Partie 1
LES RAVAGEURS
Chapitre 1
Paris a des nuits effrayantes de silence et d’obscurité. Le brouillard estompe les toits, une pluie fine rend le pavé glissant, le vent courbe la flamme des réverbères, et la Seine coule silencieuse entre ses deux rives de pierres.
Nul passant sur les quais, nulle voiture sur les ponts.
La grande ville se tait, les honnêtes gens ont fermé leurs portes, le monde des voleurs respire et s’apprête à ses expéditions ténébreuses.
Qu’importe que le boulevard vive encore à une heure du matin, tout resplendissant des lumières de sa guirlande de cafés bruyants ?
De ce côté-ci, au bord de l’eau, le silence est si grand qu’on dirait une nécropole.
Il est un endroit sinistre où un des bras de la Seine étranglé entre deux hautes murailles, passe avec des tentations vertigineuses pour ceux qui songent au suicide.
Canal plutôt que fleuve, eau dormante qui bouillonnait en amont et reprendra son cours rapide en aval, la Seine semble s’arrêter noire, profonde, mystérieuse, avec des secrets de mort étranges, entre les deux bâtiments de l’Hôtel-Dieu.
Accoudez-vous un peu sur le parapet du pont de la Cité ou du pont de l’Archevêché ; regardez-la couler entre ces deux asiles de souffrance, cette eau qui redeviendra limpide et bleue, là-bas, au delà des coteaux de Sèvres et de Saint-Cloud, et sa tranquillité sombre vous donnera le frisson.
Vous qui cherchez l’oubli dans la mort, venez là : vous qui hésitez à quitter la vie, venez encore. La folie du suicide vous montera au cerveau, après dix minutes de contemplation.
Or, par une de ces nuits dont nous parlionstout à l’heure, un immense radeau, un train de bois, comme on dit,passait au fil de l’eau entre ces deux arches funestes, du pont dela Cité et du pont de l’Archevêché.
Trois hommes assis à l’avant causaient toutbas.
Un quatrième, à l’arrière du train, manœuvraitun gouvernail primitif fait avec une longue poutre.
– Quel temps de chien ! disait undes flotteurs, en se frottant vigoureusement les bras et les mainspour se réchauffer.
– Ma peau de bique est traversée, dit lesecond.
– Et dire, murmura le troisième, que nousne serons pas au cabaret de la mère Camarde, à l’enseigne del’Arlequin, avant deux heures du matin ! J’ai unesoif d’enfer.
– Qui t’empêche de boire un coup ?dit le premier en riant. La grande tasse est pleine… et c’est del’eau douce, encore.
– Merci ! je n’en use pas. Je n’aibu de l’eau qu’une fois, et ce n’était pas de bonne volonté,camarade.
– Et quand donc ça, leNotaire ? demanda le premier flotteur.
– Quand j’étais là-bas…
Et il souligna le mot.
– Ah ! oui, au pré deToulon ?
– Justement, nous avions tenté de noussauver à la nage, un soir, mon camarade et moi : il s’est noyéet moi on m’a repris.
– Ce qui ne t’a pas empêché defiler un peu plus tard.
– Naturellement.
Celui des flotteurs qui s’était plaint que sapeau de bique était toute mouillée, et qui, à l’accent frais etsonore de sa voix, paraissait être un jeune homme, dit avec uncertain enthousiasme :
– C’est égal, je ne craindrais pas lebagne, moi !
– Ça vaut mieux que la Centraletoujours ; j’y ai fait deux ans, je sais ce que c’est, dit lesecond.
Celui qui venait de Toulon reprit :
– Tu es jeune toi,Marmouset : quêque t’as ?
– Dix-neuf ans.
– Tu as le temps de voir ça et decomparer.
Et l’ex-forçat se mit à rire.
Mais le premier des trois flotteurs, celui quidisait avoir fait deux ans de Centrale, ne partagea pas cettehilarité.
Il avait les yeux en l’air et regardait lepont de la Cité dont le radeau approchait lentement.
L’arche gigantesque se détachait aussi noireque de l’encre de Chine sur le ciel déjà noir.
Au-dessus et au milieu, comme un clocheton surla toiture d’une église, on voyait une silhouette d’une parfaiteimmobilité.
Était-ce un homme ? était-ce unpoteau ?
Voilà ce qu’il était impossible de dire.
– Qu’est-ce que tu regardes donc, laMort-des-braves ? demanda le flotteur qui avait connula vie du bagne.
Celui qui répondait à ce singulier nom étenditla main vers l’arche du pont.
– Je crois bien, dit-il, que voilà unhomme.
– Je parierais pour un réverbère quis’est éteint, dit Marmouset, car on avait ainsi surnommé legamin.
– Imbécile ! dit le forçat, tu neconnais donc pas mieux ton Paris que ça ?
– Plaît-il ? fit le gamin piqué.
– Où sommes-nous ?
– En Seine donc !
– Oui, mais à quel endroit ?
– Auprès de Notre-Dame et del’Hôtel-Dieu.
– Eh bien ! tu devrais savoir qu’iln’y a pas de réverbère au milieu du pont de la Cité.
De plus en plus piqué, Marmousetrépondit :
– Comme vous le dites, j’ai le tempsd’apprendre.
La Mort-des-braves regardait toujours cettesilhouette immobile.
– J’ai idée, dit-il, que c’est un hommequi veut casser sa pipe et dévisser sonbillard.
Dans ce langage pittoresque du peuple deParis, ces deux images équivalent au verbe mourir.
– Si le cœur lui en dit, fit Marmousetfroidement. Peut-être que c’est pour un chagrin d’amour.
– À moins, ricana le forçat, que ce nesoit quelque banquier qui a mangé la grenouille de sesactionnaires.
– Ohé ! monsieur ! criaMarmouset, faut pas vous gêner… l’eau est bonne…
Mais comme le gamin parlait, et avant sansdoute que sa voix ne fût parvenue en haut du pont, la silhouetteavait fait un mouvement assez semblable à celui de la cheminée d’unbateau à vapeur passant sous un pont.
Puis quelque chose de noir avait tourbillonnédans l’air.
Puis encore l’eau tranquille avait été frappéepar quelque chose qui tombait, et s’était entr’ouverte, gouffreperfide, pour engloutir sa victime.
– Ça y est, Marmouset, monsieur estservi.
Et il se mit à rire.
Mais le quatrième flotteur, celui qui était àl’arrière et qui ne s’était point mêlé à la conversation, jeta uncri, abandonna la barre et tomba à l’eau.
– Bon ! dit la Mort-des-braves,qu’est-ce qu’il va donc faire celui-là ?
– Il va le repêcher donc !
– L’imbécile ! dit l’ex-forçat.
Marmouset fit un porte-voix de ses deux mainset cria :
– Hé ! l’Étourneau, si tu lerepêches vivant, tu n’auras que quinze francs ; noie-le, c’estdix francs de plus.
Le flotteur à qui on venait de donnerl’épithète de l’Étourneau était un vigoureux jeune hommede vingt-sept à vingt-huit ans, nageur intrépide, pour qui la Marnen’avait ni trahisons, ni mystères.
Il fendit l’eau, et se dirigea avec le calmeet la précision d’un chien de Terre-Neuve vers l’endroit qu’il nevoyait pas, tant la nuit était sombre, mais où il entendait unsourd clapotement.
L’homme qui s’était volontairement jeté àl’eau avait été au fond tout d’abord.
Mais la nature avait repris ses droits.
Instinctivement, cet homme, qui savait nager,était remonté à la surface.
Et alors une lutte s’était engagée.
Une lutte terrible, acharnée, féroce entrel’âme qui voulait quitter la vie, et le corps qui ne voulait pasmourir.
Pendant ce temps, le flotteur l’Étourneauarrivait et saisissait le noyé par les cheveux.
Le noyé commençait à disparaître : –l’âme avait vaincu le corps.
Et Marmouset criait toujours.
– Mais noie-le donc, imbécile !c’est dix francs de plus.
Le radeau qui suivait le fil de l’eau, fortcalme en cet endroit, était encore à vingt brasses du pont.
Le flotteur, qui s’était bravement dévoué poursauver la vie à un de ses semblables, l’avait donc dépassé de toutela vitesse que peut déployer un vigoureux nageur.
Ceux qui étaient restés sur le radeau,c’est-à-dire Marmouset, la Mort-des-braves et le forçat ne voyaientrien ; mais ils entendaient le bruit d’une lutte.
C’était maintenant contre son sauveur que sedébattait le noyé.
– Ma foi ! dit la Mort-des-braves,ça vaut la peine d’être vu, ça. On peut bien rallumer lefanal ; pour deux liards de chandelle, on n’en mourra pas.
Il y avait à l’avant du train de bois unelanterne que les flotteurs n’allumaient que sur les canaux etlorsqu’ils arrivaient aux écluses ; hors de là, ils aimaientmieux suivre le courant dans les ténèbres.
Les ténèbres convenaient mieux à leurs mœurset à leurs habitudes.
La Mort-des-braves battit le briquet, allumala lanterne, et la lanterne projeta sa lueur en avant du train debois.
Alors les trois flotteurs aperçurent leurcompagnon qui essayait de se débarrasser des terribles étreintes del’homme qui se noyait, et de le repêcher sans se noyerlui-même.
Et soudain, l’homme qui avait été au bagnepoussa un cri :
– C’est LUI !
Puis il se jeta à l’eau, comme avait faitl’Étourneau pour aller au secours de l’homme qui se noyait…
Marmouset et la Mort-des-braves avaient été unmoment frappés de stupeur en voyant leur camarade le Notaire sejeter à l’eau à son tour pour aider le flotteur l’Étourneau àrepêcher le noyé.
– C’est donc quelque prince russe ?murmura Marmouset avec son accent railleur et cynique.
– C’est toujours une connaissance, pourque le Notaire s’en soit mêlé. Il n’est pas comme cet imbécile del’Étourneau qui est honnête comme un caniche et pleure quand unchat a mal à la patte.
Et la Mort-des-braves haussa les épaules avecun certain dédain.
Pendant ce temps le radeau continuait samarche lente et s’approchait peu à peu de l’endroit où ces troishommes formaient un groupe étrange se débattant à la surface del’eau.
Celui qui s’était jeté du haut du pont etvoulait mourir était un homme d’une force herculéenne, etl’Étourneau, si habile nageur qu’il fût, ne parvenait point à sedégager de son étreinte.
De temps en temps, le noyé reparaissait à lasurface et disait :
– Laissez-moi mourir, vous !
L’Étourneau tenait bon et cherchait à lesaisir par les cheveux.
Enfin le Notaire était arrivé.
Celui-là aussi était un solide gaillard etentre ces deux hommes, le noyé ne put faire aucune résistance.
Et comme le radeau arrivait, ils le prirenttous deux sous les aisselles et le jetèrent dessus.
Le noyé avait épuisé ses forces, mais iln’avait point perdu connaissance.
Et il promenait autour de lui un regardhébété, grâce au fanal dont la lueur se projetait sur le visage desflotteurs.
– Je te connais, toi, murmura-t-il, enregardant le Notaire.
– Moi aussi, répondit ce dernier, je teconnais… sans cela est-ce que j’aurais pris un bain ? Lesaffaires des autres ne me regardent pas, je ne me mêle que descamarades.
Le noyé était un homme de haute taille, delarge stature, à la figure bestiale, aux cheveux presqueblancs.
Il était plus près de soixante ans que decinquante.
Marmouset et la Mort-des-braves le regardaientavec curiosité.
Quant au Notaire et à l’Étourneau, ils letenaient toujours par le bras, de peur que la fantaisie ne lui prîtde se précipiter à l’eau de nouveau.
Mais la lutte qu’il avait soutenue en épuisantses forces avait éteint sa volonté.
En proie à une véritable prostration, ilregardait attentivement ces hommes qui lui étaient inconnus, et leforçat qu’il reconnaissait :
– Tu étais là-bas, toi ?dit-il enfin.
– Pardieu ! répondit le forçat.
– On t’appelait le Notaire…
– C’est toujours mon nom. Et toi tu étaisJean-le-boucher.
– Jean-le-bourreau, fit le noyé d’unevoix sourde.
– C’est bien çà. Seulement tu as jolimentfait la paix avec les camarades le jour duBonnet-vert.
Jean-le-boucher ou Jean-le-bourreau, comme onle nommait au bagne, – car c’était bien lui, – eut un sourire dedésespoir :
– J’ai trahi mon maître,murmura-t-il.
Les quelques mots échangés entre lui etl’ex-forçat le Notaire avaient éveillé au plus haut degré lacuriosité de Marmouset et de la Mort-des-braves.
L’Étourneau, le brave homme qui n’était alléni à Toulon, ni à Poissy et pleurait quand on écrasait la patted’un chat, ne comprenant rien à l’argot de ses compagnons, s’enétait retourné à l’arrière du train de bois, reprendre songouvernail, avec la satisfaction calme que procure le sentiment dudevoir accompli.
– Qu’est-ce que vous dégoisez là, vousautres ? demanda la Mort-des-braves.
– Ça m’intrigue tout de même, fitMarmouset à son tour.
Jean-le-bourreau les regardait avecdéfiance.
– Tu peux parler devant eux, dit leNotaire, ce sont des amis.
En argot, le mot ami signifievoleur.
Et pour lui donner l’exemple, le Notairecontinua :
– Ce gaillard-là, tel que vous le voyez,c’est l’ancien bourreau du bagne de Toulon.
La Mort-des-braves fit la grimace.
Marmouset, qui n’avait pas d’expérienceencore, comme disait le Notaire, ne put se défendre d’un légerfrisson.
– Mais, reprit l’ex-forçat, il s’estjoliment réhabilité, allez !
Et s’il retournait au pré, on le recevraitcomme Rocambole lui-même.
– Rocambole ? fit Marmouset, undrôle de nom ! C’est-y un fameux ?
– J’en ai souvent entendu parler à laCentrale, dit la Mort-des-braves.
– Le maître !… murmuraJean-le-bourreau, qui prit sa tête à deux mains et parut s’abîmerdans un sombre désespoir.
Le radeau, en ce moment, après avoir passé lepont de la Cité, filait entre le quai des Orfèvres et celui de laVallée et prenait une allure plus rapide, car la Seine retrouvait,en cet endroit, son courant rapide.
Et comme Jean-le-bourreau paraissait étreintpar quelque terrible souvenir et ne prêtait plus aucune attention àce que disaient les trois flotteurs, le Notaire continua :
– Rocambole ! c’est le Dieu dubagne, l’homme qui a toujours enfoncé tous les curieux ettous les marchands de lacets. Un jour, il lui a prisfantaisie de s’en aller, et les portes se sont ouvertes. On allaitguillotiner un camarade, il a arrêté en chemin le couteau de laguillotine.
– C’est fameux, ça ! dit laMort-des-braves.
– J’irai au pré rien que pour levoir, dit Marmouset avec enthousiasme.
Alors le Notaire raconta dans tous ses détailsà ses deux compagnons l’histoire étonnante de Rocambole et sonévasion au bagne, sept ou huit mois auparavant.
– Ah ! dit la Mort-des-braves, sinous avions un pareil chef au lieu du Pâtissier, qui est unfeignant, nous ferions de rudes affaires.
– Peut-être…
En ce moment, Jean-le-boucher releva latête.
– Vous ne le retrouverez pas,murmura-t-il.
– Pourquoi ?
– On l’a repris.
– Bah ! il se sauvera denouveau.
– Et comment l’a-t-on repris ?demanda Marmouset, qui tenait à s’instruire.
– C’est moi qui l’ai vendu, ditJean-le-bourreau avec désespoir.
– Toi ? fit le Notaire en fronçantle sourcil.
– Oh ! je ne l’ai pas fait àdessein, va ! Mais je suis une brute… le curieux m’afait jaser et m’a enfoncé.
Aussi, continua Jean, sur le visage bestialduquel coulèrent deux grosses larmes, c’est pour cela que jevoulais me périr tout à l’heure. On m’avait repris, moi aussi. Onm’avait ferré. J’étais en route pour Toulon. J’ai fait un trou auwagon cellulaire, et je me suis laissé tomber sur la voie. Jecroyais que le train m’écraserait. Quand il a été passé tout entiersur moi sans m’atteindre, je me suis relevé sain et sauf. Alors, jesuis revenu à Paris… et…
Le Notaire interrompit Jean-le-bourreau, enjetant un nouveau cri et disant :
– Bon ! encore un homme àl’eau !
Le train de bois, pendant le récit du Notaire,avait fait du chemin ; il était maintenant au-dessous du pontde Grenelle.
Les trois flotteurs n’avaient pas songé àéteindre leur fanal et sa lueur se projetait à vingt ou trentemètres en avant.
Or, à cette distance, le Notaire venaitd’apercevoir un cadavre qui flottait sur l’eau, les bras crispésautour d’une planche.
– Faut le repêcher ! dit Marmouset.C’est vingt-cinq francs de trouvés !
Faisons maintenant connaissance avec la mèreCamarde et son cabaret à l’enseigne de l’Arlequin.
Dans le langage imagé du peuple de Paris, onappelle un arlequin l’assemblage de toutes sortes deviandes et de restes que les restaurants vendent aux cabarets debas étage.
Quand vous traversez le pont de Suresnes, vousavez devant vous les coteaux de Puteaux et de Courbevoie, derrièrevous le bois de Boulogne.
Sur la rive gauche de la Seine, un peu aprèsPuteaux, à un quart de lieue avant Courbevoie, il y a unemaisonnette bâtie de torchis, dont les fenêtres et les portes sontpeintes en rouge.
C’est le cabaret de l’Arlequin.
Ni à gauche, ni à droite aucune maison.
Le cabaret est isolé.
Le canotier joyeux que le dimanche arrache àson magasin ou à son atelier et rend à sa youle ou à sonyouyou, ne songe jamais à se rafraîchir au Cabaret del’Arlequin.
Les bourgeois qui viennent en promenade sur laberge n’y entrent pas davantage.
La maison est d’aspect sinistre.
L’hôtesse qu’on voit constamment assise sur saporte, attendant de rares chalands, est une grande femme, sèche,nerveuse au nez busqué, aux yeux noirs, qui a dû être d’une beautéhardie et fatale dans sa jeunesse et dont le regard a quelque chosede sinistre.
Au surnom qu’elle porte, on dirait une femmetout autre.
Quelque ogresse petite et trapue,avec des épaules larges et un nez épaté, il n’en est rien.
Ce nom de Camarde a une origine plusterrible.
Elle est la veuve d’un supplicié.
C’est pour cela que les bourgeois craintifs etles canotiers joyeux passent sans s’arrêter devant cette maisonpeinte en rouge, comme le sinistre instrument de mort sur lequelest monté, voilà dix ans, son propriétaire.
Pourtant la veuve ne se plaint pas.
Elle ne dit pas d’injures aux passants quidétournent la tête.
Elle ne salue pas avec des imprécations lescanots qui filent à toute voile, emportant un rieur équipage decalicots et de grisettes.
Que lui importe de ne rien vendre lejour !
Ce n’est pas à la lumière du soleil que laCamarde fait ses affaires.
Mais vienne la nuit !
Alors une lumière blafarde tremblote derrièreles carreaux de papier huilé qui garnissent les fenêtres, un filetde fumée monte au-dessus du toit.
Les pratiques arrivent, isolées ou deux pardeux, échangeant de mystérieux coups de sifflets, en chantant descouplets étranges des bagnes et des maisons centrales qu’on appellel’argot.
Un train de bois s’est arrêté, juste en facedu cabaret.
Une barque s’est détachée de cette île touteverdoyante qui vient finir au pont de Courbevoie.
D’amont et d’aval arrivent un à un des hommesà mine suspecte ; les uns en bourgerons bleus, les autrescouverts de ce vêtement des rouliers et des flotteurs qu’on appelleune peau de bique.
Et avec eux des femmes étranges, les unesvieilles et hideuses, les autres jeunes et d’une beauté hardie.
Et le cabaret de la Camarde s’emplit peu àpeu, et l’eau-de-vie à un sou le poison distille son venin et brûleces gosiers blasés.
Et ce sont des rires et des chants obscènes,ou de mystérieux conciliabules.
Le cabaret de la Camarde est le rendez-vous decette piraterie de la Seine qu’on appelle le Ravage.
Jadis, elle se réunissait à Asnières, dansl’île à laquelle elle avait donné son nom.
Mais Asnières est devenu depuis six ans unpays de villégiature et de high-life.
Les marchands de nouveautés y ont ouvert desmagasins splendides, les restaurants y sont nombreux, les cafésplus nombreux encore, et le parc, trois fois par semaine, projetteses illuminations sur la petite île que Eugène Sue a chantée dansles Mystères de Paris.
Les Ravageurs ont besoin de plus de silence etd’obscurité, il leur faut un endroit désert, un cabaret éloigné detout autre demeure.
Quand la Camarde est devenue veuve, le vides’est fait autour d’elle.
Alors les Ravageurs sont venus.
Le forçat en rupture de ban qui n’ose rentrerdans Paris vient puiser du courage à l’enseigne del’Arlequin.
C’est là que trône le Pâtissier.
Le Pâtissier est un chef de bande. LesRavageurs l’ont proclamé roi.
C’est un petit homme sec et maigre qui estd’une force peu commune.
Ancien couvreur, il est d’une agilitéremarquable et perche comme un chat sur les gouttières de la maisonoù il a résolu de commettre un vol.
Il a été condamné à dix ans deréclusion ; il a fait son temps. La loi n’a plus rien àréclamer.
Le jour, le Pâtissier est un brave homme quipêche honnêtement du barbillon et du goujon.
La Camarde l’a pris en pension.
Au temps du frai, quand la pêche estinterdite, le Pâtissier raccommode ses filets et radoube sescanots.
Pas plus que la Camarde, il ne se plaint de ladureté des temps.
Quelquefois cependant il disparaît pendantplusieurs jours, et même plusieurs semaines.
– Il est à la campagne, dit laCamarde.
Les initiés savent ce que cela veut dire.
La bande du Pâtissier a des ramifications avecles quatre ou cinq départements qui sont en relation avec Paris parla Seine, la Marne et les canaux.
Le monde de rivière, comme on dit, secourbe tout entier sous sa loi.
Les flotteurs qui descendent de Clamecyapportent souvent des renseignements précieux.
Alors le Pâtissier part avec eux.
Quelques jours plus tard on apprend qu’unemaison de campagne isolée, au bord de l’Yonne ou de la Seine, a étédévalisée.
Quelquefois même les habitants ont étéassassinés.
Mais quand la justice est saisie, le Pâtissierest fort tranquillement assis au seuil de maman Camarde, commel’appellent les flotteurs, ou dans l’île Verte, sa ligne à lamain.
Or, cette nuit-là même où la Mort-des-braves,le Notaire et leurs deux compagnons avaient repêchéJean-le-bourreau, et une heure après avoir découvert un cadavredont les bras s’étaient crispés à l’entour d’une planche, leshabitués ordinaires du cabaret étaient réunis.
Le Pâtissier disait :
– J’attends nos amis de Clamecy.
– Y a-t-il un bon coup à faire ?demanda une belle fille au regard effronté et couverte de haillons,qu’on appelait la Pie-borgne.
– C’est possible, dit le Pâtissier. Ledernier train de bois m’a fait savoir que la Mort-des-braves nousapporterait du nouveau.
– Silence ! exclama la Camarde, quiétait assise au comptoir.
On entendit des pas au dehors.
Les Ravageurs se turent un moment.
– Bah ! dit le Pâtissier, ce ne peutêtre que des amis.
En ce moment, la porte s’ouvrit et deux hommesentrèrent portant sur les épaules un homme inanimé.
Cet homme était celui que les flotteursavaient aperçu à l’avant du train de bois et qu’ils avaient prispour un cadavre.
Cet homme, Jean-le-bourreau l’avait reconnu ets’était écrié :
– C’est le maître !
Cet homme, c’était ROCAMBOLE !
C’était le Notaire et Jean-le-bourreau quiportaient le corps inanimé de Rocambole.
La Mort-des-braves et Marmouset suivaient etl’enfant disait, faisant allusion à Jean-le-bourreau :
– Je crois bien que le pauvre vieux setrompe : il est bien mort.
– Sans compter, disait laMort-des-braves, qu’il a une jolie boutonnière au beau milieu de lapoitrine et qu’il a dû perdre joliment du sang.
La chose n’était pas rare de voir arriver desnoyés au cabaret de la Camarde.
Entre Sèvres et Saint-Cloud surtout, lesflotteurs en trouvaient souvent dans les herbes.
On les chargeait alors sur le train et on lesconduisait au cabaret de l’Arlequin.
Là on avertissait le commissaire, et toutesles formalités d’usage étaient remplies, en vue de la prime bienentendu.
On déposa donc Rocambole au milieu ducabaret.
– Mon pauvre vieux, reprenait le Notaire,je crois qu’il est mort.
– Non, ce n’est pas possible, s’écriaitJean-le-bourreau, qui s’arrachait les cheveux.
Le corps était crispé ; la face livide,toutes les apparences de la mort existaient.
– Je vais vous dire ça, fit laCamarde.
Les habitués de l’Arlequin avaientfait un cercle autour de ce corps qui était peut-être bien uncadavre.
– Un beau garçon ! murmura laPie-borgne.
– Il aura joué du couteau, dit unautre.
– Vous vous trompez, fit un vieuxravageur, cette boutonnière-là n’a pas été faite avec uncouteau.
– Avec quoi donc ? demanda laPie-borgne.
– C’est un coup d’épée.
– Quel chic ! s’écria Marmouset. Uncoup d’épée, c’est un luxe qui est fait pour les bourgeois et lesgens de la haute pègre.
Jean-le-bourreau lui montra le poing aveccolère.
Pendant ce temps, la Camarde s’était penchéesur Rocambole.
Elle avait appuyé son oreille sur le cœur.
Le cœur ne battait plus.
Elle avait pris les deux bras l’un aprèsl’autre et les avait secoués.
Les bras avaient cette élasticité molle quisuit la mort.
Elle eut recours à une épreuve suprême.
Elle alla prendre un petit miroir devantlequel le Pâtissier se faisait la barbe et qui était suspendu aumur.
Quand on la vit revenir vers le cadavre, cemiroir à la main, il y eut un moment de silence presquesolennel.
Jean-le-bourreau avait de grosses larmes surles joues.
Le Notaire lui-même, dont l’impassibilitéétait bien connue, témoignait une si vive anxiété, que le Pâtissiers’écria :
– Mais quel est donc cet homme, que vousavez si grand’peur qu’il soit mort ?
Le Notaire et Jean ne répondirent pas.
La Camarde s’était agenouillée auprès ducorps : ensuite elle avait avec ses mains desserré lamâchoire ; puis elle en avait approché le miroir.
Deux minutes s’écoulèrent.
La Camarde retira la glace et Jean-le-bourreaujeta un grand cri.
La glace était ternie…
Donc un souffle était sorti de la poitrine, –donc le noyé n’était pas mort.
– Mes enfants, dit alors l’Ogresse, iln’est pas mort, mais nous aurons du mal à le réchapper. Il fautallumer un grand feu et l’envelopper dans des couvertures. En mêmetemps, nous allons le frictionner.
– Un homme de plus ou de moins, voilà-t-ypas une belle affaire ? grommela le Pâtissier.
– Parle pour toi, Pâtissier, dit laPie-borgne, tu es assez vieux et assez laid… tandis que lui…
Le chef des Ravageurs ne répondit pas à cetteinsolence. La Pie-borgne avait avec lui son franc-parler.
Jean-le-bourreau s’était levé endisant :
– Il faut le sauver !
– Je crois bien, avait répondu leNotaire, avec un enthousiasme fort rare chez lui.
– Mais qui est-ce donc ? demanda lePâtissier, animé d’une fureur croissante.
– Un homme, auprès de qui tu n’es qu’unfeignant, dit le Notaire.
– Tu m’insultes ! hurla lePâtissier.
Les autres Ravageurs murmuraientsourdement.
– Il paraît, dit Marmouset, que cemonsieur-là c’est Rocambole.
À ce nom, la colère du Pâtissier s’éteignitcomme une torche qu’on tremperait dans l’eau.
– Lui, lui ! balbutia-t-il.
Pendant ce temps, les deux femmes s’étaientmises à la besogne, elles avaient pris ce corps inanimé etl’avaient porté auprès du feu, dans lequel Marmouset avait jeté unefalourde tout entière.
Puis la Camarde avait arraché les couverturesdu lit qui se trouvait dans un coin du cabaret, en même temps quela Pie-borgne, qui avait le poignet solide, commençait desfrictions sur la poitrine du noyé.
Et le Pâtissier lui-même s’était mis àl’œuvre.
Il avait pris une burette dans laquelle il yavait du vinaigre, et il frottait les tempes, les lèvres et lesnarines de Rocambole.
De temps en temps, la Camarde appuyait sonoreille sur la poitrine.
Tout à coup, un éclair brilla dans sesyeux :
– Le cœur bat, dit-elle.
– Oh ! s’écria Jean, je savais bienqu’il n’était pas mort.
– Est-ce que Rocambole peut mourir ?dit le Notaire avec un accent de triomphe.
Le cœur en effet s’était remis à battre, et unsouffle imperceptible passait au travers des lèvres.
Tant qu’on avait douté de la vie, toutes lespoitrines avaient été anxieuses, les haleines suspendues.
Mais quand la Camarde, qui était une femmed’expérience, eut annoncé qu’elle répondait du retour à la vie, cefut une véritable explosion de joie, un flux de paroles, un tumulteindescriptible.
– C’est qu’il paraît que c’est un fameux,celui-là, disait Marmouset.
– Je le crois bien, dit un Ravageur,silencieux jusque-là. Il nous a donné du fil à retordre, il y atrois mois.
– À toi ? dit le Notaire étonné.
– Oui, j’étais de la bande deTimoléon.
– Alors tu le connais, toi aussi, fit lePâtissier.
– Je le connais sans le connaître,répondit le Ravageur, attendu que Rocambole change de visage commenous changeons de blouse, nous autres.
– On appelle ça se faire unetête, dit encore Marmouset.
– Tais-toi, môme, fit la Camarde.
Le cœur battait maintenant avec violence, etquelques soupirs s’échappaient de la poitrine du noyé.
– Je crois bien qu’il va ouvrir un œil,dit la Camarde.
La Pie-borgne continuait ses frictions.
– S’il en réchappe, reprit le Notaire,nous en ferons notre chef.
Le Pâtissier haussa les épaules avec un gested’humeur.
– Faudra te résigner, mon bonhomme. Là oùest Rocambole, il commande.
Le Pâtissier n’eut pas le temps de répondre,car Jean-le-boucher poussa un nouveau cri…
Un cri de joie suprême, un cri de délireenthousiaste…
Rocambole venait de rouvrir les yeux…
Vingt-quatre heures se sont écoulées.
Rocambole est au lit, mais il a retrouvé lavie et avec elle la présence d’esprit.
La mort n’a pu trouver place dans ce corpsd’acier ; la folie ne saurait entamer cette haute intelligencesi mal employée jadis et que, depuis longtemps, le repentir atouchée.
Le cabaret de la Camarde a un rez-de-chausséeet un étage unique.
En bas, c’est le rendez-vous desRavageurs ; en haut, c’est une vaste pièce dans laquelle on atransporté Rocambole.
Un seul homme est auprès de lui, –Jean-le-boucher, – le bourreau, comme on l’appelait au bagne.
Cet homme veille le Maître avec la sollicituded’une mère ; – il lui sert à la fois de garde-malade et demédecin.
La nuit précédente, les flotteurs et lesRavageurs se sont séparés avec les premiers rayons de l’aube.
Pendant tout le jour, le cabaret del’Arlequin est rentré dans son morne silenceaccoutumé.
Les canotiers ont passé sans s’arrêter ;le bourgeois a détourné la tête en voyant la terrible hôtesseassise sur son seuil.
Le Pâtissier est retourné à ses lignes de fondet à ses filets.
Quand la nuit est revenue, Jean-le-boucher estdescendu dans le cabaret, et il a dit à la Camarde :
– Le Maître est bien faible encore,là-haut. Si on fait du train cette nuit, comme on en faithabituellement, je descends et je casse bras et jambes auxtapageurs.
– Sois tranquille, mon camarade, arépondu la Camarde, on ne fait de train chez moi que lorsque je lepermets, et je ne le permettrai pas. Quand on a l’honneur d’avoirchez soi un homme comme mossieu Rocambole, on veille au grain.
La Camarde a tenu parole.
D’ailleurs le Notaire et la Mort-des-bravessont là pour lui prêter main-forte.
Les Ravageurs sont venus comme à l’ordinaire,mais on aurait dit des ombres, et l’on a bu sans choquer lesverres, on a causé tout bas.
De temps en temps, le Notaire et laMort-des-braves montent sur la pointe du pied et viennent savoircomment va le blessé.
Puis ils redescendent, et les Ravageurs sedisent :
– Nous aurons bientôt un fameuxchef !
Le Pâtissier qui, naguère, faisait tremblertous ces hommes, a perdu en quelques heures son autorité.
Il est détrôné par avance. Le prestige deRocambole a suffi.
La mère Camarde elle-même paraît ne plus subirl’ascendant du Pâtissier.
Elle serait fière si Rocambole daignait leverles yeux sur elle.
Celui-ci, faible encore, car il a perdubeaucoup de sang, cause avec Jean-le-boucher.
– Où m’avez-vous repêché ?demande-t-il.
– Au delà du pont de Grenelle,maître.
Un souvenir traverse l’esprit deRocambole.
– Oui, dit-il, c’est par là que j’ai dûperdre connaissance. Tout mon sang s’en allait, à mesure que jenageais. J’ai voulu traverser la Seine, ce qui, sans ma blessure,eût été un jeu pour moi ; mais le courant m’a entraîné. J’ailutté vainement, mes forces me trahissaient. J’ai saisi une planchequi flottait devant moi, et mes yeux se sont fermés.
– C’est cette planche qui vous a sauvé,maître.
– Je le crois.
– Mais… cette blessure, où l’avez-vousreçue ?
À cette question, Rocambole tressaille. Puisil regarde attentivement Jean-le-boucher.
Celui-ci murmure en tremblant :
– Maître, je ne veux pas pénétrer vossecrets s’il ne vous convient pas de parler.
– Réponds-moi d’abord, dit Rocambole, oùsommes-nous !
– Chez la Camarde.
– Qu’est-ce que cela ?
– L’hôtesse d’un cabaret fréquenté pardes Ravageurs, des repris de prison et un tas de mauvais monde.
– C’est cette femme qui m’a apporté dubouillon tout à l’heure ?
– Oui ; maître.
– Comment es-tu avec cesgens-là ?
– Ils m’ont repêché, moi aussi.
– Tu te noyais donc ?
– Je voulais me périr de désespoir devous avoir trahi.
Rocambole regarde cet homme, et il lit dansses yeux un tel dévouement, une telle fidélité, qu’il lui tend lamain.
– Mais tu étais en prison, comme moi, ladernière fois que je t’ai vu ?
– Oui, maître.
– Tu t’es évadé ?
– Oh ! j’avais si grand’peur deretourner au bagne et d’être forcé d’y reprendre mon ancienmétier !
Et Jean raconte à Rocambole les incidents deson évasion.
– Écoute-moi à ton tour, dit le maître,je suis mort pour tous ceux qui m’ont connu.
– Vous !
– Excepté pour toi…
Et comme l’étonnement de Jean-le-boucherredouble :
– Non par crainte de la police, ditRocambole. Elle a promis de me laisser tranquille. Et puisque tut’es évadé, elle ne te reprendra pas, je te le promets.
Un sourire homérique éclaire alors le visagebestial de l’ancien bourreau.
– Vrai ? dit-il.
– Veux-tu être mon uniquecompagnon ?
– Oh ! maître, si je leveux !
– J’avais une tâche à remplir. Elle estaccomplie. Si j’avais été lâche, je me serais tué. Mais on n’a pasle droit de se détruire. Je ne veux pas revoir les gens que j’aiconnus et que j’ai aimés. Ils me croiront mort et vivront heureux.Mais, peut-être ai-je encore une œuvre à mener à bien en ce monde.Je sens que Dieu ne m’a pas encore pardonné !
Il dit cela d’une voix grave, émue, presquesolennelle, cet homme dont les Ravageurs souhaitaient la guérisonpour en faire leur chef.
Et Jean porta avec respect la main deRocambole à ses lèvres et lui dit :
– Maître, parlez, ordonnez ! voussavez bien que tout mon sang vous appartient…
– Écoute, reprit Rocambole. L’autre nuit,je me suis battu, battu à outrance…
– Avec Timoléon ?
– Non, avec une femme qui tire l’épéecomme un maître d’armes. La vie de cet enfant que tu m’as surpris,un soir, contemplant à travers les arbres de ce grand jardin surlequel donnait la fenêtre de ma mansarde…
– Rue de la Ville-l’Évêque ?
– Oui. La vie de cet enfant était l’enjeudu combat. Cette femme m’a frappé ; mais, en me frappant, elles’est enferrée sur mon épée.
– Oh ! je sais qui c’est… c’est laRusse.
– Oui.
– Et elle est morte, n’est-cepas ?
– Je n’en sais rien, mais j’ai prisl’enfant dans mes bras, et je me suis sauvé par le jardin. Quandj’ai été sur le quai, j’ai déposé l’enfant évanoui sur le sol,pensant bien que mes compagnons le retrouveraient.
Puis je suis descendu sur la berge et je mesuis jeté à l’eau.
D’abord j’ai songé à me noyer ; puis jeme suis dit que je n’avais pas le droit de quitter la vie ; etalors j’ai voulu traverser la Seine tout en faisant croire à mamort, car je laissais derrière moi une large trace de sang. Tu saisle reste.
– Eh bien ? dit Jean.
– Eh bien ! je voudrais savoir sil’enfant a été retrouvé par Milon et par Vanda, et s’ils l’ontrendu à sa mère. Va à Paris, et sois prudent.
– Mais si je les vois, que leurdirai-je ?
– Rien.
– Et s’ils vous pleurent… commemort ?
– Tu les laisseras pleurer. Je veuxsavoir où est l’enfant, voilà tout.
– Mais, maître, dit Jean-le-boucher,quand vous serez guéri…
– Eh bien ?
– Vous n’allez pas rester parmi cesbandits ?
– Peut-être… dit Rocambole. Quisait ? là peut-être est la nouvelle tâche qui m’estréservée…
Comme il murmurait ces mots, le Notaire entrasuivi de la Mort-des-braves.
La Mort-des-braves tournait et retournait sonbonnet de marinier dans ses doigts, avec une gaucherierespectueuse.
Le Notaire avait un peu plus d’aplomb.
Néanmoins, on sentait que Rocambole lui enimposait, et qu’il reconnaissait en lui un homme supérieur.
– Que voulez-vous, mes amis ?demanda Rocambole de cette voix sympathique et mystérieusementcaressante qui lui gagnait tous les cœurs.
– Voici la chose, dit le Notaire, c’estles camarades qui nous envoient… en députation.
– En députation, répéta laMort-des-braves comme un écho.
– Voyons ? dit Rocambole.
– D’abord, nous venons savoir commentvous allez…
– Je vais mieux, mes amis, mais je suisau lit pour une quinzaine de jours au moins.
– C’est bien ce que je leur disais…
– Moi aussi, dit la Mort-des-braves.
Le Notaire se grattait l’oreille :
– Ça ne vous empêchera toujours pas,dit-il, de nous donner un bon conseil.
– De quoi s’agit-il ?
– Je vais vous le dire en deux mots,reprit le Notaire. Quand on ne peut pas travailler dans le grandcomme vous, on travaille dans le petit. Quand je me suis évadé delà-bas, je suis venu à Pantin comme tous les camarades etj’ai cherché de la besogne.
Mais je n’avais pas un radis, la rousse estdoublée, l’ouvrage ne va pas. J’ai été bien heureux de rencontrerle Pâtissier.
– Qu’est-ce que le Pâtissier ?
– C’est le chef des Ravageurs.
– Ah !
– Il m’a embauché. Nous avons faitquelques jolis coups, mais il n’y a pas gras. Je remonte lesrivières et les canaux, je vais à la découverte.
Puis je redescends avec les trains de bois.Quand j’ai trouvé quelque chose, j’avertis les camarades, dont lerendez-vous est ici, et nous partons.
– Bien, fit Rocambole d’un signe detête.
– Ça allait comme ça depuis quelquetemps, lorsque nous avons eu l’honneur de vous repêcher. Mais voilàque depuis hier nous sommes tout en désordre.
– Pourquoi ?
– Le Pâtissier, qui n’est qu’un feignant,voudrait rester notre chef.
– Eh bien !
– Vous pensez, maître, ditrespectueusement le Notaire, que le Pâtissier n’est pas de forceauprès de vous.
– Ah !
Et un sourire glissa sur le pâle visage deRocambole.
– Sur quinze que nous sommes dans labande, il y en a dix qui crient déjà : ViveRocambole !
– Vraiment ?
– Il y en a quatre qui veulent resteravec le Pâtissier. Mais c’est par peur qu’ils disent cela ! Çane sera pas difficile de les décider.
Rocambole eut un sourire dédaigneux.
– Quels sont les états de service duPâtissier ?
– Il est allé à Brest.
– Est-ce un grinche ?
– Il a chouriné aussi, mais… passouvent.
– Eh bien ! dit Rocambole, quand jeserai sur pied, nous verrons ; et, d’un geste, il voulutcongédier le Notaire et la Mort-des-braves, qui ne soufflaitmot.
Mais le Notaire ne bougea pas.
– C’est que, dit-il, j’apportais un jolirenseignement aux camarades.
– Ah ! Ah !
– Un beau coup à faire.
Rocambole prit un air attentif.
– Le Pâtissier dit, poursuivitl’ex-forçat, que puisque vous êtes malade, on doit faire le coupsans vous.
– C’est bon, dit Rocambole entressaillant. Si l’affaire me plaît, j’entends la garder.
Et il eut un accent d’autorité qui remplitd’enthousiasme la Mort-des-braves et le Notaire.
– Seulement, reprit Rocambole, vouspensez bien, mes enfants, qu’avant de manquer me noyer, j’avaisd’autres affaires en train.
– Oh ! ça va sans dire, dit laMort-des-braves, qui triompha de sa timidité. Un homme comme vousn’a jamais les bras croisés.
– J’ai laissé quelques affaires ensuspens à Pantin, poursuivit Rocambole, et je vais envoyer Jean auxrenseignements. Quelle heure est-il ?
– Quatre heures du matin.
– Va, dit Rocambole à Jean-le-boucher. Tupasseras la barrière au petit jour. Tu sais ce que je t’aidit ?
– Oui, maître.
– Eh bien ! en route et ne flânepas.
Jean se dirigea vers la porte et sortit.
– Maintenant, dit Rocambole au Notaire,assieds-toi là, compagnon, et jase un brin.
– Touchant la chose enquestion ?
– Naturellement.
Et Rocambole se mit sur son séant et parutêtre tout oreilles.
Le Notaire dit alors :
– Un peu au-dessus de Charenton, la Seinefait un coude et laisse des collines à droite.
– Ce sont les coteaux deVilleneuve-Saint-Georges.
– C’est ça même.
– Il y a là à mi-côte, une maison isolée,entourée d’un grand jardin. Les gens qui l’habitent sont huppés, àce qu’il paraît, c’est un vieux monsieur et une jeune dame.
– Le père et la fille sansdoute ?
– On ne sait pas. Les uns disent oui, lesautres prétendent que c’est la femme et le mari ; ils nesortent jamais. On ne les a pas vus trois fois en deux ans, sur lesroutes des environs. La femme est toujours en deuil.
Ils n’ont que deux domestiques, une vieilleservante et un vieux jardinier. Il n’y a même pas un chien de gardedans la cour.
– C’est bien cela, observa Rocambole.
– Plusieurs fois, en remontant la Seine,j’avais remarqué cette maison. J’ai pris des renseignements, c’estMarmouset qui a flâné par là.
– Qu’a-t-il appris ?
– Il s’est caché une partie de la nuit,il y a trois jours, dans le jardin.
Les deux domestiques couchent dans unpavillon.
Le vieux monsieur et la jeune dame s’enfermenten face d’une fenêtre éclairée.
Quoiqu’ils soient à la campagne toute l’année,le vieux monsieur et la jeune dame se couchent tard et ils n’ontpas l’air de faire bon ménage.
– Ah ?
– Marmouset les a entendus se disputer,le monsieur parlait haut, il criait comme un roulier, la damepleurait et se tordait les mains de désespoir ; mais comme lesvitres étaient fermées, Marmouset n’a pu entendre ce qu’ilsdisaient.
– Tout cela est fort bien, dit Rocambole,mais ont-ils de l’argent ?
– Le vieux monsieur est sorti de lachambre de la dame en colère et fermant la porte très fort.
Puis peu après, une autre fenêtre s’estéclairée, alors Marmouset s’est laissé glisser à terre ; puisil a grimpé sur un autre arbre qui était en face de cette autrefenêtre.
– Et qu’y a-t-il vu ?
– Le monsieur qui ouvrait un coffre-fortet qui comptait des masses de billets de banque et des sébillespleines d’or.
– Oh ! Oh !
– Vous pensez si toute la bande estallumée, et si le Pâtissier est pressé…
– Oui, dit Rocambole, mais ilsm’attendront…
Et regardant le Notaire froidement :
– Tu vas descendre et tu leur diras queje défends qu’on fasse rien sans moi.
– Enfoncé le Pâtissier ! murmura laMort-des-braves.
Et tous deux sortirent en courant de lachambre de Rocambole.
Maintenant transportons-nous àVilleneuve-Saint-Georges et faisons connaissance avec les hôtesmystérieux de la maison isolée.
La description de la maison isolée faite àRocambole par le Notaire était assez exacte.
Il y avait un grand parc touffu qui descendaitjusqu’à la rivière.
La maison était petite, mais éléganted’aspect, de construction récente, et avait dû s’élever sur lesruines de quelque habitation seigneuriale.
Elle avait été longtemps à vendre, et il n’yavait pas plus de six mois que les hôtes mystérieux dont parlait leNotaire s’en étaient rendus acquéreurs.
Un soir, une voiture fermée s’était arrêtée àVilleneuve, chez Me ***, notaire.
Un homme enveloppé d’une pelisse fourrée, – onétait en hiver alors – coiffé d’un bonnet d’astrakan, et ayanttoute l’apparence et la physionomie d’un étranger, en étaitdescendu.
Cependant il avait demandé à voir le notaireen fort bon français et sans le moindre accent.
L’inconnu avait dit au notaire :
– Vous êtes chargé de vendre une maisonqui se trouve sur la droite, à mi-côte, en retournant àParis ?
– Oui, monsieur, avait répondu lenotaire.
– À qui cette maisonappartient-elle ?
– À des gens de province qui ont héritérécemment. Une vieille dame y est morte l’année dernière.
L’inconnu n’avait pas sourcillé.
Il n’avait même pas demandé le nom de lavieille dame. Il avait accédé sans débats au prixd’acquisition.
La maison était toute meublée.
Comme elle n’était grevée d’aucune hypothèque,l’inconnu tira de sa poche un portefeuille gonflé de billets debanque et paya sur-le-champ, disant qu’il désirait entrer enjouissance immédiate.
Le lendemain, en effet, les gens de Villeneuvevirent arriver un vieux domestique et une servante entre deux âgesqui prirent possession de la maison, ouvrirent portes et fenêtres,lavèrent, nettoyèrent les appartements, ratissèrent les allées dujardin et s’installèrent ensuite dans le petit pavillon qui setrouvait au fond du parc.
Quelques jours s’écoulèrent.
On est curieux à Villeneuve, presque autantque dans une ville de la vraie province.
Les domestiques avaient une tournureétrangère.
Ils s’exprimaient parfaitement en français,mais entre eux ils parlaient une autre langue que personne necomprenait à Villeneuve.
On les avait questionnés vainement chez leboucher et l’épicier.
Personne n’avait pu savoir le nom de leurmaître, ni de quel pays ils venaient.
Le notaire *** lui-même avait gardé un silenceprudent sur le nom, les titres et les qualités de son nouveauclient.
Au bout de huit jours l’étranger arriva.
Mais il n’était pas seul, une jeune damel’accompagnait.
Ils traversèrent Villeneuve au grand trot dedeux mecklembourgeois qui traînaient une voiture de voyage.
On n’eut pas le temps de les voir.
À peine put-on soupçonner que l’homme étaitvieux et la femme jeune.
Cette dernière était toute vêtue de noir.
Des semaines entières, puis de longs moiss’écoulèrent avant qu’on ne les revît.
Cependant ils habitaient la maison.
Bien souvent les bourgeois de Villeneuve s’enétaient allés rôder autour du parc, mais inutilement.
Cette maison avait l’air d’un tombeau.
Seuls, les domestiques sortaient, venaientfaire leurs provisions au village et ne parlaient à personne.
Marmouset, le petit bandit que les Ravageursavaient envoyé en éclaireur, était donc plus heureux que les gensde Villeneuve, puisque, grimpé sur un arbre, il avait vu du mêmecoup le vieux monsieur et la jeune dame, ensemble d’abord, etparaissant se quereller.
Et c’est à cette scène, que Marmouset devinaitplutôt qu’il ne l’entendait, que nous allons assister.
La jeune dame était assise dans une bergère,au coin du feu.
Une seule lampe, placée sur la cheminée,éclairait la pièce qui était une chambre à coucher.
Mais ses rayons tombaient verticalement sur lajeune femme et permettaient de remarquer sa beauté pâle, fiévreuse,maladive.
Grande, amaigrie par quelque mystérieusesouffrance, elle avait des mains blanches et transparentes comme dela cire, de grands yeux noirs bordés d’un cercle de bistre et deslèvres pâles au coin desquelles la douleur avait creusé sonpli.
Peut-être n’avait-elle que vingt ans,peut-être en avait-elle trente.
Le type de sa physionomie rappelait les racesorientales du Nord, telles que la race caucasienne ou la raceslave.
– Voici bien longtemps déjà que noussommes ici, mon père, poursuivit-elle, bien longtemps que vousm’avez arrachée, une nuit, à l’aide d’un narcotique, à mon enfantqui venait de naître, comme vous m’aviez arrachée déjà à l’hommequi était mon époux devant Dieu. Mon père, ne mettrez-vous point unterme à mon martyre ?…
Le vieillard se taisait toujours.
– Ne me rendrez-vous pas monenfant ? supplia la jeune femme.
– C’est l’enfant du crime.
– Oh ! fit-elle.
Et soudain ses joues s’empourprèrent aprèsavoir pâli, un éclair s’alluma dans ses yeux.
Et, se dressant tout d’une pièce, elle eut ungeste de colère, elle prit l’attitude qu’ont tout à coup ceux qui,longtemps courbés sous une volonté de fer, se révoltent enfin.
Et elle vint se placer devant le vieillard,stupéfait d’une pareille audace.
– Je veux savoir, dit-elle…
– Savoir quoi ? fit-il d’une voixglacée.
– Savoir ce qu’est devenu Constantin.
– Il est en Russie et n’a pas quitté sonrégiment.
Mais la jeune femme ne crut point à cetteréponse.
– Oh ! dit-elle, vousmentez !
Tout en elle annonçait une douleur morne etprofonde, un affaissement physique et moral qui semblait tenir dudésespoir.
L’homme, au contraire, le vieux, comme disaitMarmouset, formait avec cette femme un contraste étrange.
C’était un homme assez robuste, en dépit d’uneforêt de cheveux blancs et d’un collier de barbe grise, mais quipouvait bien avoir dépassé la soixantaine.
Coiffé de ce bonnet d’astrakan qui avaitrévolutionné les gens de Villeneuve, la polonaise à brandebourgsmilitairement boutonnée, il allait et venait par la chambre, lesmains croisées derrière le dos, le regard farouche, le pas inégalet brusque.
La jeune femme disait :
– Mon père, ne mettrez-vous pas un termeà mes longues souffrances ?… ne me rendrez-vous pas monenfant ?
Le vieillard haussait les épaules et nerépondait pas.
– Mon père, reprit-elle en joignant lesmains, serez-vous donc sans pitié ? et les haines de famille,ces vieilles haines ridicules en notre siècle, vousaveugleront-elles à ce point ?
Le vieillard continua sa promenade.
– Ma fille !
– Je ne suis plus votre fille. Je suisvotre victime et vous êtes mon bourreau.
– Prenez garde !
Mais elle, toujours révoltée,s’écria :
– Où est Constantin ?
– Vous ne le saurez pas.
– Qu’avez-vous fait de monenfant ?
– Il est mort.
– Oh ! vous mentez encore,dit-elle.
Le vieillard haussa de nouveau lesépaules.
– Vous avez mal aux nerfs, dit-il. Vousferez bien de prendre une infusion de thé et de vous mettre aulit.
Et il s’en alla, tirant violemment la porteaprès lui.
Quelques minutes s’écoulèrent.
La jeune femme s’était laissé retomber sur labergère, et elle fondait en larmes, se tordant les mains dedésespoir.
La porte se rouvrit. Mais ce ne fut pas levieillard qui entra.
Ce fut un homme d’environ quarante ans, demine louche et presque sinistre.
C’était un des mystérieux domestiques amenéspar les hôtes mystérieux de la villa.
Il apportait du thé sur un plateau.
La jeune femme le regarda, et soudain unéclair illumina son cerveau, et elle murmura :
– Oh ! il faudra bien qu’il parle,celui-là !
Le valet posa le plateau sur un guéridondevant la jeune femme.
Mais comme il allait se retirer, elle luiordonna de rester, d’un geste mystérieux.
Par les quelques mots que nous avons vuéchanger entre la jeune femme et le vieillard, il a été facile decomprendre qu’ils étaient étrangers et appartenaient soit àl’aristocratie russe, soit à l’aristocratie polonaise.
Le valet s’était arrêté au milieu de lachambre, avec cette docilité servile des paysans du Nord qui n’ontjamais songé à discuter un ordre reçu, tant ils sont pliés sous leknout, de génération en génération.
Il était là, muet, attentif et commetremblant.
– Nicheld, lui dit la jeune femme, ouvrece bahut.
Et elle lui désignait un meuble qui setrouvait entre les deux croisées.
Nicheld obéit.
– Ne vois-tu pas une boîte oblique encuir rouge sur la première tablette ? continua-t-elle.
– Oui, maîtresse.
– Donne-la moi.
Tout en parlant, elle s’était levée et étaitallée se placer devant la porte.
Le valet lui apporta là boîte.
– Attends, dit-elle, en la prenant et enla posant sur un guéridon.
Cette boîte, qui pouvait avoir un demi-pied delongueur, était en maroquin rouge.
Un nom était écrit dessus :
Nadéïa.
La jeune femme l’ouvrit, et le valet vit avecquelque étonnement apparaître la crosse en ivoire de deux mignonspistolets, comme presque toutes les grandes dames du Nord en ont envoyage, lorsqu’elles traversent en traîneau et presque sans escorteles immenses solitudes des steppes.
Accoutumé à l’obéissance passive, celuiqu’elle avait appelé Nicheld demeurait debout devant Nadéïa etsemblait demander ce qu’elle allait faire.
Nadéïa prit un des pistolets et l’arma.
Puis dirigeant le canon sur Nicheld, elle luidit :
– Si tu pousses un cri, si tu appelles ausecours, tu es mort.
Nicheld frissonna, mais il se tut.
Le paysan russe, le moujik comme on dit, saitbien que sa vie est peu de chose et que son seigneur peut toujoursen disposer.
Or, Nicheld était né sur les terres du père deNadéïa, et il savait que Nadéïa était la maîtresse.
Seulement il se mit en garde et prit uneattitude suppliante.
Nadéïa lui dit :
– Mon père est monté dans sachambre ; avant que tes cris soient arrivés jusqu’à lui, avantque ses pas aient retenti dans le corridor, avant qu’il ait même eula pensée de te porter secours, ma balle t’aura frappé au cœur.
– Que voulez-vous donc de moi,maîtresse ? demanda le moujik d’une voix affolée deterreur.
– Je veux savoir.
Il se prit à trembler plus fort.
– Maîtresse, dit-il, si je parle, legénéral me tuera.
– Et si tu ne parles pas, je te tue àl’instant.
– Grâce ! maîtresse, grâce !balbutia le moujik.
Nadéïa continua :
– Tu étais au service de mon père, àVarsovie. Tu sais ce qui s’est passé…
– Je vous jure, maîtresse…
– Ne jure pas, tu ferais un fauxserment.
En même temps, Nadéïa regarda la pendule quise trouvait sur la cheminée.
– Écoute-moi bien, dit-elle.
Et dans son geste, dans son regard, dans touteson attitude, il y avait quelque chose de si fatalement désespéré,que le moujik Nichdel comprit qu’il n’avait aucune miséricorde àattendre d’elle, s’il essayait de la tromper.
– Maîtresse, dit-il, si je parle, vous neme tuerez pas ?…
– Non.
– Mais il me tuera, lui.
– Je te protégerai.
– Vous, maîtresse ?
– Oui, dit la jeune femme, car, à moinsque mon père ne me tue sur l’heure, j’aurai bien le temps de meplacer sous la protection française.
Nous sommes en France, vois-tu,poursuivit-elle, et en France, le bon plaisir d’un grand seigneurrusse ou polonais ne peut plus rien.
Le moujik écoutait, comme si une langueinconnue eût résonné pour la première fois à son oreille.
Nadéïa continua.
– Tu étais au service de mon père, tusais ce qui est arrivé… parle… je te donne deux minutes pourréfléchir : si tu te tais, je fais feu.
Le moujik hésita une seconde encore.
Puis il dit d’une voix sourde :
– Mourir pour mourir, j’aime autant direce qui est juste… et ce qui est la vérité… et confondre lestraîtres.
– De qui donc parles-tu ? demandaNadéïa avec un léger frissonnement dans la voix.
– De… votre… père… balbutia-t-il.
– Parle ! fit-elle.
Et pâle, les narines dilatées, l’œil en feu,Nadéïa attendit :
– Maîtresse, dit le moujik, votre père legénéral Komistroï a trahi la Pologne.
À ces mots, Nadéïa fit un pas en arrière etjeta un cri.
Un cri d’étonnement, de stupeur.
On eût dit que la foudre du ciel tombait surelle.
– Oh !… dit-elle… ce n’est pas…possible… ce n’est pas vrai… tu mens !
– Tuez-moi alors, dit le moujik aveccalme.
– Mais parle donc, misérable !dit-elle.
Et elle fit un pas vers lui, son pistoletbraqué, et prête à faire feu.
Le moujik avait retrouvé son calme :
– Maîtresse, dit-il, j’ai avoué lavérité, le général Komistroï, votre père, a trahi la Pologne.
Nadéïa sentait ses cheveux se hérisser, tantcette accusation inattendue lui paraissait foudroyante.
– Mais, s’écria-t-elle, cela ne peutêtre, cela est impossible !
– Cela est, dit Nicheld.
– Ah ! fit-elle, qu’a-t-il donc aufond de l’âme, cet homme que j’appelle mon père, puisqu’il m’aséparée de Constantin, le soldat du czar, ne voulant pas,disait-il, que la fille d’un Polonais fidèle, épousât un serviteurde l’oppresseur ?
Un sourire passa sur les lèvres deNicheld.
Ce sourire était si plein de mépris àl’adresse de celui que Nicheld appelait le général Komistroï, queNadéïa comprit bien que cet homme disait la vérité.
– Oh ! maîtresse, reprit-il, ilfaudrait bien des heures pour vous tout dire.
– Sur qui ?
– Sur votre père.
– J’ai de la patience, dit Nadéïa, jet’écouterai ; mais d’abord où est Constantin ? Mon pèredit qu’il n’a pas quitté son régiment.
– Votre père ment.
– Ah !
Et Nadéïa regardait cet homme, aussitremblante que le coupable qui regarde le juge prêt à prononcer sonarrêt de mort.
– Le lieutenant Constantin, dit Nicheld,a été arrêté un soir à Varsovie, sous l’accusation de complicitéavec les insurgés.
– Est-ce possible, grand Dieu ?
– Des lettres compromettantes placéesdans un portefeuille ont été trouvées chez lui.
– Ciel ! dit Nadéïa, il a étécondamné !…
– Et déporté en Sibérie.
Nadéïa couvrit son front de ses deux mains,laissant retomber le pistolet sur la table.
Mais Nicheld était disposé à parler.
– Quant à votre enfant, reprit-il, sivotre père dit qu’il est mort, il ment !
Nadéïa jeta un cri…
Un cri si puissant, si inattendu, qu’un bruitse fit au dehors…
C’était le vieillard qui accourait.
Nadéïa se précipita sur la lampe etl’éteignit.
En même temps, elle poussa le verrou de laporte.
– Ne bougeons pas, maîtresse, murmuraNicheld, ou nous sommes perdus !
Le pas du vieillard retentissait dans lecorridor comme une menace.
Il s’arrêta à la porte de la chambre.
En même temps, Nadéïa et Nicheld entendirentla clé qui était restée dans la serrure et qu’on tournaitviolemment.
Le cœur de Nicheld battait à outrance. Nadéïase taisait.
– Nadéïa ! cria la voix du généralKomistroï, qui ronflait comme un tonnerre.
La jeune femme eut du sang-froid.
Elle parut s’éveiller en sursaut etrépondit :
– Mon père ! quevoulez-vous ?
– Qu’avez-vous ? que vousarrive-t-il ? demanda le général à travers la porte qu’ilessayait toujours d’ouvrir.
– Rien, mon père, je dormais et j’avaisle cauchemar.
– Ah ! dit-il, d’un air dedoute.
Puis il ajouta :
– Je croyais que vous n’étiez passeule…
– Avec qui donc voulez-vous que jesois ? demanda Nadéïa, qui eut le courage d’accompagner cesparoles d’un petit rire sec et moqueur qui parvint jusqu’augénéral.
– C’est bien, dit celui-ci.
Et il s’en alla.
Nicheld, de plus en plus tremblant, entenditles pas s’éloigner dans le corridor, puis la porte de la chambre serefermer.
Nadéïa s’était approchée de la fenêtre et elleregardait maintenant la lumière qui partait de la chambre de sonpère et se projetait sur le feuillage des arbres du parc.
Une silhouette allait et venait au milieu decette lumière tremblante.
Nadéïa comprit que le général faisait sespréparatifs pour se coucher.
Puis la silhouette disparut et, peu après, lalumière s’éteignit.
– Mon père est au lit, dit Nadéïa,maintenant tu peux parler.
Mais Nicheld continuait à trembler.
– J’ai peur, dit-il…
– Parle ! dit-elle tout bas, maisavec un accent impérieux.
Qu’est devenu mon enfant ?
– Je ne sais pas.
– Tu m’as pourtant dit tout à l’heurequ’il n’était pas mort.
– Je vous le répète.
– Eh bien ! qu’est-il devenu ?qu’en a-t-on fait ?
– Madame, dit Nicheld, vous ne pouvez pascomprendre ce qui s’est passé : depuis combien de tempscroyez-vous avoir été séparée de monsieur Constantin ?
– Mais depuis un an environ, ditNadéïa.
– Vous vous trompez, madame, il y a cinqannées passées.
– Oh !
Et Nadéïa, en laissant échapper cetteexclamation, porta les deux mains à son front et murmura :
– Suis-je donc folle ?
– Vous l’avez été, madame.
– Que dis-tu ?
– La vérité. À la suite de vos couches etdes événements dramatiques qui les ont entourées, vous avez étéprise de folie. Pendant quatre années, vous avez été confiée à unmédecin français.
– Je n’ai nul souvenir de cela.
– C’est possible, dit Nicheld, mais jevous dis la vérité : il n’y a pas un an que vous avez quittéVarsovie ; il y en a cinq.
– En quelle année sommes-nousdonc ?
– En 186…
Nadéïa étouffa un nouveau cri.
Puis, revenant à son idée fixe :
– Et tu dis que mon enfant n’est pasmort ?
– Je puis vous l’affirmer, car c’est moiqui…
– Toi !…
Et dans ce mot, Nadéïa fit passer un ouragande colère.
– Madame, dit humblement Nicheld, vous mecroirez après, si bon vous semble ; mais laissez-moi tout vousdire.
– Parle.
– Êtes-vous certaine d’être la fille dugénéral ?
Cette question si brusquement faite, fut pourNadéïa comme un coup de foudre.
– Mais… pourquoi me demandes-tucela ?… dis… balbutia-t-elle.
– Avez-vous souvenir de votreenfance ? reprit Nicheld.
– Sans doute ; j’avais trois ans quedéjà le général m’appelait sa fille.
– Oui… c’est vrai… mais, votremère ?
– Ma mère est morte en me donnant lejour, tu le sais bien, dit Nadéïa.
Nicheld parut vaincre en lui un dernierscrupule.
– Madame, dit-il, si je vous fais unepareille question, c’est que je suis résolu à ne pas servir pluslongtemps de complice au général.
– Mais explique-toi donc, malheureux.
– Tout ce que je pourrais vous dire, jel’ai écrit.
– Où ? quand ? demanda Nadéïadont la voix tremblait d’une étrange émotion.
– Il y a des choses que je n’oseraisjamais vous dire de vive voix, moi humble esclave, reprit Nicheld,mais, je vous répète, je les ai écrites.
– Quand ?
– Il y a quelques mois, ici, pendant quej’étais seul encore, j’ai tout consigné sur un journal : ilest écrit en langue russe, ma langue maternelle.
– Et ce journal, où est-il ?
– Dans le parc, je l’ai enfermé dans unpot de grès, puis j’ai enterré le pot au pied du cinquième arbre dela grande allée, à gauche, en partant de la grille.
S’il m’arrive malheur, et j’ai lepressentiment que le général me tuera, vous déterrerez le pot, vouslirez mon manuscrit et vous saurez tout.
– Mais tu peux bien me dire, au moins,fit Nadéïa d’une voix suppliante, ce qu’est devenu mon enfant.
– Le général me l’a confié.
– Ah !
– Un soir… à Varsovie, trois jours aprèsla naissance, poursuivit Nicheld, je suis parti avec la nourricequi l’allaitait, et nous sommes venus en France.
– Après ?
– Là, par l’ordre de votre père, je l’aimis aux Enfants-Trouvés.
– Mon Dieu ! murmura Nadéïa d’unevoix sourde. Avez-vous un signe de reconnaissance, aumoins ?
– Le général me l’avait défendu, maisj’ai transgressé ses ordres… Vous trouverez dans ce que j’ai écritle moyen de le réclamer… Adieu, madame… adieu.
Et Nicheld se dirigea vers la porte et essayade l’ouvrir sans bruit.
Mais le général, en tournant et retournant laclé dans la serrure, l’avait fermée en dehors.
L’avait-il fait exprès ?
Nicheld le pensa et murmura :
– Je suis perdu !
Puis il alla vers la fenêtre et l’ouvrit.
– Adieu, madame, répéta-t-il.
Il monta sur l’entablement et, bien que lafenêtre fût à vingt pieds du sol, il sauta dans le parc.
La nuit était sombre. Nadéïa ne le vit pointtomber, mais elle entendit le bruit de ses pas quis’éloignaient.
Nicheld ne s’était donc fait aucunmal ?
Alors la jeune femme se mit àgenoux :
– Mon Dieu, mon Dieu !murmura-t-elle, protégez-moi ! Mon Dieu ! rendez-moi monenfant !
**
*
Le lendemain, Nadéïa vit entrer chez elle legénéral, qui lui dit froidement :
– Nicheld est parti ce matin. Je l’aienvoyé à Varsovie. Cet homme était un fort mauvais serviteur.
Nadéïa regarda son père avec épouvante, et unepensée traversa son esprit :
– Il l’a tué peut-être ! sedit-elle.
Revenons maintenant au cabaret del’Arlequin et par conséquent à Rocambole.
Il y avait émeute ce soir-là, parmi leshabitués de la mère Camarde.
Pourquoi ?
Le monde des voleurs est un petit peuple qui ases révolutions tout comme les nations ordinaires.
Armée de la nuit, soldats de l’ombre, gardeprétorienne du crime, ces hommes qui, bannis de la société, ontorganisé contre elle une résistance acharnée, ont, tout d’abord,compris une chose, c’est que la discipline est d’une absoluenécessité et que les armées, celles du pillage et du meurtre, aussibien que celles qui défendent le sol sacré de la patrie, ont besoind’être commandées.
De là l’absolue nécessité de reconnaître unchef et de lui obéir aveuglément, de là ces luttes intestines où laruse et la force brutale jouent alternativement leur rôle entredeux hommes qui se disputent le commandement.
Dès le moment où Rocambole évanoui avait étéapporté au cabaret de la mère Camarde, la vieille réputation del’ancien bandit l’avait désigné comme le successeur duPâtissier.
Qu’était-ce que le Pâtissier, voleur obscur,meurtrier sans éclat, auprès de Rocambole, l’homme devenulégende ?
À peine l’ancien chef des Valets-de-cœureut-il rouvert les yeux que les Ravageurs s’écrièrent :
– Voilà celui à qui nous obéironsdésormais !
Le Pâtissier, en quelques minutes, se vitprécipiter des hauteurs du pouvoir.
L’éloquence du Notaire racontant en sonlangage pittoresque la merveilleuse évasion de Rocambole et de sescompagnons, après qu’il avait arrêté, dans sa chute fatale, lecouteau de la guillotine, avait électrisé tout le monde.
Jean-le-bourreau avait ajouté :
– J’y étais. C’était moi le bourreau.
On l’avait applaudi.
Puis la Mort-des-braves, dont les maisonscentrales gardaient souvenir, avait fait valoir l’inertie et le peud’imagination du Pâtissier.
Ce dernier avait dû courber la tête devant cerevirement de l’opinion, et il n’avait pas protesté lorsque l’onétait allé offrir le commandement à Rocambole.
On sait comment Rocambole avait accueilli ladéputation composée du Notaire et de la Mort-des-braves, et commentil avait ajourné l’expédition projetée contre la maison mystérieusede Villeneuve-Saint-Georges.
Le lendemain, le Pâtissier avait disparu.
– Vous êtes des ingrats, avait-il dit ens’en allant. Nous verrons si, avec votre Rocambole, vous ferez vosaffaires comme vous faisiez avec moi.
Mais cette prétendue abdication cachait unehaine féroce, l’arrière-pensée de ressaisir ce pouvoir qui luiéchappait.
La mère Camarde elle-même lui avait dit adieufroidement.
Il y avait bien dix années pourtant, depuisque son mari avait, selon la terrible et pittoresque expression dupeuple, épousé la veuve, c’est-à-dire porté sa tête surl’échafaud, il y avait bien dix années que le Pâtissier avait étél’objet de toutes ses préférences.
Mais la Camarde avait changé comme les autres.L’ambition lui avait tourné la tête.
La femme qui vit dans le monde du crime a desenthousiasmes pour le plus criminel.
Aussi, quand le Pâtissier, faisant son petitpaquet qu’il plaça au bout d’un bâton, voulut lui tendre la main,elle n’avança point la sienne, et se borna à lui dire :
– Tu as raison de t’en aller, mongarçon ; tu n’es pas de force avec Rocambole.
– Tonnerre ! murmurait le Pâtissieren suivant la route de Paris, je me ferais roussevolontiers.
Rousse est la dénomination que lesvoleurs donnent aux agents de police.
On dit la rousse pour la police engénéral, les rousses pour désigner les agents.
Et cette idée le travailla tellement en cheminque, lorsqu’il fut dans le faubourg Saint-Honoré, un nom vint à seslèvres : Timoléon.
Timoléon avait été voleur, puis agent depolice ; il devait l’être encore, pensait le Pâtissier.
Or, Timoléon passait à bon droit pour avoirrecruté sa brigade parmi les voleurs les plus émérites que lemétier dégoûtait et qui voulaient vivre tranquilles.
Timoléon, du reste, avait dans le monde auquelappartenait le Pâtissier, la réputation de n’avoir jamais trahi nifait arrêter le malfaiteur qui venait à lui et lui offrait sesservices.
Il acceptait les gens ou les refusait.
Dans ce dernier cas, le voleur se retiraitlibrement et comme s’il avait eu un sauf-conduit.
Le Pâtissier continua son chemin, partagéentre l’amour-propre du malfaiteur qui se révolte à la pensée dedevenir un agent de police et la soif de vengeance qui lebrûlait.
Il haïssait tous ces hommes quil’abandonnaient, il haïssait plus encore cet homme qu’on appelaitRocambole et qui n’avait qu’à paraître pour être acclamé comme unchef.
La lutte ne fut pas longue, le désir de sevenger l’emporta sur l’amour-propre.
– Je vais chez Timoléon, se dit-il.Demain la rousse jettera un joli coup de filet au cabaret del’Arlequin.
Et il traversa la rue Royale, et par la rueSaint-Honoré, il se dirigea vers la rue desPrêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois.
C’était là que naguère encore Timoléon, quidepuis longtemps faisait de la police pour son propre compte, avaitun Cabinet d’affaires, là que M. le vicomte Karle deMorlux l’avait vu pour la première fois et lui avait offert de semettre dans son jeu contre Rocambole.
À l’entrée de la rue, le Pâtissiers’arrêta.
Une chose l’avait frappé.
Les croisées du troisième étage de la maisonhabitée par Timoléon et qui étaient celles de son logis, setrouvaient dépourvues de rideaux.
Timoléon était-il donc déménagé ?
Après un moment d’hésitation, il entra dansl’allée et monta à l’entresol où se trouvait le concierge.
Celui-ci lui apprit que Timoléon avait quittéParis.
Où était-il ? personne, hormis peut-êtreun seul homme, ne le savait.
Cet homme était un nommé Lolo que le Pâtissierconnaissait parfaitement.
– Bon ! se dit-il, je sais où jetrouverai celui-là.
Et il s’en alla aux halles, chezBaratte.
La nuit était proche et on allumait lesréverbères.
Le Pâtissier entra dans la salle basse dutraiteur et aperçut quelques rares buveurs disséminés autour destables graisseuses.
Une vieille femme buvait toute seule, à mêmele carafon d’absinthe.
– Tiens, se dit le Pâtissier, Lolo n’estpas ici, mais Philippette y est.
Philippette était cette vieille femme qui,longtemps pensionnaire de Saint-Lazare, était demeurée dans cettemaison d’arrêt à titre de femme de ménage.
C’était elle qui, trois mois auparavant, avaitporté le poison destiné à Antoinette Miller.
Quand le Pâtissier entra, elle leva latête.
– Ah ! dit-elle, c’est toi,compagnon ?
– Oui, la vieille.
– Tu cherches quelqu’un ? as-tubesoin de moi ?
– Je voudrais voir Lolo.
– Il viendra pour sûr. Mais si tu ne l’aspas vu depuis longtemps, tu te fais des illusions sur lui, va.C’est un garçon perdu, un feignant, un propre à rien qui esttoujours dans la boisson.
– Je voudrais qu’il me dise où jepourrais trouver Timoléon ?
– Timoléon ?
Et à ce nom Philippette tressaillit.
– Oui.
– C’est fini, dit-elle.
– Comment, fini ?
– Roulé par Rocambole, dit lavieille.
À ces mots, le Pâtissier étouffa uneexclamation de surprise et de haine.
– Bon ! fit Philippette, on diraitque ça te fait de l’effet.
Comme elle parlait ainsi, Lolo entra.
Lolo était par extraordinaire, s’il fallait encroire Philippette, dans un état insolite de sobriété.
Il avait l’œil calme, le visage clair etmarchait fort droit.
– Faut croire qu’il t’est arrivé unmalheur, mon garçon, lui dit Philippette, car tu n’es pas à jeun àhuit heures du soir, ordinairement.
– Pas de braise, répondit Loloavec un laconisme qui valait un poème.
Et il avança la main vers le carafond’absinthe qui contenait encore quelques doigts du poisonautorisé.
Mais, comme il le portait à ses lèvres, lePâtissier lui arrêta le bras.
– Un moment, dit-il.
– Tiens ! c’est toi ? fit Loloen le reconnaissant.
– C’est moi. Et comme je veux te fairejaser un brin…
– As-tu de l’os pour payer majacasse ? demanda effrontément Lolo.
– Deux roues de derrière.
Et le Pâtissier plaça deux pièces de cent soussur la table.
Lolo allait s’en emparer ; mais lePâtissier posa sa main dessus :
– Quand tu auras jasé ! dit-il.
– Dis, fit Lolo, que veux-tusavoir ?
– Où est Timoléon ?…
– À la mer… perdu… abîmé… quoi ?…roulé par Rocambole, geignit Lolo. C’est pour cela que je suis dansune dèche complète.
– C’est donc vrai ? fit lePâtissier. Je ne voulais pas croire Philippette.
– C’est vrai.
– Il est donc bien fort, ceRocambole ?
– Il est de la rousse, à présent.
Ces mots firent faire au Pâtissier un bond surson siège.
– Est-ce que tu planches ?dit-il.
Plancher est encore un mot d’argotqui signifie plaisanter.
– Mais non, répondit Lolo, c’est la purevérité.
Et, à l’appui de son dire, il raconta tout cequ’il savait de cette lutte insensée que Timoléon avait voulusoutenir, aux frais de M. de Morlux, contre Rocambole, –lequel était sorti de prison et vivait en paix, salué par lesagents de police comme un personnage de qualité.
Le Pâtissier l’écouta attentivement, sansl’interrompre, et se gardant bien de manifester le moindresentiment d’hostilité contre Rocambole.
– C’est fâcheux, dit-il enfin avec calme.J’aurais cru Timoléon plus habile.
– Il a trouvé son maître, voilà !fit Lolo.
Puis, avec un soupir :
– Ah ! si Rocambole avait besoin demoi…
– Tu te ferais rousse ?
– Dame !
Et Lolo, regardant le Pâtissier :
– Mais qu’est-ce que tu lui voulais donc,toi ?
– À Timoléon ?
– Oui.
– Je voulais lui demander un service.
– Faut pas te gêner, compagnon, si jepuis le remplacer, moi.
– Non, bonsoir… et merci !…
Sur ces mots, le Pâtissier lâcha les deuxpièces de cent sous, qui disparurent dans la poche de Lolo.
Puis il se leva, serra la main du jeune hommeet de la vieille Philippette et sortit.
– Mort de ma vie ! murmura-t-il,quand il fut au grand air, je crois que je tiens mavengeance !
Il savait un garni dans la rue desOrties-Saint-Honoré où on logeait à la nuit.
Il y alla.
La nuitée coûtait quatre sous.
Comme le siècle avait marché et que le progrèsavait pénétré même dans le monde d’en bas, la corde, cette cordebien heureuse contre laquelle on s’appuyait jadis, avaitdisparu.
Maintenant on se couchait tout de bon et toutdu long sur de la paille, un peu fétide, il est vrai, mais enquantité suffisante pour qu’on se relevât le lendemain sans êtretrop contusionné.
Le Pâtissier avait cependant assez d’argentpour pouvoir aborder un logis plus convenable, mais l’habitude estune seconde nature… et puis dame ! il avait du monde à voir,comme on dit.
Quand il arriva, la maison était comble.
Les salles d’en haut étaient pleines, luidit-on.
Mais il y avait encore de la place aurez-de-chaussée.
Il donna ses quatre sous et entra.
Une douzaine d’hommes et de femmes en haillonsétaient couchés côte à côte.
Une lanterne garnie d’une chandelle de deuxsous, était suspendue au plafond et projetait sur ce hideuxspectacle sa triste lueur.
– Bonsoir, Camaros, dit lePâtissier en entrant.
– Tiens ! c’est le Pâtissier !murmurèrent plusieurs voix avec une nuance de respect.
– Il paraît que je suis encore quelquechose ici !… murmura-t-il, avec un accent de fierté.
Et il répéta :
– Bonsoir ! bonsoir !
Puis comme il allait se coucher, un homme seleva et vint à lui.
– Bonsoir, Pâtissier, dit-il.
– Ah ! c’est toi leRadoubeur.
– Oui, c’est moi, répondit cet homme,grand et solide gaillard, autrefois charpentier du portd’Asnières : ça lui avait valu son surnom de Radoubeur.
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
– J’attends de l’ouvrage,voulez-vous m’embaucher ?
– Je ne suis plus capitaine, dit lePâtissier.
– Pas possible ! fit leRadoubeur.
– C’est comme ça, pourtant ; ilsm’ont dégommé.
– Qui donc ça ?
– Tes camarades.
– Et pourquoi donc ?
– Ils ont pris un malin, dit le Pâtissieravec un accent d’ironie, un malin entre tous les malins…Rocambole !
Comme il prononçait ce nom, une femme sesouleva dans un coin de la salle.
– Rocambole ! s’écria-t-elle,ah ! le gueux ! ah le misérable !
– Tu le connais donc ?
– Pardine ! répondit la femme, quise redressa l’œil en feu, hideuse de colère.
– Tiens ! dit le Pâtissier, c’esttoi, la Chivotte ?
– C’est moi, dit-elle.
– Tu as la figure en compote…
– Je vous crois. C’est la larguede Rocambole, une Russe qu’on appelle Madame, et cettecanaille de belle Marton qui m’ont mise dans cet état. J’ai manquéen mourir.
En effet, la Chivotte, car c’était bien elle,n’avait plus visage humain. On l’avait retrouvée dans la maison dela rue de Bellefond, mourante et ne donnant plus signe de vie,frappée en pleine poitrine d’une balle.
Par un de ces miracles dont la Providencegarde le secret, elle avait survécu.
– Et tu dis que c’est Rocambole ?…fit le Pâtissier avec une joie mal dissimulée.
– Oui, c’est par son ordre, du moins.Mais, dit la Chivotte, avec l’accent d’une haine sauvage, si tabande l’a pris pour capitaine…
– Eh bien ?
– Elle est flambée !
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a fait comme Vidocq, il estde la rousse, maintenant !
– Allons donc ?
– C’est la vérité.
– On me l’avait déjà dit, mais je nevoulais pas le croire.
– À preuve, reprit la Chivotte, qu’il n’ya plus moyen de gagner sa vie : ne sachant plus que faire, etayant mon physique détérioré, je me suis mise voleused’enfants.
Comme elle disait ces mots, une petite fillequi dormait sur la paille leva la tête, et sa figure angélique setrouva éclairée par les rayons de la lanterne.
Et tous ces hommes qui entouraient lePâtissier et la Chivotte, tous ces êtres abjects, se prirent àcontempler la petite fille avec une naïve admiration, tant elleétait belle.
On eût dit un ange du ciel descendu parmi lesdémons…
L’enfant regardait tous ces hommes avec unétonnement mêlé de terreur.
Tous ces hommes, au contraire, la regardaientavec une sorte de satisfaction.
On eût dit que la vue de ce visage dechérubin, ombragé par une chevelure d’or descendant en bouclessuperbes sur un cou blanc comme un lis, reposait leur âme agitéepar les tempêtes du crime. La Chivotte seule regarda l’enfant aveccolère et lui dit d’un ton dur :
– Veux-tu bien aller te coucher, méchantedrôlesse.
L’enfant joignit les mains et se mit àgenoux :
– Ne me battez pas ! madame,murmura-t-elle.
– Veux-tu te recoucher ou je tegifle ! s’écria l’odieuse créature.
L’enfant recula toute tremblante.
– Qu’est-ce que cette petite ?demanda le Pâtissier.
– C’est une enfant que j’ai volée.
– À qui ?
Et le Pâtissier regarda la Chivotte avec unecertaine autorité.
La Chivotte s’inclinait toujours devant laforce brutale et le Pâtissier passait pour avoir le poignetrude.
Cependant elle essaya de se soustraire àl’espèce d’inquisition à laquelle elle était soumise.
– Qu’est-ce que cela vous fait ?dit-elle.
– Je veux le savoir.
Sentant bien que, si elle résistait, elle seferait une mauvaise affaire, que d’ailleurs le Pâtissier pouvaitlui être utile, la Chivotte prit un ton mielleux etrépondit :
– Si vous n’avez pas envie de dormir, jeveux bien vous dire l’histoire, car elle est longue.
À ces mots, les autres hôtes du garnimanifestèrent un sentiment de curiosité.
– Voyons ? fit le Pâtissier.
– Faut vous dire, reprit la Chivotte,qu’on m’a relevée comme morte, dans un pavillon de la rue deBellefond. J’avais une balle dans la poitrine, je vomissais lesang, même que le médecin a dit que je n’en avais pas pour deuxheures.
– Après ?
– On m’a transportée à l’hôpitald’abord ; là, je me suis sauvée encore une fois de lamort.
Au bout de trois semaines, j’étais surpied.
Alors on m’a renvoyée en me donnant six francset des bons de pain.
J’étais dans un si triste état que je nesavais que devenir.
J’entre dans un bureau de placement. Onm’indique une vieille dame qui avait besoin d’une femme de ménage.J’y vais. Elle me prend.
La vieille dame élevait cette petite.
– C’était sa fille ? demanda lePâtissier.
