LE FLUX ET LE REFLUX Agatha Christie

— Naturellement, poursuivait Adela, nous en sommes tous restés par terre ! S’il y avait une chose qui paraissait sûre, c’était bien que Gordon ne se remarierait jamais. Il avait de la famille, n’est-ce pas ?

« Oui, pensa Lynn. Il avait de la famille. Peut-être même en avait-il trop ! »

Mrs Marchmont continuait :

— Il était tellement gentil ! Bien sûr, il lui arrivait de se montrer tyrannique. Il n’admettait pas qu’on mangeât sur une table nue, si bien cirée qu’elle fût. Il tenait aux habitudes d’autrefois. Il voulait une nappe. Je dois dire que, quand il était en Italie, il m’en a envoyé en dentelle de Venise qui sont magnifiques…

— Il est certain, fit remarquer Lynn d’un petit ton sec, qu’on ne perdait jamais à se conformer à ses désirs.

Curieuse, elle ajouta :

— Sa seconde femme, où l’a-t-il rencontrée ? Tu ne me l’as pas dit dans tes lettres.

— Ma foi, ma chérie, je n’en sais trop rien ! Sur le bateau ou en avion, j’imagine. Il rentrait à New York, venant d’Amérique du Sud. Et il s’est laissé prendre ! Après tant d’années ! Et après toutes ces secrétaires, dactylographes, gouvernantes, et cætera !

Lynn sourit. Le soupçon avait toujours pesé sur le personnel féminin qui approchait Gordon Cloade.

— J’espère qu’elle est jolie ?

— Mon Dieu, moi, je lui trouve plutôt l’air bête.

— Tu n’es pas un homme, Mums !

— Je reconnais que la pauvre fille a été fortement ébranlée par le souffle de la bombe qui a tué Gordon, qu’elle a souffert d’une grave commotion et tout ce que tu voudras, mais à mon avis, elle ne s’en remettra jamais. C’est un paquet de nerfs. Tu vois ce que je veux dire ? Il y a des moments, sincèrement, où elle paraît tout à fait stupide. Je ne crois pas qu’elle ait jamais été pour Gordon une véritable compagne.

Lynn sourit de nouveau. Il lui était difficile de penser que Gordon Cloade avait épousé une femme beaucoup plus jeune que lui à seule fin de goûter le plaisir de sa conversation.

— Et puis, reprit Mrs Marchmont, baissant la voix, ça me fait de la peine de le dire, mais ce n’est pas une dame !

— Bah ! Qu’est-ce que ça fait, aujourd’hui ?

— À la campagne, ma chérie, répliqua Mrs Marchmont avec une calme assurance, ça fait encore quelque chose. Cette femme, je ne crains pas de le dire, n’est pas de notre monde.

— Comme je la plains !

— Vraiment, Lynn, je ne te comprends pas. Note que nous avons, tous, été très polis et très gentils avec elle et que nous l’avons tous très bien reçue, en souvenir de Gordon.

— Elle est à « Furrowbank », alors ?

— Bien entendu ! Où voulais-tu qu’elle allât en sortant de la clinique ? Les médecins déclaraient qu’elle ne pouvait rester à Londres. Elle est à Furrowbank, avec son frère.

— À quoi ressemble-t-il ?

— C’est un jeune homme épouvantable.

Mrs Marchmont prit un « temps », puis ajouta d’une voix ferme :

— Il est grossier.

« À sa place, songea Lynn, il est probable que je le serais aussi. » Tout haut, elle demanda :

— Comment s’appelle-t-il ?

— Hunter, David Hunter. Un Irlandais, je crois. Naturellement, ce sont des gens dont personne n’a jamais entendu parler. Elle était veuve. D’un certain Mr Underhay. Sans avoir mauvais esprit, on est bien obligé de se demander ce que peut être une veuve, qui en pleine guerre, a été se promener en Amérique du Sud. On ne peut pas s’empêcher de se dire qu’elle était en quête d’un homme riche qui l’épouserait.

— Auquel cas elle a trouvé !

Mrs Marchmont soupira.

— Cette histoire-là est tellement extraordinaire ! Gordon savait se défendre. Oh ! les femmes avaient bien souvent essayé de l’avoir ! Sa secrétaire, par exemple, la dernière. Elle était très forte, très adroite. Pourtant, il s’était bien débarrassé d’elle !

— Il faut croire que tout le monde a un jour son Waterloo.

Mrs Marchmont poursuivait :

— Soixante-deux ans, c’est un âge très dangereux. Et puis, une guerre, ça fait perdre leur équilibre à bien des gens ! Malgré ça nous sommes restés stupéfaits quand nous avons reçu sa lettre de New York.

