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Le Double

Le Double

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Chapitre 1

 

Il n’était pas loin de huit heures du matin, lorsque le conseiller titulaire Iakov Petrovitch Goliadkine se réveilla, après un long sommeil : il bâilla, s’étira, enfin il ouvrit complètement les yeux. Il demeura néanmoins deux bonnes minutes allongé sur son lit immobile, comme un homme qui ne se rend pas très bien compte s’il est véritablement éveillé ou s’il somnole encore et si tout ce qu’il perçoit autour de lui fait partit du monde réel ou n’est que le prolongement des visions désordonnées de son rêve.

Peu à peu cependant, les sens de M. Goliadkine reprirent possession avec plus de précision et d’acuité, du champ de ses impressions habituelles. Il sentit fixés sur lui, les regards familiers des murs de sa chambre, poussiéreux, enfumés, d’un vert sale, ceux de sa commode d’acajou, ceux aussi de ses chaises,imitation d’acajou, de sa table peinte en rouge, de son divan turc recouvert de moleskine, d’une couleur tirant sur le rouge et orné de fleurettes d’un vert clair, ceux enfin de ses vêtements retirésprécipitamment la veille et roulés, en boule sur le divan. Endernier lieu, à travers la fenêtre ternie de sa chambre il sentitpeser sur lui le regard morose d’un petit jour d’automne, troubleet délavé ; il y avait tant de hargne dans ce regard, tantd’aigreur dans la grimace qui l’accompagnait qu’aucun doute ne putsubsister dans l’esprit de M. Goliadkine ; non, il ne setrouvait pas dans quelque royaume enchanté, mais bel et bien dansla capitale, la ville de Saint-Pétersbourg, dans la rue « aux SixBoutiques », dans son propre appartement au troisième étage d’uneassez spacieuse maison de rapport. Après avoir fait cetteimportante découverte, M. Goliadkine referma fébrilement ses yeux,comme s’il eût regretté les visions de son dernier rêve et désiréles retrouver ne fût-ce qu’un instant. Cependant, quelques momentsaprès, il sautait d’un seul bond hors de son lit, ayantvraisemblablement retrouvé l’idée centrale autour de laquelletournoyaient jusqu’alors incohérents et désordonnés, les phantasmesde son esprit. Il se précipita aussitôt vers un petit miroir rondqui se trouvait sur la commode. Le visage reflété dans le miroirétait passablement fripé ; les yeux mi-clos étaient bouffispar le sommeil. C’était un de ces visages sans caractère qui, aupremier abord, n’attire jamais l’attention ; et pourtant sonpropriétaire parut tout à fait content de son inspection.

« Drôle d’histoire, prononça M. Goliadkine à mi-voix. Ce seraiten effet une drôle d’histoire si quelque chose avait cloché cematin, s’il m’était arrivé quelque gros ennui, par exemple unbouton sur le nez ou quelque chose du même genre. Ne nous plaignonspas. Ça ne se présente pas trop mal ; oui tout marche mêmefort bien, jusqu’à présent. »

Fort réjoui de la bonne marche de ses affaires, M. Goliadkineremit le miroir à sa place habituelle, puis, quoique pieds nus ettoujours en costume de nuit, il se précipita vers la fenêtre de sonappartement qui donnait sur la cour, et se mit à regarder avecbeaucoup d’intérêt ce qui s’y passait.

Cette inspection parut lui donner pleine satisfaction car sonvisage s’éclaira d’un sourire béat. Ensuite il s’approcha de latable sur la pointe des pieds. Après avoir, au préalable, jeté uncoup d’œil derrière le paravent, dans l’alcôve de son valet dechambre Petrouchka et s’être assuré que ce dernier n’y était point,il ouvrit un tiroir, glissa sa main dans le fond et retira, sous unamas de papiers jaunis et crasseux, un portefeuille vertpassablement usé, l’ouvrit avec précaution et sollicitude et jetaun regard furtif dans la poche secrète. Il faut croire que laliasse de billets verts, gris, bleus, rouges, multicolores offrit àM. Goliadkine une vision réconfortante, à en juger par la minequ’il arborait en déposant sur la table le portefeuilledéplié ; il se frotta les mains gaillardement en signe degrande allégresse.

Il la sortit enfin, cette liasse de billets de banque, objet detant de secrets espoirs et se mit à les compter, pour la centièmefois, sans doute, depuis la veille, tâtant avec application chacundes billets entre le pouce et l’index.

« Sept cent cinquante roubles en billets de banque »,murmura-t-il à la fin du compte, « sept cent cinquante roubles…unefort belle somme, ma foi… une somme agréable », continua-t-il d’unevoix chevrotante, brisée par l’émotion du plaisir serrant la liassedans ses mains et souriant d’un air important, « oui une somme trèsagréable. Une somme qui ferait plaisir à tout un chacun. J’aimeraisbien voir l’homme pour qui, en cet instant, cette somme ne seraitqu’une bagatelle ? Une somme pareille peut mener loin unhomme… »

« Mais, au fait, que se passe-t-il ? se demanda M.Goliadkine : Où diable est passé Petrouchka ? » Toujours dansla même tenue, il alla jeter un regard derrière le paravent. Mais,toujours pas de Petrouchka. Par contre, délaissé et bouillant decolère, le samovar, posé à même le plancher, menaçait à toutinstant de déborder et dans son langage secret, grasseyant etsusurrant, semblait vouloir dire à M. Goliadkine quelque chose dansle genre de : « Voyons, mon brave Monsieur, prenez-moi ;voyez, je suis prêt, je suis absolument prêt. » « Que le diablel’emporte, se dit M. Goliadkine, ce fainéant, ce butor seraitcapable de faire sortir un homme de ses gonds. Où est-il encoreparti en vadrouille ? »

En proie à une indignation parfaitement justifiée, il entra dansl’antichambre, simple petit couloir terminé par une porte donnantsur le palier, entrebâilla cette porte et aperçut alors son valetentouré par des gens de maison et des badauds. Petrouchka était entrain de raconter une histoire : les autres écoutaient. Il fautcroire que le sujet et le fait même de cette conversation n’eurentpoint le don de plaire à M. Goliadkine, car il héla aussitôtPetrouchka et revint dans sa chambre fort mécontent, disons plus,furieux. « Ce gredin, pour moins d’un kopek, est capable de vendreun homme, son maître surtout… pensa-t-il : et c’est déjàfait ! je suis sûr que c’est fait, qu’il m’a vendu ; jesuis prêt à parier qu’il m’a vendu pour moins d’un kopek. »

– Alors, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il auvalet.

– On a apporté la livrée, Monsieur.

– Mets-la et viens ici.

Petrouchka revêtit sa livrée et entra dans la chambre de sonmaître avec un sourire stupide. Son accoutrement était bizarre auplus haut point. Il portait la livrée habituelle des valets, maisfortement usagée : elle était de couleur verte, avec des galonsdorés, en grande partie effilochés et paraissait avoir été tailléepour un homme d’une taille supérieure d’un bon demi-mètre à cellede Petrouchka.

Il tenait à la main un chapeau, également garni de galons doréset orné de plumes vertes ; le long de sa cuisse pendait uneépée, dans un fourreau de cuir. Enfin, pour compléter le tableau,Petrouchka, suivant une habitude invétérée, – celle de se promeneren tenue d’intérieur, plus que négligée, – était pieds nus.

M. Goliadkine inspecta son valet sous toutes les coutures etparut satisfait de cet examen. La livrée de toute évidence, avaitété louée pour quelque événement solennel. D’autre part, durantcette inspection, Petrouchka avait suivi avec beaucoup d’attentionchaque mouvement de son maître, témoignant une extrême curiosité etune étrange impatience, ce qui avait, à n’en point douter,fortement embarrassé M. Goliadkine.

– Eh bien, et la calèche ?

– La calèche est arrivée, également.

– Pour la journée ?

– Oui, pour la journée. Vingt-cinq roubles.

– Mes chaussures sont-elles là, aussi ?

– Elles sont là.

– Crétin. Ne peux-tu pas parler correctement, dire elles sontlà, M’sieur. Apporte-les…

Goliadkine parut fort enchanté de ses nouvelles chaussures. Ilse fit ensuite apporter du thé et ordonna à Petrouchka de luipréparer de quoi se laver et se raser. Il mit beaucoup de temps etde soin à se raser et autant à se laver, avala son thé en toutehâte, pour se consacrer enfin à la tâche la plus importante :l’habillement de sa personne. Il enfila ses pantalons presqueneufs, puis revêtit une chemise à boutons dorés, un gilet orné dejolies fleurs aux couleurs voyantes, noua au cou une cravate desoie bigarrée et enfin endossa sa redingote, également neuve etsoigneusement brossée.

Tout en s’habillant, il ne cessait de jeter des regards pleinsde tendresse vers ses chaussures ; à chaque instant ilsoulevait tantôt l’une tantôt l’autre pour en admirer la façon,tout en marmottant sans arrêt entre ses dents et soulignant, detemps à autre, ce colloque intérieur d’une grimace pleine decontentement.

Il faut dire, toutefois, que ce matin-là, M. Goliadkine devaitêtre un peu dans la lune, car les sourires et les grimaces que luidécochait Petrouchka, tout en l’aidant à se vêtir, échappaientcomplètement à son attention. Enfin, habillé des pieds à la tête,ayant rectifié sa tenue sans omettre le moindre détail, M.Goliadkine plaça son portefeuille dans la poche de sa redingote.Petrouchka avait déjà enfilé ses bottes et se trouvait absolumentprêt. M. Goliadkine constatant que tous les préparatifs étaientterminés, et que plus rien ne les retenait désormais dans lachambre, s’engagea dans l’escalier, d’un pas presse et fébrile, lecœur battant d’émotion.

Une calèche bleue, ornée de blasons, s’avança à grand fracasvers le perron. Petrouchka échangea quelques œillades complicesavec le cocher et les badauds qui se trouvaient là tout en aidantson maître à s’installer dans la voiture : puis d’une voixempruntée, retenant à grande peine un rire imbécile, il hurla : «Démarre », et sauta sur le marchepied arrière. La calèche s’ébranlaau milieu d’un tintamarre de grelots, de grondements et decrissements et se dirigea vers la Perspective Nevski. La calèchebleue avait à peine dépassé la porte cochère, que M. Goliadkine, sefrottant convulsivement les mains, laissa échapper un long riresilencieux, le rire d’un homme de tempérament jovial, qui vient deréussir un bon tour, et s’en amuse à cœur joie.

Cependant, cet accès d’allégresse prit fin rapidement et uneétrange expression, pleine d’inquiétude, apparut sur le visage de MGoliadkine.

Malgré le temps humide et brumeux, il abaissa les vitres desportières et se mit à dévisager avec un air soucieux les passantsdes deux côtés de la chaussée. Toutefois, aussitôt qu’il avaitl’impression d’être observé, il se composait un visage pleind’assurance et de respectabilité. Au croisement de la rue Liteinaiaet de la Perspective Nevski, il eut un frisson, motivé sembla-t-ilpar une sensation très désagréable ; il grimaça à la manièred’un malheureux auquel on vient d’écraser, par inadvertance, uncor, et se jeta dans le coin le plus obscur de la calèche, d’unmouvement brusque, presque craintif.

Il venait de croiser deux de ses collègues, jeunesfonctionnaires employés dans le même service que lui.

M. Goliadkine eut la nette impression que, de leur côté, lesjeunes fonctionnaires étaient extrêmement surpris de rencontrerleur collègue en de pareilles circonstances. L’un d’eux montra dudoigt M. Goliadkine. Il lui sembla également entendre l’autrel’appeler à haute voix par son nom, ce qui, dans la rue, étaitévidemment fort déplacé.

Notre héros se tapit dans son coin sans répondre. « Quelsgamins, se dit-il. Qu’y a-t-il de si extraordinaire en tout cela.Un homme en calèche, qu’y a-t-il de surprenant ? Cet homme abesoin d’aller en calèche, c’est bien simple… il la prend… Du vraifumier ces gamins. Je les connais bien… des gamins qui méritent lefouet. Tout ce qui les intéresse, c’est de toucher leur salaire etde vadrouiller un peu. Je les aurais bien remis à leur place, maispour ce que ça sert… »

M. Goliadkine n’acheva pas sa phrase. À demi-mort de frayeur, ilvit passer, à la droite de sa propre calèche, une luxueuse voiture,attelée d’une paire de chevaux de Kazan, dont la vue lui étaitfamilière. La personne assise dans la voiture aperçut au passage levisage de M. Goliadkine, qui, juste à ce moment, avait eul’imprudence de sortir sa tête par la portière. Le monsieur parutgrandement étonné de cette rencontre inattendue, et se penchantautant qu’il lui était possible, se mit à scruter avec beaucoup decuriosité et d’attention le coin de la calèche où notre héross’était empressé de se réfugier.

Ce monsieur était André Philippovitch, chef administratif dudépartement où travaillait M. Goliadkine, en qualité d’adjoint auchef de bureau. Voyant qu’André Philippovitch l’avait parfaitementreconnu et qu’il le dévisageait de tous ses yeux, se rendantcompte, d’autre part, qu’il ne pouvait pas se cacher, M. Goliadkinedevint rouge jusqu’aux oreilles. « Dois-je saluer, répondre auxmarques d’intérêt qu’il me prodigue, me découvrir… ou plutôt fairesemblant que ce n’est pas moi, que c’est quelqu’un d’autre qui estdans la voiture, quelqu’un qui me ressemble étonnamment, et, dansce cas, le regarder comme si de rien n’était ?… » En proie àune indescriptible panique, M. Goliadkine ne cessait de se poserces questions. « Oui, c’est bien cela : ce n’est pas moi, bien sûr,ce n’est pas moi » bredouillait-il, enlevant son chapeau devantAndré Philippovitch et ne le quittant pas des yeux. « Moi, moi, cen’est pas moi, murmurait-il à demi-étouffé, ce n’est pas moi, cen’est rien, je vous jure que ce n’est pas moi, absolument pas moi »Mais déjà la somptueuse voiture avait doublé sa calèche etl’attrait magnétique du regard de son chef avait disparu. Etcependant Goliadkine, toujours cramoisi et souriant, continuait àmarmonner…

« Quel imbécile j’ai été d’avoir fait semblant de ne pas lereconnaître, se dit-il enfin : je devais le saluer, oui, le saluerfranchement, de plain-pied, avec même une certaine noblesse. Unsalut qui aurait voulu dire : Eh bien, oui. André Philippovitch,moi aussi je suis invité à dîner. Voilà, c’est tout simple. » Maisle souvenir de sa gaffe lui revint à la mémoire. Brûlant de honte,les sourcil froncés, notre héros dévorait de regards terriblesl’avant de la calèche ; on sentit qu’il aurait voulu, par sesregards réduire en cendres, d’un seul coup, tous ses ennemis.Soudain il eut une subite inspiration et tira le cordon fixé aucoude du cocher. Il fit arrêter la voiture et donna l’ordre derevenir en arrière, rue Liteinaia. Le motif de ce revirement étaitsimple ; en ce moment même, M. Goliadkine éprouvaitl’irrésistible besoin de confier quelque chose de particulièrementintéressant à son médecin, Christian Ivanovitch. Il ne connaissaitd’ailleurs ce médecin que depuis fort peu de temps : pour êtreexact, disons qu’il ne l’avait vu, en tout et pour tout, qu’uneseule fois, la semaine précédente. Il s’agissait d’une consultationassez insignifiante. « Mais un médecin, c’est une sorte deconfesseur, n’est-ce pas ? Il serait stupide de lui dissimulerquoi que ce soit ! N’est-il pas de son devoir de bienconnaître ses malades ?… Mais est-ce bien cela ? sedisait notre héros, sortant de sa calèche devant le perron d’unemaison de cinq étages de la rue Liteinaia, oui, est-ce biencela ? Est-ce décent ? Est-ce bien à propos ?Enfin !… Quel mal y a-t-il à cela ? » continuait-il àmurmurer en montant l’escalier, le souffle coupé, contenant àgrand-peine les battements de son cœur, cœur qui avait l’habitudede battre très fort, lorsque notre héros montait chez quelqu’un. «Oui, quel mal y a-t-il ? Je viens le voir pour ma santé. Iln’y a rien de répréhensible à cela. Je serais bête de dissimuler,je ferai semblant d’être venu chez lui, en passant… et il verrabien de quoi il s’agit. » Raisonnant de la sorte, M. Goliadkineparvint au second étage et s’arrêta devant la porte del’appartement n°5. Une jolie plaque de cuivre portait l’inscription:

CHRISTIAN IVANOVITCH RUTENSPITZ

Docteur en Médecine et en Chirurgie

Notre héros mit à profit ce temps d’arrêt pour se composer unvisage enjoué, avenant, voire même aimable. Il était sur le pointde tirer le cordon de la sonnette. Mais, à ce moment même, unepensée traversa son esprit, pensée fort opportune, d’ailleurs.N’était-il point préférable de remettre sa visite aulendemain ? Il n’y avait, en effet, aucune nécessité de lafaire aujourd’hui même… Mais il entendit tout à coup des pas dansl’escalier, et, prenant le contre-pied de sa nouvelle résolution,d’un air décidé, il sonna à la porte de Christian Ivanovitch.

Chapitre 2

 

Docteur en médecine et en chirurgie Christian IvanovitchRutenspitz était un homme robuste et bien portant, quoique d’un âgedéjà avancé ; ses épais sourcils et ses favoris commençaient àgrisonner ; le regard de ses yeux expressifs et brillantssemblait capable, à lui seul d’exorciser toutes les maladies. Ilportait sur la poitrine une décoration de haute distinction. Cematin-là, assis dans un confortable fauteuil dans son bureau, ilbuvait une tasse de café, que venait de lui apporter sa femme,fumait un excellent cigare tout en rédigeant quelques ordonnancespour ses malades. Il venait de recommander un onguent à unvieillard souffrant d’hémorroïdes et, l’ayant reconduit jusqu’à laporte, reprit place dans le fauteuil, attendant la visite suivante.C’est à ce moment-là que M. Goliadkine fit son entrée. Tout porte àcroire que Christian Ivanovitch ne s’attendait aucunement à cettevisite et que, de plus, il n’avait nulle envie de voir devant luiM. Goliadkine, à en juger par son trouble subit et l’expressionétrange et même courroucée qui apparut sur son visage. De son côté,M. Goliadkine éprouvait toujours beaucoup de gêne et de confusionquand il s’agissait d’entrer en rapports avec quelqu’un et de luiparler de ses affaires. N’ayant pas eu le temps de préparer sonpréambule, – ce qui constituait toujours pour lui un réel obstacle,– il perdit pied, murmura quelques paroles incohérentes, desexcuses, et, ne sachant plus quelle attitude prendre, s’assit surune chaise. Mais il se rendit compte immédiatement que personne nel’avait invité à s’asseoir, et, sentant l’inconvenance de son acte,voulut réparer cette infraction aux usages mondains : c’estpourquoi, quittant précipitamment le siège usurpé, il se remit surses pieds. Il se reprit et sentit confusément qu’il venait decommettre deux gaffes successives. Il se lança alors à corps perdudans une troisième, et dans l’espoir de se justifier se mit àmarmonner des paroles intelligibles, accompagnées d’un pâlesourire. Enfin, très rouge, profondément bouleversé, M. Goliadkinese tut et reprit sa place sur la chaise pour ne plus la quitter.Toutefois, pour retrouver son assurance il ne manqua pas de lancerà son vis-à-vis un de ces regards pénétrants, dont l’extraordinairevertu était d’anéantir et de réduire en cendres tous ses ennemis.Par surcroît ce regard témoignait de l’entière indépendance denotre héros ; il affirmait avec éloquence que M. Goliadkineétait un homme normal, un homme ordinaire, un homme comme lesautres, content de son sort et n’en demandant pas plus. ».

Christian Ivanovitch toussota en signe d’approbation de laconduite de notre héros, puis le fixa d’un regard inquisiteur. «Voyez-vous Christian Ivanovitch, dit M. Goliadkine en souriant, jesuis venu vous demander, une fois encore, votre indulgence… »

Il était évident que M. Goliadkine avait peine à trouver sesmots.

– Hum ! oui, je vois, proféra Christian Ivanovitch, lâchantune épaisse bouffée de fumée et posant son cigare sur la table.Toutefois, vous devez suivre fidèlement mon ordonnance : je vous aidéjà expliqué que votre traitement doit consister dans lechangement de vos habitudes… Il vous faut des distractions ;il vous faut fréquenter des amis, voir du monde. En même temps, nesoyez pas ennemi de la bouteille et recherchez la compagnie de bonsvivants. Toujours souriant, M. Goliadkine se hâta de faireremarquer qu’il estimait son comportement fort normal semblable àcelui des autres ; ses distractions étaient les mêmes quecelles des autres. Il pouvait, en particulier, aller au théâtre,étant pourvu d’argent, comme tout le monde. Dans la journée, iltravaillait à son bureau et le soir restait tranquillement chezlui ; en un mot il était un homme comme les autres. Il profitamême de l’occasion pour souligner discrètement, qu’à son avis, iln’était en rien inférieur aux autres, qu’il possédait unappartement dans un immeuble convenable et qu’il avait même à sonservice un valet, Petrouchka. Mais à cet endroit de son exposé M.Goliadkine s’interrompit brusquement.

– Humm ! Non, je ne parlais pas de cela… Ce n’est pas celaque je voulais vous demander. Je voulais savoir si, en général,vous étiez amateur de bonne compagnie, si vous aimiez prendre lavie du bon côté ?… En un mot, si votre comportement dansl’existence était celui d’un mélancolique ou d’un optimiste ?reprit le médecin.

– Moi. Christian Ivanovitch ?…

– Humm !… je répète, interrompit le médecin : Il vous fautun changement radical dans votre mode de vie ; il estnécessaire que vous surmontiez votre « caractère ». ChristianIvanovitch appuya avec force sur la mot « surmonter », serecueillit un moment dans un attitude fort avantageuse, puis reprit: Ne pas fuir les distractions, fréquenter les théâtres et lescercles, et surtout, ne pas négliger la bouteille. Ne restez paschez vous… Ça ne vous vaut rien de rester à la maison.

– Je suis pour le calme. Christian Ivanovitch, murmuraGoliadkine, lançant un regard entendu sur son interlocuteur etparaissant en peine de trouver les mots pour exprimer clairement sapensée. Nous ne sommes que deux dans l’appartement, moi etPetrouchka… je veux dire mon domestique, Christian Ivanovitch, jeveux dire par là, Christian Ivanovitch, que je vais mon chemin,oui, mon propre chemin, Christian Ivanovitch. Je me suffis àmoi-même, et si je ne m’abuse, ne dépends de personne. D’ailleurstout cela ne m’empêche pas de me promener, ChristianIvanovitch.

– Vous dîtes ?… Enfin, ces jours-ci la promenade neprésente pas beaucoup d’agrément ; le temps est plutôtmauvais.

– D’accord. Voyez-vous, Christian Ivanovitch, quoique étant decaractère très réservé, comme j’ai déjà eu l’honneur de vousl’exposer, je crois, je poursuis néanmoins mon chemin, un cheminsolitaire, isolé. Je sais que les voies de l’existence sont larges…Je veux dire… j’entends par cela… Excusez-moi, ChristianIvanovitch, je ne suis pas un maître en matière d’éloquence.

– Humm !… Vous dites ?… »

– Je dis cela, Christian Ivanovitch, afin que vous m’excusiez dene pas m’exprimer avec suffisamment d’éloquence, proféra Goliadkinesur un ton de légère revendication et peinant à trouver ses mots.Sur ce point, je ne suis pas comme les autres. ChristianIvanovitch, ajouta-t-il avec un sourire étrange, je ne sais pasfaire de longs discours, ni tourner ma phrase avec élégance. Parcontre, j’agis, Christian Ivanovitch ; parfaitement, j’agis,Christian Ivanovitch…

– Humm !… Mais alors… en quoi consiste… votre action ?demanda le médecin.

Il y eut un moment de silence. Le docteur examina M. Goliadkined’un regard curieux et méfiant. De son côté ce dernier décocha àson vis-à-vis un coup d’œil chargé de suspicion.

– Moi, voyez-vous, Christian Ivanovitch, continua notre hérossur un ton plaintif, qui trahissait son agacement, et paraissantperplexe devant l’irréductible obstination de son interlocuteur,voyez-vous, Christian Ivanovitch, moi je suis pour le calme, latranquillité et non la vaine agitation du monde. Là-bas, je veuxdire dans le grand monde, il faut savoir astiquer les parquets avecses semelles… (ici M. Goliadkine fit mine de claquer du talon).Oui, là-bas, c’est exigé… et il faut savoir manier le calembour…présenter un compliment bien tourné… oui, tout cela est nécessaire.Or, moi, je n’ai point appris tout cela, Christian Ivanovitch, jen’ai jamais appris toutes ces astuces… je n’en ai jamais eu letemps. Je suis un homme simple, sans malice, sans vernis extérieur.Dans ce domaine, Christian Ivanovitch je ne suis pas de force, jerends mes armes, je les abandonne entièrement. M. Goliadkineproféra ces dernières paroles sur un ton qui témoignait éloquemmentde ce qu’il ne regrettait pas le moins du monde d’avoir à rendreses armes dans le domaine des futilités, pas plus que de n’êtrepoint passé maître dans les astuces mondaines, bien au contraire.Christian Ivanovitch l’écoutait, les yeux fixés sur le plancher,avec une moue de désapprobation ; il paraissait obsédé par unmauvais pressentiment. La tirade de notre héros fut suivie d’unlong silence.

– Je crois que vous vous êtes légèrement écarté de votre sujet,fit enfin Christian Ivanovitch à mi-voix ; je vous avoue quej’ai eu de la peine à suivre votre raisonnement.

– Je ne suis pas maître en matière d’éloquence, ChristianIvanovitch ; j’ai déjà eu l’honneur de vous l’affirmer,Christian Ivanovitch. Non, je ne suis pas un maître en matièred’éloquence, répéta M. Goliadkine, d’un ton devenu subitementtranchant et autoritaire.

– Humm !… fit le médecin.

– Christian Ivanovitch, reprit notre héros, d’une voix étoufféemais grave et empreinte de solennité, en s’arrêtant à chacune deses phrases, Christian Ivanovitch, en entrant chez vous, j’aicommencé par des excuses. Maintenant je vais répéter ce que j’aidéjà dit et, pour cela, je requiers, à nouveau, votre indulgence.Je n’ai rien à vous cacher Christian Ivanovitch, je suis un hommeinsignifiant, vous le savez vous-même, mais pour mon bonheur, je neregrette pas d’être un homme insignifiant. Bien au contraire.Christian Ivanovitch, et pour vous livrer toute ma pensée, je suismême plutôt fier d’être un homme insignifiant. Je ne suis pas unintrigant… et je m’en glorifie également. Je n’agis pas encachette, mais ouvertement, au grand jour, sans ruser et quoiquecapable, oui, très capable moi aussi de nuire et sachant à qui jepourrais nuire, je ne veux pas le faire, Christian Ivanovitch, jene veux pas me salir, je préfère garder les mains propres. Etpourtant, je connais les moyens de nuire… Mais je ne veux pas lefaire, Christian Ivanovitch. Je vous l’affirme, au propre comme aufiguré, je me lave les mains…

M. Goliadkine parlait avec une douce animation. À cet endroit deson discours il observa un moment de silence très expressif, puisreprit :

– Je vais droit mon chemin, moi, Christian Ivanovitch, au grandjour, sans chercher les voies détournées, car je les méprise et leslaisse aux autres. Loin de moi le désir d’humilier certains quisont peut-être plus honorables que vous et moi… pardon, je voulaisdire : plus honorables que moi et d’autres, Christian Ivanovitch,et non que vous et moi. J’ai horreur des allusions : je suisimpitoyable pour la basse hypocrisie, je méprise les racontars etles calomnies. Je ne porte le masque qu’à l’occasion d’unemascarade et non point tous les jours, devant tout le monde. Pourfinir, je voudrais vous poser une question, Christian Ivanovitch,une seule : Comment vous vengeriez-vous d’un ennemi, d’un ennemimortel – ou du moins que vous considéreriez comme tel ?…

M. Goliadkine s’arrêta, jetant un regard de défi à ChristianIvanovitch. Il avait débité sa tirade avec une clarté, une netteté,une assurance inégalables pesant chacune de ses paroles etrecherchant les effets les plus sûrs ; mais, son discours unefois terminé, il dévisagea son interlocuteur avec inquiétude, unegrande, une extrême inquiétude. Il le dévorait maintenant de tousses yeux, il attendait sa réponse, craintif, bouleversé, pleind’angoisse et d’impatience. Mais, à son grand étonnement, à sagrande stupeur, Christian Ivanovitch se contenta de marmonnerquelques mots entre les dents. Il approcha ensuite son fauteuil dela table et, sur un ton assez sec, mais non dénué de politesse, luidéclara en substance, que son temps lui était très précieux etqu’il ne comprenait pas très bien tous ces discours. Il restaittoutefois à son entière disposition, mais uniquement dans leslimites de sa compétence et déclinait toute responsabilité pourtout ce qui était en dehors de son ressort. Sur ce, il sortit saplume, prit une feuille de papier, la plia, la découpa afin de luidonner les dimensions d’un feuillet d’ordonnance et déclara à notrehéros qu’il allait lui prescrire le traitement convenable.

– Non, ce n’est pas la peine, Christian Ivanovitch, non, cen’est pas du tout la peine, balbutia Goliadkine se dressant sur sespieds et agrippant la main droite du médecin. Non, vraimentChristian Ivanovitch, ce n’est pas nécessaire… Mais, à mesure queM. Goliadkine prononçait ces paroles, sa personne subissait uneétrange métamorphose. De singuliers éclairs passaient dans ses yeuxgris, ses lèvres étaient secouées d’un tremblement convulsif, lesmuscles de son visage frémissaient. Tout son corps palpitait.Persévérant dans son premier mouvement il parvint à arrêter la maindu médecin, puis s’arrêta pétrifié, paraissant hésiter et attendreune nouvelle inspiration pour la conduite à tenir.

Une scène assez étrange se déroula alors entre les deux hommes.Interloqué un moment, cloué à sa chaise, le médecin parut perdrecontenance : les yeux écarquillés, il contemplait M. Goliadkine quile fixait, lui aussi, avec la même intensité. Enfin ChristianIvanovitch se redressa ; il s’accrocha au revers de laredingote de son client. Durant quelques secondes, ils se tinrentl’un en face de l’autre, immobiles, silencieux, ne se quittant pasdes yeux. Alors, eut lieu la seconde réaction de M. Goliadkine.Cela se passa d’une façon soudaine, bizarre, imprévue. Ses lèvresse convulsèrent, son menton eut quelques violents soubresauts,finalement, il éclata en sanglots. Il sanglotait, secouait la tête,se frappait la poitrine de sa main droite, alors que la gaucheétait crispée sur le revers du veston de Christian Ivanovitch. Ilvoulut balbutier quelques mots, donner quelques explications, maispas un son ne put sortir de sa bouche. À la fin, ChristianIvanovitch parvint à se remettre de sa stupeur passagère.

– Assez, je vous en prie. Calmez-vous, asseyez-vous,murmura-t-il, s’efforçant à pousser M. Goliadkine dans lefauteuil.

– J’ai des ennemis, Christian Ivanovitch, oui, j’ai des ennemis: de cruels ennemis, qui ont juré de me perdre… proféra M.Goliadkine d’une voix sourde et angoissée.

– Allons, allons. De quels ennemis s’agit-il ? Il ne fautpas penser à vos ennemis. C’est inutile, absolument inutile.Asseyez-vous là, asseyez-vous, ajouta le médecin, parvenant enfin àcalmer Goliadkine dans le fauteuil.

Notre héros cessa enfin de se débattre ; ses yeuxcependant, étaient rivés au visage de Christian Ivanovitch : cedernier, manifestement contrarié, se mit à arpenter son cabinet delong en large. Il y eut un silence prolongé.

– Je vous remercie, Christian Ivanovitch, je vous remercieinfiniment : je suis très touché de tout ce que vous avez fait pourmoi, aujourd’hui, dit enfin M Goliadkine, en se levant avec un airdéconfit : je vous garderai une éternelle reconnaissance pour votregentillesse.

– Assez, assez, je vous le répète, calmez-vous, répliqua d’unton sévère le médecin à cette nouvelle tentative de Goliadkine. Ille poussa à nouveau dans le fauteuil, puis ajouta : Et maintenant,dites-moi ce qui vous préoccupe. Faites-moi part de vos ennuis. Etd’abord de quels ennemis s’agit-il ? Qu’est-ce qui ne va paschez vous ?

– Non, Christian Ivanovitch, non, laissons tout cela pour uneautre fois, répondit M. Goliadkine, les yeux fixés auplancher ; laissons tout cela pour un autre jour, un jour plusfavorable, Christian Ivanovitch, un jour où tout deviendra clair,où les masques, que portent certaines personnes, seront enfintombés… oui, quand tout sera enfin éclairci. À présent… je veuxdire, après tout ce qui s’est passé entre nous… vous avouerezvous-même, Christian Ivanovitch… Permettez-moi de vous souhaiter lebonjour, Christian Ivanovitch, conclut Goliadkine, en se levantcette fois d’un air résolu et prenant son chapeau.

– Ah ! bon, comme il vous plaira… Humm !…

Le médecin observa un court silence, puis reprit :

– Sachez, en tout cas, que de mon côté, je ferai tout ce qu’ilm’est possible de faire… sachez que je vous veux du bien, le plussincèrement.

– Je vous comprends. Christian Ivanovitch, je vous comprends :oui, je vous comprends parfaitement aujourd’hui… En tout état decause, je vous prie de m’excuser de vous avoir dérangé, ChristianIvanovitch.

– Humm !… Non… Ce n’est pas cela que je voulais dire.Enfin, faites comme il vous plaira. Suivez votre traitement, commed’habitude.

– Je continuerai mon traitement, comme d’habitude comme vous mel’ordonnez, Christian Ivanovitch, oui, je le continuerai… j’iraiacheter les médicaments à la même pharmacie… De nos jours,Christian Ivanovitch, être pharmacien n’est pas une minceaffaire.

– Comment ? Dans quel sens dites-vous cela ?

– Dans le sens le plus ordinaire, Christian Ivanovitch. Je veuxdire par là, qu’ainsi vont les choses de nos jours…

– Humm !…

– Oui, et que le moindre godelureau, je ne parle pas seulementdes pharmaciens, se permet aujourd’hui toutes les insolences àl’égard d’un homme de bien.

– Humm !… Que voulez-vous dire par là ?

– Je dis, Christian Ivanovitch… je parle d’une certaine personneque nous connaissons tous, Christian Ivanovitch, que nousconnaissons bien, vous et moi, je parle de Vladimir Semionovitch,pour le nommer…

– Ah !…

– Oui, Christian Ivanovitch, mais je connais également des gensqui parfois ne se gênent pas à passer outre aux usages mondainspour dire ce qu’ils pensent.

– Ah !… Comment cela ?

– Eh bien ! très simplement ; mais il s’agit là, aufond, d’un cas particulier… Enfin, je disais qu’il y a des gens quisavent, à l’occasion, vous servir une arête à la crème.

– Comment ? Vous servir quoi ?

– Oui, une arête à la crème, Christian Ivanovitch… c’est uneexpression populaire. Oui, des gens qui savent bien tourner leurcompliment… et cacher leur malveillance… on en trouve des genscomme ça, Christian Ivanovitch.

– Des compliments ?

– Oui, des compliments, des félicitations… Tenez, ChristianIvanovitch, ces jours derniers un de mes amis intimes…

– Ah ! Et alors ? fit le médecin, dévisageant avecattention M. Goliadkine.

– Oui, un de mes amis intimes avait à féliciter un autre de mesamis, un homme fort sympathique, enfin, ce qu’on appelle unexcellent ami. Ce dernier venait d’être promu à un grade supérieurde l’administration ; l’ami, dont je parle, lui présenta sesfélicitations en ces termes : « je suis profondément heureux,Vladimir Semionovitch, de vous présenter mes félicitations, mesplus sincères félicitations, à l’occasion de votre promotion.D’autant plus heureux que c’est de nos jours, comme personne nel’ignore, le règne des fils à papa. »

M. Goliadkine ponctua ces dernières paroles d’un hochement detête plein de malice et d’un clignement d’œil narquois à l’adressede son vis-à-vis.

– Humm !… Et alors il lui a dit cela ?

– Oui, il le lui a dit. Christian Ivanovitch, il le lui a dit,tel que. Et cela, en regardant droit dans les yeux AndréPhilippovitch, l’oncle de notre galopin. L’oncle de VladimirSemionovitch. Et au fait, Christian Ivanovitch, qu’est-ce que celapeut bien me faire qu’il ait été promu au grade d’assesseur, oui,qu’est-ce que cela peut bien me faire ? Et, de plus, il veutse marier, alors que le lait de sa nourrice n’est pas encore secsur ses lèvres, si vous me permettez cette expression… Oui, je lelui ai bien envoyé à ce Vladimir Semionovitch… Maintenant je vousai tout dit, permettez-moi de me retirer.

– Humm !…

– Oui, Christian Ivanovitch, permettez-moi maintenant de meretirer. Après mon allusion aux fils à papa, j’ai voulu faire d’unepierre deux coups. Nous étions chez Olsoufi Ivanovitch ;c’était avant-hier. Je me suis donc tourné vers Clara Olsoufievnaqui venait de chanter une romance sentimentale et lui dis : « Vousavez chanté cette romance avec beaucoup de sentiment, en vérité,mais ceux, qui vous écoutent ne vous admirent pas d’un cœur trèspur. » Mon insinuation était claire, Christian Ivanovitch, vous lacomprenez bien. Je lui signifiais nettement, par cette allusion,que ce n’était pas elle que l’on recherchait, mais qu’à traverselle on briguait autre chose.

– Ah ! Et lui, qu’a-t-il fait ?

– Il a avalé la pilule, Christian Ivanovitch, pour me servir del’expression populaire.

– Humm !…

– Oui, parfaitement, Christian Ivanovitch. Quant au vieillard,au père de la demoiselle, je lui ai dit : « Olsoufi Ivanovitch jesais tout ce que je vous dois, j’apprécie, à leur juste valeur lesbienfaits dont vous me comblez depuis mon enfance. Mais, je vous ensupplie, ouvrez les yeux, Olsoufi Ivanovitch. Regardez autour devous ! Pour ma part, j’essaie de tirer l’affaire, au clair, augrand jour, Olsoufi Ivanovitch. »

– Ah ! C’est cela !

– Parfaitement Christian Ivanovitch. C’est cela.

– Et lui, alors ?

– Lui ? Que voulez-vous, Christian Ivanovitch, il s’est misà bafouiller, à parler de choses et d’autres… il m’a dit : « Je teconnais bien… Son Excellence est un homme plein de générosité… » Etsur ce, il se lança dans des considérations vagues. Quevoulez-vous ? avec les années il a pris un sérieux coup devieux, comme on dit.

– Ah ! bon. Voilà où en sont donc les choses.

– Parfaitement, Christian Ivanovitch. Et nous en sommes tous unpeu au même point. Un vieillard, vous dis-je. Il a déjà un pieddans la tombe, comme on dit, mais, qu’on se mette à débiter desragots devant lui, le voilà tout ouïe…

– Des ragots, dites-vous ?

– Parfaitement, Christian Ivanovitch. Ils sont maintenant enpleine cabale. Le gros ours, l’oncle a aussitôt mis la main à lapâte, et le neveu, notre galopin, aussi. Ils se sont acoquinés avecde vieilles bonnes femmes et ont évidemment cuisiné un plat à leurfaçon… Et que pensez-vous ? Savez-vous ce qu’ils ont inventépour assassiner un homme ?

– Comment ? Pour assassiner un homme ?…

– Parfaitement, Christian Ivanovitch, pour assassiner un homme.Pour l’assassiner moralement. Ils ont lancé le bruit… Au fait, jeparle toujours de mon ami intime… vous comprenez ?…

Christian Ivanovitch hocha la tête en signe d’approbation.

– Oui, ils ont fait courir sur lui le bruit… je vous avoue,Christian Ivanovitch, que j’ai même honte de le répéter…

– Humm !…

– Ils ont fait courir le bruit comme quoi il s’était déjà engagéofficiellement à se marier… oui, qu’il était déjà fiancé à uneautre… Et devinez à qui, Christian Ivanovitch ?

– Vraiment ?…

– À une tenancière de gargote, une Allemande, une femmevulgaire, chez laquelle il prend ses repas. Ils prétendent qu’illui offre sa main… en payement de ses dettes.

– Et ce sont eux qui le racontent ?

– Le croyez-vous, Christian Ivanovitch ? Cette Allemande,vile, infâme, sans pudeur, cette Caroline Ivanovna… Laconnaissez-vous ?

– J’avoue que pour ma part…

– Je vous comprends, Christian Ivanovitch, je vous comprends :pour ma part également je sens…

– Dites-moi, je vous prie, où habitez-vousactuellement ?

– Où j’habite, Christian Ivanovitch ?

– Oui… je veux savoir… je crois qu’autrefois vous viviez…

– Parfaitement, Christian Ivanovitch, je vivais, je vivais, oui…je vivais autrefois… C’est un fait… je vivais… répondit M.Goliadkine, accompagnant ses paroles d’un rire grêle. Sa réponseparut troubler son interlocuteur.

– Non. Vous avez mal compris ma question ; je voulais, pourma part…

– Moi aussi, je voulais, Christian Ivanovitch, moi aussi jevoulais, pour ma part, répliqua Goliadkine en riant. Mais il mesemble que je m’éternise chez vous, Christian Ivanovitch. J’espèreque vous me permettez de prendre congé, maintenant…

– Humm !…

– Parfaitement, Christian Ivanovitch, je vous comprends, je vouscomprends parfaitement, répétait notre héros, avec un riend’affectation à l’égard de son vis-à-vis. Enfin, permettez-moi devous souhaiter le bonjour…

Sur ce, M. Goliadkine fit une révérence et sortit du cabinet,laissant le médecin au comble de la stupéfaction. Il descenditl’escalier avec un sourire épanoui, en se frottant allègrement lesmains. Sur le perron il aspira une bouffée d’air pur et se sentiten pleine liberté : il était sur le point de se considérer comme leplus heureux des mortels et avait l’intention de se diriger toutdroit vers son bureau, lorsque soudain il entendit des grincementsd’essieux, des tintements de grelots : sa calèche s’arrêtait devantle perron… Il leva les yeux et se souvint de tout. Déjà Petrouchkaouvrait la portière, M. Goliadkine éprouva à ce moment unesensation bizarre, nettement désagréable. Il devint tout rougedurant quelques instants. C’était comme si on lui perçait le cœur.Un pied déjà sur le marchepied de la calèche, il se retourna, ilregarda vers les fenêtres de Christian Ivanovitch. Il l’avait biendeviné ! Le médecin était là et le surveillait avec curiosité,tout en lissant ses favoris de sa main droite. « Ce docteur eststupide, se dit M. Goliadkine en se jetant dans un coin de lacalèche, oui, profondément stupide. Il soigne peut-être fort bienses malades, mais ça ne l’empêche pas d’être bête comme une oie.»

M. Goliadkine s’installa enfin. Petrouchka hurla : « Avance. »La calèche roula à nouveau vers la Perspective Nevski.

Chapitre 3

 

Cette matinée s’écoula sous le signe d’une agitationinfernale.

Arrivé sur la Perspective Nevski, M. Goliadkine se fit arrêter àproximité du Gostini-Dvor. Sautant de sa calèche, il se précipitaaussitôt sous les arcades et flanqué du fidèle Petrouchka, entradans un magasin d’orfèvrerie. Visiblement accablé de soucis et delourdes responsabilités, il se mit immédiatement à marchander unservice de table complet et un service à thé et les obtint pour lasomme de 1500 roubles. Pour le même prix, il acquit un porte-cigared’aspect séduisant et un jeu complet de rasoirs en argent. Ils’intéressa également à quelques autres objets utiles ou agréableset finalement promit ferme de revenir le lendemain, voire mêmed’envoyer dans l’après-midi quelqu’un pour prendre livraison de cesemplettes. Il nota soigneusement l’adresse du magasin, prêta uneoreille attentive au marchand qui soulevait la question des arrheset promit de les verser en temps opportun. Après quoi, il pritrapidement congé du marchand éberlué et sortit. Ne quittant pas desyeux Petrouchka, M. Goliadkine, visiblement en quête d’un autremagasin, parcourut la rue suivi d’une meute de boutiquiers. Aupassage, il s’arrêta chez un changeur, troqua ses gros billetscontre de plus petits, et, bien qu’ayant perdu au change, semblafort satisfait de cette opération qui augmenta notablement levolume de son portefeuille. Il entra ensuite dans un magasin detissus pour dames et, après avoir fait là encore, d’importantescommandes, s’engagea formellement à revenir le lendemain, nota ànouveau l’adresse, et, à la question des arrhes, répondit qu’il lesverserait en temps opportun. Il entra encore dans d’autresboutiques, s’enquit du prix de différents objets, marchandantpartout, quittant un magasin pour y revenir peu après, débattantparfois interminablement les prix avec les négociants, bref,déployant une extrême activité. Ayant quitté le quartier deGostini-Dvor, notre héros se dirigea vers une galerie de meublestrès en vogue. Il y fit l’acquisition d’un mobilier complet poursix pièces et s’arrêta longuement devant une coiffeuse fortoriginale, « dernier cri » de la mode ; après avoir certifiéau marchand qu’il enverrait chercher le tout incessamment, ilpromit, suivant son habitude, un acompte et sortit du magasin.

Il en visita encore un autre et y fit de nouvelles commandes. Lebesoin de déployer son activité semblait intarissable. Pourtant, àla longue, il parut lassé de tout ce manège. D’autre part, Dieusait pourquoi, il eût subitement une poussée de remords. Pour rienau monde, en particulier il n’eût voulu se trouver, en ce momentface-à-face avec André Philippovitch, ou même avec ChristianIvanovitch. Sur ce, la grande horloge sonna les trois heures. M.Goliadkine s’installa dans la calèche ; ses courses étaientterminées. Après une matinée de recherches, il n’avait acquisqu’une paire de gants et un flacon de parfum d’une valeur d’unrouble et demi.

Il avait encore du temps devant lui : en conséquence, il donnal’ordre au cocher de le conduire dans un restaurant renommé de laPerspective Nevski, qu’il ne connaissait d’ailleurs que deréputation. Arrivé sur les lieux, il sortit de la calèche et seprécipita dans la salle avec l’intention de se reposer un peu,prendre une légère collation et surtout attendre « son heure ». Ilmangea comme un homme qui, dans l’attente d’un dîner important etcopieux, décide de prendre quelque chose pour tromper lafaim ; il but aussi un petit verre de vodka, puis se cala dansun fauteuil, et, après un regard circulaire dans la salle, seplongea paisiblement dans la lecture d’une maigre feuillepatriotique.

Il lut deux ou trois lignes, se leva, se contempla dans laglace, mit un peu d’ordre dans sa coiffure et sa tenue, puiss’approcha de la fenêtre, jeta un regard pour constater que sacalèche était toujours à la même place… enfin, revint vers sonfauteuil et reprit son journal.

Il était visiblement troublé. Un coup d’œil à la pendule luiapprit qu’il n’était que trois heures un quart ; il avaitencore longtemps à attendre. M. Goliadkine estima qu’il n’étaitguère décent de rester devant une table vide et commanda une tassede chocolat, dont il n’avait aucune envie, pour l’instant, à direvrai. Il but son chocolat et, ayant constaté que l’aiguille de lapendule avait déjà parcouru un long trajet, se leva pour payer. Àce moment-là, quelqu’un le frappa sur l’épaule. Il se retourna etvit devant lui deux de ses collègues – ceux-là mêmes qu’il avaitcroisés le matin sur la Liteinaia – jeunes débutants dans la vie etdans la carrière administrative. Notre héros entretenait avec euxdes relations assez ambiguës, ni cordiales, ni franchementinamicales.

On s’efforçait, des deux côtés, de respecter les règles de laconvenance, mais un rapprochement plus étroit paraissait impossibleentre eux. Dans le moment présent, cette rencontre parut importunersérieusement M. Goliadkine. Il fronça légèrement les sourcils et semontra même assez troublé durant quelques instants.

– Iakov Petrovitch, Iakov Petrovitch, se mirent aussitôt àgazouiller les deux scribes, Iakov Petrovitch ! Vousici ? Par quel hasard ?…

– Ah ! c’est vous, Messieurs, interrompit rapidementGoliadkine, un peu gêné et même outré par l’étonnement si crûmentet en même temps si familièrement manifesté par les deuxfonctionnaires. Prenant un ton désinvolte et bravache il leur lança: « Alors, Messieurs, on a déserté, hein ? Hé, hé, hé. » Puis,pour marquer les distances et remettre à leur place les deuxblancs-becs, il esquissa un mouvement pour tapoter l’épaule de l’undes jeunes gens.

Mais l’effet de familiarité condescendante qu’il voulut imprimerà son geste fut manqué. Au lieu d’un geste leste et décent il fittout autre chose.

– Et alors, demanda-t-il, notre ours est toujours aubureau ?

– Qui cela, Iakov Petrovitch ?

