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Le Mariage de Loti

Le Mariage de Loti

de Pierre Loti

« E hari tefau.

E toro te faaro

E no tetaata. »

 

Le palmiercroîtra,

Le corails’étendra,

Mais l’hommepérira.

 

(Vieux dicton de la Polynésie)

 

À Madame Sarah Bernhardt

 

Juin 1878.

 

Madame,

À vous qui brillez tout en haut, l’auteur très obscur d’Aziyadé dédie humblement ce récit sauvage.

Il lui semble que votre nom laissera tomber sur ce livre un peu de son grand charme poétique.

L’auteur était bien jeune lorsqu’il a écrit ce livre ; il le met à vos pieds, Madame, en vous demandant beaucoup, beaucoup d’indulgence.

PREMIÈRE PARTIE

I

PAR PLUMKET, AMI DE LOTI

 

Loti fut baptisé le 25 janvier 1872, à l’âge de vingt-deux ans et onze jours.

Lorsque la chose eut lieu, il était environ une heure de l’après-midi, à Londres et à Paris.

Il était à peu près minuit, en dessous, sur l’autre face de la boule terrestre, dans les jardins de feue la reine Pomaré, où la scène se passait.

En Europe, c’était une froide et triste journée d’hiver. En dessous dans les jardins de la reine, c’était le calme, l’énervante langueur d’une nuit d’été.

Cinq personnes assistaient à ce baptême de Loti, au milieu des mimosas et des orangers, dans une atmosphère chaude et parfumée, sous un ciel tout constellé d’étoiles australes.

C’étaient : Ariitéa, princesse du sang,Faïmana et Téria, suivantes de la reine, Plumket et Loti,midshipmen de la marine de S.M. Britannique.

Loti, qui, jusqu’à ce jour, s’était appelé Harry Grant, conserva ce nom, tant sur les registres de l’état civil que sur les rôles de la marine royale, mais l’appellation de Loti fut généralement adoptée par ses amis.

La cérémonie fut simple ; elle s’acheva sans longs discours, ni grand appareil.

Les trois Tahitiennes étaient couronnées de fleurs naturelles, et vêtues de tuniques de mousseline rose, à traînes. Après avoir inutilement essayé de prononcer les noms barbares d’Harry Grant et de Plumket, dont les sons durs révoltaient leurs gosiers maoris, elles décidèrent de les désigner par les mots Rémuna et Loti, qui sont deux noms de fleurs.

Toute la cour eut le lendemain communicationde cette décision, et Harry Grant n’exista plus enOcéanie, non plus que Plumket son ami.

Il fut convenu en outre que les premièresnotes de la chanson indigène : « Loti taïmané,etc… » chantées discrètement la nuit aux abords du palais,signifieraient : « Rémuna est là, ou Loti, ou tous deuxensemble ; ils prient leurs amies de se rendre à leur appel,ou tout au moins de venir sans bruit leur ouvrir la porte desjardins… »

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II

NOTE BIOGRAPHIQUE SUR RARAHU, DUE AUXSOUVENIRS DE PLUMKET

 

Rarahu naquit au mois de janvier 1858, dansl’île de Bora-Bora, située par 16° de latitude australe, et 154° delongitude ouest.

Au moment où commence cette histoire, ellevenait d’accomplir sa quatorzième année.

C’était une très singulière petite fille, dontle charme pénétrant et sauvage s’exerçait en dehors de toutes lesrègles conventionnelles de beauté qu’ont admises les peuplesd’Europe.

Toute petite, elle avait été embarquée par samère sur une longue pirogue voilée qui faisait route pour Tahiti.Elle n’avait conservé de son île perdue que le souvenir du grandmorne effrayant qui la surplombe. La silhouette de ce géant debasalte, planté comme une borne monstrueuse au milieu du Pacifique,était restée dans sa tête, seule image de sa patrie. Rarahu lareconnut plus tard, avec une émotion bizarre, dessinée dans lesalbums de Loti ; ce fait fortuit fut la cause première de songrand amour pour lui.

III

D’ÉCONOMIE SOCIALE

 

La mère de Rarahu l’avait amenée à Tahiti, lagrande île, l’île de la reine, pour l’offrir à une très vieillefemme du district d’Apiré qui était sa parente éloignée. Elleobéissait ainsi à un usage ancien de la race maorie, qui veut queles enfants restent rarement auprès de leur vraie mère. Les mèresadoptives, les pères adoptifs (faa amu) sont là-bas lesplus nombreux, et la famille s’y recrute au hasard. Cet échangetraditionnel des enfants est l’une des originalités des mœurspolynésiennes.

IV

HARRY GRANT (LOTI AVANT LE BAPTÊME), A SASOEUR, A BRIGHTBURY, COMTÉ DE YORKSHIRE (ANGLETERRE)

 

« Rade de Tahiti, 20 janvier 1872.

« Ma sœur aimée,

« Me voici devant cette île lointaine quechérissait notre frère, point mystérieux qui fut longtemps le lieudes rêves de mon enfance. Un désir étrange d’y venir n’a pas peucontribué à me pousser vers ce métier de marin qui déjà me fatigueet m’ennuie.

« Les années ont passé et m’ont faithomme. Déjà j’ai couru le monde, et me voici enfin devant l’îlerêvée. Mais je n’y trouve plus que tristesse et amerdésenchantement.

« C’est bien Papeete, cependant ; cepalais de la reine, là-bas, sous la verdure, cette baie aux grandspalmiers, ces hautes montagnes aux silhouettes dentelées, c’estbien tout cela qui était connu. Tout cela, depuis dix ans jel’avais vu, dans ces dessins jaunis par la mer, poétisés parl’énorme distance, que nous envoyait Georges ; c’est bien cecoin du monde dont nous parlait avec amour notre frère qui n’estplus…

« C’est tout cela, avec le grand charmeen moins, le charme des illusions indéfinies, des impressionsvagues et fantastiques de l’enfance… Un pays comme tous les autres,mon Dieu, et moi, Harry, qui me retrouve là, le même Harry qu’àBrightbury, qu’à Londres, qu’ailleurs, si bien qu’il me semblen’avoir pas changé de place…

« Ce pays des rêves, pour lui garder sonprestige, j’aurais dû ne pas le toucher du doigt.

« Et puis ceux qui m’entourent m’ont gâtémon Tahiti, en me le présentant à leur manière ; ceux quitraînent partout leur personnalité banale, leurs idées terre àterre, qui jettent sur toute poésie leur bave moqueuse, leur propreinsensibilité, leur propre ineptie. La civilisation y est tropvenue aussi, notre sotte civilisation coloniale, toutes nosconventions, toutes nos habitudes, tous nos vices, et la sauvagepoésie s’en va, avec les coutumes et les traditions du passé…

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« Tant est que, depuis trois jours que leRendeer a jeté l’ancre devant Papeete, ton frère Harry agardé le bord, le cœur serré, l’imagination déçue.

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« John, lui, n’est pas comme moi, et jecrois que déjà ce pays l’enchante ; depuis notre arrivée je levois à peine.

« Il est d’ailleurs toujours ce même amifidèle et sans reproche, ce même bon et tendre frère, qui veillesur moi comme un ange gardien et que j’aime de toute la force demon cœur…

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V

Rarahu était une petite créature qui neressemblait à aucune autre, bien qu’elle fût un type accompli decette race maorie qui peuple les archipels polynésiens etpasse pour une des plus belles du monde ; race distincte etmystérieuse, dont le provenance est inconnue.