— Que disait-il exactement ?

— Il écrivait à Frances, je ne sais d’ailleurs pas pourquoi. Peut-être parce qu’il s’imaginait, étant donne la façon dont elle a été élevée, qu’elle le comprendrait mieux… Bref, il lui disait que nous serions sans doute très surpris d’apprendre qu’il s’était remarié, que la chose s’était faite brusquement, mais qu’il était sûr que nous aimerions tous beaucoup Rosaleen. Conviens, ma chérie, que c’est bien là un nom de théâtre, un pseudonyme ! Tu ne crois pas ? Il ajoutait qu’elle avait eu une existence très malheureuse et que, bien qu’elle fût fort jeune, elle avait traversé de très pénibles épreuves. Il disait aussi qu’elle les avait supportées avec infiniment de courage.

— Ça s’est vu ! murmura Lynn.

— Je sais bien ! Ça s’est même vu très souvent et c’est bien pourquoi j’aurais cru que Gordon, qui avait de l’expérience… Enfin, c’est comme ça, c’est comme ça ! Elle a des yeux immenses, bleu sombre… et terriblement « faits », je te le garantis !

— Jolie ?

— Très jolie, si on aime ce genre-là. Moi, il ne me plaît guère.

Lynn eut un petit sourire.

— Le contraire me surprendrait.

— Pas du tout, ma chérie ! Seulement, il faut avouer que les hommes… Mais à quoi bon dire ça ? On ne peut pas compter sur eux ! Les plus sages commettent les pires sottises. Gordon, dans sa lettre, ajoutait que son mariage ne modifiait en rien ses intentions à l’égard de la famille et qu’il continuait à se considérer comme responsable de notre bonheur à tous.

— Après son mariage, a-t-il fait un testament ?

Mrs Marchmont secoua la tête.

— Son dernier testament est de 1940. Comment il y disposait de sa fortune, je ne le sais pas exactement, mais ce que je sais, c’est qu’à l’époque il nous a souvent donné à entendre que, quoi qu’il pût lui arriver, nous n’avions pas à être inquiets. Naturellement, du fait de son mariage, ce testament est devenu caduc. Je suppose qu’il avait l’intention d’en faire un autre dès son retour en Angleterre, mais il n’en a pas eu le temps. On peut dire qu’il a été tué le lendemain même de son arrivée.

— De sorte que c’est elle, Rosaleen, qui hérite de toute sa fortune ?

— Exactement. Antérieur au mariage, le testament ne vaut plus rien !

Lynn resta un long moment silencieuse. Elle n’était pas plus intéressée qu’une autre, mais elle n’aurait pas appartenu à l’espèce humaine si ce nouvel état de choses lui avait été indifférent. Elle avait le sentiment que la situation, telle qu’elle se présentait, n’était pas du tout celle qu’eût voulue Gordon. Certes, il aurait laissé à sa jeune femme le gros de ses biens, mais il aurait sans aucun doute fait des legs importants à tous ses parents auxquels il avait si souvent répété qu’ils pouvaient compter sur lui. Il n’avait cessé de leur dire qu’ils n’avaient pas besoin de mettre de l’argent de côté et qu’ils n’avaient pas à se tracasser pour l’avenir. Un jour, devant elle, il avait dit à Jeremy : « Quand je mourrai, tu seras un homme riche ! » Une autre fois, il avait rassuré Adela : « Ne te fais donc pas de souci. Je m’occuperai toujours de Lynn, tu le sais bien, et, cette maison, je serais désolé que tu la quittes ! Tu y es chez toi. Fais faire les réparations et envoie-moi les factures ! » Il avait poussé Rowley à devenir fermier. De même, il avait insisté pour que le jeune Antony, le fils de Jeremy, prît du service dans la Garde et il lui avait, à cet effet, servi une mensualité importante. De même encore, il avait encouragé Lionel Cloade à poursuivre des recherches scientifiques qui ne pouvaient lui assurer aucun profit immédiat et qui l’obligeaient à négliger sa clientèle.

Lynn, qui suivait sa pensée, fut arrachée à ses réflexions par sa mère qui, la lèvre tremblante et le geste dramatique, brandissait sous son nez une liasse de factures.

— Et regarde ça ! Que veux-tu que je devienne ? Je te le demande. Pas plus tard que ce matin, j’ai reçu une lettre du directeur de la banque qui m’annonce que j’ai un découvert. Ça me surprend, bien sûr, car j’ai toujours fait grande attention, mais il est probable que mes valeurs ne rapportent plus autant qu’autrefois. Il parle de charges fiscales terriblement augmentées. Quant à ces fiches jaunes, assurances contre les dommages de guerre et mémoires divers, il faut bien qu’on les paie, que ça vous fasse plaisir ou non !