– Eh bien, l’ours ; comme si vous ne saviez pas qui onappelle l’ours ?… M. Goliadkine se mit à rire, se tourna versl’employé pour recevoir sa monnaie et ajouta : « Je parleévidemment d’André Philippovitch. »

Il empocha son argent et, sur un ton très sérieux cette fois,répéta sa question. Les deux scribes échangèrent un regardsignificatif et l’un d’eux répondit :

– Oui, il est encore au bureau et il vous a même demandé, IakovPetrovitch.

– Ah bon, il y est toujours. Eh bien, qu’il y reste, en ce cas.Et alors, il m’a demandé ?

– Oui, il vous a demandé, Iakov Petrovitch. Mais que vousarrive-t-il ? Vous voilà tout parfumé, pommadé. Un vraidandy !

– C’est cela, Messieurs, c’est cela. Enfin… fit Goliadkinedétournant les yeux et s’efforçant de sourire. Les deuxfonctionnaires voyant qu’il souriait, se mirent à s’esclaffer. M.Goliadkine se renfrogna.

– Je vous dirai, Messieurs, amicalement, que jusqu’à présentvous ne me connaissiez que sous un certain jour, fit notre hérosaprès un court silence, décidé, semblait-il, à leur faire uneimportante révélation. Je ne le reproche d’ailleurs à aucun de vous: peut-être suis-je un peu responsable moi-même de cet état dechose ?

M. Goliadkine serra ses lèvres et dévisagea ses interlocuteursd’un air important Les deux jeunes gens échangèrent à nouveau unregard furtif.

– Jusqu’à présent Messieurs, vous ne me connaissiez pour ainsidire pas. Des explications, à cette heure et en ce lieu, meparaissent hors de propos. Je vous dirai seulement quelques mots,en passant. Il y a des hommes, Messieurs qui n’aiment guère leschemins détournés et qui ne mettent un masque que pour se rendre àune mascarade ; des hommes qui considèrent que leur destinn’est point d’apprendre à faire reluire habilement les parquetsavec leurs semelles. Il y a aussi des hommes, Messieurs, qui nes’estiment point parfaitement comblés et heureux, lorsque leurspantalons sont bien coupés. Il y a enfin des hommes qui détestentla vaine agitation, la parade, l’intrigue et l’adulation et qui,par-dessus tout, Messieurs, évitent de fourrer leur nez là où n’estpoint leur place… Messieurs, j’ai dit à peu près tout ce quej’avais à vous dire ; maintenant, permettez-moi de prendrecongé.

M. Goliadkine s’arrêta. Les deux scribes parurent fortementréjouis de la tirade, car ils éclatèrent de rire avec la plusextrême impolitesse. M. Goliadkine s’enflamma.

– Riez, Messieurs, riez pendant qu’il est temps. Qui vivra,verra, ajouta-t-il d’un air offensé, en prenant son chapeau et sedirigeant vers la porte.

– Toutefois, je vous dirai encore ceci. Messieurs, fit-il en setournant vers eux pour la dernière fois ; j’irai un peu plusloin, puisque nous sommes ici entre quatre murs. Voici quels sontmes principes dans la vie : « Se raidir dans l’échec, se maintenirdans le succès et, en aucun cas, ne faire de tort à autrui. Je nesuis pas un intrigant et je m’en glorifie. Je n’aurais pas fait unbon diplomate. On dit, Messieurs, que l’oiseau vole tout droit surle chasseur. Il y a du vrai dans cette affirmation et je suis prêtà y donner mon adhésion. Mais, dites-moi qui est le chasseur et quiest l’oiseau dans notre monde ?… C’est une question àdébattre, Messieurs… »

Après un moment de silence plein d’éloquence, M. Goliadkine pritson air le plus important et, les sourcils froncés, les lèvreshermétiquement jointes, salua ses collègues en sortit, laissant lesdeux fonctionnaires tout ébahis.

– Où devons-nous aller, maintenant ? demanda Petrouchka,sur un ton assez sévère ; il paraissait las de se traînerainsi dans le froid. Il répéta sa question et rencontra un regardterrible, foudroyant, ce regard dont M. Goliadkine s’était servidéjà deux fois au cours de la matinée et auquel il eut recours ànouveau, en descendant les marches du perron.

– Au pont Ismailovsky.

– Au pont Ismailovsky, hurla Petrouchka. En route.

« Le dîner chez eux ne doit pas commencer avant quatre heures…peut-être même à cinq. N’est-il pas trop tôt ? Bah ! moi,je puis me permette d’arriver en avance. C’est un dîner de famille.Oui, je peux me permettre de venir sans faire de manières. « Sansfaçon », comme on dit entre gens bien élevés. Pourquoi me serait-ildéfendu d’agir « sans façon ». Notre ours avait bien prévenu quetout serait « sans façon » chez eux, alors… pourquoi pas moi aussi…Tel était le cours des pensées de M. Goliadkine durant le trajet,et pourtant son trouble ne cessait de croître. Il était visiblequ’il se préparait à faire face à une situation délicate, épineuse,pour ne pas dire plus. Il chuchotait, brandissait sa main droite,regardait sans arrêt par la portière.

Non, vraiment, en le voyant à ce moment tel qu’il était,personne n’eût pensé que M. Goliadkine se rendait à un dîner, à unbon dîner en famille, à la bonne franquette, « sans façon », commeon dit entre gens bien élevés. Enfin, arrivé tout près du pontIsmailovsky, M. Goliadkine désigna un immeuble. La calèche franchitavec fracas la porte cochère et s’arrêta près du perron de l’ailedroite du bâtiment. À la fenêtre du second étage, M. Goliadkineentrevit un visage de femme et lui envoya aussitôt un baiser de lamain. À vrai dire, il ne se rendait pas très bien compte lui-mêmede ce qu’il faisait. Il n’était ni mort ni vif en cette minute. Ilsortit de la calèche, tout pâle, bouleversé, monta les marches duperron, enleva son chapeau d’un geste machinal, rajusta sesvêtements et s’élança dans l’escalier, non sans un légerfrétillement dans les genoux.

– Olsoufi Ivanovitch est-il chez lui ? demanda-t-il audomestique venu pour lui ouvrir.

– Il est là… ou plutôt, il n’est pas chez lui.

– Comment ? Que dis-tu, mon ami ? Je viens pour ledîner, mon brave. Tu me connais bien, d’ailleurs.

– Bien sûr. Mais il est interdit de vous laisser entrer.

– Tu… tu fais erreur, sans doute, mon brave… c’est moi… je suisinvité… invité à dîner, mon brave, débitait M. Goliadkine, sedébarrassant de son manteau et manifestant nettement son intentiond’entrer dans le salon.

– Pardon. C’est interdit. On a ordonné de ne pas vous recevoir,de vous refuser l’entrée. Voilà.

M. Goliadkine blêmit. À cet instant précis la porte d’une despièces de l’appartement s’ouvrit ; Guérassimovitch, le vieuxvalet d’Olsoufi Ivanovitch, entra dans l’antichambre.

– Emelian Guérassimovitch, voilà ce Monsieur… il veut entrer etmoi…

– Vous, vous êtes un imbécile, Alexis. Allez donc faire leservice dans les salons et envoyez-moi ici cette fripouille deSemionitch.

Guérassimovitch se tourna ensuite vers M. Goliadkine et, sur unton poli mais ferme, lui déclara :

– C’est interdit, c’est absolument impossible. Monsieur vousprie de l’excuser, il ne peut vous recevoir.

– A-t-il bien précisé qu’il ne pouvait pas me recevoir ?demanda timidement M. Goliadkine. Excusez-moi, Guérassimovitch,mais pour quelle raison est-ce absolument impossible ?

– C’est comme cela, absolument impossible. Je vous ai annoncé.On m’a répondu : « Demande-lui de nous excuser. » Enfin… il ne peutpas vous recevoir…

– Mais pourquoi ? Comment ? Comment ?

– Voyons, permettez…

– Mais pourquoi donc ? Ce n’est pas possible. Allez luiannoncer… Mais… pourquoi donc ? Je suis invité à dîner. « Aufait, s’il me demande de l’excuser, c’est une autre affaire… »Cependant, Guérassimovitch… expliquez-moi, je vous en prie…

– Pardon. Permettez, proféra Guérassimovitch, en écartant d’unair résolu M. Goliadkine et ouvrant ainsi un large passage à deuxmessieurs qui venaient d’entrer dans le vestibule. Ces deux hommesétaient André Philippovitch et son neveu, Vladimir Semionovitch.Tous deux dévisagèrent M. Goliadkine avec stupéfaction. AndréPhilippovitch voulut dire quelque chose, mais M. Goliadkine avaitdéjà pris son parti : il sortit de l’antichambre, les yeux baissés,le visage rouge, défait, un triple sourire aux lèvres…

– Je passerai plus tard, Guérassimovitch. Je viendraim’expliquer. Je ne doute pas que tout s’éclaircira en temps voulu.Tout en bredouillant, il franchit le seuil et se trouva sur lepalier.

– Iakov Petrovitch, Iakov Petrovitch, appela AndréPhilippovitch, se précipitant à la poursuite de notre héros. Cedernier était déjà sur le palier de l’étage inférieur. Il seretourna vivement vers André Philippovitch.

– Que désirez-vous. André Philippovitch ? demanda-t-il,d’un air décidé.

– Que se passe-t-il, Iakov Petrovitch ?Qu’avez-vous ?

– Rien, André Philippovitch. Je suis venu ici de mon proprechef. Cela fait partie de ma vie privée, André Philippovitch.

– Que dites-vous ?

– Je dis que cela fait partie de ma vie privée, AndréPhilippovitch, et j’ai l’impression qu’on ne peut rien trouver derépréhensible dans ma conduite en ce qui concerne mes relationsofficielles.

– Vous dites ? Ce qui concerne vos relationsofficielles ?… Mais qu’avez-vous donc, Monsieur ?Qu’avez-vous ?

– Rien… André Philippovitch. Absolument rien. Une filletteimpertinente, et rien de plus.

– Comment ? Comment ?

Bouleversé, stupéfait, André Philippovitch ne savait plus quedire. Durant tout ce dialogue M. Goliadkine était resté sur lepalier de l’étage inférieur. Le regard rivé sur son chef deservice, il semblait prêt à bondir sur lui à tout instant. Tout ense rendant compter du trouble de son interlocuteur, notre hérosfit, presque inconsciemment un pas en avant. André Philippovitchrecula d’autant. M. Goliadkine avança encore. D’un air inquietAndré Philippovitch regarda autour de lui. Soudain, M. Goliadkinese mit à monter l’escalier à vive allure. Mais, plus prompt encore,son adversaire bondit, entra dans l’appartement et referma la portederrière lui.

M. Goliadkine demeura seul dans l’escalier. Ses yeux setroublèrent. Complètement abasourdi, il restait là, planté sur sespieds, ruminant d’absurdes pensées. Un souvenir lui revint àl’esprit : il avait trait à une situation bizarre, gênante où ils’était trouvé récemment.

« Bah ! Bah ! » murmura-t-il, s’efforçant de sourire.Au même moment, il entendit un bruit de voix et de pas dansl’escalier au-dessous de lui. C’étaient sans doute de nouveauxinvités d’Olsoufi Ivanovitch. M. Goliadkine se ressaisit, relevarapidement le col de fourrure de son pardessus, y enfouit, autantqu’il le put, son visage et se mit à descendre l’escalier d’unedémarche rapide, sautillante, cahotante, risquant la chute à chaquepas. Il se sentait faible et passablement engourdi. Tel était sontrouble, qu’arrivé sur le perron, il ne prit pas le tempsd’attendre que sa calèche se fût avancée au devant de lui ; ilse dirigea vers son équipage, traversa la cour boueuse. Au momentde monter, il ressentit subitement une irrésistible envie dedisparaître à jamais sous terre ou de se cacher, lui et sa voiture,dans un trou de souris. Il avait l’impression que tous ceux qui setrouvaient en ce moment chez Olsoufi Ivanovitch étaient auxfenêtres et le regardaient de tous leurs yeux. Il sentit que s’ilse retournait, ne fût-ce qu’un instant, il allait mourir surplace.

– Qu’as-tu à rire, imbécile ? lança-t-il brutalement àPetrouchka qui s’apprêtait à l’aider à monter dans la voilure.

– Moi ? Rien. Je ne ris pas. Je ne fais rien. Oùallons-nous maintenant ?

– À la maison. Fais vite.

– À la maison, cria Petrouchka en s’installant à l’arrière de lacalèche.

« Quelle gueule de corbeau », pensa M. Goliadkine. La voituredémarra… Ils avaient déjà dépassé depuis un bon moment le pontIsmailovsky, lorsque subitement M. Goliadkine tira de toutes sesforces le cordon et ordonna au cocher de revenir immédiatement enarrière. Le cocher fit faire demi-tour aux chevaux et deux minutesplus tard ils étaient à nouveau dans la cour d’OlsoufiIvanovitch.

– Arrête, imbécile » Il ne faut pas. Sors d’ici, hurla notrehéros. Le cocher, comme s’il s’était attendu à ce nouvel ordre, neprotesta point et, sans arrêter ses chevaux, fit le tour de la couret sortit dans la rue.

M. Goliadkine ne se fit pas conduire chez lui. Il commanda aucocher de traverser le pont Semionovski, de tourner ensuite dansune ruelle et de s’arrêter devant une taverne de modeste apparence.Là, il descendit de la voiture et régla le cocher. Il était enfindébarrassé de son équipage. Il donna l’ordre à Petrouchka derentrer et de l’attendre à la maison. Lui-même, entra dans lataverne, prit un salon particulier et commanda le dîner. Il étaitassez mal en point : sa tête était le siège d’un invraisemblablechaos. Il déambula longuement dam le salon, en proie à une extrêmeangoisse. Enfin il s’assit, enfouit son front dans ses mains et detoutes ses forces se mit à réfléchir pour trouver une solution auproblème posé par la situation.

Chapitre 4

 

Ce jour solennel, anniversaire de la naissance de ClaraOlsoufievna, fille unique du conseiller d’État Berendeiev, jadisprotecteur de M. Goliadkine, ce jour, dis-je, fut marqué par ungrand dîner comme on n’en avait pas vu depuis longtemps dans lesappartements des fonctionnaires du quartier Ismailovski etd’ailleurs, un dîner qui avait les apparences de quelque festin deBalthazar, qui rappelait par son faste, son luxe et son ordonnanceles grandes festivités babyloniennes. Rien ne manquait, ni lechampagne Cliquot, ni les huîtres et les fruits fournis parElisseiv et Milioutine, maisons réputées. Une brillante assemblée,tout le haut gratin de l’administration, se pressait dans lessalons. Cette journée mémorable, marquée par un aussi sublimefestin, fut clôturée par un bal intime, un bal de famille, certes,mais qui n’en était pas moins extrêmement brillant sous le rapportdu goût et de la haute qualité de l’assistance. Je sais que desbals de cette sorte existent, mais ils sont rares. Ce sont degrandes fêtes célébrées en famille et ces fêtes n’ont lieud’habitude, que dans de très bonnes maisons, celle par exemple, duconseiller d’État Berendeiev. J’irai plus loin : Je prétends quetous les conseillers d’État ne sont pas capables de donner desemblables fêtes. Ah ! si j’étais poète ! Un poète de lalignée d’Homère ou de Pouchkine – avec un moindre talent je ne m’yserais pas risqué – je t’aurais dépeint, ô lecteur, d’un pinceaularge et des couleurs éclatantes les grandes lignes de cetteaprès-midi triomphale.

J’aurais commencé mon poème par le dîner ; j’auraisparticulièrement insisté sur cet instant unique et solennel où seleva la première coupe en l’honneur de la reine du jour. J’auraisd’abord montré les invités, figés par l’attente, dans le silence leplus respectueux, un silence qui tenait plus de l’éloquence deDémosthène que du mutisme. J’aurais représenté ensuite AndréPhilippovitch, le doyen de notre assemblée, qui, de surcroît,méritait tous les titres à la préséance. La poitrine ornée dedécorations, allant de pair avec sa chevelure grise, il se dressa,prononça les premiers souhaits, en élevant sa coupe remplie d’unvin rare – un vin qu’on fait spécialement venir d’un royaumelointain pour célébrer des événements aussi importants, breuvageprécieux ressemblant plus au Nectar des Dieux qu’au vin desmortels ; j’aurais fixé les invités et les heureux parents dela reine du jour au moment même où, suivant l’exemple d’AndréPhilippovitch, ils levèrent leurs coupes, les yeux rivés sur lui,dans l’attente de son discours.

Je l’aurais montré, lui-même, profondément ému, laissant tomberune larme furtive dans sa coupe, puis, présentant ses complimentset ses vœux, enfin, proposant un toast à la santé de la belle etvidant son verre… Mais, je l’avoue humblement, jamais je n’auraissu exprimer la suprême solennité de ce moment où Clara Olsoufievna,la reine de notre fête, le visage empourpré, pareil à une rose deprintemps, rouge de félicité et de pudeur, se laissa tomber, aucomble de l’émotion, dans les bras de sa tendre mère ; jen’aurais su peindre cette tendre mère versant quelques larmes debonheur et encore moins le père, le conseiller d’État OlsoufiIvanovitch. Cet honorable vieillard sanglotait, oui, cet homme,qui, au cours de longues années de services, avait perdu l’usage deses jambes et que le sort, par un juste retour, avait nanti d’unsolide capital, d’une belle maison, de quelques propriétés etsurtout d’une fille belle comme le jour, cet homme, dis-je,sanglotait comme un enfant et affirmait, à travers ses larmes, que« Son Excellence était un grand bienfaiteur… ». Non, jamais jen’aurais su rendre l’extrême émotion qui s’empara en cet instant del’auditoire pendu aux lèvres d’André Philippovitch.

Un jeune fonctionnaire au registre, qui, en cette minute, avaitd’ailleurs plus l’aspect d’un vénérable conseiller d’État que celuid’un simple fonctionnaire au registre, ne put retenir ses larmestraduisant ainsi l’émotion générale.

De son côté, André Philippovitch, en cette minute solennelle,n’avait en rien l’allure d’un conseiller de collège, d’un chef deservice… non, il avait une toute autre apparence, une apparence queje ne saurais traduire mais, en tout cas, pas celle d’un conseillerde collège. Il planait… il était au-dessus de tout cela…

Enfin, j’aurais… Mais que ne possédai-je le secret d’un stylepur et élevé, d’un style fort et brillant pour exprimer tout lepathétique de ces moments merveilleux et édifiants, ces moments del’existence où tout paraît concourir à affirmer le triomphe de lavertu sur l’incrédulité, l’absence de foi, le vice et l’envie. Non,je préfère me taire et en silence, un silence plus éloquent que laparole, vous peindre cet adolescent bienheureux, à l’orée de sonvingt-sixième printemps, Vladimir Semionovitch, le neveu d’AndréPhilippovitch. Debout, il propose, à son tour, un toast.

Tous les regards sont fixés sur lui : ceux des parents, embuésde larmes, ceux de son oncle, brillants de fierté, ceux pudiques dela reine du jour, ceux enthousiastes de la plupart des invités,ceux enfin, de quelques collègues de ce brillant jeune homme, oùperce l’envie. Je veux me taire, et pourtant cet adolescent estplein d’attraits ; en vérité, par son aspect, il fait plutôtpenser à un vieillard, – dans le sens évidemment favorable de lacomparaison. Son maintien, sa face couperosée, son graded’assesseur qui semble faire corps avec lui-même, tout sembleproclamer en ce moment unique : « Voilà les degrés suprêmes dubonheur où la vertu peut conduire un homme. » Je ne veux pas nonplus conter par le détail comment Anton Antonovitch Sletochkine,fonctionnaire, chef de bureau, collègue d’André Philippovitch etjadis d’Olsoufi Ivanovitch, vieil ami de la maison, et, de plus,parrain de la jeune fille, oui, comment ce vieillard, au crânelunaire proposa à son tour, un toast, chanta à la manière du coq etânonna quelques gaudrioles rimées. Ces prouesses, oubli trèsconvenable des convenances – si je puis m’exprimer ainsi – firentrire aux larmes toute l’assistance et Clara Olsoufievna, enpersonne, sur l’injonction de ses parents, vint l’embrasser et leremercier de tant de gentillesse et de gaieté. Il me suffirad’ajouter que, comme il se doit à la fin d’un pareil repas, lesinvités commencèrent à éprouver, les uns à l’égard des autres, lessentiments les plus chauds, les plus fraternels.

Enfin, on se leva de table. Après avoir échangé quelques proposempreints de la plus amicale, la plus chaleureuse cordialité, leshommes d’un âge raisonnable se retirèrent dignement dans le salonvoisin. Le temps était précieux. Profondément conscients de leurpropre dignité, les joueurs s’installèrent devant les tablestendues de drap vert. Les dames, demeurées au grand salon,devinrent aussitôt exceptionnellement aimables et se mirent àparler toilette. Le maître de la maison, ce respectable vieillardqui avait perdu l’usage de ses jambes au service de la justice etde la vérité et en avait été récompensé de la façon que nous avonsmentionnée plus haut, parcourut le cercle de ses invités, appuyésur ses béquilles et soutenu par sa fille et Vladimir Semionovitch.En proie à une soudaine et exceptionnelle amabilité, ce noblevieillard prit la décision d’organiser un bal impromptu, sans sesoucier de la dépense. Un jeune homme diligent (ce mêmefonctionnaire au registre dont nous avons dit qu’il ressemblaitplus à un respectable vieillard qu’à un adolescent) fut dépêché,sur-le-champ, à la recherche des musiciens.

Ils arrivèrent peu après, au nombre de onze et, à huit heures etdemie, très exactement, retentirent les premiers accords d’unquadrille français. D’autres danses suivirent… inutile de dire quema plume n’est ni assez fine ni assez forte pour décrire fidèlementce bal improvisé grâce à l’exceptionnelle affabilité du maître decéans à la tête chenue. Et comment pourrais-je, moi, modestenarrateur des aventures de M. Goliadkine – aventures, par ailleurs,assez curieuses, je l’avoue – comment pourrais-je transposerl’extraordinaire éclat et l’harmonie de cette fête où la beauté, lebrillant la joie, l’allégresse se mariaient heureusement à lacourtoisie décente et à la décence courtoise. Comment décrire lesjeux, les rires de toutes ces dames, plus ressemblantes à des féesqu’à des femmes de fonctionnaires – c’est un compliment que je leurfais – avec leurs joues, et leurs épaules d’un rose lilas, leurstailles élancées et leurs petits pieds espiègles, vifs et… «homéopathiques » – pour employer une expression de haut style. Etcomment peindrais-je leurs brillants cavaliers, ces dignesreprésentants de l’administration ?

Les adolescents et les hommes mûrs, les joyeux drilles et lesgarçons posés, les boute-en-train et les rêveurs, ceux qui entrechaque danse s’en vont fumer une pipe dans un petit salon vert etceux qui ne fument pas entre chaque danse… Tous ils portent un nomhonorable. Tous ils ont des titres respectables. Tous sont pleinsde tact et d’élégance, profondément conscients de leur propredignité. Presque tous devisent en français avec ces dames ;ceux même qui emploient le russe, s’expriment avec la plus hautedistinction, mêlant les compliments aux phrases lourdes de sens. Aufumoir, seulement au fumoir, ils se permettent quelques légèresentorses au langage distingué, laissent échapper une phrasegentiment familière du genre de celle-ci : « Eh bien, sacréPierrot, tu as joliment bien sué ta polka » ou bien : « Canaille deVassia, tu es parvenu à tes fins, tu as rudement fatigué ta dame.»

Mais comme j’ai déjà eu l’honneur de te le dire, ô lecteur, maplume me trahit. Je préfère me taire ou plutôt, retourner à M.Goliadkine, le véritable, l’unique héros de cette véridiquehistoire.

Il faut dire qu’il se trouve, en ce moment, dans une situationpassablement étrange, pour ne pas dire plus. Il est là, lui aussi,Messieurs ; il n’est pas au bal, mais c’est tout comme. Iln’a, Messieurs, aucune mauvaise intention. Il ne veut faire de malà personne, mais il se trouve néanmoins à un mauvaistournant ; il se trouve actuellement – c’est même bizarre àdire – dans le vestibule de l’escalier de service de l’appartementd’Olsoufi Ivanovitch. Ce n’est rien, Messieurs, ce n’estrien ; c’est sans penser à mal. Il est dans son petit coin, ils’est blotti dans un petit coin pas très chaud, certes, mais fortsombre, en revanche ; il est caché, en partie, par une énormearmoire et de vieux paravents : il est au milieu d’un tas de vieuxchiffons, de vieille vaisselle ; il se cache pour le moment :il observe, il suit le cours des événements en qualité despectateur impartial. Pour le moment, Messieurs, il ne faitqu’observer. Il pourrait bien évidemment entrer lui aussi,Messieurs… Et, au fait… Pourquoi n’entrerait-il pas ? Il n’aqu’un pas à faire pour entrer. Il saura entrer avec élégance. Ilest là depuis trois heures, au froid, derrière l’armoire et lesparavents, au milieu de tout ce fouillis. Il attend. Pour sejustifier à ses propres yeux, il vient de se remémorer une phrasede Villèle, l’ancien ministre français : « Tout vient à point pourqui sait attendre. » Il avait autrefois lu cette phrase dans unlivre sans importance et aujourd’hui elle lui est revenue à lamémoire, fort à propos Elle convient admirablement à sa situationactuelle et il faut bien dire aussi qu’il passe bien des penséespar la tête d’un homme qui reste à attendre, dans un vestibulefroid et obscur, durant trois grandes heures un dénouementfavorable aux événements en cours.

Ainsi, après s’être souvenu fort à propos de la phrase duministre français, M. Goliadkine pense, Dieu sait pourquoi, àl’ancien vizir turc Marzimiris, puis à la belle Margrave Louise,dont il avait autrefois lu l’histoire dans quelque livre. Il luivint à l’esprit ensuite, que les Jésuites avaient pour principe deconsidérer comme bons tous les moyens, pourvu que le but soitatteint. L’évocation de ce trait historique donna une certaineassurance à M. Goliadkine. Il en déduisit même aussitôt que cesJésuites, oui, tous les Jésuites, du premier au dernier, étaient desuprêmes imbéciles et qu’il serait bien capable de les mettre tousdans sa poche… Ah ! si seulement la pièce où se trouvait lebuffet pouvait être vide, ne serait-ce qu’une minute. (C’était lapièce qui communiquait directement avec le vestibule où se tenait àce moment même M. Goliadkine.) Il aurait vite fait alors, en dépitde tous les Jésuites, de franchir cette pièce, de passer ensuitedans le grand salon, de là, dans la salle de jeu, pour entrer enfindans la salle où l’on était en train de danser la polka. Oh !il passerait, il passerait certainement, il passerait à toutprix ; il se glisserait discrètement… personne ne leremarquerait et le tour serait joué… Et alors il savait bien ce quilui resterait à faire… Tel était, à ce moment précis, l’étatd’esprit du héros de notre véridique histoire encore que nous ayonsbeaucoup de peine à traduire très exactement ses sentiments.

Certes, il avait trouvé les moyens de parvenir à l’escalier deservice et au vestibule en se tenant le raisonnement suivant : «Les autres y sont bien parvenus, alors, pourquoi pas moi ? »Mais aller plus loin, c’était une autre affaire. Il ne l’osait pas…non par pusillanimité, d’ailleurs, mais de par sa propre volonté :Il préférait agir en catimini… Et il guette maintenant l’occasionde se glisser en catimini. Il guette cette occasion depuis près detrois heures D’ailleurs, pourquoi ne pas attendre ? Villèle,lui-même, avait attendu. « Mais que vient faire ici Villèle ?» se dit tout à coup M. Goliadkine. « Qui est-ce d’ailleurs queVillèle ? Et quant à moi il s’agit maintenant de trouver unmoyen pour entrer… Comment faire ? Ah, tu es un drôle defigurant, un sacré imbécile », se dit M. Goliadkine en pinçant avecses doigts gourds sa joue gelée.

« Tu n’es qu’un pauvre Goliadka, rien de plus, tu portes bienton nom… »

Il faut dire que ces petites amabilités, à l’adresse de sapropre personne, étaient débitées sans aucun but précis, uniquementpour passer le temps. Mais le voilà qui s’avance. Le moment estvenu. Le buffet est vide. Il n’y a plus personne. M. Goliadkine aobservé par une petite lucarne… En deux pas il est à la porte, ilva l’ouvrir…

« Irai-je ou n’irai-je pas ? Oui, irai-je ou n’irai-jepas ? J’irai… au fait, pourquoi donc n’irais-je pas ?L’audacieux trouve toujours son chemin. » Ce raisonnement a poureffet de donner confiance à notre héros ; mais, soudain levoilà qui recule : il bat en retraite derrière son paravent. « Non.Il ne faut pas… Et si quelqu’un entrait juste à ce moment. Voilàjustement quelqu’un qui entre. Qu’avais-je à bayer aux corneillespendant que la route était libre ? Il fallait foncer et entrerà tout prix. Foncer. C’est facile à dire. Essayez donc avec uncaractère pareil. Un tempérament de lâche. Tu as eu peur… comme unepoule mouillée. La frousse… rien à dire, ça nous connaît. Lalâcheté… ça nous connaît également… Inutile même d’en discuter. Ehbien, tu n’as plus qu’à rester là, comme un ballot, un ballot etrien de plus. À la maison je serais en train de prendre une tassede thé… Ce serait bien agréable de prendre une bonne tasse de thé…Si je rentre plus tard Petrouchka va encore grogner, à coup sûr. Nevaut-il pas mieux rentrer à la maison. Au diable tout le reste.Allons, je m’en vais, un point c’est tout. »

Ayant pris cette résolution, M. Goliadkine fit un bond brusqueen avant : on eût dit qu’un ressort avait été soudainementdéclenché en lui.

En deux enjambées il se trouva dans la salle réservée aubuffet ; il quitta hâtivement son pardessus, enleva sonchapeau, fourra l’un et l’autre dans un coin, puis mit de l’ordredans ses cheveux et sa toilette et… et, enfin, s’avança, traversale salon, de là se glissa dans une autre pièce, passa inaperçu aumilieu des joueurs enfiévrés et… alors… À partir de ce moment, M.Goliadkine ne se rendit plus compte de tout ce qui se passaitautour de lui et tel la foudre fit irruption dans la salle dedanse.

Comme par un fait exprès, on ne dansait pas à ce moment précis.Les dames déambulaient à travers la salle, en groupe pittoresques.Les hommes réunis en petits cercles devisaient ; quelques-unsparcouraient la salle, retenant leurs cavalières pour lesprochaines danses. Mais M. Goliadkine ne vit rien de tout cela. Ilne vit que Clara Olsoufievna et, à côté d’elle, AndréPhilippovitch. Il distingua aussi Vladimir Semionovitch, puis deuxou trois officiers et deux ou trois jeunes gens d’aspectavantageux, de ceux dont on peut dire, au premier coup d’œil,qu’ils sont riches de promesses… de promesses parfois déjàréalisées. Mais non, il ne voyait plus personne, il ne regardaitplus personne… Il paraissait mû par ce même ressort qui l’avaitpoussé à entrer dans ce bal, auquel il n’avait pas été invité. Ilavançait, avançait encore. En chemin il buta contre un conseilleret lui écrasa consciencieusement le pied. Sur son élan, il marchasur la robe d’une vieille dame et la déchira, bouscula undomestique, qui circulait avec un plateau, heurta un monsieur, sansd’ailleurs s’apercevoir de tout cela, ou plus exactement, faisantsemblant de ne rien remarquer, de ne rien voir, avançant, avançanttoujours, jusqu’au moment où il se trouva nez à nez avec ClaraOlsoufievna.

Sans aucun doute, oui, sans l’ombre d’une hésitation, s’il avaitpu, à cet instant précis, disparaître à jamais sous terre, ill’aurait fait avec le plus grand plaisir. Mais ce qui était fait,était fait…

C’était irrémissible… Que lui restait-il à faire ? « Seraidir en cas d’échec, se maintenir en cas de succès », serépéta-t-il. M. Goliadkine n’est pas un intrigant ; il n’a pasl’art de faire reluire le parquet avec les semelles. …C’était biencela. Pour comble de malheur, les Jésuites s’en mêlèrent… LesJésuites… il n’avait qu’en faire en ce moment. Tous ces gens, qui,jusque-là déambulaient, jasaient, riaient, soudain comme parenchantement, s’arrêtèrent, se turent et se rangèrent en cercleautour de M. Goliadkine.

Notre héros, lui, semblait ne rien voir, ne rien entendre… Il nepouvait les regarder, non, pour rien au monde, il ne les eûtregardés. Il était là, planté sur ses pieds, les yeux rivés auplancher…

« Parole d’honneur, cette nuit même, je me tire une balle dansla tête, pensa-t-il et maintenant, advienne que pourra… » Et, à sonpropre étonnement, à sa profonde stupéfaction, il se mit, tout àcoup à parler… M. Goliadkine commença son discours par lesfélicitations et les souhaits d’usage.

Il débita assez bien les félicitations, mais, arrivé auxsouhaits, se mit à bredouiller. Il sentait, en lui-même, que, s’ilcommençait à bafouiller, tout serait immanquablement gâché. C’estce qui arriva. Sa langue fourcha… il s’arrêta… s’enlisa dans lesmots, devint cramoisi et perdit complètement pied… leva les yeux,les promena longuement sur l’assistance, dévisagea les gens etdéfaillit…

Autour de lui, les invités se tenaient immobiles, muets,attendant le dénouement. Quelques murmures se firent entendre endehors du cercle ; quelques rires éclatèrent. M. Goliadkineregarda André Philippovitch, avec humilité et soumission. AndréPhilippovitch répondit par un regard tel que M. Goliadkine, s’iln’avait pas été déjà plus mort que vif, serait tombé à coup sûr,raide inanimé.

Le silence s’éternisait.

– Tout ceci se rapporte à des circonstances particulières… à mavie privée, André Philippovitch, murmura M. Goliadkine à demi-mortde frayeur, d’une voix à peine perceptible. Ce n’est pas unedémarche officielle, André Philippovitch.

– Vous devriez avoir honte, Monsieur, vous devriez avoir honte,répliqua André Philippovitch d’une voix sourde ; il paraissaitau comble de l’indignation. Il prit la main de Clara Olsoufievna ettourna le dos à M. Goliadkine.

– Je n’ai pas à avoir honte. André Philippovitch. De quoiaurais-je honte ? murmura M. Goliadkine. Ses yeux affolésfaisaient le tour de l’assistance cherchant dans cette foulepétrifiée un visage connu, un être de son milieu, de sa conditionsociale.

– Ce n’est rien, je vous assure, ce n’est rien. Messieurs,continua-t-il toujours à voix basse, ce n’est rien, ça peut arriverà tout le monde…

À tâtons, il chercha à sortir du cercle ; on lui fit unpassage. Tant bien que mal, notre héros parvint à se faufiler entredeux rangées de spectateurs éberlués, avides de curiosité. Sondestin l’entraînait ; M. Goliadkine s’en rendait parfaitementcompte. Il aurait, certes, donné cher pour se retrouver à nouveaudans le vestibule de l’escalier de service, à sa petite place, sansavoir pour cela à enfreindre les règles de la décence. Mais c’étaitimpossible dorénavant. C’est pourquoi il dirigea ses efforts en vuede trouver un petit coin tranquille, un petit coin où il pût seglisser, se tapir. Il serait resté là, modeste. Paisible, sansdéranger personne, sans attirer l’attention de personne ; ilaurait même obtenu, par une conduite irréprochable, labienveillance des invités et de leur hôte.

Mais à ce moment même, M. Goliadkine ressentit une sorte devertige ; il se sentit défaillir, prêt à tomber, il était toutprès du petit coin convoité – il s’y réfugia. Il s’y installa etprit aussitôt, l’attitude d’un spectateur qui observeimpartialement. En même temps ses deux mains agrippèrent lesdossiers de deux chaises et en prirent impérieusementpossession ; ses yeux ragaillardis bravaient ceux des amis deClara Olsoufievna, groupés autour de lui. Tout près de lui setrouvait un officier, un grand gaillard de belle allure. En face delui M. Goliadkine se sentit pareil à un moucheron.

– Mon lieutenant, ces deux chaises sont réservées ;celle-ci est pour Clara Olsoufievna et celle-là pour la princesseTchevtchekanov qui dansent en ce moment. Je les garde pour elles,murmura M. Goliadkine d’un ton suppliant. Sans répondre lelieutenant lui lança un regard fulminant et se détourna. Se sentantrebuté de ce côté, notre héros tenta sa chance d’un autre et prit àpart un conseiller d’État, un monsieur très important, dont lapoitrine s’ornait d’une décoration d’un ordre élevé. Le regard dontfut gratifié en retour notre héros fut si peu encourageant qu’illui fit l’effet d’un seau d’eau glacée sur la tête. M. Goliadkinese tut.

« Gardons le silence, se dit-il, plus un mot. Il faut qu’ils serendent bien compte que je suis comme tout le monde, que je suislà, ma foi, invité comme eux-mêmes et que ma situation est, pour lemoment, aussi honorable que la leur. »

Ayant pris cette décision, il fixa ses yeux sur les revers de saredingote ; mais un instant après son regard se déplaça sur unmonsieur d’apparence parfaitement respectable.

« Ce monsieur porte perruque, se dit-il, et, si on lui enlèvecette perruque, il n’y aura plus qu’un crâne nu, oui, un crâneaussi nu, aussi lisse que la paume de ma main. » À peine M.Goliadkine eut-il fait cette importante découverte que sa pensées’orienta aussitôt sur les émirs arabes. « Il suffit d’enlever leturban qu’ils portent sur la tête, en signe de leur parenté avecleur grand prophète Mahomet, pour qu’aussitôt n’apparaisse plusqu’un crâne lisse, un crâne absolument dénudé. »

Ensuite, en vertu, sans doute, d’une curieuse associationd’idées relative aux musulmans, M. Goliadkine vint à penser auxpantoufles turques et constata qu’André Philippovitch portait deschaussures ressemblant plus à des pantoufles qu’à des souliers.

Petit à petit, d ailleurs. M. Goliadkine parut se familiariseravec sa situation. Une idée lui traversa la tête : « Si seulementce lustre, se dit-il, pouvait se détacher de sa chaîne, en cemoment même, oui, si ce lustre venait à tomber, je me précipiteraisimmédiatement pour sauver Clara Olsoufievna. Je la sauverais et jelui dirais simplement : « Ne vous inquiétez pas Madame, ce n’estrien. Je suis votre sauveur. » Ensuite M. Goliadkine se mit àchercher Clara Olsoufievna parmi l’assistance, mais au lieu d’elle,il vit Guérassimovitch, le vieux majordome d’Olsoufi Ivanovitch. Levieux domestique venait droit sur lui ; il avait l’airpréoccupé. M. Goliadkine eut un frisson. Il éprouva une sensationétrange, imprécise, et cependant, nettement désagréable. Il grimaçaet regarda autour de lui, comme un automate. Le désir lui vint des’éclipser, de sortir, ni vu ni connu, de la salle, discrètement,en rasant les murs : il aurait voulu se volatiliser… Mais il étaittrop tard. Avant même qu’il ait pris une décision, Guérassimovitchse trouva devant lui.

– Voyez-vous, Guérassimovitch, commença notre héros en souriant,vous devriez… Tenez, regardez cette bougie, là, dans lecandélabre ; elle est sur le point de tomber. Vous devriezdonner l’ordre de la redresser, Guérassimovitch, sinon elle vatomber, elle va immanquablement tomber.

– Quelle bougie ? Mais elle est toute droite, la bougie.Quant à vous, il y a quelqu’un qui vous demande, là-bas.

– Qui est-ce qui me demande ? Guérassimovitch.

– Je ne sais pas exactement qui. Un domestique qui vient de lapart de… Il m’a demandé : « Iakov Petrovitch Goliadkine est-ilici ? Veuillez lui dire de venir ; il s’agit d’uneaffaire urgente et très importante… » Voilà.

– Non, Guérassimovitch, vous faites erreur ; vous faitescertainement erreur.

– J’en doute.

– Non, Guérassimovitch, il n’y a aucun doute, absolument aucundoute. Personne n’est venu me demander. Personne ne peut medemander, d’ailleurs… et ici je suis chez moi, c’est-à-dire je suisà ma place. M. Goliadkine reprit son souffle et regarda autour delui. Il s’en doutait… Tous les yeux étaient braqués sur lui :toutes les oreilles, tendues dans sa direction. Tous ces gensréunis dans le salon, semblaient suspendus à lui et, avecrecueillement paraissaient attendre. L’assistance entière semblaitparticiper à l’événement. Les dames, un peu à l’écart, chuchotaientavec anxiété. Le maître de la maison se tenait loin de M.Goliadkine. Il ne paraissait pas prendre une part active et directeaux tribulations de notre héros. Tout se passait, d’ailleurs, avecbeaucoup de tact et de délicatesse. Néanmoins, notre héros sentitclairement que l’instant fatidique était arrivé. Il devaitmaintenant frapper un grand coup ; le moment était venud’anéantir ses ennemis. M. Goliadkine était profondément troublé.Enfin l’inspiration lui vint. D’une voix chevrotante mais décidée,il s’adressa à Guérassimovitch.

– Non, mon ami, non, personne ne te demande. Tu te trompes. Jedirai plus : Déjà ce matin tu t’es trompé en m’affirmant… oui, enosant m’affirmer (M. Goliadkine haussa la voix) qu’OlsoufiIvanovitch, mon bienfaiteur, l’homme qui, depuis de longues années,m’a tenu lieu de père, m’avait interdit sa porte en ce joursolennel, en ce jour de bonheur pour son cœur paternel…

M. Goliadkine toisa l’assistance : il paraissait content delui-même et, en même temps, profondément ému. Des larmes apparurentau bord de ses cils.

Il reprit :

– Je répète mon ami, tu as commis une erreur impardonnable…

Le moment était pathétique. M. Goliadkine sentit qu’il avaitatteint l’effet le plus sûr. Dans une attitude modeste, recueillie,les yeux baissés, il attendit les effusions, l’accolade d’OlsoufiIvanovitch. Les invités semblaient bouleversés, abasourdis. Même leterrible, l’impitoyable Guérassimovitch parut ébranlé, incapable deprononcer un mot… Mais soudain, l’orchestre, le maudit orchestre,entonna sans rime ni raison, une polka. Le charme était rompu. Toutétait fini. M. Goliadkine sursauta. Guérassimovitch fit un écart enarrière, la masse des invités, véritable mer humaine, s’agita encadence. Déjà Vladimir Semionovitch ouvrait la danse avec ClaraOlsoufievna. Derrière eux, le beau lieutenant avec la princesseTchevtchekanov. Ceux qui ne dansaient pas, se pressaient pouradmirer les couples lancés dans la polka. Quelle belle danse que lapolka. Si moderne, si passionnante. Rien de tel pour tourner lestêtes. On en oublia même M. Goliadkine pour un bon moment. Mais ily eut soudain un grand bouleversement. Les gens s’agitèrent, sebousculèrent. Au milieu de la confusion générale, la musiques’arrêta… Un événement étrange, imprévu, survint. Sans doute,fatiguée par la danse, le souffle coupé, les joues violemmentcolorées, la poitrine haletante, à bout de forces, ClaraOlsoufievna se laissa tomber dans un fauteuil. Tous les cœursbattirent à l’unisson pour elle. On se précipita, on se pressaautour d’elle. Chacun voulait lui montrer sa sollicitude, sagratitude pour le grand plaisir qu’elle venait de procurer à tous.Soudain, M. Goliadkine apparut devant elle. Il était pâle,profondément troublé. Il paraissait, lui aussi, absolument à boutde forces. Il se traînait… Un étrange sourire sur les lèvres, iltendit sa main vers elle, avec un regard suppliant. Abasourdie,Clara Olsoufievna n’eut pas le temps de retirer sa main. Pareille àun automate, elle se leva, répondant à son invitation. M.Goliadkine vacilla, fit un pas en avant, puis un autre, leva lajambe, esquissa un pas, frappa du pied le plancher et trébucha… Luiaussi, voulait danser avec Clara Olsoufievna. La jeune fille poussaun cri. Ses amis se précipitèrent pour délivrer ses mains del’étreinte de celle de M. Goliadkine. En un tournemain notre hérosfut bousculé, rejeté à une dizaine de pas de la belle. Un cercle seforma aussitôt autour d’elle. On entendit un cri, un piaillement.C’étaient deux vieilles dames que M. Goliadkine manquait derenverser au cours de sa brusque retraite. La confusion étaitextrême. On se questionnait, on discutait, on hurlait. L’orchestres’était tu définitivement. M. Goliadkine se débattait au milieud’un groupe et marmonnait machinalement, avec un faible sourire : «Mais oui, pourquoi pas ? La polka à mon avis, est une dansemoderne. C’est une danse intéressante, inventée pour l’agrément deces dames… mais, étant donné les circonstances, ma foi, je consensà essayer moi aussi. »

Mais on n’avait cure de son consentement. Tout à coup, notrehéros sentit une main se poser sur son bras ; une autre mainle prenait par le dos, avec beaucoup de ménagement d’ailleurs. Ilsentit qu’on le poussait dans une direction déterminée. Il remarquapresque aussitôt qu’on l’emmenait droit vers la porte. M.Goliadkine voulut faire un geste, dire un mot… Mais non, en fait,il ne voulait plus rien. Il se contentait de rire, faiblement,comme un automate. Il sentit enfin qu’on le revêtait de sonpardessus, qu’on lui enfonçait son chapeau jusque sur les yeux. Ilse rendit compte ensuite, qu’il était sur le palier, dans le froidet l’obscurité… qu’il descendait déjà l’escalier. Il trébucha. Ileut l’impression qu’il tombait dans un précipice. Il voulut crier.Mais il était déjà dans la cour. Il sentit un souffle frais auvisage, s’arrêta une seconde. Au même moment les sons d’une dansearrivèrent à ses oreilles. L’orchestre se remettait à jouer.Subitement M. Goliadkine se souvint de tout. Il parut reprendre desforces. Il s’arracha de l’endroit où il était resté, jusqu’alors,littéralement cloué ; il bondit, s’envola. Il courut, courutdroit devant lui. Où allait-il ? N’importe où… partout où il yaurait de l’air, de la liberté…

Chapitre 5

 

Minuit sonnait à toutes les horloges des tours deSaint-Pétersbourg, au moment où M. Goliadkine déboucha sur le quaide la Fontanka, proche du pont Ismailovski. Il était hors de lui.Il fuyait ses ennemis et leurs persécutions. Il fuyait la grêle decoups qu’ils lui destinaient. Il cherchait à échapper aux cris desvieilles femmes effrayées, aux regards meurtriers d’AndréPhilippovitch. M. Goliadkine était mort, anéanti, dans le sens leplus large du mot ; et s’il conservait encore présentement lafaculté de courir, c’était uniquement par un miracle, un miracleauquel lui-même avait peine à croire. C’était une nuit effrayante,une nuit humide, brumeuse, pluvieuse, neigeuse, où flottaientrhumes, angines et fièvres de toutes sortes, bref une nuit chargéede tous les dons de novembre de Saint-Pétersbourg. Le vent hurlaitdans les rues désertes, faisait bondir, plus haut que les chaînesde la berge, les eaux noires de la Fontanka, venait taquiner lesmaigres réverbères du quai, qui répondaient à son sinistrehurlement par des grincements grêles et aigus. Sons plaintifs etstridents, concerts infinis que connaissent bien tous les habitantsde la capitale. La pluie et la neige tombaient en même temps.Portée par les rafales, l’eau giclait en raies compactes, presquehorizontales, aussi drues que le jet d’eau d’une pompe. Les gouttescinglaient, lacéraient le visage de l’infortuné Goliadkine. C’étaitcomme si on lui enfonçait des milliers d’épingles et d’aiguillerdans la peau.

Au milieu du silence nocturne, traversé par les grondementslointains des voitures, les hurlements du vent, les grincements desréverbères, on entendait le bruit continu et sinistre de l’eaudégoulinant des toits, des auvents et des gouttières sur le granitdes trottoirs. On ne voyait âme qui vive et il ne pouvait en êtreautrement, semblait-il, à une heure aussi avancée et par un tempsaussi affreux. Seul M. Goliadkine aux prises avec son désespoir,trottinait le long du trottoir de la Fontanka, d’un pas menu etrapide. Il avait hâte d’arriver au plus tôt chez lui, dans sonappartement du quatrième étage de la rue des « Six Boutiques ». Laneige, la pluie, la tourmente, en un mot, tous les élémentsdéchaînés dans le ciel de novembre de Saint-Pétersbourg s’étaientdonné rendez-vous en cette nuit affreuse. Ils assaillaient detoutes parts l’infortuné Goliadkine, déjà suffisamment abattu parses propres malheurs, ne lui laissant aucun répit, le perçantjusqu’aux os, l’aveuglant, le faisant tituber, le déportant de sonchemin et lui enlevant en même temps les dernières parcelles de sonbon sens. On eût dit une terrible coalition des forces de la natureavec ses ennemis privés en vue de gâcher complètement sa journée,sa soirée et sa nuit.

