Afin de bien expliquer au lecteur la disparition miraculeuse de doña Rosario, nous sommes obligé de faire quelques pas en arrière,et de retourner auprès de Curumilla, au moment où l’Ulmen, après sa conversation avec Trangoil Lanec, s’était mis comme un bon limier sur la piste des ravisseurs de la jeune fille.
Curumilla était un guerrier aussi renommé pour sa prudence et sa sagesse dans les conseils, que pour son courage dans les combats.
La rivière traversée, il laissa entre les mains d’un péon qui l’avait accompagné jusque-là, son cheval qui, non-seulement lui devenait inutile, mais encore qui aurait pu lui être nuisible en décelant sa présence par le bruit retentissant de ses sabots sur le sol.
Les Indiens sont des cavaliers émérites, mais ils sont surtout des marcheurs infatigables. La nature les a doués d’une force de jarrets inouïe, ils possèdent au plus haut degré la science de ce pas gymnastique relevé et cadencé que, depuis quelques années, nous avons, en Europe et particulièrement en France, introduit dans la marche des troupes.
Ils accomplissent avec une célérité incroyable des trajets quedes cavaliers lancés à toute bride pourraient à peine fournir,coupant toujours en ligne droite, pour ainsi dire à vold’oiseau ; sans tenir compte des difficultés sans nombre quise dressent sur leur passage, aucun obstacle n’est assez grand pourentraver leur course.
Cette qualité, qu’eux seuls possèdent, les rend surtoutredoutables aux Hispano-Américains, qui ne peuvent atteindre cettefacilité de locomotion, et qui, en temps de guerre, les trouventtoujours devant eux au moment où ils s’y attendent le moins, etcela, presque toujours à des distances considérables des endroitsoù logiquement ils devraient être.
Curumilla, après avoir étudié avec soin les empreintes laisséespar les ravisseurs, devina du premier coup la route qu’ils avaientprise et le lieu où ils se rendaient.
Il ne s’amusa pas à les suivre, ce qui lui aurait fait perdrebeaucoup de temps ; au contraire, il résolut de les couper etde les attendre dans un coude qu’il connaissait et où il lui seraitfacile de les compter et peut-être de sauver la jeune fille.
Cette résolution arrêtée, l’Ulmen prit sa course.
Il marcha plusieurs heures sans se reposer, l’œil et l’oreilleau guet, sondant les ténèbres, écoutant patiemment les bruits dudésert.
Ces bruits qui, pour nous autres blancs, sont lettre morte, ontpour les Indiens, habitués à les interroger, chacun unesignification spéciale à laquelle ils ne se trompent jamais ;ils les analysent, les décomposent et apprennent souvent par cemoyen des choses que leurs ennemis ont le plus grand intérêt à leurcacher.
Tout inexplicable que ce fait paraisse au premier abord, il estsimple.
Il n’existe pas de bruit sans cause au désert.
Le vol des oiseaux, la passée d’une bête fauve, le bruissementdes feuilles, le roulement d’une pierre dans un ravin, l’ondulationdes hautes herbes, le froissement des branches dans les halliers,sont pour l’Indien autant d’indices précieux.
À un certain endroit qu’il connaissait, Curumilla se coucha àplat ventre sur le sol, derrière un bloc de rochers, et seconfondit immobile avec les herbes et les broussailles quibordaient la route.
Il demeura ainsi plus d’une heure, sans faire le moindremouvement.
Quiconque l’eût aperçu, l’eût pris pour un cadavre.
L’ouïe exercée de l’Indien, toujours en éveil, perçut enfin dansl’éloignement le bruit sourd du sabot des mules et des chevauxheurtant contre la pierre sèche et sonore. Ce bruit se rapprocha deplus en plus ; bientôt, à deux longueurs de lance du rocherderrière lequel il s’était mis en embuscade, l’Ulmen aperçut unevingtaine de cavaliers qui cheminaient lentement dans l’ombre.
Les ravisseurs, rassurés par leur nombre, et se croyant à l’abride tout danger, marchaient avec la plus parfaite sécurité.
L’Indien leva doucement la tête, s’appuya sur les mains, lessuivit avidement du regard, et attendit.
Ils passèrent sans le voir.
À quelques pas en arrière de la troupe, un cavalier venait seul,suivant nonchalamment le pas cadencé de son cheval. Sa tête tombaitparfois sur sa poitrine et sa main ne retenait que faiblement lesrênes.
Il était évident que cet homme sommeillait sur sa monture.
Une idée subite traversa comme un éclair le cerveau deCurumilla.
Se ramassant sur lui-même, il raidit ses jarrets de fer, etbondissant comme un tigre, il sauta en croupe du cavalier.
Avant que celui-ci, surpris par cette attaque imprévue, eût letemps de pousser un cri, il lui serra la gorge de façon à le mettreprovisoirement dans l’impossibilité d’appeler à son aide.
En un clin d’œil, le cavalier fut bâillonné et jeté sur lesol ; puis, s’emparant du cheval, Curumilla l’attacha à unbuisson et revint auprès de son prisonnier.
Celui-ci, avec ce courage stoïque et dédaigneux particulier auxaborigènes de l’Amérique, se voyant vaincu, n’essaya pas unerésistance inutile ; il regarda son vainqueur avec un sourirede mépris et attendit qu’il lui adressât la parole.
– Oh ! fit Curumilla, qui, en se penchant vers lui, lereconnut, Joan !
– Curumilla ! répondit l’autre.
– Hum ! murmura l’Ulmen à part lui, j’aurais préféréque ce fût un autre. Que fait donc mon frère sur cette route ?demanda-t-il à haute voix.
– Qu’est-ce que cela importe à mon frère ? ditl’Indien, répondant à une question par une autre.
– Ne perdons pas un temps précieux, reprit le chef endégainant son couteau, que mon frère parle !
Joan tressaillit, un frisson d’épouvante parcourut ses membres àl’éclair bleuâtre jeté par la lame longue et aiguë du couteau.
– Que le chef interroge ! dit-il d’une voixétranglée.
– Où va mon frère ?
– À la tolderia de San-Miguel.
– Bon ! et pourquoi mon frère va-t-il là ?
– Pour remettre entre les mains de la sœur du grand toquiune femme que, ce matin, nous avons prise en malocca.
– Qui vous a ordonné ce rapt ?
– Celle que nous allons rejoindre.
– Qui dirigeait cette malocca ?
– Moi.
– Bon ! où cette femme attend-elle laprisonnière ?
– Je l’ai dit au chef : à la tolderia deSan-Miguel.
– Dans quelle casa ?
– Dans la dernière, celle qui est un peu séparée desautres.
– Bien ! que mon frère change de poncho et de chapeauavec moi.
L’Indien obéit sans observation.
Lorsque l’échange fut effectué, Curumilla reprit :
– Je pourrais tuer mon frère ; la prudence exigeraitmême que je le fisse, mais la pitié est entrée dans mon cœur ;Joan a des femmes et des enfants, c’est un des braves guerriers desa tribu, si je lui laisse la vie, me sera-t-ilreconnaissant ?
L’Indien croyait mourir. Cette parole lui rendit l’espérance. Cen’était pas un méchant homme au fond, l’Ulmen le connaissait bien,il savait qu’il pouvait compter sur sa promesse.
– Mon père tient ma vie entre ses mains, répondit Joan,s’il ne la prend pas aujourd’hui, je resterai son débiteur, je meferai tuer sur un signe de lui.
– Fort bien ! dit Curumilla, en repassant son couteaudans sa ceinture, mon frère peut se relever, un chef a saparole.
L’Indien bondit sur ses pieds et baisa avec ferveur la main del’homme qui l’épargnait.
– Qu’ordonne mon père ? dit-il.
– Mon frère va se rendre en toute hâte à la tolderia queles Huincas nomment Valdivia. Il ira trouver don Tadeo, le GrandAigle des blancs, et lui rapportera ce qui s’est passé entre nous,en ajoutant que je sauverai la prisonnière ou que je mourrai.
– C’est tout ?
– Oui. Si le Grand Aigle a besoin des services de monfrère, il se mettra sans hésiter à sa disposition. Adieu ! QuePillian guide mon frère, et qu’il se souvienne que je n’ai pasvoulu prendre sa vie qui m’appartenait !
– Joan se souviendra ! répondit l’Indien.
Sur un signe de Curumilla, il se courba dans les hautes herbes,rampa comme un serpent et disparut dans la direction deValdivia.
Le chef, sans perdre un instant, se mit en selle, piqua des deuxet ne tarda pas à rejoindre la petite troupe des ravisseurs quicontinuait à cheminer paisiblement, sans se douter de lasubstitution qui venait de s’opérer.
C’était Curumilla qui, en transportant la jeune fille dans lecuarto de la masure, avait murmuré à son oreille :
– Espoir et courage !
Ces trois mots qui, en l’avertissant qu’un ami veillait surelle, lui avaient rendu les forces nécessaires pour la lutte qui lamenaçait.
Après l’arrivée inopinée de Antinahuel, lorsque, sur l’ordre dedoña Maria, Curumilla eut fait sortir la prisonnière, au lieu de lareconduire dans le cuarto où primitivement elle avait attendu, illui jeta un poncho sur les épaules afin de la déguiser.
– Suivez-moi, lui dit-il à voix basse, marchezhardiment : je vais essayer de vous sauver.
La jeune fille hésita. Elle redoutait un piège.
L’Ulmen la comprit.
– Je suis Curumilla, reprit-il rapidement, un des Ulmènesdévoués aux deux Français amis de don Tadeo.
Doña Rosario tressaillit imperceptiblement.
– Marchez ! répondit-elle d’une voix ferme, quoi qu’ilarrive, je vous suivrai !
Ils sortirent de la hutte.
Les Indiens, dispersés ça et là, ne les remarquèrent pas ;ils causaient entre eux des événements de la journée.
Les deux fugitifs marchèrent dix minutes sans échanger unmot.
Bientôt le village se fondit dans l’ombre.
Curumilla s’arrêta.
Deux chevaux sellés et bridés étaient attachés derrière unbuisson de cactus.
– Ma sœur se sent-elle assez forte pour monter à cheval etfournir une longue course ? dit-il.
– Pour échapper à mes persécuteurs, répondit-elle d’unevoix entre-coupée, je me sens la force de tout faire.
– Bon ! fit Curumilla, ma sœur est courageuse. SonDieu l’aidera !
– C’est en lui seul que j’ai placé mon espoir,soupira-t-elle tristement.
– À cheval et partons ! les minutes sont dessiècles !
Ils se mirent en selle et lâchèrent la bride à leurs chevaux quipartirent avec une rapidité extrême, sans que le bruit de leurs pasrésonnât sur la terre.
Curumilla avait enveloppé les pieds des chevaux avec desmorceaux de peau de mouton.
La jeune fille ne put retenir un soupir de bonheur en se sentantlibre, sous la protection d’un ami dévoué.
Les fugitifs couraient à fond de train dans une directiondiamétralement opposée à celle qu’ils auraient dû suivre pourretourner à Valdivia.
La prudence exigeait qu’ils ne reprissent pas encore une routeoù, selon toutes les probabilités, on les chercherait d’abord.
Après le départ de Valentin et de Trangoil Lanec, don GregorioPeralta avait prodigué à son ami les soins les plus empressés.
Don Tadeo, nature essentiellement ferme, vaincu un instant parune émotion terrible, au-dessus de toutes les forces humaines,n’avait pas tardé à revenir à lui.
En rouvrant les yeux, il avait jeté un regard désespéré autourde lui ; alors le souvenir se faisant jour dans son cerveau,il avait laissé tomber avec accablement sa tête dans ses mains ets’était abandonné pendant quelques minutes à sa douleur.
Dès qu’il avait vu que ses soins n’étaient plus nécessaires, donGregorio, avec ce tact inné chez toutes les organisations d’élite,avait compris que cette immense douleur avait besoin d’une solitudecomplète, et s’était retiré sans que son ami se fût aperçu de sondépart.
On dit et on répète à satiété que les larmes soulagent, qu’ellesfont du bien ; ceci peut être vrai pour les femmes, naturesnerveuses et impressionnables, dont la douleur s’échappe le plussouvent avec les larmes, et qui, lorsqu’elles sont taries, sonttout étonnées d’être consolées.
Mais si les larmes font du bien aux femmes, ce que nousadmettons facilement, en revanche, nous certifions qu’elles fonthorriblement souffrir les hommes.
Les larmes, chez l’homme, sont l’expression de l’impuissance, del’impossibilité contre laquelle la volonté la plus implacable sebrise comme un brin de paille.
L’homme fort qui en est réduit à pleurer, s’avoue vaincu ;il succombe sous le poids du malheur : la lutte lui devientimpossible à soutenir plus longtemps ; aussi ces pleurs qu’ilverse lui retombent goutte à goutte sur le cœur et le lui brûlentcomme un fer rouge.
Pleurer, c’est le plus affreux supplice auquel puisse êtrecondamné un homme de cœur et d’intelligence !
Don Tadeo pleurait.
Don Tadeo, ce Roi des ténèbres, qui cent fois avait regardé ensouriant la mort en face ! qui vivait par unmiracle !
Lui, dont la volonté de fer avait broyé si rapidement tout cequi s’était opposé à l’exécution de ses projets ; lui, quid’un mot, d’un geste, d’un froncement de sourcils, gouvernait desmilliers d’hommes courbés sous son caprice.
Cet homme pleurait !
Il était là, faible et inerte, sans force et sans courage,pleurant comme un enfant !
Poussant des rugissements de bête fauve qui menaçaient de faireéclater sa poitrine, contraint de reconnaître enfin qu’il n’existequ’une volonté suprême au monde, une force unique, celle deDieu !
Mais don Tadeo n’était pas un de ces hommes qu’une douleur, siintense qu’elle soit, puisse longtemps abattre ; enfonçantavec rage ses poings dans ses yeux brûlés de fièvre, il seredressa, fier, terrible.
– Oh ! tout n’est pas fini encore !s’écria-t-il.
Passant alors sa main sur son front inondé d’une sueurfroide :
– Courage ! ajouta-t-il, j’ai un peuple à sauver avantde songer à ma fille ! les affections de famille ne doiventpasser qu’après les devoirs de l’homme d’État ; continuonsnotre métier de dictateur.
Il frappa dans ses mains.
Don Gregorio parut.
D’un coup d’œil il vit les ravages que la douleur avait faitsdans l’âme de son ami, mais il vit aussi que le Roi des ténèbresavait vaincu le père.
Il était environ sept heures du matin.
Les solliciteurs encombraient déjà toutes les salles ducabildo.
– Quelles sont vos intentions au sujet du généralBustamente ? demanda don Gregorio.
Don Tadeo était calme, froid, impassible ; toute traced’émotion avait disparu de son visage, qui avait la blancheur et larigidité du marbre.
Assis auprès d’une table sur laquelle il frappait nonchalammentavec un couteau à papier, il écouta cette question avec cet airpréoccupé d’un homme absorbé par de sérieuses réflexions.
– Mon ami, répondit-il, nous avons hier, par un moyen queje déplore, puisqu’il a coûté la vie à bien du monde, sauvé laliberté de notre pays sur le point de périr, et assuré la stabilitéde son gouvernement ; mais si, grâce à vous et à tous lespatriotes dévoués qui ont combattu à nos côtés, j’ai renversé pourtoujours don Pancho Bustamente et annihilé ses projets ambitieux,je n’ai pas pour cela pris sa place. Si je le faisais, je serais àmon tour un traître, et le pays n’aurait échappé à un péril quepour tomber dans un autre au moins aussi grand.
– Mais vous êtes le seul homme qui…
– Ne dites pas cela, interrompit vivement don Tadeo, je neme reconnais pas le droit d’imposer à mes concitoyens des idées etdes vues qui peuvent être fort bonnes, du moins, je les croistelles, mais qui ne sont peut-être pas les leurs. L’homme quivoulait nous asservir est abattu, sa tyrannie ne pèse plus surnous, mon rôle est fini. Je dois laisser au peuple, dont jem’honore d’être un des membres les plus obscurs, le droit dedésigner librement l’homme qui veillera désormais à ses intérêts etle gouvernera.
– Qui vous dit, mon ami, que cet homme ne sera pasvous ?
– Moi ! répondit don Tadeo d’une voix ferme.
Don Gregorio fit un geste de surprise.
– Cela vous étonne, n’est-ce pas, mon ami ? mais quevoulez-vous, c’est ainsi ; hier j’ai expédié des exprès danstoutes les directions, afin que personne ne se méprît sur mesintentions ; je n’aspire qu’à déposer le pouvoir, fardeau troplourd pour ma main fatiguée, et à rentrer dans la vie privée dontpeut-être, ajouta-t-il avec un sourire de regret, je n’aurais pasdû sortir.
– Oh ! ne parlez pas ainsi, don Tadeo ! s’écriavivement don Gregorio, la reconnaissance du peuple vous est acquiseà jamais !
– Fumée que tout cela, mon ami, répondit don Tadeo avecironie, savez-vous si le peuple est content de ce que j’aifait ? Qui vous prouve qu’il ne préférerait pasl’esclavage ? Le peuple, mon ami, est un grand enfant quetoujours on a mené avec des mots, et qui n’a jamais eu de louangesque pour ses oppresseurs, de statues que pour ses tyrans !…Finissons-en, ma résolution est prise, rien ne pourra lachanger.
– Mais… voulut ajouter don Gregorio.
Don Tadeo l’arrêta d’un geste.
– Un mot encore, dit-il ; pour être homme d’État, monami, il faut marcher seul dans la voie qu’on s’est tracée, n’avoirni enfants, ni parents, ni amis, ne compter les hommes que commeles pions d’un vaste échiquier ; enfin, ne pas sentir battreson cœur, sans cela il arrive un moment où, soit par fatigue, soitautrement, on écoute malgré soi les battements de ce cœur, et alorson est perdu ; celui qui est au pouvoir ne doit avoir d’humainque l’apparence.
– Que voulez-vous faire ?
– D’abord envoyer à Santiago le général Bustamente ;bien que cet homme ait mérité la mort, je ne veux pas prendre surmoi la responsabilité de sa condamnation ; assez de sang a étéhier versé par mes ordres, il partira demain avec le généralCornejo et le sénateur Sandias ; ces deux personnages ne lelaisseront pas échapper, ils ont trop intérêt à son silence ;du reste, il sera assez bien escorté pour être à l’abri d’un coupde main, si, ce que je ne crois pas, ses partisans tentaient de ledélivrer.
– Vos ordres seront ponctuellement exécutés.
– Ce sont les derniers que vous recevrez de moi, monami.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’aujourd’hui même, je vous remettrai lepouvoir.
– Mais… mon ami.
– Plus un mot, je vous en prie, je l’ai résolu ;maintenant, accompagnez-moi auprès de ce pauvre jeune Français, quia si noblement, au péril de sa vie, défendu ma malheureusefille.
Don Gregorio le suivit sans répondre.
Le comte de Prébois-Crancé avait, d’après les instructions dedon Gregorio, été placé dans une chambre où les plus grands soinslui étaient donnés.
Son état était des plus satisfaisants ; sauf une grandefaiblesse, il se sentait beaucoup mieux.
La visite de don Tadeo lui fit plaisir.
Trangoil Lanec ne s’était pas trompé ; par un hasardmiraculeux, les poignards n’avaient fait que glisser dans leschairs ; la perte du sang causait seule la faiblesse queressentait le jeune homme, dont les blessures commençaient déjà àse fermer, et qui, dans deux ou trois jours au plus tard, pourraitreprendre son train de vie ordinaire.
Par une espèce de bravade, un peu dans son caractère, Louisétait habillé, à demi-couché dans un vaste fauteuil il lisaitlorsque don Tadeo et don Gregorio pénétrèrent dans sa chambre.
Don Tadeo s’approcha vivement de lui et lui serra la main.
– Mon ami, lui dit-il avec chaleur, c’est Dieu qui vous ajetés, vous et votre compagnon, sur mon passage ; je vousconnais à peine depuis quelques mois, et déjà j’ai contracté enversvous deux, envers vous surtout, de ces dettes sacrées dont il estimpossible de s’acquitter jamais.
À ces paroles amicales, l’œil du jeune homme rayonna, un sourirede plaisir plissa ses lèvres et une légère rougeur monta à sesjoues pâlies.
– Pourquoi attacher un aussi haut prix au peu que j’ai pufaire, don Tadeo ? dit-il ; hélas ! j’aurais donnéma vie pour vous conserver doña Rosario.
– Nous la retrouverons, fit énergiquement don Tadeo.
– Oh ! si je pouvais monter à cheval, s’écria le jeunehomme, je serais déjà sur ses traces !
En ce moment la porte s’ouvrit et un péon dit quelques mots àvoix basse à don Tadeo.
– Qu’il vienne ! qu’il vienne ! s’écria-t-il avecagitation ; et se tournant vers Louis, qui le regardaitétonné, nous allons avoir des nouvelles, lui dit-il.
Un Indien entra.
Cet Indien était Joan, l’homme que Curumilla n’avait pas voulutuer.
Les sordides vêtements qui couvraient le corps de l’Indienétaient souillés de boue et déchirés par les ronces et lesépines.
On voyait qu’il venait de faire une course précipitée à traversles halliers, dans des chemins affreux.
Il salua les personnes en présence desquelles il se trouvaitavec une grâce modeste, croisa les bras sur sa poitrine et attenditimpassiblement qu’on l’interrogeât.
– Mon frère appartient à la vaillante tribu des SerpentsNoirs ? lui demanda don Tadeo.
Le guerrier fit de la tête un signe affirmatif.
Don Tadeo connaissait les Indiens, il avait longtemps habitéparmi eux, il savait qu’ils ne parlent que dans le cas d’unenécessité absolue ; ce mutisme ne l’étonna donc pas.
– Comment se nomme mon frère ? reprit-il.
L’Indien releva fièrement le front.
– Joan, dit-il, en souvenir d’un guerrier des visages pâlesqui se nommait ainsi et que j’ai tué dans une malocca.
– Bon ! reprit don Tadeo avec un sourire triste, monfrère est un chef renommé dans sa tribu.
Joan sourit avec orgueil.
– Mon frère vient de son village, sans doute, il a desaffaires à traiter avec les visages pâles, et il me demande que jefasse la justice égale entre lui et ceux avec lesquels il atraité ?
– Mon père se trompe, répondit l’Indien d’une voix brève,Joan n’est pas un Huiliche, c’est un guerrier Puelche, mon père lesait ; Joan ne réclame le secours de personne : quand ilest insulté, sa lance le venge.
Don Gregorio et Louis suivaient avec curiosité cet entretienauquel ils ne comprenaient pas un mot, car ils ne devinaient pasencore où don Tadeo en voulait venir.
– Que mon frère m’excuse, fit-il ; il doit néanmoinsavoir une raison pour se présenter à moi.
– J’en ai une, dit l’Indien.
– Que mon frère s’explique, alors.
– Je réponds aux questions de mon père, dit Joan ens’inclinant.
Les Araucans sont ainsi, quelque grave que soit la mission dontils sont chargés, quand même un retard devrait causer la mort d’unhomme, ils ne se résoudront jamais à parler clairement et à rendrecompte de cette mission, à moins que celui qui les interroge neparvienne, à force d’adresse, à les faire s’expliquer.
Certes, Joan ne demandait pas mieux que de tout dire, il avaitfait une hâte extrême dans l’intention d’arriver plus tôt ;malgré cela, il ne se laissait tirer les paroles de la bouche queune à une et comme à regret.
Ce fait peut paraître extraordinaire et incompréhensible. Il estpourtant de la plus scrupuleuse exactitude. Nous en avons éténous-mêmes témoin et victime nombre de fois, pendant le séjourlégèrement forcé que nous avons fait en Araucanie.
Don Tadeo connaissait l’homme auquel il avait affaire.
Un pressentiment secret l’avertissait que cet homme étaitporteur d’une importante nouvelle. Il ne se rebuta pas etpoursuivit ses questions :
– D’où vient mon frère ?
– De la tolderia de San-Miguel.
– Il y a loin pour venir ici ; mon frère est partidepuis longtemps ?
– Keyen – la lune – allait disparaître derrière lacime des hautes montagnes, et le Poron-Choyké – la croixdu Sud – répandait seul sa resplendissante clarté sur la terre, aumoment où Joan a commencé son voyage pour se rendre auprès de monpère.
Il y a près de dix-huit lieues du village de San-Miguel àValdivia.
Don Tadeo fut étonné d’une aussi grande diligence. Cela ne fitque le confirmer davantage dans l’opinion qu’il avait que l’Indienétait porteur de nouvelles de la dernière importance.
Il prit sur une table un verre, l’emplit jusqu’au bordd’aguardiente de pisco, et l’offrit au messager, en lui disantd’une voix amicale :
– Que mon frère boive ce coup d’eau de feu, c’estprobablement la poussière de la route collée à son palais quil’empêche de parler aussi facilement qu’il le voudrait. Lorsqu’ilaura bu, sa langue sera plus déliée.
L’Indien sourit, son œil brilla de convoitise ; il prit leverre, qu’il vida d’un trait.
– Bon ! dit-il en faisant claquer sa langue etreposant le verre sur la table, mon père est hospitalier, il estbien le Grand Aigle des blancs.
– Mon frère vient de la part du chef de sa tribu ?reprit don Tadeo, qui ne perdait pas de vue le but auquel iltendait.
– Non, répondit Joan, c’est Curumilla qui m’envoie.
– Curumilla ! s’écrièrent les trois hommes avec untressaillement involontaire.
Don Tadeo respira, il était sur la voie.
– Curumilla est mon penni, dit-il, il ne lui est rienarrivé de fâcheux ?
– Voici son poncho et son chapeau, reprit Joan.
– Ciel ! s’écria Louis, il est mort.
Don Tadeo sentit son cœur se serrer.
– Non, fit l’Indien, Curumilla est un Ulmen, il est braveet sage. Joan avait enlevé la jeune vierge pâle aux yeux d’azur,Curumilla pouvait tuer Joan, il ne l’a pas voulu, il a préféré s’enfaire un ami.
Les blancs écoulaient avec anxiété ces paroles ; malgréleur obscurité, elles étaient cependant assez claires pour qu’ilscomprissent que le chef indien tenait la piste des ravisseurs.
– Curumilla est bon, répondit don Tadeo, son cœur est largeet son âme n’est pas cruelle.
– Joan était le chef de ceux qui ont enlevé la jeune filleblanche, Curumilla a changé de vêtements avec lui, repritsentencieusement l’Indien, et il a dit à Joan : Vas trouver leGrand Aigle des blancs et dis lui que Curumilla sauvera la jeunevierge, ou qu’il périra ; Joan est venu sans s’arrêter, bienque la route fût longue.
– Mon frère a bien agi, dit don Tadeo en serrant avec forcela main de l’Indien, dont le visage rayonna.
– Mon père est content ? fit-il, tant mieux.
– Et, reprit don Tadeo, mon frère avait enlevé la jeunefille pâle, il avait été bien payé pour cela ?
L’Indien sourit.
– La grande cavale aux yeux noirs est généreuse,dit-il.
– Ah ! je le savais ! s’écria don Tadeo, toujourscette femme ! toujours ce démon ; oh ! doñaMaria ! nous avons un terrible compte à réglerensemble !
Il savait enfin ce qu’il avait tant d’intérêt à connaître.
Louis se leva péniblement du fauteuil sur lequel il étaitétendu, et s’approchant doucement de don Tadeo :
– Ami, lui dit-il d’une voix tremblante d’émotion, il fautsauver doña Rosario !
– Merci, lui répondit don Tadeo, merci de votre dévouement,mon ami ; mais hélas ! vous êtes faible, blessé, presquemourant !
– Qu’importe ! s’écria le jeune homme avec chaleur,dussé-je périr à la tâche, je vous jure, don Tadeo de Léon, surl’honneur de mon nom, que je ne me reposerai que lorsque doñaRosario sera libre et près de vous.
Don Tadeo l’obligea à se rasseoir.
– Mon ami, lui dit-il, trois hommes dévoués sont déjàattachés aux pas des ravisseurs de ma fille.
– Votre fille ? fit Louis avec un étonnement mêlé deplaisir.
– Hélas oui ! mon ami, ma fille ! pourquoiaurais-je des secrets pour vous ? cet ange aux yeux bleus, quedeux fois vous avez essayé de sauver, est ma fille ! le seulbonheur, la seule joie qui me reste au monde !
– Oh ! nous la retrouverons, il le faut ! repritLouis avec force.
Tout à l’émotion qui l’agitait, don Tadeo ne remarqua pasl’accent passionné du comte.
Celui-ci s’était relevé ; malgré les douleurs qu’ilressentait, il semblait avoir subitement reconquis toutes sesforces.
– Mon ami, continua don Tadeo, les trois hommes dont jevous parle cherchent en ce moment à délivrer la pauvre enfant,n’entravons pas leurs plans, peut-être leur nuirions-nous. Quoiqu’il m’en coûte, je dois attendre.
Louis fit un mouvement.
– Oui, je vous comprends, cette inaction vous pèse,hélas ! croyez-vous qu’elle ne broie pas mon cœur depère ! Don Luis, j’endure des tourments atroces, tout sedéchire en moi à la pensée cruelle de la situation affreuse où setrouve celle qui m’est si chère ; mais je sens que lestentatives que je ferais aujourd’hui seraient plutôt nuisiblesqu’utiles pour son salut, et je me résigne en versant des larmes desang à ne pas tenter la moindre démarche.
– C’est vrai ! avoua le blessé, il fautattendre ! attendre, mon Dieu ! quand elle souffre, quandelle nous appelle peut-être ! Oh ! c’est horrible !pauvre père ! pauvre fille !
– Oui, dit faiblement don Tadeo, plaignez-moi, mon ami,plaignez-moi !
– Cependant, reprit le Français, cette inaction ne peutdurer ; vous le voyez, je suis fort, je puis marcher, je suisconvaincu que je me tiendrai facilement à cheval.
Don Tadeo sourit.
– Vous êtes un héros pour le cœur et le dévouement, monami, je ne sais comment vous remercier ; vous me rendez lecourage et faites de moi un homme presque aussi résolu quevous.
– Oh ! tant mieux si vous reprenez espoir, réponditLouis, qui avait rougi aux paroles de son ami.
Don Tadeo se tourna vers Joan.
– Mon frère reste ? dit-il.
– Je suis aux ordres de mon père, répliqua l’Indien.
– Puis-je me fier à mon frère ?
– Joan n’a qu’un cœur et une vie, tous deux appartiennentaux amis de Curumilla.
– Mon frère a bien parlé, je serai reconnaissant enverslui.
L’Indien s’inclina.
– Que mon frère revienne ici au troisième soleil, il nousguidera sur la piste de Curumilla.
– Au troisième soleil, Joan sera prêt.
Et, saluant les trois personnages avec noblesse, l’Indien seretira pour prendre quelques heures d’un repos qui lui étaitindispensable après la marche forcée qu’il avait faite.
– Don Gregorio, reprit le dictateur, en s’adressant à sonlieutenant, vous n’expédierez le général Bustamente à Santiago quedans trois jours. Je me joindrai à l’escorte jusqu’à la fourche oùcommence la route de San-Miguel. Ces trois jours vous sontindispensables, dit-il en souriant à Louis, nous ne savons pasquels sont les dangers et les fatigues qui nous attendent dans levoyage que nous allons entreprendre, il faut, mon ami, que voussoyez en état de les supporter.
– Encore trois siècles à attendre ! murmura le jeunehomme avec accablement.
Nous retournerons auprès de Curumilla.
La nuit était noire, l’obscurité profonde.
Penchés sur le cou de leurs chevaux qu’ils excitaient du gesteet de la voix, les fugitifs couraient à toute bride vers une forêtqui dessinait à l’horizon ses sombres contours.
Mais les inextricables méandres du sentier qu’ils étaientobligés de suivre semblaient éloigner le but vers lequel ilstendaient.
S’ils atteignaient la forêt, ils étaient sauvés !
Un silence de plomb pesait sur le désert.
Par intervalles, le vent d’automne sifflait tristement à traversles arbres et couvrait à chaque rafale les voyageurs d’une pluie defeuille mortes.
Les fugitifs galopaient sans articuler une parole, sans regarderen arrière, les yeux immuablement fixés sur la forêt, dont lespremiers plans se rapprochaient incessamment, mais étaient pourtantbien éloignés encore.
Tout à coup le hennissement sonore d’un cheval traversal’espace, comme un lugubre appel de clairon.
– Nous sommes perdus ! s’écria Curumilla avecdésespoir, ils nous suivent !
– Que faire ? repartit doña Rosario avec anxiété.
Curumilla ne répondit pas, il réfléchissait. Les chevauxcouraient toujours.
– Attendez ! dit l’Ulmen.
Et il arrêta les deux chevaux.
La jeune fille le laissa agir à sa guise ; depuis quelquesheures elle ne vivait plus que comme dans un songe, elle se croyaitsous le poids d’un horrible cauchemar.
L’Indien lui fit mettre pied à terre.
– Ayez confiance en moi, lui dit-il, tout ce qu’un hommepeut faire, je le tenterai pour vous sauver.
– Je le sais, répondit-elle affectueusement, quoi qu’ilarrive, mon ami, je vous remercie.
Curumilla l’enleva dans ses bras et l’emporta avec autant defacilité que s’il ne se fût agi que d’un enfant.
– Pourquoi me portez-vous ainsi ? luidemanda-t-elle.
– Pas de traces, répondit Curumilla.
Il la déposa à terre avec précaution au pied d’un arbre danslequel s’élevait un bouquet de cactus.
– Cet arbre est creux, ma sœur se cachera dedans, elle nebougera pas jusqu’à mon retour.
– Vous m’abandonnez ? fit-elle avec effroi.
– Je vais faire une fausse piste, dit-il, bientôt jereviendrai.
La jeune fille hésita, elle avait peur.
Se trouver ainsi, seule, abandonnée dans le désert au milieu dela nuit ; cette alternative lui causait des frissons deterreur qu’elle ne pouvait réprimer.
Curumilla devina ce qui se passait dans son esprit.
– C’est notre seule chance de salut, dit-iltristement ; si ma sœur ne veut pas, je resterai, mais ellesera perdue, ce ne sera pas la faute de Curumilla.
La lutte exerce la volonté, fait circuler le sang plusvite ; doña Rosario n’était pas une de ces faibles etmalingres jeunes filles de nos grandes villes européennes, plantesétiolées avant de fleurir, élevée sur les frontières indiennes, lavie du désert n’avait rien de nouveau pour elle, souvent, pendantdes parties de chasse, elle s’était trouvée dans des positions àpeu près semblables ; elle était douée d’une âme forte, d’uncaractère énergique, elle comprit qu’elle devait aider autant quepossible cet homme qui se dévouait pour elle, et ne pas lui rendreimpossible sa tâche si difficile déjà.
Sa résolution fut prise avec la rapidité de l’éclair, elle seraidit contre la frayeur qui s’était emparée de son esprit,surmonta sa faiblesse et répondit d’une voix ferme :
– Je ferai ce que désire mon frère.
– Bon ! répondit l’Indien, que ma sœur se cachedonc.
Il écarta avec précaution les cactus et les lianes quiobstruaient le pied de l’arbre, et démasqua une cavité danslaquelle la jeune fille se blottit toute frissonnante comme unpauvre friquet dans l’aire d’un aigle.
Dès qu’il vit doña Rosario installée commodément dans le creuxde l’arbre, le chef ramena les broussailles dans leur positionprimitive et dissimula complètement la cachette sous ce transparentrideau.
Il s’assura par un dernier regard que tout était bien en ordreet que l’œil le plus exercé ne pourrait soupçonner que les buissonsavaient été dérangés, puis il regagna les chevaux, monta sur lesien, prit en main la bride de l’autre et partit à fond detrain ; coupant à angle droit la route que devaient suivreceux qui le poursuivaient, il galopa ainsi pendant à peu près vingtminutes sans ralentir sa course.
Puis, lorsqu’il jugea qu’il s’était assez éloigné de la place oùdoña Rosario était cachée, il descendit, prêta l’oreille uninstant, débarrassa les pieds des chevaux des peaux de mouton quiamortissaient le bruit de leurs pas, et repartit comme untrait.
Bientôt un galop de chevaux se fit entendre derrière lui ;ce galop d’abord éloigné se rapprocha peu à peu et finit pardevenir parfaitement distinct.
Curumilla eut une lueur d’espoir, sa ruse avaitréussi.
Il pressa encore la course de sa monture, et laissant ses lourdséperons de bois à angles acérés battre le long des flancs del’animal toujours courant, il planta sa lance en terre, s’appuyasur elle, s’enleva à la force des poignets et retomba doucement lesol, tandis que les deux chevaux abandonnés continuaient leurcourse furieuse.
Curumilla se glissa dans les buissons et se mit en devoir derejoindre doña Rosario, persuadé que les cavaliers égarés sur lafausse piste qu’il leur avait jetée comme un appât, nereconnaîtraient leur erreur que lorsqu’il serait trop tard.
L’Ulmen se trompait.
Antinahuel avait lancé ses mosotones dans toutes les directions,afin de découvrir les traces des fugitifs, mais lui était demeuréau village avec doña Maria.
Du reste, Antinahuel était un guerrier trop expérimenté pourqu’il fût possible de lui faire prendre ainsi le change.
Ses éclaireurs revinrent les uns après les autres.
Ils n’avaient rien découvert.
Les derniers qui revinrent ramenèrent avec eux deux chevauxtrempés de sueur.
C’étaient les chevaux abandonnés par Curumilla.
– Nous échapperait-elle donc ? murmura la Linda endéchirant ses gants avec rage.
– Ma sœur, répondit froidement le toqui avec un souriresinistre, lorsque je poursuis un ennemi jamais il ne m’échappe.
– Cependant ? dit-elle.
– Patience ! reprit-il, ils avaient une chance poureux : c’était la grande avance que leurs chevaux leurdonnaient sur moi ; grâce aux précautions que j’ai prises,cette chance, ils ne l’ont plus, je les ai contraints à quitterleurs chevaux qui seuls pouvaient les sauver, ma sœur mecomprend-elle ? ajouta-t-il, avant une heure ils seront entrenos mains.
– À cheval, alors ! et partons sans plus tarder, fitdoña Maria avec une impatience nerveuse, en se mettant en selled’un bond.
– À cheval, soit ! répondit le chef.
Ils partirent.
Cette fois ils ne firent pas fausse route ; ils sedirigèrent en droite ligne du côté où s’étaient échappés lesprisonniers.
Antinahuel dirigeait la troupe, doña Maria se tenait à sescôtés.
Cependant Curumilla avait rejoint doña Rosario.
– Eh bien ? lui demanda-t-elle d’une voix étrangléepar la frayeur.
– Dans peu d’instants nous serons repris, répondittristement le chef.
– Comment ? ne nous reste-t-il aucun espoir ?
– Aucun ! ils sont plus de cinquante, nous sommescernés de toutes parts.
– Oh ! que vous ai-je donc fait, mon Dieu, pour que,votre main s’appesantisse si lourdement sur moi ?
Curumilla s’était nonchalamment étendu à terre, il avait ôté lesarmes qu’il portait à sa ceinture, les avait posées près de lui et,avec ce fatalisme stoïque de l’Indien lorsqu’il sait qu’il ne peutéchapper au sort qui le menace, il attendait impassible, les brascroisés sur sa poitrine, l’arrivée des ennemis auxquels, malgrétous ses efforts, il n’avait pu soustraire la jeune fille.
On entendait déjà dans l’éloignement résonner sourdement le pasdes chevaux qui s’approchaient de plus en plus.
Un quart-d’heure encore et tout était fini.
– Que ma sœur se prépare, dit froidement Curumilla,Antinahuel approche.
La jeune fille tressaillit à la voix du chef, elle le regardaavec compassion.
– Pauvre homme, fit-elle, pourquoi avez-vous essayé de mesauver ?
– La jeune vierge aux yeux d’azur est l’amie de mes frèrespâles, je donnerai ma vie pour elle.
Doña Rosario se leva et s’approcha de l’Ulmen.
– Il ne faut pas que vous mouriez, chef, lui dit-elle de savoix douce et pénétrante, je ne le veux pas.
– Pourquoi ? je ne crains pas la torture, ma sœurverra comment meurt un chef.
– Écoutez, vous avez entendu les menaces de cette femme,elle me destine à être esclave, ma vie ne court donc aucundanger ?
Curumilla fit un geste d’assentiment.
– Mais, continua-t-elle, si vous restez avec moi, si vousêtes pris, on vous tuera ?
– Oui, fit-il froidement.
– Alors, qui apprendra mon sort à mes amis ? Si vousmourez, chef, comment connaîtront-ils le lieu où l’on va meconduire ? comment feront-ils enfin pour medélivrer ?
– C’est vrai, ils ne le pourront pas.
– Il faut donc que vous viviez, chef, si ce n’est pourvous, que ce soit pour moi, partez, hâtez-vous.
– Ma sœur le veut ?
– Je l’exige.
– Bon ! fit l’Indien, je partirai donc, mais que masœur ne se laisse pas abattre, bientôt elle me reverra.
En ce moment le bruit de la cavalcade qui s’approchaitretentissait avec une force qui dénotait qu’elle n’était plus qu’àune vingtaine de pas.
Le chef ramassa ses armes, les replaça à sa ceinture, et, aprèsavoir fait un dernier signe d’encouragement à doña Rosario, il seglissa dans les hautes herbes et disparut.
La jeune fille demeura un instant pensive, mais bientôt elleredressa intrépidement la tête, et murmura d’une voix ferme ce seulmot :
– Allons !
Elle sortit du fourré qui la dérobait aux regards, et se plaçarésolument au milieu du sentier.
Antinahuel et la Linda n’étaient qu’à dix pas d’elle.
– Me voici, dit-elle d’une voix assurée, faites de moi cequ’il vous plaira.
Ses persécuteurs, frappés de tant de courage, s’arrêtèrentstupéfaits.
En se livrant ainsi, la courageuse enfant avait sauvéCurumilla.
Doña Rosario restait toujours immobile en travers du sentier,les bras croisés sur la poitrine, le front haut et le regarddédaigneux.
La Linda, promptement remise de l’émotion que lui avait causéela présence subite de sa prisonnière, s’élança sur le sol, etsaisissant le bras de la jeune fille, elle le secoua avecforce.
– Oh ! oh ! lui dit-elle avec un accent railleur,ma belle enfant, c’est donc ainsi que vous nous obligez à couriraprès vous ? Caramba ! quelle délurée vous faites, necraignez rien, nous saurons vous empêcher de vous livrer à votrehumeur vagabonde.
Doña Rosario ne répondit à ce flux de paroles que par un sourirede froid mépris.
– Ah ! s’écria la courtisane exaspérée, en lui serrantle bras avec violence, je vous obligerai à courber votre caractèrehautain.
– Madame, répondit doucement la jeune fille, vous me faiteshorriblement mal.
– Serpent ! reprit la Linda en la repoussantbrutalement, que ne puis-je t’écraser sous mon talon !
Doña Rosario fit quelques pas en trébuchant, son pied butacontre une racine et elle tomba.
Dans sa chute, son front avait porté contre un cailloutranchant, elle poussa un faible cri de douleur et s’évanouit.
Antinahuel s’élança vivement vers elle pour la relever.
Le sang coulait en abondance d’une profonde blessure qu’elles’était faite dans sa chute.
Le chef indien, à la vue de la large plaie que la jeune filleavait au front, poussa un rugissement de bête fauve.
Il se pencha sur elle, la releva avec des précautions infinies,et chercha à étancher le sang qui coulait.
– Fi ! lui dit la Linda avec un sourire railleur,allez-vous faire un métier de vieille femme, vous, le premier chefde votre nation ? laissez cette mijaurée, vos soins lui sontinutiles, cette saignée lui fera du bien.
Antinahuel garda le silence, un instant il eut la pensée depoignarder cette furie ; il lui lança un regard tellementchargé de haine et de fureur, qu’elle en fut épouvantée et fitmalgré elle un mouvement comme pour se mettre sur la défensive, enportant la main à son corsage pour y prendre une dague qu’elleportait toujours sur elle.
Cependant les soins d’Antinahuel ne produisaient aucun résultat,la jeune fille était toujours sans connaissance.
Au bout d’un instant, la Linda reconnut que chez le sauvage chefdes Araucans l’amour l’emportait sur la haine, elle reprit touteson arrogance.
– Qu’on attache cette créature sur un cheval, dit-elle, etretournons à la tolderia.
– Cette femme m’appartient, fit Antinahuel, moi seul ici aile droit d’en disposer comme bon me semble.
– Pas encore, chef, donnant donnant, lorsque vous aurezdélivré le général, je vous la remettrai.
Antinahuel haussa les épaules.
– Ma sœur oublie que j’ai trente mosotones avec moi etqu’elle est presque seule.
– Cela signifie ? demanda-t-elle d’un ton hautain.
– Cela signifie, reprit-il froidement, que je suis le plusfort et que je ferai à ma guise.
– Holà ! fit-elle en ricanant, est-ce ainsi que voustenez vos promesses ?
– J’aime cette femme ! dit-il d’une voix profonde.
– Caraï je le sais bien, répliqua-t-elle avecviolence, voilà justement pourquoi je vous la donne.
– Je ne veux pas qu’elle souffre.
– Voyez comme nous nous entendons peu, fit-elle en raillanttoujours, moi je vous la livre exprès pour que vous la fassiezsouffrir.
– Si telle est la pensée de ma sœur, elle se trompe.
– Chef, mon ami, vous ne savez ce que vous dites, et vousne connaissez pas le cœur des femmes blanches.
– Je ne comprends pas ma sœur.
– Vous ne comprenez pas que cette femme ne vous aimerajamais, qu’elle n’aura pour vous que mépris et dédain, et que plusvous vous abaisserez devant elle, plus elle vous foulera auxpieds.
– Oh ! répondit Antinahuel, je suis un trop grand chefpour être ainsi méprisé par une femme.
– Vous le verrez ; en attendant, je réclame maprisonnière.
– Ma sœur ne l’aura pas.
– Est-ce sérieusement que vous parlez ?
– Antinahuel ne plaisante jamais.
– Eh bien, essayez de me la prendre !s’écria-t-elle.
Et, bondissant comme une tigresse, elle repoussa vigoureusementle chef et saisit la jeune fille, sur la gorge de laquelle elleappuya si résolument son poignard que le sang jaillit.
– Je vous jure, chef, dit-elle d’une voix stridente, leregard étincelant et le visage décomposé par la colère, que si vousne remplissez pas loyalement les engagements que vous avez prisenvers moi et ne me laissez pas agir comme il me plaît avec cettefemme, je la tue comme un chien.
Antinahuel poussa un cri terrible.
– Arrêtez ! s’écria-t-il avec effroi, je consens àtout !
– Ah ! s’écria la Linda avec un sourire de triomphe,je savais bien que j’aurais le dernier.
Le chef se mordait les poings avec rage devant son impuissance,mais il connaissait trop bien cette femme pour continuer pluslongtemps une lutte qui se serait infailliblement terminée par lamort de la jeune fille ; il savait que dans l’étatd’exaspération où elle se trouvait, la Linda n’aurait pas hésité àla tuer.
Par un prodige de volonté dont seuls les Indiens sont capables,il renferma dans son cœur les sentiments qui l’agitaient,contraignit son visage à sourire et dit d’une voix douce :
– Oche ! ma sœur est vive ! qu’importeque cette femme soit à moi aujourd’hui ou dans quelques heures,puisque ma sœur a promis de me la remettre ?
– Oui, mais seulement lorsque le général Bustamente ne seraplus entre les mains de ses ennemis, chef, pas avant.
– Soit, dit-il avec un soupir de regret, puisque ma sœurl’exige, qu’elle agisse comme elle l’entendra, Antinahuel seretire.
– Fort bien, mais que mon frère m’assure contrelui-même ; il aime cette femme et pourrait vouloir intervenird’autres fois encore.
– Quelle sécurité puis-je donner à ma sœur afin, de larassurer totalement ? dit-il avec un sourire amer.
– Celle-ci, fit-elle en ricanant, que mon frère jure parPillian, sur les ossements de ses ancêtres, qu’il n’essaiera ni dem’enlever cette femme ni de s’opposer à ce qu’il me plaira de luifaire, jusqu’à ce que le général soit libre.
Le chef hésita, le serment que la Linda exigeait de lui estsacré pour les Indiens, ils redoutent au plus haut degré de lefausser, tant ils ont de respect pour les cendres de leurs pères.Cependant Antinahuel était tombé dans un piège dont il lui étaitimpossible de sortir ; il comprit qu’il valait mieuxs’exécuter de bonne grâce et en finir sur-le-champ, il s’y résolut,mais il jura intérieurement une haine implacable à celle quil’obligeait à subir une telle humiliation, et se promit de tirerd’elle aussitôt qu’il le pourrait une vengeance éclatante.
– Bon, dit-il en souriant, que ma sœur se rassure, je juresur les ossements de mes pères que je ne m’opposerai à rien de cequ’il lui plaira de faire.
– Merci, répondit la Linda, mon frère est un grandguerrier.
Pas plus que Antinahuel, la courtisane ne s’était trompée sur laportée de l’altercation qu’ils avaient eue entre eux, elle compritqu’elle venait de se faire un ennemi implacable et elle jugeaprudent de se tenir sur ses gardes.
– Ma sœur vient ? demanda le chef.
– J’ai à faire transporter cette femme le plus commodémentpossible, repartit-elle, que mon frère me précède, je le suis.
Antinahuel n’avait plus de prétexte plausible pour rester, ilrejoignit à pas lents et comme à regret ses mosotones, se remit enselle et partit en lançant à la Linda un dernier regard qui l’eûtglacée d’épouvante si elle avait pu l’apercevoir.
La courtisane ne s’occupait pas de lui en ce moment, elle étaittoute à sa vengeance.
Elle considéra avec une expression d’ironie cruelle la jeunefille étendue à ses pieds.
– Misérable créature, grommela-t-elle, qu’un rien faittomber en syncope, tes douleurs commencent à peine. Don Tadeo,c’est toi que je blesse en torturant cette femmelette,obtiendrai-je enfin que tu me rendes ma fille ? oh !oui ! ajouta-t-elle avec une intonation sauvage, quand jedevrais déchirer cette femme avec mes ongles !
Les peones indiens attachés à son service étaient demeurésauprès d’elle ; dans la chaleur de la poursuite et de ladiscussion, les chevaux abandonnés par Curumilla et ramenés par leséclaireurs étaient restés avec la troupe sans que personne songeâtà se les approprier.
– Amenez un de ces chevaux, commanda-t-elle.
Un péon obéit.
La courtisane fit jeter la jeune fille en travers sur le dos dece cheval, le visage tourné vers le ciel, puis elle ordonna que lespieds et les mains de sa victime fussent ramenés sous le ventre del’animal et attachés solidement avec des cordes par les chevilleset les poignets.
– Cette femme n’est pas solide sur ses jambes, dit-elleavec un rire sec et nerveux, elle s’est déjà blessée en tombant, jene veux pas qu’elle courre le risque d’une nouvelle chute.
Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance dans lebut de faire leur cour à leur maîtresse, les peones applaudirentavec des rires joyeux à ces cruelles paroles comme à une excellenteplaisanterie.
La pauvre enfant ne donnait presque plus signe de vie, sonvisage avait une teinte terreuse et cadavérique, le sang coulaitabondamment de sa blessure jusque sur le sol.
Son corps, horriblement cambré par la posture affreuse danslaquelle on l’avait attachée, avait des tressaillements nerveux quila faisaient bondir, et lui meurtrissaient les poignets et leschevilles dans lesquels les cordes entraient peu à peu.
Un râle sourd s’échappait de sa poitrine oppressée.
Lorsque ses ordres furent accomplis, la Linda se mit en selle,prit en bride le cheval qui portait sa victime, piqua des deux etpartit au galop.
La Linda rejoignit bientôt Antinahuel qui, sachant quelletorture elle se préparait à infliger à la jeune fille, s’étaitarrêté à quelques pas du lieu où il l’avait laissée, afin del’obliger à ralentir la rapidité de sa course.
Ce fut en effet ce qui arriva : quelque désir que doñaMaria eût de presser le pas des chevaux, le chef avec cetentêtement inerte de l’homme qui ne veut pas comprendre, feignit dene point s’apercevoir de son impatience et continua à s’avancer autrot jusqu’à ce que l’on fût arrivé à San-Miguel.
Cet acte d’humanité si en dehors du caractère et des habitudesdu chef araucan, sauva la vie de doña Rosario, que tuait le galopdu cheval sur lequel elle était attachée.
Lorsque l’on eut atteint la tolderia, les cavaliers mirent piedà terre, la jeune fille fut détachée et transportée à demi-mortedans le même cuarto où, une heure auparavant, elle s’était pour lapremière fois trouvée en présence de la courtisane.
Les Indiens qui la portaient la jetèrent brutalement à terredans un coin et sortirent ; la tête de la pauvre enfantrebondit sur le sol avec un son mat.
L’aspect de doña Rosario était réellement affreux, et aurait émude pitié tout autre que la tigresse qui se plaisait à la maltraitersi cruellement.
Ses longs cheveux, détachés, tombaient en désordre sur sesépaules à demi-nues et étaient collés par places sur son visageavec le sang qui avait coulé de sa blessure ; sa figuresouillée de sang et de boue avait une teinte verdâtre, ses lèvresentr’ouvertes laissaient à découvert ses dents serrées.
Ses poignets et ses chevilles, auxquels pendaient encore lestronçons de la corde grossière avec laquelle on l’avait attachéesur le cheval, étaient meurtris et diaprés de larges enchymosessanguinolentes.
Tout son corps frémissait, agité de tressaillements nerveux, etsa poitrine haletante ne laissait qu’avec peine exhaler sarespiration sifflante.
Elle était toujours évanouie.
La Linda et Antinahuel entrèrent.
– Pauvre fille ! murmura le chef.
La Linda le regarda avec un feint étonnement.
– Je ne vous reconnais plus, chef, lui dit-elle avec unsourire sardonique, mon Dieu, comme l’amour change un homme !comment, vous, Antinahuel, le plus intrépide guerrier des quatreUtal-Mapus de l’Araucanie, vous vous apitoyez sur le sort de cettepéronnelle. Dieu me damne ! vous êtes, je crois, sur le pointde pleurer comme une femme !
Le chef secoua la tête avec tristesse.
– Oui, dit-il, en considérant la jeune fille d’un airsombre, c’est vrai, ma sœur a raison, je ne me reconnais plusmoi-même ! Oh ! ajouta-t-il avec un accent pleind’amertume, est-il possible en effet que moi, Antinahuel, auquelles Huincas ont fait tant de mal, je sois ainsi ? Quelle estdonc la force de ce sentiment que j’ignorais, puisqu’il me feraitcommettre une lâcheté ? Cette femme est d’une race maudite,elle appartient à l’homme dont les ancêtres ont été depuis dessiècles les bourreaux des miens ; cette femme est là, devantmoi, elle est en ma puissance, je puis me venger sur elle, assouvirla haine qui me dévore, lui faire enfin endurer les maux les plusatroces !… et je n’ose pas !… non, je n’osepas !…
Ces dernières paroles furent prononcées avec un accent siterriblement passionné qu’elles semblaient le rugissement d’unepanthère prise au piège ; elles avaient quelque chose quiépouvantait et faisait froid au cœur.
La Linda regardait le chef avec un mélange de terreur etd’admiration ; cette passion de bête fauve la touchait,l’intéressait, si l’on peut parler ainsi ; elle comprenaittout ce qu’il y avait d’âcre, de féroce, de voluptueux dans l’amourde ce guerrier sauvage dont jusqu’à ce jour les seules joiesavaient été la bataille, le sang versé à torrents et le râle de sesvictimes.
Elle contemplait ce titan vaincu, honteux de sa défaite, sedébattant en vain sous la force toute puissante du sentiment quil’étreignait, et qui, en rugissant, était contraint d’avouer sadéfaite.
Ce spectacle était pour elle plein de charmes et d’imprévu.
– Mon frère aime donc bien cette femme ?demanda-t-elle d’une voix douce et insinuante.
Antinahuel la regarda comme s’il se réveillait en sursaut, ilfixa sur elle un œil hébété et lui serrant sans y songer le bras àle briser :
– Si je l’aime ! s’écria-t-il avec violence, si jel’aime !… que ma sœur écoute : avant de mourir et d’allerdans l’eskennane– paradis – chasser dans les prairiesbienheureuses avec les guerriers justes, mon père me fit appeler etapprochant sa bouche de mon oreille, car la vie s’éteignait en lui(il ne pouvait plus parler à peine), il me révéla d’une voixentre-coupée les malheurs de notre famille : mon fils,ajouta-t-il, tu es le dernier de notre race, don Tadeo de Léon estaussi le dernier de la sienne ; depuis l’arrivée des visagespâles, la famille de cet homme s’est fatalement trouvée toujours,partout, dans toutes les circonstances, en lutte avec la nôtre, ilfaut que don Tadeo meure, afin que sa race maudite disparaisse dela surface de la terre et que la nôtre reprenne sa force et sasplendeur ; jure-moi de tuer cet homme que jamais je n’ai puatteindre ! je le jurai : bon, me dit-il, Pillian aimeles enfants qui obéissent à leur père, que mon fils monte sonmeilleur cheval et qu’il se mette à la recherche de son ennemi,afin que, lorsqu’il l’aura tué, son cadavre brûle sur mon tombeauet me réjouisse dans l’autre vie ; puis d’un signe mon pèrem’ordonna de partir. Sans répliquer je sellai, ainsi qu’il mel’avait commandé, mon meilleur cheval, je vins dans la ville nomméeSantiago, résolu à tuer mon ennemi n’importe où je le rencontreraispour obéir à mon père.
– Eh bien ? demanda la Linda en voyant qu’ils’interrompait brusquement.
– Eh bien reprit-il d’une voix sourde, je vis cette femme,j’oubliai tout, serment, haine, vengeance, pour ne plus songer qu’àl’aimer, et mon ennemi vit encore.
La Linda lui lança un regard de dédain, Antinahuel ne leremarqua pas et continua :
– Un jour cette femme me trouva mourant, percé de coups,gisant abandonné au fond d’un fossé sur une route, elle me fitrelever par ses peones, me conduisit dans son toldo en pierre, etpendant trois lunes veilla seule à mon chevet, obligeant à seretirer la mort, qui déjà s’était penchée sur moi.
– Et quand mon frère fut guéri ? dit la Linda.
– Quand je fus guéri, reprit-il avec exaltation, jem’enfuis comme un tigre blessé, portant dans mon cœur une plaieincurable. Longtemps j’ai lutté, j’ai combattu contre moi-même pourvaincre cette passion insensée, tout a été inutile ; il y adeux soleils, lorsque j’ai quitté ma tolderia, ma mère que j’aimaiset que je vénérais, a voulu s’opposer à mon départ, elle savait quec’était l’amour qui m’entraînait loin d’elle, que c’était pour voircette femme que je la quittais, eh bien, ma mère…
– Votre mère ? fit la courtisane haletante.
– Comme elle s’obstinait à ne pas me laisser partir, jel’ai broyée sans pitié sous les sabots de mon cheval !s’écria-t-il d’une voix stridente.
– Oh ! s’écria la Linda avec horreur, en reculantmalgré elle.
– Oui, c’est horrible, n’est-ce pas, de tuer sa mère ?de la tuer pour une fille d’une race maudite !… Oh !ajouta-t-il avec un ricanement terrible, ma sœur medemandera-t-elle encore si j’aime cette femme ?… Pour elle…pour la voir… pour l’entendre m’adresser une de ces douces parolesqu’elle me disait de sa voix harmonieuse et musicale comme un chantd’oiseau, quand elle veillait près de moi, ou seulement la voir mesourire, comme elle le faisait autrefois, je sacrifierais avec joieles intérêts les plus sacrés, je me plongerais dans le sang de mesamis les plus chers, rien ne m’arrêterait.
Pendant qu’il parlait ainsi, la Linda, tout en l’écoutant,réfléchissait profondément ; lorsqu’il se tut, elle luidit :
– Je vois que mon frère aime bien réellement cettefemme ; qu’il me pardonne, je croyais qu’il n’éprouvait pourelle qu’un de ces caprices passagers qu’un lever et un coucher desoleil voient naître et mourir, je me suis trompée, je saurairéparer ma faute.
– Que veut dire ma sœur ?
– Je veux dire que si j’avais connu la passion de monfrère, je n’aurais pas infligé à cette fille les rudes châtimentsque je lui ai fait subir.
– Pauvre enfant ! soupira-t-il.
La Linda sourit avec ironie.
– Oh ! mon frère ne connaît pas les femmes pâles,dit-elle, ce sont des vipères que l’on a beau écraser, et quitoujours se redressent pour piquer au talon celui qui appuie lepied dessus. On ne discute pas avec la passion, sans cela je diraisà mon frère : remerciez-moi, car en tuant cette femme je vouspréserve d’atroces douleurs ; cette femme ne vous aimerajamais ! plus vous vous ferez humble devant elle, plus elle setiendra froide, hautaine et méprisante devant vous !
Antinahuel fit un mouvement.
– Mais, continua-t-elle, mon frère aime, je lui rendraicette femme ; avant une heure je la lui livrerai, sinoncomplètement guérie, du moins hors de danger, et sans attendrel’accomplissement de la promesse qu’il m’a faite, je le laisserailibre d’en disposer comme bon lui semblera.
– Oh ! si ma sœur fait cela, s’écria Antinahuel ivrede joie, je serai son esclave !
Doña Maria sourit avec une expression indéfinissable, elle avaitatteint son but.
– Je le ferai, dit elle, seulement le temps presse, nous nepouvons rester ici davantage, des devoirs impérieux nous réclament,mon frère l’oublie sans doute.
Antinahuel lui jeta un regard soupçonneux.
– Je n’oublie rien, dit-il, l’ami de ma sœur sera délivré,dussé-je, pour obtenir ce résultat, faire tuer mille guerriers.
– Bon ! mon frère réussira.
– Seulement je ne partirai que lorsque la vierge aux yeuxd’azur aura repris connaissance.
– Que mon frère se hâte donc de donner l’ordre du départ,car dans dix minutes cette frêle enfant sera dans l’état qu’ildésire.
– Bien ! fit Antinahuel, dans dix minutes je seraiici.
Il sortit du cuarto d’un pas précipité.
Dès qu’elle fut seule, la Linda s’agenouilla devant la jeunefille, la délivra des cordes qui la serraient encore, lui lava levisage avec de l’eau fraîche, releva ses cheveux et banda avec soinla blessure qu’elle avait au front.
– Oh ! pensa-t-elle, par cette femme, je te tiens,démon, va ! agis comme bon te semblera, je suis toujoursassurée maintenant de t’obliger à faire toutes mes volontés.
Elle souleva doucement la jeune fille, la plaça sur le fauteuilà dossier qui se trouvait dans le cuarto, répara tant bien que malle désordre de la toilette de sa victime, et lui appuya sous lesnarines un flacon de sels d’une grande puissance.
Ces sels ne tardèrent pas à produire de l’effet : le râlecessa, la poitrine fut moins oppressée, la jeune fille poussa unprofond soupir et ouvrit les yeux en jetant autour d’elle desregards languissants. Mais subitement son œil se fixa sur la femmequi lui prodiguait des soins, une nouvelle pâleur couvrit sestraits qui avaient repris une teinte rosée, elle ferma les yeux etfut sur le point de s’évanouir de nouveau.
La Linda haussa les épaules, elle sortit un second flacon de sapoitrine et entr’ouvrant la bouche de la pauvre enfant, elle versasur ses lèvres violacées quelques gouttes de cordial.
L’effet en fut prompt comme la foudre.
La jeune fille se redressa subitement et tourna la tête vers laLinda.
En ce moment Antinahuel rentra.
– Tout est prêt, dit-il, nous pouvons partir.
– Quand vous voudrez, répondit doña Maria.
Le chef regarda la jeune fille et sourit avec joie.
– J’ai tenu ma promesse, fit la Linda.
– Je tiendrai la mienne, dit-il.
– Que faites-vous de cette enfant ?
– Elle reste ici ; j’ai pourvu à tout.
– Partons, alors, et se tournant vers doña Rosario :au revoir, señorita, lui dit-elle avec un sourire méchant.
Doña Rosario se leva comme poussée par un ressort, et luisaisissant les bras :
– Madame, lui dit-elle d’une voix triste, je ne vous maudispas, Dieu veuille, si vous avez des enfants, qu’ils ne soientjamais exposés à souffrir les tortures auxquelles vous m’avezcondamnée !
À cette parole qui lui brûla le cœur comme un fer rouge, laLinda poussa un cri de terreur, une sueur froide inonda son frontpâli et elle sortit de la salle en trébuchant.
Antinahuel la suivit.
Bientôt le bruit des chevaux qui s’éloignaient apprit à la jeunefille que ses ennemis s’étaient éloignés et qu’enfin elle setrouvait seule.
La pauvre enfant, libre de se livrer à sa douleur, fondit enlarmes et laissa tomber sa tête dans ses mains en s’écriant avecdésespoir :
– Ma mère ! ma mère ! si vous vivez encore oùêtes-vous donc ? que vous n’accourez pas au secours votrefille !
Nous avons annoncé plusieurs fois déjà dans le cours de cetouvrage, et si nous y revenons encore ce n’est pas sans intention,que la République araucanienne était une puissance parfaitementorganisée et non pas un ramassis de tribus sauvages, ainsi que laplupart des auteurs se sont jusqu’à ce jour plu à représenter cepeuple. Nous allons, dans ce chapitre, donner un aperçu de sonsystème militaire qui corroborera par des faits l’opinion que noussoutenons.
Nous le répétons, pour juger ce peuple, il ne faut pas se placerau point de vue de notre civilisation européenne, mais établirsimplement un point de comparaison entre lui et les nations quil’entourent.
Il est certain qu’à l’époque de la découverte de l’Amérique etde la conquête du Mexique et du Pérou, les Mexicains et lesPéruviens jouissaient d’une civilisation au moins aussi avancée quecelle de leurs conquérants ; que chez eux, les arts et lessciences avaient acquis un certain développement que le systèmeodieusement barbare, inauguré par les Espagnols a seul entravé, etque si ces peuples sont retombés dans l’état sauvage, c’est lafaute de leurs conquérants qui ont pris à tâche de les abrutir etde les replonger dans les ténèbres où ils croupissentmaintenant.
Les Araucans, sortes de Spartiates américains, ont toujoursvaillamment lutté pour conserver leur liberté, ce bien suprêmequ’ils placent au-dessus de tous les autres.
Et il est arrivé ceci : que les Araucans, absorbés par lesoin de conserver l’intégrité de leurs frontières, d’empêcher lesBlancs de s’introduire chez eux et de s’y établir, ont sacrifié àce devoir, qui seul garantit leur nationalité, tous les autresintérêts qui pour eux n’étaient que secondaires, de sorte que lessciences et les arts sont restés chez eux dans une espèce destatu quo depuis l’apparition des Blancs, et que les seulsprogrès qu’ils ont faits ont été dans l’art militaire afin derésister plus facilement aux Espagnols qui les menaçaientincessamment.
L’armée araucanienne se compose d’infanterie et decavalerie.
Ils n’ont commencé à se servir de cavalerie qu’après en avoirapprécié les avantages dans les premières batailles qu’ils ontlivrées aux Espagnols ; avec cette adresse particulière à larace indienne, ils s’habituèrent facilement aux exercices dumanège, et cela si vite qu’ils ne tardèrent pas à surpasser leursmaîtres en fait d’équitation ; ils se procurèrent denombreuses et bonnes races de chevaux et les élevèrent si bienqu’en l’année 1568, c’est-à-dire à peine dix-sept ans après avoirpour la première fois tenu tête aux Espagnols, ils avaient déjàdans leur armée plusieurs escadrons de cavalerie.
Ce fut le toqui Cadégual, arrière-grand-père deAntinahuel, qui le premier, en 1585, donna une organisationrégulière à cette cavalerie, dont, en peu de temps la légèreté etla promptitude des manœuvres devinrent excessivement redoutablesaux Européens.
Le manucitalinco – l’infanterie – est divisé enrégiments et en compagnies : chaque régiment a un effectif demille hommes et les compagnies de cent. L’organisation de lacavalerie est semblable. Seulement, le nombre des chevaux n’est pasfixé et varie à l’infini.
Chaque corps a son drapeau, timbré d’une étoile qui estl’écusson de la nation.
Fait étrange que celui de ce blason, se retrouvant presque auxconfins de la terre habitable, chez un peuple que l’on prétend êtrebarbare ou sauvage, ce qui, n’en déplaise à bien des érudits, n’estnullement synonyme.
Les soldats ne sont pas comme les Européens, astreints àl’uniforme, ils portent seulement sous leurs vêtements ordinairesdes cuirasses et des casques de cuir durci au moyen de certainapprêt.
La cavalerie est armée de lances fort longues, terminées par unfer de plusieurs pouces, forgé par les Araucans eux-mêmes, et delarges épées courtes à lame triangulaire, qui ont une certaineressemblance avec les poignards de nos fantassins.
Dans leurs premières guerres ils faisaient usage de frondes etde flèches, mais ils les ont presque abandonnées, car l’expérienceleur a appris qu’il vaut mieux recourir d’abord à l’arme blanche etcharger résolument l’ennemi afin de l’empêcher de se servir de sesarmes à feu.
Jusqu’à présent ces vaillants guerriers n’ont jamais pu parvenirà trouver le moyen de fabriquer de la poudre, malgré les nombreuxefforts qu’ils ont tentés.
Nous rapporterons à ce propos une anecdote qui nous a étéracontée à Tucapel et dont, malgré son apparence fabuleuse, nousgarantissons la véracité.
Il y avait beaucoup de nègres dans les armées espagnoles, à tortou à raison les Araucans se figurèrent que la poudre se fabriquaitavec un extrait du corps de ces pauvres diables.
En conséquence, afin de savoir positivement à quoi s’en tenir,ils mirent tous leurs soins à s’emparer d’un nègre.
Cela ne fut pas difficile, ils eurent bientôt un prisonniernoir ; alors, sans perdre de temps, ils le firent brûler toutvif ; dès que le corps de ce malheureux eut été réduit encharbon, ils le pulvérisèrent afin d’obtenir le résultat tantdésiré.
Mais ils furent promptement détrompés sur leurs principeschimiques, et ils durent renoncer à se procurer de la poudre par cemoyen.
Par la suite, ils se bornèrent à se servir des armes à feu dontils s’emparaient ; nous devons ajouter qu’ils manient le fusilavec autant d’adresse que le soldat le plus aguerri.
L’armée se met en marche au son des tambours, précédée par desbatteurs d’estrade, afin d’éclairer la route.
Infanterie et cavalerie, l’armée entière est à cheval tout letemps de sa marche, ce qui donne une grande rapidité à sesmouvements ; mais le moment venu de livrer bataille,l’infanterie met pied à terre et forme ses lignes.
Comme dans ce pays tout individu en état de porter les armes estsoldat, personne ne contribue à la subsistance de l’armée, chaquehomme est obligé de porter ses vivres et ses armes avec lui.
Ces vivres consistent en un sac de harina tostada –farine rôtie – pendu à l’arçon de leur selle ; de cette façon,ces troupes dénuées de tous bagages manœuvrent avec une céléritésans exemple, et comme elles sont fort vigilantes, il arrivesouvent qu’elles surprennent l’ennemi.
De même que tous les peuples guerriers, les Araucans connaissentet emploient tous les stratagèmes usités en campagne.
Lorsqu’ils campent la nuit, ils entourent leur position delarges tranchées, construisent des ouvrages militaires fortingénieux, et chaque soldat est obligé d’entretenir devant sa tenteun feu de bivouac, dont le nombre considérable, lorsque l’armée estforte, éblouit les yeux de l’ennemi et garantit les araucans detoutes surprises, d’autant plus que leur camp est entouré de troisrangs de sentinelles qui au moindre mouvement suspect, se replientles unes sur les autres, et donnent ainsi à l’armée le temps de semettre sur la défensive.
On voit par ce qui précède, que le Roi des Vengeurs et legénéral Bustamente avaient un grand intérêt, chacun à son point devue, à se ménager l’alliance de cette nation belliqueuse, et àtâcher d’attirer son chef Antinahuel dans leurs intérêts.
Car, à un signal donné, les araucans peuvent sans difficulté, enmoins de quelques jours, mettre sous les armes une armée de vingtmille hommes.
Malheureusement pour les deux chefs des factions chiliennes,celui avec lequel ils prétendaient s’allier était lui-même unhomme, nous ne dirons pas ambitieux – il ne pouvait pas espérerobtenir un rang plus élevé que celui qu’il avait atteint – maisessentiellement patriote et dévoré du devoir de restituer à sescompatriotes les parcelles de territoire qu’en différentes fois, età la suite de guerres malheureuses pour eux, les Espagnols leuravaient enlevées et enclavées dans la République chilienne ;il voulait, ce qui était presque impossible, pousser d’un côté lesfrontières araucanes jusqu’au Rio Concepcion et de l’autreau détroit de Magallaes.
De même que la plupart des rêves des conquérants, celui-ci étaitpresque irréalisable. Les Chiliens quelque faibles qu’ils soientnumériquement, partout, en comparaison de leurs férocesadversaires, sont, nous nous plaisons à leur rendre cette justice,de forts braves soldats, instruits, disciplinés, commandés par debons officiers qui possèdent une connaissance assez approfondie dela tactique et de la stratégie militaire, pour défier tous lesefforts des Araucans.
La petite troupe de cavalerie, en tête de laquelle marchaientAntinahuel et la Linda, s’avançait rapidement et silencieusementsur la route qui conduit de San-Miguel à la vallée où s’étaitaccompli la veille le renouvellement des traités.
Au lever du soleil ils débouchèrent dans la plaine ; ilsn’avaient encore fait que quelques pas en avant dans les hautesherbes qui bordent les rives de la petite rivière dont nous avonsparlé, lorsqu’ils virent un cavalier accourir à toute brideau-devant d’eux.
Ce cavalier était le Cerf Noir.
Antinahuel ordonna à son escorte de s’arrêter pourl’attendre.
– À quoi bon cette halte ? observa doña Maria,continuons à avancer, au contraire.
Antinahuel la regarda avec ironie.
– Ma sœur est soldat ? dit-il.
La Linda se mordit les lèvres, mais ne répondit pas.
Elle avait compris qu’elle avait commis une faute, en se mêlantd’une chose qui ne la regardait pas.
En Araucanie, ainsi que dans tous les pays habités par la raceindienne, la femme est une espèce d’ilote condamnée aux plus rudestravaux, mais qui ne doit, sous aucun prétexte, se mêler de chosesqui sont de la compétence des hommes.
Les chefs surtout sont, à cet égard, d’une sévérité dont rienn’approche, et bien que doña Maria fût Espagnole et presque la sœurdu chef, celui-ci, malgré sa prudence et le désir qu’il avait de nepas s’aliéner sa bienveillance, à cause de son amour pour doñaMaria, n’avait pu s’empêcher de lui faire une observation, afin del’avertir qu’elle était femme, et que, comme telle, elle devaitlaisser agir les hommes à leur guise.
Doña Maria, mortifiée de cette dure apostrophe, tira la bride deson cheval et lui fit faire quelques pas en arrière, de façon queAntinahuel se trouva seul en tête de la troupe.
Au bout de cinq minutes, le Cerf Noir, avec une adresse extrême,arrêta court son cheval aux côtés du toqui.
– Mon père est de retour parmi ses enfants ? dit-il eninclinant la tête pour saluer son chef.
– Oui, répondit Antinahuel.
– Mon père est satisfait de son expédition ?
– J’en suis satisfait.
– Tant mieux que mon père ait réussi.
– Qu’a fait mon fils pendant mon absence ?
– J’ai exécuté les ordres de mon père.
– Tous ?
– Tous.
– Bon ! Mon fils n’a pas reçu de nouvelles des visagespâles ?
– Si.
– Quelles sont-elles ?
– Une forte quantité de Chiaplos se prépare à quitterValdivia pour se rendre à Santiago.
– Bon ! Dans quel but ? mon fils lesait-il ?
– Je le sais.
– Que mon fils me le dise.
– Ils mènent à Santiago le prisonnier qu’ils nomment legénéral Bustamente.
Antinahuel tourna la tête vers la Linda et échangea avec elle uncoup d’œil d’intelligence.
– Pour quel jour les Huincas ont-ils fixé leur départ deValdivia ?
– Ils se mettront en route après-demain àl’endit-hà– lever du soleil.
Antinahuel réfléchit quelques instants.
– Voici ce que fera mon fils, dit-il, dans deux heures illèvera son camp de la plaine, et avec tous les guerriers qu’ilpourra rassembler, il se dirigera vers le canon del rioseco, où je vais aller l’attendre ; mon fils a biencompris ?
– Oui, fit le Cerf Noir en baissant affirmativement latête.
– Bon ! Mon fils est un guerrier expérimenté, ilexécutera mes ordres avec intelligence.
Le vice-toqui sourit de plaisir à cet éloge de son chef, quin’avait pas l’habitude de les prodiguer ; après s’êtrerespectueusement incliné devant lui, il fit exécuter une voltegracieuse à son cheval et repartit vers les siens.
Antinahuel, au lieu de s’avancer plus longtemps dans ladirection qu’il suivait, obliqua légèrement à droite et reprit augrand trot le chemin des montagnes avec ses mosotones.
Après avoir marché quelque temps silencieusement auprès de doñaMaria, qui, depuis sa dernière observation, se gardait bien de luiadresser la parole, il se tourna gracieusement vers elle :
– Ma sœur a-t-elle compris la teneur de l’ordre que jeviens de donner ? lui demanda-t-il.
– Non, répondit-elle avec une légère teinte d’ironie, ainsique l’a fort bien remarqué mon frère, je ne suis pas soldat et parconséquent je ne me reconnais pas apte à juger ses préparatifsmilitaires.
Le chef sourit avec orgueil.
– Ceux-ci sont bien simples, reprit-il avec une espèce decondescendance hautaine, le canon del rio seco est un étroit défiléque les visages pâles sont obligés de traverser pour se rendre àSantiago, et dans lequel cinquante guerriers d’élite peuventcombattre avec avantage contre un nombre d’ennemis vingt fois plusgrand. C’est dans ce lieu que j’ai résolu d’attendre lesHuincas ; les Moluchos s’empareront des hauteurs, et lorsqueles visages pâles se seront engagés sans défiance dans ce passage,je les attaquerai de tous les côtés à la fois avec mes guerriers,et ils seront massacrés jusqu’au dernier s’ils essaient unerésistance insensée.
– N’existe-t-il donc pas d’autre chemin pour se rendre àSantiago ?
– Il n’en existe pas : ils sont obligés de passerlà.
– Alors ils sont perdus ! s’écria-t-elle avecjoie.
– Sans ressource ! fit-il avec orgueil, le cañon delrio seco est célèbre dans notre histoire ; ce fut là,ajouta-t-il, que mon aïeul Cadegual, le grand toqui des Araucans,défit, à la tête de huit cents Huiliches, une armée espagnole àl’époque où ces fanfarons visages pâles se berçaient de l’espoir dedompter les Aucas !