– Ah ! bien oui… elle a soixante anspassés, et pas riche avec ça ! un logement au cinquième sur lacour, dans la rue du Delta, et un mobilier de noyer.
Cependant la vieille dame avait joliment soinde la petite. Quand j’entrai chez elle, elle me dit :
« Ma bonne, cette enfant que vous voyezlà n’est ni ma fille, ni ma nièce, ni ma parente ; maisrappelez-vous que, s’il lui arrivait malheur, je perdrais maposition : je n’ai pour vivre qu’une rente qu’on luifait. »
Moi, reprit la Chivotte, ça m’était égal, jeme mis à soigner l’enfant.
Mais une chose m’intriguait, – c’était unpetit corset qui lui couvrait la poitrine, montait très haut auxépaules, et tenait par des brassières.
Ce corset n’était pas d’une étoffe ordinaire,c’était serré et fin, mais d’une solidité à toute épreuve.
Le lacet qui fermait le corset étaitpareillement d’une solidité insolite, bien qu’on eût dit un cordonde soie.
La vieille dame, qui habillait et déshabillaitl’enfant ne lui ôtait jamais ce corset.
Ça me mit la tête à l’envers.
« Faut que je sachepourquoi ! » me dis-je.
Un jour qu’elle était sortie et qu’ellem’avait confié l’enfant, je voulus ôter le corset.
Mais je m’ébréchais les dents après le lacet,et vainement essayai-je d’entamer l’étoffe avec les ongles.
Pour un peu, j’aurais pris des ciseaux, maisje n’osai pas ce jour-là.
Il y avait quinze jours que j’étais chez lavieille dame quand, un soir, un inconnu se présenta.
C’était un homme âgé, avec des moustachesblanches et habillé comme un Russe, c’est-à-dire qu’il avait unpaletot de fourrures.
La vieille dame me congédia vivement en medisant :
– Vous pouvez monter vous coucher, mabonne, je n’ai plus besoin de vous.
En même temps elle faisait beaucoup depolitesses obséquieuses au vieux monsieur.
Ma foi ! ça ne pouvait pas aller comme çaplus longtemps, et comme le vieux monsieur embrassait la petitefille, je me dis qu’il pouvait bien en savoir plus long que moi surle corset.
Je fis donc semblant de gagner ma chambre quiétait à l’étage au-dessus, et je tirai la porte avec bruit, tout enprenant soin de la laisser tout contre.
Puis je redescendis, mes souliers à la main etsans lumière, et je me pris à regarder par le trou de laserrure.
Le vieux monsieur et la vieille dame ôtaientle corset à la petite fille, et je vis alors une chose bienextraordinaire.
Elle avait tout le dos bleu, et sur le dos dessignes bizarres.
Il paraît que l’enfant grandissait et que lecorset était trop petit.
Le vieux monsieur en apportait un autre plusgrand, mais, à cela près, exactement pareil.
Comme la Chivotte en était là de son récit,ses auditeurs se mirent à rire et l’un d’eux s’écria :
– La Chivotte nous conte des blagues.
– Continue donc, dit le Pâtissier,évidemment intéressé.
– Alors, reprit la Chivotte, je me fis ceraisonnement : on a marqué cette enfant comme ça pour lareconnaître, et pour sûr on la cache avec grand soin ! Levieux monsieur est peut-être son père. Je vas la voler… et j’auraiune récompense honnête, car on ne manquera pas de la réclamer.
Le lendemain, comme la vieille dame étaitsortie, je pris l’enfant dans mes bras et je me sauvai.
Depuis ce jour-là, je me crève les yeux surles journaux, et il me semble toujours lire :
Vingt mille francs à qui donnera desrenseignements sur une petite fille, etc.
Mais je ne vois rien, soupira la Chivotte.
– Et tu lui as laissé son corset ?demanda le Pâtissier.
– Oui, mais j’ai trouvé le truc pour ledélacer.
– Eh bien ! voyons ça ? fit lePâtissier.
La Chivotte dégrafa la robe de l’enfant toutetremblante, et qui avait si grand’peur d’être battue, qu’ellen’osait pas pleurer.
Puis elle dénoua le lacet du corset quis’ouvrit en deux.
Lacet et corset paraissaient être d’une étoffevégétale, souple comme de la soie, résistante comme de l’acier.
Un des hôtes du garni décrocha la lanterne quipendait au plafond.
Puis, tous ces hommes se prirent à examinercurieusement les épaules de la petite fille.
Ces épaules, d’une teinte livide quicontrastait singulièrement avec la blancheur éclatante du cou etdes bras, étaient couvertes de signes mystérieux et quiparaissaient être des lettres empruntées à l’alphabet dusanscrit.
Au milieu, une figure bizarre représentait unesorte de monstre, un serpent à tête de femme.
– C’est drôle tout de même ! fit lePâtissier.
En ce moment, un des hommes qui se trouvaientlà et qui jusqu’alors s’était tenu indifféremment à l’écart,s’approcha et regarda à son tour :
– Bah ! dit-il, je connais ça,moi…
Et il ajouta :
– Je ne suis pas allé dans l’Inde pourrien. On a été matelot, dans sa jeunesse.
Alors tous les yeux abandonnèrent un instantles épaules de la petite fille et se reportèrent avec curiosité surle nouvel interlocuteur.
C’était un homme déjà vieux, au visage bronzé,à la lèvre hébétée par la débauche, et peut-être par quelquemystérieuse appétence.
L’œil était féroce, la statureherculéenne.
Il avait pris, de son ancienne profession, lesurnom sous lequel on le désignait dans le monde des voleurs.
On l’appelait le Matelot.
– J’ai fait un peu de tous les métiers,dit-il. J’ai été marin, j’ai été soldat, je suis voleur.
J’ai fumé de l’opium à Calcutta, et j’ai mangédes gourganes à Toulon.
Par conséquent, mes petits agneaux, je saisbien des choses, et je puis bien vous dire ce que c’est que ça.
– Voyons ? fit le Pâtissier.
– C’est un signe mystérieux que lesIndiens rebelles à l’Angleterre impriment avec une encre indélébilesur le corps de ceux dont ils ont à se venger.
– Ah ! dit-on avec un redoublementde curiosité.
Le Matelot frappa doucement sur l’épaule del’enfant.
– Chez la petite, dit-il, c’est denaissance… Mais son père ou sa mère ont été marqués.
– Ce n’est pas beau, dit le Pâtissier,mais ça ne doit pas faire souffrir.
Le Matelot se prit à sourire :
– Vous n’y êtes pas, dit-il. Cettemarque, dans l’idée de ceux qui la font, n’a pas pour but deflétrir ceux qui la portent.
– Ah ! dit le Pâtissier en riant, jecroyais que c’était comme chez nous.
Depuis que le Matelot avait promis de donnerdes explications sur cette marque singulière qu’on voyait sur lesépaules de l’enfant, et qu’il parlait de l’Inde, un pays mystérieuxqui a toujours eu le privilège d’exciter la curiosité en Europe,même parmi le peuple, voleurs et voleuses, tout le monde du garni,en un mot, s’était pressé en cercle autour de lui.
– Voyons, dit le Pâtissier, avec unenuance d’impatience dans le geste et dans l’accent, dégoise-nousvite ton affaire ; car j’ai à causer un brin avec laChivotte.
Le Matelot reprit :
– Il faut vous dire que dans l’Inde, il ya des gens qui sont pour les Anglais et d’autres qui ne le sontpas.
Les premiers se sont soumis, payent lestributs, obéissent au gouverneur de la Compagnie des Indes, ettrouvent que tout est pour le mieux.
Les autres, qui ont soif de liberté etd’indépendance, se réfugient dans le fin fond des forêts, refusenttoute soumission et ont formé une association terrible, moitiépolitique, moitié religieuse, qui a des ramifications dans le mondeentier, en Chine et au Japon, en Afrique et en Europe, et qu’onappelle les Étrangleurs.
Ceux-là ont déclaré une guerre sans merci àtout ce qui est Européen et surtout Anglais.
Gare au planteur qui s’aventure dans les boispour chasser l’éléphant ou le tigre.
Un Thug, c’est ainsi qu’on appelle lesÉtrangleurs, lui sautera à la gorge tout à coup.
– Mais, dit le Pâtissier, quis’intéressait fort peu à l’histoire des Étrangleurs et continuait àméditer sa vengeance contre Rocambole, s’ils les étranglent tout desuite, pourquoi les marquent-ils ?
– Ah ! reprit le Matelot, voilà oùil faut avoir une bonne sorbonne pour comprendre.
– Vas-y ! dit le Pâtissier.
– Les Étrangleurs ont une religionmystérieuse ; ils adorent à la fois la déesse Kâli, le dieuSivah, un petit poisson bleu qu’on ne trouve que dans le Gange, etun crocodile vert qui sort quelquefois d’un lac dont j’ignore lenom, mais qui est situé au milieu des montagnes.
Toutes ces divinités exigent des sacrificeshumains.
Le Thug étrangle une jeune fille pour ladéesse Kâli, un homme fait pour le dieu Sivah ; mais lecrocodile est plus exigeant : il ne veut que des enfants.
Alors, il arrive ceci, c’est que lorsque dansleur idée, aux Étrangleurs, un Anglais est plus coupable que lesautres, on s’en empare, on le traîne au fond des forêts ;puis, au lieu de le tuer, on le marque avec une substance qui a unterrible privilège.
– Lequel ?
– Le stigmate qu’elle inflige passe dansle sang et se transmet de génération en génération.
On rend alors l’Anglais à la liberté ; ilse marie, il a des enfants. Tous ses enfants naissent marqués.C’est un point de repère pour les Étrangleurs.
– C’est-à-dire, fit la Chivotte, ques’ils trouvaient cette petite…
– Ils l’étrangleraient en l’honneur ducrocodile vert.
Ce récit était si bizarre que quelquesmurmures se firent entendre.
– Le Matelot nous fait un conte dugaillard d’avant, dirent plusieurs voix.
– Il planche, fit lePâtissier.
– Je vas toujours remettre son corset àla petite, ajouta la Chivotte. Je ne suis pas précisément bonnefille, on le sait, mais j’aime autant qu’on ne me l’étrangle pas.J’ai idée qu’elle me rapportera de l’argent.
Le Matelot dit d’un ton d’humeur :
– On vous en fichera des histoires et deslégendes, pour que vous n’y croyiez pas, tas d’escarpes et degourgandines !
Et il regagna le coin où il était couché toutà l’heure, s’enterra dans la paille et grommela un rauquebonsoir la compagnie.
Alors le Pâtissier cligna de l’œil enregardant la Chivotte.
Celle-ci s’approcha.
Le Pâtissier colla ses lèvres à l’oreille dela fille de mauvaise vie :
– Vrai, dit-il, tu en es bien sûre,Rocambole est de la rousse ?
– Tout ce qu’il y a de plus mouchard.
– Ta parole ?
– Foi de voleuse, dit-elle.
– Et tu le hais ?
– Je mangerais sa cervelle au beurre noiret ses rognons sautés, dit l’horrible créature.
– Veux-tu que nous nousvengions ?
– Je ne demande pas mieux, maiscomment ?
– Te connaît-il ?
– Je le connais, moi, parce qu’on me l’amontré ; mais je ne crois pas qu’il me connaisse defigure.
– C’est bon.
– Mais c’est un homme de force à enfoncerle grand dab de la Cigogne, murmura la Chivotte avec un sentimentd’effroi.
– Bah ! je l’enfoncerai, moi.
– Comment ça ?
– Je te conterai la chose.
Et le Pâtissier se coucha auprès de laChivotte.
La petite fille s’était endormie.
L’ange sommeillait sous la garde desdémons.
**
*
Au petit jour, le garni qui avait fait silencequelques heures, se reprit à bourdonner comme une ruche au soleillevant.
Chacun partit au travail,c’est-à-dire chacun reprit sa profession de voleur ou de filou.
La Chivotte et le Pâtissier sortirent desderniers.
– Tu as bien compris, n’est-ce pas ?disait celui-ci.
– Parfaitement.
– À ce soir ?
– À ce soir.
– Je crois que Rocambole va en voir dedures, murmura le Pâtissier.
– Je le crois aussi.
– Et, reprit le chef de bande endisponibilité d’emploi, je vais m’arranger pour avoir du renfort àl’Arlequin, ce soir.
– Bonne chance ! dit la Chivotte quiportait toujours la jolie petite fille sur ses épaules.
Ils cheminèrent ainsi jusqu’à l’angle de larue des Moineaux.
Là, ils se séparèrent en répétant tousdeux :
– À ce soir !
Tout en revenant au cabaret del’Arlequin tenu par la mère Camarde, nous avons étéobligés de suivre le Pâtissier qui s’en allait la rage au cœur etaltéré de vengeance.
Quarante-huit heures s’étaient écoulées depuisson départ.
Le bruit de la présence du fameux Rocambole àl’Arlequin s’était répandu dans ce monde ténébreux desRavageurs, comme une traînée de poudre.
Rocambole était malade, blessé, forcé degarder le lit, – mais ce ne serait pas long ; bientôtl’homme-légende serait sur pied, et la piraterie de la Seine seréjouissait d’avoir bientôt un pareil chef.
Jamais roi de l’ancienne Perse, jamaismonarque indou, jamais vieux de la montagne, n’eut une pareillegarde d’honneur.
Du haut de ce grenier où il était couché,Rocambole régnait déjà en maître.
Jean-le-bourreau et la Mort-des-braves étaientses lieutenants, et on leur obéissait en attendant d’obéir àRocambole.
Marmouset, l’enfant plein de zèle quiméprisait déjà la Centrale et parlait avec admiration de Toulon etde Cayenne, avait hâte de faire ses premières armes sous un pareilchef.
La Pie-borgne, cette belle fille à l’œil sanspudeur, disait hautement :
– Il n’a qu’à dire un mot, jamais iln’aura eu une largue comme moi.
Cependant Rocambole agissait avec son nouveaupeuple comme ces rois de Perse dont nous parlions tout àl’heure.
Il demeurait invisible.
La Mort-des-braves, Jean-le-bourreau et laCamarde avaient seuls le privilège de monter au premier étage ducabaret et d’approcher le Maître.
Et c’était en bas une anxiété étrange, toutesles fois que l’un d’eux redescendait.
Comment allait-il ?
Telle était la question qui volait de boucheen bouche.
Ces hommes grossiers, en révolte avec lasociété, et qui, d’ordinaire, remplissaient du bruit de leurbrutale orgie le cabaret de l’Arlequin, faisaient silenceà présent, marchaient sur la pointe du pied, causaient à voixbasse, et ne souhaitaient qu’une chose, – le prompt rétablissementde Rocambole.
Beaucoup d’entre eux, qui ne se trouvaient pasà l’Arlequin, la nuit où on l’avait rapporté évanoui, nele connaissaient pas.
Et c’étaient des questions sans fin.
Comment était-il ? jeune, vieux, joligarçon ?
La Pie-borgne disait qu’il était beau comme lejour.
– C’est pour ça qu’il ne sera pas pourton bec, lui répondait aigrement la Camarde, qui, elle aussi, avaitson idée.
La Mort-des-braves apaisait la querelle etleur affirmait que Rocambole avait le cœur vaste, et que deuxfemmes y pouvaient tenir à l’aise.
Le surlendemain du départ du Pâtissier, deuxRavageurs qu’on n’avait pas vus depuis longtemps arrivèrent.
On les mit au courant de la situation ;mais ils ne parurent point partager l’enthousiasme général.
Ils froncèrent même le sourcil.
– Vous êtes libres de faire ce que vousvoudrez, dit l’un d’eux, qui s’appelait le Chanoine.
Ce nom lui venait de ce qu’il avait étécondamné à mort, puis commué et qu’enfin il s’était évadé dubagne.
C’était une sorte d’hercule qui brisait unepièce de cent sous entre ses doigts.
– Vous pouvez faire ce que vous voudrez,reprit-il, mais j’ai idée que vous regretterez le Pâtissier.
– Un feignant ! dit la Camarde.
– Un propre à rien, ajouta laPie-borgne.
Le Chanoine et son compagnon échangèrent unregard. Ce regard était si plein d’ironie, que la Mort-des-bravesen fut choqué et s’écria :
– Si tu as quelque chose contreRocambole, il faut le dire.
– Moi ? rien… ricana leChanoine.
– Alors, tais-toi et rentre ton chiffonrouge.
– Et même que si c’est comme ça,poursuivit le Chanoine toujours ironique, nous nous en allons, lecamarade et moi.
– Pourquoi donc ça ? fit laCamarde.
– Mais parce que je ne suis pas en train,ni lui non plus, de régler mes vieux comptes avec la rousse.
– La rousse ne vient pas ici, dit laCamarde avec dignité.
– Elle y viendra, la petite mère, soyeztranquille ! dit le Chanoine avec un air mystérieux.
À ces mots tous tressaillirent.
Mais la Mort-des-braves qui, lui aussi, étaitd’une force herculéenne, s’avança menaçant vers leChanoine :
– Est-ce que tu voudrais nous fairecroire, dit-il, que Rocambole est de la police ?
– Je ne dis rien, ricana le bandit.
– Moi non plus, fit son compagnon avec lemême accent d’ironie.
– Tonnerre ! s’écria laMort-des-braves, je n’aime pas qu’on parle à demi-mots.
– Il vous faut des explications,paraît-il, dit une voix railleuse au seuil du cabaret.
Tous les regards se portèrent vers la porteque venait d’entr’ouvrir une femme qui portait une petite fille surses épaules.
– Tiens, dit la Camarde, c’est laChivotte !
La Chivotte entra et posa l’enfant àterre.
– Tu es donc mère de famille àprésent ? lui dit la Mort-des-braves.
– C’est possible. Est-ce que ça ne donnepas envie de se marier, fit-elle avec son rire cynique.
– Veux-tu m’épouser ? dit laMort-des-braves.
– Non, ta fiancée t’attend, dit laChivotte.
– Je n’ai pas de fiancée.
– Bah ! répliqua effrontément laChivotte, Rocambole te ménage un joli mariage, mon garçon ; ilte mariera avec la veuve avant trois mois.
Ces mots firent courir un frisson dans lecabaret.
Épouser la veuve, c’est êtreguillotiné.
– Tonnerre ! exclama laMort-des-braves.
– Tu es folle ! murmura laCamarde.
– Je ne suis pas folle et je viens voussauver tous, répondit la Chivotte avec un accent si convaincu et siferme, que tous tressaillirent. Rocambole a fait sa soumission audab de la Cigogne, Rocambole est de larousse.
– Tu mens ! s’écria laMort-des-braves.
– Foi de voleuse, c’est la vérité.
Ce fut alors un tumulte épouvantable succédantaux chuchotements et aux demi-paroles.
La Chivotte éleva la voix de façon que tout lemonde l’entendit.
Elle accusa hautement Rocambole detrahison.
Elle raconta ce qui s’était passé àSaint-Lazare ; elle parla de Timoléon ; elle appuyachaque assertion d’une preuve ; elle fut d’une éloquencesauvage qui finit par entraîner l’auditoire.
La Mort-des-braves lui-même se sentit ébranlédans ses convictions.
Un seul homme aurait pu protester et défendreénergiquement Rocambole : Jean-le-bourreau.
Mais Jean était absent, – le Maître l’avaitenvoyé à Paris.
Et tandis que le tumulte arrivait à soncomble, un homme entra.
C’était le Pâtissier.
Et l’on cria : vive le Pâtissier !…mort à Rocambole !…
– Il faut le jeter à l’eau ! disaitle Chanoine.
– Non, répondait la Chivotte, je préfèrel’étrangler et lui enfoncer mes ongles dans le cou.
– Si nous lui coupions le cou ?observa l’un des Ravageurs.
La Mort-des-braves se taisait. Il était prèsde la désertion.
– Mort à Rocambole ! répétait lafoule.
Le Pâtissier triomphait.
Déjà on se ruait vers la porte du grenier,déjà on s’apprêtait à suivre le Pâtissier et à monter pour mettreen pièces celui qui servait la police, lorsque cette portes’ouvrit.
Un homme, pâle encore, chancelant, mais lesyeux pleins d’éclairs, apparut alors sur la dernière marche del’escalier.
Et à sa vue, ces forcenés reculèrent…
C’était Rocambole !…
Si jamais Rocambole avait eu besoin de cetétrange pouvoir de fascination que lui avait donné la nature,c’était à coup sûr, en ce moment.
Il y avait bien une trentaine d’hommes dans lecabaret, et quels hommes !
Les uns sortaient des maisons centrales dePoissy et de Melun, les autres étaient allés au bagne.
D’autres, les plus dangereux peut-être, nonmoins féroces, non moins habiles, avaient pu se soustrairejusque-là à l’action vengeresse de la police.
Le Pâtissier avait eu sur tous un grandascendant.
S’il l’avait, un moment, perdu, il lereconquérait tout à coup et d’une façon si victorieuse, siéclatante, que bien certainement l’obéissance qu’on avait eue pourlui allait se changer en fanatisme.
Rocambole comprit ou plutôt devina toutcela.
Il était à demi-vêtu, sans armes, sa chemiseouverte, sa tête aristocratique rejetée en arrière, par unmouvement suprême de fierté et de nonchalance.
Un moment muet, calme, les bras croisés sur lapoitrine, affrontant l’orage avec son impassibilité, il regarda ceshommes en masse, d’un seul regard d’où jaillissaient par milliersces étincelles électriques qui lui gagnaient les cœurs les plusrebelles et les plus endurcis.
Et les vociférations dégénérèrent subitementen murmures, et les murmures s’apaisèrent.
Ce regard pesait sur les bandits, comme unemenace inconnue et terrible.
Le Pâtissier lui-même avait pâli.
Rocambole descendit alors la dernière marchede l’escalier puis il alla droit au Pâtissier.
Le Pâtissier recula.
– Est-ce toi, dit-il, qui as prétendu quej’étais un mouchard ?
L’accent de mépris avec lequel il prononça cedernier mot fut tellement accusé qu’il fit tressaillir tous lesbandits.
Évidemment, un homme qui appartient à lapolice secrète n’en parle pas avec un tel dédain.
La Mort-des-braves en fut frappé et ils’arrêta dans sa défection.
– Oui, je le dis, balbutia le Pâtissierd’une voix mal assurée.
– Tu en as menti ! ditRocambole.
Le Pâtissier serra les poings.
Mais la Mort-des-braves se jeta au-devant delui en s’écriant :
– Si tu touches à Rocambole, jet’éventre.
Et l’on vit luire un couteau dans sa main.
L’un des deux bandits qui avait précédé laChivotte et le Pâtissier dans le cabaret, ce colosse aux formesherculéennes qui se nommait le Chanoine voyant cela, vint se placerdevant l’ancien chef de bande, comme la Mort-des-braves s’étaitplacé devant Rocambole.
– Approche un peu, dit-il.
Il s’écoula alors une minute qui eut la duréed’un siècle, pendant laquelle un silence de mort régna.
Soudain les Ravageurs se trouvèrent divisés endeux camps, l’un qui croyait à Rocambole, l’autre qui se rangeaitsous le drapeau du Pâtissier.
Et les deux camps se mesurèrent du regard etune collision était imminente, quand Rocambole les arrêta d’ungeste tellement dominateur, tellement impérieux, qu’une secondefois il se trouva maître de la situation.
– Mes amis, dit-il, je ne veux pas êtrele sujet d’une querelle : les gens comme vous doivent resterunis, la pègre ne doit pas être divisée.
Un murmure flatteur accueillit cesparoles.
Seule, la Chivotte protesta par un murmure etpar un geste !
Rocambole fit un pas vers elle et lui posa lamain sur l’épaule :
– Mais dis-leur donc, fit-il en laregardant dans le blanc des yeux, dis-leur donc que si quelqu’un aété dans la police, c’est toi, attendu que tu étais dans la bande àTimoléon.
La Chivotte eut peur ; le regard deRocambole la brûlait.
– Grâce ! balbutia-t-elle.
Rocambole poursuivit avec l’accent dutriomphe :
– Écoute-moi encore, écoutez-moi tous. Jene veux pas être condamné sans qu’on m’entende. Je veux êtrejugé ! écoutez-moi !
– Vive Rocambole ! crièrent sespartisans.
Ceux qui tenaient pour le Pâtissier ne firentplus entendre que de sourds murmures.
– Je ne sais pas ce que cette femme vousa dit, reprit Rocambole, mais si vous voulez savoir mon histoire,la voici :
J’étais au bagne. J’avais un compagnon dechaîne appelé Milon ; c’était un pauvre domestique qui s’étaitdévoué à deux orphelines.
On avait volé aux enfants leur nom, leurfortune ; et ceux qui avaient fait le coup n’étaient pas depauvres diables d’escarpes comme nous, – c’étaient des gens de lahaute, comme on dit.
Ils avaient tout à leur service, l’argent, laconsidération, la force.
J’ai filé du bagne avec Milon et jelui ai dit :
« Nous allons rétablir un peu l’ordre dece côté-là. »
Les partisans de Rocambole applaudirent denouveau.
Ceux du Pâtissier se turent.
Alors Rocambole redevint ce conteur brillantet rapide qui jadis avait tourné la tête à mademoiselle deSallandrera, et sous le nom de marquis de Chamery avait faitl’admiration des salons les plus aristocratiques.
Entremêlant à peine son récit de quelques motsd’argot, il esquissa à grands traits à ces hommes, muets etinterdits, en moins d’une heure et l’histoire d’Antoinette et cellede Madeleine.
Il promena son auditoire ébahi et fasciné dela prison de Saint-Lazare aux steppes de la Russie, il fit aimerles orphelins, il fit haïr M. de Morlux, il intéressa auchevaleresque Agénor, il passionna ces bandits grossiers pour Vandaet la belle Marton.
Ce fut un enthousiasme tenant du délire. Quandil eut fini, la cause du Pâtissier était perdue et le Chanoinelui-même vint lui tendre la main en lui disant :
– Maître, pardonnez-nous.
– Je vous pardonne, dit Rocambole, maisje ne veux plus être votre chef.
Ils poussèrent un cri de douloureuxétonnement.
– Je ne veux être le chef que de gens quiaient en moi une confiance aveugle, illimitée, sans bornes, dit-ilencore.
– Nous l’aurons ! s’écrièrent-ilstous d’une voix.
– Voulez-vous que nous jetions lePâtissier à l’eau ? dit le Chanoine.
– Non, dit Rocambole, mais si je deviensvotre chef, je ne veux pas de lui.
– À la porte, le Pâtissier ! à laporte ! cria-t-on.
Mais déjà le Pâtissier n’était plus là. Ilavait fendu la foule et s’était dirigé vers le seuil.
Les huées des Ravageurs le suivirent.
Alors la Chivotte s’approcha deRocambole :
– Et moi, dit-elle, est-ce que vous mechassez aussi ?
– Toi, dit Rocambole, tu vas nous dired’où vient cette enfant.
Et il prit la petite fille dans ses bras, etla petite fille, un moment épouvantée, se reprit à sourire et passases mains blanches sur le visage de Rocambole.
Les Ravageurs battaient des mains.
Essayer de mentir à Rocambole eût été folie.La Chivotte avoua tout.
– C’est bien, dit-il, reste avecnous ; car il faut que quelqu’un prenne soin de cet enfant. Jel’adopte !… et malheur à qui y touchera !…
– Vive Rocambole ! répétèrent lesRavageurs.
Il leur dit encore :
– Mes enfants, on a parlé, ces jours-ci,d’une expédition.
– Oui, dit la Mort-des-braves.
– Eh bien ! ce sera pour dans troisjours. Maintenant, tenez-vous tranquilles d’ici là.
Et comme le jour n’était pas loin, il leurordonna de quitter le cabaret, pour ne point donner l’éveil à lapolice.
– C’est égal, dit cette belle fille qu’onappelait la Pie-borgne, en lui sautant au cou, vous êtes un fierhomme, maître !
La Camarde entendit ces mots et le bruit d’unbaiser.
– Nous réglerons notre compte plus tard,murmura-t-elle.
Rocambole se disait :
– Voici un premier danger conjuré ;maintenant comment sauver les gens de Villeneuve-St-Georges.
Et il regagna son lit, tout pensif.
Huit jours après la scène que nous venons deraconter, et à l’issue de laquelle Rocambole avait reconquis toutesa popularité et tout son prestige, une barque remontait la Seineentre Maisons-Alfort et Villeneuve-St-Georges.
Quatre hommes la montaient.
L’un, qui tenait la barre, n’était autre quenotre nouvelle connaissance, la Mort-des-braves.
L’autre était cet hercule qu’on appelait leChanoine.
Le troisième, qui serrait l’écoute avec lahardiesse d’un canotier consommé, était cet enfant terrible que lesRavageurs appelaient Marmouset.
Le quatrième enfin, est-il besoin de ledire ! était Rocambole.
La nuit approchait, cependant les dernièreslueurs du crépuscule permettaient encore de voir assezdistinctement les deux rives.
Le vent était assez fort, et, malgré larapidité du courant, la barque marchait un bon train.
Tout à coup, la Mort-des-braves poussadoucement l’épaule de Rocambole, en même temps qu’il étendait lamain vers la gauche.
– C’est là, dit-il.
Rocambole vit alors une maison isolée, aumilieu d’un petit parc planté de vieux arbres, avec une pelouseverte tout à l’entour.
La maison était à mi-côte.
Elle avait un air honnête et bourgeois, àpremière vue.
En l’examinant avec plus d’attention, ondevinait que ses habitants devaient avoir une certaine originalitéde mœurs et de goûts, et vivre tout à fait en dehors de la viecommune.
Tout ce que Marmouset avait raconté setrouvait justifié par un je ne sais quoi difficile peut-être àexpliquer, mais qu’on devinait aussitôt.
Rocambole regarda attentivement cette maisonet ne répondit pas.
– C’est là, répéta laMort-des-braves.
– J’entends bien, dit le maître, mais ilest trop tôt pour faire le coup.
La Mort-des-braves fit un signed’assentiment.
– Aussi, reprit-il, j’ai pensé à unechose.
– Laquelle ?
– Nous allons redescendre jusqu’àCharenton.
– Bon ! et puis ?
– Il y a un cabaret sur la berge qui esttenu par un ancien flotteur, le père Heurtebise. Le vin y est bon.On y trouve de la matelotte. Nous souperons, et nous attendrons lesenvirons de minuit.
– C’est cela, dit Rocambole.
– Mais, pas de bêtises devant le vieux,continua la Mort-des-braves.
– Ah ! il n’est pas desnôtres ?
– Non… c’est ce qu’ils appellent unhonnête homme. Il n’a seulement jamais passé à lacorrectionnelle.
Marmouset eut une moue dédaigneuse à l’adressedu père Heurtebise :
– Un feignant, quoi ! fit-il.
– Stoppe, un peu, dit Rocambole,que je prenne mes dimensions.
Et il examina avec une scrupuleuse attentionle chemin qui conduisait de la berge à la grille du parc, les mursqui l’entouraient et la disposition de la maison.
On eût dit un général en chef combinant unplan d’attaque ou méditant le siège d’une ville.
– Maintenant, dit-il, vous pouvez virerde bord.
– Nous descendons chez le pèreHeurtebise ?
– Oui.
La Mort-des-braves donna un coup de barre,Marmouset changea lestement sa voile, et le canot, tourna surlui-même, redescendit rapidement.
En route, le Chanoine qui avait été silencieuxjusque-là prit sous un banc un objet qu’il montra à Rocambole.
– Qu’est-ce que cela ? demanda lemaître.
– C’est un marteau.
– Pour quoi faire ?
– Mais, dit naïvement le Chanoine, je neme suis jamais servi de couteau, ni de pistolet, ni d’autrechose ; avec ce merlin-là, je suis bien plus sûr de monaffaire : un coup à la tempe, et c’est fait.
Rocambole regarda cet homme naïf en saférocité : puis il lui dit froidement :
– Cette fois, tu n’auras pas besoin demerlin.
– Pourquoi ?
– Mais parce que la besogne n’est paspour toi.
– Hein ? fit le Chanoine avec unaccent de dépit et de regret.
– […][1] L’ouvrageme plaît, je le prends pour moi.
L’hercule avait juré obéissance au maître, ilcourba la tête et se résigna.
Le canot, moins d’une demi-heure après,arrivait au cabaret du père Heurtebise.
Marmouset sautait lestement à terre pourl’amarrer et la Mort-des-braves disait :
– Je vas commander la matelotte.
En effet il entra dans le cabaret qui étaitveuf de pratiques, à cette heure, et il dit au bonhomme :
– Allons, papa, il faut vous distingueraujourd’hui. Nous avons la poche garnie, l’estomac vide et legosier sec.
Le bonhomme appela sa servante, et dit à laMort-des-braves :
– Combien êtes-vous ?
– Quatre.
– Que voulez-vous manger ? unefriture ou une matelotte ?
– L’une et l’autre, si c’est possible, etdes côtelettes avec, le tout arrosé de vin cacheté. C’est lebourgeois qui paye.
Et du doigt, il désignait Rocambole quis’était arrêté sur la berge avec le Chanoine.
– Ah ! fit le cabaretier, c’estvotre patron, ça ?
– Oui, répondit la Mort-des-braves qui nes’expliqua pas davantage.
Une heure après, Rocambole et les troisbandits étaient à table.
Marmouset racontait à mi-voix son expédition àla maison isolée de Villeneuve, et il affirmait de nouveau que levieillard était cousu d’or.
– Estourbirons-nous lafemme ? demanda le Chanoine.
– Cela dépendra, répondit Rocambole.
– Elle est bien jolie, dit Marmouset.
– Ah ! ah ! fit Rocambole.
Et il eut un sourire qui remplit d’admirationles bandits.
Tous quatre étaient vêtus comme le sont lesmariniers de la Seine.
Ils portaient une vareuse de laine, un chapeaude paille et un pantalon de toile grise.
En outre ils étaient chaussés de sabots.
Comme on était en semaine, le cabaretn’avait pas d’autres hôtes en ce moment.
Cependant, vers neuf heures du soir, deuxhommes entrèrent et vinrent s’asseoir à une table en demandant duvin.
Ils s’exprimaient en français, mais avec uneforte nuance d’accent anglais.
Et Rocambole, frappé de la circonstance, lesexamina à la dérobée.
Rien, cependant, n’annonçait en eux quelquechose d’insolite.
Vêtus comme des ouvriers du faubourgSaint-Antoine, ils s’étaient attablés devant une bouteille de vin,cachet vert, et le père Heurtebise ne s’était pas préoccupé d’euxdavantage.
Le Chanoine, Marmouset et la Mort-des-bravesne leur avaient accordé qu’une attention distraite.
Seul, Rocambole les regardait avecattention.
Pour lui, ces deux hommes qui buvaient sansdire un mot, n’étaient point ce qu’ils voulaient paraître.
Sous leur redingote râpée, Rocambole avaitremarqué du linge d’une grande finesse.
Leur teint olivâtre et leurs cheveux noirsindiquaient une origine étrangère et peut-être orientale.
Rocambole qui avait vu tant de choses, crutreconnaître mieux le type de cette race nouvelle due au croisementde la race indoue et de la race anglaise, et dont les produits sontdésignés sous le nom d’anglo-indiens.
Enfin, ces deux hommes s’étant mis à causer àvoix basse dans une langue inintelligible pour la Mort-des-braves,le Chanoine et Marmouset, ce dernier dit :
– Mais qu’est-ce donc que cebaragouin !
– C’est sans doute des Auvergnats, dit leChanoine.
– Je croirais plutôt que c’est desBasques, dit la Mort-des-braves.
– Ou bien des Anglais, repritMarmouset.
Rocambole avait reconnu la langueindienne.
Et tandis que ses trois compagnons ne sepréoccupaient plus d’autre chose que de vider une sixièmebouteille, il se prit, lui, à écouter attentivement.
Rocambole jouissait d’une finesse d’ouïeexcessive ; de plus, il parlait à peu près tous les idiomes,et jadis à Londres, il avait fréquenté des indiens.
Rocambole comprenait donc et parlaitparfaitement la langue des Brahmines.
Les deux inconnus continuaient à causer avecla sécurité de gens persuadés que nul n’entendra ce qu’ilsdisent.
Mais Rocambole écoutait…
Ces deux hommes, qui, dans un cabaret desenvirons de Paris, s’exprimaient en langue indoue, offraient, enoutre de cette bizarrerie, un contraste non moins bizarre.
À première vue, c’étaient simplement deshommes du Midi, au teint hâlé, dont l’un était déjà vieux, l’autreencore jeune, le premier robuste, grand, énergique d’attitude et deregard – le second svelte et presque fluet, avec des mains et despieds de femme et un visage complètement imberbe.
La voix de ce dernier avait même quelque chosede grêle et de sifflant qui ne paraissait pas appartenir à l’espècemasculine.
On eût dit une femme habillée en homme.
Ils causaient et c’était le plus jeune quiparlait lorsqu’ils avaient attiré l’attention de Rocambole.
– Paris est moins grand que Londres, maisil est beaucoup plus difficile d’y suivre la trace d’un homme qui aun intérêt quelconque à se cacher.
J’ai suivi le père et la fille pendant sixmois, presque jour par jour. Vingt fois, j’ai été auprès d’eux, et,si l’heure prescrite eût sonné, j’étais prêt ; mais tu lesais, Osmanca, les temps n’étaient point accomplis.
Le plus vieux fit un signe de têteaffirmatif.
– Continue, Gurhi, dit-il.
– Je les ai donc suivis, depuis Varsoviejusqu’à Paris ; mais là, j’ai perdu leurs traces, et ce n’estqu’il y a huit jours, lorsque m’est arrivée la lettre du comité deLondres, que j’ai pu ressaisir leur piste.
– Enfin, tu les as retrouvés ?
– Oui, puisque je vais vous conduire à laporte de la maison qu’ils habitent.
Celui que son compagnon désignait sous le nomd’Osmanca et qui avait un aspect farouche, répondit :
– Les temps sont accomplis, et ladernière heure du Maudit est proche.
– La déesse Kâli sera contente, fit leplus jeune, c’est-à-dire Gurhi, j’ai tout préparé.
– Voyons ?
– Le Maudit, poursuivit Gurhi, acongédié, il y a huit jours, un vieux serviteur. Puis il est venu àParis et s’est procuré un autre domestique. C’est un desnôtres.
– Un Indien ?
– Non, un Anglais affilié, mais qui parlesi parfaitement le français et qui a un air si naïf que leMaudit l’a pris sans défiance.
Un sourire féroce glissa sur les lèvresd’Osmanca.
Gurhi poursuivit :
– Cet homme viendra nous ouvrir la porteà minuit, et nous entrerons. Tu sais, Osmanca, que les fils denotre pays marchent sur la terre sans courber un brin d’herbe etque leur respiration n’a jamais troublé le silence de lanuit ?
– Certainement, je le sais.
Tandis qu’ils parlaient ainsi le Chanoine etMarmouset causaient bruyamment et la Mort-des-braves éprouvait unesorte de somnolence due sans doute au vin cacheté du pèreHeurtebise.
Rocambole, lui-même, feignait de dormir, maisil ne perdait pas un mot de la conversation des deux individus.
Osmanca dit encore :
– Mais l’enfant, où est-il ?
– J’ai retrouvé sa trace, puis je l’aireperdue.
– Comment ?
– Le Maudit l’avait cachée chez unevieille dame qui habitait la rue du Delta. J’avais tout préparépour enlever l’enfant, mais j’ai été devancé.
– Par le général ?
– Je ne sais pas ; je ne crois pas,même.
– Par qui donc ?
– Je l’ignore, ce qu’il y a de certain,c’est que l’enfant a disparu, le jour même où nous devions nous enemparer.
– Il faudra la retrouver, ditOsmanca : tout ce qui est marqué appartient à la déesseKâli.
– On la retrouvera, dit Gurhi.
– Voilà qui est bizarre, pensaitRocambole. L’enfant dont ils parlent me paraît cette petite filleenlevée par la Chivotte et que j’ai prise sous ma protection.
Osmanca reprit :
– À une lieue sur la rive droite de laSeine, la maison est isolée ; tu pourras étrangler le père, etj’étranglerai la fille sans que personne vienne nous déranger.
Osmanca dit avec cette gravité fatidiqueinspirée par le fanatisme :
– Qu’importe que nous soyons découvertsaprès, et que la justice française nous punisse ? Notre vien’est pas à nous. Elle est à notre association et nos dieux peuventen disposer comme bon leur semble.
Gurhi s’inclina.
– Sais-tu bien le chemin, au moins ?dit encore Osmanca.
– Sans doute : d’ailleurs, en tedonnant rendez-vous céans, j’avais mon idée.
– Ah !
– Il y a un chemin de fer qui passe ici àonze heures.
– Bon !
– Nous le prendrons jusqu’àVilleneuve-Saint-Georges.
Rocambole tressaillit à ce nom et se ditencore :
– Si je crois reconnaître la petitefille, je crois également ne pas me tromper en devinant, dans lesgens dont ils parlent, ce vieillard et cette jeune femme que jeveux protéger contre les Ravageurs.
Et il continua à ne pas perdre de vue les deuxindividus.
Mais ceux-ci s’étaient fait sans doute toutesleurs confidences, car, s’étant mis à fumer, ils étaient tombésdans cette contemplation silencieuse particulière aux hommes del’Extrême-Orient.
La Mort-des-braves, qui s’était assoupi unmoment, rouvrit les yeux et poussa le coude à Rocambole.
– Que veux-tu ? fit celui-ci.
– Je crois bien qu’il est temps departir, dit le bandit ; onze heures doivents’approcher ?
– Tu as raison, partons !
En même temps, Rocambole fit un signe aux deuxautres, c’est-à-dire à Marmouset et au Chanoine.
Ces deux-là se levèrent etrépétèrent :
– Allons ! nous sommes prêts.
Rocambole jeta vingt francs sur la table.C’était un peu plus que la valeur du souper ; mais iln’attendit pas sa monnaie et s’en alla, jetant un dernier et rapidecoup d’œil sur les deux Indiens.
La Mort-des-braves sauta le premier dans labarque, et se mit en train de délier l’amarre.
Rocambole l’arrêta.
– S’il nous faut plus d’une demi-heurepour retourner à Villeneuve, dit-il, c’est inutile.
Et, d’un geste, il empêcha les deux autres des’embarquer.
– Mais… patron… balbutia laMort-des-braves, une demi-heure… ou une heure qu’est-ce que çafait ?
Rocambole avait une montre sous sa blouse. Illa consulta et s’aperçut qu’il n’était que dix heures et demie.
– Nous allons prendre l’aviron, ditMarmouset, et je vous réponds qu’on marchera rondement.
– C’est qu’il n’y a pas de temps àperdre.
– Oh ! fit le Chanoine.
– Nous ne sommes pas les seuls à flairerl’affaire.
À ces mots, les trois banditstressaillirent.
Rocambole reprit :
– Avez-vous vu ces deux hommes quibuvaient dans le cabaret ?
– Oui. J’ai idée que c’est des Basques,fit Marmouset.
– Je n’ai rien compris à leur baragouin,dit la Mort-des-braves.
– Ni moi, continua le Chanoine avecindifférence.
– Eh bien ! moi, répondit Rocambole,j’ai tout entendu et j’ai tout compris.
Et c’est ici qu’il faut m’obéir à vous troiscomme un seul homme, ajouta-t-il avec l’accent de l’autorité.
– On s’exterminera sur un signe de vous,patron, murmura le Chanoine.
– Voulez-vous que je me jette àl’eau ? dit la Mort-des-braves.
– Non ; embarquez, et nageonsferme ! ordonna le Maître.
– Vive Rocambole ! s’écriaMarmouset, qui, d’une violente secousse, poussa la barque aularge.
La nuit était étoilée comme une nuit de juin,mais la lune était absente.
Les hauteurs de Charenton étaient étincelantesde lumière, et Rocambole, debout dans la barque, sa montre à lamain, avait les yeux fixés sur la ligne du chemin de fer de Paris àLyon.
Rocambole faisait le calcul suivant :
– Les Indiens se sont trompés, ce n’estpas à onze heures que le train qu’ils veulent prendre passera àCharenton, c’est à onze heures et demie. Avec un arrêt àMaisons-Alfort il n’arrivera à Villeneuve qu’à minuit.
Mais de la station de Villeneuve à la maisonisolée, il y a un bon quart d’heure de marche en revenant sur sespas.
Nous, au contraire, nous débarquerons juste enface, par conséquent nous arriverons avant eux.
La Mort-des-braves avait pris un aviron,Marmouset un autre ; quant au Chanoine, il s’était placé àl’arrière avec un troisième qu’il manœuvrait comme une godille.
Jamais canot d’Asnières, luttant aux régatespour avoir le prix, n’avait filé plus rapidement.
Et comme Rocambole était devenu silencieux,les bandits respectaient ce silence et n’osaient l’interroger.
Marmouset tint parole, la barque marcha sivite et si droit que le train du chemin de fer était encore dans lagare de Paris que déjà Rocambole et ses compagnons se trouvaient enface de la maison isolée.
Alors le Maître dit :
– Abordez, quand nous serons vers laberge, je vous dirai de quoi il s’agit.
À onze heures du soir, en hiver, la campagneest déserte.
Villeneuve-Saint-Georges, si bruyant et sipeuplé en été, en est réduit à sa population de petits rentiers, depaysans et de mariniers, gens qui se couchent de bonne heure etredoutent les bises de novembre.
Marmouset, d’un coup d’aviron, avait poussé labarque dans une touffe de saules.
La Mort-des-braves jeta l’amarre autour d’unebranche, et sauta lestement à terre.
Le Chanoine allait en faire autant, lorsqueRocambole lui dit :
– Eh ! bien ! tu ne prends doncpas ton merlin ?
– Mais, dit le Chanoine, vous m’avez ditque c’était inutile.
– J’ai changé d’avis, prends-le.
En même temps Rocambole fouilla sous le bancet en retira un paquet de cordes de l’épaisseur du doigt, commetous les pêcheurs ont coutume d’en avoir et qui leur servent àdifférents usages.
Puis, à son tour, il sauta sur la berge.
– Maintenant mes enfants, dit-il,écoutez-moi bien.
– Parlez, Maître.
– Savez-vous ce que sont ces deux hommesqui buvaient dans un coin chez le père Heurtebise ?
– Non.
– Ce sont les affiliés d’une autre bandede voleurs et d’assassins.
– Des camarades, quoi ! fitnaïvement le Chanoine.
– Ils parlaient de faire le même coup quenous.
– Pas dégoûtés du tout ! ricanaMarmouset.
– Je n’ai pas envie de partager, moi, ditla Mort-des-braves.
– Ni moi dit froidement Rocambole.
– Qu’ordonnez-vous donc, Maître ?fit le Chanoine.
– Venez, vous le saurez.
Et Rocambole, quittant la berge, se dirigeavers le chemin creux qui montait vers la grille du parc.
Tandis qu’il marchait d’un pas alerte, un coupde sifflet bruyant se fit entendre dans le lointain.
C’était le train qui sortait de la gare deParis.
Pour venir de la station du chemin de fer à lagrille, il n’y avait pas d’autre route que ce sentier encaisséentre deux murs, dans lequel Rocambole et ses compagnons venaientde s’engager.
À cent mètres de la grille du parc, l’un desdeux murs avait subi un éboulement, et une large brèche permettaitde pénétrer dans la propriété voisine.
C’était un vaste enclos de maraîcher sansaucune habitation.
En face de la brèche, c’est-à-dire contre lemur opposé se dressait un arbre chétif.
– Voilà notre affaire, dit Rocambole.
Et il se mit à développer le paquet de cordeset en noua un bout au tronc de l’arbre, à un pied de terre.
Puis il se dirigea vers la brèche et entradans l’enclos.
Ses compagnons le regardaient faire avec uncertain étonnement.
Il leur fit signe de le suivre.
Une fois dans l’enclos, le Maître attachal’autre bout de la corde à un autre arbre, de telle façon que lechemin creux se trouvait intercepté par cette barrière quel’obscurité rendait invisible.
– Voilà qui est compris, dit Marmouset,les camarades vont s’embarrasser dans la corde et se casseront lamargoulette par terre.
– Chut ! fit Rocambole.
Un nouveau coup de sifflet plus rapprochéannonçait que le train venait de s’arrêter à la station deMaisons-Alfort.
Alors le Maître fit un nouveau signe et sescompagnons se couchèrent à plat ventre derrière le monceau depierres produit par l’éboulement.
– À présent, mes enfants, dit Rocambole,écoutez-moi bien :
À tout prix, même au péril de notre vie, ilfaut nous emparer de ces deux hommes ; je voudrais les prendrevivants autant que possible, mais s’ils résistent, le merlin duChanoine fera son affaire.
– Un coup sec à la tempe, et tout estdit, murmura le bandit avec un accent d’orgueil.
– Je préférerais que tu le prisses à lagorge, tu es robuste, tu dois pouvoir venir à bout du plusvieux.
– Moi, dit Marmouset, je me charge dupetit.
– Eh bien ! fit la Mort-des-braves,et moi ? il ne me restera donc rien à faire ?
– Oh ! dit Rocambole en souriant,rassure-toi, il y aura de la besogne pour tout le monde.
Le sifflet de la locomotive retentissait et letrain passait bruyamment à la hauteur du chemin creux.
– Dans dix minutes ils seront ici, ditRocambole. Silence ! et attention.
En effet, quelques minutes après, on entenditmarcher à l’extrémité du chemin creux.
Rocambole avait posé son oreille à terre, etil écoutait :
– Il n’y a que des Indiens capables demarcher ainsi, murmura-t-il enfin ; seulement, ils sont plusde deux.
En effet, au bout de dix secondes, troissilhouettes se dessinèrent dans l’éloignement.
Les silhouettes de trois hommes qui marchaientde front et causaient tout bas en marchant.
– Tu vois bien qu’il y a de la besognepour toi, dit Rocambole, en poussant le coude à laMort-des-braves.
Puis il ajouta tout bas :
– Que personne ne bouge avant monsignal.
Les compagnons de Rocambole demeurèrentimmobiles et muets.
Les trois hommes continuaient d’avancer, maislentement, et paraissaient tenir conciliabule.
Rocambole, toujours son oreille collée contreterre, ne perdait pas une de leurs paroles.
Naturellement, c’était en langue indoue qu’ilss’exprimaient, et notre héros comprit que ce troisième personnagequi était avec eux n’était autre que ce prétendu domestique,récemment entré au service de la jeune femme et du vieillard, etqui devait prêter la main à l’assassinat.
En effet, comme ils approchaient toujours,Rocambole put distinguer parfaitement une troisième voix qu’iln’avait point encore entendue.
Cette voix disait :
– Il est trop tôt… il faut attendre.
En même temps, l’homme qui parlait montrait lavilla au travers des arbres, dont les fenêtres étaient encoreéclairées.
– Nous attendrons ! dit une secondevoix que Rocambole reconnut pour être celle du plus vieux,c’est-à-dire de celui que son compagnon avait désigné sous le nomd’Osmanca.
– Attendre, soit, mais où ? demandaGurhi à son tour.
Le premier étendit la main vers l’endroit mêmeoù se trouvaient cachés Rocambole et ses compagnons, c’est-à-direvers la brèche de l’enclos :
– Vous attendrez là, dit-il, et quand lachouette chantera trois fois, vous continuerez votre chemin.
En ce moment, une vague inquiétude s’empara deRocambole, et il se mit à caresser le manche d’ivoire d’un poignardqu’il portait sous sa vareuse.
L’inquiétude de Rocambole était facile àcomprendre.
En pénétrant dans l’enclos par la brèche, lesIndiens pouvaient éviter cette corde destinée à les fairetrébucher.
En outre, avec cette finesse d’ouïe etd’odorat qui les caractérise, ils pouvaient éviter Rocambole et sabande, et battre prudemment en retraite.
Or, ce n’était pas ce que voulaitRocambole.
Protéger simplement les hôtes de la villacontre le fanatisme des Étrangleurs n’était point son uniquebut.
Rocambole voulait surtout pénétrer cet étrangemystère de gens qui, à trois mille lieues de leur pays,poursuivaient des ennemis de la déesse Kâli et du dieu Sivah.
Ce coin de l’Inde, transporté àVilleneuve-Saint-Georges, ces étrangers déguisés en ouvriersparisiens, tout cela lui paraissait si bizarre, si extraordinaire,qu’il voulait avoir le mot de l’énigme.
Le premier des trois Indiens, c’est-à-dire ledomestique, dit encore à ses compagnons :
– Je vais rebrousser chemin.
– Pourquoi ?
– Parce que je n’ai pas la clé de lagrille.
– Par où donc es-tu sorti ? demandaOsmanca.
– Par une petite porte qui se trouve enhaut du parc. Pour y arriver, il faut redescendre et prendre unautre chemin.
– Et nous, demanda Gurhi, nous allonsrester ici ?
– Oui, jusqu’à ce que vous ayez entendules trois cris de la chouette.
– C’est bon, fit Osmanca.
Rocambole respira.
Les trois compagnons, immobiles derrière lespierres de l’éboulement, retenaient leur haleine.
Le domestique revint donc sur ses pas, etRocambole le vit redescendre le chemin creux.
Quant à Osmanca, il s’assit tellement près deRocambole, que celui-ci en étendant la main aurait pu letoucher.
Gurhi entra dans l’enclos et se coucha à platventre sur l’herbe.
La Mort-des-braves et le Chanoine attendaientavec impatience.
Mais Rocambole ne paraissait nullementpressé.
Osmanca avait les yeux sur la villa qu’onapercevait à travers les arbres du parc.
Une seule fenêtre était encore éclairée.
Marmouset, qui s’était glissé tout auprès deRocambole, approcha ses lèvres de l’oreille du Maître et luidit :
– C’est la fenêtre du vieux !
Mais si bas qu’il eût parlé, Osmancal’entendit.
Et soudain l’Indien se dressa effaré, inquiet,et cria :
– À moi, Gurhi !
En même temps, il voulut faire un pas enavant, flairant quelque mystérieux danger.
Mais alors il heurta la corde et trébucha.
Et comme il poussait un nouveau cri, leChanoine et la Mort-des-braves tombèrent sur lui comme lafoudre.
Ce fut l’affaire d’une seconde.
L’Étrangleur fut pris à la gorge et serré sifort qu’il lui fut impossible de crier.
En même temps, il fut renversé, et le Chanoinelui mit un genou sur la poitrine.
Puis, il leva son terrible merlin pour l’enfrapper.
La Mort-des-braves lui arrêta le bras.
– Il faut attendre l’ordre du Maître,dit-il.
Le Maître, de son côté, avait fait sabesogne.
Au cri jeté par Osmanca, Gurhi avait fait unbond vers lui.
Mais Rocambole, se dressant tout à coup,l’avait saisi de sa main de fer.
En même temps il lui avait appuyé son poignardsur la gorge.
Puis il avait prononcé un mot indien quisignifiait :
– Tais-toi !
L’Étrangleur avait été plus effrayé d’entendrerésonner sa langue maternelle à son oreille, que de sentir lapointe d’un stylet sur sa gorge.
Et soudain, il avait cessé de se débattre ets’était renfermé dans cette impassibilité résignée et dédaigneusede ces hommes qui croient à la fatalité et n’essayent jamais delutter contre elle.
Rocambole le renversa sous lui.
Puis il dit à Marmouset :
– Tiens-le !
Marmouset obéit.
L’Indien n’était pas très robuste ;d’ailleurs, il ne songeait pas à se défendre.
Marmouset lui prit donc les deux mains, tandisque Rocambole, ouvrant ses vêtements, le fouillait.
Gurhi avait une corde enroulée autour ducorps.
C’était son lacet d’Étrangleur.
En outre, il était nanti d’un revolver defabrique anglaise et d’un poignard sur la lame duquel étaientgravés des signes bizarres.
Rocambole s’empara du revolver, du poignard etdu lacet.
Puis il prit son mouchoir et le passa dans labouche de Gurhi en guise de bâillon.
– Tiens-le bien toujours, dit-il àMarmouset.
Et il courut à Osmanca, qui continuait à sedébattre aux mains du Chanoine et de la Mort-des-braves.
– Faut-il frapper, Maître ? demandale Chanoine.
– Non.
Et Rocambole s’approcha d’Osmanca et lui diten indien :
– Tais-toi, Sivah le veut !
L’effet de cette langue maternelle résonnanttout à coup à ses oreilles fut pour Osmanca le même que celuiproduit un instant auparavant sur Gurhi.
Il cessa de lutter, de se débattre, et regardaRocambole, dont l’œil brillait dans la nuit comme un éclair fauve,avec une sorte de terreur superstitieuse.
Rocambole le fouilla, comme il avait fouilléGurhi.
Osmanca avait pareillement sur lui une corde ànœud coulant à l’une de ses extrémités, un poignard et unrevolver.
Puis Rocambole détacha cette autre corde qu’ilavait prise dans la barque et qu’il avait tendue dans le chemincreux.
Et la coupant en deux avec son poignard, il enprit la moitié et se mit en devoir d’attacher les pieds et lesmains d’Osmanca.
Osmanca ne faisait plus aucune résistance.
Ce qui mit le comble à son étonnement et à laterreur superstitieuse qui s’empara alors de lui, ce fut l’adressemerveilleuse avec laquelle Rocambole le lia.
Jamais jongleur indien n’avait fait des nœudsplus inextricables.
Rocambole le bâillonna comme il avaitbâillonné Gurhi.
Puis il dit à ses compagnons :
– À présent, mes enfants, notre plan estchangé.
– Comment cela ? demanda laMort-des-braves.
– Vous allez, le Chanoine, toi etMarmouset, prendre ces deux gaillards sur vos épaules.
– Bon ! fit la Mort-des-braves. Etpuis ?
– Et vous les porterez dans labarque.
– Mais, dit Marmouset, avec un accent deregret, est-ce que nous ne faisons pas le coup delà-haut ?
Et de la main il indiquait la villa.
– Je le ferai tout seul.
– Mais… balbutia la Mort-des-braves,est-ce que vous n’aurez pas besoin d’un coup de main,Maître ?
Rocambole haussa les épaules :
– C’est un travail d’enfant, dit-il.
Puis, pour achever de leur donner le change,il dit au Chanoine :
– Donne-moi ton merlin.
– Le voilà.
– Maintenant, ajouta-t-il, allez dans labarque en attendant, et rappelez-vous que vous me répondez de cesdeux hommes sur votre propre vie.
– Soyez tranquille, Maître, répondit laMort-des-braves.
Le Chanoine, qui était le plus vigoureux destrois, chargea Osmanca sur ses épaules.
La Mort-des-braves et Marmouset s’emparèrentde Gurhi.
Puis tous trois descendirent le long du chemincreux vers la berge.
Alors Rocambole, son merlin à la main, sedirigea vers la grille de la villa.
Mais, quand il eut fait dix pas, il jeta lemerlin et tira de sa poche l’un des deux lacets de soie.
En ce moment, la lumière qui brillait encore àl’une des fenêtres, l’intriguait.
Et alors aussi, un houhoulement d’oiseau denuit traversa l’espace.
Rocambole reconnut le signal annoncé par ledomestique aux deux Indiens.
Arrivé à la grille du parc, il se colla contreun arbre et attendit.
Peu après la grille s’ouvrit, et le domestiquefit quelques pas en dehors, disant en indien :
– Où êtes-vous ?
Soudain le lacet siffla dans l’air comme unevipère, s’abattit sur le domestique, s’enroula autour de son cou etRocambole murmura :
– Je crois que je suis de force avecmessieurs les Étrangleurs !
**
*
Pénétrons maintenant à l’intérieur de lavilla.
Pendant huit ou dix jours, c’est-à-dire depuisla disparition de Nicheld, il y avait eu un silence farouche de lapart du vieillard, une morne résignation chez la jeune femme.
Ils évitaient de se rencontrer ailleurs quedans la salle commune des repas ; à peine, le soir, obéissantmaintenant bien plus à l’habitude qu’à l’affection, Nadéïatendait-elle son front au général Komistroï.
Sa résignation n’était qu’apparente.
Nadéïa s’était souvenue des dernières parolesde Nicheld :
– Vous trouverez, enterré au pied d’unarbre, dans le parc, un pot de terre dans lequel est un manuscritqui vous apprendra tout ce que je n’ose vous dire.
Le lendemain, on s’en souvient, Nicheldn’était plus à la villa.
Le général l’avait renvoyé, disait-il.
En effet, le soir même, un autre domestiqueétait entré à la place de Nicheld, et le général avait dit à safille :
– Ma chère amie, faites-moi la grâce dene jamais parler de nos affaires devant cet homme que je ne connaisque par les certificats qu’il m’apporte.
Nadéïa n’avait point répondu.
Elle attendait une nuit obscure, pendantlaquelle le général se coucherait de bonne heure.
Nadéïa voulait déterrer le manuscrit deNicheld, Nadéïa voulait savoir ce qu’étaient devenus son époux etson enfant.
Enfin le moment qu’elle croyait propice étaitarrivé.
Nadéïa s’était aperçue que le nouveaudomestique, l’Anglais John, sortait tous les soirs, après le dîner,et ne rentrait que fort avant dans la nuit.
Chose bizarre ! le général, qui nevoulait pas que Nicheld sortît, n’avait nullement l’air de sepréoccuper des fréquentes absences de John.
Or donc, ce soir-là, tandis que John s’enallait à la gare de Villeneuve recevoir les deux Étrangleurs,tandis que Rocambole et les siens tendaient à ces derniers le piègedans lequel nous les avons vus tomber, – Nadéïa, à sa fenêtre, sanslumière, immobile, attendait que le flambeau qui brûlait dans lachambre de son père s’éteignît.
Le général avait coutume de lire dans son litpendant quelques minutes avant de s’endormir.
Quand il soufflait sa bougie, c’est que lesommeil le prenait.
Or, le premier sommeil est assez pesant etNadéïa comptait sur ce premier sommeil.
Enfin, un peu après minuit, les arbres du parcsur lesquels se reflétait la lumière, restèrent dansl’obscurité.
Alors Nadéïa s’enveloppa d’un manteau, ouvritla porte sans bruit et sortit de sa chambre sur la pointe du pied,sans lumière, et avec des précautions infinies.
Son cœur battait à outrance.
Elle arriva jusqu’à la dernière marche del’escalier.
Elle fit des prodiges pour ouvrir sans bruitla porte qui donnait sur le parc.
Cette porte franchie, et comme l’air froid dela nuit lui fouettait le visage, elle s’arrêta un moment.
Elle tenait sous son manteau une petite bêchequ’elle avait dérobée durant le jour dans la serre.
Nadéïa s’arrêta, car il lui avait sembléentendre un chuchotement lointain, un bruit de pas, au fond duparc.
Mais, après un moment d’hésitation, ellecontinua son chemin, comptant les arbres de la grande allée.
Nadéïa était si émue qu’elle n’eut pas depeine à se convaincre qu’elle avait été le jouet d’une illusion, etque le vent seul avait passé dans le feuillage.
Cependant, tout en continuant à descendre lagrande allée, elle s’était retournée plusieurs fois vers lamaison.
Mais la fenêtre du général, qui, seuleattirait son attention, était fermée.
Enfin, elle arriva au pied de l’arbre indiquépar Nicheld.
La nuit était assez obscure, nous l’avonsdit : cependant Nadéïa se mit à la besogne.
Munie de sa bêche, elle creusa tout à l’entourde l’arbre et au bout de quelques minutes, la bêche rencontra uncorps dur qui rendit un son mat.
Le cœur de Nadéïa battait violemment.
Elle jeta sa bêche et continua à creuser avecses mains, qui bientôt rencontrèrent le pot de terre etl’arrachèrent du sol.
Alors Nadéïa se sauva vers la maison.
On eût dit un voleur emportant le fruit de sonlarcin.
Elle referma la porte avec les mêmesprécautions et rentra dans sa chambre sans lumière.
Puis elle ferma sa porte à double tour et auverrou.
Ensuite elle alla vers la croisée et tira lesépais rideaux.
Elle ne voulait pas qu’un seul rayon de clartépût filtrer par la fenêtre, se refléter sur les arbres et éveillerle général.
Quand elle eut fait tout cela, Nadéïa seprocura de la lumière, elle fit jaillir une étincelle d’un briquetphosphorique et approcha ce briquet d’une bougie placée sur satable de nuit.
Mais à peine cette bougie s’allumait-elle quela jeune femme poussa un cri terrible.
Elle n’était pas seule dans cette chambre oùelle venait de s’enfermer.
Un homme était assis dans un fauteuil au pieddu lit.
Et cet homme c’était le général Komistroï, lepère de Nadéïa.
Il était enveloppé dans sa robe de chambre, unfoulard enserrait sa chevelure blanche.
Pâle, frissonnante, Nadéïa, après avoir jetéun cri, recula.
Mais soudain elle fut frappée de l’expressionétrange qu’avait le visage de son père.
Ordinairement, le vieillard avait un aspectdur et farouche, le geste sec et impérieux.
Sa fille ne le regardait qu’en tremblant et nelui adressait la parole qu’avec terreur.
Chose étrange !
Le général n’était plus le même à cetteheure.
Son visage était triste ; il portaitl’empreinte d’une grande douleur, et Nadéïa tressaillit en voyantdeux grosses larmes qui roulaient sur ses joues pâlies.
En même temps, il lui dit d’une voix étouffée,en désignant le vase de terre qui renfermait le manuscrit qu’elletenait encore à la main.
– Vous voulez donc tout savoir, Nadéïa,ma fille ?
Ces mots prononcés avec un tel accentremuèrent Nadéïa jusqu’au fond de l’âme.
– Mon père !… balbutia-t-elle.
Il reprit avec amertume :
– Vous voulez savoir ce que j’ai fait devotre enfant ?
Elle baissa les yeux ; mais elle dit avecfermeté :
– Oui, je le veux !
– Ce que j’ai fait deConstantin ?
Elle fit un signe de tête non moinsénergique.
– Nicheld vous l’a dit, reprit-iltoujours triste, toujours ému.
J’ai fait disparaître votre enfant…
Nadéïa jeta un cri :
– Mais elle vit, au moins ?
– Si elle vit ! répondit le général,vous me demandez si elle vit !
Et il y eut dans sa voix un accent detendresse subite qui bouleversa Nadéïa.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle, quelhomme êtes-vous donc ?
– Je suis votre père, répondit-il, votrepère sur qui pèse une fatalité terrible, implacable, et qui depuisbien des années joue un rôle de bourreau, quand son cœur est pleind’amour pour vous.
– Mon père !
– Oui, reprit-il, j’ai fait disparaîtrevotre enfant, mais je sais où elle est, mais je veille sur elle…oui, j’ai fait envoyer Constantin en Sibérie…
À ce nom, elle frissonna.
– Mais savez-vous pourquoi ?continua le général.
Et comme elle le regardait avec stupeur.
– Pour l’arracher à une mortépouvantable… pour le sauver !…
Nadéïa regardait son père et se demandait s’iln’avait pas été frappé subitement de folie.
Le général lui prit la main et luidit :
– Le griffonnage de Nicheld ne vousapprendrait rien. Nicheld ne savait que ce qu’il avait vu. Je vaistout vous dire, moi, et vous me jugerez… et nous verrons si vousoserez encore accuser votre père.
En parlant ainsi, le vieux général attira safille sur ses genoux.
Nadéïa regardait avec stupeur ces deux larmesqui coulaient sur les joues de son père.
Jusque-là, et en se reportant au plus lointainde ses souvenirs, elle avait vu le général dur, presque féroce etparaissant dégagé de tous les sentiments humains.
Et cet homme pleurait !
Et tout à l’heure, en parlant de sapetite-fille, il avait eu un de ces cris du cœur que rien nesaurait traduire !
– Ma Nadéïa bien-aimée, lui dit-il, je nesais pas au juste ce que ce niais de Nicheld a pu te dire, mais jele devine. Il t’a raconté mon histoire à sa manière, car monhistoire vraie, il ne la sait pas.
Nadéïa regardait toujours son père et semblaitse demander si elle n’était pas le jouet d’un rêve.
Le général poursuivit, en la baisant aufront :
– Mon histoire, d’après Nicheld, je vaiste la dire en deux mots :
Sujet russe, Polonais de cœur et de naissance,j’ai été un des premiers nobles de Varsovie qui ont levé l’étendardde la révolte.
La capitale de la vieille Pologne, tranquillela veille, sous la domination moscovite, est devenue le lendemainun foyer d’insurrection.
La garnison russe a été obligée de se retirer,il y a eu des combats sanglants.
Parmi les officiers du czar, il en était un dunom de Constantin qui aimait ma fille, et ma fille l’aimait.
Est-ce bien cela, Nadéïa ?
– Oui, mon père, dit la jeune femme enbaissant la tête.
– Ma fille, poursuivit le généralKomistroï, n’osait pas m’avouer son amour pour un soldat du czar,car elle savait mon attachement pour la cause de la Pologne.
Cependant elle l’aimait…
Elle l’avait aimé au point de devenircoupable ; et lorsque vaincue, l’insurrection fut contrainted’abandonner Varsovie ; lorsque, prenant la fuite, j’emmenaima fille avec moi, elle allait devenir mère.
Nous nous réfugiâmes dans un vieux château queje possédais au milieu des bois, parmi des solitudes où les Russesn’avaient jamais pénétré.
Est-ce toujours cela, Nadéïa ?
– Toujours mon père.
Et Nadéïa continuait à baisser les yeux.
Le général reprit :
– Une nuit, les douleurs de l’enfantements’emparèrent de ma fille.
Cette nuit-là même, un homme arriva à cheval,se jeta à mes genoux et me dit :
– Je viens recevoir mon pardon ou lamort ; je m’appelle Constantin, je suis capitaine dans l’arméerusse ; j’ai déserté…
Et comme je le regardais, confondu, ilajouta :
– Je suis le père de l’enfant qui vanaître.
J’eus un moment de fureur subite ; jevoulus tuer cet homme qui, non content de verser le sang de laPologne, avait déshonoré une fille de la Pologne.
Le premier vagissement d’un enfant arrêta monbras.
C’est bien encore cela, Nadéïa ?
– Oui, mon père.
Le général essuya les deux larmes quisemblaient s’être cristallisées sur ses joues ; puis ilreprit :
– Je pardonnai à Constantin, je luipromis la main de ma fille.
Et lorsque j’eus pardonné, la mère me tenditson enfant.
Puis elle fut en proie à une faiblesse quiétait le résultat de cet enfantement laborieux.
Quand elle revint à elle, son enfant n’étaitplus là ; Constantin n’était plus là.
Elle était seule.
Seule, face à face avec son père au frontsévère, qui lui disait :
– Constantin vous a abandonnée et votreenfant est mort.
C’est toujours cela, n’est-ce pas,Nadéïa ?
– Toujours, mon père, murmura la jeunefemme d’une voix tremblante.
– En même temps, poursuivit le vieillard,des domestiques faisaient les malles, fermaient les cartons, unechaise de poste était attelée dans la cour et nous partîmes.
Où allions-nous ?
Vous ne le saviez pas, et je ne voulais pasvous le dire.
Chose étrange ! à deux lieues du château,nous rencontrâmes un avant-poste russe, et les Russes nouslaissèrent passer.
Cependant, j’avais été jugé par contumace, unmois auparavant, et un conseil de guerre m’avait condamné àmort.
Jusques aux frontières prussiennes, je disconstamment mon nom, et pourtant on me laissa passer.
Deux serviteurs seulement nous accompagnaient,Nicheld et sa femme.
En Prusse, vous fûtes prise d’une nouvellefaiblesse et votre raison s’en alla.
Quand elle revint, nous étions en France.
Vous me demandiez votre enfant et je vousrépétais qu’il était mort.
Vous appeliez Constantin, et je vous répondaisque Constantin vous avait abandonnée.
C’est alors, sans doute, reprit le généralavec un accent d’amère ironie, que la fantaisie prit à maîtreNicheld d’écrire ses mémoires, c’est-à-dire l’histoire qui estlà…
Et le général étendit la main vers le pot deterre et en retira un manuscrit assez volumineux.
– Je ne l’ai pas lu, mais je puis vousdire par avance ce qu’il contient.
Nicheld avoue que pendant cette premièresyncope qui suivit votre délivrance, je vous fis prendre unbreuvage qui troubla votre raison durant plusieurs semaines.
Que, pendant que vous étiez folle, les Russesentrèrent au château, et que je leur fis ma soumission, tandisqu’ils s’emparaient de Constantin, qu’enfin je le fis partir, luiNicheld, avec votre fille, qu’il avait ordre de confier à uninconnu.
Il a dû vous dire encore, poursuivit legénéral, qu’en Prusse, je vous privai de nouveau de votre raison,grâce à ce breuvage mystérieux, et que vous demeurâtes folle, nonpoint quelques semaines, mais plusieurs années.
– Il m’a dit tout cela, mon père, ditNadéïa avec fermeté.
– Eh bien ! dit le général, puisquevous voulez tout savoir, écoutez maintenant, non plus la version deNicheld, mais la mienne…
Et le général Komistroï se redressa calme,fier, l’œil étincelant, ajoutant :
– L’heure est venue où j’ai besoin dereconquérir votre estime et votre amour filial.
Nadéïa regardait son père avec une stupeurcroissante.
Jamais elle ne l’avait vu sous cet aspect.
Le général reprit :
– Je vais vous dire mon histoire, monenfant, mon histoire vraie.
Je suis Polonais, mais je ne porte pas monnom. J’ai même essayé de l’oublier moi-même ; et cependant jene suis ni un proscrit, ni un grand criminel.
À vingt-huit ans, ayant horreur du jougmoscovite qui pesait sur notre malheureux pays, je m’embarquai pourles Indes.
Un an après, j’obtenais un commandement dansles armées de la Compagnie, alors plus florissante quejamais.
J’avais un ami, un compagnon d’enfance, bienqu’il fût Russe.
Il servait avec moi et nous étions frèresd’armes.
Au bout de quelques années, j’étais coloneld’un régiment de cipayes, et je m’éprenais de miss Anna Harris,fille du général de ce nom.
C’était votre mère.
Je la demandai en mariage.
À ma demande, le général fronça le sourcil etrépondit par un refus.
J’insistai, je parlai hautement de mon amour,j’affirmai que miss Anna m’aimait, que je l’aimais, que refuser denous unir, c’était faire notre malheur.
Sir Harris se renferma longtemps avec moi dansun silence farouche.
Enfin il me dit :
– Ne croyez point que je repousse votredemande parce que vous êtes un officier de fortune. La preuve enest que j’ai une seconde fille, miss Ellen, et que, si vous voulezl’épouser, elle est à vous.
À quoi je répondis :
– Mais ce n’est pas miss Ellen, c’estmiss Anna que j’aime et veux épouser.
– Mais, malheureux ! s’écria enfinle général Harris, vous voulez donc être poignardé le jour de votremariage ?
– Poignardé ? fis-je avecétonnement.
– Vous voulez donc que votre femme soitétranglée dans vos bras ?
Et comme je ne comprenais pas, il ajouta d’unevoix tremblante, lui qui s’était acquis une si haute réputation debravoure :
– Miss Anna est consacrée à la déesseKâli.
Je le regardai avec stupeur, ilpoursuivit :
– Vous ne savez donc pas dans quel paysnous sommes ?
– Je sais, répondis-je, que nous sommesdans les Indes britanniques et que nous adorons le Dieutout-puissant, et non une divinité indoue.
Il eut un sourire plein d’amertume :
– Nous sommes les maîtres en apparence.Il est vrai, dit-il, c’est nous qui occupons les villes, lesforteresses, qui levons des tributs, qui frappons des imans et desrois.
– Eh bien ! alors ? luidis-je.
– Eh bien ! nous ne sommes pas lesmaîtres. Au-dessus de notre puissance, qui s’affirme au grandsoleil, par de brillants régiments, par un drapeau qui protège deriches cités, par des flottes superbes qui sillonnent l’océanIndien, il y a une puissance occulte, mystérieuse, un gouvernementdes ténèbres qui tient ses assemblées au fond des forêts vierges,dans ses jungles impénétrables, dans ses temples ruinés, auxsouterrains inconnus, consacrés autrefois à leurs sombresdivinités. Cette puissance, cette association formidable qui a desramifications dans le monde entier et une agence principale àLondres, est celle des Étrangleurs.
Fanatiques étrangers, ils marchent sous labannière d’une divinité des ténèbres, la déesse Kâli, ce monstre auvisage de femme, qui, selon eux, se repaît de sang humain.
– Mais en quoi, m’écriai-je, interrompantsir Harris, redoutez-vous les Étrangleurs pour votrefille ?
– Je vous ai dit qu’ils l’ont consacrée àla déesse Kâli.
– Et bien ?
– Écoutez, reprit-il, car je vois que jene me suis pas expliqué assez clairement. Les Étrangleurs sereconnaissent entre eux à des signes mystérieux ; mais nousles Anglais, les Européens ou les Indiens non affiliés, nous nesaurions les reconnaître.
Les sectaires de cette religion étrangeappartiennent à toutes les classes.
Il en est qui sont de parfaits gentlemen etvivent à Londres ; on les voit au théâtre de Covent-Garden,aux environs de Buckingham-Palace, et dans le parc deSaint-James.
Il s’en trouve parmi nos serviteurs et nossoldats. C’est un réseau qui nous enveloppe.
Les fantaisies de la déesse Kâli, – laquelle,comme bien vous pensez, ne se manifeste aux humains que parl’entremise de ses prêtres, – ses fantaisies, dis-je, sontinnombrables.
Elle a témoigné, il y a quinze ans, un désirdes plus singuliers, – c’est que soixante jeunes filles de dix àvingt ans lui fussent consacrées, – et par conséquent, fussentvouées à un célibat éternel.
À ce prix seul, les malheureuses viergesseraient à l’abri du lacet des Étrangleurs.
– Mais, général, m’écriai-je encore, cesgens-là ordonnent donc, et vous obéissez ?
– Attendez, vous allez voir comment lachose eut lieu.
Les Étrangleurs manifestent les volontés deleur terrible déesse par des placards qu’on trouve au matin clouéssur les arbres des promenades publiques ou à la porte desmonuments. Ceux qui annonçaient la dernière fantaisie de la déesse,étaient ainsi conçus :
« Les enfants et les jeunes filleschoisies par la déesse Kâli seront marqués de son sceau. »
Et, dès ce jour, quiconque avait une fille, lagarda comme un trésor et l’environna de mille précautions. Soinsinutiles !
Ce que la déesse voulait devaitarriver !
J’avais cependant épuré mes serviteurs etrenvoyé tous ceux qui étaient d’origine indoue. Je n’avais conservéautour de moi que des Européens, et comme j’avais demandé àretourner en Angleterre, j’espérais que mon ordre de rappelarriverait à temps.
J’avais entouré l’appartement de mes deuxfilles, d’abord d’une forte palissade de branches, ensuite denombreuses sentinelles.
Leurs nourrices passaient la nuit dans leurschambres.
Un seul homme y pénétrait, et cet homme étaitun lieutenant de cipayes, blanc comme vous et moi, qui portait unnom anglais et qui me servait d’aide de camp.
Enfin mon ordre de rappel arriva.
Je devais m’embarquer le lendemain ; et,multipliant les précautions, à mesure que l’heure de mon départapprochait, je doublai les sentinelles et je voulus passer moi-mêmecette dernière nuit, couché sur une natte, dans la chambre de mesenfants !
Longtemps je luttai contre le sommeil ;mais enfin, ma tête s’alourdit et je fermai les yeux.
Quand je me réveillai, le jour pénétrait dansla chambre, et tout dormait autour de moi.
La nourrice avait succombé au sommeil.
Un grand lévrier était couché au travers de laporte et n’avait point aboyé.
Cependant, une de mes filles, miss Anna, étaitcouchée, demi-nue, et je vis sur son épaule des tatouagessacrilèges.
Elle était marquée du sceau mystérieux de ladéesse Kâli.
Et elle n’avait rien éprouvé, rien ressenti,et personne ne s’était éveillé, et le chien lui-même s’étaittu.
Cependant les Étrangleurs étaient entrés…
À ce souvenir, sir Harris cacha son visagedans ses mains et murmura avec un accablement profond :
– Miss Anna était consacrée désormais àla déesse Kâli, et si je la mariais, je l’enverrais à la mort, carquiconque a désobéi à la terrible divinité doit mourir.
– Mais, observai-je, il y a quinze ans decela ! Les Étrangleurs ont oublié votre fille.
– Oh ! non, me dit le général.Chaque année, à la même époque, ma fille reçoit d’une maininvisible, c’est-à-dire qu’elle trouve sur sa table de toilette oudans son boudoir, tantôt une parure de perles fines, tantôt unbracelet de jade ou d’or massif, merveilleusement ciselé. C’est lecadeau de la déesse Kâli.
Tant que miss Anna ne se mariera pas, ellesera la bien-aimée de la terrible déesse et elle nous protégeratous.
Les Étrangleurs nous considèrent comme sacrés,et quiconque est mon ami ou mon serviteur est compris dans cetteprotection.
– Et si elle se mariait,pourtant ?…
Je vis le général frissonner et détourner latête, mais en ce moment miss Anna entra et dit avecfermeté :
– Mon père, je ne crains pas la mort, etje veux épouser le colonel car je l’aime.
Sir Harris jeta un cri et reculaépouvanté.
À cet endroit de son récit, le généralKomistroï s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulait de sonfront.
Nadéïa écoutait, palpitante, cette étrangeconfession.
Le général Komistroï reprit :
– L’épouvante de sir Harris fut si grandeen entendant sa fille formuler aussi nettement sa volonté, qu’il netrouva pas un mot à répondre.
Miss Anna était une femme de caractère ;ce qu’elle avait résolu devait s’accomplir.
Ni les larmes de sa sœur, ni les supplicationsde son père, ni même ma propre résistance, car j’étais prêt àsacrifier mon amour, ne purent la toucher.
– Je vous aime, me dit-elle, et je veuxêtre votre femme.
– Et moi je vous défendrai ! luidis-je avec enthousiasme.
Sir Harris consentit enfin au mariage.
Il fut célébré à Calcutta, et il fut convenuque nous quitterions les Indes dès le lendemain.
Le général était vieux, il avait besoin derepos ; il obtint sa retraite.
C’est ici que se place un des événements de mavie, qui se rattache à mon ami le jeune officier russe, au servicede la compagnie des Indes.
Nous étions frères d’armes, je vous l’ai dit,Nadéïa. Pierre, c’était son nom, s’était marié deux années avantmoi.
Il avait deux enfants, une fille et un fils,de son union avec une jeune Anglo-indienne.
Pierre voulut être le témoin de notremariage : sa femme servit de demoiselle d’honneur à missAnna.
Le gouverneur général qui savait quel dangerpesait sur nous avait doublé la garnison de Calcutta.
Un régiment indigène dans lequel onsoupçonnait la présence de quelques affidés avait été renvoyé dansl’intérieur des terres.
Le mariage célébré, ma femme et moi nous nousrendîmes à bord du navire qui devait, le lendemain, faire voilepour l’Europe.
Sir Harris et Pierre nous yaccompagnèrent.
Il y eut une fête à bord.
Le commodore donna un bal en notrehonneur.
Sir Harris et les gens de sa maisontémoignaient cependant une vive inquiétude, – mais miss Annasouriante et calme disait :
– Je ne crains pas les Étrangleurs.
Le bal se prolongea bien avant dans lanuit ; les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel indigoqui pèse brûlant sur les grèves, lorsque les canots qui devaientreconduire les invités à Calcutta prirent le large.
J’avais mis des sentinelles à la porte de lacabine de ma jeune femme, et j’étais agité de si cruelspressentiments, que je voulais passer ma première nuit de nocesdans un fauteuil, assis devant une table, et deux pistolets à laportée de ma main.
J’avais soif, mon domestique m’apporta un grogglacé. Je le bus d’un trait.
Quelques minutes après, je dormais d’unprofond sommeil.
Que se passa-t-il alors ? Jel’ignore.
Mais, le matin quand je m’éveillai, jem’aperçus avec une sorte d’effroi que j’étais nu jusqu’à laceinture.
En même temps, je me regardai dans une glace,et je jetai un cri.
Ma poitrine était couverte de ces tatouagesmystérieux dont m’avait parlé sir Harris.
Je fis un bond vers le lit de miss Anna.
Elle dormait paisiblement. Je l’éveillai, elleregarda et pâlit :
– Ah ! me dit-elle, vous êtes marquécomme moi… pardonnez-moi !
Les Étrangleurs avaient pénétré dans notrecabine, et ils m’avaient infligé le stigmate indélébile qui devaitleur permettre de me reconnaître tôt ou tard.
Sur cette table où se trouvaient encore mespistolets, je vis une feuille de papyrus sur laquelle étaienttracées quelques lignes en langue indoue.
Je la tendis à miss Anna, car je ne comprenaispas cette langue, et toute frissonnante, elle me traduisit lesétranges paroles que voici :
« Étranger, tu as inspiré un fol amour àmiss Anna Harris, qui était consacrée à la déesse Kâli, et elle aosé désobéir. La déesse te condamne, toi et ta race.