Or, fait curieux. M. Goliadkine paraissait absolumentindifférent à ces dernières et massives démonstrations du sort quis’acharnait sur lui. Il était trop bouleversé, anéanti par tout cequi s’était passé, quelques instants auparavant, dans la maison duconseiller d’État Berendeiev. Ah ! si un spectateur impartial,désintéressé, avait pu, en ce moment même, contempler le pitoyabletrottinement de M. Goliadkine ! Il aurait aussitôt mesurétoute l’horreur de ses récentes infortunes ; il aurait comprisqu’en cette minute M. Goliadkine ne cherchait qu’une chose : fuir,se cacher, se fuir lui-même, se cacher à lui-même. Oui, c’étaitbien cela. Disons même plus. Non seulement notre héros cherchait detoutes ses forces à se fuir lui-même mais encore il aurait donnécher pour pouvoir s’anéantir d’une façon définitive, pour être,sur-le-champ, réduit en cendres. Pour l’instant, il ne prêtaitattention à rien, ne se rendait compte de rien : il semblaitabsolument indifférent à tous les obstacles que dressait devant luicette nuit funeste ; indifférent à la longueur du chemin, à larigueur du temps, à la pluie, à la neige, au vent.

Sur le trottoir du quai de la Fontanka, la galoche quirecouvrait son soulier droit se détacha et resta là, plantée dansla boue et la neige. Il ne s’en aperçut même pas, ne songea pas uninstant à revenir sur ses pas pour la retrouver. Il était sipréoccupé, qu’à plusieurs reprises, en dépit de la tourmente, ils’arrêta et resta sur le bord du frottoir, planté comme un poteau,pétrifié, se remémorant tous les détails de sa récente et atrocedéchéance. Il se sentait mourir. Une seconde après, d’un bond, ilreprenait sa course effrénée, fuyant quelque ennemi invisible,cherchant à échapper à de nouveaux malheurs, plus menaçants encore.Vraiment sa situation était terrible…

Enfin, à bout de forces, M. Goliadkine s’arrêta, s’accouda auparapet du quai, dans la position d’un homme qui se met brusquementà saigner du nez, et se mit à contempler avec attention les eauxnoires et troubles de la Fontanka. Combien de temps resta-t-il danscette position ? Nous ne pouvons le dire. Ce qui est certainc’est qu’il était arrivé aux dernières limites du désespoir et del’épuisement. Il n’en pouvait plus. Il était à bout de souffle. Ilavait tout oublié, tout, le pont Ismailovski, la rue des « SixBoutiques » et ses récents malheurs… Et d’ailleurs tout lui étaitdevenu indifférent. L’affaire était réglée, le jugement prononcé,signé. Il n’y pouvait plus rien…

Soudain… Soudain… tout son corps frissonna : d’un bondinstinctif il recula de deux pas. En proie à une indicible anxiété,il promena ses regards autour de lui… Mais, rien de particulier,personne… et pourtant… pourtant, il avait bien cru à l’instantmême, apercevoir un être, un être qui était là, tout près de lui,appuyé comme lui au parapet du quai. Fait étrange ce personnage luiavait adressé la parole, lui avait parlé d’une voix rapide,entrecoupée ; M. Goliadkine n’avait pas très bien saisi lesens de ces paroles, mais il s’agissait certainement de quelquechose qui le concernait de très près.

« Qu’est-ce à dire ? Ai-je rêvé ? se demandaGoliadkine, parcourant de nouveau du regard les environs… Mais aufait, où suis-je ? Ah ! là là !… conclut-il enhochant la tête ; avec une pénible sensation d’angoisse,d’épouvante même, il se mit cependant à scruter les environsbruineux ; de tous ses yeux, de toute la force de ses yeuxmyopes, il s’efforça de percer les ténèbres vaporeuses. Mais rien,rien de particulier ne vint s’offrir à ses yeux. Tout paraissait enordre, tout était comme auparavant. La neige tombait plus drue,plus épaisse encore. À vingt pas de distance on ne pouvait riendistinguer. Plus strident encore était le grincement desréverbères, plus lugubre, plus lamentable la chanson plaintive quemodulait le vent – on eût dit les appels suppliants de quelquemendiant revenant à la charge, s’obstinant à quémander quelquessous pour sa nourriture. « Ah ! là là ! Que m’arrive-t-ildonc », se demanda M. Goliadkine, en se remettant en route aprèsavoir, à nouveau, furtivement inspecté les environs.

Cependant, un sentiment nouveau se fit jour en M. Goliadkine. Cen’était ni vraiment de l’anxiété, ni de l’effroi… Un frissonconvulsif parcourut son corps… L’instant était pénible, lasensation insupportable au plus haut point.

« Tant pis, ce n’est rien. Cela ne tire peut-être pas àconséquence et ne porte atteinte à l’honneur de personne. Tout estpeut-être pour le mieux, continua-t-il, sans même comprendre lesens de ses propres paroles, tout s’arrangera peut-être avec letemps, personne n’aura à y redire et tout le monde se trouverajustifié. » M. Goliadkine se sentit soulagé par cesconsidérations ; il se redressa légèrement, s’épousseta, fittomber la neige qui recouvrait d’une couche épaisse son chapeau,son col, son pardessus, sa cravate et ses chaussures, sans parvenirtoutefois à se débarrasser de ce sentiment étrange, poignant, decette sourde anxiété… Quelque part, très loin, un coup de canonéclata.

« Drôle de temps, se dit notre héros. Diable. On risquel’inondation : il semble que l’eau soit montée trop vite. » À peineeut-il exprimé ou même, conçu cette pensée qu’il vit, devant lui,venant à sa rencontre, un homme ; un passant attardé, toutcomme lui, sans doute, par suite de quelque circonstance fortuite.Il n’y avait rien d’anormal, rien d’extraordinairesemblait-il ; et pourtant, pour une raison que nous ignorons,M. Goliadkine en fut tout retourné, pris de panique. Ce n’est pasqu’il redoutât un homme de mauvaises mœurs mais… sait-onjamais ?… Une idée lui travers l’esprit « Au fond, peut-êtrecet inconnu se trouve là par pur hasard ; il a peut-être uneraison importante pour venir ainsi droit sur moi, me couper monchemin et m’accrocher. » En fait, il est possible que M. Goliadkinen’ait pas formulé cette pensée de façon très nette : ce ne futpeut-être qu’une intuition fugitive, accompagnée d’une sensationassez pénible. Il était d’ailleurs trop tard pour penser et pouréprouver des sensations ; l’inconnu était déjà à deux pas delui. Aussitôt M. Goliadkine selon une habitude qui lui était chère,s’empressa d’adopter une attitude très caractéristique, uneattitude exprimant éloquemment que lui, Goliadkine se trouvait là,comme cela, qu’il suivait son petit bonhomme de chemin, sans penserà mal, que la route était suffisamment large pour tout le monde, etque, quant à lui, Goliadkine, il n’avait l’intention de provoquerpersonne. Subitement il s’arrêta pétrifié, comme s’il venait d’êtrefrappé par la foudre ; il se retourna brusquement pourexaminer le passant qui venait de le croiser. Son mouvementsemblait avoir été provoqué par un ressort qui l’eût tiré enarrière, à la manière d’une girouette déplacée par le vent. Déjàl’inconnu s’enfonçait rapidement dans la tourmente de neige. Luiaussi, paraissait pressé ; lui aussi, tout comme M. Goliadkineétait emmitouflé dans son pardessus jusqu’à la tête, lui aussi,trottinait le long du quai de la Fontanka, d’un pas menu, rapide,légèrement saccadé.

« Qu’est-ce ? Qu’est-ce à dire ? » murmurait M.Goliadkine, avec un sourire de défiance, pendant qu’un long frissonsecouait son corps. Son dos était glacé. L’inconnu avaitdisparu ; on n’entendait même plus le bruit de ses pas et M.Goliadkine restait toujours à la même place, les yeux fixés dans ladirection qu’avait suivie le passant. Enfin, petit à petit, ilreprit ses esprits et se dit avec dépit : « Mais que m’arrive-t-ildonc ? Suis-je réellement devenu fou ? » Il se retournaet reprit son chemin, accélérant et multipliant ses pas, essayant,de faire le vide dans son cerveau. Dans cette intention il fermamême ses yeux. Tout à coup, au milieu des hurlements du vent et lefracas de la tempête, son oreille perçut à nouveau le bruit d’unpas qui se rapprochait. Il tressaillit et ouvrit les yeux. Ànouveau, devant lui, à une vingtaine de pas, apparut une formehumaine ; cette forme avançait rapidement vers lui. L’hommesemblait pressé ; sa démarche était vive, saccadée. Ladistance qui les séparait décroissait rapidement. M. Goliadkinepouvait déjà discerner parfaitement les traits de ce passantattardé. Il le dévisagea… et poussa un cri de stupéfaction etd’horreur. Ses genoux fléchirent. Il avait reconnu le même passantqui l’avait déjà croisé une dizaine de minutes auparavant et quisurgissait à nouveau, à l’improviste devant lui. Cetteréapparition, prodigieuse et bouleversante en elle-même, n’étaitpourtant pas le seul sujet de stupéfaction de M. Goliadkine. Ilétait si profondément troublé qu’il s’arrêta net, émit un sonrauque, voulut dire quelque chose et brusquement se précipita à lapoursuite de l’inconnu, en hurlant, pour tenter sans doute del’arrêter le plus vite possible. Et de fait, l’inconnus’arrêta ; il se tenait à une dizaine de pas de notrehéros ; la lumière du réverbère le plus proche l’éclairaitentièrement. Il se tourna vers M. Goliadkine et d’un air soucieuxet impatient s’apprêta à écouter les explications de cedernier.

– Je vous demande pardon. Peut-être me suis-je trompé ?proféra notre héros d’une voix chevrotante. Visiblement dépité,sans mot dire, l’inconnu lui tourna le dos et s’éloigna vivement,désireux, semblait-il de rattraper les secondes perdues encompagnie de M. Goliadkine. Quant à notre héros, il tremblait detoutes les fibres de son corps ; ses genoux vacillaient : àbout de forces, il s’effondra, en geignant, sur une borne enbordure du trottoir. Il faut dire que son émoi était motivé. Ilavait, en effet, l’impression de reconnaître cet inconnu. Disonsplus. Il le reconnaissait, oui, il était certain d’avoir reconnucet homme. Cet homme il l’avait déjà vu plusieurs fois ; ill’avait vu dans le passé et même dernièrement. En quelleoccasion ? N’était-ce pas hier ? Mais peu importait,d’ailleurs, qu’il l’eût déjà vu plusieurs fois auparavant. Cethomme en lui-même, n’avait rien qui pût attirer l’attention aupremier abord. C’était un homme comme tous les autres, un hommed’aspect convenable, comme tous les hommes convenables ; ilavait même peut-être de grandes qualités. Un brave homme, en somme,qui ne voulait de mal à personne.

M. Goliadkine n’avait aucune animosité, aucune haine contre lui,pas même le moindre sentiment d’inimitié, bien au contraire ;et pourtant – et ceci nous paraît de la plus haute importance –pour rien au monde il n’eût voulu se trouver en sa présence etsurtout dans les circonstances actuelles. Oui, M. Goliadkineconnaissait parfaitement cet homme : il connaissait même son nom etson prénom. Et pourtant pour tout l’or du monde, il n’eût voulul’appeler par ce nom, ni reconnaître que cet homme portaiteffectivement ce nom et ce prénom. Combien de temps M. Goliadkineresta-t-il dans cet état d’hébétude, prostré sur la borne ? Jene saurais le dire ; ce que je sais c’est, qu’ayant enfinrepris ses esprits, il se dressa subitement et se mit à courircomme un fou, de toutes ses forces, à perdre haleine. Il trébucha àdeux reprises, faillit tomber. En cette occasion sa seconde galochele quitta, laissant veuf son second soulier. Peu à peu, cependant,il ralentit son allure, pour reprendre souffle ; il regardaautour de lui et constata que, sans même s’en apercevoir, il avaitdéjà parcouru tout le quai de la Fontanka, franchi le pontAnitchkov et laissé derrière lui une bonne partie de la PerspectiveNevski. Il était au coin de la rue Liteinaia. Il la suivit. En cetinstant, il était dans la situation d’un homme se tenant au bordd’un précipice. La terre sous ses pieds s’effrite. Elle tremble,elle bouge, elle roule vers le fond de l’abîme entraînant lemalheureux qui n’a même plus la force ni le courage de faire unbond en arrière, de détacher ses yeux du gouffre béant. Le gouffrel’attire ; il y saute, hâtant lui-même le moment de saperdition. M. Goliadkine, sentait, savait, était absolument certainqu’il allait au-devant de quelque nouveau malheur, de quelque chosede particulièrement néfaste – une nouvelle rencontre avecl’inconnu, par exemple. Et cependant, fait étrange, il souhaitaitcette rencontre, il l’estimait inévitable. Il n’avait qu’un désiren terminer au plus tôt avec tout cela, éclaircir enfin cettesituation, par n’importe quel moyen, mais le plus vite possible. Etil courait, courait toujours, il courait comme mû par quelque forceinvisible, étrangère. Son propre corps était affaibli, engourdi. Ilne pouvait penser à rien, et pourtant ses idées, pareilles à desronces, s’accrochaient à tout. Un petit chien égaré trempéjusqu’aux os, frissonnant de froid, s’attacha au pas de notrehéros. La queue ramenée entre les jambes, les oreilles serrées, ilrestait à ses côtés, lui jetant de temps à autre des regards pleinsde timidité et de compassion. Une idée lointaine, depuis longtempsoubliée, – quelque souvenir estompé d’un événement ancien sansdoute, – lui revint à l’esprit. Il ne put s’en débarrasser. Elle letenaillait, l’agaçait, lui martelait le cerveau. « Ah ! salepetit cabot » répétait tout bas Goliadkine sans comprendre le sensde ses paroles. Enfin, il aperçut l’inconnu au carrefour de la rued’Italie. Mais l’inconnu, cette fois, ne venait pas à sa rencontre: lui aussi courait dans la même direction que notre héros, leprécédant de quelques mètres. Ils parvinrent ainsi à la rue des «Six Boutiques ». M. Goliadkine avait le souffle coupé. L’inconnus’arrêta devant la maison où habitait M. Goliadkine. On entendit lebruit de la sonnette et presque aussitôt le grincement du verrou defer. La porte s’ouvrit, l’inconnu se courba, se glissa et disparut.Parvenu à la porte presque au même moment, M. Goliadkine y bondit,rapide comme la flèche, sans se soucier des grognements du portieril se rua, hors d’haleine, dans la cour et réaperçut aussitôt sonprécieux compagnon qui lui avait momentanément échappé.

L’inconnu se dirigeait vers l’escalier qui conduisait àl’appartement de M. Goliadkine. Notre héros bondit à sa suite.L’escalier était sombre, humide, sale. Sur les palierss’amoncelaient des tas de chiffons et d’ordures ménagères : unétranger, ne connaissant pas les lieux, perdu dans l’obscurité,aurait mis une bonne demi-heure pour gravir les marches, enrisquant à chaque pas de se casser les jambes et en pestant contrel’escalier tout comme contre les amis qui avaient eu lamalencontreuse idée de venir habiter un immeuble pareil. Maisl’inconnu semblait être un familier de la maison : il grimpaitallègrement, sans peine, avec une connaissance consommé deslieux.

M. Goliadkine était sur le point de le rejoindre ; à deuxou trois reprises le pan du manteau de l’inconnu vint frôler sonnez. Le cœur de notre héros battait à peine.

L’homme mystérieux s’arrêta devant la porte de l’appartement deM. Goliadkine ; il frappa et, fait qui en tout autrecirconstance eût étonné notre héros, Petrouchka ouvrit aussitôt. Ilne s’était pas couché, il paraissait attendre spécialement cettevisite. L’inconnu entra et le valet le suivit, sa bougie à la main.Hors de lui, notre héros se rua dans le vestibule sans prendre lapeine d’enlever son manteau ni son chapeau, il franchit l’étroitcouloir et s’arrêta sur le seuil de sa chambre, abasourdi, commefrappé par la foudre. Tous ses pressentiments se réalisaient. Toutce qu’il avait redouté, tout ce qu’il avait prévu en pensée, étaiten train de s’accomplir en réalité. Sa respiration s’était arrêtée,sa tête tournait. Assis devant lui, sur son propre lit, l’inconnului souriait, clignait de l’œil, lui adressait des signes amicauxde la tête. Lui aussi avait gardé son pardessus et son chapeau. M.Goliadkine voulut crier, mais ne put ; il voulut protestermais n’en eut pas la force. Ses cheveux se dressaient sur satête ; il s’assit, sans la moindre conscience de ce qu’ilfaisait, mort d’effroi. Il y avait de quoi, d’ailleurs. Il avaitenfin reconnu tout à fait son compagnon nocturne. Ce compagnonnocturne n’était autre que lui-même, oui, lui-même, M. Goliadkineen personne, un autre M Goliadkine mais absolument semblable,absolument identique à lui-même – en un mot, c’était ce qu’onappelle son Double, son Double à tous les points de vue…

Chapitre 6

 

Le lendemain, exactement à huit heures, M. Goliadkine seréveilla dans son lit. Aussitôt les événements extraordinaires dela veille et ceux de la nuit, de cette nuit tourmentée, incroyable,remplie d’aventures inimaginables, vinrent se présenter, dans touteleur terrifiante complexité à sa mémoire et à son imagination. Tantde méchanceté, de cruauté infernale, tant de haine, de la part deses ennemis, et surtout, la dernière manifestation de cette haine,avaient glacé le cœur de notre héros. D’autre part, tout était siétrange, si incompréhensible, paraissait tellement anormal,impossible, qu’il avait peine à y croire. Il était même tout prêt àmettre tout cela sur le compte d’un cauchemar exceptionnel, d’undérangement momentané de son imagination, d’un trouble soudain deson esprit ; mais une longue et amère expérience de la vie luiavait enseigné à quel point la haine peut exaspérer les hommes, lesrendre capables des pires cruautés pour venger un honneur outragéou une ambition déçue. De plus, ses membres courbatus, sa têtetrouble, ses reins endoloris et un rhume épouvantable témoignaientéloquemment de la vraisemblance de sa promenade de la veille et detoutes ses tribulations nocturnes. Enfin, M. Goliadkine savait déjàde longue date, que là-bas, chez eux, se tramait quelque chose…qu’ils avaient des vues sur quelqu’un. Que devait-il faire ?Après mûre réflexion M. Goliadkine prit la décision de s’incliner,de se soumettre et de ne pas élever de protestations relativement àcette affaire, du moins jusqu’à nouvel ordre.

« Au fond, il est possible qu’ils aient eu seulement l’intentionde me faire peur ; en voyant que je ne réagis pas, que je neproteste pas, que je me soumets entièrement, que je suis prêt àtout supporter avec humilité, ils battront en retraite, oui c’estcela, ils battront en retraite, oui, les premiers, de leur propremouvement. »

Telles étaient les pensées de M. Goliadkine, alors qu’étendu surson lit, il s’étirait, cherchait à soulager ses membres meurtris,attendant l’apparition habituelle de Petrouchka.

Il attendait déjà depuis un bon quart d’heure. Il entendait cefainéant traîner derrière le paravent, en train de préparer lesamovar et pourtant ne se décidait pas à l’appeler.

Disons plus : M. Goliadkine redoutait, à l’heure actuelle, untête-à-tête avec Petrouchka. « Dieu sait se disait-il, Dieu seulsait ce que cette fripouille pense actuellement de toute cetteaffaire. Il a beau se taire, il n’en pense pas moins. » Enfin laporte grinça, et Petrouchka apparut le plateau dans les mains. M.Goliadkine lui jeta un regard craintif ; il attendait avecimpatience les actes et les paroles de Petrouchka. « Parlerait-ildes événements d’hier ?… » Mais Petrouchka ne souffla mot. Ilparaissait, au contraire, plus silencieux, plus morose et plushargneux que d’habitude. Il était visiblement très maldisposé ; ses yeux baissés étaient pleins de dégoût. Iln’adressa pas un seul regard à son maître ce qui – soit dit enpassant – froissa légèrement notre héros.

Petrouchka posa son plateau sur la table, fit demi-tour et s’enfut muet derrière son paravent. « Il sait, il sait, il est aucourant de tout, ce fainéant », grommela M. Goliadkine en versantson thé.

Néanmoins, M. Goliadkine se garda bien de poser la moindrequestion à son valet, bien que ce dernier revînt à plusieursreprises dans la chambre pour des raisons de service. Notre hérosétait au comble de l’anxiété. Son cœur se serrait à l’idée d’avoirà se rendre à son bureau.

Il avait un fort pressentiment que là-bas justement tout n’étaitpas très en ordre. Il se disait : « Si y vais, je risque denouveaux ennuis. Ne vaut-il pas mieux attendre, patienter unpeu ? Qu’ils fassent ce que bon leur semble : quant à moi,j’ai intérêt à passer la journée ici pour reprendre des forces, meremettre un peu et réfléchir un tant soit peu à toute cettehistoire ; après quoi, ayant choisi le moment le plusfavorable, je tomberai sur eux comme la grêle sur la tête… ainsi letour serait joué, et je m’en serai tiré à mon avantage. »Réfléchissant de la sorte, M. Goliadkine fumait pipe sur pipe. Letemps filait. Il était déjà neuf heures et demie.

« Neuf heures et demie déjà ! se dit M. Goliadkine. Il esttrop tard pour se présenter au bureau. De plus, je suis malade,mais oui, je suis malade, réellement malade. Qui pourrait prétendrele contraire ? D’ailleurs, je m’en fiche, qu’ils viennent serenseigner. Qu’ils envoient un médecin. Je m’en moque complètement.J’ai des douleurs dans le dos, je tousse, j’ai un rhume. Et enfin,je ne peux pas sortir par un temps pareil, c’est absolumentimpossible. Je pourrais tomber gravement malade, je pourraismourir… Pourquoi pas ? La mort est fréquente par les temps quicourent… »

Tous ces raisonnements eurent pour effet d’apaiser entièrementsa conscience et de fournir à ses propres yeux une justification àla réprimande qu’André Philippovitch ne manquerait pas de luiadresser pour son manque de zèle. Il faut dire que, chaque foisqu’il se trouvait dans des circonstances analogues, M. Goliadkinetenait absolument à se justifier à ses propres yeux par des motifsirréfutables ; ainsi il parvenait habituellement à apaiser saconscience. Y étant pleinement parvenu cette fois encore, il pritsa pipe, la bourra et l’alluma. Mais à peine eut-il tiré quelquesbouffées que, d’un bond, il sortit de son lit. Il jeta au loin sapipe, se lava, se rasa, se coiffa, revêtit son uniforme, rassemblaquelques papiers et sortit en toute hâte, courant à son bureau.

Il entra dans le bureau très intimidé : son cœur battaitfébrilement dans l’attente de quelque événement fâcheux. C’était unpressentiment trouble, inconscient, mais en même temps, nettementdésagréable. Il s’installa timidement à sa place habituelle, à côtéde son chef de service, Anton Antonovitch Siétochkine. Sans leverles yeux, sans se laisser distraire, il se plongea aussitôt dansles papiers posés devant lui. Il avait pris la ferme décision, ils’était juré d’éviter, dans la mesure de ses moyens, toutefriction, toute provocation de nature à le compromettre, sous laforme de questions indiscrètes, de plaisanteries ou d’allusionsindécentes à l’aventure de la veille. Il avait même décidé depasser outre aux politesses usuelles, questions et réponsesconcernant la santé, vis-à-vis de ses collègues. Mais il n’étaitguère facile de conserver longtemps une pareille attitude.

Placé devant un événement pénible, M. Goliadkine était,d’ailleurs, toujours beaucoup plus tourmenté par l’incertitude etl’angoisse, que par les conséquences de cet événement. C’estpourquoi il ne sut pas rester fidèle à son serment d’éviter toutefriction, toute provocation possibles.

Furtivement, à la dérobée, il levait de temps à autre la têtepour dévisager ses collègues, cherchant à déceler un indice propreà lui faire connaître quelque fait nouveau et particulier leconcernant, quelque nouvelle intrigue se tramant contre lui.

Il cherchait à établir un lien entre les événements de la veilleet le comportement actuel de son entourage. En dernier lieu, aucomble de l’anxiété, il en vint à souhaiter un dénouement à cettesituation intolérable, un dénouement rapide, même au prix des pirescalamités. Peu lui importait ! Le destin le prit au mot. Àpeine eut-il le temps de formuler son souhait que son incertitudese dissipa, et ceci de la façon la plus étrange, la plusimprévue.

La porte de la pièce continue s’ouvrit tout à coup, avec ungrincement faible et craintif, un grincement qui témoignait del’insignifiance de la personne qui faisait son entrée. Unesilhouette, bien connue d’ailleurs de notre héros, se profilagauchement devant sa table. M. Goliadkine ne leva pas latête ; il ne fit que glisser un mince regard sur ce nouveaupersonnage, mais ce regard lui fit aussitôt tout connaître, toutcomprendre, tout, jusqu’au moindre détail. Il se sentit consumé dehonte ; il plongea sa pauvre tête dans ses papiers, avecexactement la même intention que l’autruche, qui, poursuivie par unchasseur, enfouit la sienne dans le sable brûlant.

Le nouvel arrivant s’inclina devant André Philippovitch, etaussitôt après, on entendit la voix de ce dernier, une voixofficielle et caressante, celle dont se servent habituellement leschefs de service à l’égard de leurs nouveaux subordonnés. «Asseyez-vous ici, disait André Philippovitch en désignant la tabled’Anton Antonovitch, ici en face de M. Goliadkine. On va vousdonner tout de suite du travail. » En conclusion, AndréPhilippovitch adressa au nouveau venu un geste d’encouragement,bref et retenu. Après quoi il replongea dans la lecture duvolumineux tas de papiers qu’il avait devant lui.

M. Goliadkine leva enfin les yeux ; s’il ne s’évanouit passur-le-champ, ce fut uniquement dû au fait qu’il avait déjàpressenti cette scène ; il avait tout prévu, en effet, ilavait deviné toutes les intentions du nouveau venu. Le premiermouvement de M. Goliadkine fut de regarder autour de lui pour serendre compte si on ne chuchotait pas dans les coins, si déjàquelque plaisanterie classique de bureau ne circulait pas dans lasalle, si aucun visage n’était encore tordu par un rictus destupéfaction, si, enfin, personne ne s’était effondré d’effroi sousla table. Mais, à son grand étonnement, il ne surprit aucunemanifestation de ce genre. L’attitude de ses collègues le surpritgrandement. Elle lui parut insensée. M. Goliadkine s’effraya de cesilence extraordinaire. Les faits étaient là, pourtant, dans touteleur évidence. C’était étrange, monstrueux, cruel. C’était à vousdonner le frisson ! Rapides comme l’éclair, ces penséesassaillirent l’esprit de M. Goliadkine. Lui-même brûlait à petitfeu. Il y avait de quoi, d’ailleurs. L’homme, qui, en ce momentmême, se tenait assis devant M. Goliadkine, était la terreur de M.Goliadkine, c’était la honte de M. Goliadkine, c’était le cauchemarnocturne de M. Goliadkine, en un mot c’était M. Goliadkinelui-même. Non, certes le Goliadkine qui, bouche bée, le porte-plumeà la main, était en ce moment assis sur sa chaise ; non pas leGoliadkine qui remplissait les fonctions d’adjoint près de son chefdu bureau, qui aimait s’effacer, se fondre dans la foule, dont toutle comportement exprimait toujours clairement cette préoccupation.« Ne me touchez pas et je ne vous toucherai pas non plus », ou « Neme touchez pas, je ne vous touche pas, moi… » Non, c’était un autreM. Goliadkine, un tout autre M. Goliadkine et pourtant absolumentidentique au premier, de même taille, de même corpulence ; ilportait les mêmes vêtements, avait la même calvitie… En un mot rienne manquait à cette ressemblance parfaite. Si on les avait placésl’un à côté de l’autre, personne au monde n’aurait su prétendredistinguer à coup sûr l’authentique Goliadkine, du faux, l’ancien,du nouveau, l’original, de la copie.

Notre héros – qu’on nous permette cette comparaison – était ence moment dans la situation d’un homme qu’un mauvais plaisants’amuse à agacer en promenant sur son visage un miroir ardent. «Que se passe-t-il ? se dit-il. Suis-je en train de rêver ounon ? Suis-je à l’état de veille ou est-ce le cauchemar d’hierqui continue ? Comment est-ce possible ? De quel droitfait-on cela ? Qui a autorisé l’engagement de ce nouveaufonctionnaire, oui, qui donc en a donné l’ordre ? Suis-je entrain de dormir, de rêver ? » M. Goliadkine pour éprouver sonétat, se pinça… il eut même aussitôt l’intention de pincer un deces collègues… Aucun doute possible, non, il ne dormait pas. M.Goliadkine sentit que la sueur lui coulait à grosses gouttes ;il se rendit compte qu’il lui arrivait quelque chose d’inouï ;quelque chose qu’on n’avait encore jamais vu et, par cela même,pour comble de malheur, quelque chose de terriblement scabreux. M.Goliadkine sentit et comprit tous les désavantages de cettenouvelle situation de vaudeville, dont il se trouvait être lepremier héros, le prototype…

Petit à petit, il commença à avoir des doutes sur sa propreexistence et bien que prêt à tout, et désireux de voir ces doutesenfin dissipés d’une manière ou d’une autre, il se sentait dépassépar une situation dont la complexité égalait l’imprévu. Il étaitaccablé, torturé par une sourde angoisse. À certains moments sonesprit et sa mémoire l’abandonnaient totalement. Revenant à luiaprès une de ces absences il s’apercevait qu’il était en train depromener machinalement et inconsciemment sa plume sur une feuillede papier. N’ayant point confiance en lui-même, il se mettaitaussitôt à relire ce qu’il venait d’écrire et n’y comprenaitévidemment rien.

Subitement le second M. Goliadkine, qui jusqu’à présent étaitreste sagement assis en face de notre héros, se leva et passa dansle bureau voisin, sans doute pour demander quelques renseignements.M. Goliadkine regarda autour de lui. Tout était calme. Onn’entendait que le léger grincement des plumes, le bruissement desfeuilles retournées et quelques chuchotements dans les coins lesplus éloignés de la table d’André Philippovitch. M. Goliadkine levales yeux sur Anton Antonovitch ; il faut croire quel’expression de son visage, qui traduisait assez fidèlement l’étatde son âme et les soucis que lui causaient les événements actuels,parut assez singulier à son chef, car le brave Anton Antonovitchposa son porte-plume et, avec infiniment de compassion, s’enquit desa santé.

– Moi, Anton Antonovitch, mais Dieu merci, je me porte fortbien, Anton Antonovitch, bégaya M. Goliadkine. Pour le moment celava bien, Anton Antonovitch, ajouta-t-il en hésitant et répétant àchaque mot le nom de son chef.

Il n’osait pas encore se livrer entièrement à AntonAntonovitch.

– Ah ! Bon. J’avais cru que vous étiez souffrant. Çan’aurait eu rien d’étonnant d’ailleurs. En ce moment surtout, oùles maladies contagieuses abondent. Savez-vous que…

– Oui. Anton Antonovitch, oui, je sais que ces maladiesexistent… Mais, Anton Antonovitch, là n’est pas la question,continua M. Goliadkine en dévisageant fixement son interlocuteur.Voyez-vous, Anton Antonovitch, je ne sais pas très bien de quellefaçon je pourrais… c’est-à-dire, je ne sais pas très bien par quelbout commencer, Anton Antonovitch…

– Vous dites ? J’ai peine… savez-vous… oui, j’avoue avoirpeine à vous comprendre. Vous devriez vous expliquer plusclairement. Dites-moi ce qui vous arrête, fit Anton Antonovitchassez embarrassé lui aussi en voyant l’émotion de M. Goliadkine,dont les yeux s’étaient remplis de larmes.

– En vérité… Anton Antonovitch… Il y a ici… Anton Antonovitch…un fonctionnaire…

– D’accord. C’est exact. C’est votre homonyme.

– Comment ? s’écria M. Goliadkine.

– Je répète : C’est votre homonyme. Il s’appelle égalementGoliadkine. N’est-ce pas votre frère ?

– Non. Anton Antonovitch, je…

– Hum ! Vous m’étonnez… Il m’avait semblé qu’il devait êtreun de vos proches parents. Savez-vous qu’il existe entre vous unecertaine ressemblance… Un air de famille.

M. Goliadkine resta pétrifié de stupéfaction. Il en perdit même,pendant quelques instants, l’usage de la parole. Il y avait dequoi. Prendre ainsi à la légère un fait à ce point inouï,monstrueux, un fait vraiment unique en son genre, un fait qui n’eûtpas manqué de frapper le spectateur le plus ordinaire !Invoquer un air de famille !… là où il s’agissait d’uneidentité aussi parfaite que celle d’un homme et de son image dansla glace.

– Je voudrais, voyez-vous, Iakov Petrovitch, vous donner unconseil, continua Anton Antonovitch. Vous devriez aller voir unmédecin et le consulter sérieusement. Vous n’avez pas l’air d’êtretout à fait dans votre assiette. Vos yeux, en particulier… ont uneexpression très étrange…

– Non, Anton Antonovitch, évidemment je ne me sens pas…c’est-à-dire… je voudrais vous demander à propos de cefonctionnaire…

– Eh bien ?

– N’avez-vous pas remarqué quelque chose d’anormal en lui, AntonAntonovitch ? Quelque chose de particulièrementcaractéristique ?

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire, je voulais vous demander, Anton Antonovitch, sivous n’aviez pas remarqué qu’il ressemblait étonnamment àquelqu’un… par exemple à moi ? Vous avez parlé tout à l’heure,d’un air de famille… Vous en avez fait la remarque en passant, sansinsister… Or savez-vous qu’on rencontre parfois des jumeaux qui seressemblent l’un à l’autre comme deux gouttes d’eau ? On neparvient pas à les distinguer. Voilà ce dont je voulais vousentretenir.

– Oui, fit Anton Antonovitch, après un moment de réflexion etparaissant avoir pris conscience pour la première fois d’un fait decette importance. C’est exact. La ressemblance est effectivementétonnante et votre jugement est absolument justifié. On peutréellement vous prendre l’un pour l’autre, ajouta-t-il enécarquillant les yeux de plus en plus. C’est une ressemblancemiraculeuse, Iakov Petrovitch, une ressemblance fantastique, commeon dit quelquefois. Il est tout à fait comme vous, vraiment.L’avez-vous remarqué Iakov Petrovitch ? J’avais d’ailleursl’intention de vous en parler, de mon propre chef, mais je doisavouer qu’au début je n’y avais point attaché suffisammentd’importance. C’est un miracle, réellement un miracle. À propos,Iakov Petrovitch, je crois que vous n’êtes pas né ici ?N’est-ce pas ?

– C’est exact.

– Lui également, n’est pas né ici. Peut-être êtes-vous tousdeux, de la même province ? Puis-je vous demander où habitaitordinairement votre mère ?

– Vous avez dit… Anton Antonovitch… vous avez dit… qu’il n’étaitpas d’ici.

– Non, il n’est pas d’ici. En vérité, c’est réellementmiraculeux, continua le verbeux Anton Antonovitch, pour qui toutbavardage était une véritable fête ; il y a vraiment de quoiéveiller la curiosité. Il nous arrive souvent de passer ainsidevant des choses dignes d’intérêt ; on les frôle, on lesheurte, et on ne les remarque pas. À ce propos, ne vous troublezpas trop. Ce sont des choses qui arrivent. Ainsi je vais vousraconter une histoire analogue arrivée à une de mes tantesmaternelles. Elle aussi, juste avant sa mort, s’est vue endouble.

– Non, pardonnez-moi si je vous interromps. Anton Antonovitch,mais je voudrais savoir. Anton Antonovitch, comment il se fait quece nouveau fonctionnaire… enfin… comment est-il entréici ?

– Il remplace feu Siméon Ivanovitch. La place étant vacante, ona cherché un remplaçant et c’est lui qui a été nommé. À propos,savez-vous que ce brave Siméon Ivanovitch, d’après ce que l’onraconte, a laissé trois enfants, plus petits les uns que lesautres. Sa femme s’est jetée plusieurs fois, suppliante, aux piedsde Son Excellence. On prétend cependant qu’elle cache son jeu,qu’elle a de l’argent mais qu’elle le cache…

– Mais Anton Antonovitch, je voudrais revenir à notre sujet…

– C’est-à-dire ? Ah ! bon ! Mais pourquoi vousintéressez-vous tellement à cette histoire. Je vous le répète : Nevous tracassez pas. Tout cela est d’ailleurs provisoire. Enfinquoi ? Ce n’est pas votre faute. C’est le bon Dieu lui-mêmequi a arrangé ainsi les choses ; c’est sa volonté, et ceserait pécher que de protester. C’est un signe de sa grandesagesse. Quant à vous, Iakov Petrovitch, il me semble que vousn’êtes en rien responsable de tout cela. Les miracles ne manquentpas en ce monde. Notre mère nature est généreuse… Personne neviendra vous demander des comptes, à vous. À propos, je suppose quevous avez entendu parler de ces… comment diable lesappelle-t-on ? Ah ! oui, ces… frères siamois ; ilparaît qu’ils sont soudés par le dos et qu’ils vivent ainsiensemble. Il paraît que cela leur rapporte beaucoup d’argent.

– Permettez, Anton Antonovitch…

– Je vous comprends je vous comprends. Bon. Enfin quoi ? Cen’est rien. Je vous le répète, après mûre réflexion, il n’y avraiment pas de quoi se tracasser. Que voulez-vous ? C’est unfonctionnaire comme un autre, un homme assez diligent, paraît-il.Il s’est présenté en disant qu’il se nommait Goliadkine, qu’ilvenait d’une autre province et qu’il était conseiller titulaire. Ila eu une entrevue personnelle avec Son Excellence.

– Et Son Excellence ?

– Cela s’est fort bien passé. Il a donné des explications trèssuffisantes. Ses motifs ont paru valables. Il a dit : « Voilà masituation telle qu’elle est, Excellence. Je n’ai pas de fortunepersonnelle : je désire servir et surtout sous les ordres éclairésde Votre Excellence », et ainsi de suite… Il a débité toute lasérie de compliments avec beaucoup d’habileté, je dois le dire. Unhomme intelligent, certainement, D’autre part, il était évidemmentrecommandé. C’est impossible, autrement.

– Et par qui était-il recommandé ?… Autrement dit, qui amis la main dans cette honteuse affaire ?

– Bah ! il paraît que c’est une très bonne recommandation.Son Excellence et André Philippovitch ont même un peu ri,prétend-on.

– Son Excellence et André Philippovitch ont un peu ri ?

– Oui. Enfin ils ont souri et ont déclaré que cela leurparaissait suffisant, et, que de leur côté, ils étaientparfaitement d’accord, à condition qu’il serve avec probité…

– Et alors ? Et après ? Je suis passablement intrigué,Anton Antonovitch. Continuez je vous en supplie.

– Permettez… J’ai de nouveau peine à vous comprendre… Enfin jevous le dis, il n’y a rien… rien d’extraordinaire dans tout cela.Encore une fois, ne vous tracassez pas. Il n’y a rien de menaçantpour vous dans cette affaire.

– Non, ce n’est pas cela. Je voulais vous demander, AntonAntonovitch, si Son Excellence n’avait pas ajouté quelques mots…par exemple… à mon sujet ?

– Pardon ? Mais certainement. Évidemment. Mais, enfin, riende grave. Voue pouvez être absolument tranquille. C’est unecoïncidence, je vous l’accorde, assez singulière et, à premièrevue… au fond, remarquez, je ne m’en suis d’ailleurs pas aperçu, audébut. Je ne sais pas comment je n’ai pas remarqué cetteressemblance avant que vous ne me l’ayez signalée. Mais, en toutétat de cause, vous pouvez être pleinement rassuré. Ils n’ont riendit d’extraordinaire, absolument rien, ajouta l’affable AntonAntonovitch en se levant de sa chaise.

– Je voulais encore, Anton Antonovitch…

– Ah ! Excusez-moi. Je ne me suis que déjà trop répandu enbavardages, alors que j’ai une affaire urgente. Très importante quim’attend. Il faut absolument prendre quelques renseignements.

– Anton Antonovitch, appela soudain la voix suave et polie deAndré Philippovitch. Son Excellence vous demande.

– De suite, de suite, André Philippovitch, j’y vais tout desuite. Anton Antonovitch prit en main une pile de papiers et seprécipita d’abord vers la table d’André Philippovitch, puis dans lebureau de Son Excellence.

– Ah ! Voilà ce que c’est, voilà donc le jeu qu’ils jouenten ce moment. Ah ! je vois dans quelle direction souffle levent maintenant… Tout cela n’est pas mauvais… Les affaires prennentun tour assez favorable, se disait M. Goliadkine en se frottant lesmains ; il était joyeux au point de ne plus sentir la chaisesous lui. On considère donc notre affaire comme une affaireordinaire. Tout se résout donc en vétilles, sans aucun résultatpositif. Et de fait, personne ne proteste… Tous ces brigands sontlà, plongés dans leur travail. Parfait, parfait. Les braves gens,je les aime bien, je les ai toujours aimés, je suis tout prêt à lesestimer… Cependant, il me semble… en y réfléchissant bien… cetAnton Antonovitch… il doit être dangereux de se confier à lui. Lesans ont fortement pesé sur lui, il a la tête trop blanche. Enfin,le principal, l’important dans toute cette histoire, c’est que SonExcellence n’ait soufflé mot de tout cela, qu’elle ait passé lamain… C’est parfait. J’approuve. Mais que vient faire dans toutcela André Philippovitch avec ses petits rires ? De quoi semêle-t-il ? Vieille barbe, va. Il se trouve toujours sur votrechemin, celui-là. Il est toujours prêt à traverser la route devantvous, comme un chat noir. Oui, toujours en travers et dans le dos…»

À nouveau, M. Goliadkine fit des yeux le tour de la salle. Ànouveau, il se sentit plein d’espérance. Il y avait pourtantquelque chose qui le tracassait ; une pensée lointaine, unepensée de mauvais augure. À un moment, il fut à deux doigts de sedécider à prendre les devants, à sonder d’une façon ou d’une autrequelques-uns de ses collègues. Cela lui était possible à la sortiedu bureau, par exemple ou ici même, sous le prétexte de demanderquelque renseignement relatif au travail. Entre deux phrases, ilaurait pu glisser : « Voilà ce qui en est, Messieurs, voilà. Jugezvous-mêmes. La ressemblance est frappante, l’événement étrange. Unevraie parodie. » Et faisant semblant de plaisanter lui-même, ilaurait pu ainsi mesurer la gravité du danger. « Il faut toujours seméfier de l’eau qui dort, il s’y trouve toujours quelque diablotin.» Telle fut la conclusion de notre héros. Néanmoins, il se reprit àtemps et ses intentions restèrent au stade de la réflexion. Il serendit compte que ce serait aller trop loin. « Telle est ta nature,se dit-il en se donnant de la main une légère pichenette sur lefront. À peine lancé dans le jeu, tu t’emballes. Âme assoiffée dejustice ! Non, il vaut mieux que nous attendions un peu, IakovPetrovitch. Que nous attendions encore, quitte à en souffrir. »Malgré cette conclusion, M. Goliadkine se sentit remplid’espérance. Il lui semblât qu’il ressuscitait d’entre lesmorts.

« Ça va mieux, se dit-il, j’ai l’impression qu’on m’a enlevé unpoids de deux tonnes de la poitrine. En voilà une affaire !Tout était simple comme le bonjour. Le coffret s’ouvrait tout seul.Krilov avait raison, oui, il avait raison… Un malin, ce Krilov, etun très grand fabuliste… Quant au nouveau venu, eh bien, qu’iltravaille, qu’il travaille tout son saoul à condition toutefois dene point empiéter sur le terrain d’autrui et de ne faire de tort àpersonne. Oui, c’est cela, je suis d’accord pour son travail,j’approuve pleinement… »

Et cependant les heures passaient, les heures volaient. Il étaitdéjà quatre heures. Les bureaux se fermaient. André Philippovitchprit son chapeau ; selon l’usage, chacun suivit son exemple.M. Goliadkine s’attarda un peu, juste le temps nécessaire poursortir le dernier.

Les autres fonctionnaires s’étaient déjà dispersés, chacunrentrant chez soi. Une fois dans la rue, M. Goliadkine se sentitaussi heureux que s’il était au paradis. Il éprouva même le désirde faire un petit tour, de se promener sur la PerspectiveNevski.

« Curieux destin, se disait-il en marchant : la situation asoudain radicalement changé… De son côté, le temps s’est nettementamélioré. Voici à nouveau les traîneaux et le gel. Le gel convientaux Russes. Les Russes font vraiment bon ménage avec le gel. Moij’aime les Russes… « Les premières gelées et la première neige »dirait un chasseur… « C’est un bon lièvre qu’il faudrait chassermaintenant sur cette première neige. Humm ! ma foi… Enfin, çane fait rien, tout va bien. » Ainsi se manifestait l’exaltation deM. Goliadkine, et pourtant quelque chose continuait à luichatouiller l’intérieur de la tête. Était-ce de l’anxiété ?Non, et cependant, à certain moment il y avait un tel vide dans soncœur, qu’il avait peine à reprendre le dessus. « Rien ne presse,d’ailleurs, se disait-il. Attendons l’avenir et alors, rira bienqui rira la dernier. Au fait de quoi s’agit-il ? Raisonnons unpeu, analysons ! Bon ! Raisonnons, mon jeune ami,raisonnons ! Je suis un homme comme toi, oui, pareil à toi,oui, en tous points pareil à toi. Bien. Et après ? Est-ce uneraison pour me lamenter, pour pleurer ? Qu’est-ce que toutcela peut bien me faire. Je me tiens à l’écart de toute cetteaffaire. Je m’en lave les mains, un point c’est tout. J’ai pris madécision, une fois pour toutes.

« Quant à lui… eh bien, qu’il assure son service. On crie aumiracle, au phénomène… On fait des rapprochements avec les frèressiamois… À quoi bon évoquer les frères siamois ? Évidemmentils sont jumeaux… tandis que nous… enfin, on relève bien desbizarreries dans la vie, même chez les grands hommes. L’histoireraconte que le célèbre Souvorov, lui-même, chantait à la manièred’un coq… On prétend évidemment, que c’était par diplomatie… Et lesgrands capitaines ?… Moi je vais mon petit bonhomme de chemin,je reste dans mon coin, je ne veux rien savoir des autres, dans moninnocence : je méprise l’ennemi. Je ne suis pas un intrigant, et jem’en glorifie, je suis pur, droit, affable et poli, peu rancunier…»

Subitement M. Goliadkine se tut. Il s’arrêta pantelant,tremblant comme une feuille… Ses yeux se fermèrent même durantquelques instants. Espérant cependant que l’objet de son effroin’était qu’un mirage, une illusion des sens, il ouvrit les yeux etjeta un timide regard vers sa droite… Mais non, ce n’était pas uneillusion… À ses côtés trottinait l’homme qu’il avait vu dans lamatinée. Il souriait, le dévisageait effrontément et semblaitattendre une occasion favorable pour engager la conversation. Maisl’occasion tardait… Ils firent ainsi, côte à côte, une cinquantainede pas.

Toute l’énergie de M. Goliadkine était concentrée vers un seulbut : S’enfouir le plus complètement, le plus profondément dans sonmanteau et enfoncer le plus possible son chapeau sur ses yeux.Mais, soudain… comble d’insolence… il s’aperçut que le manteau etle chapeau de son compagnon étaient absolument identiques auxsiens.

– Cher Monsieur, murmura enfin notre héros, s’efforçant deparler à voix basse et sans regarder son compagnon, je crois quenos routes divergent… je suis même convaincu de cela, ajouta-t-il,après un court silence. Enfin, je suis certain que vous m’avezpleinement compris, conclut-il sur un ton tranchant.

– J’aurais voulu, murmura enfin le compagnon de M. Goliadkine,j’aurais voulu… j’espère de votre générosité que vous saurezm’excuser… Je ne sais à qui je dois m’adresser ici… ma situation…j’espère que vous pardonnerez mon insolence… enfin, il m’avaitsemblé que vous aviez de la compassion pour moi, que vous aviezmanifesté à mon égard un certain intérêt ce matin. De mon côté,j’ai ressenti pour vous une attirance immédiate, je… Ici, M.Goliadkine souhaita mentalement à son nouveau collègue dedisparaître à jamais sous terre.

– Si seulement je pouvais espérer, Iakov Petrovitch, reprit soncompagnon, que vous m’écouteriez avec indulgence.

– Ici ?… Nous ? Ici ?… Nous ?… Non, allonsplutôt chez moi, répondit M. Goliadkine. Traversons d’abord laPerspective Nevski, nous serons plus à l’aise de l’autrecôté ; ensuite, nous prendrons la ruelle.

– D’accord. Prenons la ruelle, fit timidement le docilecompagnon de M. Goliadkine. Le ton de sa réponse marquait nettementque, vu la situation où il se trouvait, il lui paraissait inutilede discuter et que la petite ruelle lui semblait suffisante.

Quant à M. Goliadkine, il ne comprenait absolument rien à toutce qui se passait. Il n’était pas encore revenu de sonébahissement. Il doutait de ses propres sens et de sa raison.

