Categories: Romans

Le Grand Meaulnes

Le Grand Meaulnes

d’ Alain-Fournier

Partie 1

 

 

Chapitre 1 Le Pensionnaire

Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189…

Je continue à dire « chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais.

Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père, que j’appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à la fois le Cours Supérieur, où l’on préparait le brevet d’instituteur, et le Cours Moyen. Ma mère faisait la petite classe.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l’extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ;au sud et par derrière, des champs, des jardins et des près qui rejoignaient les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette demeure où s’écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie – demeure d’où partirent et où revinrent se briser,comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

Le hasard des « changements », une décision d’inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là.

Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s’étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie… Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j’aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque «déplacement », que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite… Elle était sortie pour me confier sadétresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec sonmouchoir ma figure d’enfant noircie par le voyage. Puis elle étaitrentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu’il allaitfalloir condamner pour rendre le logement habitable… Quant à moi,coiffé d’un grand chapeau de paille à rubans, j’étais resté là, surle gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureterpetitement autour du puits et sous le hangar.

C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée.Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cettepremière soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà cesont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deuxmains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avecanxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaied’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, aumilieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuitsque je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cettechambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long desmurs et se promène. Tout ce paysage paisible – l’école, le champ dupère Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heuresenvahi chaque jour par des femmes en visite – est à jamais, dans mamémoire, agité transformé par la présence de celui qui bouleversatoute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laisséde repos.

Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsqueMeaulnes arriva.

J’avais quinze ans. C’était un froid dimanche de novembre, lepremier jour d’automne qui fit songer à l’hiver. Toute la journée,Millie avait attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporterun chapeau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué lamesse ; et jusqu’au sermon, assis dans le chœur avec lesautres enfants, j’avais regardé anxieusement du côté des cloches,pour la voir entrer avec son chapeau neuf. Après midi, je duspartir seul à vêpres.

« D’ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de samain mon costume d’enfant, même s’il était arrivé, ce chapeau, ilaurait bien fallu, sans doute, que je passe mon dimanche à lerefaire. »

Souvent nos dimanches d’hiver se passaient ainsi.

Dès le matin, mon père s’en allait au loin, sur le bord dequelque étang couvert de brume, pêcher le brochet dans unebarque ; et ma mère, retirée jusqu’à la nuit dans sa chambreobscure, rafistolait d’humbles toilettes. Elle s’enfermait ainsi decrainte qu’une dame de ses amies, aussi pauvre qu’elle mais aussifière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, j’attendais,en lisant dans la froide salle à manger, qu’elle ouvrit la portepour me montrer comment ça lui allait.

Ce dimanche-là, quelque animation devant l’église me retintdehors après vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé desgamins. Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtuleurs vareuses de pompiers ; et, les faisceaux formés, transiset battant la semelle, ils écoutaient Boujardon, le brigadier,s’embrouiller dans la théorie…

Le carillon du baptême s’arrêta soudain comme une sonnerie defête, qui se serait trompée de jour et d’endroit ; Boujardonet ses hommes, l’arme en bandoulière, emmenèrent la pompe au petittrot ; et je les vis disparaître au premier tournant, suivisde quatre gamins silencieux, écrasant de leurs grosses semelles lesbrindilles de la route givrée où je n’osais pas les suivre.

Dans le bourg, il n’y eut plus alors de vivant que le caféDaniel, où j’entendais sourdement monter puis s’apaiser lesdiscussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande courqui isolait notre maison du visage, j’arrivai, un peu anxieux demon retard, à la petite grille.

Elle était entre ouverte et je vis aussitôt qu’il se passaitquelque chose d’insolite.

En effet, à la porte de la salle à manger – la plus rapprochéedes cinq portes vitrées qui donnaient sur la cour – une femme auxcheveux gris, penchée, cherchait à voir au travers des rideaux.Elle était petite, coiffée d’une capote de velours noir àl’ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravagépar l’inquiétude ; et je ne sais quelle appréhension, à savue, m’arrêta sur la première marche, devant la grille.

« Où est-tu passé ? mon Dieu ! disait-elle à mi-voix.Il était avec moi tout à l’heure. Il a déjà fait le tour de lamaison. Il s’est peut-être sauvé… »

Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petitscoups à peine perceptibles.

Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue.

Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et sansrien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit semé devieux rubans et de plumes défrisées, elle cousait, décousait,rebâtissait sa médiocre coiffure… En effet, lorsque j’eus pénétrédans la salle à manger, immédiatement suivi de la visiteuse, mamère apparut tenant à deux mains sur sa tête des fils de laiton,des rubans et des plumes, qui n’étaient pas encore parfaitementéquilibrés…

Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués d’avoir travaillé àla chute du jour, et s’écria :

« Regarde ! Je t’attendais pour te montrer… »

Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, aufond de la salle, elle s’arrêta, déconcertée. Bien vite, elleenleva sa coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle latint contre sa poitrine, renversée comme un nid dans son bras droitreplié.

La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, unparapluie et un sac de cuir, avait commencé de s’expliquer, enbalançant légèrement la tête et en faisant claquer sa langue commeune femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb.

Elle eut même, dès qu’elle parla de son fils, un air supérieuret mystérieux qui nous intrigua.

Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de LaFerté-d’Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve –et fort riche, à ce qu’elle nous fit comprendre –, elle avait perdule cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir auretour de l’école, pour s’être baigné avec son frère dans un étangmalsain. Elle avait décidé de mettre l’aîné, Augustin, en pensionchez nous pour qu’il pût suivre le Cours Supérieur.

Et aussitôt elle fit l’éloge de ce pensionnaire qu’elle nousamenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, quej’avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, aveccet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l’oiseausauvage de sa couvée.

Ce qu’elle contait de son fils avec admiration était fortsurprenant : il aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivaitle bord de la rivière, jambes filles, pendant des kilomètres, pourlui rapporter des œufs de poules d’eau, de canards sauvages, perdusdans les ajoncs…

Il tendait aussi des nasses… L’autre nuit, il avait découvertdans le bois une faisane prise au collet…

Moi qui n’osais plus rentrer à la maison quand j’avais un accrocà ma blouse, je regardais Millie avec étonnement.

Mais ma mère n’écoutait plus. Elle fit même signe à la dame dese taire, et déposant avec précaution son « nid » sur la table,elle se leva silencieusement comme pour aller surprendrequelqu’un…

Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s’entassaient lespièces d’artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pasinconnu, assuré, allait et venait, ébranlant le plafond, traversaitles immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdaitenfin vers les chambres d’adjoints abandonnées où l’on mettaitsécher le tilleul et mûrir les pommes.

« Déjà, tout à l’heure, j’avais entendu ce bruit dans leschambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c’étaittoi, François, qui étais rentré… »

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le cœurbattant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l’escalierde la cuisine s’ouvrit ; quelqu’un descendit les marches,traversa la cuisine, et se présenta dans l’entrée obscure de lasalle à manger.

« C’est toi, Augustin ? » dit la dame.

C’était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne visd’abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutrepaysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d’une ceinturecomme en portent les écoliers. Je pus distinguer aussi qu’ilsouriait…

Il m’aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucuneexplication :

« Viens-tu dans la cour ? » dit-il.

J’hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, jepris ma casquette et j’allai vers lui.

Nous sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes aupréau, que l’obscurité envahissait déjà. À la lueur de la fin dujour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, àla lèvre duvetée.

« Tiens, dit-il, j’ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n’y avaisdonc jamais regardé. »

Il tenait à la main une petite roue en bois noirci ; uncordon de fusées déchiquetées courait tout autour ; ç’avait dûêtre le soleil ou la lune au feu d’artifice du QuatorzeJuillet.

« Il y en a deux qui ne sont pas parties : nous allons toujoursles allumer », dit-il d’un ton tranquille et de l’air de quelqu’unqui espère bien trouver mieux par la suite.

Il jeta son chapeau par terre et je vis qu’il avait les cheveuxcomplètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avecleurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis,puis abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tirade sa poche – à mon grand étonnement, car cela nous étaitformellement interdit – une boîte d’allumettes. Se baissant avecprécaution, il mit le feu à la mèche. Puis, me prenant par la main,il m’entraîna vivement en arrière.

Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte,avec la mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix depension, vit jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deuxgerbes d’étoffes rouges et blanches ; et elle putm’apercevoir, l’espace d’une seconde, dressé dans la lueur magique,tenant par la main le grand gars nouveau venu et ne bronchantpas…

Cette fois encore elle n’osa rien dire.

Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, uncompagnon silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucierde nos trois regards fixés sur lui.

Chapitre 2Après quatre heures

Je n’avais guère été, jusqu’alors, courir dans les rues avec lesgamins du bourg. Une coxalgie, dont j’ai souffert jusque vers cetteannée 189…, m’avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encorepoursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraientla maison, en sautillant misérablement sur une jambe…

Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle queMillie, qui était très fière de moi, me ramena plus d’une fois à lamaison, avec force taloches, pour m’avoir ainsi rencontré, sautantà cloche-pied, avec les garnements du village.

L’arrivée d’Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison,fut le commencement d’une vie nouvelle.

Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures,une longue soirée de solitude commençait pour moi. Mon pèretransportait le feu du poêle de la classe dans la cheminée de notresalle à manger ; et peu à peu les derniers gamins attardésabandonnaient l’école refroidie où roulaient des tourbillons defumée. Il y avait encore quelques jeux, des galopades dans lacour ; puis la nuit venait ; les deux élèves qui avaientbalayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons etleurs pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras,en laissant le grand portail ouvert…

Alors, tant qu’il y avait une lueur de jour, je restais au fondde la Mairie, enfermé dans le Cabinet des Archives plein de mouchesmortes, d’affiches battant au vent, et je lisais assis sur unevieille bascule, auprès d’une fenêtre qui donnait sur lejardin.

Lorsqu’il faisait noir, que les chiens de la ferme voisinecommençaient à hurler et que le carreau de notre petite cuisines’illuminait, je rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparerle repas. Je montais trois marches de l’escalier du grenier ;je m’asseyais sans rien dire et, la tête appuyée aux barreauxfroids de la rampe, je la regardais allumer son feu dans l’étroitecuisine où vacillait la flamme d’une bougie.

Mais quelqu’un est venu qui m’a enlevé à tous ces plaisirsd’enfant paisible. Quelqu’un a soufflé la bougie qui éclairait pourmoi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu’una éteint la lampe autour de laquelle nous étions une familleheureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets debois aux portes vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, queles autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes. Dès qu’ilfut pensionnaire chez nous, c’est-à-dire dès les premiers jours dedécembre, l’école cessa d’être désertée le soir, après quatreheures. Malgré le froid de la porte battante, les cris desbalayeurs et leurs seaux d’eau, il y avait toujours, après lecours, dans la classe, une vingtaine de grands élèves, tant de lacampagne que du bourg, serrés autour de Meaulnes. Et c’étaient delongues discussions, des disputes interminables, au milieudesquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.

Meaulnes ne disait rien, mais c’était pour lui qu’à chaqueinstant l’un des plus bavards s’avançait au milieu du groupe, et,prenant à témoin tour à tour chacun de ses compagnons, quil’approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire demaraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riantsilencieusement.

Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnesréfléchissait. Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement,comme s’il eût réservé ses éclats de rire pour quelque meilleurehistoire, connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque lalueur des carreaux de la classe n’éclairait plus le groupe confusdes jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant lecercle pressé :

« Allons, en route ! » criait-il.

Alors tous le suivaient et l’on entendait leurs cris jusqu’à lanuit noire, dans le haut du bourg…

Il m’arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes,j’allais à la porte des écuries des faubourgs, à l’heure où l’ontrait les vaches… Nous entrions dans les boutiques, et, du fond del’obscurité, entre deux craquements de son métier, le tisseranddisait :

« Voilà les étudiants ! »

Généralement, à l’heure du dîner, nous nous trouvions tout prèsdu Cours, chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Saboutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deuxbattants qu’on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer lesoufflet de la forge et l’on apercevait à la lueur du brasier, dansce lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaientarrêté leur voiture pour causer un instant, parfois un écoliercomme nous, adossé à une porte, qui regardait sans rien dire.

Et c’est là que tout commença, environ huit jours avantNoël.

Chapitre 3″Je fréquentais la boutique d’un Vannier »

La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu’au soir.La journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations,personne ne sortait. Et l’on entendait mon père, M. Seurel, crier àchaque minute, dans la classe :

« Ne sabotez donc pas comme ça les gamins ! »

Après la dernière récréation de la journée, ou comme nousdisions, après le dernier « quart d’heure », M. Seurel, qui depuisun instant marchait de long en large pensivement, s’arrêta, frappaun grand coup de règle sur la table, pour faire cesser lebourdonnement confus des fins de classe où l’on s’ennuie, et, dansle silence attentif, demanda : « Qui est-ce qui ira demain envoiture à La Gare avec François, pour chercher M. et MmeCharpentier ? »

C’étaient mes grands-parents : grand-père Charpentier, l’hommeau grand burnous de laine grise, le vieux garde forestier enretraite, avec son bonnet de poli de lapin qu’il appelait son képi…Les petits gamins le connaissaient bien. Les matins, pour sedébarbouiller, il tirait un seau d’eau, dans lequel il barbotait, àla façon des vieux soldats, en se frottant vaguement la barbiche.Un cercle d’enfants, les mains derrière le dos, l’observaient avecune curiosité respectueuse… Et ils connaissaient aussi grand-mèreCharpentier, la petite paysanne, avec sa capote tricotée, parce queMillie l’amenait, au moins une fois, dans la classe des pluspetits.

Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avantNoël, à La Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient pour nous voir,traversé tout le département, chargés de ballots de châtaignes etde victuailles pour Noël enveloppées dans des serviettes. Dèsqu’ils avaient passé, tous les deux, emmitouflés, souriants et unpeu interdits, le seuil de la maison, nous fermions sur eux toutesles portes, et c’était une grande semaine de plaisir quicommençait…

Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait lesramener, il fallait quelqu’un de sérieux qui ne nous versât pasdans un fossé, et d’assez débonnaire aussi, car le grand-pèreCharpentier jurait facilement et la grand-mère était un peubavarde.

À la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent,criant ensemble : « Le grand Meaulnes ! le grandMeaulnes ! »

Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.

Alors ils crièrent : « Fromentin ! »

D’autres : « Jasmin Delouche ! »

Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs, monté sur sa truielancée au triple galop, criait : « Moi ! Moi ! », d’unevoix perçante.

Dutremblay et Mouchebœuf se contentaient de lever timidement lamain.

J’aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture àâne serait devenu un événement plus important. Il le désiraitaussi, mais il affectait de se taire dédaigneusement. Tous lesgrands élèves s’étaient assis comme lui sur la table, à revers, lespieds sur le banc, ainsi que nous faisions dans les moments degrand répit et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et rouléeautour de la ceinture, embrassait la colonne de fer qui soutenaitla poutre de la classe et commençait de grimper en signed’allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en disant : «Allons ! Ce sera Mouchebœuf. »

Et chacun regagna sa place en silence.

À quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par lapluie, je me trouvai seul avec Meaulnes.

Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant queséchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, unmorceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant les murs,se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit leportail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étionsinstallés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquementtraversée par de glacials coups de vent : Coffin et moi, assisauprès de la forge, nos pieds boueux dans les copeaux blancs ;Meaulnes, les mains aux poches, silencieux, adossé au battant de laporte d’entrée. De temps à autre, dans la rue, passait une dame duvillage, la tête baissée à cause du vent, qui revenait de chez leboucher, et nous levions le nez pour regarder qui c’était.

Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l’unsoufflant la forge, l’autre battant le fer, jetaient sur le mur degrandes ombres brusques… Je me rappelle ce soir-là comme un desgrands soirs de mon adolescence. C’était en moi un mélange deplaisir et d’anxiété : je craignais que mon compagnon ne m’enlevâtcette pauvre joie d’aller à La Gare en voiture ; et pourtantj’attendais de lui, sans oser me l’avouer, quelque entrepriseextraordinaire qui vînt tout bouleverser.

De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutiques’interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coupspesants et clairs retomber son marteau sur l’enclume. Il regardait,en l’approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu’ilavait travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoirede souffler un peu : « Eh bien, ça va, la jeunesse ? »

L’ouvrier restait la main en l’air à la chaîne du soufflet,mettait son poing gauche sur la hanche et nous regardait enriant.

Puis le travail sourd et bruyant reprenait.

Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante,Millie dans le grand vent, serrée dans un fichu, qui passaitchargée de petits paquets.

Le maréchal demanda :

« C’est-il que M. Charpentier va bientôt venir ?

– Demain, répondis-je, avec ma grand-mère, j’irai les chercheren voiture au train de 4 h 2.

– Dans la voiture à Fromentin, peut-être ?

Je répondis bien vite : – Non, dans celle du père Martin.

– Oh ! alors, vous n’êtes pas revenus. »

Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.

L’ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:

« Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher àVierzon. Il y a une heure d’arrêt. C’est à quinze kilomètres. Onaurait été de retour avant même que l’âne à Martin fût attelé.

– Ça, dit l’autre, c’est une jument qui marche !…

– Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement. »

La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroitplein d’étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que poursoi.

Mais lorsque l’heure fut venue de partir et que je me levai pourfaire signe au grand Meaulnes, il ne m’aperçut pas d’abord. Adosséà la porte et la tête penchée, il semblait profondément absorbé parce qui venait d’être dit. En le voyant ainsi, perdu dans sesréflexions, regardant, comme à travers des lieues de brouillard,ces gens paisibles qui travaillaient, je pensai soudain à cetteimage de Robinson Crusoé, où l’on voit l’adolescent anglais, avantson grand départ, « fréquentant la boutique d’un vannier »…

Et j’y ai souvent repensé depuis.

Chapitre 4L’évasion

À une heure de l’après-midi, le lendemain, la classe du Courssupérieur est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barquesur l’océan. On n’y sent pas la saumure ni le cambouis, comme surun bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et lalaine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de tropprès.

On a distribué, car la fin de l’année approche, les cahiers decompositions. Et pendant que M. Seurel écrit au tableau l’énoncédes problèmes, un silence imparfait s’établit, mêlé deconversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et dephrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer sonvoisin :

« Monsieur ! Un tel me… »

M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il seretourne de temps à autre, en regardant tout le monde d’un air à lafois sévère et absent. Et ce remue-ménage sournois cessecomplètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucementd’abord, comme un ronronnement.

Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au boutd’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandesvitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin,le ruisseau dans le bas, puis les champs.

De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et jeregarde anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile. Dès ledébut de la classe, je me suis aperçu que Meaulnes n’était pasrentré après la récréation de midi. Son voisin de table a bien dûs’en apercevoir aussi. Il n’a rien dit encore, préoccupé par sacomposition. Mais, dès qu’il aura levé la tête, la nouvelle courrapar toute la classe et quelqu’un, comme c’est l’usage, ne manquerapas de crier à haute voix les premiers mots de la phrase :

« Monsieur ! Meaulnes… »

Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonnede s’être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter lepetit mur et fuir à travers champs, en passant le ruisseau à laVieille-Planche jusqu’à la Belle-Étoile. Il aura demandé la jumentpour aller chercher M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en cemoment.

La Belle-Étoile est, là-bas, de l’autre côté du ruisseau, sur leversant de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes dela cour et les haies vives cachent en été. Elle est placée sur unpetit chemin qui rejoint d’un côté la route de La Gare, de l’autreun faubourg du pays. Entourée de hauts murs soutenus par descontreforts dont le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisseféodale est au mois de juin enfouie sous les feuilles, et del’école, on entend seulement, à la tombée de la nuit, le roulementdes charrois et les cris des vachers. Mais aujourd’hui, j’aperçoispar la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut mur grisâtre dela cour, la porte d’entrée, puis, entre des tronçons de haie, unebande du chemin blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène àla route de La Gare.

Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d’hiver. Rien n’estchangé encore.

Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il endonne trois d’habitude. Si aujourd’hui, par hasard, il n’en donnaitque deux… Il remonterait aussitôt dans sa chaire et s’apercevraitde l’absence de Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à traversle bourg deux gamins qui parviendraient certainement à le découvriravant que la jument ne soit attelée…

M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instantretomber son bras fatigué… Puis, à mon grand soulagement, il va àla ligne et recommence à écrire en disant :

« Ceci, maintenant, n’est plus qu’un jeu d’enfant ! »

Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de laBelle-Étoile et qui devaient être les deux brancards dressés d’unevoiture ont disparu. Je suis sûr maintenant qu’on fait là-bas lespréparatifs du départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe latête et le poitrail entre les deux pilastres de l’entrée, puiss’arrête, tandis qu’on fixe sans doute à l’arrière de la voiture unsecond siège pour les voyageurs que Meaulnes prétend ramener. Enfintout l’équipage sort lentement de la cour, disparaît un instantderrière la haie, et repasse avec la même lenteur sur le bout dechemin blanc qu’on aperçoit entre deux tronçons de la clôture. Jereconnais alors, dans cette forme noire qui tient les guides, uncoude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la façonpaysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.

Un instant encore tout disparaît derrière la haie.

Deux hommes qui sont restés au portail de la Belle-Étoile, àregarder partir la voiture, se concertent maintenant avec uneanimation croissante. L’un d’eux se décide enfin à mettre sa mainen porte-voix près de sa bouche et à appeler Meaulnes, puis àcourir quelques pas, dans sa direction, sur le chemin…

Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur laroute de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir,Meaulnes change soudain d’attitude. Un pied sur le devant, dressécomme un conducteur de char romain, secouant à deux mains lesguides, il lance sa bête à fond de train et disparaît en un instantde l’autre côté de la montée. Sur le chemin, l’homme qui appelaits’est repris à courir ; l’autre s’est lancé au galop à traverschamps et semble venir vers nous.

En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant letableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment oùtrois voix à la fois crient du fond de la classe :

« Monsieur ! Le grand Meaulnes est parti ! »

L’homme en blouse bleue est à la porte, qu’il ouvre soudaintoute grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil :

« Excusez-moi, monsieur, c’est-il vous qui avez autorisé cetélève à demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vosparents ? il nous est venu des soupçons…

– Mais pas du tout ! » répond M. Seurel.

Et aussitôt c’est dans la classe un désarroi effroyable. Lestrois premiers, près de la sortie, ordinairement chargés depourchasser à coups de pierres les chèvres ou les porcs quiviennent brouter dans la cour les corbeilles d’argent, se sontprécipités à la porte. Au violent piétinement de leurs sabotsferrés sur les dalles de l’école a succédé, dehors, le bruitétouffé de leurs pas précipités qui mâchent le sable de la cour etdérapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. Toutle reste de la classe s’entasse aux fenêtres du jardin. Certainsont grimpé sur les tables pour mieux voir…

Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s’est évadé.

« Tu iras tout de même à La Gare avec Mouchebœuf, me dit M.Seurel. Meaulnes ne connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdraaux carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures. »

Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pourdemander :

« Mais qu’y a-t-il donc ? »

Dans la rue du bourg, les gens commencent à s’attrouper. Lepaysan est toujours là, immobile, entêté, son chapeau à la main,comme quelqu’un qui demande justice.

Chapitre 5La Voiture qui revient

Lorsque j’eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu’aprèsle dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent àraconter par le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuisles dernières vacances, je m’aperçus bientôt que je ne les écoutaispas.

La petite grille de la cour était tout près de la porte de lasalle à manger. Elle grinçait en s’ouvrant.

D’ordinaire, au début de la nuit, pendant nos veillées decampagne, j’attendais secrètement ce grincement de la grille. Ilétait suivi d’un bruit de sabots claquant ou s’essuyant sur leseuil, parfois d’un chuchotement comme de personnes qui seconcertent avant d’entrer. Et l’on frappait. C’était un voisin, lesinstitutrices, quelqu’un enfin qui venait nous distraire de lalongue veillée.

Or, ce soir-là, je n’avais plus rien à espérer du dehors,puisque tous ceux que j’aimais étaient réunis dans notre maison etpourtant je ne cessais d’épier tous les bruits de la nuit etd’attendre qu’on ouvrît notre porte.

Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand bergergascon, ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entreles jambes, inclinant l’épaule pour cogner sa pipe contre sonsoulier, était là. Il approuvait de ses yeux mouillés et bons ceque disait la grand-mère, de son voyage et de ses poules et de sesvoisins et des paysans qui n’avaient pas encore payé leur fermage.Mais je n’étais plus avec eux.

J’imaginais le roulement de voiture qui s’arrêterait soudaindevant la porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entreraitcomme si rien ne s’était passé…

Ou peut-être irait-il d’abord reconduire la jument à laBelle-Étoile ; et j’entendrais bientôt son pas sonner sur laroute et la grille s’ouvrir…

Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et sespaupières en battant s’arrêtaient longuement sur ses yeux comme àl’approche du sommeil.

La grand-mère répétait avec embarras sa dernière phrase, quepersonne n’écoutait.

« C’est de ce garçon que vous êtes en peine ? » dit-elleenfin.

À La Gare, en effet, je l’avais questionnée vainement. Ellen’avait vu personne, à l’arrêt de Vierzon qui ressemblât au grandMeaulnes. Mon compagnon avait dû s’attarder en chemin. Sa tentativeétait manquée. Pendant le retour, en voiture, j’avais ruminé madéception, tandis que ma grand-mère causait avec Mouchebœuf. Sur laroute blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient autourdes pieds de l’âne trottinant. De temps à autre, sur le grand calmede l’après-midi gelé, montait l’appel lointain d’une bergère oud’un gamin hélant son compagnon d’un bosquet de sapins à l’autre.Et chaque fois, ce long cri sur les coteaux déserts me faisaittressaillir, comme si c’eût été la voix de Meaulnes me conviant àle suivre au loin…

Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l’heurearriva de se coucher. Déjà le grand-père était entré dans lachambre rouge, la chambre-salon, tout humide et glacée d’être closedepuis l’autre hiver. On avait enlevé pour qu’il s’y installât, lestêtières en dentelle des fauteuils, relevé les tapis et mis de côtéles objets fragiles. Il avait posé son bâton sur une chaise, sesgros souliers sous un fauteuil, il venait de souffler sa bougie, etnous étions debout, nous disant bonsoir, prêts à nous séparer pourla nuit, lorsqu’un bruit de voitures nous fit taire.

On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petittrot. Cela ralentit le pas et finalement vint s’arrêter sous lafenêtre de la salle à manger qui donnait sur la route, mais quiétait condamnée.

Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait laporte qu’on avait déjà fermée à clef. Puis poussant la grille,s’avançant sur le bord des marches, il leva la lumière au-dessus desa tête pourvoir ce qui se passait.

C’étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l’uneattaché derrière l’autre. Un homme avait sauté à terre ethésitait…

« C’est ici la Mairie ? dit-il en s’approchant.Pourriez-vous m’indiquer M. Fromentin, métayer à laBelle-Étoile ? J’ai trouvé sa voiture et sa jument qui s’enallaient sans conducteur, le long d’un chemin près de la route deSaint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j’ai pu voir son nom et sonadresse sur la plaque. Comme c’était sur mon chemin, j’ai ramenéson attelage par ici, afin d’éviter des accidents, mais ça m’arudement retardé quand même ».

Nous étions là, stupéfaits. Mon père s’approcha. Il éclaira lacarriole avec sa lampe.

« Il n’y a aucune trace de voyageur, poursuivit l’homme. Pasmême une couverture. La bête est fatiguée ; elle boitille unpeu. »

Je m’étais approché jusqu’au premier rang et je regardais avecles autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épavequ’eût ramenée la haute mer – la première épave et la dernière,peut-être, de l’aventure de Meaulnes.

« Si c’est trop loin, chez Fromentin, dit l’homme, je vais vouslaisser la voiture. J’ai déjà perdu beaucoup de temps et l’on doits’inquiéter, chez moi. »

Mon père accepta. De cette façon nous pourrons dès ce soirreconduire l’attelage à la Belle-Étoile sans dire ce qui s’étaitpassé. Ensuite, on déciderait de ce qu’il faudrait raconter auxgens du pays et écrire à la mère de Meaulnes… Et l’homme fouetta sabête, en refusant le verre de vin que nous lui offrions.

Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis quenous rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voitureà la ferme, mon grand-père appelait :

« Alors ? Est-il rentré, ce voyageur ? »

Les femmes se concertèrent du regard, une seconde :

« Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t’inquiètepas !

– Eh bien, tant mieux. C’est bien ce que je pensais »,dit-il.

Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son litpour dormir.

Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg.Quant à la mère du fugitif, il fut décidé qu’on attendrait pour luiécrire. Et nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui duratrois grands jours. Je vois encore mon père rentrant de la fermevers onze heures, sa moustache mouillée par la nuit, discutant avecMillie d’une voix très basse, angoissée et colère…

Chapitre 6On Frappe au carreau

Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. Degrand matin les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient englissant autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumédans l’école pour s’y précipiter.

Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venuedes gars de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d’avoirtraversé des paysages de givre, d’avoir vu les étangs glacés, lestaillis où les lièvres détalent… Il y avait dans leurs blouses ungoût de foin et d’écurie qui alourdissait l’air de la classe, quandils se pressaient autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l’und’eux avait apporté dans un panier un écureuil gelé qu’il avaitdécouvert en route. Il essayait, je me souviens, d’accrocher parses griffes, au poteau du préau, la longue bête raidie…

Puis la pesante classe d’hiver commença…

Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête.

Dressé contre la porte, nous aperçûmes le grand Meaulnessecouant, avant d’entrer, le givre de sa blouse, la tête haute etcomme ébloui !

Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte seprécipitèrent pour l’ouvrir : il y eut à l’entrée comme un vagueconciliabule que nous n’entendîmes pas, et le fugitif se décidaenfin à pénétrer dans l’école.

Cette bouffée d’air frais venue de la cour déserte, lesbrindilles de paille qu’on voyait accrochées aux habits du grandMeaulnes, et surtout son air de voyageur fatigué, affamé, maisémerveillé, tout cela fit passer en nous un étrange sentiment deplaisir et de curiosité.

M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où ilétait en train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait verslui d’un air agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, àcet instant, le grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeuxrougis par les nuits passées au dehors, sans doute.

Il s’avança jusqu’à la chaire et dit, du ton très assuré dequelqu’un qui rapporte un renseignement :

« Je suis rentré, monsieur.

– Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant aveccuriosité… Allez vous asseoir à votre place. »

Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriantd’un air moqueur, comme font les grands élèves indisciplinéslorsqu’ils sont punis, et, saisissant d’une main le bout de latable, il se laissa glisser sur son banc.

« Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit lemaître – toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes –pendant que vos camarades finiront la dictée. »

Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grandMeaulnes se tournait de mon côté, puis il regardait par lesfenêtres, d’où l’on apercevait le jardin blanc, cotonneux,immobile, et les champs déserts, où parfois descendait un corbeau.Dans la classe, la chaleur était lourde, auprès du poêle rougi.

Mon camarade, la tête dans les mains, s’accouda pour lire : àdeux reprises je vis ses paupières se fermer et je crus qu’ilallait s’endormir.

« Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, enlevant le bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.

– Allez ! » dit M. Seurel, désireux surtout d’éviter unincident.

Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l’air, à regretnous le regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et sessouliers terreux.

Que la matinée fut lente à traverser ! Aux approches demidi, nous entendîmes là-haut, dans la mansarde, le voyageurs’apprêter pour descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assisdevant le feu, près des grands-parents interdits, pendant qu’auxdouze coups de l’horloge, les grands élèves et les gaminséparpillés dans la cour neigeuse filaient comme des ombres devantla porte de la salle à manger.

De ce déjeuner je ne me rappelle qu’un grand silence et unegrande gêne. Tout était glacé : la toile cirée sans nappe, le vinfroid dans les verres, le carreau rougi sur lequel nous posions lespieds… On avait décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de nerien demander au fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pasdire un mot.

Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dansla cour. Cour d’école, après midi, où les sabots avaient enlevé laneige… cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits dupréau… cour pleine de jeux et de cris perçants ! Meaulnes etmoi, nous longeâmes en courant les bâtiments. Déjà deux ou trois denos amis du bourg laissaient la partie et accouraient vers nous encriant de joie, faisant gicler la boue sous leurs sabots, les mainsaux poches, le cache-nez déroulé. Mais mon compagnon se précipitadans la grande classe, où je le suivis, et referma la porte vitréejuste à temps pour supporter l’assaut de ceux qui nouspoursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitressecouées de sabots claquant sur le seuil ; une poussée qui fitplier la tige de fer maintenant les deux battants de laporte ; mais déjà Meaulnes, au risque de se blesser à sonanneau brisé, avait tourné la petite clef qui fermait laserrure.

Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareilleconduite. En été, ceux qu’on laissait ainsi à la porte couraient augalop dans le jardin et parvenaient souvent à grimper par unefenêtre avant qu’on eût pu les fermer toutes. Mais nous étions endécembre et tout était clos. Un instant on fit au dehors des peséessur la porte ; on nous cria des injures ; puis, un à un,ils tournèrent le dos et s’en allèrent, la tête basse, en rajustantleurs cache-nez.

Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n’yavait que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Jem’approchai du poêle pour m’y chauffer paresseusement en attendantla rentrée, tandis qu’Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau dumaître et dans les pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas,qu’il se mit à étudier avec passion, debout sur l’estrade, lescoudes sur le bureau, la tête entre les mains.

Je me disposais à aller près de lui ; je lui aurais mis lamain sur l’épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur lacarte le trajet qu’il avait fait, lorsque soudain la porte decommunication avec la petite classe s’ouvrit toute battante sousune violente poussée, et Jasmin Delouche, suivi d’un gars du bourget de trois autres de la campagne, surgit avec un cri de triomphe.Une des fenêtres de la petite classe était sans doute mal fermée,ils avaient dû la pousser et sauter par là.

Jasmin Delouche, encore qu’assez petit, était l’un des plus âgésdu Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bienqu’il se donnât comme son ami. Avant l’arrivée de notrepensionnaire, c’était lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avaitune figure pâle, assez fade, et les cheveux pommadés. Fils uniquede la veuve Delouche, aubergiste, il faisait l’homme, il répétaitavec vanité ce qu’il entendait dire aux joueurs de billard, auxbuveurs de vermouth.

À son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés,cria aux gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant:

« On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici !

– Si tu n’es pas content, il fallait rester où tu étais »,répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyépar ses compagnons.

Je pense qu’Augustin était dans cet état de fatigue où la colèremonte et vous surprend sans qu’on puisse la contenir.

« Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peupâle, tu vas commencer par sortir d’ici ! »

L’autre ricana :

« Oh ! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jourséchappé, tu crois que tu vas être le maître maintenant ? »

Et, associant les autres à sa querelle :

« Ce n’est pas toi qui nous feras sortir, tu sais ! »

Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d’abord unebousculade ; les manches des blouses craquèrent et sedécousirent. Seul, Martin, un des gars de la campagne entrés avecJasmin, s’interposa :

« Tu vas le laisser ! » dit-il, les narines gonflées,secouant la tête comme un bélier.

D’une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les brasouverts, au milieu de la classe, puis, saisissant d’une mainDelouche par le cou, de l’autre ouvrant la porte, il tenta de lejeter dehors. Jasmin s’agrippait aux tables et traînait les piedssur les dalles, faisant crisser ses souliers ferrés, tandis queMartin, ayant repris son équilibre, revenait à pas comptés, la têteen avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour se colleter aveccet imbécile, et il allait peut-être se trouver en mauvaiseposture, lorsque la porte des appartements s’ouvrit à demi.

M. Seurel parut, la tête tournée vers la cuisine, terminant,avant d’entrer, une conversation avec quelqu’un…

Aussitôt la bataille s’arrêta. Les uns se rangèrent autour dupoêle, la tête basse, ayant évité jusqu’au bout de prendre parti.Meaulnes s’assit à sa place, le haut de ses manches décousu etdéfroncé. Quant à Jasmin, tout congestionné, on l’entendit crierdurant les quelques secondes qui précédèrent le coup de règle dudébut de la classe :

« Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin.Il s’imagine peut-être qu’on ne sait pas où il a été !

– Imbécile ! Je ne le sais pas moi-même », réponditMeaulnes, dans le silence déjà grand.

Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit àapprendre ses leçons.

Chapitre 7Le Gilet de soie

Notre chambre était, comme je l’ai dit, une grande mansarde. Àmoitié mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres auxautres logis d’adjoints ; on ne sait pas pourquoi celui-ciétait éclairé par une lucarne. Il était impossible de fermercomplètement la porte, qui frottait sur le plancher. Lorsque nous ymontions, le soir, abritant de la main notre bougie que menaçaienttous les courants d’air de la grande demeure, chaque fois nousessayions de fermer cette porte, chaque fois nous étions obligésd’y renoncer.

Et, toute la nuit, nous sentions autour de nous, pénétrantjusque dans notre chambre, le silence des trois greniers.

C’est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir dece même jour d’hiver.

Tandis qu’en un tour de main j’avais quitté tous mes vêtementset les avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, moncompagnon, sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller.Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés de pampres, oùj’étais monté déjà, je le regardais faire.

Tantôt il s’asseyait sur son lit bas et sans rideaux.

Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en sedévêtant. La bougie, qu’il avait posée sur une petite table d’osiertressée par des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante etgigantesque.

Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d’un airdistrait et amer, mais avec soin, ses habits d’écolier. Je lerevois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture ; pliant surle dossier sa blouse noire extraordinairement fripée etsalie ; retirant une espèce de paletot gros bleu qu’il avaitsous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour l’étalersur le pied de son lit… Mais lorsqu’il se redressa et se retournavers moi, je vis qu’il portait, au lieu du petit gilet à boutons decuivre, qui était d’uniforme sous le paletot, un étrange gilet desoie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de petitsboutons de nacre.

C’était un vêtement d’une fantaisie charmante, comme devaient enporter les jeunes gens qui dansaient avec nos grand-mères, dans lesbals de mille huit cent trente.

Je me rappelle, en cet instant le grand écolier paysan, nu-tête,car il avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits– visage si jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris samarche à travers la chambre lorsqu’il se mit à déboutonner cettepièce mystérieuse d’un costume qui n’était pas le sien. Et il étaitétrange de le voir, en bras de chemise, avec son pantalon tropcourt, ses souliers boueux, mettant la main sur ce gilet demarquis.

