait deremporter ; et, en vérité, il pouvait bien être fier d’avoirsauvé deux femmes innocentes. On décerne des médailles à des gensqui ont beaucoup moins fait.
La grande avenue des Champs-Élysées s’étendaitdevant lui, et, comme il faisait un temps passable, elle regorgeaitde promeneurs, de cavaliers et d’équipages. Paris fêtait leprintemps, mais Nointel n’était pas très-éloigné de se figurer queParis fêtait la délivrance de mademoiselle Lestérel et lajustification de madame de Barancos.
Une idée qui lui vint tout à coup à l’espritjeta un froid sur son enthousiasme. Il se rappela qu’en luiracontant son entrevue avec la marquise, M. Roger Darcyn’avait pas prononcé le nom de Simancas, et il en conclut que lamarquise n’avait pas parlé au juge d’instruction de ses relationsavec le prétendu général péruvien. Il était assez naturel qu’elleeût passé sous silence cette fâcheuse histoire, mais il étaitmalheureusement probable que Simancas et Saint-Galmiern’imiteraient pas sa discrétion. Les deux coquins avaient toutintérêt à provoquer un scandale, puisqu’ils n’attendaient plus riende madame de Barancos qui venait de les chasser. Et Nointel sedisait que la mort du brigand qu’ils soudoyaient pour attaquer dansla rue les joueurs heureux lui enlevait son principal moyend’action. Comment les convaincre maintenant d’avoir organisé etexploité les attaques nocturnes ? Où trouver les autresbandits qu’ils avaient dû salarier, puisqu’ils n’opéraient paseux-mêmes ? La marquise, il est vrai, pouvait se moquer deleurs dénonciations en ce qui concernait l’affaire de l’Opéra.L’épreuve qui avait fait éclater son innocence répondait à tout.Mais la marquise n’était pas à l’abri de leurs médisancesintéressées. Rien ne les empêchait de répandre partout qu’elleavait été la maîtresse de Golymine. Simancas jouait de la lettreanonyme comme les braves jouent de l’épée. Il était très-capabled’employer cette arme des lâches pour perdre de réputation madamede Barancos.
Et ce danger n’était pas le seul qu’ellecourût. L’accident qui avait troublé la fin de la battue auxchevreuils ne paraissait pas avoir éveillé les soupçons deschasseurs, et il se pouvait que les autorités du pays nesongeassent point à ouvrir une enquête sur ce tragiqueévénement ; mais Simancas devait soupçonner que la balle quiavait percé le crâne de son acolyte ne sortait pas du fusil de cescélérat. Et il pouvait accuser de meurtre la marquise ou lecapitaine, à son choix. Il était même probable qu’il allaitprofiter de la circonstance pour recommencer ses tentatives dechantage.
Il faut absolument que j’en finisse avec cedrôle, se dit Nointel. Madame de Barancos m’avait annoncé qu’elleraconterait au juge d’instruction l’histoire des trois coups defusil. Il me paraît qu’elle n’en a rien fait, et m’est avis qu’ellea eu raison. Elle aurait compliqué inutilement la situation quiétait déjà très-tendue, et je ne sais pas trop commentM. Darcy aurait pris l’affaire. On a beau être en état delégitime défense, on se met toujours dans un mauvais cas quand oncasse la tête à un homme. Je vais engager la marquise à persisterdans sa nouvelle résolution de se taire. Et je me charge de teniren respect le Péruvien. Crozon me débarrassera de lui d’une façonou d’une autre. Si le général consent à se battre, ce dont je doutefort, Crozon le tuera. S’il refuse, Crozon le pourchassera sivigoureusement qu’il le forcera de quitter la France.
Reste Saint-Galmier. Mais celui-là nem’inquiète guère. J’irai lui toucher deux mots qui lui donnerontune névrose plus corsée que toutes celles qu’il prétend guérir. Jele menacerai de raconter au commissaire de police l’histoire de sonclient alcoolisé et d’appeler en témoignage son domestique nègrequi a entendu le gredin parler d’un voyage à Nouméa en compagnie dudocteur. Seulement, il est urgent que je m’abouche avec ces deuxchenapans. La marquise est de retour. Naturellement, ses invités nesont pas restés à Sandouville. Simancas et son digne associédoivent être à Paris. Je crois que je ferai bien de les voir avantde me présenter chez madame de Barancos. Elle me saura gré de luiapprendre qu’elle n’a plus à se préoccuper d’eux.
Le capitaine se parlait ainsi à lui-même, endescendant à pied l’avenue des Champs-Élysées, et dès qu’il eûtformé le projet d’attaquer sans retard les deux ennemis de lamarquise, il songea au moyen de les rencontrer le plus tôtpossible. À deux heures, il avait peu de chances de les trouver àdomicile. Les consultations de Saint-Galmier commençaient beaucoupplus tard ; Simancas avait coutume d’aller déjeuner vers midiet demi au café de la Paix et de monter ensuite au cercle pour yfaire sa sieste. Nointel résolut de commencer par Simancas.
Au moment où il appelait un fiacre, il vitpasser Claudine Rissler, conduisant elle-même une jolie victoria,attelée d’un cheval fringant, qu’elle avait beaucoup de peine àdiriger. Le domestique, perché à l’arrière de sa voiture, étaitvisiblement inquiet, et les cochers qui venaient en sens inverse segaraient de très-loin pour éviter un accroc. Mais l’amie deWladimir se moquait d’écraser les passants et même de verser.Penchée en avant, les deux mains crispées sur les rênes, elleprenait des attitudes d’écuyère de l’hippodrome menant un quadrigedans la course des chars romains, et son sourire semblait dire auxgens : « Regardez-moi donc. » Elle aperçut lecapitaine arrêté sur la contre-allée, et elle le favorisa d’unsalut qu’il ne jugea pas à propos de lui rendre.
– Elle va se casser le cou, murmura-t-il,et ce sera bien fait. C’est une grue enragée, mais c’est une grue.A-t-on idée d’une stupidité pareille ? Aller prendre madameCambry pour la femme qu’elle a vue au Père-Lachaise ! Si ellela rencontre au Bois, elle est capable de couper sa calèche, et delui demander des explications. Heureusement, la future tante de monami est au-dessus du soupçon, et, au surplus, elle a assez d’espritet de sang-froid pour remettre Claudine à sa place, si Claudine sepermettait une incartade.
Nointel, sans plus s’occuper de cette folle,monta en voiture et débarqua, vingt minutes après, au coin de laplace de l’Opéra et du boulevard des Capucines. Il n’eut pas besoind’entrer au café de la Paix, car, en mettant pied à terre, ilaperçut le dos du général Simancas qui traversait la place et quivenait de s’arrêter sur un des refuges pour laisser passer unomnibus. Nointel le rejoignit en trois enjambées et lui frappa surl’épaule, en lui disant :
– Puisque je vous rencontre, je vousarrête.
Simancas fit un bond prodigieux et, en seretournant, il montra au capitaine un visage bouleversé. Il avaitses raisons pour éprouver une sensation désagréable quand onl’interpellait de la sorte, et sans doute il n’aimait pas qu’on luimît la main si près du collet, car il s’écria d’un toncourroucé :
– Monsieur, vous avez une étrange façond’aborder les gens.
– C’est la mienne, répondittranquillement Nointel. Je n’en changerai pas. J’ai à vous parler.Voulez-vous monter au cercle avec moi ?
– Impossible en ce moment. J’aiaffaire.
– Eh bien, nous pouvons causer enmarchant. De quel côté allez-vous ?
– Par là, répondit Simancas en étendantla main dans la direction du boulevard des Italiens. Et je suistrès-pressé.
– Pas moi. Je vous accompagnerai.
– Pardon ! mais je vais prendre unevoiture.
– Bon ! J’y monterai avec vous. Jevous répète que j’ai à vous parler sur-le-champ. Ne cherchez pas àvous dérober. Je vous tiens. Je ne vous lâche plus.
– C’est de la persécution, alors.
– Peut-être. Décidez-vous. Il me faut monaudience. Préférez-vous me la donner en fiacre ? Qu’à cela netienne.
– Non, décidément, j’aime mieux aller àpied.
– À pied, soit ! J’ai de bonnesjambes, quoique j’aie servie dans la cavalerie. Je vous suivrai,s’il le faut, jusqu’à la Bastille.
– Je ne vais pas si loin… je vais mêmetout près d’ici. C’est pourquoi, puisque vous tenez absolument à meparler, je vous prie de me dire en peu de mots ce que vous avez àme dire.
– Vous vous en doutez bien un peu. Maistraversons d’abord ce carrefour des écrasés. Je commencerai dès quenous aurons abordé sur l’asphalte.
Simancas se lança, et il n’aurait sans doutepas été fâché de perdre au milieu des voitures quis’entre-croisaient le compagnon que lui imposait le malencontreuxhasard d’une rencontre, mais il n’était pas de force à ledistancer, et ils arrivèrent côte à côte au large trottoir duboulevard.
– Je vous écoute, monsieur, demanda lePéruvien, tout en prenant le pas accéléré.
Nointel se mit à la même allure etdit :
– La marquise vous a donné congé,n’est-ce pas ?
– Monsieur, si c’est pour m’insulter quevous me suivez, je vous préviens que je ne vous répondrai pas.
– Je n’ai que faire de vos réponses. Jeveux seulement vous apprendre que madame de Barancos a vu le juged’instruction, qu’elle lui a raconté sa liaison avec Golymine et savisite à la d’Orcival au bal de l’Opéra, que l’ouvreuse a étéinterrogée, et qu’il est absolument prouvé que madame de Barancosétait sortie de la loge quand le coup a été fait par une autrefemme. Ainsi, vous ferez bien de ne plus songer aux deuxmillions.
– C’est ce que nous verrons, grommelaSimancas, en franchissant d’un saut la rue de la Chaussée-d’Antin.La marquise n’a pas raconté au juge qu’un rabatteur avait été tué àvingt pas d’elle.
– Non, riposta Nointel qui le serrait deprès. Mais je me propose de raconter à ce même juge que j’aireconnu le rabatteur dont vous déplorez sans doute la tristefin.
– Moi ! je ne le connais pas.
– Vous le connaissez si bien que vousl’aviez payé pour m’assassiner. Il ne tire pas trop mal. La ballequ’il m’a envoyée a passé à deux pouces de mon crâne.
» Prenez-vous la rue du Helder ?non, vous continuez par le boulevard. Ça m’est égal.
» Je vous disais donc que votre honorableami m’a manqué. C’était un maladroit. La preuve, c’est qu’enprenant son fusil pour me tirer le second coup, il a fait partir ladétente et il s’est tué… sans le vouloir.
– Je prouverai que c’est la marquise ouvous qui l’avez tué.
– La marquise ou moi !Comment ! vous n’êtes pas mieux fixé ! Je vous conseillede vous décider avant de voir le juge.
» Peste ! quel jarret vousavez ! décidément les Espagnols sont les premiers fantassinsdu monde. Nous voici à la rue Taitbout. Tournez-vous par là ?Ah ! j’y suis, M. Darcy demeure rue Rougemont. Vous allezpeut-être chez lui. Eh bien, je vous engage à réfléchir encore.C’est une démarche très-délicate.
– Monsieur, dit le général, je vois quevous vous moquez de moi. Rira bien qui rira le dernier.
– Le dernier, cher monsieur, ce seraM. Crozon, capitaine au long cours, M. Crozon qui saitque vous êtes l’auteur de certaines lettres anonymes, et qui sepropose de vous planter son épée dans le ventre après vous avoirsouffleté publiquement.
– Vous m’avez dénoncé à lui !
– Dénoncé est un vilain mot qui ne peuts’appliquer qu’à un personnage de votre espèce. Vous avez dénoncémadame Crozon à son mari ; M. Crozon, qui est mon ami,m’a demandé si je connaissais l’auteur de ces infamies. Je lui airépondu que c’était vous.
» Prenez garde, vous commencez à vousessouffler. Moi, j’entre en haleine, et si vous continuez ce train,vous tomberez fourbu.
Cette promenade avait pris, en effet, uneallure extravagante. On ne marchait plus, on courait. Les deuxcauseurs avaient déjà dépassé la rue le Peletier, et ils n’étaientpas loin de la rue Drouot.
Simancas n’en pouvait plus. Il s’arrêta, et,tirant sa montre :
– Monsieur, balbutia-t-il, j’ai unrendez-vous auquel je ne puis manquer, et je suis déjà en retard.Vous abusez de ma situation. Il vaudrait mieux me dire ce que vousvoulez de moi.
– Ce que je veux, c’est que vous quittiezParis d’ici à quarante-huit heures, et la France d’ici à cinqjours. Remarquez, je vous prie, que vous avez tout intérêt à mettrel’océan Atlantique entre vous et M. Crozon.
– Eh ! monsieur, que ne parliez-vousplus tôt ! J’en ai assez de ce pays où la justice ne commetque des erreurs, et je pars pour les États-Unis samediprochain.
– Vous emmenez, j’espère, cet excellentdocteur ?
– Oui ; Saint-Galmier retourne auCanada.
– Très-bien. Alors, je puis à peu prèsvous promettre que vous sauverez votre peau. Crozon vient de perdresa femme. C’est vous qui êtes la cause de la mort de cette personnequi avait eu le tort d’aimer votre canaille d’ami, votre compliceGolymine. Crozon a donc bien raison de vouloir vous éventrer. MaisCrozon a pour le moment d’autres soucis. Vous avez quelques joursde répit… deux ou trois, pas plus… le temps d’enterrer madameCrozon. Profitez-en.
– C’est ce que je vais faire. Vous aveztout dit. Souffrez maintenant que je vous quitte.
– Je ne vous retiens plus. Souvenez-vousseulement que je vous surveillerai jusqu’à ce que vous ayezdécampé, et qu’au moindre écart de conduite…
Simancas s’était déjà remis en marche, etNointel jugea inutile de lui donner la chasse. Il pensait avoirsuffisamment effrayé le drôle pour que la marquise n’eût plus rienà craindre de lui.
– Où diable court-il ? se demanda lecapitaine en le suivant des yeux. Il faut qu’il ait une affairebien urgente à conclure, car c’est à peine s’il a cherché à sedéfendre.
» Tiens ! il tourne par la rueDrouot. Parbleu ! je suis curieux de voir où il va.
» Oui ; mais si je m’avisais de luiemboîter le pas, il s’apercevrait bientôt que je marche sur sestalons, et il s’arrangerait de façon à me dépister. Commentfaire ? Ma foi ! je vais risquer le coup. En lefilant de très-loin, je n’attirerai peut-être pas sonattention, d’autant plus qu’il est très-préoccupé. Il a les alluresd’un homme qu’on attend à heure fixe et qui, pour ne pas manquer aurendez-vous, passerait par-dessus n’importe quelleconsidération.
Et comme Nointel se hâtait, tout enréfléchissant, il arriva bientôt à l’angle de la rue Drouot. Ilarriva juste au moment où Simancas, qui avait de l’avance, entraità l’hôtel des Ventes, et il le vit entrer.
