Le major promena un regard circulaire autour de lui dans l’espérance que quelqu’un allait se dire de son avis. Il vit deux auditeurs résignés, qui paraissaient songer à autre chose. M. Hercule Poirot, courtoisement attentif, et le jeune Mr Mellon, dont les yeux manifestement fuyaient les siens. Il y eut un silence, puis un bruit de papier froissé. Un homme à cheveux gris, qui était assis près de la cheminée, posait son journal et quittait son fauteuil. Le visage impassible, il sortit de la pièce. Le major laissa tomber sa mâchoire inférieure et resta la bouche ouverte, cependant que le jeune Mr Mellon faisait entendre un menu sifflement.
— Comme ça, dit-il ensuite, c’est gagné ! Vous savez qui c’est ?
— Si je le sais ! s’écria le major, fort ému. Bien sûr ! Nous ne sommes pas des amis intimes, mais nous nous connaissons. C’est bien Jeremy Cloade, le frère de Gordon ? Ma parole, je n’ai vraiment pas de chance ! Si je m’étais doute…
— Il est avoué, reprit le jeune Mr Mellon. Je vous parie qu’il vous poursuit pour diffamation ou quelque chose comme ça !
Le major, consterné, répétait :
— Non, je n’ai pas de chance ! Pas de chance, vraiment !
M. Mellon insistait malicieusement :
— Cette histoire-là va faire le tour de Warmsley Heath. Tous les Cloade habitent par-là et je suis sûr qu’ils veilleront ce soir pour examiner ensemble les décisions qu’ils doivent prendre.
Les sirènes annonçaient la fin de l’alerte. Le jeune Mr Mellon se leva et sortit avec son ami Hercule Poirot.
— Ces clubs, lui dit-il, sont quelque chose d’effrayant ! Ils réunissent une épouvantable collection de vieux raseurs. Porter, il faut lui rendre cette justice, est, de loin, le plus insupportable de tous. Quand il parle des fakirs, son récit du tour de la « corde indienne » lui prend trois quarts d’heure…
On était à l’automne 1944. Vers la fin du printemps de 1945, Hercule Poirot recevait une visite.
II
Par une belle matinée de mai, Hercule Poirot était assis à sa table de travail, où tout était bien en ordre, comme toujours, quand George, son valet, vint respectueusement lui annoncer qu’une dame désirait le voir.
— Quel genre de dame ? demanda Poirot d’un air méfiant.
George, dont le détective goûtait les descriptions méticuleuses, répondit :
— Je dirais, monsieur, qu’elle a entre quarante et cinquante ans. Sa mise est négligée. Le genre artiste, si l’on veut. Elle porte de solides souliers de marche et une jaquette en tweed avec une blouse garnie de dentelle. Elle a un collier de perles plus ou moins égyptien, d’un goût contestable et une écharpe en foulard bleu.
Poirot eut un petit haussement d’épaules.
— Il me semble que je n’ai pas envie de la voir.
— Dois-je lui dire, monsieur, que vous êtes souffrant ?
Poirot regarda son valet d’un air pensif.
— Je veux croire que vous lui avez déjà dit que j’étais occupé et que je ne voulais pas être dérangé ?
George toussota.
— Elle m’a répondu, monsieur, qu’elle venait de loin pour vous voir et qu’elle attendrait le temps qu’il faudrait.
Poirot soupira.
— On ne peut pas aller contre l’inévitable. Si une dame d’âge mûr, arborant des bijoux en toc prétendument égyptiens, est venue de loin pour voir l’illustre Hercule Poirot, rien ne l’en empêchera et elle restera dans notre antichambre jusqu’à ce que nous lui ayons donné satisfaction. Faites-la entrer, George !
Le domestique se retira, reparaissant bientôt pour annoncer d’un ton cérémonieux :
— Madame Cloade !
Le visage épanoui, la main droite tendue, la dame venait vers Poirot. Ses vêtements étaient fatigués, mais elle avançait dans un cliquetis de perles fausses entrechoquées.
— Monsieur Poirot, ce sont les Esprits qui m’ont guidée jusqu’à vous !
Poirot cilla légèrement.
— Vraiment, madame ? Prenez un siège, je vous prie, et dites-moi…
Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Déjà la dame parlait.