– Alors mon frère répond de sauver don PanchoBustamente ?
– Oui ! à moins que le ciel ne tombe ! fit-ilavec un sourire.
Quatre heures plus tard, la petite troupe arrivait au cañon delrio seco.
Conformément à la prédiction de Trangoil Lanec, Louis dePrébois-Crancé se rétablissait avec une promptitude étonnante.
Soit désir de commencer plus tôt ses recherches, soit à cause desa bonne constitution, la veille du jour fixé pour le départ ilétait parfaitement dispos et annonçait à don Tadeo qu’il était enétat de se mettre en route quand on le voudrait.
Dans les romans, il est assez ordinaire de voir des gensgrièvement blessés la veille recommencer le lendemain, comme si derien n’était, le cours de leurs pérégrinations aventureuses, maisdans la vie réelle il n’en est pas de même. La nature a des droitsimprescriptibles devant lesquels l’homme le plus fort est contraintde se courber. Si, cinq jours à peine après avoir été blessé, lejeune Français était debout, c’est que ses blessures n’étaient quedes estafilades sans conséquence, qui n’avaient eu d’autre résultatque celui de l’affaiblir en lui occasionnant une grande perte desang, et qu’elles se trouvaient alors cicatrisées, grâce auxcompresses souvent renouvelées d’orégano, plante quipossède cette qualité précieuse de guérir les plaies presqueinstantanément.
Néanmoins tout porte à croire que le jeune homme, aveuglé parson amour, se trompait en affirmant que ses forces étaientrevenues. L’impatience qui le dévorait le lui faisait croire sansdoute. Dans tous les cas, le mouvement qu’il se donnait portait àsupposer qu’il disait vrai, et qu’en effet il était bien guéri.
Une autre inquiétude minait encore le jeune homme :Valentin, son chien César et Trangoil Lanec étaient partis depuistrois jours, sans que l’on sût ce qu’ils étaient devenus.
Curumilla, dont l’arrivée avait été annoncée par Joan, n’avaitpas non plus donné signe de vie.
Toutes ces raisons augmentaient dans des proportions énormesl’impatience du jeune homme.
De son côté, don Tadeo n’était pas plus tranquille.
Le pauvre père, les yeux constamment fixés sur les hautesmontagnes araucaniennes, frémissait de douleur à la pensée dessouffrances auxquelles sa fille chérie était exposée au milieu deses ravisseurs.
Cependant, par une singulière inconséquence de l’esprit humain,à cette immense douleur, qui lui serrait le cœur comme dans unétau, se mêlait chez don Tadeo un sentiment indéfinissable de joieen songeant aux tortures qu’il infligerait à son tour à doña Maria,en lui révélant que celle qu’elle avait pris tant de bonheur àmartyriser était sa fille, c’est-à-dire le seul être qu’elle aimâtréellement au monde ; la cause innocente de sa haine contredon Tadeo, celle enfin pour laquelle, dans son amour de bête fauve,elle voudrait racheter chaque larme par une pinte de son sang.
Don Tadeo, âme d’élite, doué de sentiments nobles et élevés,repoussait avec force cette pensée inspirée par la haine, maistoujours elle revenait plus vive et plus tenace, tant le désir dela vengeance est inné dans le cœur de l’homme.
Don Gregorio, entre les mains duquel don Tadeo avait remis lepouvoir, hâtait, poussé par Louis qui ne le quittait pas uneminute, les préparatifs de départ pour le lendemain.
Il était environ huit heures du soir, dans une des sallesréservées du cabildo, don Gregorio, après leur avoir donnécertaines instructions, avait congédié le général Cornejo et lesénateur Sandias, chargés d’accompagner don Pancho Bustamente àSantiago. Ils causaient avec don Tadeo et le comte du voyage dulendemain, seul sujet qui, en ce moment, pût intéresser nos troispersonnages, lorsque la porte s’ouvrit brusquement et un hommeentra.
À sa vue ils poussèrent un cri de joie et d’étonnement.
Cet homme était Curumilla.
– Enfin ! s’écrièrent ensemble Louis et don Tadeo.
– Me voici ! répondit tristement l’Ulmen.
Le pauvre Indien paraissait accablé de fatigue et de besoin, onle fit asseoir et on se hâta de lui offrir desrafraîchissements.
Malgré toute l’impassibilité indienne et la dignité à laquelleles chefs sont habitués dès leur enfance, Curumilla se jetalittéralement sur les vivres qu’on lui servit et les dévora.
Cette façon d’agir, si en dehors des coutumes araucanes, donnafort à réfléchir aux blancs qui supposèrent que, pour que l’Ulmenoubliât si complètement les traditions de son peuple, il fallaitqu’il eût bien souffert.
Dès que son appétit fut calmé, Curumilla, sans se faire prier,raconta dans les plus grands détails ce qui s’était passé depuisson départ du camp, de quelle manière il avait délivré la jeunefille, et comment, une heure plus tard à peine, il avait étécontraint de la laisser retomber au pouvoir de ses ennemis.
Lorsqu’il avait quitté doña Rosario, le brave Indien ne s’étaitéloigné d’elle que juste assez pour ne pas, lui aussi, être prispar les ravisseurs ; mais bien qu’invisible à leurs yeux, illes avait suivis à la piste, ne les perdant pas de vue et épianttous leurs mouvements, ce qui lui fut d’autant plus facile qu’ilsavaient renoncé à le chercher.
Le Roi des ténèbres et le comte le remercièrent de ce dévouementsi pur et si loyal.
– Je n’ai rien fait encore, dit-il, puisque tout est àrecommencer, et maintenant, ajouta-t-il en hochant sa tête d’un airde doute, ce sera plus difficile, car ils se tiennent sur leursgardes.
– Demain, répondit vivement don Tadeo, nous nous remettronstous ensemble sur la piste.
– Oui, reprit le chef, je sais que demain vous devezpartir.
Les trois hommes se regardèrent avec étonnement, ils necomprenaient pas comment la nouvelle de leur départ avait pus’ébruiter avec les précautions dont ils avaient usé pour secacher.
Curumilla sourit.
– Il n’y a pas de secrets pour les Aucas, dit-il,lorsqu’ils veulent savoir. Antinahuel n’ignore rien de ce qui sepasse ici.
– Mais c’est impossible ! s’écria don Gregorio avecviolence.
– Que mon frère écoute, répliqua paisiblement le chef,demain, au lever du soleil, un détachement de mille soldats blancsquittera Valdivia pour conduire à Santiago le prisonnier, celui queles visages pâles nomment le général Bustamente, est-ce biencela ?
– Oui, répondit don Gregorio, je dois en convenir, ce quevous me dites là est de la plus grande exactitude ; mais quivous a si bien renseigné ? voilà ce qui me confond.
– Je dois avouer, fit l’Ulmen en souriant, que celui quim’a donné ces détails circonstanciés les adressait à une autrepersonne, et ne se doutait nullement que mon oreille lesrecueillît.
– Expliquez-vous, chef, je vous en supplie, s’écria donTadeo, nous sommes sur des charbons ardents, nous désirons savoircomment nos ennemis ont été si bien renseignés sur nosmouvements ?
– Je vous ai dit que je suivais la troupe de Antinahuel, jedois ajouter que parfois je la dépassais ; avant hier, aulever du soleil, le toqui et ses mosotones, toujours accompagnés decette femme pâle qui doit être Guécubu, le génie du mal,arrivèrent dans la prairie où s’était accompli le renouvellementdes traités ; rampant comme un serpent dans l’herbe haute dela plaine, je me blottis à vingt pas en avant de la troupe.
Le Cerf Noir, dès qu’il aperçut le grand toqui araucan, mit soncheval au galop pour le rejoindre ; comme je me doutais quependant leur conférence ces deux hommes laisseraient échapper desparoles qui plus tard nous serviraient, je me rapprochai d’eux leplus possible afin de ne pas perdre un mot de ce qu’ils diraient,et voilà comment, sans s’en douter, ils m’ont mis au courant deleurs projets.
– De leurs projets ? demanda vivement don Gregorio,songeraient-ils donc à nous attaquer ?
– La femme pâle a fait jurer à Antinahuel de délivrer sonami, qui est prisonnier.
– Eh bien ?
– Eh bien, Antinahuel le délivrera.
– Oh ! oh ! fit don Gregorio, ce projet est plusfacile à former qu’à exécuter, chef.
– Mon frère se trompe.
– Comment cela ?
– Les soldats sont obligés de traverser le canon delrio seco.
– Sans doute.
– C’est là que Antinahuel attaquera les visages pâles avecses mosotones.
– Sangre de Christo ! s’écria don Gregorio,que faire ?
– L’escorte sera défaite, observa don Tadeo avecaccablement.
Curumilla gardait le silence.
– Peut-être, dit le comte, je connais le chef, il n’est pashomme à mettre ses amis dans l’embarras sans avoir un moyen de leurfaire éviter le péril qu’il leur montre.
– Mais, reprit don Tadeo, ce péril n’est malheureusementque trop imminent, il n’existe pas d’autre passage que ce défilémaudit, il faut absolument le franchir, et cinq cents hommesrésolus peuvent y tenir en échec toute une armée et même la tailleren pièces.
– C’est égal, reprit le jeune homme avec insistance, jerépète ce que j’ai dit, le chef est un guerrier habile, son espritest fertile en ressources, j’affirme qu’il sait comment nous sortirde ce mauvais pas.
Curumilla sourit au Français en lui faisant un signed’assentiment.
– J’en étais sûr, dit Louis, voyons, parlez, chef, n’est-cepas que vous connaissez un moyen de nous faire éviter ce passagedangereux ?
– Je ne certifie pas cela, répondit l’Ulmen, mais si mesfrères les visages pâles consentent à me laisser agir, je me chargede déjouer les projets de Antinahuel et de ses compagnons, etpeut-être du même coup, ajouta-t-il, de délivrer la jeune viergeaux yeux d’azur.
– Parlez ! parlez ! chef, s’écria vivement lecomte, expliquez-nous le projet que vous avez formé, ces caballeross’en rapporteront complètement à vous, n’est-ce pas,messieurs ?
– Oui, répondit don Tadeo, nous vous écoutons, chef.
– Mais, reprit Curumilla, que mes frères y réfléchissentbien, il faut qu’ils me laissent maître absolu de dirigerl’expédition.
– Vous avez ma parole, Ulmen, dit don Gregorio, nous neferons que ce que vous commanderez.
– Bon ! fit le chef, que mes frères écoutent.
Et alors, sans plus tarder, il leur détailla le plan qu’il avaitformé, et qui, comme cela devait être, obtint l’assentimentgénéral.
Don Tadeo et le comte en étaient surtout enthousiasmés, ils sepromettaient les plus beaux résultats.
Lorsque les dernières mesures furent prises, que tout fut bienconvenu, la nuit était fort avancée, les quatre interlocuteursavaient besoin de prendre du repos afin de se préparer aux hasardsqui les attendaient le lendemain dans leur aventureuseexpédition ; Curumilla surtout, qui depuis quelques joursavait pris à peine le temps de dormir, tombait littéralement defatigue.
Seul, Louis ne semblait pas éprouver le besoin de réparer sesforces ; si on avait voulu l’écouter on se serait misimmédiatement en marche.
Mais la prudence exigeait que quelques heures fussent accordéesau sommeil, et malgré les observations du comte on se sépara.
Le jeune homme, contraint malgré lui d’obéir aux remontrancesdes hommes expérimentés qui l’entouraient, se retira de mauvaisehumeur en se promettant in petto de ne pas laisser ses amis oublierl’heure fixée pour le départ.
Comme tous les amoureux, ne pouvant voir celle qu’il aimait, ilentraîna avec lui Curumilla afin d’avoir au moins la consolation deparler d’elle.
Mais le pauvre Ulmen était si fatigué que, dès qu’il fut étendusur la natte qui lui servait de lit, il tomba dans un si profondsommeil que le jeune homme renonça à l’en tirer.
Nous devons ajouter à la louange de Louis qu’il prit assezfacilement son parti de cette contrariété, en réfléchissant que deCurumilla dépendait le succès du coup de main qu’ils allaienttenter, et que, pour qu’il fût en possession de toutes ses qualitéset les servit bien, il fallait qu’il fût dispos.
Il poussa un soupir de regret et laissa l’Ulmen dormir tantqu’il voulut.
Mais comme il lui était impossible d’en faire autant, quel’impatience et l’amour, ces deux tyrans de la jeunesse, luibrûlaient le cerveau, il monta sur l’azotea – toit – dupalais et, le regard fixé sur les hautes montagnes qui dessinaientleurs sombres contours à l’horizon, il se mit à penser à doñaRosario.
Rien n’est pur, calme et voluptueux comme une nuitaméricaine.
Ce ciel d’un bleu noir, plaqué d’un nombre infini d’étoiles, aumilieu desquelles rayonne la splendide croix du Sud, les senteursembaumées de l’atmosphère rafraîchies par la brise de mer qui ymêle ses âcres parfums, tout dispose l’âme à la rêverie.
Louis s’oublia longtemps à penser ainsi, seul, dans la nuit.
Lorsqu’il songea à redescendre dans le palais, les étoiless’éteignaient successivement dans les profondeurs du ciel, et uneteinte nacrée commençait à nuancer légèrement l’horizon.
Le jour n’allait pas tarder à paraître.
– Il est temps, dit le jeune homme, et il descenditrapidement l’escalier de l’azotea pour aller réveiller sescompagnons.
Mais il les trouva debout et prêts à partir.
Lui seul était en retard.
La chose est facile à comprendre.
Louis avait rêvé ; les autres avaient dormi.
Les paysages américains ont un aspect grandiose et majestueux,dont rien en Europe ne peut donner une idée juste et complète.
La hache du pionnier a depuis si longtemps jeté à bas nosvieilles forêts gauloises et scandinaves que, dans les sites lesplus abruptes et les plus accidentés, la main de l’homme se faittoujours sentir ou du moins se devine.
Tant de générations se sont succédé sur le sol de la vieilleEurope, tant d’empires ont surgi comme des volcans du sein de cetteterre féconde, pour s’engloutir après, qu’il est impossible, sousces ruines entassées où la poussière humaine a fini par former leterrain que nous foulons, de reconnaître le sceau de Dieu, cestigmate que l’on retrouve à chaque pas en Amérique et qui inspireà l’homme, auquel il est pour la première fois donné de lecontempler, un inexprimable respect.
Il n’y a pas d’athées dans le Nouveau-Monde.
Il ne peut pas y en avoir.
C’est la terre de la foi vive et de la croyance naïve, parce quelà, Dieu se fait partout visible aux yeux de l’homme qui ne leverrait pas ou seulement essaierait de douter.
Des savants ont essayé de prouver que l’Amérique était toutenouvelle, comparativement à l’ancien monde connu ; cettehypothèse est absurde, aussi absurde que celle qui veut que cetteterre ait été peuplée par l’Asie au moyen du détroit deBehring.
Les ruines imposantes de Palenguè, cette villedécouverte depuis peu dans le Iucatan, prouventnon-seulement une antiquité plus éloignée que tout ce que nous ontconservé les Égyptiens, mais encore une civilisation que lesanciens n’ont jamais possédée.
La race rouge, quoi qu’on en ait dit, n’a aucun rapport avec lesraces blanches, noires et jaunes, et, comme elles, est primordialeou autochtone.
À ce sujet, nous nous souvenons d’une repartie que fit un jourun chef comanche auquel un missionnaire, je ne sais trop à quelpropos, cherchait à prouver qu’il n’y avait pas eu de raceaborigène en Amérique, se fondant assez maladroitement, à notreavis, sur ce passage de la Biblequi dit que Noé eut troisfils, dont l’un peupla l’Europe, le second l’Asie et le troisièmel’Afrique, qu’ainsi il fallait que les habitants du Nouveau-Mondedescendissent de l’un de ces enfants de Noé.
– Frère, dit l’Indien, le père a oublié ceci, c’est queceux qui ont conservé la tradition de ce Noé ne lui ont donné quetrois fils, parce que, à cette époque, notre terre n’était pasconnue, sans cela il en eût certainement eu quatre.
Cette réponse vaut un gros livre.
Mais revenons à notre sujet.
Le territoire chilien, et surtout la partie araucanienne, est undes plus accidentés et des plus bouleversés du Nouveau-Monde.
Le Chili possède vingt et quelques volcans, toujours enirruption, dont quelques-uns, tel que celui d’Autaco, atteignentune immense hauteur ; aussi, dans ce pays, les tremblements deterre sont-ils extrêmement fréquents.
Il ne se passe pas d’année sans qu’une ou plusieurs villes nesoient englouties par ce terrible fléau.
L’Araucanie, ainsi que nous l’avons dit, se divise en quatrecontrées parfaitement distinctes.
Celle qui borde la mer, et que l’on nomme contrée maritime, estplate, mais cependant on sent incessamment sous ses pas cesondulations de terrain qui vont en s’exhaussant peu à peu jusqu’auxCordillères et qui, dans certains endroits, sont déjà presque desmontagnes.
À dix lieues environ de San-Miguel de la Frontera, misérablebourgade peuplée par quelque vingt ou trente pasteurs huiliches,sur la route d’Arauco, le terrain se soulève rapidement et formesubitement une imposante muraille de granit, dont le sommet estcouvert de forêts vierges, de pins et de chênes, impénétrables auxrayons du soleil.
Un passage de dix mètres au plus de large est ouvert par lanature dans cette muraille. Sa longueur est de près de cinqkilomètres, il forme une foule de capricieux et inextricablesdétours qui semblent constamment revenir sur eux-mêmes. De chaquecôté de ce formidable défilé, le sol couvert d’arbres et dehalliers étagés les uns au-dessus des autres peut, en cas debesoin, offrir d’inexpugnables retranchements à ceux quidéfendraient le passage ; aussi Antinahuel n’avait pas exagéréla force de cette position, en disant que cinq cents hommes résoluspouvaient hardiment s’y défendre contre toute une armée.
Cet endroit se nommait el canon del rio seco, nom assezcommun en Amérique, parce que, bien que la végétation eût depuislongtemps recouvert les parois de cette muraille d’un tapisd’émeraude, il était évident que dans des temps reculés, unerivière, ou du moins un desaguadero,c’est-à-dire leconduit par lequel les eaux des plateaux supérieurs des Andesdébordant, soit à la suite d’un tremblement de terre, soit à causede tout autre cataclysme naturel, s’étaient violemment etnaturellement frayé un passage vers la mer.
Du reste le sol, entièrement composé de cailloux, arrondis etroulés par les eaux, ou de grandes masses de rochers éparses ça etlà, usées et luisantes, en offrait aux yeux les moins clairvoyantsdes preuves irréfragables.
À quelle époque avait eu lieu ce bouleversement ? commentles eaux étaient-elles venues et s’étaient-elles tariesensuite ? C’est ce que personne dans le pays n’aurait pudire.
Depuis la plus haute antiquité, le lit de la rivière servait depassage, sans que jamais la rivière se fût révélée.
Le soleil commençait à apparaître à l’horizon, les objetsétaient encore à demi-voilés par les ombres de la nuit quidécroissaient rapidement en leur donnant les aspects les plusfantastiques ; le majestueux paysage, dont nous avons essayéde donner une idée au lecteur, sortait insensiblement de l’épaismanteau de brume qui le couvrait et se déchirait aux pointes aiguësdes rochers ou aux hautes branches des arbres. Le plus profondsilence régnait dans le cañon qui semblait plongé dans la plusprofonde solitude.
Au plus haut des airs, des troupes d’énormes vautours chauvesdes Andes tournoyaient lentement au dessus du défilé. Parfois, aumilieu d’un taillis, perchée en équilibre sur la pointe d’un roc,une vigogne dressait sa tête intelligente, humait l’air avecinquiétude et disparaissait.
L’homme auquel il aurait été donné en ce moment de planer auprèsdes vautours, aurait joui d’un spectacle étrange et d’un intérêtsaisissant.
Il eût compris au premier coup d’œil que ce silence trompeur etcette solitude factice cachaient un orage terrible.
Cet endroit si solitaire en apparence était littéralement gorgéde monde.
Antinahuel, ainsi qu’il l’avait annoncé au Cerf Noir, s’étaitrendu au défilé, dont il prétendait défendre le passage contre lesEspagnols.
Le toqui, en chef expérimenté, avait établi son bivouac sur lesversants des deux murailles, à une certaine hauteur du lit desséchéde la rivière.
Vers le soir, le Cerf Noir parut à la tête de quinze centsguerriers.
Antinahuel les embusqua à droite et à gauche de la route, demanière à ce qu’ils fussent invincibles, leur recommandant de seborner à faire glisser du poste élevé qu’ils occupaient desquartiers de roc sur leurs ennemis, et surtout de ne pas descendrepour en venir à l’arme blanche.
Ces diverses dispositions furent assez longues à prendre.
Il était plus de deux heures du matin avant que chacun fûtconvenablement installé.
Antinahuel, suivi pas à pas par la Linda qui voulait tout voirpar elle-même, visita les postes, donna des instructions nettes etprécises aux Ulmènes, puis il regagna le bivouac qu’il avait choisiet qui formait l’avant-garde, de l’embuscade.
– À présent, qu’allons-nous faire ? lui demanda doñaMaria.
– Attendre, répondit-il.
Et, s’enveloppant dans son poncho, il s’étendit sur le sol etferma les yeux.
La Linda, à laquelle on avait construit une espèce de cabane enbranchages entrelacés, se retira sous cet abri afin de prendrequelques heures d’un repos que les fatigues des jours passés luirendaient nécessaires.
De leur côté, les Espagnols s’étaient mis en route un peu avantle lever du soleil.
Ils formaient une troupe compacte de cinq cents cavaliers, aucentre de laquelle s’avançait sans armes, entre deux lanceroschargés de lui brûler la cervelle au moindre geste suspect, legénéral Bustamente, le front pâle, le sourcil froncé et l’airpensif.
En avant de cette troupe, il y en avait une autre d’une forcepresque égale ; celle-là était en apparence composéed’Indiens.
Nous disons en apparence parce que ces hommes étaient en réalitédes Chiliens, mais leur costume araucan, leur armement, etjusqu’aux caparaçons de leurs chevaux, tout dans leur déguisementétait si exact, qu’à une distance même très proche il étaitimpossible que les yeux exercés des Indiens eux-mêmes lesreconnussent.
Ces soi-disant Indiens étaient commandés par Joan, qui marchaità leur tête, tout en fouillant, sans paraître y attacherd’importance, d’un regard inquisiteur, les hautes herbes qu’iltraversait, afin de s’assurer que nul espion n’était auxaguets.
À vingt-cinq kilomètres de Valdivia, à moitié route du cañon, laseconde troupe fit halte, tandis que celle commandée par Joancontinuait à avancer.
Comme cette bande de faux Indiens marchait au grand trot, ellene tarda pas à prendre une avance considérable et à disparaîtreentièrement dans les méandres de la route.
C’était probablement ce qu’attendait le second détachement, carà peine le premier eut disparu qu’il se remit en marche.
Seulement il ne s’avançait que lentement et semblait redoublerde précautions.
Quatre cavaliers étaient demeurés en arrière.
Ces quatre cavaliers, qui causaient vivement entre eux, étaientdon Tadeo de Léon, don Gregorio Peralta, Curumilla et le comteLouis.
– Ainsi, dit don Gregorio, vous ne voulez personne avecvous ?
– Personne, à nous deux nous suffirons, répondit Curumillaen désignant le jeune Français.
– Pourquoi ne pas m’emmener avec vous ? demanda donTadeo.
– Je ne vous refuse pas de nous accompagner, reprit lechef, si je ne vous l’ai pas offert c’est que j’ai cru que vouspréfériez rester avec vos soldats.
– Je veux le plus tôt possible rejoindre ma fille.
– Venez donc, alors. Vous, ajouta-t-il en se tournant versdon Gregorio, souvenez-vous que vous ne devez vous risquer dans ledéfilé que lorsque vous aurez vu briller un feu au sommet duCorcobado – bossu.
– C’est entendu ; maintenant, adieu et bonnechance !
– Bonne chance ! répondit le comte.
Les quatre hommes se séparèrent après s’être chaleureusementserré la main.
Don Gregorio rejoignit ses soldats au galop, tandis que donTadeo et le comte, guidés par Curumilla, gravissaient lamontagne.
Ils montèrent pendant près d’une heure une rampe assez raide etbordée de profonds précipices ; arrivés à une espèce deplate-forme naturelle de quelques mètres seulement d’étendue,Curumilla s’arrêta.
– Pied à terre, dit-il en joignant l’exemple auprécepte.
Ses compagnons l’imitèrent.
– Dessellons nos chevaux, continua le chef, les pauvresbêtes ne pourront nous servir de longtemps. Je connais, non loind’ici, un endroit où elles seront parfaitement abritées, et où nousles reprendrons en revenant, si nous revenons, ajouta-t-il avec unsourire équivoque.
– Holà, chef, demanda Louis, avez-vous donc une aussimauvaise opinion de la démarche que nous tentons ?
– Och ! reprit l’Ulmen, mon frère est jeune,son sang est très-chaud, Curumilla est vieux, il est sage.
– Merci, chef, dit le jeune homme d’un ton de bonne humeur,il est impossible de traiter plus poliment de fou un de sesamis.
Tout en causant ainsi entre eux, les trois hommes avaientcontinué à monter, en traînant leurs chevaux après eux par labride ; chose qui n’était pas facile, sur ce sentier étroit oùles animaux butaient à chaque pas, renâclaient et dressaient lesoreilles avec terreur.
Enfin ils atteignirent avec mille peines l’entrée d’une grottenaturelle dans laquelle ils parvinrent à faire entrer les noblesbêtes.
On les fournit abondamment de nourriture, puis l’entrée de cettegrotte fut bouchée au moyen de grosses pierres, entre lesquelles onpratiqua seulement une étroite ouverture pour laisser passer l’airet filtrer un peu de lumière.
Ce soin rempli, Curumilla se tourna vers ses compagnons.
– Partons ! dit-il.
Ils rejetèrent leurs fusils sur l’épaule et se remirentrésolument en marche.
À partir du lieu qu’ils quittaient, il n’existait plus desentier tracé ; ils étaient obligés de monter en s’accrochantaux racines, aux branches d’arbres ou aux touffes d’herbes, et des’enlever continuellement à la force du poignet.
Cette ascension était non-seulement hérissée de difficultés sansnombre, mais encore excessivement périlleuse et surtout des plusfatigantes.
Le moindre faux pas, une position mal prise ou mal assurée,unmouvement mal calculé, suffisaient pour les précipiter dans unabîme d’une profondeur incommensurable, au fond duquel ils neseraient arrivés qu’en lambeaux, car ils grimpaient presque à pic,en rampant comme des reptiles le long des flancs escarpés de lamontagne, et en s’aidant des pieds et des mains.
Quant à Curumilla, il montait avec une facilité et une légèreté,qui remplissaient ses compagnons d’admiration, et que, dans le fonddu cœur, ils ne pouvaient s’empêcher d’envier.
Parfois il se retournait pour les encourager ou leur tendre lamain.
Après cinq quarts d’heure de cette pénible ascension, l’Ulmens’arrêta.
– C’est ici, dit-il.
Les trois hommes avaient atteint le sommet d’un pic élevé duhaut duquel un immense et splendide panorama se déroulait à leursyeux.
En mettant le pied sur la plate-forme qui terminait la montagne,don Tadeo et le comte tombèrent épuisés.
Curumilla les laissa reprendre haleine, puis, lorsqu’il jugeaqu’ils étaient un peu remis de la fatigue qu’ils avaient éprouvée,il les invita à regarder autour d’eux.
Les deux hommes se retournèrent.
Le spectacle qui s’offrit à leur vue les frappa de surprise etd’admiration.
Ils avaient à leurs pieds le cañon del rio seco, avec ses massesgranitiques imposantes et ses épais fourrés de verdure.
Rien ne trahissait dans le défilé la présence de l’homme, il n’ysemblait régner que la solitude calme et majestueuse du désert.
Un peu à gauche, deux tourbillons de poussière, du sein desquelssortaient par instant des masses noires et animées, signalaient lesdeux troupes qui, à une distance considérable l’une de l’autre,continuaient leur route ; et dans les lointains bleuâtres del’horizon la mer traçait une ligne foncée qui se confondait avec leciel.
– Oh ! s’écria Louis avec enthousiasme, que c’estbeau.
Don Tadeo, blasé depuis son enfance sur la vue de ces sublimespanoramas, ne jetait qu’un regard distrait et indifférent sur cettemagnifique perspective, son front restait pensif, son œil triste etvoilé.
Le Roi des ténèbres pensait à sa fille, à son enfant chériequ’il espérait délivrer bientôt, il calculait avec angoisse lesminutes qui devaient encore s’écouler avant qu’il pût reconquériret serrer dans ses bras celle qui pour lui était tout.
Oh ! quoi qu’en aient dit les détracteurs de la famille,l’amour paternel est bien réellement un sentiment divin dont l’Êtresuprême a déposé le germe dans le cœur de l’homme pour le régénéreret fournir un but à sa vie, en lui donnant le courage nécessaire àla lutte incessante de chaque jour, lutte entreprise seulement pourle bonheur des enfants et qui sans eux ne serait plus qu’unemesquine recherche des jouissances physiques, sans intérêt commesans portée, mais que l’amour paternel ennoblit et qu’un baiser del’innocente créature, pour laquelle seule on s’y obstine, paye avecusure en en faisant oublier tous les déboires et toutes lesdéceptions !
– Est-ce que nous allons demeurer à cette place ?demanda don Tadeo.
– Pendant quelques instants, répondit Curumilla.
– Comment nommez-vous cet endroit ? dit le comte aveccuriosité.
– C’est le pic que les visages pâles appellent leCorcovado,répondit l’Ulmen.
– Celui sur lequel vous êtes convenu d’allumer le feu dusignal ?
– Oui, hâtons-nous de le préparer.
Les trois hommes ramassèrent du bois sec, dont de grandesquantités étaient éparses çà et là, et, sur la pointe la plusavancée de la montagne, ils élevèrent un immense bûcher.
– Maintenant, reprit Curumilla, reposez-vous un peu, etsurtout ne bougez pas jusqu’à mon retour.
– Où allez-vous donc, chef ? demanda le comte.
– Compléter notre plan d’attaque.
Et, sans entrer dans plus de détails, Curumilla se lança sur lapente abrupte de la montagne où il disparut presque instantanémentau milieu des arbres.
Les deux amis s’assirent auprès du bûcher, et attendirent enrêvant le retour de l’Ulmen.
La troupe commandée par Joan s’approchait du défilé en affectanttoutes les allures indiennes.
Bientôt elle se trouva à moins d’une portée de fusil ducañon.
Antinahuel l’avait aperçue. Depuis longtemps déjà il surveillaitses mouvements.
Malgré sa finesse, le toqui ne soupçonna pas un instant unpiège.
Il se croyait certain que les Espagnols ignoraient l’embuscadequ’il leur avait dressée.
Qui aurait pu les en avertir ?
La présence en tête de la troupe de Joan, qu’il reconnut aupremier coup d’œil, acheva de le rassurer et de lui inspirer laplus entière confiance.
Il supposa, ce qui du reste était probable, que ces Indiensétaient des retardataires qui, à cause de l’éloignement de leurcampement, n’avaient pas été prévenus à temps par les émissaires duvice-toqui, et qui se hâtaient de rejoindre leurs compagnons.
De son côté, le Cerf Noir, avec non moins de raison, supposa queAntinahuel avait, en se rendant au cañon après leur entrevue, faitprévenir les arrivants.
Tout conspirait donc pour plonger les deux chefs dans la pluscomplète erreur.
Joan s’avançait toujours avec la même audace ; seulement,au fur et à mesure qu’il approchait du défilé, par une manœuvreconvenue entre lui et les Espagnols, il pressait son cheval detelle sorte qu’à l’entrée du cañon il était à environ soixante pasde sa troupe.
Il s’enfonça dans le défilé sans témoigner la moindrehésitation.
À peine avait-il fait une dizaine de pas en avant, qu’un Indiensortant d’un épais taillis sauta légèrement sur le sol, en face delui.
Cet Indien était Antinahuel lui-même.
Joan tressaillit intérieurement à la vue du chef redouté detous, mais son visage demeura impassible.
– Mon fils arrive bien tard, dit le toqui en lui jetant unregard louche.
– Mon père me pardonnera, répondit respectueusement Joan,je n’ai été prévenu que cette nuit, et ma tolderia estéloignée.
– Bon, reprit le chef, je sais que mon fils estprudent ; combien de lances amène-t-il avec lui ?
– Guaranca ! – mille.
Ainsi qu’on le voit, Joan doublait bravement le nombre de sessoldats, mais il ne faisait en cela que suivre les instructions deCurumilla.
– Oh ! oh ! fit le toqui avec joie, on peut venirtard quand on amène une troupe aussi nombreuse.
– Mon père sait que je lui suis dévoué, répondithypocritement l’Indien.
– Je le sais, mon fils est un brave guerrier ; a-t-ilvu les Huincas ?
– Je les ai vus.
– Sont-ils loin ?
– Non, ils arrivent ; dans isthenalliaganta –moins d’une heure – ils seront ici.
– Nous n’avons pas un instant à perdre ; mon filss’embusquera de chaque côté du cañon, proche du cactus brûlé.
– Bon, cela sera fait ; que mon père s’en rapporte àmoi.
En ce moment la troupe des faux Indiens parut à l’entrée dudéfilé, dans lequel elle entra résolument à l’exemple de sonchef.
La circonstance était critique. La moindre hésitation de la partdes Espagnols pouvait, en découvrant l’imposture, causer la pertede tous.
– Que mon fils fasse diligence, dit Antinahuel.
Et il regagna son poste.
Joan et ses hommes prirent le galop ; ils étaient alorssurveillés par mille ou quinze cents espions invisibles qui, aumoindre soupçon, au premier geste suspect, les auraient massacréssans rémission.
Il fallait une prudence extrême.
Joan après avoir fait mettre pied à terre à ses hommes et cacherles chevaux en arrière, dans un coude naturel formé par le lit dela rivière, les distribua avec le plus grand calme et unedésinvolture capable de bannir à jamais tous les soupçons dansl’esprit du chef, si par hasard il en avait eu.
Dix minutes plus tard, le défilé paraissait aussi solitairequ’auparavant.
Joan avait à peine fait quelques pas dans les buissons, afin dereconnaître les environs du poste qu’il occupait, qu’une main seposa sur son épaule.
Il se retourna en tressaillant.
Curumilla était devant lui.
– Bon, murmura celui-ci d’une voix basse comme un souffle,mon fils est loyal, qu’il me suive avec ses hommes.
Joan fit un geste d’assentiment.
Alors, avec des précautions extrêmes et en gardant le plus grandsilence, trois cents hommes commencèrent à escalader les rochers àla suite de l’Ulmen.
Curumilla les distribua dans plusieurs directions, de façonqu’il établit une double ligne de soldats qui formaient un largecercle autour du poste choisi par Antinahuel pour le bivouac del’élite de sa troupe.
Cette manœuvre fut d’autant plus facile à exécuter, que, nous lerépétons, le toqui n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon, etque, loin de surveiller ce qui se passait autour de lui, il suivaitattentivement des yeux le détachement de don Gregorio quicommençait à paraître au loin dans la plaine.
Les trois cents soldats de Joan, qui avaient escaladé lamuraille du défilé, du côté opposé du cañon, s’étaient partagés endeux troupes.
La première avait pris position au-dessus du Cerf Noir, et laseconde, forte de cent hommes, s’était massée en arrière-poste,prête, si le besoin l’exigeait, à exécuter une charge et à prendrel’ennemi à revers.
Aussitôt que Curumilla eut fait préparer la manœuvre que nousvenons de décrire, il quitta Joan et rejoignit ses compagnons quil’attendaient au sommet du Corcovado.
– Enfin ! s’écrièrent-ils en le voyant paraître.
– Je commençais à craindre qu’il ne vous fût arrivémalheur, chef, lui dit le comte.
Curumilla sourit.
– Tout est prêt, dit il, et quand ils le voudront, lesvisages pâles pourront pénétrer dans le défilé.
– Croyez-vous que votre plan réussisse ? lui demandadon Tadeo avec inquiétude.
– Je l’espère, répondit l’Indien ; mais Pillian seulpeut savoir ce qui arrivera.
– C’est juste. Qu’allons-nous faire, maintenant ?
– Allumer le feu et partir.
– Comment, partir ? et nos amis ?
– Ils n’ont pas besoin de nous ; dès que le feu seraallumé nous nous mettrons à la recherche de la jeune fille.
– Dieu veuille que nous puissions la sauver !
– Pillian est tout-puissant, répondit Curumilla en sortantson mechero de sa ceinture et en battant le briquet.
– Oh ! nous la sauverons, il le faut ! s’écria lejeune homme avec exaltation.
Curumilla, après avoir allumé un peu de chiffon brûlé qui luiservait d’amadou, renfermé dans une boîte de corne, réunit avec sespieds des feuilles sèches, déposa ce chiffon dessus et souffla detoutes ses forces.
Les feuilles calcinées à demi par les rayons du soleil, netardèrent pas à s’allumer ; Curumilla en jeta d’autres dessuset y ajouta quelques branches de bois mort qui prirent feu presqueimmédiatement ; le chef plaça alors ces branches sur lebûcher, le feu, avivé par la bise qui à cette hauteur soufflaitavec violence, se communiqua rapidement de proche en proche, etbientôt une épaisse colonne de flammes monta en tourbillonnant versle ciel.
– Bon ! dit Curumilla à ses compagnons qui comme luiregardaient avidement dans la plaine, ils ont vu le signal, nouspouvons partir.
– Partons donc sans plus tarder, s’écria le comte avecimpatience.
– Allons, dit don Tadeo.
Les trois hommes s’enfoncèrent dans l’immense forêt vierge quicouvrait le faîte de la montagne, en laissant derrière eux ce pharesinistre, signal de meurtre et de destruction.
Dans la plaine, don Gregorio Peralta, craignant de trops’avancer avant de savoir positivement à quoi s’en tenir, avaitdonné l’ordre àsa troupe de s’arrêter.
Il ne se dissimulait pas les dangers de sa position, il savaitqu’il allait avoir à braver un péril immense, il voulait doncmettre toutes les chances possibles de succès de son côté, pourque, s’il succombait dans le combat qu’il était sur le point delivrer, son honneur fût sauf et sa mémoire sans reproche.
– Général, dit-il en s’adressant à Cornejo qui, ainsi quele sénateur, se trouvait auprès de lui, vous êtes un brave homme deguerre, un soldat intrépide, je ne vous cacherai donc pas que noussommes dans une situation hérissée de périls.
– Oh ! oh ! fit le général en relevant samoustache et en lançant un regard railleur à don Ramon qui, à cetteannonce faite ainsi à brûle-pourpoint, était devenu tout pâle,expliquez-moi donc cela, don Gregorio ?
– Oh ! mon Dieu ! répondit celui-ci, c’est d’unesimplicité enfantine : les Indiens sont embusqués en forcedans le défilé pour nous en disputer le passage.
– Voyez-vous cela, les gaillards ! mais ils vont nousassommer, alors, fit le général toujours calme.
– C’est un épouvantable guet-apens ! s’écria lesénateur attéré.
– Caspita ! si c’est un guet-apens, reprit le général,je le crois bien. Du reste, ajouta-t-il avec un sourire narquois,vous serez à même d’en juger tout à l’heure ; vous m’endonnerez des nouvelles après, si, ce qui est peu probable, vous enréchappez, cher ami !
– Mais je ne veux pas aller fourrer ma tête dans cetaffreux traquenard, s’écria don Ramon hors de lui de frayeur, je nesuis pas soldat, moi, que diable !
– Bah ! vous vous battrez en amateur, cela seratrès-beau de votre part, vu que vous n’en avez pas l’habitude.
– Monsieur, dit froidement don Gregorio, tant pis pourvous, si vous étiez tranquillement resté à Santiago, comme c’étaitvotre devoir, vous ne vous trouveriez pas dans cettealternative.
– C’est vrai, cher ami, appuya en riant le général,pourquoi, vous qui êtes poltron comme un lièvre, vous avisez-vousde faire de la politique militante ?
Le sénateur ne répondit pas à cette dure apostrophe, il étaithébété par la peur, déjà il se croyait mort.
– Quoi qu’il arrive, puis-je compter sur vous,général ? reprit don Gregorio.
– Je ne puis vous promettre qu’une chose, réponditnoblement le vieux soldat, c’est de ne pas marchander ma vie, et,le cas échéant, de me faire bravement tuer. Quant à ce poltron,ajouta-t-il en désignant don Ramon, ne vous inquiétez pas de lui,je me charge de lui faire accomplir des prodiges de valeur.
À cette menace, le malheureux sénateur sentit une sueur froideinonder tout son corps.
Une longue colonne de flamme brilla au sommet du Corcovado.
– Il n’y a plus à hésiter, Caballeros, s’écria résolumentdon Gregorio, en avant ! et que Dieu protège leChili !
– En avant ! répéta le général en dégainant sonsabre.
La troupe partit dans la direction du défilé.
Sur ces entrefaites, dans le défilé, quelques mots échangésentre Antinahuel et la Linda remplissaient le toqui d’inquiétude enlui faisant vaguement redouter une trahison.
Après avoir reconnu les Indiens qui arrivaient, ou tout au moinsconversé avec leur chef, Antinahuel avait regagné son poste.
– Qu’y a-t-il donc ? lui demanda doña Maria qui avaitsuivi d’un œil attentif tous les mouvements du chef.
– Rien de bien extraordinaire, répondit négligemmentcelui-ci, un secours un peu tardif sur lequel je ne comptais pas,et dont nous aurions pu facilement nous passer, mais qui n’en estpas moins le bienvenu.
– Mon Dieu ! dit doña Maria, j’ai peut-être été abuséepar une trompeuse ressemblance, et si l’homme dont je veux parlern’était pas à plus de quarante lieues d’ici, j’affirmerais quec’est lui qui commande cette troupe.
– Que ma sœur s’explique, fit Antinahuel.
– Dites-moi d’abord, chef, reprit la Linda avec émotion, lenom du guerrier auquel vous avez parlé.
– C’est un valeureux Aucas, répliqua fièrement le toqui, ilse nomme Joan.
– C’est impossible ! Joan est en ce moment à plus dequarante lieues d’ici, retenu par son amour pour une femme blanche,s’écria la Linda avec explosion.
– Ma sœur se trompe, puisque je viens, il y a quelquesminutes, de causer avec lui.
– Alors, c’est un traître ! dit-elle vivement, jel’avais chargé d’enlever la fille pâle, et l’Indien qu’il m’aenvoyé à sa place m’a conté cette histoire à laquelle j’ai ajoutéfoi.
Le front du chef devint soucieux.
– En effet, dit-il, ceci est louche ; serais jetrahi ? continua-t-il d’une voix sourde.
Et il fit un geste comme pour s’éloigner.
– Que voulez-vous faire ? lui demanda la Linda enl’arrêtant.
– Demander à Joan compte de sa conduite ambiguë.
– Il est trop tard ! reprit la Linda en lui désignantdu doigt les Chiliens, dont les premiers rangs apparaissaient alorsà la bouche du défilé.
– Oh ! s’écria Antinahuel avec une rage concentrée,malheur à lui, s’il est un traître !
– Allons, il n’est plus temps de récriminer, il fautcombattre.
La courtisane avait en ce moment sur le visage une expressionqui chassa du cœur du chef araucanien toute autre pensée que cellede la lutte qu’il allait soutenir.
– Oui, répondit-il avec élan, combattons ! après lavictoire, nous châtierons les traîtres !
Il poussa son cri de guerre d’une voix retentissante.
Les Indiens lui répondirent par des hurlements de fureur quiglacèrent d’effroi le sénateur don Ramon Sandias.
Le plan des Araucans était des plus simples : laisser lesEspagnols s’engager dans le défilé, puis les attaquer à la fois enavant et en arrière, pendant que les guerriers, embusqués sur lesflancs, feraient pleuvoir sur eux des blocs énormes de rochers.
Une partie des Indiens s’était bravement jetée devant etderrière les Espagnols dans l’intention de leur barrer lepassage.
Antinahuel se leva, et encourageant ses guerriers du geste et dela voix, il fit rouler une énorme pierre au milieu des ennemis.
Tout à coup une grêle de balles vint en crépitant pleuvoir sursa troupe, et autour du poste qu’il occupait se montrèrent comme desinistres fantômes les faux Indiens de Joan, qui le chargèrentrésolument aux cris de :
– Chili ! Chili !
– Nous sommes trahis ! hurla Antinahuel, tue !tue !
Dans le ravin et sur les flancs des deux montagnes qui lebordaient, commença une horrible mêlée.
Pendant une heure la lutte fut un chaos, la fumée et le bruitenveloppaient tout.
Le défilé était rempli d’une masse de combattants qui allaient,venaient, se retiraient pour revenir encore, se heurtant, sepoussant, se bousculant avec des cris de rage, de douleur ou devictoire.
Des cavaliers chargeaient à toute bride, d’autres galopaientéperdus, au milieu des piétons effrayés.
Des blocs de rochers, lancés du haut des montagnes, venaient enricochant bondir parmi les combattants, écrasant indistinctementamis et ennemis.
Des Indiens et des Chiliens, précipités du poste élevé qu’ilsoccupaient, se brisaient sur les cailloux de la route.
Les Araucans ne reculaient pas d’un pouce, les Chiliensn’avançaient point d’un pas.
La mêlée ondulait comme les flots de la mer dans la tempête.
La terre était rouge de sang.
Les hommes, rendus furieux par cette lutte acharnée, étaientivres de rage et brandissaient leurs armes avec des cris de défi etde colère.
Au milieu des combattants, Antinahuel bondissait comme un tigre,renversant tous les obstacles, et ramenant incessamment à la chargeses compagnons que la résistance désespérée de leurs ennemisdécourageait.
Chiliens et Indiens étaient tour à tour vainqueurs et vaincus,assiégeants et assiégés.
Le combat avait pris les proportions grandioses d’uneépopée ; ce n’était plus une lutte réglée où la tactique etl’habileté peuvent suppléer au nombre, c’était un duel immense, oùchacun cherchait son adversaire afin de se battre corps àcorps.
Antinahuel écumait de rage, il se consumait en vains effortspour rompre le réseau de fer que ses ennemis avaient formé autourde lui.
Cercle qui se resserrait sans cesse et qui le menaçait à chaqueinstant davantage ; obligé de se défendre contre les soldatschiliens qui s’étaient postés au-dessus de lui, il était auxabois.
Dans le défilé, les cavaliers espagnols avaient fait face entête et face en arrière et poussaient des charges terribles contreles Indiens qui les harcelaient.
Enfin, par un effort suprême, Antinahuel réussit à rompre lesrangs pressés des ennemis qui l’enveloppaient et se précipita dansle défilé, suivi de ses guerriers, en faisant tourner sa lourdehache au-dessus de sa tête.
Le Cerf Noir parvint à opérer le même mouvement.
Mais les cavaliers chiliens de Joan, embusqués en arrière,s’élancèrent du pli de terrain qui les cachait avec de grands criset vinrent, en sabrant tout devant eux, augmenter encore laconfusion.
La Linda suivait pas à pas Antinahuel, les yeux brillants, leslèvres serrées, humant comme une bête fauve le sang par tous lespores.
Don Gregorio et le général Cornejo faisaient des prodiges devaleur ; sous leurs sabres les Indiens tombaient comme desfruits mûrs sous la gaule qui les touche.
Cette horrible boucherie ne pouvait plus longtemps durer, lesmorts s’entassaient sous les pieds des chevaux et les faisaienttrébucher, les bras se lassaient à force de frapper.
– En avant ! en avant ! criait don Gregorio d’unevoix de tonnerre.
– Chile ! Chile ! répétait le général enabattant un homme à chaque coup.
Don Ramon, plus mort que vif, que la vue de tout ce sangparaissait avoir rendu fou, combattait comme un démon : ilfaisait tournoyer son sabre, écrasait du poitrail de son chevalceux qui s’approchaient trop de lui, et poussait des crisinarticulés en se démenant comme un énergumène.
Cependant, don Pancho Bustamente, cause de ce carnage, quijusqu’à ce moment était demeuré spectateur impassible de ce qui sepassait autour de lui, s’empara brusquement du sabre de l’un dessoldats chargés de veiller sur lui, fit bondir son cheval ets’élança en avant, en criant d’une voix formidable :
– À moi ! à moi !
À cet appel, les Araucans répondirent par des hurlements de joieet se précipitèrent de son côté.
– Oh ! oh ! s’écria une voix railleuse, vousn’êtes pas libre encore, don Pancho.
Le général Bustamente se retourna, il était face à face avec legénéral Cornejo, qui avait fait franchir à son cheval un monceau decadavres.
Les deux hommes, après avoir échangé un regard de haine, seprécipitèrent au-devant l’un de l’autre, le sabre levé.
Le choc fut terrible, les deux chevaux s’abattirent, don Panchoavait reçu une légère blessure à la tête, le général Cornejo avaitle bras traversé par l’arme de son adversaire.
D’un bond don Pancho fut debout, le général Cornejo voulut enfaire autant, mais soudain un genou pesa lourdement sur sa poitrineet l’obligea de retomber sur le sol.
– Pancho ! Pancho ! s’écria avec un rire de démondoña Maria, car c’était-elle, vois comme je tue tes ennemis.
Et d’un mouvement plus prompt que la pensée elle plongea sonpoignard dans le cœur du général. Celui-ci lui jeta un regard demépris, poussa un soupir et ne bougea plus.
Il était mort.
Don Pancho n’avait pas entendu l’appel de la courtisane, il sedéfendait à grand’peine contre les nombreux ennemis quil’attaquaient de tous les côtés à la fois.
Don Ramon semblait avoir puisé du courage dans l’intensité mêmede sa terreur.
Le hasard du combat l’avait porté à deux pas de doña Maria, aumoment où celle-ci poignardait froidement le général Cornejo. Parune de ces anomalies de caractère qui ne se peuvent expliquer, maisqui font que souvent on aime ceux-là mêmes qui paraissent prendrele plus de plaisir à nous tourmenter, le digne sénateur professaitune profonde estime pour le général, qui en avait fait sonplastron ; à la vue du meurtre odieux commis par lacourtisane, une rage inexprimable s’empara de don Ramon, et levantson sabre :
– Vipère, s’écria-t-il, je ne veux pas te tuer parce que tues femme, mais je te mettrai du moins dans l’impossibilité denuire.
La Linda tomba en poussant un cri de douleur, il lui avaitbalafré le visage du haut en bas !
Ce cri de hyène blessée fut tellement effroyable que lescombattants tressaillirent ; le général Bustamente l’entendit,d’un bond il se trouva auprès de son ancienne maîtresse, que laplaie qui lui traversait la figure rendait hideuse, il se penchalégèrement de côté et la saisissant par ses longs cheveux, il lajeta en travers sur le cou de son cheval ; puis il enfonça leséperons dans les flancs de sa monture et se précipita tête baisséeau plus fort de la mêlée.
Malgré les efforts inouïs des Chiliens pour ressaisir lefugitif, il parvint à leur échapper, grâce à un hasardprovidentiel, avant que les cavaliers eussent réussi à l’entourerentièrement.
Les Indiens avaient obtenu le résultat qu’ils désiraient, ladélivrance du général, pour eux le combat n’avait plus de but,d’autant plus que les Espagnols, les ayant contraints à abandonnerleurs positions, en faisaient un carnage horrible.
À un signal d’Antinahuel, les Indiens se jetèrent de chaque côtédu défilé et escaladèrent les rochers avec une vélocité incroyable,sous une grêle de balles.
Le combat était fini.
Les Araucans avaient disparu.
Les Chiliens se comptèrent.
Leurs pertes étaient grandes.
Ils avaient soixante-dix hommes tués et cent quarante-troisblessés.
Plusieurs officiers, au nombre desquels se trouvait le généralCornejo, avaient succombé.
Ce fut en vain que l’on chercha Joan. L’intrépide Indien étaitdevenu invisible.
La perte des Araucans était bien plus grande encore, ilslaissaient plus de trois cents morts sur le terrain.
Les blessés avaient été emportés par leurs compatriotes, maistout faisait supposer qu’ils étaient nombreux.
Don Gregorio était désespéré de la fuite du généralBustamente.
Cette fuite pouvait avoir pour la sécurité du pays des résultatsexcessivement mauvais.
Il fallait immédiatement prendre des mesures sévères.
Il était désormais inutile que don Gregorio se rendît àSantiago, il était urgent au contraire qu’il retournât à Valdivia,afin d’assurer la tranquillité de cette province, que la nouvellede l’évasion du général troublerait sans doute ; mais d’unautre côté il était tout aussi important que les autorités de lacapitale fussent prévenues pour qu’elles se tinssent sur leursgardes.
Don Gregorio se trouvait dans une perplexité extrême, il nesavait qui charger de cette mission, lorsque le sénateur vint letirer d’embarras.
Ce digne don Ramon avait fini par prendre son courage ausérieux, il se croyait de bonne foi l’homme le plus vaillant duChili, et déjà sans y penser il affectait des airs penchésà mourir de rire.
Plus que jamais, il était tourmenté du désir de retourner àSantiago, non pas qu’il eût peur. Loin de là ! qui, lui ?peur ! allons donc ! mais il brûlait d’envie d’étonnerses amis et ses connaissances en leur racontant ses incroyablesexploits.
Cette raison était la seule qui l’engageât à se retirer, ou dumoins c’est la seule qu’il faisait valoir.
En apprenant que les troupes retournaient à Valdivia, il seprésenta à don Gregorio, en lui demandant l’autorisation decontinuer sa route vers la capitale.
Don Gregorio fut charmé de cette ouverture qu’il accueillit avecun sourire gracieux.
Il accorda au sénateur ce que celui-ci lui demandait, et de plusil le chargea de porter la double nouvelle de la bataille gagnéesur les Indiens, bataille à laquelle, lui, don Ramon, avait prisune si large part de gloire, et la fuite imprévue du généralBustamente.
Don Ramon accepta avec un sourire de satisfaction orgueilleuxcette mission si honorable pour lui ; dès que les dépêches quedon Gregorio écrivit, séance tenante, furent prêtes, il monta àcheval et, escorté par cinquante lanceros, il partit pourSantiago.
Les Indiens n’étaient pas à redouter en ce moment, ils venaientde recevoir une trop rude leçon pour être tentés de recommencerbientôt.
Don Gregorio quitta le défilé après avoir enterré ses morts, etretourna à Valdivia en abandonnant aux vautours, qui en firentcurée, les cadavres des Araucans.
Nous rejoindrons maintenant deux personnages intéressants decette histoire, que depuis bien longtemps nous avons été forcé denégliger.
Après son entrevue avec don Tadeo, Valentin avait à peine prisle temps de faire ses adieux au jeune comte et s’étaitimmédiatement éloigné, suivi de Trangoil Lanec et de soninséparable chien de Terre-Neuve.
En quittant la France, Valentin s’était intérieurement tracé uneligne de conduite ; il avait donné un but sacré à sa vie, qui,jusqu’à cette époque, s’était un peu écoulée au jour le jour, sanssouci du passé comme de l’avenir. L’avenir pour lui, c’était alorsl’espoir plus ou moins hypothétique d’obtenir après une longuecarrière, s’il n’était pas tué par les Arabes, l’épaulette delieutenant ou peut-être celle de capitaine.
À cela se bornait toute son ambition, et encore il n’osait pasen convenir avec lui-même, tant cette ambition lui paraissaitdémesurée, lorsqu’il songeait à ce qu’il avait été un gamin deParis.
Mais lorsque son frère de lait l’appela auprès de lui pour luiconfier la catastrophe terrible qui, après lui avoir enlevé safortune, l’avait de chute en chute conduit à ne plus trouver derefuge que dans le suicide, alors, pour la première fois de sa viesans doute, Valentin se prit à réfléchir.
Par un sublime testament de soldat, le colonel de Prébois-Crancélui avait en quelque sorte légué son fils en mourant.
Valentin comprit que le moment était venu de recueillirl’héritage que lui avait laissé son bienfaiteur.
Il n’hésita pas.
Bien que depuis sa première enfance il eût presque entièrementperdu de vue son frère de lait, qui, lancé, grâce à sa positionaristocratique et à sa fortune, dans la haute société parisienne,ne recevait qu’à la dérobée les visites du pauvre soldat, Valentinavait du premier coup deviné cette organisation exceptionnelle,presque féminine, essentiellement nerveuse, qui ne vivait que desensations et dont la faiblesse formait la plus grande force.
Il comprit que ce jeune homme, habitué à faire de l’argent leseul moyen, à n’employer avec ces habitudes de grand seigneur quedes forces étrangères à lui-même, était perdu s’il ne lui tendaitpas son rude bras d’homme du peuple pour lui servir d’égide et lesoutenir dans la vie d’épreuves qui allait commencer pour lui.
De même que beaucoup de jeunes gens nés avec de la fortune,Louis ignorait les premiers principes de l’existence ;toujours il s’en était rapporté à son argent pour vaincre lesdifficultés ou surmonter les obstacles.
Mais cette clé d’or qui ouvre toutes les portes lui ayant manquésubitement, Louis, après de mûres réflexions qui l’avaient amené àcette conclusion désastreuse de reconnaître qu’il ne pouvait rienpar lui-même, s’était enfin résolu à se tuer.
Valentin, au contraire, habitué depuis sa naissance à exercerson intelligence et à chercher ses ressources en lui-même, sentitque l’éducation de son frère de lait était toute à refaire ;il ne recula pas devant cette tâche difficile, presque impossiblepour un homme qui n’aurait pas ainsi que lui porté en germe dans lecœur la faculté de se dévouer ; il résolut donc de faire deLouis, comme il le dit pittoresquement, un homme.
De ce jour le but de sa vie était trouvé : se vouer aubonheur de son frère de lait et le rendre heureux quand même.
Cette résolution bien gravée dans sa cervelle, Valentinl’exécuta en faisant rompre brusquement Louis avec sa viepassée ; pour le forcer à quitter la France il se servit duprétexte de son amour.
Nous disons que Valentin se servit du prétexte de l’amour de sonfrère de lait, parce qu’il était convaincu que jamais il neretrouverait en Amérique cette femme qui, semblable à un éclatantmétéore, avait brillé quelques mois à Paris, puis s’était éclipséebrusquement.
Il se réservait, en mettant le pied sur le sol brûlant duNouveau Monde, de faire oublier à Louis sa passion romanesque et dele lancer dans une voie où les péripéties fiévreuses de la vied’aventure ne lui auraient pas laissé le temps de songer à l’amour,maladie, c’est ainsi que l’appelait Valentin, qui n’estbonne qu’à faire perdre à un homme le peu d’esprit que Dieu lui adonné.
Le hasard qui se plaît toujours à déranger et à bouleverser lesprojets les mieux conçus et les plus solidement arrêtés, s’étaitdiverti à renverser ceux-là, en jetant fortuitement, dès leurarrivée au Chili, la jeune fille que Louis aimait presque à satête.
Forcé de s’avouer vaincu, Valentin avait sagement courbé lefront, attendant patiemment l’heure de prendre sa revanche etcomptant sur la faiblesse de son ami et sur le temps pour le guérird’un amour que doña Rosario, tout en le partageant, était lapremière à reconnaître impossible.
La révélation échappée à don Tadeo dans le paroxysme de ladouleur, était une fois encore venu déranger toutes les batteriesde Valentin et ruiner ses projets de fond en comble.
Alors une idée lumineuse avait comme un jet de flamme traverséle cerveau du jeune homme.
Il avait saisi avec ardeur l’occasion qui lui était offerte dese mettre à la recherche de doña Rosario, qu’il désirait ardemmentsauver et rendre à son père.
Nous croyons inutile de dire que Valentin avait formé un nouveauplan, mais cette fois ce plan lui souriait infiniment, car, s’ilréussissait, il lui fournissait les moyens de rendre son frère delait au bonheur en lui donnant à la fois la fortune et celle qu’ilaimait.
Le matin du jour où se livrait au cañon del rio seco le sanglantcombat que nous avons décrit dans le précédent chapitre, Valentinet Trangoil Lanec marchaient côte à côte, suivis en serre-file parCésar.
Les deux hommes causaient entre eux tout en croquant une galettede biscuit qu’ils arrosaient de temps en temps avec un peu d’eau desmylaxcontenue dans une gourde que Trangoil Lanec portaitsuspendue à sa ceinture.
La journée semblait devoir être magnifique, le ciel était d’unbleu transparent et les rayons d’un chaud soleil d’automne faisaitmiroiter les cailloux de la route qu’ils suivaient.
À droite et à gauche, des milliers d’oiseaux, cachés dans lefeuillage d’un vert d’émeraude des arbres, babillaient gaiement, etau, loin quelques huttes apparaissaient çà et là groupées sansordre sur le bord du chemin.
– Tenez, chef, dit en riant Valentin, vous me désespérezavec votre flegme et votre indifférence.
– Que veut dire mon frère ? répondit l’Indienétonné.
– Caramba ! nous traversons les plus ravissantspaysages du monde, nous avons devant nous les sites les plusaccidentés, et toutes ces beautés vous laissent aussi froid que lesmasses granitiques qui se dressent à l’horizon.
– Mon frère est jeune, observa doucement Trangoil Lanec, ilest enthousiaste.
– Je ne sais pas si je suis enthousiaste, répondit vivementle jeune homme, seulement je sais, je sens que cette nature estmagnifique et je le dis, voilà tout.
– Oui, dit le chef avec une voix profonde, Pillian estgrand, c’est lui qui a fait toutes choses.
– Dieu, vous voulez dire, chef, mais c’est égal, notrepensée est la même, et nous ne nous disputerons pas pour un nom.Ah ! dans mon pays, ajouta-t-il avec un soupir de regret pourla patrie absente, on payerait bien cher pour contempler un instantce que je vois toute la journée pour rien ; on a bien raisonde dire que les voyages forment la jeunesse.
– Est-ce que dans l’île de mon frère, demanda curieusementl’Indien, il n’y a pas de montagnes et d’arbres commeici ?
– Je vous ai déjà fait observer, chef, que mon pays n’étaitpas une île, mais une terre aussi grande que celle-ci ; il n’ymanque pas d’arbres, grâce à Dieu, il y en a même beaucoup, et, enfait de montagnes, nous en avons de fort hautes, entre autresMontmartre.
– Hum ! fit l’Indien qui ne comprenait pas.
– Oui, reprit Valentin, nous avons des montagnes, maiscomparées à celles-ci, ce ne sont que des collines.
– Ma terre est la plus belle du monde, répondit l’Indienavec orgueil, Pillian l’a faite pour ses enfants, voilà pourquoiles visages pâles voudraient nous en déposséder.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites là, chef, je nediscuterai point cette opinion qui nous mènerait trop loin, carnous avons à nous occuper de sujets autrement importants.
– Bon ! fit le chef avec condescendance, tous leshommes ne peuvent pas être nés dans mon pays.
– C’est juste, voilà pourquoi je suis né autre part.
César, qui avait philosophiquement marché aux côtés des deuxamis en mangeant les miettes qu’ils lui donnaient, grondasourdement.
– Qu’est-ce qu’il y a, mon vieux ? lui demandaamicalement Valentin en le caressant, est-ce que tu sens quelquechose de suspect ?
– Non, fit tranquillement Trangoil Lanec nous approchons dela tolderia, le chien aura senti un Aucas aux environs.
En effet, à peine avait-il fini de parler qu’un cavalier indienapparut au tournant de la route.
Il s’avança en galopant au-devant des deux hommes, les salua enpassant du mary-mary consacré et continua son chemin.
– Ah ça, dit Valentin dès qu’il eut rendu le salut auvoyageur et que celui-ci se fut éloigné, savez-vous que nous avonspeut-être tort de marcher ainsi à découvert ?
– Pourquoi cela ?
– Caramba ! parce qu’il ne manque pas d’individusintéressés à nous contre-carrer.
– Qui sait ce que nous faisons ? qui sait ce que noussommes ?
– Personne, c’est vrai !
– Eh bien, alors, ne vaut-il pas mieux agirfranchement ? nous sommes des voyageurs, voilà tout ; sinous nous trouvions dans le désert, ce serait différent, mais ici,dans une tolderia presque espagnole, des précautions loin de nousservir nous nuiraient.
– Après cela, ce que je vous dis là n’est qu’une simpleobservation, vous agirez comme vous voudrez ; d’ailleurs vousdevez savoir beaucoup mieux que moi ce qu’il convient de faire.
Pendant ce qui précède, les deux interlocuteurs avaient continuéà s’avancer de ce pas gymnastique relevé, habituel à ceux quivoyagent ordinairement à pied et qui, suivant la significativeexpression des soldats, mange la route ; ils étaientarrivés presque sans s’en apercevoir à l’entrée du village.
– Ainsi, nous sommes à San-Miguel ? demandaValentin.
– Oui, répondit l’autre.
– Et vous croyez que doña Rosario n’y est plus ?
L’Indien secoua la tête.
– Non, dit-il.
– Qui vous fait penser cela ? chef.
– Je ne puis expliquer cette pensée à mon frère.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’elle est instinctive.
– Diable, pensa Valentin, si l’instinct s’en mêle noussommes perdus ; mais encore, ajouta-t-il tout haut, vous avezune raison, quelle est-elle ?
– Que mon frère regarde.
– Eh bien, fit le jeune homme en tournant les jeux de touscôtés, je ne vois rien.
– Voilà ma raison : le village est trop tranquille,les femmes huiliches sont aux champs, les guerriers sont à lachasse, seuls les anciens se trouvent dans les toldos.
– C’est vrai, dit Valentin devenu rêveur, je n’y avais passongé.
– Si la prisonnière était ici, mon frère verrait desguerriers, des chevaux, le village vivrait, il est mort.
– Corbleu ! pensa Valentin, ces sauvages sont de fiershommes, ils voient tout, ils devinent tout, nous ne sommes nousautres, avec toute notre civilisation, que des enfants, comparés àeux ; chef, dit-il à haute voix, vous êtes sage,enseignez-moi, je vous prie, qui vous a appris toutes ceschoses.
L’Indien s’arrêta, d’un geste majestueux il montra l’horizon aujeune homme, et d’une voix dont l’accent solennel le fittressaillir :
– Frère, lui dit-il, c’est le désert.
– Oui, répondit le Fiançais avec conviction, car c’est làseulement que l’homme voit Dieu face à face. Oh ! jamais je neparviendrai à acquérir les connaissances que possède cetIndien.
Ils entrèrent dans le village.
Ainsi que l’avait dit Trangoil Lanec, il semblait abandonné.
Comme dans toutes les tolderias indiennes, les portes étaientouvertes et les voyageurs purent facilement, sans entrer dans lesmaisons, s’assurer de l’absence des habitants.
Dans quelques-unes seulement, ils virent des malades qui,couchés sur des pellones – peaux de moutons, – geignaientlamentablement.
– Caramba ! fit Valentin désappointé, vous avez sibien deviné, chef, que nous ne trouvons même pas des chiens pournous mordre les mollets.
– Continuons notre route, dit le chef toujoursimpassible.
– Ma foi, répondit le jeune homme, je crois que c’est cequi nous reste de mieux à faire, car il nous est même impossible denous procurer des renseignements.
Tout à coup César s’élança en hurlant, et arrivé devant unehutte isolée il s’arrêta à la porte et se mit à gratter la terreavec ses pattes en poussant des cris furieux.
– Dans cette maison, dit Trangoil Lanec, nous apprendronspeut-être des nouvelles de la jeune fille pâle.
– Hâtons-nous donc de nous y rendre ! s’écria Valentinavec impatience.
Les deux hommes se dirigèrent en courant vers la hutte.
César continuait toujours ses hurlements.
Lorsque Valentin et Trangoil Lanec arrivèrent devant la hutte,la porte s’ouvrit et une femme se présenta sur le seuil.
Cette femme paraissait âgée de quarante ans environ, bien qu’enréalité elle n’en eût au plus que vingt-cinq ; mais la vie àlaquelle sont condamnées les femmes indiennes, les travaux auxquelselles sont astreintes, les vieillissent vite et leur font perdre enpeu d’années cette fleur de beauté et de jeunesse que les femmes denos climats, habituées à un régime plus doux, conservent silongtemps.
Cette femme avait dans le visage une grande expression dedouceur mêlée à une teinte de mélancolie, elle paraissaitsouffrante.
Son vêtement, tout en laine de couleur bleu turquin, consistaiten une tunique qui lui tombait jusqu’aux pieds, mais fort étroite,ce qui oblige les femmes de ce pays à ne faire que de petitspas ; un mantelet court appelé Ichella couvrait sesépaules et se croisait sur sa poitrine, où il était serré au moyend’une boucle d’argent qui servait aussi à retenir la ceinture de satunique.
Ses longs cheveux, noirs comme l’aile du corbeau, partagés enhuit tresses, tombaient sur ses épaules et étaient ornés d’uneprofusion de liancaou fausses émeraudes ; elle avaitdes colliers et des bracelets faits avec des perles de verresoufflé, ses doigts étaient garnis d’une infinité de baguesd’argent, et à ses oreilles pendaient des boucles de forme carréefaites du même métal.
Tous ces joyaux sont fabriqués en Araucanie par les Indienseux-mêmes.
Dans ce pays, les femmes portent très-loin le luxe de la parure,même les plus pauvres possèdent des bijoux ; aussicalcule-t-on que plus de cent mille marcs d’argent sont employés àces ornements féminins, somme énorme, dans une contrée où lecommerce ne consiste généralement que dans l’échange d’une denréecontre une autre, et où la monnaie est presque inconnue et par celamême fort recherchée.
Dès que cette femme ouvrit la porte, César se précipita siviolemment dans l’intérieur de la hutte qu’il manqua de renverserl’Indienne. Elle trébucha et fut obligée de se retenir au mur.
Les deux hommes la saluèrent poliment et s’excusèrent de leurmieux de la brutalité du chien, que son maître sifflait vainementet qui s’obstinait à ne pas revenir.
– Je sais ce qui trouble ainsi cet animal, dit doucement lafemme ; mes frères sont voyageurs, qu’ils entrent dans cepauvre toldo qui leur appartient, leur esclave les servira.
– Nous acceptons l’offre bienveillante de ma sœur, réponditTrangoil Lanec ; le soleil est chaud, puisqu’elle le permet,nous nous reposerons et nous nous rafraîchirons quelquesinstants.
– Mes frères sont les bienvenus, ils resteront sous montoit tout le temps que cela leur conviendra.
Après ces paroles, la maîtresse de la hutte s’effaça afin delivrer passage aux étrangers.
Les deux hommes, entrèrent.
César était couché au milieu du cuarto, le museau à terre, ilsentait et grattait en poussant des gémissements sourds ; enapercevant son maître il courut vers lui en remuant la queue, luifit une caresse et reprit immédiatement sa première position.
– Mon Dieu ! murmura Valentin avec inquiétude, ques’est-il donc passé ici ?
Sans rien dire, Trangoil Lanec avait été se placer auprès duchien, s’était étendu à terre et l’œil fixé sur le sol, l’exploraitavec attention.
La femme, dès que ses hôtes avaient été dans la hutte, les avaitlaissé seuls, afin de leur préparer des rafraîchissements.
Au bout d’un moment, le chef se leva et s’assit silencieusementauprès de Valentin.
Celui-ci voyant que son compagnon s’obstinait à ne pas parler,lui adressa la parole.
– Eh bien ! chef, lui demanda-t-il, quoi denouveau ?
– Rien, répondit l’Ulmen, ces traces sont anciennes, ellesremontent au moins à quatre jours.
– De quelles traces parlez-vous, chef ?
– De traces de sang dont le sol est imprégné.
– Du sang ! s’écria le jeune homme, doña Rosarioaurait-elle été assassinée ?
– Non, répondit le chef, si ce sang lui appartient, elle aété seulement blessée.
– Qui vous fait supposer cela ?
– Je ne le suppose pas, j’en suis sûr.
– Mais sur quelles preuves ?
– Parce qu’elle a été pansée.
– Pansée ! ceci est trop fort, par exemple,chef ! vous me permettrez d’en douter ; commentpouvez-vous savoir que la personne, qu’elle quelle soit, qui a étéblessée ici a été pansée ensuite ?
– Mon frère est très-prompt, il ne veut pas réfléchir.
– Pardieu ! je réfléchirais jusqu’à demain que je n’enserais pas plus avancé.
– Peut-être ! que mon frère regarde ceci.
En disant ces paroles, le chef avait ouvert sa main droite etmontré un objet qui y était renfermé.
– Caramba ! répondit Valentin avec humeur, c’est unefeuille sèche, que diable voulez-vous que celam’apprenne ?
– Tout ! dit l’Indien.
– Par exemple ! si vous pouvez me prouver cela, chef,je vous tiendrai pour le plus grand machi de toutel’Araucanie.
Le chef sourit d’un air de bonne humeur.
– Mon frère plaisante toujours, dit-il.
– Aussi vous êtes désespérant, chef, au diable !aimez-vous mieux que je pleure ? voyons votre explication.
– Elle est bien simple.
– Hum ! fit Valentin avec doute, nous allons voir.
– Cette feuille, continua le chef, est une feuilled’oregano ; l’oregano est précieux pour arrêter le sang etguérir les blessures, mon frère le sait.
– Oui, c’est vrai, continuez.
– Bon, voici des traces de sang, une personne a étéblessée, au même endroit je trouve une feuille d’oregano ;cette feuille n’est pas venue là toute seule, donc cette personne aété pansée.
– Évidemment, avoua Valentin abasourdi de cette explicationtoute logique, et se levant avec un désespoir comique, il se frappale front en disant : Je ne sais comment cela se fait, mais cediable d’homme a le talent de me prouver continuellement que je nesuis qu’un imbécile.
– Mon frère ne réfléchit pas assez.
– C’est vrai, chef, c’est vrai, mais soyez tranquille, celaviendra.
La femme entra en ce moment, elle portait deux cornes de bœufpleines de harina tostada.
Les voyageurs, qui le matin n’avaient fait qu’un maigredéjeuner, acceptèrent avec empressement ce qu’on leuroffrait ; ils mangèrent bravement leur corne de farine etburent par-dessus chacun un couï de chicha.
Aussitôt qu’ils eurent terminé ce léger repas, l’Indienne leurprésenta le maté qu’ils humèrent avec un véritable plaisir, puisils allumèrent leurs cigares.
– Mes frères désirent-ils autre chose ? demandal’Indienne.
– Ma sœur est bonne, répondit Trangoil Lanec, elle causeraun instant avec nous ?
– Je ferai ce qu’il plaira à mes frères.
Valentin, qui déjà était au courant des mœurs araucanes, seleva, et tirant deux piastres fortes de sa poche, il les présenta àl’Indienne en lui disant :
– Ma sœur me permettra de lui offrir ceci pour se faire desboucles d’oreilles.
À ce cadeau magnifique, les yeux de la pauvre femme brillèrentde joie.
– Je remercie mon frère, dit-elle, mon frère est unmuruche,peut-être est-il parent de la jeune fille pâle quiétait ici ? il désire savoir ce qu’elle est devenue, je le luidirai.
Valentin admira intérieurement la pénétration de cette femme,qui du premier coup avait deviné sa pensée.
– Je ne suis pas son parent, dit-il, je suis son ami, jelui porte un grand intérêt, et j’avoue que si ma sœur peut merenseigner sur son compte elle me rendra heureux.
– Je le ferai, répondit-elle.
Elle pencha la tête sur sa poitrine et resta pensive uninstant : elle recueillait ses souvenirs.
Les deux hommes attendaient avec impatience.
Enfin elle releva la tête et s’adressant à Valentin :
– Il y a quelques jours, fit-elle, une grande femme desvisages pâles, à l’œil brûlant comme un rayon de soleil de midi,arriva ici vers le soir, suivie d’une dizaine de mosotones ;je suis malade, ce qui fait que depuis un mois je reste au villageau lieu d’aller aux champs ; cette femme me demanda à passerla nuit dans ma hutte, l’hospitalité ne peut se refuser, je lui disqu’elle était chez elle. Vers la moitié de la nuit il se fit ungrand bruit de chevaux dans le village, et plusieurs cavaliersarrivèrent amenant avec eux une jeune vierge des visages pâles, auregard doux et triste ; celle-là était prisonnière de l’autre,ainsi que je l’appris plus tard. Je ne sais comment fit cette jeunefille, mais elle parvint à s’échapper pendant que la grande femmepâle était en conférence avec Antinahuel qui, lui aussi, venaitd’arriver ; cette femme et le toqui se mirent à la recherchede la jeune fille ; bientôt ils la ramenèrent attachée sur uncheval et la tête fendue, la pauvre enfant était évanouie, son sangcoulait en abondance, elle faisait pitié ; je ne sais ce quise passa, mais la femme qui jusqu’alors l’avait continuellementmaltraitée changea subitement de manière d’agir avec la jeunefille, la pansa et prit d’elle les soins les plus affectueux.
À ces dernières paroles, Trangoil Lanec et Valentin échangèrentun regard.
L’Indienne continua.
– Ensuite, Antinahuel et la femme partirent en laissant lajeune fille dans ma hutte avec une dizaine de mosotones pour lagarder. Un des mosotones me dit que cette fille appartenait autoqui qui avait l’intention d’en faire sa femme ; et comme onne se méfiait pas de moi, cet homme m’avoua que cette enfant avaitété volée à sa famille par la grande femme qui l’avait vendue auchef, et que, pour que sa famille ne pût pas la retrouver, aussitôtqu’elle serait assez forte pour supporter les fatigues de la route,on l’emmènerait bien loin de l’autre côté des montagnes, dans lepays des Puelches.
– Eh bien ? demanda vivement Valentin en voyant quel’Indienne s’arrêtait.
– Hier, reprit-elle, hier, elle s’est trouvée beaucoupmieux, alors les mosotones ont sellé leurs chevaux et ils sontpartis avec elle vers la troisième heure du jour.
– Et, demanda Trangoil Lanec, la jeune fille n’a rien dit àma sœur ?
– Rien, reprit tristement l’Indienne, la pauvre enfantpleurait, elle ne voulait pas partir, mais ils la firent monter deforce à cheval, en la menaçant de l’attacher si elle résistait,alors elle a obéi.
– Pauvre enfant, dit Valentin, ils la maltraitaient,n’est-ce pas ?
– Non, ils avaient beaucoup de respect pour elle ;d’ailleurs, j’avais entendu moi-même le toqui leur ordonner, avantson départ, de la traiter doucement.
– Ainsi, reprit Trangoil Lanec, elle est partie depuishier ?
– Depuis hier.
– De quel côté ?
– Les mosotones parlaient entre eux de la tribu du VautourFauve, mais je ne sais si c’est là qu’ils sont allés.
– Merci, répondit l’Ulmen, ma sœur est bonne, Pillian larécompensera, elle peut se retirer, les hommes vont tenirconseil.
L’Indienne se leva sans se permettre une observation et ellesortit du cuarto.
– Maintenant, demanda le chef à Valentin, quelle estl’intention de mon frère ?