– Comment ! murmura-t-il, c’étaitpour aller faire une visite aux commissaires-priseurs qu’il couraitsi fort. Je ne savais pas qu’il aimât tant les bibelots.Évidemment, il y a anguille sous roche. Est-ce que par hasard onvendrait aujourd’hui le mobilier de Julia ? Touts’expliquerait. Simancas est bien homme à supposer que la d’Orcivala caché dans le tiroir secret de quelque meuble des lettressupplémentaires écrites par les victimes de Golymine… une poirequ’elle aurait gardée pour la soif… et il est aussi très-capabled’avoir combiné une petite opération qui consisterait à acheter lesusdit meuble, et à se servir des billets doux qu’il y trouverait.Maintenant qu’il n’espère plus rien tirer de la marquise, il doitméditer de pratiquer un chantage sur l’inconnue… lavisiteuse numéro trois… celle qui a joué du couteau. Et si mondrôle pouvait mettre la main sur elle, la spéculation ne serait pasmauvaise. Cette femme doit avoir une situation dans le monde, et ilest probable qu’elle donnerait gros pour acheter le silence duPéruvien. Donc, il est possible que Simancas aille à l’hôtelDrouot, pour… Eh ! non, c’est, au contraire, tout à faitimpossible. Je me rappelle que la vente de Julia est fixée au 19avril… et qu’elle se fera au domicile de la défunte, boulevardMalesherbes… les journaux l’ont annoncé… trois jours d’exposition…tout Paris y viendra… dans six semaines. Mais alors quel motifattire ce drôle aux criées de ce jour ? Je ne suppose pasqu’il vienne acheter des objets d’art, et il n’en est pas encore,je pense, à vendre ses meubles. Parbleu ! j’en aurai le cœurnet.
Le capitaine, qui avait arpenté rapidement larue Drouot, s’arrêta un instant pour examiner les affiches dont lemur de l’hôtel était couvert. Vente, pour cause de départ, d’unbeau et riche mobilier ; vente de diamants, argenterie, lingede corps et de table, appartenant à mademoiselle X…, artistedramatique ; vente d’une très-importante collection detableaux anciens, provenant de la succession de M. Van K…,célèbre amateur de Rotterdam ; rien n’y manquait. Après avoirparcouru toutes ces pancartes, Nointel, ne se trouvant pas mieuxrenseigné, poussa la porte mobile et entra.
Il s’agissait de retrouver Simancas dans unedes salles de cet édifice assez compliqué et de le surveiller poursavoir ce qu’il venait y faire. Nointel avait beaucoup fréquentél’hôtel, au temps où il s’installait dans son entre-sol de la rued’Anjou, et il hantait encore de temps à autre les expositionsd’objets d’art. Sa figure n’était pas inconnue descommissaires-priseurs qui lui avaient assez souvent adjugé desporcelaines et des bronzes japonais. Il connaissait fort bien latopographie et les usages de l’endroit. Il savait que les ventesimportantes se font toutes au premier étage, et il pensa que lePéruvien avait dû se diriger de ce côté-là.
C’était précisément l’heure où commencent lesopérations, et on entendait de toutes parts les vociférations descrieurs ponctuées par les coups de marteau des commissaires. Il yavait foule dans les escaliers et les corridors, une foulebigarrée, où les belles dames coudoyaient les revendeurs en habitrâpé.
Au premier, où le capitaine grimpa sanshésiter, on vendait dans deux salles.
La première était pleine de gens qui nevenaient pas tous pour acheter. Il y avait là beaucoup de pauvresdiables perchés sur les gradins où on peut s’asseoir gratis, etplusieurs demoiselles qui cherchaient beaucoup moins à voir qu’à sefaire voir. Les chalands sérieux se pressaient aux abords d’unelongue table où passaient successivement des fauteuils, desarmoires à glace et des pendules. On vendait là des mobiliersqualifiés de riches. Il y avait le long des murs des cascades derideaux de soie, des pyramides de chaises, des amoncellements decanapés, des entassements de buffets en vieux chêne et d’armoiresen palissandre. Toutes ces ébénisteries semblaient avoir étéempilées les unes sur les autres par des faiseurs de barricades. Etles provinciaux entrés là par hasard, pour tuer le temps, sedemandaient naïvement si les Parisiens avaient été pris, tous à lafois, d’une irrésistible envie de loger en garni, et s’il allait setrouver assez d’acheteurs pour niveler, avant la fin de la séance,ces montagnes d’ameublements.
Nointel, accoutumé à ce spectacle, ne regardaque les figures et n’aperçut point celle qu’il cherchait. Il eutbeau changer de place, se faufiler dans tous les coins, etfinalement s’introduire, par un chemin connu des habitués, dansl’enceinte réservée au commissaire-priseur et à ses auxiliaires, ilne découvrit pas le général péruvien. Décidément, Simancas nedonnait point dans les mobiliers de salon ou de chambre à coucher.Était-il allé à un encan de tableaux qui se poursuivait dans uneautre salle au fond du corridor ? Nointel ne l’espéraitguère ; mais comme il ne voulait rien négliger, il poussajusque-là.
À cette vente, le public était tout autrementcomposé. Peu ou point de femmes. Beaucoup de vieillards mal vêtusqui se passaient les tableaux de main en main, qui les frottaientavec un coin de leur mouchoir à carreaux et qui les regardaient desi près qu’ils avaient l’air de les lécher. Trois ou quatre rapinsen rupture d’atelier, et une demi-douzaine d’amateurs venus là pourune seule toile et attendant avec impatience qu’on la mît sur latable.
Nointel entra au moment où le crieur annonçaitavec aplomb la mise à prix de trente francs pour un intérieurhollandais attribué à Van Ostade. On riait, et on n’enchérissaitpas. Mais la surprise du capitaine ne fut pas mince quand, au lieude Simancas qu’il cherchait, il reconnut, rôdant au fond de lasalle, Saint-Galmier qu’il ne cherchait pas. Le docteur paraissaits’ennuyer beaucoup en ce lieu. Il ne regardait pas les cadres quitapissaient les murs, et il bâillait à se décrocher lamâchoire ; mais il changea d’attitude aussitôt que Nointelparut. Il se précipita vers la table où on faisait circulerl’intérieur hollandais, et il demanda à voir.
– On demande à voir, répéta lecommissaire, et le Van Ostade fut incontinent apporté àSaint-Galmier, qui s’en saisit avec avidité et qui l’éleva jusqu’àla hauteur de ses yeux, de façon à s’en faire un écran.
– Oh ! oh ! pensaNointel, le drôle tient à m’éviter, et il s’imagine peut-être queje ne l’ai pas aperçu. Évidemment son acolyte n’est pas ici. S’il yétait, les deux complices seraient réunis. Mais il va y venir. Ledocteur l’attend, c’est bien clair. Pourquoi l’attend-il, au lieud’aller le rejoindre ? Probablement parce que Simancas tient àopérer seul… opérer quoi ? et où ?… du diable si je m’endoute. Je vais continuer ma tournée dans l’hôtel jusqu’à ce que jele rencontre. Et je vais laisser croire à Saint-Galmier que je n’aipas reconnu sa vilaine face. Il ne déguerpira point, puisqu’il arendez-vous ici avec l’autre, et, si je ne déniche pas le général,je reviendrai me mettre en faction auprès du Canadien.
Le capitaine sortit au moment oùSaint-Galmier, pour se donner une contenance, mettait une enchèrede cinq francs sur le Van Ostade, et il descendit en toute hâte aurez-de-chaussée.
Il y a là plusieurs salles réservées auxventes courantes, des salles étroites, mal éclairées et plus malfréquentées, où viennent échouer les meubles et les hardes despauvres gens qui n’ont pas pu payer leurs billets ou leur terme. Ony vend de tout, des draps et des pincettes, des manchons et desinstruments de musique, des dentelles, des marmites et desédredons. Nointel avait résolu de les visiter consciencieusement,en prévision du cas assez improbable où le général, pour un motif àlui connu, serait venu là faire emplette de quelque ustensile deménage. Deux seulement étaient ouvertes, et dans la premièrel’encan était commencé.
Un commissaire, flanqué d’un scribe, annonçaitles objets d’un air ennuyé, et l’aboyeur criait à tue-tête pouraccélérer l’opération. Des marchandes à la toilette maniaient avecune dextérité sans égale des robes de soie et des châles ; desrevendeuses moins élégantes tâtaient et flairaient la laine desmatelas ; des Auvergnats aux mains crasseuses tournaient etretournaient des casseroles. Tout ce monde-là formait autour destables un cercle compact, et il n’était pas aisé d’approcher.
On avait rassemblé pour cette vente desdéfroques de diverses provenances, de sorte qu’on voyait pêle-mêleavec des vieilles ferrailles et des torchons des armes, desfourrures et des pendules. Il y avait même quelques bijoux, etNointel avisa un vieux juif sordidement vêtu qui examinait à laloupe une bague en brillants. Il venait de la payer cinq centsfrancs, et les habits qu’il portait ne valaient certainement pastrois pièces de cent sous.
Ce curieux tableau intéressait médiocrement lecapitaine, et il allait passer à l’inspection de la seconde salle,quand, à force d’examiner tous les recoins de la première, ildécouvrit le Péruvien collé contre la tribune ducommissaire-priseur et se dissimulant de son mieux. Il avait relevéle collet de son pardessus et enfoncé son chapeau jusqu’auxoreilles. On ne distinguait que ses yeux et son nez recourbé en becde vautour. La position qu’il avait prise indiquait assez qu’il seproposait d’enchérir. S’il n’eût été là qu’en curieux, il seraitresté à l’entrée de la salle, au lieu de se caser à un poste defaveur. Le problème commençait à se dessiner nettement.
– Que vient-il acheter ? se demandaNointel. Un objet à la possession duquel il attache une grandeimportance, car, tout à l’heure, il courait comme un lièvre pour nepas manquer l’heure de la criée. Quel objet ? Rien de ce qu’onvend ici ne vient de chez Julia. Il n’y a que des épaves saisiespar les huissiers sur des naufragés de la vie.
En pensant aux saisies et aux huissiers, il envint assez vite à penser à Golymine.
– Au fait, se dit-il, il est mort cribléde dettes, ce Polonais, et ses créanciers ont dû mettre arrêt surtout ce qu’il a laissé… ses vêtements, ses bijoux. Et on les vendpar autorité de justice. J’y suis maintenant. Simancas veut seprocurer un souvenir de son ami. Il se sera tenu au courant, et ilaura appris que le dernier acte de la procédure allait se joueraujourd’hui à l’hôtel Drouot. L’y voici, mais ce n’est pas lesentiment qui l’y amène. Il se moque parfaitement de la mémoire duPolonais. Il a même été ravi d’apprendre que ce complice dangereuxs’était pendu. Donc, il a un gros intérêt à entrer en possession dequelqu’une des défroques de Golymine. Je vais le voirtravailler ; lui, ne sait pas que je suis là. Tout vabien.
Cependant, les encans se succédaient avec unerapidité vertigineuse. Les objets ne faisaient que paraître etdisparaître sur la table. Tous les marchands s’entendaient ;ils avaient tout évalué d’avance, et ils se gardaient bien de sefaire concurrence. On adjugeait après une seule enchère. Et mal eneût pris au profane qui se serait avisé d’essayer d’acheter. Labande noire se serait coalisée à l’instant même pour lui fairepayer son emplette six fois sa valeur. Simancas allait avoiraffaire à forte partie, à moins qu’il n’eût pris le sage parti dedonner commission à quelque brocanteur.
Du reste, on ne vendait pour le moment que desrobes et de la lingerie, et le général se tenait coi en attendantson heure.
Nointel s’occupa de se caser de façon àpouvoir le surveiller. Il trouva moyen de s’insinuer entre deuxgrosses marchandes qui lui firent place pour sa bonne mine, et ils’installa tout près de la table, mais du côté opposé à celui où setenait Simancas. L’estrade où trônait le commissaire masquait lePéruvien et l’empêchait d’apercevoir son ennemi.
– Messieurs, dit l’officier ministérielen élevant la voix pour commander l’attention, nous allons mettreen vente une fort belle garde-robe à usage d’homme, une garde-robecomprenant des vêtements, des armes et des bijoux.
Il y eut des chuchotements. L’assistanceévidemment savait que ce lot contenait des objets de valeur.
– Nous commençons par les armes, repritle commissaire. Voyez, messieurs, une paire d’épées de combatpresque neuves. À combien ? Cent francs ? Cinquantefrancs ? Il y a marchand à quinze francs.
– Dix-huit, dit un Auvergnat.
– Dix-huit… nous disons dix-huit…Personne ne met au-dessus… Adjugé.
Les épées avaient été données pour rien, etSimancas n’avait pas soufflé mot. Nointel s’y attendait ; maisquand on apporta une boîte de pistolets, il prêta l’oreille. Laboîte pouvait contenir un secret. Simancas resta muet, et lespistolets furent vendus pour le quart de leur valeur.
Un nécessaire de voyage n’obtint pas plus desuccès, et le Péruvien le laissa adjuger sans proférer un son.
Nointel ne doutait plus que tout cela eûtappartenu à Golymine. Le nécessaire venait de passer sous ses yeux,et il y avait vu gravées les initiales W. G., au-dessous d’unecouronne de comte. Et Simancas gardait le silence. Simancas, blottiderrière l’estrade comme une araignée au fond de sa toile, nemontrait pas le bout de son nez.
– Il n’est cependant pas venu ici pourrien, se disait le capitaine. Quelle pièce guette-t-il ? Lesecret qu’il veut s’approprier est-il caché dans la poche d’unpantalon ou dans la doublure d’un gilet ?
– Messieurs, cria le commissaire, nousallons passer aux hardes. Une magnifique paire de bottes en cuir deRussie. Des bottes de chasse ayant à peine servi… imperméables àl’eau… voyez l’objet, messieurs. Trente francs ! Vingtfrancs ? On a dit cent sous ? Adjugé !
– Allons, pensait Nointel, encore unedéception. Je ne pouvais guère espérer que ces bottes contenaientles billets doux des maîtresses de Golymine, mais enfin…
– Ah ! cette fois, messieurs, voiciune fourrure d’une grande valeur ; une superbe pelisse,entièrement doublée de peaux de loutre avec collet, parements etbordure en martre zibeline. À combien ? Millefrancs ?
– Il y a marchand à cent francs, dit unevoix que Nointel reconnut aussitôt.
– Enfin ! murmura le capitaine,c’est donc cette pelisse qu’il veut acheter. La pelisse deGolymine, parbleu ! Il n’y a jamais eu que les aventurierspour étaler des pardessus de cette espèce. J’ai d’ailleurs un vaguesouvenir d’avoir vu Golymine promener celui-là aux Champs-Élysées.Mais du diable si je devine pourquoi Simancas tient à en fairel’acquisition. S’il voulait conserver un souvenir de son coquind’ami, il aurait pu tout à l’heure en acheter de plus portatifs. Iln’avait que l’embarras du choix. Le drôle ne fait rien sans motif,et il vient d’offrir cent francs d’une défroque usée. Il y a unmystère là-dessous.
– Il y a marchand à cent francs,messieurs, dit le commissaire-priseur en regardant du coin de l’œill’acheteur qui se révélait tout à coup.
La bande des brocanteurs et des revendeusesétait déjà en émoi. Un intrus osait faire mine d’acquérir sanspasser par leur intermédiaire. Il fallait à tout prix le dégoûterde cette audacieuse entreprise et l’empêcher à tout jamais d’yrevenir. Dans ces cas-là, quelqu’un de la corporation se charge depousser, et si l’objet lui reste au-dessus de sa valeur réelle, onpartage la perte. La coalition était toute formée. Un vieux juifqui vendait habituellement des lorgnettes se chargea de lareprésenter.