Rarahu avait des yeux d’un noir roux, pleinsd’une langueur exotique, d’une douceur câline, comme celle desjeunes chats quand on les caresse ; ses cils étaient si longs,si noirs qu’on les eût pris pour des plumes peintes. Son nez étaitcourt et fin, comme celui de certaines figures arabes ; sabouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que le typeclassique, avait des coins profonds, d’un contour délicieux. Enriant, elle découvrait jusqu’au fond des dents un peu larges,blanches comme de l’émail blanc, dents que les années n’avaient paseu le temps de beaucoup polir, et qui conservaient encore lesstries légères de l’enfance. Ses cheveux, parfumés au santal,étaient longs, droits, un peu rudes ; ils tombaient en masseslourdes sur ses rondes épaules nues. Une même teinte fauve tirantsur le rouge brique, celle des terres cuites claires de la vieilleEtrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le haut de sonfront jusqu’au bout de ses pieds.

Rarahu était d’une petite taille,admirablement prise, admirablement proportionnée ; sa poitrineétait pure et polie, ses bras avaient une perfection antique.

Autour de ses chevilles, de légers tatouagesbleus, simulant des bracelets ; sur la lèvre inférieure, troispetites raies bleues transversales, imperceptibles, comme lesfemmes des Marquises ; et, sur le front, un tatouage pluspâle, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle caractérisait sarace, c’était le rapprochement excessif de ses yeux, à fleur detête comme tous les yeux maoris ; dans les moments où elleétait rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d’enfant unefinesse maligne de jeune ouistiti ; alors qu’elle étaitsérieuse ou triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvaitse mieux définir que par ces deux mots : une grâcepolynésienne.

VI

La cour de Pomaré s’était parée pour unedemi-réception, le jour où je mis pour la première fois le pied surle sol tahitien. – L’amiral anglais du Rendeervenait faire sa visite d’arrivée à la souveraine (une vieilleconnaissance à lui) – et j’étais allé, en grande tenue deservice, accompagner l’amiral.

L’épaisse verdure tamisait les rayons del’ardent soleil de deux heures ; tout était tranquille etdésert dans les avenues ombreuses dont l’ensemble forme Papeete, laville de la reine. – Les cases à vérandas, disséminéesdans les jardins, sous les grands arbres, sous les grandes plantestropicales, – semblaient, comme leurs habitants, plongéesdans le voluptueux assoupissement de la sieste. – Lesabords de la demeure royale étaient aussi solitaires, aussipaisibles…

Un des fils de la reine, – sorte decolosse basané qui vint en habit noir à notre rencontre, nousintroduisit dans un salon aux volets baissés, où une douzaine defemmes étaient assises, immobiles et silencieuses…

Au milieu de cet appartement, deux grandsfauteuils dorés étaient placés côte à côte. – Pomaré, quien occupait un, invita l’amiral à s’asseoir dans le second, tandisqu’un interprète échangeait entre ces deux anciens amis descompliments officiels.

Cette femme, dont le nom était mêlé jadis auxrêves exotiques de mon enfance, m’apparaissait vêtue d’un longfourreau de soie rose, sous les traits d’une vieille créature auteint cuivré, à la tête impérieuse et dure. – Dans samassive laideur de vieille femme, on pouvait démêler encore quelsavaient pu être les attraits et le prestige de sa jeunesse, dontles navigateurs d’autrefois nous ont transmis l’originalsouvenir.

Les femmes de sa suite avaient, dans cettepénombre d’un appartement fermé, dans ce calme silence du jourtropical, un charme indéfinissable. – Elles étaient bellespresque toutes de la beauté tahitienne : des yeux noirs,chargés de langueur, et le teint ambré des gitanos. –Leurs cheveux dénoués étaient mêlés de fleurs naturelles et leursrobes de gaze traînantes, libres à la taille, tombaient autourd’elles en longs plis flottants.

C’était sur la princesse Ariitéa surtout, ques’arrêtaient involontairement mes regards. Ariitéa à la figuredouce, réfléchie, rêveuse, avec de pâles roses du Bengale, piquéesau hasard dans ses cheveux noirs…

VII

Les compliments terminés, l’amiral dit à lareine :

– Voici Harry Grant que je présente àVotre Majesté ; il est le frère de Georges Grant, un officierde marine, qui a vécu quatre ans dans votre beau pays.

L’interprète avait à peine achevé de traduire,que Pomaré me tendit sa main ridée ; un sourire bon enfant,qui n’avait plus rien d’officiel, éclaire sa vieillefigure :

– Le frère de Rouéri ! dit elleen désignant mon frère par son nom tahitien. – Il faudrarevenir me voir… – Et elle ajouta en anglais :« Welcome ! » (Bienvenu !) ce qui parut unefaveur toute spéciale, la reine ne parlant jamais d’autre langueque celle de son pays.

– « Welcome ! » ditaussi la reine de Bora-Bora, qui me tendit la main, en me montrantdans un sourire ses longues dents de cannibale…

Et je partis charmé de cette étrange cour…

VIII

Rarahu n’avait guère quitté depuis sa petiteenfance la case de sa vieille mère adoptive, qui habitait dans ledistrict d’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua.

Ses occupations étaient fort simples : larêverie, le bain, le bain surtout : – le chant et lespromenades sous bois, en compagnie de Tiahoui, son inséparablepetite amie. – Rarahu et Tiahoui étaient deux insoucianteset rieuses petites créatures qui vivaient presque entièrement dansl’eau de leur ruisseau, où elles sautaient et s’ébattaient commedeux poissons-volants.

IX

Il ne faudrait pas croire cependant que Rarahufût sans érudition ; elle savait lire dans sa bibletahitienne, et écrire, avec une grosse écriture très ferme, lesmots doux de la langue maorie ; elle était même très forte surl’orthographe conventionnelle fixée par les frères Picpus,–lesquels ont fait, en caractères latins, un vocabulairedes mots polynésiens.

Beaucoup de petites filles dans nos campagnesd’Europe sont moins cultivées assurément que cette enfant sauvage.– Mais il avait fallu que cette instruction, prise àl’école des missionnaires de Papeete, lui eût peu coûté à acquérir,car elle était fort paresseuse.

X

En tournant à droite dans les broussailles,quand on avait suivi depuis une demi-heure le chemin d’Apiré, ontrouvait un large bassin naturel, creusé dans le roc vif.– Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se précipitait encascade, et versait une eau courante, d’une exquise fraîcheur.

Là, tout le jour, il y avait sociéténombreuse ; sur l’herbe, on trouvait étendues les bellesjeunes femmes de Papeete, qui passaient les chaudes journéestropicales à causer, chanter, dormir, ou bien encore à nager et àplonger, comme des dorades agiles. – Elles allaient àl’eau vêtues de leurs tuniques de mousseline, et les gardaient pourdormir, toutes mouillées sur leur corps, comme autrefois lesnaïades.

Là, venaient souvent chercher fortune lesmarins de passage ; là trônait Tétouara la négresse ;– là se faisait à l’ombre une grande consommationd’oranges et de goyaves.

Tétouara appartenait à la race des Kanaquesnoirs de la Mélanésie. – Un navire qui venait d’Europel’avait un jour prise dans une île avoisinant la Calédonie, etl’avait déposée à mille lieues de son pays, à Papeete, où ellefaisait l’effet d’une personne du Congo que l’on aurait égaréeparmi des misses anglaises.