– Dame ! notre route est toute tracée, il mesemble : suivre à la piste les ravisseurs jusqu’à ce que nousparvenions à leur enlever la jeune fille.
– Bon, c’est aussi mon avis, seulement deux hommes ne sontpas beaucoup pour accomplir un tel projet.
– C’est vrai, mais qu’y pouvons-nous faire ?
– Ne partir que ce soir.
– Pourquoi cela ?
– Parce que Curumilla et peut-être encore d’autres amis demon frère nous auront rejoints.
– Vous en êtes sûr, chef ?
– J’en suis sûr.
– Bien, alors nous attendrons.
Valentin sachant qu’il avait plusieurs heures à passer dans cetendroit, résolut de les mettre à profit : il s’étendit sur lesol, plaça une pierre sous sa tête, ferma les yeux ets’endormit.
César était venu se coucher à ses pieds, Trangoil Lanec, lui, nedormait pas ; avec un bout de corde qu’il ramassa dans un coinde la hutte, il s’occupa à mesurer toutes les empreintes laisséessur le sol, ensuite il appela l’Indienne, et lui montrant lesdiverses empreintes, il lui demanda si elle pouvait lui désignerquelle était celle des pas de la jeune fille.
– Celle-ci, lui répondit la femme en lui montrant la plusmignonne.
– Bon, fit Trangoil Lanec en la marquant, puis serrantsoigneusement le bout de corde dans sa ceinture, il vint à son tourse coucher sur le sol auprès de Valentin et il ne tarda pas às’endormir.
Curumilla et ses deux compagnons descendaient avec le plus decélérité qui leur fut possible les hauteurs abruptes duCorcovado.
Mais si l’ascension avait été rude, la descente ne l’était pasmoins.
À chaque pas les voyageurs étaient arrêtés dans leur marche pardes rochers qui se dressaient devant eux, ou d’épais fourrésd’arbres qui leur barraient le passage.
Souvent ils croyaient poser le pied sur un terrain ferme, leurpied s’enfonçait subitement et ils reconnaissaient avec effroi quece qu’ils avaient pris pour le sol n’était qu’un fouillis deplantes entrelacées qui cachaient d’énormes fondrières ;partout, sous leurs pas, s’échappaient des myriades de hideuxanimaux, parfois ils entrevoyaient des serpents qui déroulaientleurs anneaux menaçants sous les feuilles mortes et les détritussans nom qui de toutes parts recouvraient la terre.
Il leur fallut tantôt ramper sur les genoux, tantôt sauter debranches en branches, ou bien la hache à la main se frayer uneroute.
Cette marche pénible et fatigante, composée d’une infinité dedétours, dura près de deux heures.
Au bout de ce temps, ils se retrouvèrent à l’entrée de la grotteoù ils avaient laissé leurs chevaux.
Les deux blancs étaient littéralement harassés, le comte surtoutqui, élevé dans des habitudes tout aristocratiques, n’avait jamaismis ses forces à une si rude épreuve, se sentait complètementanéanti, ses pieds et ses mains étaient couverts d’ampoules, sonvisage déchiré ; l’obligation de marcher l’avait soutenujusque-là, mais une fois arrivé sur la plateforme, il se laissatomber haletant en jetant autour de lui les regards hébétés d’unhomme vaincu par un exercice violent trop longtemps continué.
Don Tadeo était loin de se sentir aussi harassé que soncompagnon, cependant sa respiration courte, l’incarnat qui couvraitses joues et la sueur qui inondait son visage, étaient autant depreuves de la lassitude qu’il éprouvait.
Quant à Curumilla, il était aussi frais et aussi dispos que s’iln’avait pas fait un pas.
Les fatigues physiques ne semblaient pas avoir de prise surl’organisation de fer de l’Indien.
– Mes frères ont besoin de repos, dit-il, nous resteronsici le temps nécessaire pour qu’ils puissent reprendre desforces.
Ni don Tadeo ni le comte ne répondirent, la honte les empêchaitd’avouer leur faiblesse.
Une demi-heure s’écoula sans qu’un mot fût échangé.
Curumilla s’était éloigné.
Lorsqu’il reparut :
– Eh bien ? demanda-t-il.
– Encore quelques minutes, répondit le comte.
L’Indien hocha la tête.
– Le temps presse, fit-il.
Le chef sortit alors une petite boîte de sa ceinture, l’ouvritet la présenta à don Tadeo.
– Tenez, dit-il.
Cette boîte était divisée en quatre compartiments ; lepremier contenait une certaine quantité de feuilles sèches de lacouleur blanchâtre des feuilles de bouleau, le second renfermait dela chaux vive, le troisième de petits morceaux de pierre quiétaient gros comme des avelines, dont ils avaient la forme, dans lequatrième se trouvaient trois ou quatre minces spatules en bois defer.
– Oh ! s’écria don Tadeo avec joie, de lacoca !…
– Oui, fit l’Indien, mon père peut prendre.
Don Tadeo ne se le fit pas répéter ; il saisit vivement unedes spatules d’une main, de l’autre il prit une feuille, sur cettefeuille, au moyen de la spatule, il étendit de la chaux vive,enveloppa un morceau de pierre dans la feuille ainsi préparée, defaçon à former une espèce de boule qu’il mit dans sa bouche.
Le comte avait suivi les divers mouvements de don Tadeo avec unintérêt toujours croissant ; dès qu’il eut terminé :
– Qu’est-ce que c’est donc que cela ? lui demanda-t-ilavec curiosité.
– De la coca, répondit celui-ci.
– Fort bien, mais cela ne m’apprend rien.
– Mon ami, fit don Tadeo, l’Amérique est la terre promise,son sol privilégié produit tout : de même que nous avonsl’herbe du Paraguay qui remplace le thé, nous avons la coca qui, jevous l’assure, remplace avantageusement le bétel, je vous engage àen essayer.
– Avec votre garantie, don Tadeo, j’essaierais de faire deschoses impossibles, à plus forte raison de goûter cette feuille quime paraît assez inoffensive ; mais je vous avoue que je neserais pas fâché de connaître les qualités de cette panacée qui,d’après la joie que vous avez montrée à sa vue, doivent êtregrandes.
– Jugez-en, répondit don Tadeo, qui tout en parlantpréparait une seconde pilule en tout semblable à la première, lacoca a la faculté de rendre les forces, d’enlever le sommeil, lafaim, et de réveiller le courage.
– Et pour jouir de tous ces dons si précieux, ilfaut ?
– Simplement mâcher la coca comme les marins mâchent letabac et les Malais le bétel.
– Diable ! fit le jeune homme, vous êtes trop sérieux,don Tadeo, pour que je suppose un seul instant que vous veuillezvous amuser de ma crédulité ; donnez-moi vite, je vous prie,cette drogue précieuse afin que j’en essaie ; en résumé, sicela ne me fait pas de bien…
– Cela ne vous fera pas de mal, c’est toujours uneconsolation, répondit en souriant don Tadeo, qui tendit au comte lacoca qu’il avait préparée.
Celui-ci la mit sans hésiter dans sa bouche.
Curumilla, après avoir serré avec soin la boîte dans saceinture, avait sellé les chevaux.
Tout à coup une vive fusillade, suivie d’une explosion horriblede hurlements, éclata à peu de distance.
– Qu’est-ce que cela ? s’écria Louis en se levantbrusquement.
– Le combat qui commence, répondit froidementCurumilla.
– Que ferons-nous ? demanda don Tadeo.
– Volons au secours de nos amis ! dit noblement lejeune homme.
Don Tadeo fixa sur l’Ulmen un regard interrogateur.
– Et la jeune fille ? dit l’Indien.
Le comte tressaillit, mais se remettant aussitôt :
– Nos compagnons sont à sa recherche, dit-il ; nousavons ici des ennemis cruels qu’il est de notre devoir de mettredans l’impossibilité de nuire.
En ce moment les cris redoublèrent, le bruit de la fusilladedevint plus fort.
– Décidons-nous, continua vivement le jeune homme.
– Allons ! s’écria résolument don Tadeo, une heure deretard ne causera pas grand dommage à ma fille.
– À cheval, alors, dit le chef.
Les trois hommes se mirent en selle.
Au fur et à mesure qu’ils approchaient, le bruit du combatacharné qui se livrait dans le défilé devenait plus distinct, ilsreconnaissaient parfaitement le cri de guerre des Chiliens qui semêlait aux hurlements des Araucans, parfois des balles venaients’aplatir ou ricocher sur les arbres autour d’eux.
Si ce n’eût été l’épais rideau de feuillage qui les masquait,ils auraient vu les combattants.
Cependant, sans tenir compte des obstacles sans nombre quis’opposaient à leur course, les cavaliers galopaient à fond detrain, au risque de rouler dans les précipices qu’ils longeaientsans y faire attention.
– Halte ! cria soudain l’Ulmen.
Les cavaliers retinrent la bride de leurs chevaux inondés desueur.
Curumilla avait conduit ses amis à une place qui commandaitentièrement la sortie du défilé du côté de Santiago.
C’était une espèce de forteresse naturelle, composée de blocs degranit bizarrement empilés les uns sur les autres par quelqueconvulsion de la nature, un tremblement de terre peut-être.
Ces rochers avaient de loin une ressemblance frappante avec unetour, leur hauteur totale était de trente pieds.
Complètement isolé sur la pente rapide du précipice, on nepouvait arriver à leur sommet qu’en s’aidant des pieds et desmains.
En un mot, c’était une véritable forteresse du haut de laquelleon aurait au besoin pu soutenir un siège.
– Quelle belle position ! observa don Tadeo.
– Hâtons-nous de nous en emparer, répondit le comte.
Ils mirent pied à terre.
Curumilla débarrassa les chevaux de leurs harnais et les chassadans les bois, certain que les intelligents animaux nes’éloigneraient pas, et qu’il les retrouverait quand il en auraitbesoin.
Louis et don Tadeo escaladaient déjà la masse de rochers.
Curumilla allait suivre leur exemple, lorsqu’un certainmouvement se fit dans le feuillage, les taillis s’agitèrent et unhomme parut.
L’Ulmen s’était vivement abrité derrière un arbre en armant sonfusil.
L’homme qui venait d’arriver si inopinément avait son fusilrejeté en arrière, il tenait à la main une épée rougie jusqu’à lapoignée, qui montrait qu’il s’était bravement battu.
Il courait en regardant de tous les côtés, non comme un hommequi fuit, mais au contraire comme s’il cherchait quelqu’un.
Curumilla poussa une exclamation de surprise, quitta son abriprovisoire et s’avança vers le nouveau venu.
Au cri du chef, l’Indien se retourna, une expression de joie sepeignit sur son visage.
– Je cherchais mon père, dit-il vivement.
– Bon, répondit Curumilla, me voici.
Le bruit du combat croissait d’instant en instant et semblait serapprocher de plus en plus.
– Que mon fils me suive, dit Curumilla, nous ne pouvonsrester là.
Les deux Indiens escaladèrent alors les rochers au sommetdesquels don Tadeo et le jeune comte étaient déjà parvenus.
Par un hasard étrange, le sommet de cette masse de rochers,large d’environ vingt pieds carrés, contenait une grande quantitéde pierres qui, entassées sur le bord de la plate-forme, offraientun abri sûr derrière lequel on pouvait facilement tirer àcouvert.
Les deux blancs furent surpris de la présence du nouveau venu,qui n’était autre que Joan ; mais le moment n’était paspropice pour demander une explication, les quatre hommes sehâtèrent d’installer leurs parapets.
Ce travail terminé, ils se reposèrent.
Ils étaient quatre hommes résolus, armés de fusils, abondammentfournis de munitions. Les vivres ne leur manquaient pas, ce quirendait leur position excellente.
Ils pouvaient tenir pendant au moins huit jours contre un nombreconsidérable d’assaillants.
Chacun s’assit alors sur une pierre et on procéda àl’interrogatoire de Joan, tout en surveillant avec soin ce qui sepassait dans la plaine, qui était encore plongée dans une solitudecomplète, bien que les cris et les coups de feu continuassent à sefaire entendre dans le défilé.
Nous ne rapporterons pas ce que Joan raconta à ses amis, noslecteurs le savent déjà, mais nous prendrons son récit au moment oùlui-même quitta la bataille.
– Lorsque je vis, dit-il, que l’homme prisonnier avaitréussi à s’échapper, malgré les vaillants efforts de ceux quil’escortaient, je pensai qu’il vous serait peut-être utiled’apprendre cette nouvelle, et me faisant à grand’peine jour aumilieu des combattants, je me jetai dans la forêt et je me mis àvotre recherche, le hasard vous a placés en face de moi, lorsque jedésespérais presque de vous rencontrer.
– Comment ! s’écria don Tadeo avec stupeur, cet hommeest parvenu à se sauver !
– Oui ! et vous ne tarderez pas, j’en suis sûr, à levoir dans la plaine.
– Vive Dieu ! s’écria énergiquement le jeune comte, sice misérable passe à portée de mon fusil, je jure que je l’abattraicomme une bête puante.
– Oh ! fit don Tadeo, si cet homme est libre, tout estperdu !
Les cris redoublèrent, la fusillade éclata avec une forceinouïe, et une masse d’Indiens déboucha en tumulte du défilé ;les uns courant éperdus dans toutes les directions, les autrescherchant à résister à des ennemis invisibles encore.
Les quatre hommes se placèrent le fusil en avant, sur le bord dela plate-forme.
Le nombre des fuyards croissait d’instants en instants.
La plaine, tout à l’heure si calme et si solitaire, offraitmaintenant un spectacle des plus animés.
Les uns couraient comme s’ils étaient frappés de vertige, lesautres se réunissaient par petites troupes et retournaient aucombat.
De temps en temps on apercevait des hommes qui tombaient,beaucoup pour ne plus se relever ; d’autres, plus heureux, quin’étaient que blessés, faisaient des efforts incroyables pour serelever et continuer à fuir.
Une troupe de cavaliers chiliens arriva au galop, refoulantdevant elle les Araucans, résistant toujours.
En avant de cette troupe, un homme monté sur un cheval noir, surle cou duquel était couchée une femme évanouie, courait avec larapidité d’une flèche.
Il gagnait incessamment du terrain sur les soldats, quirenoncèrent enfin à une vaine poursuite et, rentrèrent dans ledéfilé.
– C’est lui ! c’est lui ! s’écria don Tadeo,c’est le général !
– Je le tiens au bout de mon fusil, répondit froidement lecomte en lâchant la détente.
En même temps que lui, Curumilla tira ; les deux explosionsse confondirent.
Le cheval s’arrêta court, il se dressa tout droit, battit l’airavec ses pieds de devant, parut chanceler un instant et s’abattitavec la rapidité de la foudre, en entraînant son cavalier dans sachute.
– Est-il mort ? demanda don Tadeo avec anxiété.
– Je le crois ! répondit Louis.
– Une balle de plus ne peut pas nuire, observajudicieusement Joan, et il tira.
Les Indiens, frappés d’épouvante à cette attaque imprévue,redoublaient de vitesse et fuyaient dans la plaine comme une voléede corbeaux épouvantés, sans songer plus longtemps à combattre etne cherchant plus qu’à mettre leur vie en sûreté.
– Alerte ! alerte ! s’écria le comte en se levantvivement, profitons de la terreur des Araucans pour nous emparer dugénéral.
– Un instant ! dit flegmatiquement Curumilla enl’arrêtant, la partie n’est pas égale ; que mon frèreregarde.
En effet, une foule d’Indiens débouchait du défilé.
Mais ceux-là faisaient bonne contenance.
Serrés en masse profonde, ils reculaient pas à pas, non commedes lâches qui fuient, mais comme des guerriers qui abandonnentfièrement un champ de bataille qu’ils renoncent à disputer pluslongtemps et qui font retraite en bon ordre.
À l’arrière-garde, un peloton d’une centaine d’hommes soutenaitcette brave retraite.
Deux chefs montés sur des chevaux fringants, allaient de l’un àl’autre, et tenaient tête à l’ennemi invisible qui lesharcelait.
Tout à coup, une fusillade éclata avec un sifflement sinistre,et des cavaliers chiliens apparurent, chargeant à fond.
Les Indiens, sans reculer d’une ligne, les reçurent sur lapointe de leurs longues lances.
La plupart des fuyards, disséminés dans la plaine, s’étaientralliés à leurs compagnons et faisaient tête à l’ennemi.
Il y eut une mêlée de quelques minutes à l’arme blanche.
Les aventuriers voulurent y prendre part ; quatre coups defusil partirent de la forteresse improvisée, dont le sommet secouronna d’une auréole de fumée.
Les deux chefs indiens roulèrent sur le sol.
Les Araucans poussèrent un cri de terreur et de rage ets’élancèrent en avant, afin de s’opposer à l’enlèvement de leurschefs, que les Chiliens enveloppaient déjà.
Mais avec la promptitude de l’éclair, Antinahuel et le CerfNoir, car c’étaient eux, avaient abandonné leurs chevaux ets’étaient relevés en brandissant leurs armes et en poussant leurcri de guerre.
Tous deux étaient blessés.
Les Chiliens, dont l’intention était seulement de refouler leursennemis hors du défilé, se retirèrent en bon ordre et disparurentbientôt.
Les Araucans continuèrent leur retraite.
La plaine que dominait la tour de rochers, dont le sommet étaitoccupé par les quatre hommes, n’avait tout au plus qu’un mille danssa plus grande largeur ; elle ne tardait pas à se rétrécir, età l’extrémité s’élevaient les contreforts d’une forêt vierge dontle terrain, s’exhaussant peu à peu, finissait au loin par seconfondre avec les montagnes.
Les Araucans marchant toujours serrés, traversèrent la plaine ets’enfoncèrent dans la forêt.
Le général Bustamente avait depuis longtemps déjà disparu.
Les Indiens n’avaient laissé derrière eux que les cadavres deleurs ennemis morts et les corps des chevaux frappés par Louis etses compagnons, au-dessus desquels les vautours commençaient àtournoyer en poussant leurs cris aigus et bizarres.
La plaine avait repris son apparence tranquille.
– Nous pouvons continuer notre route, dit don Tadeo en selevant.
Curumilla le regarda avec les marques d’un profond étonnement,mais sans lui répondre.
– Pourquoi cette surprise ? chef, reprit don Tadeo,vous le voyez, la plaine est solitaire, les Araucans et lesChiliens se sont retirés chacun de leur côté ; nous pouvons,je le crois, continuer notre route sans danger.
– Voyons, chef, dit le comte, répondez ; vous savezque le temps nous presse, nos amis nous attendent, nous n’avonsplus rien à faire ici ; pourquoi y restons-nous ?
L’Indien montra d’un geste la forêt vierge.
– Trop d’yeux cachés, dit-il.
– Vous croyez que nous sommes surveillés ? demandaLouis.
Le chef baissa affirmativement la tête.
– Oui, répliqua-t-il.
– Vous vous trompez, chef, reprit don Tadeo, les Araucansont été battus, ils ont réussi à protéger la fuite de l’hommequ’ils voulaient sauver, pourquoi s’obstineraient-ils à rester ici,où ils n’ont plus rien à faire ?
– Mon père ne connaît pas les guerriers de ma nation, ditCurumilla avec un suprême accent d’orgueil, ils ne laissent jamaisd’ennemis derrière eux quand ils ont l’espoir de les détruire.
– Ce qui signifie ? interrompit don Tadeo avecimpatience.
– Que Antinahuel a été blessé par une balle sortie d’unfusil tiré de cette place, et qu’il ne s’éloignera pas sansvengeance.
– Je ne puis admettre cela, notre position estimprenable ; les Araucans sont-ils des aigles, pour volerjusqu’ici ?
– Les guerriers sont prudents, répondit l’Ulmen, ilsattendront que les vivres de mes frères soient épuisés, afin de lesprendre par famine.
Don Tadeo fut frappé du raisonnement plein de justesse du chefindien et ne trouva rien à répondre.
– Nous ne pouvons pourtant pas rester ainsi, dit le jeunehomme ; j’admets que vous ayez raison, chef, il est alorsincontestable que, dans quelques jours, nous tomberons entre lesmains de ces démons.
– Oui, fit Curumilla.
– J’avoue, reprit le comte, que cette perspective n’a riende bien flatteur pour nous ; il n’existe pas de si mauvaiseposition dont on ne puisse sortir avec du courage et del’adresse.
– Mon frère a un moyen ? demanda l’Ulmen.
– Peut-être, je ne sais pas s’il est bon, dans tous les casle voici : Dans deux heures la nuit sera venue, nouslaisserons les ténèbres s’épaissir, puis, quand nous croirons queles Indiens se sont laissés aller au sommeil, nous partironssilencieusement d’ici.
– Les Indiens ne dorment pas, dit froidement Curumilla.
– Au diable, alors ! s’écria énergiquement le comte,dont l’œil fier brilla d’une lueur martiale ; s’il le faut,nous passerons sur leurs cadavres, mais nous nous échapperons.
Si Valentin avait pu voir en ce moment son frère de lait, ilaurait été heureux de cette énergie qui, pour la première fois,éclatait en lui. C’est que Louis était amoureux, qu’il voulaitrevoir celle qu’il aimait, et que l’amour a le privilège d’enfanterdes prodiges.
– Et mais, fit don Tadeo, ce plan ne me semble pas dépourvude chances de réussite ; je pense que vers le milieu de lanuit nous pourrons essayer de le mettre à exécution, si nouséchouons, nous aurons toujours la ressource de nous réfugierici.
– Bon, répondit Curumilla, je ferai ce que désirent mesfrères.
Joan n’avait pris aucune part à la discussion ; assis àterre, le dos appuyé contre un quartier de roc, il fumait avectoute la nonchalance de l’Indien, dont aucune préoccupation netrouble la quiétude naturelle.
Les Araucans sont généralement ainsi, le moment d’agir passé ilstrouvent inutile de fatiguer leurs facultés, qu’ils préfèrentgarder pour lorsqu’ils ont besoin de s’en servir, et ils selaissent aller à jouir du présent sans songer à se préoccuper del’avenir, à moins qu’ils ne soient chefs d’une expédition et que laresponsabilité d’un succès ou d’un échec ne pèse sur eux ;dans ce cas-là, ils sont au contraire d’une vigilance extrême et nes’en rapportent qu’à eux seuls pour tout voir et tout préparer.
Depuis le départ de Valdivia le matin, les quatre hommesn’avaient pas eu le temps de manger, l’appétit commençait à lestalonner sérieusement ; ils résolurent de profiter du reposque leur laissaient leurs ennemis pour assouvir leur faim.
Les préparatifs du repas ne furent pas long ; comme ilsn’étaient pas certains que les Indiens connussent leur position, etque dans tous les cas il était préférable de les laisser dans ledoute et leur donner à supposer qu’ils s’étaient retirés, onn’alluma pas de feu ; le repas se composa seulement de harinatostuda délayée dans de l’eau, chétive nourriture, mais que lebesoin fit trouver excellente aux aventuriers.
Nous avons dit qu’ils étaient abondamment fournis devivres ; en effet, en les économisant, ils en avaient pourplus de quinze jours, mais l’eau qu’ils possédaient ne se composaitque de six outres de peaux de chevreau pleines, environ soixantelitres, aussi était-ce surtout la soif qu’ils redoutaient s’ilsétaient contraints à soutenir un siège.
Lorsque leur maigre repas fut terminé, ils allumèrentphilosophiquement leurs cigares et fumèrent, les regards fixés versla plaine, en attendant la nuit avec impatience.
Près d’une demi-heure s’écoula ainsi sans que rien vînt troublerla quiétude dont jouissaient les aventuriers.
Le soleil baissait rapidement à l’horizon, le ciel prenait peu àpeu des teintes plus sombres, les cimes éloignées des montagness’effaçaient sous d’épais nuages de brume, enfin tout annonçait quela nuit n’allait pas tarder à couvrir la terre.
Tout à coup les vautours, qui s’étaient abattus en grand nombresur les cadavres, dont ils faisaient une horrible curée,s’envolèrent et s’élevèrent tumultueusement dans les airs enpoussant des cris discordants.
– Oh ! oh ! fit le comte, que se passe-t-il donclà-bas ?… cette déroute annonce quelque chose.
– Nous allons probablement savoir bientôt à quoi nous entenir, et si nous sommes cernés ainsi que le prétend le chef,répondit don Tadeo.
– Mon frère verra, répliqua l’Ulmen avec un souriremalin.
Une troupe composée d’une cinquantaine de lanceros chiliensvenait de sortir au grand trot du défilé.
En arrivant dans la plaine, elle obliqua un peu sur la gauche ets’engagea dans le sentier qui conduit à Santiago.
Don Tadeo et le comte cherchaient en vain à reconnaître leshommes qui composaient ce détachement et surtout le chef qui lescommandait.
L’ombre était déjà trop épaisse.
– Ce sont des visages pâles, dit froidement Curumilla, dontles yeux perçants avaient du premier coup d’œil reconnu lesnouveaux venus.
Cependant les cavaliers continuaient paisiblement à cheminer,ils semblaient être exempts de toute inquiétude, ce qui étaitfacile à voir, car ils avaient leurs fusils rejetés en arrière surleur dos, leurs longues lances traînaient nonchalamment, et c’est àpeine s’ils conservaient leurs rangs.
Ces cavaliers formaient l’escorte que don Gregorio Peralta avaitdonnée à don Ramon Sandias pour l’accompagner jusqu’à Santiago.
Ils s’approchaient de plus en plus des épais taillis qui setrouvaient, comme des sentinelles avancées, un peu en avant de laforêt vierge, dans les profondeurs de laquelle ils n’allaient pastarder à disparaître, lorsqu’un horrible cri de guerre répété parles échos des Quebradas retentit auprès d’eux, et une nuéed’Araucans les assaillit avec fureur de tous les côtés à lafois.
Les Espagnols, pris à l’improviste, épouvantés par cette attaquesubite, ne firent qu’une molle résistance et se débandèrent danstoutes les directions.
Les Indiens les poursuivirent avec acharnement et bientôt tousfurent pris ou tués.
Un pauvre diable qui s’était sauvé dans la direction du rocheroù se tenaient les aventuriers, haletants et terrifiés de cetépouvantable massacre, vint tomber sous leurs yeux, le corpstraversé de part en part d’un coup de lance.
Puis, comme par enchantement, Indiens et Chiliens tousdisparurent dans la forêt.
La plaine redevint calme et solitaire.
– Eh bien ! demanda Curumilla à don Tadeo, que pensemon père, les Indiens se sont-ils retirés ?
– Vos prévisions étaient justes, chef, je dois en convenir.Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir qui ressemblait à unsanglot, qui sauvera ma pauvre fille ?
– Moi, vive Dieu ! s’écria résolument le comte.Écoutez, chef, nous avons commis l’incroyable sottise de nousfourrer dans cette souricière, il faut en sortir à tout prix ;si Valentin était ici, son esprit inventif nous en donnerait lesmoyens, j’en suis convaincu ; je vais vous quitter, dites-moioù il est, je le ramènerai avec moi, et nous verrons si ce ramassisde démons pourra nous arrêter.
– Merci, dit chaleureusement don Tadeo, mais ce n’est pasvous, c’est moi, mon ami, qui dois tenter cette hasardeuseentreprise.
– Allons donc ! fit gaiement le jeune homme,laissez-moi faire, je suis certain que je réussirai.
– Oui, fit Curumilla, mes frères les visages pâles ontraison, Trangoil Lanec et mon frère aux cheveux d’or nous sontindispensables ; un homme ira les chercher, mais cet homme, cesera Joan.
– Je connais la montagne, dit alors celui-ci, qui se mêla àl’entretien, les visages pâles ne savent pas les ruses indiennes,ils sont aveugles la nuit, ils s’égareraient et tomberaient dans unpiège, Joan rampe comme la vivara – couleuvre, – il a leflair du chien bien dressé, il trouvera. Antinahuel est un Lapin,voleur des Serpents Noirs, Joan veut le tuer.
Sans ajouter une parole, l’Indien se débarrassa de son poncho,dont il se fit une ceinture, et se prépara à partir.
Avec son couteau, Curumilla trancha un morceau de son poncholarge de quatre doigts environ, et le remit à Joan en luidisant :
– Mon fils remettra ceci à Trangoil Lanec afin qu’ilreconnaisse de quelle part il vient, et il lui racontera ce qui sepasse ici.
– Bon, fit Joan en serrant le morceau d’étoffe dans saceinture, où trouverai-je le chef ?
– Dans la tolderia de San-Miguel, où il nous attend.
– Joan va partir, dit l’Indien avec noblesse, s’il neremplit pas sa mission, c’est qu’on l’aura tué.
Les trois hommes lui pressèrent chaleureusement la main.
L’Indien les salua et commença à descendre ; aux dernièreslueurs du jour ils le virent en rampant atteindre les premiersarbres de la montagne du Corcovado ; arrivé là il se retourna,fit avec la main un geste d’adieu et disparut au milieu des hautesherbes.
Les aventuriers tressaillirent.
Un coup de fusil, presque immédiatement suivi d’un second,venait de retentir dans la direction prise par leur émissaire.
– Il est mort ! s’écria le comte avec désespoir.
– Peut-être ! répondit avec hésitation Curumilla, Joanest un guerrier prudent ; seulement mes frères voient que lafuite est impossible, et que nous sommes bien réellementcernés.
– C’est vrai, murmura don Tadeo avec accablement.
Et il laissa tomber sa tête dans ses mains.
L’obscurité ne tarda pas à envelopper la terre et à confondretous les objets.
Les ténèbres étaient épaisses. Des nuages couraient lourdementdans l’espace et cachaient le disque blafard de la lune.
Un silence de mort pesait sur la nature. Parfois ce silenceétait interrompu par les cris sinistres des bêtes fauves ou lessifflements du vent à travers les branches des arbres.
En vain les trois hommes réfugiés sur les rochers se fatiguaientles yeux en cherchant à distinguer les objets, autour d’eux toutétait obscurité.
À de longs intervalles, des bruits sans nom montaient jusqu’à laplate-forme sur laquelle ils se trouvaient et augmentaient encoreleur inquiétude.
Obligés de veiller avec soin pour éviter toute surprise, aucund’eux n’eut le loisir de prendre un instant de repos.
Don Tadeo avait remarqué pendant le jour que, bien que lesrochers au sommet desquels ils étaient s’élevassent à pic dansl’espace, la montagne sur la pente de laquelle ils s’élevaientétait beaucoup plus haute qu’eux, et que bien qu’à une distanceassez considérable, d’adroits tireurs postés à une certaine hauteurles domineraient et les fusilleraient presque sans coup férir.
Il fit part à ses compagnons de cette observation, dont ilsreconnurent la justesse.
Du côté de la plaine, ils étaient parfaitement garantis,l’escalade était impossible et ils pouvaient tirer à l’abri surceux qui les attaqueraient.
Ils s’occupèrent donc de se fortifier également du côtéopposé.
Ils profitèrent des ténèbres qui les enveloppaient comme d’unlinceul pour le faire.
Ils élevèrent une espèce de mur en entassant les pierres lesunes sur les autres à une hauteur de huit pieds, et comme en cepays les rosées sont excessivement fortes, au moyen de la lance deCurumilla et de celle de Joan, que celui-ci avait abandonnée enpartant, ils établirent une espèce de tente en étendant dessus deuxponchos qu’ils attachèrent l’un à l’autre. Sous cette tente ilsentassèrent les couvertures et les pellones de leurs chevaux, desorte que non-seulement ils parvinrent à se garantir de touteattaque de ce côté, mais encore ils se procurèrent un abri fortutile contre le froid de la nuit et la chaleur des rayons du soleilpendant le jour, s’ils étaient contraints de demeurer longtemps ence lieu.
Cette tente leur servit aussi pour mettre à couvert leursprovisions de guerre et de bouche, que l’eau et le soleil auraientégalement détériorées.
Ces divers travaux les occupèrent une grande partie de lanuit.
Vers trois heures du matin, comme l’obscurité commençait à sedissiper, que le ciel prenait à l’horizon ces teintes d’opale quiprécèdent ordinairement dans ces contrées le lever du soleil,Curumilla s’approcha de ses deux compagnons, qui luttaientvainement contre le sommeil et la fatigue qui les accablaient.
– Que mes frères dorment deux heures, leur dit-il,Curumilla veillera.
– Mais vous, chef, lui répondit don Tadeo, vous qui vousêtes si noblement dévoué à notre cause, vous devez avoir au moinsautant besoin de repos que nous, dormez ! nous veillerons àvotre place.
– Curumilla est un chef, répondit l’Ulmen, il ne dort passur le sentier de la guerre.
Les deux hommes connaissaient trop bien leur ami pour lui fairedes observations inutiles ; charmés au fond du cœur de cerefus qui leur permettait de reprendre des forces, ils se jetèrentsur les pellones et s’endormirent presque aussitôt.
Lorsque Curumilla fut bien certain que ses compagnons étaientplongés dans le sommeil, il se glissa en rampant le long de lapente des rochers et arriva au pied de la forteresse.
Nous avons dit que la montagne était couverte d’une profusion dehautes herbes, du milieu de ces herbes, desséchées par les rayonsardents du soleil de l’été, s’élevaient par places des bouquetsd’arbres résineux ; Curumilla s’accroupit dans les buissons etprêta l’oreille.
Rien ne troublait le silence.
Tout dormait ou semblait dormir dans la plaine et sur lamontagne.
Le chef ôta son poncho, s’étendit sur le sol, de façon àdissimuler le plus possible sa présence, puis il jeta son ponchosur lui et s’en recouvrit. Ce soin pris, il tira sonmechero de sa ceinture et battit le briquet sans craindre,grâce à ses minutieuses précautions, que les étincelles quijaillissaient de la pierre fussent aperçues dans l’obscurité.
Dès qu’il eut du feu il ramassa des feuilles sèches au pied d’unbuisson, souffla patiemment pour aviver le feu jusqu’à ce que lafumée eût pris une certaine consistance, puis il s’éloigna enrampant comme il était venu et regagna le sommet des rochers sansavoir donné l’éveil à aucune des nombreuses sentinelles qui,probablement, surveillaient dans l’ombre les mouvements desaventuriers.
Ses compagnons dormaient toujours.
– Och ! se dit-il en lui-même avecsatisfaction, à présent nous ne craindrons pas que des tirailleurss’embusquent derrière les arbres au-dessus de nous.
Et il resta les yeux obstinément fixés sur la place qu’il venaitde quitter.
Bientôt une lueur rougeâtre perça l’obscurité ; cette lueurgrandit peu à peu et se changea en une colonne de flamme qui montavers le ciel en épais tourbillons et en lançant autour d’elle desmilliers d’étincelles. La flamme gagna rapidement de proche enproche, si bien que tout le sommet de la montagne se trouva presqueimmédiatement en feu.
Des cris furieux se faisaient entendre et l’on voyait courir àla lueur de l’incendie une foule d’Indiens qui s’échappaient deleurs postes d’observation, et dont les silhouettes se détachaienten noir dans ce foyer incandescent.
Mais le Corcovado n’était pas complètement boisé, aussil’incendie ne put-il pas s’étendre au loin. Néanmoins, le but queCurumilla s’était proposé était atteint, les lieux qui une heureauparavant offraient d’excellents abris, étaient à présententièrement découverts.
Aux cris poussés par les Indiens, don Tadeo et le comtes’étaient éveillés en sursaut, et croyant à une attaque ils avaientrejoint le chef.
Ils le trouvèrent contemplant l’incendie d’un œil radieux, sefrottant les mains et riant silencieusement.
– Eh ! fit don Tadeo, qui a allumé cebrasier ?
– Moi ! répondit Curumilla, voyez comme ces bandits sesauvent à demi-grillés.
Les deux hommes partagèrent franchement son hilarité.
– Ma foi ! observa le comte, vous avez eu une heureuseidée, chef ! nous sommes débarrassés de voisins qui n’auraientpas laissé que d’être incommodes.
Faute d’aliments, l’incendie s’éteignit aussi rapidement qu’ils’était allumé ; les aventuriers dirigèrent leurs regards versla plaine.
Ils poussèrent un cri d’étonnement et de stupeur.
Aux premiers rayons du soleil levant, mêlés aux lueurs mourantesde l’incendie, ils avaient aperçu un camp indien entouré d’un largefossé et retranché dans toutes les règles araucanes.
Dans l’intérieur de ce camp, qui était assez considérable,s’élevait un grand nombre de huttes, construites avec des peaux debœufs tendues sur des pieux croisés fichés en terre.
Les trois hommes allaient avoir à soutenir un siège enrègle.
Toutes les prévisions de Curumilla s’étaient accomplies avec uneprécision désespérante.
– Hum ! dit le comte, je ne sais trop comment nousnous en tirerons.
– Eh, mais, observa don Tadeo, on dirait qu’ils demandent àparlementer.
– Oui, dit Curumilla en épaulant son fusil, faut-iltirer ?
– Gardez-vous-en bien, chef, s’écria don Tadeo, voyonsd’abord ce qu’ils veulent, peut-être leurs propositions sont-ellesacceptables.
– J’en doute, répondit le comte, cependant je crois quenous devons les écouter.
Curumilla redressa tranquillement son fusil sur lequel ils’appuya nonchalamment.
Plusieurs hommes étaient sortis du camp.
Ces hommes étaient sans armes.
L’un d’eux agitait de la main droite, au-dessus de sa tête, unde ces drapeaux étoilés qui servent de guidons aux Araucans.
Deux de ces individus portaient le costume chilien. Arrivéspresque au pied de la citadelle improvisée, ils s’arrêtèrent.
La hauteur était assez grande, la voix n’arrivait que faiblementaux oreilles des assiégés.
– Que l’un de vous descende, cria une voix que don Tadeoreconnut pour être celle du général Bustamente, afin que nouspuissions vous poser les conditions que nous voulons bien vousoffrir.
Don Tadeo se préparait à répondre, le comte le repoussa vivementen arrière.
– Êtes-vous fou, cher ami, dit-il un peu brusquement, ilsignorent quels sont les hommes qui sont ici, il est inutile de lesen instruire, laissez-moi faire.
Et se penchant sur le bord de la plate-forme :
– Si l’un de nous descend, cria-t-il, sera-t-il libre derejoindre ses compagnons, si vos propositions ne sont pasacceptées ?
– Oui, répondit le général, sur ma parole d’honneur desoldat, il ne sera rien fait au parlementaire et il pourrarejoindre ses compagnons.
Louis regarda don Tadeo.
– Allez, lui dit celui-ci avec noblesse, moi, qui suis sonennemi, je me fierais à sa parole.
Le jeune homme se retourna vers la plaine.
– Je viens, cria-t-il.
Alors il quitta ses armes et, avec l’adresse et la célérité d’unchamois, il sauta de rocher en rocher et au bout de cinq minutes ilse trouva en face des chefs ennemis.
Ils étaient quatre, nous l’avons dit.
Antinahuel, le Cerf Noir, le général Bustamente et le sénateurdon Ramon Sandias.
Seul, le sénateur n’était pas blessé.
Le général et Antinahuel avaient des blessures à la tête et à lapoitrine, le Cerf Noir portait le bras droit en écharpe.
Le comte, dès qu’il fut devant eux, les salua avec la plusexquise courtoisie, et se croisant les bras sur la poitrine, ilattendit qu’il leur plût de prendre la parole.
– Caballero, lui dit don Pancho avec un sourire contraint,le soleil est bien chaud, ici ; comme vous le voyez je suisblessé, voudriez-vous nous suivre dans le camp ? vous n’aurezrien à craindre.
– Monsieur, répondit le jeune homme avec hauteur, je necrains rien, ma démarche vous le prouve, je vous suivrai où bonvous semblera.
Le général s’inclina en signe de remerciement.
– Venez, lui dit-il.
– Passez, monsieur, je vous suis.
Les cinq hommes se dirigèrent alors vers le camp, dans lequelils furent introduits l’un après l’autre, en marchant sur uneplanche jetée en travers du fossé.
– Hum ! fit le Français à part lui, ces gens-là ont debien mauvaises figures, je crains bien de m’être jeté dans lagueule du loup.
Le général, qui en ce moment le considérait, parut avoir devinésa pensée, car il s’arrêta au moment de mettre le pied sur laplanche, en lui disant :
– Monsieur, si vous avez peur, vous pouvez vousretirer.
Le jeune homme tressaillit, son front rougit de honte et decolère.
– Général, répondit-il avec hauteur, j’ai votre parole,ensuite il est une chose que vous ignorez.
– Quelle est cette chose que j’ignore, monsieur ?
– Celle-ci, général, c’est que je suis Français.
– Ce qui veut dire ?
– Que je n’ai jamais peur ; ainsi, veuillez passer, jevous prie, afin que je passe après vous, ou bien, si vous lepréférez, cédez-moi votre place.
Le général le regarda avec étonnement, presque avec admiration,pendant une seconde ; par un mouvement spontané, il étendit lebras vers lui.
– Votre main, monsieur, lui dit-il, vous êtes un brave, ilne tiendra pas à moi, je vous le jure, que vous ne vous enretourniez satisfait de notre entrevue.
– Cela vous regarde, monsieur, répondit le jeune homme enposant sa main blanche, fine et aristocratique, dans celle que luitendait le général.
Les deux Indiens avaient attendu, impassibles, la fin de cettediscussion.
Les Araucans sont bons juges en matière de courage, pour euxcette qualité est la première de toutes, aussi ils l’honorent mêmedans un ennemi.
Les cinq personnages marchèrent silencieusement pendant quelquesminutes à travers le camp, enfin ils arrivèrent devant une hutteplus grande que les autres, à l’entrée de laquelle un faisceau delongues lances à banderolles écarlates, plantées en terre, montraitque c’était la hutte d’un chef.
Ils entrèrent.
Cette hutte était tout à fait privée de meubles, quelques crânesde bœufs épars çà et là servaient de sièges.
Dans un coin, sur un amas de feuilles sèches recouvertes depellones et de ponchos, une femme était étendue la tête enveloppéede compresses.
Cette femme était la Linda.
Elle paraissait dormir. Pourtant, au bruit causé par l’entréedes chefs, son œil fauve étincela dans la demi-obscurité de lahutte et prouva qu’elle était bien éveillée.
Chacun s’assit tant bien que mal sur un crâne de bœuf.
Lorsque tous eurent pris place, le général parut se recueillirun instant, puis il leva les yeux sur le comte et lui dit d’unevoix brève :
– Voyons, monsieur, à quelles conditions consentez-vous àvous rendre ?
– Pardon, monsieur, répondit le jeune homme, nous neconsentons à nous rendre à aucune condition, ne déplaçons pas laquestion, s’il vous plaît, c’est au contraire vous qui avez despropositions à nous faire, ce qui est bien différent, j’attendsqu’il vous plaise de les articuler.
Un profond silence suivit ces paroles.
Joan était un jeune homme de trente ans au plus, hardi,aventureux, ne redoutant aucun péril, mais doué aussi de cetteastuce froide et profonde qui caractérise ses compatriotes. Avantde partir il avait pesé parfaitement toutes les chances pour etcontre le succès de sa mission. Il ne se dissimulait pas qu’elleétait hérissée de difficultés et que ce serait en quelque sorte unmiracle s’il parvenait à éviter les pièges sans nombre tendus sousses pas.
Ces difficultés, même au lieu de le rebuter, la lui avaient faitaccepter avec empressement.
Il y voyait l’occasion de jouer un bon tour à Antinahuel, qu’ildétestait sans trop savoir pourquoi, nous devons le dire, tout ensauvant Curumilla qui lui avait sauvé la vie.
Tout se résumait à traverser, sans être tué, la ligne dessentinelles qui, sans doute, enveloppaient le poste qu’il venait dequitter.
Il resta un instant accroupi dans les hautes herbes,réfléchissant au moyen qu’il emploierait pour s’échapper sain etsauf.
Il paraît que ce moyen ne tarda pas à être trouvé, car il se mità courir.
Assuré qu’il était bien seul, il déroula son laço, dépassa lenœud coulant et en noua l’extrémité à un buisson.
Sur ce buisson il attacha son chapeau de façon à ce qu’il ne pûttomber, puis il s’éloigna avec précaution en déroulant son laço aufur et à mesure.
Lorsqu’il fut arrivé à l’extrémité du laço, il tira doucement,par petites secousses, en imprimant un léger mouvement oscillatoireau buisson.
Ce mouvement fut aperçu presque aussitôt des sentinelles, elless’élancèrent de ce côté, virent le chapeau et firent feu.
Pendant ce temps-là, Joan détalait avec la légèreté d’unguanacco, riant comme un fou du désappointement des sentinelles,quand elles reconnaîtraient sur quoi elles avaient tiré.
Du reste, il avait si bien pris ses mesures qu’il était déjàloin et complètement hors d’atteinte, avant que les Araucans sefussent aperçus du tour qu’il leur avait joué.
Il y a loin du cañon del rio seco à la tolderia de San-Miguelpar la route tracée, ou pour être plus vrai, à peu près tracée, queprennent les voyageurs ; si Joan avait voulu la suivre, ilaurait eu près de quinze lieues à faire.
Mais Joan était un Indien, il coupait le chemin à vol d’aigle,en ligne droite.
Jeune et doué d’un jarret de fer, il partit au pas gymnastique,traversant monts et vallées, sans jamais ralentir sa marche.
Il avait quitté le rocher à six heures du soir. Il arrivait envue de San-Miguel à trois heures du matin.
En neuf heures il avait parcouru plus de douze lieues par deschemins où les chèvres seules et les Indiens peuvent passer.
C’était vigoureusement marcher.
Quand il entra dans la tolderia, l’ombre et le silence régnaientpartout, tous les habitants dormaient, quelques chiens errantshurlaient à la lune, c’était tout !
Joan était assez embarrassé, il ne savait comment trouver ceuxauxquels il avait affaire, lorsque la porte d’une hutte s’ouvrit,et deux hommes, suivis d’un énorme chien de Terre-Neuve, parurentsur la route.
Dès que le chien aperçut l’Indien, il s’élança vers lui enaboyant avec fureur.
– Retenez votre chien, s’écria Joan en se mettantpromptement en défense.
– Ici, César ! ici, monsieur, fit une voix.
Le chien obéit et revint en grognant tout bas se placer auprèsde son maître.
Ces paroles avaient été prononcées en français, langue quenaturellement Joan ignorait ; il se souvenait d’avoir vu àValdivia, auprès des Français, un chien semblable à celui qui luifaisait un si formidable accueil, cela le porta à supposer que lehasard le mettait face à face avec ceux qu’il cherchait.
Joan était l’homme de résolution prompte, il prit son parti sanshésiter et cria d’une voix forte :
– Marry-marry, êtes-vous le muruche, amide Curumilla ?
– Curumilla ! s’écria Trangoil Lanec en s’approchant,qui a prononcé ce nom ?
– Un homme qui vient de sa part, répondit Joan.
Le chef dirigea sur lui un œil soupçonneux, mais les ténèbresétaient si épaisses qu’il ne put que difficilement distinguerl’homme qui lui parlait.
– Approchez, lui dit-il, puisqu’il vous envoie vers nous,vous devez avoir certaines choses à nous rapporter ?
– Êtes-vous ceux que je cherche ? demanda Joan,hésitant à son tour.
– Oui, mais dans la hutte, à la clarté d’un candil, nousnous reconnaîtrons mieux qu’ici, où la nuit est plus noire que lecratère de l’autuco.
– C’est vrai, appuya Valentin en riant, il fait si noir quele diable marcherait sur sa queue.
Les trois hommes entrèrent dans la hutte, suivis par leTerre-neuvien qui formait l’arrière-garde.
Sans perdre de temps, Trangoil Lanec sortit son méchero etbattit le briquet, on alluma un candil et les trois interlocuteursse virent.
Trangoil Lanec s’avança vers l’Indien :
– Bon, dit-il, je reconnais mon penny, c’est luique déjà Curumilla avait envoyé à Valdivia.
– Oui, répondit Joan en montrant le chien qui s’étaitcouché auprès de lui et lui léchait les mains, vous voyez que lechien m’a reconnu.
– Celui que mon chien aime, je l’aime, guerrier, voici mamain, dit Valentin.
Joan serra cordialement cette main loyale, la franchise duFrançais lui avait gagné le cœur, entre ces deux hommes désormaisc’était à la vie à la mort.
Trangoil Lanec s’était accroupi sur le sol, il fit signe à sescompagnons de prendre place à ses côtés.
Ceux-ci obéirent.
Après un moment de silence, pendant lequel il sembla rassemblerses pensées, le chef se tourna vers Joan :
– J’attendais ce soir, au coucher du soleil, dit-il,l’arrivée de Curumilla et de deux amis. Curumilla est un chef, saparole est sacrée, la nuit s’avance, le hibou a déjà fait entendreson chant lugubre qui annonce le lever du soleil, Curumilla n’estpas venu, quelle raison l’en empêche ? mon fils est unguerrier, il vient de la part de mon frère, qu’il parle, mesoreilles sont ouvertes.
Joan s’inclina respectueusement et tira de sa ceinture lemorceau d’étoffe que lui avait remis Curumilla comme preuve de samission : l’Indien le présenta silencieusement.
– Un morceau du poncho de Curumilla ! s’écriaviolemment Trangoil Lanec en s’en emparant et le passant àValentin, aussi ému que lui, parle, messager de malheur, mon frèreest-il mort ? De quelle terrible nouvelle es-tu porteur ?Parle, au nom de Pillian ! dis-moi les noms de ses assassins,afin qu’avec leurs os Trangoil Lanec se fasse des sifflets deguerre.
– Les nouvelles que j’apporte sont mauvaises ;cependant, au moment où je les ai quittés, Curumilla et sescompagnons étaient en sûreté et sans blessures.
Les deux hommes respirèrent.
– Curumilla, continua l’Indien, coupa ce morceau de sonponcho et me le donna en me disant : Va trouver mes frères,montre-leur cette étoffe, alors ils te croiront et tu leurrapporteras dans tous ses détails la situation dans laquelle noussommes ; je suis parti, j’ai fait douze lieues sans m’arrêterdepuis le coucher du soleil, et me voilà.
Sur un signe de Trangoil Lanec, Joan fit alors le récit qu’onattendait de lui.
Ce récit fut long, l’Ulmen et Valentin l’écoutèrent avec la plusgrande attention. Lorsqu’il fut terminé il y eut un silence.
Chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.
Les nouvelles étaient effectivement mauvaises, la position desassiégés critique ; il était impossible que trois hommes, sirésolus qu’ils fussent, pussent longtemps résister aux effortscombinés d’un millier de guerriers furieux de la défaite que lesEspagnols leur avaient infligée et qui brûlaient de prendre leurrevanche.
Le secours qu’ils porteraient à leurs amis serait bien faible,peut-être arriverait-il trop tard.
Que faire ?
C’est ce que ces trois hommes indomptables se demandaient avecrage, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante.
Ils se trouvaient devant une impossibilité qui se dressaitimplacable et terrible devant eux.
Ils n’avaient que deux choses à faire : ou laisser mourirleurs amis sans chercher à les sauver, cette idée ne leur vint mêmepas, ou aller mourir avec eux.
Hors de ces deux combinaisons, il n’y avait rien ! c’étaitvainement qu’ils se creusaient la tête pour résoudre ce problèmeinsoluble.
C’était un mal sans remède, il fallait courber le front ;Valentin fut le premier qui se décida.
– Vive Dieu ! dit-il en se levant avec violence,puisque nous ne pouvons que mourir avec nos amis, hâtons-nous deles joindre, la mort leur semblera plus douce si nous sommes prèsd’eux.
– Allons ! répondirent résolument les deux Indienscomme un écho funèbre.
Ils sortirent de la hutte.
Le soleil se levait radieux à l’horizon.
– Bah ! dit Valentin tout ragaillardi par l’air fraisdu matin et les éblouissants rayons du soleil qui faisaientmiroiter les cailloux de la route, nous nous en tirerons !Tant que l’âme tient au corps, il y a de l’espoir ! ne nouslaissons pas abattre, chef, je suis certain que nous lessauverons.
L’Ulmen hocha tristement la tête.
En ce moment, Joan, qui s’était éloigné sans que, ses compagnonsle remarquassent, revint, conduisant en bride trois chevauxharnachés.
– À cheval, dit-il, peut-être arriverons-nous à temps.
Les deux hommes poussèrent un cri de joie et sautèrent enselle.
Alors commença une course furieuse qui ne peut être comparée àrien.
Cette course dura six heures.
Il était près de onze heures lorsque les trois hommes, toujourssuivis par le brave César, arrivèrent en vue de Corcovado.
– Ici nous devons mettre pied à terre, dit Joan, continuerplus longtemps notre route à cheval serait nous exposer à êtredécouverts par les éclaireurs de Antinahuel.
Les chevaux furent abandonnés.
Le plus grand silence régnait aux environs.
Les trois compagnons commencèrent à gravir la montagne.
Après avoir monté pendant assez longtemps, ils s’arrêtèrent pourreprendre haleine et se consulter.
– Attendez-moi ici, dit Joan, je vais à la découverte, nousdevons être entourés d’espions.
Ses compagnons s’étendirent sur le sol ; il s’éloigna enrampant.
Au lieu de monter davantage, l’Indien, qui avait calculé qu’ilsse trouvaient à peu près à la hauteur du bloc de rochers, obliquapeu à peu et disparut bientôt derrière un bloc de rochers.
Son absence fut longue, près d’une heure s’écoula avant qu’ilreparût.
Ses amis, inquiets de cette longue attente, ne savaient quelparti prendre ni que penser.
Ils craignaient qu’il n’eût été découvert et faitprisonnier.
Déjà ils se préparaient à reprendre leur marche, au risque de cequi pourrait arriver, lorsqu’ils le virent accourir rapidement sansmême se donner la peine de se cacher.
Quand il fut près d’eux :
– Eh bien ! lui demanda vivement Valentin, que sepasse-t-il ? pourquoi cet air joyeux répandu sur votrevisage ?
– Curumilla est un chef prudent, répondit Joan, il a brûléla forêt derrière les rochers.
– Quel si grand avantage cet incendie nous procure-t-ildonc ?
– Un immense. Les guerriers de Antinaturel étaientembusqués à l’abri des arbres, ils ont été obligés de seretirer ; à présent, la route est libre, nous pouvons joindrenos amis quand nous voudrons.
– Allons, alors ! s’écria Valentin.
– Et Curumilla ? demanda Trangoil Lanec, commentl’avertir de notre présence ?
– Je l’ai averti, reprit Joan, il a aperçu mon signal, ilnous attend.
– Ces diables d’Indiens pensent à tout, se dit Valentin enmordillant sa moustache ; allons, viens César, viens, mon bonchien, ce sera malheureux si avec le secours de ces trois hommesrésolus, je ne parviens pas à sauver mon pauvre Louis ;l’horizon se rembrunit d’une furieuse façon, ajouta-t-il,bigre ! il faut faire attention à ne pas laisser sa peauici.
Et, suivi de César, qui le regardait en remuant la queue etsemblait comprendre les pensées qui attristaient son maître, tantson regard était expressif, il se mit à marcher derrière TrangoilLanec qui, lui, marchait pour ainsi dire dans les pas de Joan.Vingt minutes plus tard, sans avoir été inquiétés, ils setrouvaient au pied des rochers, du haut de la plate-forme desquelsdon Tadeo et Curumilla, leur faisaient de joyeux signaux debienvenue.
Nous sommes forcé d’interrompre notre récit, afin de raconterdifférents incidents qui étaient arrivés dans le camp des Aucas, àla suite du combat livré aux Espagnols dans le défilé.
Les hommes embusqués au sommet des rochers leur avaient faitsouffrir des pertes sensibles.
Les principaux chefs araucaniens, échappés sains et saufs à lalutte acharnée du matin, avaient été grièvement blessés, frappéspar des mains invisibles.
Le général Bustamente, jeté à bas de son cheval, avait reçu uneballe qui, heureusement pour lui, n’avait fait qu’entamer assezlégèrement les chairs.
Les Araucans, furieux de cette attaque à laquelle ils étaientloin de s’attendre, et dans le premier paroxysme de la colère,avaient juré de se venger sans désemparer.
Résolution qui mettait les aventuriers dans une position fortcritique.
Le général Bustamente avait été enlevé évanoui du champ debataille et caché dans les bois, ainsi que la Linda.
Don Pancho, presque immédiatement pansé, revint promptement àlui.
Son premier mouvement fut de chercher à savoir où il était et des’informer de ce qui s’était passé.
Antinahuel le lui dit :
– Quelle conduite tiendra mon frère ? lui demanda legénéral.
– Le Grand Aigle a ma parole, répondit le chef avec unregard louche, qu’il tienne sa parole, je tiendrai la mienne.
– Je n’ai pas la langue double, dit le général, que jerevienne au pouvoir et je restituerai au peuple araucan leterritoire qui lui a appartenu.
– Alors, que mon père ordonne, j’obérai, repritAntinahuel.
Un sourire d’orgueil plissa la lèvre dédaigneuse du général, ilcomprit que tout n’était pas encore fini pour lui et se prépara àjouer hardiment cette dernière partie, d’où dépendait sa fortune ousa perte.
– Où sommes-nous ? demanda-t-il.
– Embusqués en face des visages pâles qui nous ont sirudement salués, il y a une heure, à notre entrée dans laplaine.
– Et que prétend mon frère ?
– M’emparer d’eux, répondit Antinahuel, ces hommesmourront.
Sur ces derniers mots, il salua le général et se retira.
Après son départ, don Pancho resta plongé dans une sombremélancolie ; cette obstination des Aucas à réduire une poignéed’aventuriers, dont la résistance serait longue sans doute, pouvaitfaire manquer le plan que déjà il mûrissait dans sa tête, endonnant aux patriotes le temps de se préparer à cette luttenouvelle.
Pour la réussite de ses projets, la célérité était la conditionsine qua non, et il maudissait l’orgueil des Indiens, quileur faisait sacrifier à une vaine entreprise, sans autre intérêtque la mort de quelques hommes, des questions pour lui d’un si hautintérêt.
La tête tristement appuyée sur la main, il se plongeait dans cesréflexions lorsqu’il sentit qu’on le tirait légèrement par sonhabit.
Il se retourna avec surprise et retint avec peine un crid’horreur.
Doña Maria, les vêtements déchirés et maculés de sang et deboue, le visage enveloppé de compresses et de linges sanglants.
La courtisane devina l’impression qu’elle avait produite surl’homme que jusqu’à ce moment elle avait tenu courbé devant elle,obéissant à ses moindres caprices, elle comprit qu’avec la beautés’était en allé l’amour ; un sourire amer crispa seslèvres.
– Je vous fais horreur, don Pancho ? dit-elle d’unevoix lente, avec un accent de tristesse indéfinissable.
– Madame ! fit vivement le général.
Elle l’interrompit.
– Ne vous abaissez pas à un mensonge indigne de vous et demoi. Qu’a d’étonnant ce qui se passe ? n’en est-il pastoujours ainsi ?
– Madame, croyez bien…
– Vous ne m’aimez plus, vous dis-je, don Pancho, je suislaide, à présent, reprit-elle avec amertume ; du reste ne vousai-je pas tout sacrifié, il ne me restait plus que ma beauté, jevous l’ai donnée avec joie.
– Je ne répondrai pas aux récriminations déguisées que vousm’adressez, j’espère vous prouver par mes actes que…
– Laissons là, interrompit-elle violemment, ces banalitésdont ni vous ni moi ne croyons un mot ; si l’amour ne peutplus nous unir, que la haine soit le lien qui nous attache l’un àl’autre : nous avons le même ennemi.
– Don Tadeo de Leon ! fit-il avec colère.
– Oui, don Tadeo de Leon, celui qui, il y a quelques joursà peine, nous a abreuvés de tant d’humiliations.
– Mais je suis libre aujourd’hui, s’écria-t-il avec unaccent terrible.
– Grâce à moi, dit-elle avec intention, car tous vos lâchespartisans vous avaient abandonné.
– Oui, répondit-il, c’est vrai, vous seule m’êtes restéefidèle.
– Les femmes sont ainsi, elles ne comprennent pas lessentiments bâtards, chez elles tout est franchement dessiné, ellesaiment ou elles haïssent ; mais assez sur ce chapitre, il fautvous hâter de profiter de votre liberté : vous connaissezl’habileté et la froide bravoure de votre ennemi, si vous lui endonnez le temps, en peu de jours il deviendra un colosse dont ilvous sera impossible de saper les larges bases de granit.
– Oui, murmura-t-il comme en se parlant à lui-même, je lesais, je le sens, hésiter c’est tout perdre ! mais quefaire ?
– Ne pas se désespérer d’abord, et examiner tout ce qui sepassera ici. Oh ! ajouta-t-elle en penchant la tête en avant,entendez-vous ce bruit ? c’est peut-être le secours que nousattendons qui nous arrive.
Il se fit un grand mouvement dans le bois, c’était l’escorte dedon Ramon qui était entourée et faite prisonnière par lesIndiens.
Antinahuel apparut, amenant un personnage que les deuxinterlocuteurs reconnurent aussitôt.
Cet homme était don Ramon Sandias.
En apercevant la Linda, il fit un saut de frayeur, et si le chefne l’avait pas retenu, il se serait enfui au risque de se fairetuer par les Indiens.
– Misérable ! s’écria le général en lui serrant lagorge.
– Arrêtez, dit la Linda en dégageant le sénateur plus mortque vif.
– Comment, vous défendez cet homme ! s’écria legénéral au comble de l’étonnement, vous ne savez donc pas qui ilest ? non-seulement il m’a indignement trahi avec son compliceCornejo, mais encore c’est lui qui vous a fait cette affreuseblessure.
– Je sais tout cela, répondit la Linda avec un sourire quidonna la chair de poule au pauvre diable, qui crut sa dernièreheure arrivée, mais, continua-t-elle, la religion commande l’oubliet le pardon des injures, j’oublie et je pardonne à don RamonSandias, et vous ferez comme moi, don Pancho.
– Mais… voulut-il dire.
– Vous ferez comme moi, reprit-elle de sa voix la pluscalme, avec un regard significatif.
Le général comprit que la Linda avait une idée, il n’insistapas.
– Bon, dit-il, puisque vous le désirez, doña Maria, jepardonne comme vous ; tenez, don Ramon, voici ma main,ajouta-t-il en la lui tendant.
Le sénateur ne savait pas s’il devait en croire ses oreilles,mais à tout hasard il saisit avec empressement cette main qui luiétait tendue et la secoua de toutes ses forces.
Antinahuel sourit avec mépris au dénouement de cette scène dont,malgré toute son astuce, il ne devina pas la portée.
– S’il en est ainsi, dit-il, je vous laisse ensemble, ilest inutile d’attacher ce prisonnier.
– Parfaitement inutile, appuya don Pancho.
– Oui, fit le toqui, je vois que vous vous entendez.
– On ne peut pas mieux, chef, on ne peut pas mieux, repritle général avec un sourire d’une expression indéfinissable.
Antinahuel se retira.
Sitôt qu’il fut seul avec la Linda et le général, don Ramon nemit plus de bornes à sa reconnaissance.
– Oh ! mes chers bienfaiteurs, s’écria-t-il avecenthousiasme, en s’élançant vers eux.
– Un instant, caballero, s’écria don Pancho, nous avons àcauser, maintenant.
Le sénateur s’arrêta tout interdit.
– Avez-vous donc supposé, dit la Linda, qu’un plat coquinde votre espèce puisse nous inspirer la moindre pitié ?
– Mais, continua le général, nous avons tenu à être lesseuls à disposer de vous.
– Vous reconnaissez, n’est-ce pas, reprit la Linda, quevous êtes bien réellement en notre pouvoir, et que si nous voulonsvous tuer, cela nous est facile ?
Le sénateur resta anéanti.
– Maintenant, ajouta le général, répondez catégoriquementaux questions qui vous seront adressées ; je dois vous avertirqu’un mensonge ferait tomber votre tête.
Un nouveau tremblement agita le sénateur.
– Comment vous trouvez-vous ici ?
– Oh ! d’une manière bien simple, général, je viens àl’instant d’être surpris par les Indiens.
– Où alliez-vous ?
– À Santiago.
– Seul ?
– Non pas, diable ! j’avais une escorte de cinquantecavaliers. Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir, ce n’était pasassez.
Au mot d’escorte, le général et la Linda se lancèrent un coupd’œil d’intelligence.
Don Pancho continua son interrogatoire.
– Qu’alliez-vous faire à Santiago ?
– Hélas ! je suis fatigué de la politique, monintention était de me retirer dans ma quinta de Cerro Azuel, aumilieu de ma famille.
– Vous n’aviez pas d’autre but ? demanda legénéral.
– Ma foi non.
– Vous en êtes sûr ?
– Certes… Ah ! attendez, fit-il en se ravisant,j’étais chargé d’une mission.
– Là ! vous voyez bien !
– Oh ! mon Dieu ! je l’avais oublié, je vousassure.
– Hum ! et quelle était cette mission ?
– Je l’ignore.
– Comment, vous l’ignorez ?
– Ma foi oui, j’étais chargé d’une dépêche.
– Donnez.
– Voilà !
Le général s’en empara, brisa le cachet et la parcourutrapidement des yeux.
– Bah ! fit-il en la froissant entre ses doigtscrispés, cette dépêche n’a pas le sens commun, elle est du genre decelles que l’on confie aux gens de votre espèce.
Le sénateur feignit de prendre cette phrase pour uncompliment.
– C’est ce que j’avais pensé aussi, dit-il avec un sourirequi avait la prétention d’être agréable, mais dont la terreur quidécomposait ses traits faisait à son insu une affreuse grimace.
À cette réponse saugrenue, le général ne put retenir sonsérieux, il éclata d’un franc éclat de rire, auquel le sénateurs’associa avec empressement, sans savoir pourquoi.
Doña Maria mit fin à cette hilarité en prenant la parole.
– Don Pancho, dit-elle, rendez-vous auprès de Antinahuel,il est important que demain au lever du jour il fasse demander uneentrevue aux aventuriers qui se sont perchés comme des hiboux ausommet du rocher.
– Mais, il refusera, observa le général étonné.
– Il faut qu’il accepte, chargez-vous de le convaincre.
– J’essaierai.
– Il faut réussir.
– Je réussirai, puisque vous l’exigez.
– Pendant votre absence, moi, je causerai avec cethomme.
– À votre aise, je me retire.
De quels arguments se servit le général pour amener le toqui àparlementer avec les assiégés ? il est certain qu’il yréussit.
Lorsqu’il rejoignit doña Maria, celle-ci terminait saconversation avec le sénateur, en lui disant d’une voixsardonique :
– Arrangez-vous comme vous pourrez, cher monsieur, si vouséchouez, je vous livre aux Indiens qui vous brûleront tout vif.
– Hum ! fit don Ramon avec épouvante, s’ils apprennentque c’est moi qui ai fait cela, que m’arrivera-t-il ?
– Vous serez brûlé.
– Diable ! diable ! la perspective n’est pasagréable ; franchement, est-ce que vous ne pourriez pascharger un autre de cette commission ?
Doña Maria sourit avec finesse.
– Tranquillisez-vous, lui dit-elle, vous m’aurez pourcomplice, je vous aiderai.
– Oh ! alors, fit-il avec joie, je suis certain deréussir.
La Linda lui tint parole, elle l’aida à exécuter le hardi projetqu’elle avait conçu.
Don Pancho s’abstint d’interroger la courtisane.
Il savait qu’elle travaillait pour lui, cela lui suffisait. Ilattendait patiemment qu’elle jugeât convenable de lui faire sesconfidences.
Retournons dans la hutte du conseil, où le comte dePrébois-Crancé avait été introduit par le général.
Don Pancho Bustamente avait trop de courage personnel pour nepas aimer et apprécier cette qualité chez un autre.
L’attitude fière et hautaine prise par le jeune homme lui avaitplu ; aussi, après sa réponse, au lieu de lui savoir mauvaisgré de la manière dont il avait rétabli les faits et posé laquestion, il lui en sut gré, et lui dit en s’inclinant :
– Votre observation est parfaitement juste, monsieur…
– Le comte de Prébois-Crancé, acheva le Français ensaluant.
En Amérique, cette terre de l’égalité par excellence, à ce queprétendent du moins les gens qui n’y sont jamais allés, la noblessen’existe pas. Les titres y sont par conséquent inconnus. Pourtantil n’y a pas de pays au monde où cette noblesse et ces titresjouissent d’un plus grand prestige.
Un comte ou un marquis sont regardés par les populations qu’ilsvisitent comme des hommes d’une essence supérieure à celle ducommun des martyrs. Et ce que nous disons ici ne se rapporte passeulement à l’Amérique du Sud, où, après tout, selon la vieille loiqui dit que tout Castillan est noble, les descendants des Espagnolspourraient à bon droit revendiquer la noblesse ; mais c’estsurtout aux États-Unis que l’influence des titres règne dans toutesa force.
L’immortel Fenimore Cooper avait du reste fait avant nous cetteobservation dans un de ses romans. Il raconte l’effet produit parun de ses personnages, Américain d’origine, qui, ayant émigré enAngleterre à la Révolution, en était revenu affublé du titre deBaronnet : cet effet fut immense, et Cooper ajoutenaïvement que ces dignes Yankees en furent toutenorgueillis.
D’où peut provenir cette anomalie chez des républicains aussifarouches que les Américains ?
Pour notre part, nous avouons franchement notre incompétence, etnous laissons à d’autres plus initiés dans les mystères du cœurhumain, le soin de résoudre cette question ardue.
Le général et le sénateur regardèrent le jeune homme avec unecuriosité sympathique, et don Pancho reprit au bout d’uninstant :
– Avant toute autre question, permettez-moi, monsieur lecomte, de vous demander comment il se fait que vous,personnellement, vous vous trouviez parmi les hommes que nousassiégeons ?
– Par la raison la plus simple, monsieur, répondit Louisavec un fin sourire : je voyage avec quelques amis etplusieurs domestiques ; hier le bruit d’un combat est arrivéjusqu’à nous ; je me suis informé naturellement de ce qui sepassait ; sur ces entrefaites, plusieurs soldats espagnols,courant sur la crête des montagnes, se sont retranchés sur cerocher où moi-même j’avais cherché un refuge, ne me souciantnullement de tomber entre les mains des vainqueurs, si cesvainqueurs étaient les Araucans, gens que l’on dit féroces, sansfoi ni loi, que sais-je encore ? la bataille commencée dans ledéfilé a continué dans la plaine ; les soldats, n’écoutant queleur courage, ont tiré sur l’ennemi ; cette imprudence nous aété fatale, puisque voilà pourquoi vous nous avez découverts.
Le général et le sénateur savaient parfaitement à quoi s’entenir sur la véracité de ce récit, auquel cependant, en gens dumonde, ils eurent l’air d’ajouter la foi la plus entière ;d’ailleurs, il avait été débité avec une bonne humeur, unlaisser-aller et un aplomb si réjouissants qu’ils l’avaient écoutéen souriant.
Antinahuel et le Cerf Noir l’avaient pris au pied de lalettre.
– Ainsi, monsieur le comte, répondit le général, c’est vousqui êtes le chef de la garnison ?
– Oui, monsieur…
– Le général don Pancho Bustamente.
– Ah ! pardon, fit d’un air surpris le jeune homme,qui savait fort bien à qui il s’adressait, j’ignorais, général.
Don Pancho sourit avec orgueil.
– Et cette garnison est-elle nombreuse ?reprit-il.
– Hum ! assez, répondit légèrement le comte.
– Trente hommes, peut-être, fit le général d’un toninsinuant.
– Oui, à peu près, dit le comte avec aplomb.
Le général se leva.
– Comment, monsieur le comte, s’écria-t-il avec une feintecolère, c’est avec trente hommes que vous prétendez résister à cinqcents guerriers araucans qui vous entourent ?
– Et pourquoi pas, monsieur ? répondit froidement lejeune homme.
En disant ces quelques mots, l’accent du Français fut si ferme,son œil lança un tel éclair, que les assistants tressaillirentd’admiration.
– Mais c’est de la folie ! reprit le général.
– Non, monsieur, c’est du courage, répondit le comte ;vive Dieu ! vous tous qui m’écoutez, vous êtes des hommesintrépides que mon langage ne peut étonner ; à ma place, vousagiriez de même !
– Oui ! fit Antinahuel, mon frère le muruche parlebien, c’est un grand chef parmi les guerriers de sa nation, lesAucas seront fiers de le vaincre.
Le général fronça le sourcil, l’entrevue prenait une directionqui ne lui convenait pas.
– Essayez, chef, répliqua le jeune homme avec fierté, maisla roche qui nous abrite est haute, et nous sommes résolus à nousfaire tuer tous avant de nous rendre.
– Voyons, monsieur le comte, dit le général d’un tonconciliant, tout ceci n’est qu’un malentendu ; la France n’estpas en guerre avec le Chili, que je sache ?
– Je dois l’avouer, répondit Louis.
– Il me semble donc qu’il est plus facile de nous entendreque vous ne le supposez ?
– Ma foi, je vous dirai franchement que je suis venu enAmérique pour voyager et non pour me battre, et que si j’avais puéviter ce qui est arrivé hier, je l’eusse fait de grand cœur.
– Eh bien ! rien n’est plus facile que de terminer ledifférend.
– Je ne demande pas mieux.
– Ni moi non plus, et vous, chef ? dit-il àAntinahuel.
– Bon, mon frère est le maître, ce qu’il fera sera bienfait.
– Très-bien, reprit le général, voici quelles sont mesconditions : vous, monsieur le comte, et tous les Français quivous accompagnent, vous serez libres de vous retirer où bon voussemblera ; mais les Chiliens et les Aucas, quels qu’ilssoient, qui se trouvent dans votre troupe, nous serontimmédiatement livrés.
Le comte fronça le sourcil, se leva, et après avoir salué lesassistants avec la plus grande courtoisie, sortit résolument de lahutte.
Les quatre hommes se regardèrent un instant avec surprise, puis,par un mouvement spontané, ils s’élancèrent sur ses traces.
Le comte, d’un pas lent et tranquille, se dirigeait vers lerocher.
Le général le rejoignit à quelque distance desretranchements.
– Où allez-vous donc, monsieur ? lui dit-il, etpourquoi ce départ subit sans daigner nous répondre ?
Le jeune homme s’arrêta.
– Monsieur, dit-il d’une voix brève, après une telleproposition, toute réponse est inutile.
– Il me semble pourtant… objecta don Pancho.
– Fi, monsieur ! n’insistez pas, je vais rejoindre mescompagnons ; sachez bien ceci, c’est que tous les hommes quisont avec moi se trouvent momentanément placés sous ma protection,ils suivront jusqu’au bout ma fortune comme je suivrai laleur : les abandonner serait commettre une lâcheté ; cesdeux chefs aucas qui nous écoutent sont, j’en suisconvaincu, des hommes de cœur, ils comprennent que jedois rompre toute négociation.
– Mon frère parle bien, dit Antinahuel, mais des guerrierssont morts, il faut que le sang versé soit vengé.
– C’est juste, observa le jeune homme, aussi, je me retire,mon honneur me défend de rester plus longtemps ici et de prêterl’oreille à des propositions que je considère commeinacceptables.
Tout en parlant, le comte avait continué à marcher, – et lescinq personnes étaient sorties du camp en quelque sorte sans s’enapercevoir, et ne se trouvaient plus qu’à une courte distance de lacitadelle improvisée.
– Cependant, monsieur, observa le général, avant de refusersi péremptoirement, vous devriez au moins avertir voscompagnons.
– Vous avez raison, général, fit le comte avec un sourirerailleur.
Il prit son agenda, écrivit quelques mots sur une des pages, ladéchira et la plia en quatre.
– Vous allez être satisfait séance tenante, dit-il ;et se tournant vers le rocher, il porta ses mains à sa bouche enles arrondissant en forme de porte-voix :
– Descendez un laço, cria-t-il avec force.
Presque immédiatement une longue corde en cuir passa par une desmeurtrières et flotta bientôt à un pied du sol.
Le comte prit une pierre, l’enveloppa dans la feuille de papieret attacha le tout à l’extrémité du laço qui remonta.
Le jeune homme se croisa les bras sur la poitrine, et setournant vers ceux qui l’entouraient :
– Vous aurez bientôt la réponse, dit-il.
Une certaine agitation régnait en ce moment parmi lesAucas : un Indien venait d’arriver tout effaré et de murmurerà l’oreille de Antinahuel quelques mots qui l’avaientbouleversé.
Le général avait échangé avec le sénateur un regardsignificatif.
Tout à coup, les fortifications mobiles entassées sur le sommetdes rochers s’écartèrent comme par enchantement, et la plate-formeparut couverte de soldats chiliens armés de fusils ; un peu enavant d’eux se tenait Valentin avec son chien César.
Don Tadeo et les deux chefs indiens étaient seulsinvisibles.
Valentin était nonchalamment appuyé sur son fusil.
Le comte ne savait s’il voulait en croire ses yeux, il sedemandait vainement où ses amis avaient recruté ces nombreuxsoldats.
Cependant il ne se démonta pas, nulle trace de surprise ne parutsur son visage, il se retourna paisiblement vers les chefs et leurdit avec un sourire railleur :
– Vous voyez, messieurs, que la réponse ne s’est pas faitattendre ; écoutez bien, je vous prie.
– Monsieur le comte, cria Valentin avec une voix quiretentit avec l’éclat de la foudre, au nom de vos compagnons qui mechargent de vous répondre, vous avez eu raison de rejeter lespropositions honteuses que l’on vous offrait ; nous sommes icicent cinquante hommes résolus à périr plutôt que de lesaccepter.
Le chiffre de cent cinquante produisit un grand effet sur leschefs aucas, joint à la nouvelle qu’ils venaient de recevoir queleurs prisonniers chiliens avaient réussi à s’échapper du camp avecarmes et bagages et à rejoindre les assiégés.
Est-il besoin d’expliquer que cette fuite des prisonniers avaitété concertée et exécutée par doña Maria et le sénateur.
Voilà quel était le projet qu’elle avait conçu pour obliger lesAraucans à lever le siège, projet qui, de même que tous ceux forméspar cette femme à l’esprit de démon, devait réussir par sahardiesse même.
Le comte qui, lorsqu’il ne représentait qu’une garnison composéede trois hommes, avait tenu un langage si hautain, n’était pasd’humeur à le modifier à présent que la fortune lui souriait sivisiblement.
– C’est convenu, cria-t-il à Valentin, et s’adressant auxchefs. Vous le voyez, dit-il, mes compagnons sont de mon avis.
– Que veut donc mon frère ? demanda Antinahuel.
– Oh ! mon Dieu, répondit le jeune homme, m’en allersimplement, je ne suis pas ambitieux, moi, nous sommes tous debraves gens, pourquoi nous égorgerions-nous sans raisonsplausibles ? ce serait ridicule. Vous allez rentrer dans vosretranchements en me donnant votre parole d’honneur de ne pas ensortir avant trois heures ; pendant ce temps là j’évacueraiavec ma troupe le poste que j’occupe, et je me retirerai avec armeset bagages, sans descendre dans la plaine ; dès que je seraiparti, vous lèverez votre camp et vous partirez de votre côté, sanschercher à inquiéter ma retraite ; ces conditions vousconviennent-elles ?