— C’est par l’écriture psychique et par le « ouija », monsieur Poirot, que j’ai été conduite vers vous. Avant-hier soir, j’étais avec Mrs Elvary, qui est une femme remarquable. Nous nous servions de la planchette, qui ne cessait de nous donner les mêmes initiales : H. P., H. P., H. P. Naturellement, je n’ai pas compris tout de suite. Ça prend toujours un peu de temps, vous savez ! Les messages ne sont pas souvent très clairs. Bref, je ne devinais pas à qui, dans mes relations, pouvaient s’appliquer ces deux initiales. Je savais qu’elles devaient se rapporter à ce qui s’était passé au cours de notre précédente séance, qui avait été très émouvante, mais la vérité ne m’apparaissait pas. Et puis, j’ai acheté le Picture Post – certainement sous une influence spirite, car d’ordinaire je prends le New Stateman – et j’y ai trouvé votre portrait, avec votre biographie et le récit de tout ce que vous avez fait. Vous ne trouvez pas merveilleux, monsieur Poirot, que rien n’arrive en ce bas monde qui ne soit voulu par des forces supérieures ? Car, de toute évidence, vous êtes la personne désignée par les Esprits pour tirer cette affaire au clair !
Poirot observait sa visiteuse et réfléchissait. Ce qui retenait son attention, c’était surtout le regard étonnamment rusé de ses yeux bleu pâle. Il expliquait, lui semblait-il, les procédés détournés dont elle usait pour l’approcher.
— En quoi puis-je, madame Cloade…
Il s’interrompit, fronçant le sourcil.
— Il me semble, reprit-il, que j’ai entendu prononcer votre nom il y a quelque temps…
Elle hocha la tête avec énergie.
— Il s’agissait sans doute de mon pauvre beau-frère, Gordon. Il était immensément riche et la presse a souvent parlé de lui. Il a été tué l’an dernier, pendant le « Blitz ». Un rude coup pour nous tous ! Je suis la femme de son jeune frère, le docteur Lionel Cloade.
Baissant la voix, elle ajouta :
— Bien entendu, mon mari ignore que je suis venue vous consulter. Il ne m’approuverait pas. Les médecins, à mon avis, sont d’épais matérialistes, à qui tout le spirituel échappe. Ils ne croient qu’à la Science. À quoi je réponds : « Que peut-elle, la Science ? Pouvez-vous me le dire ? »
Hercule Poirot eut le sentiment que la question aurait pu justifier un long discours dans lequel il aurait été parlé de Pasteur, de Lister, de la lampe de sûreté de Humphrey Davy, des avantages de l’électricité au foyer et de bien d’autres choses, mais il savait trop que la question de Mrs Lionel Cloade ressemblait à beaucoup d’autres en ceci que, simple figure de rhétorique, elle ne demandait pas de réponse. Il se contenta donc de prier très prosaïquement sa visiteuse de bien vouloir lui dire en quoi il pourrait lui être utile.
— Monsieur Poirot, dit-elle, croyez-vous aux manifestations de l’au-delà.
Poirot s’en tint à une déclaration prudente.
— Je suis un bon catholique.
Mrs Cloade sourit de pitié.
— L’Église est aveugle ! Ses stupides préjugés lui interdisent de voir la réalité du monde merveilleux qui se cache derrière celui dans lequel nous vivons !
Poirot jugea la plaisanterie suffisante.
— J’ai un rendez-vous très important à midi, déclara-t-il.
Mrs Cloade se pencha en avant.
— J’arrive donc au fait. Vous serait-il possible, monsieur Poirot, de retrouver une personne disparue ?
Poirot haussa un sourcil.
— Peut-être. Mais, pour cela, ma chère madame, la police, avec tous ses rouages, est beaucoup mieux outillée que je ne le suis.
Mrs Cloade n’avait pas plus de considération pour la police que pour l’église catholique.
— Non, monsieur Poirot, c’est vers vous, et non vers la police, que les Esprits m’ont guidée ! Voici ce dont il s’agit. Mon beau-frère Gordon avait, quelques semaines avant sa mort, épousé une jeune veuve, une certaine Mrs Underhay. La pauvre enfant était loin de son mari quand on lui avait annoncé sa mort, survenue en Afrique. Un pays mystérieux, l’Afrique !
Poirot corrigea la dernière phrase.
— Un continent mystérieux. Peut-être… En quelle partie de l’Afrique ?
— En Afrique centrale. Le pays du vaudou, des zombies…
— Les zombies, c’est aux Antilles !
Indifférente à la rectification, Mrs Cloade poursuivait :
— Le pays de la magie noire, des pratiques étranges et de la sorcellerie, un pays où un homme peut disparaître et rester perdu à jamais…
— C’est possible, dit Poirot. On peut d’ailleurs en dire autant de Piccadilly Circus.
Mrs Cloade passait outre.