– Cent cinq, dit-il d’une voixéraillée.
– Cent dix, riposta Simancas du fond deson embuscade.
– Cent quinze.
– Cent vingt.
– Vingt-cinq.
– Trente.
Ces chiffres se succédèrent coup sur coup,comme des ripostes d’épées dans un duel.
– Messieurs, dit le commissaire quicommençait à flairer une lutte dont la caisse de sa compagnieallait bénéficier, messieurs, examinez l’objet. Cette fourrure estmagique. Zibeline pure. Provenance directe. Le propriétaire duvêtement arrivait de Russie.
– Il s’est donc arrêté en route ?ricana une marchande à la toilette ; la doublure est usagéeaux vers.
– Faites passer pour que ces messieurspuissent toucher. Le juif feignit de palper la peau de loutre etreprit :
– Cent trente-cinq francs.
– Cent cinquante, répliqua lePéruvien.
Il y eut un court silence. Le juif consultaitdu regard ses associés avant d’aller plus loin.
– Va donc, Mardochée, lui souffla unmarchand d’habits dont les décisions faisaient autorité. Mène lebourgeois jusqu’à cinq cents.
– Soixante glapit l’homme auxlorgnettes.
– Quatre-vingts.
– Allons, messieurs, nous n’en resteronspas là. Mais pressez-vous. La vacation est très-chargée. À centquatre-vingts francs la pelisse qui en vaut au moins mille. Nousdisons cent quatre-vingt. C’est pour rien.
– Deux cents, soupira Mardochée enprenant l’air désolé d’un homme qui se résigne à un sacrifice pourne pas manquer une bonne affaire.
– Trois cents, grommela Simancas,toujours invisible.
– Trois cents francs, messieurs, proclamale commissaire en interrogeant de l’œil le vieux juif. Vousdites ?… vingt-cinq.
» À vous, monsieur, reprit-il enregardant le général. Cinquante ; on a dit cinquante à magauche… soixante-quinze, là-bas, en face… quatre cents àgauche.
Et il continua ainsi à recueillir des enchèresde vingt-cinq francs qu’il provoquait en se tournantalternativement vers les deux enchérisseurs qui ne répondaient plusque par signes.
Ce langage est parfaitement compris à l’hôteldes ventes, et un sourd-muet n’y serait pas du tout embarrassé. Ilsuffirait qu’on lui expliquât le chiffre de la mise à prix. Chacunde ses hochements de tête passerait pour une enchère. On a vuadjuger des mobiliers superbes et des tableaux de maîtres à desgens affligés d’un tic nerveux qui se trouvaient avoir acheté sansle savoir.
Nointel assistait à cette lutte, sans s’ymêler, mais il y prenait le plus vif intérêt, et il se rendaitparfaitement compte de la situation. Il connaissait les mœurs de latribu des brocanteurs, et il comprenait que le juif ne poussait quepour taquiner le bourgeois, qu’il cherchait à lui faire payer lapelisse beaucoup plus cher qu’elle ne valait, et qu’il allait lelâcher dès qu’il jugerait la leçon assez sévère pour lui ôterl’envie de recommencer. Nointel prévoyait donc que la victoireresterait finalement à Simancas, qui entrerait ainsi en possessiondu pardessus fourré de son défunt ami. Et Nointel se demandait s’ilallait le lui abandonner ; Nointel se creusait la tête pourdeviner le secret de l’étrange conduite du Péruvien.
Sur ces entrefaites, le chiffre rond de cinqcents francs tomba de la bouche du commissaire-priseur traduisantle dernier hochement de tête du client de gauche. Il riait souscape, cet officier ministériel, et il ne demandait qu’à tirer partid’une fantaisie qu’il ne s’expliquait guère.
– Messieurs, dit-il en se levant pourdonner plus de solennité à ses paroles, nous sommes arrivés à cinqcents et nous irons à mille. Je dis mille francs, et cetteadmirable fourrure a coûté mille roubles. Elle a dû appartenir à ungrand dignitaire de la cour de Russie.
Le marchand de lorgnettes resta froid. La courde Russie ne le touchait guère.
– Ou à un exilé polonais qui l’arapportée de Sibérie, reprit le facétieux commissaire. Si vous n’envoulez pas, messieurs, je vais adjuger.
Ici, le marteau d’ivoire entra en jeu. Lepriseur saisit cet instrument par le manche et se mit à le brandir,comme s’il se fût proposé de s’en servit pour casser la tête aupère Mardochée, qui confabulait avec son voisin au lieud’entretenir le feu sacré des enchères.
– Cinq cent vingt, cria un revendeur.J’aime la Pologne, moi.
» Et je n’aime pas les bourgeois quiviennent mettre le nez dans nos affaires, ajouta-t-il tout bas.
– À la bonne heure, messieurs. Je savaisbien que nous ne nous arrêterions pas en route. Seulement,dépêchons-nous. Il est tard. Cinq cent vingt. On ne dit rien àgauche ?
Et le marteau commença à se balancer àquelques pouces de la tablette qu’il menaçait de heurter. MaisSimancas se taisait. Il ne renonçait pas à la pelisse ;seulement, il se demandait si, au lieu de poursuivre une lutte quipouvait le mener très-loin, il ne ferait pas mieux de laisseradjuger et de s’entendre ensuite avec l’acquéreur.
La figure du revendeur, ami de la Pologne,commençait à s’allonger, car ses confrères ne lui avaient pas donnécommission de dépasser le chiffre de cinq cents, et il craignaitque la fourrure ne lui restât pour compte.
– Il a de la chance, l’Auverpin, dit enriant une grosse marchande. Toutes les bonnes affaires sont pourlui. Il doit avoir de la corde de pendu dans sa poche.
De toutes les facultés de l’esprit, la mémoireest certainement la plus capricieuse. Elle a des sommeilsinexplicables et des réveils imprévus. Comment la plaisanteried’une brocanteuse rappela-t-elle tout à coup au capitaine un faitoublié ? Pourquoi se souvint-il subitement que, le soir où ils’était pendu chez Julia, Golymine portait cette pelisse à colletde martre ? Darcy lui avait même raconté qu’en apprenant aucercle la nouvelle de la mort de son ami, Simancas s’inquiétait desavoir comment Golymine était habillé à son heure dernière, etqu’il avait assez mal dissimulé son émotion lorsque Lolif lui avaitassuré que Golymine était mort dans sa fourrure. Ces détailsétaient sortis de la tête de Nointel. Ils lui revinrent avec unenetteté singulière, et il se dit aussitôt :
– Tout s’explique. La pelisse est bourréede secrets.
– Cinq cent vingt ! reprit lecommissaire. Cinq cent vingt francs la fourrure de mille roubles.Personne n’en veut plus ? Une fois ? Deux fois ?
– Cinq cent cinquante, dit Nointel.
L’entrée en lice de ce nouveau jouteur fitsensation. L’officier ministériel le connaissait de vue pourl’avoir souvent aperçu aux ventes d’objets d’art, et il lui adressaun sourire gracieux. Les marchands se mirent à le regarder avec unecuriosité railleuse et s’entendirent aussitôt pour laisser les deuxbourgeois se disputer à coups de billets de banque un vêtement dontaucun d’eux n’aurait donné trois louis. Mais de tous lesassistants, le plus étonné fut encore Simancas. Il ne se doutaitguère que le capitaine était là, car, du coin où il se tenait, ilne pouvait pas le voir, mais il reconnut sa voix claire etmordante ; il la reconnut, il fit un pas en avant, il sortitde sa cachette, il se découvrit, et les deux adversaires setrouvèrent en présence.
Le Péruvien était pâle, car il se sentaitpris. Et Nointel le toisait d’un air narquois. Il avait l’air delui dire : Allez ! enchérissez ! je vousattends.
– Six cents, grommela Simancas.
– Sept cents, riposta Nointel.
– Sept cents à droite ! proclama lecommissaire-priseur. La réponse de la gauche… nous perdons dutemps, messieurs… suivez, s’il vous plaît.
– Mille articula non sans effort lecomplice de Golymine.
– Voyons à droite ! nous ne sommespas au bout.
– Ce coquin va me coûter gros, pensait lecapitaine, mais il ne sera pas dit que je lui ai cédé. Douze cents,dit-il tout haut.
– Douze cent cinquante.
Le clan des trafiquants ne se sentait pas dejoie.
– Le vieux mollit, ricana la revendeusequi avait parlé de corde de pendu. Il ne met plus que parcinquante.
– Ça doit être la pelisse de sa mère, ditune autre marchande à la toilette.
– Treize cents, cria Nointel.
Et tout bas :
– Gredin, va. Les trois mille que j’aimis dans ma poche ce matin y passeront. Je voulais me payer uncheval au Tattersall, et je n’aurai qu’une loque… si je l’ai.
– Monsieur désire examiner la fourrure,demanda l’officier ministériel, qui crut que Simancas faiblissait.Passez à monsieur.
– À moi d’abord, dit vivementNointel.
Il se défiait des mains du Péruvien.
Le garçon qui, depuis un quart d’heure,promenait triomphalement la pelisse, vint la remettre aucapitaine.
– Quinze, reprit aussitôt Simancas.
Nointel, sans se presser, se mit à palper lecollet et la doublure. Il savait bien qu’on n’adjugerait pas avantqu’il eût fini, et il soufflait gravement sur la martre zibelineque ses doigts exploraient en dessous.
– Seize, dit-il en relevant la tête.
Il venait de reconnaître au toucher qu’il yavait des papiers cachés sous la fourrure.
– Seize cent cinquante, réponditrageusement Simancas, qui comprenait fort bien pourquoi sonadversaire tâtait la pelisse avec tant de soin.
– Dix-sept cents, répliqua lecapitaine.
Il pensait :
– Toutes mes économies y passeront, s’ille faut, mais je tiendrai bon.
– Demande-t-on à voir à ma gauche ?…Non. C’est inutile. On est fixé sur sa valeur. Alors, nousdisons ?
– Dix-sept cent cinquante.
– Dix-huit, répondit Nointel.
– Dix-huit cent cinquante.
Simancas se défendait pied à pied. À cemoment, il sentit qu’on le tirait par la manche, et il se retournafurieux contre l’importun qui venait le déranger si mal à propos.L’importun, c’était Saint-Galmier, et il devait avoir quelque chosede très-grave et de très-pressé à dire au Péruvien, car ill’entraîna, bon gré, mal gré, jusqu’à la porte de dégagement, et ilse mit à lui parler bas.
– Dix-neuf cents, dit le capitaine, sanstrop élever la voix.
En même temps, il regardait lecommissaire-priseur qui semblait assez disposé à en finir. Lemarteau d’ivoire s’agitait.
– Dépêchons, messieurs. Je vais adjuger.C’est bien vu ? Bien entendu ?
Simancas se taisait. Il écoutait le docteur,et la dernière enchère soufflée par Nointel n’était pas arrivéejusqu’à ses oreilles. Il croyait qu’on en était resté à lasienne.
– Pour la troisième et dernière fois,messieurs, personne ne met plus ?… Voyons !… lemot ?…
Il y eut une courte pause, et comme le mot nevint point, le marteau s’abattit avec un bruit sec.
– Adjugée la superbe pelisse fourrée…dix-neuf cents francs et le frais.
– Pardon ! s’écria Simancas quireparut subitement, dix-huit cent cinquante.
– Dix-neuf cents… à monsieur, réponditl’officier ministériel en désignant le capitaine.
– Mais non… à moi… il y a erreur…
– J’en appelle à tout le monde. Monsieura eu le dernier mot. Dix-neuf cents.
– Oui, oui ! nous l’avons entendu,répondirent en chœur les marchands et les marchandes.
– Cette adjudication est une supercherie…je proteste.
– Monsieur, je vous prie de ne pointtroubler la vente. Crieur, annoncez deux couvertures de voyage enpeau d’ours.
Puis, s’adressant au capitaine qui tenaitd’une main la pelisse et de l’autre cherchait sonportefeuille :
– On paye et on emporte ? Oui.Très-bien. Monsieur, veuillez régler avec mon secrétaire.
Le capitaine grimpa sans cérémonie sur latable, sauta de l’autre côté et s’avança vers le bureau, portant sapelisse sur l’épaule gauche, comme un dolman de hussard. Il avaitl’air si crâne, qu’une marchande à la toilette se mit à dire assezhaut :
– Enfoncé, le vieux !
Simancas était vert, et Saint-Galmier nefaisait pas meilleure figure que son acolyte.
Nointel fut obligé de passer fort près de cesdeux drôles pour régler son compte avec le secrétaire, mais il nedaigna pas les regarder. Que lui importait la mine qu’ilsfaisaient, maintenant qu’il tenait la pelisse ? Il paya sansla lâcher, et deux billets de mille francs y passèrent ; maisen vérité ce n’était pas trop cher, et, n’eût été l’heureusedistraction de Simancas, la fourrure de Golymine aurait pu luicoûter bien davantage. Il l’emporta, plus fier que s’il eût conquisl’épée d’un général prussien, et il sortit de la salle par uneporte de dégagement. Il lui tardait de rentrer chez lui pourexaminer son acquisition.
Dans le corridor qui aboutit à la rue Drouot,il rencontra le Péruvien, et il aperçut un peu plus loinSaint-Galmier, conférant avec son domestique, le nègre en livréerouge et verte.
– Monsieur, lui dit Simancas, jedésirerais vous entretenir un instant.
– Qu’avez-vous à me dire ?
– Beaucoup de choses. Et s’il vousplaisait de monter au cercle avec moi…
– Merci. Je n’ai pas le temps.Expliquez-vous ici, et soyez bref.
– Monsieur, j’ai une proposition à vousfaire.
– Laquelle ?
– Je ne sais dans quel but vous avezacheté ce vêtement qui ne peut vous être d’aucune utilité.
– Vous croyez ?
– Vous n’avez certainement pasl’intention de le porter… et ce n’est pas non plus pour m’en servirque je désirais l’avoir, mais j’attache un grand prix à sapossession, parce qu’il a appartenu à un ami malheureux.
– À Golymine. C’est précisément pour celaque j’y tiens. Ce Polonais a été un personnage très-extraordinaire,et ses reliques sont précieuses.
– Vous ne parlez pas sérieusement, etj’espère que vous consentirez à me céder cette pelisse… au prixqu’il vous plaira.
Le capitaine regarda Simancas d’un tel air quece guerrier d’outre-mer baissa les yeux.
– Vous êtes le plus impudent coquin quej’aie rencontré de ma vie, lui dit-il tranquillement. Vousmériteriez que je vous fasse arrêter, séance tenante. On nousmènerait tous les deux chez le commissaire de police. Je feraisprévenir M. Roger Darcy, juge d’instruction. Il viendrait, etil procèderait sans retard à l’inventaire des papiers que votredigne camarade a cachés dans son pardessus.
– Des papiers ! vous vous trompez,monsieur. Quels papiers ?
– C’est ce que je saurai dans unedemi-heure. En attendant, je veux bien ne pas rompre la trêve queje vous ai accordée sur le boulevard, quand vous couriez si vite.Partez donc, mais que je ne vous revoie plus et que je n’entendeplus parler de vous. Si vous aviez l’audace de vous présenter chezmadame de Barancos, je ne garderais aucun ménagement avec vous.