« La vierge deviendra mère et ellemourra. Les enfants de la femme infidèle à la loi de Kâli mourrontles uns après les autres, où qu’ils soient, et si mystérieuse quepuisse être la retraite qu’ils auront choisie.
« Toi-même, étranger, tu périras, dansbien des années, et quand tu auras vu tomber tous ceux quit’étaient chers.
« Avant de t’envoyer dans le monde desrêves, la déesse Kâli veut que tu sois abreuvé de douleurs et enproie à d’épouvantables tortures.
« Enfin, celui qui est ton ami, et que tuappelles ton frère, Pierre le Moscovite, partagera ta destinée. Ilest marqué comme toi et, comme la tienne, sa race estcondamnée. »
Au bas de la feuille de papyrus, la main quiavait tracé ces lignes, pendant mon sommeil, avait dessiné en guisede signature un poignard et une corde.
Je m’élançai hors de la cabine, j’appelai ausecours.
Le commodore, les officiers accoururent, jeleur montrai ma poitrine tatouée… et l’effroi se répandit sur levaisseau.
– Vous êtes un homme mort, me dit lecommodore.
En ce moment, Pierre accourut, jetant des crisd’épouvante.
Lui, sa jeune femme et son fils avaient ététatoués, durant leur sommeil.
– Mon père ! s’écriait miss Anna,courant affolée sur le pont, où est mon père ?
En effet, sir Harris ne paraissait pas, etmalgré le tumulte qui remplissait le navire, la porte de sa cabinedemeurait close.
On frappa. Point de réponse.
Alors, d’un coup d’épaule, j’enfonçai laporte.
Nous jetâmes un nouveau cri, miss Anna etmoi.
Sir Harris gisait sur le sol, inanimé et déjàraidi par la mort.
Il avait encore, autour du cou, le lacet desoie, avec lequel il avait été étranglé…
La veille, on avait vu le général se retirerdans sa cabine avec le lieutenant Smith, son aide de camp, lequelcouchait toujours dans sa chambre.
Un sabord était ouvert, – le lieutenant avaitdisparu.
Il avait dû se jeter à la nage et gagner laterre.
Smith était affilié aux étrangleurs, etc’était lui, sans doute, qui, autrefois, avait marqué missAnna.
**
*
Le général Komistroï s’arrêta une foisencore.
– Après, mon père, après ? fitNadéïa avec angoisse.
– Nous revînmes en Europe, reprit-il.
Je voulais cacher ma femme à tous les regardset dérouter à jamais les Étrangleurs.
Pierre s’était séparé de moi, en débarquant àLiverpool, et nous ne nous sommes jamais revus.
J’eus un moment l’espoir que quelque chimistehabile ou quelque grand médecin parviendrait à nous débarrasser,miss Anna et moi, de ces horribles tatouages.
Nous vînmes en France.
Là, je m’adressai à une des lumières de lascience moderne.
Mais le savant secoua la tête et medit :
– Non seulement les tatouages sontindélébiles, mais il peut arriver que vos enfants les portent ennaissant.
Alors le désespoir s’empara de nous et nousquittâmes la France.
Pendant deux années, mon enfant, nous vécûmes,votre mère et moi, ayant changé de nom et cachés dans ce châteauentouré de vastes forêts où vous avez été prise des douleurs del’enfantement.
Miss Anna allait devenir mère.
Les heures de l’enfantement furent terribles,non seulement pour elle, mais pour moi.
Les paroles du docteur français sonnaient ànos oreilles comme une sinistre prophétie.
Enfin vous vîntes au monde et nous poussâmesun cri de joie…
Votre petit corps était blanc comme un lys etvous ne portiez sur votre personne aucune trace du stigmate imprimésur nous.
– Mais, mon père, interrompit Nadéïa, nem’avez-vous pas toujours dit que ma mère était morte en me donnantle jour ?
– Je mentais, dit le général avecl’accent du désespoir… Je mentais comme vous allez voir…
Et il poursuivit d’une voix sourde ce récitque Nadéïa écoutait la sueur au front et l’angoisse au cœur.
Les Étrangleurs nous ont oubliés, me disaitmiss Anna, le lendemain de votre naissance, mon enfant. Et puis,s’il en était autrement, comment parviendraient-ilsjusqu’ici ? Nous sommes au fond de l’Europe du Nord, entourésde serviteurs fidèles et tous bons chrétiens.
– Vous avez raison, répondais-je.
– Enfin, reprenait votre mère, nousn’avons plus à craindre que pour nous ; et si vous m’encroyez, nous ferons élever notre fille loin d’ici et sous un autrenom que celui que nous portons.
– Je ferai ce que vous voudrez, luidis-je.
Il fut alors convenu entre nous que nousferions un sacrifice douloureux mais nécessaire ; que nousnous séparerions de vous, et que vous seriez élevée dans laprovince la plus reculée du royaume de Pologne, par des paysans quivous feraient passer pour leur enfant.
Un intendant qui m’était dévoué fut chargé devous emmener, vous et votre nourrice, dès le lendemain matin, etvotre mère et moi nous nous endormîmes pleins d’espoir.Hélas ! je devais me réveiller seul…
Depuis longtemps le soleil avait paru àl’horizon et miroitait sur les vastes plaines neigeuses quientouraient le château, lorsque je rouvris les yeux.
Votre mère était à côté de moi, mais froide,inanimée, et je reconnue avec épouvante qu’elle avait cessé devivre.
Elle avait autour du cou une petite marquebleuâtre…
Horreur !
Votre mère avait été étranglée durant sonsommeil et le mien.
Une cordelette mince, semblable à celle quenous avions trouvée passée au cou de sir Harris, gisait sur lesol.
Auprès était un poignard.
Ce poignard avait sur la lame des signesmystérieux, en tout semblables à ceux que je portais sur lapoitrine, et votre malheureuse mère sur l’épaule.
Le général Komistroï s’arrêta encore, et safille éperdue le vit fondre en larmes.
– Que voulez-vous, mon enfant, reprit-ilen parvenant à comprimer ses sanglots, vous étiez tout ce qui merestait de votre mère et je ne voulus pas me séparer de vous.
« – Si elle doit mourir, medisais-je, ils viendront la prendre dans mes bras… »
Et je vous gardai, comme un avare son trésor,veillant sur vous à toute heure, et les années passèrent et vousdevîntes une belle jeune fille.
– Mais, mon père, dit Nadéïafrissonnante, il y avait donc des Étrangleurs parmi les gens quivous servaient ?
– Aucun.
– Alors, qui donc avait tué mamère ?
– L’intendant m’avoua à genoux et enpleurant, que, la veille, il avait donné à manger à un mendiant quipassait, et qu’il avait eu la faiblesse de lui permettre de coucherdans une grange pleine de fourrage.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu !murmura Nadéïa.
– Les années s’écoulèrent donc, reprit legénéral Komistroï, l’enfant devint jeune fille, et la jeune filledevint femme.
J’avais fait ce calcul bizarre que la moyennede la vie, dans les Indes, est à peine de trente ans ; qu’il yen avait vingt-cinq que je les avais quittées, et quarante quevotre pauvre mère avait été marquée, par les fanatiques, pour leservice de la déesse Kâli.
Cette génération-là, me disais-je, doit êtremorte, elle a emporté ses colères dans la tombe.
Nous étions retournés à Varsovie.
Là, vous savez aussi bien que moi ce quiarriva. – Les préoccupations politiques détournèrent pendantplusieurs années mon esprit de ces terreurs.
Les Étrangleurs furent presque oubliés.
L’insurrection éclata, – je me mis à satête…
Le château où vous étiez née, après avoirsoutenu un siège, devint notre retraite.
J’ignorais encore votre amour pour Constantin.Hélas ! que ne l’ai-je connu !
– Après, mon père, après ? fitNadéïa avec une fébrile impatience.
Le général continua :
– J’avais été un brave soldat, autrefois,sur les champs de bataille de la Russie ; l’Empereur me fitoffrir ma grâce, car l’insurrection était vaincue, juste au momentoù vous étiez prise des douleurs de l’enfantement.
Constantin, qui ignorait tout cela,arriva.
Il se jeta à mes genoux et je l’appelai monfils, et je lui promis que vous seriez sa femme.
Ce fut en ce moment-là que votre enfantnaquit.
La femme qui la reçut dans ses bras me latendit, à moi, son aïeul.
Soudain, je pâlis et poussai un criétouffé.
Ce stigmate terrible auquel vous aviez échappése reproduisait nettement sur ce petit corps qui s’agitait entremes bras.
Votre enfant était marquée…
– Ah ! fit Nadéïa, et c’est pourcela…
– Attendez, attendez encore !poursuivit le général. Le lieutenant Constantin s’approcha vivementde moi, regarda son enfant et poussa un cri semblable au mien. Enmême temps, il arracha son uniforme, déchira sa chemise, mit sapoitrine à nu et je reculai saisi d’épouvante !
Lui aussi portait l’infâme sceau de la déesseKâli.
Lui aussi avait été marqué par lesÉtrangleurs.
– Mais qui donc es-tu ? m’écriai-je,en lui saisissant la main. Quel est ton vrai nom ?
– Je m’appelle Constantin, me dit-il, monpère se nommait Pierre Kormisoff.
Constantin était le fils de mon ami l’officierrusse ; c’était lui qui avait été marqué à bord du navire, luique la fatalité avait rejeté sur votre chemin, afin que lasanglante prophétie des Étrangleurs se réalisât un jour oul’autre.
Et tandis que nous faisions, lui et moi, leprojet de prendre la fuite et de vous emmener à l’autre bout dumonde, vous et votre enfant, on m’apporta un message.
Ce message était daté de Londres.
Je l’ouvris en tremblant et je lus ceslignes :
« L’heure fixée pour votre mort, celle devotre fille et du lieutenant Constantin approche. Séparez-vous lesuns des autres et gardez-vous ! »
Cette lettre était signée : « UnÉtrangleur, pris de remords et qui va mourir. »
Je la tendis à Constantin :
– Fuyez, lui dis-je, et laissez-moiemmener ma fille.
– À quoi bon fuir ? me répondit-il,je suis déserteur, la Sibérie m’attend.
– Oh ! mon père, murmura Nadéïa avecun accent de reproche, c’est donc pour obéir à cet avis mystérieuxque vous nous avez séparés ?
– Oui.
– Que vous avez laissé condamnerConstantin quand vous auriez pu obtenir sa grâce ?
– Oui.
– Et que vous m’avez arraché monenfant ?
– Oui, oui, dit le vieillard. Et depuiscinq années, nous avons voyagé, changé de nom, et j’ai fini parvenir vous cacher ici, vous, ma fille, vous, mon unique bien…
– Ah ! s’écria Nadéïa, qu’avez-vousfait de mon enfant ?
– Votre enfant est à Paris… cachée… biencachée… je la vois très souvent…
– Rendez-la moi !
– Mais, malheureuse, vous voulez donc queles Étrangleurs trouvent nos traces ?
L’amour maternel fit explosion en cemoment.
– Je ne crois pas aux Étrangleurs,dit-elle.
Mais soudain, elle jeta un cri terrible et legénéral recula.
Il y avait dans le fond de la chambre uneporte recouverte par une portière.
Cette porte qui donnait sur un cabinet sansautre issue qu’une fenêtre, s’était ouverte tout à coup.
Et sur le seuil de cette porte, le général etsa fille, muets d’épouvante, voyaient apparaître un homme qui leurétait inconnu.
Cet homme tenait un lacet d’une main, unpoignard de l’autre…
Il fit un pas vers Nadéïa et lui ditfroidement :
– Vous avez tort, madame, de ne pascroire aux Étrangleurs !…
Cet homme qu’elle voyait pour la première foisavait de tels éclairs dans les yeux, que Nadéïa se jeta au-devantde son père et le couvrit de son corps.
– Grâce pour lui, disait-elle. Tuez-moi,mais épargnez-le !
Le général était sans armes et Nadéïa avaitfermé la porte.
Et cet homme qui venait d’entrer était jeuneet robuste, et il agitait un poignard et une corde.
Comment ne pas le prendre pour unÉtrangleur ?
Mais l’inconnu les rassura d’un geste et d’unsourire :
– Général, dit-il, et vous, madame, vousvenez d’échapper à un grand et suprême danger, grâce à moi.
– Qui donc êtes-vous ? demanda legénéral qui avait pris sa fille dans ses bras et l’y pressait avecla frénésie de l’épouvante et du désespoir.
– Peu vous importe qui je suis,répondit-il, laissez-moi seulement vous dire ce que j’ai fait.
Et il prit Nadéïa par la main,ajoutant :
– Rassurez-vous, madame, le dangern’existe plus, et je veille, d’ailleurs, sur vous et votrepère.
– Mais qui donc êtes-vous ? répétale vieillard qui regardait cet homme encore jeune, au visagemagique et beau, et qui avait des éclairs dominateurs dans lesyeux.
– Monsieur, dit-il, le hasard m’a conduitdans un cabaret à deux lieues d’ici.
Je sais l’indien.
Deux hommes causaient, en cette langue, dansce cabaret. J’ai prêté l’oreille. Leur conversation m’a frappé. Ilsvenaient de Londres, tout exprès pour vous étrangler, vous et votrefille.
Nadéïa joignit les mains avec une expressionde terreur.
– Un homme, poursuivit l’inconnu, devaitleur ouvrir la porte et les introduire jusqu’ici. Cet homme,c’était le nouveau domestique que vous aviez à votre service.
– Le misérable !
– Il ne vous trahira plus, dit froidementl’inconnu.
Et comme le général le regardait avec stupeur,il ajouta :
– Non, car il est mort.
Et alors, Rocambole, – on a bien deviné quec’était lui, – raconta comment il s’était emparé des deux Indiens,et avait étranglé le domestique avec le lacet pris sur Osmanca.
Et le père et la fille l’écoutaient enfrissonnant, et se regardaient parfois avec une étrange expressiond’épouvante.
Une seule chose restait à expliquer, etRocambole le fit rapidement.
Le terrible lacet avait si merveilleusementfait son effet, que le domestique était tombé sans même pouvoirjeter un cri, s’était débattu quelques secondes et avait étéétranglé tout net.
Alors Rocambole l’avait traîné derrière unmassif, puis, profitant des indications qu’il avait entendu donneraux deux Indiens sur les dispositions intérieures de la maison, ilétait entré dans le vestibule, avait trouvé l’escalier au bout, et,le gravissant, était parvenu au premier étage, où régnait un longcorridor.
Cela se passait sans doute tandis que Nadéïa,descendue elle-même dans le parc, déterrait le pot de grès quirenfermait le long mémoire de Nicheld.
Rocambole avait donc pénétré, toujours sanslumière, dans la chambre de Nadéïa.
Puis, entendant un léger bruit, il s’étaitjeté dans le cabinet de toilette.
Ce bruit était celui de la porte du généralqui s’ouvrait.
Le vieillard, en congédiant Nicheld, avaitobtenu de lui des aveux complets.
Il avait éteint sa lumière, mais il veillaitderrière les rideaux de sa fenêtre, et il avait fort bien entenduNadéïa sortir de sa chambre.
Le général venait donc, oppressé de douleur,ne pouvant plus supporter la haine et le mépris de sa fille, luiraconter sa sinistre histoire, et il ne se doutait point, lorsqueNadéïa, étant rentrée, ferma sa porte au verrou, qu’elle enfermaitavec eux un troisième personnage.
– Ainsi, fit le général, vous êtes làdepuis le retour de ma fille ?
– Oui, monsieur.
– Et vous m’avez entendu ?
– Je sais toute votre histoire.
Cette puissance mystérieuse de fascinationqu’exerçait Rocambole commençait à agir sur le général et safille.
– Mais qui donc êtes-vous, ô monsauveur ? demanda le général pour la troisième fois.
Rocambole baissa la tête :
– Ne cherchez pas, maintenant du moins, àsavoir qui je suis, dit-il avec tristesse. Contentez-vous de voiren moi un protecteur.
– Oui, dit le général d’un ton amer, vousnous avez sauvés aujourd’hui… mais demain…
– Demain, je veillerai sur vous commeaujourd’hui, répondit Rocambole.
Le général secoua la tête :
– On ne lutte pas longtemps contre lesÉtrangleurs, dit-il.
Un fier sourire passa sur les lèvres deRocambole :
– Écoutez-moi bien, dit-il. Je puis, sije le veux, être demain à la tête d’une association non moinsredoutable, non moins terrible que celle des Étrangleurs, et tenirceux-ci en échec.
Vous me demandez qui je suis ?
Je suis un homme né pour la lutte, qui achèrement payé le droit de commander aux autres, et qui a sesfanatiques comme la déesse Kâli a les siens.
Regardez-moi, je n’ai pas quarante ans, maisj’ai déjà vécu plusieurs longues existences. J’étais fatigué, lavie me faisait horreur…
Un jour, croyant ma tâche accomplie, j’aicherché au fond de la Seine l’oubli et le repos.
La mort m’a repoussé, et elle a bien fait, carj’avais encore quelque chose à faire en ce monde.
J’ai été sauvé par des bandits, des pirates debas étage qui font des bords du fleuve leur côte barbaresque. Ilsm’ont acclamé leur chef.
J’ai accepté, car on peut ramener au bien tousces hommes grossiers.
Quelques-uns avaient vu votre maison, pris desrenseignements, organisé un complot dont votre vie étaitl’enjeu.
Ce n’est point le hasard qui m’a amené ici,c’est la nécessité où j’étais d’empêcher ces hommes de commettre uncrime ; et alors que je croyais n’avoir qu’à vous protégercontre des malfaiteurs vulgaires, j’ai trouvé sur ma route cetennemi terrible qui vous avait condamnés.
Rocambole parlait avec une âpre éloquence.
Son accent, son geste, son attitude avaientquelque chose d’élevé qui remuait profondément toutes les fibres ducœur.
Le général secoua néanmoins la tête uneseconde fois :
– Ne vous faites-vous pasd’illusions ? dit-il. Pensez-vous que vous puissiez défendreun vieillard, une pauvre femme et une enfant ?…
– J’ai déjà mis l’enfant en sûreté, ditRocambole.
– L’enfant ! s’écria le général.
– Ma fille ! exclama Nadéïa.
Et se tournant vers le général :
– Vous aviez confié la petite à unevieille dame demeurant rue du Delta ?
– Oui, et je suis allé la voir, il y ahuit jours à peine.
– Eh bien ! le lendemain, l’enfant aété volée.
– Par qui, mon Dieu ?
– Par une femme qui, heureusement,m’obéit et me craint, et qui me l’a rendu.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuraNadéïa.
– Maintenant, poursuivit Rocambole, jevais vous quitter un moment ; mais ne craignez rien, dansmoins d’une heure je vous amènerai des gardiens.
Et il fit un pas vers la porte.
Le général lui prit les deux mains :
– Étranger, lui dit-il, au nom du ciel,dites-nous qui vous êtes, vous qui nous avez sauvés.
– Dites-nous au moins votre nom, suppliaNadéïa, qui le regardait avec admiration.
– Mon nom vous est inconnu, dit-il. Jem’appelle Rocambole.
Qui je suis ? Vous voulez lesavoir ?
Je suis un grand coupable repentant et quicherche à fléchir la colère du ciel ! acheva-t-il d’une voixémue.
Et il s’en alla, et sortit si lestement de lachambre, que Nadéïa et son père se regardèrent, semblant sedemander s’ils n’étaient pas le jouet d’un rêve.
Les ordres de Rocambole avaient été exécutésde point en point.
La Mort-des-braves, Marmouset et le Chanoineavaient transporté les deux Indiens dans la barque.
Ceux-ci n’avaient fait aucune résistance.
D’ailleurs Rocambole les avaitficelés avec une merveilleuse adresse, et le plus habiledes jongleurs indous ne serait pas parvenu sans de longstâtonnements et de grands efforts à les débarrasser de leursliens.
Mais ce qui causait la soumission et l’inertiede Gurhi et d’Osmanca, c’était cette terreur qu’ils avaientéprouvée en entendant retentir à leurs oreilles leur languematernelle.
Quel était donc cet homme qui la parlait sicouramment ?
Une crainte superstitieuse s’était emparéed’eux, et ils s’étaient dit tout bas tandis qu’on lesemportait :
– Nous sommes tombés aux mains des filsde Sivah.
Pour expliquer ces mystérieuses paroles, ilest nécessaire de dire que la religion indoue admet deux divinités,Sivah et la déesse Kâli, par conséquent, deux principes, le bien etle mal.
De même que la redoutable divinité adorée parles Étrangleurs et les fanatiques, Sivah a les siens.
Ceux-ci ont pareillement formé une secte quis’est donné pour mission de détruire les Thugs.
Mais ces derniers ont été plus forts et,jusqu’à présent, ils ont triomphé.
Seulement, Osmanca et Gurhi ne sedissimulaient pas que les fils de Sivah avaient encore une certainepuissance, et que, en Europe et surtout en France, ils pouvaientpeut-être lutter à force égale.
Cette conviction où ils étaient donc, quel’homme qui les avait fait tomber dans un piège et s’était emparéd’eux, était quelque haut personnage de la secte ennemie, devait,comme on va le voir, servir singulièrement Rocambole.
Une circonstance devait, du reste, enracinercette conviction dans leur esprit.
Une fois dans la barque, les trois banditsrecrutés par Rocambole, après avoir couché les deux Indiens dans lefond, et les avoir recouverts de la voile qu’on avait carguée aprèsavoir démonté le mât, s’étaient mis à causer : naturellement,ils avaient parlé de Rocambole et de sa hardiesse.
Les deux Indiens ne savaient certainement pasl’argot, étant tout nouvellement arrivés à Londres ; mais ilssavaient assez de français pour comprendre que les banditsparlaient de Rocambole avec une profonde admiration et un grandrespect.
Marmouset disait :
– C’est un fier homme !
– C’est le maître des maîtres, répondaitle Chanoine enthousiasmé.
– Et qui vous trousse un homme en deuxtemps, comme une cuisinière trousse une volaille, ajoutait laMort-des-braves.
– Ça, c’est vrai, reprenait Marmouset. Etdire que c’est nous qui l’avons repêché !
– Un fameux coup de filet tout de même,dit encore la Mort-des-braves.
Et ces trois hommes se mirent à causer ainsipendant près de deux heures.
La Mort-des-braves, de temps en temps, élevaitsa tête au milieu des roseaux qui cachaient la barque et regardaitdans le chemin creux.
– Il tarde à revenir, tout de même, ditle Chanoine.
– Il y a de la besogne là-haut, réponditla Mort-des-braves, qui supposait fort naïvement qu’après avoirassassiné le vieillard et sa fille, Rocambole forçait les meubles,fouillait les tiroirs et faisait main basse sur tous les objets dequelque valeur.
– S’il lui était arrivé quelque chosepourtant ? hasarda la Mort-des-braves.
– Pas de danger ! murmura Marmouset,Rocambole est plus fort que ça.
– Il y a une chose qui m’intrigue, dit laMort-des-braves.
– Laquelle ?
– C’est cette lumière là-haut qui nebouge pas de place.
Et il montrait la fenêtre de la chambre deNadéïa toujours éclairée, alors que le reste de la maison demeuraitplongé dans les ténèbres.
– Eh bien ! qu’est-ce que çaprouve ? dit Marmouset.
– Il me semble, dit la Mort-des-braves,que s’il avait fait le coup, la lumière changerait de place et quele maître passerait une petite revue.
– Si nous allions à son secours ?fit le Chanoine.
– Pardieu ! ajouta Marmouset.
Mais la Mort-des-braves secoua la tête.
– D’abord, dit-il, il faut garder cesdeux particuliers que voilà.
– Je resterai, moi, ils sont bienattachés ; il n’y a aucun danger qu’ils fuient.
– Oui, dit la Mort-des-braves, mais vousoubliez que nous avons fait une promesse au maître.
– Laquelle ?
– Celle de lui obéir.
– Eh bien ?
– Et le maître nous a défendu de lesuivre.
– Oui, fit le Chanoine, mais s’il luiarrivait malheur ?
– Bah ! bah ! fit laMort-des-braves, on ne s’appelle pas Rocambole pour rien.
Comme il disait cela, un coup de siffletretentit dans le lointain.
Marmouset se dressa vivement ets’écria :
– Le voilà !
En effet, un second coup de sifflet se fitentendre et une ombre noire s’agita dans le chemin creux.
C’était Rocambole qui arrivait en courant.
Il sauta dans la barque avec l’agilité d’unchevreuil qui franchit un fossé ; puis il dit àMarmouset :
– Ne détache pas l’amarre. Nous avons àcauser auparavant.
– Le coup est-il fait ? demanda leChanoine.
– Il le demande ! fit naïvement laMort-des-braves en haussant les épaules.
Un sourire effleura les lèvres deRocambole :
– Vous m’avez juré de m’obéir,dit-il.
– Oh ! ça, oui, dirent-ils toustrois en même temps.
– Par conséquent, je suis toujours lemaître ?
– Que nous servirons fidèlement, fit leChanoine.
– Ce n’est pas assez, dit froidementRocambole, c’est aveuglément qu’il faut me servir.
– Aveuglément, répétèrent-ils comme unécho.
– Sans jamais discuter mes ordres, ditRocambole.
Ils étendirent la main et dirent toustrois :
– Foi de grinches !
Quand les voleurs font un serment au nom deleur profession, il est sacré.
– C’est bien, leur dit Rocambole.Maintenant, écoutez… Je suis monté là-haut, – et du doigt ilindiquait la maison, – et au lieu de trouver ce que vous croyez,j’ai trouvé des amis.
Les bandits le regardèrent avecétonnement.
– Des amis qu’il faut défendre au périlde votre vie, poursuivit Rocambole, en respectant leur propriété,bien entendu.
– C’est drôle tout de même, ça, fit laMort-des-braves, un peu désappointé.
– Tu vas monter là-haut, toi et leChanoine, poursuivit Rocambole, et vous direz au vieux et à lajeune femme : « Nous venons de la part du maître, pourveiller sur vous nuit et jour. »
– C’est drôle, répéta le Chanoine, maisil suffit que vous le vouliez, maître, pour que ça soit.
Rocambole ajouta : – Vous vouliez,disiez-vous hier encore, travailler dans le grand ?
– Certes, oui.
– Eh bien ! le moment n’est pasloin…
– Ah ! ah ! fit leChanoine.
– Pour aujourd’hui, poursuivit Rocambole,je n’ai pas autre chose à vous dire. Allez ! je reviendraidemain, et malheur à vous si vous n’avez pas exécuté fidèlement mesordres.
– Vous avez notre parole, dit laMort-des-braves.
– C’est bien. Allez !
Et tandis que les deux bandits sautaient surla berge, Marmouset dit à son tour :
– Et moi, maître, qu’est-ce que j’ai àfaire ?
– Tu vas rester avec moi. Coupe l’amarreet filons !
Marmouset obéit, et, d’un coup d’aviron,rejeta sa barque au large.
Le courant la prit en poupe, et Marmouset seplaça à l’arrière, de façon à manœuvrer la barre.
– Tu n’as pas besoin de te presser, luidit Rocambole, nous avons le temps.
Alors, il se pencha sur Osmanca et Gurhi,toujours immobiles au fond de la barque.
Puis, approchant ses lèvres de l’oreilled’Osmanca, il lui dit en indien :
– La déesse Kâli t’a abandonné, commeelle abandonne ses mauvais serviteurs.
L’Indien leva vers le ciel un œil résigné.
– Et Sivah m’ordonne de te tuer, ajoutaRocambole.
Osmanca ne tressaillit pas.
– Ce qui est écrit est écrit,murmura-t-il à travers son bâillon.
Rocambole avait levé sur lui ce poignard qu’illui avait pris.
– Kâli me récompensera dans le monde desâmes, murmura le fanatique.
Rocambole laissa son bras suspendu, ets’adressant à Gurhi :
– Si le dieu Sivah te pardonnait,m’obéirais-tu ?
Le jeune homme fit un geste dedénégation ; mais la pointe du poignard toucha sa gorge, et ilpoussa un cri.
– Je parlerai !… murmura-t-il.
Le surlendemain soir, un peu avant minuit,comme le ciel était noir et que la pluie tombait à torrents, lecabaret de la Camarde, à l’enseigne de l’Arlequin qui,jusque-là, avait été plongé dans l’obscurité et le silence,s’illumina tout à coup, et l’on vit briller une lampe à travers lescarreaux de papier huilé.
En même temps, d’amont et d’aval, sur laberge, arrivèrent un à un, muets comme des ombres et comme elles,cheminant sans bruit, les principaux habitués du repaire.
La Camarde était à son comptoir.
Toujours vêtue de noir, toujours sombre etd’aspect sévère – elle avait quelque chose de mystérieux cesoir-là, dans ses yeux, sa parole et son attitude.
La Pie-borgne était auprès d’elle.
Cette dernière avait mis sa robe la plusdécolletée, une robe de soie marron clair décrochée à l’étalage dequelque marchande à la toilette et vendue peut-être à tempérament,à moins qu’elle n’eût été volée, ce qui était plus probableencore.
Elle avait fourré dans ses cheveux noirs unefleur rouge et fait en un mot une toilette des plusprovocantes.
Qu’allait-il donc se passer d’extraordinaireau cabaret de l’Arlequin ?
Une chose qui, huit jours auparavant, eût ététoute naturelle et qui, maintenant, prenait des proportionsépiques.
Le Maître, – on ne disait même plusRocambole, – allait venir.
Il y avait cinq jours qu’on ne l’avait vu àl’Arlequin.
Mais on avait eu de ses nouvelles !
Et de fameuses, encore !
Marmouset, l’enfant terrible de la bande,était arrivé, annonçant que le maître avait des projetsgrandioses.
Quels étaient-ils ?
Marmouset avait été d’une discrétionabsolue.
Mais il avait annoncé à la Camarde que leMaître préparait une expédition superbe, qu’il aurait besoin debeaucoup de monde, et qu’il n’enrôlerait certainement pas lespremiers venus.
– En serai-je ? avait demandé laCamarde.
– Je n’en sais rien.
Et sur cette réponse, Marmouset s’en étaitallé.
Mais la Camarde s’était dit qu’une femme deson mérite n’est jamais laissée de côté ; et elle s’étaitapprêtée à recevoir convenablement le nouveau chef desRavageurs.
De son côté, la Pie-borgne, qui était présenteà la communication de Marmouset, s’était dit :
– Je suis jeune et je suis jolie. LaCamarde est vieille. Je n’aurai pas de peine à la dégoter.Si le Maître emmène une compagne, ça sera moi.
Marmouset avait chargé la Camarde de prévenirles principaux Ravageurs, ceux sur lesquels on pouvaitvéritablement compter, et de leur donner rendez-vous pour cettenuit-là.
Enfin, un peu avant minuit, le Notaire etJean-le-bourreau arrivèrent les premiers.
Ils avaient sans doute les instructions duMaître ; car le premier dit à la Camarde :
– Ne te foule pas lechiffon, ma petite mère ; je crois bien qu’onn’emmènera pas de femmes.
– Ah ! ben ! merci ! fitla Pie-borgne, en se mordant les lèvres.
– Et puis, dit le Notaire, je crois quece n’est pas précisément à deux pas d’ici que nous allons.
– Bah ! fit la Camarde.
– On s’embarquerait, que cela nem’étonnerait pas.
– Sur la Seine ?
– Non, sur la mer.
– Je n’ai pas mal au cœur, moi, dit laPie-borgne. On peut m’emmener… à preuve que j’ai dû partir enCalifornie, où, dit-on, il y a des affaires d’or à faire…
– Pour les femmes surtout, dit leNotaire.
La Camarde reprit :
– Si c’est comme ça, je ne tiens pas à enêtre. Je ne quitte pas mon bouchon. On y gagne sa vie.
Les Ravageurs continuaient à arriver un à un,et les commentaires allaient leur train.
Qu’était-ce que cette mystérieuseexpédition ?
Chacun disait son mot.
Mais personne ne trouvait la solution.
Le Notaire et Jean-le-bourreau souriaient etdisaient :
– Prenez donc patience, puisque le Maîtreva venir.
– Mais où est la Mort-des-braves ?demanda la Pie-borgne fortement intriguée.
– Et le Chanoine ? fit un desRavageurs.
– Ils sont occupés, répondit sèchement leNotaire.
Mais un nouveau venu, qui s’était arrêté unmoment sur le seuil de la porte, s’écria :
– Je vais vous le dire, moi !
– Ah ! tu sais où ils sont ?fit le Notaire en le regardant du coin de l’œil.
– Ils ont quitté le métier.
– Pas possible ! s’écria laCamarde.
– C’est comme je vous le dis, reprit leRavageur. Ils se sont mis domestiques.
– Oh ! cette farce !
– Quelle colle ! murmura laPie-borgne.
– Est-ce que tu planches ?dit la Camarde.
Seuls, le notaire, Jean-le-bourreau etMarmouset demeurèrent impassibles.
Le Ravageur poursuivit :
– Je ne planche pas ; c’estla vraie vérité. Je les ai rencontrés tous les deux. Le Chanoines’est mis cocher. Il a une belle perruque poudrée avec quatretravers de doigt de galons d’or à son chapeau, et des gants blancs,et il vous conduit dans le dernier genre un de ces carrosses qu’onappelle des confortables, avec une paire de chevauxanglais qui ne sont pas piqués des vers.
Et comme les autres Ravageurs se récriaient,le narrateur continua :
– Quant à la Mort-des-braves, il se tientdebout, les mains accrochées à de belles courroies brodées,derrière le carrosse.
Il a fait tailler sa barbe à l’anglaise, il ades côtelettes et le menton rasé.
Il porte une cravate blanche et une culottecourte et je vous prie de croire qu’il a des mollets.
– Mais tu te gausses de nous, monfiston ! dit la Camarde.
– Pas du tout, la mère, je les ai vus,pas plus tard que ce matin.
– Où donc ça ?
– Dans Paris, à la porte de l’hôtelMeurice, rue de Rivoli.
– Si c’est vrai, dit un vieux Ravageur,qui avait entendu parler des aventures mondaines de Rocambole,c’est que bien sûr le Maître était dans le carrosse.
– Pas du tout.
– Alors, tu te seras trompé.
– Mais non, puisque je leur ai parlé.
– À tous les deux ?
– À tous les deux ; et que j’ai vumonter un vieux monsieur et une jeune dame dans le carrosse.
– Elle est forte, celle-là !
– Mais non, reprit froidement le Notaire,qui était demeuré silencieux jusque-là.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
– Il doit le savoir, le Notaire, dit laCamarde.
– Je puis vous expliquer la chose,répondit celui-ci. Le vieux monsieur et la jeune dame sont ceux deVilleneuve-Saint-Georges.
– Ah ! bah !
– Nous avions cru que c’était dugibier…
– Eh bien ?
– Eh bien ! pas du tout, c’étaientdes chasseurs. Il paraît que le vieux est un ami deLondres.
– Allons donc !
– Le Maître a toisé la chose d’un coupd’œil, et ils se sont associés.
– Fameux, ça ! dit Marmouset.
– Et voilà ! acheva le Notaire. LeChanoine en cocher et la Mort-des-braves en valet de pied, c’est dela frime à papa Rocambole, quoi !
– Bravo ! bravo !
– Un fier homme ! dit laCamarde.
La Pie-borgne prit un couteau sur lecomptoir.
– Gare à qui me le dispute !dit-elle.
En ce moment on entendit sur la berge un bruitauquel les échos voisins du cabaret de l’Arlequin étaientloin d’être habitués.
C’était le trot de quatre chevaux menés enposte, avec traits en corde, grelottières et queues de renard,postillons à grandes bottes, dont le fouet faisait rage, et dont laqueue enrubannée flottait sur leur collet rouge, le tout attelé àun mail-coach de course dont le fanal éclatant projetait au loinune lumière qui éclairait les deux rives de la Seine.
Et le mail-coach s’arrêta à la porte del’Arlequin.
Et tandis que les habitués du cabaretaccouraient sur le seuil, un homme en élégant costume de voyage,exquis de manières et résumant le type le plus accompli dugentleman, descendit du mail-coach et salua les Ravageursstupéfaits.
– Le Maître ! murmura le Notaire,ôtez donc vos casquettes, vous autres !
Tandis que le Notaire parlait ainsi, Rocamboleentra dans le cabaret.
Rocambole savait fort bien la puissance dumerveilleux sur ces imaginations à la fois grossières etcorrompues.
Or, cette arrivée, cette mise en scène étaientdu merveilleux au plus haut degré.
Quand la Mort-des-braves avait repêché leMaître à demi noyé, il avait sur lui quelques pièces d’or quiavaient été promptement effarouchées, comme disent lesvoleurs.
À ce point que lorsqu’il était parti avec laMort-des-braves, le Chanoine et Marmouset, cinq jours auparavant,sous prétexte d’aller préparer la petite affaire deVilleneuve-Saint-Georges, la Camarde avait tiré un vieux bas danslequel il y avait un millier de francs et le lui avait offertrespectueusement en lui disant :
– On peut vous faire des avances, à vous,c’est de l’argent sûrement placé.
– Je le crois, avait répondu Rocambole,mais je n’en ai pas besoin, il me reste deux jaunets, danshuit jours j’aurai des billets de mille.
Il était donc parti presque sans argent, avecune mauvaise vareuse et un pantalon de marinier.
Il revenait en voiture à quatre chevaux, avecdes habits de prince et des diamants gros comme des noisettes à sachemise.
Un homme comme cela n’était point un homme,c’était un dieu !
Aussi l’enthousiasme des Ravageurs fut-il àson comble.
Les cris de vive Rocambole !couvrirent un moment la voix du Maître.
Pendant ce temps quelques curieuxs’attroupaient autour du mail-coach.
Bien que la lueur du fanal se propageât toutentière à l’extérieur, il leur avait semblé apercevoir une femme aufond de la voiture.
Rocambole avait fini par rétablir lesilence.
Puis, afin d’être mieux entendu, il étaitmonté sur une chaise au milieu du cabaret.
Les Ravageurs avaient fait cercle autour delui et tous les cœurs battaient d’une curieuse anxiété.
– Mes enfants, leur dit Rocambole, ceuxde vous qui m’ont connu autrefois savent que je netravaille que dans le grand.
Être chef des Ravageurs, faire un coup mesquinpar-ci par-là, c’était bon pour le Pâtissier.
Et il eut un sourire de dédain.
– Je viens vous proposer mieux. Hier,vous n’étiez que des filous, voulez-vous être dessoldats ?
Ces mots produisirent un vif étonnement.
Rocambole poursuivit avec calme :
– Avez-vous entendu parler desamis de Londres ?
– Fameux, ceux-là ! s’écriaMarmouset.
– Eh bien ! je me suis mis en têtede les enfoncer.
– Les pickpockets ?
– Non, les Étrangleurs. Qui a foi en moime suive ! que ceux qui ont peur restent ici !
– Comment ! dit un des Ravageurs,c’est à Londres que nous allons ?
– Oui.
Un autre dit avec cynisme :
– Je n’ai jamais aimé la veuve,ça fait du gâchis. À Londres on vous pend, c’est plus propre.Comptez sur moi, capitaine.
– Mais vous allez me ruiner, mon petitpère ? dit la Camarde d’un ton larmoyant, vous les avezensorcelés, ils vous suivront tous.
– J’y compte bien, réponditRocambole ; mais rassurez-vous, ma petite mère, il nous fautdes correspondants à Paris et on a pensé à vous.
– Bon !
– Et puis, nous reviendrons bientôt.
Ils étaient bien une vingtaine dans lecabaret, tous hommes résolus, énergiques, qui, dans une voiemeilleure, eussent fait merveille.
Tous s’écrièrent :
– À Londres ! à Londres !
Alors Rocambole tira de sa poche une boursedont il répandit le contenu sur une table.
À leur grand étonnement, les Ravageurss’aperçurent que les pièces qui s’en échappaient étaient des jetonsde cuivre portant un numéro d’ordre.
– Écoutez-moi bien, maintenant, leur ditRocambole. Je pars là-bas, cette nuit même, pour toutorganiser.
Mais comme bien vous pensez, je ne vous emmènepas tout de suite, et je n’ai pas besoin de vous avant sept ou huitjours.
Vous allez prendre chacun un de cesnuméros.
Puis, demain, vous vous en irez un à un, enprenant soin de ne pas être remarqués, rue Lafayette, à Paris, enface la nouvelle gare du Nord.
Là vous verrez un écriteau sur lequel il y aécrit en lettres rouges :
Bureau pour l’émigration.
Vous monterez et vous trouverez un gros hommedéjà vieux qui s’appelle Mison.
Vous lui présenterez votre numéro, en échangeil vous remettra à chacun quinze louis, un passe-port et un billetpour l’Angleterre.
C’est aujourd’hui jeudi.
Il faut que dans huit jours, vous soyez tous àLondres.
– Où nous retrouverons-nous ?demanda le Notaire.
– Il y a à Londres, poursuivit Rocambole,un quartier populeux dans lequel on arrive après avoir passé lepont de Waterloo, c’est le Wapping.
Dans ce quartier, il y a une taverne bienconnue, à l’enseigne du Roi George.
C’est là que vous vous présenterez enarrivant.
Le tavernier est encore unami, il vous dira où vous me trouverez.
Sur ces mots, Rocambole se mit à distribuerles places aux Ravageurs.
Aucun ne refusa, pas un même n’eut un momentd’hésitation.
Tous prirent le jeton avec empressement.
La Pie-borgne se présenta la dernière.
Elle avait beaucoup jacassé avantl’arrivée du Maître.
Mais lorsqu’elle l’avait vu paraître si bienficelé elle était devenue toute timide.
– Vous m’emmenez aussi, moi, n’est-cepas ? dit-elle en tremblant.
– Tu es trop jolie pour qu’on te laisse,répondit galamment Rocambole.
La Pie-borgne prit cette réponse pour unedéclaration.
Et elle se jeta au cou du Maître en luidisant :
– Oh ! si tu savais comme jet’aimerai !
Mais, comme elle disait cela, la portière dumail-coach s’ouvrit et une femme en descendit.
Et, à la vue de cette femme, les Ravageurs sesentirent pris d’un étrange sentiment de respect et courbèrent latête sous son regard dominateur.
Elle s’avança, majestueuse et calme, comme unereine au milieu de son peuple.
Puis elle posa sa belle main nerveuse etsouple sur l’épaule de la Pie-borgne toute frémissante et pâlecomme une morte.
– Tu n’es pas dégoûtée, ma petite,dit-elle.
Rocambole lui prit la main et la tournant versles Ravageurs :
– Vous voyez bien madame, dit-il ;eh bien ! c’est une autre moi-même, et vous lui obéirez commeà moi.
Cette femme, est-il besoin de le dire, –c’était Vanda la Russe, celle qui s’était écriée au bord del’eau :
– Non, Rocambole n’est pasmort !
**
*
Quelques minutes après, Rocambole et Vandamontaient en voiture, et tandis que le mail-coach disparaissaitdans un nuage de poussière, le Maître disait à Vanda :
– Enfin, je me suis donc taillé unebesogne digne de nous !
À nous les Étrangleurs !
Vanda lui jeta ses deux bras autour ducou :
– Tu vois bien, dit-elle, que tu n’avaispas le droit de mourir !
Il y avait un mois environ que Rocambole étaitparti de Paris, en compagnie de Vanda.
Un soir, après la table d’hôte, dans le fumoirde l’hôtel Dubourg, dans Haymarket, une demi-douzaine degentlemen, jeunes pour la plupart, causaient avec une certaineanimation en buvant des grogs et des verres de soda water.
L’objet de la conversation était un combat decoqs qui avait eu lieu la veille, à l’insu de la police,naturellement.
Les Anglais, on le sait, sont aussi friands ducombat des coqs, que du combat des bulls-dogs ou de bulls-terriers,ou encore de bulls et de rats.
Un pugilat, seul, entre deux boxeursdistingués, pourrait les arracher aux douceurs de l’un de ces troisspectacles.
Dans le combat dont parlaient ces gentlemen,sir George Stowe avait perdu une somme considérable, engagée surMonarque, qui était favori. Belle-Étoile, rival de Monarque, avaittué son adversaire en un coup de bec et trois coups d’éperon.
Cette circonstance, très insignifiante enapparence, était cependant, depuis la veille, l’objet desconversations de Londres entier.
On en avait parlé à Covent-Garden et au Lyceumthéâtre, durant les entr’actes, à la table d’hôte de tous leshôtels, et dans les plus minces tavernes de la cité.
Et cela non point parce que Monarque étaitbattu, après une longue carrière de triomphes ; – mais parcequ’il avait été battu par Belle-Étoile, un coq inconnu sur le turf,un coq français, disait-on.
C’était toute une histoire, et une histoireque nous allons raconter en peu de mots.
Un Français, gentleman des pieds à la têtedans tous les cas, avait parié, la veille, que son coq battraittous les coqs du Royaume-Uni.
Le pari est trop ancré dans les mœursanglaises pour que le défi ne fût point accepté sur-le-champ.
Monarque avait succombé.
Sir George Stowe, qui était pourtant aussiflegmatique que le plus flegmatique de ses compatriotes, avait euun tel accès de dépit qu’il avait dit au Français :
– J’ai un terrier qui tue cent rats enhuit minutes.
À quoi le Français avait répondu :
– J’ai un petit chien de la Havane qui nefera qu’une bouchée de votre terrier.
Un nouveau rendez-vous avait été pris pour cesoir-là, et c’était précisément dans une des caves de l’hôtelDubourg que le combat devait avoir lieu.
Qu’était-ce que sir George Stowe etqu’était-ce que ce Français qui possédait un coq de si bellevenue ?
On savait à peu près la provenance dupremier.
On ignorait jusqu’au nom du second.
Parlons de celui-ci d’abord.
Il était descendu trois jours auparavant d’undes nombreux steam-boats qui font le service de la basse Tamise, etil s’était fait conduire à l’hôtel Dubourg.
Comme il parlait un anglais très pur, qu’ilportait un col très haut et très roide, un makintosch de coupeirréprochable, et avait un cachet d’élégance empesée, on l’avaitpris tout d’abord pour un gentleman du Yorkshire ou d’un comtévoisin quelconque.
Il était entré sans faire grand bruit, s’étaitinstallé modestement dans une chambre de trois shillings, avaitdemandé, au lieu de vin de Bordeaux, une pinte de scotch-ale, etétait demeuré silencieux une partie du dîner.
Ce ne fut que vers la fin, lorsque sir GeorgeStowe, qui était trop gentleman pour ne point parler français,vanta les mérites de son coq, – mérites fort connus, du reste, –que le prétendu gentleman du Yorkshire lui dit avec l’accentparisien le plus pur :
– J’ai un coq qui battra le vôtre.
De là, le pari et ses suites qui avaient étéfunestes à Monarque.
À Londres, on devient aisémentlion.
Le Français – on ignorait son nom – fut doncaussitôt l’objet de toutes les conversations, et, à l’heure où nouspénétrons à l’hôtel Dubourg, on attendait avec impatiencele moment où devait avoir lieu le combat entre le chien de laHavane et le terrier.
Sir George Stowe était un Anglais brun, – néaux Indes.
Grand, robuste, le teint basané, les cheveuxnoirs et presque crépus, il avait évidemment dans les veinesquelques gouttes de sang indien.
C’était un homme de trente ans, d’une beautéhardie et un peu étrange et dont l’œil avait parfois desrayonnements sauvages.
Parfait gentleman, du reste, riche comme lesont tous les anglo-indiens, reçu dans le meilleur monde, sirGeorge Stowe était beau joueur, sportsman distingué, boxeurincomparable, et tirait le pistolet avec une adresse à découragerles plus querelleurs.
Les gentlemen qui avaient assisté à la défaitede Monarque s’étaient dit tout bas :
– Voilà une victoire que sir George Stowene pardonnera pas aisément au gentilhomme français.
L’Anglo-Indien était vindicatif. – On n’enpouvait douter.
Donc, ce soir-là, comme dix heures sonnaient àla pendule du fumoir, sir George Stowe entra tenant en laisse sonfameux terrier-bull.
C’était un superbe animal de taille moyenne,au poil blanc et orangé, à la tête carrée, aux yeux sanglants,trapu, arqué sur ses membres, avec un cou de taureau et unemâchoire formidable, qui apparaissait éblouissante de blancheur àtravers des lèvres disjointes.
L’enthousiasme anglais éclata dans toute sanaïveté à la vue de Tom.
C’était le nom du terrier.
Sir George Stowe dit d’un airdédaigneux :
– Il paraît que je suis le premier aurendez-vous ?
Mais le maître d’hôtel entra dans le fumoir etrépondit :
– Votre Honneur m’excusera. Le gentlemanfrançais est dans la cave.
– Avec son chien ?
Le maître d’hôtel s’inclina.
– Aoh ! firent les gentlemen.Partons !
Puis ils retrouvèrent ce calme et cetteimpassibilité qui fait le fond du caractère national, et ilssortirent silencieusement du fumoir.
Le lieu du combat n’avait de cave que lenom.
C’était une vaste salle souterraine,parfaitement éclairée au gaz, garnie de banquettes recouvertes envelours.
Une trentaine d’Anglais de distinctionoccupaient déjà ces banquettes.
Au milieu de la salle, on avait placé unegrande caisse de trois ou quatre mètres de largeur avec un bordhaut de quatre pieds anglais.
C’était l’arène destinée aux combattants.
Auprès de cette caisse, non moins grave, nonmoins impassible qu’un véritable Anglais, se tenait le Français quiavait provoqué sir George Stowe.
Il avait son chien sous le bras.
La vue de ce chien avait amené sur les lèvresdes assistants un sourire plus que railleur.
On connaissait Tom, et on savait saférocité.
Le chien du Français, au contraire, était untout petit animal, au poil frisé, au regard intelligent et doux, unchien de salon, bien plus qu’un chien de combat, et qui paraissaitavoir quitté le coussin brodé par quelque belle main pour venirexpirer sous la dent cruelle de Tom.
Sir George Stowe entra.
Le Français et lui se saluèrent.
Puis sir George Stowe se prit à sourire, commeles autres, en voyant le petit chien qu’on avait la prétentiond’opposer à son terrier.
– Monsieur, dit-il au Français, ce gentilanimal m’intéresse à ce point que, si vous voulez me déclarerforfait, j’accepterai.
Le Français sourit à son tour :
– Votre terrier est magnifique, dit-il,et je vous ferai volontiers la même proposition.
– Vous plaisantez ? fit sir GeorgeStowe.
Et il ôta son collier à Tom qui, habitué à desemblables luttes, sauta d’un bond dans la caisse.
Alors le gentleman français prit son petitchien et le posa lui-même dans l’arène.
Le bull s’était acculé dans un coin de lacaisse et roulait des yeux féroces.
– Pauvre petit chien ! murmura unesensible Irlandaise qui était au nombre des spectateurs et détournala tête pour ne point voir le petit havanais craquer sous lesmâchoires de fer du terrier…
Les gentlemen que ce spectacle féroce avaitattirés n’avaient pas la sensibilité nerveuse de l’Irlandaise.
Ils s’étaient tous penchés sur la caissequ’ils entouraient, attachant un avide regard sur les deuxcombattants.
Quelques-uns, cependant, se prirent à examinerle Français du coin de l’œil.
Il était parfaitement tranquille, et neparaissait pas éprouver le moindre doute sur l’issue du combat.
Le terrier gronda deux fois.
Le petit havanais s’était couché au milieu dela caisse, son museau allongé sur ses pattes.
Après avoir grondé, le terrier fit unbond.
La sensible Irlandaise ferma de nouveau lesyeux.
Mais le petit chien bondit en sens inverse etse trouva à l’autre bout de la caisse.
Le terrier revint sur lui-même.
Léger comme un singe, le havanais passa pardessus son dos.
Ce fut pendant trois minutes, non un combat,mais une course.
Le terrier poursuivait, le havanaisfuyait.
Chaque fois que le premier avait acculé sonadversaire dans un coin, il lançait sa patte en avant et ouvrait saredoutable mâchoire.
La patte frappait le vide, la mâchoire nesaisissait rien.
Le sang montait au visage de sir GeorgeStowe.
Il dit au Français d’un ton rauque :
– Il fallait me dire, monsieur, que votrechien était un coureur de steeple-chase.
– Monsieur, répondit le maître du petitchien, nous en terminerons quand vous voudrez.
– Vous avoueriez-vous vaincu ?
– Oh ! non, dit le Français ensouriant.
Et se penchant sur la caisse :
– Kiss ! kiss ! Neptuno,dit-il.
Ce fut le signal et les rôles changèrent.
Prompt comme l’éclair, le petit chien setrouva sur le dos du terrier, à cheval comme un singe à qui on adonné des leçons d’équitation, et il le mordit au cou.
Le terrier rugit, essaya, d’un violent coup dereins, de se débarrasser de son ennemi et ne put y parvenir.
Le terrier avait le poil ras : les dentsdu havanais pénétraient profondément dans son corps.
Le terrier faisait des bonds prodigieux, lepetit chien tenait bon.
Parfois, cependant, et comme s’il eût voulureprendre haleine, il se laissait glisser à terre.
Alors, ivre de fureur, le terrier seretournait et le havanais se remettait à fuir.
Puis il lui sautait encore sur le dos et lemordait encore et toujours.
– Kiss ! kiss ! Neptuno, disaitle Français.
Le terrier hurlait.
Les Anglais enthousiasmés criaient :
– Hurrah ! Neptuno, for ever,Neptuno !
Sir George Stowe était devenu livide.
Le havanais mordait toujours, et le terrier seroulait sur lui-même espérant se débarrasser ainsi de son agileennemi.
– Eh bien ! monsieur, dit leFrançais à Sir George Stowe, qu’en pensez-vous ?
Sir George Stowe était pâle et frémissant.
– Faut-il continuer ? demanda leFrançais.
– Mais… sans doute…
Et le gentleman se redressa superbe de colèreet de dédain.
– Je vous préviens, observa le Français,que votre chien sera mort dans trois minutes.
– J’en ai d’autres, dit sèchement sirGeorge Stowe.
– Kiss ! Neptuno ! dit unedernière fois le Français.
La prophétie du Français devait s’accomplir,le petit havanais enfonça ses dents une dernière fois, et leterrier tomba étranglé.
Un moment encore, il se roula dans la caisse,en proie aux dernières convulsions de l’agonie.
Le petit chien ne lâchait pas.
– Assez, Neptuno ! dit enfin leFrançais.
Le havanais abandonna sa victime et d’un bondse trouva hors de la caisse.
Les Anglais battaient des mains, en débit deleur amour-propre national qui avait fort à souffrir.
L’Irlandaise sensible qui, ô miracle !était riche, offrait soixante guinées du petit chien.
Le Français répondit courtoisement que sonchien n’était pas à vendre.
– Monsieur, s’écria alors sir GeorgeStowe livide de rage, vous n’êtes peut-être pas aussi heureux quevotre chien.
– Cela dépend, répondit le Français sansse départir de son flegme.
– Tirez-vous bien le pistolet ?ricana sir George.
– Je coupe dix balles de suite sur unelame de couteau.
– Voilà ce que je voudrais voir…
– Je vous le montrerai quand vousvoudrez.
– Monsieur !
– My-dear, dit le Français en souriant,aimez-vous la lueur du gaz ?
– Je ne vous comprends pas…
– J’adore me battre aux flambeaux, dit leFrançais.
Quelques gentlemen voulurent s’interposer,mais le Français leur dit :
– Laissez, messieurs ; sir GeorgeStowe a besoin d’une leçon. Je la lui donnerai.
– Monsieur, répondit sir George Stowe,j’ai affaire cette nuit. Mais si demain vous voulez vous trouver àl’embarcadère de Birmingham avec deux de vos amis, au train de huitheures, nous irons faire une promenade dans la campagne deLondres.
– Comme il vous plaira, répondit leFrançais.
Il prit son petit chien sous son bras, salual’assistance, un peu abasourdie de la tournure que venait deprendre la conversation des deux parieurs et sortit de la cave toutseul.
– Excentric ! murmurèrent lesAnglais.
Sir George Stowe avait déjà disparu.
La cave aboutissait à un corridor quirejoignait un escalier, lequel aboutissait dans le vestibule del’hôtel Dubourg.
Le Français, arrivé sous le vestibule,s’approcha d’un gros et gras personnage, tout vêtu de noir, maisqui avait l’air cependant d’un domestique.
Celui-ci prit le petit chien des mains de sonmaître, puis il jeta sur les épaules de ce dernier un manteaudoublé de fourrures.
– Allons-nous-en ! dit leFrançais.
Et il sortit de l’hôtel Dubourg.
Quand ils furent dans la rue, car le groshomme le suivait, le Français reprit :
– Où est le cab ?
– Là-bas.
Et le domestique étendit la main.
– Porte le chien à Vanda.
– Est-ce que vous ne venez pas,Maître ?
– Non.
Le gros homme parut hésiter.
– Eh bien ! qu’as-tu donc à meregarder comme un phénomène ? dit le Français en riant.
– Mais… Maître… c’est que…
– Quoi donc ?
– J’ai peur.
– Et de quoi, bon Dieu !
– Je n’aime pas à vous voir courir seulles rues de Londres, la nuit.
– Bah !
– Vous savez bien qu’un policeman vous adit, ce matin, qu’il n’oserait pas entrer dans le Wapping.
– Eh bien ! j’y entrerai, moi.
– Maître… supplia le gros homme.
– Ce Milon sera toujours unimbécile ! murmura le Français comme se parlant àlui-même.
Puis il dit tout haut :
– J’entrerai dans le Wapping, et celapour deux raisons : la première, c’est que j’y ai affaire, laseconde, c’est que je m’appelle Rocambole !
Et Rocambole, car c’était lui – d’un gesteimpérieux congédia le bon et naïf Milon – lequel avait toujours lafidélité d’un chien, sans en avoir toujours l’intelligence.
Le vrai jour de Londres commence à huit heuresdu soir et se prolonge jusqu’au coucher des étoiles.
À l’heure où le soleil est présumé se lever,commence la nuit pour la capitale du Royaume-Uni.
C’est le brouillard, c’est la pluie, lesmaisons enfumées, les rues enduites d’une boue grasse et noire, lescomptoirs obscurs où les lampes ne s’éteignent jamais.
À huit heures, la scène change : Londresruisselle de lumières.
Ce soleil factice qu’on nomme le gaz, versedes torrents de clarté sur Londres, et le bourgeois de la cité littranquillement les papiers publics, en cheminant sur les largestrottoirs.
Les théâtres, les édifices publics se couvrentd’une guirlande étincelante.
On se promène à Hyde Park ou dans Saint-James,aux environs de minuit, comme on se promène à Paris dans le Jardindes Tuileries de midi à cinq heures du soir.
Les équipages roulent dans le Strand, lesteam-boat fume sur la Tamise, les railways fonctionnent, et unearmée de policemen erre à travers tout cela, silencieuse,attentive, discrète, fermant les yeux sur certains désordres,pourvu que la chose se passe sans bruit.
Il était bien près de minuit, lorsqueRocambole sortit de l’hôtel Dubourg.
À cent pas plus loin, Vanda l’attendait dansun cab.
Mais, comme on l’a vu, Rocambole avait jugéinutile de la rejoindre, et il s’était borné à lui envoyer le petitchien par Milon.
Puis il avait suivi des yeux son anciencompagnon de chaîne.
Celui-ci avait rejoint le cab et était montédedans.
Une minute après le cab s’était éloigné.
Alors Rocambole, relevant le collet de sonmanteau pour se garantir du brouillard, s’était éloigné d’unedizaine de pas de la porte cochère de l’hôtel.
Ensuite, tirant de sa poche un numéro duTimes, il s’était placé sous un réverbère et s’était mis àlire les nouvelles du jour.
Cependant si, au lieu d’avoir affaire auxpassants, il était tombé, en ce moment, sous le regard d’unobservateur, ce dernier se serait aperçu qu’il ne prêtait qu’uneattention distraite à la belle prose du Times.
Rocambole ne lisait que d’un œil, comme ondit.
De l’autre, il ne quittait pas la porte del’hôtel, et personne n’entrait ou ne sortait sans qu’il l’eûtsoigneusement examiné.
Enfin, un homme qui se trouvait sur letrottoir opposé, traversa la rue et se dirigea vers la porte del’hôtel.
Alors Rocambole toussa.
L’homme s’arrêta, regarda autour de lui,aperçut le lecteur du Times et s’en approcha.
– Tu te fais attendre, Noël, ditRocambole, en anglais, au nouveau venu.
Noël, dit Cocorico, l’ancien forgeron libre dubagne de Toulon, et un des fidèles de Rocambole, parlaitparfaitement l’anglais.
De plus, il s’était affublé de la vested’écurie, du gilet à carreaux, du pantalon noisette serré auxgenoux et du cône enrubanné d’un palefrenier de bonne maison.
– Avec ce costume-là, dit-il à Rocambole,on va partout.
– Eh bien ! dit Rocambole, va mechercher la petite valise que j’ai laissée dans l’hôtel.
– Bon ! après ?
– Après, tu iras me chercher un cab. Il ya une remise là au coin de la rue.
Noël partit, entra dans l’hôtel, en ressortitpeu après.
Rocambole, en attendant que le cab arrivât,continua à observer du coin de l’œil la porte de l’hôtel.
Noël n’était pas encore de retour, lorsqueRocambole tressaillit et abandonna la lecture de son journal.
Un homme sortait de l’hôtel, enveloppé dans unvaste makintosch, son chapeau sur les yeux et son stick dans sapoche.
Rocambole l’avait reconnu.
C’était sir George Stowe.
Notre héros s’enveloppa à moitié dansl’immense feuille du Times, ayant l’air de passer du rectoau verso, mais, en réalité, pour que sir George Stowe, en passantprès de lui, ne pût voir son visage.
En effet le gentleman passa d’un pas rapide,et le heurta même légèrement.
En ce moment, Noël revenait avec le cab.
Rocambole sauta lestement à côté de lui ;puis il dit au cocher, en lui désignant du doigt sir George Stowequi s’éloignait :
– Il s’agit de suivre ce gentleman, et sinous ne le perdons pas de vue, il y a une guinée de pourboire.
Le cocher anglais est un type de discrétion.Il sert indifféremment le lord, l’agent de police, et lepick-pocket.
Il ne trahit les secrets de personne, quand illes pénètre, mais d’ordinaire il ne cherche même pas à lespénétrer.
Il fait son métier, – le reste ne le regardepas.
– Aoh ! fit celui à qui s’adressaitRocambole.
Et le cab partit.
Comme sir George Stowe était à pied, le cochermit son cheval au pas, et laissa entre lui et le gentleman unedistance respectueuse.
– Mets-toi devant moi, dit Rocambole, queje fasse un bout de toilette.
Et, en effet, il se dissimula de son mieuxderrière Noël, dans le fond du cab.
Puis il ouvrit la petite valise, qui contenaitun pantalon de grosse toile, une vareuse, des escarpins et unchapeau ciré.
Pour Rocambole changer de vêtements, et pourainsi dire de visage en quelques minutes, n’était qu’un jeu.
Celui qui l’ayant vu monter en cab, l’en eûtvu descendre ensuite, aurait été stupéfait de cette substitution,et ne l’aurait certainement pas reconnu.
Ses larges favoris taillés à l’anglaiseavaient fait place à une barbe brune ; son col haut et raide àune chemise bleue, ouverte par devant, et dont le large col,estampillé d’une ancre à chaque coin, retombait sur sa vareuse.
Enfin, son chapeau à bords étroits, sontuyau de poêle, comme on dit, avait été remplacé par unlarge chapeau ciré sur l’arrière de la tête.
Noël, qui en avait vu bien d’autres, nes’étonna point de cette métamorphose.
Sir George cheminait toujours d’un pas alerte,et le cab suivait au pas.
Enfin, au détour d’une rue dont Rocambole neput lire le nom, le gentleman s’arrêta à la porte d’une petitemaison qui n’avait qu’un étage sur rez-de-chaussée, tira une clé desa poche et disparut.
– Voilà de l’argent lestement gagné, ditRocambole, en mettant une guinée dans la main du cocher.
Celui-ci demeura un peu abasourdi, car il nereconnaissait nullement le gentleman qui lui avait promis unpourboire magnifique.
Mais déjà Rocambole avait sauté sur lachaussée, et Noël l’avait suivi.
Le cab s’éloigna.
Alors Rocambole prit Noël par le bras etl’entraîna dans la pénombre d’une porte cochère située à vingt pasde celle qui s’était refermée sur le gentleman.
Et comme Noël se taisait :
– Je crois, lui dit-il, que nous sommessur la piste du gibier que nous chassons.
– Comment, dit Noël, l’homme au terrieret au coq serait celui ?…
– Celui que nous sommes venus chercher àLondres, répondit Rocambole.
Attendons !
Puis il ajouta en souriant :
– Et comme je ne suis plus un gentleman,fumons une pipe.
Il s’écoula environ trois quarts d’heure.
Au bout de ce temps, la porte de la petitemaison se rouvrit.
Un homme en sortit.
Ce n’était pas, ce ne pouvait être sir GeorgeStowe.
C’était un de ces grossiers matelots de lamarine du commerce qui, la nuit, remplissent les tavernes deWhite-Chapel et du Wapping.
– Hé ! hé ! fit Rocambole ensouriant, je crois bien que nous voilà en uniforme.
Et comme le matelot s’éloignait, Rocambole etNoël le suivirent.
Quand un étranger guidé par un policemanarrive à l’entrée du Wapping, le policeman ôte son chapeau avecrespect et lui dit :
– Votre Honneur m’excusera, mais je nevais pas plus loin.
C’est que le Wapping est le seul quartier deLondres où le gaz soit terne et dispensé très économiquement àtravers de petites ruelles noires et tortueuses qui ont conservé lecaractère du moyen âge.
Là est impuissante la lumière hydrogène qui,partout ailleurs, sème ses éblouissements, – impuissante la loi,impuissante la police.
Le pick-pocket élégant, le voleur gentlemanqui exploite le Strand, les cercles, les églises et Drury-Lane etCovent-Garden, ne se risque pas dans le Wapping.
Cet aristocrate du crime n’oserait pas heurterson dandisme au crime plébéien qui vit dans le Wapping.
Là, le voleur de bas étage, le matelotgrossier qui joue du couteau et l’Irlandaise demi-nue qui porte unquart de chapeau sur sa tête, et le transporté de Botany-bay qui atrouvé le moyen de s’échapper.
Là aussi cette race étrange chassée de tousles coins du monde, disparue partout ailleurs depuis le moyen âge,et qui a retrouvé à Londres sa cour des miracles, ses institutionset son roi ! – Les bohémiens ! ils règnent dans leWapping ; ils dominent le reste de la population.
Dans le Wapping encore, ces pauvres fous quirêvent l’indépendance de l’Irlande et qui boivent du gin dans lestavernes, à la liberté de la verte Érin.
Pendant le jour, si vous n’avez que quelquesshillings dans votre bourse, si vous avez boutonné votre habit pourdissimuler votre chaîne de montre, vous pouvez entrer dans leWapping.
Vous verrez des maisons noires et basses, desboutiques où l’on vend des loques, une population en haillons, etdes cabarets sans lumière et sans air.
Peut-être même en sortirez-vous sansaccident.
Le soir la scène change.
Une lueur douteuse brille tout à coup sur leWapping.
Au travers des vitres graisseuses, recouvertesde rideaux rouges, des public-houses et des tavernes, on voits’agiter des silhouettes étranges. Quand les portes s’ouvrent, desrefrains obscènes ou des lambeaux de querelles s’en échappent parbouffées.
Dans les rues circule une boue humaineéchangeant de mystérieuses paroles ou des rires silencieux et dessignes bizarres.
Londres aussi a son argot ; mais un argottaciturne, sans gaîté et qui vit encore plus de mimique que devocables.
C’était dans ce quartier infect qu’après uneheure de marche et avoir traversé le pont de Londres, le prétendumatelot qui était sorti de la maison à un seul étage dont la portes’était refermée, trois quarts d’heure auparavant, sur sir GeorgeStowe, était arrivé et marchait dans les ruelles sombres avec toutel’aisance d’un habitué.
Deux hommes étaient entrés dans le Wapping,derrière lui, – Rocambole et Noël.
Eux aussi s’étaient mis à circuler au milieude ce flot de haillons, avec la nonchalance de gens qui passentpresque toutes leurs soirées dans le Wapping.
Le prétendu matelot que personne peut-êtren’aurait reconnu, mais en qui Rocambole avait deviné sur-le-champsir George Stowe, s’en alla droit à la taverne du RoiGeorge.
La taverne du Roi George est le plusterrible repaire du Wapping.
Le maître de l’établissement porte un nomredoutable : il s’appelle Calcraff, comme le bourreau deLondres.
Peut-être est-il son parent.
C’est un homme de stature colossale, dont lesfavoris roux commencent à grisonner, qui, d’un coup de poing briseun escabeau, et qui, honnête, vit depuis vingt années au milieu dece peuple de brigands qui l’aime ou tout au moins le craint et lerespecte.
Calcraff n’est ni voleur, ni repris dejustice. Il a sa patente en règle, il n’a jamais fait tort àpersonne d’un penny, mais il est tolérant.
Si on se bat chez lui, il laisse faire.
Parfois, deux filous, assis à une tablevoisine de son comptoir, causent assez haut pour que leurs proposarrivent à l’oreille de Calcraff.
Mais Calcraff n’est pas curieux ; etpuis, il ne se mêle que de ses affaires.
Si deux matelots en viennent aux coups decouteau et que l’un d’eux soit tué, Calcraff prend le mort sur sesépaules et le porte dans la rue en disant :
– Je ne veux pas d’affaires avec lapolice.
Ce qui excite toujours l’hilarité générale,car on sait bien que la police n’entre jamais dans le Wapping.
Il n’y a qu’un point sur lequel maîtreCalcraff n’entend pas la raillerie : c’est le respect qu’ondoit à ses deux servantes, Jane et Betty.
On ne prend pas la taille à Jane, on ne ditjamais un mot leste à Betty.
Un matelot qui s’en revenait des mers de Chineet entrait pour la première fois au Roi George, s’étantavisé de mettre un baiser sur le cou bruni de Jane, Calcraff leprit par les épaules et le jeta dans la rue à travers la devanture,dont toutes les vitres furent brisées.
Jane et Betty sont deux solides Irlandaises,les nièces de Calcraff, qui gardent le cabaret en sonabsence ; car le tavernier ne couche pas au Wapping.
Dans la journée, on ne le voit jamais à soncomptoir et l’on prétend tout bas dans le quartier qu’il vit dansune des belles rues de Londres, habite une confortable maison etqu’on l’a rencontré le dimanche, vêtu en gentleman, sous lesombrages de Hyde-Park, en été, c’est-à-dire pendant la saison,donnant le bras à une ravissante et mignonne créature qui paraîtavoir vingt ans, ressemble à une tête de keapseake et l’appelle« mon père ».
Le faux matelot était donc entré dans lataverne du Roi George, ce soir-là ; il s’était mêmeeffacé sur le seuil, pour laisser passer Noël et Rocambole, quiétaient allés se placer à une table voisine du comptoir.
Les buveurs étaient nombreux, mais quelque peutaciturnes.
On s’entretenait à voix basse d’un événementqui avait mis, deux heures auparavant, tout le Wapping en émoi.
Rocambole prêta l’oreille.
Un matelot disait :
– Nous ne sommes pourtant plus dansl’Inde, ici. Cependant voici des choses qui ne se passent que sousle ciel de Calcutta et de Madras.
– Pauvre Gipsy ! disait uneIrlandaise qui faisait peu de cas de la vertu et qui en était à satroisième pinte de gin, elle ne mérite pourtant pas ce qui luiarrive.
– Moi, dit un autre matelot, la premièrefois que je l’ai vue danser, j’ai senti quelque chose me monter aucerveau ; mon sang s’est mis à chauffer, et il m’a semblé quej’avais un charbon dans la poitrine. J’avais touché ma primed’embarquement, quinze livres et vingt-deux shillings, s’il vousplaît. Je me dis :
– Si Gipsy veut m’aimer, jel’épouse !
Mais quand je lui fis mes offres, elle me ritau nez de si bon cœur que je m’en allai.
– Eh bien ! dit l’Irlandaise, tu aseu de la chance.
– Je le crois.
Sir George Stowe, car c’était bien lui,s’approcha du groupe où la conversation était la plus animée.
– De quoi s’agit-il ?demanda-t-il.
– Tu n’es pas sans connaître Gipsy, labohémienne ? lui dit un des habitués du RoiGeorge.
– Certainement non. C’est elle qui dansetous les soirs ici.
– Justement.
– Eh bien ! il lui est arrivé unnouveau malheur.
– Ah ! dit le faux matelot. Quoidonc ?
– Gipsy ne peut pas avoir unamoureux.
– Comment cela ?
– Voici le sixième prétendant depuis unan.
– Eh bien ?
– Un beau garçon, ma foi ! ditl’Irlandaise, et qui était fort comme Calcraff lui-même.
En parlant ainsi, l’Irlandaise salua letavernier qui, sensible à l’éloge, lui rendit son salut.
– Eh bien ! que lui est-ilarrivé ? demanda encore sir George Stowe.
– Ce qui est arrivé aux autres.
– Ah !
– Mort comme eux. Gipsy doit se tordreles mains de désespoir. Pauvre Gipsy !
– Elle ne dansera pas ce soir, soupira unhabitué, très amateur des pirouettes et des pointes de labohémienne.
– Où l’a-t-on trouvé ? demandal’Irlandaise.
– Qui donc ? Radsy ?
– Oui.
– Comme les autres, à la porte de Gipsy,dans White-Chapel.
Rocambole avait échangé un rapide signed’intelligence avec Calcraff.
L’Irlandaise avala un grand verre de gin etreprit :
– Je vais vous dire l’histoire de Gipsyet de ses six amoureux. Je la sais mieux que personne.
Rocambole ne quittait pas des yeux sir GeorgeStowe, qui demeurait impassible.
L’Irlandaise monta sur la table et commençaainsi sa narration :
– Gipsy, comme vous le savez, est unepetite fille de Bohême.
Cependant elle n’a ni le teint cuivré, ni lescheveux noirs, ni les lèvres rouges des femmes de cette race, et ily a des vieux bohémiens de sa tribu qui prétendent que c’est uneenfant volée.
– Pardi ! fit un des hôtes duRoi George, c’est peut-être une fille de pair !
– Dame ! reprit l’Irlandaise, ellevous a des pieds pas plus longs que ça, et des mains à les dévorerde baisers, et jolie, avec ça !
– Voyons l’histoire des amoureux ?demanda sir George Stowe.
– Voilà huit ans que Gipsy est dans leWapping et qu’elle loge à White-Chapel, poursuivitl’Irlandaise.
Elle en a seize aujourd’hui.
Le bohémien qui disait être son père faisaitbonne garde autour d’elle.
Les amoureux se tenaient loin, dans cesdernières années, car les bohémiens jouent du couteau mieux quenous.
Un beau gentleman qui avait vu danser Gipsylui fit offrir un palais et des chevaux.
Le vieux bohémien alla trouver le gentleman etlui dit :
– Si Votre Honneur tient à vieillir et àvoir blanchir ses cheveux, il fera bien de ne plus s’occuper deGipsy.
Le gentleman, qui craignait un coup decouteau, se le tint pour dit.
Mais voilà que le vieux bohémien est mort, ily a un an.
Un matin, Gipsy annonça qu’elle voulait semarier.
Ceux de sa tribu lui dirent :
– Choisis parmi nous celui qui teplaira.
Gipsy choisit un grand garçon, danseur decorde et hercule, qui faisait les beaux jours des jardinspublics.
Vous savez comment se marient lesbohémiens ?
L’alderman et le chapelain n’ont rien à yvoir.
La tribu se réunit, on apporte une cruchepleine et deux verres. Les futurs époux vident la cruche, puis,quand elle est vide, ils la cassent, et les voilà mariés.
Gipsy fut mariée le jour même, puis on laconduisit en pompe à sa demeure, et on emmena, selon l’usage, sonépoux dans toutes les tavernes du Wapping.
À trois heures du matin seulement on luirendit la liberté ; et il prit le chemin de la maison de safemme.
Mais comme il allait en franchir le seuil,deux hommes cachés dans une embrasure de porte lui jetèrent unlacet au cou et l’étranglèrent.
– Et d’un ! fit le matelot.
– Trois mois après, continual’Irlandaise, Gipsy annonça de nouveau qu’elle voulait semarier.
Un autre bohémien dit :
– Moi je n’ai pas peur, jel’épouserai !
Mais il n’eut pas le temps de célébrer sanoce.
La veille du jour fixé, on le trouva mort dansson lit.
Il avait été étranglé comme le premier.
– Et de deux ! compta lematelot.
L’Irlandaise reprit :
– Personne n’osait plus épouser Gipsy.C’était une véritable terreur dans sa tribu.
Un jour, Gipsy s’écria :
– Je veux me marier, mais je n’aimepersonne. Mon premier mari et mon fiancé sont morts étranglés, sansdoute par l’ordre d’un homme qui m’aime et qui ne veut pas se faireconnaître. Eh bien ! qu’il se nomme, et quel qu’il soit, jel’épouserai !
Or, il y avait dans White-Chapel un vieux juifqui avait beaucoup d’argent et qui venait ici tous les soirs pourvoir danser Gipsy, tant il en était amoureux.
Le vieux juif fit un mensonge. Il osa dire àGipsy :
– C’est moi qui ai fait étrangler lesdeux autres !
– Tu es vieux et laid, lui répondit labohémienne, mais je n’ai qu’une parole.
Et elle mit sa main dans la main du juif.
Le soir même, le juif reçut un coup de couteauet tomba mort.
– Et de trois ! fit encore lematelot.
Un murmure courut parmi les buveurs du RoiGeorge ; mais l’Irlandaise poursuivit :
– Vous savez, quand il y a danger demort, il y a toujours des fous qui le bravent.
Quinze jours après, un matelot qui revenaitd’Amérique et qui avait entendu raconter l’histoire de Gipsy frappade son poing sur cette table et dit :
– Je n’ai pas peur, moi ! Si Gipsyveut être ma femme, je ne reculerai pas !
Gipsy accepta. On fixa le mariage au samedisuivant.
Le samedi est un jour de fête pour lesbohémiens, à cause du sabbat.
Le matelot était un garçon vaillant. De plus,il avait beaucoup d’amis parmi les matelots de son équipage ;ils se mirent en tête de le garder à tour de rôle et de veiller surlui, nuit et jour.
Ce qui n’empêcha pas le pauvre diable, entraversant un canal, de faire un faux pas, de tomber à l’eau et dese noyer.
– Et de quatre ! murmura le matelotcomme un écho inexorable.
– L’histoire du cinquième est pluscourte, dit l’Irlandaise.
C’était maître Trotty, le tavernier du pont deLondres, une manière de bœuf irlandais qui assommait un homme d’uncoup de poing.
Quand il apprit que tous les fiancés de Gipsyfinissaient mal, il s’écria :
– Par saint George, patron del’Angleterre, je vais aller trouver cette bohémienne, jel’épouserai devant le chapelain et l’alderman, et je l’installeraià mon comptoir. Nous verrons bien.
– Et quand irez-vous demander la main deGipsy ? fit un des buveurs de la taverne.
– Demain matin.
Trotty congédia ses hôtes, ferma sa boutiqueet se coucha, rêvant de la mignonne Gipsy.
Le lendemain, les voisins étonnés remarquèrentque la taverne demeurait fermée.
Ils frappèrent, Trotty ne répondit pas.
Les policemen avertis arrivèrent et firentenfoncer les portes.
On trouva Trotty étendu sans vie au milieu dela taverne, un lacet de soie au cou.
– Cinq ! murmura encore lematelot.
– Quant au sixième, reprit l’Irlandaise,au malheureux Radsy qui vient d’être étranglé à son tour, il nes’était pas vanté comme les autres d’échapper au danger.
Mais il avait dit :
– J’aime Gipsy, et si elle n’est pas mafemme, j’en mourrai !
Radsy a été étranglé cette nuit à la porte deGipsy, qu’il devait épouser demain.
– C’est fort bizarre ce que vous racontezlà, dit sir George Stowe.
– Et la morale de cette histoire, dit unmatelot en riant, c’est que Gipsy mourra vierge.
Mais comme le matelot disait cela, un des deuxbuveurs qui étaient demeurés tranquillement assis à la tablevoisine du comptoir se leva et dit :
– Eh bien ! moi, camarades, je n’aijamais vu Gipsy, et je ne sais pas si elle est aussi jolie qu’on ledit, mais pour peu qu’elle me plaise, si elle veut de moi, c’estmarché conclu !
À ces paroles, tous les regards se tournèrentvers le nouvel interlocuteur que personne ne connaissait.
Calcraff eut un geste de terreur derrière soncomptoir.
Noël regarda son maître avec épouvante.
Car c’était Rocambole qui venait de prononcerces étranges paroles.
Et comme on contemplait avec une curiositémêlée de terreur cet homme qu’on voyait pour la première fois à lataverne du Roi George, la porte s’ouvrit et une femmeentra, disant :
– J’accepte !
Cette femme, c’était la bohémienneGipsy !
Elle marcha droit à Rocambole et lui tendit lamain, et Rocambole recula, ébloui par la beauté de la jeunefille.
Ce fut comme un coup de théâtre.
Les habitants de la taverne du RoiGeorge s’étaient levés avec étonnement en entendant lesparoles de Rocambole et ils s’étaient mis à examiner curieusementcet homme qui leur était inconnu, – car il n’était encore venuqu’une fois et personne n’avait fait attention à lui.
D’un autre côté, Rocambole avait fait un pasen arrière, ébloui qu’il était de la beauté de la Bohémienne.
L’Irlandaise s’écria :
– Encore un fou qui veut mourir.
Mais Rocambole prit la main que lui tenditGipsy et répondit :
– Je n’ai qu’une parole.
– Je vous crois, dit-elle en levant surlui son grand œil bleu mélancolique.
Elle était belle, cette enfant, comme il estimpossible à une créature humaine de l’être davantage.
Blanche et mignonne, svelte et souple, ellepassait au milieu de cette fange, le front pur, comme un angetraverserait l’enfer sans même ternir ses ailes.
Et Rocambole la regardait et sedisait :
– Il est impossible que cette jeune filleressemble moralement au portrait qu’en a fait l’Irlandaise.
Elle était couverte d’oripaux, comme le sontceux de sa profession.
Une jupe courte à paillettes serrait sa tailleélégante ; un maillot emprisonnait sa jambe, qui eûtenthousiasmé un sculpteur, et de sa toque bleue posée sur le sommetde la tête, s’échappait une luxuriante chevelure blonde et boucléedont elle aurait pu se faire un manteau.
Elle avait à la main un tambour de basque dontles grelots résonnèrent un à un, comme elle passait au travers desbuveurs.
– Est-ce que tu vas danser tout de même,ce soir, lui dit l’Irlandaise ?
Elle eut un sourire triste.
– Aujourd’hui, comme hier, comme demain,dit-elle. Ne faut-il pas que je gagne ma vie ?
Puis elle regarda Rocambole, et lui dit avecsoumission :
– À moins que vous ne vouliez pas, vous,dit-elle, puisque vous consentez à être mon mari et que je vousdois obéissance.
– Dansez, lui dit Rocambole. Mais quandvous aurez dansé, je vous emmènerai, car il faut que nous ayons cesoir même nos accords d’épousailles.
– Je le veux bien, dit-elle.
Et elle se mit à danser, et sous ses doigtsaussi agiles que ses pieds, le tambour de basque ronfla, lesgrelots tintèrent, et, en quelques minutes, ce fut un délire, unenthousiasme, un frémissement qui gagna l’assistance.
Les chopes demeurèrent pleines, les pipess’éteignirent ; tous les regards s’étaient concentrés sur ladanseuse, qui avait, ce soir-là, quelque chose d’inspiré.
– Maître, dit Noël en se penchant àl’oreille de Rocambole, vous savez si j’ai foi en vous…
– Après ? dit froidement leMaître.
– Eh bien ! ce soir, j’ai peur…
Rocambole haussa les épaules.
– Peur de quoi ? fit-il.
– C’est pour rire, n’est-ce pas ?reprit Noël en tremblant.
– Quoi donc ?
– Ce que vous avez dit.
– Que j’épouserai labohémienne ?
– Oui.
– C’est très sérieux, dit froidementRocambole.
– Vous avez pourtant entendu ce qu’ondisait ?…
Rocambole fit un nouveau haussement d’épauleset répondit :
– Laisse-moi tranquille, j’ai bien autrechose à faire en ce moment qu’écouter tes niaiseries.
En effet, Rocambole suivait des yeux lesmouvements de la danseuse, et, à chaque instant, son regardrencontrait le regard de sir George Stowe.
Ce dernier ne le perdait pas de vue, il avaitdes éclairs dans les yeux.