Dès qu’il l’eut touché, sortant brusquement de sa rêverie, iltourna la tête vers moi et me regarda d’un œil inquiet. J’avais unpeu envie de rire. Il sourit en même temps que moi et son visages’éclaira.

« Oh ! dis-moi ce que c’est, fis-je, enhardi, à voix basse.Où l’as-tu pris ? »

Mais son sourire s’éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur sescheveux gras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu’un quine peut plus résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot savareuse qu’il boutonna solidement et sa blouse fripée ; puisil hésita un instant, en me regardant de côté… Finalement, ils’assit sur le bord de son lit, quitta ses souliers qui tombèrentbruyamment sur le plancher ; et, tout habillé comme un soldatau cantonnement d’alerte, il s’étendit sur son lit et souffla labougie.

Vers le milieu de la nuit je m’éveillai soudain.

Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, sa casquette surla tête, et il cherchait au portemanteau quelque chose – unepèlerine qu’il se mit sur le dos… La chambre était très obscure.Pas même la clarté que donne parfois le reflet de la neige. Un ventnoir et glacé soufflait dans le jardin mort et sur le toit.

Je me dressai un peu et je lui criai tout bas :

« Meaulnes ! tu repars ? »

Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis :

« Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m emmènes ».

Et je sautai à bas.

Il s’approcha, me saisit par le bras, me forçant à m’asseoir surle rebord du lit, et il me dit :

« Je ne puis pas t’emmener, François. Si je connaissais bien monchemin, tu m’accompagnerais. Mais il faut d’abord que je leretrouve sur le plan, et je n’y parviens pas.

– Alors, tu ne peux pas repartir non plus ?

– C’est vrai, c’est bien inutile… fit-il avec découragement.Allons, recouche-toi. Je te promets de ne pas repartir sans toi.»

Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Jen’osais plus rien lui dire. Il marchait s’arrêtait, repartait plusvite, comme quelqu’un qui, dans sa tête, recherche ou repasse dessouvenirs, les confronte, les compare, calcule, et soudain penseavoir trouvé ; puis de nouveau lâche le fil et recommence àchercher…

Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de sespas, je le trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant àtravers la chambre et les greniers – comme ces marins qui n’ont puse déshabituer de faire le quart et qui, au fond de leurspropriétés bretonnes, se lèvent et s’habillent à l’heureréglementaire pour surveiller la nuit terrienne.

À deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et lapremière quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Legrand Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur ledos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux,où une fois déjà il s’était évadé, il s’arrêtait, hésitait. Aumoment de lever le loquet de la porte de l’escalier et de filer parla porte de la cuisine qu’il eût facilement ouverte sans quepersonne l’entendit, il reculait une fois encore… Puis, durant leslongues heures du milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait,en réfléchissant, les greniers abandonnés.

Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même quim’éveilla en me posant doucement la main sur l’épaule.

La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissaitcomplètement tous les jeux de ses anciens camarades, était resté,durant la dernière récréation du soir, assis sur un banc, toutoccupé à établir un mystérieux petit plan, en suivant du doigt, eten calculant longuement, sur l’atlas du Cher. Un va-et-vientincessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Lessauts claquaient. On se pourchassait de table en table,franchissant les bancs et l’estrade d’un saut… On savait qu’il nefaisait pas bon s’approcher de Meaulnes lorsqu’il travaillaitainsi, cependant, comme la récréation se prolongeait, deux ou troisgamins du bourg, par manière de jeu, s’approchèrent à pas de loupet regardèrent par-dessus son épaule.

Chacun d’eux s’enhardit jusqu’à pousser les autres sur Meaulnes…Il ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna ledernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pus’échapper.

… C’était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essayade donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehorspar le grand Meaulnes, à qui il cria rageusement :

« Grand lâche ! ça ne m’étonne pas qu’ils sont tous contretoi, qu’ils veulent te faire la guerre !… » et une fouled’injures, auxquelles nous répondîmes, sans avoir bien compris cequ’il avait voulu dire.

C’est moi qui criais le plus fort, car j’avais pris le parti dugrand Meaulnes. Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. Lapromesse qu’il m’avait faite de m’emmener avec lui, sans me dire,comme tout le monde, « que je ne pourrais pas marcher », m’avaitlié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser à sonmystérieux voyage. Je m’étais persuadé qu’il avait dû rencontrerune jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle quetoutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu’on apercevait dansle jardin des religieuses par le trou de la serrure, et queMadeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde ;et que Jenny, la fille de la châtelaine, qui était admirable, maisfolle et toujours enfermée.

C’est à une jeune fille certainement qu’il pensait la nuit,comme un héros de roman. Et j’avais décidé de lui en parler,bravement, la première fois qu’il m’éveillerait…

Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nousétions tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, despics et des pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsquenous entendîmes des cris sur la route. C’était une bande de jeunesgens et de gamins, en colonne par quatre, au pas gymnastique,évoluant comme une compagnie parfaitement organisée, conduits parDelouche, Daniel, Giraudat, et un autre que nous ne connûmes point.Ils nous avaient aperçus et ils nous huaient de la belle façon.

Ainsi tout le bourg était contre nous, et l’on préparait je nesais quel jeu guerrier dont nous étions exclus.

Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et lapioche qu’il avait sur l’épaule…

Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et jem’éveillais en sursaut.

« Lève-toi, dit-il, nous partons.

– Connais-tu maintenant le chemin jusqu’au bout ?

– J’en connais une bonne partie. Et il faudra bien que noustrouvions le reste ! répondit-il, les dents serrées.

– Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant.Écoute-moi : nous n’avons qu’une chose à faire ; c’est dechercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton plan,la partie du chemin qui nous manque.

– Mais cette portion-là est très loin d’ici.

– Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journéesseront longues. »

Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu’ilacceptait.

« Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune filleque tu aimes, Meaulnes, ajoutais-je enfin, dis-moi qui elle est,parle-moi d’elle. »

Il s’assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l’ombre satête penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l’airfortement, comme quelqu’un qui a eu gros cœur longtemps et qui vaenfin confier son secret…

Chapitre 8L’Aventure

Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui luiétait arrivé sur la route. Et même lorsqu’il se fut décidé à metout confier, durant des jours de détresse dont je reparlerai, celaresta longtemps le grand secret de nos adolescences. Maisaujourd’hui que tout est fini, maintenant qu’il ne reste plus quepoussière de tant de mal, de tant de bien, je puis raconter sonétrange aventure.

À une heure et demie de l’après-midi, sur la route de Vierzon,par ce temps glacial, Meaulnes fit marcher sa bête bon train, caril savait n’être pas en avance. Il ne songea d’abord, pour s’enamuser, qu’à notre surprise à tous, lorsqu’il ramènerait dans lacarriole, à quatre heures, le grand-père et la grand-mèreCharpentier. Car, à ce moment-là, certes, il n’avait pas d’autreintention.

Peu à peu, le froid le pénétrant, il s’enveloppa les jambes dansune couverture qu’il avait d’abord refusée et que les gens de laBelle-Étoile avaient mise de force dans la voiture.

À deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n’étaitjamais passé dans un petit pays aux heures de classe et s’amusa devoir celui-là aussi désert, aussi endormi. C’est à peine si, deloin en loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse debonne femme.

À la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d’école, ilhésita entre deux routes et crut se rappeler qu’il fallait tournerà gauche pour aller à Vierzon.

Personne n’était là pour le renseigner. Il remit sa jument autrot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée. Illongea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin unroulier à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s’il étaitbien là sur la route de Vierzon. La jument, tirant sur les guidescontinuait à trotter ; l’homme ne dut pas comprendre ce qu’onlui demandait ; il cria quelque chose en faisant un gestevague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route.

De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans accident nidistraction aucune ; parfois seulement une pie s’envolait,effrayée par la voiture, pour aller se percher plus loin sur unorme sans tête. Le voyageur avait enroulé autour de ses épaules,comme une cape, sa grande couverture. Les jambes allongées, accoudésur un côté de la carriole, il dut somnoler un assez longmoment…

… Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant lacouverture, Meaulnes eut repris ses esprits, il s’aperçut que lepaysage avait changé. Ce n’étaient plus ces horizons lointains, cegrand ciel blanc où se perdait le regard, mais de petits prèsencore verts avec de hautes clôtures. À droite et à gauche, l’eaudes fossés coulait sous la glace. Tout faisait pressentirl’approche d’une rivière. Et, entre les hautes haies, la routen’était plus qu’un étroit chemin défoncé.

La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter.

D’un coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa viveallure, mais elle continua à marcher au pas avec une extrêmelenteur, et le grand écolier, regardant de côté, les mains appuyéessur le devant de la voiture, s’aperçut qu’elle boitait d’une jambede derrière. Aussitôt il sauta à terre, très inquiet.

« Jamais nous n’arriverons à Vierzon pour le train », dit-il àmi-voix.

Et il n’osait pas s’avouer sa pensée la plus inquiétante, àsavoir que peut-être il s’était trompé de chemin et qu’il n’étaitplus là sur la route de Vierzon.

Il examina longuement le pied de la bête et n’y découvrit aucunetrace de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dèsque Meaulnes voulait la toucher et grattait le sol de son sabotlourd et maladroit. Il comprit enfin qu’elle avait tout simplementun caillou dans le sabot. En gars expert au maniement du bétail, ils’accroupit, tenta de lui saisir le pied droit avec sa main gaucheet de le placer entre ses genoux, mais il fut gêné par la voiture.À deux reprises, la jument se déroba et avança de quelques mètres.Le marchepied vint le frapper à la tête et la roue le blessa augenou. Il s’obstina et finit par triompher de la bêtepeureuse ; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé queMeaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout.

Lorsqu’il eut terminé sa besogne, et qu’il releva enfin la tête,à demi étourdi et les yeux troubles, il s’aperçut avec stupeur quela nuit tombait…

Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin.C’était le seul moyen de ne pas s’égarer davantage. Mais ilréfléchit qu’il devait être maintenant fort loin de La Motte. Enoutre la jument pouvait avoir pris un chemin transversal pendantqu’il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien à la longue menervers quelque village… Ajoutez à toutes ces raisons que le grandgars, en remontant sur le marchepied, tandis que la bête impatientetirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le désirexaspéré d’aboutir à quelque chose et d’arriver quelque part, endépit de tous les obstacles !

Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot.L’obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avaitmaintenant tout juste passage pour la voiture. Parfois une branchemorte de la haie se prenait dans la roue et se cassait avec unbruit sec…

Lorsqu’il fit tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec unserrement de cœur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où nousdevions, à cette heure, être tous réunis. Puis la colère leprit ; puis l’orgueil, et la joie profonde de s’être ainsiévadé, sans l’avoir voulu…

Chapitre 9Une Halte

Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avaitbuté dans l’ombre ; Meaulnes vit sa tête plonger et se releverpar deux fois ; puis elle s’arrêta net, les naseaux bas,semblant humer quelque chose.

Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotisd’eau. Un ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être ungué. Mais à cette époque le courant était si fort que la glacen’avait pas pris et qu’il eût été dangereux de pousser plusavant.

Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelquespas et, très perplexe, se dressa dans la voiture. C’est alors qu’ilaperçut, entre les branches, une lumière. Deux ou trois prèsseulement devaient la séparer du chemin…

L’écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière,en lui parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups detête effrayés :

« Allons, ma vieille ! Allons ! Maintenant nousn’irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés.»

Et, poussant la barrière entrouverte d’un petit pré qui donnaitsur le chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaientdans l’herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa têtecontre celle de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur deson haleine… Il la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur ledos la couverture ; puis, écartant les branches de la clôturedu fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui était celle d’unemaison isolée.

Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois près, sauterun traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds àla fois… Enfin, après un dernier saut du haut d’un talus, il setrouva dans la cour d’une maison campagnarde. Un cochon grognaitdans son prêt. Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mità aboyer avec fureur.

Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnesavait aperçue était celle d’un feu de fagots allumé dans lacheminée. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle du feu. Unebonne femme, dans la maison, se leva et s’approcha de la porte,sans paraître autrement effrayée. L’horloge à poids, juste à cetinstant, sonna la demie de sept heures.

« Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je croisbien que j’ai mis le pied dans vos chrysanthèmes. »

Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.

« Il est vrai, dit-elle, qu’il fait noir dans la cour à ne pass’y conduire. »

Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regardales murs de la pièce tapissée de journaux illustrés comme uneauberge, et la table, sur laquelle un chapeau d’homme étaitposé.

« Il n’est pas là, le patron ? dit-il en s’asseyant.

– Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il estallé chercher un fagot.

– Ce n’est pas que j’aie besoin de lui, poursuivit le jeunehomme en rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes làplusieurs chasseurs à l’affût. Je suis venu vous demander de nouscéder un peu de pain. »

Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, etsurtout dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup dediscrétion, de politique même, et surtout ne jamais montrer qu’onn’est pas du pays.

« Du pain ? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous endonner. Le boulanger qui passe pourtant tous les mardis n’est pasvenu aujourd’hui. »

Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximitéd’un village, s’effraya.

« Le boulanger de quel pays ? demanda-t-il.

– Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avecétonnement.

– C’est à quelle distance d’ici, au juste, LeVieux-Nançay ? poursuivit Meaulnes très inquiet.

– Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste ; maispar la traverse il y a trois lieues et demie. »

Et elle se mit à raconter qu’elle y avait sa fille en place,qu’elle venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches dumois et que ses patrons…

Mais Meaulnes, complètement dérouté, l’interrompit pour dire:

« Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapprochéd’ici ?

– Non, c’est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n’y a pas demarchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée,chaque année, à la Saint-Martin. »

Meaulnes n’avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit àtel point égaré qu’il en fut presque amusé. Mais la femme, quiétait occupée à laver son bol sur l’évier, se retourna, curieuse àson tour, et elle dit lentement, en le regardant bien droit :

« C’est-il que vous n’êtes pas du pays ?… »

À ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec unebrassée de bois, qu’il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua,très fort, comme s’il eût été sourd, ce que demandait le jeunehomme.

« Eh bien, c’est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous,monsieur. Vous ne vous chauffez pas. »

Tous les deux, un instant plus tard, étaient installés près deschenets : le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu,Meaulnes mangeant un bol de lait avec du pain qu’on lui avaitoffert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maisonaprès tant d’inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure étaitterminée, faisait déjà le projet de revenir plus tard avec descamarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas que c’était làseulement une halte, et qu’il allait tout à l’heure reprendre sonchemin.

Il demanda bientôt qu’on le remît sur la route de La Motte. Et,revenant peu à peu à la vérité, il raconta qu’avec sa voiture ils’était séparé des autres chasseurs et se trouvait maintenantcomplètement égaré. Alors l’homme et la femme insistèrent silongtemps pour qu’il restât coucher et repartît seulement au grandjour, que Meaulnes finit par accepter et sortit chercher sa jumentpour la rentrer à l’écurie.

« Vous prendrez garde aux trous de la sente », lui ditl’homme.

Meaulnes n’osa pas avouer qu’il n’était pas venu par la « sente». Il fut sur le point de demander au brave homme de l’accompagner.Il hésita une seconde sur le seuil et si grande était sonindécision qu’il faillit chanceler. Puis il sortit dans la courobscure.

Chapitre 10La Bergerie

Pour s’y reconnaître, il grimpa sur le talus d’où il avaitsauté.

Lentement et difficilement, comme à l’aller, il se guida entreles herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s’enfut chercher sa voiture dans le fond du pré où il l’avait laissée.La voiture n’y était plus… Immobile, la tête battante, il s’efforçad’écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque secondeentendre sonner tout près le collier de la bête. Rien… Il fit letour du pré ; la barrière était à demi ouverte, à demirenversée, comme si une roue de voiture avait passé dessus. Lajument avait dû, par là, s’échapper toute seule.

Remontant le chemin, il fit quelques pas et s’embarrassa lespieds dans la couverture qui sans doute avait glissé de la jumentpar terre. Il en conclut que la bête s’était enfuie dans cettedirection. Il se prit à courir.

Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper savoiture, tout le sang au visage, en proie à ce désir panique quiressemblait à la peur, il courait… Parfois son pied butait dans lesornières. Aux tournants, dans l’obscurité totale, il se jetaitcontre les clôtures, et, déjà trop fatigué pour s’arrêter à temps,s’abattait sur les épines, les bras en avant, se déchirant lesmains pour se protéger le visage. Parfois, il s’arrêtait, écoutait– et repartait. Un instant, il crut entendre un bruit devoiture ; mais ce n’était qu’un tombereau cahotant qui passaittrès loin, sur une route, à gauche… vint un moment où son genou,blessé au marchepied lui fit si mal qu’il dut s’arrêter, la jamberaidie.

Alors il réfléchit que si la jument ne s’était pas sauvée augrand galop, il l’aurait depuis longtemps rejointe.

Il se dit aussi qu’une voiture ne se perdait pas ainsi et quequelqu’un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas,épuisé, colère, se traînant à peine.

À la longue, il crut se retrouver dans les parages qu’il avaitquittés et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu’ilcherchait. Un sentier profond s’ouvrait dans la haie :

« Voilà la sente dont le vieux m’a parlé », se dit Augustin.

Et il s’engagea dans ce passage, heureux de n’avoir plus àfranchir les haies et les talus. Au bout d’un instant, le sentierdéviant à gauche, la lumière parut glisser à droite, et, parvenu àun croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner lepauvre logis, suivit sans réfléchir un sentier qui paraissaitdirectement y conduire. Mais à peine avait-il fait dix pas danscette direction que la lumière disparut, soit qu’elle fût cachéepar une haie, soit que les paysans, fatigués d’attendre, eussentfermé leurs volets. Courageusement, l’écolier sauta à traverschamps, marcha tout droit dans la direction où la lumière avaitbrillé tout à l’heure. Puis, franchissant encore une clôture, ilretomba dans un nouveau sentier…

Ainsi peu à peu, s’embrouillait la piste du grand Meaulnes et sebrisait le lien qui l’attachait à ceux qu’il avait quittés.

Découragé, presque à bout de forces, il résolut dans sondésespoir, de suivre ce sentier jusqu’au bout. À cent pas de là ildébouchait dans une grande prairie grise, où l’on distinguait deloin en loin des ombres qui devaient être des genévriers, et unebâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s’en approcha.Ce n’était là qu’une sorte de grand parc à bétail ou de bergerieabandonnée. La porte céda avec un gémissement. La lueur de la lune,quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers lesfentes des cloisons. Une odeur de moisi régnait.

Sans chercher plus avant, Meaulnes s’étendit sur la paillehumide, le coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré saceinture, il se recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre.Il songea alors à la couverture de la jument qu’il avait laisséedans le chemin, et il se sentit si malheureux, si fâché contrelui-même qu’il lui prit une forte envie de pleurer…

Aussi s’efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu’auxmœlles il se rappela un rêve – une vision plutôt, qu’il avait euetout enfant, et dont il n’avait jamais parlé à personne : un matin,au lieu de s’éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes etses paletots, il s’était trouvé dans une longue pièce verte, auxtentures pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une lumièresi douce qu’on eût cru pouvoir la goûter. Près de la premièrefenêtre, une jeune fille cousait, le dos tourné, semblant attendreson réveil…

Il n’avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pourmarcher dans cette demeure enchantée. Il s’était rendormi… Mais laprochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin,peut-être !…

Chapitre 11Le Domaine mystérieux

Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflélui faisait mal, il lui fallait s’arrêter et s’asseoir à chaquemoment tant la douleur était vive.

L’endroit où il se trouvait était d’ailleurs le plus désolé dela Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu’une bergère, àl’horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, essayerde courir, elle disparut sans l’entendre.

Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec unedésolante lenteur… Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d’uncourlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitudeparfaite brillait un soleil de décembre, clair et glacial.

Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsqu’il aperçutenfin, au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourellegrise.

« Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnierdésert !… »

Et, sans presser le pas, il continua son chemin.

Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une alléeoù Meaulnes s’engagea. Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein desurprise, troublé d’une émotion inexplicable. Il marchait pourtantdu même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, lesuffoquait par instants ; et pourtant un contentementextraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presqueenivrante, la certitude que son but était atteint et qu’il n’yavait plus maintenant que du bonheur à espérer. C’est ainsi que,jadis, la veille des grandes fêtes d’été, il se sentait défaillir,lorsqu’à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans les ruesdu bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par lesbranches.

« Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieuxpigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air !… »

Et, fâché contre lui-même, il s’arrêta, se demandant s’il nevalait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu’au prochainvillage. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse,lorsqu’il s’aperçut soudain que l’allée était balayée à grandsronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il setrouvait dans un chemin pareil à la grand rue de La Ferté, le matinde l’Assomption !… Il eût aperçu au détour de l’allée unetroupe de gens en fête soulevant la poussière, comme au mois dejuin, qu’il n’eût pas été surpris davantage.

« Y aurait-il une fête dans cette solitude ? » sedemanda-t-il.

Avançant jusqu’au premier détour, il entendit un bruit de voixqui s’approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapinstouffus, s’accroupit et écouta en retenant son souffle. C’étaientdes voix enfantines.

Une troupe d’enfants passa tout près de lui. L’un d’eux,probablement une petite fille, parlait d’un ton si sage et sientendu que Meaulnes, bien qu’il ne comprît guère le sens de sesparoles, ne put s’empêcher de sourire.

« Une seule chose m’inquiète, disait-elle, c’est la question deschevaux. On n’empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter surle grand poney jaune !

– Jamais on ne m’en empêchera, répondit une voix moqueuse dejeune garçon. Est-ce que nous n’avons pas toutes lespermissions ?… Même celle de nous faire mal, s’il nous plaît…»

Et les voix s’éloignèrent, au moment où s’approchait déjà unautre groupe d’enfants.

« Si la glace est fondue, dit une fluette, demain matin, nousirons en bateau.

– Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre.

– Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.

– Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée ?

– Eh bien, il ferait ce que nous voudrions !… »

« Il s’agit d’une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais cesont les enfants qui font la loi, ici ?… Étrangedomaine ! »

Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l’ontrouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit le derniergroupe qui s’éloignait. C’étaient trois fluettes avec des robesdroites qui s’arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolischapeaux à brides. Une plume blanche leur traînait dans le cou, àtoutes les trois. L’une d’elles, à demi-retournée, un peu penchée,écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, ledoigt levé.

« Je leur ferais peur », se dit Meaulnes, en regardant sa blousepaysanne déchirée et son ceinturon baroque de collégien deSainte-Agathe.

Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant parl’allée, il continua son chemin à travers les sapins dans ladirection du « pigeonnier », sans trop réfléchir à ce qu’ilpourrait demander là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière dubois, par un petit mur moussu. De l’autre côté, entre le mur et lesannexes du domaine, c’était une longue cour étroite toute rempliede voitures, comme une cour d’auberge un jour de foire. Il y enavait de tous les genres et de toutes les formes : de fines petitesvoitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars àbancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries àmoulures, et même de vieilles berlines dont les glaces étaientlevées.

Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu’on nel’aperçût, examinait le désordre du lieu, lorsqu’il avisa, del’autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d’un haut char àbancs, une fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux defer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujoursfermés des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le tempsles avait descellés.

« Je vais entrer là, se dit l’écolier, je dormirai dans le foinet je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces bellespetites filles. »

Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé,et, passant d’une voiture sur l’autre, du siège d’un char à bancssur le toit d’une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre,qu’il poussa sans bruit comme une porte.

Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans unevaste pièce au plafond bas qui devait être une chambre à coucher.On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d’hiver, que latable, la cheminée et même les fauteuils étaient chargés de grandsvases, d’objets de prix, d’armes anciennes. Au fond de la pièce desrideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.

Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que parcrainte d’être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fondet découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, deluths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Ilrepoussa toutes ces choses dans le fond de l’alcôve, puis s’étenditsur cette couche pour s’y reposer et réfléchir un peu à l’étrangeaventure dans laquelle il s’était jeté.

Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instantsseulement on entendait gémir le grand vent de décembre.

Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré cesétranges rencontres, malgré la voix des enfants dans l’allée,malgré les voitures entassées, ce n’était pas là simplement, commeil l’avait pensé d’abord, une vieille bâtisse abandonnée dans lasolitude de l’hiver.

Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’unemusique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et deregret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettaitau piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire,derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’àla nuit…

« On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part ? »pensa-t-il.

Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, ilne tarda pas à s’endormir…

Chapitre 12La Chambre de Wellington

Il faisait nuit lorsqu’il s’éveilla. Transi de froid, il setourna et se retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sablouse noire. Une faible clarté glauque baignait les rideaux del’alcôve.

S’asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux.Quelqu’un avait ouvert la fenêtre et l’on avait attaché l’embrasuredeux lanternes vénitiennes vertes.

Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d’œil, qu’ilentendit sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation àvoix basse. Il se rejeta dans l’alcôve et ses souliers ferrésfirent sonner un des objets de bronze qu’il avait repoussés contrele mur. Un instant, très inquiet, il retint son souffle. Les pas serapprochèrent et deux ombres glissèrent dans la chambre.

« Ne fais pas de bruit, disait l’un.

– Ah ! répondait l’autre, il est toujours bien temps qu’ils’éveille !

– As-tu garni sa chambre ?

– Mais oui, comme celle des autres. »

Le vent fit battre la fenêtre ouverte.

« Tiens, dit le premier, tu n’as pas même fermé la fenêtre. Levent a déjà éteint une des lanternes. Il va falloir larallumer.

– Bah ! répondit l’autre, pris d’une paresse et d’undécouragement soudains. À quoi bon ces illuminations du côté de lacampagne, du côté du désert, autant dire ? Il n’y a personnepour les voir.

– Personne ? Mais il arrivera encore des gens pendant unepartie de la nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs voitures, ilsseront bien contents d’apercevoir nos lumières ! »

Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parléle dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d’une voixtraînante, à la façon d’un fossoyeur de Shakespeare :

« Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T’enmettrais aussi bien des rouges… Tu ne t’y connais pas plus quemoi ! »

Un silence.

«…Wellington, c’était un Américain ? Eh bien, c’est-il unecouleur américaine, le vert ? Toi, le comédien qui as voyagé,tu devrais savoir ça.

– Oh ! là là ! répondit le “comédien”, voyagé ?Oui, j’ai voyagé ! Mais je n’ai rien vu ! Que veux-tuvoir dans une roulotte ? »

Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux.

Celui qui commandait la manœuvre était un gros homme nu-tête,enfoncé dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longueperche garnie de lanternes multicolores, et il regardaitpaisiblement, une jambe croisée sur l’autre, travailler soncompagnon.

Quant au comédien, c’était le corps le plus lamentable qu’onpuisse imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques etlouches, sa moustache retombant sur sa bouche édentée faisaientsonger à la face d’un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était enmanches de chemise, et ses dents claquaient. Il montrait dans sesparoles et ses gestes le mépris le plus parfait pour sa proprepersonne.

Après un moment de réflexion arrière et risible à la fois, ils’approcha de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés:

« Veux-tu que je te dise ?… Je ne peux pas comprendre qu’onsoit allé chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans unefête pareille ! Voilà, mon gars !… »

Mais sans prendre garde à ce grand élan du cœur, le gros hommecontinua de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla,renifla tranquillement, et puis, tournant le dos, s’en fut, saperche sur l’épaule en disant :

« Allons, en route ! il est temps de s’habiller pour ledîner.

Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l’alcôve :

« Monsieur l’Endormi, fit-il avec des révérences et desinflexions de voix gouailleuses, vous n’avez plus qu’à vouséveiller, à vous habiller en marquis, même si vous êtes unmarmiteux comme je suis ; et vous descendrez à la fêtecostumée, puisque c’est le bon plaisir de ces petits messieurs etde ces petites demoiselles. »

Il ajouta sur le ton d’un boniment forain, avec une dernièrerévérence :

« Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présenterale personnage d’Arlequin, et votre serviteur, celui du grandPierrot. »

Chapitre 13La Fête étrange

Dès qu’ils eurent disparu, l’écolier sortit de sa cachette. Ilavait les pieds glacés, les articulations raides ; mais ilétait reposé et son genou paraissait guéri.

« Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de lefaire. Je serai simplement un invité dont tout le monde a oublié lenom. D’ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de douteque M. Maloyau et son compagnon m’attendaient… »

Au sortir de l’obscurité totale de l’alcôve, il put y voir assezdistinctement dans la chambre éclairée par les lanternesvertes.

Le bohémien l’avait « garnie ». Des manteaux étaient accrochésaux patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, onavait disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eûtpassé la nuit précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait,sur la cheminée, des allumettes auprès d’un grand flambeau. Mais onavait omis de cirer le parquet ; et Meaulnes sentit roulersous ses souliers du sable et des gravats. De nouveau il eutl’impression d’être dans une maison depuis longtemps abandonnée… Enallant vers la cheminée, il faillit buter contre une pile de grandscartons et de petites boites : il étendait le bras, alluma labougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder.

C’étaient des costumes de jeunes gens d’il y a longtemps, desredingotes à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts,d’interminables cravates blanches et des souliers vernis du débutde ce siècle. Il n’osait rien toucher du bout du doigt, mais aprèss’être nettoyé en frissonnant, il endossa sur sa blouse d’écolierun des grands manteaux dont il releva le collet plissé, remplaçases souliers ferrés par de fins escarpins vernis et se prépara àdescendre nu-tête.

Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d’un escalier debois, dans un recoin de cour obscur.

L’haleine glacée de la nuit vint lui souffler au visage etsoulever un pan de son manteau.

Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il putse rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il étaitdans une petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Touty paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliersétaient béantes, car les portes depuis longtemps avaient étéenlevées ; on n’avait pas non plus remplacé les carreaux desfenêtres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et pourtanttoutes ces bâtisses avaient un mystérieux air de fête. Une sorte dereflet coloré flottait dans les chambres basses où l’on avait dûallumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La terreétait balayée, on avait arraché l’herbe envahissante. Enfin, enprêtant l’oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme desvoix d’enfants et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtimentsconfus où le vent secouait des branches devant les ouverturesroses, vertes et bleues des fenêtres.

Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demipenché, prêtant l’oreille, lorsqu’un extraordinaire petit jeunehomme sortit du bâtiment voisin, qu’on aurait cru désert.

Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dansla nuit comme s’il eût été d’argent ; un habit dont le col luimontait dans les cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon àsous-pieds… Cet élégant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait surla pointe des pieds comme s’il eût été soulevé par les élastiquesde son pantalon, mais avec une rapidité extraordinaire. Il saluaMeaulnes au passage sans s’arrêter, profondément, automatiquement,et disparut dans l’obscurité, vers le bâtiment central, ferme,château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l’écolier au débutde l’après-midi.

Après un instant d’hésitation, notre héros emboîta le pas aucurieux petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grandecour-jardin, passèrent entre des massifs, contournèrent un vivierenclos de palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil dela demeure centrale.

Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée commeune porte de presbytère, était à demi ouverte. L’élégant s’yengouffra. Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas ans lecorridor, il se trouva, sans voir personne, entouré de rires, dechants, d’appels et de poursuites.

Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal.Meaulnes hésitait s’il allait pousser jusqu’au fond ou bien ouvrirune des portes derrière lesquelles il entendait un bruit de voix,lorsqu’il vit passer dans le fond deux fluettes qui sepoursuivaient. Il courut pour les voir et les rattraper, à pas deloup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui s’ouvrent, deuxvisages de quinze ans que la fraîcheur du soir et la poursuite ontrendus tout roses, sous de grands cabriolets à brides, et tout vadisparaître dans un brusque éclat de lumière.

Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu ;leurs amples jupes légères se soulèvent et se gonflent ; onaperçoit a dentelle de leurs longs, amusants pantalons ; puis,ensemble, après cette pirouette, elles bondissent dans la pièce etreferment la porte.

Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridornoir. Il craint maintenant d’être surpris.

Son allure hésitante et gauche le ferait, sans doute, prendrepour un voleur. Il va s’en retourner délibérément vers la sortie,lorsque de nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit depas et des voix d’enfants. Ce sont deux petits garçons quis’approchent en parlant.

« Est-ce qu’on va bientôt dîner ? leur demande Meaulnesavec aplomb.

– Viens avec nous, répond le plus grand, on va t’y conduire.»

Et avec cette confiance et ce besoin d’amitié qu’ont lesenfants, la veille d’une grande fête, ils le prennent chacun par lamain. Ce sont probablement deux petits garçons de paysans. On leura mis leurs plus beaux habits : de petites culottes coupées àmi-jambe qui laissent voir leurs gros bas de laine et leursgaloches, un petit justaucorps de velours bleu, une casquette demême couleur et un nœud de cravate blanc.

« La connais-tu, toi ? demande l’un des enfants.

– Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeuxnaïfs, maman m’a dit qu’elle avait une robe noire et une colleretteet qu’elle ressemblait à un joli pierrot.

– Qui donc ? demanda Meaulnes.

– Eh bien, la fiancée que Frantz est allé chercher… »

Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous lestrois arrivés à la porte d’une grande salle où flambe un beau feu.Des planches, en guise de table, ont été posées sur destréteaux ; on a étendu des nappes blanches, et des gens detoutes sortes dînent avec cérémonie.

Chapitre 14La Fête étrange (Suite)

C’était, dans une grande salle au plafond bas, un repas commeceux que l’on offre, la veille des noces de campagne, aux parentsqui sont venus de très loin.

Les deux enfants avaient lâché les mains de l’écolier ets’étaient précipités dans une chambre attenante où l’on entendaitdes voix puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes.Meaulnes, avec audace et sans s’émouvoir, enjamba un banc et setrouva assis auprès de deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôtà manger avec un appétit féroce ; et c’est au bout d’uninstant seulement qu’il leva la tête pour regarder les convives etles écouter.

On parlait peu, d’ailleurs. Ces gens semblaient à peine seconnaître. Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, lesautres, de villes lointaines.

Il y avait, épars le long des tables, quelques vieillards avecdes favoris, et d’autres complètement rasés qui pouvaient êtred’anciens marins. Près d’eux dînaient d’autres vieux qui leurressemblaient : même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcilsen broussailles, mêmes cravates étroites comme des cordons desouliers… Mais il était aisé de voir que ceux-ci n’avaient jamaisnavigué plus loin que le bout du canton ; et s’ils avaienttangué, roulé plus de mille fois sous les averses et dans le vent,c’était pour ce dur voyage sans péril qui consiste à creuser lesillon jusqu’au bout de son champ et à retourner ensuite lacharrue… On voyait peu de femmes ; quelques vieilles paysannesavec de rondes figures ridées comme des pommes, sous des bonnetstuyautés.

Il n’y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne sesentît à l’aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tardcette impression : quand on a, disait-il, commis quelque lourdefaute impardonnable, on songe parfois, au milieu d’une grandeamertume : « Il y a pourtant par le monde des gens qui mepardonneraient. » On imagine de vieilles gens, des grands-parentspleins d’indulgence, qui sont persuadés à l’avance que tout ce quevous faites est bien fait. Certainement parmi ces bonnes gens-làles convives de cette salle avaient été choisis. Quant aux autres,c’étaient des adolescents et des enfants…

Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmescausaient :

« En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d’une voixcocasse et suraiguë qu’elle cherchait faiblement à adoucir, lesfiancés ne seront pas là, demain, avant trois heures.

– Tais-toi, tu me ferais mettre en colère », répondait l’autredu ton le plus tranquille.

Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.

« Comptons ! reprit la première sans s’émouvoir. Une heureet demie de chemin de fer de Bourges à Vierzon, et sept lieues devoiture, de Vierzon jusqu’ici… »

La discussion continua. Meaulnes n’en perdait pas une parole.Grâce à cette paisible prise de bec, la situation s’éclairaitfaiblement : Frantz de Galais, le fils du château – qui étaitétudiant ou marin ou peut-être aspirant de marine, on ne savaitpas… – était allé à Bourges pour y chercher une jeune fille etl’épouser. Chose étrange, ce garçon, qui devait être très jeune ettrès fantasque, réglait tout à sa guise dans le Domaine. Il avaitvoulu que la maison où sa fiancée entrerait ressemblât à un palaisen fête. Et pour célébrer la venue de la jeune fille, il avaitinvité lui-même ces enfants et ces vieilles gens débonnaires. Telsétaient les points que la discussion des deux femmes précisait.Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et reprenaient sanscesse la question du retour des fiancés. L’une tenait pour le matindu lendemain. L’autre pour l’après-midi.

« Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plusjeune avec calme.

– Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatreans que je ne t’avais vue, tu n’as pas changé », répondait l’autreen haussant les épaules, mais de sa voix la plus paisible.

Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindrehumeur. Meaulnes intervint dans l’espoir d’en apprendre davantage:

« Est-elle aussi jolie qu’on le dit, la fiancée de Frantz ?»

Elles le regardèrent, interloquées. Personne d’autre que Frantzn’avait vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l’avaitrencontrée un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourgesqu’on appelle les Marais. Son père, un tisserand, l’avait chasséede chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôtde l’épouser. C’était une étrange histoire ; mais son père, M.de Galais, et sa sœur Yvonne ne lui avaient-ils pas toujours toutaccordé !…

Meaulnes, avec précaution, allait poser d’autres questions,lorsque parut à la porte un couple charmant : une enfant de seizeans avec corsage de velours et jupe à grands volants ; unjeune personnage en habit à haut col et pantalon à élastiques. Ilstraversèrent la salle, esquissant un pas de deux ; d’autresles suivirent, puis d’autres passèrent en courant, poussant descris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches troplongues, coiffé d’un bonnet noir et riant d’une bouche édentée. Ilcourait à grandes enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, ileût dû faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Lesjeunes filles en avaient un peu peur ; les jeunes gens luiserraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui lepoursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regardaMeaulnes de ses yeux vitreux, et l’écolier crut reconnaître,complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui toutà l’heure accrochait les lanternes.

Le repas était terminé. Chacun se levait.

Dans les couloirs s’organisaient des rondes et des farandoles.Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet… Meaulnes, latête à demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans unefraise, se sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par leplaisir, il se mit à poursuivre le grand pierrot à travers lescouloirs du Domaine, comme dans les coulisses d’un théâtre où lapantomime, de la scène se fût partout répandue. Il se trouva ainsimêlé jusqu’à la fin de la nuit à une foule joyeuse aux costumesextravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans unechambre où l’on montrait la lanterne magique. Des enfantsapplaudissaient à grand bruit… Parfois, dans un coin de salon oùl’on dansait, il engageait conversation avec quelque dandy et serenseignait hâtivement sur les costumes que l’on porterait lesjours suivants…

Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s’offrait àlui, craignant à chaque instant que son manteau entre ouvert nelaissât voir sa blouse de collégien, il alla se réfugier un instantdans la partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure.On n’y entendait que le bruit étouffé d’un piano.

Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à mangeréclairée par une lampe à suspension.

Là aussi c’était fête, mais fête pour les petits enfants.

Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouvertssur leurs genoux ; d’autres étaient accroupis par terre devantune chaise et, gravement, ils faisaient sur le siège un étalaged’images ; d’autres auprès du feu, ne disaient rien, nefaisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans l’immensedemeure, la rumeur de la fête.

Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. Onentendait dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avançacurieusement la tête.

C’était une sorte de petit salon-parloir ; une femme ou unejeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournaitle dos, jouant très doucement des airs de rondes ou dechansonnettes. Sur le divan tout à côté, six ou sept petits garçonset petites filles rangés comme sur une image, sages comme le sontles enfants lorsqu’il se fait tard, écoutaient. De temps en tempsseulement, l’un d’eux, arc-bouté sur les poignets, se soulevait,glissait par terre et passait dans la salle à manger : un de ceuxqui avaient fini de regarder les images venait prendre saplace…

Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou,où lui-même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnesse trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde.

Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, ilretourna s’asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des groslivres rouges épars sur la table, il commença distraitement àlire.

Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s’approcha,se pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en mêmetemps que lui ; un autre en fit autant de l’autre côté. Alorsce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuementqu’il était dans sa propre maison, marié, un beau soir, et que cetêtre charmant et inconnu qui jouait du piano, près de lui, c’étaitsa femme…

Chapitre 15La Rencontre

Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme onle lui avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de modepassée, une jaquette serrée à la taille avec des manches bouffantaux épaules, un gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu’àcacher ses fines chaussures, et un chapeau haut de forme.

La cour était déserte encore lorsqu’il descendit. Il fitquelques pas et se trouva comme transporté dans une journée deprintemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là.Il faisait du soleil comme aux premiers jours d’avril. Le givrefondait et l’herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dansles arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autreune brise tiédie coulait sur le visage du promeneur.

Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître dela maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaqueinstant qu’une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui :« Déjà réveillé, Augustin ?… »

Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et lacour. Là-bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni auxfenêtres, ni à la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, lesdeux battants de la ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtresdu haut, un rayon de soleil donnait, comme en été, aux premièresheures du matin.

Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jourl’intérieur de la propriété. Les vestiges d’un mur séparaient lejardin délabré de la cour, où l’on avait, depuis peu, versé dusable et passé le râteau. À l’extrémité des dépendances qu’ilhabitait, c’étaient des écuries bâties dans un amusant désordre,qui multipliait les recoins garnis d’arbrisseaux fous et de vignevierge. Jusque sur le Domaine déferlaient des bois de sapins qui lecachaient à tout le pays plat, sauf vers lest, où l’on apercevaitdes collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore.

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlantebarrière de bois qui entourait le vivier ; vers les bords ilrestait un peu de glace mince et plissée comme une écume. Ils’aperçut lui-même reflété dans l’eau, comme incliné sur le ciel,dans son costume d’étudiant romantique. Et il crut voir un autreMeaulnes, non plus l’écolier qui s’était évadé dans une carriole depaysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d’un beaulivre de prix…

Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dansla grande salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait lecouvert. Dès que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignéssur la nappe, elle lui versa le café en disant :

« Vous êtes le premier, monsieur. »

Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d’être soudainreconnu comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heurepartirait le bateau pour la promenade matinale qu’on avaitannoncée.

« Pas avant une demi-heure, monsieur : personne n’est descenduencore », fut la réponse.

Il continua donc d’errer en cherchant le lieu de l’embarcadère,autour de la longue maison châtelaine aux allées inégales, commeune église. Lorsqu’il eut contourné l’aile sud, il aperçut soudainles roseaux, à perte de vue, qui formaient tout le paysage.

L’eau des étangs venait de ce côté mouiller le pied des murs, etil y avait, devant plusieurs portes, de petits balcons de bois quisurplombaient les vagues clapotantes.

Désœuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sabléecomme un chemin de halage. Il examinait curieusement les grandesportes aux vitres poussiéreuses qui donnaient sur des piècesdélabrées ou abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes,d’outils rouillés et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, àl’autre bout des bâtiments, il entendit des pas grincer sur lesable.

C’étaient deux femmes, l’une très vieille et courbée ;l’autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmantcostume, après tous les déguisements de la veille, parut d’abord àMeaulnes extraordinaire.

Elles s’arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandisque Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tardbien grossier :

« Voilà sans doute ce qu’on appelle une jeune fille excentrique– peut-être une actrice qu’on a mandée pour la fête. »

Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes,immobile, regarda la jeune fille.

Souvent, plus tard, lorsqu’il s’endormait après avoirdésespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, ilvoyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes quiressemblaient à celle-ci. L’une avait un chapeau comme elle etl’autre son air un peu penché ; l’autre son regard sipur ; l’autre encore sa taille fine, et l’autre avait aussises yeux bleus ; mais aucune de ces femmes n’était jamais lagrande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d’apercevoir, sous une lourde chevelureblonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec unefinesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devantlui, il regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et laplus sage des toilettes…

Perplexe, il se demandait s’il allait les accompagner, lorsquela jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sacompagne : « Le bateau ne va pas tarder, maintenant, jepense ?… »

Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, necessait de causer gaiement et de rire.

La jeune fille répondait doucement. Et lorsqu’elles descendirentsur l’embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave, quisemblait dire :

« Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vousconnais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. »

D’autres invités étaient maintenant épars entre les arbres,attendant. Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts àrecevoir les promeneurs. Un à un, sur le passage des dames quiparaissaient être la châtelaine et sa fille, les jeunes genssaluaient profondément, et les demoiselles s’inclinaient. Étrangematinée ! Étrange partie de plaisir ! il faisait froidmalgré le soleil d’hiver, et les femmes enroulaient autour de leurcou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode…

La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment,Meaulnes se trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Ils’accouda sur le pont, tenant d’une main son chapeau battu par legrand vent, et il put regarder à l’aise la jeune fille, qui s’étaitassise à l’abri. Elle aussi le regardait. Elle répondait à sescompagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus sur lui,en tenant sa lèvre un peu mordue.

Un grand silence régnait sur les berges prochaines.

Le bateau filait avec un bruit calme de machine et d’eau. On eûtpu se croire au cœur de l’été. On allait aborder, semblait-il, dansle beau jardin de quelque maison de campagne. La jeune fille s’ypromènerait sous une ombrelle blanche. Jusqu’au soir on entendraitles tourterelles gémir… Mais soudain une rafale glacée venaitrappeler décembre aux invités de cette étrange fête.

On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, lespassagers durent attendre un instant, serrés les uns contre lesautres, qu’un des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière…Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où,sur le bord de l’étang, il avait eu très près du sien le visagedésormais perdu de la jeune fille ! il avait regardé ce profilsi pur, de tous ses yeux, jusqu’à ce qu’ils fussent près des’emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secretdélicat qu’elle lui eût confié, un peu de poudre restée sur sajoue…

À terre, tout s’arrangea comme dans un rêve. Tandis que lesenfants couraient avec des cris de joie, que des groupes seformaient et s’éparpillaient à travers bois, Meaulnes s’avança dansune allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il setrouva près d’elle sans avoir eu le temps de réfléchir : « Vousêtes belle », dit-il simplement.

Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une alléetransversale. D’autres promeneurs couraient, jouaient à travers lesfeuilles, chacun errant à sa guise, conduit seulement par sa librefantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu’il appelait sabalourdise, sa grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard,persuadé qu’il ne reverrait plus cette gracieuse créature,lorsqu’il l’aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée depasser près de lui dans l’étroit sentier. Elle écartait de ses deuxmains fines les plis de son grand manteau. Elle avait des souliersnoirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu’ellespliaient par instants et qu’on craignait de les voir se briser.

Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas :

« Voulez-vous me pardonner ?

– Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que jerejoigne les enfants, puisqu’ils sont les maîtres aujourd’hui.Adieu. »

Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlaitavec gaucherie, mais d’un ton si troublé, si plein de désarroi,qu’elle marcha plus lentement et l’écouta.

« Je ne sais même pas qui vous êtes », dit-elle enfin.

Elle prononçait chaque mot d’un ton uniforme, en appuyant de lamême façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier…Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peumordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.

« Je ne sais pas non plus votre nom », répondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l’on voyait àquelque distance les invités se presser autour d’une maison isoléedans la pleine campagne.

« Voilà la “maison de Frantz”, dit la jeune fille ; il fautque je vous quitte… »

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit :

« Mon nom ?… Je suis mademoiselle Yvonne de Galais… »

Et elle s’échappa.

La « maison de Frantz » était alors inhabitée. Mais Meaulnes latrouva envahie jusqu’aux greniers par la foule des invités. Iln’eut guère le loisir d’ailleurs d’examiner le lieu où il setrouvait : on déjeuna en hâte d’un repas froid emporté dans lesbateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les enfants enavaient décidé ainsi, sans doute ; et l’on repartit.

Meaulnes s’approcha de Mlle de Galais dès qu’il la vit sortiret, répondant à ce qu’elle avait dit tout à l’heure :

« Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.

– Comment ? Quel était ce nom ? » fit-elle, toujoursavec la même gravité.

Mais il eut peur d’avoir dit une sottise et ne réponditrien.

« Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suisétudiant.

– Oh ! vous étudiez ? » dit-elle.

Et ils parlèrent un instant encore. Ils parlèrent lentement,avec bonheur – avec amitié. Puis l’attitude de la jeune fillechangea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parutaussi plus inquiète. On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnesallait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès delui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée àterre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol.

« À quoi bon ? À quoi bon ? » répondait-elle doucementaux projets que faisait Meaulnes.

Mais lorsqu’enfin il osa lui demander la permission de revenirun jour vers ce beau domaine :

« Je vous attendrai », répondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l’embarcadère. Elle s’arrêta soudain etdit pensivement :

« Nous sommes deux enfants ; nous avons fait une folie. Ilne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau.Adieu, ne me suivez pas. »

Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis ilse reprit à marcher. Et alors la jeune fille, dans le lointain, aumoment de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s’arrêtaet, se tournant vers lui, pour la première fois le regardalonguement.

Était-ce un dernier signe d’adieu ? Était-ce pour luidéfendre de l’accompagner ? Ou peut-être avait-elle quelquechose encore à lui dire ?…

Dès qu’on fut rentré au Domaine, commença derrière la ferme,dans une grande prairie en pente, la course des poneys. C’était ladernière partie de la fête. D’après toutes les prévisions, lesfiancés devaient arriver à temps pour y assister et ce seraitFrantz qui dirigerait tout.

On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes dejockeys, les fluettes en écuyères, amenaient, les uns, de fringantsponeys enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles, aumilieu des cris, des rires enfantins, des paris et des longs coupsde cloche. On se fût cru transporté sur la pelouse verte et tailléede quelque champ de courses en miniature. Meaulnes reconnut Danielet les petites filles aux chapeaux à plumes qu’il avait entendus laveille dans l’allée du bois… Le reste du spectacle lui échappa,tant il était anxieux de retrouver dans la foule le gracieuxchapeau de roses et le grand manteau marron.

Mais Mlle de Galais ne parut pas. Il la cherchait encorelorsqu’une volée de coups de cloche et des cris de joie annoncèrentla fin des courses. Une petite fille sur une vieille jument blancheavait remporté la victoire. Elle passait triomphalement sur samonture et le panache de son chapeau flottait au vent. Puis soudaintout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n’était pas deretour. On hésita un instant ; on se concerta avec embarras.Enfin, par groupes, on regagna les appartements, pour attendre,dans l’inquiétude et le silence, le retour des fiancés.

Chapitre 16Frantz de Galais

La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demieet il faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sachambre, la tête pleine des événements de son extraordinairejournée. Il s’assit devant la table, désœuvré, attendant le dîneret la fête qui devait suivre.

De nouveau soufflait le grand vent du premier soir.

On l’entendait gronder comme un torrent ou passer avec lesifflement appuyé d’une chute d’eau. Le tablier de la cheminéebattait de temps à autre.

Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légèreangoisse qui vous saisit à la fin des trop belles journées. Uninstant il pensa à allumer du feu ; mais il essaya vainementde lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors il se prit àranger dans la chambre ; il accrocha ses beaux habits auxportemanteaux, disposa le long du mur les chaises bouleversées,comme s’il eût tout voulu préparer là pour un long séjour.

Cependant, songeant qu’il devait se tenir toujours prêt àpartir, il plia soigneusement sur le dossier d’une chaise, comme uncostume de voyage, sa blouse et ses autres vêtements decollégien ; sous la chaise, il mit ses souliers ferrés pleinsde terre encore.

Puis il revint s’asseoir et regarda autour de lui, plustranquille, sa demeure qu’il avait mise en ordre.

De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre quidonnait sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé,depuis qu’il avait rangé son appartement, le grand garçon se sentitparfaitement heureux. Il était là, mystérieux, étranger, au milieude ce monde inconnu, dans la chambre qu’il avait choisie. Ce qu’ilavait obtenu dépassait toutes ses espérances. Et il suffisaitmaintenant à sa joie de se rappeler ce visage de jeune fille, dansle grand vent, qui se tournait vers lui…

Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu’il songeâtmême à allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la portede l’arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont lafenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait larefermer, lorsqu’il aperçut dans cette pièce une lueur, comme celled’une bougie allumée sur la table.

Il avança la tête dans l’entrebâillement de la porte.

Quelqu’un était entré là, par la fenêtre sans doute, et sepromenait de long en large, à pas silencieux.

Autant qu’on pouvait voir, c’était un très jeune homme. Nu-tête,une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait sans arrêt,comme affolé par une douleur insupportable. Le vent de la fenêtrequ’il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine et,chaque fois qu’il passait près de la lumière, on voyait luire desboutons dorés sur sa fine redingote.

Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d’airmarin, comme en chantent, pour s’égayer le cœur, les matelots etles filles dans les cabarets des ports…

Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s’arrêta et sepencha sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieursfeuilles de papier… Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de labougie, un très fin, très aquilin visage sans moustache sous uneabondante chevelure que partageait une raie de côté.

Il avait cessé de siffler. Très pâle, les lèvres entre ouvertes,il paraissait à bout de souffle, comme s’il avait reçu au cœur uncoup violent.

Meaulnes hésitait s’il allait, par discrétion, se retirer, ous’avancer, lui mettre doucement, en camarade, la main sur l’épaule,et lui parler. Mais l’autre leva la tête et l’aperçut. Il leconsidéra une seconde, puis, sans s’étonner, s’approcha et dit,affermissant sa voix :

« Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vousvoir. Puisque vous voici, c’est à vous que je vais expliquer…Voilà !… »

Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu’il eut dit : «Voilà », il prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pourfixer son attention. Puis il tourna la tête vers la fenêtre, commepour réfléchir à ce qu’il allait dire, cligna des yeux – etMeaulnes comprit qu’il avait une forte envie de pleurer.

Il ravala d’un coup toute cette peine d’enfant, puis, regardanttoujours fixement la fenêtre, il reprit d’une voix altérée :

« Eh bien, voilà : c’est fini ; la fête est finie. Vouspouvez descendre le leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancéene viendra pas. Par scrupule, par crainte, par manque de foi…d’ailleurs, monsieur, je vais vous expliquer… »

Mais il ne put continuer ; tout son visage se plissa.

Il n’expliqua rien. Se détournant soudain, il s’en alla dansl’ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de vêtements et delivres.

« Je vais m’apprêter pour repartir, dit-il. Qu’on ne me dérangepas. »

Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette,un pistolet…

Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un motni lui serrer la main.

En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelquechose. Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe.Dans le bâtiment principal le dîner avait commencé, maishâtivement, dans le désordre, comme à l’instant d’un départ.

Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grandecuisine-salle à manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceuxqui avaient fini formaient des groupes où l’on se disait aurevoir.

« Que se passe-t-il ? demanda Meaulnes à un garçon decampagne, qui se hâtait de terminer son repas, son chapeau defeutre sur la tête et sa serviette fixée à son gilet.

– Nous partons, répondit-il. Cela s’est décidé tout d’un coup. Àcinq heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invitésensemble. Nous avions attendu jusqu’à la dernière limite. Lesfiancés ne pouvaient plus venir. Quelqu’un a dit : “Si nouspartions…” Et tout le monde s’est apprêté pour le départ. »

Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s’en allermaintenant. N’avait-il pas été jusqu’au bout de sonaventure ?… N’avait-il pas obtenu cette fois tout ce qu’ildésirait ? C’est à peine s’il avait eu le temps de repasser àl’aise dans sa mémoire toute la belle conversation du matin. Pourl’instant, il ne s’agissait que de partir. Et bientôt, ilreviendrait – sans tricherie, cette fois…

« Si vous voulez venir avec nous, continua l’autre, qui était ungarçon de son âge, hâtez-vous d’aller vous mettre en tenue. Nousattelons dans un instant. »

Il partit au galop laissant là son repas commencé et négligeantde dire aux invités ce qu’il savait. Le parc, le jardin et la courétaient plongés dans une obscurité profonde. Il n’y avait pas, cesoir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, cedîner ressemblait au dernier repas des fins de noces, les moinsbons des invités, qui peut-être avaient bu, s’étaient mis àchanter. À mesure qu’il s’éloignait, Meaulnes entendait monterleurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours avaittenu tant de grâce et de merveilles. Et c’était le commencement dudésarroi et de la dévastation. Il passa près du vivier où le matinmême il s’était miré. Comme tout paraissait changé déjà…

Avec cette chanson, reprise en chœur, qui arrivait par bribes:

D’où donc que tu reviens petite libertine ?

Ton bonnet est déchiré

Tu es bien mal coiffée…

et cette autre encore :

Mes souliers sont rouges…

Adieu, mes amours…

Mes souliers sont rouges…

Adieu, sans retour !

Comme il arrivait au pied de l’escalier de sa demeure isolée,quelqu’un en descendait qui le heurta dans l’ombre et lui dit :

« Adieu, monsieur ! » et, s’enveloppant dans sa pèlerinecomme s’il avait très froid, disparut.

C’était Frantz de Galais.

La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlaitencore. Rien n’avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits surune feuille de papier à lettres placée en évidence, ces mots :

Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu’elle ne pouvait pasêtre ma femme ; qu’elle était une couturière et non pas uneprincesse. Je ne sais que devenir. Je m’en vais. Je n’ai plus enviede vivre. Qu’Yvonne me pardonne si je ne lui dis pas adieu, maiselle ne pourrait rien pour moi…

C’était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa uneseconde et s’éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre etferma la porte. Malgré l’obscurité, il reconnut chacune des chosesqu’il avait rangées en plein jour, en plein bonheur, quelquesheures auparavant. Pièce par pièce, fidèle, il retrouva tout sonvieux vêtement misérable, depuis ses godillots jusqu’à sa grossièreceinture à boucle de cuivre.

Il se déshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement,déposa sur une chaise ses habits d’emprunt, se trompant degilet…

Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménageavait commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulantdéfaire sa voiture de l’inextricable fouillis où elle était prise.De temps en temps un homme grimpait sur le siège d’une charrette,sur la bâche d’une grande carriole et faisait tourner sa lanterne.La lueur du falot venait frapper la fenêtre : un instant, autour deMeaulnes, la chambre maintenant familière, où toutes choses avaientété pour lui si amicales, palpitait, revivait… Et c’est ainsi qu’ilquitta, refermant soigneusement la porte, ce mystérieux endroitqu’il ne devait sans doute jamais revoir.

Chapitre 17La Fête étrange (Fin)

Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement versla grille du bois. En tête, un homme revêtu d’une peau de chèvre,une lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval dupremier attelage.

Meaulnes avait hâte de trouver quelqu’un qui voulût bien secharger de lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fonddu cœur, de se trouver soudain seul dans le Domaine, et que sasupercherie fût découverte.

Lorsqu’il arriva devant le bâtiment principal les conducteurséquilibraient la charge des dernières voitures. On faisait levertous les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et lesjeunes filles enveloppées dans des fichus se levaient avecembarras, les couvertures tombaient à leurs pieds et l’on voyaitles figures inquiètes de celles qui baissaient leur tête du côtédes falots.

Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan quitout à l’heure avait offert de l’emmener :

« Puis-je monter ? lui cria-t-il.

– Où vas-tu, mon garçon ? répondit l’autre qui ne lereconnaissait plus.

– Du côté de Sainte-Agathe.

– Alors il faut demander une place à Maritain. »

Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardésce Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs quichantaient dans la cuisine.

« C’est un “amusard”, lui dit-on. Il sera encore là à troisheures du matin. »

Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine defièvre et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine,jusqu’au milieu de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambreétait-elle ? Où était sa fenêtre, parmi ces bâtimentsmystérieux ? Mais rien ne servirait à l’écolier des’attarder.

Il fallait partir. Une fois rentré à Sainte-Agathe, toutdeviendrait plus clair ; il cesserait d’être un écolierévadé ; de nouveau il pourrait songer à la jeunechâtelaine.

Une à une, les voitures s’en allaient ; les rouesgrinçaient sur le sable de la grande allée. Et, dans la nuit, onles voyait tourner et disparaître, chargées de femmes emmitouflées,d’enfants dans des fichus, qui déjà s’endormaient. Une grandecarriole encore ; un char à bancs, où les femmes étaientserrées épaule contre épaule, passa, laissant Meaulnes interdit,sur le seuil de la demeure. Il n’allait plus rester bientôt qu’unevieille berline que conduisait un paysan en blouse.

« Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d’Augustin,nous allons dans cette direction. »

Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde,dont la vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dansun coin de la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et unefille, dormaient. Ils s’éveillèrent au bruit et au froid, sedétendirent, regardèrent vaguement, puis en frissonnant serenfoncèrent dans leur coin et se rendormirent…

Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucementla portière et s’installa avec précaution dans l’autre coin, puis,avidement, s’efforça de distinguer à travers la vitre les lieuxqu’il allait quitter et la route par où il était venu : il devinamalgré la nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin,passait devant l’escalier de sa chambre franchissait la grille etsortait du Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de lavitre, on distinguait vaguement les troncs des vieux sapins.

« Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais », se disaitMeaulnes, le cœur battant.

Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pourne pas heurter un obstacle. C’était, autant qu’on pouvait devinerdans la nuit à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque aumilieu du chemin et qui avait dû rester là, à proximité de la fête,durant ces derniers jours.

Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnescommençait à se fatiguer de regarder à la vitre, s’efforçantvainement de percer l’obscurité environnante, lorsque soudain, dansla profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d’une détonation.Les chevaux partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d’abord si lecocher en blouse s’efforçait de les retenir ou, au contraire, lesexcitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme la poignée setrouvait à l’extérieur, il essaya vainement de baisser la glace, lasecoua… Les enfants, réveillés en peur, se serraient l’un contrel’autre, sans rien dire. Et tandis qu’il secouait la vitre, levisage collé au carreau, il aperçut, grâce à un coude du chemin,une forme blanche qui courait. C’était, hagard et affolé, le grandpierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui portaitdans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis toutdisparut.

Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, lesdeux enfants s’étaient rendormis. Personne à qui parler desévénements mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtempsrepassé dans son esprit tout ce qu’il avait vu et entendu, plein defatigue et le cœur gros, le jeune homme lui aussi s’abandonna ausommeil, comme un enfant triste…

Ce n’était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s’étantarrêtée sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu’un quicognait à la vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière etcria tandis que le vent froid de la nuit glaçait l’écolierjusqu’aux os : « Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nousallons prendre la traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe.»

À demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d’un gesteinconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deuxenfants endormis dans le coin le plus sombre de la voiture, puis ilsortit en se baissant.

« Allons, au revoir, dit l’homme en remontant sur son siège.Vous n’avez plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne estlà, au bord du chemin. »

Meaulnes, qui ne s’était pas encore arraché de son sommeil,marcha courbé en avant, d’un pas lourd, jusqu’à la borne et s’yassit, les bras croisés, la tête inclinée, comme pour serendormir.

« Ah ! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormirlà. Il fait trop froid. Allons, debout, marchez un peu… »

Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dansses poches, les épaules rentrées, s’en alla lentement sur le cheminde Sainte-Agathe ; tandis que, dernier vestige de la fêtemystérieuse, la vieille berline quittait le gravier de la route ets’éloignait, cahotant en silence, sur l’herbe de la traverse.

On ne voyait plus que le chapeau du conducteur, dansantau-dessus des clôtures…

Partie 2

Chapitre 1Le Grand jeu

Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l’impossibilitéoù nous étions de mener à bien de longues recherches nousempêchèrent, Meaulnes et moi, de reparler du Pays perdu avant lafin de l’hiver. Nous ne pouvions rien commencer de sérieux, durantces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés debourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par unemorne pluie glacée.

Rien ne nous rappelait l’aventure de Meaulnes sinon ce faitétrange que depuis l’après-midi de son retour nous n’avions plusd’amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu’autrefoiss’organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grandMeaulnes. Les soirs, aussitôt la classe balayée, la cour se vidaitcomme au temps où j’étais seul, et je voyais errer mon compagnon,du jardin au hangar et de la cour à la salle à manger.

Les jeudis matin, chacun de nous installé sur le bureau d’unedes deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-LouisCourier, que nous avions dénichés dans les placards, entre desméthodes d’anglais et des cahiers de musique finement recopiés.L’après-midi, c’était quelque visite qui nous faisait fuirl’appartement ; et nous regagnions l’école…

Nous entendions parfois des groupes de grands élèves quis’arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail,le heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles etpuis s’en allaient… Cette triste vie se poursuivit jusqu’à la finde février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié,lorsqu’une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouverque je m’étais trompé et qu’une crise violente se préparait sous lasurface morne de cette vie d’hiver.

Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que lapremière nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cetteaventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu’à nous. Nousétions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, restaientseulement avec nous Millie et mon père, qui ne se doutaientnullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe étaitdivisée en deux clans.

À huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeterdehors les miettes du repas finit cria « Ah ! » d’une voix siclaire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait sur leseuil une couche de neige… Comme il faisait très sombre jem’avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche étaitprofonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur lafigure et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millieferma la porte frileusement.

À neuf heures, nous nous disposions à monter nous coucher ;ma mère avait déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes trèsnettement deux grands coups lancés à toute volée dans le portail, àl’autre bout de la cour. Elle replaça la lampe sur la table et nousrestâmes tous debout aux aguets, l’oreille tendue.

Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avantd’avoir traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût étééteinte et le verre brisé.

Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que «c’était sans doute… », lorsque, tout juste sous la fenêtre de lasalle à manger, qui donnait, je l’ai dit, sur la route de La Gare,un coup de sifflet partit, strident et très prolongé, qui duts’entendre jusque dans la rue de l’église. Et, immédiatementderrière la fenêtre, à peine voilés par les carreaux, poussés pardes gens qui devaient être montés à la force des poignets surl’appui extérieur, éclatèrent des cris perçants.

« Amenez-le ! Amenez-le ! »

À l’autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent.Ceux-là avaient dû passer par le champ du père Martin, ils devaientêtre grimpés sur le mur bas qui séparait le champ de notrecour.

Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus auxvoix déguisées, les cris de : « Amenez-le ! » éclatèrentsuccessivement – sur le toit du cellier qu’ils avaient dû atteindreen escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur –, sur unpetit mur qui joignait le hangar au portail et dont la crêtearrondie permettait de se mettre commodément à cheval –, sur le murgrillé de la route de La Gare où l’on pouvait facilement monter…Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe retardatairearriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois :

« À l’abordage ! »

Et nous entendions l’écho de leurs cris résonner dans les sallesde classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres.

Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et lespassages de la grande demeure, que nous voyions très nettement,comme sur un plan, tous les points où ces gens inconnus étaient entrain de l’attaquer.

À vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nouseûmes de l’effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous lesquatre à une attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il yavait depuis une quinzaine, sur la place, derrière l’église, ungrand malandrin et un jeune garçon à la tête serrée dans desbandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les maréchaux, desouvriers qui n’étaient pas du pays.

Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nousfûmes persuadés que nous avions affaire à des gens – etprobablement à des jeunes gens – du bourg. Il y avait mêmecertainement des gamins – on reconnaissait leurs voix suraiguës –dans la troupe qui se jetait à l’assaut de notre demeure comme àl’abordage d’un navire.

« Ah ! bien, par exemple… » s’écria mon père.

Et Millie demanda à mi-voix : « Mais qu’est-ce que cela veutdire ? » lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé– puis celles de la fenêtre – s’arrêtèrent.

Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée. Les crisdes gens grimpés sur le cellier, comme ceux des assaillants dujardin, décrurent progressivement, puis cessèrent ; nousentendîmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement detoute la troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaientamortis par la neige.

Quelqu’un évidemment les dérangeait. À cette heure où toutdormait, ils avaient pensé mener en paix leur assaut contre cettemaison isolée à la sortie du bourg. Mais voici qu’on troublait leurplan de campagne.

À peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir – carl’attaque avait été soudaine comme un abordage bien conduit – etnous disposions-nous à sortir, que nous entendîmes une voix connueappeler à la petite grille :

« Monsieur Seurel ! Monsieur Seurel ! »

C’était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla sessabots sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige etentra. Il se donnait l’air finaud et effaré de quelqu’un qui asurpris tout le secret d’une mystérieuse affaire :

« J’étais dans ma cour, qui donne sur la place desQuatre-Routes. J’allais fermer l’étable des chevreaux. Tout d’uncoup, dressés sur la neige, qu’est-ce que je vois : deux grandsgars qui semblaient faire sentinelle ou guetter quelque chose. Ilsétaient vers la croix. Je m’avance : je fais deux pas – Hip !les voilà partis au grand galop du côte de chez vous. Ah ! jen’ai pas hésité, j’ai pris mon falot et j’ai dit : je vas allerraconter ça à M. Seurel… »

Et le voilà qui recommence son histoire :

« J’étais dans la cour derrière chez moi… »

Sur ce, on lui offre une liqueur qu’il accepte et on lui demandedes détails qu’il est incapable de fournir.

Il n’avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupesmises en éveil par les deux sentinelles qu’il avait dérangéess’étaient éclipsées aussitôt.

Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être…

« Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuisbientôt un mois qu’ils sont sur la place à attendre le beau tempspour jouer la comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelquemauvais coup. »

Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fortperplexes, tandis que l’homme sirotait la liqueur et de nouveaumimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-làfort attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida :« Il faut aller voir ! »

Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquieret moi.

Millie, déjà rassurée, puisque les assaillants étaient partis,et, comme tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieusede sa nature, déclara : « Allez-y si vous voulez. Mais fermez laporte et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai lalampe allumée. »

Chapitre 2Nous tombons dans une embuscade

Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu.

Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en éventail de salanterne grillagée… À peine sortions-nous par le grand portail que,derrière la bascule municipale, qui s’adossait au mur de notrepréau, partirent d’un seul coup, comme perdreaux surpris, deuxindividus encapuchonnés. Soit moquerie, soit plaisir causé parl’étrange jeu qu’ils jouaient là, soit excitation nerveuse et peurd’être rejoints, ils dirent en courant deux ou trois parolescoupées de rires.

Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:

« Suis-moi, François !… »

Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir unepareille course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres,qui, après avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivantle chemin de la Vieille-Planche, remontèrent délibérément versl’église. Ils couraient régulièrement sans trop de hâte et nousn’avions pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue del’église où tout était endormi et silencieux, et s’engagèrentderrière le cimetière dans un dédale de petites ruelles etd’impasses.

C’était là un quartier de journaliers, de couturières et detisserands, qu’on nommait les Petits-Coins.

Nous le connaissions assez mal et nous n’y étions jamais venusla nuit. L’endroit était désert le jour : les journaliers absents,les tisserands enfermés ; et durant cette nuit de grandsilence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que lesautres quartiers du bourg. Il n’y avait donc aucune chance pour quequelqu’un survînt et nous prêtât main-forte.

Je ne connaissais qu’un chemin, entre ces petites maisons poséesau hasard comme des boîtes en carton, c’était celui qui menait chezla couturière qu’on surnommait « la Muette ». On descendait d’abordune pente assez raide, dallée de place en place, puis après avoirtourné deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands oudes écuries vides, on arrivait dans une large impasse fermée parune cour de ferme depuis longtemps abandonnée. Chez la Muette,tandis qu’elle engageait avec ma mère une conversation silencieuse,les doigts frétillants, coupée seulement de petits cris d’infirme,je pouvais voir par la croisée le grand mur de la ferme, qui étaitla dernière maison de ce côté du faubourg, et la barrière toujoursfermée de la cour sèche, sans paille, où jamais rien ne passaitplus…

C’est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. Àchaque tournant nous craignions de les perdre, mais, à ma surprise,nous arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avantqu’ils l’eussent quittée. Je dis : à ma surprise, car le fait n’eûtpas été possible, tant ces ruelles étaient courtes, s’ils n’avaientpas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralentileur allure.

Enfin, sans hésiter, ils s’engagèrent dans la rue qui menaitchez la Muette, et je criai à Meaulnes :

« Nous les tenons, c’est une impasse ! »

À vrai dire, c’étaient eux qui nous tenaient… Ils nous avaientconduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils seretournèrent vers nous résolument et l’un des deux lança le mêmecoup de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, cesoir-là.

Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la fermeabandonnée où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre.Ils étaient tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurscache-nez…

Qui c’était, nous le savions d’avance, mais nous étions bienrésolus à n’en rien dire à M. Seurel que nos affaires neregardaient pas. Il y avait Delouche, Denis, Giraudat et tous lesautres. Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se battre etleurs voix entrecoupées. Mais un point demeurait inquiétant etsemblait presque effrayer Meaulnes : il y avait là quelqu’un quenous ne connaissions pas et qui paraissait être le chef…

Il ne touchait pas Meaulnes : il regardait manœuvrer ses soldatsqui avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillésdu haut en bas s’acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deuxd’entre eux s’étaient occupés de moi, m’avaient immobilisé avecpeine, car je me débattais comme un diable.

J’étais par terre, les genoux pliés, assis sur les talons ;on me tenait les bras joints par derrière, et je regardais la scèneavec une intense curiosité mêlée d’effroi.

Meaulnes s’était débarrassé de quatre garçons du Cours qu’ilavait dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et enles jetant à toute volée dans la neige… Bien droit sur ses deuxjambes, le personnage inconnu suivait avec intérêt, mais trèscalme, la bataille, répétant de temps à autre d’une voix nette:

« Allez… Courage… Revenez-y… Go on, my boys… »

C’était évidemment lui qui commandait… D’où venait-il ? Oùet comment les avait-il entraînés à la bataille ? Voilà quirestait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, le visageenveloppé dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, débarrassé deses adversaires, s’avança vers lui, menaçant, le mouvement qu’ilfit pour y voir bien clair et faire face à la situation découvritun morceau de linge blanc qui lui enveloppait la tête à la façond’un bandage.

C’est à ce moment que je criai à Meaulnes :

« Prends garde par derrière ! il y en a un autre. »

Il n’eut pas le temps de se retourner que, de la barrière àlaquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et,passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, lerenversait en arrière.

Aussitôt les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué lenez dans la neige revenaient à la charge pour lui immobiliser braset jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec uncache-nez, et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dansses poches… Le dernier venu, l’homme au lasso, avait allumé unepetite bougie qu’il protégeait de la main, et chaque fois qu’ildécouvrait un papier nouveau, le chef allait auprès de ce lumignonexaminer ce qu’il contenait, déplia enfin cette espèce de cartecouverte d’inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis sonretour et s’écria avec joie : « Cette fois nous l’avons. Voilà leplan ! Voilà le guide ! Nous allons voir si ce monsieurest bien allé où je l’imagine… »

Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ousa ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaientvenus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.

« Il n’ira pas très loin avec ce plan-là » dit Meaulnes en selevant.

Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nousretrouvâmes sur le chemin de l’église M. Seurel et le père Pasquier:

« Vous n’avez rien vu ? dirent-ils… Nous non plus !»

Grâce à la nuit profonde ils ne s’aperçurent de rien. Le bouchernous quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.

Mais nous deux, dans notre chambre, là-haut, à la lueur de lalampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps àrafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce quinous était arrivé, comme deux compagnons d’armes le soir d’unebataille perdue…

Chapitre 3Le Bohémien à l’école

Le réveil du lendemain fut pénible. À huit heures et demie, àl’instant où M. Seurel allait donner le signal d’entrer, nousarrivâmes tout essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Commenous étions en retard, nous nous glissâmes n’importe où, maisd’ordinaire le grand Meaulnes était le premier de la longue filed’élèves, coude à coude, chargés de livres, de cahiers et deporte-plume, que M. Seurel inspectait.

Je fus surpris de l’empressement silencieux que l’on mit à nousfaire place vers le milieu de la file ; et tandis que M.Seurel, retardant de quelques secondes l’entrée au cours,inspectait le grand Meaulnes, j’avançai curieusement la tête,regardant à droite et à gauche pour voir les visages de nos ennemisde la veille.

Le premier que j’aperçus était celui-là même auquel je necessais de penser, mais le dernier que j’eusse pu m’attendre à voiren ce lieu. Il était à la place habituelle de Meaulnes, le premierde tous, un pied sur la marche de pierre, une épaule et le coin dusac qu’il avait sur le dos accotés au chambranle de la porte. Sonvisage fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était penché ettourné vers nous avec une sorte de curiosité méprisante et amusée.Il avait la tête et tout un côté de la figure bandés de lingeblanc.

Je reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien qui nousavait volés la nuit précédente.

Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait saplace. Le nouvel élève s’assit près du poteau, à la gauche du longbanc dont Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat,Delouche et les trois autres du premier banc s’étaient serrés lesuns contre les autres pour lui faire place, comme si tout eût étéconvenu d’avance…

Souvent, l’hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves dehasard, mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis,voyageurs immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deuxjours, un mois, rarement plus… Objets de curiosité durant lapremière heure, ils étaient aussitôt négligés et disparaissaientbien vite dans la foule des élèves ordinaires.

Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier.

Je me rappelle encore cet être singulier et tous les trésorsétranges apportés dans ce cartable qu’il s’accrochait au dos. Cefurent d’abord les porte-plume « à vue » qu’il tira pour écrire sadictée. Dans un œillet du manche, en fermant un œil, on voyaitapparaître, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelquemonument inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt passèrentde main en main. Puis ce fut un plumier chinois rempli de compas etd’instruments amusants qui s’en allèrent par le banc de gauche,glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, sous lescahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir.

Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j’avais, avecconvoitise, lu les titres derrière la couverture des rares bouquinsde notre bibliothèque : La Teppe aux Merks, La Roche aux Mouettes,Mon ami Benoist… Les uns feuilletaient d’une main sur leurs genouxces volumes, venus on ne savait d’où, volés peut-être, etécrivaient la dictée de l’autre main.

D’autres faisaient tourner les compas au fond de leurs casiers.D’autres, brusquement, tandis que M. Seurel tournant le doscontinuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaientun œil et se collaient sur l’autre la vue glauque et trouée deNotre-Dame de Paris. Et l’élève étranger, la plume à la main, sonfin profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content detout ce jeu furtif qui s’organisait autour de lui.

Peu à peu cependant toute la classe s’inquiéta : les objets,qu’on « faisait passer » à mesure, arrivaient l’un après l’autredans les mains du grand Meaulnes qui, négligemment, sans lesregarder, les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas,mathématique et diversement coloré, comme aux pieds de la femme quireprésente la Science, dans les compositions allégoriques.Fatalement M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite ets’apercevoir du manège. Il devait songer, d’ailleurs, à faire uneenquête sur les événements de la nuit. La présence du bohémienallait faciliter sa besogne…

Bientôt, en effet, il s’arrêtait, surpris, devant le grandMeaulnes.

« À qui appartient tout cela ? demanda-t-il en désignant «tout cela » du dos de son livre refermé sur son index.

– Je n’en sais rien », répondit Meaulnes d’un ton bourru, sanslever la tête.

Mais l’écolier inconnu intervint : « C’est à moi », dit-il.

Et il ajouta aussitôt avec un geste large et élégant de jeuneseigneur auquel le vieil instituteur ne sut pas résister : « Maisje les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez regarder.»

Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pastroubler le nouvel état de choses qui venait de se créer, toute laclasse se glissa curieusement autour du maître qui penchait sur cetrésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnageblême qui donnait avec un air de triomphe tranquille lesexplications nécessaires. Cependant, silencieux à son banc,complètement délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son cahier debrouillons et, fronçant le sourcil, s’absorbait dans un problèmedifficile…

Le « quart d’heure » nous surprit dans ces occupations. Ladictée n’était pas finie et le désordre régnait dans la classe. Àvrai dire, depuis le matin la récréation durait.

À dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueusefut envahie par les élèves, on s’aperçut bien vite qu’un nouveaumaître régnait sur les jeux.

De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là,introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant :c’était une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grandsélèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs épaules.

Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de lacour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasserl’adversaire par la violence du choc, et les cavaliers, usant decache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances,s’efforçaient de désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont onesquivait le choc et qui perdant l’équilibre, allaient s’étalerdans la boue, le cavalier roulant sous sa monture. Il y eut desécoliers à moitié désarçonnés que le cheval rattrapait par lesjambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte regrimpaient sur sesépaules. Monté sur le grand Delage qui avait des membres démesurés,le poil roux et les oreilles décollées, le mince cavalier à la têtebandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait malignementsa monture en riant aux éclats.

Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d’abordavec mauvaise humeur s’organiser ces jeux.

Et j’étais auprès de lui, indécis.

« C’est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans lespoches. Venir ici, dès ce matin, c’était le seul moyen de n’êtrepas soupçonné. Et M. Seurel s’y est laissé prendre ! »

Il resta là un long moment, sa tête rase au vent à maugréercontre ce comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont ilavait été peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisibleque j’étais, je ne manquais pas de l’approuver.

Partout, dans tous les coins, en l’absence du maître sepoursuivait la lutte : les plus petits avaient fini par grimper lesuns sur les autres ; ils couraient et culbutaient avant mêmed’avoir reçu le choc de l’adversaire… Bientôt il ne resta plusdebout, au milieu de la cour, qu’un groupe acharné ettourbillonnant d’où surgissait par moments le bandeau blanc dunouveau chef.

Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête,mit ses mains sur ses cuisses et me cria : « Allons-y,François ! »

Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sanshésiter sur ses épaules et en une seconde nous étions au fort de lamêlée, tandis que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient encriant : « Voilà Meaulnes ! Voilà le grand Meaulnes !»

Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-mêmeen me disant :

« Étends les bras : empoigne-les comme j’ai fait cette nuit.»

Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j’agrippaisau passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instantsur les épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins derien il ne resta debout que le nouveau venu monté sur Delage ;mais celui-ci, peu désireux d’engager la lutte avec Augustin, d’unviolent coup de reins en arrière se redressa et fit descendre lecavalier blanc.

La main à l’épaule de sa monture, comme un capitaine tient lemors de son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda legrand Meaulnes avec un peu de saisissement et une immenseadmiration : « À la bonne heure ! » dit-il.

Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves quis’étaient rassemblés autour de nous dans l’attente d’une scènecurieuse. Et Meaulnes, dépité de n’avoir pu jeter à terre sonennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur : « Ce serapour une autre fois ! »

Jusqu’à midi, la classe continua comme à l’approche desvacances, mêlée d’intermèdes amusants et de conversations dontl’écolier-comédien était le centre.

Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, nesongeant pas même à organiser des représentations nocturnes oùpersonne ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait aucours pour se distraire pendant la journée, tandis que soncompagnon soignerait les oiseaux des filles et la chèvre savante.Puis il racontait leurs voyages dans le pays environnant, alors quel’averse tombe sur le mauvais toit de zinc de la voiture et qu’ilfaut descendre aux côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fondquittaient leur table pour venir écouter de plus près. Les moinsromanesques profitaient de cette occasion pour se chauffer autourdu poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils serapprochaient du groupe bavard en tendant l’oreille, laissant unemain rosée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.

« Et de quoi vivez-vous ? » demanda M. Seurel qui suivaittout cela avec sa curiosité un peu puérile de maître d’école et quiposait une foule de questions.

Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s’étaitinquiété de ce détail.

« Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l’automneprécédent, je pense. C’est Ganache qui règle les comptes. »

Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai augrand diable, qui traîtreusement, la veille au soir, avait attaquéMeaulnes par derrière et l’avait renversé…

Chapitre 4Où il est question du domaine mystérieux

L’après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long ducours, le même désordre et la même fraude.

Le bohémien avait apporté d’autres objets précieux, coquillages,jeux, chansons et jusqu’à un petit singe qui griffait sourdementl’intérieur de sa gibecière…

À chaque instant, il fallait que M. Seurel s’interrompît pourexaminer ce que le malin garçon venait de tirer de son sac… Quatreheures arrivèrent et Meaulnes était le seul à avoir fini sesproblèmes.

Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n’y avait plus,semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette duredémarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme parla succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même dedésigner comme d’ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moinsdix, les deux élèves qui devaient rester pour balayer la classe.Or, nous n’y manquions jamais car c’était une façon d’annoncer etde hâter la sortie du cours.

Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grandMeaulnes ; et dès le matin j’avais, en causant avec lui,averti le bohémien que les nouveaux étaient toujours désignésd’office pour faire le second balayeur, le jour de leurarrivée.

Meaulnes revint en classe dès qu’il eut été chercher le pain deson goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre etarriva le dernier, en courant, comme la nuit commençait detomber…

« Tu resteras dans la classe, m’avait dit mon compagnon, etpendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu’il m’avolé. »

Je m’étais donc assis sur une petite table, auprès de lafenêtre, lisant à la dernière lueur du jour, et je les vis tous lesdeux déplacer en silence les bancs de l’école – le grand Meaulnes,taciturne et l’air dur, sa blouse noire boutonnée à trois boutonsen arrière et sanglée à la ceinture ; l’autre, délicat,nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il était vêtu d’un mauvaispaletot, avec des déchirures que je n’avais pas remarquées pendantle jour. Plein d’une ardeur presque sauvage, il soulevait etpoussait les tables avec une précipitation folle, en souriant unpeu. On eût dit qu’il jouait là quelque jeu extraordinaire dontnous ne connaissions pas le fin mot.

Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle,pour déplacer la dernière table.

En cet endroit, d’un tour de main, Meaulnes pouvait renverserson adversaire, sans que personne du dehors eût chance de lesapercevoir ou de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenaispas qu’il laissât échapper une pareille occasion. L’autre, revenuprès de la porte, allait s’enfuir d’un instant à l’autre,prétextant que la besogne était terminée, et nous ne le reverrionsplus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis silongtemps à retrouver, à concilier, à réunir, seraient perdus pournous…

À chaque seconde j’attendais de mon camarade un signe, unmouvement, qui m’annonçât le début de la bataille, mais le grandgarçon ne bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait avecune fixité étrange et d’un air interrogatif le bandeau du bohémien,qui, dans la pénombre de la nuit, paraissait largement taché denoir.

La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât.

Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de laclasse, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai,Meaulnes, baissant la tête, et sans regarder notre ennemi, dit àmi-voix : « Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sontdéchirés. »

L’autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu’ildisait, mais profondément ému de le lui entendre dire.

« Ils ont voulu, répondit-il, m’arracher votre plan tout àl’heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais revenir icibalayer la classe, ils ont compris que j’allais faire la paix avecvous, ils se sont révoltés contre moi. Mais je l’ai tout de mêmesauvé », ajouta-t-il fièrement, en tendant à Meaulnes le précieuxpapier plié.

Meaulnes se tourna lentement vers moi :

« Tu entends ? dit-il. Il vient de se battre et de se faireblesser pour nous, tandis que nous lui tendions un piège !»

Puis cessant d’employer ce “vous” insolite chez des écoliers deSainte-Agathe :

« Tu es un vrai camarade », dit-il, et il lui tendit lamain.

Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, trèstroublé, la voix coupée… Mais bientôt avec une curiosité ardente ilpoursuivit :

« Ainsi vous me tendiez un piège ! Que c’est amusant !Je l’avais deviné et je me disais : ils vont être bien étonnés,quand, m’ayant repris ce plan, ils s’apercevront que je l’aicomplété…

– Complété ?

– Oh ! attendez ! Pas entièrement… »

Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, serapprochant de nous :

« Meaulnes, il est temps que je vous le dise : moi aussi je suisallé là où vous avez été. J’assistais à cette fête extraordinaire.J’ai bien pensé, quand les garçons du Cours m’ont parlé de votreaventure mystérieuse, qu’il s’agissait du vieux Domaine perdu. Pourm’en assurer je vous ai volé votre carte… Mais je suis comme vous :j’ignore le nom de ce château ; je ne saurais pas yretourner ; je ne connais pas en entier le chemin qui d’icivous y conduirait. »

Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelleamitié nous nous pressâmes contre lui ! Avidement Meaulnes luiposait des questions… Il nous semblait à tous deux qu’en insistantardemment auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire celamême qu’il prétendait ne pas savoir.

« Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec unpeu d’ennui et d’embarras, je vous ai mis sur le plan quelquesindications que vous n’aviez pas… C’est tout ce que je pouvaisfaire. »

Puis, nous voyant plein d’admiration et d’enthousiasme :

« Oh ! dit-il, tristement et fièrement, je préfère vousavertir : je ne suis pas un garçon comme les autres. Il y a troismois, j’ai voulu me tirer une balle dans la tête et c’est ce quivous explique ce bandeau sur le front, comme un mobile de la Seine,en 1870…

– Et ce soir, en vous battant, la plaie s’est rouverte », ditMeaulnes avec amitié.

Mais l’autre, sans y prendre garde, poursuivit d’un tonlégèrement emphatique :

« Je voulais mourir. Et puisque je n’ai pas réussi, je necontinuerai à vivre que pour l’amusement, comme un enfant, comme unbohémien. J’ai tout abandonné. Je n’ai plus ni père, ni sœur, nimaison, ni amour… Plus rien, que des compagnons de jeux.

– Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je.

– Oui, répondit-il avec animation. C’est la faute d’un certainDelouche. Il a deviné que j’allais faire cause commune avec vous.Il a démoralisé ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vucet abordage, hier au soir, comme c’était conduit, comme çamarchait ! Depuis mon enfance, je n’avais rien organiséd’aussi réussi… »

Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabusertout à fait sur son compte :

« Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c’est que je m’ensuis aperçu ce matin – il y a plus de plaisir à prendre avec vousqu’avec la bande de tous les autres. C’est ce Delouche surtout quime déplaît. Quelle idée de faire l’homme à dix-sept ans ! Rienne me dégoûte davantage… Pensez-vous que nous puissions lerepincer ?

– Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avecnous ?

– Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblementseul. Je n’ai que Ganache… »

Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Uninstant, il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour,l’idée de se tuer l’avait surpris.

« Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez : je connais votresecret et je l’ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur latrace que vous avez perdue… »

Et il ajouta presque solennellement :

« Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigtsde l’enfer comme une fois déjà… Jurez-moi que vous répondrez quandje vous appellerai quand je vous appellerai ainsi… (et il poussaune sorte de cri étrange : Hou-ou !…) Vous, Meaulnes, jurezd’abord ! »

Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui étaitplus solennel et plus sérieux que nature nous séduisait.

« En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vousdire : je vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille duchâteau avait l’habitude de passer les fêtes : Pâques et laPentecôte, le mois de juin et quelquefois une partie de l’hiver.»

À ce moment une voix inconnue appela du grand portail, àplusieurs reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c’étaitGanache, le bohémien qui n’osait pas ou ne savait comment traverserla cour. D’une voix pressante, anxieuse, il appelait tantôt trèshaut, tantôt presque bas :

« Hou-ou ! Hou-ou !

– Dites ! Dites vite ! » cria Meaulnes au jeunebohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pourpartir.

Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, quenous répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l’ombre, rejoindreson compagnon à la grille, nous laissant dans un état de troubleinexprimable.

Chapitre 5L’homme aux espadrilles

Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,l’aubergiste qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pourallumer son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle,devait partir en route à quatre heures, et la triste bonne femmedont la main droite était recroquevillée par une brûlure ancienne,se hâtait dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il faisaitfroid. Elle mit sur sa camisole un vieux fichu, puis tenant d’unemain sa bougie allumée, abritant la flamme de l’autre main – lamauvaise – avec son tablier levé, elle traversa la cour encombréede bouteilles vides et de caisses à savon, ouvrit pour y prendre dupetit bois la porte du bûcher qui servait de cabane aux poules…Mais à peine avait-elle poussé la porte que, d’un coup de casquettesi violent qu’il fit ronfler l’air, un individu surgissant del’obscurité profonde éteignit la chandelle, abattit du même coup labonne femme et s’enfuit à toutes jambes, tandis que les poules etles coqs affolés menaient un tapage infernal.

L’homme emportait dans un sac – comme la veuve Deloucheretrouvant son aplomb s’en aperçut un instant plus tard – unedouzaine de ses poulets les plus beaux.

Aux cris de sa belle-sœur, Dumas était accouru. Il constata quele chenapan pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef laporte de la petite cour et qu’il s’était enfui, sans la refermer,par le même chemin.

Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs,il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d’une main, sonfusil chargé de l’autre, il s’efforça de suivre la trace du voleur,trace très imprécise – l’individu devait être chaussé d’espadrilles– qui le mena sur la route de La Gare puis se perdit devant labarrière d’un pré. Forcé d’arrêter là ses recherches, il releva latête, s’arrêta… et entendit au loin, sur la même route, le bruitd’une voiture lancée au grand galop, qui s’enfuyait…

De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s’était levéet, jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti enchaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongédans l’obscurité et le silence profond qui précédent les premièreslueurs du jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement –comme son oncle – très loin, sur la colline des Riaudes, le bruitd’une voiture dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés.Garçon malin et fanfaron, il se dit alors comme il nous le répétaparla suite avec l’insupportable grasseyement des faubourgs deMontluçon :

« Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n’est pas dit que jen’en “chaufferai” pas d’autres, de l’autre côté du bourg. »

Et il rebroussa chemin vers l’église, dans le même silencenocturne.

Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait unelumière. Quelqu’un de malade sans doute.

Il allait s’approcher, pour demander ce qui était arrivé,lorsqu’une ombre silencieuse, une ombre chaussée d’espadrilles,déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien voir,vers le marchepied de la voiture…

Jasmin, qui avait reconnu l’allure de Ganache, s’avança soudaindans la lumière et demanda à mi-voix :

« Eh bien ! Qu’y a-t-il ? »

Hagard, échevelé, édenté, l’autre s’arrêta, le regarda, avec unrictus misérable causé par l’effroi et la suffocation, et réponditd’une haleine hachée :

« C’est le compagnon qui est malade… Il s’est battu hier soir etsa blessure s’est rouverte… Je viens d’aller chercher la sœur.»

En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chezlui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, unereligieuse qui se hâtait.

Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur leseuil de leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris parune nuit sans sommeil.

Ce fut, chez tous, un cri d’indignation et, par le bourg, commeune traînée de poudre.

Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, unecarriole qui s’arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte despaquets qui tombaient mollement. Il n’y avait, dans la maison, quedeux femmes et elles n’avaient pas osé bouger. Au jour, ellesavaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets enquestion étaient les lapins et la volaille…

Millie, durant la première récréation, trouva devant la porte dela buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclutqu’ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n’avaient puentrer… Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crutd’abord qu’ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouvadans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans différentsjardins. Tout le troupeau avait profité de l’occasion et de laporte ouverte pour faire une petite promenade nocturne… Presquepartout on avait enlevé la volaille, mais on s’en était tenu là.Mme Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d’élevage, cria bientoute la journée qu’on lui avait volé son battoir et une livred’indigo, mais le fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur leprocès-verbal…

Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout lematin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit :

« Ah ! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle enavait rencontré un, il l’a bien dit : Je le fusillais comme unlapin ! »

Et il ajoutait en nous regardant :

« C’est heureux qu’il n’ait pas rencontré Ganache, il étaitcapable de tirer dessus. C’est tous la même race, qu’il dit, etDessaigne le disait aussi. »

Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis.C’est le lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à sononcle que Ganache, comme leur voleur, était chaussé d’espadrilles.Ils furent d’accord pour trouver qu’il valait la peine de dire celaaux gendarmes. Ils décidèrent donc, en grand secret, d’aller dèsleur premier loisir au chef-lieu de canton prévenir le brigadier dela gendarmerie.

Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sablessure légèrement rouverte, ne parut pas.

Sur la place de l’église, le soir, nous allions rôder, rien quepour voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleinsd’angoisse et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher del’humble bicoque, qui nous paraissait être le mystérieux passage etl’antichambre du Pays dont nous avions perdu le chemin.

Chapitre 6Une Dispute dans la coulisse

Tant d’anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés,nous avaient empêchés de prendre garde que mars était venu et quele vent avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure,en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris quec’était le printemps. Une brise délicieuse comme une eau tiédiecoulait par-dessus le mur, une pluie silencieuse avait mouillé lanuit les feuilles des pivoines ; la terre remuée du jardinavait un goût puissant, et j’entendais, dans l’arbre voisin de lafenêtre, un oiseau qui essayait d’apprendre la musique…

Meaulnes, à la première récréation, parla d’essayer tout desuite l’itinéraire qu’avait précisé l’écolier bohémien. À grandpeine, je lui persuadai d’attendre que nous eussions revu notreami, que le temps fût sérieusement au beau… que tous les pruniersde Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuyés contre le mur bas de lapetite ruelle, les mains aux poches et nu-tête, nous parlions et levent tantôt nous faisait frissonner de froid, tantôt, par boufféesde tiédeur, réveillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasmeprofond. Ah ! frère, compagnon, voyageur, comme nous étionspersuadés, tous deux, que le bonheur était proche, et qu’il allaitsuffire de se mettre en chemin pour l’atteindre !…

À midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes unroulement de tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clind’œil, nous étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettesà la main… C’était Ganache qui annonçait pour le soir, à huitheures, « vu le beau temps », une grande représentation sur laplace de l’église. À tout hasard, « pour se prémunir contre lapluie », une tente serait dressée. Suivait un long programme desattractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes distinguervaguement « pantomimes… chansons… fantaisies équestres… », le toutscandé par de nouveaux roulements de tambour.

Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer laséance, tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôtaprès, passèrent, avec un bourdonnement de conversations, le gensdes faubourgs, par petits groupes, qui s’en allaient vers la placede l’église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester àtable, trépignant d’impatience !

Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements depieds et des rires étouffés à la petite galle : les institutricesvenaient nous chercher. Dans l’obscurité complète nous partîmes enbande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions de loin le murde l’église illuminé comme par un grand feu. Deux quinquets allumésdevant la porte de la baraque ondulaient au vent…

À l’intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans uncirque. M. Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi nous nousinstallâmes sur les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, quidevait être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de grandesnappes d’ombre où s’étageaient Mme Pignot, la boulangère, etFernande, l’épicière, les filles du bourg, les ouvriers maréchaux,des dames, des gamins, des paysans, d’autres gens encore.

La représentation était avancée plus qu’à moitié.

On voyait sur la piste une petite chèvre savante qui biendocilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puissur un seul. C’était Ganache qui la commandait doucement, à petitscoups de baguette, en regardant vers nous d’un air inquiet, labouche ouverte, les yeux morts.

Assis sur un tabouret, près de deux autres quinquets, àl’endroit où la piste communiquait avec la roulotte, nousreconnûmes, en fin maillot noir, front bandé, le meneur de jeu,notre ami.

À peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poneytout harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurstours, et qui s’arrêtait toujours devant l’un de nous lorsqu’ilfallait désigner la personne la plus aimable ou a plus brave de lasociété, mais toujours devant Mme Pignot lorsqu’il s’agissait dedécouvrir la plus menteuse, la plus avare ou « la plus amoureuse… »Et c’étaient autour d’elle des rires, des cris et des coin-coin,comme dans un troupeau d’oies que pourchasse unépagneul !…

À l’entracte, le meneur de jeu vint s’entretenir un instant avecM. Seurel, qui n’eût pas été plus fier d’avoir parlé à Talma ou àLéotar ; et nous, nous écoutions avec un intérêt passionnétout ce qu’il disait : de sa blessure – refermée ; de cespectacle – préparé durant les longues journées d’hiver ; deleur départ – qui ne serait pas avant la fin du mois, car ilspensaient donner jusque-là des représentations variées etnouvelles.

Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.

Vers la fin de l’entracte, notre ami nous quitta, et, pourregagner l’entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupequi avait envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmessoudain Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s’écartèrent. Cecostume noir, cet air blessé, étrange et brave, les avaient toutesséduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d’unvoyage, et qui s’entretenait à voix basse mais animée avec MmePignot, il était évident qu’une cordelière, un col bas et despantalons-éléphant eussent fait plus sûrement sa conquête… Il setenait les pouces au revers de son veston, dans une attitude à lafois très fate et très gênée. Au passage du bohémien, dans unmouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme Pignot quelque choseque je n’entendis pas, mais certainement une injure, un motprovocant à l’adresse de notre ami. Ce devait être une menace graveet inattendue, car le jeune homme ne put s’empêcher de se retourneret de regarder l’autre, qui, pour ne pas perdre contenance,ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre deson côté… Tout ceci se passa d’ailleurs en quelques secondes. Jefus sans doute le seul de mon banc à m’en apercevoir.

Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau quimasquait l’entrée de la roulotte.

Chacun regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxièmepartie du spectacle allait aussitôt commencer, et un grand silences’établit. Alors derrière le rideau, tandis que s’apaisaient lesdernières conversations à voix basse, un bruit de dispute monta.Nous n’entendions pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes lesdeux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme – lapremière qui expliquait, qui se justifiait ; l’autre quigourmandait, avec indignation et tristesse à la fois :

« Mais malheureux ! disait celle-ci, pourquoi ne m’avoirpas dit… »

Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le mondeprêtât l’oreille. Puis tout se tut soudainement. L’altercation sepoursuivit à voix basse ; et les gamins des hauts gradinscommencèrent à crier : « Les lampions, le rideau ! » et àfrapper du pied.

Chapitre 7Le Bohémien enlève son bandeau

Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face sillonnée derides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par ladétresse, et semée de pains à cacheter ! – d’un long pierroten trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre commepar une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excèsde prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manchestrop longues qui balayaient la piste.

Je ne saurais plus reconstituer aujourd’hui le sujet de sapantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans lecirque, après s’être vainement et désespérément retenu sur lespieds, il tomba. Il eut beau se relever ; c’était plus fortque lui : il tombait.

Il ne cessait pas de tomber. Il s’embarrassait dans quatrechaises à la fois. Il entraînait dans sa chute une table énormequ’on avait apportée sur la piste.

Il finit par aller s’étaler par delà la barrière du cirquejusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans lepublic à grand peine, le tiraient par les pieds et le remettaientdebout après d’inconcevables efforts. Et chaque fois qu’il tombait,il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit criinsupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient àdoses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises,il fit une chute immense et très lente, et son ululement detriomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute,accompagné par les cris d’effroi des femmes.

Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bienm’en rappeler la raison, « le pauvre pierrot qui tombe » sortantd’une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimantavec elle toute une scène tragi-comique. En fin de compte, il luifaisait sortir par la bouche tout le son qu’elle avait dans leventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait debouillie et, au moment de la plus grande attention, tandis que tousles spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur lafille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudainpar un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs,sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouillerl’oreille, pour aller ensuite s’aplatir sur l’estomac de MmePignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un telcri, elle se renversa si fort en arrière que toutes ses voisinesl’imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère,Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s’effondrèrent,les jambes en l’air, au milieu des rires, des cris et desapplaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contreterre, se relevait pour saluer et dire : « Nous avons, Messieurs etMesdames, l’honneur de vous remercier ! »

Mais à ce moment même et au milieu de l’immense brouhaha, legrand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et quisemblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, mesaisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria : «Regarde le bohémien ! Regarde ! Je l’ai enfin reconnu.»

Avant même d’avoir regardé, comme si depuis longtemps,inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n’attendait quel’instant d’éclore, j’avais deviné ! Debout auprès d’unquinquet, à l’entrée de la roulotte, le jeune personnage inconnuavait défait son bandeau et jeté sur ses épaules une pèlerine. Onvoyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à la lumière de labougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilinvisage sans moustache. Pâle, les lèvres entre ouvertes, ilfeuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devaitêtre un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempeet disparaissait sous la masse des cheveux, c’était, tel que mel’avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé duDomaine inconnu.

Il était évident qu’il avait ainsi enlevé son bandeau pour êtrereconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait cemouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans laroulotte, après nous avoir jeté un coup d’œil d’entente et nousavoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriaitd’ordinaire.

« Et l’autre ! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l’aije pas reconnu tout de suite ! C’est le pierrot de la fête,là-bas… »

Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjàGanache avait coupé toutes les communications avec la piste ;un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étionsobligés de suivre la foule qui s’écoulait très lentement, canaliséeentre les bancs parallèles, dans l’ombre où nous piétinionsd’impatience.

Dès qu’il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita versla roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais toutétait clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, commedans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout lemonde était rentré et commençait à dormir.

Chapitre 8Les Gendarmes !

Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames quirevenaient vers le Cours supérieur, par les rues obscures. Cettefois nous comprenions tout.

Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue ledernier soir de la fête, filer entre les arbres, c’était Ganache,qui avait recueilli le fiancé désespéré et s’était enfui avec lui.L’autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques,de jeux et d’aventures. Il lui avait semblé recommencer sonenfance…

Frantz de Galais nous avait jusqu’ici caché son nom et il avaitfeint d’ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d’êtreforcé de rentrer chez ses parents ; mais pourquoi, ce soir-là,lui avait-il plu soudain de se faire connaître à nous et de nouslaisser deviner la vérité tout entière ?…

Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que latroupe des spectateurs s’écoulait lentement à travers le bourg. Ildécida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il iraittrouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pourlà-bas ! Quel voyage sur la route mouillée ! Frantzexpliquerait tout ; tout s’arrangerait, et la merveilleuseaventure allait reprendre là où elle s’était interrompue…

Quant à moi, je marchais dans l’obscurité avec un gonflement decœur indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie,depuis le faible plaisir que donnait l’attente du jeudi jusqu’à latrès grande découverte que nous venions de faire, jusqu’à la trèsgrande chance qui nous était échue. Et je me souviens que, dans masoudaine générosité de cœur, je m’approchai de la plus laide desfilles du notaire à qui l’on m’imposait parfois le suppliced’offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main.

Amers souvenirs ! Vains espoirs écrasés !

Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous lesdeux sur la place de l’église, avec nos souliers bien cirés, nosplaques de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves,Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me regardant,poussa un cri et s’élança vers la place vide…

Sur l’emplacement de la baraque et des voitures, il n’y avaitplus qu’un pot cassé et des chiffons. Les bohémiens étaientpartis…

Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblaitqu’à chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur dela place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deuxfois le mouvement de s’élancer, d’abord sur la route duVieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit samain au-dessus de ses yeux, espérant un instant que nos gensvenaient seulement de partir. Mais que faire ? Dix traces devoitures s’embrouillaient sur la place, puis s’effaçaient sur laroute dure. Il fallut rester là, inertes.

Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinéedu jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis parDelouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place ets’éparpillèrent à travers les rues pour garder toutes les issues,comme des dragons qui font la reconnaissance d’un village… Mais ilétait trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fui avec soncompagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, niceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu’ilétranglait. Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantzavait dû comprendre soudain de quel métier son compagnon et luivivaient quand la caisse de la roulotte était vide ; plein dehonte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un itinéraire etdécidé de prendre du champ avant l’arrivée des gendarmes. Mais, necraignant plus désormais qu’on tentât de le ramener au domaine deson père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant dedisparaître.

Un seul point resta toujours obscur : comment Ganache avait-ilpu à la fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne sœurpour la fièvre de son ami ? Mais n’était-ce pas là toutel’histoire du pauvre diable ? Voleur et chemineau d’un côté,bonne créature de l’autre…

Chapitre 9 Àla recherche du sentier perdu

Comme nous rentrions, le Soleil dissipait la légère brume dumatin ; les ménagères sur le seuil des maisons secouaientleurs tapis ou bavardaient ; et, dans les champs et les bois,aux portes du bourg, commençait la plus radieuse matinée deprintemps qui soit restée dans ma mémoire.

Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huitheures, ce jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns lecertificat d’Études supérieures, les autres le concours de l’ÉcoleNormale. Lorsque nous arrivâmes tous les deux, Meaulnes plein d’unregret et d’une agitation qui ne lui permettaient pas de resterimmobile, moi très abattu, l’école était vide… Un rayon de fraissoleil glissait sur la poussière d’un banc vermoulu, et sur levernis écaillé d’un planisphère.

Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception,tandis que tout nous appelait au dehors : les poursuites desoiseaux dans les branches près des fenêtres, la fuite des autresélèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux désird’essayer au plus vite l’itinéraire incomplet vérifié par lebohémien – dernière ressource de notre sac presque vide, dernièreclef du trousseau, après avoir essayé toutes les autres ?…Cela était au-dessus de nos forces ! Meaulnes marchait de longen large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le jardin,puis revenait et regardait vers le bourg, comme s’il eût attenduquelqu’un qui ne viendrait certainement pas.

« J’ai l’idée, me dit-il enfin, j’ai l’idée que ce n’estpeut-être pas aussi loin que nous l’imaginons… Frantz a supprimésur mon plan toute une portion de la route que j’avais indiquée.Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant monsommeil, un long détour inutile… »

J’étais à moitié assis sur le coin d’une grande table, un piedpar terre, l’autre ballant, l’air découragé et désœuvré, la têtebasse.

« Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage aduré toute la nuit.

– Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m’adéposé à quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l’ouestde Sainte-Agathe, tandis que j’étais parti par la route de La Gareà l’est.

« Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entreSainte-Agathe et le “Pays perdu”. Vraiment, il me semble qu’ensortant du bois des Communaux, on ne doit pas être à plus de deuxlieues de ce que nous cherchons.

– Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur tacarte.

– C’est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demied’ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en unematinée… »

À cet instant Mouchebœuf arriva. Il avait une tendance irritanteà se faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux queles autres, mais en se signalant dans des circonstances commecelle-ci.

« Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux.Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête :Jasmin Delouche qui connaît les nids. »

Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout cequ’ils avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, endécidant cette expédition.

« S’ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, ditMeaulnes, car je m’en vais aussi. Je serai de retour vers midi etdemi. »

Mouchebœuf resta ébahi.

« Ne viens-tu pas ? » me demanda Augustin, s’arrêtant uneseconde sur le seuil de la porte entre ouverte – ce qui fit entrerdans la pièce grise, en une bouffée d’air tiédi par le soleil, unfouillis de cris d’appels, de pépiements, le bruit d’un seau sur lamargelle du puits et le claquement d’un fouet au loin.

« Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas,à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t’attendrai avecimpatience. »

Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d’espoir.

Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté saveste d’alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes pochesboutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières verniespour serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu’il ne futguère surpris de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendreMouchebœuf qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit : «S’il a besoin de nous, qu’il vienne donc nous chercher ! »

Et il commanda : « Serrez vos affaires, prenez vos casquettes,et nous allons les dénicher à notre tour… Pourras-tu marcherjusque-là, François ? »

J’affirmai que oui, et nous partîmes.

Il fut entendu que Mouchebœuf conduirait M. Seurel et luiservirait d’appeau… C’est-à-dire que connaissant les futaies où setrouvaient les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toutevoix : « Hop ! Holà ! Giraudat ! Delouche ! Oùêtes-vous ?… Y en a-t-il ?… En avez-vous trouvé ?…»

Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre lalisière est du bois, pour le cas où les écoliers fugitifschercheraient à s’échapper de ce côté.

Or, dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avionsmaintes fois étudié avec Meaulnes, il semblait qu’un chemin à untrait, un chemin de terre partît de cette lisière du bois pouraller dans la direction du Domaine. Si j’allais le découvrir cematin !…

Je commençai à me persuader que, avant midi, je me trouveraissur le chemin du manoir perdu…

La merveilleuse promenade !… Dès que nous eûmes passé leGlacis et contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M.Seurel dont on eût dit qu’il partait en guerre – je crois bienqu’il avait mis dans sa poche un vieux pistolet – et ce traître deMouchebœuf.

Prenant un chemin de traverse, j’arrivai bientôt à la lisière dubois – seul à travers la campagne pour la première fois de ma viecomme une patrouille que son caporal a perdue.

Me voici, j’imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnesa entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer lalisière du bois, l’endroit le plus frais et le plus caché du pays,tandis que mon grand frère aussi est parti à la découverte. C’estcomme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branchesd’arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être desaulnes. J’ai sauté tout à l’heure un échalier au bout de la sente,et je me suis trouvé dans cette grande voie d’herbe verte qui coulesous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant leshautes valérianes.

Parfois mon pied se pose, durant quelques pas sur un banc desable fin. Et dans le silence, j’entends un oiseau – je m’imagineque c’est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu’ils nechantent que le soir – un oiseau qui répète obstinément la mêmephrase : voix de la matinée, parole dite sous l’ombrage, invitationdélicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entêté, il semblem’accompagner sous la feuille.

Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin del’aventure. Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eauxque je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni des orchis quele maître d’école ne connaisse pas, ni même, comme cela nousarrivait souvent dans le champ du père Martin, cette fontaineprofonde et tarie, couverte d’un pillage, enfouie sous tantd’herbes folles qu’il fallait chaque fois plus de temps pour laretrouver… Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore.C’est le passage dont il est question dans les livres, l’ancienchemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n’a putrouver l’entrée. Cela se découvre à l’heure la plus perdue de lamatinée, quand on a depuis longtemps oublié qu’il va être onzeheures, midi… Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond,les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visageinégalement écartées, on l’aperçoit comme une longue avenue sombredont la sortie est un rond de lumière tout petit.

Mais tandis que j’espère et m’enivre ainsi, voici quebrusquement je débouche dans une sorte de clairière, qui se trouveêtre tout simplement un pré. Je suis arrivé sans y penser àl’extrémité des Communaux, que j’avais toujours imaginée infinimentloin.

Et voici à ma droite, entre des pries de bois, toutebourdonnante dans l’ombre, la maison du garde.

Deux paires de bas sèchent sur l’appui de la fenêtre.

Les années passées, lorsque nous arrivions à l’entrée du bois,nous disions toujours, en montrant un point de lumière tout au boutde l’immense allée noire : « C’est là-bas la maison du garde ;la maison de Baladier. »

Mais jamais nous n’avions poussé jusque-là.

Nous entendions dire quelquefois, comme s’il se fût agi d’uneexpédition extraordinaire : « Il a été jusqu’à la maison dugarde !… »

Cette fois, je suis allé jusqu’à la maison de Baladier, et jen’ai rien trouvé.

Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleurque je n’avais pas sentie jusque-là ; je craignais de fairetout seul le chemin du retour lorsque j’entendis près de moil’appeau de M. Seurel, la voix de Mouchebœuf, puis d’autres voixqui m’appelaient….

Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, letraître Mouchebœuf avait l’air triomphant.

C’était Giraudat, Auberger, Delage et d’autres…

Grâce à l’appeau, on avait pris les uns grimpés dans un merisierisolé au milieu d’une clairière, les autres en train de dénicherdes pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la blousecrasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sachemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s’étaient enfuis àl’approche de M. Seurel : ce devait être Delouche et le petitCoffin. Ils avaient d’abord répondu par des plaisanteries àl’adresse de « Mouchevache ! », que répétaient les échos desbois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr de son affaire,avait répondu, vexé : « Vous n’avez qu’à descendre, voussavez ! M. Seurel est là… »

Alors tout s’était tu subitement ; ç’avait été une fuitesilencieuse à travers le bois. Et comme ils le connaissaient àfond, il ne fallait pas songer à les rejoindre. On ne savait pasnon plus où le grand Meaulnes était passé. On n’avait pas entendusa voix ; et l’on dut renoncer à poursuivre lesrecherches.

Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route deSainte-Agathe, lentement, la tête basse, fatigués, terreux. À lasortie du bois, lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nossouliers sur la route sèche, le soleil commença de frapper dur.Déjà ce n’était plus ce matin de printemps si frais et si luisant.Les bruits de l’après-midi avaient commencé.

De loin en loin un coq criait, cri désolé ! dans les fermesdésertes aux alentours de la route. À la descente du Glacis, nousnous arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champsqui avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaientaccoudés à la barrière, et M. Seurel leur disait : « De fameuxgalopins ! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillonsdans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu’ils ont voulu. C’estdu propre !… »

Il me semblait que c’était de ma débâcle aussi que les ouvriersriaient. Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pastout à fait tort aux jeunes gars qu’ils connaissaient bien. Ilsnous confièrent même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de lacolonne :

« Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien…Il a dû rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l’afait monter, il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, àl’entrée du chemin des Granges ! Nous lui avons dit que nousvous avions vus passer ce matin, mais que vous n’étiez pas deretour encore. Et il a continué tout doucement sa route versSainte-Agathe. »

En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendaitle grand Meaulnes, l’air brisé de fatigue. Aux questions de M.Seurel, il répondit que lui aussi était parti à la recherche desécoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il ditseulement en hochant la tête avec découragement : « Non !rien ! rien qui ressemble à ça. »

Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieudu pays radieux, il s’assit à l’une des grandes tables et, la têtedans les bras, il dormit longtemps, d’un sommeil triste et lourd.Vers le soir, après un long instant de réflexion, comme s’il venaitde prendre une décision importante, il écrivit une lettre à samère. Et c’est tout ce que je me rappelle de cette morne fin d’ungrand jour de défaite.

Chapitre 10La Lessive

Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.

Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt aprèsquatre heures comme en plein été, et pour y voir plus clair noussortîmes deux grandes tables dans la cour. Mais le tempss’assombrit tout de suite ; une goutte de pluie tomba sur uncahier ; nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salleobscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions silencieusementdans le ciel gris la déroute des nuages.

Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur unepoignée de croisée, ne put s’empêcher de dire, comme s’il eût étéfâché de sentir monter en lui tant de regret :

« Ah ! ils filaient autrement que cela les nuages lorsquej’étais sur la route, dans la voiture de la Belle-Étoile.

– Sur quelle route ? » demanda Jasmin.

Mais Meaulnes ne répondit pas.

« Moi, dis-je, pour faire diversion, j’aurais aimé voyager commecela en voiture, par la pluie battante, abrité sous un grandparapluie.

– Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajoutaun autre.

– Il ne pleuvait pas et je n’avais pas envie de lire, réponditMeaulnes, je ne pensais qu’à regarder le pays. »

Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays ils’agissait, Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit : « Jesais… Toujours la fameuse aventure !… »

Il avait dit ces mots d’un ton conciliant et important, commes’il eût été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peineperdue ; ses avances lui restèrent pour compte ; et commela nuit tombait chacun s’en fut au galop, la blouse relevée sur latête sous la froide averse Jusqu’au jeudi suivant le temps resta àla pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que leprécédent.

Toute la campagne était baignée dans une sorte de brume glacéecomme aux plus mauvais jours de l’hiver.

Millie, trompée par le beau soleil de l’autre semaine, avaitfait faire la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettresécher le linge sur les haies du jardin, ni même sur des cordesdans le grenier, tant l’air était humide et froid.

En discutant avec M. Seurel, il lui vint l’idée d’étendre salessive dans les classes, puisque c’était jeudi, et de chauffer lepoêle à blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de lasalle à manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et nous noustiendrions toute la journée dans la grande salle du Cours.

Au premier instant, – j’étais si jeune encore ! – jeconsidérai cette nouveauté comme une fête.

Morne fête !… Toute la chaleur du poêle était prise par lalessive et il faisait grand froid. Dans la cour, tombaitinterminablement et mollement une petite pluie d’hiver. C’est làpourtant que dès neuf heures du matin, dévoré d’ennui, je retrouvaile grand Meaulnes. Par les barreaux du grand portail, où nousappuyions silencieusement nos têtes, nous retardâmes, au haut dubourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d’un enterrement venu dufond de la campagne.

Le cercueil, amené dans une charrette à bœufs, était déchargé etposé sur une dalle, au pied de la grande croix où le boucher avaitaperçu naguère les sentinelles du bohémien ! Où était-ilmaintenant, le jeune capitaine qui si bien menaitl’abordage ?… Le curé et les chantres vinrent comme c’étaitl’usage au-devant du cercueil posé là, et les tristes chantsarrivaient jusqu’à nous. Ce serait là, nous le savions, le seulspectacle de la journée, qui s’écoulerait tout entière comme uneeau jaunie dans un caniveau.

« Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer monbagage. Apprends-le, Seurel : j’ai écrit à ma mère jeudi dernier,pour lui demander de finir mes études à Paris. C’est aujourd’huique je pars. »

Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées auxbarreaux, à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère,qui était riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait passécelle-là. Inutile aussi de demander pourquoi soudainement ildésirait s’en aller à Paris !…

Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte dequitter ce cher pays de Sainte-Agathe d’où il était parti pour sonaventure. Quant à moi, je sentais monter une désolation violenteque je n’avais pas sentie d’abord.

« Pâques approche ! dit-il pour m’expliquer, avec unsoupir.

– Dès que tu l’auras trouvée là-bas, tu m’écriras, n’est-cepas ? demandai-je.

– C’est promis, bien sûr. N’es-tu pas mon compagnon et monfrère ?… »

Et il me posa la main sur l’épaule.

Peu à peu je comprenais que c’était bien fini puisqu’il voulaitterminer ses études à Paris ; jamais plus je n’aurais avec moimon grand camarade.

Il n’y avait d’espoir, pour nous réunir, qu’en cette maison deParis où devait se retrouver la trace de l’aventure perdue… Mais devoir Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c’était làpour moi !

Mes parents furent avertis : M. Seurel se montra très étonné,mais se rendit bien vite aux raisons d’Augustin ; Millie,femme d’intérieur, se désola surtout à la pensée que la mère deMeaulnes verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé… Lamalle, hélas ! fut bientôt faite. Nous cherchâmes sousl’escalier ses souliers des dimanches ; dans l’armoire, un peude linge ; puis ses papiers et ses livres d’école – tout cequ’un jeune homme de dix-huit ans possède au monde.

À midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture.

Elle déjeuna au café Daniel en compagnie d’Augustin, et l’emmenasans donner presque aucune explication, dès que le cheval futaffené et attelé. Sur le seuil, nous leur dîmes au revoir ; etla voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.

Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans lafroide salle à manger, remettre en ordre ce qui avait été dérangé.Quant à moi, je me trouvai, pour la première fois depuis de longsmois, seul en face d’une longue soirée de jeudi – avec l’impressionque, dans cette vieille voiture, mon adolescence venait de s’enaller pour toujours.

Chapitre 11Je trahis…

Que faire ?

Le temps s’élevait un peu. On eût dit que le soleil allait semontrer.

Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silenceretombait. De temps à autre mon père traversait la cour, pourremplir un seau de charbon dont il bourrait le poêle. J’apercevaisles linges blancs pendus aux cordes et je n’avais aucune envie derentrer dans le triste endroit transformé en séchoir pour m’ytrouver en tête-à-tête avec l’examen de la fin de l’année, ceconcours de l’École Normale qui devait être désormais ma seulepréoccupation.

Chose étrange : à cet ennui qui me désolait se mêlait comme unesensation de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminéeet manquée, il me semblait du moins que j’étais libéré de cetétrange souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne mepermettaient plus d’agir comme tout le monde. Meaulnes parti, jen’étais plus son compagnon d’aventures, le frère de ce chasseur depistes ; je redevenais un gamin du bourg pareil auxautres.

Et cela était facile et je n’avais qu’à suivre pour cela moninclination la plus naturelle.

Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner aubout d’une ficelle, puis lâchant en l’air trois marrons attachésqui retombèrent dans la cour. Mon désœuvrement était si grand queje pris plaisir à lui relancer deux ou trois fois ses marrons del’autre côté du mur.

Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers untombereau qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eutvite fait de grimper par derrière sans même que la voitures’arrêtât. Je reconnaissais le petit tombereau de Delouche et soncheval. Jasmin conduisait ; le gros Boujardon était debout.Ils revenaient du pré.

« Viens avec nous, François ! » cria Jasmin, qui devaitsavoir déjà que Meaulnes était parti.

Ma foi ! sans avertir personne, j’escaladai la voiturecahotante et me tins comme les autres, debout, appuyé contre un desmontants du tombereau. Il nous conduisit chez la veuveDelouche…

Nous sommes maintenant dans l’arrière-boutique, chez la bonnefemme qui est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon desoleil blanc glisse à travers la fenêtre basse sur les boites enfer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le gros Boujardons’assoit sur l’appui de la fenêtre et tourné vers nous, avec ungros rire d’homme pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. À laportée de la main, sur un tonneau, la boite est ouverte et entamée.Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une sorte d’intimité demauvais aloi s’est établie entre nous. Jasmin et Boujardon serontmaintenant mes camarades, je le vois.

Le cours de ma vie a changé tout d’un coup. Il me semble queMeaulnes est parti depuis très longtemps et que son aventure estune vieille histoire triste, mais finie.

Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueurentamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n’y aqu’un verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premieravec un peu de condescendance comme si je n’étais pas habitué à cesmœurs de chasseurs et de paysans… Cela me gêne un peu. Et comme onvient à parler de Meaulnes, l’envie me prend, pour dissiper cettegêne et retrouver mon aplomb, de montrer que je connais sonhistoire et de la raconter un peu. En quoi cela pourrait-il luinuire puisque tout est fini maintenant de ses aventuresici ?…

Est-ce que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produitpas l’effet que j’attendais.

Mes compagnons, en bons villageois que rien n’étonne, ne sontpas surpris pour si peu.

« C’était une noce, quoi ! » dit Boujardon.

Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuseencore.

Le château ? On trouverait certainement des gens du paysqui en ont entendu parler.

La jeune fille ? Meaulnes se mariera avec elle quand ilaura fait son année de service.

« Il aurait dû, ajoute l’un d’eux, nous en parler et nousmontrer son plan au lieu de confier cela à un bohémien !…»

Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l’occasion pourexciter leur curiosité : je me décide à expliquer qui était cebohémien ; d’où il venait ; son étrange destinée…Boujardon et Delouche ne veulent rien entendre :

« C’est celui-là qui a tout fait. C’est lui qui a rendu Meaulnesinsociable, Meaulnes qui était un si brave camarade ! C’estlui qui a organisé toutes ces sottises d’abordages et d’attaquesnocturnes, après nous avoir tous embrigadés comme un bataillonscolaire…

– Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant latête à petits coups, j’ai rudement bien fait de le dénoncer auxgendarmes. En voilà un qui a fait du mal au pays et qui en auraitfait encore !… »

Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrementtourné si nous n’avions pas considéré l’affaire d’une façon simystérieuse et si tragique. C’est l’influence de ce Frantz qui atout perdu…

Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, ilse fait du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidementson flacon de goutte derrière un tonneau ; le gros Boujardondégringole du haut de sa fenêtre, met le pied sur une bouteillevide et poussiéreuse qui roule, et manque deux fois de s’étaler. Lepetit Roy les pousse par derrière, pour sortir plus vite, à demisuffoqué de rire.

Sans bien comprendre ce qui se passe, je m’enfuis avec eux, noustraversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenierà foin. J’entends une voix de femme qui nous traite depropres-à-rien !…

« Je n’aurais pas cru qu’elle serait rentrée si tôt », ditJasmin tout bas.

Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là enfraude, à voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme cenaufragé qui croyait causer avec un homme et qui reconnut soudainque c’était un singe. Je ne songe plus qu’à quitter ce grenier,tant ces aventures-là me déplaisent. D’ailleurs la nuit tombe… Onme fait passer par derrière, traverser deux jardins, contourner unemare ; je me retrouve dans la rue mouillée, boueuse, où sereflète la lueur du café Daniel.

Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes.Malgré moi, tout d’un coup, je revois, au tournant, un visage duret fraternel qui me sourit ; un dernier signe de la main – etla voiture disparaît…

Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cethiver qui était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moinsfacile. Dans la grande classe où l’on m’attend pour dîner, debrusques courants d’air traversent la maigre tiédeur que répand lepoêle. Je grelotte, tandis qu’on me reproche mon après-midi devagabondage. Je n’ai pas même, pour rentrer dans la régulière viepassée, la consolation de prendre place à table et de retrouver monsiège habituel. On n’a pas mis la table ce soir-là ; chacundîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe obscure.Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui devaitêtre la récompense de ce jeudi passé dans l’école, et qui a brûlésur les cercles rougis.

Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pourétouffer le remords que je sens monter du fond de ma tristesse.Mais par deux fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit,croyant entendre, la première fois, le craquement du lit voisin, oùMeaulnes avait coutume de se retourner brusquement d’une seulepièce, et, l’autre fois, son pas léger de chasseur aux aguets, àtravers les greniers du fond…

Chapitre 12Les Trois lettes de Meaulnes

De toute ma vie je n’ai reçu que trois lettres de Meaulnes.Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouvechaque fois que je les relis la même tristesse que naguère.

La première m’arriva dès le surlendemain de son départ.

« Mon cher François,

« Aujourd’hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devantla maison indiquée. Je n’ai rien vu. Il n’y avait personne. Il n’yaura jamais personne.

« La maison que disait Frantz est un petit hôtel à unétage. La chambre de Mlle de Galais doit être aupremier. Les fenêtres du haut sont les plus cachées par les arbres.Mais en passant sur le trottoir on les voit très bien. Tous lesrideaux sont fermés et il faudrait être fou pour espérer qu’unjour, entre ces rideaux tirés, le visage d’Yvonne de Galais puisseapparaître.

« C’est sur un boulevard… Il pleuvait un peu dans lesarbres déjà verts. On entendait les cloches claires des tramwaysqui passaient indéfiniment.

« Pendant près de deux heures, je me suis promené de longen large sous les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui jeme suis arrêté pour boire, de façon, à n’être pas pris pour unbandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j’ai repris ce guetsans espoir.

« La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peupartout mais non pas dans cette maison. Il n’y a certainementpersonne. Et pourtant Pâques approche.

« Au moment où j’allais partir, une jeune fille, ou unejeune femme – je ne sais – est venue s’asseoir sur un des bancsmouillés de pluie. Elle était vêtue de noir avec une petitecollerette blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là,immobile malgré le froid du soir, à attendre je ne sais quoi, je nesais qui. Tu vois que Paris est plein de fous comme moi.

« AUGUSTIN »

Le temps passa. Vainement j’attendis un mot d’Augustin le lundide Pâques et durant tous les jours qui suivirent – jours où ilsemble, tant ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques,qu’il n’y ait plus qu’à attendre l’été. Juin ramena le temps desexamens et une terrible chaleur dont la buée suffocante planait surle pays sans qu’un souffle de vent la vînt dissiper. La nuitn’apportait aucune fraîcheur et par conséquent aucun répit à cesupplice. C’est durant cet insupportable mois de juin que je reçusla deuxième lettre du grand Meaulnes.

« Juin 189…

« Mon cher ami,

« Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hiersoir. La douleur, que je n’avais presque pas sentie tout de suite,monte depuis ce temps.

« Tous les soirs j’allais m’asseoir sur ce banc, guettant,réfléchissant, espérant malgré tout.

« Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Desgens causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus desnoirs feuillages, verdis par les lumières, les appartements desseconds, des troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, unefenêtre que l’été avait ouverte toute grande… On voyait la lampeallumée sur la table, refoulant à peine autour d’elle la chaudeobscurité de juin ; on voyait presque jusqu’au fond de lapièce… Ah ! si la fenêtre noire d’Yvonne de Galais s’étaitallumée aussi, j’aurais osé, je crois, monter l’escalier, frapper,entrer…

« La jeune fille de qui je t’ai parlé était là encore,attendant comme moi. Je pensai qu’elle devait connaître la maisonet je l’interrogeai :

« – Je sais, a-t-elle dit, qu’autrefois, dans cette maison,une jeune fille et son frère venaient passer les vacances. Maisj’ai appris que le frère avait fui le château de ses parents sansqu’on puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s’est mariée.C’est ce qui vous explique que l’appartement soit fermé.

« Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient surle trottoir et je manquais tomber. La nuit – c’était la nuitdernière – lorsque enfin les enfants et les femmes se sont tus,dans les cours, pour me laisser dormir, j’ai commencé d’entendrerouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient que de loin enloin. Mais quand l’un était passé, malgré moi, j’attendaisl’autre : le grelot, les pas du cheval qui claquaient surl’asphalte… Et cela répétait : c’est la ville déserte, tonamour perdu, la nuit interminable, l’été, la fièvre…

« Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse.

« AUGUSTIN »

Lettres de peu de confidence quoi qu’il paraisse, Meaulnes ne medisait ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni cequ’il comptait faire maintenant. J’eus l’impression qu’il rompaitavec moi, parce que son aventure était finie, comme il rompait avecson passé. J’eus beau lui écrire, en effet, je ne reçus plus deréponse. Un mot de félicitations seulement, lorsque j’obtins monBrevet simple. En septembre je sus par un camarade d’école qu’ilétait venu en vacances chez sa mère à La Ferté-d’Angillon. Maisnous dûmes, cette année-là, invités par mon oncle Florentin duVieux-Nançay, passer chez lui les vacances. Et Meaulnes repartitpour Paris sans que j’eusse pu le voir.

À la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que jem’étais remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet supérieur,dans l’espoir d’être nommé instituteur l’année suivante, sanspasser par l’École Normale de Bourges, je reçus la dernière destrois lettres que j’aie jamais reçues d’Augustin :

« Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il.J’attends encore, sans le moindre espoir, par folie. À la fin deces froids dimanches d’automne, au moment où il va faire nuit, jene puis me décider à rentrer, à fermer les volets de ma chambre,sans être retourné là-bas, dans la rue gelée.

« Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait àchaque minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur lesyeux, du côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort nevenait pas.

« Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais àimaginer que quelqu’un va me prendre doucement par le bras… Je meretournerais. Ce serait elle. « Je me suis un peuattardée », dirait-elle simplement. Et toute peine et toutedémence s’évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Sesfourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée ; elleapporte avec elle le goût de brume du dehors ; et tandisqu’elle s’approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, sonbeau profil au dessin si doux penché vers la flamme…

« Hélas ! la vitre reste blanchie par le rideau quiest derrière. Et la jeune fille du domaine perdu l’ouvrirait-elle,que je n’ai maintenant plus rien à lui dire.

« Notre aventure est finie. L’hiver de cette année est mortcomme la tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mortseule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventuremanquée.

« Seurel, je te demandais l’autre jour de penser à moi.Maintenant, au contraire, il vaut mieux m’oublier. Il vaudraitmieux tout oublier.

 

…  …  …  …  … …  …  …  …

 

À. M. »

Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait étévivant d’une mystérieuse vie : la place de l’Église sansbohémiens ; la cour d’école que les gamins désertaient àquatre heures… la salle de classe où j’étudiais seul et sans goût…En février, pour la première fois de l’hiver, la neige tomba,ensevelissant définitivement notre roman d’aventures de l’an passé,brouillant toute piste, effaçant les dernières traces. Et jem’efforçai, comme Meaulnes me l’avait demandé dans sa lettre, detout oublier.

Partie 3

Chapitre 1La Baignade

Fumer la cigarette, se mettre de l’eau sucrée sur les cheveuxpour qu’ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentairedans les chemins et crier « À la cornette ! » derrière la haiepour narguer la religieuse qui passe, c’était la joie de tous lesmauvais drôles du pays. À vingt ans, d’ailleurs, les mauvais drôlesde cette espèce peuvent très bien s’amender et deviennent parfoisdes jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave lorsque ledrôle en question a la figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu’ils’occupe des histoires louches des femmes du pays, lorsqu’il dit deGilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire les autres. Maisenfin le cas n’est pas encore désespéré…

C’était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne saispourquoi, mais certainement sans aucun désir de passer les examens,à suivre le Cours Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voirabandonner. Entre-temps, il apprenait avec son oncle Dumas lemétier de plâtrier. Et bientôt ce Jasmin Delouche, avec Boujardonet un autre garçon très doux, le fils de l’adjoint qui s’appelaitDenis, furent les seuls grands élèves que j’aimasse à fréquenter,parce qu’ils étaient « du temps de Meaulnes ».

Il y avait d’ailleurs, chez Delouche, un désir très sincèred’être mon ami. Pour tout dire, lui qui avait été l’ennemi du grandMeaulnes, il eût voulu devenir le grand Meaulnes de l’école : toutau moins regrettait-il peut-être de n’avoir pas été sonlieutenant.

Moins lourd que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce queMeaulnes avait apporté, dans notre vie, d’extraordinaire. Etsouvent je l’entendais répéter : « Il le disait bien, le grandMeaulnes… » ou encore : « Ah ! disait le grand Meaulnes… »

Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit garsdisposait de trésors d’amusements qui consacraient sur nous sasupériorité : un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, quirépondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu’onlançait au loin, sans avoir d’aptitude bien nette pour aucun autresport ; une vieille bicyclette achetée d’occasion et sur quoiJasmin nous faisait quelquefois monter, le soir après le cours,mais avec laquelle il préférait exercer les filles du pays ;enfin et surtout un âne blanc et aveugle qui pouvait s’atteler àtous les véhicules.

C’était l’âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nousallions nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion,donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le siège,parmi les caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit oudix grands élèves du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns àpied, les autres grimpés dans la voiture à âne, qu’on laissait à laferme de Grand’Fons, au moment où le chemin du Cher devenait tropraviné.

J’ai lieu de me rappeler jusqu’en ses moindres détails unepromenade de ce genre, où l’âne de Jasmin conduisit au Cher noscaleçons, nos bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que noussuivions à pied par derrière. On était au mois d’août. Nous venionsde passer les examens. Délivrés de ce souci, il nous semblait quetout l’été, tout le bonheur nous appartenaient, et nous marchionssur la route en chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au débutd’un bel après-midi de jeudi.

Il n’y eut, à l’aller, qu’une ombre à ce tableau innocent. Nousaperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait lataille bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l’airdoux et effronté d’une gamine qui devient une jeune fille. Ellequitta la route et prit un chemin détourné, pour aller chercher dulait sans doute. Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de lasuivre.

« Ce ne serait pas la première fois que j’irais l’embrasser… »,dit l’autre.

Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurshistoires grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade,s’engageait dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant,sur la route dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, la bandecommença à s’égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux des’attaquer devant nous à la gamine qui filait, et il ne l’approchapas à plus de cinquante mètres. Il y eut quelques petits cris decoqs et de poules, des petits coups de sifflet galants, puis nousrebroussâmes chemin, un peu mal à l’aise, abandonnant la partie.Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. Nous ne chantionsplus.

Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies aridesqui bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, maisnon pas du soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée,nous ne pensions qu’à la bouteille de limonade de la veuveDelouche, qui fraîchissait dans la fontaine de Grand’Fons, unefontaine creusée dans la rive même du Cher. Il y avait toujours,dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareillesà des cloportes ; mais l’eau était si claire, si transparente,que les pêcheurs n’hésitaient pas à s’agenouiller, les deux mainssur chaque bord, pour y boire.

Hélas ! ce fut ce jour-là comme les autres fois…

Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en rond, les jambescroisées en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verressans pied, la limonade rafraîchie, il ne revenait guère à chacun,lorsqu’on avait prié M. Seurel de prendre sa part, qu’un peu demousse qui piquait le gosier et ne faisait qu’irriter la soif.Alors, à tour de rôle, nous allions à la fontaine que nous avionsd’abord méprisée, et nous approchions lentement le visage de lasurface de l’eau pure. Mais tous n’étaient pas habitués à ces mœursd’hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n’arrivaient pas à sedésaltérer : les uns, parce qu’ils n’aimaient pas l’eau, d’autres,parce qu’ils avaient le gosier serré par la peur d’avaler uncloporte, d’autres, trompés par la grande transparence de l’eauimmobile et n’en sachant pas calculer exactement la surface, s’ybaignaient la moitié du visage en même temps que la bouche etaspiraient âcrement par le nez une eau qui leur semblait brûlante,d’autres enfin pour toutes ces raisons à la fois… N’importe !il nous semblait, sur ces bords arides du Cher, que toute lafraîcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant encore,au seul mot de fontaine, prononcé n’importe où, c’est à celle-là,pendant longtemps, que je pense.

Le retour se fit à la brune, avec insouciance d’abord, commel’aller. Le chemin de Grand’Fons qui remontait vers la route, étaitun ruisseau l’hiver et, l’été, un ravin impraticable, coupé detrous et de grosses racines, qui montait dans l’ombre entre degrandes haies d’arbres. Une partie des baigneurs s’y engagea parjeu. Mais nous suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurscamarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle à celui-là, quilongeait la terre voisine. Nous entendions causer et rire lesautres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles dans l’ombre,tandis que Delouche racontait ses histoires d’homme… Au faite desarbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir qu’onvoyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle desfeuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont lebourdonnement grinçait tout à coup. – Beau soir d’été calme !…Retour, sans espoir mais sans désir, d’une pauvre partie decampagne… Ce fut encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troublercette quiétude…

Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l’endroit oùil reste deux grosses vieilles pierres qu’on dit être les vestigesd’un château fort, il en vint à parler des domaines qu’il avaitvisités et spécialement d’un domaine à demi abandonné aux environsdu Vieux-Nançay : le Domaine des Sablonnières.

Avec cet accent de l’Allier qui arrondit vaniteusement certainsmots et abrège avec préciosité les autres, il racontait avoir vuque quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine de cettevieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient gravésces mots :

Ci-gît le chevalier Galois

Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.

« Ah ! Bah ! Tiens ! » disait M. Seurel, avec unléger haussement d’épaules, un peu gêné du ton que prenait laconversation, mais désireux cependant de nous laisser parler commedes hommes.

Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s’il y avaitpassé sa vie.

Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et luiavaient été intrigués par la vieille tourelle grise qu’onapercevait au-dessus des sapins. Il y avait là, au milieu des bois,tout un dédale de bâtiments ruinés que l’on pouvait visiter enl’absence des maîtres. Un jour, un garde de l’endroit, qu’ilsavaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits dans ledomaine étrange. Mais depuis lors on avait fait tout abattre ;il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une petitemaison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes : unvieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.

Il parlait… Il parlait… J’écoutais attentivement, sentant sansm’en rendre compte qu’il s’agissait là d’une chose bien connue demoi, lorsque soudain, tout simplement, comme se font les chosesextraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et me touchant le bras,frappé d’une idée qui ne lui était jamais venue :

« Tiens, mais, j’y pense, dit-il, c’est là que Meaulnes – tusais, le grand Meaulnes ? – avait dû aller. Mais oui,ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que legarde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait desidées extraordinaires… »

Je ne l’écoutais plus, persuadé dès le début qu’il avait devinéjuste et que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir,venait de s’ouvrir, net et facile comme une route familière, lechemin du Domaine sans nom.

Chapitre 2Chez Florentin

Autant j’avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé,autant je devins résolu et, comme on dit chez nous, « décidé »,lorsque je sentis que dépendait de moi l’issue de cette graveaventure.

Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessadéfinitivement de me faire mal.

Au Vieux-Nançay, qui était la commune du Domaine desSablonnières, habitait toute la famille de M. Seurel et enparticulier mon oncle Florentin, un commerçant chez qui nouspassions quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout examen jene voulus pas attendre et j’obtins d’aller immédiatement voir mononcle. Mais je décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussilongtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncerquelque bonne nouvelle. À quoi bon en effet l’arracher à sondésespoir pour l’y replonger ensuite plus profondémentpeut-être ?

Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde queje préférais, le pays des fins de vacances, où nous n’allions quebien rarement, lorsqu’il se trouvait une voiture à louer pour nousy conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branchede la famille qui habitait là-bas, et c’est pourquoi sans douteMillie se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture.Mais moi, je me souciais bien de ces fâcheries !… Et sitôtarrivé, je me perdais et m’ébattais parmi les oncles, les cousineset les cousins, dans une existence faite de mille occupationsamusantes et de plaisirs qui me ravissaient.

Nous descendions chez l’oncle florentin et la tante Julie, quiavaient un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles dontles aînées, Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept etquinze ans. Ils tenaient un très grand magasin à l’une des entréesde ce bourg de Sologne, devant l’église – un magasin universel,auquel s’approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de larégion, isolés dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toutegare.

Ce magasin, avec ses comptoirs d’épicerie et de rouennerie,donnait par de nombreuses fenêtres sur la route et, par la portevitrée, sur la grande place de l’église. Mais, chose étrange,quoique assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue danstoute la boutique tenait lieu de plancher.

Par derrière, c’étaient six chambres, chacune remplie d’uneseule et même marchandise : la chambre aux chapeaux, la chambre aujardinage, la chambre aux lampes… que sais-je ? il mesemblait, lorsque j’étais enfant et que je traversais ce dédaled’objets de bazar, que je n’en épuiserais jamais du regard toutesles merveilles. Et, à cette époque encore, je trouvais qu’il n’yavait de vraies vacances que passées en ce lieu.

La famille vivait dans une grande cuisine dont la portes’ouvrait sur le magasin – cuisine où brillaient aux fins deseptembre de grandes flambées de cheminée, où les chasseurs et lesbraconniers qui vendaient du gibier à Florentin venaient de grandmatin se faire servir à boire, tandis que les petites filles, déjàlevées, couraient, criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon » sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieillesphotographies, de vieux groupes scolaires jaunis montraient monpère – on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme – aumilieu de ses camarades d’École Normale…

C’est là que se passaient nos matinées ; et aussi dans lacour où Florentin faisait pousser des dahlias et élevait despintades, où l’on torréfiait le café, assis sur des boîtes àsavon ; où nous déballions des caisses remplies d’objetsdivers précieusement enveloppés et dont nous ne savions pastoujours le nom…

Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou parles cochers des châteaux voisins. À la porte vitrée s’arrêtaient ets’égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes,venues du fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ceque disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires…

Mais le soir, après huit heures, lorsqu’avec des lanternes onportait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans l’écurie –tout le magasin nous appartenait !

Marie-Louise, qui était l’aînée de mes cousines mais une desplus petites, achevait de plier et de ranger les pries de drap dansla boutique ; elle nous encourageait à venir la distraire.Alors, Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisionsirruption dans la grande boutique, sous les lampes d’auberge,tournant les moulins à café, faisant des tours de force sur lescomptoirs ; et parfois Firmin allait chercher dans lesgreniers, car la terre battue invitait à la danse, quelque vieuxtrombone plein de vert-de-gris…

Je rougis encore à l’idée que, les années précédentes, Mlle deGalais eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu deces enfantillages… Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit,un soir de ce mois d’août, tandis que je causais tranquillementavec Marie-Louise et Firmin que je la vis pour la premièrefois.

Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j’avais interrogémon oncle Florentin sur le Domaine des Sablonnières.

« Ce n’est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, etles acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtimentspour agrandir leurs terrains de chasse ; la cour d’honneurn’est plus maintenant qu’une lande de bruyères et d’ajoncs. Lesanciens possesseurs n’ont gardé qu’une petite maison d’un étage etla ferme. Tu auras bien l’occasion de voir ici Mlle de Galais,c’est elle-même qui vient faire ses provisions, tantôt en selle,tantôt en voiture, mais toujours avec le même cheval, le vieuxBélisaire… C’est un drôle d’équipage ! »

J’étais si troublé que je ne savais plus quelle question poserpour en apprendre davantage.

« Ils étaient riches, pourtant ?

– Oui. Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser sonfils, un garçon étrange, plein d’idées extraordinaires. Pour ledistraire, il imaginait ce qu’il pouvait. On faisait venir desParisiennes… des gars de Paris et d’ailleurs… Toutes lesSablonnières étaient en ruine, Mme de Galais près de sa fin, qu’ilscherchaient encore à l’amuser et lui passaient toutes sesfantaisies. C’est l’hiver dernier – non, l’autre hiver, qu’ils ontfait leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gensde Paris et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué desquantités d’habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux.Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu’il allait semarier et qu’on fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien tropjeune. Et tout a cassé d’un coup ; il s’est sauvé ; on nel’a jamais revu… La châtelaine morte, Mlle de Galais est restéesoudain toute seule avec son père, le vieux capitaine devaisseau.

– N’est-elle pas mariée ? demandai-je enfin.

– Non, dit-il, je n’ai entendu parler de rien. Serais-tu unprétendant ? »

Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussidiscrètement que possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes,peut-être, en serait un.

« Ah ! dit Florentin, en souriant, s’il ne tient pas à lafortune, c’est un joli parti… Faudra-t-il que j’en parle à monsieurde Galais ? il vient encore quelquefois jusqu’ici chercher dupetit plomb pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieilleeau-de-vie de marc. »

Mais je le priai bien vite de n’en rien faire, d’attendre. Etmoi-même je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d’heureuseschances accumulées m’inquiétaient un peu. Et cette inquiétude mecommandait de ne rien annoncer à Meaulnes que je n’eusse au moinsvu la jeune fille.

Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant ledîner, la nuit commençait à tomber ; une brume fraîche, plutôtde septembre que d’août, descendait avec la nuit. Firmin et moi,pressentant le magasin vide d’acheteurs un instant, nous étionsvenus voir Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confié lesecret qui m’amenait au Vieux-Nançay à cette date prématurée.Accoudés sur le comptoir ou assis les deux mains à plat sur le boisciré, nous nous racontions mutuellement ce que nous savions de lamystérieuse jeune fille – et cela se réduisait à fort peu de chose– lorsqu’un bruit de roues nous fit tourner la tête.

« La voici, c’est elle », dirent-ils à voix basse.

Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s’arrêtaitl’étrange équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneauxarrondis, avec de petites galeries moulées, comme nous n’en avionsjamais vu dans cette contrée ; un vieux cheval blanc quisemblait toujours vouloir brouter quelque herbe sur la route, tantil baissait la tête pour marcher ; et sur le siège – je le disdans la simplicité de mon cœur, mais sachant bien ce que je dis –la jeune fille la plus belle qu’il y ait peut-être jamais eu aumonde.

Jamais je ne vis tant de grâce s’unir à tant de gravité. Soncostume lui faisait la taille si mince qu’elle semblait fragile. Ungrand manteau marron, qu’elle enleva en entrant, était jeté sur sesépaules. C’était la plus brave des jeunes filles, la plus frêle desfemmes.

Une lourde chevelure blonde pesait sur son front et sur sonvisage délicatement dessiné, finement modelé. Sur son teint trèspur, l’été avait posé deux taches de rousseur… Je ne remarquaiqu’un défaut à tant de beauté : aux moments de tristesse, dedécouragement ou seulement de réflexion profonde, ce visage si purse marbrait légèrement de rouge, comme il arrive chez certainsmalades gravement atteints sans qu’on le sache. Alors toutel’admiration de celui qui la regardait faisait place à une sorte depitié d’autant plus déchirante qu’elle surprenait davantage.

Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu’elle descendaitlentement de voiture et qu’enfin Marie-Louise, me présentant avecaisance à la jeune fille, m’engageait à lui parler.

On lui avança une chaise cirée et elle s’assit, adossée aucomptoir, tandis que nous restions debout.

Elle paraissait bien connaître et aimer le magasin.

Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et le temps qu’elleparla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochantdoucement sa tête de paysanne commerçante coiffée d’un bonnetblanc, retarda le moment – qui me faisait trembler un peu – où laconversation s’engagerait avec moi…

Ce fut très simple.

« Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôtinstituteur ? »

Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelainequi éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visageenfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j’étaisd’autant plus surpris de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu’ellecessait de parler, ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaientplus en attendant la réponse, et elle tenait sa lèvre un peumordue.

« J’enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galaisvoulait ! J’enseignerais les petits garçons, comme votre mère…»

Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parléde moi.

« C’est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avecmoi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussiquel mérite ai-je à les aimer ? Tandis qu’avec l’institutrice,ils sont, n’est-ce pas ? chicaniers et avares. Il y a sanscesse des histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop chers oud’enfants qui n’apprennent pas… Eh bien, je me débattrais avec euxet ils m’aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup plusdifficile… »

Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, sonregard bleu, immobile.

Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler deschoses délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parlebien que dans les livres. Il y eut un instant de silence ; etlentement une discussion s’engagea…

Mais avec une sorte de regret et d’animosité contre je ne saisquoi de mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:

« Et puis j’apprendrais aux garçons à être sages, d’une sagesseque je sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde,comme vous le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serezsous-maître. Je leur enseignerais à trouver le bonheur qui est toutprès d’eux et qui n’en a pas l’air… »

Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nousrestions sans mot dire. Elle sentit notre gêne et s’arrêta, semordit la lèvre, baissa la tête et puis elle sourit comme si ellese moquait de nous :

« Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune hommefou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis ici dansle magasin de madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieuxcheval m’attend à la porte. Si ce jeune homme me voyait, il nevoudrait pas y croire, sans doute ?… »

De la voir sourire, l’audace me prit et je sentis qu’il étaittemps de dire, en riant aussi :

« Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais,moi ? »

Elle me regarda vivement.

À ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmesentrèrent avec des paniers : « Venez dans la “salle à manger”, vousserez en paix », nous dit ma tante en poussant la porte de lacuisine.

Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, matante ajouta : « Monsieur de Galais est ici et cause avecFlorentin, auprès du feu. »

Il y avait toujours, même au mois d’août, dans la grandecuisine, un éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Làaussi une lampe de porcelaine était allumée et un vieillard au douxvisage, creusé et rasé, presque toujours silencieux comme un hommeaccablé par l’âge et les souvenirs, était assis auprès de Florentindevant deux verres de marc.

Florentin salua :

« François ! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain,comme s’il y avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectaresde terrain, je viens d’organiser un après-midi de plaisir au borddu Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, les autrespêcheront, les autres danseront, les autres se baigneront !…Mademoiselle, vous viendrez à cheval ; c’est entendu avecmonsieur de Galais. J’ai tout arrangé…

» Et, François ! ajouta-t-il comme s’il y eût seulementpensé, tu pourras amener ton ami, monsieur Meaulnes… C’est bienMeaulnes qu’il s’appelle ? »

Mlle de Galais s’était levée, soudain devenue très pâle. Et, àce moment précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans leDomaine singulier, près de l’étang, lui avait dit son nom…

Lorsqu’elle me tendit la main, pour partir, il y avait entrenous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles,une entente secrète que la mort seule devait briser et une amitiéplus pathétique qu’un grand amour.