Simancas aurait volontiers insisté, mais ilvit que Saint-Galmier lui faisait des signes de détresse, et il sedécida fort à contre-cœur à se replier sur le petit corps deréserve que formaient, à l’autre bout du corridor, le docteur etson nègre.
Nointel, sans plus s’occuper d’eux, gagna laporte qui donne sur la rue Drouot. Là, il fut obligé d’attendrequ’un fiacre passât, car il ne se souciait pas de circuler avec lapelisse du Polonais sur le bras, et pour rien au monde, il ne l’eûtendossée.
– Si je la mettais, pensait-il ensouriant, il me semblerait que j’entre dans la peau de Golymine.C’est égal, je dois faire une singulière figure, et si la marquiseme voyait, elle me trouverait souverainement ridicule. J’ai l’aird’un marchand d’habits.
Le fiacre ne se fit pas trop attendre, et il ymonta avec empressement. Il avait d’abord pensé à aller chez Gastonpour lui montrer le trophée qu’il rapportait et pour l’examineravec lui ; mais il n’était pas certain de rencontrer son ami,et il ne voulait pas perdre de temps. Il dit donc au cocher de lemener rue d’Anjou, et, pendant le trajet, pour distraire sonimpatience, il se mit à chercher l’explication des derniersagissements de Simancas.
Ce gredin, chassé par la marquise, avait dûsonger à se retourner d’un autre côté. Évidemment, il savait fortbien que Julia d’Orcival avait été tuée par une autre maîtresse deGolymine, une femme dont il ignorait le nom et qu’il aurait bienvoulu exploiter, maintenant qu’il ne pouvait plus rien tirer demadame de Barancos. Il savait aussi que le Polonais avaitemmagasiné dans sa pelisse des papiers importants, parmi lesquelspouvaient se trouver quelques échantillons de la correspondance deces dames. Il savait que cette pelisse avait été saisie, commetoute la défroque de Golymine, à la requête des nombreux créanciersque laissait cet aventurier. Il savait qu’elle serait vendue parautorité de justice, et il s’était arrangé de façon à être informédu jour de la vente. Ce jour s’étant trouvé coïncider avec sonretour de Sandouville, il avait à peine pris le temps de rentrerchez lui pour changer de costume et courir ensuite à l’hôtelDrouot. Saint-Galmier l’y avait accompagné, mais ils s’étaientséparés pour ne pas attirer l’attention, au cas où ilsrencontreraient des gens de leur connaissance. Le docteur étaitallé flâner au premier étage pendant que le général prenaitposition au rez-de-chaussée.
Pourquoi le docteur était-il venu tout à couprejoindre le général ? Quelle nouvelle lui apportait sonnègre ? Nointel conjectura qu’un incident imprévu les forçaità changer leurs plans, qu’ils se sentaient menacés par quelqu’un,et qu’ils avaient éprouvé le besoin de se réunir en toute hâte pouraviser ensemble à rétablir leur situation compromise. Et lecapitaine en conclut qu’il n’y avait plus à se préoccuper d’eux. Ilespérait d’ailleurs que, dans le vêtement fourré qu’il tenait surses genoux, il allait trouver des armes contre ces deux drôles.
Le groom, qu’il avait amnistié, était à sonposte et déployait un zèle inaccoutumé pour effacer le souvenir deson escapade. Il arriva au premier coup de sonnette, et il ouvritde grands yeux en voyant son maître traîner une immense houppelandequi avait l’air de sortir du magasin de costumes d’un théâtre dedrame. Mais son étonnement devint de la stupéfaction, quand ilentendit le capitaine lui dire :
– Apporte-moi une paire de ciseaux etlaisse-moi. Je n’y suis pour personne, excepté pourM. Darcy.
Deux minutes après, Nointel, enfermé dans soncabinet, étalait la pelisse sur sa table à écrire et commençait unpetit travail dont un tailleur se serait beaucoup mieux acquittéque lui. Il retourna les poches, il tâta la doublure, et cetteinspection préalable acheva de le convaincre que le secret, s’il yen avait un, était caché dans le collet, un collet assez vaste pourqu’on y pût loger des archives. Il se mit alors à le découdre avecprécaution, et ses peines ne furent pas perdues.
Il en tira d’abord une liasse de papiers assezsales qu’il examina rapidement. Quelques-uns étaient écrits enespagnol, et le capitaine connaissait assez la langue du Cid pourcomprendre ce qu’ils disaient. Il lut avec un vif plaisir deuxextraits de jugements rendus par le tribunal de Lima, des jugementsqui condamnaient aux galères un certain José Simancas, déserteur del’armée péruvienne et voleur de grand chemin. Il y avait aussi unfragment d’un journal publié à Québec, un journal qui rendaitcompte d’un procès en escroquerie intenté au nommé Cochard, ditSaint-Galmier, et la peine prononcée contre ledit Cochard était deneuf mois de prison. Cela suffisait pour établir les antécédents deces deux honorables personnages, mais ce n’était pas tout. Nointeltrouva encore des lettres, portant le timbre de la poste de Pariset signées simplement José, des lettres où don Simancas renseignaitle comte Golymine sur les habitudes nocturnes de quelques membresde son cercle, gros joueurs, rentrant chez eux fort tard et portantpresque toujours sur eux de fortes sommes. Darcy, Prébord et biend’autres étaient nominativement désignés. Nointel connaissaitl’écriture de Simancas, et il possédait une pièce decomparaison : le billet que ce chenapan lui avait écrit pourl’engager à ne plus revenir chez la marquise. Nointel était doncd’ores et déjà en mesure de prouver que Simancas avait dirigé lesopérations des routiers parisiens qui, depuis plusieurs mois,détroussaient les gens dans les rues.
– C’est un dossier complet, murmura-t-il,et maintenant si le général ne décampe pas dans les quarante-huitheures, j’ai de quoi le mettre à la raison, sans faire intervenirce brave Crozon, qui tient tant à l’exterminer. Décidément lePolonais avait du bon. C’était un homme rangé qui conservait avecsoin les documents utiles, et je ne suis pas au bout de mestrouvailles. Le collet de sa pelisse est une boîte à surprises, uneboîte inépuisable.
Nointel reprit les ciseaux et paracheval’autopsie. Une enveloppe tomba de la doublure fendue d’un bout àl’autre, une enveloppe froissée et jaunie par un séjour tropprononcé sous la martre zibeline, une enveloppe qui n’avait jamaisété cachetée et qui ne portait pas d’adresse. Elle contenait troislettres pliées, l’une en carré, les deux autres en long, et lecapitaine n’eut qu’à y jeter un coup d’œil, pour voir qu’ellesn’avaient pas été écrites par la même personne, mais qu’ellesavaient toutes été écrites par des femmes.
– Cette fois, je tiens le grand secret,murmura-t-il. C’est bien ce que je pensais. Golymine a gardé unspécimen du style de chacune de ses maîtresses ; Golyminecollectionnait les autographes de ces dames, et il ne les a pastous confiés à Julia. Il avait sa réserve, dont il se serait servitôt ou tard. Heureusement, elle est tombée entre mes mains, et jeferai bon usage de ces lettres. Avant tout, il s’agit de savoir dequi elles sont, et ce ne sera peut-être pas très-facile.
» Voyons d’abord celle-ci… écritureanglaise, très-régulière… les lignes sont droites et bien espacées…Quand j’étais en garnison à Commercy, je connaissais une petitebourgeoise de l’endroit qui alignait ainsi ses phrases les plusbrûlantes… seulement, elle faisait volontiers des fautes defrançais, tandis que cette victime du Polonais rédigetrès-correctement… Comment se nomme-t-elle ? Mathilde. C’estmadame Crozon. J’aurais dû la deviner avant d’avoir lu lasignature. L’épître est tendre et triste. Pauvre femme ! ellea payé bien cher sa folie.
» À l’autre maintenant… une couronne demarquise… c’est de madame de Barancos… elle ne se défiait pas deson amant, car elle a signé tout au long : Carmen de Pénafiel.Cette hardiesse est bien d’elle. Que lui écrivait-elle, à cePolonais ?
Nointel retourna la lettre pour la lire, maisil ne la lut pas. Le rouge lui monta au visage, et le courage luimanqua.
– Non, dit-il en jetant le papier sur latable, non ; je ne veux pas savoir ce qu’elle lui écrivait. Jesouffrirais trop.
Il ne renonça pourtant pas sans regret àl’âcre plaisir de surprendre les épanchements passionnés de cettefière Espagnole qui lui avait pris son cœur et qui s’était abaisséejusqu’à aimer un chevalier d’industrie, pour ne pas dire pis. Ilhésita longtemps, et il eut quelque mérite à résister à latentation. Sur cent amoureux, quatre-vingt-dix-neuf y auraientsuccombé. Et qu’on demande aux femmes éprises ce qu’elles feraient,si elles étaient mises à pareille épreuve.
Une lettre restait à examiner, et le capitainene doutait plus que cette lettre ne fût de la troisième maîtressede Golymine. Celle-là, c’était l’inconnue du bal de l’Opéra, lavindicative créature qui avait poignardé madame d’Orcival. Ellen’inspirait à Nointel ni intérêt, ni pitié et il ne se fit aucunscrupule de pénétrer ses secrets. Il commença par chercher lasignature, et il ne la trouva point. Pas de nom, pas de prénom, pasmême une initiale. Rien qu’un paraphe qui pouvait représentern’importe quel caractère de l’alphabet.
– Diable ! dit-il entre ses dents,je ne suis pas beaucoup plus avancé qu’avant d’avoir acheté lapelisse de Golymine. La lettre d’une personne si prudente doit êtretournée de façon à ne pas la compromettre. Cependant, l’écritureest très-reconnaissable. Elle ne ressemble à aucune autre. Ce sontdes pattes de mouche très-fines, mais très-lisibles, rondes etinclinées à gauche. Oui, mais la mouche est encore plus fine queles traits dont elle a couvert ces quatre pages. Voyons si la proseme fournira un indice.
La prose avait dû être fort claire pour celuiqui l’avait inspirée. Elle exprimait en termes heureusement choisisune passion violente, mais contenue. Il y était beaucoup questionde bonheur caché, de joies intimes. La jalousie y perçait à chaqueligne, la jalousie sans laquelle il n’y a pas de véritable amour.Par-ci par-là, un élan de tendresse discrète. Des allusions voiléesà certains épisodes d’une liaison qui paraissait remonter à untemps assez éloigné. Rien qui pût fournir la moindre indiscrétionsur les habitudes et la condition de la dame, rien qui indiquât,par exemple, si elle était mariée, ou veuve. Chaque mot semblaitavoir été pesé, chaque phrase arrangée pour dérouter lesconjectures. Le style était d’une femme bien née, et cette femmedevait être remarquablement intelligente, car sa lettre était unchef d’œuvre d’habileté. Elle disait tout ce qu’elle voulait dire,et elle le disait de façon à n’être comprise que par son amant.
– Parbleu ! s’écria Nointel, il fautconvenir que je n’ai pas de chance. Je débourse cent louis pour meprocurer le mot d’une énigme qui n’intéresse plus guère que le juged’instruction, et je tombe sur un billet inintelligible. Queldiplomate que cette anonyme ! Ah ! elle n’a rien àcraindre. M. Darcy ne la découvrira pas. Le mystère de l’Opérane sera jamais éclairci, et après tout il n’y aura quedemi-mal ; mademoiselle Lestérel et madame de Barancos ne sontplus en cause, et madame Cambry ne sera pas fâchée que son futurmari abandonne cette affaire qui l’absorbe tout entier. Julia nesera pas vengée, mais Julia n’avait pas volé ce qui lui est arrivé,car ce n’était pas à bonne intention qu’elle attirait dans sa logeles victimes de Golymine. Il ne m’est pas prouvé qu’elle n’a pasessayé de rançonner celle qui l’a tuée. Elle a eu affaire à plusforte qu’elle, et il lui en a coûté la vie. C’est cher, mais elledevait bien savoir qu’elle jouait un jeu dangereux.
Maintenant que j’ai lu cette épîtrealambiquée, reprit-il après un silence, je parierais qu’en allantau rendez-vous la dame savait parfaitement combien de fois elleavait écrit à Golymine. Lorsqu’elle a été en possession de seslettres, elle les a comptées… avant de sortir du théâtre, dans lecorridor… elle a constaté qu’il en manquait une… elle s’est dit quela d’Orcival l’avait gardée pour lui jouer un mauvais tour… et elleest revenue hardiment tuer la d’Orcival. Voilà ce que c’est qued’avoir de l’ordre dans les affaires de cœur. Ce n’est pas madamede Barancos qui aurait numéroté ses billets doux. Et elle seraitbien étonnée si je lui rendais celui que je viens de trouver… maisje ne le lui rendrai pas… elle ne voudrait jamais croire que je nel’ai pas lu… mieux vaut le brûler… Oui, mais si je le brûle,M. Darcy me reprochera encore d’avoir agi à la hussarde. Danstous les cas, il faut que je lui remette la lettre de l’inconnue,et cela le plus tôt possible. Où le trouver maintenant ? Chezlui ou au Palais ? Je n’en sais rien ; mais je vais lechercher jusqu’à ce que je le rencontre.
Le lendemain de ce jour mémorable où Nointelavait conquis, à force de persévérance et d’argent, la pelisse deGolymine, Gaston Darcy, après un déjeuner rapide et solitaire,achevait de s’habiller dans le cabinet de toilette où il avait, unmatin, donné audience à la femme de chambre de Julia d’Orcival.
Il venait de recevoir un billet de madameCambry qui le priait de passer chez elle, et d’amener, s’il lepouvait, son ami le capitaine.
« Je ne connais pas l’adresse deM. Nointel, écrivait la charmante veuve, et j’ai absolumentbesoin de causer avec lui. J’espère qu’il m’excusera de l’inviterpar votre intermédiaire à venir me voir. S’il vous plaisait à tousles deux de me consacrer votre soirée, je serais bien heureuse devous garder à dîner. Nous parlerions de Berthe, qui ne peut en cemoment quitter la maison où sa malheureuse sœur vient de mourir.Votre ami a beaucoup contribué à démontrer que la chère enfant estinnocente. Il ne serait pas de trop dans une conversation où ilsera surtout question d’elle. »
Gaston ne demandait pas mieux que d’allerchercher Nointel, car il avait beaucoup de choses à lui dire, et ilne l’avait pas revu depuis qu’ils s’étaient séparés sur le trottoirde la rue Caumartin. Il s’étonnait même que Nointel ne lui eût pasdonné signe de vie depuis trente-six heures, et il se demandait àquoi le capitaine avait pu employer son temps. Il savait que sononcle l’avait rencontré la veille chez madame Cambry, mais c’étaittout. Peu s’en fallait qu’il ne l’accusât encore une foisd’indifférence, mais il ne voulait pas le condamner sansl’entendre, et il espérait qu’il se justifierait sans peine.
Il venait de sonner son valet de chambre pourlui demander si son coupé était attelé, lorsque M. Roger Darcyentra sans se faire annoncer.
– Bonjour, mon cher oncle, lui dit-ilgaiement. Vous arrivez à propos. Je vais chercher Nointel pour leconduire chez madame Cambry qui désire le voir. Voulez-vous quenous y allions ensemble ?
