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Le Magasin d’antiquités – Tome I

Le Magasin d’antiquités – Tome I

de Charles Dickens
L’auteur anglais au public Français

Il y a longtemps que je désirais voir publier en français une traduction complète et uniforme de mes œuvres.

Jusqu’ici, moins heureux en France qu’en Allemagne, je n’ai pu être connu des lecteurs français qui ne sont pas familiarisés avec la langue anglaise que par des traductions isolées et partielles, publiées sans mon autorisation et sans mon contrôle, et dont je n’ai tiré aucun avantage personnel.

La présente publication m’a été proposée par MM. Hachette et Cie et par M. Ch. Lahure, dans des termes qui font honneur à leur caractère élevé, libéral et généreux. Elle a été exécutée avec le plus grand soin, et les nombreuses difficultés qu’elle présentait ont été vaincues avec une habileté,une intelligence et une persévérance peu communes. Elle a surtout été dirigée par un homme distingué, qui possède parfaitement les deux langues, et qui a réussi de la manière la plus heureuse à reproduire en français, avec une fidélité parfaite, le texte original, tout en donnant à sa traduction une forme élégante et expressive.

Je suis fier d’être ainsi présenté au grand peuple français, que j’aime et que j’honore sincèrement ; à ce peuple dont le jugement et le suffrage doivent être un but d’ambition pour tous ceux qui cultivent Les Lettres ; à ce peuple qui a tant fait pour elles, et à qui elles ont valu un nom si glorieux dans le monde.

Cette traduction de mes œuvres est la seulequi ait ma sanction. Je la recommande en toute humilitérespectueuse, mais aussi en toute confiance, à mes lecteursfrançais.

Charles Dickens.

Londres, 17 janvier 1851

Address of the english author to thefrench public.

I have long been desirous that acomplete French translation of the books I have written should bemade, and should be published in an uniform series.

Hitherto, less fortunate in France thanin Germany, I have only been known to French readers not thoroughlyacquainted with the English language, through occasional,fragmentary and unauthorized translations over which I have had nocontrol, and from which I have derived no advantage.

The present translation of my writingswas proposed to me by Messrs. L. Hachette and Co. and Ch. Lahure ina manner equally spirited, liberal, and generous. It has been madewith the greatest care, and its many difficulties have beencombated with unusual skill, intelligence andperseverance.

It has been superintended, above ail, byan accomplished gentleman, perfectly acquainted with bothlanguages, and able, with a rare felicity, to be perfectly faithfulto the English text, while rendering it in elegant and expressiveFrench.

I am proud to be so presented to thegreat French people, whom I sincerely love and honour, and to beknown and approved by whom must be an aspiration of every labourerin the Arts, for which France has done so much, and in which shehas made herself renowned through the world.

This is the only edition of my writingsthat has my sanction. I humbly and respectfully, but with fullconfidence, recommend it to my French readers.

Charles Dickens.

Tavistock-House, London, January 17th,1857.

Chapitre 1

 

Quoique je sois vieux, la nuit estgénéralement le temps où je me plais à me promener. Souvent, dansl’été, je quitte mon logis dès l’aube du matin, et j’erre tout lelong du jour par les champs et les ruelles écartées, ou même jem’échappe durant plusieurs journées ou plusieurs semaines desuite ; mais, à moins que je ne sois à la campagne, je ne sorsguère qu’après le soleil couché, bien que, grâce au ciel, j’aimeautant que toute autre créature vivante ses rayons et la doucegaieté dont ils animent la terre.

Cette habitude, je l’ai insensiblementcontractée ; d’abord, parce qu’elle est favorable à moninfirmité[1], et ensuite parce qu’elle me fournit lemeilleur moyen d’établir mes observations sur le caractère et lesoccupations des gens qui remplissent les rues. L’éblouissement del’heure de midi, le va-et-vient confus qui règne alors,conviendraient mal à des investigations paresseuses comme lesmiennes : à la clarté d’un réverbère, ou par l’ouverture d’uneboutique, je saisis un trait des figures qui passent devant moi, etcela sert mieux mon dessein que de les contempler en pleinelumière : pour dire vrai, la nuit est plus favorable à cetégard que le jour, qui, trop fréquemment, détruit, sans souci nicérémonie, un château bâti en l’air, au moment où on val’achever.

N’est-ce pas un miracle que les habitants desrues étroites puissent supporter ces allées et venues continuelles,ce mouvement qui n’a jamais de halte, cet incessant frottement depieds sur les dures pierres du pavé qui finissent par en devenirpolies et luisantes ! Songez à un pauvre malade, sur une placetelle que Saint-Martin’s Court, écoutant le bruit des pas, et, ausein de sa peine et de sa souffrance, obligé, malgré lui, comme sic’était une tâche qu’il dût remplir, de distinguer le pas d’unenfant de celui d’un homme, le mendiant en savates de l’élégant,bien botté, le flâneur de l’affairé, la démarche pesante du pauvreparia qui erre à l’aventure, de l’allure rapide de l’homme quicourt à la recherche du plaisir ; songez au bourdonnement, autumulte dont les sens du malade sont constamment accablés ;songez à ce courant de vie sans aucun temps d’arrêt, et qui va, va,va, tombant à travers ses rêves troublés, comme s’il était condamnéà se voir couché mort, mais ayant conscience de son état, dans uncimetière bruyant, sans pouvoir espérer de repos pour les siècles àvenir !

Ainsi, quand la foule passe et repasse sanscesse sur les ponts, du moins sur ceux qui sont libres de toutdroit de péage, dans les belles soirées, les uns s’arrêtent àregarder nonchalamment couler l’eau avec l’idée vague qu’ellecoulera tout à l’heure entre de verts rivages qui s’élargiront deplus en plus, jusqu’à ce qu’ils se confondent avec la mer ;les autres se soulagent du poids de leurs lourds fardeaux etpensent, en regardant par-dessus le parapet, que vivre, c’est fumeret goûter un plein farniente, et que le comble du bonheur consisteà dormir au soleil sur un morceau de voile goudronnée, au fondd’une barque étroite et immobile, d’autres, enfin, et c’est uneclasse toute différente, déposent là des fardeaux bien autrementlourds, se rappelant avoir entendu dire, ou avoir quelque part ludans le passé, que se noyer n’est pas une mort cruelle, mais, detous les moyens de suicide, le plus facile et le meilleur.

Le matin aussi, soit au printemps, soit dansl’été, il faut voir Covent-Garden-Market, lorsque le doux parfumdes fleurs embaume l’air, effaçant jusqu’aux vapeurs malsaines desdésordres de la nuit précédente, et rendant à moitié folle de joiela grive au sombre plumage, dont la cage avait été suspendue,durant toute la nuit, à une fenêtre du grenier. Pauvreoiseau ! le seul être du voisinage, peut-être, qui s’intéressepar sa nature au sort des autres petits captifs étalés là déjà, lelong du chemin ; les uns évitant les mains brûlantes desamateurs avinés qui les marchandent ; les autres s’étouffanten se serrant, en se blottissant contre leurs compagnonsd’esclavage, attendant que quelque chaland plus sobre et plushumain réclame pour eux quelques gouttes d’eau fraîche qui puissentétancher leur soif et rafraîchir leur plumage[2] !Cependant quelque vieux clerc, qui passe par là pour aller à sonbureau, se demande, en jetant les yeux sur les tourterelles,qu’est-ce donc qui lui fait rêver bois, prairies et campagnes.

Mais je n’ai pas ici pour objet de m’étendreau long sur mes promenades. L’histoire que je vais raconter tireson origine d’une de ces pérégrinations, dont j’ai été amené àparler d’abord en guise de préface.

Une nuit, je m’étais mis à rôder dans la Cité.Je marchais lentement, selon ma coutume, méditant sur une foule desujets. Soudain, je fus arrêté par une question dont je ne saisispas bien la portée, quoiqu’elle semblât cependant m’êtreadressée : la voix qui l’avait prononcée était pleine d’unedouceur charmante qui me frappa le plus agréablement du monde. Jem’empressai de me retourner et aperçus, à la hauteur de mon coude,une jolie petite fille qui me priait de lui indiquer une certainerue située à une distance considérable, et par conséquent dans unetout autre partie de la ville.

« D’ici là, lui dis-je, mon enfant, il ya une bien grande distance.

– Je le sais, monsieur, répliqua-t-elletimidement ; je le sais à mes dépens, car c’est de là que jesuis venue jusqu’ici.

– Seule ? m’écriai-je avec quelquesurprise.

– Oh ! oui, peu m’importe. Mais ce quimaintenant me fait un peu peur, c’est que je me suis égarée.

– Et d’où vient que vous vous adressez àmoi ? Supposé que je voulusse vous tromper…

– Je suis sûre que vous n’en feriez rien, ditla petite créature ; car vous êtes un vieux gentleman, et vousmarchez si lentement ! »

Je ne saurais dire quelle impression je reçusde cette réplique et de l’énergie qui la caractérisa. Une larmebrilla dans les yeux vifs de la jeune fille ; et, tandisqu’elle me regardait en face, un tremblement se lisait sur safigure délicate.

« Venez, lui dis-je ; je vais vousconduire où vous allez. »

Elle mit sa main dans la mienne avec autant deconfiance que si elle m’avait connu depuis le berceau, et nousvoilà partis de compagnie. La petite créature réglait son pas surle mien, et elle semblait, en vérité, moins recevoir de moi uneprotection que me soutenir et me guider. Je remarquai que de tempsen temps elle me lançait un regard à la dérobée, comme pour se bienassurer que je ne la trompais point ; je crus m’apercevoiraussi que chacun de ces regards rapides et perçants augmentait saconfiance envers moi.

Pour ma part, ma curiosité, mon intérêtn’étaient pas moindres à l’égard de cette enfant : je disenfant, car certainement c’en était une, quoique je pensasse,d’après ce que j’en pouvais voir, que c’était sa constitutionchétive et délicate qui lui donnait un caractère particulierd’extrême jeunesse. Bien que ses vêtements fussent très-simples,ils étaient d’une propreté parfaite et ne trahissaient ni lapauvreté ni la négligence.

« Qui donc, lui demandai-je, vous aenvoyée si loin toute seule ?

– Quelqu’un qui est très-bon pour moi,monsieur.

– Et qu’êtes-vous allée faire ?

– Je ne dois pas le dire. »

Dans le ton et les termes de cette réplique,il y avait un je ne sais quoi qui me fit regarder la petitecréature avec une involontaire expression de surprise. Quel pouvaitêtre le message pour lequel elle était ainsi d’avance préparée àrépondre de la sorte ? Ses yeux pénétrants semblaient lire àtravers mes pensées. En rencontrant mon regard, elle ajouta qu’iln’y avait aucun mal dans ce qu’elle était allée faire, mais quec’était un grand secret, un secret qu’elle-même ne connaissaitpas.

Ces paroles avaient été prononcées sans lamoindre apparence d’artifice ou de tromperie, mais au contraireavec cet air de franchise non suspecte, indice certain de lavérité. L’enfant continuait de marcher comme précédemment ;plus nous avancions, plus elle devenait familière avec moi ;elle causait gaiement chemin faisant, mais ne parlait pas de samaison autrement que pour remarquer que nous prenions une directionqui lui était inconnue et me demander si c’était là le pluscourt.

Tandis que nous allions ainsi, je roulais dansmon esprit cent explications différentes de l’énigme et lesrejetais l’une après l’autre. J’eusse rougi de me prévaloir del’ingénuité ou de la reconnaissance de cette enfant, au profit dema curiosité. J’aime ces petits êtres, et ce n’est pas chose àdédaigner quand ceux-là aussi nous aiment, qui viennent de sortirtout frais des mains de Dieu. Comme sa confiance m’avait plu toutd’abord, je résolus d’en rester digne et de justifier le mouvementqui l’avait portée à s’abandonner à moi.

Cependant il n’y avait pas de raison pour queje m’abstinsse de voir la personne qui avait pu, avec une telleimprudence, l’envoyer si loin, de nuit, toute seule. Or, comme ilétait à présumer que l’enfant, dès qu’elle apercevrait son logis,me souhaiterait le bonsoir et contrarierait ainsi mon dessein,j’eus soin d’éviter les rues les plus fréquentées et de prendre lesplus détournées. Ainsi elle ne sut pas où nous étions avant quenous fussions dans sa rue même. Ma nouvelle connaissance frappajoyeusement des mains, s’élança à quelques pas devant moi, s’arrêtaà une porte, où elle se tint sur la marche jusqu’à mon arrivée, et,dès que je l’eus rejointe, elle fit retentir la sonnette.

Une partie de cette porte était vitrée, sanscontrevent qui la protégeât : ce que je ne pus remarquerd’abord, car, à l’intérieur, tout était ombre et silence :d’ailleurs, je n’attendais pas avec moins d’anxiété que l’enfantune réponse à notre appel. Elle avait sonné deux ou trois foisdéjà, quand nous entendîmes du dedans le bruit d’une personne quise meut, et enfin une faible lumière apparut à travers le vitrage.Comme cette lumière approchait très-lentement, celui qui la portaitayant à se frayer un chemin parmi une grande quantité d’objetsépars et confus, cette circonstance me permit de voir à la fois,quelle était la nature de la personne qui s’avançait et du lieudans lequel elle cheminait.

C’était un petit vieillard aux longs cheveuxgris. Tandis qu’il élevait la lumière au-dessus de sa tête etregardait en avant à mesure qu’il approchait, je pus distinguerparfaitement ses traits et sa physionomie. Malgré les ravagesproduits par l’âge, il me sembla reconnaître dans ses formes grêleset maigres quelque chose de la forme svelte et souple que j’avaisremarquée chez l’enfant. Il y avait certainement de l’analogie dansleurs yeux bleus brillants ; mais le vieillard était tellementridé par l’âge et les chagrins, que là s’arrêtait touteressemblance.

La salle qu’il traversait à pas lents était unde ces réceptacles d’objets curieux et antiques qui semblent secacher dans les coins les plus bizarres de notre ville, et, parjalousie et méfiance, dérober leurs trésors moisis aux regards dupublic. Il y avait là des assortiments de cottes de mailles, toutesdroites et figurant des fantômes de chevaliers armés ; il yavait des bas-reliefs fantastiques empruntés aux cloîtres desmoines d’autrefois ; il y avait diverses sortes d’armesrouillées ; il y avait des figures contournées en porcelaine,en bois et en fer ; il y avait des ouvrages d’ivoire ; ily avait des tapisseries et des meubles étranges, dont le dessinparaissait dû à la fièvre des rêves. La physionomie égarée du petitvieillard était merveilleusement en harmonie avec la localité. Cethomme devait être allé à tâtons parmi les vieilles églises, lestombes et les maisons abandonnées, pour en recueillir lesdépouilles de ses propres mains. Dans toute sa collection, il n’yavait rien qui ne fût en parfaite analogie avec lui, rien qui fûtplus que lui vieux et délabré.

Tout en tournant la clef dans la serrure, ilme contemplait avec une surprise qui fut loin de diminuer lorsqueson regard se porta de moi sur ma compagne de route. La portes’ouvrit, et l’enfant, s’adressant à son grand-père, lui raconta lapetite histoire de notre rencontre.

« Dieu te bénisse ! s’écria levieillard en passant la main sur la tête de l’enfant ; commentse fait-il que tu aies pu t’égarer en chemin ? O Nell, si jet’avais perdue !

– Grand-père, répondit avec fermeté la petitefille, j’eusse retrouvé mon chemin pour revenir vers vous, n’ayezpas peur. »

Le vieillard l’embrassa ; puis il setourna de mon côté et m’invita à entrer, ce que je fis. La portefut fermée de nouveau à double tour. Mon hôte, me précédant avecson flambeau, me conduisit, à travers la salle que j’avais déjàcontemplée du dehors, dans une petite pièce située derrière :là se trouvait une autre porte ouvrant sur une sorte de cabinet oùje vis un lit en miniature qui eût bien convenu à une fée, tant ilétait exigu et gentiment arrangé. L’enfant prit une lumière et seretira dans la petite chambre, me laissant avec le vieillard.

« Vous devez être fatigué, monsieur, medit-il en approchant pour moi une chaise du feu. Commentpourrais-je vous remercier ? »

Je répondis :

« En ayant une autre fois plus de soin devotre petite-fille, mon bon ami.

– Plus de soin !… répéta le vieillardd’une voix aigre ; plus de soin de Nelly !… Qui jamais aaimé une enfant comme j’aime ma Nell ? »

Il prononça ces paroles avec une surprise simanifeste, que je me trouvai fort embarrassé pour répondre,d’autant plus que, s’il y avait dans ses manières quelque chose deheurté et d’égaré, ses traits offraient les indices d’une penséeprofonde et triste, d’où je conclus que, contrairement à mapremière impression, ce n’était ni un radoteur ni un imbécile.

« Je ne crois pas, lui dis-je, que vousayez assez souci de votre enfant.

– Moi ! je n’en ai pas souci !…s’écria le vieillard en m’interrompant. Ah ! que vous me jugezmal !… Ma petite Nelly ! ma petiteNelly ! »

Nul homme, quelques paroles qu’il employât, nepourrait montrer plus de tendresse que n’en montra dans ce peu demots le marchand de curiosités. J’attendis qu’il parlât denouveau ; mais il appuya le menton sur sa main, et, secouantdeux ou trois fois la tête, il tint ses yeux fixés sur lefoyer.

Tandis que nous gardions ainsi le silence, laporte du cabinet s’ouvrit, et l’enfant reparut. Ses fins cheveuxbruns tombaient épars sur son cou, et son visage était animé parl’empressement qu’elle avait mis à venir nous rejoindre. Sansperdre un instant, elle s’occupa des préparatifs du souper. Pendantqu’elle se livrait à ce soin, je remarquai que le vieillardprofitait de l’occasion pour m’examiner plus à fond qu’il nel’avait fait d’abord. Je vis avec surprise que l’enfant paraissaitchargée de toute la besogne, et que, à l’exception de nous trois,il ne semblait y avoir âme qui vive dans la maison. Je saisis unmoment où elle était sortie de la chambre pour glisser un mot à cesujet ; à quoi le vieillard répliqua qu’il y avait peu degrandes personnes aussi dignes de confiance, aussi soigneuses queNelly.

« Il m’est toujours pénible, dis-je,choqué de ce que je prenais chez lui pour de l’égoïsme, il m’esttoujours pénible d’être témoin de cette espèce d’initiation à lavie réelle chez de jeunes êtres à peine hors de la limite étroitede l’enfance, c’est tarir en eux la confiance et la naïveté, deuxdes principales qualités que le ciel leur ait départies ;c’est leur demander de partager nos chagrins avant l’heure où ilssont capables de s’associer à nos plaisirs.

– N’ayez pas peur de détruire chez elle cesqualités précieuses ; non, répondit le vieillard me regardantfixement, les sources en sont trop profondes. D’ailleurs, lesenfants du pauvre connaissent peu le plaisir. Il faut acheter etpayer jusqu’aux moindres jouissances de l’enfance.

– Mais… excusez la liberté de mon langage…vous n’êtes sans doute pas si pauvre ?

– Nelly n’est pas ma fille ; c’est samère qui était ma fille, et sa mère était pauvre. Je ne mets riende côté ; rien, pas un sou, bien que je vive comme vous voyez.Mais (il posa sa main sur mon bras et s’inclina pour ajouter àdemi-voix) elle sera riche un de ces jours ; elle deviendraune grande dame. Ne pensez pas mal de moi parce que j’use de sonservice. Elle est heureuse de me donner ses soins, vous avez pu enjuger ; son cœur se briserait à l’idée que je pusse demander àtoute autre personne ce que ses petites mains ont le couraged’entreprendre. Moi ! n’avoir pas souci de mon enfant !…cria-t-il tout à coup d’un accent plaintif. Dieu sait que cetteenfant est l’unique pensée de ma vie, et cependant il ne mefavorise pas ! Oh ! non, il ne me favorisepas ! »

En ce moment, celle qui faisait le sujet denotre conversation rentra, et le vieillard, m’invitant à me mettreà table, rompit l’entretien et retomba dans le silence.

Nous avions à peine commencé le repas, quandun coup fut frappé à la porte extérieure. Nelly, laissant échapperun joyeux éclat de rire qui me fit plaisir à entendre, car il étaitenfantin et plein d’expansion, s’écria :

« Nul doute, c’est ce vieux cher Kit quirevient enfin !

– Petite folle ! dit le grand-père encaressant les cheveux de sa Nelly ; toujours elle se moque dupauvre Kit. »

Un nouvel éclat de rire plus bruyant que lepremier retentit encore, et, par sympathie, je ne pus me défendred’y associer un sourire. Le petit vieillard prit une chandelle etalla ouvrir la porte. Lorsqu’il revint, Kit était derrière lui.

Kit était bien le garçon le plus grotesquequ’on puisse imaginer : lourd, gauche, avec une bouchedémesurément grande, les joues fort rouges, un nez retroussé, etcertainement l’expression la plus comique que j’eusse jamais vue.Il s’arrêta court sur le seuil, à l’aspect d’un étranger, imprimaun mouvement parfait de rotation à son vieux chapeau, qui n’offraitaucun vestige de bord, et s’appuyant tantôt sur une jambe, tantôtsur l’autre, position qu’il changeait sans cesse, il resta àl’entrée, fixant sur l’intérieur de la chambre le regard le plusextraordinaire. Dès ce moment, je conçus pour ce garçon unsentiment de reconnaissance, car je compris qu’il était la comédiedans la vie de la jeune fille.

« Il y avait une bonne trotte, n’est-cepas, Kit ? dit le petit vieillard.

– Par ma foi, la course n’était pas mauvaise,maître, répliqua Kit.

– Avez-vous eu de la peine à trouver lamaison ?

– Par ma foi, maître, ce n’était pasexcessivement aisé.

– Et naturellement, vous revenez avec del’appétit ?

– Par ma foi, maître, je le crois. »

Le jeune garçon avait une manière à part de setenir de côté en parlant, et de jeter à chaque mot la têteobliquement par-dessus son épaule, comme s’il ne pouvait avoir devoix sans recourir à ce moyen. Je crois qu’il eût été divertissantpour tout le monde ; mais il y avait quelque chosed’irrésistible dans le plaisir si vif que son étrangeté d’allurecausait à Nelly, et dans la pensée consolante qu’elle pouvaittrouver un sujet de gaieté en un lieu qui semblait si peu fait pourlui en inspirer. Ce qu’il y a de meilleur, c’est que Kit lui-mêmeétait flatté de l’impression qu’il produisait ; après avoirfait quelques efforts pour conserver sa gravité, il partit aussid’un grand éclat de rire et resta dans ce violent accès d’hilarité,la bouche ouverte et les yeux presque fermés.

Le vieillard était retombé dans sa précédenterêverie et semblait étranger à ce qui se passait. Mais lorsqueNelly eut cessé de rire, je remarquai que des larmesobscurcissaient les yeux de la jeune fille, et je les attribuai àla chaleur de l’accueil qu’elle faisait à son bizarre favori,peut-être aussi aux petites émotions de cette soirée. Quant à Kitlui-même, dont le rire était de ceux qui laissent douter si l’onrit ou si l’on pleure, il s’empara d’une épaisse sandwich[3] et d’un pot de bière, alla se mettre dansun coin et se disposa à faire largement honneur à cesprovisions.

« Ah ! me dit le vieillard setournant vers moi et me regardant comme si je venais de lui parler,vous vous trompez bien en prétendant que je n’ai pas soind’elle !

– Il ne faut pas, mon ami, lui répondis-je,attacher trop d’importance à une remarque fondée sur les premièresapparences.

– Non, non, répliqua le vieillard d’un tonpensif ; Nell, viens ici. »

La jeune fille s’empressa de se lever, et elleenlaça de ses bras le cou de son grand-père.

« Est-ce que je ne t’aime pas,Nelly ? demanda-t-il. Dis, est-ce que je ne t’aime pas, Nelly,oui ou non ? »

L’enfant répondit seulement par des caresseset appuya sa tête sur la poitrine du vieillard.

« Pourquoi sanglotes-tu ? dit-il enla pressant contre lui et tournant son regard vers moi. Est-ceparce que tu sais que je t’aime et que tu m’en veux de paraître endouter ? C’est bon, c’est bon ; alors disons donc que jet’aime tendrement !

– Oui, oui, c’est la vérité, s’écria-t-elleavec force. Et Kit aussi le sait bien. »

Kit, qui, en absorbant son pain et son bœuf,plongeait à chaque bouchée, avec le sang-froid d’un jongleur, soncouteau dans sa bouche, s’arrêta tout court au milieu de sesopérations gastronomiques, en entendant cet appel à son témoignage,et hurla : « Personne ne serait assez fou pour dire qu’ilne vous aime pas. » Après quoi, il se rendit incapable decontinuer la conversation en ingurgitant une énorme sandwich d’unseul coup.

« Elle est pauvre actuellement, dit levieillard en donnant une petite tape amicale sur la joue del’enfant ; mais, je le répète, le temps approche où elledeviendra riche. Ce temps aura été long à venir, mais enfin ilviendra. Il est bien venu pour tant d’autres qui ne font rien quese livrer à la dépense et aux excès. Oh ! quand viendra-t-ilpour moi ?

– Je me trouve heureuse comme je suis,grand-père, dit l’enfant.

– Hum ! hum ! Tu ne sais pasmaintenant… et comment pourrais-tu savoir ?… »

Et il murmura de nouveau àdemi-voix :

« Ce temps viendra, je suis certain qu’ilviendra. Il n’en paraîtra que meilleur pour s’être faitattendre. »

Et alors il soupira et retomba dans son étatde rêverie ; il avait attiré l’enfant entre ses genoux, etparaissait insensible à tout le reste autour de lui. Cependant ils’en fallait de quelques minutes seulement que minuit sonnât. Je melevai pour partir : ce mouvement rappela le vieillard à laréalité.

« Un moment, monsieur, dit-il. Ehbien ! Kit, bientôt minuit, mon garçon, et vous êtes encoreici ! Retournez chez vous, retournez chez vous, et demainmatin soyez exact, car il y a de l’ouvrage à faire. Bonnenuit ! Souhaite-lui le bonsoir, Nelly, et qu’il s’enaille.

– Bonsoir, Kit, dit l’enfant, les yeuxbrillants de gaieté et d’amitié.

– Bonsoir, miss Nell, répondit le jeunegarçon.

– Et remerciez ce gentleman, reprit levieillard ; sans ses bons soins, j’aurais pu perdre cette nuitma petite-fille.

– Non, non, maître, s’écria Kit, pas possible,pas possible.

– Comment ?

– Je l’aurais retrouvée, maître, je l’auraisretrouvée. Je parie que je l’aurais retrouvée et aussi vite que quique ce soit, pourvu qu’elle fût encore sur la terre. Ha !ha ! ha ! »

Ouvrant de nouveau sa large bouche en mêmetemps qu’il fermait les yeux et poussait un éclat de rire d’unevoix de stentor, Kit gagna la porte à reculons en continuant decrier. Une fois hors de la chambre, il ne fut pas long àdécamper.

Après son départ, et tandis que l’enfant étaitoccupée à desservir, le vieillard dit :

« Monsieur, je n’ai pas paru suffisammentreconnaissant de ce que vous avez fait pour moi ce soir, mais jevous en remercie humblement et de tout cœur ; Nelly en faitautant, et ses remercîments valent mieux que les miens. Je seraisau regret si, en partant, vous emportiez l’idée que je ne suis pasassez pénétré de votre bonté ou que je n’ai pas souci de monenfant… car certainement, cela n’est pas !

– Je n’en puis douter, dis-je, après ce quej’ai vu. Mais permettez-moi de vous adresser une question.

– Volontiers, monsieur ;qu’est-ce ?

– Cette charmante enfant, avec tant de beautéet d’intelligence, n’a-t-elle que vous au monde pour prendre soind’elle ? pas d’autre compagnie ? d’autre guide ?

– Non, non, dit-il, me regardant en face avecanxiété ; non, et elle n’a pas besoin d’en avoir d’autre.

– Ne craignez-vous pas de vous méprendre surles nécessités de son éducation et de son âge ? Je suiscertain de vos excellentes intentions ; mais vous-même,êtes-vous bien certain de pouvoir remplir une mission commecelle-là ? Je suis un vieillard ainsi que vous ;vieillard, je m’intéresse à ce qui est jeune et plein d’avenir.Avouez-le, dans tout ce que j’ai vu cette nuit de vous et de cettepetite créature, n’y a-t-il pas quelque chose qui peut mêler del’inquiétude à cet intérêt ? »

Mon hôte garda d’abord le silence, puis ilrépondit :

« Je n’ai pas le droit de m’offenser devos paroles. Il est bien vrai qu’à certains égards nous sommes, moil’enfant, et Nelly la grande personne, ainsi que vous avez pu leremarquer déjà. Mais que je sois éveillé ou endormi, la nuit commele jour, malade ou en bonne santé, cette enfant est l’unique objetde ma sollicitude ; et si vous saviez de quelle sollicitude,vous me regarderiez d’un œil bien différent. Ah ! c’est unevie pénible pour un vieillard, une vie pénible, bien pénible ;mais j’ai devant moi un but élevé, et je ne le perds jamais devue ! »

En le voyant dans ce paroxysme d’exaltationfébrile, je me mis en devoir de reprendre un pardessus que j’avaisdéposé en entrant dans la chambre, résolu à ne rien dire de plus.Je vis avec étonnement la petite fille qui se tenait patiemmentdebout, avec un manteau sur le bras, et à la main un chapeau et unecanne.

« Ceci n’est pas à moi, ma chère, luidis-je.

– Non, répondit-elle tranquillement, c’est àmon grand-père.

– Mais il ne sort pas à minuit…

– Pardon, il va sortir, dit-elle ensouriant.

– Mais vous ? Qu’est-ce que vous devenezpendant ce temps-là, chère petite ?

– Moi ? Je reste ici naturellement. C’estcomme cela tous les soirs. »

Je regardai le vieillard avec surprise :mais il était ou feignait d’être occupé du soin de s’arranger poursortir. Mon regard se reporta de lui sur cette douce et frêleenfant. Toute seule ! dans ce lieu sombre ; seule, touteune longue et triste nuit !

Elle ne parut pas s’apercevoir de mastupéfaction ; mais elle aida gaiement le vieillard à mettreson manteau : lorsqu’il fut prêt, elle prit un flambeau pournous éclairer. Voyant que nous ne la suivions pas assez vite, ellese retourna le sourire aux lèvres et nous attendit. La cause de monhésitation n’avait pas échappé au vieillard ; l’expression desa physionomie le prouvait ; mais il se borna à m’inviter, eninclinant la tête, à passer devant lui, et il garda le silence. Ilne me restait qu’à obéir.

Lorsque nous eûmes franchi la porte, l’enfantposa son flambeau à terre, me souhaita le bonsoir et leva vers moison visage pour m’embrasser. Puis elle s’élança vers le vieillard,qui la serra dans ses bras et appela sur elle les bénédictions deDieu.

« Dors bien, Nell, dit-il doucement, etque les anges gardiens veillent sur toi dans ton lit !N’oublie pas tes prières, ma mignonne.

– Non, certes, s’écria-t-elle avecardeur ; je suis si heureuse de prier !

– Oui, je le sais, cela te fait du bien etcela doit être. Mille bénédictions ! Demain matin, de bonneheure, je serai ici.

– Vous n’aurez pas besoin de sonner deux fois.La sonnette m’éveille, même au beau milieu d’un rêve. »

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent. L’enfantouvrit la porte, maintenant protégée par un volet que Kit y avaitappliqué, en sortant, et avec un dernier adieu dont la douceur etla tendresse sont bien souvent revenues à ma mémoire, elle la tintentr’ouverte jusqu’à ce que nous fussions passés. Le vieillards’arrêta un moment pour entendre la porte se refermer et lesverrous se tirer à l’intérieur, ensuite, rassuré à cet égard, il semit à marcher à pas lents. Au coin de la rue, il s’arrêta. Meregardant avec un certain embarras, il me dit que nous n’allionspas du tout par le même chemin et qu’il était obligé de me quitter.J’avais envie de répondre : mais, avec une vivacité que sonextérieur ne m’eût pas permis de supposer, il s’éloignaprécipitamment. Je remarquai qu’à plusieurs reprises il tourna latête comme pour s’assurer si je ne l’épiais pas ou si je ne lesuivais pas à quelque distance. À la faveur de l’obscurité de lanuit, il disparut bientôt à mes yeux.

J’étais demeuré immobile à la place même où ilm’avait quitté, sans pouvoir m’en aller et pourtant sans savoirpourquoi je perdais mon temps à rester là. Je regardai tout pensifdans la rue d’où nous venions de sortir, et bientôt je m’acheminaide ce côté. Je passai et repassai devant la maison ; jem’arrêtais ; j’écoutais à la porte : tout était sombre etsilencieux comme la tombe.

Cependant je rôdais autour de cette maisonsans réussir à m’en arracher, pensant à tous les dangers quipouvaient menacer l’enfant : incendie, vol, meurtre même, etme figurant qu’il allait arriver quelque malheur si je me retirais.Le bruit d’une porte ou d’une croisée qu’on fermait dans la rue meramenait de nouveau devant le logis du marchand de curiosités. Jetraversais le ruisseau pour regarder la maison et m’assurer que cen’était pas de là que venait le bruit : mais non, la maisonétait restée noire, froide, sans vie.

Il passait peu de monde ; la rue étaittriste et morne ; il n’y avait presque que moi. Quelquestraînards, sortis des théâtres, marchaient à la hâte, et, de tempsen temps, je me jetais de côté pour éviter un ivrogne tapageur quiregagnait sa demeure en chancelant ; mais c’étaient desincidents rares et qui même cessèrent bientôt tout à fait. Uneheure sonna à toutes les horloges. Je me remis à arpenter leterrain, me promettant sans cesse que ce serait la dernière fois,et chaque fois me manquant de parole, sous quelque nouveauprétexte, comme je l’avais fait déjà si souvent.

Plus je pensais aux discours, au regard, aumaintien du vieillard, moins je parvenais à me rendre compte de ceque j’avais vu et entendu. Un pressentiment qui me dominait medisait que le but de cette absence nocturne ne pouvait être bon. Jen’avais eu connaissance du fait que par la naïveté indiscrète del’enfant ; et bien que le vieillard fût là, bien qu’il eût ététémoin de ma surprise non équivoque, il avait gardé un étrangemystère sur ce sujet sans me donner un seul mot d’explication. Cesréflexions ramenèrent plus vivement que jamais à ma mémoire saphysionomie égarée, ses manières distraites, ses regards inquietset troublés. Sa tendresse pour sa petite-fille n’était pasincompatible avec les vices les plus odieux ; et dans cettetendresse même n’y avait-il pas une contradiction étrange ?Sinon, comment cet homme eût-il pu se résoudre à abandonner ainsison enfant ? Cependant, malgré mes dispositions à prendre delui une mauvaise opinion, je ne doutais pas un moment de la réalitéde son affection ; et même je ne pouvais pas en admettre ledoute, quand je me rappelais ce qui s’était passé entre nous et leson de voix avec lequel il avait appelé sa Nelly.

« Je reste ici naturellement… m’avait ditl’enfant, en réponse à ma question C’est comme cela tous lessoirs. » Quel motif pouvait faire sortir le vieillard de chezlui, la nuit et toutes les nuits ? J’évoquai le souvenir de ceque j’avais autrefois entendu raconter de certains crimes sombreset secrets qui se commettent dans les grandes villes et échappent àla justice pendant de longues années. Cependant, parmi cessinistres histoires, il n’en était pas une que je pusse expliquerpar le présent mystère ; plus j’y songeais, moins jeréussissais à percer ces ténèbres.

La tête remplie de ces idées et de biend’autres encore, sur le même sujet, je continuai d’arpenter la ruedurant deux grandes heures. Enfin une pluie violente se mit àtomber : accablé de fatigue, bien que ma curiosité fûttoujours aussi éveillée qu’auparavant, je montai dans la premièrevoiture de place qui vint à passer et me fis conduire chez moi. Unbon feu pétillait dans l’âtre ; ma lampe brillait : mapendule me salua comme à l’ordinaire de son joyeux carillon. Monlogis m’offrait le calme, la chaleur, le bien-être, contrasteheureux avec l’atmosphère sombre et triste d’où je sortais.

Je m’assis dans ma bergère, et, me renversantsur ses larges coussins, je me représentai l’enfant dans sonlit : seule, sans gardien, sans protection, excepté celle desanges, et cependant dormant d’un sommeil paisible. Je ne pouvaisdétacher ma pensée de cette créature si jeune, tout esprit, toutedélicate, une vraie petite fée, passant de longues et sinistresnuits dans un lieu si peu fait pour elle.

Nous avons tellement l’habitude de nouslaisser émouvoir par les objets extérieurs et d’en recevoir dessensations que la réflexion devrait suffire à nous donner, mais quinous échappent souvent sans ces aides visibles et palpables, quepeut-être n’aurais-je pas été envahi tout entier comme je l’étaispar cet unique sujet de mes pensées sans les monceaux de chosesfantastiques que j’avais vues pêle-mêle dans le magasin du marchandde curiosités. Présentes à mon esprit, unies à l’enfant,l’entourant, pour ainsi dire, ne formant qu’un avec elle, elles mefaisaient toucher au doigt sa position. Sans aucun effortd’imagination, je revoyais d’autant mieux son image, entourée commeelle l’était, de tous ces objets étrangers à sa nature, qu’ilsétaient moins en harmonie avec les goûts de son sexe et de son âge.Si ces secours m’avaient manqué, si j’avais dû me représenter Nellydans un appartement ordinaire où il n’y eût rien de bizarre, riend’inaccoutumé, il est bien présumable que sa solitude étrange m’eûtmoins vivement impressionné. Dans ce cadre, elle formait pour moiune sorte d’allégorie, et avec tout ce qui l’entourait, elleexcitait si puissamment mon intérêt que, malgré tous mes efforts,je ne pouvais la chasser de ma mémoire et de mes pensées.

« Ce serait, me dis-je après avoir faitavec vivacité quelques tours dans ma chambre, ce serait pourl’imagination un travail curieux que de suivre Nelly dans sa viefuture, de la voir continuant sa route solitaire au milieu d’unefoule de compagnons grotesques ; seule, pure, fraîche etjeune. Il serait curieux de…»

Ici je m’arrêtai ; car le thème m’eûtmené loin, et déjà je voyais s’ouvrir devant moi une région danslaquelle je me sentais médiocrement disposé à pénétrer. Je reconnusque ce n’étaient que des rêvasseries, et je pris le parti d’allerme coucher pour trouver dans mon lit le repos et l’oubli.

Mais, toute la nuit, soit éveillé, soitendormi, les mêmes idées revinrent à mon esprit, les mêmes imagesrestèrent en possession de mon cerveau. Toujours, toujours j’avaisen face de moi la boutique aux sombres parois ; les armures etles cottes de mailles toutes vides avec leur tournure de spectressilencieux ; les figures de bois et de pierre, sournoises etgrimaçantes ; la poussière, la rouille, le ver vivant dans lechêne qu’il ronge ; et, seule au milieu de ces antiquités, deces ruines, de cette laideur du passé, la belle enfant dans sondoux sommeil, souriant au sein de ses rêves légers et radieux.

Chapitre 2

 

Durant près d’une semaine, je combattis ledésir qui me poussait à revoir le lieu que j’avais quitté sous lesimpressions dont j’ai esquissé le tableau. Enfin je m’y décidai, etrésolu à me présenter cette fois en plein jour, je m’acheminai, dèsle commencement d’une après-midi, vers la demeure du vieillard.

Je dépassai la maison et fis plusieurs toursdans la rue avec cette espèce d’hésitation bien naturelle chez unhomme qui sait que sa visite n’est pas attendue et qui n’est pasbien sûr qu’elle soit agréable. Cependant, comme la porte de laboutique était fermée, et comme rien n’indiquait que je dusse êtrereconnu des gens qui s’y trouvaient, si je me bornais purement etsimplement à passer et repasser devant la porte, je ne tardai pas àsurmonter mon irrésolution et je me trouvai chez le marchand decuriosités.

Le vieillard se tenait dansl’arrière-boutique, en compagnie d’une autre personne. Tous deuxsemblaient avoir échangé des paroles vives ; leur voix, quiétait montée à un diapason très-élevé, cessa de retentir aussitôtqu’ils m’aperçurent. Le vieillard s’empressa de venir à moi, et,d’un accent plein d’émotion, me dit qu’il était charmé de me voir.Il ajouta :

« Vous tombez ici dans un moment decrise. »

Et, montrant l’homme que j’avais trouvé aveclui :

« Ce drôle m’assassinera un de ces jours.S’il l’eût osé, il l’aurait fait déjà depuis longtemps.

– Bah ! dit l’autre ; c’est vousplutôt qui, si vous le pouviez, livreriez ma tête par un fauxserment ; nous savons bien cela. »

Avant de parler ainsi, le jeune homme s’étaittourné vers moi et m’avait regardé fixement en fronçant lessourcils.

« Ma foi, dit le vieillard, je ne m’endéfends pas. Si les serments, les prières ou les paroles pouvaientme débarrasser de vous, je le ferais, et votre mort serait pour moiun grand soulagement.

– Je le sais, c’est ce que je vous disaismoi-même tout à l’heure, n’est-il pas vrai ? Mais, niserments, ni prières, ni paroles ne suffisent pour me tuer. Enconséquence, je vis et je veux vivre.

– Et sa mère n’est plus !… s’écria levieillard, joignant ses mains avec désespoir et levant ses yeux auciel ; voilà donc la justice de Dieu ! »

Le jeune homme était debout, frappant du piedcontre une chaise et le regardant avec un ricanement de dédain. Ilpouvait avoir environ vingt et un ans ; il était bien fait etavait certainement la taille élégante, mais l’expression de saphysionomie n’était pas de nature à lui gagner les cœurs : carelle offrait un. caractère de libertinage et d’insolence vraimentrepoussant, en harmonie d’ailleurs avec ses manières et soncostume.

« Justice ou non, dit-il, je suis ici etj’y resterai jusqu’à ce que je juge convenable de m’en aller, àmoins que vous n’appeliez main-forte pour me faire mettredehors : mais vous n’en viendrez pas là, je le sais. Je vousrépète que je veux voir ma sœur.

– Votre sœur !… dit le vieillardavec amertume.

– Sans doute. Vous ne pouvez détruire lesliens de parenté. Si cela était en votre pouvoir, il y a longtempsque vous l’eussiez fait. Je veux voir ma sœur, que vous tenezclaquemurée ici, empoisonnant son cœur avec vos recettesmystérieuses et faisant parade de votre affection pour elle, afinde la tuer de travail, et de grappiller quelques schellings de plusque vous ajoutez chaque semaine à votre riche magot. Je veux lavoir, et je la verrai.

– Voilà, s’écria le vieillard en se tournantvers moi, voilà un beau moraliste pour parler d’empoisonner lescœurs ! Voilà un esprit généreux pour se moquer des schellingsgrappillés ! Un misérable, monsieur, qui a perdu tous sesdroits, non-seulement sur ceux qui ont le malheur d’être liés à luipar le sang, mais encore sur la société, qui ne le connaît que parses méfaits. Un menteur, en outre ! ajouta-t-il en baissant lavoix et se rapprochant de moi ; car il sait combien Nellym’est chère, et il veut me blesser dans mon honneur et monaffection parce qu’il voit ici un étranger. »

Le jeune homme releva ce dernier mot.

« Les étrangers ne sont rien pour moi,grand-père, et je me flatte de n’être rien pour eux. Le meilleurparti qu’ils aient à prendre, c’est de s’occuper de leurs affaireset de me laisser le soin des miennes. Il y a là dehors un de mesamis qui m’attend ; et comme, selon toute apparence, j’aurai àrester ici quelque temps, je vais, avec votre permission, le faireentrer. »

En parlant ainsi, il fit un pas vers la porte,et, regardant dans la rue, il adressa de la main plusieurs signes àune personne qu’on ne voyait pas ; celle-ci, à en juger parles marques d’impatience qui accompagnaient les appels, neparaissait pas très-disposée à se déterminer à venir. Enfin arriva,de l’autre côté de la rue, sous le prétexte assez gauche de passerlà par hasard, un individu, remarquable par son élégancemalpropre ; après avoir fait de nombreuses difficultés etforce mouvements de tête comme pour se défendre de l’invitation, ilse décida à traverser la rue et entra dans la boutique.

« Là ! dit le jeune homme lepoussant devant ; voici Dick Swiveller. Asseyez-vous,Swiveller.

– Mais je ne sais pas si cela fait plaisir auvieux, dit M. Swiveller à demi-voix.

– Asseyez-vous, » répéta soncompagnon.

M. Swiveller obéit, et regardant autourde lui avec un sourira câlin, il fit observer que la semaine passéeavait été bonne pour les canards, et que celle-ci était bonne pourla poussière : il ajouta que, tandis qu’il attendait auprès dela lanterne, au coin de la rue, il avait vu un cochon avec de lapaille au groin sortir d’un débit de tabac ; d’où il avaitauguré qu’on ne tarderait pas à avoir une autre semaine favorableaux canards, et que la pluie ne se ferait pas attendre ; iltrouva ensuite occasion de s’excuser de la négligence qu’on pouvaitremarquer dans sa toilette : « C’est que, voyez-vous, lanuit dernière, dit-il, j’ai attrapé un fameux coup desoleil. » Expression par laquelle il instruisait la compagniele plus délicatement possible qu’il s’était enivrécomplètement.

« Mais qu’importe ! ditM. Swiveller avec un soupir ; qu’importe, pourvu que lefeu de l’âme s’enflamme à la torche de la joyeuse fraternité desconvives, pourvu qu’il ne tombe pas une plume de l’aile del’amitié ! Qu’importe, pourvu que l’esprit s’épanche dans desflots de vin rosé, et que le moment présent soit pour le moins leplus heureux de notre existence !

– Vous n’avez pas besoin de faire ici leprésident de banquet, lui dit son ami en aparté.

– Fred ! s’écria M. Swiveller en sefrappant légèrement le nez du bout du doigt ; un mot suffit ausage. Fred, on peut être bon et heureux sans être riche. Pas unesyllabe de plus ! Je connais mon rôle : trop parler nuit.Seulement, Fred, un petit mot à l’oreille : le vieux est-ilbien disposé ?

– Qu’est-ce que cela vous fait ? répliquason ami.

– Tout cela est bel et bon, ditM. Swiveller ; mais prudence est mère desûreté. »

En même temps il cligna de l’œil, comme s’ilavait à garder quelque secret d’importance ; et, croisant sesbras en se renversant sur le dossier de sa chaise, il se mit àcontempler le plafond avec une imperturbable gravité.

D’après tout ce qui venait de se passer, onpouvait raisonnablement soupçonner que M. Swiveller n’étaitpoint encore parfaitement remis du fameux coup de soleil auquel ilavait fait allusion ; mais, quand ses paroles seulesn’auraient pas suffi pour éveiller ce soupçon, ses cheveux, roidescomme du fil d’archal, ses yeux hébétés, et la couleur livide deson visage ne témoignaient que trop des désordres de la nuitpassée. Comme il l’avait fait remarquer lui-même, son costumen’était pas parfaitement soigné, ou plutôt il était d’un débrailléqui laissait supposer qu’il s’était couché tout habillé. Ce costumeconsistait en un habit brun, garni par devant d’une grande quantitéde boutons de cuivre, mais n’en ayant qu’un seul parderrière ; d’une cravate à carreaux, de couleur voyante ;d’un gilet écossais ; d’un pantalon blanc sale, et d’unchapeau déformé, que M. Swiveller portait sens devant derrièrepour cacher un trou dans le bord. Le devant de son habit était ornéd’une poche extérieure d’où sortait le coin le plus propre d’ungrand vilain mouchoir. Les poignets tout noircis de sa chemiseétaient tirés le plus possible et prétentieusement relevéspar-dessus le bord de ses manches ; il n’avait pas de gants ettenait une canne jaune ayant pour pomme une main en os qui semblaitporter une bague au petit doigt et saisir à poignée une boulenoire. C’était avec tous ces avantages personnels, auxquels ilconvient d’ajouter une forte odeur de fumée de tabac et unextérieur crasseux, que M. Swiveller s’était renversé sur sonsiège, les yeux fixés au plafond ; de temps à autre, mettantsa voix au ton, il régalait la compagnie de quelques mesures d’unair mélancolique, puis soudain, au milieu même d’une note, ilretombait dans son premier silence.

Le vieillard s’était assis ; les mainscroisées, il regardait tour à tour son petit-fils et son étrangecompagnon, comme s’il n’avait plus aucune autorité et qu’il en fûtréduit à leur laisser faire ce qu’ils voudraient. Le jeune homme setenait penché contre une table, à peu de distance de son ami,indifférent en apparence à ce qui se passait ; et quant à moi,sentant combien il était délicat d’intervenir, bien que levieillard eût semblé me demander assistance par ses paroles commepar ses regards, je feignis, de mon mieux, de paraître occupé àexaminer quelques-uns des objets exposés pour la vente, sans avoirl’air de faire la moindre attention à la société.

Le silence ne fut point de longue durée :en effet, M. Swiveller qui avait pris la peine de nous donner,dans les chansons qu’il fredonnait, l’assurance mélodieuse que« son cœur était dans les montagnes, et qu’il ne lui manquaitque son coursier arabe pour commencer à accomplir de grands actesde bravoure et d’honneur chevaleresque, » détacha ses yeux duplafond et descendit à la vile prose.

« Fred, dit-il, s’arrêtant tout à coup,comme si une idée soudaine lui avait traversé le cerveau, etreprenant sa voix de fausset, le vieux est-il en bonnedisposition ?

– Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqual’ami d’un ton bourru.

– Rien ; mais je vous le demande.

– Oui, naturellement. D’ailleurs, quem’importe qu’il le soit ou non ? »

Encouragé sans doute, par cette réponse, à sejeter dans une conversation plus générale, M. Swivellers’attacha à captiver notre attention.

Il commença par faire remarquer que lesoda-water, quoique chose bonne en soi, était de nature à refroidirl’estomac si on ne le relevait par du gingembre ou une légèreinfusion d’eau-de-vie ; que ce dernier liquide est en tout caspréférable, sauf une petite considération, celle de la dépense.Personne ne s’aventurant à combattre ces propositions, il continuaen disant que la chevelure humaine était un corps très-propre àconcentrer la fumée de tabac, et que les jeunes étudiants deWestminster et d’Eton, après avoir mangé quantité de pommes pourdissimuler l’acre parfum du cigare à leurs professeurs vigilants,étaient d’ordinaire trahis par cette propriété que possède leurtête d’une façon remarquable : d’où il conclut, que sil’Académie des sciences voulait fixer son attention sur ce sujet,et essayer de trouver dans les ressources de nos connaissancesacquises un moyen de prévenir ces révélations indiscrètes, ellerendrait un immense service à l’humanité tout entière. Ces idées nefurent pas plus combattues que les précédentes. AlorsM. Swiveller nous apprit que le rhum de la Jamaïque, quoiqu’ilsoit sans contredit un spiritueux agréable, plein de richesse etd’arôme, a l’inconvénient de revenir au goût durant tout le restede la journée. Et comme personne ne s’avisait de contester l’un oul’autre de ces points, M. Swiveller sentit sa confianceaugmenter, et devint encore plus familier et plus expansif.

« C’est le diable, messieurs, dit-il,lorsque des parents en viennent à se brouiller Si l’aile del’amitié ne doit jamais perdre une plume, l’aile de la parenté nedoit jamais non plus être écourtée : au contraire, elle doittoujours se développer sous un ciel serein. Pourquoi verrait-on unpetit-fils et un grand-père s’attaquer avec une égale violence,quand tout devrait être entre eux bénédiction et concorde ?Pourquoi ne pas unir vos mains et oublier le passé ?

– Contenez votre langue, dit Frédéric.

– Monsieur, répliqua M. Swiveller,n’interrompez pas l’orateur. Voyons, messieurs, de quoi s’agit-ilprésentement ? Voici un bon vieux grand-père. Je dis cela leplus respectueusement du monde, et voici un jeune petit-fils. Lebon vieux grand-père dit au jeune petit-fils dissipateur :« Je vous ai recueilli et élevé, Fred ; je vous ai mis àmême de marcher dans la vie ; vous vous êtes un peu écarté dudroit chemin, comme il n’arrive que trop souvent à lajeunesse ; ne vous attendez pas à retrouver jamais la mêmechance, ou vous compteriez sans votre hôte. » À quoi le jeunepetit-fils dissipé répond ainsi : « Vous avez autant defortune qu’on peut en avoir ; vous avez fait pour moi desdépenses considérables ; vous entassez des piles d’écus pourma petite sœur, avec laquelle vous vivez secrètement, comme à ladérobée, comme un vrai grigou, sans lui donner aucun plaisir.Pourquoi ne pas mettre de côté une bagatelle en faveur dupetit-fils adulte ? » Là-dessus, le brave grand-pèreréplique, « que non-seulement il refuse d’ouvrir sa bourseavec ce gracieux empressement qui a toujours tant de charmes chezun gentleman de son âge, mais qu’il éclatera en reproches, lui dirades mots durs, lui fera des observations toutes les fois qu’ils setrouveront ensemble. Voilà donc la question tout simplement.N’est-ce pas pitié qu’un pareil état de choses se prolonge ?et combien ne vaudrait-il pas mieux que le vieux gentleman donnâtdu métal en quantité raisonnable, pour rétablir la tranquillité etle bon accord ! »

Après avoir prononcé ce discours en taisantdécrire à son bras une foule d’ondulations élégantes,M. Swiveller plongea vivement dans sa bouche la tête de sacanne, comme pour s’enlever lui-même le moyen de nuire à l’effet desa harangue en ajoutant un mot de plus.

« Pourquoi me poursuivez-vous ?pourquoi me persécutez-vous ? au nom du ciel ! s’écria levieillard se tournant vers son petit-fils. Pourquoi amenez-vous icivos compagnons de débauche ? Combien de fois aurai-je à vousrépéter que ma vie est toute de dévouement et d’abnégation, et queje suis pauvre ?

– Combien de fois aurai-je à vous répéter, ditl’autre en le regardant froidement, que je sais bien que ce n’estpas vrai ?

– C’est vous qui vous êtes mis où vous êtes,dit le vieillard, restez-y ; mais laissez-nous, Nelly et moi,travailler sans relâche.

– Nell sera bientôt une femme. Élevée à vouscroire aveuglément, elle oubliera son frère s’il n’a soin de semontrer quelquefois à elle.

– Prenez garde, dit le vieillard, dont lesyeux étincelèrent, qu’elle ne vous oublie quand vous souhaiteriezle plus de vivre dans sa mémoire. Prenez garde qu’un jour ne vienneoù vous marcherez pieds nus dans les rues, tandis qu’elle vouséclaboussera dans son brillant équipage !

– C’est-à-dire quand elle aura votre argent.Voilà donc cet homme si pauvre !

– Et cependant, dit le vieillard laissanttomber sa voix et parlant en homme qui pense tout haut, combiennous sommes pauvres ! quelle vie que la nôtre ! Et quandon songe que c’est la cause d’une enfant, d’une enfant qui n’ajamais fait de tort ni de peine à personne, que nous soutenons… etque cependant nous ne réussissons à rien !… Espoir etpatience ! c’est notre devise. Espoir etpatience ! »

Ces paroles furent prononcées trop bas pourarriver aux oreilles des jeunes gens. M. Swiveller semblapenser que les mots inintelligibles marmottés par le vieillardétaient l’indice d’une lutte morale produite par la puissance de saharangue ; car il toucha son ami du bout de sa canne en luiinsinuant la conviction où il était, qu’il avait jeté « legrappin » sur le vieux, et qu’il comptait bien obtenir undroit de courtage sur les bénéfices. Peu de temps après, ils’aperçut de sa méprise ; il prit alors un air endormi etmécontent, et plus d’une fois il avait insisté sur ce qu’il étaittemps de partir promptement, lorsque la porte s’ouvrit et la petitefille parut en personne.

Chapitre 3

 

Nelly était suivie de près par un homme âgé,dont les traits étaient remarquablement durs et repoussants. Cethomme était de si petite taille, qu’il eût pu passer pour un nain,bien que sa tête et sa figure n’eussent pas déparé le corps d’ungéant. Ses yeux noirs, vifs et empreints d’une expression d’astuce,étaient sans cesse en mouvement, sa bouche et son menton hérissésdu chaume d’une barbe dure et inculte. Il avait de ces teints quiont toujours l’air malpropre ou malsain. Mais ce qui donnait àl’ensemble de sa physionomie quelque chose de plus grotesqueencore, c’était un sourire sinistre qui semblait provenir d’unesimple habitude sans avoir rapport à aucun sentiment de joie ou deplaisir, et mettait constamment en évidence le peu de dentsjaunâtres éparpillées dans sa bouche, ce qui lui donnait l’aspectd’un dogue haletant. Son costume se composait d’un vaste chapeaurond à haute forme, de vêtements de drap noir usé, d’une paire delarges souliers, et d’une cravate d’un blanc sale chiffonnée commeune corde, de manière à laisser à découvert la plus grande partiede son cou roide et nerveux. Le peu de cheveux qu’il avait étaientd’un noir grisonnant, coupés ras, aplatis sur les tempes etretombant sur ses oreilles en frange dégoûtante. Ses mains,couvertes d’un véritable cuir à gros grains, étaient d’une odieusemalpropreté ; il avait les ongles crochus, longs etjaunes.

J’eus amplement le temps de noter ces traitscaractéristiques ; car, outre qu’ils étaient de nature àfrapper sans plus ample examen, il se passa quelques instants avantque le silence, fût rompu. L’enfant s’avança timidement vers sonfrère et mit sa main dans la sienne. Le nain, si l’on veut biennous permettre de l’appeler ainsi, avait embrassé d’un coup d’œilpénétrant tous ceux qui étaient présents ; et le marchand decuriosités, qui sans doute ne comptait pas sur cet étrangevisiteur, semblait éprouver un profond embarras.

« Ah ! ah ! dit le nain qui, lamain posée au-dessus de ses yeux, avait regardé attentivement lejeune homme ; ce doit être là votre petit-fils,voisin ?

– Vous voulez dire qu’il ne devrait pasl’être, répondit le vieillard ; mais il l’est en effet.

– Et celui-ci ? demanda le nain, montrantDick Swiveller.

– C’est un de ses amis, aussi bienvenu quel’autre dans ma maison.

– Et celui-là ? demanda encore le nain,tournant sur ses talons et me montrant du doigt.

– Un gentleman qui a eu la bonté de ramenerNell au logis l’autre soir qu’elle s’était égarée en revenant dechez vous. »

Le petit homme se tourna vers l’enfant pour lagronder ou lui exprimer son étonnement ; mais, comme elleétait en train de causer avec le jeune homme, il se contint etpencha la tête afin d’entendre leur conversation.

« Eh bien, Nelly, disait à haute voix lejeune homme, est-ce qu’on ne vous enseigne pas à me haïr,hein ?

– Non, non. Quelle horreur ! Oh !non.

– On vous enseigne à m’aimer, peut-être ?dit-il en ricanant.

– Ni l’un ni l’autre. Jamais on ne me parle devous, jamais.

– J’en suis persuadé, dit-il en lançant à songrand-père un regard farouche ; j’en suis persuadé, Nell. Jevous crois.

– Moi, je vous aime sincèrement, Fred.

– Sans doute !

– Je vous aime et vous aimerai toujours,répéta-t-elle avec une vive émotion ; mais si vous vouliezcesser de le tourmenter, de le rendre malheureux, ah ! je vousaimerais encore davantage.

– Je comprends, dit le jeune homme quis’inclina nonchalamment vers l’enfant et la repoussa après l’avoirembrassée. Là ! maintenant que vous avez bien débité votreleçon, vous pouvez vous retirer. Il est inutile de pleurnicher.Nous ne nous quittons pas mal ensemble, si c’est cela qu’il vousfaut. »

Il demeura silencieux, la suivant du regardjusqu’à ce qu’elle eût regagné sa petite chambre et fermé laporte ; se tournant ensuite vers le nain, il lui ditbrusquement :

« Écoutez-moi, monsieur…

– C’est à moi que vous parlez ? répliquale nain. Mon nom est Quilp. Ce n’est pas long à retenir :Daniel Quilp.

– Alors, écoutez-moi, monsieur Quilp. Vousavez un peu d’influence sur mon grand-père…

– Un peu ! dit l’autre avec un tond’importance.

– Vous êtes un peu dans la confidence de sesmystères, de ses secrets ?

– Un peu ! répliqua Quilp sèchement.

– Dites-lui donc de ma part, une fois pourtoutes, qu’il doit s’attendre à me voir entrer ici et en sortiraussi souvent qu’il me conviendra, aussi longtemps qu’il garderaNelly ici, et que, s’il veut se débarrasser de moi, il faut qued’abord il se soit débarrassé d’elle. Qu’ai-je donc fait pour êtretraité comme un loup-garou, pour qu’on me fuie et qu’on me redoutecomme si j’apportais la peste ? Ce vieillard vous dira que jene sais pas ce que c’est qu’une affection de famille, et que je neme soucie pas plus du bonheur de Nelly que de lui-même ;laissez-le dire. En ce cas, ce dont je me soucie, c’est de venirici à ma guise et de rappeler à ma sœur que j’existe. Je veux lavoir quand il me plaira. J’y tiens. C’est un droit que je suis venumaintenir aujourd’hui. Je reviendrai cinquante fois dans le mêmebut, et toujours avec le même succès. J’ai dit que je resterais icijusqu’à ce que j’eusse eu satisfaction : je l’ai eue, voilà mavisite terminée. Allons, Dick.

– Arrêtez ! cria M. Swiveller aumoment où son ami se dirigeait vers la porte. Monsieur…

– Monsieur, votre très-humble serviteur, ditM. Quilp, à qui s’adressait ce dernier mot.

– Avant de quitter ce lieu de joie et deplaisir, ce séjour où règne une clarté éblouissante, je désire,avec votre permission, hasarder une petite remarque. Je suis venuici aujourd’hui, monsieur, avec la pensée que le bonhomme étaitbien disposé…

– Continuez, monsieur, dit Daniel Quilp envoyant l’orateur s’arrêter subitement.

– Inspiré par cette idée et par les sentimentsqu’elle éveille, et jugeant, en ma qualité d’ami commun, que cen’est pas par des criailleries, des disputes, des querelles, queles âmes arrivent à s’épancher et que l’harmonie sociale serétablit entre les parties adverses, j’ai pris sur moi de suggérerun moyen, le seul qu’on puisse adopter en pareille occurrence.Voulez-vous me permettre de vous glisser un tout petit mot à cesujet ? »

Sans attendre la permission qu’il avaitsollicitée, M. Swiveller fit un pas vers le nain ; puis,s’appuyant sur son épaule et se penchant comme pour lui parler àl’oreille, il lui dit, de manière à être parfaitement entendu detout le monde :

« Voilà le mot d’ordre pour lebonhomme : fouille.

– Quoi ? … demanda Quilp.

– Fouille, monsieur, fouille, répétaM. Swiveller en frappant sur son gousset pour montrer qu’ilfallait fouiller à la poche. Vous comprenez,monsieur ? »

Le nain fit un signe de tête.M. Swiveller fit quelques pas pour se retirer, et il s’arrêtapour lui rendre le même signe de tête à chaque pas qu’il faisait enarrière. Ce fut ainsi qu’il arriva à la porte : là, il toussafortement pour appeler l’attention du nain et saisir cette occasionde lui recommander par un jeu muet la discrétion la plus absolue etle secret le plus inviolable. Après cette grave pantomime, qui durale temps nécessaire selon lui pour bien lui inculquer ses idées, ilsuivit les traces de son ami et disparut.

« Hum ! dit le nain avec un regardde travers et en haussant les épaules, il en coûte cher d’avoir dechers parents. Dieu merci, je ne m’en connais pas ! Et vousseriez comme moi si vous n’étiez pas aussi faible qu’un roseau etpresque aussi dépourvu de raisonnement.

– Que voulez-vous que je fasse ? répliquale vieillard avec une sorte de désespoir impuissant. Il est bienfacile de parler et de ricaner. Que voulez-vous que jefasse ?

– Ce que je ferais, moi, si j’étais à votreplace.

– Quelque acte violent, sans doute ?

– Fort bien, dit le petit homme très-flatté dece qu’il prenait pour un compliment et grimaçant un rire diaboliqueen frottant ses mains sales l’une contre l’autre. Demandez àMme Quilp, à la jolie, soumise, timide et tendreMme Quilp. Mais son nom me rappelle que je l’ai laissée touteseule ; je me figure son inquiétude… Elle n’aura pas un momentde repos jusqu’à ce que je sois de retour. C’est toujours ainsiqu’elle est quand je suis dehors, bien qu’elle n’ose en dire un motà moins que je ne l’y engage en l’avertissant qu’elle peut parlerlibrement sans avoir peur de me fâcher. Oh ! Mme Quilpest bien dressée ! »

Cet être difforme me parut horrible avec satête monstrueuse sur son petit corps, tandis qu’il frottaitlentement ses mains en les tournant l’une sur l’autre, toujoursl’une sur l’autre, geste bien simple assurément, mais qui prenaitchez lui quelque chose de fantastique. Il fallait le voir aussiabaisser ses épais sourcils et retrousser son menton en l’air, enlançant à la dérobée un regard de triomphe qu’un lutin aurait pucopier pour en faire son profit.

« Tenez, dit-il en mettant la main dansla poche de son habit et en s’approchant de côté vers le vieillard,je l’ai apporté moi-même de crainte d’accident ; la somme,quoique en or, eût été trop forte et trop lourde pour tenir dans lepetit sac de Nelly. Il faut cependant, voisin, qu’elle s’habitue debonne heure à de semblables fardeaux, car elle en aura à porterquand vous serez mort.

– Fasse le ciel que vous disiez vrai ! Jel’espère, du moins ! dit le vieillard avec une sorte degémissement.

– Je l’espère ! » répéta lenain.

Et s’approchant plus près encore :

« Voisin, je voudrais bien savoir où vousmettez tout cet argent ; mais vous êtes un homme profond, etvous gardez bien votre secret.

– Mon secret !… dit l’autre avec unregard plein de trouble. Oui, vous avez raison, je… je garde bienmon secret, je le garde bien. »

Sans rien ajouter, il prit l’argent et s’enalla d’un pas lourd et incertain, portant la main à son visagecomme un homme contrarié et abattu. Le nain le suivit de ses yeuxpénétrants, tandis que le vieillard passait dans le petit salon etplaçait la somme dans un coffre-fort en fer, près de la cheminée.Après avoir rêvé quelques instants, il se disposa à prendre congédu bonhomme en disant que, s’il ne faisait diligence, il trouveraitcertainement à son retour Mme Quilp en pleine crisenerveuse.

« Ainsi, voisin, dit-il, je vais regagnermon logis en vous chargeant de mes amitiés pour Nelly ;j’espère qu’à l’avenir elle ne se perdra plus en route, quoique samésaventure m’ait valu un honneur sur lequel je ne comptaispas. »

En parlant ainsi, il s’inclina, me regardantdu coin de l’œil ; puis, après avoir jeté un regardintelligent qui semblait embrasser tous les objets d’alentour,quelle que fût leur petitesse ou leur peu de valeur, il partit.

Plusieurs fois j’avais essayé de m’en allermoi-même, mais le vieillard s’y était toujours opposé en meconjurant de rester. Comme il renouvelait sa prière au moment oùenfin nous étions seuls, et revenait, avec mille remercîments, surla circonstance à laquelle nous devions de nous connaître, je cédaivolontiers à ses instances et m’assis avec l’air d’examinerquelques miniatures curieuses et un petit nombre d’anciennesmédailles qu’il plaça devant moi. Il ne fallait pas, d’ailleurs,insister beaucoup pour me déterminer à rester, car il est certainque si ma curiosité avait été éveillée lors de ma première visite,elle n’avait pas diminué dans la seconde.

Nell ne tarda pas à venir nous rejoindre, et,posant sur la table quelque travail de couture, elle s’assit à côtédu vieillard. Rien de charmant à voir comme les fleurs fraîchesqu’elle avait mises dans la chambre, comme l’oiseau favori dont lapetite cage était ombragée par un vert rameau, comme le souffle defraîcheur et de jeunesse qui semblait frémir à travers cettevieille et triste maison, et voltiger autour de l’enfant ! Ilétait curieux aussi, quoique moins agréable, de passer de la beautéet de la grâce de l’enfant, à la taille voûtée, au visage soucieux,à la physionomie fatiguée du vieillard. À mesure qu’il allaitdevenir, plus faible et plus abattu, qu’adviendrait-il de cettepetite créature isolée ? Et s’il mourait, le pauvreprotecteur, quel serait le sort de la protégée ?

Le vieillard, qui parut répondre exactement àmes pensées, posa sa main sur celle de Nelly et dit touthaut :

« Je ne veux plus être si triste, Nelly,il est impossible qu’il n’y ait pas quelque bonne fortune enréserve pour toi ; je dis pour toi, car pour moi je ne demanderien. Sinon, le malheur s’appesantirait si lourdement sur ta têteinnocente !… Mais non, tous mes efforts ne seront pas perdus,c’est impossible. »

Elle le regarda gaiement, mais sans rienrépondre.

« Quand je pense, reprit-il, à ces annéesnombreuses, oui, nombreuses dans ta courte existence, où tu as vécuseule auprès de moi ; à ces jours monotones, sans compagnes niplaisirs de ton âge ; à cette solitude où tu as grandi, enquelque sorte, loin du genre humain tout entier, et en face d’unvieillard seulement, je crains quelquefois, Nelly, de n’avoir pasagi avec toi comme je le devais.

– Oh ! grand-père !… s’écrial’enfant avec une surprise pleine d’émotion.

– Oui, dit-il, sans le vouloir, sans levouloir. J’ai toujours aspiré au moment où tu pourrais figurerparmi les dames les plus heureuses et les plus belles dans laposition la plus brillante. Mais j’en suis encore à y aspirer, j’yaspire toujours, et, en attendant, s’il me fallait te quitter,t’aurais-je suffisamment préparée pour les luttes du monde ?Ce pauvre oiseau que voilà serait aussi bien en état d’en courirles risques si on lui donnait la volée. Attention ! j’entendsKit ; il est à la porte : va lui ouvrir, Nell. »

Elle se leva, fit vivement quelques pas,s’arrêta, se retourna et jeta ses bras au cou du vieillard, puis lequitta, et s’élança, plus vite cette fois afin de cacher les larmesqui coulaient de ses yeux.

« Un mot, monsieur, me dit le vieillard àvoix basse et d’un ton précipité ; un mot à l’oreille. Vosparoles de l’autre soir m’ont rendu malheureux. Voici ma seulejustification : j’ai tout fait pour le mieux, il est trop tardpour revenir sur mes pas quand bien même je le pourrais ; maisje ne le puis, et d’ailleurs j’espère encore triompher ! Toutpour elle. J’ai supporté moi-même la plus grande misère afin de luiépargner les souffrances qu’entraîne la pauvreté ; je veux luiépargner les peines qui ont mis au tombeau, hélas ! troptôt ! sa mère, ma chère fille ! Je veux lui laisser nonpas de ces ressources vulgaires qui pourraient aisément se perdreet se dissiper, mais une fortune qui la place pour toujoursau-dessus du besoin. Remarquez bien cela, monsieur : ce n’estpas du pain que je veux lui assurer, c’est une fortune. Mais,chut ! la voici, je ne puis vous en dire davantage, nimaintenant, ni jamais, en sa présence. »

L’impétuosité avec laquelle il me fit cetteconfidence, le tremblement de sa main qui pressait mon bras, lesyeux ouverts et brillants qu’il fixait sur moi, sa véhémencepassionnée et son agitation, tout cela me remplit, d’étonnement.D’après ce que j’avais vu et entendu, d’après une grande partie dece qu’il m’avait dit lui-même, je le supposais riche. Mais, quant àson caractère, je ne pouvais le définir, à moins que ce ne fût unde ces misérables qui, ayant fait de la fortune l’unique but,l’unique objet de leur vie, et ayant réussi à amasser de grandsbiens, sont continuellement torturé par la crainte de la pauvretéet obsédés par l’inquiétude de perdre de l’argent et de se ruiner.Il m’avait dit bien des choses que je n’avais pu comprendre, et quine pouvaient s’expliquer que par cette supposition. Je finis doncpar conclure que sans nul doute il appartenait à cette catégoriemalheureuse.

On ne dira toujours pas que cette opinion futpour moi le résultat d’une réflexion rapide, car je n’eus pas letemps de réfléchir du tout, la jeune fille étant revenue tout desuite et se disposant à donner à Kit une leçon d’écriture. Il enrecevait deux par semaine, dont une régulièrement ce soir-là, etj’ai lieu de croire que le professeur et l’élève y trouvaient unégal plaisir. Il me faudrait plus de temps et d’espace que n’enméritent de tels détails pour dire tous les efforts qu’il fallutfaire avant qu’on pût décider le modeste Kit à s’asseoir devant unmonsieur qu’il ne connaissait pas ; comment, étant assisenfin, il retroussa ses manches, posa carrément ses coudes,appliqua son nez sur son cahier et fixa ses yeux sur l’exemple enlouchant horriblement : comment, dès qu’il eut la plume enmain, il se vautra dans les pâtés et se barbouilla d’encre jusqu’àla racine des cheveux ; comment, si par hasard il lui arrivaitde bien tracer une lettre, il l’effaçait aussitôt avec son bras ense disposant à en faire une autre ; comment chaque nouvellebévue était pour l’enfant le sujet d’un franc éclat de rire, auquelrépondait, avec plus de bruit encore et non moins de gaieté, lerire du pauvre Kit lui-même ; comment cependant, à traverstout cela, il y avait chez le professeur un désir sincèred’enseigner et chez l’élève un vif désir d’apprendre. Il me suffirade dire que la leçon fut donnée, que la soirée se passa, que lanuit vint, que le vieillard, en proie à son anxiété et à sonimpatience habituelles, quitta secrètement la maison à la mêmeheure, c’est-à-dire à minuit, et qu’une fois de plus l’enfant restaseule dans cette sombre maison.

Et maintenant que j’ai conduit jusqu’ici cettehistoire en y jouant un rôle ; maintenant que j’ai présenté aulecteur les figures avec lesquelles il a déjà fait connaissance, jecrois qu’il convient que je disparaisse personnellement de la suitedu récit, pour laisser parler et agir eux-mêmes les personnages quiprendront à l’action une part nécessaire et importante.

Chapitre 4

 

M. et Mme Quilp demeuraient àTower-Hill ; et Mme Quilp était restée dans son pavillonde Tower-Hill, à gémir sur l’absence de son seigneur et maître,quand il l’avait quittée pour vaquer à l’affaire que nous l’avonsvu traiter.

On eût eu peine à définir de quel commerce, dequelle profession s’acquittait M. Quilp en particulier,quoique ses occupations fussent nombreuses et variées. Il touchaitles loyers de colonies entières, parquées dans des rues sales etdes ruelles au bord de l’eau ; il faisait des avances d’argentaux matelots et officiers subalternes de vaisseaux marchands :il avait une part dans les pacotilles de divers contre-maîtres debâtiments des Indes, fumait ses cigares de contrebande sous le nezmême des douaniers, et presque tous les jours avait des rendez-vousà la Bourse avec des individus à chapeau de toile cirée et jaquettede matelot. Sur le rivage de la Tamise, comté de Surrey, il y avaitun affreux chantier, infesté de rats, et nommé vulgairement« le quai de Quilp. » Là étaient un petit comptoir enbois, enfoncé tout de travers dans la poussière, comme s’il étaitentré dans le sol en tombant des nues, quelques débris d’ancresrouillées, plusieurs grands anneaux de fer, des piles de boispourri, et deux ou trois monceaux de vieilles feuilles de cuivre,tortillées, fendues et avariées. Dans son quai Daniel Quilp étaitun déchireur de bateaux, quoiqu’à en juger par tout ce qu’on voyaiton dût penser, ou qu’il déchirait les bateaux sur une fort petiteéchelle, ou qu’il les déchirait en morceaux si petits qu’on n’envoyait plus rien. Bien loin que ce lieu offrît une notableapparence de vie ou d’activité, la seule créature humaine quil’occupât était un jeune garçon amphibie, vêtu de toile à voiles,dont l’unique travail consistait à rester assis au haut d’une despiles de bois pour jeter des pierres dans la boue à la marée basse,ou à se tenir les mains dans ses poches en regardant avecinsouciance le mouvement et le choc des vagues à la maréehaute.

À Tower-Hill, l’appartement du naincomprenait, outre ce qui était nécessaire pour lui etMme Quilp, un petit cabinet avec un lit pour la mère de cettedame, qui vivait dans le ménage et soutenait contre Daniel uneguerre incessante ; et pourtant la dame avait une terriblepeur de son gendre. En effet, cet horrible personnage avait réusside manière ou d’autre, soit par sa laideur, soit par sa férocité,soit enfin par sa malice naturelle, peu importe, à inspirer unecrainte salutaire à la plupart de ceux qui se trouvaient chaquejour en rapport avec lui. Nul ne subissait plus complètement sadomination que Mme Quilp elle-même, une jolie petite femme audoux parler, aux yeux bleus, qui, s’étant unie au nain par lesliens du mariage dans un de ces moments d’aberration dont lesexemples sont loin d’être rares, faisait, tous les jours de la viebonne et solide pénitence de sa folie d’un jour.

Nous avons dit que Mme Quilp se désolaitdans son pavillon en l’absence de son mari. Elle était en effetdans son petit salon, mais elle n’y était pas seule ; car,indépendamment de la vieille Mme Jiniwin, sa mère, dont nousavons déjà parlé tout à l’heure, il y avait là une demi-douzaine aumoins de dames du voisinage, qu’un étrange hasard (concerté entreelles, je suppose) avait amenées l’une après l’autre juste àl’heure de prendre le thé. Le moment était propice à laconversation ; la chambre était fraîche et bien ombragée, unvéritable lieu de farniente : par la croisée ouverte, onvoyait des plantes qui interceptaient la poussière et qui formaientun délicieux rideau entre la table à thé au dedans et la vieilletour de Londres au dehors. Il n’y a donc pas sujet de s’étonner siles dames se sentirent une inclination secrète à causer et à perdrele temps, surtout si nous mettons en ligne de compte les charmesadditionnels du beurre frais, du pain tendre, des crevettes et ducresson de fontaine.

Ces dames se trouvant réunies sous de telsauspices, il était naturel que la conversation tombât sur lepenchant des hommes à tyranniser le sexe faible, et sur le devoirqui incombe au sexe faible de résister à ce despotisme, et dedéfendre ses droits et sa dignité. C’était naturel pour quatreraisons : 1° Parce que Mme Quilp étant une jeunefemme notoirement en puissance de mari, il convenait de l’exciter àla révolte ; 2° parce que la mère de Mme Quilp étaithonorablement connue pour être absolue dans ses idées et disposée àrésister à l’autorité masculine, 3° parce que chacune des dames envisite n’était pas fâchée de montrer pour son propre compte combienelle l’emportait, à cet égard, sur la généralité de son sexe ;et 4° parce que la compagnie étant habituée à une médisanceréciproque quand elles étaient deux à deux, était privée de sonsujet de conversation ordinaire maintenant qu’elles étaient réuniestoutes ensemble, en petit comité d’amitié, et que par conséquent iln’y avait rien de mieux à faire que de se liguer contre l’ennemicommun.

En vertu de ces considérations, une grossedame ouvrit le feu en commençant par demander, d’un air d’intérêtsympathique, comment se portait M. Quilp ; à quoi labelle-mère répondit avec aigreur : « Oh ! très-bien.Vous pouvez être tranquille à son sujet : mauvaise herbeprospère toujours. »

Alors toutes les dames soupirèrent àl’unisson, secouèrent gravement la tête et regardèrentMme Quilp comme on regarderait une martyre.

« Ah ! dit la première qui avaitpris la parole, si vous pouviez lui communiquer un peu de votreexpérience, mistress Jiniwin !… Personne, mieux que vous, nesait ce que nous autres femmes nous nous devons à nous-mêmes.

– Ce que nous nous devons est bien dit,madame, répliqua mistress Jiniwin. Du vivant de mon pauvre mari,votre père, ma fille, s’il s’était jamais hasardé à prononcervis-à-vis de moi un mot de travers, j’aurais… »

La brave vieille dame n’acheva point laphrase, mais elle tordit la tête d’une crevette avec un air devengeance, qui semblait en quelque sorte la traduction de sonsilence. Ce geste éloquent fut parfaitement saisi et approuvé parla grosse dame, qui répliqua immédiatement :

« Vous entrez juste dans ma pensée,madame, et c’est exactement ce que je ferais moi-même.

– Mais rien ne vous y oblige, ditMme Jiniwin. Heureusement pour vous, ma chère, vous n’en avezpas plus occasion que je ne l’avais autrefois.

– Nulle femme n’en aurait jamais besoin, ditla grosse dame, si elle se respectait.

– Vous entendez, Betzy ? ditMme Jiniwin d’un ton sentencieux. Combien de fois ne vousai-je pas adressé les mêmes avis, en me mettant presque à vosgenoux pour vous prier de les suivre ! »

La pauvre mistress Quilp, qui promenait unregard de victime de visage en visage, pour y lire partout unsentiment de pitié, rougit, sourit et secoua la tête d’un air dedoute. Ce fut le signal d’une clameur générale, commençant par unmurmure confus, et bientôt s’agrandissant jusqu’à devenir uneexplosion violente où tout le monde parlait à la fois ; il n’yavait qu’une voix pour dire que mistress Quilp, étant trop jeunepour avoir le droit d’opposer son opinion à celle de personnesexpérimentées qui savaient bien qu’elle se trompait, ce serait fortmal à elle de ne pas écouter les conseils de gens qui ne voulaientque son bien ; que se conduire ainsi, c’était presque semontrer ingrate ; que, si elle ne se respectait pas elle-même,du moins devait-elle respecter les autres femmes que son humilitécompromettait toutes ensemble ; que, si elle manquait d’égardsenvers les autres femmes, un temps viendrait où les autres femmesen manqueraient pour elle, et qu’elle en aurait bien du regret,elle pouvait en être sûre. Après ce déluge d’avertissements, lesdames livrèrent un assaut plus vif encore que jamais au thé,mélangé de pain tendre, de beurre frais, de crevettes et de cressonde fontaine, disant qu’elles souffraient tellement de la voir seconduire ainsi, qu’à peine pouvaient-elles avaler une bouchée.

« Tout cela est bel et bon, ditMme Quilp avec beaucoup de simplicité ; mais celan’empêche pas que, si je venais à mourir, aujourd’hui pour demain,Quilp pourrait épouser qui bon lui semblerait ; il lepourrait, j’en suis sûre. »

Il y eut à cette idée un cri générald’indignation. Épouser qui bon lui semblerait ! Ellesvoudraient bien voir qu’il eût l’audace de faire à aucune d’ellesune proposition de ce genre ; elles voudraient bien voir qu’ilen fît seulement semblant ! Une dame (c’était une veuve)s’écria qu’elle était femme à le poignarder dès la premièreallusion à cette prétention insolente.

« À merveille, reprit mistress Quilp,balançant sa tête ; tout cela est bel et bon, comme je ledisais tout à l’heure ; mais je répète que je suis certaine demon fait, oui, certaine. Quilp sait si bien s’arranger quand ilveut, que la plus belle de vous ne le refuserait pas si j’étaismorte, qu’elle fût libre, et qu’il se mit dans la tête de lui fairela cour, allez ! »

Chacune se redressa devant cette affirmation,comme pour dire : « C’est moi dont vous voulezparler !… Eh bien ! qu’il y vienne : onverra ! » Et cependant, quelque raison cachée les animaittoutes contre la veuve ; pas une des dames qui ne murmurât àl’oreille de sa voisine, que cette veuve se figurait probablementêtre l’objet des allusions de Betzy… et que pourtant ce n’était pasle Pérou.

« Ma mère sait, ajouta mistress Quilp,que je ne me trompe pas. Elle-même m’a souvent tenu ce langageavant mon mariage. N’est-il pas vrai, maman ? »

Cette question directe embarrassasingulièrement mistress Jiniwin, dont la position devenait des plusdélicates ; car la respectable dame avait certainementtravaillé d’une manière active à marier sa fille àM. Quilp ; et d’ailleurs, son orgueil maternel n’eût pasvolontiers laissé s’accréditer l’idée qu’elle avait donné sa filleà un homme dont personne n’eût voulu. D’autre part, exagérer lesqualités séduisantes de son gendre, c’eût été affaiblir la cause dela révolte, cette cause qu’elle avait embrassée avec ardeur.Partagée entre ces considérations contraires, mistress Jiniwinvoulut bien reconnaître chez Quilp un esprit insinuant, mais ellelui refusa le droit de gouverner ; et, avec un compliment bienplacé à l’adresse de la grosse dame, elle ramena la discussion aupoint de départ.

« Oh ! mistress George a dit unechose fort juste, fort sensée Si les femmes savaient seulement serespecter elles-mêmes !… Mais Betzy ne s’en doute pas, etc’est bien dommage ; j’en suis honteuse pour elle.

– Plutôt que de permettre à un homme de memener comme Quilp la mène, dit mistress George, plutôt que detrembler devant un homme comme elle tremble devant lui, je… je metuerais, après avoir commencé par écrire une lettre où jedéclarerais que c’est lui qui m’a tuée ! »

Cette idée fut accueillie par un concertunanime d’approbations bruyantes. Alors une autre dame, desMinories, prit à son tour la parole en ces termes :

« M. Quilp peut être un hommetrès-séduisant, je le suppose, je n’en doute même pas, puisquemistress Quilp et mistress Jiniwin le disent : or, siquelqu’un doit le savoir, c’est elles, assurément. Mais il n’estpourtant pas ce qu’on appelle un joli garçon, encore moins un jeunehomme, ce qui pourrait au moins lui servir de circonstanceatténuante ; tandis que sa femme est jeune, agréable, etqu’enfin c’est une femme ; et c’est toutdire ! »

Ces dernières paroles, prononcées du ton leplus pathétique, excitèrent l’enthousiasme dans l’auditoire.Encouragée par son triomphe, la dame ajouta :

« Si un tel mari pouvait être bourru etdéraisonnable avec une telle femme, il faudrait…

– S’il l’est ! interrompit la mèreretournant sa tasse vide dans la soucoupe et secouant les miettesqui étaient tombées dans son giron, comme pour se préparer à unedéclaration solennelle ; s’il l’est !… C’est le plusgrand tyran qui ait jamais existé ; elle n’ose pas penser parelle-même ; il la fait trembler d’un geste, d’un regard, illui cause des frayeurs mortelles, sans qu’elle ait la force de luirépondre un mot, pas le plus petit mot ! »

Quoique ces griefs fussent bien notoires etbien établis chez toutes ces dames amateurs de thé, et qu’ilseussent depuis un an servi de texte et de commentaire dans toutesleurs réunions du voisinage, cette communication officielle n’eutpas été plutôt reçue, qu’elles se mirent toutes à parler à la fois,rivalisant entre elles de véhémence et de volubilité. MistressGeorge s’écria que tout le monde s’en entretenait ; quesouvent elle en avait entendu causer auparavant ; que mistressSimmons, qui avait vu quelques-unes de ces scènes, le lui avait ditvingt fois à elle-même, et qu’elle lui avait toujoursrépondu : « Non, ma chère Henriette Simmons, je n’ycroirai jamais, à moins que je ne le voie de mes propres yeux etque je ne l’entende de mes propres oreilles. »Mme Simmons corrobora ce témoignage en y ajoutant des détailsqui étaient à sa connaissance personnelle. La dame des Minoriesdonna la recette d’un traitement infaillible auquel elle avaitsoumis son mari, et grâce auquel ce monsieur, qui, trois semainesaprès son mariage, s’était mis à manifester des symptômes nonéquivoques d’un naturel de tigre, s’était apprivoisé et étaitdevenu doux comme un agneau. Une autre dame raconta la luttequ’elle avait eue à soutenir et son triomphe final, qu’elle n’avaitpas obtenu cependant sans être forcée d’appeler à son aide sa mèreet deux tantes, avec lesquelles elle avait pleuré nuit et jour,durant six semaines, sans discontinuer. Une troisième qui, dans laconfusion générale, n’avait pu trouver une autre personne pourl’écouter, s’accrocha à une jeune fille qui se trouvait là, et ellela conjura, au nom de sa tranquillité et de son bonheur, de mettreà profit cette circonstance solennelle pour éviter l’exemple defaiblesse donné par mistress Quilp, et pour songer uniquement, dèsce jour, à maîtriser et à dompter le caractère rebelle de son futurmari. Le bruit était à son comble, la moitié des dames en étaientvenues, non plus à parler, mais à crier à qui mieux mieux pourdominer la voix des autres, quand soudain on vit mistress Jiniwinchanger de couleur, et faire à la dérobée un signe du doigt, commepour engager la compagnie à se taire. Alors, mais alors seulement,on aperçut dans la chambre Daniel Quilp lui-même, la cause vivantede tout ce tapage, occupé à regarder et écouter tout avec la plusprofonde attention.

« Continuez, mesdames, continuez, ditDaniel. Mistress Quilp, veuillez engager ces dames à rester poursouper ; vous leur donnerez une couple de homards avec quelqueautre comestible léger et délicat.

– Je… je ne les avais pas invitées à prendrele thé, balbutia la jeune femme. C’est bien par hasard qu’elles sesont rencontrées.

– Tant mieux, mistress Quilp ; lesparties de plaisir imprévues sont toujours les meilleures, dit lenain en frottant ses mains avec tant de force qu’il semblaitfabriquer des boulettes pour servir de gargousses à des canonnièresd’enfant. Mais quoi ! vous ne partez pas, mesdames ? Vousne partez sûrement pas ? »

Ses belles ennemies agitèrent la tête d’un airmutin, tout en cherchant leurs chapeaux et leurs châles respectifs,mais elles laissèrent le soin de la résistance verbale à mistressJiniwin, qui, se trouvant désignée par sa position pour soutenir lalutte, simula quelques efforts afin de sauver l’honneur de sonrôle.

« Et pourquoi, dit-elle, ces dames neresteraient-elles pas à souper, si ma fille le voulait ?

– Certainement, répondit Daniel ;pourquoi pas ?

– Il n’y a rien d’inconvenant ni de déshonnêtedans un souper, j’espère, dit Mme Jiniwin.