On aurait pu croire qu’il aimait Gipsy etqu’il était jaloux.
Au bout d’une demi-heure, la danseuse s’arrêtaépuisée et haletante.
La salle croulait sous lesapplaudissements.
Seul, sir George Stowe n’applaudissait pas,mais ses yeux étaient comme des charbons enflammés.
Noël ne le perdait pas plus de vue queRocambole.
– Maître, dit-il encore, cet homme vous areconnu.
– Bah !
– Il vous regarde comme on regardel’homme qu’on hait.
– C’est tout naturel, dit Rocambole,puisque je dois être le mari de Gipsy.
– Il l’aime donc ?
– Je ne sais pas…
– C’est peut-être lui qui…
– Mais tais-toi donc ! fit Rocamboleimpatienté.
La bohémienne avait pris une petite sébile decuivre et elle faisait maintenant le tour des tables.
Les penny et les pence pleuvaient dans lasébile.
Quand elle eut fini sa tournée, elles’approcha de Rocambole :
– Mon maître, lui dit-elle, je suis à vosordres.
– Allons-nous-en ! fit-il.
En même temps, il se pencha à l’oreille deNoël :
– Tu me retrouveras demain chez Vanda,dit-il.
– Est-ce que vous ne m’emmenez pas avecvous ? demanda Noël avec effroi.
– Non.
– Mais… cet homme ?…
– Tu le suivras… puisqu’il te faut de labesogne, en voilà.
Noël savait qu’on n’insistait pas avecRocambole et qu’il ne revenait jamais sur une décision prise.
Il baissa donc la tête en signed’obéissance.
Rocambole ajouta :
– S’il entre chez lui, tu retourneraschez Vanda. S’il va partout ailleurs, tu l’attendras dans la rue ettu ne le quitteras qu’au jour.
– Oui, maître.
Rocambole prit la danseuse par lebras :
– Allons, ma fiancée, dit-il en souriant,saluez les camarades et partons.
Il y eut un murmure moitié d’étonnement etmoitié d’admiration parmi les buveurs.
– Il est hardi ! murmura un matelot,celui qui avait compté sur ses doigts les fiancés morts deGipsy.
– Il finira comme les autres, prophétisal’Irlandaise.
– C’est ce que tu verras bien, réponditRocambole.
Et il sortit fièrement, ayant la danseuse àson bras.
Quand ils furent dans la rue, elle lui ditd’une voix tremblante :
– Où allons-nous ?
– Où demeurez-vous ? lui demandaRocambole.
– Dans White-Chapel.
– Demeurez-vous seule ?
– Toute seule.
– Eh bien ! allons chez vous… nouscauserons.
– C’est que, dit-elle avec hésitation, ilfaut que je parle à ceux de ma tribu…
– Pour le mariage ?
– Oui.
Il la rassura d’un regard :
– Quand nous aurons causé, dit-il, je mecoucherai comme un chien en dehors de votre porte.
– Vrai ? fit-elle.
– Je vous le jure.
Elle le regarda avec émotion :
– Oh ! non, dit-elle, je ne veuxpas !
– Quoi donc ?
– Que vous soyez mon mari.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’il vous arriverait malheur…comme aux autres…
Il eut un sourire superbe et répondit un motbien simple cependant :
– Croyez-vous ?
Elle lui serra doucement le bras :
– Et puis vous avez l’air sibon !…
– Ah ! fit-il.
– Si honnête… si brave…
– Eh bien ?
– Je ne voudrais pas vous tromper, vous…comme les autres.
Et comme il la regardait, sa voix trembla plusfort.
– Oh ! non… dit-elle, je ne puisrien vous dire. C’est un secret de mort…
– Allons chez vous ! fit Rocambolequi eut en ce moment un accent tellement impérieux, tellementdominateur que Gipsy courba la tête et frissonna.
Cependant elle eut la force derépondre :
– Non… pas chez moi… plutôt la mort… maisoù vous voudrez…
– Soit, dit Rocambole qui l’entraîna versle pont de Londres.
C’était un tableau digne du pinceau desmaîtres flamands.
White-Chapel est un quartier plus affreuxpeut-être, plus puant et plus sale que le Wapping.
La maison qu’habitait Gipsy était la plusétroite, la plus sombre, la plus délabrée de la plus infâme desrues de White-Chapel.
Mais quand elle passait, l’ange aux cheveuxd’or, la fille aux regards d’azur, il semblait que les muraillesenfumées devenaient blanches, que la boue noire du sol se changeaiten un gazon vert, et que le ciel brumeux de la sombre Angleterredevenait aussi bleu que le firmament oriental.
C’était au dernier étage, dans une chambretteoù le vent et la pluie faisaient rage la nuit, dont la porten’avait pas de serrure, et la croisée point de châssis.
Et cependant ils étaient là tous deux, lesfiancés d’une heure, les époux du lendemain, Rocambole et Gipsy, eton eût dit un palais.
Elle s’était assise sur un escabeau, sesjambes croisées à l’orientale, et il était debout devant elle,respectueux et ferme, souriant et grave tout à la fois.
Un bout de chandelle, placé sur une table, leséclairait.
Gipsy tournait le dos à son grabat, sur lequelRocambole avait jeté un regard de compassion.
Le Maître avait arraché sa fausse barbe et misà découvert ce visage encore beau sur lequel les orages de la vieavaient creusé leurs rides profondes et imprimé un cachet demélancolie éternelle.
Gipsy le regardait et subissait ce charmeétrange que Rocambole exerçait sur tout ce qui l’entourait.
– Comme vous êtes beau ! finit-ellepar lui dire avec une naïve admiration, et comment se fait-ilqu’ayant l’air d’un gentleman, avec des mains et des pieds commevous en avez, et cette chemise de fine toile que j’aperçois sousvotre vareuse, vous alliez ainsi à la taverne du RoiGeorge ?
Et, causant ainsi, elle s’était assise, et oneût dit une jeune miss, fille de lord, en tête à tête au retour dela promenade avec son fiancé.
Il l’écoutait et cherchait à démêler ce qu’ily avait en elle de pur au travers de ces apparences fangeuses, etcomment il se pouvait faire qu’avec ce front rougissant et cet airingénu, la bohémienne eût déjà causé la mort de six hommes.
Peut-être devina-t-elle sa pensée, car ellebaissa les yeux avec un embarras subit, et elle dit d’une voix plustremblante encore :
– Mon Dieu ! si vous saviez comme jesuis malheureuse !
– Vous, Gipsy ! fit Rocambole.
Des larmes brillaient dans ses yeuxbleus ; et l’une d’elles tomba brûlante sur la main deRocambole.
– Mon enfant, lui dit ce dernier, vousvous étonniez tout à l’heure de mes mains blanches et de mon lingeet de certains détails de ma toilette.
– Oh ! oui, dit-elle, vous n’êtespas, vous ne pouvez pas être un de ces hommes qui passent leur viedans le Wapping.
– Non, certes, dit-il.
Elle eut un accès de naïveté :
– Alors, pourquoi y venez-vous ?
– Je vais partout où je crois qu’il y ades gens qui souffrent et ont besoin d’un appui.
Elle jeta un cri :
– Vous me défendriez ? fit-elle.
Et son visage et toute son attitudetémoignèrent d’un violent et subit effroi, dû sans doute à quelqueaffreux souvenir qui venait de traverser son esprit.
Il voulut lui reprendre la main, mais elle lerepoussa.
– Non, dit-elle, comme si elle fûtrevenue sur sa résolution première, je ne veux pas que vousm’aimiez…
Il eut un mystérieux sourire :
– Pourquoi ? fit-il.
– Parce que vous êtes beau… parce quevous paraissez bon… parce que…
Elle s’arrêta et baissa de nouveau lesyeux.
– Parce que l’amour appelle l’amour, etque…
Elle s’arrêta encore.
– Et que vous craindriez dem’aimer ?
– Non, dit-elle avec force, car je ne lepourrais pas !
Rocambole attendait sans doute cet aveu.
– Vous aimez donc déjà ? fit-il.
Elle leva sur lui un regard qu’aucune parolehumaine ne saurait traduire.
Puis, glissant de son siège aux genoux deRocambole :
– Je ne sais pas qui vous êtes, dit-elle,j’ignore votre nom. Êtes-vous un homme du peuple, êtes-vous unlord ? C’est un mystère pour moi ; mais votre voixdescend au fond de mon âme et la ranime ; mais votre regard,sous lequel je suis palpitante et courbée, est rayonnant comme lesoleil, et j’ai foi en vous !
– Vous avez raison, dit-ilsimplement.
Il voulut la relever, mais elle demeura àgenoux.
– Savez-vous, dit-elle, que si une autreoreille que la vôtre entendait ce que je vais vous dire, je seraismorte demain ?
– Nul ne nous entend et je serai muet.Parlez…
– J’aime, dit-elle, avec un accentsublime. J’aime un homme qui m’aime !
– Et il ne court pas un danger de mort,celui-là ?
– Oh ! non, dit-elle…
Puis elle leva ses mains suppliantes versRocambole :
– Ah ! Dieu me punira peut-être,dit-elle, car je suis bien coupable ; il y a deux années queje demande un mari, sachant bien que jamais un homme ne m’épousera…Car à l’aide de ce stratagème infâme j’ai détourné leur colère etleur haine.
– Mais de qui parlez-vous donc ?demanda Rocambole, qui ne manifesta cependant que peud’étonnement.
– Je parle de gens qui me persécutent etqui ont cru me condamner à un célibat éternel.
– Et ces hommes quels sont-ils ?Savez-vous leurs noms ?
– Ce sont les Étrangleurs,répondit-elle.
Rocambole tressaillit et murmura à partlui :
– Je ne m’étais donc pastrompé !
Gipsy se débarrassa du châle qui couvrait sesépaules et, se redressant, elle apparut à son protecteur inconnuavec sa taille de guêpe emprisonnée à moitié dans un léger corsagede velours bleu.
Alors prenant son corsage à deux mains, ellele baissa assez pour que la moitié de sa poitrine apparût auxregards de Rocambole.
Et Rocambole aperçut sur cette poitrine cestatouages mystérieux qu’il avait déjà remarqués sur l’épaule de lapetite fille enlevée par Madeleine la Chivotte.
Gipsy avait été consacrée, dans son enfance, àcette divinité terrible qu’adorent les Étrangleurs.
La déesse Kâli désirait que Gipsy demeurâtvierge.
– Je sais ce que c’est, lui ditRocambole. Maintenant, répondez-moi ; car si je vous défends,si je réduis vos persécuteurs à l’impuissance…
– Vous le pourriez !s’écria-t-elle.
– Je puis bien des choses… Mais il fautque je sache tout.
Elle fit un signe d’obéissance.
– Où êtes-vous née ?demanda-t-il.
– Je ne sais pas. Dans l’Indeprobablement.
– Êtes-vous bohémienne ?
– Non. Cependant je l’ai cru longtemps.Ma famille que j’ignore m’avait confiée à des bohémiens, sans doutepour me soustraire au sort fatal qui m’attend.
– Qui vous a révélé cela ?
– Le vieux bohémien qui m’a élevée.
Gipsy passa la main sur son front.
– Ah ! dit-elle, j’ai de terribleschoses à vous raconter.
– Voyons ? fit Rocambole.
Et, lui prenant les mains, il s’assit auprèsd’elle.
Gipsy continua :
– Aussi loin que peuvent se reporter messouvenirs d’enfance, je me vois bohémienne et, pendant bienlongtemps, j’ai cru appartenir réellement à ma tribu.
Faro, tel était le nom du vieux bohémien quime servait de père et à qui je donnais ce nom.
Faro, dis-je, avait toujours prétendu devantmoi que ma mère était morte en me donnant le jour.
Cependant, comme j’étais blonde et blanche,tandis que les gens de la race à laquelle je paraissais appartenirsont bruns et presque cuivrés, je trouvais cela étrange.
Les gens comme nous, vous le savez, ont biende la peine à gagner leur vie.
Les uns dansent sur la corde, les autresdisent la bonne aventure, les autres volent, quelques-uns font tousces métiers à la fois.
Faro était, lui, le plus riche de tous.
Quand les autres cherchaient aventure pourdîner, Faro disait :
– Attendez-moi, je serai de retour dansune heure, et vous verrez…
Et Faro gagnait les beaux quartiers de Londreset revenait au bout d’une heure avec une poignée de souverains.
Quand j’eus l’âge de raison, cet argentmystérieux me fit réfléchir.
– Mon père, lui dis-je un jour, puisquenous sommes de pauvres gens, tantôt couchant en plein air, ettantôt habitant les plus hideux quartiers de Londres, comment sefait-il que vous ayez de l’argent chaque fois que cela vousplaît ?
Faro haussa les épaules et répondit :
– Cela ne te regarde pas.
J’interrogeai ceux de la tribu quiparaissaient avoir le plus d’amitié pour moi.
Les uns ignoraient les sources des bonnesfortunes de Faro, les autres gardaient le silence.
Cependant une grosse fille qu’on appelaitVénus, et qui m’avait en amitié, me dit d’un airmystérieux :
– Si tu veux savoir d’où vient l’argentque ton père rapporte, suis-le donc.
J’avais alors treize ou quatorze ans, j’étaiscourageuse.
– Tu as raison, dis-je à Vénus, et jeferai ce que tu me conseilles.
Nous habitions depuis quelques semaines cetaudis où vous me voyez, reprit Gipsy après avoir fait unepause.
Au lieu d’un grabat il y en avait deux.
Mon père couchait sur l’un et moi surl’autre.
Faro ne me quittait d’ordinaire pas plus queson ombre.
Quand je dansais sur une place publique, ilétait là…
Quand nous allions à une de ces assembléesnocturnes que tiennent les bohémiens, il était là encore.
Cependant, le soir, quand nous rentrions, ilm’enfermait à double tour et s’en allait.
Ces nuits-là, il restait dehors jusqu’au pointdu jour. J’avais remarqué plusieurs fois que c’était toujours auxapproches des grandes fêtes chrétiennes que Faro faisait cessingulières absences.
La veille de Noël, la veille de Pâques, jepassais la nuit toute seule dans ce logis.
Mais comme Faro m’enfermait et avait la clédans sa poche, il s’en allait tranquille.
Gipsy, en cet endroit de son récit, pritRocambole par la main et le conduisit vers l’unique croisée de lamansarde.
Cette croisée donnait sur le toit.
Il y avait entre elle et le bord du toit unespace d’un demi-pied de large à peine.
– Voyez-vous ce chemin, dit-elle. Ehbien ! je résolus un jour de passer par là. Au bout de cettecorniche est une étroite fenêtre.
Cette fenêtre donne sur l’escalier et ellen’est presque jamais fermée.
– Vous avez passé par là ? ditRocambole qui ne put se défendre d’un léger frisson.
– Oui, répondit-elle, je voulaissavoir…
Nous étions à la veille de Noël.
C’est un grand jour pour Londres.
Les parents s’en vont les uns chez les autres,se souhaitant une bonne année, car c’est véritablement à cetteépoque que l’année commence pour les Anglais, – une bonne année etun joyeux Noël.
Les enfants trouvent à leur réveil des jouetsdans un sabot qu’ils ont mis sous la cheminée en se couchant.
Les commis ont vacances, – aussi les patronset toute la bonne ville de Londres sont en liesse.
Quand, après avoir soupé dans une taverne duquartier et avoir bu du vin, ce qui était un grand luxe pour nous,nous revînmes ici, à près de minuit, Faro me dit :
– Petite, voici Noël, couche-toi etlaisse un de tes brodequins entre les deux pierres qui forment leschenets de la cheminée.
Puis, dors tranquillement.
J’ai idée que demain tu trouveras dedans uncollier ou un bracelet.
Je me jetai sur mon grabat et je fermaibientôt les yeux, feignant de dormir.
Mais, au bout d’une heure, Faro, qui s’étaitcouché, se leva sans bruit, et, persuadé que je dormais, il sortitsur la pointe du pied et ferma la porte avec précaution.
Alors, je sautai hors de mon lit et jem’affublai d’une vareuse de matelot, d’un pantalon de toile et d’unbonnet de laine que j’enfonçai jusqu’aux yeux.
Ces vêtements, que je m’étais procurés engrand mystère quelques jours auparavant, je les avais cachés sousle lit.
Et lorsque j’en fus revêtue, on aurait pu meprendre pour le petit mousse d’un navire de commerce.
Alors j’ouvris la fenêtre.
Puis, j’enjambai l’entablement et je merisquai bravement sur la corniche.
C’est si haut ici que Londres semblaittourbillonner sous mes pieds avec sa chevelure de feu.
Un moment la tête me tourna et j’eus envie derevenir sur mes pas.
Mais je voulais savoir, à tout prix, où allaitcelui que je croyais mon père, et je repris courage et continuaimon chemin.
J’arrivai sans accident à la croisée del’escalier, et là, à cheval sur la rampe, je me laissai coulerjusques en bas.
Faro était déjà descendu.
Mais je connaissais ses habitudes.
Faro n’entrait jamais à la maison, et n’ensortait jamais sans s’arrêter un moment chez le marchand de gin quise trouve à la porte.
En effet, quand je fus dans la rue, je le visaccoudé sur le comptoir, un verre de wisky à la main.
Vous savez si nos rues sont noires…
Je me blottis sous le porche d’une porte etj’y demeurai jusqu’à ce que Faro sortît.
Il était pressé sans doute, car il jeta sonpenny sur le comptoir et ne prit pas un nouveau verre.
Puis il sortit et se mit à marcher d’un pasrapide.
Mais j’avais de bonnes jambes et je le suivis,tantôt le devançant pour ne pas éveiller les soupçons, tantôtdemeurant en arrière, lorsque nous atteignions une rue large etbien éclairée.
Cela dura longtemps.
Enfin nous arrivâmes dans Haymarket et Faros’arrêta devant une jolie maison qui était précédée d’un jardin etdont la grille était ouverte.
Faro entra sans hésitation et ne referma pointla grille.
J’étais demeurée dans la rue, mais je ne leperdais pas du regard.
Il frappa à la porte qui se trouvait au fonddu jardin.
Cette porte s’ouvrit, et je vis une femme fortbelle encore, bien qu’elle fût très pâle et parût fatiguée, quivint à la rencontre de Faro.
Le flambeau qu’elle avait à la main éclairaitson visage, et ce visage était si doux que je ressentis soudainpour cette femme, qui m’était inconnue, une sympathiemystérieuse.
Et comme Faro entrait dans la maison et que laporte se refermait sur lui, obéissant à un redoublement decuriosité et en même temps à un sentiment dont je ne me rendais pascompte, je me glissai dans le jardin.
Gipsy s’arrêta encore, et, regardantRocambole :
– Il faut bien que je vous dise toutcela, fit-elle, pour que vous compreniez ma terrible histoire.
– Continuez, mon enfant, lui ditRocambole avec bonté.
Gipsy reprit :
– D’ordinaire, le froid est piquant et lebrouillard épais, à Londres, un soir de Noël.
C’était pourtant le contraire, ce soir-là.
Le ciel était clair et les étoiles brillaient.L’air était doux et presque tiède.
On eût dit une nuit d’été.
Quand la porte s’était refermée, j’avais vu lalumière courir derrière les croisées du rez-de-chaussée, ets’arrêter à une dernière qui était entr’ouverte.
Je m’approchai sans bruit de cettecroisée.
Et alors, je vis Faro debout, son bonnet à lamain, devant la femme qui était assise auprès de la cheminée.
Ils étaient dans un petit boudoir qui me parutêtre un palais, tant il était richement meublé et décoré.
La dame – car à sa mise on voyait bien quec’était une lady – regardait tristement Faro et luidisait :
– Tu dis donc qu’elle est grande etbelle ?
– Elle vous ressemble, répondit Faro.
Des larmes lui vinrent aux yeux.
– Oh ! je voudrais la voir…dit-elle.
– Mais, madame, répondit Faro, prenezgarde !… vous savez le danger que vous courez…
Elle eut un geste de douloureuseimpatience :
– Je suis mère ! murmura-t-elle.
– Mais, madame, reprit Faro, nesavez-vous pas que White-Chapel est un quartier infâme où unegrande dame comme vous ne saurait entrer sans êtresuivie ?…
Elle prit Faro par la main etreprit :
– Vois-tu, si je pouvais voir ma filleune heure… après, peu m’importerait la mort ! ils pourraientme tuer… Voyons, Faro, mon ami, ne saurais-tu trouver un moyen pourque je la voie une heure… moins que cela même ?…
Faro paraissait réfléchir :
– J’en sais bien un, dit-il, mais jen’ose vous l’indiquer, milady.
– Pourquoi ?
– Parce que vous vous trahirez… Votreémotion vous arracherait un cri… et ce cri vous perdrait…
Mais elle lui dit d’un tonimpérieux :
– Parle, je veux savoir…
Faro hésita un moment encore ; mais elleavait une attitude si suppliante qu’il finit par luidire :
– C’est demain Noël.
Ce jour-là, les bohémiens sont les bienvenusdans le Londres des riches et des seigneurs. Ils s’en vont partroupes de porte en porte, disant la bonne aventure ou dansant auson des castagnettes, et encaissant partout des pence et despenny.
Si vous le voulez, demain je conduirai Gipsy àWhite-Hall, et elle dansera dans le jardin ; vers deux heures,passez en voiture par là, mais ne vous arrêtez pas.
Elle pressa les mains de Faro avecreconnaissance et murmura :
– Ma fille ! ma fille ! je vaisdonc la voir !…
Puis elle prit une bourse et la tendit àFaro.
En même temps, elle détacha de son bras ungros bracelet d’or massif et le lui donna.
– Voilà pour elle, dit-il.
Comme Faro faisait mine de se retirer, jem’élançai hors du jardin.
J’avais les yeux pleins de larmes.
Cette femme, c’était ma mère !
Je courus depuis Haymarket jusqu’àWhite-Chapel sans m’arrêter.
J’avais peur que Faro n’arrivât avant moi.
Je repris le même chemin périlleux et, aurisque de me tuer vingt fois, j’arrivai dans cette mansarde avantle retour de celui que j’avais toujours cru mon père.
Quand il rentra j’étais blottie sous mescouvertures et je faisais semblant de dormir.
Mais mon cœur battait violemment.
Faro se baissa vers les deux pierres du foyeret glissa le bracelet dans mon brodequin.
Je ne dormis pas de la nuit, comme bien vouspensez. J’aurais voulu être au lendemain tout de suite.
Enfin le jour arriva.
– Petite, me dit Faro, va donc voir danston brodequin ? peut-être y a-t-il quelque chose ?
Et lorsque j’eus trouvé le bracelet et feintune grande joie et une grande surprise, Faro ajouta :
– C’est probablement la reine quit’envoie cela, mon enfant !
– Pourquoi donc la reine ?demandai-je.
– Afin que tu ailles aujourd’hui danser àWhite-Hall.
– J’irai, répondis-je.
Et, toute joyeuse, je passai le bracelet à monbras.
Ce jour-là, en effet, vers les deux heures,Faro, qui avait recruté quelques autres Bohémiens, nous amena àWhite-Hall.
Bientôt la foule s’amassa autour de nous.
Les cavaliers passèrent au pas pour me voirdanser, les équipages s’arrêtèrent.
Et je tourbillonnais en les regardant, et monœil plongeant au travers des voitures, cherchait à voir la femme dela nuit précédente, c’est-à-dire ma mère. Tout à coup un criperçant domina les applaudissements de la foule et excita unecertaine rumeur parmi elle.
Ce cri, qui parvint à mon oreille, fut siperçant, si déchirant, que je cessai de danser.
En même temps un grand mouvement s’opéra dansles voitures et plusieurs s’éloignèrent.
Puis la foule se dispersa, anxieuse, et commes’il fût arrivé un grand malheur.
Les bohémiens, mes compagnons, étaient étonnéscomme moi et demandaient ce qui s’était passé.
Seul, Faro, silencieux et sombre, neparaissait point étonné.
Mais la nouvelle, après avoir couru de boucheen bouche, nous parvint.
Une dame s’était évanouie en me voyantdanser.
C’était elle qui avait poussé un cridéchirant.
Cette dame c’était lady Blesingfort, une desplus belles et des plus riches ladies des trois royaumes et filled’un ancien gouverneur général des Indes.
Comme la cause de cet évanouissement demeuraitmystérieuse, la curiosité publique se trouvait surexcitée au plushaut point.
Mais Faro qui voulait à tout prix m’éloignerde White-Hall, me prit par le bras et dit à noscompagnons :
– Allons boire du wisky…
Nous nous dirigeâmes vers le Wapping.
Seulement notre bande s’était accrue d’unnouveau camarade.
Un homme aussi bronzé que Faro, couvert, commeles hommes de notre tribu, de haillons et d’oripeaux, parlant lalangue des bohémiens et connaissant tous nos signes mystérieux,s’était approché de nous, se disant bohémien d’Écosse.
On l’avait bien accueilli, d’autant mieuxqu’il paraissait être seul et sans ressources.
Cet homme nous suivit à la taverne du RoiGeorge.
Il me regardait avec une grande attention, et,plusieurs fois, il m’avait demandé mon nom.
– Vous le savez aussi bien que moi, luirépondis-je.
J’éprouvais pour lui une aversion instantanéeet profonde.
Faro, au contraire, qui paraissait vouloirs’étourdir, lui fit raison, le verre en main, toute la soirée.
Quand nous rentrâmes, Faro était ivre, – cequi lui arrivait rarement, – et le bohémien nous accompagnaittoujours.
Il ne nous quitta qu’à la porte.
Faro monta l’escalier en trébuchant à chaquemarche.
Puis, arrivé dans notre mansarde, il se jetalourdement sur son lit et s’endormit d’un profond sommeil.
Alors, ma résolution fut prise.
Je quittai mes vêtements pour endosser leshabits de mousse que j’avais la nuit précédente.
Puis, certaine que l’ivresse serait assezpuissante sur Faro pour qu’il ne s’éveillât point avant quelquesheures, je repris le chemin aventureux que j’avais déjà suivi laveille.
Je voulais revoir cette femme qui était mamère.
Et quand je fus dans la rue, je me mis àcourir si fort, que je ne remarquai pas le bohémien qui mesuivait.
J’arrivai dans Haymarket et j’eus bientôttrouvé la petite maison que précédait un grand jardin.
Comme la veille, la fenêtre était éclairée etentr’ouverte.
Je m’approchai sans bruit.
Lady Blesingfort était là, comme la veille,assise au près de la cheminée.
Elle baissait la tête et tenait son front àdeux mains.
Je me pris à la contempler avec une muetteadoration.
C’était ma mère.
Tout à coup elle releva la tête et je vis sonvisage baigné de larmes.
En même temps, elle murmura d’une voixétouffée :
– Ma fille ! ma pauvre fille…confondue avec des bohémiens… oh ! c’est affreux !
En entendant ces paroles, je n’y tins plus, etpoussant brusquement la croisée… je sautai dans la chambre et vinsm’agenouiller devant elle en m’écriant :
– Ma mère ! c’est moi.
Mon bonnet de laine était tombé, mes grandscheveux blonds dénoués flottaient sur mes épaules.
Elle me reconnut, en dépit de mes habitsd’homme, jeta un cri, me prit dans ses bras et m’emporta :
– Malheureuse ! tu veux donc nousperdre ?
Elle me tenait serrée sur son cœur, riant etpleurant à la fois, et elle poussa une porte qui donnait sur uneautre salle dont les fenêtres n’ouvraient point sur le jardin.
Puis elle ferma cette porte au verrou,éteignit les bougies et nous demeurâmes dans l’obscurité.
Et, me couvrant de baisers, elle medisait :
– Oui, tu es ma fille bien-aimée… etcependant nul ne le sait, excepté Faro ; et si on te trouvaitici, je serais une femme morte par avance.
– Mais pourquoi ? lui demandai-jeavec étonnement.
– C’est un secret que je ne puis tedire.
Puis, après un silence :
– Mais, comment es-tu venue ?… paroù es-tu entrée ?…
Comment sais-tu que je suis ta mère ?
Je lui avouai tout.
– Oh ! malheureuse !malheureuse ! murmura-t-elle. Mais ne sais-tu donc pas que jesuis gardée à vue ? Si on t’a vue entrer, je suisperdue !
Et elle continuait à m’accabler de caresses età m’inonder de ses larmes.
Tout à coup un bruit se fit autour de nous, unbruit léger, inexplicable.
Ma mère jeta un cri.
– Nous ne sommes pas seuls ! medit-elle.
En même temps, une ombre plus noire que lesténèbres qui nous enveloppaient s’approcha de nous ; je sentissur mon visage une haleine fétide.
Ma mère jeta un second cri, un cri étouffé, –un cri d’agonie !…
Puis je n’entendis plus rien ; je nesentis plus cette haleine répugnante qui m’avait brûlée ;l’ombre noire s’éloigna et, en même temps, il me sembla que lesbras crispés de ma mère se distendaient, et que tout son corpséprouvait des convulsions.
Je me mis à pousser des cris ; j’appelaiau secours !…
Au bruit, des valets accoururent.
L’un d’eux portait un flambeau ; et à lalueur de ce flambeau je vis lady Blesingfort, c’est-à-dire ma mère,qui gisait inanimée sur le parquet.
Elle avait au cou un lacet de soie, au moyenduquel une main invisible l’avait étranglée.
Cependant, elle respirait encore ; sesyeux s’ouvrirent une dernière fois, me fixèrent avec une tendresseindéfinissable, puis se refermèrent à jamais.
Derrière les valets épouvantés, une jeunefille apparut.
Elle se précipita sur le corps de ladyBlesingfort et murmura :
– Ma mère !
C’était donc ma sœur.
Pourtant, mon cœur ne battit pas plus vite, etje ne me sentis point attirée vers elle…
Elle me regarda avec un étonnementindescriptible.
Mes habits d’homme, mon visage bouleversé, meslarmes, tout cela était si extraordinaire en présence de cecadavre, qu’on m’accusa.
Oui, dit Gipsy avec un redoublement d’émotion,on m’accusa d’être la meurtrière de ma mère !
Et comme on allait chercher la police, la peurme prit, succédant à la douleur, et je m’enfuis.
Quelques minutes après, j’étais dans les ruesde Londres, courant, à demi folle.
J’errai longtemps, sans savoir oùj’allais ; – enfin, comme le lièvre qui revient à son lancer,je me retrouvai dans White-Chapel.
Le jour était venu, et, se réveillant et ne metrouvant plus, Faro me demandait à tous les échos du quartier.
Je me jetai à son cou, je l’inondai de mespleurs, je lui racontai tout ce qui s’était passé.
Alors il me regarda avec une indéfinissabletristesse et me dit :
– Malheureuse, tu as tué tamère !…
Je fis alors un rapprochement terrible dansmon esprit.
Le prétendu bohémien qui nous avait suivis duWapping à White-Chapel et avait bu avec nous était peut-êtrel’étrangleur qui avait passé le lacet au cou de ma mère.
Gipsy s’arrêta et essuya une larme.
Rocambole lui prit la main et luidit :
– Je ne sais pas le reste de votrehistoire, mais je le devine. Vous êtes née dans l’Inde, où lordBlesingfort, votre père, avait un commandement.
Et, comme Gipsy, stupéfaite, le regardait, ilcontinua :
– Les Étrangleurs vous ont marquée. Lestigmate que vous avez sur la poitrine est une consécration à ladéesse Kâli. Vous devez demeurer vierge toute votre vie, sous peinede mort.
Votre mère aura voulu vous soustraire à cesort infâme. Elle aura adopté une enfant qu’elle aura mise à votreplace et qui l’appelait « sa mère ».
– Oh ! s’écria Gipsy, je vous jureque la jeune fille que j’ai vue n’était point ma sœur.
Rocambole poursuivit :
– Les Étrangleurs se seront aperçus de lasubstitution, et c’est ainsi que vous aurez causé la mort de votremère.
– Ce que vous dites là, répondit Gipsy,doit être la vérité, car, lorsque Faro fut sur le point de mourir,il me prit la main et me dit :
– Rappelle-toi que si jamais tu temaries, ou si tu manques à la chasteté, tu mourras !
– Et vous avez cru à cetteprophétie ?
– Vous voyez bien qu’elle s’est trouvéejustifiée.
– Oui, mais…
Et Rocambole regarda Gipsy.
Elle baissa les yeux et ne répondit pas.
Rocambole lui prit la main :
– Gipsy, dit-il, il faut tout medire.
La main de Gipsy trembla dans la sienne.
– Que voulez-vous savoir ?dit-elle.
– Vous aimez…
– Oh ! taisez-vous !
Et son visage exprima une terreurprofonde.
– Vous avez un… un…
– Taisez-vous !
– Il mourra et vous mourrez si je ne vousprotège…
– Vous ! fit-elle.
– Moi.
– Mais… vous ne voulez donc plus… êtremon mari ?
– Au contraire.
Et comme elle le regardait avec un étonnementcroissant :
– Gipsy, dit-il, vous devez êtrechrétienne de naissance, puisque vous êtes la fille de ladyBlesingfort. Je suis chrétien, moi, et je ne crois au mariage quelorsqu’un prêtre du Christ l’a consacré.
– Eh bien ? fit-elle.
– Le mariage des bohémiens,poursuivit-il, est une superstition, une mômerie. Il s’agit deboire à la même cruche et de la casser ensuite.
– C’est vrai.
– Gipsy, voulez-vous être ma femme selonle rite bohémien ?
– Mais…
– De cette façon je vous protégerai, etcouché comme un chien fidèle à votre porte, j’empêcherai lesÉtrangleurs d’arriver jusqu’à vous.
Gipsy se jeta au cou de Rocambole ets’écria :
– Oh ! vous êtes bon !
– C’est dit, fit-il, vous serez mafemme !
Laissons Rocambole avec Gipsy la bohémienne,et retrouvons Noël, dit Cocorico.
Rocambole, on s’en souvient, avait donné àcelui-ci pour mission de suivre sir George Stowe.
Ce dernier, après le départ de Gipsy et deRocambole, n’avait pas tardé à quitter la taverne du RoiGeorge.
Mais Noël était un vieux renard parisien quisavait mieux filer un homme que le suivre. C’est-à-direque, prévoyant le prochain départ de sir George Stowe, il étaitsorti avant lui, se promettant de l’attendre dans la rue.
Noël parlait et comprenait fort bienl’anglais. Il avait même su se donner une tournure des plusbritanniques, et on eût juré, en le voyant, que c’était un vraipalefrenier au service d’un habitué des courses d’Ascott etd’Epsom.
Comme il sortait de la taverne, un hommes’apprêtait à y entrer.
La mise de cet homme contrastait jusqu’à uncertain point avec celle des gens qui fréquentent d’ordinaire leWapping.
Il était fort proprement vêtu, comme unbourgeois aisé de Londres.
Mais sa figure bronzée, ses lèvres rouges, sesyeux noirs, ses oreilles garnies de larges anneaux et sa chemisettede couleur à mille raies, annonçaient un de ces Anglo-Indiens quipullulent à Londres depuis que la marine de la Compagnie lesincorpore en grand nombre.
Un vague souvenir assaillit l’esprit deNoël.
– J’ai déjà vu cette binette-là quelquepart, se dit-il.
Et comme cet homme entrait dans la taverne,Noël y entra derrière lui.
L’Anglo-Indien hésita un moment sur le seuil,puis il alla s’asseoir à la table où se trouvait sir GeorgeStowe.
Noël revint se placer auprès du comptoir et sepencha à l’oreille du tavernier.
Celui-ci qui, si on en croit les rapidesregards échangés avec Rocambole, lui était tout dévoué, cligna del’œil en signe d’intelligence.
Noël lui dit :
– Savez-vous l’indien ?
– Je parle toutes les langues, réponditCalcraff.
– Vous avez vu entrer cethomme ?
Et Noël désignait l’Anglo-Indien.
– Oui.
– Examinez-le attentivement.
Calcraff eut un nouveau clignementd’yeux :
– Je sais qui il vient chercher,dit-il.
– Et moi, dit Noël, voyant que Calcraffle comprenait à demi-mot, je voudrais bien savoir ce qu’ils vont sedire.
Comme pour justifier les prévisions de Noël,sir George Stowe avait quitté, en voyant l’Anglo-Indien, la tableoù il se trouvait, pour se placer à une autre qui se trouvait à lagauche du comptoir, tandis que celle qu’avait quittée Rocambole etoù était encore Noël, se trouvait à droite.
L’Anglo-Indien vint s’asseoir vis-à-vis de sirGeorge Stowe.
Puis il demanda une pinte de pale-ale.
L’Anglo-Indien but tout seul.
Sir George Stowe se contenta de fumer.
Alors tous deux se mirent à causer et toujoursselon les prévisions de Noël, ce fut dans la langue indienne qu’ilsentamèrent la conversation.
Calcraff le tavernier avait développé unnuméro du Standard et paraissait lire avec une grandeattention.
Jane et Betty allaient et venaient par lataverne, servant tout le monde, l’Irlandaise s’était remise àparler de Gipsy la bohémienne.
Les voleurs et le matelot vivaient en bonneintelligence, et la taverne, un moment troublée par le départ deRocambole et de Gipsy, les nouveaux fiancés, avait repris saphysionomie habituelle.
Calcraff avait posé son journal de telle façonque sir George Stowe et l’Anglo-Indien ne pouvaient voir son visageet, par conséquent, le mouvement de ses lèvres.
Car, au fur et à mesure que ces derniersparlaient, Calcraff traduisait tout bas en français leurs paroles àNoël, qui avait mis ses pieds sur la table, appuyé sa tête contrele comptoir et fumait dans une longue pipe à tuyau de jonc, avectout le recueillement d’un Chinois humant de l’opium.
Sir George Stowe, en s’asseyant, avait dit àl’Anglo-Indien :
– Eh bien ! Osmanca, te voilà deretour ?
– Oui, maître.
– Quand es-tu revenu ?
– Ce soir même par le dernier steam-boatqui remonte la Tamise à dix heures du soir.
– Eh bien ! est-ce fait ?
– Non, maître.
Les yeux de sir George Stowe étincelèrentcomme des charbons ardents.
– Que dis-tu, malheureux ?fit-il.
– La vérité.
Et la figure d’Osmanca, car c’était lui,exprima une profonde douleur.
– Railles-tu, Osmanca ? reprit sirGeorge Stowe d’un ton sévère.
– Lumière de l’Orient, réponditl’Anglo-Indien, je te jure que c’est la vérité pure.
– Tu ne les as donc pasdécouverts ?
– Au contraire.
– Eh bien !… alors ?…
Et le ton de sir George devint menaçant.
– Lumière, reprit Osmanca, ledieu de Sivah lutte contre Kâli.
À ces mots, sir George Stowe fit un mouvementsur son escabeau et pâlit légèrement.
Osmanca poursuivit :
– Les fils de Sivah sont en France.
– C’est impossible ! s’écria sirGeorge Stowe, les fils de Sivah n’ont pas quitté l’Inde.
– Vous vous trompez,Lumière.
Lumière était le titre que Osmancadonnait à sir George Stowe.
– Mais enfin, dit ce dernier, ques’est-il passé ? où est Begsour’h ?
– Begsour’h, répondit Osmanca, étaitrentré chez le père de Nadéïa, comme domestique, sous le nom deJohn.
– Oui, je sais que c’est lui qui devaitvous introduire dans la maison toi et Gurhi.
– Oui, Lumière.
– Eh bien ?
– Begsour’h fut exact au rendez-vous.Tout était prêt, nous nous acheminâmes, par une nuit sombre vers lamaison qu’habitaient le général et sa fille.
Begsour’h était venu nous chercher à lastation du railway.
Il nous conduisit par un chemin creux jusqu’àun certain endroit d’où l’on apercevait la maison.
Là il nous dit : Vous voyez cettelumière ? Quand elle s’éteindra, vous vous remettrez en routeet vous entendrez un cri de chouette.
– Eh bien ! fit encore sir GeorgeStowe qui trouvait un peu long le récit d’Osmanca.
– Nous nous étions couchés à plat ventre,Gurhi et moi, poursuivit Osmanca. Quand la lumière s’éteignit,lorsque le cri de chouette se fit entendre, nous nous remîmes enroute.
Mais à peine avions-nous fait quelques pas,que je trébuchai. En même temps Gurhi jeta un cri.
En même temps aussi, plusieurs bras vigoureuxme saisirent et m’enlacèrent, je fus terrassé, et une voix murmuraà mon oreille, en indien :
« Si tu bouges, tu esmort ! »
– Mais Begsour’h ? demanda encoresir George Stowe.
– Étranglé.
– Et Gurhi ?
– Il nous a trahis.
– Et le général… et sa fille ?
– Sauvés par les fils de Sivah.
– Et toi ?
– Comme je refusais de parler etdemandais à mourir, le chef des fils de Sivah m’a jeté dans unfleuve presque aussi grand que la Tamise et qu’on appelle la Seine,et me voilà ; car vous le savez, je suis bon nageur.
Sir George Stowe frappa son poing sur latable :
– Je condamne Gurhi comme traître, dit-ild’une voix solennelle, et j’appelle sur sa tête toutes lesvengeances de Kâli.
Osmanca frissonnait sous le regard dominateurde cet homme auquel il donnait le titre pompeux de lumière del’Orient.
Sir George Stowe ajouta :
– Quant à toi, si tu ne réussis pas àexécuter les ordres que je vais te donner, tu mourras.
Osmanca s’inclina et dit :
– Que faut-il faire ?
– Étrangler avant demain un homme assezhardi pour vouloir épouser Gipsy la bohémienne.
– Ce sera fait.
– Oui, si nous le voulons bien… murmuraNoël à qui Calcraff achevait de traduire toute la conversation desir George Stowe et de Osmanca.
Sir George Stowe jeta une couronne sur latable. Noël comprit qu’il allait sortir.
Et de nouveau, il gagna la porte sansbruit.
Puis il s’embusqua dans l’endroit le plusobscur de la rue.
Peu après, en effet, sir George Stowesortit.
Noël se mit à le précéder, puis à le suivre,puis à le précéder encore, à travers cette fange humaine qui inondela nuit-les rues du Wapping.
Sir George Stowe marchait rapidement.
Il arriva au pont de Londres et appela uncab.
Le cocher hésita, sur sa mise, à se mettre àses ordres.
Mais sir George Stowe, qu’il prenait pour unmatelot, lui cria :
– J’ai touché ma prime de rengagement. Jepaye bien.
Le cocher s’arrêta et sir George Stowe montadans le cab.
Noël s’était glissé sous la voiture, etcramponné à l’essieu, il se faisait traîner.
La chose n’était pas douteuse pour Noël.
Sir George Stowe, qui ne s’était ainsitravesti que pour retrouver Osmanca dans le Wapping, retournaitdans Haymarket changer de costume.
En effet, à vingt pas de la maison à un seulétage où, deux heures auparavant, sir George Stowe était entré, lecab s’arrêta.
Noël demeura en dessous.
Sir George Stowe paya le cocher, descendit etse dirigea vers la maison.
Noël le vit tirer une clé de sa poche etentrer.
Alors, il lâcha l’essieu du cab qui seremettait en route et il se retrouva sur ses pieds juste au momentoù la porte se refermait.
– Le maître, se dit alors Noël, m’acommandé de suivre cet homme jusqu’au jour.
La maison dans laquelle il vient d’entrer estpeut-être la sienne, car, à Londres, tout le monde a sa maison.
Or, de deux choses l’une, ou il va ressortir,ou il rentrera tranquillement se coucher.
Dans le premier cas, je le suivrai.
Dans le second, je resterai ici jusqu’au jour.Puis je rejoindrai le maître chez Vanda.
Et Noël s’étant tenu ce raisonnement s’assitsur une borne en face de la maison.
Deux heures du matin sonnaient aux églisesvoisines et Noël attendait depuis un quart d’heure environlorsqu’un coupé clarence à deux chevaux, dont les lanternesjetaient une vive clarté, vint s’arrêter devant la maison où étaitentré sir George Stowe.
En même temps, Noël entendit un vigoureuxgoddam prononcé de fort mauvaise humeur et suivi d’unephrase dont voici la traduction exacte :
– Quel chien de métier !
Un homme de mauvaise humeur est toujoursabordable pour qui compatit à sa peine.
Noël s’approcha.
Les volets fermés du coupé annonçaient qu’ilétait vide, et c’était décidément le cocher qui avait ainsimanifesté son mécontentement.
– Vous paraissez dégoûté du métier,camarade ? lui dit Noël.
Le cocher, qui tenait en main deux superbestrotteurs, répondit :
– On serait dégoûté à moins.
– Le temps est dur, hasarda Noël.
– Et le brouillard froid, répondit lecocher.
Les gens de même profession se lientvolontiers. La veste d’écurie de Noël donna à penser au cocherqu’il avait à faire à un véritable confrère.
Noël poursuivit :
– Est-ce que vous attendez vosmaîtres ?
– J’attends un gentleman qui se rendchaque nuit à son club, joue des sommes énormes, et me faitattendre quelquefois douze heures de suite.
Cela peut plaire beaucoup à John Bounbarry, leloueur du Strand, au service de qui je suis, car le gentleman payebien, mais moi j’aimerais mieux me mettre au lit avec un bon verrede grog et une tasse de thé bien chaud.
Noël reprit :
– Je suis sans ouvrage. Ne pourriez-vouspas m’en procurer ?
Le cocher le toisa et lui trouva bonnemine.
– Connais-tu le métier ? dit-il.
– Comme père et mère, répondit Noël.
– Où as-tu servi ?
Noël cita au hasard une demi-douzaine de nomsde loueurs.
– Combien veux-tu pour prendre ma placecette nuit ?
– Serait-ce trop de troisshillings ? demanda timidement Noël.
– Va pour trois shillings.
Et le cocher ajouta d’un ton desatisfaction :
– Au moins je pourrai dormirtranquillement cinq ou six heures, car il est plus de huit heuresquand le gentleman quitte son club. Donne-moi ta veste d’écurie etje te donnerai mon paletot.
– Mais, dit Noël, où vous retrouverai-jepour vous rendre la voiture et les chevaux ?
– Demain, un peu avant huit heures je terejoindrai dans la cour du club.
Noël et le cocher changèrent alors decostume.
Puis Noël monta sur le siège et, à la manièredont il prit les rênes, le cocher comprit qu’il avait affaire à unhomme qui connaissait les chevaux.
– Je demeure à trois pas d’ici, dit-il.Je vais me coucher. À demain matin…
– À demain, dit Noël.
Le cocher s’éloigna.
Un quart d’heure après, la porte de la petitemaison s’ouvrit et sir George Stowe reparut.
Le gentleman avait fait peau neuve ; ilétait mis comme un dandy, portait de beaux gants beurre frais, unhabit noir et une cravate blanche.
Le tout disparaissait à demi sous une amplepelisse garnie de fourrures d’un très grand prix.
Il monta dans le coupé sans même faireattention à Noël qu’il prit pour son cocher ordinaire :
– East-India ! dit-il.
Le club East-India, situé dansSaint-James square, est un des plus riches et des plus beaux de lacapitale des trois royaumes.
Noël, qui savait Londres par cœur, prit lechemin le plus direct et entra dans la cour au grand trot, tournantdevant le perron avec une précision merveilleuse.
Sir George Stowe mit pied à terre, gravitlestement les degrés du perron, entra dans le vestibule, jeta sonmanteau à un grand laquais galonné sur toutes les coutures ;puis il gagna un des salons de jeu où la partie paraissait fortanimée.
Un gentleman qui tenait la banque s’écriait ence moment :
– Je tiens mille guinées de plus :qui les veut ?
– Moi, dit sir George Stowe.
Et il tira son portefeuille et jeta unepoignée de banknotes sur la table.
Un jeune homme s’approcha et luidit :
– Vous avez tort, sir George.
Le nabab le regarda et reconnut en lui un desgentlemen qui avait assisté au combat du terrier et du petit chiende La Havane.
– Pourquoi ? demanda-t-ilfroidement.
– Parce que vous n’êtes pas en veine,depuis quelques jours.
– Vous croyez ?
– Témoin, ce soir…
– Bah ! dit sir George, vous allezvoir que la veine va revenir.
– Ou la déveine continuer.
Le banquier battait les cartes.
Un des joueurs dit :
– Puisque sir George Stowe tient, je meretire.
– Pourquoi ? demanda encore l’Indienavec flegme.
– Parce que vous n’êtes pas en veine.
– Je tiens votre jeu, répondit sir GeorgeStowe.
– Soit.
Le gentleman retira son enjeu et sir GeorgeStowe jeta sur la table une nouvelle poignée de banknotes.
Le banquier tourna les cartes.
Sir George Stowe gagna.
Alors il se retourna vers le premier gentlemanqui lui avait affirmé qu’il n’était pas en veine.
– Vous voyez bien que la fortunetourne.
Et il s’assit et continua à jouer.
Pendant toute la nuit, sir George Stowe jouaet gagna.
Au point du jour, il avait devant lui unmonceau de billets de banque.
Mais comme sept heures sonnaient, il seleva.
Les joueurs qui perdaient murmurèrent.
– Je suis désolé de vous quitter, dit sirGeorge Stowe, mais j’ai un petit rendez-vous à Old Woodstock, cematin. Il s’agit pour moi de tuer un Français.
– Le Français au petit chien ?demanda-t-on.
– Justement.
Et sir George Stowe empocha son argent.
Puis il quitta froidement la salle de jeu etgagna la cour du club, où son coupé attendait toujours.
– Diable ! pensa Noël en le voyantreparaître, et le cocher qui n’est pas revenu !
– Chez moi, dit sir George en montant envoiture.
Noël rendit la main à ses trotteurs et lecoupé partit.
Noël pensait :
– Il a tout perdu… il va chercher del’argent !
Mais quand, au bout de quelques minutes, legentleman sir George Stowe, qui était rentré chez lui, ressortit,une petite boîte carrée d’une main, un paquet long enveloppé d’unfourreau de serge de l’autre, il fronça le sourcil.
– Oh ! oh ! pensa-t-il,s’agirait-il donc d’un duel ?
Noël ne se doutait pas que l’adversaire de sirGeorge Stowe n’était autre que Rocambole.
Le duel est chose si rare parmi les Anglais,qui se contentent de vider leurs querelles à coups de poing, qu’ilfaut, pour en arriver à cette extrémité, le cas extraordinaire d’unFrançais et d’un Anglo-Indien se rencontrant et se prenant àpartie.
Mais sir George Stowe n’était pas précisémentAnglais.
Bien que parfait gentleman, il était demeuréIndien par plusieurs points.
Et ceux qui savaient son histoire et l’avaientconnu officier dans un régiment de cipayes savaient qu’il s’étaitbattu fort souvent, soit à l’épée, soit au pistolet.
Mais à Londres, il ne suffit pas d’avoir enviede se battre pour en trouver facilement les moyens.
Les jardins publics, les squares, les ruessont encombrés de policemen qui ne manqueraient pas de jeter leurpetit bâton au milieu des combattants.
Londres est fort grand, et on ne gagne pas lacampagne sans prendre un chemin de fer.
Cependant le petit village d’Old Woodstock quise trouve sur la route d’Oxford, est entouré d’une campagnesolitaire qui permet à deux hommes qui se veulent couper la gorgede trouver un endroit convenable, entre deux collines, à l’ombred’un arbre, sur le gazon toujours vert de la campagne deLondres.
On se rend à Woodstock, cette chère résidencedu farouche Olivier Cromwell, soit par le chemin de fer deBirmingham, soit en voiture.
En chemin de fer, il faut dix ou quinzeminutes.
C’est la première station du trainexpress.
En voiture, il faut une heure, pour peu queles chevaux soient des trotteurs de haute allure.
Sir George Stowe méprisait souverainement leschemins de fer.
Il dit au cocher, c’est-à-dire àNoël :
– Je vais à Woodstock. Je veux aller trèsvite. Une livre de pourboire si nous franchissons la distance entrois quarts d’heure.
– Ma foi ! pensa Noël, tant pis pourle vrai cocher ; il finira bien par me retrouver.
Et comme Rocambole avait intimé à Noël l’ordrede ne pas quitter sir George Stowe, que d’un autre côté, il nepouvait pas abandonner le siège ni les rênes, Noël obéit aux ordresqu’il recevait.
Il avait, comme disent les gens de chevaux, uncoup de langue fort supérieur.
À peine les chevaux l’eurent-ils entendu,qu’ils se précipitèrent comme s’ils eussent été engagés dans unecourse au trot.
Noël les menait d’autant plus rondement qu’ilétait aussi pressé peut-être que sir George Stowe.
Noël était curieux, et se demandait avec quidonc pouvait se battre l’Anglo-Indien.
Car, on s’en souvient, Rocambole ne lui avaitfait à ce sujet aucune confidence.
Il traversa les rues de Londres comme unéclair ; de temps en temps il se retournait sur son siège etjetait un regard furtif à l’intérieur du coupé.
À demi couché, les yeux presque clos, uncigare aux lèvres, sir George Stowe paraissait en proie à unerêverie profonde.
Une fois dans la campagne, cependant, legentleman parut se réveiller, et quand il fut près de Woodstock,son regard se promena rapidement à gauche et à droite de laroute.
Il cherchait un endroit convenable.
Un petit bouquet d’arbres, au milieu d’uneprairie, assez loin de toute habitation, parut lui plaire.
Et il dit à Noël :
– Arrêtez !
Quand il fut descendu de la voiture, sirGeorge Stowe étendit la main vers le bouquet d’arbres.
– Mon ami, dit-il en tirant sa montre, lechemin de fer de Birmingham va passer dans cinq minutes. Tenez,là-bas, cette maison en briques rouges, c’est la station.
Noël s’inclina.
– Cinq personnes descendront évidemmentdu chemin de fer, trois d’une part, deux de l’autre.
Les trois sont mon adversaire et sestémoins.
Les deux sont mes témoins à moi.
Vous les reconnaîtrez aisément, puisqu’ils neseront que deux, et les invitant à monter dans la voiture, vous lesamènerez ici.
Naturellement, les autres suivront.
Noël avait parfaitement compris ; il sedirigea vers la station d’autant plus aisément que la route et lavoie ferrée se côtoyaient, et il entra dans la cour de la stationau moment où le train de Londres s’arrêtait.
Il y avait en effet cinq personnes quiparaissaient être venues dans le même wagon.
Mais, comme elles s’approchaient, Noël fit unsoubresaut sur son siège et se demanda si, par hasard, il ne rêvaitpas tout éveillé.
Il avait reconnu Rocambole parmi les troisgentlemen qui suivaient les témoins de sir George Stowe.
Rocambole avait reconnu Noël.
Il eut un regard approbateur pour son fidèleacolyte ; en même temps, il passa rapidement un doigt sur seslèvres.
Noël comprit.
Les gentlemen qui avaient servi de témoins àsir George Stowe connaissaient sans doute sa voiture, car ils s’enapprochèrent et l’un d’eux demanda à Noël :
– Où est votre maître ?
– Il m’envoie vous prendre, réponditNoël. Il a trouvé un endroit écarté dans la campagne.
– Aoh ! dit un des gentlemen.
Et il fit un signe à Rocambole et à sestémoins.
Il y a toujours une on deux voitures de placeà la station de Woodstock.
Il y en avait trois ce jour-là.
Rocambole et les deux gentlemen qui avaientconsenti la veille, après la défaite du terrier, à lui prêter leurassistance, n’eurent donc que l’embarras du choix.
Ces derniers s’étaient munis, comme sir GeorgeStowe, d’une épée de combat et d’une boîte de pistolets.
Dix minutes après, la voiture de place et lecoupé conduit par Noël arrivaient dans cette prairie ombragéechoisie par sir George Stowe.
L’Anglo-Indien s’était assis au pied d’unarbre et continuait à fumer, les yeux mi-clos.
Il fallut le bruit des voitures pourl’arracher à sa contemplation.
Il se leva et vint au devant de ses témoins,qui mettaient pied à terre.
Ceux-ci, habitués du club East-India,mais parfaitement indifférents, du reste, avaient consenti à servirde témoins à sir George Stowe par pure courtoisie.
Mais il leur eût été fort égal sans doute quesir George Stowe fût tué.
Ce dernier salua son adversaire qui lui renditson salut avec une urbanité parfaite.
Mais leurs regards se croisèrent et sir GeorgeStowe tressaillit.
Il lui sembla qu’il avait déjà rencontré ceregard autre part que dans la cave de l’hôtel Dubourg oùson coq et son terrier avaient succombé.
Et il eut comme un vague souvenir, unecertaine pâleur nerveuse couvrit son visage.
Rocambole avait fait cependant une toilette dematin fort soignée, obéissant à ce principe de galanteriefrançaise, que l’homme qui va jouer sa vie ne saurait être tropbien vêtu.
Et néanmoins, sir George Stowe en le regardantne put se défendre de songer au matelot de la taverne du RoiGeorge, qui avait offert sa main à Gipsy la Bohémienne.
– Il me reconnaît, pensa Rocambole.
Les conditions du combat furent bientôtréglées.
On tira au sort le choix des armes.
Le sort favorisa Rocambole :
– Je prends l’épée, dit-il.
Sir George Stowe s’inclina et mit habitbas ; mais contre toutes les règles, il garda sa cravate, defaçon à ce que sa chemise ne pût s’ouvrir.
Les Anglais qui sont peu au courant de cessortes de rencontres n’en firent pas l’observation.
Quant à Rocambole, il devinait pourquoi sirGeorge Stowe ne voulait pas montrer sa poitrine.
Tout au contraire, après avoir ôté son habit,il déboutonna sa chemise qui devint flottante, et en s’ouvrant,laissa voir une partie de ses épaules.
Noël, immobile sur son siège, à vingt pas dedistance, murmurait :
– Je ne suis pas inquiet. Je sais dequelle force est le Maître à ce jeu-là.
– Allez ! messieurs, dit un destémoins.
Les deux adversaires croisèrent le fer, –Rocambole calme et presque souriant, – sir George Stowe, si pleinde sang-froid naguère, visiblement ému maintenant.
Mais, avant d’aller plus loin, il estnécessaire de rapporter une circonstance qui devait avoir uneinfluence considérable sur la rencontre à l’épée de Rocambole et desir George Stowe.
On se souvient qu’après avoir, quelquessemaines auparavant, placé le vieux général polonais et sa filleNadéïa sous la garde du Chanoine et de la Mort-des-braves,Rocambole avait repris le large en compagnie de Marmouset, tandisque les deux Indiens garottés gisaient au fond de la barque.
On se souvient encore que le Maître avaitvoulu, le poignard à la main, forcer Osmanca à lui faire desrévélations, et que celui-ci avait répondu qu’il préféraitmourir.
Son compagnon Gurhi, qui avait peur de lamort, avait, au contraire, annoncé qu’il parlerait.
Alors Rocambole, ainsi qu’Osmanca devait leraconter plus tard à sir George Stowe, Rocambole avait prisl’Indien dans ses bras et l’avait jeté à l’eau.
Puis, se penchant de nouveau sur Gurhi, ill’avait menacé de le tuer, s’il ne lui faisait des révélationscomplètes.
L’Indien, persuadé qu’il était tombé aux mainsde la secte ennemie des Étrangleurs, connue sous le nom de fils deSivah, avoua qu’il faisait partie des Étrangleurs de Londres,qu’ils obéissaient à un chef appelé sir George Stowe, et quelui-même était un de ces pauvres mutilés que les prêtres de ladéesse Kâli condamnent à un éternel célibat.
L’eunuque fut très précis dans sonrécit ; il donna à Rocambole une foule de détails qui devaientlui servir à Londres.
Enfin, des révélations de Gurhi, il résultapour Rocambole cette conviction : c’est que sir George Stowe,le chef des Étrangleurs, était un adorateur fanatique de la déesseKâli, et que tout en vivant à Londres des revenus d’une immensefortune et comme un parfait gentleman, il avait sous ses ordres unearmée mystérieuse d’Étrangleurs qui semaient la désolation etl’effroi dans la capitale du Royaume-Uni ; qu’enfin, sirGeorge Stowe, qui se riait du banc de la reine, des coursprévôtales et de tous les tribunaux possibles, avait cependantgrand’peur des fils de Sivah, lesquels, jusqu’à présent, n’avaientpas quitté l’Inde.
Ce fut un trait de lumière pour Rocambole.
Aussi avait-il amené Gurhi à Londres.
Gurhi, déguisé, habillé en femme, vivait cachédans la maison louée par Vanda.
Rocambole, pendant cette nuit féconde enaventures que nous venons de décrire, après avoir quitté Gipsy laBohémienne, était rentré chez Vanda à trois heures du matin.
Gurhi dormait.
Rocambole l’avait éveillé.
L’Indien avait frissonné en voyant Rocambolearmé d’un poignard.
– Écoute, lui dit le Maître, jusqu’àprésent, tu m’as pris pour un fils de Sivah ?
– Oui, répondit Gurhi.
– Tu t’es trompé…
L’Indien demeura stupéfait.
Rocambole poursuivit :
– Je ne connais pas les fils de Sivah etj’ai des motifs particuliers et que tu n’as pas besoin de savoir,pour poursuivre les Étrangleurs. Mais, aussi vrai que tu es couchélà, sans défense, et que j’ai un poignard à la main, je te jure quesi tu ne me dis pas ce que j’ai intérêt à savoir, je t’envoiesur-le-champ dans le monde des âmes.
– Que voulez-vous donc savoir ?demanda Gurhi.
– Les fils de Sivah ont-ils une marquesur le corps ?
– Oui, quand on les affilie, on leurdessine sur la poitrine un serpent et un oiseau, avec une encrebleue qui est ineffaçable.
– Ce tatouage est-il bien présent à tonesprit ?
– Parfaitement.
– Saurais-tu l’exécuter ?
– Oui.
– Alors, dit Rocambole, mets-toi àl’œuvre.
Et il fit lever Gurhi, prit une petite fiolequi contenait de l’encre bleue ordinaire, un pinceau, et tendit letout à l’Indien.
Puis il mit sa poitrine à nu et luidit :
– Dépêche-toi, je suis pressé.
Le poignard de Rocambole était unstimulant.
L’Indien, du reste, savait tatouer, comme tousles gens de sa race.
Cependant, lorsqu’il eut nettement dessiné leserpent et l’oiseau, il dit :
– À présent, il faudrait, pour que cettemarque ne s’effaçât jamais, piquer la poitrine avec une épingle etbrûler dessus une pincée de poudre.
– C’est inutile, répondit Rocambole.
**
*
Or donc, à quelques heures de là, Rocambole etsir George Stowe mettaient l’épée à la main.
Dès le premier engagement, sir George Stowequi tenait merveilleusement l’épée, sentit qu’il avait affaire à unadversaire digne de lui.
Mais sa pâleur eut bientôt disparu, sonémotion se calma, et le sentiment de la conservation domina chezlui toute autre préoccupation.
Rocambole, au contraire, paraissait vouloir sesouvenir des galantes traditions françaises.
– Monsieur, dit-il à sir George Stowe, enparant un fameux coup droit que celui-ci lui avait porté, voustirez fort bien, mais je connais votre jeu.
Et il le regardait si fixement, que sir GeorgeStowe songea de nouveau à Gipsy et au matelot de la taverne duRoi George.
– Vous avez un peu d’agitation dans lebras, continua Rocambole, qui n’avait point encore attaqué, maisqui parait tous les coups avec une adresse merveilleuse. Peut-êtreavez-vous passé la nuit au jeu… Il n’en faut pas davantage pourenlever au poignet cette souplesse et cette précision dont on a sigrand besoin.
Sir George Stowe se fendit à fond : maisson épée fila dans le vide.
– Prenez garde ! dit Rocambole, vousavez fait un faux pas. Si j’avais voulu, vous étiez un hommemort.
Et comme il disait cela, sa chemise s’ouvritet sir George Stowe jeta un cri.
Il venait d’apercevoir sur la poitrine deRocambole le serpent bleu et l’oiseau dessiné par Gurhi.
Et sir George Stowe, épouvanté, se découvritet Rocambole lui administra un tout petit coup d’épée.
Deux gouttes de sang jaspèrent la chemise dugentleman.
Il poussa un cri de rage.
Mais alors Rocambole acheva son œuvre destupéfaction.
Il adressa à sir George Stowe la parole enindien :
– Maintenant, dit-il, que tu vois qui jesuis, tu sais bien que ce n’est pas ici que nous devons lutter.
Sir George Stowe était profondément ému.
Les témoins, voyant le sang couler, s’étaientinterposés.
– L’honneur est satisfait,dirent-ils.
– Comme vous voudrez, répondit sir GeorgeStowe, qui considérait toujours Rocambole avec épouvante.
Pénétrons maintenant dans l’intérieur deVanda, à Londres.
À leur arrivée, Rocambole et Vanda étaientdescendus à l’hôtel Dubourg.
Puis, le lendemain, ils s’étaient installésdans une petite maison qu’ils avaient louée tout entière, auprès deSaint-Paul.
C’était là que Vanda était chargée de veillernuit et jour sur Gurhi.
L’Indien, saisi de terreur et croyant avoiraffaire au chef de la secte ennemie, c’est-à-dire à un fils deSivah, avait fait toutes les révélations que lui avait demandéesRocambole.
Il avait désigné sir George Stowe comme lechef des Étrangleurs, et donné sur la vie de ce prétendu gentlemandes renseignements précieux.
Rocambole avait dit à Vanda :
– Je lui ai promis la vie s’il meservait, et ce dont il a le plus peur au monde, maintenant, c’estde tomber aux mains des Étrangleurs.
Néanmoins, veille sur lui, et, sous aucunprétexte, ne le laisse sortir.
Rocambole savait qu’il pouvait compter surVanda.
Il était donc parti fort tranquillement aprèss’être fait tatouer sur la poitrine l’oiseau bleu et le serpentbleu, ne se doutant point de la réaction qui allait s’opérer dansl’esprit de Gurhi.
Cet homme, mutilé au nom d’une religionmystérieuse, croyait à cette religion tout entière.
Le dogme indou a donc deux principes, le bienet le mal, partant deux divinités : le dieu Sivah et la déesseKâli.
Aux yeux des Indiens, les hommes sont desjouets aux mains de ces deux pouvoirs surnaturels qui,perpétuellement en lutte, remportent tour à tour la victoire.
Cet homme qui venait du fond de l’Inde avecune mission sanglante, et trouvait, à deux pas de Paris, des gensqui parlaient sa langue et le réduisaient tout à coup àl’impuissance, devait naturellement admettre que ces hommes étaientdes serviteurs du dieu ennemi de la déesse qu’il servait.
Par conséquent Sivah était plus fort queKâli.
Par conséquent encore, Gurhi, qui étaitlogique, devait s’incliner.
Depuis trois semaines qu’il était au pouvoirde Rocambole, Gurhi cherchait à faire la paix avec le dieu Sivah ettrahissait effrontément et sans remords la déesse Kâli.
Mais voilà que tout à coup Rocambole venaitlui dire :
– Je ne connais ni le dieu Sivah, ni sesprêtres, ni ses disciples. Si je combats les Étrangleurs, c’est quej’ai des raisons particulières. Néanmoins, comme cela peut servirmes projets de passer pour un fils de Sivah, tu vas, si tu ne veuxpas faire connaissance avec mon poignard et lui servir de gaine,dessiner sur ma poitrine le signe mystérieux que portent tesennemis.
En présence de cette menace de mort, Gurhis’était exécuté, mais le prestige de Rocambole s’était évanouisur-le-champ.
Gurhi ne croyait plus à Rocambole.
Gurhi ne tremblait plus.
Et dès lors, le fanatisme de l’Indien pour saterrible déesse revint, ardent, implacable, et il n’eut plus qu’undésir, – s’échapper ; un but – aller trouver sir George Stoweet lui tout dire.
Mais rien n’était moins facile que l’exécutionde ce programme.
Gurhi était gardé à vue.
Et gardé à vue par une femme.
Or, Gurhi savait qu’une femme est bien plusdifficile à tromper qu’un homme.
L’eunuque était non seulement étrangleur, – ilétait encore psylle, c’est-à-dire charmeur de serpents.
C’était même sa profession avouée à Madras,lorsque le comité des étrangleurs de l’Inde l’avait envoyé àLondres, en l’adressant à son correspondant, sir George Stowe.
Gurhi avait continué son métier à Londres.
Il avait emporté de Madras une caisse, rempliede vipères et de couleuvres, de toutes dimensions et de toutescouleurs.
C’était peut-être là tout ce qu’il aimait,après la déesse Kâli, bien entendu.
Quand sir George Stowe l’avait envoyé deLondres à Paris, avec Osmanca, pour étrangler le général et safille, Gurhi avait emporté ses couleuvres.
On l’avait même vu, tout un jour, sur la placedu Châtelet, jongler avec elles, les enrouler autour de son bras etde son cou, au grand ébahissement de ce bon peuple de Paris, pourqui toute nouveauté est un prétexte à rassemblement.
Lorsque Rocambole s’était emparé de lui, ilavait voulu savoir où Gurhi logeait.
L’eunuque avait indiqué un misérable hôteldans la rue Saint-Antoine.
Rocambole l’y avait conduit.
L’Indien n’avait ni papiers, ni rien qui pûtservir à Rocambole.
Ce dernier n’avait trouvé que la caisse àcouleuvres, et il avait voulu jeter les reptiles à l’eau.
Mais Gurhi s’était mis à pleurer et Rocambolelui avait laissé sa caisse.
Depuis qu’il était de retour à Londres, etsous la surveillance de Vanda, Gurhi n’avait plus qu’unpasse-temps : jouer avec ses vipères et ses couleuvres.
Du reste, comme on le pense bien, Rocamboleavait eu soin de s’assurer qu’aucun de ces hideux reptilesn’appartenait aux espèces dites foudroyantes.
Les couleuvres et les vipères se promenaientdonc en paix dans la chambre assignée à Gurhi pour prison ;les unes se réfugiaient dans sa poitrine, les autres déroulaientleurs anneaux tigrés sur la courtine de son lit.
Une seule avait une propriété stupéfiante,quoique non mortelle.
C’était une petite vipère jaune, tachetée denoir, dont la morsure, si légère qu’on la sentait à peine, avait lesingulier privilège d’endormir profondément.
Gurhi s’en souvint.
Et dès lors, il plaça dans la vipère jaunetout l’espoir de sa liberté.
Chaque fois, lorsque Rocambole sortait pouraller à un mystérieux rendez-vous dans la cité de Londres ou dansle Wapping, Vanda se faisait dresser un lit dans la pièce quiprécédait la chambre de Gurhi.
Or, comme cette chambre n’avait qu’une porte,il aurait fallu que Gurhi passât au pied du lit de Vanda poursortir.
Vanda, cette nuit-là, ne s’était pas couchée,elle avait attendu Rocambole.
Lorsque ce dernier rentra, elle assista àl’expérience du tatouage.
Et quand Rocambole sortit, pour aller sebattre avec sir George Stowe, le jour commençait à poindre.
Vanda se plaça dans un fauteuil, dans lachambre même de Gurhi, auprès de la porte, et dans une positiontelle que l’Indien, pour sortir, eût été forcé de passer sur soncorps.
Mais Gurhi s’était glissé sous sescouvertures, avec la caisse à couleuvres, et il feignait dedormir.
Seulement, de temps à autre, il ouvrait un œilet cherchait à voir si Vanda dormait.
Vanda lutta un moment contre le sommeil ;puis la fatigue triompha.
Ses yeux se fermèrent ; mais sa mainn’abandonna point le revolver avec lequel elle tenait Gurhi enrespect nuit et jour.
Alors, passant la main sous les couvertures,le psylle frappa doucement plusieurs coups bizarrement espacés, surla caisse à couleuvres.
Puis il en souleva un peu le couvercle.
La vipère jaune sortit et vint s’enroulerautour du bras de Gurhi.
Alors Gurhi étendit le bras dans la directionde Vanda endormie.
Puis il secoua la vipère qui déroula sesanneaux et alla tomber sur les genoux de Vanda.
Vanda dormait toujours, et la vipère se glissadans les plis de sa robe.
Suivons maintenant sir George Stowe regagnant,avec ses témoins, Londres et sa maison.
Rocambole était déjà parti avec les siens.
Noël n’avait point abandonné son siège, et ilramena sir George Stowe aussi rondement qu’il était allé.
L’Anglo-Indien reconduisit ses témoins chezeux, l’un après l’autre, puis dit à Noël :
– Chez moi !
Il était fort pâle et fort agité depuis qu’ilavait vu sur la poitrine de Rocambole l’oiseau bleu et le serpentbleu, et un sentiment à peu près analogue à celui qu’avait éprouvéGurhi s’était emparé de lui.
– Sivah triomphe ! murmurait-il,tandis que le coupé roulait vers Haymarket avec une rapiditévertigineuse. Kâli nous abandonne !…
Quand il descendit de voiture, il était blanccomme une statue de marbre.
Noël vit sa main trembler, tandis qu’ilintroduisait le passe-partout dans la serrure.
Au moment où la porte se refermait sur lui,Noël entendit un gros soupir.
En effet, l’Anglo-Indien, en proie à une sortede terreur, traversa le petit jardin qui précédait la maison, d’unpas inégal et brusque.
Dans le vestibule, il s’arrêta un moment.
Un grand laquais, un peu trop chamarré d’or,ronflait sur une banquette.
Sir George Stowe ne l’éveilla point.
Mais ses yeux se portèrent sur un plateaud’argent posé sur un guéridon et dans lequel un valet de chambreavait coutume de placer les lettres arrivées dans la soirée,habitué qu’il était à ne jamais voir son maître rentrer avant lejour.
Une seule lettre était dans le plateau.
Une lettre mignonne, de l’enveloppe delaquelle s’échappait un parfum discret, et dont la suscriptionétait d’une écriture fine, allongée et trahissant une main defemme.
La pâleur de sir George Stowe fit place unmoment à une légère rougeur.
Il prit vivement cette lettre et l’ouvrit.
La lettre était ainsi conçue :
« Mon très cher monsieur,
« On ne vous a pas vu depuis deux jours àHyde-Park. Que devenez-vous ?
« Avez-vous oublié déjà que ma mère vousa invité à venir prendre une tasse de thé dimanche prochain ?ou bien êtes-vous malade ?
« Lord Charing, mon oncle, est à Londresdepuis hier.
« Je lui ai tout avoué. Il est pournous.
« Venez donc à Hyde-Park ce tantôt, jem’y promènerai vers deux heures.
« Celle qui se dit toujours
« Votre Cécilia. »
L’Anglo-Indien respira plus librement après lalecture de cette lettre.
Un moment même ses yeux brillèrent, ses mainsse dilatèrent, tout son visage exprima une satisfactionconquérante.
Mais ce fut l’histoire d’un éclair.
Le souvenir de Rocambole vint se placer entrelui et la séduisante image de Cécilia.
Ce sauvage, en apparence civilisé, dont labeauté brune avait séduit une Anglaise blanche et rose, se prit àsonger à la déesse Kâli, sa croyance unique, laquelle paraissaitl’abandonner, ou, tout au moins être dominée, en ce moment, par ledieu Sivah.
Sir George Stowe vivait en garçon dans samaison. Il avait une voiture au mois, dînait au club et ne gardaitchez lui qu’un valet de chambre, lequel, comme nous l’avons vu,dormait profondément lorsque son maître était rentré.
L’Anglo-Indien gagna l’escalier et monta aupremier étage qui se composait d’un fumoir, d’une chambre à coucheret d’une autre pièce dans laquelle personne ne pénétrait.
Cette troisième pièce, dont la porte donnaitsur le fumoir, était interdite au valet de chambre.
Seul, sir George Stowe, qui en portaittoujours la clé suspendue à son cou, y pénétrait, et encore fortrarement.
La chambre à coucher et le fumoir étaiententièrement décorés à l’anglaise.
Cette pièce, comme on va le voir, eût formé unétrange contraste aux yeux des visiteurs, si les visiteurs eussentpu y être admis.
C’était une petite salle qui prenait jour paren haut, selon l’usage des temples indiens.
Les quatre murs étaient couverts d’une étoffechargée de peintures bizarres, représentant une des soixanteincarnations de Wichnou.
Aux quatre angles, des bronzes indiensfigurant des divinités monstrueuses étaient posés sur des socles demarbre noir.
Le sol était couvert d’une natte égalementchargée de peintures étranges, au milieu desquelles se trouvait unéléphant blanc.
Ce réduit était, en fin de compte, une pagodeen miniature.
Mais l’objet le plus curieux peut-être étaitun bassin de marbre blanc placé au milieu, rempli d’eau jusqu’aubord et dans lequel un joli poisson rouge allait et venait, tantôtdescendant au fond, tantôt venant respirer un moment à lasurface.
Une inscription indienne, en lettres d’or, setrouvait sur les quatre faces du bassin.
En voici la traduction littérale :
« Osmani, fils de Raj’hou, lequeldescendait par ses aïeux de Beg-Amir’h, fils de Wichnou, s’étantconsacré de bonne heure au service de Kâli, notre aimée déesse, atrouvé la mort dans les eaux du Gange, qu’il traversait à la nagepour aller étrangler deux jeunes filles dont la déesse désiraitavoir les âmes auprès d’elle.
« Son fils Runjeb, que les Anglaisnomment sir George Stowe, ayant passé la nuit en prières etredemandé à la déesse l’âme du pieux Osmani, la déesse a fait droità sa demande.
« Elle a permis que l’âme d’Osmanihabitât le corps d’un poisson rouge qui est contenu dans ce bassinet qui a été repêché dans les eaux saintes du Gange. »
Un Parisien se fut tordu dans un accèsd’hilarité, en lisant cette étrange inscription.
Mais, comme on va le voir, Runjeb le Nabab,dit sir George Stowe, la trouvait toute naturelle.
Avant de pénétrer dans cette pagode enréduction où l’âme de son père Osmani habitait le corps d’unpoisson rouge, sir George Stowe entra dans sa chambre à coucher etse déshabilla.
L’habit bleu, la cravate blanche, le chapeau àhaute forme, les gants jaunes, le pantalon gris du matin, tout cequi constituait le parfait gentleman tomba comme parenchantement.
On eût dit le malheureux pâtissier que, dansPeau-d’Âne, une fée déshabille d’un coup de baguette.
Quand il fut tout nu, sir George Stowe ouvritune armoire et en retira un caleçon de soie rayée et une paire debabouches.
Il chaussa les babouches et passa lecaleçon.
Puis il prit encore une pièce de soie blanchequ’il posa sur sa tête comme un voile.
Et, ainsi vêtu, ainsi travesti, il entra dansla pagode, ayant soin de laisser ses babouches sur le seuil.
Alors il s’agenouilla sur le sol, –c’est-à-dire sur la natte, – courba le front et se mit à marmotterdes prières.
Après quoi il s’approcha du bassin de marbreet se mit à regarder le poisson rouge.
Le poisson rouge paraissait engourdi etdemeurait au fond du bassin.
Sir George Stowe se pencha et dit :
– Mon père, j’ai besoin de vous.
Le poisson ne bougea pas.
– Mon père, reprit sir George Stowe,votre âme glorieuse aurait-elle un moment abandonné son enveloppepour voler auprès de la déesse et lui demander les ordres qu’elleveut transmettre à votre fils ?
Le poisson garda son immobilité.
– Mon père, dit encore l’Anglo-Indien,les fils de Sivah sont ici ; ils veulent persécuter lesserviteurs de la déesse. Que dois je faire ?
Et, en disant ces mots, sir George Stowetrempa deux de ses doigts dans l’eau du bassin qu’il agitalégèrement. Le petit poisson remonta à la surface.
– Ah ! dit sir George Stowe, jesavais bien que vous viendriez à mon aide, ô mon père. Que faut-ilfaire ? dois-je fuir et retourner aux Indes ? dois-jeengager la lutte ?
Le petit poisson nageait avec peine. Ilparaissait souffrant.
– Je le vois, murmura sir George enprenant son front à deux mains et avec un accent de désespoir,Sivah triomphe !…
Le poisson descendit de nouveau au fond dubassin et, cette fois, y demeura immobile.
Sir George Stowe prit cette attitude pour uneréponse et il se frappa la poitrine avec une sorte derugissement.
– Sivah triomphe ! répéta-t-il,Sivah triomphe.
Et pâle comme un spectre, il sortit de lapagode en déchirant sa poitrine avec ses ongles.
Puis il se laissa tomber sur le sol, leslèvres bordées d’écume, en proie à un sombre désespoir.
Mais alors, un bruit parvint à sonoreille.
Le bruit d’une cloche.
La cloche qui annonçait un visiteur.
Et sir Georges Stowe se précipita vers lafenêtre qui prenait jour sur le jardin.
Au coup de cloche, le valet étendu sur unebanquette dans l’antichambre et qui ne s’était pas éveillé lorsqueson maître était rentré, bien qu’il fût alors dix heures du matin,le valet, disons-nous, se leva tout d’une pièce et se précipitadans le jardin.
Attentif derrière les rideaux de la croisée,sir George Stowe, qui était vivement surexcité, fixait son regardsur la porte que le valet venait d’ouvrir.
Un homme entra.
Sir George Stowe étouffa un cri.
Il avait reconnu Gurhi.
C’est-à-dire le traître qui, au dire deOsmanca, avait livré aux fils de Sivah les secrets desÉtrangleurs.
Alors une colère terrible domina le désespoiret la prostration de sir George Stowe.
Il prit sur la cheminée de sa chambre unrevolver et il fut sur le point de casser la tête à Gurhi en tirantsur lui par la fenêtre.
Mais déjà Gurhi marchait d’un pas rapide versla maison.
Et sir George vit briller une telle joie surle visage du psylle qu’il remit le revolver à sa place etattendit.
Gurhi avait parlementé un moment avec levalet, qui ne l’avait jamais vu et ne voulait pas le laisserentrer, bien que l’absence de la lettre de miss Cécilia dans leplateau lui fût une preuve que sir George Stowe était deretour.
Mais Gurhi avait repoussé le valet avecl’autorité d’un homme qui n’a pas le temps de faireantichambre.
Si le valet n’avait jamais vu Gurhi, celui-cicependant connaissait parfaitement la maison que sir George Stowehabitait et dans laquelle il était venu souvent la nuit.
Ainsi, repoussant le domestique, s’élança-t-ildans l’escalier qu’il monta quatre à quatre.
Puis il fit irruption comme une bombe dans lachambre de sir George Stowe.
L’Anglo-Indien était encore dans son costumemystique.
Gurhi se précipita à genoux et dit :
– Lumière, ma vie est à toi,mais avant d’en disposer, au nom de la déesse Kâli, que je n’aipoint cessé de servir, écoute-moi.
– Poussière, répondit sir George Stowe,d’où viens-tu ?
– J’étais aux mains de tes ennemis.
– Les fils de Sivah ?
Gurhi se mit à rire tout à coup :
– Il n’y a pas de fils de Sivah àLondres, dit-il.
Cette réponse fit faire un pas en arrière àsir George Stowe.
– Écoute-moi, Lumière,écoute-moi jusqu’au bout, reprit Gurhi, et tu verras qu’Osmanca etmoi nous avons été trompés.
– Tu m’as trahi, dit sir GeorgeStowe.
– Ma vie payera ma trahison, réponditl’eunuque, dont les yeux brillaient de fanatique. Mais il faut quetu saches tout.
– Parle !
Et Gurhi, demeurant à genoux, raconta à sirGeorge Stowe ce que ce dernier savait déjà par le récit d’Osmanca,c’est-à-dire comment l’expédition de Paris avait échoué, etcomment, étant tous deux aux mains d’un homme qui paraissaitexercer sur tout ce qui l’entourait une autorité suprême et parlaitla langue indienne très purement, ils avaient cru avoir affaire auchef des fils de Sivah.
– Mais, dit sir George Stowe, cet hommedont tu parles, et que je reconnais maintenant, car c’est avec luique je me suis battu…
– Ce n’est pas un fils de Sivah.
– Je te prouve le contraire.
Le sourire de Gurhi s’épanouit de nouveau.
Et comme sir George Stowe l’écoutait anxieux,Gurhi lui raconta ce qui s’était passé, le matin même, une heureavant la rencontre.
C’était lui, Gurhi, qui avait tatoué lapoitrine de Rocambole et avait peint l’oiseau bleu et le serpentbleu.
Sir George Stowe écoutait avec une sorte dejoie sauvage.
– Mais quel est donc cet homme ?s’écria-t-il.
– Je ne sais.
– Que nous veut-il ?
– Je l’ignore.
Un ricanement de bête fauve passa dans lagorge de l’Anglo-Indien.
– Ah ! dit-il, c’est un Français, unvrai Français ; et ce n’est pas du dieu Sivah qu’il tient samission ? Eh bien ! à nous deux, alors !
Puis il prit le revolver et l’appuya sur lefront de Gurhi, toujours à genoux :
– Poussière, dit-il, à présent que tu asparlé, tu vas expier ta trahison. Prie les divinités secondairesqui obéissent à la grande déesse d’intercéder pour toi auprèsd’elle, afin que ton âme n’erre pas éternellement dans les espacesinfinis.