Tétouara avec une inépuisable belle humeur,une gaîté simiesque, une impudeur absolue, entretenait autourd’elle le bruit et le mouvement. Cette propriété de sa personne larendait précieuse à ses nonchalantes compagnes ; elle étaitune des notabilités du ruisseau de Fataoua…

XI

PRÉSENTATION

 

Ce fut vers midi, un jour calme et brûlant,que pour la première fois de ma vie j’aperçus ma petite amieRarahu. Les jeunes femmes tahitiennes, habituées du ruisseau deFataoua, accablées de sommeil et de chaleur, étaient couchées toutau bord, sur l’herbe, les pieds trempant dans l’eau claire etfraîche. – L’ombre de l’épaisse verdure descendait surnous, verticale et immobile ; de larges papillons d’un noir develours, marqués de grands yeux couleur scabieuse, volaientlentement, ou se posaient sur nous, comme si leurs ailes soyeuseseussent été trop lourdes pour les enlever ; l’air était chargéde senteurs énervantes et inconnues ; tout doucement jem’abandonnais à cette molle existence, je me laissais aller auxcharmes de l’Océanie…

Au fond du tableau, tout à coup desbroussailles de mimosas et de goyaviers s’ouvrirent, on entendit unléger bruit de feuilles qui se froissent, – et deuxpetites filles parurent, examinant la situation avec des mines desouris qui sortent de leurs trous.

Elles étaient coiffées de couronnes defeuillage, qui garantissaient leur tête contre l’ardeur dusoleil ; leurs reins étaient serrés dans des pareos(pagnes) bleu foncé à grandes raies jaunes ; leurs torsesfauves étaient sveltes et nus ; leurs cheveux noirs, longs etdénoués… Point d’Européens, point d’étrangers, rien d’inquiétant envue… Les deux petites, rassurées, vinrent se coucher sous lacascade qui se mit à s’éparpiller plus bruyamment autourd’elles…

La plus jolie des deux était Rarahu ;l’autre Tiahoui, son amie et sa confidente…

Alors Tétouara, prenant rudement mon bras, mamanche de drap bleu marine sur laquelle brillait un galon d’or,– l’éleva au-dessus des herbes dans lesquelles j’étaisenfoui, – et la leur montra avec une intraduisibleexpression de bouffonnerie, en l’agitant comme un épouvantail.

Les deux petites créatures, comme deuxmoineaux auxquels on montre un babouin, se sauvèrent terrifiées,– et ce fut là notre présentation, notre premièreentrevue…

XII

Les renseignements qui me furent sur-le-champfournis par Tétouara se résumaient à peu près à ceci :

– Ce sont deux petites sottes qui nesont pas comme les autres, et ne font rien comme nous toutes. Lavieille Huamahine qui les garde est une femme à principes, qui leurdéfend de se commettre avec nous.

Elle, Tétouara, eût été personnellement trèssatisfaite si ces deux filles se fussent laissé apprivoiser parmoi ; elle m’engageait très vivement à tenter cetteaventure.

Pour les trouver, il suffisait, d’après sesindications, de suivre sous les goyaviers un imperceptible sentierqui au bout de cent pas conduisait à un bassin plus élevé que lepremier et moins fréquenté aussi. –Là, disait-elle, leruisseau de Fataoua se répandait encore dans un creux de rocher quisemblait fait tout exprès pour le tête-à-tête ou trois personnesintimes. – C’était la salle de bain particulière de Rarahuet de Tiahoui ; on pouvait dire que là s’était passée touteleur enfance…

C’était un recoin tranquille, au-dessus duquelfaisaient voûte de grands arbres-à-pain aux épaisses feuilles,– des mimosas, des goyaviers et de fines sensitives. L’eaufraîche y bruissait sur de petits cailloux polis ; on yentendait de très loin, et perdus en murmure confus, les bruits dugrand bassin, les rires des jeunes femmes et la voix de crécelle deTétouara.

XIII

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– Loti, me disait un mois plus tardla reine Pomaré, de sa grosse voix rauque – Loti, pourquoin’épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d’Apiré ?…Cela serait beaucoup mieux, je t’assure, et te poserait davantagedans le pays…

C’était sous la véranda royale que m’étaitfaite cette question. – J’étais allongé sur une natte, ettenais en main cinq cartes que venait de me servir mon amieTéria ; en face de moi était étendue ma bizarre partenaire, lareine, qui apportait au jeu d’écarté une passion extrême ;elle était vêtue d’un peignoir jaune à grandes fleurs noires, etfumait une longue cigarette de pandanus, faite d’une seule feuilleroulée sur elle-même. Deux suivantes couronnées de jasminmarquaient nos points, battaient nos cartes, et nous aidaient deleurs conseils, en se penchant curieusement sur nos épaules.

Au dehors, la pluie tombait, une de ces pluiestorrentielles, tièdes, parfumées, qu’amènent là-bas les oragesd’été ; les grandes palmes des cocotiers se couchaient sousl’ondée, leurs nervures puissantes ruisselaient d’eau. Les nuagesamoncelés formaient avec la montagne un fond terriblement sombre etlourd ; tout en haut de ce tableau fantastique, on voyaitpercer dans le lointain la corne noire du morne de Fataoua. Dansl’air étaient suspendues des émanations d’orage qui troublaient lesens et l’imagination…

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« Épouser la petite Rarahu du districtd’Apiré. » Cette proposition me prenait au dépourvu, et medonnait beaucoup à réfléchir…

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Il allait sans dire que la reine, qui étaitune personne très intelligente et sensée, ne me proposait point unde ces mariages suivant les lois européennes qui enchaînent pour lavie. Elle était pleine d’indulgence pour les mœurs faciles de sonpays, bien qu’elle s’efforçait souvent de les rendre plus correcteset plus conformes aux principes chrétiens.

C’était donc simplement un mariage tahitienqui m’était offert. Je n’avais pas de motif bien sérieux pourrésister à ce désir de la reine, et la petite Rarahu du districtd’Apiré était bien charmante…

Néanmoins, avec beaucoup d’embarras,j’alléguai ma jeunesse.

J’étais d’ailleurs un peu sous la tutelle del’amiral du Rendeer qui aurait pu voir d’un mauvais œilcette union… Et puis un mariage est une chose fort coûteuse, mêmeen Océanie… Et puis, et surtout, il y avait l’éventualité d’unprochain départ, – et laisser Rarahu dans les larmes, eneût été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle.

Pomaré sourit à toutes ces raisons, dontaucune sans doute ne l’avait convaincue.

Après un moment de silence, elle me proposaFaïmana, sa suivante, que cette fois je refusai tout net.

Alors sa figure prit une expression de finemalice, et tout doucement ses yeux se tournèrent vers Ariitéa laprincesse :

– Si je t’avais offert celle-ci,dit-elle, peut-être aurais-tu accepté avec plus d’empressement, monpetit Loti ?…

La vieille femme révélait par ces mots qu’elleavait deviné le troisième et assurément le plus sérieux des secretsde mon cœur.

Ariitéa baissa les yeux, et une nuance rose serépandit sur ses joues ambrées ; je sentis moi-même que lesang me montait tumultueusement au visage et le tonnerre se mit àrouler dans les profondeurs de la montagne, comme un orchestreformidable soulignant la situation tendue d’un mélodrame…

Pomaré satisfaite de sa facétie riait souscape. Elle avait mis à profit le trouble qu’elle venaitd’occasionner pour marquer deux fois té tâné (l’homme),c’est-à-dire le roi…

Pomaré, dont un des passe-temps favoris étaitle jeu d’écarté, était extraordinairement tricheuse, elle trichaitmême aux soirées officielles, dans les parties intéressées qu’ellejouait avec les amiraux ou le gouverneur, et les quelques louisqu’elle y pouvait gagner n’étaient certes pour rien dans le plaisirqu’elle éprouvait à rendre capots ses partenaires…

XIV

Rarahu possédait deux robes de mousseline,l’une blanche, l’autre rose, qu’elle mettait alternativement ledimanche par-dessus son pareo bleu et jaune, pour aller autemple des missionnaires protestants, à Papeete. Ces jours-là, sescheveux étaient séparés en deux longues nattes noires trèsépaisses ; de plus, elle piquait au-dessus de l’oreille (àl’endroit où les vieux greffiers mettent leur plume) une largefleur d’hibiscus, dont le rouge ardent donnait une pâleurtransparente à sa joue cuivrée.