Lynn prit les papiers et les feuilleta. Sa mère n’avait fait aucune dépense extravagante. Elle avait fait remettre des ardoises sur le toit, réparer des clôtures, remplacer la chaudière de la cuisine, installer une nouvelle canalisation d’eau, etc. Et le total représentait une somme plus que coquette.

— Évidemment, reprit Mrs Marchmont d’un air contrit, la sagesse serait pour moi de m’en aller d’ici. Mais où irais-je ? Une petite maison, aujourd’hui, c’est introuvable ! Je ne veux pas t’ennuyer avec tout ça, ma petite Lynn, alors que tu viens à peine d’arriver. Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je n’en ai vraiment pas la moindre idée !

Lynn regarda sa mère. Elle avait dépassé la soixantaine. Elle n’avait jamais eu beaucoup de santé. Pourtant, pendant la guerre, elle avait recueilli chez elle des évacués de Londres, avait fait la cuisine pour eux et lavé leur linge, ce qui ne l’avait pas empêchée de travailler avec le W. V. S.[3] pour qui elle avait fait des confitures et distribué des goûters aux enfants des écoles. Alors qu’en temps de paix elle se reposait du matin au soir, elle avait, durant les hostilités, peiné pendant quatorze heures par jour. Et, maintenant, elle était sans ressources, découragée, lasse et inquiète pour l’avenir.

Lynn sentait monter en elle une sorte de froide colère.

— Cette Rosaleen, dit-elle, ne pourrait pas… faire quelque chose ?

Mrs Marchmont rougit.

— Nous n’avons droit à rien. À rien du tout !

Lynn n’en paraissait pas tellement persuadée.

— Moralement, si ! déclara-t-elle. Tu as droit à quelque chose. L’oncle Gordon nous a toujours aidées.

Mrs Marchmont ne se laissait pas convaincre.

— Il ne serait pas très bien de ma part, ma chérie, de demander une gentillesse… à quelqu’un que je n’aime pas beaucoup. D’ailleurs, son frère ne permettrait pas qu’elle me donnât un sou !

Après un court silence, cessant d’être « héroïque » pour redevenir malveillante, comme savent l’être les femmes, elle ajouta :

— Si tant est que ce soit son frère, bien entendu !

II

Pensive, Frances Cloade regardait son mari, assis en face d’elle, de l’autre côté de la table.

Frances avait quarante-huit ans. C’était une de ces femmes maigres qui ressemblent à des lévriers et qui sont très bien quand elles portent de gros vêtements de tweed. Ses traits hautains conservaient un reste de beauté, encore qu’elle ne se maquillât plus, exception faite d’un peu de rouge aux lèvres, appliqué d’ailleurs d’une main indifférente.

Jeremy Cloade était un homme de soixante-trois ans, aux cheveux gris clairsemés. Son visage, généralement dépourvu d’expression, en manquait ce soir-là plus que jamais, sa femme enregistra le fait d’un coup d’œil.

Une petite bonne d’une quinzaine d’années circulait autour de la table et présentait les plats. Son regard craintif restait fixé sur Frances. Que sa maîtresse fronçât le sourcil et la pauvre fille avait toutes les peines du monde à ne pas lâcher ce qu’elle tenait. Que Frances lui fît un signe d’approbation et une félicité sans mélange se lisait sur sa figure épanouie.

Chacun, à Warmsley Vale, reconnaissait avec une pointe d’envie que, s’il ne restait qu’une personne à avoir des domestiques, ce serait Frances Cloade. Elle ne leur accordait pas de gages extravagants, elle se montrait exigeante quant aux références, mais elle était si compréhensive et si habile dans la direction de son personnel que, chez elle, le service prenait un aspect tout particulier. Elle avait toujours eu des domestiques, peut-être parce qu’elle les avait toujours traités sans arrogance et qu’elle accordait à une bonne cuisinière ou à une bonne femme de chambre autant d’estime et de considération qu’à un bon pianiste.