– Comment donc ? répliqua le nain ;ni de malsain non plus, à moins qu’on n’y mange une salade dehomards ou des crevettes, car je me suis laissé dire que ce n’étaitpas bon pour la digestion.

– Et vous ne voudriez pas que votre femme ensouffrît, pas plus que de toute autre chose qui pourraitl’incommoder, n’est-ce pas ?

– Non, certainement, pour rien au monde !répondit le nain avec un rire grimaçant. Pas même pour toutes lesbelles-mères réunies !… quelque bonheur qu’on eût à posséderune telle collection.

– Ma fille est votre femme, monsieurQuilp, » dit la vieille dame avec un rire qu’elle s’efforça derendre badin et satirique ; et elle ajouta, comme s’il avaitbesoin qu’on lui rappelât cette circonstance : « Votrefemme légitime.

– Certainement, certainement, dit le nain.

– Et elle a le droit, j’espère, d’agir commeil lui plaît, Quilp, dit mistress Jiniwin, tremblant, en partie decolère, en partie de la crainte secrète que lui inspirait songendre diabolique.

– Vous espérez qu’elle en a le droit. Nesavez-vous pas qu’elle l’a ?

– Je sais qu’elle devrait l’avoir, si elleavait ma manière de voir.

– Ma chère, pourquoi n’avez-vous pas lamanière de voir de votre mère ? dit le nain se retournant pours’adresser à sa femme. Pourquoi, ma chère, n’imitez-vous pas entout constamment votre mère ? Elle est l’ornement de sonsexe ; votre père le disait chaque jour de sa vie, j’en suissûr.

– Son père était un heureux caractère, et quivalait vingt mille fois mieux que certaines gens ; quedis-je ? vingt millions de milliards de fois.

– J’eusse aimé à le connaître, repartit lenain. Il se peut qu’il fût une heureuse créature déjà à cetteépoque ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’estmaintenant. Doux repos pour un homme qui a, je crois, souffertlongtemps. »

La vieille dame fit un effort pour parler,mais elle resta sans voix. Quilp reprit, avec la même malice deregard et la même affectation de politesse moqueuse :

« Vous ne paraissez pas à votre aise,mistress Jiniwin ; vous vous êtes trop surexcitée peut-être àparler, car c’est là votre faible. Allez vous coucher, allez vouscoucher.

– J’irai me coucher quand il me plaira, Quilp,et pas avant.

– Si cela pouvait vous plaire en cemoment ! Allez donc vous coucher, s’il vous plaît. »

Mistress Jiniwin le regarda avec colère ;mais elle recula en le voyant s’avancer, et, lui tournant le dospour s’en aller, elle l’entendit fermer la porte sur elle,l’envoyant ainsi rejoindre les invitées qui se pressaient surl’escalier.

Resté seul avec sa femme qui s’était assisedans un coin, toute tremblante et les yeux fixés à terre, le petithomme vint se planter à quelque distance devant elle, les brascroisés, et la contempla fixement durant quelque temps sansparler.

« Ah ! bonne pièce ! dit-il enrompant le silence, faisant claquer ses lèvres, comme si ce n’étaitpas une simple figure de rhétorique, et qu’il vînt en effet dedéguster un bon morceau. Ah ! mon cher petit cœur !ah ! charmante enchanteresse ! »

Mme Quilp sanglota, et, comme elleconnaissait le caractère de son aimable seigneur et maître, elle nese montra guère moins alarmée de ces compliments que s’il s’étaitporté à des actes de la plus extrême violence.

« Quel bijou ! continua le nain avecune grimace de possédé ; quel diamant, quelle perle, quelrubis, quel écrin du plus pur métal, enchâssé des plus richesjoyaux ! quel trésor ! aussi comme jel’aime ! »

La pauvre petite femme tremblait des pieds àla tête : elle jetait vers lui des yeux suppliants qu’ellebaissait ensuite vers la terre avec de nouveaux sanglots.

« Mais ce qu’elle a de mieux, ajouta-t-ilen s’avançant avec une espèce de bond que ses jambes crochues, saface hideuse, son air moqueur rendaient tout à fait diabolique, cequ’elle a de mieux, c’est sa douceur, sa soumission, qui ne luipermet pas d’avoir une volonté à elle, et surtout c’est l’avantagequ’elle a de posséder une mère si persuasive ! »

Il prononça ces dernières paroles d’un ton demalice mielleuse dont rien n’approche ; après quoi il plantases deux mains sur ses genoux, et écartant ses jambes toutesgrandes, il se baissa, baissa, baissa tout doucement jusqu’à cequ’il n’eût plus besoin que de donner un tour de vis à sa tête d’uncôté pour se trouver juste entre le parquet et les yeux de safemme.

« Madame Quilp !

– Oui, Quilp.

– N’est-ce pas que je suis gentil ?N’est-ce pas que je serai, la plus jolie créature du monde, sij’avais seulement des moustaches ? mais bah ! ça nem’empêche pas d’être un beau petit homme pour une femme, n’est-cepas, madame Quilp ? »

Mme Quilp répliqua en femme bienapprise : « Oui, Quilp » et, fascinée par sonregard, continua à fixer sur lui ses yeux timides, pendant qu’il larégalait d’une foule de grimaces dont il n’y avait que lui ou lecauchemar qui pussent posséder le secret. Et durant toute cettepantomime qui ne finit pas de sitôt, il garda un silenceabsolu ; excepté chaque fois qu’il faisait trembler et reculersa femme en renouvelant un de ses bonds inattendus, car alors ellene pouvait s’empêcher de pousser un cri d’effroi, ce qui le faisaitrire aux éclats.

« Mistress Quilp ! dit-il enfin.

– Oui, Quilp, » répondit-elle avecsoumission.

Au lieu de poursuivre son idée, Quilp se leva,croisa de nouveau ses bras et fixa sur sa femme des yeux encoreplus sévères, tandis qu’elle détournait les siens et les tenaitattachés sur le parquet.

« Mistress Quilp !

– Oui, Quilp.

– S’il vous arrive encore d’écouter cessorcières, je vous pincerai. »

Après cette menace laconique, accompagnée d’ungrognement qui la fit paraître très-sérieuse, M. Quilp ordonnaà Betzy d’enlever le plateau et de lui apporter le rhum. Ayantdevant lui la liqueur dans un grand coffre qui avait l’air deprovenir de quelque armoire de vaisseau, il demanda de l’eaufraîche avec sa boîte à cigares ; quand il n’eut plus rien àdemander, il s’établit dans un fauteuil, appuyant en arrière sagrosse tête, et ses petites jambes plantées sur la table.

« Maintenant, dit-il, mistress Quilp, mevoilà en disposition de fumer. Je passerai sans doute ainsi toutela nuit. Restez où vous êtes, s’il vous plaît, dans le cas oùj’aurais besoin de vous. »

La jeune femme ne trouva pas autre chose àrépondre que ses mots habituels : « Oui, Quilp. »Son seigneur et maître prit son premier cigare et apprêta sonpremier verre de grog. Le soleil se coucha, les étoilesparurent ; la Tour passa de sa teinte ordinaire au gris, puisau noir ; la chambre devint tout à fait sombre, tandis que lebout du cigare était flamboyant. M. Quilp demeurait cependantdans la même position, fumant et buvant tour à tour, regardant d’unair d’insouciance par la fenêtre, avec un sourire de dogue sur leslèvres, excepté quand mistress Quilp ne pouvait réprimer unmouvement d’impatience ou de fatigue ; car alors ce sourire semétamorphosait en une grimace de plaisir.

Chapitre 5

 

Soit que M. Quilp eût cligné de l’œil detemps en temps pour prendre par intervalles quelques moments desommeil, soit que durant toute la nuit, il eût tenu ses yeux toutgrands ouverts il est certain qu’il eut toujours son cigare allumé,et que le bout de celui qu’il venait de brûler servait chaque foisà allumer le nouveau qu’il prenait, sans avoir besoin de recourir àla chandelle. Le son des horloges, retentissant d’heure en heure,loin de lui apporter l’envie de dormir ou au moins le besoind’aller se reposer, semblait, au contraire, augmenter son insomniequ’il manifestait, à chaque signe indicateur des progrès de la nuitpar un rire étouffé dans sa gorge et par le mouvement de sesépaules, comme un homme qui rit de bon cœur mais in petto,à la dérobée.

Enfin le jour parut ; la pauvre mistressQuilp, glacée par la fraîcheur du matin, toute grelottante etbrisée par la fatigue et le manque de sommeil, était toujours là,assise patiemment sur sa chaise, invoquant, de temps en temps, parle muet appel du regard, la compassion et la clémence de sonseigneur et maître ; lui rappelant doucement quelquefois, parune quinte de toux introduite à propos, qu’il ne lui avait pasencore accordé grâce et merci, et que le châtiment avait déjà durébien longtemps. Mais le nain, son époux, continuait bravement defumer son cigare et de boire son rhum, sans y faire seulementattention ; ce ne fut que lorsque le soleil fut tout à faitbrillant, et que l’activité et le bruit qui caractérisent le jourdans la Cité se furent ranimés dans la rue, qu’il daigna, par unmot ou un geste, avoir l’air de s’apercevoir que sa femme était là.Peut-être encore n’eût-il pas eu cette générosité, si des coupsredoublés appliqués à la porte avec impatience ne lui avaientannoncé qu’il y avait de l’autre côté de bonnes petites phalangesbien dures et bien sèches qui la travaillaient comme il faut.

« Hé ! ma chère, dit-il avec unsourire malicieux, voici le jour ! Ouvrez la porte, ma doucemistress Quilp !… »

L’obéissante Betzy tira les verrous ; samère entra.

Mistress Jiniwin s’élança impétueusement dansla chambre ; car, supposant que son gendre était encore aulit, elle voulait se soulager en admonestant vertement sa fille surla conduite et le caractère de son mari. Mais quand elle le vitdebout et habillé, et qu’elle s’aperçut que, depuis la veille ausoir, la chambre semblait avoir été constamment occupée, elles’arrêta tout court avec quelque embarras.

Rien n’échappait à l’œil de faucon du vilainpetit homme ; il comprit parfaitement ce qui se passait dansl’esprit de sa belle-mère. Paraissant plus laid encore dans laplénitude de sa satisfaction, il lui souhaita le bonjour en luilançant une œillade de triomphe.

« Eh quoi ! Betzy, dit la vieilledame, vous n’avez pas été vous… Ce n’est pas à dire, sans doute,que vous avez été…

– Debout toute la nuit ! dit Quilpachevant la phrase. Oui, elle est restée debout.

– Toute la nuit ! s’écria mistressJiniwin.

– Oui, toute la nuit. Est-ce qu’elle estdevenue sourde, la bonne femme ? demanda Quilp avec un sourireaccompagné d’un froncement de sourcils. Qui oserait dire quel’homme et la femme s’ennuient dans leur compagnieréciproque ? Ah ! ah ! le temps a passé vite.

– Vous êtes une brute !

– Allons, allons, dit Quilp feignant de seméprendre, il ne faut pas adresser d’injures à votre fille. Elleest ma femme, vous le savez. Et parce qu’elle a fait si rapidementpasser le temps que je n’ai point songé à m’aller mettre au lit, cen’est pas une raison pour que votre tendresse envers moi vous animecontre elle. Dieu de Dieu, quelle maîtresse femme !… À votresanté !

– Je vous suis fort obligée, répliqua lavieille dame, témoignant par l’agitation de ses mains qu’elleéprouvait un vif désir de faire tomber sur le gendre son poingmaternel. Oh ! je vous suis fort obligée.

– Âme reconnaissante !… MistressQuilp !

– Oui, Quilp, murmura l’esclave soumise.

– Aidez votre mère à préparer le déjeuner,mistress Quilp Ce matin, je vais à mon quai. Le plus tôt sera lemieux ; ainsi hâtez-vous. »

Mistress Jiniwin fit mine de résistance ens’asseyant sur une chaise près de la porte et se croisant les brascomme si elle étais fermement résolue à ne rien faire dutout ; mais ces symptômes de rébellion disparurent devantquelques mots que Betzy dit tout bas à sa mère, et surtout devantl’amabilité de son gendre, qui lui demanda avec intérêt si elle setrouvait mal, lui rappelant qu’il y avait de l’eau froide enabondance dans la pièce voisine. La vieille femme se disposa donc,bien qu’à contrecœur, à s’occuper activement de ce qui lui avaitété commandé.

Tandis que la mère et la fille vaquaient auxsoins du déjeuner. M. Quilp passa dans l’autre chambre ;là, il rabattit le collet de son habit, procéda à sa toilette depropreté, et se mit à se débarbouiller avec une serviette mouilléequi était loin d’être blanche, car son visage n’en sortit que plusténébreux. Mais, pendant cette occupation, sa méfiance et sacuriosité ne le quittèrent point pour cela ; au contraire,plus attentif et plus rusé que jamais, il s’interrompit dans sacourte opération pour aller écouter à la porte la conversation quise tenait dans la chambre voisine, et dont il supposait devoir êtrele sujet.

« Ah ! ah ! se dit-il au boutde quelques moments, voilà donc pourquoi les oreilles mecornaient ; je savais bien que je ne me trompais pas. Je suisun petit vilain bossu, je suis un monstre, à ce qu’il paraît,mistress Jiniwin ! Ah ! »

La joie de cette découverte amena sur seslèvres un rire qui s’y épanouit comme la grimace d’un dogue ;après quoi, ayant achevé sa toilette, il se secoua comme un canichequi sort de l’eau et alla rejoindre ces dames.

M. Quilp s’était arrêté devant un miroiret il était en train de nouer sa cravate quand mistress Jiniwin, setrouvant par hasard derrière lui, ne put résister à l’envie qu’elleéprouva de montrer le poing à son tyran de gendre. Ce fut l’affaired’un instant ; mais, au moment où elle joignait au geste unregard de menace, elle rencontra dans la glace l’œil deM. Quilp : elle était prise en flagrant délit. En mêmetemps le miroir lui rendit par réflexion une longue langue sortantde l’horrible et grotesque figure du nain, et presque aussitôtcelui-ci, se retournant vers elle avec une tranquillité et unedouceur parfaites, lui demanda du ton le plus affectueux :

« Eh bien ! comment cela va-t-il,maintenant, ma vieille petite mignonne ? »

Si peu important que fût cet incidentridicule, il donna à M. Quilp un tel air de petit démon, desorcier rusé et pénétrant, que la vieille dame eut trop peur de luipour prononcer un seul mot, et se laissa conduire à table par songendre, qui affectait une politesse extraordinaire. En déjeunant iln’atténua guère l’impression qu’il avait produite ; car il semit à dévorer des œufs durs avec leur coquille, des crevettesmonstrueuses avec la tête et la queue tout ensemble, mâchant à lafois avec la même avidité du tabac et du cresson, avalant sanssourciller du thé bouillant, mordillant sa fourchette et sa cuillerjusqu’à les tordre ; en un mot, il fit tant de tours de forceeffrayants et peu ordinaires, que les deux femmes faillirent sepâmer de terreur et commencèrent à douter que le nain fût vraimentune créature humaine. Enfin, après avoir commis tous ces actesrévoltants, et beaucoup d’autres encore du même genre quirentraient dans son système, M. Quilp laissa la mère et lafille parfaitement réduites à la soumission et se rendit au bord dufleuve, où il prit un bateau pour se faire transporter audébarcadère auquel il avait donné son nom.

C’était la marée montante quand Daniel Quilpse plaça dans le bateau pour passer de l’autre côté de la Tamise.Toute une flottille de barques voguait nonchalamment, les unes debiais, les autres proue en tête, d’autres la poupe en avant ;toutes emportées dans un mouvement violent et irrésistible contrede gros bâtiments où elles se heurtaient, passant sous les bossoirsdes steam-boats, se fourrant dans toutes sortes d’endroits et decoins où elles n’avaient que faire, et craquant à tous les chocscomme autant de coquilles de noix. Chacune, avec sa paire de longsavirons, fendant la vague et faisant clapoter l’eau, avait l’aird’un poisson malade qui vient respirer à la surface de la vague.Sur quelques-uns des bâtiments à l’ancre, toutes les mains étaientactivement occupées à rouer des cordages, à étendre des voiles pourles faire sécher, à recevoir ou à décharger les cargaisons ;sur d’autres, les seuls êtres vivants qu’on aperçût étaient deux outrois enfants barbouillés de goudron, et peut-être un chien quiaboyait en courant çà et là sur le tillac ou qui cherchait àgrimper sur les bastingages pour regarder par-dessus le pont etpour aboyer de plus belle. Un grand vaisseau à vapeur s’avançaitlentement à travers la forêt des mâts, frappant l’eau dans unesorte de précipitation impatiente avec ses lourdes roues, commes’il ne pouvait respirer dans ce petit espace, et cheminant avec samasse énorme comme un monstre marin parmi les goujons de la Tamise.Sur l’une et l’autre rive étaient rangés en longues et noires filesdes bâtiments charbonniers entre lesquels se mouvaient avec lenteurdes vaisseaux manœuvrant pour sortir du port et faisant brillerleurs voiles au soleil ; les bruits et les craquements quis’élevaient de leur bord étaient répercutés en échos dans centendroits différents. L’eau et tout ce qu’elle portait se trouvaiten mouvement ; tout dansait, flottait, bouillonnait, tandisque la vieille Tour grise et les maisons massives qui s’étendent lelong du bord, surmontées de distance en distance par quelque flèched’église, semblaient regarder avec un froid dédain leur voisine laTamise, si ardente, si agitée.

Daniel Quilp, à qui il était parfaitement égalque la matinée fut belle, si ce n’est parce que cela lui épargnaitla peine de porter un parapluie, se fit déposer tout près de sondébarcadère, où le conduisit une étroite ruelle qui, participant dela nature amphibie de ceux qui y passaient, offrait dans lacomposition de son terrain autant d’eau que de boue, et le tout enabondance. En arrivant, ce qu’il vit d’abord ce fut une paire depieds mal chaussés qui se dressaient en l’air montrant leurssemelles, attitude particulière du jeune gardien qui, doué d’unenature excentrique et ayant un goût naturel pour les culbutes, setenait en ce moment renversé sur la tête, et, dans cette positionpeu ordinaire, contemplait l’aspect du fleuve. À la voix du maître,il se remit promptement sur ses pieds, et sa tête ne fut pas plutôtdans sa position naturelle, que, sauf meilleur terme, elle reçut unhorion de la main de M. Quilp.

« Ah çà ! voulez-vous me laissertranquille ! dit le jeune garçon parant tour à tour avec sesdeux coudes les coups que lui assenait son maître ; vousattraperez quelque chose dont vous ne serez pas content, je vous lejure.

– Vous êtes un chien ! cria Quilp. Jevous frapperai avec une verge de fer ; je vous étrillerai avecune brosse de vieille ferraille ; je vous pocherai les yeux,si vous osez dire un mot. Soyez-en sûr ! »

Tout en proférant ces menaces, il ferma denouveau le poing, qu’il glissa avec dextérité entre les coudes dujeune garçon, et l’attrapant par la tête tandis que celui-cis’efforçait d’esquiver les coups, il le frappa rudement trois ouquatre fois. Satisfait dans sa colère et s’étant donné librecarrière, il laissa enfin aller sa victime.

« Ne recommencez pas, toujours ! ditle jeune garçon secouant la tête et battant en retraite avec sescoudes prêts à tout événement. Vous n’avez qu’à y venir !

– C’est bon, chien que vous êtes ! ditQuilp. En voilà assez, puisque j’ai fait ce qui me convenait.Allons, ici ! Prenez la clef.

– Pourquoi ne vous attaquez-vous pas àquelqu’un de votre taille ? demanda l’autre en s’approchantavec lenteur.

– Chien ! est-ce qu’il existe quelqu’unde ma taille ? Prenez la clef… sinon je vous en brise lecrâne. »

Et de fait il lui appliqua vivement un coupavec le bout de la clef.

« Allons, ouvrez le comptoir, »

Le jeune garçon obéit en rechignant. Ilmurmurait d’abord, mais il se tut par prudence, en voyant Quilp lesuivre de près et fixer sur lui un regard ferme. Il est bon defaire remarquer qu’entre ce garçon et le nain il y avait uneétrange espèce de sympathie mutuelle. Comment cette sympathieétait-elle née ? Comment continuait-elle d’exister, entre desmenaces et de mauvais traitements d’un côté, et de l’autre desrépliques aigres et des défis provoquants, c’est ce qui ne nousimporte guère. Quilp assurément n’eût souffert de contradiction dela part d’aucune autre personne que ce jeune homme, et celui-ci nese fût pas laissé battre par un autre que Quilp, lorsqu’il luiétait si aisé de se sauver à son aise.

« Maintenant, dit Quilp entrant dans cecomptoir, veillez sur le débarcadère. Si vous vous avisez demarcher encore sur la tête, je vous couperai un pied. »

Le jeune homme ne répondit rien ; maisdès qu’il vit que son maître s’était enfermé, il se remit sur latête devant la porte, et tantôt recula, tantôt avança en marchantsur les mains. Le comptoir offrait quatre faces ; mais notregarçon évita le côté de la fenêtre, pensant bien que Quilp leguetterait par là. C’était prudent, car le nain, connaissant legaillard, s’était embusqué à peu de distance de cette fenêtre, avecun gros morceau de bois raboteux, ébréché et garni de clous, quicertainement ne lui eût pas fait de bien.

Le comptoir était une petite loge sale, oùl’on ne voyait qu’un vieux pupitre, deux escabeaux, une patère àaccrocher les chapeaux, un ancien almanach, une écritoire sansencre, un trognon de plume et une pendule hebdomadaire, qui depuisdix-huit ans au moins n’avait pas marché, et dont une aiguilleavait été arrachée pour servir de cure-dent. Daniel Quilp enfonçason chapeau sur ses sourcils, grimpa sur le bureau qui offrait unesurface plane, y étendit sa petite personne, et s’y établit pourdormir, en homme qui n’en était pas à son apprentissage, comptantbien réparer son insomnie de la veille par une sieste longue etsolide.

Si le sommeil fut profond, il ne dura paslongtemps ; car au bout d’un quart d’heure à peine, le jeunehomme ouvrit la porte et avança sa tête qui ressemblait à un paquetd’étoupe mal peignée. Quilp avait le sommeil léger ; ils’éveilla aussitôt.

« Il y a là quelqu’un pour vous, dit lejeune homme.

– Qui ?

– Je ne sais pas.

– Demandez le nom, chien que vousêtes ! » dit Quilp saisissant le léger morceau de boisdont nous avons parlé et le lançant avec une telle dextérité, quele jeune homme n’eut que le temps de disparaître pour l’éviter.

Peu soucieux d’affronter de nouveau de pareilsprojectiles, le garçon envoya prudemment à sa place la personnemême qui avait été la cause du réveil de Quilp. À sa vue, celui-cis’écria :

« Quoi ! c’est vous,Nelly !

– Oui, » dit la jeune fille, ne sachantsi elle devait entrer ou se retirer ; car le nain venait de sesoulever, et avec ses cheveux pendant en désordre et le mouchoirjaune dont sa tête était couverte, il faisait peur à voir.« Ce n’est que moi, monsieur.

– Venez, dit Quilp sans quitter son lit decamp. Venez ; mettez-vous là ; veuillez regarder audehors ; n’y a-t-il pas là un garçon qui marche sur latête ?

– Non, monsieur. Il est sur ses pieds.

– Vous en êtes bien certaine ? C’estbien. À présent, venez et fermez la porte. Vous avez une commissionpour moi, Nelly ? »

L’enfant lui présenta une lettre dontM. Quilp se disposa à prendre connaissance sans changer deposition, si ce n’est pour se mettre un peu sur le côté et appuyerson menton sur sa main.

Chapitre 6

 

La petite Nelly se tenait timidement à quelquedistance du nain, étudiant du regard la physionomie deM. Quilp tandis qu’il lisait la lettre ; son regardtémoignait de la crainte et du peu de confiance que lui inspiraitle nain, mais en même temps d’une certaine envie de rire, enprésence de cet extérieur bizarre et de ce grotesque maintien. Etcependant chez l’enfant il y avait une vive inquiétude :quelle réponse rapporterait-elle ? Il dépendait de cet hommede la rendre à son gré agréable ou désolant, cette considérationétouffait toute envie de rire, et contribuait plus à la retenir quetous les efforts qu’eût pu faire Nelly par elle-même.

Le contenu de la lettre plongea M. Quilpdans une assez grande anxiété. À peine en avait-il lu deux ou troislignes, qu’il commença à écarquiller les yeux et à froncerhorriblement les sourcils ; aux deux ou trois lignessuivantes, il se mit à se gratter la tête d’une manièredésordonnée, et, en arrivant à la fin, il poussa un sifflement longet aigu, en signe de surprise et de contrariété. Il plia la lettre,la déposa près de lui, mordit les ongles de ses dix doigts avec unesorte de voracité, reprit vivement la lettre et la relut. Cetteseconde lecture ne fut pas selon toute apparence, plussatisfaisante que la première ; elle le jeta dans une rêverienouvelle d’où il ne sortit que pour livrer encore un assaut à sesongles et regarder l’enfant qui, les yeux baissés, attendait le bonplaisir de sa réponse.

« Hé ! cria-t-il soudain d’une voixqui la fit tressaillir, comme si un coup de feu avait été tiré àson oreille. Hé ! Nelly !

– Oui, monsieur.

– Nelly, connaissez-vous le contenu de cettelettre ?

– Non, monsieur.

– Est-ce certain, bien certain, sur votreâme ?

– Bien certain, monsieur.

– Bien sûr ? Mettriez-vous votre main aufeu que vous n’en savez pas un seul mot ? demanda le nain.

– Je n’en sais pas un mot, réponditl’enfant.

– C’est bien, murmura Quilp, rassuré par leregard sincère de Nelly. Je vous crois. Tout est parti déjà !parti en vingt-quatre heures ! Que diable en a-t-il doncfait ? C’est là le mystère ! »

Sur cette réflexion, il se mit de nouveau àgratter sa tête et à ronger ses ongles. Pendant cette opération,ses traits prirent insensiblement une expression qui pour lui étaitun sourire amical, mais qui chez tout autre eût été une grimacesinistre : l’enfant, en levant les yeux sur lui, s’aperçutqu’il la regardait avec un intérêt et une complaisance touteparticulière.

– Vous êtes charmante aujourd’hui, Nelly,charmante. Vous sentez-vous fatiguée, Nelly ?

– Non, monsieur. J’ai hâte de m’enretourner ; car il sera inquiet jusqu’à mon retour.

– Rien ne presse, petite Nelly, rien nepresse. Nelly, vous plairait-il d’être mon numéro deux ?

– D’être quoi, monsieur ?

– Mon numéro deux, Nelly, ma « secondemistress Quilp ?… » L’enfant frissonna, mais ne parut pascomprendre. Ce qu’observant, Quilp se hâta d’expliquer plusclairement sa pensée :

« D’être la seconde mistress Quilp quandla première mistress Quilp sera morte, ma douce Nell, dit Quilpdardant ses yeux sur elle et l’attirant à lui, et arrondissant sondoigt pour lui faire signe de s’approcher ; oui, d’être mafemme, ma petite femme aux joues vermeilles, aux lèvres purpurines.Supposons que mistress Quilp vive cinq ans ou même quatreseulement, vous serez précisément d’âge à me convenir. Ha !ha ! soyez bonne fille, Nelly, soyez bonne fille, et vousverrez si un de ces jours vous ne serez pas Mistress Quilp deTower-Hill. »

Loin de se laisser séduire par cettedélicieuse perspective, l’enfant recula à quelques pas loin dunain, toute agitée, toute tremblante. Pour lui, soit qu’il éprouvâtpar tempérament de la jouissance à causer de l’effroi à autrui,soit qu’il lui fût agréable de se figurer la mort de mistress Quilpnuméro un et l’élévation de mistress Quilp numéro deux au mêmetitre et au même poste, soit enfin qu’il pensât que la propositionde sa personne serait, au moment voulu, très-agréable etfavorablement accueillie, il ne fit que rire de son alarme etfeignit de n’y point prendre garde.

« Venez avec moi à Tower-Hill ; vousy verrez mistress Quilp Elle vous aime beaucoup, Nell, mais elle nevous aime pas autant que moi. Venez à mon logis.

– Il faut que je m’en aille. Mon grand-pèrem’a dit de revenir aussitôt que j’aurais une réponse.

– Mais vous ne l’avez pas, Nelly, vous nel’aurez pas, vous ne pouvez pas l’avoir avant que je sois de retourchez moi : ainsi, pour remplir tout à fait votre commission,il faut, comme vous voyez, que vous m’accompagniez. Donnez-moi monchapeau que voilà, et nous partirons ensemble. »

En parlant ainsi, M. Quilp se laissarouler du haut du bureau jusqu’à ce que ses petites jambesatteignissent le sol ; alors il se trouva debout et sortitpour aller au débarcadère. La première chose qu’il aperçut, ce futle jeune homme qui se plaisait tant à marcher la tête en bas, et unautre garçon du même âge et de la même taille, se roulant tous deuxdans la boue, enlacés étroitement et se battant avec une égaleardeur.

« C’est Kit !… s’écria Nellyjoignant les mains ; le pauvre Kit qui est venu avecmoi ! Oh ! je vous en prie, monsieur Quilp,séparez-les !

– Je vais les séparer ! dit vivementQuilp, rentrant dans son comptoir d’où il revint presque aussitôtarmé d’un gros bâton. Je vais les séparer. À présent, battons-nous,mes enfants ; je vais me battre tout seul contre vous, contrevous deux, contre vous deux à la fois ! »

En même temps qu’il leur lança ce défi, lenain se mit à brandir son bâton ; et dansant autour descombattants, marchant et sautant sur eux, avec une sorte defrénésie, il frappa tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme unenragé, visant toujours à la tête et assenant des coups tels qu’unsauvage seul en pouvait porter. Cet assaut terrible, sur lequel ilsn’avaient pas compté, refroidit sensiblement l’ardeur des deuxparties, qui se remirent sur pied et demandèrent quartier.

« Chiens que vous êtes ! je vousmettrai en bouillie ! dit Quilp, s’efforçant encore, mais envain, d’approcher l’un ou l’autre, pour leur administrer le coupd’adieu. Je vous meurtrirai jusqu’à ce que votre peau soit couleurde cuivre ! je vous casserai la face jusqu’à ce que vousn’ayez plus qu’un profil à vous deux ! Vous verrezça !

« Ah çà ! laissez votre bâton, oubien malheur à vous ! Laissez votre bâton ! » dit lecommis, qui s’était jeté de côté et cherchait l’occasion des’élancer sur le nain.

« Approchez-vous un peu, que je lelaisse… tomber sur votre crâne ! Un peu plus près, un peu plusprès !… »

Le nain avait les yeux étincelants. Le jeunehomme déclina l’invitation ; mais, quand il crut voir que sonmaître était moins sur ses gardes, il s’élança, et, saisissantl’arme, il tâcha de l’arracher des mains de Quilp. Celui-ci, quiétait fort comme un lion, tint bon tandis que l’autre tirait detoutes ses forces ; alors Quilp lâcha tout à coup le bâton, etson adversaire, privé de ce point d’appui, alla en vacillant tomberen arrière sur la tête. Le succès de cette manœuvre flattaM. Quilp au delà de toute expression : il se mit à rireet à trépigner des pieds avec une gaieté folle.

« C’est égal, dit le jeune garçon,secouant et frottant à la fois sa tête ; allez voir si jamaisje me battrai contre ceux qui diront que vous êtes le nain le pluslaid qu’on puisse montrer pour un penny !

– Comment ! chien, voulez-vous dire queje ne le suis pas ?

– Non !

– Alors pourquoi vous battiez-vous sur mondomaine, drôle que vous êtes ?

– Parce qu’il s’est permis de dire cela, maisce n’est pas parce que ça n’est pas vrai.

– Pourquoi a-t-il prétendu, s’écria Kit, quemiss Nelly est laide et qu’elle et mon maître sont obligés de fairetout ce qu’il vous plaît ?

– Il l’a dit parce qu’il est fou, et vous avezparlé en garçon sage et spirituel, trop spirituel pour vivrelongtemps, à moins que vous n’ayez soin de votre santé,Kit. »

Quilp, en faisant cette réponse, avait pris unair doucereux, mais il y avait surtout un fond de malice quicouvait dans ses yeux et sur ses lèvres. Il ajouta :

« Kit, voici six pence pour vous. Ditestoujours la vérité. En toute circonstance soyez sincère, Kit. Etvous, chien, fermez le comptoir et donnez-moi la clef. »

Le commis obéit à cet ordre ; le zèlequ’il avait déployé pour défendre son maître fut récompensé par unviolent coup que celui-ci lui appliqua sur le nez avec la clef, etqui lui fit venir des larmes aux yeux. Ensuite M. Quilp s’enretourna chez lui dans son bateau avec Nelly et Kit ; tandisque, pour se venger, le commis du nain se mit à marcher sur lesmains, la tête en bas, le long des limites du débarcadère, tout letemps que son maître mit à passer l’eau.

Mistress Quilp était seule au logis et, nes’attendant pas au retour si prochain de son seigneur et maître,elle avait cherché du repos dans un sommeil bienfaisant, quand lebruit des pas du nain la réveilla en sursaut. À peine avait-elle eule temps de paraître occupée à quelque travail d’aiguille,lorsqu’il entra, accompagné de la jeune fille. Il avait laissé Kitau bas de l’escalier.

« Voici Nelly Trent, ma chère mistressQuilp, dit le mari. Vite un verre de vin et un biscuit ; carelle a fait une longue course. Elle vous tiendra compagnie machère, pendant que je vais écrire une lettre. »

Betzy regarda le maître en tremblant, sedemandant ce qu’il pouvait y avoir sous cette affabilitéinaccoutumée. Sur l’ordre qu’il lui en donna par signe, elle lesuivit dans la chambre voisine.

« Écoutez-moi attentivement, lui ditQuilp à voix basse. Il faut que vous tâchiez de tirer d’ellequelque confidence sur le compte de son grand-père, sur ce qu’ilsfont, comment ils vivent, sur ce qu’il lui dit. J’ai mes raisonspour savoir tout cela, s’il est possible. Vous autres femmes, vousêtes plus libres entre vous que vous ne le seriez avec nous. Vousparticulièrement, ma chère, vous avez de petites manières doucesqui réussiront auprès d’elle. Vous m’entendez ?

– Oui, Quilp.

– Allez. Eh bien, qu’est-ce ?

– Cher Quilp, balbutia la jeune femme, j’aimecette enfant ; je voudrais bien, s’il se pouvait, n’avoir pasà la tromper… »

Le nain, marmottant un juron terrible, regardaautour de lui comme s’il cherchait un bâton pour infliger un justechâtiment à l’insoumission de sa femme ; mais celle-ci, avecsa docilité habituelle, s’empressa de conjurer sa colère, et luipromit d’exécuter son ordre.

« Vous m’entendez ! reprit-il luipinçant et lui serrant le bras. Insinuez-vous dans sessecrets ; vous le pouvez, je le sais. Et souvenez-vous bienque j’écoute. Si vous n’êtes pas assez pressante, je ferai craquercette porte, et malheur à vous si j’ai besoin de la faire craquertrop souvent !… Allez ! »

Mistress Quilp sortit pour remplir lacommission, et son aimable époux, se cachant derrière la porte àdemi fermée et y appliquant son oreille, se mit à écouter avec uneattention perfide.

Cependant la pauvre Betzy se demandait commentelle entrerait en matière et quelle sorte de questions ellepourrait faire : elle ne se décida à parler qu’au moment où laporte, en craquant avec force, l’avertit d’agir sans plus deretard.

« Depuis quelque temps vous avez faitbien des allées et venues ici, chère, pour voir M. Quilp.

– C’est ce que j’ai dit cent fois à mongrand-père, répliqua naïvement Nelly.

– Et qu’est-ce qu’il répond à cela ?

– Il se borne à soupirer, il baisse la tête etparaît si triste, si accablé, que si vous pouviez le voir en cetétat, sûrement il vous ferait pitié ; mais je sais que vousn’y pourriez pas plus remédier que moi… Comme cette portecraque !

– C’est son habitude, dit mistress Quilp endirigeant de ce côté un regard inquiet. Mais votre grand-père n’apas toujours été sans doute aussi triste ?

– Oh ! non, dit vivement l’enfant. Quelledifférence autrefois ! Nous étions si heureux, si gais, sicontents ! Vous ne pouvez vous imaginer quel péniblechangement nous avons subi depuis quelque temps.

– Que je regrette de vous entendre parlerainsi, ma chère ! » s’écria mistress Quilp.

Et elle disait vrai.

« Je vous remercie, dit l’enfantl’embrassant sur les joues. Vous avez toujours été bonne pour moi,et c’est un plaisir de causer avec vous. Je ne puis parler de lui àpersonne, si ce n’est au pauvre Kit. Pour moi, je suis encoreheureuse ; je devrais peut-être me trouver plus heureuse queje ne le fais, mais vous ne pouvez concevoir combien cela m’affligequelquefois de voir mon grand-père changer comme il fait.

– Peut-être, Nelly, changera-t-il encore, maispour redevenir ce qu’il était autrefois.

– Oh ! si Dieu voulait seulement qu’il enfût ainsi !… dit l’enfant en versant un ruisseau de larmes.Mais il y a longtemps déjà qu’il a commencé… Il me semble que j’aivu cette porte remuer.

– C’est le vent, dit mistress Quilp d’une voixfaible. Vous disiez donc qu’il a commencé… ?

– Oui, à être si pensif, si abattu, à oublierla manière dont nous passions les longues soirées autrefois.J’avais l’habitude de lui faire la lecture au coin du feu ; ilétait assis et m’écoutait. Quand je m’arrêtais et que nous nousmettions à causer, il m’entretenait de ma mère et me disait que jeparlais tout à fait comme elle, que j’avais la même figure qu’elle,lorsqu’elle était une enfant de mon âge. Ensuite il me prenait surses genoux, et il s’efforçait de me faire comprendre que ma mèren’était pas dans un tombeau, mais qu’elle était partie pour un beaupays au delà des nuages, un beau pays où la vieillesse et la mortsont inconnues… Oh ! nous étions bien heureux alors !

– Nelly ! Nelly ! s’écria la pauvrefemme, je ne puis supporter de vous voir triste comme vous l’êtes àvotre âge. De grâce, ne pleurez pas !…

– Cela m’arrive si rarement, dit Nelly ;mais j’ai retenu longtemps mes larmes, et je ne suis pas encoresoulagée, car je sens ces larmes revenir dans mes yeux sans pouvoirles retenir encore. Je ne crains pas de vous confier mapeine ; je sais que vous n’en direz rien àpersonne. »

Mistress Quilp tourna la tête sans proférer unseul mot.

« Autrefois, reprit l’enfant, nous nouspromenions souvent dans les champs et parmi les arbres verts ;et lorsque, le soir, nous rentrions au logis, la fatigue nousfaisait mieux aimer encore notre maison et trouver qu’on y étaitbien. Elle était triste et sombre ; mais qu’importe ?disions-nous : cela ne nous rendait que plus agréable lesouvenir de notre dernière promenade et le projet de notrepromenade prochaine. Maintenant ces promenades sont finies ;et quoique notre maison soit la même, elle est plus triste et plussombre qu’elle ne l’a jamais été. »

Nelly s’arrêta ; mais bien que la porteeût craqué plus fort que précédemment, mistress Quilp ne dit rien.Ce fut l’enfant qui ajouta avec chaleur :

« Ne supposez pas que mon grand-pèrem’aime moins qu’autrefois. Chaque jour il m’aime davantage et metémoigne plus de tendresse et de sollicitude que la veille. Vous nepouvez vous imaginer combien il m’aime.

– Je suis bien sûre qu’il vous aimetendrement, dit mistress Quilp.

– Oui, s’écria Nelly, oh oui ! aussitendrement que je l’aime : Mais je ne vous ai pas encoreconfié son plus grand changement, et ayez soin de n’en jamais riendire à personne. Il ne dort plus, si ce n’est le peu de sommeilqu’il prend le jour dans son fauteuil ; car chaque nuit ilsort et reste dehors presque toute la nuit.

– Nelly !…

– Chut ! fit l’enfant, posant un doigtsur sa bouche et regardant autour d’elle. Quand il revient lematin, et c’est habituellement au point du jour, c’est moi qui luiouvre. La nuit dernière, l’heure était très-avancée ; onvoyait déjà clair. Mon grand-père était affreusement pâle ;ses yeux étaient rouges ; ses jambes tremblaient sous lui.Quand je retournai me mettre au lit, je l’entendis gémir. Je melevai et courus à lui ; avant qu’il sût que j’étais là, jel’entendis encore s’écrier qu’il ne pouvait plus supporter cettevie, et que, si ce n’était pour son enfant, il voudrait mourir. Quefaire, mon Dieu ! que faire ? »

Les sources de son cœur étaientouvertes ; la jeune fille, succombant au poids de ses peineset de ses tourments, et puissamment émue par la première confidencequ’elle eût jamais faite encore, ainsi que par la sympathie quiavait accueilli son petit récit, cacha son visage dans le sein desa douce amie et fondit en larmes.

Au bout de quelques moments, M. Quilpreparut ; il exprima la plus grande surprise de trouver Nellydans cet état. Il mit dans cette fausse surprise un naturelparfait, une habileté consommée ; la dissimulation était eneffet chez lui un art qu’il avait acquis par une longue pratique,et dans lequel il excellait.

« Elle est fatiguée, comme vous voyez,mistress Quilp, dit le nain, louchant horriblement pour fairecomprendre à sa femme qu’elle devrait dire comme lui. Il y a loinde chez elle au débarcadère ; elle a été effrayée de voir deuxdrôles qui se battaient, et, en outre, elle a eu peur de l’eau.C’était à la fois trop d’émotions pour elle. PauvreNelly ! »

Sans le vouloir, M. Quilp employa lemeilleur moyen possible pour rendre sa jeune visiteuse à elle-mêmeen lui posant doucement la main sur la tête. De la part de toutautre, ce contact n’eût produit sur Nelly aucun effetparticulier ; mais, en se sentant touchée par le nain,l’enfant éprouva instinctivement une telle répugnance et un si vifdésir d’échapper à cette caresse, qu’elle se leva aussitôt etdéclara qu’elle était prête à partir.

« Attendez, dit le nain, vous dînerezavec mistress Quilp et moi.

– Mon absence n’a été déjà que trop longue,monsieur, répondit Nelly en essayant ses yeux.

– Eh bien ! si vous voulez partir, vousêtes libre. Nelly. Voici ma lettre. C’est seulement pour dire queje le verrai demain ou après-demain, et que je ne puis faireaujourd’hui pour lui cette petite affaire. Adieu, Nelly. Et vous,monsieur, veillez bien sur elle ; vousm’entendez ? »

Kit, qui avait apparu pour obéir à cet ordre,ne daigna pas répondre à une recommandation aussi inutile ;et, après avoir lancé à Quilp un regard menaçant, comme s’ilattribuait au nain les pleurs que Nelly avait versés et se sentaitdisposé à les lui faire payer cher, il tourna le dos et suivit sajeune maîtresse, qui avait pris congé de Betzy et était partie.

Dès que les deux époux furent seuls, le nains’écria :

« Vous êtes habile à poser des questions,mistress Quilp !

Que pouvais-je faire de plus ?demanda-t-elle avec douceur.

– Ce que vous pouviez faire de plus ? ditQuilp en ricanant. C’est à moi à vous demander ce que vous pouviezfaire de moins ! Ne pouviez-vous faire ce que je vous avaisprescrit sans prendre vos airs favoris de pleurnicheuse,coquine !…

– Vraiment, je suis fort affligée pour cetteenfant, Quilp. J’en ai fait bien assez. Je l’ai amenée à me confierson secret lorsqu’elle nous supposait seules… Et vous, vous étiezlà !… Que Dieu me pardonne !

– Vous l’avez amenée là !… Le beaumalheur ! Ah ! j’avais eu raison de vous dire que jeferais craquer la porte. Il est fort heureux pour vous que, grâceau peu de mots qu’elle a laissés échapper, j’aie saisi le fil dontj’avais besoin ; car, autrement, c’est à vous que je m’enserais pris, soyez-en sûre ! »

Mistress Quilp, qui était loin d’en douter, nerépliqua rien. Son mari ajouta avec une certaine chaleur :

« Mais rendez grâces à votre bonneétoile, cette même étoile qui a fait de vous la compagne de Quilp,rendez-lui grâces de ce que je suis enfin sur la trace duvieillard, de ce que j’ai attrapé un rayon de lumière. Plus un motsur ce sujet, soit maintenant, soit à l’avenir. Vous n’avez pasbesoin de faire un dîner trop confortable, car je n’y serai pas cesoir. »

En parlant ainsi, M. Quilp prit sonchapeau et s’en alla. Betzy, désolée du rôle qu’elle avait étéobligée de jouer, se retira dans sa chambre, où elle se jeta surson lit ; et là, se cachant la tête dans ses draps, ellepleura sa faute avec plus d’amertume que de bien plus grandespécheresses au cœur moins tendre ne le font pour des fautes plusgraves ; car souvent la conscience n’est que tropélastique ; souvent sa flexibilité lui permet de s’élargirsans fin et de se prêter complaisamment à toutes les circonstances.Il y a des gens qui, dans leur prudence habile, la quittent petit àpetit comme on se débarrasse d’un gilet de flanelle dans leschaleurs de l’été, et qui réussissent même, à la longue, à s’enpasser tout à fait ; mais il en est d’autres qui saventfranchement prendre ou quitter cet habit à volonté ! Commecette façon d’agir est la plus large et la plus facile, c’est aussila plus à la mode.

Chapitre 7

 

« Fred, disait M. Swiveller,rappelez-vous la vieille ballade populaire : Loin de moisoucis fâcheux. Éventons, pour la rendre plus vive, la flammede l’hilarité du bout de l’aile de l’amitié, et faisons circuler levin rosé. »

Le logis de Richard Swiveller était situé dansle voisinage de Drury-Lane et, outre ce que cette position offraitd’agréable, il avait l’avantage de se trouver au-dessus d’un débitde tabac ; si bien que Richard pouvait en tout temps seprocurer les douceurs rafraîchissantes de l’éternuement, rien qu’enallant sur son escalier, et jouir ainsi d’une tabatière permanentequi ne lui coûtait ni soins ni dépense. C’était dans ce logis queSwiveller avait cité de mémoire, pour consoler son ami et lerelever de son abattement, un de ses souvenirs lyriques. Or, iln’est pas sans intérêt ni sans utilité de faire remarquer que cesquelques paroles tenaient doublement du langage figuré et ducaractère poétique de Swiveller. Ainsi, le vin rosé n’était qu’unemblème, la réalité était un verre contenant du grog froid au gin,et qu’on remplissait, au fur et à mesure, avec une bouteille et unecruche posées sur la table. Faute d’autre verre, les deux amis sepassaient tour à tour celui-là ce qu’on peut avouer sans honte,Swiveller étant logé en garçon. Par une fiction égalementplaisante, il mettait toujours au pluriel, dans la conversation, sachambre unique. Lorsque cette chambre était vacante, le marchand detabac l’avait annoncée sur son volet sous le titre pompeux« d’appartements pour une seule personne ; » etSwiveller, fidèle à cette idée, n’avait jamais manqué dedire : « Mes chambres, mes appartements, messalons, » ouvrant un espace illimité à l’imagination de sesauditeurs et la faisant s’égarer à son gré dans une longue suite devastes salons, pour peu que cela lui fît plaisir.

Dans ce débordement de son esprit inventif,Swiveller s’appuyait sur un meuble équivoque. C’était en apparenceun corps de bibliothèque, en réalité une couchette qui occupaitdans la chambre une place en évidence et semblait pouvoir défiertout soupçon et tromper tout examen. Bien certainement, pendant lejour, Swiveller aurait juré que c’était une bibliothèque et pasautre chose ; il oubliait volontiers qu’il y eût un litlà-dessous, niait catégoriquement l’existence des couvertures etchassait dédaigneusement les traversins de sa pensée. Pas un mot,même avec ses amis les plus intimes, sur l’usage réel de ce meuble,pas le moindre aveu sur son service de nuit, pas une allusion à sespropriétés particulières. Une foi implicite dans cette déception,tel était le premier article de son symbole. Pour être l’ami deSwiveller, il fallait rejeter toute preuve évidente, toute raison,toute observation, et croire aveuglément à son corps debibliothèque. C’était son faible, sa manie, et il y tenait.

« Fred, reprit Swiveller, s’apercevantque sa citation poétique n’avait produit aucun effet ;passez-moi le vin rosé. »

Le jeune Trent poussa de son côté le verreavec un mouvement d’impatience, et retomba dans l’attitude chagrined’où on l’avait tiré contre son gré.

« Mon cher Fred, dit son ami, tout enremuant le mélange liquide, je veux vous donner un petit avisapproprié à la circonstance. Voici le mois de mai qui…

– Au diable ! interrompit l’autre, vousm’excédez, vous me tuez avec votre babil. Comment pouvez-vous êtregai dans l’état où nous sommes ?

– Eh ! quoi, monsieur Trent !répliqua Dick, il y a un proverbe qui dit que gaieté n’empêche passagesse. Il existe des gens qui peuvent être gais sans pouvoir êtresages, d’autres qui peuvent être sages (ou pensent pouvoir l’être)et qui ne sauraient être gais. J’appartiens à la première classe.Si le proverbe est bon, je pense qu’il vaut mieux en prendre lamoitié que de n’en prendre rien ; et, en tout cas, j’aimemieux être gai sans être sage, que de n’être, comme vous, ni l’unni l’autre.

– Bah !… murmura Trent d’un aircontrarié.

– À la bonne heure !… Chez les gens bienélevés je ne crois pas qu’un mot de cette sorte soit jamais adresséà un gentleman dans ses propres appartements ; mais cela m’estégal, faites comme chez vous, ne vous gênez pas. »

Il ajouta, entre ses dents, par manièred’observation, que son ami paraissait un peu de mauvaise humeur,termina le verre de vin rosé et se mit en devoir d’en apprêter unautre ; après l’avoir préalablement dégusté avec délices, ilproposa un toast à une compagnie imaginaire, et dit d’un tond’emphase :

« Messieurs, permettez-moi de souhaitermille succès à l’ancienne famille des Swiveller, et bonne chance enparticulier à M. Richard ; M. Richard, messieurs,continua Dick d’un ton pathétique, qui dépense tout son argent pourses amis et qui en est récompensé par un bah ! pourla peine… (Applaudissements sur les bancs.)

– Dick, dit Trent, qui revint s’asseoir aprèsavoir fait deux ou trois tours dans la chambre, voulez-vousconsentir à causer sérieusement pendant quelques minutes, si jevous offre un moyen de vous enrichir sans peine ?

– Vous m’en avez offert souvent, et qu’enest-il advenu ? Mes poches sont toujours vides.

– Avant peu, reprit Trent en étendant son brassur la table, je veux que vous me teniez un autre langage. Écoutezbien le nouveau plan. Vous avez vu ma sœur Nell ?

– Eh bien ?

– Elle est jolie, n’est-ce pas ?

– Oui certes, et je dois même dire qu’il n’y apas un grand air de famille entre elle et vous.

– Est-elle jolie ? répéta Frédéricimpatienté.

– Oui, jolie et très-jolie. Maisenfin ?…

– Je vais vous le dire. Il y a un faitcertain : c’est que le vieux et moi nous sommes à couteauxtirés et resterons ainsi jusqu’à la fin de notre vie ; je n’airien à attendre de lui. Vous voyez bien cela, je suppose ?

– Une chauve-souris le verrait en plein midi,dit Swiveller.

– Il est un autre fait égalementcertain : c’est que ma sœur seule aura l’argent que, d’aprèsles premières promesses de ce vieux grippe-sou, que Dieuconfonde ! je m’attendais à partager avec elle. N’est-il pasvrai ?

– C’est vrai, à moins que la manière dont jelui ai exposé les choses n’ait produit une impression profonde surson esprit ; ce qui serait possible. J’y ai mis del’éloquence : « Ici, disais-je, il y a un bongrand-père, » C’était fort, je crois, c’était tout à faitamical et naturel. En avez-vous été frappé ?

– Il n’en a toujours pas été frappé,lui ; par conséquent, inutile de discuter là-dessus.Voyons, continuons : Nelly a près de quatorze ans…

– Elle est charmante pour son âge, quoiquepetite, ajouta Swiveller entre parenthèse.

– Si vous voulez que je continue de parler,prêtez-moi une minute d’attention, dit Frédéric Trent, dépité dufaible intérêt que son ami paraissait prendre à la conversation.J’arrive au fait.

– Arrivez.

– Cette enfant est capable d’éprouver desaffections vives, et, élevée comme elle l’a été, elle peutfacilement, à son âge, subir des influences. Si une fois je l’aidans ma main, je parviendrai, avec quelque peu de séduction et demenaces, à la plier à ma volonté. Pour ne pas battre le buisson,autrement dit pour ne pas perdre le temps en paroles inutiles (etles avantages du plan que j’ai formé demanderaient pour êtreexposés toute une semaine), qui vous empêche d’épouserNelly ? »

Tandis que son ami entamait ce discours avecautant d’énergie que d’ardeur, Richard Swiveller était restétranquille, les yeux fixés sur le bord de son verre ; mais iln’eut pas plutôt entendu les derniers mots, qu’il témoigna uneprofonde consternation et ne put pousser que cemonosyllabe :

« Quoi ?

– Je dis : Qui vous empêche del’épouser ? répéta l’autre avec une fermeté d’accent dont ilavait depuis longtemps fait l’épreuve sur son compagnon.

– Mais vous m’avez dit aussi en même tempsqu’elle n’a pas encore quatorze ans !

– Assurément je ne songe pas à la marier en cemoment, répliqua le frère d’un ton contrarié. Dans deux, trois ouquatre ans, à la bonne heure. Le vieux vous semble-t-il devoirvivre plus longtemps que cela ?

– Il ne me fait pas cet effet, réponditRichard en secouant la tête ; mais ces vieilles gens, il nefaut pas s’y fier, Fred. J’ai dans le Dorsetshire une vieille tantequi était, disait-elle, au moment de mourir quand je n’avais quehuit ans, et elle n’a pas encore tenu parole. Ces vieux sont siendurcis, si immoraux, si malins ! Tenez, Fred, à moins qu’iln’y ait dans les familles des apoplexies héréditaires, et même,dans ce cas, les chances sont égales pour ou contre, je vous disqu’il ne faut pas s’y fier.

– Mettons les choses au pis, reprit Trent avecla même fermeté et en fixant les yeux sur son ami ; je supposeque mon grand-père continue de vivre…

– Sans doute ; et voilà le hic !

– Je suppose qu’il continue de vivre. Ehbien ! je déterminerai, ou, si ce mot est plus explicite, jeforcerai Nell à contracter un mariage secret avec vous. Que voussemble de ce moyen ?

– Il me semble que je vois là une famille etpas de revenu pour la nourrir, dit Richard après un moment deréflexion.

– Je vous dis, reprit Frédéric avec unechaleur croissante qui, soit réelle soit jouée, n’en agissait pasmoins sur l’esprit de son ami ; je vous dis que le vieux nevit que pour Nelly ; je vous dis que toute son énergie, toutesses pensées sont pour elle ; qu’il ne la déshériterait pasplus si elle venait à lui désobéir qu’il ne me ferait son héritiersi je m’abaissais à lui donner toutes les marques de soumission etde vertu. Pour voir cela, il suffit d’avoir des yeux, et de ne pasles fermer à l’évidence.

– Je ne suis pas éloigné de vous croire.

– Vous feriez mieux de dire que vous en êtessûr comme moi. Mais écoutez. Afin de mieux amener le vieux à vouspardonner, il faudrait feindre une rupture complète entre nous, unehaine à mort ; établissons ce faux semblant, et je gage que levieux s’y laissera facilement prendre. Quant à Nelly, vous savez cequ’on dit de la goutte d’eau qui, en tombant toujours à la mêmeplace, finit par user la pierre. Vous pouvez vous fier à moi en cequi la concerne. Ainsi, que le vieux vive ou meure,qu’adviendra-t-il en tout cas ? Que vous serez l’uniquehéritier de toute la fortune de cet opulent Harpagon, d’une fortuneque nous dépenserons ensemble, et que vous, vous y gagnerezpar-dessus le marché une jeune et jolie femme.

– Mais est-il bien sûr qu’il soitriche ?

– Certainement. N’avez-vous pas recueilli lesparoles qu’il a laissées tomber l’autre jour en notreprésence ? Certainement ! Gardez-vous d’endouter. »

Il serait superflu et fatigant de suivre cetteconversation dans tous ses détours pleins d’artifice, et de montrercomment peu à peu le cœur de Richard Swiveller fut gagné auxprojets de Frédéric. Qu’il nous suffise de dire que la vanité,l’intérêt, la pauvreté et toutes les considérations qui agissentsur un prodigue se réunirent pour séduire Richard et l’entraînervers la proposition faite en sa faveur ; quand bien même iln’y eût pas eu beaucoup de raisons pour cela, la faiblessehabituelle de son caractère eût été un motif déterminant pouremporter la balance. Depuis longtemps son ami avait pris sur lui unascendant qui s’était exercé cruellement d’abord aux dépens de labourse et de l’avenir du malheureux Dick, et qui avait continué derester aussi complet, aussi absolu, quoique Dick eût à souffrir del’influence des vices de son compagnon, et que neuf fois sur dix,il parût jouer le rôle d’un dangereux tentateur lorsqu’en réalitéil n’était que son instrument, un esprit léger, une tête vide, unvéritable étourdi.

Les motifs qui, dans cette occasion,dirigeaient Frédéric étaient un peu trop profonds pour que RichardSwiveller pût les deviner ou les comprendre ; mais nous leslaisserons se développer eux-mêmes. Ce n’est pas le moment de lesfaire paraître au jour. La négociation se termina d’un accordparfait. Swiveller était en train de déclarer, avec son langagefleuri, qu’il n’avait pas d’objection insurmontable pour épouserune personne abondamment pourvue d’argent et de biens meubles, quivoudrait bien de lui, quand il fut interrompu par un coup frappé àla porte. Il dut s’écrier, selon l’usage :

« Entrez ! »

La porte s’ouvrit, mais ne laissa entrer qu’unbras couvert de mousse de savon, avec une forte odeur de tabac.L’odeur de tabac monta du débit par l’escalier ; et quant aubras savonneux, il appartenait à une servante qui, occupée en cemoment à laver l’escalier, venait de le tirer d’un seau d’eauchaude pour prendre une lettre qu’elle présenta de sa propre main,criant bien haut avec cette aptitude particulière qu’ont les gensde sa classe à métamorphoser les noms, que c’était pour« monsieur Swivelling. »

Dick pâlit et parut embarrassé à la vue del’adresse, mais plus encore quand il eut lu le contenu.

« Voilà, dit-il, l’inconvénient de plaireaux femmes. Il est facile de parler comme nous l’avons fait tout àl’heure ; mais je ne songeais plus à elle.

– Elle ? qui ça ? demandaTrent.

– Sophie Wackles.

– Quelle Sophie ?

– C’est le rêve de mon imagination, réponditSwiveller, humant une large gorgée du « vin rosé » etregardant gravement son ami : une personne ravissante, divine.Vous la connaissez.

– En effet, je me la rappelle, dit Frédéricavec insouciance. Que vous veut-elle ?

– Eh bien, monsieur, entre miss Sophie Wackleset l’humble individu qui a l’honneur d’être avec vous, il s’estétabli un sentiment aussi ardent que tendre, sentiment de la naturela plus honorable et la plus poétique. La déesse Diane, monsieur,qui appelle ses nymphes à la chasse, n’est pas, j’ose le dire, plusscrupuleuse dans sa conduite que Sophie Wackles.

– Voulez-vous me faire croire qu’il y ait riende réel dans vos paroles ? demanda son ami. Vous ne voulezsans doute pas dire que vous lui avez fait la cour ?

– La cour, si ; des promesses, non. Cequi me rassure, c’est qu’on ne pourrait intenter contre moi aucunepoursuite pour rétractation de promesse. Je ne me suis jamaiscompromis jusqu’à lui écrire.

– Que vous demande-t-elle dans cettelettre ?

– C’est pour me rappeler, Fred, une petitesoirée qui a lieu aujourd’hui même ; une réunion de vingtpersonnes, c’est-à-dire de deux cents jolis orteils en tout quivont se démener gentiment dans la danse, en supposant que lesmessieurs et les dames invités apportent leur contingent naturel.Il faut que j’y aille, ne fût-ce que pour entamer la rupture. Jem’y engage, n’ayez pas peur. Je ne serais pas fâché de savoir sic’est Sophie elle-même qui a remis cette lettre. Si c’est elle,elle-même, qui ne se doutait guère de cet obstacle à son bonheur,c’est une chose vraiment touchante. »

Pour résoudre la question, Swiveller appela laservante. Il apprit que miss Sophie Wackles avait en effet remis lalettre à cette fille de sa propre main, qu’elle était venueaccompagnée, pour le décorum sans doute, de sa plus jeunesœur ; qu’on lui avait dit que M. Swiveller était chezlui, et qu’on l’avait engagée à monter ; mais que, choquée onne peut plus par cette proposition inconvenante, elle avait déclaréqu’elle aimerait mieux mourir. Ce récit remplit Swiveller d’uneadmiration peu compatible avec les projets qu’il venait d’arrêter.Mais Frédéric n’attacha qu’une importance médiocre à l’attitude deson ami dans cette occasion, sachant bien que, grâce à l’influencequ’il exerçait sur Richard Swiveller, il pourrait mettre son projetà exécution, quand il jugerait le moment opportun.

Chapitre 8

 

L’affaire étant ainsi arrangée, Swivellersentit, à des avertissements intérieurs, que l’heure de son dînerapprochait, et, de peur de compromettre sa santé par une troplongue abstinence, il envoya au plus proche restaurant demanderimmédiatement un renfort de bœuf bouilli et de choux verts pourdeux. Le restaurateur, édifié par expérience sur sa pratique,refusa net, en répondant, comme un grossier qu’il était, que siM. Swiveller voulait du bœuf, il eût la complaisance de venirà la maison le manger sur place, en ayant soin d’apporter, pour leremettre avant le bénédicité, le montant de certain petit compteque depuis longtemps il avait négligé de solder. Sans se laisserdécourager par cette rebuffade, mais au contraire se sentant plusque jamais en verve d’appétit, Swiveller envoya de nouveau chez unautre restaurateur qui demeurait plus loin. Il eut soin de fairedire par son messager que, s’il s’adressait à un établissementaussi éloigné, c’était non-seulement à cause de la hauteréputation, de la popularité que la qualité de son bœuf avaitacquise à cette maison, mais encore parce que le précédentfournisseur du gentleman, le traiteur inflexible, donnait de laviande tellement dure qu’elle était indigne de servir de nourritureà des gens comme il faut, et même à toute créature humaine.L’excellent effet de cette démarche politique fut démontré parl’arrivée presque immédiate d’une petite pyramide culinaire enétain, dont l’architecture curieuse était composée de platsrecouverts : le bœuf bouilli en formait la base, et un pot debière écumante en était le couronnement. Lorsque l’on eut décomposécet édifice, ses différentes parties constitutives présentaienttous les éléments désirés d’un repas appétissant, auquel Swivelleret son ami se mirent joyeusement en devoir de faire largementhonneur.

« Puissions-nous, s’écria Richard enpiquant sa fourchette dans les flancs d’une grosse pomme de terrerissolée, puissions-nous ne jamais connaître de pire moment quecelui-ci ! J’aime cette manière d’envoyer les pommes de terreavec leur peau ; il y a quelque chose d’agréable à tirer cetubercule de son élément natif, si je puis employer cetteexpression, et c’est un plaisir que ne connaissent pas les richeset les puissants de ce monde. Ah ! l’homme ici-bas a besoin debien peu de chose, et il n’en a pas longtemps besoin ! Commec’est vrai cela… après dîner !

– J’espère que le restaurateur a besoin de peude chose, dit Frédéric ; et j’espère aussi pour lui que ce peude chose, il n’en aura pas besoin longtemps. Je ne vous crois pasen état de payer la dépense.

– Je vais passer chez ce restaurateur et jeréglerai avec lui, répondit Swiveller en clignant de l’œil d’unemanière significative. Le garçon n’a aucun recours contrenous : voilà les provisions consommées, Fred ; tout estabsorbé. »

De fait, le garçon parut s’accommoder de cettevérité ; car, lorsqu’il revint chercher les plats et lesassiettes vides, et que Swiveller lui dit d’un ton d’insouciantedignité qu’il passerait bientôt chez son maître pour régler, legarçon montra d’abord quelque trouble et marmotta entre ses dentsquelques mots, comme : « Payement au comptant, pas decrédit, » et autres balivernes ; mais, après tout, il serésigna facilement et demanda seulement à quelle heure il plairaità monsieur de venir payer, disant que, comme il étaitpersonnellement responsable pour le bœuf, les légumes, etc., ilfallait qu’il se trouvât là. Swiveller, après s’être donné l’air decalculer mentalement ses nombreux engagements d’un bout à l’autre,répondit qu’il serait au restaurant entre six heures moins deuxminutes et six heures sept. Le garçon dut sortir avec cettegarantie peu rassurante ; alors Swiveller tira de sa poche uncarnet tout graisseux et y traça une marque.

« C’est sans doute pour vous rappeler letraiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriezl’oublier par mégarde ?

– Non, Fred, répondit gravement Richard encontinuant d’écrire comme un homme très-affairé ; ce n’est pastout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues oùil m’est interdit de passer, tant que les boutiques en sontouvertes. Notre dîner d’aujourd’hui me ferme Long-Acre. La semainedernière, j’ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street,et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendreau Strand, il n’y a plus pour moi qu’un chemin, et encorefaudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire degants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d’ici à unmois, ma tante ne m’envoie de l’argent, je serai forcé d’allerm’établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuleravec sécurité.

– Mais ne craignez-vous pas qu’à la longueelle ne se fatigue ?

– J’espère que non ; cependant le nombrede lettres que j’ai à lui écrire d’ordinaire pour l’attendrir estde six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huitsans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau.Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmesque je verserai du flacon à l’essence de poivre pour leur donner unair plus sombre et plus pénitent. « Ma chère tante, je suisdans un état d’esprit tel, que je sais à peine ce que j’écris. – Unpâté. – Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleursamers sur les fautes de mon passé !… – Poivrière. – Quand j’ypense, ma main tremble… » – Encore un pâté. – Ma foi, si celane produit rien, tout est fini. »

En parlant ainsi, Swiveller avait achevé detracer sa note ; il replaça le crayon dans son petit étui etferma le carnet d’un air parfaitement calme et sérieux. Frédéricsongea alors qu’il avait un engagement qui l’appelait dehors, etlaissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations surmiss Sophie Wackles.

« C’est un peu subit, se dit Richard,secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre deslambeaux de poésies à travers ses réflexions, comme de la vileprose, habitude qu’on lui connaît : si le cœur de l’homme estaccablé de crainte, ce brouillard se dissipe quand miss Wacklesapparaît : miss Wackles, cette délicieuse créature !…C’est la rose vermeille qui éclôt sous les rayons de juin. On nepeut nier qu’elle ne soit aussi, comme une douce mélodie jouée surun instrument harmonieux. C’est réellement un peu subit.Assurément, il n’est pas urgent de rompre immédiatement avec elle,à cause de la petite sœur de Fred ; mais il vaut mieux ne pasaller trop loin. Si je dois lui battre froid, il sera bon de lefaire tout de suite. Il y aurait lieu à une action judiciaire pourrupture de promesse, premier point. Sophie pourra trouver un autremari, second point. Il est probable que… Non, cela n’est pasprobable ; mais, en tout cas, il vaut mieux se tenir sur sesgardes. »

Cette chance, qu’il n’avait pas développée etsur laquelle il s’était arrêté tout court, c’était la possibilité,qu’il ne cherchait pas à se dissimuler à lui-même, qu’il ne fût pasencore parfaitement à l’épreuve des charmes de miss Wackles et lacrainte que, s’il venait à lier son sort à celui de cette jeunefille dans un moment d’abandon, il ne s’enlevât à lui-même le moyende poursuivre le beau plan d’avenir qu’il avait accueilli avec tantde chaleur de la bouche de son ami. Toutes ces raisons réunies ledécidèrent à chercher querelle à miss Wackles sans perdre de tempset à la planter là sous un prétexte en l’air de jalousie malfondée. Fixé sur ce point important, il fit passer plusieurs foisle verre de sa droite à sa gauche, et de sa gauche à sa droite,avec une assez notable dextérité, pour se mettre en état de remplirson rôle en homme prudent ; puis, après avoir donné quelquessoins à sa toilette, il sortit et se dirigea vers le lien poétisépar le charmant objet de ses méditations.

C’était à Chelsea. Miss Sophie Wackles ydemeurait avec sa mère, qui était veuve, et deux sœurs ; ellestenaient ensemble un modeste externat pour les petitesfilles : ce qu’indiquait aux passants un cadre ovale placéau-dessus d’une fenêtre du premier étage et où on lisait au milieude magnifiques parafes : Pensionnat de jeunesdemoiselles. Le fait prenait chaque matin plus de certitudeencore lorsque, de neuf heures et demie à dix, on voyait arriverquelque enfant d’âge encore tendre, élève isolée et solitaire qui,se posant sur le décrottoir et se levant sur la pointe de sespieds, faisait de pénibles efforts pour atteindre le marteau avecson abécédaire. Voici comment étaient réparties dans cetétablissement les diverses fonctions des institutrices :grammaire anglaise, composition, géographie, exercice gymnastiquedes haltères, par miss Mélissa Wackles ; écriture,arithmétique, danse, musique, arts d’agrément en général, par missSophie Wackles ; travaux d’aiguille, modèles sur le canevaspour apprendre à marquer, par miss Jane Wackles ; punitionscorporelles, pain sec et autres châtiments et tortures composant ledépartement de la terreur, par mistress Wackles. Miss Mélissa étaitla fille aînée ; miss Sophie, la cadette, et miss Jane ladernière. Miss Mélissa avait vu trente-cinq printemps, ou à peuprès, et elle s’acheminait vers l’automne ; miss Sophie étaitune jeune fille de vingt ans, fraîche, avenante et gaie ;quant à miss Jane, à peine comptait-elle seize années. MistressWackles était une personne de soixante ans, excellente peut-être,mais d’humeur acariâtre.

C’est vers ce « pensionnat de jeunesdemoiselles » que Richard Swiveller se dirigeait en toute hâteavec des projets hostiles au repos de la belle Sophie. Celle-ci,vêtue de blanc comme une vierge, et n’ayant pour tout ornementqu’une rose rouge, reçut le jeune homme à son arrivée, au milieu dedispositions fort élégantes, pour ne pas dire brillantes. Ainsi, lesalon avait été décoré de ces petits pots de fleurs qui d’ordinaireétaient placés sur le bord extérieur de la croisée, à moins qu’onne les mît dans la cour du sous-sol, quand il faisait trop de vent.Ainsi on avait invité à embellir la fête de leur présencequelques-unes des élèves de l’externat. Ainsi encore miss JaneWackles, pour disposer en boucles ses cheveux qui n’y étaient pointaccoutumés, avait gardé sa tête, toute la journée précédente,étroitement serrée dans une grande affiche de théâtre, dont elleavait composé ses papillotes jaunes : joignez à tant de fraisla politesse solennelle et le port majestueux de la vieille dame etde sa fille aînée. Swiveller s’aperçut bien qu’il y avait dans toutcela de l’extraordinaire, mais il ne fut pas impressionné.

Le fait est, et, comme on ne saurait disputerdes goûts (un goût aussi étrange que celui-ci peut être cité sansqu’on nous accuse d’invention méchamment préméditée), le fait estque ni mistress Wackles, ni sa fille aînée, n’avaient jamais vud’un œil favorable les assiduités de M. Swiveller ; ellesavaient coutume de le traiter sans conséquence « comme unjeune homme léger, » et elles soupiraient et secouaient latête en signe de fâcheux augure toutes les fois que son nom venaità être prononcé devant elles. Miss Sophie elle-même, qui jugeaitque la conduite de M. Swiveller, vis-à-vis d’elle, avait cecaractère vague et dilatoire qui n’annonce point des intentionsmatrimoniales bien déterminées, avait fini par désirer fortementune conclusion dans un sens ou dans l’autre. Elle avait doncconsenti enfin à opposer à Richard un jardinier pépiniériste qui sedéclarerait sur le moindre encouragement ; et, comme cetteoccasion avait été choisie dans ce but, on concevra aisément queSophie appelât de tous ses vœux la présence de Swiveller à laréunion, et que même elle lui eût écrit pour cela et porté lalettre dont nous avons parlé. « S’il a, disait mistressWackles à sa fille aînée, quelques espérances ou quelque moyend’entretenir convenablement une femme, il nous les fera connaîtremaintenant ou jamais. – S’il m’aime réellement, pensait de son côtéSophie, il faudra bien qu’il me le dise ce soir. »

Mais comme Swiveller ne savait absolument riende ce qui se faisait, se disait, se pensait à la maison, il n’enétait pas le moins du monde troublé. Il cherchait dans son espritquelle était la meilleure manière de devenir jaloux ; et ilaurait souhaité intérieurement que Sophie fût, pour cette occasionseulement, bien moins jolie que d’habitude, ou même qu’elle fût sapropre sœur, ce qui eût aussi bien servi ses projets. Les invitésentrèrent en ce moment, et parmi eux se trouvait M. Cheggs, lejardinier. M. Cheggs avait eu soin de ne pas se présenter seulet sans appui ; mais, en homme prudent, il avait amené sa sœurmiss Cheggs, qui prit chaleureusement les mains de Sophie,l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « J’espère quenous n’arrivons pas trop tôt.

– Assurément non, répondit Sophie.

– Oh ! ma chère, ajouta miss Cheggs dumême ton, j’ai été si tourmentée, si ennuyée ! C’est unmiracle si nous n’avons pas été ici à quatre heures del’après-midi. Alick était horriblement impatient de vous voir.Croiriez-vous qu’il était tout habillé avant le dîner, et quedepuis il n’a cessé d’aller regarder à chaque instant la pendulepour m’ennuyer de ses instances !… Aussi tout cela c’est votrefaute, méchante ! »

Cette confidence publique fit rougir missSophie. M. Cheggs, qui, de sa nature, était fort timide devantles dames, rougit également ; et la mère et les sœurs de missSophie, pour épargner à M. Cheggs l’embarras de rougirdavantage, lui prodiguèrent les politesses et les attentions.Richard Swiveller se trouva abandonné à lui-même. C’était tout cequ’il souhaitait, un bon motif pour paraître fondé en droit et enraison dans sa future colère ; mais, précisément au moment oùil tenait ce motif fondé en droit et en raison, qu’il était venuchercher tout exprès, sans avoir l’espérance d’y réussir, Richardse sentit très-sérieusement en colère et s’étonna de l’impudence dece diable de Cheggs.

Cependant M. Swiveller avait engagé missSophie pour le premier quadrille : notez qu’on avait proscritrigoureusement les contredanses, comme n’étant pas d’assez bongenre. Ici c’était un premier avantage sur son rival qui, assistristement dans un coin, contemplait la forme ravissante de lajeune fille passant avec grâce à travers les méandres de la danse.Mais ce ne fut pas là le seul triomphe que Swiveller remporta surle jardinier ; car, pour montrer à la famille quel homme onavait négligé d’abord, et sans doute aussi sous l’influence de sesprécédentes libations, il se livra à des hauts faits d’agilité sibrillants, et accomplit tant de pirouettes et d’entrechats, qu’ilremplit de surprise la société tout entière, et, qu’en particulier,un grand monsieur, qui dansait avec une toute petite écolière,resta comme pétrifié d’étonnement et d’admiration. Mistress Wackleselle-même oublia un moment de gourmander trois enfants qui sepermettaient de s’amuser, et elle ne put s’empêcher de penser quece serait un honneur pour la famille de posséder un semblabledanseur.

Dans cet instant critique, miss Cheggs semontra pour son frère une alliée énergique et utile. Sans se bornerà témoigner par des sourires méprisants le dédain qu’elle éprouvaitpour les prouesses de M. Swiveller, elle trouva moyen deglisser à l’oreille de miss Sophie quelques mots de sympathiquecondoléance de lui voir un cavalier si ridicule ; déclarantqu’elle tremblait qu’il ne prît envie à Alick de tomber sur cepersonnage et de passer sur lui sa colère : miss Sophien’avait qu’à voir combien l’amour et la fureur brillaient dans lesyeux dudit Alick ; et en effet ces passions, nous devons ledire, débordaient de ses yeux jusque sur son nez auquel ellesdonnaient un éclat rubicond.

« Il faut que vous dansiez maintenantavec miss Cheggs, » dit Sophie à Dick Swiveller après avoirdansé elle-même deux fois avec M. Cheggs, en ayant l’aird’encourager fortement ses galanteries. Elle ajouta :« C’est une aimable personne, et son frère est un hommecharmant.

– Charmant ! murmura Dick. Vous pourriezdire aussi charmé, à en juger par la manière dont il regarde de cecôté. »

Ici miss Jane, à qui l’on avait fait sa leçon,intervint avec ses longues boucles de cheveux et glissa quelquesmots à l’oreille de sa sœur pour lui faire remarquer l’air dejalousie de M. Cheggs.

« Lui, jaloux !… s’écria Swiveller.J’admire son impudence.

– Son impudence ?… répéta miss Jane ensecouant la tête. Prenez garde qu’il ne vous entende ; carvous pourriez en avoir du regret.

– Oh ! Jane, je vous en prie…, dit missSophie.

– Allons donc ! reprit la sœur ;pourquoi M. Cheggs ne serait-il pas jaloux, si cela luiplaît ? J’aime bien cela vraiment ! M. Cheggs aautant le droit d’être jaloux que qui que ce soit ici, et peut-êtrebientôt en aura-t-il plus le droit encore qu’il ne l’a en cemoment. Vous, Sophie, vous en savez quelque chose ! »

Quoique ce plan, concerté entre Sophie et sasœur, s’appuyât sur les meilleures intentions et eût pour objet dedécider enfin M. Swiveller à se déclarer, il échouacomplètement. Car miss Jane étant une de ces jeunes filles qui sontprématurément aigres et acariâtres, donna à son intervention uneimportance si déplacée que Richard se retira de mauvaise humeur,abandonnant sa maîtresse à M. Cheggs, et lançant à celui-ci unregard de défi auquel le jardinier répondit avec indignation.

« Est-ce que vous avez à me parler,monsieur ? lui demanda M. Cheggs le suivant dans un coin.Ayez la complaisance de sourire, monsieur, afin qu’on ne soupçonnerien… Est-ce que vous voulez me parler, monsieur ? »

Swiveller regarda avec un sourire dédaigneuxles pieds de M. Cheggs ; puis ses chevilles, puis sontibia, puis son genou, et ainsi graduellement le long de la jambedroite, jusqu’à ce qu’il arrivât au gilet ; là il alla debouton en bouton jusqu’à ce qu’il atteignît le menton ; puis,passant juste au milieu du nez, il s’arrêta aux yeux, et alors ildit brusquement :

« Non, monsieur.

– Hum ! fit M. Cheggs jetant un coupd’œil par-dessus son épaule ; ayez la bonté de sourire encoreun peu, monsieur… Peut-être désirez-vous me parler,monsieur ?

– Non, monsieur ; du tout.

– Peut-être, monsieur, n’avez-vous rien à medire en ce moment, » ajouta M. Cheggs en appuyant sur cesderniers mots.

Ici Richard Swiveller détacha ses yeux duvisage de M. Cheggs et fit descendre son regard du nez, dugilet et de la jambe droite de son rival jusqu’à ses pieds, qu’ilparut considérer avec soin ; après quoi il releva ses yeux,suivit en remontant la ligne de la jambe gauche, celle du gilet,et, revenu en plein visage de Cheggs, il répondit :

« Non, monsieur ; rien du tout.

– Vraiment, monsieur ? Je suis charméd’apprendre cela. Je suppose, monsieur, que vous savez où metrouver dans le cas où vous auriez quelque chose à medire ?

– Il ne me sera pas difficile de le demanderquand j’aurai besoin de le savoir.

– C’est bien ; nous n’avons rien de plusà nous dire, je pense, monsieur.

– Rien de plus, monsieur. »

Ainsi se termina ce terrible dialogue d’où lesdeux interlocuteurs se retirèrent fronçant également le sourcil.M. Cheggs s’empressa d’offrir la main à miss Sophie, tandisque M. Swiveller s’asseyait tout morose dans un coin.

Tout près de là étaient assises mistressWackles et miss Mélissa occupées à regarder la danse. Miss Cheggss’avança vers elles pendant que son cavalier était engagé dans unpas, et jeta quelques remarques qui furent du fiel et de l’absinthepour le cœur de Richard Swiveller. Sur une couple de mauvaistabourets se tenaient tant bien que mal deux des élèves del’externat, cherchant un encouragement à leur gaieté dans les yeuxde mistress et miss Wackles ; or, en voyant mistress Wacklessourire et miss Wackles sourire aussi, les deux fillettes crurentdevoir, pour se mettre dans leurs bonnes grâces, sourireégalement : pour reconnaître cette attention, la vieille dameprit un air sévère et leur dit que, si elles osaient se permettreencore pareille impertinence, elles seraient immédiatementreconduites chez elles. L’une des deux élèves, qui était d’unenature timide et d’un tempérament nerveux, ne put réprimer seslarmes devant cette menace rigoureuse ; et pour cette offensetoutes deux furent aussitôt renvoyées, ce qui porta la terreur dansl’âme de toutes les élèves.

Cependant miss Cheggs dit en s’approchantdavantage : « J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.Vous savez ce qu’Alick a dit à Sophie ? Sur ma parole, lachose est sérieuse, c’est clair.

– Qu’est-ce qu’il a donc dit, ma chère ?demanda mistress Wackles.

– Toute sorte de choses ; vous ne sauriezvous imaginer comme il a parlé franchement. »

Richard jugea qu’il n’était pas nécessairepour lui d’en entendre plus long. Il profita d’un temps d’arrêtdans la danse, et du moment où M. Cheggs était venu faire sacour à la vieille dame, et se dirigea la tête haute vers la porte,en affectant soigneusement la plus extrême insouciance lorsqu’ilpassa près de miss Jane Wackles, qui, dans toute la gloire de sesboucles de cheveux, faisait des frais de coquetterie, utile manièred’employer le temps faute de mieux, avec un vieux gentleman galant,locataire du parloir du rez-de-chaussée. Miss Sophie était assiseprès de la porte, encore émue et toute confuse des attentionsmarquées de M. Cheggs ; Richard Swiveller s’arrêta uninstant pour échanger quelques mots avec elle avant son départ.

« Mon navire est sur la côte et machaloupe est à la mer… Mais avant de franchir cette porte, il fautque je t’adresse mes adieux. »

Il accompagna ces paroles d’un regardmélancolique.

« Est-ce que vous partez ? demandamiss Sophie se sentant troublée jusqu’au fond du cœur par le succèsde sa ruse, mais affectant les dehors de l’indifférence.

– Si je pars !… répéta Richard avecamertume. Oui, je pars. Eh bien ! après ?…

– Rien, sinon qu’il n’est pas tard. Mais vousêtes maître après tout de faire ce que vous voulez.

– Plût à Dieu que j’eusse été aussi mamaîtresse et que je n’eusse jamais pensé à vous ! MissWackles, je vous ai crue sincère, et j’étais heureux dans macrédulité ; mais maintenant je gémis d’avoir connu une jeunefille si belle, il est vrai, mais si trompeuse !… »

Miss Sophie se mordit les lèvres et affecta deregarder avec un vif intérêt M. Cheggs qui, à quelquedistance, absorbait à longs traits un verre de limonade.

« Je suis venu ici, dit Richard, oubliantun peu le dessein qui l’avait réellement amené, je suis venu avecle cœur épanoui, dilaté, avec des sentiments conformes à cettedisposition. Je sors avec des pensées qui peuvent se concevoir,mais qui ne sauraient s’exprimer ; j’emporte la convictiondésolante que mes plus chères affections ont reçu ce soir le coupde grâce.

– Assurément, je ne vous comprends pas,monsieur Swiveller, dit miss Sophie, les yeux baissés ; jeregrette que…

– Des regrets, madame ! ditRichard ; des regrets, quand vous restez en possession d’unM. Cheggs ! Mais je vous souhaite une bonne nuit. En meretirant, je me bornerai à vous faire une petite confidence :il existe une toute jeune fille, qu’on élève à la brochette en cemoment pour moi ; elle possède non-seulement de grandscharmes, mais encore une grande fortune ; elle a prié son plusproche parent de solliciter mon alliance ; et, parconsidération pour plusieurs membres de sa famille, j’y aiconsenti. Je suis certain que vous apprendrez avec plaisir ce faitconsolant, qu’une jeune et aimable personne n’attend que le momentd’être femme pour s’unir à moi, et se dépêche de grandir chaquejour pour hâter cet heureux moment. J’ai cru devoir vous en direquelque chose. Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir abusé silongtemps de votre attention. Bonsoir. »

« Tout ceci aura d’excellentesconséquences, se dit Richard Swiveller quand il fut rentré chezlui, tout en posant l’éteignoir sur sa chandelle ; ainsi, jeme lance de cœur et d’âme, tête baissée, avec Fred, dans son projetà l’endroit de la petite Nelly ; il sera charmé de me trouversi ardent à le seconder. Demain il saura tout ; en attendant,comme il est un peu tard, je vais tâcher de demander au sommeille baume de mes peines. »

Le baume de ses peines ne se fit pasattendre. Au bout de quelques minutes, Swiveller était endormi, etil rêvait qu’il avait épousé Nelly Trent, qu’il était maître de safortune, et que, pour premier acte d’autorité, il avait dévasté etconverti en un four à chaux la pépinière de M. Cheggs.

Chapitre 9

 

Dans son entretien confidentiel avec mistressQuilp, Nelly avait à peine laissé entrevoir la profonde tristessede ses pensées ; à peine avait-elle montré l’ombre pesante dunuage qui enveloppait sa maison, et couvrait d’obscurité le foyerdomestique. Outre qu’il lui était bien difficile de donner à unepersonne qui n’était pas complètement instruite de la vie qu’ellemenait, une idée exacte de la mélancolie et de la solitude de cetteexistence, sa crainte de compromettre ou de blesser en quoique cefût le vieillard auquel elle était si tendrement attachée, l’avaitarrêtée même au milieu de l’épanchement de son cœur ; aussiNelly n’avait-elle fait qu’une allusion timide à la causeprincipale de son trouble et de ses tourments.

Ce qui avait provoqué les larmes de l’enfant,ce n’était pas la monotonie de ses journées privées de variété, etque n’égayait jamais aucune agréable compagnie ; ce n’étaitpas non plus la sombre horreur de ses soirées lugubres et de seslongues nuits solitaires ; ce n’était pas l’absence de cesplaisirs faciles et charmants qui font battre les jeunescœurs ; ce n’était pas enfin parce qu’elle ne connaissait deson âge que sa faiblesse et sa sensibilité vive. Mais voir levieillard accablé sous la pression d’un chagrin secret ;observer son état d’inquiétude et d’agitation continuelle ;avoir souvent à craindre que sa raison ne fût égarée ; liredans ses paroles et ses regards le commencement d’une foliedésespérante ; veiller, attendre, écouter jour par jour avecl’idée que ces symptômes devaient se réaliser ; se dire queson grand-père et elle ne pouvaient espérer ni un secours ni unconseil de personne, qu’ils étaient seuls sur la terre :telles étaient les causes d’accablement qui eussent certainementenlevé toute force et toute joie même à un être plus avancé enâge ; et combien devaient-elles peser plus lourdement sur lecœur d’une enfant qui les avait constamment autour d’elle, et quiétait sans cesse entourée des objets d’où renaissaient à toutmoment ces pensées !

Aux yeux du vieillard, cependant, Nell étaittoujours la même. Si, pour un moment, il débarrassait son esprit dufantôme qui l’obsédait sans relâche, il retrouvait aussitôt sajeune compagne avec le même sourire pour lui, avec les mêmesparoles pleines d’empressement, la même vivacité folâtre, le mêmeamour et la même sollicitude qui, pénétrant profondément dans sonesprit, semblaient l’avoir illuminé durant toute sa vie. Le cœur deNelly était pour le vieillard le livre unique dont il se plaisait àrelire la première page, sans songer à la triste histoire qu’il eûttrouvée plus loin, s’il avait seulement tourné le feuillet ;et, dans cet aveuglement volontaire, il aimait à croire qu’au moinsl’enfant était heureuse.

Heureuse !… elle l’avait été autrefois.Elle avait couru en chantant à travers ces chambres obscures ;elle avait, d’un pas gai et léger, côtoyé leurs trésors couverts depoussière, les faisant paraître plus vieux par sa jeunesse, plusnoirs et plus sinistres par sa figure brillante et ouverte. Maismaintenant les chambres étaient redevenues plus que jamais froideset ténébreuses ; et quand Nelly quittait son petit réduit,pour aller passer de longues et mortelles heures, assise dans l’unede ces tristes pièces, elle devenait elle-même silencieuse etimmobile comme les objets inanimés qui l’entouraient, et ellen’avait plus le courage de réveiller avec sa voix les échos enrouéspar un long silence.

Dans l’une de ces chambres se trouvait unecroisée donnant sur la rue. C’est là que l’enfant se tenait assise,seule et pensive, durant bien des soirées, souvent même assez avantdans la nuit. L’impatience n’est jamais plus grande que lorsqu’onveille pour attendre ; il n’est donc pas étonnant que, dansces moments, les idées lugubres vinssent en foule assiéger l’espritde Nelly.