Antinahuel, le Cerf Noir et le général se consultèrent uninstant à voix basse.
– Nous acceptons, dit Antinahuel, mon jeune frère pâle estun grand cœur, lui et ses mosotones sont libres de se retirer oùils voudront.
– Bien, répondit le comte, en serrant la main que luitendait le toqui, vous êtes un brave guerrier et je vous remercie,chef ! mais j’ai encore une demande à vous adresser.
– Que mon frère s’explique, et si je puis la lui accorderje le ferai, répondit Antinahuel.
– Eh bien, reprit le jeune homme avec effusion, ne faitespas les choses à demi, chef ; hier vous vous êtes emparé dequelques prisonniers espagnols, rendez-les-moi.
– Ces prisonniers sont libres, dit le toqui avec un sourirecontraint, ils ont rejoint déjà leurs frères du rocher.
Louis comprit alors d’où provenait cet accroissement inouï de sagarnison.
– Je n’ai donc plus qu’à me retirer, répondit-il.
– Pardon ! pardon ! s’écria le sénateur, quin’était pas fâché de profiter de l’occasion pour s’éloigner au plusvite de doña Maria et du général, dont la société ne lui plaisaitque fort médiocrement, j’étais au nombre de ces prisonniers,moi !
– C’est juste, observa don Pancho, que décide monfrère ?
– Bon, que cet homme parte, répondit Antinahuel en haussantles épaules.
Don Ramon ne se le fit pas répéter, et suivit le comte avecempressement.
Louis salua courtoisement les chefs et regagna la tour où sescompagnons l’attendaient avec anxiété.
Les préparatifs du départ furent courts.
Le sénateur surtout avait hâte de s’éloigner, tant il redoutaitde retomber au pouvoir de ceux auxquels par un miracle il avaitéchappé.
Si doña Maria et le général Bustamente s’étaient doutés quel’homme qu’ils haïssaient, et contre lequel ils s’étaient ligués,était au nombre de ceux qu’ils avaient si ardemment travaillé àsauver, quel aurait été leur désappointement !
Quelques heures plus tard, ces lieux étaient retombés dans leursolitude habituelle, que troublait seul par intervalles le vol descondors ou la course effarée des guanaccos.
Chiliens et Araucans avaient disparu.
Il faisait nuit.
Valentin et ses compagnons marchaient toujours.
Dès que la position gardée si résolument avait été évacuée, leParisien avait immédiatement pris non-seulement la direction, maisencore le commandement de la troupe.
Ce changement s’était opéré tout naturellement, sans secousseset sans réclamations de la part de ses compagnons.
Tous, instinctivement, lui reconnaissaient une supériorité quelui seul ignorait.
C’est que depuis son arrivée en Amérique, Valentin se trouvaitjeté dans les hasards d’une vie diamétralement opposée à celle quejusqu’alors il avait menée. Sa position en s’élargissant avaitélargi son intelligence.
Valentin, doué d’une âme énergique, d’un cœur chaud, avait ladécision prompte et le regard empreint de cette fermeté quicommande ; aussi, à son insu, exerçait-il sur tous ceux quil’approchaient une influence dont ils ne se rendaient pas compte,mais qu’ils subissaient.
Louis de Prébois-Crancé avait été le premier à éprouver cetteinfluence ; dans le commencement il avait à plusieurs reprisescherché à s’y soustraire, mais bientôt il avait été forcé deconvenir avec lui-même de la supériorité de Valentin, et il avaitfini par l’accepter.
Les Araucans avaient fidèlement observé les conditions dutraité : les Chiliens s’étaient tranquillement retirés sansapercevoir un coureur ennemi.
Ils suivaient la route de Valdivia.
Cependant, ainsi que nous l’avons dit en commençant, il faisaitnuit : les ténèbres qui enveloppaient la terre confondaienttous les objets et rendaient la marche excessivement pénible.
Les chevaux fatigués n’avançaient plus qu’avec peine, et entrébuchant à chaque pas.
Valentin craignit avec raison de s’égarer dans l’obscurité.Arrivé sur les bords d’une rivière qu’il reconnut pour être celleoù, quelques jours auparavant, avait eu lieu le renouvellement destraités, il fit halte et campa pour la nuit.
Il ne voulait pas, à cette heure avancée, se hasarder à passersur l’autre rive, d’autant plus que, dans les temps ordinaires,cette rivière, qui n’est qu’un mince filet d’eau coulant clair etlimpide dans la plaine, grossie en ce moment par quelque pluie ouquelque fonte de neige dans la montagne, roulait des eaux bruyanteset jaunâtres.
Par intervalles, un vent froid frissonnait dans le pâlefeuillage des saules, la lune avait disparu sous les nuages et leciel avait pris une teinte d’acier, sinistre et menaçante.
Il y avait de l’orage dans l’air.
La prudence ordonnait de s’arrêter et de s’abriter aussi bienque possible, au lieu de s’obstiner à marcher dans les ténèbresqui, d’instants en instants, se faisaient plus intenses ;l’ordre de camper fut accueilli par les compagnons de Valentin avecun cri de joie, et chacun se hâta de tout préparer pourpasser la nuit.
Les Américains, habitués à la vie nomade, qui plus souventdorment sous le ciel nu que sous un toit, ne sont jamaisembarrassés de se confectionner des abris.
Des feux furent allumés pour éloigner les bêtes fauves etcombattre le froid piquant de la nuit, et des huttes de feuillageset de branches entrelacées s’élevèrent comme par enchantement.
Alors chacun fouillant dans ses alforjas, espèces delarges poches de toile rayée que les huasos et les soldats chiliensportent constamment avec eux, en tira le charquè et laharina tostada, qui devaient composer le souper.
Les repas des hommes fatigués d’une longue route sont courts, lesommeil est leur premier besoin ; une heure plus tard, exceptéles sentinelles qui veillaient à la sûreté commune, tous lessoldats dormaient profondément.
Seuls, sept hommes assis autour d’un immense brasier qui brûlaitau milieu du camp, causaient entre eux en fumant.
Ces hommes, le lecteur les a reconnus.
– Mes amis, dit Valentin en ôtant son cigare de sa boucheet en suivant des yeux la légère colonne de fumée bleuâtre qu’ilvenait de lancer, nous ne sommes plus à une grande distance deValdivia.
– À dix lieues à peine, répondit Joan.
– Je crois, sauf meilleur avis, reprit Valentin, que nousferons bien, avant de prendre un repos dont nous avons tous un sipressant besoin, de convenir de nos faits et d’arrêter unedétermination quelconque.
Tous inclinèrent la tête en signe d’assentiment.
– Nous n’avons pas besoin de rappeler la raison qui nous afait, il y a quelques jours, quitter Valdivia, cette raison devientà chaque instant plus importante : différer davantage decommencer nos recherches c’est rendre notre tâche plus ardue, et ledirai-je, presque impossible ; entendons-nous donc bien afinqu’une fois que nous aurons résolu une chose, nous l’exécutionssans hésiter et avec toute la célérité possible.
– Qu’est-il besoin de discuter, mon ami ? dit vivementdon Tadeo, demain, au point du jour, nous reprendrons le chemin desmontagnes, et nous laisserons les soldats continuer leur marche surValdivia, sous la conduite de don Ramon, d’autant plus quemaintenant il n’y a plus rien à craindre.
– C’est convenu, fit le sénateur, nous sommes tous bienarmés, les quelques lieues qui nous restent à faire n’offrentaucunes apparences d’un danger sérieux ; demain, au point dujour, nous nous séparerons de vous, et nous vous laisserons libresde vous occuper de vos affaires, après vous avoir remerciés duservice que vous nous avez rendu.
– Maintenant, continua Valentin, je demanderai à nos amisaraucans s’ils ont toujours l’intention de nous suivre, ou s’ilspréfèrent se retirer dans leur tolderia.
– Pourquoi mon frère m’adresse-t-il cette question ?répondit Trangoil Lanec, désire-t-il donc notre départ ?
– Je serais désespéré que vous donnassiez cettesignification à mes paroles, chef ; au contraire, mon plusferme désir serait de vous conserver auprès de moi.
– Que mon frère s’explique alors, afin que nous lecomprenions.
– C’est ce que je vais faire. Voici longtemps déjà que mesfrères ont quitté leur village, ils peuvent avoir le désir derevoir leurs femmes et leurs enfants ; d’un autre côté, lehasard nous oblige à combattre justement leurs compatriotes, jecomprends fort bien la répugnance que, dans de tellescirconstances, doivent éprouver mes frères ; mon intention enleur faisant ma question a donc été simplement de les délier detoute obligation envers nous, et de les laisser libres d’agir commeleur cœur les poussera à le faire.
Trangoil Lanec reprit la parole.
– Mon frère a bien parlé, dit-il, c’est une âmeloyale ; dans ses discours son cœur est toujours sur seslèvres, aussi sa voix résonne-t-elle à mon oreille comme le chantmélodieux du maw kawis, je suis heureux quand jel’entends. Trangoil Lanec est un des chefs de sa nation, il estsage, ce qu’il fait est bien. Antinahuel n’est pas son ami,Trangoil Lanec suivra son frère le visage pâle partout où il voudraaller ; j’ai dit.
– Merci, chef, je comptais sur votre réponse ;cependant mon honneur m’ordonnait de vous adresser ma question.
– Bon, fit Curumilla, mon frère ne reviendra plus sur cesujet à présent.
– Ma foi non, dit gaiement Valentin, je suis heureuxd’avoir aussi bien terminé cette affaire qui, je l’avoue, metaquinait intérieurement beaucoup ; maintenant je crois quenous ne ferons pas mal de dormir.
Tous se levèrent.
Tout à coup César, qui était tranquillement accroupi devant lefeu, se mit à hurler avec fureur.
– Allons, bien ! fit Valentin, que va-t-il encorearriver ?
Chacun tendit l’oreille avec inquiétude, en cherchant ses armespar un mouvement instinctif.
Un bruit assez fort, qui croissait rapidement, se faisaitentendre à courte distance.
– Aux armes ! commanda Valentin à voix basse, il y abeaucoup de courants d’air par ici, on ne sait pas à qui on peutavoir affaire, il est bon de se tenir sur ses gardes.
En quelques secondes tout le camp fut éveillé, les soldats sepréparèrent à bien recevoir l’intrus qui oserait se présenter.
Le bruit se rapprochait de plus en plus, des formes noirescommençaient à dessiner leurs vagues contours dans la nuit.
– Quien vive ? – qui vive – cria lasentinelle.
– Chile ! répondit une voix forte.
– Que gente ? – quels gens – reprit lesoldat.
– Gente de paz ! – hommes de paix – ditencore la voix, qui ajouta immédiatement : don GregorioPeralta.
À ce nom tous les fusils se redressèrent.
– Venez ! venez ! don Gregorio, cria Valentin.Caramba ! soyez le bienvenu parmi vos amis.
– Caspita ! caballeros ! répondit vivement donGregorio en serrant les mains que de tous côtés lui tendaient sesamis, quel heureux hasard de vous rencontrer aussi vite !
Derrière don Gregorio, une trentaine de cavaliers entrèrent dansle camp.
– Comment, aussi vite ? demanda don Tadeo, vous nouscherchiez donc, cher ami ?
– Caraï ! si je vous cherchais, donTadeo ! c’est exprès pour vous que je suis sorti, il y aquelques heures, de Valdivia.
– Je ne vous comprends pas, fit don Tadeo.
Don Gregorio ne parut pas le remarquer, et faisant signe auxdeux Français et à don Tadeo de le suivre, il s’éloigna de quelquespas afin que nul autre que ses trois amis ne pût entendre ce qu’ilallait dire.
– Vous m’avez demandé pourquoi je vous cherchais, donTadeo, reprit-il, je vais vous le dire : aujourd’hui je suisparti, envoyé vers vous par tous les patriotes nos frères, par tousles Cœurs Sombres du Chili, dont vous êtes le chef et le roi, avecla mission de vous dire ceci quand je vous rencontrerais : Roides ténèbres, la patrie est en danger ! un homme seul peut lasauver, cet homme, c’est vous ! refuserez-vous de voussacrifier pour elle ?
Don Tadeo ne répondit pas, son front pâle penchait vers laterre, il semblait en proie à une vive douleur.
– Écoutez les nouvelles que je vous apporte, don Tadeo,continua gravement don Gregorio, le général Bustamente s’estéchappé !
– Je le savais ! murmura-t-il faiblement.
– Oui, mais ce que vous ignorez, c’est que ce misérable estparvenu à mettre les Araucans dans ses intérêts ; avant huitjours une armée formidable de ces féroces guerriers, commandée parAntinahuel en personne et par le général Bustamente, envahira nosfrontières, précédée par le meurtre et l’incendie.
– Ces nouvelles… objecta don Tadeo.
– Sont certaines, interrompit vivement don Gregorio, unespion fidèle nous les a apportées.
– Vous le savez, mon ami, j’ai résigné le pouvoir entre vosmains, je ne suis plus rien.
– Lorsque vous avez résigné le pouvoir, don Tadeo, l’ennemiétait vaincu, prisonnier, la liberté était victorieuse ; maisaujourd’hui tout est changé, le péril est plus grand que jamais, lapatrie vous appelle ; resterez-vous sourd à sa voix ?
– Ami, répondit don Tadeo avec un accent profondémenttriste, une autre voix m’appelle aussi, celle de ma fille, je veuxla sauver.
– Le salut du pays passe avant les affections defamille ! Roi des ténèbres, souvenez-vous de vosserments ! dit rudement don Gregorio.
– Mais ma fille ! ma pauvre enfant ! le seul bienque je possède, s’écria-t-il d’une voix pleine de larmes.
– Souvenez-vous de vos serments, Roi des ténèbres !répéta don Gregorio avec un accent profond, vos frères vousattendent.
– Oh ! s’écria le malheureux d’une voix que la douleurrendait rauque et saccadée, n’aurez-vous pas pitié d’un père quivous implore !
– Bien ! répondit don Gregorio avec amertume, enfaisant un pas en arrière, je me retire, don Tadeo ; pendantdix ans nous avons tout sacrifié pour la cause que vous trahissezaujourd’hui, nous saurons mourir pour cette liberté que vousabandonnez. Adieu, don Tadeo, le peuple chilien succombera, maisvous retrouverez votre fille et vous courberez le front sous lamalédiction de vos frères ! adieu, je ne vous connaisplus !
– Arrêtez s’écria don Tadeo, rétractez ces affreusesparoles. Vous le voulez ? eh bien, soit ! je mourrai avecvous ! partons ! partons ! Ma fille ! mafille ! ajouta-t-il d’une voix déchirante,pardonne-moi !
– Oh ! je retrouve mon frère ! s’écria avec joiedon Gregorio en le serrant dans ses bras. Non ! avec un telchampion, la liberté ne peut périr.
– Don Tadeo, s’écria Valentin, allez où le devoir vousordonne ; je jure Dieu que nous vous rendrons votrefille !
– Oui, fit le comte en lui pressant la main, dussions-nouspérir !
Don Gregorio ne voulut pas finir la nuit au camp ; chaquecavalier prit un fantassin en croupe, et une heure plus tard ilss’élançaient au galop sur la route de Valdivia.
– Ma fille ! ma fille ! cria une dernière foisdon Tadeo.
– Nous la sauverons ! répondirent les Français.
Bientôt la troupe chilienne s’effaça dans la nuit. Il ne restaitau camp que Valentin, Louis, Curumilla, Joan et Trangoil Lanec.
Dès qu’ils furent seuls, Valentin poussa un soupir.
– Pauvre homme dit-il ; puis il ajouta : Prenonsquelques instants de repos, demain la journée sera rude !
Les cinq aventuriers s’enveloppèrent dans leurs ponchos, secouchèrent les pieds au feu et s’endormirent sous la garde deCésar, vigilante sentinelle qui ne devait pas se laissersurprendre.
Vers le milieu de la nuit l’orage éclata.
Les ténèbres étaient épaisses, par moments des éclairséblouissants traversaient l’espace, et répandaient des lueursfugitives qui imprimaient aux objets une apparence fantastique.
Les arbres fouettés par le vent qui mugissait avec fureur, sesecouaient et pliaient comme des roseaux sous l’effort de latempête ; le sourd grondement du tonnerre mêlait ses éclatsmétalliques aux rugissements de la rivière qui débordait dans laprairie.
Le ciel avait l’apparence d’une immense lame de plomb, et lapluie tombait si drue que les voyageurs, malgré tous leurs efforts,ne parvenaient pas à s’en garantir.
Leur feu de bivouac s’éteignit, et jusqu’au jour ilsgrelottèrent sous les éléments combinés qui faisaient rageau-dessus de leur tête.
Vers le matin l’ouragan se calma un peu et le soleil en selevant le dissipa tout à fait.
Ce fut alors que les cinq aventuriers purent apprécier lesdésastres occasionnés par cet effroyable cataclysme.
Des arbres étaient brisés ou tordus comme des fétus de paille,d’autres, déracinés sous l’effort de la tourmente, gisaient lesracines en l’air.
La prairie n’était qu’un large marécage.
La rivière, la veille encore si calme, si limpide, siinoffensive, avait tout envahi, roulant des eaux bourbeuses,couchant les herbes et creusant de profonds ravins.
Valentin se félicita d’avoir, le soir, établi son camp sur lepenchant de la montagne, au lieu de descendre dans la plaine ;s’il n’avait pas agi ainsi, peut-être lui et ses compagnonsauraient-ils été engloutis par les eaux furieuses lorsqu’ellesavaient débordé.
Le premier soin des voyageurs fut de rallumer du feu pour sesécher et pour préparer leur repas.
Trangoil Lanec chercha d’abord une pierre plate et assez large.Sur cette pierre, il étendit un lit de feuilles, au-dessusdesquelles le feu fut enfin allumé.
Sur la terre mouillée, il eût été impossible d’en obtenir.
Bientôt une colonne de flammes claires monta vers le ciel etranima le courage des voyageurs transis de froid, qui la saluèrentpar un cri de joie.
Dès que le déjeuner fut terminé, la gaieté reparut, lessouffrances de la nuit furent oubliées, et ces cinq hommes nepensèrent plus aux misères passées que pour s’encourager àsupporter patiemment celles qui les attendaient encore.
Il était sept heures du matin. Accroupis devant le brasier, ilsfumaient en silence, lorsque Valentin prit la parole :
– Nous avons eu tort cette nuit, dit-il, de laisser partirdon Tadeo.
– Pourquoi cela ? lui demanda Louis.
– Mon Dieu, nous étions en ce moment sous le coup d’uneimpression terrible, nous n’avons pas réfléchi à une chose qui merevient en ce moment.
– Laquelle ?
– Celle-ci : dès que don Tadeo aura accompli lesdevoirs de bon citoyen, auxquels l’oblige son patriotisme éprouvé,il est évident pour nous tous qu’il résignera immédiatement unpouvoir qu’il n’a accepté qu’à son corps défendant.
– C’est évident.
– Quel sera alors son plus vif désir ?
– Pardieu celui de se mettre à la recherche de sa fille,dit vivement Louis.
– Ou de nous rejoindre.
– C’est la même chose.
– D’accord ; mais là, surgira devant lui un obstacleinfranchissable qui l’arrêtera net.
– Lequel ?
– Un guide qui puisse le conduire auprès de nous.
– C’est vrai ! s’écrièrent les quatre hommes avecstupeur.
– Comment faire ? demanda Louis.
– Heureusement, continua Valentin, qu’il n’est pas troptard encore pour réparer notre oubli. Don Tadeo a besoin avec luid’un homme qui lui soit entièrement dévoué, qui connaisse à fondles parages que nous nous proposons de parcourir, qui nous suive,en quelque sorte, à la piste comme un fin limier, n’est-il pasvrai ?
– Oui, fit Trangoil Lanec avec un geste affirmatif.
– Eh bien ! reprit Valentin, cet homme, c’estJoan.
– C’est juste, observa l’Indien, moi je serai le guide.
– Joan va nous quitter, je lui donnerai une lettre queLouis écrira, et dans laquelle j’instruirai don Tadeo de la missiondont notre ami se charge auprès de lui.
– Bon ! fit Curumilla, notre ami pense à tout ;que don Luis dessine le collier – lettre.
– Eh mais ! s’écria joyeusement Valentin, à présentque j’y songe, il vaut mieux que cette idée ne me soit venue que cematin.
– Pourquoi donc ? dit Louis avec étonnement.
– Parce que ce pauvre don Tadeo sera tout heureux derecevoir de nous ce mot qui lui prouvera que nous ne le négligeonspas, et que nous prenons ses intérêts à cœur.
– C’est vrai, dit le comte.
– N’est-ce pas ? eh bien, écris, frère.
Le comte ne se le fit pas répéter, il se mit à l’œuvre.
La lettre, écrite sur une feuille de son agenda, fut bientôtprête.
Joan, de son côté, avait terminé ses préparatifs de départ.
– Frère, lui dit Valentin, en lui remettant le billet, quel’Indien cacha sous le ruban qui ceignait ses cheveux, je n’aiaucune recommandation à vous faire : vous êtes un guerrierexpérimenté, un homme au cœur fort, vous laissez ici des amis dansle souvenir desquels vous tiendrez toujours une grande place.
– Mon frère n’a rien à me dire ? répondit Joan, avecun sourire qui éclaira son martial visage d’un rayon de bontésympathique ; je laisse mon cœur ici, je saurai l’yretrouver.
Il s’inclina devant ses amis ; puis le brave Indiens’éloigna rapidement en bondissant comme un guanacco dans leshautes herbes.
Bientôt ils le virent se jeter dans la rivière et la traverser àla nage.
Arrivé sur l’autre rive, il redressa son corps ruisselant, fitun dernier signe d’adieu à ses amis et disparut dans un pli deterrain.
– Brave garçon ! murmura Valentin en se rasseyantdevant le feu.
– C’est un guerrier, dit Trangoil Lanec avec orgueil.
– Maintenant, chef, reprit le spahis, causons un peu,voulez-vous ?
– J’écoute mon frère.
– Je vais m’expliquer : la tâche que nous entreprenonsest difficile, j’ajouterais même qu’elle est impossible, si nous nevous avions pas avec nous ; Louis et moi, malgré tout notrecourage, nous serions contraints d’y renoncer, car dans ce pays,les yeux de l’homme blanc, si bons qu’ils soient, sont impuissantspour le diriger. Vous seuls pouvez nous guider sûrement vers lebut ; que l’un de vous soit donc notre chef, nous lui obéironsavec joie, et nous nous laisserons conduire par lui comme il lejugera convenable ; ainsi, chef, entre nous pas de faussedélicatesse, vous et Curumilla êtes de droit chefs del’expédition.
Trangoil Lanec réfléchit quelques minutes, puis ilrépondit :
– Mon frère a bien parlé, son cœur est sans nuages pour sesamis ; oui, la route est longue et hérissée de périls, maisque nos frères pâles s’en rapportent à nous ; élevés dans ledésert, il ne garde plus de mystères pour nous, et nous sauronsdéjouer les embûches et éventer les pièges qui nous seronttendus.
– Voilà qui est convenu, chef, dit Valentin, quant à nous,nous n’aurons qu’à obéir.
– Ce point réglé à la satisfaction commune, observa lecomte, il en est un autre non moins important qu’il nous fautrégler aussi séance tenante.
– Quel est ce point, frère ? demanda Valentin.
– Celui de savoir de quel côté nous nous dirigerons, et sinous nous mettrons bientôt en route.
– Immédiatement, répondit Trangoil Lanec ; seulementnous devons d’abord adopter une ligne de conduite dont nous ne nousécarterons plus pendant le cours du voyage.
– Ceci est raisonner en homme prudent, chef, soumettez-nousdonc vos observations, c’est du choc des idées que jaillit lalumière.
– Je pense, dit Trangoil Lanec, que pour retrouver la pistede la vierge pâle aux yeux d’azur, il nous faut retourner àSan-Miguel, et de là nous lancer sur les traces des guerriers quil’ont emmenée.
– C’est assez mon avis, appuya Valentin, je ne vois pastrop comment nous pourrons faire autrement.
Curumilla secoua négativement la tête.
– Non, dit-il, cette piste nous égarerait et nous feraitperdre un temps précieux.
Les deux Français le regardèrent avec étonnement, tandis queTrangoil Lanec continuait à fumer, le regard impassible.
– Je ne vous comprends pas, chef, dit Valentin.
Curumilla sourit.
– Que mon frère écoute, dit-il ; Antinahuel est unchef puissant et redouté, c’est le plus grand des guerriersaraucans, son cœur est vaste comme le monde. Le toqui a déclaré laguerre aux visages pâles : cette guerre, il la fera cruelle,parce qu’il a auprès de lui un homme et une femme huincas qui, dansleur intérêt, le pousseront à envahir leur pays. Antinahuelrassemblera ses guerriers, mais il ne retournera pas dans sonvillage ; la vierge aux yeux d’azur a été enlevée par la femmeau cœur de vipère pour décider le chef à cette guerre, car le chefaime la vierge, et je l’ai dit à mes frères, la volonté du chefbrûle ce qu’il ne peut atteindre, le chef, obligé de rester à latête des guerriers, ordonnera que la vierge lui soit amenée. Afinde découvrir la trace du puma femelle, les chasseurs suivent celledu mâle ; pour retrouver la piste de la jeune vierge, il fautsuivre celle de Antinahuel, et nous reconnaîtrons que bientôttoutes deux s’enchaînent et se confondent. J’ai dit, que mes frèresréfléchissent.
Il se tut, et baissant la tête sur la poitrine, il attendit.
Il y eut un silence assez long, ce fut le comte qui lerompit.
– Ma foi, dit-il, je ne sais que penser, les raisons que lechef vient de nous donner me semblent si bonnes, que je suis prêt àm’y rendre.
– Oui, appuya Valentin, je crois que mon frère Curumilla adeviné juste : il est évident pour nous que Antinahuel aimedoña Rosario, et que c’est dans le but de la lui livrer que cettehideuse créature, que notre ami appelle fort bien le cœur devipère, a fait enlever la malheureuse enfant ; qu’enpensez-vous, chef ? demanda-t-il à Trangoil Lanec.
– Curumilla est un des Ulmènes les plus prudents de sanation, il a le courage du jaguar et l’adresse du renard, lui seula jugé sainement ; nous suivrons la piste de Antinahuel.
– Suivons donc la piste de Antinahuel, cela ne nous serapas difficile, elle est assez large, dit gaiement Valentin.
Trangoil Lanec hocha la tête.
– Mon frère se trompe, nous suivrons effectivement la tracede Antinahuel, mais nous la suivrons à l’indienne.
– C’est-à-dire ?
– Dans l’air.
– Très-bien, répondit Valentin abasourdi par cetteexplication laconique, je ne comprends plus du tout.
Le chef ne put s’empêcher de sourire de la mine effarée du jeunehomme.
– Si nous suivions servilement par derrière les traces dutoqui, dit-il avec condescendance, comme il a deux jours d’avancesur nous, qu’il est à cheval et que nous sommes à pied, malgrétoute la diligence que nous ferions, nous ne parviendrions que dansbien longtemps à l’atteindre, et peut-être serait-il trop tard.
– Caramba ! s’écria le jeune homme, c’est vrai, jen’avais pas songé à cela ; comment nous procurer deschevaux ?
– Nous n’en avons pas besoin, dans les montagnes on voyageplus vite à pied. Nous allons couper la piste en lignedroite ; chaque fois que nous la rencontrerons, nousrelèverons soigneusement sa direction, et nous agirons toujoursainsi jusqu’à ce que nous nous croyions sûrs de trouver celle de lavierge pâle ; alors nous modifierons notre système depoursuite, d’après les circonstances.
– Oui, répondit Valentin, ce que vous me dites là me sembleassez ingénieux, et de cette façon vous êtes certain de ne pas vouségarer, en un mot de ne pas faire fausse route.
– Que mon frère soit tranquille.
– Oh ! parfaitement, chef, et dites-moi, en marchantainsi à vol d’oiseau, quand pensez-vous atteindre celui que nouspoursuivons ?
– Après-demain soir nous serons bien près de lui.
– Comment aussi promptement ? c’est incroyable.
– Que mon frère réfléchisse : pendant que notre ennemiqui ne soupçonne pas qu’on le poursuit, mais qui cependant peutmarcher vite, fera quatre lieues dans la plaine en suivant lechemin que nous allons prendre, nous, nous en ferons huit dans lesmontagnes.
– Vive Dieu ! c’est affaire à vous pour dévorerl’espace. Agissez à votre guise, chef, je vois que nous ne pouvionsavoir de meilleurs guides que vous deux.
Trangoil Lanec sourit.
– Partons-nous ? reprit Valentin.
– Pas encore, répondit l’Ulmen en désignant son compagnonoccupé à confectionner des chaussures indiennes, tout est indicedans le désert ; s’il arrive que ceux que nous poursuivonsnous poursuivent à leur tour, vos bottes nous feront reconnaître.Vous allez les quitter, alors les guerriers araucans serontaveugles, car dès qu’ils verront des traces indiennes ils neconserveront pas de méfiance.
Valentin, sans répondre, se laissa aller sur l’herbe et quittases bottes, mouvement qui fut imité par le comte.
– À présent, dit en riant le Parisien, je suppose qu’ilfaut que je les jette dans la rivière, hein ? afin qu’on neles retrouve pas.
– Que mon frère s’en garde bien, répondit sérieusementTrangoil Lanec, les bottes doivent être gardées ; quisait ? plus tard peut-être elles pourront servir.
Les deux jeunes gens avaient chacun un havresac en peau assezsemblable à celui des soldats, qu’ils portaient sur leurs épauleset qui contenait leurs effets de première nécessité, leurs ponchoset leurs couvertures de campement.
Sans faire d’observation ils attachèrent les bottes sur lehavresac et le bouclèrent sur leurs épaules.
Curumilla eut bientôt terminé sa besogne, il leur remit à chacunune paire de chaussures en tout semblables aux siennes, et qu’ilschaussèrent à leurs pieds.
Tous ces préparatifs terminés, ils reprirent à grands pas lechemin des montagnes, suivis par César qui formaitl’arrière-garde.
Aussitôt que les Chiliens eurent évacué le rocher, Antinahuel,qui semblait ne les avoir qu’à regret laissé échapper, se retournad’un air de mauvaise humeur du côté du généralBustamente :
– J’ai fait ce que mon frère désirait, dit-il, que veut-ilencore ?
– Rien, quant à présent, chef, à moins que vous neconsentiez à partir aussi de votre côté, ce qui, je crois, seraitle mieux.
– Mon père a raison, nous ne servons plus à rien ici.
– À rien, en effet ; seulement, puisque désormais nousvoilà libres de nos actions, si mon frère y consent nous nousrendrons dans la hutte du conseil, afin de dresser un plan decampagne.
– Bon, répondit machinalement le toqui, en suivant d’unregard haineux les derniers rangs des soldats chiliens quidisparaissaient en ce moment derrière un accident de terrain.
Le général lui posa résolument la main sur l’épaule.
Le toqui se retourna brusquement.
– Que veut le chef pâle ? dit-il d’une voix sèche.
– Vous dire ceci, chef, répondit froidement legénéral : qu’importe une trentaine d’hommes, quand vous pouvezen immoler des milliers ? ce que vous avez fait aujourd’huiest le comble de l’adresse ; en renvoyant ces soldats voussemblez accepter votre défaite et renoncer, vous sentant tropfaible, à tout espoir de vengeance. Vos ennemis prendrontconfiance, ils ne songeront pas à se tenir sur leurs gardes, et sivous êtes prudent, vous pourrez les attaquer avant qu’ils soient enmesure de vous résister.
Le front du chef se dérida, son regard devint moinsfarouche.
– Oui, murmura-t-il comme se parlant à lui-même, il y a duvrai dans ce que dit mon frère ; il faut souvent dans laguerre abandonner une poule afin de prendre un cheval plus tard,l’avis de mon frère est bon, allons dans la hutte du conseil.
Antinahuel et le général, suivis du Cerf Noir, entrèrent dans letoldo où les attendait doña Maria.
Lorsqu’ils se furent assis :
– Ce jeune homme qui s’est présenté ici de la part de sesamis est un cœur vaste, dit Antinahuel en regardant don Pancho, monfrère le connaît sans doute ?
– Ma foi non, répondit insoucieusement le général, je l’aivu ce matin pour la première fois ; c’est un de ces vagabondsétrangers que les vaisseaux d’Europe jettent sur nos côtes pourvoler nos richesses.
– Non, ce jeune homme est un chef, il a le regard del’aigle.
– Vous vous intéressez à lui ?
– Oui, comme on s’intéresse à un homme brave quand on l’avu à l’œuvre, je serais heureux de le rencontrer une secondefois.
– Malheureusement, dit le général avec un sourire ironique,ce n’est pas probable ; je crois que le pauvre diable a eu unesi belle peur qu’il se hâtera de quitter le pays.
– Qui sait ? fit le chef d’un air pensif, et ilajouta : que mon frère écoute, un toqui va parler, que sesparoles se gravent dans la mémoire de mon frère.
– J’écoute, répondit le général en réprimant un mouvementd’impatience.
Antinahuel reprit impassiblement :
– Pendant que ce jeune homme était ici, qu’il parlait, moije l’examinais ; lorsqu’il croyait ne pas être vu de monfrère, il lui jetait des regards étranges ; cet homme est unennemi implacable.
Le général haussa les épaules.
– Je ne le connais pas, vous dis-je, chef, répondit-il, etquand même il serait mon ennemi ? que m’importe cevagabond ? jamais il ne pourra rien contre moi.
– Il ne faut jamais mépriser un ennemi, ditsentencieusement Antinahuel, les plus infimes sont souvent les plusdangereux à cause de leur petitesse même. Mais venons au sujet denotre réunion, quelles sont à présent les intentions de monfrère ?
– Écoutez-moi à votre tour, chef : nous sommesdésormais attachés l’un à l’autre par l’intérêt commun ; sansmoi vous ne pouvez rien ou presque rien, de mon côté je confesseque sans vous, je suis dans l’impossibilité d’agir ; mais jesuis convaincu que si nous nous aidons mutuellement et si nous noussoutenons franchement, nous obtiendrons en peu de jours demagnifiques résultats.
– Bon ! que mon frère explique sa pensée, ditAntinahuel.
– Je ne marchanderai pas avec vous, chef, voici le traitéque je vous propose : aidez-moi franchement à ressaisir lepouvoir qui m’est échappé, donnez-moi les moyens de me venger demes ennemis et je vous abandonne à jamais, en toute propriété,non-seulement la province de Valdivia tout entière, mais encorecelle de Concepcion jusqu’à Talca, c’est-à-dire que je couperai endeux le Chili, et que je vous en donnerai la moitié.
À cette magnifique proposition, le visage de Antinahuel nelaissa paraître aucune trace d’émotion.
– Mon frère est généreux, dit-il, il donne ce qu’il n’apas.
– C’est vrai, répondit le général avec dépit, mais jel’aurai si vous m’aidez, et sans moi, vous ne pourrez jamaisl’avoir.
Le chef fronça imperceptiblement les sourcils, le généralfeignit de ne pas s’en apercevoir, il continua :
– C’est à prendre ou à laisser, chef, le temps presse,toute nécessité perdue est un obstacle nouveau que nous créons,répondez loyalement, acceptez-vous, oui ou non ?
Mis si brusquement en demeure, le toqui se recueillit uninstant, puis se tournant vers le général :
– Et qui me garantira l’exécution de la promesse de monfrère ? dit-il en le regardant en face.
Ce fut au tour du général à être décontenancé.
Il se mordit les lèvres, mais se remettant presqueaussitôt :
– Que mon frère me dise quelle garantie il demande ?dit-il.
Un sourire d’une expression indéfinissable plissa les lèvres deAntinahuel.
Il fit un signe au Cerf Noir.
Celui-ci se leva et sortit de la hutte.
– Que mon frère attende un instant, dit impassiblement letoqui.
Le général s’inclina sans répondre.
Au bout d’une dizaine de minutes, le Cerf Noir rentra.
Il était suivi d’un guerrier aucas qui portait une espèce detable boiteuse, faite à la hâte de morceaux de bois maléquarris.
Sur cette table, le vieux toqui plaça silencieusement du papier,des plumes et de l’encre.
À cette vue le général tressaillit, il était pris.
Où et comment les Aucas s’étaient-ils procuré les divers objetsqu’ils exhibaient ? c’est ce qu’il ne put deviner.
Antinahuel prit une plume, et jouant machinalement avecelle :
– Les visages pâles, dit-il, ont beaucoup de science, ilsen savent plus que nous autres pauvres Indiens ignorants ; monfrère ne doute pas que j’ai fréquenté les Blancs, je connais doncplusieurs de leurs coutumes, ils possèdent l’art de déposer leurspensées sur le papier ; que mon frère prenne cette plume etqu’il me répète là, fit-il en désignant du doigt une feuilleblanche, ce qu’il vient de me dire ; alors, comme jeconserverai, ses paroles, le vent ne pourra pas les emporter, et sila mémoire lui fait défaut quelque jour, eh bien, il sera facile deles retrouver ; du reste, ce que je demande là à mon frère n’arien qui doive le froisser, les visages pâles agissent toujoursainsi entre eux.
Le général saisit la plume et la trempa dans l’encre.
– Puisque mon frère se méfie de ma parole, dit-ild’un ton piqué, je suis prêt à faire ce qu’il désire.
– Mon frère a mal compris mes paroles, répondit Antinahuel,j’ai en lui la plus grande confiance, je n’entends nullement luifaire injure ; seulement, je représente ma nation ; si,plus tard, les Ulmènes et les Apo-Ulmènes des Utal-Mapus medemandent compte du sang de leurs mosotones qui coulera comme del’eau dans cette guerre, ils approuveront ma conduite dès que jeleur montrerai ce collier sur lequel sera marqué le nom demon frère.
Don Pancho vit qu’il ne lui restait plus d’échappatoire, ilcomprit que mieux valait s’exécuter bravement, que le moment venude tenir sa promesse il saurait bien trouver un faux-fuyant pours’en dispenser.
Se tournant alors vers Antinahuel, il lui dit ensouriant :
– Soit ! mon frère a raison, je vais faire ce qu’ildésire.
Le toqui s’inclina gravement.
Le général plaça le papier devant lui, écrivit rapidementquelques, lignes et signa.
– Tenez, chef, dit-il en présentant le papier à Antinahuel,voici ce que vous m’avez demandé.
– Bon, répondit celui-ci en le prenant.
Il le tourna et le retourna dans tous les sens, cherchantprobablement ce que le général avait écrit ; mais, comme on lepense, tous ses efforts restèrent sans résultat.
Don Pancho et doña Maria le suivaient attentivement desyeux.
Au bout d’un instant, le chef fit un signe au Cerf Noir.
Celui-ci sortit et rentra presque aussitôt, suivi de deuxguerriers qui conduisaient au milieu d’eux un soldat chilien.
Le pauvre diable n’avait pu suivre ses camarades, lorsqu’ilss’étaient échappés, à cause d’une blessure assez grave à lajambe ; il était pâle et jetait des regards effarés autour delui.
Antinahuel sourit en le voyant.
– Moro-Huinca, lui dit-il d’une voix rude, sais-tuexpliquer ce qu’il y a sur le papier ?
– Hein ? répondit le soldat, qui ne comprenait pascette question à laquelle il était loin de s’attendre.
Le général prit alors la parole :
– Le chef te demande si tu sais lire ? fit-il.
– Oui, Seigneurie, balbutia le blessé.
– Bon, fit Antinahuel ; tiens, explique, et il luidonna le papier.
Le soldat le prit machinalement.
Il le tourna et le retourna entre ses doigts.
Il était évident que ce misérable, abruti par la terreur, nesavait pas ce qu’on voulait de lui.
Le général arrêta d’un geste le chef, que ce manègeimpatientait, et s’adressant de nouveau au soldat :
– Mon ami, lui dit-il, puisque vous savez lire, ayez, jevous prie, l’obligeance de nous expliquer ce qu’il y a sur cepapier. N’est-ce pas cela que vous désirez, chef ? fit-il ens’adressant au toqui.
Celui-ci hocha affirmativement la tête.
Le soldat, dont la frayeur était un peu calmée, grâce à l’accentamical que le général avait pris en lui parlant, comprit enfin cequ’on attendait de lui ; il jeta les yeux sur le papier et lutce qui suit, d’une voix tremblante et entre-coupée par un rested’émotion :
« Je soussigné, don Pancho Bustamente, général de division,ex-ministre de la guerre de la République chilienne, m’engageenvers Antinahuel, grand toqui des Araucans, à abandonner en toutepropriété, à lui et à son peuple, pour en jouir et disposer à leurgré, maintenant et toujours, sans que jamais on puisse leur encontester la légitime propriété : 1° la province deValdivia ; 2° la province de Concepcion jusqu’à vingt millesde la ville de Talca. Ce territoire appartiendra, dans toute salargeur et toute sa longueur, au peuple araucan, si le toquiAntinahuel, à l’aide d’une armée, me rétablit au pouvoir que j’aiperdu et me donne les moyens de le retenir entre mes mains. Cettecondition n’étant pas exécutée par Antinahuel dans l’espace d’unmois, à compter de la date du présent traité, il sera de pleindroit considéré comme nul.
« En foi de quoi j’ai signé de mes nom, prénoms etqualités,
« DON PANCHO BUSTAMENTE,
« Général de division, ex-ministre de la guerre de laRépublique chilienne. »
Pendant que le soldat lisait, Antinahuel, penché sur son épaule,semblait chercher à lire aussi ; lorsqu’il eut terminé, d’unemain il lui arracha brusquement le papier, de l’autre, il luiplongea son poignard dans le cœur.
Le malheureux fit deux pas en avant, les bras étendus et lesyeux démesurément ouverts, en chancelant comme un homme ivre, et iltomba sur le sol en poussant un profond soupir.
– Qu’avez-vous fait ? s’écria le général en se levantsubitement.
– Ooch ! répondit négligemment le chef enpliant le papier qu’il cacha dans sa poitrine, cet homme auraitparlé plus tard, peut-être.
– C’est juste, fit don Pancho.
Un guerrier aucas prit le corps, le chargea sur ses épaules etsortit du toldo.
Il restait une large mare de sang entre les deux hommes.
Mais ni l’un ni l’autre n’y songeait.
Qu’importait à ces deux ambitieux la vie d’un homme !
– Eh bien ? reprit le général.
– Mon frère peut compter sur mon concours, réponditAntinahuel ; mais d’abord il faut que je retourne à monvillage.
– Mais, chef, insista le général, c’est perdre un tempsprécieux.
– Des intérêts de la plus haute importance m’obligent deretourner à ma tolderia.
Doña Maria, qui jusqu’alors était demeurée spectatricesilencieuse et en apparence désintéressée de ce qui s’était passé,s’avança lentement, et s’arrêtant devant le toqui :
– C’est inutile, dit-elle froidement.
– Que veut dire ma sœur ? demanda Antinahuel avecétonnement.
– J’ai compris l’impatience qui dévorait le cœur de monfrère loin de celle qu’il aime ; ce matin, j’ai moi-mêmeexpédié un chasquivers les mosotones qui conduisaient lavierge pâle à la tolderia des Puelches, avec l’ordre de leur fairerebrousser chemin et d’amener la jeune fille à mon frère.
Le visage du chef s’épanouit.
– Ma sœur est bonne, s’écria-t-il en lui serrant les mainsavec effusion ; Antinahuel n’est pas ingrat, il sesouviendra.
– Que mon frère consente donc à faire ce que désire legrand guerrier des visages pâles, et je me tiendrai satisfaite,dit-elle d’une voix insinuante.
– Que mon frère parle, fit gravement le chef.
– Il nous faut, si nous voulons réussir, agir avec larapidité de la foudre, dit don Pancho ; je vous le répète,chef, afin que vous en soyez bien convaincu, réunissez tous vosguerriers et donnez-leur rendez-vous sur le Biobio. Nousnous emparerons de Conception par un coup de main, de là nousmarcherons sur Talca, qui est une ville ouverte, et si nosmouvements sont prompts, nous serons maîtres de Santiago, lacapitale, avant même que l’on ait eu le temps de lever les troupesnécessaires pour s’opposer à notre passage.
– Bon, répondit en souriant Antinahuel, mon frère est unchef habile, il réussira.
– Oui, mais il faut se hâter surtout.
– Mon frère va voir, répondit laconiquement le toqui.
Se tournant alors vers le Cerf Noir :
– Mon frère fera courir le Quipus et la lance defeu, dit-il ; dans dix soleils, trente mille guerriers serontréunis dans la plaine de Condorkanki : les guerriersmarcheront jour et nuit pour se rendre au point désigné ;l’Ulmen qui n’amènera pas ses mosotones sera dégradé et renvoyédans son village avec une robe de femme ; j’ai dit, allez.
Le Cerf Noir s’inclina et sortit sans répondre.
Vingt minutes plus tard, des courriers partaient à toute bridedans toutes les directions.
– Mon frère est-il content ? demanda Antinahuel.
– Oui, répondit le général ; bientôt je prouverai auchef que moi aussi je sais tenir mes promesses.
Le toqui donna l’ordre de lever le camp.
Une heure après, une longue file de cavaliers disparaissait dansles profondeurs de la forêt vierge, qui formait les limites de laplaine.
C’était Antinahuel et ses guerriers qui se rendaient à la plainede Condorkanki.
Un seul guerrier était resté au camp abandonné.
Il avait ordre d’attendre l’arrivée des mosotones quiconduisaient doña Rosario, afin de les guider à l’endroit où letoqui allait établir son camp, avant d’envahir le Chili.
Doña Maria et le général Bustamente étaient heureux.
Ils croyaient toucher enfin le but.
Ils s’imaginaient être sur le point de voir se réaliser l’espoirqu’ils nourrissaient depuis si longtemps, d’arriver au pouvoirsuprême, et de tirer de leurs ennemis une vengeance éclatante.
Antinahuel ne songeait qu’à son amour pour doña Rosario.
Ce n’avait été que malgré lui que don Tadeo de Léon avaitconsenti à reprendre ce pouvoir toujours si lourd, dans lesrévolutions, aux âmes réellement d’élite, et qu’il s’était unepremière fois déjà hâté de déposer dès qu’il avait cru latranquillité rétablie dans la République.
Il suivait, morne et pensif, la troupe qui paraissait plutôtescorter un prisonnier d’État que l’homme qu’elle jugeait seulcapable de sauver la patrie de l’abîme sur lequel elle penchait etoù elle menaçait de tomber, s’il ne la retenait pas, sur cettepente terrible le long de laquelle elle glissait fatalement, par latoute-puissance de son génie et de sa volonté.
Depuis quelque temps l’orage avait éclaté avec fureur au-dessusdes cavaliers qui couraient silencieux dans la nuit sous l’effortde la tempête, comme les sombres fantômes de la balladeallemande.
Chacun, enveloppé dans les plis de son manteau, le chapeaurabattu sur les yeux, cherchait à se garantir de l’ouragan.
Don Tadeo, au souffle ardent de la tempête, semblarenaître ; jetant loin de lui son chapeau afin que la pluieinondât son front brûlant, les cheveux flottants au vent, le regardinspiré, il enfonça les éperons aux flancs de son cheval, quihennit de douleur, et s’élança en avant en criant d’une voixretentissante :
– Hurra ! mes fidèles ! hurra ! pour lesalut de la patrie ! en avant ! en avant !
Ses compagnons, à la lueur d’un éclair sinistre, aperçurentcette imposante silhouette qui galopait devant eux, faisant bondirson cheval, franchissant tous les obstacles.
Subitement électrisés par cette vision étrange, ils seprécipitèrent résolument à sa suite en poussant des crisd’enthousiasme.
Alors ce fut dans cette plaine inondée, au milieu de ces arbrestordus sous la main puissante de l’ouragan qui rugissait avecfurie, une course fiévreuse dont rien ne peut donner l’idée,impossible à décrire.
Don Tadeo, le cœur déchiré par tant de douleurs qui à la foisl’avaient assailli, était en proie à un accès de délire quimenaçait, s’il se prolongeait, de tourner à la folie.
Plus la course devenait haletante, plus l’orage sévissait, plusdon Tadeo, les yeux ardents, se sentait entraîné fatalement par ledélire furieux qui lui serrait les tempes comme dans un étau.
Par intervalles il faisait volte face, poussait des crisinarticulés, et tout à coup il enlevait son cheval avec les éperonset les genoux et repartait à fond de train, poursuivant un ennemiimaginaire qui sans cesse fuyait devant lui.
Les soldats épouvantés de cette crise terrible qu’ils nesavaient à quoi attribuer, remplis de douleur de le voir dans cemalheureux état, couraient derrière lui sans savoir de quelle façonlui rendre la raison qui l’abandonnait de plus en plus.
Mais par le bruit de leurs chevaux, et leur aspect sinistre, ilsaugmentaient encore, s’il est possible, l’intensité de la crise quesubissait l’infortuné gentilhomme.
Cependant on approchait de Valdivia ; déjà à quelquedistance, chose étrange à cette heure avancée de la nuit, on voyaitscintiller des lueurs innombrables dans la direction de la ville,qui commençait à sortir des ténèbres et à dessiner ses sombrescontours à l’horizon.
Don Gregorio, l’ami le plus fidèle de don Tadeo, était navré dedouleur de le voir ainsi ; il cherchait en vain un moyen de lerappeler à lui et de lui rendre cette raison qui lui échappait deplus en plus et qui, peut-être, si l’on n’y portait pas un promptremède, ne tarderait pas à s’éteindre pour jamais.
Le temps pressait, la ville était proche, que faire ?
Tout à coup une idée traversa son cerveau comme un jet deflammes.
Don Gregorio lança son cheval à toute bride en le piquant de lapointe de son poignard, afin d’augmenter encore la vélocité de sonélan.
Le noble animal baissa la tête, souffla avec force et partitcomme un trait.
Après quelques minutes de cette course insensée, don Gregoriofit tourner son cheval presque debout sur les pieds de derrière, etsans ralentir son élan, il revint sur ses pas comme untourbillon.
Lui et don Tadeo étaient lancés l’un contre l’autre, ilsdevaient inévitablement se croiser.
Au passage, don Gregorio saisit d’une main de fer la gourmettedu cheval de son ami, et lui donnant un coup sec, il l’arrêtanet.
Le Roi des ténèbres tressaillit, il fixa des yeux ardents surl’homme qui lui barrait ainsi brusquement le passage.
Tous les spectateurs de cette scène s’étaient arrêtés haletantset inquiets.
– Don Tadeo de Leon, lui dit don Gregorio d’une voiximposante, avec un ton de reproche, avez-vous oublié doña Rosario,votre fille ?
Au nom de sa fille, un tremblement convulsif agita tous lesmembres de don Tadeo, il passa la main sur son front brûlant etfixant un œil égaré sur celui qui l’interpellait ainsi :
– Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix, déclinante,oh ! rendez-moi ma fille !
Soudain, une pâleur cadavérique envahit son visage, ses yeux sefermèrent, il abandonna les rênes et tomba à la renverse.
Mais plus rapide que la pensée, son ami s’était jeté à terre etl’avait reçu dans ses bras.
Don Tadeo était évanoui.
Don Gregorio le considéra un instant avec tendresse, le pritdans ses bras comme un enfant, et l’étendit sur les manteauxamoncelés, dont les soldats s’étaient dépouillés avec empressementpour lui faire un lit.
– Il est sauvé ! dit-il.
Tous ces rudes hommes de guerre, que nul danger n’avait lepouvoir d’étonner ou d’émouvoir, poussèrent un soupir desoulagement à cette parole d’espoir, à laquelle ils n’osaientcroire encore.
Plusieurs couvertures et manteaux avaient été suspendus auxbranches de l’arbre sous lequel reposait le chef, afin del’abriter.
Et tous muets, immobiles, la bride passée dans le bras, ilsrestèrent là respectueusement inclinés, malgré la pluie et le vent,attendant avec anxiété que celui qu’ils aimaient comme un pèrerevînt à la vie.
Une heure s’écoula ainsi.
Un siècle pendant lequel on n’entendit pas un murmure, pas uneplainte.
Don Gregorio, penché sur son ami, suivait d’un regard avide lesprogrès de la crise à la lueur d’une torche dont la flammevacillante donnait à cette scène une apparence fantastique.
Peu à peu le tremblement convulsif qui agitait le corps dumalade se calma, il tomba dans une immobilité complète.
Alors don Gregorio déchira la manche de don Tadeo, mit à nu lebras droit, tira son poignard et piqua la veine.
Le sang ne jaillit pas d’abord.
Cependant, après quelques, secondes, une tache noire, grossecomme une tête d’épingle, apparut à la lèvre de la blessure, elleaugmenta progressivement et tomba enfin, chassée par une seconde,et au bout de deux minutes un long jet de sang noir et écumeuxs’élança de la plaie.
Tous, la tête penchée en avant, épiaient attentivement lesprogrès de la cure tentée par don Gregorio.
Un assez long espace de temps se passa ainsi.
Le sang coulait toujours, avec une force qui augmentait deseconde en seconde.
Don Tadeo ne donnait pas encore signe de vie.
Enfin il fit un mouvement, ses dents, qui jusqu’alors étaientrestées serrées, laissèrent passer un soupir.
Le sang avait perdu cette couleur bitumineuse qu’il avaitd’abord et devenait vermeil.
Don Tadeo ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regardcalme et étonné.
– Où suis je ? murmura-t-il faiblement, que s’est-ilpassé ?
– Grâce à Dieu ! vous en voilà quitte, cher ami,répondit don Gregorio, en plaçant le pouce sur la blessure et luibandant le bras avec son mouchoir de poche déchiré enlanières ; quelle peur vous nous avez faite, cherami !
Don Tadeo s’assit et passa sa main sur son front moite desueur.
– Mais que signifie cela ? reprit-il d’une voix plusferme, dites-moi, don Gregorio, qu’est-il arrivé ?
– Ma foi, c’est ma faute, répondit celui-ci, heureusementque nous en sommes quittes pour la peur, cela m’apprendra une autrefois à choisir moi-même mes chevaux et à ne pas m’en rapporter à unpéon.
– Expliquez-vous, mon ami, je ne vous comprends pas, jesuis brisé.
– On le serait à moins ! figurez-vous que vous avezfait une horrible chute.
– Ah ! fit don Tadeo qui cherchait à rassembler sesidées, vous croyez ?
– Caspita ! si je le crois ! demandez àces caballeros, c’est-à-dire que nous vous avons cru mort !c’est un miracle qui vous a sauvé, évidemment Dieu a vouluconserver celui dont dépend le salut de notre patrie !
– C’est singulier ! Je ne me rappelle rien de ce quevous me dites ; lorsque nous avons quitté nos amis, nouscheminions tranquillement, tout à coup l’orage a éclaté…
– C’est cela ! Vous vous rappelez parfaitement, aucontraire : votre cheval ébloui par un éclair s’est effrayé,il s’est emporté, nous nous sommes lancés sur vos traces, mais envain ; lorsque nous sommes arrivés près de vous, vous gisiezsans connaissance dans un ravin, au fond duquel vous aviez rouléavec votre cheval.
– Ce que vous me dites doit être vrai, en effet, car jesuis rompu, je sens une fatigue inouïe par tout le corps.
– C’est cela, mais je vous le répète, heureusement vousn’êtes pas blessé ; seulement, comme vous tardiez à reprendreconnaissance, j’ai cru devoir vous saigner avec mon poignard.
– Je vous remercie, cette saignée m’a fait du bien, ma têten’est pas aussi brûlante, mes idées sont plus calmes. Merci, monami, ajouta-t-il en lui prenant la main et en lui jetant un regardd’une expression indéfinissable, maintenant je me sens tout à faitbien, nous pouvons, si vous le jugez à propos, continuer notrevoyage.
Don Gregorio vit que son ami n’était qu’à moitié dupe dumensonge qu’il avait inventé, mais il n’eut pas l’air de lecomprendre.
– Peut-être n’êtes-vous pas assez fort encore pour voustenir à cheval ? lui dit-il.
– Si, je vous assure que mes forces sont complètementrevenues ; d’ailleurs le temps presse, il nous faut arriver àValdivia.
En disant ces mots, don Tadeo se leva et demanda son cheval.
Un soldat le tenait par la bride.
Don Tadeo le considéra attentivement.
Le pauvre animal était dégoûtant, il avait été littéralementroulé dans la boue.
Don Tadeo fronça le sourcil, il ne comprenait plus.
Don Gregorio riait sous cape : c’était par son ordre que,pour dérouter son ami, le cheval avait été mis en cet état.
Il ne voulait pas que don Tadeo pût soupçonner jamais qu’ilavait été, pendant deux heures, sous le coup d’un délireaffreux.
Il y réussit parfaitement.
Don Tadeo, content de se rendre à l’évidence, secoua tristementla tête et se mit en selle.
– Je me demande, en voyant cette pauvre bête, comment nousne nous sommes pas tués tous deux, dit-il.
– N’est-ce pas ? répondit don Gregorio d’un ton deconviction très-bien joué, c’est incompréhensible ! aucun denous n’a pu s’en rendre compte.
– Sommes-nous loin de la ville ?
– Une lieue au plus.
– Hâtons-nous, alors.
La troupe repartit au galop.
Cette fois, don Tadeo et son ami marchaient côte à côte etparlaient entre eux à voix basse des moyens à prendre pour déjouerles tentatives du général Bustamente, qui sans doute essaieraitavec l’aide des Araucans de ressaisir le pouvoir.
Don Tadeo avait recouvré tout son sang-froid.
Ses idées étaient redevenues nettes, en un mot il était enpossession de toute sa haute intelligence.
Un seul homme était demeuré étranger aux faits que nous venonsde rapporter, et s’était si peu aperçu de ce qui s’était passé,qu’il eût été certes bien embarrassé d’en rendre compte.
Cet homme était don Ramon Sandias.
Le pauvre sénateur, traversé par la pluie, effrayé par l’orage,emmitouflé jusqu’aux yeux dans son manteau, n’avait plus pour ainsidire qu’une vie mécanique et machinale.
Il n’aspirait qu’à une chose, gagner un gîte le plus tôtpossible afin de se mettre à l’abri.
Aussi avait-il continué son chemin, sans même savoir ce qu’ilfaisait et sans songer si on le suivait ou non.
Il arriva ainsi aux portes de Valdivia.
Il allait les franchir sans s’en apercevoir, lorsque son chevalfut arrêté par un homme qui le saisit par la bride.
– Holà ! eh ! caballero ! dormez-vous ?cria une voix rude aux oreilles du sénateur.
Celui-ci fit un bond de frayeur et risqua un œil.
Il reconnut qu’il était à l’entrée de la ville.
– Non pas, dit-il d’une voix enrouée, je ne suis que tropéveillé, au contraire.
– D’où venez-vous tout seul si tard ? reprit l’hommequi lui avait parlé déjà, et autour duquel d’autres étaient venusse ranger.
– Comment, tout seul ! fit don Ramon en se récriant,pour qui prenez-vous donc mes compagnons ?
– Comment, vos compagnons ? de quels compagnonsparlez-vous ? s’écrièrent plusieurs voix sur tous les tons dela gamme chromatique.
Don Ramon regarda autour de lui d’un air effaré.
– C’est vrai, dit-il au bout d’un instant, je suisseul ! où diable sont passés les autres ?
– De quels autres parlez-vous ? reprit le premierinterlocuteur, nous ne voyons personne !
– Eh ! caramba ! répondit le sénateur impatienté,je parle de don Gregorio et de ses soldats !
– Comment, vous faites partie de la troupe de donGregorio ? s’écria-t-on de tous les côtés.
– Sans doute ! fit le sénateur, mais laissez-moi memettre à l’abri, car la pluie tombe d’une horrible force.
– Ne craignez rien, lui dit en riant un mauvais plaisant,vous ne serez pas plus mouillé que vous ne l’êtes.
– C’est vrai, fit-il piteusement en jetant un coup d’œildésolé sur ses habits qui ruisselaient.
– Savez-vous si don Gregorio a rencontré don Tadeo deLeon ? lui demanda-t-on de plusieurs côtés à la fois.
– Oui, ils arrivent ensemble.
– Sont-ils loin ?
– Ma foi, je ne saurais trop vous dire, mais je ne croispas, puisque j’étais avec eux et que me voilà.
Là-dessus, les gens qui l’avaient arrêté se dispersèrent encriant, dans toutes les directions, sans plus s’occuper de lui.
Le malheureux sénateur eut beau prier, supplier afin qu’on luienseignât un gîte, nul ne lui répondit.
Chacun s’occupait d’allumer des torches, d’éveiller leshabitants des maisons, soit en frappant aux portes, soit en lesappelant par leurs noms.
Des hommes armés arrivaient à demi-endormis et se rangeaient entoute hâte de chaque côté de la porte de la ville.
– Valga me dios ! murmura le désespéré sénateur, cesgens sont tous fous de courir les rues par un temps pareil !vais je encore assister à une nouvelle révolution ! Dieu m’enpréserve ?
Et, éperonnant son cheval qui n’en pouvait, il s’éloignacahin-caha, en hochant tristement la tête, pour chercher un toithospitalier où il pût changer d’habits et prendre quelques heuresd’un repos qui lui était devenu indispensable.
Don Tadeo fit à Valdivia une entrée réellement triomphale.
Malgré la pluie qui tombait à torrents, toute la populationétait rangée sur son passage, tenant à la main des torches dont lesflammes, agitées par le vent, portaient çà et là des lueursblafardes qui se confondaient avec celles des éclairs.
Les cris de joie des habitants, le roulement des tamboursbattant aux champs, se mêlaient aux éclats de la foudre et auxsifflements furieux de la tempête.
C’était un magnifique spectacle que celui qu’offrait ce peuple,qui, lorsque l’ouragan sévissait et faisait rage sur sa tête avait,au milieu de la nuit, abandonné ses demeures pour venir, les piedsdans la boue, saluer d’un cri de bienvenue et d’espérance l’hommedépositaire de sa confiance et qu’il appelait son libérateur.
Au premier rang étaient les Cœurs Sombres, calmes, résolus,serrant dans leurs mains nerveuses les armes qui, une fois déjà,avaient renversé la tyrannie.
Don Tadeo fut ému de cette preuve d’amour que lui donnait lapopulation. Il comprit que, si grands que soient les intérêtsprivés, ils sont bien petits, comparés à ceux de tout unpeuple ; qu’il est beau de les lui sacrifier, et que celui quisait bravement mourir pour le salut de ses concitoyens remplit unesainte et noble mission !
Son parti fut pris sans arrière-pensée.
Vaincre d’abord l’ennemi commun, ne pas tromper l’espoir qu’onmettait si naïvement en lui ; puis, lorsque l’hydre de laguerre civile serait abattue, si, la lutte terminée, il étaitdebout encore, il songerait à sa fille qui, du reste, n’était pasabandonnée sans défenseurs, puisque deux nobles cœurs s’étaientdévoués pour la sauver.
Il poussa un profond soupir et passa la main sur son front,comme pour en arracher la pensée de son enfant qui le poursuivaitsans cesse.
Cette marque de faiblesse fut la dernière.
Il redressa fièrement la tête et salua en souriant les groupesjoyeux qui se pressaient sur son passage en battant des mains et encriant : Vive le Chili !
Il arriva, ainsi escorté, jusqu’au cabildo.
Il mit pied à terre, monta l’escalier du palais et se retournavers la foule.
L’immense place était pavée de têtes. Les fenêtres de toutes lesmaisons regorgeaient de monde ; il y en avait de grimpésjusque sur les azotéas, et toute cette foule poussait descris de joie assourdissants.
Don Tadeo vit qu’on attendait qu’il prononçât quelques mots.
Il fit un geste.
Un silence profond régna immédiatement dans la multitude.
– Mes chers concitoyens ! dit le Roi des ténèbresd’une voix haute, claire et parfaitement accentuée, qui futentendue de tous, mon cœur est touché, plus que je ne sauraisl’exprimer, de la marque extraordinaire de sympathie que vous avezvoulu me donner. Je ne tromperai pas la confiance que vous mettezen moi. Toujours vous me verrez au premier rang de ceux quicombattront pour votre liberté. Soyons tous unis pour le salut dela patrie, et le tyran ne parviendra pas à nous vaincre !
Cette chaleureuse allocution fut accueillie par de longs bravos,et des cris prolongés de : Vive le Chili ! Vive laPatrie !
Don Tadeo entra dans le palais.
Il y trouva réunis les officiers supérieurs des troupescantonnées dans la province, les alcades et les principaux chefsdes Cœurs Sombres qui l’attendaient.
Tous ces personnages se levèrent à son arrivée et s’inclinèrentdevant lui.
Depuis que le Roi des ténèbres s’était retrempé dansl’enthousiasme populaire, il avait ressaisi toutes sesfacultés.
L’esprit avait fini par dominer la matière ; il n’éprouvaitplus aucune fatigue ; ses idées étaient aussi claires et aussilucides que si, une heure auparavant, il n’avait pas été en proie àune crise terrible.
Il entra dans le cercle formé par les assistants, et lesinvitant d’un geste à s’asseoir :
– Caballeros ! dit-il, je suis heureux de vous voirréunis au cabildo. Les moments sont précieux. Le généralBustamente, j’en ai la preuve, s’était lié par un traité avecAntinahuel, le grand toqui des Araucanos, afin de parvenir plusfacilement au pouvoir. Voici pourquoi il avait fait sonpronunciamiento dans cette province éloignée de laRépublique. Délivré par les Araucans, il s’est réfugié au milieud’eux. Bientôt nous le verrons, à la tête de ces guerriers féroces,envahir nos frontières et désoler nos plus riches provinces. Jevous le répète, nos moments sont précieux ! une initiativehardie peut seule nous sauver. Mais pour prendre cette initiative,il me faut, à moi, dont vous avez fait votre chef, des pouvoirsréguliers, octroyés par le sénat. Si je ne les ai pas, je seraimoi-même un cabecilla,et je paraîtrai allumer cette guerrecivile que je veux empêcher, contre laquelle je veux combattre à latête de tous les bons citoyens.
Ces paroles, dont chacun reconnaissait la justesse, firent uneprofonde sensation.
À la sérieuse objection soulevée par don Tadeo, une réponseétait difficile à faire.
Nul n’osait en assumer sur soi la compromettanteresponsabilité.
Don Gregorio s’approcha. Il tenait un pli à la main.
– Prenez, dit-il en présentant le pli ouvert à don Tadeo,voici la réponse du sénat de Santiago au manifeste que vous luiavez adressé après la chute du tyran : c’est un ordre qui vousinvestit du pouvoir suprême. Comme, après la victoire, vous aviezrésigné le commandement entre mes mains, j’avais conservé cet ordresecret. Le moment est venu de le rendre public : Don Tadeo deLeon ! vous êtes notre chef ; ce ne sont pas seulementquelques citoyens qui vous nomment, ce sont les délégués de lanation !
À cette nouvelle imprévue, les assistants se levèrent avec joieet crièrent avec enthousiasme : Vive don Tadeo deLeon !
Celui-ci prit le pli et le parcourut des yeux.
– Très-bien ! dit-il en le rendant à don Gregorio avecun sourire ; à présent, je suis libre d’agir comme je lejugerai convenable pour le salut de tous.
Les membres de l’assemblée reprirent leurs places et le silencese rétablit.
– Caballeros ! poursuivit don Tadeo, je vous l’ai dit,une initiative hardie peut seule nous sauver. C’est une espèce decourse au clocher que nous allons entreprendre. Il nous faut gagnernotre adversaire de vitesse, vous connaissez l’homme, vous savezqu’il possède toutes les qualités nécessaires à un bon général, ilne s’endormira donc pas dans une fausse sécurité ; son alliéAntinahuel est un chef intrépide, doué d’une ambitiondémesurée ; ces deux hommes, unis par les mêmes intérêts,peuvent, si nous n’y prenons garde, nous donner fort à faire, nousdevons donc les attaquer tous deux à la fois. Voici ce que jepropose, si le plan que je vais vous soumettre vous semble vicieux,puisque nous sommes réunis en conseil, vous le discuterez, et je merangerai à l’avis de la majorité.
À ces paroles sympathiques, le silence et l’attentionredoublèrent.
Il continua.
– Nous partagerons nos forces en deux parties ; lapremière ira à marches forcées attaquer Arauco, lacapitale de nos ennemis ; cette expédition, dont le seul butest de diviser les forces de nos adversaires, ne devra être faiteque de façon à les obliger à y expédier des renforts importants.Une seconde division, composée de tous les hommes de la province enétat de porter les armes, se rendra sur le Biobio, afin de tendrela main aux troupes de la province de Conception et de mettre ainsiles Araucans entre deux feux.
– Mais, objecta un officier supérieur, permettez don Tadeo,il me semble que dans votre plan, fort bon du reste, vous oubliezune chose à mon avis très-importante.
– Laquelle, monsieur ?
– Mais la province de Valdivia, donc ? n’est-elle pasplus qu’une autre exposée à une malocca ?
– Vous vous trompez, monsieur ; voici pourquoi :c’est que vous rattachez les événements qui vont s’y passer à ceuxqui les ont précédés.
– Sans doute.
– Voici où est l’erreur : lorsque don PanchoBustamente s’est fait proclamer à Valdivia, il avait pour cela uneraison : cette province est éloignée, isolée, le généralespérait en faire son dépôt de guerre et s’y établir solidement,grâce à ses alliés indiens, puis sortir de cette ville pourconquérir peu à peu le reste du territoire ; ce plan étaitparfaitement conçu, il offrait de grandes chances de réussite, maisaujourd’hui la question est complètement changée : le généralne s’appuie plus sur le pays, la guerre régulière lui estimpossible, c’est dans la capitale qu’il doit faire et qu’iltentera la révolution qu’il médite. À mon avis, il faut lui barrerle chemin de la capitale et le contraindre à accepter la bataillesur le territoire araucan. Quant à la province de Valdivia, ellen’est nullement menacée ; seulement, comme dans de tellescirconstances on ne saurait user de trop de prudence, une milicecivile sera instituée afin de défendre ses foyers : voici,caballeros, le plan que je vous propose.
Il n’y eut qu’un cri dans toute l’assemblée pour approuver ceplan si simple.
– Ainsi, messieurs, reprit don Tadeo après un instant, ceplan vous convient ? vous l’adoptez ?
– Oui, oui, s’écria-t-on de toutes parts.
– Bien ! maintenant passons à l’exécution : donGregorio Torral, vous prendrez le commandement des troupesdestinées à agir contre Arauco, sous ce pli je vous donnerai vosinstructions particulières.
Don Gregorio s’inclina.
– Je conserve pour moi, continua don Tadeo, la direction del’armée du Biobio : ce matin, au point du jour, monsieurl’Alcade Mayor vous ferez publier un bando dans toutes lesrues de la ville, annonçant que des enrôlements volontaires à unedemi-piastre par jour sont ouverts ; vous établirez desbureaux dans tous les quartiers ; ce que je vous ordonne pourValdivia doit avoir lieu dans le reste de la province. Vous,colonel Gutierez, dit don Tadeo en s’adressant à un officiersupérieur qui se tenait auprès de lui, je vous nomme gouverneur dela province, votre premier soin doit être d’organiser la gardecivique ; je vous recommande surtout la prudence et lacirconspection dans l’accomplissement du mandat délicat que je vousconfie.
– Que Votre Excellence s’en rapporte à moi, répondit lecolonel ; je comprends l’importance des devoirs que j’ai àremplir.
– Depuis longtemps je vous connais, colonel, et je sais queje puis vous laisser agir en toute confiance, fit don Tadeo avec unsourire ; maintenant, caballeros, ajouta-t-il, àl’œuvre !
Dans deux jours, au plus tard, il faut que les troupes semettent en marche et franchissent la frontière araucanienne ;je compte sur votre concours, de vous dépend le salut de lapatrie ; allez, messieurs, et recevez mes remerciements pourles preuves de patriotisme que vous donnez au pays.
Les membres de l’assemblée se retirèrent après avoir une foisencore protesté de leur dévouement.
Don Tadeo et don Gregorio restèrent seuls.
Le Roi des ténèbres semblait transfiguré.
Une ardeur martiale rayonnait dans ses regards.
Don Gregorio le regardait avec étonnement et respect.
Enfin don Tadeo s’arrêta devant lui.
– Frère, lui dit-il, cette fois il faut vaincre ou mourir,tu seras près de moi à l’heure de la bataille ; cecommandement que je t’ai donné est indigne de toi, tu le quitterasà quelques lieues d’ici, c’est à mes côtés que tu doiscombattre.
– Merci, fit don Gregorio avec émotion, merci !
– Ce tyran contre lequel nous allons nous mesurer une foisencore, il faut qu’il meure.
– Il mourra.
– Parmi les Cœurs Sombres, tu choisiras dix hommes résolusqui s’acharneront spécialement à sa poursuite, toi et moi nous lesguiderons ; tant que Bustamente vivra, la patrie sera enpéril, il faut en finir.
– Comptez sur moi ; mais pourquoi vous exposez-vous,vous dont la vie nous est si précieuse ?
– Oh ! répondit don Tadeo avec enthousiasme,qu’importe ma vie ? pourvu que la liberté triomphe et quel’homme qui prétend nous livrer aux barbares succombe ; uneseule bataille doit être livrée ; si nous sommes obligés defaire la guerre de partisans, nous sommes perdus.
– C’est vrai.
– Le Chili n’est qu’une étroite langue de terre resserréeentre la mer et les montagnes, ce qui rend impossible une longueguerre de partisans ; il nous faut donc vaincre du premiercoup, sinon notre ennemi, après nous avoir passé sur le ventre,entrera sans coup férir à Santiago qui lui ouvrira ses portes.
– Oui, observa don Gregorio, vous avez bien jugé laposition.
– Voilà pourquoi je n’hésiterai pas à faire, si cela estnécessaire, le sacrifice de ma vie pour empêcher un aussi grandmalheur.
– Nous sommes tous dans la même intention.
– Je le sais ; ah ! j’oubliais : envoyez desuite un exprès au gouverneur de la province de Concepcion, afinqu’il se tienne sur ses gardes.
– Je vais le faire.
– Eh ! mais, j’y songe, nous avons sous la mainl’exprès dont nous avons besoin.
– De qui voulez-vous parler ?
– De don Ramon Sandias.
– Hum ! fit don Gregorio en hochant la tête, c’est unassez triste personnage et je crains bien…
– Vous vous trompez, sa nullité même garantit lesuccès ; jamais le général Bustamente ne supposera que nousayons confié une mission sérieuse à un aussi pauvre sire ; ilpassera tête haute partout où un homme connu par son énergie seraitarrêté.
– C’est juste, ce projet, par sa hardiesse même, offre degrandes chances de réussite.
– Ainsi, c’est convenu, vous allez m’envoyer lesénateur.
– Dam ! c’est que je vous avouerai que je ne sais oùle prendre en ce moment.
– Bah ! bah ! un aussi grand personnage ne seperd pas ainsi.
Don Gregorio s’inclina en souriant et sortit sans répondre.
Au lieu de prendre quelques instants d’un repos que les fatiguesqu’il avait supportées depuis plusieurs jours lui rendaientindispensable, don Tadeo dès qu’il fut seul, s’assit à une table etcommença à expédier une foule d’ordres que des estafettes portaientimmédiatement dans toutes les directions.
Les âmes énergiques sont ainsi, le travail les repose.
Don Tadeo sentait instinctivement que s’il s’abandonnait à sespensées, elles l’absorberaient bientôt et lui ôteraient lesfacultés nécessaires pour soutenir la lutte qu’il avaitentreprise ; aussi cherchait-il dans un travail ingrat lemoyen d’échapper à lui-même et d’être prêt à l’heure dite à rentrerle front haut et le cœur ferme dans la lice.
Plusieurs heures se passèrent ainsi.
La matinée était avancée, don Tadeo avait dépêché tous sescourriers.
Il se leva et se mit à marcher à grands pas dans la salle.
En ce moment la porte s’ouvrit, don Ramon Sandias se montra.
Le sénateur paraissait n’être que le fantôme de lui-même, tantson visage était pâle et ses traits tirés.
Le digne homme, dont toute la vie s’était écoulée dans undolce farniente continuel, qui jusqu’alors avait étécomblé de tous les dons de la fortune et n’avait jamais sentil’aiguillon cuisant de l’ambition, s’était laissé tromper par legénéral Bustamente. Aussi, depuis un mois, sa vie n’était plusqu’un enfer ; sa face, si vermeille et si rebondie, étaitmaigre et flétrie, il prenait les contours anguleux d’un squelette,et lorsque par hasard il s’apercevait dans une glace, il se faisaitréellement peur, et se demandait si sa famille et ses amisreconnaîtraient dans cette espèce de spectre ambulant l’insoucieuxpropriétaire qui les avait quittés, il y avait un mois à peine, sigras et si dodu, pour courir après une chimère qu’il n’avait puatteindre et dont il n’avait que faire pour être heureux, puisqu’ill’avait constamment été lorsqu’il ne la cherchait pas.
Don Tadeo jeta un long regard sur le nouveau venu ; il neput retenir un geste de pitié à la vue des changements que lechagrin avait opérés dans sa personne.
Le sénateur le salua humblement.
Don Tadeo lui rendit son salut et lui indiqua un siège.
– Eh bien ! don Ramon, lui dit-il d’une voix amicale,vous êtes encore des nôtres ?
– Encore, oui, Excellence, répondit le sénateur d’une voixcreuse.
– Qu’est-ce à dire, don Ramon ? fit-il ensouriant ; auriez-vous à vous plaindre d’être àValdivia ?
– Oh ! non, fit vivement le sénateur, aucontraire ; mais, depuis quelque temps, je suis le jouetd’événements si terribles que, malgré moi, je tremble toujoursqu’il ne m’arrive quelque malheur, je crains continuellement unecatastrophe.
– Rassurez-vous, don Ramon, vous êtes en sûreté, en cemoment du moins, ajouta-t-il avec intention.
Cette réticence donna à réfléchir au sénateur.
– Hein ? fit-il en tressaillant, que voulez-vous dire,don Tadeo ?
– Rien qui doive vous effrayer ; mais, vous le savez,les chances de la guerre sont scabreuses.
– Oui, trop scabreuses, j’en sais quelque chose !Aussi je n’ai qu’un seul désir.
– Lequel ?
– Celui de rejoindre ma famille. Oh ! si Dieu permetque je revoie une fois encore la charmante hacienda que je possèdeaux environs de Santiago, je jure, par ce qu’il y a de plus sacréau monde, que je donnerai ma démission, et que, loin du fracas desaffaires et de leurs fallacieuses espérances, je vivrai heureux ausein de ma famille, laissant àde plus dignes le soin de sauver lapatrie.
– Ce souhait n’a rien d’exagéré, don Ramon, répondit donTadeo d’un ton sérieux, qui, sans qu’il comprît pour quelle raison,fit passer un frisson dans les membres du sénateur, et s’il netient qu’à moi, il sera promptement accompli ; vous avez assezagi dans ces derniers temps pour avoir acquis le droit de vousreposer.