Frances avait été élevée par son père, lord Edward Trenton, dont elle était l’unique enfant. Lord Edward entraînait ses chevaux de course non loin de Warmsley Heath. Les gens qui connaissaient le dessous des choses estimèrent que son ultime déconfiture lui épargna d’autres ennuis plus sérieux encore. On avait parlé à mots couverts de chevaux « tirés » dans des épreuves qu’ils auraient normalement dû gagner et d’enquêtes menées par les commissaires du Jockey Club. Lord Edward sortit de l’aventure avec une réputation à peine ternie, après avoir passé avec ses créanciers des accords qui lui permirent d’aller vivre très confortablement dans le Midi de la France. Ces bénédictions inattendues, il les devait aux démarches et à l’habileté persuasive de Jeremy Cloade, son solicitor. Cloade avait fait pour lui infiniment plus qu’un homme d’affaires ne fait à l’ordinaire pour un de ses clients et il était allé jusqu’à se porter lui-même garant des sommes dues. Il n’avait pas caché que sa conduite lui était dictée par sa profonde admiration pour Frances et, quelque temps plus tard, la situation rétablie, Frances était devenue Mrs Jeremy Cloade.

Ce qu’elle pensa de l’événement, nul ne l’avait jamais su. Mais on était obligé de reconnaître que, pour sa part, elle avait loyalement exécuté le marché. Elle s’était montrée une bonne épouse, une mère excellente, elle avait, en toute circonstance, pris fait et cause pour son mari et jamais rien, ni dans ses propos, ni dans ses actes, n’avait pu donner à croire que son mariage lui avait été imposé contre son gré.

La famille Cloade lui avait été très reconnaissante de cette attitude. Frances jouissait auprès d’elle de beaucoup de respect et d’admiration. On était fier d’elle et on se fiait à son jugement, tout en observant à son égard une certaine réserve.

Ce que Jeremy Cloade pensait, lui, de son mariage, on l’ignorait, nul n’ayant jamais rien su de ses pensées ou de ses sentiments. Les gens disaient de lui qu’il était « une porte de prison ». Il était juriste. Le cabinet « Cloade, Brunskill and Cloade » ne s’occupait jamais d’affaires douteuses. Ses directeurs ne passaient pas pour brillants, mais on les tenait pour très honnêtes. La firme était prospère et Jeremy habitait, non loin de Market Place, une coquette maison du siècle dernier, avec un grand jardin, entouré de murs solides à la mode d’autrefois.

Les deux époux, le dîner terminé, se levèrent de table pour gagner une pièce, située sur le derrière de la maison et dont les fenêtres ouvraient sur le jardin. Edna, la petite bonne, apporta le café, que Frances servit elle-même. Il était fort et bouillant. D’un mot, Frances marqua sa satisfaction. Edna rougit de plaisir et se retira, tout en s’étonnant encore une fois des goûts de ses maîtres. Pour elle, le café n’était buvable que très sucré, très pâle et avec beaucoup de lait.

Les Cloade, qui durant tout le repas avaient parlé de choses et d’autres – des gens qu’ils avaient rencontrés, du retour de Lynn, des promesses de la prochaine récolte, etc. – restaient silencieux. Renversée dans son fauteuil, Frances ne quittait pas son mari des yeux. Il ne s’en apercevait même pas. Sa main droite tapotait à petits coups régulièrement espacés sa lèvre supérieure. Un geste dont il ne se rendait même pas compte, mais qui était en soi très significatif, car il révélait chez lui un trouble intérieur. Frances ne le lui avait vu faire que rarement. Une fois quand Antony, leur fils unique, alors tout petit encore, avait fait une grave maladie ; une autre fois, au Palais de Justice, durant que le jury délibérait ; une fois, juste avant la guerre, alors que, devant leur poste de radio, ils attendaient que fussent prononcées les paroles décisives qui annonceraient que l’irréparable était accompli ; une fois, enfin, au moment où Antony, après sa dernière permission, allait quitter la maison.

Frances réfléchit encore avant de parler. Leur vie avait été heureuse, mais ils avaient toujours observé vis-à-vis l’un de l’autre une certaine réserve. Au moins quant aux mots. Cette discrétion, ils ne s’en étaient même pas départis lorsque était arrivé le télégramme qui leur annonçait qu’Antony avait trouvé la mort en service commandé. Jeremy avait ouvert la dépêche, l’avait lue et avait regardé Frances. Elle avait dit : « Est-il ?… » Il avait fait « oui » de la tête, était venu vers elle et lui avait remis le télégramme. Puis, ils étaient restés un long moment sans rien dire. Jeremy, le premier, avait rompu le silence. Il avait dit : « Ma pauvre chérie, je voudrais pouvoir faire quelque chose pour toi ! » Elle avait répondu d’une voix très calme, les yeux secs, avec pourtant la conscience d’un vide infini et d’un immense chagrin, qui lui faisait mal physiquement : « Ce n’est pas moins terrible pour toi. » Il lui avait donné de petites tapes sur l’épaule, en disant « oui », par deux fois. Après quoi, il était parti vers la porte, traînant les pieds, mais se tenant bien droit, vieilli brusquement et répétant : « Il n’y a rien à dire… rien à dire ! »