Elle aimait à se placer en cet endroit àl’heure où tombe le crépuscule du soir, à suivre le mouvement de lafoule passant et repassant dans la rue, à observer les gens qui semontraient aux fenêtres des maisons en face d’elle, se demandant siles êtres qu’elle voyait là se sentaient moins seuls à la regardersur sa chaise, comme c’était pour elle une espèce de compagnie deles voir avancer et relever la tête par leurs croisées. Sur l’undes toits il y avait un amas confus de cheminées : souvent, enles considérant, il lui avait semblé que c’étaient autant de laidesfigures qui la menaçaient et qui essayaient de darder dans sachambre leurs yeux curieux ; aussi se trouvait-elle satisfaitequand l’obscurité du soir les enveloppait, bien que, d’autre part,elle éprouvât de la tristesse lorsque l’homme du gaz venait allumerles réverbères dans la rue ; car alors il était bien tard, etil faisait bien noir. En ce moment, Nelly tournait la tête etparcourait des yeux la pièce où elle se trouvait pour voir si touty était à la même place, si rien n’avait bougé ; puis ramenantson regard sur la rue, parfois elle apercevait un homme passantavec un cercueil sur son dos, et deux ou trois autres le suivant ensilence jusqu’à une maison où il y avait quelqu’un de mort. Nellyfrissonnait… car ce triste spectacle présentait de nouveau à sonsouvenir, avec une foule de pensées lugubres et de craintes,l’image des traits altérés et des manières étranges du vieillard.S’il allait mourir !… si un mal soudain était venu lefrapper !… et qu’il ne dût pas revenir chez lui vivant !…si, une nuit, il rentrait, l’embrassait et la bénissait comme àl’ordinaire ; si, après qu’elle se serait mise au lit, qu’ellese serait endormie, et tandis qu’elle goûterait un sommeilbienfaisant et sourirait peut-être au sein de ses rêves, il setuait ! et si le sang du grand-père coulait… coulait… jusqu’auseuil de la chambre à coucher de sa petite-fille !…

Ces pensées étaient trop terribles pour queNelly s’y arrêtât. Afin de s’en distraire, elle avait de nouveaurecours à la rue, maintenant animée par moins de pas, et de plus enplus sombre et silencieuse. Les boutiques se fermaient, leslumières commençaient à briller aux fenêtres des étages supérieurs,annonçant que les voisins allaient se coucher. Par degrés ceslumières diminuaient ou disparaissaient, remplacées par laveilleuse nocturne. À peu de distance, il y avait encore un magasinattardé qui jetait sur le trottoir une clarté resplendissante,brillante et gaie à voir ; mais, lorsqu’à son tour il étaitfermé et que le gaz y était éteint, l’ombre et le silence régnaientpartout, excepté quand retentissait sur le pavé quelque pas égaré,ou bien quand un voisin, en retard sur son heure habituelle,frappait vigoureusement à la porte de sa maison pour éveiller safamille endormie.

C’est à cette heure de la nuit, et rarementavant, que l’enfant fermait la fenêtre et descendait doucementl’escalier, se figurant la peur dont elle serait frappée siquelqu’une des visions infernales qui souvent passaient à traversses rêves, prenait un corps lumineux et diaphane pour luiapparaître sur son chemin. Mais toutes ses craintess’évanouissaient devant une bonne lampe éclairant de sa lumièrerassurante l’aspect calme de sa petite chambre à coucher. Après uneprière fervente et mêlée de larmes pour le vieillard, pour leretour du repos, de la paix et du bonheur dont ils avaient jouiautrefois ensemble, elle posait sa tête sur l’oreiller et seberçait de ses sanglots ; souvent, cependant, elle seréveillait en sursaut, bien avant que le jour revînt, pour écouterle bruit de la sonnette, et répondre à l’appel imaginaire quil’avait tirée de son sommeil.

Une nuit… c’était la troisième depuis laconversation de Nelly avec mistress Quilp, le vieillard, qui,durant toute la journée avait été souffrant et abattu, annonçaqu’il ne sortirait pas. À cette nouvelle, les yeux de l’enfantétincelèrent ; mais la joie qui les animait s’effaça quandNelly reporta son regard sur le visage triste et fatigué de songrand-père.

« Deux jours, murmura-t-il, deux jourstout entiers se sont écoulés, et pas de réponse ! Nell, quet’a-t-il donc dit ?

– Exactement ce que je vous ai rapporté, moncher grand-papa.

– C’est vrai, dit faiblement le vieillard.Oui… Mais n’importe, répète-le-moi, Nell. Ma tête s’affaiblit. Quet’avait-il donc dit ? Qu’il viendrait me voir le lendemain oule jour suivant… Rien de plus, n’est-ce pas ? C’était dans salettre.

– Rien de plus. Si vous le vouliez, nepourrais-je pas y retourner demain matin, grand-père, de très-grandmatin ? J’irais et serais de retour ici avant ledéjeuner. »

Le vieillard secoua la tête, soupiratristement, et, attirant vers lui sa petite-fille :

« Cela serait inutile, ma chérie,complètement inutile. Mais s’il m’abandonne en ce moment… s’ilm’abandonne aujourd’hui, quand je pourrais encore, avec son aide,réparer tout le temps et l’argent que j’ai perdus, oublier toutel’agonie d’esprit que j’ai supportée, et qui m’a réduit à l’état oùtu me vois… s’il en est ainsi, je suis ruiné, et bien pis quecela !… je t’aurai ruinée, toi pour qui j’avais tenté cetteœuvre !… Ah ! si nous étions réduits à lamendicité !…

– Si nous y étions réduits ?… ditl’enfant hardiment ; soyons mendiants, s’il le faut, pourvuque nous soyons heureux.

– Mendiants… et heureux ! dit levieillard. Pauvre petite !

– Mon cher grand-papa, s’écria Nelly avec uneénergie qui brilla sur son visage empourpré, dans sa voix émue etson attitude pleine d’ardeur, non, ce que je dis là n’est pas unenfantillage ; mais dussé-je vous paraître plus enfant encore,laissez-moi vous prier d’aller avec moi mendier, ou travailler surles grandes routes, ou gagner dans la campagne notre chétiveexistence à la sueur de notre front, plutôt que de continuer la vieque nous menons.

– Nelly !…

– Oui, oui, plutôt que de continuer la vie quenous menons ! répéta l’enfant avec un redoublement d’énergie.Si vous avez des chagrins, laissez-moi les connaître et lespartager. Si vous dépérissez à vue d’œil, si chaque jour vousdevenez plus pâle et plus faible, laissez-moi vous soigner et vousservir de garde-malade. Si vous êtes pauvre, soyons pauvresensemble, mais que je reste avec vous ! Que je n’aie pas àvoir en vous un tel changement sans en pouvoir deviner lacause ; sinon, mon cœur se brisera et je mourrai. Mon chergrand-papa, quittons ce lieu si triste, et allons demander notrepain de porte en porte, le long de notre route ! »

Le vieillard couvrit son visage de ses mains,et le cacha contre le coussin du fauteuil où il était couché.

« Soyons mendiants, dit la jeune fille enpassant un de ses bras autour du cou du vieillard ; je n’aipas peur que nous manquions du nécessaire, je suis sûre qu’il nenous manquera pas. Allons de campagne en campagne ; nousdormirons dans les champs, sous les arbres ; ne songeons plusà l’argent ni à rien qui puisse nous attrister, mais reposons lanuit ; le jour, ayons au visage le soleil et le grand air, etremercions Dieu ensemble. Ne mettons plus le pied dans des chambressombres, n’habitons plus une maison mélancolique, errons plutôt çàet là partout où il nous plaira. Quand vous serez fatigué, vousvous arrêterez pour vous délasser dans le lieu le plus agréable quenous pourrons trouver, et moi, pendant ce temps, j’irai demanderl’aumône pour nous deux. »

La voix de l’enfant s’éteignit dans lessanglots, en même temps que Nelly laissa tomber sa tête sur le coudu vieillard. Elle ne pleurait pas seule.

Ces paroles ne devaient pas être entendues pard’autres oreilles, cette scène n’était pas faite pour d’autresyeux. Et cependant il y avait là des yeux et des oreilles quiprenaient un intérêt avide à tout ce qui se passait : cen’était rien moins que les oreilles et les yeux de M. DanielQuilp, qui, étant entré sans être aperçu, au moment où l’enfants’était mise à côté du vieillard, se donna bien de garde, sansdoute par des motifs de la plus pure délicatesse, d’interrompre laconversation, et se tint immobile avec son regard fixe et sonricanement habituel. Cependant, comme il est assez fatigant derester debout pour un gentleman qui a beaucoup marché, le nain,d’ailleurs, étant de ces gens qui se mettent à l’aise partout commechez eux, il ne tarda pas à jeter les yeux sur un fauteuil où ilgrimpa avec une rare agilité, se perchant sur le dossier et lespieds posés sur le coussin. Dans cette attitude il se trouvaitparfaitement à l’aise pour voir et entendre, et, en même temps, ilavait le plaisir de satisfaire cette espèce d’instinct animal qu’ilpossédait en toute occasion, et qui lui faisait exécuter desexercices fantasques, de véritables tours de singe. Il s’assit doncde la sorte, une jambe retroussée négligemment par-dessus l’autre,son menton appuyé sur la paume de sa main, la tête tournéelégèrement, et sa laide figure empreinte d’une grimace de plaisir.Voilà comment il était quand le vieillard, ayant par hasard regardéde ce côté, l’aperçut, à son grand étonnement.

À l’aspect de cette agréable figure, l’enfantne put retenir un cri inarticulé. Elle et le vieillard, ne sachantque dire et doutant à demi de la réalité de cette apparition, lacontemplaient avec embarras. Sans être le moins du monde déconcertépar cette réception, Daniel Quilp garda la même attitude, sebornant à faire avec la tête deux ou trois signes decondescendance. Enfin le vieillard prononça le nom de Quilp, à quiil demanda par où il était venu.

« Par la porte, répondit le nain élevantson pouce au-dessus le son épaule ; je ne suis pas encore toutà fait assez petit pour passer à travers le trou de la serrure. Mafoi, je voudrais l’être. Voisin, j’ai besoin de causer avec vous,en particulier, tous deux seuls et sans témoins. Au revoir, petiteNelly. »

Nelly consulta du regard son grand-père, quilui fit signe de se retirer, et l’embrassa sur la joue.

« Ah ! dit le nain faisant claquerses lèvres, quel bon baiser… juste sur la pommette vermeille de lajoue ! Quel baiser excellent ! »

La jeune fille, en entendant une pareilleremarque, n’en fut que plus empressée de sortir. Quilp la suivitd’un regard d’admiration ; et dès qu’elle eut fermé la porte,il complimenta le vieillard sur les charmes de Nelly.

« Quel petit bouton de rose, frais,fleuri et modeste !… hein, voisin ? s’écria Quilpcaressant une de ses courtes jambes et clignant des yeux ; quevotre petite Nelly est avenante, rosée et faite pourplaire !… »

Le vieillard ne répondit que par un sourirecontraint ; intérieurement il ressentait le plus vif, le plusinsupportable déplaisir. Cette disposition n’échappa point à Quilp,qui trouvait sa jouissance à torturer soit le vieillard, soit touteautre victime.

« Oui, elle est charmante, reprit-il,parlant d’une voix lente comme s’il était absorbé par son sujet, sipetite, si rondelette, si bien modelée, si jolie, avec des veinessi bleues et une peau si transparente, des pieds si mignons et desmanières si engageantes !… Mais, Dieu me pardonne ! vousavez mal aux nerfs ? Qu’y a-t-il donc, voisin ? Je vousjure, continua le nain en descendant du dossier et s’asseyant surle fauteuil avec une gravité de mouvements bien différente de larapidité qu’il avait mise à escalader ce meuble, je vous jure queje ne me doutais pas qu’un vieux sang pût être si prompt et siinflammable. Je le croyais inerte dans son cours et froid ;certainement c’est là la règle, mais il faut que le vôtre, voisin,soit en révolution.

– Je le pense, » dit le vieillard engémissant.

Il pressa sa tête de ses deux mains etajouta :

« Je sens là une fièvre brûlante… Je sensde temps à autre quelque chose que je crains de nommer. »

Le nain ne prononça pas une parole, mais ilsuivait de l’œil son interlocuteur qui parcourait la chambre danstous les sens, et finit par aller se rasseoir. Là le vieillardresta d’abord la tête baissée sur sa poitrine ; puis, selevant tout à coup, il dit :

« Une bonne fois, une fois pour toutes,m’avez-vous apporté de l’argent ?

– Non ! répondit Quilp.

– Eh bien ! dit le vieillard crispant sesmains avec désespoir et levant les yeux au ciel, l’enfant et moinous sommes perdus !

– Voisin, lui dit Quilp le regardantfroidement et frappant à plusieurs reprises sur la table pour fixerson attention vagabonde, je serai sincère avec vous ; jejouerai plus franchement que vous n’avez joué quand vous teniez lescartes et ne m’en montriez que le revers. Vous n’avez plus desecret pour moi. »

Le vieillard le considéra tout tremblant.

« Vous êtes surpris !… dit le nain,cela peut se concevoir. Non, vous n’avez plus de secret pour moi.Je sais maintenant que tous les prêts, toutes les avances et cessuppléments de fonds que vous m’avez tirés passaient à… Dirai-je lemot ?

– Dites-le, s’il vous convient.

– À la table de jeu où vous alliez chaquenuit ! Voilà le moyen précieux imaginé par vous pour fairefortune ; le voilà ! Voilà cette source secrète, maiscertaine, de richesse, où tout mon argent se fût engouffré, sij’avais été aussi fou que vous le pensiez ; voilà votreinépuisable mine d’or, votre Eldorado ! hein ?

– Oui, s’écria le vieillard avec des yeuxétincelants, c’était et c’est la vérité ; je le soutiendraijusqu’à la mort.

– Se peut-il que j’aie été la dupe d’unstupide coureur de brelans ! dit Quilp en abaissant sur lui unregard de mépris.

– Je ne suis pas un coureur de brelans !…cria le vieillard avec énergie. Je prends le ciel à témoin quejamais je n’ai joué pour gagner dans mon propre intérêt ; quejamais je n’ai joué par passion pour le jeu. À chaque coup que jerisquais, je me répétais tout bas le nom de l’orpheline etj’invoquais la bénédiction de Dieu sur le coup de dé qui allaitdécider de notre sort… Mais Dieu ne m’a jamais béni ! Qui doncfait-il prospérer ? Les gens contre lesquels je jouais :des hommes adonnés à la dissipation, au plaisir, à la débauche,prodiguant l’or à mal faire, encourageant le vice et les excès.Voilà les hommes qu’auraient dépouillés nos gains, ces gains que,jusqu’au dernier liard, je destinais à une jeune fille innocentedont ils auraient adouci l’existence et assuré le bonheur. Et eux,au contraire, que cherchaient-ils ? Des moyens de corruptionet de désordre misérable. Dites-moi qui, dans une cause telle quela mienne, n’eût pas espéré. Qui n’eût pas espéré commemoi ?

– Quand avez-vous commencé cette carrière defolie ? demanda Quilp, dont l’humeur railleuse fut dominée unmoment par le chagrin farouche du vieillard.

– Quand j’ai commencé ?… répondit cedernier passant sa main le long de ses sourcils. Quand j’aicommencé ?… Cela ne fut, cela ne pouvait être qu’au jour où jem’aperçus combien peu j’avais amassé, combien il fallait de tempspour amasser quelque chose, et, comme à mon âge, le cercle de mesderniers jours était circonscrit ; au jour où je songeai qu’ilme faudrait abandonner l’enfant à la dure pitié du monde avec desressources à peine suffisantes pour lui épargner les angoissesextrêmes de la pauvreté. Ah ! c’est alors que j’aicommencé !

– Est-ce après que vous m’eûtes chargé defaire passer la mer à votre délicieux petit-fils ?

– Ce fut peu de temps après. J’y avais pensélongtemps ; durant des mois entiers mon sommeil fut tout pleinde cette idée. Alors je commençai. Je ne trouvais pas de plaisir àjouer, je n’en attendais aucun. Qu’est-ce que j’y ai gagné, sinondes jours d’anxiété, des nuits d’insomnie, sinon la perte de lasanté et de la tranquillité d’âme ? Qu’y ai-je gagné ? lalangueur et le chagrin.

– Oui, d’abord vous avez perdu vos ressources,puis vous êtes venu à moi. Tandis que je vous croyais en train defaire fortune, comme vous vous en vantiez, vous travailliez à voustransformer en un vil mendiant !… Et c’est comme cela que jeme trouve avoir dans mon portefeuille toutes les reconnaissancessuccessives que vous m’avez griffonnées, avec un droitd’expropriation de votre fortune et de vos biens, dit Quilp debout,regardant tout autour de lui comme pour s’assurer qu’on n’avaitdistrait aucune valeur.

« Mais, ajouta-t-il, est-ce que vousn’avez jamais gagné ?

– Jamais. Non, jamais je n’ai couvert mespertes.

– Je croyais, dit le nain d’un air moqueur,que si un homme jouait assez longtemps, il était sûr de finir pargagner ; ou, en mettant les choses au pis, de sortir du jeusans perte.

– Et c’est la vérité, s’écria le vieillardéchappant tout à coup à son état d’accablement pour passer au plusviolent paroxysme ; c’est la vérité ; je l’ai éprouvé dèsle premier jour ; je l’ai constamment reconnu ; j’ai vucela ; je ne l’ai jamais mieux ressenti qu’en ce moment.Quilp, ces trois dernières nuits j’ai rêvé que je gagnais une sommeconsidérable… Ce rêve, je n’avais jamais pu le faire, malgré toutmon désir et tous mes efforts. Ne m’abandonnez pas au moment oùcette chance s’offre à moi. Je n’ai de ressource qu’en vous ;accordez-moi quelque assistance ; que par vous je puissetenter ce dernier moyen d’espérance. »

Le nain haussa les épaules et secoua latête.

« Voyez, Quilp, mon bon et généreuxQuilp, dit encore le vieillard tirant d’une main tremblantequelques morceaux de papier de sa poche et pressant le bras dunain, voyez seulement. Regardez, je vous prie, ces chiffres… C’estle fruit de longs calculs et d’une pénible expérience. Je doisabsolument gagner ; il ne me faut plus qu’un petit secours…quelques livres, quarante livres, mon cher Quilp !…

– Le dernier prêt a été de soixante-dix, et ilest parti en une nuit.

– Je le reconnais, répondit levieillard ; mais la chance m’était tout à fait contraire etmon heure n’était pas encore venue. Voyez, Quilp, voyez !…s’écria-t-il, tremblant tellement que les papiers dans sa mainétaient agités comme par le vent. Ayez pitié de cette orpheline. Sij’étais seul, je pourrais mourir satisfait. Peut-être même eussé-jeprévenu les coups du sort qui est si injuste, favorisant dans leursplendeur les orgueilleux et les heureux de ce monde, etabandonnant les pauvres et les affligés qui l’invoquent dans leurdésespoir. Mais tout ce que j’ai fait je l’ai fait pourelle. C’est de vous seul que j’attends notre salut…Assistez-moi… Je vous implore pour elle et non pourmoi !

– Je regrette qu’un rendez-vous d’affairesm’appelle dans la Cité, dit Quilp interrogeant sa montre avec unsang-froid parfait ; sinon, j’eusse aimé à vous consacrer unedemi-heure pour vous voir tout à fait remis.

– Non, Quilp, bon Quilp, dit le vieillard d’unton convulsif en le saisissant par ses habits ; que de foisvous et moi nous avons parlé de sa pauvre mère ! C’est celapeut-être qui m’a tant inspiré la crainte de voir ma Nelly livrée àla misère. Ne soyez pas insensible pour moi, prenez tout ceci enconsidération. Vous gagnerez beaucoup avec moi. Oh ! de grâce,accordez-moi l’argent dont j’ai besoin pour réaliser cette dernièreespérance !

– En vérité je ne le puis, répondit Quilp d’unaccent de politesse inaccoutumée chez lui. Je vous dirai, et cefait est remarquable, car il prouve que les plus fins peuvent êtreparfois attrapés, que vous avez tellement abusé de ma confiance parle genre de vie parcimonieuse que vous meniez seul avec Nelly…

– Oui, je gardais tout pour tenter la fortune,pour assurer un avenir plus éclatant à mon enfant.

– Fort bien, fort bien, je comprends, mais, jele répète, vous m’avez tellement abusé par vos dehors sordides, parla réputation de richesse dont vous jouissiez, par vos assurancesréitérées, que vous me donneriez pour mes avances un intérêttriple, quadruple même, que j’eusse continué, même aujourd’hui, àfaire des sacrifices en me contentant de votre simple billet, si jen’avais eu tout à coup une révélation inattendue sur le mystère devotre vie secrète.

– Qui vous a instruit ? s’écria levieillard désespéré. Qui, malgré mes précautions, a pu metrahir ? Le nom ! le nom de cettepersonne ! »

Le rusé nain, pensant à part lui que s’ilnommait l’enfant ce serait mettre le vieillard sur la trace del’artifice dont il s’était servi, et qu’il valait mieux n’en riendire puisqu’il n’avait rien à y gagner, réfléchit un moment, puisdemanda :

« Qui soupçonnez-vous ?

– C’est Kit, sans doute ; ce ne peut êtreque Kit !… il m’aura espionné, et vous, vous l’aurezgagné !

– Comment avez-vous pu vous en douter ?dit le nain en affectant la commisération. Eh bien ! oui,c’est Kit. Pauvre Kit ! »

En disant ces mots, il inclina la tête d’unemanière tout amicale et prit congé du vieillard. Quand il futdehors, à quelques pas de la boutique, il s’arrêta, et ricanantavec un plaisir indicible :

« Pauvre Kit ! murmura-t-il. J’ysonge, c’est lui qui a dit que j’étais le nain le plus laid qu’onpût montrer pour un penny Ha ! ha ! ha ! pauvreKit ! »

Et, en parlant ainsi, il s’en alla comme ilétait venu, le visage épanoui de joie.

Chapitre 10

 

Si Daniel Quilp s’était glissé comme une ombredans la maison du vieillard, s’il en était sorti de même, iln’avait pourtant pas échappé à tous les yeux. En face, sous unevoûte ténébreuse menant à l’un des passages qui partaient de larue, se tenait en observation un individu aposté en ce lieu depuisle commencement de la soirée et qui y était resté sans perdrepatience, le dos appuyé contre le mur, comme un homme qui alongtemps à attendre, et qui en a l’habitude. Résigné à ce rôlepatient, il se bornait à changer de pose d’heure en heure.

Ce flâneur intrépide ne prenait pas garde lemoins du monde aux gens qui passaient et n’attirait pas davantageleur attention. Constamment ses yeux étaient fixés sur un seul etmême objet (la fenêtre auprès de laquelle l’enfant venaitordinairement s’asseoir). Si un moment il détournait son regard,c’était pour consulter le cadran d’une boutique voisine, et ensuiteil le ramenait avec plus de fixité encore sur la vieille maison dumarchand d’antiquités.

Nous devons faire remarquer que ce mystérieuxpersonnage ne paraissait ressentir aucune fatigue et n’en montranullement tant qu’il resta à attendre comme une sentinellevigilante. Mais à mesure que l’heure s’avançait, il donna dessignes de surprise et d’inquiétude, interrogeant tour à tour plusfréquemment le cadran et avec moins d’espoir la fenêtre. Enfind’envieux volets vinrent lui cacher le cadran, quand on ferma laboutique ; mais en même temps onze heures du soir sonnèrent àl’horloge d’une église, et puis le quart. Alors il parut convaincuqu’il était inutile de demeurer davantage en ce lieu. Cependant,cette certitude paraissait lui être pénible, et il ne pouvait sedécider à s’éloigner, il semblait hésiter à partir. Etnon-seulement il s’en allait lentement, mais encore il seretournait souvent pour regarder la fenêtre, s’arrêtant tout à coupavec un mouvement brusque, lorsqu’un bruit imaginaire, ou une lueurchangeante dans la lumière de la chambre pouvait lui faire supposerque le châssis s’était soulevé. Enfin, il dut abandonner touteespérance pour cette nuit, et, pour être plus sûr d’y renoncer, ilprit rapidement sa course, ne se hasardant plus à jeter les yeux enarrière, de peur d’être ramené irrésistiblement vers l’objet de sesdésirs.

Sans ralentir le pas, sans prendre le temps derespirer, notre mystérieux personnage se lança à travers un grandnombre de ruelles et de rues étroites, jusqu’à ce qu’enfin ilparvînt à un petit square : là il marcha plus lentement et,arrivé à une modeste maison où l’on voyait de la lumière à unefenêtre, il souleva le loquet de la porte et entra.

« Bonté du ciel ! qui est là ?…s’écria une femme qui se retourna vivement. Ah ! c’est vous,Kit ?

– Oui, mère, c’est moi.

– Mon Dieu ! comme vous semblezfatigué !

– Mon vieux maître n’est pas sorti cette nuit,et alors elle ne s’est pas mise à sa fenêtre. »

Après cette courte réponse, il s’assit près dufeu, l’air triste et contrarié.

La chambre où cette scène avait lieu offraitle tableau d’un intérieur extrêmement modeste, pauvre même, maisdont la pauvreté était rachetée par ce confort que la propreté etl’ordre peuvent entretenir dans le logis le plus misérable. Bienqu’il fût tard, comme l’indiquait le coucou qui marquait lesheures, la pauvre femme était encore activement occupée à repasserdu linge. Non loin du foyer, un jeune enfant dormait dans sonberceau ; un autre gros enfant, âgé à peine de deux ou troisans, très-éveillé, ayant un étroit serre-tête, une robe de nuittrop courte pour son corps, était assis dans un panier à linge, et,se tenant droit comme un I, il promenait par-dessus le bord sesyeux tout grands ouverts, ayant bien l’air de s’être promis de neplus jamais dormir : et, comme il avait déjà refusé de secoucher et qu’il avait fallu le transporter de son lit naturel dansce panier, son humeur volontaire ne laissait pas que de promettrede l’agrément à ses parents et à ses amis. C’était une drôle depetite famille, Kit, la mère et les enfants, tous taillés sur lemême patron.

Kit se sentait disposé à la mauvaise humeur,ainsi qu’il peut arriver au meilleur d’entre nous. Mais ilcontempla tour à tour le jeune enfant qui dormait profondément,puis l’autre petit frère dans son panier à linge, et enfin la mèrequi, depuis le matin, avait été à la besogne sans seplaindre ; il se dit alors qu’il serait bien mieux, bien plusfilial, de se montrer doux et pacifique. Ainsi il se mit à balancerle berceau avec son pied et adressa une grimace au petit rebelledans son panier à linge. Il eut bientôt repris toute sa bonnehumeur, et se sentit redevenir causeur et communicatif.

« Ah ! ma mère, dit-il en ouvrantson couteau et se jetant sur un gros morceau de pain et de viandequ’elle lui avait apprêté il y avait longtemps ; que vous êtesbonne ! Il n’y en a pas beaucoup comme vous, allez !

– J’espère, Kit, qu’il y en a beaucoupd’autres meilleures que moi, répondit mistress Nubbles ; etque s’il n’y en a pas, il doit y en avoir, comme dit notre pasteur,à la chapelle.

– Avec ça qu’il s’y connaît ! s’écriadédaigneusement Kit. Attendez donc qu’il soit veuf, qu’il travaillecomme vous, qu’il gagne aussi peu à la sueur de son front, et soitcependant aussi résigné, et alors j’irai lui demander quelle heureil est, à une demi-seconde près.

– Allons, dit mistress Nubiles glissant sur cesujet, votre bière est là, par terre, près du garde-feu.

– Je la vois, dit le fils, prenant le pot deporter ; merci, ma mère chérie. À la santé du pasteur, si celavous plaît. Je ne lui veux pas de mal, à ce cher homme !

– Ne me disiez-vous pas que votre maîtren’était point sorti cette nuit ? demanda mistress Nubbles.

– Oui, malheureusement.

– Heureusement plutôt, puisque miss Nelly nesera pas restée seule.

– Ah ! oui, je l’avais oublié. Je disais« malheureusement, » parce que j’ai attendu depuis huitheures sans apercevoir miss Nelly.

– Que dirait-elle, s’écria la mèreinterrompant son travail et promenant son regard autour d’elle, sielle savait que chaque nuit, lorsque, la pauvrette, elle se tientseule, assise à cette fenêtre, vous êtes là, veillant au milieu dela rue, de peur que rien de fâcheux ne lui arrive, et que jamaisvous ne quittez votre poste et ne revenez vous coucher, quelle quesoit votre fatigue, avant le moment où vous pensez qu’elle peutreposer tranquillement ?

– Que m’importe ce qu’elle dirait ?répliqua le jeune homme, dont le visage se couvrit derougeur ; jamais elle n’en saura rien : par conséquent,jamais elle n’en pourra rien dire. »

Mistress Nubbles se remit à repasser durantquelques minutes, puis, en allant prendre au feu un autre fer, elleregarda son fils à la dérobée, tandis qu’elle frottait ce fer surune planchette et l’essuyait avec un torchon ; mais elle setut jusqu’à ce qu’elle fût revenue à sa table. Là, levant le fer etl’approchant plus près de sa joue que je n’aurais voulu m’yhasarder, pour en éprouver la chaleur, elle adressa à son fils cesparoles accompagnées d’un sourire :

« Je sais bien, moi, ce que les autres enpourraient dire, Kit !

– Des absurdités !… interrompit celui-ci,pressentant ce qui allait suivre.

– Pas tout à fait. On pourrait dire que vousêtes devenu amoureux d’elle. Ma foi ! on ne s’en gêneraitpas. »

Kit ne put que répondre assez gauchement enhaussant les épaules et en formant avec ses bras et ses jambesdiverses figures étranges auxquelles s’associèrent les contractionsnerveuses de son visage. Ne trouvant pas, cependant, dans cettepantomime le secours qu’il en attendait, il mordit dans le pain etla viande une énorme bouchée, but un grand coup de porter,s’étouffant volontairement par ce moyen artificiel et tâchant defaire ainsi une diversion.

Au bout de quelques instants de silence, lamère revint en ces termes à la question :

« Parlons sérieusement, Kit. J’avaisd’abord voulu plaisanter. Oui, je crois comme vous que ce que vousfaites est bon et utile, et je crois aussi que personne ne doit enrien savoir, quoiqu’un jour, je l’espère, Nelly doive l’apprendre,et je suis sûre qu’elle vous en serait bien reconnaissante. C’estune chose cruelle d’enfermer ainsi cette enfant. Je ne m’étonne passi votre vieux maître se cache de vous pour agir de la sorte.

– Oh ! par exemple ! il ne croit pasagir cruellement… sinon, il ne le ferait pas pour tout l’or etl’argent du monde. Non, non !… Je le connais bien !

– Alors, pourquoi le fait-il, et d’où vientqu’il se cache de vous ?

– Je l’ignore. Mais s’il ne s’était pas tantefforcé de me dérober sa conduite, je ne m’en serais pasdouté ; car si la curiosité m’a pris de savoir ce qu’il yavait là-dessous, c’est qu’il me faisait partir dès la nuit venueet me renvoyait beaucoup plus tôt qu’autrefois. Écoutez !…écoutez !… qu’est-ce que c’est ?

– Un passant.

– Non, c’est quelqu’un qui vient ici… dit lejeune homme prêtant l’oreille ; on marche à pas précipités.S’il était sorti depuis que je me suis éloigné !… etque le feu eût pris à la maison !… »

Kit voulut s’élancer ; mais les idéessinistres qu’il avait conçues l’avaient comme paralysé. Le bruitdes pas se rapprocha ; la porte fut vivement ouverte :l’enfant elle-même, pâle, essoufflée, couverte à peine de quelquesvêtements en désordre, se précipita dans la chambre.

« Miss Nelly !… Qu’y a-t-il ?s’écrièrent à la fois la mère et le fils.

– Je ne puis rester ici qu’un seul moment,dit-elle ; mon grand-père est très-malade… Je l’ai trouvéévanoui sur le carreau.

– Je cours chercher un médecin !… s’écriaKit saisissant son chapeau sans bords ; j’y vais ! j’yvais !

– Non, non ! c’est inutile… Il y a déjàun médecin auprès de lui. D’ailleurs, on ne veut plus de vous. Nevenez plus jamais à la maison !…

– Comment ?… cria Kit.

– Jamais, jamais !… Ne m’interrogez paslà-dessus, car je ne sais rien. Je vous en prie, ne me demandez paspourquoi ; je vous en prie, ne soyez pas fâché contre moi, jen’y suis pour rien. Soyez-en sûr. »

Kit la contempla avec de grands yeux ; ilouvrit et ferma la bouche bien des fois, mais sans réussir àarticuler une seule parole.

« Il est dans le délire… À tout instantil se plaint de vous. J’ignore ce que vous lui avez fait, maisj’espère que ce n’est pas quelque chose de mal.

– Ce que je lui ai fait !… moi !

– Il répète sans cesse que vous êtes la causede tout son malheur, continua l’enfant les larmes aux yeux ;il prononce votre nom avec des imprécations. Le médecin a dit quesi vous veniez, votre vue le ferait mourir. Ne revenez donc plus àla maison. Je me suis hâtée de vous en donner avis. J’ai penséqu’il valait mieux que vous apprissiez cela par moi que par unétranger. Ah ! Kit, qu’avez-vous donc fait ? vous en quij’avais tant de confiance, vous qui étiez presque mon seulami ! »

Le malheureux Kit attachait sur sa jeunemaîtresse un regard de plus en plus hébété ; ses yeuxs’étaient démesurément ouverts ; mais ses lèvres ne pouvaientformer aucun son…

– J’ai apporté ce qui vous est dû pour votresemaine, reprit l’enfant en posant quelque argent sur latable ; et… et quelque chose de plus… »

S’adressant alors à la mère :

« Kit a toujours été bien bon pour moi,bien obligeant. J’espère qu’il regrettera ce qui s’est passé, qu’ilse conduira ailleurs comme il faut et qu’il n’aura pas trop dechagrin. C’est pour moi quelque chose de bien pénible de me séparerainsi de lui, mais il n’y a pas de remède. Il faut que cela soit.Adieu ! »

Les yeux baignés de larmes, le visage toutbouleversé par suite de la triste scène qu’elle avait laissée chezelle, du coup terrible qu’elle avait reçu, de la commission qu’elleavait dû accomplir, enfin de mille peines, de mille sentimentsaffectueux qui se croisaient dans son cœur, l’enfant se précipitavers la porte, et disparut aussi rapidement qu’elle étaitvenue.

La pauvre femme, qui n’avait aucun motif pourdouter de son fils, et qui n’avait au contraire que des raisons decroire à son honneur et à sa sincérité, était cependant restéeinterdite en voyant qu’il n’avait pas trouvé un mot pour sedéfendre. Des idées de folie amoureuse, d’inconduite,d’indélicatesse, traversèrent son esprit et lui enlevèrent lecourage d’interroger son fils ; elle se rappela ces absencesnocturnes qu’il avait expliquées si étrangement et leur attribuaquelque motif illicite. Épouvantée, elle se jeta sur un siège enjoignant convulsivement les mains et pleurant avec amertume. Kit nefit pourtant aucun effort pour la consoler, et il resta commeégaré. En ce moment, le petit enfant qui était dans le berceaus’éveilla et se mit à crier ; celui qui était dans le panier àlinge tomba sur le dos avec le panier par-dessus lui etdisparut ; la mère n’en pleura encore que plus fort et n’enberça que plus vite le petit réveillé, tandis que Kit, insensible àtout ce tumulte, à tout ce mouvement, restait plongé dans son étatde complète stupéfaction.

Chapitre 11

 

Le calme et la solitude ne devaient plusrégner sous le toit qui abritait l’enfant. Dès le lendemain matin,le vieillard était en proie à une fièvre furieuse, accompagnée dedélire ; sous le coup de ce désordre de ses facultés, il restaplusieurs semaines entre la vie et la mort. Il y avait bonne gardeautour de lui ; mais les gardiens étaient des étrangers, deces gens pour qui les soins de ce genre sont un commerce, qui enfont le but de leur avidité, et qui, dans les moments d’intervalleque leur laissait la surveillance du vieillard, se réjouissant decompagnie, comme une horrible troupe de spectres, mangeaient,buvaient, faisaient bombance : car la maladie et la mort sontleurs dieux domestiques.

Au milieu de ce bruit, de cette affluenceproduite par un malheur, Nelly était plus seule qu’elle ne l’avaitjamais été ; seule avec sa pensée, seule dans son dévouementenvers celui qui se consumait sur son lit de douleur, seule avecson chagrin sincère, avec sa tendresse sans calcul. Jour et nuit,elle se tenait au chevet de ce malade qui ne connaissait pas sonétat ; elle allait au-devant de tous ses besoins, ellel’entendait l’appeler sans cesse par son nom, et sans cesseexprimer l’anxiété qu’elle lui inspirait et qui dominait lesdivagations de la fièvre.

La maison ne devait pas leur appartenir pluslongtemps. Il semblait dépendre du bon plaisir de M. Quilp quele malade restât ou non dans sa chambre même. À peine le vieillards’était-il alité, que le nain prit possession en règle du local etde tout ce qui s’y trouvait, en vertu de pouvoirs légaux que l’onn’avait pas prévus, mais que personne ne songea à mettre en doute.Ayant assuré ce point important, avec l’aide d’un homme de loiqu’il avait amené à cet effet, M. Quilp procéda à soninstallation dans la maison, où il garda près de lui son affidé,pour défendre ses droits contre tout venant. Il prit donc en celieu ses quartiers à son aise, aussi largement qu’il lui plut.

Ainsi il s’établit dans l’arrière-magasin,après avoir eu soin d’abord de couper court à toute affaire denégoce en fermant la boutique. Parmi les vieux meubles, il choisitpour son usage particulier le fauteuil le plus beau et le plusconfortable, et pour son ami un autre fauteuil aussi affreuxqu’incommode ; il les fit porter dans la pièce qu’il s’étaitréservée, et se plaça fièrement dans son siège de parade. Cettepartie de la maison était fort éloignée de la chambre duvieillard : cependant M. Quilp jugea qu’il seraitprudent, comme précaution hygiénique contre la contagion de lafièvre et comme moyen salutaire de fumigation, non-seulement defumer lui-même sans relâche, mais de forcer son ami légal à enfaire autant. En outre, il envoya par exprès, au débarcadère,chercher le jeune homme aux culbutes : celui-ci, qui accouruten toute hâte, reçut l’ordre de s’asseoir sur un troisième siègeauprès de la porte, de fumer continuellement dans une grosse pipeque le nain avait préparée à son intention, et défense expresse luifut faite de la retirer de ses lèvres, fût-ce une seule minute,sous quelque prétexte que ce fût. Ces dispositions terminées,M. Quilp promena autour de lui en riant un regard d’ironiquesatisfaction, s’applaudissant d’avoir introduit ce qu’il appelaitdu confort dans la maison.

Le coadjuteur, qui portait l’harmonieux nom deBrass, avait deux raisons puissantes pour ne pas juger aussifavorablement ces dispositions : la première, c’est qu’il nepouvait réussir à se poser convenablement dans son fauteuil à lafois dur, anguleux, glissant et renversé ; la seconde, c’estque la fumée de tabac lui avait toujours causé des étourdissementset des nausées. Mais, comme il était dans la dépendance deM. Quilp, et qu’il lui importait énormément de conserver laprotection du nain, il s’efforçait de sourire, pour témoigner de sadocilité, avec la meilleure grâce possible.

Ce Brass était un procureur de Bevis-Marks, àLondres. Sa réputation était assez équivoque. Grand et maigre, ilavait le nez fait en forme de loupe, le front bombé, les yeuxenfoncés et les cheveux d’un roux fortement accusé. Il portait unlong surtout noir, tombant presque jusqu’à ses chevilles, uneculotte courte noire, des souliers très-hauts et des bas de cotond’un gris bleu. Ses manières étaient rampantes, mais sa voixrude ; et ses plus gracieux sourires étaient si rebutants,qu’on eût souhaité plutôt de le voir grondeur et refrogné pourqu’il fût moins désagréable.

De temps en temps, Quilp examinait soncompagnon, et remarquant avec quelle répugnance ce dernierregardait sa pipe, qu’il tressaillait quand, par hasard, il avalaitde la fumée, et qu’il avait soin de chasser le nuage avec dégoût,notre nain ne se sentait pas de joie, et se frottait les mains ensigne d’allégresse.

Puis, se tournant vers le jeunecommis :

« Chien que vous êtes ! fumezdonc ; bourrez votre pipe et fumez vite, jusqu’à la dernièrebouffée ; sinon, je mettrai au feu le bout du tuyau et je vousen appliquerai la cire fondue toute rouge sur lalangue ! »

Heureusement pour lui, le jeune garçon étaitrompu à cet exercice, et il eût fumé au besoin un four à chaux sion lui en avait fait la politesse. Aussi se borna-t-il à marmotterquelque défi entre les dents contre son maître, mais il n’en fitpas moins ce que celui-ci lui avait ordonné.

« N’est-ce pas, Brass, dit Quilp,n’est-ce pas que c’est bon, que c’est doux, que c’est embaumé, etque vous êtes heureux comme le Grand Turc ? »

M. Brass pensa qu’à cet égard le bonheurdu Grand Turc n’était guère digne d’envie ; mais il eut soinde répondre que c’était une chose excellente, et que, pour sa part,il pensait comme ce potentat.

« C’est le bon moyen de chasser lafièvre, dit Quilp ; c’est le moyen de conjurer tous les mauxde la vie : ne cessons donc pas de fumer tout le temps quenous resterons ici. Vous, chien que vous êtes ! fumez vite, ouje vous ferai avaler votre pipe !

– Est-ce que nous resterons longtemps ici,monsieur Quilp ? demanda le procureur après que le nain eutdonné à son commis cette gracieuse admonestation.

– Nous y resterons, je suppose, jusqu’à ce quele vieux malade qui est là-haut soit mort.

– Hé ! hé ! hé ! fitM. Brass. Oh ! très-bien ! très-bien !

– Fumez donc ! cria Quilp. Pas derepos ! Vous pouvez bien parler en fumant. Il ne faut pasperdre de temps.

– Hé ! hé ! hé ! fit de nouveauM. Brass, mais mollement, en portant de nouveau à ses lèvresl’odieuse pipe. Mais s’il arrivait que le malade allât mieux,monsieur Quilp ?

– Nous attendrons jusque-là, pasdavantage.

– Quelle bonté à vous, monsieur, d’attendrejusque-là !… Il y a des gens, monsieur, qui auraient toutvendu, tout déménagé, oui ! au jour même où la loi le leurpermettait. Il y a des gens qui eussent eu la dureté du caillou etl’insensibilité du marbre. Il y a des gens qui…

– Il y a des gens qui s’épargneraient la peinede jaboter comme un perroquet, ainsi que vous le faites.

– Hé ! hé ! hé ! dit Brass.Toujours fin et spirituel !… »

La sentinelle, qui fumait à la porte,intervint en ce moment, et hurla, sans déposer la pipe :

« V’là la fille qui vient !

– Qui ça, chien ? dit Quilp.

– La fille donc !… Êtes-voussourd ?

– Oh ! dit Quilp respirant avec délicescomme s’il humait son potage, nous avons, vous et moi, un compte àrégler ensemble ; j’ai pour vous, mon jeune ami, bonneprovision de horions et d’égratignures. Eh bien ! Nelly, mapoulette, mon diamant, comment va-t-il ?

– Très-mal, répondit l’enfant en pleurant.

– La gentille petite Nell !… s’écriaQuilp.

– Charmante, monsieur, charmante, dit Brass,tout à fait charmante !

– Vient-elle se mettre sur les genoux deQuilp ? dit le nain d’un ton qu’il croyait rendre agréable, oubien va-t-elle se coucher dans sa petite chambre ? Qu’est-cequ’elle préfère, cette pauvre Nelly ?

– Comme il sait prendre les enfants !…murmura Brass échangeant une sorte de confidence avec le plafond.Ma parole d’honneur, c’est plaisir que de l’entendre !

– Je ne viens pas du tout ici pour y rester,répondit timidement Nelly. J’ai besoin seulement d’emporterquelques objets de cette chambre ; et puis… et puis je n’yreviendrai plus.

– C’est pourtant une jolie petitechambre !… dit le nain en y jetant les yeux au moment où Nellyy pénétrait. Un vrai bosquet !… Est-il bien sûr que vous nevous en servirez plus ? Est-il bien sûr que vous n’yreviendrez plus, Nelly ?

– Non, répliqua l’enfant s’enfuyant avec lesmenus objets de toilette qu’elle était venue chercher ;jamais ! jamais !

– C’est une vraie sensitive, dit Quilp lasuivant du regard. Cela fait peine… tiens ! Voilà un lit quiva à ma taille. Je crois bien que je m’accommoderai de la petitechambre. »

Encouragé dans son idée par M. Brass, quine pouvait manquer d’applaudir à tout ce que disait le nain, maîtreQuilp se mit en devoir d’exécuter son dessein en s’étendant de sonlong sur le lit avec sa pipe à la bouche, agitant ses jambes entout sens et fumant avec énergie. Comme M. Brass admirait cetableau, et que le lit était doux et confortable, M. Quilp sedétermina à s’en servir la nuit pour y reposer, le jour pour s’enfaire un divan, et, sans perdre de temps, il y resta en fumant sapipe. Quant au procureur, qui se sentait tout étourdi et troublédans ses idées, – c’était l’effet du tabac sur son système nerveux,– il saisit ce moment pour aller prendre, au dehors, une provisiond’air qui lui permît de revenir en meilleur état. Pressé par lenain malicieux de fumer derechef, il tomba engourdi sur le canapé,où il dormit jusqu’au lendemain matin.

Tels furent les premiers actes deM. Quilp en prenant possession de sa nouvelle propriété.Durant quelques jours, le soin de ses affaires ne lui permit pas dese livrer à ses méchancetés favorites, car tout son temps se trouvarempli par le minutieux inventaire qu’il fit, de concert avecM. Brass, de ce que la maison contenait, et par la nécessitéd’aller vaquer au dehors à ses autres occupations, ce quiheureusement lui demandait plusieurs heures par jour. Mais comme sacupidité et sa méfiance étaient en jeu, notre nain ne passaitjamais une nuit hors de la maison ; et comme, à mesure que letemps s’écoulait, Quilp éprouvait une plus vive impatience de voirla maladie du vieillard arriver à un résultat, soit bon, soitmauvais, il commença à faire entendre des murmures et desexclamations assez vives.

Nell ne cherchait qu’à se soustraire auxavances que lui faisait Quilp pour entrer en conversation avecelle ; le son de sa voix suffisait pour la mettre en fuite, etelle ne redoutait pas moins les sourires du procureur que lesgrimaces de Quilp. Elle vivait dans une continuelle appréhension derencontrer sur l’escalier l’un ou l’autre, si elle avait à sortirde la chambre de son grand-père : aussi ne la quittait-elleguère avant la nuit, quand le silence l’encourageait à s’aventurerau dehors pour aller respirer un peu d’air plus pur dans quelquechambre vide.

Une nuit, elle s’était glissée jusqu’à safenêtre favorite et s’y était assise, pleine de chagrin, car lajournée avait été mauvaise pour le vieillard. Elle crut entendreune voix dans la rue prononcer son nom ; et, s’avançant pourregarder, elle reconnut Kit, dont les efforts, pour fixer sonattention, avaient réussi à la tirer de ses réflexionspénibles.

« Miss Nell !… dit le jeune homme àvoix basse.

– Eh bien ! répondit l’enfant, sedemandant si elle devait avoir désormais rien de commun avec lecoupable supposé, mais entraînée pourtant vers son ancienfavori ; que désirez-vous ?

– Voilà longtemps que je veux vous dire unmot ; mais les gens qui sont en bas m’ont repoussé sans mepermettre de vous voir. Vous ne croyez pas, je l’espère, miss, quej’aie mérité d’être chassé comme je l’ai été ?…

– Je dois le croire, au contraire ;autrement, pourquoi mon grand-père serait-il si fort en colèrecontre vous ?

– J’ignore pourquoi. Je suis certain den’avoir jamais rien fait pour vous mécontenter ni l’un ni l’autre.Je puis le dire hardiment, la tête haute et le cœur tranquille. Etpenser qu’on me ferme la porte au nez quand je viens seulementdemander comment va mon vieux maître !…

– On ne m’avait pas dit cela !… s’écrial’enfant. En vérité, je ne le savais pas. Je suis bien fâchée qu’onvous ait traité de la sorte.

– Je vous remercie, miss. Ça me fait du biend’entendre ce que vous me dites. Je le disais bien que ce n’étaitpas vous qui commandiez ça.

– Oh ! oui, vous aviez raison, ditvivement l’enfant.

– Miss Nell, continua le jeune homme serapprochant de la fenêtre et baissant la voix, il y a de nouveauxmaîtres en bas. C’est un changement pour vous.

– C’est bien vrai !

– Et pour lui aussi… quand il se porteramieux ! ajouta Kit en dirigeant son regard vers la chambre dumalade.

– S’il guérit !… murmura Nelly, qui neput retenir ses larmes.

– Oh ! il guérira, il guérira ! Jesuis sûr qu’il guérira ! Il ne faut pas vous laisser abattre,miss Nell. Je vous en prie, ne vous laissez pas abattre. »

Ces quelques mots d’encouragement et deconsolation étaient jetés naïvement et n’avaient pas grandeautorité, mais ils n’en émurent pas moins profondément Nelly, dontles larmes redoublèrent.

« Sûrement il guérira, dit le jeunehomme, qui ajouta d’un ton triste : Si vous ne vous abattezpas, si vous ne tombez pas malade à votre tour, ce quil’accablerait et le tuerait au moment où il serait pour serétablir. S’il guérit, dites-lui une bonne parole, une paroled’amitié pour moi, miss Nell.

– On m’a recommandé de ne pas même prononcervotre nom devant lui, d’ici à longtemps ; je n’ose le faire.Et quand je le pourrais, à quoi vous servirait une bonne parole,Kit ?… À peine aurons-nous du pain à manger.

– Je n’espère pas rentrer chez vous, je nedemande pas de faveur. Ce n’est pas pour un intérêt de salaire etde nourriture que j’ai tant épié l’occasion de vous voir. Ne mefaites pas l’injure de croire que je viendrais dans un moment sitriste vous parler de ces choses-là. »

L’enfant le regarda d’un air de reconnaissanceet d’amitié, mais elle attendit qu’il s’expliquât.

« Non, ce n’est pas cela, dit Kit avechésitation, c’est quelque chose de bien différent. Je n’ai pasinventé la poudre, je le sais ; mais si je pouvais lui fairevoir que j’ai été un fidèle serviteur, faisant de mon mieux et nesongeant à rien de mal, peut-être… »

Ici Kit fit une telle pause, que l’enfant dutl’engager à parler et à se hâter, car l’heure était très-avancée,et il était temps de fermer la fenêtre. Il continua doncainsi :

« Peut-être ne trouverait-il pas troptéméraire de ma part de dire… Eh bien ! oui, de dire,ajouta-t-il, s’armant soudain d’audace : Cette maison a cesséde vous appartenir à vous et à lui ; ma mère et moi, nous enavons une bien pauvre, mais elle vaut mieux pour vous que celle oùvous êtes avec de méchantes gens… Pourquoi n’y viendriez-vous pasjusqu’à ce que vous puissiez chercher et trouvermieux ? »

L’enfant se taisait. Kit, soulagé du poids desa proposition, maintenant qu’il avait la langue déliée, donnalibre cours à son éloquence :

« Peut-être me direz-vous que notremaison est petite et incommode ; c’est vrai, mais elle esttrès-propre. Peut-être me direz-vous qu’elle est bruyante ;mais il n’y a pas, dans tout Londres, une cour plus tranquille quela nôtre. Que les enfants ne vous effrayent pas ; le pluspetit ne crie presque jamais, et l’autre est très-paisible ;d’ailleurs, je réponds d’eux. Ils ne vous ennuieront pas beaucoup,j’en suis sûr. Essayez, miss Nell, essayez. La petite chambre quifait face à l’escalier est très-agréable. De là, vous pourrez voiren partie l’horloge de l’église à travers les cheminées, et savoirpresque l’heure qu’il est ; ma mère dit que cette chambre vousconviendrait bien. Voilà. Vous auriez ma mère pour vous soigner, etmoi pour faire vos commissions. Nous ne vous demandons pasd’argent, par exemple ! j’espère que vous n’en avez pasl’idée : miss Nell, vous y déciderez votre grand-père,n’est-ce pas ? Dites-moi seulement que vous essayerez. Essayezde nous amener mon vieux maître… Et d’abord, demandez-lui donc ceque j’ai pu lui faire… Voulez-vous me le promettre, missNell ? »

Avant que l’enfant eût pu répondre à cetteoffre pressante, la porte extérieure s’ouvrit. M. Brass,avançant sa tête coiffée d’un bonnet de nuit, cria d’un ton demauvaise humeur : « Qui est là ? » Aussitôt Kits’échappa furtivement, et Nell, ayant fermé doucement la fenêtre,rentra dans l’intérieur de la chambre…

Tandis que M. Brass répétait à plusieursreprises sa question, M. Quilp, également paré d’un bonnet denuit, sortit à son tour et regarda soigneusement la rue du haut enbas, puis examina les croisées de la maison située en face.N’apercevant personne, il dut rentrer avec son acolyte, jurant, etl’enfant l’entendit du haut de l’escalier, qu’il y avait un complotformé contre lui, qu’il courait le danger d’être volé et dépouillépar une bande de malfaiteurs qui rôdaient en tout temps autour desa maison, qu’il n’attendrait pas davantage, mais prendraitimmédiatement ses mesures pour vendre l’immeuble et regagnerensuite son toit paisible. Ayant proféré à son aise ces menaces etmille autres imprécations, il se jeta de nouveau sur le petit litde l’enfant, tandis que Nelly remontait l’escalier d’un pasléger.

Naturellement, la conversation courte etinterrompue qu’elle avait eue avec Kit devait produire une profondeimpression sur son esprit, remplir ses rêves de la nuit et luilaisser de durables souvenirs. Entourée comme elle l’était par descréanciers insensibles, par les gens mercenaires qui gardaient lemalade, parvenue au comble de l’anxiété et du chagrin sansrencontrer d’égards ou de sympathie, même chez les femmes quil’approchaient, il n’y a pas lieu de s’étonner que ce cœur plein detendresse eût été vivement touché par les sentiments d’un autrecœur bon et généreux, quelque grossier que fût le temple qu’ilhabitait. Grâce à Dieu, les temples où habitent ces nobles cœurs nesont pas l’œuvre de la main des hommes, et souvent ils sont plusdignement parés de leurs pauvres haillons que s’ils étaient décorésde pourpre et de dentelles.

Chapitre 12

 

Enfin tout danger avait cessé dans l’état dumalade ; il entra en convalescence. L’intelligence lui revintlentement, par degrés presque insensibles ; mais son espritdemeurait faible et s’acquittait péniblement de ses fonctions. Levieillard paraissait avoir recouvré le calme, la paixintérieure ; souvent il restait longtemps assis, dansl’attitude d’une méditation qui n’avait plus rien de sombre, dedésespéré. Un rien suffisait pour l’amuser ; par exemple, unrayon de soleil se jouant sur le mur ou le plancher. Il ne seplaignait plus, ni de la longueur des jours, ni de l’ennui pesantdes nuits : il semblait plutôt avoir perdu le sentiment de ladurée du temps et être devenu étranger à tout souci, à touteinquiétude. Il passait des heures entières assis et tenant dans samain la petite main de Nell, jouant avec les doigts del’enfant ; puis, il s’interrompait pour caresser les cheveuxet embrasser le front de sa jeune compagne ; et, quand parfoisil voyait briller des larmes dans les yeux de sa Nelly, toutétonné, il regardait autour de lui pour découvrir la cause de cechagrin, puis oubliait son propre étonnement au moment même où ilcherchait à se l’expliquer.

L’enfant et le vieillard firent quelquessorties en voiture : le vieillard, appuyé sur des oreillers,et l’enfant à côté de lui, tous deux se tenant par la main, commed’habitude. D’abord, le bruit et le mouvement des rues causèrent unpeu de fatigue au convalescent ; mais il n’y avait en lui nisurprise ni curiosité, ni plaisir ni impatience. Et comme Nelly luidemandait s’il se rappelait ceci ou cela : « Ohoui ! disait-il ; très-bien ! Commentdonc ! » Parfois il tournait la tête, regardait vivementavec surprise et tendait le cou en désignant une personne dans lafoule jusqu’à ce que ce passant eût disparu. Interrogé ensuite surle motif de ce mouvement, il ne trouvait pas un mot à répondre.

Un jour, il était assis dans son fauteuil,ayant Nell auprès de lui sur un tabouret, lorsqu’à travers la portequelqu’un demanda : « Puis-je entrer ?

– Oui, » répondit le vieillard sans lamoindre émotion. C’était Quilp ; le vieillard avait reconnu savoix.

Quilp était devenu le maître de céans. Ilavait le droit d’entrer, il entra.

« Je suis satisfait de vous voir enfinguéri, voisin, dit le nain allant s’asseoir en face du vieillard.Vous voilà fort, maintenant.

– Oui, répondit le vieillard d’une voixfaible, oui.

– Je ne veux pas vous presser, voisin… Voussavez ? dit le nain élevant la voix, car les sens chez levieillard étaient plus émoussés qu’autrefois. Mais le plus tôt quevous pourrez faire vos petites dispositions de départ sera lemieux.

– Sans doute…, dit le vieillard ; ce serale mieux pour tout le monde.

– Vous voyez, poursuivit Quilp après un momentde silence, les meubles une fois enlevés, la maison sera incommode,et, de fait, inhabitable.

– C’est vrai. Et la pauvre Nelly, donc,qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

– Justement ! cria le nain en secouant latête ; on ne pouvait mieux dire. Alors, voisin, vous yréfléchirez, n’est-ce pas ?

– Certainement oui. Nous ne pouvons pas resterici.

– C’est ce que je supposais, répliqua le nain.J’ai vendu les meubles. Ils n’ont pas tout à fait rendu autantqu’il l’eût fallu, mais enfin, pas mal, pas mal. C’est aujourd’huimardi. Quand ferons-nous enlever ces meubles ?

– Rien ne presse…

– Voulez-vous que ce soit cetteaprès-midi ?

– Vendredi matin, plutôt.

– Très-bien, dit le nain ; c’estconvenu ; mais qu’il soit entendu, voisin, que je ne puis,sous aucun prétexte, dépasser cette limite.

– Bien, répondit le vieillard. Je m’ensouviendrai. »

M. Quilp parut abasourdi de larésignation étrange avec laquelle le vieillard avait parlé ;mais comme celui-ci inclinait la tête en répétant :« Vendredi matin. Je m’en souviendrai, » le nain,comprenant qu’il n’avait plus aucun prétexte plausible pourprolonger l’entretien, prit amicalement congé avec forceprotestations de bon vouloir, et force compliments à son vieil amisur son retour merveilleux à la santé. Puis il descendit conter àM. Brass comment il avait su arranger l’affaire.

Toute cette journée et tout le lendemain, levieillard demeura dans le même état moral. Il parcourait de haut enbas la maison, visitant tour à tour les diverses chambres, commes’il éprouvait un vague désir de leur dire adieu ; mais il nefit aucune allusion directe ou indirecte à la visite qu’il avaitreçue le matin, ainsi qu’à la nécessité où il était de chercher unautre logis. Il avait bien une idée confuse que son enfant étaitaffligée et menacée d’être réduite au dénûment : car plusieursfois il la pressa contre son sein et l’invita à se rassurer, en luidisant qu’ils ne seraient point séparés l’un de l’autre. Mais ilsemblait incapable de juger clairement de leur positionréelle : c’était toujours cette créature insouciante, presqueinsensible, chez qui la souffrance du corps et de l’âme n’avaitplus laissé de ressort On appelle cet état l’état d’enfance. Maisil est à l’enfance ce que la mort est au sommeil, une contrefaçongrossière, une abominable moquerie. Trouvez-vous dans les yeuxternes de l’homme qui radote ce vif éclat et cette vie del’enfance, cette gaieté qui n’a pas subi de frein, cette franchiseque rien n’a refroidie, cette espérance que la réalité n’a pointflétrie, ces joies qui passent en fleurissant ? De même aussi,dans les lignes rigides de la mort, aux yeux caves et ternes,trouvez-vous la beauté calme du sommeil, qui exprime le repos pourles heures écoulées, et la douce et tendre espérance pour cellesqui vont suivre ? Placez la mort et le sommeil l’un à côté del’autre, et voyez si vous pourrez leur trouver quelque affinité.Mettez ensemble l’enfant et l’homme tombé en enfance, et vousrougirez de la sotte folie qui diffame notre premier état debonheur en osant donner son nom à une image si laide et sidifforme.

Le mercredi arriva. Pas de changement chez levieillard. Cependant le soir même, tandis qu’il était assis ensilence auprès de son enfant, il se passa en lui quelque chose denouveau.

Dans une petite cour sombre, au-dessous de lafenêtre, il y avait un arbre, assez vert et assez touffu pour lelieu où il avait grandi. L’air passait à travers ses feuilles quijetaient une ombre mouvante sur la blanche muraille. Le vieillardresta à contempler l’ombre qui se jouait ainsi sur ce pointlumineux ; il demeura à la même place jusqu’au coucher dusoleil, et même après que la nuit fut venue et que la lune eutcommencé à se lever doucement.

Pour un homme qui avait été si longtemps clouésur un lit de souffrances, ces quelques feuilles vertes et cettelumière paisible, bien que gâtées par le voisinage des cheminées etdes toits, étaient encore agréables à contempler, elles pouvaientfaire rêver à des campagnes lointaines, asile du repos et de lapaix. L’enfant vit bien plus d’une fois, sans rien dire, que songrand-père était ému. Mais à la fin, le vieillard se mit à verserdes larmes, et la vue de ces larmes soulagea le cœur malade deNelly ; puis, il parut vouloir se jeter aux pieds de sapetite-fille et la supplia de lui pardonner.

« Vous pardonner quoi ?… dit Nellyqui le retint vivement Oh ! grand-papa, qu’ai-je à vouspardonner, moi ?

– Tout ce qui a eu lieu, tout ce qui t’estarrivé à toi, Nell tout ce qui s’est accompli pendant ce malheureuxrêve !

– Ne dites pas cela, je vous en prie. Parlonsd’autre chose.

– Oui, oui, dit-il, parlons d’autre chose…Parlons de ce dont nous parlions il y a longtemps, il y a des mois…Étaient-ce des mois, des semaines ou des jours, dis-moi,Nell ?

– Je ne vous comprends pas.

– Cela m’est revenu aujourd’hui… Cela m’estrevenu depuis que nous sommes assis à cette place Je te remercie,ma Nell !…

– De quoi, mon cher grand-papa ?

– De ce que tu as dit d’abord que nousdeviendrions mendiants. Parlons bas. Attention ! car si lesgens d’en bas connaissaient notre projet, ils crieraient que jesuis fou et ils te sépareraient de moi. Ne restons pas ici un jourde plus. Allons loin d’ici, loin d’ici !

– Oui, allons ! dit l’enfant avecchaleur. Quittons cette maison, pour n’y plus revenir et pour n’yplus penser. Errons nu-pieds à travers le monde plutôt que dedemeurer ici.

– Mon enfant, dit le vieillard, nous irons àpied à travers champs et bois, le long des rivières, nous confiantà la garde de Dieu dans les lieux où il règne. Il vaut mieux, lanuit, coucher sur la terre, en face du ciel ouvert, que là où noussommes, et contempler l’immensité radieuse de l’horizon, que devivre dans des chambres étroites, toujours pleines de soucis et detristes rêves. O ma Nell ! nous serons unis et heureux encore,et nous apprendrons à oublier le passé comme s’il n’avait jamaisexisté.

– Nous serons heureux ! s’écria l’enfant.Nous ne serons plus ici !

– Non, nous n’y serons plus jamais,jamais ; c’est la vérité. Partons furtivement demain matin, debonne heure, et bien doucement, afin de n’être ni vus nientendus ; qu’aucun indice ne puisse les mettre sur notretrace. Pauvre Nell ! ta joue est pâle, tes yeux sont humidesde larmes et gros de sommeil, car tu veilles et tu pleures pourmoi, je le sais, pour moi. Mais tu seras heureuse encore, joyeuseencore, quand nous serons loin d’ici. Demain matin, ma chérie nousnous détournerons de ce lieu de chagrins, et nous serons heureux etlibres comme l’oiseau ! »

Le vieillard alors appuya ses mains sur latête de l’enfant, et en quelques mots saccadés, il dit qu’à partirde ce jour ils erreraient tous deux, çà et là, et ne sequitteraient jamais, jusqu’à ce que la mort, en prenant l’un oul’autre, eût rompu leur alliance.

Le cœur de l’enfant battait fortement d’espoiret de confiance. Elle ne songeait ni à la faim ni à la soif, ni aufroid ni à aucune autre souffrance. Dans ce qui lui arrivait, ellene voyait qu’un moyen de revenir aux plaisirs simples dont ilsavaient joui autrefois, d’échapper aux méchantes gens qui l’avaiententourée dans les derniers temps d’épreuve ; enfin, que leretour du vieillard à la santé, à la paix, à une vie paisible etheureuse. Le soleil, les flots, les prés et les belles journéesd’été brillaient à ses yeux, et il n’y avait pas une ombre dans cetableau éclatant.

Tandis que le vieillard goûtait dans son litun bon sommeil de quelques heures, Nelly s’occupait activement despréparatifs de leur fuite. Elle n’avait à emporter pour elle etpour son grand-père qu’un petit nombre d’objets d’habillementdélabrés, comme l’était leur fortune ; et de plus, elle mit decôté un bâton sur lequel le vieillard devait appuyer ses faiblespas. Mais sa tâche n’était pas finie ; il lui restait àvisiter les pauvres chambres pour la dernière fois.

Qu’il y avait loin de cette séparation à cequ’elle avait pu prévoir, à tout ce qu’elle avait pu jamais sefigurer ! Aurait-elle pensé qu’elle dirait une sorte d’adieutriomphant à cette maison, quand le souvenir de tant d’heuresqu’elle y avait passées s’élevait dans son cœur ému et luireprésentait son désir comme une espèce d’impiété, quelquesolitaires et tristes qu’eussent été pour elle la plupart de cesheures !

Elle s’assit près de la fenêtre où elle étaitvenue si souvent à la fin du jour, par des soirées bien autrementsombres que celle-ci. Là, toutes les pensées d’espérance etd’amour, qui, en ce lieu même, l’avaient occupée, se représentèrentavec force à son esprit, et effacèrent en un moment ses idéespénibles et lugubres.

Sa petite chambre, où si souvent elle s’étaitagenouillée et avait prié la nuit, prié pour obtenir le jour dontmaintenant elle entrevoyait l’aurore, sa petite chambre où elleavait reposé si paisiblement et fait de si doux rêves, il lui étaitbien dur de ne pouvoir la contempler une dernière fois, d’êtreforcée de la quitter sans lui donner un regard de tendresse, unelarme de reconnaissance. Il s’y trouvait quelques bagatelles sansprix qu’elle eût aimé à emporter ; mais c’étaitimpossible.

Elle fut amenée ainsi à penser à son oiseau,pauvre oiseau ! dont la cage était accrochée dans cettechambre. Elle pleura amèrement la perte de cette petite créature.Mais tout à coup elle songea, sans savoir comment et d’où lui vintcette idée, qu’il pourrait bien se faire que l’oiseau tombât dansles mains de Kit, qui en prendrait soin pour l’amour d’elle,croyant peut-être qu’elle l’avait laissé avec l’espérance qu’ils’en occuperait et comme pour lui demander un dernier service.Cette inspiration la calma ; et Nelly alla se mettre au litavec le cœur soulagé.

Ses rêves, pendant son sommeil, promenèrentson esprit au sein d’espaces lumineux, à la poursuite d’un butvague et insaisissable qui reparaissait toujours. Quand Nellys’éveilla, elle trouva la nuit déjà avancée ; les étoilesbrillaient sur la voûte du ciel. Enfin, le jour commença à luire,et les étoiles pâlirent peu à peu. Aussitôt l’enfant se leva ets’apprêta pour le départ.

Le vieillard dormait encore : ne voulantpas le troubler, Nelly le laissa sommeiller jusqu’au moment où lesoleil parut. Comme il désirait vivement quitter la maison sansperdre une minute, il eut bientôt fait de s’habiller.

Alors, l’enfant le prit par la main, et ils semirent à descendre l’escalier d’un pied léger et prudent, tremblantquand une marche craquait, et s’arrêtant souvent pour prêterl’oreille. Le vieillard avait oublié une sorte de havre-saccontenant le petit bagage qu’il avait à emporter ; et le peude temps qu’il fallut pour revenir sur ses pas et gravir quelquesmarches leur sembla un siècle.

Enfin, ils atteignirent le rez-de-chaussée, oùle ronflement de M. Quilp et du procureur retentit à leursoreilles d’une manière plus terrible que le rugissement des lions.Les verrous de la porte étaient rouillés, et il était difficile deles tirer sans bruit. Les verrous une fois tirés, il se trouva quela serrure était fermée à double tour, et, pour comble de malheur,que la clef n’y était pas. L’enfant alors se souvint d’avoirentendu dire par une des garde-malades que Quilp avait l’habitudede fermer, la nuit, les portes de la maison et de mettre les clefsdans sa chambre à coucher.

Ce ne fut pas sans un grand effroi que lapetite Nell, ayant ôté ses souliers et s’étant glissée à travers lemagasin d’antiquités, où M. Brass, le plus vilain magot detoute la boutique, donnait sur un matelas, arriva jusqu’à sachambrette d’autrefois.

Elle s’arrêta quelques instants sur le seuil,comme pétrifiée de terreur à la vue de M. Quilp, qui pendaittellement hors du lit, qu’il avait l’air de se tenir sur la tête,et qui, soit à raison de cette position incommode, soit par l’effetd’une de ses jolies habitudes, respirait à longs traits etgrondait, la bouche toute grande ouverte ; le blanc des yeux,ou plutôt le jaune (car il avait le blanc des yeux d’un jaunesale), distinctement visible. Ce n’était certes pas le moment delui demander s’il était indisposé. Aussi, Nelly s’étant emparée dela clef, jeta sur sa chambre un regard rapide ; puis, aprèsavoir passé de nouveau à côté de M. Brass, toujours étendu etendormi, elle rejoignit, saine et sauve, le vieillard. Ilsouvrirent sans bruit la porte, mirent doucement le pied dans la rueet s’arrêtèrent.

« Quel chemin suivrons-nous ? »dit l’enfant.

Le vieillard promena son regard faible etirrésolu, d’abord sur Nelly, puis à droite et à gauche, puis encoresur l’enfant, et il secoua la tête. Il était évident que Nellyserait désormais son guide. L’enfant comprit son rôle ; ellel’accepta sans hésitation et sans crainte ; et mettant sa maindans celle de son grand-père, elle l’entraîna vivement.

Un beau jour de juin venait decommencer ; l’azur du ciel n’était obscurci par aucun nuage,et la lumière en jaillissait de toute part. Les rues étaient encorepresque désertes, les maisons et les magasins fermés ; etl’air bienfaisant du matin tombait sur la ville endormie comme lesouffle des anges.

Remplis d’espérance et de joie, le vieillardet l’enfant traversèrent ce silence paisible, le cœur pleind’espérance et de plaisir. Ils se retrouvaient seulsensemble ; tout leur semblait brillant et neuf ; rien neleur rappelait, autrement que par un contraste agréable, lamonotonie et la contrainte qu’ils laissaient derrière eux. Lestours et les clochers des églises, naguère sombres et noirs,brillaient maintenant et reflétaient les rayons du soleil ; iln’était pas un angle, pas un coin qui ne fit fête à sa lumière, etl’azur, dans sa profondeur sans limites, versait sa clartésouriante sur tous les objets répandus à la surface de laterre.

Ce fut ainsi que nos deux pauvres coureursd’aventures sortirent de la ville endormie, marchant au hasard,sans savoir où ils allaient.

Chapitre 13

 

Daniel Quilp, de Tower-Hill, et Sampson Brass,de Bewis-Marks, à Londres, gentleman, l’un des procureurs de SaMajesté en la cour du King’s Bench et en celle des Common Pleas àWestminster, et en outre solliciteur près la haute cour deChancellerie, dormaient tranquillement, sans craindre le moindredésagrément, lorsqu’on heurta à la porte de la rue. Ce ne futd’abord qu’un modeste coup, qui bientôt se reproduisit fréquemmentet arriva graduellement au tapage d’une batterie de canon tirant àcourts intervalles ses décharges retentissantes. À ce bruit, leditQuilp se remit à grand’peine dans la position horizontale et levaavec indifférence au plafond un regard assoupi, témoignant qu’ilentendait ce fracas avec quelque étonnement, mais sans vouloirseulement se donner la peine d’en chercher l’explication.

Cependant le bruit du marteau, au lieu de serégler sur l’état somnolent de Quilp, devenait de plus en plus fortet de plus en plus importun, comme si l’on eût voulu reprochervivement au nain la peine qu’il avait à s’éveiller tout à fait,après avoir ouvert déjà les yeux. Alors Daniel Quilp commença àcomprendre qu’il pouvait bien y avoir quelqu’un à la porte, et ilen vint ainsi à se rappeler que c’était le vendredi matin, et qu’ilavait ordonné à mistress Quilp, de venir le trouver de bonneheure.

M. Brass, après bien des contorsions pourprendre successivement diverses attitudes étranges, après avoirplusieurs fois tortillé sa bouche et ses yeux avec l’expressionqu’on peut avoir quant on vient de manger dans leur primeur desgroseilles à maquereau encore vertes ; M. Brass,disons-nous, fut éveillé aussi en ce moment. Voyant M. Quilpen train de s’habiller, il se hâta d’en faire autant, mettant sessouliers avant ses bas, fourrant ses jambes dans les manches de sonhabit, commettant, en un mot, une foule de petites erreurs dans satoilette, comme cela arrive tous les jours aux gens qui s’habillenten toute hâte et sont encore sous l’empire du sommeil auquel ilsont été arrachés en sursaut.

Tandis que le procureur se donnait toute cettepeine, le nain cherchait à tâtons sur la table, proférant entre sesdents des imprécations furieuses contre lui-même, contre le genrehumain, et par-dessus le marché contre les objets inanimés ;ce qui amena M. Brass à lui demander :

« Qu’y a-t-il ?

– La clef ! dit le nain le regardant detravers, la clef de la porte du magasin !… Voilà ce qu’il ya !… Savez-vous où elle est ?

– Comment pourrais-je le savoir,monsieur ?

– Comment vous pourriez le savoir !…répéta Quilp en ricanant. Le bel homme de loi !… Fi,l’idiot ! »

Sans se permettre de représenter au nain, vusa mauvaise humeur, que si une autre personne avait égaré la clef,son savoir légal, à lui Brass, n’avait rien à voir là dedans ;ce dernier représenta humblement que l’on avait sans doute oubliéla veille de retirer la clef, et qu’elle se trouvait probablementencore dans la serrure. M. Quilp, bien qu’il fût persuadé ducontraire, car il se rappelait l’avoir soigneusement emportée,voulut bien admettre que le fait fût possible, et, en conséquence,il se dirigea en grommelant vers la porte où il pensait retrouverla clef.

Précisément, à l’instant même où M. Quilpétendait la main sur la serrure et remarquait avec stupéfaction queles verrous avaient été tirés, le marteau retentit plus bruyammentque jamais, et le rayon lumineux qui brillait à travers le trou dela serrure fut intercepté du dehors par un œil humain. Le nain,exaspéré au plus haut degré et désireux de décharger sur quelqu’unsa mauvaise humeur, se détermina à s’élancer tout à coup dans larue et à se ruer sur Mme Quilp pour reconnaître à sa manièrel’empressement qu’elle avait mis à venir.

Dans ce dessein, il tourna doucement la clef,et, ouvrant en même temps la porte, il fondit comme un oiseau deproie sur la personne qui attendait et venait justement de lever lemarteau pour frapper de nouveau. Quilp se jeta sur cette personne,la tête en avant, jouant à la fois des poings et des pieds, etgrinçant des dents avec rage.

Mais, bien loin de s’attaquer à une victimeinoffensive qui implorât sa pitié, le nain ne fut pas plutôt àportée de l’individu qu’il avait pris pour sa femme, qu’il futsalué de deux solides coups de poing sur la tête, de deux autresd’égale qualité dans la poitrine, et que, dans la lutte corps àcorps, il reçut une telle pluie de horions, qu’il dut reconnaîtreque, cette fois, il avait affaire à un adversaire habile etexpérimenté. Sans se laisser intimider par cette réception, il secramponna étroitement à son ennemi, et se mit à mordre et à frapperavec tant d’ardeur et d’opiniâtreté, qu’il se passa au moins deuxminutes avant que l’autre pût se dégager. Alors, mais seulementalors, Daniel Quilp se trouva, tout rouge et les cheveux endésordre, au beau milieu de la rue, tandis que M. RichardSwiveller exécutait autour de lui une sorte de danse, tout en luidemandant s’il en voulait encore un peu.

« Il y en a encore au magasin, ditM. Swiveller prenant tour à tour les diverses attitudesmenaçantes du boxeur ; j’ai toujours soin d’en tenir unassortiment complet à la disposition des pratiques ; j’exécutela commission avec soin et promptitude. En voulez-vous encore unpeu, monsieur ? Ne vous gênez pas si vous n’êtes pascontent.

– Je croyais que c’était une autre personne,dit Quilp en frottant ses épaules. Pourquoi ne m’avertissiez-vouspas que c’était vous ?

– Et vous, pourquoi ne disiez-vous pas quec’était vous, au lieu de vous ruer hors de la maison comme unéchappé de Bedlam ?

– C’était donc vous qui frappiez ?demanda le nain se remettant sur ses jambes avec un grognement.C’était vous, hein ?

– Moi-même en personne. La dame que voiciavait commencé quand je suis arrivé, mais elle frappait tropdoucement ; je lui suis venu en aide. »

En parlant ainsi, il indiqua Mme Quilp,qui se tenait toute tremblante à quelque distance.

« Hum ! grommela le nain, jetant sursa femme un regard de colère, je savais bien que c’était votrefaute. Quant à vous, monsieur, est-ce que vous ne saviez pas qu’ily avait là dedans un malade, pour frapper ainsi à enfoncer laporte ?

– Dieu me damne ! répondit Richard ;c’est justement pour ça. Je croyais que tout le monde était mortdans la maison.

– Je suppose que vous venez pour quelquechose ? Qu’est-ce qui vous amène ?

– Je viens savoir comment va le vieux bravehomme et l’apprendre de Nelly elle-même, avec qui je désire avoirun petit moment d’entretien. Je suis un ami de la famille,monsieur, du moins, je suis ami de quelqu’un de la famille, ce quirevient au même.

– En ce cas, entrez, dit le nain. Passez,monsieur, passez. Maintenant, à Mme Quilp. Après vous,m’dame. »

Mistress Quilp hésitait, mais M. Quilpinsista. Ce n’était pas là un assaut de politesses ou une simpleaffaire de forme ; car Betzy savait trop bien que son chermari ne désirait entrer le dernier dans la maison que pour saisirle moment de lui pincer les bras, qui étaient rarement sans porterles marques noires ou bleues des doigts du nain. M. Swiveller,qui n’était pas dans la confidence, fut quelque peu surprisd’entendre un cri étouffé, et, s’étant retourné, de voirMme Quilp qui faisait un bond douloureux derrière lui ;mais il ne fit pas de remarque à ce sujet, et bientôt il n’y pensaplus.

« Allons, madame Quilp, dit le nainlorsqu’ils eurent pénétré dans la boutique, montez, s’il vousplaît, à la chambre de Nelly, et prévenez la petite qu’on lademande.

– Vous avez l’air de faire comme chez vous,dit Richard qui ignorait les prérogatives de Quilp.

– Je suis chez moi, jeune homme, »répondit Quilp.

Dick en était à chercher le sens de cesparoles, et bien plus encore, celui de la présence deM. Brass, quand Mme Quilp descendit l’escalier quatre àquatre en annonçant que les chambres étaient vides.

« Vides !… Sotte que vousêtes ! dit le nain.

– Je vous assure, mon cher Quilp, répliqua safemme en tremblant, que je suis entrée dans chaque chambre et n’yai trouvé âme qui vive.

– Ceci, dit M. Brass avec vivacité et enfrappant des mains, ceci m’explique le mystère de laclef. »

Quilp regarda successivement d’un air refrognéle procureur, Betzy et Richard Swiveller ; mais ne recevantd’aucun d’eux les éclaircissements qu’il lui fallait, il montal’escalier en toute hâte, et bientôt le redescendit non moinsprécipitamment, en confirmant lui-même le rapport qu’il venaitd’entendre.

« Singulière manière de partir, dit-il enregardant Swiveller ; partir sans m’en prévenir, moi un ami sidiscret, si intime !… Ah ! sans doute il a mieux aimém’écrire, ou me faire écrire par Nelly… Oui, oui, c’est cela, Nellya tant d’amitié pour moi… cette gentille Nelly ! »

M. Swiveller paraissait, et il étaitréellement confondu de surprise. Après avoir jeté sur lui un coupd’œil à la dérobée, Quilp se tourna vers M. Brass et lui dit,avec un ton d’autorité et d’insouciance, qu’il ne fallait pas quecette circonstance les empêchât de procéder à l’enlèvement desmeubles, et il ajouta :

« Nous savions bien que le vieux et lapetite devaient partir aujourd’hui, mais non qu’ils partiraient desi bonne heure ni si tranquillement. Enfin, ils avaient leursraisons, ils avaient leurs raisons.

– Où diable sont-ils allés ?… » ditRichard toujours stupéfait.

Quilp branla la tête et se pinça les lèvres defaçon à faire croire qu’il savait très-bien le fond des choses,mais qu’il n’était pas libre de le dire.

« Et, demanda Dick, remarquant ledésordre qui régnait autour de lui, qu’entendez-vous par cetenlèvement des meubles ?

– Cela signifie que je les ai achetés, moncher monsieur. Eh bien, après ?

– Est-ce que par hasard ce vieux sournois-làaurait fait fortune, et serait allé vivre dans une villa paisible,en quelque site pittoresque, à peu de distance de la meragitée ?… » dit Richard de plus en plus confondud’étonnement.

À quoi le nain répliqua en frottant ses mainsavec force :

« Peut-être bien, et il aura eu soin decacher le lieu de sa retraite pour ne pas recevoir trop souvent lavisite de son cher petit-fils et de ses amis dévoués !… Jel’ignore, moi, mais vous, qu’en dites-vous ? »

Richard Swiveller était atterré par cerevirement inattendu qui menaçait d’une ruine complète le planauquel il s’était si fortement associé, et semblait détruire dansleur germe même ses projets de fortune. N’ayant appris de FrédéricTrent que le soir précédent la maladie du vieillard, il s’étaithâté de faire, auprès de Nelly, sa visite de condoléance et decuriosité, en apportant un premier à-compte de cette éloquencefascinante sur laquelle il comptait pour enflammer un jour le cœurde la jeune fille. Et lorsqu’il avait examiné en lui-même toutesles manières d’être gracieux et persuasif ; lorsqu’il avaitmédité sur la terrible revanche qu’il comptait prendre de lacoquetterie de Sophie Wackles ; voilà que Nell, le vieillardet l’argent, tout était parti, fondu, décampé Dieu sait où, commesi son plan avait été deviné et que l’on eût voulu le renverser dèsle début, sans plus attendre.

Au fond du cœur, Daniel Quilp se sentit à lafois surpris et troublé par cette fuite. Il n’échappait pas à sonesprit pénétrant que les fugitifs devaient avoir emporté quelquesvêtements indispensables ; et, connaissant l’état de faiblesseoù était tombée l’intelligence du vieillard, il s’étonnait quecelui-ci eût pu avec le concours de l’enfant aller si vite enbesogne. On ne saurait supposer, sans faire injure à M. Quilp,qu’il fût tourmenté par l’intérêt charitable que lui inspiraient levieillard et Nelly. Ce qui le troublait, c’était la crainte que sondébiteur n’eût eu quelque magot caché ; or, la seule idée quelui, Quilp, n’eût pas flairé cet argent et l’eût laissé échapper deses griffes, cette idée le remplissait de honte et de remords.

Dans son état d’anxiété, c’était cependant uneconsolation pour lui que Richard Swiveller fût, pour des motifsdifférents, non moins irrité, non moins désappointé que lui danscette affaire. Bien certainement, pensait le nain, il était venuici dans l’intérêt de son ami, afin d’arracher au vieillard, soitpar la flatterie, soit par la crainte, quelque parcelle du biendont ils le croyaient abondamment pourvu. Quilp trouva donc duplaisir à vexer Swiveller, en lui traçant le tableau des richessesque le vieillard avait dû entasser, et à s’étendre longuement surl’art avec lequel celui-ci avait su se mettre à l’abri desimportuns.

« C’est bien, dit Richard d’un airdécouragé ; il n’est pas nécessaire, je suppose, que je resteici.

– Pas le moins du monde, répondit le nain.

– Vous leur direz que je suis venu… n’est-cepas ?

– Certainement… la première fois que je lesverrai.

– Et dites-leur bien, monsieur, que j’ai étéporté ici sur les ailes de la concorde, que j’étais venu pourécarter, avec le râteau de l’amitié, les semences de la violencemutuelle et de l’aigreur, et pour semer, à leur place, les germesde l’harmonie sociale. Voulez-vous avoir la bonté de vous chargerde cette commission, monsieur ?

– Très-volontiers, répondit Quilp.

– Voulez-vous, monsieur, être assez bon pourajouter, dit encore M. Swiveller en exhibant une toute petitecarte chiffonnée, que voilà mon adresse, et qu’on me trouve chezmoi tous les matins. Deux coups bien distincts suffiront en touttemps pour faire paraître la gouvernante. Mes amis particuliers,monsieur, ont coutume d’éternuer quand la porte est ouverte, afind’avertir cette fille qu’ils sont mes amis et qu’il n’ont point demotifs intéressés pour s’informer si j’y suis. Ah ! pardon…Voulez-vous me permettre de jeter encore un regard sur cettecarte ?

– Comme il vous plaira, dit Quilp.

– Par une petite erreur qui n’a rien que detrès-naturel, dit Richard, substituant une autre carte à lapremière, je vous avais remis mon laisser-passer du cercle choisique j’appelle les glorieux Apollinistes, cercle dînatoire, dontj’ai l’honneur d’être président perpétuel. Voici le documentofficiel que j’ai à vous laisser, monsieur. Bonjour. »

Quilp lui souhaita le bonjour ; le grandmaître perpétuel des glorieux Apollinistes leva son chapeau enl’honneur de Mme Quilp, le replaça négligemment sur le côté desa tête, pirouetta et disparut.

Sur ces entrefaites, des charrettes étaientarrivées pour emporter les meubles ; de solides gaillards,coiffés de morceaux de tapis, balançaient sur leur tête des caissesà déménagement et autres bagatelles du même genre, etaccomplissaient des exploits musculaires qui rehaussaientsingulièrement l’éclat de leur teint. Pour ne pas rester en arrièredans le mouvement, M. Quilp se mit à l’œuvre avec une vigueurextraordinaire, poussant et gourmandant tout le monde comme un vraidémon ; imposant à Mme Quilp une quantité de travauxrudes et impraticables portant lui-même du haut en bas, sans effortapparent, les plus lourds fardeaux ; lançant des coups de piedà son commis du débarcadère toutes les fois qu’il pouvaitl’attraper ; et, faisant exprès d’administrer avec sa chargedes bosses à la tête ou des renfoncements dans la poitrine deM. Brass, qui se tenait debout dans l’escalier sur son passagepour satisfaire la curiosité des voisins, selon les devoirs de sonrôle. Sa présence et son exemple inspirèrent tant d’ardeur aux gensemployés par lui, qu’au bout d’un petit nombre d’heures, la maisonfut complètement débarrassée et qu’il n’y resta rien que des débrisde paillassons, des pots à bière vides et des brins de pailleéparpillée.

Assis dans le parloir sur un de ces morceauxde nattes, comme un chef africain, le nain se régalait de pain, defromage et de bière, quand il remarqua, sans en avoir l’air, qu’ily avait un jeune homme qui du dehors jetait un regard curieux dansl’intérieur de la maison. Certain que c’était Kit, bien qu’il eûtvu tout au plus le bout de son nez, M. Quilp l’appela par sonnom. Kit entra aussitôt et demanda ce qu’on lui voulait.

« Venez ici, monsieur, dit le nain. Ehbien, voilà donc, votre vieux maître et votre jeune maîtressepartis !

– Comment ? s’écria Kit, regardant toutautour de lui.

– Prétendez-vous n’en rien savoir ? ditaigrement Quilp. Où sont-ils allés ?

– Je l’ignore.

– C’est bon, c’est bon. Osez-vous bienaffirmer que vous ignoriez qu’ils fussent partis secrètement cematin au point du jour ?

– Je n’en savais rien, dit le jeune hommeplein de surprise.

– Vous n’en saviez rien !… Je sais bien,moi, que la nuit dernière vous avez rôdé autour de la maison commeun voleur !… Ne vous a-t-on pas alors conté la chose enconfidence ?

– Non.

– Non ?… Alors, qu’est-ce qu’on vous adit ? de quoi parliez-vous ? »

Kit ne voyant pas de raison pour garder lesecret sur sa conduite, exposa le motif qui l’avait amené et laproposition qu’il avait faite.

« Oh ! dit le nain après un momentde réflexion, nul doute qu’ils ne viennent chez vous.

– Vous pensez qu’ils y viendront !…s’écria vivement Kit.

– Je le pense. Maintenant, quand vous lesverrez, faites-le moi savoir ; vous m’entendez ?Faites-le-moi savoir, et je vous donnerai quelque chose. Je désireleur rendre service, et je ne puis leur rendre service, à moins deconnaître où ils sont allés. Vous m’entendez ? »

Le jeune homme se sentait disposé à répondreau nain d’une manière qui eût enflammé la bile de cet irritablequestionneur, quand le commis du débarcadère, qui avait visitésuccessivement les chambres pour voir si l’on n’y avait rienoublié, reparut en criant : « V’là un oiseau. Qu’est-cequ’il faut en faire ?

– Tordez-lui le cou, répondit Quilp.

– Non, non !… dit Kit en s’avançant.Donnez-le-moi.

– Oh ! oui, dit l’autre garçon !Venez-y donc ! Voulez-vous laisser la cage tranquille…Voulez-vous me laisser tordre le cou à l’oiseau ? Le maîtrem’a dit de le faire. Voulez-vous laisser la cagetranquille ?