Elle restait peu de temps à Papeete après leservice religieux, évitant la société des jeunes femmes, leséchoppes des Chinois marchands de thé, de gâteau et de bière. Elleétait très sage, et en donnant la main à Tiahoui, elle rentrait àApiré pour se déshabiller.

Un petit sourire contenu, une petite mouediscrète, étaient les seuls signes d’intelligence que m’envoyaientles deux petites filles, quand par hasard nous nous rencontrionsdans les avenues de Papeete…

XV

… Nous avions déjà passé bien des heuresensemble, Rarahu et moi, au bord du ruisseau de Fataoua, dans notresalle de bain sous les goyaviers, quand Pomaré me fit l’étrangeproposition d’un mariage.

Et, Pomaré, qui savait tout ce qu’elle voulaitsavoir, connaissait cela fort bien.

Bien longtemps j’avais hésité. –J’avais résisté de toutes mes forces, – et cette situationsingulière s’était prolongée, au delà de toute vraisemblance,plusieurs jours durant : quand nous nous étentions sur l’herbepour faire ensemble le somme de midi, et que Rarahu entourait moncorps de ses bras, nous nous endormions l’un près de l’autre, à peuprès comme deux frères.

C’était une bien enfantine comédie que nousjouions là tous deux, et personne assurément ne l’eût soupçonnée.Le sentiment « qui fit hésiter Faust au seuil deMarguerite » éprouvé pour une fille de Tahiti, m’eûtpeut-être fait sourire moi-même, avec quelques années deplus ; il eût bien amusé l’état-major de Rendeer, entout cas, et m’eût comblé de ridicule aux yeux de Tétouara…

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Les vieux parents de Rarahu, que j’avaiscraint de désoler d’abord, avaient sur ces questions des idées toutà fait particulières qui en Europe n’auraient point cours. Jen’avais pas tardé à m’en apercevoir.

Ils s’étaient dit qu’une grande fille dequatorze ans n’est plus une enfant, et n’a pas été créée pour vivreseule… Elle n’allait pas se prostituer à Papeete, et c’était làtout ce qu’ils avaient exigé de sa sagesse.

Ils avaient jugé que mieux valait Loti qu’unautre, Loti très jeune comme elle, qui leur paraissait doux etsemblait l’aimer… et, après réflexion, les deux vieillards avaienttrouvé que c’était bien…

John lui-même, mon bien-aimé frère John, quivoyait tout avec ses yeux si étonnamment purs, qui éprouvait unesurprise douloureuse quand on lui contait mes promenades nocturnesen compagnie de Faïmana dans les jardins de la reine, –John était plein d’indulgence pour cette petite fille qui l’avaitcharmé. – Il aimait sa candeur d’enfant, et sa grandeaffection pour moi ; il était disposé à tout pardonner à sonfrère Harry, quand il s’agissait d’elle…

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Si bien que, quand la reine me proposad’épouser la petite Rarahu du district d’Apiré, le mariage tahitienne pouvait plus être entre nous deux qu’une formalité…

XVI

CHOSES DU PALAIS

 

Ariifaité, le prince-époux, jouait à la courde Pomaré un rôle politique tout à fait effacé.

La reine, qui tenait à donner aux Tahitiensune belle lignée royale, avait choisi cet homme, parce qu’il étaitle plus grand et le plus beau qu’on eût pu trouver dans sesarchipels. – C’était encore un magnifique vieillard àcheveux blancs, à la taille majestueuse, au profil noble etrégulier.

Mais il était peu présentable, et s’obstinaità se trop peu vêtir ; le simple pareo tahitien lui semblaitsuffisant ; il n’avait jamais pu se faire à l’habit noir.

De plus il se grisait souvent ; aussi lemontrait-on fort peu.

De ce mariage étaient issus de vrais géantsqui tous mouraient du même mal sans remèdes, comme ces grandesplantes des tropiques qui poussent en une saison et meurent àl’automne.

Tous mouraient de la poitrine, et la reine lesvoyait l’un après l’autre partir, avec une inexprimabledouleur.

L’aîné, Tamatoa, avait eu de la belle reineMoé sa femme, une petite princesse délicieusement jolie, –l’héritière présomptive du trône de Tahiti, – la petitePomaré V, sur laquelle se portait toute la tendresse de lagrand’mère Pomaré IV.

Cette enfant, qui en 1872 avait six ans,laissait paraître déjà les symptômes du mal héréditaire, et plusd’une fois les yeux de l’aïeule s’étaient remplis de larmes en laregardant.

Cette maladie prévue et cette mort certainedonnaient un charme de plus à cette petite créature, la dernièredes Pomaré, la dernière des reines des archipels tahitiens.– Elle était aussi ravissante, aussi capricieuse que peutl’être une petite princesse malade que l’on ne contrarie jamais.L’affection qu’elle montrait pour moi avait contribué à m’attirercelle de la reine…

XVII

Pour arriver à parler le langage de Rarahu,– et à comprendre ses pensées, – même les plusdrôles ou le plus profondes, –j’avais résolu d’apprendrela langue maorie.

Dans ce but, j’avais fait un jour à Papeetel’acquisition du dictionnaire des frères Picpus, – vieuxpetit livre qui n’eut jamais qu’une édition, et dont les raresexemplaires sont presque introuvables aujourd’hui.

Ce fut ce livre qui le premier m’ouvrit sur laPolynésie d’étranges perspectives, – tout un champinexploré de rêveries et d’études.

XVIII

Au premier abord je fus frappé de la grandequantité des mots mystiques de la vieille religion maorie,– et puis de ces mots tristes, effrayants, intraduisibles,– qui expriment là-bas les terreurs vagues de la nuit,– les bruits mystérieux de la nature, les rêves à peinesaisissables de l’imagination…

Il y avait d’abord Taaroa, le dieusupérieur des religions polynésiennes.

Les déesses : Ruahine tahua,déesse des arts et de la prière.

Ruahine auna, déesse de lasollicitude.

Ruahine faaipu, déesse de lafranchise.

Ruahine nihonihoraroa, déesse de ladissension et du meurtre.

Romatane, le prêtre qui admet lesâmes au ciel, ou les en exclut.

Tutahoroa, la route que suivent lesâmes pour se rendre dans la nuit éternelle.

Tapaparaharaha, la base du monde.

Ihohoa, les mânes, les revenants.

Oroimatua ai aru nihonihororoa,cadavre qui revient pour tuer et manger les vivants.

Tuitupapau, prière à un mort de nepas revenir.

Tahurere, prier un ami mort de nuireà un ennemi.

Tii, esprit malfaisant.

Tahutahu, enchanteur, sorcier.

Mahoi, l’essence, l’âme d’unDieu.

Faa-fano, départ de l’âme à lamort.

Ao, monde, univers, terre, ciel,bonheur, paradis, nuage, lumière, principe, centre, cœur deschoses.

Po, nuit, anciens temps, mondeinconnu et ténébreux, enfers.

… Et des mots tels que ceux-ci, pris au hasardentre mille :

Moana, abîmes de la mer ou duciel.

Tohureva, présage de mort.

Natuaea, vision confuse ettrompeuse.

Nupa nupa, obscurité, agitationmorale.