– Oui, répondit le magistrat, je seraid’autant plus aise de rencontrer ton ami qu’il est venu deux foishier me demander, au Palais et à la maison. Je n’y étais pas. J’aipassé l’après-midi chez mon notaire et la soirée chez un conseillerà la Cour. Aujourd’hui, je suis libre. L’instruction fait relâche,et pour cause. Je puis donc te donner tout mon temps ; maisavant de t’accompagner chez M. Nointel, j’ai à te parler.
Gaston regarda son oncle et vit qu’il avait lafigure des grands jours.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-ilavec inquiétude. Serait-il encore survenu quelque incident quiremette en question la…
– Non, non, rassure-toi, répondit le jugeen souriant. L’innocence de mademoiselle Lestérel est solidementétablie, et j’ai pour cette héroïque jeune fille une estimeprofonde. Je puis même t’apprendre que l’opinion s’est retournée ensa faveur. Son histoire a transpiré. Plusieurs de mes collèguesm’ont parlé d’elle avec admiration, presque avec enthousiasme, etquand on saura que tu l’épouses, personne ne te blâmera…
– Pas même vous, mon oncle ?
– Moi, moins que personne. Je t’approuve,et je souhaite de tout mon cœur que ce mariage se fasse le plus tôtpossible.
– En même temps que le vôtre, mononcle.
– C’est précisément la question que jeviens traiter avec toi. Oui, mon cher Gaston, je viens teconsulter. C’est le monde renversé, n’est-ce pas ? Mais il y ades cas où il faut savoir déroger aux vieux principes. Et puis, jecrois que tu es devenu beaucoup plus raisonnable. L’amour honnêtet’a rendu sérieux, et la crise que tu viens de traverser t’a renduprudent. Donc, écoute-moi, et réponds-moi en toute sincérité.
» Te souviens-tu d’un entretien que nouseûmes ensemble, au coin de mon feu, le lendemain du suicide de cePolonais qui a fait tant de victimes avant sa mort… et mêmeaprès ?
– Parfaitement. Vous m’avez montré desnotes de police sur Julia d’Orcival…
– Et sur Golymine. J’ai eu grand tort den’y pas attacher plus d’importance. Si on avait fait uneperquisition au domicile de la d’Orcival, on y aurait trouvé lesfameuses lettres, et il n’y aurait jamais eu de crime de l’Opéra.Mais il ne s’agit pas de cela. Tu te souviens aussi que je te posaiun ultimatum. Je te déclarai que, si tu n’étais pas mariédans un délai de trois mois, je me marierais, moi, à seule fin deperpétuer notre race. Peu de jours après, tu me présentais unecandidate qui ne m’agréait qu’à demi, mais que je nerepoussais pas absolument. Le lendemain survenaient des fatalitésinouïes, mademoiselle Lestérel devenait impossible ; tuannonçais courageusement ta résolution de l’épouser quand même oude rester garçon, et, en présence de ces deux alternatives qui mesemblaient également fâcheuses, je me décidais, moi, à épousermadame Cambry.
– Et je me réjouissais de cette décision…je m’en réjouis encore.
– Oh ! je te rends justice, mon cherGaston. Tu t’es montré, comme toujours, affectueux et désintéressé.C’est une raison de plus pour que je te soumette le cas quim’embarrasse.
» Nous étions donc décidés tous les deuxà nous marier. Le nom de Darcy ne courait plus le moindre risque depérir. Mais j’étais convaincu que tu changerais d’avis simademoiselle Lestérel était condamnée, comme je n’en doutais pas,et c’était cette conviction qui me poussait à franchir le paspérilleux du mariage. Madame Cambry me plaisait beaucoup, et ellevoulait bien me dire que je ne lui déplaisais pas ; maisj’avais vingt ans de plus qu’elle, et je n’aurais certainement paspassé par-dessus ce grave inconvénient si j’avais pu espérer quemon neveu me donnerait un jour des petits-neveux légitimes.
– Vous aurez des petits-neveux et vousaurez des fils. Ce sera mieux.
– Peut-être, mais alors tes enfantsn’hériteront pas de moi. Je sais que cette considération ne tetouche pas. Cependant, je ne puis pas m’empêcher de penser que j’aimanqué aux conventions formulées par moi-même. Je ne devais memarier que si tu ne me présentais pas, dans le délai de trois mois,une fiancée acceptable. Or, un mois à peine s’est écoulé, et lafiancée est trouvée, une fiancée que j’honore et que j’aime. Nonseulement je n’ai aucune objection à élever contre ton choix, maisje suis, pour ainsi dire, intéressé à ce que tu épousesmademoiselle Lestérel, car elle a souffert par moi, et toi seulpeux réparer le mal que je lui ai fait involontairement. C’estpourquoi, mon cher enfant, je pense qu’il serait juste de nous entenir strictement aux conditions que je t’ai posées, il y aquelques semaines. Tu te maries avant l’expiration du sursis, tu temaries à mon gré. Il est donc inutile que je me marie. C’est assezd’un Darcy pour faire souche.
– Vous ne parlez pas sérieusement,s’écria Gaston.
– Très-sérieusement. Je te l’ai annoncéen arrivant.
– Mais, mon oncle, vous êtes engagé avecmadame Cambry. Elle a pour vous la plus vive, la plus sincèreaffection. Elle est digne de vous, elle a le droit de compter survotre parole, et, en vérité, je crois rêver en vous entendant merappeler je ne sais quelle convention que j’ai oubliée et que jeveux oublier. Croyez-vous donc que j’accepterais votre héritage si,pour me le laisser, vous sacrifiiez votre bonheur ?Mademoiselle Lestérel se joindrait à moi, s’il le fallait, pourvous supplier de ne pas désespérer sa bienfaitrice en renonçant àune union qui comblera les vœux de la plus charmante et de lameilleure des femmes. Berthe doit tout à madame Cambry ;Berthe refuserait de m’épouser si son mariage devait vous empêcherd’épouser madame Cambry.
– Écoute-moi, Gaston, dit le juge aprèsun court silence. Je m’attendais à la réponse que tu viens de mefaire, et peut-être me déciderait-elle à passer outre, malgré lesscrupules très-réels qui me font hésiter. Si madame Cambryréclamait l’exécution d’un engagement contracté de part et d’autreen toute sincérité, je ne pourrais pas m’y soustraire, et je saisque tu m’approuverais d’agir ainsi. Mais le moment est venu det’apprendre que, depuis peu de jours, depuis hier surtout, madameCambry me paraît être moins décidée qu’elle ne l’était lorsque nousavons échangé une promesse. Je ne crois pas qu’elle ait renoncé àce mariage qu’elle semblait désirer autant que moi, mais elle estcertainement moins pressée de le célébrer. Nous l’avions fixéensemble à la fin d’avril, et ce n’était pas trop tôt, car rienn’est plus ennuyeux et plus gênant que la situation de deux futursconjoints pendant le temps qui s’écoule entre les fiançailles etles noces… surtout quand le futur a quarante-cinq ans. Eh bien,comme je lui parlais hier d’arrêter définitivement la date de lacérémonie, madame Cambry s’est montrée disposée à la reculer.
– Vous me surprenez plus que je nesaurais le dire. Elle voulait se marier le même jour que Berthe.Vous a-t-elle donné un motif ?
– Aucun, si ce n’est que les angoissespar lesquelles venait de passer mademoiselle Lestérel l’avaientfortement impressionnée et qu’elle craignait de ne pas être assezremise de ses émotions pour se marier dans cinq semaines. Ton amiNointel, que j’ai trouvé chez elle, l’avait entretenue du meurtrede la d’Orcival, de la mort de madame Crozon et d’autres sujetslugubres ; moi, je lui ai parlé de l’épreuve à laquelle j’aisoumis madame de Barancos. J’ai pensé que ces conversationsl’avaient mal disposée, et je me suis retiré sans insister. Mais,ce matin, j’ai reçu d’elle une lettre où, avec toute la bonne grâceimaginable, elle me prie catégoriquement de remettre notre mariageà l’époque des vacances, quand je serai débarrassé, dit-elle, destristes préoccupations que me cause l’instruction de cette horribleaffaire de l’Opéra. Elle ajoute qu’en attendant nous te marieronsavec sa protégée, et que le spectacle de votre bonheur lui feraprendre patience.
– Elle m’a tenu à moi un tout autrelangage. Ce changement est bien singulier.
– Si singulier que je me crois autorisé àreprendre ma liberté. Je me dégagerai avec tous les ménagementspossibles, mais je me dégagerai, et je pense que madame Cambry necherchera pas à me retenir. Elle trouvera aisément un mari mieuxassorti à son âge. Moi, je la regretterai, je ne m’en cache pas,mais enfin je ne suis pas trop fâché de rester garçon. Il y a plusde quarante ans que je pratique le célibat, et j’en ai prisl’habitude. Tu te chargeras de me fournir les joies de la famille.Et, à ce propos, il faut que je te fasse part d’une résolution quej’ai prise. Tu vas te marier. C’est le vrai moment d’entrer dans lamagistrature. Ton union avec mademoiselle Lestérel ne sera pas unobstacle ; au contraire. Tu as montré dans cette affaire desqualités qui manquent à bien des juges. Toi et ton ami Nointel,vous avez empêché une erreur judiciaire, et vous feriez tous lesdeux d’excellents magistrats. Lui, qui a été hussard, ne se soucieguère de troquer son uniforme de la territoriale contre une robe.Mais toi, c’est autre chose. Tu es de mon sang, et tu meremplaceras avantageusement. J’obtiendrai de te faire nommer jugesuppléant dans le ressort de Paris ; je l’obtiendrai d’autantplus facilement que je vais créer une vacance en donnant madémission.
– Vous démettre, mon oncle ! maisvous n’y pensez pas.
– J’y pense si bien que c’est chosearrêtée dans ma tête. Mon cher, il faut savoir battre en retraiteaprès une défaite. Cette affaire de l’Opéra a été mon Waterloo.Oui, oui, tu auras beau chercher à expliquer le désastre pourménager mon amour-propre, je ne me dissimule pas que j’ai manœuvrétout le temps comme un conscrit. J’ai fait fausse route dès ledébut, et peu s’en est fallu que je n’envoyasse une innocente encour d’assises. Elle est sauvée, grâce à deux braves garçons de maconnaissance, mais je sens que je ne trouverai pas la coupable. Ily a un sort sur cette instruction, et je suis décidé à me retirer.Je ne veux pas m’exposer à un second échec.
– Et c’est au moment où vous allezquitter une carrière qui a été l’occupation et l’honneur de toutevotre vie que vous voulez renoncer au bonheur d’épouser une femmequi vous aime et que vous aimez… car vous l’aimez, j’en suis sûr.Non, mon oncle, non, vous ne ferez pas cela… je vous le demande aunom de l’affection que vous me portez. Madame Cambry m’attend.Autorisez-moi à lui parler de vos scrupules, du chagrin que vouscausent ses hésitations, et je vous jure que…
Gaston n’acheva pas. La porte du cabinets’ouvrit brusquement, et Nointel entra. Il était rayonnant, et ilalla droit à M. Darcy, qui lui dit en lui tendant lamain :
– Je regrette vivement, monsieur, de nepas m’être trouvé chez moi quand vous avez pris la peine d’y passerhier. Vous aviez sans doute quelque chose à m’apprendre ?
– Quelque chose à vous remettre,monsieur, répondit joyeusement le capitaine. Le plus inouï de tousles hasards a mis entre mes mains une lettre écrite à Golymine parla femme qui a tué Julia d’Orcival… je vous l’apporte.
– Comment ! quelle preuve avez-vousde…
– Oh ! c’est clair comme le jour.Hier j’ai rencontré sur le boulevard un ami de ce Golymine, uncertain Simancas…
– Qui se dit général au service du Pérou.Je l’ai précisément envoyé chercher hier, ainsi qu’un docteurSaint-Galmier qui se trouvait avec lui dans la loge voisine decelle où le crime a été commis. Je les avais déjà entendus au débutde l’instruction, mais à la suite de l’épreuve qu’avait subiemadame de Barancos, j’ai pensé qu’il serait utile de les interrogerde nouveau…
– Cela m’explique pourquoi ils avaientl’air si effrayé. Le domestique de Saint-Galmier est venu avertirson maître qu’un agent s’était présenté. Ces coquins ont cru qu’onvenait les arrêter. Car ces étrangers sont des coquins. J’en ai lapreuve, et je vais vous la montrer ; mais permettez-moid’abord de vous raconter comment j’ai eu la lettre.
Simancas est entré à l’Hôtel des ventes. Jel’y ai suivi. On vendait les hardes de Golymine, et entre autresune certaine pelisse fourrée que Simancas poussait furieusement. Jeme suis douté que ce vêtement contenait les secrets du Polonais,j’ai poussé aussi, la pelisse m’est restée, au grand désespoir deSimancas ; je l’ai emportée chez moi, j’ai décousu le collet,et j’y ai trouvé d’abord des papiers qui vous édifieront sur lesantécédents de Golymine et de ses amis… ces bandits avaientorganisé les attaques nocturnes qui ont été si fréquentes cethiver… puis trois lettres de femmes. La première, signée Mathilde,est de madame Crozon ; la seconde, signée Carmen de Penafielet timbrée d’une couronne de marquise, est de madame deBarancos ; la troisième, pas signée du tout, est évidemment dela troisième maîtresse du Polonais… Il avait gardé une lettre dechacune d’elles, une seule.
– Mon cher, dit Gaston, qui écoutaitdistraitement le récit de Nointel, je suis fâché de t’interrompre,mais je crois que mon oncle entendra tout aussi bien ta dépositiondans son cabinet, et j’ai hâte de te conduire chez madame Cambryqui nous attend.
M. Roger Darcy comprit que Gaston avaithâte de plaider la cause de son oncle auprès de la belle veuve, etil ne lui sut pas mauvais gré de son zèle.
– Monsieur, commença-t-il en s’adressantà Nointel, peut-être vaudrait-il mieux en effet procéderrégulièrement. Je vais au Palais en sortant d’ici, et je vous yrecevrai. La découverte que vous venez de faire peut avoir unegrande importance. La lettre n’est pas signée, m’avez-vousdit ?
– Non, mais l’écriture estcaractéristique, le style aussi et…
– Arrête-toi donc, bavard. Je te répèteque madame Cambry t’attend avec impatience. Lis plutôt, repritGaston en étalant sous les yeux de Nointel le billet pressant qu’ilavait reçu un peu avant l’arrivée du juge d’instruction.
– C’est madame Cambry qui a écritcela ! s’écria le capitaine.
– Je ne vous retiens pas, messieurs, ditM. Darcy, nous reprendrons cet entretien dans mon cabinet,après que vous aurez vu madame Cambry. Vous pourriez cependant meremettre dès à présent la lettre ; je l’étudierais avant votrearrivée. Ne venez-vous pas de me dire que vous mel’apportiez ?
– Non, balbutia Nointel, non ; je mesuis trompé. Je ne prévoyais pas que je vous rencontrerais ici… et…je ne l’ai pas sur moi.
– Il est tout naturel que vous ayezlaissé cette lettre chez vous, dit M. Darcy, un peu surpris devoir que le capitaine se troublait. Peu importe, d’ailleurs, que jel’examine maintenant ou dans une heure, car il n’estmalheureusement pas probable que je reconnaisse l’écriture. Mais jene désespère pas d’utiliser plus tard votre heureuse découverte. Sij’y parvenais, je vous devrais, cher monsieur, de bien vifsremerciements, et je suis, dès à présent, votre obligé. Puis-jecompter que vous voudrez bien m’apporter au Palais tous les papiersque vous avez trouvés et même le vêtement qui lescontenait ?