– Donnez-la-moi, donnez, chiens que vousêtes !… hurla Quilp. Battez-vous à qui l’aura, chiens que vousêtes ! ou bien c’est moi-même qui tordrai le cou àl’oiseau. »

Sans qu’il fût nécessaire de les y pousserdavantage, les deux jeunes garçons tombèrent l’un sur l’autre,s’escrimant des dents et des ongles, tandis que Quilp, tenant lacage d’une main et, de l’autre, labourant avec ardeur le sol de soncouteau, excitait les combattants à redoubler leurs coups par sescris féroces et les sarcasmes qu’il leur lançait. Tous deux étaientd’égale taille ; ils se roulaient en échangeant des horionsqui n’étaient pas une plaisanterie. Kit, enfin, assena un coup depoing bien dirigé dans la poitrine de son adversaire, se dégagea etse releva prestement ; puis, arrachant la cage des mains deQuilp, il s’enfuit avec son butin.

Il ne s’arrêta dans sa course qu’en arrivantchez lui. La vue de sa figure ensanglantée causa une profondeépouvante à la mère, et fit jeter des cris d’effroi au plus âgé desdeux enfants.

« Bonté du ciel ! Kit, dit vivementmistress Nubbles, qu’y a-t-il donc ? que venez~vous defaire ?

– Ce n’est rien, mère, répondit-il ens’essuyant le visage avec la serviette accrochée derrière la porte.Je n’ai point de mal, n’ayez pas peur. Je me suis battu pour unoiseau, et je l’ai gagné, voilà tout. Taisez-vous, petit Jacob. Jen’ai jamais vu un enfant aussi méchant.

– Comment ! vous vous êtes battu pour unoiseau ! s’écria la mère.

– Oui, je me suis battu pour un oiseau… et levoici ! C’est l’oiseau de miss Nelly, ma mère ; on allaitlui tordre le cou. Je l’ai empêché ; moi !… Ah !ah ! ah !… Ils voulaient lui tordre le cou, et devant moiencore !… plus souvent, ma mère ! Ah ! ah !ah ! »

Kit, en riant de tout son cœur, avec sa faceenflée et meurtrie, qui sortait de la serviette, communiqua sagaieté au petit Jacob ; la mère se mit à rire à sontour ; le poupon, à chanter et à gigoter avec joie ; ettous rirent de compagnie, un peu en l’honneur du triomphe de Kit,mais surtout parce qu’ils s’aimaient beaucoup les uns les autres.Après cet accès d’hilarité, Kit montra l’oiseau aux deux enfantscomme une grande et précieuse rareté (ce n’était qu’une pauvrelinotte) ; puis, cherchant à la muraille un vieux clou, il sefit avec une table et une chaise un échafaudage sur lequel ilgrimpa lestement pour arracher le clou avec ardeur.

« Voyons, dit-il ; il faut quej’accroche la cage près de la fenêtre… Ce sera plus agréable pourl’oiseau… De là, il apercevra le ciel tout à son aise, si ça luiplaît. Il chante bien, allez, je puis vous le garantir. »

Kit recommença de ce côté son échafaudage, etarmé du tisonnier en guise de marteau, il enfonça son clou et ysuspendit la cage, à la grande satisfaction de toute la famille.Tout étant bien arrangé et consolidé, il se retira près de lacheminée pour admirer de là son œuvre à laquelle on déclara toutd’une voix qu’il ne manquait plus rien.

« Et maintenant, mère, dit-il, je veux,sans perdre un moment, sortir pour aller voir si je trouverai uncheval à tenir ; et alors, avec mon gain, je pourrai acheterdu millet pour l’oiseau et pour vous un morceau de quelque chose debon par-dessus le marché. »

Chapitre 14

 

Comme Kit pouvait aisément s’imaginer que lamaison du vieillard se trouvait sur son chemin, vu que son cheminétait partout et nulle part, il se sentit entraîné à la contemplerune fois encore en passant, et il se fit une nécessité rigoureuseet comme un devoir pénible de ce qui n’était qu’un désir qu’il nepouvait s’empêcher de satisfaire. Il n’est pas rare de voir deshommes, bien au-dessus de Christophe Nubbles par la naissance etl’éducation, transformer leurs goûts en obligations rigoureuses,dans des questions moins innocentes, et se faire un grand mérite del’abnégation avec laquelle ils se sont satisfaits. Cette fois, Kitn’avait aucune précaution à prendre ; il n’avait, pas non plusà craindre d’être arrêté par un nouveau combat contre le commis deDaniel Quilp. La maison était complètement déserte, la poussière etl’ombre semblaient l’avoir envahie comme si elle était restéeinhabitée depuis plusieurs mois. Un gros cadenas fermait laporte ; des lambeaux d’étoffes fanées et de rideaux pendaienttristement aux fenêtres supérieures à demi fermées, et lesouvertures pratiquées dans les volets des fenêtres d’en bas nelaissaient voir que les ténèbres qui régnaient à l’intérieur.Quelques-uns des carreaux de la croisée, près de laquelle Kit avaitsi souvent fait le guet, avaient été brisés dans le déménagementprécipité de la matinée, et cette chambre où Nelly venait rêverautrefois paraissait plus qu’aucune autre abandonnée etmélancolique. Une troupe de polissons avait pris possession desmarches de la porte : les uns jouaient avec le marteau etécoutaient avec un plaisir mêlé d’effroi le bruit sourd qu’ilproduisait dans la maison dévastée ; les autres, groupésautour du trou de la serrure, guettaient, moitié en riant et moitiésérieusement le revenant que déjà l’imagination évoquaitdu sein de cette obscurité récente, grâce au mystère qui avaitcouvert les derniers habitants de la maison. Cette maison, la seulequi fût fermée et sans vie au milieu de l’agitation et du bruit dela rue, offrait un tableau de désolation ; et Kit, serappelant l’excellent feu qui, jadis, y brillait en hiver, et lerire franc qui alors faisait retentir la petite chambre, s’éloignaà la hâte, rempli de chagrin.

Rendons au pauvre Kit la justice de déclarerque son esprit n’avait nullement le tour sentimental, et qu’iln’avait peut-être pas de toute sa vie entendu prononcer cetadjectif. C’était seulement un bon garçon reconnaissant, quin’avait ni grâces ni belles manières ; par conséquent, au lieude retourner chez lui dans son chagrin pour battre les enfants etdire des injures à sa mère, comme le feraient nos gens bien éduquésqui, lorsqu’ils sont mécontents, voudraient voir aussi tout lemonde malheureux, Kit se contenta de penser à donner le pluspossible de bien-être à sa famille.

Bon Dieu ! qu’il y avait donc de beauxmessieurs chevauchant de tous côtés, mais qu’il y en avait peu quieussent besoin de donner leurs chevaux à garder ! Un bravespéculateur de la Cité, ou bien un membre de quelque commission destatistique du parlement aurait pu calculer, à une fraction près,d’après tous les cavaliers qui galopaient, quelle sommeproduiraient en un an, dans la ville de Londres, les chevaux qu’ondonnerait à garder. Et, sans nul doute, cette somme n’eût pas étéméprisable, si la vingtième partie seulement des gentlemen quin’avaient pas de grooms eût voulu mettre pied à terre ; maisils n’en faisaient rien ; et souvent il ne faut qu’unemisérable bagatelle comme celle-là pour détruire dans leur base lescalculs les plus ingénieux.

Kit marchait droit devant lui, tantôt vite,tantôt tout doucement, ralentissant son pas s’il voyait un cavaliermodérer l’allure de son cheval et tourner la tête ; ou bienembrassant toute la rue de son regard pénétrant, comme s’ilsaisissait au loin l’apparition lumineuse d’un cavalier cheminantbien tranquillement à l’ombre, de l’air d’un homme qui à chaqueporte promettait de s’arrêter. Mais ils passaient tous l’un aprèsl’autre, sans laisser un penny à gagner après eux. « Jevoudrais bien savoir, pensait le jeune homme, si un de cesmessieurs, venant à apprendre que nous n’avons rien dans le buffet,ne ferait pas halte tout exprès, et s’il ne feindrait pas d’avoirbesoin d’entrer dans une maison, afin de me faire gagner quelquechose. »

Fatigué d’avoir arpenté tant de rues, sansparler de ses désappointements multipliés, il s’était assis sur unemarche de porte afin de se reposer un peu, lorsqu’il vit arriver deson côté une petite chaise à quatre roues, aux ressorts grinçantset criards, tirée par un petit poney d’un poil bourru et d’uncaractère évidemment indocile, et conduite par un petit vieillardgros et gras, de mine pacifique. Auprès du petit vieillard étaitassise une petite vieille dame grosse et grasse et pacifique commelui ; le poney allait à sa fantaisie, ne faisant que ce quilui passait par la tête. Si le vieux monsieur le gourmandait ensecouant les rênes, le poney répliquait en secouant sa tête. Ilétait aisé de comprendre que tout ce qu’on pourrait obtenir duponey, ce serait qu’il voulût bien suivre une rue que son maîtreavait des raisons particulières de vouloir enfiler ; mais ilparaissait bien entendu entre eux qu’on laisserait le poney s’yprendre pour cela comme il voudrait, ou qu’on n’en obtiendraitrien.

Comme la voiture passait près de l’endroit oùil était assis, Kit regarda si attentivement ce petit équipage, quele vieux monsieur remarqua notre jeune garçon ; et Kit s’étantlevé avec empressement, chapeau bas, le vieux monsieur ordonna auponey de s’arrêter, ordre auquel le poney se conformagracieusement, cette partie des devoirs de sa charge lui étantrarement désagréable.

« Je vous demande pardon, monsieur, ditKit. Je suis fâché que vous vous arrêtiez pour moi. Je voulaisseulement vous demander si votre intention était de faire gardervotre cheval.

– Je vais dans la rue voisine. Si vous vouleznous y suivre, vous aurez le pourboire. »

Kit le remercia et le suivit tout joyeux. Leponey prit son élan en décrivant un angle aigu pour examiner deprès un lampadaire de l’autre côté de la rue, puis il revint par latangente, de l’autre côté, vers un autre lampadaire qu’il voulaitsans doute comparer avec le premier. Ayant satisfait sa curiositéet observé que les deux réverbères étaient de même modèle et demême matière, il fit un temps d’arrêt, sans doute pour se livrer àla méditation qui l’absorbait.

« Voulez-vous bien marcher, monsieur, ditle petit vieillard, ou votre intention est-elle de nous fairerester ici pour manquer notre rendez-vous ? »

Le poney resta immobile.

« Oh ! méchant Whisker ! dit lavieille dame. Fi ! fi donc !… Je suis honteuse de votreconduite !…»

Le poney parut touché de cet appel fait à sessentiments : car il se remit à trotter, bien qu’avec unecertaine humeur boudeuse, et ne s’arrêta plus qu’en arrivant à uneporte où se trouvait une plaque de cuivre avec ces mots :WITHERDEN, NOTAIRE. Le vieux monsieur descendit, aida la vieilledame à descendre et tira du coffre, sous le siège, un immensebouquet ressemblant, pour la forme et la dimension, à une largebassinoire, moins le manche. La dame entra dans la maison, d’un airgrave et majestueux, suivie de près par le vieux gentleman quiétait pied bot.

Ils furent introduits, à ce qu’on put croireau son assourdi de leur voix, dans un parloir donnant sur le devantet qui paraissait être une espèce de bureau. Comme il faisaittrès-chaud et que la rue était fort tranquille, on avait laissé lesfenêtres toutes grandes ouvertes, et il était très-faciled’entendre, à travers les stores vénitiens, ce qui se passait àl’intérieur.

D’abord ce furent de grandes poignées de main,un grand bruit de pieds que suivit apparemment l’offre dubouquet ; car une voix, probablement celle deM. Witherden, le notaire, s’écria à plusieurs reprises :« Délicieux !… Il embaume !… » et un nez, quidevait appartenir au dit personnage, respira l’odeur du bouquetavec un reniflement qui témoignait de son plaisir infini.

« Je l’ai apporté en l’honneur de cetteoccasion, monsieur, dit la vieille dame.

– Une occasion, certes, madame ; uneoccasion qui m’honore, madame, oui, qui m’honore, réponditM. Witherden. J’ai eu chez moi plus d’un jeune homme, madame,plus d’un jeune homme. Il en est plusieurs qui sont arrivés à lafortune et ont oublié leurs anciens compagnons et amis,madame ; il en est d’autres qui, en ce jour, ont l’habitude devenir me voir et me dire : « Monsieur Witherden, les plusheureuses heures que j’ai connues dans ma vie sont celles que j’aipassées dans votre étude, assis sur ce tabouret ! » Maisparmi mes clercs, madame, quel qu’ait été mon attachement pour eux,il n’en est aucun dont j’aie jamais auguré aussi bien que de votrefils.

– Oh ! cher monsieur, s’écria la vieilledame, vous ne savez pas toute la joie que vous nous faites en nousparlant de la sorte.

– Je dis, madame, ce que je pense d’un honnêtehomme. Et l’honnête homme est, comme dit le poète, le plus nobleouvrage sorti des mains de Dieu. Je suis complètement de l’avis dupoète, madame. Mettez d’un côté les chaînes des Alpes, de l’autreun colibri, il n’est rien, comme chef-d’œuvre de la création, àcomparer à l’honnête homme, ou à l’honnête femme, bien entendu quidit l’homme dit la femme.

– Tout ce que M. Witherden veut bien direde moi, reprit alors une petite voix douce, je puis le dire bienmieux encore de lui, assurément.

– C’est une circonstance heureuse,très-heureuse, reprit le notaire, que ce soit aujourd’hui levingt-huitième anniversaire du jour de sa naissance, et j’espèresavoir l’apprécier. J’ai la confiance, mon cher monsieur Garland,que nous aurons lieu de nous féliciter ensemble de cette heureuserencontre. »

Le vieux monsieur répondit que c’était sonplus cher désir. En conséquence, les poignées de mainrecommencèrent de plus belle ; puis le vieillardajouta :

« Quoi qu’on en puisse dire, j’affirmeque jamais fils n’a donné plus de satisfaction à ses parents quenotre Abel Garland. Sa mère et moi, nous nous sommes mariés tard,ayant attendu un assez grand nombre d’années, jusqu’à ce que nousfussions dans une bonne position. Quand je pense que le ciel nous afait la grâce de bénir notre union tardive en nous donnant un filsqui s’est montré toujours soumis et affectueux, c’est pour nousdeux, monsieur, une source de bonheur inappréciable.

– Oh ! vous avez raison, je n’en doutepas, répliqua le notaire d’un accent sympathique. À la vue d’unetelle félicité, je déplore encore plus d’être resté célibataire. Ily avait autrefois une jeune personne, monsieur, la fille d’unarmateur des plus honorables… Mais c’est une faiblesse de parler decela. Chukster, apportez ici le contrat d’apprentissage deM. Abel.

– Vous voyez, monsieur Witherden, dit lavieille dame, qu’Abel n’a pas été élevé comme la plupart des jeunesgens. Il a toujours trouvé son plaisir dans notre société, toujoursil a été avec nous. Jamais Abel ne nous a quittés, même pour uneseule journée. N’est-il pas vrai, mon ami ?

– Jamais, ma chère, excepté quand il alla àMargate, un samedi, avec M. Tomkinley, qui avait étéprofesseur dans cet établissement. Il en revint le lundi ;mais, vous vous en souvenez, il fut ensuite très-malade ;c’était vraiment un excès de dissipation dont nous avons étépunis.

– Il n’en avait pas l’habitude, vous le savez,dit la vieille dame, et il n’était pas de force à le supporter,c’est certain. En outre, il ne trouvait pas de plaisir à se trouversans nous, et il n’avait personne pour causer avec lui et ledistraire.

– C’est la vérité, dit la même petite voixtranquille qu’on avait entendue déjà. J’étais loin de maman,j’étais désolé en songeant que j’avais laissé la mer entrenous !… Oh ! jamais je n’oublierai mon impression quandje pensai que la mer était entre nous !

– C’était bien légitime en pareillecirconstance, dit le notaire. Les sentiments de M. Abelfaisaient honneur à son caractère, ils font honneur à votrecaractère, madame, au caractère de son père, et à la naturehumaine. Il ne s’est pas démenti chez moi ; c’est le mêmesentiment qui inspire toujours sa conduite honnête et régulière. Jevais signer le contrat d’apprentissage au bas des articles queM. Chukster certifiera conformes ; et, plaçant mon doigtsur ce cachet bleu en losange, je dois faire remarquer àintelligible voix – ne vous effrayez pas, madame, c’est une pureformalité légale, – que je délivre ceci comme mon acte etsous-seing. M. Abel va écrire son nom vis-à-vis de l’autrecachet, en répétant les mêmes paroles cabalistiques, et l’affairesera faite et parfaite. Ah ! ah ! ah ! Vousvoyez ! ce n’est pas plus difficile que ça. »

Il y eut quelques moments de silence, sansdoute pendant que M. Abel accomplissait les formalitésvoulues ; puis on recommença à se presser les mains et àpiétiner ; après cela, le bruit des verres se fit entendre, ettout le monde se mit à parler à la fois. Au bout d’un quart d’heureenviron, M. Chukster, une plume, sur l’oreille et la faceilluminée par le vin, parut au seuil de la porte, et daignantcondescendre à appeler Kit, en forme de plaisanterie, « petitcoquin, » il lui annonça que les visiteurs allaientsortir.

La compagnie sortit aussitôt.M. Witherden, homme de petite taille, joufflu, rubicond,preste dans son allure et pompeux dans son langage, parut,conduisant la vieille dame avec beaucoup de cérémonie ; lepère et le fils venaient ensuite, se donnant le bras. M. Abel,qui avait un petit air vieillot, semblait être du même âge que sonpère ; il y avait entre eux une similitude extraordinaire detraits et de physionomie, bien qu’à la vérité M. Abel nepossédât pas encore l’aplomb et la rondeur joviale deM. Garland et qu’il eût au contraire une certaine réservetimide. Mais pour tout le reste, pour le costume tiré à quatreépingles, et même pour le pied bot, le jeune homme et son pèreétaient taillés sur le même patron.

Lorsqu’il vit sa mère bien installée à saplace et qu’il l’eut aidée à reprendre et mettre en ordre sonmantelet et un petit panier qui formait un accessoire indispensablede son équipage, M. Abel s’établit dans un petit siège placé àl’arrière-train et qu’on lui avait évidemment destiné. Là il se mità sourire tour à tour à tous les assistants, en commençant parmistress Garland et finissant par le poney. Ce ne fut pas choseaisée de faire comprendre au poney qu’il fallait lui repasser lesguides par-dessus la tête ; enfin l’on y parvint ; et levieux gentleman, s’étant juché sur son siège et ayant pris lesrênes en main, chercha dans sa poche une pièce de douze sous pourKit.

Mais personne ne possédait de pièce de douzesous, ni M. Garland, ni sa femme, ni M. Abel, ni lenotaire, ni M. Chukster. Un schelling[4], c’étaitbeaucoup trop ; mais il n’y avait pas dans cette rue deboutique où l’on pût changer, et M. Garland donna le schellingau jeune homme.

« Tenez, dit-il en plaisantant ; jedois revenir ici, à la même heure, lundi prochain ;trouvez-vous-y, mon garçon, pour achever de gagner cette pièce.

– Je vous remercie, monsieur, dit Kit ;soyez sûr que je n’y manquerai pas. »

Il parlait sérieusement ; mais enl’entendant, tout le monde partit d’un éclat de rire, etparticulièrement M. Chukster qui, par un véritable hurlement,témoigna du plaisir extraordinaire que lui causait cetteplaisanterie. Or, comme le poney, par un pressentiment qu’ilretournait au logis ou par détermination particulière de ne pasaller ailleurs – ce qui revenait au même, – était parti d’un pastrès-vif, Kit n’eut point le temps de s’expliquer ; il dutdonc s’en aller de son côté. Après avoir dépensé son petit trésoren achats qu’il jugea utiles à sa famille, sans oublier le milletpour l’oiseau chéri, il précipita sa marche, d’autant plus joyeuxde son succès, de sa bonne fortune, qu’il espérait bien que Nell etle vieillard l’auraient devancé à la maison.

Chapitre 15

 

Souvent, tandis que l’orpheline et songrand-père suivaient les rues silencieuses, dans la matinée de leurdépart, l’enfant éprouvait un mélange d’espérance et de crainte,lorsque, dans une figure éloignée et que la distance rendait àpeine visible, son imagination lui retraçait quelque ressemblanceavec le brave Kit. Assurément, elle se fût empressée de lui donnerla main et l’eût remercié de ce qu’il lui avait dit dans leurdernière rencontre : et cependant, c’était pour elle unesatisfaction de trouver, quand la personne entrevue était plusproche, que ce n’était point lui, mais un étranger. Car, lors mêmequ’elle n’eût pas eu à redouter l’effet qu’eût produit sur levieillard l’apparition de Kit, elle sentait qu’un adieu adressé àquelqu’un, et surtout à l’être qui avait été pour elle si bon et sidévoué, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. C’était bienassez de laisser derrière elle tant d’objets muets, égalementinsensibles à son affection et à son chagrin ! Mais si, dès ledébut de ce triste voyage, il lui eût fallu prendre congé de sonunique ami, son cœur se fût brisé.

D’où vient que nous supportons mieux lesdouleurs morales d’une séparation que l’émotion physique d’unadieu ? D’où vient que nous ne nous sentons pas le courage deprononcer le mot, quand nous avons la force de vivre à distance deceux que nous aimons ? À la veille de longs voyages ou d’uneabsence de plusieurs années, des amis tendrement unis se sépareronten échangeant le regard accoutumé, la poignée de main habituelle,en convenant d’une dernière entrevue pour le lendemain, tandis quechacun sait bien que ce n’est là qu’un subterfuge, un moyen facticede s’épargner mutuellement la peine de prononcer le mot d’adieu, etque l’entrevue n’aura pas lieu. La possibilité serait-elle doncplus pénible à supporter que la certitude ? Car enfin, nousn’évitons pas nos amis mourants ; et si nous n’avions pas ditformellement adieu à quelqu’un d’entre eux, de toutes les forces denotre plus tendre affection, ce serait souvent pour nous un sujetd’amertume aussi durable que la vie.

La lumière du matin répandait l’animation surla ville. Là, où durant la nuit il n’y avait eu qu’ombre sinistre,il y avait maintenant comme un sourire. Les rayons du soleilétincelaient en se jouant sur les croisées de chaque chambre ;pénétrant à travers les rideaux et les draperies jusqu’aux yeux desdormeurs, ils éclairaient même les rêves, et donnaient la chasseaux ténèbres de la nuit. Dans leurs volières échauffées, maisencore fermées, encore sombres en partie, les oiseaux sentaientl’aube venir ; et, au sein de leurs petites cellules, ilss’agitaient et battaient des ailes. Les souris aux yeux brillantsregagnaient leurs étroites retraites, où elles se blottissaienttimidement. La chatte du logis, au beau poil lustré, oubliant depoursuivre sa proie, suivait de son œil clignotant les rayons quipassaient par le trou de la serrure et les fentes de la porte, prèsde laquelle elle se tenait assise, attendant impatiemment l’instantoù elle pourrait se glisser à la dérobée et aller se mettre enespalier au soleil. De plus nobles animaux, confinés dans leursloges, se tenaient immobiles contre les barreaux, et regardaient,d’un œil où brillait le souvenir des vieilles forêts, les branchesqui s’agitaient et le rayon solaire qui pénétrait par quelquepetite croisée ; puis ils reprenaient, dans leur coursemonotone, le chemin dont leur pied captif avait déjà marqué latrace sur le plancher de leur cage, usé par leurs pasimpatients ; puis, ils s’arrêtaient encore et se mettaient àregarder de nouveau à travers leur grille. Les prisonniers, dansleurs cachots, étendaient leurs membres resserrés par le froid, etmaudissaient la pierre humide que le soleil ne venait jamaiséchauffer. Les fleurs, après leur sommeil de la nuit, ouvraientleurs belles corolles et les tournaient vers le jour. La lumière,âme de la création, était répandue partout, et tout reconnaissaitsa loi.

Les deux pèlerins, se pressant souvent la mainou échangeant, soit un sourire, soit un regard amical,poursuivaient leur chemin en silence. Par cette matinée, siéclatante et si belle, il y avait quelque chose de solennel à voirles rues, longues et désertes, véritables corps sans âmes,n’offrant plus que l’image d’un néant uniforme qui les rendaittoutes semblables les unes aux autres. À cette heure matinale, toutétait si calme et si tranquille, que le peu de pauvres gens qui secroisaient dans les rues semblaient perdus dans ce cadre brillantcomme les lampes mourantes qu’on avait laissées brûler, çà et là,noyaient leur lueur impuissante dans les rayons glorieux dusoleil.

Nelly et le vieillard n’avaient pas pénétrébien avant dans le labyrinthe de rues qui s’étendaient entre eux etles faubourgs, quand la scène commença à se transformer et le bruità revenir avec le mouvement. Quelques charrettes isolées, quelquesfiacres rompirent le charme ; d’autres suivirent ; il envint un plus grand nombre, et enfin ce fut à l’infini. D’abord,c’était une nouveauté de voir s’ouvrir la montre d’unmarchand : bientôt, ce fut une rareté d’en voir une seulefermée. La fumée commença à monter doucement du faîte descheminées ; les châssis des croisées furent levés etassujettis ; les portes s’ouvrirent ; les servantes, neregardant que leur balai, firent voler d’épais nuages de poussièredans les yeux des passants sans crier gare, ou bien ellesécoutaient d’un air mélancolique les laitières qui leur parlaientdes foires de campagne, des charrettes remisées sur les places,avec des toiles et des rideaux, tous les attributs de la fêteenfin ; et, par-dessus le marché, de galants bergers, qu’ellesallaient trouver en chemin pour la danse.

Ayant traversé ce quartier, l’enfant et levieillard entrèrent dans les rues de commerce et de grand trafic,fréquentées par une foule considérable, et où déjà régnait beaucoupd’activité. Le vieillard regarda autour de lui avec untressaillement plein d’effroi, car c’était précisément l’endroitqu’il avait à cœur de fuir. Il posa un doigt sur sa bouche etentraîna Nelly par des cours étroites et des ruellestortueuses ; il ne parut recouvrer sa tranquillité quelorsqu’ils eurent laissé bien loin ce quartier : souvent il seretournait pour regarder en arrière, disant à demi-voix :

« Le meurtre et le suicide sont blottisdans chacune de ces rues… Ils nous suivront s’ils nous sentent…Nous ne saurions fuir trop vite ! »

De ce quartier ils arrivèrent, dans levoisinage, à des habitations éparses, misérables maisons qui,divisées en chambres étroites et ayant leurs croisées rapiécéesavec des chiffons et du papier, indiquaient assez qu’ellesservaient d’abri à la pauvreté populeuse. Dans les boutiques, onvendait des objets tels que la misère seule pouvait enacheter : les vendeurs et les acheteurs ne valaient pas mieuxles uns que les autres. Il y avait d’humbles rues, où l’éléganceruinée essayait, sur un petit théâtre et avec des débris, de faireencore un reste de figure, mais le percepteur des contributions etle créancier savaient bien les déterrer là comme partoutailleurs ; et la pauvreté, qui faisait encore un semblant derésistance, était à peine moins hideuse et moins manifeste quecelle qui, depuis longtemps résignée, avait abandonné lapartie.

Venait ensuite une vaste, vaste étendue,offrant le même caractère, car les humbles goujats qui suivent lecamp de l’opulence, viennent planter leurs tentes autour d’elle, debien loin à la ronde. Une vaste étendue, qui ne faisait guèremeilleure mine ; des maisons pourries d’humidité, la plupart àlouer, beaucoup en construction, beaucoup à moitié déjà en ruineavant d’être construites ; des logements de nature à fairehésiter la pitié entre ceux qui les louaient et ceux qui s’yétablissaient comme locataires ; des enfants mal nourris et àpeine vêtus, pullulant dans chaque rue et se vautrant dans lapoussière ; des mères criardes, traînant avec bruit sur lepavé leurs savates ; des pères en haillons, courant avec l’airdécouragé vers le travail, qui leur donnera peut-être « lepain de la journée, » et peu de chose avec ; destourneuses de cylindre à lessive, des blanchisseuses, dessavetiers, des tailleurs, des fabricants de chandelles, exerçantleur industrie dans les parloirs, les cuisines, lesarrière-boutiques, jusque dans les galetas, et quelquefois setrouvant tous entassés sous le même toit ; des briqueteriesbordant des jardins palissades avec des douves de vieillesbarriques ou avec des charpentes qu’on a enlevées de maisonsincendiées, et qui ont gardé l’empreinte noire et les cicatrices dufeu ; des monceaux d’herbes marécageuses arrachées desbassins ; de l’ortie, du chiendent, des écailles d’huîtres,tout cela entassé en désordre ; enfin, de petites chapellesdissidentes, où l’on prêche avec assez d’à-propos sur les misèresde la terre, sans avoir besoin d’aller chercher bien loin desexemples, et quantité d’églises neuves du culte épiscopal, érigéesavec un peu plus de somptuosité, pour montrer aux gens qui habitentcet enfer le chemin du paradis.

Ces rues finirent par devenir plusdisséminées, jusqu’au moment où elles aboutirent à de petits carrésde jardins bordant la route avec mainte habitation d’été, vierge detoute peinture et construite, soit avec de vieilles poutres, soitavec des débris de bateau aussi verts que les grosses tiges de chouqui croissaient en ce lieu ; les jointures de ces maisonsservaient de couches à des champignons sauvages et elles étaiententaillées de clous. Venaient ensuite, deux par deux, des cottagescoquets, ayant par devant un terrain, de côté des bordures serréesde buis, avec d’étroites allées, où jamais un pied ne se hasardaità fouler le sable. Puis, ce fut le cabaret fraîchement peint devert et blanc, avec les jardins où l’on prend le thé, et unboulingrin, fier de son auge devant laquelle s’arrêtaient lescharrettes, puis ce furent des champs ; puis quelques maisonsisolées, bien situées, avec des pelouses, plusieurs même ayant uneloge gardée par un portier et sa femme. À ce panorama succéda unebarrière de péage ; les champs s’étendirent de nouveau avecleurs arbres et leurs meules de foin ; une colline s’éleva, duhaut de laquelle le voyageur pouvait, en se retournant, contempler,à travers la fumée, le mirage du vieux Saint-Paul, et voir la croixse découper sur les nuages, si par hasard le jour était pur, etbriller au soleil ; c’était là que le voyageur, fixant sesyeux sur cette Babel d’où s’élevait le dôme majestueux, jusqu’à ceque son regard eût embrassé l’extrémité de cet amas de briques etde pierres, maintenant à ses pieds, sentait enfin qu’il étaitdélivré de Londres.

Ce fut en un lieu de ce genre, dans uneagréable prairie, que s’arrêtèrent le vieillard et son jeune guide,si l’on peut donner le nom de guide à celle qui ignorait où ilsallaient. Nelly avait pris la précaution de garnir son panier dequelques tranches de pain et de viande, et ils firent en cetendroit leur frugal déjeuner.

La fraîcheur du matin, le gazouillement desoiseaux, la beauté de l’herbe ondoyante, l’épaisseur des ombrages,les couleurs des fleurs sauvages et les mille parfums, les millebruits harmonieux qui remplissaient l’air, produisirent sur nospèlerins une impression profonde et les rendirent heureux.Ah ! ce sont de grandes joies pour la plupart d’entre nous,mais surtout pour ceux dont l’existence s’use au sein de la fouleou bien qui passent leur vie isolés, au fond des capitales, commeun seau dans un puits humain. Déjà, avant le départ, l’enfant avaitdit ses naïves prières avec plus de ferveur que jamais ; maisen présence de cet ensemble vivifiant, ses prières s’échappèrentune seconde fois de ses lèvres. Le vieillard ôta son chapeau lesparoles consacrées étaient sorties de sa mémoire, mais il ditAmen, et tous deux se sentirent contents.

Chez eux, il y avait autrefois une planche, unvieil exemplaire de la Marche des pèlerins avecde bizarres dessins. Souvent Nelly était restée des soiréesentières à y tenir ses regards attachés, se demandant si tout celaétait bien exact, et où pouvaient se trouver ces contréeslointaines avec leurs noms curieux. En se tournant vers le cheminqu’elle venait de suivre, une partie de ce souvenir revint frapperson esprit.

« Mon cher grand-papa, dit-elle, sauf quele lieu où nous sommes est plus agréable et bien autrement bon quecelui du livre, s’il présente quelque analogie avec notre voyage jetrouve que nous sommes comme les deux chrétiens ; nous avonslaissé sur ce gazon, pour ne plus les reprendre jamais, les souciset les peines que nous avions apportés avec nous.

– Non, jamais, jamais nous ne retourneronslà-bas, jamais dit le vieillard étendant sa main vers la ville. Toiet moi, ma Nelly, nous en sommes affranchis… Ah ! ils ne nousy reprendront plus !

– Êtes-vous fatigué ? demanda l’enfant.Êtes-vous sûr que cette longue marche ne vous rendra pointmalade ?

– Je ne suis plus malade, maintenant que noussommes loin de Londres. Nell, remettons-nous en route. Il fautaller plus loin encore, loin, bien loin. Nous sommes trop près pournous arrêter et nous reposer. Marchons ! »

Il y avait dans le pré une flaque d’eaulimpide où Nelly se lava le visage et les mains, et se rafraîchitles pieds avant de poursuivre le voyage. Elle voulut que levieillard en fît autant ; docile à son invitation, il s’assitsur l’herbe : l’enfant le lava avec ses petites mains etprocéda à la toilette de son grand-père.

« Ma chérie, disait celui-ci, je ne puisplus me servir moi-même : j’ignore comment je le pouvaisautrefois, mais c’est fini. Ne me quitte pas, Nell ; dis quetu ne me quitteras pas. Je t’ai toujours aimée. Si je te perdaisaussi, mon enfant, je n’aurais plus qu’à mourir. »

Il appuya en gémissant sa tête sur l’épaule deNelly. Autrefois, et même peu de jours auparavant, Nelly eût étéimpuissante à retenir ses larmes et elle eût pleuré avec songrand-père : mais en ce moment elle le calma par ses douces ettendres paroles, elle sourit en l’entendant supposer qu’ils pussentjamais se séparer, et tourna cette idée en plaisanterie. Levieillard rassuré s’endormit en murmurant une chanson comme unpetit enfant.

À son réveil, il se trouva bien reposé. Lesvoyageurs se remirent en marche. Le chemin était enchanteur ;il traversait de belles prairies et des champs de blé au-dessusdesquels l’alouette, se balançant dans l’espace azuré du ciel,jetait avec gaieté son heureuse chanson. L’air était chargé dessenteurs qu’il avait recueillies sur son passage, et les abeilles,portées par le souffle embaumé du zéphyr, exprimaient leursatisfaction par un bourdonnement monotone.

Le vieillard et Nelly se trouvaient en pleinecampagne ; les maisons qu’ils apercevaient étaient peunombreuses, et semées à de larges distances, souvent à un millel’une de l’autre. De temps en temps ils trouvaient un groupe depauvres chaumières ayant, pour la plupart, un siège ou unebalancelle devant la porte ouverte, pour empêcher les enfantsd’aller sur la route ; les autres étaient hermétiquementfermées, tandis que la famille entière travaillait aux champs.C’était souvent le commencement d’un petit village. Puis venait lehangar d’un charron ou la forge d’un maréchal ; ensuite uneferme opulente avec ses vaches couchées nonchalamment sur l’herbe,avec ses chevaux regardant par-dessus le mur à hauteur d’appui, etdécampant lestement, comme pour faire parade de leur liberté,lorsque d’autres chevaux attelés passaient sur la route. On yvoyait encore d’épais pourceaux fouillant le sol pour trouverquelque mets friand, et poussant leur grognement monotone, tandisqu’ils rôdaient seuls ou se croisaient dans leurs poursuites ;des pigeons dodus effleurant le toit dans leur vol circulaire, ous’y posant avec grâce ; des canards et des oies, qui secroyaient sans doute bien autrement gracieux, se dandinantlourdement le long des bords de la mare, ou glissant à la surfacede l’eau. Après la ferme, se présentait une modeste auberge ;puis le cabaret plus modeste encore ; puis la maison dumarchand forain, puis celle du procureur et celle du curé, deuxnoms qui font trembler le cabaretier ; puis l’église, quis’élevait modestement derrière un bouquet d’arbres, puis quelquesautres chaumières ; puis la fourrière[5], et çà etlà, au bord du chemin, un vieux puits couvert de poussière. Enfin,après avoir passé entre des champs bordés de haies, ils revirent lagrande route.

Ils marchèrent toute la journée, ets’arrêtèrent la nuit dans une chaumière où on louait des lits auxvoyageurs. Le lendemain matin ils recommencèrent leur coursepédestre, et, bien qu’exténués de fatigue, ils ne tardèrent pas àse remettre et à s’avancer d’un pas vif et soutenu.

Souvent ils faisaient halte pour se reposer,mais ce n’était que durant quelques minutes, puis ils repartaient,n’ayant pris, depuis le matin, qu’une légère collation. Il étaitprès de cinq heures de l’après-midi quand, arrivée à un nouveauhameau, l’enfant se mit à regarder attentivement dans chacune deschaumières, avant de se décider à solliciter quelque part lapermission de prendre un peu de repos et d’acheter une mesure delait.

Le choix ne lui était pas facile ; carNelly était timide et craignait un refus. Ici il y avait un enfantqui criait, là une femme qui grondait avec colère ; ici leshabitants semblaient trop pauvres, là ils étaient trop nombreux.Enfin Nelly s’arrêta devant une maison où la famille entourait latable. Ce qui la détermina, ce fut d’y voir un vieillard assis àcôté du foyer, dans un fauteuil garni de coussins ; elle pensaque c’était aussi un grand-papa, et qu’alors il s’intéresserait ausien.

Il y avait, outre ce vieillard, le maître dela chaumière, sa femme, et trois jeunes enfants solides, brunscomme des baies d’automne. La demande de Nelly fut aussitôt agrééeque présentée. L’aîné des enfants courut dehors pour aller chercherdu lait, le second traîna deux escabeaux vers la porte, et, quantau dernier, il s’accrocha à la jupe de sa mère, et regarda lesétrangers par-dessous sa main brûlée par le soleil.

« Dieu vous assiste, monsieur ! ditle vieux paysan d’une voix bien distincte ; allez-vousloin ?

– Oui, monsieur, fort loin, répondit l’enfantque son grand-père avait invitée à parler.

– Vous venez de Londres ? »

Nelly répondit affirmativement.

« Ah ! reprit le vieux paysan, j’aiété à Londres plus d’une fois. J’y ai été souvent avec macharrette. Voilà près de trente-deux ans que j’y ai été pour ladernière fois, et j’ai entendu dire qu’il y avait de grandschangements. Ce n’est pas étonnant ; je suis bien changémoi-même depuis ce temps. Trente-deux ans, c’est beaucoup ; etquatre-vingt-quatre ans, c’est un grand âge, quoique j’en aie connuun qui a bien vécu près de cent ans, et qui n’était pas aussi fortque moi… Oh ! non ! loin de là… Asseyez-vous dans lefauteuil, ajouta le vieux paysan en frappant son bâton sur le pavéde briques le plus vigoureusement qu’il put. Prenez-moi une pincéede ce tabac ; j’en use peu, car il est cher, mais je trouveque ça me réveille de temps en temps. Vous, vous n’êtes qu’unenfant auprès de moi : mais j’avais un fils qui seraitmaintenant environ de votre âge s’il eût vécu. Il s’enrôla commesoldat. Il revint cependant à la maison, mais il n’avait plusqu’une jambe. Il disait toujours qu’il voulait être enterré près ducadran solaire sur lequel il avait l’habitude de grimper quand ilétait tout petit… C’est ce qu’on a fait, mon pauvre fils ! sesdésirs ont été remplis. Vous pouvez voir d’ici la place où ilrepose… Nous y avons toujours depuis entretenu du gazonfrais. »

Il secoua la tête, et, regardant sa fille avecdes yeux humides.

« N’ayez pas peur, lui dit-il, je neparlerai plus de cela. » Car il ne voulait affligerpersonne ; et si ses paroles avaient fait de la peine àquelqu’un, il en demandait pardon, après tout.

Le lait arriva, et Nelly, ouvrant son petitpanier, y choisit les meilleurs morceaux de pain pour songrand-père. Ils firent ainsi un bon repas. Les meubles quigarnissaient la chambre étaient naturellement très-simples :quelques chaises grossières et une table ; un buffet placédans un coin, avec sa garniture de faïence et de terre jaune ;un plateau à thé de couleurs éclatantes, représentant une dame enrobe rouge, avec une ombrelle bleue ; sur les murs, etau-dessus de la cheminée, un petit nombre de cadres offrant dessujets coloriés, tirés de l’écriture sainte ; une étroitearmoire à habits, une horloge marchant huit jours, quelquescasseroles bien luisantes, et un chaudron, voilà tout le mobilier.Mais tout y était propre et en bon état ; et Nelly, enregardant autour d’elle, trouvait un air de tranquillité, d’aisanceet de satisfaction, auquel depuis longtemps elle n’était plusaccoutumée.

« Combien y a-t-il d’ici à la ville ou auvillage le plus prochain ? demanda-t-elle au mari de lapaysanne.

– Il y a bien cinq bons milles de distance.Mais je pense que vous ne voulez pas y arriver ce soir ?

– Si, si, Nell !… dit vivement levieillard en faisant des signes à l’enfant. Plus loin, plusloin ! Quand nous devrions marcher jusqu’à minuit !…

– Il y a tout près d’ici, mon brave homme,reprit le paysan une bonne grange… ou bien encore il y a, j’en suissûr, de quoi vous loger à l’auberge de la Charrue etde la Herse. Excusez-moi, nais vous me semblez unpeu fatigués, et à moins que vous n’ayez besoin de partir…

– Oui, oui, dit brusquement le vieillard, noussommes pressés. Plus loin, ma chère Nell, je t’en prie, allons plusloin.

– C’est cela, partons ! dit l’enfant, sesoumettant à ce vœu impatient… Nous vous remercions bien, mais nousne saurions nous arrêter sitôt. Grand-papa, je suisprête. »

La paysanne avait remarqué, à la démarche deNelly, qu’un des petits pieds de la jeune fille était endolori pardes ampoules. Femme et mère, elle ne voulut pas que la pauvresouffrante s’éloignât avant de lui avoir bassiné la place malade etd’y avoir appliqué quelque remède simple, ce qu’elle fit avec toutela bonne grâce possible et d’une main attentive et légère, quelquerude que fût la peau de cette main charitable. Nelly avait le cœurtrop pénétré, trop plein, pour pouvoir dire autre chose que sonfervent « Dieu vous bénisse ! » Et ce ne fut qu’aubout de quelque temps, après sa sortie de la chaumière, qu’elle eutla force de se retourner et d’ouvrir les lèvres. En ce moment ellevit la famille tout entière, y compris même le vieux grand-père,debout sur le chemin, suivant du regard ses hôtes quis’éloignaient ; de part et d’autre, on s’envoya un adieu enéchangeant de la main et de la tête des signes mutuels d’amitié,et, du côté de Nelly assurément, cet adieu ne fut pas sans quelqueslarmes.

Ils reprirent leur voyage, mais pluslentement, plus péniblement qu’ils n’avaient fait jusqu’alors.Ayant parcouru un mille environ, ils entendirent derrière eux unbruit de roues, et, s’étant retournés, ils virent une charrettevide qui arrivait d’un assez bon train. En les rejoignant, leconducteur arrêta son cheval, et dit avec empressement àNelly :

« N’est-ce pas vous qui vous êtes reposésà la maison là-bas ?

– Oui, monsieur, répondit-elle.

– Bien. Ils m’ont prié d’avoir l’œil sur vous.Mon chemin est le vôtre. Allons, la main ; montez, monmaître. »

Cette invitation fut un grand soulagement pourNelly et le vieillard ; car, fatigués comme ils l’étaient, ilseussent eu peine à se traîner bien loin. La charrette, avec sesrudes cahots, fut pour eux un luxueux équipage, le plus délicieuxmoyen de transport qu’il y eût au monde. À peine Nelly s’était-elleassise dans un coin sur un petit tas de paille, qu’elle s’yendormit : c’était son premier somme depuis le matin.

La charrette s’étant arrêtée, au moment oùelle allait tourner pour s’engager dans un chemin de traverse,cette halte réveilla Nelly. Le conducteur s’empressa de mettre piedà terre pour l’aider à descendre ; et, montrant aux voyageursquelques arbres à peu de distance, il leur dit que le bourg étaitde ce côté, et que ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était desuivre un sentier qui les y conduisait en traversant le cimetière.Ce fut donc de ce côté qu’ils dirigèrent leurs pas fatigués.

Chapitre 16

 

Le soleil se couchait lorsque les voyageursatteignirent l’échalier où commençait le sentier ; et, tel quela pluie qui tombe également sur les bons et les méchants, l’astreresplendissant répandait ses teintes chaudes du soir, même sur lechamp de repos des morts, et, au moment de disparaître, leurlaissait l’espérance de revoir son lever à l’aurore du lendemain.L’église était vieille et d’un ton grisâtre ; le lierre avaitescaladé ses murs et couvert son porche. Ce n’était pas sur lesmausolées qu’il croissait, mais sur les tertres sans nom oùdormaient les pauvres gens, et il formait les premières guirlandesqu’on eût jamais tressées pour eux, guirlandes et couronnes bienmoins exposées à se flétrir, et bien autrement durables dans leurgenre, que beaucoup d’autres qui étaient profondément gravées dansla pierre et le marbre, et qui parlaient en termes pompeux devertus modestement cachées durant de longues années, maissubitement révélées, après la mort, aux exécuteurs testamentaireset aux légataires du défunt.

Le cheval du desservant, trébuchant dans sesentraves parmi les tombes, d’un pied lourd et incertain, broutaitl’herbe ; il faisait doublement œuvre pie. Car d’abord iltirait ainsi des paroissiens morts une consolation orthodoxe, etpuis il donnait une autorité de plus au texte du dernier dimanche,où il était dit que toute chair aboutissait à devenir de l’herbe. Àquelques pas de là, un âne maigre, qui n’aurait pas demandé mieuxque d’interpréter le texte de la même manière, sans avoir qualiténi titre pour cela, puisqu’il n’était pas dans les ordres, dressaitses oreilles dans un carré desséché, regardant, avec des yeuxaffamés, son voisin ecclésiastique.

L’enfant et le vieillard quittèrent le sentiersablé et se mirent à errer le long des tombeaux, où le sol étaitdoux et commode pour leurs pieds fatigués. Comme ils passaientderrière l’église, ils entendirent des voix à peu de distance, etse dirigèrent vers ceux qui parlaient.

C’étaient deux hommes installés commodémentsur l’herbe, et tellement occupés qu’ils n’aperçurent pas d’abordles nouveaux venus. Il n’était pas difficile de deviner qu’ilsappartenaient à la classe de ces industriels ambulants qui montrentau public les fredaines de Polichinelle. En effet, à cheval sur unepierre sépulcrale, se trouvait derrière eux le héros lui-même, avecson nez et son menton aussi crochus et sa face aussi enluminée qued’ordinaire. Jamais peut-être il n’avait mieux témoigné de sonaplomb imperturbable ; car il conservait son sourire uniforme,rien que son corps fût renversé dans la position la plus incommode,tout disloqué, tout chiffonné, sans grâce et sans forme, tandis queson long chapeau pointu, se balançant en avant sur ses jambesgrêles, menaçait à tout instant, faute d’équilibre, de faire faireune culbute à maître Polichinelle.

Les autres personnages du drame étaientdispersés en partie sur l’herbe, aux pieds des deux hommes, et enpartie entassés pêle-mêle dans une longue boite posée à terre. Tousy étaient au grand complet, la femme du héros principal, sonenfant, le cheval de bois, le docteur, le gentleman étranger qui,faute de connaître suffisamment la langue, ne peut exprimer sesidées autrement qu’en répétant par trois fois :« Shallabalah, » le voisin entêté qui ne veut pasadmettre qu’une cloche de fer-blanc soit une voix, l’exécuteur deshautes œuvres et le diable. Les propriétaires des marionnettesétaient évidemment venus en cet endroit pour y faire quelquesréparations indispensables à leur personnel et à leurmatériel ; car l’un était occupé à ajuster avec du fil unepetite potence, et l’autre à fixer, à l’aide d’un marteau et dequelques pointes, une perruque noire sur la tête du voisin ridiculedevenu chauve à force de recevoir des coups de bâton sur lanuque.

Ils levèrent les yeux avec curiosité,s’interrompant dans leur besogne, au moment où le vieillard et sajeune compagne arrivèrent près d’eux. Celui qui probablement étaitchargé de faire mouvoir et parler les acteurs était un petit hommeà la face joviale, à l’œil brillant et au nez rouge ; ilparaissait s’être pénétré, sans s’en douter, de l’esprit et ducaractère de son principal personnage. L’autre qui, sans doute,était chargé de percevoir la recette, avait un regard méfiant etdissimulé, qui peut-être aussi était une conséquence de sonemploi.

Le joyeux compère fut le premier à saluer lesétrangers d’une inclination de tête, et, suivant la direction queprirent les yeux du vieillard, il fit la remarque que celui-cin’avait peut-être jamais vu Polichinelle que sur la scène.Polichinelle, en ce moment, nous sommes fâché de le dire, semblaitmontrer avec la pointe de son chapeau une des plus pompeusesépitaphes et en rire de tout son cœur.

« Pourquoi venez-vous ici pour unepareille besogne ? demanda le vieillard s’asseyant auprèsd’eux et contemplant les marionnettes avec un sensible plaisir.

– Mais, répondit le petit homme, c’est quenous donnons ce soir une représentation à l’auberge qui est là-bas,et il ne faudrait pas qu’on nous vit réparer nos personnages.

– Non ? s’écria le vieillard faisantsigne à Nelly d’écouter ; et pourquoi pas ! hein ?pourquoi pas ?

– Parce que cela détruirait toute illusion etenlèverait tout intérêt. Je parie que vous ne donneriez pas un soupour voir le lord chancelier, si on vous le montrait en robe dechambre et sans sa perruque ? Non, certainement non.

– Très-bien !… dit le vieillard sehasardant à toucher une des marionnettes ; puis retirant samain avec un éclat de rire, il ajouta : « C’est donc cesoir que vous devez les montrer ?

– Oui, telle est notre intention, mon maître,et je me trompe fort, ou Tommy Codlin est en train de calculer ceque vous nous avez fait perdre en venant nous surprendre dans nosopérations. Rassurez-vous, Tommy, ça ne peut pas êtregrand’chose. »

Le petit homme accompagna ces derniers motsd’un clignement d’yeux qui voulait dire qu’il n’avait pas grandeidée de l’état des finances des deux voyageurs.

M. Codlin, qui avait les manièresbrusques et moroses, répliqua en enlevant Polichinelle du sommet dela tombe et le rejetant dans la boîte :

« Je m’inquiète peu que nous ayons perduun liard. Mais vous êtes trop inconsidéré. Si vous étiez devant lerideau, et si comme moi vous voyiez le public en face, vousconnaîtriez mieux la nature humaine.

– Ah ! Tommy, c’est bien ce qui vous aperdu, de vous attacher à cette branche d’industrie. Lorsque vousreprésentiez les revenants des drames réguliers dans les foires,vous croyiez à tout excepté aux revenants. Mais maintenant vousêtes un incrédule fini : vous ne croyez plus à rien. Jamais jen’ai vu d’homme changé aussi radicalement.

– N’importe ! dit M. Codlin de l’aird’un philosophe mécontent. Je ne suis plus si bête : aprèscela, c’est peut-être un mal.

Tournant alors les figurines dans la botte, enhomme qui les connaissait assez pour les mépriser, M. Codlinen retira une, et la soumettant à son associé :

« Voyez ça ! Voilà la robe de Judyqui tombe encore en loques. Je parie que vous n’avez apporté ni filni aiguille ? »

Le petit homme secoua et gratta tristement satête en présence de l’état déplorable où il voyait un de sespremiers rôles. Comprenant leur embarras, Nelly dit avectimidité :

« Monsieur, j’ai dans mon panier uneaiguille et du fil. Voulez-vous que je vous raccommode cela ?Je crois que j’y réussirai mieux que vous. »

M. Codlin lui-même n’avait rien àobjecter contre une proposition si opportune. Nelly, s’agenouillantdevant la boîte, se mit activement à l’œuvre, et s’en acquittamerveilleusement.

Pendant ce temps, le joyeux petit hommeregardait Nelly avec un intérêt qui ne fit que s’accroître enjetant un coup d’œil sur le pauvre vieillard. Il la remercia quandelle eut fini, et s’informa où ils se rendaient ainsi.

« Je ne crois pas que nous allions plusloin ce soir, répondit l’enfant en tournant les yeux vers songrand-père.

– Si vous avez besoin de vous arrêter quelquepart, dit l’homme, je vous conseille de vous loger à la mêmeauberge que nous. C’est une longue et basse maison blanche que vousapercevez là-bas. Elle n’est pas chère. »

Malgré sa fatigue, le vieillard fût volontiersresté toute la nuit dans le cimetière, si sa nouvelle connaissanceeût dû lui tenir compagnie. Mais comme cela ne se pouvait pas, ilaccueillit immédiatement avec un vif plaisir la proposition d’allercoucher à l’auberge, et, tout le monde étant d’accord pour partir,ils se levèrent et s’éloignèrent ensemble. Le vieillard se tenaittout près de la boîte de marionnettes, qui absorbait son attention,et que le petit homme jovial portait sous le bras, suspendue à unecourroie. Nelly avait pris la main de son grand-père ;derrière eux marchait lentement M. Codlin, promenant surl’église et les arbres voisins ce regard investigateur qu’il étaithabitué à diriger sur les fenêtres des salons et des chambresd’enfants, lorsqu’il cherchait un lieu favorable, sur la placepublique, pour y planter son théâtre ambulant.

L’auberge était tenue par un gros homme âgé etsa femme ; loin de faire des difficultés pour recevoir leursnouveaux hôtes, ils furent frappés de la beauté de Nelly, etdéposés d’avance en sa faveur. Il n’y avait dans la cuisine d’autrepersonne que les deux entrepreneurs de marionnettes, et Nelly futtrès-satisfaite d’être tombée avec son grand-père en si bon lieu.L’hôtelière apprit avec un véritable étonnement qu’ils arrivaientde Londres à pied, et elle parut passablement curieuse de savoirquel était le but de leur voyage. Nelly éluda de son mieux lesquestions, ce qui ne lui fut pas difficile, car l’hôtesse,comprenant qu’elle embarrassait Nelly, eut le bon esprit de cesserde l’interroger.

« Ces deux messieurs, dit-elle enemmenant l’enfant derrière le comptoir, ont commandé leur souper,qui aura lieu dans une heure. Vous n’aurez rien de mieux à faireque de souper avec eux. En attendant, je veux vous faire goûterquelque chose de cordial ; car vous devez avoir besoin deréparer vos forces après avoir ainsi marché toute la journée. Nevous inquiétez pas pour votre grand-père : quand vous aurezpris ça, il en aura à son tour. »

Mais comme rien n’eût pu déterminer Nelly àlaisser seul le vieillard, ou à prendre la moindre chose dont iln’eût la première et la meilleure part, il fallut que l’hôtesse leservît d’abord. Après s’être ainsi rafraîchis, ils virent tous lesgens de la maison courir vers une grange vide, où les tréteauxavaient été dressés ; c’était là que la représentation allaitavoir lieu, à la lueur brillante de quelques chandelles attachéesautour d’un cerceau qui pendait du plafond par un bout deficelle.

En ce moment, le misanthrope Thomas Codlin,ayant soufflé à perdre haleine dans la flûte de Pan, prit place àl’un des côtés du rideau encore fermé, qui cachait son associéM. Short, chargé, comme on sait, de faire mouvoir lesfigures ; et alors M. Codlin, mettant ses mains dans sespoches, se disposa à répondre à toutes les questions etobservations de Polichinelle, à se donner traîtreusement l’aird’être le meilleur ami du héros à double bosse, de croire en luisans la moindre réserve, d’être persuadé qu’il menait jour et nuitune joyeuse et glorieuse existence, et qu’en tout temps, en toutecirconstance, il était le même personnage jovial et spirituelqu’admiraient en ce moment les spectateurs. Tout cela,M. Codlin le dit du ton d’un homme qui s’était cuirassé contrele mauvais sort, et résigné à tout ; pendant les vivesrépliques de Polichinelle, ses yeux en étudiaient l’effet sur lepublic, et en particulier sur l’hôte et l’hôtesse, ce qui n’étaitpas du tout indifférent pour la qualité du souper.

À cet égard, toutefois, il n’eut pas lieud’être inquiet, car la représentation tout entière fut saluéed’applaudissements enthousiastes, et les dons volontairestémoignèrent par leur abondance du plaisir qu’on avait éprouvé. Nuln’avait ri plus haut ni plus souvent que le vieillard. Mais, parexemple, on n’entendit pas Nelly. La pauvre enfant ! laissanttomber sa tête sur son épaule, elle s’était endormie, et d’unsommeil si profond que le grand-père ne put parvenir à éveiller sapetite-fille pour l’associer à la joie qu’il ressentait.

Le souper fut excellent. Miss Nelly était tropfatiguée pour manger ; et cependant elle ne voulut pointlaisser le vieillard avant qu’il se fût mis au lit et qu’elle l’eûtembrassé en lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, parfaitementinsensible à ses soins et à ses peines, siégeait à table, écoutantavec un sourire hébété d’admiration stupide tout ce que disaientses nouveaux amis ; et ce ne fut que lorsqu’ils se retirèrenten bâillant dans leur chambre, qu’il consentit à suivre Nelly.

Cette chambre n’était qu’un grenier divisé endeux compartiments ; mais nos voyageurs s’accommodèrenttrès-volontiers de leur logement, car ils n’avaient pas espéré unsi bon gîte. Le vieillard parut inquiet quand il fut couché et ilpria Nelly de s’asseoir à son chevet, comme elle l’avait faitdurant tant de nuits. Elle s’empressa d’obéir et resta assisejusqu’au moment où il s’endormit.

Il y avait dans la chambre de Nelly une petitecroisée de la largeur d’une crevasse ; en quittant songrand-père, l’enfant ouvrit cette croisée et s’y plaça, écoutant enquelque sorte le silence. La vue de la vieille église et destombeaux au clair de lune, les arbres brunis par l’ombre et agitéspar la brise rendirent Nelly plus pensive que jamais. Elle refermala fenêtre, et, s’asseyant sur le lit, elle se mit à songer àl’avenir qu’ils avaient devant eux.

Elle avait quelque argent, mais bienpeu ; et quand cet argent serait dépensé, il faudrait mendier…Dans cette petite réserve se trouvait une pièce d’or ; ilpouvait venir une circonstance qui en augmenterait cent fois lavaleur. Il convenait donc de cacher cette pièce et de ne l’employerqu’en cas de nécessité absolue, quand il ne resterait plus aucuneautre ressource.

Cette résolution prise, Nelly cousit la pièced’or dans un pli de sa robe ; puis, s’étant mise au lit avecle cœur soulagé, elle tomba dans un profond sommeil.

Chapitre 17

 

Le soleil matinal brillait à travers l’humbleréduit, et la lumière du jour, pure comme l’âme de l’enfant,éveilla ses regards sympathiques.

La vue de ce grenier et des objetsinaccoutumés qui s’y trouvaient lui causa une sorte detressaillement et d’alarme ; elle se demanda d’abord où elleétait et comment elle avait pu sortir de sa petite chambre où illui semblait s’être endormie. Mais un regard qu’elle jeta denouveau autour d’elle lui remit en mémoire tout ce qui s’étaitpassé dernièrement ; et elle se leva, pleine d’espoir et deconfiance.

Il était encore de bonne heure ; levieillard ne s’était pas éveillé. L’enfant sortit et se rendit aucimetière, foulant la rosée qui scintillait sur le gazon, etsouvent se détournant des endroits où l’herbe croissait plus hauteet plus épaisse, de peur de marcher sur les tombeaux. Elleéprouvait une sorte de plaisir à errer parmi ces demeures de lamort et à lire les inscriptions funèbres consacrées aux braves gens(il y avait un grand nombre de braves gens enterrés dans cecimetière de village), et elle passait d’une tombe à l’autre avecun intérêt qui croissait sans cesse.

C’était un lieu rempli de calme et oùpouvaient croasser à l’aise les corbeaux qui avaient fait leur niddans les branches de quelques vieux arbres gigantesques ets’appelaient l’un l’autre du haut des airs. Un premier oiseau,planant au-dessus de sa retraite sauvage et se laissant balancerpar le vent, jeta son cri rauque comme au hasard, puis baissa leton de sa voix comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même. Un autrelui répondit, il appela de nouveau, mais plus haut encore. Alorsd’autres cria s’élevèrent successivement ; et chaque fois lepremier oiseau, animé par ces réponses, déployait plus de forcedans ses appels. D’autres voix, silencieuses jusque-là, sortirentdes branches en bas, en haut, au milieu, à droite, à gauche, et dusommet des arbres ; d’autres oiseaux, accourant des tourssombres de l’église et des ouvertures du beffroi, joignirent à ceconcert leurs clameurs qui tantôt montaient, tantôt tombaient,tantôt fortes, tantôt faibles, mais toujours infatigables. Ilsfaisaient tout ce bruit en butinant çà et là, en sautant légèrementsur les branches, en changeant fréquemment de place : c’étaitla satire vivante des agitations sans but qui avaient troubléautrefois les âmes qui reposaient maintenant dans leur tombe, sousla mousse et le gazon, et des combats inutiles dans lesquelss’était consumée leur vie.

Souvent Nelly levait les yeux vers les arbresd’où descendaient toutes ces rumeurs, et elle se disait que cebruit donnait peut-être au cimetière plus de calme que ne lui eneût donné un silence complet. Elle errait de tombe en tombe :tantôt elle s’arrêtait pour relever et remettre en place la roncequi s’était échappée d’un tertre vert qu’elle était destinée àsoutenir ; tantôt, à travers le treillage des fenêtres basses,elle contemplait l’église avec ses livres vermoulus placés sur lespupitres, avec la serge verte, moisie par l’humidité, sur les bancsréservés dont elle laissait voir le bois. Après cela venaient lesbancs des pauvres, sièges usés et jaunes comme ceux qui lesoccupent ; là se trouvaient les humbles fonts baptismaux oùles enfants recevaient leurs noms chrétiens, le modeste autel oùils s’agenouillaient pendant leur vie, le tréteau peint en noir surlequel ils étaient déposés quand ils visitaient pour la dernièrefois la vieille église froide et obscure. Tout parlait d’une longuedurée et d’un lent dépérissement, jusqu’à la corde de la clocheretombant au milieu du porche, tout amincie et blanchie par lavétusté.

Nelly s’était arrêtée devant une tombe dontl’inscription rappelait le souvenir d’un jeune homme mort à l’âgede vingt-trois ans, il y avait de cela cinquante-cinq années. Elleentendit l’approche d’un pas chancelant, et, regardant autourd’elle, elle aperçut une vieille femme courbée sous le poids desannées qui, se penchant au pied de ce même tombeau, pria l’enfantde lui lire l’inscription gravée sur la pierre. Nelly s’empressa dele faire. La vieille femme la remercia et lui dit que depuislongues, longues années, elle savait par cœur ces paroles, maisqu’elle ne pouvait plus les voir.

« Étiez-vous sa mère ? demandaNelly.

– J’étais sa femme, mon cherenfant. »

Elle, la femme d’un jeune homme de vingt-troisans !… Il est vrai qu’il y avait cinquante-cinq ans decela.

« Vous êtes étonnée de ce que je vous dislà, continua la vieille femme en branlant la tête. Ah ! vousn’êtes pas la première. Des gens plus âgés en ont été surpris aussiavant vous. Oui, j’étais sa femme. La mort ne nous change pas plusque ne le fait la vie.

– Venez-vous souvent ici ?

– Je viens très-souvent m’y asseoir pendantl’été. J’y venais autrefois gémir et pleurer, mais il y a bienlongtemps, Dieu merci. »

Après un instant de silence, la vieille femmereprit ainsi la parole :

« Je cueille ici les pâquerettes à mesurequ’elles poussent et je les rapporte à mon logis. Je n’aime rientant que ces fleurs, et depuis cinquante-cinq ans je n’en ai pas eud’autres. C’est un long temps, et voilà que je me fais bienvieille !… »

S’étendant alors avec complaisance, quoiqueson auditoire ne se composât que d’une enfant, sur son thème favoriqui était nouveau pour celle qui l’écoutait, elle lui racontacombien elle avait pleuré et gémi ; combien elle avait invoquéla mort quand ce malheur l’avait frappée ; et comment,lorsqu’elle était venue pour la première fois en ce lieu, toutejeune encore, toute remplie d’amour et de douleur, elle avaitespéré que son cœur allait se briser. Mais le temps avaitmarché ; et bien que la veuve continuât d’être affligéelorsqu’elle visitait le cimetière, elle trouvait cependant la forcede s’y rendre ; et enfin il était arrivé que ces visites, aulieu d’être une peine pour elle, étaient devenues un plaisirsérieux, un devoir qu’elle avait fini par aimer. Et maintenant quecinquante-cinq années s’étaient écoulées, elle parlait de son maridécédé comme s’il avait été son fils ou son petit-fils, avec unesorte de pitié pour sa jeunesse qu’elle comparait à sa proprevieillesse, avec de l’admiration pour sa force et sa beauté mâlequ’elle comparait à sa propre faiblesse, à sa propredécrépitude : et cependant elle parlait ; toujours de luicomme s’il était toujours son mari, et se croyait toujours pour luitelle qu’elle avait été autrefois et non telle qu’elle était àprésent ; elle s’entretenait de leur réunion dans un autremonde comme s’il était mort de la veille ; et s’oubliantaujourd’hui pour ne plus se revoir que dans le passé, elle songeaitau bonheur de la gracieuse jeune femme qu’elle croyait ensevelieavec le jeune époux.

L’enfant la laissa cueillir les fleurs quicroissaient sur le tombeau, et elle s’en alla pensive.

Le vieillard, pendant ce temps, s’était levéet habillé. M. Codlin, toujours condamné à contempler en faceles dures réalités de la vie, était en train de serrer dans satoile les bouts de chandelle qui avaient survécu au spectacle de laveille, tandis que son compagnon recevait dans la cour de l’aubergeles compliments de tous les badauds, incapables de le séparer duPolichinelle dans leur pensée, et qui, à ce titre, ne luiaccordaient guère moins d’importance qu’au joyeux bandit enpersonne et ne l’aimaient guère moins. Quand M. Short eut jouide sa popularité, il s’en alla déjeuner, et toute la petite sociétése trouva réunie à table.

« De quel côté comptez-vous vous dirigeraujourd’hui ? demanda le petit homme à Nelly.

– Je ne sais guère… répondit l’enfant ;nous ne sommes pas encore décidés.

– Nous allons aux courses. Si c’est votrechemin et si notre compagnie vous convient, nous pouvons faireroute ensemble. Si vous préférez marcher seuls, vous n’avez qu’unmot à dire, et vous verrez que nous ne vous gênerons pas.

– Nous irons avec vous, s’écria le vieillard.Nell, avec eux, avec eux ! »

L’enfant réfléchit un moment, et, songeantqu’avant peu il lui faudrait mendier, et qu’elle ne pourrait pourcela trouver un lieu plus convenable que celui où se réunissaientde riches dames et des gentlemen attirés par l’attrait du plaisiret les agréments d’une fête, elle se détermina à s’y rendre dansleur compagnie. Elle remercia donc M. Short de son offre etdit, en regardant timidement M. Codlin :

« S’il n’y a pas d’objection à ce quenous vous accompagnions jusqu’à la ville où se feront lescourses ?…

– Une objection ! répéta M. Short.Allons, Tommy, montrez-vous gracieux une fois en votre vie, etdites que vous désirez qu’ils viennent avec nous. Je sais que vousle désirez. Soyez gracieux, Tommy.

– Trotters, répondit M. Codlin, quiparlait lentement, mais qui mangeait goulûment, ce qui n’est pasrare chez les philosophes et les misanthropes, vous êtes tropinconsidéré.

– Plaît-il ? quel mal y a-t-il àcela ? répliqua l’autre.

– Il n’y en a pas du tout dans le cas actuel,dit M. Codlin ; mais le principe est dangereux, et, jevous le répète, vous êtes trop inconsidéré.

– Eh bien ! viendront-ils avec nous, oune viendront-ils pas ?

– Oui, ils viendront, dit brusquementM. Codlin ; mais vous auriez pu leur faire envisager celacomme une faveur, peut-être. »

Le nom réel du petit homme était Harris ;mais, peu à peu, ce nom était devenu, par un changement peueuphonique, celui de Trotters, qui, avec l’épithète préliminaire deShort[6], lui avait été conféré en raison del’excessive exiguïté de ses jambes. Short Trotters, cependant,étant un nom composé hors d’usage dans le dialogue familier, legentleman auquel on l’avait attribué était connu, parmi sesintimes, sous le nom de Shorto ou sous celui de Trotters ;rarement l’appelait-on Short-Trotters, excepté dans lesconversations en règle et les jours de grande cérémonie.

Short donc, ou Trotters, comme le lecteurvoudra, répondit à la remontrance de son ami M. Thomas Codlinpar quelque plaisanterie destinée à calmer sonmécontentement ; et, se jetant avec ardeur sur le bouillifroid, le thé, le pain et le beurre, il démontra, de la façon laplus éloquente, à ses compagnons, qu’ils n’avaient rien de mieux àfaire que de l’imiter. M. Codlin n’avait pas besoin, il estvrai, de cet avis, car il avait mangé à gogo, et, maintenant, ilhumectait l’argile desséchée de son gosier en buvant de forte ale àlarges et fréquentes reprises avec un plaisir silencieux et sans enoffrir à personne, donnant encore par là une nouvelle preuve de satournure d’esprit misanthropique.

Enfin, le déjeuner étant terminé,M. Codlin demanda la carte à payer ; et, ayant mis l’aleau compte de toute la compagnie, procédé qui sentait aussi lamisanthropie, il divisa le total en deux parties exactementégales : la moitié pour lui et son ami, l’autre pour Nelly etson grand-père. Tout étant bien et dûment réglé, et les préparatifsdu départ terminés, ils prirent congé de l’hôte et de l’hôtesse etse remirent en route.

C’est ici qu’apparut au grand jour la fausseposition de M. Codlin dans la société, et l’effet qu’elledevait produire sur son esprit ulcéré ; car, tandis que, laveille au soir, il avait été salué par Polichinelle du nom de« mon maître, » titre bourgeois qui pouvait faire croireà l’assemblée qu’il entretenait ce personnage à son compte pour sasatisfaction personnelle, maintenant il lui fallait marcherpéniblement sous le poids du théâtre de ce même personnage, et leporter corporellement sur ses épaules par une chaleur étouffante,le long d’une route couverte de poussière. Ce brillantPolichinelle, au lieu d’amuser son patron par un feu roulantd’esprit ou par un déluge de coups de bâton assenés sur la tête deses parents et connaissances, était maintenant éreinté, plié endeux, flasque et mou, étendu dans une boîte fermée, ses jambesrelevées autour de son cou en forme de cravate, entièrement dénuéde ces qualités sociales qui font le charme de son caractère.

M. Codlin s’avançait péniblement,échangeant de temps à autre un mot ou deux avec Short, ets’arrêtant pour se reposer et murmurer par occasion. Short ouvraitla marche avec la boîte plate, son bagage particulier arrangé enpaquet (le paquet n’était pas très-gros), et une trompette decuivre pendue sur son dos. Nell et son grand-père venaient aprèslui se donnant la main, et Thomas Codlin fermait la marche.

Lorsqu’ils arrivaient à un bourg ou à quelquevillage, ou même près d’une maison isolée de bonne apparence, Shortsoufflait dans sa trompette et jouait un fragment de fanfare sur ceton grotesque tout particulier à Polichinelle et compagnie. Si l’onse montrait aux fenêtres, M. Codlin dressait le théâtre :il dépliait à la hâte les draperies, en couvrait Short, préludaitavec chaleur sur la flûte de Pan, et jouait un air. Alors lespectacle commençait le plus tôt possible. À M. Codlin ilappartenait de décider de la durée de la représentation, etd’allonger ou de rapprocher le moment où le héros devait finalementtriompher de l’ennemi de l’humanité, selon qu’il jugeait que larécolte des gros sous serait abondante ou chétive. Quand tout étaitramassé jusqu’au dernier liard, notre homme reprenait son fardeau,et l’on se remettait en chemin.

Parfois il leur arrivait de jouer pouracquitter le péage, soit sur un pont, soit sur un bac. Une fois,entre autres, ils firent leur exhibition devant un tourniquet pourobéir au désir particulier du collecteur, qui, s’étant enivré danssa solitude, n’offrit rien moins qu’un schelling afin d’avoir unereprésentation à lui tout seul. Il y eut un petit endroit d’assezflatteuse apparence où leurs espérances éprouvèrent un tristeéchec, parce qu’un petit bonhomme de bois, représentant un de leurspersonnages favoris avec des galons dorés sur son habit, futconsidéré comme une critique injurieuse dirigée contre le bedeau,et, pour ce motif, les autorités locales forcèrent acteurs etdirecteurs, l’un portant l’autre, à faire prompte retraite.Heureusement, ce n’était pas l’ordinaire ; en général, ilsétaient bien reçus, et rarement quittaient-ils une ville sansentraîner sur leurs talons une troupe de gamins déguenillés quicouraient après eux avec des cris d’admiration.

Ils avaient fait une bonne course malgré ceshaltes, et se trouvaient encore sur la route au moment où la lunecommença à briller dans le ciel. Short trompait le temps avec deschansons et des plaisanteries, et voyait tout par le meilleur côté.Quant à M. Codlin, il maudissait son sort et toutes lesmisères de ce monde, mais Polichinelle avant tout, et s’en allaiten boitant, le théâtre sur le dos, en proie au plus amerchagrin.

Ils s’étaient arrêtés pour prendre quelquerepos dans un carrefour où aboutissaient quatre routes.M. Codlin, plus que jamais en humeur misanthropique, avaitlaissé tomber le rideau et s’était assis au fond du théâtre,invisible aux yeux des mortels et dédaignant la société de sescompagnons, lorsque deux ombres prodigieuses leur apparurent,venant vers eux par un tournant qui débouchait sur la route qu’ilsavaient suivie. L’enfant fut d’abord presque terrifiée à l’aspectde ces géants démesurés ; car il fallait bien que ce fussentdes géants, à voir leurs grandes enjambées sous l’ombre projetéepar les arbres. Mais Short, disant à Nelly qu’il n’y avait rien àcraindre, tira de sa trompette quelques sons auxquels répondirentdes cris d’allégresse.

« C’est la troupe de Grinder, n’est-cepas ? dit M. Short prenant le ton le plus élevé.

– Oui, répondirent deux voix aiguës.

– Par ici, par ici, qu’on vous voie. Je savaisbien que c’était vous. »

Sur cette invitation, « la troupe deGrinder » approcha au pas accéléré et ne tarda pas à joindrela petite compagnie. Ce qu’on appelait familièrement la troupe deM. Grinder se composait d’un jeune homme et d’une jeune fillemontés tous deux sur des échasses, et de M. Grinder lui-même,qui, pour ses excursions pédestres, ne se servait que de ses jambesnaturelles, portant sur son dos un tambour. Le costume que cesjeunes gens avaient en public était celui des highlandersd’Écosse ; mais, comme la nuit était humide et froide, lejeune homme avait endossé par-dessus son kilt une jaquette de marinqui lui tombait jusqu’aux chevilles, et il s’était coiffé d’unchapeau de toile cirée. La jeune fille était emmitouflée dans unevieille pelisse de drap, avec un mouchoir en marmotte sur la tête.M. Grinder avait coiffé son instrument de leurs bonnetsécossais ornés de plumes d’un noir de jais.

« Vous allez aux courses, à ce que jevois, dit M. Grinder tout hors d’haleine. Nous aussi. Commentcela va-t-il, Short ? »

Ils se donnèrent une chaude poignée de main.Les deux jeunes gens se trouvant placés un peu trop haut pourpouvoir saluer Short à la manière ordinaire, s’y prirent d’unefaçon à eux particulière. Le jeune homme leva son échasse de droiteet la passa par-dessus l’épaule de Short, et la jeune fille fitretentir son tambourin.

« Est-ce qu’ils s’exercent ? demandaShort, montrant les échasses.

– Non, répondit Grinder ; mais comme ilfaut qu’ils marchent avec leurs échasses ou qu’ils les portent surl’épaule, ils aiment mieux marcher comme ça. C’est très-commodepour jouir du paysage. Quel chemin prenez-vous ? Nous, nousprenons le plus court.

– De fait, dit Short, nous suivions le cheminle plus long pour coucher cette nuit à un mille et demi d’ici. Maistrois ou quatre milles de plus ce soir, c’est autant de gagné pourdemain ; si vous continuez votre marche, je crois que nousn’avons rien de mieux à faire que de vous accompagner.

– Où est votre associé ? demandaGrinder.

– Le voici, l’associé, » cria ThomasCodlin sortant la tête du proscénium de son théâtre, et présentantune physionomie morose bien différente du caractère enjoué despersonnages qui paraissent habituellement en scène ; et puisil ajouta : « On verra l’associé se faire bouillir toutvivant plutôt que de continuer à marcher ce soir !… Voilà laréponse de l’associé.

– Bien, bien, dit Short, ne parlez pas ainsidans le temple de Momus. Respect à l’association, Tommy, même sivous voulez la rompre brusquement.

– Brusquement ou non, répliqua M. Codlinfrappant avec sa main sur la petite galerie où Polichinelle, quandil apparaît tout à coup avec ses jambes en équilibre et ses bas desoie, est accoutumé à exciter l’admiration générale, brusquement ounon, je ne veux pas faire plus d’un mille et demi ce soir. Jecouche aux Jolly-Sandboys, et pas ailleurs. Si vous voulez y venir,venez-y. Si vous voulez aller de votre côté, allez de votre côté,et passez-vous de moi si vous pouvez. »

Cela dit, M. Codlin sortit de scène et semontra aussitôt hors du théâtre qu’il chargea vivement sur sesépaules, l’emportant avec une remarquable agilité.

Il n’y avait plus à discuter ; Short futcontraint de quitter M. Grinder et ses élèves pour accompagnerson associé qui n’était pas en belle humeur. Après s’être arrêtéquelques minutes au carrefour, à voir les échasses gambader auclair de lune, et le porteur de tambour les suivre de son mieux,mais non sans peine, Short sonna une dernière fanfare en signed’adieu, puis il se hâta de rejoindre M. Codlin. Il donna àNell celle de ses mains qui était libre ; et exhortantl’enfant à avoir bon courage, puisqu’on touchait au terme du voyagepour ce soir, soutenant aussi le vieillard par la même assurance,il les entraîna d’un pas rapide vers le but auquel il aspiraitd’autant plus pour sa part, que la lune s’était cachée et que lesnuages annonçaient une pluie prochaine.

Chapitre 18

 

Les Jolly-Sandboys étaient une petite aubergefort ancienne, située au bord de la route, avec une enseigne toutevermoulue, qui se balançait et craquait au vent sur son support, enface de l’établissement, représentant trois tireurs de sable quifont assaut de gaieté avec autant de pots de bière et de sacs d’orà leurs côtés. Nos voyageurs avaient dans la journée reconnu, àplusieurs indices, qu’ils approchaient de la ville où les coursesdevaient avoir lieu : c’étaient des campements de bohémiens,des chariots chargés des baraques modèles destinées aux jeux dehasard avec leurs dépendances ; c’étaient des saltimbanques detoute espèce ; des mendiants, des vagabonds, tous en marchedans la même direction. M. Codlin craignait de trouverl’auberge encombrée ; comme sa crainte augmentait à mesure quediminuait la distance entre lui et l’hôtellerie, il hâta lepas ; et, malgré le poids du fardeau qu’il avait à porter, ilmaintint son trot redoublé jusqu’à ce qu’il eût atteint le seuil dela maison. Là, il eut le plaisir de voir que ses craintes étaientsans fondement : car le maître de l’auberge se tenait appuyécontre sa porte, regardant nonchalamment la pluie qui commençait àtomber avec force. On n’entendait ni le tintement de la sonnettefêlée, ni les cris des buveurs, ni les bruyants chorus quin’eussent pas manqué d’indiquer qu’il y avait du monde àl’intérieur.

« Tout seul ?… dit M. Codlindéposant à terre son fardeau et s’essuyant le front.

– Tout seul encore, répondit l’aubergiste enregardant les nuages dans le ciel ; mais j’attends, pour cettenuit, nombreuse compagnie. Ici !… cria-t-il à l’un de sesgarçons ; portez ce théâtre à la grange. Entrez vite, mon cherTom, et mettez-vous à l’abri. Aussitôt que j’ai vu qu’il commençaità pleuvoir, je leur ai dit d’allumer du feu, et ça flambe bien dansla cuisine, je vous en réponds. »

M. Codlin le suivit très-volontiers, etne tarda pas à reconnaître que l’aubergiste avait eu raison de luivanter le bon effet des instructions données à la cuisine. Un feuclair brillait dans le foyer et remplissait la large cheminée d’unronflement agréable à entendre, auquel se joignait lebouillonnement, non moins doux aux oreilles, d’une large chaudièrede fonte. Une vive et rouge lueur était répandue dans lacuisine ; et, quand l’aubergiste remua le feu pour fairejaillir la flamme, quand il souleva le couvercle de la chaudièred’où s’échappa un fumet odorant, tandis que le bouillonnement duliquide devenait plus vif et qu’une onctueuse vapeur, un nuagedélicieux flottait au-dessus de leurs têtes, M. Codlin sentitson cœur profondément touché. Il s’assit au coin de la cheminée etsourit.

M. Codlin continuait de sourire dans soncoin de cheminée, en voyant l’aubergiste tenir le couvercle avec unair d’importance : car notre homme, sous prétexte de découvrirla marmite pour donner ses soins au souper, n’était pas fâchéd’envoyer la délicieuse vapeur chatouiller agréablement les narinesde son hôte. L’ardeur du feu se reflétait sur la tête chauve del’aubergiste, dans ses yeux brillants, sur sa bouche humide, sur saface bourgeonnée, grasse et ronde. M. Codlin passa sa manchesur ses lèvres, et demanda :

« Qu’est-ce que c’est ?

– C’est un ragoût de tripes, réponditl’aubergiste en faisant claquer ses lèvres, avec un talon de vache(il fait encore claquer ses lèvres), du lard (il recommence le mêmeexercice), du bifteck (il continue), des pois, des choux-fleurs,des pommes de terre nouvelles et des asperges ; tout cela cuitensemble dans un excellent jus de viande. »

Arrivé au bout de son rouleau, il fit claquerde nouveau ses lèvres ; puis, aspirant avec délices l’odeurqui s’était répandue, il remit le couvercle de l’air d’un homme quin’a plus qu’à se reposer après avoir accompli une œuvre siparfaite.

« À quelle heure le ragoût sera-t-ilprêt ? demanda doucement M. Codlin.

– Dans une heure, répondit l’aubergiste enconsultant du regard l’horloge qui, avec son vernis éclatant surson large cadran blanc, était bien digne de figurer auxJolly-Sandboys ; le souper sera prêt à onze heures vingt-deuxminutes.

– Eh bien, dit M. Codlin, apportez-moiune pinte d’ale chaude, et qu’on ne me serve plus rien, pas même unbiscuit, avant qu’il soit l’heure de dire deux mots ausouper. »

Témoignant par un signe de tête qu’ilapprouvait cette résolution formelle et cligne d’un homme de cœur,qui sait manger, l’aubergiste alla tirer la bière ; enrevenant, il se mit à la faire chauffer dans un petit pot defer-blanc, ayant la forme d’un entonnoir, qu’il approcha le plusavant possible du feu, à la meilleure place. La bière n’ayant pastardé à être chaude, il la servit à M. Codlin avec cettemousse crémeuse qui plaît si fort aux amateurs de boissonsfermentées.

Parfaitement réconforté par ce doux breuvage,M. Codlin se souvint alors de ses compagnons de voyage etannonça à notre hôtelier des Sandboys qu’ils allaient arriver. Lapluie battait contre les fenêtres et tombait par torrents ;et, ma foi ! M. Codlin était devenu si aimable, qu’ilexprima plusieurs fois l’espérance que ses amis ne seraient pasassez stupides pour se laisser mouiller.

Enfin ceux-ci arrivèrent, trempés par la pluieet dans un état pitoyable, bien que Short eût de son mieux abritél’enfant sous les basques de son habit, et qu’ils fussent touspresque hors d’haleine, tant ils avaient marché vite. Mais on neles entendit pas plutôt sur la route, que l’aubergiste, qui étaitallé les guetter au seuil de sa porte, rentra vivement dans lacuisine et enleva le couvercle. L’effet fut électrique. Lesvoyageurs parurent, le visage souriant, bien que l’eau tombât deleurs habits sur le carreau. La première remarque de Shortfut : « Quelle délicieuse odeur ! »

On oublie aisément la pluie et la boue auprèsd’un bon feu, dans une salle bien éclairée. Les voyageurstrouvèrent, soit dans l’auberge soit dans leur bagage particulier,des pantoufles et des vêtements secs, et, se blottissant au coin dela cheminée, selon l’exemple que leur en avait donnéM. Codlin, ils se remirent bientôt de leurs fatigues, ou ne seles rappelèrent que pour mieux apprécier les jouissances du moment.Sous l’influence de la chaleur et du bien-être, comme de lalassitude qu’ils avaient éprouvée, Nelly et le vieillard s’étaientà peine assis qu’ils s’endormirent.

« Qu’est-ce que c’est que cesgens-là ? » demanda à demi-voix l’aubergiste.

Short secoua la tête et répondit qu’il enétait encore lui-même à le savoir.

« Et vous, le savez-vous ? demandal’aubergiste en se tournant vers M. Codlin.

– Ni moi non plus, dit ce dernier. Ce n’estrien qui vaille, je suppose.

– Ils ne sont pas méchants, dit Short. Je vaisvous dire : ce qu’il y a de certain, c’est que le vieux aperdu l’esprit…

– Si vous n’avez rien de plus neuf à nousapprendre, grommela Codlin, regardant l’horloge, vous ferez mieuxde nous laisser nous occuper du souper au lieu de nousdéranger.

– M’écouterez-vous ?… Il est clair pourmoi qu’ils n’ont pas toujours mené ce genre de vie. Vous ne meferez pas croire que cette charmante jeune fille ait été habituée àrôder ainsi qu’elle l’a fait ces deux ou trois derniers jours. Jem’y connais !

– Eh bien ! qui est-ce qui vous dit lecontraire ? grommela M. Codlin, promenant tour à tour sonregard de l’horloge à la chaudière ; ne pourriez-vous passonger à quelque chose qui convienne mieux au moment présent, qu’àdes propos inutiles que vous venez nous débiter pour vous donner leplaisir de les contredire ensuite ?

– Je voudrais bien qu’on vous servît votresouper, répliqua Short ; car, jusqu’à ce que vous l’ayezexpédié, je n’aurai pas la paix avec vous. Avez-vous remarqué commele vieux est pressé de continuer sa route, comme il répètetoujours : « Plus loin !… Plus loinencore ! » Avez-vous remarqué ça ?

– Eh bien ! après ?

– Après ? Le voilà ! Il a sûrementfaussé compagnie à ses amis. Écoutez-moi bien : il a faussécompagnie à ses amis et profité de la tendresse de cette douce etjeune créature pour l’engager à être son guide et sa compagne devoyage… Où vont-ils ? C’est ce qu’il ne sait pas plus quel’homme ne connaît le chemin de la lune. Mais je ne le souffriraipas.

– Vous ne le souffrirez pas, vous !…s’écria Codlin, jetant un nouveau regard sur l’horloge et se tirantles cheveux avec une sorte de rage, causée, je pense, à la fois parles observations de son compagnon et par la marche du temps, troplente, au gré de son appétit. A-t-on jamais vu ?ajouta-t-il.

– Non, répéta Short avec énergie et lentement,je ne le souffrirai pas. Je ne souffrirai pas que cette jeune etcharmante enfant tombe en de mauvaises mains, qu’elle se trouve aumilieu de gens pour lesquels elle n’est pas plus faite qu’ils nesont faits eux-mêmes pour vivre parmi les anges et pour en faireleurs camarades. En conséquence lorsqu’ils paraîtront vouloir nousquitter, je prendrai mes mesures pour les retenir et les rendre àleurs amis qui, j’en suis certain, ont déjà fait afficher leurchagrin sur tous les murs de Londres.

– Short ! dit M. Codlin, qui, latête appuyée sur les mains et les coudes posés sur les genoux,n’avait cessé de se balancer avec impatience de côté et d’autre, enfrappant de temps en temps le plancher, mais qui en ce moment fixasur son associé des yeux étincelants ; il est très-possibleque vos suppositions aient du bon. S’il en est ainsi et s’il y aune récompense, Short, souvenez-vous que nous sommes associés pourtous les profits ! »

Le compagnon n’eut que le temps de faire unsigne d’assentiment, car l’enfant venait de s’éveiller.M. Codlin et M. Short s’étaient rapprochés précédemmentpour s’entretenir à voix basse ; mais au moment où Nellysortit de son assoupissement, ils s’éloignèrent vivement l’un del’autre, et ils s’étaient mis assez maladroitement à échanger surleur ton de voix habituel quelques idées banales, lorsqu’onentendit du dehors un étrange bruit de pas. C’était une sociéténouvelle qui faisait son entrée.

Ce n’était rien moins que quatre chiens fortlaids, qui venaient l’un après l’autre, conduits par un vieux chienpoussif dont la physionomie était particulièrement lugubre :celui-ci, s’arrêtant lorsque le dernier de la bande eut atteint laporte, se leva sur ses pattes de derrière et regarda attentivementses compagnons qui aussitôt se dressèrent comme lui sur leurspattes, formant une file grave et mélancolique. Ils offraientencore cette circonstance remarquable, que chacun d’eux portait unesorte de petit vêtement de couleurs voyantes parsemé de paillettesternies ; l’un d’eux avait sur la tête une toque attachéesoigneusement sous le menton, qui lui était tombée sur le nez etlui cachait complètement un œil ; joignez à cela que lesvêtements bariolés étaient trempés et tachés par la pluie, commeceux qui les portaient étaient éclaboussés et sales, et vouspourrez vous faire une idée de la tournure bizarre des nouveauxhôtes de l’auberge des Jolly-Sandboys.