… À quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à laporte de la petite chambre que j’habitais dans la cour auxpintades. Il faisait nuit encore et j’eus grand peine à retrouvermes affaires sur la table encombrée de chandeliers de cuivre et destatuettes de bons saints toutes neuves, choisies au magasin pourmeubler mon logis la veille de mon arrivée.

Dans la cour, j’entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et matante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peinelorsque je partis. Mais ma journée devait être longue : j’allaisd’abord déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absenceprolongée et, poursuivant ma course, je devais arriver avant lesoir à La Ferté-d’Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.

Chapitre 3Une Apparition

Je n’avais jamais fait de longue course à bicyclette.

Celle-ci était la première. Mais, depuis longtemps, malgré monmauvais genou, en cachette, Jasmin m’avait appris à monter. Si déjàpour un jeune homme ordinaire la bicyclette est un instrument bienamusant, que ne devait-elle pas sembler à un pauvre garçon commemoi, qui naguère encore traînais misérablement la jambe, trempé desueur, dès le quatrième kilomètre !… Du haut des côtesdescendre et s’enfoncer dans le creux des paysages ; découvrircomme à coups d’ailes les lointains de la route qui s’écartent etfleurissent à votre approche, traverser un village dans l’espaced’un instant et l’emporter tout entier d’un coup d’œil… En rêveseulement j’avais connu jusque-là course aussi charmante, aussilégère. Les côtes mêmes me trouvaient plein d’entrain. Car c’était,il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvaisainsi…

« Un peu avant l’entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsquejadis il décrivait son village, on voit une grande roue à palettesque le vent fait tourner… »

Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être feignait-ilde n’en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.

C’est seulement au déclin de cette journée de fin d’août quej’aperçus, tournant au vent dans une immense prairie, la granderoue qui devait monter l’eau pour une métairie voisine. Derrièreles peupliers du pré se découvraient déjà les premiers faubourgs. Àmesure que je suivais le grand détour que faisait la route pourcontourner le ruisseau, le paysage s’épanouissait et s’ouvrait…Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand rue du village.

Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie etj’entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, lesdeux mains sur mon guidon, je regardais le pays où j’allais porterune si grave nouvelle. Les maisons, où l’on entrait en passant surun petit pont de bois, étaient toutes alignées au bord d’un fosséqui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguées,amarrées dans le calme du soir. C’était l’heure où dans chaquecuisine on allume un feu.

Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venirtroubler tant de paix commencèrent à m’enlever tout courage. Àpoint pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai que latante Moinel habitait là, sur une petite place de LaFerté-d’Angillon.

C’était une de mes grand-tantes. Tous ses enfants étaient mortset j’avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçonqui allait être instituteur.

Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l’avait suivi deprès. Et ma tante était restée toute seule dans sa bizarre petitemaison où les tapis étaient faits d’échantillons cousus, les tablescouvertes de coqs, de poules et de chats en papier – mais où lesmurs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts,de médaillons en boucles de cheveux morts.

Avec tant de regrets et de deuil, elle était la drôlerie et labonne humeur mêmes. Lorsque j’eus découvert la petite place où setenait sa maison, je l’appelai bien fort par la porte entreouverte, et je l’entendis tout au bout des trois pièces en enfiladepousser un petit cri suraigu : « Eh là ! Mon Dieu ! »

Elle renversa son café dans le feu – à cette heure-là commentpouvait-elle faire du café ? – et elle apparut… Très cambréeen arrière, elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline surle faîte de la tête, tout en haut de son front immense et cabosséoù il y avait de la femme mongole et de la Hottentote ; etelle riait à petits coups, montrant le reste de ses dents trèsfines.

Mais tandis que je l’embrassais, elle me prit maladroitement,hâtivement, une main que j’avais derrière le dos. Avec un mystèreparfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elleme glissa une petite pièce que je n’osai pas regarder et qui devaitêtre de un franc… Puis comme je faisais mine de demander desexplications ou de la remercier, elle me donna une bourrade encriant : « Va donc ! Ah ! je sais bien ce quec’est ! »

Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujoursdépensant.

« J’ai toujours été bête et toujours malheureuse », disait-ellesans amertume mais de sa voix de fausset.

Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la bravefemme n’attendait pas que j’eusse soufflé pour me cacher dans lamain ses très minces économies de la journée. Et par la suite c’esttoujours ainsi qu’elle m’accueillit.

Le dîner fut aussi étrange – à la fois triste et bizarre – quel’avait été la réception. Toujours une bougie à portée de la main,tantôt elle l’enlevait, me laissant dans l’ombre, et tantôt laposait sur la petite table couverte de plats et de vases ébréchésou fendus.

« Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses,en soixante-dix, parce qu’ils ne pouvaient pas l’emporter. »

Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à latragique histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Monpère m’emmenait dans l’Yonne, chez un spécialiste qui devait guérirmon genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant lejour… Je me souvins du triste dîner de jadis, de toutes leshistoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille de boissonrose.

Et je me souvenais aussi de mes terreurs… Après le dîner, assisedevant le feu, ma grand-tante avait pris mon père à part pour luiraconter une histoire de revenants : « Je me retourne… Ah !mon pauvre Louis, qu’est-ce que je vois, une petite femme grise… »Elle passait pour avoir la tête farcie de ces sornettesterrifiantes.

Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par labicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une chemisede nuit à carreaux de l’oncle Moinel, elle vint s’asseoir à monchevet et commença de sa voix la plus mystérieuse et la pluspointue :

« Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que jen’ai jamais dit à personne… »

Je pensai :

« Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit,comme il y a dix ans !… »

Et j’écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soicomme si elle se fût raconté l’histoire à elle-même :

« Je revenais d’une fête avec Moinel. C’était le premier mariageoù nous allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvreErnest ; et j’y avais rencontré ma sœur Adèle que je n’avaispas vue depuis quatre ans ! Un vieil ami de Moinel, trèsriche, l’avait invité à la noce de son fils, au Domaine desSablonnières.

» Nous avions loué une voiture. Cela nous avait coûté bien cher.Nous revenions sur la route vers sept heures du matin, en pleinhiver. Le soleil se levait. Il n’y avait absolument personne.Qu’est-ce que je vois tout d’un coup devant nous, sur laroute ? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beaucomme le jour, qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir.

» À mesure que nous approchions, nous distinguions sa joliefigure, si blanche, si jolie que cela faisait peur !…

» Je prends le bras de Moinel ; je tremblais comme lafeuille ; je croyais que c’était le Bon Dieu !… Je luidis : “– Regarde ! C’est une apparition !” il me répondtout bas, furieux : “– Je l’ai bien vu ! Tais-toi donc,vieille bavarde…” Il ne savait que faire ; lorsque le chevals’est arrêté… De près, cela avait une figure pâle, le front ensueur, un béret sale et un pantalon long. Nous entendîmes sa voixdouce, qui disait : “– Je ne suis pas un homme, je suis une jeunefille. Je me suis sauvée et je n’en puis plus. Voulez-vous bien meprendre dans votre voiture, Monsieur et Madame ?” Aussitôtnous l’avons fait monter. À peine assise, elle a perduconnaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire ?C’était la fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz deGalais, chez qui nous étions invités aux noces !

– Mais il n’y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancées’est sauvée !

– Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n’y apas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s’était mis dans latête mille folies qu’elles nous a expliquées. C’était une desfilles d’un pauvre tisserand. Elle était persuadée que tant debonheur était impossible ; que le jeune homme était trop jeunepour elle ; que toutes les merveilles qu’il lui décrivaitétaient imaginaires, et lorsqu’enfin Frantz est venu la chercher,Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa sœur dans leJardin de l’Archevêché à Bourges, malgré le froid et le grand vent.Le jeune homme, par délicatesse certainement et parce qu’il aimaitla cadette, était plein d’attentions pour l’aînée. Alors ma folles’est imaginé je ne sais quoi ; elle a dit qu’elle allaitchercher un fichu à la maison ; et là, pour être plus sûre den’être pas suivie, elle a revêtu des habits d’homme et s’est enfuieà pied sur la route de Paris.

» Son fiancé a reçu d’elle une lettre où elle lui déclaraitqu’elle allait rejoindre un jeune homme qu’elle aimait. Et cen’était pas vrai… “– Je suis plus heureuse de mon sacrifice, medisait-elle, que si j’étais sa femme.” Oui, mon imbécile, mais enattendant, il n’avait pas du tout l’idée d’épouser sa sœur ;il s’est tiré une balle de pistolet ; on a vu le sang dans lebois ; mais on n’a jamais retrouvé son corps.

– Et qu’avez-vous fait de cette malheureuse fille ?

– Nous lui avons fait boire une goutte, d’abord. Puis nous luiavons donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avonsété de retour. Elle est restée chez nous une bonne partie del’hiver. Tout le jour, tant qu’il faisait clair, elle taillait,cousait des robes, arrangeait des chapeaux et nettoyait la maisonavec rage. C’est elle qui a recollé toute la tapisserie que tu voislà. Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors. Mais, lesoir, à la tombée de la nuit, son ouvrage fini, elle trouvaittoujours un prétexte pour aller dans la cour, dans le jardin, ousur le devant de la porte, même quand il gelait à pierre fendre. Eton la découvrait là, debout, pleurant de tout son cœur. “– Eh bien,qu’avez-vous encore ? Voyons ? – Rien, madameMoinel !” – Et elle rentrait.

» – Les voisins disaient : “– Vous avez trouvé une bien joliepetite bonne, madame Moinel.” Malgré nos supplications, elle avoulu continuer son chemin sur Paris, au mois de mars ; je luiai donné des robes qu’elle a retaillées, Moinel lui a pris sonbillet à la gare et donné un peu d’argent.

» Elle ne nous a pas oubliés ; elle est couturière à Parisauprès de Notre-Dame ; elle nous écrit encore pour nousdemander si nous ne savons rien des Sablonnières. Une bonne fois,pour la délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le domaineétait vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours et lajeune fille mariée. Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis cetemps ma Valentine écrit bien moins souvent… »

Ce n’était pas une histoire de revenants que racontait la tanteMoinel de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter.J’étais cependant au comble du malaise. C’est que nous avions juréà Frantz le bohémien de le servir comme des frères et voici quel’occasion m’en était donnée… Or, était-ce le moment de gâter lajoie que j’allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et de luidire ce que je venais d’apprendre ? À quoi bon le lancer dansune entreprise mille fois impossible ? Nous avions en effetl’adresse de la jeune fille ; mais où chercher le bohémien quicourait le monde ?… Laissons les fous avec les fous,pensai-je… Delouche et Boujardon n’avaient pas tort. Que de malnous a fait ce Frantz romanesque ! Et je résolus de ne riendire tant que je n’aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mllede Galais.

Cette résolution prise, il me restait encore l’impressionpénible d’un mauvais présage – impression absurde que je chassaibien vite.

La chandelle était presque au bout ; un moustiquevibrait ; mais la tante Moinel, la tête penchée sous sa capotede velours qu’elle ne quittait que pour dormir, les coudes appuyéssur ses genoux, recommençait son histoire… Par moments, ellerelevait brusquement la tête et me regardait pour connaître mesimpressions, ou peut-être pour voir si je ne m’endormais pas. À lafin, sournoisement, la tête sur l’oreiller, je fermai les yeux,faisant semblant de m’assoupir.

« Allons ! tu dors… », fit-elle d’un ton plus sourd et unpeu déçu.

J’eus pitié d’elle et je protestai :

« Mais non, ma tante, je vous assure…

– Mais si ! dit-elle. Je comprends bien d’ailleurs que toutcela ne t’intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n’as pasconnus… »

Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.

Chapitre 4La Grande nouvelle

Il faisait le lendemain matin, quand j’arrivai dans la grandrue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et sur toutle bourg passaient des bruits si paisibles, si familiers, quej’avais retrouvé toute la joyeuse assurance d’un porteur de bonnenouvelle…

Augustin et sa mère habitaient l’ancienne maison d’école. À lamort de son père, retraité depuis longtemps, et qu’un héritageavait enrichi, Meaulnes avait voulu qu’on achetât l’école où levieil instituteur avait enseigné pendant vingt années, où lui-mêmeavait appris à lire. Non pas qu’elle fût d’aspect fort aimable :c’était une grosse maison carrée comme une mairie qu’elle avaitété, les fenêtres du rez-de-chaussée qui donnaient sur la rueétaient si hautes que personne n’y regardait jamais ; et lacour de derrière, où il n’y avait pas un arbre et dont un hautpréau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche etla plus désolée cour d’école abandonnée que j’aie jamais vue…

Dans le couloir compliqué où s’ouvraient quatre portes, jetrouvai la mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet delinge, qu’elle avait dû mettre sécher dès la première heure decette longue matinée de vacances. Ses cheveux gris étaient à demidéfaits ; des mèches lui battaient la figure ; son visagerégulier sous sa coiffure ancienne était bouffi et fatigué, commepar une nuit de veille ; et elle baissait tristement la têted’un air songeur.

Mais, m’apercevant soudain, elle me reconnut et sourit :

« Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge quej’ai fait sécher pour le départ d’Augustin. J’ai passé la nuit àrégler ses comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinqheures, mais nous arriverons à tout apprêter… »

On eût dit, tant elle montrait d’assurance, qu’elle-même avaitpris cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnesdevait aller.

« Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en traind’écrire. »

En hâte, je grimpai l’escalier, ouvris la porte de droite oùl’on avait laissé l’écriteau Mairie, et me trouvai dans une grandesalle à quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne,ornée aux murs des portraits jaunis des présidents Grévy etCarnot.

Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la salle, il yavait encore, devant une table à tapis vert, les chaises desconseillers municipaux. Au centre, assis sur un vieux fauteuil quiétait celui du maire, Meaulnes écrivait, trempant sa plume au fondd’un encrier de faïence démodé, en forme de cœur. Dans ce lieu quisemblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes seretirait, quand il ne battait pas la contrée, durant les longuesvacances…

Il se leva, dès qu’il m’eut reconnu, mais non pas avec laprécipitation que j’avais imaginée :

« Seurel ! » dit-il seulement, d’un air de profondétonnement.

C’était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée.Une moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres.Toujours ce même regard loyal… Mais sur l’ardeur des années passéeson croyait voir comme un voile de brume, que par instants sa grandepassion de jadis dissipait…

Il paraissait très troublé de me voir. D’un bond j’étais montésur l’estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même àme tendre la main. Il s’était tourné vers moi, les mains derrièrele dos, appuyé contre la table, renversé en arrière, et l’airprofondément gêné. Déjà, me regardant sans me voir, il étaitabsorbé par ce qu’il allait me dire.

Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer deparler, ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommesd’aventures, il avait pris une décision sans se soucier des motsqu’il faudrait pour l’expliquer. Et maintenant que j’étais devantlui, il commençait seulement à ruminer péniblement les parolesnécessaires.

Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j’étais venu, oùj’avais passé la nuit et que j’avais été bien surpris de voir MmeMeaulnes préparer le départ de son fils…

« Ah ! elle t’a dit ?… demanda-t-il.

– Oui. Ce n’est pas, je pense, pour un long voyage ?

– Si, un très long voyage. »

Un instant décontenancé, sentant que j’allais tout à l’heure,d’un mot, réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas,je n’osais plus rien dire et ne savais par où commencer mamission.

Mais lui-même parla enfin, comme quelqu’un qui veut sejustifier.

« Seurel ! dit-il, tu sais ce qu’était pour moi mon étrangeaventure de Sainte-Agathe. C’était ma raison de vivre et d’avoir del’espoir. Cet espoir-là perdu, que pouvais-je devenir ?…Comment vivre à la façon de tout le monde !

» Eh bien j’ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j’ai vuque tout était fini et qu’il ne valait plus même la peine dechercher le Domaine perdu… Mais un homme qui a fait une fois unbond dans le Paradis, comment pourrait-il s’accommoder ensuite dela vie de tout le monde ? Ce qui est le bonheur des autres m’aparu dérision. Et lorsque, sincèrement, délibérément, j’ai décidéun jour de faire comme les autres, ce jour-là j’ai amassé duremords pour longtemps… »

Assis sur une chaise de l’estrade, la tête basse, l’écoutantsans le regarder, je ne savais que penser de ces explicationsobscures :

« Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux !

– Pourquoi ce long voyage ? As-tu quelque faute àréparer ? Une promesse à tenir ?

– Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesseque j’avais faite à Frantz ?…

– Ah ! fis-je, soulagé, il ne s’agit que decela ?…

– De cela. Et peut-être aussi d’une faute à réparer. Les deux enmême temps… »

Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai decommencer à parler et préparai mes mots.

« Il n’y a qu’une explication à laquelle je crois, dit-ilencore. Certes, j’aurais voulu revoir une fois Mlle de Galais,seulement la revoir… Mais, j’en suis persuadé maintenant, lorsquej’avais découvert le Domaine sans nom, j’étais à une hauteur, à undegré de perfection et de pureté que je n’atteindrai jamais plus.Dans la mort seulement, comme je te l’écrivais un jour, jeretrouverai peut-être la beauté de ce temps-là… »

Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, ense rapprochant de moi :

« Mais, écoute, Seurel ! Cette intrigue nouvelle et cegrand voyage, cette faute que j’ai commise et qu’il faut réparer,c’est, en un sens, mon ancienne aventure qui se poursuit… »

Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir sessouvenirs. J’avais manqué l’occasion précédente. Je ne voulais pourrien au monde laisser passer celle-ci ; et, cette fois, jeparlai – trop vite, car je regrettai amèrement plus tard, den’avoir pas attendu ses aveux.

Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l’instantd’avant, mais qui n’allait plus maintenant. Je dis, sans un geste,à peine en soulevant un peu la tête : « Et si je venais t’annoncerque tout espoir n’est pas perdu ?… »

Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougitcomme je n’ai jamais vu quelqu’un rougir : une montée de sang quidevait lui cogner à grands coups dans les tempes…

« Que veux-tu dire ? » demanda-t-il enfin, à peinedistinctement.

Alors, tout d’un trait, je racontai ce que je savais, ce quej’avais fait, et comment, la face des choses ayant tourné, ilsemblait presque que ce fût Yvonne de Galais qui m’envoyât verslui.

Il était maintenant affreusement pâle.

Durant tout ce récit, qu’il écoutait en silence, la tête un peurentrée, dans l’attitude de quelqu’un qu’on a surpris et qui nesait comment se défendre, se cacher ou s’enfuir, il nem’interrompit, je me rappelle, qu’une seule fois. Je lui racontais,en passant, que toutes les Sablonnières avaient été démolies et quele Domaine d’autrefois n’existait plus :

« Ah ! dit-il, tu vois… (comme s’il eût guetté une occasionde justifier sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tuvois : il n’y a plus rien… »

Pour terminer, persuadé qu’enfin l’assurance de tant de facilitéemporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu’une partie decampagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle deGalais devait y venir à cheval et que lui-même était invité… Maisil paraissait complètement désemparé et continuait à ne rienrépondre.

« Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avecimpatience. Allons avertir ta mère… »

Et comme nous descendions tous les deux :

« Cette partie de campagne ?… me demanda-t-il avechésitation. Alors, vraiment, il faut que j’y aille ?…

– Mais, voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas. »

Il avait l’air de quelqu’un qu’on pousse par les épaules.

En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais aveceux, dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-mêmelouerait une bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay.

« Ah ! très bien », fit-elle, en hochant la tête, comme sices nouvelles eussent confirmé toutes ses prévisions.

Je m’assis dans la petite salle à manger, sous les calendriersillustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu’unfrère de M. Meaulnes, ancien soldat d’infanterie de marine, avaitrapportés de ses lointains voyages.

Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans lachambre voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, jel’entendis qui lui disait, en baissant un peu la voix, de ne pasdéfaire sa malle – car son voyage pouvait être seulementretardé…

Chapitre 5La Partie de plaisir

J’eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Ilallait comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas auxcôtes. À son inexplicable hésitation de la veille avaient succédéune fièvre, une nervosité, un désir d’arriver au plus vite, qui nelaissaient pas de m’effrayer un peu. Chez mon oncle il montra lamême impatience, il parut incapable de s’intéresser à rien jusqu’aumoment où nous fûmes tous installés en voiture, vers dix heures, lelendemain matin, et prêts à partir pour les bords de larivière.

On était à la fin du mois d’août, au déclin de l’été.

Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis commençaient àjoncher les routes blanches. Le trajet n’était pas long ; laferme des Aubiers, près du Cher où nous allions, ne se trouvaitguère qu’à deux kilomètres au-delà des Sablonnières. De loin enloin, nous rencontrions d’autres invités en voiture, et même desjeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés audacieusement aunom de M. de Galais…

On s’était efforcé comme jadis de mêler riches et pauvres,châtelains et paysans. C’est ainsi que nous vîmes arriver àbicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde Baladier, avaitfait naguère la connaissance de mon oncle.

« Et voilà, dit Meaulnes en l’apercevant, celui qui tenait laclef de tout, pendant que nous cherchions jusqu’à Paris. C’est àdésespérer ! »

Chaque fois qu’il le regardait sa rancune en était augmentée.L’autre, qui s’imaginait au contraire avoir droit à toute notrereconnaissance, escorta notre voiture de très près, jusqu’au bout.On voyait qu’il avait fait, misérablement, sans grand résultat, desfrais de toilette, et les pans de sa jaquette élimée battaient legarde-crotte de son vélocipède…

Malgré la contrainte qu’il s’imposait pour être aimable, safigure vieillotte ne parvenait pas à plaire.

Il m’inspirait plutôt à moi une vague pitié. Mais de quin’aurais-je pas eu pitié durant cette journée-là ?…

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscurregret, comme une sorte d’étouffement. Je m’étais fait de ce jourtant de joie à l’avance ! Tout paraissait si parfaitementconcerté pour que nous soyons heureux. Et nous l’avons été sipeu !…

Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant !

Sur la rive où l’on s’arrêta, le coteau venait finir en pentedouce et la terre se divisait en petits près verts, en saulaiesséparées par des clôtures, comme autant de jardins minuscules. Del’autre coté de la rivière les bords étaient formés de collinesgrises, abruptes, rocheuses ; et sur les plus lointaines ondécouvrait, parmi les sapins, de petits châteaux romantiques avecune tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meutedu château de Préveranges.

Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins,tantôt hérissés de cailloux blancs tantôt remplis de sable –chemins qu’aux abords de la rivière les sources vivestransformaient en ruisseaux. Au passage, les branches desgroseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantôtnous étions plongés dans la fraîche obscurité des fonds de ravins,tantôt au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans laclaire lumière de toute la vallée. Au loin sur l’autre rive, quandnous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d’un geste lent,tendait des cordes à poissons, qu’il faisait beau, monDieu !

Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait queformait un taillis de bouleaux. C’était une grande pelouse rase, oùil semblait qu’il y eût place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent dételées, les chevaux conduits à la fermedes Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, età dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncleavait apportées.

Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté pour aller àl’entrée du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants etleur indiquer où nous étions.

Je m’offris aussitôt, Meaulnes me suivit, et nous allâmes nousposter près du pont suspendu au carrefour de plusieurs sentiers etdu chemin qui venait des Sablonnières.

Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bienque mal de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore unevoiture du Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande filleenrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture àâne, les enfants de l’ancien jardinier des Sablonnières.

« Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux,je crois bien, qui m’ont pris par la main, jadis, le premier soirde la fête, et m’ont conduit au dîner… »

Mais à ce moment, l’âne ne voulant plus marcher les enfantsdescendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu’ilspurent ; alors Meaulnes, déçu, prétendit s’être trompé…

Je leur demandai s’ils avaient rencontré sur la route M. et Mllede Galais, l’un d’eux répondit qu’il ne savait pas ; l’autre :« Je pense que oui, monsieur. » Et nous ne fûmes pas plus avancés.Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l’ânon parla bride, les autres poussant derrière la voiture.

Nous reprîmes notre attente. Meaulnes regardait fixement ledétour du chemin des Sablonnières, guettant avec une sorte d’effroila venue de la jeune fille qu’il avait tant cherchée jadis. Unénervement bizarre et presque comique, qu’il passait sur Jasmin,s’était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés pourvoir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, encontrebas, un groupe d’invités où Delouche essayait de faire bonnefigure.

« Regarde-le pérorer, cet imbécile », me disait Meaulnes.

Et je lui répondais : « Mais laisse-le. Il fait ce qu’il peut,le pauvre garçon. »

Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuilavait dû déboucher d’un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance,fit mine de le poursuivre : « Allons, bon ! il court,maintenant… », fit Meaulnes, comme si vraiment cette audace-làdépassait toutes les autres !

Et cette fois je ne pus m’empêcher de rire. Meaulnesaussi ; mais ce ne fut qu’un éclair.

Après un nouveau quart d’heure : « Si elle ne venait pas ?…» dit-il.

Je répondis : « Mais puisqu’elle a promis. Sois donc pluspatient ! »

Il recommença de guetter. Mais à la fin, incapable de supporterplus longtemps cette attente intolérable : « Écoute-moi, dit-il. Jeredescends avec les autres. Je ne sais ce qu’il y a maintenantcontre moi : mais si je reste là, je sens qu’elle ne viendra jamais– qu’il est impossible qu’au bout de ce chemin, tout à l’heure,elle paraisse. »

Et il s’en a vers la pelouse, me laissant tout seul.

Je fis quelques cents mètres sur la petite route, pour passer letemps. Et au premier détour j’aperçus Yvonne de Galais, montée enamazone sur son vieux cheval blanc, si fringant ce matin-là qu’elleétait obligée de tirer sur les rênes pour l’empêcher detrotter.

À la tête du cheval, péniblement, en silence, marchait M. deGalais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la route, chacun àtour de rôle se servant de la vieille monture.

Quand la jeune Mlle me vit tout seul, elle sourit, sautaprestement à terre, et confiant les rênes à son père se dirigeavers moi qui accourais :

« Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car jene veux montrer à personne qu’à vous le vieux Bélisaire, ni lemettre avec les autres chevaux. Il est trop laid et trop vieuxd’abord ; puis, je crains toujours qu’il ne soit blessé par unautre. Or, je n’ose monter que lui, et, quand il sera mort, jen’irai plus à cheval. »

Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cetteanimation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, del’impatience et presque de l’anxiété. Elle parlait plus vite qu’àl’ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avaitautour de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violenteoù se lisait tout son trouble.

Nous convînmes d’attacher Bélisaire à un arbre dans un petitbois, proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot direcomme toujours, sortit le licol des fontes et attacha la bête – unpeu bas à ce qu’il me sembla. De la ferme je promis d’envoyer toutà l’heure du foin, de l’avoine, de la paille…

Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, jel’imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnesl’aperçut pour la première fois.

Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan dugrand manteau léger qui l’enveloppait, elle s’avançait vers lesinvités, de son air à la fois si sérieux et si enfantin. Jemarchais auprès d’elle. Tous les invités éparpillés ou jouant auloin s’étaient dressés et rassemblés pour l’accueillir ; il yeut un bref instant de silence pendant lequel chacun la regardas’approcher.

Meaulnes s’était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien nepouvait le distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille :encore y avait-il là des jeunes gens presque aussi grands que lui.Il ne fit rien qui pût le désigner à l’attention, pas un geste niun pas en avant. Je le voyais, vêtu de gris, immobile, regardantfixement, comme tous les autres, la si belle jeune Mlle qui venait.À la fin, pourtant, d’un mouvement inconscient et gêné, il avaitpassé sa main sur sa tête nue, comme pour cacher, au milieu de sescompagnons aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée depaysan.

Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta lesjeunes filles et les jeunes gens qu’elle ne connaissait pas… Letour allait venir de mon compagnon ; et je me sentais aussianxieux qu’il pouvait l’être. Je me disposais à faire moi-mêmecette présentation.

Mais avant que j’eusse pu rien dire, la jeune fille s’avançaitvers lui avec une décision et une gravité surprenantes : « Jereconnais Augustin Meaulnes », dit-elle. Et elle lui tendit lamain.

Chapitre 6La Partie de plaisir (Fin)

De nouveaux venus s’approchèrent presque aussitôt pour saluerYvonne de Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Unmalheureux hasard voulut qu’ils ne fussent point réunis pour ledéjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes semblait avoirrepris confiance et courage. À plusieurs reprises, comme je metrouvais isolé entre Delouche et M. de Galais, je vis de loin moncompagnon qui me faisait, de la main, un signe d’amitié.

C’est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, labaignade, les conversations, les promenades en bateau dans l’étangvoisin se furent un peu partout organisés, que Meaulnes, denouveau, se trouva en présence de la jeune fille. Nous étions àcauser avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nousavions apportées lorsque, quittant délibérément un groupe de jeunesgens où elle paraissait s’ennuyer, Mlle de Galais s’approcha denous. Elle nous demanda, je me rappelle, pourquoi nous ne canotionspas sur le lac des Aubiers, comme les autres.

« Nous avons fait quelques tours cet après-midi, répondis-je.Mais cela est bien monotone et nous avons été vite fatigués.

– Eh bien, pourquoi n’iriez-vous pas sur la rivière ?dit-elle.

– Le courant est trop fort, nous risquerions d’êtreemportés.

– Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou unbateau à vapeur comme celui d’autrefois.

– Nous ne l’avons plus, dit-elle presque à voix basse, nousl’avons vendu. »

Et il se fit un silence gêné.

Jasmin en profita pour annoncer qu’il allait rejoindre M. deGalais.

« Je saurai bien, dit-il, où le retrouver. »

Bizarrerie du hasard ! Ces deux êtres si parfaitementdissemblables s’étaient plu et depuis le matin ne se quittaientguère. M. de Galais m’avait pris à part un instant, au début de lasoirée, pour me dire que j’avais là un ami plein de tact, dedéférence et de qualités. Peut-être même avait-il été jusqu’à luiconfier le secret de l’existence de Bélisaire et le lieu de sacachette.

Je pensai moi aussi à m’éloigner, mais je sentais les deuxjeunes gens si gênés, si anxieux l’un en face de l’autre, que jejugeai prudent de ne pas le faire…

Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution dela mienne servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Maisinvariablement, avec un entêtement dont il ne se rendaitcertainement pas compte, Meaulnes en revenait à toutes lesmerveilles de jadis.

Et chaque fois la jeune fille au supplice devait lui répéter quetout était disparu : la vieille demeure si étrange et sicompliquée, abattue ; le grand étang, asséché, comblé ;et dispersés, les enfants aux charmants costumes…

« Ah ! » faisait simplement Meaulnes avec désespoir etcomme si chacune de ces disparitions lui eût donné raison contre lajeune fille ou contre moi…

Nous marchions côte à côte… Vainement j’essayais de fairediversion à la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D’unequestion abrupte, Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Ildemandait des renseignements sur tout ce qu’il avait vu autrefois :les petites filles, le conducteur de la vieille berline, les poneysde la course.

« Les poneys sont vendus aussi ? il n’y a plus de chevauxau Domaine ?… »

Elle répondit qu’il n’y en avait plus. Elle ne parla pas deBélisaire.

Alors il évoqua les objets de sa chambre : les candélabres, lagrande glace, le vieux luth brisé… Il s’enquérait de tout cela,avec une passion insolite, comme s’il eût voulu se persuader querien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne luirapporterait pas une épave capable de prouver qu’ils n’avaient pasrêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l’eau uncaillou et des algues.

Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de souriretristement : elle se décida à lui expliquer :

« Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions dérangé,monsieur de Galais et moi, pour le pauvre Frantz.

» Nous passions notre vie à faire ce qu’il demandait. C’était unêtre si étrange, si charmant ! Mais tout a disparu avec lui lesoir de ses fiançailles manquées.

» Déjà M. de Galais était ruiné sans que nous le sachions.Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades – apprenantsa disparition – ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommesdevenus pauvres ; Mme de Galais est morte et nous avons perdutous nos amis en quelques jours.

» Que Frantz revienne, s’il n’est pas mort, qu’il retrouve sesamis et sa fiancée, que la noce interrompue se fasse et peut-êtretout redeviendra-t-il comme c’était autrefois. Mais le passépeut-il renaître ?

– Qui sait ! », dit Meaulnes, pensif.

Et il ne demanda plus rien.

Sur l’herbe courte et légèrement jaunie déjà, nous marchionstous les trois sans bruit : Augustin avait à sa droite près de luila jeune fille qu’il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu’ilposait une de ces dures questions, elle tournait vers luilentement, pour lui répondre, son charmant visage inquiet ; etune fois, en lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur sonbras, d’un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi legrand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu’un quin’a pas trouvé ce qu’il cherchait et que rien d’autre ne peutintéresser ?

Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n’eût pu le supporter sanseffroi, sans folie, peut-être. D’où venait donc ce vide, cetéloignement, cette impuissance à être heureux, qu’il y avait enlui, à cette heure ?

Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avaitattaché Bélisaire ; le soleil vers son déclin allongeait nosombres sur l’herbe ; à l’autre bout de la pelouse, nousentendions, assourdis par l’éloignement, comme un bourdonnementheureux, les voix des joueurs et des fluettes, et nous restionssilencieux dans ce calme admirable, lorsque nous entendîmes chanterde l’autre côté du bois, dans la direction des Aubiers, la ferme dubord de l’eau.

C’était la voix jeune et lointaine de quelqu’un qui mène sesbêtes à l’abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, mais quel’homme étirait et alanguissait comme une vieille ballade triste:

Mes souliers sont rouges…

Adieu, mes amours…

Mes souliers sont rouges…

Adieu, sans retour !…

Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n’était rien qu’unde ces airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sansnom, le dernier soir de la fête, quand déjà tout s’était écroulé…Rien qu’un souvenir – le plus misérable – de ces beaux jours qui nereviendraient plus.

« Mais vous l’entendez ? dit Meaulnes à mi-voix. Oh !je vais aller voir qui c’est. »

Et, tout de suite, il s’engagea dans le petit bois. Presqueaussitôt la voix se tut ; on entendit encore une secondel’homme siffler ses bêtes en s’éloignant, puis plus rien…

Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait lesyeux fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que defois, plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, lepassage par où s’en irait à jamais le grand Meaulnes !

Elle se retourna vers moi : « Il n’est pas heureux », dit-elledouloureusement.

Elle ajouta : « Et peut-être que je ne puis rien faire pourlui ?… »

J’hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d’unsaut avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois,ne surprît notre conversation. Mais j’allais l’encouragercependant ; lui dire de ne pas craindre de brusquer le grandgars ; qu’un secret sans doute le désespérait et que jamais delui même il ne se confierait à elle ni à personne – lorsquesoudain, de l’autre côté du bois, partit un cri ; puis nousentendîmes un piétinement comme d’un cheval qui pétarade et lebruit d’une dispute à voix entrecoupées… Je compris tout de suitequ’il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus versl’endroit d’où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit deloin. Du fond de la pelouse, on avait dû remarquer notre mouvement,car j’entendis, au moment où j’entrai dans le taillis, les cris desgens qui accouraient.

Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s’était pris une patte dedevant dans sa longe ; il n’avait pas bougé jusqu’au moment oùM. de Galais et Delouche, au cours de leur promenade, s’étaientapprochés de lui ; effrayé, excité par l’avoine insolite qu’onlui avait donnée, il s’était débattu furieusement ; les deuxhommes avaient essayé de le délivrer, mais si maladroitement qu’ilsavaient réussi à l’empêtrer davantage, tout en risquant d’essuyerde dangereux coups de sabots. C’est à ce moment que par hasardMeaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le groupe.

Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommesau risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précautionmais en un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, carle mal était déjà fait ; le cheval devait avoir un nerf foulé,quelque chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement latête basse, sa selle à demi dessanglée sur le dos, une patterepliée sous son ventre et toute tremblante. Meaulnes penché, letâtait et l’examinait sans rien dire.

Lorsqu’il releva la tête, presque tout le monde était là,rassemblé, mais il ne vit personne. Il était fâché rouge.

« Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l’attacher de lasorte ! Et lui laisser sa selle sur le dos toute lajournée ? Et qui a eu l’audace de seller ce vieux cheval, bontout au plus pour une carriole. »

Delouche voulut dire quelque chose – tout prendre sur lui.

« Tais-toi donc ! C’est ta faute encore. Je t’ai vu tirerbêtement sur sa longe pour le dégager. »

Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret ducheval avec le plat de la main.

M. de Galais, qui n’avait rien dit encore, eut le tort devouloir sortir de sa réserve. Il bégaya :

« Les officiers de marine ont l’habitude… Mon cheval…

– Ah ! il est à vous ? » dit Meaulnes un peu calmé,très rouge, en tournant la tête de côté vers le vieillard.

Je crus qu’il allait changer de ton, faire des excuses. Ilsouffla un instant. Et je vis alors qu’il prenait un plaisir ameret désespéré à aggraver la situation, à tout briser à jamais, endisant avec insolence : « Eh bien je ne vous fais pas moncompliment. »

Quelqu’un suggéra :

« Peut-être que de l’eau fraîche… En le baignant dans legué…

– Il peut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite cevieux cheval, pendant qu’il peut encore marcher – et il n’y a pasde temps à perdre ! – le mettre à l’écurie et ne jamais plusl’en sortir. »

Plusieurs jeunes gens s’offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galaisles remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes,elle dit au revoir à tout le monde, et même à Meaulnesdécontenancé, qui n’osa pas la regarder. Elle prit la bête par lesrênes, comme on donne à quelqu’un la main, plutôt pour s’approcherd’elle davantage que pour la conduire…

Le vent de cette fin d’été était si tiède sur le chemin desSablonnières qu’on se serait cru au mois de mai, et les feuillesdes haies tremblaient à la brise du sud… Nous la vîmes partirainsi, son bras à demi sorti du manteau, tenant dans sa mainétroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait péniblement àcôté d’elle…

Triste fin de soirée ! Peu à peu, chacun ramassa sespaquets, ses couverts ; on plia les chaises, on démonta lestables ; une à une, les voitures chargées de bagages et degens partirent, avec des chapeaux levés et des mouchoirs agités.Les derniers nous restâmes sur le terrain avec mon oncle Florentin,qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses regrets et sa grossedéception.

Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiturebien suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça autournant dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étionsassis sur le siège de derrière, nous vîmes disparaître sur lapetite route l’entrée du chemin de traverse que le vieux Bélisaireet ses maîtres avaient pris.

Mais alors mon compagnon – l’être que je sache au monde le plusincapable de pleurer – tourna soudain vers moi son visagebouleversé par une irrésistible montée de larmes.

« Arrêtez, voulez-vous ? dit-il en mettant la main surl’épaule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi. Je reviendraitout seul, à pied. »

Et d’un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta àterre. À notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit àcourir, et courut jusqu’au petit chemin que nous venions de passer,le chemin des Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cetteallée de sapins qu’il avait suivie jadis, où il avait entendu,vagabond caché dans les basses branches, la conversationmystérieuse des beaux enfants inconnus…

Et c’est ce soir-là, avec des sanglots, qu’il demanda en mariageMlle de Galais.

Chapitre 7Le Jour des noces

C’est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soirplacé, où le grand vent souffle. Il est trois heures et demie,quatre heures… Sur les haies auprès des bourgs, les lessives sontétendues depuis midi et sèchent à la bourrasque. Dans chaquemaison, le feu de la salle à manger fait luire tout un reposoir dejoujoux vernis. Fatigué de jouer, l’enfant s’est assis auprès de samère et il lui fait raconter la journée de son mariage…

Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n’a qu’à monter dansson grenier et il entendra, jusqu’au soir, siffler et gémir lesnaufrages ; il n’a qu’à s’en aller dehors, sur la route, et levent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baisersoudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur,il y a, au bord d’un chemin boueux, la maison des Sablonnières, oùmon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne de Galais, qui est sa femmedepuis midi.

Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles,aussi paisibles que la première entrevue avait été mouvementée.Meaulnes est venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou envoiture.

Plus de deux fois par semaine, cousant ou lisant près de lagrande fenêtre qui donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galaisa vu tout d’un coup sa haute silhouette rapide passer derrière lerideau, car il vient toujours par l’allée détournée qu’il a priseautrefois. Mais c’est la seule allusion – tacite – qu’il fasse aupassé. Le bonheur semble avoir endormi son étrange tourment.

De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois.On m’a nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs.Saint-Benoist n’est pas un village. Ce sont des fermes disséminéesà travers la campagne, et la maison d’école est complètement isoléesur une côte au bord de la route. Je mène une vie biensolitaire ; mais, en passant par les champs, il ne faut quetrois quarts d’heure de marche pour gagner les Sablonnières.

Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur demaçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vientsouvent me voir.

Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est maintenant trèsaimable avec lui.

Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, versquatre heures de l’après-midi, alors que les gens de la noce sontdéjà tous repartis.

Le mariage s’est fait à midi, avec le plus de silence possible,dans l’ancienne chapelle des Sablonnières qu’on n’a pas abattue etque les sapins cachent à moitié sur le versant de la côteprochaine. Après un déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurelet Millie, Florentin et les autres sont remontés en voiture. Iln’est resté que Jasmin et moi…

Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maisondes Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacementancien du Domaine aujourd’hui abattu. Sans vouloir l’avouer et sanssavoir pourquoi, nous sommes remplis d’inquiétude.

En vain nous essayons de distraire nos pensées et de trompernotre angoisse en nous montrant, au cours de notre promenadeerrante, les bauges des lièvres et les petits sillons de sable oùles lapins ont gratté fraîchement… un collet tendu… la trace d’unbraconnier… Mais sans cesse nous revenons à ce bord du taillis,d’où l’on découvre la maison silencieuse et fermée…

Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a unbalcon de bois, envahi par les herbes folles que couche le vent.Une lueur comme d’un feu allumé se reflète sur les carreaux de lafenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans leschamps environnants, dans le potager, dans la seule ferme qui restedes anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sontpartis au bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres.

De temps à autre, le vent chargé d’une buée qui est presque dela pluie nous mouille la figure et nous apporte la parole perdued’un piano. Là-bas, dans la maison fermée, quelqu’un joue. Jem’arrête un instant pour écouter en silence. C’est d’abord commeune voix tremblante qui, de très loin, ose à peine chanter sa joie…C’est comme le rire d’une petite fille qui, dans sa chambre, a étéchercher tous ses jouets et les répand devant son ami. Je penseaussi à la joie craintive encore d’une femme qui a été mettre unebelle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle plaira…Cet air que je ne connais pas, c’est aussi une prière, unesupplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut etcomme un agenouillement devant le bonheur…

Je pense : « Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas prèsd’elle… »

Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait dubrave enfant que je suis.

À ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de laplaine comme par l’embrun de la mer, je sens qu’on me touchel’épaule : « Écoute ! » dit Jasmin tout bas.

Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger ; et,lui-même, la tête inclinée, le sourcil froncé, il écoute…

Chapitre 8L’appel de Frantz

« Hou-ou ! »

Cette fois, j’ai entendu. C’est un signal, un appel sur deuxnotes, haute et basse, que j’ai déjà entendu jadis… Ah ! je mesouviens : c’est le cri du grand comédien lorsqu’il hélait sonjeune compagnon à la grille de l’école. C’est l’appel à quoi Frantznous avait fait jurer de nous rendre, n’importe où et n’importequand. Mais que demande-t-il ici, aujourd’hui, celui-là ?

« Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix.C’est un braconnier sans doute. »

Jasmin secoue la tête :

« Tu sais bien que non », dit-il.

Puis, plus bas :

« Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J’aisurpris Ganache à onze heures en train de guetter dans un champauprès de la chapelle. Il a détalé en m’apercevant. Ils sont venusde loin peut-être à bicyclette, car il était couvert de bouejusqu’au milieu du dos…

– Mais que cherchent-ils ?

– Je n’en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous leschassions. Il ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bientoutes les folies vont recommencer… »

Je suis de cet avis, sans l’avouer.

« Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu’ilsveulent et de leur faire entendre raison… »

Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nousbaissant à travers le taillis jusqu’à la grande sapinière, d’oùpart, à intervalles réguliers, ce cri prolongé qui n’est pas en soiplus triste qu’autre chose, mais qui nous semble à tous les deux desinistre augure.

Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où leregard s’enfonce entre les troncs régulièrement plantés, desurprendre quelqu’un et de s’avancer sans être vu. Nous n’essayonsmême pas. Je me poste à l’angle du bois. Jasmin va se placer àl’angle opposé, de façon à commander comme moi, de l’extérieur,deux des côtés du rectangle et à ne pas laisser fuir l’un desbohémiens sans le héler. Ces dispositions prises, je commence àjouer mon rôle d’éclaireur pacifique et j’appelle :

« Frantz !…

» … Frantz ! Ne craignez rien. C’est moi, Seurel ; jevoudrais vous parler… »

Un instant de silence ; je vais me décider à crier encore,lorsque, au cœur même de la sapinière, où mon regard n’atteint pastout à fait, une voix commande : « Restez où vous êtes : il vavenir vous trouver. »

Peu à peu, entre les grands sapins que l’éloignement faitparaître serrés, je distingue la silhouette du jeune homme quis’approche. Il paraît couvert de boue et mal vêtu ; desépingles de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une vieillecasquette à ancre est plaquée sur ses cheveux trop longs ; jevois maintenant sa figure amaigrie… Il semble avoir pleuré.

S’approchant de moi, résolument :

« Que voulez-vous ? demande-t-il d’un air trèsinsolent.

– Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici ? Pourquoivenez-vous troubler ceux qui sont heureux ? Qu’avez-vous àdemander ? Dites-le. »

Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répondseulement : « Je suis malheureux, moi, je suis malheureux. »

Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d’arbre, il seprend à sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans lasapinière. L’endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voixdu vent que les grands sapins de la lisière arrêtent.

Entre les troncs réguliers se répète et s’éteint le bruit dessanglots étouffés du jeune homme. J’attends que cette crises’apaise et je dis, en lui mettant la main sur l’épaule :

« Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d’eux.Ils vous accueilleront comme un enfant perdu qu’on a retrouvé ettout sera fini. »

Mais il ne voulait rien entendre. D’une voix assourdie par leslarmes, malheureux, entêté, colère, il reprenait :

« Ainsi Meaulnes ne s’occupe plus de moi ? Pourquoi nerépond-il pas quand je l’appelle ? Pourquoi ne tient-il pas sapromesse ?

– Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories etdes enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies lebonheur de ceux que vous aimez ; de votre sœur et d’AugustinMeaulnes.

– Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul estcapable de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt troisans que Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat.Je n’avais plus confiance qu’en votre ami. Et voici qu’il ne répondplus. Il a retrouvé son amour, lui. Pourquoi, maintenant, nepense-t-il pas à moi ? il faut qu’il se mette en route. Yvonnele laissera bien partir… Elle ne m’a jamais rien refusé. »

Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, leslarmes avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gaminépuisé et battu. Ses yeux étaient cernés de taches derousseur ; son menton, mal rasé ; ses cheveux trop longstraînaient sur son col sale. Les mains dans les poches, ilgrelottait. Ce n’était plus ce royal enfant en guenilles des annéespassées. De cœur, sans doute, il était plus enfant que jamais :impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cetenfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjàlégèrement vieilli… Naguère, il y avait en lui tant d’orgueilleusejeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. Àprésent, on était d’abord tenté de le plaindre pour n’avoir pasréussi sa vie ; puis de lui reprocher ce rôle absurde de jeunehéros romantique où je le voyais s’entêter…

Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux bellesamours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme soncompagnon Ganache… Tant d’orgueil avait abouti à cela !

« Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, quedans quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rienque pour vous ?…

– Il réussira, n’est-ce pas ? Vous en êtes sûr ? medemanda-t-il en claquant des dents.

– Je le pense. Tout devient possible avec lui !

– Et comment le saurai-je ? Qui me le dira ?

– Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous trouverez la jeune fille que vous aimez. »

Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveauxépoux, mais m’enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligencemoi-même pour trouver la jeune fille.

Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté deconfiance vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et toutde même quinze ans ! l’âge que nous avions à Sainte-Agathe, lesoir du balayage des classes, quand nous rimes tous les trois ceterrible serment enfantin.

Le désespoir le reprit lorsqu’il fut obligé de dire : « Eh bien,nous allons partir. » Il regarda, certainement avec un grandserrement de cœur, tous ces bois d’alentour qu’il allait de nouveauquitter.

« Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routesd’Allemagne. Nous avons laissé nos voitures au loin. Et depuistrente heures, nous marchions sans arrêt. Nous pensions arriver àtemps pour emmener Meaulnes avant le mariage et chercher avec luima fiancée, comme il a cherché le Domaine des Sablonnières. »

Puis, repris par sa terrible puérilité :

« Appelez votre Delouche, dit-il en s’en allant, parce que si jele rencontrais ce serait affreux. »

Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouettegrise… J’appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction.Mais presque aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermaitles volets de la maison et nous fûmes frappés par l’étrangeté deson allure.

Chapitre 9Les Gens heureux

Plus tard, j’ai su par le menu détail tout ce qui s’était passélà-bas…

Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l’après-midi,Meaulnes et sa femme, que j’appelle encore Mlle de Galais, sontrestés complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. deGalais a ouvert la porte, laissant une seconde le grand ventpénétrer dans la maison et gémir ; puis il s’est dirigé versle Vieux-Nançay et ne reviendra qu’à l’heure du dîner, pour fermertout à clef et donner des ordres à la métairie. Aucun bruit dudehors n’arrive plus maintenant jusqu’aux jeunes gens. Il y a toutjuste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, ducôté de la lande. Comme deux passagers dans un bateau à la dérive,ils sont, dans le grand vent d’hiver, deux amants enfermés avec lebonheur.

« Le feu menace de s’éteindre », dit Mlle de Galais, et ellevoulut prendre une bûche dans le coffre.

Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans lefeu.

Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrentlà, debout, l’un devant l’autre, étouffés comme par une grandenouvelle qui ne pouvait pas se dire.

Le vent roulait avec le bruit d’une rivière débordée.

De temps à autre une goutte d’eau, diagonalement, comme sur laportière d’un train, rayait la vitre.

Alors la jeune fille s’échappa. Elle ouvrit la porte du couloiret disparut avec un sourire mystérieux.

Un instant, dans la demi-obscurité, Augustin resta seul… Le tictac d’une petite pendule faisait penser à la salle à manger deSainte-Agathe… Il songea sans doute : « C’est donc ici la maisontant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et depassages étranges… » C’est à ce moment qu’il dut entendre – Mlle deGalais me dit plus tard avoir entendu aussi – le premier cri deFrantz, tout près de la maison.

La jeune femme, alors, eut beau lui montrer toutes les chosesmerveilleuses dont elle était chargée : ses jouets de petite fille,toutes ses photographies d’enfant : elle, en cantinière, elle etFrantz sur les genoux de leur mère, qui était si jolie… puis toutce qui restait de ses sages petites robes de jadis : « jusqu’àcelle-ci que je portais, voyez, vers le temps où vous alliezbientôt me connaître, où vous arriviez, je crois, au cours deSainte-Agathe… »

Meaulnes ne voyait plus rien et n’entendait plus rien.

Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de sonextraordinaire, inimaginable bonheur : « Vous êtes là, dit-ilsourdement, comme si le dire seulement donnait le vertige – vouspassez auprès de la table et votre main s’y pose un instant… »

Et encore : « Ma mère, lorsqu’elle était jeune femme, penchaitainsi légèrement son buste sur sa taille pour me parler… Et quandelle se mettait au piano… »

Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt.Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l’on fut obligéd’allumer une bougie. L’abat-jour rose, sur le visage de la jeunefille, augmentait ce rouge dont elle était marquée aux pommettes etqui était le signe d’une grande anxiété.

Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d’entendre cettechanson tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt parle second cri des deux fous, qui s’étaient rapprochés de nous dansles sapins.

Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardantsilencieusement par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna versle doux visage plein de faiblesse et d’angoisse. Puis il s’approchad’Yvonne et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule. Ellesentit doucement peser auprès de son cou cette caresse à laquelleil aurait fallu savoir répondre.

« Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Maisne cessez pas de jouer… »

Que se passa-t-il alors dans ce cœur obscur et sauvage ? Jeme le suis souvent demandé et je ne l’ai su que lorsqu’il fut troptard. Remords ignorés ? Regrets inexplicables ? Peur devoir s’évanouir bientôt entre ses mains ce bonheur inouï qu’iltenait si serré ? Et alors tentation terrible de jeterirrémédiablement à terre, tout de suite, cette merveille qu’ilavait conquise ?

Il sortit lentement, silencieusement, après avoir regardé sajeune femme une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois,fermer d’abord avec hésitation un volet, puis regarder vaguementvers nous, en fermer un autre, et soudain s’enfuir à toutes jambesdans notre direction. Il arriva près de nous avant que nouseussions pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous aperçut,comme il allait franchir une petite haie récemment plantée et quiformait la limite d’un pré. Il fit un écart. Je me rappelle sonallure hagarde, son air de bête traquée… Il fit mine de revenir surses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau.

Je l’appelai : « Meaulnes !… Augustin !… »

Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que celaseulement pourrait le retenir : « Frantz est là, criai-je.Arrête ! »

Il s’arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps depréparer ce que je pourrais dire :

« Il est là ! dit-il. Que réclame-t-il ?

– il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander del’aide, pour retrouver ce qu’il a perdu.

– Ah ! fit-il, baissant la tête. Je m’en doutais bien.J’avais beau essayer d’endormir cette pensée-là… Mais oùest-il ? Raconte vite. »

Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne lerejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grandedéception. Il hésita, fit deux ou trois pas, s’arrêta. Ilparaissait au comble de l’indécision et du chagrin. Je lui racontaice que j’avais promis en son nom au jeune homme. Je dis que je luiavais donné rendez-vous dans un an à la même place.

Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état denervosité et d’impatience, extraordinaires :

« Ah ! pourquoi avoir fait cela ! dit-il. Mais ouisans doute, je puis le sauver. Mais il faut que ce soit tout desuite. Il faut que je le voie, que je lui parle, qu’il me pardonneet que je répare tout… Autrement je ne peux plus me présenterlà-bas… »

Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.

« Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui asfaite, tu es en train de détruire ton bonheur.

– Ah ! si ce n’était que cette promesse », fit-il.

Et ainsi je connus qu’autre chose liait les deux jeunes hommes,mais sans pouvoir deviner quoi.

« En tout cas, dis-je, il n’est plus temps de courir. Ils sontmaintenant en route pour l’Allemagne. »

Il allait répondre, lorsqu’une figure échevelée, hagarde, sedressa entre nous. C’était Mlle de Galais.

Elle avait dû courir, car elle avait le visage baigné de sueur.Elle avait dû tomber et se blesser, car elle avait le front écorchéau-dessus de l’œil droit et du sang figé dans les cheveux.

Il m’est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voirsoudain, descendu dans la rue, séparé par des agents intervenusdans la bataille, un ménage qu’on croyait heureux, uni, honnête. Lescandale a éclaté tout d’un coup, n’importe quand, à l’instant dese mettre à table, le dimanche avant de sortir, au moment desouhaiter la fête du petit garçon… et maintenant tout est oublié,saccagé. L’homme et la femme, au milieu du tumulte, ne sont plusque deux démons pitoyables et les enfants en larmes se jettentcontre eux, les embrassent étroitement, les supplient de se taireet de ne plus se battre.

Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fitpenser à un de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés.Je crois que tous ses amis, tout un village, tout un monde l’eûtregardée, qu’elle fût accourue tout de même, qu’elle fût tombée dela même façon, échevelée, pleurante, salie.

Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là, quecette fois du moins, il ne l’abandonnerait pas, alors elle passason bras sous le sien, puis elle ne put s’empêcher de rire aumilieu de ses larmes comme un petit enfant. Ils ne dirent rien nil’un ni l’autre. Mais, comme elle avait tiré son mouchoir, Meaulnesle lui prit doucement des mains : avec précaution et application,il essuya le sang qui tachait la chevelure de la jeune fille.

« Il faut rentrer maintenant », dit-il.

Et je les laissai retourner tous les deux, dans le beau grandvent du soir d’hiver qui leur fouettait le visage – lui, l’aidantde la main aux passages difficiles ; elle, souriant et sehâtant – vers leur demeure pour un instant abandonnée.

Chapitre 10La « Maison de Frantz »

Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l’heureuxdénouement du tumulte de la veille n’avait pas suffi à dissiper, ilme fallut rester enfermé dans l’école pendant toute la journée dulendemain. Sitôt après l’heure d’ « étude » qui suit la classe dusoir, je pris le chemin des Sablonnières. La nuit tombait quandj’arrivai dans l’allée de sapins qui menait à la maison. Tous lesvolets étaient déjà clos. Je craignis d’être importun, en meprésentant à cette heure tardive, le lendemain d’un mariage. Jerestai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et dans lesterres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu’un de lamaison fermée… Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisineelle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté parles imaginations les plus sombres.

Le lendemain, samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris enhâte ma pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger enroute, et j’arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver toutfermé aux Sablonnières comme la veille… Un peu de lumière aupremier étage ; mais aucun bruit ; pas un mouvement…Pourtant, de la cour de la métairie je vis cette fois la porte dela ferme ouverte le feu allumé dans la grande cuisine et j’entendisle bruit habituel des voix et des pas à l’heure de la soupe.

Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne pouvais rien dire nirien demander à ces gens. Et je retournai guetter encore, attendreen vain, pensant toujours voir la porte s’ouvrir et surgir enfin lahaute silhouette d’Augustin.

C’est le dimanche seulement, dans l’après-midi, que je résolusde sonner à la porte des Sablonnières.

Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, j’entendais sonnerau loin les vêpres du dimanche d’hiver.

Je me sentais solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentimenttriste m’envahissait. Et je ne fus qu’à demi surpris lorsque, à moncoup de sonnette, je vis M. de Galais tout seul paraître et meparler à voix basse : Yvonne de Galais était alitée, avec unefièvre violente ; Meaulnes avait dû partir dès vendredi matinpour un long voyage ; on ne savait quand il reviendrait…

Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste ne m’offraitpas d’entrer, je pris aussitôt congé de lui.

La porte refermée, je restai un instant sur le perron, le cœurserré, dans un désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi unebranche de glycine desséchée que le vent balançait tristement dansun rayon de soleil.

Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour àParis avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mongrand compagnon échappât à la fin à son bonheur tenace…

Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvellesd’Yvonne de Galais, jusqu’au soir où, convalescente enfin, elle mefit prier d’entrer. Je la trouvai assise auprès du feu, dans lesalon dont la grande fenêtre basse donnait sur la terre et lesbois.

Elle n’était point pâle comme je l’avais imaginé, mais toutenfiévrée, au contraire, avec de vives taches rouges sous les yeux,et dans un état d’agitation extrême.

Bien qu’elle parût très faible encore, elle s’était habilléecomme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phraseavec une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu sepersuader à elle même que le bonheur n’était pas évanoui encore… Jen’ai pas gardé le souvenir de ce que nous avons dit.

Je me rappelle seulement que j’en vins à demander avechésitation quand Meaulnes serait de retour.

« Je ne sais pas quand il reviendra », répondit-ellevivement.

Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d’endemander davantage.

Souvent, je revins la voir. Souvent je causai avec elle auprèsdu feu, dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partoutailleurs. Jamais elle ne parlait d’elle-même ni de sa peine cachée.Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par le détail notreexistence d’écoliers de Sainte-Agathe.

Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasimaternel, le récit de nos misères de grands enfants. Elle neparaissait jamais surprise, pas même de nos enfantillages les plusaudacieux, les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu’elletenait de M. de Galais, les aventures déplorables de son frère nel’avaient point lassée. Le seul regret que lui inspirât le passé,c’était, je pense, de n’avoir point encore été pour son frère uneconfidente assez intime, puisque, au moment de sa grande débâcle,il n’avait rien osé lui dire non plus qu’à personne et s’était jugéperdu sans recours. Et c’était là, quand j’y songe, une lourdetâche qu’avait assumée la jeune femme, tâche périlleuse, deseconder un esprit follement chimérique comme son frère, tâcheécrasante, quand il s’agissait de lier partie avec ce cœuraventureux qu’était mon ami le grand Meaulnes.

De cette foi qu’elle gardait dans les rêves enfantins de sonfrère, de ce soin qu’elle apportait à lui conserver au moins desbribes de ce rêve dans lequel il avait vécu jusqu’à vingt ans, elleme donna un jour la preuve la plus touchante et je dirai presque laplus mystérieuse.

Ce fut par une soirée d’avril désolée comme une fin d’automne.Depuis près d’un mois nous vivions dans un doux printempsprématuré, et la jeune femme avait repris en compagnie de M. deGalais les longues promenades qu’elle aimait. Mais ce jour-là, levieillard se trouvant fatigué et moi-même libre, elle me demanda del’accompagner malgré le temps menaçant. À plus d’une demi-lieue desSablonnières, en longeant l’étang, l’orage, la pluie, la grêle noussurprirent. Sous le hangar où nous nous étions abrités contrel’averse interminable, le vent nous glaçait, debout l’un près del’autre, pensifs, devant le paysage noirci. Je la revois, dans sadouce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée.

« Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis silongtemps. Qu’a-t-il pu se passer ? »

Mais, à mon étonnement, lorsqu’il nous fut possible enfin dequitter notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers lesSablonnières, continua son chemin et me demanda de la suivre. Nousarrivâmes, après avoir longtemps marché, devant une maison que jene connaissais pas, isolée au bord d’un chemin défoncé qui devaitaller vers Préveranges. C’était une petite maison bourgeoise,couverte en ardoise, et que rien ne distinguait du type usuel dansce pays, sinon son éloignement et son isolement.

À voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nousappartenait et que nous l’avions abandonnée durant un long voyage.Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et se hâtad’inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une grande courherbeuse, où des enfants avaient dû venir jouer pendant les longueset lentes soirées de la fin de l’hiver, était ravinée par l’orage.Un cerceau trempait dans une flaque d’eau. Dans les jardinets oùles enfants avaient semé des fleurs et des pois, la grande pluien’avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et enfin nousdécouvrîmes, blottie contre le seuil d’une des portes mouillées,toute une couvée de poussins transpercée par l’averse. Presque tousétaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées de lamère.

À ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut un cri étouffé.Elle se pencha et, sans souci de l’eau ni de la boue, triant lespoussins vivants d’entre les morts, elle les mit dans un pan de sonmanteau. Puis nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef.Quatre portes ouvraient sur un étroit couloir où le vents’engouffra en sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première ànotre droite et me fit pénétrer dans une chambre sombre, où jedistinguai après un moment d’hésitation, une grande glace et unpetit lit recouvert, à la mode campagnarde, d’un édredon de soierouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans le restede l’appartement, elle revint, portant la couvée malade dans unecorbeille garnie de duvet, qu’elle glissa précieusement sousl’édredon. Et, tandis qu’un rayon de soleil languissant, le premieret le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plusobscure la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés ettourmentés, dans la maison étrange !

D’instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux,enlever un nouveau poussin mort pour l’empêcher de faire mourir lesautres. Et chaque fois il nous semblait que quelque chose comme ungrand vent par les carreaux cassés du grenier, comme un chagrinmystérieux d’enfants inconnus se lamentait silencieusement.

« C’était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantzquand il était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul,loin de tout le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s’amuseret vivre quand cela lui plairait. Mon père avait trouvé cettefantaisie si extraordinaire, si drôle qu’il n’avait pas refusé. Etquand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n’importe quand,Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les enfantsdes fermes d’alentour venaient jouer avec lui, l’aider à faire sonménage, travailler dans le jardin. C’était un jeumerveilleux ! Et le soir venu, il n’avait pas peur de couchertout seul. Quant à nous, nous l’admirions tellement que nous nepensions pas même à être inquiets.

» Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec unsoupir, la maison est vide. M. de Galais, frappé par l’âge et lechagrin, n’a jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère.Et que pourrait-il tenter ?

» Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environsviennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais àimaginer que ce sont les anciens amis de Frantz ; que lui-mêmeest encore un enfant et qu’il va revenir bientôt avec la fiancéequ’il s’était choisie.

» Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cettecouvée de petits poulets était à nous… »

Tout ce grand chagrin dont elle n’avait jamais rien dit, cegrand regret d’avoir perdu son frère si fou, si charmant et siadmiré, il avait fallu cette averse et cette débâcle enfantine pourqu’elle me les confiât.

Et je l’écoutais sans rien répondre, le cœur tout gonflé desanglots…

Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans lacabane en planches qu’il y avait derrière la maison, elle reprittristement mon bras et je la reconduisis…

Des semaines, des mois passèrent. Époque passée ! Bonheurperdu ! De celle qui avait été la fée, la princesse et l’amourmystérieux de toute notre adolescence, c’est à moi qu’il était échude prendre le bras et de dire ce qu’il fallait pour adoucir sonchagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette époque, deces conversations, le soir, après la classe que je faisais sur lacôte de Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades où la seulechose dont il eût fallu parler était la seule sur laquelle nousétions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à présent ?Je n’ai pas gardé d’autre souvenir que celui, à demi effacé déjà,d’un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupièress’abaissent lentement tandis qu’ils me regardent, comme pour déjàne plus voir qu’un monde intérieur.

Et je suis demeuré son compagnon fidèle compagnon d’une attentedont nous ne pourrions parler durant tout un printemps et tout unété comme il n’y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nousretournâmes, l’après-midi, à la maison de Frantz. Elle ouvrait lesportes pour donner de l’air, pour que rien ne fût moisi quand lejeune ménage reviendrait. Elle s’occupait de la volaille à demisauvage qui gîtait dans la basse-cour. Et le jeudi ou le dimanche,nous encouragions les jeux des petits campagnards d’alentour, dontles cris et les rires dans le site solitaire, faisaient paraîtreplus déserte et plus vide encore la petite maison abandonnée.

Chapitre 11Conversation sous la pluie

Le mois d’août, époque des Vacances, m’éloigna des Sablonnièreset de la jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deuxmois de congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la classevide… Tout parlait du grand Meaulnes. Tout était rempli dessouvenirs de notre adolescence déjà finie. Pendant ces longuesjournées jaunies, je m’enfermais comme jadis, avant la venue deMeaulnes, dans le Cabinet des Archives, dans les classes désertes.Je lisais, j’écrivais, je me souvenais… Mon père était à la pêcheau loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano commejadis… Et dans le silence absolu de la classe, où les couronnes depapier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, lestableaux épongés, tout disait que l’année était finie, lesrécompenses distribuées, tout attendait l’automne, la rentréed’octobre et le nouvel effort – je pensais de même que notrejeunesse était finie et le bonheur manqué ; moi aussij’attendais la rentrée aux Sablonnières et le retour d’Augustin quipeut-être ne reviendrait jamais…

Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j’annonçai àMillie, lorsqu’elle se décida à m’interroger sur la nouvellemariée. Je redoutais ses questions, sa façon à la fois trèsinnocente et très maligne de vous plonger soudain dans l’embarras,en mettant le doigt sur votre pensée la plus secrète. Je coupaicourt à tout, en annonçant que la jeune femme de mon ami Meaulnesserait mère au mois d’octobre.

À part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m’avaitfait comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eu unsilence ; de ma part, un léger embarras de jeune homme. Etj’avais dit tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper –songeant trop tard à tout le drame que je remuais ainsi : « Vousdevez être bien heureuse ? »

Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, nirancune, elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur : «Oui, bien heureuse. »

Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en généralla plus belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies,semaine où l’on commence à allumer les feux, et que je passaisd’ordinaire à chasser dans les sapins noirs et mouillés duVieux-Nançay, je fis mes préparatifs pour rentrer directement àSaint-Benoist-des-Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines duVieux-Nançay m’eussent posé trop de questions auxquelles je nevoulais pas répondre. Je renonçai pour cette fois à mener duranthuit jours la vie enivrante de chasseur campagnard et je regagnaima maison d’école quatre jours avant la rentrée des classes.

J’arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuillesjaunies. Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle àmanger sonore et « renfermée » le paquet de provisions que m’avaitfait maman…

Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, jemis ma pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me menatout droit aux abords des Sablonnières.

Je ne voulus pas m’y introduire en intrus dès le premier soir demon arrivée. Cependant, plus hardi qu’en février, après avoirtourné tout autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de lajeune femme, je franchis, derrière la maison, la clôture du jardinet m’assis sur un banc, contre la haie, dans l’ombre commençante,heureux simplement d’être là, tout près de ce qui me passionnait etm’inquiétait le plus au monde.

La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La têtebasse, je regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu àpeu et luire d’eau. L’ombre m’entourait lentement et la fraîcheurme gagnait sans troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, jerêvais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de finseptembre ; j’imaginais la place pleine de brume, le garçonboucher qui siffle en allant à la pompe, le café illuminé, lajoyeuse voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts quiarrivait avant la fin des vacances, chez l’oncle Florentin…

Et je me disais tristement : « Qu’importe tout ce bonheur,puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeunefemme… » C’est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas demoi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger quej’avais confondu avec celui des gouttes d’eau de la haie. Elleavait sur la tête et les épaules un grand fichu de laine noire, etla pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. Sans doute de sachambre, m’avait-elle aperçu par la fenêtre qui donnait sur lejardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois,s’inquiétait et me cherchait pour me dire : « Il faut rentrer »,mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans lanuit, elle disait seulement avec douceur : « Tu vas prendrefroid ! » et restait en ma compagnie à causer longuement…

Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et renonçant à mefaire entrer aux Sablonnières, elle s’assit sur le banc moussu etvert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyédu genou à ce même banc, je me penchais vers elle pourl’entendre.

Elle me gronda d’abord amicalement pour avoir ainsi écourté mesvacances :

« Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pourvous tenir compagnie.

– Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suisseule encore. Augustin n’est pas revenu… »

Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, jecommençais à dire lentement : « Tant de folies dans une si nobletête. Peut-être le goût des aventures plus fort que tout… »

Mais la jeune femme m’interrompit. Et ce fut en ce lieu, cesoir-là, que pour la première et la dernière fois, elle me parla deMeaulnes.

« Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, monami. Il n’y a que nous – il n’y a que moi de coupable. Songez à ceque nous avons fait…

» Nous lui avons dit : “Voici le bonheur, voici ce que tu ascherché pendant toute ta jeunesse, voici la jeune fille qui était àla fin de tous tes rêves !”

» Comment celui que nous poussions ainsi par les épaulesn’aurait-il pas été saisi d’hésitation, puis de crainte, puisd’épouvante, et n’aurait-il pas cédé à la tentation des’enfuir !

– Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez cebonheur-là, cette jeune fille-là.

– Ah ! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoircette pensée orgueilleuse. C’est cette pensée-là qui est cause detout. Je vous disais : “Peut-être que je ne puis rien faire pourlui.” Et au fond de moi, je pensais : “Puisqu’il m’a tant cherchéeet puisque je l’aime, il faudra bien que je fasse son bonheur.”Mais quand je l’ai vu près de moi, avec toute sa fièvre, soninquiétude, son remords mystérieux, j’ai compris que je n’étaisqu’une pauvre femme comme les autres…

» “Je ne suis pas digne de vous”, répétait-il quand ce fut lepetit jour et la fin de la nuit de nos noces. Et j’essayais de leconsoler, de le rassurer. Rien ne calmait son angoisse. Alors j’aidit : “S’il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous aumoment où rien ne pouvait vous rendre heureux, s’il faut que vousm’abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi,c’est moi qui vous demande de partir…” »

Dans l’ombre je vis qu’elle avait levé les yeux sur moi. C’étaitcomme une confession qu’elle m’avait faite, et elle attendait,anxieusement, que je l’approuve ou la condamne. Mais que pouvais-jedire ? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand Meaulnesde jadis, gauche et sauvage, qui se faisait toujours punir plutôtque de s’excuser ou de demander une permission qu’on lui eûtcertainement accordée. Sans doute aurait-il fallu qu’Yvonne deGalais lui fit violence et, lui prenant la tête entre ses mains,lui dît : « Qu’importe ce que vous avez fait ; je vousaime ; tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs ? »Sans doute avait-elle eu grand tort, par générosité, par esprit desacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des aventures… Maiscomment aurais-je pu désapprouver tant de bonté, tantd’amour !…

Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublésjusques au fond du cœur, nous entendions la pluie froide dégoutterdans les haies et sous les branches des arbres.

« Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nousséparait désormais. Et il m’a embrassée, simplement, comme un mariqui laisse sa jeune femme, avant un long voyage… »

Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puisson bras, et nous remontâmes l’allée dans l’obscurité profonde.

« Pourtant il ne vous a jamais écrit ? demandai-je.

– Jamais », répondit-elle.

Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vieaventureuse qu’il menait à cette heure sur les routes de France oud’Allemagne, nous commençâmes à parler de lui comme nous nel’avions jamais fait.

Détails oubliés, impressions anciennes nous revenaient enmémoire, tandis que lentement nous regagnions la maison, faisant àchaque pas de longues stations pour mieux échanger nos souvenirs…Longtemps – jusqu’aux barrières du jardin – dans l’ombre,j’entendis la précieuse voix basse de la jeune femme ; et moi,repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser,avec une amitié profonde, de celui qui nous avait abandonnés…

Chapitre 12Le Fardeau

La classe devait recommencer le lundi. Le samedi soir, vers cinqheures, une femme du Domaine entra dans la cour de l’école oùj’étais occupé à scier du bois pour l’hiver. Elle venait m’annoncerqu’une petite fille était née aux Sablonnières. L’accouchementavait été difficile. À neuf heures du soir il avait fallu demanderla sage-femme de Préveranges. À minuit, on avait attelé de nouveaupour aller chercher le médecin de Vierzon. Il avait dû appliquerles fers. La petite fille avait la tête blessée et criait beaucoupmais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais était maintenanttrès affaissée, mais elle avait souffert et résisté avec unevaillance extraordinaire.

Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, etcontent, en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femmejusqu’aux Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l’une desdeux blessées ne fût endormie, je montai par l’étroit escalier debois qui menait au premier étage. Et là, M. de Galais, le visagefatigué mais heureux, me fit entrer dans la chambre où l’on avaitprovisoirement installé le berceau entouré de rideaux.

Je n’étais jamais entré dans une maison où fût né le jour mêmeun petit enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux etbon ! il faisait un soir si beau – un véritable soir d’été –que M. de Galais n’avait pas craint d’ouvrir la fenêtre qui donnaitsur la cour.

Accoudé près de moi sur l’appui de la croisée, il me racontait,avec épuisement et bonheur, le drame de la nuit – et moi quil’écoutais, je sentais obscurément que quelqu’un d’étranger étaitmaintenant avec nous la chambre…

Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre etprolongé… Alors M. de Galais me dit à demi-voix : « C’est cetteblessure à la tête qui la fait crier. »

Machinalement – on sentait qu’il faisait cela depuis le matin etque déjà il en avait pris l’habitude – il se mit à bercer le petitpaquet de rideaux.

« Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous nel’avez pas vue ? »

Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie,un petit crâne allongé et déformé par les fers : « Ce n’est rien,dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela s’arrangerait desoi-même… Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer. »

Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le cœurgonflé d’une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant…

M. de Galais entre ouvrit avec précaution la porte de la chambrede la jeune femme. Elle ne dormait pas.

« Vous pouvez entrer », dit-il.

Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveuxblonds épars. Elle me tendit la main en souriant d’un air las. Jelui fis compliment de sa fille.

D’une voix un peu rauque, et avec une rudesse inaccoutumée – larudesse de quelqu’un qui revient du combat : « Oui, mais on me l’aabîmée », dit-elle en souriant.

Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.

Le lendemain dimanche, dans l’après-midi, je me rendis avec unehâte presque joyeuse aux Sablonnières. À la porte, un écriteau fixéavec des épingles arrêta le geste que je faisais déjà :

Merci de ne pas sonner

Je ne devinai pas de quoi il s’agissait. Je frappai assez fort.J’entendis dans l’intérieur des pas étouffés qui accouraient.Quelqu’un que je ne connaissais pas – et qui était le médecin deVierzon – m’ouvrit :

« Eh bien, qu’y a-t-il ? fis-je vivement.