Ruma-ruma, ténèbres, tristesses.

Tarehua, avoir les sens obscurcis,être visionnaire.

Tataraio, être ensorcelé.

Tunoo, maléfice.

Ohiohio, regard sinistre.

Puhiairoto, ennemi secret.

Totoro ai po, repas mystérieux dansles ténèbres.

Tetea, personne pâle, fantôme.

Oromatua, crâne d’un parent.

Papaora, odeur de cadavre.

Taihitoa, voix effrayante.

Tai aru, voix comme le bruit de lamer.

Tururu, bruit de bouche poureffrayer.

Oniania, vertige, brise qui selève.

Tape tape, limite touchant aux eauxprofondes.

Tahau, blanchir à la rosée.

Rauhurupe, vieux bananier ;personne décrépite.

Tutai, nuées rouges à l’horizon.

Nina, chasser une idée triste ;enterrer.

Ata, nuage ; tige defleur ; messager ; crépuscule.

Ari, profondeur ; vide ;vague de la mer…

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XIX

… Rarahu possédait un chat d’une grandelaideur, en qui se résumaient avant mon arrivée ses plus chèresaffections.

Les chats sont bêtes de luxe en Océanie, etpourtant leur race est là-bas tout à fait manquée. – Ceuxqui arrivent d’Europe font souche, et son fort recherchés.

Celui de Rarahu était une grande bêteefflanquée, haute sur pattes, qui passait ses jours à dormir leventre au soleil, ou à manger des languerottes bleues. Ils’appelait Turiri. – Ses oreilles droites étaient percéesà leurs extrémités, et ornées de petits glands de soie, suivant lamode des chats de Tahiti. Cette coiffure complétait d’une manièretrès comique ce minois de chat, déjà fort extraordinaire parlui-même.

Il s’enhardissait jusqu’à suivre sa maîtresseau bain, et passait de longues heures avec nous, étendu dans desposes nonchalantes.

Rarahu lui prodiguait les noms les plustendres, – tels que : Ma petite chose trèschérie – et mon petit cœur (ta u mea itihere rahi) et (ta u mafatu iti).

XX

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… Non, ceux-là qui ont vécu là-bas, au milieudes filles à demi civilisées de Papeete, – qui ont apprisavec elles le tahitien facile et bâtard de la plage et les mœurs dela ville colonisée, – qui ne voient dans Tahiti qu’une îleoù tout est fait pour le plaisir des sens et la satisfaction desappétits matériels, – ceux-là ne comprennent rien aucharme de ce pays…

Ceux encore, – les plus nombreux sanscontredit, –qui jettent sur Tahiti un regard plus honnêteet plus artiste, – qui y voient une terre d’éternelprintemps, toujours riante, poétique, – pays de fleurs etde belles jeunes femmes, – ceux-là encore ne comprennentpas… Le charme de ce pays est ailleurs, et n’est pas saisissablepour tous…

Allez loin de Papeete, là où la civilisationn’est pas venue, là où se retrouvent sous les minces cocotiers,– au bord des plages de corail, – devantl’immense Océan désert, – les districts tahitiens, lesvillages aux toits de pandanus. – Voyez ces peupladesimmobiles et rêveuses ; – voyez au pied des grandsarbres ces groupes silencieux, indolents et oisifs, qui semblent nevivre que par le sentiment de la contemplation… Écoutez le grandcalme de cette nature, le bruissement monotone et éternel desbrisants de corail ; – regardez ces sites grandioses,ces mornes de basalte, ces forêts suspendues aux montagnes sombres,et tout cela, perdu au milieu de cette solitude majestueuse et sansbornes : le Pacifique…

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XXI

… Le premier soir où Rarahu vint se mêler auxjeunes femmes de Papeete, était un soir de grande fête.

La reine donnait un bal à l’état-major d’unefrégate, qui par hasard passait…

Dans le salon tout ouvert, étaient déjà rangésles fonctionnaires européens, les femmes de la cour, tout lepersonnel de la colonie, en habits de gala.

En dehors, dans les jardins, c’était un grandtumulte, une grande confusion. Toutes les suivantes, toutes lesjeunes femmes, en robe de fête et couronnées de fleurs,organisaient une immense upa-upa. Elles se préparaient àdanser jusqu’au jour, pieds nus et au son du tam-tam, – tandis quechez la reine, on allait danser au piano, en bottines de satin.

Et les officiers qui avaient déjà des amies audedans et au dehors, dans ces deux mondes de femmes, allaient del’un à l’autre sans détours, avec le singulier laisser-allerqu’autorisent les mœurs tahitiennes…

La curiosité, la jalousie surtout avaientpoussé Rarahu à cette sorte d’escapade, depuis longtempspréméditée. – La jalousie, passion peu commune en Océanie,avait sourdement miné son petit cœur sauvage.

Quand elle s’endormait seule au milieu de cebois, couchée en même temps que le soleil dans la case de ses vieuxparents, elle se demandait ce que pouvaient bien être ces soiréesde Papeete que Loti son ami passait avec Faïmana ou Téria,suivantes de la reine… Et puis il y avait cette princesse Ariitéa,dans laquelle, avec son instinct de femme, elle avait deviné unerivale…

– « Ia ora na,Loti ! » (Je te salue, Loti !) dit tout à coupderrière moi une petite voix bien connue, qui semblait encore tropjeune et trop fraîche pour être mêlée au tumulte de cette fête.

Et je répondis, étonné :

– « Ia ora na,Rarahu ! » (Je te salue, Rarahu !)

C’était bien elle, pourtant, la petite Rarahu,en robe blanche, et donnant la main à Tiahoui. C’étaient bien ellesdeux, – qui semblaient intimidées de se trouver dans cemilieu inusité, où tant de jeunes femmes les regardaient. Ellesm’abordaient avec de petites mines, demi-souriantes, demi-pincées,– et il était aisé de voir que l’orage était dansl’air.

– Ne veux-tu pas te promener avecnous, Loti ? Ici ne nous connais-tu pas ? Et nesommes-nous pas autant que les autres bien habillées etjolies ?

Elles savaient bien qu’elles l’étaient plusque les autres, au contraire, – et, sans cette conviction,probablement elles n’eussent point tenté l’aventure.

– Allons plus près, dit Rarahu ;je veux voir ce qu’elles font dans la maison de lareine.

Et tous trois, nous tenant par la main, aumilieu des tuniques de mousseline et des couronnes de fleurs, nousnous approchâmes des fenêtres ouvertes, – pour regarderensemble cette chose singulière à plus d’un titre : uneréception chez la reine Pomaré.

– Loti, demanda d’abord Tiahoui,– celles-ci, que font-elles ?… Elle montrait de lamain un groupe de femmes légèrement bistrées, et parées de longuestuniques éclatantes, qui étaient assises avec des officiers autourd’une table couverte d’un tapis vert. Elles remuaient des piècesd’or et de nombreux petits carrés de carton peint, qu’ellesfaisaient glisser rapidement dans leurs doigts, tandis que leursyeux noirs conservaient leur impassible expression de câlinerie etde nonchalance exotique.

Tiahoui ignorait absolument les secrets dupoker et du baccara ; elle ne saisit qued’une manière imparfaite les explications que je pus lui endonner.

Quand les premières notes du pianocommencèrent à résonner dans l’atmosphère chaude et sonore, lesilence se fit et Rarahu écouta en extase… Jamais rien de semblablen’avait frappé son oreille ; la surprise et le ravissementdilataient ses yeux étranges. Le tam-tam aussi s’était tu, etderrière nous les groupes se serraient sans bruit : –on n’entendait plus que le frôlement des étoffes légères,

– le vol des grandes phalènes, quivenaient effleurer de leurs ailes la flamme des bougies, –et le bruissement lointain du Pacifique.