Ni Short cependant, ni le maître de la maison,ni Thomas Codlin ne parurent éprouver la moindre surprise ;ils se bornèrent à dire que c’étaient les chiens de Jerry, et queJerry ne pouvait être loin. Tandis que les chiens gardaientpatiemment leur posture, les yeux clignotants la gueule ouverte, etle regard fixé sur la chaudière bouillante, Jerry parut enpersonne, et alors tous les chiens se laissèrent à la fois retombersur leurs pattes et se mirent à marcher dans la chambre comme deschiens naturels. Cette posture, il faut l’avouer, ne rehaussa pasbeaucoup leur tournure, car la queue véritable de ces quadrupèdeset la queue artificielle de leurs habits, fort agréables d’ailleurschacune dans leur genre, s’accordaient médiocrement.

Jerry, le directeur des chiens dansants, étaitun homme de haute taille, avec des favoris noirs et un costume develours. Il paraissait bien connu de l’aubergiste et de ses hôtes,et il les aborda avec une grande cordialité. Il se débarrassa d’unorgue de Barbarie qu’il posa sur un siège, et, gardant à la mainune petite cravache destinée à imposer respect à sa troupe decomédiens, il s’approcha du feu pour se sécher et se mêla à laconversation.

« Est-ce que vos acteurs ont l’habitudede voyager tout costumés ? demanda Short en montrant leshabits des chiens. Vous n’en seriez pas quitte à bon marché.

– Non, répondit Jerry ; ce n’est pasnotre habitude. Mais aujourd’hui nous avons joué un peu enroute ; et comme nous nous rendons aux courses avec unegarde-robe toute neuve en réserve, je n’ai pas cru nécessaire dem’arrêter pour les déshabiller. À bas, Pedro ! »

Cette injonction s’adressait au chien coifféd’une toque. Celui-ci, en sa qualité de recrue nouvellement admisedans la troupe et peu au courant de ses devoirs, attachait avecanxiété sur son maître celui de ses yeux qui n’était pas couvert,et sans cesse il se dressait sur ses pattes de derrière, quand celan’était nullement nécessaire, pour retomber presque aussitôt enavant.

« J’ai là un petit animal, dit Jerry enplongeant la main dans la vaste profondeur de sa poche et ycherchant dans un coin comme s’il voulait en retirer une orange ouune pomme, un petit animal qui, je crois, ne vous est pas inconnu,mon cher Short.

– Ah ! s’écria Short, voyonsça !

– Le voici, dit Jerry tirant de sa poche unpetit basset, c’était jadis, je crois, le Toby de votrePolichinelle ; n’est-il pas vrai ? »

Dans certaines versions du grand drame dePolichinelle, il y a, par une innovation moderne, un petit chienqu’on suppose appartenir à ce personnage, et dont le nom esttoujours Toby. Ce Toby a été dérobé dans sa jeunesse à un autregentleman et vendu en fraude à notre héros, trop candide poursoupçonner chez autrui une supercherie dont il se sent incapablelui-même. Mais Toby, conservant un attachement inébranlable à sonancien maître et repoussant les avances de tout nouveau patron, nonseulement refuse de fumer une pipe sur l’ordre que lui en donnePolichinelle, mais, pour mieux prouver sa fidélité, il saisitPolichinelle par le nez qu’il étreint avec violence, tandis que lesspectateurs admirent cette marque d’affection canine. Le petitbasset en question avait eu à remplir ce rôle, et si l’on avait puen douter, sa conduite en eût bientôt fourni la preuve : car,à la vue de Short, il témoigna de la manière la plus énergiquequ’il le reconnaissait ; et, de plus, apercevant la boîteplate, il aboya si furieusement contre le nez de carton qu’il nedoutait pas qu’on y eût renfermé, que son maître fut obligé de leressaisir et de le replonger dans sa poche, au grand soulagement dela compagnie tout entière.

L’aubergiste cependant s’occupait de mettre lanappe. M. Codlin l’aida obligeamment en posant sa fourchetteet son couteau à la meilleure place, où il s’installa aussitôt.Quand tout fut prêt, le maître de la maison leva le couvercle pourla dernière fois, et il s’échappa de la chaudière un si bon présagepour le souper, que, si l’aubergiste s’était avisé de recouvrir lamarmite ou de différer le repas, on eût été capable de l’immolerlui-même auprès de son foyer, au pied de ses lares domestiques.

Mais il ne fit rien de semblable. Avec l’aided’une grosse servante il versa dans une vaste terrine le contenu dela chaudière ; opération que les chiens suivaient avec la plusprofonde attention, sans se préoccuper des éclaboussures brûlantesqui leur tombaient sur le nez. Enfin le plat fut posé sur la table,où l’on mit aussi de distance en distance les pots d’ale. Nell ditla prière, et le souper commença.

En ce moment intéressant les pauvres chienss’étaient dressés sur leurs pattes de derrière, d’une manièrevraiment surprenante. Nell, ayant pitié d’eux, allait prendre surson assiette quelques morceaux de viande pour les leur donner,avant d’y avoir touché elle-même, quoiqu’elle eût bien faim, quandJerry s’y opposa.

« Non pas, ma chère ; ils ne doiventrien recevoir d’une autre main que la mienne, s’il vous plaît. Cechien, ajouta-t-il en montrant le vieux conducteur de la troupe etparlant d’un ton menaçant, ce chien m’a perdu un sou aujourd’hui.Il ira se coucher sans souper. »

Le malheureux animal se laissa tomber sur sespattes de devant, remua sa queue, et par son regard implora lacompassion du maître.

« Une autre fois, monsieur, vous serezplus soigneux, dit Jerry allant froidement vers la chaise où ilavait placé son orgue, et remontant le mécanisme : venez ici.Maintenant, monsieur, jouez, s’il vous plaît, pendant que noussouperons, et bougez de là, si vous l’osez ! »

Le chien se mit immédiatement en devoir defaire grincer la musique la plus lugubre. Son maître vint reprendresa place, après avoir eu soin de lui montrer le bout de lahoussine, et il appela ses autres acteurs qui, dociles à sa voix,s’alignèrent comme des soldats.

« À vous, messieurs, dit Jerry lesregardant fixement. Le chien que je nommerai mangera. Les chiensque je n’aurai pas nommés devront se tenir tranquilles.Carlo ! »

L’heureux animal dont le nom venait d’êtreprononcé happa le morceau jeté devant lui, mais aucun des autres nebougea. Leur maître leur donna ainsi à manger à sa manière. Pendantce temps, le chien mis en pénitence tournait la manivelle del’orgue, tantôt vite, tantôt lentement, mais sans s’arrêter un seulinstant. Lorsque le bruit des couteaux et des fourchettesredoublait, ou bien qu’un des camarades attrapait un bon morceau degras, le pauvre chien accompagnait sa musique d’un hurlementplaintif ; mais il se taisait aussitôt en rencontrant leregard de son maître et se remettait avec plus d’ardeur que jamaisà jouer l’air du sire de Framboisy.

Chapitre 19

 

Le souper n’était pas achevé,lorsqu’arrivèrent aux Jolly-Sandboys deux nouveaux voyageurs amenésen ce lieu par le même motif que les autres : durant plusieursheures, ils avaient été battus par la pluie, et ils étaient toutruisselants d’eau. L’un d’eux était propriétaire d’un géant etd’une petite femme sans bras ni jambes, qui étaient partis en avantdans une lourde charrette ; l’autre était un gentlemansilencieux qui gagnait son pain en faisant des tours de cartes, etqui s’était exercé à se défigurer en s’introduisant dans les yeuxde petites losanges de plomb qu’il faisait descendre dans sabouche, l’un des agréments de la profession qui lui servait degagne-pain. Le premier de ces nouveaux venus se nommaitVuffin ; le second, sans doute, par une plaisante satirecontre sa laideur, avait nom le beau William[7].L’aubergiste se donna beaucoup de mouvement pour leur fournir toutce dont ils pouvaient avoir besoin, et bientôt, en effet, les deuxvoyageurs furent parfaitement à l’aise.

« Comment va le géant ? demandaShort, lorsqu’ils furent tous assis autour du feu en fumant.

– Un peu faible des jambes, réponditM. Vuffin ; je commence à craindre qu’il ne deviennecagneux.

– Ce serait bien désagréable, dit Short.

– Je crois bien, répéta M. Vuffin, l’œilfixé sur le feu. Si un géant vient à manquer par les jambes, lepublic n’en fait pas plus de cas que d’un trognon de chou.

– Que deviennent les géants hors deservice ? demanda Short, se tournant vers lui après un momentde réflexion.

– On les repasse auxcaravanes[8] pour servirles nains.

– Eh ! mais, ils doivent être d’un grosentretien quand ils ne sont plus bons à être montrés.

– Ça vaux mieux que de les laisser manger lepain de la paroisse ou courir les rues pour mendier ; et puis,qu’on s’habitue à rencontrer partout des géants, et personne nepayera plus pour en voir. Tenez, par exemple, les jambes debois : s’il n’y avait qu’un homme qui eût une jambe de bois,quel trésor ce serait !

– C’est vrai ! c’est bien vrai !s’écrièrent à la fois Short et l’aubergiste.

– Au lieu de cela, poursuivit M. Vuffin,vous n’avez qu’à annoncer une pièce de Shakespeare jouée uniquementpar des jambes de bois, je parie que vous ne faites pas quinzesous.

– Ah ! certainement non, » ditShort. Et l’aubergiste fut du même avis.

M. Vuffin reprit, en agitant sa pipe del’air d’un homme qui argumente :

« Ceci prouve qu’il est d’une bonnepolitique de laisser dans les caravanes les géants usés : ilsy sont logés et nourris pour rien le reste de leur vie, et ils setrouvent fort heureux d’y être gardés. Il y avait un géant, unbrun, qui laissa la caravane il y a un an et se mit à promener dansLondres des affiches de voitures, se louant à vil prix comme lesbalayeurs du coin des rues. Il est mort. Je ne fais d’insinuationcontre qui que ce soit, ajouta solennellement M. Vuffin, maisil ruinait le commerce… et il est mort. »

L’aubergiste poussa un soupir en regardant lemaître des chiens, qui secoua la tête en disant d’un air bourruqu’il se le rappelait bien.

« Je le sais, Jerry, dit M. Vuffinavec un ton pénétré, je sais que vous vous le rappelez, etl’opinion générale a été que le géant avait bien mérité son sort.Tenez ! je me rappelle le temps où le vieux Maunders avaitquelque chose comme vingt-trois caravanes ; je me rappelle letemps où le vieux Maunders avait dans son cottage de Spa-Fields,pendant l’hiver et quand la saison des exhibitions était passée,huit nains mâles et femelles assis à table tous les jours et servispar huit vieux géants en habits verts, jupons à carreaux rouges,bas de coton bleus et souliers à recouvrement. Il y avait un nainplus âgé que les autres et très-méchant ; quand son géantn’allait pas assez vite à son gré, il lui enfonçait des épinglesdans les mollets, ne pouvant pas atteindre plus haut. C’est un faitcertain, le vieux Maunders me l’a conté lui-même.

– Et les nains, que deviennent-ils lorsqu’ilssont vieux ? demanda l’aubergiste.

– Plus un nain est vieux, plus il a de prix.Un nain aux cheveux gris et bien ridé ne peut plus être soupçonnéde n’être qu’un enfant. Mais un géant faible sur ses jambes et quine se tient plus droit, gardez-le dans la caravane, mais ne lemontrez plus, à aucun prix ! »

Tandis que M. Vuffin et ses deux amisfumaient leur pipe et trompaient le temps par cette conversation,le personnage silencieux assis à l’un des coins de la cheminéeavalait ou semblait avaler une douzaine de petits sous, pours’entretenir la main ; il tenait en équilibre une plume surson nez, et se livrait à divers autres traits de dextérité sansaccorder la moindre attention à la compagnie qui, de son côté, nes’occupait pas davantage de lui. À la fin, Nelly, fatiguée, décidason grand-père à se retirer. Ils sortirent, laissant la compagnieassise autour du feu et les chiens endormis à quelque distance.

Après avoir souhaité le bonsoir au vieillard,Nelly venait de passer dans son misérable galetas ; mais àpeine en avait-elle fermé la porte, qu’elle y entendit frapper àpetits coups. Elle ouvrit et fut quelque peu surprise à la vue deM. Thomas Codlin qu’elle avait laissé en bas profondémentendormi, au moins en apparence.

– Qu’y a-t-il ? demanda l’enfant.

– Rien, ma chère, répondit le visiteur. Jesuis votre ami. Peut-être n’y aviez-vous pas songé ; maisc’est moi qui suis votre ami, et non pas lui.

– Qui, lui ?

– Short, ma chère. Je vous le dis, bien qu’ilait des façons câlines qui pourraient vous faire illusion ;c’est moi qui suis l’homme franc et loyal de l’association. J’ai lecœur sur la main. On ne le dirait pas, mais cela n’empêche pas quec’est la vérité. »

Nelly commençait à. se sentir effrayée, enpensant que l’ale avait produit trop d’effet sur M. Codlin, etque les louanges qu’il s’accordait devaient être une conséquence deses libations.

« Short, reprit le misanthrope, est sansdoute très-bien et paraît affectueux, mais il exagère lachose ; moi, c’est bien différent. »

Certes, si M. Codlin avait un défaut, enfait de tendresse de cœur, c’était plutôt d’en manquer que d’enavoir à revendre, à en juger par ses manières. Mais Nelly étaittrop préoccupée pour dire ce qu’elle pensait à cet égard.

« Suivez mes conseils, repritCodlin ; ne me demandez pas le pourquoi, maiscroyez-moi : tant que vous voyagerez avec nous, tenez-vous leplus près possible de moi. Ne proposez point de nous quitter (pourquelque raison que ce soit), mais attachez-vous toujours à moi, etdites que je suis votre ami. Voulez-vous, ma chère, vous bienmettre cela dans l’esprit, et me promettre de dire toujours quec’était moi qui étais votre ami ?

– Le dire à qui et quand ? demandanaïvement l’enfant.

– Oh ! à personne en particulier,répondit Codlin, un peu déconcerté par cette question. Je désireseulement que, dans l’occasion, vous puissiez dire que je suisvotre ami, et me rendre ce témoignage. Vous ne sauriez vousimaginer quel intérêt je vous porte. Pourquoi ne me conteriez-vouspas votre petite histoire, ce qui vous est arrivé à vous et aupauvre vieillard ? Je suis le meilleur conseiller que vouspuissiez prendre, et vous m’inspirez tant d’intérêt !…certainement bien plus qu’à Short. Il me semble qu’on montel’escalier. Il n’est pas nécessaire que vous parliez à Short dupetit entretien que nous avons eu ensemble. Bonsoir. Rappelez-vousvotre véritable ami. C’est Codlin qui est votre ami, ce n’est pasShort. Short est bon enfant dans ce qu’il est ; mais votrevéritable ami, c’est Codlin, et non pas Short. »

Appuyant cette protestation d’un grand nombrede regards affables et encourageants, et de gestes pleins d’ardeuramicale, Thomas Codlin se retira sur la pointe du pied, laissantl’enfant dans une profonde surprise. Nelly réfléchissait encore àcet étrange incident, quand les dalles de l’escalier vermoulucrièrent sous les pieds des autres voyageurs qui gagnaient leurschambres. Lorsqu’ils furent tous passés et que le bruit qu’ilsavaient fait se fut amorti, l’un d’eux revint sur ses pas, et,après quelque hésitation, après avoir tâtonné contre le mur commes’il ignorait à quelle porte il devait frapper, il heurta à cellede Nelly.

« Qui est là ? dit l’enfant sansouvrir.

– Moi, Short, répondit celui-ci en se penchantvers le trou de la serrure. Je voulais seulement vous prévenir, machère que nous devons partir demain matin de très-bonne heure,parce que si nous ne prévenons les chiens et le faiseur de tours,les villages où nous passerons ne nous rapporteront pas un sou.Croyez-vous être debout assez tôt pour vous mettre en route avecnous ? Si vous voulez, je vous avertirai. »

L’enfant lui promit d’être prête, et lui ayantrendu son bonsoir, elle l’entendit s’éloigner. L’intérêt de cesdeux hommes lui causait un certain déplaisir, surtout quand elle serappelait leurs chuchotements dans la cuisine et le trouble qu’ilsavaient éprouvé en la voyant s’éveiller ; elle n’était doncpas sans songer avec méfiance qu’elle aurait pu rencontrer demeilleurs compagnons. Cependant, la fatigue finit par dominer lacrainte, et elle ne tarda pas à s’endormir.

Dès le lendemain, au point du jour, Shortremplit sa promesse ; il frappa doucement à la porte de Kelly,qu’il pria instamment de se lever tout de suite, attendu que lepropriétaire des chiens ronflait encore, et qu’il n’y avait pas unmoment à perdre pour prendre une bonne avance à la fois sur lui etsur le sorcier, qui parlait tout haut en dormant, et qui, d’aprèsce qu’on avait pu lui entendre dire, semblait, dans ses rêves,tenir un âne en équilibre sur son nez. Nelly sortit immédiatementde son lit et éveilla son grand-père avec tant de diligence, qu’ilsfurent tous deux aussitôt prêts que Short lui-même, qui en témoignatoute sa satisfaction.

Après un déjeuner sans cérémonie, expédié à lahâte, et dont les principaux éléments furent du lard, du pain et dela bière, ils prirent congé de l’aubergiste et franchirent la portedes Jolly-Sandboys. La matinée était belle et chaude, le sol fraispour les pieds après la pluie de la veille, les haies plus gaies etplus vertes, l’air pur ; tout, en un mot, respirait lafraîcheur et la santé. Sous cette douce influence, les voyageursmarchaient d’un bon pas.

Ils n’étaient pas bien loin encore, lorsquel’enfant fut frappée de nouveau du changement de manières deM. Thomas Codlin, qui, au lieu de se traîner tout seul engrommelant, ainsi qu’il l’avait fait jusqu’alors, se tenait toutprès d’elle, et, lorsqu’il saisissait l’occasion de la regarder àl’insu de son associé, l’avertissait, par certains signes à ladérobée, par certains mouvements de tête, de se défier de Short etde ne mettre sa confiance qu’en Codlin. Il ne se bornait pas auxregards et aux gestes ; car, lorsque Nelly et son grand-pèremarchaient auprès dudit Short, et que le petit homme parlait avecsa chaleur habituelle d’une quantité de sujets indifférents, ThomasCodlin témoignait sa jalousie et son déplaisir en suivant de prèsNelly, à qui il administrait de temps en temps sur les chevilles,en manière d’avertissement, des coups fort peu agréables avec lespieds de son théâtre.

Toutes ces façons d’agir rendirentnaturellement l’enfant plus prudente encore et plus réservéeBientôt elle remarqua que, toutes les fois qu’on s’arrêtait devantune taverne de village ou tout autre lieu pour y donner lespectacle, M. Codlin, tout en s’occupant de ses fonctions,tenait son regard soigneusement attaché sur elle et sur levieillard ; ou bien, avec des démonstrations d’amitié et derespect, invitait ce dernier à s’appuyer sur son bras, et lesurveillait ainsi de près jusqu’à ce que la représentation fûtterminée et qu’on fût reparti. Short lui-même semblait changé à cetégard. Lui aussi, il avait l’air de mêler à son caractère ouvert ledésir bien arrêté d’établir sur eux un système de surveillance.Toutes ces circonstances redoublèrent les soupçons de l’enfant etlui inspirèrent encore plus de défiance et d’anxiété.

Cependant ils approchaient de la ville où lescourses devaient commencer le lendemain : ils n’en pouvaientdouter ; car en passant à travers des troupes nombreuses debohémiens et de vagabonds qui suivaient la même route dans ladirection de la ville et sortaient de tous les chemins de traverse,de toutes les ruelles de la campagne, ils tombèrent au milieu d’unefoule de gens, les uns voyageant dans des charrettes couvertes, lesautres à cheval, ceux-ci sur des ânes, ceux-là chargés de lourdsfardeaux, et tous tendant vers le même but. Les cabarets situés surle bord de la route avaient cessé d’être vides et silencieux commeceux qui se trouvaient plus éloignés ; maintenant il s’enéchappait des cris tumultueux et des nuages de fumée ; àtravers les fenêtres noires, on voyait des groupes de grosses facesrubicondes regarder sur la route. Sur chaque emplacement de terraininculte ou communal, quelque jeu de hasard étalait son industriebruyante et invitait les passants désœuvrés à s’arrêter pour tenterla chance ; la foule devenait de plus en plus compacte ;le pain d’épice doré exposait ses splendeurs à la poussière dansdes baraques en toile ; et parfois une voiture à quatrechevaux, lancée au galop, passait rapidement en soulevant un nuagequi couvrait tout et laissait les gens ahuris et aveuglés parderrière.

Il était tard quand nos voyageurs arrivèrent àla ville même ; les derniers milles qu’ils avaient eus à faireavaient été longs et pénibles. Dans cette ville, tout était tumulteet confusion ; les rues étaient pleines de monde : on ypouvait distinguer bien des étrangers, aux regards curieux qu’ilsjetaient autour d’eux, les cloches des églises faisaient retentirleur bruyant carillon ; les pavillons flottaient aux fenêtreset au sommet des toits. Dans les grandes cours d’auberge, lesgarçons couraient de tous côtés, se heurtant l’un l’autre ;les chevaux frappaient du pied sur les dalles raboteuses ; onentendait résonner les roues des voitures qu’on remisait ; etles fumets désagréables de nombreuses tables couvertes de dîneurs,apportaient à l’odorat leur lourde et tiède émanation. Dans de plushumbles auberges, les violons criards grinçaient, hors du ton et dela mesure, pour soutenir le pas vacillant des danseurs ; deshommes ivres, oubliant le refrain de leurs chansons, unissaientleurs voix dans un hurlement frénétique qui couvrait jusqu’au sondes cloches, véritables sauvages qui ne demandaient qu’àboire ; devant les portes, stationnaient des groupes deflâneurs, pour voir danser quelque traîneuse et joindre le vacarmede leurs clameurs au flageolet aigu et au tambourassourdissant.

À travers cette scène de vertige, l’enfant,effrayée et dégoûtée de tout ce qu’elle voyait, entraînait songrand-père charmé ; elle serrait de près son guide ; elletremblait d’être séparée du vieillard par la foule et d’avoir àretrouver son chemin toute seule. Grâce à leurs efforts pour sedégager du bruit et du mouvement, ils finirent par traverser lesrues et arriver au champ de courses, lande ouverte, située sur unehauteur, à un bon mille des dernières limites de la ville.

Bien qu’il s’y trouvât quantité de gensencore, et pas des plus cossus ni des plus élégants, occupés àdresser des tentes en toute hâte, à enfoncer des pieux en terre, àcourir de çà et de là, les pieds pleins de poussière, en poussantd’affreux jurons bien qu’il y eût là des enfants fatigués qu’onavait couchés sur des tas de paille entre les roues des charrettes,et qui pleuraient pour s’endormir ; sans compter de pauvreschevaux maigres et des ânes en liberté, paissant parmi les hommeset les femmes, parmi les pots et les chaudrons, parmi les feux àdemi allumés et les bouts de chandelles qui brillaient et coulaientçà et là ; malgré tout cela, Nelly avait plaisir à sentirqu’elle n’était plus dans la ville, et respirait plus à l’aise.Après un souper chétif, dont les frais mirent si bas sesressources, qu’il lui resta à peine quelques sous pour le déjeunerdu lendemain, elle alla avec son grand-père chercher un peu derepos au coin d’une tente, où ils s’endormirent, malgré lesbruyants préparatifs qu’on fit autour d’eux durant toute lanuit.

Et maintenant, le temps approchait où ilsallaient être forcés de mendier leur pain. Dès le lever du soleil,Nelly sortit de la tente et se rendit dans les champs voisins, oùelle cueillit des roses sauvages et d’autres petites fleurs, seproposant d’en faire des bouquets qu’elle offrirait aux dames envoiture, quand le beau monde arriverait. Sa pensée n’était pas nonplus inactive pendant que sa main travaillait ainsi. Lorsqu’ellefut de retour et se fut assise près du vieillard dans le coin de latente, à arranger ses fleurs en bouquet, elle profita de ce que lesdeux hommes dormaient encore à l’extrémité opposée, tira songrand-père par la manche, le regarda doucement, et lui dit à voixbasse :

« Grand-papa, ne tournez pas les yeuxvers les gens dont je vais vous parler, et n’ayez l’air de vousoccuper que de ce que je fais en ce moment. Que me disiez-vousavant notre départ de la vieille maison ? Que si l’on savaitce que nous allions faire, on dirait que vous étiez fou, et quel’on nous séparerait ? »

Le vieillard se tourna vers elle avec uneexpression de terreur hagarde ; mais elle le contint par unregard, et le priant de tenir les fleurs pendant qu’elle lesattacherait, elle ajouta en approchant ses lèvres de l’oreille deson grand-père :

« C’était là ce que vous me disiez, je lesais. Vous n’avez pas besoin de parler. Je m’en souviens bien, etje ne pouvais pas l’oublier. Mon grand-papa, ces hommes soupçonnentque nous avons secrètement quitté notre famille, ils projettent denous livrer secrètement à quelque magistrat, pour nous fairerenvoyer d’où nous venons. Si votre main tremble ainsi, nous nepourrons jamais leur échapper ; mais si vous voulez seulementvous tenir tranquille, nous y réussirons aisément.

– Comment cela ? murmura le vieillard.Chère Nell, comment cela ? Ils m’enfermeront dans un cachot depierre, noir et froid ; ils m’enchaîneront à la muraille, ô maNell ! ils me fouetteront jusqu’au sang, et ne me laisserontplus jamais te voir !

– Voilà que vous tremblez encore ! ditl’enfant. Tenez-vous auprès de moi toute la journée. Ne faites pasattention à eux ; ne les regardez pas, ne regardez que moi. Jetrouverai un moment favorable pour nous échapper. Quand je leferai, imitez-moi ; ne dites pas un mot, ne vous arrêtez pasun instant… Chut !… c’est assez !

– Ho ! hé ! qu’est-ce que vousfaites donc, ma chère ? » dit M Codlin soulevant sa têteet bâillant.

Puis, remarquant que son associé était encoreendormi, il ajouta vivement et à voix basse :

« C’est Codlin qui est votre ami, et nonpas Short, souvenez-vous-en.

– Je fais quelques bouquets, réponditl’enfant ; j’essayerai de les vendre pendant les trois joursde courses. En voulez-vous un ? Bien entendu que c’est unpetit cadeau que je vous offre. »

M. Codlin se disposait à se lever pourrecevoir le bouquet, mais Nelly s’élança vers lui et le lui mitdans la main. Il le plaça à sa boutonnière avec un air desatisfaction remarquable pour un misanthrope, et, lançant un coupd’œil de défi et de triomphe à Short qui ne s’en doutait guère, ildit en s’étendant de nouveau :

« C’est Tom Codlin qui est votre ami,goddam ! »

Dès que la matinée fut un peu avancée, lestentes prirent un aspect plus gai et plus brillant ; delongues files d’équipages roulèrent doucement sur le gazon. Deshommes qui avaient passé toute la nuit en blouse, avec des guêtresde cuir, se montrèrent en vestes de soie avec des chapeaux àplumes, dans leur rôle de jongleurs ou de saltimbanques ; ouen livrée superbe, comme les domestiques doucereux attachés auxmaisons de jeu ; ou enfin, avec d’honnêtes costumes de bonsfermiers, pour amorcer le public et l’entraîner aux jeux illicites.De jeunes bohémiennes aux yeux noirs, coiffées de mouchoirs auxcouleurs écarlate, se répandaient partout pour dire la bonneaventure, et de pauvres femmes maigres et pâles erraient sur lespas des ventriloques et des sorciers leurs compères, comptant d’unregard avide les pièces de dix sous avant même qu’elles fussentgagnées. Il y avait entre les ânes, les chariots et les chevaux,autant d’enfants entassés que l’étroit espace pouvait en contenir,et ils étaient tous sales et pauvres ; quant à ceux qu’onn’avait pu y laisser, ils couraient à droite et à gauche dans lesendroits où il y avait le plus de monde, se faufilaient entre lesjambes des promeneurs, entre les roues des voitures, et jusque sousles pieds des chevaux, sans qu’il leur arrivât le moindre accident.Les chiens dansants, les faiseurs de tours montés sur des échelles,la naine et le géant, et toutes les autres merveilles flanquéesd’orgues et d’orchestres sans nombre, sortaient des trous et desrecoins où ils avaient passé la nuit, et florissaient en pleinsoleil.

Au milieu de ce brouhaha, Short priténergiquement son parti. Il sonna de sa trompette de cuivre, et fitretentir bruyamment l’appel de Polichinelle. Derrière lui venaitThomas Codlin portant le théâtre comme de coutume, les yeux fixéssur Nelly et son grand-père, qui marchaient à l’arrière-garde.

L’enfant tenait à la main son panier plein defleurs, et temps en temps elle s’arrêtait, d’un air timide etmodeste, pour offrir ses bouquets aux personnes qui se trouvaientdans les belles voitures. Mais, hélas ! il y avait là bien desmendiants plus hardis qu’elle, des bohémiennes qui prédisaient desmaris, et une foule d’autres vagabonds experts dans cetteindustrie ; et, bien que plusieurs dames eussent sourigracieusement en refusant les bouquets par un mouvement de tête,bien que d’autres eussent dit aux messieurs assis devantelles : « Voyez quelle jolie figure ! » elleslaissaient passer la jolie figure, et ne s’inquiétaient pas desavoir si Nelly se mourait de faim et de fatigue.

Il n’y eut qu’une dame qui sembla comprendreNelly. Elle était assise seule dans un riche équipage, tandis quedeux jeunes gens en brillant costume, qui venaient de descendre dela voiture, parlaient et riaient très-haut à peu de distance, et nesongeaient certes pas à l’enfant. Près de là se trouvaient biend’autres belles dames ; mais elles tournaient le dos à Nelly,ou portaient ailleurs leurs regards, assez probablement sur lesdeux jeunes élégants, et nulle ne faisait attention à la jeunefille. Mais la dame dont nous avons parlé repoussa une bohémiennequi offrait de lui dire sa bonne aventure, en répondant qu’on lalui avait dite déjà, et qu’elle en avait pour plusieursannées ; puis appelant Nelly et lui prenant un bouquet, ellelui mit quelque argent dans sa main qui tremblait, et luirecommanda de retourner chez elle et d’y rester, dans l’intérêt deson salut et de son honneur.

Plus d’une fois, Codlin, Short et leurscompagnons passèrent entre les longues, longues files de lamultitude, voyant tout, excepté la seule chose qu’il y eût à voir,la course des chevaux Lorsque la cloche sonna pour donner le signald’évacuer le champ de courses, ils revinrent se reposer parmi lescharrettes et les ânes, attendant que la grande chaleur fût passée,pour se montrer de nouveau. Polichinelle avait, à maintes reprises,déployé tout l’éclat de sa belle humeur ; mais durant chacunedes représentations, l’œil de Thomas Codlin était resté fixé surNelly et le vieillard, et tenter de fuir sans être aperçus, eût étéchose impraticable.

Enfin, au moment où le jour tombait,M. Codlin dressa le théâtre dans un bon endroit, et lesspectateurs furent bientôt sous le charme. L’enfant, assise à cotédu vieillard, trouvait en elle-même bien étrange que les chevaux,ces honnêtes créatures, semblassent faire autant de vagabonds detous les gens qu’ils attiraient, lorsqu’un rire éclatant, produitsans doute par quelque saillie improvisée de M. Short, quelqueallusion ingénieuse à la fête du jour, tira Nelly de sesréflexions, et lui fit jeter un regard autour d’elle.

S’il y avait possibilité de fuir sans êtrevus, c’était bien le moment. Short était en train de maniervigoureusement le bâton pour faire le moulinet et d’en cogner lesfigures de bois, dans la chaleur du combat, contre les parois duthéâtre ; les spectateurs suivaient en riant ces évolutions,et M. Codlin lui-même se laissait aller à un sourire aussilaid que lui, tandis que son regard scrutateur épiait le mouvementdes mains qui se plongeaient dans les poches des gilets et ycherchaient discrètement les pièces de dix sous. S’il y avaitpossibilité de fuir sans être vus, c’était bien le moment. Nelly etson grand-père saisirent l’occasion et s’enfuirent.

Ils se faufilèrent à travers les baraques, lesvoitures et la multitude, sans s’arrêter un instant pour retournerla tête. La cloche tintait, et le champ de courses était librelorsqu’ils atteignirent la corde ; ils la franchirent sansprendre garde aux cris et aux réclamations qui s’élevaient detoutes parts contre la liberté qu’ils prenaient de violer lasainteté de cette barrière, et, gagnant d’un pas rapide le sommetde la colline, ils se trouvèrent en rase campagne.

Chapitre 20

 

Chaque jour, en revenant au logis, après avoirfait quelque nouvel effort pour trouver du travail, Kit levait sesyeux vers la fenêtre de la petite chambre où si souvent il avaitsalué Nelly, et il espérait y apercevoir quelque indice de saprésence. Ce vœu ardent, fortifié de l’assurance que lui avaitdonnée Quilp, lui persuadait que Nelly viendrait enfin réclamerl’asile qu’il lui avait offert : son espérance, éteinte chaquesoir, renaissait chaque matin.

« Mère, disait-il avec un soupir enposant son chapeau d’un air découragé, je pense qu’ils arriverontcertainement demain. Voilà bien une semaine qu’ils sont partis…Sûrement ils ne pourront rester loin de nous plus d’unesemaine ; ne le pensez-vous pas ? »

La mère secoua la tête et lui rappela combiendéjà il avait éprouvé de mécomptes à cet égard.

« Pour cela, dit Kit, vous avez bienraison, comme toujours, ma mère. Cependant, il me semble qu’unesemaine employée à errer partout, c’est bien assez long. Est-ce quevous ne le croyez pas ?

– C’est assez long, Kit, plus long même qu’ilne le faudrait. Pourtant ils ne sont pas revenus. »

Kit éprouva presque de l’humeur de cettecontradiction ; il ne pouvait pourtant pas se dissimuler quecette réflexion était parfaitement juste et qu’il l’avait faitedéjà lui-même. Mais ce mouvement de contrariété n’eut que la duréed’un moment ; et avant que le jeune homme eût fait le tour dela chambre, son regard fâché redevint doux et bon comme àl’ordinaire.

« Alors, demanda-t-il, ma mère, quepeut-il leur être arrivé ? Croyez-vous qu’ils se soientembarqués, par hasard ?

– Pas pour se faire mousses, toujours,répondit la mère avec un sourire. Cependant je ne puis m’empêcherd’imaginer qu’ils sont partis à l’étranger.

– Mère, s’écria Kit d’un ton lamentable, ne medites pas cela, je vous en prie.

– Je crains pourtant qu’ils ne l’aient fait,voilà la vérité. Tous les voisins le disent comme moi ; il yen a même qui affirment qu’on les a vus à bord d’un bâtiment et quivont jusqu’à dire vers quel lieu ils se dirigent. Quant à moi,c’est plus que je n’en pourrais dire : le nom même qu’ilsdonnent à ce pays est trop difficile à prononcer pour moi.

– Je ne crois pas cela. Je n’en crois pas unmot !… Un tas de chipies, de commères ! Qu’est-cequ’elles en peuvent savoir ?…

– Elles se trompent peut-être ; je nepuis pas dire non, quoiqu’il me semble qu’elles peuvent aussin’avoir pas tout à fait tort ; car le bruit court que levieillard a emporté une somme dont personne n’avait connaissance,pas même ce vilain petit homme dont vous m’avez parlé. Comment doncs’appelle-t-il ?… Quilp… On dit que miss Nell et songrand-père sont allés demeurer loin pour qu’on ne leur enlevâtpoint cet argent et qu’on les laissât tranquilles. Tout cela n’estpas si invraisemblable, qu’en dites-vous ? »

Kit se gratta tristement la tête, obligémalgré lui de reconnaître qu’il y avait bien là quelque apparencede vérité. Il grimpa ensuite jusqu’au vieux clou auquel étaitaccrochée la cage, la prit, la nettoya et donna à manger àl’oiseau. Sa pensée le ramena en ce moment au souvenir du petitvieillard qui lui avait donné un schelling ; il se rappelatout à coup que c’était le jour même, l’heure même à laquelle legentleman avait dit qu’il se trouverait de nouveau devant la maisondu notaire. Cette idée ne lui fut pas plutôt venue, qu’il se hâtade remettre la cage à son clou, et qu’expliquant rapidement à samère la raison de son départ précipité, il courut de toute lavitesse de ses jambes à son rendez-vous.

C’était à une distance considérable de chezlui : il n’y arriva que deux minutes après l’heurefixée ; mais, par un bonheur inespéré, le vieux petit monsieurne s’y trouvait pas encore ; du moins, aucune chaise atteléed’un poney n’était visible à l’œil nu et il n’y avait pas àprésumer que la voiture fût partie sitôt. Heureux de penser qu’iln’était pas arrivé trop tard, Kit s’appuya pour reprendre haleinecontre un lampadaire et attendit l’arrivée du poney et de sasociété.

Justement, au bout de peu de temps, le poneyapparut tournant le coin de la rue, avec l’air aussi entêté quepeut l’avoir un poney, posant ses pieds avec précaution comme s’ilcherchait les places les plus propres afin d’éviter la poussière,et qu’il ne voulût pas se presser d’une manière inconvenante.Derrière le poney, était assis le vieux petit gentleman, auprèsduquel se trouvait la vieille petite dame, portant un aussi grosbouquet que la fois précédente.

Le vieux monsieur, la vieille dame, le poneyet la chaise descendirent la rue avec un ensemble parfait jusqu’aumoment où ils arrivèrent à une demi-douzaine de portes avant lamaison du notaire. Là, le poney, trompé par une plaque de cuivrequi se trouvait au-dessous du marteau d’un tailleur, fit halte, etsoutint par son silence obstiné que c’était bien là la maison oùl’on devait aller.

« Voyons, monsieur, dit le vieuxgentleman, voulez-vous avoir la bonté de continuer ? Ce n’estpas ici ! »

Le poney regarda très-attentivement le tampond’un conduit des eaux pour les pompes à incendie qui se trouvait àses pieds, et il eut l’air d’être absorbé tout entier dans cettecontemplation.

« Ah ! mon Dieu ! le méchantWhisker ! cria la vieille dame. Après avoir été d’abord sigentil et avoir été si loin et d’un si bon pas ! Je suisvraiment honteuse pour lui. Je ne sais ce que nous en pourronsfaire, en vérité, je n’en sais rien. »

Le poney s’étant complètement édifié sur lanature et les propriétés du tampon, regarda en l’air ses ennemiesnaturelles, les mouches, et, comme il arriva qu’il y en eut uneprécisément qui lui piqua l’oreille en ce moment, il secoua la têteet battit ses flancs avec sa queue ; après quoi, il parutavoir repris tout son bien-être et toute sa tranquillité. Cependantle vieux gentleman, ayant épuisé les moyens de persuasion, avaitmis pied à terre pour le conduire à la main, quand le poney, soitqu’il vît dans cette détermination de son maître une concessionsuffisante, soit parce qu’il avait aperçu l’autre plaque de cuivre,soit enfin qu’il éprouvât un accès de dépit, partit comme un traitavec la vieille dame et s’arrêta juste devant la maison, laissantle vieux monsieur le suivre tout essoufflé.

En ce moment, Kit se présenta à la tête duponey et souleva son chapeau en souriant.

« Eh ! Dieu me bénisse !s’écria le vieux monsieur, c’est bien le garçon de l’autrejour !… Voyez-vous, ma chère ?

– Je vous avais promis d’être ici, monsieur,dit Kit en caressant le cou de Whisker. J’espère que vous avez faitun bon voyage, monsieur. Vous avez là un joli petit poney.

– Ma chère, reprit le vieux monsieur, voilà ungarçon comme on n’en voit pas !… Ce doit être un brave garçon,j’en suis sûr.

– Oh ! oui, dit la vieille dame, un bravegarçon et sans doute aussi un bon fils. »

Kit les remercia de ces expressionsbienveillantes en soulevant à plusieurs reprises son chapeau et enrougissant jusqu’aux oreilles.

Le vieux monsieur offrit alors la main à lavieille dame pour l’aider à descendre. Après avoir tous deuxregardé Kit avec un sourire aimable, ils entrèrent dans la maison,sans doute en s’entretenant de lui, du moins ne put-il s’empêcherde le penser. M. Witherden vint, en respirant le gros bouquet,se pencher à la fenêtre et regarder Kit ; puis ce futM. Abel qui vint et le regarda ; puis ce furent le vieuxmonsieur et la vieille dame qui vinrent et le regardèrent denouveau ; puis ce fut tout le monde qui vint le regarder à lafois.

Kit, assez embarrassé de sa contenance,feignit de ne pas s’en apercevoir. Aussi se mit-il à redoubler decaresses envers le poney, familiarité qui sembla ne pas tropdéplaire à ce caractère indépendant.

Les visages venaient à peine de disparaître dela croisée, quand M. Chukster, dans sa tenue officielle, etavec son chapeau perché sur le côté de la tête et penché comme s’ilallait tomber de sa patère, descendit jusqu’au trottoir et annonçaau jeune homme qu’on le demandait.

« Entrez, dit-il ; pendant ce tempsje garderai la chaise. »

Tout en lui donnant cet ordre,M. Chukster fit la remarque qu’il faudrait être bien malinpour savoir si Kit, avec ses airs innocents, était un novice ou unroué, mais son mouvement de tête plein de méfiance indiquait assezqu’il le rangeait plutôt dans la dernière catégorie.

Kit entra tout tremblant dans l’office ;car le pauvre garçon n’avait pas l’habitude de se trouver ensociété de dames et de messieurs inconnus ; et, de plus, lesboîtes de fer-blanc et les liasses de papiers poudreux avaient àses yeux quelque chose de si terrible et de si vénérable !M. Witherden était, d’ailleurs, un personnage bruyant quiparlait haut et vite, et puis tous les regards étaient fixés sur lepauvre garçon qui pensait à ses habits râpés.

« Eh bien ! mon garçon, ditM. Witherden, vous êtes venu pour achever de gagner votreschelling de l’autre jour, mais non pas pour en gagner un autre,n’est-ce pas ?

– Non certes, monsieur, répondit Kit, trouvantle courage de lever les yeux. Je n’en ai seulement pas eul’idée.

– Votre père est-il vivant ? demanda lenotaire.

– Il est mort, monsieur.

– Vous avez votre mère ?

– Oui, monsieur.

– Remariée, hein ? »

Kit répondit, non sans indignation, que samère était restée veuve avec trois enfants ; et que, si legentleman la connaissait, il ne ferait pas une pareille question. Àcette réplique, M. Witherden replongea son nez dans lesfleurs, et, par derrière le bouquet, il insinua à voix basse auvieux monsieur que ce garçon lui avait l’air d’un honnêtegarçon.

« Voyons, dit M. Garland, aprèsqu’on eut adressé à Kit diverses questions, je ne vais rien vousdonner aujourd’hui.

– Merci, monsieur, dit Kit d’un ton sérieux etse sentant soulagé du soupçon que les premières paroles du notaireavaient semblé exprimer.

– Mais, reprit le vieux monsieur, peut-êtreaurais-je besoin d’autres renseignements sur votre compte. Ainsi,indiquez-moi votre adresse ; je vais l’écrire sur monagenda. »

Kit donna l’adresse que M. Garlandécrivit au crayon. À peine était-ce fait qu’une grande rumeurs’éleva dans la rue ; la vieille dame ayant couru à lafenêtre, s’écria que Whisker venait de se sauver. Aussitôt Kits’élança dehors pour le rattraper, et tous les autres s’élancèrentaprès Kit.

Il paraît que M. Chukster s’était tenuprès du poney, les mains dans ses poches, exerçant mal sasurveillance, et même insultant ce caractère ombrageux par desinjonctions de ce genre : « Restez immobile ! Soyeztranquille ! Woa-a-a ! » et autres malhonnêtetésqu’un poney qui se respecte ne saurait supporter. En conséquence leponey, sans être retenu par aucune considération de devoir oud’obéissance, ni par aucune crainte de l’œil impertinent qu’ilvoyait ouvert sur lui, avait pris sa course, et faisait en cemoment retentir le pavé de la rue. M. Chukster, la tête nue,une plume en travers sur l’oreille, s’accrochait à l’arrière-trainde la chaise et faisait d’inutiles efforts pour la retenir, auxgrands éclats de rire de tous les passants. Whisker, cependant,fantasque jusque dans son escapade, ne fut pas plutôt à quelquedistance qu’il s’arrêta tout à coup, et, sans qu’il fût besoind’aide pour le ramener, il revint d’un pas aussi vif à la placequ’il avait quittée. Ce qui fit que M. Chukster revint à laremorque derrière le train de la voiture jusqu’à son bureau, d’unefaçon peu glorieuse pour lui, et rentra épuisé et déconfit.

Alors la vieille dame s’installa sur soncoussin, et M. Abel, qu’on était venu chercher, s’assit sur sabanquette. Le vieux monsieur, après avoir adressé au poney quelquesreprésentations sur l’extrême inconvenance de sa conduite et avoirfait de son mieux des excuses à M. Chukster, prit également saplace dans la voiture. Ils partirent en souhaitant le bonjour aunotaire et à son clerc, et en faisant de la main un signe amical àKit qui était resté dans la rue à les suivre du regard.

Chapitre 21

 

Kit s’en retourna vers son logis, et bientôtil eut oublié le poney, et la chaise, et la vieille petite dame, etle vieux petit monsieur, et le jeune petit monsieur par-dessus lemarché, en songeant à ce que pouvaient être devenus son maître etla gentille Nelly, sa première et son unique pensée. Il s’efforçaitde donner quelque motif plausible à leur absence prolongée, et dese persuader à lui-même qu’ils ne tarderaient pas à revenir.Fortifié par cette espérance, il s’achemina vers sa demeure,voulant d’abord terminer la besogne que lui avait fait brusquementinterrompre le souvenir de sa commission, puis sortir de nouveaupour chercher à gagner le pain du jour.

Quand il arriva à l’angle du square où ilhabitait, voilà qu’il aperçut le poney en cet endroit !c’était bien lui, plus entêté que jamais. M. Abel était assistout seul dans la chaise, et il exerçait une surveillance vigilantesur tous les mouvements de l’animal Ayant levé les yeux par hasardet aperçu Kit qui passait, il lui adressa le premier un petitsalut.

Kit s’étonnait de revoir si près de son logisle poney et la chaise, sans pouvoir s’expliquer pourquoi le poneyse trouvait de ce côté, ni où étaient allés la vieille dame et levieux monsieur. Mais ayant soulevé le loquet de la porte et étantentré, il trouva dans la chambre M. Garland et mistressGarland en conversation réglée avec sa mère. À cet aspectinattendu, il ôta précipitamment son chapeau et fit, tout honteux,son plus beau salut.

« Nous voici encore, Christophe, vousvoyez, dit M. Garland avec un sourire.

– Oui, monsieur, » dit Kit.

Et en parlant ainsi il regarda sa mère, poursavoir la raison de cette visite.

« Monsieur a eu la bonté, dit la mère,faisant droit à cette question muette, de me demander si vous avezune bonne place, ou même si vous en avez une. Je lui ai répondu quenon, que vous n’en avez pas. Alors il a eu la bonté de me direque…

– Que nous avons besoin chez nous d’un bravegarçon, dirent à la fois le vieux monsieur et la vieille dame, etque nous pourrions nous arranger ici, dans le cas où noustrouverions tout à notre satisfaction. »

À l’idée qu’il s’agissait de lui, que c’étaitlui qu’on voulait engager, Kit partagea l’anxiété de sa mère etdevint tout troublé ; car le bon vieux couple était siméthodique, si prudent, et multipliait tellement les questions, quele jeune homme commença à craindre de n’avoir aucune chance desuccès.

« Vous comprenez, ma bonne dame, ditmistress Garland à la mère de Kit, qu’il est nécessaire d’apporterbeaucoup de précaution en semblable matière ; car nous nesommes que trois dans la famille, tous trois gens très-réguliersdans nos habitudes, et il serait très-pénible pour nous de nousvoir déçus dans notre attente, et obligés de renoncer à nosespérances. »

À quoi la mère de Kit répliqua que c’étaittrès-juste, très-raisonnable, très-convenable assurément ; àDieu ne plut qu’elle voulut empêcher, ou qu’elle eût intérêt àempêcher aucune enquête sur sa moralité ou celle de son fils ;un si bon fils, elle osait le dire quoique sa mère ; et mêmeelle ne craignait pas d’ajouter qu’il ressemblait à son père, quin’avait pas été seulement un bon fils pour sa mère à lui, mais lemeilleur des maris et le meilleur des pères ; Kit suivrait cetexemple, elle le savait à n’en pouvoir douter ; et nonseulement Kit, mais le petit Jacob et le poupon aussi, quand ilsseraient plus grands ; mais malheureusement les autres nel’étaient pas assez encore, et ils ignoraient même quelle perte ilsavaient faite, et peut-être valait-il mieux pour eux qu’ils fussenttrop jeunes pour la connaître. Tout cela, la mère de Kitl’accompagna d’une longue histoire en essuyant ses yeux avec sontablier et frappant doucement la petite tête de Jacob qui s’agitaitdans le berceau et considérait avec de grands yeux ce monsieur etcette dame inconnus.

Quand la mère de Kit eut achevé son discours,la vieille dame reprit ainsi la parole :

« Je suis certaine que vous êtes unepersonne très-honnête et très-respectable. »

On le voyait rien qu’à sa manière des’exprimer, la mine des enfants, la propreté de la maison, étaientfaites pour inspirer la plus grande confiance.

Là-dessus la mère de Kit fit une révérence etparut soulagée. Alors la bonne femme entra dans de longs etminutieux détails sur la vie et l’histoire de Kit, depuis lesmoments les plus reculés jusqu’à ce dernier jour ; sansomettre de mentionner sa merveilleuse chute d’une fenêtre del’arrière-boutique lorsqu’il était en bas âge, ni tout ce qu’ilavait souffert dans sa rougeole, et, à ce sujet, la mère, pourembellir le récit, imita exactement la façon plaintive dont Kitmalade demandait nuit et jour, soit une rôtie, soit de l’eau, et lamanière dont il disait : « Mère, ne vous affligezpas ; bientôt je serai mieux. » Pour preuve de tout cela,elle invoquait le témoignage de Mme Green, locataire chez lemarchand de fromage du coin, celui de plusieurs autres dames etmessieurs de diverses parties de l’Angleterre et du pays deGalles ; entre autres, d’un M. Brown, qui devait serviractuellement en qualité de caporal dans les Indes orientales, etauquel elle renvoyait pour les renseignements. Tout cela,disait-elle, est à la parfaite connaissance de ces personnes.

Après la narration, M. Garland adressa àKit quelques questions sur ce qu’il savait faire, tandis queMme Garland s’occupait des enfants, et, apprenant de la bouchede mistress Nubbles certaines circonstances remarquables quiavaient accompagné la naissance de chacun d’eux, remémora de soncôté d’autres circonstances, non moins remarquables, qui avaientsignalé la naissance de son propre fils, M. Abel ; d’oùil suivit que la mère de Kit et la mère de M. Abel avaientcouru bien plus de périls, et enduré bien plus de maux que lesautres femmes de toute condition d’âge et de sexe. Enfin on passa àl’inventaire de la garde-robe de Kit ; une petite avance futfaite pour la mettre en état, et Kit fut formellement retenu parM. et mistress Garland, d’Abel-Cottage, à Finchley, aux gagesde cent cinquante francs par an, avec la nourriture et lelogement.

Il serait difficile de dire à laquelle desdeux parties fut le plus agréable cet arrangement, que des regardsd’amitié et des sourires empressés scellèrent des deux parts. Onconvint que Kit serait rendu le surlendemain matin à sa nouvelledemeure ; et finalement le vieux petit couple prit congé,après avoir donné un bel écu à Jacob et un autre au poupon. Leurnouveau domestique escorta M. et mistress Garland jusqu’à larue ; il tint par la bride l’obstiné poney, tandis que sesmaîtres reprenaient leur place dans la voiture, et il les regardapartir avec la joie au cœur.

« Eh bien ! mère, dit Kit rentrantvivement dans la maison ; voilà, je pense, ma fortunefaite.

– Je le crois aussi, dit la mère. Cinquanteécus par an ! Est-ce bien possible ?

– Ah ! s’écria-t-il, s’efforçant deconserver une gravité en rapport avec un semblable chiffre, mais nepouvant malgré lui s’empêcher de laisser éclater son bonheur, nousvoilà riches ! »

Il poussa un long soupir de satisfaction, etplongeant ses mains bien avant dans ses poches, comme si chacuned’elles contenait au moins les gages d’une année, il regarda samère, comme s’il la voyait déjà nageant dans l’opulence et toutecousue d’or.

« Grâce à Dieu, j’espère que nous feronsde vous une belle dame le dimanche, ma mère ! et de Jacob unsavant, et du poupard un enfant soigné, et comme nous allons vousdécorer une belle chambre au premier étage !… Cinquante écuspar an !

– Hum !… croassa une voix étrange ;qu’est-ce que c’est, cinquante écus par an ? Qui est-ce qui acinquante écus par an ? »

Et en même temps que la voix lançait cettequestion, Daniel Quilp paraissait, ayant sur ses talons RichardSwiveller.

« Qui est-ce qui disait qu’il allaitavoir cinquante écus par an ? demanda Quilp, promenant autourde lui son regard scrutateur. Est-ce le vieux qui a dit cela ?ou bien est-ce Nelly ? Comment cela, où cela ?hein… »

La bonne femme fut tellement alarmée parl’apparition soudaine de ce modèle achevé de laideur, qu’elle sehâta d’enlever le petit enfant de son berceau et de se réfugieravec lui à l’extrémité de la chambre. Pendant ce temps, le petitJacob, assis sur son escabeau, les mains sur ses genoux,considérait Quilp comme une espèce de fantôme fascinateur etpoussait des cris terribles. M. Richard Swiveller passaittranquillement en revue la famille par-dessus la tête deM. Quilp ; et Quilp lui-même, les mains dans ses poches,souriait du plaisir d’avoir causé toute cette peur.

« Ne soyez pas effrayée, madame, ditQuilp après quelques moments de silence ; votre fils meconnaît ; je ne mange pas les petits enfants, je ne les aimepas assez pour cela. Vous feriez mieux de faire taire ce petit quicrie comme si j’étais tenté de le dévorer. Holà, monsieur !Voulez-vous bien rester tranquille ?… »

Le petit Jacob arrêta le cours de deux larmesqui coulaient de ses yeux, et aussitôt il garda le silence de laterreur.

« Ne vous avisez pas de crier encore,méchant que vous êtes ! dit Quilp le regardant avec sévérité,ou bien je vous ferai des grimaces et vous donnerai des attaques denerfs. Maintenant, monsieur, dit-il à Kit, pourquoi n’êtes-vous pasvenu chez moi comme vous me l’aviez promis ?

– Pourquoi y serais-je allé ? répliqua lejeune homme. Je n’avais pas affaire à vous, pas plus que vousn’aviez affaire à moi.

– Voyons, madame, dit Quilp, se retournantvivement et quittant Kit pour sa mère ; quand est-ce que sonvieux maître est venu ici ou a envoyé chez vous pour la dernièrefois ? Est-il ici en ce moment ? S’il n’y est pas, oùest-il allé ?

– Il n’est pas venu du tout ici, réponditmistress Nubbles Je voudrais bien savoir où ils sont allés… Celadonnerait à mon fils et à moi aussi bien plus detranquillité !… Si vous êtes le gentleman qui se nommeM. Quilp, je croyais que vous auriez su où ils étaient, etc’est ce que je disais aujourd’hui même à mon fils.

– Hum ! murmura Quilp, évidemmentcontrarié par l’air de vérité de ces paroles ; est-ce là toutce que vous avez à dire aussi à ce gentleman ?

– Si le gentleman m’adresse la même question,je ne saurais lui répondre autrement. Et je voudrais bien pouvoirlui faire une autre réponse pour notre propresatisfaction. »

Quilp dirigea un regard sur Richard Swivelleret raconta que, l’ayant rencontré sur le seuil, il avait reçu delui la déclaration qu’il venait aussi chercher quelquesrenseignements sur les fugitifs.

« J’ai supposé que c’était lavérité !

– Oui, dit Richard, oui, tel était le but demon expédition. Je m’imaginais que c’était possible : il nenous reste plus qu’à sonner le glas funèbre de l’imagination. Jedonnerai l’exemple.

– Vous semblez désappointé ? ditQuilp.

– Un échec, monsieur, un échec, voilà tout,répondit Dick. Je me suis mêlé d’une affaire qui n’a abouti qu’à unéchec ; et un chef-d’œuvre d’éclat et de beauté sera offert ensacrifice sur l’autel de Cheggs. Voilà tout, monsieur. »

Le nain lança à Richard un souriremoqueur ; mais Richard, qui avait pris avec un ami un lunch unpeu trop fort, ne s’aperçut de rien et continua à déplorer son sortavec des regards sombres et désespérés. Quilp n’eut pas de peine àcomprendre que la visite de Swiveller et son violent déplaisiravaient un motif secret, et dans l’espérance de pouvoir y trouverune occasion de jouer un mauvais tour, il se promit de pénétrer aufond du mystère. Il n’eut pas plutôt pris cette résolution, qu’ildonna à sa physionomie l’expression de la candeur la plus ingénueet sympathisa ouvertement avec Swiveller.

« Moi-même, dit Quilp, j’éprouve un granddésappointement au simple point de vue de l’amitié que je leuravais vouée ; mais quant à vous, mon cher monsieur, vous avezdes raisons sérieuses, des raisons personnelles qui, sans doute,vous rendent ce désappointement encore plus pénible.

– Je crois bien, dit Richard d’un tonbourru.

– Sur ma parole, j’en suis fâché, très-fâché.Moi-même, ils m’ont planté là. Puisque nous sommes compagnonsd’infortune, pourquoi ne chercherions-nous pas aussi à nousconsoler de compagnie ? Si quelque affaire privée ne vousappelait pas en ce moment d’un autre côté, ajouta Quilp le tirantpar la manche et le regardant du coin de l’œil en plein visage, ily a au bord de l’eau une maison où l’on débite le meilleur schiedamqu’il y ait au monde ; il passe pour provenir de contrebande,mais c’est entre nous. Le maître du lieu me connaît bien. On ytrouve un petit kiosque sur la Tamise, où nous pourrons prendre unverre de cette délicieuse liqueur avec une pipe d’excellent tabaccomme on n’en trouve que là ; j’en sais quelque chose :un tabac première qualité. On y est tout à fait à son aise etcommodément au possible. À moins que vous n’ayez quelque engagementparticulier qui vous oblige absolument de vous rendreailleurs ; qu’en dites-vous, monsieurSwiveller ? »

Tandis que le nain parlait, un sourire deplaisir épanouissait le visage de Dick et ses sourcils s’étaientdoucement détendus. Au moment où Quilp achevait sa proposition,Dick lui rendait son regard sournois : c’était marchéfait ; il ne leur restait plus qu’à sortir et s’acheminer versla maison en question. C’est ce qu’ils firent aussitôt. Ilsn’avaient pas plutôt tourné le dos, que le petit Jacob cessa d’êtrepétrifié et le dégel commença par son cri interrompu, qu’il repritau point même où la vue de Quilp l’avait glacé dans son gosier.

Le kiosque dont M. Quilp avait parléétait une espèce d’échoppe en bois toute délabrée et d’une hideusenudité qui dominait la vase de la rivière et semblait menacer sanscesse d’y tomber. La taverne à laquelle appartenait ce pavillonétait un bâtiment détraqué, sapé et miné par les rats, soutenuseulement par de grandes pièces de charpente qui étaient dresséescontre ses murailles et lui servaient d’appui depuis si longtempsqu’elles avaient vieilli et fléchi avec leur fardeau, et, par unenuit de vent, on entendait des craquements comme si toutl’établissement allait crouler. La maison était assise, si l’onpeut parler ainsi d’une vieille masure plus près d’être renverséeque d’être assise, sur une sorte de terrain vague, noirci par lafumée insalubre des cheminées de fabriques et répercutant à la foisle bruit combiné des roues de fer et de l’eau clapotante. Audedans, ses agréments répondaient parfaitement aux promesses dudehors. Les chambres étaient basses et humides ; les muraillestoutes visqueuses percées de crevasses et de trous ; lesmarches d’escalier pourries et ravalées ; les solives mêmes,sorties de leur assiette, avaient un aspect menaçant qui tenait àdistance le passant intimidé.

Ce fut en ce lieu de délices que M. Quilpconduisit Richard Swiveller, sans oublier de lui en faire remarquerles beautés tout d’abord. Bientôt, sur la table décorée de dessins,de potences ou de lettres initiales faits au couteau, figura unpetit baril de bois rempli de la liqueur tant vantée. M. Quilpen versa dans les verres avec l’habileté d’un consommateurdistingué, y mêla environ un tiers d’eau, offrit sa part à RichardSwiveller, et, allumant sa pipe à un bout de chandelle dans unelanterne toute bossuée, il se jeta sur son siège et se mit àfumer.

« N’est-ce pas que c’est bon ?demanda Quilp, tandis que Richard Swiveller faisait claquer seslèvres. N’est-ce pas que c’est fort et roide ? Comme ça vousfait cligner de l’œil ; comme ça vous suffoque ! Comme çafait venir les larmes aux yeux ! Comme ça vous rend haletant,hein ?

– Je le crois parbleu bien ! s’écriaDick, jetant une partie du contenu de son verre et le remplissantd’eau ; dites donc, l’ami ! vous n’allez pas me fairecroire que vous avalez cette lave toute bouillante ?

– Comment ! dit Quilp, vous ne buvez pascela !… Regardez-moi. Regardez… tenez ! encore. Ne pasboire cela ! »

Tout en parlant, Daniel Quilp leva et absorbatrois petits verres pleins de la liqueur infernale ; puis,avec une horrible grimace, il tira plusieurs bouffées de sa pipe,avala la fumée et la rendit par le nez en nuages épais. Après avoiraccompli cet exploit, il reprit sa première position et s’abandonnaà un bruyant éclat de rire.

« Portons un toast ! cria-t-il entambourinant alternativement de son poing et de son coude sur latable, comme s’il jouait un air sur le tambour de basque. « Àla femme ! à la beauté ! Portons un toast à la beauté etvidons nos verres jusqu’à la dernière goutte. Le nom de votrebelle… voyons ?

– Si vous voulez un nom, dit Richard, en voiciun : Sophie Wackles.

– Sophie Wackles ! cria le nain. Ehbien ! va ! à miss Sophie Wackles, c’est-à-dire àMme Richard Swiveller bientôt ! ah ! ah !ah !

– Ah ! il y a quelques semaines, à labonne heure ; mais maintenant impossible, mon gaillard. Elles’est immolée sur l’autel de Cheggs.

– Empoisonnez Cheggs, coupez les oreilles àCheggs. Qu’on ne me parle pas de Cheggs. Le vrai nom de cettebeauté, c’est Swiveller, et pas un autre. Je bois de nouveau à sasanté, à la santé de son père, de sa mère, de tous ses frères etsœurs, – à la glorieuse famille des Wackles ! – Tous lesWackles du même verre ! – Buvons aux Wackles jusqu’à lalie !

– Ma foi ! dit Richard, qui s’arrêta aumoment de porter son verre à ses lèvres et fixa sur le nain unregard de stupeur en le voyant agiter tout à la fois ses bras etses jambes ; vous êtes un joyeux compère ; mais de tousles joyeux compères que j’aie jamais vus ou connus, vous êtes biencelui qui a les manières les plus bizarres, les plusextraordinaires, ma parole d’honneur. »

Cette naïve déclaration, loin de diminuer lesexcentricités de M. Quilp, ne servit qu’à les accroître.Richard Swiveller, étonné de le voir dans une telle veine d’humeurbruyante, et buvant assez bien pour son compte afin de lui tenircompagnie, commença à se livrer, à devenir plus expansif, et peu àpeu, grâce à l’habile tactique de M. Quilp, il épanchacomplètement son cœur. L’ayant amené où il voulait, et sachant bienmaintenant la note qu’il lui faudrait attaquer au besoin, DanielQuilp trouva sa tâche très-simplifiée, et bientôt il fut instruitde tous les détails du plan ourdi entre le brave Dick et sonmeilleur ami.

« Arrêtez ! dit Quilp. L’affaire estbonne, l’affaire est bonne. Elle peut réussir, elle réussira ;j’y mettrai la main ; dès à présent je suis tout à vous.

– Comment ! vous croyez qu’il resteencore une chance ! demanda Dick, surpris de l’encouragementqu’il recevait.

– Une chance ! répéta le nain ;certainement !… Sophie Wackles peut devenir une Cheggs ou toutce qu’il lui plaira, mais non une Swiveller. Faut-il que vous soyezné coiffé ! Le vieux est plus riche qu’aucun juifvivant ; votre fortune est faite. Je ne vois plus en vous quel’époux de Nelly, roulant sur l’or et sur l’argent. Je vousaiderai. Cela se fera. Rappelez-vous bien ce que je vous dis. Celase fera.

– Mais comment ? dit Richard.

– Nous avons du temps devant nous ; celase fera. Nous nous réunirons encore pour parler de ce sujet tout ànotre aise. Remplissez donc votre verre tandis que je m’en vais. Jereviens tout de suite, tout de suite. »

En achevant ces paroles jetées à la hâte,Daniel Quilp se glissa dans un ancien jeu de quilles abandonné quise trouvait derrière le cabaret. Là il se jeta sur le sol et se mità se rouler en hurlant de joie.

« Voilà, criait-il, un divertissementfait pour moi, tout prêt, tout arrangé pour que je n’aie plus qu’àen jouir à mon aise. C’est ce garçon sans cervelle qui m’a rompules os l’autre jour, n’est-ce pas ? C’est son ami et compliceM. Trent qui autrefois faisait les yeux doux à mistress Quilpet la poursuivait de ses œillades, n’est-ce pas ? Ehbien ! ils vont poursuivre deux ou trois ans leur précieuxprojet pour aboutir à quoi ? à devenir un mendiant, voilà pourl’un ; à se mettre la corde au cou par un lien indissoluble,voilà pour l’autre. Ah ! ah ! ah ! Il épousera Nell.Il la possédera ; et moi je serai le premier, dès que le nœudsera bien serré autour de son cou, à leur dire tout ce qu’ils yauront gagné et la part que j’y aurai prise. Alors nous régleronsnos vieux comptes ; alors le moment viendra de leur rappelerque je suis un ami excellent, et combien ils me doivent dereconnaissance de les avoir aidés à obtenir cette héritière.Ah ! ah ! ah ! »

Au milieu de son paroxysme, M. Quilpfaillit avoir une aventure désagréable, car en se roulant contreune niche à moitié ruinée, il vit s’en élancer un gros chien férocequi, si sa chaîne n’eût été trop courte, n’eût pas marqué de lesaluer d’une façon assez brutale. Quoi qu’il en soit, le nain restacouché sur son dos, en parfaite sûreté, narguant le chien avec saface hideuse et triomphant de ce que l’animal ne pouvait avancerd’un pouce de plus, bien qu’il n’y eût pas plus de deux piedsd’intervalle entre eux.

« Tiens donc, viens donc me mordre, lâcheque tu es ! dit Quilp sifflant et agaçant l’animal au point dele rendre enragé. Tu n’oses pas, gros poltron, tu vois bien que tun’oses pas, xi… xi… »

Le chien tira sa chaîne et s’y pendit avec desyeux étincelants et un aboiement furieux ; mais le nain restacouché, faisant claquer ses doigts avec des gestes de défi et dedédain. Quand il eut suffisamment savouré son plaisir, il se leva,et posant le poing sur la hanche, il exécuta une danse de démonautour de la niche jusqu’aux limites extrêmes de la chaîne,laissant le chien presque enragé. Ayant ainsi donné à son humeurune disposition des plus agréables, il retourna auprès de soncompagnon qui ne s’était douté de rien, et le retrouva contemplantla marée d’un air extrêmement grave et réfléchissant à ces monceauxd’or et d’argent dont M. Quilp avait parlé.

Chapitre 22

 

Le reste de la journée et tout le lendemainfurent très-remplis pour la famille Nubbles ; les préparatifsde l’équipement et du départ du Kit n’étaient pas un moins grandsujet de préoccupation que si le jeune homme s’était mis en routepour pénétrer au cœur de l’Afrique ou pour entreprendre le tour dumonde. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de boîte qui se soitaussi souvent ouverte et fermée en l’espace de vingt-quatre heures,que la petite caisse qui contenait sa garde-robe et seseffets ; ce qu’il y a de sûr, c’est que jamais deux petitsyeux n’eurent à contempler un ensemble d’habillements semblable àce que cette caisse merveilleuse offrit aux regards stupéfaits deJacob, avec ses trois chemises et un nombre proportionné de pairesde bas et de mouchoirs de poche. Enfin on se décida à porter laboîte au voiturier chez lequel Kit devait la retrouver, à Finchley.Cette besogne accomplie, il restait deux questions graves :d’abord, le voiturier ne pourrait-il pas perdre ou feindre d’avoirperdu la boîte ; et ensuite, la mère de Kit saurait-elle biense soigner en l’absence de son fils ?

Quant au premier point, Mme Nubbles ditavec appréhension :

« Je ne pense pas qu’il y ait réellementlieu de craindre que la boîte ne se perde ; quoique lesvoituriers soient toujours bien tentés d’affirmer qu’ils ont perdules choses.

– Assurément, dit Kit d’un air sérieux ;sur ma parole, chère mère, je crois que nous avons eu tort de lalui confier. Il aurait fallu que quelqu’un l’accompagnât ;plus j’y pense, et moins je suis rassuré.

– Nous n’y pouvons plus remédier maintenant,mais nous avons fait là une grande imprudence ; nous avons eutort. Il ne faut pas tenter les gens. »

Kit résolut intérieurement de ne plus jamaisinduire en tentation un voiturier, sauf à risquer pourtant unemalle vide ; et ayant bien arrêté dans son esprit cetterésolution chrétienne il passa au second point :

« Vous savez, ma mère, qu’il faut prendredu courage et ne pas rester solitaire à la maison parce que je n’yserai plus. Je, pourrai souvent donner un coup de pied jusqu’ici,quand je viendrai en ville ; de temps en temps je vous écriraiune lettre ; à chaque trimestre, j’espère obtenir un jour decongé, et alors nous verrons si nous n’emmènerons pas notre petitJacob à la comédie et si nous ne lui ferons pas savoir ce que c’estque des huîtres.

– Vos comédies, je l’espère, ne seront pasœuvres de péché ; mais je ne suis pas bien rassuréelà-dessus.

– Je sais, répliqua Kit d’un ton chagrin, quivous a mis toutes ces idées en tête. C’est encore la congrégationdu Petit Béthel. Je vous en prie, ma mère, n’allez pas trop souventpar là. Si je devais voir votre visage dont la bonne humeur atoujours fait la joie de la maison, devenir chagrin ; si jevoyais le petit élevé dans la même tristesse ; si jel’entendais s’appeler lui-même un petit pécheur (est-ilpossible ?) et enfant du diable, ce qui est une insulte aupauvre père défunt, s’il me fallait voir tout cela, et voir aussinotre Jacob avoir un air triste de petit Béthel, comme tout lemonde, je prendrais tellement la chose à cœur que j’irais sûrementm’enrôler comme soldat et me faire casser la tête par le premierboulet de canon que je rencontrerais sur mon chemin !

– O Kit, ne parlez pas ainsi !…

– Je le ferais, ma mère ; et tenez, sivous ne voulez pas me rendre malheureux, vous laisserez sur votrechapeau ce nœud que vous vouliez absolument en retirer la semainedernière. Pouvez-vous supposer qu’il y ait aucun mal à paraître età être aussi joyeux que le permet notre humble position ? Ya-t-il rien dans la tournure de mon caractère qui doive faire demoi un pleurnicheur, un tartufe avec de grands airs, pleurant toutbas, humblement, se glissant modestement, sans se laisser voir,comme si je ne pouvais pas marcher sans ramper, ni m’exprimer sansparler du nez. Au contraire, est-ce qu’il n’y a pas toutes lesraisons du monde pour que je ne sois pas comme cela ? Mafoi ! tenez ! j’aime mieux rire tout franchement !Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel que demarcher et aussi salutaire pour la santé ? Ah ! ah !ah ! N’est-ce pas aussi naturel qu’au mouton de bêler, ou aucochon de grogner, ou au cheval de hennir, ou à l’oiseau dechanter ? Ah ! ah ! ah ! n’est-il pas vrai,mère ? »

Il y avait quelque chose de contagieux dans lerire de Kit ; car sa mère, qui avait paru d’abord sérieuse,commença par sourire, et enfin éclata de si bon cœur, que Kitredoubla de gaieté en répétant que c’était bien naturel. Kit et samère, en riant à l’unisson et à voix haute, éveillèrent le petitenfant ; celui-ci remarquant qu’il y avait dans l’air quelquechose de comique et d’animé, ne fut pas plutôt entre les bras de samère, qu’il se mit à rire et à gigoter de toutes ses forces. Cettenouvelle victoire, remportée par son argumentation, chatouilla sivivement Kit, qu’il tomba en arrière sur son siège dans unvéritable état de fou rire, montrant l’enfant et se tenant lescôtes tout en se balançant sur sa chaise. Après deux ou troisautres accès d’hilarité, il s’essuya les yeux et dit le bénédicité.Leur modeste souper fut un repas bien joyeux.

Le lendemain matin de bonne heure, le jeunehomme quitta la maison et prit la direction de Finchley, avec plusde baisers, d’étreintes, de larmes échangés dans l’adieu que nevoudraient le croire, s’ils s’abaissaient à de si minces sujets,bien des jeunes gentlemen, qui partent tranquillement pour de longsvoyages et laissent derrière eux des maisons bien approvisionnées.Kit était si fier de sa tournure, que son orgueil eût suffi pourattirer sur lui les foudres d’excommunication du Petit Béthel, s’ilavait jamais été membre de cette congrégation bigote etlugubre.

Si quelqu’un était curieux de savoir de quellefaçon Kit était habillé, nous ferons remarquer sommairement qu’ilne portait pas de livrée, mais qu’il avait un habit poivre et selmélangés, avec un gilet jaune serin, un pantalon gris de fer ;à ce brillant ajustement se joignaient une paire de bottes neuves,un chapeau roide et lustré, qui résonnait sous les doigts comme untambour. Ce fut dans cette parure qu’il prit la directiond’Abel-Cottage, s’étonnant seulement de fixer si peu l’attention,mais n’attribuant le fait qu’à la froide insensibilité des gensqu’il rencontrait, sans doute encore engourdis par le sommeil, pours’être levés si matin.

Sans autre incident de voyage que la rencontred’un jeune garçon qui portait un chapeau sans bords, exacteantithèse du sien, et à qui il donna la moitié des cinquantecentimes qu’il possédait, Kit arriva avec le temps à la maison duvoiturier, et là, il faut le dire à l’honneur de l’humanité, iltrouva sa malle saine et sauve. La femme de cet intègre voiturierindiqua à Kit la maison de M. Garland, et notre jeune homme,sa malle sur l’épaule, prit aussitôt cette direction.

À coup sûr, c’était un joli petit cottage,avec un toit de chaume et de petites girouettes aux pignons, et àquelques-unes des fenêtres des morceaux de verre colorié, largescomme un porte-monnaie. Sur un côté de la maison se trouvait uneécurie juste assez grande pour le poney, avec une chambreau-dessus, juste assez grande pour Kit. On voyait flotter desrideaux blancs ; des oiseaux chantaient aux fenêtres dans leurcage, aussi brillante que si elle était en or ; des plantesétaient disposées le long du sentier qui conduisait à la porte,autour de laquelle on les avait réunies et enlacées enberceau ; le jardin resplendissait de fleurs dans tout leuréclat, qui répandaient une douce senteur et charmaient la vue parleurs couleurs variées et leurs formes élégantes. Soit dans lamaison, soit dehors, tout était parfait de soin et de propreté.Dans le jardin, pas une mauvaise herbe ; et, à en juger par debons outils de jardinage, un panier à bras et une paire de gantsqui se trouvaient à terre, dans une des allées, le vieuxM. Garland avait, dû s’occuper à jardiner le matin même.

Kit regardait, admirait, regardait encore, etne pouvait s’arracher à ce spectacle, ni détourner la tête poursonner la cloche. Il eut encore le temps après de regarder lamaison et le jardin, car il sonna deux ou trois fois sans quepersonne vînt, et finit par prendre le parti de s’asseoir sur samalle et d’attendre.

Bien des fois encore il tira le cordon de lasonnette ; personne ne venait. Mais à la fin, tandis que,assis sur sa malle, il évoquait dans sa mémoire les châteaux deGéants, les princesses attachées par les cheveux à un clou àcrochet, les dragons s’élançant de derrière les portes, et autresincidents de même nature qui, dans les livres de contes, arrivent àtous les jeunes gens d’humble condition, lorsqu’ils se présententpour la première fois devant des maisons inconnues, la portes’ouvrit vivement, et une petite servante, très-propre,très-modeste, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-jolie, parutsur le seuil.

« Je suppose, monsieur, dit-elle, quevous êtes Christophe ? »

Kit se leva de dessus sa malle et réponditaffirmativement.

« J’ai peur que vous n’ayez sonné biendes fois ; mais nous ne pouvions entendre, parce que nousétions en train de rattraper le poney. »

Kit en était à se demander ce que celasignifiait ; mais, comme il ne pouvait rester là à faire desquestions, il remit sa malle sur son épaule et suivit la jeunefille dans la cour d’entrée où, par une porte de derrière, ilaperçut M. Garland ramenant triomphalement du jardin le poneyvolontaire qui, durant une heure trois quarts (à ce qu’on lui ditplus tard) s’était amusé à faire courir après lui toute la familledans un petit enclos situé à l’extrémité de la propriété.

Le vieux monsieur le reçuttrès-cordialement ; il en fut de même de la vieilledame : la bonne opinion qu’elle avait déjà conçue de lui sefortifia encore lorsqu’elle vit avec quel soin il frottait sesbottes sur le paillasson pour bien ratisser les semelles. Onl’introduisit dans le parloir où il passa l’inspection dans sonnouveau costume ; après avoir subi à plusieurs reprises cetexamen d’une manière que sa bonne tenue rendit tout à faitsatisfaisante, il fut conduit à l’écurie, où le poney lui fit unaccueil des plus gracieux ; de là, dans la petite chambretrès-propre et très-commode qu’il avait déjà remarquée ; delà, dans le jardin, où le vieux gentleman lui dit qu’il aurait dela besogne, énumérant en outre tous les avantages qu’il retireraitde sa position si l’on trouvait qu’il s’en montrât digne. À toutesces marques de bienveillance, Kit répondit par mille protestationsde reconnaissance, et il souleva si souvent son chapeau, que lebord en souffrit considérablement. Quand le vieux gentleman eutépuisé le chapitre des recommandations et des promesses, et Kitcelui des remercîments et des protestations, notre garçon futconduit de nouveau vers Mme Garland qui, appelant sa petiteservante nommée Barbe, lui recommanda de mener Kit à la cuisine etde lui donner à manger et à boire pour le reposer de sa course.

Cette cuisine, jamais Kit n’en avait vu desemblable, si ce n’est dans quelque image : tout y était aussipropre, aussi luisant, aussi bien rangé que Barbe elle-même. Kits’y assit à une table aussi blanche qu’une nappe ; Barbe luiservit de la viande froide et de la petite bière ; mais Kitétait bien embarrassé. Il fallait voir avec quelle maladresse ilmaniait sa fourchette et son couteau, en pensant qu’il y avait làune demoiselle Barbe, une inconnue, qui le regardait etl’observait.

Il n’y a pas lieu cependant de croire queBarbe fût bien terrible ; car cette enfant, qui avaitjusque-là mené la vie la plus tranquille, était toute rouge, toutembarrassée, et paraissait ne savoir que dire ou faire, absolumentcomme Kit. Après être resté assis, un bout de temps, attentif autic tac de l’horloge de bois, il hasarda un regard curieux sur lebuffet. Là, parmi les assiettes et les plats, se trouvaient lapetite boîte à ouvrage de Barbe, avec un couvercle à coulisses poury serrer des pelotes de coton, le livre de prières de Barbe, lelivre de psaumes de Barbe, la bible de Barbe. Près de la fenêtreétait suspendu au jour le petit miroir de Barbe, et le chapeau deBarbe était accroché à un clou derrière la porte. Ces signes muets,ces témoignages de la présence de Barbe, amenèrent naturellementKit à regarder Barbe elle-même qui était là sur sa chaise, aussimuette que sa bible, son miroir et son chapeau. Elle écossait despois dans un plat : et juste au moment où il contemplait sescils et se demandait, dans la simplicité de son cœur, de quellecouleur étaient les yeux de la jeune fille, il arriva par malheurque Barbe leva un peu la tête pour le regarder. Aussitôt les deuxpaires d’yeux se baissèrent bien vite, ceux de Kit sur sonassiette, ceux de Barbe sur ses cosses de pois, chacun d’euxextrêmement confus d’avoir été surpris par l’autre.

Chapitre 23

 

En quittant le Désert pour retournerà son logis, – le Désert était le nom très-convenable, du reste,donné à la retraite favorite de Quilp, – M. Richard Swivellerdécrivait en zigzag la sinueuse spirale d’un tire-bouchon ; ils’arrêtait tout à coup et regardait devant lui ; puis tout àcoup il s’élançait, faisait quelques pas, et ensuite s’arrêtait denouveau et branlait la tête. Tout cela, par saccade involontaire,et sans se rendre compte de ses mouvements. Or, tandis qu’ilretournait chez lui, au milieu de toutes ces évolutions que lesmauvaises langues considèrent comme un symbole d’enivrement et noncomme cet état de profonde sagesse et de réflexion où le personnageest censé se connaître et se posséder, M. Richard Swivellercommença à penser qu’il avait pu mal placer sa confiance, et que lenain n’était pas précisément la personne à qui il convint decommuniquer un secret si délicat et si important. Plongé par cesidées pénibles dans une situation que les mauvaises languesappelleraient l’état stupide ou l’hébétement de l’ivresse, il lançason chapeau à terre et se mit à gémir, criant très-haut qu’il étaitun malheureux orphelin, et que s’il n’eût pas été un malheureuxorphelin, les choses n’eussent point tourné ainsi.

« Privé de mes parents dès mon bas âge,disait Richard se lamentant sur sa disgrâce, rebuté dans le mondedurant mes plus tendres années, et livré à la merci d’un naintrompeur, qui pourrait s’étonner de ma faiblesse ?… Vous avezdevant les yeux un malheureux orphelin. Oui, continuaM. Swiveller, élevant sa voix sur un ton criard, et promenantautour de lui un regard somnolent, vous voyez ici un malheureuxorphelin !…

– Alors, dit quelqu’un derrière lui,permettez-moi de vous servir de père. »

M. Swiveller oscilla à droite et àgauche, et s’efforçant de conserver son équilibre et de voir àtravers une sorte de vapeur ténébreuse qui semblait l’envelopper,il aperçut enfin deux yeux dont l’éclat perçait l’obscurité dunuage, et bientôt il reconnut que ces yeux étaient voisins d’un nezet d’une bouche. Portant son regard vers l’endroit où, eu égard àune face humaine, on est habitué à trouver des jambes, il remarquaqu’un corps était attaché à cette face ; et enfin un examenplus approfondi lui fit découvrir que l’individu étaitM. Quilp, qui sans doute ne l’avait pas quitté depuis leursortie du cabaret, quoiqu’il eût une idée vague de l’avoir laisséderrière lui, à une distance d’un ou deux milles.

« Monsieur, dit solennellement Dick, vousavez trompé un orphelin.

– Moi !… répliqua Quilp. Je suis unsecond père pour vous.

– Vous mon père !… Je n’ai besoin depersonne, monsieur, je désire être seul, je ne demande qu’unechose, c’est qu’on me laisse seul, à l’instant même.

– Quel drôle de garçon vous êtes !s’écria Quilp.

– Allez, monsieur, dit Richard, s’appuyantcontre un poteau et agitant sa main. Allez, enjôleur, allez ;quelque jour, peut-être, monsieur, serez-vous tiré de vos rêves deplaisirs pour connaître aussi les peines des orphelins abandonnés.Voulez-vous vous en aller, monsieur ? »

Comme le nain ne tenait aucun compte de cetteadjuration, M. Swiveller s’avança contre lui avec l’intentionde lui infliger un châtiment proportionné au méfait. Mais oublianttout à coup son dessein ou changeant d’idée avant d’arriver jusqu’àQuilp, il lui prit la main et lui jura une éternelle amitié,déclarant avec une agréable franchise qu’à partir de ce jour ilsétaient frères, sauf la ressemblance. Alors il confia au nain sonsecret tout entier, en trouvant moyen d’être pathétique au sujet demiss Wackles. Cette jeune personne, donna-t-il à entendre àM. Quilp, cause le léger embarras que mon langage trahit en cemoment ; ce trouble ne doit être attribué qu’à la force del’affection et non au vin rosé, ou à toute autre liqueurfermentée.

Quilp et Richard s’en allèrent, bras dessus,bras dessous, comme une véritable paire d’amis.

« Je suis, dit Quilp en le quittant,aussi pénétrant qu’un furet et aussi fin qu’une belette. Amenez-moiTrent ; assurez-le que je suis son ami, quoique j’aie lieu decraindre qu’il ne se méfie un peu de moi, – j’ignorepourquoi ; je sais seulement que je n’ai rien fait pour cela,– et votre fortune à tous deux est faite… en perspective.

– Voilà le diable, répliqua Dick. Ces fortunesen perspective ont toujours l’air d’être si loin !

– Oui, mais aussi elles paraissent de loinplus petites qu’elles ne le sont réellement, répliqua Quilp enpressant le bras de son compagnon. Vous ne sauriez vous faire uneidée de la valeur de votre prise avant de l’avoir entre les mains,voyez-vous.

– Vous croyez cela ?

– Si je le crois ! dites que j’en suiscertain. Amenez-moi Trent. Dites-lui que je suis son ami, levôtre ; comment ne le serais-je pas ?

– Il n’y a pas de raison, certainement, pourque vous ne le soyez pas, répondit Richard, et peut-être, aucontraire, y en a-t-il beaucoup pour que vous le soyez. Du moins,il n’y aurait rien d’étrange dans votre désir d’être mon ami sivous étiez un esprit distingué, mais vous savez bien vous-même quevous n’êtes point un esprit distingué.

– Je ne suis pas un esprit distingué !s’écria le nain.

– Du diable si vous l’êtes ! répliquaRichard. Un homme de votre tournure ne peut pas l’être. En faitd’esprit, mon cher monsieur, vous ne pouvez être qu’un espritmalin. Les esprits distingués, ajouta-t-il en se frappant lapoitrine, ont un tout autre air, croyez-moi, j’en sais quelquechose. »

Quilp lança à son trop franc ami un regardmêlé de finesse et de mécontentement, et lui serrant la main avecforce, il lui dit :

« Vous êtes un drôle de corps, mais c’estégal, comptez sur mon estime. »

Après cela ils se séparèrent,M. Swiveller pour retourner chez lui le mieux possible et seremettre de son excès par le sommeil, et Quilp pour réfléchir à ladécouverte qu’il avait faite, et se réjouir de la magnifiqueperspective de satisfaction et de représailles qu’elle luiouvrait.

Ce ne fut pas sans de grandes répugnances etdes soupçons fâcheux que, le lendemain matin, M. Swiveller, latête encore lourde des fumées du fameux schiedam, se rendit chezson ami Trent – sous le toit d’une vieille maison garnie qui avaitl’air d’un repaire de revenants – et lui raconta, avec ménagementstoutefois, ce qui s’était passé la veille entre Quilp et lui. Ce nefut pas non plus sans une vive surprise, sans se demander quelsmotifs avaient pu dicter la conduite de Quilp, ni sans amèrementblâmer la folie de Dick Swiveller que son ami entendit cerécit.

« Je ne chercherai pas à m’excuser, ditRichard d’un ton contrit, mais ce drôle a des façons si originales,c’est un chien si adroit, qu’il m’a amené d’abord à me demanderquel mal cela pouvait faire de lui parler à cœur ouvert, et j’enétais encore à y songer que déjà il m’avait arraché mon secret. Sivous l’aviez vu boire et fumer, comme je l’ai vu, vous auriez faitcomme moi, vous lui auriez tout dit. C’est une salamandre, vous lesavez, pas autre chose. »

Sans examiner si les salamandres sont de leurnature de très-bons confidents à prendre dans les affairesdélicates, ou si un homme à l’épreuve du feu comme l’amateur deschiedam était par là digne de toute confiance, Frédéric Trent sejeta sur un siège et, plongeant sa tête entre ses mains, ils’efforça de sonder les motifs qui avaient pu conduire Quilp às’insinuer dans les secrets de Richard Swiveller : car c’étaitlui qui avait cherché à tirer les vers du nez de Dick, et non pasl’autre qui avait été entraîné à lui révéler tout par une confiancespontanée : d’ailleurs, Frédéric en pouvait douter moins quejamais, en voyant que le nain tâchait de l’amorcer lui-même, etrecherchait sa société. Le nain l’avait rencontré deux fois, à lapoursuite de renseignements sur les fugitifs, et, comme il n’avaitpas montré jusque-là qu’il prît un grand intérêt à leur sort, cetempressement subit avait suffi pour éveiller des soupçons dans lecœur d’une créature naturellement ombrageuse et défiante, sansparler de sa curiosité instinctive si heureusement secondée par lesmanières ingénues de M. Dick. Mais comment se faisait-il queQuilp, informé du plan qu’ils avaient tramé, se fût offert pour leseconder ? C’était là une question plus difficile àrésoudre : cependant, comme généralement les frisons s’abusenteux-mêmes en imputant à d’autres leurs propres desseins, Frédéricpensa aussitôt que certaine mésintelligence avait pu s’élever entreQuilp et le vieillard, par suite de leurs relations secrètes, etpeut-être même n’être pas étrangère à la disparition soudaine dumarchand de curiosités, et que ce motif avait inspiré au nain ledésir de se venger en arrachant au vieillard l’unique objet de sonamour et de son anxiété, pour le faire passer entre les mains d’unhomme, l’objet de sa terreur et de sa haine. Comme Frédéric Trentlui-même, sans seulement songer aux intérêts de sa sœur, avait àcœur de voir réussir ce projet, qui satisfaisait également sa haineet sa cupidité, il n’en fut que mieux disposé à croire que c’étaitlà aussi le principe de la conduite de Quilp. Une fois que le nain,selon lui, avait son avantage personnel à les aider dans leurprojet, il devenait aisé de croire à sa sincérité et à la chaleurde son zèle dans une cause qui leur était commune ; et commeil ne pouvait douter que ce ne fût un utile et puissant auxiliaire,Trent se détermina à accepter l’invitation qu’il lui avait faite età se rendre chez lui le soir même ; et là, s’il était confirmédans ses idées parce que dirait ou ferait le nain, il l’admettraità partager les peines de l’exécution, mais non pas le profit.