– Je ne suis pas taillé pour figurer dans les guerresciviles, je suis un de ces hommes qui ne sont bons que dans lasolitude ;aussi je laisse de grand cœur aux autres cette vieagitée qui n’est pas faite pour moi.
– Vous n’avez cependant pas toujours pensé ainsi.
– Hélas ! Excellence, voilà la cause de tous mesdéboires ; je pleure des larmes de sang lorsque je songe queje me suis ainsi, par une folle ambition, laissé entraîner…
– Oui, fit don Tadeo en interrompant les lamentations dumoderne Jérémie ; eh bien ! ce que vous avez perdu, sivous le voulez, moi, je puis vous le rendre.
– Oh ! parlez ! parlez ! et quoi qu’ilfaille faire pour cela…
– Même retourner parmi les Aucas ? fit don Tadeo avecmalice.
Le sénateur tressaillit, son visage devint encore plus blême,et, d’une voix tremblante, il s’écria :
– Oh ! plutôt mourir mille fois que de me remettreentre les mains de ces barbares sans foi ni loi !
– Mais vous n’avez pas eu trop à vous en plaindre, que jesache.
– Aussi n’est-ce pas à eux personnellement, mais…
– Brisons là, interrompit don Tadeo ; voici ce quej’attends de vous, écoutez attentivement.
– J’écoute, Excellence, répondit le sénateur en baissant latête avec humilité.
Don Gregorio entra.
– Qu’y a-t-il ? demanda don Tadeo.
– Cet Indien nommé Joan, qui déjà vous a servi de guide,vient d’arriver ; il a, dit-il, des choses importantes à vouscommuniquer.
– Qu’il entre ! qu’il entre ! s’écria don Tadeoen se levant et sans plus s’occuper du sénateur.
Celui-ci respira, il se crut oublié, et sournoisement il seglissa vers la porte par laquelle était ressorti don Gregorio.
Don Tadeo l’aperçut.
– Sénateur, lui dit-il, restez, je vous prie nous n’avonspas encore terminé notre entretien.
Don Ramon, surpris en flagrant délit, chercha vainement uneexcuse, il hésita, balbutia ; bref, il resta court, et selaissa retomber sur son siège en poussant un profond soupir.
La porte s’ouvrit au même instant, Joan entra.
Don Tadeo alla vers lui.
– Qui vous amène ? lui demanda-t-il avecagitation ; s’est-il passé quelque chose de nouveau ?Parlez ! parlez ! mon ami !
– Lorsque j’ai quitté le camp des chefs blancs, ils sepréparaient à prendre la piste de Antinahuel.
– Dieu les bénisse, les nobles cœurs ! s’écria donTadeo en levant les yeux au ciel et en joignant les mains avecferveur.
– Mon père était triste cette nuit, lorsqu’il s’est séparéde nous, son cœur était déchiré, il semblait horriblementsouffrir.
– Oh ! oui ! murmura le pauvre père d’une voixétouffée.
– Avant de prendre la piste, don Valentin aux cheveux doréscomme des épis mûrs, a senti son cœur s’amollir à la pensée desinquiétudes que vous éprouviez sans doute : alors, il a faittracer ce collier par son frère aux yeux de colombe, et je me suischargé de vous le remettre.
En disant ces mots, il sortit la lettre qui, étaitsoigneusement cachée sous le bandeau qui ceignait son front, et laprésenta à don Tadeo.
Celui-ci la prit vivement et la dévora des yeux.
– Merci, dit-il avec effusion en serrant le papier dans sapoitrine et en tendant gracieusement la main au guerrier, merci,frère, vous êtes un homme de cœur, votre dévouement me rend toutmon courage ; vous resterez avec moi, et lorsque le momentsera venu, vous me guiderez vers ma fille.
– Je le ferai, mon père peut compter sur moi, réponditsimplement l’Indien.
– J’y compte, Joan ; ce n’est pas d’aujourd’hui quej’ai apprécié votre noble et excellente nature ; restez, iciprès de moi, nous parlerons de nos amis ; c’est en nousentretenant d’eux, que nous tâcherons d’oublier les tristesses del’absence.
– Je suis à mon père comme le cheval est au guerrier qui lemonte, répondit respectueusement Joan, et, après avoir salué donTadeo, il se prépara à se retirer.
– Un instant, dit celui-ci en frappant dans ses mains.
Un serviteur parut.
– J’ordonne, dit don Tadeo d’un accent impérieux, que l’onait les plus grands égards pour ce guerrier, il est mon ami, il estlibre de faire ce qu’il voudra : tout ce qu’il demandera,j’entends qu’on le lui donne. Et, se tournant vers Joan :Maintenant, allez, mon ami.
Le guerrier indien sortit avec le domestique.
– Nature d’élite ! se dit don Tadeo tout rêveur.
– Oh ! oui, fit don Ramon d’une voix hypocrite, c’estun bien digne homme, pour un sauvage !
Le Roi des ténèbres, fut rappelé à lui-même par cette voix quivenait subitement mêler ses notes criardes au milieu de sespensées.
Ses yeux tombèrent sur le sénateur auquel il ne songeait plus etqui le regardait d’un air béat.
– Ah ! dit-il, je vous avais oublié, don Ramon.
Celui-ci se mordit la langue et se repentit, mais trop tard, deson exclamation hors de saison.
– Ne me disiez-vous pas, reprit don Tadeo, que vouspayeriez bien cher pour être à votre hacienda ?
Le sénateur hocha la tête affirmativement ; il craignait dese compromettre en formulant plus clairement sa pensée.
– Je vous offre alors, continua don Tadeo, de vous rendrece bonheur auquel vous aspirez, mais que déjà vous commencez àdésespérer d’atteindre jamais. Vous allez à l’instant partir pourConception.
– Moi ?
– Oui, vous. Arrivé à Concepcion, vous remettrez ce papierau général Fuentès, qui commande les troupes de cetteprovince ; puis, cette mission remplie, vous serez libred’aller où bon vous semblera ; seulement, faites attentionqu’on vous surveillera de près, et que, si je ne reçois pas deréponse du général Fuentès, je vous retrouverai facilement, etalors nous aurons à régler ensemble un compte très-sérieux.
Pendant ces paroles, le sénateur avait donné les marques de laplus grande agitation : il avait rougi, blêmi, il s’étaittourné de cent façons différentes, ne sachant quelle contenancetenir.
– Eh ! mais, fit don Tadeo, on dirait, Dieu mepardonne, que ce n’est qu’avec répugnance que vous acceptez lamission dont je vous charge ?
– Pardon, Excellence, pardon, balbutia le sénateur ahuri,mais les missions ne me réussissent que médiocrement, et vrai, jecrois que vous feriez mieux de donner celle-là à un autre.
– Vous croyez ?
– J’en suis convaincu, Excellence ; voyez-vous, j’aisi peu de chance…
– C’est un malheur.
– N’est-ce pas, Excellence ?
– Oui, d’autant plus que nul autre que vous ne doit êtrechargé de cette mission.
– Mais, cependant…
– Silence ! dit don Tadeo d’un ton sec, en se levantet en lui donnant un papier ; arrangez-vous comme vousvoudrez, mais il faut que dans une demi-heure vous soyez parti,sinon vous serez fusillé dans trois quarts-d’heure. Ainsi,choisissez.
– Mon choix est tout fait.
– Alors ?
– Je pars.
– Bon voyage !
– Mais, fit le sénateur en se ravisant, si les Araucaniensme surprennent et s’emparent de ce papier ?
– Vous serez fusillé, dit froidement don Tadeo.
Le sénateur bondit d’épouvante.
– Mais c’est une impasse ! s’écria-t-il avec terreur,je n’en sortirai jamais !
– Cela vous regarde.
– Mais…
– Je crois devoir vous avertir lui dit le Roi des ténèbres,que vous n’avez plus que vingt minutes pour faire vos préparatifsde départ.
Le sénateur saisit vivement la lettre, et, sans répondre, seprécipita comme un fou hors du salon, en se cognant à tous lesmeubles.
Don Tadeo ne put s’empêcher de sourire de la frayeur de donRamon, et il se dit :
– Pauvre diable ! il ne se doute pas d’une chose,c’est que je désire qu’on s’empare du papier qu’il porte.
Don Gregorio venait d’entrer.
– Tout est prêt, dit-il.
– Bien ; que les troupes se massent en deux corps,hors de la ville. Où est Joan ?
– Me voici, répondit celui-ci en paraissant.
– Mon frère croit-il pouvoir arriver à Conception sanstomber dans un parti de batteurs d’estrades, enfin sans êtrearrêté ?
– J’en suis sûr.
– Je veux confier à mon frère une mission de vie ou demort.
– Je l’accomplirai, ou je mourrai.
– Mon frère a-t-il un bon cheval ?
– Je n’en ai aucun, ni bon, ni mauvais.
– On en donnera un à mon frère, ardent comme latempête.
– Bon ! que ferai-je ?
– Joan remettra ce collier au général espagnol Fuentès, quicommande les troupes de la province de Conception.
– Je le lui remettrai.
Don Tadeo tira de sa poitrine un poignard de forme bizarre, dontla poignée en bronze servait de cachet.
– Que mon frère prenne ce poignard, en le voyant, legénéral saura que Joan vient de ma part.
– Bon ! fit le guerrier en prenant l’arme qu’il passaà sa ceinture.
– Que mon frère prenne garde, cette arme est empoisonnée,la plus légère piqûre donne la mort.
– Oh ! oh ! dit l’Indien avec un souriresinistre, c’est une bonne arme ; quand dois-jepartir ?
– Mon frère est-il reposé ?
– Je suis reposé.
– On va donner un cheval à mon frère.
– Bon ! adieu !
– Un mot encore.
– J’écoute.
– Que mon frère ne se fasse pas tuer, je veux qu’ilrevienne près de moi.
– Je reviendrai, dit l’indien avec assurance.
– Adieu !
– Adieu !
Joan sortit.
Dix minutes plus tard, il galopait à toute bride sur la route deConcepcion, et dépassait don Ramon Sandias, qui trottait demauvaise grâce sur la même route.
Don Tadeo et don Gregorio quittèrent le cabildo.
Les ordres du Roi des ténèbres avaient été exécutés avec uneponctualité et une intelligence remarquables.
La garde civile fort nombreuse déjà, était presque organisée eten état, si besoin était, de défendre la ville.
Deux corps de troupes étaient rangés en bataille.
L’un de neuf cents hommes était chargé d’attaquer Arauco,l’autre de près de deux mille, sous les ordres immédiats de donTadeo lui-même, devait aller à la recherche de l’armée araucanienneet lui offrir la bataille.
Don Tadeo passa en revue cette petite armée.
Il n’eut qu’à se louer de la bonne tenue et de l’ardeur dessoldats.
Après avoir adressé une dernière allocution aux habitants deValdivia, pour leur recommander la plus grande vigilance, le Roides ténèbres donna l’ordre du départ.
Outre une assez nombreuse cavalerie, l’armée chilienne emmenaitavec elle dix pièces d’artillerie de montagne.
Les troupes défilèrent au pas accéléré devant les habitants quiles saluèrent de chaleureux vivats, puis elles se mirent enmarche.
Lorsqu’ils furent sur le point de se séparer, don Tadeo prit sonami à part.
– Ce soir, lorsque vous aurez établi votre camp pour lanuit, don Gregorio, lui dit-il, vous donnerez le commandement àvotre lieutenant, et vous me rejoindrez.
– C’est convenu, je vous remercie de la faveur que vous mefaites.
– Frère, lui répondit don Tadeo d’une voix triste, nedevons-nous pas vivre et mourir ensemble !
– Oh ! ne parlez pas ainsi, fit don Gregorio, puis ilajouta, afin de donner un autre tour à l’entretien et changer lecours des idées de son ami, soyez donc assez bon pour me dire avantque je vous quitte ce que signifie le message que vous avez donné àJoan ?
– Oh ! répondit don Tadeo avec un fin sourire, cemessage, mon ami, est une ruse de guerre, dont, je l’espère, vousverrez bientôt le succès.
Après une dernière poignée de main, les deux chefs se quittèrentpour se mettre à la tête de leurs troupes respectives, quis’éloignaient rapidement dans la plaine.
Le général Bustamente avait mis à profit la bonne volonté subitedont Antinahuel avait fait preuve à son égard.
Aussi, deux jours après les événements que nous avons rapportés,l’armée araucanienne était-elle fortement retranchée sur le Biobio,dans une position inaccessible.
Antinahuel, en chef expérimenté, avait établi son camp au sommetd’une colline boisée qui dominait le seul gué de la rivière.
Un rideau d’arbres avait été laissé pour dissimuler la présencede l’armée, si bien que nul n’aurait pu, à moins de renseignementspositifs, la croire dans cette position.
Les divers contingents des Utals-Mapus étaient arrivés en toutehâte au rendez-vous assigné par le toqui ; d’instants eninstants il en arrivait encore.
La force totale de l’année était en ce moment d’environ neufmille hommes.
Le Cerf Noir, avec un corps de guerriers d’élite, battait lacampagne dans tous les sens afin de surprendre les coureursennemis.
Les maloccas, ou invasions araucaniennes, ne sont quedes surprises, aussi la prudence déployée par les chefs dans cesexpéditions est-elle extrême.
Rien ne donnait à supposer aux Indiens que les blancs sedoutassent du coup de main qu’ils méditaient.
Ils voyaient sur la rive opposée du Biobio les troupeaux paîtreen liberté et les huasos vaquer tranquillement à leurs affaires,comme si de rien était.
Le général Bustamente interrogeait l’horizon à l’aide d’unelongue-vue.
Antinahuel était retiré sous son toldo avec la Linda et doñaRosario.
La jeune fille n’était au camp que depuis une heure.
La pauvre enfant portait sur son visage pâli les traces desfatigues qu’elle avait éprouvées ; une sombre tristesse étaitrépandue sur ses traits.
Elle se tenait debout, les yeux baissés devant le toqui, dont leregard brûlant ne la quittait pas une seconde.
– Mon frère voit que j’ai tenu ma promesse, lui dit laLinda avec un mauvais sourire à l’adresse de la jeune fille.
– Oui, répondit le toqui, je remercie ma sœur, moi aussij’ai tenu la mienne.
– Mon frère est un grand guerrier, il n’a qu’uneparole ; avant d’entrer sur le territoire des Huincas, ilserait bon qu’il fixât le sort de sa prisonnière.
– Cette jeune vierge n’est pas ma prisonnière, réponditAntinahuel, dont le regard étincela, elle sera la femme du grandtoqui des Aucas.
– Soit ! fit la Linda en haussant les épaules,Antinahuel est le maître.
Le chef se leva, et s’approchant de la jeune fille :
– Ma sœur est triste, lui dit-il avec douceur, la longueroute qu’elle a faite l’a fatiguée sans doute, un toldo est préparépour ma sœur, elle se reposera quelques heures, et puis aprèsAntinahuel lui fera connaître ses intentions.
– Chef, répondit la jeune fille avec mélancolie, mon corpsn’éprouve pas de fatigue, je suis forte, vos mosotones ont été bonspour moi, ils ont eu pitié de ma jeunesse et m’ont traitée avecdouceur.
– Le chef l’avait ordonné, dit galamment Antinahuel.
– Je vous remercie d’avoir donné ces ordres, cela me prouveque vous n’êtes pas méchant.
– Non, fit Antinahuel, j’aime ma sœur.
La jeune fille ne comprit point cette déclaration d’amour àbrûle-pourpoint, et se méprit sur le sens des paroles qui luiétaient adressées.
– Oh ? oui, dit-elle naïvement, vous m’aimez, vousavez pitié de moi, vous ne voudrez pas me voir souffrir !
– Non, j’apporterai tous mes soins à ce que ma sœur soitheureuse.
– Oh ! ce serait bien facile, si vous le vouliezréellement ! s’écria-t-elle en lui jetant un regard de prièreet en joignant les mains.
– Que faut-il faire pour cela ? je suis prêt à obéir àma sœur.
– Bien vrai ?
– Que ma sœur parle ! fit le chef.
– Les larmes d’une pauvre jeune fille ne peuventqu’attrister un grand guerrier comme vous !
– C’est la vérité, dit-il doucement.
– Rendez-moi à mes amis, à mes parents !s’écria-t-elle avec effusion ; oh ! si vous faites cela,chef, je vous bénirai ! je vous garderai une éternellereconnaissance, car je serai bien heureuse !
Antinahuel recula tout interdit en se mordant les lèvres aveccolère.
La Linda éclata de rire.
– Vous voyez, dit-elle, il vous est très-facile de larendre bien heureuse !
Le chef fronça les sourcils d’un air courroucé.
– Holà ! frère, reprit la Linda, ne nous fâchons pas,je vous prie, et laissez-moi un instant causer avec cette colombeeffarouchée.
– Pourquoi faire ? dit le toqui avec impatience.
– Caramba ! pour lui expliquer clairement vosintentions ; au train dont vous y allez, vous n’en finirezjamais.
– Bon.
– Seulement, faites bien attention que je ne répondsnullement de la bien disposer à votre égard.
– Ah ! fit Antinahuel désappointé.
– Non, mais je vous garantis qu’après notre conversationelle saura parfaitement à quoi s’en tenir sur vos projets surelle : cela vous convient-il ?
– Oui, ma sœur a la langue dorée, elle l’endormira.
– Hum ! je ne crois pas ; cependant je vaisessayer pour vous être agréable, dit-elle avec un sourireironique.
– Bien, pendant la conversation de ma sœur, je visiterai lecamp.
– C’est cela, fit la Linda, de cette façon vous ne perdrezpas votre temps.
Antinahuel sortit après avoir lancé à la jeune fille un regardqui lui fit baisser les yeux en rougissant.
Restée seule avec doña Rosario, la Linda l’examina un instantavec une telle expression de méchanceté haineuse que la jeune fillese sentit frémir d’effroi malgré elle.
La vue de cette femme produisait sur elle cet effet étrange quel’on attribue au regard du serpent : elle se sentait fascinéepar cet œil glauque au regard froid qui se rivait sur elle avec unefixité insupportable.
Après quelques minutes qui parurent un siècle à la pauvreenfant, la Linda se leva, s’approcha lentement d’elle et lui posantrudement la main sur l’épaule :
– Pauvre fille ! lui dit-elle d’une voix :incisive, depuis, bientôt un mois que tu es prisonnière, en es-tudonc encore à deviner pour quelle raison je t’ai faitenlever ?
– Je ne vous comprends pas, madame, répondit doucement lajeune fille, vos paroles sont pour moi des énigmes dont je cherchevainement le sens.
– Pauvre innocente ! reprit la courtisane avec un riremoqueur, il me semble pourtant que la nuit où nous nous sommestrouvées face à face au village de San-Miguel je t’ai parlé assezfranchement.
– Tout ce qu’il m’a été possible de comprendre, madame,c’est que vous me haïssez pour une raison que j’ignore.
– Que t’importe la raison, puisque le fait existe !Oui, je te hais, misérable ! je me venge sur toi des torturesqu’une autre personne m’a fait endurer ; qu’est-ce que cela mefait à moi, que tu ne m’aies rien fait ! je ne te connaispas ! en me vengeant sur toi, ce n’est pas toi que jehais ! c’est celui qui t’aime ! dont chacune de teslarmes brise le cœur ! Mais ce n’est pas assez des tourmentsque je te réserve, s’il les ignore, je veux qu’il en soit témoin,je veux qu’il expire de désespoir en apprenant ce que j’ai fait detoi, à quel état d’abaissement et de mépris je t’ai réduite.
– Dieu est juste, madame, répondit la jeune fille avecfermeté, je ne sais quels forfaits vous méditez, mais il veillerasur moi et ne laissera pas s’accomplir cette atroce vengeance dontvous me menacez.
– Dieu ! misérable créature, s’écria la Linda avec unricanement farouche, Dieu n’est qu’un mot ! il n’existepas ! prie-le, car tu n’as plus que lui qui puisse te venir enaide !
– Il ne me faillira pas, madame ! répondit-elle,prenez garde que bientôt, courbée sous sa main puissante, à votretour vous imploriez en vain sa miséricorde et ne trouviez que satardive mais implacable justice !
– Va ! misérable enfant ! tes menaces nem’inspirent que du mépris.
– Je ne menace pas, madame, je suis une malheureuse jeunefille, que la fatalité a jetée innocente entre vos mains, je tâchede vous attendrir.
– Vaines prières, que les tiennes ! Eh bien,soit ! ajouta-t-elle en s’animant à la colère qui grondait enelle, lorsque mon heure sera venue, je ne demanderai pas plus depitié que je n’en aurai pour toi !
– Dieu vous pardonne le mal que vous voulez me faire,madame.
Pour la deuxième fois, malgré elle, la Linda éprouvait uneémotion indéfinissable, dont elle cherchait vainement à s’expliquerla cause ; mais elle se raidit contre ce pressentiment secretqui semblait l’avertir que sa vengeance s’égarait et qu’en voulantfrapper trop fort elle se trompait.
– Écoute, lui dit-elle d’une voix brève et saccadée, c’estmoi qui t’ai fait enlever, tu le sais ; mais tu ignores dansquel but, n’est-ce pas ? eh bien, ce but je vais te le faireconnaître : l’homme qui sort d’ici, Antinahuel, le chef desAraucans, est un misérable ! eh bien, il a conçu pour toi unepassion immonde, monstrueuse comme son esprit féroce est seulcapable d’en concevoir ; écoute, sa mère a voulu le détournerde cette passion, il a tué sa mère !
– Oh ! s’écria la jeune fille avec horreur.
– Tu trembles, n’est-ce pas ? reprit la Linda ;c’est un être bien abject, en effet, que cet homme ! il n’a decœur que pour le crime, il ne reconnaît de lois que celles que sespassions et ses vices lui imposent ! eh bien, cet être hideux,ce scélérat odieux, t’aime, te dis-je, il est amoureux de toi, mecomprends-tu ? je ne sais ce qu’il aurait donné pour teposséder, pour faire de toi sa maîtresse ; moi, je t’ai vendueà cet homme, tu lui appartiens, tu es son esclave, il a le droit defaire de toi ce qu’il voudra, et il en abusera, sois encertaine !
– Oh ! vous n’avez pas fait cet odieux marché !s’écria la jeune fille avec stupeur.
– Si, je l’ai fait, reprit-elle en grinçant des dents, etce serait à recommencer, je le ferais encore ! oh ! tu nesais pas quel bonheur j’éprouverai à te voir, toi, blanche colombe,vierge immaculée, rouler dans la fange ; chacune de tes larmesrachètera une de mes douleurs !
– Mais vous n’avez donc pas de cœur, madame ?
– Non, je n’en ai plus ; il y a longtemps qu’il a ététordu et brisé par le désespoir, aujourd’hui je me venge !
La jeune fille eut un moment de vertige, elle fondit en larmeset tomba aux pieds de son bourreau, en éclatant en sanglotsdéchirants.
– Pitié, madame ! s’écria-t-elle d’une voixnavrante ; oh ! vous venez de le dire : vous avez euun cœur ! vous avez aimé ! au nom de ce que vous avezaimé, pitié ! pitié ! pour moi, pauvre orpheline quijamais ne vous ai fait de mal !
– Non, non, pas de pitié ! l’on n’en a pas eu pourmoi.
Et elle la repoussa durement.
Mais la jeune fille, cramponnée à sa robe, la suivait en setraînant sur les genoux.
– Madame ! au nom de ce que vous avez aimé sur laterre, pitié ! pitié !
– Je n’aime plus rien que la vengeance ! oh !fit-elle avec un sourire hideux, c’est bon de haïr, on oublie sadouleur ! les larmes de cette misérable enfant me font dubien !
Doña Rosario n’entendait pas ces affreuses paroles ; enproie au plus violent désespoir, elle continuait à pleurer et àsupplier.
Seulement, le mot enfant frappa son oreille, une lueur se fitdans son cerveau.
– Oh ! madame ! s’écria-t-elle ; oh !je savais bien que vous étiez bonne et que je parviendrais à vousattendrir ! oh ! Dieu a eu pitié de moi !
– Que veut dire cette folle ? fit la Linda.
– Madame ! reprit doña Rosario, vous avez eu desenfants ! vous les avez aimés ! oh ! bien aimés,j’en suis sûre !
– Silence ! malheureuse ! s’écria la Linda ;silence ! ne me parle pas de ma fille !
– Oui ! continua doña Rosario ; c’est cela,c’était une fille, une douce et charmante créature ! oh !vous l’adoriez ! madame !
– Si j’adorais ma fille !… s’écria la Linda avec unrugissement de hyène.
– Eh bien ! au nom de cette fille chérie, pitié !pitié ! madame !
La Linda éclata subitement d’un rire frénétique et se pencha surla jeune fille, en fixant sur elle des yeux flamboyants.
– Misérable ! s’écria-t-elle d’une voix saccadée parla rage ; quel souvenir viens-tu d’évoquer ! mais c’estpour venger ma fille, ma fille qui m’a été dérobée, que je veuxfaire de toi la plus infortunée de toutes les créatures, c’est afinde la venger que je t’ai vendue à Antinahuel !
Doña Rosario resta un instant comme frappée de la foudre,cependant peu à peu elle revint à elle, se redressa lentement, etregardant bien en face la courtisane qui triomphait :
– Madame, lui dit-elle, vous n’avez pas de cœur, soyezmaudite !… Dieu vous punira cruellement !… quant à moi,je saurai me soustraire aux outrages dont vous me menacezvainement.
Et d’un geste rapide comme la pensée, elle arracha de laceinture de la Linda une dague effilée et aiguë, que celle-ci yportait constamment depuis qu’elle vivait avec les Indiens.
La Linda se précipita vers elle.
– Arrêtez, madame, lui dit résolument la jeune fille ;un pas de plus et je me frappe ! oh ! je ne vous crainsplus maintenant, je suis maîtresse de ma vie ! je vous ledisais bien que Dieu ne m’abandonnerait pas !
Le regard de la jeune fille était si ferme, sa contenance sidéterminée, que la Linda s’arrêta malgré elle.
– Eh bien ! reprit doña Rosario avec un sourire demépris, vous ne triomphez plus à présent, vous n’êtes plus aussicertaine de votre vengeance ! que cet homme, dont vous m’avezmenacée, ose approcher de moi, je me plongerai ce poignard dans lecœur ! je vous remercie, madame, car c’est à vous que je doisce moyen suprême d’échapper au déshonneur.
La Linda la regarda avec rage ; mais elle ne répondit pas,elle était vaincue.
En ce moment, il se fit un grand tumulte dans le camp ; despas pressés s’approchèrent du toldo dans lequel se trouvaient lesdeux femmes.
La Linda reprit son siège en composant son visage, afin decacher aux yeux des arrivants les sentiments qui l’agitaient.
Doña Rosario avec un sourire de joie glissa le poignard dans sonsein.
Cependant don Ramon Sandias avait quitté Valdivia.
Cette fois le sénateur était seul.
Seul avec son cheval, pauvre bête étique à moitié fourbue, quitrottinait la tête et les oreilles basses, et semblait de touspoints se conformer aux tristes pensées qui sans nul douteassaillaient son maître.
Le sénateur pareil à ces chevaliers des anciens romans, qui sontle jouet d’un méchant enchanteur et tournent des années entièresdans le même cercle, sans jamais parvenir à atteindre un butquelconque, était sorti de la ville avec la ferme persuasion qu’iln’arriverait pas au terme de son voyage.
L’avenir ne lui apparaissait nullement couleur de rose.
Il était parti de Valdivia sous le poids d’une menace demort ; à chaque pas il s’attendait à être couché en joue parun fusil invisible embusqué derrière les buissons du chemin.
Ne pouvant pas en imposer par la force aux ennemis disséminéssans doute sur son chemin, il avait résolu de leur en imposer parsa faiblesse, c’est-à-dire qu’il s’était débarrassé de toutes sesarmes, sans garder seulement un couteau sur lui.
À quelques lieues de Valdivia, il avait été dépassé par Joan quien arrivant auprès de lui, lui avait jeté un bonjour ironique, puisavait piqué des deux et n’avait pas tardé à disparaître dans unnuage de poussière.
Don Ramon l’avait longtemps suivi des yeux d’un air d’envie.
– Que ces Indiens sont heureux grommelait-il ! entreses dents, ils sont braves, le désert leur appartient. Ah !ajouta-t-il avec un soupir, si j’étais à Caza Azul, moiaussi je serais heureux !
Caza Azul était la quinta du sénateur.
Cette quinta aux murs blancs, aux contrevents verts, auxbosquets touffus, qu’il regrettait tant d’avoir abandonnée dans unmoment de folle ambition et qu’il n’espérait plus revoir,hélas !
Chose singulière, plus le sénateur avançait dans son voyage,moins il espérait le mener à bonne fin.
Déjà tant de fois, il s’était vu forcé de s’arrêter dans sacourse, et obligé de regagner son point de départ qu’il n’osaitcroire que cette fois il sortirait enfin du cercle fatal danslequel il s’imaginait être enserré.
Lorsqu’il lui fallait côtoyer un bois ou traverser un cheminétroit entre deux montagnes, il jetait des regards effarés autourde lui, et s’engageait dans le passage suspect en murmurant toutbas :
– C’est ici qu’ils m’attendent.
Puis le bois traversé, le pas dangereux franchi sans obstacle,au lieu de se féliciter d’être sain et sauf, il disait en hochantla tête :
– Hum ! les Picaros ! ils savent bienque je ne puis leur échapper, ils jouent avec moi, comme les chatsavec une souris.
Cependant deux jours s’étaient écoulés déjà sans encombre, rienn’était venu corroborer les soupçons et les inquiétudes dusénateur.
Don Ramon avait, le matin même, passé à gué le Carampangue, ilapprochait rapidement du Biobio, qu’il espérait atteindre aucoucher du soleil.
Le Biobio forme la frontière araucanienne : c’est un fleuveassez étroit mais très-rapide, qui descend des montagnes, traverseConcepcion et se jette dans la mer un peu au sud de Talcahueno.
Une fois le Biobio franchi, le sénateur serait en sûreté,puisqu’il se trouverait alors sur le territoire chilien.
Mais il fallait franchir le Biobio.
Là était la difficulté !
Le fleuve n’a qu’un gué, ce gué se trouve un peu au-dessus deConcepcion.
Le sénateur le connaissait parfaitement, mais un pressentimentsecret lui disait de ne pas s’en approcher, que c’était là quel’attendaient tous les malheurs qui le menaçaient depuis lecommencement de son voyage.
Malheureusement don Ramon n’avait pas le choix, il n’avait pasd’autre chemin à prendre, il lui fallait absolument se décider pourle gué, à moins de renoncer à entrer au Chili.
Le sénateur hésita longtemps comme César, au fameux passage duRubicon, mais sans doute par d’autres motifs : enfin comme iln’y avait pas moyen de faire autrement, bon gré mal gré, don Ramonpiqua son cheval et s’avança vers le gué en recommandant son âme àtous les saints de la légende dorée espagnole, et Dieu sait si elleen possède une riche collection !
Le cheval était fatigué, cependant l’odeur de l’eau lui renditdes forces et il galopa fort gaillardement du côté du gué qu’ilavait éventé avec l’instinct infaillible de ces nobles bêtes, sanshésiter dans les méandres inextricables qui se croisaient dans leshautes herbes, tracés par le passage des renards, des mules ou lespieds des chasseurs indiens.
Bien que le fleuve ne fût pas visible encore, déjà don Ramonentendait le sourd grondement des eaux.
Il côtoyait en ce moment une sombre colline dont les flancsentièrement boisés laissaient échapper par intervalles des rumeursétranges.
L’animal aussi effrayé que le maître dressait les oreilles etredoublait de vitesse.
Don Ramon osait à peine respirer, il regardait avec crainteautour de lui. Il était proche du gué qui apparaissait déjà à unecourte distance, lorsque tout à coup une voix rude frappa sonoreille et le rendit aussi immobile que s’il avait été subitementchangé en un bloc de marbre.
Une dixaine de guerriers indiens l’enveloppaient de toutesparts.
Ces guerriers étaient commandés par le Cerf Noir, le vice-toquides Aucas.
Chose étrange, le premier moment de frayeur passé, le sénateurse rassura presque complètement.
Maintenant il savait à quoi s’en tenir, le danger que depuis silongtemps il redoutait, lui était enfin apparu, mais moinseffrayant qu’il ne se l’était figuré.
C’est une des propriétés de l’appréhension de grossirdémesurément les objets et de rendre par contre-coup, la réalité,quelque terrible qu’elle soit en effet, beaucoup moins effrayanteque les fantômes que se plaît à créer l’imagination.
Dès qu’il se vit pris, le sénateur se prépara à jouer son rôlele plus adroitement possible, afin de ne pas laisser soupçonner lemessage dont il était porteur.
Cependant il ne put retenir un soupir de regret en considérantle gué qui s’étendait à vingt pas de lui.
Ce n’était pas avoir de chance : il avait jusque-làsurmonté tous les obstacles qui s’opposaient à l’accomplissement deson voyage, pour venir faire naufrage au port.
Le Cerf Noir l’examinait attentivement, enfin il posa la mainsur la bride de son cheval et lui dit en cherchant à rappeler unsouvenir effacé de sa mémoire :
– Il me semble que j’ai vu déjà le visage pâle ?
– Effectivement, chef, répondit le sénateur en essayant desourire, nous sommes de vieux amis.
– Je ne suis pas l’ami des Huincas, fit durementl’Indien.
– Je voulais dire, reprit don Ramon, que nous sommesd’anciennes connaissances.
– Bon ! que fait ici le Chiaplo ?
– Hum ! dit le sénateur avec un soupir, je ne faisrien, et je voudrais bien être autre part.
– Que le visage pâle réponde clairement, un chefl’interroge, dit le Cerf Noir en fronçant le sourcil.
– Je ne demande pas mieux, répondit don Ramon d’un tonconciliant, interrogez-moi.
– Où va le visage pâle ?
– Où je vais ? ma foi, je ne sais pas à présent,puisque je suis votre prisonnier et que vous déciderez demoi ; seulement, quand vous m’avez arrêté, je me préparais àfranchir le Biobio.
– Bon ! et le Biobio franchi ?
– Oh ! alors je me serais hâté de me rendre à maquinta, que je n’aurais jamais dû quitter.
– Sans doute que le visage pâle est chargé d’une mission dela part des guerriers de sa nation ?
– Moi, fit le sénateur du ton le plus dégagé qu’il putprendre, mais en rougissant malgré lui, qui voulez-vous qui m’aitchargé d’une mission ? je ne suis qu’un pauvre hommeinoffensif.
– Bon, dit le Cerf Noir, mon frère se défend bien, il esttrès-rusé.
– Je vous assure, chef, fit le sénateur avec modestie.
– Où est le collier ?
– De quel collier parlez-vous ? je ne vous comprendspas.
– De celui qu’il doit remettre au chef de Conception.
– Moi ?
– Oui.
– Je n’en ai pas.
– Mon frère parle bien ; les guerriers aucas ne sontpas des femmes, ils savent découvrir ce qu’on prétend leurcacher ; que mon frère descende de cheval.
Don Ramon obéit.
Toute résistance était impossible, du reste dans aucun cas iln’aurait osé se défendre.
Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, le cheval fut emmené.
Le sénateur poussa un soupir en se séparant de sa monture.
– Que le visage pâle me suive, dit le Cerf Noir.
– Hum ! demanda don Ramon, où allons-nous doncainsi ?
– Auprès du toqui et du Grand Aigle des blancs.
– Eh ! fit don Ramon à part lui, cela se gâte, jecrois que j’aurai de la peine à m’en tirer.
Les guerriers s’enfoncèrent alors avec leur prisonnier dans lestaillis qui couvraient le pied de la colline.
Après une montée assez rude, qui dura près d’un quart-d’heure,ils arrivèrent au camp.
Le général Bustamente et Antinahuel se promenaient en causantensemble.
– Qu’est-ce cela ? demanda le général.
– Un prisonnier, répondit le Cerf Noir en ledémasquant.
– Eh mais, fit le général qui reconnut le sénateur, c’estmon honorable ami don Ramon ! par quel heureux hasard dans cesparages ?
– Hasard heureux en effet, puisque je vous y rencontre,général répondit le sénateur avec un sourire contraint, cependantje vous avoue que je n’y comptais pas.
– Comment donc cela ? est-ce que vous ne me cherchiezpas un peu ? fit le général avec un accent railleur.
– Dieu m’en garde ! s’écria le sénateur, c’est-à-dire,fit-il-en se reprenant, que je n’espérais pas avoir le bonheur devous rencontrer.
– Voyez-vous cela ! et où alliez-vous ainsi toutseul ?
– Je retournais chez moi.
Le général et Antinahuel échangèrent quelques mots à voixbasse.
– Venez avec nous, don Ramon, reprit le général, le toquidésire vous entretenir.
Cette invitation était un ordre, don Ramon le comprit.
– Avec plaisir, dit-il.
Et tout en maudissant sa mauvaise étoile, il suivit les deuxhommes dans le toldo, où se trouvaient la Linda et doñaRosario.
Les guerriers qui avaient amené le sénateur restèrent au dehors,prêts à exécuter les ordres qu’ils recevraient.
– Vous disiez donc, reprit le général lorsqu’ils furentdans le toldo, que vous vous rendiez chez vous ?
– Oui, général.
– Très-bien, est-ce à Casa Azul que vous alliez ?
– Hélas oui, général.
– Pourquoi ce soupir ? rien, je crois, ne s’opposera àla continuation de votre voyage.
– Vous croyez ? fit vivement le sénateur.
– Dam ! cela dépendra de vous seul.
– Comment cela ?
– Remettez au toqui l’ordre que vous avez été chargé pardon Tadeo de Leon, de porter au général Fuentès à Concepcion.
– De quel ordre parlez-vous, général ?
– Mais de celui que vous avez probablement.
– Moi !
– Vous.
– Vous vous trompez, général, je ne suis chargé d’aucunemission pour le général Fuentès.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Cependant le toqui prétend le contraire. Que dites-vousde cela, chef ?
– Cet homme ment, il doit avoir un collier, ditAntinahuel.
– Il est facile de nous en assurer, dit froidement legénéral. Cerf Noir, mon ami, ayez, je vous prie, la complaisance defaire suspendre ce caballero par les pouces au premier arbre venu,jusqu’à ce qu’il consente à donner son ordre.
Le sénateur frissonna.
– Je vous ferai observer, continua le général, que nous necommettrons pas l’indiscrétion de vous fouiller.
– Mais je vous assure que je n’ai pas d’ordre.
– Bah ! je suis bien sûr que vous en trouverez un, iln’y a rien de tel que d’être suspendu par les pouces, vousverrez.
– Venez, dit le Cerf Noir en lui posant la main surl’épaule.
Le sénateur bondit d’épouvante tout son courage l’abandonna.
– Je crois me rappeler… balbutia-t-il.
– Là, vous voyez.
– Que je suis porteur d’une lettre.
– Quand je vous le disais.
– Mais j’ignore ce qu’elle contient.
– Caramba je le crois bien ! à qui est-elleadressée ?
– Je suppose que c’est au général Fuentès.
– Vous voyez bien.
– Mais si je vous remets ce papier je serai libre ?fit-il en hésitant.
– Ah ! dam ! la position est changée maintenant.Si vous vous étiez exécuté de bonne grâce, j’aurais presque pu vousle garantir, mais à présent, vous comprenez…
– Cependant…
– Donnez toujours.
– Le voilà ! fit le sénateur en le tirant de sapoitrine.
Le général prit le papier, le lut rapidement, puis entraînantAntinahuel à l’autre extrémité du toldo, tous deux causèrentpendant quelques minutes à voix basse.
Enfin le général revint auprès du sénateur, ses sourcils étaientfroncés, sa physionomie sévère.
Don Ramon eut peur, sans savoir pourquoi.
– Malheureux, lui dit durement le général, est-ce doncainsi que vous me trahissez, après les preuves d’amitié que je vousai données et la confiance que j’avais en vous !
– Je vous assure, général, balbutia le malheureux sénateurqui se sentait blêmir.
– Taisez-vous, misérable espion ! reprit le générald’une voix tonnante, vous m’avez voulu vendre à mes ennemis, maisDieu n’a pas permis qu’un projet aussi noir fût exécuté !l’heure du châtiment a sonné pour vous ! recommandez votre âmeà Dieu !
Le sénateur fut attéré ; il était si loin de s’attendre àun tel dénouement, qu’il n’eut même pas la force de répondre.
– Emmenez cet homme, dit Antinahuel.
Le pauvre diable se débattit vainement aux mains des guerriersindiens qui s’étaient brutalement emparés de lui et l’entraînèrenthors du toldo malgré ses cris et ses prières.
Le Cerf Noir le conduisit au pied d’un énorme espino,dont les branches touffues ombrageaient au loin la colline.
Arrivé là, don Ramon fit un effort suprême, s’échappa des mainsde ses gardiens stupéfaits, et s’élança comme un fou sur la penterapide de la montagne.
Où allait-il ? il ne le savait pas.
Il fuyait sans s’en rendre compte, dominé par la crainte demourir.
Mais cette course insensée ne dura que quelques minutes à peine,et finit d’épuiser ses forces.
Lorsque les guerriers indiens eurent réussi à s’emparer de lui,ce qui leur fut facile, l’épouvante l’avait déjà presque tué.
Les yeux démesurément ouverts, il regardait sans voir, iln’avait plus conscience de ce qui se passait autour de lui, destressaillements nerveux indiquaient seuls qu’il vivait encore.
Les guerriers lui jetèrent le nœud coulant d’un lasso autour ducou, et le hissèrent à la maîtresse branche de l’espino.
Il se laissa faire sans opposer la moindre résistance.
Il était mort quand on le pendit.
La frayeur l’avait tué.
Il était écrit que le pauvre don Ramon Sandias, victime d’unefolle ambition, ne reverrait jamais Casa Azul !
La fin tragique du sénateur n’était que la conséquence de sapusillanimité bien connue.
Si le général avait cru pouvoir se fier à sa parole, il l’auraitimmédiatement relâché.
Mais il fallait avant tout que le secret de l’expédition fûtgardé. De ce secret dépendait le succès de l’entreprise. Don Ramonrendu à la liberté n’aurait pas manqué sous la pression desmenaces, de révéler à la première occasion tout ce qu’ilsavait.
D’un autre côté, une armée en campagne, obligée de se porterrapidement d’un lieu à un autre, ne pouvait se charger d’unprisonnier gênant, qui se serait échappé d’un moment à l’autre.
Enfin pour tout dire, le général n’était pas fâché d’abandonnercette victime à ses féroces alliés et de s’assurer leur concoursdévoué, par cette preuve de condescendance.
De l’ensemble de toutes ces considérations était résultée lamort du pauvre diable qui, dans cette sombre tragédie, avait jouéle rôle de bouc émissaire.
Aussitôt après l’exécution du sénateur, les chasquis, –hérauts – convoquèrent les chefs à un grand Auca-coyog quidevait se tenir au centre du camp, devant le toldo du toqui.
Bientôt une trentaine d’Ulmènes et d’Apo-Ulmènes furent réunis,à l’endroit désigné.
Ils s’assirent gravement sur des crânes de bœufs, qui avaientété disposés pour leur servir de sièges et attendirent que le toquise présentât au conseil.
Antinahuel ne tarda pas à arriver, suivi du généralBustamente.
À l’arrivée du toqui les chefs se levèrent, le saluèrentrespectueusement et reprirent leur place.
Antinahuel tenait à la main la lettre saisie sur don Ramon.
Il rendit cérémonieusement leur salut aux chefs et prit laparole.
– Ulmènes, Apo-Ulmènes et chefs des quatre Uthalmapus de laconfédération araucanienne, dit-il, je vous ai fait convoquer parles chasquis, pour vous donner communication d’un collier arraché àl’espion qui par mon ordre vient d’être mis à mort ; cecollier changera, je crois, les dispositions que nous avions prisespour la malocca qui nous réunit. Notre allié le Grand Aigle desblancs va vous l’expliquer : que mon frère lise, ajouta-t-ilen se tournant vers le général et en lui remettant le papier.
Celui-ci, qui se tenait immobile auprès du chef, prit la lettre,l’ouvrit et la lut à haute voix.
Voici ce qu’elle contenait :
« Mon cher général.
« J’ai soumis au conseil réuni à Valdivia les objectionsque vous avez cru devoir me faire au sujet du plan de campagne quej’avais d’abord adopté ; ces objections ont été trouvéesjustes : en conséquence, le plan susdit a été modifié d’aprèsvos observations, c’est-à-dire que la jonction de nos deux corpsd’armée a été jugée inutile ; vous continuerez donc à couvrirla province de Concepcion, en conservant la ligne du Biobio, quevous ne traverserez pas jusqu’à nouvel ordre ; de mon côté,avec les sept mille hommes que j’ai réunis, je marcherai sur Araucodont je m’emparerai et que je détruirai, ainsi que toutes lesvilles araucaniennes qui se trouveront sur mon passage. Ce plannous offre d’autant plus de chance de réussite que, d’après lerapport d’espions fidèles, les ennemis sont dans une trompeusesécurité au sujet de nos mouvements ; et loin d’avoir à sedéfendre, ils sont persuadés qu’ils peuvent en toute sécurité nousattaquer. Le porteur de cet ordre est un personnage que vousconnaissez et auquel sa nullité même facilitera les moyens detraverser les lignes ennemies. Il est impossible que les Araucanssoupçonnent qu’un homme aussi notoirement incapable soit porteurd’un ordre de cette importance. Vous vous débarrasserez de cetindividu en l’internant et le renvoyant chez lui, avec injonctionde ne pas en sortir sans une permission signée de moi. »
« Cette lettre n’étant à autre fin, je prie Dieu, général,qu’il vous conserve pour le salut de la patrie. »
« Signé : DON TADEO DE LEON,
« Dictateur, général en chef de l’arméelibératrice. »
La lecture de ce document fut écoutée par les chefs avec uneprofonde attention.
Lorsque le général eut terminé, Antinahuel reprit la parole.
– Ce collier, dit-il, était tracé en signes particuliersque notre frère le visage pâle est parvenu à déchiffrer ; quepensent les Ulmènes de cet ordre ? je suis prêt à écouterleurs observations.
Un des anciens toquis, vieillard respectable, doué d’une grandefinesse et qui avait une réputation de sagesse et d’expérience bienétablie, se leva au milieu du silence général.
– Les visages pâles sont très-rusés, dit-il, ce sont desrenards pour la malice et des jaguars pour la férocité, cet ordreest un piège tendu à la bonne foi des Aucas, pour leur faireabandonner la ligne formidable qu’ils occupent ; mais lesguerriers aucas sont sages, ils riront des fourberies des Huincas,et continueront à garder le gué du Biobio : c’est de la prisede ce poste que dépend le succès de la guerre. Les communicationsdes blancs entre eux sont coupées, tels qu’un serpent dont le corpsa été tranché par un coup de hache, ils cherchent vainement àrejoindre les divers tronçons de leur armée, mais ils ne pourrontpas y parvenir. Les Aucas doivent conserver la position qu’ilsoccupent. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?
Cette allocution prononcée d’une voix ferme, par un des chefsles plus justement respectés de la nation, produisit un certaineffet sur les membres de l’assemblée.
– Le chef a bien parlé, appuya le général qui tenait avanttout à ce que son plan d’invasion fût suivi, je me rangeentièrement à son avis.
Un autre chef se leva, et parla à son tour.
– Les blancs sont très-rusés, ainsi que l’a dit mon père,fit-il, ce sont des renards sans courage, ils ne savent quemassacrer les femmes et les enfants et fuient à la vue d’unguerrier aucas ; mais ce collier dit la vérité et traduitlittéralement leur pensée : la façon dont ce collier estconçu, les termes qui sont employés, l’homme choisi pour le porter,tout me confirme dans l’opinion, que ce collier est vrai. Desespions ont dû être expédiés de tous les côtés par le toqui, afind’éclairer les mouvements des visages pâles ; attendons leurretour, les nouvelles qu’ils nous apporteront régleront notreconduite, en confirmant ce collier ou en nous prouvant qu’il estfaux. Chefs, tous nous avons des femmes et des enfants, nous devonsd’abord songer à leur sûreté : nous ne pouvons entreprendreune malocca sur le territoire ennemi, en laissant derrière nous nosparents et nos amis sans défense ; d’ailleurs, vous le voyiez,le secret de notre entreprise est connu, les Huincas sont sur leursgardes, soyons prudents, chefs, ne nous jetons pas dans un piège encroyant au contraire en tendre un à nos ennemis. J’ai dit :que mes frères réfléchissent. Ai-je bien parlé, hommespuissants ?
Le chef se rassit.
Son discours fut suivi d’une grande agitation.
Une partie du conseil penchait pour son avis.
Les Araucans ont pour leur famille une affection profonde.L’idée de laisser derrière eux exposés aux désastres de la guerre,leurs parents et leurs amis, les plongeait dans une inquiétudeextrême.
Le général Bustamente suivait avidement les diversesfluctuations du conseil ; il comprenait que si, au lieu del’invasion projetée, les chefs se résolvaient à faire un mouvementrétrograde le succès de son entreprise était compromis et presquedésespéré, aussi prit-il la parole.
– Ce que mon frère a dit est juste, dit-il, mais sesopinions ne reposent que sur une hypothèse ; les blancs nedisposent pas de forces assez considérables pour tenter d’envahirle territoire araucanien, ils ne feront que le traverser au pas decourse, afin de voler au secours de leurs plus riches provincesmenacées. Que mes frères laissent au camp mille guerriers résoluspour défendre le passage, et que la nuit venue, ils passenthardiment le Biobio, je leur garantis le succès : ilsarriveront à Santiago en refoulant devant eux les populationseffrayées. Je suis certain que l’ordre saisi sur l’espion est faux,et que le général Fuentès ignore notre présence si près delui ; notre succès dépend de la rapidité de nosmouvements : hésiter, c’est tout compromettre ; reculer,c’est tout perdre ; marcher en avant, au contraire, c’est nousassurer la victoire ! J’ai dit : ai-je bien parlé, hommespuissants ?
– Mon frère est un guerrier habile, dit Antinahuel ;le plan qu’il propose montre son expérience. Ainsi que lui, jusqu’àpreuve du contraire, je crois que le collier est faux, et que sansnous occuper d’un ennemi trop éloigné et trop faible pour nousnuire, nous devons cette nuit même envahir le territoire desblancs.
Le général respira, sa cause était gagnée.
Tous les chefs semblaient prêts à se ranger à l’avis deAntinahuel.
Tout à coup le Cerf Noir, le vice-toqui, vint prendre place dansl’assemblée ; il paraissait réprimer avec peine une forteémotion.
– Que se passe-t-il ? lui demanda le toqui.
– Plusieurs espions sont de retour, répondit le CerfNoir.
– Eh bien ! reprit le toqui d’une voix brève, quellesnouvelles apportent-ils ?
– Tous s’accordent à dire que des forces considérablestraînant avec elles des canons ont investi Arauco.
À ces paroles, il y eut un mouvement de stupeur indicible dansl’assemblée.
– Ce n’est pas tout, reprit le Cerf Noir.
– Que mon frère parle, dit Antinahuel en imposant d’ungeste le silence aux chefs.
– Écoutez, reprit le Cerf Noir d’une voix sombre, Illicura,Boroa, Nagtolten ont été livrés aux flammes et leurs habitantspassés au fil de l’épée ; un autre corps de troupes, plusconsidérable encore que le premier et coordonnant ses opérationsavec les siennes, agit dans le pays plat de la même façon quel’autre dans la contrée maritime ; voici le résumé desnouvelles apportées par les espions. J’ai dit.
Une agitation extrême s’empara des Ulmènes, ce n’étaient quecris de rage et de désespoir.
Antinahuel cherchait en vain à rétablir un peu d’ordre dans leconseil, enfin le calme se fit et le silence régna.
Alors le chef qui une fois déjà avait conseillé la retraite,reprit la parole :
– Qu’attendez-vous, chefs des Aucas ? s’écria-t-ilavec violence ; n’entendez-vous pas les cris de vos femmes etde vos enfants qui implorent votre secours ? ne voyez-vous pasles flammes qui dévorent vos demeures et détruisent vosmoissons ? aux armes ! guerriers, aux armes ! cen’est plus le territoire ennemi qu’il faut envahir, c’est le vôtrequ’il s’agit de défendre ! toute hésitation est un crime, lesang araucan, versé à flots, crie vengeance ! aux armes !aux armes !
– Aux armes ! rugirent les guerriers en se levant avecélan.
Il y eut un moment de confusion impossible à décrire :c’était un chaos, un tohu-bohu inexprimables.
Le général Bustamente se retira dans le toldo, la mort dans lecœur.
– Eh bien ! lui demanda la Linda en le voyantentrer ; que se passe-t-il ? que signifient ces cris etce tumulte effroyables ? les Indiens se révoltent-ils contreleurs chefs ?
– Non, répondit le général avec désespoir ; don Tadeo,ce démon acharné à ma perte, a déjoué tous mes plans, je suisperdu, l’armée indienne se met en retraite.
– En retraite ! s’écria la Linda avec fureur : ets’élançant vers Antinahuel qui arrivait en ce moment :Comment ! lui dit-elle avec violence, vous ! vous !vous fuyez ! vous vous avouez vaincu ! don Tadeo de Léon,le bourreau de votre famille, marche contre vous, et vous avezpeur ! lâche ! lâche ! prenez des jupons ! vousn’êtes pas un guerrier ! vous n’êtes pas un homme ! vousêtes une vieille femme !
Le toqui la repoussa d’un geste de suprême dédain.
– Femme, vous êtes folle ! lui dit-il ; que peutun homme contre la fatalité ? je ne fuis pas mon ennemi, jevais au-devant de lui ; cette fois dussé-je l’attaquer seul,nous nous verrons face à face !
Se tournant alors vers doña Rosario :
– Ma sœur ne peut rester ici, lui dit-il d’une voixdouce ; le camp va être levé, elle et doña Maria suivront lesmosotones chargés de les défendre toutes deux.
La jeune fille le suivit sans répondre.
Quelques minutes plus tard le camp était levé, et les Aucasabandonnaient cette imprenable position si bien choisie par leurchef.
Sur les prières réitérées du général Bustamente, Antinahuelconsentit à laisser le Cerf Noir à la tête de huit cents guerriersd’élite, afin de défendre le passage dans le cas où les Chilienstenteraient de traverser le fleuve.
Aux dernières lueurs du soleil couchant, l’armée araucaniennedisparut au loin dans la plaine, soulevant sur son passage desflots de poussière qui montaient jusqu’aux cieux.
Antinahuel se dirigeait à marches forcées vers la vallée deCondorkanki, où il espérait arriver avant les Chiliens, et lestailler en pièces sans leur donner le temps d’entrer en ligne.
Le Cerf Noir était un chef sage, il comprenait toutel’importance du poste qui lui était confié.
Dès que la nuit fut venue, il dispersa dans toutes lesdirections des éclaireurs sur les rives du fleuve, afin desurveiller les mouvements de l’ennemi.
Subissant, malgré lui, l’influence produite par le rapport desespions, il avait dans le premier moment conseillé laretraite ; mais en y réfléchissant, il n’avait pas tardé àsoupçonner une ruse de guerre.
Aussi redoublait-il de vigilance pour éviter une surprise.
Ses soupçons ne l’avaient pas trompé : entre onze heures etminuit les éclaireurs se replièrent en toute hâte et vinrentl’avertir qu’une longue file de cavaliers avait quitté la rivechilienne et s’allongeait sur le gué comme un immense serpent.
La lune qui se levait en ce moment dissipa tous les doutes enfaisant étinceler à ses rayons argentés les pointes des longueslances chiliennes.
Le Cerf Noir n’avait que deux cent cinquante guerriers armés defusils, il les plaça en première ligne sur la rive et les fitsoutenir par ses lanciers.
Mais si la clarté éblouissante de la lune lui permettait dedistinguer facilement les mouvements de l’ennemi, elle facilitaitde même à celui-ci les moyens de voir les siens.
Lorsqu’ils les crurent arrivés à portée, les guerriers aucasfirent une décharge sur les cavaliers qui traversaient larivière.
Plusieurs tombèrent.
Au même instant quatre pièces de canon furent démasquées surl’autre rive, et, tirant à mitraille, semèrent la mort etl’épouvante parmi les Indiens.
Les Aucas, décimés par une grêle de projectiles, cherchèrent envain à se reformer.
Une seconde décharge vint de nouveau jeter le désordre dansleurs rangs déjà à demi rompus.
Un fort détachement avait, pendant ce temps, franchi le gué, ets’était rué sur eux avec une incroyable furie.
La lutte désormais n’était plus égale.
Les Aucas, malgré leur courage, furent contraints de lâcherpied, en abandonnant près de deux cents cadavres sur la plage.
En vain ils cherchèrent plusieurs fois à se rallier et àreprendre l’offensive : poursuivis l’épée dans les reins, leurretraite ne tarda pas à se changer en déroute, et malgré lesefforts du Cerf Noir, qui combattait comme un lion, ils s’enfuirentdans toutes les directions, en laissant l’ennemi définitivementmaître du champ de bataille.
Le plan conçu par don Tadeo de Leon avait complètementréussi.
L’armée du général Fuentès venait de forcer le passage du Biobioet d’envahir le territoire araucan.
Ainsi, grâce à la ruse employée par le dictateur, le terrain surlequel devait se décider la question était changé, et les Aucas, aulieu de porter, comme ils en avaient l’intention, la guerre dans leChili, étaient contraints à se défendre chez eux.
D’envahisseurs qu’ils voulaient être, ils se trouvaient aucontraire envahis.
La campagne pouvait désormais être terminée par le gain d’uneseule bataille.
L’armée commandée par le général Fuentès se composait de deuxmille hommes d’infanterie, huit cents cavaliers et six pièces decanon.
Forces imposantes pour ces pays où la population esttrès-faible, et où souvent on a des peines infinies à réunir desarmées la moitié moins nombreuse.
Aussitôt le passage effectué et la plage débarrassée desfuyards, le général fit camper ses troupes, résolu à leur donnerquelques heures de repos avant de reprendre sa marche et opérer sajonction avec don Tadeo de Leon.
Au moment où après avoir donné ses derniers ordres le généralentrait sous sa tente de campagne, un Indien se présenta à lui.
– Que voulez-vous, Joan ? lui demanda-t-il.
– Le grand chef n’a plus besoin de lui, Joan veut retournerauprès de celui qui l’a envoyé.
– Vous êtes libre de le faire, mon ami ; pourtant jecrois que vous feriez mieux d’accompagner l’armée.
L’Indien secoua la tête.
– J’ai promis à mon père de revenir immédiatement,dit-il.
– Partez donc, je ne puis ni ne veux vous retenir, vousrapporterez ce que vous avez vu, un ordre écrit pourrait vouscompromettre en cas de surprise.
– Je ferai ce que me commande le grand chef.
– Allons, bonne chance, surtout prenez garde d’être pris entraversant la ligne ennemie.
– Joan ne sera pas pris.
– Adieu donc, mon ami, dit le général en faisant un signede congé à l’Indien et en entrant dans sa tente.
Joan profita de la permission qui lui était donnée, pour quitterle camp sans retard.
La nuit était sombre, la lune cachée derrière d’épaisnuages.
L’Indien ne se dirigeait qu’avec difficulté dans lesténèbres.
Souvent il était obligé de revenir sur ses pas et de faire degrands détours pour éviter des endroits qu’il supposaitdangereux.
Il marcha ainsi en tâtonnant jusqu’au point du jour.
Aux premières lueurs de l’aube, il glissa comme un serpent dansles hautes herbes, leva la tête et frissonna malgré lui.
Dans les ténèbres, il avait donné juste dans un campementaraucan.
Il s’était fourvoyé au milieu du détachement du Cerf Noir, quiétait enfin parvenu à rallier sa troupe, et qui formait en cemoment l’arrière-garde de l’armée araucanienne, dont on apercevaità deux lieues au plus les feux de bivouac fumer à l’horizon.
Mais Joan n’était pas homme à se démoraliser facilement.
Il reconnut que les sentinelles ne l’avaient pas encore éventé,et ne désespéra pas de sortir sain et sauf du mauvais pas danslequel il se trouvait.
Il ne se faisait pas d’illusions et ne se dissimulait nullementce que sa position avait de critique ; mais comme ill’envisageait de sang-froid, il résolut de tout faire pour s’entirer, et prit ses mesures en conséquence.
Après quelques secondes de réflexion, il rampa en sens inverse àla direction qu’il avait suivie jusque-là, s’arrêtant parintervalles pour prêter l’oreille.
Tout alla bien pendant quelques minutes.
Rien ne bougeait.
Un profond silence continuait à planer sur la campagne.
Joan respira.
Encore quelques pas et il était sauvé.
Malheureusement, en ce moment, le hasard amena en face de lui leCerf Noir lui-même, qui en chef vigilant venait de faire une rondeet de visiter ses postes.
Le vice-toqui poussa son cheval de son côté.
– Mon frère est fatigué, car il y a longtemps qu’il glissedans l’herbe comme une vipère, lui dit-il d’une voix ironique, ilest temps qu’il change de position.
– C’est ce que je vais faire, répondit Joan sanss’étonner.
Et bondissant comme une panthère, il sauta sur la croupe ducheval en saisissant le chef à bras le corps, avant que celui-cipût seulement soupçonner son intention.
– À moi ! cria le Cerf Noir d’une voix forte.
– Un mot de plus et tu es mort ! lui dit Joan d’un tonde menace.
Mais il était trop tard. Le cri d’alarme du chef avait étéentendu, une foule de guerriers accouraient à son secours.
– Chien poltron ! fit Joan qui se vit perdu mais nedésespéra pas encore, meurs donc !
Il lui planta son poignard empoisonné entre les deux épaules, etle jeta sur le sol, où le chef se tordit dans les convulsions del’agonie et expira comme frappé par la foudre.
Joan enleva son cheval avec les genoux et le lança à toute bridecontre ceux qui lui barraient le passage.
Cette tentative était insensée.
Un guerrier armé d’un fusil le coucha en joue, le cheval roulasur le sol le crâne brisé, en entraînant son cavalier dans sachute.
Vingt guerriers se ruèrent sur Joan et le garrottèrent avantqu’il pût faire un mouvement pour se défendre.
Seulement il avait caché le poignard que les Indiens necherchèrent même pas, convaincus qu’il avait jeté ses armes.
La mort du Cerf Noir, un des guerriers les plus respectés de lanation, jeta la consternation parmi les Araucans.
Un Ulmen avait immédiatement pris le commandement à saplace.
Joan et un soldat chilien, fait prisonnier dans un précédentcombat, furent expédiés de compagnie au camp de Antinahuel.
Celui-ci éprouva une grande douleur en recevant la nouvelle dela mort du Cerf Noir : c’était plus qu’un ami qu’il perdait,c’était un séide.
Les événements de la nuit avaient semé l’épouvante dans lesrangs des Indiens.
Antinahuel afin de raffermir le courage des siens, résolut defaire un exemple et de sacrifier les prisonniers à Guécubu, legénie du mal.
Sacrifice qui, nous devons l’avouer, devient de plus en plusrare parmi les Aucas, mais auquel ils ont encore parfois recourslorsqu’ils veulent frapper leurs ennemis de terreur et leur prouverqu’ils sont déterminés à leur faire une guerre sans merci.
Le temps pressait, l’armée devait marcher en avant.
Antinahuel décida que le sacrifice aurait lieu de suite.
À quelque distance en dehors du camp, les principaux Ulmènes etles guerriers formèrent un cercle au centre duquel fut plantée lahache de commandement du toqui.
Les prisonniers furent amenés.
Ils étaient libres, mais par mépris montés chacun sur un chevalsans queue et sans oreilles.
Joan, comme le plus coupable, ne devait être sacrifié que ledernier et assister à la mort de son compagnon, afin de prendre unavant-goût du sort qui l’attendait.
Mais si en ce moment fatal tout semblait abandonner le valeureuxIndien, lui ne s’abandonnait pas et était loin d’avoir perdu toutespoir de salut.
Le prisonnier chilien était un rude soldat, fort au courant desmœurs araucaniennes, qui connaissait parfaitement le sort qui luiétait réservé et qui était résolu à mourir bravement.
Il fut placé près de la hache, le visage tourné du côté desfrontières chiliennes, afin qu’il éprouvât plus de regret en sereportant par la pensée dans sa patrie qu’il ne devait plusrevoir.
On le fit descendre de cheval et on lui mit dans la main unpaquet de baguettes et un bâton pointu, avec lequel on l’obligea àcreuser un fossé dans lequel au fur et à mesure, il plantait l’uneaprès l’autre les baguettes, en prononçant les noms des guerriersaraucans qu’il avait tués dans le cours de sa longue carrière.
À chaque nom que prononçait le soldat en y ajoutant quelqueépigramme à l’adresse de ses ennemis, les Aucas répondaient par desimprécations horribles.
Lorsque toutes les baguettes furent plantées, Antinahuels’approcha :
– Le Huinca est un brave guerrier, dit-il ; qu’ilrecouvre cette fosse de terre afin que la gloire et la valeur dontil a fait preuve pendant sa vie, restent ensevelies à cetteplace.
– Soit, dit le soldat ; mais bientôt vous verrez à vosdépens que les Chiliens possèdent encore de plus valeureux soldatsque moi !
Et il jeta insoucieusement de la terre dans la fosse.
Ceci terminé, le toqui lui fit signe de se placer auprès de lahache.
Le soldat obéit.
Antinahuel leva sa massue et lui fracassa le crâne.
Le malheureux tomba.
Il n’était pas complètement mort et se débattaitconvulsivement.
Deux machis se précipitèrent sur lui, ouvrirent sa poitrine etlui arrachèrent le cœur qu’ils présentèrent tout palpitant autoqui.
Celui-ci en suça le sang, puis il le donna aux Ulmènes qui, àtour de rôle, imitèrent son exemple.
Pendant ce temps, les guerriers se jetèrent sur le cadavrequ’ils dépecèrent en quelques minutes ; ils firent des flûtesavec ses os décharnés, se prirent par la main et portant la tête duprisonnier au bout d’une pique, ils dansèrent en rond en entonnantune effroyable chanson qu’ils accompagnèrent du son de ces flûtesaffreuses.
Les dernières scènes de ce drame barbare avaient enivré lesAucas d’une joie féroce : ils tournoyaient et hurlaient endélire, paraissant avoir oublié le second prisonnier destiné, luiaussi, à subir le même sort.
Mais Joan avait l’œil et l’oreille au guet malgré son maintienimpassible ; au moment où l’épouvantable saturnale était à sonapogée, il jugea l’instant propice, piqua son cheval et s’enfuit àtoute bride à travers la plaine.
Il y eut quelques minutes d’un désordre indescriptible dontl’Indien profita habilement pour augmenter encore la vélocité de sacourse ; mais les Aucas revenus de la stupeur que leur avaitcausée cette détermination désespérée de leur prisonnier poursauver sa vie, se précipitèrent à sa poursuite.
Joan fuyait toujours.
Il s’aperçut avec épouvante que la distance diminuait d’unefaçon effrayante entre lui et ceux qui le poursuivaient.
Il était monté sur une misérable haridelle qui n’avait que lesouffle, tandis que les guerriers aucas avaient, eux, des coursiersrapides.
Il comprit que s’il continuait à galoper ainsi dans la plaine ilétait perdu.
Il côtoyait alors une colline dont la pente abrupte ne pouvaitêtre gravie par des chevaux ; avec cette vivacité deconception des hommes braves, il devina que là était sa seulechance de salut et se prépara à tenter un dernier effort.
Il dirigea son cheval de manière à passer, à raser la colline leplus près possible et se mit debout sur sa monture.
Les Aucas arrivaient en poussant de grands cris.
Encore quelques minutes et il retombait dans leurs mains.
Tout à coup saisissant une forte branche d’un arbre incliné surla plaine, il grimpa après avec l’adresse et la vélocité d’unchat-pard en laissant son cheval continuer seul sa course.
Les guerriers poussèrent un cri d’admiration et dedésappointement à la vue de ce tour de force.
Leurs chevaux lancés à fond de train ne purent être arrêtés desuite, ce qui donna à l’intrépide Indien le temps de s’enfoncerdans les broussailles et de gravir en courant la crête de lamontagne.
Cependant les Aucas n’avaient pas renoncé à reprendre leurprisonnier.
Ils abandonnèrent leurs chevaux au pied de la montagne, et unedizaine des plus agiles et des plus animés se mirent sur la pistede Joan.
Mais celui-ci avait maintenant de l’espace devant lui.
Il continua à monter en s’accrochant des pieds et des mains, nes’arrêtant que le temps strictement nécessaire pour reprendrehaleine.
Un frisson de terreur parcourut ses membres ; il vit quecette lutte surhumaine qu’il soutenait si énergiquement allait seterminer par sa captivité.
Ses ennemis avaient modifié leur tactique : au lieu decourir tous sur ses traces ils s’étaient dispersés, s’élargissanten éventail et formaient un large cercle, dont le malheureux Joanétait le centre et qui se rétrécissait de plus en plus autour delui ; tout était fini, il allait infailliblement être priscomme une mouche dans une toile d’araignée.
Il comprit qu’une plus longue lutte était inutile, que cettefois il était bien réellement perdu.
Sa résolution fut prise aussitôt.
Il s’adossa à un arbre, sortit son poignard de sa poitrine,déterminé à tuer le plus d’ennemis qu’il pourrait et à se tuerenfin lui-même lorsqu’il se verrait sur le point d’être accablé parle nombre.
Les Aucas arrivaient haletants de cette rude course, brandissantleurs lances et leurs massues avec des cris de triomphe.
En apercevant l’Indien qui fixait sur eux des yeuxardents, les guerriers s’arrêtèrent une seconde comme pour seconsulter, puis ils se précipitèrent vers lui tous à la fois.
Ils n’étaient qu’à cinquante pas au plus.
En ce moment suprême, Joan entendit une voix basse comme unsouffle qui prononça à son oreille ces trois mots :
– Baissez la tête.
Il obéit, sans se rendre compte de ce qui se passait autour delui, ni d’où lui venait cette recommandation.
Quatre coups de feu éclatèrent avec fracas et quatre guerriersIndiens roulèrent sans vie sur le sol.
Rendu à lui-même par ce secours inespéré, Joan bondit en avantet poignarda un de ses adversaires, tandis que quatre nouveauxcoups de feu en couchaient quatre autres sur la terre.
Ceux qui survivaient, épouvantés de ce massacre, se ruèrent endésordre sur la pente de la montagne et disparurent en poussant descris de frayeur et de détresse.
Joan était sauvé.
Il regarda autour de lui afin de reconnaître ceux auxquels ildevait la vie.
Valentin, Louis et les deux chefs indiens étaient à sescôtés.
César finissait d’étrangler un Aucas qui se débattait encoredans les dernières convulsions de l’agonie.
C’étaient les quatre amis qui de loin surveillant le camp desAraucans, avaient été témoins de la fuite désespérée de Joan etétaient venus bravement à son secours, juste lorsqu’il ne croyaitn’avoir plus qu’à mourir.
– Hé, notre ami, lui dit en riant Valentin, vous l’avezéchappée belle, hein ? un peu plus vous étiez repris.
– Merci, dit Joan avec effusion, je ne compte plus avecvous !
– Je crois que nous ferons bien de nous mettre en sûreté,observa Louis, les Araucans ne sont pas hommes à se laisser battre,sans chercher à reprendre leur revanche.
– Don Luis a raison, appuya Trangoil Lanec, il faut partirsans retard.
Les cinq hommes s’enfoncèrent dans la montagne.
Ils avaient tort de tant redouter une attaque.
Antinahuel sur les rapports exagérés que les guerriers échappésaux rifles des Français lui firent du nombre d’ennemis qu’ilsavaient eu à combattre, se persuada que cette position étaitoccupée par un fort détachement de l’armée chilienne ; jugeanten conséquence que le poste qu’il occupait n’était pas propice pouraccepter la bataille, il fit lever le camp et s’éloigna dans unedirection tandis que les aventuriers s’échappaient dans uneautre.
Curumilla, demeuré à l’arrière-garde, avertit ses amis de ce quise passait.
Ceux-ci revinrent alors sur leurs pas et suivirent de loinl’armée indienne, en ayant soin cependant de se tenir hors de savue.
Dès qu’ils eurent établi leur bivouac de nuit, Valentin demandaà Joan par quel concours de circonstances extraordinaires ils’étaient trouvés appelés à lui rendre un service aussisignalé.
Celui-ci les mit au courant des événements qui s’étaient passésdepuis qu’il les avait quittés pour se rendre à Valdivia auprès dedon Tadeo.
Au point du jour, muni d’une lettre de Louis pour le Roi desténèbres, il quitta ses amis afin de rejoindre le plus tôt possiblel’armée chilienne, et de faire part à don Tadeo des nouvelles quecelui-ci attendait pour combiner ses mouvements avec ceux dugénéral Fuentès.
Don Tadeo de Leon avait manœuvré habilement et avec la plusgrande célérité.
Appuyant sa gauche sur la mer, et pivotant sur Arauco, lacapitale de la Confédération, il avait étendu sa droite le long desmontagnes, de façon à couper les communications de l’ennemi qui,par sa jonction avec le général Fuentès, se trouvait placé entredeux feux.
Il n’entrait d’abord dans son plan que de tenter une attaquesimulée contre Arauco, qu’il supposait garni de guerriers et àl’abri d’un coup de main. Mais, les troupes détachées pour investirla place l’avaient trouvée ouverte, presque abandonnée par seshabitants, et s’en étaient emparées sans coup férir.
Don Tadeo avait alors fait remuer un peu de terre, éleverquelques retranchements, et laissant dans cette place une garnisonde trois cents hommes sous les ordres d’un major, il avait continuésa marche en avant, étendant sa ligne de la mer aux montagnes,détruisant et brûlant les tolderias qu’il rencontrait sur sa route,et refoulant devant lui les populations effrayées.
Le bruit de cette marche rapide avait répandu l’épouvante dansle pays ; Antinahuel, trompé par le faux message saisi sur donRamon, avait commis l’impardonnable faute de lever son camp duBiobio et de laisser ainsi le passage libre au général Fuentes pourenvahir l’Araucanie.
Le général Bustamente avait vu avec désespoir les fautescommises par le toqui, fautes que celui-ci n’avait reconnues quelorsqu’il était trop tard pour y porter remède.
Le général ne se faisait pas illusion sur ce que sa positionavait de précaire.
Il comprenait qu’il ne lui restait plus désormais qu’à mourirbravement les armes à la main, et que tout espoir de ressaisir unjour le pouvoir était évanoui à jamais.
Doña Maria, cette femme qui avait été son mauvais génie, quil’avait précipité dans l’abîme en lui suggérant la première et luisoufflant une ambition qu’il ignorait, l’abandonnait maintenant etne songeait même pas à lui adresser ces banales consolations qui,si elles n’atteignent pas le but qu’on se propose, prouvent aumoins à ceux qui en sont l’objet que l’on s’occupe d’eux et quel’on prend sa part de leurs douleurs.
La Linda, toute à sa haine, ne pensait qu’à une seule chose,faire souffrir doña Rosario dont Antinahuel, absorbé par les soinsincessants de la guerre, lui avait confié la garde.
La malheureuse jeune fille, livrée au pouvoir sans contrôle decette mégère, endurait un horrible martyre de toutes les minutes,de toutes les secondes, sans trouver autour d’elle personne quiprît sa défense, ou parût seulement s’intéresser à sasouffrance.
Cependant les événements se pressaient, une catastrophe étaitimminente.
Nous l’avons déjà dit ailleurs, le Chili n’est pas un payspropice à la guerre civile : sur ce terrain plat et étroit,deux armées qui manœuvrent l’une contre l’autre ne peuvent tarder àse rencontrer, et si les mesures sont bien prises, soit d’une part,soit de l’autre, le premier choc est presque toujoursdéfinitif.
C’était ce qui, cette fois encore, devait arriver.
Antinahuel avait cherché à se jeter dans les montagnes, maistous ses efforts avaient été vains, il n’avait obtenu que lerésultat qu’il avait voulu éviter, c’est-à-dire qu’il s’étaittrouvé pris entre trois corps d’armée, qui s’étaient peu à peuresserrés sur lui, et avaient fini par le mettre dans la fâcheuseobligation, non pas de combattre sur son propre terrain, mais surcelui qu’il plairait à l’ennemi de choisir.
Don Gregorio Peralta lui fermait le passage du côté de la mer,don Tadeo de Leon du côté d’Arauco, et le général Fuentès défendaitl’approche des montagnes et gardait la ligne du Biobio.
Toutes les marches et les contre-marches qui avaient abouti à cerésultat avaient duré une quinzaine de jours, pendant lesquels touts’était passé en légères escarmouches et en combats de grand-gardeset d’avant-postes, mais sans engagements sérieux.
Don Tadeo voulait frapper un grand coup, terminer la guerre enune seule bataille.
Le jour où nous reprenons le cours de notre récit, les Araucanset les Chiliens étaient enfin en présence.
Les avant-postes des deux armées se trouvaient presque à portéede fusil.
Une bataille était imminente pour le lendemain.
Don Tadeo de Leon, renfermé dans sa tente avec don GregorioPeralta, le général Fuentès et plusieurs autres officierssupérieurs de son état-major, leur donnait ses derniers ordres,lorsqu’un appel de trompettes se fit entendre au dehors.
Les Chiliens répondirent aussitôt ; un aide de camp entradans la tente et annonça que le grand toqui des Araucans demandaitune entrevue au général en chef de l’armée chilienne.
– N’y allez pas, don Tadeo, dit le général Fuentès, vieuxsoldat de la guerre de l’indépendance, qui haïssait cordialementles Indiens, c’est quelque fourberie que ces démons ruminent.
– Je ne suis pas de votre avis, général, répondit ledictateur ; je dois, comme chef, chercher autant que possibleà empêcher l’effusion du sang, c’est mon devoir, rien ne m’y feramanquer ; seulement, comme l’humanité n’exclut pas laprudence, je ne vous empêche pas de prendre toutes les précautionsqui vous paraîtront nécessaires pour assurer ma sûreté.
– Capista ! fit don Gregorio d’un ton bourru,vous voudriez nous en empêcher que nous les prendrions malgrévous.
Et il sortit en haussant les épaules.
Le lieu choisi pour la conférence était une légère éminencesituée juste entre les deux camps.
Un drapeau chilien et un drapeau araucan furent plantés à vingtpas de distance l’un de l’autre ; au pied de ces drapeauxquarante lanciers aucas d’un côté, pareil nombre de soldatschiliens armés de fusils se placèrent face à face, accompagnés d’untrompette, de l’autre.
Lorsque ces diverses précautions furent prises, don Tadeo, suivide deux aides de camp, s’avança vers Antinahuel, qui venaitau-devant delui avec deux Ulmènes.
Arrivés auprès de leurs soldats respectifs, les deux chefsdonnèrent l’ordre à leurs officiers de les attendre et sejoignirent dans l’intervalle laissé libre pour eux.
Lorsqu’ils se trouvèrent en présence, les deux hommess’examinèrent réciproquement un instant sans parler.
Antinahuel fut le premier qui rompit le silence.