Alors parut Ariitéa, appuyée au bras d’uncommandant anglais, et s’apprêtant à valser.

– Elle est très belle, Loti, dit toutbas Rarahu.

– Très belle, Rarahu,répondis-je…

– Et tu vas aller à cette fête ;et ton tour viendra de danser aussi avec elle en la tenant dans tesbras, tandis que Rarahu rentrera toute seule avec Tiahoui,tristement se coucher à Apiré ! En vérité non, Loti, tu n’iraspas, dit-elle en s’exaltant tout à coup. Je suis venue pour techercher…

– Tu verras, Rarahu, comme le pianorésonnera bien sous mes doigts ; tu m’écouteras jouer etjamais musique si douce n’aura frappé ton oreille. Tu partirasensuite parce que la nuit s’avance. Demain viendra vite, et demainnous serons ensemble…

– Mon Dieu, non, Loti, tu n’iras pas,répéta-t-elle encore, de sa voix d’enfant que la fureur faisaittrembler…

Puis, avec une prestesse de jeune chattenerveuse et courroucée, elle arracha mes aiguillettes d’or, froissamon col, et déchira du haut en bas le plastron irréprochable de machemise britannique…

En effet, je ne pouvais plus, ainsi maltraité,me présenter au bal de la reine ; – force me fut defaire contre fortune bon cœur, et, en riant, de suivre Rarahu, dansles bois du district d’Apiré…

Mais, quand nous fûmes seuls dans la campagne,loin du bruit de la fête, au milieu des bois et de l’obscurité,autour de moi je trouvai tout absurde et maussade, le calme de lanuit, le ciel brillant d’étoiles inconnues, le parfum des plantestahitiennes, tout, jusqu’à la voix de l’enfant délicieuse quimarchait à mon côté… Je songeais à Ariitéa, en longue tunique desatin bleu, valsant là-bas chez la reine, et un ardent désirm’attirait vers elle ; – Rarahu avait ce soir-là faitfausse route, en m’entraînant dans la solitude.

XXII

LOTI A SA SOEUR ABRIGHTBURY

 

Papeete, 1872.

« Chère petite sœur,

« Me voilà sous le charme, mois aussi– sous le charme de ce pays qui ne ressemble à aucunautre. – Je crois que je le vois comme jadis le voyaitGeorges, à travers le même prisme enchanteur ; depuis deuxmois à peine j’ai mis le pied dans cette île, – et déjà jeme suis laissé captiver. – La déception des premiers joursest bien loin aujourd’hui, et je crois que c’est ici, comme disaitMignon, que je voudrais vivre, aimer et mourir…

« Six mois encore à passer dans ce pays,la décision est prise depuis hier par notre commandant, qui, luiaussi, se trouve mieux ici qu’ailleurs ; le Rendeerne partira pas avant octobre ; d’ici là je me serai faitentièrement à cette existence doucement énervante, d’ici là jeserai devenu plus d’à moitié indigène, et je crains qu’à l’heure dudépart il ne me faille terriblement souffrir…

« Je ne puis te dire tout ce quej’éprouve d’impressions étranges, en retrouvant à chaque pas messouvenirs de douze ans… Petit garçon, au foyer de famille, jesongeais à l’Océanie ; à travers le voile fantastique del’inconnu, je l’avais comprise et devinée telle que je la trouveaujourd’hui. – Tous ces sites étaient DÉJA VUS, tous cesnoms étaient connus, tous ces personnages sont bien ceux qui jadishantaient mes rêves d’enfant, si bien que par instants c’estaujourd’hui que je crois rêver…

« Cherche, dans les papiers que nous alaissés Georges, une photographie déjà effacée par le temps :une petite case au bord de la mer, bâtie aux pieds de cocotiersgigantesques, et enfouie sous la verdure… –C’était lasienne. – Elle est encore là à sa place…

« On me l’a indiquée, – maisc’était inutile, –tout seul je l’aurais reconnue…

« Depuis son départ, elle est restéevide ; le vent de la mer et les années l’ont disjointe etmeurtrie ; les broussailles l’ont recouvertes, la vanille l’atapissée, – mais elle a conservé le nom tahitien deGeorges, on l’appelle encore la case de Rouéri…

« La mémoire de Rouéri est restée enhonneur chez beaucoup d’indigènes, – chez la reinesurtout, par qui je suis aimé et accueilli en souvenir de lui.

« Tu avais les confidences de Georges,toi, ma sœur ; tu savais sans doute qu’une Tahitienne qu’ilavait aimée avait vécu près de lui pendant ses quatre annéesd’exil…

« Et moi qui n’étais alors qu’un petitenfant, je devinais tout seul ce que l’on ne me disait pas ;je savais même qu’elle lui écrivait, j’avais vu sur son bureautraîner des lettres, écrites dans une langue inconnue,qu’aujourd’hui je commence à parler et à comprendre.

« Son nom était Taïmaha. – Ellehabite près d’ici, dans une île voisine, et j’aimerais la voir.– J’ai souvent désiré rechercher sa trace – etpuis, au dernier moment j’hésite, un sentiment indéfinissable,comme un scrupule, m’arrête au moment de remuer cette cendre, et defouiller dans ce passé intime de mon frère, sur lequel la mort ajeté son voile sacré…

XXIII

ÉCONOMIE SOCIALE ET PHILOSOPHIE

 

Le caractère des Tahitiens est un peu celuides petits enfants – Ils sont capricieux fantasques,– boudeurs tout à coup et sans motif ; –foncièrement honnêtes toujours, – et hospitaliers dansl’acception du mot la plus complète…

Le caractère contemplatif estextraordinairement développé chez eux ; ils sont sensibles auxaspects gais ou tristes de la nature, accessibles à toutes lesrêveries de l’imagination…

La solitude des forêts, les ténèbres, lesépouvantent, et ils les peuplent sans cesse de fantômes etd’esprits.

Les bains nocturnes sont en honneur àTahiti ; au clair de lune, des bandes de jeunes filles s’envont dans les bois se plonger dans des bassins naturels d’unedélicieuse fraîcheur. – C’est alors que ce simplemot : « Toupapahou ! » jeté au milieu desbaigneuses les met en fuite comme des folles… –(Toupapahou est le nom de ces fantômes tatoués qui sont laterreur de tous les Polynésiens, – mot étrange, effrayanten lui-même et intraduisible…)

En Océanie, le travail est chose inconnue.– Les forêts produisent d’elles-mêmes tout ce qu’il fautpour nourrir ces peuplades insouciantes ; le fruit del’arbre-à-pain, les bananes sauvages, croissent pour tout le mondeet suffisent à chacun. – Les années s’écoulent pour lesTahitiens dans une oisiveté absolue et une rêverie perpétuelle,– et ces grands enfants ne se doutent pas que dans notrebelle Europe tant de pauvres gens s’épuisent à gagner le pain dujour…

XXIV

UN NUAGE

 

… La bande insouciante et paresseuse était aucomplet au bord du ruisseau d’Apiré, et Tétouara, qui était enveine d’esprit, versait sur nous tous, à demi endormis dans lesherbes, des facéties rabelaisiennes, – tout en se bourrantde cocos et d’oranges.