Tout cela bien médité et bien arrêté dans sonesprit, il communiqua à M. Swiveller – qui se fût contenté demoins encore – une petite partie de ses idées, et, lui laissanttoute la journée pour se remettre des étreintes bachiques de lasalamandre, il l’accompagna le soir chez M. Quilp.

M. Quilp fut enchanté de les voir, ou fitsemblant de l’être, et il se montra même terriblement poli enversMme Quilp et Mme Jiniwin. Pourtant il ne manqua point delancer un regard scrutateur sur sa femme pour observer l’effet queproduirait en elle la visite du jeune Trent.

Mme Quilp n’éprouva pas plus d’émotionque n’en ressentît sa mère, en reconnaissant Frédéric Trent ;mais comme le regard de son mari la remplissait d’embarras et deconfusion, et qu’elle ne savait ni ce qu’il fallait faire ni ce queM. Quilp exigeait d’elle, le nain ne manqua point d’assigner à sonembarras la cause qu’il avait dans l’esprit ; et tout en riantsous cape pour s’applaudir de sa pénétration, il était secrètementexaspéré par la jalousie.

Cependant il n’en laissa rien percer. Aucontraire, il fut tout sucre et tout miel, et présida avecl’empressement le plus cordial à la distribution du rhum.

« Voyons, dit Quilp, savez-vous qu’ildoit bien y avoir près de deux ans que nous nousconnaissons ?

– Près de trois, je pense, dit Trent.

– Près de trois ! s’écria Quilp. Comme letemps passe ! Est-ce qu’il vous semble qu’il y ait silongtemps que cela, madame Quilp ?

– Oui, Quilp, répondit la jeune femme avec uneexactitude de mémoire malheureuse, je crois qu’il y a trois ansaccomplis.

– En vérité, madame !… pensa Quilp, onvoit que le temps vous a paru long : vous avez biencompté ! très-bien, madame ! »

Et il ajouta, s’adressant àFrédéric :

« Il me semble que c’est hier que vousêtes parti pour Demerari sur le Mary-Anne… pas plus tardqu’hier, je vous jure. Eh bien ! moi, j’aime cela, qu’un jeunehomme s’amuse un peu Moi-même j’ai fait mes farces comme unautre. »

M. Quilp accompagna cette déclaration desi terribles clignements d’yeux attestant ses anciens déportements,que mistress Jiniwin se sentit pénétrée d’indignation et ne puts’empêcher de remarquer à voix basse qu’il pourrait bien au moinsremettre le chapitre de ses confessions au moment où sa femmeserait absente. M. Quilp répondit à cet acte de hardiesse etd’insubordination par un regard qui fit perdre contenance àMme Jiniwin, puis il but cérémonieusement à la santé de sabelle-mère.

« J’avais bien pensé, dit-il en posantson verre, que vous reviendriez tout de suite, mon cher Fred. Jel’avais toujours dit. Et quand le Mary-Anne vous ramena à son bord,au lieu d’apporter une lettre qui annonçât votre repentir et lebonheur que vous goûtiez dans la position qu’on vous avaitprocurée, cela me divertit, – mais me divertit plus que vous nesauriez croire. Ah ! ah ! ah ! »

Le jeune homme sourit, mais non pas tout àfait comme si le thème était le plus agréable qu’on pût choisirpour l’amuser ; aussi Quilp, qui s’en aperçut, jugea-t-il àpropos de continuer en ces termes :

« Je dirai toujours que si un richeparent, ayant deux jeunes rejetons – sœur ou frère, ou frère etsœur – dépendants de lui, s’attache exclusivement à l’un d’eux etchasse l’autre, il a tort. »

Frédéric fit un mouvement d’impatience ;mais Quilp poursuivit avec autant de calme que s’il discutaitquelque question abstraite dans laquelle aucun assistant n’eût eule moindre intérêt personnel.

« Il est très-vrai, dit-il, que votregrand-père vous accusa maintes fois d’oubli, d’ingratitude, delégèreté, d’extravagance, etc. ; mais comme je le lui aisouvent répété, « ce sont là des peccadilles ordinaires. –Mais c’est un drôle ! disait-il. – Je vous l’accorde, luirépondais-je (pour faire triompher mon raisonnement, bien entendu),que de jeunes nobles, que de jeunes gentlemen sont aussi desdrôles ! » Mais il ne voulait pas se rendre àl’évidence.

– Cela m’étonne, monsieur, dit le jeune hommed’un air railleur.

– Oui, voilà ce que je lui disais dans letemps, reprit Quilp ; mais le vieux était obstiné. Sans doutec’était un de mes amis, mais cela ne l’empêchait pas d’être obstinéet mauvaise tête La petite Nelly est une bonne, une charmante jeunefille ; mais vous êtes son frère, Frédéric. Vous êtes sonfrère après tout, comme vous le dîtes au vieux la dernière fois quevous vîntes chez lui. Il ne peut pas empêcher cela.

– Il le ferait s’il le pouvait, dit le jeunehomme avec impatience. C’est à ajouter au chapitre de sa tendresseà mon égard Mais il n’y a rien de neuf à apprendre sur cesujet ; finissons en, au nom du diable !

– D’accord, répliqua Quilp ; je nedemande pas mieux. Pourquoi y faisais-je allusion ?Précisément pour vous montrer, mon cher Frédéric, que j’ai toujoursété votre ami. Vous ne saviez pas mettre de différence entre votreami et votre ennemi ; en mettez-vous maintenant ? Vousvous étiez imaginé que j’étais contre vous, et partant, il y avaitentre nous de la froideur ; mais ce n’était que de votre côté,entièrement de votre côté. Une poignée de main,Frédéric. »

Avec sa tête enfoncée entre ses épaules et unhideux sourire sur la lèvre, le nain se dressa et étendit à traversla table son bras exigu. Après un moment d’hésitation, le jeunehomme présenta sa main : Quilp lui serra les doigts d’unetelle force, que le cours du sang y fut arrêté un moment ;puis portant à sa bouche son autre main d’un air discret, etlançant un regard de travers à Swiveller qui ne s’en doutait guère,il lâcha les doigts meurtris de Frédéric et se rassit.

Ce mouvement ne fut pas perdu pour Trent qui,sachant bien que Richard était un simple instrument entre ses mainset qu’il ne connaissait de ses projets que ce qu’il daignait lui encommuniquer, comprit que le nain était parfaitement au courant deleur position respective et du caractère de son ami. C’est déjàquelque chose que de se sentir apprécié à sa valeur, même en faitde coquinerie. L’hommage silencieux rendu par le nain à sasupériorité, et l’opinion qu’il s’était faite, avec son esprit vifet pénétrant, de l’ascendant exercé par Frédéric sur son ami,décidèrent Trent à s’appuyer sur ce hideux auxiliaire et à profiterde son aide.

M. Quilp, jugeant à propos de coupercourt au sujet de la conversation, de peur que Richard Swiveller nerévélât dans son étourderie quelque chose que les femmes ne dussentpoint connaître, proposa une partie de piquet à quatre ; lescartes décidèrent le sort : Mme Quilp échut commepartenaire à Frédéric Trent, et Dick à M. Quilp.Mme Jiniwin, qui aimait beaucoup le jeu, en fut par conséquentsoigneusement exclue par son gendre qui lui confia le soin deremplir de temps en temps les verres avec les liqueurs contenuesdans les flacons. M. Quilp ne la perdait pas de vue, afinqu’elle ne s’avisât pas de prendre un avant-goût de ces breuvagesexquis ; et comme les liqueurs ne plaisaient pas moins que lescartes à la vieille dame, M. Quilp trouva ce moyen ingénieuxd’infliger à la fois à Mme Jiniwin un double supplice deTantale.

Mais ce n’était pas à Mme Jiniwin que sebornait l’attention de M. Quilp, et d’autres objets encoreexerçaient sa constante vigilance. Parmi ses habitudesexcentriques, le nain avait celle de tricher aux cartes : ilfallait que non seulement il observât avec soin la marche du jeu etfît en même temps des tours d’escamoteur en comptant les points eten les marquant, mais encore qu’il donnât sans cesse desavertissements à Richard Swiveller par des regards, des froncementsde sourcil et des coups de pied par-dessous la table ; carRichard, tout ahuri par la rapidité avec laquelle les cartesétaient appelées et les fiches voyageaient sur le tapis, ne pouvaits’empêcher d’exprimer de temps en temps sa surprise et ses doutes.Mme Quilp, nous l’avons dit, était la partenaire du jeuneTrent ; aussi, à chaque regard qu’ils échangeaient, à chaqueparole qu’ils prononçaient, à chaque carte qu’ils jetaient, le nainouvrait les yeux et les oreilles ; ce n’était pas seulement cequi se passait sur la table qui l’occupait, mais encore les signesd’intelligence qui pouvaient être échangés en dessous, et ilemployait toutes sortes de ruses pour les surprendre ; parexemple, il appuyait souvent son pied sur celui de sa femme pourvoir si elle jetterait un cri ou si elle se tiendrait coite malgréla douleur, parce que, dans ce dernier cas, il lui eût été démontréque Trent lui avait déjà marché sur le pied. Cependant, au plusfort de ses préoccupations, il n’en continuait pas moins de tenirun de ses yeux fixés sur la vieille dame ; et, si à la dérobéeelle approchait une cuiller à thé d’un verre voisin, – ce qu’ellefaisait fréquemment, – pour attraper une petite goutte du nectarqu’il contenait, la main de Quilp dérangeait ses plans au momentmême du triomphe de Mme Jiniwin, et, d’une voix moqueuse,Quilp la suppliait de ménager sa précieuse santé. Et ces soins simultipliés n’empêchaient pas Quilp d’y satisfaire sans relâche etsans faute, depuis le premier jusqu’au dernier.

Enfin, quand ils eurent joué bon nombre departies liées et largement festoyé les liqueurs, M. Quilpordonna à sa femme d’aller se coucher ; la douce Betzy obéitet se retira, suivie de sa mère indignée. Swiveller s’étaitendormi. Le nain, appelant du doigt Frédéric à l’autre extrémité dela chambre, y tint à voix basse avec lui une courte conférence.

« Nous ferons aussi bien de ne dire,devant votre digne ami, que ce que nous ne pouvons pas taire, ditQuilp en se tournant avec une grimace vers Dick endormi. C’estmarché conclu entre nous, Fred. Voyons, lui ferons-nous épousercette petite rose de Nelly ?

– Vous y avez aussi votre intérêt, je suppose,répliqua l’autre.

– Oui, j’en ai un naturellement, dit Quilpriant de l’idée que Frédéric ne soupçonnait pas son but réel ;peut-être des représailles à exercer, peut-être une fantaisie. J’aides moyens, Fred, de seconder ce projet ou de m’y opposer. Quelparti prendrai-je ? Voici une paire de balances, je la feraipencher du côté que je voudrai.

– Faites-la pencher de mon côté, ditTrent.

– Voilà qui est fait, mon cher Fred, réponditQuilp tendant sa main fermée, puis l’ouvrant comme s’il en laissaittomber quelque objet pesant ; le poids est dans le plateau etil l’entraîne. Faites attention.

– Oui, mais où sont-ils partis, lesplateaux ? » demanda Trent.

Quilp secoua la tête et dit que le pointrestait à découvrir, mais que ce ne serait peut-être pas biendifficile. Une fois la chose faite, ils auraient à concerter leursdémarches préliminaires. Il se chargeait de voir le vieillard, oubien Richard Swiveller pourrait l’aller voir, lui montrer de lachaleur pour ses intérêts, le presser de se loger dans une maisonconvenable et, par la reconnaissance qu’il inspirerait à la jeunefille, ferait du progrès dans son estime. Grâce à cette impression,il serait facile de la gagner d’ici à un ou deux ans : carelle supposait que le vieillard était pauvre, celui-ci affectant,par une politique qui n’était pas rare chez les avares, d’étalerles dehors de l’indigence aux yeux de ceux qui l’entouraient.

« Il a bien assez souvent caché son jeuavec moi, dit Trent, et tout dernièrement encore.

– Et avec moi aussi, dit le nain. Ce qui estd’autant plus extraordinaire, que je sais parfaitement combien enréalité il est riche.

– Vous devez le savoir.

– Je crois que je dois le savoir… » ditle nain ; et en cela du moins, avec sa parole à doubleentente, il ne mentait pas.

Après avoir échangé encore quelques mots àvoix basse, ils se remirent à table. Le jeune homme éveilla RichardSwiveller et lui apprit qu’il était temps de partir. Richard, àcette bonne nouvelle, se leva vivement. Le nain et Frédéric sedirent encore deux mots du succès assuré de leur plan, puis onsouhaita le bonsoir à Quilp qui grimaça un adieu.

Il grimpa à la fenêtre au moment où les deuxamis passaient dans la rue au-dessous de lui et il écouta. Trentfaisait à haute voix l’éloge de sa femme, et tous deux sedemandaient par quelle fascination elle avait été amenée à épouserce misérable avorton. Le nain, après avoir vu s’éloigner ces deuxombres en les accompagnant de la plus formidable grimace qu’il eûtjamais faite, alla tout doucement gagner son lit.

En formant leur plan, ni Trent ni Quilpn’avaient songé au bonheur ou au malheur de la pauvre innocenteNelly. Il n’eût pas été moins étrange que l’insouciant dissipateurdont ils faisaient leur instrument eût été lui-même occupé d’ypenser pour eux ; car la haute opinion qu’il avait de sapersonne et de son mérite justifiait, à ses yeux, le projetconcerté ; et, quand il eût reçu, par extraordinaire, lavisite d’un hôte aussi rarement accueilli à sa porte que laréflexion, adonné comme il l’était à la pleine satisfaction de sesappétits, il eût pleinement rassuré sa conscience avec l’idée qu’ilne songeait ni à maltraiter ni à tuer sa femme, et que, parconséquent, après tout, il serait dans la bonne moyenne des maristrès-supportables.

Chapitre 24

 

Ce ne fut que lorsqu’ils se sentirent épuisésde fatigue et hors d’état de continuer à marcher comme ilsl’avaient fait depuis le champ de courses, que le vieillard etl’enfant se hasardèrent à s’arrêter et à s’asseoir sur la limited’un petit bois. Là, bien que l’arène fût cachée à leur vue, ilspouvaient percevoir encore le bruit affaibli des cris éloignés, lebrouhaha des voix et le roulement des tambours. Gravissantl’éminence qui les séparait de ces lieux, l’enfant put reconnaîtreles drapeaux flottants et les blancs pavillons des baraques ;mais personne ne venait de leur côté, et l’endroit où ils sereposaient était solitaire et paisible.

Il se passa quelque temps avant que Nelly pûtrassurer son compagnon craintif et lui rendre le calme nécessaire.L’imagination désordonnée du vieillard lui représentait une foulede gens se glissant jusqu’à lui et sa petite-fille dans l’ombre desbuissons, s’embusquant dans chaque fossé et les épiant derrièrechaque branche des arbres agités. Il était obsédé de la crainted’être jeté dans quelque cabanon obscur où on l’enchaînerait et lefouetterait ; pis que cela, où Nelly ne serait jamais admise àle voir, sinon à travers des barreaux de fer et des grillesscellées à la muraille. Ses terreurs gagnaient l’enfant. Êtreséparée de son grand-père, c’était le plus cruel supplice qu’elleput redouter ; et pensant que dans l’avenir, partout où ilsiraient, ils étaient exposés à être ainsi traqués et poursuivissans pouvoir espérer de salut qu’à la condition de rester cachés,elle sentit son cœur se briser et son courage faiblir.

Cet accablement d’esprit n’avait rien desurprenant chez un être si jeune et si peu habitué aux scènes parmilesquelles il lui avait fallu vivre depuis quelque temps. Maissouvent la nature place de nobles et généreux cœurs dans de faiblespoitrines, – très-souvent, Dieu merci ! dans des poitrines defemme ; – et quand l’enfant, attachant sur le vieillard sesyeux mouillés de larmes, se rappela combien il était débile, etcombien il serait abandonné et sans ressources si elle venait à luimanquer, son cœur se ranima et se trouva rempli d’une force etd’une constance nouvelles.

« Nous voici à l’abri de tout danger etnous n’avons plus rien à craindre, mon cher grand-papa,dit-elle.

– Rien à craindre !… répéta le vieillard.Rien à craindre, et s’ils m’arrachaient d’auprès de toi ! Rienà craindre, et s’ils nous séparaient ! Je ne crois pluspersonne : pas même Nell !

– Oh ! ne parlez pas ainsi !répliqua l’enfant. Car si jamais quelqu’un vous fut fidèle etdévoué, c’est moi. Et je sais bien que vous n’en doutez pas.

– Comment alors, dit le vieillard, regardantd’un air craintif autour de lui, pouvez-vous avoir le cœur de medire que nous sommes en sûreté lorsqu’on me cherche de tous côtés,lorsqu’on peut venir ici, se glisser vers nous, au moment même oùnous parlons !

– Parce que je suis bien sûre que nous n’avonspas été suivis. Jugez-en par vous-même, cher grand-papa ;regardez autour de vous, et voyez combien tout est calme. Noussommes seuls ensemble, et libres d’aller où il nous plaira Vousdites que vous n’êtes pas en sûreté ! Pourrais-je donc être sitranquille, et le serais-je si vous aviez à craindre quelquedanger ?

– Oh ! oui ! oh ! oui !dit-il en lui pressant la main, mais sans cesser de regarder auloin avec anxiété. – Quel est ce bruit ?

– Un oiseau, dit l’enfant ; un oiseau quivoltige à travers le bois et nous indique le chemin que nous avonsà suivre. Vous vous rappelez quand nous disions que nous irions parles bois et les champs et le long du bord des rivières, et que nousserions bien heureux… Vous vous le rappelez ?… Mais ici,tandis que le soleil brille au-dessus de nos têtes, et que tout estlumière et bonheur, nous restons tristement assis, à perdre notretemps ! – Voyez, quel joli sentier ! l’oiseau nous ymène, – le même oiseau ; – le voilà qui se pose sur un autrearbre et qui s’arrête pour chanter. Venez ! »

Lorsqu’ils se levèrent et prirent l’alléeombreuse qui devait les conduire à travers les bois, Nelly s’élançaen avant ; imprimant ses petits pieds sur la mousse qui serelevait après, souple et élastique sous ces pieds légers, gardantpourtant l’empreinte de ses pieds mignons comme une glace fidèle.Puis alors elle appela le vieillard de ce côté, tant du regard quede son geste gai et pressant. Elle lui montrait d’un signe furtifquelque oiseau solitaire se balançant et gazouillant sur unebranche qui s’égarait au-dessus de l’allée ; ou bien, elles’arrêtait pour écouter les chants qui rompaient l’heureuxsilence ; ou bien elle contemplait le rayon de soleil quitremblait parmi les feuilles, et, se glissant le long des troncsénormes des vieux chênes couverts de lierre, projetait au loin destraits lumineux. Comme ils cheminaient en avant, écartant lesbuissons qui bordaient l’allée, la sérénité que Nelly avait feintd’éprouver d’abord pénétra véritablement dans son cœur ; levieillard cessa de jeter derrière lui des regards d’effroi, ilmontra même plus d’assurance et de gaieté : car plus ilss’enfonçaient dans le sein de l’ombre verte, plus ils sentaient quel’esprit de Dieu était là et répandait la paix sur eux.

Enfin le sentier devint plus clair ; lamarche, plus libre ; ils atteignirent la limite du bois et setrouvèrent sur une grande route. Ils la suivirent quelque temps etentrèrent bientôt dans une ruelle ombragée par deux rangéesd’arbres si serrés et si touffus que leurs cimes se rejoignaient enberceau et formaient une arcade au-dessus de l’étroit sentier. Unpoteau mutilé indiquait que cette ruelle menait à un village situéà trois milles, et ce fut là que les voyageurs résolurent dediriger leurs pas.

Le trajet leur parut si long qu’ils crurentparfois s’être égarés. Mais enfin, à leur grande joie, le cheminaboutit à une descente rapide avec une double chaussée sur laquelleétaient pratiqués des trottoirs ; et les maisons du villageleur apparurent groupées et étagées du fond de leur ceintureboisée.

C’était un lieu modeste. Les hommes et lesenfants s’amusaient à jouer au cricket[9] sur legazon. Les regards s’attachèrent sur Nelly et le vieillard quierraient en se demandant où ils chercheraient un humble asile. Dansun petit jardin, devant sa chaumière, se trouvait tout seul unhomme âgé. Les voyageurs éprouvaient un certain embarras àl’aborder, car c’était le maître d’école, et au-dessus de safenêtre le mot École était tracé en lettres noires sur un écriteaublanc. C’était un homme pâle, d’un extérieur simple ; ilportait un habit usé et étriqué, et se tenait assis parmi sesfleurs et ses ruches, fumant sa pipe, sous le petit portique devantsa porte.

« Parle-lui, ma chère, dit tout bas levieillard.

– J’ai peur de le déranger, dit timidementl’enfant : il n’a pas l’air de nous apercevoir. Peut-être, sinous attendons un peu, regardera-t-il de notre côté. »

Ils attendirent, mais le maître d’école neregardait pas de leur côté et restait sous son petit portique,pensif et silencieux. Il paraissait bon. Son habillement, toutnoir, faisait ressortir encore son teint pâle et sa maigreur. Ilstrouvèrent aussi à sa personne, à sa maison, un air de solitude etd’isolement qui venait peut-être de ce que les autres étaientréunis sur la pelouse à se donner du plaisir. Il n’y avait que luiqui fût resté seul dans tout le village.

Cependant le vieillard et sa compagne étaientbien las. Nelly se serait peut-être senti le courage de s’adressermême à un maître d’école ; mais elle hésitait, parce que laphysionomie de cet homme révélait la tristesse ou le malheur.

Tandis qu’ils étaient là, incertains, à peu dedistance, ils le virent de temps en temps demeurer plongé chaquefois dans une sombre méditation, puis poser sa pipe de côté etfaire deux ou trois tours dans son jardin ; s’approcherensuite de la porte et regarder du côté de la pelouse, puisreprendre sa pipe en soupirant et s’asseoir de nouveau dans la mêmeattitude pensive.

Comme aucune autre personne ne paraissait etque la nuit commençait à tomber, Nelly s’arma enfin derésolution ; et lorsque le maître d’école eut repris sa pipeet son siège, elle s’aventura à s’approcher en tenant songrand-père par la main. Le bruit qu’ils firent en levant le loquetde la porte, attira l’attention du maître d’école. Il les considéraavec bienveillance, mais cependant comme un homme désappointé, etagita doucement la tête.

Nelly fit une révérence et lui dit qu’ilsétaient de pauvres voyageurs qui cherchaient pour la nuit un abriqu’ils payeraient volontiers, selon leurs faibles moyens. Le maîtred’école la regarda avec attention pendant qu’elle parlait ; ilmit sa pipe de côté et se leva aussitôt.

« Si vous pouviez nous indiquer unendroit, dit l’enfant, nous vous en serions bienreconnaissants.

– Vous venez de faire un long chemin ?dit le maître d’école.

– Très-long, répéta Nelly.

– Vous commencez de bonne heure à voyager, monenfant, dit-il en posant amicalement la main sur la tête de Nelly.C’est votre petite-fille, mon brave homme ?

– Oui, monsieur, s’écria le vieillard ;c’est l’appui et la consolation de ma vie.

– Entrez ici, » dit le maîtred’école.

Sans autres préliminaires, il les mena dansune petite classe qui servait indifféremment de salle à manger etde cuisine, en leur disant qu’ils étaient les bienvenus etpourraient rester chez lui jusqu’au lendemain matin. Avant mêmequ’ils l’eussent remercié, il étendit sur la table une grosse nappebien blanche, y posa des couteaux et des assiettes ; etmettant sur la table du pain, de la viande froide et un pot debière, il les invita à manger et à boire.

L’enfant jeta un regard autour d’elle tout ens’asseyant. Il y avait deux bancs entaillés et tout tachésd’encre ; une petite chaire perchée sur ses quatre pieds, oùsans doute le maître était assis pendant la classe ; quelqueslivres rangés sur une tablette haute, avec des coins au haut despages ; en outre, une collection bigarrée de toupies, deballes, de cerfs-volants, de lignes à pêcher, de billes, detrognons de pommes et autres objets confisqués aux paresseux del’école. Accrochés à la muraille, on voyait se carrer dans touteleur majesté terrifique, sur deux supports, la canne et lemartinet ; et près de là, sur une petite planchette adhoc le bonnet d’âne, fait de vieux journaux et décoré d’unequantité de pains à cacheter des plus larges et des plus apparents.Mais le principal ornement des murs consistait en des sentencesmorales parfaitement transcrites en belle écriture ronde, en uncertain nombre d’additions et de multiplications fort bienchiffrées : tout cela venait évidemment de la même main, etces tableaux se trouvaient disposés tout autour de la salle dans ledouble but, très-évident, d’offrir un témoignage de l’excellentenseignement de l’école et d’exciter l’émulation dans le cœur desécoliers.

« Eh bien ! dit le vieux maîtred’école, remarquant que l’attention de Nelly était absorbée par cesspécimens, voilà une belle écriture ! n’est-ce pas, ma chèrepetite ?

– Très-belle, monsieur, répondit-ellemodestement. Est-ce la vôtre ?

– La mienne ! s’écria-t-il, tirant seslunettes et les mettant sur son nez pour jouir mieux d’un triomphetoujours cher à son cœur. Oh ! non, je ne pourrais pas écrireaujourd’hui comme cela. Non ! tous ces tableaux sont de lamême main, une petite main, plus jeune que la vôtre, mais pourtanttrès-habile. »

En parlant ainsi, le maître d’école s’aperçutqu’une légère tache d’encre avait été jetée sur un des tableaux. Iltira de sa poche un canif, et, s’approchant du mur, il grattasoigneusement la tache. Cette besogne achevée, il alla lentement àreculons contempler l’exemple d’écriture avec admiration, comme onpourrait contempler la plus belle peinture. Mais, dans sa voix,dans son geste, il y avait quelque chose de triste qui émutprofondément Nelly, bien qu’elle en ignorât la cause.

« Oh ! oui, une petite main !…dit le pauvre maître d’école. Un enfant bien supérieur à tous sescamarades, à l’étude comme au jeu. Comment se fait-il qu’il se soittant attaché à moi ? Que je l’aime, il n’y a rien d’étonnant àcela ; mais qu’il m’aime ainsi, lui !…»

Ici, le maître d’école s’arrêta ; ilretira ses lunettes pour les essuyer, car les verres s’en étaientobscurcis.

« J’espère que vous n’avez aucun motifd’être inquiet pour lui, monsieur, dit Nelly avec anxiété.

– Non, pas précisément, ma chère. Je comptaisle voir ce soir sur la pelouse. Il était toujours le premier àprendre sa part du cricket. Mais il y sera sans doute demain.

– Est-ce qu’il a été malade ? demandal’enfant avec la sympathie de son âge.

– Malade ! oui, un peu indisposé. On ditqu’il a eu du délire hier, ce cher enfant, et aussi laveille ; mais c’est inévitable avec ce genre de maladie :ce n’est pas un mauvais symptôme ; il n’y a pas là de mauvaissymptôme. »

L’enfant se tut. Le maître d’école alla à laporte et regarda attentivement dehors. Les ombres de la nuits’épaississaient, et tout était tranquille.

« S’il pouvait trouver quelqu’un pour luidonner le bras, il viendrait ici, bien sûr, dit-il en rentrant dansla chambre. Il ne manque jamais de venir au jardin me souhaiter lebonsoir. Mais peut-être sa maladie ne fait-elle que de prendremeilleure tournure, et il est sans doute trop tard pour qu’ilvienne ; car il y a beaucoup d’humidité, et la rosée esttrès-abondante. Il vaut mieux qu’il ne vienne pas cesoir. »

Le maître d’école alluma une chandelle,assujettit le contrevent de la croisée et ferma la porte. Mais,après avoir pris ces soins et s’être assis en silence, au bout dequelques instants il décrocha son chapeau et dit à Nelly qu’ilavait besoin de sortir pour aller aux nouvelles, qu’ellel’obligerait si elle voulait bien rester là jusqu’à ce qu’il fût deretour. L’enfant le lui promit, et le brave homme sortit.

Nelly resta assise et immobile durant unedemi-heure et même davantage, toute seule, toute seule ; carelle avait déterminé son grand-père à aller se coucher, et ellen’entendait que le tic tac d’une vieille horloge et le sifflementdu vent à travers les arbres.

Lorsque le maître d’école revint, il reprit saplace au coin de la cheminée, mais demeura silencieux pendantlongtemps. Enfin il se tourna vers Nelly, et, d’une voix douce, ill’invita à vouloir bien, cette nuit, faire une prière pour unenfant malade.

« Mon élève favori ! dit le pauvremaître d’école, fumant sa pipe qu’il avait oublié d’allumer, et,regardant tristement les exemples collés sur les murs oui c’est sapetite main qui a fait tout cela… et tout amaigrie par lamaladie ! Pauvre petite, petite main !… »

Chapitre 25

 

Après une bonne nuit passée dans cettechaumière, où le sacristain avait habité pendant plusieurs années,mais qu’il avait dernièrement quittée pour se marier et prendre sonménage, Nelly se leva dès l’aurore et descendit à la chambre oùelle avait soupé la veille. Déjà le maître d’école était sorti.Elle s’empressa de bien nettoyer la pièce, et elle venait de finirses rangements, quand l’excellent homme rentra.

Il la remercia à plusieurs reprises, et luidit que la vieille femme qui était chargée ordinairement de cessoins veillait en ce moment comme garde-malade auprès de l’enfantdont il avait parlé la veille.

« Comment va-t-il ? demanda Kelly.J’espère qu’il va mieux ?

– Non, répondit le maître d’école secouant latête avec mélancolie ; il ne va pas mieux. On dit même qu’ilva plus mal.

– Cela me fait bien de la peine,monsieur. »

Le pauvre maître d’école parut reconnaissantde cette marque de sympathie, mais il n’en fut pas moins triste,car il se hâta d’ajouter, pour s’étourdir, qu’il y a souvent desgens qui s’inquiètent mal à propos et font le mal plus grand qu’iln’est.

« Pour ma part, dit-il avec son ton douxet patient, j’espère qu’il n’en est rien. Je ne crois pas quel’enfant soit plus mal. »

Nelly lui offrit de préparer le déjeuner,qu’ils prirent tous trois ensemble quand le vieillard fut descendu.En ce moment, le maître d’école remarqua que son hôte paraissaitextrêmement fatigué et devait avoir besoin de repos.

« Si le voyage que vous avez à faire estlong, dit-il, et si vous n’êtes pas trop pressé, vous pourrez toutà votre aise passer ici une autre nuit ; cela me feraitplaisir, mon ami. »

Il vit que le vieillard consultait Nelly duregard, ignorant s’il devait accepter ou refuser l’offre.

« Je serais bien aise, ajouta-t-il,d’avoir auprès de moi un jour encore votre petite compagne. Si vouspouvez faire cette charité à un homme qui est seul et en même tempsprendre vous-même un peu de repos, faites-la. S’il vous fautabsolument continuer votre route, je vous souhaite un bon voyage,et je vous accompagnerai un bout de chemin avant l’ouverture de laclasse.

– Que faut-il faire, Nell ? demanda levieillard d’un ton d’irrésolution ; dis, qu’est-ce qu’il fautfaire, ma chère Nell ? »

Il n’était pas besoin de beaucoup d’instancespour déterminer Nelly à répondre qu’il valait mieux accepterl’invitation et rester. Elle était heureuse, d’ailleurs, de prouversa gratitude au bon maître d’école en s’acquittant avec zèle detous les soins domestiques nécessaires au modeste cottage. Cettetâche étant achevée, Nelly tira de son panier un ouvraged’aiguille, et s’assit sur un tabouret, près du treillage, où lechèvrefeuille de jardin et le chèvrefeuille sauvage croisaientleurs rameaux flexibles et se glissaient ensemble jusque dans lasalle pour y répandre leur parfum exquis. Son grand-père sechauffait en dehors aux rayons du soleil, respirant la senteur desfleurs, et suivant d’un regard nonchalant la marche des nuages, quepoussait le léger souffle du vent.

En voyant le maître d’école mettre en placeles deux bancs, poser sa chaise dans la chaire et faire quelquesautres dispositions pour la classe, Nelly craignit de le gêner etoffrit de se retirer dans sa petite chambre à coucher. Mais il nevoulut pas y consentir ; et, comme il semblait content del’avoir auprès de lui, elle resta, activement occupée de sonouvrage.

« Avez-vous beaucoup d’élèves,monsieur ? » demanda-t-elle.

Le pauvre maître d’école secoua la tête etrépondit :

« À peine de quoi remplir ces deuxbancs.

– Les autres sont-ils bien savants,monsieur ? demanda-t-elle encore, regardant les trophéesattachés à la muraille.

– De bons petits enfants, dit-il, de bonspetits enfants, ma chère ; mais aucun ne sera jamais capabled’en faire autant. »

Un petit garçon à la tête blonde et au visagehâlé par le soleil se montra à la porte tandis que le maîtreparlait, et, après s’y être arrêté pour saluer et lui tirer sonpied par derrière, en manière de révérence, entra et prit sa placesur un des deux bancs. Le petit garçon à la tête blonde posa alorssur ses genoux un livre ouvert dont les pages étaient terriblementcornées, et fourrant les mains dans ses poches, commença à compterles billes dont elles étaient pleines, prouvant par l’expression desa physionomie la disposition remarquable qu’il avait pour ne paspenser le moins du monde à l’abécédaire sur lequel ses yeux étaientaxés. Bientôt après, un autre petit blond entra d’un pas traînant,puis un autre à cheveux roux, puis deux autres blondins, puis unautre avec une petite tête de caniche, jusqu’à ce qu’enfin lesbancs fussent occupés par une douzaine environ de jeunes garçonsavec des têtes de toutes couleurs (pas de têtes grises cependant),rangées selon l’âge, de quatre ans à quatorze et plus, car lesjambes du plus jeune, lorsqu’il fut assis, se trouvèrent à unegrande distance du plancher, tandis que le plus âgé, un groslourdaud bien fort mais bien nigaud, avait au moins la moitié de latête de plus que le maître d’école.

À l’extrémité du premier banc, le posted’honneur dans l’école, était vide la place du petit élèvemalade ; et en tête des patères, où les enfants qui venaientavec des chapeaux ou des casquettes avaient l’habitude de lesaccrocher, il y avait aussi une place vide. Aucun enfant n’eût osévioler la sainteté du siège ou de la patère ; mais plus d’unportait son regard des endroits vides au maître d’école, etglissait derrière sa main ses réflexions à son voisinparesseux.

Alors commença le bourdonnement des leçonsrécitées, apprises par cœur, le chuchotement, les jeux dissimulés,tout le bruit, tout le tapage d’une école ; et, au milieu duvacarme, le pauvre maître, la douceur et la simplicité en personne,s’efforçait vainement de fixer son esprit sur les devoirs du jouret d’oublier son petit ami. L’ennui de son état ne lui rendait queplus présent encore le souvenir de l’écolier studieux, et sa penséen’était pas avec ses élèves, on le voyait bien.

Cette disposition d’esprit n’échappa point auxplus paresseux ; s’enhardissant par l’impunité, ils devinrentplus bruyants et plus effrontés, jouant à pair ou non sous les yeuxdu maître, mangeant des pommes sans peur et sans reproche, sepinçant les uns les autres pour s’amuser ou par méchanceté, sans secacher le moins du monde, et gravant leurs autographes au bas mêmede la chaire. L’idiot, qui était venu réciter sa leçon, ne s’amusapas à regarder plus longtemps au plafond pour y chercher les motsoubliés ; il se rapprocha tout bonnement du siège du maître etplongea effrontément ses yeux sur la page ; le lustig de lapetite troupe se mit à loucher, et à faire des grimaces,naturellement au plus jeune, sans se cacher derrière un livre, etl’assemblée émerveillée ne connut plus de bornes à sa gaieté. S’ilarrivait au maître de se lever et s’il paraissait prêter quelqueattention à ce qui se passait, le bruit cessait un moment et tousles regards redevenaient studieux et soumis. Mais aussitôt que lavigilance du maître se relâchait, le bruit éclatait de nouveau dixfois plus fort qu’auparavant.

Ah ! parmi ces petits paresseux, combiensouhaitaient d’être dehors ! Ils contemplaient la porteouverte et la fenêtre comme s’ils avaient dessein de sortir deforce, de courir dans les bois pour y mener une vie d’enfantssauvages. Que de pensées de révolte faisaient naître la fraîcherivière et les bons endroits bien ombragés où il est si agréable dese baigner sous les saules dont les branches descendent jusque dansl’eau ! surtout chez ce gaillard, que je vois d’ici, avec soncol de chemise déboutonné et rabattu sur son dos, éventant sa facerubiconde avec un abécédaire, et souhaitant d’être baleine oucachalot, chauve-souris ou moucheron, tout ce qu’on voudra, plutôtque de rester à l’école par une chaleur torride. Ouf !Demandez à cet autre garçon qui, assis le plus près de la porte, apu mettre à profit cette circonstance pour se glisser dans lejardin et entraîner ses camarades par le mauvais exemple enplongeant son visage dans le seau du puits et se roulant ensuitesur le gazon ; demandez-lui s’il y eut jamais un jour commecelui-là, même quand les abeilles s’enfonçaient dans la corolle desfleurs et s’y tenaient immobiles comme si elles avaient résolu dese retirer des affaires et de fermer leur fabrique de miel. C’étaitun jour de sainte paresse, un jour fait pour s’étendre sur le dosau beau milieu de l’herbe, à regarder le ciel jusqu’à ce que sonéclat forçât les yeux de se fermer, et demandez-moi un peu si cetemps-là était bien choisi pour forcer de braves garçons à se pâmersur des livres moisis dans une chambre sombre où le soleil lui-mêmene daignait pas pénétrer ! C’est une abomination.

Nelly était assise auprès de la fenêtre,occupée de son ouvrage, mais prêtant attention à ce qui se passait,bien qu’intimidée quelquefois par ces petits volcans. Quand lesleçons furent récitées, on commença l’exercice d’écriture. Comme iln’y avait qu’un pupitre, celui du maître, chaque enfant vint s’yasseoir à son tour et y griffonner une page toute tordue, tandisque le maître se promenait de long en large. La classe était moinsbruyante. Le maître s’approchait pour regarder par-dessus l’épaulede celui qui écrivait, en lui disant avec douceur de remarquercomme les lettres étaient formées sur les modèles placardés le longdu mur. Il lui en faisait admirer les pleins et les déliés, en luirecommandant de chercher à les imiter. Il interrompait ensuite laleçon pour leur répéter ce que l’enfant malade avait dit la nuitprécédente et combien il regrettait de n’être pas encore avec eux.Il y avait dans le ton et les paroles du pauvre maître d’école tantde bonté et de tendresse, que les jeunes garçons parurent éprouverdu remords de l’avoir ainsi tourmenté, et rentrèrent dans l’ordrele plus absolu ; durant deux minutes au moins, on ne mangeaplus de pommes, on n’écrivit plus son nom au couteau, on ne sepinça plus, on ne fit plus de grimaces.

« Je pense, mes amis, dit le maîtred’école quand l’horloge sonna midi, que je vous donneraiaujourd’hui, par extraordinaire, demi-congé. »

À cette nouvelle, les écoliers, le grandgarçon en tête, poussèrent des clameurs d’enthousiasme au milieudesquelles on vit le maître remuer les lèvres, mais sans parvenir àse faire entendre. Cependant, comme il agitait la main pourréclamer le silence, les élèves eurent assez de docilité pour setaire, aussitôt que les poumons les plus vigoureux de la troupen’en purent plus à force de crier.

« Promettez-moi d’abord, dit le maître,de n’être pas trop bruyants, ou bien, si vous voulez faire dubruit, de vous en aller bien loin, hors du village s’entend. Jesuis sûr que vous ne voudriez pas casser la tête à votre ancien etfidèle camarade. »

Ici s’éleva un murmure général, sans doutetrès-sincère, car ce n’étaient encore que des enfants, pourprotester contre toute idée de troubler le repos du camarade. Legrand garçon, probablement avec autant de sincérité naïve que tousles autres, prit ses voisins à témoin que, s’il avait crié, ilavait crié tout bas.

« N’oubliez donc pas mes recommandations,dit le maître ; mes chers amis, c’est une faveur que je vousdemande personnellement. Amusez-vous autant que vous pourrez, maissouvenez-vous que tout le monde n’a pas le bonheur d’être aussibien portant que vous. Allons ! adieu.

– Merci, monsieur, – adieu, monsieur, »ces mots furent prononcés une foule de fois sur tous les tons, etles enfants sortirent lentement et sans bruit. Mais le soleilbrillait, et les oiseaux chantaient, comme le soleil ne brille etcomme les oiseaux ne chantent qu’aux jours de congé ou dedemi-congé ; et puis les arbres penchaient leurs branchescomme pour inviter les écoliers échappés à grimper et à se nicherdans leurs branches feuillues ; le foin les suppliait de venirs’ébattre et se coucher sur son tapis au grand air ; le blévert, par ses ondulations agaçantes, les appelait vers le bois etla rivière ; le pré, rendu plus doux encore par un mélange delumière et d’ombre, les conviait à sauter, à gambader, à sepromener Dieu sait où. C’était plus de joie qu’il n’en faut à unenfant pour le rendre heureux, et ce fut avec de vives acclamationsque toute la troupe prit ses jambes à son cou et s’éparpilla encriant et riant sur son passage.

« C’est bien naturel, mon Dieu ! ditle pauvre maître d’école, les suivant de l’œil. Je suis biencontent qu’ils ne fassent pas attention à ma peine. »

Il est difficile cependant de satisfaire toutle monde ; c’est ce que nous savons presque tous parexpérience, sans parler de la fable d’où je tire cette maxime. Dansl’après-midi plusieurs mères et tantes d’élèves crurent devoirexprimer leur mécontentement de la conduite du maître d’école.Quelques-unes se bornèrent à des allusions, par exemple endemandant avec politesse si c’est que c’était un jour marqué enlettres rouges sur le calendrier, ou le nom du saint dont onchômait la fête ; d’autres, les fortes têtes politiques duvillage, déclarèrent que c’était traiter un peu lestement lesdroits de la souveraine et faire un affront à l’Église et àl’État ; elles crurent subodorer dans ce coup d’État desprincipes révolutionnaires. Accorder un demi-congé pour unecirconstance moins importante que l’anniversaire de la reine !c’était être bien hardi : mais la majorité n’alla pas parquatre chemins pour exprimer son déplaisir personnel en termesénergiques : selon elle, mettre les élèves à la demi-ration dela science dont on leur devait part entière, ce n’était rien moinsqu’un acte manifeste de fraude et de vol effronté. Une vieillefemme même, voyant qu’elle ne pouvait réussir à enflammer ou àirriter le paisible maître d’école en lui disant des impertinences,fit grand tapage hors de sa maison, et trouva moyen de lui adresserune mercuriale indirecte durant une demi-heure, en se tenant prèsde la fenêtre de l’école à dire à une autre vieille dame que lemaître devrait nécessairement déduire ce demi-congé du payement dela semaine, ou qu’il pouvait bien s’attendre à recevoir uneopposition par huissier ; on n’avait déjà pas tant besoin deparesseux dans le pays. Ici la vieille dame éleva la voix. Lesindividus trop paresseux même pour être maîtres d’école, pourraientbien, avant peu, voir d’autres individus leur passer sur lecasaquin ; pour sa part, elle ne manquerait pas de donner auxpostulants de bons avis, pour qu’ils se tinssent prêts au besoin.Mais tous ces reproches, toutes ces scènes de violence n’aboutirentpas à tirer une parole du bon maître d’école qui restait assis,ayant Nelly à ses côtés : seulement il en était un peu plusabattu peut-être, mais toujours silencieux et n’ouvrant pas labouche, pas même pour se plaindre.

Vers la nuit, une vieille femme traversa lejardin en se traînant de son mieux : et ayant rencontré à saporte le maître d’école, elle l’avertit de se rendre immédiatementchez la dame West, et de partir devant elle au plus vite. Le maîtreet Nelly étaient au moment d’aller faire un tour ensemble ;et, sans quitter la main de l’enfant, il se précipita dehors,laissant la messagère le suivre comme elle pourrait.

Ils s’arrêtèrent à la porte d’unechaumière : le maître frappa doucement avec la main. La portefut ouverte aussitôt. Ils entrèrent dans une chambre où un petitgroupe de femmes en entourait une plus âgée que les autres, quipleurait amèrement ; se tordait les mains et s’abandonnait àdes mouvements convulsifs.

« Chère dame, dit le maître d’écoleprenant une chaise auprès d’elle, eh quoi ! est-il donc simal ?

– Il s’en va grand train, s’écria la vieillefemme ; mon petit-fils se meurt ! Et tout cela par votrefaute. Je ne vous laisserais certainement pas en ce momentapprocher de lui, n’était le vif désir qu’il a de vous voir. Voilàoù vous l’avez réduit avec votre belle instruction. O monDieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?…

– Ne dites pas qu’il y ait de ma faute,répondit le bon maître d’école. Je ne vous en veux pas, ma chèredame. Non, non ! vous êtes accablée, et vous ne pensez pas ceque vous dites. Je suis sûr que vous ne le pensez pas.

– Que si, répliqua la vieille femme, je lepense tout à fait. S’il ne s’était pas consumé sur ses livres,parce qu’il avait peur de vous, il serait maintenant gai et bienportant ! Je le sais bien, allez ! »

Le maître d’école regarda les autres femmescomme pour obtenir qu’une d’entre elles prononçât en sa faveur uneparole bienveillante ; mais elles secouèrent la tête, et sedirent mutuellement à l’oreille qu’elles n’avaient jamais pensé quel’instruction fût bonne à grand’chose, et que cet exemple leprouvait bien. Sans répliquer par un seul mot, par un seul regardde reproche, le maître suivit la vieille garde-malade qui étaitvenue le chercher et qui arrivait à l’instant, dans une autrechambre où l’enfant chéri du maître se trouvait à demi habillé etétendu sur un lit.

C’était un très-jeune garçon, presque un petitenfant. Ses cheveux encore bouclés ombrageaient son front, et sesyeux étaient extrêmement brillants ; mais leur éclat tenaitplus du ciel que de la terre. Le maître d’école s’assit près delui, et, se penchant vers l’oreiller, lui murmura son nom. L’enfanttressaillit, lui caressa le visage avec sa main, lui enlaça le coude ses bras amaigris, en s’écriant que c’était son cher bonami.

« Oui, je le suis, je l’ai toujours été,Dieu le sait ! dit le pauvre maître d’école.

– Quelle est cette jeune fille ? demandal’enfant, à la vue de Nelly. Je n’ose l’embrasser, de peur de luidonner mon mal. Priez-la de me serrer la main. »

Nelly s’approcha en sanglotant et prit dansses mains la petite main languissante que l’enfant malade retira aubout de quelques moments, en se laissant retomber doucement.

« Vous souvenez-vous du jardin, Harry,dit à demi-voix le maître d’école pour le tenir éveillé, car ilsemblait s’appesantir ; vous souvenez-vous comme vous letrouviez agréable le soir ? Il faut vous dépêcher de revenirle visiter encore, car je crois que toutes les fleurs vousregrettent. Je les trouve moins brillantes qu’auparavant. Vous yviendrez bientôt, mon cher petit, le plus tôt possible, n’est-cepas ? »

L’enfant sourit doucement, tout doucement, etposa sa main sur la tête grise de son ami. Il remua aussi leslèvres, mais sans voix ; il n’en sortit pas un son, pas unseul.

Au milieu du silence qui suivit ces paroles,le bruit de voix éloignées, porté par la brise du soir, arriva àtravers la fenêtre ouverte.

« Qu’est-ce que cela ? dit l’enfantouvrant ses yeux.

– Vos camarades qui jouent sur lapelouse. »

L’enfant prit un mouchoir sous son oreiller etessaya de l’agiter au-dessus de sa tête. Mais son bras retomba sansforce.

« Voulez-vous que je le fasse pourvous ? dit le maître d’école.

– Oui, s’il vous plaît, agitez-le à lafenêtre. Attachez-le au treillage. Quelques-uns de mes camarades leverront sans doute ; peut-être penseront-ils à moi etregarderont-ils de mon côté. »

Il souleva sa tête, et son regard alla dusignal flottant à l’inutile raquette qui était posée sur une tabledans la chambre, à côté de l’ardoise, d’un livre et autres objetsautrefois à son usage. Une fois encore il se laissa retomberdoucement et demanda si la jeune fille était là, parce qu’ilvoulait la voir.

Elle s’avança et pressa sa main inerte quipendait sur le couvre-pied. Les deux vieux amis, les deuxcamarades, car ils l’étaient, bien que l’un fût un homme et l’autreun enfant, s’unirent dans un long embrassement ; puis le petitécolier se retourna du côté de la muraille et s’endormit.

Le pauvre maître d’école resta assis à la mêmeplace, tenant dans ses mains la froide main pour laréchauffer ; mais ce n’était plus que la main d’un enfantmort. Il le sentait, et cependant il continuait de la réchaufferencore sans pouvoir se résoudre à la quitter.

Chapitre 26

 

Nelly, le cœur brisé, s’éloigna avec le maîtred’école du chevet de l’enfant et retourna à la chaumière. Elle eutsoin de cacher au vieillard la cause réelle de son chagrin et deses larmes ; car l’enfant mort orphelin n’avait qu’unegrand’mère comme elle n’avait qu’un grand-père, et il ne laissaitqu’une parente âgée pour pleurer sa perte prématurée.

Elle se mit au lit aussi vite qu’elle le put,et, lorsqu’elle se trouva seule, elle donna un libre cours à latristesse qui accablait son âme. Mais la scène affligeante dontelle avait été témoin contenait pourtant une leçon de satisfactionet de reconnaissance : de satisfaction, puisque Nelly sesentait bien portante et libre ; de reconnaissance,puisqu’elle avait été conservée au seul parent, au seul ami qu’ellechérît, pour vivre et respirer dans un monde magnifique à ses yeux,tandis que tant de jeunes créatures, aussi jeunes qu’elle et aussipleines d’espérance, étaient frappées et couchées dans leurstombes. Combien de tertres funèbres dans ce vieux cimetière où elleavait erré dernièrement, s’étaient couverts de verdure sur destombes d’enfants ! Bien qu’elle ne pensât elle-même que commeune enfant et ne réfléchît peut-être pas suffisamment à quellebrillante et heureuse existence sont appelés ceux qui meurentjeunes, et que la mort leur épargne la douleur de voir s’éteindreles autres autour d’eux, de voir descendre dans la tombe les plusfortes affections de leur cœur, ce qui fait mourir bien des fois levieillard dans le cours d’une longue existence : cependantNelly avait assez de raison pour comprendre facilement la moralitédu spectacle auquel elle avait assisté cette nuit et pour en graverprofondément le souvenir dans son cœur.

Elle ne rêva qu’au petit écolier ; ellele revoyait non pas couché dans son cercueil, non pas couvert deterre, mais au milieu des anges et souriant avec joie.

Le soleil, qui dardait dans la chambre sesrayons bienfaisants, l’éveilla. Il ne restait plus qu’à prendrecongé du pauvre maître d’école et à recommencer le pèlerinage.

Tandis qu’ils faisaient leurs apprêts dedépart, la classe était commencée. Dans la salle obscure le bruitde la veille retentissait encore, un peu plus tempéré, peut-être,mais si peu que rien. Le maître d’école quitta sa chaire etaccompagna ses hôtes jusqu’à la porte.

Nelly lui présenta d’une main tremblante etavec hésitation l’argent que la dame lui avait donné aux coursespour payer ses fleurs ; toute confuse dans ses remercîments,en pensant à la modicité de son offrande, et rougissant de luidonner si peu. Mais il la força à garder son argent, et, s’étantbaissé pour l’embrasser sur la joue, il rentra dans sa maison.

Les voyageurs n’avaient pas fait une douzainede pas, que le maître d’école était revenu sur le seuil de saporte. Le vieillard retourna vers lui pour lui presser lesmains ; Nelly en fit autant.

« Bonne chance et bon voyage ! ditle pauvre maître d’école. Me voilà seul encore. Si un jour vousrepassez par ici, n’oubliez pas la petite école de village.

– Nous ne l’oublierons jamais, monsieur,répondit Nelly ; jamais nous ne perdrons la mémoire de vosbontés pour nous.

– J’ai souvent entendu de semblables parolestomber des lèvres des enfants, dit le maître d’école secouant latête et souriant d’un air pensif ; mais elles ont été bientôtoubliées. J’avais un jeune ami, bien jeune il est vrai, mais iln’en valait que mieux. À présent tout est fini !… Que Dieuvous conduise ! »

Ils lui renouvelèrent plusieurs fois leursadieux et partirent enfin, marchant d’un pas lent et se retournantsouvent jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus l’apercevoir. Ils avaientfini par laisser loin derrière eux le village et n’en voir mêmeplus la fumée à travers les arbres. Alors ils pressèrent lepas ; leur dessein était de gagner la grande route et de lasuivre à la grâce de Dieu.

Mais les grandes routes mènent bien loin. Àl’exception de deux ou trois petits groupes de chaumières qu’ilsdépassèrent sans s’arrêter et d’un cabaret isolé situé au bord duchemin où ils se procurèrent du pain et du fromage, cette granderoute ne les avait encore menés à rien… L’après-midi s’avançait, ettoujours s’allongeait cette même route triste, ennuyeuse ettortueuse qu’ils avaient suivie durant toute la journée. Cependant,comme ils n’avaient pas d’autre ressource que d’aller en avant, ilscontinuèrent à marcher, bien que plus lentement à cause de leurfatigue excessive.

L’après-midi était devenue une belle soiréelorsqu’ils arrivèrent à un endroit où la route formait un granddétour à travers une lande. Sur les limites de cette lande et prèsd’une haie qui la séparait des champs cultivés, était une caravaneau repos ; nos voyageurs, qui n’avaient pu la voir à raison dela position qu’elle occupait, l’abordèrent si soudainement qu’ilsn’eussent pu l’éviter quand ils auraient voulu le faire.

Ce n’était pas un de ces chariots délabrés,sales, poudreux, comme on en voit tant de ce genre, mais une petitemaison posée sur des roues avec des rideaux blancs en basindécorant les croisées et des jalousies peintes en vert encadréesdans des panneaux d’un rouge vif, heureux contraste de couleurs quidonnait à l’ensemble un aspect éclatant. Ce n’était pas non plusune pauvre caravane traînée par un âne seulement ou par une rosseétriquée, car deux chevaux en bon état avaient été dételés etpaissaient l’herbe fraîche. Ce n’était pas non plus une caravane debohémiens, car devant la porte ouverte, ornée d’un marteau decuivre bien luisant, était assise une grosse dame de bonne mine,coiffée d’un grand chapeau à larges nœuds de rubans. Il étaitfacile de reconnaître que la caravane n’était pas non plusdépourvue du confortable, d’après les occupations de la dame qui sedonnait la jouissance de prendre son thé. Tout l’attirailnécessaire pour ce petit repas, y compris une bouteille d’uncaractère suspect et une tranche de jambon froid, était posé sur untambour couvert d’une serviette blanche : c’est là qu’étaitassise, comme à la meilleure table du monde, la dame errante, àprendre son thé et à regarder le paysage.

Il arriva en ce moment que la maîtresse de lacaravane ayant porté sa tasse à ses lèvres, laquelle tasse était detaille à servir pour le déjeuner, comme si tout devait être copieuxet solide à l’avenant ; les yeux fixés sur le ciel, tout ensavourant l’arôme de son thé, relevé peut-être d’un doigt de laliqueur contenue dans la bouteille suspecte (mais ceci est unesimple supposition et n’a pas trait à notre histoire) ; ilarriva que, tout entière à cette agréable occupation, ellen’aperçut pas d’abord les voyageurs qui s’approchaient d’elle. Cene fut donc qu’après avoir posé sa tasse et englouti à grand’peinesa ration abondante, qu’elle vit un vieillard et une jeune filles’avancer lentement et la contempler d’un air d’admiration modestemais affamée.

« Hé ! cria la maîtresse de lacaravane, secouant les miettes tombées sur ses genoux et lesavalant avant d’essuyer sa bouche ; oui, c’est bienelle ! Mon enfant, qui est-ce qui a gagné le prix de la coursegénérale ?

– Gagné quoi, madame ? demanda Nelly.

– Le prix de la course générale, monenfant ; le prix qui devait être disputé le second jour.

– Le second jour, madame ?

– Oui, le second jour, le second jour !répéta la dame d’un air d’impatience. Vous pouvez bien me dire quia gagné le prix quand je vous adresse poliment cette question.

– Je l’ignore, madame.

– Vous l’ignorez ! Comment, vous qui yétiez ! Je vous ai vue de mes propres yeux. »

Nelly ne fut pas médiocrement effrayéed’entendre ces paroles, car elle supposa que la dame pouvait êtreliée avec la maison de commerce Short et Codlin ; mais ce quisuivit fut de nature à la rassurer.

« Et j’ai regretté beaucoup, ajouta lamaîtresse de la caravane, de vous voir en compagnie d’unpolichinelle ; un misérable, un bas histrion que l’on devraitmême rougir de regarder.

– Je n’y étais pas par goût, madame. Nousignorions notre chemin ; ces deux hommes ont bien voulu nousaccueillir et nous emmener avec eux. Est-ce que… est-ce que vousles connaissez, madame ? »

La maîtresse de la caravane jeta une sorte decri.

« Moi les connaître ! moi connaîtreça !… Mais vous êtes jeune et sans expérience, et parconséquent je vous pardonne de me faire une pareille question.Est-ce que j’ai l’air de les connaître ? Est-ce que lacaravane a l’air de connaître ça ?…

– Non, madame, non… dit l’enfant, craignantd’avoir commis quelque faute grave. Je vous demandepardon. »

Ce pardon fut immédiatement accordé, quoiquela dame parût encore toute hors d’elle-même devant cettesupposition offensante. L’enfant lui expliqua alors qu’ils avaientquitté les courses dès le premier jour et qu’ils se rendaient parcette route à la ville la plus proche, avec l’intention d’y passerla nuit. Comme la physionomie de la dame commençait à s’éclaircir,Nelly se hasarda à demander s’il y avait loin. La dame, après luiavoir bien expliqué d’abord qu’elle avait été aux courses lepremier jour en cabriolet, par partie de plaisir, mais sans y avoiraffaire et sans intérêt, finit par lui répondre que la ville étaitencore à huit milles de là.

Ce renseignement peu encourageant déconcertaNelly, qui ne put retenir une larme en mesurant du regard la routede plus en plus ténébreuse. Le grand-père ne fit pas entendre deplainte, mais il soupira profondément, appuyé sur son bâton etcherchant vainement à mesurer des yeux l’étendue du cheminpoudreux.

La maîtresse de la caravane s’occupait deranger sa tasse et sa théière, pour desservir la table ; maisremarquant l’air d’anxiété de l’enfant, elle hésita et suspenditl’opération. Nelly la salua, la remercia de son obligeance, prit lamain du vieillard et s’éloigna. Déjà elle avait fait unecinquantaine de pas, quand la maîtresse de la caravane lui cria derevenir.

« Plus près, plus près encore !dit-elle, l’invitant à gravir les degrés de la plate-forme.Avez-vous faim, mon enfant ?

– Pas beaucoup… Mais nous sommesfatigués ; et puis c’est… c’est encore bien loin.

– C’est égal. Que vous ayez faim ou non, vousne serez pas fâchée de prendre un peu de thé. Je suppose que celane vous déplaira pas, mon vieux monsieur ? »

Le grand-père ôta humblement son chapeau et laremercia. La dame l’engagea à monter aussi sur la plate-forme. Maiscomme le tambour n’eût pas été une table commode pour deuxcouverts, ils redescendirent et s’assirent sur l’herbe. Là, elleleur présenta le plateau à thé, du pain et du beurre, le morceau dejambon, en un mot elle les servît comme elle-même, à l’exception dela bouteille qu’elle avait déjà glissée furtivement dans sapoche.

« Posez tout cela près des roues dederrière, mon enfant, c’est la meilleure place, dit leur nouvelleamie, surveillant d’en haut leurs préparatifs. Maintenantapportez-moi la théière pour que j’y mette un peu plus d’eau chaudeavec une pincée de thé frais. C’est bien. À présent, mangez etbuvez tous deux autant qu’il vous plaira et sans vous gêner ;c’est tout ce que je vous demande. »

Nelly et son grand-père eussent peut-êtrerempli les intentions de la dame, quand même elle ne leur auraitpas donné cet encouragement de si bon cœur. Mais comme toutscrupule, tout embarras devait tomber devant ce langage cordial,ils ne se gênèrent point pour faire un bon repas. Pendant ce temps,la dame mit pied à terre, et, les mains jointes par derrière, ellese promena de long en large, d’un pas mesuré et d’un airmajestueux, imprimant à son vaste chapeau une ondulationextraordinaire. Par intervalles, elle considérait la caravane avecune satisfaction muette, surtout les panneaux rouges et le marteaude cuivre, qui avaient l’air de flatter infiniment sonamour-propre : quand elle fut rassasiée de cet exercice, elles’assit sur les degrés et appela :

« Georges ! »

Là-dessus un homme en blouse de charretier,qui avait tout vu derrière une haie sans être aperçu lui-même,écarta les branches qui le cachaient, et répondit à l’appel. Ilétait assis et tenait sur ses jambes un plat de ragoût et unebouteille en grès qui pouvait contenir quatre litres, à sa maindroite un couteau, à sa gauche une fourchette.

« Plaît-il, madame ?

– Comment trouvez-vous la tourte froide,Georges ?

– Pas mauvaise, mistress.

– Et la bière, demanda la dame, avec l’air deprendre un plus vif intérêt à cette question ; est-ellepassable, Georges ?

– Elle a plus de mine que de goût ; mais,après tout, elle n’est pas si mauvaise. »

Pour rassurer sa maîtresse à cet égard, ilprit un petit coup, environ une pinte, de la bouteille de grès,puis fit claquer ses lèvres, cligna des yeux et secoua la tête d’unair satisfait. Et sans doute d’après les mêmes principes depolitesse, il reprit son couteau et sa fourchette, comme pourprouver d’une manière pratique que la bière n’avait pas gâté sonappétit.

La dame le regarda quelque temps d’un airencourageant, puis elle ajouta :

« Aurez-vous bientôt fini ?

– À l’instant, mistress. »

Et, en réalité, après avoir ratisse le plattout autour avec son couteau et porté à sa bouche le reste dugratin, après avoir imprimé à la bouteille de grès une direction sisavante que, par des degrés presque imperceptibles, il se trouva latête renversée en arrière, étendu presque de tout son long,M. Georges se déclara disponible et sortit de sa retraite.

« Je ne vous ai pas trop fait dépêcher,Georges ? demanda la bourgeoise, qui paraissait éprouver unegrande sympathie pour les derniers glouglous qu’il avait donnés àla bouteille.

– Si je me suis un peu dépêché cette fois-ci,répondit Georges faisant une sage réserve pour la première occasionfavorable je me rattraperai une autre fois, voilà tout.

– Nous ne sommes pas trop chargés, Georges,n’est-ce pas ?

– Voilà toujours comme parlent les dames,répondit l’homme en tournant la tête de dépit, comme s’il appelaitla nature elle-même en témoignage contre une proposition aussimonstrueuse. Si vous voyez une femme conduire, soyez sûr qu’elle nelaissera jamais son fouet tranquille ; jamais les chevauxn’iront assez vite pour elle. Si les chevaux ont bien leur charge,vous ne persuaderez jamais à une femme qu’ils ne peuvent pas encoreporter quelque chose de plus. Pourquoi donc me demandez-vouscela ?

– Si nous prenions avec nous ces deuxvoyageurs, cela ferait-il une grande surcharge pour leschevaux ? dit la maîtresse sans répondre à la tiradephilosophique de Georges et en montrant Nelly et le vieillard, quise disposaient tristement à reprendre leur marche.

– Dame, ce serait toujours une surcharge toutde même, dit Georges mal satisfait.

– Cela ferait-il une grande surcharge ?répéta la maîtresse Ils ne doivent pas être bien lourds.

– Leur poids à tous deux, madame, dit Georges,les mesurant du regard comme un homme qui calcule en lui-même, àune demi-once près, leur poids vaudrait à peu de chose près celuid’Olivier Cromwell. »

Nelly fut très-surprise de ce que cet hommepouvait si exactement calculer le poids d’un personnage qui,d’après ce qu’elle avait lu dans les livres, avait vécu à uneépoque si éloignée ; mais elle ne tarda pas à oublier cesujet, toute joyeuse d’apprendre que son grand-père chemineraitavec elle dans la caravane ; elle en remercia la dame de toutson cœur. Elle l’aida vivement à ranger les tasses et tout ce quiavait servi à leur repas ; car tout cela était encore surl’herbe. Pendant ce temps, on avait attelé les chevaux. Nelly etson grand-père, ravis de cette bonne aubaine, montèrent dans lavoiture. Leur protectrice ferma la porte et s’assit près de sontambour à une fenêtre ouverte ; Georges releva le marchepiedet s’installa sur son siège. La caravane partit avec un grand bruitde ressorts, de grincements de roues et d’essieux ; et lebrillant marteau de cuivre, que personne n’avait peut-être jamaissoulevé pour frapper à la porte, se dédommageait à chaque cahot ense donnant le plaisir de se frapper lui-même tout le long de laroute.

Chapitre 27

 

Quand on eut fait assez lentement un peu dechemin, Nelly se hasarda à jeter un regard sur l’intérieur de lacaravane et à l’examiner plus attentivement. Le premiercompartiment, celui où la propriétaire s’était installée, étaitgarni d’un tapis et divisé en cloisons de façon à offrir pour lesommeil une place disposée comme une case dans un vaisseau. Cetteespèce de chambre à coucher était protégée, de même que les petitescroisées, par de beaux rideaux blancs et paraissait assezconfortable, bien que, pour s’y installer, la dame fût obligée sansdoute de se livrer à un exercice gymnastique qui était unimpénétrable mystère. L’autre compartiment servait de cuisine, etil était garni d’un fourneau dont le tuyau passait à travers letoit. Il contenait aussi un cabinet ou office, plusieurs caisses,une grande cruche d’eau, quelques ustensiles de cuisine et de lavaisselle de faïence. La plupart de ces objets étaient suspendusaux parois qui, dans la partie de la voiture consacrée à lamaîtresse, avaient reçu des ornements plus gais et plus splendides,tels qu’un triangle et deux tambourins bien frottés par lespouces.

La dame était assise à sa fenêtre, dans toutl’orgueil et la poésie des instruments de musique ; la petiteNell et son grand-père se tenaient, au contraire, de l’autre côté,dans l’humble sphère du chaudron et des casseroles, tandis que levéhicule allait cahin-caha et perçait lentement l’obscurité de laroute. D’abord les deux voyageurs parlèrent peu et se bornèrent àchuchoter ; mais, se familiarisant avec le lieu où ils setrouvaient, ils s’enhardirent à causer plus librement, ets’entretinrent du pays qu’ils traversaient et des divers objets quis’offraient à leur vue. Le vieillard finit par s’endormir. La dames’en aperçut ; elle invita alors Nelly à venir s’asseoirauprès d’elle.

« Eh bien ! mon enfant, dit-elle,comment trouvez-vous cette manière de voyager ?

– Fort agréable, madame, répondit Nelly.

– Oui, reprit la dame, pour des gens qui onttoutes leurs forces. Quant à moi, j’éprouve parfois des faiblessesqui exigent un stimulant perpétuel. »

Le stimulant dont elle parlait, letrouvait-elle dans la bouteille suspecte que nous avons signalée,ou bien ailleurs ? C’est ce qu’elle ne dit pas.

« Vous êtes bien heureux, vous autresjeunesses, reprit-elle ! Vous ne savez pas ce que c’est quedes faiblesses. Vous jouissez toujours d’un bon appétit, et c’estbien agréable. »

Nelly pensa que, pour sa part, elle feraitaussi bien de se passer parfois d’avoir trop bon appétit ; et,d’un autre côté, rien dans l’extérieur de la dame, ou dans samanière de prendre le thé, ne portait à croire qu’elle n’éprouvâtplus de plaisir à boire et à manger. Elle se borna à s’inclinersilencieusement, en manière d’adhésion polie, et attendit que ladame reprit la parole.

Cependant, au lieu de parler, celle-ciconsidéra longtemps l’enfant en silence. Se levant ensuite, ellealla prendre dans un coin un grand rouleau de toile, large d’uneaune environ, et l’étendit sur le parquet en le déroulant avec sonpied jusqu’à ce qu’il touchât d’une extrémité à l’autre de lacaravane.

« Lisez-moi cela, dit-elle, monenfant. »

Nelly se promena tout le long du rouleau,lisant à haute voix l’inscription suivante tracée en énormeslettres noires :

« FIGURES DE CIRE DE JARLEY.

– Relisez-le, dit la dame qui paraissait yprendre goût.

– Figures de cire de Jarley, répétaNelly.

– C’est moi, dit la dame. Je suis mistressJarley. »

Elle donna à l’enfant un regardd’encouragement, et chercha à la rassurer et à lui faire comprendreque, bien qu’elle fût en face de mistress Jarley en personne, ellene devait pas se laisser éblouir et terrasser par sa glorieuseprésence. La dame déroula ensuite un autre tableau portant cetteinscription :

« Cent figures de grandeurnaturelle. »

Un troisième tableau, avec cetteinscription :

« La plus merveilleuse collection defigures vivantes en cire qu’il y ait dans le mondeentier. »

Puis plusieurs tableaux plus petits, avec desinscriptions telles que celles-ci :

« Ouverture de l’Exposition – Lavéritable et unique Jarley. – Collection sans rivale de Jarley –Jarley fait les déliées de la grande et de la petite noblesse. –Jarley est sous le patronage de la Famille Royale . »

Quand elle eut bien montré à l’enfantstupéfaite ces léviathans de l’annonce, elle lui fit voir desprospectus qui n’étaient plus auprès que du fretin sous forme debillets, quelques-uns tournés en parodies sur des airs populaires,comme :

Crois-moi, les figures de cire

De Jarley, que chacun admire…

Ou bien :

J’ai vu ton précieux ouvrage

Exposé dans la fleur de l’âge.

Ou bien encore :

Gué, passons l’eau,

Allons chez Jarley, ma chère ;

Gué, passons l’eau,

On n’peut rien voir de plus beau.

Car, pour satisfaire tous les goûts, il y enavait qui étaient composés dans un esprit léger et facétieux.C’était, par exemple, la parodie sur l’air populaire :« Si j’avais un âne. » Elle commençaitainsi :

Si j’avais un âne assez bête

Pour se mettre dans la tête

De ne point aller chez Jarley,

Je rentrais mon baudet.

Et vite, et vite, s’il vous plaît.

Accourez tous chez Jarley.

En outre, il y avait diverses compositions enprose, entre autres un dialogue entre l’empereur de la Chine et unehuître, ou l’archevêque de Cantorbéry et un dissident au sujet desdroits d’église. Tous ces écrits se terminaient par la même morale,à savoir que le lecteur devait se hâter d’aller voir l’expositionde Jarley, et que les enfants et les domestiques y étaient admis àmoitié prix. Après avoir suffisamment exhibé, pour éblouirl’enfant, tous ces témoignages de sa haute position dans lasociété, mistress Jarley les roula, les remit soigneusement enplace, s’assit de nouveau et regarda Nelly d’un air triomphant.

« Et j’espère, dit-elle, que vous n’irezplus en compagnie d’un sale Polichinelle, dorénavant !

– Jamais, madame, je n’ai vu de figures decire. Est-ce que c’est plus drôle que Polichinelle ?

– Plus drôle !… répéta mistress Jarleyd’une voix perçante. Ce n’est pas drôle du tout.

– Oh !… murmura Nelly avec une parfaitehumilité.

– Ce n’est pas du tout drôle ; c’est unspectacle calme, un spectacle… quoi donc encore ?…critique ?… non… classique, voilà le mot. Un spectacle calmeet classique. On n’y voit pas des batteries et des querellescrapuleuses, des coups de bâton, des farces, des hurlements commedans vos fameuses parades de Polichinelle ; mais toujours lamême chose, toujours des figures remarquables par leur immobilitéfroide et distinguée ; enfin une image si frappante de la vie,que, si les figures de cire parlaient et marchaient, vous n’yverriez pas de différence. Je n’irai pas jusqu’à vous dire que j’aivu des figures de cire exactement semblables à des personnes envie, mais j’ai certainement vu des personnes en vie exactementsemblables à des figures de cire.

– Sont-elles ici, madame ? demanda Nellydont cette description avait éveillé la curiosité.

– Quoi ici, mon enfant ?

– Les figures de cire, madame.

– Juste ciel ! mon enfant, ypensez-vous ? comment pouvez vous vous imaginer qu’une tellecollection tiendrait ici où vous voyez tout ce qu’il y a, exceptél’intérieur d’un petit buffet et de quelques coffres ! Macollection est partie dans d’autres caravanes pour les sallesd’exposition, et elle y sera livrée au public après-demain. Puisquevous allez dans la même ville, vous verrez, j’espère, macollection ; c’est bien naturel, vous ne pouvez pas vous endispenser, et je ne doute pas que vous n’en ayez envie, comme toutle monde. Je suppose que vous ne quitteriez pas la ville sans vousêtre donné ce plaisir.

– Je ne resterai pas, je pense, dans la ville,madame.

– Vous n’y resterez pas !… s’écriamistress Jarley. Alors où donc allez-vous ?

– Je… je ne le sais pas bien. Je ne suis pasfixée.

– Voulez-vous dire par là que vous voyagez àtravers le pays sans savoir où vous allez ?… En vérité, vousêtes de singulières gens ! Quelle est donc votreprofession ? Quand je vous ai vue aux courses, mon enfant,vous m’aviez l’air de n’être pas dans votre élément, et d’êtretombée là par pur accident.

– Nous y étions en effet par accident,répondit Nelly intimidée par ces questions à brûle-pourpoint. Noussommes pauvres, madame, et nous errons au hasard. Nous n’avons rienà faire ; je voudrais bien que nous fussionsoccupés !

– Vous m’étonnez de plus en plus, dit encoreMme Jarley après être restée quelque temps aussi muette queses figures de cire. Eh bien, alors, quel titre prenez-vousdonc ? Vous ne seriez pas des mendiants, par hasard ?

– En vérité, madame, je ne crois pas que noussoyons autre chose.

– Bonté du ciel ! je n’ai jamais entendurien de semblable. Qui jamais aurait cru cela ?… »

Après cette exclamation, la dame garda silongtemps le silence que Nelly se demanda avec crainte si elle nejugeait pas que sa dignité fût compromise à jamais pour avoiraccordé sa protection à une créature si misérable, et s’êtreoubliée jusqu’à converser avec elle. Cette idée ne se trouva quetrop confirmée par l’accent avec lequel la dame rompit le silenceet dit :

« Et cependant vous savez lire, etpeut-être même écrire ?

– Oui, madame, dit timidement Nelly, craignantde l’offenser de nouveau par cet aveu.

– Eh bien ! moi, je ne sais ni l’un nil’autre.

– Vraiment ?… » dit Nelly d’un tonqui semblait indiquer ou qu’elle était justement surprise de voirdépourvue de connaissances si vulgaires la véritable et uniqueJarley, les délices de la grande et de la petite noblesse, lafavorite particulière de la famille royale, ou qu’elle présumaitqu’une si grande dame pouvait bien se passer de notions de cegenre.

De quelque manière que Mme Jarley eûtpris la réponse, elle n’en fit pas un texte de nouvellesquestions ; mais elle retomba dans un silence méditatif. Cesilence dura assez pour que Nelly jugeât à propos de regagnerl’autre fenêtre et de reprendre sa place à côté de son grand-père,qui venait de s’éveiller.

Enfin la maîtresse de la caravane sortit deson accès de méditation ; et, ayant invité Georges à venirsous la fenêtre près de laquelle elle était assise, elle eut aveclui un long entretien à voix basse, comme si elle lui demandait sonavis sur un point important, et qu’elle eût à discuter le pour etle contre dans une grave affaire. Cette conférence étant terminée,la dame retourna la tête et fit signe à Nelly de s’approcher.

« Et le vieux monsieur aussi, ditmistress Jarley, car j’ai besoin de m’entendre avec lui. Maître,voudriez-vous d’une bonne position pour votre petite-fille ?Si cela vous est agréable, je puis la mettre à même d’en trouverune. Qu’est-ce que vous dites de çà ?

– Je ne puis la quitter, répondit levieillard. Nous ne pouvons nous séparer. Que deviendrais-je, sanselle ?

– J’aurais cru que vous étiez en âge deprendre soin de vous-même, maintenant ou jamais, dit aigrement ladame.

– Il ne le peut plus, dit tout basl’enfant ; je crains qu’il ne le puisse plus jamais… Je vousen prie, ne lui parlez pas durement. »

Puis elle ajouta à haute voix :

« Nous vous sommestrès-reconnaissants ; mais nous ne nous séparerions pas l’unde l’autre, quand on nous donnerait à nous partager toutes lesrichesses du monde. »

L’accueil fait à sa proposition déconcerta unpeu Mme Jarley. Le vieillard avait pris tendrement la main deNelly et la tenait dans les siennes. Mme Jarley le regardad’un air qui signifiait qu’elle se fût parfaitement passée de sacompagnie et qu’elle se souciait même très-peu de son existence.Après une pause pénible pour tous, elle mit encore une fois sa têteà la fenêtre et eut avec Georges une conférence sur un point pourlequel ils parurent moins facilement s’entendre que pour lepremier ; mais ils finirent par tomber d’accord, etMme Jarley s’adressa de nouveau en ces termes auvieillard :

« Si vous êtes réellement disposé àtravailler, on trouverait aisément à vous employer à épousseter lesfigures, à recevoir les contre-marques, et ainsi de suite. Ce queje demande à votre petite-fille, c’est de montrer les figures aupublic ; elle ne tardera pas à les connaître. Elle a desmanières qui ne seront pas désagréables, bien qu’elle ait ledésavantage de venir après moi ; car j’ai toujours conduitmoi-même les visiteurs, et je continuerais de le faire si mesfaiblesses d’estomac ne m’obligeaient à prendre un peu de repos quim’est absolument nécessaire. Ce n’est pas là une propositionordinaire, soyez-en persuadé, ajouta la dame, prenant le ton élevéet le geste dont elle se servait habituellement vis-à-vis dupublic ; il s’agit des figures de cire de Jarley, n’oubliezpas cela. La besogne est d’ailleurs très-facile et mêmeagréable ; la compagnie choisie ; l’exposition a lieudans des salons de réunion, dans les hôtels de ville, de grandessalles d’auberge ou des galeries d’enchère. Chez Mme Jarley,rien qui ressemble à votre vie de vagabondage, songez-y ; chezMme Jarley, pas de tente goudronnée, pas de sciure de boissous les pieds dans la baraque, rappelez-vous ça. Toutes lespromesses faites dans mes programmes sont tenues fidèlement, et monexposition a dans son ensemble un éclat imposant, qui jusqu’àprésent n’a pas eu de rival dans ce royaume. Rappelez-vous que leprix d’entrée n’est pas au-dessous de cinquante centimes, et que jevous offre une occasion que vous ne retrouverez peut-êtrejamais. »

Descendant du sublime où elle était montée auxdétails de la vie ordinaire, Mme Jarley dit que, pour lesalaire, elle ne s’engageait pas à rien déterminer jusqu’à cequ’elle eût pu suffisamment juger du savoir-faire de Nelly et sefaire une juste idée de la manière dont la jeune filles’acquitterait de ses fonctions. Mais elle promit de leur fournir àtous deux la nourriture et le logement, et, en outre, donna saparole que la nourriture serait aussi bonne de qualité qu’abondantepour la quantité.

Nelly et son grand-père se consultèrent ;pendant ce temps, Mme Jarley, les mains croisées par derrière,arpentait la caravane, du même pas qu’elle avait marché sur laroute après avoir pris son thé ; son attitude indiquait unedignité rare et une haute estime d’elle-même. Ce mince détail n’estpas si indigne qu’on pourrait le croire d’être mis sous les yeux dulecteur, s’il veut bien se rappeler que, pendant tout ce temps-là,la caravane avait repris son mouvement rude et heurté, et qu’il n’yavait qu’une personne pleine de majesté naturelle et de grâcesaccomplies qui pût se hasarder à supporter cette oscillation sanstrébucher.

« Eh bien ! mon enfant ?s’écria Mme Jarley, qui s’arrêta en voyant Nelly se tournervers elle.

– Nous vous sommes très-obligés, madame, ditNelly, et nous acceptons votre offre de grand cœur.

– Et vous n’en aurez pas de regret, repartitmistress Jarley ; j’en suis bien sûre. Maintenant que tout estarrangé, nous allons manger un morceau, voilà l’heure dusouper. »

Cependant la caravane avait continué d’avanceren vacillant, comme si elle avait fait de même que ses habitants etqu’elle eût bu de forte bière qui l’eût assoupie. Enfin elle arrivaaux portes d’une ville dont les rues étaient paisibles etsolitaires ; car minuit allait sonner, et tout le monde étaitau lit. Comme il était trop tard pour se rendre à la salled’exposition, les voyageurs détournèrent vers un grand terrain nu,qui était contigu à la vieille porte de la ville, et ils sedisposèrent à y passer la nuit près d’une autre caravane, quiportait bien sur son panneau officiel le grand nom de Jarley, carelle était employée à mener de place en place les figures de cirequi faisaient l’orgueil du pays, mais elle portait aussi au bas del’estampille : « Wagon des théâtres forains » sousle n° 7100, tout comme si sa précieuse cargaison n’était composéeque de sacs de charbon ou de farine.

Cette voiture, traitée avec si peu d’égardspar la police, étant vide (car elle avait déposé son chargement aulieu de l’exposition et elle stationnait là jusqu’à ce que sesservices fussent requis de nouveau), elle fut assignée au vieillardpour lui servir de chambre à coucher cette nuit : et c’estdans ses murs de bois que Nelly fit à son grand-père le meilleurlit possible avec tout ce qu’elle trouva sous sa main. Quant àelle, Mme Jarley lui offrit sa propre voiture de voyage, commeune marque signalée de la faveur et de la confiance de sabourgeoise.

Nelly avait pris congé de son grand-père etrevenait à l’autre caravane lorsqu’elle se sentit tentée par lafraîcheur de la nuit de se promener quelques instants en plein air.La lune brillait au-dessus de la vieille porte de la ville,laissant dans l’ombre l’arche basse et cintrée. Ce fut avec unmélange de curiosité et de crainte que Nelly s’approcha de la porteet resta à la contempler, s’étonnant de la voir si noire, sivieille et si triste.

Il y avait au-dessus du porche une niche videmaintenant, autrefois ornée de quelque statue que l’on avaitrenversée ou enlevée depuis des centaines d’années. L’enfantréfléchissait à l’air étrange que cette figure-là devait avoirlorsqu’elle était debout, elle songeait aux combats qui s’étaientlivrés en ce lieu, aux meurtres qui avaient été commis sans douteen cet endroit maintenant silencieux. Soudain un homme sortit del’immense obscurité du porche. Il ne lui eut pas plutôt apparu, queNelly le reconnut. Il n’était pas facile de méconnaître dans cemonstre l’abominable Quilp.

La rue qui s’étendait au delà était siétroite, et l’ombre des maisons qui bordaient un des côtés duchemin tellement épaisse, que Quilp avait l’air d’être sorti deterre ; mais enfin c’était bien lui. L’enfant se retira dansun angle sombre, et elle vit le nain passer tout près d’elle. Ilavait un bâton à la main, et lorsqu’il eut traversé l’obscurité dela vieille porte, il s’appuya sur ce bâton, regarda en arrièrejuste du côté où se trouvait Nelly, et fit un signe.

Un signe à Nelly ? Oh. ! non, grâceà Dieu, pas à Nelly ; car tandis qu’elle restait clouée par lapeur, ne sachant si elle devait appeler à son secours ou bienquitter la place où elle s’était cachée et s’enfuir avant que Quilps’approchât davantage, une autre figure sortit lentement de laporte. C’était un jeune garçon qui avait une malle sur le dos.

« Plus vite, coquin ! dit Quilp, lesregards tournés vers la vieille porte, et se montrant au clair dela lune comme quelque figure de marmouset qui serait descendue desa niche et qui se retournerait pour revoir son anciennedemeure ; plus vite !

– C’est que la malle est horriblement lourde,monsieur, répondit le jeune garçon pour s’excuser ; je suisvenu bien vite tout de même.

– Vous êtes venu vite tout de même ?répondit Quilp. Vous vous traînez, au contraire, vous rampez, chienque vous êtes ! vous ne faites pas plus de chemin qu’unemisérable chenille. Entendez-vous sonner minuit etdemi ? »

Il s’arrêta pour écouter, puis se tournantvers le jeune garçon avec une brusquerie et un air féroce qui lefirent tressaillir, il lui demanda quand la diligence de Londrespassait au détour de la route.

« À une heure, répondit le jeunegarçon.

– En ce cas, venez donc alors, dit Quilp, oubien j’arriverai trop tard. Plus vite ! M’entendez-vous ?Plus vite ! »

Le jeune garçon marcha du mieux qu’il lui futpossible. Quilp le précédait, se retournant sans cesse pour lemenacer et lui faire presser le pas.

Nelly n’osa remuer jusqu’à ce qu’elle les eûtperdus de vue et que le bruit de leurs voix n’arrivât plus jusqu’àelle. Alors elle se hâta d’aller rejoindre son grand-père, toutinquiète pour lui, comme si le voisinage du nain avait dû remplir,en passant, le vieillard de terreur. Mais celui-ci dormait d’unsommeil paisible, et Nelly se retira doucement.

En allant se mettre au lit, elle résolut de nerien dire de son aventure. Quant au motif qui avait pu attirer lenain de ce côté, Nelly craignait que ce ne fût pour les poursuivre,et comme il était évident, d’après la question de Quilprelativement à la diligence de Londres, que cet homme retournaitchez lui, et comme il n’avait fait que traverser la place, il étaitraisonnable de penser qu’en restant dans la ville, on y serait plusque partout ailleurs à l’abri de ses recherches. Cependant cesréflexions ne dissipaient pas les alarmes de Nelly ; car elleavait été trop profondément effrayée pour pouvoir se remettre siaisément. Il lui semblait qu’elle était environnée d’une légion deQuilps et que l’air lui-même en était rempli.

Les délices de la grande et de la petitenoblesse, la favorite de la famille royale, Mme Jarley, en unmot, s’était, par un procédé de raccourci connu d’elle seule,couchée dans son lit de voyage et elle y ronflait paisiblement,tandis que son vaste chapeau, soigneusement posé sur le tambour,étalait sa magnificence, à la clarté douteuse d’une lampe quiveillait dans le compartiment. Le lit de l’enfant était déjà toutprêt sur le plancher de la voiture. Ce fut pour Nelly une grandesatisfaction d’entendre relever le marchepied aussitôt qu’elle futentrée dans la caravane, et de penser que par là toutecommunication avait cessé entre les gens du dehors et le marteau decuivre. Certains sons gutturaux et certain bruissement de paille,qui de temps en temps montaient à travers le plancher de lavoiture, apprirent à Nelly que le conducteur était couché dans lesous-sol, et redoublèrent sa sécurité.

Cependant, malgré la protection qu’elletrouvait autour d’elle, elle ne put goûter, pendant toute la nuit,qu’un sommeil intermittent, rempli d’agitation et de fièvre. Dansses rêves pénibles, Quilp se confondait avec les figures de cire,ou plutôt il était lui-même une figure de cire ; tantôtc’était Mme Jarley qu’il représentait en figure de cire,tantôt il reparaissait sous sa propre forme et Mme Jarleydevenait figure de cire à son tour, jusqu’à ce qu’ils seconfondirent ensemble en un orgue de barbarie. Enfin, vers le pointdu jour, elle tomba dans ce profond sommeil qui succède àl’accablement et à l’insomnie, et dans lequel on ne sent plus rienque le bienfait d’un repos complet, d’un calme réparateur.

Chapitre 28

 

Le sommeil pesa si longtemps sur les paupièresde Nelly, qu’à l’heure où l’enfant s’éveilla mistress Jarley étaitdebout, déjà décorée de son grand chapeau et activement occupée depréparer le déjeuner. Elle accueillit de fort bonne grâce lesexcuses de Nelly pour s’être levée si tard, et lui dit qu’elle nel’eût pas réveillée quand bien même elle eût dormi jusqu’àmidi.

« Il vous était nécessaire,ajouta-t-elle, après votre fatigue, de dormir tout votre compte etde vous reposer complètement. C’est encore un grand privilège devotre âge, de pouvoir jouir d’un sommeil aussi profond.

– Est-ce que vous avez passé une mauvaisenuit, madame ? demanda Nelly.

– J’en ai rarement d’autres, mon enfant,répondit mistress Jarley, de l’air d’une martyre ; je ne saispas comment je peux supporter ça. »

Se rappelant les ronflements qu’elle avaitentendus sortir de l’espèce de cabinet où la propriétaire desfigures de cire avait passé la nuit, Nelly pensa que mistressJarley avait rêvé qu’elle était éveillée. Cependant, elle luiexprima son regret d’apprendre que l’état de sa santé fût sifâcheux ; peu après, elle se mit à déjeuner avec songrand-père et Mme Jarley. Le repas achevé, Nelly aida la dameà laver les tasses et les plats et les remit en place. Ces soinsdomestiques une fois terminés, mistress Jarley drapa sur sesépaules un châle de couleur extrêmement éclatante, pour aller faireune tournée par les rues de la ville.