Elle lui avait été infiniment reconnaissante de l’avoir si bien comprise et elle l’avait plaint de tout son cœur. D’un seul coup, il était devenu un vieil homme. Pour elle, la mort de son fils l’avait durcie. Elle avait renoncé à la gentillesse banale qu’on témoigne aux indifférents. Elle était plus active, plus énergique que jamais. Son bon sens, qui ne ménageait rien ni personne, effrayait parfois les gens…

Jeremy se taquinait toujours la lèvre supérieure. Elle se décida à l’interroger.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Jeremy ?

Il tressaillit et faillit renverser la tasse qu’il tenait de la main gauche. Il se ressaisit, la posa sur le plateau et regarda sa femme.

— Qu’est-ce que tu veux dire par-là, Frances ?

— Rien de spécial. Je te demande s’il y a quelque chose qui ne va pas.

— Que veux-tu qui n’aille pas ?

— Comment le devinerais-je ? Il serait tellement plus simple que tu me le dises.

Elle parlait d’un ton très calme.

Sans conviction, il dit :

— Il n’y a rien qui n’aille pas.

Elle ne répliqua pas. Elle attendait. La phrase qu’il venait de prononcer ne comptait pas. Il la regardait, manifestement indécis. Au bout d’un instant, sûre de son fait, elle reprit, de la même voix posée :

— Tu ferais mieux de me dire…

Il poussa un soupir.

— Évidemment. Tôt ou tard, il faudra bien que tu saches…

Presque aussitôt, il ajouta :

— J’ai bien peur, Frances, que tu n’aies fait une mauvaise affaire !

Ces mots surprenants, dont le sens lui échappait, elle les laissa de côté pour aller droit à la question.

— De quoi s’agit-il ? D’argent ?

Pourquoi était-ce à l’argent qu’elle avait songé tout d’abord ? Elle l’ignorait. Rien, en ces derniers temps, n’avait semblé indiquer qu’ils eussent des difficultés financières. Ils avaient réduit leur personnel, mais tout le monde en était là, et d’ailleurs, ils avaient récemment récupéré quelques-uns de leurs domestiques, démobilisés depuis peu. Elle aurait tout aussi bien pu penser qu’il lui cachait quelque maladie. Il avait mauvaise mine et il était bien certain qu’il avait trop travaillé et qu’il était surmené. Pourtant, c’était l’argent qui lui était venu à l’esprit et il semblait bien qu’elle ne s’était pas trompée : son mari lui répondait d’un signe de tête affirmatif.

Elle resta silencieuse un long moment. Elle réfléchissait. L’argent, lui était, à elle, à peu près indifférent. Mais elle savait qu’il en allait tout autrement pour Jeremy. L’argent représentait pour lui un monde équilibré, sûr, où chacun avait sa place définie, avec des devoirs bien déterminés.

L’argent, pour elle, c’était un jouet avec quoi on s’amusait. Elle avait grandi dans une atmosphère d’instabilité financière. Il y avait eu des époques magnifiques, quand les chevaux faisaient ce qu’on attendait d’eux. Il y en avait eu d’autres difficiles, lorsque les fournisseurs refusaient de faire crédit et que lord Edward devait recourir à toutes sortes de ruses pour éloigner les huissiers. Une fois, on avait congédié tous les domestiques et, pendant huit jours, on n’avait mangé que du pain. Une autre fois, l’huissier était resté à la maison pendant trois semaines. Frances, qui était encore une enfant, avait trouvé en lui un compagnon de jeu très sympathique, qui lui racontait toutes sortes d’histoires sur sa petite fille à lui.

Quand on n’avait pas d’argent, on s’en procurait d’une façon ou d’une autre, on s’en allait à l’étranger ou on allait vivre chez des amis pendant un certain temps. Ou bien on se remettait à flot avec un emprunt…

Mais il suffisait à Frances de regarder son époux pour comprendre que ces choses-là ne se faisaient pas dans le monde des Cloade. Un Cloade ne mendiait pas, n’empruntait pas et ne vivait aux crochets de personne. Bien entendu, il ne prêtait pas d’argent non plus et ne tolérait pas qu’on vécût à ses dépens.

Frances plaignait Jeremy. Elle se sentait un peu coupable : elle aurait dû être bouleversée. Pour éviter de s’interroger là-dessus, elle alla droit aux faits.

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