On n’entendait guère que sa voix de crécelle,mêlée aux bruissements de quelques cigales qui chantaient là leurchanson de midi, à l’heure même où, sur l’autre face de la boule dumonde, mes amis d’autrefois sortaient des théâtres de Paris,transis et emmitouflés, dans le brouillard glacial des nuitsd’hiver…

La nature était tranquille et énervée ;une brise tiède passait mollement sur la cime des arbres, et unefoule de petits ronds de soleil dansaient gaîment sur nous,multipliés à l’infini par le tamisage léger des goyaviers et desmimosas…

Nous vîmes s’avancer tout à coup une personnevêtue d’une tunique traînante en gaze vert d’eau, avec de longscheveux noirs soigneusement nattés, et, sur le front, une couronnede jasmin…

On voyait un peu, à travers la fine tunique,sa gorge pure de jeune fille que n’avait jamais contrariée aucuneentrave… On voyait aussi qu’elle avait roulé, autour de seshanches, un pareo somptueux, dont les grandes fleursblanches sur fond rouge transparaissaient sous la gaze légère…

Je n’avais jamais vu Rarahu si belle, ni seprenant autant au sérieux…

Un grand succès d’admiration avait salué sonentrée… Le fait est qu’elle était bien jolie ainsi, – etque sa coquetterie embarrassée la rendait encore pluscharmante…

Confuse et intimidée, elle était venu àmoi ; puis, sur l’herbe, elle s’était assise à mon côté, etrestait là immobile, les joues empourprées sous leur bistre, lesyeux baissés, comme une enfant coupable qui tremble qu’on nel’interroge et ne la confonde…

– Loti, tu fais très bien les choses,disait-on dans la galerie…

Et les jeunes femmes auxquelles mon étonnementn’avait point échappé, firent entendre dans les hautes herbes depetits éclats de rire contenus qui disaient une foule de méchanteschoses ; – Tétouara, fine et impitoyable, prononçasur la belle robe de gaze ces astucieuses paroles :

– Elle est faite d’une étoffechinoise !

Et les éclats de rire redoublèrent ;– il en partait de derrière tous les goyaviers, –il en sortait de l’eau du ruisseau ; il en venait de partout,– et la pauvre petite Rarahu était bien près de fondre enlarmes…

XXV

TOUJOURS LE NUAGE

 

… »Elle est faite d’une étoffechinoise ! » avait dit Tétouara…

Parole grosse de sous-entendus venimeux,– parole acérée à triple pointe, qui souvent me revenaiten tête…

En vérité j’étais tout à fait étranger à cetterobe de gaze verte… Ce n’étaient point non plus les vieux parentsadoptifs de Rarahu, – lesquels vivaient à moitié nus dansleur case de pandanus, – qui s’étaient lancés dans detelles prodigalités…

Et je demeurais plongé dans mesréflexions…

Les marchands chinois de Papeete sont pour lesTahitiennes un objet de dégoût et d’horreur… Il n’est point de plusgrande honte pour une jeune femme que d’être convaincue d’avoirécouté les propos galants de l’un d’entre eux…

Mais les Chinois sont malins et sontriches ; – et il est notoire que plusieurs de cespersonnages, à force de présents et de pièces blanches, obtiennentdes faveurs clandestines qui les dédommagent du mépris public…

Je m’étais bien gardé cependant de communiquercet horrible soupçon à John, qui eût chargé d’anathèmes ma petiteamie Rarahu… J’eus le bon goût de ne faire ni reproche ni scandale,– me réservant seulement d’observer et d’attendre…

XXVI

PERSISTANCE DU NUAGE

 

… Quand j’arrivai au ruisseau d’Apiré, à notresalle de bain particulière sous les goyaviers, il était troisheures de l’après-midi, heure inusitée.

J’étais venu sans bruit… J’écartai lesbranches et je regardai…

La stupeur me cloua sur place…

Une chose horrible était là dans ce lieu, quenous considérions comme appartenant à nous seuls : un vieuxChinois tout nu, lavant dans notre eau limpide son vilain corpsjaune…

Il semblait chez lui et ne se dérangeaitnullement… Il avait relevé sa longue queue de cheveux gris nattés,et l’avait roulée en manière de chignon de femme sur la pointe deson crâne chauve… Complaisamment il lavait dans notre ruisseau sesmembres osseux qui semblaient enduits de safran, – et lesoleil l’éclairait tout de même, de sa lueur discrètement voiléepar la verdure, – et l’eau fraîche et claire bruissaittout de même autour de lui, – avec autant de naturel et degaîté qu’elle eût pu le faire pour nous…

XXVII

… J’observais, posté derrière les branches… Lacuriosité me tenait là attentif et immobile… Je m’étais condamné auspectacle de ce bain, attendant avec anxiété ce qui allaits’ensuivre…

Je n’attendis pas longtemps ; un légerfrôlement de branches, un bruit de voix douces, m’indiqua bientôtque les deux petites filles arrivaient…

Le Chinois, qui les avait entendues aussi, seleva d’un bond, comme mû par un ressort… Soit pudeur, soit honted’étaler au soleil d’aussi laides choses, il courut à sesvêtements… Les nombreuses robes de mousseline qui, superposées,composaient son costume, pendaient çà et là, accrochées auxbranches des arbres.

Il avait eu le temps d’en passer deux outrois, quand les petites arrivèrent.

Le chat de Rarahu, qui ouvrait la marche, fitun haut-le-corps très significatif en apercevant l’homme jaune, etrebroussa chemin d’un air indigné…

Tiahoui parut ensuite ; – elleeut un temps d’arrêt en portant la main à son menton, et riant souscape, comme une personne qui aperçoit quelque chose de trèsdrôle…

Rarahu regarda par-dessus son épaule, riantaussi… Après quoi toutes deux s’avancèrent résolument, en disantd’un ton narquois :

– Ia ora na,Tseen-Lee ! – Ia ora na tinito, mafatumeiti !

(Bonjour, Tseen-Lee, – bonjour,Chinois, mon petit cœur !)

Elles le connaissaient par son nom, etlui-même avait appelé Rarahu… Il avait laissé retomber sa queuegrisonnante avec un grand air de coquetterie, et ses yeux de vieuxlubrique étincelaient d’une hideuse manière…

XXVIII

Il tira de ses poches une quantité de chosesqu’il offrit aux deux enfants : petites boîtes de poudresblanches ou roses, – petits instruments compliqués pour latoilette, petites spatules d’argent pour racler la langue, touteschoses dont il leur expliquait l’usage, – et puis desbonbons chinois aussi, – des fruits confits au poivre etau gingembre…

C’était Rarahu surtout qui était l’objet deses attentions ardentes. – Et les deux petites, en sefaisant un peu prier, acceptaient tout de même avec accompagnementde moues dédaigneuses, et de grimaces de ouistitis…

Il y eut un grand ruban rose, pour lequelRarahu laissa embrasser son épaule nue…

Et puis Tseen-Lee voulut aller plus loin, etapprocha ses lèvres de celles de ma petite amie, –laquelle s’enfuit à toutes jambes, suivie de Tiahoui… Toutes deuxdisparurent sous bois comme des gazelles, emportant leurs présentsà pleines mains – on les entendit de loin rire encore à travers laverdure, – et Tseen-Lee, incapable de les rejoindre,demeura à sa place, piteux et décontenancé…

XXIX

LE NUAGE CRÈVE

 

… Le lendemain Rarahu, la tête appuyée sur mesgenoux, pleurait à chaudes larmes…

Dans son cœur de pauvre petite croissant àl’aventure dans les bois, les notions du bien et du mal étaientrestées imparfaites ; on y trouvait une foule d’idées baroqueset incomplètes venues toutes seules à l’ombre des grands arbres. –Les sentiments frais et purs y dominaient pourtant, et il s’ymêlait aussi quelques données chrétiennes, puisées au hasard dansla Bible de ses vieux parents…

La coquetterie et la gourmandise l’avaientpoussée hors du droit chemin, mais j’étais sûr, absolument sûrqu’elle n’avait rien donné en échange de ces singuliers présents,et le mal pouvait encore se réparer par des larmes.