« La caravane va porter les caisses à masalle, dit-elle, et vous pouvez en profiter, mon enfant, pour vousy rendre. Je suis obligée, bien contre mon gré, d’aller à pied dansla ville ; mais le public attend cela de moi, et les personnesqui ont un caractère public ne sont pas maîtresses de leursvolontés quand il s’agit de ces choses-là. Comment me trouvez-vous,mon enfant ? »

Nelly répondit de manière à la contenter, etMme Jarley, après avoir enfoncé une grande quantité d’épinglesdans les diverses parties de sa toilette, après avoir fait bien desefforts inouïs, mais infructueux, pour se voir par derrière, finitpar se montrer satisfaite de sa tournure et s’éloigna d’un pasmajestueux.

La caravane la suivit à une assez courtedistance. Tandis que la voiture était cahotée par le pavé, Nellyregardait à travers la fenêtre pour voir les endroits où l’onpassait, craignant, à chaque coin de rue, que le visage redouté deQuilp ne vînt à lui apparaître.

La ville était belle et spacieuse ; il yavait un square ouvert que la caravane traversa lentement ; aumilieu, se trouvait l’hôtel de ville, avec un beffroi surmontéd’une girouette. Il y avait des maisons de pierre, des maisons debrique rouge, des maisons de brique jaune, des maisons de lattes etde plâtre, et des maisons de bois, la plupart très-vieilles, avecdes figures frustes taillées au bout des solives, qui regardaientd’en haut ce qui se passait dans la rue. Ces dernières maisonsavaient de très-petites fenêtres presque sans lumière et des portescintrées, et, dans les rues les plus étroites, elles surplombaiententièrement le trottoir. Les rues étaient très-propres,très-claires, très-désertes et très-tristes. Quelques flâneursstationnaient auprès des deux auberges de la place vide du marchéet des boutiques ; au seuil d’une maison de charité, desvieillards sommeillaient dans leur fauteuil ; mais c’est àpeine s’il y avait quelques personnes qu’on vît aller de côté etd’autre avec l’air d’avoir un but ; et si par hasard il enpassait une, le bruit de ses pas se prolongeait encore quelquesminutes après sur le bitume bouillant du trottoir. Il semblaitqu’il n’y eût dans la ville que les horloges qui allassent :et encore elles avaient des cadrans si endormis, de lourdesaiguilles si paresseuses, des timbres si fêlés, qu’elles devaientévidemment être en retard. Les chiens eux-mêmes étaient toutassoupis, et les mouches, ivres de sucre fondu dans les boutiquesdes épiciers, oubliaient leurs ailes et leur vivacité pour aller secalciner au soleil, dans le coin de la vitre poudreuse descroisées.

Après un long trajet, accompagné d’un bruitinaccoutumé, la caravane arriva enfin et s’arrêta au lieu del’exposition. Nelly descendit devant un groupe d’enfants ébahis quila prenaient aussi pour un des nombreux items du musée decuriosités, et on aurait eu bien de la peine à leur faire entendreque son grand-père ne fût pas comme elle un chef-d’œuvre demécanique en cire. Les caisses furent déchargées sans encombre etemportées avec grand soin pour être ouvertes par Mme Jarley,qui les déballa, assistée de Georges et d’un autre homme en culottede velours avec un chapeau de feutre gris orné de billets d’entrée.C’étaient des festons rouges, franges et baldaquins destinés à ladécoration de la salle.

Tous se mirent à l’œuvre sans perdre de temps,et avec une activité prodigieuse. Comme l’admirable collectionétait cachée encore par des toiles, de peur que la poussièreennemie ne gâtât le teint de ses personnages, Nelly s’empressa decontribuer aussi de son mieux à la décoration de la salle, et songrand-père lui-même ne resta pas inactif. Les deux hommes, quiavaient l’habitude de ce genre de travail, firent promptementbeaucoup de besogne. Mme Jarley, qui portait toujours sur elleà cet effet une poche de toile semblable à celle des percepteurs detaxe au péage des routes, en tirait des pointes qu’elle distribuaità ses aides, en même temps qu’elle encourageait leur ardeur.

Pendant l’opération, on vit paraître ungentleman fluet, au nez crochu, aux cheveux noirs. Il portait unsurtout militaire écourté, étroit des manches, qui avait étéautrefois couvert de passementerie et de brandebourgs, mais quiaujourd’hui était tristement dépouillé de ses ornements et uséjusqu’à la corde ; il avait aussi un vieux pantalon griscollant, et une paire d’escarpins arrivés bientôt au terme de leurexistence. Il se montra sur le seuil de la porte et sourit d’un airaffable. En ce moment, Mme Jarley lui tournait le dos ;le gentleman à la tournure militaire fit de l’index signe auxsatellites de Mme Jarley de ne pas informer la dame de saprésence, et, s’étant glissé doucement derrière elle, il lui donnaune petite tape sur le cou et continua la plaisanterie encriant :

« Boh !

– Eh ! quoi, monsieur Slum !… ditvivement la propriétaire des figures de cire. Bon Dieu ! quise serait attendu à vous voir ici ?

– Sur mon âme et mon honneur, ditM. Slum, la réflexion est juste. Sur mon âme et mon honneur,la réflexion est judicieuse. Qui se serait attendu à cela !…Georges, mon brave ami, comment va la santé ? »

Georges accueillit cette démonstration amicaleavec une indifférence marquée, et tout en répondant qu’il allaitassez bien comme ça, il continua de jouer du marteau tout le tempset d’enfoncer ses pointes à tour de bras.

« Je suis venu ici, dit le gentleman à lahussarde en se tournant vers Mme Jarley… Sur mon âme et monhonneur, je serais bien embarrassé de vous dire pourquoi j’y suisvenu, car je ne le sais pas moi-même. Je sentais le besoin d’unepetite inspiration, d’un petit rafraîchissement d’esprit, d’unpetit changement d’idées, et… Sur mon âme et mon honneur !s’écria le gentleman à la hussarde en s’interrompant et regardantautour de lui, voilà qui est diablement classique ! Ma foi,Minerve n’aurait pas mieux fait.

– Je pense, en effet, dit Mme Jarley, quecela ne fera pas mal quand ce sera achevé.

– Pas mal ! s’écria M. Slum. Ehbien ! vous me croirez si vous voulez, c’est le bonheur de mavie de penser que je me suis frotté à la poésie, pour m’exercer surcet admirable thème !… À propos… vous n’avez pas d’ordres à medonner ? Il n’y a pas quelque petite chose à faire pourvous ?

– Ça revient si cher, monsieur, réponditMme Jarley, et réellement, je ne vois pas que cela soit bienprofitable.

– Chut ! chut !… dit M. Slumlevant sa main. Pas de plaisanterie, je ne pourrais supporter cela.Ne dites pas que cela n’est pas profitable. Ne dites pas cela. Jesais le contraire.

– Eh bien ! non, je ne crois pas que celasoit bien profitable, répéta Mme Jarley.

– Ah ! ah ! s’écriaM. Slum ; vous n’y êtes plus, vous battez la breloque.Allez donc demander aux parfumeurs, allez demander aux fabricantsde cirage, allez demander aux chapeliers, allez demander auxdirecteurs des bureaux de loterie ; allez leur demander à touset à chacun ce que ma poésie leur a valu, et, retenez bien mesparoles, il n’y en aura pas un qui ne bénisse le nom de Slum. Pourpeu qu’il soit honnête homme, il lèvera les yeux au ciel et bénirale nom de Slum, retenez bien ça. Vous connaissez l’abbaye deWestminster, madame Jarley ?

– Sans doute.

– Eh bien, sur mon âme et mon honneur, vous ytrouverez, dans un angle de ce sombre pilier qu’on appelle le Coindes Poëtes, des noms bien moins célèbres que celui deSlum. »

En disant cela, le gentleman se frappa la têted’une manière expressive pour indiquer qu’elle contenait unecertaine quantité de cervelle. Il ajouta, en ôtant son chapeau quiétait rempli de morceaux de papier :

« J’ai là une petite bluette, oui, unepetite bluette écrite dans un moment d’inspiration ; j’osedire que c’est ce qu’il vous faut pour mettre la ville en feu.C’est un acrostiche. Pour le moment le nom du destinataire estWarren, mais l’idée est transmissible, ou plutôt elle estfaite tout exprès pour Jarley. Prenez-moi cetacrostiche.

– C’est peut-être très-cher, dit la dame.

– Cent sous, dit M. Slum tout en seservant de son crayon en guise de cure-dent. Moins cher que de laprose.

– Je ne pourrais pas en donner plus de troisfrancs.

– Et dix sous, répliqua-t-il. Allons, troiscinquante. »

Mme Jarley ne put résister aux façonspersuasives du poëte, et M. Slum enregistra sur un petitcarnet la somme de trois francs cinquante. Puis M. Slum seretira pour aller modifier son acrostiche, en prenant congé de ladame dans les termes les plus affectueux, et promettant de revenirle plus tôt possible avec une belle copie pour l’imprimeur.

Comme sa présence n’avait ni dérangé niinterrompu les préparatifs, ils étaient déjà très-avancés et furentachevés bientôt après son départ. Quand les festons et guirlandeseurent été disposés avec toute l’élégance désirable, la prodigieusecollection fut découverte. Alors, sur une plate-forme élevée dedeux pieds au-dessus du sol, tout autour de la salle, avec unecorde cramoisie à hauteur d’appui pour les séparer du publicindiscret, apparurent diverses figures brillantes de personnagesillustres, les unes isolées, les autres en groupes ; ellesétaient revêtues de costumes éclatants de tous les pays et de tousles siècles ; elles se tenaient plus ou moins d’aplomb surleurs pieds ; leurs yeux étaient tout grands ouverts, leursnarines très-gonflées, les muscles de leurs jambes et de leurs brastrès-prononcés ; leur physionomie générale exprimait une vivesurprise. Tous les messieurs avaient la poitrine bombée et la barbeextrêmement bleue ; toutes les dames avaient des taillesmerveilleuses. Ces messieurs et ces dames avaient tous les yeuxfixés sur… rien, et semblaient contempler avec une attentionprofonde… le vide.

Lorsque Nelly eut épuisé les formules del’enthousiasme qu’elle avait éprouvé à la première vue de cespectacle, Mme Jarley ordonna qu’on la laissât seule avecl’enfant. Alors elle s’assit au centre, dans un fauteuil, s’armad’une baguette d’osier dont elle se servait depuis longtemps pourmontrer les figures, et se mit en devoir d’instruire Nelly de sonrôle.

L’enfant ayant touché d’abord la premièrefigure de la plateforme :

« Ceci, dit Mme Jarley du tonsolennel qu’elle employait pour ses démonstrations publiques, cecivous représente une infortunée fille d’honneur de la reineElisabeth, qui mourut des suites d’une piqûre au doigt pour avoirtravaillé un dimanche. Remarquez le sang qui coule de sondoigt ; remarquez aussi le trou doré des aiguilles, de cetemps-là… »

Nelly répéta deux ou trois fois cette leçon,apprenant à toucher quand il le fallait le doigt etl’aiguille ; puis elle passa à la figure suivante.

« Ceci, mesdames et messieurs, ditMme Jarley, vous représente Jasper Packlemerton, d’atrocemémoire, qui courtisa et épousa quatorze femmes et les fit périrtoutes en leur chatouillant la plante des pieds tandis qu’ellesdormaient dans la sécurité et dans l’innocence de la vertu. Quandil fut conduit à l’échafaud, on lui demanda s’il regrettait cequ’il avait fait ; il répondit que oui, qu’il était bien fâchéd’avoir tué ses femmes d’une mort si douce, et qu’il espérait quetous les époux chrétiens voudraient bien le lui pardonner. Puissecet exemple servir d’avertissement à toutes les jeunes filles pourqu’elles prennent bien garde au caractère du mari qu’elleschoisiront ! Remarquez que les doigts sont courbés comme pourchatouiller, et que Jasper est représenté clignant de l’œil, selonl’habitude qu’il en avait contractée chaque fois qu’il commettaitses meurtres barbares. »

Lorsque Nell fut assez au courant del’histoire de M. Packlemerton pour pouvoir la dire sans setromper, Mme Jarley passa au gros homme, puis à l’hommemaigre, puis au géant, puis au nain, puis à la vieille dame quimourut pour avoir dansé à cent trente-deux ans, puis à l’enfantsauvage qui vivait dans les bois, puis à la femme qui empoisonnaquatorze familles avec des noix confites, et bien d’autrespersonnages historiques ou qui auraient dû l’être, si on leur avaitrendu justice ; Nelly mit à profit ses instructions, et ellesut si bien les retenir, que pour être restée seulement enferméeune couple d’heures avec le dame, elle se trouva parfaitementfamiliarisée avec tout l’historique de l’établissement, digne enfinde servir de cornac à toutes les figures de cire ou de cicérone auxvisiteurs.

Mme Jarley témoigna vivement lasatisfaction que lui causait cet heureux résultat, et elle mena sajeune amie, son élève chérie, voir les dispositions prises auxportes. Là on avait converti le passage en un bosquet de drap debillard où figuraient les inscriptions dont nous avons parléprécédemment, dues au génie de M. Slum, ainsi qu’une tablerichement ornée qu’on avait placée à la partie supérieure pourMme Jarley elle-même. C’était de ce trône que Mme Jarleydevait présider à tout et recevoir l’argent de la recette, encompagnie de Sa Majesté le roi Georges III, de M. Grimaldi leclown, de Marie Stuart la reine d’Écosse, d’un gentleman anonyme dela secte des Quakers, et de M. Pitt, tenant à la main unmodèle exact du bill pour l’impôt des portes et fenêtres. Àl’extérieur, même soin : on voyait dans le petit portique del’entrée une nonne d’une grande beauté récitant son chapelet,tandis qu’un brigand, avec une chevelure des plus noires et unteint des plus pâles, faisait en ce moment une tournée dans laville en tilbury, un portrait de femme à la main.

Il ne restait plus qu’à distribuerjudicieusement les compositions de Slum, qu’à en communiquerl’effusion pathétique à toutes les maisons particulières et auxgens de commerce, à répandre dans les tavernes et faire circulerparmi les clercs de procureur et autres beaux esprits de l’endroitla parodie commençant ainsi : « Si j’avais un âneassez bête… » Quand tout cela fut fait, quandMme Jarley eut visité en personne les pensionnats avec unprospectus, composé expressément à leur intention, et dans lequelon prouvait d’une manière péremptoire que les figures de cireornaient l’esprit, perfectionnaient le goût et élargissaient lasphère de l’intelligence humaine, cette infatigable dame se mit àtable pour dîner et but un petit coup de sa bouteille suspecte enl’honneur de la belle campagne qui allait s’ouvrir.

Chapitre 29

 

Mme Jarley avait sans contredit un génieinventif. Parmi les moyens variés qu’elle employait pour attirerdes visiteurs à son exposition, la petite Nelly ne fut pas oubliée.Le léger tilbury dans lequel le brigand faisait habituellement sesexcursions fut brillamment orné de drapeaux et de bannières ;le bandit y conserva sa place, toujours en contemplation duportrait de sa bien-aimée, mais Nelly fut installée sur un coussinà côté de lui ; on avait eu soin d’entourer l’enfant de fleursartificielles, et dans cet équipage elle fut promenée lentement parla ville, distribuant des prospectus au son du tambour et de latrompette. La beauté de Nelly, jointe à sa grâce et à sa timidité,produisait une sensation profonde dans la petite ville de province.Le brigand, qui jusqu’alors avait été dans les rues l’objet del’attention exclusive, descendit au numéro deux, et ne devint plusque l’accessoire d’un spectacle dont l’enfant était maintenant leprincipal personnage. De grands garçons commencèrent à s’intéresseraux beaux yeux de Nelly ; une vingtaine au moins de petitsgarçons en tombèrent passionnément amoureux, et vinrent parsemer leseuil de la porte de coquilles de noix et de trognons depommes.

Cette heureuse impression n’échappa pas àMme Jarley. De peur que Nelly ne diminuât de valeur, la damene tarda pas à envoyer le brigand faire de nouveau tout seul sesexcursions, et elle garda l’enfant dans la salle de l’expositionpour y décrire les figures toutes les demi-heures, à la vivesatisfaction de l’auditoire ébahi. Ces séances étaient d’un intérêtsupérieur, par suite du grand nombre d’élèves de pensionnats quis’y pressaient, Mme Jarley n’ayant rien négligé pour seconcilier leur faveur en modifiant, par exemple, la physionomie etle costume de M. Grimaldi le clown, pour lui faire représenterM. Lindley Murray occupé à composer sa grammaireanglaise ; et en faisant d’une coquine célèbre par quelqueassassinat, l’innocente Mme Hanna More. La ressemblanceparfaite de ces deux personnages fut attestée par miss Monflathers,qui était à la tête du principal pensionnat et externat de laville. Elle daigna, avec huit demoiselles choisies, prendre une vueparticulière de l’exposition, et fut frappée de l’extrêmeexactitude des figures. M. Pitt, avec un bonnet de nuit et unerobe de chambre, mais sans bottes, représentait le poëte Cowper às’y méprendre ; et la reine d’Écosse Marie, avec une perruquenoire, un col de chemise blanc et un costume masculin, donnaittellement l’idée de lord Byron, dont on lui avait prêté le nom, queles jeunes personnes en jetèrent un cri d’admiration lorsqu’ellesl’aperçurent. Miss Monflathers, cependant, réprima cetenthousiasme, et reprocha à mistress Jarley de n’avoir pas fait unmeilleur choix, disant que Sa Seigneurie avait professé, de sonvivant, certaines opinions libres tout à fait incompatibles avecl’honneur de se voir mouler en cire après sa mort ; elle parlamême du curé de sa paroisse et du respect dû au clergé, maisMme Jarley ne comprit pas ce qu’elle voulait dire.

Bien que ses fonctions fussent passablementlaborieuses, Nelly trouvait dans la maîtresse de la caravane unepersonne bienveillante et pleine d’attention, qui non-seulementavait un soin particulier pour tout ce qui concernait son propreconfort, mais qui voulait aussi qu’autour d’elle chacun eût sa partde bien-être. Ce dernier goût est, nous devons l’avouer, beaucoupplus rare que le premier, même chez les personnes qui vivent dansune atmosphère supérieure aux caravanes, et l’un n’entraîne pasl’autre, ainsi qu’on pourrait le croire. Comme sa popularité luivalait diverses petites libéralités du public sur lesquelles samaîtresse ne prélevait aucun tribut, et comme son grand-père, quisavait se rendre utile, était également bien traité, Kelly n’avaitaucun sujet d’inquiétude auprès de Mme Jarley, sauf lesouvenir de Quilp et la crainte qu’ils n’en fissent quelque jour larencontre subite.

Quilp, en effet, était comme un perpétuelcauchemar pour l’enfant, tourmentée sans cesse par la vision decette face hideuse, de ce corps rabougri. Pour plus de sûreté, ellecouchait dans la salle d’exposition, et jamais elle n’y entraitpour se mettre au lit sans se tourmenter l’esprit (elle ne pouvaitpas s’en empêcher) à trouver une ressemblance imaginaire entre cesfigures de cire, froides et immobiles comme la mort, avec le nainredouté. Cette idée prenait sur elle parfois tant d’empire, queNelly en venait à se persuader que Quilp avait enlevé telpersonnage de cire pour se mettre à sa place et prendre sesvêtements. Ces figures avaient de grands yeux de verre ;placées l’une derrière l’autre tout autour du lit de l’enfant,elles ressemblaient tant à des personnes naturelles, et en mêmetemps elles différaient tellement de la vie par leur sinistreimmobilité et leur silence, que Nelly en avait souvent une sorte defrayeur, et qu’il lui arrivait fréquemment, étant couchée, de nepouvoir détacher ses yeux de ces fantômes sombres, au point d’êtreobligée de se lever et d’allumer une chandelle, ou d’allers’asseoir à la fenêtre ouverte et chercher la compagnie des étoilespour n’être pas seule. Dans ces moments-là elle évoquait lesouvenir de la vieille maison et de la fenêtre à laquelle autrefoiselle avait l’habitude d’être assise dans sa solitude ; etalors elle songeait au pauvre Kit et à son dévouement, et deslarmes mouillaient ses yeux, et elle pleurait et souriait tout à lafois.

À cette heure de silence, souvent aussi etavec non moins d’anxiété, sa pensée se reportait sur songrand-père ; et tout en admirant comme il se rappelait leurvie précédente, elle se demandait si réellement il avait consciencedu changement de leur condition et du dénûment cruel par lequel ilsavaient récemment passé. Lorsqu’ils suivaient leur course errante,elle avait rarement eu cette idée ; mais maintenant, elle nepouvait s’empêcher de se dire : « Qu’est-ce quiarriverait s’il allait tomber malade, ou si les forces venaient àme manquer ? » Il était plein de zèle et de bonnevolonté, heureux de faire quelque petite chose et satisfait depouvoir se rendre utile ; mais il avait conservé sa mêmeinsouciance. Pas la moindre espérance d’amélioration. Un véritableenfant, une pauvre créature sans idée, sans ressort, un bonvieillard sans fiel, ayant une tendresse pleine d’égards, pour sapetite-fille, pouvant éprouver des impressions, soit agréables,soit pénibles, mais mort à tout le reste. Nelly s’affligeait de sonétat ; elle s’affligeait de le voir quelquefois s’asseoir prèsd’elle à rien faire, occupé seulement de lui sourire avec un signede tête lorsqu’elle tournait vers lui son regard ; ou biencaresser quelque petit enfant, le promener des heures entières,embarrassé de ses questions enfantines, mais toujours patient parle sentiment instinctif de sa propre décadence, humilié même devantl’esprit d’un nouveau-né. Tout cela affligeait tant Nelly, qu’ellefondait en larmes et se retirait dans quelque endroit écarté pour ytomber à genoux en suppliant Dieu de guérir son grand-père.

Mais ce n’était pas à le voir dans cet état,puisque du moins il était content et calme, ce n’était pas non plusà méditer dans la solitude sur l’altération des facultés duvieillard, que Nelly devait souffrir le plus, quoique ce fussentdéjà de rudes épreuves pour un jeune cœur. Un motif de chagrin bienautrement grave et profond ne devait pas tarder à l’attristerencore.

Un dimanche soir, un jour de fête, de repos,Nelly et son grand-père sortirent pour faire un tour ensemble.Depuis quelque temps ils avaient été étroitement renfermés ;la beauté et la chaleur de l’atmosphère les y encourageant, ilspoussèrent leur promenade assez loin. En s’éloignant de la ville,ils avaient pris une chaussée qui menait dans de belles prairies.Ils pensaient que cette chaussée aboutirait à la route qu’ilsvenaient de quitter, et les ramènerait sur leurs pas.

Mais le détour fut plus long qu’ils nel’avaient supposé, et ils se virent entraînés en avant jusqu’aucoucher du soleil ; ce fut alors qu’ayant retrouvé la tracequ’ils cherchaient, ils s’arrêtèrent pour se reposer.

L’ombre était descendue par degrés : leciel était sombre et triste maintenant, excepté sur le point del’horizon où le soleil, en se couchant dans toute sa gloire,amoncelait l’or et le feu dont les reflets de cendre ardenterayonnaient çà et là à travers le voile obscur de la nuit, etprojetaient sur la terre une teinte empourprée. Le vent commença àmugir en sourds murmures, à mesure que le soleil se retira,emmenant le jour avec lui ; des nuages noirs s’amoncelèrent,apportant dans leur sein le tonnerre et les éclairs. De grossesgouttes de pluie ne tardèrent pas à tomber. Lorsque les nuagesorageux étaient emportés au loin, d’autres aussitôt remplissaientle vide qu’ils avaient laissé, et s’étendaient sur l’horizon.Tantôt on entendait le sourd grondement d’un tonnerre éloigné,tantôt c’était l’éclair qui fendait la nue, et tantôt des ténèbresprofondes qui fondaient en un instant sur la terre.

Craignant de s’abriter sous un arbre ou contreune haie, le vieillard et l’enfant hâtèrent le pas sur la granderoute. Ils espéraient trouver quelque maison qui leur offrît unrefuge contre l’orage maintenant tout à fait déclaré et de plus enplus violent. Trempés par la pluie qui tombait avec force, étourdispar les éclats de la foudre, éblouis par le feu des éclairsrépétés, ils eussent passé devant une maison isolée sans se douterqu’elle fût si près, si un homme qui se tenait sur le seuil de laporte ne les eût invités gaiement à venir se mettre à l’abri.

« Il faut, dit-il en se retirant de saporte et couvrant ses yeux de sa main devant le zigzag d’un éclair,il faut que vous ayez de meilleures oreilles que celles de bien desgens si vous n’avez pas plus peur que cela d’être aveuglés par letonnerre. Qu’est-ce que vous aviez donc à passer si vite,hein ? ajouta-t-il en fermant la porte et les menant par uncouloir à une chambre de derrière.

– Nous n’avions pas aperçu cette maison,monsieur, répondit Nelly, jusqu’au moment où vous nous avezparlé.

– Ce n’est pas étonnant, dit l’homme, avec depareils éclairs qui vous donnent dans les yeux. Tenez, vous ferezmieux d’entrer ici vous asseoir près du feu pour vous sécher unpeu. Si vous n’avez besoin de rien, vous n’êtes point obligés derien prendre, n’ayez pas peur. C’est ici une auberge, voilà tout.Le Vaillant Soldat est bien connu, Dieu merci.

– Cette maison porte le nom du VaillantSoldat, monsieur ? demanda Nelly.

– Je croyais que tout le monde le savait. D’oùdonc venez-vous pour ne point connaître le Vaillant Soldataussi bien que le catéchisme de la paroisse ? C’est ici leVaillant Soldat, tenu par James Groves, Jem Groves, lebrave Jem Groves, un homme d’une moralité sans tache, et qui apar-dessus le marché un bon jeu de quilles à l’abri de la pluie. Siquelqu’un a quelque chose à dire contre Jem Groves, il n’a qu’àvenir le dire à Jem Groves, et Jem Groves est bon pour arranger unepratique de toute façon, à cent francs par tête etau-dessus. »

En prononçant ces mots, l’orateur se frappasur le gilet pour donner à entendre que c’était lui qui était ceJem Groves si vanté, vrai pendant naturel d’un Jem Groves enpeinture, qui, du haut de la cheminée, semblait lancer un défi àtoute la société en général, et portait à ses lèvres un verre àdemi rempli de grog à l’eau-de-vie en buvant à la santé de JemGroves.

Comme la nuit était fort chaude, on avait tiréun grand paravent au milieu de la salle pour servir d’abri contrel’ardeur du feu. Il sembla que de l’autre côté du paraventquelqu’un avait élevé des doutes sur l’honorabilité deM. Groves et donné lieu en conséquence à cette apologiepersonnelle : car M. Groves témoigna son mécontentementen appliquant un bon coup sur le paravent avec le revers de sesdoigts, puis il attendit qu’on lui fît une réponse. Mais la réponsene vint pas. Alors il reprit :

« Est-ce qu’il y a quelqu’un qui sepermettrait de critiquer Jem Groves chez lui ?… Il n’y a qu’unseul homme, oui, un seul assez hardi pour cela, et cet homme-làn’est pas à cent lieues d’ici. Mais cet homme en vaut bien unedouzaine ; et celui-là je lui permets de dire de moi tout cequ’il voudra. Il le sait bien. »

Pour reconnaître ce gracieux compliment, unevoix haute et rude ordonna à M. Groves de cesser son tapage etd’allumer une chandelle. Et la même voix ajouta que le mêmegentleman n’avait pas besoin de faire le crâne, que tout le mondesavait bien ce qu’il fallait en croire.

« Nell, ils jouent aux cartes ! dittout bas le vieillard, ému tout à coup. Ne les entendez-vouspas ?

– Mouchez cette chandelle, dit la voix ;c’est à peine si je puis distinguer les figures dans mon jeu ;et puis fermez vivement ce volet de fenêtre, voulez-vous. Par letonnerre qu’il fait, votre bière ne sera pas fameuse. Partiegagnée ; sept schellings six pence pour moi, vieil Isaac.Première manche.

– Les entendez-vous, Nell, lesentendez-vous ? murmura de nouveau le vieillard, dont l’ardeurs’accrut au tintement de l’argent sur la table.

– Je n’ai jamais vu d’orage comme celui-ci,dit une voix aigre et fêlée, de la plus désagréable nature, aprèsun coup de tonnerre qui avait ébranlé toute la maison ; mafoi, non, je n’ai jamais vu rien de semblable, depuis la nuit où levieux Luc Withers gagna treize fois de suite par la rouge. Je merappelle que nous disions tous qu’il fallait qu’il eût le diablepour associé ; c’était bien, en effet, une nuit dudiable ; et je suppose qu’il regardait le jeu de Witherspar-dessus son épaule, pour le conseiller, sans que personne pût levoir.

– Ah ! répliqua la grosse voix, pour cequi est des gains du vieux Luc, en gros et en détail, quelquesannées avant, je me souviens d’un temps où il était bien le moinschanceux et le plus malheureux des hommes. Jamais il ne secouait uncornet de dés, jamais il ne jetait une carte sans être dépouillé,étrillé, plumé comme un pigeon.

– Entendez-vous ce qu’il dit ? murmura levieillard. L’entendez-vous, Nell ? »

L’enfant vit avec surprise, ou plutôt aveceffroi que le maintien de son grand-père avait subi un changementcomplet. Son visage était tout enflammé ; son teint animé, sesyeux brillants, ses dents serrées, sa respiration courte ethaletante ; et sa main, qu’il avait appuyée sur le bras de sapetite-fille, tremblait si violemment, que Nelly en tremblaitelle-même comme la feuille.

« Vous êtes témoin, murmura-t-il enportant son regard en avant, que c’est toujours là ce que j’aidit ; que je le savais bien, que j’en rêvais, que j’en étaistrop sûr, et que cela devait être !… Combien d’argentavons-nous, Nell ? voyons ! je vous ai vu de l’argenthier. Combien avons-nous ? Donnez-le-moi !

– Non, non, mon grand-père, laissez-moi legarder, dit l’enfant effrayée. Éloignons-nous d’ici. Ne faites pasattention à la pluie, je vous en prie, éloignons-nous.

– Donnez-le-moi, je vous dis, répliquabrusquement le vieillard… Chut ! chut ! ne pleure pas,Nell. Si je t’ai parlé avec rudesse, ma chère, c’est sans levouloir. C’était pour ton bien. Je t’ai fait du tort, Nell, mais jeréparerai cela, je le réparerai… Où est l’argent ?

– Ne le prenez pas, dit l’enfant, je vous enprie, ne le prenez pas. Pour notre salut à tous deux laissez-moi legarder ou le jeter. Il vaut mieux le jeter que de vous le donner.Partons, partons !

– Donne-moi l’argent ; il faut que jel’aie. Là, là, ma chère Nell. C’est cela, va, je t’enrichirai unjour, mon enfant, je t’enrichirai ; ne crains rien. »

Elle tira de sa poche une petite bourse. Il laprit avec la même impatience fébrile qui respirait dans sesparoles, et sans perdre un instant il se dirigea vers l’autre côtédu paravent. Il eût été impossible de l’arrêter ; l’enfant dutse résigner et le suivre de près.

L’aubergiste avait posé une lumière sur latable et était occupé à tirer le rideau de la fenêtre. Lesindividus que Nelly et le vieillard avaient entendus étaient deuxhommes, qui avaient devant eux un jeu de cartes et quelques piècesd’argent. Ils marquaient à la craie leurs parties sur le paraventmême. L’homme à la voix rauque était un gros compère d’âge moyen,avec d’épais favoris noirs, les joues pleines, une bouche malfaite, un cou de taureau qui se déployait à l’aise sous un mouchoirrouge à peine attaché. Il avait sur la tête son chapeau d’un blancsale, et auprès de lui figurait un gros gourdin noueux. L’autrehomme, que son compagnon avait appelé Isaac, offrait une apparenceplus chétive ; il était voûté, la tête dans les épaules,très-laid, et son regard sournois avait quelque chose de bas et desinistre.

« Eh bien ! mon vieux monsieur, ditIsaac en promenant ses yeux louches, est-ce que vous nousconnaissez ? Ce côté du paravent n’est pas public,monsieur.

– J’espère qu’il n’y a pas d’indiscrétion…répliqua le vieillard.

– Si fait, goddam ! si fait, monsieur, ily a de l’indiscrétion, dit l’autre, interrompant brusquement levieillard ; il y a de l’indiscrétion à venir déranger deuxgentlemen en tête-à-tête.

– Je n’avais pas l’intention de vous offenser,dit le vieillard, les yeux ardemment fixés sur les cartes ; jepensais que…

– Vous n’aviez pas le droit de penser,monsieur, dit Isaac. Que diable, un homme de votre âge devrait êtreplus réservé.

– Voyons, mauvais garçon, dit le gros homme,levant pour la première fois ses yeux de dessus les cartes, nepouvez-vous pas le laisser parler ? »

L’aubergiste, qui probablement était décidé àgarder la neutralité jusqu’à ce qu’il sût au juste quel parti legros homme embrasserait, fit chorus avec lui, en disant :

« C’est vrai aussi, ne pouvez-vous pas lelaisser parler, Isaac List ?

– Ne pouvez-vous pas le laisser parler ?…dit Isaac d’un ton ricaneur, contrefaisant de son mieux avec savoix aigre le ton de l’aubergiste. Certainement si, je puis lelaisser parler, Jemmy Groves.

– Alors ne l’en empêchez pas, » ditl’aubergiste.

Le regard louche de M. List prit uncaractère menaçant, et l’on avait tout lieu de craindre que laquerelle ne se terminât pas là, quand son compagnon, qui avaitsoigneusement examiné le vieillard, coupa court à toutecontroverse.

« Qui sait, dit-il avec un clignementd’yeux, qui sait si le gentleman ne songeait pas à demanderpoliment s’il ne pourrait pas avoir l’honneur de faire une partieavec nous ?

« C’est justement cela ! s’écria levieillard. C’était bien ma pensée. Je ne demande pas autrechose.

– J’en étais sûr, dit l’autre. Qui sait mêmesi le gentleman, allant au-devant de notre refus de jouer seulementpour la gloire, ne voulait pas nous demander poliment à jouer pourde l’argent ? »

Le vieillard répondit en secouant sa petitebourse dans sa maie contractée ; il la posa sur la table, etil s’empara des cartes avec l’avidité d’un avare qui saisit del’or.

« Oh ! très-bien, dit Isaac ;si c’était là ce que désirait monsieur, je prie monsieur dem’excuser. Cette petite bourse appartient à monsieur ? Unetrès-jolie petite bourse. Elle est un peu légère, ajouta-t-il en lajetant en l’air et la rattrapant avec dextérité, mais il y a encorede quoi s’amuser une demi-heure.

– Nous pourrons jouer à quatre et nousassocier, Groves dit le gros homme. Tenez, Jemmy, voilà unsiège. »

L’aubergiste, qui n’en était pas à son coupd’essai, s’approcha de la table et prit un siège. L’enfant,désespérée, tira son grand-père à part et le supplia encore unefois de partir.

« Venez, grand-père… Nous pouvons être siheureux !

– Oui, nous serons heureux, répliqua vivementle vieillard. Laisse-moi faire, Nell. C’est dans les cartes et lesdés que sont nos moyens de bonheur. Les petits ruisseaux font lesgrandes rivières. Ici il n’y a pas grand’chose à gagner ; maisavec le temps nous gagnerons davantage. Je ne veux que doubler monargent ; et je te donnerai tout, ma mignonne.

– Que Dieu nous assiste ! s’écrial’enfant. Oh ! quel malheur que nous soyons venusici !

– Chut ! fit le vieillard, posant sa mainsur la bouche de Nelly. La fortune n’aime pas le bruit. Ne luiadressons pas de reproche, ou bien elle nous tournera le dos. J’enai souvent fait l’expérience.

– Eh bien ! monsieur, dit le groshomme ; si vous ne venez pas, donnez-nous les cartes, s’ilvous plaît.

– Je viens, dit vivement le vieillard.Assieds-toi, Nell, assieds-toi et regarde. Sois tranquille, toutsera pour toi, – tout, – jusqu’au dernier sou. Je ne veux pas leleur dire, non, non, car ils ne voudraient pas jouer, ilscraindraient la chance qu’une si bonne cause met nécessairement demon côté. Regarde-les. Vois ce qu’ils sont et ce que tu es. Commentveux-tu que nous ne gagnions pas ?

– Monsieur a changé d’avis et il ne veut plusvenir, dit Isaac, feignant de se lever de table. Je suis fâché quemonsieur ait pris peur. Qui ne risque rien n’a rien ; maismonsieur sait ce qu’il a à faire.

– Moi ! je suis prêt. Qui est-ce donc quirecule ? ce n’est pas moi. N’ayez pas peur, ce n’est pas moiqui bouderai. »

En parlant ainsi, le vieillard approcha unechaise de la table, et les trois autres partenaires s’y étantplacés au même instant, le jeu s’ouvrit.

Assise à peu de distance, l’enfant suivaitavec inquiétude la marche de la partie. Indifférente au gain, etpensant seulement à la passion aveugle qui s’était de nouveauemparée de son grand-père, gain ou perte étaient même chose à sesyeux. S’applaudissant d’un succès momentané, ou abattu par unéchec, le vieillard était égaré ou hors de lui, rempli d’uneanxiété si fébrile et si dévorante, d’une agitation si terriblepour ces misérables enjeux, que la pauvre Nelly aurait peut-êtrepréféré le voir mort. Et cependant c’était elle qui était la causeinnocente de toutes les tortures du vieillard ; et lui, quijouait avec une soif de gain aussi sauvage qu’en éprouva jamais lejoueur le plus insatiable, il n’avait pas une seule pensée qui nefût pour elle.

Au contraire, les trois autres, desmisérables, des brelandiers de profession, tout en veillant à leursintérêts, étaient aussi froids, aussi tranquilles que si laconscience de la plus pure vertu habitait dans leur cœur. Parfoisl’un d’eux lançait à l’autre un sourire, ou mouchait la chandellevacillante, ou regardait l’éclair qui brillait à travers la fenêtreouverte et le rideau flottant, ou écoutait quelque coup de tonnerreplus fort que les précédents, en témoignant de l’impatience, commesi ce bruit le dérangeait. Mais ils restaient assis, calmes etindifférents à toute autre chose que leurs cartes, philosophesparfaits, au moins en apparence, car ils ne montraient pas plus depassion ou d’ardeur que s’ils avaient été de pierre.

Durant trois heures l’orage avait déployé safureur ; les éclairs étaient devenus enfin plus faibles etmoins fréquents ; le tonnerre qui avait paru rouler et éclatersur la tête même des joueurs, semblait s’être éloigné et ne plusrendre qu’un son étouffé ; et pourtant le jeu continuait, sansque personne songeât à la triste Nelly.

Chapitre 30

 

Enfin le jeu se termina. Isaac List gagnaseul. Mat et l’aubergiste supportèrent leur perte avec la forced’âme d’un joueur de profession. Isaac empocha son gain de l’aird’un homme qui s’était attendu à ce résultat, et qui n’en éprouvaitni plaisir ni surprise.

La petite bourse de Nelly était épuisée, etcependant le vieillard, en voyant sa bourse vide et les autresjoueurs levés de table, tenait encore les yeux attachés sur lescartes ; il les taillait comme on les avait tailléesprécédemment, et il les retournait en les jetant pour voir le jeuqu’auraient eu ses adversaires si la partie avait continué. Cetteoccupation l’absorbait tout entier, quand l’enfant s’approcha delui et posa sa main sur l’épaule de son grand-père, en lui disantqu’il était près de minuit.

« Vois la fatalité qui s’attache auxmalheureux, ma Nell, dit-il en montrant les paquets de cartes qu’ilavait étalés sur la table. Si j’avais pu tenir un peu pluslongtemps, la chance eût tourné de mon côté. Oui, c’est aussi sûrqu’il y a des figures sur ces cartes. Vois, vois, voisencore !

– Jetez ces cartes, dit vivement l’enfant.Tâchez de ne plus y penser jamais.

– N’y plus penser ! s’écria-t-il entournant vers elle son visage hagard et la considérant d’un aird’incrédulité. N’y plus penser ! Comment réussirions-nousjamais à devenir riches si je n’y pensais plus ?

L’enfant ne put que secouer la tête.

« Non, non, ma Nell, reprit-il en luicaressant la joue ; il ne faut pas me dire de ne plus penseraux cartes. Nous corrigerons la fortune la première fois. Patience,patience, je te donnerai réparation, je te le promets. On perdaujourd’hui, on gagne demain. On ne peut rien gagner sans peine.Viens, je suis prêt.

– Savez-vous quelle heure il est ? ditM. Groves, qui était en train de fumer avec ses amis ;minuit passé.

– Et il pleut toujours, ajouta le groshomme.

– Le Vaillant Soldat, tenu par JamesGroves, dit l’aubergiste, citant son enseigne. Bons lits, bon logisà pied, à cheval, et pas cher. Minuit et demi.

– Il est bien tard, dit tristementNelly ; je voudrais bien que nous fussions partis plus tôt.Que va-t-on penser de nous ? Il sera deux heures au moinsquand nous arriverons. Qu’est-ce qu’il nous en coûterait, monsieur,si nous nous arrêtions ici ?

– Deux bons lits, pour trente-six sous ;pour le souper et la bière, vingt-cinq sous ; total, troisfrancs cinq. »

Nelly avait encore la pièce d’or cousue danssa robe. Elle pensa à l’heure avancée et aux habitudes régulièresde Mme Jarley pour se mettre au lit ; elle se représental’effroi de la bonne dame, lorsque, au milieu de la nuit, elleentendrait retentir son marteau ; d’autre part, elle réfléchitque, s’ils restaient dans l’auberge où ils étaient et se levaientle lendemain de grand matin, ils pourraient être de retour avantque Mme Jarley fût éveillée et donner pour raison plausible deleur absence l’orage qui les avait surpris. En conséquence, aprèsune assez longue hésitation, elle se décida à rester. Elle pritdonc à part son grand-père et lui proposa de coucher à l’auberge,en lui disant qu’elle avait gardé assez d’argent pour payer leurdépense.

« Si je l’avais eu, cet argent !…murmura le vieillard ; si je l’avais seulement su il y aquelques minutes !…

– Nous resterons ici si cela vous convient,dit Nelly, se tournant vivement vers l’aubergiste.

– Je crois que c’est prudent, ditM. Groves. On va vous servir à souper sur-le-champ. »

En effet, quand M. Groves eut fumé sapipe, qu’il en eut secoué la cendre, et qu’il l’eut poséesoigneusement, la tête en bas, dans un coin du foyer, il apporta dupain, du fromage et de la bière avec force éloges sur leurexcellente qualité, et invita ses hôtes à se mettre à table et àfaire comme chez eux. Nelly et son grand-père mangèrent peu,absorbés qu’ils étaient tous deux par leurs réflexions. Isaac etMat, qui trouvaient la bière un liquide trop faible et trop douxpour leur constitution, se consolèrent avec des liqueurs et dutabac.

Comme Nelly et son grand-père devaient quitterla maison le lendemain de très-bonne heure, l’enfant était presséede payer leur dépense avant qu’ils allassent se coucher. Maissentant la nécessité de soustraire son petit trésor à laconnaissance de son grand-père, et ne pouvant payer sans changer lapièce d’or, elle la tira secrètement de l’endroit où elle l’avaitcachée, et la présenta à l’aubergiste derrière son comptoir,lorsqu’elle eut saisi une occasion opportune pour le suivre hors dela salle.

« Voulez-vous, s’il vous plaît, dit-elle,me changer cette pièce ? »

M. James Groves éprouva une assez vivesurprise. Il considéra la guinée, la fit sonner, regarda l’enfant,puis contempla de nouveau la pièce d’or, comme s’il voulaitdemander d’où elle tenait cela. Cependant, la pièce étant bonne etchangée chez lui, il pensa en aubergiste prudent que lesinformations n’étaient pas son affaire. Il changea donc la guinée,et, prélevant l’écot, donna le surplus à Nelly. Celle-ci revenaitvers la chambre où elle avait passé la soirée, lorsqu’elle crutvoir une ombre s’y glisser du côté de la porte. Il n’y avait rienqu’un long couloir noir entre cette porte et l’endroit où elleavait changé : bien certaine que personne n’avait pu pénétreren ce lieu tandis qu’elle y était, elle fut frappée de l’idéequ’elle avait été épiée.

Mais par qui ?

Lorsque Nelly rentra dans la salle, elle enretrouva tous les habitants exactement dans la position où elle lesavait quittés. Le gros homme était étendu sur deux chaises, la têteappuyée sur sa main ; l’homme aux yeux louches était dans uneattitude semblable, au côté opposé de la table. Entre eux étaitassis le grand-père, les regards attachés sur l’heureux gagnantavec une sorte d’admiration avide et suspendu à sa parole comme sic’était un être supérieur. Nelly resta d’abord confondue desurprise et chercha autour d’elle pour voir s’il y avait là uneautre personne. Non, rien n’était changé. Alors elle demanda toutbas à son grand-père si quelqu’un était, en son absence, sorti dela salle.

« Non, répondit-il, personne. »

Il fallait donc qu’elle l’eût rêvé ; etcependant il était étrange que, sans aucune raison, elle se fûtimaginé apercevoir si distinctement une figure. Elle y pensaitencore et n’était pas sortie de son étonnement quand une servantevint avec une lumière la conduire à sa chambre.

Le vieillard prit congé de la compagnie, ettous deux montèrent l’escalier.

La maison était vaste, distribuée d’unemanière irrégulière, avec des corridors sombres et de largesescaliers, que la faible clarté des chandelles semblait rendreencore plus obscurs. Nelly laissa son grand-père dans la chambrequi lui avait été assignée et suivit son guide jusqu’à l’autre, quise trouvait à l’extrémité d’un corridor. On y montait par unedemi-douzaine de marches délabrées. Cette chambre avait étépréparée pour l’enfant. La servante s’établit quelques instants àcauser et à conter ses peines. Sa place n’était pas bonne,dit-elle ; ses gages étaient minces et il y avait beaucoup debesogne ; elle devait s’en aller d’ici à quinze jours :la demoiselle ne pourrait-elle pas la recommander ailleurs ?Elle avait peur d’avoir bien du mal à trouver une autre place, ausortir d’une maison mal famée, hantée seulement par des joueurs deprofession. Elle serait fort surprise que les habitués du lieufussent la crème des honnêtes gens ; mais pour rien au mondeelle ne voudrait que ses paroles fussent répétées. Puis elle fitpar-ci par-là quelque allusion en passant à un amoureux qu’elleavait rebuté et qui avait menacé de s’engager comme soldat ;elle promit ensuite de frapper à la porte le lendemain au point dujour, et enfin… Bonne nuit !

Une fois seule, Nelly ne se trouva pas fort àl’aise. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à la figure quis’était glissée le long du couloir ; et ce que la servanteavait dit n’était pas de nature à la rassurer. Ces hommes avaientun air particulier. Peut-être gagnaient-ils leur vie à voler etassassiner les voyageurs. Qui sait ?…

Malgré ses efforts pour dompter ses craintesou les oublier du moins un moment, l’anxiété que lui avaientinspirée les aventures de la nuit lui revenait toujours. La passiond’autrefois s’était réveillée dans le cœur du vieillard, et Dieuseul savait où elle pourrait l’entraîner encore. Quelle inquiétudeleur absence n’avait-elle pas dû causer déjà chezMme Jarley ! peut-être s’était-on mis à leur recherche.Le lendemain matin, leur pardonnerait-on, ou bien les mettrait-on àla porte, livrés de nouveau à l’abandon ? Oh ! pourquois’étaient-ils arrêtés dans cette fâcheuse maison ! combien ileût mieux valu, à tout risque, continuer leur route !

Enfin le sommeil appesantit par degrés sespaupières ; un sommeil brisé, agité, où, dans ses rêves, illui semblait qu’elle tombait du haut de quelque tour et dont elles’éveillait en sursaut avec de grandes terreurs. Un sommeil plusprofond succéda au premier, et alors, qu’est-ce ?… Quelqu’undans la chambre !…

Oui, il y avait quelqu’un.

Nelly avait entr’ouvert la persienne pourapercevoir le jour aussitôt que l’aube naîtrait. Entre le pied dumur et la croisée encore obscure, rampait et se glissait une sortede fantôme, cheminant sans bruit sur les mains et décrivant uncercle autour du lit. L’enfant n’avait la force ni de crier pourappeler à son secours, ni de faire un mouvement : elle restaitimmobile et attendait…

Le fantôme s’approcha silencieusement etfurtivement du chevet du lit. Il était tellement près del’oreiller, que Nelly se renfonça, de peur que ces mains errantesne rencontrassent son visage en tâtonnant. Il fit un mouvement ducôté de la fenêtre, puis il tourna la tête vers Nelly.

Cette masse noirâtre n’était qu’une tache surle fond moins obscur de la chambre ; mais Nelly vit bien latête se tourner, elle vit bien, à ne pouvoir s’y méprendre, que lesyeux de l’homme regardaient et que ses oreilles écoutaient. Alorsil s’arrêta, immobile comme Nelly. Enfin, le visage toujours fixésur elle, il farfouilla dans quelque chose avec ses mains, etl’enfant entendit tinter de l’argent.

Ensuite le fantôme revint sur ses pas,toujours silencieux : il replaça les vêtements qu’il avaitpris à côté du lit, et se remit à quatre pattes pour se glisserjusqu’à la porte. Quelque furtifs que fussent ses mouvements, Nellyentendit le parquet craquer sous lui, car elle pouvait l’entendresi elle ne le voyait pas. Il finit par gagner la porte, et là il seremit sur ses pieds. Les marches de l’escalier retentirent sous sonpas furtif… Le fantôme avait disparu.

La première pensée de l’enfant fut de sesoustraire à la terreur qu’elle éprouvait de se trouver isolée danscette chambre, d’aller chercher compagnie, de ne pas rester touteseule, et de recouvrer ainsi l’usage de la parole que la peur luiavait fait perdre. Sans savoir même qu’elle eût quitté son lit,elle courut à la porte.

Mais là encore elle aperçut le fantôme sur ladernière marche de son escalier.

Elle ne pouvait passer ; elle y eûtréussi peut-être dans les ténèbres sans être saisie au passage,mais son sang se figeait rien que d’y penser. Le fantôme se tenaittranquille et elle aussi, non par courage, mais parnécessité ; car il n’était guère moins dangereux pour elle derentrer dans sa chambre que de descendre.

Au dehors, la pluie battait les murs avec,rage et tombait à flots du toit de chaume. Des moucherons et descousins, faute de pouvoir s’aventurer en plein air, volaient çà etlà dans l’obscurité, se heurtant contre la muraille et le plafond,et remplissaient de leurs bourdonnements ce lieu silencieux. Lefantôme remua de nouveau. Involontairement, l’enfant fit de même.Une fois dans la chambre de son grand-père, elle serait ensûreté.

L’homme suivit le corridor jusqu’à ce qu’ileût gagné la porte même que Nelly souhaitait si ardemmentd’atteindre. L’enfant, en se sentant si près de son refuge, allaits’élancer pour se jeter dans la chambre et s’y renfermer, quand lefantôme s’arrêta encore.

Une affreuse idée la saisit : si cethomme entrait là, s’il voulait attenter à la vie duvieillard !…

Nelly se sentit défaillir.

Cependant le fantôme entra dans lachambre.

À l’intérieur, il y avait une faiblelumière ; et Nelly, encore muette d’effroi, complètementmuette, et presque inanimée, se hasarda à regarder.

La porte était restée en partie ouverte.Ignorant ce qu’elle faisait, mais ne songeant qu’à sauver songrand-père ou à périr avec lui, Nelly s’inclina…

Ah ! quel tableau frappa sesyeux !

Le lit n’avait pas été occupé ; iln’était pas même défait. Devant une table était assis le vieillard,seul dans la chambre. Son pâle visage était tout illuminé parl’ardeur cupide qui brillait dans son regard, en comptant l’argentqu’il venait de voler à sa petite-fille de ses propres mains.

Chapitre 31

 

L’enfant s’éloigna de la porte et regagna sachambre d’un pas plus faible, plus incertain encore que lorsqu’elles’était approchée de celle de son grand’père. La terreur qu’elleavait ressentie tout à l’heure n’était rien, en comparaison decelle qui l’accablait maintenant. Un voleur étranger, un aubergisteinfidèle, complice du vol fait à ses hôtes, ou même se glissantjusqu’à leurs lits pour les tuer au sein de leur sommeil, unbrigand nocturne, quelque terrible, quelque cruel qu’il pût êtren’eût pas éveillé dans son cœur la moitié de la crainte qu’elleéprouva en reconnaissant son visiteur mystérieux. Ce vieillard à latête blanche, rampant comme un fantôme dans sa chambre, pour ycommettre un vol, profitant pour cela du sommeil supposé de sapetite-fille, puis emportant son butin et le couvant des yeux avecla joie sauvage dont Nelly venait d’être témoin, c’était plusaffreux, bien plus affreux, bien plus triste à songer, que tout ceque son imagination aurait pu rêver de plus effrayant. S’il allaitrevenir !… car il n’y avait ni serrure ni verrou à la porte…Si, craignant d’avoir laissé quelque argent derrière lui, ilrevenait faire de nouvelles recherches !… Une terreur vague,un sentiment d’horreur accompagnaient l’idée qu’il pourrait seglisser encore furtivement dans la chambre et tourner son visagevers le lit inoccupé, pendant qu’elle se blottirait encore au piedpour éviter son contact. Oh ! cette idée n’était passupportable.

Nelly s’assit et prêta l’oreille.

Chut !… un pas résonne sur l’escalier, laporte s’ouvre doucement…

Non, ce n’était que pure imagination ;mais l’imagination avait chez Nelly toutes les terreurs de laréalité. C’était pis, car la réalité eût eu sa fin comme soncommencement, tandis que dans son imagination c’était une visionqui revenait toujours, et ne s’en allait jamais.

Le sentiment qui obsédait Nelly était unesorte d’horreur vague et indéfinie. À coup sûr, elle n’avait paspeur du bon vieux grand-père qui n’avait été frappé de cettemaladie de l’esprit que par amour pour elle ; mais l’hommequ’elle avait vu cette nuit emporté par la fièvre d’un jeu dehasard, s’embusquant dans sa chambre, puis comptant l’argent dérobéà la faible lueur d’une chandelle, cet homme ne lui semblait plusle même ; ce n’était plus lui, ce n’était que sa monstrueuseparodie. N’y avait-il pas de quoi reculer de frayeur en songeantque cette caricature du vieillard s’était approchée tout prèsd’elle ! Elle ne pouvait pas associer dans sa pensée soncompagnon chéri, son grand-père bien-aimé, à cette autre imagementeuse qui lui ressemblait tant et lui ressemblait si peu. Elleavait pleuré de le voir faible et presque en enfance… Mais, c’estmaintenant qu’elle allait avoir bien plus de motifs de pleurer.

Nelly se tenait assise, roulant toutes cespensées dans sa tête, jusqu’à ce que le fantôme qui habitait sonimagination y grandit dans des proportions si terribles, sieffrayantes, que la pauvre enfant eût trouvé quelque douceur àentendre la voix de son grand-père, ou, s’il dormait, seulement àle voir, pour éloigner ainsi un peu les craintes qui se groupaientautour de son image. Elle s’élança vers l’escalier et le corridor.La porte était encore entre-bâillée, comme elle l’avait laissée, lachandelle brûlait toujours.

Nelly avait elle-même sa chandelle à la main.Elle était préparée d’avance à dire, si le vieillard était éveillé,qu’elle se sentait indisposée, qu’elle ne pouvait dormir et qu’elleétait venue voir s’il n’avait pas oublié d’éteindre sa chandelle.En jetant un regard dans la chambre, elle reconnut que songrand-père reposait tranquillement dans son lit, ce qui l’enhardità entrer.

Il s’était endormi promptement. Sur son visagenulle trace de passion ; ni avidité, ni anxiété, ni désirbouillant, mais la douceur, la tranquillité, la paix. Ce n’étaitplus le joueur, ce n’était plus l’ombre sinistre qui lui étaitapparue dans sa chambre ; ce n’était pas même l’homme auxtraits fatigués et flétris dont elle avait si souvent aperçu avecaffliction le visage aux premières lueurs du matin : c’étaitson cher vieil ami, son innocent compagnon de voyage ; c’étaitson bon, son bien-aimé grand-père.

Elle n’éprouva donc aucune crainte enconsidérant ses traits calmes dans le sommeil, mais elle avait aucœur un profond et pénible chagrin qui se soulagea par deslarmes.

« Que Dieu le bénisse ! dit-elle ense penchant avec précaution pour baiser la joue du vieillard. Jevois bien maintenant qu’on nous séparerait si l’on nous retrouvait,et qu’on l’enfermerait loin de la lumière du soleil et du ciel. Iln’a plus que moi au monde pour le soutenir. Que Dieu nous assistetous deux ! »

Elle ralluma sa chandelle qu’elle avaitsoufflée, se retira en silence, comme elle était venue, et,regagnant une fois encore sa chambre, elle s’y tint assise durantle reste de cette longue, longue et malheureuse nuit.

Enfin le jour fit pâlir sa chandelle presqueconsumée, et Nelly s’endormit. Mais elle fut bientôt avertie par laservante qui la veille l’avait menée à sa chambre. Sitôt qu’ellefut prête, elle se disposa à aller rejoindre son grand-père.Auparavant, elle fouilla dans sa poche et reconnut que tout sonargent en avait été enlevé. Il n’y restait pas même une pièce dedix sous.

Déjà le vieillard était prêt : au bout dequelques minutes l’un et l’autre étaient en route. L’enfant pensaqu’il évitait de rencontrer son regard et semblait attendre qu’ellelui parlât de sa perte. Elle comprit qu’elle devait le faire pourqu’il ne soupçonnât point la vérité.

« Grand-père, dit-elle d’une voixtremblante, quand ils eurent fait silencieusement un mille,croyez-vous que les gens de là-bas soient honnêtes ?

– Comment ? répondit-il très-ému, si jeles crois honnêtes… Oui, ils ont joué loyalement.

– Je vais vous dire pourquoi je vous demandecela. J’ai perdu de l’argent cette nuit ; on me l’a pris dansma chambre, j’en suis certaine ; à moins que ce ne soit pourbadiner, seulement pour badiner, grand-papa ; en ce cas, j’enrirais la première, si j’en étais bien sûre…

– Prendre de l’argent pour badiner !interrompit le vieillard d’une voix saccadée. Ceux qui prennent del’argent le prennent pour le garder. Il n’y a pas de quoibadiner.

– Eh bien ! il m’a été dérobé dans machambre, dit l’enfant dont la dernière espérance s’évanouit devantle ton de cette réponse.

– Mais ne t’en reste-t-il plus, Nell ?dit le vieillard ; n’as-tu rien encore ? Tout a-t-il étépris… jusqu’au moindre liard ?… Ne t’a-t-on rienlaissé ?

– Rien !

– Ne t’inquiète pas, nous en gagnerons biendavantage, dit le vieillard. Gagnons, amassons, faisons rafle demanière ou d’autre. Ne pense pas à cette perte. Il n’en faut parlerà personne, et peut-être le regagnerons-nous, cet argent. Ne medemande pas comment nous pouvons le regagner et bien plusencore ; mais n’en parle à personne, cela pourrait nous portermalheur. Ainsi, ils ont emporté ton argent de ta chambre tandis quetu dormais ! ajouta-t-il d’un ton de compassion, biendifférent de l’air hypocrite et mystérieux qu’il avait prisjusque-là. Pauvre Nell ! pauvre petite Nell !… »

L’enfant pencha la tête et pleura. Le ton desympathie que le vieillard avait mis dans ses paroles était tout àfait sincère ; Kelly en était bien sûre. Et ce n’était pas lamoindre partie de son chagrin, de savoir que tout ce qu’il faisaitlà, il croyait le faire pour elle.

« Pas un mot sur ce sujet à personneautre qu’à moi, dit le Vieillard ; pas un mot, même à moi,ajouta-t-il vivement, car cela ne peut servir à rien. Toutes lespertes que nous avons faites ne valent pas une larme de tes yeux,ma chérie. Nous n’y penserons plus quand nous aurons toutregagné.

– Oh ! la perte n’est rien, dit l’enfanten levant les yeux au ciel ; non, la perte n’est rien :j’y suis bien résignée ; elle ne me coûterait pas une larme,quand chaque sou de ma bourse aurait été un billet de millefrancs.

– Bien, bien, se dit le vieillard réprimantune réponse impétueuse qui lui était venue sur le bord deslèvres : c’est qu’elle ne sait rien. Tant mieux ! tantmieux !

– Mais écoutez-moi, dit vivementl’enfant ; voulez-vous m’écouter ?

– Oui, oui, j’écoute, répondit le vieillardsans la regarder encore, une jolie petite voix, je t’assure, et quej’aime toujours à entendre. C’est comme si j’entendais samère ; pauvre enfant !

– Eh bien ! laissez-moi vouspersuader ; oh ! laissez-moi vous persuader, dit Nelly,de ne plus songer désormais ni aux gains ni aux pertes, et de nepas poursuivre d’autre fortune que celle que nous pouvons acquérirensemble.

– C’est ce que je fais aussi ; oui, nousla poursuivons ensemble, répliqua le grand-père regardant encore decôté et semblant concentré en lui-même : la sainteté du butpeut justifier l’amour du jeu.

– Avons-nous été plus malheureux, repritl’enfant, depuis que vous avez renoncé à ces habitudes et que nousvoyageons ensemble ? N’avons-nous pas été plus à notre aise etplus heureux depuis que nous n’avons plus notre maison pourabri ? Qu’avons-nous à regretter dans cette triste maison, oùvotre esprit était en proie à tant de tourments ?

– Elle dit vrai, murmura le vieillard du mêmeton qu’auparavant. Il ne faut pas que cela change mes idées ;mais c’est la vérité, nul doute, c’est la vérité.

– Rappelez-vous seulement comment nous avonsvécu depuis la belle matinée où nous avons quitté cette maisonjusqu’à ce jour. Rappelez-vous seulement comment nous avons vécudepuis que nous nous sommes affranchis de toutes ces misères ;que de jours calmes, que de nuits paisibles nous avonsgoûtés ; que de douces heures nous avons connues ; dequel bonheur enfin nous avons joui. Étions-nous fatigués ?avions-nous faim ? bientôt nous étions reposés, et notresommeil n’en était que plus profond. Songez à toutes les belleschoses que nous avons vues et combien nous y avons trouvé deplaisir. Et d’où venait cet heureux changement ?… »

Il l’arrêta d’un signe de main et l’invita àne plus continuer la conversation parce qu’il avait affaire. Aubout de quelque temps il l’embrassa sur la joue, en la priantencore de se taire, et continua de marcher, regardant au loindevant lui, et parfois s’arrêtant pour fixer sur le sol ses yeuxassombris, comme s’il cherchait péniblement à réunir ses pensées endésordre. Une fois Nelly vit des larmes mouiller ses paupières.Après quelques moments de marche silencieuse, le vieillard prit lamain de Nelly, comme il était habitué à le faire, sans que riendans son air trahît la violence et l’exaltation dont il étaitrécemment animé ; et puis petit à petit, par degrésinsensibles, il retomba dans son état de docilité, se laissantconduire par Nelly où elle voulait.

Lorsqu’ils furent de retour au sein de lamerveilleuse collection, ils trouvèrent, comme Nelly s’y étaitattendue, que Mme Jarley n’était pas encore levée, et, quetout en ayant éprouvé la veille quelque inquiétude à leur égard,ayant même veillé pour les attendre jusqu’à onze heures passées,elle s’était mise au lit avec la persuasion que, retenus parl’orage à quelque distance du logis, ils avaient cherché l’abri leplus proche et qu’ils ne pourraient revenir avant le lendemainmatin. Aussitôt Nelly se mit avec la plus grande activité à décoreret disposer la salle, et elle eut la satisfaction d’avoir achevé satâche et même fait sa petite toilette avant que la favorite de lafamille royale passât à table pour déjeuner.

« Nous n’avons eu encore, ditMme Jarley lorsque le repas fut servi, que huit des jeunesélèves de miss Monflathers depuis que nous sommes ici, et ellessont au nombre de vingt-six, comme me l’a appris la cuisinière àqui j’ai adressé une question ou deux, en la laissant entrergratis. Il faut les aller trouver avec un paquet de nouveauxprospectus ; vous allez vous en charger, et vous verrez, machère, quel effet cela pourra produire sur elles. »

Comme l’expédition projetée était de premièreimportance, Mme Jarley ajusta de ses mains le chapeau deNelly ; et, ayant déclaré qu’elle avait l’air très-bien commeça et ne pouvait que faire honneur à l’établissement, elle lalaissa partir avec force recommandations, et munie d’instructionsprudentes sur les coins de rue qu’elle devait tourner à droite etceux qu’elle ne devait pas tourner à gauche. Munie de cesinstructions, Nelly trouva sans peine le pensionnat et externat demiss Monflathers. C’était une grande maison avec un mur élevé etune grande porte de jardin avec une grande plaque de cuivre, et unpetit grillage à travers lequel la gardienne du parloir de missMonflathers examinait tous les visiteurs avant de leur permettred’entrer. Pas l’ombre d’homme, pas même un laitier, n’était admis,à moins d’une autorisation spéciale, à franchir le seuil de cetteporte. Le collecteur des taxes lui-même, un gros homme qui avaitdes lunettes et un chapeau à larges bords, ne pouvait passer sespapiers qu’à travers le grillage. Plus dure que le diamant oul’airain, cette porte de miss Monflathers restait sévèrement ferméedevant tout le sexe masculin. Le boucher lui-même respectait celieu de mystère, et cessait de siffler quand il mettait la main surla sonnette.

La terrible porte, au moment où Nelly s’enapprochait, tourna lentement sur ses gonds avec un grincementbruyant, et, du fond d’une silencieuse allée couverte, on vitarriver, deux par deux, toute une longue file de jeunes personnes,tenant chacune un livre ouvert et quelques-unes aussi une ombrelle.À l’extrémité de cette procession solennelle venait missMonflathers, tenant également une ombrelle de soie lilas, etescortée de deux sous-maîtresses souriantes qui se détestaientmortellement l’une l’autre, mais qui rivalisaient de dévouementprétendu pour miss, Monflathers.

Intimidée par les regards et les chuchotementsdes élèves, Nelly s’arrêta, les yeux baissés, et laissa défiler cecortège jusqu’à ce que miss Monflathers qui venait àl’arrière-garde, fût près d’elle. Alors elle la salua et luiprésenta son petit paquet. Miss Monflathers le lui prit des mainset fit faire halte.

« N’êtes-vous pas, dit-elle, l’enfant quimontre les figures de cire ?

– Oui, madame, répondit Nelly, qui rougitbeaucoup ; car les élèves l’avaient entourée, et elle étaitdevenue le centre sur lequel tous les yeux étaient fixés.

– Et ne sentez-vous pas que vous n’êtes qu’unemauvaise petite fille avec vos figures de cire ? dit missMonflathers qui n’était pas d’un caractère très-agréable et qui nelaissait échapper aucune occasion de graver des vérités moralesdans l’esprit tendre et délicat de ses jeunes élèves. »

Jamais la pauvre Nelly n’avait envisagé saposition sous ce point de vue. Ne sachant que répondre, elle setut, mais elle rougit encore davantage.

« Ne sentez-vous pas, dit missMonflathers, que c’est un métier misérable et anti-féminin ;que c’est déroger aux qualités qui nous ont été accordées par lasagesse et la bonté divine, avec une puissance expansive destinée àles faire sortir de leur état somnolent par l’intermédiaire de laculture de l’esprit ? »

Les deux sous-maîtresses témoignèrentrespectueusement leur approbation de cette attaque directe, puisregardèrent Nelly comme pour lui faire comprendre toute la force ducoup que miss Monflathers venait de lui porter. Ensuite ellessourirent en regardant miss Monflathers ; mais elles fixèrentleurs yeux l’une sur l’autre de manière à faire entendre quechacune d’elles se considérait comme la seule qui eût le droit desourire aux propos de miss Monflathers, et que l’autre n’avait pasqualité pour cela et commettait en souriant un acte deprésomptueuse impertinence.

« Ne sentez-vous pas, reprit missMonflathers, combien vous êtes coupable d’exercer ce métier demontreuse de figures de cire, lorsque vous pourriez vous fairehonneur d’aider, dans la mesure de vos forces, à la prospérité desmanufactures de votre pays ; élever votre esprit par lacontemplation constante des machines à vapeur, et gagner noblementpar semaine un salaire confortable de trois francs quarante à troisfrancs soixante-quinze ? Ne sentez-vous pas que plus ontravaille, plus on est heureux ?

– Telle la petite abeille…, » murmural’une des sous-maîtresses, citant le docteur Watts.

– Eh ! dit miss Monflathers qui seretourna vivement, qui a parlé ? »

Naturellement la sous-maîtresse qui n’avaitrien dit indiqua l’autre, que miss Monflathers invita sèchement àla laisser tranquille, à la grande satisfaction de celle dessous-maîtresses qui venait de dénoncer sa compagne.

« La petite abeille laborieuse, dit missMonflathers en se redressant, ne peut se comparer qu’aux enfants debonne maison, celles dont l’éducation se compose de « lalecture, l’aiguille et le jeu salutaire »; leur travail, àcelles-là, consiste à peindre sur velours, à broder au crochet, àfaire de la tapisserie. Mais pour les petites filles de cetteclasse, ajouta-t-elle en montrant Nelly du bout de son ombrelle,pour les enfants pauvres du peuple, voici leur affaire :

« À l’ouvrage, enfants, à l’ouvrage,

Àl’ouvrage encore et toujours ;

Jusqu’à la fin, dès mon jeune âge

Que le travail use mes jours. »

Un murmure d’enthousiasme universel suivit cesparoles ; et cette fois les deux sous-maîtresses ne furent passeules à applaudir, mais toutes les élèves se montrèrent égalementétonnées d’entendre miss Monflathers improviser en aussi beaustyle : car, si depuis longtemps miss Monflathers était connuepour sa capacité politique, jamais elle ne s’était révéléejusque-là comme poëte original. En ce moment l’une d’elles fitremarquer que Nelly pleurait, et tous les yeux se tournèrent denouveau vers l’enfant.

Ses yeux, en effet, étaient pleins de larmes.En tirant son mouchoir pour les essuyer, elle le laissa tomber.Avant qu’elle pût se baisser pour le ramasser, une jeune filled’environ quinze ou seize ans, qui s’était tenue à part des autrescomme si elle ne se sentait pas à sa place parmi elles, relevavivement le mouchoir et le mit dans la main de Nelly. Elle seretirait ensuite timidement à l’écart lorsqu’elle fut arrêtée parla maîtresse de pension.

« C’est miss Edwards qui a faitcela ! dit miss Monflathers d’un ton d’oracle ; je suissûre que c’est miss Edwards. »

C’était bien miss Edwards ; ce fut à quidirait : « C’est miss Edwards ! » Et missEdwards en convint elle-même.

« N’est-il pas étrange, miss Edwards, ditmiss Monflathers abaissant son ombrelle pour regarder en plein lacoupable, que vous portiez aux gens des classes inférieures unsentiment d’affection qui vous fait toujours prendre leurparti ? ou plutôt, n’est-il pas bien extraordinaire que j’aiebeau dire et beau faire, et que je ne puisse vous corriger despenchants qui vous viennent malheureusement de votre positionfausse dans la vie ? En vérité, il faut que vous soyez lapetite fille la plus commune et la plus vulgaire !

– Mais, madame, je ne croyais pas faire mal,répondit une voix douce. Je n’ai fait que céder à l’impulsion dumoment.

– Une impulsion ! répéta dédaigneusementmiss Monflathers. J’admire que vous osiez me parler d’impulsion, àmoi ! »

Les deux sous-maîtresses approuvèrent d’unsigne de tête.

« J’en suis fortétonnée !… »

Les deux sous-maîtresses montrèrent le mêmeétonnement.

« C’est une impulsion, je suppose, quivous fait embrasser la cause de tout être vil et rampant que vousrencontrez sur votre chemin ? »

Les deux sous-maîtresses avaient déjà faitin petto la même supposition.

« Mais il est bon que vous sachiez, missEdwards, reprit la maîtresse de pension avec une sévéritécroissante, qu’il ne saurait vous être permis, ne fût-ce qu’aupoint de vue du bon exemple et du décorum de monétablissement ; qu’il ne saurait vous être permis, qu’il nevous sera point permis de manquer à vos supérieurs d’une manièreaussi grossière. Si vous n’avez pas de raison pour éprouver unejuste fierté avec des enfants qui montrent les figures de cire,voici des jeunes personnes qui en ont ; ou vous témoignerez dela déférence à ces jeunes personnes, ou vous quitterez ma maison,miss Edwards !… »

Cette jeune fille, orpheline et pauvre, avaitété élevée dans la pension, instruite pour rien et enseignant auxautres pour rien ce qu’elle avait appris ; nourrie pour rien,logée pour rien, elle était regardée comme infiniment moins querien par tous les habitants de la maison. Les servantes sentaientson infériorité, car elles étaient bien mieux traitéesqu’elle ; au moins elles avaient la liberté d’aller et devenir, et chacune dans leur service obtenait bien plus d’égards.Les sous-maîtresses avaient sur miss Edwards une évidentesupériorité, car dans leur temps elles avaient payé peut-être enpension, et maintenant elles étaient payées à leur tour. Les élèvesne faisaient nul cas d’une compagne qui n’avait pas de grandeshistoires à raconter sur les splendeurs de sa famille, pas d’amisqui vinssent la voir avec des chevaux de poste et auxquels lamaîtresse de pension offrît, avec ses humbles respects, du vin etdes gâteaux ; ni une femme de chambre pour venirrespectueusement la prendre et la conduire chez ses parents, auxjours de congé ; rien enfin de distingué ni d’élégant, dontelle pût se faire honneur dans la conversation ou autrement.

Or, pourquoi miss Monflathers était-elletoujours et en tout temps irritée contre la pauvre élève ? Levoici. Le plus beau fleuron de la couronne de miss Monflathers, laplus brillante illustration de l’établissement de miss Monflathers,c’était la fille d’un baronnet, la fille réelle et vivante d’unbaronnet réel et vivant. Eh bien ! pendant que cette jeunepersonne, par un renversement extraordinaire des lois de la nature,était non-seulement commune de visage, mais encore communed’esprit, la pauvre miss Edwards avait à la fois l’esprit développéet des traits charmants. N’est-ce pas incroyable ?Comment ! cette petite miss Edwards qui avait seulementapporté en entrant une petite somme depuis longtemps dépensée, sepermettait de dépasser et de primer de beaucoup dans ses études lafille du baronnet qui pourtant prenait des leçons de tous les artsd’agrément (ce n’était pas une raison pour en être plus savante),et dont la note semestrielle dépassait du double ce que payaienttoutes les autres élèves ! Il fallait donc que miss Edwards netînt aucun compte de l’honneur et de la réputation de lamaison ! Aussi miss Monflathers, qui la sentait dans sadépendance, lui montrait-elle, sans se gêner, tout son dégoût, sonmépris, son impatience, et quand elle la vit témoigner quelquecompassion à la petite Nelly, elle profita de cette occasion pours’indigner contre elle et la maltraiter comme nous venons devoir :

« Miss Edwards, vous ne prendrez pasl’air aujourd’hui. Ayez la bonté de vous retirer aux arrêts dansvotre chambre et de n’en pas sortir sans ma permission. »

La pauvre jeune fille se hâtait d’obéir, quandelle fut tout à coup « ramenée » en style de marine parun cri étouffé de miss Monflathers.

« Elle a passé sans me saluer ! ditavec indignation la maîtresse, en levant ses yeux au ciel. Elle apassé sans avoir l’air de prendre garde le moins du monde à maprésence ! »

La jeune fille se retourna et salua. Nelly putvoir que miss Edwards leva fièrement ses yeux noirs sur samaîtresse, et que dans l’expression de son visage, comme dans touteson attitude, il y avait une muette mais touchante protestationcontre ce traitement injuste. Miss Monflathers se borna à répondrepar une inclination de tête, et la grande porte se ferma sur cettevictime d’un mouvement généreux.

« Quant à vous, petite malheureuse, criamiss Monflathers en s’adressant à Nelly, dites à votre maîtresseque si, à l’avenir, elle prend la liberté de m’envoyer de nouveauxmessages, j’écrirai aux autorités pour lui faire donner lesétrivières, ou j’exigerai qu’elle vienne me faire amende honorableen chemise ; et vous, vous pouvez être certaine que vous ferezconnaissance avec le moulin de discipline si vous osez revenir ici.Maintenant, mesdemoiselles, allons ! »

La procession s’ébranla, deux par deux, avecles livres et les ombrelles, et miss Monflathers, invitant la filledu baronnet à marcher auprès d’elle pour calmer ses senssurexcités, éloigna les deux sous-maîtresses qui pendant ce tempsavaient échangé leurs sourires contre des regards sympathiques, etles laissa veiller à l’arrière-garde, se haïssant l’une l’autre unpeu plus cordialement, à raison de ce qu’elles étaient obligées decheminer côte à côte.

Chapitre 32

 

En apprenant qu’elle avait été menacée desétrivières et de la pénitence publique, Mme Jarley éprouva unefureur indescriptible. La véritable, l’unique Jarley, être exposéeau mépris de la foule, être huée par les enfants et insultée parles policemen ! Elle, qui faisait les délices de la grande etde la petite noblesse, être dépouillée d’un chapeau que la femmed’un lord-maire se fût honorée de porter et exposée en chemisecomme un exemple de mortification humiliante ! Et c’était unemiss Monflathers qui avait l’audace de la menacer de cette peinedégradante, qui ferait honte à l’imagination la plusperverse !»

« En vérité, s’écria mistress Jarley dansl’explosion de sa colère et ne se dissimulant pas l’insuffisance deses moyens de vengeance, quand je pense à cela, il y a de quoi sefaire athée !… »

Mais au lieu d’adopter cette vengeanceextrême, Mme Jarley, après réflexion, tira la bouteillesuspecte ; elle fit poser des verres sur son tambour favori,s’assit sur une chaise derrière le tambour, appela ses gens autourd’elle, et leur raconta plusieurs fois mot à mot l’affront qu’elleavait reçu. Après quoi, elle leur ordonna, d’une sorte d’accentdésespéré, de boire ; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait,tantôt elle prenait elle-même une petite goutte, puis elle riait etpleurait à la fois, et reprenait deux gouttes : par degrés ladigne femme en arriva à rire davantage et à pleurer moins, jusqu’àce qu’enfin elle ne put assez rire aux dépens de miss Monflathersqui, d’odieuse qu’elle était, ne lui parut plus tout bonnementqu’un modèle achevé d’absurdité et de ridicule.

« Car enfin qu’est-ce qui a le dernier denous deux, après tout ? demanda Mme Jarley. Tout celac’est du bavardage ; elle dit qu’elle me fera donner lesétrivières : qu’est-ce qui m’empêche de la menacer aussi desétrivières ? ce serait encore bien plus drôle. Allons, il n’ya pas de quoi fouetter un chat. »

Étant arrivée à cette heureuse dispositiond’esprit, grâce surtout à certaines interjections jetées çà et làpar M. Georges en guise de consolation, Mme Jarleyn’épargna pas à Nelly des paroles de réconfort, et lui demandacomme une faveur personnelle de ne plus penser à miss Monflathersque pour en rire toute sa vie vivante.

C’est ainsi que se termina, chezMme Jarley, cet accès de colère qui s’apaisa longtemps avantle coucher du soleil. Cependant les tourments de Nelly étaientd’une nature plus grave, et les assauts qu’ils livraient à satranquillité ne pouvaient pas être aussi facilement réprimés.

Le soir même, comme elle le redoutait, songrand-père se glissa dehors ; il ne revint qu’au milieu de lanuit. Accablée par ces pensées, fatiguée de corps et d’esprit, elleétait seule, assise dans un coin, et veillait en comptant lesminutes jusqu’au moment où il arriva sans un sou, harassé,attristé, mais toujours sous l’empire de sa passion dominante.

« Donne-moi de l’argent, dit-il d’un tonfarouche, comme ils allaient se coucher. J’ai besoin d’argent,Nell. Un jour, je te le rendrai avec un riche intérêt ; maistout l’argent qui tombe dans tes mains doit m’appartenir : cen’est pas pour moi que je le réclame, mais je veux m’en servir pourtoi. Rappelle-toi cela, Nell, je veux m’en servir pourtoi !… »

Que pouvait faire l’enfant, sachant ce qu’ellesavait, sinon de lui remettre chaque sou de son petit gain, de peurqu’il ne fût tenté de voler leur bienfaitrice ? Si elles’avisait de révéler la vérité, elle avait peur qu’on ne le traitâten aliéné ; si elle ne lui procurait pas d’argent, il s’enprocurerait lui-même. D’un autre côté, en lui en fournissant, ellenourrissait le feu qui le dévorait, et l’empêchait peut-être de seguérir de sa manie. Partagée entre ces réflexions, épuisée par lepoids d’un chagrin qu’elle n’osait avouer, torturée pard’innombrables craintes durant les absences du vieillard, redoutantégalement son éloignement et son retour, elle vit les couleurs dela santé s’effacer de ses joues, ses yeux perdre leur éclat, soncœur se briser tous les jours. Ses peines d’autrefois étaientrevenues, avec un surcroît de nouvelles agitations et de nouveauxdoutes : le jour, elles assiégeaient son esprit ; lanuit, elles voltigeaient sur son chevet, elles la persécutaientdans ses rêves.

Au milieu de son affliction, il était naturelque l’enfant aimât à se rappeler souvent l’image de la jeune filledont elle n’avait eu que le temps d’entrevoir la bienveillancegénéreuse, mais dont la sympathie, exprimée dans une action rapide,était restée dans sa mémoire avec la douceur d’une amitiéd’enfance. Elle se disait fréquemment que son cœur serait bienallégé, si elle avait une telle amie à qui elle pût confier seschagrins ; que, si même elle pouvait seulement entendre cettevoix, elle se sentirait plus heureuse. Alors elle souhaitait d’êtrequelque chose de plus convenable, d’être moins pauvre, d’être dansune condition moins humble, d’avoir le courage d’adresser la paroleà miss Edwards, sans avoir à craindre d’être repoussée : mais,en y songeant, elle sentait quelle immense distance les séparait,et elle n’avait plus d’espérance que la jeune demoiselle pensâtencore à elle.

L’époque des vacances était arrivée pour lesmaisons d’éducation. Les élèves étaient rentrées dans leursfamilles. On disait que miss Monflathers faisait les charmes deLondres et ravageait les cœurs des gentlemen entre deux âges :mais on ne disait rien de miss Edwards. Était-elle retournée chezelle, avait-elle seulement un chez elle ? Était-elle restée àla pension ? Personne n’en disait rien. Mais un soir, commeNelly revenait d’une promenade solitaire, elle passa justementdevant l’auberge où s’arrêtaient les diligences, au moment où il enarrivait une : or, Nelly aperçut la belle demoiselle dont ellese souvenait si bien, et qui s’était élancée pour embrasser unejeune fille qu’on aidait à descendre de l’impériale.

C’était la sœur de miss Edwards, sa petitesœur, beaucoup plus jeune que Nelly, une sœur qu’elle n’avait pasvue depuis cinq ans. Pour la faire venir quelques jours seulement,miss Edwards avait dû pendant longtemps économiser ses modestesressources. Nelly sentit en quelque sorte son cœur se briser, quandelle fut témoin de leurs embrassements. Elles s’écartèrent un peude la foule qui se pressait autour de la voiture ; là, elless’embrassèrent de nouveau, entremêlant leurs caresses joyeuses delarmes et de sanglots. Leur costume simple et distingué, le longtrajet que la plus jeune sœur avait accompli toute seule, leuragitation, leur bonheur, les larmes qu’elles versaient ; il yavait là dedans toute une histoire pleine d’intérêt.

Elles se remirent au bout de quelques instantset s’éloignèrent, en se tenant par la main, ou plutôt en se serrantl’une contre l’autre.

« Bien sûr, vous êtes heureuse, masœur ? dit la plus jeune, au moment où elles passaient devantl’endroit où Nelly s’était arrêtée.

– Tout à fait heureuse, répondit missEdwards.

– Mais, l’êtes-vous toujours ?… Ah !ma sœur, pourquoi détournez-vous votre visage ? »

Nelly ne put s’empêcher de les suivre à unecourte distance. Elles se rendirent à la maison d’une vieillebonne, chez qui miss Edwards avait loué pour sa sœur unechambre.

« Je viendrai vous voir chaque matin debonne heure, dit miss Edwards, et nous passerons ensemble toute lajournée.

– Pourquoi pas aussi le soir ? Chèresœur, est-ce qu’on vous en voudrait pour cela ?… »

D’où vient que, cette nuit-là, les yeux de lapetite Nelly se mouillèrent de larmes comme ceux des deuxsœurs ? D’où vient qu’elle sentit de la joie en son cœur pourles avoir rencontrées, et qu’elle éprouva de la tristesse à lapensée qu’elles seraient bientôt forcées de se séparer ?Gardons-nous de croire que cette sympathie eût été éveillée paraucune idée personnelle et que Nelly, à son insu, se fût reportéeau souvenir de ses propres peines : mais, bien plutôtremercions Dieu de ce que les innocentes joies d’autrui peuventnous émouvoir fortement, et de ce que même dans notre nature déchueil y a une source d’émotion pure qui doit être estimée dans leciel !

À la brillante clarté du matin, mais plussouvent à la douce lueur du soir, Nelly, respectant les courtes etheureuses entrevues des deux sœurs, trop courtes pour lui permettrede s’approcher et de risquer un mot de remerciaient, bien qu’elleen brûlât d’envie, Nelly les suivait à quelque distance dans leurspromenades au hasard, s’arrêtant lorsqu’elles s’arrêtaient,s’asseyant sur le gazon quand elles s’asseyaient, se levant quandelles se levaient, et trouvant une compagnie et un véritable charmeà se sentir si près d’elles.

Leur promenade du soir avait lieuhabituellement au bord d’une rivière. Là aussi, chaque soir, venaitNelly, sans que les deux sœurs pensassent à elle, sans qu’ellesl’aperçussent. Mais il lui semblait que c’étaient ses amies, sesconfidentes, et qu’avec elles son fardeau était devenu plus léger,plus facile à porter ; qu’elle pouvait unir ses chagrins auxleurs, et que toutes trois se donnaient une consolation mutuelle.Sans doute, c’était une faiblesse d’imagination, la penséeenfantine d’une jeune fille solitaire ; mais les soirssuccédaient aux soirs, et les deux sœurs venaient toujours au mêmelieu, et Nelly les y suivait toujours avec un cœur attendri etsoulagé.

Un soir, au retour, elle fut effrayéed’apprendre que Mme Jarley avait donné l’ordre d’annoncer quela magnifique collection n’avait plus à rester qu’un seul jour dansla ville. En conséquence de cette menace, car toutes les annoncesrelatives aux plaisirs du public sont connues pour être d’uneexactitude irrévocable, l’exhibition devait être close lelendemain.

« Nous allons donc partir immédiatement,madame ? demanda Nelly.

– Regardez ceci, mon enfant, réponditMme Jarley. Voilà la réponse à votre question. »

En parlant ainsi, Mme Jarley lui montraun autre tableau sur lequel il était dit que, par suite du grandnombre de visiteurs et de la quantité considérable de personnescontrariées de n’avoir pu entrer pour voir les figures de cire,l’exhibition serait prolongée jusqu’à la fin de la semaine, et quela réouverture aurait lieu le lendemain.

« À présent, dit Mme Jarley, que lesinstitutions sont en vacances et que la curiosité des principauxamateurs est épuisée, nous avons affaire au public général, etcelui-là a besoin d’être stimulé. »

Le lendemain, à midi, Mme Jarley enpersonne s’établit derrière une table richement ornée, entourée desfigures remarquables dont nous avons fait mention plus haut, etelle ordonna que les portes fussent ouvertes toutes grandes aupublic éclairé et intelligent. Mais les recettes du premier jour nefurent pas brillantes, d’autant plus que la masse du public, touten montrant un vif intérêt pour Mme Jarley personnellement etles satellites de cire qu’il lui était permis de contempler pourrien, ne se laissait aller par aucune amorce à payer cinquantecentimes par tête. Ainsi, bien qu’une grande quantité de mondecontinuât de regarder, à l’entrée, les figures qui y étaientgroupées ; bien que les curieux stationnassent en ce lieu avecune remarquable persévérance, une heure au moins, pour entendrejouer l’orgue de Barbarie et pour lire les affiches ; et bienque ces amateurs fussent assez bons pour recommander à leurs amisde patronner l’exhibition de la même manière, de sorte que l’entréeétait régulièrement bloquée par la moitié de la population de laville qui ne quittait ce poste que pour être relevée par l’autremoitié, il se trouva que la caisse n’en fut pas plus riche, ni laperspective plus encourageante pour l’établissement.

Dans cet état de déchéance de l’art classiquesur la place, Mme Jarley recourut à des effortsextraordinaires afin de stimuler le goût du public et d’aiguiser sacuriosité. Certain mécanisme placé dans le corps de la religieusequi se trouvait exposée en avant, tout près de la porte, futnettoyé, monté et mis en mouvement, de sorte que ce personnageremuait la tête tout le long du jour, comme un paralytique, à lagrande admiration d’un barbier du coin, ivrogne, mais bonprotestant, qui considérais ces mouvements paralytiques commel’emblème de la dégradation produite sur l’esprit humain par lesrites de l’Église romaine, et développait ce thème avec autantd’éloquence que de moralité. Les deux charretiers passaientconstamment de la salle d’exhibition au dehors, sous des costumesdifférents, criant très-haut qu’ils n’avaient rien vu dans leur viequi fût plus admirable que ce spectacle, et pressant les auditeurs,avec les larmes aux yeux, de ne pas se refuser un si beau plaisir.Mme Jarley, assise au bureau, fit sonner des pièces d’argentdepuis midi jusqu’au soir ; elle criait d’une voix solennelleà la foule de remarquer que le prix d’admission n’était que decinquante centimes, et que le départ de la collection entière,destinée à faire une tournée parmi les têtes couronnées del’Europe, était positivement fixé à la semaine suivante, jour pourjour.