– Les Aucas connaissent et vénèrent mon père, dit-il ens’inclinant avec courtoisie, ils savent qu’il est bon et qu’il aimeses enfants indiens ; un nuage s’est élevé entre lui et sesfils, est-il donc impossible qu’il se dissipe, faut-il absolumentque le sang de deux grands peuples coule comme de l’eau pour unmalentendu ? que mon père réponde.
– Chef, dit alors don Tadeo, les blancs ont toujoursprotégé les Indiens, souvent ils leur ont donné des armes pour sedéfendre, des grains pour se nourrir et des étoffes chaudes pour secouvrir l’hiver, lorsque la neige tombant du ciel à flocons pressésempêche le soleil de réchauffer la terre ; mais les Araucanssont ingrats, le malheur passé, ils oublient le servicerendu ; pourquoi aujourd’hui ont-ils pris les armes contre lesblancs ? Mes blancs les ont-ils insultés, ont-ils dérobé leursbestiaux ou endommagé leurs moissons ? Non ! les Araucansne pourraient soutenir une pareille imposture. Il y a un mois àpeine, aux environs de Valdivia, le toqui auquel je parle en cemoment, renouvelait solennellement les traités de paix, qu’ilrompait le jour même par une trahison. Que le chef réponde à sontour,je suis prêt à entendre ce qu’il pourra me direpour sa défense.
– Le chef ne se défendra pas, dit Antinahuel avecdéférence, il reconnaît tous ses torts, il en convient, il est prêtà accepter les conditions qu’il plaira à son père blanc de luiimposer, si ces conditions ne sont pas susceptibles de ternir sonhonneur.
– Dites-moi d’abord quelles conditions vous m’offrez, chef,je verrai si elles sont justes, si je dois les accepter, ou si mondevoir m’oblige à vous en imposer d’autres.
Antinahuel hésita.
– Mon père, dit-il d’une voix insinuante, sait que ses filsindiens sont ignorants, ils sont crédules, un grand chef des blancss’est présenté à eux, il leur a offert d’immenses territoires,beaucoup de pillage et des femmes blanches pour épouses, si lesAraucans consentaient à défendre ses intérêts et à reconquérir lepouvoir qu’il a perdu. Les Indiens sont des enfants, ils se sontlaissé séduire par cet homme qui les trompait, ils se sont levéspour soutenir une mauvaise cause.
– Eh bien ? fit don Tadeo.
– Les Indiens, reprit Antinahuel, sont prêts si mon père ledésire, à lui livrer cet homme, qui a abusé de leur crédulité etles a entraînés sur le bord de l’abîme ; que mon pèreparle.
Don Tadeo réprima avec peine un geste de dégoût à cetteproposition révoltante.
– Chef, répondit-il avec une indignation mal contenue,sont-ce là donc les propositions que vous avez à me faire ?quoi, vous prétendez expier une trahison en en commettant une plusgrande et plus affreuse encore ? Cet homme est un misérable,il mérite la mort : s’il tombe en mon pouvoir, il seraimmédiatement fusillé, mais cet homme a cherché un asile à votrefoyer, l’hospitalité est sacrée, surtout parmi les Aucas ;livrer votre hôte, l’homme qui a dormi sous votre toldo, sicoupable qu’il soit, serait commettre une lâcheté dont votre nationne se laverait jamais. Le peuple araucan est un peuplechevaleresque qui ignore la trahison : nul de vos compatriotesn’a pu vous suggérer une telle infamie, vous seul, chef, vous seul,devez l’avoir conçue !
Antinahuel fronça les sourcils, il lança un regard de rage à donTadeo qui se tenait calme et fier devant lui ; mais reprenantaussitôt l’impassibilité indienne :
– J’ai tort, dit-il d’un ton doucereux, que mon père mepardonne, j’attends les conditions qu’il lui plaira dem’imposer.
– Ces conditions les voici : l’armée araucaniennemettra bas les armes, les deux femmes qui sont dans son camp serontremises aujourd’hui même entre mes mains, et comme garantie d’unepaix solide, le grand toqui et douze des principaux Apo-Ulmèneschoisis dans les quatre Utal-Mapus resteront en otage à Santiago,jusqu’à ce que je juge à propos de les renvoyer dans leursfoyers.
Un sourire de dédain plissa les lèvres minces de Antinahuel.
– Mon père ne veut pas nous imposer de moins duresconditions ? demanda-t-il.
– Non, répondit fermement don Tadeo, celles-ci sont lesseules que vous obtiendrez de moi.
Le toqui se redressa.
– Nous sommes dix mille guerriers résolus à mourir ;que notre père ne nous pousse pas au désespoir, dit-il d’une voixsombre.
– Demain cette armée sera tombée sous les coups de messoldats, comme l’épi sous la faux du moissonneur, elle seradispersée comme les feuilles sèches qu’emporte la brised’automne.
– Écoute donc, toi qui me poses des arrogantes conditions,reprit le chef en cachant d’un geste brusque sa main droite dans sapoitrine, sais-tu qui je suis, moi qui me suis humilié devant toi,et que dans ton fol orgueil tu as foulé aux pieds comme un chienrampant ?
– Que m’importe ? je me retire, je ne dois plus vousécouter.
– Un instant encore, je suis l’arrière-petit-fils du toquiCadegual, une haine héréditaire nous sépare, j’ai juré que je tetuerai, chien ! lapin ! voleur !
Et d’un mouvement aussi prompt que la pensée, il sortit son brasqu’il tenait caché et frappa don Tadeo d’un coup de poignard enpleine poitrine.
Mais le bras de l’assassin fut saisi et disloqué par la main auxmuscles de fer du Roi des ténèbres, et l’arme se brisa comme verresur la cuirasse que don Tadeo de crainte de trahison avait endosséesous ses vêtements.
Le bras du toqui tomba inerte et brisé à son côté.
Les soldats qui avaient été témoins du péril couru par ledictateur, arrivaient en toute hâte.
Don Tadeo les arrêta d’un signe.
– Ne tirez pas, dit-il, ce misérable est assez puni puisqueson exécrable projet est avorté et qu’il s’est en vain démasquédevant moi. Va, assassin, ajouta-t-il avec mépris, retourne cacherta honte au milieu de tes guerriers ; mes ancêtres ont haï lestiens, c’étaient de braves soldats, toi tu n’es que leur filsdégénéré, je ne te fais pas l’honneur de te craindre, tu es tropvil à mes yeux : je me venge mieux en te laissant une viedéshonorée, que si je daignais t’infliger le châtiment de taperfidie. Retire-toi, chien immonde.
Sans lui dire un mot de plus, don Tadeo lui tourna le dos,rejoignit son escorte, et regagna son camp.
– Oh ! s’écria Antinahuel en frappant du pied ;avec rage, tout n’est pas fini encore, demain j’aurai montour !
Et il rentra dans son camp en proie à une violente, colère.
– Eh bien, lui demanda don Pancho dès qu’il le vit,qu’ayez-vous obtenu ?
Antinahuel lui jeta un regard ironique.
– Ce que j’ai obtenu ? lui répondit-il d’une voixsourde en lui montrant son bras immobile : cet homme m’abafoué, mon poignard s’est brisé sur sa poitrine, il m’a tordu lebras comme à un enfant et me l’a brisé, voilà ce que j’aiobtenu !
– Demain nous combattrons, fit le général ; quisait ? tout n’est pas désespéré, peut-être l’heure de lavengeance est-elle sur le point de sonner pour vous et pourmoi.
– Il le faut ! s’écria le chef avec violence, demain,dussé-je sacrifier tous mes guerriers, cet homme sera en monpouvoir.
Sans vouloir s’expliquer davantage, le toqui se renferma dansson toldo avec quelques-uns des chefs sur lesquels il croyaitpouvoir plus particulièrement compter.
De son côté, don Tadeo était rentré dans sa tente.
– Eh bien ! s’écria le général Fuentès, quand je vousdisais de prendre garde à quelque trahison ?
– Vous aviez raison, général, répondit le dictateur ensouriant, mais Dieu m’a protégé, le misérable a été puni comme ille méritait.
– Non, reprit le vieux soldat avec humeur, quand on trouveune vipère sur sa route, on l’écrase sans pitié du talon de sabotte, sans cela elle se redresse et mord l’imprudent qui l’épargneou la dédaigne. Vous étiez dans le cas de légitime défense, votreclémence n’a été que duperie ; les Indiens ont la rancunelongue : celui-ci vous assassinera un jour ou l’autre, si vousne prenez pas des précautions contre lui.
– Allons, allons, général, fit gaiement don Tadeo, vousêtes un oiseau de mauvais augure, ne pensons plus à ce misérable,d’autres soins nous réclament, occupons-nous sérieusement du moyenà employer pour le battre demain à plate couture, alors la questionsera définitivement tranchée.
Le général hocha la tête d’un air de doute, et sortit pour allervisiter les avant-postes.
Bientôt la nuit devint sombre, la plaine fut illuminée comme parenchantement d’un nombre infini de feux de bivouac.
Un silence imposant planait sur cette campagne où dormaientpaisiblement plusieurs milliers d’hommes, qui n’attendaient pours’entre-égorger que les premiers rayons de l’astre du jour.
C’était le 10 octobre que les Araucans nomment dans leur langueimagée Cuta-Penken, le mois des grandes pousses.
Ce jour-là, le soleil se leva radieux dans un flot devapeurs.
À peine ses premiers, rayons commençaient-ils à dorer le sommetdes hautes montagnes, que le son des trompettes et des tamboursalla frapper les échos des vieux mornes [1] et fairetressaillir les bêtes fauves dans leurs antres.
À ce moment, fait étrange, mais dont nous pouvons garantirl’exactitude, en ayant été nous-même témoin en Amérique dansplusieurs circonstances semblables, d’épais nuages de vautours, decondors et d’urubus, avertis par leur instinct sanguinaire, ducarnage qui allait se faire et de la chaude curée que les hommesleur préparaient, accoururent de tous les points de l’horizon,planèrent quelques minutes sur le champ de bataille désert encore,en poussant des cris aigus et discordants, puis s’enfuirent àtire-d’aile se percher sur les points des rocs, où ces hôtesimmondes attendirent, l’œil à demi-fermé en aiguisant leur bec etleurs serres tranchantes, l’heure de ce festin de Cannibales.
Les guerriers araucans sortirent fièrement de leursretranchements et se rangèrent en bataille au bruit de leursinstruments de guerre.
Les Araucans ont un système de bataille dont ils ne s’écartentjamais.
Voici en quoi consiste cet ordre immuable :
La cavalerie est partagée aux deux ailes, l’infanterie aucentre, divisée par bataillons.
Les rangs de ces bataillons sont tour à tour composés de gensarmés de piques et de gens armés de massues, de manière à ce que,entre deux piques, il y a toujours une massue.
Le vice-toqui commande l’aile droite, un Apo-Ulmen l’ailegauche.
Quant au toqui, il court de tous les côtés en exhortant lestroupes à combattre courageusement pour la liberté.
Nous devons ajouter ici, pour rendre justice à ce peupleguerrier, que les officiers ont généralement plus de peine àretenir l’impétuosité des soldats qu’à l’exalter.
Tout Araucan pense que rien n’est plus honorable que de mouriren combattant.
Le Cerf Noir, le vice-toqui, était mort ; Antinahuel donnala direction de l’aile droite à un Apo-Ulmen, et confia celle del’aile gauche au général don Pancho Bustamente.
Il laissa seulement dans le camp une cinquantaine de mosotoneschargés de veiller sur la Linda et doña Rosario, avec ordre, au casoù la bataille serait perdue, de s’ouvrir passage et de sauver lesdeux femmes, coûte que coûte.
L’année araucanienne, rangée dans le bel ordre que nous venonsde décrire, avait un aspect imposant et martial qui faisait plaisirà voir.
Tous ces guerriers savaient qu’ils soutenaient une cause perdue,qu’ils marchaient à une mort presque certaine, et cependant ilsattendaient impassibles, l’œil brillant d’ardeur, le signal ducombat.
Antinahuel, le bras droit attaché le long du corps par unesangle de cuir, brandissant une lourde massue de la main gauche,montait un magnifique coursier noir comme du jais, qu’il gouvernaitavec les genoux, et parcourait les rangs de ses guerriers qu’ilinterpellait la plupart par leurs noms, en leur rappelant leursprouesses passées et les engageant à faire leur devoir.
Avant de sortir du camp pour prendre le commandement de l’ailegauche, le général Bustamente avait échangé quelques mots d’adieuavec la Linda. Leur courte conversation s’était terminée par cesparoles qui n’avaient pas laissé de produire une certaineimpression sur le cœur de granit de cette femme.
– Adieu, madame, lui avait-il dit d’une voix triste ;je vais mourir, grâce à la mauvaise influence que vous avez sanscesse exercée sur moi, dans les rangs de ceux que mon devoirm’ordonnait de combattre, je vais tomber de la mort des traîtres,haï et méprisé de tous ! je vous pardonne le mal que vousm’avez fait ! il en est temps encore, repentez-vous, prenezgarde que Dieu, lassé de vos crimes, ne fasse bientôt retomber uneà une sur votre cœur les larmes que vous faites incessamment verserà la malheureuse jeune fille que vous avez prise pour victime.Adieu !
Il avait froidement salué la courtisane attérée et avait rejointla troupe dont le toqui lui avait donné le commandement.
L’armée chilienne s’était formée en carrés par échelons.
À l’instant où don Tadeo quittait sa tente, il poussa un cri dejoie à l’aspect de deux hommes dont il était loin d’espérer laprésence en ce moment.
– Don Luis ! don Valentin ! s’écria-t-il en leurpressant les mains ; vous ici ? quel bonheur !
– Ma foi oui, nous voilà, répondit en riant Valentin, avecCésar qui, lui aussi veut manger de l’Araucan, n’est-ce pas vieuxchien ? fit-il en caressant le Terre-Neuvien qui remuait laqueue en fixant, sur lui ses grands yeux intelligents.
– Nous avons pensé, dit le comte, que dans un jour commecelui-ci vous n’auriez pas trop de tous vos amis ; nous avonslaissé les deux chefs embusqués à quelque distance d’ici dans leshalliers, et nous sommes venus.
– Je vous remercie, vous ne me quitterez pas, j’espère.
– Pardieu ! c’est bien notre intention, ditValentin.
Don Tadeo leur fit amener à chacun un superbe cheval debataille, et tous trois allèrent au galop se placer au centre dupremier carré, suivis pas à pas par César.
La plaine de Condorkanki [2], danslaquelle don Tadeo était enfin parvenu à refouler les Indiens, a laforme d’un immense triangle, elle est presque complètement privéed’arbres ; les Araucans occupaient le sommet du triangle et setrouvaient resserrés entre la mer et les montagnes, positiondésavantageuse dans laquelle ils ne pouvaient pas manœuvrerfacilement et où leur nombreuse cavalerie était presque dansl’impossibilité de se déployer.
Nous avons dit que l’armée chilienne était formée en carrés paréchelons, c’est-à-dire que chacun des trois corps d’armée commandéspar don Tadeo de Leon, don Gregorio Peralta et le général Fuentès,présentait quatre carrés qui se soutenaient mutuellement etderrière lesquels, un peu en arrière, était placée une nombreusecavalerie en réserve.
Les Araucans avaient donc à lutter contre douze carrésd’infanterie qui les enveloppaient de toutes parts.
– Eh bien ? demanda Valentin à don Tadeo, dès qu’ilsfurent arrivés à leur poste de combat, la bataille ne va-t-elle pascommencer ?
– Bientôt, reprit celui-ci, et soyez tranquille, elle serarude.
Le dictateur leva alors son épée.
Les tambours roulèrent, les clairons sonnèrent la charge etl’armée chilienne s’ébranla en avant au pas accéléré, l’arme aubras.
Le signal de la bataille donné, les Araucans s’avancèrentrésolument en poussant des cris effroyables.
Dès que leurs ennemis furent arrivés à une légère distance, leslignes chiliennes s’ouvrirent, une décharge d’artillerie àmitraille éclata avec fracas et balaya les premiers rangsaucas ; puis les carrés se refermèrent subitement et lessoldats attendirent sur trois rangs la baïonnette croisée, le chocde leurs adversaires.
Ce choc fut terrible.
Les Aucas, décimés par l’artillerie qui ravageait leurs rangs defront, sur les flancs et en arrière, firent face de tous les côtésà la fois et se ruèrent avec furie sur les baïonnettes chiliennes,faisant des efforts surhumains pour rompre les rangs ennemis etpénétrer dans les carrés.
Bien qu’ils sussent que ceux qui occupaient le premier rang deleur armée étaient exposés à une mort certaine, ils cherchaient àl’envi à s’y placer.
Aussitôt que le premier rang succombait sous les balles, lesecond et le troisième le remplaçaient résolument, s’avançanttoujours afin d’en venir à l’arme blanche.
Cependant ces sauvages guerriers savaient se contenir dans leuremportement : ils suivaient exactement et rapidement, lesordres de leurs Ulmènes, exécutant avec la plus grande régularitéles diverses évolutions qui leur étaient commandées.
Ils arrivèrent ainsi sur les carrés sous le feu incessant del’artillerie qui ne parvint pas à les faire hésiter. Malgré lesdécharges à bout portant de la mousqueterie qui les écharpait, ilsse précipitèrent avec furie sur les premiers rangs chiliens qu’ilsattaquèrent enfin à l’arme blanche.
Manière de combattre qu’ils préfèrent et que les hommes armés demassues garnies de fer, rendent effroyable par la rapidité de leursmouvements, la pesanteur et la sûreté des coups qu’ils portent.
La cavalerie chilienne les prit alors d’écharpe et poussa contreeux une charge à fond.
Mais le général Bustamente avait deviné ce mouvement ; deson côté il exécuta la même manœuvre, les deux cavaleries seheurtèrent avec un bruit semblable à celui du tonnerre.
Calme et froid en tête de son escadron, le général chargeait lesabre au fourreau, en homme qui a fait le sacrifice de sa vie et nese soucie même pas de la défendre.
Cependant, ainsi que don Tadeo l’avait dit quelques momentsauparavant à Valentin, la bataille était rudement engagée sur toutela ligne.
Les Araucans avec leur ténacité que rien ne peut rebuter et leurmépris de la mort, se faisaient tuer sur les baïonnetteschiliennes, sans reculer d’un pouce.
Antinahuel armé de sa massue qu’il maniait avec une légèreté etune dextérité inouïes, était en avant de ses guerriers qu’ilanimait du geste et de la voix. Les Aucas lui répondaient par descris de rage en redoublant d’efforts pour rompre ces lignesmaudites contre lesquelles ils s’épuisaient.
– Quels hommes ! ne put s’empêcher de dire le comte,quelle folle témérité !
– N’est-ce pas ? répondit don Tadeo, ce sont desdémons ; mais attendez, ceci n’est rien encore, le combat nefait que commencer, bientôt vous reconnaîtrez que ce sont de rudeschampions.
– Vive Dieu ! s’écria Valentin, les hardissoldats ! ils se feront tous tuer, du train dont ils yvont !
– Tous ! fit don Tadeo, plutôt que de serendre !
Cependant les Aucas s’acharnaient contre les faces du carré oùse tenait le général en chef entouré de son état major.
Là, le combat était changé en boucherie, les armes à feu étaientdevenues inutiles, les baïonnettes, les haches, les sabres et lesmassues, trouaient les poitrines et fracassaient les crânes.
Antinahuel regarda autour de lui.
Ses guerriers tombaient comme des épis mûrs sous les coups desChiliens, il fallait en finir avec cette forêt de baïonnettes quileur barrait le passage.
– Aucas ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, enavant pour la liberté !
D’un mouvement rapide comme la pensée, il enleva son cheval, lefit cabrer et le renversa sur les premiers rangs ennemis.
La brèche était ouverte par ce coup d’une audace extrême.
Les guerriers se précipitèrent à sa suite.
Alors, il se fit un carnage épouvantable.
C’était un tumulte impossible à décrire.
Chaque coup abattait un homme.
Les cris de fureur des combattants se mêlaient aux gémissementsdes blessés, aux décharges pressées de l’artillerie et de lamousqueterie.
Les Aucas s’étaient enfoncés comme un coin dans le carré etl’avaient rompu.
La bataille était désormais une de ces horribles mêlées que laplume est impuissante à rendre, lutte corps à corps, pied contrepied, poitrine contre poitrine, où celui qui glissait sur le solinondé de sang, foulé aux pieds des combattants, n’avait plus qu’àmourir étouffé, broyé, mais cherchait encore avec la pointe de sonpoignard ou de son épée, à labourer avant de rendre le derniersoupir, les jambes ou les cuisses de ses ennemis encore debout.
– Eh bien ! demanda don Tadeo à Valentin, quepensez-vous de ces adversaires ?
– Ce sont plus que des hommes, répondit celui-ci.
– En avant ! en avant ! Chile ! Chile !cria don Tadeo en poussant son cheval.
Suivi d’une cinquantaine d’hommes au nombre desquels setrouvaient les deux Français, il s’enfonça au plus épais des rangsennemis.
Don Gregorio et le général Fuentès avaient deviné àl’acharnement avec lequel les Araucans s’étaient rués sur le grandcarré, qu’ils voulaient s’emparer du général en chef.
Tout en continuant à foudroyer l’armée indienne, par des feuxd’artillerie de plein fouet, ils avaient pressé leurs mouvements,opéré leur jonction, et avaient enserré les Aucas dans un cercle defer dont il leur était désormais presque impossible de sortir.
D’un coup d’œil Antinahuel comprit la situation critique danslaquelle il se trouvait.
Il jeta du côté du général Bustamente un cri de suprêmeappel.
Lui aussi avait jugé la position désespérée de l’arméeindienne.
Il réunit toute la cavalerie araucanienne, la forma en une massecompacte et se mettant franchement à sa tête :
– Sauvons nos guerriers, s’écria-t-il.
– Sauvons-les ! hurlèrent les Indiens en abaissantleurs longues lances.
Cette redoutable phalange se rua comme un tourbillon sur lesrangs profonds qui lui barraient le passage.
Rien ne put arrêter son élan irrésistible.
Les guerriers firent une large trouée dans l’armée chilienne etrejoignirent leurs compagnons qui les accueillirent avec des crisde joie.
Le général Bustamente, le sabre suspendu au poignet par ladragonne, ne portait pas un coup, l’œil étincelant, le front pâleet la lèvre dédaigneuse, il cherchait vainement la mort quisemblait s’obstiner à ne pas vouloir de lui.
Trois fois le général exécuta cette charge audacieuse.
Trois fois il traversa les lignes ennemies en semant l’épouvanteet la mort sur son passage.
Mais la partie était trop inégale.
Les Indiens incessamment écharpés par l’artillerie voyaientmalgré des prodiges de valeur, leurs rangs s’éclaircir de plus enplus.
Tout à coup le général se trouva face à face avec l’escadroncommandé par don Tadeo, son œil fauve lança un éclair.
– Oh ! cette fois je mourrai enfin !s’écria-t-il.
Et il se précipita en avant.
Depuis le commencement de l’action, Joan combattait aux côtés dedon Tadeo, qui tout à ses devoirs de chef, souvent ne songeait pasà parer les coups qu’on lui portait ; mais le brave Indien lesparait pour lui, il se multipliait pour protéger celui qu’il avaitjuré de défendre.
Joan devina instinctivement l’intention du généralBustamente.
Il fit bondir son cheval en avant et s’élança audacieusement àsa rencontre.
– Oh ! s’écria le général avec joie ; merci, monDieu ! je ne mourrai donc pas de la main d’un frère !
Du poitrail de son cheval, Joan frappa rudement celui dugénéral.
– Ah ! ah ! murmura celui-ci, toi aussi tu estraître à ton pays ! toi aussi tu combats contre tesfrères ! tiens meurs, misérable.
Et il lui porta un coup de sabre.
Joan l’esquiva et saisit le général à bras le corps.
Les deux chevaux abandonnés à eux-mêmes, rendus furieux par lebruit du combat, entraînèrent à travers la plaine les deux hommesenlacés l’un à l’autre comme deux serpents. Cette course furieusene pouvait longtemps durer.
Les deux hommes roulèrent sur le sol.
Ils se dégagèrent des étriers et se retrouvèrent presqueaussitôt face à face.
Le général après quelques secondes d’une lutte sans résultat,leva son sabre et fendit le crâne de l’Indien.
Mais avant de tomber, Joan réunit toutes ses forces, se jeta àcorps perdu sur son ennemi surpris de cette attaque imprévue, etlui planta son poignard empoisonné dans la poitrine.
Les deux ennemis chancelèrent un instant et tombèrent à côtél’un de l’autre.
Ils étaient morts !
En voyant tomber le général Bustamente, les Chiliens poussèrentun cri de joie, auquel les Araucans répondirent par un cri dedésespoir.
– Pauvre Joan murmura tristement Valentin en fendant d’uncoup de sabre le crâne d’un Indien qui cherchait à le poignarder,c’était une bien excellente nature !
– Sa mort est belle ! répondit Louis qui se servait deson fusil comme d’une massue, et assommait consciencieusement ceuxqui l’approchaient.
– En se faisant aussi bravement tuer, observa don Tadeo,Joan nous a rendu un dernier service, et a évité de l’ouvrage aubourreau.
– Bah ! reprit philosophiquement Valentin, il estheureux, est-ce qu’il ne faut pas finir par mourir un jour. Monami, vous êtes trop curieux, ma conversation ne vous regarde point,et d’un coup de talon de botte il fit rouler à dix pas un Indienqui se jetait sur lui.
– Pille, César ! Pille ! cria-t-il à sonchien.
L’Aucas fut étranglé en une seconde.
Valentin était dans le ravissement, jamais il ne s’était trouvéà pareille fête, il combattait comme un démon avec un plaisirextrême.
– Mon Dieu, que nous avons donc bien fait de quitter laFrance ! répétait-il à chaque instant, il n’y a rien de telque les voyages pour procurer de l’agrément.
Louis riait à se tordre de l’entendre parler ainsi.
– Tu t’amuses donc beaucoup, frère ? lui dit-il.
– Prodigieusement, cher ami, répondit-il.
Son audace était si grande, sa témérité si franche et si naïve,que les Chiliens le regardaient avec admiration et se sentaientélectrisés par son exemple.
César, affublé par son maître d’une espèce de cuirasse en cuiret d’un énorme collier garni de pointes de fer, inspirait auxIndiens une crainte indicible, ils fuyaient devant lui commefrappés de vertige.
Dans leur naïve et superstitieuse crédulité, ils se figuraientque ce redoutable animal était invulnérable, que c’était un mauvaisgénie attaché à leur perte, qui combattait pour leurs ennemis.
Cependant la bataille devenait de plus en plus acharnée.
Chiliens et Araucans combattaient sur un monceau decadavres.
Les Indiens n’espéraient plus vaincre.
Ils ne cherchaient pas à fuir ; résolus à tomber tous, ilsvoulaient vendre leur vie le plus cher possible, ils luttaient avecce désespoir terrible des hommes de cœur qui n’attendent et nedemandent pas quartier.
L’armée chilienne se concentrait de plus en plus autourd’eux.
Encore quelques minutes, et l’armée araucanienne aurait vécu, cen’était plus désormais qu’une question de temps !
Jamais, depuis les jours reculés de la conquête, plus horriblecarnage n’avait été fait des Indiens !
Antinahuel versait des larmes de rage, il sentait son cœur sebriser de douleur dans sa poitrine, en voyant ainsi tomber autourde lui ses plus chers compagnons.
Tous ces hommes, victimes de l’ambition de leur chef,succombaient sans pousser une plainte, sans lui adresser unreproche.
Ferme comme un roc au milieu de la mitraille qui pleuvait commegrêle autour de lui, le toqui, les sourcils froncés, les lèvresserrées, levait incessamment sa massue, rouge jusqu’à la poignée,du sang qu’il avait versé.
Soudain un sourire étrange plissa la lèvre mince du chef.
D’un geste il appela les Ulmènes qui combattaient encore, etéchangea avec eux quelques mots à voix basse.
Après avoir fait un signe d’acquiescement à l’ordre qu’ilsvenaient de recevoir, les Ulmènes regagnèrent immédiatement leurspostes respectifs, et pendant quelques instants le combat continuaavec la même fureur.
Soudain une masse de plus de quinze cents Indiens se rua avecune rage inexprimable contre l’escadron au centre duquel combattaitdon Tadeo, et l’enveloppa de toutes parts.
Cette audacieuse attaque frappa les Chiliens de stupeur.
Les Araucans redoublaient d’acharnement et se pressaient de plusen plus contre ce faible escadron d’une cinquantaine d’hommes.
– Caramba ! hurla Valentin, nous sommes cernés !Allons, vive Dieu ! dépêtrons-nous vivement, sinon ces démonsincarnés nous hacheront jusqu’au dernier !
Alors il se précipita tête baissée au milieu descombattants.
Tous le suivirent.
Après une chaude mêlée de trois ou quatre minutes, ils étaientsains et saufs en dehors du cercle fatal dans lequel on avaitprétendu les enfermer.
– Hum ! fit Valentin, l’affaire a été rude ! maisgrâce à Dieu, nous voilà !
– Oui, répondit le comte, nous l’avons échappé belle !Mais où donc est don Tadeo ?
– C’est vrai ! observa Valentin en jetant un regardcirculaire sur ceux qui l’environnaient : oh !ajouta-t-il en se frappant le front avec colère, je comprends tout,maintenant ! vite ! vite ! courons au secours de donTadeo !
Les deux jeunes gens se mirent à la tête des cavaliers qui lesaccompagnaient, et se rejetèrent avec fureur dans la mêlée.
Ils aperçurent bientôt celui qu’ils cherchaient.
Don Tadeo, soutenu seulement par quatre ou cinq hommes, luttaiten désespéré contre une foule d’ennemis qui l’enveloppaient.
– Tenez bon ! tenez bon ! cria Valentin.
– Nous voilà ! courage, nous voilà ! dit lecomte.
Leur voix arriva jusqu’à don Tadeo, il leur sourit.
– Merci, leur répondit-il tristement, mais tout estinutile, je suis perdu !
– Caramba ! fit Valentin en mordant sa moustache avecrage, je le sauverai ou je périrai avec lui.
Il redoubla d’efforts.
Vainement les guerriers aucas voulurent s’opposer à son passage,chaque coup de son sabre abattait un homme.
Enfin l’impétuosité des deux Français l’emporta sur le couragedes Indiens, ils pénétrèrent dans le cercle.
Don Tadeo avait disparu !…
Louis et Valentin, suivis des cavaliers que leur exempleélectrisait, fouillèrent les rangs des Aucas dans tous les sens,tout fut inutile.
Tout à coup l’armée indienne reconnaissant sans doutel’impossibilité d’une plus longue lutte contre des forcessupérieures qui menaçaient de l’anéantir, se dispersa.
La déroute fut complète.
La cavalerie chilienne lancée à la poursuite des fuyards, lessabra sans miséricorde pendant plus de deux lieues.
Seulement un corps de cinq cents cavaliers au plus, quiparaissait composé de guerriers d’élite et en tête desquels ondistinguait Antinahuel, fuyait en troupe serrée, se retournantparfois pour repousser les attaques de ceux qui les poursuivaientde trop près.
Ce corps qui s’éloignait rapidement et que jamais on ne putparvenir à entamer, disparut bientôt derrière les courbes deshautes collines qui terminent la plaine de Condorkanki et serventde contreforts aux Cordillères.
La victoire des Chiliens était éclatante, et de longtempsprobablement la fantaisie ne reprendrait aux Araucans derecommencer la guerre contre les Chiliens ; ils avaient reçuune leçon qui devait leur profiter et laisser parmi eux un longsouvenir.
De dix mille guerriers qui étaient entrés en ligne, les Indiensen avaient laissé sept mille sur le champ de bataille, une fouled’autres avaient succombé pendant la déroute.
Le général Bustamente, l’instigateur de cette guerre, avait ététué.
Son corps avait été retrouvé la poitrine encore traversée dupoignard qui lui avait donné la mort.
Et coïncidence étrange, le pommeau de ce poignard portait lesigne distinctif des Cœurs Sombres !
Cette catastrophe terminait glorieusement d’un seul coup laguerre civile !
Les résultats obtenus par le gain de la bataille étaientimmenses.
Malheureusement ces résultats étaient amoindris, sinon compromispar un désastre public d’une portée inouïe, la disparition etpeut-être la mort de don Tadeo de Leon.
Le seul homme dont l’énergie et la sévérité de principespouvaient sauver le pays.
L’armée chilienne au milieu de son triomphe était plongée dansla douleur.
Don Gregorio Peralta surtout se tordait les bras avec désespoir,la perte de l’homme auquel il s’était donné corps et âme le rendaitfou !
Il ne voulait rien entendre.
Le général Fuentès fut obligé de prendre le commandement del’armée.
Cinq cents guerriers araucans, la plupart blessés, étaienttombés entre les mains des vainqueurs.
Don Gregorio Peralta ordonna qu’ils fussent passés par lesarmes.
On chercha vainement à le faite revenir sur cette atrocedétermination, qui pouvait dans l’avenir avoir des conséquencesextrêmement funestes.
– Non, répondit-il durement, il faut que l’homme que nouschérissons tous, soit vengé !
Et il les fit froidement fusiller devant lui.
L’armée campa sur le champ de bataille.
Valentin et son ami, accompagnés de don Gregorio passèrent, lanuit entière à parcourir cet immense charnier, sur lequel lesvautours s’étaient abattus déjà avec de hideux cris de joie.
Les trois hommes eurent le courage de soulever des monceaux decadavres.
Leurs recherches furent sans succès, ils ne purent retrouver lecorps de leur ami.
Le lendemain au point du jour, l’armée se mit en marche dans ladirection du Biobio pour rentrer au Chili.
Elle emmenait comme otage avec elle, une trentaine d’Ulmènesfaits prisonniers dans les villes dont on s’était précédemmentemparé, et qu’on avait livrées au pillage.
– Venez avec nous, dit tristement don Gregorio, maintenantque notre malheureux ami est mort, vous n’avez plus rien à fairedans cet affreux pays.
– Je ne suis pas de votre avis, répondit Valentin, je necrois pas don Tadeo mort, mais seulement prisonnier.
– Qui vous fait supposer cela ? s’écria don Gregoriodont l’œil étincela, avez-vous quelque preuve de ce que vousavancez ?
– Aucune malheureusement.
– Cependant vous avez une raison quelconque ?
– Certes, j’en ai une.
– Dites-la alors, mon ami.
– C’est qu’en vérité elle vous paraîtra si futile.
– Dites-la-moi toujours.
– Eh bien ! puisque vous le voulez absolument, je vousavouerai que j’éprouve un pressentiment secret qui m’avertit quenotre ami n’est pas mort, mais qu’il est au pouvoird’Antinahuel.
– Sur quoi basez-vous cette supposition ? vous êtes unhomme trop intelligent et un cœur trop dévoué pour chercher àplaisanter sur un pareil sujet.
– Vous me rendez justice, voici ce qui m’engage à vousparler ainsi que je le fais : lorsque je fus parvenu à sortirdu cercle d’ennemis qui nous enveloppaient, je m’aperçus de suitede l’absence de don Tadeo.
– Eh bien, que fîtes-vous alors ?
– Pardieu ! je revins sur mes pas ! Don Tadeo,bien que serré de près, combattait vigoureusement, je lui criai detenir ferme.
– Vous entendit-il ?
– Certes, puisqu’il me répondit. Je redoublai d’efforts,bref, je fis si bien que j’arrivai presqu’aussitôt à l’endroit oùje l’avais vu : il avait disparu sans laisser de traces.
– Et vous en avez conclu ?
– J’en ai conclu que ses ennemis fort nombreux se sontemparés de lui et l’ont emmené, puisque malgré toutes nosrecherches nous n’avons pas retrouvé son cadavre.
– Qui vous dit qu’après l’avoir tué, ils n’ont pas emportéson corps ?
– Pourquoi faire ? Don Tadeo mort ne pouvait que lesgêner, au lieu que prisonnier, ils espèrent probablement en luirendant la liberté, ou peut-être en le menaçant de le tuer, obtenirque leurs otages leurs soient rendus, que sais-je, moi ! vousêtes plus à même, vous qui connaissez le pays et les mœurs de ceshommes féroces, de trancher la question que moi qui suisétranger.
Don Gregorio fut frappé de la justesse de ce raisonnement.
– C’est possible, répondit-il ; il y a beaucoup devrai dans ce que vous dites, peut-être ne vous trompez-vouspas ; mais vous ne m’avez pas expliqué ce que vous comptezfaire ?
– Une chose bien simple, mon ami : ici aux environssont embusqués deux chefs indiens que vous connaissez ?
– Oui.
– Ces hommes sont dévoués à Louis et à moi, ils meserviront de guides ; si, comme je le pense, don Tadeo estvivant, je vous jure que je le retrouverai.
Don Gregorio le regarda un instant avec émotion, deux larmesbrillèrent dans ses yeux ; il prit la main du jeune homme, laserra fortement et lui dit d’une voix que l’attendrissement faisaittrembler :
– Don Valentin, pardonnez-moi, je ne vous connaissais pasencore, je n’avais pas su apprécier votre cœur à sa juste valeur,je ne suis qu’un Américain à demi-sauvage, j’aime et je hais avecla même violence ; don Valentin, voulez-vous me permettre devous embrasser ?
– De grand cœur, mon brave ami, répondit le jeune homme quicherchait vainement à cacher son émotion sous un sourire.
– Ainsi vous partez ? reprit don Gregorio.
– De suite.
– Oh ! vous retrouverez don Tadeo ; j’en suis sûrmaintenant.
– Moi aussi.
– Adieu ! don Valentin, adieu ! don Luis.
– Adieu ! répondirent les jeunes gens.
Les trois interlocuteurs se séparèrent.
Valentin siffla César, fit sentir l’éperon à soncheval :
– Allons, dit-il à son frère de lait.
– Allons, répondit celui-ci.
Ils partirent.
À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils entendirentderrière eux le galop précipité d’un cheval.
Ils se retournèrent, don Gregorio revenait sur ses pas en leurfaisant signe de l’attendre.
Ils s’arrêtèrent.
– Pardon, messieurs, leur dit-il dès qu’il fut prèsd’eux ; j’avais oublié de vous dire une chose : nous nesavons pas ce que Dieu nous réserve aux uns ou aux autres,peut-être aujourd’hui nous séparons-nous pour toujours.
– Nul ne le sait, fit Louis en hochant la tête.
– Dans quelque circonstance que vous vous trouviez,messieurs, souvenez-vous que tant que vivra Gregorio Peralta, vousaurez un ami qui sera heureux sur un de vos gestes de verser sonsang pour vous, et croyez-le bien, de ma part une pareille offreest strictement vraie.
Et sans attendre la réponse des jeunes gens, il leur serra lesmains et s’éloigna à toute bride.
Les deux Français le suivirent un instant des yeux d’un airpensif, puis ils continuèrent leur route sans échanger uneparole.
Pendant quelque temps les jeunes gens suivirent de loin lamarche de l’armée chilienne qui, retardée par ses nombreux blessés,n’avançait que lentement mais en bel ordre vers le Biobio.
Ils traversèrent au pas la plaine où la veille s’était livré uncombat acharné entre les Indiens et les Chiliens.
Rien de si triste, de si lugubre et qui montre mieux le néantdes choses humaines qu’un champ de bataille.
La plaine que les boulets avaient labourée dans tous les sensétait jonchée de cadavres, tombant déjà en putréfaction à cause desrayons incandescents du soleil et à demi-dévorés par lesvautours.
Aux places où la bataille avait été le plus acharnée, descadavres amoncelés étaient mêlés à des corps de chevaux, des débrisd’armes, d’affûts, de caissons ou de projectiles.
Indiens et Chiliens étaient là pêle-mêle, tels que la mort lesavait surpris ; tous frappés par devant et serrant encore dansleurs mains raidies des armes désormais inutiles.
Au loin de sinistres silhouettes de loups se dessinaientvaguement, venant avec de sourds glapissements prendre leur part dela curée.
Les jeunes gens s’avançaient, jetant autour d’eux des regardsattristés.
– Pourquoi ne pas nous hâter de quitter ce lieumaudit ? demanda Valentin à son frère de lait ; mon cœurse soulève à cet horrible spectacle.
– Nous avons un devoir à remplir, répondit sourdement lecomte.
– Un devoir à remplir ? fit Valentin avecétonnement.
– Oui, reprit le jeune homme ; veux-tu donc que notrepauvre Joan soit abandonné sans sépulture et devienne la proie deces immondes animaux ?
– Merci de m’y avoir fait songer ; oh ! tu esmeilleur que moi ! tu n’oublies rien, toi !
– Ne te calomnie pas ; cette pensée te serait venuedans un instant peut-être.
Au bout de quelques minutes les jeunes gens arrivèrent àl’endroit où Joan et le général Bustamente étaient tombés.
Ils gisaient là couchés côte à côte, dormant du sommeiléternel.
Les Français mirent pied à terre.
Par un hasard singulier, ces deux cadavres n’avaient pas encoreété profanés par les oiseaux de proie qui tournoyaient au-dessusd’eux, mais qui, à l’approche des jeunes gens, s’enfuirent àtire-d’aile.
Les deux frères de lait demeurèrent un instant pensifs.
Puis ils dégainèrent leurs sabres et creusèrent une fosseprofonde dans laquelle ils ensevelirent les deux ennemis.
Seulement Valentin s’empara du poignard empoisonné de don Tadeoet le passa à sa ceinture, en murmurant à voix basse :
– Cette arme est bonne, qui sait si elle ne me servira pasun jour !
Lorsque les deux corps eurent été déposés dans la fosse, ils lacomblèrent, puis ils roulèrent les pierres les plus grosses qu’ilspurent trouver, sur la place qui renfermait les cadavres, afin queles bêtes fauves après leur départ ne les déterrassent pas avecleurs griffes.
Ceci fait, Valentin coupa deux hampes de lances dont il fit unecroix, qu’il planta sur la tombe.
Ce dernier devoir accompli, les deux jeunes genss’agenouillèrent et murmurèrent une courte prière pour le salut deces hommes qu’ils allaient abandonner pour toujours, et dont l’unavait été l’un de leurs plus dévoués amis.
– Adieu ! dit Valentin en se relevant, adieu !Joan, dors en paix dans ce lieu où tu as vaillamment combattu, tonsouvenir ne s’effacera pas de mon cœur.
– Adieu ! Joan, dit à son tour le comte, dors en paix,notre ami, ta mort a été vengée !
César avait suivi avec une certaine attention intelligente lesmouvements de ses maîtres ; en ce moment il plaça ses pattesde devant sur la tombe, flaira un instant le sol récemment remué,et à deux reprises, il poussa un lugubre hurlement.
Les jeunes gens se sentirent l’âme navrée de tristesse ;ils remontèrent silencieusement à cheval, et après avoir jeté undernier regard d’adieu sur la place qui renfermait le braveAraucan, ils s’éloignèrent.
Derrière eux les vautours recommencèrent leur curée un instantinterrompue.
Soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes etmystérieuses, soit pour toute autre cause inconnue et qui échappe àl’analyse, il est des heures où je ne sais quelle contagion detristesse nous gagne comme si nous la respirions dans l’air.
Les jeunes gens se trouvaient dans cette étrange dispositiond’esprit en quittant le champ de bataille.
Ils chevauchaient mornes et soucieux à côté l’un de l’autre,sans oser se communiquer les idées qui assombrissaient leurâme.
Le soleil déclinait rapidement à l’horizon ; au loinl’armée chilienne achevait de disparaître dans les méandres de laroute.
Les jeunes gens avaient peu à peu obliqué sur la droite pour serapprocher des montagnes, et suivaient un sentier étroit, tracé surla pente assez raide d’une colline boisée.
César qui, pendant la plus grande partie de la route, avait,selon son habitude, formé l’arrière-garde, dressa tout à coup lesoreilles et s’élança vivement en avant en remuant la queue.
– Nous approchons, dit Louis.
– Oui, répondit laconiquement Valentin.
Ils arrivèrent bientôt à un endroit où le sentier, formait uncoude derrière lequel le Terre-neuvien avait disparu.
Après avoir dépassé ce coude, les Français se trouvèrentsubitement en face d’un feu devant lequel rôtissait un quartier deguanacco ; deux hommes, couchés sur l’herbe à peu de distance,fumaient nonchalamment, tandis que César, gravement assis sur saqueue, suivait d’un œil jaloux les progrès de la cuisson duguanacco.
Ces deux hommes étaient Trangoil Lanec et Curumilla.
À la vue de leurs amis, les Français mirent pied à terre ets’avancèrent vivement vers eux ; ceux-ci, de leur côté,s’étaient levés pour leur souhaiter la bienvenue.
Valentin conduisit les chevaux auprès de ceux de ses compagnons,les entrava, les dessella, leur donna la provende, puis il pritplace au feu.
Pas une parole n’avait été échangée entre les quatre hommes.
Au bout de quelques instants, Curumilla détacha le quartier deguanacco, le plaça sur un plat en bois au milieu du cercle, posades tortillas de maïs à côté, ainsi qu’une outre d’eau et une autred’aguardiente, et chacun s’armant de son couteau attaquavigoureusement les vivres appétissants qu’il avait devant lui.
De temps en temps un os ou un morceau de viande était jeté parun des convives à César qui, placé un peu en arrière en chien bienappris, dînait, lui aussi.
Lorsque la faim fut satisfaite, les pipes et les cigares furentallumés et Curumilla mit une brassée de bois au feu pourl’entretenir.
La nuit était venue, mais une nuit étoilée de ces chaudesrégions, pleine de vagues rêveries et de charmes indicibles.
Un imposant silence planait sur la nature, une brise folleagitait seule la cime houleuse des grands arbres et produisait demystérieux frémissements.
Au loin on entendait par intervalles les rauques glapissementsdes loups et des chacals, et le sourd murmure d’une sourceinvisible jetait ses notes graves dans ce concert grandiose queseul le désert chante à Dieu dans les régions tropicales.
– Eh bien ? demanda enfin Trangoil Lanec.
– La bataille a été rude, répondit Valentin.
– Je le sais, fit l’Indien en hochant la tête, les Araucanssont vaincus, je les ai vus fuir comme une volée de cygnes effrayésdans les montagnes.
– Ils soutenaient une mauvaise cause, observaCurumilla.
– Ce sont nos frères, dit gravement Trangoil Lanec.
Curumilla courba la tête sous ce reproche.
– Celui qui leur avait mis les armes à la main est mort,reprit Valentin.
– Bon, et mon frère sait-il le nom du guerrier quil’atué ? demanda l’Ulmen.
– Je le sais, fit tristement Valentin.
– Que mon frère me dise ce nom, afin que je le garde dansmon souvenir.
– Joan, notre ami, a tué cet homme qui ne méritait pas detomber sous les coups d’un si vaillant guerrier.
– C’est vrai ! dit Curumilla, mais pourquoi notrefrère Joan n’est-il pas ici ?
– Mes frères ne verront plus Joan, dit Valentin d’une voisbrisée, il est resté étendu mort à côté de sa victime.
Les deux chefs échangèrent un douloureux regard.
– C’était un noble cœur, murmurèrent-ils d’une vois basseet triste.
– Oui, reprit Valentin, et un ami fidèle.
Il y eut un silence.
Soudain les deux chefs se levèrent et se dirigèrent vers leurschevaux sans prononcer une parole.
– Où vont nos frères ? demanda le comte en lesarrêtant d’un geste.
– Donner la sépulture à un guerrier ; le corps de Joanne doit pas devenir la proie des urubus, répondit gravementTrangoil Lanec.
– Que mes frères reprennent leur place, dit le jeune hommed’un ton de doux reproche.
Les chefs se rassirent silencieusement.
– Trangoil Lanec et Curumilla connaissent-ils donc si malleurs frères les visages pâles, continua Louis, qu’ils leur fontl’injure de supposer qu’ils laisseront sans sépulture le corps d’unami ? Joan a été enseveli par nous avant de rejoindre nosfrères.
– Ce devoir, que nous avions à cœur d’accomplir sansretard, nous a seul empêchés de nous rendre plus tôt ici.
– Bon ! fit Trangoil Lanec, nos cœurs sont pleins dejoie, nos frères sont des amis véritables.
– Les Muruches ne sont pas des Huincas, observa Curumillaavec un éclair de haine dans le regard.
– Mais un grand malheur nous a frappés, continuaLouis : avec douleur, don Tadeo de Leon, notre ami le pluscher, celui que les Aucas nomment le Grand Aigle des visagespâles…
– Eh bien ? interrompit Curumilla.
– Il est mort ! dit Valentin, hier il a été tuépendant la bataille.
– Mon frère est-il certain de ce qu’il avance ? fitTrangoil Lanec.
– Du moins je le suppose, bien que son corps n’ait pu êtreretrouvé.
L’Ulmen sourit doucement.
– Que mes frères se consolent, dit il, le Grand Aigle desblancs n’est pas mort.
– Le chef le sait ? s’écrièrent les jeunes gens avecjoie.
– Je le sais, reprit Trangoil Lanec, que mes frèresécoutent : Curumilla et moi, nous sommes des chefs dans notretribu ; si nos opinions nous défendaient de combattre pourAntinahuel, elles nous empêchaient aussi de porter les armes contrenotre nation ; nos amis ont voulu aller joindre le GrandAigle, nous les avons laissés agir à leur guise ; ilsvoulaient protéger un ami, ils avaient raison, nous les avonslaissés partir, mais après leur départ nous avons songé à la jeunevierge des visages pâles, et nous avons réfléchi que si les Aucasperdaient la bataille, la jeune vierge, d’après l’ordre du toqui,serait la première mise en sûreté ; en conséquence, nous noussommes tapis dans les halliers sur le chemin que, selon toutesprobabilités, suivraient les mosotones en fuyant avec la jeunevierge ; nous n’avons pas vu la bataille, mais le bruit en estvenu jusqu’à nous ; bien souvent nous avons été sur le pointde nous élancer pour aller mourir avec nos pauvrespennis ;la bataille a duré longtemps ; selonleur coutume, les Aucas se faisaient bravement tuer.
– Vous pouvez en être fier à juste titre, chef, s’écriaValentin avec enthousiasme, vos frères se sont fait écharper par lamitraille avec un courage héroïque.
– Aussi les appelle-t-on Aucas, – hommes libres, – réponditTrangoil Lanec. Tout à coup un bruit semblable au roulement dutonnerre frappa nos oreilles, et vingt ou trente mosotonespassèrent rapides comme le vent devant nous : ils entraînaientdeux femmes au milieu d’eux, l’une était la face de Vipère, l’autrela vierge aux yeux d’azur.
– Oh ! fit le comte avec douleur.
– Quelques instants plus tard, continua Trangoil Lanec, uneautre troupe beaucoup plus nombreuse arrivait avec une égalevitesse ; celle-là était guidée par Antinahuel enpersonne ; le toqui était pâle, couvert de sang, il paraissaitblessé.
– Il l’est en effet, observa Valentin, son bras droit estbrisé, je ne sais s’il a reçu d’autres blessures.
– À ses côtés galopait le Grand Aigle des blancs, tête nueet sans armes.
– Était-il blessé ? demanda vivement Louis.
– Non, il portait le front haut, son visage était pâle,mais fier.
– Oh ! puisqu’il n’est pas mort, nous le sauverons,n’est-ce pas, chef ? s’écria Valentin.
– Nous le sauverons, oui, frère.
– Quand prendrons-nous la piste ?
– À l’endit-ha, – au point du jour, – d’après laroute qu’ils ont suivie, je sais où ils se rendent. Nous voulionssauver la fille, eh bien ! nous délivrerons le père en mêmetemps, dit gravement Trangoil Lanec.
– Bien ! chef, répondit Valentin avec élan, je suisheureux de vous entendre parler ainsi ; tout n’est pas perduencore.
– Tant s’en, faut ! dit l’Ulmen.
– Maintenant, frères, que nous sommes rassurés, observaLouis, si vous m’en croyez, nous nous hâteront de prendre quelquesheures de repos, afin de pouvoir nous remettre en route le plus tôtpossible.
Nul ne fit d’objection à cette observation, et ces hommes defer, malgré les chagrins qui les dévoraient et les inquiétudes dontils avaient l’esprit bourrelé, s’enveloppèrent dans leurs ponchos,s’étendirent sur la terre nue, et quelques minutes plus tard, ainsiqu’ils l’avaient dit, ils dormaient profondément.
Seul, César veillait au salut de tous.
Trangoil Lanec ne s’était pas trompé, c’était bien don Tadeoqu’il avait aperçu galopant aux côtés du toqui.
Le Roi des ténèbres n’était pas mort, il n’était même pasblessé, mais il était prisonnier de Antinahuel, c’est-à-dire de sonennemi le plus acharné, de l’homme auquel, quelques heuresauparavant, il avait fait une de ces insultes que les Araucans nepardonnent jamais.
Voici comment les choses s’étaient passées :
Lorsque le toqui avait vu que la bataille étaitdéfinitivementperdue, qu’une plus longue lutte n’aurait pourrésultat que de faire massacrer les braves guerriers qui luirestaient, il n’avait plus eu qu’un désir, s’emparer, coûte quecoûte, de son ennemi mortel, afin, à défaut de son ambition,d’assouvir sa haine et de tenir le serment que jadis il avait faità son père mourant.
D’un geste il avait convoqué ses Ulmènes, leur avait en quelquesparoles expliqué ses intentions, en même temps qu’il expédiait unexprès à son camp, avec ordre de faire quitter le champ de batailleà doña Rosario.
Nous avons rapporté plus haut ce qui était arrivé. Les Ulmènesavaient exécuté le plan de leur chef avec une habiletéconsommée.
Don Tadeo, séparé des siens, ne voyant plus autour de lui quetrois ou quatre cavaliers, comprit qu’il était perdu.
Pressé de toutes parts, don Tadeo se défendait comme un lion,abattant à coups de sabre tous ceux qui se hasardaient trop près delui.
C’était un spectacle effrayant que celui qu’offraient ces quatreou cinq hommes qui, sachant qu’ils étaient voués à la mort,soutenaient un combat de Titans contre plus de cinq centsadversaires acharnés après eux.
Antinahuel avait ordonné qu’on s’emparât de son ennemi vivant,aussi les Aucas se contentaient-ils de parer sans riposter, lescoups qu’il leur portait.
Cependant le Roi des ténèbres avait vu ses fidèles succomber lesuns après les autres à ses côtés, il restait seul, mais ilcombattait toujours, désirant avant tout ne pas tomber vivant entreles mains des Araucans.
Ce fut alors qu’il entendit les cris d’encouragement de Valentinet du comte ; un sourire triste effleura ses lèvres, il leurdit adieu dans son cœur, car il n’espérait plus les revoir.
Antinahuel avait, lui aussi, entendu les cris desFrançais ; à la vue des efforts incroyables qu’ils tentaientpour voler au secours de leur ami, il comprit que, s’il tardait,cette proie précieuse qu’il convoitait finirait par luiéchapper.
Il se dépouilla vivement de son poncho, et le lança adroitementsur la tête de don Tadeo ; celui-ci, aveuglé et embarrassédans les plis de l’ample vêtement de laine, fut désarmé.
Une dizaine d’Indiens se précipitèrent sur lui, et toujoursenveloppé dans le poncho, au risque de l’étouffer, ils legarrottèrent solidement afin de l’empêcher de faire le moindremouvement.
Antinahuel jeta son prisonnier en travers sur le cou de soncheval et s’élança dans la plaine, suivi de ses guerriers, enpoussant un long hurlement de triomphe.
Voilà pourquoi, lorsque les deux Français étaient parvenus àrompre le mur vivant qui se dressait devant eux, ils n’avaient puretrouver leur ami, qui avait disparu sans laisser de traces.
Antinahuel, tout en fuyant avec la rapidité d’une flèche, avaitcependant rallié autour de lui un bon nombre de cavaliers, si bienqu’au bout de vingt minutés à peine il se trouvait à la tête deprès de cinq cents guerriers, parfaitement montés et résolus, sousson commandement, à vendre chèrement leur vie.
Le toqui forma de ces guerriers un escadron compact, et seretournant à plusieurs reprises comme le tigre poursuivi par leschasseurs, il chargea vigoureusement les cavaliers chiliens, quiparfois le serraient de trop près dans sa fuite.
Quand il fut arrivé à une certaine distance, que les vainqueurseurent renoncé à le suivre plus loin, il s’arrêta pour s’occuper deson prisonnier et laisser à sa troupe le temps de reprendrehaleine.
Depuis sa capture, don Tadeo n’avait pas donné signe de vie.
Antinahuel craignit avec raison, que, privé d’air, rompu par larapidité de la course, il ne se trouvât dans un état dangereux.
Le toqui ne voulait pas que son ennemi mourût ainsi, il avaitformé sur lui des projets qu’il tenait à mettre à exécution.
Il se hâta donc de dénouer le lasso, dont les tours nombreuxserraient son prisonnier dans toutes les parties du corps, puis ilenleva le poncho qui le couvrait.
Don Tadeo était évanoui.
Antinahuel l’étendit sur le sable, et avec une obséquiosité queseules, une profonde amitié ou une haine invétérée peuvent pousseraussi loin, il lui prodigua les soins les plus attentifs.
D’abord il desserra ses habits afin de lui faciliter les moyensde respirer, puis, avec de l’eau mélangée de rhum, il lui frottales tempes, l’épigastre et la paume des mains.
Le manque d’air avait seul causé l’évanouissement de donTadeo ; aussi, dès qu’il put respirer librement il ouvrit lesyeux.
À cet heureux résultat, un sourire d’une expressionindéfinissable éclaira une seconde les traits du toqui.
Don Tadeo promena un regard étonné sur les assistants et paruttomber dans de profondes réflexions ; cependant peu à peu lesouvenir lui revint, il se rappela les événements qui avaient eulieu, et comment il se trouvait au pouvoir du chef aucas.
Alors il se leva, croisa les bras sur la poitrine, et regardantfixement le carasken, – grand chef – il attendit.
Celui-ci s’approcha.
– Mon père se sent-il mieux ? lui demanda-t-il.
– Oui, répondit laconiquement don Tadeo.
– Ainsi nous pouvons repartir ?
– Est-ce donc à moi à vous donner des ordres ?
– Non. Cependant si mon père n’était pas assez remis pourremonter à cheval, nous attendrions encore quelques instants.
– Oh ! oh ! fit don Tadeo, vous êtes devenu bienjaloux du soin de ma santé.
– Oui, répondit Antinahuel, je serais désespéré qu’ilarrivât malheur à mon père.
Don Tadeo haussa les épaules avec dédain.
Antinahuel reprit :
– Nous allons partir, mon père veut-il me donner sa paroled’honneur de ne pas chercher à fuir ? je le laisserai libreparmi nous.
– Aurez-vous donc foi en ma parole, vous qui faussezcontinuellement la vôtre ?
– Moi, répondit le chef, je ne suis qu’un pauvre Indien, aulieu que mon père est un caballero, ainsi que disent leshommes de sa nation.
– Avant que je vous réponde, dites-moi d’abord où vous meconduisez ?
– J’emmène mon père chez les Puelches, mes frères, aumilieu desquels je me réfugie avec les quelques guerriers qui merestent.
Un sentiment de joie fit bondir le cœur du prisonnier, ilpressentit que bientôt il reverrait sa fille.
– Combien de temps doit durer ce voyage ?demanda-t-il.
– Trois jours seulement.
– Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas chercher àfuir avant trois jours.
– Bon, répondit le chef d’un ton solennel, je vais serrerla parole de mon père dans mon cœur, je ne la lui rendrai que danstrois jours.
Don Tadeo s’inclina sans répondre.
Antinahuel lui montra un cheval du geste.
– Lorsque mon père sera prêt nous partirons, dit-il.
Don Tadeo se mit en selle, le toqui l’imita, et la trouperepartit à fond de train.
Cette fois don Tadeo était libre, il respirait à pleins poumons,ses regards pouvaient sans contrainte s’étendre de tous les côtés,il galopait en tête de la troupe auprès du chef. Cette libertéfactice dont il jouissait après la dure gêne qu’il avait éprouvéequelques instants auparavant, ramena complètement le calme dans sonesprit, et lui permit d’envisager sa position sous des couleursmoins sombres.
L’homme est ainsi fait, que pour lui du désespoir le plusprofond à l’espoir le plus insensé, il n’y a qu’une ligne presqueimperceptible.
Dès qu’il a devant lui quelques jours, ou seulement quelquesheures, il forme les plans les plus fous et finit bientôt par sepersuader que leur réalisation est possible, et même facile.
Tout lui devient un texte sur lequel il bâtit ses projets, et aufond de son cœur il compte surtout sur les chances favorables quepeuvent lui offrir l’inconnu, le hasard ou la Providence, troismots qui dans l’esprit des malheureux sont synonymes et qui, depuisque le monde existe, ont arrêté plus de misérables sur le bord del’abîme que toutes les banales consolations qu’on leur aadressées.
L’homme est essentiellement rêveur et songe-creux : tantqu’il a devant lui le champ libre, que son imagination peut enliberté prendre ses ébats, il espère.
Aussi don Tadeo, bien que doué d’un esprit d’élite et d’uneintelligence supérieure, se laissa-t-il malgré lui aller à formerles plus étranges projets de fuite, et bien qu’au pouvoir de sonplus implacable ennemi, seul et sans armes dans un pays inconnu,conçut-il la possibilité, non-seulement de retrouver sa fille, maisencore de l’arracher des mains de ses persécuteurs et de se sauveravec elle.
Ces projets et ces rêves ont au moins cela de bon, qu’ils fontrentrer l’homme dans la complète jouissance de ses facultés, luirendent le courage et lui permettent d’envisager de sang-froid laposition dans laquelle il se trouve.
Cependant les Indiens s’étaient insensiblement rapprochés desmontagnes ; maintenant ils gravissaient une sente noninterrompue de collines, premiers plans et contreforts desCordillères, dont la hauteur augmentait de plus en plus.
Le soleil très-bas à l’horizon, allait disparaître, lorsque lechef commanda la halte.
Le lieu était des mieux choisis, c’était un étroit vallon situésur la cime peu élevée d’une colline, dont la position rendait unesurprise presque impossible.
Antinahuel fit établir le camp, tandis que quelques hommes sedétachaient, les uns pour aller à la découverte, les autres pourchercher à tuer un peu de gibier.
Dans la rapidité de leur fuite, les Araucans n’avaient pas songéà se munir de vivres.
Quelques arbres furent abattus pour former un retranchementprovisoire, et des feux allumés.
Au bout d’une heure, les chasseurs revinrent chargés degibier.
Les éclaireurs n’avaient rien découvert d’inquiétant.
Le repas du soir fut joyeusement préparé, chacun lui fithonneur.
Antinahuel semblait avoir oublié sa haine pour don Tadeo, il luiparlait avec la plus grande déférence et avait pour lui les plusgrands égards. Se confiant entièrement à sa parole, il le laissaitcomplètement libre de ses actions, sans paraître le moins du mondes’inquiéter de ce qu’il faisait.
Dès que le repas fut terminé, on plaça des sentinelles, etchacun se livra au repos.
Seul, don Tadeo chercha vainement le sommeil, une trop poignanteinquiétude le dévorait pour qu’il lui fût possible de fermer lesyeux.
Assis au pied d’un arbre, la tête inclinée sur la poitrine, ilpassa la nuit tout entière à réfléchir profondément aux événementsétranges qui, depuis quelques mois, étaient venus l’assaillir. Lapensée de sa fille mettait le comble à sa douleur : malgrél’espoir dont il cherchait à se leurrer, sa position était tropdésespérée pour qu’il pût se laisser aller complètement à croirequ’il lui fût possible d’en sortir.
Parfois le souvenir des deux Français qui déjà lui avaient donnétant de preuves de dévouement, traversait sa pensée ; maismalgré tout leur courage, en supposant que ces hommes audacieuxparvinssent à découvrir ses traces, que pourraient-ils faire ?seuls contre tant d’ennemis, cette lutte serait insensée,impossible, ils succomberaient sans le sauver !
Le lever du soleil trouva don Tadeo plongé dans ces tristespensées, sans que le sommeil eût une seconde clos ses paupièresfatiguées.
Cependant tout était en rumeur dans le camp ; les chevauxfurent sellés, et après un repas fait à la hâte, le voyagecontinua.
Cette journée s’écoula sans aucun incident digne d’êtrerapporté.
Le soir on campa de même que la veille sur le sommet d’unecolline ; seulement, comme les Araucans se savaient à l’abrid’une surprise, ils ne prirent pas d’aussi grandes précautions quela nuit précédente pour leur sûreté, bien que cependant ilsélevassent des retranchements.
Don Tadeo vaincu enfin par la fatigue, tomba dans un sommeil deplomb, dont il ne sortit qu’au moment du départ.
Antinahuel avait, le soir précédent, expédié un exprès enavant ; cet homme rejoignit le camp à l’instant où la troupereprenait sa marche.
Il paraît qu’il était porteur d’une bonne nouvelle, car enécoutant son rapport, le chef sourit à plusieurs reprises.
Puis, sur un signe de Antinahuel, toute la troupe s’élança augalop, s’enfonçant de plus en plus dans les montagnes.
Antinahuel avait rejoint depuis deux jours déjà les mosotonesauxquels il avait confié la garde de doña Rosario.
Les deux troupes étaient confondues en une seule.
Le toqui avait eu d’abord l’intention de traverser les premiersplateaux des Andes et de se retirer chez les Puelches.
Mais la bataille qu’il avait perdue avait eu pour les Araucansdes conséquences terribles.
Leurs principales tolderias avaient été incendiées par lesEspagnols, leurs villes saccagées, les habitants tués ou emmenésprisonniers.
Ceux qui avaient pu fuir avaient d’abord erré sans but dans lesbois ; mais dès qu’ils avaient appris que le toqui étaitparvenu à s’échapper, ils s’étaient réunis et lui avaient expédiédes envoyés, pour lui demander secours et l’obliger à se remettre àla tête d’une armée destinée à sauvegarder leurs frontières.
Antinahuel, heureux du mouvement de réaction qui s’opérait parmises compatriotes, en avait profité pour affermir son pouvoirchancelant depuis la défaite qu’il avait éprouvée.
Il avait changé son itinéraire et s’était, à la tête d’unecentaine d’hommes seulement, rapproché du Biobio, tandis que parson ordre ses autres guerriers s’étaient dispersés sur tout leterritoire pour appeler le peuple aux armes.
Le toqui ne prétendait plus comme autrefois étendre ladomination araucanienne ; son seul désir était maintenantd’obtenir, les armes à la main, une paix qui ne fût pas tropdésavantageuse pour ses compatriotes.
En un mot, il voulait réparer autant que possible les désastrescausés par sa folle ambition.
Pour une raison que seul Antinahuel connaissait, don Tadeo etdoña Rosario ignoraient complètement qu’ils se trouvaient aussiprès l’un de l’autre ; la Linda était demeurée invisible, donTadeo se croyait encore séparé de sa fille par une grandedistance.
Antinahuel avait assis son camp au sommet de la montagne oùquelques jours auparavant il se trouvait avec toute l’arméeindienne, dans cette forte position qui commandait le gué duBiobio.
Seulement l’aspect de la frontière chilienne avait changé.
Une batterie de huit pièces de canon avait été élevée pourdéfendre le passage, et l’on apercevait distinctement de fortespatrouilles de lanceros qui parcouraient la rive et surveillaientavec soin les mouvements des Indiens.
Il était environ deux heures de l’après-midi. À part quelquessentinelles araucaniennes appuyées immobiles sur leurs longueslances en roseau, le camp semblait désert ; un silence profondrégnait partout.
Les guerriers, accablés par la chaleur, s’étaient retirés sousl’ombre des arbres et des buissons pour faire la sieste.
Soudain un appel de trompette retentit sur le bord opposé dufleuve.
L’Ulmen chargé de la garde des avant-postes fit répondre par unappel semblable et sortit pour s’enquérir de la cause de cebruit.
Trois cavaliers revêtus de riches uniformes se tenaient sur larive ; près d’eux un trompette faisait flotter un drapeauparlementaire.
L’Ulmen arbora le même signe et s’avança dans l’eau au-devantdes cavaliers, qui de leur côté avaient pris le gué.
Arrivés à moitié de la largeur du fleuve, les quatre cavalierss’arrêtèrent d’un commun accord et se saluèrent courtoisement.
– Que veulent les chefs de faces pâles ? demandal’Ulmen avec hauteur.
Un des cavaliers répondit aussitôt :
– Va dire à celui que tu nommes le toqui des Aucas, qu’unofficier supérieur de l’armée chilienne a une communicationimportante à lui faire.
L’œil de l’Indien étincela sous sa fauve prunelle à cetteinsulte ; mais reprenant presque aussitôt un visageimpassible :
– Je vais m’informer si notre grand toqui est disposé àvous recevoir, dit-il dédaigneusement ; mais je doute qu’ildaigne écouter des Chiaplo-Huincas.
– Drôle ! reprit le premier interlocuteur avec colère,hâte-toi de m’obéir, ou sinon…
– Soyez patient, don Gregorio, au nom du ciel !s’écria un des deux officiers en s’interposant.
L’Ulmen s’était éloigné.
Au bout de quelques minutes il fit du rivage signe aux Chiliensqu’ils pouvaient avancer.
Antinahuel, assis à l’ombre d’un magnifique espino, attendaitles parlementaires, entouré de cinq ou six de ses Ulmènes les plusdévoués.
Les trois officiers s’arrêtèrent devant lui et restèrentimmobiles sans descendre de cheval.
– Que voulez-vous ? dit-il d’une vois dure.
– Écoutez mes paroles et retenez-les bien, repartit donGregorio.
– Parlez et soyez bref, fit Antinahuel.
Don Gregorio haussa les épaules avec dédain.
– Don Tadeo de Leon est entre vos mains, dit-il.
– Oui, l’homme auquel vous donnez ce nom est monprisonnier.
– Fort bien ; si demain à la troisième heure du jouril ne nous est pas rendu sain et sauf, les otages que nous avonspris et plus de quatre-vingts prisonniers qui sont en notre pouvoirseront passés par les armes à la vue des deux camps, sur le bordmême de la rivière.
– Vous ferez ce que vous voudrez, cet homme mourra,répondit froidement le chef. Antinahuel n’a qu’une parole : ila juré de tuer son ennemi, il le tuera.
– Ah ! c’est ainsi ? eh bien, moi, don GregorioPeralta, je vous jure que de mon côté je tiendrai strictement lapromesse que je viens de vous faire.
Et tournant bride subitement, il s’éloigna suivi de ses deuxcompagnons.
Cependant il entrait plus de bravade que d’autre chose dans lamenace faite par Antinahuel ; si l’orgueil ne l’avait pasretenu, il aurait renoué l’entretien, car il savait que donGregorio n’hésiterait pas à faire ce dont il l’avait menacé.
Le chef regagna tout pensif son camp et entra sous sontoldo.
La Linda, assise dans un coin sur des pellones,réfléchissait ; doña Rosario s’était laissée aller ausommeil.
À la vue de la jeune fille, je ne sais quelle émotion éprouva lechef, mais le sang reflua avec force à son cœur, et s’élançant verselle, il imprima un ardent baiser sur ses lèvres entr’ouvertes.
Doña Rosario se réveilla en sursaut, bondit à l’autre extrémitédu toldo en poussant un cri d’épouvante, et jeta autour d’elle unregard vague, comme pour implorer un secours que malheureusementelle ne pouvait pas espérer.
– Que signifie cela ? s’écria le chef avec colère,d’où vient cet effroi que je t’inspire, jeune fille ?
Et il fit quelques pas pour se rapprocher d’elle.
– N’avancez pas ! n’avancez pas ! au nom duciel ! s’écria-t-elle.
– Pourquoi ces grimaces ? tu es à moi, te dis-je,jeune fille ; bon gré malgré, il faudra que tu cèdes à mesdésirs !
– Jamais ! fit-elle avec angoisse.
– Allons donc, dit-il ; je ne suis pas une face pâle,moi, les pleurs de femmes ne me font rien, je veux que tu sois àmoi !
Il s’avança résolument vers elle.
La Linda, toujours plongée dans ses réflexions, semblait ne pass’apercevoir de ce qui se passait auprès d’elle.
– Madame ! madame ! s’écria la jeune fille en seréfugiant à ses côtés ; au nom de ce qu’il y a de plus sacrésur la terre, défendez-moi, je vous en prie !
La Linda releva la tête, la regarda froidement et éclatant toutà coup d’un rire sec et nerveux qui glaça la pauvre enfantd’épouvante :
– Ne t’ai-je pas avertie de ce qui t’attendait ici ?dit-elle en la repoussant durement ; que ton sorts’accomplisse !
Doña Rosario fit quelques pas en arrière en trébuchant, les yeuxhagards et le corps agité de mouvements convulsifs.
– Oh ! s’écria-t-elle d’une voix déchirante,maudite ! soyez maudite ! femme sans cœur !
– Allons, reprit Antinahuel avec fureur,finissons-en !
Il se précipita vers elle.
La malheureuse échappa encore à cette flétrissante atteinte.
C’était un horrible spectacle que celui de la scène qui sepassait sous ce toldo.
Cette jeune fille qui fuyait çà et là, haletante et à demi-follede frayeur devant cet Indien féroce qui la poursuivait ; etcette femme qui, tranquillement assise devant la porte dont ellebarrait le passage, applaudissait aux efforts du misérable.
– Chienne ! s’écria tout à coup Antinahuel ens’adressant à la Linda, aide-moi au moins à la saisir.
– Ma foi non ! répondit en riant la courtisane ;cette chasse de la colombe par le vautour me divertit trop pour queje m’en mêle.
À cette réponse cynique, la fureur du chef ne connut plus debornes ; d’un coup de pied il envoya la Linda rouler à dix pasen dehors, et s’élança d’un bond de jaguar sur sa victime qu’ilarrêta par sa robe.
Doña Rosario était perdue.
Soudain elle se redressa, un éclair passa dans son regard, etfixant résolument son bourreau confondu :
– Arrière ! s’écria-t-elle en brandissant sonpoignard ; arrière, ou je me tue !
Malgré lui le misérable demeura immobile, cloué au sol.
Il comprit que ce n’était pas une vaine menace que lui faisaitla jeune fille.
En ce moment une main se posa sur son épaule.
Il se retourna.
Le visage hideux et grimaçant de la Linda se pencha à sonoreille :
– Aie l’air de céder, murmura-t-elle à voix basse ; jete promets de te la livrer cette nuit sans défense.
Antinahuel la regarda d’un œil soupçonneux.
La courtisane souriait.
– Tu me le promets ? dit-il d’une voix rauque.
– Sur mon salut éternel ! répondit-elle.
Cependant doña Rosario, l’arme haute et le corps penché enavant, attendait le dénouement de cette scène effroyable.
Avec une facilité que les Indiens possèdent seuls, Antinahuelavait composé son visage et entièrement changé l’expression de saphysionomie.
Il lâcha le bord du vêtement que jusque-là il avait tenu, et fitquelques pas en arrière :
– Que ma sœur me pardonne, dit-il d’une vois douce ;j’étais fou, on ne doit rien exiger des femmes par la force. Laraison est rentrée dans mon esprit, que ma sœur se calme, elle esten sûreté maintenant, je me retire, je reparaîtrai en sa présenceque sur son ordre exprès.
Après avoir salué la jeune fille qui ne savait à quoi attribuersa délivrance, il sortit du toldo.
Dès qu’elle fut seule, doña Rosario se laissa tomber épuisée surle sol et fondit en larmes.
Cependant Antinahuel avait résolu de lever son camp et des’éloigner, certain que s’ils perdaient sa trace, les Chiliensn’oseraient massacrer leurs otages et leurs prisonniers dans lacrainte de causer la mort de don Tadeo.
Ce projet était bon, le chef le mit de suite à exécution avecune adresse telle que les Chiliens ne se doutèrent pas du départdes Araucans.
Un peu en avant du convoi, la Linda et doña Rosario marchaientsous la garde de quelques mosotones.
La jeune fille, brisée par les émotions terribles qu’elle avaitéprouvées, ne se tenait que difficilement à cheval ; unefièvre intense s’était emparée d’elle, ses dents claquaient avecforce, et elle jetait autour d’elle des regards empreints defolie.
– J’ai soif ! murmura-t-elle d’une voix presqueinarticulée.
Sur un signe de la Linda, un des mosotones s’approcha, etdétachant une gourde qu’il portait pendue au côté :
– Que ma sœur boive, dit-il.
L’enfant s’empara de la gourde, la colla à ses lèvres et but àlongs traits.
La Linda fixait les yeux sur elle avec une expressionétrange.
– Bon, dit-elle sourdement.
– Merci, murmura doña Rosario en rendant la gourde presquevide.
Cependant peu à peu ses yeux s’alourdirent, un engourdissementgénéral s’empara d’elle et elle tomba en arrière en murmurant d’unevoix éteinte :
– Mon Dieu ! que se passe-t-il donc en moi ? jecrois que je vais mourir !
Un mosotone la reçut dans ses bras et la plaça sur le devant desa selle.
Tout à coup la jeune fille se redressa comme frappée d’unecommotion électrique, ouvrit un œil sans regard et s’écria d’unevoix déchirante :
– À mon secours !
Elle retomba.
À ce cri d’appel suprême poussé par la jeune fille, la Lindasentit malgré elle son cœur défaillir, elle eut un instant devertige ; mais se remettant presque aussitôt :
– Je suis folle, dit-elle avec un sourire.
Elle fit signe au mosotone qui portait doña Rosario des’approcher et l’examina attentivement.
– Elle dort, murmura-t-elle avec une expression de hainesatisfaite ; quand elle se réveillera, je serai vengée.
En ce moment la position de Antinahuel était assezcritique : trop faible pour rien entreprendre contre lesChiliens qu’il voulait contraindre à lui accorder une paixavantageuse pour son pays, il cherchait à gagner du temps enparcourant la frontière de façon à ce que ses ennemis ne sachant oùle trouver, ne pussent lui imposer des conditions qu’il nevoulaitpas accepter. Bien que les Aucas répondissent à l’appel deses émissaires et se levassent avec empressement pour venir grossirses rangs, il fallait donner aux tribus, la plupart fort éloignées,le temps de se concentrer sur le point qu’il leur avaitindiqué.
De leur côté, les Espagnols dont la tranquillité intérieureétait désormais assurée grâce à la mort du général Bustamente, nese souciaient que fort médiocrement de continuer une guerre quin’avait plus d’intérêt pour eux. Ils avaient besoin de la paix afinde réparer les maux causés par la guerre civile ; aussi sebornaient-ils à garnir leurs frontières et cherchaient-ils, partous les moyens, à amener des conférences sérieuses avec lesprincipaux chefs araucans.
Don Gregorio Peralta avait été blâmé de la menace qu’il avaitfaite à Antinahuel, lui-même avait reconnu la folie de sa conduiteen apprenant le départ du toqui avec son prisonnier.
Un autre système avait donc été adopté. On avait seulement gardéen otage dix des principaux chefs, les autres bien endoctrinés etchargés de présents avaient été rendus à la liberté.