» Je suppose que madame Cambry ne vousretiendra pas longtemps, ajouta le magistrat en adressant à sonneveu un coup d’œil qui équivalait à une recommandation d’abrégerla visite de Nointel à la veuve.
C’était bien ce que comptait faire Gaston quiavait hâte d’essayer de vaincre les hésitations de madame Cambry àl’endroit du mariage, et qui ne pouvait guère traiter qu’entête-à-tête cette question délicate.
– Je ne prendrai que le temps de passerchez moi en revenant de l’avenue d’Eylau, répondit Nointel.
– Je puis dès à présent, je crois, repritM. Darcy, lancer un mandat d’amener contre ce prétendu généralet ce prétendu docteur.
– C’est d’autant plus urgent que je lessoupçonne de se préparer à passer la frontière. Ils saventmaintenant qu’ils sont perdus, et ils ne s’attarderont pas à Paris.J’oserai cependant vous faire observer que leur arrestation aurapeut-être de fâcheuses conséquences pour d’autres personnes.
– Comment cela ?
– Mais oui. Si ces deux drôles passent enjugement, ils ne manqueront pas de dire tout ce qu’ils savent. Ilsproclameront en pleine cour d’assises la honte de madame Crozon etla honte de madame de Barancos. Madame Crozon vient de mourir, maisson mari est encore de ce monde, et son mari est un brave marin quimérite bien qu’on ait pour lui quelques égards. Quant à lamarquise…
– Madame de Barancos va partir pourtoujours. Elle m’a écrit hier soir, à la suite de l’interrogatoirequ’elle a subi dans mon cabinet. Elle m’a écrit pour me demander sije ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’elle quittât la France, etje lui ai répondu que je ne m’y opposerais pas. Je n’ai plusl’ombre d’un doute sur son innocence, et la résolution qu’elle aprise est très-sage, car tout se sait à Paris ; son histoirefinirait par se répandre, et les mauvais bruits qui courraient surelle lui rendraient la vie impossible. M. Crozon est veuf. Ilne tardera pas à prendre la mer. Il n’a donc rien à redouter descomplices de Golymine, et je vais les faire arrêter. Ils m’aiderontpeut-être à trouver la troisième maîtresse de leur ami, celle qui atué Julia d’Orcival.
Nointel se tut. Il pensait au prochain départde la marquise, et il lui tardait de la voir. Il pensait surtout àun incident qui venait de se produire pour lui seul, et de donner àses idées une toute autre direction.
– Voyons, s’écria Gaston, veux-tum’accompagner, oui ou non ? Faut-il, pour te décider, terappeler encore une fois que madame Cambry nous attend ?
– Je ne l’ai pas oublié, murmura Nointel.Allons, puisque M. Darcy veut bien le permettre.
L’oncle, le neveu et le capitaine sortirentensemble. Deux coupés attendaient dans la rue Montaigne. Le juged’instruction monta dans le sien pour se faire conduire au Palaisde justice, et les deux amis filèrent vers l’avenue d’Eylau augrand trot d’un excellent cheval.
– Madame Cambry va me remercier det’amener ; mais quand tu seras parti, j’aurai fort à faireavec elle, dit Gaston. Croirais-tu qu’elle hésite maintenant àépouser mon oncle, et que je vais être obligé de me mettre en fraisd’éloquence pour tâcher de la décider à conclure un mariage quifera deux heureux ?
– Deux, c’est beaucoup, murmura Nointel.On n’est jamais sûr de ces choses-là. Quand ont commencé ceshésitations un peu tardives ?
– Hier, après la conversation que tu aseue avec elle ; mais ce n’est, je pense, qu’un capricepassager. Le crime de l’Opéra et ses suites l’ont bouleversée. Ellecraint que l’instruction ne gâte sa lune de miel, et le fait estque mon oncle serait fort distrait de ses devoirs conjugaux par sesdevoirs de juge ; mais j’ai un excellent argument à fairevaloir pour la rassurer. Il vient de me dire qu’il était résolu àdonner sa démission.
– Il a là une excellente idée.
– Tu trouves ?
– Oui. L’affaire qu’il instruit ne luicauserait que des désagréments.
– Il me semble pourtant qu’elle est enmeilleure voie. Cette lettre que tu vas lui remettre l’aidera àdécouvrir la coupable.
– C’est ce que je ne souhaite pas.
– Que dis-tu là ?
– Mon cher, il y a quelquefois dans lavie des mystères qu’il vaut mieux ne pas éclaircir. La femme qui atué Julia est évidemment une femme du monde. Si, par hasard, elleétait du monde où va ton oncle, s’il la connaissait, il setrouverait dans une situation atroce. Je me souviens de ce que j’aiéprouvé lorsqu’on soupçonnait madame de Barancos. Souviens-toi dece que l’arrestation de mademoiselle Lestérel t’a faitsouffrir.
– Quel rapport vois-tu entre mon cas, letien et…
– Pour ton oncle, ce serait bien pis. Etje me range à l’avis de madame Cambry, qui voudrait que son futurmari abandonnât cette affaire. Mademoiselle Lestérel et madame deBarancos n’ont plus rien à craindre. Je ne tiens pas du tout à ceque la vindicte publique soit satisfaite, comme disent cesmessieurs du parquet. Est-ce que tu t’en soucies, toi, de lavindicte publique ?
– Pas plus qu’il ne faut ;cependant…
– Bah ! ne prend donc pas fait etcause pour la société. Tu n’es pas encore magistrat.
– Non, mais je vais l’être. Mon oncle leveut.
– Sois-le, mais ne me contredis pas quandtu m’entendras dire à madame Cambry ce que je pense de toutcela.
Darcy n’insista plus. Il ne comprenait rienaux sous-entendus que contenaient les discours de son ami, et iln’y attachait aucune importance. Nointel n’avait pas envie d’endire davantage, et la conversation tomba tout à coup.
Il était assez naturel que le capitaine gardâtle silence. En ce moment même une tempête se déchaînait sous soncrâne ; il se trouvait en présence du plus menaçant de tousles dilemmes, et il lui restait à peine quelques minutes pourprendre un parti, car l’alezan qui l’emportait vers l’hôtel demadame Cambry filait à raisons de six lieues à l’heure.
– De quoi veut me parler ta futuretante ? demanda brièvement Nointel, au moment où le coupés’arrêtait devant la grille.
– Mais… de mademoiselle Lestérel, jesuppose, répondit Gaston. Du moins, elle le dit dans la lettre queje viens de te montrer.
– L’écriture a été donnée à la femme pourcacher sa pensée, murmura le capitaine.
On les attendait. Un valet de pied les reçut àl’entrée et les conduisit tout droit aux petits appartements oùmadame Cambry n’était jamais visible que pour ses intimes. Dansl’escalier, ils se croisèrent avec dame Jacinthe, que le capitainen’avait jamais vue et qu’il regarda avec beaucoup d’attention.
– Quelle est cette vénérablepersonne ? demanda-t-il tout bas.
– Une femme qui, je crois, a été lanourrice de madame Cambry et qui gouverne maintenant sa maison,répondit Darcy. Elle lui est très-dévouée.
– Je n’en doute pas. J’en doute si peuque, si j’avais l’honneur d’épouser madame Cambry, je congédieraiscette duègne le lendemain de mon mariage.
– Est-ce que tu deviens fou ?
– Non, je deviens sage.
Ce dialogue bizarre prit rapidement fin. Onannonça les deux amis, et la belle veuve vint à leur rencontre avecune grâce empressée.
– Je vous sais un gré infini d’être venu,monsieur, dit-elle à Nointel en lui tendant une main qu’elle retiraaussitôt parce qu’elle vit que le capitaine ne faisait pas mine dela prendre.
– Merci, mon cher Gaston, reprit-elle ens’adressant à Darcy, merci d’avoir accompagné votre ami. J’ai vu cematin votre chère Berthe, et j’ai mille choses à vous dire. Votreoncle sait-il que je vous ai prié de passer chez moi ?
– Oui, madame, nous venons de le quitter.Il allait au Palais.
– Vous a-t-il dit que je lui avaisécrit ? demanda la veuve en s’asseyant et en invitant les deuxvisiteurs à prendre place.
– Oui, répondit Gaston d’un airembarrassé ; je me propose même de vous parler de certainesidées qui lui sont venues après avoir lu votre lettre et que vousm’aiderez, j’espère, à combattre. Nointel va être obligé d’aller lerejoindre et…
– Vous êtes trop discret, mon cherGaston. Je n’ai rien à cacher à M. Nointel, et même je tiensbeaucoup à lui faire part de la résolution que j’ai prise, car jesuis certaine qu’il l’approuvera. Il a, comme moi, horreur detoutes ces lugubres procédures qui absorbent en ce moment votreoncle, et il trouvera que j’ai raison de remettre mon mariage auxvacances.
– Oui, certes, dit vivement le capitaine,et je conçois, madame, qu’il vous répugne d’entendre parler sanscesse de ce crime de l’Opéra. Les journaux en sont pleins. Dans lescercles et dans les salons, on ne s’aborde plus sans se demander sion a enfin trouvé la personne qui a fait un si mauvais usage dupoignard japonais. C’est écœurant. Mais je puis vous rassurer.L’instruction touche à son terme.
– M. Darcy l’abandonne ?
– Non, mais elle a fait un pas immense.On a découvert… dans le collet d’une pelisse qui avait appartenu àGolymine… c’est presque miraculeux… on a découvert une lettreécrite à ce Polonais par sa troisième maîtresse, celle qui a tuéJulia…
– Une lettre… signée ?
– Non, mais l’écriture a un caractère siparticulier qu’on finira par la reconnaître… M. Roger Darcyn’en doute pas.
– Et… la lettre est entre sesmains ?
– Pas encore, mais je la lui remettraidans une heure.
– Vous !
– Oui, madame ; c’est à moi qu’estéchue l’heureuse fortune de mettre la main sur ce précieux papier.J’ai acheté la pelisse à l’hôtel des ventes. Je l’ai fouillée, etj’en ai tiré trois billets doux que ce Golymine avait mis de côté,probablement pour exploiter un jour les imprudentes qui les ontécrits. L’un est de cette malheureuse madame Crozon, l’autre demadame la marquise de Barancos, l’autre enfin d’une femmetrès-distinguée et très-adroite qui a pris toutes les précautionsimaginables pour qu’on ne la reconnût pas. Seulement, elle a oubliéqu’il faut toujours compter avec le hasard. Et le hasard pourraitfaire qu’un de ceux qui ont lu ou qui liront sa prose aient déjà vuquelque pièce de son écriture.
Il y eut un silence. Gaston écoutaitdistraitement et pensait que le capitaine se perdait fort mal àpropos dans des digressions inutiles. Madame Cambry était fortattentive, mais elle ne se hâtait point de donner la réplique àNointel, qui reprit :
– Il est étrange, en vérité, le drame quiva se dénouer d’ici quelques jours, ou d’ici à quelques heures. Nevoyez-vous pas le doigt de Dieu dans ce dénouement inattendu ?Et quelles péripéties bizarres ! Une première trouvaille faitqu’on accuse mademoiselle Lestérel… le poignard-éventail. Uneseconde trouvaille… le bouton de manchette… fait qu’on accusemadame de Barancos. Deux innocentes. Mais la Providence intervientenfin. On trouve la lettre, et cette fois la coupable est prise… oudu moins elle le sera.
– Prise ! dit madame Cambry en seredressant. Qu’en savez-vous ?
– Oh ! ce n’est plus qu’une questionde temps. Et puisque cette histoire paraît vous intéresser,voulez-vous me permettre, madame, d’y joindre le récit desperplexités par lesquelles je viens de passer ? C’est un peuridicule, car il s’agit de pures chimères. Mon imagination me jouequelquefois de ces tours-là. Donc, après avoir mis la main surcette lettre, je me suis mis à supposer qu’une circonstancequelconque allait m’apprendre de qui elle était. Pourquoipas ? Un malheur, dit-on, n’arrive jamais seul. Un hasard nonplus. Et pendant que j’étais en veine de conjectures, j’ai supposéencore que j’avais rencontré dans le monde la femme qui l’a écrite,que j’étais en relations suivies avec elle, qu’elle m’inspirait unetrès-vive sympathie…
– Supposez tout de suite que vous étiezamoureux d’elle, dit madame Cambry en riant d’un rire un peuforcé ; ce sera plus émouvant. N’est-ce pas précisément votrecas avec madame de Barancos ?
– Non, car la marquise n’a tué personne.Et puis, cette fois, il m’est venu d’autres idées. Je me suisrappelé le demi-monde, que vous avez certainement vu jouerau Français ; je me suis figuré que la dame en question allaitépouser un galant homme de mes amis, et je me suis demandé ce queje ferais en pareille occurrence. Il faut vous dire que lepersonnage d’Olivier de Jalin m’a toujours paru odieux. Il n’estpas l’ami du sot qui veut se marier avec la baronne d’Ange, et labaronne d’Ange a été sa maîtresse. La situation que j’inventaisn’est pas du tout la même. Madame d’Ange n’avait à se reprocher quedes galanteries, et la dame a sur la conscience un meurtretrès-corsé. J’admettais qu’elle n’avait jamais eu pour moi debontés compromettantes et que son futur époux me touchait detrès-près, qu’il était, si vous voulez, mon proche parent. Et je medisais : Laissons de côté le devoir social qui m’oblige àlivrer à la justice l’auteur d’un crime. Supposons que je nel’accepte pas, ce devoir, que je me refuse à dénoncer une femme.Restent mes devoirs de parent ou même simplement d’ami. Puis-jepermettre qu’on trompe cet honnête homme, qu’il lie sa destinée àcelle d’une personne qui a commis un meurtre… fût-ce un meurtreavec beaucoup de circonstances atténuantes ?
– Non, articula péniblement madameCambry.
– C’est aussi mon avis, madame, repritNointel toujours calme, mais c’est ici que se présentent lesgrosses difficultés. Si j’avertis cet honnête homme du danger quile menace, la femme est perdue… de réputation d’abord, car le mondesavait que le mariage était décidé, et le monde découvrirait lescauses de la rupture ; mais ce n’est pas tout. J’ai oublié devous parler d’une autre chimère que je me suis forgée. J’ai supposéque le futur était magistrat, forcé par ses fonctions de poursuivreprécisément le crime de l’Opéra. Voyez dans quelle épouvantablesituation je le placerais en lui apprenant la vérité. Plusépouvantable cent fois que la mienne, et pourtant je vous jure quesi j’étais mis à cette épreuve, je souffrirais tout ce qu’on peutsouffrir quand on a du cœur. En vérité, je crois que je finiraispar prendre un singulier parti… le parti de consulter la femme dontl’honneur et la vie sont en jeu.
Darcy se demandait par suite de quellefantaisie saugrenue son ami s’amusait à disserter ainsi, à imaginerdes cas de conscience et à les soumettre à madame Cambry.D’ordinaire, Nointel n’était pas si raisonneur, et il parlait auxfemmes sur un autre ton. Et Darcy s’étonnait aussi de voir quemadame Cambry ne cherchait point à tourner la conversation vers unsujet moins sérieux et plus personnel. Elle écoutait, avec unepatience qu’il admirait, des discours qui ne devaient guèrel’intéresser, et ses yeux semblaient chercher à lire sur le visagede Nointel pour savoir où il voulait en venir.