Chapitre 7

 

M. Goliadkine reprit partiellement ses esprits en montantl’escalier ; au moment même où il arrivait devant la porte deson appartement, il se dit : « Tête de linotte que je suis. Oùsuis-je donc en train de le mener ? Je me mets, moi-même, lacorde au cou. Que pensera Petrouchka en nous voyant ensemble ?Que n’osera-t-il penser dorénavant, ce gredin, déjà sisoupçonneux ?… » Mais il était trop tard pour se repentir. M.Goliadkine frappa ; la porte s’ouvrit et Petrouchka se mit endevoir de débarrasser M. Goliadkine et son compagnon de leurspardessus.

Notre héros risqua un furtif regard sur son valet, pour essayerde pénétrer son visage et de deviner ses pensées. Mais, à son grandétonnement, il constata que son serviteur ne manifestait aucunesurprise ; bien au contraire, il paraissait absolument préparéà cette éventualité. Il avait, comme d’habitude, sa mine de loupaffamé, le regard de travers, prêt à se jeter sur le premier venuet à le dévorer. « On a dû leur jeter à tous un charme aujourd’hui,se dit notre héros ; quelque démon a dû passer par là. Oui,c’est certain, il a dû leur arriver quelque chose de spécial àtous, aujourd’hui. Que le diable les emporte ! Ah ! quelpétrin ! » Telles étaient les pensées et les réflexions de M.Goliadkine au moment où il introduisait son hôte dans la chambre,l’invitant courtoisement à s’asseoir. Son compagnon semblaitgrandement embarrassé ; visiblement intimidé, il cherchait àcapter les regards de M. Goliadkine, afin d’y lire ses pensées. Sesgestes traduisaient le désarroi, la crainte et l’humiliation. Ilavait, en ce moment même, l’apparence d’un homme qui – qu’on nouspermette cette comparaison – n’ayant pas de vêtements personnels, arevêtu ceux d’un autre. Les manches trop courtes attaquent lescoudes, la taille tend désespérément vers la nuque ; à toutinstant il cherche à ajuster son gilet trop court ; tantôt ilpirouette, s’efface, essaye de se cacher, tantôt il scrute lesregards de ceux qui l’entourent, tend l’oreille, cherche àsurprendre les conversations, à entendre si on parle de lui, si onne le trouve pas ridicule… enfin, cet homme est sur des charbonsardents, il rougit, il perd contenance, son amour-propre souffreterriblement…

M. Goliadkine posa son chapeau sur le rebord de la fenêtre. Unmouvement brusque le fit tomber. Aussitôt l’invité se précipitapour le ramasser, se mit à l’épousseter et le posa à la même place,laissant le sien sur le parquet, près de la chaise, sur le bord delaquelle il s’assit timidement. Ce petit incident eut pour effet dedessiller les yeux de M. Goliadkine. Il se rendit compte quel’homme était à sa merci. Il n’avait plus besoin de faire de frais,de chercher un sujet de conversation, il en laissait laresponsabilité à son hôte.

De son côté, son hôte n’osait rien entreprendre. Il attendaitque le maître de la maison fît les premiers pas. Était-ce partimidité, pudeur ou politesse ? Il était difficile de ledéterminer. Sur ces entrefaites Petrouchka réapparut. Il s’arrêtasur le seuil et, les yeux braqués dans une direction diamétralementopposée à celle où se trouvaient son maître et l’invité, demandad’une voix éraillée et sur un ton assez négligent : « Dois-jecommander deux dîners ? – Je…, je ne sais pas, bredouilla M.Goliadkine… Eh bien oui, mon ami, c’est cela, commandez deuxdîners. »

Petrouchka disparut. M. Goliadkine dévisagea discrètement soninvité. Ce dernier rougit jusqu’aux oreilles. M. Goliadkine étaitun homme bon ; c’est pourquoi, en vertu de la bonté de soncœur, il tira aussitôt la conclusion suivante : « Pauvre homme. Ila sa place depuis ce matin seulement et auparavant il a eu la viedure, sans aucun doute. Il ne possède peut-être en tout et pourtout que cet habit décent ; a-t-il même de quoi s’offrir unrepas ? Pauvre homme, il a l’air tout abattu, humilié. Cela nefait rien, c’est même peut-être préférable… »

– Excusez-moi, fit-il en s’adressant à son compagnon, puis-jesavoir votre nom ?

– Ia… Ia… Iakov Petrovitch… murmura son invité, paraissantconfus et honteux, prêt à s’excuser de porter le même nom que M.Goliadkine.

– Iakov Petrovitch – répéta notre héros, incapable de maîtriserson trouble.

– Oui, c’est cela, c’est exactement cela… je suis votrehomonyme, répondit le docile invité de M. Goliadkine. Il était surle point d’esquisser un sourire et de hasarder un bon mot, maiss’arrêta net et reprit un air sérieux un tantinet embarrassé, ayantconstaté que son interlocuteur n’avait aucune envie de plaisanteren ce moment.

– Puisse vous demander… à quelles circonstances je doisl’honneur ?…

– Connaissant votre grandeur d’âme et votre générosité,interrompit vivement l’invité d’une voix timide et en se soulevantlégèrement de son siège, je me suis permis de m’adresser à vous…pour vous demander votre amitié… et votre protection, conclut-ilvisiblement embarrassé de trouver des expressions justes, qui nefussent ni trop flatteuses pour son vis-à-vis, ni trop humiliantespour son amour-propre, ni, enfin trop familières, traduisant ainsiun besoin d’égalité par trop déplacé. En bref, il se conduisait àla manière d’un mendiant portant un frac rapiécé et des papiersd’identité parfaitement honorables en poche, mais d’un mendiant quin’aurait pas encore eu le temps de se faire la main à demanderl’aumône.

– Vous me mettez dans l’embarras – répondit M. Goliadkine,laissant errer ses yeux, tour à tour sur son invité, sur les mursde sa chambre, enfin sur lui-même – en quoi puis-je… je veux dire…en quoi puis-je vous être utile ?

– Je me suis senti, Iakov Petrovitch, je me suis senti attirévers vous dès notre première rencontre. Soyez assez généreux pourm’excuser ; oui, j’ai fondé quelques espoirs, j’ai eu l’audaced’espérer, Iakov Petrovitch… je… je suis ici un homme dépaysé,Iakov Petrovitch, je suis un pauvre homme, qui a déjà passablementsouffert, Iakov Petrovitch, et ici je suis un nouveau venu. J’aiappris, qu’outre les grandes qualités innées de votre âmeadmirable, vous portiez le même nom que moi…

M. Goliadkine fronça les sourcils. « J’ai appris que vous étiezmon homonyme, et originaire de la même province. Aussi ai-je prisla résolution, de m’adresser à vous, de vous exposer ma situationembarrassante », ajouta l’invité.

– C’est bon, c’est bon. Mais vraiment je ne sais que vous dire,répondit M. Goliadkine d’une voix troublée, allons, nous causeronsde tout cela après le dîner…

L’invité s’inclina. Le dîner était déjà là. Petrouchka mit latable et les deux hommes se mirent en devoir de se restaurer. Lerepas ne dura guère ; tous deux étaient pressés. M. Goliadkinene se sentait pas dans son assiette. Il était assez honteux dumauvais repas qu’il avait offert à son invité à un double point devue : d’abord, parce qu’il aurait aimé le régalerconvenablement ; ensuite, parce qu’il aurait voulu lui montrerqu’il ne menait pas une vie de mendiant.

De son côté, son compagnon était tout aussi mal à l’aise et semontrait extrêmement intimidé. Ainsi, après avoir pris et mangé unetranche de pain, il n’osa pas allonger la main pour en prendre uneseconde ; il se gênait également pour se servir de bonsmorceaux et assurait à tout instant qu’il n’avait nullement faim,que le dîner était magnifique, qu’il était parfaitement satisfaitet serait reconnaissant jusqu’à la tombe. Le repas terminé, M.Goliadkine alluma sa pipe et en proposa une autre, spécialementréservée aux amis, à son invité. Ils s’assirent l’un en face del’autre et l’invité commença à conter ses aventures.

Le récit de M. Goliadkine jeune dura trois ou quatre heures. Àdire vrai son histoire n’était qu’une suite d’événementsinsignifiants, médiocres. Il y était question de son service dansune administration de province, de procureurs, de présidents, detribunaux, d’intrigues habituelles aux bureaux ; il parlaaussi de la corruption d’un fonctionnaire, de la venue d’uninspecteur, d’un changement subit à la tête de son administrationet de ses propres malheurs absolument immérités ; il fitmention également de sa vieille tante Pélagie Semonovna et enfin,conta par le détail ses dernières mésaventures : La perte de sonposte, à la suite de nombreuses intrigues de ses ennemis, sonvoyage à pied jusqu’à Saint-Pétersbourg, ses tribulations, sesmisères dans la capitale, ses longues et infructueuses démarchespour trouver une situation. Il avait dépensé ses dernièreséconomies et était littéralement réduit à vivre dans la rue, àmanger du pain sec, arrosé de ses propres larmes, à dormir à mêmele plancher. Par bonheur, il se trouva un homme charitable quis’occupa de lui, le recommanda chaleureusement et lui fit obtenirson poste actuel. Durant son récit, il pleurait, essuyait seslarmes avec un mouchoir bleu à rayures, qu’on aurait pu prendrepour une toile cirée. En conclusion, il ouvrit entièrement son cœurà M. Goliadkine et lui avoua qu’il n’avait momentanément aucuneressource pour vivre et se loger, ni même pour se vêtir décemment.Il n’avait même pas pu réunir la somme nécessaire à l’achat debottes ; quant à l’uniforme qu’il portait, il l’avait louépour quelques jours.

M. Goliadkine avait été fortement touché par ce récit. Il setrouvait dans l’attendrissement le plus profond. Certes, l’histoirede son invité était la plus banale, la plus ordinaire, pourtantchacune de ses paroles avait été reçue dans le cœur de notre héroscomme la manne céleste.

Tous les doutes de ces dernières heures s’étaientdissipés ; son cœur était libre et plein d’allégresse. M.Goliadkine se traita d’imbécile, en pensée. Tout cela paraissait sinaturel. Y avait-il vraiment lieu de se tourmenter, de sonnerl’alarme inutilement ? Évidemment, il y avait dans cetteaffaire un point épineux… cette ressemblance ; on ne pouvaitpourtant la considérer comme une véritable calamité. L’homme n’estpas responsable de l’œuvre de la nature. Il n’y avait pas là dequoi briser une carrière, attenter à l’honneur d’un homme, noircirsa réputation. De plus, son invité sollicitait sa protection. Ilpleurait, il accusait le destin ; il paraissait si inoffensif,misérable, insignifiant dénué de haine et de ruse. Il semblaithonteux lui aussi, encore que pour des motifs peut-être différents,de cette extraordinaire ressemblance. Son attitude étaitirréprochable. Il ne pensait qu’à se rendre agréable à sonamphytrion. Il avait le regard d’un homme rongé par le remords,d’un homme éprouvant un fort sentiment de culpabilité à l’égardd’un autre. Chaque fois qu’au cours de la conversation, il y avaitsujet à controverse, il se ralliait immédiatement à l’opinion de M.Goliadkine. Et si, par mégarde, il lui arrivait de se trouver encontradiction flagrante avec son interlocuteur, il se rendaitaussitôt compte de son erreur, rectifiait son jugement se lançaitdans de nouvelles explications et affirmait avec certitude que sonopinion était en tous points semblable à celle de M. Goliadkine,qu’il pensait tout à fait de la même façon, voyait tout avec lesmêmes yeux que lui. En un mot, il mettait tout en œuvre pour êtreen accord avec M. Goliadkine ; ce dernier en conclut que soninvité était un homme extrêmement aimable, sous tous les rapports.Entre temps, on servit le thé. Il était plus de huit heures. M.Goliadkine se sentait très favorablement disposé et de fort bonnehumeur.

Il s’anima, s’échauffa, petit à petit, et se lança, enfin, dansune conversation vivante et passionnée avec son compagnon. Quand ilétait dans un bon jour, M. Goliadkine aimait beaucoup parler dechoses intéressantes. Ainsi en fut-il ce soir-là. Il parla de lacapitale, de ses beautés, de ses distractions, des théâtres, desclubs, du dernier tableau de Brullov. Il raconta l’histoire de deuxAnglais, venus spécialement de Londres à Saint-Pétersbourg pouradmirer la grille du Jardin d’Été et repartis aussitôt après. Ilparla ensuite du service, d’Olsoufi Ivanovitch et d’AndréPhilippovitch, déclara, qu’à son avis, la Russie marchait vers leprogrès d’heure en heure, cita à ce propos le vers suivant :

Chaque jour s’épanouit la science du verbe.

Il mentionna également un fait divers qu’il avait ludernièrement dans L’Abeille du Nord, parla d’un serpent python desIndes, doué d’une force exceptionnelle, du baron Brambaeus, etc…Bref, M. Goliadkine était pleinement satisfait, ce soir-là ;d’abord parce qu’il jouissait d’une tranquillité complète, ensuiteparce qu’il ne craignait plus ses ennemis et se sentait mêmepréparé à les affronter en un combat décisif, enfin parce quelui-même se trouvait en ce moment dans la position d’un protecteur,d’un bienfaiteur.

Et pourtant, dans le fond de son âme, il sentait que ce bonheurn’était pas absolument parfait en cette minute ; il décelaiten lui-même, la présence d’un ver rongeur, un ver minuscule,certes, mais terriblement actif et ce ver rongeait en ce momentmême son cœur, le souvenir de la soirée passée la veille chezOlsoufi Ivanovitch le tourmentait. Il eût donné cher pour quecertains événements de cette fameuse soirée ne fussent jamaisarrivés. « Bah ! ce n’est rien », conclut-il, en prenant laferme résolution d’adopter à l’avenir, une conduite irréprochableet à ne plus être sujet à de pareils errements. Sur cesentrefaites, se sentant très remonté et presque heureux, M.Goliadkine eut le désir de jouir un peu de la vie. Petrouchkaapporta le rhum et confectionna un punch. Les deux hommes envidèrent un verre, puis un second. L’invité devint de plus en plusaimable. À plusieurs reprises, il donna des preuves de sa franchiseet de son heureux tempérament. Il participait entièrement àl’allégresse de M. Goliadkine, paraissait se réjouir de la joie dece dernier, qu’il considérait manifestement comme son seul etvéritable ami.

Tout à coup, il s’empara d’une plume et d’une feuille de papier,et demandant à M. Goliadkine de ne pas le regarder, se mit àécrire. Quand il eut terminé il montra à son ami le fruit de sesœuvres. C’était un quatrain passablement sentimental, maisadmirable quant à la forme et à l’écriture.

Il s’agissait évidemment d’une composition personnelle del’aimable compagnon de M. Goliadkine. Voici ces vers :

Même si tu m’oublies,

Je ne t’oublierai jamais.

Tout peut arriver dans la vie,

Mais, toi aussi, ne m’oublie jamais.

Les larmes aux yeux, M. Goliadkine étreignit son hôte.Profondément ému, il fit à son nouvel ami les confidences les plusintimes, les plus secrètes. Il fit souvent allusion à AndréPhilippovitch et à Clara Olsoufievna. « Ah ! tu verras, IakovPetrovitch, répétait-il à son invité, nous nous entendrons trèsbien, toi et moi. Nous vivrons comme des vrais frères. Comme despoissons dans l’eau. Et nous allons ruser, vieux frère, nous allonsruser : nous allons intriguer contre eux, oui, nous allons leurmonter une pièce à notre façon… Surtout ne te fie pas à eux. Je teconnais, Iakov Petrovitch, je comprends ton caractère. Tu escapable de tout leur raconter, toi, âme sensible et droite.Tiens-les tous à distance, vieux frère. » L’hôte était totalementd’accord avec M. Goliadkine. Il le remercia vivement et versa mêmequelques larmes. « Écoute, Iacha, continua notre héros d’une voixchevrotante et affaiblie, écoute, Iacha, vient loger chez moi, pourquelque temps ou même pour toujours. Nous ferons bon ménage. Qu’enpenses-tu, frère ? Et puis ne te tourmente pas à propos decette ressemblance entre nous, de cette étrange coïncidence ;ne t’insurge pas. C’est la nature. Et s’insurger contre la natureest pécher. Notre mère nature est généreuse, comprends-le bien,frère Iacha. Je te le dis, par amour, par amour fraternel !Ah, toi et moi, on va en faire des intrigues, Iacha. Nous leurtendrons des pièges et, tu verras, nous les moucherons… »

Les deux hommes en étaient à leur quatrième verre de punch. M.Goliadkine était dominé par deux sentiments : Le premier, celui dene pas pouvoir se tenir sur ses jambes, le second celui d’unefélicité sans bornes.

Il invita naturellement son hôte à passer la nuit dans sonappartement. On confectionna, tant bien que mal, un lit à l’aide dedeux rangées de chaises. M. Goliadkine jeune, déclara que, sous untoit ami, il était doux de dormir même sur le plancher, et que poursa part, il se sentait capable de s’endormir n’importe où, plein dereconnaissance. Il se sentait maintenant au paradis, ajouta-t-il,après une longue suite de malheurs et de souffrances. Quen’avait-il déjà vu et enduré ? Et l’avenir lui réservaitpeut-être d’autres souffrances encore ?… M. Goliadkine aînéprotesta vivement contre ces assertions et se mit en devoir de luiprouver qu’il était indispensable d’avoir foi en la justice deDieu… Son compagnon abonda dans son sens et, à son tour, déclaraque « Dieu, certes, n’avait pas son pareil ». À ce propos, M.Goliadkine aîné évoqua les Turcs et leur donna raison d’adresser,même pendant leur sommeil, des invocations à leur Dieu.

Notre héros, en désaccord sur ce point avec certains savants,qui calomniaient le prophète turc Mohamed, le considérait, lui,comme un grand homme politique. Des Turcs, M. Goliadkine passadirectement à la description, assez vivante d’ailleurs, d’un salonde coiffure algérien, description qu’il avait lue dans un livre.Les deux hommes riaient longuement de la candeur des Turcs, nonsans rendre hommage toutefois, à leur extraordinaire fanatisme,exalté par l’opium… L’hôte se mit à se déshabiller. M. Goliadkinese retira derrière la cloison. Il craignait d’une part, que soninvité n’eût pas de chemise convenable, et ne voulait pasl’humilier par sa présence. Il voulait d’autre part, s’assurer ducomportement de Petrouchka, le sonder un peu, l’égayer si possible,lui faire quelque gentillesse. M. Goliadkine désirait fortement quela paix et le bonheur régnassent, ce soir, sous son toit.Remarquons également que l’attitude de Petrouchka avait toujours ledon de mettre M. Goliadkine mal à l’aise.

– Tu devrais te coucher maintenant, Pierre – dit notre hérosd’une voix douce, en entrant dans le compartiment réservé à sonvalet. Couche-toi maintenant, et demain matin réveille-moi à huitheures. M’as-tu bien compris, Petrouchka ?

Le ton de M. Goliadkine était d’une douceur et d’une tendresseextraordinaires, mais Petrouchka demeura muet. Il continuait às’affairer autour de son lit et ne daigna pas même se tourner versson maître, démonstration cependant du respect le plusélémentaire.

– M’as-tu entendu, Pierre ? continua M. Goliadkine.Couche-toi maintenant, Petrouchka, et demain matin, réveille-moi àhuit heures. M’as-tu compris ?

– Mais oui, je m’en souviendrai… ce n’est pas sorcier, marmonnaPetrouchka.

– Bon, bon, Petrouchka. Je t’ai dit tout cela uniquement pour tatranquillité et ton bonheur. Nous sommes heureux en ce moment et jevoulais que tu le sois aussi. Et maintenant, je te souhaite bonnenuit. Dors bien, Petrouchka, dors bien. Le travail c’est notre lotà tous… Et surtout mon cher, ne va pas t’imaginer des choses…

M. Goliadkine s’arrêta au beau milieu de sa phrase : « N’ai-jepas trop dit déjà ? pensa-t-il, ne suis-je pas allé troploin ? C’est toujours la même chose. Je dépasse toujours leslimites. » Sur ce, notre héros quitta le réduit de Petrouchka,passablement mécontent de lui-même. Il était, de plus, assez vexéde la grossièreté et de l’impénétrabilité de son serviteur.

« On fait des grâces avec cette fripouille, son maître lui faitl’honneur de lui parler gentiment, et lui, il ne s’en rend même pascompte, se dit M. Goliadkine. C’est d’ailleurs une tendancegénérale et odieuse chez tous ces larbins. » M. Goliadkine revintdans sa chambre en titubant légèrement. Voyant son hôte couché, ils’assit un instant à son chevet.

« Avoue, Iacha, commença-t-il à voix basse et en balançant latête, avoue que tu es coupable envers moi, canaille. Toi, monhomonyme, tu es… enfin », ajouta-t-il sur un ton enjoué etfamilier. Puis, lui ayant souhaité très amicalement une bonne nuit,M. Goliadkine alla se coucher. Son hôte se mit à ronfler. M.Goliadkine, à son tour se mit au lit, tout en souriant et enmurmurant tout bas : « Tu es ivre aujourd’hui, mon cher IakovPetrovitch, tu es ivre, sacrée canaille. Sacré Goliadka. C’est bienle nom que tu mérites. Te voilà bien réjoui ce soir, et pourquoidonc ? Demain, tu verseras des larmes, espèce de pleurnicheur.Il n’y a rien à faire avec toi. »

À ce moment notre héros éprouva un sentiment étrange etlancinant, un sentiment qui tenait du remords et du doute. « Je mesuis trop échauffé, et maintenant me voilà ivre, se dit-il. La têteme tourne. Ah ! je n’ai pas su me retenir, crétin que je suis.Et évidemment, j’ai encore dit des bêtises, grosses comme « unemontagne. Et avec cela, prêt à intriguer… sacrée canaille… Certesle pardon et l’oubli de l’offense est la première des vertus… Iln’en reste pas moins que j’ai encore gaffé. C’est clair comme del’eau de roche. » Sur ces mots, M. Goliadkine se leva, prit unebougie et se dirigea sur la pointe des pieds vers le lit de sonhôte. Il voulait jeter un dernier regard sur son visage. Il restalongtemps penché sur lui, le dévisageant, en proie à une profondeméditation.

« Un spectacle qui n’a rien d’agréable. Une parodie, unevéritable parodie et rien de plus », murmura-t-il enfin.

Cette fois, M. Goliadkine se coucha pour tout de bon. Sa têtedevint aussitôt le siège d’un véritable vacarme : fracas,tintements, grincements. Il perdit peu à peu la conscience deschoses… Il voulut reprendre ses esprits, fixer sa pensée sur unpoint précis, évoquer un souvenir relatif à une question de la plusgrande, la plus haute importance, une question au haut pointdélicate… mais ne put y parvenir. Le sommeil s’empara de sa pauvretête et il s’endormit ; il s’endormit comme un homme qui n’apas l’habitude de boire, et qui hasard, au cours d’une soiréeamicale, s’est laissé aller à vider cinq verres de punch.

Chapitre 8

 

Le lendemain, comme à l’ordinaire, M. Goliadkine se réveilla àhuit heures. Aussitôt les événements de la veille lui revinrent àl’esprit. Il fit la grimace. « Je me suis conduit comme un imbécilehier », se dit-il en se levant de son lit, et en regardant dans ladirection de son hôte. Mais quel ne fut pas son étonnement enconstatant que son invité et le lit, sur lequel il devait avoirdormi, s’étaient volatilisés. M. Goliadkine eut peine à réprimerune exclamation. « Qu’est-ce à dire ? Que signifie donc cephénomène nouveau ? » pensa-t-il. Or, pendant que notre hérosabasourdi, contemplait bouche bée, la place vide, la porte d’entréegrinça et Petrouchka apparut, portant le plateau à thé. « Où est-ildonc ? Où est-il donc ? » murmura notre héros d’une voixà peine perceptible, désignant du doigt la place qu’occupait laveille le lit de son compagnon. Petrouchka tout d’abord ne réponditrien. Il ne daigna même pas lever les yeux sur son maître ; aucontraire, il les fixa sur un coin de la pièce, à sa droite. M.Goliadkine se sentit obligé, à son tour, de fixer les yeux dans lamême direction. Enfin, après un silence assez prolongé, d’une voixéraillée et grossière, Petrouchka répondit : « Le maître n’est pasà la maison ».

– Imbécile que tu es. C’est moi qui suis ton maître, Petrouchka,prononça M. Goliadkine d’une voix haletante et en dévorant des yeuxson valet. Petrouchka ne répondit pas, mais jeta un tel regard àson maître, que celui-ci rougit jusqu’aux oreilles. Ce regard,chargé de réprobation blessante, valait largement une offensedirecte. Les bras de M. Goliadkine en tombèrent, pour employer uneexpression courante. Enfin, Petrouchka lui annonça que L’AUTREétait parti depuis une heure et demie ; il n’avait pas vouluattendre. L’affirmation de Petrouchka paraissait certesvraisemblable et plausible. On sentait qu’il ne mentait pas. Sonregard offensant et l’expression L’AUTRE, qu’il venait d’employer,étaient les conséquences inéluctables de cette coïncidence étrange,de cette ressemblance scabreuse.

M. Goliadkine se rendit compte, encore qu’assez confusément, queles choses n’allaient pas en rester là et que le destin luiménageait encore quelques surprises plutôt désagréables.

« Bon, bon, nous verrons, se dit-il, nous verrons tout cela enson temps et saurons à quoi nous en tenir… Ah ! mon Dieu,murmura-t-il en gémissant, d’une voix tout à fait différente,pourquoi l’ai-je invité, pourquoi suis-je ainsi, dans quel butai-je manigancé tout cela. En vérité, je suis en train de fourrerma tête dans le nœud coulant que ces brigands ont préparé pourmoi ; oui, je noue moi-même, la corde autour de mon cou.Ah ! quelle tête ! Quelle tête de fou. Tu ne peux pasrésister à l’envie de gaffer, de mentir comme un collégien, commeun quelconque scribouillard, comme un vulgaire saute-ruisseau…espèce de chiffe molle et pourrie ; vieux radoteur, vieillecommère… voilà ce que tu es… Ah ! mes aïeux ! Il a mêmeécrit des vers, la fripouille, il m’a fait une déclarationd’amitié. Je saurai lui montrer la porte, s’il ose revenir… Il y aévidemment plusieurs moyens, plusieurs façons pour mettre un hommeà la porte. Par exemple : Voyez-vous, étant donné mes appointementsfort modestes… ou bien je pourrais lui faire peur en lui disant :Prenant en considération la situation générale, je dois vous mettreau courant… de l’obligation que vous aurez de payer la moitié del’appartement et de la nourriture… et en versant l’argent àl’avance. Ah ! non ! que diable. Non, c’est impossible.C’est compromettant pour moi et ce n’est pas très délicat. Onpourrait peut-être essayer autre chose ; par exemple suggérerà Petrouchka de se montrer insolent à son égard de lui manquer derespect, de lui faire quelque sortie grossière… oui, on pourrait lemettre à la porte de cette façon. C’est cela. Les laisser entête-à-tête tous les deux et… Non, que diable, non… Ce ne seraitpas très correct non plus. Ce ne serait pas du tout correct. Tantpis. Et s’il ne revient pas ? Ce ne sera guère mieux.Ah ! je lui en ai trop dit hier soir… Ah ! Ça va mal, çava mal… Oui, l’affaire se présente plutôt mal. Insensé, insensé queje suis ! Incapable de mettre un peu d’ordre… dans ma pauvretête… Et s’il revient pour refuser ma proposition ? Ah !Dieu fasse qu’il revienne. Je serais très content qu’il revienne…».

Plongé dans ses réflexions M. Goliadkine avalait son thé, touten surveillant constamment du regard la pendule.

« Il est maintenant neuf heures moins le quart. Il est temps departir. Que va-t-il m’arriver ? Que va-t-il m’arriver ?je voudrais bien savoir ce qui se trame actuellement contremoi ? Quel est leur plan, leurs intentions et leurs moyensd’action ? Oui, il serait bon de savoir exactement où veulenten venir tous ces messieurs et quels seront leurs premiers pas…»

M. Goliadkine ne pouvait plus y tenir. Il jeta sa pipe, encore àmoitié remplie, s’habilla en hâte et partit en courant à sonbureau, désireux de prévenir, autant que possible, le danger et, entout cas, de constater de par lui-même, ce qui allait se passer. Ledanger était réel. Il ne l’ignorait pas.

« Allons, allons, nous allons bientôt percer le mystère, noustirerons tout cela au clair », répétait M. Goliadkine dans levestibule, en enlevant son pardessus et ses galoches. Décidé àpasser à l’action, notre héros rajusta ses vêtements, et se composaune attitude convenable et digne. Il était sur le point d’entrerdans le bureau, lorsque, sur le seuil de la porte, il se trouva nezà nez avec son compagnon de la veille, son nouvel ami. M.Goliadkine jeune parut ne point reconnaître M. Goliadkine aîné,bien qu’ils se trouvassent face à face. Le nouveau fonctionnairesemblait très préoccupé, très pressé, hors d’haleine. Il avait unaspect si affairé, si officiel, que rien qu’à l’expression de sonvisage chacun se fût dit aussitôt : « Il est chargé d’une missionspéciale… »

– Ah ! vous voilà, Iakov Petrovitch, dit notre héros,agrippant la main de son invité de la veille.

– Tout à l’heure, tout à l’heure, excusez-moi, vous meraconterez tout cela après, s’écria M. Goliadkine jeune,s’efforçant de passer outre.

– Cependant, permettez ; il me semble que vous aviezl’intention, Iakov Petrovitch, de…

– Vous dites ? Expliquez-vous rapidement.

L’invité de M. Goliadkine s’arrêta, visiblement contraint etennuyé de ce contretemps. Il plaça son oreille juste sous le nez deson interlocuteur.

– Je dois vous avouer, Iakov Petrovitch, que je suis surpris devotre accueil… J’étais en droit de m’attendre à une tout autreattitude.

– Il existe des formalités définies pour chaque réclamation.Adressez-vous donc au secrétaire de Son Excellence et faitesensuite une demande en règle à M. le Chef de Cabinet. Vous avez uneréclamation à faire n’est-ce pas ?

– Je ne vous comprends pas, Iakov Petrovitch. Vous me stupéfiez,Iakov Petrovitch. Vous ne me reconnaissez sans doute pas ? Oupeut-être, est-ce une plaisanterie conforme à votre caractèreenjoué.

– Ah ! c’est vous, fit M. Goliadkine jeune, comme s’ilvenait seulement de reconnaître M. Goliadkine aîné. Ah ! c’estvous ? Alors, avez-vous bien dormi ?

Sur ce, le nouveau fonctionnaire esquissa un sourire officiel etpoli, mais assez déplacé dans les circonstances présentes, étantdonné qu’il restait, jusqu’à nouvel ordre, l’obligé de M.Goliadkine. Il accompagna ce sourire officiel et poli d’une courtedéclaration assurant son interlocuteur du plaisir qu’il avait àapprendre que celui-ci avait bien dormi. Aussitôt après, ils’inclina légèrement, piétina sur place, jeta un regard à droite,un autre à gauche, puis baissa les yeux, les fixa sur une portevoisine, murmura en hâte qu’il avait une mission spéciale trèsurgente et se précipita dans la pièce contiguë, rapide commel’éclair.

« Drôle d’histoire… proféra d’une voix sourde M. Goliadkine, uninstant abasourdi. Drôle d’histoire, en effet. Voilà donc de quoiil s’agit… » Ici, M. Goliadkine sentit des frissons parcourir toutson corps. « D’ailleurs, continua-t-il, se parlant à lui-même, touten se dirigeant vers son bureau, d’ailleurs, il y a longtemps queje l’ai pressenti, il est chargé ici d’une mission spéciale, c’estcela même. Pas plus tard qu’hier, j’avais déjà affirmé que cethomme se trouvait ici pour remplir une mission spéciale quequelqu’un lui avait confiée. »

– Avez-vous terminé de recopier votre document d’hier, IakovPetrovitch ? demanda Anton Antonovitch Siétotchkine à M.Goliadkine qui s’asseyait. L’avez-vous ici ?

– Oui, je l’ai, murmura M. Goliadkine, en jetant sur son chef unregard désemparé.

– Ah ! bon ! Je vous demande cela, parce qu’AndréPhilippovitch l’a déjà réclamé à deux reprises. Son Excellence nemanquera pas de le réclamer d’ici peu…

– En tout cas le document est prêt…

– Bon, bon c’est parfait.

– Il me semble que j’ai toujours accompli mon serviceconsciencieusement, Anton Antonovitch, et que j’ai toujours misbeaucoup de zèle à m’occuper des affaires que mes chefs m’ontconfiées.

– Certes. Mais que voulez-vous dire par là ?

– Moi ?… rien, Anton Antonovitch. Je voulais seulement vousexpliquer, Anton Antonovitch… C’est-à-dire, je voulais vous avertirque parfois la méchanceté et l’envie, ces deux vices toujours à larecherche de leur odieuse pitance quotidienne, n’épargnentpersonne…

– Excusez-moi, je ne vous comprends pas tout à fait bien. À quifaites-vous allusion, en ce moment ?

– Je voulais dire par là, Anton Antonovitch, que, dans la vie,j’ai toujours suivi le droit chemin, que je méprise les cheminsdétournés, que je ne suis pas un intrigant… ce dont je puis meglorifier à juste titre, et dont je pourrai prouver le bien-fondési on m’en laisse la possibilité…

– Oui, c’est possible, et même en y réfléchissant, je suis prêtà accorder le crédit le plus ample à vos allégations. Toutefois,permettez-moi de vous faire observer, Iakov Petrovitch, qu’on netolère pas toujours dans la bonne société, des allusions tropaccusées aux personnalités. Pour ma part, je suis prêt à tolérerqu’on dise beaucoup de mal de moi derrière mon dos – et que nedit-on pas derrière le dos des gens – mais pour ce qui estd’accepter qu’on me dise des insolences, cela je ne le permettraijamais, Monsieur ; j’ai blanchi au service de l’État,Monsieur, et à mon âge respectable, je ne permets à personne dem’insulter.

~ Ce n’est pas cela, Anton Antonovitch, voyez-vous, AntonAntonovitch… j’ai l’impression, Anton Antonovitch que vous nem’avez pas très bien compris. Quant à moi, Anton Antonovitch, je nepuis que considérer comme un honneur…

– Et je vous prie aussi de nous excuser, nous autres. Nous avonsété élevés à l’ancienne mode, nous. Il est trop tard, pour nous,d’adopter vos nouvelles manières. Il me semble, d’ailleurs, quenous avons montré assez d’esprit et de jugeote au service de lapatrie ; je porte, Monsieur, comme vous ne l’ignorez pas, unedécoration en récompense de vingt-cinq années de loyauxservices…

– Anton Antonovitch, je le sais, et, pour ma part, je partageentièrement votre sentiment. Mais je parlais d’autre chose. Jeparlais du masque, Anton Antonovitch…

– Du masque ?

– C’est-à-dire… je crains que là encore vous n’apportiez uneinterprétation erronée au sens de mes discours… Or, le sens de mesdiscours est conforme à vos propres idées, Anton Antonovitch. Je nefais que broder autour du thème principal, pour mettre en reliefmon idée que les porteurs de masques ne sont pas rares à notreépoque, Anton Antonovitch et dire qu’aujourd’hui il est devenudifficile de reconnaître un homme derrière son masque…

– Pour cela, savez-vous, ce n’est pas si difficile. C’est mêmeparfois assez aisé, oui, parfois, il n’est point nécessaire d’allerchercher bien loin…

– Non, voyez-vous, Anton Antonovitch, je vous parle maintenantde mon propre cas. Moi, par exemple, je ne mets de masque quelorsque les circonstances l’exigent. Ainsi, pour le carnaval oucertaines joyeuses réunions. Je parle évidemment au sens propre.Par contre, dans mes relations quotidiennes avec les gens, je neporte jamais le masque ; ceci au sens figuré du mot, au sensle plus symbolique. C’est cela que je voulais vous dire, AntonAntonovitch.

– Bon, bon, mais, pour le moment, laissons tout cela decôté, ; je n’ai d’ailleurs pas le temps de discuter, déclaraAnton Antonovitch, se levant de sa chaise et rassemblant lespapiers nécessaires pour le rapport qu’il devait présenter à SonExcellence. Quant à votre propre cas, ajouta-t-il, vous ne tarderezpas à être éclairé. Vous saurez alors à qui vous en prendre… et quiaccuser. Sur ce, je vous prie instamment de m’épargner, à l’avenir,les explications privées et les bavardages qui sont nuisibles auservice.

– Non, Anton Antonovitch, non, je n’avais pas l’intention, AntonAntonovitch… bredouilla M. Goliadkine, devenu blême. Mais déjà sonchef s’éloignait… « Que se passe-t-il, continua mentalement notrehéros, demeuré seul, quels sont donc les vents qui soufflent ici ence moment et que signifie cette nouvelle allusion ? »

Désemparé, plus mort que vif, notre héros s’apprêtait déjà àrésoudre ce nouveau problème, lorsqu’un soudain tumulte s’élevadans la pièce voisine. La porte s’ouvrit et André Philippovitchparaissant hors d’haleine parut sur le seuil. Quelques instantsauparavant il s’était rendu au bureau de Son Excellence pour desquestions de service. André Philippovitch appela M. Goliadkine.Sachant à l’avance de quoi il s’agissait et ne voulant pas faireattendre André Philippovitch, notre héros bondit aussitôt de sachaise, et se mit aussitôt en devoir de manifester une agitationforcenée. Il saisit le dossier qu’on lui réclamait, l’épousseta, ledorlota, le caressa. Il s’apprêtait déjà, son dossier sous le bras,à suivre André Philippovitch dans le bureau de Son Excellence,lorsque, passant sous le bras d’André Philippovitch toujours deboutdans l’embrasure de la porte, surgit subitement M. Goliadkinejeune. Il se glissa dans la pièce. Il paraissait très soucieux,tout essoufflé, débordé par ses occupations. Il prit un air trèsgrave, très officiel, et marcha droit sur M. Goliadkine aîné quiétait à cent lieues de s’attendre à pareille agression…

– Les papiers, Iakov Petrovitch, les papiers… Son Excellencenous a fait l’honneur de nous demander si vos papiers étaientprêts ? caqueta à mi-voix et avec un débit très précipité lenouvel ami de M. Goliadkine ; André Philippovitch vousattend…

– Je n’ai pas besoin de vous pour savoir qu’il m’attend,balbutia M. Goliadkine avec un débit très précipité également, et àmi-voix.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, Iakov Petrovitch, non, cen’est pas cela, pas du tout cela. Je compatis, Iakov Petrovitch, jesuis de tout cœur avec vous…

– Je vous prie de vous en dispenser. Permettez, permettez…

– Vous prendrez soin naturellement de mettre le dossier dans unechemise, Iakov Petrovitch. Mettez aussi un signet à la troisièmepage. Permettez, Iakov Petrovitch…

– Mais enfin… vous-même… permettez…

– Mais il y a une tache d’encre, ici, Iakov Petrovitch ?Avez-vous remarqué qu’il y a une petite tache ?…

À ce moment, André Philippovitch appela M. Goliadkine, pour laseconde fois.

– Je viens, André Philippovitch, tout de suite. J’ai ici, justeun petit rien à… Enfin, Monsieur, comprenez-vous lerusse ?

– Le meilleur serait de gratter la tache avec un canif, IakovPetrovitch ; faites-moi confiance, c’est préférable. N’ytouchez pas vous-même, Iakov Petrovitch… Faites-moi confiance… jevais juste donner un petit coup de canif…

Pour la troisième fois, André Philippovitch appela M.Goliadkine.

– Mais, je vous en prie. Où voyez-vous une tache ici ? Ilme semble qu’il n’y a pas trace de tache, ici.

– Mais si, et même une énorme tache, tenez, là. Permettez, c’estlà que je l’ai vue, tenez, permettez, laissez-moi seulement, IakovPetrovitch ; j’ai juste un petit coup de canif à donner. Jefais cela par sympathie pour vous, Iakov Petrovitch, je le fais detout cœur… un petit coup de canif… tenez… là… et voilà, c’estfait.

Ici se plaça un fait absolument imprévisible. Tout à coup, M.Goliadkine jeune, ayant pris le dessus sur notre héros, dans lebref débat qui les opposait, se saisit des papiers que réclamaitSon Excellence, en dépit de la résistance de M. Goliadkine. Mais aulieu de gratter la prétendue tache par sympathie pour sonadversaire, ainsi qu’il l’avait hypocritement affirmé, il roularapidement les papiers, les prit sous le bras et, en deux bonds, setrouva aux côtés d’André Philippovitch. Ce dernier n’avait remarquéen rien les manœuvres de M. Goliadkine jeune. Tous deux seprécipitèrent dans le bureau du directeur.

Notre héros resta cloué à sa place, tenant dans sa main le canifdont il s’apprêtait, semblait-il, à gratter quelque chose… Notrehéros n’avait-il pas encore entièrement compris tout ce qui venaitde se passer. Il n’avait pas encore repris tous ses sens. Il avaitété touché par ce nouveau coup, mais persistait encore à croire àun malentendu. En proie à une terrible, à une ineffable anxiété, ils’arracha subitement de sa place et se rua droit dans le bureau dudirecteur. En courant, il implorait le ciel, il souhaitait de toutson cœur une heureuse issue à cette situation…

Dans la dernière salle, avant le cabinet du directeur, il seheurta, nez à nez à André Philippovitch et à son homonyme. Ilsrevenaient déjà du bureau de Son Excellence. M. Goliadkines’effaça. André Philippovitch parlait gaiement en souriant. M.Goliadkine jeune souriait, minaudait, trottinant à distancerespectueuse d’André Philippovitch, et de temps à autre, avec unair radieux lui murmurait quelques mots à l’oreille, à quoi AndréPhilippovitch répondait en hochant la tête avec beaucoup debienveillance. En une seconde notre héros comprit la situation. Ilfaut dire que son travail (ainsi qu’il l’apprit par la suite) avaitdépassé les espérances de Son Excellence ; il avait ététerminé dans les délais prescrits, Son Excellence en avait étégrandement satisfaite. Il paraît même que Son Excellencecomplimenta M. Goliadkine jeune et le remercia chaleureusement,ajoutant qu’on en tiendrait compte et qu’on ne l’oublierait pas àl’avenir… Naturellement le premier geste de notre héros fut deprotester, de protester de toutes ses forces, dans la mesure dupossible. Aussi se rua-t-il sur André Philippovitch, pâle comme unmort, presque inconscient de ses actes. Mais, André Philippovitch,aussitôt qu’il eut appris que l’affaire dont voulait l’entretenirM. Goliadkine était une affaire privée, refusa de l’entendre et luifit remarquer sévèrement qu’il n’avait pas un moment libre pour lesaffaires personnelles.

Le ton de son refus, sec et cassant, produisit une profondeimpression sur notre héros. « J’aurais peut-être intérêt àl’attaquer de biais, se dit-il, par exemple, en entreprenant AntonAntonovitch. » Par malheur pour notre héros, Anton Antonovitchétait absent. Lui aussi avait été appelé et se trouvait occupé ence moment.

« Il avait ses raisons pour me demander de lui épargner lesexplications et les bavardages, se dit notre héros. Oui, c’est celaqu’il avait en vue, ce vieux scélérat. Tant pis, dans cesconditions, il ne me reste plus qu’à aller implorer Son Excellence.»

Toujours blême, sentant un désordre complet dans sa tête, enproie aux doutes, ne sachant quel parti prendre, M. Goliadkines’affaissa sur une chaise. « Il serait nettement préférable quetout cela n’ait aucune véritable signification, répétait-il sanscesse mentalement ; en vérité, une situation aussi ténébreuseest en tous points incroyable. Certainement c’est une bagatelle…c’est absolument impossible. Non, j’ai dû avoir une vision… j’ai dûprendre la réalité pour quelque chose d’autre. Sans doute suis-jeallé moi-même chez le directeur… et une fois là, me suis-je prispour quelqu’un d’autre ? En un mot tout cela est absolumentimpossible. »

À peine M. Goliadkine eut-il le temps de conclure àl’impossibilité de toute cette affaire que son homonyme fitirruption dans le bureau, portant sous le bras et dans les mainsune grande quantité de dossiers.

En passant, il glissa quelques mots, sans doute indispensables àAndré Philippovitch, échangea quelques paroles avec un autrefonctionnaire, fit quelques amabilités à l’un, quelquesplaisanteries familières à l’autre. Visiblement, il n’avait pas detemps à perdre en occupations futiles. Il s’apprêtait à franchir leseuil de la porte, pour sortir du bureau, lorsque par bonheur pournotre héros, il fut retardé par deux ou trois jeunes fonctionnairesqui entraient et avec qui il entra en conversation. M. Goliadkinese précipita sur lui. Mais M. Goliadkine jeune s’aperçutimmédiatement de la manœuvre de notre héros. Le regard inquiet, ilchercha aussitôt une issue pour se dérober à l’entretien. Mais déjànotre héros l’agrippait par la manche. Les fonctionnaires qui setrouvaient près des deux conseillers titulaires s’écartèrent,attendant avec curiosité les suites des événements.

M. Goliadkine comprenait parfaitement, qu’en cet instant, toutesles sympathies allaient à son rival. Il se rendait compte qu’unecabale était montée contre lui. Raison de plus pour affirmer sesdroits. Le moment était décisif.

– Eh bien ? proféra son homonyme, lui lançant un regardplein d’insolence.

M. Goliadkine respirait à peine.

– Je ne sais, Monsieur, commença M, Goliadkine aîné, commentinterpréter votre étrange conduite à mon égard.

– Bon. Continuez, répondit M. Goliadkine jeune en jetant unregard à la ronde et l’accompagnant d’une œillade auxfonctionnaires qui les entouraient, comme pour les prévenir que lacomédie allait commencer.

– L’insolence et le sans-gêne de vos procédés à mon égard, vousaccusent dans le cas présent plus durement… que mes paroles nepourraient le faire. Ne fondez pas trop d’espoirs sur vosmanœuvres… elles sont maladroites.

– Allons, Iakov Petrovitch, dites-moi plutôt comment vous avezdormi ? répondit M. Goliadkine jeune, regardant soninterlocuteur droit dans les yeux.

– Ne vous oubliez pas, Monsieur, répondit notre héros,complètement désemparé, se tenant à peine sur ses jambes, j’espèreque vous allez changer de ton…

– Ah ! mon cher petit… lança M. Goliadkine jeune avec unegrimace passablement provocante, puis, subitement, sans que rienait pu faire prévoir son geste, en guise de caresse, il saisitentre deux doigts la joue droite assez dodue de notre héros. Cedernier s’embrasa… Muet de rage, rouge comme une écrevisse, M.Goliadkine tremblait de tous ses membres ; son adversaire serendit compte que, poussé dans ses derniers retranchements, notrehéros était sur le point de passer à l’agression. Aussi ledevança-t-il aussitôt de la manière la plus éhontée. Il lui tapotadeux fois la joue droite, le chatouilla à deux reprises, jouantencore quelques secondes avec son rival immobile, éperdu de rage, àla grande satisfaction des jeunes fonctionnaires qui lesentouraient. Enfin, comble d’arrogance, il donna une pichenette surle ventre proéminent de son antagoniste et avec un sourire plein defiel et de sous-entendus, il lui glissa : « Tu es un petitplaisantin. Nous leur jouerons des tours, Iakov Petrovitch, oui destours… » Puis, sans attendre que notre héros ait eu le temps dereprendre ses esprits après ce nouvel assaut, M. Goliadkine jeune,après un nouveau sourire pour la galerie, se composa immédiatementune attitude officielle, l’attitude d’un homme très affairé, trèsoccupé. Il baissa les yeux, s’effaça, se recroquevilla et murmuraen hâte : « J’ai une commission urgente. » Enfin, il agita sesjambes courtaudes et se faufila dans la pièce voisine.

Notre héros resta pantois. Il n’en croyait pas ses yeux et neparvenait pas à se remettre de ses émotions…

Il reprit enfin ses esprits. Il se rendit compte aussitôt qu’ilétait perdu, ridiculisé, déshonoré, couvert de honte. On l’avaitbafoué en public et celui qui l’avait bafoué était l’homme que laveille il considérait comme son meilleur, son plus sûr ami. Ilétait compromis à jamais.

M. Goliadkine se lança à la poursuite de son ennemi. En cetinstant il n’avait cure des témoins de l’offense. « Ils sont demèche, se répétait-il, tous ils marchent la main dans la main. Etchacun ne pense qu’à exciter son voisin contre moi. » Cependant, aubout d’une dizaine de mètres, notre héros se rendit compte quetoute poursuite était vaine et revint sur ses pas.

« Tu ne m’échapperas pas, se dit-il, tu tomberas tôt ou tarddans mes rets. Le loup aura à répondre pour les larmes de l’agneau.» Plein de rage froide et d’énergique résolution il parvint à sachaise et s’assit.

« Tu ne m’échapperas pas », répéta-t-il. Il ne s’agissait plusmaintenant pour lui de se tenir passivement sur la défensive. Ilfallait passer résolument à l’attaque.