« Ainsi, dépêchez-vous, il est temps,voilà le moment, disait Mme Jarley en terminant chacun de cesappels. Rappelez-vous que c’est l’extraordinaire collection deJarley, composée de plus de cent figures, et que cette collectionest unique dans le monde, toutes les autres ne sont qu’attrape etdéception. Dépêchez-vous, il est temps, voilà lemoment !… »

Chapitre 33

 

Comme l’enchaînement de ce récit veut que nousayons à nous occuper de temps en temps de quelques-uns des faitsqui se rapportent à la vie domestique de M. Sampson Brass, etcomme nous ne saurions, pour cet objet, trouver une place pluscommode que celle-ci, le narrateur va prendre le lecteur par lamain et le mener dans l’espace, pour lui faire franchir un plusgrand intervalle que ne firent don Cléophas-Leandro-Perez Zambulloet son démon familier à travers cette agréable région, et pours’abattre sans façon avec lui sur le trottoir de Bewis Marks.

C’est une petite et sombre maison, que cellede M. Sampson Brass, devant laquelle vont s’arrêter lesintrépides aéronautes.

À la fenêtre du parloir de cette petitemaison, fenêtre placée si bas près du trottoir, que le passant quilonge le mur risque de frotter avec sa manche les vitres obscureset de leur rendre service à ses dépens, car elles sont fortsales ; à ladite fenêtre pendait de travers un rideau de laineverte fanée, tout noir, tout décoloré par le soleil, et tellementusé par ses longs services, qu’il semblait moins destiné à cacherla vue de cette chambre sombre qu’à servir de transparent pour enlaisser étudier à l’aise les détails. Il est vrai qu’il n’y avaitpas grand’chose à y contempler. Une table rachitique où s’étalaientavec ostentation de misérables liasses de papiers jaunis et usés àforce d’avoir été portés dans la poche ; deux tabourets placésface à face aux côtés opposés de ce meuble détraqué ; au coindu foyer, un traître de vieux fauteuil boiteux qui, entre ses brasvermoulus, avait retenu plus d’un client pour aider à le dépouillerbel et bien ; en outre, une boîte à perruque, d’occasion,servant de réceptacle à des blancs seings, à des assignations ouautres pièces de procédure, depuis longtemps l’unique contenu de latête qui appartenait à la perruque à qui appartenait la boîteelle-même ; deux ou trois livres de pratique usuelle ;une bouteille à l’encre, une poudrière, un vieux balai à cheminée,un tapis en lambeaux, mais tenant encore par les bords aux pointesfidèles avec une ténacité désespérée : telles étaient, avecles lambris jaunes des murailles, le plafond noirci par la fumée etcouvert de poussière et de toiles d’araignée, les principalesdécorations du cabinet de M. Sampson Brass.

Mais cette peinture ne se rapporte qu’à lanature morte ; elle n’a pas plus d’importance que la plaquefixée sur la porte avec ces mots : Brass, procureur,ni que l’écriteau attaché au marteau : Premier étage àlouer pour un monsieur seul. Le cabinet offrait habituellementdeux spécimens de nature vivante beaucoup plus étroitement liés ànotre récit, et qui auront pour nos lecteurs un intérêt bien plusvif, bien plus intime.

L’un était M. Brass lui-même, qu’on a vudéjà figurer dans ce livre ; l’autre était son clerc, sonassesseur, son secrétaire, son confident, son conseiller, son démond’intrigue, son auxiliaire habile à faire monter le chiffre desfrais, miss Brass, en un mot, espèce d’amazone ès lois, à qui ilconvient de consacrer une courte description.

Miss Sally Brass était une personne detrente-cinq ans environ. Sa figure était maigre et osseuse. Elleavait un air résolu, qui non-seulement comprimait les doucesémotions de l’amour et tenait à distance les admirateurs, mais quiétait fait plutôt pour imprimer un sentiment voisin de la terreurdans le cœur de tous les étrangers mâles assez heureux pourl’approcher. Ses traits étaient exactement ceux de son frèreSampson : ressemblance si complète, que, si sa pudeurvirginale et le décorum de son sexe avaient permis à miss Brass demettre par badinage les habits de son frère, et d’aller, vêtue dela sorte, s’asseoir à côté de lui, il eût été difficile, même auplus vieil ami de la famille, de décider lequel des deux étaitSampson ou Sally ; d’autant plus que la demoiselle portaitau-dessus de la lèvre supérieure certaines rousseurs qui, jointes àl’illusion produite par le costume masculin, auraient pu êtreprises pour une moustache couleur carotte. Selon toute probabilité,ce n’était pas autre chose que les cils qui s’étaient trompés deplace, les yeux de miss Brass étant complètement dépourvus depareilles futilités. Sous le rapport du teint, miss Brass étaitblême, d’un blanc sale ; mais cette blancheur étaitagréablement relevée par l’éclat florissant qui couvrait l’extrêmebout de son nez moqueur. Sa voix était d’un timbre sonore et d’unriche volume ; quiconque l’avait entendue une fois ne pouvaitplus l’oublier. Son costume habituel consistait en une robe verte,d’une nuance à peu près semblable à celle du rideau de l’étude,serrée à la taille et se terminant au cou, derrière lequel elleétait attachée par un bouton large et massif. Trouvant sans douteque la simplicité et le naturel sont l’âme de l’élégance, missBrass ne portait ni collerette ni fichu, excepté sur sa tête,invariablement ornée d’une écharpe de gaze brune, semblable àl’aile du vampire fabuleux, et qui, prenant toutes les formes qu’illui plaisait, formait une coiffure commode et gracieuse.

Telle était miss Brass sous le rapport duphysique. Au moral, elle avait un tour d’esprit solide etvigoureux. Depuis sa plus tendre jeunesse, elle s’était consacréeavec une ardeur peu commune à l’étude des lois ; n’étendantpas ses spéculations sur leur vol d’aigle, assez rare du reste,mais les suivant d’un œil attentif à travers le dédale d’astuce etles zigzags d’anguille qu’elles affectionnent d’ordinaire. Elle nes’était pas bornée, comme bien des personnes d’une grandeintelligence, à la simple théorie, pour s’arrêter juste oùl’utilité pratique commence : bien au contraire, elle savaitgrossoyer, faire de belles copies, remplir avec soin les vides despièces imprimées, s’acquitter enfin de toutes les fonctions d’uneétude, y compris l’art de gratter une feuille de parchemin et detailler une plume. Il est difficile de comprendre comment, avectant de qualités réunies, elle était restée miss Brass : maissoit qu’elle eût bronzé son cœur contre tous les hommes en général,soit que ceux qui eussent pu la rechercher et obtenir sa mainfussent effrayés à l’idée que, grâce à sa connaissance des lois,elle possédait sur le bout du doigt les articles qui établissent cequ’on appelle familièrement une action en rupture de mariage,toujours est-il certain qu’elle était encore demoiselle, etcontinuait d’occuper chaque jour son vieux tabouret célibataire enface de celui de son frère Sampson. Il est également certainqu’entre ces deux tabourets bien des gens étaient restés sur lecarreau.

Un matin, M. Sampson Brass, assis sur sontabouret, copiait une pièce de procédure, plongeant avec ardeur saplume dans le cœur du papier, comme si c’eût été le cœur même de lapartie adverse ; de son côté, miss Sally Brass, assise sur sontabouret également, taillait une plume pour transcrire un petitexploit, ce qui était son occupation favorite. Depuis longtemps ilsgardaient le silence. Ce fut miss Brass oui le rompit en cestermes :

« Aurez-vous bientôt fini,Sammy ? »

Car, sur ses lèvres douces et féminines, lenom de Sampson s’était transformé en Sammy ; c’est ainsiqu’elle donnait de la grâce à toute chose.

« Non, répondit le frère ; j’auraisfini si vous m’aviez aidé en temps utile.

– C’est cela ! s’écria miss Sally, vousavez besoin de moi, n’est-ce pas ? quand vous allez prendre unclerc !

– Est-ce pour mon plaisir, ou par ma proprevolonté, que je vais prendre un clerc, coquine, querelleuse quevous êtes ! dit M. Brass en mettant sa plume dans sabouche et faisant la grimace à sa sœur. Pourquoi me reprochez-vousde prendre un clerc ? »

Ici nous ferons observer, de peur qu’on nes’étonne d’entendre M. Brass appeler coquine une dame comme ilfaut, qu’il était tellement habitué à la voir remplir auprès de luides fonctions viriles, qu’il s’était peu à peu accoutumé à luiparler comme à un homme. Sentiment et usage réciproques, dureste ; car non-seulement il arrivait souvent à M. Brassd’appeler miss Brass une coquine, et même de placer une autreépithète devant celle de coquine ; mais miss Brass trouvaitcela tout naturel, et n’en était pas plus émue que ne l’est uneautre femme quand on l’appelle mon ange.

« Pourquoi me tourmentez-vous encore ausujet de ce clerc, après m’en avoir déjà parlé trois heures hier ausoir ? répéta M. Brass grimaçant de nouveau, avec saplume entre les dents, comme un chien qui ronge un os en grognant.Est-ce ma faute, à moi ?

– Tout ce que je sais, dit miss Sally avec unsourire sec (elle n’avait pas de plus grand plaisir que de mettreson frère, en colère), ce que je sais, c’est que si chaque clientqui vous arrive nous force à prendre un clerc, que cela nous soitutile ou non, vous feriez mieux d’abandonner les affaires, de vousfaire rayer du rôle, et de liquider le plus tôt possible.

– Est-ce que nous possédons un autre clienttel que lui ? dit Brass. Avons-nous un autre client tel quelui, voyons ? Répondez à cela !

– Comment l’entendez-vous ? Est-ce pourla figure ?

– Pour la figure ! répéta Sampson Brassavec un ricanement amer, en se levant pour prendre le livre desassignations et frottant vivement ses manches. Voyez ceci :Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp,esquire, … tout du long. Faut-il que je renonce à une pratiquecomme celle-là, ou bien que je prenne le clerc qu’il me recommandeen me disant : « C’est l’homme qu’il vous faut. »Hein ? »

Miss Sally ne daigna point répliquer ;elle sourit de nouveau et continua sa besogne.

« Mais je sais ce qu’il en est, repritM. Brass après quelques moments de silence. Vous craignez dene plus avoir autant que par le passé la main aux affaires.Croyez-vous que je ne m’en aperçoive pas ?

– Vos affaires n’iraient pas loin sans moi, jepense, répondit la sœur d’un ton d’importance. Tenez, au lieu de meprovoquer sottement comme cela, vous feriez mieux de songer àcontinuer votre besogne. »

Sampson Brass, qui au fond du cœur redoutaitsa sœur, se remit à écrire en boudant, ce qui ne le dispensa pas del’entendre.

« Si j’avais décidé, ajouta-t-elle, quele clerc ne viendrait pas, vous savez bien qu’il ne pourrait pasvenir ; par conséquent, ne dites point de sottises. »

M. Brass accueillit cette observationavec une douceur exemplaire ; seulement, il fit remarquer àvoix basse qu’il n’aimait pas ce genre de plaisanterie, et qu’ilsaurait un gré infini à miss Sally de vouloir bien s’abstenir de letourmenter. À quoi miss Sally répliqua qu’elle avait du goût pourcet amusement, et qu’elle n’avait nullement l’intention de serefuser ce petit plaisir.

Comme M. Brass ne paraissait pas sesoucier d’envenimer les choses en continuant sur ce sujet, tousdeux remirent pacifiquement leur plume en mouvement, et ladiscussion en resta là.

Tandis qu’ils fonctionnaient à qui mieuxmieux, la fenêtre fut tout à coup interceptée, comme si quelqu’unvenait de s’y coller. M. Brass et miss Sally levaient les yeuxpour reconnaître la cause de cette obscurité soudaine, lorsque lechâssis fut lestement soulevé du dehors, et Quilp y passa satête.

« Holà ! dit-il en se tenant sur lapointe du pied au bord de la fenêtre et plongeant ses regards dansla chambre, y a-t-il quelqu’un à la boutique ? Y a-t-il iciquelque gibier du diable ? Y a-t-il un Brass à vendre ?hein !

– Ah ! ah ! ah ! fit l’homme deloi avec une hilarité forcée Oh ! parfait !parfait ! parfait ! Quel homme excentrique !D’honneur, quelle humeur charmante !

– N’est-ce pas là ma chère Sally ?croassa le nain en lançant une œillade à la belle miss Brass.N’est-ce pas là la Justice, moins son bandeau sur les yeux, sonépée et ses balances ? N’est-ce pas là le bras redoutable dela Loi ? N’est-ce pas là la vierge de Bevis ?

– Quelle étonnante verve d’esprit !s’écria Brass. Sur ma parole, c’est extraordinaire !

– Ouvrez la porte, dit Quilp. Je vous ai amenémon homme C’est le clerc qu’il vous faut, un phénix, l’as d’atout,quoi ! Dépêchez-vous d’ouvrir la porte, ou bien s’il y a prèsd’ici un autre homme de loi, et si par hasard il est à sa fenêtre,il va vous le voler. »

Il est probable que la perte du phénix desclercs, même en faveur du confrère, d’un rival, n’eût quetrès-médiocrement affligé le cœur de M. Brass ;toutefois, simulant un grand empressement, il se leva de son siège,alla à la porte, l’ouvrit, et introduisit son client qui tenait parla main M. Richard Swiveller en personne.

« La voici ! s’écria Quilp,s’arrêtant court au seuil de la porte et levant les sourcils,tandis qu’il regardait miss Sally, – la voici, cette femme quej’eusse dû épouser, – voici la belle Sarah, voici la femme quipossède tous les charmes de son sexe sans avoir une seule de sesfaiblesses. O Sally ! Sally ! »

À cette amoureuse déclaration, miss Brassrépondit brièvement :

« Vous m’ennuyez.

– Oh ! dit Quilp, son cœur est aussi durque le métal dont elle porte le nom[10]. Elledevrait bien le changer en monnaie de billon, fondrel’airain en pièces de deux sous, et prendre un autrenom !

– Finissez vos bêtises, monsieur Quilp,finissez, repartit miss Sally avec un sourire maussade. N’êtes-vouspas honteux de faire toutes vos parades devant un jeune homme quine nous connaît pas ?

– Ce jeune étranger, dit Quilp, faisant passerDick Swiveller sur le premier plan, est trop délicat lui-même pourne pas me comprendre. C’est M. Swiveller, mon ami intime, ungentleman de bonne famille et d’un grand avenir, mais qui, ayant eule malheur de commettre des folies de jeunesse, s’estime heureux deremplir quelque temps les fonctions de clerc, fonctions humblesailleurs, mais ici très-dignes d’envie. Quelle délicieuseatmosphère il va respirer ! »

Si M. Quilp parlait au figuré et voulaitdonner à entendre que l’air respiré par miss Sally Brass étaitrendu plus pur et plus serein par cette douce créature, il avaitsans doute de bonnes raisons pour tenir ce langage. Mais s’ilparlait dans un sens littéral de la délicieuse atmosphère del’étude de M. Brass, il est certain qu’en effet ce lieu avaitun fumet particulier, un goût de renfermé et d’humidité. Ce n’étaitpas seulement la forte odeur des vieux habits apportés là souventpour être exposés en vente à Duke’s Place et à Houndsditch, il yavait encore une odeur décidée de rats, de souris et de moisissure.Peut-être cependant quelques doutes s’étaient-ils élevés dansl’esprit de M. Swiveller sur la réalité de cette pure etdélicieuse atmosphère ; car il renâcla deux ou trois fois, etregarda d’un air d’incrédulité le nain qui ricanait.

« M. Swiveller, dit Quilp, étanthabitué dans sa pratique de l’agriculture à semer de la folleavoine, juge prudemment, miss Sally, qu’après tout il vaut mieuxavoir la moitié d’une croûte à ronger que de n’avoir pas de pain dutout. Il juge prudemment que c’est quelque chose aussi que desortir d’embarras ; en conséquence ; il accepte lesoffres de votre frère Brass, M. Swiveller est donc à vous dèsce moment.

– Je suis enchanté, monsieur, ditM. Brass, vraiment enchanté. M. Swiveller, monsieur, estheureux d’avoir votre amitié. Vous devez être fier, monsieur,d’avoir l’amitié de M. Quilp. »

Dick murmura quelques mots comme pour direqu’il n’avait jamais manqué d’amis ni d’une bouteille à leuroffrir, et il risqua son allusion favorite à « l’aile del’amitié qui jamais ne mue comme les plumes d’un oiseau. »Mais toutes ses facultés parurent absorbées par la contemplation demiss Sally Brass, il ne pouvait détacher d’elle son regard morne etstupéfait. Jugez si le nain était aux anges ! Quant à ladivine miss Sally elle-même, elle frotta ses mains comme un homme,et fit quelques tours dans l’étude, sa plume derrièrel’oreille.

« Je suppose, dit le nain se tournantvivement vers son ami légal, que M. Swiveller va entrerimmédiatement en fonctions. C’est aujourd’hui lundi matin.

– Immédiatement, si cela vous convient,monsieur, répondit Brass.

– Miss Sally lui enseignera le droit, ladélicieuse étude du droit ; elle sera son guide, son amie, sacompagne, son code, son Blackstone, son Coke, son Littleton, en unmot son manuel du jeune étudiant en droit.

– Quelle éloquence ! dit Brass, comme unhomme absorbé, en contemplant les toits des maisons vis-à-vis, eten plongeant les mains dans ses poches ; quelle extraordinaireabondance de langage ! C’est vraiment magnifique !

– Avec miss Sally, continua Quilp, et avec lesriantes fictions de la loi, ses jours s’écouleront comme desminutes. Ces charmantes inspirations des poëtes tels que Cujas etBarthole, aussitôt qu’elles vont faire lever pour lui leur premièreaurore, lui ouvriront un monde nouveau pour élargir son esprit etélever son cœur.

– Oh ! admirable, admirable !s’écria Brass. Ad-mi-ra-ble en vérité ! C’est une jouissanceque de l’entendre !

– Où M. Swiveller siégera-t-il ?demanda Quilp en tournant, les yeux de tous côtés.

– Nous achèterons pour lui un autre tabouret,monsieur, répondit Brass. Nous ne prévoyions pas que nous dussionsavoir un gentleman avec nous, jusqu’au jour où vous avez eu labonté de nous y engager ; et notre mobilier n’est pasconsidérable. Nous verrons à nous procurer un nouveau siège,monsieur. En attendant, si M. Swiveller veut prendre le mienet s’exercer la main à faire une belle copie de cettesignification, comme je dois sortir et rester dehors toute lamatinée…

– Venez avec moi, dit Quilp. J’ai à vousentretenir de quelques affaires. Avez-vous un peu de temps àperdre ?

– Est-ce que c’est perdre du temps que del’employer à sortir avec vous, monsieur ? Vous plaisantez,monsieur, vous plaisantez ! s’écria l’homme de loi en prenantson chapeau. Je suis prêt, monsieur, tout à fait prêt. Il faudraitque je fusse bien occupé pour n’avoir pas le temps de sortir avecvous. Il n’est pas donné à tout le monde, monsieur, de pouvoirjouir et profiter de la conversation de M. Quilp. »

Le nain lança un regard sarcastique à son amiau cœur d’airain, et, avec une petite toux sèche, il tourna sur sestalons pour dire adieu à miss Sally. Après cet adieu, galant ducôté de Quilp, très-froid et cérémonieux du côté de miss Sally, ilfit un signe de tête à Dick Swiveller, et se retira avec leprocureur.

Dick était resté penché sur son pupitre dansun véritable état de stupéfaction, contemplant fixement la belleSally, comme si c’était un animal curieux, unique en son espèce. Lenain, quand il fut dans la rue, monta de nouveau sur le rebord dela croisée, et jeta dans l’intérieur de l’étude un coup d’œilaccompagné d’une grimace, comme un homme qui regarde des oiseauxdans une cage. Dick tourna les yeux vers lui, mais sans avoir l’airde le reconnaître ; et longtemps après qu’il eut disparu, lejeune homme contemplait encore miss Sally Brass ; cloué à saplace, il ne voyait pas autre chose, il ne pensait pas à autrechose.

Pendant ce temps, miss Brass, plongée dans sonétat de frais et déboursés, etc., ne s’occupait nullement de Dick,mais elle griffonnait en faisant craquer sa plume, traçant lescaractères avec un plaisir évident, et travaillant à toute vapeur.Dick avait poursuivi le cours de sa contemplation qui tantôt seportait sur la robe verte, tantôt sur la coiffure brune, tantôt surle visage, et tantôt sur la plume à la course rapide. Il étaitdevenu stupide de perplexité ; se demandant comment il pouvaitse trouver dans la compagnie d’un monstre si étrange, et si cen’était pas un rêve dont il aurait bien voulu s’éveiller. Enfin ilpoussa un profond soupir, et commença lentement à retirer sonhabit.

M. Swiveller ayant ôté son habit, le pliaavec le plus grand soin, sans quitter un instant des yeux missSally : alors il revêtit une jaquette bleue à double rang deboutons dorés qui, dans l’origine, lui avait servi pour des partiesde plaisir aquatiques, mais que ce matin-là il avait apportée pourson travail de bureau ; et toujours contemplant miss Sally, ilse laissa tomber en silence sur le siège de M. Brass. Mais làil éprouva une rechute de découragement et de faiblesse, et,appuyant son menton sur sa main, il ouvrit des yeux si grands, sigrands, qu’il ne semblait pas possible qu’ils se refermassentjamais.

Quand il eut regardé si longtemps qu’il nepouvait plus rien voir, Dick détacha ses yeux du bel objet de sasurprise, les porta sur les feuillets du brouillon qu’il avait àcopier, plongea sa plume dans l’écritoire et se mit à écrirelentement. Mais il n’avait pas tracé une demi-douzaine de mots,qu’il se pencha sur l’encrier pour y tremper de nouveau sa plume,et leva les yeux… Devant lui se trouvait l’insupportable voilebrun, la robe verte, en un mot miss Sally Brass, parée de tous sescharmes, plus effroyable enfin que jamais.

Agacé jusqu’à la folie, M Swiveller commença àressentir d’étranges sensations, d’horribles désirs d’anéantircette Sally Brass, de mystérieuses tentations de lui arracher sacoiffure et de voir quel air elle aurait sans cet ornement. Sur latable se trouvait une grande règle, noire et luisante.M. Swiveller la prit et se mit à s’en frotter le nez.

De s’en frotter le nez à l’agiter avec sa mainet lui faire faire les évolutions d’un tomahawk, la transitionétait toute simple et toute naturelle. Dans le cours de cesévolutions il frôla l’écharpe dont les bouts déguenillés flottaientau gré du vent ; la règle avance d’un pouce plus prés, etvoilà la grande écharpe brune par terre. Pendant ce temps, la belleinnocente, bien éloignée de se douter du manège, continuait detravailler, sans lever les yeux.

Dick fut enchanté de ce succès. Eh bien !au moins il pourrait maintenant écrire avec ardeur et persévérancejusqu’à ce qu’il fût épuisé, et alors saisir la règle, l’agiterau-dessus de l’écharpe brune avec l’assurance de la faire tomber àvolonté ; il pourrait retirer la règle et s’en frotter le nez,quand il croirait que miss Sally aurait la fantaisie de le regarderpour s’en donner à cœur joie et redoubler ses évolutions quand elleserait de nouveau absorbée par sa besogne. Grâce à ces amusements,M. Swiveller calma l’agitation de ses sentiments, et finit parmanier moins souvent la règle ; il put même bientôt écrire desuite une demi-douzaine de lignes, sans revenir à cesinterruptions : c’était une grande victoire.

Chapitre 34

 

Au bout d’un certain temps, c’est-à-dire aprèsdeux heures environ d’un travail assidu, miss Brass arriva au termede sa tâche : ce qu’elle constata en essuyant sa plume sur sarobe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boiteronde en étain qu’elle portait dans sa poche. Munie de cerafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de laSociété de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossieravec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras,elle sortit de l’étude.

À peine M. Swiveller avait-il quitté sontabouret et s’était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage,heureux de se sentir seul, qu’il fut troublé dans ce joyeuxexercice. La porte s’était rouverte ; la tête de miss Sallyvenait de reparaître.

« Je sors, dit miss Brass.

– Très-bien, madame, répondit Richard. Et quece ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame,ajouta-t-il intérieurement.

– Si quelqu’un vient à l’étude, prenez-en noteet dites que le monsieur qu’on demande est absent pour lemoment.

– Je n’y manquerai pas, madame.

– Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle ense retirant.

– Et je le regrette, madame, ditM. Swiveller quand elle eut refermé la porte J’espère bien quevous serez retenue pour quelque cause imprévue. Si vous pouviezvous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement unpetit peu, ce serait tant mieux. »

Prononçant avec un grand sérieux ces parolesbienveillantes, M. Swiveller s’assit dans le fauteuil desclients et s’y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelquestours en long et en large et revint au fauteuil.

« Je suis donc le clerc de Brass !dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la sœur deBrass, clerc d’un dragon femelle ! Parfait, parfait !Qu’est-ce que je serai après ? Serai-je un forçat avec unchapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d’un dockavec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l’ordre de laJarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville dupied pour la garantir contre les écorchures ? Est-ce là ce queje serai ? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Maisc’est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passepar la tête. »

Comme il était parfaitement seul, nous devonsprésumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit àlui-même, soit à son sort ou à sa destinée ; le sort et ladestinée que les demi-dieux d’Homère ont l’habitude d’accuser,comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmeslorsqu’ils se trouvent dans des situations désagréables. Il estmême probable que M. Swiveller avait en cela l’intentiond’imiter les demi-dieux de l’Iliade, car il adressait comme eux satirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, cespersonnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant authéâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

Après un silence pensif, M. Swivellerreprit ainsi, en énumérant l’une après l’autre, sur ses doigts, lesdiverses circonstances :

« Quilp m’offre cette place et me ditqu’il peut me l’assurer. J’aurais gagé tout ce qu’on aurait vouluque Fred n’entendrait pas de cette oreille-là ; et c’est luiqui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me pressed’accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe lesvivres, elle m’écrit une lettre affectueuse pour m’annoncer qu’ellea fait un testament nouveau, et qu’elle m’y déshérite… Fataliténuméro deux. Plus d’argent, pas de crédit, rien à attendre de Fredqui semble avoir tourné tout d’un coup ; ordre de quitter monancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixièmefatalités ! Sous le poids de tant de fatalités, quel hommepeut être considéré comme disposant de son libre arbitre ? Cen’est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Sisa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu’il serésigne, en attendant que sa destinée le relève ! Je suiscontent que la mienne ait pris sur elle toute laresponsabilité ; je n’ai rien à y voir, je me défends de toutecomplicité avec elle ; j’ai le droit de me mettre au-dessus decela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congédu plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel denous deux, de moi ou du sort, se lassera lepremier ! »

Laissant là le sujet de sa décadence avec cesréflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur etqu’il n’est pas rare de rencontrer dans certains traités dephilosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pourprendre l’humeur sans souci d’un clerc irresponsable.

Comme pour se donner un maintien dégagé, cequ’on appelle de l’aplomb, il se mit à examiner l’étude plus endétail qu’il n’avait encore eu le temps de le faire ; il sondala boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille àl’encre ; il farfouilla dans les papiers, grava quelquesemblèmes sur la table avec la lame acérée du canif deM. Brass, et écrivit son nom à l’intérieur du seau à charbonqui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession enrègle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s’y appuyanonchalamment jusqu’à ce qu’un marchand de bière ambulant vînt àpasser. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et delui servir une pinte de porter doux qu’il but sur place et payaaussitôt, avec la pensée de jeter les bases d’un crédit futur et depréparer les choses à cet effet sans perdre une minute.M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petitssaute-ruisseaux, porteurs de commissions d’affaires de la part detrois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass : illes reçut et les renvoya d’un air qui sentait la connaissanceapprofondie du métier, à peu près de l’air qu’aurait pris un clownde pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, ilretourna à son siège et s’exerça la main à faire à la plume descaricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout cetemps-là.

Tandis qu’il se livrait à cette distraction,une voiture s’arrêta près de la porte, et bientôt un double coup demarteau retentit. Comme ce n’était pas l’affaire deM. Swiveller, puisqu’on ne tirait pas la sonnette de l’étude,il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait,bien qu’il eût lieu de penser que, excepté lui, il n’y avait pasune âme pour répondre dans la maison.

En ceci cependant il se trompait : carles coups de marteau s’étant réitérés avec une impatience de plusen plus grande, la porte s’ouvrit, quelqu’un monta lourdementl’escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swivellers’émerveillait en se demandant si ce n’était pas une autre missBrass, une sœur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte del’étude.

« Entrez ! dit Richard. Pas decérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j’ai encoreplus de chalands. Entrez !

– Voulez-vous venir, s’il vous plaît, dit unevoix faible et dolente qu’on entendit dans le couloir, pour montrerl’appartement. »

Dick se pencha par-dessus la table et aperçutune petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale etgrossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sapersonne que son visage et ses pieds. Elle avait l’air d’êtreserrée dans une boîte à violon.

« Qui êtes-vous ? » demandaDick.

À quoi elle répondit simplement :

« Oh ! voulez-vous venir, s’il vousplaît, pour montrer l’appartement ? »

Jamais peut-être on n’avait vu une enfant quidans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elledevait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis leberceau. Elle avait l’air d’avoir aussi peur de Dick qu’elle luicausait elle-même d’étonnement.

« Je n’ai rien de commun avecl’appartement, dit M. Swiveller. Dites-leur de repasser.

– Oh ! voulez-vous venir, s’il vousplaît, pour montrer l’appartement, répliqua la jeune fille. C’estdix-huit schellings par semaine ; nous fournissons le linge etla vaisselle ; le nettoyage des bottes et des habits est ensus ; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.

– Pourquoi ne montrez-vous pas l’appartementvous-même ? vous paraissez bien au courant.

– Miss Sally a dit qu’il ne faut pas que je lemontre, parce que si l’on voyait combien je suis petite, oncraindrait de n’être pas bien servi.

– Est-ce qu’ils ne finiront pas par voir quevous êtes petite ?

– Oui, mais on aura toujours loué pour unequinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin ; etles gens n’aiment pas à se déranger une fois qu’ils sont établisquelque part.

– Le raisonnement est curieux, dit Richard ense levant. Ah çà ! qu’est-ce que vous êtes ici ? lacuisinière ?

– Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femmede chambre. Je fais tout l’ouvrage de la maison.

– Je suppose cependant, pensaM. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons laplus sale partie de la besogne. »

Et il eût sans doute donné un plus libre coursà ses pensées, dans la disposition de doute et d’hésitation où ilse trouvait, si la jeune fille n’avait continué à le presser, et sicertains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur ducouloir et sur les marches de l’escalier n’avaient témoigné del’impatience qu’éprouvait le visiteur. En conséquence, RichardSwiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettantune autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance etde son zèle à remplir ses fonctions, s’élança au dehors pour voirle gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement aveclui.

Il fut quelque peu surpris de découvrir queles coups violents qu’il avait entendus étaient produits par lamalle du gentleman, laquelle était en train de gravir l’escaliersous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher : or,la tâche n’était pas facile ; car, d’une part, l’escalierétait roide, et de l’autre, la malle, très-pesamment chargée, étaitbien large deux fois comme l’escalier. Les deux hommes, se heurtantl’un l’autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la mallele plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d’anglesimpraticables d’où il n’y avait pas moyen de se tirer ; pource motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement parderrière en protestant à chaque étage contre cette manière deprendre d’assaut la maison de M. Sampson Brass.

À ces remontrances le gentleman ne répondaitpas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambreà coucher, il s’assit dessus et essuya avec son mouchoir son frontchauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avaitbien de quoi ; car sans compter l’exercice violent qu’il avaitpris en faisant gravir l’escalier à sa malle, il était toutemmitouflé dans des vêtements d’hiver, bien que durant toute lajournée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l’ombre.

« Je pense, monsieur, dit RichardSwiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cetappartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sansinterruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé àune minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat,monsieur, on trouve d’excellent porter, et d’autres agrémentsaccessoires à l’avenant.

– Quel prix ? dit le gentleman.

– Vingt-cinq francs par semaine, réponditRichard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avaitindiquées la servante.

– Je le prends.

– Les bottes et les habits sont à part ;et l’hiver, le feu coûte…

– Je consens à tout.

– On ne le loue pas à moins de deux semaines,dit Richard ; c’est…

– Deux semaines ! s’écria brusquement legentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années.J’y resterai deux années ; oui, deux années ici. Tenez, voicideux cent cinquante francs. Le marché est conclu.

– Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pasBrass, et…

– Qui vous parle de cela ? « Je neme nomme pas Brass. » Qu’est-ce que ça me fait ?

– C’est le nom du maître de la maison.

– J’en suis charmé, répliqua le gentleman.C’est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvezpartir. Vous aussi, monsieur. »

M. Swiveller était tellement confondu envoyant le gentleman agir d’un air aussi délibéré, qu’il restait làà le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé lavue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas lamoindre émotion : bien plus, il se mit avec un calme parfait àdérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer sesbottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autresparties de son habillement, les plia les unes après les autres etles rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies,ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteurméthodique.

« Emportez le billet de deux centcinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, etque personne ne vienne me déranger avant que j’aiesonné. »

Les rideaux se refermèrent, et au bout d’uninstant on entendit ronfler le gentleman.

« Voilà bien sans contredit une maisonétrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dansl’étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à labesogne, agissant comme des légistes de profession ; descuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement dedessous terre ; des étrangers qui entrent sans gêne et vontsans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasardc’était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps àautre, et s’il s’était mis au lit pour deux ans, je serais dans unedrôle de position ! C’est ma destinée cependant, et j’espèreque Brass sera content. Ma foi ! s’il ne l’est pas, j’en suisbien fâché. Ce n’est point mon affaire ; je m’en lave lesmains. »

Chapitre 35

 

En rentrant chez lui, M. Brass reçut lerapport de son clerc avec beaucoup de satisfaction, et se mit àexaminer soigneusement le billet de deux cent cinquante francs. Ilrésulta de cet examen que le billet était bien en effet dugouverneur de la Compagnie de la banque d’Angleterre, en bonne etdue forme, ce qui accrut considérablement la joie de M. Brass.Cela le mit dans un tel débordement de libéralité et decondescendance, que, dans la plénitude de son cœur, il invitaM. Swiveller à partager avec lui un bol de punch, vers cetteépoque reculée et indéfinie qu’on appelle vulgairement « un deces jours, » et qu’il lui fit de beaux compliments surl’aptitude rare pour les affaires qu’il avait montrée dès sonpremier jour d’exercice.

C’était, chez M. Brass, une maximefavorite, que l’habitude de faire des compliments tient la langued’un homme souple et moelleuse comme un ressort bien huilé, sanscoûter un sou de dépense. Et, comme ce membre utile ne doit jamaisse rouiller ou craquer en tournant sur ses gonds lorsqu’ilappartient à un homme de loi, chez qui, au contraire, il doit êtretoujours dispos et délié, M. Brass ne négligeait aucuneoccasion de s’entretenir la langue par des discours flatteurs etdes expressions élogieuses. Il en avait même tellement contractél’habitude, que, si l’on ne pouvait exactement dire qu’il avait lalangue au bout des doigts, on pouvait du moins certainement direqu’il l’avait partout, excepté pourtant au visage ; car sonvisage ayant, comme nous l’avons déjà fait connaître, un aspectrefrogné et repoussant, ne pouvait pas s’adoucir avec la mêmefacilité, et restait désagréable en dépit des discours les plusgracieux : c’était un phare donné par la nature pour éclairerceux qui naviguent à travers les bancs et les récifs du monde, ouplutôt à travers le périlleux détroit de la loi, et pour lesavertir d’aborder à des ports moins perfides et de chercher fortuneailleurs.

Tandis que tour à tour M. Brass accablaitson clerc de compliments et examinait le billet de deux centcinquante francs, miss Sally, qui venait de rentrer, montrait unecertaine émotion qui n’était pas d’un caractère fortagréable ; car, habituée par la pratique constante de lachicane à fixer sa pensée sur les petits gains et la rapine, et àaiguiser sans cesse sa finesse naturelle, elle ne fut pasmédiocrement contrariée d’apprendre que le gentleman eût sifacilement obtenu le logement.

« En voyant, dit-elle, qu’il s’était misdans la tête de l’avoir, on eût dû pour le moins doubler ou triplerle prix habituel ; et, plus il pressait, plusM. Swiveller eût dû renchérir les conditions. »

Mais ni la satisfaction de M. Brass ni lemécontentement de miss Sally n’eurent le pouvoir d’exercer lamoindre impression sur le jeune homme, qui, rejetant sur samalheureuse destinée la responsabilité de l’événement comme de toutce qui pourrait advenir plus tard, était entièrement calme etrésigné, préparé pleinement à accepter le mal, et indifférent aubien, en vrai philosophe qu’il était.

Le lendemain, c’est-à-dire le deuxième jourd’exercice pour M. Swiveller, M. Brass l’accueillitamicalement et lui dit :

« Bonjour, monsieur Richard ; Sallyvous a trouvé un tabouret d’occasion, monsieur, hier au soir, dansWhite Chapel. C’est une femme rare pour les marchés, je puis vousl’assurer, monsieur Richard. Vous verrez que ce tabouret est depremière qualité, monsieur, vous pouvez m’en croire.

– Il a l’air un peu détraqué, ditRichard ; il suffît de le voir pour en juger.

– Vous trouverez que c’est un siège fortagréable, répliqua M. Brass ; vous pouvez en êtrecertain. Il a été acheté dans la rue qui fait face à l’hôpital.Comme il s’y trouvait depuis un mois ou deux, il est resté à lapoussière et a été hâlé par le soleil ; mais voilà tout.

– J’espère qu’il n’aura pas recueilli demiasmes de fièvre, dit Richard en s’asseyant d’un air mécontententre M. Brass et la chaste Sally. Tiens, il a un pied pluslong que les autres.

– Nous y mettrons une cale, dit M. Brassen riant. Ah ! ah ! ah ! nous y mettrons une cale,monsieur ; ce sera pour ma sœur une occasion nouvelle d’allerpour nous au marché. Miss Brass, M. Richard est le…

– Voulez-vous bien vous taire ! »interrompit celle qui était l’agréable objet de cesobservations.

Et, regardant par-dessus ses papiers, ellecontinua : « Comment voulez-vous que je travaille, sivous ne cessez de jacasser ?

– Quel drôle de corps vous faites !répondit le procureur. Parfois vous ne voulez que causer ;dans un autre moment, vous ne voulez que travailler : on nesait jamais de quelle humeur on vous trouvera.

– Je suis en humeur de travailler aujourd’hui,dit miss Sally ; ainsi, ne me dérangez pas, s’il vous plaît.Et ne le dérangez pas non plus de sa besogne, ajouta-t-elle enmontrant Richard du bout de sa plume. Il n’en fera pas plus qu’ilne faut, n’ayez pas peur. »

M. Brass avait évidemment bonne envie delancer à sa sœur une verte réplique ; mais il en fut détournépar des considérations de timidité ou de prudence, et se borna àmurmurer des mots isolés comme « aggravation :vagabond, » sans désigner personne par ces mots, mais en lesjetant d’inspiration, comme s’ils se rattachaient à quelque idéeabstraite qui lui fût venue à l’esprit.

Tous trois après cela se mirent à écrirelongtemps en silence, un silence si profond, que M. Swiveller,qui avait besoin d’une certaine excitation pour travailler,s’endormit à plusieurs reprises, et écrivit, les yeux fermés, desmots étranges en caractères inconnus. Tout à coup, miss Sallyrompit la monotonie qui régnait dans l’étude en ouvrant sa petiteboîte de métal, où elle prit une pincée de tabac qu’elle aspirabruyamment, et en disant que c’était la faute de M. RichardSwiveller.

« Qu’est-ce qui est de ma faute ?demanda Richard.

– Vous savez bien, dit miss Brass, que lelocataire n’est pas levé encore ; qu’on ne l’a ni vu nientendu depuis qu’il s’est mis au lit hier dans l’après-midi.

– Eh bien, madame, je suppose qu’il est librede dormir tranquillement tout son soûl, ou plutôt tout son comptantpour ses deux cent cinquante francs.

– Ah ! je commence à croire qu’il ne seréveillera jamais.

– C’est une circonstance remarquable, ditBrass mettant de côté sa plume ; oui, une circonstanceremarquable. Monsieur Richard, si l’on venait à trouver cegentleman pendu à la colonne du lit, ou si quelque autre accidentdésagréable de ce genre se produisait, vous voudrez bien vousrappeler, monsieur Richard, que ce billet de deux cent cinquantefrancs vous avait été remis comme à-compte sur le payement d’unloyer de deux ans ? Gravez cela dans votre esprit, monsieurRichard ; vous ferez bien d’en prendre note, monsieur, dans lecas où vous seriez appelé comme témoin. »

M. Swiveller prit une grande feuille depapier ministre, et, avec un air de profonde gravité, il commença àécrire une petite note dans un coin.

« On ne saurait jamais prendre trop deprécautions, dit M. Brass. Il y a tant de méchanceté dans lemonde, tant de méchanceté ! Le gentleman vous a-t-il dit,monsieur… Mais, pour le moment, laissons cela, monsieur ;achevez d’abord votre note. »

Dick obéit et tendit le papier àM. Brass, qui avait quitté son siège et marchait de long enlarge dans l’étude.

« Ah ! ah ! voilà lanote ? dit M. Brass jetant les yeux sur le papier.Très-bien. Maintenant, monsieur Richard, le gentleman vous a-t-ildit autre chose ?

– Non.

– Êtes-vous sûr, monsieur Richard, dit leprocureur d’un ton solennel, que le gentleman n’ait riendit ?

– Pas un mot, que je sache, monsieur.

– Pensez-y encore, monsieur. Dans la positionque j’occupe, et comme membre honorable du corps légal,c’est-à-dire du premier corps de ce pays, monsieur, ou de toutautre pays, ou de toutes les planètes qui brillent au-dessus denous la nuit et sont censées être habitées, il est de mon devoir,monsieur, comme membre honorable de ce corps, de n’omettrevis-à-vis de vous aucune question majeure dans une affaire de cettedélicatesse et de cette importance. Monsieur, le gentleman qui vousa loué hier, dans l’après-midi, notre premier étage, et qui aapporté une malle pesante…, une malle pesante, ne vous a-t-il riendit de plus que ce qui est consigné dans cette note ?

– Allons, voyons, pas de bêtise, » ditmiss Sally.

Dick la regarda, puis il regarda Brass, puisil regarda de nouveau miss Sally, et il répéta enfin :« Non.

– Pouh ! pouh ! Le diablem’emporte ! monsieur Richard, vous êtes bien simple !s’écria Brass avec un sourire. Le gentleman n’a-t-il rien dit ausujet de sa malle ?

– C’est cela… c’est bien cela…dit miss Sally,faisant un signe de tête à son frère pour lui donner sonapprobation.

– A-t-il dit, par exemple, ajouta Brass avecune sorte d’aisance et de bonhomie (je n’affirme pas qu’il ait riendit de semblable, songez-y bien ; je veux seulement vous enrafraîchir la mémoire), a-t il dit, par exemple, qu’il étaitétranger à Londres ; qu’il n’était ni en humeur ni en état defournir aucun renseignement ; qu’il jugeait que nous avions ledroit d’en exiger, et que, dans le cas où quelque chose luiarriverait, à un moment quelconque, il désirait que ses effetsfussent par provision considérés comme m’appartenant, pour medédommager un peu de l’embarras et de l’ennui que j’aurais àéprouver ; en un mot, ajouta Brass d’un ton encore plusdoucereux, en l’acceptant comme locataire en mon nom, pendant monabsence, n’avez-vous pas entendu traiter à cesconditions ?

– Certainement non, répondit Richard.

– Eh bien ! alors, s’écria Brass en luilançant du haut de ses sourcils froncés un regard de reproche, jesuis d’avis que vous vous êtes mépris sur votre vocation, et quevous ne serez jamais un homme de loi.

– Vous ne le serez jamais, quand bien mêmevous vivriez mille ans. » ajouta miss Sally.

Sur quoi le frère et la sœur prirent chacunune pincée de tabac dans la petite boite de métal et l’aspirèrentbruyamment, puis ils retombèrent dans leurs méditationssoucieuses.

Il ne se passa rien de mémorable jusqu’audîner de M. Swiveller. C’était à trois heures ; mais ilsemblait au pauvre clerc qu’il y avait au moins trois semainesqu’il l’attendait. Au premier son de l’horloge, Richard s’éclipsa.Au dernier coup de cinq heures il reparut, et l’étude se parfuma,comme par enchantement, d’une odeur de genièvre et d’écorce decitron.

– Monsieur Richard, dit Brass, cet homme n’estpas levé encore. Rien ne peut l’éveiller. Que faut-il faire,monsieur ?

– Moi, je le laisserais dormir tout du long,répondit Richard.

– Dormir tout du long ! s’écria Brass,quand il dort depuis vingt-six heures ! Nous avons remuépar-dessus sa tête, à l’étage supérieur, toutes sortes de coffreset de meubles ; nous avons frappé à double carillon à la portede la rue ; nous avons plusieurs fois fait dégringolerl’escalier à la servante (elle n’est pas bien lourde, et cetexercice ne lui est pas mauvais), mais rien n’a réussi à éveillercet homme. »

Dick suggéra une idée.

« Peut-être, en prenant une échelle etl’appliquant à la fenêtre du premier étage…

– Oui, mais il y a un contrevent, ditBrass ; d’ailleurs, tout le voisinage serait enrumeur. »

Dick suggéra une nouvelle idée.

« Si l’on montait sur le toit de lamaison par la trappe, et qu’on descendît par la cheminée ?

– Ce serait un plan excellent, dit Brass, siquelqu’un… et il regarda fixement M. Swiveller, si quelqu’unétait assez bon, assez dévoué, assez généreux pour tenterl’entreprise. Je suis même sûr que la chose ne serait pas aussidésagréable qu’on pourrait le supposer. »

En faisant cette proposition, Dick avait penséque l’exécution pourrait en incomber à miss Sally. Comme il setaisait et paraissait sourd à l’insinuation, M. Brass émitl’avis qu’il fallait tous ensemble monter l’escalier et faire undernier effort pour éveiller le dormeur par quelque moyen moinsviolent : si la tentative ne réussissait pas, on auraitrecours à des mesures plus énergiques. M. Swiveller yconsentit ; il s’arma de son tabouret et de la grande règle,et se transporta avec son patron sur le théâtre de l’action, oùmiss Brass était déjà occupée à agiter de toutes ses forces unesonnette, sans cependant que son carillon produisît le moindreeffet sur le mystérieux locataire.

« Voici ses bottes, monsieur Richard, ditBrass.

– Triste échantillon du caractère tenace etendurci de leur maître, » répondit Swiveller.

C’était bien, en effet, la paire de bottes laplus maussade et la plus massive qu’il fût possible de voir ;plantées droites sur le sol, comme si les jambes et les pieds deleur propriétaire s’étaient logés, elles semblaient, avec leurslarges semelles et leur forme rustique, décidées à prendre de viveforce possession de la place qu’elles occupaient.

« Je ne puis apercevoir que le rideau dulit, murmura Brass, l’œil appliqué au trou de la serrure. Est-ceque c’est un homme robuste, monsieur Richard ?

– Très-robuste.

– Ce serait une circonstance extrêmementfâcheuse, s’il s’élançait tout à coup sur nous. Laissez l’escalierlibre. Je n’ai pas peur de lui : il trouverait à quiparler ; mais je suis le maître de la maison, et comme c’est àmoi à faire respecter les lois de l’hospitalité… Holà !hé ! holà ! holà ! »

Tandis qua M. Brass, l’œil plongé aveccuriosité dans le trou de la serrure, poussait ces cris pourattirer l’attention de son locataire, et tandis que, de son côté,miss Brass ne laissait pas de repos à la sonnette,M. Swiveller plaça son tabouret contre le mur près de laporte, y monta en se tenant bien effacé, de façon que l’étranger,s’il se ruait au dehors, le dépassât dans sa fureur sansl’apercevoir, et il commença à exécuter un bruyant roulement avecla règle sur le panneau supérieur de la porte. Entraîné par lecharme de son propre talent, et confiant d’ailleurs dans la sûretéde sa position, qu’il avait prise d’après la méthode de cesvigoureux gaillards qui, aux soirs où la foule encombre lesthéâtres, ouvrent à la circulation les portes du parterre et desgaleries, M. Swiveller fit pleuvoir une telle douche de coups,que le son de la sonnette s’en trouva étouffé, et que la petiteservante, qui se tenait au bas de l’escalier, prête à s’enfuir aupremier signal, fut obligée de se boucher les oreilles, de peur dedevenir sourde pour toute sa vie.

Soudain la porte fut débarrassée au dedans etouverte avec violence. La petite servante alla se cacher dans lacave au charbon ; miss Sally ne fit qu’un saut à sa proprechambre à coucher ; M. Brass, qui ne brillait pas par lecourage, courut jusqu’à la rue voisine, et là, s’apercevant quepersonne ne le poursuivait avec un tisonnier ou toute autre armeoffensive, il enfonça ses mains dans ses poches, et se mit àmarcher tranquillement, en sifflant, comme si de rien n’était.

Pendant ce temps, M. Swiveller, deboutsur son tabouret, s’aplatissait de son mieux contre la muraille, etsuivait du regard, non sans quelque inquiétude, les mouvements dugentleman qui s’était montré au seuil de la porte en grondant etjurant d’une manière terrible et qui, tenant ses bottes à la main,semblait avoir l’intention de les lancer à tout hasard à traversl’escalier. Cependant notre homme abandonna cette idée, et ilretournait vers sa chambre en grondant encore avec colère, quandses yeux rencontrèrent ceux de Richard qui se tenait sur sesgardes.

« Est-ce vous qui faisiez cet horribletapage ? dit le gentleman.

– Je jouais ma partie dans le concert,répondit Richard, l’œil fixé sur le locataire et faisant voltigergentiment sa règle dans sa main droite, comme pour indiquer àl’étranger ce qu’il avait à attendre de lui s’il voulait se livrerà quelque acte de violence.

– Comment avez-vous eu cette impudence,hein ? » dit le gentleman.

Dick n’eut pas de meilleure réponse à faireque de lui demander s’il trouvait qu’il fût convenable à ungentleman de dormir d’un trait vingt-six heures, et si le reposd’une aimable et vertueuse famille ne pouvait pas peser de quelquepoids dans la balance.

« Et moi, mon repos n’est-il doncrien ! s’écria l’étranger.

– Et le leur, n’est-il donc rien non plus,monsieur ? répliqua Richard. Je ne veux pas vous faire demenaces, monsieur ; la loi ne permet pas les menaces, carmenacer est un délit prévu par la loi ; mais si vous agissezencore de la sorte, prenez garde que le coroner une autre fois necommence par vous enterrer dans le cimetière le plus voisin, avantque vous vous soyez seulement éveillé. Nous avons eu peur que vousne fussiez mort, monsieur, ajouta Richard en sautant légèrement àterre ; au bout du compte, nous ne pouvons permettre à ungentleman de s’établir dans cette maison pour y dormir comme deuxlocataires sans payer pour cela un extra.

– En vérité ! s’écria le locataire.

– Oui, monsieur, en vérité, répliqua Richards’abandonnant à sa destinée et disant tout ce qui lui passait parla tête ; on ne saurait prendre une telle quantité de sommeildans un seul lit, sur un seul bois de lit ; et si vous voulezdormir ainsi, vous devez payer sur le pied d’une chambre à deuxlits. »

Au lieu d’être jeté par ces observations dansun plus grand accès de colère, le locataire partit d’un violentéclat de rire et regarda M. Swiveller avec des yeuxétincelants. C’était un homme au visage brun, hâlé par le soleil,et dont la face paraissait plus brune encore et plus hâlée par levoisinage d’un bonnet de coton blanc qui la surmontait. Comme onvoyait bien que c’était un personnage colère, M. Swiveller sesentit fort soulagé en le trouvant de si bonne humeur, et pourl’encourager à persister dans cette disposition d’esprit, il sourità son tour.

Le locataire, dans l’irritation qu’il avaitéprouvée en se voyant réveillé si brusquement, avait poussé un peutrop son bonnet de nuit sur le côté de sa tête chauve. Cela luidonnait un certain air tapageur et excentrique queM. Swiveller pouvait maintenant observer à son aise et qui lecharma fort. Il exprima donc, par manière de raccommodement,l’espérance que le gentleman allait se lever, et qu’à l’avenir ilne le ferait plus.

« Venez, impudent drôle ! »

Telle fut la réponse du locataire, qui rentradans sa chambre.

M. Swiveller l’y suivit, laissant letabouret dehors, mais conservant la règle en cas de surprise. Il netarda pas à s’applaudir de sa prudence, quand le gentleman, sansdonner aucune explication, ferma la porte à double tour.

« Voulez-vous boire quelquechose ? » demanda l’étranger.

M. Swiveller répondit qu’il avait toutrécemment apaisé les angoisses de la soif, mais qu’il était prêtencore à prendre un « modeste rafraîchissement, » si lesmatériaux se trouvaient sous la main. Sans qu’un mot de plus fûtprononcé de part ni d’autre, le locataire tira de sa grande malleune sorte de temple en argent, brillant et poli, qu’il plaçasoigneusement sur la table. M. Swiveller suivait avec un vifintérêt tous ses mouvements.

L’étranger mit un œuf dans un petitcompartiment de ce temple, dans un autre du café, dans un troisièmeun bon morceau de bifteck cru, qu’il prit dans une boîte d’étainbien propre enfin il versa de l’eau dans une quatrième case.Ensuite, à l’aide d’un briquet phosphorique et d’allumettes, il mitle feu à une lampe d’esprit de vin qui était placée sous le temple.Il baissa les couvercles des petits compartiments, puis il lesreleva, et alors il se trouva que, par une opération merveilleuseet invisible, le bifteck fut rôti, l’œuf cuit, le café bien fait,en un mot, le déjeuner prêt.

« Voici de l’eau chaude, dit lelocataire, en la passant à M. Swiveller avec autant d’aplombque s’il avait eu devant lui un fourneau de cuisine ; voicid’excellent rhum, du sucre et un verre de voyage. Faites le mélangeet hâtez-vous. »

Dick obéit, portant tour à tour son regard dutemple qui était sur la table, et où tout semblait se faire, à lagrande malle qui semblait tout contenir. Le locataire déjeuna enhomme trop habitué à ces sortes de miracles pour seulement ypenser.

« Le maître de la maison est un homme deloi, n’est-il pas vrai ? » dit-il.

Dick fit un signe de tête. Le rhum luiparaissait exquis.

« La maîtresse de la maison, – quiest-elle ?

– Un dragon, » répondit Richard.

Le gentleman, peut-être pour avoir faitrencontre de ces sortes d’animaux dans le cours de ses voyages, oupeut-être par innocence, s’il était célibataire, ne témoigna aucunesurprise, mais il demanda simplement :

« Sa femme, ou sa sœur ?

– Sa sœur.

– Tant mieux ; il pourra s’en débarrasserquand il lui plaira. »

Après un moment de silence, l’étrangerajouta :

« Quant à moi, j’aime à agir à ma guise,à me coucher lorsque cela me convient, à me lever quand il m’enprend la fantaisie, à rentrer, à sortir selon mon idée, à ne passubir de questions, à n’être point entouré d’espions. À cet égard,les domestiques sont le diable. Il n’y a qu’une servante,ici ?

– Oui, et une toute petite, dit Richard.

– Une toute petite ! Très-bien ; lamaison me conviendra ; n’est-ce pas ?

– Oui.

– Ce sont des requins, jesuppose ? »

Dick fit un signe d’assentiment et acheva devider son verre.

« Instruisez-les de mon caractère, ditl’étranger en se levant. S’ils m’ennuient, ils perdront un bonlocataire Qu’ils me connaissent sons ce rapport, ils en saurontassez. S’ils veulent en savoir davantage, ce sera me donner congé.Il vaut mieux s’être bien entendus d’abord sur ce sujet.Bonjour.

– Je vous demande pardon, dit Richards’arrêtant au moment où le locataire se disposait à ouvrir laporte. « Quand celui qui t’adore n’a laissé que sonnom… »

– Que diable voulez-vous ?

– « N’a laissé que son nom… que son nom…Votre nom, quoi ! » dans le cas où il vous viendrait soitdes lettres, soit des paquets…

– Je n’ai rien à recevoir.

– Ou bien si quelqu’un vous demandait.

– Personne ne me demandera.

– Si, faute de savoir votre nom, il nousarrivait de commettre quelque erreur, ne dites pas, monsieur, qu’ily ait de ma faute. « Oh ! n’accuse pas lebarde… »

– Je n’accuserai personne, dit le locataire,avec une telle violence, qu’en une minute Richard se trouva surl’escalier et entendit la porte se fermer entre lui et soninterlocuteur. »

M. Brass et miss Sally étaient auxaguets, et il avait fallu que M. Swiveller sortît aussibrusquement pour qu’ils s’arrachassent à leur observation du troude la serrure. Comme malgré tous leurs efforts ils n’avaient puattraper un seul mot de la conversation, d’autant plus qu’ilsavaient passé tout le temps à se disputer l’observatoire, sanspouvoir, il est vrai, faire autre chose que se pousser, se pincer,se livrer à cette muette pantomime, ils entraînèrent Richard àl’étude afin d’y entendre son rapport.

Ce rapport, M. Swiveller le leur fitexact en ce qui concernait les volontés et le caractère dugentleman, mais poétique au sujet de la grande malle, dont il fitune description plus remarquable par l’éclat de l’imagination quepar la stricte peinture de la vérité. Il déclara avec nombred’affirmations solennelles, qu’elle contenait un échantillon detoute espèce de mets délicieux et des meilleurs vins connus de nosjours ; en outre, qu’elle avait la faculté d’agir aucommandement, sans doute par un mouvement de pendule. Il leur donnaaussi à entendre que l’appareil culinaire pouvait en deux minutesun quart rôtir une belle pièce d’aloyau de bœuf pesant environ sixlivres bon poids, comme il l’avait vu de ses propres yeuxet reconnu au flair ; il avait vu aussi, de quelque façon quel’effet se produisît, l’eau frémir et bouillonner le temps que legentleman mettait à cligner de l’œil. Toutes ces circonstancesréunies l’amenaient à conclure que la locataire était ou un grandmagicien ou un grand chimiste, tous les deux peut-être, et que sonséjour dans la maison ne pourrait manquer de jeter un jour beaucoupd’éclat sur le nom de Brass et d’ajouter un nouvel intérêt àl’histoire de Bevis Marks.

Il y eut un point cependant sur lequelM. Swiveller ne jugea pas nécessaire de s’étendre, à savoir le« modeste rafraîchissement » qui, en raison de sa forceintrinsèque et de ce qu’il était arrivé mal à propos sur les talonsmêmes du breuvage modéré que M. Swiveller avait analysé à sondîner, éveilla chez lui un léger accès de fièvre et renditnécessaire l’application de deux ou trois autres « modestesrafraîchissements » que M. Swiveller dut prendre à uncabaret voisin, dans le cours de la soirée.

Chapitre 36

 

Depuis quelques semaines, le gentlemanoccupait son appartement, refusant toujours d’avoir aucun rapportavec M. Brass ou sa sœur Sally, mais choisissantinvariablement Swiveller comme intermédiaire. Or, comme à touségards il se montrait un excellent locataire, payant d’avance toutce dont il avait besoin, ne causant aucun embarras, ne faisantaucun bruit et ayant des habitudes très-régulières, son fondé depouvoirs était naturellement devenu dans la famille Brass unpersonnage d’une haute importance par suite de l’influence qu’ilexerçait sur cet hôte mystérieux, avec qui il pouvait négocier bienou mal, tandis que personne autre n’osait l’approcher.

À dire vrai, les rapports de M. Swivelleravec le gentleman n’avaient lieu qu’à distance et n’étaient pasd’une nature très-encourageante. Mais comme il ne revenait jamaisd’une de ces conférences monosyllabiques sans répéter quelques-unesdes phrases qu’il prétendait lui avoir été adressées, parexemple : « Swiveller, je sais que je puis compter survous » ou bien « Swiveller, je n’hésite pas à dire quej’ai de l’estime pour vous, » ou encore :« Swiveller, vous êtes mon ami, et je compte sur vous »,et autres petits mots de même nature familière et expansive,formant, selon lui, l’objet principal de leurs entretiensordinaires, ni M. Brass ni miss Sally ne mettaient en doutel’étendue de son influence ; ils y ajoutèrent au contraire lafoi la plus complète, la plus aveugle.

Cependant, à part même cette source depopularité, M. Swiveller en avait dans la maison une autre nonmoins agréable et qui pouvait lui faire espérer un grandadoucissement dans sa position.

Il avait trouvé grâce aux yeux de miss SallyBrass.

Que les hommes légers qui dédaignent lafascination féminine n’aillent pas ouvrir leurs oreilles pourentendre ici une nouvelle histoire d’amour et en faire un nouvelobjet de plaisanterie : non, miss Brass, bien que taillée pourplaire, comme on a pu le voir, n’était pas d’un caractère à aimer.Cette chaste vierge, s’étant dès sa plus tendre enfance accrochéeaux jupes de la Loi, et ayant sous leur égide essayé ses premierspas, n’ayant cessé depuis ce temps de s’y rattacher d’une mainferme, avait passé sa vie dans une sorte de stage légal. Toutepetite encore, elle s’était fait remarquer par sa rare habileté àcontrefaire la démarche et les manières d’un huissier ; dansce rôle, elle avait appris à frapper sur l’épaule de ses jeunescompagnes de jeu et à les conduire dans des maisons d’arrêt, avecune exactitude d’imitation qui surprenait et charmait tous lestémoins de cette comédie et n’avait d’égale que la manièreravissante dont miss Sally opérait une saisie dans la maison de lapoupée et y dressait l’inventaire exact des chaises et des tables.Ces passe-temps naïfs avaient naturellement consolé et charmé lesderniers jours de veuvage du respectable père de Sally, hommeexemplaire, auquel ses amis avaient, pour sa sagacité, donné lesurnom de « vieux renardeau[11]. »Le vieillard approuvait ces jeux qu’il encourageait de tout sonpouvoir, et son principal regret, en sentant qu’il s’acheminaitvers le cimetière de Houndsditch, était de penser que sa fille nepourrait prendre place sur le rôle en qualité de procureur. Remplide cette tendre et touchante préoccupation, il avait solennellementconfié Sally à son fils Sampson comme un auxiliaireinappréciable ; et depuis l’époque de la mort du vieuxgentleman jusqu’à celle où nous sommes arrivés, miss Sally Brassavait été le plus solide appui de maître Sampson, l’âme de sesaffaires.

Il est évident que miss Brass, s’étant dès sonenfance appliquée à un soin et une étude unique, n’avait pu guèreconnaître le monde que dans ses rapports avec la loi, et que, pourune femme douée de goûts si élevés, les arts plus gracieux et plusdoux dans lesquels excelle son sexe méritaient à peine un regard.Les charmes de miss Sally étaient complètement de nature masculineet légale. Ils commençaient et finissaient à la pratique du métierde procureur. Elle vivait, pour ainsi dire, dans un étatd’innocence judiciaire. La loi lui avait servi de nourrice ;et de même qu’on voit les jambes tortues et autres difformitésprovenir chez les enfants du fait des nourrices, de même, si l’onpouvait trouver quelque défaut moral, quelque chose de travers dansun esprit aussi beau, le blâme n’en devait tomber que sur lanourrice de miss Sally Brass.

Telle était la femme qui dans la fraîcheur deson âme fut atteinte par M. Swiveller. Il lui était apparucomme un être tout à fait nouveau, inconnu à ses rêves. Il égayaitl’étude par ses fragments de chansons et ses joyeusesplaisanteries ; il faisait des tours d’escamotage avec lesencriers et les boîtes de pains à cacheter ; il lançait etressaisissait trois oranges avec une seule main ; il balançaitles tabourets sur son menton et les canifs sur son nez, et selivrait à cent autres exercices aussi spirituels. C’était par cesdélassements que Richard, en l’absence de M. Brass, échappaità l’ennui de sa captivité. Ces qualités aimables, dont miss Sallydut la découverte au hasard, produisirent peu à peu sur elle unetelle impression, qu’elle engagea M. Swiveller à se reposercomme si elle n’était pas là ; et M. Swiveller, qui n’yavait pas de répugnance, ne demanda pas mieux. Une amitiéfraternelle s’établit ainsi entre eux. M. Swiveller s’habituaà traiter miss Sally comme l’eût traitée son frère Sampson, oucomme lui-même il eût traité un autre clerc. Il lui confiait sonsecret quand il voulait aller chez le vieux marchand du coin oumême jusqu’à Newmarket acheter des fruits, du ginger-beer, despommes de terre cuites et jusqu’à un modeste rafraîchissement quemiss Brass partageait sans scrupule. Souvent il l’amenait à secharger en sus de sa propre besogne, de celle qu’il eût dû faire,et pour la récompenser, il lui appliquait une bonne tape sur le dosen s’écriant qu’elle était un bon diable, un charmant petit chat,et autres aménités pareilles : compliments que miss Sallyprenait très-bien et recevait avec une satisfaction indicible.

Une circonstance, toutefois, troublait à unhaut degré l’esprit de M. Swiveller. C’est que la petiteservante restait toujours confinée dans les entrailles de la terre,sous Bevis Marks, et n’apparaissait jamais à la surface, à moinsque le locataire ne sonnât ; alors elle répondait à l’appel,puis disparaissait de nouveau. Jamais elle ne sortait ni ne venaità l’étude ; jamais elle n’avait la figure débarbouillée ;jamais elle ne quittait son grossier tablier, ni ne se mettait àune fenêtre, ni ne se tenait à la porte de la rue pour respirer unebrise d’air ; enfin, elle ne se donnait ni repos nidistraction. Personne ne venait la voir, personne ne parlaitd’elle, personne ne songeait à elle. M. Brass avait dit unefois qu’il pensait que c’était « un enfant del’amour. »

Dans tous les cas, elle ne ressemblait pas àCupidon, son père. C’était le seul renseignement que Swiveller eûtjamais pu attraper sur la jeune captive du sous-sol.

« Il est inutile d’interroger le dragon,pensait un jour Dick, comme il était assis à contempler laphysionomie de miss Sally Brass. Je crois bien que si je luiadressais une question à ce sujet, cela romprait notre bonneentente. Je me demande parfois si cette femme est un dragon ou sice n’est pas plutôt quelque chose comme une sirène. D’abord, elleen a déjà la peau d’écailles. D’un autre côté, les sirènes aiment àse regarder dans le miroir, ce que Sally ne fait jamais ;elles ont l’habitude de se peigner les cheveux, et jamais Sally netouche à un peigne. Non, décidément, c’est un dragon.

– Où allez-vous, mon vieux camarade ? dittout haut Richard, au moment où miss Sally, suivant son usage,essuyait sa plume à sa robe verte et quittait son siège.

– Je vais dîner, répondit le dragon.

– Dîner !… pensa M. Swiveller ;ceci est une autre affaire. Je serais curieux de savoir si lapetite servante a jamais rien à manger.

– Sammy n’est pas près de rentrer, dit missBrass. Restez ici jusqu’à ce que je sois de retour ; je neserai pas longtemps. »

Dick fit un signe de tête ; il suivit desyeux miss Brass jusqu’à un petit parloir situé sur le derrière, oùSampson et sa sœur prenaient toujours leurs repas.

« Ma foi, se dit-il, marchant de long enlarge, les mains dans les poches, je donnerais bien quelque chose,si je l’avais, pour savoir comment ils traitent cette enfant et oùils la tiennent. Ma mère a dû être une fille d’Ève pour lacuriosité ; je gagerais que je suis marqué quelque part d’unpoint d’interrogation. « J’étouffe ma pensée… mais c’est toiseule qui causes mon angoisse, » ajouta-t-il, fidèle à sescitations poétiques, en se laissant tomber d’un air méditatif dansle fauteuil des clients. Parole d’honneur ! je voudrais biensavoir comment ils la traitent !… »

Après s’être ainsi contenu d’abord,M. Swiveller alla ouvrir tout doucement la porte de l’étudeavec l’intention de se glisser jusqu’à la rue pour acheter un verrede porter. En ce moment il saisit un reflet fugitif de l’écharpebrune de miss Sally flottant le long de l’escalier de lacuisine.

« Par Jupiter ! pensa-t-il, la voilàqui va donner sa nourriture à la servante. Maintenant oujamais ! »

Il jeta d’abord un regard par-dessus la rampeet laissa la coiffure de gaze disparaître au-dessous dansl’ombre ; puis il descendit à tâtons et arriva à la ported’une cuisine basse, un moment après miss Brass, qui venait d’yentrer en tenant à la main un gigot de mouton froid. Cette cuisineétait sombre, malpropre, humide ; les murs en étaient toutcrevassés et tout couverts de taches. L’eau filtrait à travers lesfissures d’un vieux tonneau, et un chat affreusement maigre avalaitles gouttes à mesure qu’elles tombaient du récipient, avec lafiévreuse ardeur de la faim. La grille du foyer était disloquée etle foyer resserré ne pouvait contenir un feu plus épais qu’unsandwich. Tout était fermé à clef et cadenassé : la cave aucharbon, la boîte aux chandelles, la boîte au sel, le garde-manger.Un cricri n’eût pas trouvé de quoi déjeuner en ce désert. L’aspectmisérable de cette cuisine eût tué un caméléon ; cet animaleût reconnu dès la première aspiration qu’on ne pouvait pas vivrede cet air, et de désespoir il eût rendu l’âme.

La petite servante était humblement deboutdevant miss Sally et tenait la tête baissée.

« Êtes-vous là ? dit miss Sally.

– Oui, madame, répondit une voix faible.

– Éloignez-vous de ce gigot de mouton ;car je vous connais, vous tomberiez bientôt dessus. »

La jeune fille se retira dans un coin, tandisque miss Brass prenait une clef dans sa poche, ouvrait legarde-manger, en exhibait une affreuse pâtée de pommes de terrefroides qui devaient être aussi tendres sous la dent qu’un cailloude granit. Elle mit le plat devant la petite servante, lui ordonnade s’asseoir en face ; puis s’arma d’un grand couteau àdécouper et lui donna un coup pour l’aiguiser sur la grandefourchette.

« Voyez-vous ceci ? » dit missBrass, découpant une émincée de gigot de deux pouces de long aprèstous ces préparatifs, et élevant le morceau sur la pointe de lafourchette.

La petite servante fixa assez vivement sonregard affamé sur ce lambeau pour l’envisager tout entier dans sonexiguïté, et elle répondit : « Oui.

– Eh bien ! alors n’allez plus dire qu’onne vous nourrit pas ici. Tenez, mangez. »

L’opération fut bientôt achevée.

« Maintenant, vous en faut-ildavantage ? » demanda miss Sally.

La créature affamée répondit faiblement :« Non. »

Évidemment la réponse lui était dictéed’avance.

« On vous a offert d’en prendre uneseconde fois, dit miss Brass, résumant les faits ; vous enavez eu autant que vous en pouviez prendre ; je vous demandes’il vous faut quelque chose de plus, et vous répondez : –« Non ! » N’allez donc plus dire qu’on vous faitvotre part ; songez-y bien. »

En achevant ces mots, miss Sally poussa leplat, ferma à double tour le garde-manger, et se rapprochant de lapetite servante, elle la surveilla tandis que celle-ci achevait lespommes de terre.

Il était évident qu’une tempête extraordinairecouvait dans l’aimable cœur de miss Brass, et ce fut sans doute cequi la poussa, sans aucune raison plausible, à frapper la jeunefille avec le plat du couteau tantôt sur la tête, tantôt sur ledos, comme s’il lui paraissait impossible de se trouver si prèsd’elle sans lui administrer quelques légers horions. MaisM. Swiveller ne fut pas peu surpris de voir sa camarade clerc,après s’être dirigée lentement à reculons vers la porte, comme sielle voulait se retirer sans pouvoir s’y résoudre, s’élancer tout àcoup en avant, et, tombant sur la petite servante, lui assener derudes soufflets à poing fermé. La victime criait, mais à demi-voix,comme si elle avait peur de s’entendre elle-même, et miss Sally, seréconfortant avec une prise de tabac, remonta l’escalier juste aumoment où Richard rentrait fort à propos dans l’étude.

Chapitre 37

 

Entre autres singularités, et il en avait unfonds si riche qu’il en donnait chaque jour un nouvel échantillon,le gentleman s’était pris d’une passion extraordinaire pour lespectacle de Polichinelle. Si le bruit de la voix de Polichinelle,même à distance éloignée, arrivait jusqu’à Bevis Marks, legentleman, fût-il au lit et endormi, se levait en sursaut, et, serhabillant à la hâte, courait à l’endroit où se trouvait son hérosfavori, et revenait à la tête d’une longue procession de badauds,au milieu desquels se trouvait le théâtre ambulant et sespropriétaires. Immédiatement le tréteau se dressait en face de lamaison de M. Brass ; le gentleman s’établissait à lafenêtre du premier étage, et la représentation commençait avec sonjoyeux tapage de fifre, de tambour et d’acclamations, à laconsternation profonde de la population laborieuse qui habitait cequartier silencieux. Au moins pouvait-on espérer que la pièce unefois achevée, comédiens et auditoire se disperseraient : maisl’épilogue était aussi fâcheux que la pièce elle-même ; car leDiable n’était pas plutôt mort, que le gentleman appelait ledirecteur des marionnettes et son aide dans sa chambre, où il lesrégalait de liqueurs fortes qu’il avait en son particulier, etentrait avec eux en une longue conversation dont le sujet échappaità toute créature humaine. Le secret de ces entretiens n’importaitguère. Mais le pis de la chose c’est que, tandis qu’ils avaientlieu, l’attroupement continuait de stationner devant la maison, queles petits garçons frappaient à coups de poing sur le tambour etimitaient Polichinelle avec leurs voix grêles, que la fenêtre del’étude était obscurcie par les nez qui s’y aplatissaient, et qu’autrou de la serrure de la porte de la rue brillaient des yeuxinvestigateurs ; que, si l’on apercevait à la fenêtre d’enhaut le gentleman ou l’un de ses interlocuteurs, ou si même le boutd’un de leurs nez se rendait visible, la foule impatiente, quihurlait en bas, jetait un cri de fureur, et repoussait touteconsolation, jusqu’à ce que les propriétaires des marionnettes luifussent rendus, et qu’elle pût les escorter ailleurs : en unmot, le mal était que Bevis Marks était révolutionné par cesmouvements populaires, et que la paix et le calme avaient fui deslimites de son territoire.

Personne plus que M. Sampson Brassn’était indigné de ce qui se passait. Mais comme il ne se souciaitnullement de perdre un bon locataire, il jugeait à proposd’empocher les ennuis que lui causait le gentleman comme ilempochait son argent, quitte à troubler l’auditoire qui se pressaitautour de sa porte par les moyens bornés de petites vengeancesqu’il avait à sa disposition. C’était, par exemple, de verser surla tête des assistants de l’eau sale avec un pot inaperçu, ou deles mitrailler, du haut du toit de la maison, avec des débris detuiles et des plâtres, ou enfin d’engager les cochers de cabrioletsde louage à tourner tout à coup le coin de la rue et à lancervivement leurs voitures au milieu de l’auditoire. À première vue,il pourra paraître étrange à quiconque n’y réfléchirait pasmûrement, que M. Brass, appartenant à la chicane, n’eût pasassigné légalement la partie ou les parties qui, à ses yeux,contribuaient le plus activement au dommage : mais qu’onveuille bien se rappeler que, si les médecins usent rarement deleur propre ordonnance, que, si les ecclésiastiques ne pratiquentpas toujours ce qu’ils prêchent, de même les gens de justicen’aiment pas à mêler la loi dans leurs affaires particulières,sachant parfaitement que la loi est un instrument à doubletranchant, d’un usage dangereux, et que Thémis est comme lesdentistes, qui arrachent quelquefois par erreur la bonne dent aulieu de la mauvaise.

« Allons, dit M. Brass uneaprès-midi, voilà deux jours passés sans Polichinelle. J’espère quenotre homme a épuisé son caprice.

– Vous espérez ?… répliqua miss Sally.Quel mal ça vous fait-il ?

– Quel singulier garçon !… s’écria Brasslaissant tomber sa plume avec désespoir. Cet animal se plaît àm’exaspérer !

– Eh bien, dit Sally, quel mal ça vousfait-il ?

– Quel mal !… N’est-ce pas un mal qu’onvienne crier, hurler sous votre nez, vous déranger de votre besogneet vous faire grincer les dents de colère ? N’est-ce pas unmal d’être aveuglé, suffoqué ? N’est-ce pas un mal que le pavédu roi soit intercepté par un tas de braillards dont les gosierssemblent faits de…

– Brass… murmura M. Swiveller.

– Ah ! oui, d’airain, dit le procureur,regardant son clerc pour s’assurer si le mot qu’il avait prononcél’avait été sans malice, ou s’il n’avait pas un double sens moinsinnocent. N’est-ce pas un mal ? »

Le procureur s’arrêta court dans sadéclamation ; il écouta un instant, et, reconnaissant une voixqui lui était familière, il appuya sa tête sur sa main, leva lesyeux au plafond et laissa tomber ces mots d’une voixgémissante :

« En voici encore un ! »

En ce moment le gentleman venait d’ouvrir lafenêtre.

« Encore un ! répéta Brass.Ah ! si je pouvais lancer un break[12] àquatre chevaux pur sang au milieu de Bevis Marks, quand la foulesera le plus épaisse, je donnerais bien trente sous, et de bon cœurencore. »

On entendit de nouveau Polichinelle dans lelointain.

Le gentleman ouvrit sa porte. Il descenditvivement l’escalier, entra dans la rue, dépassa la fenêtre del’étude et courut tête nue vers l’endroit d’où le bruit partait. Iln’y avait plus de doute, il courait engager la troupeambulante.

« Si je pouvais seulement savoir quelssont ses parents, murmura Sampson en remplissant sa poche depapiers ! Ils n’auraient qu’à former une jolie petitecommission de lunatico à Grays’s Inn Coffea House pour lefaire interdire et me charger de l’affaire ; je me moqueraisbien que mon logement fût vacant quelque temps. »

En achevant ces paroles, il enfonça sonchapeau sur ses yeux comme pour se soustraire complètement à la vuede l’odieuse visite qu’il ne pouvait épargner à sa maison, puiss’élança de chez lui pour se sauver au loin.

Comme M. Swiveller était un partisandéclaré de ce spectacle, par la raison qu’il valait toujours mieuxregarder Polichinelle ou quoi que ce fût par la fenêtre que derester à travailler, et, comme pour ce motif il avait pris la peined’éveiller chez son collègue de l’étude le sentiment des beautés dePolichinelle et de ses nombreux mérites, miss Sally et lui selevèrent et allèrent d’un commun accord se mettre à la croisée,au-dessous de laquelle s’étaient installés du mieux possible uncertain nombre de demoiselles et de jeunes messieurs, chargés desoigner des marmots et qui se faisaient un devoir de ne pas manqueravec leurs jeunes nourrissons les représentations de ce genre.

Comme les vitres étaient sales,M. Swiveller, fidèle à une habitude amicale qui s’était forméeentre lui et miss Brass, détacha l’écharpe brune de la tête deSally, et s’en servit pour enlever soigneusement la poussière. Puisil la lui rendit, et la belle personne la remit sur sa tête avec uncalme admirable et une indifférence parfaite. Pendant ce temps, lelocataire était revenu ayant sur ses talons le théâtre, lesartistes, et un bon surcroît de spectateurs. Celui qui montrait lesmarionnettes disparut à la hâte sous la toile, tandis que soncompagnon, debout à l’un des côtés du théâtre, examinaitl’auditoire avec une expression remarquable de tristesse. Cettetristesse parut plus remarquable encore lorsqu’il joua un air debourrée écossaise sur ce doux instrument musical qu’on appellevulgairement flûte de Pan, toujours avec la même mélancolie dansles yeux et sur le front, au milieu des contorsions nécessairementtrès-animées qui mettaient en mouvement ses lèvres, son menton etses mâchoires.

Le drame tirait à sa fin et tenait enchaînée,comme à l’ordinaire, l’attention des spectateurs. La sensation quidétend les grandes assemblées lorsqu’elles respirent enfin d’unspectacle émouvant, saisissant, pour reprendre l’usage de la paroleet le mouvement, permettait à peine à l’auditoire de se reconnaîtrequand le locataire invita, selon son usage, les directeurs desmarionnettes à monter chez lui.

« Tous les deux ! cria-t-il de sacroisée en voyant qu’un seul, celui qui faisait mouvoir lesfigures, un gros petit homme, se disposait à obéir à cet appel.J’ai besoin de vous parler. Montez tous deux.

– Venez, Tommy, dit le petit homme.

– Je ne suis pas causeur, répondit l’autre.Dites-lui ça. Je n’ai pas besoin de vous accompagner pour allercauser avec lui.

– Ne voyez-vous pas, répliqua le petit homme,que le gentleman tient à la main une bouteille et unverre ?

– Que ne le disiez-vous d’abord ? ditl’autre avec une vivacité soudaine. Eh bien ! qu’est-ce quivous arrête ? Voulez-vous que le gentleman nous attende toutela journée ? Ce serait bien poli, ma foi ! »

Tout en le chapitrant, le mélancoliquepersonnage, qui n’était autre que M. Thomas Codlin, poussa sonami et cher confrère, M. Harris, autrement dit Short ouTrotters, pour passer le premier, et arriva avant lui àl’appartement du gentleman.

« Eh bien ! mes braves gens, ditcelui-ci, vous avez fort bien joué. Qu’est-ce que vous voulezprendre ?… Dites donc à ce petit homme qui se tient derrièrevous de fermer la porte.

– Fermez la porte, s’il vous plaît ! ditM. Codlin en se tournant d’un air refrogné vers son ami. Vousauriez bien pu penser, sans qu’on eût besoin de vous en avertir quele gentleman désirait que sa porte fût fermée. »

M. Short obéit, tout en disant à voixbasse :

« L’ami me semble bien aigre cesoir : j’espère qu’il n’y a pas de laiterie dans le voisinage,car son humeur serait capable de faire tourner le lait. »

Le gentleman montra du doigt une couple dechaises, et, par un geste majestueux, il invita MM. Codlin etShort à s’asseoir. Ceux-ci, après s’être mutuellement consultés duregard avec beaucoup de doute et d’indécision, s’assirent enfin,chacun sur l’extrême bord de la chaise qui lui était offerte ettenant son chapeau collé contre sa poitrine, tandis que legentleman remplissait deux verres avec le contenu d’une bouteilleposée sur une table vis-à-vis de lui et les leur présentait enbonne et due, forme.

« Vous êtes bien hâlés par le soleil,dit-il. Est-ce que vous venez de voyage ? »

Un signe de tête et un sourire affirmatiffurent la réponse de M. Short ; réponse queM. Codlin corrobora par un autre signe de tête et un petitgémissement, comme s’il sentait encore le poids du théâtre sur sesépaules.

« Vous fréquentez les foires, lesmarchés, les courses, je suppose ?

– Oui, monsieur, répondit Short ; nousavons visité à peu près tout l’ouest de l’Angleterre.

– J’ai parlé à des hommes de votre professionqui venaient du nord, de l’est et du sud, dit le gentleman avec unesorte d’admiration, mais jusqu’à présent je n’en avais pasrencontré qui vinssent de l’ouest.

– Chaque été, monsieur, dit Short, nousfaisons notre tournée dans l’ouest. V’là ce qui en est : auprintemps et en hiver, nous prenons l’est de Londres ; etl’été, l’ouest de l’Angleterre. On a bien de la misère, allez, àpasser des jours et des mois par la pluie et la boue, et souventsans gagner un sou dans sa journée.

– Permettez-moi de remplir encore votreverre.

– Si c’est un effet de votre bonté, monsieur,il n’y a pas de refus, dit M. Codlin se hâtant de pousser sonverre en avant et écartant celui de Short. C’est moi qui suis lesouffre-douleur, monsieur, dans tous nos voyages, comme dans toutesnos haltes. En ville ou, dans la campagne, qu’il pleuve ou qu’ilfasse sec, que le temps soit chaud ou froid, c’est Tom Codlin quiest toujours là pour pâtir, et encore Tom Codlin ne doit pas seplaindre. Oh ! non. Short a droit de se plaindre ; maissi Codlin murmure un tant soit peu, oh ! Dieu ! à basCodlin ! on crie aussitôt : à bas Codlin ! Il n’apas la permission de murmurer, il n’est pas là pour ça.

– Codlin n’est pas sans utilité, dit à sontour Short avec un regard malin. Mais il ne sait pas toujours tenirses yeux tout grands ouverts. Quelquefois il s’endort, c’est connu.Souvenez-vous des dernières courses, Tommy.

– Ne cesserez-vous jamais de taquiner lespauvres gens ? dit Codlin. Est-ce que par hasard je dormaisquand je vous ai, d’un coup de filet, ramassé sept francsvingt-cinq ? J’étais bien à mon poste, au contraire, mais onne peut pas avoir les yeux de vingt côtés à la fois, comme un paonqui fait la roue ; je voudrais bien vous y voir. Si je me suislaissé attraper par ce vieillard avec son enfant, vous avez fait demême ; ainsi ne me jetez pas ça au nez. Quand on crache enl’air…

– Vous ferez aussi bien de briser là, Tom, ditShort. Ce n’est pas un sujet bien intéressant pour lui, n’est-cepas ?

– Alors, il ne fallait pas le mettre sur letapis, répliqua M. Codlin, je demande pardon pour vous augentleman ; vous n’êtes qu’un étourneau qui aime à écouter sonpropre ramage, sans savoir seulement ce qu’il dit. »

Au début de cette dispute, leur interlocuteurs’était tranquillement assis, les regardant tour à tour, comme s’ilattendait le moment convenable pour leur adresser de nouvellesquestions, ou pour revenir à celle d’où l’on s’était écarté. Mais àpartir du moment où M. Codlin eut à se défendre d’être tropsujet à s’endormir, le gentleman prit un intérêt de plus en plusvif à la discussion, qui en était arrivée à une extrêmevivacité.

« Vous êtes, s’écria-t-il, les deuxhommes dont j’ai besoin, les deux hommes que j’ai cherchés, quej’ai cherchés partout. Où sont-ils ce vieillard et cette enfantdont vous parlez ?

– Monsieur !… dit Short avec hésitationet en tournant les yeux vers son ami.

– Le vieillard et sa petite-fille qui ontvoyagé avec vous ; où sont-ils ? Parlez, vous ne vous enrepentirez pas, cela vous rapportera peut-être plus que vous necroyez. Ils vous ont quittés, dites-vous, à ces courses, si j’aibien compris. On a retrouvé leur trace jusque-là, mais c’est làqu’on l’a perdue. N’avez-vous pas quelque renseignement à medonner, quelque idée de ce qu’ils peuvent être devenus, pourm’aider à les retrouver ?

– Je vous l’avais toujours dit, Thomas,s’écria Short se tournant vers son ami avec un regard d’abattement,qu’on ne manquerait pas de chercher après ces deuxvoyageurs !

– Vous l’aviez dit !… répliquaM. Codlin. Et moi, n’ai-je pas toujours dit que cetteinnocente enfant était la plus intéressante créature que j’aiejamais vue ? Ne disais-je pas toujours que je l’aimais, quej’en raffolais ? La jolie créature ! il me semblel’entendre encore : « C’est Codlin qui est mon ami,disait-elle, ce n’est pas Short. Short est un brave homme,disait-elle, je n’ai pas à me plaindre de Short ; il cherche àme faire plaisir, je l’avoue ; mais Codlin, disait-elle,m’aime comme la prunelle de ses yeux, sans que çaparaisse. »

En répétant ces paroles avec une grandeémotion, M. Codlin se frottait le bout du nez avec le bout desa manche, et, secouant tristement la tête de côté et d’autre, ildonna à entendre au gentleman que, depuis le moment où il avaitperdu les traces de son cher petit dépôt, il avait perdu du mêmecoup tout repos et tout bonheur.

« Bon Dieu ! dit le gentlemanparcourant la chambre, ai-je donc enfin trouvé ces hommes pourdécouvrir seulement qu’ils ne peuvent me fournir de renseignementsutiles ! Il eût mieux valu vivre au jour le jour avecl’espérance, sans jamais les rencontrer, que de voir ainsi trompermon attente.

– Une minute, dit Short. Un homme nommé Jerry…Vous connaissez Jerry, Thomas ?

– Oh ! ne me parlez pas de Jerry,répliqua M. Codlin. Je me moque de Jerry comme d’une prise detabac, quand je songe à cette charmante enfant. « C’est Codlinqui est mon ami, disait-elle ; cher, bon, tendre Codlin, quiinvente toujours quelque chose pour me faire plaisir ! Je n’airien à dire contre Short, disait-elle, mais je corde avecCodlin. »

Il parut réfléchir et ajouta :

« Une fois elle m’appela « PapaCodlin. » J’ai cru que j’allais en pleurer de joie.

– Monsieur, dit Short passant de son égoïsteassocié à leur nouvelle connaissance, un homme nommé Jerry, quiconduit une troupe de chiens, m’a appris par hasard en route qu’ilavait vu le vieillard en compagnie d’une collection de figures decire qui voyage et qu’il ne connaît pas. Comme le vieillard etl’enfant nous avaient quittés furtivement, qu’on n’avait plusentendu parler d’eux, et qu’on les avait vus ailleurs que dans lepays où nous étions, je ne m’inquiétai pas davantage à ce sujet etje ne fis pas d’autres questions à Jerry. Mais il y aurait moyen,si vous voulez.

– Cet homme est-il à Londres ? ditimpatiemment le gentleman. Parlez donc vite.

– Non, il n’y est pas, mais il y arriverademain, répondit vivement Short. Il loge dans la même maison quenous.

– Eh bien ! amenez-le-moi. Voici un louispour chacun de vous. Si par votre secours je réussis à retrouverceux que je cherche, je vous en donnerai vingt fois plus. Revenezme voir demain, et réfléchissez entre vous sur ce sujet. Il est àpeu près inutile que je vous le recommande, car vous agirez dansvotre propre intérêt. Maintenant, donnez-moi votre adresse, etlaissez-moi. »

L’adresse fut donnée, les deux hommespartirent, le rassemblement les suivit, et le gentleman, remplid’une agitation extraordinaire, arpenta sa chambre, durant deuxmortelles heures, au-dessus de la tête étonnée de M Swiveller et demiss Sally Brass.

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