Mais Gurhi, impassible, répondit :
– Lumière, ma vie est à toi ettu peux me tuer, mais réfléchis avant de le faire.
– À quoi ?
– Je puis t’être utile dans la lutte quetu vas soutenir contre cet homme.
Sir George Stowe fut frappé sans doute de ceraisonnement, car il reposa le revolver sur la tablette de lacheminée.
Puis il dit brusquement :
– Ce que tu dis peut être vrai. Quesais-tu de cet homme ?
– Rien, si ce n’est son nom.
– Quel est-il ?
– Rocambole.
– Où est-il logé ?
– Dans une maison où je te conduirai.
– Comment as-tu pu luiéchapper ?
– C’est une vipère jaune qui m’aservi.
– Cet homme vit-il seul ?
– Non, avec une femme blonde qui paraîtlui obéir comme une esclave.
– C’est bien. Viens avec moi.
Et sir George Stowe poussa de nouveau la portede la pagode en miniature, ajoutant :
– Je vais consulter mon père.
Le valet de chambre de sir George Stowe, étantAnglais et chrétien, ne pouvait pas pénétrer dans la pagode.
Sir George Stowe, si pareille chose fûtarrivée, eût considéré ce lieu saint comme à jamais souillé.
Mais Gurhi, en sa qualité d’affilié auxmystères des Étrangleurs, pouvait en franchir le seuil.
Sir George Stowe entra.
Gurhi le suivit.
L’Anglo-Indien s’approcha du bassin et jeta uncri de joie…
Le petit poisson rouge nageait majestueusementet frétillait de la queue.
Ce fut pour sir George Stowe un pronosticfavorable.
Évidemment, l’âme d’Osmani le saint étaitravie de la tournure que prenaient les choses.
Gurhi s’était dévotement agenouillé etpriait.
Sir George Stowe jugea opportun d’adresserquelques questions à l’âme de son père, c’est-à-dire au petitpoisson rouge.
– Mon père, dit-il, pensez-vous que jetriompherai aisément de ce Français qui veut entraver le service dela déesse ?
Le poisson rouge nagea d’une façon plusfolâtre.
C’était sa manière de répondrefavorablement.
– Mon père, dit encore sir George Stowe,faut-il toujours veiller sur la chasteté de la bohémienneGipsy ?
Le poisson rouge précipita ses évolutions.
C’était encore une affirmation.
– Alors, dit froidement sir George Stowerayonnant, malheur à celui qui a osé lui proposer del’épouser !
Et il sortit de la pagode.
Gurhi sortit comme lui.
– Maintenant, dit l’Anglo-Indien,va-t’en.
– Où et quand recevrai-je vos ordres,Lumière ?
– Ce soir, à la taverne du RoiGeorge.
Gurhi s’inclina.
Sir George Stowe se dépouilla de son caleçonmystique, endossa une belle robe de chambre, s’assit devant unpetit bureau de bois des îles, et tandis que Gurhi s’en allait, ilécrivit le billet suivant :
« Admirable miss Cécilia,
« Je n’ai rien oublié, et je vous aimetoujours plus que la vie.
« Aujourd’hui, à deux heures, j’aurail’honneur de vous rencontrer au parc de Saint-James, et, enattendant, je vais envoyer au respectable et très honorable lordCharring, votre oncle, la carte de celui qui se dit
« Votre fidèle pour la vie,
« GEORGE STOWE, esq. »
Puis sir George Stowe ferma la lettre, lascella avec un cachet emblématique et procéda de nouveau à uneminutieuse toilette de gentleman.
Qu’était-ce que miss Cécilia ?
Une de ces jeunes filles anglaises aux idéesun peu excentriques, à l’énergie masculine, qui sortent seules àcheval le matin, donnent des poignées de main aux jeunes gens etpossèdent une de ces fortunes princières.
Miss Cécilia avait dix-neuf ans.
Elle était belle, avait des cheveux noirscomme une Irlandaise, les pieds et les mains d’une créole.
Son père servait dans la marine.
Il était commodore d’une frégate de Sa MajestéBritannique, laquelle frégate arrivait des Indes occidentales en cemoment.
Par conséquent, le père de Cécilia était àLondres.
Idolâtrée par sa mère, habituée à s’entendredire que les terres de sa famille réunies constitueraient un desplus grands comtés de l’Angleterre, miss Cécilia avait dit trèshautement, dès l’âge de seize ans, qu’elle se marierait à son gréet comme elle l’entendrait.
Depuis trois ans elle avait éconduit toute lajeunesse dorée britannique, à commencer par un monsieur qui étaitmembre de la Chambre haute, pour finir par un autre qui étaitsimple commis dans les bureaux de l’amirauté.
En refusant ce dernier, miss Cécilia avaitétonné toute l’aristocratie anglaise.
Épouser un valet sans fortune était choseassez excentrique pour qu’une fille excentrique comme miss Cécilian’hésitât pas un seul instant.
Cependant elle n’avait pas même hésité, elleavait refusé net.
Miss Cécilia avait beaucoup voyagé ; elleconnaissait l’Orient et l’Italie. Elle avait passé un hiver àPau.
Elle montait à cheval, tirait le pistolet,suivait les chasses à courre dans ses terres, peignait à ravir etétait excellente musicienne, ce qui est rare chez une Anglaise.
Miss Cécilia habitait, avec sa mère, un petithôtel entre cour et jardin, dans Piccadilly.
Mais elle avait une entrée séparée, et sonatelier était le rendez-vous de beaucoup de monde.
Un peintre français qui lui donnait des leçonsavait même été autorisé à fumer la cigarette, ce qui était unechose inouïe.
Or, miss Cécilia avait rencontré, aux coursesd’Ascott, sir George Stowe.
Le brun attire le brun.
La belle Anglaise aux cheveux noirs avaittressailli à la vue de ce visage bronzé, de cette chevelure crépue,de cet homme, en un mot, qui réalisait le type superbe de cetterace nouvelle que les Anglais ont créée dans l’Inde.
Elle s’était fait présenter sir GeorgeStowe.
Trois jours après, elle avait dit nettement àsa mère :
– J’ai trouvé le mari qui meconvient.
La mère avait jeté les hauts cris.
– Un homme qui a du sang indien dans lesveines épouser une fille de haute race comme missCécilia !
– Mon père y consentira, avait froidementrépondu la jeune fille.
Le commodore était arrivé.
Il avait partagé l’opinion de sa femme etrépondu que ce mariage était impossible.
Mais miss Cécilia ne s’était point tenue pourbattue.
Elle avait un oncle, lord Charring.
Lord Charring était colossalement riche, et iln’avait d’autre héritière que miss Cécilia.
Il adorait sa nièce, lui passait toutes sesfantaisies, et raffolait de ses excentricités.
Or, la veille, le jour où nous avons vu sirGeorge Stowe ouvrir le billet de miss Cécilia, lord Charring étaitrevenu de son château de Lincolnshire.
Cécilia lui avait dit :
– Mon oncle, je viens vous prierd’annoncer à mes parents que vous me déshéritez…
Lord Charring avait failli tomber à larenverse.
Cécilia avait continué :
– Que vous me déshéritiez, si on ne medonne pas le mari que je veux.
Alors seulement, lord Charring s’était pris àrespirer, et il avait répondu à sa nièce :
– Je ferai tout ce que tu voudras.
C’était pour cela que miss Cécilia avait écrità sir George Stowe.
Or donc, ce jour-là, vers deux heures, missCécilia caracolait dans Hyde-Park, lorsque Sir George Stowe, montésur un cheval magnifique, vint à sa rencontre.
Elle lui tendit la main et lui dit :
– Mon père est aux trois quartsgagné ; ma mère résiste encore un peu, mais mon oncle est pournous. Venez ce soir.
Sir George Stowe porta la main de miss Céciliaà ses lèvres et la regarda avec amour.
– Nous serons en tout petit comité,dit-elle. Vous verrez mon cousin Arthur Newil, celui que j’airefusé autrefois. Il ne m’aime plus que comme une sœur. Aussi enai-je fait mon confident.
– Ah ! fit sir George Stowe, quiparut s’intéresser fort peu au cousin de miss Cécilia.
Les deux amoureux se promenèrent pendant uneheure, côte à côte, au pas de leurs chevaux, dans les allées deHyde-Park.
Miss Cécilia attirait tous les regards.
Tous les dandys qui la croisaient sedisaient :
– C’est pourtant pour cette manière denègre qu’elle a refusé les plus beaux noms du Royaume-Uni.
Et en dépit de la jalousie qui les mordait aucœur, ils admiraient l’excentricité de la jeune fille.
Miss Cécilia quitta sir George Stowe en luirépétant : « À ce soir ! »
Puis elle rentra chez elle, toujours suivie àdistance par deux laquais à cheval.
Comme elle mettait pied à terre devant leperron de l’hôtel, un jeune homme entrait dans la cour.
Il était à pied, vêtu fortsimplement :
– Ah ! c’est vous, Arthur ? luidit Cécilia qui, relevant d’une main la jupe de son amazone, tenditl’autre au jeune homme.
– Bonjour, Cécilia, dit-il, je craignaisque vous ne fussiez pas encore rentrée.
– Vous m’eussiez toujours vue à l’heuredu dîner, Arthur.
– Mais, répondit-il, je tenais à vousvoir avant.
– Bah ! dit miss Cécilia étonnée, etd’un accent qui semblait dire :
– Que peut-il y avoir de confidentielentre nous, mon cousin ?
Arthur reprit :
– Je voudrais causer avec vous de chosesgraves.
– En vérité !
– Montons dans votre atelier,poursuivit-il.
– Pourquoi n’entrerions-nous pas chez mamère ? demanda miss Cécilia.
– Non, dit Arthur, c’est à vous seule queje veux parler.
La jeune fille était stupéfaite.
Mais le visage d’Arthur Newil avait une telleapparence de gravité, qu’elle fronça le sourcil et luidit :
– Eh bien ! venez !
On montait à l’atelier de miss Cécilia par unpetit escalier indépendant du grand escalier de l’hôtel et qu’ontrouvait sous le péristyle.
Miss Cécilia en gravit lestement les degrés,arriva à la porte de son atelier, entra et se jeta dans un fauteuilplacé à peu de distance du chevalet.
– Voyons, mon beau cousin, dit-elle, jevous écoute.
Arthur Newil ferma la porte, puis s’approchantde miss Cécilia, il lui dit :
– On parle beaucoup de vous dans Londres,ma cousine.
– Oh ! vraiment ? fit-elle enjouant avec sa cravache.
– Vous êtes la lionne du jour.
– Et pourquoi cela ?
– On parle de votre prochain mariage…
– En vérité !
– Avec sir George Stowe, continua ArthurNewil.
Miss Cécilia ne le démentit point. Elle sutmême se faire, en ce moment, un petit visage ennuyé qui paraissaitexprimer clairement cette pensée :
– De quoi donc vous mêlez-vous ?
Arthur Newil le comprit sans doute ainsi.
– Cécilia, dit-il, avant d’aller plusloin, il est nécessaire que je vous fasse un aveu.
– À moi ?
– J’ai renoncé depuis longtemps àl’espoir d’obtenir votre main.
– Mais nous sommes bons amis ?dit-elle en souriant.
– Je vous aime comme une sœur et c’estpour cela que je viens vous mettre en garde…
– Contre quoi ?
– Contre un danger qui vous menace.
– Un danger !
– Oui. Vous ne pouvez pas épouser sirGeorge Stowe.
À ces paroles, miss Cécilia se dressafrémissante.
– Que dites-vous ? fit-elle.
– La vérité.
– Oh !
– Ce mariage est impossible ! répétafroidement sir Arthur Newil.
Et miss Cécilia, la hautaine jeune fille, sesentit frissonner sous le regard calme et fier de son cousin, tantce regard exprimait une conviction profonde.
Miss Cécilia demeura un moment haletante etsans voix.
Que signifiaient de semblablesparoles ?
Et comment Sir Arthur Newil, cadet sansfortune, prétendant éconduit, osait-il les prononcer ?
Enfin, miss Cécilia lui prit doucement lesbras et lui dit :
– Mon cousin, il faut vous expliquer.
– Je tâcherai, dit sir Arthur.
– Comment… vous tâcherez ?…
Et l’œil de miss Cécilia était pleind’éclairs.
– C’est fort difficile, continua sirArthur, qui ne s’était pas départi de son calme.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il me faut entrer dans desdétails singuliers…
– Parlez ! je le veux.
Sir Arthur reprit :
– Sir George Stowe n’est paschrétien.
– Bah ! dit miss Cécilia avec unaccent d’incrédulité. Qu’est-il donc ?
– Il adore le dieu Wichnou, la déesseKâli, et tout l’Olympe des Indous.
Miss Cécilia haussa les épaules.
– Ce que vous dites-là n’a pas le senscommun, dit-elle.
– C’est pourtant l’exacte vérité.
– Par exemple !
Et miss Cécilia eut un sourire des plussceptiques et ajouta :
– Cette fable a dû être inventée parquelqu’un de ces jeunes beaux qui m’ont offert leurs hommages.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites,miss Cécilia. Seulement, on n’a point inventé la fable, on s’estcontenté de la découvrir.
– Je ne vous comprends pas…
– Écoutez-moi, poursuivit sir Arthur,vous avez refusé la main de sir Ralph Ounderby ?
– Je le crois bien ; il est niais aupossible.
– Dites méchant. Quoi qu’il en soit, laméchanceté rend parfois ingénieux.
– Ah ! fit miss Cécilia. Qu’a-t-ildonc imaginé, sir Ralph Ounderby ?
– Il a su que vous aimiez sir GeorgeStowe.
– Bon !
– Et il l’a fait suivre.
– Fort bien. Où va sir George ?
– Il rentre chez lui chaque nuit, sedéguise en matelot et s’en va courir dans le Wapping.
Le Wapping est un quartier tellement infâme,que miss Cécilia indignée s’écria :
– C’est faux !
– Attendez, je n’ai pas fini, dit encoresir Arthur.
– Voyons ?
– Sir Ralph a non seulement fait suivrel’Anglo-Indien, mais il a gagné à prix d’or son uniquedomestique.
– Après ? fit miss Cécilia avec undédain suprême.
– Pour deux cents guinées, continua sirArthur, le valet a consenti à introduire sir Ralph Ounderby dans lamaison de sir George Stowe, tandis que celui-ci était absent.
Sir George Stowe a dans sa maison une piècesoigneusement fermée et dans laquelle personne n’est jamais entré,si ce n’est lui.
Miss Cécilia continuait à sourire d’un air dedoute.
Néanmoins, elle écoutait avec plus d’attentionet fronçait parfois le sourcil, tant sir Arthur parlait avecconviction.
Celui-ci continua :
– La pièce en question est une pagode.C’est là que sir George fait sa prière ; il y a même, aumilieu, un petit poisson rouge qui se prélasse dans un bassin etqui est, paraît-il, l’âme du père de sir George Stowe.
Miss Cécilia était pâle, mais son souriresceptique n’avait point abandonné ses lèvres.
– Puisque personne n’entre dans cettepièce que vous dites être une pagode, dit-elle, comment peut-onsavoir qu’il s’y trouve un poisson rouge ?
– Ah ! voilà, dit sir Arthur. Cettepièce prend jour par en haut. Elle est percée d’un vasistas aumilieu du plafond, lequel vasistas est au niveau du toit.
– Bien !
– Le valet de sir George Stowe, pour deuxcents autres guinées, a laissé monter sir Ralph sur le toit, dansla nuit d’avant-hier.
Vers deux heures du matin, sir George Stoweest arrivé et il est entré dans la pagode. Couché à plat ventre surle vasistas, sir Ralph a vu l’Indien à demi nu, la tête couverted’une pièce de laine blanche, s’agenouiller dévotement auprès dubassin et contempler avec amour le poisson rouge.
– Mon cousin, dit miss Cécilia, est-cesir Ralph qui vous a raconté lui-même cette charmantehistoire ?
– Oui, ma cousine.
– À vous seul !
– Oh ! non, à moi et au baronnetNively.
Nous nous sommes rencontrés hier soir au clubdans Pall-Mall.
– Eh bien ! dit froidement missCécilia, sir George Stowe tuera demain sir Ralph, et je vousconseille, mon cher cousin, de ne pas ébruiter ce sot récit.
Et miss Cécilia se leva, et d’un geste superbefit comprendre à sir Arthur qu’elle ne voulait pas entendre autrechose.
Sir Arthur se leva à son tour :
– Adieu, ma cousine, dit-il. J’ai faitmon devoir. Vous vous en souviendrez, s’il vous arrive malheur…
Miss Cécilia répondit par une petite mouedédaigneuse et ne desserra point les dents.
Sir Arthur fit quelques pas vers laporte ; mais au moment de franchir le seuil, il seretourna :
– Cécilia, dit-il, encore un mot.
– À quoi bon ? fit-elle.
– Un seul…
Elle ne répondit pas.
Mais sir Arthur prit sans doute ce silencepour un acquiescement car il ajouta :
– Savez-vous qu’il se passe de sinistreschoses, à Londres, depuis quelques semaines ?
– Et quoi donc ? fit-elle.
– Plusieurs personnes ont été étrangléesdans la rue… notamment des jeunes filles.
Cette fois, l’indignation de miss Céciliaéclata comme un tonnerre :
– Il ne vous manque plus, dit-elle, qued’accuser sir George Stowe d’être un chef de bandits. Sortez,sortez !
Sir Arthur s’inclina sans mot dire et gagnal’escalier. Mais sur une troisième marche, il se trouva face à faceavec un nouveau personnage.
C’était un vieillard encore vert, au teintcoloré, à la mine ordinairement joyeuse.
Nous disons ordinairement, car cejour-là, il avait le visage bouleversé.
Sir Arthur s’écria :
– C’est vous, lord Charring !
– C’est moi, dit le vieux lord, quiépongeait son front chauve avec son mouchoir.
Et il prit sir Arthur par le bras.
– Mais qu’avez-vous donc ? demandasir Arthur.
– Je viens d’apprendre une nouvelleépouvantable.
Et le vieux lord parlait d’une voixentrecoupée par une vive émotion.
– Où est ma nièce ?
– Là, dans son atelier.
– Vous l’avez vue ?
– Je la quitte.
Lord Charring força sir Arthur à remonter aveclui.
– Mon oncle ! dit miss Cécilia envoyant entrer le vieillard et courant à lui.
Mais, comme sir Arthur, elle fut frappée de lapâleur et de l’air bouleversé de lord Charring.
– Mais qu’avez-vous donc mon oncle ?lui dit-elle.
– Je viens d’apprendre une choseaffreuse.
– Parlez !
– Vous connaissiez tous deux sir RalphOunderby ?
– Certainement, dit miss Cécilia, je leconnais, je n’en ai pas voulu pour mari.
– Et bien t’en a pris, dit le vieuxlord.
– Vraiment ?
– Tu serais veuve, aujourd’hui.
Miss Cécilia jeta un cri, – un cri detriomphe ! elle regarda sir Arthur…
Et son regard semblait dire :
– Vous le voyez, sir George Stowe s’estfait justice.
Mais lord Charring ajouta :
– Cette nuit, comme il rentrait de sonclub, il a été étranglé.
Miss Cécilia poussa un nouveau cri.
En même temps, une pâleur mortelle se répanditsur son visage.
– On l’a volé, sans doute ? fit sirArthur.
– Non, dit lord Charring ; on aretrouvé sur lui sa bourse, son portefeuille et sa montre.
Cette fois, miss Cécilia se laissa tomberdéfaillante sur le siège où elle était tout à l’heure, et ses yeuxse fermèrent.
Sir Arthur Newil avait donc ditvrai !
En quittant Hyde-Park, sir George Stowe avaitreconduit son cheval au manège.
Puis il était allé dans Pall-Mall, à son clubordinaire.
Le club était plein de monde.
Une forte partie de whist était engagée entrelord C…, le vicomte J… et le baronnet sir Charles A…
Une somme considérable se trouvait sur latable.
Les parieurs étaient nombreux.
Personne ne fit attention à sir GeorgeStowe.
Personne, hormis un jeune homme qui quittatout aussitôt sa place et vint à lui.
Ce jeune homme, quoique blond, avait le visagebronzé par le soleil des latitudes torrides.
C’était un capitaine de cipayes qui avaitpassé à Londres un congé de quelques mois et avait annoncé sonprochain départ pour les Indes, la veille.
On l’appelait le baronnet Nively.
Sir James Nively était le fils d’un Anglais etd’une Indienne.
Son père était mort alors qu’à peine ilsortait du berceau.
Sir James avait été élevé par sa mère.
Lui et sir George Stowe échangèrent un regardrapide.
Sir George comprit que le baronnet Nivelyavait quelque chose de fort important à lui dire.
– Sir James, lui dit-il, voulez-vousfaire une partie ?
– Volontiers, répondit le baronnet.
Un valet apporta des cartes et ilss’installèrent dans un salon voisin qui se trouvait désert, car lagrosse partie de whist réunissait tous les curieux et tous lesparieurs.
Sir George battit les cartes, le valets’éloigna.
Alors sir George adressa à sir James Nively laparole en indien.
Sir James répondit :
– Maître, il y a du nouveau.
– Ah ! dit sir George.
– Lumière, reprit sir Jamestémoignant tout de suite à son partenaire un profond respect, tu asun traître dans ta maison.
– Tu veux parler de Gurhi ? ditvivement sir George Stowe.
– Non, je parle de ton valet John.
– Qu’a-t-il donc fait ? demanda sirGeorge Stowe dont le visage se colora légèrement.
– Il t’a trahi.
– Comment ?
– Écoute…
Et sir James, d’un coup d’œil rapide s’assuraque nul ne pouvait les entendre, puis il continua :
– Tu aimes miss Cécilia ?
– Non, mais je veux l’épouser.
– C’est ce que je voulais dire. MissCécilia a des millions. Il nous faut beaucoup d’argent pour lacause que nous servons, n’est-ce pas ?
– Après ? dit sir George avec unsigne de tête affirmatif.
– Miss Cécilia a été demandée en mariagepar tous les fils d’Angleterre.
– Je le sais.
– Mais elle t’aime, et c’est ce qu’on nete pardonne pas. Un homme a gagné ton valet, il a pénétré dans tamaison, il est monté sur le toit, il a pu te voir dans ta pagode,parlant à l’âme sainte de ton père.
Sir George Stowe pâlit.
– Quel est cet homme, que je letue ! dit-il.
– Attends, Lumière, reprit sirJames Nively. Cet homme est venu ici hier, et il nous a raconté, àsir Arthur Newil et à moi, ce qu’il avait vu.
– Sir Arthur Newil ?
– Oui.
– Le cousin de miss Cécilia ?
– Précisément.
Une écume blanche frangea les lèvres de sirGeorge Stowe.
– Quel est cet homme ? dit-il.
– On le nomme sir Ralph Ounderby.
– Bien, je le tuerai.
– C’est inutile.
– Pourquoi ?
– Mais, dit sir James Nively, simplementparce que je suis sorti avec lui, que je l’ai conduit jusqu’à saporte… je l’ai étranglé. Il ne parlera plus…
Le visage assombri de sir George Stowe sedérida.
– J’ai donné des ordres…
Un sourire glissa sur les lèvres de sirGeorge.
– Tu crois donc que je ne le rencontreraipas ce soir chez miss Cécilia ?
– Cela m’étonnerait, dit sir JamesNively, souriant à son tour.
– C’est bien, dit GeorgeStowe.
Et il se leva.
– Où vas-tu, Lumière ?demanda le capitaine de cipayes.
– Châtier l’homme qui m’a trahi.
– J’ai pensé à son châtiment.
– Ah ! voyons ?
– Je vais rentrer chez moi. Tu sais quej’habite une maison isolée dans Saint-James-Square ?
– Oui.
– Dans la cour de la maison il y a unpuits très profond.
– Je comprends.
– Tu vas m’envoyer le traître, sous unprétexte quelconque, dit sir James Nively. Je m’en charge, il nemontrera plus à personne le chemin du toit.
Sir George Stowe tira sa montre, il était septheures.
– Allons dîner, dit-il.
Et il se leva et sir James Nively lesuivit.
Ils dînèrent au club ; puis ils sortirentà pied.
– Lumière, dit sir James, jerentre chez moi, tu peux m’envoyer John.
– Avant de nous séparer, dit sir George,apprends-moi quels ordres tu as donnés concernant cet imbéciled’Arthur Newil.
– J’ai pris des renseignements sur lui cematin. Sir Arthur a une maîtresse.
– Où cela ?
– Dans White-Chapel. Quand je dis qu’il aune maîtresse, je le suppose. Tout ce que je sais, c’est que chaquesoir, en quittant les bureaux de l’amirauté il se rend dans cetaffreux quartier.
On le suivra ce soir, si la chose n’est faitedéjà, et il sera étranglé à l’angle d’une rue.
– C’est bien, dit froidement sir GeorgeStowe.
Il serra la main de son mystérieux lieutenant,et ils se séparèrent.
Et George Stowe rentra chez lui.
John, son unique valet, prévenu que son maîtrerentrerait s’habiller de bonne heure, attendait sur sa banquette,dans l’antichambre.
L’Anglo-Indien ne fronça pas le sourcil, nelaissa percer sur son visage aucune irritation et se borna à direau valet qui l’avait trahi :
– John, je viens de perdre cent guinéescontre le baronnet sir James Nively. Le connais-tu ?
– Oui, Votre Honneur.
– Le baronnet demeure dansSaint-James-Square. Tu vas aller lui porter les cent guinées. Lesdettes de jeu se payent sur-le-champ.
En même temps l’Anglo-Indien entra dans unpetit salon qui se trouvait au rez-de-chaussée, ouvrit unsecrétaire, y prit un portefeuille et en tira une banknote de centguinées.
Puis il l’enferma dans une enveloppe et latendit à John.
John la prit et s’en alla ne se doutant pas,le malheureux ! que c’était son arrêt de mort qu’ilportait…
John parti, sir Georges Stowe monta dans sachambre et se mit en devoir de procéder à sa toilette du soir.
Mais à peine commençait-il, qu’un violent coupde sonnette se fit entendre.
Une main fiévreuse, agitée, féminine sansdoute, avait tiré le cordon.
Sir George Stowe qui s’était déjà enveloppédans une ample robe de chambre à ramages, descendit ouvrir.
Puis, la porte ouverte, il recula étonné et leflambeau qu’il tenait échappa à sa main.
Une jeune femme drapée dans un grand manteauétait sur le seuil.
C’était miss Cécilia.
– Vous, miss, vous ! dit sir GeorgeStowe.
– Moi, dit-elle.
Et elle entra dans le jardin rempli d’ombre etde mystère depuis que le flambeau s’était éteint.
Sir George voulut la prendre par la main.
Elle le repoussa et lui dit d’une voix émue,mais dans laquelle perçait, néanmoins, un accent d’une énergieindomptable :
– Je viens rendre visite au petit poissonrouge qu’habite l’âme de votre père.
Et elle marcha résolument vers la maison,tandis que sir George Stowe demeurait cloué au sol et commepétrifié…
Pendant un moment, sir George Stowe futtellement bouleversé, qu’il se demanda s’il n’était pas le jouetd’une illusion.
Mais miss Cécilia s’était dirigée vers levestibule dans lequel brûlait une petite lampe suspendue auplafond.
Là, elle s’arrêta, et se débarrassa de sonmanteau.
Puis, elle attendit que sir George Stowevoulût bien la rejoindre.
Enfin, celui-ci fit un violent effort, assezsemblable à celui d’un homme qui s’arrache à un cauchemar, et ilfit quelques pas vers Cécilia.
La jeune fille s’était assise sur cettebanquette qui, chaque nuit, servait de lit à John.
Pendant les quelques secondes qui venaient des’écouler, sir George Stowe avait eu le temps de reprendre sonsang-froid.
Il eut même la force de ramener un sourire surses lèvres.
Le sourire de l’homme heureux.
– Chère et excentrique Cécilia, dit-il envenant à elle et en voulant de nouveau lui prendre les mains, vousvoyez un homme qui croit rêver.
– Monsieur, lui dit Cécilia, je vienspour avoir avec vous une explication.
Sir George Stowe avait rallumé son flambeau àla lampe du vestibule.
Il ouvrit la porte du petit salon qui setrouvait au rez-de-chaussée.
Puis, il s’effaça pour laisser passer missCécilia.
La jeune fille entra et s’assit.
Sir George Stowe demeura debout devantelle.
Elle attachait sur lui un regardfroid :
– Je vous aimais, il y a deux heuresencore, dit-elle.
Une pâleur nerveuse se répandit sur le visagedu gentleman.
Et chose bizarre ! cette pâleur touchamiss Cécilia. Sa voix fut moins brève, son accent plus doux.
– Sir George, dit-elle, où êtes-vousici ?
– À Londres, miss.
– Quelle est votre religion ?
Cette question directe le trouvaimpassible :
– Miss, répondit-il, mon père étaitIndien, ma mère était Anglaise. À vous dire vrai, je n’ai jamaisoccupé mon esprit de choses religieuses.
– Alors vous ne croyez pas au dieuWichnou ?
– Peuh ! fit l’Anglo-Indien.
– Croyez-vous au Christ ?
– Je ne sais pas, dit-il avec une naïvetéqui lui ramena Cécilia un moment.
– C’est-à-dire que vous n’avez pas dereligion ?…
Sir George Stowe, en répondant avec lenteur etse laissant adresser une question après l’autre, avait eu le tempsde se remettre complètement sur la défensive et de préparer unpetit thème.
– Miss Cécilia, dit-il, je vous aime, etl’amour que vous m’inspirez est assez grand pour que j’ose vousdire toute la vérité et vous raconter mon histoire.
Miss Cécilia ne demandait pas mieux que devoir sir George Stowe se disculper :
– Je vous écoute, dit-elle.
– Je vous l’ai dit, reprit-il, mon pèreétait Indien, ma mère était Anglaise.
Dans ma jeunesse, on m’a initié au culteindou. J’ai adoré tous les dieux possibles, sans trop de ferveur dureste.
Tandis que mon père me racontait lesincarnations de Wichnou, ma mère me conduisait au temple. Ilrésulte de tout cela que je ne suis ni chrétien, ni sectateur deWichnou.
Je ne crois pas, parce qu’on ne m’a rienappris. Qu’un ministre du Dieu que vous adorez me prêche la paroledivine, et je me ferai chrétien.
– Vrai ? dit miss Cécilia.
– Vous savez bien que je vous aime,dit-il, évitant ainsi de faire un serment.
– Mais enfin, vous avez chez vous unepagode ?
– Oui, dit-il franchement.
– Et dans cette pagode un poisson.
Il eut la force de sourireaffirmativement.
– Ce poisson, croyez-vous, renferme l’âmede votre père ?
– Mais non, dit sir George Stowe.
Miss Cécilia respira.
Et continuant à sourire, sir George Stowe luidit :
– J’obéis, je l’avoue, à une superstitionindienne. Dans chaque maison, sous chaque toit, se trouve unpoisson pêché dans le Gange, c’est notre grillon du foyer, ànous.
– Mais vous ne l’adorez pas ?
– Ah ! miss, fit le gentleman avecun accent de reproche.
Miss Cécilia se leva, puis le regardantfixement :
– Ainsi vous changeriez dereligion ?
– Certainement.
– Si je vous accordais ma main, vousm’épouseriez à l’église cathédrale de Londres ?
– Mais sans doute…
Et sir George Stowe avait su donner à saphysionomie une expression de franchise et de naïveté qui opéraitun changement complet dans le sentiment de miss Cécilia.
– Mais enfin, dit-il en souriant, commentavez-vous su tout cela ?
À cette question, miss Céciliatressaillit.
Elle avait oublié, – elle se souvint.
– Sir George, dit-elle, connaissez-voussir Ralph Ounderby ?
– Non, dit-il.
Et son visage, tant cet homme était maître delui, n’exprima qu’un étonnement naïf.
– Sir Ralph, poursuivit miss Cécilia, ademandé ma main, il y a deux ans.
Le gentleman fronça un peu le sourcil.
– Eh bien ? fit-il en regardant missCécilia.
– Sir Ralph savait que vous m’aimiez… sajalousie l’a rendu curieux…
– Et c’est lui qui vous a raconté…
– Non pas à moi, mais à un ami qui me l’arapporté…
– Eh bien ! je l’inviterai à maconversion, dit en riant sir George Stowe.
Miss Cécilia le regardait et sedisait :
– Il est impossible que cet homme memente ainsi. C’est la première fois qu’il entend parler de sirRalph Ounderby.
Cependant, elle reprit.
– Sir Ralph n’assistera plus à rien.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est mort la nuitdernière.
– Ah !
Et, dans cette exclamation, sir George Stowemit un tel accent de surprise, que miss Cécilia ne douta plus.
Elle tendit vivement la main à celui qu’elleaimait, et lui dit d’une voix émue :
– Oh ! j’ai été folle…pardonnez-moi…
– Que voulez-vous dire ?
– Rien…
– Cécilia !…
Et il joignit les mains et la regarda d’un airsuppliant.
– Eh bien ! dit-elle, pendantquelques heures, je vous ai haï, méprisé.
– Moi ?
– Je vous ai accusé de la mort de sirRalph !
Sir George leva la main et ditgravement :
– Je vous jure, miss Cécilia, que je suisinnocent de cette mort.
– C’est bien, dit-elle, je vous crois… etje serai votre femme !
Et elle s’enfuit à travers le jardin, dont sirGeorge Stowe avait laissé la porte ouverte.
Elle était déjà loin, que l’Anglo-indienpassait encore la main sur son front et se remettait lentement del’émotion qu’il avait éprouvée.
– Ouf ! dit-il enfin, je reviens deloin… mais Arthur Newil me payera cher son intempérance delangue !
Et comme il faisait ce serment de mort, unhomme se précipita dans le petit salon en s’écriant :
– Lumière, la déesse Kâli esttrahie ! Gipsy la bohémienne a un amant !
*
**
Sir Arthur Newil avec lequel nous allons faireplus ample connaissance était un jeune homme de vingt-cinq ouvingt-six ans, résumant en sa personne le type le plus pur, commedistinction et comme beauté, de l’aristocratie anglaise.
Ses cheveux châtains, ses yeux bleus, sonteint d’une blancheur désespérante, son pied cambré, sa tailleélégante devaient faire l’admiration de toutes les misssentimentales de Londres.
Mais sir Arthur Newil ne voulait pas semarier.
Les uns attribuaient cette résolution auviolent chagrin qu’il avait éprouvé d’être refusé par sa cousinemiss Cécilia.
Les autres prétendaient que sir Arthur,n’ayant qu’une fortune médiocre, attendait qu’une héritièrefabuleuse lui tombât du ciel ou des Indes avec des millions.
D’autres encore, et c’était le plus petitnombre du reste, ajoutaient que sir Arthur Newil avait un amourmystérieux.
En effet, depuis deux années environ, leshabitudes du jeune gentleman s’étaient singulièrement modifiées auxyeux de ses amis.
On le voyait rarement au club, plus rarementencore au théâtre.
Il ne prenait plus le thé chez personne.
À partir de six heures du soir, moment où sirArthur Newil quittait son bureau de l’amirauté, jusqu’au lendemainmidi, on n’entendait plus parler de lui, et on eût dit que,possesseur d’un nouvel anneau de Gygès, il devenait invisible.
Où allait-il ?
On savait que sir Arthur Newil logeait dansPiccadilly et qu’il y occupait un appartement convenable audeuxième étage.
Mais ceux que la vie cachée du gentleman avaitlongtemps intrigués, s’étaient vainement promenés sous sesfenêtres, toujours closes, toujours sans lumière.
Donc, à partir de six heures du soir, quedevenait sir Arthur ?
C’était un mystère que nous allons essayer depénétrer.
Sir Arthur Newil gagnait le bord de la Tamise,entrait dans un quartier populeux, tournait et retournait plusieursfois sur lui-même, comme s’il eût craint d’être suivi, puisfinissait par s’arrêter devant une petite maison d’apparencehonnête et bourgeoise, qui n’avait qu’un premier étage et dont lesvolets étaient clos dès l’entrée de la nuit.
Sir Arthur tirait alors une clé de sa poche,ce qui prouvait qu’il était chez lui, et s’introduisait dans lamaison. Presque toujours, au bruit que faisait la porte en larefermant, une femme d’un âge mûr, et d’un certain embonpoint,paraissait avec empressement, au fond du petit vestibule, sur lapremière marche de l’escalier qui conduisait au sous-sol,c’est-à-dire à la cuisine.
Cette femme, qui avait l’air d’unegouvernante, et qu’on nommait mistress Barclay, saluait sir ArthurNewil du nom de monsieur William.
C’était donc une preuve que sir Arthur nevoulait pas être connu sous son véritable nom et sa qualité degentleman, car, sans cela, on l’eût appelé « sirWilliam ».
Cependant, à sa façon d’entrer, de direbonjour à la bonne femme, et d’accrocher son coachman et sonchapeau dans le vestibule, on devinait qu’il était le maître decéans.
En effet, sir Arthur ouvrait une porte àgauche, et pénétrait dans une petite salle à manger où la tableétait dressée et ne supportait qu’un seul couvert.
Sir Arthur se mettait à table et dînait, commetout bon Anglais de la classe moyenne, d’un morceau de rosbeefaccompagné de pommes de terre bouillies, d’une tranche de pudding,et d’une brise de fromage de Chester.
Le tout arrosé d’une pinte de pale-ale ou devieux porter.
Quelquefois même, il ajoutait à sa pinte debière un verre de porter.
Cela fait, il quittait son habit, endossaitune robe de chambre, se mettait à fumer, et passait dans un petitcabinet attenant à la salle à manger.
Quelques livres surchargeaient une table detravail, mêlés à des compas, une boussole et différents instrumentsde marine.
Sir Arthur Newil se mettait à travailler.
Était-ce un savant à la recherche de quelquegrand problème ?
Et quand la jeunesse dorée dont il faisaitpartie le croyait abandonné à des voluptés infinies, soutenait-ilavec cet inconnu qu’on appelle le champ des découvertes la luttepatiente de l’homme de science ?
À dix heures du soir environ, madame Barclayapportait à M. William une tasse de thé.
Puis, elle lui souhaitait le bonsoir etgagnait sa chambre.
À partir de ce moment, sir Arthur Newil netravaillait plus, ou, s’il le faisait, c’était d’une façondistraite, irrégulière.
Il tressaillait au moindre bruit, se levaitsouvent et s’approchait de la fenêtre, puis il prêtaitl’oreille…
La rue était calme, solitaire, habitée par debons bourgeois qui se couchaient tôt et se levaient matin.
Puis, enfin, quelquefois un peu avant minuit,quelquefois après, car l’heure était toujours indécise, on frappaitun léger coup aux volets.
Alors sir Arthur éteignait sa lampe, sortaitprécipitamment, et une clé tournait dans la serrure avant qu’il fûtau bout du vestibule.
Puis la porte se refermait et deux brasparfumés s’arrondissaient autour de son col, deux lèvres humides etfraîches rencontraient ses lèvres, et une voix si douce que l’oneût dit une musique céleste, lui murmurait à l’oreille :
– Ah ! mon cher bien-aimé… j’ai cruque le temps s’était arrêté et que les heures ne marchaientplus.
Et William, c’est-à-dire sir Arthur, prenaitdans ses bras cette visiteuse nocturne et l’emportait dans lecabinet maintenant plongé dans les ténèbres, et c’était descaresses sans nombre, des mots et des serments d’amour et uneivresse de bonheur plus facile à imaginer qu’à décrire.
Puis enfin, un peu avant le jour, à cetteheure silencieuse où les balayeurs se rendent à leur travail, lavisiteuse s’arrachait des bras de sir Arthur Newil, et se sauvaiten lui disant :
« À demain. »
**
*
Or, il y avait deux années que cela durait etque chaque soir sir Arthur Newil devenait monsieur William, unpauvre commis qui avait une bonne place et vivait modestement,grâce à l’économie de mistress Barclay, sa gouvernante.
Cette dernière n’avait jamais vu lamystérieuse visiteuse.
Elle ne se doutait même pas de sonexistence.
Quelquefois, cependant, sir Arthur Newil étaitobligé de dormir en ville, ou d’aller à un bal, ou encore deremonter au théâtre.
Alors, il annonçait à mistress Barclay que sonpatron, un riche banquier, lui faisait l’honneur de le retenir à satable.
Et mistress Barclay, satisfaite de cetteexplication, disait dans tout le quartier que monsieur Williamétait un jeune homme bien rangé et bien studieux.
Or, la veille du jour où nous l’avons vu venirchez miss Cécilia et lui dire qu’elle ne pouvait pas épouser sirGeorge Stowe, le gentleman sir Arthur Newil avait, chose rare, dînéau club, et c’était là que, dans la soirée, il avait rencontré sirRalph Ounderby et le capitaine de cipayes Nively.
Cette même nuit, du reste, avait été fécondeen événements.
À la suite du combat de chiens, Rocambole etNoël avaient suivi sir George Stowe dans le Wapping.
Cette nuit-là aussi, l’Irlandaise avaitraconté aux buveurs de la taverne du Roi George l’histoiredes six favoris de Gipsy la bohémienne.
Enfin, Rocambole avait offert sa main à Gipsy,et Gipsy comme nous l’avons vu, l’avait emmené chez elle.
Cette nuit-là, enfin, sir Arthur Newil,redevenu monsieur William, attendait depuis longtemps…
Et la visiteuse ne venait pas !
Deux heures du matin, puis trois avaient sonnéà Saint-Paul, mais aucun coup n’avait été frappé aux volets.
Sir Arthur était en proie à la plus viveagitation.
Enfin une clé tourna dans la serrure.
Sir Arthur se précipita avec un telempressement qu’il ne songea point à éteindre la lampe.
En même temps il se trouva en présence d’unpetit jeune homme vêtu d’une vareuse, coiffé d’un chapeau ciré.
À première vue, on aurait dit un mousse dedouze à treize ans.
Mais le chapeau ciré tomba et la luxuriantechevelure blonde de Gipsy la bohémienne se répandit sur ses épaulespareille à un fleuve d’or.
Avant d’aller plus loin, disons comments’était formée la liaison de Gipsy la bohémienne avec sir ArthurNewil.
Cette histoire remontait a deux ans.
Depuis que miss Cécilia avait refusé la mainde son cousin, ce dernier était en proie à une mélancolieprofonde.
Il aimait miss Cécilia, et le refus dont ilétait l’objet, en brisant son cœur, faisait cruellement souffrirson amour-propre.
Il craignait d’être accusé d’avoir vouluspéculer sur la grande fortune de sa cousine, – alors que son amourseul était en jeu.
Sir Arthur Newil avait demandé un congé etfait un voyage en France.
Mais ce voyage, loin de le guérir, avait, aucontraire, irrité sa douleur.
Pour éteindre cet amour malheureux, il fallaitun autre amour.
Le gentleman était donc revenu à Londres plusdésespéré que jamais, lorsque le hasard vint jeter une pâturenouvelle à son cœur endolori.
Un soir, un peu avant la nuit, sir Arthur, quierrait souvent, ainsi qu’une âme en peine, dans les quartiers lesplus solitaires de Londres, sir Arthur, disons-nous, se trouva dansWhite-Chapel, à l’entrée d’un cimetière dont les portes étaientouvertes.
C’était un humble cimetière où ne reposaientpoint les puissants de la terre.
Nulle tombe fastueuse, nulle colonne de marbreportant une inscription emphatique en lettres d’or. À peine çà etlà une croix de bois, avec une légende à la craie, à demi effacéepar les pluies.
La plupart du temps, un tertre de gazon,monticule banal qui disait qu’un être vulgaire reposaitau-dessous.
Sir Arthur Newil entra dans le cimetière, auhasard, en désœuvré, allant droit devant lui, comme un homme dontl’esprit mène le corps.
Le cimetière paraissait désert.
Néanmoins, dans un coin, il aperçut une formenoire.
C’était une femme agenouillée sur unetombe.
Sir Arthur s’approcha.
La femme qui était vêtue de noir, se leva,effarée.
Le gentleman demeura ébloui.
Cependant cette femme, cette jeune filleplutôt, car elle avait à peine dix-sept ans, avait le visage inondéde larmes.
Mais avez-vous vu une vallée verte, auprintemps, après une heure de pluie, quand le soleilreparaît ?
Comme elle est souriante et belle, au traversde ces larmes du ciel qui la couvrent et se sont aussitôt changéesen perles !
Ainsi était la jeune fille.
Miss Cécilia, qui remplissait le souvenir etle cœur de sir Arthur Newil, était laide auprès d’elle.
Sir Arthur demeurait immobile et lacontemplait avec une sorte d’extase.
La jeune fille étouffa un cri.
D’abord elle voulut fuir ; puis, seravisant, elle dit à sir Arthur, d’une voix si agitée, si émue,qu’on aurait pu la croire folle :
– Monsieur… monsieur… est-ce que vous meconnaissez ?
– C’est la première fois que j’ail’honneur de vous voir, mademoiselle, répondit sir Arthur.
Sans doute que l’accent de franchise et labelle et noble figure de sir Arthur Newil avaient inspiré à lajeune fille une confiance subite, car elle lui prit vivement lamain et lui dit :
– Monsieur, si je vous fais une prière,me refuserez-vous ?
– Parlez, dit-il ému.
– Si jamais vous me rencontrez… ailleurs…si on vous dit mon nom… promettez-moi de ne dire à personne quevous m’avez rencontrée ici ?
– Je vous le jure.
– Merci, monsieur, dit-elle.
Et elle s’enfuit.
Elle était loin déjà que sir Arthur étaitencore au bord de cette tombe inconnue, sans inscription et sanscroix, muet, oppressé, et comme si cet événement si simple eût dûavoir une influence extraordinaire sur le reste de sa vie.
Quand il sortit du cimetière, il erravainement le reste de la soirée dans les rues voisines.
La jeune fille avait disparu.
Le lendemain et les jours suivants sir ArthurNewil fut aussi sombre, aussi préoccupé qu’à l’ordinaire.
Seulement peut-être songea-t-il moins à missCécilia.
C’était maintenant cette jeune fille dupeuple, – car sa robe de deuil était une robe de laine, – quioccupait son esprit et remplissait peut-être déjà son cœur.
Au bout de trois jours, à la même heure, sirArthur retourna à ce cimetière dans lequel il avait rencontré cettejeune fille.
Elle n’y était pas.
Il y retourna le lendemain et les jourssuivants.
Peine inutile !
Enfin, un soir, il tressaillit et poussa uncri de joie.
L’empreinte toute fraîche d’un petit pied setrouvait au bord de la tombe.
C’était une preuve qu’elle étaitvenue.
Alors sir Arthur alla trouver le fossoyeur quilogeait à l’entrée du cimetière.
À Londres, tout se paye, et on obtient toutavec de l’argent.
Sir Arthur mit une guinée dans la main dufossoyeur et lui demanda quelle était cette tombe sur laquelle ilavait vu prier la jeune fille.
Le fossoyeur lui raconta une étrangehistoire.
Un soir, il y avait six mois, une jeune filletout en larmes s’était présentée chez le presbytérien et avaitdemandé à l’entretenir en secret.
Au bout d’une demi-heure, le presbytérien, quiétait un bon et digne vieillard, était sorti avec elle et l’avaitemmené, lui, le fossoyeur.
Ils étaient montés tous les trois dans unevoiture.
Puis la voiture avait roulé longtemps, étaitsortie de Londres, s’était arrêtée dans la campagne, à l’entréed’un vallon désert.
Dans ce vallon, il y avait un enclos aux mursdélabrés et envahis par le lierre.
Dans l’enclos, la terre était amoncelée etrenflée par places.
C’était un cimetière, le cimetière desbohémiens.
La jeune fille avait conduit le presbytériensur une tombe, et lui avait dit :
– C’est là !
Alors le fossoyeur avait aidé le prêtre, et leprêtre avait assisté le fossoyeur.
La terre encore fraîche avait été remuée et lecercueil retiré de la fosse.
Puis, sur la prière de la jeune fille, onavait comblé la fosse, de façon à dissimuler le rapt ducercueil.
Après quoi le fossoyeur et le vieillardavaient chargé la bière sur leurs épaules, l’avaient portée dans lavoiture et transportée ainsi dans ce cimetière où sir Arthur Newilse trouvait.
Le fossoyeur ajouta que la jeune fille étaitsi pauvre sans doute, qu’elle n’avait pu faire mettre une croix surla tombe.
Mais le prêtre avait béni le cercueil, etl’inconnu, homme ou femme, – le fossoyeur n’en savait rien, –reposait en terre sainte.
Enfin, comme dernier renseignement, sir Arthurrecueillit celui-ci.
La jeune fille venait, en moyenne une fois parsemaine, prier sur cette tombe et toujours elle pleuraitabondamment.
Mais elle ne venait jamais à la même heure nile même jour, comme si elle eût craint d’être suivie.
Sir Arthur donna deux autres guinées aufossoyeur et lui fit placer une belle croix de fer sur le tertregazonné.
Puis il revint le lendemain et accrocha unecouronne d’immortelles à la croix.
Il revint le surlendemain et les jourssuivants.
Enfin, un soir, il poussa un nouveau cri dejoie.
À côté de sa couronne, il y en avait uneautre.
La jeune fille était donc revenue.
Et comme il sortait du cimetière, sir ArthurNewil se trouva face à face avec elle.
Et, elle aussi, elle jeta un cri et lui pritvivement la main :
– Oh ! c’est vous, n’est-cepas ? c’est vous, dit-elle.
Sir Arthur rougit et balbutia quelques motsinintelligibles.
Elle reprit avec une émotioncroissante :
– Merci, monsieur, Dieu vousbénira !
Puis elle s’agenouilla sur la tombe et sirArthur l’imita.
Quand elle eut prié dans une langue inconnue àsir Arthur, la jeune fille se leva et dit au jeune homme :
– Mon Dieu ! sommes-nous bienseuls ?
– Voyez, dit-il.
Le cimetière était court.
– Ah ! si l’on vous voyait ici… Sion me reconnaissait, dit-elle avec un accent d’effroi.
– Eh bien ? reprit-il, n’est-on paslibre de pleurer ceux qu’on aime ?
– Pas toujours, fit-elle avec un accentétrange.
Et elle ajouta :
– Adieu, monsieur, merci !…
Puis elle s’éloigna brusquement.
Mais cette fois, sir Arthur la suivit.
La jeune fille marchait d’un pas rapide, sansdétourner la tête.
La nuit était venue.
Mais c’était l’heure douteuse où le peuple deLondres n’a pas encore quitté ses ateliers, où le gaz n’est pasallumé, où les rues conservent un reste de clarté qui permet devoir à se conduire sans distinguer nettement les objets.
Sur sa robe de laine noire, la jeune filleavait une sorte de manteau à capuchon.
Ce capuchon, elle l’avait ramené sur sesyeux.
On voyait bien qu’elle ne voulait pas êtrereconnue.
Sir Arthur Newil fut obligé de hâter le paspour ne pas la perdre de vue, car elle semblait vouloir lui faireperdre ses traces, dans ce dédale de petites rues sales ettortueuses de White-Chapel.
Enfin il la rejoignait et, d’une voixtremblante :
– Mademoiselle… dit-il.
Elle se retourna et lui ditvivement :
– Ah ! monsieur, vous m’avez suivie…c’est mal… c’est bien mal…
Mais ce reproche était tempéré par l’émotionde la voix et la douceur de son regard humide de larmes.
– Mademoiselle, balbutia sir Arthur,est-ce donc un crime de se sentir entraîné vers ceux quisouffrent ?… car vous avez certainement un grand chagrin… etle fossoyeur m’a dit…
À ces paroles de sir Arthur, elle s’arrêtatout net.
Puis, jetant encore autour d’elle ce regard degrisette effarouchée que sir Arthur Newil avait déjàsurpris :
– Oh ! j’ai peur, dit-elle.
– Prenez mon bras, dit sir Arthur, c’estcelui d’un loyal gentleman ; tant que votre main sera dans lamienne, il ne vous arrivera rien.
– Oh ! je vous crois, dit-elle.
Et elle regardait ce beau visage, oùbrillaient d’un pur éclat la franchise et le dévouement.
Et peut-être, elle aussi, éprouva-t-elle unede ces sensations rapides, étincelles électriques qui se dégagenttout à coup au contact de deux âmes étrangères l’une à l’autrejusque-là, et qui se reconnaissent pour sœurs.
– Vous avez parlé au fossoyeur, dit-elletremblant toujours, mais lui abandonnant sa main qu’il plaça surson bras.
– Je vous l’avoue… pardonnez-le-moi…
– Il vous a tout dit ?
– Ce qu’il savait du moins.
– Monsieur, dit-elle toujours émue,marchons, descendons vers la Tamise… là nous ne rencontreronspersonne qui puisse me reconnaître, car je cours un grand danger…mais vous avez été si bon… vous me paraissez si loyal… que je veuxtout vous dire… Je suis seule au monde et vous venez de me voiragenouillée sur la tombe du dernier être qui m’ait aimée.
Sa voix se raffermissait par degrés.
Ils arrivèrent ainsi du côté de larivière.
Là, personne ne fit attention à eux, carl’obscurité était plus grande encore que dans White-Chapel.
Alors la jeune fille reprit :
– Celui que je pleure est l’homme qui m’aélevée. Comme moi, il appartenait ostensiblement à une autrereligion.
Elle évita de prononcer le mot debohémiens.
Mais comme moi, poursuivit-elle, il étaitchrétien en secret.
C’est pour cela que de nuit, confié à ladiscrétion d’un ministre du Christ, j’ai fait transporter en terresainte mon pauvre Faro.
Or, monsieur, acheva-t-elle, tandis que savoix se reprenait à trembler, si ceux de ma secte le savaient, ceserait un grand scandale, et je serais perdue peut-être…
– Je vous comprends, dit sir Arthur, maisvous avez ma parole, je serai muet comme cette tombe sur laquelleje vous ai vue pour la première fois.
– Merci, je vous crois, dit-elle. Etmaintenant, monsieur, oubliez la pauvre fille… nous ne sommes pasfaits pour nous revoir…
Elle prononçait ces paroles comme ilspassaient devant une boutique ouverte.
Un rayon de lumière frappa alors le visage desir Arthur Newil.
La jeune fille jeta un cri.
Sir Arthur avait pâli subitement et la viesemblait se retirer de son visage et abandonner son corps.
Elle sentit qu’il chancelait.
En même temps ses lèvres balbutièrent ces motscomme un adieu suprême.
– Oh ! si vous saviez combien jevous aime ?…
Elle s’était appuyée sur son bras et c’était àelle maintenant à le soutenir, car il chancelait.
– Ô mon Dieu ! murmura-t-elle.
Et sans doute que son cœur battit tout à coupà l’unisson de celui de sir Arthur Newil, car elle luidit :
– Eh bien ! dans trois jours… ici… àla même heure.
Et elle quitta brusquement son bras et prit lafuite.
Sir Arthur Newil entra chez lui avec leparadis dans le cœur.
Miss Cécilia avait disparu de sonsouvenir.
Il aimait avec passion, avec délire, cetteinconnue qu’il avait vu pleurer sur la tombe.
Les trois jours qui suivirent eurent pour luila longueur d’un siècle.
Enfin l’heure bénie arriva.
La jeune fille était au rendez-vous.
Il pleuvait, le bord de la Tamise étaitdésert.
Mais qu’est-ce que la pluie et les intempériesdes saisons pour les amoureux ?
Elle lui abandonna sa main, et comme il lacouvrait de baisers, elle ne la retira point.
Puis le regardant, comme s’il eût voulu queson regard pénétrât jusqu’au fond de son âme.
– Écoutez-moi, dit-elle. Je ne sais pasvotre nom… Et cependant j’ai foi en vous comme en Dieu… Seule aumonde, personne ne m’aime… et jusqu’à présent, je n’aimais pluspersonne… Eh bien ! depuis trois jours je compte les heures,les minutes… et cependant je ne sais pas même votre nom…
Sir Arthur fut héroïque.
– Voulez-vous m’épouser ?dit-il.
Mais ces paroles eurent un tout autre effetque celui qu’il en attendait sans doute.
– Jamais ! dit-elle avec un accentd’épouvante indicible.
Et il la vit pâlir et trembler, et elle voulutde nouveau prendre la fuite.
Mais il la retint et lui dit :
– Quelle femme étrange êtes-vousdonc ?
– Vous épouser ? répéta-t-elle d’unevoix égarée… mais c’est la mort pour vous… la mort pour moi,peut-être…
– Que voulez-vous dire ?
Elle fit un violent effort sur elle-même etretrouva un calme momentané :
– Écoutez-moi, dit-elle. Vous m’aimez… etje vous aime… À partir de cette heure, une mort épouvantable planeinvisible sur nous. Il en est temps encore, fuyez-moi… ne nousrevoyons jamais…
– Et si je brave cette mort qui nousmenace, dit sir Arthur, la braverez-vous aussi ?
Elle se jeta à son cou :
– Oui, dit-elle.
Puis elle le quitta encore en luidisant :
– À demain !
Le lendemain, la jeune fille était calme,froide, énergique :
– Mon bien-aimé, dit-elle à sir Arthur,si je consens à vous aimer, ce sera à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que vous ne chercherez jamais àsavoir pourquoi notre amour est une menace permanente de mort pournous.
– Je vous le jure.
– Que je m’appellerai pour vous Anna, etque vous n’essayerez ni de savoir mon vrai nom, ni de pénétrer lemystère de ma vie.
– Soit, dit-il. Je vous le prometsencore.
– Enfin, que vous ne retournerez ni aucimetière, ni dans White-Chapel, ni dans le Wapping.
– Où vous verrai-je donc ?
– Où demeurez-vous ?
– Dans Piccadilly.
– C’est un quartier trop brillant.Cherchez dans quelque rue honnête et solitaire une petite maison.Louez-la sous un autre nom que le vôtre. J’irai vous y voir…
– Souvent ? dit-il avec un accent deprière.
– Le plus souvent que je le pourrai…
**
*
Et c’était ainsi que Gipsy la bohémienne étaitdepuis deux années, sous le nom d’Anna, aimée avec passion de sirArthur Newil.
Sir Arthur était un parfait gentleman. Ilavait tenu toutes ses promesses ; il n’avait pas cherché àpénétrer le mystère dont s’entourait Gipsy.
Mais il avait foi en elle, – une foi absolue,aveugle, sans limites.
Si elle lui avait dit : « Je suis unange du ciel qui descend chaque fois sur la terre par amour pourtoi, » il l’aurait cru.
Tel était le secret de l’existence cachée,impénétrable de sir Arthur, au moment où commence notre récit et oùnous voyons Gipsy la bohémienne, sous les habits d’un mousse,pénétrer dans cette maison dont elle avait une clé et dont les mursavaient tant de fois servi de théâtre à leurs amours.
Sir Arthur Newil contemplait donc la jeunefille habillée en homme, avec ravissement.
– Enfin, murmurait-il, enfin tevoilà !
– Oui, dit-elle.
Et lui sautant au cou, elle lui dit d’une voixjoyeuse :
– Oh ! si tu savais !…
– Quoi donc ?
– Mon bien-aimé, reprit-elle, je croisque le danger qui nous menace tire à sa fin.
– Que veux-tu dire ?
– Je te dirai tout quand nous n’auronsplus rien à craindre, qu’il te suffise de savoir qu’il y a dansLondres des hommes qui ont juré ma mort si je venais à aimer, et lamort de l’homme que j’aimerais…
– Eh bien ?
– Eh bien ! j’ai trouvé unprotecteur… un homme qui me défendra… qui nous protégera toi etmoi !
Sir Arthur fut froissé dans sonorgueil :
– Ne pouvais-je donc pas te protéger,moi ?
– Non, dit-elle.
Elle prononça ce mot avec une telle convictionque sir Arthur baissa la tête.
– Je te crois, dit-il.
– Tu ne me verras demain encore que forttard, dit-elle.
Il avait l’habitude de ne jamais laquestionner ; cependant, une pensée vertigineuse traversa soncerveau :
– Anna, dit-il, sais-tu qu’il est desheures où la folie me gagne ?
– Pourquoi ? fit-elleingénument.
– Je suis jaloux.
Mais elle eut un éclat de rire si haut, sinet, si joyeux qu’il se sentit rougir.
Et elle entoura de nouveau son cou de ses deuxbras, et, collant ses lèvres sur les siennes :
– Ô fou, dit-elle, si je te jure surcette tombe où tu m’as vue pour la première fois, que jamais leslèvres d’un homme n’ont effleuré mes lèvres ; mecroiras-tu ?
– Je n’ai pas besoin de ce serment pourte croire, dit-il.
– Eh bien je te le fais néanmoins.
Il la prit dans ses bras et la porta sur uneottomane qui se trouvait auprès de sa table de travail.
Puis s’agenouillant devant elle :
– Mon ange du ciel, lui dit-il, si cedanger mystérieux qui nous menace cesse d’exister, consentiras-tu àdevenir ma femme ?
Elle ne jeta point un cri de joie ; sesyeux ne brillèrent point de plaisir.
Tout au contraire, une profonde tristesse serépandit sur son visage :
– Je ne suis pas digne de toi,dit-elle.
– Oh ! fit-il, protestant d’un gesteénergique.
– Tu ne sais pas qui je suis,reprit-elle.
– Que m’importe ! je t’aime…
– Écoute, reprit-elle, j’ai vécu papillonau milieu de hideux insectes ; aussi pure que l’azur du ciel,j’ai passé mon enfance parmi des êtres abjects ; rayon desoleil, j’ai brillé sur la boue.
Si je m’appelais un jour lady Newil, un hommequelconque me montrerait du doigt et prononcerait mon vrai nom.
– Mais qui donc es-tu ?
– Une femme qui n’a jamais aimé que toi,dit-elle. Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?
– Tu as raison, répondit-il.
Et il baissa la tête, et une larme roula surson visage.
Gipsy l’essuya d’un baiser.
– Peut-être, dit-elle, sauras-tu tout unjour.
Il la regarda et ne dit mot.
Il se souvenait de son serment.
Une lutte parut s’engager dans l’âme de lajeune fille.
– Je ne suis pourtant pas une fille dupeuple, dit-elle. Vois mes mains… regarde-moi…
– Tu es une fille de reine, dit-il avecenthousiasme.
– Non dit-elle, mais ma mère était unegrande dame.
– Ta mère !
– Oui, murmura Gipsy, et elle est morte…et j’ai causé sa mort…
Puis, comme si elle eût regretté cecommencement d’aveu, elle se leva :
– Adieu, dit-elle, à demain…
Ils échangèrent un long baiser, et ellepartit, sans qu’il cherchât à la retenir.
**
*
Le lendemain, M. William revint comme àl’ordinaire à la petite maison, entra seul et se mit àtravailler.
À dix heures, mistress Barclay lui apporta sonthé, le plaça sur la table ; mais au lieu de se retirer, elledemeura dans une attitude embarrassée.
Évidemment, elle avait quelque chose à dire àM. William et ne l’osait.
– Qu’est-ce donc, chère madameBarclay ? demanda sir Arthur Newil un peu étonné.
– C’est que, monsieur William, je ne saissi je dois… je n’ose… balbutia la bonne femme embarrassée.
– Dites toujours, madame Barclay.
– Votre Honneur m’excusera… mais…
C’était la première fois que mistress Barclayl’appelait Votre Honneur, ce qui était une preuve qu’ellele tenait, non plus pour un humble commis, mais pour ungentleman.
Mistress Barclay continua :
– On est venu vous demanderaujourd’hui.
– Moi ! exclama sir Arthur.
– Vous, monsieur William, et sous unautre nom que le vôtre.
– Que voulez-vous dire ? murmura sirArthur tout troublé.
La gouvernante poursuivit :
– Deux gentlemen se sont présentés un peuavant quatre heures et l’un d’eux m’a dit :
– Sir Arthur Newil est-ilrentré ?
À quoi j’ai répondu que sir Arthur Newilm’était inconnu, que le locataire de cette maison, mon maître,s’appelait monsieur William, et qu’il était commis dans une maisonde banque de la Cité.
Mais ils se sont mis à rire tous les deux.
– Bonne femme, m’a dit le premier, cen’est pas nous qui nous trompons, c’est vous qu’on trompe…
Et alors ils m’ont fait de sir Arthur Newil,mon cher maître, un portrait qui est absolument le vôtre.
Sir Arthur pâlit.
– Continuez, dit-il, d’une voixsourde.
– Quand je leur ai affirmé que sir Newilou M. William, car je ne savais plus au juste, n’était pasdans la maison, ils se sont retirés.
– Sans rien dire ?
– Pardonnez-moi. Ils ont dit qu’ilsreviendraient demain.
– Mistress Barclay, dit sir Arthur, il sefait tard… il est temps d’aller vous coucher.
Son ton était dur et n’admettait pas deréplique.
La gouvernante salua et sortit.
Alors sir Arthur fut en proie à une angoisseinexprimable.
La pensée que ces hommes qui l’étaient venusdemander sous son vrai nom pouvaient être de ceux qui avaientintérêt à ce que Gipsy n’eût pas d’amour, ne lui vint pascependant.
Mais il se dit que sans doute ses anciens amisdu club, que son existence mystérieuse avait tant intrigués,avaient fini par découvrir sa demeure et le nom sous lequel il secachait.
Et cette idée le tourmentait, car il fallaitleur échapper de nouveau, chercher un autre refuge et un autre nom,sous peine de voir son amour et son bonheur compromis.
Une partie de la nuit s’écoula.
À mesure que les heures passaient, sir ArthurNewil sentait son cœur se serrer de plus en plus.
Cependant Gipsy l’avait averti la veillequ’elle viendrait fort tard.
Au moment où trois heures sonnaient, un bruitarriva distinctement à l’oreille inquiète de sir Arthur.
Ce bruit, il le reconnut, car il l’entendaitchaque nuit.
C’était celui d’une clé tournant dans laserrure.
Sir Arthur souffla la lampe et se précipitadans le vestibule.
– Enfin te voilà ! murmura-t-il.
Et il étendit les bras pour saisir Gipsy et laserrer sur son cœur.
Mais à peine avait-il fait un pas en avant,que deux mains de fer le saisirent à la gorge.
En même temps, il fut terrassé, garrotté etbâillonné en quelques secondes, sans qu’il lui eût été possible dejeter un cri.
Et une voix railleuse lui dit àl’oreille :
– Ah ! tu as osé aimer la bohémienneGipsy ?… Eh bien ! tu vas voir où ton fol amour l’aconduite !
Revenons à Rocambole que nous avons laisséglaçant d’épouvante sir George Stowe, lorsque ce dernier avaitaperçu au travers de la chemise flottante la terrible marque desfils de Sivah sur sa poitrine.
L’honneur avait été déclaré satisfait par lestémoins.
On s’était séparé, et tandis que sir GeorgeStowe revenait à Londres en voiture, Rocambole prenait le chemin defer.
Il avait laissé Vanda sous la garde de Milonet Gurhi sous la garde de Vanda.
La petite maison occupée par Vanda avait sonaspect ordinaire lorsque Rocambole arriva.
Les volets étaient clos, – il était à peineneuf heures et demie, une heure fabuleusement matinale à Londres,où l’on fait du jour la nuit.
Rocambole avait une clé.
Il entra, traversa le vestibule et entenditles deux bonnes anglaises qui se querellaient à la cuisine, situéedans le sous-sol.
Puis il monta au premier étage.
À son étonnement il trouva la porte de lachambre de Vanda ouverte.
Il l’appela.
Vanda ne répondit point.
Il appela Milon.
Le vieux compagnon de Rocambole dormait fortpaisiblement.
La voix de son maître l’ayant éveillé ensursaut, il accourut en chemise.
Mais déjà Rocambole était dans la chambre deVanda et jetait un cri terrible.
La jeune femme était renversée dans lefauteuil où elle s’était endormie.
Rocambole l’avait appelée par trois fois, etVanda ne sortait pas de son sommeil.
Alors, il s’était arrêté, l’angoisse au cœur,la sueur au front, n’osant faire un pas vers elle et latoucher.
Il lui semblait qu’elle était morte.
Il se retourna au bruit des pas de Milon quidisait de sa grosse voix :
– Qu’y a-t-il donc ?
Mais il vit Rocambole si pâle qu’il se tut etcomme lui, n’osa faire un pas.
Cependant Vanda était toujours immobile, et ils’écoula dix secondes qui furent pour Rocambole une éternité.
Enfin, il jeta un nouveau cri.
Il lui avait semblé que le sein de la jeunefemme était soulevé par une respiration égale et calme.
Et, s’approchant, il lui mit la main sur lecœur.
Le cœur battait.
– Vanda, cria-t-il de nouveau,Vanda ?
Et il la secoua sans pouvoir l’éveiller.
Mais alors il entendit un sifflement et lavipère jaune s’échappa du corsage de Vanda et alla s’arrondir surle parquet.
Rocambole mit le pied dessus et l’écrasa.
– Je comprends tout maintenant,dit-il.
En même temps, il poussa le fauteuil et entradans la chambre de Gurhi.
La chambre était vide.
– Bon ! dit Rocambole, faisant appelà ce sang-froid de lion qu’il avait dans les moments terribles, ilest inutile de demander l’explication du mystère.
En voulant effrayer sir George Stowe, j’airassuré Gurhi. La faute est à moi et non aux autres.
Milon, les cheveux hérissés, n’osait regarderVanda.
– Imbécile ! lui dit Rocambole, vadonc me chercher là-bas, dans la salle à manger, cette petitecaisse de voyage qui contient différents flacons.
Milon obéit.
Rocambole se mit en devoir de déshabillerVanda et de mettre sa poitrine à nu.
Vanda avait au-dessous du sein gauche lapiqûre de la vipère.
Rocambole ramassa les chairs entre ses deuxdoigts et les pressa très fort.
Une goutte de sang noir sortit de la piqûre,qui n’était pas plus grosse que celle d’une épingle.
– Heureusement, murmura-t-il, qu’on nemeurt pas de la morsure de la vipère jaune. Mais Gurhi me le paieracher.
Milon revint avec la caisse de voyage.
C’était une petite boîte en cuir de Russie,séparée en deux compartiments.
Rocambole l’ouvrit et prit dans un coin unpetit flacon qu’il déboucha.
Puis aidé de Milon, il desserra les dents deVanda toujours en léthargie et lui introduisit dans la bouchequelques gouttes du contenu du flacon.
L’effet fut instantané.
Vanda s’agita, eut quelques convulsions etfinit par ouvrir les yeux.
– Qu’est-ce donc ? fit-elle enlevant sur Rocambole un regard surpris.
– Rien, répondit-il, si ce n’est que tut’es laissé rouler, ni plus ni moins que ce niais de Milon qui meregarde encore sans comprendre.
Gurhi est parti.
– Gurhi ! exclama Vanda.
– Regarde plutôt !
Et ouvrant toute grande la porte de lachambre, il lui montra le lit de l’Indien qui était vide.
– Je suis une misérable, Maître, s’écriala jeune femme avec un accent de désespoir.
– Ce n’est pas ta faute, dit Rocambole,c’est la mienne.
Puis, regardant Milon :
– À présent, dit-il, au lieu de nousdésoler et de nous faire de mutuels reproches, il s’agit de réparerle mal.
– Que faut-il faire ? demandaMilon.
– Il faut réunir tous les hommes.
– Quand ?
– Aujourd’hui même. J’en aurai besoin cesoir.
– Ce sera fait. Où est lerendez-vous ?
– À la taverne du RoiGeorge.
– À quelle heure ?
– À huit heures du soir. Mais tu n’as pastrop de la journée pour les réunir. Va !
Milon avait craint la colère du Maître. Ilrespira bruyamment.
Il était heureux d’en être quitte à si bonmarché.
Alors Rocambole dit à Vanda :
– C’est ce soir que je joue ma premièrepartie contre les Étrangleurs.
Avant le départ de Gurhi, elle était gagnéed’avance.
Mais à présent, tout est remis en cause.
– Maître, dit Vanda, n’auras-tu pasbesoin de moi, ce soir ?
– Non. Mais demain. Probablement je teconfierai ma femme.
– Ta femme !
Et Vanda se dressa stupéfaite etpâlissante.
Un sourire glissa sur les lèvres deRocambole.
– Rassure-toi, dit-il, c’est une femmein partibus. Je me marie selon le rite bohémien… encassant une cruche vide.
Et comme Vanda continuait à ne pas comprendreet le regardait :
– Tu penses bien, dit-il, que Nadéïan’est pas la seule femme consacrée à la déesse Kâli.
– Eh bien ?
– J’en ai trouvé une autre, une fille debonne maison, cachée par des bohémiens.
Et Rocambole raconta à Vanda ce qu’il savaitde l’histoire de Gipsy.
– Mais, dit Vanda, lorsqu’il eut terminéson récit, ne t’exposes-tu pas, Maître, au plus terrible desdangers ?
– Peut-être…
– Et cette bohémienne t’inspire-t-elledonc tant d’intérêt que tu veuilles la sauver absolument ?
– Il faut engager la lutte, ditRocambole.
Puis, après un moment de silence, pendantlequel Vanda le regardait avec une naïve admiration :
– Crois-tu donc, dit-il, que j’aieconsenti à rentrer dans la vie, moi qui ne demandais plus que lerepos éternel, pour mener l’existence d’un bon bourgeois ?
– C’est juste, murmura Vanda avec unsoupir.
Rocambole avait baissé la tête, et une larmes’échappant de ses yeux tomba brûlante sur la main de Vanda.
Elle tressaillit et lui dit d’une voixémue :
– Tu souffres donc bien ?
Mais, à ces paroles, il se redressa, son œileut un éclair, sa tête se porta fièrement en arrière :
– La douleur purifie ! dit-il.
Vanda ne répondit pas ; mais elle sedisait tout bas :
– Ah ! pourquoi donc a-t-ilrencontré Madeleine ? Cet amour sans espoir, c’estl’expiation !
Ce soir-là, vers huit heures, la taverne duRoi George était plus encombrée de monde qu’àl’ordinaire.
Les habitués de chaque jour s’étaient accrusdes habitués des jours de fête.
Tel ouvrier brasseur ou boulanger, tel tanneurou cordonnier qui travaillait toute la semaine, avait quitté labesogne une heure plus tôt pour venir boire une pinte d’ale etentendre parler de la grande nouvelle.
La grande nouvelle !
Car il y en avait une qui avait couru,étincelle électrique, aux quatre coins de Londres depuis lematin : Gipsy la bohémienne se mariait pour la septièmefois.
Et tout le monde savait, maintenant, le sortdes six premiers maris.
Le récit de l’Irlandaise avait précédé lanouvelle du mariage, et lui avait donné cet attrait de hautecuriosité que le peuple anglais désigne sous le nom de greatattraction !
Comment cette nouvelle uniontournerait-elle ?
Le septième mari aurait-il le sort des sixautres ?
Quel était-il ? D’où venait-il ? Caron ne l’avait jamais vu au Wapping avant la soirée précédente.
Enfin où se ferait le mariage ?
Toutes ces questions étaient à l’ordre du jourdans la taverne du Roi George.
L’Irlandaise disait :
– Vous savez bien que les bohémiens ne semarient pas comme nous : ils se réunissent dans un endroitécarté, allument un grand feu et sautent à l’entour, tandis que lesdeux fiancés demeurent debout devant le feu et par conséquent aucentre de la ronde.
Quand ces danses sont finies, on apporte ungâteau de froment assaisonné avec du beurre et du miel, et unecruche de vin.
Les fiancés rompent le gâteau et lemangent.
Puis ils boivent l’un après l’autre, à même lacruche jusqu’à ce que le vin soit épuisé.
Alors le plus vieux de la tribu s’approche etleur dit :
– Êtes-vous toujours décidés à vousmarier ?
– Toujours.
– Alors, brisez la cruche.
Les deux fiancés prennent la cruche chacund’une main, l’élèvent à la hauteur de leur tête et la laissentretomber sur le sol, où elle se brise en mille morceaux.
– Et ils sont mariés ? dit un desbuveurs.
– Ils sont mariés, répétal’Irlandaise.
– Et tu crois, dit un autre, que c’estcette nuit ?
– J’en suis sûre.
– Comment le sais-tu ?
– J’ai rencontré Gipsy dans la journée.Elle me l’a dit.
– Mais, où a lieu le mariage ?
– Voilà ce que les bohémiens cachenttoujours avec soin.
– Je donnerais la moitié de ma prime derengagement, dit un matelot, pour le savoir.
– À quoi cela te servirait-il,matelot ? demanda l’Irlandaise.
– Mais… pour y aller…
– Et en revenir avec un bon coup decouteau. Les bohémiens ne plaisantent pas, quand il s’agit de leurscérémonies religieuses.
– Bah ! fit un gros homme à cheveuxblancs qui venait d’entrer, et dont l’accent trahissait une origineétrangère.
– C’est comme pour leurs enterrements,poursuivit l’Irlandaise. Ils ont un cimetière, mais on ne sait pasoù il est.
Quand un des leurs vient à mourir, onl’emporte la nuit.
Où ? personne n’a pu le dire.
– Mais, dit le gros homme qui avaitl’accent étranger, quel est donc le nouveau fiancé ?
– Un matelot.
– De quel pays ?
– C’est un Anglais.
– Non, dit un autre, c’est unÉcossais.
– Je parie pour un Irlandais, dit Betty,l’une des servantes de Calcraff.
Calcraff, le digne hôtelier, coupa court auxcommentaires d’un seul mot :
– C’est un Français, dit-il.
Il y eut un léger murmure parmi lesbuveurs.
Le futur de Gipsy était courageux jusqu’à latémérité, on l’avait proclamé bien haut ; et tout le mondeétait du même avis.
Or, Calcraff venait dire :
– C’est un Français.
L’amour-propre national se révoltait, lavieille haine se réveillait.
Mais personne ne mettait en doute la parole deCalcraff.
Lorsque Calcraff avait parlé, c’était lavérité qui était sortie de sa bouche.
– Alors, dit un des buveurs, quand lemurmure se fut apaisé, s’il lui arrive malheur, tant pis pourlui.
– Ah ! cela m’est bien égal, dit unautre.
– Et à moi ! dit un troisième.
Ce fut un cri général.
Tout à l’heure on s’intéressait au futur épouxde Gipsy ; on souhaitait ardemment qu’il échappât à la mortmystérieuse de ses devanciers.
Maintenant on désirait qu’il subît leursort.
La vieille haine anglaise avait parlé.
Tandis que tous ces commentaires avaient lieu,deux hommes étaient entrés et s’étaient approchés du comptoir.
Chacun d’eux avait remis à Calcraff une piècede cuivre.
Calcraff leur avait fait un signed’intelligence.
Puis il leur avait dit tout bas, enfrançais :
– À dix heures, derrière l’égliseSaint-Paul.
– Bon ! fit l’un d’eux, qui n’étaitautre que notre vieille connaissance la Mort-des-braves.
– On y sera, dit l’autre qui était untout jeune homme – c’était Marmouset, le jeune Ravageur qui donnaitde si belles espérances.
Puis après eux, vinrent successivement leChanoine et les autres Ravageurs embauchés par Rocambole, aucabaret de la Camarde.
Tous présentèrent successivement leur pièce decuivre et reçurent le même mot d’ordre.
Puis ils burent un verre de porter, etsortirent un à un, non sans avoir échangé un furtif regardd’intelligence avec le gros homme à l’accent étranger et auxcheveux blancs.
Celui-là, on l’a deviné, c’était Milon.
Si on eût été moins occupé du mariage deGipsy, à la taverne du Roi George, on eût sans douteremarqué que tous ces hommes qui étaient entrés deux par deux,avaient échangé deux mots à voix basse avec le tavernier, puis s’enétaient allés silencieusement, venaient pour la première fois dansle cabaret.
Mais on ne fit pas même attention à eux, tantil y avait de monde, et tant la conversation était animée autour del’Irlandaise qui, selon sa coutume, était montée sur une table.
– Je vous dis, moi, répétait-elle, qu’ily a des bohémiens en France.
– Alors, dit un matelot, le futur mari deGipsy serait un bohémien français ?
– Certainement.
– Mais les bohémiens sont de tous lespays ?
– Sans doute.
– Ils ne sont pas plus Françaisqu’Anglais ?
– Non, certainement.
Il s’éleva un nouveau murmure.
Mais celui-là était approbateur.
Du moment que l’homme qui épousait Gipsy étaitbohémien, il n’était plus Français, et s’il n’était plus Français,il n’était plus un objet de haine.
C’était logique.
Par conséquent, l’assemblée se remit à fairedes vœux pour lui.
– C’est comme moi, dit le gros homme àcheveux blancs.
– Toi ? fit l’Irlandaise.
On le regarda avec défiance.
– Mais je suis bohémien, achevaMilon.
– Hurrah ! dirent les Anglais.
– Viens que je t’embrasse ! ditl’Irlandaise.
Et elle passa les deux bras autour du cou deMilon.
Mais soudain elle jeta un cri et retira samain toute jaspée de sang.
Milon avait un cache-nez. Au contact des brasde l’Irlandaise, le cache-nez s’était défait, et laissait voirautour du cou du vieux colosse, un collier semblable à celui d’unchien de boucher, tout garni de petites pointes d’acier.
L’Irlandaise s’y était déchiré la main.
Ce fut un cri d’étonnement subit auquel Milonrépondit par ces mots.
– Si le bohémien qui va épouser Gipsy estpourvu de cette jolie cravate, on aura du mal à l’étrangler cettenuit. Adieu, mes enfants…
Et il sortit au milieu de la stupéfactiongénérale, et personne ne songea à le retenir.
Calcraff souriait dans sa barbe grise etregardait l’Irlandaise, qui suçait le sang de ses piqûres.
Cette nuit-là, le camp des bohémiens àLondres, était en liesse. La police tolère les bohémiens et, aubesoin, les protège.
Ordinairement, la tribu vit sous des tentes,aux portes de la grande ville.
Cependant, il est quelques-uns de ses membresqui obtiennent ce qu’on appellerait volontiers des tolérances.
S’ils ont adopté la profession de musiciensambulants ou de danseurs des rues, – la reine des bohémiens, –c’est presque toujours une femme qui gouverne cet étrange peuple,la reine des bohémiens, disons-nous, les autorise à vivre dansLondres.
Mais c’est à la condition, toutefois, qu’ilsferont une apparition sous la tente de temps en temps, et que,s’ils se marient, le mariage aura lieu selon la traditionbohémienne.
Or, depuis vingt-quatre heures, les bohémiens,– nomades bizarres au milieu de ce foyer de civilisation qu’onappelle Londres, – avaient levé leur camp des environs deSaint-Paul, où ils se trouvaient depuis plusieurs mois.
Ils étaient partis la nuit, avec leurs femmes,leurs enfants, leurs chariots et leurs tentes pliées, leurs chevauxétiques et leurs chiens maigres.
Ce départ s’était effectué sans tambour nitrompette, et les habitants du quartier qu’ils occupaient la veilleavaient à peine entendu un léger bruit.
Où étaient-ils allés ?
Mystère !
Cependant ce vieux prêtre presbytérien quiétait allé, une nuit, sur les instances de Gipsy en larmes,chercher aux portes de Londres, dans un enclos désert, la bière quirenfermait le corps du pauvre Faro, aurait été fort étonné s’il futretourné en cet endroit qui paraissait naguère abandonné.
Là-bas, à un quart de mille, la grande villegrondait sourdement sous son immense chevelure de gazhydrogène.
Ici le silence, l’obscurité, la nuitprofonde…
Une de ces nuits anglaises si brumeuses que leciel semble être descendu sur la terre pour l’étouffer.
Au-delà, dans un vallon, après la villeétincelante de lumières, après la plaine solitaire et morne, unelueur rougeâtre, qui semblait, à travers le brouillard, un phareperdu sur la mer lointaine. Et dans la campagne morne et déserte,emplie de ténèbres et d’horreur, les pieds glissants sur un soldétrempé et gluant, deux êtres cheminaient se donnant le bras.
Ils cheminaient, tournant le dos à la grandeville et les yeux fixés sur la lueur rouge.
De temps en temps, ils s’arrêtaient pourreprendre haleine et prêter l’oreille.
Alors un chant monotone, accompagné d’un bruitde tambour et de grelots parvenait jusqu’à eux et semblait partirde ce point lumineux vers lequel ils marchaient.
Devant eux, un troisième personnage cheminaiten avant, à une trentaine de pas, comme pour leur indiquer laroute.
Nos deux voyageurs étaient un homme et unefemme.
La femme s’arrêtait souvent toute tremblanteet disait :
– Il me semble qu’on nous suit… Oh !j’ai peur…
– Ne suis-je pas avec vous, Gipsy ?répondait Rocambole, car c’était bien lui et ellequi allaient se marier selon le rite bohémien.
– Oui, vous avez raison,répondit-elle ; j’ai foi en vous… et cependant de funestespressentiments m’ont assaillie durant tout le jour.