Celui qui aurait vu en cet instant M. Goliadkine, rouge decolère, contenant à grand-peine son émotion, tremper sa plume dansl’encrier et se mettre à écrire rageusement, aurait certainementconclu que l’affaire n’en resterait pas là et que notre héros ne secontenterait jamais d’une banale et bénigne solution. Une fermerésolution se forma dans le fond de son âme. De tout son cœur, ilse jura de la mettre à exécution. À vrai dire, il ne savait pasencore très bien quelle ligne de conduite il adopterait, ou plutôtil ne savait même pas du tout ce qu’il devait faire. Mais peuimportait… « Non, Monsieur, en notre siècle l’usurpation etl’effronterie ne payent pas. L’usurpation et l’effronterie vousmènent à la potence, Monsieur, et non au bonheur. Seul GrichkaOtrepiev est parvenu à ses fins, en usurpant un nom et untitre ; il a trompé un peuple aveugle, pas longtempsd’ailleurs. »

En dépit de ces considérations, M. Goliadkine décida d’attendre,pour agir, le moment où les masques tomberaient d’eux-mêmes,dévoilant le vrai caractère des gens et des choses. Il fallait,avant tout, attendre l’heure de la cessation du travail et ne rienentreprendre auparavant. À la sortie du bureau, il y avaitcertaines mesures à prendre. Ces mesures une fois prises, il savaitle plan qu’il lui fallait adopter pour briser l’impudente idole,pour écraser le serpent qui ronge le cadavre, le serpent quiméprise les faibles. En tout cas jamais M. Goliadkine ne permettraqu’on le traite comme une chiffe, comme une loque juste bonne àessuyer des bottes crasseuses, jamais il ne s’y prêtera etparticulièrement dans la conjoncture présente. N’eût été ce dernieraffront, notre héros se fût résolu, peut-être, à retenir l’élan deson cœur, il eût peut-être gardé le silence, adopté une attitudeconciliante, sans s’obstiner à de trop véhémentes protestations. Ilse serait contenté de discuter un peu, d’affirmer ses droitsirrécusables : il aurait fait d’abord quelques légères concessions,puis quelques autres encore, enfin aurait accepté un compromistotal, après que ses adversaires eussent reconnu solennellementqu’il était dans son plein droit.

Après, ma foi, il aurait été prêt à une réconciliationcomplète ; il se serait même attendri quelque peu. Peut-être,sait-on jamais, ça aurait pu être le point de départ d’une nouvelleamitié, amitié solide et chaleureuse, plus large encore que cellede la veille. Cette nouvelle amitié aurait pu effacer complètementles inconvénients résultant de la fâcheuse ressemblance de leurspersonnes ; elle aurait apporté le bonheur aux deuxconseillers titulaires qui auraient pu alors vivre en paix jusqu’àcent ans et… Disons plus, M. Goliadkine commençait à regretter sonintervention pour la défense de son droit, qui ne pouvait avoir quedes suites fâcheuses.

« Qu’il batte en retraite, qu’il déclare, que tout cela n’étaitqu’une blague et je suis prêt à lui pardonner, se dit M.Goliadkine, je lui pardonnerai plus volontiers encore s’il ledéclare publiquement Mais jamais je ne me laisserai traiter commeune chiffe ; je ne l’ai jamais permis à personne, pas même àde plus forts que lui. Raison de plus pour ne pas tolérer pareilleoffense de la part d’un homme aussi corrompu. Je ne suis pas uneloque, Monsieur, non, je ne suis pas une loque. » La conclusion deM. Goliadkine pouvait se résumer en une phrase : « Vous êtes,Monsieur, le seul et véritable coupable de tout cet état de choses.». Il était maintenant décidé à protester, à se défendre, par tousles moyens, jusqu’à la dernière extrémité. C’était dans sontempérament. Il ne pouvait s’incliner devant un affront ; ilne pouvait admettre qu’on le piétinât comme on piétine uneloque ; il ne pouvait admettre cela, surtout de la part d’unhomme aussi méprisable. On pouvait admettre à la rigueur qu’unhomme fortement désireux, disons plus, absolument résolu à fairetourner en bourrique M. Goliadkine, y fut parvenu sans trop derésistance de la part de l’intéressé, et en tout cas sans granddanger. Ceci M. Goliadkine l’admettait parfois lui-même. Cet hommeaurait fait de notre héros une loque, une loque lamentable,crasseuse, mais, une loque qui aurait eu tout de même del’amour-propre, de l’enthousiasme, des sentiments ; un pauvrepetit amour-propre, certes, et de pauvres sentiments refoulés dansles replis profonds et crasseux de la misérable loque, mais dessentiments tout de même…

Les heures s’écoulaient avec une lenteur désespérante. Enfinquatre heures sonnèrent. Peu après, les fonctionnaires commencèrentà se lever et à quitter le bureau à la suite de leur chef pourregagner chacun sa demeure. M. Goliadkine se glissa dans la foule.Son œil veillait et ne quittait pas celui qu’il ne fallait paslaisser échapper. Notre héros vit son homonyme se diriger vers lesgardiens du vestiaire. Suivant son odieuse habitude, M. Goliadkinejeune minaudait avec le gardien en attendant son pardessus. Momentcrucial. Tant bien que mal M. Goliadkine se fraya un passage àtravers la foule, ne voulant pas se laisser distancer et réclama,lui aussi, son pardessus. Mais son ami de la veille fut servi lepremier. Évidemment, là encore, il avait su s’infiltrer, flatter legardien, l’aduler en cachette, avec sa bassesse habituelle.

Il endossa son pardessus et lança un regard ironique à M.Goliadkine. C’était une, provocation directe et publique. Puis,avec son arrogance coutumière, il jeta un coup d’œil à la ronde etvoulant conserver l’avantage moral qu’il avait acquis aux yeux detous sur son adversaire, il se mêla en trottinant aux autresemployés. Il dit un mot à l’un, chuchota un instant à l’oreille del’autre, débita quelque flatterie à un troisième, décrocha unsourire au quatrième, serra une main, puis descendit allègrementl’escalier. Notre héros se précipita à sa suite et, à sa grandesatisfaction, le rattrapa à la dernière marche. Il le saisit par lecol de son pardessus. M. Goliadkine jeune parut assez embarrassé etregarda autour de lui d’un air désemparé.

– Que signifie votre attitude ? murmura-t-il enfin d’unevoix éteinte.

– Monsieur, si vous êtes un homme honorable, vous devez voussouvenir de nos relations cordiales d’hier, proféra notrehéros.

– Ah ! oui. Et à propos, avez-vous bien dormi ?

De rage, M. Goliadkine ne put, durant quelques instants,prononcer un seul mot.

– Oui, j’ai fort bien dormi, moi… Mais permettez-moi de vousfaire observer, Monsieur, que votre jeu est terriblementembrouillé.

– Qui prétend cela ? Ce sont mes ennemis qui le disent,répondit abruptement celui qui se faisait appeler M. Goliadkine, eten même temps, d’un mouvement brusque, il se libéra de l’étreinte,assez faible d’ailleurs de notre héros.

Il bondit aussitôt dans la rue, inspecta les alentours puis,apercevant un fiacre, courut, se précipita dans la voiture etdisparut aux yeux de M. Goliadkine aîné. Notre héros resta seul,abandonné de tous, en proie au plus grand désespoir. Il regardaautour de lui, mais ne vit aucun autre fiacre. Il voulut courir,mais ses jambes vacillaient. La tête renversée, la bouche largementouverte, recroquevillé, sans forces, il s’appuya contre un bec degaz. Il resta ainsi un long moment au beau milieu du trottoir. Toutparaissait perdu pour M. Goliadkine.

Chapitre 9

 

Tout, les hommes et jusqu’à la nature, semblait ligué contre M.Goliadkine. Mais il restait encore debout et ne s’avouait pasvaincu. Non, il n’était pas encore vaincu, cela il le sentait et ilétait prêt à lutter. Il mit tant d’énergie et d’exaltation à sefrotter les mains, une fois passé le premier moment de stupeur,que, rien qu’à voir son attitude, on pouvait être sûr qu’il necéderait à aucun prix. Toutefois le danger était manifeste. M.Goliadkine s’en rendait parfaitement compte.

Mais comment y remédier ? Voilà la question. À un certainmoment une idée lui traversa le cerveau : « Ne vaut-il pas mieuxlâcher prise, et battre en retraite purement et simplement ?Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Je me tiendrais à l’écartcomme si je n’étais pas en cause. Je laisserais faire, sansintervenir. Je n’y suis pour rien, un point, c’est tout. De soncôté, il cédera peut-être lui aussi ? Il tournera comme unetoupie, le scélérat, tournera encore et cédera. Oui, c’est cela. Jel’emporterai par la résignation. Mais, au fait, où donc est ledanger ? De quel danger s’agit-il ? J’aimerais bien quequelqu’un me dise où se trouve le danger ? Une affaire banale.Une affaire ridicule… et rien de plus… » Ici M. Goliadkine s’arrêtanet. Les mots se figèrent sur sa langue. Il s’en voulut à mortd’avoir de pareilles pensées. Il s’accusa aussitôt de bassesse etde couardise. Mais cela n’avançait en rien ses affaires. Il sentaitclairement qu’une décision quelconque était, dans le momentprésent, d’une nécessité impérieuse. Il sentait aussi qu’il seraitprêt à payer cher celui qui lui indiquerait une solution. Maiscomment la trouver seul ? Il n’avait pas d’ailleurs le tempsde la chercher. À tout hasard et pour ne pas perdre trop de tempsil prit un fiacre et se fit rapidement conduire chez lui. « Alors,comment te sens-tu maintenant ? se demanda-t-il, oui, commentvous sentez-vous en ce moment, Iakov Petrovitch ? Que vas-tufaire ? Que comptes-tu faire maintenant, espèce de lâche,espèce de fripouille. Tu as tout fait pour en arriver là etmaintenant, tu pleurniches, tu te lamentes. » Ballotté par lescahots de son vétuste équipage, M. Goliadkine se gaussait delui-même. Ces acerbes plaisanteries, qui avivaient ses propresplaies, constituaient pour lui, en cet instant, le plus vifplaisir, disons plus, la plus grande des voluptés.

« Supposons une seconde, se dit-il, qu’un magicien se présentetout à coup devant toi – un magicien ou quelque autre homme investide pouvoirs surnaturels et te dise : Donne-moi un doigt de ta maindroite, Goliadkine et nous serons quittes ; il ne sera plusquestion de l’autre Goliadkine et tu seras heureux avec un doigt demoins… Eh bien, je lui donnerais ce doigt, je le donneraiscertainement, je le donnerais sans sourciller. Que le diableemporte tout cela, s’écria enfin le pauvre conseiller titulaire aucomble du désespoir. Pourquoi tous ces malheurs ? Pourquoifallait-il que tout cela m’arrive, justement cela et pas quelquechose d’autre. Et tout allait si bien au début. Tout le monde étaitcontent et heureux. Il a fallu que ça arrive… Enfin nous neparviendrons à rien avec des paroles. Il faut agir. »

Sur le point de prendre une résolution, il entra dans sonappartement. Sans perdre un instant il saisit sa pipe, se mit àtirer dessus, à aspirer de toutes ses forces, laissant échapper detous côtés des nuages de fumée et parcourut la pièce en tous sens,en proie à une vive émotion. Petrouchka, cependant, commençait àmettre la table. Tout à coup, sa décision enfin irrévocablementprise, M. Goliadkine jeta sa pipe, enfila son pardessus et sortitprécipitamment, en criant à son valet qu’il ne dînerait pas à lamaison. Dans l’escalier, il fut rattrapé par Petrouchka qui, horsd’haleine, lui tendait le chapeau, que notre héros, dans sa hâte,avait oublié. Goliadkine prit le chapeau et voulut dire en passantquelques mots pour justifier cet oubli, afin que Petrouchka ne pûtimaginer quelque sottise sur les motifs de son trouble. Mais,Petrouchka ne daigna pas lui jeter un regard et s’en fut. M.Goliadkine, sans autre explication, mit son chapeau sur sa tête etdescendit en courant l’escalier, en murmurant que tout pouvaitencore s’arranger favorablement. Il sentait néanmoins des frissonsparcourir, tout son corps, de la tête aux pieds. Il héla un cocheret se fit conduire chez André Philippovitch.

« Au fait, ne vaut-il, pas mieux remettre cette visite àdemain ? » se dit-il tout à coup, s’apprêtant déjà à tirer lecordon de la sonnette de l’appartement d’André Philippovitch.

« Et d’ailleurs, que lui dirais-je ? Je n’ai rien departiculier à lui dire. Quoi ? Puisqu’il s’agit, somme toute,d’une affaire insignifiante, oui, d’une affaire absolumentinsignifiante, d’une misérable petite affaire de rien du tout… oupresque… enfin cela ne vaut pas très cher… » Brusquement M.Goliadkine tira la sonnette. Il entendit le grelot à l’intérieur,puis un bruit de pas… Déjà M. Goliadkine se maudissait pour saprécipitation et son audace. Ses récents ennuis et sa dernièrealtercation avec André Philippovitch qui étaient presque passés ausecond plan, par suite d’affaires plus urgentes, lui revinrentaussitôt à la mémoire. Mais il était trop tard pour fuir. Déjà laporte s’ouvrait. Par bonheur pour notre héros, on lui fit savoirqu’André Philippovitch n’était pas encore rentré du bureau et qu’ilne dînerait pas à la maison. « Je sais où il dîne, se dit notrehéros, délirant de joie, il dîne certainement près du pontIsmailovsky. » Le serviteur lui demanda s’il y avait une commissionà faire. « Non, mon ami, merci, ce n’est rien, je reviendrai »,répondit notre héros et il descendit fort allègrementl’escalier.

Une fois dans la rue, il paya le cocher et le renvoya. Le cocherréclama un supplément. « J’ai dû attendre un bon moment, Monsieur,et n’ai point ménagé mon cheval à votre service », ajouta-t-il. M.Goliadkine lui accorda une gratification de cinq kopecks avec,d’ailleurs, un certain plaisir et s’en alla à pied.

« L’affaire est délicate, se disait-il en route, on ne peut sepermettre de la négliger. Mais en y réfléchissant, en yréfléchissant bien, j’estime que pour le moment il est inutile dese faire du souci. Ah ! non, à quoi bon toujours rabâcher lamême histoire et me faire du mauvais sang. À quoi bon metourmenter, me débattre, souffrir et me transpercer moi-même lecœur ? Ce qui est fait est fait… on ne peut y revenir… non, onne peut y revenir… Raisonnons un peu : Voici un homme… Voici unhomme, dis-je… il a de bonnes recommandations ; il a, dit-on,l’étoffe d’un bon fonctionnaire. Il est d’une conduiteirréprochable. Il est pauvre et il a beaucoup de tracas dans lavie, oui, des ennuis de toutes sortes. Pauvreté n’est point vice.Par conséquent, je n’ai rien à faire dans cette affaire…

» De quoi s’agit-il, en effet ? Voilà donc cet homme ;il se trouve que, par un caprice de la nature, il ressemble, commedeux gouttes d’eau, à un autre homme. On dirait véritablement unecopie. Va-t-on refuser pour cela de l’admettre dansl’administration ? Si c’est la destinée, oui, la destinée, ledestin aveugle qui est seul responsable de cette ressemblance,va-t-on le piétiner comme une chiffe, lui refuser le droit detravailler ?… Et la justice dans tout cela ?… C’est unhomme pauvre, abandonné, désemparé. Le cœur se fend à le voir. Lacharité ordonne de le protéger. Parfaitement. Il ferait beau voirque nos chefs raisonnassent aussi mal que moi, tout à l’heure… Têtede linotte ! Ah ! oui, quelle cervelle d’imbécile !Bête comme dix à certaines heures. Ah ! non, non !Heureusement que nos chefs ont bien agi ; ils ont recueilli lepauvre malheureux… Bon, supposons maintenant que nous soyonsjumeaux, oui, que nous soyons, ainsi, frères jumeaux de naissance,et rien de plus…

» Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Rien, absolumentrien ! On peut parfaitement habituer à cette idée les autresfonctionnaires… Je suis sûr qu’un étranger entrant dans notrebureau, ne trouverait rien d’indécent ni d’offensant à cettecoïncidence. Il y a là même, un côté attendrissant… qui correspondà l’idée suivante : Dieu a décidé de créer deux êtres absolumentidentiques, et les chefs, pleins de bienveillance, comprennent lavolonté divine et prennent les deux jumeaux sous leur protection.Évidemment, continua M. Goliadkine, en reprenant souffle et enbaissant un peu la voix, évidemment il eût été préférable que riende tout cela n’arrivât, ni l’attendrissante coïncidence, nil’histoire des jumeaux… Que le diable emporte tout cela ! Onn’avait vraiment pas besoin de tout cela. On se serait bien passéde cette affaire… Ah ! mon Dieu. Dans quel pétrin ils nous ontmis, ces démons… Il faut dire cependant que son caractère ne me ditrien qui vaille ; et puis, il a un petit air enjoué ethypocrite… un vrai coquin, fureteur et servile, un vil flatteur, ceGoliadkine !… Il est capable de déshonorer mon nom par soninconduite, ce scélérat ! Il faudra le surveiller de près. Envoilà une corvée… Mais, au fond, est-ce bien utile ?Certainement non. Lui, c’est une crapule, d’accord. Crapule il est,crapule il restera. Mais l’autre est honnête. Eh bien, qu’il restecrapule, et moi je resterai honnête. Les gens diront : CeGoliadkine-ci est une fripouille ; détournez-vous de lui et nele confondez pas avec l’autre ; celui-là, par contre, esthonnête, vertueux, doux et paisible ; on peut compter sur luidans le travail et, certes, il mérite de l’avancement… voilà, c’estainsi. Bon… et si… et s’ils venaient à nous confondre ? Aveclui, tout est possible. Il est capable de se faire passer pour unautre, oui, parfaitement capable. Et aussi de faire passer cetautre pour une loque, sans même se rendre compte qu’un homme n’estpas une loque… Ah ! mon Dieu, mon Dieu. Ah ! quellemisère… »

Plein de ces idées, de ces hypothèses, M. Goliadkine trottait auhasard, sans même savoir où il voulait aller. Il reprit ses espritssur la Perspective Nevski. Il le dut d’ailleurs, au fait d’avoirviolemment heurté un passant. Sans lever la tête, M. Goliadkinebalbutia quelques excuses. Mais le passant était déjà loin ;il avait, de son côté, proféré quelques injures. Notre héros levala tête et inspecta les lieux. Il s’aperçut alors qu’il se trouvaitjuste à côté du restaurant où il s’était reposé avant la fameusesoirée d’Olsoufi Ivanovitch. M. Goliadkine ressentit aussitôt despincements à l’estomac. Il se souvint qu’il n’avait pas encoredîné. Comme, d’autre part, il n’était invité nulle part, il seprécipita, sans perdre de temps, dans l’escalier, décidé à mangerrapidement un morceau.

Les prix étaient passablement élevés, mais ce petit inconvénientn’était pas pour arrêter M. Goliadkine. De telles bagatelles necomptaient plus en de pareils moments. Dans une salle brillammentéclairée, une masse compacte de clients se pressait autour ducomptoir sur lequel s’étalait une multitude de hors-d’œuvre,propres à satisfaire les goûts les plus raffinés. Le préposé aucomptoir était débordé. Il parvenait avec peine à verser lesboissons, servir les plats, recevoir l’argent et rendre la monnaie.M. Goliadkine prit la file. Quand son tour arriva, il tenditdiscrètement la main vers un petit pâté en croûte. Puis, il seréfugia dans un coin et tournant le dos à l’assistance, se mit àmanger de bon appétit. Après quoi, il revint vers le comptoir,rendit son assiette et, connaissant les prix d’usage sortit unepièce de dix kopecks et la déposa sur le comptoir, tout encherchant du regard le vendeur pour lui indiquer que ces dixkopecks étaient là pour payement d’un petit pâté.

– Vous devez un rouble et dix kopecks, marmonna le vendeur entreses dents.

M. Goliadkine ne fut pas peu étonné.

– C’est à moi que vous vous adressez ? Il me semblepourtant que je n’ai pris qu’un seul pâté.

– Vous en avez pris onze, déclara le vendeur avec assurance.

– Vous dites ?… Il me semble que vous faites erreur, jesuis presque certain de n’avoir pris qu’un seul pâté.

– J’ai compté. Vous en avez pris onze. Quand on se sert, il fautsavoir payer. Nous ne faisons pas de cadeaux, ici.

M. Goliadkine était abasourdi.

« Suis-je la victime de quelque sortilège ? » sedemanda-t-il.

Cependant, le vendeur attendait la décision de notre héros. Déjàon s’attroupait autour de lui. Il plongea la main dans sa pochepour en retirer une pièce d’argent d’un rouble, résolu à payerimmédiatement, pour ne pas courir le risque de commettre unpéché.

« Bah ! se disait-il, rouge comme une écrevisse, allons-ypour onze, puisqu’il l’affirme. Il n’y a rien d’extraordinaire à cequ’un homme ait mangé onze petits pâtés. Il avait faim, alors mafoi, il en a mangé onze. Tant mieux pour lui. En tout cas, il n’y aà cela rien d’extraordinaire, ni de risible… »

Subitement, M. Goliadkine eut une intuition. Il leva les yeux etaussitôt comprit tout, l’énigme et le sortilège… Toutes lesdifficultés tombaient d’un seul coup… Sur le seuil de la portedonnant sur la pièce voisine, derrière le dos du vendeur, doncjuste en face de notre héros, dans l’embrasure même de cette porte,que jusqu’à ce moment M. Goliadkine avait pris pour une glace, setenait un petit homme qui n’était à n’en point douter M. Goliadkinelui-même, non pas le véritable, l’ancien M. Goliadkine, lepersonnage de notre nouvelle, mais l’autre M. Goliadkine, lenouveau M. Goliadkine. Il était, visiblement, de très bonne humeur.Il souriait perfidement, lui adressait des signes de tête et desclins d’yeux. Il piétinait sur place et semblait prêt à la premièrealerte à se dérober, à glisser dans la pièce voisine et de là, àfiler par l’escalier de service, rendant ainsi vaine toutes lespoursuites… il tenait dans la main le dernier morceau du dixièmepâté, qu’il avala sous les yeux mêmes de notre héros, avec unclaquement de langue qui traduisait sa satisfaction.

« Il s’est servi de notre ressemblance, le scélérat, se dit M.Goliadkine tout rouge, brûlant de honte ; il ne s’est pas gênéde le faire en public. S’en est-on rendu compte ? Levoit-on ? Il semble que personne n’ait remarqué cettesubstitution… » M. Goliadkine jeta sa pièce d’argent sur lecomptoir comme si elle lui eût brûlé les doigts, puis, sans mêmeremarquer le sourire insolent du vendeur, sourire qui témoignait deson triomphe et d’une paisible domination, il se faufila à traversla foule et sortit.

« Il est encore heureux qu’il ne m’ait pas définitivementcompromis, se dit-il. Oui, je dois rendre grâce à ce bandit et audestin que tout ce soit bien arrangé, en fin de compte. Il y a bience vendeur qui s’est montré grossier. Mais il faut dire qu’il étaitdans son droit. Il lui revenait légitimement un rouble et dixkopecks. C’est normal… On ne donne rien sans argent, chez nous. Ilaurait pu néanmoins être plus aimable, ce sacripant !… »

M. Goliadkine se tenait ces propos en descendant l’escalier.Parvenu sur la dernière marche du perron, il s’arrêta brusquement,comme pétrifié. Le sang lui monta au visage, et des larmesapparurent dans ses yeux. Il était au comble du désespoir et del’humiliation. Il resta ainsi, figé, durant une bonne demi-minute,puis frappa du pied avec énergie, sauta d’un bond sur le trottoiret se mit à courir comme un fou, sans se retourner. Hors d’haleinemais sourd à la fatigue il courait vers sa maison, vers la rue desSix Boutiques. À peine arrivé, sans même prendre la peine d’enleverson pardessus, ce qui était contraire à ses habitudes douillettes,et de bourrer sa pipe, il s’assit aussitôt sur le divan, prit unencrier et une plume, sortit une feuille de papier et se mit àécrire d’une main tremblante d’émotion.

Voici son épître :

« Honorable Iakov Petrovitch,

» Jamais je n’aurais pris la plume, si les circonstancesactuelles, et votre propre comportement, Monsieur, ne m’y avaientobligé. Croyez-moi, c’est uniquement contraint par la nécessité quej’entre en de pareilles explications avec vous. C’est pourquoi jevous prie tout d’abord de considérer cet acte, non comme uneréponse, longtemps méditée, à vos affronts, mais comme laconséquence inéluctable des circonstances où notre sort commun esten jeu. »

« Cela me paraît fort bien ; c’est décent, poli, sanstoutefois manquer de force et de fermeté… Il n’y a là riend’offensant, me semble-t-il. De plus, je suis dans mon droit », sedit M. Goliadkine en relisant sa missive.

« Votre apparition subite et étrange, par une nuit de tempête aucours de laquelle je venais d’être la victime d’une agressionbrutale et indigne de la part de mes ennemis, dont je tairai lesnoms par mépris, a été l’embryon de tous les malentendus quiexistent entre nous à l’heure actuelle.

» Votre obstination, Monsieur, à n’en faire qu’à votre tête et àvous introduire par la force dans ma vie, tant privée que publique,dépasse les limites prescrites par la plus élémentaire correctionet par les usages les plus stricts de la vie en société. J’estimeinutile de vous rappeler ici le rapt des documents, que vous avezcommis, Monsieur, et l’imposture aux dépens de mon nom respectable,aux seules fins d’obtenir la faveur de nos chefs, faveur que vousne méritez aucunement. Inutile d’insister, également, sur lamanière offensante préméditée dont vous avez éludé mesexplications, que votre attitude rendait indispensables.

» Enfin je ne veux pas mentionner votre étrange, pour ne pasdire incompréhensible comportement, à mon égard, au restaurant.Loin de moi le désir de palabrer sur la dépense d’un rouble, sansaucun profit pour moi. Toutefois je ne puis faire taire monindignation au souvenir de l’évident attentat à mon honneur, dontvous vous êtes rendu coupable, Monsieur, et ceci en présence dequelques personnes qui, encore que je n’aie point l’honneur de lesconnaître, sont certes des gens d’un milieu très convenable… »

« Ne suis-je pas allé trop loin ? se dit M. Goliadkine enrelisant. N’ai-je pas exagéré ? Ainsi, cette allusion aumilieu convenable ne sonne-t-elle pas d’une façon tropoffensante ? Bah ! tant pis ! Il s’agit de montrerde la fermeté. Toutefois, pour adoucir, je pourrais lui glisser àla fin quelqu’amabilité, quelque flatterie. Voyons un peu cela…»

« Monsieur, je ne me serais pas permis de vous importuner par malettre, n’eût été ma profonde conviction que la noblesse de vossentiments et la droiture de votre caractère sauront vous dicterles mesures à prendre pour remédier à vos manquements et remettreles choses en ordre, comme par le passé.

» Le cœur rempli d’espoir, je me permets de croire que vous neverrez dans ma lettre rien qui puisse vous offenser et que vous nerefuserez pas une explication complète par une lettre que vouspouvez remettre à mon valet.

« Dans l’attente de votre réponse, j’ai l’honneur, Monsieur,d’être votre très dévoué serviteur.

I. GOLIADKINE. »

« Bon, tout cela est fort bien. L’affaire est réglée. Nous ensommes arrivés au stade de la correspondance. À qui la faute ?À lui, évidemment ! C’est lui qui m’a acculé à la nécessitéd’exiger des explications par écrit. Moi, je suis dans mon droit… »M. Goliadkine relut une dernière fois sa lettre, la plia, lacacheta, puis appela Petrouchka. Le valet entra, les yeux commed’habitude, bouffis de sommeil. Il paraissait fortementcontrarié.

– Tu vas prendre cette lettre, mon ami… mecomprends-tu ?

Petrouchka resta muet.

– Tu vas prendre cette lettre et la porter à mondépartement ; là, tu demanderas l’huissier de service ;aujourd’hui, c’est Vahrameïev qui est de jour.Comprends-tu ?

– Oui, je comprends.

– Je comprends. Tu ne peux pas dire : je comprends,M’sieur ? Bon. Tu demanderas donc l’employé Vahrameïev. Tu luidiras : Voici ce qui se passe : mon maître vous fait transmettreses salutations et vous prie humblement de rechercher dans le livred’adresses de notre administration, l’endroit où habite leconseiller titulaire Goliadkine.

Petrouchka restait toujours muet. M. Goliadkine crut voir unsourire errer sur ses lèvres.

– Bien, tu lui demanderas donc l’adresse de ce nouveaufonctionnaire qui s’appelle Goliadkine.

– Entendu.

– Tu demanderas donc cette adresse et tu porteras cette lettre àl’adresse indiquée. Comprends-tu ?

– Oui, je comprends.

– Et si à l’endroit… enfin, là où tu auras porté cette lettre,le Monsieur à qui tu remettras la lettre… ce Goliadkine enfin…Qu’as-tu à rire, crétin ?

– Je ne ris pas. Je n’ai aucune raison de rire. Ça ne me regardepas. Je n’y suis pour rien. Il n’y a rien de drôle pour moi…

– Bon, eh bien dans ce cas… si ce Monsieur commence à tedemander comment va ton maître, enfin, comment il se porte… enfins’il te pose des questions de ce genre… ne lui réponds rien, maisseulement dis-lui ceci ; « Mon maître… va bien… il vous priede lui donner une réponse par écrit. » Comprends-tu ?

– Je comprends.

– Alors c’est entendu. Tu lui dis : « Mon maître… va bien… il seporte bien et s’apprête à se rendre chez des amis. Il attend devous une réponse par écrit. » Compris ?

– Compris.

– Alors, vas-y… Ah ! il m’en donne du mal, ce crétin. Ilpasse son temps à ricaner. De quoi rit-il ? Ah ! je suisdans un sale pétrin ! Je suis vraiment dans un sale pétrin ence moment ! Enfin, tout cela peut encore se terminer d’unemanière favorable… Cette fripouille va mettre deux bonnes heures àlambiner en route… il s’arrêtera quelque part… On ne peut pas luiconfier une commission. Ah ! quel malheur ! Quel malheurme tombe sur ma tête !…

Pleinement conscient de tous ses malheurs, notre héros décidad’adopter, au moins durant deux heures, une attitude passive, enattendant le retour de Petrouchka. Pendant une bonne heure ildéambula à travers la chambre, fuma une pipe puis l’abandonna,essaya de lire, s’allongea ensuite sur le divan, reprit à nouveausa pipe, enfin recommença sa promenade effrénée à travers lachambre. Il aurait voulu réfléchir, raisonner, mais étaitabsolument incapable de se concentrer. Petit à petit, cetteattitude passive le conduisit aux derniers stades de l’agonie. Ilse décida à changer sa ligne de conduite. Il se dit : « Petrouchkane sera pas là avant une heure. Je pourrais remettre ma clef augardien et profiter de ce temps pour faire une enquête… pour fairemon enquête personnelle. » Sans perdre de temps, désireux de menerrapidement ses recherches, M. Goliadkine mit son chapeau, sortitsur le palier, ferma la porte à double tour, passa chez le gardienet lui remit la clef en l’accompagnant d’un pourboire de dixkopeks. Notons à ce propos que M. Goliadkine était devenuexceptionnellement généreux ces derniers temps, il sortit ensuitedans la rue et se mit en route vers la destination qu’il s’étaitfixée. Il marcha d’abord jusqu’au pont Ismailovsky, qu’il atteigniten une demi-heure. Parvenu là, il entra sans hésiter dans la courde la maison qu’il connaissait si bien et leva les yeux sur lesfenêtres de l’appartement du conseiller d’État Berendeiev…

À l’exception de trois fenêtres éclairées et voilées par desrideaux rouges, toutes les autres étaient obscures. « OlsoufiIvanovitch n’a pas d’invités ce soir, se dit notre héros, et toutela famille est restée à la maison. »

M. Goliadkine resta un bon moment dans la cour, indécis. Ilétait sur le point de prendre une décision, mais au dernier momentil changea d’avis. Sa main esquissa un geste de lassitude. M.Goliadkine quitta les lieux. Dans la cour il se dit : « Non, cen’est point ici que je dois aller. Qu’ai-je à faire ici ? Jeferais mieux de faire ma petite enquête personnelle. » Ayant priscette résolution, M. Goliadkine se dirigea vers son bureau. Ilavait un assez long et pénible trajet à accomplir dans la boue. Laneige mouillée tombait à gros flocons. Mais, en cet instant notrehéros ignorait tous les obstacles. Il était trempé jusqu’aux os etpassablement crotté, mais n’en avait cure. « Le principal estd’atteindre le but fixé », se répétait-il. Effectivement M.Goliadkine approchait de son but. Il apercevait déjà au loin devantlui la masse sombre de l’énorme bâtisse de l’administrationpublique. « Stop, se dit-il, où vais-je ? Que vais-je faireici ? Bon, disons que je connaîtrais son adresse… Pendant cetemps Petrouchka sera déjà rentré à la maison en rapportant saréponse. Je perds inutilement un temps précieux… J’ai dépensé montemps en pure perte. Bah ! ce n’est rien, je peux encore toutrattraper. Au fait, il serait peut-être bon de passer quand mêmechez Vahrameïev ?… Non, pas la peine… plus tard… Ah ! jen’avais aucun besoin de sortir… C’est un trait de mon caractère…Toujours pressé, que ce soit nécessaire ou non… toujours pressé dedevancer les événements… Hum !… Quelle heure est-il ? Pasloin de neuf heures, sans doute. Et si Petrouchka rentre et netrouve personne à la maison ? J’ai fait vraiment une sottiseen sortant… Ah ! quelle aventure ! »

Après cet aveu sincère au sujet de sa sotte conduite, notrehéros se mit à courir vers son domicile où il arriva éreinté. Legardien lui apprit qu’il n’avait pas encore vu trace dePetrouchka.

« C’est bien cela. Je l’avais bien prévu, pensa notre héros. Etpourtant il est déjà neuf heures. Ah ! quelle crapule !Toujours en train de se saouler. Ah ! mon Dieu, monDieu ! Le destin m’a bien servi… quelle journée ! »

La tête pleine de ces pensées et de ces récriminations M.Goliadkine monta l’escalier, ouvrit la porte de son appartement,alluma une bougie, se déshabilla, puis, affamé, épuisé, abattu, lesmembres brisés, il s’allongea sur le divan, attendant le retour dePetrouchka. La bougie projetait sa lueur blafarde et vacillante surles murs… M. Goliadkine resta longtemps à penser, à regarder autourde lui, puis s’endormit enfin d’un sommeil de plomb.

Il se réveilla très tard. La bougie, presque consumée,fumait ; elle en était à son dernier souffle. M. Goliadkine seleva d’un bond, s’ébroua, se secoua et se souvint aussitôt de tout,oui, absolument de tout. Il entendait les ronflements puissants dePetrouchka qui dormait derrière le paravent. M. Goliadkine seprécipita vers la fenêtre. Pas une lumière à l’horizon. Il ouvritun vasistas ; tout était silencieux ; la ville dormait,semblait morte. Il devait donc être deux heures, peut-être trois…L’horloge derrière la cloison prit son élan et marqua deux coups.M. Goliadkine se précipita dans le réduit du valet.

Tant bien que mal, après de multiples efforts, il parvint àredresser Petrouchka. La bougie s’était éteinte entre temps. M.Goliadkine mit une bonne dizaine de minutes pour en trouver uneseconde et l’allumer. Pendant ce temps Petrouchka se rendormit.

« Espèce de crapule, espèce de scélérat, répétait M. Goliadkine,le secouant à nouveau : vas-tu te réveiller, vas-tu teredresser ? » Au bout d’une demi-heure d’efforts, M.Goliadkine parvint à le remettre d’aplomb. Il le transporta dans sachambre. Notre héros s’aperçut alors que Petrouchka était ivre mortet qu’il tenait à grand-peine sur ses jambes.

– Espèce de fainéant, espèce de brigand, hurla M. Goliadkine. Tume perces le cœur, tu m’assassines ! Ah ! mon Dieu !Et qu’a-t-il fait de ma lettre, Seigneur ? Qu’en a-t-ilfait ? Et pourquoi l’ai-je écrite ? Quel besoin avais-jeje l’écrire ? Je me suis, une fois encore, emballé !C’est encore mon amour-propre qui a parlé. Je me suis mis dans debeaux draps avec cet amour-propre… Qu’as-tu fait de la lettre,brigand ? À qui l’as-tu remise ?…

– À personne. Et d’ailleurs je n’avais pas de lettre… Voilà…

De désespoir, M. Goliadkine se tordait les mains.

– Écoute, Pierre, écoute… écoute-moi bien…

– J’écoute…

– Où es-tu allé ? Réponds…

– Où je suis allé ?… Eh bien, je suis allé chez de bravesgens… Il n’y a pas de mal.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Où es-tu alléd’abord ? Es-tu passé par l’administration ?… Écoute-moi,Pierre ; peut-être es-tu ivre ?…

– Moi, ivre ? Rien bu-bu-bu… Que je meure si je mens…Voilà !…

– Non, non, cela ne fait rien que tu sois ivre. Je te l’aidemandé comme cela. C’est même plutôt bien. Ça ne fait rien,Petrouchka, rien du tout. Tu as dû oublier momentanément… et ça vate revenir… Alors te souviens-tu être passé chez le fonctionnaireVahrameïev ? Es-tu allé chez lui, oui ou non ?

– Non, je n’y ai pas mis les pieds ; et le fonctionnairen’existe pas. Je suis prêt à…

– Non, Pierre, non te dis-je. Écoute, Pierre, je ne t’en veuxpas… tu le vois bien… Que s’est-il passé ? Il fait froiddehors, il fait humide, alors tu as bu un petit peu… etaprès ? Cela ne fait rien. Je ne suis pas fâché. Moi aussij’ai bu un peu aujourd’hui, vieux frère. Allons, fais un effort,rappelle-toi, dis-moi tout, vieux frère… Es-tu allé chez lefonctionnaire Vahrameïev ?

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi… eh bien, je vous en donne maparole… j’y suis allé, je suis prêt à…

– Bien, très bien, Petrouchka, c’est très bien que tu y soisallé, je ne suis pas en colère, tu le vois bien… Allons, allons,continua notre héros, mettant en confiance son valet, lui adressantdes sourires, et lui tapotant sur l’épaule. Allons, avoue-le, tu assiroté un petit peu, coquin, juste un petit peu… tu as siroté pourdix kopeks, pas plus… Sacré fumiste ! Bon, ça ne fait rien. Tuvois bien que je ne suis pas fâché. Je ne suis pas fâché, vieuxfrère, pas du tout fâché…

– Non, je ne suis pas un fumiste, je vous assure… je suisseulement rentré chez de braves gens… je ne suis pas un fumiste, jene l’ai jamais été…

– Mais non, mais non, Petrouchka. Mais, écoute-moi bien, Pierre.Il n’y a pas de mal, tu le vois bien. Fumiste, ce n’est pas uneinjure. Je te dis cela pour te rassurer. Tu sais, Petrouchka,parfois on dit à un homme, pour lui faire plaisir, qu’il estcoquin, fripouille ; cela veut dire qu’il est débrouillard,qu’il ne s’en laissera conter par personne. Certains hommesapprécient ce genre d’expressions ; allons, allons, ce n’estrien. Allons, dis-moi maintenant, Petrouchka, dis-moi sincèrement,sans rien cacher, comme à un ami, es-tu allé chez le fonctionnaireVahrameïev et t’a-t-il donné l’adresse en question ?

– Oui, oui, il m’a donné l’adresse. C’est un brave homme. Il m’adit d’ailleurs : « Ton maître est un honnête homme, un très bravehomme. Transmets-lui mes salutations, à ton maître et dis-lui queje l’aime et l’estime. C’est un brave homme et toi aussi,Petrouchka, tu es un brave garçon… » Voilà…

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Et l’adresse, et cetteadresse, Judas ? proféra M. Goliadkine, d’une voix sourde.

– L’adresse ? Il me l’a donnée, l’adresse.

– Il te l’a donnée ? Bon. Et où habite-t-il alors, ceGoliadkine, ce fonctionnaire Goliadkine, le conseillertitulaire ?

– Eh bien, il m’a dit : « Goliadkine habite dans la rue desSix-Boutiques. Tu verras, c’est à droite dans la rue. C’est autroisième étage. C’est là qu’il habite, Goliadkine…

– Espèce de bandit, hurla notre héros hors de lui, espèce debrigand ! Mais c’est de moi que tu parles, c’est de moi !Moi, je te parle d’un autre, moi ! D’un autre Goliadkine,espèce de bandit !

– À votre aise. Moi, ça m’est égal. Comme il vous plaira…

– Et la lettre, la lettre ?… Qu’en as-tu fait de cettelettre, espèce de scélérat ?

– Je l’ai donnée, je l’ai donnée, la lettre… Et il m’a dit : «Transmets mes salutations à ton maître ; c’est un brave homme,ton maître. Salue-le de ma part… »

– Qui t’a dit cela ? Est-ce Goliadkine ?

Petrouchka resta silencieux un moment ; puis, il sourit detoutes ses dents et dévisagea fixement son maître…

– Écoute-moi, espèce de bandit, fit Goliadkine, en s’étranglantde rage… réponds-moi, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait demoi ? Tu m’as tué, misérable, tu m’as tué. Tu m’as tranché latête, Judas !…

– Comme il vous plaira. Moi, ça m’est égal, répondit Petrouchkad’un air décidé et en battant en retraite derrière la cloison.

– Viens ici, reviens ici, bandit…

– Non, je ne reviendrai plus, Je n’ai rien à y faire. Je préfèrealler chez de braves gens… Les braves gens qui vivent honnêtement…Les braves gens qui vivent sans tricherie, sans fausseté… ils nesont jamais en double.

Ici M. Goliadkine sentit que ses mains et ses pieds seglaçaient.

Il ne respirait plus.

– Parfaitement, continua Petrouchka, ils ne sont jamais endouble. Ils ne portent jamais offense à Dieu et aux honnêtesgens…

– Tu es ivre, vaurien… Va dormir maintenant, espèce de bandit.Et demain tu auras une correction, marmonna M. Goliadkine d’unevoix à peine perceptible. Quant à Petrouchka, il bredouillait desparoles incompréhensibles.

Notre héros l’entendit s’allonger sur son lit ; lesressorts du lit grincèrent. Petrouchka émit un long et sonorebâillement, s’étira et, finalement, s’endormit, en ronflant, dusommeil du juste.

M. Goliadkine était plus mort que vif. Le comportement de sonvalet, ses allusions étranges – trop vagues et trop lointaines,certes, pour motiver sa colère, d’autant plus qu’elles venaientd’un homme ivre – avaient bouleversé profondément notre héros.L’affaire prenait un tour nettement défavorable.

« Qu’est-ce qui m’a pris de le réveiller ainsi, en pleine nuit,murmura M. Goliadkine frissonnant de tout son corps sous l’emprised’une étrange et désagréable sensation. Quelle idée d’aller mequereller avec un homme ivre ? Que peut-on attendre décemmentd’un homme ivre ? Il ment à chaque mot. À quoi faisait-ilallusion, au fait, ce bandit ?

» Ah ! mon Dieu. Et pourquoi as-tu écrit cette lettre. Tues ton propre assassin… ton propre criminel. Ne pouvais-tu tetaire ? Il te fallait absolument faire une gaffe. Pas moyen det’en passer, hein. Tu es déjà à deux doigts de ta perte, presqueréduit déjà à l’état de loque, et te voilà encore qui te redresses,qui essaies de faire valoir ton amour-propre… Ton honneur souffre,paraît-il… eh bien, essaie donc de le sauver ton honneur, tu es tonpropre assassin, va… »

Ainsi parlait M. Goliadkine, assis sur son divan, n’osant bougerde terreur. Soudain, ses yeux furent attirés par un objet qui luiparut digne, aussitôt, de la plus grande attention. Tremblantd’émotion, il tendit la main pleine d’espoir et de crainte,profondément intrigué. N’était-ce point un mirage, une illusion deses sens, un produit mensonger de son imagination ?… Non, cen’était pas un mirage. Ce n’était pas une illusion. C’était bienune lettre, une vraie lettre qui lui était personnellementadressée. M. Goliadkine prit la lettre. Son cœur battait à serompre…

« C’est sans doute ce bandit qui l’a apportée, se dit-il. Il adû la poser sur la table et l’oublier ensuite. Oui, c’est ainsi queles choses ont dû se passer, exactement ainsi… »

La lettre venait du fonctionnaire Vahrameïev, jeune collègue etnaguère ami de notre héros. « Tout cela je l’avais déjà pressenti,comme je prévois tout ce que contient cette lettre », pensa notrehéros… Il se mit à lire :

« Cher Monsieur Iakov Petrovitch,

» Votre valet est ivre et on ne peut rien en tirer de positif.Pour cette raison, je préfère vous répondre par écrit. Jem’empresse de vous assurer que la commission dont vous m’avezchargé, à savoir la remise par mon intermédiaire de votre lettre àla personne en question, sera exécutée fidèlement etponctuellement. Cette personne, bien connue de vous, compte àl’heure actuelle parmi mes amis. Je ne la nommerai point, nevoulant pas jeter le discrédit sur un homme absolument innocent.Cette personne, dis-je, réside actuellement, en notre compagnie,dans la pension de Caroline Ivanovna.

» Elle y occupe la chambre où s’arrêtait jadis, à l’époque oùvous étiez des nôtres, cet officier d’infanterie, venant de Tambov.Je vous signale, en passant, que vous pouvez toujours rencontrer lapersonne en question partout où se trouvent des gens honnêtes etsincères, ce qu’on ne peut pas dire de tout le monde. D’autre part,je suis fermement résolu à cesser toute relation avec vous à daterde ce jour. Il nous est désormais impossible de conserver le tonamical et les rapports de camaraderie qui furent jadis lesnôtres.

» En conséquence, je vous prie, Monsieur, de m’envoyer, parretour du courrier, les deux roubles que vous me devez pour lesrasoirs de provenance étrangère que je vous ai vendus à crédit, ily a de cela sept mois ; veuillez vous en souvenir, à l’époquede notre cohabitation chez Caroline Ivanovna, que je respecte detout mon cœur. Mon attitude est motivée par le fait que, suivantl’opinion de gens intelligents, vous avez perdu complètement lanotion d’honneur et de dignité, et que votre société est devenue undanger pour la moralité des gens sains et innocents. Il existe, eneffet, des êtres qui vivent en dehors des principes du vrai et dubien, dont chaque parole est un mensonge et dont l’attitudehypocrite est plus que suspecte. Quant à défendre l’honneur outragéde Caroline Ivanovna, personne vertueuse, d’une conduiteirréprochable, jeune fille, dans le vrai sens du mot, en dépit d’unâge déjà mûr, issue d’une honorable famille étrangère – il setrouvera toujours et partout des hommes prêts à le faire ;certains de mes amis m’ont prié de vous le notifier dans ma lettre.Je prends la responsabilité de leurs déclarations.

» En tout état de cause, vous serez éclairé en temps voulu, surce point, si vous ne l’êtes déjà. Je tiens, d’ailleurs, de la mêmesource, que vous vous êtes couvert de gloire, ces temps derniers,dans différents quartiers de la capitale ; en conséquence, jesuppose que vous avez été déjà suffisamment informé de l’opinionque les gens ont de vous. En terminant ma lettre, je vous déclare,Monsieur, que la personne que vous connaissez et dont j’ometsvolontairement et par pudeur le nom dans ma lettre, est fortestimée par les gens honorables. Elle joint à un caractère aimableet enjoué un grand zèle dans le travail ; elle est fortappréciée par ses supérieurs et ses collègues et aussi par les gensde bien au milieu desquels elle vit ; elle est fidèle à saparole et à l’amitié et ne se permet jamais d’offenser par-derrièreceux avec lesquels elle se trouve publiquement liée par desrapports amicaux.

» Au demeurant, je reste votre dévoué serviteur.

N. VAHRAMEÏEV. »

« P.-S – Vous devriez chasser votre domestique. C’est un ivrogneet il doit vraisemblablement vous causer beaucoup de souci. Engagezà sa place Eustache qui servait chez nous dans le temps et qui setrouve sans travail. Votre valet est non seulement un ivrogne maisaussi un voleur. La semaine dernière il a vendu à Caroline Ivanovnaune livre de sucre en morceaux pour un prix inférieur, ce qui meporte à croire qu’il avait dû vous dérober perfidement ce sucre,petit à petit, chaque fois que l’occasion s’en présentait.

» Je vous signale ceci pour votre bien. Je ne suis pas commecertains, qui ne tendent qu’à humilier et à tromper les gens deleur entourage, les plus honnêtes et les plus crédules toutspécialement, et s’empressent de les calomnier et à leur faire dutort en cachette, uniquement par jalousie et par dépit de nepouvoir leur ressembler.

N. V. »

Après avoir lu la lettre de Vahrameïev, notre héros resta unlong moment immobile sur son divan. Une lueur nouvelle perçaitl’étrange et opaque brouillard qui l’enveloppait depuis deux jours.Il commença à voir clair… Il voulut se lever, faire quelques paspour rafraîchir son cerveau et rassembler ses idées éparpillées,les concentrer sur un point, unique et mûrir ainsi, dans le calme,une décision.