Tout portait à croire que ces chefs de retour dans leurs tribusrespectives emploieraient leur influence pour conclure la paix etdémasquer devant le conseil les menées de Antinahuel, menées quiavaient mis la nation à deux doigts de sa perte.
Les Araucans sont passionnés pour la liberté, pour eux touteconsidération cède devant celle-là : être libre !
Aussi était-il facile de prévoir que les Aucas, malgré leurprofonde vénération pour leur toqui, n’hésiteraient pas à ledéposer, lorsque leurs chefs d’une part et les capitainesd’amis – capitanes de amigos – de l’autre, leur feraientcomprendre que cette liberté était compromise et qu’ilss’exposaient à en être privés pour toujours, à tomber sous le jougespagnol, s’ils continuaient leur politique agressive.
Après une marche de cinq ou six lieues tout au plus, Antinahuelfit camper sa troupe.
Les guerriers qui l’accompagnaient étaient presque tous de satribu, aussi lui étaient-ils dévoués jusqu’au fanatisme.
Dès que les feux furent allumés, la Linda s’approcha duchef.
– J’ai tenu ma promesse, lui dit-elle.
L’œil du toqui étincela.
– Ainsi la jeune fille ?… demanda-t-il d’une voixsourde.
– Elle dort, reprit-elle avec un hideux sourire, tu peux enfaire ce que tu voudras.
– Bon, murmura-t-il avec joie.
Il fit quelques pas dans la direction du toldo élevé à la hâte,sous lequel sa victime avait été transportée ; mais s’arrêtantsubitement :
– Non, dit-il, plus tard ; et s’adressant à sacomplice : pour combien de temps ma sœur a-t-elle endormi lajeune fille ?
– Elle ne s’éveillera qu’au point du jour,répondit-elle.
Un sourire de satisfaction éclaira les traits du chef.
– Bien, ma sœur est adroite, je vois à présent qu’elle saittenir ses promesses. Je suis forcé de m’éloigner pendant quelquesheures avec la moitié de mes guerriers, à mon retour je rendraivisite à ma prisonnière.
Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton qui ne laissaitaucun doute sur le sens qu’il y attachait.
– Je veux montrer à ma sœur, continua-t-il, que je ne suispas ingrat et que moi aussi je tiens fidèlement ma parole.
La Linda tressaillit en fixant sur lui un regardinterrogateur.
– De quelle parole parle mon frère ?demanda-t-elle.
Antinahuel sourit.
– Ma sœur a un ennemi que depuis longtemps elle poursuit,sans pouvoir l’atteindre.
– Don Tadeo !
– Oui, cet ennemi est aussi le mien.
– Eh bien ?
– Il est en mon pouvoir !
Don Tadeo est le prisonnier de mon frère ?
– Il est ici !
L’œil de la Linda lança un éclair, sa prunelle se dilata commecelle d’une hyène.
– Enfin ! s’écria-t-elle avec joie, je rendrai donc àcet homme toutes les tortures qu’il m’a infligées !
– Oui, je le livre à ma sœur, elle est libre de lui fairesubir toutes les insultes que son esprit inventif lui fournira.
– Oh ! s’écria-t-elle d’une voix qui glaça d’épouvantele chef lui-même, je ne lui infligerai qu’un supplice, mais il seraterrible !
– Prends garde, femme, répondit Antinahuel en luicomprimant fortement le bras dans sa main de fer et en la regardanten face, prends garde que la haine ne t’égare : la vie de cethomme est à moi, je veux la lui arracher moi-même.
– Oh ! fit-elle avec raillerie, ne crains rien, toquides Araucans, je te rendrai ta victime saine et sauve ; lestortures que je prétends lui infliger sont toutes morales, je nesuis pas un homme, moi, ma seule arme est la langue !
– Oui, mais cette arme a deux tranchants, souvent elletue.
– Je te le rendrai, te dis-je. Où est-il ?
– Là, répondit le chef en désignant une hutte enfeuillages, mais n’oublie pas mes recommandations.
– Je ne les oublierai pas, répliqua-t-elle avec unricanement sauvage.
Et elle se précipita vers la hutte.
– Il n’y a que les femmes qui sachent haïr, murmuraAntinahuel en la suivant des yeux.
Une vingtaine de guerriers attendaient leur chef à l’entrée ducamp.
Celui-ci sauta en selle et s’éloigna avec eux après avoir jetéun dernier regard à la Linda, qui en ce moment disparaissait dansla hutte.
Bien que par orgueil il n’en eût rien laissé paraître, lesmenaces de don Gregorio avaient produit sur Antinahuel une forteimpression.
Il craignait avec raison que l’officier chilien ne massacrât sesprisonniers et ses otages. Les conséquences de cette actionauraient été terribles pour lui, et lui auraient fait perdre sansretour le prestige dont il jouissait encore auprès de sescompatriotes ; aussi, contraint pour la première fois de savie, de plier, il avait résolu de retourner sur ses pas et des’aboucher avec cet homme qu’il croyait assez connaître pour êtrecertain que, sans hésiter, il ferait ce qu’il avait dit.
Doué d’une grande finesse, Antinahuel se flattait d’obtenir dedon Gregorio, un délai qui lui permettrait de sacrifier sonprisonnier sans être inquiété.
Mais l’heure pressait, il n’avait pas une minute à perdre ;aussi, à peine le camp avait-il été dressé, qu’il en avaitprovisoirement confié la garde à un Ulmen dévoué, et s’était àtoute bride lancé, suivi de ses mosotones, dans la direction du guédu Biobio, afin d’arriver aux avant-postes chiliens avant l’heuremarquée par don Gregorio pour ses terribles représailles,c’est-à-dire quelques instants avant le lever du soleil.
Il était à peine huit heures du soir. Antinahuel n’avait que sixlieues à faire ; il se flattait donc si rien ne contrariaitses projets d’arriver bien avant l’heure et même, d’être de retourvers le milieu de la nuit auprès des siens.
Aussi s’était-il éloigné joyeux en songeant à ce qui l’attendaitau camp après son expédition.
Nous avons dit que la Linda avait pénétré dans la hutte quiservait de refuge à don Tadeo.
Celui-ci était assis sur un amas de feuilles sèches dans un coinde cette hutte, le dos appuyé contre un arbre, les bras croisés surla poitrine et la tête baissée.
Absorbé par les amères pensées qui lui montaient au cœur, il nes’était pas aperçu de la présence de la Linda qui, immobile à deuxpas de lui, l’examinait avec une expression de rage et de hainesatisfaite.
Depuis plusieurs jours déjà il était prisonnier de Antinahuel,sans que celui-ci, préoccupé par les difficultés de sa positioncritique, parût songer à assouvir la haine qu’il lui avaitvouée.
Mais don Tadeo connaissait trop bien le caractère des Indiens,pour voir dans cet oubli apparent autre chose qu’un répit qui neferait que rendre plus terrible le supplice qui l’attendait.
Bien qu’il fût dévoré d’inquiétudes au sujet de sa fille, iln’avait pas osé, de crainte de commettre une imprudence, s’informerd’elle ou seulement prononcer son nom devant le chef.
Obligé de renfermer soigneusement au fond de son cœur lesdouleurs qui le torturaient, cet homme si grand, si fort et siénergique, sentait que son courage était à bout, sa volonté brisée,et que, désormais il restait sans forces pour soutenir cette lutteatroce, cette agonie de toutes les secondes, martyre qui ne peut secomparer à aucun autre.
Il désirait ardemment en finir avec cette existence desouffrances continuelles. Si la pensée de sa fille n’avait pasrempli toute son âme, certes il se fût tué pour terminer cesupplice, mais l’image de l’innocente et suave créature qui étaitsa seule joie, le défendait contre lui-même et chassait l’idée dusuicide.
– Eh bien ? lui dit une voix sombre, à quoi songes-tu,don Tadeo ?
Celui-ci tressaillit à cet accent qu’il connaissait ; ilreleva là tête, et fixant la Linda :
– Ah ! répondit-il d’un ton amer, c’est vous ? jem’étonnais de ne pas vous voir.
– Oui, n’est-ce pas ? reprit-elle en raillant ;tu m’attendais, eh bien ! me voilà, nous sommes encore unefois face à face.
– Ainsi que les hyènes, l’odeur du sang t’attire ; tuaccours mendier ta part de la curée que te prépare ton digneacolyte.
– Moi ! allons donc, don Tadeo, tu te méprendsétrangement sur mon caractère ; non, non, ne suis-je pas tafemme ! celle que tu chérissais tant naguère ! je vienscomme une épouse soumise et tendre t’assister à tes derniersmoments, afin de te rendre la mort plus douce.
Don Tadeo haussa les épaules avec dégoût.
– Tu dois être reconnaissant de ce que je fais ?reprit-elle.
Don Tadeo la regarda un instant avec une expression de pitiésuprême :
– Écoutez, lui dit-il, vos insultes n’arriveront jamais àla hauteur de mon mépris : je ne vous hais pas, vous n’êtespas digne de ma colère. En ce moment où vous venez aussiimprudemment me railler, je pourrais vous écraser comme un reptileimmonde ; mais je dédaigne de me venger de vous, mon bras sesouillerait en vous touchant : on ne châtie pas des ennemistels que vous ! Faites, agissez, parlez, insultez-moi,inventez les plus atroces calomnies que pourra vous inspirer votregénie infernal, je ne vous répondrai pas ! concentré tout enmoi-même, vos insultes, comme un vain son, frapperont mon oreillesans que mon esprit cherche seulement à les comprendre.
Et il tourna le dos à son ennemie, sans plus s’occuper d’elle.La Linda éclata de rire.
– Oh ! s’écria-t-elle, je saurai bien vous contraindreà m’écouter, mon cher mari ; vous autres hommes, vousêtes tous les mêmes, vous vous arrogez tous les droits comme vousavez toutes les vertus ! nous, nous sommes des êtresméprisables, des créatures sans cœur, condamnées à être vostrès-humbles servantes et à souffrir le sourire aux lèvres lesinsultes dont il vous plaît de nous abreuver ! oui ! j’aiété pour vous une femme indigne, une épouse infidèle ! maisvous, toujours vous avez été un mari modèle, n’est-ce pas ?jamais sous le toit conjugal vous n’avez donné lieu à aucunsoupçon, prise à aucune calomnie ? c’est moi qui ai eu tousles torts ; vous avez raison, c’est moi qui vous ai volé votreenfant, n’est-ce pas ?
Elle s’arrêta.
Don Tadeo ne bougea pas.
Au bout d’un instant elle reprit :
– Voyons, pas de feinte entre nous, parlons à cœur ouvertpour la dernière fois, soyons francs l’un avec l’autre, à quoi bonemployer de vils subterfuges ? vous êtes prisonnier de votreplus implacable ennemi, les plus affreuses tortures vousattendent ; dans quelques instants peut-être, le supplice quivous menace fondra sur votre tête altière avec ces horriblesraffinements que les Indiens, ces bourreaux experts entre tous,savent inventer pour n’ôter à leur victime la vie que morceau àmorceau ; eh bien, ce supplice, je puis vous le faireéviter ; cette vie que vous ne comptez plus que par secondes,je puis vous la rendre, belle, longue et glorieuse ; en unmot, je puis d’un mot, d’un geste, d’un signe, vous faire libreimmédiatement. Antinahuel est absent, cela m’est facile ! jene vous demande qu’une chose, je me trompe, une parole ; cemot, dites-le, don Tadeo : où est ma fille ?
Elle s’arrêta haletante.
Don Tadeo haussa les épaules, mais ne répondit pas.
La Linda grinça des dents avec rage, ses traits secontractaient, son visage devint hideux.
– Oh ! s’écria-t-elle avec un mouvement de fureur, cethomme est une barre de fer ! rien ne peut le toucher, aucuneparole n’est assez forte pour l’émouvoir ! démon !démon ! oh ! que je te déchirerais avec bonheur !Mais non, reprit-elle au bout d’un instant, j’ai tort,pardonnez-moi, don Tadeo, je ne sais ce que je dis, la douleur merend folle, ayez pitié de moi, je suis femme, je suis mère, j’adoremon enfant, ma pauvre petite fille que je n’ai pas vue depuis silongtemps, qui a toujours été privée de mes baisers et de mescaresses, rendez-la-moi, don Tadeo, je vous bénirai !oh ! vous êtes homme, vous avez du courage, la mort ne vousépouvante pas, j’ai eu tort de vous menacer, c’est à votre cœur queje devais m’adresser, à votre cœur qui est noble, qui est généreux,vous m’auriez comprise, vous auriez eu pitié de moi, car vous êtesbon ; oh ! si vous saviez quelle effroyable souffrancec’est pour une mère d’être privée de son enfant ! son enfant,c’est son sang, c’est sa chair, c’est sa vie ! oh ! c’estun crime d’enlever une fille à sa mère !… Don Tadeo, je vousen supplie, rendez-moi mon enfant !… voyez, je suis à vosgenoux, je vous implore, je pleure, don Tadeo, rendez-moi monenfant !…
Elle s’était jetée en sanglotant aux pieds de don Tadeo et avaitsaisi son poncho.
Celui-ci se retourna froidement, retira son poncho et larepoussa d’un geste plein d’un écrasant mépris, en lui disant d’unevoix sombre :
– Retirez-vous ! madame !
– Ah ! c’est ainsi ! s’écria-t-elle d’une voixsaccadée ; je vous implore, je me traîne pantelante de douleurà vos genoux, et vous me raillez ! prières et menaces sontégalement impuissantes sur vous ! rien ne peut toucher votrecœur de granit ! démon à face humaine qui riez de la douleurd’une mère, croyez-vous donc être invulnérable et que je ne sauraipas trouver le défaut de la cuirasse ? Prends garde, donTadeo, je te réserve une torture plus affreuse cent fois que cellesque tu m’infliges ! oh ! j’ai ma vengeance touteprête ! si je le veux, dans un instant, toi, si altier, sifier, à ton tour tu tomberas à mes pieds pour implorer mapitié ! prends garde, don Tadeo, prends garde !
Le Roi des ténèbres sourit avec dédain.
– Quel supplice plus terrible pouvez-vous m’infliger quecelui de m’imposer votre présence ? dit-il.
– Insensé ! reprit-elle, qui joue avec moi comme unjaguar joue avec un lièvre ! fou, qui croit que je ne puis pasl’atteindre ! te figures-tu donc être seul entre mesmains ?
– Que voulez-vous dire ? s’écria don Tadeo en selevant vivement.
– Ah ! s’écria-t-elle avec une joie féroce, j’aitouché juste cette fois !
– Parlez ! parlez ! s’écria-t-il avecagitation.
– Et si cela ne me plaît pas ? répliqua-t-elle avecironie ; si je veux, moi aussi, garder le silence !ah ! ah ! ah !
Et elle éclata d’un rire strident.
– Mais non, reprit-elle avec sarcasme ; je ne suis pasméchante, moi, viens, don Tadeo, je vais te montrer celle que tucherches vainement depuis si longtemps, et que sans moi tu nereverrais jamais ! Et je suis généreuse, ajouta-t-elle d’unevoix railleuse, je te dispense même de m’être reconnaissant pourl’énorme service que je vais te rendre ! viens !
Elle sortit vivement de la hutte. Don Tadeo se précipita sur sespas, le cœur serré par un horrible pressentiment.
Les Araucans disséminés dans le camp virent avec étonnementpasser ces deux personnes qui semblaient en proie à la plus grandeagitation.
Mais avec l’insouciance et l’impassibilité qui lescaractérisent, ils ne jugèrent pas à propos d’intervenir entreelles.
Doña Maria s’élança dans le toldo, suivie par don Tadeo.
Doña Rosario dormait étendue sur un lit de feuilles sèchesrecouvertes de peaux de mouton.
Elle avait les bras en croix sur la poitrine ; son visageétait pâle, ses traits tirés et fatigués, deux lignes humides surses joues creusées, montraient des traces de larmes taries depuispeu.
Elle avait l’apparence d’une morte.
Don Tadeo s’y trompa.
– Mon Dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, elle estmorte !
Et il s’élança éperdu vers elle.
La Linda le retint.
– Non, dit-elle, elle dort.
– Mais, reprit-il avec défiance, ce sommeil ne peut êtrenaturel, notre arrivée l’aurait éveillée.
– Ce sommeil, en effet, n’est pas naturel, c’est à moiqu’elle le doit.
Don Tadeo lui jeta un regard inquisiteur.
– Oh ! rassure-toi, fit-elle avec ironie, elle estbien vivante, seulement il fallait qu’elle s’endormît.
Don Tadeo resta muet.
– Tu ne me comprends pas, reprit-elle, je vais m’expliquer,cette jeune fille que tu aimes tant…
– Oh ! oui, je l’aime, interrompit-il, pauvre enfant,était-ce donc ainsi que je devais la retrouver !
La Linda sourit avec amertume.
– C’est moi qui te l’ai enlevée.
– Malheureuse !
– Je te hais et je me venge ! je sais l’amour profondque tu portes à cette créature : te l’enlever était te frapperau cœur, je l’ai prise !… Je voulais d’abord l’envoyer esclavedans le fond des Pampas, au grand Chaco, que sais-je !
– Misérable ! s’écria don Tadeo avec une sourdecolère.
– Oui, en effet, reprit la Linda en souriant et feignant dese méprendre à l’exclamation de son ennemi, cette vengeance étaitmisérable, elle n’atteignait pas le but que je me proposais, maisj’étais cependant sur le point de m’en contenter, lorsque le hasardvint m’offrir celle qui seule pouvait me satisfaire en te brisantle cœur.
– Quelle épouvantable infamie a imaginée ce monstre,murmura don Tadeo qui contemplait avec inquiétude la jeune filleendormie.
– Antinahuel, l’ennemi de ta race, le tien, était amoureuxde cette femme.
– Oh ! s’écria-t-il avec horreur.
– Oui, il l’aimait, continua impassiblement la Linda, jerésolus de la lui vendre, ce que je fis ; seulement, lorsquele chef voulut profiter des droits que je lui avais donnés sur saprisonnière, celle-ci se redressa, et s’arma soudain d’un poignarddont elle menaça de se tuer.
– Noble enfant ! murmura-t-il avecattendrissement.
– N’est-ce pas ? fit la Linda avec ironie, j’eus pitiéd’elle, et comme je ne voulais pas sa mort, mais bien sondéshonneur, ce soir je lui ai fait verser de l’opium qui la livrerasans défense aux caresses de Antinahuel : dans une heure toutsera dit, elle sera la maîtresse du grand toqui des Araucans.Comment trouves-tu ma vengeance, ai-je atteint mon but, cettefois ?
Don Tadeo ne répondit pas, ce cynisme effroyable dans une femme,l’épouvantait.
– Eh bien ! reprit-elle d’une voix moqueuse, tu ne disrien ?
Il la regarda un instant d’un œil égaré, puis il éclata tout àcoup d’un rire strident et convulsif.
– Folle ! folle ! s’écria-t-il d’une voixvibrante, ah ! Tu t’es vengée, dis-tu ! folle !comment, tu es mère, tu adores ta fille, et froidement, de partipris, tu conçois de pareils crimes ! mais tu ne crois donc pasen Dieu ? tu ne crains donc pas que sa justice t’écrase ?folle ! sais-tu ce que tu as fait ?
– Ma fille ! tu as parlé de ma fille !rends-la-moi ! dis-moi où elle est, et je te le jure, jesauverai cette femme ; ma fille ! oh ! si je lavoyais !
– Ta fille, malheureuse ! serpent gonflé de fiel,peux-tu songer encore à elle, après les crimes que tu ascommis !
– Oh ! si je la retrouvais, je l’aimerais tant, quelleme pardonnerait !
– Crois-tu ? fit don Tadeo avec une ironieécrasante.
– Oh ! oui, une fille ne peut haïr sa mère !
Don Tadeo la prit violemment par le bras et la jetant rudementau pied de l’amas de feuilles sur lequel reposait doñaRosario :
– Demande-le-lui donc à elle-même ! s’écria-t-il d’unevoix éclatante.
– Ah ! fit, elle avec désespoir, que dis-tu ? quedis tu, Tadeo ?
– Je dis, misérable, que cette innocente créature aprèslaquelle tu t’es acharnée comme une hyène, cette pauvre enfant àlaquelle tu as fait souffrir un martyre sans nom, est tafille !… ta fille, entends-tu ?… Celle que tu prétendstant aimer et qu’il n’y a qu’un instant tu me redemandais avec tantd’insistance !…
La Linda resta un instant immobile comme frappée de lafoudre.
Soudain elle se redressa et éclatant d’un rire dedémon :
– Bien joué ! s’écria-t-elle, bien joué, donTadeo ! vrai Dieu ! une seconde j’ai cru que tu me disaisla vérité et que cette créature était réellement mafille !
– Oh ! murmura don Tadeo, cette misérable ne reconnaîtpas son enfant, elle n’a pas de cœur puisque rien ne lui crie quecette victime qu’elle sacrifie à sa honteuse vengeance est sonenfant !
– Non, je ne te crois pas ! ce n’est paspossible ! Dieu n’aurait pas permis un si grand crime !…quelque chose m’aurait avertie que c’était elle.
– Ceux que Dieu veut perdre il les aveugle, misérablefemme ; il fallait un châtiment exemplaire à sa justice que tuas lassée !
La Linda tournait dans le toldo comme une bête fauve en poussantdes cris inarticulés et en répétant incessamment d’une voixbrisée :
– Non ! non ! ce n’est pas ma fille ! Dieune l’aurait pas permis.
Un vif sentiment de haine s’empara malgré lui de don Tadeo à lavue de cette immense douleur ; lui aussi voulut se venger.
– Insensée, lui dit-il, cette enfant que je t’ai ravien’avait-elle pas un signe, une marque quelconque à laquelle il tefût possible de la reconnaître ; tu dois le savoir, toi samère ?
– Oui ! oui ! fit-elle d’une vois basse etsaccadée, attends ! attends !
Et se jetant à deux genoux, elle se pencha sur doña Rosarioendormie en écartant vivement le rebozo qui couvrait son cou et sesépaules.
Tout à coup elle se redressa en poussant un cri déchirant.
– Mon enfant ! s’écria-t-elle ; c’est elle !c’est mon enfant !
Elle avait aperçu trois grains noirs qui se trouvaient surl’épaule droite de la jeune fille.
Soudain son corps fut agité de mouvements convulsifs, son visagese décomposa horriblement, ses yeux démesurément ouverts parurentvouloir sortir de leur orbite ; elle pressa ses deux mainsavec force sur sa poitrine, poussa un râle sourd qui ressemblait àun rugissement et roula sur le sol en criant avec un accentimpossible à rendre :
– Ma fille ! ma fille ! oh ! je lasauverai !
Elle rampa avec des mouvements de bête fauve jusqu’aux pieds dela pauvre enfant qui dormait toujours, et lui baisa les pieds avecfrénésie.
– Rosario ! ma fille, s’écriait-elle, d’une voixentrecoupée par les sanglots, c’est moi, ta mère !reconnais-moi ! mon Dieu ! elle ne m’entend pas, elle neme répond pas ! Rosario ! Rosario !
– C’est toi qui l’as tuée, lui dit implacablement donTadeo ; mère dénaturée qui as froidement tramé le déshonneurde ton enfant ! mieux vaut qu’elle ne se réveillejamais ! mieux vaut qu’elle meure avant d’avoir été souilléepar les baisers impurs de l’homme auquel tu l’as livrée !
– Ah ! ne parle pas ainsi, s’écria-t-elle en setordant les mains avec désespoir, elle ne mourra pas ! je nele veux pas ! il faut qu’elle vive ! que deviendrai-jesans mon enfant ? je la sauverai, te dis-je !
– Il est trop tard !
Elle se releva brusquement et regarda fixement don Tadeo.
– Je te dis que je la sauverai ! répétait-elle d’unevoix profonde.
En ce moment des pas de chevaux résonnèrent au dehors.
– Voilà Antinahuel ! fit don Tadeo avec effroi.
– Oui, répondit-elle d’une voix brève et d’un accentrésolu ; que m’importe l’arrivée de cet homme ? malheur àlui s’il touche à mon enfant !
Le rideau du toldo fut soulevé par une main ferme.
Un Indien parut.
Cet Indien était Antinahuel.
Un guerrier le suivait une torche à la main.
– Eh ! eh ! fit le chef avec un sourire ironique,j’arrive à propos, il me semble.
Avec une facilité que don Tadeo lui-même admira, la Linda avaitcomposé son visage de telle façon que Antinahuel n’eut pas le plusléger soupçon de la scène terrible qui s’était passée.
– Oui, répondit-elle en souriant, mon frère arrivebien.
– Ma sœur a eu avec son époux une conversationsatisfaisante ?
– Oui, reprit-elle.
– Bon, le Grand Aigle des blancs est un guerrier intrépide,les glapissements d’une femme ne le peuvent affecter ; bientôtles guerriers aucas mettront son courage à l’épreuve.
Cette allusion brutale au sort qui lui était réservé futcomprise de Tadeo.
– Les hommes de ma trempe ne se laissent pas effrayer parde vaines menaces, répondit-il avec un sourire de dédain.
La Linda prit le chef à part.
– Antinahuel est mon frère, lui dit-elle à voix basse, nousavons été élevés ensemble.
– Ma sœur a une demande à m’adresser ?
– Oui, et dans son intérêt même, mon frère ferait bien deconsentir à me l’accorder.
Antinahuel la regarda.
– Parlez, dit-il froidement.
– Tout ce que mon frère a désiré, je l’ai fait.
Le chef inclina affirmativement la tête.
– Cette femme qui lui résistait, continua-t-elle avec unfrémissement imperceptible dans la voix, je la lui ai livrée sansdéfense.
– Bon.
– Mon frère sait que les visages pâles ont des secretsqu’ils possèdent seuls ?
– Je le sais.
– Si mon frère veut, ce n’est pas cette femme froide,immobile et endormie, que je lui livrerai.
L’œil de l’Indien lança une lueur étrange.
– Je ne comprends pas ma sœur, dit-il.
– Je puis, répondit la Linda avec intention, en trois jourssi bien changer cette femme à l’égard de mon frère, qu’elle serapour lui aussi aimante et aussi dévouée que jusqu’à ce moment ill’a vue rétive, méchante et obstinée.
– Ma sœur ferait cela ? dit-il avec méfiance.
– Je le ferais, répondit-elle résolument.
Antinahuel réfléchit quelques minutes ; la Lindal’examinait attentivement.
– Pourquoi ma sœur a-t-elle attendu si longtemps ?reprit-il.
– Parce que je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’enarriver là.
– Ooch ! fit l’Indien tout pensif.
– Du reste, ajouta-t-elle légèrement, si je parle ainsi,c’est par amitié pour mon frère ; si ma proposition ne luiconvient pas, il est libre de la refuser.
En disant ces paroles, un frisson intérieur agitait tout soncorps, et une sueur froide perlait à ses tempes.
– Et il faut trois jours pour accomplir cechangement ?
– Trois jours.
– C’est bien long.
– Mon frère ne veut pas attendre, alors ?
– Je ne dis pas cela.
– Que fera mon frère ?
– Antinahuel est un chef sage, il attendra.
La Linda eut un tressaillement de joie ; si le chef avaitrefusé, sa résolution était prise, elle le poignardait au risqued’être tuée elle-même.
– Bon, dit-elle, mon frère peut compter sur mapromesse.
– Oui, répondit le chef, la jeune fille est malade, il vautmieux qu’elle se guérisse, elle sera la femme d’un chef.
La Linda sourit avec une expression indéfinissable. Don Tadeo,qui entendit cette parole, fronça les sourcils.
– Que l’Aigle me suive, reprit Antinahuel, afin, que je leconfie à la garde de mes guerriers, à moins qu’il ne préfère medonner sa parole, comme déjà il l’a fait.
– Non, répondit laconiquement don Tadeo.
Les deux hommes sortirent du toldo.
Antinahuel recommanda à ses guerriers de veiller sur leprisonnier, et s’assit devant un des feux.
Nous avons déjà eu occasion de faire remarquer que les Araucanssont excessivement superstitieux : ainsi que tous les autresIndiens, ils professent pour la science des blancs une profondeadmiration, et croient avec la plus grande facilité aux prodigesque ceux-ci leur promettent d’accomplir ; c’est ce quiexplique la facilité avec laquelle Antinahuel avait consenti audélai de trois jours demandé par la Linda.
D’un autre côté, les Indiens, bien qu’ils aient un goût fortdécidé pour les femmes espagnoles, ne sont pas naturellementvoluptueux ; habitués à traiter les femmes comme des créaturesd’une espèce inférieure à la leur, ils les considèrent comme desesclaves, et dans leur incommensurable orgueil, ils les supposenttrop heureuses d’attendre leur bon plaisir.
Antinahuel, quoiqu’il aimât doña Rosario, et peut-être à causede cet amour même, n’était pas fâché de la voir répondre à satendresse, cela flattait son orgueil et le relevait à ses propresyeux.
Une autre raison avait encore milité en faveur de la jeunefille.
Cette raison était que le toqui était revenu au camp dans lesmeilleures dispositions, par la raison que son expédition avait eudes résultats favorables qu’il n’osait attendre.
En arrivant au camp des Chiliens, il avait trouvé le généralFuentès qui commandait les troupes à la place de don GregorioPeralta, parti pour Santiago, où le peuple l’avait appelé à prendreprovisoirement la présidence de la République, en l’absence de donTadeo de Leon.
Le général Fuentès était un homme d’un caractère doux etbienveillant, il avait honorablement reçu le toqui, tous deuxavaient longuement causé.
Leur entretien s’était résumé ainsi : tous les prisonniersaucas, moins les otages emmenés par don Gregorio, avaient étérendus par les Chiliens ; de son côté, Antinahuel s’étaitengagé à délivrer sous huit jours don Tadeo, qui, disait-il, étaitgardé fort loin dans les Cordillères.
Antinahuel avait une arrière-pensée, cette arrière-pensée, lavoici :
Du premier coup d’œil il avait deviné, à la facilité du généralchilien, combien il était las de la guerre ; il avait alorscherché à gagner du temps, afin de réunir assez d’hommes pourtenter une malocca, d’autant plus facile que la plusgrande partie de l’armée chilienne avait repris la direction del’intérieur, et que le général Fuentès n’avait plus avec lui quedeux mille hommes environ, cavaliers et fantassins compris.
Quant à rendre don Tadeo, Antinahuel n’y songeait pas le moinsdu monde. Seulement il ne voulait pas lui faire subir le supplicequ’il se réservait de lui infliger, avant que les circonstancesfussent devenues assez favorables pour qu’il pût sans dangerassouvir sa vengeance.
Pendant les huit jours qu’il avait obtenus, il se réservaitd’expédier partout le quipos, afin de réunir le plus grandnombre de guerriers possible.
Au lever du soleil le camp fut levé.
Les Aucas marchèrent toute la journée dans les montagnes sansbut déterminé.
Le soir on s’arrêta comme d’habitude.
Avant de se livrer au repos, Antinahuel s’approcha de la Linda,et lui dit seulement :
– Ma sœur a-t-elle commencé ?
– J’ai commencé, répondit-elle.
La vérité était qu’elle avait passé la journée à cherchervainement à obliger la jeune fille à lui parler ; celle-ci s’yétait constamment refusée, mais la Linda n’était pas femme à serebuter facilement.
Dès que le chef l’eut quittée, elle alla trouver doña Rosario,et courbant la tête :
– Señorita, lui dit-elle d’une voix basse et triste,pardonnez-moi tout le mal que je vous ai fait, j’ignorais à qui jem’adressais ; au nom du ciel, ayez pitié de moi, je suis votremère !
À cet aveu la jeune fille chancela comme foudroyée, elle pâlitaffreusement et étendit les bras comme pour chercher un appui.
La Linda se précipita pour la soutenir.
Doña Rosario la repoussa avec un cri d’horreur et s’enfuit sousson toldo.
– Oh ! s’écria la Linda avec des larmes dans la voix,je l’aimerai tant qu’il faudra qu’elle me pardonne !
Et elle se coucha en travers de l’entrée du toldo, pour êtrecertaine que personne n’y pénétrerait sans qu’elle s’enaperçût.
C’était le soir, huit jours après les événements que nous avonsrapportés dans notre précédent chapitre, à vingt lieues d’Arauco,dans une forêt vierge composée de myrtes, de cyprès etd’espinos, qui couvre de ses verts ombrages les premiersplans de la Cordillère.
Quatre hommes étaient assis autour d’un feu, dont les charbonsincandescents servaient à rôtir un cuissot de guanacco saupoudré depiment.
De ces quatre hommes, deux portaient le costume indien etn’étaient autres que Trangoil Lanec et Curumilla.
Le comte, la tête dans la main droite, le coude appuyé sur legenou, réfléchissait.
Valentin, placé à une légère distance, le dos appuyé contre unénorme myrte de près de trente mètres de haut, fumait dans une pipeindienne, en caressant d’une main son chien couché à ses pieds, eten traçant de l’autre, avec la baguette de son fusil, sur le sol,des figures plus ou moins géométriques, qu’il effaçaitmachinalement au fur et à mesure.
L’endroit où étaient arrêtés nos voyageurs était une de cesclairières comme en fourmillent les forêts américaines.
Vaste espace jonché d’arbres morts de vieillesse, ou frappés parla foudre, profondément encaissé entre deux collines et formant unequebrada,au bas de laquelle murmurait un de ces ruisseauxsans nom qui descendent des Cordillères, et après un cours dequelques lieues, vont se perdre dans les grands fleuves.
La place était des mieux choisies pour une halte de quelquesheures pendant le jour, afin de se reposer à l’ombre en laissanttomber la force des rayons du soleil ; mais pour un campementde nuit, c’était la pire position qui se puisse voir, à cause duvoisinage de la source, qui servait d’abreuvoir aux bêtes fauves,ainsi que de nombreuses traces de pas dans la vase des deux rivesl’indiquaient clairement.
Les Indiens étaient trop expérimentés pour commettre la faute des’arrêter de leur plein gré en ce lieu ; ce n’avait été quedans l’impossibilité d’aller plus loin qu’ils avaient consenti à ypasser la nuit.
Les chevaux étaient entravés à l’amble, non loin du feu ;le corps d’un superbe guanacco, tué par Curumilla, et auquelmanquait le cuissot qui rôtissait pour le souper, pendait à l’unedes branches maîtresses d’un espino.
La journée avait été rude, la nuit promettait d’être tranquille.Les voyageurs attaquèrent bravement le souper, afin de se livrerplus tôt au repos dont ils avaient un besoin extrême.
Les quatre hommes n’échangèrent pas une parole pendant lerepas ; le dernier morceau avalé, les Indiens jetèrent dans lefeu quelques brassées de bois sec dont ils avaient une ampleprovision auprès d’eux, et s’enveloppant dans leurs ponchos etleurs couvertures, ils s’endormirent ; exemple suivi presqueimmédiatement par le comte, qui était rompu de fatigue.
Valentin et César restèrent seuls pour veiller au salutcommun.
Certes, nul n’aurait reconnu, dans l’homme au regard pensif etau front soucieux creusé par une ride hâtive, qui se tenait ensentinelle vigilante, l’œil et l’oreille au guet, le sous-officierde spahis, railleur et insouciant, qui moins de huit moisauparavant avait débarqué à Valparaiso, le poing sur la hanche etla moustache retroussée.
Les événements qui s’étaient passés avaient peu à peu modifié cecaractère faussé par une mauvaise direction.
Les nobles instincts qui sommeillaient au fond du cœur du jeunehomme avaient vibré au contact de la nature majestueuse, grandioseet puissante qui s’était continuellement déroulée à ses yeuxéblouis, dans les Cordillères.
La réaction commencée en lui par sa liaison étroite avec Louisde Prébois-Crancé, âme aimante, intelligence faible, aux instinctsdélicats, s’était continuée en progressant sous la pression desscènes auxquelles il avait été constamment mêlé depuis qu’il avaitposé le pied sur le sol régénérateur du Nouveau-Monde.
Son cœur avait tressailli d’enthousiasme, pour ainsi dire ;ses pensées, incessamment tendues vers l’infini, s’étaientdéveloppées, éclaircies, et avaient perdu à ce choc électriquetoute leur vulgarité primitive.
Ce changement produit par son amitié pour l’homme qu’il avaitsauvé du suicide, par le silence du désert et les voix divines quiparlent au cœur de l’homme sous les voûtes sombres et mystérieusesdes forêts vierges, n’était encore qu’intérieur ; car si lerôle de protecteur qu’il s’était imposé envers son frère de lait,si le mutisme penseur des Indiens avaient habitué Valentin àréfléchir et à se rendre compte de tout ce qu’il voyait, lechangement n’était qu’insensible encore dans ses allures et saconversation.
Le vieux levain fermentait toujours en lui : pour unobservateur superficiel il eût presque paru le même homme, etpourtant un abîme séparait son passé de son présent.
Cependant la nuit s’avançait, la lune était déjà parvenue auxdeux tiers de sa course, Valentin réveilla Louis pour qu’il leremplaçât pendant qu’il prendrait quelques heures d’un reposindispensable.
Le comte se leva. Lui aussi était bien changé ; ce n’étaitplus l’élégant et brillant gentilhomme qu’un parfum un peu fortfaisait presque évanouir, lui aussi s’était retrempé dans ledésert, son front s’était bruni aux chauds baisers du soleilaméricain, ses mains endurcies, la fatigue n’avait plus de prisesur son corps, son jugement s’était mûri, enfin il étaitcomplètement transformé : c’était à présent un homme fort auphysique ainsi qu’au moral.
Depuis près d’une heure déjà il avait remplacé Valentin lorsqueCésar, qui jusque-là était resté nonchalamment étendu, le ventre aufeu, releva brusquement la tête, aspira l’air dans toutes lesdirections, et fit entendre un grognement sourd.
– Eh bien ! César, dit à voix basse le jeune homme enflattant l’animal, qu’avez-vous donc, mon bon chien ?
Le Terre-Neuvien fixa ses grands yeux intelligents sur le comte,remua la queue et poussa un second grognement plus fort que lepremier.
– Fort bien, reprit Louis, il est inutile de troubler lerepos de nos amis avant de savoir positivement ce dont ils’agit ; nous irons tous deux à la découverte, hein,César ?
Le comte visita ses pistolets et son rifle et fit un signe auchien qui épiait tous ses mouvements.
– Allons ! César, lui dit-il, cherche, mon beau,cherche !
L’animal, comme s’il n’eût attendu que cet ordre, se lança enavant, suivi pas à pas par son maître, qui sondait les buissons ets’arrêtait par intervalles pour jeter un regard interrogateurautour de lui.
César, livré à lui-même, coupa le campement en ligne droite,traversa le ruisseau et s’enfonça dans la forêt, le museau sur lesol, en remuant la queue avec ce mouvement vif et continu desTerre-Neuviens lorsqu’ils tiennent une piste.
L’homme et le chien marchèrent ainsi près de troisquarts-d’heure, s’arrêtant parfois pour écouter ces mille bruitssans cause connue, qui troublent la nuit le calme du désert, et quine sont que le souffle puissant de la nature endormie.
Enfin, après des détours sans nombre, le chien s’accroupit,tourna la tête vers le jeune homme et fit entendre un de cesgémissements plaintifs qui semblent une plainte humaine, et quisont particuliers à sa race.
Le comte tressaillit ; écartant avec précaution lesbroussailles et les feuilles, il regarda.
Il retint avec peine un cri de douloureux étonnement auspectacle étrange qui s’offrit à sa vue.
À dix pas à peine de l’endroit où il était embusqué, au centred’une vaste clairière, une cinquantaine d’Indiens étaient couchéspêle-mêle autour d’un feu mourant, plongés dans le sommeil del’ivresse ainsi que le laissaient deviner des outres de peau dechevreau jetées sans ordre sur le sable, les unes pleinesd’aguardiente, d’autres éventrées laissant encore échapper quelquesgouttes de liqueur bues avidement par la terre desséchée.
Mais ce qui attira surtout l’attention du jeune homme et luicausa une terreur involontaire, ce fut la vue de deux personnes, unhomme et une femme, attachées solidement à des arbres et quiparaissaient en proie à un violent désespoir.
L’homme avait la tête penchée sur la poitrine, ses grands yeuxlaissaient échapper des larmes, de profonds soupirs s’échappaientde son sein lorsque son regard se portait sur une jeune filleattachée en face de lui, et dont le corps inerte retombait plié surlui-même.
– Oh ! murmura le comte avec angoisse, don Tadeo deLeon ! mon Dieu ! faites que cette femme ne soit pas safille !
Hélas ! c’était elle.
À leurs pieds gisait la Linda garrottée à une énorme poutre.
Le corps de la jeune fille tressaillait parfois, agité par desmouvements nerveux, et ses mains mignonnes aux doigts roses eteffilés se serraient convulsivement sur sa poitrine.
Le jeune homme sentit le sang lui refluer au cœur ;oubliant le soin de sa propre conservation, il saisit un pistoletde chaque main et fit un geste pour voler au secours de celle qu’ilaimait.
En ce moment une main se posa sur son épaule, et une voixsoupira plutôt qu’elle ne murmura à son oreille, ce seulmot :
– Prudence !
Le comte se retourna.
Trangoil Lanec était auprès de lui.
– Prudence ! répéta le jeune homme d’un ton dedouloureux reproche, regarde !
– J’ai vu, répondit le chef, que mon frère regarde à sontour, ajouta-t-il, il verra qu’il est trop tard.
Et il lui désigna du doigt huit ou dix Indiens qui, réveilléspar le froid de la nuit ou peut-être par le bruit involontairecausé par les deux hommes, malgré leurs précautions, se levaient enjetant autour d’eux un regard de défiance.
– C’est vrai ! murmura Louis accablé, mon Dieu !mon Dieu ! ne nous viendrez-vous pas en aide !
Le chef profita de l’état de prostration dans lequel étaitmomentanément tombé son ami pour le ramener quelques pas enarrière, afin de ne pas exciter davantage les soupçons des Indiens,dont l’ouïe est si fine que la plus légère imprudence suffit pourles mettre sur leurs gardes.
– Mais, reprit le jeune homme au bout de quelques secondesen s’arrêtant devant Trangoil Lanec, nous les sauverons, n’est-cepas, chef ?
Le Puelche secoua la tête.
– C’est impossible en ce moment, dit-il.
– Frère, maintenant que nous avons retrouvé leur piste quenous avions perdue il faut les sauver sans retard ; vous levoyez, le temps presse, ils sont en danger.
Un sourire se dessina sur les lèvres du guerrier indien.
– Nous essaierons, dit-il.
– Merci, chef ! s’écria chaleureusement le jeunehomme.
– Retournons au camp, reprit Trangoil Lanec. Patience, monfrère, dit l’Indien d’une voix solennelle, rien ne nous presse,dans une heure nous serons sur leur piste ; mais avant d’agir,il faut que nous tenions conseil tous quatre, afin de bien nousentendre sur ce que nous voulons faire.
– C’est juste, répondit le comte en baissant la tête d’unair résigné.
Les deux hommes regagnèrent leur campement, où ils retrouvèrentValentin et Curumilla profondément endormis.
Cependant depuis quelques jours il s’était passé en Araucaniecertains événements, que nous devons expliquer au lecteur pourl’intelligence des faits qui vont suivre.
La politique adoptée par le général Fuentès avait eu lesmeilleurs résultats.
Les chefs rendus à la liberté étaient retournés dans leurstribus, où ils avaient engagé vivement leurs mosotones à concluredéfinitivement la paix avec le Chili.
Ces insinuations avaient été reçues partout avecempressement.
Voici pourquoi :
La contrée maritime est habitée par les Huiliches,tribus qui labourent la terre, élèvent les bestiaux et font ungrand commerce d’échange avec leurs voisins les hacenderoschiliens.
La guerre avait eu lieu sur le littoral et dans toutes lesplaines, jusqu’aux premiers versants des Cordillères.
Les Huiliches avaient vu avec désespoir leurs moissonsdétruites, leurs tolderias brûlées et leurs bestiaux tués ouenlevés.
Bref, la guerre les avait complètement ruinés ; le peuqu’avec d’énormes difficultés ils étaient parvenus à sauver,n’échapperait pas, ils le craignaient, à une seconde invasion deleurs ennemis, s’ils ne se hâtaient de conclure la paix.
Ces diverses considérations donnèrent fort à réfléchir auxHuiliches, qui composent la majorité de la nation.
Les capitanes de amigos et les Ulmènes que les Chiliens avaientmis de leur parti, profitèrent habilement de ces dispositions pourleur faire envisager sous les couleurs les plus sombres, lesdésastres sans nombre qui ne manqueraient pas de les assaillir,s’ils s’obstinaient à faire une guerre si nuisible à leursintérêts, surtout dans la position où le pays était réduit.
Les Huiliches qui ne demandaient pas mieux que d’en finir etreprendre en toute sécurité le cours de leurs paisibles travaux,comprirent facilement ces raisons, et adhérèrent avec empressementaux conditions que leurs Ulmènes leur soumirent.
Un grand auca-coyog fut solennellement convoqué sur les rives duCarampangue, à la suite duquel six députés choisis parmi les chefsles plus sages et les plus considérés, ayant à leur tête unApo-Ulmen nommé le Loup Cervier, et suivis de mille cavaliers bienarmés furent expédiés à Antinahuel afin de lui communiquer lesrésolutions du conseil, et lui demander son assentiment.
Les envoyés arrivèrent bientôt au camp de Antinahuel qui nefaisait qu’aller et venir, sans beaucoup s’éloigner du lieu où ilavait donné rendez-vous aux tribus, afin de recommencer la guerreavec vigueur.
Lorsqu’il aperçut au loin cette nombreuse troupe qui soulevaitsur son passage des tourbillons de poussière, Antinahuel poussa unsoupir de satisfaction en songeant au renfort qui lui arrivait,pour la malocca qu’il voulait tenter sur le territoire chilien.
Il est une chose que nous devons expliquer, à propos de cettemalocca.
Antinahuel avait juré de faire mourir don Tadeo à l’endroit mêmeoù son premier ancêtre, le toqui Cadegal, avait été mutilé par lesEspagnols ; or, ce lieu se trouvait aux environs de Talca,c’est-à-dire dans une province chilienne. Voici pour quelle raisonjusqu’à ce jour le chef semblait avoir oublié sa haine pour sonprisonnier : il attendait d’avoir assez de troupes sous sesordres pour assurer sa vengeance, et sacrifier le dernier rejetonde la race qu’il exécrait, sur la place même où son premier ancêtreétait tombé.
Les Indiens aiment beaucoup raffiner leur vengeance : poureux, il ne s’agit pas seulement de tuer leur ennemi, il faut qu’ilsoit exécuté de façon à produire une vive impression sur ceux quiassistent à son supplice.
Cependant la troupe que Antinahuel avait aperçue avançaittoujours.
Bientôt elle se trouva à portée de voix.
Le toqui reconnut alors avec un déplaisir secret qu’elle étaitcommandée par le Loup Cervier, un des Apo-Ulmènes les plusinfluents de la nation, qui lui avait toujours été sourdementopposé.
Lorsque les cavaliers furent arrivés à dix pas du camp, le LoupCervier fit un signe, la troupe s’arrêta ; un chasquis’approcha de Antinahuel et de ses Ulmènes qui s’étaient groupéspour le recevoir.
Le héraut s’arrêta devant les chefs et les saluarespectueusement :
– Toqui des quatre Utal-Mapus, dit-il d’une voixhaute ; et vous Ulmènes qui m’écoutez, le Loup Cervier, levénéré Apo-Ulmen d’Arauco, suivi de six Ulmènes non moins célèbresque lui, vous sont envoyés pour vous enjoindre d’obéir aux ordresémanés du suprême auca-coyog réuni, il y a deux jours, sur lesrives du Carampangue auprès de l’endroit où il reçoit la rivièreRouge, à la face du soleil. Le feu du conseil sera allumé en dehorsde votre camp, je vous enjoins de vous y rendre.
Après avoir parlé ainsi, le héraut fit un salut respectueux etse retira.
Antinahuel et ses Ulmènes se regardèrent avec étonnement, ils necomprenaient rien de ce qui se passait.
Le toqui seul soupçonnait intérieurement une trahison traméecontre lui ; mais son visage demeura impassible et il engageales Ulmènes à l’accompagner auprès du feu du conseil, qui avaiteffectivement été allumé en dehors du camp par les soins du LoupCervier.
La façon dont la proclamation avait été faite, semblait dénoncerdes projets hostiles ; mais il ne resta plus aucun doute autoqui sur les intentions des arrivants, lorsqu’il vit que les septdélégués avaient mis seuls pied à terre et que les guerriersétaient demeurés à cheval et rangés en bataille.
Les chefs se saluèrent cérémonieusement et prirent place autourdu feu.
Au bout d’un instant le Loup Cervier se leva, fit deux pas enavant, prit la parole et parla ainsi :
– Le grand auca-coyog d’Arauco, au nom du peuple, à toutespersonnes qui sont à la tête des guerriers, salut. Certains quetous nos compatriotes gardent la foi en Pillian, nous leursouhaitons la paix en ce génie du bien, en qui résident seul lavraie santé et la sainte obéissance [3]
Eyappo tagni auca-coyog Arauco carapec Wilmen gneguly mappuranco fringen. Carah nich fringen, fenten te panlew pepe le pallycerares fringeny caki mappuch hyly e’uar rupo gne suniguam caaketpu winca ; ingufrulla Pillian gnegi tokki elmen marry-marrypiamigne gi mew piami.].
Voici ce que nous avons résolu : la guerre est venueinopinément fondre sur nos riches campagnes et les échanger endéserts, nos moissons ont été foulées aux pieds des chevaux, nosbestiaux tués ou emmenés par l’ennemi, nos récoltes sont perdues,nos toldos brûlés, nos femmes et nos enfants ont disparu dans latempête. Nous ne voulons plus de guerre, la paix doit êtreimmédiatement conclue avec les faces pâles, le Loup Cervier et sixUlmènes communiqueront nos volontés au grand toqui ; j’aidit : ai-je bien parlé, hommes puissants ?
Un profond silence suivit ce discours, les Ulmènes de Antinahuelétaient frappés de stupeur et regardaient leur chef avecinquiétude.
Le toqui laissa errer un sourire sardonique sur ses lèvres.
– Et à quelles conditions le grand auca-coyog a-t-il ditque cette paix devait être conclue ? demanda-t-il d’un tonsec.
– Les conditions sont celles-ci, répondit impassiblement leLoup Cervier : Antinahuel rendra de suite les prisonniersblancs qui sont entre ses mains, il licenciera l’armée quiretournera dans ses tolderias, les Araucans payeront aux visagespâles deux mille moutons, cinq cents vigognes et huit cents bœufs,et la hache de guerre sera enterrée sous la croix du dieu desHuincas.
– Oh ! oh ! fit le toqui avec un sourire amer,ces conditions sont dures, il faut que mes frères aient eu bienpeur pour les accepter ? et si je refuse, moi, de ratifiercette paix honteuse, qu’arrivera-t-il ?
– Mais mon père ne refusera pas, répondit le Loup Cervierd’une voix doucereuse.
– Si je refuse ? reprit-il avec force.
– Bon, mon père réfléchira, il est impossible que ce soitson dernier mot.
Antinahuel mis hors de lui par cette feinte douceur, tout ruséqu’il était, ne soupçonna pas le piège qu’on lui tendait et ytomba.
– Je vous répète à vous, le Loup Cervier, dit-il d’une voixhaute que la fureur faisait vibrer, et à tous les chefs quim’entourent, que je refuse de ratifier ces conditionsdéshonorantes ! que jamais je ne consentirai à autoriser demon nom la honte de mon pays ! ainsi, maintenant que vous avezma réponse, vous pouvez vous retirer.
– Pas encore ! dit à son tour le Loup Cervier d’unevoix brève, je n’ai pas fini.
– Qu’avez-vous encore à me dire ?
– Le conseil qui est composé d’hommes sages de toutes lestribus, avait prévu le refus de mon père.
– Ah ! s’écria Antinahuel avec ironie ; en effet,ses membres sont pleins de sagacité, et qu’ont-ils résolu enconséquence ?
– Ceci : la hache du toqui est retirée à mon père,tous les guerriers araucans sont déliés du serment de fidélitéenvers lui, le feu et l’eau sont refusés à mon père sur leterritoire de la Confédération ; il est déclaré traître à lapatrie, ainsi que ceux qui n’obéiront pas et resteront avec lui, onleur courra sus ainsi qu’à mon père. La nation araucanienne ne veutpas plus longtemps servir de jouet et être la victime de l’ambitioneffrénée d’un homme indigne de la commander ; j’ai dit.
Pendant cette terrifiante péroraison, Antinahuel était restéimmobile, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute et unsourire railleur sur les lèvres.
– Avez-vous fini enfin ? demanda-t-il.
– J’ai fini, répondit le Loup Cervier ; à présent lechasqui va proclamer dans votre camp ce que, moi, je viens de vousdire au feu du conseil.
– Bien, qu’il aille, répondit Antinahuel en haussant lesépaules. Ah ! vous pouvez me retirer la hache du toqui, quem’importe cette vaine dignité ! vous pouvez me déclarertraître à la patrie, j’ai pour moi ma conscience quim’absout ; mais ce que vous tenez surtout à avoir, vous nel’aurez pas, il n’est pas en votre pouvoir de me le prendre :ce sont mes prisonniers, je les garde pour leur faire endurer lesplus affreux supplices ! adieu !
Et d’un pas aussi ferme que si rien ne lui était arrivé, ilregagna son camp.
Là une grande douleur l’attendait.
À l’appel du chasqui, tous ses guerriers l’abandonnaient les unsaprès les autres, les uns avec joie, les autres avectristesse ; lui, qui cinq minutes auparavant comptait plus dehuit cents guerriers sous ses ordres, vit leur nombre diminuer sirapidement que bientôt il ne lui en resta plus que trente-huit.
Ceux qui lui demeurèrent fidèles étaient pour la plupart sesparents, ou des mosotones qui, de père en fils, servaient safamille.
Le Loup Cervier lui jeta de loin un adieu ironique et s’éloignaau galop avec toute sa troupe.
Lorsque Antinahuel eut compté le peu d’amis qui lui restaient,une douleur immense lui broya le cœur, il se laissa tomber au piedd’un arbre, ramena un pan de son poncho sur son visage etpleura.
Cependant, grâce aux facilités que la Linda avait procurées àdon Tadeo, celui-ci avait pu depuis quelques jours se rapprocher dedoña Rosario.
La présence de l’homme qui l’avait élevée fut une grandeconsolation pour la jeune fille ; mais lorsque don Tadeo, quin’avait plus désormais de considérations à garder, lui avoua qu’ilétait son père, une joie indicible s’empara, de la pauvre enfant,il lui sembla qu’elle n’avait plus rien à redouter, et que puisqueson père était auprès d’elle, il lui serait facile d’échapper auterrible amour de Antinahuel.
La Linda, que don Tadeo souffrait par pitié, plutôt qu’il nel’acceptait auprès de lui, considérait avec une joie d’enfant lepère et la fille causant entre eux, la main dans la main, et seprodiguant ces caresses dont elle était privée, mais qui pourtantla rendaient heureuse venant de sa fille.
Cette femme était bien réellement mère avec tout le dévouementet toute l’abnégation que comporte ce titre.
Elle ne vivait plus que pour sa fille pourvu qu’elle la vîtsourire, un rayon de bonheur descendait dans son âme flétrie.
Pendant que se passaient les faits que nous avons rapportés plushaut, les trois Chiliens accroupis dans un coin du camp, absorbésdans une douce causerie, n’avaient rien vu ni rien entendu.
Don Tadeo et doña Rosario étaient assis au pied d’un arbre, et àquelque distance la Linda sans oser se mêler à leur conversation,les contemplait avec délices.
Sa première douleur calmée, Antinahuel se redressa aussi fier etaussi implacable qu’auparavant.
En levant les yeux, ses regards tombèrent machinalement sur sesprisonniers dont la joie semblait le narguer. À cette vue une rageinsensée s’empara de lui.
Déjà depuis quelques jours il soupçonnait que la Linda letrahissait.
Malgré les précautions dont elle s’était entourée, doña Marian’avait pu parvenir à renfermer si bien au fond de son cœur lesecret de son changement à l’égard de doña Rosario, sans qu’il entranspirât quelque chose soit dans ses gestes, soit dans sesparoles.
Antinahuel, dont l’attention était éveillée, l’avait surveilléeavec soin et n’avait pas tardé à acquérir la preuve morale d’uncomplot tramé contre lui par son ancienne complice.
L’Indien était trop adroit pour se laisser deviner ;seulement il se tint sur ses gardes, se réservant à la premièreoccasion de changer ses soupçons en certitude.
Il ordonna à ses mosotones d’attacher étroitement sesprisonniers chacun à un arbre.
Ordre qui fut immédiatement exécuté.
À cette vue la Linda oublia toute prudence, elle se précipita lepoignard levé sur le chef, lui reprocha sa lâcheté et l’indignitéde sa conduite, et voulut s’opposer de toutes ses forces autraitement barbare infligé à son mari et à sa fille.
Antinahuel dédaigna de répondre aux reproches qu’elle luiadressait ; il lui arracha brusquement son poignard, larenversa sur le sol et la fit attacher le visage tourné vers lesoleil à une énorme poutre.
– Puisque ma sœur aime tant les prisonniers, lui dit-ilavec ironie, il est juste qu’elle partage leur sort.
– Lâche ! répondit-elle en se tordant mais inutilementdans les liens qui lui entraient dans les chairs.
Le chef lui tourna le dos avec mépris.
Puis comme il comprit qu’il lui fallait récompenser la fidélitédes guerriers qui suivaient sa fortune, il leur livra plusieursoutres d’aguardiente que ceux-ci se hâtèrent de vider.
C’est à la suite de cette orgie qu’ils avaient été découvertspar le comte, grâce à la sagacité de son chien de Terre-Neuve.
Dès que Curumilla et Valentin furent éveillés, on sella leschevaux, puis les Indiens s’accroupirent auprès du feu en faisantsigne aux Français de les imiter.
Le comte était désespéré de la lenteur de ses amis ; s’iln’avait écouté que ses propres impressions, il se serait mis desuite à la poursuite des ravisseurs. Mais il comprenait combien,dans la lutte décisive qu’il allait entreprendre, l’appui desUlmènes lui était nécessaire, soit pour l’attaque, soit pour ladéfense, soit encore pour suivre la piste des Aucas ; aussi,renfermant intérieurement les pensées qui bouillonnaient et seheurtaient dans son cerveau, il vint, impassible en apparence,s’asseoir entre les deux chefs ; comme eux il alluma soncigare et fuma en silence.
Après un intervalle assez long, employé par nos quatrepersonnages à brûler consciencieusement jusqu’à la dernièreparcelle de leur tabac, Trangoil Lanec se tourna vers chacun de sesauditeurs :
– Les guerriers sont nombreux, dit-il de sa voix profonde,nous ne pouvons donc espérer de les vaincre que par la ruse ;depuis que nous sommes sur leur piste, bien des événements se sontpassés qu’il nous faut savoir ; nous devons nous informeraussi de ce que Antinahuel prétend faire de ses prisonniers ets’ils sont réellement en péril ; pour obtenir ces diversrenseignements je m’introduirai dans leur camp. Antinahuel ignoreles liens qui m’attachent à ceux qui sont en son pouvoir, il ne seméfiera pas de moi ; mes frères me suivront de loin, la nuitprochaine je leur apporterai des nouvelles.
– Bien, répondit Curumilla, mon frère est prudent, ilréussira, mais je dois l’avertir que les guerriers au milieudesquels il va se trouver sont des Serpents Noirs, les plus lâcheset les plus perfides de toutes les tribus araucaniennes ;qu’il calcule avec soin ses démarches et ses paroles pendant qu’ilsera leur hôte.
Valentin regarda son frère de lait avec étonnement.
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il, et dequels Indiens parle-t-on ? est-ce que la piste de Antinahuelest retrouvée ?
– Oui, frère, répondit tristement le comte, doña Rosario etson père sont à une demi lieue de nous, en danger de mort.
– Vive Dieu ! s’écria le jeune homme en se levant d’unbond et saisissant son rifle, nous sommés ici à discuter au lieu devoler à leur secours !
– Hélas ! murmura Louis, que peuvent quatre hommescontre cinquante ?
– C’est vrai ! fit-il avec accablement en se laissantretomber à sa place. Ainsi que l’a dit Trangoil Lanec, il ne s’agitpas de se battre, mais de ruser.
– Chef, observa Louis, votre plan me paraît bon ;seulement je le crois susceptible de deux améliorationsessentielles.
– Que mon frère parle, il est sage, son conseil sera suivi,répondit Trangoil Lanec en s’inclinant avec courtoisie.
– Il nous faut tout prévoir afin de ne pas échouer. Allezau camp, nous marcherons dans vos pas ; seulement, si vous nepouviez pas nous rejoindre aussi vite que nous le désirons,convenons d’un signal qui nous avertisse de cette impossibilité,convenons aussi d’un autre signal au cas où votre vie seraitmenacée, afin que nous puissions vous secourir.
– Très-bien, appuya Curumilla : si le chef réclamenotre présence, il imitera le cri de l’épervier d’eau ; s’ilest obligé de rester avec les Aucas, le chant du chardonneret,répété trois fois à intervalles égaux, nous avertira.
– Voilà qui est convenu, répondit Trangoil Lanec, quelleest la seconde observation de mon frère ?
Le comte fouilla dans son sac, en tira du papier, écrivitquelques mots sur une feuille qu’il plia en quatre, et le remit auchef en lui disant :
– Il est surtout important que ceux que nous voulonsdélivrer ne contrarient pas nos projets ; peut-être don Tadeone reconnaîtra-t-il pas mon frère. Afin d’éviter un malentendu, lechef glissera ce collier dans les mains de la jeune femme pâle, ill’avertit de notre présence.
– Cela sera fait, la jeune vierge aux yeux d’azur aura lecollier, répondit le chef avec un doux sourire.
– Maintenant, dit Curumilla, prenons la piste si nous nevoulons pas être exposés à la perdre une seconde fois.
– Oui, car le temps presse, murmura Valentin les dentsserrées en se mettant en selle.
On partit.
Les Européens auront peine à se figurer la patience employée parles Indiens lorsqu’ils suivent une piste. Le corps constammentcourbé vers la terre, les yeux fixés sur le sol, pas une feuille,pas un brin d’herbe n’échappe à leur investigation. Ils détournentle cours des ruisseaux pour retrouver sur le sable des traces depas, et reviennent souvent plusieurs milles en arrière lorsqu’ilsse sont égarés sur une fausse piste ; car les Indiens,poursuivis ou non, ne manquent jamais de dissimuler autant quepossible les traces de leur passage.
Cette fois les Araucans, qui avaient le plus grand intérêt à nepas être suivis, avaient fait des prodiges d’adresse pour cacherleur piste. Quelle que fût l’expérience des guerriers indiens,souvent elle leur échappait. Ce n’était qu’à force de sagacité, parune espèce d’intuition, qu’après des recherches inouïes et desefforts surhumains, ils parvenaient à la retrouver et à renouer cefil qui, à chaque pas, se rompait dans leurs mains.
Vers le soir du second jour, Trangoil Lanec, laissant sescompagnons établir leur campement sur le penchant d’une riantecolline, à l’entrée d’une grotte naturelle, comme on en rencontresouvent dans ces régions, enfonça les éperons dans le ventre de soncheval et ne tarda pas à disparaître. Il se dirigeait vers le lieuoù les Serpents Noirs devaient s’être arrêtés pour la nuit, lieudénoncé aux yeux clairvoyants de l’Indien par un mince filet defumée blanche qui montait comme une légère vapeur vers le ciel oùelle finissait par se confondre.
Arrivé à une certaine distance du camp, le chef vit tout à coupsurgir devant lui deux Indiens Serpents Noirs, recouverts de leurcostume de guerre, espèce de vêtement de cuir non tanné que lesAucas portent pour se garantir des blessures d’armes blanches.
Ces Indiens lui firent signe d’arrêter.
Ce que le chef exécuta immédiatement avec la perfection d’unginète émérite.
– Où va mon frère ? demanda l’un des Serpents Noirs ens’avançant, tandis que l’autre, abrité derrière un mélèze, setenait prêt à intervenir si cela devenait nécessaire.
– Marry-marry ! répondit le chef en rejetantsur l’épaule son fusil qu’il tenait de la main gauche, TrangoilLanec a reconnu la trace de ses frères les Serpents Noirs, il veutfumer à leur foyer avant de continuer son voyage.
– Que mon frère me suive, répondit laconiquementl’Indien.
Il fit un signe imperceptible à son compagnon qui quitta sonembuscade, et tous deux guidèrent le chef vers le campement.
Trangoil Lanec les suivit en jetant autour de lui un regardinsouciant en apparence, mais auquel rien n’échappait.
En quelques minutes ils arrivèrent.
La place était habilement choisie. C’était le sommet d’unmonticule d’où l’œil planait à une grande distance sur le paysenvironnant, et rendait toute surprise impossible.
Plusieurs feux étaient allumés ; les prisonniers, au nombredesquels il faut compter la Linda, désormais considérée commetelle, étaient libres en apparence et assis au pied d’un arbre,sans que les Indiens parussent s’occuper d’eux.
L’arrivée du guerrier puelche causa une vive émotion, viteréprimée par l’impassibilité indienne.
Trangoil Lanec fut conduit en présence du chef.
Comme la réputation de Trangoil Lanec était bien établie parmises compatriotes, Antinahuel, pour lui faire honneur, l’attendait àla place la plus élevée du camp, debout, les bras croisés sur lapoitrine.
Les deux chefs se saluèrent en prononçant en même temps lemarry-marry consacré, ils s’embrassèrent en se posantréciproquement le bras droit sur l’épaule gauche, et se prenant parle petit doigt, ils s’avancèrent vers le feu, dont chacun s’étaitéloigné pour leur faire honneur, ils s’accroupirent en face l’un del’autre et fumèrent silencieusement.
Cette importante partie du cérémonial terminée, Trangoil Lanecqui connaissait de longue date le caractère cauteleux et fourbe deson confrère, prit le premier la parole.
– Mon frère Antinahuel chasse avec ses jeunes hommes ?dit-il.
– Oui, répondit laconiquement le toqui.
– Et la chasse de mon frère a été heureuse ?
– Très-heureuse, fit Antinahuel avec un sourire sinistre endésignant du doigt les prisonniers, que mon frère ouvre les yeux etregarde.
– Ooch ! fit Trangoil Lanec qui feignitd’apercevoir les Espagnols, des visages pâles ! mon frère afait une bonne chasse en effet, il tirera une grosse rançon de sesprisonniers.
– Le toldo de Antinahuel est solitaire, il cherche unefemme pour l’habiter ; il ne rendra pas ses prisonniers.
– Bon, je comprends, mon frère prendra une des femmespâles ?
– La vierge aux yeux d’azur sera la femme d’un chef.
– Ooch ! pourquoi mon frère garde-t-il le GrandAigle ? cet homme le gêne dans son camp.
Antinahuel ne répondit que par un sourire, à l’expression duquelle chef ne put se méprendre.
– Bon, reprit-il, mon frère est un grand chef, qui peutsonder sa pensée ?
Le guerrier puelche se leva.
Il quitta Antinahuel et se promena dans le camp, dont il feignitd’admirer l’ordre et la position, mais en réalité il se rapprochapeu à peu, d’une façon presque insensible, de l’endroit où étaientassis les prisonniers.
Antinahuel, flatté de l’approbation qu’un homme aussi justementrenommé et respecté que Trangoil Lanec avait semblé donner à sesprojets, vint le rejoindre et le conduisit lui-même auprès destrois malheureux Espagnols.
– Que mon frère regarde, dit-il en lui désignant la jeunefille, cette femme ne mérite-t-elle pas d’épouser unchef ?
– Elle est belle, répondit froidement Trangoil Lanec, maisje donnerais toutes les femmes pâles pour une outre d’eau de feucomme les trois que porte mon cheval.
– Mon frère a de l’eau de feu ? demanda Antinahueldont les yeux brillèrent de convoitise.
– Oui, répondit le chef, voyez.
Le toqui se retourna.
Le Puelche profita de ce mouvement pour laisser tomberadroitement sur les genoux de doña Rosario le papier que le comtelui avait remis, et qu’il tenait tout prêt dans sa main gauche.
– Tenez, fit-il pour éloigner de plus en plus l’attentionde Antinahuel, le soleil descend à l’horizon, le mawkawis,– espèce de caille, – fait entendre le premier chant du soir,que mon frère me suive, nous viderons avec ces guerriers ces outresque je suis heureux de posséder, puisqu’elles m’aideront àreconnaître sa cordiale hospitalité.
Les deux chefs s’éloignèrent.
Quelques minutes plus tard, les Indiens buvaient à longs traitsl’eau-de-vie apportée par l’Ulmen.
Déjà l’ivresse commençait à les prendre aux cheveux.
Doña Rosario ne sut d’abord ce que signifiait ce message qui luiarrivait d’une si étrange façon, elle jeta un regard à son pèrecomme pour lui demander conseil.
– Lis, ma Rosarita, dit doucement don Tadeo ; dansnotre position que pouvons-nous apprendre, si ce n’est une bonnenouvelle ?
La jeune fille prit le billet en tremblant, l’ouvrit et le lutavec une joie secrète, son cœur lui avait déjà révélé le nom de soncorrespondant anonyme. Il ne contenait que ces mots passablementlaconiques, mais qui cependant firent éclore un sourire sur leslèvres roses de la pauvre enfant.
On espère si facilement à seize ans !
« Prenez courage, madame, nous préparons tout pour voussauver enfin. »
Après avoir lu ou plutôt dévoré ces dix mots, la jeune filledonna le billet à son père en lui disant de sa voix mélodieusecomme un chant d’oiseau :
– Quel est donc cet ami qui veille sur nous ? quepourra-t-il faire ? hélas ! il faudrait un miracle pournous sauver !
Don Tadeo lut à son tour attentivement le billet, puis ilrépondit à doña Rosario d’une vois tendre, mais un peusévère :
– Pourquoi douter de la bonté infinie de Dieu, mafille ? notre sort n’est-il pas entre ses mains ? ingrateenfant, as-tu donc oublié nos deux braves Français ?
La jeune fille sourit à travers ses larmes, et se penchantgracieusement sur son père elle déposa un chaud baiser sur sonfront.
La Linda ne put retenir un mouvement de jalousie à cette caressedont elle n’avait pas sa part, mais l’espoir que sa fille seraitbientôt libre la rendit toute heureuse et lui fit oublier une foisencore l’indifférence et la répulsion que, malgré elle, luitémoignait doña Rosario qui ne pouvait oublier que c’était à ellequ’elle devait tous ses malheurs.
Cependant les Indiens buvaient toujours.
Les outres se vidaient rapidement.
Bon nombre d’Aucas dormaient déjà plongés dans l’ivresse.
Seuls, Trangoil Lanec et Antinahuel buvaient encore.
Enfin les yeux du toqui se fermèrent malgré lui, il laissatomber sa tasse de corne, murmura quelques mots entrecoupés et serenversa en arrière.
Il dormait.
Trangoil Lanec attendit quelques instants, surveillant avec soinle camp dans lequel lui seul et les prisonniers ne dormaientpas ; puis, lorsqu’il eut la conviction que tous les SerpentsNoirs s’étaient bien réellement laissé prendre au piège qu’il leuravait tendu, il se leva avec précaution, fit un signed’encouragement aux prisonniers qui fixaient sur lui des regardsinterrogateurs, et marchant avec la légèreté du guanacco poursuivipar les chasseurs, il disparut dans la forêt.
– Est-ce un ennemi ou un ami ? murmura la Linda avecanxiété.
– Oh ! je connais cet homme depuis longtemps, réponditdon Tadeo en lançant un regard d’intelligence à sa fille, c’est unnoble cœur ! il est dévoué corps et âme à nos amis.
Un sourire de bonheur glissa sur les lèvres de doña Rosario.
Louis n’avait pu se contenir.
Au lieu d’attendre, il avait persuadé à Valentin et à Curumillade le suivre.
Tous trois s’étaient avancés en se glissant à travers lesbroussailles et les halliers, jusqu’à une vingtaine de pas tout auplus du camp des Indiens, si bien qu’à sa sortie Trangoil Lanec lesavait presque immédiatement rencontrés.
– Eh bien ? demanda le comte avec anxiété.
– Tout est bien, venez.
Le chef rebroussa chemin aussitôt et guida ses amis vers lesprisonniers.
À la vue des quatre hommes, un sourire d’une ineffable douceuréclaira le charmant visage de doña Rosario.
Elle laissa échapper un cri de joie réprimé aussitôt par laprudence.
Don Tadeo se leva, il s’avança d’un pas ferme vers seslibérateurs qu’il remercia chaleureusement.
– Caballero, répondit le comte qui était sur des charbonsardents, hâtons-nous, ces hommes ne tarderont pas à s’éveiller,tâchons de mettre la plus grande distance entre eux et nous.
– Oui, ajouta Valentin, parce que s’ils nous surprenaientil faudrait en découdre, et nous ne sommes pas en forces.
Don Tadeo comprit la justesse de cette observation.
Trangoil Lanec et Curumilla avaient détaché les chevaux desprisonniers qui paissaient mêlés à ceux des Aucas.
Don Tadeo et la jeune fille se mirent en selle.
La Linda, dont personne ne s’était occupé, s’élança sur uncheval et se plaça derrière sa fille, poignard à la main.
Valentin, s’il n’eût redouté les dénonciations de cette femme,l’aurait obligée à rester ; il ignorait ce qui s’était passéet le changement qui s’était opéré en elle depuis quelquesjours.
En ce moment un Serpent Noir, moins ivre que les autres, ouvritles yeux et jeta un cri d’alarme.
La Linda le poignarda sans hésiter.
La petite troupe s’éloigna sans autre empêchement, elle sedirigea vers la grotte naturelle où les chevaux avaient étélaissés.
Dès que l’on fut arrivé, Valentin fit signe à ses amis des’arrêter.
– Vous pouvez vous reposer un instant ici, dit-il, la nuitest tout à fait noire, dans quelques heures nous nous remettrons enroute ; vous trouverez dans cette grotte deux lits defeuillage sur lesquels je vous engage à dormir, car à votre réveilvous aurez une rude route à entreprendre.
Ces paroles, dites avec le sans façon habituel au Parisien,amenèrent un joyeux sourire sur les lèvres des Chiliens.
Lorsqu’ils se furent jetés sur les feuilles amoncelées dans uncoin de la grotte, le comte appela son chien qui vint aussitôtauprès de lui.
– Faites attention à ce que je vais vous ordonner, César,lui dit-il, vous voyez cette jeune fille, n’est-ce pas, mon bonchien ? eh bien, je la mets sous votre garde, je la confie àvotre vigilance, vous entendez, César ? vous m’enrépondez.
César avait écouté son maître en le regardant avec ses grandsyeux intelligents, en remuant doucement la queue, puis il alla secoucher aux pieds de la jeune fille et lui lécha les mains.
La jeune fille saisit entre ses bras la bonne grosse tête duTerre-Neuvien et l’embrassa à plusieurs reprises en souriant aucomte.
Celui-ci rougit jusqu’aux yeux et sortit de la grotte entrébuchant comme un homme ivre.
Le bonheur le rendait fou ! Il alla se jeter sur le sol àune légère distance, afin de savourer à loisir la joie qui inondaitson cœur.
Il ne remarqua pas Valentin qui, appuyé contre un arbre, lesuivait d’un regard triste.
Lui aussi, Valentin, aimait doña Rosario !
Une révolution subite venait de s’opérer dans son esprit :le hasard avait en un instant bouleversé sa vie jusque-là siinsouciante, en lui révélant tout à coup la force de ce sentimentqu’il avait cru pouvoir maîtriser facilement.
Depuis sa naissance, absorbé par la tâche immense imposée à tousles prolétaires de vivre au jour le jour, Valentin était parvenu àvingt-cinq ans, sans que son cœur eût tressailli une seule fois àdes pensées d’amour, et que son âme se fût ouverte à ces sensationsdouces et voluptueuses qui tiennent tant de place dans la vie d’unhomme.
Toujours en lutte contre la misère, toujours maîtrisé par lesexigences de sa position, vivant avec des gens aussi ignorants quelui sur l’histoire du cœur, un seul rayon de soleil avait illuminéla nuit de son âme de reflets étincelants, son amitié pourLouis ; amitié qui chez lui avait pris les proportions,grandioses d’une passion. Ce cœur aimant avait besoin de sedévouer ; aussi s’était-il livré à cette amitié avec uneespèce de frénésie ; il s’était attaché à Louis par lesservices qu’il lui avait rendus. Avec cette naïve superstition desnatures vierges, il en était arrivé à se persuader que Dieu luiavait confié le soin de rendre son ami heureux, et que s’il avaitpermis qu’il lui sauvât la vie, c’était pour qu’il se vouâtcontinuellement à son bonheur ; en un mot, Louis luiappartenait, il faisait en quelque sorte partie de son être.
La vue de doña Rosario lui révéla une chose qu’il n’auraitjamais crue possible : c’est que, à côté de ce sentiment sivif et si fort, il y avait dans son cœur place pour un autre, nonmoins vif et non moins fort.
Cette ignorance complète de l’histoire des passions devait lelivrer sans défense au premier choc de l’amour ; ce fut ce quiarriva. Valentin était déjà fou de la jeune fille, qu’il cherchaitencore à lire dans son cœur et à se rendre compte du troubleétrange qu’il éprouvait, de la perturbation qu’un seul regard avaitjetée dans son esprit.
Appuyé contre un arbre, l’œil fixé sur l’entrée de la grotte, lapoitrine haletante, il se rappelait les moindres incidents de sarencontre avec la jeune fille, de leur course à travers la forêt,les paroles qu’elle lui avait adressées, et souriait doucement ausouvenir de ces heures délicieuses, sans soupçonner le danger deces souvenirs et le sentiment nouveau qui venait de naître dans sonâme, car il se complaisait de plus en plus dans la pensée qu’unjour doña Rosario serait l’épouse de son frère de lait.
Deux heures s’écoulèrent ainsi sans que Valentin, absorbé danssa contemplation fantastique, s’en aperçût ; il croyait n’êtrelà que depuis quelques minutes seulement, lorsque Trangoil Lanec etCurumilla se présentèrent devant lui.
– Notre frère dort donc bien profondément, qu’il ne nousvoit pas ? dit Curumilla.
– Non, répondit Valentin en passant sa main sur son frontbrûlant, je pense.
– Mon frère était avec le génie des songes, il étaitheureux, fit Trangoil Lanec avec un sourire.
– Que me voulez-vous ?
– Pendant que mon frère réfléchissait nous sommes retournésau camp des Serpents Noirs, nous avons pris leurs chevaux, et,après les avoir conduits assez loin, nous les avons lâchés dans laplaine où il ne sera pas facile de les rejoindre.
– Ainsi, nous voilà tranquilles pour quelques heures ?demanda Valentin.