– Ne craignez rien, Gipsy, je veille survous.
L’homme qui les précédait était unbohémien.
Il était venu chercher Gipsy à sa maison deWhite-Chapel, en disant :
– La tribu a changé de campement. Ellen’est plus auprès de l’Église Saint-Paul.
Cette circonstance avait quelque peu dérangéles plans de Rocambole.
La petite armée sur laquelle il comptait etqui devait faire bonne garde aux environs du campement, sous lesordres du vieux Milon, attendrait donc auprès de Saint-Paul, tandisqu’il irait, lui tout seul, s’exposer en un lieu inconnu, à lacolère des Étrangleurs ?
Mais Rocambole avait à peine froncé lesourcil.
Rocambole ne tremblait jamais.
Et Gipsy ne soupçonnait même pas qu’il eûtéprouvé un seul moment d’inquiétude.
À mesure qu’ils approchaient, la musiquetraînante devenait plus distincte et l’on entendait résonner avecun son plus clair les grelots du tambour de basque.
Et bientôt Rocambole aperçut un large cerclede clarté à l’entour.
C’était le brasier des épousailles dont lacolonne de fumée montait toute bleue dans le ciel gris.
Tout à l’entour se dressaient les tentes desbohémiens et leurs chariots.
Les femmes, les enfants se donnaient la mainet dansaient en chantant autour du brasier.
Une bohémienne faisait résonner sous sesdoigts nerveux et tapait alternativement sur ses genoux et sescoudes, le tambour dont les grelots rendaient alors un tintementprécipité.
Une autre dansait au bruit cadencé descastagnettes.
Un vieillard faisait vibrer un instrument decuivre assez semblable à un cor de chasse.
Lorsque Rocambole et Gipsy apparurent, lamusique et les danses cessèrent.
Un grand silence s’établit et une femme d’unâge mûr, mais qui avait encore cette beauté énergique et sombre desfemmes de Bohême, se leva d’une sorte de trône couvert d’oripeauxet vint à la rencontre des futurs époux.
C’était la reine des bohémiens.
Rocambole était, comme la veille, vêtu de savareuse de marin et coiffé de son chapeau ciré.
La reine lui dit :
– Étranger, tu sais quel danger temenace ?
– Oui, répondit Rocambole.
– Tous ceux qui ont voulu épouser Gipsysont morts.
– Je le sais.
– Il en est temps encore, et si tu veuxrenoncer à ton dessein, tu le peux.
– Je ne recule jamais.
– Songe encore, dit la reine, que lorsqueGipsy sera ta femme, comme tu n’appartiens ni à notre tribu, nimême à notre race, nous ne pourrons plus rien pour la protéger.
– Je la protégerai seul.
– Et toi, Gipsy, dit la reine, veux-tutoujours être la femme de l’étranger ?
– Je le veux, répondit Gipsy d’une voixferme.
– Alors, dit la reine, qu’il soit faitainsi que vous le désirez.
Et sur un signe d’elle, les dansesrecommencèrent, et les bohémiens se tenant par la main,exécutèrent, en chantant dans une langue mystérieuse, une chansonbizarre, autour de Rocambole et de Gipsy.
Puis, quand la danse fut terminée, on apportale gâteau de miel et de froment.
Rocambole et Gipsy le brisèrent et en prirentchacun un morceau.
Puis on leur apporta la cruche et ils burent àtour de rôle. Après quoi ils l’élevèrent chacun d’une mainau-dessus de leur tête et la laissèrent retomber.
La cruche se brisa en mille morceaux.
Alors les bohémiens poussèrent un hurrahqu’ils accompagnèrent de ces paroles :
– Longue vie à l’époux de Gipsy.
– Merci, dit Rocambole, et que votresouhait me porte bonheur !…
Les danses recommencèrent.
Alors, se conformant à la coutume, Rocamboleprit la jeune fille dans ses bras et l’emporta en disant :
– Elle est ma femme !
Et il s’élança, avec son fardeau, hors ducampement des bohémiens.
Tout en emportant Gipsy sur ses épaules,Rocambole se disait :
– Évidemment les bohémiens n’ont levéleur camp, la nuit dernière, que par excès de prudence et pour queles mystérieux persécuteurs de Gipsy ne puissent pas assister aumariage.
Mais ont-ils réussi ?
S’ils étaient restés autour de Saint-Paul,Milon et sa bande eussent tenu tête à une armée.
Tandis que maintenant me voilà…
Depuis le jour où, – et bien des annéess’étaient écoulées – Rocambole, le maudit, avait jeté sir Williamsson premier maître, dans un précipice, – Rocambole n’avait plustremblé.
Cette âme de fer, régénérée par la douleur etle repentir, était inaccessible à la crainte.
Demeuré dans la vie, lui qui eût voulu sereposer enfin dans la mort, il ne tremblait plus que pour ceux dontil avait pris la cause en mains.
Donc, Rocambole, à mesure qu’il s’éloignait ducampement des bohémiens, s’enfonçait dans la campagne déserte etsombre, les yeux fixés sur le brouillard rougeâtre et lumineux quilui indiquait Londres. – Rocambole, disons-nous, était de plus enplus inquiet.
Gipsy lui dit :
– Laissez-moi marcher, maintenant.
Et elle voulut glisser à terre.
Mais Rocambole la retint dans ses bras.
– Non, dit-il, pas à présent. Vous nemarcheriez pas assez vite.
– Oh ! j’ai peur !… murmuraGipsy.
Rocambole ne répondit pas ; mais il hâtale pas un peu plus.
La terre était détrempée. L’étroit cheminbordé d’une haie dans lequel ils marchaient était glissant, et plusd’une fois, Rocambole trébucha.
Souvent il se retournait pour mesurer ladistance parcourue.
Le feu des bohémiens n’était plus qu’un pointrougeâtre perdu dans le brouillard.
Devant lui, au contraire, le ciel s’éclairaitde cette lueur gigantesque d’hydrogène qui est le véritable jour deLondres.
Gipsy redemandait à marcher ; maisRocambole répondait :
– Non, tout à l’heure, dans dix minutes,quand nous serons aux portes de Londres…
Et malgré la pesanteur de son fardeau, ilaccélérait de plus en plus sa marche.
Mais, tout à coup, il fit un faux pas, jeta uncri et tomba la face contre terre, tandis que Gipsy lui échappaitet tombait elle-même.
Un obstacle invisible venait d’arrêterRocambole dans sa marche précipitée et l’avait fait rouler sur lesol.
En même temps, deux hommes s’élancèrent dederrière la haie.
Rocambole avait jeté un cri de rage et Gipsyun cri de terreur.
Mais Rocambole se releva.
Et comme il se relevait, un sifflement se fitdans l’air et une corde s’abattit sur son cou, le serra et lerenversa de nouveau.
Rocambole venait de trébucher dans une ficelletendue d’un bout à l’autre du chemin.
C’était ainsi qu’il avait fait tomber àVilleneuve-Saint-Georges, Osmanca et Gurhi.
Rocambole avait un lacet au cou et on essayaitde l’étrangler, comme il avait étranglé John, le valet du généralKomistroï.
C’était la peine du talion.
Rocambole n’eut que le temps de murmurer d’unevoix étouffée :
– Gipsy ! Gipsy !… ne vousinquiétez pas de moi…
Puis il tomba de nouveau, tant le lacet avaitde puissance.
Un des deux hommes s’élança sur Gipsy,demi-morte de frayeur, la prit dans ses bras et l’emporta malgréses cris.
L’autre s’approcha de Rocambole, étendu sur lesol et qui paraissait privé de sentiment.
On eût dit que le lacet avait accompli sonœuvre de mort.
Cet homme se pencha et dit enindien :
– Jamais Osmanca n’a manqué sa victime.Quand le lacet d’Osmanca siffle dans l’air, la mort le suit.Ah ! tu nous as appris, ô Français maudit, comment on tendaitune corde pour arrêter les fils de Kâli dans leur marche… et tu asvoulu nous faire croire que tu étais l’élu du dieuSivah !…
Et Osmanca riait d’un rire féroce.
Et il tournait et retournait Rocambole quiparaissait endormi déjà du sommeil de la mort.
L’Indien, qui paraissait savourer sontriomphe, continua :
– Appelle donc Sivah à ton aide,maintenant Sivah ne protège que ceux qui le servent, et tu n’esqu’un vil chrétien… ou plutôt, tu n’es plus rien, car je crois quedéjà ton âme a quitté ton corps et flotte dans lesespaces !
En parlant ainsi, Osmanca se penchait plusencore et cherchait à voir si Rocambole était mort.
Mais la nuit était noire.
L’Indien ouvrit alors la vareuse de Rocambole,et lui mit la main sur le cœur pour voir si ce cœur battaitencore.
Mais soudain, il se sentit pris par le coucomme dans un étau.
Les deux bras de Rocambole, inertes tout àl’heure, l’avaient saisi comme deux mâchoires de fer.
Et Rocambole, sain et sauf, se redressa endisant :
– Ah ! canaille ! sans lecollier en peau de requin que j’avais autour du cou, tum’étranglais !…
Et une de ses mains lâcha un moment Osmanca àdemi-étouffé.
Cette main s’arma d’un poignard, et la lame dece poignard disparut dans la poitrine de l’Indien, qui tomba sanspousser un cri.
Rocambole avait, en effet, au cou un collieren tout semblable à celui que portait Milon, et sur lequell’Irlandaise s’était piquée les doigts.
Ce collier avait détruit l’effet meurtrier dulasso et Rocambole n’avait fait le mort un moment que pour tromperOsmanca et pouvoir se débarrasser de lui !
– Maintenant, s’écria-t-il en repoussantdu pied le corps de l’Indien, il faut sauver Gipsy.
Tout cela avait eu lieu en moins de tempsqu’il n’en faut pour le raconter.
C’est dire que le complice d’Osmanca nepouvait être loin encore.
Un homme chargé d’un fardeau si léger qu’ilsoit, ne saurait courir aussi vite qu’un homme qui n’a rien àporter.
Rocambole s’élança donc à la poursuite duravisseur.
Au bout de quelques minutes, la robe blanchede Gipsy, évanouie sans doute, apparut dans le lointain, aux yeuxde Rocambole.
Notre héros précipita sa course.
Et, à mesure qu’il avançait, la robe blanchedevenait plus visible, et Rocambole comprit qu’il gagnait duterrain.
Mais tout à coup, un éclair brilla dansl’obscurité.
Puis une détonation succéda à l’éclair.
Puis un cri arriva aux oreilles deRocambole.
Et la robe blanche fit un brusque mouvementpuis resta immobile sur le sol.
Et Rocambole arrivant vit un homme se dresserauprès de la robe blanche.
Et cet homme avait le pied sur un autre qui setordait dans les convulsions de l’agonie.
Londres était si près, maintenant, que salueur dissipait les ténèbres.
Rocambole put donc voir distinctement etcomprendre ce qui s’était passé.
Gipsy évanouie gisait à terre.
L’homme qui se tordait frappé d’une balle, –c’était le ravisseur.
Celui qui lui appuyait un pied sur la poitrineet brandissait encore son revolver, c’était Marmouset.
L’enfant terrible avait tué l’Indien sanstoucher Gipsy.
Et il s’écria en reconnaissantRocambole :
– Convenez, maître, que je suis arrivé àtemps !
En ce moment-là, Marmouset était grand commele monde.
Rocambole le regardait, et sous le regard dumaître Marmouset tressaillit d’orgueil.
Il avait dix-huit ans, ce gamin-là ; maisil était si petit, si chétif, si malingre, qu’on lui en eût à peinedonné treize ou quatorze.
Le regard seul était viril.
C’était un enfant de Paris, – dans la mauvaiseet pernicieuse acception du mot.
Il était né quelque part, entre lefaubourg et le port de Bercy.
Son père était Ravageur, sa mère vivait mal etde tous les métiers.
Que voulez-vous que devienne le fils d’unvoleur et d’une femme sans mœurs ?
Marmouset admirait Cartouche dont il avait vu,enfant, la sombre histoire coloriée par les imagiers d’Épinal.
Son adolescence avait été bercée de larenommée sinistre de Rocambole.
Il avait assisté à la démolition du Lapinblanc ; il avait fréquenté, aux barrières du sud deParis, des gens qui couchaient sur les fours à plâtre, et selamentaient de la suppression des bagnes, – tant Cayenne épouvantetous ceux qu’on appelle les chevaux de retour.
De bonne heure, il s’était blasé sur lesémotions de la police correctionnelle.
Il allait voir juger comme on va auspectacle.
Sans les huissiers, ses pieds, comme ceux destitis logés dans le cintre de la Porte-Saint-Martin, eussent pendudans la salle.
Et brave, en dépit de tous les mauvaisinstincts ; et généreux à son heure, volant d’une main,faisant l’aumône de l’autre.
Un jour, il avait sauvé la vie à un sergent deville qui se noyait, victime de son dévouement.
Quand on lui parlait de cela, ildisait :
– Le sergent de ville avait quitté sonhabit… sans ça je l’aurais laissé pêcher une friture.
Né de parents honnêtes, élevé avec de bonsexemples sous les yeux, Marmouset eût fait un homme.
Au moment où Rocambole le rencontra, encompagnie du Notaire, de la Mort-des-Braves et du Chanoine,Marmouset prenait tranquillement la route de l’échafaud.
Rocambole était arrivé à temps.
Le cœur et le caractère de Marmouset avaientencore assez de malléabilité pour subir une nouvelle empreinte.
Tel était donc l’enfant qui venait de tuerl’Indien d’un coup de revolver et que Rocambole trouvait tout àcoup venant à son aide.
En voyant Marmouset, ce dernier avait cru queMilon et sa bande volaient à son secours.
Il n’en était rien, Marmouset était seul, etvoici ce qui s’était passé.
Lorsque Rocambole avait donné des ordres àMilon, il ignorait le déménagement des bohémiens, et croyait, parconséquent, que ce singulier mariage, qui allait lui permettre deprotéger Gipsy, aurait lieu auprès de Saint-Paul.
Ce n’était qu’en arrivant chez Gipsy, dansWhite-Chapel, que Rocambole avait trouvé la bohémienne qui venaitles chercher.
Il n’avait donc pas eu le temps de prévenirMilon et de lui indiquer un autre rendez-vous.
Notre vieil ami Milon, on s’en souvient, nebrillait pas précisément par une grande pénétration d’esprit.
Esclave de la consigne qu’il avait reçue,Milon s’en était allé à Saint-Paul.
Les Ravageurs, transportés à Londres, étaientarrivés un à un.
Tous étaient munis d’un revolver, d’un petitcasse-tête recouvert en caoutchouc, et avaient au cou un collier enpeau de requin du nord.
Ce collier armé de pointes, était del’invention de Rocambole.
Dix ouvriers anglais les avaient fabriqués engrand mystère.
Grâce à cette armature d’un nouveau genre, lesÉtrangleurs allaient devenir impuissants.
Or donc, Milon et sa bande furent bientôtréunis.
On obéissait à Milon aveuglément, parce que lemaître le voulait.
On exécutait ses ordres sans réflexions etsans commentaires.
Cependant Marmouset, lui, en sa qualitéd’enfant terrible, se permettait de raisonner.
La bande réunie, Milon dit à sescompagnons :
– Camarades, vous savez pourquoi noussommes ici ?
– Je m’en doute, fit laMort-des-braves.
– C’est rapport au mariage, dit leChanoine.
– Mais où se fait-il donc cemariage ? demanda Marmouset.
– Dans le camp des bohémiens.
– Alors, ce n’est pas ici ?
– C’est ici que le maître nous a dit devenir.
– Bon ! mais les bohémiens n’y sontpas.
– Cela ne me regarde point, ditMilon.
Marmouset voulut discuter.
– Tais-toi, mioche, dit laMort-des-Braves. Le maître a parlé, faut obéir.
Marmouset était indépendant de langage autantque d’allures.
– Je vous parie que j’ai raison,dit-il.
– Tais-toi.
Mais Marmouset ne tint pas compte del’injonction. Il répéta de plus belle que, si les bohémiens étaientpartis, c’est que le mariage se célébrait ailleurs, et que, parconséquent, on ne devait pas rester là.
À quoi Milon, impatienté, lui dit :
– Si tu ne veux pas rester,va-t-en !
Marmouset ne demandait pas autre chose.
Il s’en était donc allé en disant :
– Vous verrez que le maître dira quec’est moi qui avais raison.
Le gamin de Paris ne savait pas un motd’anglais.
En outre, il avait remarqué que le peupleanglais se montrait peu courtois pour les Français.
Mais il avait de l’imagination, et il s’étaitdit :
– Si je parle, comme je ne pourrai parlerqu’en français, on se moquera de moi, si même on ne me joue mauvaistours sur mauvais tours.
Je vais me faire muet.
Les muets sont de tous les pays.
Et quand il se trouvait seul dans les rues deLondres, Marmouset, dont le nouveau costume semblait indiquer unmatelot du commerce, – Marmouset, disons-nous, s’exprimait parsignes.
Il avait beaucoup fréquenté les Funambules enleur bon temps.
Il avait connu un grand mime appelé PaulLegrand, et il lui avait emprunté les plus riches expressions deson répertoire.
Si Marmouset ne savait pas l’alphabet desdisciples de l’abbé de l’Épée, en revanche, il pratiquait unemimique si remarquable, que l’Anglais le plus abruti, fût-ce unânier de Hampstead, ne pouvait hésiter à le comprendre.
Donc, Marmouset s’en alla.
Et avec le flair d’un chien de chasse quirevient au lancer quand il a perdu la voie, il s’en alla tout droitchez Gipsy.
Évidemment Rocambole avait dû partir delà.
Il entra dans le public-house qui se trouvaitau rez-de-chaussée de la maison et se fit, toujours par signes,servir un verre de sherry.
Le public-house était plein de monde.
Un nom voltigeait sur toutes les lèvres :– Gipsy.
– Bon ! pensa Marmouset, on parled’elle. Écoutons.
Il ne comprenait pas l’anglais, nous l’avonsdit, mais il devinait à moitié le sens d’une phrase, pourvu qu’ellefût accompagnée d’un geste.
Or, deux hommes qu’à leur teint bronzé ilreconnut pour des Indiens, avaient prononcé plusieurs fois le nomde Gipsy.
Marmouset se mit à les observer.
Au bout d’un quart d’heure l’un de ces deuxhommes se leva et sortit.
Marmouset jeta trois pence sur la table etquitta le cabaret, suivant l’Indien à distance.
Au coin de la rue, l’Indien fut abordé par unautre.
Soudain, Marmouset, qui s’était effacé dansl’ombre d’une porte, tressaillit.
Il avait reconnu Osmanca.
– Bon ! dit-il, je crois que je suissur la piste. Voilà deux gaillards que je ne lâche plus.
Et il se mit à les suivre obstinément.
On devine le reste.
Marmouset avait suivi Osmanca et son complicejusqu’aux portes de Londres.
Là, il les avait vu s’engager dans la plaineet prendre un chemin qui se dirigeait vers cette lueur rougeâtrequi indiquait le camp des bohémiens.
Et, bien qu’il ne comprît pas ce qu’ilsdisaient, car ils continuaient à s’exprimer en anglais, il entenditle mot générique gipsy, qui signifie bohémien, sortir deleur bouche, en même temps qu’ils étendaient la main vers la lueurrougeâtre.
Dès lors Marmouset fut fixé.
Quand Osmanca et son complice se cachèrentdans les buissons, Marmouset demeura à une certaine distance et enfit autant.
De là le coup de revolver qui avait jeté parterre l’Indien et sauvé Gipsy.
Rocambole s’était penché sur la jeune filleavec une vive anxiété.
Il craignait que le coup de revolver ne l’eûtatteinte.
Il n’en était rien.
Gipsy s’était évanouie, au moment même oùRocambole tombait et où l’Indien la pressait dans ses bras.
Rocambole ne perdit pas un temps précieux àdemander des explications à Marmouset.
Il se contenta de lui dire :
– Te voilà, c’est bien. Il n’y a que toid’intelligent.
Avec un pareil éloge, on eût mené Marmouset aubout du monde.
Rocambole avait toujours, depuis qu’il était àLondres, un petit flacon de sels suspendu à son cou.
Il se mit en devoir de le faire respirer àGipsy.
La jeune fille poussa un soupir, rouvrit lesyeux, et, revenant à elle, reconnut Rocambole.
– Mon Dieu ! dit-elle, que s’est-ildonc passé ?
– Il s’est passé, répondit Rocambole,qu’on a essayé de m’étrangler et qu’on n’y a pas réussi.
En même temps il souriait, et Gipsy vit bienqu’il était sain et sauf.
– Mais un homme m’a pris dans ses bras,dit-elle en se relevant. Oh ! son souffle était sur moi commecelui d’une bête fauve.
– Il ne vous portera plus, ditRocambole.
Et il poussa du pied l’Indien qui continuait àse tordre sur le sol.
Gipsy fit un geste d’effroi.
Puis elle considéra Rocambole avec une sorted’admiration naïve.
– Quel homme êtes-vous donc ?fit-elle.
– Un homme qui vous protège et ne s’estpoint vanté, dit Rocambole. Allons, venez ! il est tard… et ilfaut rentrer à Londres…
Gipsy, à qui le sentiment de la réalité étaitrevenu tout à fait, songea à sir Arthur Newil qui l’attendait.
– Vous avez raison, dit-elle,marchons.
Elle reprit le bras de Rocambole et s’y appuyaavec une confiance ingénue.
– Marche en avant, petit ! ditRocambole à Marmouset.
Marmouset, son revolver à la main, ouvrit lamarche avec la dignité d’un suisse de paroisse précédant unenoce.
Rocambole et Gipsy se remirent en marche, – lajeune fille, toute tremblante encore, mais ayant foi alors plus quejamais, depuis ce qui venait de se passer, en la puissance de sonprotecteur.
– Gipsy, disait Rocambole tout bas,tandis qu’ils approchaient de Londres, vous pensez bien que vous,chrétienne, et moi, chrétien, nous ne pouvons considérer comme unmariage cette stupide cérémonie qui vient d’avoir lieu.
– Oh ! non, certes ! fitGipsy.
– Par conséquent, poursuivit Rocambole,je suis votre ami et rien de plus. Je coucherai cette nuit sur leseuil extérieur de votre porte, mon poignard et mes pistolets à maceinture.
Puis, demain, je verrai à vous mettre tout àfait en sûreté contre les Étrangleurs.
– Mais vous ne craignez donc rien pourvous-même ? dit-elle, avec un accent d’admiration naïve.
– Absolument rien, dit Rocambole avecindifférence. Vous voyez, ils ont voulu m’étrangler !
– Mais ils vous ont manqué !
– Non, certes. Le lasso s’est abattu surmoi et enroulé autour de mon cou.
Gipsy, tout en étant chrétienne, avait tropvécu avec les bohémiens pour n’être pas un peusuperstitieuse :
– Êtes-vous donc à l’abri de lamort ? fit-elle.
– Non, mais jusqu’à présent, comme vousvoyez, elle ne veut pas de moi.
Gipsy cessait peu à peu de trembler, tant elleavait foi en Rocambole.
Et comme son effroi s’en allait, son amourpour sir Arthur Newil reprenait tout son empire dans son cœur, etelle se disait :
– Je vais le revoir !
Quand ils furent aux portes de Londres, enpleine lumière sous le gaz, Rocambole appela Marmouset qui avaitcontinué de marcher en avant.
– Maintenant, lui dit-il, explique-moicomment toi, tout seul, tu es venu à ma rencontre et, par suite, àmon aide.
– Ce n’est pas sans peine, réponditMarmouset.
– Vraiment ?
– M. Milon ne voulait pas me laisserpartir.
Et Marmouset raconta de point en point ce quis’était passé :
– Voilà un garçon vraiment intelligent,se disait Rocambole, tandis que Marmouset achevait son récit.
Le récit de Marmouset, qui ne s’exprimaitqu’en français, était inintelligible pour Gipsy qui ne parlaitpoint cette langue.
Mais peu importait à la jeune fille.
Le souvenir de sir Arthur Newil avait absorbéde nouveau toutes ses facultés.
Comme ils entraient dans White-Chapel,Rocambole disait à Marmouset :
– Je te nomme mon lieutenant !
– Fameux cela ! dit l’enfant.
– Va-t’en auprès de Saint-Paul et ramèneMilon et les autres.
– En quel endroit ?
– Vous vous disséminerez dans les ruesqui entourent la maison de Gipsy, et vous vous tiendrez prêts àtout.
– Mais vous… maître ?
– Si tu as besoin de moi, tu me trouverascouché à sa porte, dans l’escalier.
Marmouset fila comme une flèche, et se perditdans les petites rues de White-Chapel.
Gipsy et Rocambole gagnèrent la maison oùétait mort Faro, et dans laquelle la jeune fille avait passé sonenfance.
– Maintenant, lui dit Rocambole, ne vousinquiétez plus de moi, Gipsy. Bonsoir, et à demain…
En parlant ainsi, il déplia son manteau etl’étendit sur le seuil extérieur de la porte.
Gipsy rentra chez elle, feignit de se mettreau lit, souffla sa lampe et murmura :
– Il faut pourtant que j’aille voir sirArthur.
Et elle changea de vêtements dans l’obscurité,et revêtit les habits de matelot qu’elle portait toutes lesnuits.
Elle n’avait pas osé se confier àRocambole.
Cette métamorphose accomplie, elle se dirigeavers la fenêtre, l’ouvrit sans bruit, et se risqua de nouveau dansce chemin périlleux où le moindre faux pas eut été puni demort.
Gipsy avait hésité un moment à se confier àRocambole et à le prier de l’accompagner jusque chez sir ArthurNewil.
Mais elle n’avait pas osé.
Il y a des instants dans la vie, d’ailleurs,où un manque de franchise devient fatal.
Quand elle fut sur le toit, la jeune fille futassaillie d’un pressentiment sinistre.
Elle avait pourtant l’habitude de passer surcette étroite bande de plomb qui avançait sur la rue.
Depuis bien des mois, chaque nuit, ellesuivait le même chemin, et voyait Londres tourbillonner sous sespieds, dans le brouillard.
Mais Gipsy n’avait jamais eu le vertige.
Gipsy, quand son cœur battait, quand il étaitquestion de rejoindre sir Arthur Newil, eût passé au milieu desflammes.
Pourtant, elle n’était pas encore au milieu desa route périlleuse qu’elle éprouva une sorte de défaillance, sesjambes fléchissaient.
Elle avait des bourdonnements confus dans lesoreilles.
Un moment elle ferma les yeux et s’arrêta.
Elle fut même sur le point de revenir sur sespas et de rentrer dans sa chambre.
Mais sir Arthur l’attendait…
Que penserait-il s’il ne la voyaitpas ?
Gipsy rouvrit les yeux et continua saroute.
Enfin elle atteignit la croisée qui donnaitsur l’escalier.
La maison de Gipsy, nous croyons l’avoir déjàdit, avait deux escaliers.
C’était une de ces vastes casernes populairesoù grouille toute une armée de ces mendiants qu’on ne rencontrequ’à Londres. Marchands ambulants, cokneys, domestiques sansplaces, matelots en rupture de presse, Irlandais etIrlandaises, saltimbanques et bohémiens, tout cela y vit enrépublique, sans bruit, sans scandale, au milieu d’une ivressecalme et silencieuse, car l’orgie anglaise, sous quelque formequ’elle se présente, est lugubre et n’a jamais ri.
L’escalier par lequel montait Gipsy pourrentrer chez elle, était éclairé toute la nuit.
L’autre au contraire n’avait plus de gaz àminuit.
Pourquoi ?
C’était là un mystère que personne n’avaitjamais songé à approfondir.
Gipsy gagna donc un second escalier, auquelelle était arrivée saine et sauve, en dépit de ses hésitations etde ses faiblesses.
Arrivée là, elle enfonça son chapeau sur sesyeux.
Puis, au lieu de se donner la peine dedescendre les marches, elle se mit à califourchon sur la rampe etse laissa glisser en bas, avec une hardiesse à donner levertige.
Au bas de l’escalier, Gipsy hésita encore.
Cependant elle faisait le même trajet chaquenuit, et depuis deux années, elle était toujours rentrée chez elleau petit jour, sans qu’il lui arrivât rien.
Il y a mieux, Gipsy aurait dû être plusrassurée que jamais cette nuit-là.
N’y avait-il pas, maintenant, un homme quiveillait sur elle, et commandait à d’autres hommes prêts àsacrifier leur vie pour lui ?
Néanmoins le cœur de Gipsy battait à rompre sapoitrine.
Néanmoins encore, elle eut un tel momentd’hésitation quand elle se trouva sur le seuil de la porte, qu’ellefaillit remonter l’escalier et rentrer dans sa mansarde.
Le remords d’avoir manqué de confiance enversRocambole pénétrait dans son cœur.
Mais le nom de sir Arthur Newil monta de soncœur à ses lèvres, et alors elle n’hésita plus.
Elle s’élança bravement dans la rue et enfonçade plus belle son chapeau sur ses yeux en passant devant lepublic-house.
L’établissement était ouvert, mais les buveursy étaient rares.
Cependant Gipsy tressaillit, après avoir jetéun furtif regard à l’intérieur.
Il lui sembla reconnaître, assis à une table,le jeune garçon qui l’avait sauvée, une heure auparavant, en tuantl’Indien d’un coup de revolver.
Ce jeune garçon, c’était Marmouset qui,paraît-il, mettait une certaine lenteur à exécuter les ordres quelui avait donnés Rocambole.
Gipsy passa donc comme un éclair.
Pour rien au monde, elle n’eût voulu êtrereconnue par Marmouset.
Puis, quand elle fut au bout de la rue, elleprit son chemin habituel, descendit vers la Tamise, passa sur lepont de Waterloo, entra dans un dédale de petites rues où elleretourna plusieurs fois dans le même sens.
On eût dit un lièvre qui croise et recroiseses fuites pour mettre les chiens en défaut.
De temps en temps, elle se retournait pourvoir si on ne la suivait point.
Mais elle n’avait pas remarqué une femme enhaillons, une Irlandaise sans doute, qui depuis le pont marchait àcinquante pas devant elle.
Cette femme qui ne s’était pas retournée uneseule fois, prenait, chose bizarre, le chemin que devait prendreGipsy, en allant chez Arthur Newil.
Mais si on se défie de ceux qui vous suivent,comment se défier de ceux qu’on suit ?
Il n’y a qu’un voleur parisien, qui connaissele métier de fileur.
On nomme ainsi la personne qui voulant savoiroù vous allez, vous précède, au lieu de vous suivre.
Gipsy ne fit donc nulle attention à laprétendue Irlandaise.
Quand elle eut fait ses mille tours, la jeunefille arriva à l’entrée du quartier que sir Arthur Newil sous lenom de master William habitait.
Ce quartier, on le sait, était tranquille.
Bien que magnifiquement éclairé pendant lanuit, il était peuplé de bourgeois et de gens paisibles qui secouchaient vers minuit.
On y rencontrait peu de mendiants et point debelles de nuit.
L’Irlande, dont le courage ne va pas jusqu’àsecouer sa vermine, y mettait rarement les pieds.
Cependant, l’Irlandaise qui marchait devantGipsy s’arrêta tout à coup, et parut vouloir lire le nom de la ruedans laquelle elle entrait.
Ce temps d’arrêt permit à Gipsy d’arriver surelle.
Alors l’Irlandaise fit un pas en avant et luitendit la main, en disant :
– Pour l’Irlande, s’il vous plaît, monjeune monsieur.
Gipsy fouilla dans sa poche pour y trouverquelques pence.
Si pauvre qu’elle fût, la danseuse des ruesn’avait jamais refusé l’aumône.
Et tout en cherchant, elle regarda celle quiimplorait sa charité.
C’était une femme d’une stature gigantesque,au visage accentué et presque farouche.
Gipsy eut peur…
Et sa terreur fut justifiéesur-le-champ ; car, tandis que ses deux mains étaient dans sespoches, l’Irlandaise, par un mouvement rapide, lui jeta son tabliersur la tête comme un capuchon, la prit à la gorge, et la serra sifort que Gipsy ne put même pas crier.
En même temps, la prétendue Irlandaise posadeux doigts sur sa bouche et siffla.
Au coup de sifflet, une porte s’ouvrit et deuxhommes s’élancèrent vers Gipsy qui se débattait.
Et l’un d’eux murmura :
– Enfin ! nous la tenons !…
Maintenant, pour avoir l’explication de cetenlèvement, – car Gipsy fut prise par ces deux hommes, bâillonnée,garrottée et réduite à l’impuissance la plus absolue, puis emportéesur les épaules de l’un d’eux, dans la direction du pont de Londres– il est nécessaire de rétrograder de quelques heures et de nousreporter à ce moment où sir George Stowe, après le départ de missCécilia, plus éprise de lui que jamais, avait vu arriver lebaronnet Nively, le capitaine de cipayes, lequel lui avait dit avecun accent bouleversé :
– Kâli est trompée… Gipsy a unamant !
Sir George Stowe, on n’en peut douter,maintenant, était bien le chef des Étrangleurs de Londres, arméemystérieuse que l’Inde opprimée avait répandue sur la capitale deses oppresseurs.
Le fanatisme politique venait en aide aufanatisme religieux.
La déesse Kâli avait une raison d’être.
Cette divinité sanguinaire et terrible faisaitsurtout la guerre aux Anglais.
Rarement un Indien était l’objet de sesfureurs.
Or donc, sir George Stowe était l’homme qui, àLondres, tenait dans ses mains le pouvoir suprême.
C’était lui qui relevait directement des chefsmystérieux qui régnaient au fond des forêts indiennes.
Lui à qui tout obéissait, depuis son coolie àla peau rouge qui se cachait sous la vareuse de matelot dans lacale d’un brick de commerce, jusqu’au brillant officier de cipayes,le baronnet Nively.
Sir James Nively était un officier blond,d’une blancheur toute féminine, de mœurs fort douces, on l’eûtjuré, et qui eût fait pouffer de rire les membres d’un clubquelconque, Pall-Mall ou West-India, s’il fût venu dire àbrûle-pourpoint :
– Je m’appelle de mon vrai nomKourali ; j’adore la déesse Kâli et ne crois pas à un autredieu ; j’ai étranglé de ma main plus de trente hommes et unedouzaine de femmes. Comme sir George Stowe, je crois que l’âme demes aïeux repose dans le corps d’un poisson et habite de préférenceles eaux du Gange !
Enfin, il suffit que sir George Stowe, monmaître suprême, donne un ordre pour que je l’exécute.
Il me commanderait d’aller mettre le feu aupalais de Saint-James ou à White-hall, que je lui obéirais surl’heure.
On eût traité le baronnet Nively de fou, etcependant rien n’était plus vrai.
Comme sir George Stowe, il était métis.
C’est-à-dire qu’il était né d’un père indienet d’une mère anglaise.
La mère avait obtenu, quand il était enfant,l’autorisation de lui faire porter le nom de ses aïeuxmaternels.
Le père, souriant et mielleux à la surface,farouche et vindicatif au fond du cœur, avait initié son fils auxmystères politiques et religieux de l’Inde.
Le baronnet Nively – Kourali, car nousl’appellerons souvent ainsi, – était donc, à Londres, le bras droitde sir George Stowe.
Certes, en le voyant ainsi, le visage couvertd’une pâleur nerveuse et l’œil en feu, ses amis du clubWest-India eussent eu peine à le reconnaître.
L’homme policé venait de faire place ausauvage et au fanatique.
Sir George Stowe éprouva le contre-coup decette émotion.
Le gentleman épris de miss Céciliadisparut ; le serviteur féroce de la déesse Kâli se montra denouveau.
Cet homme, à de certaines heures, avait unsang-froid terrible.
Il ferma la porte de la petite pièce où ils setrouvaient tous deux.
Puis, revenant à sir James Nively :
– Parle ! dit-il.
Le baronnet s’exprima ainsi :
– Comme je vous l’ai dit, il y a quelquesheures, Lumière, j’ai fait suivre sir Arthur Newil.
J’ai eu bientôt la conviction qu’il demeurait,sous le nom de William, dans une rue solitaire de Soutwarth.
– Pourquoi ? fit sir GeorgeStowe.
– Pour y recevoir une femme qui depuisdeux années vient le voir chaque nuit.
– Et… cette femme ?
– C’est Gipsy.
– Impossible ! dit sir GeorgeStowe. J’ai fait surveiller Gipsy à toute heure du jour etde nuit. On a étranglé tous ceux qui avaient voulu l’épouser.
On étranglera ce soir ce Français audacieuxqui ose tenter l’aventure, après avoir eu la hardiesse des’attaquer à moi-même.
Mais sir James Nively arrivait avec despreuves convaincantes.
Il expliqua comment, chaque nuit, Gipsysortait de chez elle, non point par la porte, mais par la fenêtre,passait au bord d’un toit et, sous des habits d’homme, gagnait unautre escalier.
Enfin, comment deux hommes cachés aux environsde la maison de sir Arthur Newil avaient vu entrer Gipsy etl’avaient parfaitement reconnue.
En écoutant tout cela sir George Stowe écumaitde rage.
– Kourali ! dit-il enfin, prendsgarde si tu m’as menti !
– Je ne mens jamais,Lumière !
– Ainsi Gipsy a un amant ?
– Ce même Arthur Newil qui possède votresecret.
– Et il la voit chaque soir ?
– Toutes les nuits.
– Ils ne se verront plus.
Et sir George Stowe eut un sourire à fairefrémir.
– Qu’ordonnez-vous,Lumière ? demanda encore sir James Nively.
– La mort des coupables, réponditfroidement sir George Stowe.
Sir James Nively s’inclina.
Après un moment de silence, George Stowereprit :
– Toute femme consacrée à la déesse Kâliest condamnée à une chasteté éternelle.
– Je sais cela, Lumière.
– Si elle trompe la surveillance exercéesur elle, si les lèvres d’un homme effleurent ses lèvres, cettefemme doit mourir.
– Étranglée ? demanda sir JamesNively.
– Étranglée ou brûlée.
– Quel genre de mort ordonnez-vous pourGipsy, Lumière ?
– Le bûcher.
– Quel jour fixez-vous pourl’exécution ?
– Demain. Mais il est nécessaire des’assurer de sa personne cette nuit même.
– Ce sera fait, répondit le baronnetNively.
George Stowe continua :
– L’amant de Gipsy est donc sirArthur ?
– Oui.
– Sir Arthur mourra.
– Je l’ai pensé, dit Kourali, mais jen’ai pas voulu le faire étrangler sans prendre vos ordres.
– Il ne sera pas étranglé dit GeorgeStowe.
– Ah !
– Il sera brûlé sur le même bûcher queGipsy.
– C’est bien dit le capitaine de cipayes.Quand vous reverrai-je, Lumière ?
– Aussitôt que Gipsy et sir Arthur seronten notre pouvoir.
– Et le Français, que faut-il enfaire ?
Sir George Stowe fronça lesourcil.
– Osmanca s’est chargé de l’étrangler,dit-il. Mais si Osmanca manque son coup, il ne faut pas s’enpréoccuper davantage.
– Pourquoi ?
– Parce que je m’en charge, dit sirGeorge Stowe.
Et il congédia sir James Nively, et lui dit enlui tendant la main :
– Tu as bien compris, n’est-cepas ?
– Oui, Lumière.
– Demain, sir Arthur Newil et Gipsyseront brûlés sur le même bûcher !
Kourali s’inclina et quitta son chef.
Ce dernier, alors, remonta dans sa chambre,ouvrit la porte de la petite pagode et alla se prosterner devant lebassin, dans l’eau duquel nageait sans relâche le poisson rouge,c’est-à-dire l’âme de son père.
Qu’était devenue Gipsy ?
L’un des deux hommes accourus au coup desifflet de la prétendue Irlandaise l’avait chargée sur sonépaule.
L’autre, ramenant les deux coins du tablierqui enveloppait la tête de la jeune fille, les avait noués.
Si, en dépit du bâillon qu’on lui avait passédans la bouche, Gipsy eût crié, ses cris n’eussent pas dépassé letablier, qui était en laine épaisse.
Les deux hommes, suivis de la femme enhaillons, se dirigèrent donc vers le pont de Londres, qu’ilstraversèrent.
De l’autre côté du pont un cab attendait.
Le cocher avait sans doute le mot d’ordre, caril ne parut nullement surpris de voir l’un de ces trois personnagesjeter dans la voiture une masse informe qui se débattait. C’étaitGipsy.
L’Irlandaise et le second des deux hommeséchangèrent alors quelques mots dans une langue inconnue.
Puis, ils se séparèrent.
L’homme qui avait porté Gipsy sur ses épaules,monta seul dans le cab, disant en anglais au cocher :
– À Hampstead.
Le cab se mit en mouvement et l’homme relevantGipsy à demi-étouffée, l’assit auprès de lui.
Il dénoua un peu le tablier, de façon qu’ellepût respirer ; puis, lui appuyant sur la gorge la pointe d’unstylet :
– Bohémienne, dit-il, si tu pousses uncri, si tu cherches à m’échapper, tu es morte !
Mais Gipsy, folle de terreur, ne cherchaitpoint à fuir.
Gipsy se sentait perdue.
Hampstead est, comme on le sait, un villageaux portes de Londres, sur le penchant d’une colline.
Du haut de cette colline, par une bellejournée d’été, l’œil embrasse le vaste horizon de la capitale duRoyaume-Uni.
C’était vers Hampstead que le cab se dirigeaitau grand trot.
En moins de vingt minutes, il eut atteint leshauteurs du village et s’arrêta à la grille d’un petit cottagesitué sur le point culminant de la colline.
Ce cottage était, depuis quelques mois, lesujet de bien des commentaires.
C’était un vaste bâtiment carré, au toit enterrasse, entouré d’une haute muraille qui le protégeait contre lesregards indiscrets.
Le jardin était planté de grands arbres.
Une architecture bizarre avait présidé à laconstruction de ce monument.
Selon les uns, la Maison rouge, ainsila nommait-on, à cause de ses murs en briques, avait été bâtie parun nabab fatigué du soleil indien, ébloui par la civilisationeuropéenne, et qui était venu se fixer à Hampstead, pour être àportée de Londres et de ses plaisirs.
Selon d’autres, c’était la résidence d’unancien commodore, jadis au service de la Compagnie des Indes, etqui vivait là dans la retraite la plus absolue.
Toujours est-il que personne n’avait jamais vuà visage découvert le mystérieux habitant du cottage.
Rarement, la nuit, on apercevait sur lesarbres, qui dépassaient en hauteur le mur d’enceinte, laréverbération des lumières des croisées.
Plus rarement encore, un bourgeois d’Hampsteadattardé voyait-il la grille s’ouvrir et une voiture fermée sortirdu parc et se diriger rapidement vers Londres.
Jour et nuit le silence.
Cependant, le fossoyeur du cimetièrepresbytérien qui avait toujours, le soir, quelque lugubre histoirede morts ou de revenants à raconter au public-house de laVictoire dont il était un habitué fidèle, – le fossoyeurprétendait qu’en passant une nuit d’hiver, sous les murs ducottage, il avait entendu des bruits étranges.
D’abord une musique monotone, bizarre,arrachée à des instruments évidemment inconnus.
Puis des chants non moins bizarres, dans unelangue qu’il n’avait point comprise.
Enfin des cris de désespoir qui évidemmentprovenaient d’une femme.
Puis il ajoutait encore, que lorsqu’il avaitété à une certaine distance, il avait vu tout à coup une immensecolonne de fumée mélangée de flammes et d’étincelles se projeterau-dessus du cottage.
Mais c’étaient là propos de fossoyeur, et JeanPaldy, – tel était son nom, – passait pour avoir beaucoupd’imagination quand il avait bu deux ou trois verres de wisky.
Cependant les Anglais en remontreraient auxAméricains en matière de superstitions.
Les tables tournantes, avant de faire cheznous le bonheur de cent mille imbéciles, ont passé plusieurssaisons à Londres et y ont reçu une hospitalité des pluscourtoises.
Petit à petit le récit du fossoyeur avait faitle tour de Hampstead, ville célèbre par ses ânes et ses âniers, etles gros bonnets de l’endroit n’avaient pas hésité un seul instantà décider que le cottage était, la nuit, hanté par des esprits.
Insensiblement le nom de Maison rouges’était modifié.
On avait appelé le cottage la Maisonmaudite.
Or, c’était à la porte de cette singulièredemeure que venait de s’arrêter le cab dans lequel était Gipsy etson ravisseur.
Le ravisseur reprit Gipsy dans ses bras etdescendit.
Puis le cab tourna bride et s’en alla, sansque le cocher eût été payé.
Ce qui était une preuve que le cab n’était pasde régie et que le cocher était de connivence avec l’Irlandaise –et les deux hommes.
Le ravisseur sonna à la grille qui était àl’intérieur garnie d’épais volets.
Quelques secondes après, un étroit guichets’ouvrit dans le milieu de la porte, et une voix demanda, enanglais :
– Qui est là ?
– La Lumière a parlé, dit leravisseur de Gipsy.
La jeune fille, à demi morte d’effroi, avaitpeine à se soutenir.
Son bâillon l’empêchait de parler, et lapointe du stylet qu’elle avait sentie sur sa gorge, était unemenace permanente qui l’empêchait de songer à fuir.
La grille s’ouvrit.
Gipsy se sentit poussée en avant.
Puis la grille se referma.
Alors on la débarrassa de ce tablier qui luicouvrait la tête et la plongeait dans les ténèbres.
Et Gipsy promenant un regard atterré autourd’elle vit un grand jardin, de hautes murailles, une maison qui luiétait inconnue.
Et devant elle une femme vêtue d’une façonbizarre.
C’était cette femme qui avait ouvert leguichet et demandé d’abord ce qu’on voulait.
L’étonnement domina momentanément la terreurde Gipsy.
Une sorte d’attraction bizarre la força àregarder cette femme, qui cependant n’était plus jeune, mais quiconservait les traces d’une beauté farouche.
Drapée dans une couverture rouge, les cheveuxnoirs enveloppés d’un madras, les seins nus, elle portait auxchevilles et aux poignets de gros bracelets d’or massif qui sedétachaient sur sa peau cuivrée, car c’était évidemment une femmede race indienne.
Elle regarda Gipsy et dit en anglais.
– Qu’est-ce que cet enfant ?
– Cet enfant est une femme, répondit leravisseur.
Et en un tour de main il dénoua l’abondantechevelure blonde de Gipsy qui tomba à flots sur ses épaules.
– Son nom ? dit-elle.
– Gipsy.
– Qu’a décidé laLumière ?
– Qu’elle irait se prosterner au pied dutrône de la déesse, répondit le ravisseur, et implorer sonpardon.
Gipsy ne comprit pas.
Cependant elle frissonna des pieds à la têteen voyant le sourire cruel qui passa sur les lèvres charnues de lafemme aux bracelets d’or.
La femme aux bracelets d’or prit Gipsy par lamain.
– Viens ! dit-elle.
Gipsy était frappée d’atonie.
Elle comprenait vaguement que quelque chose sepréparait pour elle.
Cependant, se voyant en face d’une femme ellereprit courage.
Elle aimait encore mieux avoir affaire à unepersonne de son sexe qu’à cet homme qui lui avait mis un couteausur la gorge.
D’ailleurs on ne vit pas impunément toute sonenfance avec des bohémiens et des diseuses de bonne aventure sansdevenir superstitieux et croire à la fatalité.
Or, depuis trois quarts d’heure qu’elle étaitaux mains de ces inconnus, Gipsy se disait :
– J’ai mérité mon sort. Si je n’avais pastrompé mon protecteur, si je n’avais pas quitté ma chambre sans leprévenir, je serais encore en liberté.
En courbant sa tête sous ce châtiment dudestin, Gipsy, sans force et sans volonté, se laissa conduire parla femme aux bracelets d’or.
Celle-ci lui fit traverser le jardin et nes’arrêta qu’aux marches d’un petit perron qui précédait levestibule de la maison.
L’homme qui avait enlevé Gipsy avait déjàdisparu.
L’Indienne ouvrit la porte du vestibule etpoussa Gipsy devant elle.
La jeune fille se trouvait alors au seuild’une vaste salle qui ressemblait à toutes les salles possiblesd’une maison anglaise quelconque.
Des bahuts et des chaises en noyer, des mursvernis à l’huile, un parquet soigneusement frotté.
Cette vue rassura un peu Gipsy.
La femme aux bracelets d’or posa la lampe surun guéridon et dit à la jeune fille, en anglais.
– Comment te nommes-tu ?
– Gipsy.
– Quand t’a-t-on arrêtée ?
– Il y a une heure.
– As-tu faim ? As-tu soif ?
Ces étranges questions achevèrent de rendre àGipsy un peu de calme.
Il lui semblait même que la physionomie un peudure de l’Indienne s’était adoucie.
– Je n’ai ni faim ni soif,répondit-elle.
– C’est que, reprit la femme auxbracelets d’or, une fois que tu seras entrée dans le temple, tu nepourras plus ni boire, ni manger.
Gipsy ne comprit pas et reprit :
– Je n’ai pas faim !
– Comme tu voudras, dit l’Indienne.
Et sa physionomie, un moment radoucie, repritune expression cruelle et sauvage.
Au bout de cette première salle formantvestibule, il y avait une porte vers laquelle, tenant toujoursGipsy par la main, la femme aux bracelets d’or se dirigea.
Au seuil de cette porte se trouvait une sortede tamtam qu’elle ramassa, et sur lequel elle frappa trois coupsinégalement espacés.
Au troisième la porte s’ouvrit.
– Entre ! dit l’Indienne.
Et elle poussa Gipsy devant elle.
Puis la porte se referma.
Gipsy se trouva alors dans une obscuritéprofonde.
Elle se retourna ; sa conductrice l’avaitabandonnée.
Gipsy était seule.
L’effroi la reprit. Elle appela ausecours…
Sa voix, cette voix fraîche, harmonieuse entretoutes, fut répercutée par mille échos, et finit par rouler commeun tonnerre lointain.
– Ô mon Dieu ! murmura Gipsy, oùsuis-je donc ?
Et elle n’osa faire un pas en avant, craignantde rouler dans quelque abîme inconnu.
Puis elle tomba à genoux, et un nom expira surses lèvres.
Ce n’était pas le nom de sir Arthur Newil.
C’était celui de l’homme qui l’avait sauvéeune fois déjà, – le nom de Rocambole.
Mais Rocambole ne vint pas à son aide, et nulne lui répondit.
Tout à coup les ténèbres qui l’environnaientfurent traversées par un rayon de clarté.
Puis un point rougeâtre s’alluma devantelle.
Puis ce point grandit peu à peu et devintsemblable à un soleil sans rayons traversant une couche debrumes.
En même temps les ténèbres se dissipèrent peuà peu autour de Gipsy, et il lui parut qu’elle était dans une sortede rotonde qui s’éclairait par le cintre.
En effet, une lampe venait de brillersuspendue à la voûte.
Gipsy, une fois encore, sentit une curiositéinvincible dominer son effroi.
Elle regarda autour d’elle.
À mesure que la lampe, qui était renferméedans un globe d’albâtre, brillait d’un éclat plus net et plus vif,les murs de la rotonde apparaissaient à Gipsy couverts de peinturesbizarres et de signes mystérieux.
Enfin, dans le fond, et juste devant ellequelque chose de noir, de gigantesque et de monstrueux se détachatout à coup avec vigueur sur le fond de la salle, encore plongéedans l’obscurité.
Gipsy crut voir une de ces statues de bronzeornant l’entrée des squares, des places publiques ou la tête desponts, et représentant un personnage célèbre quelconque.
Mais après la grande lampe, d’autres pluspetites s’éclairèrent une à une.
Et alors la rotonde fut illuminée comme pourun bal.
Et les peintures des murs étincelèrent detoute la richesse de leur coloris, représentant des sujetsbarbares.
L’Inde tout entière, avec sa religionmystérieuse, ses divinités monstrueuses, ses mœurs étranges,apparut sur ces murailles peintes à fresque.
Gipsy se trouvait dans une pagode.
Une véritable pagode indienne, comme on entrouve dans les profondeurs caverneuses d’Élephanta !
Une pagode à Hampstead, c’est-à-dire à unmille de la Cité et de Piccadilly !
Mais ce n’étaient pas les peintures des mursqui attiraient les regards de Gipsy.
Ses yeux étaient attirés par cette statuegigantesque qui se dressait devant elle, et ne pouvaient s’endétacher.
On eût dit que le monstre de pierre et debronze fascinait la jeune fille.
Cette statue était celle de Kâli, la terribledivinité adorée par les Étrangleurs.
Jamais peintre et sculpteur au délire rêvantun monstre sous les traits d’une femme, n’eussent trouvé mieux.
C’était une image hideuse, grossière etterrifiante de cette déesse à qui l’odeur du sang humain étaitagréable et qui s’entourait, dans son paradis, des âmes des jeunesfilles étranglées par son ordre.
Et Gipsy frissonnante ne pouvait détacher sonregard du monstre, et pour la seconde fois elle tomba à genoux.
Alors une porte s’ouvrit dans le fond de lapagode.
Gipsy fit un violent effort sur elle-même,détourna ses yeux du monstre et tourna la tête vers l’endroit oùelle avait entendu du bruit.
Par la porte qui venait de s’ouvrir, quatrefemmes noires, vêtues de blanc, les bras et les chevilles cercléspareillement de bracelets d’or, entrèrent dans la pagode ets’avancèrent lentement vers Gipsy.
Celle qui marchait en tête lui posa la mainsur l’épaule et lui dit :
– Tu es bien heureuse, toi, car ton âmeira bientôt se reposer au pied du trône de la déesse.
Gipsy sentit sa raison l’abandonner…
Elle sentait bien qu’elle allaitmourir !
Gipsy devinait le sort qui l’attendait.
La femme qui lui avait mis la main surl’épaule et lui avait dit : Tu es bien heureuse ! Cettefemme ajouta :
– Tu vas bientôt monter au pied du trônede Kâli, et tu la verras dans toute sa gloire et dans toute sapuissance. Aussi faut-il te préparer…
En parlant ainsi, elle fit un signe.
À ce signe, les trois femmes se mirent endevoir de déshabiller Gipsy.
La jeune fille les laissa faire.
Elle était déjà comme morte et ne songeaitplus à opposer la moindre résistance.
On lui ôta ses vêtements ; on la mittoute nue.
Gipsy ne soufflait mot ; seulement ellerépétait tout bas le nom de celui qui s’était fait son protecteuret qu’elle avait trompé.
La femme qui lui avait adressé la parole,quand elle fut toute nue, se dirigea vers la statue monstrueuse dela déesse Kâli.
Il y avait là, aux pieds de la hideusedivinité, une lampe placée sur une colonnette de marbre noir.
Avec la torche qu’elle avait à la main, ellealluma cette lampe.
Puis les autres femmes prirent Gipsy par lamain, la conduisirent auprès et la forcèrent à s’agenouiller.
Gipsy ne résistait plus.
Alors les quatre femmes se donnèrent la main,entonnèrent un chant bizarre et se mirent à danser en rond, autourde Gipsy, frappée de prostration.
Leur danse dura plus d’une heure.
Quand ce fut fini, lorsqu’elles eurent cesséde chanter, l’une d’elles ouvrit une armoire qui se trouvait dansla muraille, et elle en retira un paquet d’étoffe.
C’était une robe longue, sans taille,flottante comme une tunique et sans manches.
Cette robe, d’une étoffe jaune et soyeuse,était couverte de dessins et de peintures bizarres.
Ces dessins et ces peintures représentaientune des mille incarnations de Wichnou.
Le fameux éléphant blanc adoré par les Indiensétait reproduit sur la poitrine.
Le bas de la robe, la portion destinée àentourer le cou et à reposer sur la gorge, étaient enduis d’uneespèce de gomme qu’à son odeur, si Gipsy eût eu sa présenced’esprit, elle eût reconnu pour de la résine.
Mais Gipsy n’avait pas plus conscience du rôlequ’elle jouait que de ce qui se passait autour d’elle.
On la força à endosser cette robe.
Quand ce fut fait, l’une des quatre femmes luidit :
– C’est demain soir, quand les étoilesreparaîtront dans le firmament, que ton âme quittera ton corps etcommencera le grand voyage.
Prépare-toi donc par le jeûne et la prière àparaître devant Kâli.
– Prépare-toi ! prépare-toi !répétèrent en chœur les autres femmes.
Puis, sur un signe de la première, elless’éloignèrent.
Gipsy éperdue et folle, demeurait prosternéeau pied du monstre de pierre, tout bariolé de hideusespeintures.
Elle suivit d’un œil atone ces femmes qui sedirigeaient vers la porte dont tout à l’heure elles avaient franchile seuil.
Puis la porte s’ouvrit et se referma.
La pagode était toujours éclairée par cesdiverses lampes suspendues à la voûte et celle qui brûlait devantla monstrueuse statue.
Mais, peu à peu, la lumière éclatante d’abord,devint plus mate et plus faible.
Puis les lampes du plafond s’éteignirent une àune.
Il ne resta plus que celle qui se trouvaitauprès de la dalle de pierre.
Celle-là brûlait toujours et projetait saclarté sur les peintures qui couvraient les bras, les jambes et lapoitrine du monstre.
Gipsy, toujours affolée, regardait la déessequi semblait avec ses yeux d’émail et sa bouche difforme garnie dedents coloriées en rouge, exercer sur elle une mystérieusefascination.
À mesure que les lampes s’éteignaient et quela pagode rentrait peu à peu dans les ténèbres, la fascinationaugmentait.
Elle arriva enfin à un tel degré que Gipsy seleva et qu’une force invincible l’attira vers le monstre.
Ses yeux étaient comme brûlés par lespeintures qui se détachaient vigoureusement aux clartés de ladernière lampe, sur le fond noir des membres de la déesse.
Gipsy regarda.
Chaque bras, chaque jambe représentait unescène différente, mais qui, comme on va le voir, se rattachait auxautres.
C’était comme les différentes pages d’uneépouvantable histoire.
Sur la jambe gauche, on voyait une jeune fillequi dansait, entourée de sa famille, sous le feuillage d’un grandarbre.
Des musiciens noirs faisaient résonner untambour, garni de clochettes.
D’autres jouaient de la flûte.
Une matrone répandait des fleurs sur le solque la jeune fille foulait de ses pieds légers.
Les parents souriaient.
C’était comme la jeunesse de l’Almée.
Ce fut une illusion sans doute, mais il semblaà Gipsy que cette jeune fille lui ressemblait.
En passant de la jambe gauche à la jambedroite, Gipsy retrouva la jeune fille.
Mais la scène avait changé.
Elle était pieds et poings liés, couchée entravers d’un cheval, aux mains d’un cavalier farouche, fuyant auxtravers des jungles.
On voyait qu’elle était saisie d’effroi etqu’elle avait été arrachée à sa famille.
Un rire féroce glissait sur les lèvres duravisseur.
Autour de celui-ci galopaient d’autrescavaliers armés de flèches et tenant à la main le terrible lassodes Étrangleurs de l’Inde.
Le peintre avait rendu avec une effrayantevérité la terreur de la jeune fille et la joie horrible de ceux quivenaient de l’enlever à sa tribu, à sa tente, à sa famille et à sonfiancé.
Et Gipsy regardait toujours.
Et la fascination augmentant, elle monta surle piédestal qui supportait la statue et se mit à regarder lespeintures des bras.
Le bras gauche continuait la mystérieusehistoire de la jeune fille.
Chose étrange !
On eût dit que Gipsy voyait se dérouler sapropre histoire.
La jeune fille était aux mains desmatrones.
On l’avait dépouillée de ses vêtements, et onlui faisait endosser une robe que Gipsy reconnut être toutesemblable à celle qu’elle portait depuis un quart d’heure.
Et Gipsy, la sueur au front, les cheveuxhérissés, regardait toujours.
Sur le bras droit la scène changeait.
Tandis que la jeune fille était prosternéedevant une statue qui n’était autre que la reproduction enminiature de la déesse Kâli, des hommes entraient portant sur leursépaules des fascines et des rondins de bois, tandis que d’autresdisposaient ces rondins et ces fascines les uns au-dessus desautres.
Et Gipsy, serrée à la gorge par uneinexprimable angoisse, voulut détourner les yeux.
Mais la fascination exercée sur ses senstriompha de sa volonté.
Elle regarda malgré elle et son regard se fixasur la poitrine du monstre.
La poitrine représentait la dernière scène dudrame.
La jeune fille était montée sur le bûcher.
Autour du bûcher les matrones dansaient avecdes contorsions bizarres.
La flamme montait et commençait à brûler lebas de la robe de la jeune fille.
Au delà du cercle décrit par les matrones quidansaient en rond, le peuple assistait au supplice avec une avidecuriosité.
Cette fois Gipsy détourna la tête et descenditen chancelant du piédestal.
C’était sa propre histoire qu’elle venait delire.
Et, comme obéissant à l’instinct suprême de laconservation, elle cherchait à s’éloigner du monstre et à fuir, unbruit se fit derrière elle.
Puis une porte s’ouvrit au fond de lapagode.
Gipsy se retourna.
Et, en se retournant, elle jeta un cri.
Deux hommes au teint bronzé, aux vêtementsbizarres, en poussaient un troisième devant eux.
Celui-ci se débattait et paraissait ne pointvouloir entrer dans la pagode.
Et ce troisième personnage était la cause ducri que Gipsy venait de pousser, car elle l’avait reconnu.
C’était sir Arthur Newil !
C’était bien sir Arthur Newil que Gipsy voyaitentrer.
Pour comprendre ce qui allait se passer, ilfaut nous reporter à une heure plus tôt, c’est-à-dire au moment où,entendant tourner une clé dans la serrure, sir Arthur, croyant quec’était Gipsy, s’était élancé dans le corridor.
À ce moment, on s’en souvient, deux mainsrobustes l’avaient pris à la gorge ; on l’avait renversé etbâillonné.
La lutte avait même été si courte queMme Barclay, la vieille gouvernante, n’avait rienentendu.
On jeta sur la tête de sir Arthur un de cesgros capuchons de laine semblables à ceux dont on recouvre lespendus avant de les lancer dans l’espace.
Puis on le prit, comme on eût fait d’un colisde chemin de fer, et on l’emporta.
Le bâillon d’une part, le capuchon de l’autrel’empêchaient de crier, et les liens dont ses bras et ses jambesétaient entourés le mettaient dans l’impossibilité de sedébattre.
Cependant, il comprit qu’on l’emportait horsde sa maison ; puis il sentit qu’on le plaçait dans unevoiture et qu’on s’asseyait auprès de lui.
Quel était son sort ?
De qui donc était-il la victime ?
Voilà ce que sir Arthur, à demi étouffé, maisconservant un reste de présence d’esprit, se demanda.
La voiture, il la sentait rouler d’un traind’enfer.
Elle courut pendant une heure environ ;puis elle parut ralentir son allure, et sir Arthur comprit qu’ellegravissait une côte.
Enfin elle s’arrêta.
Deux bras robustes le saisirent etl’enlevèrent.
En même, temps, ses pieds touchèrent lesol.
Puis une voix qui lui était inconnue traversal’épaisseur du capuchon, arriva jusqu’à son oreille et luidit :
– Sous peine de mort, marchez !
En même temps, on le poussa.
Toute résistance était inutile ; sirArthur marcha.
Au bout de quelques pas, on le prit sous lesaisselles, et la voix dit encore :
– Voici un escalier, montez !
Sir Arthur gravit une demi-douzaine demarches ; puis il trouva une surface plane.
Seulement, le sol qu’il foulait avait changéde nature.
Au sable qu’il avait tout à l’heure sous lespieds avait succédé une large dalle.
Sir Arthur continua à marcher.
Puis il entendit le bruit d’une porte quis’ouvrait devant lui, et, de nouveau, on le poussa.
Une vague clarté traversa alors l’épaisseur ducapuchon de laine.
En même temps, le capuchon tomba.
Sir Arthur regarda autour de lui.
Il était dans une petite salle carrée,éclairée par une lampe qui se trouvait placée sur le marbre de lacheminée.
La salle ressemblait à ce que les Anglaisappellent un parloir, et son ameublement n’avait riend’excentrique.
En faisant descendre sir Arthur de voiture, onavait relâché les liens de ses jambes, ce qui lui avait donné à peuprès la même liberté que celle qu’on laisse au condamné à mort pourgravir les degrés de l’échafaud.
Mais ses mains étaient demeurées attachéesderrière son dos.
Chose bizarre ! Le capuchon tombé, sirArthur se trouva seul.
La porte par laquelle il était entré s’étaitrefermée sans bruit, et les gens qui l’avaient amené s’étaientretirés sans doute.
Où était-il ?
Que lui voulait-on ?
Il se posa ces deux questions et ne put lesrésoudre.
Il se retourna, s’approcha de la porte etexamina la serrure. La porte était fermée à clé.
Une fenêtre placée vis-à-vis attira sesregards.
Sir Arthur se traîna vers cette fenêtre, etd’un mouvement d’épaule écarta les rideaux.
Les rideaux écartés, il vit la fenêtre ferméeet derrière les vitres, des contrevents.
Il lui était plus que jamais impossible desavoir où il était.
Mais il était seul depuis quelques minutes àpeine que la porte se rouvrit.
Deux personnages entrèrent l’un aprèsl’autre.
L’un était vêtu comme un gentleman. L’autreportait la braye blanche et la veste de soie rouge d’un cipaye.
Son visage était d’un teint cuivré tirant surle noir, ses dents étaient d’une blancheur éblouissante.
Il avait les bras, les jambes et les piedsnus, et sa tête était couverte d’un turban blanc roulé à la modeindienne.
Cet homme était d’une stature colossale et seslarges épaules attestaient une vigueur peu commune.
L’autre, au contraire, vêtu en gentleman,portant habit bleu à boutons de métal, gilet de piqué blanc etpantalon gris, avait sur le visage un loup de velours noir qui nepermettait point de distinguer ses traits.
Quand ces deux hommes furent entrés, legentleman fit un signe à l’Indien.
L’Indien enleva prestement le bâillon passédans la bouche de sir Arthur.
Mais il ne lui détacha pas les bras.
Puis, sur un autre signe du gentleman,l’Indien sortit, en saluant à l’orientale et en témoignant un grandrespect à l’homme qui lui avait donné des ordres.
Alors, le gentleman indiqua un siège auprisonnier et lui dit :
– Asseyez-vous, sir Arthur.
Ce dernier, s’entendant appeler par son nom,songea une fois encore à ses amis du club qui avaient remué Londresde fond en comble à la seule fin de pénétrer le mystère de sanouvelle existence.
Une fois encore, il se crut la victime d’unemystification, imaginée par ces messieurs, et il dit à l’hommemasqué :
– Ne trouvez-vous pas, monsieur, quecette plaisanterie de mauvais goût se prolonge un peutrop ?
– Monsieur, répondit le gentleman, niceux à qui j’obéis, ni moi-même, n’avons jamais songé àplaisanter.
Son accent était froid, net, et sir Arthurrenonça sur-le-champ à sa première hypothèse.
– Enfin, monsieur, dit-il,m’apprendrez-vous de quel droit, vous ou les vôtres avez pénétréchez moi… pourquoi je suis ici… et ce que vous comptezfaire ?
– Oui, dit le gentleman masqué d’un signede tête.
– Alors, j’écoute, dit sir Arthur.
Et il regarda fixement son interlocuteur.
– Monsieur, reprit celui-ci, vous vousnommez sir Arthur Newil ?
– Oui.
– Vous êtes le cousin de missCécilia ?
– Après ?
– La maison où nous vous avons enlevé,vous l’avez louée sous le nom de M. William ?
– Parfaitement.
– À la seule fin d’y recevoir unefemme ?
– Ceci ne regarde personne, dit sèchementsir Arthur.
– Voilà justement ce qui fait votreerreur, reprit le gentleman masqué.
– Plaît-il ?
– Cette femme, qui vient chez vous chaquenuit, ne vous a-t-elle pas dit qu’elle courait, en vous aimant, lesplus grands dangers ?
– En effet, dit sir Arthur, qui sesouvint alors de toutes les folles terreurs de Gipsy, qu’il neconnaissait que sous le nom d’Anna.
– Savez-vous quelle est cettefemme ?
– Non.
– Mais… vous l’aimez !…
– De toute mon âme.
– Jusqu’à lui sacrifier votre vie.
– Oh ! fit sir Arthur, dont le cœurtout entier passa dans cette exclamation.
– Alors vous ne craindrez pas lamort ?
Sir Arthur tressaillit.
– Car, poursuivit le gentleman, cettefemme, en venant chez-vous, non seulement risquait sa vie, maiselle compromettait la vôtre.
Sir Arthur fit un brusque mouvement sur lesiège où il s’était laissé tomber, plutôt qu’il ne s’étaitassis.
– Enfin, dit le gentleman, savez-vous sonvrai nom ?
– Je l’ignore.
– Sa profession ?
– En a-t-elle donc une ?
Un rire cruel passa au travers du masque dugentleman.
– Sir Arthur, dit-il, vous patricien,vous le cousin de miss Cécilia, vous aimez depuis deux années unedanseuse des rues, une fille du Wapping, et qui s’appelle Gipsy labohémienne !
Sir Arthur jeta un cri terrible et sentit toutson orgueil se révolter, tandis que son sang d’aristocrate luimontait au visage !…
Pour comprendre l’espèce d’horreur qui venaitde se manifester sur les traits de sir Arthur Newil, il faut direcombien le préjugé qui frappe d’ostracisme les bohémiens est granden Angleterre.
Les Anglais ne sont pourtant pas des délicatsen matière d’alliance.
Un noble ruiné épouse une fille de brasseurmillionnaire pour redorer son blason ou acquérir assez d’influencepour se faire élire à la Chambre des Communes.
Un autre s’allie à la race indienne et épouseune fille de nabab.
On a vu, ce qui est plus rare du reste, unpair d’Angleterre offrir sa main à une fille perdue.
Mais un Anglais de qualité aimer unebohémienne, ne fût-elle que sa maîtresse, jamais !
L’abîme qui sépare ces parias du monde estd’autant plus large, d’autant plus profond, que le gouvernement semontre plus tolérant avec eux, en respectant leurs mœurs étrangeset en ne les astreignant à aucun des devoirs du citoyenanglais.
Le bohémien vit à Londres comme au désert.
Il est libre, il fait ce qu’il veut, ilpratique sa religion bizarre, il se marie selon sa coutume, ilexerce ses différents métiers sous la protection efficace despolicemen.
Mais si on lui donne à boire dans un verre, oncasse le verre quand il a bu.
Si un gentleman-farmer, par une nuit d’orage,consent à abriter des bohémiens sous le toit de ses bestiaux, lelendemain, après leur départ, il fait exorciser la grange et brûlerdu sucre pour chasser les mauvaises odeurs.
On comprend donc le cri d’horreur échappé àsir Arthur Newil.
Anna s’appelait Gipsy.
Et Gipsy, son nom ne l’indiquait que trop,Gipsy était une bohémienne.
Et cette femme, il l’avait aimée, il l’aimaitencore… peut-être…
S’il avait eu les mains libres, il se fûtvoilé la face pour cacher sa honte.
L’homme masqué continua :
– Sir Arthur, Gipsy porte sur la poitrineun tatouage bizarre que vous avez dû remarquer.
– Non, dit sir Arthur, qui eut un regardhébété.
– Ce tatouage est d’origine indienne,poursuivit le gentleman.
– Eh bien ! demanda sir Arthur,qu’est-ce que cela me fait ?
– Mais puisque vous voulez savoir ce quel’on veut faire de vous et pourquoi vous êtes ici, il faut bien quevous m’écoutiez, dit le gentleman.
– Soit. Parlez.
– Gipsy est née aux Indes.
– Bon !
– Elle a été consacrée à la déesseKâli.
– Que m’importe ! dit sirArthur.
– Attendez… Toute fille consacrée à ladéesse Kâli doit mourir chaste.
– Alors, dit sir Arthur, qui ne putréprimer un sourire, pour cette fois la déesse Kâli aura eu unléger mécompte.
– Un mécompte puni de mort, ditfroidement le gentleman.
– Que voulez-vous dire ?
– Que Gipsy est condamnée.
– Par qui ?
– Par nous.
Sir Arthur regarda cet homme qui, au premieraspect, avait l’air d’un Anglais paisible.
– Qui donc êtes-vous ? fit-il.
– Je suis à Londres un gentleman, auxIndes je suis un chef d’Étrangleurs. Comprenez-vous ?
Sir Arthur ne put se défendre d’un légerfrisson.
Le gentleman continua d’une voix quis’imprégna tout à coup d’un accent sauvage.
– Ce que Kâli a ordonné, ceux qui laservent l’exécuteront fidèlement.
C’est pour cela que Gipsy sera brûléevive.
– Horreur ! fit sir Arthur.
– C’est pour cela que son complicepartagera son sort.
Sir Arthur jeta un nouveau cri ; et laterreur lui donnant une force subite et peu commune, il fit uneffort violent et brisa les liens de ses bras.
Mais soudain le gentleman approcha un siffletde ses lèvres et en tira un son aigu.
Deux portes s’ouvrirent à la fois et par cesdeux portes se précipitèrent une demi-douzaine d’Indiens en toutsemblables à celui que sir Arthur avait déjà vu.
Ces hommes se jetèrent sur lui.
Il essaya de résister et de se défendre.
On le réduisit à l’impuissance.
– Misérables ! s’écria-t-il, quevous songiez à brûler une bohémienne, peu importe au gouvernementde la reine ! Mais je suis un gentleman, moi, un noble… lerejeton d’une des plus grandes familles du royaume.
– Le cousin de miss Cécilia, ricana legentleman.
En même temps son masque tomba.
– Sir George Stowe ! murmurasir Arthur foudroyé.
– Sir George Stowe qui veut épouser missCécilia et qui, pour cela, a besoin de faire disparaître à jamaissir Arthur, acheva l’Indien…
Sir Arthur comprit qu’il étaitperdu !
On l’avait garrotté de nouveau et réduit àl’impuissance la plus complète.
– Conduisez-le auprès de Gipsy labohémienne, dit sir George Stowe.
Ils ont vingt-quatre heures pour se préparer àla mort !
**
*
Voilà donc comment Gipsy, éperdue, avait vuentrer sir Arthur Newil.
Et, jetant un cri de joie, elle avait couruau-devant de lui, les bras tendus.
Sir Arthur !…
N’était-ce pas le paradis qui s’entr’ouvraittout à coup pour la pauvre fille ?
Mais alors il se passa une chose inouïe,étrange et que peut seule expliquer la faiblesse de la naturehumaine.
Sir Arthur Newil eut peur de la mort.
Cet homme calme et froid, qui jadis songeait àse tuer et avait même fait des préparatifs de suicide avec un calmeparfait, – fut saisi tout à coup d’une épouvante folle.
Être brûlé vif !
Et brûlé avec une bohémienne, samaîtresse !
Les tortures du supplice et l’infamie tout àla fois !
Sir Arthur avait lu son arrêt de mort dans lesyeux de sir George Stowe.
Il savait qu’il ne devait attendre d’un telhomme aucune merci.
Et sir Arthur ne voulait pasmourir !…
Sir Arthur perdait la tête ; sir Arthurs’abandonnait à un désespoir sans limites, et lorsque Gipsys’élança vers lui, les mains tendues, il s’écria :
– Arrière ! fille de Bohême !…Arrière, misérable ! tu me fais horreur !
Gipsy poussa un grand cri et tomba sur lesgenoux.
On eût dit qu’elle était frappée au cœur.
Mais lui, en proie à une fureur croissantecomme son effroi, poursuivit :
– Malheureuse ! c’est donc pour toique je suis ici ? c’est donc toi qui as causé maperte ?
Et il se mit, tout à fait affolé, à l’accablerde reproches sanglants et à lui reprocher son amour.
Les Indiens qui l’avaient poussé dans lapagode s’étaient retirés.
Sir Arthur était seul avec Gipsy.
Et Gipsy, blanche comme un marbre, et glacéecomme si son sang se fût figé dans ses veines, Gipsy regardait avecstupeur cet homme qu’elle avait tant aimé et murmurait :
– Oh ! c’est un lâche !
Puis elle eut une explosion de douleur ets’écria :
– La mort peut venir, maintenant !je ne la crains plus…
Gipsy était libre de ses mouvements.
Sir Arthur Newil, au contraire, avait lesjambes attachées et les mains liées derrière le dos.
Tout homme a une heure d’héroïsme et une heurede lâcheté dans sa vie.
L’heure de lâcheté était venue pour sir ArthurNewil.
Il avait peur de la mort !
Peut-être n’eût-il point tremblé à la bouched’un canon ou devant la hache du bourreau…
Mais cette mort épouvantable par le feu quilui était promise jetait l’épouvante en son âme, à ce point que sonamour pour Gipsy s’était évanoui tout à coup.
D’abord, couché sur le sol de la pagode, seroulant avec rage, il continua à accabler d’injures cette femmequ’il avait tant aimée…
Puis, à cette animation succéda un désespoirmorne et silencieux.
La lampe unique placée devant la monstrueusestatue continuait à projeter une lueur douteuse et presquesépulcrale autour d’elle. Quand il se fut calmé, sir Arthur Newilregarda autour de lui.
Les peintures mal éclairées avaient un aspectfantastique.
Comme il était couché sur le dos, sir ArthurNewil avait les yeux en l’air et il regardait la voûte de lapagode.
Il lui sembla alors que la statue colossale dela déesse Kâli se rapprochait de cette voûte, assez pour qu’unhomme qui se fût tenu debout sur sa tête eût pu l’atteindre.
Et verticalement au-dessus de la statue, sirArthur remarqua une ouverture, destinée sans doute à éclairer lapagode durant le jour.
Le condamné dont les heures sont comptéesconserve jusqu’à la dernière minute un vague espoir dedélivrance.
Sir Arthur, chez lequel une réaction s’étaitfaite, eut soudain l’espoir de fuir par cette ouverture.
Escalader le monstre, se glisser sur sa têtequi avait plus de trois pieds carrés de largeur, briser cettecoupole de nacre et monter sur le toit de la pagode, tout celaparut possible à sir Arthur.
Mais pour qu’un pareil plan pût être mis àexécution, il fallait que sir Arthur ne fût point garrotté comme ill’était.
Et cet homme que la peur de la mort avaitrendu lâche, cet homme qui avait outragé Gipsy, la femme qui, paramour pour lui, avait joué sa vie et l’avait perdue, cet homme futplus lâche encore…
Il eut recours à elle.
Gipsy, à demi morte, brisée de douleur, étaitaffaissée au pied de la statue.
Gipsy trouvait que les bourreaux étaient lentsà venir et à dresser le bûcher.
Gipsy avait dans le cœur une douleur sansbornes et une honte immense.
Elle rougissait d’avoir aimé sir Arthur Newil,comme il avait rougi naguère en apprenant qu’elle étaitbohémienne.
Il tourna les yeux vers elle, et il n’eutpoint pitié de cette attitude brisée.
Cet homme voulait vivre, – vivre à toutprix.
– Gipsy ! dit-il tout bas.
Elle ne lui répondit pas.
– Gipsy, répéta-t-il en élevant lavoix.
Cette fois, elle tressaillit, leva la tête ettourna vers lui un regard atone et sans rayons.
– Gipsy, dit-il encore, es-tu doncrésignée à mourir, toi ?
Elle fit un signe de tête et reprit sonattitude désespérée.
– Cependant, si tu le voulais, nouspourrions nous sauver.
Le regard de Gipsy ne s’éclaira point ;elle se contenta de fixer sir Arthur avec indifférence.
– Oui, reprit celui-ci qui s’anima, si tule voulais… nous pourrions fuir…
– Comment ? dit-elle, comme si elleeût fait une question insignifiante.
– Regarde au-dessus de toi, reprit-il. Nevois-tu pas une coupole vitrée ?
– Je la vois, dit-elle.
– En montant sur ce monstre de pierre, onpourrait y atteindre.
– Ah ! fit-elle.
– Et si tu voulais me délier ?…
Sa voix était devenue suppliante comme leregard qu’il attachait sur cette femme que tout à l’heure ilinsultait.
Gipsy se leva et s’approcha de lui.
– Tournez-vous ! dit-elle.
Sir Arthur se coucha sur le ventre, et Gipsyput toucher ses mains liées derrière le dos.
Alors, la jeune fille, avec cette adresse quiest particulière aux femmes, se mit à dénouer un à un les liens desir Arthur.
Et celui-ci la laissait faire, et l’espoir dela vie le reprenait peu à peu.
Enfin, ses mains et ses bras furentlibres.
Alors il se débarrassa lui-même des entravesqu’il avait aux jambes.
Puis il se trouva sur ses pieds et maître detous ses mouvements.
Et un cri de joie lui échappa.
Gipsy s’était de nouveau couchée sur lesdalles et avait repris sa morne attitude.
Mais sir Arthur n’y prit pas garde.
Il était libre.
Et s’élançant vers la statue, il se mit àl’escalader avec l’énergie et l’adresse d’un clown.
Gipsy toujours affaissée le suivait duregard.
Il s’accrocha aux draperies de pierre quifiguraient la robe de la déesse ; il se hissa d’abord sur sesgenoux, puis sur un de ses bras, puis il entoura le cou de sesmains crispées, et finit par atteindre la tête, en plaçant un deses pieds dans la bouche du monstre.
Enfin, par un dernier effort, il se trouvadebout sur la tête de la déesse.
Et, se dressant, il atteignit de ses deuxmains la coupole vitrée.
Chaque vitre était enchâssée dans un cadre defer, et assez grande pour que, une fois brisée, un homme pût passerau travers.
L’instinct de la conservation donne aux hommesles plus ordinaires une énergie et une intelligence peucommunes.
Une fois là, sir Arthur comprit que le moindrebruit pourrait le perdre.
Et le bris d’une glace ferait sans doute untapage que répercuteraient en le multipliant tous les échos de lapagode.
Il avait au doigt une bague.
Cette bague était ornée d’un magnifiquesolitaire taillé à facettes.
Sir Arthur ôta sa bague et se servit de sondiamant pour couper une des vitres.
Gipsy entendit un tout petit bruit sec.
La vitre était détachée.
Alors, sir Arthur lui cria :
– Viens ! suis-moi…
Et il se cramponna à l’un des barreaux de feret se hissa jusqu’à l’ouverture qu’il venait de pratiquer.
Mais Gipsy ne bougea point.
– Tu ne veux donc pas fuir ?répéta-t-il.
Elle secoua la tête sans répondre.
Sir Arthur devait être lâche jusqu’au bout. Iln’hésita point, se hissa jusqu’à la coupole et, comme un gymnastequi monte au trapèze, il disparut par le trou laissé par la vitreabsente.
Alors, Gipsy détourna la tête etmurmura :
– Quand donc les bourreauxviendront-ils ?
**
*
Cependant, sir Arthur Newil était monté sur letoit de la pagode.
Le jour venait. À sa lueur naissante, sirArthur put reconnaître le lieu où il se trouvait.
Il était à Hampstead.
Londres s’étalait au loin sous ses pieds.
Autour de la pagode s’étendait le jardinplanté de grands arbres que Gipsy avait traversé, conduite par lafemme aux bracelets d’or.
Un de ces arbres montait contre le bâtiment ettouchait aux toits.
Le jardin était désert.
Cet arbre était la voie du salut, et sirArthur se laissa glisser le long des branches et toucha le sol.
Escalader ensuite la grille et sauter dans larue n’était plus qu’un jeu pour un homme qui ne voulait pas êtrebrûlé vif.
Une fois dans les rues de Hampstead, sirArthur n’avait qu’à courir chez le coroner et lui dénoncer sirGeorge Stowe.
Mais, en faisant cela, il sauvait Gipsy…
Et alors seulement sir Arthur Newil s’aperçutqu’il avait été lâche !…
Et il eut peur de se retrouver face à faceavec la bohémienne et de rougir devant elle…
Et sir Arthur, abandonnant Gipsy, prit lafuite dans la direction de Londres.
Revenons maintenant à Rocambole, ou plutôt àMarmouset, qu’il avait envoyé prévenir Milon et sa bande.
Marmouset, comme on va le voir, était ungarçon plein de sagesse et d’intelligence.
Si Marmouset eût été un soldat, il auraitvoulu devenir maréchal de France.
Marmouset était un vaurien et sa seuleambition était de se montrer digne de la confiance deRocambole.
Le Maître était devenu pour lui une sorte dedivinité dont il voulait à tout prix mériter les faveurs etl’estime.
Or donc, Marmouset s’était empressé d’allerexécuter les ordres de Rocambole.
Mais comme il sortait de la maison et passaitdevant le public-house où, deux heures auparavant, il avait trouvéles deux Indiens qui l’avaient mis sur les traces de Rocambole, sonregard fut attiré de nouveau par un personnage qui lui parut n’êtrepas tout à fait un habitué de la maison.
Ce personnage était une femme.