Mais à peine eut-il esquissé un mouvement qu’il retomba épuise,impuissant, à la même place.

« J’avais tout pressenti, c’est certain ! Cependant queveut-il dire dans sa lettre ? Quel en est le sensvéritable ? En fait, j’en connais le sens ; mais où celanous mènera-t-il ? S’il m’avait déclaré nettement : Faitesceci ou cela… on exige de vous ceci ou cela… eh bien, j’auraisobtempéré. Mais cette affaire commence à prendre une tournurepassablement désagréable.

» Ah ! je voudrais déjà être à demain. Je voudrais arriverau dénouement le plus vite possible. Maintenant je sais ce que jedois faire. Voilà, je leur dirai ceci : Je suis d’accord avec vosraisonnements, mais je refuse d’aliéner mon honneur… quant àl’autre… On verra. Comment se fait-il d’ailleurs que cet autre, cepersonnage douteux, soit encore mêlé à cette affaire ?Qu’est-il venu faire dans cette affaire ? Ah ! vivementdemain ! Ils sont en train de me calomnier ; ilsintriguent contre moi, ils essayent de me couler… L’important estde ne pas perdre de temps. Il serait bon, je crois, d’écrireimmédiatement une lettre, faire quelques avances, quelquesconcessions… Et demain, à la première heure, j’enverrai la lettre,et moi-même, je prendrai les devants ; oui, c’est cela, jelancerai une contre-attaque et ils verront, ces chers pigeons…Sinon, ils me traîneront dans la boue et ce sera fini. »

M. Goliadkine s’empara du papier, prit une plume et composal’épître suivante, en réponse à la lettre du secrétairegouvernemental Vahrameïev :

« Cher Monsieur Nestor Ignatievitch,

» J’ai lu votre lettre avec un profond étonnement et une sincèretristesse. J’ai compris clairement, qu’en faisant allusion àcertaines personnes indignes et hypocrites, vous pensiez à moi. Jem’aperçois avec une sincère amertume, que la calomnie a vite faitde pousser ses longues et multiples racines au préjudice de moncalme, de mon honneur et de mon bon renom. Je constate également,et ceci m’est d’autant plus pénible et offensant, que les genshonnêtes, ceux dont les sentiments et les pensées sont nobles etsincères et le caractère droit et loyal, abandonnent le parti del’honneur et de la vertu et s’agglutinent avec toutes les forces etles qualités de leur âme, autour de la perfidie malfaisante, qui,hélas, en notre époque cruelle et corrompue, se développe ets’étend avec une vigueur sans cesse accrue. J’ajoute, qu’en ce quiconcerne la dette à laquelle vous avez fait allusion, je considèrecomme un devoir sacré de vous restituer intégralement ces deuxroubles. Pour ce qui est de vos allusions, cher Monsieur, ayanttrait à une personne du beau sexe, ainsi qu’aux intentions, auxdesseins et aux revendications que vous lui prêtez, je vousdéclare, Monsieur, qu’elles me restent incompréhensibles etnébuleuses. Permettez-moi, cher Monsieur, de préserver mon nomhonorable et mes sentiments élevés de toute souillure ; je metiens toutefois à votre disposition pour une explication verbale.J’ai toujours estimé que ce genre d’explication est préférable à unéchange épistolaire. Je suis prêt, également, à toute tentative deconciliation, à condition, évidemment, que la bonne volonté soitréciproque.

» À cette fin, je vous prie, Monsieur, de transmettre à lapersonne en question mon accord en vue d’un entretien personnel etprivé ; je lui laisse, par ailleurs, le soin de fixer l’heureet l’endroit de notre réunion.

» J’ai lu avec amertume, Monsieur, vos insinuations touchant àmes soi-disant offenses à votre égard ; vous semblez mereprocher d’avoir trahi notre ancienne amitié et de vous avoircalomnié. Je mets ces accusations sur le compte d’un malentendu ouplutôt sur celui d’infâmes ragots, de la jalousie et de la haine deceux que j’ai, en toute conscience, le droit de considérer commemes ennemis implacables et cruels. Ceux-ci ignorent sans doute quel’innocence tire sa force d’elle-même et que l’impudence,l’effronterie et le sans-gêne révoltant de certains trouveront tôtou tard leur récompense sous la forme du mépris général ; ilspériront alors, victimes de leur propre inconduite et de ladépravation de leurs cœurs. En conclusion, je vous prie, Monsieur,de transmettre à ces personnes, que leur étrange prétention, leurdésir vil et fantastique d’usurper par la force la place de ceuxqui l’occupent de plein droit, ne méritent qu’étonnement, dédain,compassion et surtout l’asile d’aliénés.

» J’ajoute, de plus, que des entreprises de cette sorte sontformellement interdites par les lois, ce qui me semble parfaitementjustifié, car chacun doit se contenter de la place qui lui estdévolue. Il y a des limites à tout, et s’il s’agit, dans le casprésent d’une plaisanterie, j’affirme qu’elle est de mauvais goûtet même tout simplement immorale. J’ose vous assurer, en effet,cher Monsieur, que les idées que je viens de vous exprimer sur laplace dévolue à chacun relèvent des principes les plus purs de lamorale.

» Au demeurant, j’ai l’honneur de rester votre dévouéserviteur.

I. GOLIADKINE. »

Chapitre 10

 

Incontestablement, les événements de ces deux derniers joursavaient profondément bouleversé M. Goliadkine. Il eut mauvaissommeil ; à vrai dire, il ne parvint pas à fermer les yeuxplus de cinq minutes. C’était comme si quelque mauvais plaisant eûtrépandu dans son lit du crin finement coupé. Il passa la nuitmoitié éveillé, moitié somnolent, se retournant sans cesse, passantd’un côté à l’autre, geignant, grognant, sombrant pour un instantdans le sommeil pour se réveiller aussitôt après. Il était en proieà une étrange anxiété, assailli sans relâche par d’informessouvenirs, par de monstrueuses visions.

Rien ne manquait à cette nuit « cauchemaresque »… Tantôt, dansune mystérieuse pénombre, apparaissait devant lui le visage d’AndréPhilippovitch, un visage morose, sévère, avec un regard dur,impitoyable et, sur les lèvres, toute prête, une réprimande sècheet glaciale… M. Goliadkine voulait s’approcher de lui pour essayerde se disculper d’une façon ou d’une autre, pour tenter de luidémontrer qu’il n’était pas tel que ses ennemis le décrivaient,qu’il était au contraire un homme comme les autres et possédait, enoutre de ses qualités innées, d’autres avantages substantiels… Maisà ce moment apparaissait un autre personnage facilementreconnaissable à son rictus infâme. En un tournemain il parvenait àréduire à néant toutes les tentatives de notre héros, se servantpour cela, de quelque stratagème crapuleux. Sous les yeux de M.Goliadkine cet odieux personnage jetait le discrédit sur saréputation, bafouant son amour-propre, le traînant dans la boue,enfin, usurpant sa place dans le service et dans la société… Tantôtnotre héros ressentait une démangeaison sur le crâne, résultat dequelque chiquenaude qu’on venait de lui octroyer. L’incidents’était déroulé dans un endroit public, peut-être même dans lesbureaux de l’administration. Il avait été incapable de relevercette offense… Pendant que notre héros se creusait la tête pourcomprendre pour quelle raison il avait été incapable de protestercontre un tel affront, le souvenir de la chiquenaude prenaitinsensiblement une nouvelle forme.

C’était maintenant le souvenir de quelque lâcheté quil’obsédait, de quelque lâcheté infime ou relativement d’importance.Il ne savait pas très bien s’il s’agissait de quelque chose dont ilavait été témoin ou dont on lui avait parlé. Mais cette lâcheté,peut-être l’avait-il commise lui-même, peut-être même luiarrivait-il de la commettre fréquemment et à des finshonteuses ?… Peut-être aussi sans aucune raison, par hasard,par pudeur ou par impuissance ?… Pourquoi l’avait-il commise,oui, pourquoi ?… Au fond M. Goliadkine savait parfaitementpourquoi.

À ce point, M. Goliadkine se mettait à rougir au milieu de sonsommeil. Il cherchait à faire taire sa honte. Il affirmait enbalbutiant : « Il est nécessaire de montrer de la fermeté decaractère, oui, une grande fermeté de caractère, c’est cela… etensuite… Mais que signifie la fermeté de caractère ?… À quoisert de faire appel à la fermeté de caractère maintenant ?… »Mais, ce qui irritait prodigieusement M. Goliadkine, c’était qu’àce moment même apparaissait à nouveau le même personnage hideux.L’avait-on appelé ? Venait-il de lui-même ? L’affairen’était-elle pas déjà réglée ? Toujours est-il qu’ilsurgissait avec son affreux rictus et se mettait, lui aussi, àmarmonner avec un infâme sourire : « De quelle fermeté de caractères’agit-il ? Quelle fermeté de caractère avons-nous, IakovPétrovitch, toi et moi ?… »

Ensuite, M. Goliadkine se vit en compagnie de gens réputés pourleur intelligence et leur raffinement. Lui-même brillait par sonextrême politesse et son esprit, il avait conquis toutel’assemblée. Il était même parvenu, à sa grande satisfaction, àséduire quelques-uns des ennemis qui se trouvaient là. Il étaitsans conteste le roi de la soirée… Suprême honneur, M. Goliadkineentendit le maître de la maison faire son éloge à un des invitésqu’il avait pris à part. Il en fut ravi… Mais soudain, sans rime niraison, surgissait à nouveau ce personnage hideux et cruel. En untournemain, M. Goliadkine jeune renversait la situation. C’en étaitfait du triomphe et de la gloire de notre héros. Son homonymel’éclipsait, le tramait dans la boue. Pis encore, il le faisaitpasser au rang d’une copie, dont lui-même était le brillantoriginal. Il démontrait péremptoirement que notre héros n’était pasl’homme qu’on pouvait s’imaginer d’après les apparences et, qu’enconséquence, il devait être exclu de toute société brillante etdistinguée. Cette scène s’était déroulée avec une telle rapiditéque notre héros n’avait même pas eu le temps d’ouvrir la bouche.Déjà les invités étaient acquis, corps et âmes, à son infâme sosie.Avec le plus grand mépris, ils s’écartaient du malheureux M.Goliadkine. Aucun ne résistait à l’envoûtement de l’imposteur. Illes accaparait tous, l’un après l’autre, du plus brillant au plusinsignifiant. Cet être faux et vaniteux savait employer les plusdoucereuses flatteries pour arriver à ses fins. Il manœuvrait avectant de douceur et d’habileté que son interlocuteur s’attendrissaitimmédiatement et, en signe de profonde satisfaction, se mettait àrenifler et à verser des larmes d’émotion. Et tout cela étaitinstantané. La rapidité d’action de cet individu louche et vainétait stupéfiante. À peine a-t-il fini de tourner autour de l’un, àpeine l’a-t-il conquis par ses flagorneries, que le voilà déjàauprès d’un autre. Encore quelques basses flatteries récompenséespar un sourire aimable et notre homme, prenant appui sur une de sespetites pattes courtaudes et en vérité assez raides, s’élance versun troisième. Nouvelles flatteries, nouvelles démonstrations detendresse. À peine a-t-on le temps de faire ouf, qu’il est déjàauprès d’un quatrième qu’il entreprend avec le même succès… Celatient du prodige et de la sorcellerie… Tous l’accueillent avecjoie, avec affection, le portent aux nues. Tous proclamenthautement que ses bonnes manières et son esprit satiriquesurpassent largement ceux de l’authentique M. Goliadkine. Notrepauvre héros, notre innocent héros est humilié, bafoué, honni. Onrepousse, on accable, on distribue des chiquenaudes à cet homme siplein de compassion et d’amour pour son prochain…

Angoissé, horrifié, tremblant de rage, notre malheureux héros seprécipite dans la rue. Il cherche un fiacre. Il veut volerimmédiatement chez Son Excellence, ou, à défaut, chez AndréPhilippovitch… Mais, comble de malheur, aucun cocher n’accepte deconduire M. Goliadkine. Ils lui disent : « Non, monsieur, il estimpossible de conduire, en même temps, deux êtres absolumentsemblables. Un homme honnête qui désire vivre honnêtement ne doitpas avoir un double. » Délirant de rage, M. Goliadkine regardeautour de lui et constate que les cochers et Petrouchka, qui setrouve parmi eux, ont incontestablement raison. Son immonde sosieest à deux pas de lui. Fidèle à son odieuse habitude, il s’apprêtedéjà à commettre quelque nouvelle indécence. Oui, cet odieuximposteur, qui à chaque occasion fait miroiter sa bonne éducationet la noblesse de ses sentiments, va, en cet instant si dramatique,commettre une action indigne et ne témoignant certes pas d’uneéducation raffinée.

Au comble de la honte et du désespoir, notre malheureux héros –l’authentique M. Goliadkine – s’enfuit… Il court droit devant lui,à l’aveuglette, sans savoir où il va… Mais à chaque pas qu’il fait,chaque fois qu’il foule l’asphalte du trottoir, surgit à ses côtés,comme s’il sortait de terre, un nouvel ennemi, un nouveau M.Goliadkine, l’imposteur, toujours aussi affreux, infâme, répugnant.Et ces êtres, tous semblables, se mettent aussitôt à courir, l’underrière l’autre. On eût dit des oies, en file indienne, lancéesaux trousses de notre héros. Il ne sait plus où fuir. Il ne saitplus comment échapper à tous ces Goliadkine qui le poursuivent.Notre infortuné héros est hors d’haleine. Bientôt il est cerné detous côtés par une multitude de ces êtres, qui sont toussemblables. Ils sont des milliers, ils sont partout, ilsenvahissent toutes les rues de la capitale. Voyant ce scandaleuxencombrement, un agent de police se voit dans l’obligation de lesempoigner par le col et de les enfermer dans un poste de policevoisin… Glacé d’effroi, les membres engourdis, notre héros seréveilla… et… constata que la réalité n’était guère plusséduisante… C’était insupportable… Sa gorge se serrait… Il luisemblait que quelqu’un lui dévorait le cœur… M. Goliadkine ne putsupporter plus longtemps ce supplice.

« Cela ne s’accomplira pas », hurla-t-il avec conviction, en seredressant. Aussitôt qu’il eût poussé cette exclamation, ils’éveilla complètement.

La matinée semblait assez avancée. Il faisait inhabituellementclair dans la chambre. D’épais rayons de soleil filtraient àtravers les vitres rehaussées de fleurs de glace et se répandaientdans la pièce. M. Goliadkine en fut fort surpris. Le soleil n’avaitpas l’habitude de lui rendre visite avant midi, et ne s’étaitjamais permis pareille dérogation en sa faveur, autant que M.Goliadkine pouvait s’en souvenir. À peine eut-il le temps de s’enétonner qu’il entendit dans la pendule le déclenchement précurseurde la sonnerie. « Ah ! voilà, se dit-il avec anxiété, setenant aux aguets. Mais, à sa profonde stupeur la pendule fortementcongestionnée ne sonna qu’une fois. « Qu’est-ce que cela veutdire ? » s’écria notre héros, bondissant hors du lit. N’encroyant pas ses oreilles, sans même se couvrir, il se précipitaderrière la cloison ; la pendule marquait effectivement uneheure… M. Goliadkine jeta un regard sur le lit de Petrouchka… Pasplus dans le lit que dans la chambre il n’y avait trace de sonvalet. Le lit était fait. Il ne trouva pas les bottes de sondomestique, signe évident que ce dernier s’était absenté. M.Goliadkine se rua vers la porte d’entrée ; elle était fermée.« Mais où donc est Petrouchka ? » répétait-il à voix basse,très ému, frissonnant de tous ses membres… Soudain une idéetraversa son esprit ; il bondit vers sa table, l’inspecta,fouilla partout. Il avait deviné juste. La lettre qu’il avaitécrite dans la nuit à Vahrameïev avait disparu… Petrouchka étaitabsent, la pendule marquait une heure… D’autre part, dans la lettrequ’il avait reçue la veille de Vahrameïev certains points étaientobscurs… ils s’éclairaient maintenant. Quant à Petrouchka, aucundoute n’était possible ; On l’avait soudoyé… Oui, c’étaitcela, c’était bien cela…

« Ah ! c’est donc là que se trouve le nœud de toute cetteaffaire », s’écria M. Goliadkine, se frappant le front. Il voyaitmaintenant de plus en plus clair. « C’est donc dans l’antre decette perfide Allemande que se trament tous les sortilèges. Jecomprends ! En m’aiguillant vers le pont Ismailovski, ellefaisait une simple manœuvre de diversion, elle brouillait le jeu,elle détournait mon attention, et, pendant ce temps, elle posaitses pièges. Perfide sorcière ! Oui, c’est bien cela. Si onconsidère les choses sous cet angle, tout s’explique parfaitement.L’apparition de ce scélérat s’explique également. Tout se tient.Ils le tenaient en réserve depuis longtemps, ils le préparaient,pour le sortir au moment opportun. Oui, tout cela est clair, touts’explique. Voilà où nous en sommes. Eh bien, tant pis, tout n’estpas encore perdu. Nous avons encore le temps… » À cet instantprécis, notre héros se souvint avec effroi qu’il était déjà plusd’une heure de l’après-midi. « Et s’ils ont déjà eu le temps de… »se dit-il. Un long gémissement s’échappa de sa poitrine. « Maisnon, se rassura-t-il, ils mentent. Ils n’ont pas encore eu letemps. Enfin, on verra… » Il s’habilla rapidement, prit une feuillede papier, une plume et composa la lettre qui suit :

« Honorable Monsieur Iakov Petrovitch,

« C’est ou vous, ou moi. Tous deux, en même temps, c’estimpossible ! C’est pourquoi je vous déclare que votreprétention bizarre, ridicule et en même temps irréalisable de vousfaire passer pour mon frère jumeau et de bénéficier de cettesituation, ne servira, en fin de compte qu’à vous déshonorercomplètement et à vous perdre. En conséquence, je vous exhorte,dans votre propre intérêt à vous retirer et à laisser ainsi laplace aux hommes réellement honnêtes et bien pensants. Dans le cascontraire, je suis prêt à recourir à des mesures extrêmes. Sur ce,je pose ma plume et attends votre réponse… Au demeurant, je reste àvotre disposition pour tout – y compris les pistolets.

I. GOLIADKINE.

Sa lettre terminée, notre héros se frotta énergiquement lesmains. Il enfila ensuite son pardessus, mit son chapeau, ouvrit laporte de son appartement avec la clef de sécurité et se mit enroute vers son bureau.

Parvenu là, il hésita à entrer. Il était deux heures et demie àsa montre, c’était trop tard. Subitement un fait insignifiant enapparence dissipa ses hésitations. Au coin du bâtimentadministratif apparut un personnage essoufflé et rubicond. Rasantle mur, avec une démarche de rat, il se glissa sur le perron, et,de là, fila dans le vestibule. C’était le greffier Ostafiev. M.Goliadkine le connaissait fort bien. Cet homme savait souvent serendre utile et était prêt à tout pour une pièce de dix kopeks.

M. Goliadkine n’ignorait pas cette corde sensible du greffier,dont la courte escapade, motivée certainement par une soifimpérieuse, devait avoir encore augmenté son inclination pour lesespèces sonnantes. Décidé à tous les sacrifices, notre héros bonditsur le perron et s’engouffra dans le vestibule, à la poursuited’Ostafiev. Il le héla, puis, avec un air mystérieux, l’entraînadans un coin obscur, derrière un gigantesque poêle. Une fois là, M.Goliadkine commença son interrogatoire.

– Alors, mon ami, que se passe-t-il là-haut ? Tu comprendsce que je veux dire ?

– Je vous écoute, Votre Noblesse, je souhaite une bonne santé àVotre Noblesse.

– Très bien, mon ami, très bien, je te récompenserai, mon ami.Maintenant, dis-moi, mon ami, ce qui se passe là-haut ?

– Que me faites-vous l’honneur de me demander ? Ici, legreffier voila légèrement avec la main sa bouche prête às’ouvrir.

– Moi ? Eh bien vois-tu, mon ami. C’est à propos de…Surtout ne t’imagine rien d’extraordinaire… À propos, AndréPhilippovitch est-il là ?

– Oui, il est là.

– Et les autres fonctionnaires ?

– Eux aussi sont là, comme d’habitude.

– Et Son Excellence ?

– Son Excellence également. À nouveau le greffier referma de lamain sa bouche. Il sembla à notre héros qu’Ostafiev le dévisageaitd’un regard bizarre, plein de curiosité.

– Et alors, mon ami, il ne se passe rien d’extraordinaire,là-haut ?

– Non. Absolument rien.

– Et alors, mon cher ami, personne n’a parlé de moi ?…Hein ? Même en passant. Tu me comprends, mon ami ?

– Non, jusqu’à présent, je n’ai rien entendu.

À nouveau le greffier posa la main sur sa bouche, accompagnantce geste d’un regard étrange sur son interlocuteur. De son côté, M.Goliadkine scrutait le visage d’Ostafiev, il cherchait à déchiffrerquelque signe révélateur de pensées mystérieuses, décrètes. Il yavait un secret, à coup sûr. D’ailleurs, le ton d’Ostafiev avaitchangé. À l’amabilité manifestée au début de l’entretien avaitsuccédé un ton sec et arrogant ; il semblait se soucier peudes intérêts de M. Goliadkine.

« C’est son droit, au fond, se dit notre héros ; quesuis-je pour lui, en effet ? Il a peut-être déjà touché unpourboire de l’autre partie… après quoi il s’est absenté pour… casde force majeure… je devrais, moi aussi, lui donner… »

M. Goliadkine se rendit compte que l’heure des kopeks avaitsonné.

– Tiens, voilà pour toi, mon ami.

– Je vous remercie de tout cœur, Votre Noblesse.

– Je te donnerai davantage.

– À vos ordres, Votre Noblesse.

– Je te donnerai encore aujourd’hui et autant quand toute cetteaffaire sera réglée. Me comprends-tu ?

Le greffier, raide comme un piquet, dévisageait M. Goliadkine ensilence.

– Et maintenant parle. As-tu entendu dire quelque chose à monpropos ?…

– Il me semble que jusqu’à présent… je veux dire… non, rienjusqu’à présent.

Ostafiev avait répondu en distillant ses mots, comme le faisaitM. Goliadkine lui-même. Il conservait un air mystérieux, faisaitjouer ses sourcils, regardait fixement le plancher et cherchaitpatiemment l’expression adéquate. Bref, il s’efforçait, par tousles moyens, de mériter la récompense promise, considérant l’argentdéjà reçu comme propriété définitivement acquise.

– Et, aucune décision n’a été prise, jusqu’àmaintenant ?

– Non, pas pour le moment.

– Bon, écoute… Il est probable qu’on saura quelque chosebientôt.

– Évidemment, on saura quelque chose bientôt ; « Ça va mal», se dit M. Goliadkine. Tiens voilà encore pour toi, mon ami.

– Je remercie de tout cœur Votre Noblesse.

– Vachrameïev était-il là hier soir ?

– Il était là.

– Et n’y avait-il personne d’autre avec lui ?… Essaie de tesouvenir… mon ami.

Pendant une bonne minute, le greffier se plongea dans sessouvenirs, mais en vain : Il ne put se rappeler rien departiculier.

– Non. Il n’y avait personne d’autre.

– Hmmmm ! fit M. Goliadkine.

Il y eut ensuite un silence.

– Écoute, mon ami, voilà encore pour toi. Et maintenant, dis-moila vérité, toute la vérité.

– À vos ordres.

Ostafiev était maintenant tout à fait apprivoisé. C’est ce quedésirait notre héros.

– Alors, explique-moi, mon ami, comment le traite-t-onactuellement ?

– Normalement, fort bien, répondit le greffier dévorant des yeuxson interlocuteur.

– Qu’entends-tu par fort bien ?

– Eh bien, c’est-à-dire…

À nouveau Ostafiev fit jouer ses sourcils d’un air entendu. Àvrai dire, il se sentait, de plus en plus, acculé dans une impasseet ne savait quoi répondre, pour en sortir.

« Ça va mal », se dit M. Goliadkine.

– Ne crois-tu pas qu’il complote quelque chose avecVahrameïev ?

– Bah, c’est comme d’habitude…

– Réfléchis bien.

– On prétend qu’ils mijotent quelque chose.

– Quoi donc ? Dis vite.

À nouveau le greffier plaça sa main devant la bouche.

– N’y a-t-il pas des lettres pour moi, venant delà-bas ?

– Eh bien, le gardien Mikheiev est allé ce matin chezVahrameïev… oui, dans la pension allemande. Alors, tout à l’heure,j’irai le questionner, si cela vous convient.

– Fais-le, mon ami. Rends-moi ce service, je t’en prie, au nomde Dieu… Je dis cela… comme ça… ne t’imagine surtout riend’extraordinaire. J’ai dit cela, en passant. Alors mon ami, c’estentendu : questionne-le, tâche d’apprendre s’il ne se trame rien,là-bas, contre moi. Que prépare-t-il, lui ? Voilà ce qu’ilm’importe de savoir. Va, je saurai te récompenser par la suite, monami…

– À vos ordres, Votre Noblesse. Ce matin, c’est IvanSemionovitch qui a pris votre place au bureau.

– Ivan Semionovitch. Ah ! oui. Est-ce possible ?

– C’est André Philippovitch qui lui a donné l’ordre de se mettrelà…

– Est-ce possible ? Et en quel honneur ? Tâche desavoir, mon ami. Au nom de Dieu, tâche de savoir, mon ami. Tâche desavoir, et moi je saurai te récompenser mon cher. Voilà ce quim’importe… Mais surtout, mon ami, ne va pas t’imaginer…

– À vos ordres, à vos ordres. J’y vais de ce pas… Mais, VotreNoblesse n’a-t-elle pas l’intention d’entrer au bureau,aujourd’hui ?

– Non, mon ami. Non, je suis venu ici en passant, juste pourjeter un coup d’œil, mon cher ami. Va, je saurai te récompenserdans l’avenir, va mon cher.

– À vos ordres.

Plein de hâte et de zèle, le greffier s’élança dans l’escalier.M. Goliadkine resta seul.

« Ça va mal, se dit-il. Ah ! ça va mal, très mal. Ah !notre situation nous semble bien compromise. Que signifie toutcela ? Quel était le sens exact de certaines allusions de cetivrogne ? Qui tire les ficelles dans cette affaire ?…Ah ! maintenant je sais qui tire les ficelles. Je comprendstoute l’affaire. Ils ont dû apprendre… et, c’est alors qu’ils l’ontmis à ma place… Ils l’ont placé là… et après ? C’est AndréPhilippovitch qui a mis Ivan Semionovitch à ma place ; et dansquelle intention ? Ils ont dû apprendre… C’est l’œuvre deVahrameïev… Ou plutôt non, ce n’est pas Vahrameïev. Vahrameïev eststupide, obtus et dur comme une souche ! Non, ce sont eux quiont lâché contre moi ce chien enragé, toujours pour les mêmesraisons… Ce sont eux qui ont poussé cette Allemande borgne à porterplainte contre moi. J’ai toujours pressenti, d’ailleurs, qu’ilsavaient des raisons secrètes à monter toute cette cabale et qu’ilse tramait quelque chose derrière tous ces ragots de vieillecommère.

« Je l’ai dit à Christian Ivanovitch ; je lui ai dit qu’ilsse sont juré de m’assassiner, au sens figuré du mot, évidemment,et, qu’à cette fin, ils se sont acoquiné avec Caroline Ivanovna.Non, ce n’est pas l’œuvre d’un apprenti, c’est évident.

« On sent la main d’un maître, messieurs. Ce n’est pasVahrameïev, je l’ai déjà dit : Vahrameïev est stupide, tandis que…je sais qui manigance tout cela, pour eux… c’est ce scélérat, cetimposteur. C’est ce qui explique son influence et ses succès dansle monde… En vérité, il serait intéressant de connaître exactementson rôle et ses prérogatives… et sur quel pied on le traite là-bas.Mais, pour quelle raison ont-ils pris Ivan Semionovitch ? Quelbesoin ont-ils d’Ivan Semionovitch, que diable ? Nepouvaient-ils trouver quelqu’un d’autre ? Bah, lui ou unautre, ça revient au même. Ce qui est certain, c’est que je meméfie depuis longtemps déjà de cet Ivan Semionovitch ; il y alongtemps que je le surveille. Un affreux petit vieillard, unvieillard dégoûtant. Il paraît qu’il a fait de l’usure et extorquédes intérêts de juif. Mais derrière tout cela, c’est l’ours quimanigance. C’est lui qui est l’âme du complot. L’affaire a commencéainsi… C’est parti du pont Ismailovski. Oui, tout a commencé là. »M. Goliadkine fit une grimace, comme s’il venait de mordre àl’écorce d’un citron. Quelque souvenir désagréable était, sansdoute, revenu à sa mémoire.

« Oh, d’ailleurs, cela n’a pas d’importance, se dit-il. Revenonsà nos affaires. Pourquoi tarde-t-il, Ostafiev ? Il a dû êtreaccaparé par quelqu’un. Je crois que j’ai raison d’intriguer de moncôté et de préparer quelques pièges. Il suffira de donner encorequelques pièces à Ostafiev et… il sera de mon côté. Cependant, ils’agit de savoir si vraiment il est de mon côté… Ils l’ontpeut-être soudoyé eux aussi… Il est peut-être déjà ducomplot ? Il a l’air d’un brigand, d’un bandit, d’un vraibandit. Il cache son jeu, le scélérat. Il vous sert des : « Il n’ya rien du tout… Je vous remercie de tout mon cœur… Votre Noblesse…Avec toute ma gratitude… » Ah ! sacré bandit. »

Tout à coup M. Goliadkine entendit le bruit de pas ; il seprécipita derrière le poêle et s’y blottit. Quelqu’un descenditl’escalier et sortit dans la rue. « Qui donc peut sortir à cetteheure ? » se demanda notre héros. Quelques instants plus tardil entendit à nouveau des pas dans l’escalier. Il ne put y tenir ethasarda le bout de son nez mais le retira aussi vivement que s’ileût été piqué par une aiguille. L’homme qui descendait n’étaitautre que le scélérat, l’usurpateur, l’intrigant débauché. Ilavançait de son petit pas habituel, avec cette démarche perfide ettrottinante, levant haut ses courtes pattes, comme s’il voulaitfrapper quelqu’un. « Canaille… », murmura notre héros. Il ne futpas, toutefois, sans s’apercevoir que la « canaille » serrait sousson bras la volumineuse serviette verte appartenant à SonExcellence. « Encore une mission spéciale », se dit M. Goliadkine,rougissant de dépit et se recroquevillant encore davantage. À peinele scélérat eut-il disparu, sans avoir le moins du monde soupçonnéla présence de notre héros, que celui-ci entendit, pour latroisième fois, un bruit de pas dans l’escalier. C’était legreffier. M. Goliadkine le sentit immédiatement. Aussitôt après, unvisage pommadé surgit près de lui. C’était le visage d’un autregreffier, nommé Pissarenko. M. Goliadkine en fut abasourdi. «Pourquoi mêle-t-il d’autres gens à cette affaire, se demanda notrehéros. Ah ! quels barbares. Il n’existe rien de sacré poureux… »

– Alors, mon ami, quoi de neuf ? fit-il s’adressant àPissarenko. De la part de qui viens-tu, mon ami ?

– Je viens pour votre petite affaire. Jusqu’à présent nousn’avons eu aucune nouvelle. Nous vous avertirons dès que nous enaurons.

– Et Ostafiev ?…

– Il lui est impossible de s’absenter, Votre Noblesse. SonExcellence a déjà fait le tour des bureaux à deux reprises.D’ailleurs, je n’ai pas le temps, moi non plus.

– Merci, mon cher, merci… mais dis-moi…

– Je n’ai pas le temps, je vous le jure… On nous appelle à toutinstant… Veuillez encore rester ici un moment… et si nous apprenonsquelque chose de nouveau concernant votre affaire… nous vous leferons savoir…

– D’accord, mon ami, d’accord. Très bien, mon cher ami.Maintenant, autre chose : Voici une lettre, mon ami. Je terécompenserai, mon cher.

– À vos ordres.

– Tâche de la remettre à M. Goliadkine.

– Goliadkine ?

– Oui, mon ami, à M. Goliadkine.

– Parfait. Dès que j’aurai fini les affaires urgentes, je la luiporterai. Quant à vous, restez ici, pour le moment, personne nepeut vous voir ici…

– Mais, mon ami, ne crois pas cela… je ne reste pas ici pourqu’on ne me voie pas. Non, mon ami, ce n’est pas ici quej’attendrai, c’est dans la petite ruelle, à côté. Il y a là uncafé. J’y attendrai. Et toi, s’il arrive quelque chose, ne tardepas à m’en avertir. Comprends-tu ?

– Très bien, j’ai compris. Maintenant laissez-moi partir…

– Et je te récompenserai, mon cher, cria Goliadkine au greffierqui, s’étant dégagé, s’éloignait déjà. « Ce scélérat devient deplus en plus insolent, se dit notre héros, sortant subrepticementde derrière le poêle. Ah ! il y a là anguille sous roche.C’est clair. Au début, il n’y avait que quelques réticences… Aprèstout il était peut-être réellement pressé. Il est sans doute trèsoccupé. Alors Son Excellence a fait deux fois le tour des bureaux…et en quel honneur ?… Bah ! Ça ne fait rien. Ça n’apeut-être aucune importance. Attendons et nous verrons… »

M. Goliadkine s’apprêtait à ouvrir la porte pour sortir, mais,au même moment, il entendit le fracas d’une voiture qui s’arrêtaitdevant le perron. C’était celle de Son Excellence. M. Goliadkinen’avait pas encore retrouvé ses esprits, lorsque la portières’ouvrit ; l’homme qui se trouvait dans la calèche, d’un bond,se trouva sur le perron. Cet homme n’était autre que M. Goliadkinejeune, qui dix minutes auparavant avait quitté le ministère. Notrehéros se souvint alors que l’appartement de Son Excellence setrouvait à deux pas.

« Évidemment, en mission spéciale », pensa notre héros. Maisdéjà l’imposteur ouvrait la porte d’entrée, après avoir fait desrecommandations au cocher. Il portait toujours la volumineuseserviette verte et quelques autres papiers. En ouvrant la porte ilmanqua de bousculer notre héros, qu’il fit mine de ne pasremarquer, ce qui constituait une nouvelle offense, Il s’élançadans l’escalier en courant.

« Ça va mal, se dit notre héros, ma situation me paraît biencompromise. Quant à celui-ci… Ah ! mon Dieu. » Pendant unebonne demi-minute notre héros resta immobile. Enfin, il prit unedécision. Sans perdre de temps, il se précipita dans l’escalier àla poursuite de son homonyme. Son cœur battait très fort ; ilsentait des frissons dans tous ses membres. « Tant pis, qui nerisque rien n’a rien. D’ailleurs, je ne suis qu’un spectateur danstoute cette affaire », se répétait-il, en enlevant son chapeau, sonmanteau et ses galoches dans l’antichambre.

Le crépuscule régnait dans le bureau, lorsque M. Goliadkine fitson apparition. Il ne vit ni André Philippovitch, ni AntonAntonovitch. Tous deux étaient en conférence dans le bureau dudirecteur. Ce dernier, de son côté, était, paraît-il, pressé de serendre chez Son Haute Excellence. Profitant de cette absence aussibien que de la pénombre, la plupart des fonctionnaires, les jeunesprincipalement, se livraient à l’oisiveté, en attendant l’heure defermeture des bureaux. Des groupes s’étaient formés ; onbavardait, on plaisantait, on riait. Quelques très jeunesfonctionnaires, les plus insignifiants par leurs grades, avaientmême organisé une petite partie de pile ou face près de la fenêtre,sous le couvert de l’agitation générale. Parfaitement au courantdes usages de l’administration, et désireux d’autre part de glanerquelques renseignements utiles, notre héros s’approcha de ceux deses collègues avec lesquels il était en bons termes, pour leursouhaiter le bonjour. Il fut vivement et désagréablement surprispar le ton étrange et évasif de leurs réponses. Leur attitude luipartit froide, sèche et même sévère. Personne ne lui tendit lamain. Certains se contentèrent d’un simple « bonjour », puiss’écartèrent de lui. D’autres, ne lui firent qu’un court salut dela tête. Un de ses collègues se détourna de lui, faisant semblantde ne pas le voir. Enfin, suprême offense pour notre héros,quelques jeunes galopins sans grades, des gamins uniquementcapables, suivant l’expression très juste de M. Goliadkine, dejouer à pile ou face et de traîner dans de mauvais lieux, firentcercle autour de lui. Petit à petit, ils l’entourèrentcomplètement, lui coupant toute retraite. Tous le dévisageaientavec curiosité et dédain.

C’était de mauvais augure. M. Goliadkine s’en rendit compte etprit la décision de ne pas y prêter attention. Mais soudain, unévénement absolument imprévu vint bouleverser ses plans et réduireà néant tous ses espoirs.

Du groupe des jeunes fonctionnaires, qui faisaient cercle autourde notre héros en cette minute funeste, surgit, tout à coup, sonhomonyme. Il était, comme d’habitude, enjoué et sémillant. Oui, ilétait espiègle, sautillant, moqueur, cajoleur, vif à la répartie,la jambe alerte, comme d’habitude, comme toujours, comme la veille,en particulier, au cours de cette séance dont notre hérosconservait un si cuisant souvenir. Il tournoyait, voltigeait, avecun sourire qui découvrait ses dents, un sourire qui souhaitait lebonsoir à toute l’assistance. En quelques secondes, il fut aucentre du groupe, serra des mains, tapota des épaules, prit par lebras l’un, tout en expliquant à l’autre l’objet de la mission quelui avait confiée Son Excellence. Il parla de ses démarches, de sonactivité, des résultats qu’il avait obtenus. Il alla même jusqu’àembrasser sur les lèvres un fonctionnaire, son meilleur ami, sansdoute… En un mot, tout se passait exactement comme dans le rêve deM. Goliadkine. Après toute sorte de simagrées, révérences,embrassades, cajoleries avec tout le monde, M. Goliadkine jeunes’avisa subitement qu’il avait oublié de saluer, sans doute parmégarde, son plus ancien ami ; il tendit aussitôt la main ànotre héros. Par mégarde aussi, sans doute, encore qu’il avait euamplement le temps de contempler toutes les manœuvres del’imposteur, notre héros s’empara avidement de cette main qu’on luioffrait d’une façon si inattendue, il la serra avec force, avec uneeffusion toute amicale ; il la serra avec un étrange et subitélan intérieur, avec un grand sentiment d’attendrissement. Avait-ilété trompé par le geste de son impudent ennemi ? Avait-il étésurpris par la rapidité de ce geste, ou avait-il eu toutsimplement, en cet instant, conscience de son impuissance ? Ilest difficile d’en juger. Toujours est-il que M. Goliadkine, enpleine lucidité d’esprit, de par sa propre volonté et devanttémoins, serra solennellement la main de celui qu’il considéraitcomme son ennemi mortel.

Quelles ne furent pas la stupeur et la rage de notre héros, sonhorreur et sa honte, lorsqu’il vit son adversaire, son ennemimortel, changer d’attitude. Se rendant compte de l’erreur commisepar sa malheureuse et innocente victime, l’odieux imposteur, d’unmouvement brusque, grossier et arrogant, avec un sans-gêne absoluet une totale absence de sentiment d’humanité et de compassion,arracha sa main à celle de notre héros. Puis, il secoua sa maincomme pour enlever la souillure d’un contact dégoûtant. Ilaccompagna ce mouvement d’un crachat et d’un geste insolent. Pisencore, sortant son mouchoir, il se mit à essuyer les doigts que lamain de notre héros venait de serrer. Suivant son habitude perfide,l’usurpateur accompagnait ces gestes, de regards circulaires,prenant les spectateurs à témoin de sa lâche conduite ; sonregard fouillait leurs yeux et semblait vouloir leur insuffler lemépris à l’égard de M. Goliadkine. Cependant, l’attitude provocantede cet odieux personnage parut soulever l’indignation générale dansl’assistance. Même les jeunes écervelés paraissaient mécontents. Onentendait des murmures, des protestations. M. Goliadkine percevaitcette sourde rumeur. Mais, soudain, une plaisanterie opportunémentsurgie des lèvres de l’imposteur vint briser, anéantir lesdernières espérances de notre héros. À nouveau la balance pencha enfaveur de son cruel et vain ennemi.

« Voici notre Faublas national. Permettez-moi de vous présenter,messieurs, le jeune Faublas », claironna l’usurpateur avec sonhabituelle insolence, voltigeant au milieu des fonctionnaires etleur désignait l’authentique M. Goliadkine, debout immobile,pétrifié. « Allons, embrassons-nous, mon chéri », ajouta-t-il avecun ton de familiarité intolérable, en s’avançant insidieusementvers l’homme qu’il bafouait. La plaisanterie de cet abject individutrouva un écho parmi une partie des spectateurs, d’autant plusfacilement qu’elle contenait une allusion directe et perfide à unévénement que tout le monde semblait déjà connaître.

Notre héros sentait sur ses épaules la main pesante de sesennemis. Il prit rapidement une décision. L’œil enflammé, le visageblême, un rictus au bord des lèvres, il se dégagea tant bien quemal de la foule et d’un pas chancelant et menu se dirigea vers lebureau de Son Excellence. Dans l’antichambre, il se trouva face àface avec André Philippovitch qui sortait du bureau directorial. Ily avait dans la pièce quelques personnes absolument étrangères àtoute cette affaire, mais cette circonstance ne parut aucunementl’émouvoir. Ferme et résolu, intrépide, presque surpris lui-même deson courage et s’en félicitant intérieurement, il aborda aussitôtAndré Philippovitch, passablement ahuri de cette attaqueinopinée.

– Ah !… c’est vous… que désirez-vous ? demanda le chefde service, sans écouter les explications embrouillées de M.Goliadkine.

– André Philippovitch, je… puis-je… solliciter… AndréPhilippovitch… un entretien privé avec Son Excellence ?proféra notre héros d’une voix nette et assurée, fixant un regardrésolu sur son interlocuteur.

– Vous dites ? Non, certainement pas…

André Philippovitch toisa M. Goliadkine de la tête auxpieds.

– Je vous dis cela, André Philippovitch, parce que je m’étonneque personne, jusqu’à présent, n’ait démasqué l’imposteur et lescélérat.

– Comment ?

– Je dis : le scélérat, André Philippovitch.

– À qui faites-vous allusion ?

– À un certain individu, André Philippovitch, je fais allusion àun certain individu, André Philippovitch, je suis dans mon droit…Je pense, André Philippovitch, que nos chefs doivent encourager depareilles initiatives, ajouta M. Goliadkine, visiblement hors delui. Voyez-vous, André Philippovitch… mais je suis sûr que vouscomprenez, vous même, ce que signifie mon initiative généreuse ethonnête. Il nous faut, dit-on, considérer notre chef comme un père,André Philippovitch. Eh bien, d’accord, que ce chef équitable metienne lieu de père, j’accepte… je remets mon sort entre ses mains.Voilà ma situation, lui dirais-je, voyez vous-même… Ici la voix deM. Goliadkine se mit à trembler, son visage s’empourpra et deuxlarmes s’échappèrent de ses yeux.

Les paroles de M. Goliadkine eurent le don de stupéfier AndréPhilippovitch à un tel degré qu’il recula inconsciemment de deuxpas. Il regarda avec anxiété autour de lui…

Il était difficile de prévoir quelle issue cette scène allaitavoir… Mais, tout à coup, la porte du bureau de Son Excellences’ouvrit. Accompagné de quelques fonctionnaires, Son Excellenceparut sur le seuil. Tous les assistants se redressèrent. SonExcellence appela André Philippovitch. Les deux hommes quittèrentla pièce, marchant côte à côte et s’entretenant d’affaires. À leursuite, les autres suivirent. Demeuré seul, M. Goliadkine reprit sesesprits. Docile et apprivoisé, il se blottit sous l’aile d’AntonAntonovitch Siétotchkine, qui clopinait en queue de la file, sévèreet soucieux.

« Ah ! j’ai encore gaffé ! J’ai encore fait du gâchis,se lamentait M. Goliadkine. Enfin tant pis… Ça ne fait rien… »

– J’espère, du moins, que vous, Anton Antonovitch, ne refuserezpas de m’écouter et de prendre mon cas en considération,murmura-t-il d’une voix douce, légèrement tremblante d’émotion.Repoussé de tous, je m’adresse à vous ; encore maintenant jene parviens pas à comprendre le sens des paroles d’AndréPhilippovitch. Veuillez me les expliquer, Anton Antonovitch, sicela vous est possible…

– Tout s’expliquera en temps voulu, répliqua Anton Antonovitchsur un ton sévère, en détachant ses mots. M. Goliadkine eut lesentiment que son chef de service n’avait aucune envie de continuerla conversation. D’ailleurs, vous serez renseigné d’ici peu, ajoutaAnton Antonovitch. Dès aujourd’hui vous serez officiellementinformé.

– Qu’entendez-vous par « officiellement », AntonAntonovitch ? Pourquoi dites-vous : « Officiellement »,demanda timidement M. Goliadkine.

– Nous n’avons pas à discuter les décisions de nos chefs, IakovPetrovitch…

– Pourquoi les chefs, Anton Antonovitch ? Qu’ont-ils à voirdans cette affaire ? Je ne vois aucune raison de déranger noschefs, Anton Antonovitch. Peut-être vouliez-vous parler desévénements d’hier, Anton Antonovitch.

– Non, il ne s’agit pas de ce qui s’est passé hier. Il y a dansvotre cas quelque chose d’autre qui flanche.

– Mais qu’est-ce qui flanche, Anton Antonovitch ? Il mesemble, Anton Antonovitch, que rien ne flanche.

– Et avec qui aviez-vous l’intention de comploter ?interrompit brutalement Anton Antonovitch. M. Goliadkine perditcontenance. Il tressaillit et devint pâle comme un linge.

– Évidemment, Anton Antonovitch… si on ne prête l’oreille qu’auxcalomnies des ennemis, sans écouter les justifications de l’accusé,alors évidemment…, murmura d’une voix étouffée notre héros… Oui,Anton Antonovitch, dans ce cas, évidemment, un homme innocent peutêtre condamné et souffrir injustement.

– Ah ! c’est cela. Et que doit-on penser de votre acteimpudent à l’égard d’une jeune fille honnête, dont vous risquiez deternir la réputation ? D’une jeune fille, dont la famillehonorable, généreuse et unanimement respectée vous avait comblé debienfaits ?

– De quel acte parlez-vous, Anton Antonovitch ?

– Ah ! c’est bien cela. Et naturellement vous voulezignorer aussi le tort que vous avez causé à une autre jeune fille,de situation modeste, certes, mais de bonne familleétrangère ?

– Permettez, Anton Antonovitch… ayez la bonté de m’écouter,Anton Antonovitch.

– Et votre attitude malhonnête à l’égard d’une autre personne,vos calomnies, les accusations dont vous l’aviez chargée alors quevous seul étiez coupable des actes que vous lui imputiez ?Hein ? Comment appelez-vous cela ?

– Moi, Anton Antonovitch ? Mais je ne l’ai jamais chassé dechez moi…, murmura notre héros pantelant Je n’ai jamais ordonné àPetrouchka… enfin… à mon valet de le chasser. Il a mangé mon pain,Anton Antonovitch… Il a bénéficié de mon hospitalité, ajouta M.Goliadkine d’une voix grave et pleine d’émotion. Son mentontremblait. Ses yeux, à nouveau, se remplissaient de larmes.

– Des histoires que tout cela, Iakov Petrovitch ! Il amangé votre pain, pensez donc ! répondit en ricanant AntonAntonovitch. Le ton ironique de ses paroles bouleversa profondémentM. Goliadkine.

– Permettez-moi de vous poser humblement une dernière question,Anton Antonovitch : Son Excellence est-elle au courant de toutecette affaire ?

– Évidemment. Et maintenant, laissez-moi. Je n’ai pas de temps àperdre avec vous… Vous serez avisé aujourd’hui même de tout ce quivous concerne.

– Au nom de Dieu, Anton Antonovitch, je vous en supplie… uneminute encore…

– Vous aurez le temps de tout raconter.

– Non, non, Antonovitch, Je suis, voyez-vous… Écoutez-moiseulement, Anton Antonovitch… je ne suis pas du tout pour les idéessubversives. Je fuis les idées subversives. Je suis absolumentdisposé, pour ma part, à accepter… j’ai même émis l’opinion…

– Bon. Bon. J’ai déjà entendu cela.