– Chut ! chut ! – me répondit-il tout bas, l’airfâché. – La petite fille a failli mourir cette nuit. Et la mère esttrès mal. »

Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des piedsjusqu’au premier étage. La petite fille endormie ans son berceauétait toute pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Lemédecin pensait la sauver. Quant à la mère, il n’affirmait rien… Ilme donna de longues explications comme au seul ami de la famille,parla de congestion pulmonaire, d’embolie. Il hésitait, il n’étaitpas sûr… M. de Galais entra, affreusement vieilli en deux jours,hagard et tremblant.

Il m’emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu’il faisait:

« Il faut, me dit-il, tout bas, qu’elle ne soit paseffrayée ; Il faut, a ordonné le médecin, la persuader quecela va bien. »

Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, latête renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre,les yeux par instants révulsés, comme quelqu’un qui étouffe, ellese défendait contre la mort avec un courage et une douceurindicibles.

Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avectant d’amitié que je faillis éclater en sanglots.

« Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec unenjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour unemalade elle n’a pas trop mauvaise mine ! »

Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne lamain horriblement chaude de la jeune femme mourante…

Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, medemander je ne sais quoi ; elle tourna les yeux vers moi puisvers la fenêtre, comme pour me faire signe d’aller dehors chercherquelqu’un… Mais alors une affreuse crise d’étouffement lasaisit ; ses beaux yeux bleus qui, un instant, m’avaientappelé si tragiquement, se révulsèrent ; ses joues et sonfront noircirent, et elle se débattit doucement, cherchant àcontenir jusqu’à la fin son épouvante et son désespoir. On seprécipita – le médecin et les femmes avec un ballon d’oxygène, desserviettes, des flacons ; tandis que le vieillard penché surelle criait – criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de savoix rude et tremblante : « N’aie pas peur, Yvonne. Ce ne serarien. Tu n’as pas besoin d’avoir peur ! »

Puis la crise s’apaisa. Elle put souffler un peu, mais ellecontinua à suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée,luttant toujours, mais incapable, fût-ce un instant, pour meregarder et me parler, de sortir du gouffre où elle était déjàplongée.

… Et comme je n’étais utile à rien, je dus me décider à partir.Sans doute, j’aurais pu rester un instant encore ; et à cettepensée je me sens étreint par un affreux regret. Mais quoi ?J’espérais encore. Je me persuadais que tout n’était pas siproche.

En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison,songeant au regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre,j’examinai avec l’attention d’une sentinelle ou d’un chasseurd’hommes la profondeur de ce bois par où Augustin était venu jadiset par où il avait fui l’hiver précédent. Hélas ! Rien nebougea.

Pas une ombre suspecte ; pas une branche qui remue. Mais, àla longue, là-bas, vers l’allée qui venait de Préveranges,j’entendis le son très fin d’une clochette ; bientôt parut audétour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une bloused’écolier que suivait un prêtre… Et je partis, dévorant meslarmes.

Le lendemain était le jour de la rentrée des classes.

À sept heures, il y avait déjà deux ou trois gamins dans lacour. J’hésitai longuement à descendre, à me montrer. Et lorsque jeparus enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui était ferméedepuis deux mois, ce que je redoutais le plus au monde arriva : jevis le plus grand des écoliers se détacher du groupe qui jouaitsous le préau et s’approcher de moi. Il venait me dire que « lajeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de lanuit. » Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur.Il me semble maintenant que jamais plus je n’aurai le courage derecommencer la classe.

Rien que traverser la cour aride de l’école c’est une fatiguequi va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amerpuisqu’elle est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies.Finies, les longues courses perdues en voiture ; finie, lafête mystérieuse… Tout redevient la peine que c’était.

J’ai dit aux enfants qu’il n’y aurait pas de classe ce matin.Ils s’en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autresà travers la campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, unejaquette bordée que j’ai, et je m’en vais misérablement vers lesSablonnières…

… Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée, il ya trois ans ! C’est dans cette maison qu’Yvonne de Galais, lafemme d’Augustin Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger laprendrait pour une chapelle, tant il s’est fait de silence depuishier dans ce lieu désolé.

Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ceperfide soleil d’automne qui glisse sous les branches. Commentlutterais-je contre cette affreuse révolte, cette suffocante montéede larmes !

Nous avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l’avionsconquise. Elle était la femme de mon compagnon et moi je l’aimaisde cette amitié profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je laregardais et j’étais content, comme un petit enfant. J’aurais unjour peut-être épousé une autre jeune fille, et c’est à elle lapremière que j’aurais confié la grande nouvelle secrète…

Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l’écriteaud’hier. On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas.Dans la chambre du premier, c’est la nourrice de l’enfant quim’accueille, qui me raconte la fin et qui entre ouvre doucement laporte…

La voici. Plus de fièvre ni de combats. Plus de rougeur, nid’attente… Rien que le silence, et, entouré d’ouate, un dur visageinsensible et blanc, un front mort d’où sortent les cheveux drus etdurs.

M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, esten chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terribleobstination dans des tiroirs en désordre, arrachés d’une armoire.Il en sort de temps à autre, avec une crise de sanglots qui luisecoue les épaules comme une crise de rire, une photographieancienne, déjà jaunie, de sa fille.

L’enterrement est pour midi. Le médecin craint la décompositionrapide qui suit parfois les embolies.

C’est pourquoi le visage, comme tout le corps d’ailleurs, estentouré d’ouate imbibée de phénol.

L’habillage terminé – on lui a mis son admirable robe de veloursbleu sombre, semée par endroits de petites étoffes d’argent, maisil a fallu aplatir et friper les belles manches à gigot maintenantdémodées. Au moment de faire monter le cercueil, on s’est aperçuqu’il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop étroit. Ilfaudrait avec une corde le hisser du dehors par la fenêtre et de lamême façon le faire descendre ensuite… Mais M. de Galais toujourspenché sur de vieilles choses parmi lesquelles il cherche on nesait quels souvenirs perdus, intervient alors avec une véhémenceterrible.

« Plutôt, dit-il d’une voix coupée par les larmes et la colère,plutôt que de laisser faire une chose aussi affreuse, c’est moi quila prendrai et la descendrai dans mes bras… »

Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, àmi-chemin, et de s’écrouler avec elle !

Mais alors je m’avance, je prends le seul parti possible : avecl’aide du médecin et d’une femme, passant un bras sous le dos de lamorte étendue, l’autre sous ses jambes, je la charge contre mapoitrine.

Assise sur mon bras gauche, les épaules appuyées contre mon brasdroit, sa tête retombante retournée sous mon menton, elle pèseterriblement sur mon cœur. Je descends lentement, marche parmarche, le long escalier raide, tandis qu’en bas on apprêtetout.

J’ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. À chaquemarche avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu plusessoufflé. Agrippé au corps inerte et pesant, je baisse la tête surla tête de celle que j’emporte, je respire fortement et ses cheveuxblonds aspirés m’entrent dans la bouche – des cheveux morts qui ontun goût de terre. Ce goût de terre et de mort, ce poids sur lecœur, c’est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et devous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée – tant aimée…

Chapitre 13Le Cahier des devoirs mensuels

Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, toutle jour, berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, levieux M. de Galais ne tarda pas à s’aliter. Aux premiers grandsfroids de l’hiver il s’éteignit paisiblement et je ne pus me tenirde verser des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont lapensée indulgente et la fantaisie alliée à celle de son filsavaient été la cause de toute notre aventure. Il mourut, fortheureusement, dans une incompréhension complète de tout ce quis’était passé et, d’ailleurs, dans un silence presque absolu.

Comme il n’avait plus depuis longtemps ni parents ni amis danscette région de la France, il m’institua par testament sonlégataire universel jusqu’au retour de Meaulnes, à qui je devaisrendre compte de tout, s’il revenait jamais… Et c’est auxSablonnières désormais que j’habitai. Je n’allais plus àSaint-Benoist que pour y faire la classe, partant le matin de bonneheure, déjeunant à midi d’un repas préparé au Domaine, que jefaisais chauffer sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt aprèsl’étude. Ainsi je pus garder près de moi l’enfant que les servantesde la ferme soignaient. Surtout j’augmentais mes chances derencontrer Augustin, s’il rentrait un jour aux Sablonnières.

Je ne désespérais pas, d’ailleurs, de découvrir à la longue dansles meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelqueindice qui me permit de connaître l’emploi de son temps, durant lelong silence des années précédentes – et peut-être ainsi de saisirles raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace…J’avais déjà vainement inspecté je ne sais combien de placards etd’armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, une quantitéd’anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantôtremplis de liasses de vieilles lettres et de photographies jauniesde la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, deplumes, d’aigrettes et d’oiseaux démodés. Il s’échappait de cesboîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui,soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, lesregrets, et arrêtaient mes recherches…

Un jour de congé, enfin, j’avisai au grenier une vieille petitemalle longue et basse, couverte de polis de porc à demi rongés, etque je reconnus pour être la malle d’écolier d’Augustin. Je mereprochai de n’avoir point commencé par là mes recherches. J’en fissauter facilement la serrure rouillée. La malle était pleinejusqu’au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe.Arithmétiques, littératures, cahiers de problèmes, quesais-je ?… Avec attendrissement plutôt que par curiosité, jeme mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que jesavais encore par cœur, tant de fois nous les avionsrecopiées !

« Caqueduc » de Rousseau, « Une aventure en Calabre » de P.-L.Courier, « Lettre de George Sand à son fils »…

Il y avait aussi un « Cahier de Devoirs Mensuels ».

J’en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et lesélèves ne les emportaient jamais au dehors.

C’était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom del’élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en rondemagnifique. Je l’ouvris. À la date des devoirs, avril 189…, jereconnus que Meaulnes l’avait commencé peu de jours avant dequitter Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec lesoin religieux qui était de règle lorsqu’on travaillait sur cecahier de compositions. Mais il n’y avait pas plus de trois pagesécrites, le reste était blanc et voilà pourquoi Meaulnes l’avaitemporté.

Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, àces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notreadolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages ducahier inachevé. Et c’est ainsi que je découvris de l’écriture surd’autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avaitrecommencé à écrire.

C’était encore l’écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée,à peiné lisible ; de petits paragraphes de largeurs inégales,séparés par des lignes blanches.

Parfois ce n’était qu’une phrase inachevée. Quelquefois unedate. Dès la première ligne, je jugeai qu’il pouvait y avoir là desrenseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indicessur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle àmanger pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, l’étrangedocument. Il faisait un jour d’hiver clair et agité.

Tantôt le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur lesrideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait auxvitres une averse glacée. Et c’est devant cette fenêtre, auprès dufeu, que je lus ces lignes qui m’expliquèrent tant de choses etdont voici la copie très exacte…

Chapitre 14Le Secret

Je suis passé une fois encore sous sa fenêtre. La vitre esttoujours poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui estderrière. Yvonne de Galais l’ouvrirait-elle que je n’aurais rien àlui dire puisqu’elle est mariée… Que faire maintenant ?Comment vivre ?…

Samedi 13 février. – J’ai rencontré, sur le quai, cette jeunefille qui m’avait renseigné au mois de juin, qui attendait commemoi devant la maison fermée… Je lui ai parlé. Tandis qu’ellemarchait, je regardais de côté les légers défauts de son visage :une petite ride au coin des lèvres, un peu d’affaissement auxjoues, et de la poudre accumulée aux ailes du nez. Elle s’estretournée tout d’un coup et me regardant bien en face, peut-êtreparce qu’elle est plus belle de face que de profil, elle m’a ditd’une voix brève : « Vous m’amusez beaucoup. Vous me rappelez unjeune homme qui me faisait la cour, autrefois, à Bourges. Il étaitmême mon fiancé… »

Cependant, à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouilléqui reflète la lueur d’un bec de gaz, elle s’est approchée de moitout d’un coup, pour me demander de l’emmener ce soir au théâtreavec sa sœur. Je remarque pour la première fois qu’elle esthabillée de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux pour sa jeunefigure, un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme je suistout près d’elle, quand je fais un geste mes ongles griffent lecrêpe de son corsage… Je fais des difficultés pour accorder cequ’elle demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. Et c’estmoi, maintenant, qui la retient et la prie. Alors un ouvrier quipasse dans l’obscurité plaisante à mi-voix : « N’y va pas, mapetite, il te ferait mal ! »

Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.

Au théâtre. – Les deux jeunes filles, mon amie qui s’appelleValentine Blondeau et sa sœur, sont arrivées avec de pauvresécharpes.

Valentine est placée devant moi. À chaque instant elle seretourne, inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi,je me sens, près d’elle, presque heureux ; je lui répondschaque fois par un sourire.

Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Etnous plaisantions. Elle souriait d’abord, puis elle a dit : « Il nefaut pas que je rie. Moi aussi je suis trop décolletée. » Et elles’est enveloppée dans son écharpe. En effet, sous le carré dedentelle noire, on voyait que, dans sa hâte à changer de toilette,elle avait refoulé le haut de sa simple chemise montante.

Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril ; ily a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux quim’attire. Près d’elle, le seul être au monde qui ait pu merenseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à monétrange aventure de jadis… J’ai voulu l’interroger de nouveau surle petit hôtel du boulevard. Mais, à son tour, elle m’a posé desquestions si gênantes que je n’ai su rien répondre. Je sens quedésormais nous serons, tous les deux, muets sur ce sujet. Etpourtant je sais aussi que je la reverrai. À quoi bon ? Etpourquoi ?… Suis-je condamné maintenant à suivre à la tracetout être qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relentde mon aventure manquée ?…

À minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que meveut cette nouvelle et bizarre histoire ? Je marche le longdes maisons pareilles à des boîtes en carton alignées danslesquelles tout un peuple dort.

Et je me souviens tout à coup d’une décision que j’avais prisel’autre mois : j’avais résolu d’aller là-bas en pleine nuit, versune heure du matin, de contourner l’hôtel d’ouvrir la porte dujardin, d’entrer comme un voleur et de chercher un indicequelconque qui me permît de retrouver le Domaine perdu, pour larevoir, seulement la revoir… Mais je suis fatigué. J’ai faim. Moiaussi je me suis hâté de changer de costume, avant le théâtre, etje n’ai pas dîné… Agité, inquiet, pourtant, je reste longtempsassis sur le bord de mon lit, avant de me coucher, en proie à unvague remords. Pourquoi ?

Je note encore ceci : elles n’ont pas voulu ni que je lesreconduise, ni me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suiviesaussi longtemps que j’ai pu. Je sais qu’elles habitent une petiterue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais à quelnuméro ?… J’ai deviné qu’elles étaient couturières oumodistes.

En se cachant de sa sœur, Valentine m’a donné rendez-vous pourjeudi, à quatre heures, devant le même théâtre où nous sommesallés.

« Si je n’étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi àla même heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours.»

Jeudi 18 février. – Je suis parti pour l’attendre dans le grandvent qui charrie de la pluie. On se disait à chaque instant : il vafinir par pleuvoir…

Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le cœur.Il tombe une goutte d’eau. Je crains qu’il ne pleuve : une aversepeut l’empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et lapluie ne tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans le grisaprès-midi du ciel – tantôt gris et tantôt éclatant – un grandnuage a dû céder au vent. Et je suis ici terré dans une attentemisérable.

Devant le théâtre. – Au bout d’un quart d’heure je suis certainqu’elle ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin,sur le pont par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens quipassent. J’accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuilque je vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pourcelles qui, le plus longtemps, le plus près de moi, lui ontressemblé et m’ont fait espérer…

Une heure d’attente. – Je suis las. À la tombée de la nuit, ungardien de la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jetted’une voix étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu’ilsait. L’agent est furieux, pâle, muet… Dès le couloir il commence àcogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le misérabletout à l’aise… Il me vient cette pensée affreuse que j’ai renoncéau paradis et que je suis en train de piétiner aux portes del’enfer.

De guerre lasse, je quitte l’endroit et je gagne cette rueétroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peuprès la place de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De tempsà autre une bonne ou une ménagère sort sous la petite pluie pourfaire avant la nuit ses emplettes… Il n’y a rien, ici, pour moi, etje m’en vais… Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit,sur la place où nous devions nous attendre. Il y a plus de mondeque tout à l’heure une foule noire…

Suppositions – Désespoir – Fatigue. Je me raccroche à cettepensée : demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, jereviendrai l’attendre.

Et j’ai grand hâte que demain soit arrivé. Avec ennui j’imaginela soirée d’aujourd’hui, puis la matinée du lendemain, que je vaispasser dans le désœuvrement… Mais déjà cette journée n’est-elle paspresque finie ? Rentré chez moi, près du feu j’entends crierles journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque partdans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi.

Elle… je veux dire : Valentine.

Cette soirée que j’avais voulu escamoter me pèse étrangement.Tandis que l’heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et quedéjà je le voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié toutleur espoir, tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a deshommes mourants, d’autres qui attendent une échéance, et quivoudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d’autres pourqui demain pointera comme un remords. D’autres qui sont fatigués,et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout lerepos qu’il faudrait. Et moi, moi qui ai perdu ma journée, de queldroit est-ce que j’ose appeler demain ?

Vendredi soir. – J’avais pensé écrire à la suite : « Je ne l’aipas revue. » Et tout aurait été fini.

Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre :la voici. Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre auvisage et une collerette qui lui donne l’air d’un pierrot coupable.Un air à la fois douloureux et malicieux.

C’est pour me dire qu’elle veut me quitter tout de suite,qu’elle ne viendra plus.

Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous lesdeux, marchant lentement l’un près de l’autre, sur le gravier desTuileries. Elle me raconte son histoire mais d’une façon sienveloppée que je comprends mal. Elle dit : « mon amant » enparlant de ce fiancé qu’elle n’a pas épousé. Elle le fait exprès,je pense, pour me choquer et pour que je ne m’attache point àelle.

Il y a des phrases d’elle que je transcris de mauvaise grâce:

« N’ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n’ai jamais faitque des folies.

» J’ai couru des chemins, toute seule.

» J’ai désespéré mon fiancé. Je l’ai abandonné parce qu’ilm’admirait trop ; il ne me voyait qu’en imagination et nonpoint telle que j’étais. Or, je suis pleine de défauts. Nousaurions été très malheureux. »

À chaque instant, je la surprends en train de se faire plusmauvaise qu’elle n’est. Je pense qu’elle veut se prouver àelle-même qu’elle a eu raison jadis de faire la sottise dont elleparle, qu’elle n’a rien à regretter et n’était pas digne du bonheurqui s’offrait à elle.

Une autre fois : « Ce qui me plaît en vous, m’a-t-elle dit en meregardant longuement, ce qui me plaît en vous, je ne puis savoirpourquoi, ce sont mes souvenirs… »

Une autre fois : « Je l’aime encore, disait-elle, plus que vousne pensez. »

Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement : « Enfin,qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce que vous m’aimez, vousaussi ? Vous aussi, vous allez demander ma main ?… »

J’ai balbutié. Je ne sais pas ce que j’ai répondu.

Peut-être ai-je dit : « Oui ».

Cette espèce de journal s’interrompait là. Commençaient alorsdes brouillons de lettres illisibles informes, raturés. Précairesfiançailles !… La jeune fille, sur la prière de Meaulnes,avait abandonné son métier. Lui, s’était occupé des préparatifs dumariage. Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, departir encore sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sansdoute, plusieurs fois disparaître ; et, dans ces lettres, avecun embarras tragique, il cherchait à se justifier devantValentine.

Chapitre 15Le Secret (Suite)

Puis le journal reprenait.

Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu’ils avaient faittous deux à la campagne, je ne sais où.

Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par unsentiment de pudeur secrète, le journal était rédigé de façon sihachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, que j’ai dûreprendre moi-même et reconstituer toute cette partie de sonhistoire.

14 juin. – Lorsqu’il s’éveilla de grand matin dans la chambre del’auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideaunoir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient forten prenant le café du matin : ils s’indignaient, en phrases rudeset paisibles, contre un de leurs patrons. Depuis longtemps sansdoute Meaulnes entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car iln’y prit point garde d’abord. Ce rideau semé de grappes rougies parle soleil, ces voix matinales montant dans la chambre silencieuse,tout cela se confondait dans l’impression unique d’un réveil à lacampagne, au début de délicieuses grandes vacances.

Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir deréponse, et l’entrouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine etcomprit d’où lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait,absolument immobile et silencieuse, sans qu’on l’entendit respirer,comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visaged’enfant aux yeux fermés, ce visage si quiet qu’on eût souhaité nel’éveiller et ne le troubler jamais.

Elle ne fit pas d’autre mouvement pour montrer qu’elle nedormait plus que d’ouvrir les yeux et de regarder.

Dès qu’elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeunefille.

« Nous sommes en retard », dit-elle.

Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure.

Elle mit de l’ordre dans les chambres brossa, les habits queMeaulnes avait portés la veille et quand elle en vint au pantalonse désola. Le bas des jambes était couvert d’une boue épaisse. Ellehésita, puis, soigneusement, avec précaution, avant de le brosser,elle commença par râper la première épaisseur de terre avec uncouteau.

« C’est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins deSainte-Agathe quand ils s’étaient flanqués dans la boue.

– Moi, c’est ma mère qui m’a enseigné cela », dit Valentine.

… Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avantson aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu’était legrand Meaulnes.

15 juin. – À ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui lesavaient présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leurgrand ennui, elle se montra timide comme une nouvelle mariée.

On avait allumé les bougies de deux candélabres, à chaque boutde la table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce decampagne. Les visages, dès qu’ils se penchaient, sous cette faibleclarté, saignaient dans l’ombre.

Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier),Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu’au bout, bienqu’on s’adressât presque toujours à lui. Depuis qu’il avait résolu,dans ce village perdu, afin d’éviter les commentaires, de fairepasser Valentine pour sa femme, un même regret, un même remords ledésolaient. Et tandis que Patrice, à la façon d’un gentilhommecampagnard, dirigeait le dîner : « C’est moi, pensait Meaulnes, quidevrais, ce soir, dans une salle basse comme celle-ci, une bellesalle que je connais bien, présider le repas de mes noces. »

Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu’on luioffrait. On eût dit une jeune paysanne. À chaque tentativenouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se réfugiercontre lui. Depuis longtemps, Patrice insistait vainement pourqu’elle vidât son verre, lorsqu’enfin Meaulnes se pencha vers elleet lui dit doucement : « Il faut boire, ma petite Valentine. »

Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant lejeune homme d’avoir une femme aussi obéissante.

Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieuxet pensifs. Ils étaient fatigués, d’abord ; leurs piedstrempés par la boue de la promenade étaient glacés sur les carreauxlavés de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune hommeétait obligé de dire : « Ma femme, Valentine, ma femme… »

Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant cespaysans inconnus, dans cette salle obscure, il avait l’impressionde commettre une faute.

17 juin. – L’après-midi de ce dernier jour commença mal.

Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu àpeu, sur la pente inégale couverte de bruyère, les deux couples setrouvèrent séparés.

Meaulnes et Valentine s’assirent entre les genévriers, dans unpetit taillis.

Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. Lasoirée avait un goût amer, semblait-il, le goût d’un tel ennui quel’amour même ne le pouvait distraire.

Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous lesbranches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ilscrurent que, maintenant, tout irait bien.

Et ils commencèrent à parler d’amour, Valentine parlait,parlait…

« Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme unenfant qu’il était : tout de suite nous aurions eu une maison,comme une chaumière perdue dans la campagne. Elle était touteprête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au retour d’un grandvoyage, le soir de notre mariage, vers cette heure-ci qui estproche de la nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés dansles bosquets, des enfants inconnus nous auraient fait fête, criant: “Vive la mariée !”… Quelles folies ! n’est-cepas ? »

Meaulnes, interdit, soucieux l’écoutait. Il retrouvait, danstout cela, comme l’écho d’une voix déjà entendue. Et il y avaitaussi, dans le ton de la jeune fille, lorsqu’elle contait cettehistoire, un vague regret. Mais elle eut peur de l’avoir blessé.Elle se retourna vers lui, avec élan, avec douceur.

« À vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j’ai : quelquechose qui ait été pour moi plus précieux que tout…, et vous lebrûlerez ! »

Alors, en le regardant fixement, d’un air anxieux, elle sortitde sa poche un petit paquet de lettres qu’elle lui tendit, leslettres de son fiancé.

Ah ! tout de suite, il reconnut la fine écriture.

Comment n’y avait-il jamais pensé plus tôt ! C’étaitl’écriture de Frantz le bohémien, qu’il avait vue jadis sur lebillet désespéré laissé dans la chambre du Domaine…

Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre lespâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinqheures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pasencore quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisaitparce qu’elle lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines,sentimentales, pathétiques… Celle-ci, dans la dernière lettre : «…Ah ! vous avez perdu le petit cœur impardonnable petiteValentine. Que va-t-il nous arriver ? Enfin je ne suis passuperstitieux… »

Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de colère, levisage immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous lesyeux. Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était,et ce qui le fâchait ainsi.

« C’est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu’il m’avait donnéen me faisant jurer de le garder toujours. C’étaient là de sesidées folles. »

Mais elle ne fit qu’exaspérer Meaulnes.

« Folles ! dit-il en mettant les lettres dans sa poche.Pourquoi répéter ce mot ? Pourquoi n’avoir jamais voulu croireen lui ? Je l’ai connu, c’était le garçon le plus merveilleuxdu monde !

– Vous l’avez connu, dit-elle au comble de l’émoi, vous avezconnu Frantz de Galais ?

– C’était mon ami le meilleur, c’était mon frère d’aventures, etvoilà que je lui ai pris sa fiancée ! Ah ! poursuivit-ilavec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui n’avez voulucroire à rien. Vous êtes cause de tout. C’est vous qui avez toutperdu ! tout perdu ! »

Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussabrusquement.

« Allez-vous-en. Laissez-moi.

– Eh bien, s’il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu,bégayant et pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai àBourges, chez nous, avec ma sœur. Et si vous ne revenez pas mechercher, vous savez, n’est-ce pas ? que mon père est troppauvre pour me garder ; eh bien ! je repartirai pourParis, je battrai les chemins comme je l’ai déjà fait une fois, jedeviendrai certainement une fille perdue, moi qui n’ai plus demétier… »

Et elle s’en alla chercher ses paquets pour prendre le train,tandis que Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait àmarcher au hasard.

Le journal s’interrompait de nouveau.

Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d’un hommeindécis égaré. Rentré à La Ferté d’Angillon, Meaulnes écrivait àValentine en apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamaisla revoir et lui en donner des raisons précises, mais en réalité,peut-être pour qu’elle lui répondît. Dans une de ces lettres, illui demandait ce que, dans son désarroi, il n’avait pas même songéd’abord à lui demander : savait-elle où se trouvait le Domaine tantcherché ? Dans une autre, il la suppliait de se réconcilieravec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le retrouver…Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n’avaient pas dûêtre envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois fois sansjamais obtenir de réponse. Ç’avait été pour lui une période decombats affreux et misérables, dans un isolement absolu. L’espoirde revoir jamais Yvonne de Galais s’étant complètement évanoui, ilavait dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d’aprèsles pages qui vont suivre – les dernières de son journal –j’imagine qu’il dut, un beau matin du début des vacances, louer unebicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale.

Il était parti à la première heure, par la belle route droiteentre les bois, inventant en chemin milles prétextes à se présenterdignement, sans demander une réconciliation, devant celle qu’ilavait chassée.

Les quatre dernières pages, que j’ai pu reconstituer,racontaient ce voyage et cette dernière faute…

Chapitre 16Le Secret (Fin)

25 août. – De l’autre côté de Bourges, à l’extrémité desnouveaux faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, lamaison de Valentine Blondeau. Une femme – la mère de Valentine –sur le pas de la porte, semblait l’attendre. C’était une bonnefigure de ménagère, lourde, fripée, mais belle encore.

Elle le regardait venir avec curiosité, et lorsqu’il lui demanda: « si Valentine Blondeau était ici », elle lui expliqua doucement,avec bienveillance, qu’elles étaient rentrées à Paris depuis le 15août.

« Elles m’ont défendu de dire où elles allaient, ajouta-t-elle,mais en écrivant à leur ancienne adresse on fera suivre leurslettres. »

En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers lejardinet, il pensait :

« Elle est partie… Tout est fini comme je l’ai voulu… C’est moiqui l’ai forcée à cela. “Je deviendrai certainement une filleperdue”, disait-elle. Et c’est moi qui l’ai jetée là ! C’estmoi qui ai perdu la fiancée de Frantz ! »

Et tout bas il se répétait avec folie : « Tant mieux ! Tantmieux ! » avec la certitude que c’était bien « tant pis » aucontraire et que, sous les yeux de cette femme, avant d’arriver àla grille, il allait buter des deux pieds et tomber sur lesgenoux.

Il ne pensa pas à déjeuner et s’arrêta dans un café où ilécrivit longuement à Valentine, rien que pour crier, pour sedélivrer du cri désespéré qui l’étouffait.

Sa lettre répétait indéfiniment : « Vous avez pu ! Vousavez pu !… Vous avez pu vous résigner à cela ! Vous avezpu vous perdre ainsi ! »

Près de lui des officiers buvaient. L’un d’eux racontaitbruyamment une histoire de femme qu’on entendait par bribes : «… Jelui ai dit… Vous devez bien me connaître… Je fais la partie avecvotre mari tous les soirs ! » Les autres riaient et détournantla tête, crachaient derrière les banquettes. Hâve et poussiéreux,Meaulnes les regardait comme un mendiant. Il les imagina tenantValentine sur leurs genoux.

Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, sedisant obscurément : « En somme c’est pour la cathédrale quej’étais venu. » Au bout de toutes les rues, sur la place déserte,on la voyait monter énorme et indifférente. Ces rues étaientétroites et souillées comme les ruelles qui entourent les églisesde village. Il y avait çà et là l’enseigne d’une maison louche, unelanterne rouge… Meaulnes sentait sa douleur perdue, dans cequartier malpropre, vicieux, réfugié, comme aux anciens âges, sousles arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait une crainte depaysan, une répulsion pour cette église de la ville, où tous lesvices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre lesmauvais lieux et qui n’a pas de remède pour les plus pures douleursd’amour.

Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et leregardant effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger deson amour ou pour l’abîmer, Meaulnes les suivit lentement àbicyclette et l’une d’elles, une misérable fille dont les rarescheveux blonds étaient tirés en arrière par un faux chignon, luidonna rendez-vous pour six heures au Jardin de l’Archevêché, lejardin où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous à lapauvre Valentine.

Il ne dit pas non, sachant qu’à cette heure il aurait depuislongtemps quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue enpente, elle resta longtemps à lui faire des signes vagues.

Il avait hâte de reprendre son chemin.

Avant de partir, il ne put résister au morne désir de passer unedernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous sesyeux et put faire provision de tristesse. C’était une des dernièresmaisons du faubourg et la rue devenait une route à partir de cetendroit… En face, une sorte de terrain vague formait comme unepetite place. Il n’y avait personne aux fenêtres, ni dans la cour,nulle part. Seule, le long d’un mur, traînant deux gamins enguenilles, une sale fille poudrée passa.

C’est là que l’enfance de Valentine s’était écoulée, là qu’elleavait commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages.Elle avait travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz étaitpassé pour la voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Maismaintenant il n’y avait plus rien, rien… La triste soirée durait etMeaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce mêmeaprès-midi, Valentine regardait passer dans son souvenir cetteplace morne où jamais elle ne viendrait plus.

Le long voyage qu’il lui restait à faire pour rentrer devaitêtre son dernier recours contre sa peine, sa dernière distractionforcée avant de s’y enfoncer tout entier.

Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, dedélicieuses maisons fermières, entre les arbres, au bord de l’eau,montraient leurs pignons pointus garnis de treillis verts. Sansdoute, là-bas, sur les pelouses, des jeunes filles attentivesparlaient de l’amour.

On imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes…

Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n’existait plus qu’un seulamour, cet amour mal satisfait qu’on venait de souffleter sicruellement, et la jeune fille entre toutes qu’il eût dû protégersauvegarder, était justement celle-là qu’il venait d’envoyer à saperte.

Quelques lignes hâtives du journal m’apprenaient encore qu’ilavait formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avantqu’il fût trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisaitcroire que c’était là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnesfaisait des préparatifs, lorsque j’étais venu à La Ferté-d’Angillonpour tout déranger. Dans la mairie abandonnée, Meaulnes notait sessouvenirs et ses projets par un beau matin de la fin du mois d’août– lorsque j’avais poussé la porte et lui avais apporté la grandenouvelle qu’il n’attendait plus. Il avait été repris, immobilisé,par son ancienne aventure, sans oser rien faire ni rien avouer.Alors avaient commencé le remords, le regret et la peine, tantôtétouffés, tantôt triomphants, jusqu’au jour des noces où le cri dubohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé sonpremier serment de jeune homme.

Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encoregriffonné quelques mots en hâte, à l’aube, avant de quitter, avecsa permission – mais pour toujours –, Yvonne de Galais, son épousedepuis la veille :

« Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deuxbohémiens qui sont venus hier dans la sapinière et qui sont partisvers l’est à bicyclette. Je ne reviendrai près d’Yvonne que si jepuis ramener avec moi et installer dans la “maison de Frantz”Frantz et Valentine mariés.

» Ce manuscrit, que j’avais commencé comme un journal secret etqui est devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, lapropriété de mon ami François Seurel. »

Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermerà clef son ancienne petite malle d’étudiant, et disparaître.

Chapitre 17Epilogue

Le temps passa. Je perdais l’espoir de revoir jamais moncompagnon, et de Mornes jours s’écoulaient dans l’école paysanne,de tristes jours dans la maison déserte. Frantz ne vint pas aurendez-vous que je lui avais fixé, et d’ailleurs ma tante Moinel nesavait plus depuis longtemps où habitait Valentine.

La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fillequ’on avait pu sauver. À la fin de septembre, elle s’annonçait mêmecomme une solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an.Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les poussait toute seule,s’essayant à marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait untintamarre qui réveillait longuement les échos sourds de la demeureabandonnée. Lorsque je la tenais dans mes bras, elle ne souffraitjamais que je lui donne un baiser. Elle avait une façon sauvage etcharmante en même temps de frétiller et de me repousser la figureavec sa petite main ouverte, en riant aux éclats. De toute sagaieté, de toute sa violence enfantine, on eût dit qu’elle allaitchasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis sanaissance.

Je me disais parfois : « Sans doute, malgré cette sauvagerie,sera-t-elle un peu mon enfant. » Mais une fois encore la Providenceen décida autrement.

Un dimanche matin de la fin de septembre, je m’étais levé defort bonne heure, avant même la paysanne qui avait la garde de lapetite fille. Je devais aller pêcher au Cher avec deux hommes deSaint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent ainsi les villageoisd’alentour s’entendaient avec moi pour de grandes parties debraconnage : pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviersprohibés… Tout le temps de l’été, nous partions les jours de congédès l’aube, et nous ne rentrions qu’à midi. C’était le gagne-painde presque tous ces hommes. Quant à moi, c’était mon seulpasse-temps, les seules aventures qui me rappelassent les équipéesde jadis. Et j’avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ceslongues pêches le long de la rivière ou dans les roseaux del’étang.

Ce matin-là, j’étais donc debout, à cinq heures et demie, devantla maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait lejardin anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme.J’étais occupé à démêler mes filets que j’avais jetés en tas, lejeudi d’avant.

Il ne faisait pas jour tout à fait ; c’était le crépusculed’un beau matin de septembre ; et le hangar où je démêlais àla hâte mes engins, se trouvait à demi plongé dans la nuit.

J’étais là silencieux et affairé lorsque soudain j’entendis lagrille s’ouvrir, un pas crier sur le gravier.

« Oh ! oh ! me dis-je, voici mes gens plus tôt que jen’aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt !… »

Mais l’homme qui entrait dans la cour m’était inconnu. C’était,autant que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé commeun chasseur ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où lesautres savaient que j’étais toujours, à l’heure de nos rendez-vous,il gagna directement la porte d’entrée.

« Bon ! pensai-je ; c’est quelqu’un de leurs amisqu’ils auront convié sans me le dire et ils l’auront envoyé enéclaireur. »

L’homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte.Mais je l’avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l’entréede la cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi,éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et c’est alorsseulement que je reconnus le grand Meaulnes.

Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudainpar toute la douleur qu’avait réveillée son retour. Il avaitdisparu derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait,hésitant.

Alors je m’avançai vers lui et, sans rien dire, je l’embrassaien sanglotant. Tout de suite, il comprit « Ah ! dit-il d’unevoix brève, elle est morte, n’est-ce pas ? » Et il resta là,debout, sourd, immobile et terrible.

Je le pris par le bras et doucement je l’entraînai vers lamaison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le plusdur fût accompli, je lui fis monter l’escalier qui menait vers lachambre de la morte.

Sitôt entré, il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps,resta la tête enfouie dans ses deux bras.

Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où ilétait. Et, toujours le guidant par le bras, j’ouvris la porte quifaisait communiquer cette chambre avec celle de la petite fille.Elle s’était éveillée toute seule – pendant que sa nourrice étaiten bas – et, délibérément, s’était assise dans son berceau.

On voyait tout juste sa tête étonnée, tournée vers nous.

« Voici ta fille », dis-je.

Il eut un sursaut et me regarda.

Puis il la saisit et l’enleva dans ses bras. Il ne put pas bienla voir d’abord, parce qu’il pleurait. Alors, pour détourner un peuce grand attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenanttrès serrée contre lui, assise sur son bras droit, il tourna versmoi sa tête baissée et me dit : « Je les ai ramenés, les deuxautres… Tu iras les voir dans leur maison. »

Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m’en allai, toutpensif et presque heureux vers la maison de Frantz qu’Yvonne deGalais m’avait jadis montrée déserte, j’aperçus de loin une manièrede jeune ménagère en collerette, qui balayait le pas de sa porte,objet de curiosité et d’enthousiasme pour plusieurs petits vachersendimanchés qui s’en allaient à la messe…

Cependant la petite fille commençait à s’ennuyer d’être serréeainsi, et comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher etarrêter ses larmes, continuait à ne pas la regarder, elle luiflanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue etmouillée.

Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter aubout de ses bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite,elle battit des mains…

Je m’étais légèrement reculé pour mieux les voir.

Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que la petitefille avait enfin trouvé là le compagnon qu’elle attendaitobscurément… La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, jesentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà jel’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, etpartant avec elle pour de nouvelles aventures.

Share