– Oui, reprit le capitaine, j’iraistrouver l’imprudente qui a écrit cette lettre à Golymine, cettelettre que j’ai là, dans ma poche…
– Comment ! interrompit Gaston, tuviens de dire à mon oncle que tu l’avais oubliée chez toi.
– C’est vrai, je lui ai dit cela, mais jeme suis trompé. J’ai la lettre sur moi.
Gaston fit un geste qui signifiait :Décidément, il perd l’esprit ; mais madame Cambry dit avec uneémotion contenue :
– Achevez, monsieur. Que diriez-vous àcette imprudente ?
– Je lui dirais : Madame, votre sortest entre mes mains. Il dépend de moi de vous perdre ou de vousépargner. Je sais que vous êtes coupable, j’en ai la preuve ;mais je n’ai pas de haine contre vous, et je suis profondémentattaché à l’homme que vous allez épouser. Si je ne vous dénoncepas, je me fais votre complice, et je commets une action indigne.C’est comme si je n’arrêtais pas mon meilleur ami au moment où ilmarche vers un précipice qu’il ne voit pas, et que je vois. Si jevous dénonce, je vous tue et je le déshonore, car le monde sait queson mariage avec vous est décidé. Le scandale sera effroyable, etje le connais, ce galant homme… il n’y survivra pas. Quefaire ? quel parti prendre ? Donnez-moi un conseil, vousqui avez créé cette terrible situation.
Et, comme madame Cambry se taisait, Nointelcontinua froidement :
– Je suppose, bien entendu, que cettefemme n’est pas une créature avilie, qu’une passion fatale l’aentraînée à commettre un meurtre dans un moment d’égarement, maisqu’elle n’a pas l’âme basse, et qu’elle n’a pas conçu l’odieuxprojet d’épouser un magistrat pour se soustraire au châtimentqu’elle mérite ; je suppose que ce mariage était décidé avantla nuit du crime, et qu’après, elle n’a pas trouvé l’occasion et lemoyen de le rompre, je suppose qu’elle s’est repentie et qu’ellen’aspire plus qu’à expier le passé.
– Expier ! dit madame Cambry d’unevoix sourde ; il y a longtemps déjà qu’elle expie.
– Je le crois comme vous, madame. Sa viea dû être affreuse. Entendre accuser une innocente, savoir qu’elleest en prison, qu’elle sera condamnée, et ne pouvoir la justifiersans se livrer soi-même, c’est un supplice que Dante a oublié dansson Enfer. Et la preuve qu’elle s’est repentie, c’estqu’on l’a vue pleurer sur la tombe de cette fille qu’elle a tuée,c’est qu’elle a voulu payer le terrain où repose sa victime. Restele meurtre. Mais je suis sûr qu’elle ne l’avait pas prémédité. Jedevine tout ce qui s’est passé à ce bal de l’Opéra, où elle étaitbien forcée de se rendre, sous peine de laisser sa correspondanceentre les mains d’une d’Orcival. Je la vois, sortant de la loge,troublée, bouleversée par une entrevue dégradante. Elle compte leslettres qui lui ont coûté si cher… elle en sait le nombre… elles’aperçoit qu’elles n’y sont pas toutes… elle croit que lad’Orcival en a gardé une pour s’en servir contre elle plus tard,pour la tenir à sa merci… elle revient à la loge… elle y entre… lad’Orcival l’insulte, la menace peut-être… elle lui arrache lepoignard… elle frappe…
– Assez ! murmura madame Cambry.
– Quel plaisir peux-tu trouver àressasser cette lugubre histoire ? s’écria Darcy. Ne vois-tupas l’impression douloureuse que tu produis ?
– Madame Cambry m’excusera, je l’espère.Et maintenant c’est à elle que j’ose m’adresser pour résoudre unedifficulté qui embarrasserait bien des casuistes. J’ose luidire : Si mon rêve était une réalité, et si vous étiez à maplace, que feriez-vous ?
– Je ne sais ce que je ferais si j’étaisà votre place, répondit avec effort la protectrice de BertheLestérel ; mais si j’étais à la place de la malheureuse femmequi a écrit la lettre que vous possédez, je vous dirais : Necraignez pas que j’entraîne avec moi dans l’abîme l’homme quivoulait me donner son nom. Je ne l’épouserai pas. Et si vous gardezpour vous le secret que le hasard a mis entre vos mains, cet hommeignorera toujours l’épouvantable danger qu’il a couru.
– Qui me garantit que cet engagementserait tenu ?
– S’il n’était pas tenu, vous frapperiezla parjure, car l’arme restera entre vos mains. Mais je vais, à montour, vous poser une question. Si elle disparaissait pour toujours,cette égarée qui comprend à la fin qu’en ce monde il n’y a plus deplace pour elle, si vous appreniez qu’elle est allée se cacher dansune solitude lointaine ou s’ensevelir dans un cloître, queferiez-vous ?
– On revient des pays les plustransatlantiques, et la loi française ne reconnaît plus les vœuxperpétuels, répondit Nointel, après avoir un peu hésité.
– Vous avez raison, monsieur. Il n’y aque les morts qui ne reviennent pas, dit madame Cambry d’une voixsourde.
– Vous ne m’avez pas laissé achever,madame. Je n’exigerais pas tant. Il me suffirait que le mariageprojeté fût rompu irrévocablement. Un éclat serait inutile. Ontrouverait sans peine un prétexte plausible pour expliquer larupture.
– Et quand cette rupture seraitconsommée, vous brûleriez la lettre ?
– Peut-être. Mais assurément je n’enuserais pas pour perdre celle qui l’a écrite.
– Vous oubliez que vous ne pouvez plus laconserver. Vous avez dit à M. Darcy que vous alliez la luiremettre. Il l’attend.
– Je lui dirai que je l’ai perdue ouqu’on me l’a volée. Il me blâmerait si sévèrement, et sans doute ilpenserait de moi beaucoup de mal, mais ma conscience ne mereprocherait rien. Heureusement, du reste, nous raisonnons là surdes hypothèses, et je pense, comme mon ami Gaston, que j’ai dûlasser votre patience en vous les soumettant. Je suis d’autant plusimpardonnable que vous aviez, je crois, à m’entretenir de chosesmoins tristes.
– Moins tristes, mais très-sérieusespourtant. Je voulais vous parler de ma chère Berthe, vous remercierde tout ce que vous avez fait pour elle, et vous charger d’unenégociation délicate. M. Gaston Darcy est intéressé dans laquestion, et il refuserait la mission que je veux vous confier àvous, monsieur, qui nous avez donné à tous tant de preuves dedévouement. Je désire me dégager d’une promesse que j’ai faite end’autres temps à M. Roger Darcy, et je vous choisis pour luiexposer les raisons qui me décident à rester veuve.
– Ne craignez-vous pas, madame, qu’ils’étonne de ce choix. Mon ami Gaston serait beaucoup mieux placéque moi pour traiter une affaire si intime.
– Je me récuse, dit vivement Gaston.
– Je m’y attendais, reprit en souriantmadame Cambry. Votre oncle a dû vous dire que je lui ai écrit pourlui demander de reculer l’époque de notre mariage ; je suissûre qu’il a compris mon intention et qu’il a trop de tact pourhésiter à me rendre ma parole. Je suis sûre aussi qu’il a devinéles motifs d’une décision sur laquelle je ne reviendrai pas. Il m’afait autrefois des confidences que je n’ai pas oubliées. Il m’aavoué qu’il ne se marierait que si son neveu s’obstinait à restergarçon ou se mariait contre son gré. Son rêve était de laisser safortune à ce neveu qui se chargerait de perpétuer dignement sonnom. Je veux que ce rêve se réalise, je veux que Berthe jouisse detout le bonheur qu’elle mérite et qu’elle a si chèrement acheté.Soyez certain que M. Roger le veut aussi. Je connais son cœur,et je sais qu’il souhaite ardemment de réparer une erreurjudiciaire dont les suites ont été si cruelles.
– Si mademoiselle Lestérel vousentendait, madame, s’écria Gaston, elle joindrait ses prières auxmiennes pour vous supplier de ne pas sacrifier votre bonheur à desintérêts dont elle ne s’inquiète pas plus que moi. Que nous importela fortune de mon oncle ? Nous serons toujours assez richespuisque nous nous aimons. Et nous aussi, nous avons notre rêve.Nous rêvons de vivre près de vous, près de mon oncle qui m’a servide père, de resserrer par votre mariage avec lui les liens qui nousunissent déjà.
– Ce rêve a été le mien, mon cher Gaston,dit madame Cambry en se levant, mais le réveil est venu, et j’aioublié le rêve. Oubliez-le aussi et soyez heureux. M. Nointelvoudra bien vous épargner la peine d’apprendre à M. RogerDarcy que je renonce à l’honneur de l’épouser.
Le ton était si ferme, l’attitude si nette,que Gaston, abasourdi, n’osa pas insister et se prépara à prendrecongé. Le capitaine était déjà debout, mais il semblait attendre,pour se retirer, un dernier mot de madame Cambry.
– Je compte sur vous, monsieur,reprit-elle ; vous pouvez compter sur moi.
Puis, s’adressant à Gaston :
– Quand vous verrez Berthe, dites-luique, s’il fallait que je mourusse pour qu’elle fût heureuse, jemourrais sans regret.
Et comme Gaston, stupéfait, cherchait uneréponse à cette déclaration fort inattendue, elle ajoutasimplement :
– Adieu, messieurs.
– Madame, dit Nointel très-ému,permettez-moi d’espérer que nous nous reverrons, et que nous neparlerons jamais d’un passé dont je ne veux plus me souvenir.
Et il entraîna son ami qui faisait unesingulière figure, car il ne comprenait rien à tout ce qu’on avaitdit devant lui.
– M’expliqueras-tu l’étrange comédie quetu viens de jouer ? dit Darcy, dès qu’il fut assis dans soncoupé à côté du capitaine.
– Quelle comédie.
– Cette consultation ridicule…
– Mon cher, il m’est venu des scrupules.Je me demande si j’ai le droit de livrer à la justice une femme quine m’a jamais fait de mal. Madame Cambry est fort intelligente.J’ai eu l’idée de lui soumettre le cas… en le dramatisant à mafaçon. Et tu as vu qu’elle ne s’est pas offensée de ma hardiesse.Il se trouve même qu’elle est de mon avis. Elle pense qu’il vautmieux laisser la coupable à ses remords.
– Mon oncle ne pensera pas ainsi. Ilréclamera ces lettres. Si tu ne voulais pas les lui remettre, il nefallait pas lui en parler.
– C’est vrai, j’ai eu tort. Et je subirailes conséquences de ma légèreté. Mais, si tu m’en crois, tu ne temêleras plus de cela, et tu laisseras madame Cambry faire à saguise. Elle est bien libre de ne pas se marier, et je parierais queM. Roger Darcy ne cherchera pas à vaincre son refus.Résigne-toi à hériter de lui un jour, et rappelle-toi que lesilence est d’or. Si tu veux m’être agréable, tu ne me parlerasjamais et tu ne parleras jamais à personne de ce qui vient de sepasser. Occupe-toi de mademoiselle Lestérel et oublie le crime del’Opéra. L’instruction est close. Et je veux que le diablem’emporte si on me reprend à marcher sur les brisées de Lolif.
– Nous voici dans les Champs-Élysées.Fais-moi le plaisir de me déposer au rond-point.
– Tu sais que mon oncle t’attend.
– Parfaitement. Je le verrai, mais il netrouvera pas mauvais que j’aille d’abord prendre des nouvelles demadame de Barancos. J’irai au Palais en passant par l’avenueRuysdaël.
Darcy se tut. Il était choqué des réponsesénigmatiques du capitaine, mais il n’osait pas le presser. Ilsentait vaguement que ces réticences cachaient un mystère qu’ilvalait mieux ne pas chercher à éclaircir. Il laissa descendre sonami qui lui promit de le revoir le lendemain et qui sauta dans unfiacre pour se faire conduire au parc Monceau.
Nointel n’eut pas plus tôt refermé la portièredu coupé numéroté qui l’emmenait chez la marquise, qu’il tira de sapoche les fameuses lettres.
– Celle-ci est bien d’elle, dit-il entreses dents. Il m’a suffi de jeter les yeux sur le billet que Gastonm’a montré pour reconnaître l’écriture. La charmante et vertueusemadame Cambry a été la maîtresse de Golymine et a poignardé Juliad’Orcival. Elle l’a poignardée virilement de ses propresmains, comme disait Brantôme en parlant de je ne sais quellebelle et honneste dame de son temps qui avait dagué unamant infidèle. De nos jours, ces actions viriles conduisent encour d’assises celles qui les commettent, et madame Cambry l’aéchappé belle. Si j’avais vu une minute plus tard son billet àGaston, elle était perdue, je livrais au juge d’instructionl’autographe tiré de la pelisse de Golymine.
» M. Roger Darcy aussi l’a échappébelle. Il y avait de quoi le tuer net. Et s’il savait qu’il me doitde ne pas s’être trouvé forcé de faire arrêter la femme qu’ilallait épouser, il me pardonnerait bien volontiers l’irrégularitéque je vais commettre. Car je ne lui remettrai pas la lettre. Lemariage est rompu, c’est tout ce qu’il faut. Si je la luiremettais, j’aurais l’estime des gens qui n’admettent pas qu’ondésobéisse à la loi ; je n’aurais pas la mienne, car pouratteindre une coupable qui se punira elle-même, je frapperais uninnocent.
» Oui, mais il ne sait rien, et ilprendra fort mal l’histoire que j’inventerai pour lui expliquercomment je ne possède plus les papiers que je lui ai promis.J’aurai beau dire qu’on me les a volés, il n’en croira pas un mot,et il doit se trouver dans le Code pénal un article applicable àmon cas. Si j’étais en définitive le seul condamné dans cetteaffaire, ce serait drôle. Eh bien, je m’y résignerais plutôt que debriser le cœur de M. Darcy en lui dénonçant madame Cambry. Etpuis… pourquoi ne m’avouerais-je pas à moi-même que cettemalheureuse m’inspire de la pitié, presque de l’intérêt ? Cequ’elle a dû souffrir, ce qu’elle souffrira encore rachète enpartie son crime. Quelle force de caractère il lui a fallu pour nepas se trahir tout à l’heure quand je lui ai posé laquestion ! Elle a compris au premier mot, et elle n’a pasfaibli. Si j’avais été seul avec elle, je crois que je lui auraisrendu sa lettre. Et de quel air elle m’a dit : Adieu ! Jene serais pas étonné qu’elle disparût pour s’en aller finir sesjours dans quelque couvent. S’il y avait une Chartreuse ou uneTrappe pour les femmes, elle courrait s’y enfermer. Provisoirementpourtant, je garderai l’arme que j’ai contre elle, mais je suis àpeu près sûr que ce sera une précaution inutile.
Ces réflexions menèrent Nointel jusqu’à laporte de l’hôtel de la marquise. En y arrivant, il vit la grilleouverte et des valets de pied rassemblés dans la cour. Ces genscausaient entre eux avec une animation qui lui parut de mauvaisaugure. Il descendit en toute hâte et il s’informa. Le conciergelui apprit que madame de Barancos venait de partir en chaise deposte, sans dire où elle allait. Elle avait emmené son majordome etn’avait laissé en partant aucun ordre à ses autres domestiques.