– Non, non. Cela, vous ne l’avez pas entendu, Anton Antonovitch.Non. Il s’agit d’autre chose, Anton Antonovitch, de quelque chosede bon, de très bon, d’agréable à écouter… J’avais émis l’idée,Anton Antonovitch, et m’en suis déjà expliqué auparavant. Voici monidée : Dieu a voulu créer deux êtres absolument identiques et noschefs généreux et clairvoyants ont compris le dessein de Dieu etont pris sous leur protection les deux jumeaux… C’est une bonnepensée, Anton Antonovitch. Vous voyez bien que c’est une bonnepensée, Anton Antonovitch. Je suis loin des idées subversives,comme vous voyez. Je considère mes chefs pleins de bienveillancecomme des pères… Voilà. D’un côté, des chefs pleins debienveillance et de l’autre… Un jeune homme qui a besoin detravailler… Soutenez-moi, Anton Antonovitch. Prenez ma défense,Anton Antonovitch. Je n’ai rien fait, Anton Antonovitch. De grâce,laissez-moi dire encore un mot, Anton Antonovitch…

Mais Anton Antonovitch était déjà loin. Notre héros, lui, nesavait même plus où il se trouvait, ce qu’il entendait, ce qu’ilfaisait, ce qu’on faisait de lui et ce qu’on ferait encore de lui…Il était profondément bouleversé par tout ce qu’il avait déjàentendu, par tout ce qui était déjà arrivé…

D’un regard implorant il cherchait Anton Antonovitch parmi lafoule des fonctionnaires. Il voulait se justifier à ses yeux ;il voulait lui dire encore quelques paroles belles et pures, desparoles qui eussent fait valoir la noblesse de ses intentions.

Cependant, petit à petit, une lueur nouvelle filtrait au milieude la confusion des sentiments de notre héros. Une lueur nouvelle,effrayante, qui découvrait subitement devant lui une largeperspective d’événements inouïs, dont il avait jusqu’à présentignoré même la possibilité.

À cet instant, quelqu’un le heurta à la hanche.

Il se retourna. Devant lui se tenait Pissarenko.

– Voici une lettre pour vous, Son Excellence.

– Ah ! tu as déjà fait ma commission, mon cher ?

– Non. On l’a apportée ici même à dix heures du matin. C’est legardien Serge Mikheiev qui l’a apportée de la part du secrétaireVachrameïev.

– Très bien, mon ami, très bien, je te récompenserai, moncher.

Sur ces paroles, M. Goliadkine enfouit la lettre dans la pochede sa redingote qu’il boutonna avec soin. Il jeta les yeux autourde lui et s’aperçut, à sa grande surprise, qu’il se trouvait déjàdans le grand vestibule, au milieu des autres employés. C’étaitl’heure de la fermeture. M. Goliadkine ne s’en était pas du toutrendu compte. Il ne comprenait guère mieux par quel concours decirconstances il se trouvait présentement dans le vestibule, revêtude son manteau, les pieds chaussés de galoches et son chapeau à lamain. Les fonctionnaires se tenaient immobiles dans une attituderespectueuse d’attente. Son Excellence, debout en bas del’escalier, attendait sa voiture et, très animée, conversait avecdeux conseillers d’État et André Philippovitch. À quelques pas dece groupe se trouvait Anton Antonovitch et deux ou trois autresfonctionnaires qui souriaient en voyant Son Excellence rire etplaisanter. Les autres employés, massés en haut de l’escalier,souriaient également et guettaient chaque nouvel éclat de rire deSon Excellence. Un seul homme ne souriait pas : le gros conciergeFedosseitch. Dressé au garde-à-vous, il tenait la poignée de laporte et attendait impatiemment sa ration quotidienne de plaisir.Le plaisir consistait en ceci : ouvrir largement, d’un seul coup,l’un des battants de la porte, puis, le dos courbé en arc, dans uneattitude impeccablement respectueuse, laisser passer sonExcellence… Quant à celui qui éprouvait le plus de joie à cetteattente fortuite, c’était incontestablement l’odieux, l’infâmeennemi de M. Goliadkine.

En cet, instant il ignorait tous les autres fonctionnaires, ilne voltigeait plus, ne tournoyait plus au milieu d’eux, suivant sonignoble habitude. Il ne cherchait plus l’occasion favorable de seconcilier les grâces de chacun. Il était tout yeux, tout oreilles…Il était recroquevillé, dans une attitude bizarre, afin de mieuxentendre, sans doute. Il dévorait des yeux Son Excellence. Seuls,de temps en temps, quelques tics convulsifs et à peine perceptiblesdes mains, des pieds ou du visage, trahissaient les mouvementsprofonds et secrets de son âme.

– Regardez-moi cela ! Il prend des airs de favori, cebandit, pensa notre héros. Je voudrais bien connaître les causes desa réussite dans le monde. Il n’a rien, ni esprit, ni instruction,ni caractère, ni sentiments… Il a de la chance, ce scélérat.Ah ! mon Dieu ! C’est fou ce qu’un homme peut réussirrapidement et gagner la confiance des autres ! Et il ira loin,ça je le jure, il ira loin, ce scélérat ! Il atteindra sonbut ! Il a la chance pour lui, ce bandit ! J’aimeraisbien savoir ce qu’il leur chuchotait à l’oreille tout àl’heure ? Quels secrets a-t-il en commun avec tous lesautres ? Que se chuchotent-ils tous en cachette ?Ah ! mon Dieu ! Que pourrais-je faire ?… Comment m’yprendre ?… Peut-être pourrais-je lui dire : « Je nerecommencerai plus, je reconnais ma faute. À notre époque, un hommejeune a besoin de travailler, Excellence. Je n’ai pas honte decette troublante coïncidence. Voilà… Je promets de ne plus éleverla moindre protestation. Je promet de tout supporter dorénavantavec docilité et patience. Voilà… Est-ce ainsi que je doisagir ?… Non, avec un pareil scélérat, c’est inutile. Les motsn’ont aucun effet sur lui. Impossible de faire entendre raison à cecerveau obtus. Essayons cependant. Je peux tomber sur un momentfavorable. Pourquoi ne pas tenter ma chance ?… »

Désemparé, troublé, angoissé, M. Goliadkine sentait qu’il luiétait impossible de rester ainsi à sa place ; il sentait quel’instant décisif approchait, et qu’il lui devenait indispensablede s’expliquer sur tout cela avec quelqu’un. Petit à petit, ilcommença à se frayer un chemin vers l’endroit où se tenait soninfâme et mystérieux compagnon d’un soir.

Mais, à ce moment même, on entendit dans la rue le grognementd’une voiture qui s’arrêtait. C’était celle qu’attendait depuis silongtemps Son Excellence ; Fedosseitch tira la porte, etcourbé en arc ouvrit le passage à Son Excellence. Les employés, quiattendaient, se mirent tous, en même temps, vers la porte. Dans lacohue, M. Goliadkine fut séparé de son homonyme…

« Non tu ne m’échapperas pas », se répétait notre héros, en seglissant à travers la foule, sans perdre des yeux l’homme qu’ilpoursuivait… Enfin la foule s’écoula… Notre héros se sentitlibre ; il se rua aussitôt à la poursuite de son ennemi.

Chapitre 11

 

Le souffle s’arrêtait dans la poitrine de M. Goliadkine. Ilvolait, comme s’il avait eu des ailes, à la poursuite de son ennemiqui s’éloignait rapidement. Notre héros se sentait plein d’uneterrible ardeur. Tout porte à croire, cependant, qu’en dépit decette terrible ardeur un simple moustique l’eût aisément renversé,d’un petit coup d’aile. En admettant, toutefois, que des moustiquespuissent se trouver à Saint-Pétersbourg à cette époque de l’année.Il se sentait fourbu et, en même temps, entraîné par une forceétrangère absolument indépendante de son corps. Sans cette forceétrangère il n’aurait pu faire le moindre pas, car ses jambesflageolaient et lui refusaient tout service. Hors d’haleine, ilpoursuivait sa course en répétant machinalement : « Tout peutencore s’arranger au mieux, oui, au mieux… ou au pire…

» En tout cas mon affaire est perdue, sans aucun doute… je suisfichu, je suis complètement fichu, c’est certain, irrémissible. Onne peut plus rien y changer… » Et pourtant, au moment où il parvintà agripper le pan du manteau de son ennemi, notre homme, d’un seulcoup, parut ressuscité. On aurait dit qu’il venait de remporter unegrande victoire. L’infâme ennemi avait hélé un fiacre ets’apprêtait à y monter… « Monsieur, Monsieur, hurla notre héros,Monsieur, j’espère que vous… »

– Non, n’espérez rien, je vous en prie – répondit son cruelennemi qui avait déjà un pied dans la voiture. En cherchant àrentrer son autre pied, il l’agitait fébrilement en l’air et avaitbeaucoup de peine à conserver son équilibre. En même temps, ils’efforçait de se dégager de la prise de M. Goliadkine. Mais notrehéros s’accrochait au manteau de son adversaire avec toutes lesforces dont la nature l’avait doté.

– Iakov Petrovitch, je n’en ai que pour dix minutes…

– Je regrette, mais je n’ai pas le temps.

– Convenez vous-même, Iakov Petrovitch… Convenez-en, je vous enprie, Iakov Petrovitch… De grâce, Iakov Petrovitch… voyons… unefranche explication… sans ambages… Une seconde encore, IakovPetrovitch…

– Je n’ai pas le temps, mon très cher, répondit l’hypocriteimposteur.

Son ton de feinte bonhomie décelait néanmoins une familiarité etune grossièreté blessantes ! « Un autre jour, croyez-moi, cesera de tout cœur, je vous le jure. Mais aujourd’hui, c’estvraiment impossible », ajouta-t-il.

« C’est un lâche », pensa M. Goliadkine…

– Iakov Petrovitch, hurla-t-il, plein d’angoisse, IakovPetrovitch, je n’ai jamais été votre ennemi. De méchantes languesm’ont accusé injustement… De mon côté, je suis prêt… IakovPetrovitch. Voulez-vous que nous entrions une seconde… tenez dansce café… Nous nous expliquerons avec tout notre cœur, suivant votresi juste expression de l’autre jour. Nous parlerons un langagefranc et noble… Et vous verrez, tout deviendra clair et net. Maisoui, vous verrez, Iakov Petrovitch, tout s’expliquerainfailliblement.

– Dans ce café ? D’accord, Pourquoi pas ? Entrons doncdans ce café. Mais je pose une condition, une seule, mon chéri,c’est que tout s’expliquera enfin, pour tout de bon. Oui, tout, unefois pour toutes, mon doux ami, dit M. Goliadkine jeune, endescendant du fiacre et tapotant impudemment l’épaule de notrehéros. Ah ! vieux copain, pour toi, je me sens prêt à suivrela petite ruelle, comme tu me l’avais proposé le premier soir, t’ensouviens-tu ?… Ah ! quel malin ce Iakov Petrovitch, ilfait de moi ce qu’il veut, ajouta l’hypocrite compagnon die M.Goliadkine avec un léger sourire, en tournoyant et virevoltantautour de notre héros.

Le café se trouvait dans une petite venelle, éloignée desgrandes rues de la capitale. Au moment où ils y entrèrent,l’endroit était absolument désert. Une Allemande assez corpulenteparut au comptoir, en entendant tinter la clochette de la porte. M.Goliadkine et son digne compagnon passèrent dans la pièce voisine,où un gamin grassouillet, les cheveux taillés ras, s’affairaitautour du poêle, essayant de ranimer le feu avec une brassée decopeaux. À la demande de M. Goliadkine jeune, on apporta duchocolat.

– Une petite femme bien dodue, glissa M. Goliadkine jeune à sonami, avec un clin d’œil malicieux.

Notre héros rougit et se garda de répondre.

– Ah ! excusez-moi, j’ai complètement oublié, continual’autre. Je connais votre goût. Nous sommes friands d’Allemandesminces et sveltes, Monsieur. Mais oui, toi, mon brave IakovPetrovitch, et moi, nous sommes portés sur les minces Allemandes,non dépourvues de charme, toutefois. Nous louons des chambres chezelles, puis nous les séduisons. En échange de leurs petits plats,de leurs soupes à la bière et de leurs soupes au lait, nous leuroffrons notre cœur et quelques traites… Voilà notre façon d’agir.Ah ! sacré séducteur ! Sacré Faublas !…

Ces allusions oiseuses et perfides étaient accompagnéesd’aimables sourires et de cajoleries. L’hypocrite étalait sessentiments amicaux et la joie, qu’il avait à se trouver encompagnie de M. Goliadkine. Mais notre héros n’était pas assezobtus et inexpérimenté pour se laisser prendre à ce jeu, ce quevoyant, l’odieux personnage décida aussitôt de changer de tactiqueet de jouer cartes sur table. À peine eut-il proféré cesignominies, qu’avec la plus révoltante familiarité, l’abjectimposteur tripota longuement l’épaule de son voisin. Non content dece manège, il se lança dans d’autres plaisanteries du plus mauvaisgoût. En dépit de la résistance et des protestations indignées denotre héros, il voulut rééditer son odieux exploit de la veille etlui pincer la joue. Devant une pareille impudence le sang de M.Goliadkine bouillonna. Toutefois notre héros se contint et garda lesilence… Il attendait son heure.

– Ce sont là les arguments de mes ennemis, répondit-il enfin,d’une voix peu assurée, mais gardant la maîtrise de soi.

Au même moment notre héros jeta un regard inquiet vers la porte.Il craignait que son interlocuteur, visiblement très bien disposé,ne se livrât à quelque facétie particulièrement déplacée dans unendroit public et en général intolérable dans une société de bonton.

– Dans ce cas, je m’incline, répliqua très sérieusementl’imposteur à l’affirmation de M. Goliadkine, en posant sa tasse,qu’il avait vidée avec une gloutonnerie indécente. Dans ce cas,ajouta-t-il, nous n’avons plus grand-chose à nous dire… Commentvous portez-vous actuellement, Iakov Petrovitch ?

– Je ne vous dirai qu’une chose, Iakov Petrovitch, déclara notrehéros avec calme et dignité, jamais je n’ai été votre ennemi.

– Humm ! à voir ! Et Petrouchka ? Comment diables’appelle-t-il ? C’est bien Petrouchka, n’est-ce pas ?Oui, c’est cela. Alors comment va-t-il ? Bien, j’espère ?Toujours le même ?

– Il va bien, comme toujours, Iakov Petrovitch, répondit M.Goliadkine passablement surpris. Je ne sais pas ce que je doispenser, Iakov Petrovitch… mais, pour ma part, en toute loyauté eten toute franchise… enfin, convenez-en vous-même, IakovPetrovitch…

– Ouais ! Mais vous savez vous-même, Iakov Petrovitch, voussavez vous-même que les temps sont difficiles, répondit M.Goliadkine jeune, d’une voix triste et expressive, se donnant lesairs d’un homme profondément affligé et repentant, d’un homme dignede commisération. Tenez, je vous prends à témoin, Iakov Petrovitch,ajouta-t-il avec l’évidente intention de flatter notre héros ;vous êtes un homme intelligent, vous saurez juger équitablement…Non, la vie n’est pas un jeu, vous le savez vous-même, IakovPetrovitch, conclut l’hypocrite imposteur sur le ton grave d’unmonsieur intelligent et cultivé, apte à discuter des problèmes lesplus élevés.

– De mon côté, Iakov Petrovitch, répondit avec exaltation notrehéros, de mon côté, je vous parlerai un langage franc et courageux,faisant fi des détours. Je vous dirai jonc, Iakov Petrovitch, entoute sincérité et honnêteté, que je suis absolument innocent… oui,Iakov Petrovitch, je vous l’affirme ; d’ailleurs vous le savezbien vous-même, Iakov Petrovitch. Il s’agit dans notre cas, IakovPetrovitch, d’un malentendu réciproque – tout est possible en cemonde – d’un malentendu aggravé par les jugements de la société,d’une populace aveugle et servile… je vous parle franchement, IakovPetrovitch, je vous répète : Tout est possible… J’ajoute ceci : Sinous consentons à examiner toute cette affaire d’un point de vuehonnête et élevé, j’affirme alors, sans fausse honte, qu’il me serapresque agréable d’avouer certains de mes errements… oui, j’auraismême plaisir à les dévoiler. Vous êtes un homme intelligent ethonnête ; vous savez très bien vous-même tout ce que je vousai avoué. Oui, j’affirme que je suis prêt à tout confesser,honnêtement et sans fausse honte… conclut notre héros avec un airplein de noblesse et de dignité.

– Destin ! Fatalité ! Iakov Petrovitch… mais, laissonstout cela de côté pour le moment. Employons plutôt les courtsmoments dont nous disposons à un entretien plus agréable et plusproductif. Cela convient mieux à deux collègues… D’ailleurs je n’aipas pu placer deux mots durant toute cette conversation… Et cen’est pas de ma faute, Iakov Petrovitch…

~ Ni de la mienne, ni de la mienne, interrompit notre héros avecardeur… J’en prends à témoin mon cœur, Iakov Petrovitch… Ilm’affirme que je ne suis pas responsable de toute cette affaire.Mettons tout cela sur le compte de la destinée, Iakov Petrovitch,ajouta M. Goliadkine d’un ton conciliant. Sa voix s’affaiblissaitde plus en plus.

– Qu’avez-vous ? Comment vous portez-vous en général cestemps-ci ? demanda d’une voix douce l’hypocrite.

– Je, toussote un peu, répondit M, Goliadkine d’une voix plusdouce encore.

– Prenez garde. C’est l’époque des maladies contagieuses. Uneangine est vite attrapée. Pour ma part, je vous l’avoue, je metsdéjà des gilets de flanelle.

– Vous avez raison, Iakov Petrovitch ; on a vite faitd’attraper une angine… Iakov Petrovitch, ajouta notre héros aprèsun court silence ; Iakov Petrovitch, je me rends comptemaintenant de mes erreurs… je me remémore avec attendrissement lesmoments heureux que j’ai eu le plaisir de passer avec vous sous montoit modeste mais, j’ose dire, hospitalier…

– Ce n’est pas ce que vous écriviez dans votre lettre, réponditsur un ton de reproche, parfaitement justifié d’ailleurs, soninterlocuteur.

(En effet, en cette occasion – mais en cette occasion seulement– M. Goliadkine jeune était pleinement sincère et juste.)

– Je me trompais, Iakov Petrovitch… Je vois clairementaujourd’hui que je me trompais… en vous écrivant cette malheureuselettre. J’ai honte de vous regarder, Iakov Petrovitch… Je vous lejure… Tenez, donnez-moi cette lettre. Je vais la déchirer devantvous, Iakov Petrovitch. Et si cela ne vous convient pas, IakovPetrovitch, alors je vous en conjure, lisez-la à l’envers, oui,absolument à l’envers… c’est-à-dire… en lui prêtant des intentionsamicales, en donnant à chaque mot de ma lettre le sens contraire.Je me trompais radicalement, cruellement, Iakov Petrovitch…

– Vous dites ? fit l’hypocrite compagnon d’un air distraitet indifférent.

– J’affirme que je me trompais radicalement, Iakov Petrovitch,et que je suis prêt, sans aucune fausse honte…

– Ah ! Bon, parfait ! Vous vous trompiez, c’estparfait, répondit brutalement M. Goliadkine jeune.

– Voyez-vous, Iakov Petrovitch, j’avais même une idée, déclara,avec noblesse et sincérité, notre héros, sans se rendre compte del’effroyable duplicité de son perfide compagnon… Oui, j’avais alorsl’idée suivante : « Deux êtres absolument identiques ont été créés…»

– Ah ! c’est ça votre idée…

Sur ce, le futile personnage se leva et prit son chapeau. M.Goliadkine se leva également. Il ne s’était pas rendu compte desperfides manœuvres de son ennemi. Il souriait avec noblesse etcordialité. Il cherchait, l’innocent, à choyer, à réconforter sonennemi, à nouer de nouveaux liens d’amitié…

– Au revoir, Excellence, s’écria subitement l’imposteur. Notrehéros tressaillit en voyant l’expression frénétique, presquebacchique du visage de son ennemi. Dans le seul but de s’endébarrasser, il mit deux doigts dans la main que lui tendaitl’indigne personnage. À ce moment… à ce moment l’effronterie de M.Goliadkine jeune dépassa toutes les limites. Il saisit les deuxdoigts offerts, les serra et aussitôt après, sous le nez de notrehéros, recommença son impudente plaisanterie de la matinée. Cettefois, toutes les réserves de la patience humaine étaientépuisées…

Il remettait déjà dans sa poche le mouchoir qui lui avait servià essuyer ses doigts et sortait… M. Goliadkine reprit enfin, sesesprits et se rua à la poursuite de son intraitable ennemi. Cedernier, suivant sa lâche habitude, avait filé… Il était déjà dansla première pièce. Il se tenait près du comptoir, parfaitement àl’aise et avalait imperturbablement des gâteaux, tout en parlantavec affabilité et gentillesse à la pâtissière allemande.

« Pas d’esclandre devant une dame », se dit notre héros. Ils’approcha lui aussi du comptoir, au comble de l’émotion.

– Vraiment cette petite femme n’est pas mal du tout ; qu’enpensez-vous ? fit M. Goliadkine jeune. Tablant sur l’infiniepatience de notre héros il recommençait ses plaisanteriesincongrues.

La grosse Allemande regardait ses deux clients avec des yeuxinexpressifs, couleur de plomb, et un sourire affable. De touteévidence, elle ne comprenait pas le russe. Indigné par les parolesde l’impudent imposteur, incapable de se maîtriser plus longtemps,notre héros, le visage enflammé, se rua sur son compagnon,visiblement décidé à le mettre en pièces et à en finir avec lui,une fois pour toutes. Mais, fidèle à sa manœuvre habituelle, lelâche individu était loin. Il avait bondi et se trouvait déjà surle perron. Le premier moment de stupeur passé, M. Goliadkine courutà toutes jambes derrière son offenseur. Mais déjà ce derniermontait dans un fiacre qui stationnait dans la rue. Le cocher,visiblement, était de mèche avec l’imposteur.

Au même moment la grosse Allemande, voyant ses deux clientsprendre la fuite, poussa un cri aigu et agita de toutes ses forcesla sonnette de la porte. M. Goliadkine, en pleine course, seretourna et lui jeta de l’argent pour payer sa consommation etcelle de son compagnon. Sans attendre la monnaie, il se précipitavers le fiacre. Malgré le retard causé par ce contretemps, ilparvint à nouveau à rejoindre son ennemi. La voiture démarraitdéjà.

Il s’accrocha de toutes ses forces à l’aile de la voiture. Ilcourut ainsi, s’efforçant de grimper à l’intérieur du fiacre, dontson ennemi, de toutes ses forces également, essayait de luiinterdire l’accès. Pendant ce temps, le cocher, à coups de fouet,de rênes et de pied, aussi bien que par ses jurons, encourageait sarosse débile. Contre toute attente, la rosse prit subitement legalop, serrant son mors et ruant des pattes arrière, selon unevieille et déplorable habitude. Enfin notre héros parvint à sehisser dans le fiacre. Le dos contre la banquette du cocher, ilétait nez à nez avec son agresseur ; leurs genouxs’entremêlaient… la main droite de M. Goliadkine agrippaitrageusement le col de fourrure assez délabré du manteau que portaitson cruel et infâme ennemi…

La voiture filait à toute allure. Les deux adversaires auxprises gardaient le silence. M. Goliadkine haletait. La rue étaitcahoteuse. La voiture était violemment secouée et notre hérosrisquait à chaque instant de se rompre les os.

De son côté, son ennemi, loin de se reconnaître vaincu,s’acharnait à faire dégringoler dans la boue M. Goliadkine. Pourcomble de malheur, le temps était affreux. La neige tombait à grosflocons et s’insinuait à l’intérieur du manteau entrouvert de notrehéros. On ne pouvait rien voir à cause de la neige et dubrouillard. Il était impossible de reconnaître les rues queparcourait la voiture, lancée à toute allure. Tout à coup M.Goliadkine eut une impression de « déjà vu ». Pendant quelquesinstants il chercha à se remémorer…

N’avait-il pas déjà pressenti tout cela la veille… dans son rêvepar exemple ?… Son anxiété croissait sans cesse. Elle étaitmaintenant à son paroxysme. Il agonisait. S’accrochantdésespérément à son impitoyable ennemi il voulut crier… mais soncri expira sur ses lèvres… Puis vint un moment d’oubli total. M.Goliadkine eut la vague conscience que tout ce qui lui arrivaitétait incompréhensible, inutile, indifférent… Protester, lutterétait vain et absurde… Au même instant, un cahot malencontreuxchangea la face des choses. Tel un sac de farine, notre héros tombade la voiture et roula dans la boue, en se répétant que tout celaétait vain et qu’il avait eu tort de s’emporter.

En se relevant il s’aperçut que la voiture stationnait dans unecour.

Du premier coup d’œil il se rendit compte qu’ils étaient dans lacour de la maison où habitait Olsoufi Ivanovitch. En proie à uneangoisse intraduisible, il esquissa un mouvement pour suivrel’imposteur, mais s’arrêta à temps, heureusement. Il paya lecocher, sortit dans la rue et se mit à courir à toutes jambes,droit devant lui. La neige tombait toujours en flocons épais. Ilfaisait sombre, humide, brumeux. M. Goliadkine volait, heurtant lespassants, renversant les moujiks, les femmes, les enfants,subissant lui aussi des chocs… Autour de lui, derrière lui,s’élevaient des clameurs, des cris d’effroi, des piaillements… MaisM. Goliadkine ne voulait rien voir, ne voulait rien comprendre… Ilreprit ses esprits à l’approche du pont Semionovsky, après avoirheurté et renversé maladroitement deux marchandes avec tout leurétalage et par la même occasion, après être tombé lui-même. « Cen’est rien, se dit M. Goliadkine, tout peut s’arranger pour lemieux. » Il plongea sa main dans la poche, cherchant un rouble pourdédommager les deux marchandes de la perte des pains d’épice, despommes, des noix et autres marchandises qu’il avait renversées.Mais soudain, un jour nouveau se fit dans son cerveau. Sa maintoucha l’enveloppe que lui avait remise, ce matin même, legreffier.

M. Goliadkine se souvint aussitôt qu’il y avait, non loin de là,une gargote qu’il connaissait bien. Il y courut. Il entra dans lagargote et, sans perdre une seconde, s’installa à une tablequ’éclairait une bougie poisseuse.

Insensible à ce qui se passait autour de lui, sans même prêterl’oreille au garçon qui venait prendre la commande, il fit sauterle cachet et se mit à lire cette lettre qui le plongea dans la plusprofonde stupéfaction :

« Être noble, pour toujours cher à mon cœur,

» Ô toi qui souffres pour moi !

» Je souffre, je me meurs, sauve-moi ! Un intrigant, uncalomniateur, un homme, bien connu pour sa vanité, sa futilité, m’aentourée de ses filets. Il m’a prise au piège et j’ai succombé. Jesuis perdue. Mais il m’est odieux, tandis que toi… On nous aséparés… on a intercepté les lettres que je t’écrivais. Tout celaest l’œuvre de cet infâme individu qui a su mettre à profit sonunique qualité – sa ressemblance avec toi.

» Je sais, en tout cas, qu’un homme, sans être beau, peutcharmer par son esprit, par la générosité de ses sentiments et parla distinction de ses manières…

» Je succombe… on me marie de force… Et c’est mon père, oui, leconseiller d’État Olsoufi Ivanovitch qui mène toute l’affaire.Est-ce le désir de profiter de ma situation dans le monde, de mesrelations… ?

» Mais ma décision est prise, je protesterai, de toutes mesforces et par tous les moyens. Attends-moi ce soir, à partir deneuf heures, dans la cour, juste au-dessous des fenêtres de notreappartement. On donne encore un bal chez nous. Un beau lieutenantdoit venir. Je m’éclipserai, te rejoindrai et nous nous envolerons.Il existe dans notre pays suffisamment d’emplois pour servirutilement la patrie. Et par-dessus tout, souviens-toi mon ami, quel’innocence tire sa force d’elle-même. Au revoir, attends-moi cesoir dans la cour avec une voiture. Je viendrai chercher laprotection de tes bras à deux heures précises.

» Tienne jusqu’au tombeau,

» Clara OLSOUFIEVNA. »

Après avoir lu cette lettre notre héros resta un long momentdans l’hébétude. Ému, angoissé, pâle comme un linge, il arpentaitla pièce, tenant la lettre dans sa main.

Pour comble de malheur, il ne se rendait pas compte qu’il étaitl’objet de l’attention générale. Ses vêtements en désordre, sonémotion mal contenue, sa marche ou plutôt sa course à travers lasalle, les gestes de ses mains, les quelques paroles étranges quilui échappaient inconsciemment, tout cela n’était guère fait pourdisposer les clients en sa faveur. Même le garçon le considéraitavec une certaine méfiance. Quand il reprit ses esprits, M.Goliadkine s’aperçut qu’il se trouvait au centre de la salle ;d’une façon indécente et, pour le moins déplacée, il dévisageait unpetit vieillard d’aspect assez respectable. Ce dernier venait determiner son dîner ; il s’était incliné devant l’icône, etmaintenant, assis sur sa chaise il ne quittait pas des yeux M.Goliadkine. Déconcerté, notre héros parcourut la salle du regard.Il vit alors que tous les yeux étaient braqués sur lui, des yeuxpleins d’animosité. Tout à coup un militaire en retraite, portantun uniforme à col rouge, se mit à réclamer bruyamment Le Messagerde la Police.

M. Goliadkine tressaillit ; son visage s’empourpra.Machinalement il baissa les yeux et se rendit compte de l’indécencede sa tenue. Un homme convenable n’aurait osé arborer une pareillemise chez lui, et à plus forte raison, dans un endroit public. Sesbottes, ses pantalons et tout le côté gauche de sa redingoteétaient maculés de boue. Le soupied droit de son pantalon avait étéarraché. La redingote était déchirée en plusieurs endroits. Enproie à une lancinante anxiété, il revint s’asseoir à la table oùil avait lu la lettre ; il vit aussitôt s’avancer vers lui legarçon. L’homme avait sur le visage une expression insolente etdure. Confus, désemparé, notre héros fixa ses yeux sur la table. Ily avait des assiettes sales, une serviette poisseuse, un couteau,une fourchette, une cuiller…

« Qui est-ce qui a mangé à cette table ? se demanda notrehéros. Moi ? Est-ce possible ? Ah ! tout estpossible. J’ai dîné sans m’en apercevoir. Et maintenant, quedois-je faire ? » Il leva les yeux. Le garçon était devant luiprêt à parler.

– Combien dois-je, mon brave ? demanda notre héros.

Il entendit autour de lui de bruyants éclats de rire. Le garçonlui-même se permit de sourire. M. Goliadkine comprit aussitôt qu’ilvenait de commettre une bévue, une gaffe effroyable. Troublé auplus haut point, il plongea sa main dans sa poche, cherchant unmouchoir. Il avait besoin de faire quelque chose, un gestequelconque pour se donner une contenance. Mais, à sa grandestupéfaction, comme à celle des spectateurs, au lieu du mouchoir,sa main retira de la poche un flacon contenant le médicament quelui avait recommandé quelques jours auparavant ChristianIvanovitch. Une pensée traversa son esprit : « Les médicaments dansla même pharmacie. » Il tressaillit, réprimant à grand-peine un crid’effroi. Son esprit s’éclairait soudain. Le liquide contenu dansle flacon était d’une couleur sinistre, rouge sombre ; il sereflétait lugubrement devant les yeux de notre héros. Tout à couple flacon échappa de ses mains et se brisa.

M. Goliadkine poussa un cri et fit un bond en arrière. Iltremblait de tous ses membres ; la sueur perlait sur son frontet ses tempes : « Ma vie doit être en danger », se dit-il. Dans lachambre régnait un tumulte, un vacarme extraordinaire. On entouraitM. Goliadkine. On lui parlait, on le saisissait par le bras, parles épaules. Lui restait immobile et muet, ne voyant rien,n’entendant rien insensible à tout… Enfin, il s’arracha de sa placeet se rua hors de la gargote. On voulut le retenir. Il bousculatout sur son passage ; inconscient, à bout de forces il sejeta dans un fiacre et se fit conduire chez lui. Dans le vestibuleil rencontra Mikheiev, le gardien de son administration, qui luiapportait une lettre de service « Je suis au courant, mon brave, jesais tout ; c’est un avis officiel », murmura notre hérosabattu, d’une voix terne et lamentable. Il prit l’enveloppe etdonna dix kopecks à Mikheiev. L’enveloppe contenait effectivementune note de service. Elle portait la signature d’AndréPhilippovitch et notifiait à M. Goliadkine d’avoir à remettre àIvan Semionovitch tous les dossiers qui se trouvaient en sapossession.

En rentrant dans son appartement M. Goliadkine tomba surPetrouchka occupé à entasser toutes ses hardes chiffes etguenilles. Aucun doute n’était possible. Petrouchka quittait sonmaître et s’apprêtait à déménager.

Caroline Ivanovna venait de le séduire, il partait remplacerEustache.

Chapitre 12

 

Petrouchka entra en se dandinant ; il avait une attitudenonchalante et bizarre et une expression triviale grossièrementtriomphante sur le visage.

De toute évidence, il avait déjà tiré son plan. Il se comportaiten être libre, absolument étranger au lieu où il se trouvait ;ou plutôt, en domestique de quelqu’un mais pas de M. Goliadkine, àcoup sûr.

– Eh bien, me voilà, mon cher, fit notre héros tout essoufflé.Quelle heure est-il, mon ami ?

Sans répondre, Petrouchka s’en alla derrière la cloison ;il revint paisiblement et annonça sur un ton dégagé :

– Il n’est pas loin de sept heures et demie.

– Ah ! bon, très bien, mon brave. Alors, mon ami,permets-moi de te dire… enfin… je crois que tout est fini entrenous maintenant.

Petrouchka ne souffla mot.

– Eh bien, maintenant que tout est fini entre nous, dis-moifranchement, en ami, où as-tu été, mon brave ?

– Où j’ai été ? chez de braves gens.

– Je sais, mon ami, je sais. J’ai toujours été satisfait de tesservices, mon cher, et je te donnerai un bon certificat… Alors, tuvas travailler chez eux, dorénavant ?

– Ma foi, Monsieur. Vous savez bien vous-même : Un honnête hommene fait jamais de mal. C’est bien connu.

– Oui, je sais, mon brave, je sais, Les hommes honnêtes sontrares, de nos jours. Il faut les apprécier, mon ami. Comment ça vachez eux ?

– Comme toujours… Quant à moi, Monsieur, je ne peux plus resterà votre service. Vous le savez bien, d’ailleurs vous-même.

– Je sais, mon cher, je sais. Je connais ton zèle et ton ardeur.Je les ai toujours remarqués et appréciés, mon ami. Je t’estimebeaucoup, mon ami. J’ai toujours estimé les gens bons et honnêtes,fussent-ils domestiques.

– Ma foi, c’est bien connu. Des gars de notre espèce, vous lesavez bien, il n’y a pas mieux. C’est comme ça. Quant à moi,Monsieur, je trouve qu’il est difficile de vivre sans honnêtesgens. C’est certain.

– Très bien, mon brave, très bien ; Je suis d’accord… Bon,voilà ton argent et ton certificat… Maintenant, embrassons-nous,mon brave et séparons-nous… Je vais te demander encore un service,un dernier service, mon cher, ajouta M. Goliadkine sur un tonsolennel. Vois-tu, mon cher, tout peut arriver dans la vie. Lemalheur, mon brave, se rencontre partout, même dans les palaisdorés ; nul ne peut y échapper ; il me semble, mon cher,que j’ai toujours été gentil pour toi, n’est-ce pas ?

Petrouchka resta muet.

– J’ai toujours été gentil pour toi, mon cher, répéta M.Goliadkine… Dis-moi, à propos, mon cher, combien me reste-il delinge ?

– Tout votre linge est là, au complet : Six chemises de toile,trois paires de chaussettes, quatre plastrons, un gilet deflanelle ; il y a aussi deux caleçons. Vous le savez biend’ailleurs vous-même. Quant à moi, Monsieur, je ne vous prendsjamais rien… je veille sur tout ce qui vous appartient. Par rapportà vous, Monsieur, enfin… il est certain… je n’ai rien à mereprocher ; Monsieur, rien… Vous le savez bien. Monsieur…

– Je te crois, mon ami, je te crois. Ce n’est pas de cela que jevoulais te parler. Vois-tu, mon brave…

– C’est connu, Monsieur, tout le monde le sait, insistaPetrouchka. Quand j’étais au service du général Stolbniakov,eh ! bien il me donnait congé quand il partait à Saratov… oùil avait une propriété…

– Non, mon ami, ce n’est pas de cela que je veux te parler. Jene te reproche rien… ne te monte pas la tête, mon cher ami…

– C’est bien connu : Des gens de notre condition il est facilede les accuser, vous le savez bien vous-même, Monsieur. Pour mapart, j’ai toujours satisfait mes maîtres, qu’ils aient étéministres, ou généraux, ou sénateurs ou comtes. J’ai servi partout,chez le prince Svintchatkine, chez le colonel Pereborkine et chezle général Niédobarov. Il m’emmenait avec lui, dans sa propriété.Voilà…

– C’est ça, mon ami, c’est très bien, très bien comme ça.Maintenant, c’est à mon tour de partir… À chacun son chemin, moncher, et nul ne connaît le chemin qui lui est dévolu. Bon,maintenant aide-moi à m’habiller, mon ami… Tu mettras mon uniformeavec le reste… et aussi les pantalons, les draps, les couvertureset les oreillers…

– Dois-je faire un paquet de tout cela ?

– Oui, mon ami, c’est cela… le tout dans un paquet ; quisait ce que l’avenir nous réserve ? Et maintenant, mon cher,descends me chercher une voiture…

– Une voiture ?

– Oui, mon ami, une voiture ; loue-la pour un certain tempset veille à ce qu’elle soit spacieuse. Et surtout, mon ami, net’imagine pas des choses…

– Et vous partez loin ?

– Je ne sais pas, mon ami, vraiment je ne sais pas. Il seraitbon aussi d’y mettre un édredon ; qu’en penses-tu, monami ? Je compte sur toi, mon cher…

– Vous voulez partir tout de suite ?

– Oui, mon ami, voilà…

– Je vous comprends, Monsieur. Au régiment où j’étais la mêmeaventure est arrivée à un lieutenant. Il a enlevé la fille d’ungrand propriétaire…

– Enlevé ? Que dis-tu ? Mais, mon cher ?…

– Ben oui, il l’a enlevée et ils se sont mariés dans uneparoisse voisine. Tout avait été préparé à l’avance. On les apoursuivis… mais le prince, oui, le prince défunt, s’est interposéet a tout arrangé.

– Alors, ils se sont mariés… Mais comment se fait-il, mon brave,que tu sois au courant de mes intentions ?

– Mais c’est bien connu. Les rumeurs vont vite sur notre terre.Nous savons tout, oui, tout… Évidemment, qui n’a pas de péchés à sereprocher ? Mais je dois vous dire, Monsieur, permettez-moi devous dire tout simplement comme un bon domestique… Puisque leschoses en sont là, maintenant, je dois vous dire, Monsieur, quevous avez un ennemi, un concurrent, oui, Monsieur, un concurrentdangereux, Monsieur, voilà…

– Je sais, mon ami, je sais. Tu sais toi-même, mon ami… Bon, entout cas, je compte sur toi. Bien, qu’allons-nous faire maintenant,mon ami ? Que me conseilles-tu ?

– Eh bien, Monsieur, puisque vous avez choisi cette solution, ilvous faut acheter pas mal de choses, des draps, des oreillers, unautre édredon pour deux personnes, une bonne couverture… tout celavous le trouverez chez la voisine… là en bas. C’est une petitebourgeoise, Monsieur. Elle possède aussi une bonne fourrure derenard. Vous pouvez la voir et l’acheter tout de suite. Vous n’avezqu’à descendre. Vous en avez absolument besoin, Monsieur. Une bellepelisse couverte de satin et avec de la fourrure de renard…

– Bon, bon, mon ami, je suis d’accord, je m’en remetsentièrement à toi, mon ami. D’accord aussi pour la fourrure, moncher… Mais fais vite, de grâce, vite, vite, je suis prêt à acheterla pelisse, mais fais vite, je t’en prie. Il est déjà près de huitheures. Dépêchons-nous, mon ami. De grâce, mon ami,dépêche-toi…

Petrouchka abandonna le tas de vêtements, couvertures, oreillerset autres hardes qu’il était en train de rassembler et se précipitahors de la chambre.

M. Goliadkine sortit à nouveau sa lettre, mais il ne pouvait paslire.

Il saisit entre ses mains sa pauvre tête et s’adossa au mur,hébété. Il ne pouvait ni penser ni faire le moindre geste. Il nesavait pas lui-même ce qui se passait en lui. Enfin, constatant queles minutes s’écoulaient et Petrouchka et la pelissen’apparaissaient toujours pas, il décida de descendre. Il ouvrit laporte d’entrée et entend du bruit. On parlait, on discutait, oncriait en bas… C’étaient des voisines, des commères.

Elles bavardaient, hurlaient, se disputaient. M. Goliadkinesavait fort bien à propos de quoi elles se disputaient. Il entenditaussi la voix de Petrouchka, puis le bruit de pas… on montaitl’escalier.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu. Ils vont faire monter ici lemonde entier », gémit notre héros en se tordant les mains dedésespoir. Il revint précipitamment dans sa chambre et se jeta surle divan, la tête enfouie dans l’oreiller.

Il ne savait plus ce qu’il faisait. Il resta ainsi une bonneminute, puis, sans attendre Petrouchka, il se releva d’un bond,enfila ses galoches, mit son manteau et son chapeau, prit sonportefeuille et s’élança dans l’escalier. « Je n’ai besoin de rien,mon cher, je ferai tout moi-même. Je n’ai pas besoin de toi, pourle moment. Tout peut encore s’arranger pour le mieux… »murmura-t-il à Petrouchka, en le croisant dans l’escalier. Ildéboucha dans la cour, se précipita dans la rue. Son cœurs’arrêtait… Il hésitait encore… Que faire ? Que décider ?Quel parti prendre en un moment aussi décisif ? » Mais quedois-je faire, ô mon Dieu ? Comme si on n’avait pas pu sepasser de tout cela », s’écria-t-il enfin au comble dudésespoir.

Il trottinait toujours, allant droit devant lui. « Oui, avais-jebesoin de tout cela. Sans cette histoire, oui, sans toute cettehistoire, tout aurait pu s’arranger. Tout se serait arrangé d’unseul coup, d’un coup énergiquement et adroitement frappé. Je donnema main à couper que tout se serait arrangé et je sais même fortbien de quelle façon. Je vais vous le dire. J’aurais pris à partcet homme, et lui aurais dit : « Avec votre permission, Monsieur,je vous déclare… qu’en général, oui, en général… on n’agit pasainsi. Parfaitement, Monsieur, parfaitement… on n’agit pas de lasorte ; l’usurpation ne paie pas chez nous. Vous êtes unimposteur, Monsieur, vous êtes un homme vain et inutile à lapatrie. Le comprenez-vous, Monsieur ? Oui, lecomprenez-vous ? » Et j’aurais pu ajouter… Mais non, à quoibon ? Il s’agit bien de cela. Qu’est-ce que je raconte.Ah ! imbécile, imbécile que je suis ! Suis-je donc monpropre assassin ? Mais non… Si, si, tu es un homme débauché.Que faire maintenant ? Que vais-je devenir ? À quoisuis-je bon ? Oui, à quoi es-tu bon, Goliadkine ? IndigneGoliadkine ! Et maintenant ? Il faut louer une voiture.Elle a commandé une voiture ; alors il faut que la voituresoit là. S’il n’y a pas de voiture, nous allons tremper nos petitspieds… Qui aurait pu penser ? Ah ! Mademoiselle,Mademoiselle, vous en faites de belles. Jeune fille de bonneconduite. Jeune fille irréprochable ! Vous vous distinguez,Mademoiselle, rien à dire… Tout cela est la conséquence d’uneéducation immorale. Oui, depuis que j’ai vu ce qui se passe, j’aitout compris.

« C’est bien la conséquence directe de l’éducation immorale. Ilaurait fallu la tenir en main dès l’enfance… et un bon martinet detemps à autre… Au lieu de tout cela on la bourre de bonbons etd’autres douceurs. Et ce vieillard qui est toujours en train de selamenter sur elle !…

» Ah ! chérie, toi si gentille, si belle… je te marierai àun comte… »

« Et voici que la demoiselle sort de l’ombre et abat ses cartes.Voilà mon jeu, Messieurs, admirez. Au lieu de la garder à lamaison, ils l’ont placée dans une pension, chez une dame française,une émigrée, une quelconque Mme Falbala… Rien d’étonnant qu’elleait mal tourné ! Saluez bien bas ! Et le résultat ?Voyez vous-même : « Attendez-moi dans une voiture, à telle heure,sous mes fenêtres, et je compte sur vous pour chanter une romancesentimentale espagnole. Je vous attends. Je sais que vous m’aimez.Nous partirons ensemble. Nous vivrons dans une cabane… »

« Mais c’est impossible. Mais oui, Madame, c’est absolumentimpossible, c’est prohibé par les lois. On n’a pas le droitd’enlever de la maison paternelle une jeune fille chaste et pure,sans le consentement des parents. Et à quoi bon, d’ailleurs ?À quoi bon ? Il n’y avait qu’à se marier avec l’homme que lesort vous destinait et tout était dit. Moi, je suis unfonctionnaire. « Je risque de perdre ma place à cause de tout cela.Mais oui, Mademoiselle, je risque d’être traîné devant lestribunaux à cause de vous. Sachez-le, Mademoiselle… C’estl’Allemande qui intrigue. Tout le mal vient de cettesorcière ; c’est elle qui met le feu aux poudres. On calomnieun homme, on colporte sur lui des ragots de vieille commère, sur leconseil d’André Philippovitch, et le tour est joué. Si l’Allemanden’était pas derrière tout cela, Petrouchka se serait-il mêlé decette affaire ? Que vient-il faire là-dedans ? En quoicela le concerne-t-il, cette canaille ? Non, Mademoiselle, jene peux rien pour vous, décidément, je ne peux rien… Pour cettefois excusez-moi, Mademoiselle, je vous en prie. Au fond, tout lemal vient de vous, Mademoiselle, et non de l’Allemande. Le malvient de vous, en droite ligne. La sorcière est une brave femme, lasorcière n’est pas coupable, Mademoiselle ! Voilà ! Vousm’avez mis dans de beaux draps, Mademoiselle. Un homme est à deuxdoigts de sa perte, il glisse vers le néant, il ne parvient pas àse retenir… et vous, vous venez lui parler de mariage. Comment toutcela finira-t-il ? Comment tout cela s’arrangera-t-il ?Je donnerais tout pour le savoir. »

Désespéré, divaguant, M. Goliadkine revint subitement à laréalité. Il s’aperçut alors qu’il était dans la rue Liteinaia. Letemps était affreux : pluie, neige, dégel. Point par point, toutétait semblable à la nuit inoubliable où, sur le coup de minuit,commencèrent tous les malheurs de notre héros. « Parlez-moi devoyage, fulminait M. Goliadkine. C’est la fin du monde… Ah !mon Dieu. Et où trouverais-je une voiture ? Tiens, là au coin,il y en a une, ce me semble ; allons l’examiner de près.Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! »

M. Goliadkine dirigea ses pas vacillants vers le coin de la rue,où il avait cru apercevoir une voiture. « Non, voilà ce que je doisfaire ! J’irai là-bas, je me prosternerai à ses pieds, jedirai : « Voilà ma situation, je remets mon sort entre vos mains,entre les mains de mes supérieurs. Je vous supplie, Excellence,défendez-moi, protégez-moi. Voici de quoi il s’agit… C’est un acteprohibé par la loi. Ne m’abandonnez pas, ne m’accablez pas. Jeviens à vous comme à un père… Sauvez la dignité, l’honneur et lenom d’un malheureux… Sauvez-moi de cet homme cruel et dépravé… Lui,et moi, nous sommes deux personnes distinctes, Excellence. Il vit àsa guise, moi de mon côté, je mène une petite vie tranquille,Excellence, sans faire de mal, je vous rassure, vraiment sans fairede mal à personne. Voilà, je ne lui ressemble pas, je ne peux luiressembler ! Je vous prie, Excellence, soyez bon, changez-moide service et il en sera fini de cette méprise, de cette impudenteet perfide usurpation… dont il ne faut pas faire un exemple pourles autres, Excellence. Je vous considère comme un père,Excellence. Des supérieurs indulgents et consciencieux saventencourager de pareilles initiatives. » Il y a même dans mon gestequelque chose de chevaleresque. Je m’adresse à lui comme à un père,je remets mon sort entre ses mains, je promets de ne pas protestercontre sa décision, je m’incline à l’avance et m’efface… Voilà.»

– Dis-moi, mon cher, es-tu cocher ?

– Oui.

– Es-tu libre pour la soirée ?

– Faudra-t-il aller loin ?

– Je te prends pour la soirée, pour toute la soirée. Peu importela destination, mon cher, peu importe.

– Pensez-vous sortir de la ville ?

– Oui, mon ami, c’est possible, je ne sais pas encore moi-même,mon ami. Je ne puis te le certifier, mon cher. Vois-tu mon brave,il est possible que tout s’arrange pour le mieux. C’est préférablemon ami…

– Évidemment, Monsieur, ça vaut mieux ; je le souhaite pourtout le monde.

– C’est ça, mon ami, c’est ça. Je te remercie, mon cher. Alors,quel sera ton prix, mon brave ?

– Vous partez immédiatement ?

– Oui, tout de suite. C’est-à-dire, nous allons d’abord attendreun moment dans un endroit… Il faudra attendre un moment, un toutpetit moment, mon cher…

– Si vous me prenez pour toute la nuit, ce sera six roubles. Àmoins c’est impossible, par ce temps-là…

– Bon, c’est bon, mon ami, d’accord. Et tu auras un bonpourboire, mon cher. Bon, alors maintenant tu vas me conduire, monami.