Cette femme, vêtue de haillons, comme le sontpresque toutes les Irlandaises qui viennent essayer de vivre àLondres, était d’une taille presque gigantesque.
Elle eût été grande, habillée en homme.
Or, Marmouset était un garçon qui tirait uneconclusion de toute chose.
Une voix secrète l’avertit qu’il y avaitpeut-être quelque rapport secret entre cette femme et lespersécuteurs mystérieux de Gipsy.
– Après tout, pensa-t-il, j’ai de bonnesjambes, je les prendrai à mon cou pour aller plus vite chercherMilon.
Et il entra dans le public-house.
On avait déjà vu Marmouset dans la soirée.
Il n’était plus un inconnu pour le tavernierqui avait remarqué que l’enfant ne parlait que par signes.
Il était sourd-muet aux yeux du bonhomme et dequelques habitués qui l’avaient déjà vu.
Marmouset entra et, fermant sa main gauche, ilmit son pouce étendu dans sa bouche.
Ceci voulait dire :
– J’ai soif.
Le tavernier lui montra tour à tour le cruchonau gin et le pot à la bière.
Marmouset secoua la tête.
Si Marmouset ne voulait ni bière, ni gin,c’est qu’il voulait du wisky.
On lui servit donc du wisky et il jeta troispence sur le comptoir d’étain.
Puis, tout en buvant, il se mit à suivre ducoin de l’œil l’Irlandaise gigantesque.
Cette dernière, assise tout près du comptoir,causait avec un petit homme qui lui allait à peine à la hanche, etla regardait néanmoins fort tendrement.
– Jenny, disait-il, par saint Patrick, lepatron de la vieille Irlande, tu as tort de ne pas consentir àm’épouser.
L’Irlandaise répondait par un gros rire.
Marmouset, qui passait pour sourd-muet,s’était accoudé, son verre de wisky à la main, sur le comptoir.
Marmouset, on le sait, ne comprenait pasl’anglais, ce qui lui avait donné l’idée de jouer le rôle desourd-muet.
Cependant, il y a une foule de mots anglaisqui se rapprochent du français, et Marmouset était tout oreilles àla conversation de la grande Irlandaise et du petit homme.
Tout à coup, un nom le fittressaillir :
« Gipsy ! »
– Bon ! se dit-il, je donnerais matête à couper qu’elle est de la bande, celle-là.
Puis il entendit encore un autrenom :
« Arthur Newil. »
Ce nom lui était inconnu, mais prononcé aveccelui de Gipsy, il paraissait avoir pour lui une significationmystérieuse.
Et au lieu de quitter le public-house,Marmouset demanda par signes un second verre de wisky.
D’un œil, il surveillait l’Irlandaise, del’autre, il regardait dans la rue.
Mais, tout à coup, Marmouset éprouva uneémotion tellement violente qu’il en demeura immobile et commepétrifié.
Gipsy, avec ses habits d’homme, venait depasser dans le cercle de lumière projeté par le gaz dupublic-house.
Marmouset ne se trompait jamais.
Quand il avait vu les gens une fois, il lesreconnaissait sous n’importe quel costume. Il avait donc reconnuGipsy.
Mais, en même temps, il avait vu faire unmouvement à l’Irlandaise qui avait posé un doigt sur ses lèvres etprononcé tout bas le nom de Waterloo bridge.
Or, Marmouset savait déjà que bridgesignifie pont comme church veut dire église.
En même temps, l’Irlandaise sortit avec lepetit homme.
Marmouset paya son second verre de wisky etsortit à son tour.
Dans la rue, il eut un moment d’hésitation, etil faut avouer que la question était complexe.
S’en irait-il simplement chercher Milon, ainsique le lui avait commandé Rocambole ?
Se mettrait-il à la poursuite de Gipsy poursavoir où elle allait ?
Ou bien suivrait-il l’Irlandaise ?
C’était à jeter un penny en l’air et à jouerla chose à pile ou face.
Ce qui fit que Marmouset, obéissant à uneinspiration subite, se décida pour un quatrième parti.
L’Irlandaise et le petit homme s’étaientséparés en échangeant un signe d’intelligence et un mot :
« Waterloo bridge. »
À la porte du public-house était un cab, etMarmouset s’aperçut alors que le petit homme n’était autre que lecocher du cab.
Marmouset n’essaya point de se prouver àlui-même la sagesse de la détermination subite qu’il prenait.
Non, Marmouset obéissait à un instinct, à uneinspiration, et il eût été bien embarrassé de donner la raison desa conduite.
Mais, se souvenant de son originefaubourienne, le gamin s’élança sous le cab, dont les roues étaienttrès hautes, se cramponna à l’essieu et se fit traîner.
Quelque chose lui disait qu’il prenait là lebon parti.
Tout le monde a vu un cab et sait que cecabriolet tout anglais porte le cocher par derrière, dans uneespèce de tuyau de cheminée, les guides passant dans une fourche,au-dessus de la capote.
Ainsi placé, le cocher ne pouvait regardersous sa voiture.
Un policeman seul aurait pu apercevoirMarmouset et l’arracher à sa prétendue félicité.
Mais les policemen sont rares dansWhite-Chapel, et puis ils ne s’occupent guère d’un gamin qui sefait traîner par une voiture.
Le cab partit et descendit tout droit au pontde Waterloo.
Puis il s’arrêta à l’entrée.
Marmouset ne bougea pas.
Marmouset, toujours cramponné à son essieu, sedisait :
– Je donnerais ma tête à couper qu’on vaenlever Gipsy, et qu’on l’emportera dans cette voiture.
Et Marmouset attendit.
Une demi-heure s’écoula.
Le cocher n’avait pas quitté son siège. Laclarté d’un réverbère projetait sa silhouette sur le sol dupont.
Marmouset put se convaincre qu’il fumait.
Quand un cocher anglais fume, c’est qu’il a dutemps à perdre.
Marmouset laissa porter ses jambes sur le solpour se délasser un peu.
Une autre demi-heure s’écoula.
Tout d’un coup, Marmouset vit la silhouette ducocher jeter son cigare.
En même temps, il entendit des pasprécipités.
Puis, il vit accourir une femme et deuxhommes.
La femme, il la reconnut sur le champ à sataille gigantesque.
C’était l’Irlandaise.
L’un des deux hommes portait dans ses brasquelque chose qui se débattait.
Marmouset devina que c’était Gipsy.
Et il caressa la crosse de son revolver.
Mais Marmouset était prudent, et il pensaqu’il valait mieux savoir en quel endroit on conduisait Gipsy, quechercher à la délivrer.
Il se cramponna donc de nouveau à son essieuet le cab repartit, tandis que l’Irlandaise et un des deux hommess’éloignaient.
Marmouset s’était fait le raisonnement quevoici :
– On enlève Gipsy pour que le Maître lacherche, et pour le faire tomber dans un piège. Ce n’est donc pasGipsy qui court peut-être le plus grand danger, mais c’est leMaître.
Voyons où on la conduit ?
Marmouset se trompait, mais son erreur, commeon va le voir, devait avoir un bon résultat.
Toujours cramponné à l’essieu du cab, il selaissa donc emmener sur les hauteurs de Hampstead.
Lorsque le cab s’arrêta à la grille de lamaison rouge, Marmouset écarquilla ses yeux tout grands etput remarquer la bizarrerie de l’édifice qu’il aperçut un moment,tandis que la grille s’ouvrait pour laisser passer Gipsy et sonconducteur.
Certes, si on avait dit en ce moment àMarmouset : « On va brûler vive la pauvre Gipsy »,Marmouset n’aurait pas hésité.
Il serait entré dans le jardin, le revolver aupoing, et il se fût battu comme un lion pour essayer de ladélivrer.
Mais Marmouset savait l’histoire de Gipsy.
L’Irlandaise de la taverne du RoiGeorge l’avait racontée.
Gipsy ne pouvait pas se marier.
Si Gipsy se mariait, ses époux étaientétranglés, mais il ne lui arrivait aucun mal.
Marmouset ne savait que cela, et ce fut cettenotion incomplète qui détermina sa conduite.
Il laissa donc la grille de la maison s’ouvriret se refermer sur Gipsy, le ravisseur sortir seul et remonter dansle cab en prononçant un nom.
– Sir Arthur Newil.
Ce nom, Marmouset l’avait entendu une foisdéjà dans la bouche de la géante qui avait aidé à enlever Gipsy,lorsqu’elle causait dans le public-house avec le petit homme, –c’est-à-dire avec le cocher du cab.
Et Marmouset, de plus en plus intrigué,demeura suspendu à son essieu, tandis que le cab rentrait dansLondres à toute vitesse.
Marmouset, arrivé à la Tamise, songea bien unmoment à lâcher l’essieu et à retourner auprès de Rocambole, après,toutefois, avoir averti Milon et ses hommes.
Mais, toute réflexion faite, il resta.
Ce nom d’Arthur Newil lui trottait par latête.
Au delà du pont, le cab s’arrêta un moment etun autre homme y monta.
Le nom d’Arthur Newil fut encore prononcé.
Marmouset se jura d’aller jusqu’au bout.
Le cab gagna ce quartier tranquille où, sousle nom de William, sir Arthur cachait son amour et son bonheur.
Marmouset assista alors, de sa cachette, auxévénements que nous avons déjà racontés.
Il vit les deux hommes descendre du cab etentrer dans la maison à l’aide d’une fausse clé.
Puis le bruit d’une lutte à l’intérieur.
Puis enfin les deux hommes ressortir,emportant sir Arthur Newil dans leurs bras.
Le cab se remit en route et descendit denouveau vers le pont de Waterloo.
Mais là, Marmouset lâcha l’essieu pour tout debon.
– Je sais ce que je veux savoir, dit-il,ils prennent le même chemin que tout à l’heure, donc ils vont aumême endroit.
Cette fois, allons prévenir le patron.
Et, tandis que le cab montait vers Hampstead,pour la seconde fois, Marmouset rentra au cœur de Londres et se mità courir dans la direction de White-Chapel.
**
*
Rocambole, enveloppé dans son manteau,veillait toujours à la porte de Gipsy.
Il croyait que la jeune fille dormait, car iln’entendait aucun bruit dans sa chambre.
Marmouset n’était point revenu. Rocambole sedisait encore :
– Milon et les autres sont en bas,disséminés dans les public-houses du quartier.
Et Rocambole était fort tranquille et, sansdoute, sa pensée était bien loin de Londres, à cette heure, lorsqueMarmouset remonta précipitamment l’escalier.
Il y avait deux heures qu’il était parti.
– Que t’est-il donc arrivé ? demandaRocambole en le voyant essoufflé. N’aurais-tu pas trouvéMilon ?
– Je ne suis même pas allé à Saint-Paul,dit tout bas Marmouset.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que vous allez voir que j’avaisbien autre chose à faire. Je sais où ils ont conduit Gipsy.
– Gipsy ?
– Oui, dit Marmouset, tandis que vousgardez le nid, l’oiseau n’y est plus.
– Gipsy n’est plus dans sachambre ?
– Non.
Rocambole jeta la porte bas d’un coup d’épauleet s’arrêta, muet d’étonnement, sur le seuil.
La lune qui brillait au ciel éclairait lepauvre réduit de la bohémienne par la fenêtre grande ouverte.
Le réduit était vide.
Rocambole eut alors ce léger frémissement desnarines qui seul trahissait en lui une émotion violente.
Puis il murmura :
– Elle a manqué de confiance en moi. Jene réponds plus de rien… Dieu veuille qu’il ne lui arrive pasmalheur !
Il questionna Marmouset.
Marmouset lui raconta de point en point cequ’il avait vu et ce qu’il avait fait.
– Ainsi tu sais où elle est ? dit-ilenfin.
– Mais sans doute. Et sir Arthur Newilaussi.
À ce nom de sir Arthur Newil, Rocamboletressaillit.
Il savait que sir Arthur était le cousin demiss Cécilia, la fiancée de sir George Stowe.
Mais il savait aussi que Gipsy avait un amant,et cet amant, ce pouvait bien être sir Arthur Newil.
Et la perspicacité de Rocambole se trouvaitmise en défaut par cette double supposition.
Pourquoi avait-on enlevé Gipsy et sir Arthur,presque en même temps, et les avait-on conduits dans le mêmelieu ?
En s’adressant cette question, Rocambolesentait ses cheveux se hérisser.
Il tira sa montre.
Elle marquait trois heures du matin.
– Ou il est trop tard, ou il est beaucouptrop tôt.
Marmouset le regarda, un peu surpris de cetaphorisme à la Prudhomme.
Mais Rocambole compléta sa pensée :
– Si Gipsy et sir Arthur ont été enlevés,c’est qu’ils sont condamnés à mort par les Étrangleurs.
– Est-ce possible ? s’écriaMarmouset, qui se repentit amèrement de n’avoir pas cherché àdélivrer Gipsy.
– Or, reprit Rocambole, je crois mesouvenir que des fanatiques ont l’habitude de laisser jeûner leursvictimes vingt-quatre heures avant de les sacrifier à leur horribledéesse. Du moins, Gurhi me l’a affirmé.
– Eh bien ? fit Marmouset.
– Eh bien ! s’il en est ainsi, nousavons jusqu’à ce soir pour prendre nos mesures et les délivrer.
– Et si vos souvenirs vous trompent,Maître ?…
– Alors, il est trop tard… ils sontmorts !…
Marmouset tordait ses mains avec une sorte dedésespoir fiévreux.
– Je suis un imbécile !murmura-t-il.
Rocambole lui fit quitter l’escalier, et tousdeux descendirent dans la rue.
Le public-house était toujours ouvert et saclientèle nocturne réunie.
Tout à coup Marmouset pressa vivement le brasde Rocambole.
– Voyez ! dit-il.
– Quoi ?
– L’Irlandaise.
En effet, Rocambole aperçut la géante, avec lepetit homme, c’est-à-dire le cocher du cab.
– Entrons, dit Rocambole, je saisl’anglais, moi, peut-être apprendrons-nous quelque chose.
Sur ces mots, le maître et le disciple firentleur apparition dans le cabaret, se parlant par signes et jouant àmerveille leur rôle de sourds-muets.
Puis ils s’installèrent à une table voisine del’Irlandaise et du cocher.
Le cocher et l’Irlandaise, c’est-à-dire lepetit homme et la géante, avaient repris leur conversationamoureuse.
Le petit homme disait :
– Pourquoi ne veux-tu pas m’épouser,Jenny ?
– Je ne dis pas que je ne veux pointt’épouser, répondait la géante, je dis que l’heure n’est pointvenue.
– Pourquoi ?
– Parce que, pour se mettre en ménage, ilfaut avoir un peu d’argent.
– Ne sommes-nous pas en train de fairefortune ?
– Oh ! dit l’Irlandaise, on nous afait de belles promesses. Il faut voir si elles se réaliseront.
– On t’a déjà donné dix shillings, cesoir, pour la petite.
– Et à toi vingt pour tes deuxcourses.
– Trente shillings, c’est déjà une joliesomme.
– Oui, mais le gentleman qui nous aembauchés tous deux doit nous donner dix livres demain.
– Les donnera-t-on ? fitl’Irlandaise d’un air de doute.
– Douter de la parole d’un gentleman,c’est mal, Jenny, dit le petit homme.
– Je doute toujours de la parole d’unhomme qui fait un marché dans la rue et qu’on ne sait où trouverensuite.
– Où t’a-t-il donné rendez-vous pourdemain ?
– À l’entrée de Saint-James square, à dixheures du matin. Mais j’ai comme une idée qu’il n’y sera pas.
Rocambole, qui feignait toujours de causer parsignes avec Marmouset, ne perdait pas un mot de cetteconversation.
– Eh bien ! si tu as les dix livres,m’épouseras-tu, Jenny ?
– Nous verrons… En attendant,bonsoir ! je vais dormir…
Et l’Irlandaise se leva.
En même temps, le petit homme jeta dix pencesur la table.
– Écoute bien ce que je vais te dire, fitRocambole par signes à Marmouset.
Marmouset répondit par un signe de tête.
La pantomime de Rocambolesignifiait :
– Tu vas aller à Hampstead, tut’embusqueras aux environs de cette maison où Gipsy est enfermée,et tu m’y attendras… Tu auras, du reste, bien soin de toutobserver… et si quelqu’un sort… tu ne le perdras de vue que lorsquetu te seras assuré de la route qu’il prend.
Marmouset fit signe qu’il avait parfaitementcompris, et il sortit.
L’irlandaise s’était bien levée de table, maiselle s’était approchée du comptoir d’étain derrière lequel trônaitle tavernier, et elle causait familièrement avec lui.
Quant au petit homme, il était parti, etRocambole l’avait suivi.
À cent pas du public-house, comme le cocher ducab tournait l’angle d’une ruelle, une main s’abattit sur sonépaule.
Il se retourna.
– Tiens, le muet ? dit-il.
Il avait parfaitement reconnu l’un des deuxhommes qui parlaient par signes dans le public-house.
Mais il recula de surprise, lorsque Rocambolelui dit :
– Un mot, camarade !
Entendre parler soudainement un homme qu’oncroit muet est toujours un coup de théâtre, et l’émotion qu’on enéprouve est intraduisible.
Rocambole parlait un anglais très pur, sansaccent étranger.
– Cela t’étonne que je parle ?dit-il.
– Oh ! fit le petit homme.
– Je ne suis pas muet, moi, repritRocambole, mais mon camarade l’est, comprends-tu ?
L’explication était si nette que l’émotion dupetit homme se calma.
Rocambole reprit :
– Tu aimes donc Jennyl’Irlandaise ?
– C’est une belle femme, dit le cocheravec l’enthousiasme des petits hommes pour les grandes femmes,great-attraction !
– Et elle ne veut pas de toi ?
– Elle dit que nous sommes troppauvres.
– Si tu avais cent livres, ellet’épouserait tout de suite.
– Cent livres ?
Et le cocher demeura bouche béante.
– Et il ne tient qu’à toi de lesavoir.
Le petit homme fut encore plus surpris qu’ilne l’avait été tout à l’heure en entendant parler celui qu’ilcroyait muet.
Rocambole était de taille à ne point craindreune lutte avec cet avorton énamouré d’une grande femme.
Il entraîna le cocher sous un bec de gaz, tirade sa poche un portefeuille et le lui montra gonflé debanknotes.
Le cocher fut ébloui.
– Tu peux gagner cent livres,répéta-t-il.
– À quoi faire ?
– En me racontant d’abord ce que tu asfait cette nuit.
– Bon ! après ?
– Et en me conduisant ensuite à l’endroitoù tu as conduit successivement Gipsy et sir Arthur Newil.
Un petit homme qui aime une grande femme estcapable de toutes les trahisons.
Le cocher répondit :
– Je le veux bien !
Et Rocambole le prit par le bras, et ils semirent à causer.
**
*
Pendant ce temps, Marmouset courait àHampstead par le chemin qu’il avait déjà suivi.
Chose assez rare à Londres, la nuit avait étélumineuse et sans brouillard, à partir de trois heures dumatin.
La lune venait de disparaître de l’horizon,mais dans le ciel d’un bleu pâle couraient les premières clartés del’aube, au moment où Marmouset arriva sous les murs de la maisonrouge.
Cette demeure mystérieuse, qui successivements’était ouverte devant Gipsy et sir Arthur Newil, paraissaitabandonnée.
Aucun bruit n’en sortait ; aucuneapparence de vie ne se manifestait à l’intérieur.
Mais comme Marmouset cherchait un coin obscurpour s’y établir en sentinelle, selon les ordres du Maître, il luisembla que quelque chose s’agitait sur le toit.
Marmouset avait l’œil perçant.
Il se fut convaincu bientôt qu’il voyait sedresser une forme humaine.
La forme humaine demeura un moment immobile,puis elle se baissa, se releva ensuite et se mit à marcher sur letoit.
Immobile, sous le porche d’une maison donttoutes les fenêtres étaient encore closes, Marmouset vit cet hommes’approcher de l’un des arbres qui montaient au bord du toit.
Puis il le vit disparaître, coulant le long del’arbre, derrière les hautes murailles du jardin.
– Voilà déjà du nouveau, pensa legamin.
Dix minutes après l’homme reparut, non plussur le toit, mais au-dessus de la grille et sauta tout effaré dansla rue.
Puis il prit la fuite.
Alors Marmouset se dit :
– Évidemment, ce monsieur n’est pas unlocataire de l’immeuble.
Et il courut après lui, le rejoignit et luidit :
– Pardon, monsieur, ne seriez-vous passir Arthur Newil ?
Sir Arthur jeta un cri et voulut sedégager.
– Non, dit-il, non… je ne suis pas sirArthur Newil.
Mais Marmouset s’était cramponné à lui, et,comme sir Arthur s’apprêtait à le renverser d’un coup de poing, unautre homme surgit du milieu de la rue et le prit par le bras.
– Pardon, sir Arthur, dit-il, mais ilfaut bien que vous nous donniez des nouvelles de Gipsy labohémienne.
Ce nouveau personnage, on le devine, n’étaitautre que Rocambole, que le petit homme amoureux de la géanteavait, sans perdre de temps, conduit à Hampstead.
Après la fuite de sir Arthur Newil, Gipsyavait repris cette attitude brisée de ceux qui n’espèrent plus rienen ce monde et attendent la mort comme une délivrance.
L’homme qu’elle avait aimé, l’homme pour quielle allait mourir était donc un lâche ?
Il l’avait outragée grossièrement lorsqu’ilavait désespéré de pouvoir échapper à la mort…
Il l’avait abandonnée lâchement, quand ilavait trouvé pour lui-même la voie du salut.
Gipsy attendait donc la mort, non plus aveccalme, mais avec impatience.
Ses yeux étaient secs, elle ne versait plusune larme, elle ne poussait même plus un soupir.
Cependant, de temps à autre, un nom venait àsa bouche.
– Ma mère !
Elle songeait à cette femme, encore jeune etbelle, qui l’avait appelée sa fille une heure, et que lesÉtrangleurs avaient assassinée dans ses bras.
Et une sorte de joie farouche passait alorssur ses lèvres.
Elle allait mourir, elle irait dans le mondedes âmes, elle reverrait sa mère.
Cette pensée préparait Gipsy à la mort.
Plusieurs heures s’écoulèrent.
Les lampes s’étaient éteintes et la lumière dujour pénétrait par cette coupole qui avait servi d’issue à sirArthur Newil.
La pagode perdait peu à peu cet aspectfantastique et lugubre qu’elle avait eu pendant la nuit.
Un rayon de soleil arriva et se joua sur leparquet couvert, comme les murs, de peintures bizarres.
Gipsy tournait quelquefois les yeux vers laporte par où étaient entrés successivement les femmes qui l’avaientdépouillée de ses vêtements et revêtue de cette robe quil’emprisonnait comme un suaire, et ensuite sir Arthur Newil.
La mort lui paraissait lente àvenir !
Enfin, elle éprouva un malaise subit, qui allaen grandissant.
C’étaient les premiers tiraillements de lafaim.
Le corps trahissait l’âme qui voulaits’envoler ; la nature parlait plus haut que l’esprit.
Une torture physique s’ajoutait auxsouffrances morales.
Gipsy fut obligée de se lever et demarcher.
Elle se promena autour de la monstrueusestatue, tantôt d’un pas saccadé, tantôt lentement, appuyant parfoisses mains sur sa poitrine, comme si elle eût voulu réprimer lesangoisses de la faim qui allaient croissant.
Vers midi, la porte s’ouvrit et les quatrefemmes entrèrent.
– Enfin ! pensa Gipsy dont l’œilbrilla d’une sombre joie.
Les femmes s’avançaient vers elle en chantantun hymne bizarre en langue indienne.
Mais, tout à coup, elles s’arrêtèrent, leurchant cessa et elles manifestèrent une vive émotion.
Gipsy, immobile, les regardait.
Elles venaient de s’apercevoir de ladisparition de sir Arthur Newil.
Et elles ne songèrent point à questionnerGipsy.
Mais elles poussèrent des cris aigus,accompagnés de paroles indiennes que Gipsy devina être unappel.
Cet appel fut entendu sans doute, car la portequ’elles avaient refermée se rouvrit, livrant passage aux deuxhommes qui avaient amené sir Arthur dans la pagode.
Les deux hommes s’arrêtèrent muets,consternés, sur le seuil.
L’un d’eux, après un moment d’hésitation,s’approcha de Gipsy, et lui dit :
– Où est l’homme qui devait mourir avectoi ?
Gipsy leva la main vers le cintre de la pagodeet n’ajouta pas un mot.
Or, hommes et femmes crurent que Gipsy leurmontrait le ciel.
Sir Arthur avait détaché la vitre si carrémentet la coupole éclairée du soleil était si haute, que ni les uns niles autres ne s’aperçurent que cette vitre manquait.
Gipsy comprit leur étonnement et, se souvenantqu’elle avait aimé sir Arthur, quelque mépris qu’il lui inspirâtmaintenant, elle en eut pitié et ne voulut point le trahir.
– Où est-il ? répéta l’un des hommesqui s’avança menaçant vers Gipsy.
Gipsy demeura calme et répondit :
– La déesse, sur mes prières, lui a faitgrâce ! Deux génies sont descendus du ciel et l’ontemporté.
Un policeman anglais se fût mis à rire à cetteréponse. Mais les fanatiques jetèrent un grand cri et tombèrent àgenoux.
Ils se prosternèrent, non point devant ladéesse Kâli, mais devant Gipsy elle-même.
Les femmes les imitèrent et baisèrent même lebas de la robe de la jeune fille stupéfaite.
L’une des femmes lui dit :
– Il faut bien nous rendre à l’évidence.Si la déesse a fait un pareil miracle en ta faveur, c’est que tu asmérité le pardon de ta faute et que tu es suffisamment purifiée.Gloire à toi et à la déesse !
Les hommes dirent à leur tour :
– Le grand-prêtre ordonnera sans douteque tu paraisses tout de suite devant Kâli, gloire à toi !
Et hommes et femmes se prirent par la main etse mirent à danser autour de Gipsy, entonnant de nouveau leur hymnebizarre.
Gipsy songeait à sa mère et priait tout bas leDieu des chrétiens.
Et tandis que les quatre femmes et les deuxhommes dansaient et chantaient, la porte de la pagode se rouvritsans bruit.
Deux nouveaux personnages que Gipsy voyaitpour la première fois, mais en qui Rocambole aurait reconnu sirGeorge Stowe et le baronnet Nively venaient d’apparaître sur leseuil.
D’un coup d’œil, ils purent constater ladisparition de sir Arthur Newil.
Sir Arthur s’était évadé…
Par où ?
L’œil perçant de sir George Stowe remarquatout de suite l’endroit.
Ce que les Indiens n’avaient pas vu, il le vittout de suite.
Sir Arthur avait dû monter sur la statue etatteindre la coupole, dont il avait détaché une vitre.
Les Indiens chantaient toujours etdisaient :
– Gloire à Gipsy, qui a obtenu de ladéesse la grâce de son amant ; honneur à Gipsy la sainte, quiva bientôt s’asseoir dans les jardins embaumés de Kâli.
Le baronnet Nively était stupéfait.
Sir George Stowe se pencha à son oreille etlui dit :
– Sir Arthur s’est évadé ; il iratrouver les constables, le coroner ; il fera grand bruit… Noussommes perdus si nous ne nous hâtons.
– Que voulez-vous dire,Lumière ?
– Que ce soir on délivrera Gipsy.
– Oh !
– Et qu’il faut la brûler tout desuite.
Sur ces mots, il s’avança au milieu de lapagode.
À sa vue, les chants et les dansescessèrent.
Sir George Stowe s’approcha de Gipsy, à qui cetourbillon humain avait donné le vertige :
– Gloire à toi, la favorite deKâli ! dit-il.
Aussi ton âme purifiée ne saurait demeurerplus longtemps en contact avec les fanges de la terre.
Réjouis-toi, Gipsy, ton esprit épuré vaquitter son enveloppe grossière. Réjouis-toi !
Et le fanatique fit un signe.
À ce signe, les hommes sortirent ; puis,au bout de quelques minutes, ils revinrent suivis de plusieursautres.
Tous portaient des fascines résineuses surleurs épaules et les déposèrent au pied de la statue.
Les femmes avaient repris leurs chants etleurs danses.
Les hommes dressaient le bûcher.
Sir George Stowe et le baronnet Nivelyassistaient impassibles à ces préparatifs.
Gipsy était tombée à genoux et priait,invoquant tout bas le souvenir de sa mère morte.
Et le bûcher s’élevait peu à peu ; etquand il fut prêt, les quatre femmes prirent la pauvre bohémienneet la forcèrent à y monter.
Gipsy n’opposa aucune résistance.
Alors sir George Stowe prit une torche de lamain d’un Indien et l’approcha des fascines enduites de résine.
Le bûcher était assez élevé pour que le feumis tout au bas ne se communiquât pas tout de suite aux fascinessupérieures.
Le bois commença à pétiller et la fumée sedégagea de la partie inférieure du bûcher.
Mais au lieu de monter verticalement, auquelcas Gipsy eût été presque subitement étouffée, elle se dirigeahorizontalement à droite et à gauche, léchant pour ainsi dire lesol de la pagode.
On eût dit un de ces brouillards qui rampentle matin sur la terre humide.
Ce phénomène, en dehors des lois et des signesordinaires, avait pour cause première l’évasion de sir ArthurNewil.
Le gentleman avait détaché une vitre de lacoupole, et cette vitre détachée établissait un courant d’air quicontrariait l’appareil très ingénieux de l’invention de sir GeorgeStowe, après les rumeurs qui avaient été colportées dans Hampsteadpar le fossoyeur loquace – appareil que le gentleman avait faitplacer dans le cintre de la pagode, juste au-dessus de l’endroit oùon avait coutume de brûler.
Cet appareil était un fumivore, commeon dit dans les usines.
Il avait suffi d’un courant d’air pour leparalyser.
Cependant le bois brûlait et pétillait, laflamme se dégageait des fascines.
Mais elle suivait la même direction inclinéede la fumée…
Si bien que Gipsy, qui avait les yeux au cielet attendait la mort avec calme, recevait à peine au bout de dixminutes quelques vagues bouffées de chaleur.
Les Indiens, hommes et femmes s’étaient remisà danser et à chanter autour du bûcher, beaucoup plus suffoqués, dureste, par la fumée, que la malheureuse bohémienne condamnée à êtrebrûlée vive.
Les femmes chantaient :
« Gloire à celle qui va, purifiée par lefeu, voir la grande déesse dans toute sa majesté.
« Gloire à Gipsy, l’élue de la déesse, lafiancée mystique d’un étrangleur du paradis. »
Un des hommes reprenait :
« L’azur étincelant du ciel indien, lamer bleue et les étoiles d’or ne sont rien auprès des splendeurs duparadis où Kâli trône en souveraine !
« Elle a des almées divines qui dansentnuit et jour sans fatigue et des musiciens qui ne se reposentjamais.
« L’or et la nacre, le marbre et leporphyre ont été employés pour la construction du palais qu’habitela déesse Kâli.
« C’est là que les trois cents dieux dontelle a fait ses époux vivent au milieu des délices.
« C’est là que les jeunes filles qui sontmortes vierges et que le feu a purifiées, trouveront un bonheuréternel.
« Gloire à toi, Gipsy ! »
L’une des matrones dit à son tour :
« Bientôt ton âme dégagée de ton corpsira se prosterner aux pieds de la déesse qui lui donnera un corpsmille fois plus beau.
« Ah ! pourquoi ne nous est-il pasdonné de te suivre ?
« Pourquoi, misérables que nous sommes,allons-nous demeurer enchaînées à la terre ! »
« Gloire à toi Gipsy, reprenait un desIndiens, car la déesse te donnera pour époux le plus brave de sesfils… »
Et tandis que ces fanatiques continuaient àdanser et à chanter autour du brasier, Gipsy commençait à ressentirles premières atteintes de la chaleur.
Mais la fumée ne montait point encore, et lesfascines supérieures du bûcher sur lesquelles reposaient les piedsde la victime n’étaient pas encore atteintes par les flammes.
Et pendant ce temps aussi, calmes, presquesouriants, ces deux autres fanatiques qu’on prenait à Londres pourdes gentlemen et qui n’étaient que des sauvages, sir George Stoweet le baronnet Nively, se tenaient à distance, suivant d’un œilattentif les progrès du feu.
– C’est long, dit enfin sir George Stowequi manifesta quelque impatience.
– Beaucoup plus long que le jour où nousavons brûlé la petite négresse, dit Nively.
– Pourquoi donc la fumée ne monte-ellepas ?
– C’est bizarre…
Ni l’un ni l’autre ne songeaient au courantd’air établi par la vitre cassée.
Et Gipsy continuait à murmurer le nom de samère, et à prier le Dieu des chrétiens de se réunir à elle.
Gipsy avait fait le sacrifice de sa vied’autant plus facilement qu’il lui fallait, maintenant, mépriser leseul homme qu’elle eût aimé.
Mais l’action du courant d’air devait êtreparalysée peu à peu.
La fumée commença à monter, la flammeatteignit la partie supérieure du bûcher.
Gipsy jeta un cri.
– Enfin ! murmura sir GeorgeStowe.
– Ce sera fini dans dix minutes, réponditle baronnet Nively.
Les Indiens continuaient leur danse et leurschants frénétiques.
Gipsy poussa un second cri, plus aigu que lepremier.
Le feu venait d’atteindre ses jambes.
Mais, à ce deuxième cri, appel suprême,dernière protestation du corps qui ne voulait pas mourir tandis quel’âme ne demandait qu’à s’envoler, un autre cri répondit.
Un cri de délivrance, un cri detriomphe !
En même temps une détonation se fit entendre,une balle siffla…
Cette balle était sans doute destinée à sirGeorge Stowe ; mais, soit que celui-ci eût fait un mouvement,en entendant ce cri qui semblait venir du ciel, soit que la mainqui tenait l’arme n’eût pas été secondée par le coup d’œil dutireur, ce ne fut pas sir George Stowe qui tomba…
Ce fut le baronnet sir Nively.
En même temps aussi, toutes les vitres de lacoupole se brisèrent et un fleuve humain se précipita d’abord surla tête de la statue, puis dégringola comme une grappe mouvanteautour des bras et des jambes du monstre de pierre.
Tous ces hommes demi-nus, le visage noirci,portaient sur la poitrine un stigmate.
Le stigmate des fils de Sivah, la sectereligieuse ennemie des adorateurs de Kâli.
L’un d’eux, celui qui paraissait être le chef,s’élança vers le bûcher et prit Gipsy dans ses bras… Il étaittemps… le feu montait et la flamme commençait à briller au milieudes spirales de fumée.
Les Indiens et les Indiennes, trompés par lestigmate étaient tombés à genoux, en poussant des cris plaintifs eten demandant grâce.
Ils croyaient fermement à l’intervention dudieu Sivah.
L’homme qui s’était emparé de Gipsy,escaladait de nouveau la statue et, suivi de sa bande,disparaissait par la coupole. – Sir George Stowe l’avaitreconnu.
C’était ce mystérieux adversaire que, depuisquelques jours, il rencontrait toujours sur sa route.
Et un autre homme aurait pu affirmer que leprétendu chef des fils de Sivah était un imposteur, et il eûtranimé ainsi le courage des Indiens. Mais cet homme se tordait dansles dernières convulsions de l’agonie et ne pouvait parler.
Cet homme c’était le baronnet sirNively !
Et Gipsy était sauvée !
*
**
Trois jours se sont écoulés depuis lesauvetage de Gipsy.
Deux hommes sont demeurés chez eux,obstinément, pendant ces trois jours.
L’un est le gentleman sir George Stowe.
L’autre est sir Arthur Newil.
Sir George Stowe n’a qu’une crainte, c’est quesir Arthur ne soit allé trouver miss Cécilia et ne lui ait toutrévélé.
Il a pu s’échapper de la pagode, tourner etretourner dans les rues de Hampstead, afin de faire perdre satrace, regagner Londres et attendre les événements.
Sir George Stowe sait bien que tous ces hommesqu’un ordre mystérieux réunissait naguère dans la pagode deHampstead, ont à Londres des professions au grand jour, que s’ilssont Étrangleurs et adorateurs de la déesse Kâli, dans l’ombre, ilsrevendiquent bien haut, à la lumière du soleil, leur qualité decitoyens britanniques. Or, l’enlèvement de Gipsy par les prétendusfils de Sivah est non seulement un échec moral, un coup presquemortel porté à la puissance de la déesse Kâli, mais à sa propreautorité, à lui sir George Stowe, le chef suprême des Étrangleurs àLondres.
Depuis que Gurhi avait fait des révélations àsir George Stowe, ce dernier l’avait tenu enfermé chez lui.
Quand il y rentra, en revenant de Hampstead,il put constater que Gurhi avait disparu.
S’était-il enfui ?
L’aurait-on enlevé ?
La dernière hypothèse était la plusadmissible.
Gurhi seul aurait pu dire aux autres que lesprétendus fils de Sivah n’étaient que des imposteurs.
D’un autre côté, ni le lendemain, ni les jourssuivants sir George Stowe ne reçut un mot de Cécilia qui,cependant, à leur dernière entrevue, lui avait annoncé que sononcle, le pair d’Angleterre, devait le prier très prochainement àdîner.
Sir George Stowe se disait donc :
– Sir Arthur Newil a parlé, et sa cousinel’a cru.
De son côté, sir Arthur avait passé ces troisjours à trembler.
Partout il voyait des Étrangleurs…
Partout il croyait entendre siffler leterrible nœud coulant.
Échappé aux mains de Rocambole, qui l’avaitlaissé aller après qu’il lui eût donné les renseignements dontcelui-ci avait besoin pour sauver Gipsy – sir Arthur s’était biengardé de retourner dans la maison louée sous le nom de monsieurWilliam.
On ne l’avait pas revu davantage dans lecoquet logis de garçon qu’il possédait dans Piccadilly.
Or, sir Arthur s’en était allé loger dans leBorough, un quartier populaire, à l’auberge de laChèvre-Noire, où ne descendaient que les gentlemen deprovince, des marchands et des fermiers.
Là, il s’était vêtu comme un bon villageoisaisé qui vient se repaître des merveilles de la capitale pendantquelques jours, afin d’avoir de longs récits à faire, plus tard, aucoin du feu de son vieux manoir, au fond de son comté reculé.
On ne l’avait point revu dans les bureaux dela marine, ni dans Picadilly, ni dans Haymarket, ni ailleurs.
Le soir, il allait prendre l’air un moment, aubord de la Tamise, son chapeau sur les yeux et son nez dans sonmanteau.
Lorsque la peur prend un homme en croupe, ellele conduirait au bout du monde.
Ce n’était point assez pour sir Arthur Newilde s’être déguisé, de s’être réfugié dans le Borough, d’avoirchangé de nom, car il se faisait appeler, à son auberge de laChèvre-Noire, M. Johnson-Wardle.
Non, sir Arthur avait une si grande épouvantedes Étrangleurs qu’il songeait à fuir l’Angleterre et à s’embarquerpour quelque colonie lointaine, l’Australie ou la Cochinchine.
À cet effet, il se présenta un soir dans lesbureaux de la West-India Company et demanda s’il n’y avaitpas quelque navire en partance.
Il lui fut répondu que le brick leGoldering mettrait à la voile dans quatre jours, dans leport de Liverpool, en destination de la Nouvelle-Calédonie.
Sir Arthur paya son passage d’avance, unpassage de deuxième classe, ce qui était encore une mesure deprudence, sous le nom de Johnson-Wardle, et rentra à son aubergefort perplexe.
Prendrait-il le soir même le railway deLiverpool ou demeurerait-il à Londres ?
Après avoir longtemps hésité, longtempsréfléchi, il se décida à rester à Londres, s’y trouvant encoremieux caché qu’à Liverpool.
Puis il supprima sa promenade quotidienne aubord de la Tamise et résolut de feindre une indisposition et de nepas sortir de sa chambre d’auberge, jusqu’au lendemain minuit,heure où il prendrait l’express-train de Liverpool, – lequelarriverait une heure à peine avant le départ duGoldering.
Sir Arthur Newil avait donc passé deux joursenfermé, au lit, buvant du thé et toujours sous le nom deJohnson-Wardle, se plaignant d’horribles coliques.
Le soir du troisième jour, un peu avant lanuit, il prétendit se trouver mieux, se leva et consentit à souper,sur les instances réitérées du garçon d’hôtel.
Deux heures plus tard, il fit sa malle, car ilavait acheté différents objets nécessaires à un voyage aussi longque celui de la Nouvelle-Calédonie.
Puis, il demanda sa note.
Et quand il eut donné sa demi-guinée, cinqshillings pour sa dépense de trois jours, il se mit à regarder lapendule avec anxiété.
La pendule n’allait pas assez vite !
Il avait encore plus d’une heure à attendreavant d’envoyer chercher le cab qui le conduirait au railway deLiverpool.
Tout à coup on frappa à la porte.
Sir Arthur Newil pâlit, sa langue seglaça.
Il ne connaissait personne dans l’auberge, iln’avait jamais reçu de visite.
On frappa une seconde fois.
Et comme il hésitait à répondre, la portes’ouvrit et un homme entra.
Cet homme, sir Arthur Newil le reconnutsur-le-champ.
C’était celui qui l’avait pris au collet,lorsque la peur le poussait dans les rues de Hampstead.
Cet homme, c’était Rocambole.
Non plus Rocambole affublé d’une vareuse dematelot.
Mais Rocambole vêtu en gentleman, ganté defrais, ayant le ton et les manières d’un homme de haute vie.
Et Rocambole, saluant sir Arthur Newil, fermala porte.
– Pardon, monsieur, dit-il, je sais quevous partez ce soir, et que vous vous embarquez demain matin.
À Dieu ne plaise ! que je veuillecontrarier vos projets.
Seulement j’ai un petit service à vousdemander.
En même temps, Rocambole ouvrit son pardessuset tira de sa poche un revolver, ajoutant :
– Gipsy m’a tout dit. Je sais que la peuraidant, on obtient de vous bien des choses. Or, écoutez-moibien : si vous refusez d’écrire la lettre que je vais vousdicter, je vous brûle la cervelle.
Sir Arthur était ivre mort d’épouvante.
Rocambole ajouta :
– Libre à vous de fuir devant lesÉtrangleurs, et le mépris que vous m’inspirez ne me donne pasl’envie de vous venir en aide. Mais, si vous ne voulez pas manquerle train, asseyez-vous là, devant cette table, etécrivez !
Sir Arthur eut un soupir étouffé, mais ilobéit et se dirigea vers la table.
Miss Cécilia était seule dans ce bel atelierde peinture où nous l’avons vue, quelques jours auparavant,recevoir son cousin sir Arthur Newil.
La nuit était proche, et les dernières clartésdu jour projetaient à peine une lueur indécise sur les toiles, lesesquisses et les chevalets, et imprimaient à cet artistiquedésordre d’un atelier un charme de plus, celui des lignesconfuses.
Depuis longtemps, miss Cécilia avait cessé detravailler.
Elle rêvait.
À quoi peut rêver une jeune fille, si ce n’està l’homme qu’elle aime ?
Miss Cécilia songeait à sir George Stowe,qu’elle n’avait pas vu depuis quatre jours.
Pourquoi ?
Une circonstance imprévue avait ajourné ledîner de lord Charring.
Lord Charring, on le sait, était un onclemagnifique et plein de tendresse pour sa jolie nièce, qui faisaittout ce qu’elle voulait, lui donnait tout ce qu’elle désirait, etavait triomphé des répugnances que sir George Stowe inspirait aureste de la famille.
Lord Charring et l’Anglo-Indien s’étaient vusà un thé donné par la mère de Cécilia.
Sir George Stowe avait plu à lordCharring.
Ce soir-là, sir Arthur Newil n’était pointvenu.
– Il boude, avait dit miss Cécilia d’unton de dédain.
Et on n’avait pas parlé davantage du commis àla marine.
Plus que jamais miss Cécilia avait foi danssir George Stowe et l’explication qu’elle avait eue avec lui, danssa maison, relativement au petit poisson, l’avait pleinementsatisfaite.
Or donc, à ce thé, lord Charring avait pris àpart l’Anglo-Indien et lui avait dit :
– Vous aimez ma nièce, et ma nièce vousaime, mais son père a des préjugés que nous ne détruirons pas en unjour : fiez-vous à moi et attendez…
Or le dîner annoncé par lord Charring avaitété ajourné parce que le noble lord possédait une magnifiquehabitation dans le Yorkshire et qu’elle venait d’être la proie desflammes.
Lord Charring était parti en toute hâte,prévenu par un télégramme.
Et miss Cécilia avait voulu attendre que sononcle fût de retour pour écrire à sir George Stowe ; maischaque jour, elle espérait voir arriver une lettre, un bouquet delui.
Rien ne venait !
Sir George Stowe, persuadé que sir ArthurNewil avait vu sa cousine, n’osait plus songer à miss Cécilia.
Miss Cécilia se perdait en conjectures sur lesilence de sir George Stowe.
Et elle rêvait, la jeune fille, à la chute dujour, oubliant que sa toilette du souper n’était pas faite et quecependant l’heure du repas du soir approchait.
Et tandis que sa pensée tout entière étaitconcentrée sur sir George Stowe, un domestique entra lui apportantune carte sur un plateau.
Miss Cécilia prit la carte et lut un nom quilui était tout à fait inconnu :
Rocambole
Puis, au-dessous, on avait écrit au crayon lesmots : Relativement à sir George Stowe.
Ces mots, comme on le pense bien, étaient unsésame pour la jeune fille.
Elle crut que sir George Stowe lui envoyait unmessager et elle dit vivement au domestique :
– Faites entrer cette personne.
Rocambole fut introduit.
L’homme qui s’était incarné successivementdans le brillant marquis de Chamery autrefois, et tout dernièrementdans le Major, ce type d’élégance parfaite et de grandes manières,venait de reparaître tout entier.
Miss Cécilia en voyant entrer cet homme encorejeune, au regard magnétique, se sentit dominée subitement et elleoublia qu’il ne lui avait pas été présenté.
– Miss Cécilia, dit Rocambole, je vousdemande un quart d’heure d’entretien, est-ce trop ?
Son geste, sa voix, son regard avaient quelquechose de si profondément dominateur, que miss Cécilia sentitqu’elle était sous le charme d’une fascination inattendue.
Elle ne songea pas même à prononcer le nom desir George Stowe.
Et, indiquant un siège à Rocambole, elleattendit.
Alors Rocambole lui dit :
– Je vous apporte d’abord, miss Cécilia,les adieux de votre cousin, sir Arthur Newil, qui s’est embarqué cematin à Liverpool, à bord du Goldering, pour laNouvelle-Calédonie.
Cette nouvelle était si imprévue que missCécilia ne put réprimer un geste d’étonnement.
– Comment ! fit-elle, il estparti !
– La sûreté de sa vie l’exigeait.
Miss Cécilia tressaillit, mais elle attenditencore.
Rocambole compléta sa pensée :
– Il y a quatre jours, dit-il, sir ArthurNewil a été condamné à être brûlé vif, en compagnie d’unebohémienne, sa maîtresse, et la sentence allait recevoir sonexécution, lorsqu’il est parvenu à s’échapper.
Miss Cécilia regarda Rocambole avec une sortede stupeur, et se demanda sans doute si elle n’avait pas un foudevant elle.
– Mais, monsieur, dit-elle, faites-moidonc la grâce de me dire si je dors ou si je suiséveillée !
Le regard de Rocambole avait cette limpiditéfroide qui exclut toute idée de raillerie.
– Miss Cécilia, dit-il, vous ne rêvezpas. Vous êtes parfaitement éveillée. Et ce que j’ai l’honneur devous dire est l’exacte vérité.
Il s’est trouvé dans la capitale del’Angleterre, une nation civilisée entre toutes, il s’est trouvé untribunal mystérieux qui a condamné sir Arthur Newil à être brûlévif.
Et ce tribunal, miss Cécilia, avait pourprésident un homme dont j’ai écrit le nom sur ma carte, sir GeorgeStowe !
Miss Cécilia jeta un cri ; mais le regardde Rocambole pesait sur elle, et elle n’osa point protester, commeelle l’eût fait peut-être, en se souvenant de la conversationqu’elle avait eue déjà avec sir Arthur Newil.
Rocambole continua :
– Vous pourriez douter de ma parole carje vous suis inconnu, mais vous ne douterez certainement pas desaffirmations de sir Arthur Newil.
Et il mit sous les yeux de miss Cécilia cettelettre que sir Arthur avait écrite sous le canon de sonrevolver.
Le gentleman n’avait omis aucun détail, ilavait tout avoué à miss Cécilia, son étrange amour pour Gipsy labohémienne et leur rendez-vous mystérieux et son enlèvement et sadernière entrevue avec sir George Stowe.
Tout cela était empreint d’un tel cachet devérité que miss Cécilia demeura comme foudroyée.
Cependant son amour parlait encore plus hautque sa raison.
– Monsieur, dit-elle tout à coup,savez-vous bien que sir Arthur Newil m’a aimée ?
– Je le sais, mademoiselle.
– Qui me dit que cette lettre… n’est pas…une calomnie ?…
– Miss Cécilia, dit gravement Rocambole,si vous voulez me donner trois jours, je vous montrerai sir GeorgeStowe présidant une assemblée d’Étrangleurs !
Ces mots produisirent sur miss Cécilia unerévolution violente.
– Si vous faites cela, dit-elle, si vousm’avez dit vrai, l’amour que j’avais pour cet homme se changera enhaine, et je n’aurai ni repos, ni trêve qu’il n’ait payé ses crimesde sa vie.
– J’ai compté sur vous, dit froidementRocambole.
Et il se leva et prit congé de la jeunefille.
Le cinquième jour de cette retraite forcée àlaquelle sir George Stowe s’était condamné depuis les événements deHampstead s’était écoulé tout entier et le gentleman ne savaitabsolument rien de nouveau.
Aucune nouvelle de miss Cécilia.
Il avait écrit à la jeune fille, elle ne luiavait pas répondu.
Tous les matins son nouveau domestique, car onsait ce qu’était devenu le malheureux John, lui apportait lesgazettes et les papiers publics.
Sir George Stowe les parcourait d’un œilfiévreux.
Il lui semblait toujours lire quelque terriblefait-divers relatant le miraculeux sauvetage de Gipsy labohémienne, la mort du baronnet sir Nively, et quelque lettrefulminante adressée à la police anglaise par sir Arthur Newil.
Rien de tout cela n’arrivait.
Enfin, le soir du cinquième jour, sir Georgese décida à sortir.
Il commença par aller dîner au club deWest-India. On l’accueillit comme à l’ordinaire.
Seulement, un membre fit l’observation qu’onne l’avait pas vu depuis longtemps.
Sir George Stowe, un peu rassuré, réponditqu’il était allé chasser dans le comté de Kent.
Un autre lui demanda où en était son mariageavec miss Cécilia.
Le gentleman prit un air mystérieux et onn’insista pas, – la discrétion étant une vertu essentiellementanglaise.
Un autre lui raconta que l’on n’avait pas vunon plus sir Nively depuis longtemps.
Sir George Stowe répondit qu’il pensait que lebaronnet avait rejoint son régiment à la hâte et s’était embarquépour les Indes.
Enfin, un quatrième membre du club lui racontaen détail la mort de ce prétendant de miss Cécilia, qu’on avaittrouvé étranglé dans la rue.
On mit même la conversation sur lesÉtrangleurs.
Sir George Stowe demeuracalme.
Au reste l’opinion générale du club était queles Étrangleurs de Londres n’étaient autres que des voleurs.
Personne ne souffla mot de sir Arthur.
Il y avait si longtemps qu’on ne l’avait vu àWest-India qu’il était oublié.
À dix heures du soir, sir George Stowe sortitdu club un peu rassuré.
Mais que s’était-il passé àHampstead ?
Les gens audacieux qui avaient enlevé Gipsy dubûcher en flammes n’étaient pas hommes à s’arrêter en si beauchemin.
Sir George Stowe avait dans sa poche une bonnepaire de revolvers à six coups chacun et un poignard.
Il monta dans un cab et se fit conduire àHampstead.
Mais, arrivé dans le village, il renvoya soncocher et fit à pied le trajet qu’il avait encore à parcourir pourarriver à la pagode.
Hampstead est désert, le soir ; onrencontre à peine çà et là un passant attardé dans les rues.
Sir George Stowe arriva donc sous les murs dugrand jardin qui entourait la pagode sans avoir coudoyépersonne.
À sa grande satisfaction, il lui parut que lagrille était dans le même état et que tout paraissait calme ettranquille à l’intérieur.
Néanmoins, sir George Stowe, qui avaitpourtant une clé, n’osa pas entrer tout de suite.
Il revint sur ses pas et pénétra dans uncabaret, où il demanda un verre d’ale commune.
Ce cabaret était celui que fréquentait lefossoyeur bel esprit et diseur d’histoires.
Placé à une table voisine, sir George Stoweécouta la conversation du fossoyeur et de quelques autrespersonnes.
On s’entretenait des prochaines élections.
Personne ne souffla mot de la pagode.
Enhardi, sir George Stowe quitta le cabaret etse dirigea vers la grille.
La clé tournait dans la serrure, la grilles’ouvrit.
Au bruit qu’elle fit en se refermant, uneautre porte s’ouvrit à l’extérieur de l’étrange édifice.
La femme aux bracelets d’or, celle-là même quiavait reçu Gipsy, vint à la rencontre de sir George Stowe.
Selon sa coutume, elle se prosterna etl’appela Lumière, ce qui parut d’un bon augure àl’Anglo-Indien, qui craignait fort d’avoir perdu son autorité.
Ensuite, elle lui dit :
– Sir James Nively vous attendait avecimpatience, Lumière.
– Nively ? s’exclama sir George.
– Il est vivant, notre bon maître, dit lafemme aux bracelets d’or.
Sir George Stowe respira.
– La balle a glissé le long des côtes,poursuivit l’Indienne, et la blessure est légère.
Sir George Stowe suivit la femme aux braceletsd’or à l’intérieur, dans le même vestibule qui ressemblait à celuid’une maison anglaise ordinaire, et où elle avait offert à manger àGipsy.
C’était là qu’était sir James Nively.
Le baronnet n’était même pas au lit, bienqu’un peu pâle.
Il se leva du siège où il était assis et seprosterna à son tour devant sir George Stowe.
– Ah ! Lumière, dit-il,j’attendais plus tôt votre retour.
– Mon retour ? fit George Stowe.
– Mais, continua sir James Nively, vousavez voulu exterminer auparavant tous les prétendus fils de Sivah.Car, rassurez-vous, Lumière, poursuivit le baronnet avecvolubilité, j’ai eu bientôt relevé le moral abattu de nos hommes,et ils sont aujourd’hui pleins d’ardeur.
Sir George Stowe écoutait le baronnet etcroyait rêver.
– Ainsi, dit-il enfin, il n’est rienarrivé ici ?
– Rien que ce que vous savez…
– Les prétendus fils de Sivah,c’est-à-dire le Français et sa bande…
– Vous les avez exterminés dans Londres,n’est-ce pas ?
– Non, dit sir GeorgeStowe.
– Mais vous avez repris Gipsy ?
– Non.
– Tout au moins sir Arthur.
– Pas davantage.
– Enfin, dit sir James Nively avec unétonnement croissant, vous avez revu miss Cécilia et votre mariageva bon train.
– Je n’ai pas revu miss Cécilia.
Cette fois, le baronnet Nively jeta un crid’étonnement.
– Mais qu’avez-vous donc fait depuis cinqjours ? dit-il en regardant sir George Stowe.
– Ce que j’ai fait ?
– Oui.
– Mais… rien…
Sir James Nively, qui avait repris sa placedans son fauteuil, se leva tout à coup et regarda sir George Stowecomme il ne l’avait jamais regardé…
À ce point que sir George Stowe tressaillit etfronça ensuite le sourcil.
Sir George Stowe était à Londres chefsuprême ; il ne relevait ou ne croyait relever que de saconscience ; il n’avait par conséquent autour de lui que desesclaves qui ne devaient point se permettre de l’interroger.
Cependant le regard de sir James Nively étaitcalme, hautain, dépourvu de tout respect.
– Ainsi donc, dit-il, vous n’avez rienfait ? vous avez eu peur ?…
L’Anglo-Indien pâlit de colère.
– Esclave, dit-il, oublies-tu donc qui jesuis, pour me parler ainsi ?
Mais sir James Nively continua :
– Il y a ici un esclave et un homme quilui doit obéissance, dit-il. Sir George Stowe, tu as perdu tapuissance, et en vertu des pouvoirs secrets qui m’ont été confiés,je te dépose !
En même temps, le capitaine de cipayes tira unpapier de son sein et le plaça sous les yeux de sir GeorgeStowe.
Ce papier était couvert de signesmystérieux.
Sir George Stowe y jeta les yeux, poussa unnouveau cri, puis tomba à deux genoux devant le baronnet sir JamesNively en disant :
– Pardonnez-moi… c’est vous désormais àqui revient le titre de Lumière. J’obéirai.
Pour expliquer la scène aussi rapidequ’inattendue qui venait d’avoir lieu, il est nécessaire de direquelques mots sur cette étrange et mystérieuse association desÉtrangleurs qui, non contente d’ensanglanter l’Inde, se répandaitmaintenant en Angleterre.
On a beaucoup écrit sur les Thugs ouÉtrangleurs ; mais peut-être n’a-t-on jamais dit la vérité surle but réel de leur affiliation.
De même qu’au temps des premiers chrétiens lesproconsuls romains livraient les néophytes aux bêtes de l’arène,sous le prétexte religieux, de même le but apparent des Étrangleursétait le désir de plaire à la déesse Kâli et à toutes ces divinitéssinistres qui peuplent l’Olympe indien.
Et les proconsuls, qui persécutaient leschrétiens, ne croyaient plus depuis longtemps à Jupiter, à Junon etaux autres dieux qu’adorait le peuple de Rome.
Mais peut-être bien qu’au-dessus de cesfanatiques, qu’on exaltait en les menaçant de la colère ou en leurpromettant les récompenses de la déesse Kâli, il y avait d’autreshommes qui, comme les proconsuls, ne croyaient plus aux divinitésau nom de qui ils agissaient.
Dans les profondeurs caverneuses d’Élephanta,dans les jungles impénétrables des forêts indiennes, peut-êtrequelques hommes plus intelligents et moins crédules que le peuplequ’ils gouvernaient dans l’ombre, s’étaient-ils réunis en sedisant :
– C’est le joug anglais que nous voulonssecouer à tout prix, et par tous les moyens !
En haut, l’association des Étrangleurs étaitpolitique ; en bas, elle n’était plus qu’un assemblage defanatiques religieux.
Ce mystérieux gouvernement, dont le chef étaittoujours invisible, employait de préférence les Indiens aveugléspar le fanatisme religieux.
Mais très certainement, à côté de ceux quicroyaient fermement à la déesse Kâli, obéissant à sescommandements, il avait coutume de placer, souvent dans l’ombre,souvent avec un titre d’apparence subalterne, d’autres hommes qui,à un moment donné, devaient exercer le pouvoir suprême.
C’est ainsi que ceux qui avaient envoyé sirGeorge Stowe à Londres, lui avaient donné pour lieutenant, poursecond le baronnet sir James Nively.
Sir George Stowe était un fanatique ; ilétait convaincu qu’après sa mort les délices du paradis de ladéesse Kâli l’attendaient.
Il croyait fermement que l’âme de son pèrehabitait le corps du petit poisson rouge.
Sir James Nively partageait-il les mêmesconvictions ?
C’est ce que nous allons voir tout àl’heure.
Jusqu’alors c’était sir George Stowe qui avaittutoyé le baronnet sir James Nively.
Celui-ci au contraire traitait sir GeorgeStowe avec le plus grand respect.
Les rôles changèrent subitement.
Ce fut sir George Stowe qui parla avec unedéférence complète et sir James le tutoya.
– Quand nous sommes partis tous deux, luidit-il, je savais bien que tu ne saurais pas conserver le pouvoirdont on t’avait investi.
Mais j’ai voulu te laisser aller jusqu’aubout, certain que tu ne méconnaîtrais pas mon autorité, le jour oùje te la ferais sentir.
Sir George Stowe baissait humblement sa tête.Sir James Nively continua :
– Depuis que nous sommes à Londres et quetu as reçu l’autorité, qu’as-tu fait ?
Tu as envoyé Osmanca et Gurhi pour étranglerla fille du général russe.
Osmanca et Gurhi ont été joués comme desenfants par ce Français qui te poursuit.
C’est moi qui l’ai découvert.
Le hasard, – un hasard que les chrétiensappelleraient une providence, tant il était heureux pour nous –fait que l’amant de Gipsy est précisément ce sir Arthur Newil quiest le cousin de miss Cécilia, et peut empêcher ton mariage avecelle.
Ce sir Arthur Newil nous échappe, et Gipsynous est enlevée…
Et tu rentres fort tranquillement dans lamaison que tu occupes dans Londres et tu t’y enfermes pour attendreles événements…
C’est prodigieux.
Sir George Stowe continuait à baisser la têtesous cet accent de pitié railleuse.
Après un silence, le baronnet Nivelycontinua :
– Lis cet ordre que je tiens de ceux àqui nous obéissons tous deux, tu verras que j’ai droit de vie et demort sur vous tous : si je faisais un signe, tous les Indiensqui sont ici et qui, jusqu’à présent, t’ont appelé Lumièrese jetteraient sur toi, t’étrangleraient ou te poignarderaient.
– Je suis prêt à mourir… murmura sirGeorge Stowe avec résignation.
– Oui, reprit sir James Nively, mais ilest nécessaire que tu vives. Si tu es incapable de commander,peut-être sauras-tu obéir.
Sir George Stowe releva la tête. Le baronnetpoursuivit :
– Tu as inspiré une passion ardente àmiss Cécilia.
Miss Cécilia est une des plus richeshéritières de l’Angleterre et tu sais bien qu’il faut que l’or del’Angleterre, cette spoliatrice des nations, retourne à l’Indequ’elle a spoliée.
Il faut que tu épouses miss Cécilia.
Sir George Stowe fit un signed’assentiment.
– Attends encore, dit sir James. Crois-tudonc que c’est dans l’unique but de satisfaire les passions et lesrancunes de Kâli que tant de jeunes filles anglaises ont étémarquées sur le sein ou l’épaule et condamnées à un célibatéternel ?
Sir George tressaillit et regarda sirJames.
Le baronnet poursuivit avec un accent de froiddédain :
– Les religions comme la nôtre, œuvre deshommes, aident à gouverner le peuple. Tu es un fanatique, et,jusqu’à cette heure, tu as réellement cru à l’existence de ladéesse Kâli.
Ces mots furent comme un coup de tonnerreretentissant tout à coup aux oreilles épouvantées de sir GeorgeStowe.
Il regarda le baronnet avec stupeur, aveceffroi, presque avec horreur…
L’homme qu’il avait devant lui, l’homme à quidésormais il devait obéir, – cet homme était un impie et reniait safoi, – cet homme venait de nier l’existence de cette divinité àqui, lui, sir George Stowe, avait de bonne foi sacrifié sa vie etpour qui il avait ensanglanté ses mains si souvent…
Et la déesse ne foudroyait pointl’incrédule !…
Et le baronnet sir James Nively conserva auxlèvres un calme sourire…
Ce dernier comprit tout ce qui se passait dansl’âme bouleversée de sir George Stowe.
Et, replaçant sous ses yeux cet ordremystérieux qui le rendait esclave désormais, lui George Stowe, sirJames lui dit avec un accent de hautaine autorité :
– Tu m’écouteras jusqu’au bout !
Sir James Nively venait d’entreprendre lalourde tâche de faire luire un rayon de lumière dans les ténèbresqui enveloppaient la mystérieuse association des Étrangleurs.
Sir George Stowe n’était pas encore remis del’émotion que lui avaient fait éprouver les étranges paroles dubaronnet sir James Nively.
Celui-ci reprit :
– Il y a près de soixante ans que notreassociation existe.
Elle a deux mots de ralliement, – un pour levulgaire, dont tu faisais partie tout à l’heure :
« Obéissance à la déesse Kâli. »
Un pour ceux qui nous gouvernent, c’est-à-direpour la fraction éclairée de notre secte :
« Haine et destruction del’Angleterre. »
Commences-tu à comprendre ?
– J’écoute, dit froidement sir GeorgeStowe.
– Quand les Anglais ont envahi l’Inde,poursuivit sir James, les princes, les chefs de tribus, leslettrés, comme disent nos voisins les Chinois, ont compris quecette grande corruptrice des nations subjuguerait la race indienneet l’abrutirait peu à peu, si on n’avait à lui opposer d’autre armedéfensive que l’amour de la patrie et de la liberté.
Pour lutter avec l’Angleterre à force égale,il fallait opposer une barbarie apparente à la civilisationempoisonnée.
C’est pour cela que tous ceux qui ne croyaientplus depuis longtemps ni à Wichnou et ses incarnations sans nombre,ni à la déesse Kâli, principe du mal, ni au dieu Sivah, principe dubien, mais qui voulaient l’Inde libre, de la mer Rouge aux sourcesdu Gange, s’appuyèrent sur le fanatisme religieux.
Les Étrangleurs naquirent.
Et de même que certaines sociétés secrètesd’Europe qui, voulant renverser les rois, commencèrent par lesaffilier, nos chefs s’affilièrent des Anglais et se lesinféodèrent, pour ainsi dire.
Le baronnet s’arrêta un moment pour reprendrehaleine, tandis que sir George Stowe, le regardant toujours avecstupeur, semblait se demander s’il n’était pas le jouet d’unrêve.
Puis le baronnet reprit :
– Il y a à Londres et à Calcutta telofficier supérieur dans l’armée de terre ou de mer, tel cadetpauvre et dévoré d’ambition qui font partie de notre secte.
Ceux-là ne croient pas plus que moi à ladéesse Kâli, ceux-là n’étranglent pas comme nous, mais ils laissentétrangler…
Les uns tiennent à l’Inde par des liensoccultes, les autres nous servent par intérêt et par calcul.
En veux-tu une preuve ?
Et le baronnet s’arrêta encore.
Cette fois ce fut pour prendre dans sa pocheun petit étui en maroquin, duquel il tira un cigare.
Puis il appela la femme aux bracelets d’or,qui accourut avec une lampe qu’elle lui présenta.
Sir James Nively alluma le cigare etreprit :
– Tu sais l’histoire de cette NadéïaKomistroï, dont la mère, miss Anna Harris, consacrée à la déesseKâli, fut étranglée en mettant sa fille au monde.
Tu sais aussi que Nadéïa a une fille et quetoutes deux doivent mourir.
Sir George Stowe s’inclina.
– Oui, reprit sir James Nively, tu saiscela ; mais ce que tu ne sais pas, c’est pourquoi elles ontété marquées et condamnées ?
– Parce que la déesse l’avait vouluainsi.
– Innocent ! fit sir James enhaussant les épaules, la déesse ne veut que ce que nousvoulons.
Ce que tu ne sais pas, je vais te le dire,moi.
Miss Anna, la jeune fille qui voulutabsolument épouser le général russe Komistroï, était la fille delord Harris, gouverneur de Calcutta.
– Je sais cela.
– Lord Harris avait été cruel pour lesIndiens, et la vengeance des Étrangleurs le poursuivait.
Mais on se fut contenté d’étrangler lordHarris, sans toucher à sa fille, si elle n’avait eu une sœur.
Or, écoute bien. Lord Harris avait un frèreplus jeune que lui de vingt ans.
Ce frère cadet convoitait l’immense fortune delord Harris, et il avait songé à se l’approprier en épousant unedes filles de son frère et en faisant mourir l’autre.
– Eh bien ? fit GeorgeStowe.
– Sir John Harris était affilié à cettesecte des Étrangleurs que son frère persécutait.
L’Anglo-indien fit un geste de surprise.
– Lord Harris étranglé, sir John Harrisest devenu le protecteur de sa nièce, miss Ellen qu’il a épousée.Miss Anna est morte, mais elle a une fille, Nadéïa, qui pourrait unjour ou l’autre réclamer devant les tribunaux anglais la moitié dela fortune de lord Harris.
– Ah ! dit sir George Stowe, dansl’esprit duquel s’opérait peu à peu une réaction, je commence àcomprendre.
– C’est pour cela qu’il faut que le vieuxKomistroï meure, que Nadéïa meure et que sa fille meure aveceux ; car sir John Harris, devenu lord Harris, a toujours étéfidèle à notre mystérieuse association.
– Mais, s’écria sir George Stowe, s’il enest ainsi, pourquoi donc avons-nous tant tenu à ce que Gipsy ne semariât point et avons-nous voulu brûler cette malheureusebohémienne ?
– C’est une autre histoire que tu medemandes, dit sir James Nively.
– J’écoute, dit sir GeorgeStowe.
– Non, dit sir James, je te la dirai plustard, car elle est un peu longue d’abord, et ensuite nous avons deschoses plus sérieuses à faire.
Sir George Stowe s’inclina en signe desoumission.
– Je suis donc, reprit le baronnet, tonmaître désormais…, ton maître absolu.
– J’obéirai.
– Mais il est inutile que les gens quiexécutent nos ordres soient informés de ta déchéance. Pour eux tuseras toujours la Lumière, pour moi tu serasl’esclave.
Tu leur transmettras les ordres que je tedonnerai.
Sir George Stowe s’inclina.
– Maintenant, quel est cet homme, ceFrançais qui ose s’attaquer à nous ? D’où vient-il ? Quelest son nom ?
– Je l’ignore. Tout ce que je puis vousdire, Lumière, c’est qu’il habite dans Haymarket unepetite maison.
– Seul ?
– Non, en compagnie d’une femme qui passepour la sienne.
– Est-elle belle ?
– Très belle.
– Je la verrai, dit sir James. Pour lemoment, écoute bien mes instructions.
– Parlez…
– Il ne faut pas s’occuper du Français…il ne faut chercher que Gipsy…
– Ah !
– C’est une besogne qui me concerne.
– J’ai pourtant juré une haine à mort àcet homme, dit sir George Stowe.
– Esclave, dit froidement sir JamesNively, la haine est un sentiment qui ne doit germer que dans lecœur de ceux qui commandent. Tu n’es plus qu’un instrument.Obéis.
Sir George Stowe s’inclina encore.
Mais, chose bizarre ! la haine quibouillonnait dans son âme changeait subitement de courant et debut.
Ce n’était plus Rocambole que sir George Stowehaïssait de toutes les puissances de son cœur sanguinaire etsauvage.
C’était sir James Nively, le hautain baronnetqui venait de le fouler aux pieds.
Il était quatre heures du matin lorsque sirGeorge Stowe rentra chez lui.
Haymarket est le quartier de Londres parexcellence où l’on fait de la nuit le jour.
L’orgie anglaise est silencieuse ; maiselle n’en est pas moins brutale et sinistre.
Une population des deux sexes, en haillons,soupe de minuit à quatre heures du matin, au coin des rues, dansles carrefours, sur les places et sous le portique des palais.
La civilisation dans sa corruption la plushideuse, le vice dans son horreur policée, tout cela réglementé parle constable, représentant de la loi et de l’autorité, se donnentrendez-vous dans Haymarket.
Sir George Stowe, avant d’atteindre la porte,fut abordé plus de vingt fois par des Irlandaises qui luidemandaient un shilling et par des gentlemen sans souliers, mais enhabit noir, dépourvus de linge, mais classiquement coiffés d’unreste de chapeau, qui lui tendaient la main.
Pour la première fois peut-être, le féroceIndien, l’étrangleur, eut un moment de pitié.
Il eut pitié du peuple anglais, l’ennemi de sarace.
Il jeta dix shillings à droite et àgauche.
Les Irlandaises se battirent silencieusement,car il est interdit de faire du bruit, – et s’arrachèrentmutuellement la monnaie du gentleman.
L’Anglo-indien entra chez lui et se promena unmoment, la tête en feu, le cœur plein de tempêtes, dans l’étroitpetit jardin qui précédait sa maison.
Sir George Stowe avait, en une heure, vécuplusieurs siècles.
Les croyances de toute sa vie avaient étébattues en brèche tout à coup.
Ainsi donc un homme affilié, comme lui, à lasecte des Étrangleurs, disait hautement que les dieux indiensn’existaient pas.
Et les dieux indiens n’avaient point écrasél’impie !
Et sir George Stowe, lui-même, le croyant etle fidèle, sentait le doute s’introduire dans son cœur.
Il pénétra dans sa maison et fit une choseinouïe.
Arrivé dans sa chambre, il négligea de sedépouiller de ses vêtements profanes et de couvrir sa tête d’unepièce de laine, pour entrer dans cette pagode en miniature où l’âmede son père habitait le corps d’un poisson rouge.
Il en ouvrit la porte et y entra tout vêtu, lechapeau sur la tête, négligeant d’allumer la lampe mystiquesuspendue à la voûte, et se bornant à placer sur un meuble leflambeau qu’il avait pris dans l’antichambre.
Puis, restant sur le seuil, il promena sonregard inquiet autour de lui.
Pour la première fois, les peintures quidécoraient les murs et représentaient les différentes incarnationsde Wichnou, lui parurent bizarres et mêmes ridicules.
Quelle idée singulière !
Il s’avança jusqu’au bassin dans lequel lepetit poisson rouge nageait tranquillement.
Il se sentit moins ému qu’à l’ordinaire et nesongea point à s’agenouiller.
Cependant, une lutte suprême s’éleva dans lecœur et l’esprit de ce sauvage.
Une dernière fois, il crut aux traditions deson enfance et murmura :
– Mon père !…
Le poisson continua ses évolutions.
– Mon père, murmura sir George Stowe, siréellement votre âme s’est réfugiée ici, qu’elle se manifeste àmoi.
Dois-je croire encore ? Dois-jedouter ?
Naguère, quand je vous interrogeais vousdescendiez au fond de l’eau, et vous demeuriez immobile…
Eh bien ! mon père, je vous adjure de lefaire encore, et je tiendrai James Nively pour un imposteur, et jele frapperai au nom de la déesse que vous avez servie et que jesers !
Le petit poisson rouge ne tint aucun compte decette prière.
Il continua à nager fort tranquillement.
Sir George Stowe, désespéré, se tourna versune statue en bronze qui représentait la déesse Kâli et qui étaitune réduction de cette statue colossale qui s’élevait dans lapagode de Hampstead.
– Et toi, dit-il, toi pour qui j’aiensanglanté si souvent mes mains, sombre divinité que l’Inde adoreet dont un impie a nié l’existence, si tu es bien la déesse quipréside à la mort, si tu as le pouvoir de te manifester à ceux quite servent, je t’adjure de le faire !
Le bronze garda l’immobilité qui est le propredu bronze.
L’Anglo-indien poussa un cri sourd et cacha satête dans ses deux mains.
– Oh ! dit-il enfin, j’avais doncadoré une idole vaine ; j’ai donc consacré ma jeunesse à dessuperstitions honteuses, indignes d’un vrai gentleman, et ce quesir James Nively disait tout à l’heure est donc vrai !
Fanatique idiot, j’ai mis mon fanatisme auservice de haine et d’ambitions qui ne me touchaient pas.
Et ces mêmes hommes qui faisaient de moi uninstrument en feignant de m’obéir, me foulent aux pieds maintenant,et veulent me briser !
Ah ! ah ! ah !
Il eut un rire féroce et continua :
– Eh bien ! si tu existes,foudroie-moi, ô déesse, car je te nie !
Et il renversa la statuette qui roula avecfracas sur le parquet.
La déesse ne se releva point ; elle neremonta point sur son piédestal.
D’un coup de pied, sir George Stowe brisa lebassin dans lequel nageait le petit poisson rouge.
L’eau se répandit, le poisson se trouva à secsur le parquet.
– Nous verrons bien si tu renfermes l’âmede mon père ! dit-il.
Et il écrasa le poisson avec le talon de sabotte.
Rien de surnaturel n’eut lieu !
Alors sir George Stowe eut un bruyant éclat derire et sortit de la pagode.
Le prêtre avait renversé l’autel, le croyantétait devenu athée…
Mais restait l’homme.
Un homme altéré de vengeance, un homme humiliéet bafoué, un homme qu’on avait appelé esclave !
Et sir George Stowe passa plusieurs heures àse promener dans sa chambre, comme une bête fauve dans sa cage.
Il lui fallait tout le sang de sir JamesNively ! Il lui fallait exterminer tous ces hommes qui luiobéissaient naguère…
Sir George Stowe était subitement devenu leplus terrible ennemi des Étrangleurs.
Et comme le jour commençait à poindre àtravers le brouillard, sir George Stowe répara le désordre de satoilette et murmura :
– Il y a un homme qui m’a fait une rudeguerre et qui m’a vaincu.
Cet homme, c’est le Français.
Pourquoi n’en ferais-je pas monallié ?
Dès lors, la résolution de sir George Stoweétait prise.
Il irait se livrer à Rocambole et lui dévoilertous les secrets des Étrangleurs.
Et il sortit, monta dans un cab et se fitconduire à la petite maison que le Français et sa femme,c’est-à-dire Rocambole et Vanda, habitaient depuis quelquesjours.
Huit jours s’étaient écoulés.
Sir James Nively, qui habitait depuis peu untrès bel appartement meublé dans Piccadilly, à l’hôtel duPrince-Régent, avait passé ces huit jours dans une certaineanxiété.
Il n’avait pas revu sir George Stowe.
L’Anglo-Indien n’avait reparu ni à la pagodede Hampstead ni à son propre domicile depuis cette nuit féconde enévénements où il avait brisé le bassin dans lequel l’âme de sonpère nageait sous la forme d’un petit poisson rouge.
Mais ce n’avait été qu’au bout de trois joursque sir James Nively, le nouveau chef des Étrangleurs, s’était misà sa recherche.
Une réflexion assez naturelle avait empêché lebaronnet de le faire au plus tôt.
– Sir George Stowe, s’était-il dit, neveut paraître devant moi que réhabilité. Il a sans doute à cœur deme prouver qu’il ne mérite point toutes mes sévérités et va venirm’annoncer son prochain mariage avec miss Cécilia.
Cette supposition était assez sage, du reste,pour que le baronnet se tînt tranquille trois jours, soignât sablessure et attendit le retour de sir George Stowe.
Cependant, comme celui-ci ne reparaissait pas,vers le soir du troisième jour, sir James Nively commença à froncerle sourcil.
Que signifiait cette absenceprolongée ?
Sir James quitta la pagode de Hampstead, unsoir, en grand mystère, et se fit conduire dans Haymarket.
Il sonna plusieurs fois à la porte de sirGeorge Stowe et n’obtint pas de réponse.
Le mur du jardin n’était pas très élevé.
Sir James donna dix guinées au cocher du cabqui l’avait conduit et lui dit :
– Cette maison est celle d’une femme quej’aime, pour qui je me ruine, et que je soupçonne de metromper.
– J’ai compris, murmura le cocher.
Sir James fit ranger le cab tout contre lemur, grimpa à côté du cocher, passa du siège sur la capote du cabet sauta lestement à califourchon sur le mur.
Puis il se laissa glisser dans le jardin.
Le jardin était désert, la porte de la maisonfermée.
Sir James enfonça la porte d’un coup d’épauleet se trouva dans le vestibule.
Un assez grand désordre y régnait, comme ilput le constater en allumant une de ces bougies de poche anglaisesqui brûlent jusqu’à trois minutes de suite.
À l’aide de cette bougie, sir James monta aupremier étage, où il se procura un flambeau, grâce à une secondebougie.
Un spectacle assez étrange s’offrit alors auxregards du baronnet.
La porte de la pagode, cette porte toujoursfermée ordinairement, était grande ouverte.
Sir James y entra.
La statuette en bronze représentant la déesseKâli et les débris du bassin en miniature gisaient sur le sol,pêle-mêle avec le poisson que sir George Stowe avait écrasé sousson pied.
La chose était évidente : l’Anglo-Indienavait brisé ses idoles.
Mais était-ce une preuve detrahison ?
Assurément, non.
Sir James ne s’était-il pas évertué àdémontrer à Sir George Stowe que le but des Étrangleurs étaitpurement politique ?
Sir James ouvrit tous les meubles, fouilladans tous les tiroirs, retrouva des lettres et des papiers, desbanknotes et de l’or.
C’était encore une preuve que sir George Stowen’était qu’absent et qu’il comptait revenir chez lui.
Mais où était-il ?
Là était le mystère.
Sir James regagna la rue par le même chemin,c’est-à-dire en escaladant de nouveau le mur, en sautant du mur surle cab et de l’extérieur du cab à l’intérieur.
Puis il se fit conduire au club deWest-India, dans Pall-Mall.
Les salons du club étaient pleins de monde,encombrés d’une foule inaccoutumée.
On y parlait haut et les exclamations desurprise se croisaient dans l’air.
La conversation, qui paraissait générale,était même si animée que sir James Nively entra et se faufila aumilieu d’un groupe de gentlemen sans qu’on fît attention à lui.
– C’est incroyable ! disaient lesuns.
– Tellement incroyable, répondit ungentleman déjà vieux, que j’attends d’avoir vu lord Harris pour yajouter foi.
– Gentleman, représentait un jeune hommed’un ton railleur, en vérité, croyez-moi, miss Cécilia nous a renduà tous un signalé service, en refusant notre main.
Le nom de miss Cécilia avait fait tressaillirsir James Nively.
Tout à coup un membre du clubl’aperçut :
– Tiens, dit-il, voici le baronnet, jegage qu’il sait l’affaire dans tous ses détails.
– Quelle affaire ? demanda sirJames.
– N’êtes-vous pas l’ami de sir GeorgeStowe ?
– Sans doute.
Et sir James tressaillit de nouveau.
– Alors vous savez tout ?
– Mais quoi donc ?
– Sir George Stowe a enlevé missCécilia.
L’étonnement qui se peignit sur le visage desir James prouva aux honorables membres du club duWest-India qu’il ne savait absolument rien et que sirGeorge Stowe ne l’avait point mis dans la confidence de sesprojets :
– Voyons, messieurs, dit-il, de quoiest-il question ?
– On vous le dit : sir George Stowea enlevé la nuit dernière miss Cécilia.
– De son plein gré ?
– Naturellement.
– Je croyais, dit froidement sir James,qu’on lui avait accordé la main de la belle miss.
– Non, au dernier moment la mère et lepère ont refusé leur consentement.
– Et l’oncle ?
– Pareillement.
– Alors il l’a enlevée ?
– C’est-à-dire qu’hier soir, dit le jeunehomme qui paraissait tout à fait renseigné, miss Cécilia a prétextéune indisposition et s’est retirée dans ses appartements.
– Et puis ?
– Une heure après, elle quittait l’hôtelpar une porte dérobée, en compagnie d’une femme de chambre, serendait au railway de Douvres où sir George Stowe l’attendait, etils étaient à Calais ce matin, au moment où ses parents, inquietsde ne point la voir paraître, pénétraient dans sa chambre ettrouvaient une lettre dans laquelle elle leur faisait part de sarésolution.
Sir James Nively était un peu stupéfait.
Cependant son visage demeura impassible.
– Voilà qui est bien joué, pensa-t-il, etsir George Stowe se réhabilite complètement à mes yeux.
Puis il fit la réflexion que l’Anglo-Indienn’avait pu quitter Londres sans lui écrire un mot, et qu’iltrouverait une lettre en arrivant à son appartement dePiccadilly.
Il s’esquiva donc du club et se fit conduiredans Piccadilly.
Il y avait bien une lettre, mais elle n’étaitpas de sir George Stowe.
L’écriture, qui était évidemment celle d’unefemme, était inconnue du baronnet.
Sir James ouvrit la lettre, courut à lasignature et trouva un nom aussi inconnu pour lui que lasignature :
Vanda.
Alors, de plus en plus étonné, il lut…
La lettre était ainsi conçue :
« Si, comme on l’affirme, sir JamesNively, l’ami de sir George Stowe, est un parfait gentleman, ilviendra en aide à une femme folle de douleur et de désespoir, etqui se dit
« Sa servante désolée,
« VANDA. »
L’adresse qui suivait le nom était précisémentcelle de la maison habitée, suivant sir George Stowe, par leFrançais et sa compagne.
Sir James Nively se mit à étudier l’écriture,qui paraissait tremblée.
Évidemment la main qui avait tracé cettelettre était agitée par une vive émotion.
Sir James fit cette remarque avec plaisir.Elle éloignait de son esprit la supposition d’un piège.
Néanmoins, et bien que la soirée ne fût pastrès avancée, il remit sa visite au lendemain, pensant que le jouril ne serait pas, en cas de surprise, sous la protection seulementdu revolver et du poignard qu’il avait toujours sur lui, – maissous celle non moins efficace des policemen.
Le baronnet joignit à la sagacité de l’Indienle flegme de l’Anglais.
Il se mit au lit, après avoir renouvelél’appareil de sa blessure, et dormit avec beaucoup de calmejusqu’au lendemain dix heures.