– Je l’espère, répondit Trangoil Lanec, mais ne nous yfions pas, les Serpents Noirs sont de fins pillards, ils ont leflair du chien et l’adresse du singe pour retrouver la piste del’ennemi, cette fois nous sommes Aucas contre Aucas, nous verronsqui sera le plus adroit.
– Que devons-nous faire ?
– Donner le change à nos ennemis, les lancer sur une faussepiste. Je partirai avec les trois chevaux des visages pâles, tandisque mon frère, son ami et Curumilla descendront le ruisseau enmarchant dans son lit jusqu’à l’îlot du Guanacco, où ilsm’attendront.
– Partons-nous de suite ?
– À l’instant.
Trangoil Lanec coupa un roseau d’un pied et demi de long,attacha chaque extrémité de ce roseau au bosal – mors –des chevaux, afin qu’ils ne pussent pas trop se rapprocher l’un del’autre, et les lança dans la plaine où il disparut bientôt aveceux.
Valentin entra dans la grotte. La Linda, assise auprès de safille et de son mari, veillait sur leur sommeil. Le jeune homme luiannonça que l’heure du départ était arrivée, doña Maria réveillales dormeurs.
Louis avait tout préparé.
Le comte plaça don Tadeo sur le cheval de Valentin, la Linda etdoña Rosario sur le sien, et il les fit entrer dans le ruisseauaprès avoir effacé avec soin les traces de leurs pas sur lesable.
Curumilla marchait en éclaireur, tandis que Valentin soutenaitla retraite.
Il faisait une de ces nuits magnifiques, comme l’Amérique seuleen possède. Le ciel d’un bleu sombre était semé d’un nombre infinid’étoiles qui scintillaient dans l’éther comme autant dediamants ; la lune, parvenue à la moitié de sa course,déversait à profusion les rayons de sa lumière argentée quidonnaient aux objets une apparence fantastique.
L’atmosphère embaumée de suaves parfums était d’une pureté etd’une transparence telles, qu’elle permettait de voir à une longuedistance ; une légère brise, souffle mystérieux du Créateur,courait sur la cime des grands arbres, et dans les profondeurs desquebradas résonnaient par intervalles les miaulements plaintifs descarcajous, mêlés aux hurlements des bêtes fauves qui, après s’êtredésaltérées à des sources, connues d’elles seules, regagnaientleurs repaires.
La petite caravane s’avançait silencieuse, écoutant les bruitsde la forêt, surveillant les mouvements des buissons, craignant àchaque instant de voir étinceler dans l’ombre l’œil féroce d’unSerpent Noir.
Souvent Curumilla s’arrêtait, la main sur ses armes, le corpspenché en avant, saisissant avec la finesse d’ouïe particulière auxIndiens, quelque bruit de mauvais augure qui échappait à l’oreillemoins exercée des blancs.
Alors chacun restait immobile, le cœur palpitant, les sourcilsfroncés, prêt à disputer chaudement sa vie.
Puis l’alerte passée, sur un signe muet du guide, on seremettait en marche pour s’arrêter quelques pas plus loin.
L’Européen, habitué à l’ennuyeuse monotonie des routes royalessans horizon, sillonnées dans tous les sens par des gendarmes ouautres agents du gouvernement, dont la mission spéciale est deveiller sur les voyageurs et d’éloigner d’eux toute apparence dedanger ou même d’embarras, ne pourra se figurer l’âcre voluptéd’une marche de nuit dans le désert, sous la garde de Dieu seul,épié par une foule d’ennemis invisibles, la saveur étrange desémotions que l’on éprouve dans cette suite continuelled’inquiétudes et de sécurité, combien l’âme grandit et les idéess’élargissent en présence de cette vie des Pampas, dont lasplendeur séduit et entraîne dans ses péripéties vertigineuses,jamais les mêmes.
Vers quatre heures du matin, au moment où le soleil allaitparaître à l’horizon, l’îlot du Guanacco sortit peu à peu desnuages de vapeur qui, dans ces chaudes régions, s’élèvent de terreau point du jour, et apparut aux yeux ravis des voyageurs comme unport de salut, après les fatigues de cette course faite toutentière dans l’eau.
Sur la pointe la plus avancée de l’îlot, un cavalier se tenaitimmobile : c’était Trangoil Lanec.
Auprès de lui, les chevaux des Espagnols paissaient les hautesherbes de la rive.
Les voyageurs trouvèrent un feu allumé, sur lequel cuisait unquartier de daim ; des camotes et des tortillas demaïs, enfin tous les éléments d’un bon déjeuner lesattendaient.
– Mangez, dit laconiquement Trangoil Lanec, mangez vitesurtout, il nous faut repartir de suite.
Sans demander au chef l’explication de ces paroles ni d’oùprovenait cette grande hâte qu’il leur recommandait, les voyageursaffamés s’assirent en rond et attaquèrent gaillardement les vivresplacés devant eux.
En ce moment, le soleil montait radieux à l’horizonet illuminaitle ciel de sa majestueuse splendeur.
– Bah ! dit gaiement Valentin, après nous la fin dumonde, mangeons toujours ! Voici un rôti qui m’a l’air assezbien confectionné.
À ces singulières paroles de l’ancien spahis, doña Rosario fitun mouvement. Le jeune homme se tut, rougissant de sa gaucherie, etmangea sans oser prononcer un mot de plus.
Pour la première fois de sa vie, Valentin se prit à réfléchir àune chose à laquelle jusqu’alors il n’avait jamais accordé lamoindre attention, c’est-à-dire à la trivialité de ses manières etde son langage.
Chose étrange ! cet homme, enfant du hasard, dont le hasardavait été le seul maître, qui, dans son désir de s’instruire, avaitdévoré sans discernement tous les livres bons ou mauvais qui luiétaient tombés sous la main, avait tout à coup été illuminé commed’un rayon de la grâce divine à l’aspect des sombres etmajestueuses grandeurs de la nature primitive de l’Amérique. Ilavait compris, avec la justesse instinctive de son esprit, combienétaient vides, absurdes et sans but moral, les soi-disant maximesphilosophiques qui si longtemps avaient sur tous les tons résonné àson oreille, combien elles rétrécissent l’esprit et faussent lejugement. En quelques mois à peine, aspirant la vérité par tous lespores, il avait détruit l’échafaudage si laborieusement construitde son éducation première, pour y substituer les principes de laloi naturelle, si visiblement tracée par le doigt même de Dieu dansles forêts vierges. Il s’était transformé au physique comme aumoral : son visage, reflet de son âme, qui avait uneexpression railleuse et sceptique, avait pris des lignes plusarrêtées et plus sérieuses ; une espèce de noblesse rayonnaitdans ses traits, indice de la pensée qui traçait péniblement sonsillon dans son cerveau.
Eh bien, cette transformation qui était incomplète, puisquejusqu’alors elle n’avait agi que sur l’homme intellectuel, voilàque maintenant elle prenait pour ainsi dire l’homme physique corpsà corps, et luttait avec lui.
Et ce prodige, qui en était l’auteur ou plutôt le moteur ?une enfant de seize ans à peine, simple, pure, candide etignorante, ignorante surtout, car elle-même ne soupçonnait pas lepouvoir sans contrôle qu’elle exerçait sur la forte et énergiqueorganisation du jeune homme ; mais cette jeune fille possédaiten elle tout le savoir, cet instinct du bon, du beau et du grand,ce tact et surtout ce sentiment des convenances qui ne s’acquièrentjamais complètement.
Valentin avait instinctivement compris combien, sans le vouloir,il avait froissé cette âme candide ; sans savoir pourquoi, iléprouva, si l’on peut se servir de cette expression, une espèce dejoie douloureuse à cette découverte.
Aussitôt le déjeuner terminé, et il ne fut pas long à cause dela position précaire des voyageurs et de l’inquiétude qui lesdévorait, Trangoil Lanec, aidé par Curumilla, s’occupa à monter unde ces canots en cuirs de bœuf cousus ensemble, qui servent auxIndiens à naviguer sur les fleuves du désert. Après l’avoir mis àl’eau, le chef invita les trois Espagnols à y prendre place.
Les Indiens y entrèrent ensuite pour le diriger, tandis que lesFrançais, restés dans le ruisseau, conduisaient les chevaux enbride.
Du reste, la traversée ne fut pas longue. Au bout d’une heure,les voyageurs débarquèrent, le canot, fut replié et la routecontinua par terre.
La caravane se trouvait à présent sur le territoire chilien.
Depuis quelques heures, ainsi que cela arrive souvent dans lesmontagnes, le temps avait complètement changé.
Le soleil avait pris peu à peu une teinte rougeâtre, il semblaitnager dans un océan de vapeurs qui interceptaient ses chaudsrayons. Le ciel, d’une couleur cuivrée, s’abaissait graduellementen nuées blafardes chargées d’électricité.
On entendait, répétés par les échos des quebradas, lesroulements sourds d’un tonnerre lointain. La terre exhalait unesenteur âcre et pénétrante. L’atmosphère était pesante. Des gouttesde pluie larges comme des piastres commençaient à tomber. Le ventsoufflait par rafales, soulevant des tourbillons de poussière etpoussant ces gémissements presque humains qu’on entend seulementdans ces hautes régions, sujettes à subir à chaque instant cesgrandes convulsions de la nature qui prouvent l’omnipotence de Dieuet la faiblesse infinie de ses créatures.
Les oiseaux tournoyaient lourdement dans l’espace, jetant parintervalles des cris plaintifs et saccadés, les chevaux aspiraientfortement l’air par leurs naseaux en donnant des signesd’inquiétude et de frayeur.
Enfin tout présageait un de ces ouragans nomméstemporales,si communs dans les Cordillères et qui changentparfois, en quelques heures, la surface du sol.
Bien que l’on fût à peine à la moitié de la journée, lebrouillard était devenu tellement intense qu’une nuit épaisseenveloppait les voyageurs. Ce n’était qu’en tâtonnant et en usantdes plus minutieuses précautions qu’ils parvenaient à grand’peine àfaire quelques pas en avant.
– Que pensez-vous de ce temps-là, chef ? demanda lecomte avec inquiétude à Trangoil Lanec.
– Mauvais, très-mauvais, répondit celui-ci en hochant latête, pourvu que nous puissions passer le Jaua-Karam – leSaut du sorcier – avant que l’orage éclate.
– Sommes-nous donc en danger ?
– Nous sommes perdus ! répondit laconiquementl’Indien.
– Hum ! ce que vous dites là n’est pas rassurant,chef, fit Valentin qui avait entendu : croyez-vous donc que lepéril soit si grand ?
– Plus grand encore que je ne le dis à mon frère.Pensez-vous qu’il soit possible de résister à l’ouragan dans celieu où nous sommes ?
Les jeunes gens regardèrent autour d’eux.
– C’est vrai, murmura Valentin en baissant la tête avecabattement, que Dieu nous sauve !
En effet, la position des voyageurs paraissait désespérée.
Ils suivaient un de ces chemins tracés dans le roc vif et quicontournent les Andes, chemin qui avait à peine quatre pieds danssa plus grande largeur ; qui d’un côté était bordé par un muren granit d’une hauteur de plus de mille mètres, et de l’autre pardes barrancas ou précipices d’une profondeur incalculable,au bas desquels on entendait gronder avec des sourds et mystérieuxmurmures des eaux invisibles.
Dans un tel lieu tout espoir de salut semblait être unefolie.
Cependant les voyageurs marchaient toujours en avant, s’avançanten file indienne, c’est-à-dire, les uns à la suite des autres,silencieux et mornes. Chacun avait intérieurement conscience dudanger prochain qui le menaçait, mais n’osait, comme cela arrivetoujours en pareil cas, faire part de ses appréhensions à sescompagnons.
– Sommes-nous encore bien éloignés de Jaua-Karam ?demanda Valentin après un assez long silence.
– Nous approchons et nous ne tarderons pas à y arriver,répondit Trangoil Lanec, à moins que…
Soudain le voile de brume qui cachait l’horizon se déchiraviolemment, un éclair blafard illumina le ciel, et une rafaleterrible s’engouffra dans la quebrada.
– Pied à terre ! hurla Trangoil Lanec d’une voix destentor, pied à terre, si vous tenez à la vie ! Couchez-voussur le sol, en vous accrochant aux pointes des rochers. Chacunsuivit le conseil du chef.
Les animaux abandonnés à eux-mêmes, comprenant instinctivementle danger, plièrent immédiatement les jarrets et s’affaissèrent euxaussi sur le sol, afin que le vent eût moins de prise sur leurscorps.
Tout à coup le tonnerre éclata avec fracas, et une pluiediluvienne commença à tomber.
Il n’est donné à aucune plume humaine de décrire l’épouvantableouragan qui se déchaînait sur ces montagnes avec une furieinexprimable.
Des blocs de rochers énormes, cédant sous la force du vent etminés par les eaux, étaient précipités du haut en bas des mornesavec un fracas horrible ; des arbres séculaires étaient torduset déracinés par la bourrasque qui les lançait dans l’espace commedes fétus de paille.
Le sifflement du vent, les éclats de la foudre, se mêlant aumugissement de la tempête, râle de la nature aux abois qui se débatsous la main puissante de Dieu, formaient l’harmonie la plushorriblement sublime qu’il soit possible d’imaginer.
Tout à coup un cri strident de douleur et d’agonie traversal’espace et pour un instant domina tous les bruits du temporal.
Une voix, celle de don Tadeo, s’éleva avec un accent dedésespoir suprême.
– Ma fille ! sauvez ma fille !
Le Roi des ténèbres, méprisant le danger auquel il s’exposait,se redressa debout sur le chemin, les bras tendus vers le ciel, sescheveux flottant au vent et le front ceint d’une auréoled’éclair.
Doña Rosario, trop faible et trop délicate pour se retenir auxpointes aiguës des rocs contre lesquels ses doigts se déchiraient,avait été saisie, enlevée par la bourrasque et lancée dans leprécipice.
La Linda, sans prononcer une parole, avait plongé dans legouffre pour sauver sa fille ou mourir avec elle.
– Oh ! s’écria le comte avec une fiévreuse énergie, jeramènerai doña Rosario, moi.
Et il s’élança, mais un poignet de fer l’arrêta subitement.
– Reste, frère, lui dit Valentin d’une voix triste etdouce, laisse-moi courir ce péril.
– Mais…
– Je le veux !… qu’importe que je meure, ajouta-t-ilavec amertume, on ne m’aime pas, moi ! et se tournant vers donTadeo : courage, ami, lui dit-il, je vous rendrai votre filleou je périrai avec elle.
Il siffla son chien, auquel il fit sentir le rebozo –écharpe – de la jeune fille resté accroché à un buisson :
– Cherche ! César, cherche ! lui dit-il.
Le noble animal poussa un hurlement plaintif, aspira un instantl’air dans toutes les directions, puis après une minuted’hésitation, il remua la queue, se tourna vers son maître ets’élança sur la pente rapide et presque à pic du précipice.
Valentin, après avoir fait à son ami un dernier signe pour luiordonner de le laisser agir seul, s’accrocha aux broussailles etcommença à descendre.
L’ouragan sembla redoubler de fureur : le ciel incessammentsillonné par les éclairs se changea en une nappe de feu, la pluietomba plus violemment encore.
Don Tadeo, cet homme si énergique, terrassé par ce coupterrible, sans force et sans courage, les genoux sur le sol inondé,priait avec ferveur celui qui peut tout, de lui rendre safille.
Valentin avait disparu !
Lorsque Valentin s’était élancé dans la barranca, il avait obéià ce premier mouvement du cœur qui fait courir à l’homme les plusgrands dangers, braver les plus imminents, périls pour venir enaide à ceux qu’il aime.
Son amour pour doña Rosario était certes assez fort pour leporter à cette action, mais dans cette circonstance, il n’y avaiteu d’autre mobile chez lui que celui de se dévouer pour son frèrede lait, et rendre à un père désolé l’enfant qui faisait sajoie.
Dès qu’il fut suspendu sur la pente abrupte du précipice, obligéde sonder le terrain avec soin, de tâtonner avant de poser le piedou de saisir une broussaille, son exaltation se dissipa pour faireplace à cette froide et lucide détermination de l’homme brave quicalcule chacun de ses mouvements et ne se hasarde qu’aveccertitude.
La tâche qu’il avait entreprise n’était rien moins que facile àaccomplir. Dans cette descente périlleuse, le secours des yeux luidevenait inutile, les mains seules et les pieds, servaient à leguider.
Souvent il sentait crouler sous son pied la pierre sur laquelleil avait cru trouver un point d’appui, ou se briser dans sa main labranche qu’il avait saisie pour se retenir.
Il entendait gronder au fond de l’abîme les eaux dont lesmurmures semblaient l’attirer ; et bien que tout fût ombreautour de lui, il se sentait pris de vertige en supputant dans sapensée la profondeur probable de l’abîme au-dessus duquel il étaitsuspendu.
Mais inébranlable dans sa résolution, il descendait toujours,suivant autant que cela lui était possible, la trace de son chien,qui, à une courte distance au-dessous de lui, s’arrêtait de tempsen temps pour le guider par ses jappements.
Il devait avoir atteint une grande profondeur, car ayant parhasard levé la tête, il n’aperçut pas le ciel au-dessus de lui,l’horizon s’était rétréci de plus en plus et tout s’était fonduavec la ténébreuse obscurité de la barranca.
Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, tout en répétantà son chien ces mots qu’il n’avait cessé de lui crier depuis lecommencement de la descente :
– Cherche, César, cherche !
Le chien fut muet.
Inquiet, Valentin renouvela son appel et se pencha en avant parun mouvement instinctif.
Alors il lui sembla apercevoir à quelque vingt pieds au-dessousde l’endroit où il se trouvait, une forme blanche, mais dont lescontours étaient tellement vagues et indécis qu’il se crut le jouetd’une illusion, et se pencha davantage encore pour s’assurer qu’ilne se trompait pas.
Il fixa malgré lui cet objet, quel qu’il fût, avec une attentionsi soutenue, une ténacité si grande, qu’il sentit un commencementd’ivresse envahir son cerveau ; ses tempes battirent avecforce, un bourdonnement se fit dans ses oreilles ; fasciné peuà peu, attiré, pour ainsi dire graduellement par cette attentionmême, tout en se rendant compte d’une manière lucide des phénomènesqui se produisaient en lui, tout en comprenant le danger inévitablequi le menaçait, il n’eut pas la force de détourner son regard decet objet et le fixa, au contraire, davantage encore avec cettevolupté indéfinissable mêlée de terreur et de souffrance que l’onéprouve dans de semblables circonstances.
Au moment où il s’abandonnait sans résistance à cette attractionfatale, il se sentit vigoureusement rejeté en arrière.
L’illusion se dissipa aussitôt. De même qu’un homme délivré d’uncauchemar effrayant, il jeta autour de lui un regard incertain.
César, les quatre pattes fortement arqueboutées sur le roc,tenait entre ses dents serrées un pan de son poncho.
Valentin devait la vie à l’instinct merveilleux du chien deTerre-Neuve.
Auprès de César était la Linda.
– Pouvez-vous me répondre maintenant ? lui dit-elled’une voix brève.
– Parfaitement, señorita, répondit-il.
– Vous m’aiderez à sauver ma fille, n’est-ce pas ?
– C’est pour me mettre à sa recherche que je suis descendudans ce gouffre.
– Merci, caballero, fit-elle avec effusion, elle est prèsd’ici ; Dieu a voulu que je sois arrivée assez à temps pour lapréserver d’une horrible chute ; soutenue par votre précieuxanimal qui est venu à mon secours, j’ai retenu ma fille au momentoù elle allait disparaître au fond du gouffre ; je l’aicouchée sur un buisson : elle est évanouie et n’a pasconscience de ce qui lui est arrivé ; venez, au nom duciel ! venez, je vous en prie !
Et elle l’entraîna rapidement sur la pente de la barranca.
Le jeune homme la suivit.
La Linda semblait transfigurée, la certitude d’avoir sauvé safille d’une mort affreuse faisait rayonner son visage d’une joiedélirante.
Elle courait sur la pente du précipice avec une rapidité et unmépris du danger qui faisaient courir un frisson de terreur dansles veines de Valentin.
Doña Rosario gisait évanouie, ainsi que l’avait dit la Linda,étendue ou plutôt couchée comme dans un hamac au milieu d’un épaisfourré de lianes enroulées, entrelacées, formant les paraboles lesplus extravagantes autour de cinq ou six énormes myrtes, elle sebalançait mollement dans ce lit improvisé au-dessus d’un abîme deplus de mille toises.
En l’apercevant, la première impression de Valentin fut unsentiment de terreur folle qui lui fit froid au cœur, en songeant àl’épouvantable position dans laquelle se trouvait la jeunefille.
Mais dès que le premier moment fut passé, qu’il put regarder desang froid, il reconnut qu’elle était parfaitement en sûreté aumilieu de ce fourré qui aurait facilement soutenu un poids décuplede celui de la frêle enfant qu’il portait.
Cependant l’orage s’était calmé peu à peu, le brouillard s’étaitdissipé, le soleil avait reparu, bien qu’il fût encore parintervalles obscurci par des nuées qui passaient sur son disque,emportées par les derniers souffles de la tempête expirante.
Valentin connut alors toute l’horreur de la situation que lesténèbres lui avaient cachée jusqu’à ce moment.
Il ne put se rendre compte, en regardant le chemin qu’il avaitsuivi, de la façon dont il était venu jusque-là, comment il nes’était pas brisé mille fois.
Remonter était impossible.
Descendre l’était encore plus.
À partir du bouquet de myrtes auprès duquel il était arrêté, lesmurs du précipice descendaient en ligne droite sans aucune sailliesur laquelle on pût mettre le pied.
Un pas de plus en avant, il était mort.
Un frisson involontaire parcourut tous ses membres, une sueurfroide perla à la racine de ses cheveux, tout brave qu’il était ileut peur.
La Linda ne voyait rien, ne songeait à rien, elle regardait safille !
Valentin cherchait en vain comment il sortirait de ce mauvaispas. Seul, à la rigueur, il serait peut-être parvenu avec desdifficultés inouïes à remonter, mais avec deux femmes, dont uneétait évanouie, il n’y fallait pas songer.
Un cri de César lui fit vivement lever la tête.
Louis avait trouvé le moyen que Valentin désespérait detrouver.
Réunissant les lasos que les cavaliers chiliens portentconstamment pendus à la sangle de leurs chevaux, il les avaitsolidement attachés les uns au bout des autres et en avait formédeux cordes qu’il faisait glisser dans le précipice, aidé par donTadeo et les Indiens.
Valentin poussa un cri de joie, doña Rosario était sauvée.
Aussitôt que les lasos arrivaient à sa portée, le jeune hommeles saisit, et certain de leur solidité, il les réunit et fit unechaise à la marinière.
Mais une nouvelle difficulté se présenta :
Comment aller chercher au milieu des lianes la jeune filleévanouie ?
La Linda sourit de son embarras.
– Attendez, dit-elle.
Et bondissant comme une panthère, elle s’élança au milieu dufourré qui plia sous son poids, souleva sa fille dans ses bras, etd’un bond aussi sûr et aussi rapide que le premier, elle seretrouva sur la pente du précipice.
Valentin ne put retenir un cri d’admiration à ce trait inouïd’audace, que l’amour maternel était seul capable d’inspirer.
Le jeune homme attacha doña Rosario sur la chaise, il fit signede hisser.
Alors les guerriers puelches, dirigés par le comte, attirèrentdoucement à eux les lasos, tandis que Valentin et la Linda,s’accrochant tant bien que mal aux pointes des rochers et auxbroussailles, maintenaient la jeune fille et garantissaient soncorps délicat du contact des pierres aiguës qui auraient pu lablesser, au risque de se briser eux-mêmes vingt fois en perdantl’équilibre ou en faisant un faux pas.
Enfin, après des efforts et des peines inouïs, ils parvinrent auniveau du chemin.
Dès que don Tadeo aperçut sa fille, il se précipita vers elleavec un cri rauque et inarticulé, et la pressant contre sa poitrinehaletante il poussa un sanglot semblable à un rugissement et fonditen larmes.
Sous les embrassements passionnés de son père, la jeune fille netarda pas à revenir à la vie, ses joues se colorèrent, un soupirsortit de sa poitrine, elle rouvrit les jeux.
– Oh ! s’écria-t-elle en se serrant avec une terreurd’enfant contre son père, et lui jetant les bras autour du cou, monpère, j’ai cru mourir, quelle horrible chute !
– Ma fille, lui dit don Tadeo avec un geste d’une suprêmenoblesse, ta mère s’est la première élancée à tonsecours !
La Linda rougit de bonheur et tendit d’un air suppliant les brasà sa fille.
Celle-ci la regarda avec un mélange de crainte et de tendresse,fit un geste comme pour se jeter dans ces bras qui lui étaientouverts ; mais soudain elle frissonna et se réfugia dans lesein de son père en murmurant à vois basse :
– Oh ! je ne peux pas ! je ne peux pas !
La Linda poussa un profond soupir, essuya les larmes quiinondaient son visage et se retira à l’écart, disant avecrésignation :
– C’est juste ! qu’ai-je fait pour qu’elle mepardonne !… ne suis-je pas son bourreau ?
Les deux Français jouissaient intérieurement du bonheur de donTadeo, bonheur qu’il leur devait en partie.
Le Chilien s’approcha d’eux, leur serra chaleureusement la main,et se tournant vers doña Rosario :
– Ma fille, lui dit-il, aime ces deux hommes, aime-lesbien, car jamais tu ne pourras t’acquitter envers eux.
Les jeunes gens rougirent.
– Allons, allons, don Tadeo, fit Valentin, nous n’avonsperdu que trop de temps déjà, songeons que les Serpents Noirs nouspoursuivent ; voyons, à cheval et partons.
Malgré la brusquerie apparente de cette réponse, doña Rosario,qui comprit l’extrême délicatesse qui l’avait dictée, jeta au jeunehomme un regard d’une douceur ineffable, accompagné d’un sourirequi le paya amplement des périls qu’il avait courus pour elle.
La caravane se remit en marche.
La Linda, qui jusqu’alors avait été plutôt souffertequ’acceptée, fut traitée désormais avec égards par chacun, lepardon de don Tadeo, pardon si noblement accordé, l’avaitréhabilitée aux yeux de tous.
Doña Rosario elle-même se surprenait parfois à lui sourire, bienqu’elle ne se sentît pas encore le courage de répondre à sescaresses.
La pauvre femme, dont le repentir était sincère, se trouvaitheureuse du pardon tacite que sa fille semblait lui accorder, carelle n’osait espérer qu’elle n’oubliât jamais entièrement lestortures qu’elle lui avait infligées.
Au bout d’une heure on parvint au Jaua-Karam.
En cet endroit, la montagne était séparée en deux par uneentaille d’une profondeur incommensurable et d’une largeur de plusde vingt-cinq pieds.
Le chemin se trouvait ainsi brusquement interrompu ; maisplusieurs madriers énormes, jetés d’un bord à l’autre du précipice,formaient une solution de continuité sur laquelle les voyageursétaient obligés de passer, au risque de se rompre le cou à chaquepas.
Heureusement que dans ce pays les chevaux ; et les mulessont tellement habitués à marcher dans des chemins fantastiques etimpossibles, qu’ils se tiennent sans trébucher et vont sans aucunecrainte sur ces ponts et d’autres bien plus dangereux encore.
Ce passage difficile a été nommé par les Aucas Jaua-Karam, parceque, d’après ce que rapporte la légende, à l’époque où fut tentéela conquête de l’Araucanie, un sorcier huiliche, qui jouissaitd’une grande réputation de sagesse dans sa tribu, poursuivi de prèspar des soldats castillans, sauta sans hésiter le précipice,soutenu dans cette traversée périlleuse par les génies de l’airenvoyés par Pillian pour le sauver, au grand ébahissement desEspagnols, qui se retirèrent tout penauds d’avoir vu leur victimeleur échapper ainsi.
Quoi qu’il en soit de la vérité un peu apocryphe de cettelégende, toujours est-il que le pont existe tel que nous l’avonsdécrit, et que les voyageurs le traversèrent sans coup férir, maisnon pas sans trembler.
– Ah ! s’écria Trangoil Lanec en montrant aux jeunesgens le chemin qui s’élargissait et se continuait à quelques millesplus loin dans un llano immense, à présent que nous avonsde l’espace devant nous, nous sommes sauvés.
– Pas encore ! répondit Curumilla en désignant dudoigt une colonne de fumée bleuâtre qui montait en spirale vers leciel.
– Ooch ! reprit le chef, seraient-ce encoreles Serpents Noirs ? ils nous auraient donc précédés au lieude nous suivre ? comment se fait-il qu’ils se hasardent ainsisur le territoire chilien ? Retirons-nous pour la nuit dans cepetit bois de Chiri moyas qui se trouve là sur la droite,et veillons avec soin si nous ne voulons pas être surpris et faitsprisonniers, car cette fois je ne réponds pas que nous nousretirions sains et saufs de leurs mains.
Bientôt toute la troupe fut cachée, comme une nichée d’oiseauxpoltrons, au fond d’un fourré inextricable, où il était impossiblede soupçonner sa présence.
Pour surcroît de précautions, aucun feu ne fut allumé, et lesquelques paroles que les voyageurs échangeaient entre eux n’étaientprononcées qu’à voix basse et à l’oreille.
Après un repas frugal, les voyageurs se préparaient à se livrerau repos, lorsque César s’élança en avant en hurlant avecfureur.
Chacun sauta sur ses armes.
Il y eut un moment d’attente suprême.
Enfin un bruit de pas se fit entendre, les buissons s’écartèrentet un Indien parut.
Cet Indien était Antinahuel, le Tigre Soleil.
À la vue de cet homme, doña Rosario ne put retenir un crid’effroi.
Sa mère se jeta vivement devant elle, comme pour laprotéger.
Antinahuel ne sembla pas s’apercevoir de la présence de la jeunefille ni de celle de la Linda : son visage ne perdit rien decette impassibilité froide qui sert de masque aux Indiens ; ilcontinua à s’avancer à pas lents ; sans qu’aucun muscle de sonvisage eût bougé.
Arrivé à quelques pas de Trangoil Lanec, il s’arrêta et lesaluaen s’inclinant et en plaçant sa main ouverte sur sa poitrine.
– Marry-marry, je viens m’asseoir au foyer de mon frère,dit-il de sa voix profonde et gutturale.
– Mon frère est le bienvenu, répondit le chef, le feu vaêtre allumé pour le recevoir.
– Non, je ne veux que fumer avec mon frère pour luicommuniquer une nouvelle importante que sans doute il ignore, etque le chasqui des quatre Utals-Mapus m’a apprise aujourd’huimême.
– Il sera fait ainsi que mon frère le désire, réponditTrangoil Lanec en invitant d’un geste Curumilla à venir prendreplace auprès de lui.
Les trois Indiens s’assirent avec tout le cérémonial usité enpareille circonstance.
Ils allumèrent leurs pipes et fumèrent silencieusement.
Chacun d’eux s’examinait à la dérobée et cherchait à surprendreles pensées de l’autre.
Enfin, après un temps assez long employé à s’envoyerconsciencieusement des bouffées de fumée au visage, Antinahuel pritla parole.
– Voici, dit-il, le quipos que le chasqui, quiarrive de Paki-Pulli, m’a remis vers la septième heure, àmoi, Antinahuel, fils du Chacal Noir, le plus puissant desApo-Ulmènes des Puelches.
Il sortit de dessous son poncho une légère pièce de bois, longued’à peu près dix pouces, très-épaisse, fendue et contenant un doigthumain.
Ce morceau de bois était entouré de fil ; à l’une de sesextrémités il avait une frange de laine, bleue, rouge, noire etblanche.
– Mon frère voit, continua Antinahuel, que sur la lainenoire il y a quatre nœuds pour indiquer que le chasqui a quittéPaki-Pulli quatre jours après la lune ; sur la blanche, il y adix nœuds qui signifient que dix jours après cette époque,c’est-à-dire dans trois jours, les quatre Utals-Mapus confédérésprendront les armes, ainsi que cela a été convenu dans un grandauca-coyog convoqué par les toquis ; sur la rouge, j’ai faitun nœud qui veut dire que les allaregues et les regues placés sousmes ordres se joindront à l’expédition, et que les chefs peuventcompter sur mon concours. Mes frères suivront-ils monexemple ?
– Mon frère a oublié de me dire une chose qui, à mon avis,est cependant d’une grande importance, répondit Trangoil Lanec.
– Que mon frère s’explique.
Antinahuel dirigea un regard sur les blancs qui suivaient cettescène avec inquiétude, mais sans en comprendre les péripéties.
– Contre les visages pâles, dit-il avec un accent de hainemortelle, ces Chiaplos et ces Culme-Huincas, quiprétendent nous asservir.
Trangoil Lanec se redressa, et, regardant son interlocuteur enface :
– Très-bien, dit-il, mon frère est un puissant chef, qu’ilme donne le quipos.
Antinahuel le lui remit.
Le guerrier puelche reçut le quipos, le considéra un instant,puis, saisissant la frange rouge et la frange bleue, il les réunit,fit un nœud sur elles, ensuite il passa le morceau de bois àCurumilla qui imita son exemple.
À cette action, Antinahuel demeura calme et froid.
– Ainsi, dit-il, mes frères refusent leur concours auxchefs ?
– Les chefs des quatre nations peuvent se passer de nous,et mon frère le sait bien, dit Trangoil Lanec, puisque la guerreest terminée et que ce quipos est faux.
Le toqui fit un mouvement de colère qu’il réprima aussitôt.
Trangoil Lanec continua d’une voix ironique :
– Pourquoi, en venant ici, au lieu de nous présenter cequipos, Antinahuel ne nous a-t-il pas dit franchement qu’il venaitchercher auprès de nous ses prisonniers blancs qui se sontéchappés ? nous lui aurions répondu que ces prisonniers sontsous notre protection désormais, que nous ne les lui rendrons pas,et qu’il ne parviendra jamais, par ses paroles fourchues, à nousdécider à les lui livrer.
– Très-bien, fit Antinahuel, les lèvres serrées, telle estla résolution de mes frères ?
– Oui, et que mon frère sache bien que nous ne sommes pashommes à nous laisser tromper.
Le toqui se leva la rage au cœur, mais le visage toujoursimpassible.
– Vous êtes des chiens et des vieilles femmes,dit-il ; demain je viendrai avec mes mosotones prendre mesprisonniers et donner en pâture vos cadavres aux urubus.
Les deux Indiens sourirent avec mépris, et ils s’inclinèrentgravement pour saluer le départ de leur ennemi.
Le toqui dédaigna de répondre à cette courtoisie ironique ;il tourna le dos et rentra dans le bois du même pas lent etsolennel dont il était arrivé, semblant mettre ses adversaires audéfi de s’attaquer à lui.
À peine eut-il quitté le camp que Trangoil Lanec se lança surses traces.
Le guerrier indien ne s’était pas trompé ; à son réveil,furieux de voir ses prisonniers échappés, Antinahuel avaitsoupçonné Trangoil Lanec d’avoir protégé leur évasion. Malgré lesprécautions prises par l’Ulmen, le toqui avait découvert sa piste,et son seul but, en se présentant au camp, avait été de connaîtrele nombre des ennemis qu’il aurait à combattre, et s’il lui seraitpossible de rentrer en possession de ceux qui avaient cru sesoustraire à sa vengeance. Il savait qu’il ne courait aucun risqueen se présentant comme il l’avait fait.
L’absence du chef fut de courte durée.
Au bout d’une heure à peine il était de retour.
Ses compagnons, inquiets de ce qui venait de se passer, levirent revenir avec la plus grande joie.
– Que mes frères ouvrent les oreilles, dit-il.
– Nous écoutons, répondit Valentin.
– Antinahuel est campé à peu de distance, il saitmaintenant que nous ne sommes pas assez forts pour lutter contrelui ; son seul but, en venant ici, était de nous compter, ilse prépare à nous attaquer. Que veulent faire mes frères ?notre position est grave.
– Pourquoi ne pas avoir tué ce misérable ? s’écria laLinda avec violence.
L’Ulmen secoua la tête.
– Non, répondit-il, je ne le pouvais pas, la loi indiennem’a empêché de le faire ; il s’est présenté comme ami à monfoyer, un hôte est sacré, ma sœur ne l’ignore pas.
– Ce qui est fait est fait, dit Valentin, il n’y a plus à yrevenir. Il nous faut maintenant trouver le moyen de sortir, coûteque coûte, de la position terrible dans laquelle nous sommes.
– Nous nous ferons tuer avant de consentir que ce misérables’empare de nos prisonniers, dit résolument le comte.
– Certes, mais avant d’employer ce moyen extrême, il mesemble que nous pourrions en trouver un autre.
– Je n’en vois pas, dit tristement Trangoil Lanec ;nous ne sommes plus ici en Araucanie, je ne connais que fort peul’endroit où nous nous trouvons, la plaine est nue et ne nous offreaucun abri ; Antinahuel nous écrasera facilement.
– Peut-être il ne faut pas nous abandonner ainsi à undécouragement indigne de nous, reprit énergiquement Valentin ;nous sommes quatre hommes de cœur, nous ne devons pasdésespérer ; voyons, don Tadeo, quel est votre avis ?
Depuis qu’il avait retrouvé sa fille, le chef des Cœurs Sombresn’était plus le même ; il ne semblait plus vivre que pour elleet par elle ; rien de ce qui se passait autour de lui n’avaitle pouvoir de l’intéresser.
En ce moment, assis au pied d’un arbre, il tenait doña Rosariosur ses genoux et la berçait comme une enfant, avec de douxsourires.
Cependant, à la question de Valentin, il releva brusquement latête.
– Je ne veux pas que ma fille retombe au pouvoird’Antinahuel, dit-il avec force, en la serrant sur sapoitrine : quoi qu’il arrive, je veux la sauver !
– Nous aussi, nous le voulons ; seulement, les chefsindiens ne connaissent pas le pays ; vous qui êtes Chilien,peut-être pourriez-vous nous donner un renseignement utile, carnous ne savons quel moyen employer pour échapper à l’éminent périlqui nous menace.
Don Tadeo réfléchit un instant, jeta un regard circulaire surles montagnes, et répondit à Valentin qui attendait sa réponse avecanxiété :
– Ce moyen, je vous le fournirai si Dieu nous continue satoute-puissante protection ; nous ne sommes qu’à dix lieuestout au plus d’une de mes haciendas.
– Vous en êtes sûr ?
– Oui, grâce au ciel !
– En effet, s’écria la Linda avec joie, l’hacienda de laPaloma ne doit pas être éloignée.
– Et vous croyez que si nous pouvons atteindre cettehacienda…
– Nous serons sauvés, interrompit don Tadeo, car j’ai lacinq cents peones dévoués avec lesquels je ne craindrai pasl’effort d’une armée indienne tout entière.
– Oh ! fit la Linda, ne perdons pas un instant, donTadeo, écrivez un mot à votre majordome ; dites-lui dansquelle situation désespérée vous vous trouvez, et ordonnez-luid’accourir à votre secours avec tous les hommes qu’il pourrarassembler.
– C’est le ciel qui vous inspire, Madame, s’écria don Tadeoavec joie.
– Oh ! répondit la Linda avec une expressionimpossible à rendre, c’est que moi aussi je veux sauver mafille !
Doña Rosario fixa sur elle un regard humide de larmes,s’approcha doucement, et lui dit d’une voix pleine detendresse :
– Merci, ma mère !
Sa fille lui avait pardonné !…
La pauvre femme se laissa tomber à genoux sur la terre, et,joignant les mains, elle rendit grâce au ciel d’un si grandbonheur.
Cependant don Tadeo avait tracé quelques mots à la hâte sur unpapier que lui avait donné le comte.
– Voilà ce que j’écris, dit-il.
– Nous n’avons pas le temps de lire ce billet, il fautqu’il parte à l’instant, répondit vivement le comte, je me chargede le porter, indiquez-moi seulement le chemin que je dois suivrepour me rendre à l’hacienda.
– Je le connais, dit flegmatiquement Curumilla.
– Vous ? chef.
– Oui.
– Très-bien, en ce cas vous m’accompagnerez ; si l’unde nous reste en route, l’autre le remplacera.
– Ooch ! je sais un chemin par lequel nousarriverons en moins de deux heures.
– Partons, alors.
Ils montèrent à cheval.
– Veille sur elle ! dit Louis en serrant la main deson ami.
– Amène le secours ! répondit celui-ci en lui rendantson étreinte.
– J’arriverai ou je serai tué, s’écria le jeune homme avecélan.
Et enfonçant les éperons dans les flancs de leurs chevaux, lesdeux hommes disparurent dans un nuage de poussière.
Valentin suivit son frère de lait du regard aussi longtempsqu’il put l’apercevoir, puis il se retourna vers TrangoilLanec.
– Et nous, dit-il, en route ! en route !
– Tout est prêt, répondit le chef.
– Maintenant, dit Valentin en s’adressant à don Tadeo,notre sort est entre les mains de Dieu ; nous avons fait toutce qu’il était humainement possible de faire pour échapper àl’esclavage ou à la mort, de sa volonté seule dépend notresalut.
– Valentin ! Valentin ! s’écria don Tadeo aveceffusion, vous êtes aussi intelligent que dévoué, Dieu ne nousabandonnera pas.
– Qu’il vous entende ! fit le jeune homme avecmélancolie.
– Courage, ma fille ! dit la Linda avec une expressionde tendresse infinie.
– Oh ! je ne crains plus rien maintenant, répondit lajeune fille avec un sourire de bonheur, n’ai-je pas auprès de moimon père et… ma mère ! ajouta-t-elle avecintention.
La Linda leva les yeux au ciel avec reconnaissance.
Dix minutes plus tard, ils avaient quitté le bois et suivaientau grand trot la route sur laquelle le comte et Curumilla lesprécédaient en courant à toute bride.
Mais en se remettant en route, Valentin avait plutôt consulté lepéril de la situation et la nécessité d’y échapper, que lapossibilité de marcher.
Les chevaux, surmenés depuis deux jours, fatigués outre mesurepar l’ouragan, refusaient d’avancer ; ce n’était qu’avec forcecoups d’éperons que l’on parvenait à leur faire faire quelques pasen trébuchant.
Enfin, après une heure d’efforts infructueux, don Tadeo, dont lecheval, noble bête de pure race, pleine de feu et de courage,venait de s’abattre deux fois coup sur coup, fut le premier à faireobserver à Valentin l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaientd’aller plus loin.
– Je le sais, répondit le jeune homme en soupirant, lespauvres animaux sont presque fourbus, mais qu’y faire ?crèvons-les s’il le faut : ceci est une question de vie ou demort, nous arrêter c’est nous perdre.
– Marchons donc ! quoi qu’il arrive, répondit donTadeo avec résignation.
– Et puis, continua le jeune homme, une minute de gagnéeest énorme pour nous : Louis peut être de retour au point dujour avec le secours que nous attendons ; si nos chevauxavaient été reposés, nous serions arrivés cette nuit même àl’hacienda, mais dans l’état où ils sont, il n’y faut passonger ; seulement, plus nous irons en avant, plus nous auronsde chances d’échapper à ceux qui nous poursuivent et de rencontrerceux que nous attendons. Mais pardon, don Tadeo, le chef indien mefait un signe, il a probablement quelque chose d’important à mecommuniquer.
Il quitta don Tadeo et se rapprocha de l’Ulmen.
– Eh bien, chef, lui demanda-t-il, qu’avez-vous à medire ?
– Mon frère compte-t-il marcher longtemps encore ? fitl’Indien.
– Mon Dieu, chef, vous m’adressez justement la mêmequestion que don Tadeo, question à laquelle je ne sais commentrépondre.
– Que pense le grand chef ?
– Il m’a dit ce que je sais aussi bien que lui,c’est-à-dire que nos chevaux sont à bout.
– Ooch ! et que va faire mon frère à la cheveluredorée ?
– Le sais-je ? que Trangoil Lanec me conseille :c’est un guerrier renommé dans sa tribu, il trouvera probablementun stratagème pour nous sortir d’embarras.
– J’ignore ce que mon frère nomme un stratagème, mais jecrois avoir une bonne idée.
– Parlez, chef, vos idées sont toujours excellentes, et ence moment je suis convaincu qu’elles seront meilleures quejamais.
L’Indien baissa la tête avec modestie, un sourire de plaisiréclaira une seconde sa figure intelligente.
– Que mon frère écoute, dit-il, peut-être Antinahuel est-ildéjà sur nos traces ; s’il n’y est pas, il ne tardera pas as’y mettre ; s’il nous rejoint pendant la marche, nous seronstués : que peuvent en rase campagne trois hommes contresoixante ? Mais non loin d’ici, je connais un endroit où nousnous défendrons facilement. Il y a plusieurs lunes, dans unemalocca, dix guerriers de ma tribu et moi, nous avons résisté danscette place pendant quinze jours entiers contre plus de centguerriers des visages pâles que j’ai enfin contraints à laretraite ; mon frère me comprend-il ?
– Parfaitement, chef, parfaitement, guidez-nous vers cetendroit, et si Dieu veut que nous l’atteignions, je vous jure queles mosotones de Antinahuel trouveront à qui parler s’ils osent s’yprésenter.
Trangoil Lanec prit immédiatement la direction de la petitetroupe, et lui fit faire un léger détour.
Dans l’intérieur de l’Amérique du Sud, ce qu’en Europe noussommes convenus de nommer routes ou chemins n’existe pas ;mais on rencontre un nombre infini de sentiers tracés par les bêtesfauves, qui se croisent, s’enchevêtrent dans tous les sens etfinissent tous, après des méandres sans nombre, par aboutir à desruisseaux ou à des rivières, qui depuis des siècles serventd’abreuvoirs aux animaux sauvages.
Les Indiens possèdent seuls le secret de se diriger à coup sûrdans ces labyrinthes inextricables ; aussi, après vingtminutes de marche, les voyageurs se trouvèrent-ils, sans savoircomment, au bord d’une charmante rivière d’un tiers de mille delarge, au centre de laquelle s’élevait comme une sentinellesolitaire un énorme bloc de granit.
Valentin poussa un cri d’admiration à l’aspect de cetteforteresse improvisée.
Les chevaux, comme s’ils eussent compris qu’ils étaient enfinarrivés en lieu sûr, entrèrent joyeusement dans l’eau, malgré lafatigue qui les accablait, et nagèrent vigoureusement vers lerocher.
Ce bloc de granit, qui de loin semblait inaccessible, étaitcreux ; par une pente douce intérieure, il était facile demonter au sommet qui formait une plate-forme de plus de dix mètrescarrés de circonférence.
Les chevaux furent cachés dans un coin de la grotte, où ils secouchèrent épuisés, et Valentin s’occupa à barricader l’entrée dela forteresse avec tout ce qui lui tomba sous la main, de façon àpouvoir opposer une vigoureuse résistance tout en restant àcouvert.
Cela fait, on alluma du feu, et on attendit les événements.
César était allé de lui-même se poster sur la plateforme,sentinelle vigilante qui ne devait pas laisser surprendre lagarnison.
Plusieurs fois le Français, que l’inquiétude tenait éveillé,tandis que ses compagnons, succombant à la fatigue, se livraient aurepos, était monté sur la plate-forme pour caresser son chien ets’assurer que tout était tranquille.
Mais rien ne troublait le sombre et mystérieux silence de lanuit ; seulement par intervalles on voyait se dessiner auloin, aux rayons argentés de la lune, les formes confuses dequelque animal qui venait paisiblement se désaltérer à la rivière,où l’on entendait les miaulements plaintifs et saccadés des loupsrouges, auxquels se mêlaient les chants de la hulotte bleue et dumawkawis cachés sous la feuillée.
La nuit tirait à sa fin, l’aube commençait à nuancer l’horizonde ses teintes nacrées, les étoiles s’éteignaient les unes aprèsles autres dans les sombres profondeurs du ciel, et à l’extrêmeligne bleue du llano, un reflet d’un rouge vif annonçait que lesoleil n’allait pas tarder à paraître.
Il faut s’être trouvé seul et isolé dans le désert, pourcomprendre ce que la nuit, cette grande créatrice des fantômes etdes djinns, cache de terrible et de menaçant sous son épais manteaude brume, avec quelle joie et quelle reconnaissance on salue lelever du soleil, ce roi de la création, ce puissant protecteur quirend à l’homme le courage, en lui réchauffant le cœur engourdi etglacé par les lugubres insomnies des ténèbres.
– Je vais me reposer quelques instants, dit Valentin àTrangoil Lanec qui s’éveillait en jetant autour de lui un regardinquiet, la nuit est finie ; je crois que, quant à présent,nous n’avons rien à redouter.
– Silence ! murmura l’Indien en lui serrant le brasavec force.
Les deux hommes prêtèrent l’oreille ; un gémissementétouffé traversa l’espace.
– C’est mon chien ! c’est César qui nous avertit,s’écria le jeune homme, que se passe-t-il donc, mon Dieu ?
Il s’élança sur la plate-forme, où le chef l’eut bientôtrejoint.
En vain regarda-t-il de tous les côtés, rien ne paraissait, lamême tranquillité semblait régner autour d’eux.
Seulement les hautes herbes qui garnissaient les bords de larivière s’inclinaient doucement comme poussées par la brise.
Valentin crut un instant que son chien s’était trompé ;déjà il se préparait à descendre lorsque tout à coup le chef lesaisit par le milieu du corps et le contraignit à se coucher sur laplate-forme.
Plusieurs coups de feu retentirent, une dizaine de ballesvinrent en sifflant s’aplatir sur le rocher, et plusieurs flèchespassèrent par-dessus la plateforme.
Une seconde de plus, Valentin était tué.
Puis éclata un hurlement épouvantable répété par les échos desdeux rives.
C’était le cri de guerre des Aucas qui, au nombre de plus dequarante, apparurent sur le rivage.
Valentin et le chef déchargèrent leurs fusils presque au hasardau milieu de la foule.
Deux hommes tombèrent.
Les Indiens disparurent subitement dans les halliers et dans leshautes herbes.
Le silence un instant troublé se rétablit avec une tellepromptitude que, si les cadavres des Indiens tués n’étaient pasrestés étendus sur le sable, cette scène aurait pu passer pour unrêve.
Le jeune homme profita de la minute de répit que l’ennemi luidonnait pour descendre dans la grotte.
Au bruit de la fusillade et des cris poussés par les Aucas, doñaRosario s’était éveillée en sursaut.
Voyant son père saisir son fusil pour monter sur la plate-forme,elle se jeta dans ses bras en le suppliant de ne pas laquitter.
– Mon père, lui dit-elle, je vous en prie, ne me laissezpas seule, ou bien permettez-moi de vous suivre, ici je deviendraifolle de terreur.
– Ma fille, répondit don Tadeo, votre mère reste près devous, moi je dois rejoindre nos amis ; voudriez-vous que, dansune circonstance comme celle-ci, je les abandonnasse ? c’estma cause qu’ils défendent, ma place est auprès d’eux !…voyons, du courage, ma Rosarita chérie, le temps estprécieux !
La jeune fille se laissa tomber sur le sol avec accablement.
– C’est vrai ! dit-elle, pardonnez-moi, mon père, maisje ne suis qu’une femme et j’ai peur !…
Sans prononcer une parole, la Linda avait tiré son poignard ets’était embusquée à l’entrée de la grotte.
En ce moment Valentin parut.
– Merci, don Tadeo, lui dit-il, vous ne nous êtes pasindispensable là-haut, tandis qu’ici, au contraire vous pouvez nousêtre fort utile. Les Serpents Noirs tenteront sans doute detraverser la rivière et de s’introduire dans cette grotte dont ilsconnaissent certainement l’existence, pendant qu’une partie deleurs compagnons nous occupera par une fausse attaque ; restezdonc ici, je vous prie, et surveillez leurs mouvements avec soin,de votre vigilance dépend le succès de notre défense.
Valentin avait raisonné juste. Les Indiens, reconnaissantl’inutilité d’une fusillade contre un bloc de granit sur lequels’aplatissaient leurs balles sans causer le moindre mal à leursadversaires, avaient changé de tactique. Ils s’étaient séparés endeux bandes, dont l’une tiraillait pour attirer l’attention de lagarnison du rocher, tandis que l’autre, dirigée par Antinahuel,avait remonté pendant une centaine de pas le cours de la rivière,arrivés à une certaine distance, les Indiens avaient construit à lahâte plusieurs radeaux sur lesquels ils se laissaient emporter aucourant qui les conduisait tout droit sur le rocher.
Valentin et son compagnon, sachant qu’ils n’avaient rien àcraindre de ceux qui, du rivage, tiraient sur eux, redescendirentdans la grotte où devait se concentrer toute la défense.
Le premier soin du jeune homme fut de placer doña Rosario àl’abri des balles, derrière un pan de rocher qui formait uneexcavation assez profonde pour qu’une personne pût s’y tenir sansêtre trop mal à l’aise. Ce devoir rempli, il prit son poste auprèsde ses compagnons en avant de la barricade.
Un radeau monté par sept ou huit Indiens, drossé avec violencepar le courant, vint tout à coup choquer contre le rocher.
Les Indiens poussèrent leur cri de guerre et s’élancèrent enbrandissant leurs armes, mais les trois hommes auxquels la Lindaavait absolument voulu se joindre se jetaient sur eux, et avantqu’ils eussent pu reprendre leur aplomb, dérangé par la rapiditéavec laquelle ils abordaient, ils les assommèrent à coups de crossede fusil et rejetèrent leurs corps à la rivière.
César avait sauté à la gorge d’un Indien d’une taille colossale,qui déjà levait sa hache sur don Tadeo, et l’avait étranglé.
Mais à peine en avaient-ils fini avec ceux-là que deux autresradeaux survinrent, suivis presque immédiatement d’un troisième etd’un quatrième, portant au moins une trentaine d’hommes à euxquatre.
Un instant la mêlée fut terrible dans cet endroit resserré oùl’on combattait poitrine contre poitrine, pied contre pied ;la Linda, tremblant pour sa fille, les cheveux épars, les yeuxétincelants, se défendait comme une lionne, puissamment secondéepar ses trois compagnons qui faisaient des prodiges de valeur.
Mais accablés par le nombre, les assiégés furent enfin obligésde reculer et de chercher un abri derrière la barricade.
Il y eut une minute de trêve pendant laquelle les Aucas secomptèrent.
Six des leurs étaient étendus morts, plusieurs autres avaientdes blessures graves.
Valentin avait reçu un coup de hache sur la tête, mais grâce àun brusque mouvement qu’il avait fait de côté, la blessure étaitpeu profonde.
Trangoil Lanec avait le bras gauche traversé, don Tadeo et laLinda n’étaient pas blessés.
Valentin jeta un regard chargé d’une douleur suprême versl’endroit de la grotte qui servait de refuge à la jeune fille, puisil ne songea plus qu’à faire noblement le sacrifice de sa vie.
Le premier il recommença la lutte.
Soudain une violente fusillade partit du rivage.
Plusieurs Indiens tombèrent.
– Courage ! s’écria Valentin, courage ! voici nosamis !
Suivi de ses compagnons, une seconde fois il escalada labarricade et se rejeta dans la mêlée.
Tout à coup un cri d’appel d’une expression déchirante retentitdans la grotte.
La Linda se retourna, et poussant un rugissement de bête fauve,elle se précipita sur Antinahuel entre les bras duquel doña Rosariose débattait vainement.
Antinahuel, étourdi par cette attaque imprévue, lâcha la jeunefille et fit face à l’adversaire qui osait lui barrer lepassage.
Il eut une seconde d’hésitation en reconnaissant la Linda.
– Arrière ! lui dit-il d’une voix sourde.
Mais la Linda sans lui répondre se jeta sur lui à corps perdu etlui planta son poignard dans la poitrine.
– Meurs donc, chienne, hurla-t-il en levant sa hache.
La Linda tomba.
– Ma mère ! ma mère ! s’écria doña Rosario avecdésespoir en s’agenouillant près d’elle et la couvrant debaisers.
Le chef se baissa pour saisir la jeune fille, mais alors unnouvel adversaire se dressa terrible devant lui.
Cet adversaire était Valentin.
Le toqui, la rage au cœur de voir que la proie dont il secroyait certain lui échappait sans retour, s’élança sur le Françaisen lui portant un coup de hache que celui-ci para avec sonrifle.
Alors les deux ennemis, les yeux étincelants, les dents serréespar la colère, se saisirent à bras le corps, s’enlacèrent l’un àl’autre comme deux serpents, et roulèrent sur le sol en cherchantmutuellement à se poignarder.
Cette lutte avait quelque chose d’atroce, auprès de cette femmequi agonisait et de cette autre à demi-folle de douleur etd’épouvante.
Valentin était adroit et vigoureux, mais il avait affaire à unhomme contre lequel il n’aurait pu résister s’il n’avait étéaffaibli par la blessure que lui avait faite la Linda.
Le corps huileux de l’Indien n’offrait aucune prise au Français,tandis que son ennemi, au contraire, l’avait saisi par la cravateet l’étranglait de la main droite, pendant que de la gauche iltâchait de lui enfoncer son poignard dans les reins.
Ni Trangoil Lanec ni don Tadeo ne pouvaient porter secours àleur compagnon, occupés qu’ils étaient à se défendre eux-mêmescontre les Aucas qui les serraient de près.
C’en était fait de Valentin. Déjà ses idées perdaient leurlucidité, il ne résistait plus que machinalement, lorsqu’il sentitles doigts qui serraient son cou se détendre graduellement ;alors, dans un dernier mouvement de rage, il réunit toutes sesforces, par une secousse violente il parvint à se dégager et à serelever sur les genoux.
Mais son ennemi, loin de l’attaquer ou de chercher à sedéfendre, poussa un profond soupir et retomba en arrière.
Antinahuel était mort.
– Ah ! s’écria la Linda avec une expression impossibleà rendre, elle est sauvée !…
Et elle retomba évanouie entre les bras de sa fille, serrantencore dans ses mains avec une force inouïe son poignard, dont elleavait percé le cœur du chef en se traînant sur les genoux jusqu’àce qu’elle pût l’atteindre.
On s’empressa autour de la malheureuse femme qui venait, entuant l’ennemi le plus acharné de sa fille, de réparer si noblementses fautes en se sacrifiant.
Longtemps les soins qu’on lui prodigua furent inutiles.
Enfin, elle soupira faiblement, ouvrit les yeux, et fixant unregard voilé sur ceux qui l’entouraient, elle saisit convulsivementsa fille et don Tadeo, les rapprocha d’elle et les contempla avecune expression de tendresse infinie, tandis que d’abondantes larmescoulaient sur son visage déjà couvert des ombres de la mort.
Ses lèvres remuèrent, une écume sanglante apparut aux coins desa bouche et d’une voix basse et entre-coupée ellemurmura :
– Oh ! j’étais trop heureuse !… tous deux vousm’aviez pardonné !… mais Dieu n’a pas voulu ! cette mortterrible désarmera-t-elle sa justice !… priez… priez pourmoi !… afin que plus tard nous nous retrouvions auciel !… je meurs… adieu !… adieu !…
Un frémissement convulsif agita tout son corps, elle se relevapresque droite et retomba comme frappée de la foudre.
Elle était morte.
– Mon Dieu, s’écria don Tadeo en levant les yeux au ciel,pitié, pitié pour elle !
Et il s’agenouilla auprès du corps.
Ses compagnons l’imitèrent pieusement, et prièrent pour lamalheureuse que le Tout-Puissant venait si subitement de rappeler àlui.
Dès qu’ils avaient vu tomber leur chef, les Indiens avaientdisparu.
Deux heures plus tard, grâce aux peones amenés par le comte etCurumilla, la petite troupe arrivait saine et sauve à l’hacienda dela Paloma, conduisant avec elle le corps de doña Maria.
Un mois environ après les événements que nous avons rapportés,dans l’hacienda de la Paloma, deux hommes assis côte àcôte au fond d’un bosquet de nopals, causaient vivement entre eux,tout en admirant un magnifique lever de soleil.
Ces deux hommes étaient Valentin Guillois et le comte dePrébois-Crancé.
Les Français assistaient, avec une espèce de recueillementmélancolique, au réveil de la nature ; le ciel était sansnuage, une légère brise embaumée de mille senteurs frémissaitdoucement à travers les nénuphars aux fleurs jaunes qui bordaientles rives d’un grand lac, sur lequel voguaient nonchalammentd’innombrables troupes de gracieux cygnes à tête noire ; lesfeux du soleil levant commençaient à dorer la cime des grandsarbres, et les oiseaux de toutes sortes, cachés sous la feuillée,saluaient de leurs chants harmonieux la naissance du jour.
Le comte de Prébois-Crancé, inquiet du silence obstiné quegardait Valentin, prit enfin la parole :
– Lorsqu’en me réveillant il y a une heure, fit-il, tu m’asentraîné ici, afin, m’as tu dit, de causer à notre aise, je t’aisuivi sans observation ; voici vingt minutes que nous sommesassis sous ce bosquet, et tu ne t’es pas décidé à t’expliquer, tonsilence m’inquiète, frère, je ne sais à quoi l’attribuer ;aurais-tu donc une nouvelle fâcheuse à m’annoncer ?
Valentin releva brusquement la tête.
– Pardonne-moi, Louis, répondit-il, je n’ai aucune nouvellefâcheuse à t’annoncer, mais l’heure d’une suprême explication entrenous a sonné.
– Que veux-tu dire ?
– Tu vas me comprendre. Lorsque, il y a un an, dans tonhôtel des Champs-Élysées, réduit au désespoir et résolu à teréfugier dans la mort, tu me fis appeler, je m’engageai, si tuvoulais vivre, à te rendre ce que tu avais perdu, non par la faute,mais à cause de ton inexpérience ; tu as eu foi en moi :sans hésiter tu as abandonné la France, tu as dit pour toujoursadieu à la vie de gentilhomme, et tu m’as résolument accompagné enAmérique ; maintenant c’est à moi à accomplir à mon tour lespromesses que je t’ai faites.
– Valentin !
– Écoute-moi, tu aimes doña Rosario, je suis certain que deson côté elle éprouve pour toi un amour vrai et profond ; lesservices que nous avons rendus à son père nous autorisentaujourd’hui à tenter auprès de lui une démarche qu’il attend, j’ensuis convaincu, et dont le résultat doit enfin te rendre heureuxpour toujours. Cette démarche, que je ne voulais pas risquer sanst’en avoir parlé d’abord, je vais ce matin la faire et m’expliquerfranchement avec don Tadeo.
Un sourire triste plissa les lèvres du jeune homme, il laissatomber sans répondre la tête sur sa poitrine.
– Qu’as-tu donc ? s’écria Valentin avec inquiétude,d’où provient que cette résolution, qui doit combler tous tes vœux,te plonge dans la douleur ? explique-toi, Louis ?
– À quoi bon m’expliquer ? pourquoi parler aujourd’huià don Tadeo ? qui nous presse ? répondit évasivement lejeune homme.
Valentin le regarda avec étonnement en hochant la tête, il necomprenait rien à la conduite de son ami ; cependant ilrésolut de le pousser dans ses derniers retranchements.
– Voici pour quelle raison : je veux assurer tonbonheur le plus tôt possible, dit-il ; la vie que depuis unmois je mène dans cette hacienda me pèse ; depuis mon arrivéeen Amérique, mon caractère s’est modifié, la vue des grandesforêts, des hautes montagnes, enfin de toutes ces magnificencessublimes que Dieu a jetées à pleines mains dans le désert, ontdéveloppé les instincts de voyageur que je portais en germe au fondde mon cœur ; les péripéties toujours nouvelles de la vied’aventure que je mène depuis quelque temps me font éprouver desvoluptés sans bornes ; en un mot, je suis devenu un passionnécoureur des bois, et j’aspire après le moment où il me sera permisde reprendre mes courses sans but dans le désert.
Il y eut un silence.
– Oui, murmura le comte au bout d’un instant, cette vie estpleine de charmes.
– Voilà pourquoi il me tarde de me lancer de nouveau dansces courses fiévreuses.
– Qui nous empêche de les reprendre ?
– Toi, pardieu !
– Tu te trompes, frère, je suis aussi fatigué que toi de lavie que nous menons, nous partirons quand tu le voudras.
– Ce n’est pas ainsi que je l’entends ; sois francavec moi, il est impossible que l’ardent amour que tu éprouvaispour doña Rosario se soit ainsi évanoui tout à coup !
– Qui te fait supposer que je ne l’aime pas ?
– Voyons, reprit Valentin, finissons-en, si tu aimes doñaRosario, pourquoi veux-tu partir et refuses-tu del’épouser ?
– Ce n’est pas moi qui refuse ! murmura le jeune hommeen soupirant, c’est elle.
– Elle ! oh cela n’est pas possible.
– Frère, il y a longtemps déjà, le lendemain même de lanuit où à Santiago nous l’avions délivrée des mains des bandits quil’enlevaient, elle-même m’a dit que jamais nous ne serions unis,elle m’a ordonné de fuir sa présence en exigeant ma parole de nejamais chercher à la revoir ! Pourquoi me bercer d’une follechimère ! tu le vois, frère, il ne me reste aucun espoir.
– Peut-être ! tant de choses se sont passées depuiscette époque, que les intentions de doña Rosario se sont sans doutemodifiées !
– Non, répondit le comte avec tristesse.
– Qui te le fait supposer ?
– Sa froideur, son indifférence pour moi, le soin qu’ellemet à m’éviter, tout enfin me prouve que je n’ai que trop longtempsprolongé mon séjour ici, et que je dois m’éloigner.
– Pourquoi ne pas t’expliquer avec elle ?
– J’ai juré, quoi qu’il m’en coûte, j’accomplirai monserment.
Valentin baissa la tête sans répondre.
– Je t’en supplie, reprit le comte, ne restons pas icidavantage ; la vue de celle que j’aime accroît encore madouleur.
– Tu as bien réfléchi ?
– Oui ! fit résolument le jeune homme.
Valentin secoua tristement la tête.
– Enfin ! dit-il, que ta volonté soit faite, nouspartirons donc !
– Oui, et le plus tôt possible, n’est-ce pas ? ditLouis avec un soupir involontaire.
– Aujourd’hui même ; j’attends Curumilla que j’avaisprié d’aller chercher les chevaux au posta. Dès qu’il serade retour, nous nous mettrons en route.
– Et nous retournerons à la tolderia de la tribudu Grand Lièvre, où nous pourrons encore vivreheureux.
– Bien pensé, de cette façon, notre existence ne sera pasinutile, puisque nous aiderons au bonheur de ceux qui nousentoureront.
– Et qui sait ? dit en souriant Valentin, nousdeviendrons peut-être des guerriers célèbres en Araucanie.
Louis ne répondit à cette plaisanterie que par un soupir quin’échappa pas à son ami.
– Oh ! murmura Valentin à voix basse, malgré lui ilfaut qu’il soit heureux !
Curumilla et Trangoil Lanec parurent au loin dans un nuage depoussière, galopant vers l’hacienda avec plusieurs chevaux.
Les deux hommes se levèrent pour aller à leur rencontre.
À peine avaient-ils quitté le bosquet et s’étaient-ils éloignésde quelques pas que les branches s’écartèrent, et doña Rosarioparut.
La jeune fille s’arrêta un instant pensive, suivant du regardles deux Français qui marchaient tristes et sombres.
Soudain elle releva la tête d’un air mutin, son œil bleus’éclaira d’un rayonnement céleste, un sourire plissa ses lèvresroses, elle murmura :
– Nous verrons !
Et elle rentra dans l’hacienda en bondissant comme une bicheeffarouchée.
Tous les matins à huit heures, dans les pays hispano-américains,la cloche sonne pour rassembler à une même table les habitantsd’une hacienda, depuis le propriétaire qui s’assied au centrejusqu’au dernier péon qui se place modestement au bas bout.
Le déjeuner est l’heure choisie pour se voir, s’adresser lessouhaits de bonne santé, avant que de commencer les rudes labeursdu jour.
Au premier coup de cloche don Tadeo descendit dans la salle etse tint debout devant la table ; sa fille était à sa droite,il saluait d’un sourire ou d’une parole amicale chacun des employésde la ferme à mesure qu’ils entraient.
Les derniers arrivés furent les Français ; don Tadeo leurserra la main, s’assura d’un coup d’œil que personne ne manquait àla réunion, se découvrit, mouvement imité par tous les assistants,et prononça lentement le benedicite ; puis, sur unsigne de lui, chacun prit place.
Le repas fut court.
Il dura à peine un quart-d’heure.
Les peones retournèrent à leurs travaux sous les ordres dumajordome.
Don Tadeo fit servir le maté.
Il ne restait dans la salle que don Tadeo, sa fille, les deuxchefs indiens et César – s’il est permis de compter un chien dansune réunion, – le noble animal était couché aux pieds de doñaRosario.
En quelques instants le maté eut fait le tour de lacompagnie.
Sans cause apparente, un silence pénible pesait sur la réunion.Don Tadeo réfléchissait, doña Rosario roulait distraitement dansses doigts mignons, aux ongles roses, les longues oreilles du chienqui avait posé sa bonne grosse tête sur ses genoux et fixait surelle ses grands yeux intelligents.
Le comte et son frère de lait ne savaient comment entamer laconversation.
Enfin, Valentin résolu à sortir de cette fausse position, sedécida à prendre la parole.
– Eh bien ! dit-il, quelle réponse comptez-vous faireà don Gregorio Peralta, don Tadeo ?
– Celle que vous connaissez, mon ami, fit don Tadeo en setournant vers lui. Le Chili, débarrassé désormais de l’homme quil’entraînait à sa perte, n’a plus besoin de moi ; je ne veuxplus m’occuper de politique ; assez longtemps j’ai usé ma vieau labeur ingrat que je m’étais imposé pour assurer l’indépendancede ma patrie et la délivrer de l’ambitieux qui voulaitl’asservir ; j’ai accompli ma tâche ; l’heure du repos asonné pour moi ; je refuse péremptoirement la présidence quem’offre don Gregorio au nom du peuple, pour me consacrer toutentier au bonheur de ma fille.
– Je ne puis blâmer votre résolution ; elle est nobleet belle, don Tadeo ; elle est digne de vous, répondit lecomte.
– Et, reprit Valentin, expédierez-vous bientôt cetteréponse ?
– Dans quelques instants ; mais pourquoi cettequestion, je vous prie ?
– Parce que, répondit Valentin, mon ami et moi nous nouschargerons, si vous le voulez, de la faire parvenir à sonadresse.
Don Tadeo fit un geste d’étonnement.
– Comment cela ? s’écria-t-il ; que voulez-vousdire ? Songeriez-vous à nous quitter ?
Un triste sourire se dessina sur les lèvres du jeunehomme ; la glace était brisée, il fallait s’exécuterbravement, il n’hésita pas.
– Dieu m’est témoin, dit-il en secouant la tête, que leplus ardent de mes désirs serait de rester ici.
– Oui, interrompit le comte, en jetant malgré lui un regardà la dérobée sur doña Rosario qui semblait ne s’occuper nullementde ce qui se disait, oui, nous ne nous sommes que trop longtempsoubliés dans votre charmante retraite ; cette vie délicieusenous énerve, si nous ne nous hâtions de nous en arracher, il nousdeviendrait bientôt impossible de le faire.
– Il faut que vous partiez ? répéta don Tadeo dont levisage se rembrunit et les sourcils se froncèrent ; pourquoidonc cela ?
– Ne savez-vous pas, répondit Louis qui reprenait couragedevant l’insouciance apparente de la jeune fille, que lorsque pourla première fois nous avons eu le bonheur de vous rencontrer…
– Bonheur pour moi, interrompit vivement don Tadeo.
– Soit, continua Valentin venant en aide à son ami, nousétions à la recherche de la fortune ; eh bien, fit-ilgaiement, maintenant que, grâce à Dieu, notre secours ne vous estplus nécessaire, nous ne voulons pas abuser plus longtemps de lagracieuse hospitalité que vous nous avez donnée…
– Qu’est-ce à dire ? s’écria don Tadeo en selevant ; qu’appelez-vous abuser de mon hospitalité ?pourquoi prendre avec moi d’aussi futiles prétextes ?
– Il faut que nous partions, répéta froidement le jeunehomme.
– Oh ! je ne puis croire que ce soit la soif de l’orqui vous pousse à me quitter. Votre cœur est trop haut placé pourque cette odieuse passion s’en soit emparée. S’il en était ainsi,que ne parliez-vous ? Grâce à Dieu, je suis assez riche pourvous donner plus de ce misérable métal que dans vos rêves insensésvous n’avez cru en posséder jamais.
– Don Tadeo, vous nous avez bien jugés, répondit noblementle comte ; ce n’est pas la soif de l’or qui nous pousse,puisque notre intention en vous quittant est de nous retirer parmiles Indiens puelches.
Don Tadeo fit un mouvement de surprise.
– Ne prenez pas une mauvaise opinion de nous, continuachaleureusement le jeune homme, croyez que si un motif puissant nenous obligeait pas à nous éloigner, moi, du moins, je seraisheureux de rester auprès de vous, que j’aime et que je respectecomme un père.
Don Tadeo marchait avec agitation dans la salle ; au boutde quelques minutes il s’arrêta devant le comte.
– Ce motif, lui demanda-t-il affectueusement, pouvez-vousme le faire connaître ?
La jeune fille tendit curieusement la tête.
– Je ne le puis, murmura Louis en courbant le front.
Doña Rosario haussa les épaules d’un air dépité.
Aucune de ces nuances presque imperceptibles n’avait échappé auregard inquisiteur de Valentin.
– Fort bien, caballero, reprit don Tadeo avec une dignitéfroide et un accent blessé ; vous et votre ami êtes libresd’agir comme bon vous semblera. Pardonnez-moi les questions que jevous ai adressées, mais votre résolution, que je cherche en vain àm’expliquer, brise sans retour un espoir bien cher que j’aurais étéheureux de voir se réaliser : je me suis trompé, n’en parlonsplus ; Dieu n’a-t-il pas dit : ouvre toute grande laporte de ta maison à l’hôte qui veut entrer et à celui qui veutsortir ; voici ma lettre pour don Gregorio Peralta :quand désirez-vous partir ?
– À l’instant même, répondit le comte en prenant la lettred’une main tremblante ; mon ami et moi nous avions l’intentionde vous faire nos adieux immédiatement après déjeuner.
– Oui, continua Valentin qui s’aperçut que son frère delait, vaincu par l’émotion, ne pouvait continuer, nous voulionsvous prier d’agréer nos remercîments pour l’amitié que vous avezdaigné nous témoigner et vous assurer que de loin comme de prèsvotre souvenir sera toujours vivant au fond de nos cœurs.
– Adieu donc ! dit don Tadeo avec émotion, Dieuveuille que vous retrouviez autre part le bonheur qui vousattendait ici !
Valentin s’inclina sans répondre : les larmesl’étouffaient ; il craignait de n’avoir pas la forced’accomplir son triste sacrifice.
Le comte se tourna vers doña Rosario :
– Adieu ! señorita murmura-t-il d’une voixentre-coupée, soyez heureuse !
La jeune fille ne répondit pas.
Il se détourna brusquement et marcha à grands pas vers laporte.
Sur le point de sortir, malgré toute leur résolution, les deuxjeunes gens jetèrent un regard en arrière comme pour saluer unedernière fois ceux qui leur étaient chers, et qu’ils abandonnaientpour toujours.
Don Tadeo était immobile à la même place.
Doña Rosario, la tête baissée, continuait à jouer machinalementavec les oreilles du chien.
À l’aspect de cette indifférence cruelle, une colère insenséemordit le comte au cœur.
– César ! cria-t-il.
À la voix de son maître, le Terre-Neuvien se dégagea vivementdes bras de la jeune fille, et d’un bond il fut auprès de lui.
– César ! murmura faiblement doña Rosario de sa voixmélodieuse.
Le chien se retourna vers elle.
– César ! répéta-t-elle plus doucement encore.
Alors, malgré les signes et les ordres de son maître, l’animalse coucha aux pieds de la jeune fille.
Le comte, l’âme brisée, fit un effort suprême et s’élança versla porte.
– Louis ! s’écria tout à coup doña Rosario en levantvers lui son visage inondé de larmes et ses yeux suppliants, Louis,vous aviez juré de ne jamais vous séparer de César, pourquoi doncl’abandonnez-vous ?
Louis chancela comme frappé de la foudre, une expression de joieinexprimable éclaira son visage, il laissa échapper la lettre et,poussé doucement par Valentin, il tomba aux genoux de la jeunefille radieuse.
– Mon père ! s’écria doña Rosario en lui jetant lesbras autour du cou, je savais bien qu’il m’aimait ! mon père,bénissez vos enfants !
Valentin éprouva une douleur cruelle mêlée à une joie immense àce dénouement.
Il refoula au fond de son âme les sentiments qui l’agitaient, etramassant la lettre :
– C’est moi, dit-il avec un doux sourire, qui porterai laréponse à don Gregorio.
– Oh non ! fit la jeune fille avec une moue charmanteen lui tendant la main, vous ne nous quitterez pas, mon ami,n’êtes-vous pas le frère bien-aimé de Louis ? Oh ! nousne vous laisserons pas partir !… nous ne pourrions êtreheureux loin de vous, à qui nous devons notre bonheur.
Valentin baisa la main que lui tendait la jeune fille, enessuyant une larme à la dérobée, mais il ne répondit pas.
Cette journée s’écoula rapide et heureuse pour tous.
Quand le soir fut venu :
– Adieu ! frère, dit avec émotion Valentin avantd’entrer dans sa chambre à coucher, grâce au ciel te voilàdésormais à l’abri du malheur ! ma tâche estaccomplie !
Le comte le regarda avec inquiétude.
– Frère, lui dit-il, d’où vient cette tristesse ?souffrirais-tu ?
– Moi, fit Valentin en essayant de sourire, je n’ai jamaisété aussi heureux !
Après avoir embrassé le comte, qui se laissa faire, tout étonnéde cette soudaine douleur, étrange chez un tel homme, il s’éloignaà grands pas, en murmurant encore le mot :adieu !
Louis le suivit quelques instants des yeux en se disant avec unserrement de cœur indéfinissable :
– Qu’a-t-il donc ? Oh ! demain il faudra bienqu’il s’explique !
Le lendemain Valentin avait disparu.
L’ancien spahis, suivi par les deux Indiens qui n’avaient pasvoulu l’abandonner, s’était enfoncé dans les déserts immenses quiséparent le Chili de Buenos-Ayres.
Malgré toutes les recherches qu’il tenta, Louis ne put découvrirce que son frère de lait était devenu.
Pourquoi Valentin avait-il abandonné son ami et s’était-il ainsienfui de l’hacienda ?
Le pauvre soldat ne se sentait pas le courage d’assister aubonheur de celui pour lequel il avait tant sacrifié !…
Lui aussi, il aimait doña Rosario !…
Les jeunes gens l’attendirent longtemps. Enfin, trois mois aprèsson départ, lorsque l’espoir de son retour fut complètementévanoui, le comte de Prébois-Crancé épousa doña Rosario.
Le bonheur de Louis ne fut pas complet, Valentin lui manquatoujours !
Peut-être, quelque jour, retrouverons-nous le pauvre soldat aumilieu de ces vastes solitudes où il a été cacher sadouleur !
FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.