– Prenez place ; une seconde. Je vais juste arranger unpeu, permettez ; Là, maintenant veuillez vous asseoir. Oùdois-je vous conduire ?

– Au pont Ismailovski, mon ami.

Le cocher se hissa sur le siège et aiguillonna les deux rossesétiques qui s’arrachèrent avec peine de leur sac d’avoine. Lavoiture se dirigea vers le pont Ismailovski. Mais, subitement, M.Goliadkine tira le cordon, fit arrêter le cocher et d’une voixsuppliante lui demanda de faire demi-tour et de le conduire à uneautre adresse. Le cocher tourna ; dix minutes plus tard, lecarrosse s’arrêtait devant l’immeuble de Son Excellence. M.Goliadkine descendit et demanda au cocher, avec beaucoupd’insistance, de l’attendre. Le cœur battant, il s’élança dansl’escalier. Parvenu au premier étage, il tira le cordon de lasonnette. La porte s’ouvrit et notre héros se trouva dansl’antichambre.

– Son Excellence est-elle à la maison ? demanda audomestique M. Goliadkine.

– Que lui voulez-vous ? interrogea le domestique, toisantM. Goliadkine de la tête aux pieds.

– Je viens, mon ami, pour… Je m’appelle Goliadkine, je suisfonctionnaire, oui, je suis le conseiller titulaire Goliadkine, jeviens pour quelques explications…

– Attendez un moment. Son Excellence est occupée.

– Mais, mon ami, je ne puis attendre, c’est pour une affaireimportante qui ne peut souffrir aucun retard…

– De la part de qui venez-vous ? Apportez-vous despapiers ?

– Non, mon ami, je viens faire une visite personnelle… Transmetsà Son Excellence que je viens pour quelques explications. Je terécompenserai, mon ami…

– Impossible. On m’a interdit d’introduire quiconque. Il y a desinvités. Revenez demain matin vers dix heures.

– Annoncez-moi, mon ami, je ne puis attendre, absolument. Vousserez responsable, mon ami…

– Allons, va l’annoncer. Qu’est-ce que ça peut te faire ?As-tu pitié de tes bottes, fit un autre valet, vautré sur un banc,qui jusqu’à cet instant n’avait prononcé un seul mot.

– Il s’agit bien des bottes. On m’a interdit de recevoir, tu lesais bien. On ne reçoit que le matin.

– Va l’annoncer. As-tu peur d’avaler ta langue ?

– Bon, j’y vais. Je n’avalerai pas ma langue. On m’a interdit,je te le répète, interdit. Allons, entrez ici.

M. Goliadkine entra dans la pièce voisine. Sur la table, unependule marquait huit heures et demie. Son cœur battit la chamade.Il était sur le point de faire demi-tour, mais déjà le valet,planté sur le seuil de la salle de réception, annonçait à voixhaute : « Monsieur Goliadkine. » « Quelle voix ! » ? sedit notre héros au paroxysme de l’angoisse. Il aurait pu m’annoncerdiscrètement, il aurait pu dire : « Voilà, ce Monsieur vients’expliquer, humblement et paisiblement veuillez le recevoir… Àprésent, toute mon affaire tourne mal, mon affaire est àl’eau ; d’ailleurs… ce n’est rien… » Mais il était trop tardpour raisonner. Le valet revint et lui dit : « Entrez » etl’introduisit dans le salon de Son Excellence.

En entrant, notre héros eut l’impression d’être devenu aveugle.Il ne voyait rien. Tout au plus, deux ou trois silhouettes sedessinaient devant ses yeux. « Ce sont des invités, sans doute »,pensa M. Goliadkine. Enfin, il parvint à discerner une étoile surle frac noir de Son Excellence. Après l’étoile il découvrit lefrac. Enfin, notre héros recouvra entièrement l’usage de sesyeux…

– Qu’y a-t-il ? fit une voix que M. Goliadkine connaissaitfort bien.

– Je suis le conseiller titulaire Goliadkine, Excellence.

– Et après ?

– Je viens pour m’expliquer.

– Comment ? Quoi ?

– Voilà. Je suis venu vous voir pour m’expliquer,Excellence.

– Mais qui êtes-vous donc ?

– Je suis M. Goliadkine, Excellence, conseiller titulaire.

– Bon, et que voulez-vous ?

– Voilà ! Je vous considère comme un père. Moi-même jem’efface, je me retire. Protégez-moi de mes ennemis… Voilà.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– On sait que…

– Qu’est-ce qu’on sait ?

Notre héros se tut. Son menton commençait à sautiller.

– Et alors, demanda Son Excellence.

– Je pensais faire un geste chevaleresque, Excellence. Je trouvequ’il est chevaleresque de considérer son chef comme son père… Jevous prie de me protéger… je vous implore humblement… Des gestespareils… doivent être encou… encouragés…

Son Excellence se détourna. Pendant quelques instants les yeuxde notre héros devinrent troubles. Sa poitrine était oppressée. Ilhaletait. Il ne savait même plus où il était… Il avait honte ;il était abattu… Dieu seul sait ce qui se passa ensuite… Quand ilrevint à lui, notre héros entendit la voix de Son Excellence. Elleparlait à deux invités avec ardeur et passion. M. Goliadkinereconnut immédiatement l’un des invités. C’était AndréPhilippovitch. Mais il ne parvint pas à reconnaître le second. Sonvisage pourtant lui parut familier. L’homme était de haute taille,corpulent ; il paraissait être d’âge mûr. Son visage s’ornaitd’épais sourcils et de favoris. Son regard était dur et expressif.L’inconnu portait une décoration au cou. Il fumait un cigare. Lecigare ne quittait pas sa bouche. L’inconnu hochait gravement latête en regardant de temps en temps notre héros. M. Goliadkine sesentit très gêné. Il détourna les yeux et aperçut aussitôt un autreinvité, assez étrange. Dans l’embrasure de la porte, que jusqu’àprésent M. Goliadkine avait pris pour une glace, comme jadis aurestaurant, il apparut, l’homme bien connu, l’ami intime de M.Goliadkine ; jusqu’à ce moment, l’imposteur s’était tenu dansune petite pièce voisine, où il rédigeait en hâte un rapport. Onavait eu, sans doute, besoin de lui… Il venait. Il portait undossier sous le bras. Il s’approcha de Son Excellence et, attendantle moment d’attirer sur lui l’attention des causeurs, se mêla trèshabilement au groupe. Il se tenait juste derrière AndréPhilippovitch, à côté de l’inconnu au cigare. M. Goliadkine jeuneparaissait suivre la conversation avec un extrême intérêt. Il avaitpris une attitude avantageuse, approuvait de la tête, ponctuait dupied, souriait et ne quittait pas des yeux Son Excellence. Ilsemblait implorer du regard le droit de placer, lui aussi, sonpetit mot, « Ah ! le lâche », pensa M. Goliadkine en faisantmachinalement un pas en avant. Au même moment Son Excellence seretourna et se dirigea lui-même vers notre héros. Il paraissaitassez indécis.

« Bon, c’est bon, c’est bon. Allez et que Dieu vous garde.J’examinerai votre cas. Je vais vous faire reconduire… » Sur ce, legénéral jeta à l’inconnu aux favoris un regard significatif.L’inconnu fit de la tête un signe d’approbation. M. Goliadkine serendait clairement compte qu’on se méprenait sur sa personne etqu’on le traitait d’une façon indigne de lui. « D’une manière oud’une autre, je suis obligé de m’expliquer, se dit-il ; jedevrais lui dire : « Excellence, voilà. » Désemparé, il baissa lesyeux et, à son extrême surprise, aperçut une grande tache blanchesur chacune des chaussures de Son Excellence. « Serait-il possibleque les chaussures se soient déchirées ? » pensa-t-il. Maispresque aussitôt il constata que ce qu’il prenait pour une tachen’était, en réalité, qu’un reflet. Les chaussures verniesbrillaient très fort, ce qui expliquait parfaitement sa méprise. «C’est ce qu’on appelle de l’éclat, se dit notre héros. C’est unterme qu’on emploie beaucoup dans les ateliers de peinture.Ailleurs ça s’appelle autrement… »

M. Goliadkine leva les yeux et comprit qu’il lui fallait parlerau plus vite, sinon les affaires pouvaient mal tourner… Il fit unpas en avant.

– Voilà, Mon Excellence, je dois vous dire… De nos jours onn’arrive à rien par l’imposture !

Le général ne répondit pas et se contenta de tirer fortement surle cordon de la sonnette. Notre héros fit un nouveau pas enavant.

– C’est un lâche, un être dépravé, Excellence, dit-il,suffoquant d’épouvante, ne sachant plus ce qu’il faisait. En mêmetemps, son doigt désignait son indigne homonyme qui tournoyaitautour du général.

– Oui, Excellence, c’est ainsi… je fais allusion à quelqu’un devotre connaissance…

Il y eut un tumulte général. André Philippovitch et l’homme aucigare agitèrent leurs têtes. Son Excellence s’accrochaimpatiemment au cordon de la sonnette, appelant impérieusement ledomestique.

À son tour M. Goliadkine jeune s’avança et dit : « Excellence,je vous prie humblement de me permettre de prendre la parole. » Leton de sa voix était ferme et résolu. Visiblement cet homme sesentait dans son plein droit.

– Puis-je vous demander, fit-il, s’adressant à notre héros etdevançant ainsi la réponse du général, puis-je vous demander sivous savez en présence de qui vous vous exprimez ainsi ? Sivous savez devant qui vous êtes, dans le cabinet de qui vous voustrouvez ?…

L’imposteur semblait très ému. Son visage empourpré étincelaitd’indignation et de fureur. Des larmes apparurent sur ses cils.

« Monsieur et Madame Bassavrioukov », hurla, à gorge déployée,le valet debout sur le seuil du salon. » C’est un beau nom. Unefamille noble de Petits-Russiens », se dit M. Goliadkine. Au mêmeinstant il sentit la pression amicale d’une main sur sonépaule ; aussitôt après, une autre main se posa sur son dos.Le perfide imposteur s’agitait devant lui, indiquant le chemin auxdomestiques qui poussaient notre héros. M. Goliadkine se renditcompte qu’on l’emmenait vers les portes du salon. « C’est tout àfait comme chez Olsoufi Ivanovitch », pensa-t-il. Il était déjàdans le vestibule. Il se retourna et vit à ses côtés deuxdomestiques de Son Excellence et son indigne sosie. « Le manteau,le manteau, vite le manteau de mon ami, le manteau de mon meilleurami », gazouillait l’infâme individu. Arrachant le manteau desmains d’un domestique, il le jeta en guise de plaisanterie,d’ignoble et lâche plaisanterie, sur la tête de notre héros. M.Goliadkine, tout en essayant de se dépêtrer sous le manteau,entendait distinctement les rires des deux laquais. Mais il nevoulait plus rien entendre, il ne prêtait plus attention à ce quise passait autour de lui. Il sortit du vestibule et se trouva dansl’escalier éclairé. Son sosie sortit derrière lui et cria :

– Au revoir, Mon Excellence.

– Lâche… marmonna M. Goliadkine.

– Disons que je suis lâche…

– Débauché !…

– Disons que je suis débauché, répondit l’infâme ennemi aurespectable M. Goliadkine, tout en le toisant du haut del’escalier, avec son habituelle arrogance. Sans broncher, il ledévisageait, les yeux dans les yeux, il semblait le provoquer parson attitude. Notre héros cracha d’indignation, descenditprécipitamment l’escalier et sortit sur le perron.

Il était à ce point anéanti qu’il ne se rendit même pas comptecomment il monta dans la voiture et qui l’aida à monter.

Quand il reprit ses esprits, il s’aperçut qu’on le conduisait lelong de la Fontanka. « Sans doute me conduit-il vers le pontIsmailovski ? » se dit M. Goliadkine ; à cet instantnotre héros voulut réfléchir à quelque chose, mais il ne put. Etpourtant, il s’agissait de quelque chose de terrible,d’inconcevable… « Bah ! tant pis », conclut-il et il se laissamener vers le pont Ismailovsky.

Chapitre 13

 

Le temps semblait vouloir prendre un tour favorable. La neigemouillée, qui jusque-là tombait abondamment, devint de plus en plusrare et bientôt s’arrêta complètement. On pouvait voir le ciel oùs’allumaient, çà et là, quelques étoiles. Il faisait toujours froidet humide. La rue était sale. Tout cela accablait M. Goliadkine quiavait déjà peine à respirer. Son pardessus trempé pesait lourdementsur ses épaules et semblait imbiber ses membres d’une tièdehumidité. Les jambes de notre héros, déjà assez affaiblies,pliaient sous le poids des vêtements mouillés. Des frissons defièvre parcouraient son corps tels des moustiques insatiables etlancinants. Son corps exténué sécrétait une sueur froide, maladive.Telle était sa détresse qu’il en oublia même de répéter avec safermeté habituelle sa phrase favorite : « Tout peut encores’arranger, tout doit certainement, infailliblement s’arranger. »Néanmoins, surmontant sa défaillance, notre héros, qui ne perdaitpas courage, se reprit et murmura : « Pour le moment, tout ça n’apas d’importance ». Il essuya son visage ruisselant de gouttes quidégoulinaient en tous sens de son chapeau rond, trempé à tel pointqu’il ne pouvait plus retenir l’eau de la pluie. « Tout ça n’a pasd’importance », répéta notre héros ; il s’assit sur un grosbillot qui traînait à côté d’un tas de bois dans la cour d’OlsoufiIvanovitch. Il n’était plus question de rêvasser de sérénadesespagnoles et d’échelle de soie. Il s’agissait plutôt de trouver unpetit coin confortable, sinon très chaud, un petit coin intime etobscur. Il était fortement tenté – disons-le en passant – par lepetit réduit proche du vestibule de service où jadis, au début deses aventures, il était resté près de deux heures entre l’armoireet les vieux paravents, au milieu d’un amoncellement de chiffons,de hardes et de vieilleries.

Notons que M. Goliadkine attendait déjà depuis plus je deuxheures dans la cour d’Olsoufi Ivanovitch. Notons également que lepetit réduit intime et confortable présentait aujourd’hui quelquesinconvénients qui n’existaient pas alors. Tout d’abord, l’endroitavait été certainement remarqué et signalé. On devait monter bonnegarde autour de cet endroit depuis le fameux esclandre dubal ; et, d’autre part, il était obligé d’attendre dans lacour un signal de Clara Olsoufievna.

Il était certain qu’elle l’avertirait par un signal quelconque.C’était certain : « Ce n’est pas, d’ailleurs, nous qui avonsdéclenché toute cette affaire, ce n’est pas à nous de la terminer.» Sur ce, M. Goliadkine se souvint d’un passage de roman qu’ilavait lu il y a fort longtemps, et au cours duquel l’héroïne, dansdes circonstances absolument identiques à celles de ce soir,avertissait son amant, Alfred, en attachant un ruban rose à lafenêtre. Mais aujourd’hui dans la nuit, avec le brouillard etl’humidité du climat de Saint-Pétersbourg, un ruban rose ne pouvaitconvenir, il ne fallait pas y penser. « Non, pas questiond’échelles de soie, décida notre héros. Je ferais mieux de meblottir dans un petit coin discret et obscur… » Il se réfugia dansun coin de la cour situé en face des fenêtres à côté d’une pile debois. Certes on circulait beaucoup dans cette cour : des cochers,des postillons déambulaient au milieu de grincements d’essieux etde hennissements de chevaux… néanmoins l’endroit était assezconfortable ; M. Goliadkine était dans l’ombre et peu luiimportait d’être remarqué ou non des cochers. Il voyait tout et nepouvait être vu de l’appartement. Les fenêtres étaient brillammentilluminées. Olsoufi Ivanovitch devait encore donner une grandesoirée. Toutefois, on n’entendait pas de musique. « Ce n’est pas unbal, c’est une réunion d’un autre genre, se dit notre héros, assezangoissé. Mais est-ce bien pour aujourd’hui ce rendez-vous ?…N’y a-t-il pas une erreur de date. C’est possible. Tout estpossible… Voici ce qui a pu se passer… La lettre a pu être écriteet envoyée la veille et je ne l’ai reçue qu’aujourd’hui par suited’une négligence de Petrouchka, de cet odieux scélérat. Ou bien,elle a été écrite demain… c’est-à-dire que le rendez-vous étaitfixé pour demain… que je devais venir l’attendre demain avec lavoiture… »

Le sang de M. Goliadkine se glaça à cette hypothèse. Pour lavérifier il plongea la main dans sa poche. À son grand étonnementil n’y trouva pas la lettre. « Que se passe-t-il ? murmuranotre héros à demi anéanti. Où ai-je pu la laisser ?L’aurais-je perdue ? Ah, il ne manquait que ça, fit-il engémissant. Et si elle tombe dans des mains ennemies ? C’estpeut-être déjà fait. Ah ! mon Dieu ! Que va-t-ilarriver ? Ça fera un scandale… Ah ! destin, destinmisérable !… » Il pensa aussitôt à son sosie et se mit àtrembler comme une feuille. L’indigne personnage, en lui jetant sonpardessus sur la tête, avait peut-être profité de sa confusion pourlui soustraire la lettre dont il avait eu vent par les ennemis deM. Goliadkine… « D’autant qu’il a l’habitude d’intercepter, sedit-il, quant aux preuves… mais à quoi bon les preuves ?… »Après un premier accès de stupeur et d’effroi, le sang affluaviolemment à la tête de notre héros. Il poussa un grincement,saisit des mains sa tête brûlante et s’effondra sur le billot. Ilsombra dans la méditation… sans parvenir à fixer ses pensées. Desvisages défilaient devant ses yeux, tantôt vagues, tantôt plusnets, des événements depuis longtemps oubliés, les mélodies dequelques chansons stupides venaient se présenter à sa mémoire… Ilétait au comble de l’anxiété, d’une indescriptible anxiété… «Ah ! mon Dieu, mon Dieu, répétait notre héros, reprenantconscience et étouffant un lourd sanglot, mon Dieu, donne force etfermeté à mon esprit plongé dans un gouffre sans fond de malheurs.Je suis perdu, je suis anéanti, aucun doute n’est possible à cesujet. C’est dans l’ordre des choses. Il ne peut en être autrementJ’ai perdu ma place, je l’ai certainement perdue… je ne pouvais pasne pas la perdre. Bon, supposons même que les choses s’arrangentd’une manière ou d’une autre. Supposons que mon petit magot suffisepour les premiers jours. Il faudra louer un autre appartement,trouver quelques meubles… je n’aurai plus Petrouchka… Bon, je puisme passer de cette fripouille… J’habiterai chez des gens ; çapeut s’arranger. Je pourrai sortir et rentrer quand il me plaira.Il n’y aura plus Petrouchka pour me faire la tête lorsque jerentrerai tard. C’est l’avantage de la sous-location ; c’estbien connu, ça. Bon. Disons donc que c’est bien comme ça. Mais jesuis toujours à parler d’autre chose, de tout autre chose… » À cetinstant, la pensée de sa situation présente traversa son esprit. Ilregarda autour de lui. « Ah ! mon Dieu, mon Dieu !Ah ! Seigneur, mais à quoi donc étais-je en train depenser ?… » gémit notre héros, absolument désemparé, pressantdes mains sa tête enfiévrée…

– Vous avez l’intention de partir bientôt ? fit une voixau-dessus de lui. M. Goliadkine tressaillit et leva les yeux. Ilvit devant lui son cocher. L’homme était, lui aussi, trempéjusqu’aux os et transi. L’impatience et le désœuvrement lui avaientsuggéré l’idée de jeter un coup d’œil sur M. Goliadkine tapiderrière le tas de bois.

– Mais, mon ami, je ne sais pas… je compte partir bientôt, oui,très bientôt, mon ami… Patiente un peu…

Le cocher se retira, marmonnant entre ses dents. « Qu’a-t-il àgrogner ? murmura en larmoyant notre héros, je l’ai loué pourtoute la soirée… Je suis, me semble-t-il, dans mon droit… n’est-cepas ? Je l’ai loué pour toute la soirée, un point c’est tout.Qu’il soit ici ou ailleurs, c’est le même prix. Tout dépend de monbon vouloir. Je suis libre de partir ou de rester ici derrière letas de bois… et ça ne te regarde pas. Tu n’as pas le droit deprotester. Ton maître a envie de rester ici, derrière le tas debois… eh bien, il y reste… il n’empiète sur les droits depersonne ! Parfaitement !… Oui, parfaitement,mademoiselle, tenez-vous le pour dit. Quant à votre cabane,sachez-le tien, mademoiselle, personne n’habite les cabanes de nosjours. Tenez-vous le pour dit ! Et sachez aussi quel’immoralité ne paye pas en notre siècle de lumière ; vous enêtes d’ailleurs un exemple lamentable… Mademoiselle a décidé que jetravaillerais dans un bureau et que nous vivrions au bord de lamer… Eh bien, sachez-le bien, mademoiselle, il n’y a pas de bureauxau bord de la mer, et quant à faire de moi un chef, il ne faut pasy penser. Bon ! Supposons, par exemple, que je fasse unedemande… je me présente, je dis : « Voilà, Monsieur, nommez-moichef de bureau et… défendez-moi de mes ennemis… » Eh bien,mademoiselle, on me répondra ceci : « Il y a déjà assez de chefs debureau comme cela… » Et quant à vous, mademoiselle, vous n’êtesplus chez Mme Falbala, qui vous donnait des leçons de moralité,leçons dont vous êtes une illustration vivante et lamentable. Lamoralité consiste à rester à la maison, mademoiselle, à honorervotre père et à ne pas penser trop tôt au mariage. On vous trouverades fiancés, quand il sera temps. Tenez-vous le pour dit. Il fautévidemment développer certains talents. Il est bon de savoir jouerdu piano, connaître le français, apprendre un peu d’histoire et degéographie, d’histoire sainte et d’arithmétique – ceci estindiscutable… Mais il ne faut guère plus. Ah ! il y a encorela question de la cuisine. L’art culinaire doit faire partie del’éducation de toute jeune fille convenable. Maintenant revenons ànotre projet. Tout d’abord, on ne vous laissera pas partir, matoute belle demoiselle. Et si vous vous échappez, on vouspoursuivra. Après quoi, on vous mettra sous tutelle, on vousenfermera dans un couvent. Et alors, ma chère demoiselle, quem’ordonnerez-vous de faire ? Devrais-je, à l’instar decertains héros de stupides romans, venir tous les jours contemplerdu haut d’une colline voisine les murs glacés de votreprison ? Devrais-je, à cette vue, fondre en larmes et courir,tel un personnage de ces mauvais poètes et romanciersallemands ? Est-ce cela que vous voulez,mademoiselle ?

« Permettez-moi de vous faire observer amicalement, toutd’abord, que les histoires de ce genre n’ont plus cours chez nous,ensuite, que vous et vos parents méritez quelques bonnes racléespour les romans français que vous avez lus et qu’on vous a donnés àlire… Apprenez que les romans français ne vous enseignent rien debon. On n’y trouve que poison… un poison délétère,mademoiselle.

» Vous pensez sans doute, qu’on peut s’enfuir impunément et seréfugier dans une cabane au bord de la mer… Une fois là, nous nousmettrons à roucouler, à parler sentiments et nous passerons notrevie heureux et comblés… Et avec cela, un petit rejeton, un oiselet,sans doute ?… Après quoi, on viendra voir votre père, leconseiller d’État Olsoufi Ivanovitch, et on lui dira : « Voilà, moncher, voilà notre oiselet… Oubliez en cette occasion votremalédiction et bénissez-nous… » Non, je vous le répète,mademoiselle, on n’agit pas de la sorte !

» Quant aux roucoulades et aux amours, n’y comptez pas. De nosjours le mari est le maître, mademoiselle. Une femme honnête etbien éduquée doit essayer, par tous les moyens, à lui rendre la vieagréable. En notre siècle de progrès, on ne tient pas auxmanifestations de tendresse, mademoiselle. L’époque de J.-J.Rousseau est révolue. De nos jours, il en est autrement. Un marirentre du travail. Supposons qu’il a faim ; il dira ; «Ma chérie, j’aimerais bien manger un petit morceau pour tromper lafaim, par exemple, un peu de hareng fumé avec un verre de vodka. »Eh bien, mademoiselle, vous devez toujours tenir prêts, harengs etvodka. Et voilà le mari qui se met à manger avec appétit un petitmorceau, sans même vous regarder, mademoiselle. Il se contente devous dire : « Va donc à la cuisine, mon petit chat, et veille bienau dîner, mon chéri. » Il vous embrassera une fois par semaine, etencore sans trop de passion, ma chère ; voilà comment ça sepasse aujourd’hui, mademoiselle. Oui, je répète, un petit baisersans trop de passion. Voilà ce qui vous arrivera, si on veut bienraisonner, si on veut voir les choses comme elles sont… Et queviens-je faire dans cette affaire ? Pourquoi me rendez-vouscomplice de vos fantaisies, mademoiselle ? Évidemment, vousprétendez que je suis « un homme généreux, dévoué, un homme cher àvotre cœur »… Mais, tout d’abord, mademoiselle, sachez que je nesuis pas fait pour vous. Je ne suis pas un maître dans l’art ducompliment, vous le savez bien, vous-même ; je déteste lespetites futilités parfumées qu’on débite aux dames. Je ne suis pasbon pour jouer les amants langoureux…

» Et d’ailleurs, mon physique ne s’y prête pas ! Vous netrouverez en nous ni vanité, ni prétention, ni hypocrisie,Mademoiselle, nous vous l’avouons en toute sincérité. Oui, voilàcomment nous sommes ! Nous avons un caractère droit et loyalet un esprit sain. Les intrigues ne nous intéressent pas. Je nesuis pas un intrigant et j’en suis fier ! Voilà !… Je neporte pas de masque quand je suis au milieu de gens honnêtes etpour tout vous dire… »

Subitement M. Goliadkine tressaillit. La barbe roussecomplètement trempée du cocher apparut à nouveau au-dessus du tasde bois.

– Je viens tout de suite, mon ami, j’arrive, mon ami, oui,j’arrive tout de suite, bredouilla notre héros.

Le cocher se gratta la nuque, promena sa main sur sa barbe, fitun pas en avant… puis s’arrêta et fixa un regard plein de méfiancesur M. Goliadkine.

– Je viens, mon ami. Vois-tu, mon ami… Je dois attendre encoreun peu… Juste une seconde, mon brave… Comprends-tu, monami… ?

– N’avez-vous pas l’intention de partir d’ici ? fit enfinle cocher en s’approchant résolument de notre héros.

– Mais non, mon ami… je viens. Vois-tu, mon ami j’attendsici…

– Je vois…

– Vois-tu, mon ami, je dois… À propos, de quel village es-tu,mon cher ?

– Je suis né chez mes maîtres…

– Et ce sont de bons maîtres ?

– Ma foi…

– Bon, mon ami. Reste un moment ici, mon cher. Vois-tu, mon ami…es-tu depuis longtemps à Saint-Pétersbourg ?

– Depuis un an…

– Es-tu content, mon ami ?

– Ma foi…

– C’est bien, mon ami, c’est bien. Remercions-en la Providence,mon cher. Un conseil, mon ami : recherche toujours les honnêtesgens. Ils sont devenus rares, aujourd’hui, mon cher. Un homme braveet honnête te donnera à boire et à manger ; il te soignera ette lavera. Vois-tu, mon ami, parfois les larmes apparaissent aumilieu de l’or… Tu en vois un exemple lamentable devant toi… Voilàcomment vont les choses, mon cher…

Le cocher parut prendre en pitié M. Goliadkine et répondit :

– Bon, je vous attendrai. Restez-vous longtempsencore ?

– Non, mon ami, non. Sais-tu, je commence déjà à perdrepatience, mon cher… Je ne compte plus attendre longtemps… qu’enpenses-tu, mon ami ? Je fais confiance à ton jugement. Jecrois que ce n’est plus la peine d’attendre ici…

– Alors, vous ne pensez plus partir ?

– Non, mon ami, non… mais je te donnerai quand même un bonpourboire… c’est promis. Combien te dois-je, mon brave ?

– Eh bien, ce que vous m’avez promis, Monsieur. J’ai attendulongtemps, Monsieur. Vous n’allez tout de même pas me frustrer,Monsieur.

– Voilà pour toi, mon cher, voilà.

M. Goliadkine remit au cocher les six roubles promis. Il étaitfermement décidé à ne plus perdre de temps. Il voulait partir coûteque coûte. D’ailleurs les ponts étaient coupés, désormais. Il avaitlicencié le cocher et n’avait, par conséquent, aucune raisond’attendre. Il sortit de la cour, franchit la porte cochère ettourna à gauche. Puis, sans se retourner, radieux et haletant, ilse mit à courir. « Tout peut encore s’arranger pour le mieux,pensait-il ; quant à moi, j’ai évité, de cette façon, un grandmalheur. »

De fait, M. Goliadkine se sentit tout à coup extraordinairementléger et apaisé. « Ah ! pourvu que tout s’arrange au mieux »,soupirait notre héros, sans trop oser y croire, cependant. Voilà ceque je vais faire… non, il vaut mieux, plutôt… ou encore, oui,voilà ce qu’il faut que je fasse…

Divaguant de la sorte, cherchant toujours à sortir de sonincertitude, notre héros parvint au pont Semionovski. Une fois là,il prit la sage et suprême décision de revenir sur ses pas. « C’estpréférable, se dit-il, j’ai intérêt à adopter cette attitude… uneattitude de spectateur, impartial… un spectateur et rien de plus.Je serai un simple spectateur, étranger à toute cette affaire. Quoiqu’il arrive, je reste en dehors de l’histoire, je ne suis pasresponsable. Voilà ! Voilà ce que je dois faire dorénavant.»

Ayant pris cette décision, notre héros revint sur ses pas.L’heureuse idée d’adopter à l’avenir une attitude de spectateurrenforçait sa confiance. « C’est préférable ainsi, se répétait-il,c’est préférable. On n’est responsable de rien et, en même temps,on assiste à tout… voilà ! C’est la meilleure solution, sansdiscussion possible… »

Entièrement rassuré, M. Goliadkine reprit son poste derrière letas de bois, refuge confortable et protecteur. Il fixa sonattention sur les fenêtres. Il n’eut pas longtemps à regarder et àattendre, cette fois. Subitement, une étrange agitation semanifesta derrière toutes les fenêtres du logement d’OlsoufiIvanovitch. Des visages apparurent, les rideaux furent tirés ;les invités se pressèrent en groupes contre les vitres. Tousparaissaient chercher quelque chose dans la cour. Protégé par sontas de bois, notre héros se mit, de son côté, à suivre avecattention et curiosité les mouvements des gens. Il allongeait satête, tantôt à droite tantôt à gauche, dans la mesure où l’ombre,projetée sur lui par le tas de bois, le permettait. Soudain sonsang se glaça ; il frissonna et faillit tomber d’effroi, à larenverse. Il eut subitement l’absolue intuition qu’on cherchait nonpas n’importe qui ou n’importe quoi, mais qu’on le cherchait lui,lui M. Goliadkine. Tous les regards étaient tournés vers lui… Fuirétait impossible. On l’aurait repéré… Glacé d’épouvante, il serecroquevilla, se serra contre les bûches et se rendit compte, aumême moment, que l’ombre perfide le trahissait, ne protégeait plustout son corps. Avec quelle joie notre héros n’eut-il pointaccepté, en cet instant, de se métamorphoser en souris pours’infiltrer dans le plus petit interstice, pour pouvoir se glisserentre les bûches et y rester bien paisiblement. Ah ! si celaavait été possible ! Malheureusement c’était absolumentimpossible. Au comble de la terreur, il se décida à lever les yeuxet les fixer droit sur les fenêtres. C’était préférable ! Maissoudain, ce fut l’anéantissement total. M. Goliadkine brûlait dehonte ; il se rendit compte qu’on l’avait repéré. On l’avaitreconnu. Tous l’avaient reconnu, tous lui faisaient des signes dela main. Tous lui adressaient des saluts de la tête. Tousl’appelaient. Il entendit le bruit de vasistas qu’on ouvrait. Ilentendit des voix qui toutes lui criaient quelque chose…

« Je m’étonne qu’on ne fouette pas ces filles dès l’enfance… »bredouillait notre héros absolument désemparé. Tout à coup, « Il »(on sait qui) apparut sur le perron. Il n’avait ni son chapeau nison manteau. Il paraissait essoufflé. Il descendit les marches etse précipita vers M. Goliadkine, sémillant, sautillant, manifestantla joie extrême qu’il avait de retrouver son grand ami.

– Iakov Petrovitch, gazouillait ce personnage bien inutile,Iakov Petrovitch, vous ici ? Vous allez prendre froid, IakovPetrovitch. Il fait glacial ici. Venez dans l’appartement.

– Non, ce n’est rien, Iakov Petrovitch, ce n’est rien, réponditnotre héros d’une voix résignée.

– Mais c’est impossible, Iakov Petrovitch. On vous demande, onvous réclame respectueusement, on vous attend. On m’a dit : «Faites-nous plaisir et amenez-nous Iakov Petrovitch. »Voilà !

– Non, Iakov Petrovitch, marmonnait M. Goliadkine, brûlant àpetit feu et glacé, tout à la fois, de honte et de terreur.

– Nenni, nenni, gazouillait l’affreux individu. Nenni, nenni.Pour rien au monde. Allons, venez, ajouta-t-il d’une voixautoritaire et il entraîna notre héros vers le perron. M.Goliadkine aîné voulut se débattre, mais il lui parut gênant derésister et se battre sous les yeux de tous les invités. Il avança.On ne peut dire qu’il marchait, car il ne savait déjà lui-même cequ’il faisait et ce qui se passait. Et d’ailleurs, tout celan’avait plus d’importance.

Avant qu’il ait pu reprendre ses esprits, il se trouva dans lagrande salle de réception. Il était pâle, défait, échevelé,désemparé. D’un regard trouble il embrassa l’assistance.Horreur ! La salle et les pièces voisines étaient bourrées demonde. Une multitude d’hommes. Tout un parterre de dames. Tous sepressaient autour de lui, tous avançaient vers lui, et cette merhumaine entraînait notre héros vers un coin de la salle. Il s’enrendit compte. Une idée traversa son esprit : « Ce n’est pas versla porte ». En effet, ce n’était pas vers la porte qu’on lepoussait, mais vers le paisible fauteuil où se trouvait OlsoufiIvanovitch. Près du fauteuil, il vit Clara Olsoufievna.

Elle était blême, et semblait triste et lasse, malgré l’éclat desa toilette. Notre héros remarqua particulièrement les petitesfleurs blanches piquées dans ses noirs cheveux. C’était d’un beleffet. De l’autre côté du fauteuil, il vit Vladimir Semionovitch,en frac noir avec, à la boutonnière, sa nouvelle décoration. Onamena M. Goliadkine droit devant Olsoufi Ivanovitch. On le tenaitpar les bras, d’un côté, son sosie, qui avait pris, pour lacirconstance, un air distingué et digne, ce qui fit grand plaisir ànotre héros, de l’autre André Philippovitch dont le visage avaitune expression solennelle.

« Que veut dire tout cela ? » se demanda M. Goliadkine.Mais, lorsqu’il se rendit compte qu’on l’amenait devant OlsoufiIvanovitch, il fut illuminé par une idée. Il pensa subitement à lalettre interceptée… Il était maintenant devant le fauteuild’Olsoufi Ivanovitch.

« Que dois-je faire maintenant ? » se demandait notrehéros, en proie à une angoisse insurmontable. Je dois adopter uneattitude fière, une attitude franche, non dénuée de noblesse et dediscrétion ; toutefois, je dois dire : « Voici, Messieurs,voici… »

Pourtant, ce qu’il redoutait tant, n’arriva pas en réalité.Olsoufi Ivanovitch l’accueillit avec une certaine affabilité. Il nelui tendit pas la main, mais le regarda longuement en hochant satête grise et respectable. Il hocha la tête d’un air grave etsolennel, mais non sans bienveillance. Ce fut du moins l’impressionde notre héros. Il crut même voix briller une larme dans l’œiltrouble du vieillard. En levant les yeux, M. Goliadkine, crut voirapparaître des larmes sur les cils de Clara Olsoufievna. VladimirSemionovitch lui parut également très ému. Même le maintien digneet imperturbable d’André Philippovitch reflétait une certainecompassion. Quant au jeune homme, que nous avions mentionné aucours du bal, en disant qu’il ressemblait fort à un vieuxconseiller d’État, il profita de ce moment d’émotion générale pouréclater en sanglots… Tout cela ne fut peut-être qu’une illusion dessens de notre héros. Lui-même pleurait et sentait ses larmesbrûlantes couler le long de ses joues glacées… D’une voix coupée desanglots, il voulut s’adresser à son ancien protecteur pour luiépancher son cœur.

Il se sentait maintenant réconcilié avec toute l’humanité etavec son propre destin. Il se sentait rempli d’amour, non seulementpour le digne vieillard, mais aussi pour tous ses invités et mêmepour le malfaisant sosie, qui, en cet instant, ne lui paraissaitêtre ni malfaisant ni sosie, mais un homme normal et fort aimable :M. Goliadkine voulut parler à Olsoufi Ivanovitch, mais ; letrop-plein de son âme l’en empêcha. Il ne put prononcer un mot etse contenta de poser sa main sur le cœur dans un geste large etdémonstratif… André Philippovitch, afin d’éviter au sensiblevieillard des émotions trop fortes, entraîna notre héros dans uncoin de la salle et l’y abandonna, lui laissant, toutefois, uneliberté absolue. Tout en souriant et marmonnant entre ses dents,notre héros se mit à se frayer un chemin à travers la foulecompacte. Il était décontenancé par les événements, mais se sentaitentièrement réconcilié avec les hommes et sa destinée. Il avançait.Les gens se rangeaient sur son passage et le regardaient avec uneétrange curiosité et un air de compassion énigmatique.

Notre héros parvint à une pièce voisine. Il y fut accueilli avecla même sollicitude. Il se rendait vaguement compte qu’une filenombreuse se pressait sur ses pas. Il sentait que les genssurveillaient chacun de ses gestes. Il les entendait discuter ensourdine de quelque chose de très important. Il les voyait parler,hocher la tête, chuchoter, se contredire, se disputer âprement… Ilaurait voulu savoir de quoi ils discutaient, pourquoi ilschuchotaient et se disputaient. Il se retourna et vit son sosie àses côtés. Il éprouva aussitôt un besoin insurmontable de saisir lamain de cet homme et de l’entraîner à l’écart. Là, il le supplia del’aider dans toutes les circonstances futures et de ne pointl’abandonner en un moment aussi critique. M. Goliadkine jeunesecoua sa tête avec gravité et serra fortement la main de notrehéros, qui sentit battre violemment son cœur oppressé par untrop-plein d’émotions. Il suffoquait, il se sentait écrasé detoutes parts. Il avait peine à supporter tous ces regards qui leperçaient, le dévoraient, l’anéantissaient… M. Goliadkine aperçut,en passant, le conseiller qui portait perruque. Le conseiller lefixait d’un regard sévère, scrutateur, qui ne s’accordait point àla sympathie de tous… M. Goliadkine voulut aller à lui, sourire,s’expliquer d’un mot avec lui ; mais il ne put. Pour un momentil oublia la réalité, perdit la mémoire et le sentiment… Lorsqu’ilrevint à lui, il constata qu’il circulait au milieu d’un largecercle de convives. Tout à coup on appela de la pièce voisine : M.Goliadkine ! Ce fut un cri soudain qui passa sur les groupes.Tout le monde s’agita bruyamment, on se hâta vers les portes dupremier salon, on y porta presque M. Goliadkine. Le conseiller à laperruque et au cœur impitoyable se trouva à côté de M. Goliadkine.Le conseiller lui prit la main, le fit asseoir à ses côtés, en facemais à distance respectueuse du fauteuil d’Olsoufi Ivanovitch. Lesconvives formèrent un cercle à plusieurs rangs et s’assirent autourde M. Goliadkine et d’Olsoufi Ivanovitch. Ils se turent ets’apaisèrent. Le silence était grave. On regardait OlsoufiIvanovitch, on semblait attendre un événement extraordinaire. M.Goliadkine remarqua que l’autre M. Goliadkine et AndréPhilippovitch s’étaient placés aux côtés du fauteuil d’OlsoufiIvanovitch, en face du conseiller… Le silence se prolongeait.C’était l’attente…

« C’est ainsi dans les familles, quand un parent doit partirpour un lointain voyage ; il n’y aurait plus maintenant qu’àse lever et à prier », pensa notre héros. Ses réflexions furentinterrompues par l’agitation soudaine des invités. Mais personne nesemblait surpris. « Il arrive… il arrive », disait-on.

« Qui donc arrive ? » se demandait M. Goliadkine, quitressaillit d’une sensation bizarre.

« Il est temps », fit le conseiller à perruque, en regardantavec attention André Philippovitch. De son côté, ce dernier levales yeux sur Olsoufi Ivanovitch. Le digne vieillard hochasolennellement la tête en signe d’approbation.

– Levez-vous, dit le conseiller, en soulevant M. Goliadkine.

Tout le monde se leva. Le conseiller prit M. Goliadkine aîné parla main. André Philippovitch fit de même avec M. Goliadkine jeune.Les deux fonctionnaires amenèrent solennellement face à face lesdeux jumeaux, au milieu de la foule attentive et anxieuse. Notrehéros promena son regard étonné autour de lui, mais aussitôt on lerappela à l’ordre, en lui montrant son sosie qui lui tendait lamain.

« On veut nous réconcilier », se dit notre héros et tendit, àson tour, sa main avec attendrissement. Après la main, il tendit satête. Son sosie en fit de même…

Il sembla à notre héros que son perfide ami lui souriait, touten clignant insolemment des yeux, à la dérobée, vers lesspectateurs qui les entouraient. Oui, il crut voir une expressionde mauvais augure sur le visage infâme de l’imposteur, une grimaceque le traître faisait au moment même où il allait donner sonbaiser de Judas.

M. Goliadkine entendit des cloches résonner dans sa tête. Sesyeux se brouillèrent. Il lui sembla qu’une multitude, une fileinterminable de Goliadkine, tous absolument semblables, faisaientau même instant irruption dans la salle, en enfonçant les portes…Mais il était trop tard… Déjà retentissait le baiser sonore etperfide et…

Ici prend place un événement absolument inattendu… Les deuxbattants de la porte d’entrée s’ouvrirent avec fracas ; unhomme, dont la vue seule glaça d’effroi notre héros, parut sur leseuil. Les pieds de M. Goliadkine s’enracinèrent au plancher. Uncri d’épouvante s’étrangla dans sa gorge oppressée…

Disons, toutefois, que M. Goliadkine avait prévu tout celadepuis longtemps ; il avait déjà pressenti cette situation. Lenouvel arrivant s’avança grave et solennel. Notre héros connaissaitbien ce visage. Il l’avait vu très souvent, pas plus tardqu’aujourd’hui même… L’homme était de haute taille et de fortecorpulence. Il portait un habit noir. Son cou s’ornait d’une croixde respectable dimension. Il ne lui manquait qu’un cigare auxlèvres, pour que la ressemblance fût parfaite… Son regard, commenous l’avons déjà dit, glaça d’effroi M. Goliadkine. Grave etmajestueux, il s’approcha du misérable héros de notre roman. M.Goliadkine lui tendit la main. L’homme prit la main, et entraîna lemalheureux à sa suite… Désemparé, le visage décomposé, notre hérosregarda autour de lui…

« C’est Christian Ivanovitch Rutenspitz, c’est le docteur enmédecine et en chirurgie, c’est votre vieil ami, Iakov Petrovitch», gazouilla une voix odieuse à l’oreille de notre héros. Cedernier se retourna. L’homme qui venait de lui parler n’était autreque l’infâme sosie à l’âme détestable et perfide. Son visagerayonnait de joie, d’une joie cruelle et de mauvais augure. Il sefrottait les mains avec allégresse, tournait joyeusement la tête entous sens, allait de l’un à l’autre, ravi et triomphant. Il étaitprêt à danser d’enthousiasme.

Soudain, il bondit en avant, arracha une bougie de la main d’undomestique et s’avança, éclairant Christian Ivanovitch et M.Goliadkine, qui le suivirent.

Notre héros entendit distinctement tous les spectateurs se ruerà leur suite. Ils se pressaient, s’écrasaient, et répétaient tousen chœur les paroles de l’imposteur : « Ne craignez rien, ce n’estrien, Iakov Petrovitch ; ce n’est que votre vieil ami, votrevieille connaissance, Christian Ivanovitch Rutenspitz. »

Ils sortirent dans le vestibule, puis dans l’escalierbrillamment éclairé. Une foule nombreuse se pressait dansl’escalier. La porte d’entrée s’ouvrit bruyamment. M. Goliadkine setrouva sur le perron, toujours en compagnie du médecin. Dans lacour stationnait une voiture attelée de quatre chevaux quipiaffaient d’impatience. En trois bonds, l’odieux imposteur setrouva devant la voiture et tira la portière. D’un geste persuasif,Christian Ivanovitch engagea notre héros à monter. En vérité, iln’était guère utile de persuader M. Goliadkine. Il y avaitsuffisamment de monde pour le faire monter…

Délirant de terreur, M. Goliadkine se retourna. L’escalierilluminé était bourré de monde. Des yeux pleins de curiosité lefixaient de toutes parts. Sur le palier du premier étage, OlsoufiIvanovitch, en personne, présidait à la cérémonie. Il se tenait surson siège d’infirme et contemplait la scène avec attention etcompassion. Tout le monde attendait. Lorsque notre héros seretourna un murmure d’impatience parcourut la foule.

« J’espère qu’il n’y a, en tout ceci, rien de blâmable… rien quipuisse susciter la sévérité et attirer sur moi l’attentiongénérale… en ce qui concerne ma vie publique ? » murmura notrehéros, complètement désemparé. Un tumulte de voix s’éleva autour delui. Des gens hochaient la tête en signe de dénégation. Des larmesjaillirent des yeux de M. Goliadkine.

« En ce cas, je suis d’accord… je confie entièrement mon sort àChristian Ivanovitch… »

À peine eut-il prononcé les pactes par lesquelles il remettaitson sort entre les mains de Christian Ivanovitch, que tous lesassistants poussèrent ensemble des exclamations, des cristerribles, assourdissants, des cris de joie et de triomphe. L’échofuneste de ces clameurs courut tout le long de la multitude.

Christian Ivanovitch et André Philippovitch prirent M.Goliadkine chacun par un bras et se mirent à le hisser dans lavoiture. Suivant sa lâche habitude, son sosie le poussait parderrière. Pour la dernière fois, l’infortuné M. Goliadkine seretourna et parcourut du regard l’assistance. Il frissonnait detous ses membres comme un petit chat sur lequel on jurait versé ungrand broc d’eau froide – si on veut bien nous permettre cettecomparaison. Il monta dans la voiture. Christian Ivanovitch lesuivit aussitôt. On ferma la portière. On entendit le bruit dufouet sur les flancs des chevaux qui démarrèrent entraînantl’équipage… Tout le monde se précipita derrière la voiture.

Les cris frénétiques de tous ses ennemis accompagnèrent sondépart.

Pendant quelques instants encore il parvint à distinguerquelques visages autour des portières de la voiture quil’emportait.

Mais, petit à petit, ses ennemis furent distancés. Bientôt il neles vit plus. L’indigne sosie de M. Goliadkine fut celui qui restale plus longtemps dans leur sillage. Les mains dans les poches despantalons verts de son uniforme, il courait, le visage radieux. Ilbondissait tantôt à droite, tantôt à gauche de la voiture. Àplusieurs reprises, il s’accrocha à la voiture et envoya en guised’adieu, des baisers aériens à son infortuné ami.

Mais la fatigue prit le dessus. Ses apparitions devinrent plusrares et bientôt il disparut complètement.

Une sourde douleur tenaillait le cœur de M. Goliadkine. Son sangen ébullition battait à ses tempes. Il suffoquait. Il eût aimé sedéboutonner, mettre à nu sa poitrine, la frotter de neige,l’arroser d’eau fraîche. Bientôt il sombra dans l’inconscience laplus complète… Quand il revint à lui, il constata que la voitureroulait sur une route qu’il ne connaissait pas. À droite et àgauche il vit des bois. La campagne était déserte et aride…Soudain, il défaillit en voyant deux yeux de flamme qui le fixaientdans l’obscurité, deux yeux qui étincelaient d’une joie infernaleet funeste.

« Ce n’est pas Christian Ivanovitch. Qui est-ce ? Est-celui ? Lui ? Non, c’est Christian Ivanovitch, mais c’estun autre Christian Ivanovitch. C’est un Christian Ivanovitcheffrayant…

– Christian Ivanovitch, je n’ai rien fait, il me semble…Christian Ivanovitch, commença notre héros d’une voix timide etchevrotante, cherchant à adoucir, par sa docilité et son humilité,le cœur du terrible médecin.

– Vous aurez droit à un logement gratis, avec chauffage,éclairage et service, ce que vous ne méritez pas, fit ChristianIvanovitch.

Sa réponse sévère sonna comme un verdict impitoyable auxoreilles de notre héros. M. Goliadkine poussa un cri et saisit satête dans ses mains. Hélas, depuis longtemps il avait pressentitout cela.

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