Quand il s’éveilla, un beau rayon de soleiljouait sur la courtine de son lit, et les oiseaux chantaientjoyeusement dans le vaste jardin qui s’étendait sous sesfenêtres.
Sir James fit une courte toilette du matin etprit, à pied, la route de Haymarket.
Il trouva sans peine la maison indiquée etsonna.
Une femme vint lui ouvrir.
Certes, à Londres, la beauté courtvéritablement les rues, et les belles femmes sont aussi nombreuses,surtout les blondes, que les galets que la vague roule au bord dela mer.
Ce qui n’empêcha point le baronnet sir JamesNively de demeurer ébloui à la vue de cette femme vêtue de noir,aux yeux rougis par les larmes, et qui avait dans toute sa personnebrisée de douleur un charme et une fascination indicibles.
– Ah ! dit-elle, vous êtes sir JamesNively, n’est-ce pas ?
Il fit un signe affirmatif.
Elle lui tendit la main et l’entraîna àl’intérieur de la maison :
– J’ai failli douter de vous, dit-elle,et un moment j’ai désespéré… Pardonnez-moi, le malheur ne croitplus à rien.
Sa voix était brisée, – elle paraissaitcourbée tout entière sous un désespoir sans limites.
Sir James Nively la suivit dans cette maisonqui paraissait déserte.
Elle le fit entrer dans un petit salon aurez-de-chaussée.
Puis, comme si ses forces l’eussent trahie,comme si ses jambes eussent refusé de la soutenir plus longtemps,elle se laissa tomber sur un siège en disant :
– Pardonnez-moi, mais je ne sais pluscomment je vis… je vais mourir…
Sir James Nively l’Étrangleur, sir James lemystérieux agent des Thugs de l’Inde, cet homme dont le cœurn’avait jamais battu, dont la froide raison analysait toutesensation, cet homme éprouvait, en ce moment, un sentiment bizarreet dont il lui eût été impossible de se rendre compte.
Lui qui avait vu sans pâlir cet ange de labeauté qu’on appelait Gipsy monter sur le funeste bûcher, iléprouvait un trouble extraordinaire à contempler cette beautéfatale et satanique de Vanda.
Tel, jadis, le farouche intendant russe,Nicolas Arsoff, avait perdu la tête en revoyant son anciennemaîtresse, celle qui, autrefois, l’avait fait flageller.
Vanda lui dit avec un accent d’amertumeétrange :
– Vous me trouvez belle, n’est-cepas ?
Sir James tressaillit et ne réponditpas ; mais l’expression de son visage parla pour lui.
– Je croyais l’être hier, dit-elle.Aujourd’hui il paraît que je ne le suis plus. Je suis la femme quivivait ici avec le Français qui s’est battu avec votre ami sirGeorge Stowe.
– Ah ! fit le baronnet.
– J’ai été lâchement abandonnée, il y atrois jours, poursuivit Vanda dans le regard flamboyant que sirJames crut lire une haine mortelle, et savez-vous pourqui ?
– Je vous écoute, dit sir James, dontl’émotion grandissait.
– Pour une bohémienne, une danseuse desrues qui est partie avec lui pour la France.
– Cet homme est fou, dit froidement sirJames Nively.
Vanda reprit :
– Il m’a abandonnée, moi qui aurais donnéma vie pour lui, lâchement, honteusement, comme une fille perdue,en emportant nos dernières ressources, en me laissant sans unshilling et sans un seul de mes diamants, qu’il a eu l’audace de mevoler.
– Mais quel est donc cet homme ?demanda sir James, qui avait fini par s’asseoir auprès de Vanda etlui prendre la main.
– Ne me le demandez pas ! dit-elle,j’ignore son vrai nom, je l’ai cru noble, je l’ai cru riche… j’aieu foi en lui… je le hais.
Elle parlait avec une énergie sauvage etchaque mot qu’elle prononçait entrait, acéré, au cœur de sir Jamescomme une pointe d’acier.
– Je le hais, poursuivit-elle, autant queje l’aimais. D’abord j’ai voulu mourir.
Elle écarta le fichu qui couvrait sa poitrineet sir James recula.
La poitrine de Vanda portait les traces encoresanglantes d’un coup de poignard.
– Puis, j’ai voulu vivre, dit-elle, vivrepour me venger : j’ai retiré de mon sein le poignard que jedestine à ma rivale et à son séducteur.
Elle avait, en parlant ainsi, la beautésurhumaine d’un ange du mal, et la sauvage admiration de cet autregénie malfaisant qu’on appelait sir James Nively croissait àmesure.
– Mais, ô misère, dit-elle encore,comment quitter Londres ? je suis sans ressources. Comment lerejoindre ?
Alors j’ai songé à sir George Stowe, sonennemi. Sir George Stowe est absent…
On m’a dit que vous étiez l’ami de GeorgeStowe et j’ai pensé à vous…
Donnez-moi cent guinées pour quitterLondres : foi de femme implacable, je vous les rendrai tôt autard.
Et sir James l’écoutait et la regardait…
Et son oreille s’enivrait du son de cette voixde furie qui ne cessait pourtant pas d’être harmonieuse.
Et ses yeux étaient sous le charme de cettebeauté que la colère rendait magique.
Sir James Nively, tout fasciné qu’il était,eut cependant la force de réfléchir et de raisonner.
– Voilà un auxiliaire qui me tombe duciel ou plutôt qui me vient de l’enfer, pensa-t-il.
Et, tendant la main à Vanda :
– Madame, dit-il, je suis un de cesAnglais excentriques et romanesques qui regrettent l’âge de latable ronde et des chevaliers errants.
Je m’associe à votre vengeance et je suis prêtà vous accompagner en France.
– Vous feriez cela ? dit-elle.
– Quand voulez-vous partir ?répondit-il.
– Oh ! dit-elle avec un accent dehaine jalouse, si vous me vengez, il me semble que je vousaimerai !
Le baronnet sir James Nively tomba à sespieds, prit sa main et osa la porter à ses lèvres.
Alors un sourire glissa sur les lèvres deVanda, – un sourire semblable à celui qu’elle avait, par cette nuitterrible durant laquelle elle se promenait, altérée de vengeance,autour de ce bassin dans lequel l’intendant Nicolas Arsoff mourait,lentement étouffé par l’eau qui se transformait peu à peu englaçons.
La nuit est noire, – le vent souffle parrafales rauques ; chassant devant lui un brouillard glacé.
La mer gronde au loin sous les falaises, et labrume a noyé la lueur tremblante des phares qui se dressent sur lacôte.
Cependant, l’auberge du Saumon-Doréflamboie, et la fumée de son foyer monte épaisse et joyeuseau-dessus du toit.
Qu’est-ce que leSaumon-Doré ?
Une auberge isolée et vieille, une maisonperchée sur la falaise, entre Douvres et Folkestone, loin de toutvillage, de toute ville et de toute autre habitation.
D’ordinaire, un douanier transi qui sort defaction, un pêcheur qui n’ose reprendre la mer trop mauvaise, uncommis-voyageur pour l’épicerie ou la bimbeloterie sont les seulshôtes du Saumon-Doré.
Depuis que mistress Bardett, une respectablehôtesse sexagénaire, trône majestueusement dans le comptoir, entreun reste de volaille froide et un morceau de jambon fumé, elle n’ajamais vu plus de trois voyageurs à la fois, se chauffer au feu dehouille du parloir, et sa bouilloire à thé chôme souvent pendantdes semaines entières.
Eh bien ! ce soir-là, mistress Bardett afailli s’évanouir de joie, car il lui est arrivé, en dépit dumauvais temps et de l’hiver, nombreuse compagnie.
Une douzaine d’hommes, assez proprement vêtus,bien qu’on sente qu’ils ne sont pas gentlemen, sont arrivés auSaumon-Doré juste au moment où mistress Bardetts’apprêtait à laisser éteindre son feu, à poser les volets de laporte et à monter se coucher en compagnie de Kate, son uniqueservante.
Avec eux se trouvait une jeune fille d’unebeauté merveilleuse, mais qui paraissait bien lasse et dont l’œilégaré était plein de folie.
Tous ces hommes d’aspect grossier,témoignaient à la jeune fille un grand respect.
On eût dit un ange parmi des démons.
Mistress Bardett a eu peur un moment, envoyant tout ce monde, peur surtout, lorsqu’elle a entendu lesvoyageurs parler français.
En Angleterre on se défie des Français et lepeuple a d’eux une assez mauvaise opinion.
Mais le plus vieux de la bande, un grand etgros homme à cheveux blancs, a jeté sur le comptoir une bourse bienronde et dit en mauvais anglais :
– N’ayez pas peur, ma petite dame, nousne sommes ni des voleurs, ni des assassins, mais simplement descontrebandiers qui comptent s’embarquer cette nuit à bord d’unlougre qui s’approche de la côte.
Faites-nous du thé, donnez-nous quelquespintes d’ale ou de porter, servez-nous du jambon et des œufs frits,et cédez-nous votre meilleur lit pour cette enfant qui, comme vousle voyez, est très souffrante et meurt de sommeil.
Le joyeux cliquetis qui s’est échappé de labourse de cuir tombant sur le comptoir aurait déjà rassurél’hôtesse, si le mot de contrebandiers ne s’en étaitchargé.
Le contrebandier est aimé partout, enAngleterre comme en France et en Belgique.
Frauder l’État, dans l’esprit du peuple,n’empêche pas d’être honnête.
Aussi, il faut voir maintenant comme l’aubergedu Saumon-Doré est joyeuse, comme le feu pétille, et commela grosse Kate, la servante réjouie, va et vient, apprêtant latable, récurant les gobelets d’étain et versant l’ale mousseuse àtous ces gosiers altérés.
La jeune fille a été conduite au premierétage.
Un tout jeune homme, presque enfant, est montéavec elle.
Les prétendus contrebandiers, parmi lesquelsnotre ancienne connaissance, la mère Camarde, la cabaretière del’Arlequin, reconnaîtrait successivement ses bons amis lesRavageurs, c’est-à-dire le Chanoine et la Mort-des-braves, etMilon, et tant d’autres bien connus de Chatou à Bougival et dePort-Marly à Charenton, les prétendus contrebandiers, disons-nous,devisent un peu haut.
Mais ni mistress Bardett, l’hôtesse, ni Kate,la servante, ne savent un mot de français.
– Avez-vous vu ça tout de même ? ditla Mort-des-braves, ce môme de Marmouset est passé capitaine toutd’un coup !
– Il est certain, murmura Milon avechumilité, que sans lui tout était perdu.
– Véritablement, reprend le Chanoine,s’adressant à Milon, faut convenir, notre ancien, que c’était biensimple cependant, du moment que les bohémiens n’étaient plus auprèsde Saint-Paul, que ce n’était pas là qu’il fallait rester.
– Oui, mais quand on a une consigne…soupira Milon avec dépit.
– Soit, mais si Marmouset n’avait pas eule nez creux, ces bandits d’Étrangleurs nous tuaient le Maître.
Milon soupira de nouveau, mais ne dit mot.
La Mort-des-braves reprit :
– Et la petite, sans Marmouset on labrûlait.
– Oh ! ça, c’est vrai…
– C’est encore lui qui l’a sauvée,murmura Milon avec une admiration naïve, car le bon colosse étaitexempt de jalousie.
– Aussi, le Maître a une fière idée delui, maintenant.
– Et il a raison, dit le Chanoine.
– Faudra voir si ça continue, dit unRavageur qui était un peu vexé de l’autorité qu’on accordait àMarmouset.
– En attendant, c’est lui qui sait lesprojets du Maître, reprit la Mort-des-braves. C’est lui quicommande.
– Et c’est nous qui obéissons, ditMilon.
– Nous n’avons pas fait long feu enAngleterre, dit le Chanoine.
– Quand nous sommes partis, dit un autre,je croyais que c’était pour le reste de la vie.
– Oui, dit Milon, mais le vent a tourné,il est survenu des affaires sur lesquelles on ne comptait pas.
– Ah !
– Moi, dit un quatrième voyageur, je nesuis pas fâché de revoir Pantin.
On sait que c’est le nom que les gens quiparlent argot donnent à Paris.
– Toujours du bœuf et des pommes deterre, dit le Chanoine.
– Et de la bière, fit la Mort-des-braves,j’aime mieux le vin.
– Et des gens qui vous regardent detravers.
La conversation fut interrompue par une voixqui s’écria au seuil du parloir :
– Mais voulez-vous bien ne pas crier sifort, tas de bavards ! la demoiselle dort.
C’était Marmouset, qui faisait allusion àGipsy.
En effet, il avait conduit la jeune fille aupremier étage.
Elle s’était jetée toute vêtue sur un lit.
La raison de Gipsy avait été fortementébranlée par tous les événements terribles que nous avonsracontés.
Gipsy ne reconnaissait plus personne, –personne, excepté Rocambole, à qui elle obéissait comme un enfant,et Marmouset qui avait pour elle les soins d’un frère pour unesœur.
La recommandation de Marmouset fut suivie.
Les Ravageurs ne parlèrent plus qu’à voixbasse.
– Ah çà ! dit le Chanoine, c’estpour sûr cette nuit que nous nous embarquons ?
– Oui, dit Milon.
– Le Maître nousrejoindra-t-il ?
– Peut-être.
Et Marmouset, qui paraissait garder le derniermot de l’expédition, au lieu de se mettre à table, sortit.
La pluie tombait à torrents, le vent faisaitrage.
Néanmoins, l’intrépide enfant s’avançajusqu’au bord de la falaise et promena son regard perçant sur lamer qu’il entendait gronder sous ses pieds plutôt qu’il ne lavoyait.
Une lueur rougeâtre perça tout à coup labrume.
Petite d’abord comme une étincelle, ellegrandit peu à peu.
Et Marmouset eut bientôt reconnu le fanal depoupe d’une embarcation qui serrait la côte au plus près.
En même temps, une détonation se fit entendreen mer, et tout contre le fanal.
C’est un signal, sans doute, car Marmousetrevint tout courant à l’auberge du Saumon-Doré, entra dansle parloir et dit :
– Allons ! camarades, buvez coup surcoup et mettez les morceaux en double, le lougre est envue.
Et le gamin de Paris reparut dans le jeunelieutenant de Rocambole, et il entonna en sourdine, pour ne pasréveiller la demoiselle, cette chanson siconnue :
Vers les rives de France,
Voguons en chantant…
Tandis que les Ravageurs soupent auSaumon-Doré, en attendant le lougre qui doit lestransporter en France, – car Rocambole ne se soucie pas de faireprendre le bateau à vapeur à tous ces hommes dont quelques-uns aumoins ont eu maille à partir avec la justice française, – untilbury court sur la route de Douvres.
Le vent est violent, la pluie froide.
Cependant, la grande jument alezane attelée autilbury dévore l’espace.
Deux hommes sont assis dans le tilbury etcausent tout bas.
– Ainsi, dit l’un, qui n’est autre queRocambole, tu as vu Vanda, ce matin ?
– Oui, Maître, répond Noël.
– Elle avait vu sir JamesNively ?
– Oui, Maître.
– Et elle doit m’écrire ?
– Nous trouverons un télégramme àDouvres.
Rocambole rend un peu plus la main à latrotteuse, qui file comme le vent, et retombe dans son mutisme.
Enfin, à travers le brouillard, brillent toutà coup des lueurs rougeâtres.
C’est Douvres qu’on aperçoit dans le lointain,avec sa guirlande de gaz, accompagnement obligé de touterespectable cité anglaise.
Un hipp !vigoureusement accompagné d’un coup de langue, précipite la coursede la jument alezane.
Les lumières grandissent, lebrouillard se dissipe peu à peu et le tilbury, roulant avec fracassur le pavé de Douvres, se rend à la station télégraphique.
Rocambole entre dans le bureau en consultantsa montre.
Il est dix heures un quart.
– Je me nomme William Burtrick, dit-il.Avez-vous un télégramme pour moi ?
Rocambole qui, en France, était souvent prispour un Anglais, parle et accentue si purement la languebritannique, que jamais on ne soupçonnerait en lui un Français.
L’employé du télégraphe répond qu’il n’a rienreçu.
Mais au même instant, on entend la sonnetted’appel.
C’est un télégramme qui arrive.
Penché sur l’épaule de l’employé, Rocambolelui voit traduire le nom de William Burtrick.
Le télégramme est pour lui, bien quesimplement signé de V…
Il est ainsi conçu :
« James à nous – tête tournée – partonsce soir, onze heures, Paris. – Rendez-vous mardi – savezoù ?
« V… »
Rocambole n’en veut pas savoir davantage. Ilquitte la station télégraphique et regagne le tilbury dans lequelse tient Noël qui tient les guides.
– Eh bien ? demande Noël.
– Je m’embarque avec vous.
– Ah !
– Je ne veux pas risquer de me trouverface à face avec sir James Nively.
– Mais il ne vous a jamais vu.
– Soit, mais Vanda peut me trahir par ungeste ou un regard, partons !
Et Rocambole, ressaisissant les rênes, lancede nouveau le léger attelage à travers les rues de Douvres, sort dela ville et gagne la route qui longe les falaises du côté deFolkestone.
Il faut une heure et demie à un trotteurordinaire pour franchir la distance qui sépare Douvres de l’aubergedu Saumon-Doré.
Mais la jument que Rocambole conduit est unede ces vaillantes bêtes que rien n’arrête.
En moins d’une heure, le tilbury s’est arrêtéà la porte du Saumon-Doré.
En bas, à quelques encablures du rivage, onaperçoit le fanal du lougre à qui son faible tirant d’eau a permisde s’approcher le plus possible de la côte.
Rocambole entre et trouve les Ravageurs prêtsà partir.
– Le Maître !murmurait-on avec respect.
– Allons, mes enfants, dit Rocambole, ilfaut partir.
– Je savais bien, dit Milon avec joie,que le Maître venait avec nous.
– Ah ! fait Rocambole en souriant,tu le savais ?…
– Marmouset ne voulait pas le direpourtant, observa le Chanoine.
– Et il avait une bonne raison pour cela,répond Rocambole, il ne le savait pas lui-même.
– Comment va Gipsy ?
– Toujours folle, toujours frappée deprostration, dit Milon.
– Elle ne peut souffrir auprès d’elle queMarmouset.
– Où est-elle ?
– Là-haut… elle a un peu dormi…
– Va la chercher, il faut partir.
Et Rocambole s’assied devant la table et avalequelques bouchées de pain et de jambon, arrosées d’une pinte d’ale,tandis que les Ravageurs demeurent respectueusement debout derrièrelui.
Milon n’a pas le temps de sortir de lasalle.
La porte qui ferme l’escalier vient des’ouvrir et Gipsy paraît.
La jeune fille abattue et pâle s’appuie surMarmouset avec un affectueux abandon.
Et Marmouset semble la contempler avec unrespect plein d’amour.
Rocambole a vu tout cela d’un coup d’œil et ilsoupire en murmurant :
– Ô la jeunesse !
Mais Gipsy aperçoit Rocambole et pousse un cride joie.
Elle vient à lui, les bras tendus, et luioffre son front en disant :
– Mon Dieu ! je n’espérais plus vousrevoir !…
Rocambole prend la jeune fille dans ses braset répète en regardant les Ravageurs :
– En route !
**
*
Les côtes anglaises ont disparu depuislongtemps dans la brume, et le jour commence à paraître.
Le lougre, dont la marche est pesante, résistebien au gros temps.
Les Ravageurs se sont endormis pêle-mêle surle pont.
À l’arrière, dans l’unique cabine, Gipsy,couchée sur un peu de paille, dort d’un sommeil si paisible, etelle est si pâle, qu’on la dirait morte.
Marmouset, agenouillé auprès d’elle, laregarde et retient son haleine.
Et Marmouset murmure naïvement :
– Comme elle est belle !
Tout à coup une main s’appuie sur sonépaule.
Marmouset se retourne effaré et étouffe un crid’étonnement et de confusion :
– Le Maître !
En effet, Rocambole a surpris ces deuxenfants, l’enfant endormi et l’enfant qui veille.
Mais le front du Maître n’est pointassombri.
Grave, mélancolique, ému, il regarde Marmousetet lui dit :
– L’aimerais-tu ?
Marmouset devint écarlate, puis il couvre sonvisage de ses deux mains, et deux grosses larmes jaillissent autravers de ses doigts.
– Enfant, lorsque le hasard t’a jeté surmon chemin, tu étais au fond de l’abîme, la prison t’ouvrait sesportes, et l’échafaud t’attendait tôt ou tard.
Mais tu as encore du cœur, et les gens de cœurpeuvent être sauvés !
Marmouset s’est précipité aux genoux deRocambole et lui baise les mains.
– Aime-la, dit le Maître, l’amourréhabilite, – l’amour purifie !
Et Marmouset se redresse transformé, le visagebaigné de larmes, mais le regard fier et brillant.
– Maître ! Maître ! dit-ild’une voix émue, je ferai ce que vous voudrez, j’irai où vousvoudrez, je serai honnête et bon, puisque vous le voulez, car vousêtes le premier homme qui m’ait dit que j’avais du cœur !
Et Rocambole, non moins ému, s’éloigna enmurmurant le mot de la comtesse Artoff, de Baccarat la pécheresserepentie :
– Rédemption !…
Le vent faisait rage, la pluie fouettait lesvitres du vieux manoir et le feu qui flambait dans la cuisine avaitréuni en cercle toute la domesticité.
C’était au château de Rochebrune en Picardie,à quelques lieues de Noyon, non loin de la route d’Amiens.
Rochebrune était une vieille demeurecontemporaine des croisades, un reste de château-fort dont lesfossés avaient été comblés et le pont-levis remplacé, dans un âgeplus doux, par un pont ordinaire. Adossé aux derniers escarpementsd’une colline, dominant une vallée sombre et presque sauvage, lesmurs noircis, envahis par le lierre, ses tourelles grises habitéespar les orfraies et les corbeaux, le manoir de Rochebrune, hiver etété, que le printemps fût vert ou que l’automne étalât ses joursles plus chauds, avait un aspect sinistre qui saisissait levoyageur.
Car, là-bas, tout au fond de la vallée,passait une route, maintenant presque déserte en tout temps,autrefois, avant le chemin de fer, bruyante à toute heure.
Rochebrune était un château légendaire. Lessombres histoires qui avaient trait à son beffroi ou à l’étangmorne et verdâtre qui s’étendait sous ses murs, au midi, secomptaient par centaines.
Pendant près de cent années, il avait étéinhabité et avait eu la réputation d’un lieu maudit.
Un baron de Rochebrune, dernier du nom, yavait assassiné sa femme.
Les héritiers, gentilshommes poitevins,avaient loué les fermes et muré la porte du château.
La mauvaise réputation de ce manoir où,disait-on, le fantôme de la châtelaine assassinée revenait chaquenuit, l’avait sauvé de la destruction de 1793.
Plus de trois quarts de siècle s’étaientécoulés sans qu’on y pénétrât et sans qu’il se présentât unacquéreur.
Enfin, un jour, il y avait de cela cinq à sixans, deux Anglais qui passaient par là, en chaise de poste,entendirent raconter les légendes, eurent la curiosité de visiterle lieu de terreur et finirent par l’acheter.
Il est vrai que ces deux Anglais, ou plutôtcet Anglais et cette Anglaise, car il y avait un homme et unefemme, étaient eux-mêmes des personnages quelque peulégendaires.
La femme était de qualité, l’homme aucontraire était une manière d’intendant.
Il appelait sa maîtresse milady ; elle lenommait Bob, tout court.
Milady, quand elle arriva, était une femmed’environ trente-six ans, brune comme certaines Irlandaises, avecdes yeux noirs brillant d’une flamme sombre, pâle à ce point qu’oneût dit un fantôme et cependant d’une beauté étrange et presquefatale.
Bob était un homme déjà vieux.
Il était grand, sec, avec des cheveux blancs,le visage jaune, le regard non moins sombre et non moins étincelantque sa maîtresse.
Comme ils ne trouvèrent dans le pays aucundomestique qui voulût coucher à Rochebrune, ils firent venir desgens de Paris ou d’ailleurs.
Pendant une année, une légion d’ouvriers futoccupée à restaurer le château.
Puis on congédia les ouvriers, et l’existencebizarre à laquelle nous allons être initiés commença pour ces deuxpersonnages.
Milady sortait à cheval le matin, mais elle nese montrait ni dans les bourgs voisins, ni dans les villes desenvirons.
Elle évitait les fermes et les maisons, neparlait jamais à personne, pas même aux gens du château.
Jamais elle ne recevait de visiteurs.
Les mendiants eux-mêmes se détournaient deRochebrune.
Bob, l’intendant, n’était pas pluscommunicatif que sa maîtresse.
Les domestiques eux-mêmes, tous étrangers dureste, ne parlaient à personne.
Cependant, comme on va le voir, ils serattrapaient entre eux, car ce soir-là, à la cuisine du manoir, laconversation était des plus animées.
– Voilà un vilain temps, disait Saturnin,le valet de chambre.
Madame passera encore une mauvaise nuit.
– Nous l’entendrons crier et demandergrâce, dit la cuisinière.
– Quel malheur de ne pas savoirl’anglais, murmura un petit jeune homme qui remplissait àRochebrune les fonctions de palefrenier. Il répondait au nom deJacquot.
– À quoi ça te servirait-il, de savoirl’anglais ? disait la cuisinière.
– Au moins, quand madame crie, la nuit,nous comprendrions ce qu’elle dit.
– Pour sûr, dit Saturnin, les espritsreviendront cette nuit.
– Mais ils viennent souvent depuisquelque temps, observa Jacquot.
– Et sait-on dans quelle chambre coucheramilady cette nuit ? continua la cuisinière.
– Tu sais bien, répondit Saturnin,qu’elle change tous les soirs.
– Elle espère, de cette façon, éviter lesesprits.
– Comme si les esprits ne savaient pastout d’avance.
– Moi, dit encore la cuisinière, j’aidans la tête que milady voit des esprits là où il n’y en a pas.
– C’te bêtise !
– Et que c’est le remords qui la met dansces états-là…
– Le remords ?
– Oui.
Puis, prenant un air mystérieux, la cuisinièreajouta :
– Je crois qu’elle a commis quelque grandcrime autrefois… à preuve…
Mais la cuisinière n’eut pas le temps decompléter sa pensée.
Un bruit se fit, un bruit inusité, qu’onn’avait peut-être jamais entendu…
Celui de la cloche qui surmontait la ported’entrée de ce manoir, où on ne recevait jamais personne et dontjamais un étranger n’avait franchi le seuil.
Et les trois domestiques se levèrent effrayéset se regardèrent.
La cloche tintait toujours.
Mais aucun des trois serviteurs nebougeait.
Tout à coup, un quatrième personnage se montrasur le seuil de la cuisine, sévère et le front chargé denuages.
C’était Bob l’intendant.
– Eh bien ! dit-il avec un accentanglais fortement prononcé.
Eh ! n’entendez-vous donc pas ?
– Mais c’est que… balbutia Saturnin.
– Comme jamais… dit la cuisinière, nousn’avons entendu…
– Allez ouvrir ! dit sévèrementBob.
Jacquot se dévoua.
Mais il revint, une minute après, plus effaréque lorsqu’il était sorti.
– Monsieur Bob, dit-il, si voussaviez…
– Quoi donc ?
– Ce sont deux étrangers…
– Eh bien ?
– Un jeune homme et une jeune dame…ruisselants de pluie…
– Que veulent-ils ?
– Ils disent que leur chaise de postes’est cassée là-bas… sur la route… et qu’ils ne savent où aller… Jeleur ai répondu qu’on ne recevait personne.
– Et ils sont partis ?
– Non, ils insistaient pour entrer…mais…
Bob fronça démesurément ses sourcils demeurésnoirs, tandis que ses cheveux avaient blanchi.
Mais il ne souffla mot et quitta lacuisine.
Les domestiques se regardaient toujours avecune sorte de stupeur.
On entendit retentir le pas lourd del’intendant dans la cage de fer du vaste escalier.
Quelques minutes s’écoulèrent. Puis, Bobrevint et dit à Jacquot :
– Va dire à ces étrangers que miladyconsent à les recevoir, à la condition qu’ils quitteront le châteaudemain matin au point du jour.
Jacquot sortit pour exécuter cet ordre, tandisque Saturnin et la cuisinière continuaient à échanger des regardseffarés.
Une heure après les deux voyageurs étaientinstallés dans la grande salle du château, où l’on avait dressé unetable auprès d’un bon feu et servi à souper.
Mais ni Bob l’intendant, ni milady nes’étaient montrés.
Ils n’avaient vu que Jacquot.
Saturnin et la cuisinière avaient reçu dufarouche Bob l’ordre formel de ne pas quitter la cuisine.
Or, ces deux voyageurs, il est temps de ledire, n’étaient autres que le baronnet sir Nively et Vanda.
À Amiens, le train express avait éprouvé undéraillement.
Échappés sains et saufs à ce désastre, carplusieurs voyageurs avaient péri, le baronnet et sa nouvellecompagne avaient demandé une berline et des chevaux de poste.
Puis ils avaient continué leur chemin par lavoie de terre, comme on dit aujourd’hui.
Mais le temps était mauvais depuis plusieursjours, les routes étaient défoncées et la chaise de poste avaitcommencé par éprouver de nombreux cahots.
Un éclair avait épouvanté les chevaux, quis’étaient emportés.
La chaise, en versant, s’était brisée.
Et cela, juste à l’extrémité de cette valléeque dominait le sombre manoir de Rochebrune.
Le postillon, qui était du pays, voulaitdissuader nos deux voyageurs d’aller frapper à cette porteinhospitalière.
Mais Vanda dit à sir James :
– Puisque ce sont des Anglais, ils nousrecevront.
Ils étaient donc une heure aprèsconfortablement installés dans la grande salle du château, auprèsd’un large feu, en face des débris d’un excellent souper.
Sir James, amoureux et regardant Vanda avec unmuet enivrement.
Vanda sombre et silencieuse, et jouant àmerveille son rôle de femme délaissée.
Cependant sir James, qui tenait à tout prix àdérider le front nuageux de sa désolée compagne, rompit enfin lesilence.
– Chère âme, dit-il, ne croirait-on pas àquelqu’un de ces châteaux enchantés, décrits par les vieuxconteurs ?
– En effet, murmura Vanda.
– Nous sommes chez une fée, assurément,poursuivit sir James avec un sourire, est-ce la fée Grognon ou lafée Gracieuse ? je l’ignore, toujours est-il qu’elle demeureinvisible.
– Peut-être daignera-t-elle se manifesterà nous un peu plus tard, dit Vanda.
Mais sir James secoua la tête :
– Si elle avait eu cette intention,dit-il, nous l’eussions déjà vue.
Le petit palefrenier Jacquot, le seul être queles deux voyageurs eussent vu depuis leur arrivée au château, entrasur ce mot.
Jacquot était un garçon à la mine futée etintelligente.
Observateur par nature, il avait remarqué, enservant sir James et Vanda, qu’ils ne se tutoyaient pas.
Et, en garçon judicieux, il s’étaitdit :
– Je crois bien que ce n’est pas le mariet la femme.
Il entra donc, tortillant sa casquette dansses mains et se grattant l’oreille.
– Pardon, excuse, dit-il, ce n’est paspour vous offenser… mais… je suis bien embarrassé… et je ne saispas si je dois…
Vanda et sir James le regardèrent avecétonnement.
– C’est que, dit Jacquot, M. Bob estcouché.
– Qu’est-ce que M. Bob ?
– L’intendant du château.
– Eh bien ? fit Vanda.
– Ce n’est pas moi qui me hasarderaijamais à le réveiller, continua Jacquot avec un accentd’effroi.
– Tu as donc besoin de lui ?
– Pas précisément ; mais voilà lachose, M. Bob a pensé que vous étiez le mari et la femme.
– Ah ! fit Vanda, il s’est trompé.Monsieur n’est que mon ami.
– Voilà justement ce qui m’embrouille,continua Jacquot.
– Pourquoi cela ?
– Monsieur Bob m’a dit de vous donner lachambre rouge ; mais il n’y a qu’un lit.
– Comment, dit Vanda, il n’y a qu’unechambre libre au château ?
– Ah ! bien oui, dit Jacquot, Miladyen a douze pour elle toute seule. Mais on ne sait jamais danslaquelle elle couche.
– Bon !
– En sorte que, dit Jacquot, je suis bienembarrassé, maintenant. Je conduirais bien monsieur dans la chambrerouge, mais où couchera madame ?
– Ici, dans un fauteuil.
– Ah ! ça ne serait pas à faire, ditJacquot. Vous seriez joliment moulue demain, ma petite dame.
– Ma foi ! tant pis, ajouta le petitbonhomme, nous n’aurions guère de chance si justement milady venaitcoucher dans la chambre où je vais vous conduire. Ma foi !tant pis ! et au petit bonheur…
Demain matin, quand vous serez partie, jereferai le lit et mettrai tout en ordre.
M. Bob ne s’apercevra de rien.
Et Jacquot prit un des flambeaux qui setrouvaient sur la table.
Puis il dit à Vanda :
– Madame veut-elle me suivre ?
La curiosité de Vanda avait été vivementsurexcitée par les étranges paroles de Jacquot.
Elle se leva et tendit la main à sirJames.
– Adieu, mon ami, dit-elle, bonsoir etbonne nuit.
– Monsieur, dit Jacquot, attendez-moiici ; dans dix minutes je reviens vous prendre pour vousconduire à la chambre rouge qui est au rez-de-chaussée.
Et il précéda Vanda dans un immense corridorsur lequel donnaient plusieurs portes.
– Au petit bonheur ! répéta-t-il, enpoussant l’une d’elles.
Vanda se trouva alors au seuil d’une vastepièce meublée avec tout le confort anglais et tendue d’une étoffede couleur sombre.
Jacquot fit du feu dans la cheminée, posa leflambeau sur un guéridon et se retira discrètement.
Vanda se déshabilla lestement et se mit aulit.
Puis elle éteignit son flambeau ; maiselle essaya vainement de dormir.
D’ailleurs, le feu de la cheminée projetait unpeu de clarté dans la chambre.
L’orage éclatait toujours en dehors et lapluie continuait à frapper les vitres.
Vanda se disait :
– Quelle est donc cette femme bizarre quichange de chambre à coucher chaque nuit ?
Et comme, au bout d’une heure, elle se posaitcette question pour la centième fois, elle crut entendre un bruitlointain qui ressemblait à un sanglot.
Puis ce bruit devint plus distinct…
Vanda se dressa sur son séant et écouta.
Un reste de flamme restait dans lacheminée.
Et avec ces pas un bruit de ferraille…
On eût dit un prisonnier traînant seschaînes.
Vanda entendit les sanglots se succéder.
Puis des pas pesants retentirent dans lescorridors.
Vanda n’était point superstitieuse, de pluselle était énergique et courageuse.
Cependant elle ne put se défendre d’une légèreémotion, et quelques gouttes de sueur coulèrent sur son frontlorsqu’elle entendit les pas s’arrêter à sa porte.
Cette porte, Vanda l’avait fermée auverrou.
Cependant elle s’ouvrit.
Et aux clartés mourantes du feu, Vanda vitentrer dans la chambre une sorte de spectre qui traînait après lui,en sanglotant, une lourde chaîne, dont les anneaux retentissaientsur le parquet avec un bruit lugubre.
Et le spectre marcha lentement vers lelit.
En ce moment la dernière flamme du foyers’éteignit…
Vanda ne vit plus le spectre, mais ellecontinua à entendre le bruit des chaînes…
Vanda se trouvait dans les ténèbres et lespectre avançait vers le lit.
La jeune femme était brave, nous l’avons dit,elle n’était pas superstitieuse et cependant son cœur se serra etune sorte d’angoisse la prit à la gorge.
Les chaînes faisaient sur le parquet un bruitterrible.
Le spectre arriva tout près du lit.
Vanda fut sur le point de crier.
Rocambole n’était-il pas le sang-froid faithomme ?
Vanda se raidit donc contre la peur etattendit.
Le spectre toucha le lit.
Sa main, qui paraissait traîner péniblementune chaîne se promena sur la courtine et rencontra le corps deVanda.
Vanda eut le courage de ne pas crier.
Alors le spectre éclata en sanglots ets’écria :
– Miss Ellen, c’est moi… moi, ta victime…me reconnais-tu ?
Vanda comprit que le spectre croyait avoiraffaire à l’Anglaise qui habitait la chambre.
Dès lors elle n’eut plus peur.
Le spectre, continuant à sangloter, ditencore :
– Tu ne te repentiras donc pas, missEllen ?
Vanda ne répondit point, comme on le pense,mais le spectre reprit :
– C’est une permission de Dieu qui, tôtou tard, punit les méchants et leur inflige un châtimentterrible.
Dieu me permet de sortir de ma tombe chaquenuit pour venir te parler de ton crime et te reprocher ma mort.
Miss Ellen, qu’as-tu fait de tasœur ?
Elle est morte étranglée, n’est-cepas ?
Étranglée par ton ordre ?
Qu’as-tu fait de ton père ?
Ton père, tu le sais, c’est moi et j’ai passédix années au fond d’un cachot, chargé de chaînes comme uncriminel, et j’y suis mort de misère et presque de faim.
Ma mort est ton œuvre !
Et l’enfant de ta sœur, qu’en as-tu faitaussi ?
Tu ne me le diras donc pas ?
Miss Ellen ! miss Ellen ! continuale spectre d’une voix terrible, il en est temps encore,repens-toi !
Cherche l’enfant disparu et rends-lui lafortune que tu lui as volée.
Repens-toi !
Vanda écoutait avidement.
Le spectre était si près du lit que sonsouffle effleurait les mains de la jeune femme.
Vanda fut fixée.
Les spectres n’ont pas d’haleine, pas plusqu’ils n’ont d’yeux.
Les spectres, en admettant que Dieu leurpermette de quitter leur tombe, ne doivent pas se tromper.
Comment celui-ci prenait-il donc Vanda pourmiss Ellen ?
Vanda pensait qu’elle venait de parler à unvivant et que ce vivant jouait quelque terrible comédie depuis biendes années.
Le spectre poursuivit :
– J’ai froid, miss Ellen… Les morts onttoujours froid… j’ai traversé les espaces pour venir… et la routeest longue de ma tombe jusqu’ici…
Repens-toi, miss Ellen, et je ne la quitteraiplus… et je demanderai ta grâce à Dieu…
En parlant ainsi, le spectre se traîna vers lacheminée.
Vanda, en le voyant s’éloigner, respira pluslibrement.
Le spectre s’accroupit devant le foyer,remuant toujours ses chaînes et cherchant à rapprocher des tisonsenfouis sous la cendre, sur lesquels il se prit à souffler.
Quelques étincelles jaillirent, une petiteflamme blanche brilla un moment puis s’éteignit de nouveau.
Mais Vanda avait eu le temps de voir lespectre et de l’examiner.
C’était un grand vieillard vêtu de rouge, avecun suaire blanc sur les épaules.
L’habit écarlate qu’il portait était celuid’un commandant de la marine anglaise.
Il avait une lourde chaîne aux pieds, et sesmains en supportaient une autre plus petite.
Le visage, d’ailleurs, était si parfaitementgrimé et ridé, qu’il était impossible de dire si cette vieillessequ’il accusait était réelle ou simplement apparente.
La flamme s’éteignit, tout rentra dans lesténèbres.
– La dernière fois que je suis venu,reprit le spectre, tu paraissais vouloir te repentir. Tu as pleuré,tu as jeté des cris, tu m’as supplié de rentrer dans ma tombe, enme disant que tu m’obéirais.
Qu’as-tu fait ? Rien.
Aujourd’hui tu ne me réponds même pas. Prendsgarde, miss Ellen, prends garde ! ton châtiment seraterrible !
Et le spectre secoua ses chaînes avecfureur.
Vanda se taisait et n’avait nulle envie derépondre pour miss Ellen.
Le spectre dit encore :
– La nuit tu as peur, le remords te prendà la gorge et tu promets de restituer… Mais le jour vient… et, avecle soleil, les visions de la nuit s’effacent. Ton cœur serendurcit… ô misère ! tu es une abominable créature, missEllen !… parricide et fratricide… ton châtiment seraterrible !…
Le spectre se redressa.
Puis Vanda l’entendit se diriger vers laporte.
Puis la porte se referma derrière lui, et lespas continuèrent à retentir dans le corridor avec un accompagnementde chaînes.
Puis encore ils s’éloignèrent et finirent pars’éteindre tout à fait.
Alors Vanda respira bruyamment.
Mais elle ne put fermer l’œil de la nuit.
Aussitôt que le jour parut, elle se leva,courut à la fenêtre et l’ouvrit.
Le jardin du château s’étendait sous cettefenêtre.
Vanda aperçut sir James qui se promenait enfumant son cigare, et un peu plus loin, cumulant sans doute lesfonctions de palefrenier avec celles de jardinier, le petit Jacquotqui ratissait une allée.
Vanda descendit.
Le grand escalier, le corridor, l’immensevestibule étaient déserts.
Tout dormait sans doute dans le château.
La porte du jardin était ouverte.
Vanda en franchit le seuil.
En la voyant paraître, Jacquot accourut.
– Eh bien ! madame, dit-il vivement,milady n’est pas venue se coucher dans votre chambre aumoins ?
– Non, répondit Vanda.
– Vous n’avez rien entendu ?
– Absolument rien.
– Vous n’avez pas entendu lespectre ?
– Quel spectre ? dit Vandaimpassible.
Jacquot ne voulut pas s’expliquerdavantage.
Seulement, il ajouta d’un ton deprière :
– Madame, vous feriez bien de partiravant que Bob ne soit levé.
Vanda regarda sir James et lui dit :
– Partons !
– Vous savez que je suis votre esclave,répondit l’amoureux baronnet.
**
*
Quelques heures après, le baronnet et Vandaprenaient à Noyon le train express de Paris.
Faisons connaissance avec milady.
Il y avait deux heures environ que sir JamesNively et Vanda étaient partis.
L’intendant Bob n’était point encore levé.
Un violent coup de sonnette fit tressaillirJacquot qui, après le départ des deux étrangers, s’était rendu à lacuisine où Saturnin, le valet de chambre, et Marianne, lacuisinière, s’entretenaient, avec mille commentaires, de lafacilité avec laquelle les deux voyageurs avaient été reçus.
– Voilà milady qui sonne ! ditJacquot.
Il leva les yeux vers le mur contre lequel lasonnette vibrait encore.
Cette sonnette était placée à la suite d’unedouzaine d’autres qui toutes portaient un numéro.
Jacquot remarqua que celle qui tintaitcorrespondait au numéro 9.
Et ses dernières appréhensionsdisparurent.
La chambre qu’il avait donnée à Vanda portaitle n° 3.
Chacune des chambres à coucher de miladyportait donc un numéro.
Du n° 1 au n° 6, elles étaientdisséminées au premier étage.
Du n° 7 au n° 12, elles setrouvaient au deuxième.
Chaque soir, à minuit, milady fermait lagrille du corridor qu’elle avait choisi.
Mais, en dépit de ses précautions, le spectrela visitait une nuit sur trois.
Jacquot et les autres domestiques s’enapercevaient bien.
Si milady avait passé une bonne nuit, si lespectre n’était point venu troubler son sommeil, elle avait levisage expansif, l’œil brillant, la parole brève.
Si, au contraire, elle avait eu la visite duspectre, elle était pâle, affaiblie et parlait à peine.
Jacquot monta donc au deuxième étage, à lachambre qui portait le n° 9.
Il frappa doucement.
– Entre ! dit milady d’une voixsonore.
– Madame a bien dormi cette nuit, pensaJacquot.
Et il entra.
Milady était assise au coin du feu, enveloppéedans une ample robe de chambre de couleur écarlate à revers etretroussis noirs.
Elle avait ouvert la fenêtre, par laquelle lesoleil entrait à flots et l’air froid du matin par bouffées.
Elle regarda Jacquot qui se tenait humblementsur le seuil, la casquette à la main, et lui dit d’un tonbienveillant :
– Où est Bob ?
– Je ne l’ai point vu ce matin encore,répondit Jacquot.
– C’est bien, ferme la porte etapproche-toi, dit encore milady.
Jacquot obéit.
– Tu as vu les deux étrangers ?reprit-elle.
– Oui, milady.
– Comment étaient-ils ?
– Jeunes tous deux. Le mari paraissaitcontrarié de ne pas voir milady.
Jacquot s’était servi du mot maripour n’avoir pas à avouer qu’il avait conduit Vanda aun° 3.
– La femme est-elle belle ? demandamilady, obéissant peut-être à un simple sentiment de curiositéféminine.
– Oh ! très belle… murmura Jacquotavec admiration.
– Sais-tu leur nom ?
– Je l’ignore, madame.
– Sont-ils partis ?
– Oui, dès le point du jour.
Milady s’approcha de la fenêtre et exposa sonfront pâle à l’air du matin, sans adresser davantage la parole àJacquot.
Celui-ci demeurait planté au milieu de lachambre, attendait.
Milady se retourna enfin :
– Tu me selleras mon cheval, dit-elle, jeveux sortir, le temps est beau…
Jacquot ne se fit point répéter cet ordre. Ilquitta la chambre et descendit l’escalier quatre à quatre.
Sur la dernière marche, il se trouva nez à nezavec maître Bob.
– Où vas-tu ? lui dit le sombreintendant.
– Seller le cheval de milady.
– Milady sort ce matin ?
– Oui, monsieur Bob.
– Ah ! murmura l’intendant.
– A-t-elle demandé après moi ?
– Tout à l’heure.
– J’y vais, dit Bob.
Jacquot continua sa route, traversa levestibule et gagna la cour.
Bob monta au premier étage et alla frappertout droit à la porte du n° 3, au 1er étage.
On ne lui répondit pas.
Il frappa plus fort, et, comme il n’obtenaittoujours pas de réponse, il mit la main sur la clé et ouvrit laporte.
La chambre était déserte.
Mais il y avait un reste de cendre dans lacheminée et le lit en désordre attestait que cette chambre avait euun hôte pendant la dernière nuit.
– Milady aura couché dans deux lits cettenuit, pensa Bob.
Et il quitta le n° 3 et allasuccessivement frapper à toutes les chambres du corridor.
Nulle part il n’entendit la voix demilady.
Alors, il se décida à monter au 2eétage, où il recommença la même manœuvre.
Ce fut au n° 9 seulement qu’il obtint uneréponse.
Il entra et s’arrêta un peu étonné sur leseuil.
Milady achevait sa toilette.
Elle avait revêtu une amazone de couleursombre et s’était coiffée d’un petit chapeau gris à plume.
Son visage était calme, sa lèvre presquesouriante.
Bien qu’elle eût dépassé la quarantaine,milady était fort belle encore, et, ce matin-là, Bob fut frappé ducalme qui régnait dans toute sa personne.
– Bonjour, mon vieux Bob, lui dit-elle enlui tendant la main.
Bob baisa cette main et lui dit :
– Je vois que milady a bien dormi cettenuit.
– Oh ! parfaitement.
– Rien n’a troublé son sommeil ?
– Absolument rien.
Bob demeura impassible.
– Milady paraît de bonne humeur, cematin, continua-t-il.
– Sans doute. Ne sommes-nous pas au 17 dumois ?
– C’est juste.
– Et tu sais bien que c’est le 17 quel’homme de Paris arrive.
Bob s’inclina.
Milady donna la dernière main à sa toilette etsortit de sa chambre avec Bob.
Ce dernier était un peu pâle sous ses cheveuxblancs.
Il accompagna sa maîtresse jusque dans la couroù Jacquot tenait en main le cheval, tout sellé.
Puis il plia le genou devant elle pour qu’ellepût se mettre en selle.
Milady rassembla les rênes, rendit la main àson souple poney et sortit de la cour en caracolant.
Le regard sombre de Bob l’accompagna jusqu’audétour du chemin.
Puis, lorsqu’elle eut disparu derrière unehaie de noisetiers, Bob rentra dans le château.
Il remonta à la chambre qui portait len° 3, s’approcha du lit et se mit à le bouleverser en toutsens.
Un cheveu de femme, un long cheveu blond étaitencore sous l’oreiller.
Bob tressaillit.
Milady était brune.
Ce n’était donc pas elle qui avait couché dansce lit !
Qui donc le spectre avait-il visité durant lanuit dernière ?
Et Bob, la sueur au front, se prit à songer àl’étrangère.
L’étrangère était partie, emportant le secretdu spectre.
Milady chevauchait, pendant ce temps-là, aumilieu de cette vallée déserte et sur laquelle semblait peser cettetristesse légendaire qui enveloppait le château.
Les rares laboureurs qui se trouvaient dansles champs détournaient la tête en la voyant passer.
Elle haussait les épaules et continuait sonchemin.
Milady, ce jour-là, se souciait moins encoreque les autres jours du sentiment d’effroi bizarre qu’elleinspirait.
Les narines dilatées, la poitrine gonflée,elle aspirait, avec une sorte de volupté âcre, l’air vif du matin,encore rafraîchi par l’orage de la nuit.
Au bout du vallon, après avoir suivi un petitchemin creux, bordé de haies, elle trouva la route impérialed’Amiens à Noyon et la traversa pour reprendre un autre sentier quis’enfonçait dans un site plus sauvage encore que celui quienvironnait le manoir de Rochebrune.
Le souple poney d’Islande trottait d’un bontrain, sautant les flaques d’eau du sentier, passant quelquefoispar-dessus les haies et les ruisseaux.
Milady était une écuyère intrépide.
Au bout d’une heure, elle eut atteint un petitbois de hêtres et de bouleaux qui s’allongeait sur les derniersescarpements d’une colline.
À droite et à gauche, aucune traced’habitation.
La campagne était déserte.
Cependant, avant de s’engager dans un de cessentiers forestiers que dans le centre de la France on nomme desfaux chemins et dans le nord une coulée, milady mit pied àterre.
Le sol était humide et boueux par place.
L’Anglaise l’examina et eut bientôt remarquédes empreintes de pas.
Les gros souliers d’un paysan étaientlargement marqués sur la boue du sentier.
Puis, à côté de cette trace, il y en avait uneautre, celle d’une chaussure plus fine, à talons et sans clous.
Cette dernière empreinte fit pousser à miladyun soupir de soulagement.
Elle remonta à cheval d’un seul bond et lançale poney sous la futaie.
La futaie n’était pas de longue durée ;elle faisait bientôt place à un taillis épais, et remplid’épines.
Mais le poney avait sans doute l’habitude d’unpareil voyage, car il s’engagea bravement dans les broussailles,évitant avec une adresse infinie les branches d’arbres qui auraientpu blesser celle qui le montait.
Après le taillis, la clairière.
Et au milieu de la clairière une hutte debûcheux, c’est-à-dire de bûcherons et de charbonniers.
Un filet de fumée s’en échappait.
Le poney, à la vue de la hutte, se prit àhennir.
À ce bruit, deux hommes sortirent et vinrent àla rencontre de milady.
L’un d’eux était un bûcheron hâlé et noircipar le grand air.
L’autre portait le pantalon de cotonnade bleueet la veste brune du marchand forain.
Une balle de colporteur, placée d’ailleurs àl’entrée de la hutte, achevait de compléter l’illusion.
Nous disons l’illusion, car en examinant cethomme attentivement, on se demandait s’il exerçait réellement cetteprofession et si ce n’était pas plutôt un déguisement. En effet,c’était un homme d’environ cinquante ans, aux cheveux grisonnantscomme ses favoris taillés à l’anglaise.
Mais le souvenir de Rocambole traversa sonesprit.
Son pied étroit, sa main petite et bien faite,une certaine fierté dans le port de la tête et la démarche,attestaient que cet homme avait dû, dans tous les cas faire jadisun tout autre métier.
Milady se laissa glisser de sa selle et confiason cheval au bûcheux.
Celui-ci le prit par la bride et se mit à lepromener au pas dans la clairière.
Pendant ce temps, milady et le prétenducolporteur entraient dans la hutte.
– Eh bien ! Franz ? dit-elleavec une émotion subite dans la voix.
– Bonne nouvelle, madame, répondit celuià qui elle donnait ce nom allemand.
– Mon fils…
– Plus beau que jamais…
– Heureux ?
– Amoureux fou…
Une vague inquiétude se peignit un instant surles traits de milady.
– Il va se marier, dit Franz.
– Mon Dieu !
– Et il sera heureux, car la jeune fillequ’il aime est charmante… et pauvre… elle lui devra tout…
La physionomie assombrie de milady se déridaun peu à ces paroles ; la flamme de ses yeux s’adoucit :elle perdit cet air farouche qui lui était habituel et prenant lamain du faux colporteur qui se tenait debout devant elle, elle luidit d’une voix émue :
– Sais-tu qu’il a vingt-quatre ans,Franz, et que je ne l’ai pas revu depuis qu’il en avait cinq àpeine ?
– Madame, dit Franz, je n’ai jamais osévous faire une observation, j’ai toujours exécuté vos ordresservilement sans les discuter, comme une machine et non comme unhomme.
Jamais je n’ai osé lever les yeux sur vous,quand vous ordonniez. Eh bien…
Il hésita et sa voix trembla dans sagorge.
– Eh bien ! dit milady qui fronça lesourcil.
– Oh ! je n’ose parler…
– Parle ! je le veux.
Le faux colporteur parut faire un violenteffort sur lui-même.
– Madame, dit-il, ne pensez-vous pas quel’amour maternel rachète bien des crimes ?
– Tais-toi !…
Mais Franz poursuivit avec une véhémencesubite :
– Vous avez voulu que je parle, madame,je parlerai.
Milady, sans force et comme brisée parl’émotion, s’était assise sur un monceau de fougère amoncelé dansla hutte.
– Madame, reprit cet homme à qui on avaitdonné le nom de Franz, voici vingt ans que votre père est mort…
Milady couvrit son front de ses deuxmains.
– Il y en a six que votre sœur…
– Franz ; par pitié !…
– Qui donc pourrait maintenant venirréclamer cette fortune que vous possédez depuis silongtemps ?
– Franz… au nom du ciel !…
– Votre fils est parfaitement heureux,poursuivit Franz, mais parfois un nuage de mélancolie plane sur sonfront… Il songe qu’il n’a pas de nom… il se dit qu’il n’a plus demère…
Milady tremblait maintenant comme une feuilled’automne prête à tomber.
– Pourquoi ne rendriez-vous pas une mèreà son fils ? pourquoi ne viendriez-vous pas habiterParis ? acheva Franz.
Mais soudain, milady se redressa, et seslarmes, qui commençaient à couler, se séchèrent à la flamme sombrede son regard.
– Mais tu ne sais donc pas, malheureux,dit-elle, à quelles tortures je suis vouée depuis six années.
– Que voulez-vous dire ? demandaFranz avec étonnement.
– Tu dis que mon père est mort…
– Oh ! j’en suis sûr, dit Franz.
Et un sourire fatal glissa sur ses lèvres.
– Eh bien ! il sort de sa tombe…
– Les morts ne reviennent pas,madame.
– Celui-là revient, poursuivit miladyavec un accent de terreur.
Il revient… chaque nuit… traînant les chaînesdont nous l’avons couvert…
– Folle !
– Chaque nuit, continua milady, dont lesdents claquaient, il vient s’asseoir à mon chevet etmurmure :
« Restitue !restitue ! »
Franz haussa les épaules :
– Mais à qui restituer ? dit-il.
– À l’enfant de ma sœur.
– Allons donc ! murmura Franz, voussavez bien qu’alors même que vous le voudriez, les autres ne levoudraient pas.
– Tais-toi !… ne me parle pasd’eux…
– Madame, dit Franz d’un ton sévère, vousm’en avez trop dit maintenant pour ne point me tout confier. Au nomdu forfait qui nous lie, je vous somme de parler…
Milady frissonnait.
– Tu le veux ? dit-elle.
– Oui.
– Eh bien ! écoute…
Et elle prit la main de Franz et la serraconvulsivement.
– Parlez, dit l’Allemand avec calme.
Quelle sombre histoire de revenants et despectres milady raconta-t-elle à cet homme qui se disait lié à ellepar un forfait commun ?
Mystère !
Mais sans doute que les paroles de Franzrendirent à la châtelaine de Rochebrune quelque calme, carlorsqu’elle revint au manoir, vers midi, elle avait retrouvé cettenonchalance et ce sang-froid qui, le matin, avaient étonné etpeut-être même inquiété le vieux Bob.
Par contre, celui-ci était plus taciturne etplus morose encore que de coutume.
Cependant, il n’avait pas questionné Jacquot.Il n’avait pas cherché à savoir par suite de quelles circonstancesl’étrangère, au lieu de coucher dans la chambre rouge avait occupéun des douze lits de milady.
Cette dernière demanda à déjeuner.
Bob avait conservé auprès de sa maîtresse lavieille coutume des intendants anglais.
Il la servait à table.
Seulement, il y avait sans doute entre elle etlui des secrets non moins terribles que ceux qui la liaient àFranz, car elle se départait de l’orgueil britannique pour causerfamilièrement avec lui.
Cependant, ce jour-là, elle avait presqueachevé son repas sans dire un mot.
Bob se hasarda à lui adresser la parole.
– Milady paraît contente, aujourd’hui,dit-il. Les nouvelles de Paris sont bonnes sans doute ?
– Très bonnes, dit milady.
– Ah ! fit Bob.
– Mon fils va se marier…
Bob murmura :
– Honneur et longue vie au fils demilady.
Mais celle-ci l’interrompit brusquement.
– Dis donc, Bob, fit-elle, est-ce que tucrois à la Providence, toi ?
– Je ne sais pas, répondit l’intendantd’un air niais.
– Cependant, comme moi, tu crois auxmorts qui reviennent ?
– C’est-à-dire, répondit Bob, qu’il fautbien que je croie à ce que milady me raconte.
– Tu n’as donc jamais vu lespectre ?
– Jamais…
– Tu n’as jamais entendu le bruit de seschaînes ?
– Jamais. Et même…
Milady appuya son coude sur la table et sonmenton dans sa main :
– Voyons, parle… dit-elle.
– Eh bien ! milady, reprit Bob, j’aitoujours eu une idée.
– Laquelle ?
– C’est que le spectre et ses chaînesn’étaient qu’une vision de votre esprit troublé.
– Alors, c’est le remords…
– Je ne sais pas, dit Bob. Mais tout ceque je puis vous affirmer, c’est que ni moi, qui couche tout enhaut du château, ni les domestiques qui chaque soir se relèguentdans un pavillon du rez-de-chaussée, nous n’avons jamais rien vu,ni entendu…
– Oh ! fit milady.
– Pardon, dit Bob, j’oubliais…
– Ah ! tu vois bien !
– Une nuit, je vous ai entendue crier.J’ai prêté l’oreille… Vous sembliez vous défendre… mais aucuneautre voix ne se mêlait à la vôtre… Je crois que ce sont toutes leslégendes qui courent sur le château qui ont achevé de répandre letrouble dans votre esprit.
– Mais tu sais bien, dit milady, qu’àGlasgow le spectre m’apparaissait, et à Londres aussi.
– Vous le disiez, du moins…
– Chaque nuit, mon père sort de satombe…
Bob ne répondit rien.
– Sais-tu ce qu’il me demande ?
Et la lèvre de milady se retroussadédaigneusement.
– Il me demande, poursuivit-elle, derendre à la bohémienne cette fortune que j’ai acquise pour mon filsau prix de tant de sang.
Bob tressaillit.
– À ce prix, continua milady, il mepardonnera la faute de ma jeunesse, il me pardonnera mes amoursavec l’Indien Napo-Yseb, il me pardonnera sa mort, il me pardonnerala mort de ma sœur.
– Ah ! il vous demande cela ?fit Bob.
– Oui, dit milady. Il veut que jedépouille mon fils qui a été élevé dans l’opulence, qui n’a jamaiseu besoin de compter, qui puise à pleines mains dans des coffresremplis sans cesse… Il veut que je le fasse pauvre… Ah !ah ! ah !… vois-tu mon fils pauvre et grattant du papierpour vivre, dans quelque officine ou dans quelque comptoir,Bob ?
Et elle riait d’un rire sauvage.
On eût dit une tigresse mère défiant leschasseurs qui en veulent à ses petits.
Bob se taisait.
– Et il me menace des flammes éternelles,reprit-elle. Eh bien ! que m’importe ! Je brûlerai… monfils sera heureux… mon fils ne saura jamais qu’il est le fils d’uneparricide… que son or est taché de sang… Que m’importe !
Et milady se leva, arpenta d’un pas inégal etbrusque la salle où elle venait de déjeuner et finit par dire àBob :
– Ce château m’est odieux… je veux m’enaller d’ici…
– Et où irez-vous donc ? demandaBob.
– À Paris.
Il ne put dissimuler un geste d’effroi.
– Je veux voir mon fils, dit milady avecun sombre enthousiasme ; je veux jouir de son bonheur… je veuxm’enivrer de ses triomphes.
Bob ne répondit point. Seulement, sous leprétexte de donner des ordres aux domestiques, il quitta la salle àmanger, et milady demeura seule.
**
*
Le soir était venu.
Milady avait fermé à double tour cette portede communication qui se trouvait entre les corridors dans lesquelsouvraient ses différentes chambres.
Les domestiques étaient rentrés dans leurpavillon.
Bob était couché.
Milady, après avoir hésité un moment, ouvritla porte du numéro 11 et choisit cette chambre pour y passer lanuit.
Cette chambre donnait sur le jardin duchâteau.
Le calme de milady avait fait place peu à peu,et à mesure que le soir approchait, à une inquiétude nerveuse.
Elle ne voyait jamais arriver la nuit sansterreur ; cependant elle fit, comme à l’ordinaire, sa toilettede nuit et revêtit sa robe de chambre.
Mais au lieu de se mettre au lit, elle s’assitdans un fauteuil au coin de la cheminée et, les yeux fixés sur lapendule qui marquait onze heures et demie, elle attendit. Au boutde quelques minutes, un bruit lointain qui ressemblait à s’yméprendre au cri nocturne d’une chouette se fit entendre.
Milady se leva, ouvrit sa robe de chambre etdéroula une longue corde de soie qu’elle avait autour de la tailleet que l’ampleur de son vêtement avait dissimulée.
Puis elle s’approcha de la fenêtre etl’ouvrit.
Le houhoulement de l’oiseau de nuit lui arrivaalors plus distinct.
Milady fixa un des bouts de la corde au pieddu lit qui était de chêne massif et l’y noua solidement.
Puis elle laissa pendre l’autre bout en dehorsde la fenêtre.
Et, appuyée sur l’entablement, elle attenditencore.
Bientôt une ombre noire s’agita dansl’obscurité du jardin et se rapprocha lentement des murs duchâteau.
Ensuite cette ombre arriva sous lafenêtre.
Milady s’était penchée et regardait.
La corde de soie qui était à nœuds se tenditsubitement.
La forme noire s’y était cramponnée.
Elle montait lentement, mais elle montait, etfinit par atteindre l’entablement de la croisée.
Alors milady se rejeta en arrière et un hommesauta lestement dans la chambre, tandis que milady soufflait leflambeau qui se trouvait sur la cheminée et plongeait subitement lachambre dans les ténèbres.
La lumière éteinte, le feu projeta cependantune certaine clarté dans la chambre.
À cette clarté, il eût été facile dereconnaître l’homme déguisé en colporteur que milady avait vu lematin et à qui elle avait donné le nom de Franz.
L’Allemand dit :
– Ne viens-je pas trop tard ?
– Non, répondit milady. Il n’est pasminuit. Jamais le spectre n’arrive avant cette heure.
À la faible lueur qui s’échappait du foyer,Franz jeta un regard autour de lui.
– Où me cacher ? fit-il.
– Là, derrière les rideaux du lit, ditmilady dont la voix redevenait tremblante.
– Madame, reprit Franz, qui, toutaussitôt, se dissimula derrière les draperies indiquées, il estpossible que vous ayez réellement affaire à un spectre, ce que jene crois guère, du reste, mais il est possible aussi que ce spectresoit en chair et en os…
– Oh ! fit milady, dont l’œilétincela de colère.
– Si cela était, poursuivit Franz, ilserait possible aussi que j’engageasse une lutte avec lui.
– Es-tu armé ?
– J’ai un poignard. De plus, je suisrobuste. Mais il faut prévoir le cas improbable où j’aurais besoinde votre secours. Par conséquent, glissez-vous sous vos couverturessans vous déshabiller.
Milady suivit le conseil de Franz.
– Maintenant, attendons… dit cedernier.
Le silence régna dès lors dans la chambre.
Cependant, au bout de quelques minutes, Franz,qui n’était séparé du chevet de milady que par un rideau, se baissaet lui dit :
– Depuis combien de temps êtes-vous lavictime du spectre ?
– Depuis six ans environ, réponditmilady.
– Où vous est-il apparu pour la premièrefois ?
– À Glasgow, dans cette vieille maison…tu sais ?…
– Oui, murmura Franz d’une voix sourde.Et puis ?
– Et puis à Londres.
– Et vous dites que c’est bien votrepère ?
– Oh ! sans nul doute… c’est bienlui… avec ses cheveux blancs…, son habit rouge… sa grande taille unpeu voûtée…
– Milady, reprit Franz, savez-vous qu’ily a vingt ans que votre père est mort ?… C’est le 21 novembre184…
– Tais-toi ! murmura lachâtelaine.
– Il y en a vingt-quatre que vous nel’avez vu, continua Franz. Pensez-vous donc que votre mémoire, sifidèle qu’elle soit, puisse se rappeler ses traits aussiexactement ?…
– Je te dis que le spectre a bien levisage de mon père…
– Ah !
– C’est de plus sa voix, son geste.
– Bien, dit Franz. Nous verrons…
Et comme il prononçait tout bas ces paroles,un bruit, auquel sans doute milady était depuis longtempsaccoutumée, se fit dans l’éloignement.
– Silence ! dit-elle, voilà lespectre !…
Et elle se prit à trembler sous sescouvertures, en dépit des paroles sceptiques de Franz.
Ce bruit que milady venait d’entendre était unsoupir.
Franz prêta l’oreille.
Le soupir devint un sanglot.
Puis ce sanglot fut accompagné d’uncliquetis.
C’était les chaînes du spectre qui seheurtaient.
Cliquetis et sanglots devinrent plusdistincts, à mesure que le spectre approchait.
Milady cacha sa tête sous ses draps et murmurad’une voix étouffée :
– Entends-tu ?
– Parfaitement, mais silence !répondit Franz.
Le spectre était maintenant dans le corridoret sanglotait bruyamment, tandis que ses chaînes faisaient untapage d’enfer.
Il s’arrêta à la porte de la chambre, mais iln’entra point sur-le-champ.
Les sanglots firent place à des parolesdistinctes.
– Mon Dieu ! disait-il, nem’accorderez-vous donc point le repos ? et faudra-t-il quechaque nuit je sorte de ma tombe pour venir essayer d’attendrir lecœur de roche de la parricide. Ni les prières, ni les menaces nel’ont touchée jusqu’ici. Elle ne craint rien, elle vous nie, ô monDieu ! Grâce ! grâce !
Et sur ces mots, il ouvrit brusquement laporte et entra.
Franz avait eu le temps de glisser ces mots àmilady :
– Vous vous trompez, madame, cette voixressemble à celle de votre père, mais ce n’est pas la sienne.
Le spectre vit un peu de feu dans la cheminéeet il s’en approcha :
– J’ai froid ! dit-il.
Franz, immobile derrière les rideaux, le vits’accroupir devant le foyer d’où s’échappait un reste deflamme.
C’était bien le fantôme décrit par milady.
Visage pâle, cheveux blancs, habit rouge decommodore, des chaînes aux pieds et aux mains.
Mais l’Allemand ne trembla point et ses dentsne se prirent pas à claquer d’épouvante comme celles de milady.
Le spectre demeura un moment accroupi devantle feu.
Puis il se releva et ses chaînes seheurtèrent.
– Miss Ellen ? dit-il.
Milady murmura d’une voix mourante :
– Que me voulez-vous encore ?
– Je veux que tu restitues le bien volé,parricide ! s’écria le spectre d’une voix tonnante.
Et il marcha vers le lit.
Milady ne répondit pas.
Le spectre dit encore :
– Te souviens-tu de Glasgow ?
– Grâce ! grâce ! ditmilady.
– Te souviens-tu de ta sœur ?
– Grâce !… par pitié…
– Rendras-tu le bien volé ? continuale spectre, en s’avançant menaçant vers le lit et en secouant seschaînes avec fureur.
– Mais à qui donc voulez-vous que je lerende ? demanda milady.
– À l’enfant de ta sœur.
– Et si cette enfant est morte ?
– Elle vit, répondit le spectre, et je tedirai où elle est.
– Mais faudra-t-il donc que je dépouillemon fils ? reprit milady d’une voix suppliante.
– Oui, car ton fils est l’enfant ducrime !
Milady ne s’était point dressée haletante,comme à l’ordinaire, sur son séant.
Le spectre appuya sa main osseuse sur lacourtine du lit.
– Miss Ellen, dit-il encore, si tu nerestitues le bien volé, il ne profitera point à ton fils.
– Que dites-vous ? s’écria-t-elleavec un redoublement d’angoisse et d’épouvante.
– Non, poursuivit le spectre, car ilmourra.
Milady jeta un cri.
Le spectre dit encore :
– Il mourra… la nuit de ses noces… auprèsde sa jeune femme endormie…
– Grâce ! grâce ! exclamamilady en se tordant les mains.
Mais soudain, une voix se fit entendre, – unevoix stridente, railleuse, inexorable comme une sentence sansappel :
– Tu mourras avant lui, misérableimposteur ! disait-elle.
Et Franz écarta brusquement les rideaux dulit, fit un bond et sauta à la gorge du spectre.
L’attaque fut si rapide, si inattendue, que lespectre n’eut pas le temps de reculer.
Les doigts crispés de Franz s’étaient, pourainsi dire, incrustés dans sa gorge.
Il poussa un cri et demanda grâce.
En même temps, quelque chose se détacha ettomba sur le parquet.
En même temps aussi, une dernière flamme plusvive couronna les derniers tisons du feu et éclaira toute lachambre.
L’objet qui venait de tomber était unmasque.
Un masque en cire merveilleusement modelé etreprésentant à s’y méprendre les traits d’un vieillard.
Et la flamme, en projetant sa clarté sur lemasque, permit de voir, du même coup, le vrai visage du prétenduspectre.
Et milady, qui s’était élancée hors du lit,murmura avec stupeur :
– Bob !
Elle venait de reconnaître dans ce fantôme quila poursuivait depuis si longtemps, et jetait l’épouvante dans savie, son intendant fidèle, maître Bob, son complice d’autrefois,l’homme qui se vantait de ne croire ni à la Providence, ni à sesterribles châtiments.
Franz avait terrassé le spectre.
Il lui avait mis un genou sur la poitrine et,son bras armé d’un poignard, il allait frapper lorsque miladyl’arrêta.
Milady ne tremblait plus que de colère.
Elle alla vers la cheminée et ralluma lesflambeaux.
Puis, se tournant vers Franz qui continuait àtenir Bob immobile sous lui :
– Avant que cet homme ne meure, dit-elle,il faut qu’il nous fasse sa confession tout entière !
En parlant ainsi, milady se dirigea vers unpetit meuble qui se trouvait entre les deux croisées et dont elleouvrit un tiroir.
Dans ce tiroir, il y avait une petite boîte encuir de Russie qui renfermait deux mignons pistolets à crossed’ivoire.
Milady s’en empara, les arma froidement etregardant Franz :
– Un homme par terre ne saurait parler,dit-elle. Laisse donc ce misérable se relever. S’il tente de fuir,je lui casse la tête.
Et elle dirigea vers Bob le canon de sespistolets.
Celui-ci, délivré du genou de Franz, seredressa.
Mais une transformation s’était opérée enlui.
D’un tour de main, il s’était débarrassé deses chaînes.
En même temps, il avait cessé de trembler etde demander grâce.
– Ah ! dit-il, vous voulezsavoir ?
– Oui, dit milady. Tes minutes sontcomptées, mais avant que tu meures…
– Je parlerai d’autant plus volontiers,répondit Bob, que j’ai fait le sacrifice de ma vie. Ah ! vousvoulez savoir, milady, pourquoi depuis six années, je joue le rôlede spectre, pourquoi j’ai posé sur mon visage un masque en cire quivous rappelait les traits de votre père, pourquoi je vous parle deremords, de restitution et de repentir ? Ah ! ah !ah !
Et Bob riait d’un rire convulsif etdédaigneux, et, un moment, cet homme sans armes qui voyait unpoignard et deux pistolets, menacer sa poitrine, eut sur les deuxcomplices une sorte d’autorité morale.
Un moment, il les domina de sa voix, il lesterrassa de son regard.
– Certes, dit-il, vous ne vous seriezpoint doutée, n’est-ce pas, milady, ou plutôt miss Ellen, car c’estvotre vrai nom, que l’ancien valet de chambre du commodore Perkins,l’homme qui reprochait à son maître de l’avoir déshonoré dans safemme, le haineux et vindicatif Bob qui, ivre de fureur, s’associaun jour à la fille parricide et à Franz le meurtrier pourassassiner le malheureux commodore, viendrait à vingt années dedistance jouer le rôle de spectre, emprunter les traits de savictime et parler en son nom ?
Vous ne l’eussiez jamais supposé, n’est-cepas ?
Et Bob riait toujours… et milady ne pouvait sedéfendre d’un léger frisson.
– Mais qui donc t’a payé,misérable ? s’écria-t-elle.
– Personne.
Et Bob fixa un ardent regard sur milady.
– Que me dîtes-vous, il y a vingt-quatreans, poursuivit-il, vous, la fille de seize ans à peine, déjàcriminelle et flétrie, pour m’associer à votre nouveau crime, pourfaire de moi l’un des deux instruments de mort qui devaient frappervotre père, – que me dîtes-vous ? Répondez, missEllen ?
– Après ? après ? fit miladyavec colère.
– J’avais une femme jeune et belle, jel’aimais éperdument ; vous me prîtes un jour par la main etvous me dîtes en me forçant à regarder par une fenêtre, dans leparc du château de Glasgow :
– Tiens, vois !
Et, en effet, je vis ma femme à côté du vieuxcommodore. Ils étaient assis sur un banc de verdure, sous unberceau de feuillage… Le commodore tenait dans ses mains les mainsde ma femme…
Dès lors, je vous appartins. Je devins votreâme damnée…
– Après ? après ? dit encoremilady.
– Je me séparai de ma femme, que j’aimaistrop encore pour avoir la force de la tuer ; pendant quatreannées, je fus le geôlier de votre père.
Au bout de ce temps, j’aidai Franz àl’étrangler.
Et pendant dix autres années, je fusl’instrument docile de toutes vos volontés et de tous voscaprices ; pourquoi donc ai-je si subitement changé derôle ?
Ah ! vous voulez le savoir ? Ehbien ! écoutez…
Un soir, on vint me dire qu’une femme qui semourait dans un work-house demandait à me voir avant derendre le dernier soupir.
Je me rendis au work-house.
La femme qui allait mourir, c’était lamienne.
– Bob, me dit-elle, vous m’avez chasséecomme une épouse parjure, et j’étais innocente. Je ne veux pasmourir sans vous confier un grand secret. Le commodore Perkinsn’était pas mon amant… c’était mon père !
Et elle me tendit un paquet de lettres jauniesqu’elle avait sous son oreiller et qui renfermaient les preuvesauthentiques de ses paroles.
J’avais aidé à assassiner le père de ma femme.Ma femme était le fruit d’un péché de jeunesse du Commodore ;c’était votre sœur naturelle.
Comprenez-vous, maintenant, missEllen ?
– Pas encore, dit froidement milady.
– Ah ! vous ne comprenez pasencore ? vous ne comprenez pas, reprit Bob d’une voixtonnante, que le remords a pénétré dans mon cœur ; que j’ai euhorreur de vous, parricide et fratricide ; que je me suis prisà songer à l’enfant de votre sœur étranglée, misérable bohémiennequi, sous le nom de Gipsy, danse dans les rues de Londres et qui,si on lui rendait le bien volé, serait une des plus richeshéritières de l’Angleterre ?…
– Mais on ne le lui rendra pas !s’écria milady qui eut un rugissement de bête fauve.
Et son bras s’allongea dans la direction deBob, son doigt pressa la détente du pistolet.
Le coup partit.
Bob tomba.
Il tomba, frappé en pleine poitrine etvomissant un flot de sang.
Milady regarda Franz et lui dit :
– Tu avais raison, les morts nereviennent pas.
Bob se tordait sur le parquet.
Son œil, un moment fermé, se rouvrit et sefixa sur milady, farouche et prophétique ; puis Bob retrouvaun souffle de voix :
– Miss Ellen, dit-il, c’est un crime deplus ajouté à tous tes crimes. Mais le châtiment viendra, sois-ensûre.
Milady répondit par un éclat de rire.
– Sortiras-tu de ta tombe ? dit-elleen ricanant.
– Non, répondit le mourant, mais il y ades vivants qui ont mon secret.
Milady étouffa un cri et pâlit.
– Ah ! tu as peur ! dit Bobdont la voix s’affaiblissait, mais dont les yeux continuaient à sefixer flamboyants sur milady. Eh bien ! puisque tu as voulusavoir, apprends encore ceci : La nuit dernière, deuxétrangers sont venus ici. Tu as ordonné qu’on les reçût. L’hommeseul a couché dans la chambre rouge… La femme a passé la nuit dansune de tes chambres et, jouant mon rôle de spectre, je me suistrompé et c’est à cette femme que j’ai reproché tes crimes.
Milady jeta un nouveau cri.
– Le châtiment viendra tôt ou tard,murmura Bob d’une voix éteinte.
Puis son œil devint vitreux et, faisant unviolent effort, il se retourna, le visage contre le mur, pourmourir en paix.
**
*
– Madame, dit alors Franz à milady,n’allez pas vous mettre l’esprit à la torture pour si peu dechose.
Si vous m’en croyez, nous quitterons cechâteau avant le jour.
– Et où irons-nous ?demanda-t-elle.
– À Paris.
– À Paris, exclama milady, à Paris, oùest mon fils !
Oh ! tu as raison, ajouta-t-elle avec unaccent d’amour maternel indicible, c’est à Paris qu’il fautaller.
Et cette femme au cœur de tigre, cette femmequi avait fait assassiner son père et sa sœur, et qui venait detuer Bob, laissa voir une larme dans ses yeux tout à l’heure animésd’une cruauté sauvage.
Quelques heures après celle où Vanda et lebaronnet sir James Nively couraient en train express sur la routede Paris, c’est-à-dire vers midi, le héros de cette histoire,Rocambole, longeait le boulevard des Capucines, les mains dans lespoches d’un vaste paletot de couleur blanchâtre, un foulard enguise de cache-nez autour du cou, et marchait d’un pas assezrapide.
Où allait-il ?
Sans doute à quelque rendez-vous lointain, caril fit signe au premier cocher de remise qu’il rencontra, monta envoiture et indiqua la rue Serpente comme lieu de destination.
Ceux de nos lecteurs qui se souviennent encorede la première partie de ce récit, n’ont pas oublié que c’était rueSerpente que la mère de Noël, dit Cocorico, était portière, et quec’était dans cette maison que l’ancien forgeron du bagne de Toulonavait trouvé un asile, après cette audacieuse évasion préparée etmenée à bonne fin par Rocambole.
Vingt minutes après, Rocambole arrivait doncrue Serpente.
Noël l’attendait.
La première question de Rocambole futcelle-ci :
– Vanda est-elle arrivée ?
– Maître, répondit Noël, rien de nouveau.J’attendais madame hier soir ; ce matin, avant le jour, jesuis allé au chemin de fer du Nord. L’express de Londres arrive àcinq heures trois quarts. Tous les voyageurs ont passé devantmoi.
– Elle n’y était pas ?
– Non.
– C’est bizarre ! murmuraRocambole.
– Mais, reprit Noël, j’ai appris que letrain avait déraillé à Amiens. Aucun voyageur n’a péri. Seulementune partie de ceux qui se trouvaient dans le convoi s’est arrêtée àAmiens. Je suis donc à peu près convaincu…
Noël n’acheva pas, car un coup de sonnetteretentit dans la loge et sa mère tira le cordon aussitôt.
Rocambole tressaillit.
Une femme venait de franchir le seuil de laporte, et bien qu’elle fût enveloppée d’un grand manteau et que sonvisage fût couvert d’un voile épais, Rocambole la reconnut.
C’était Vanda.
Elle se jeta dans ses bras et luidit :
– Ah ! enfin, je teretrouve !
Noël avait meublé dans la maison une petitechambre, dans laquelle Rocambole conduisit Vanda.
Celle-ci, à peine la porte fermée, luidit :
– Je suis arrivée, il y a une heure, etj’ai eu toutes les peines du monde à m’échapper, car le baronnet seconduit déjà avec moi comme un amant jaloux, bien qu’il n’ait pasmême effleuré mes doigts de ses lèvres.
Rocambole eut un sourire.
– As-tu ses secrets au moins ?dit-il.
– Non, pas encore.
– Je voudrais cependant savoir l’histoirede Gipsy ; cette histoire que sir George Stowe n’a pu nousdire.
– Et si j’en savais une partie ? ditVanda.
– Que veux-tu dire ?
– Si le hasard m’avait mise sur la traced’un premier filon ? continua Vanda.
– Explique-toi, dit Rocambole.
– Gipsy est riche… riche à millions.
Rocambole regardait Vanda avec un étonnementcroissant.
Alors Vanda lui raconta les événements de laveille, c’est-à-dire l’accident arrivé à Amiens, le voyage enchaise de poste et l’hospitalité que le baronnet sir James Nivelyet elle avaient reçue au manoir de Rochebrune.
Enfin l’apparition du spectre et ses étrangesdiscours.
– Ou je me trompe fort, acheva-t-elle, oula bohémienne dont parlait le prétendu revenant n’était autre queGipsy.
Rocambole avait écouté le récit de Vanda avecune grande attention.
Quand elle eut fini, il lui dit :
– J’ai mis Gipsy en lieu sûr, Marmousets’est constitué son gardien.
– Et sir George Stowe ?
– Il est caché dans un hôtel du quartierSaint-Germain. Je lui ai intimé l’ordre de n’en point sortir lejour.
Mais ce que tu viens de m’apprendre me forceraà lui défendre de sortir même le soir jusqu’à mon retour : ilne faut pas que sir Nively le rencontre.
– Ton retour ? fit Vanda, tu parsdonc ?
– Parbleu ! répondit Rocambole, jevais aller faire un tour au château de Rochebrune, et causer unbrin avec le spectre.
**
*
Vingt-quatre heures après, en effet, Rocamboledescendit du train-poste, à la station la plus proche du châteauhabité par milady et son intendant.
Les indications que lui avait données Vandaétaient si précises qu’il trouva le chemin de la vallée et vitbientôt poindre dans le lointain les tourelles du vieux manoir.
La vallée était déserte, la matinéepluvieuse.
Rocambole avait fait le voyage seul, sansautre bagage qu’une petite valise qu’il portait à la main.
Or, en rapprochant les dates, il est facile dese convaincre qu’il arrivait quelques heures après les derniersévénements dont le manoir des Rochebrune avait été le théâtre.
Il s’attendait à voir le château morne,silencieux, plein de mystère.
Il fut donc très étonné d’apercevoir un groupede paysans accourus des fermes voisines et qui se pressaient à laporte.
Une sorte d’effarement se peignit sur leursvisages.
Au milieu d’eux un jeune homme pérorait.
Rocambole, au portrait que lui en avait faitVanda, reconnut Jacquot.
Il s’approcha sans que personne fît attentionà lui.
Tous les regards étaient concentrés surJacquot, toutes les oreilles tendues pour recueillir sesparoles.
Jacquot racontait les événements de lanuit.
D’abord, les gens du château qui couchaientdans un pavillon isolé, avaient entendu, un peu après minuit, ladétonation d’une arme à feu.
Mais ils n’avaient osé bouger.
Seulement, une heure après, Jacquot avaitentendu la voix de milady.
Milady l’appelait.
Il était sorti du pavillon et la châtelaine,qu’à son grand étonnement il avait vue en compagnie d’un inconnu,lui avait commandé de lui seller ses chevaux.
Jacquot avait obéi.
Milady et son compagnon s’étaient mis en selleet étaient partis au galop.
Le jour venu, Jacquot s’était hasardé à entrerdans le château.
Dès le vestibule, il avait entendu desgémissements.
Il était monté au premier étage, et, guidé parles gémissements, il était arrivé et avait trouvé Bob baigné dansson sang, mais respirant encore.
À ce moment du récit de Jacquot, Rocambolejoua des coudes, fendit la foule et dit au petitdomestique :
– Vit-il encore ?
– Oui, répondit Jacquot ; mais jecrois bien qu’il n’en a pas pour longtemps.
– Je suis médecin, dit Rocambole.
Et il se fit jour à travers les paysans etentra d’autorité dans le château.