Le capitaine pensa qu’une grande dame dix foismillionnaire ne se sauve pas comme une petite actrice poursuiviepar ses créanciers. La marquise ne pouvait pas être encore en routepour l’Amérique, et l’idée vint à Nointel qu’elle devait avoir prisle chemin du château de Sandouville dans l’intention de s’isolerpendant quelques jours.
Il voulait à tout prix la revoir avant qu’ellequittât la France, et il aimait autant ne pas rentrer chez lui cejour-là, car il craignait que le juge d’instruction ne vînt l’ychercher. Il se fit conduire au chemin de l’Ouest, et il monta dansle premier train qui partit sur la ligne de Rouen.
Quand ce train s’arrêta à la station deBonnières, la nuit tombait, et il eut quelque peine à trouver unevoiture de louage pour se faire conduire au château. Il y parvintpourtant, et, trois quarts d’heure après son arrivée, il roulait encarriole sur ce chemin qu’il avait parcouru peu de joursauparavant, dans un équipage beaucoup plus brillant. L’homme qui lemenait ne put lui dire si la marquise était à Sandouville. Elle yvenait toujours en poste, et la route ne suit pas la même directionque le chemin de fer. Nointel resta donc jusqu’à la fin du voyagedans une incertitude pénible, et son cœur battit quand il vitbriller des lumières au bout de la grande avenue qui précédait lacour d’honneur.
Ces lumières n’étaient point immobiles commecelles qui éclairent les fenêtres d’une maison habitée. Ellesallaient et venaient dans la cour. Le capitaine fit arrêter savoiture en dehors de la grille, et commanda au conducteur del’attendre. Il n’était pas certain que la marquise fût arrivée, ilne savait même pas si elle viendrait, et il voulait se renseigneravant de décider de l’emploi qu’il ferait de sa soirée.
Dans la cour, il rencontra des domestiquesaffairés, qui répondirent à peine aux questions qu’il leuradressa ; mais il finit par trouver près du perron l’intendantde la marquise, un vieux serviteur qu’il connaissait fort bien pourl’avoir vu à l’hôtel et au château. Cet homme ne parut pas tropsurpris de l’apparition du capitaine, et ne fit aucune difficultéde lui apprendre que madame de Barancos était arrivée à Sandouvilledans la journée, qu’elle y avait passé quelques heures, employéesprincipalement par elle à s’informer des suites de l’enquêteouverte sur la mort accidentelle d’un de ses rabatteurs, et qu’ellevenait de partir, toujours en poste, pour une destination inconnue.Le majordome ajouta que madame la marquise avait annoncé à ses gensle projet de quitter la France, et qu’il était chargé, luipersonnellement, d’administrer ses propriétés en attendant sonretour, dont l’époque paraissait devoir être fort éloignée.
Nointel comprit qu’il serait inutiled’insister pour en savoir davantage, et il reprit tristement lechemin de Bonnières. Il aurait pu rentrer à Paris par un train dusoir ou de la nuit, mais il se doutait que les Darcy, oncle etneveu, devaient le chercher, et il aimait tout autant ne les revoirque le lendemain. Il se décida donc à coucher dans une auberge devillage où il ne dormit guère. La marquise ne lui sortait pas del’esprit. Il ne pouvait pas se dissimuler qu’elle était partiesubitement, et presque clandestinement, pour éviter une scèned’adieux qu’elle redoutait sans doute, et qu’il ne la reverraitpeut-être jamais. Cette pensée l’affligeait d’autant plus que sonamour n’avait fait que grandir, et qu’il n’espérait pas quel’absence le guérît. Aussi était-il de fort mauvaise humeur quandil arriva rue d’Anjou, le lendemain de grand matin. Son groom luiapprit que M. Darcy était venu trois fois dans la soirée, etlui remit deux lettres reçues pendant son absence.
L’une était de Gaston, qui lui disait :« Mon oncle t’a attendu toute la journée au Palais. Il estfurieux contre toi, et j’ai eu toutes les peines du monde à lecalmer. Je te conseille de l’aller voir le plus tôt possible, etj’espère que tu as renoncé à ton extravagante idée de ne pas luiremettre la lettre de cette misérable femme qui a tué Julia. Si tudétruisais ce billet, tu te mettrais dans un très-mauvais cas et tume ferais beaucoup de peine, car je ne suis pas de ton avis, et jesouhaite ardemment que la coupable soit punie. »
– Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne saitpas ce qu’il dit, murmura Nointel. S’il se doutait que la coupable,c’est madame Cambry, il chanterait une autre gamme. Et quant à sononcle, il fera ce qu’il voudra ; mais dût-il m’envoyer enpolice correctionnelle, il n’aura pas le billet de Golymine.
Les idées du capitaine étaient fort arrêtées,mais elles prirent bientôt un autre cours, car la seconde lettrequ’il ouvrit, sans regarder l’écriture de l’adresse, était demadame de Barancos. Elle ne contenait qu’une ligne :
« Je vous aime, je souffre le martyre etje pars. »
C’était presque la répétition d’une phrasehistorique, celle que dit Marie Mancini à Louis XIV, à l’heureoù se rompirent ces royales amours qui avaient failli finir par unmariage ; mais on peut croire que ce rapprochement ne vintpoint à l’esprit de Nointel. Il reçut un coup au cœur et il se mità commenter, à la façon des amoureux, les laconiques adieux de lamarquise. C’étaient bien des adieux ; ce n’était pas un congé.Ils ne se terminaient pas par le classique :« Oubliez-moi. » Elle disait : Je pars, sans dire oùelle allait, mais elle ne défendait pas au capitaine de chercher àdécouvrir le pays où elle se retirait ; elle ne lui défendaitpas de l’y rejoindre. Et il se promettait déjà de ne pas s’en tenirà ce dénouement écourté.
Il n’eut pas, ce matin-là, le loisir d’ysonger longtemps. Son groom entra comme il finissait de lire lalettre de madame de Barancos et lui annonça qu’une femme en deuildemandait à lui parler de la part de madame Cambry. Très-surpris etencore plus intrigué, il donna l’ordre de la faire entrer, et dèsqu’elle parut, il reconnut dame Jacinthe.
Elle était vêtue de noir, et elle marchaitlentement comme la statue du Commandeur. Sans prononcer une paroleet sans attendre que Nointel l’interrogeât, elle lui remit un plicacheté.
Nointel, un peu troublé par ces façonssolennelles, l’ouvrit précipitamment et lut ces mots tracés d’unemain ferme par madame Cambry :
« Vous m’avez dit hier : On revientde l’exil, on sort du cloître. Je vous ai répondu : Il n’y aque les morts qui ne reviennent pas. Je vais mourir. Pardonnez-moicomme je vous pardonne et sauvez ma mémoire. Brûlez malettre. »
– Morte ! s’écria le capitaine. Elles’est tuée !
– Cette nuit… à trois heures, dit madameJacinthe d’une voix sourde.
– Comment ?
– Elle a pris du poison… un poisonfoudroyant et qui ne laisse pas de traces. Si vous vous taisez, nulne saura qu’elle s’est tuée.
– Mais… M. Darcy ?
– M. Darcy apprendra dans quelquesinstants que ma maîtresse est morte de la rupture d’un anévrisme.Il dépend de vous qu’il la pleure ou qu’il la maudisse.
– J’ai promis, je tiendrai mapromesse.
– Tenez-là donc.Qu’attendez-vous ?
Dame Jacinthe en parlant ainsi regardaitfixement Nointel, et ses yeux caves brillaient d’un feu sombre.
Nointel comprit. La lettre était à la place oùil l’avait mise la veille, sur sa poitrine. Il la prit, la tendit àJacinthe et lui dit :
– La reconnaissez-vous ?
– Oui.
Une bougie brûlait sur la cheminée. Nointelapprocha le papier de la flamme et le tint entre ses doigts jusqu’àce que la dernière parcelle fût consumée.
– Merci, dit simplement Jacinthe. Etl’autre ?
L’autre, c’était le billet que sa maîtresseavait écrit avant de mourir. Le capitaine comprit et le livra aussiau feu de la bougie.
– C’est bien, reprit Jacinthe. Ma missionest terminée. Adieu, monsieur.
Et elle sortit sans que Nointel cherchât à laretenir.
– Pauvre femme ! murmura-t-il. Elles’est fait justice, mais elle méritait un meilleur sort. Julia esttrop vengée… et si j’avais pu prévoir que le drame finirait ainsi,j’aurais rendu la lettre hier. Le juge ne saura jamais à queldanger il a échappé, et il est homme à me reprocher encore maconduite en cette affaire… il faut que je m’explique avec lui sansperdre une minute… à cette heure, il doit être informé del’événement… c’est le moment de me présenter… il sera trop ému pourme chercher noise.
Le capitaine ne prit pas le temps de changerde toilette. Il envoya son groom lui chercher un fiacre, et il sefit mener rue Rougemont.
Il y arriva juste pour rencontrer dans la courde l’hôtel l’oncle et le neveu. M. Roger Darcy étaittrès-pâle, et Gaston avait la figure bouleversée.
– Vous voilà, monsieur, s’écria lemagistrat. Connaissez-vous l’affreuse nouvelle ?
– Je viens de l’apprendre, répondit lecapitaine, bien décidé à ne pas dire par quelle voie il l’avaitapprise.
– Vous m’excuserez alors de ne pas vousrecevoir. Je suis allé trois fois chez vous, hier, et j’ai eu leregret et la surprise de ne pas vous y rencontrer. Vous m’apportezsans doute cette lettre.
– Non, monsieur. Je ne l’ai plus. Ellem’a été volée.
Le juge fit un haut-le-corps, mais ce futtout.
– Ces étrangers que je vous ai signalésavaient intérêt à supprimer les preuves de leur complicité avecGolymine, reprit Nointel, qui jugea utile de colorer son mensonge.On s’est introduit chez moi, en mon absence, et les papiers quej’avais trouvés dans la pelisse ont disparu.
M. Darcy regarda le capitaine comme s’ileût cherché à lire au fond de sa pensée, et comme le capitaine nebronchait pas, il le salua d’une inclination de tête et ilpassa.
– Ah ! mon ami, quelle épouvantablecatastrophe ! dit Gaston qui s’arrêta pour serrer la main deNointel.
– Épouvantable, en effet, et bienimprévue.
– On eût dit pourtant que madame Cambryla prévoyait, car elle avait fait son testament. Elle me laissetoute sa fortune.
– L’accepteras-tu ?
– Oui, pour la transmettre aux pauvres enson nom.
– Tu feras bien.
M. Darcy était déjà monté dans son coupéqui l’attendait devant la grille. Son neveu courut l’y rejoindre.Le cheval fila vers l’avenue d’Eylau, et Nointel s’éloigna enmurmurant :
– Je crois que ce galant homme ne meparlera plus jamais de la lettre. Il a tout deviné.
Nointel se trompait-il ? Il ne le saitpas encore et il ne le saura jamais.
Cinq mois se sont écoulés, et le mystère quienveloppait le crime de l’Opéra n’a pas été éclairci. L’instructiona été abandonnée. Paris n’y pense plus. Il n’y a que Lolif qui s’enoccupe encore, à ses moments perdus. Il a, du reste, d’autressoucis. Les assassins lui ont donné beaucoup de besogne pendant cesderniers mois.
Un jour, cependant, vers la fin d’avril, il acru que l’affaire du meurtre de la d’Orcival allait prendre uneface nouvelle. La Gazette des Tribunaux annonçait que lebouton de manchette, l’autre, celui qui complétait la paire, avaitété retrouvé dans un égout de l’avenue d’Eylau. C’était une faussejoie. Personne n’a pu dire qui l’avait jeté là, et pas un bijoutierne l’a reconnu.
La mort de madame Cambry n’a donné lieu àaucun commentaire. Les amis de la charmante veuve l’ont beaucoupregrettée, et mademoiselle Lestérel la pleure encore. Elle lapleurera toujours.
Gaston Darcy a consacré à la fondation d’unhôpital et d’un asile pour les jeunes filles pauvres la fortune quelui a léguée madame Cambry. Le testament assurait une situationindépendante à dame Jacinthe, qui est allée finir de vivre au fondd’une province éloignée.
Gaston Darcy n’est pas encore magistrat. Maissa nomination est signée, et il se mariera au mois d’octobre. Sononcle a donné sa démission, et il est allé passer l’été au bord dela mer pour se remettre de violentes secousses qui ont gravementaltéré sa santé. Il reviendra pour assister au mariage, et ilcompte voyager ensuite pendant toute une année.
La disparition de la marquise a fait beaucoupde bruit. On l’a expliquée de cent façons. Quelques-uns n’y ont vuqu’un caprice de grande dame. D’autres ont inventé et répandu deshistoires malveillantes. Personne n’a deviné la vérité.
On s’est beaucoup inquiété aussi de savoir oùmadame de Barancos était allée. On a cru d’abord qu’elle était toutsimplement retournée à la Havane. Mais on a fini par savoir qu’ellenaviguait dans la Méditerranée sur un yacht dont elle a faitl’acquisition en Angleterre. On l’a vue dans les mers du Levant.Elle a passé les fêtes de Pâques à Jérusalem, et elle habitait aumois de mai un kiosque sur le Bosphore. Plus tard, elle s’estrapprochée de la France. Le yacht qui porte ses couleurs a étésignalé dans les eaux de la Sicile, et les gens bien informésassurent qu’elle a acheté près de Palerme une délicieuse villa oùelle vit indépendante et solitaire. Elle ne reçoit pas lescitadins, et les brigands qui tiennent la campagne larespectent.
Nointel, qui était resté à Paris jusqu’à lafin de juillet, vient de partir sans dire où il allait. Son amiGaston sait seulement qu’il s’est dirigé vers le Midi, et s’étonneun peu de cette fantaisie. Le capitaine s’en va, en pleinecanicule, au pays du soleil. Il est vrai qu’il a longtemps fait laguerre en Algérie et au Mexique. Et puis les amoureux ne sepréoccupent ni des saisons ni des climats. Nointel serait allé aupôle Nord, si la marquise s’était mise en tête de se fixer dans lesrégions arctiques.
Simancas et Saint-Galmier ont fait voile versd’autres parages, et il est probable qu’on n’aura jamais de leursnouvelles. Les deux coquins avaient depuis longtemps préparé leurfuite, et ils ont pris le train en sortant de la salle desventes.
Claudine Rissler est partie pour la Russieavec Wladimir. Elle a emmené Mariette, et la tombe de Juliad’Orcival serait fort négligée si Berthe Lestérel n’en prenaitsoin. Elle y porte souvent des fleurs, et elle prie Dieu tous lesjours pour la courtisane.
Elle prie aussi pour sa bienfaitrice, pourmadame Cambry, dont elle bénit la mémoire, et pour sa malheureusesœur, dont elle élèvera la fille, comme si cette fille était lasienne.
Elle chante encore quelquefois l’air deMartini, mais elle ne s’attriste plus quand elle arrive à ladernière phrase, car elle ne redoute plus que la prophéties’accomplisse. Pour elle, chagrins d’amour n’ont duréqu’un moment, et elle espère que son bonheur durera autant que savie.
Prébord vient de faire une fin. Il épouse lescinq millions de miss Anna Smithson.
Crozon a repris le commandement d’un navire.Les baleines n’ont qu’à bien se tenir.
FIN.