Elle comprenait que ce qu’elle avait faitétait fort mal ; elle comprenait surtout qu’elle m’avait causéde la peine, – et que John, le sérieux John, mon frère,détournerait d’elle ses yeux bleus…

Elle avait tout avoué, l’histoire de la robede gaze verte, l’histoire du pareo rouge. – Elle pleurait, lapauvre petite, de tout son cœur ; les sanglots oppressaient sapoitrine, – et Tiahoui pleurait aussi, de voir pleurer sonamie…

Ces larmes, les premières que Rarahu eûtversées de sa vie, produisirent entre nous le résultat qu’amènentsouvent les larmes, elles nous firent davantage nous aimer.– Dans le sentiment que j’éprouvais pour elle, le cœurprit une part plus large, et l’image d’Ariitéa s’effaça pour untemps…

L’étrange petite créature qui pleurait là surmes genoux, dans la solitude d’un bois d’Océanie, m’apparaissaitsous un aspect encore inconnu ; pour la première fois elle mesemblait quelqu’un, et je commençais à soupçonner la femmeadorable qu’elle eût pu devenir, si d’autres que ces deuxvieillards sauvages eussent pris soin de sa jeune tête…

XXX

A dater de ce jour, Rarahu considérant qu’ellen’était plus une enfant, cessa de se montrer la poitrine nue ausoleil…

Même les jours non fériés, elle se mit àporter des robes et à natter ses longs cheveux…

XXXI

…Mata reva était le nom que m’avaitdonné Rarahu, ne voulant point de celui de Loti, qui me venait deFaïmana ou d’Ariitéa. – Mata, dans le sens propre, veutdire : œil ; c’est d’après les yeux que lesMaoris désignent les gens, et les noms qu’ils leur donnent sontgénéralement très réussis…

Plumket, par exemple, s’appelait Matapifaré (œil de chat) ; Brown, Mata ioré (œil derat), et John, Mata ninamu (œil azuré)…

Rarahu n’avait voulu pour moi aucuneressemblance d’animal ; l’appellation plus poétique deMata reva était celle qu’après bien des hesitations elleavait choisie…

Je consultai le dictionnaire des vénérablesfrères Picpus, –et trouvai ce qui suit :

Reva, firmament ; –abîme, profondeur ; – mystère…

XXXII

JOURNAL DE LOTI

 

… Les heures, les jours, les mois,s’envolaient dans ce pays autrement qu’ailleurs ; le tempss’écoulait sans laisser de traces, dans la monotonie d’un éternelété. – Il semblait qu’on fût dans une atmosphère de calme etd’immobilité, où les agitations du monde n’existaient plus…

Oh ! les heures délicieuses, oh !les heures d’été, douces et tièdes, que nous passions là, chaquejour, au bord du ruisseau de Fataoua, dans ce coin de bois, ombreuxet ignoré, qui fut le nid de Rarahu, et le nid de Tiahoui. – Leruisseau courait doucement sur les pierres polies, entraînant despeuplades de poissons microscopiques et de mouches d’eau.– Le sol était tapissé de fines graminées, de petitesplantes délicate, d’où sortait une senteur pareille à celle de nosfoins d’Europe pendant le beau mois de juin, senteur exquise,rendue par ce seul mot tahitien : « poumiriraïra »,qui signifie : une suave odeur d’herbes. L’air étaittout chargé d’exhalaisons tropicales, où dominait le parfum desoranges surchauffées dans les branches par le soleil du midi.– Rien ne troublait le silence accablant de ces midisd’Océanie. De petits lézards, bleus comme des turquoises, querassurait notre immobilité, circulaient autour de nous, encompagnie des papillons noirs marqués de grands yeux violets. Onn’entendait que de légers bruits d’eau, des chants discretsd’insectes, ou de temps en temps la chute d’une goyave trop mûre,qui s’écrasait sur la terre avec un parfum de framboise…

… Et quand la journée s’avançait, quand lesoleil plus bas jetait sur les branches des arbres des lueurs plusdorées, Rarahu s’en retournait avec moi à sa case isolée dans lesbois. – Les deux vieillards ses parents, fixes et graves,étaient là toujours, accroupis devant leur hutte de pandanus, etnous regardant venir. – Une sorte de sourire mystique, uneexpression d’insouciante bienveillance éclairait un instant leursfigures éteintes :

– Nous te saluons, Loti !Disaient-ils d’un voix gutturale ; – ou bien :« Nous te saluons, Mata reva ! »

Et puis c’était tout ; il fallait seretirer, laissant entre eux deux ma petite amie, qui me suivait desyeux en souriant et qui semblait une personnification fraîche de lajeunesse à côté de ces deux sombres momies polynésiennes…

C’était l’heure du repas du soir. Le vieuxTahaapaïru étendait ses longs bras tatoués jusqu’à une pile de boismort ; il y prenait deux morceaux de bourao desséché,et les frottait l’un contre l’autre pour en obtenir du feu,– Vieux procédé de sauvage. Rarahu recevait la flamme desmains du vieillard ; elle allumait une gerbe de branches, etfaisait cuire dans la terre deux maiorés, fruits del’arbre-à-pain, qui composaient le repas de la famille…

C’était l’heure aussi où la bande desbaigneuses du ruisseau de Fatoua rejoignait Papeete, Tétouara entête, – et j’avais pour m’en revenir toujours compagniejoyeuse.

– Loti, disait Tétouara, n’oublie pasqu’on t’attend à la nuit dans le jardin de la reine ; Téria etFaïmana te font dire qu’elles comptent sur toi pour les conduireprendre du thé chez les Chinois, –et moi aussi, j’enserais très volontiers si tu veux…

Nous nous en revenions en chantant, par unchemin d’où la vue dominait le grand Océan bleu, éclairé desdernières lueurs du soleil couchant.

La nuit descendait sur Tahiti, transparente,étoilée. Rarahu s’endormait dans ses bois ; les grillonsentonnaient sous l’herbe leur concert du soir, les phalènesprenaient leur vol sous les grands arbres, – et lessuivantes commençaient à errer dans les jardins de la reine…

XXXIII

… Rarahu, qui suivait avec moi une des avenuesombragées de Papeete, adressa un bonjour moitié amical, moitiérailleur, – un peu terrifié aussi, – à unecréature baroque qui passait.

La grande femme sèche, qui n’avait de laTahitienne que le costume, y répondit avec une raideur pleine dedignité, et se retourna pour nous regarder.

Rarahu vexée lui tira la langue, –après quoi elle me conta en riant que cette vieille fille,demi-blanche, métis efflanquée d’Anglais et de Maorie,– était son ancien professeur, à l’école de Papeete.

Un jour, la métis avait déclaré à son élèvequ’elle fondait sur elle les plus hautes espérances pour luisuccéder dans ce pontificat, en raison de la grande facilité aveclaquelle apprenait l’enfant.

Rarahu, saisie de terreur à la pensée de cetavenir, avait tout d’une traite pris sa course jusqu’à Apiré,quittant du coup la haapiiraa (la maison d’école) pour n’yplus revenir…

XXXIV

… Je rentrai un matin à bord duRendeer, rapportant cette nouvelle à sensation que j’avaiscouché en compagnie de Tamatoa…

Tamatoa, fils aîné de la reine Pomaré, mari dela reine Moé de l’île Raîatéa, – père de la délicieusepetite malade, Pomaré V, – était un homme que l’on gardaitenfermé depuis quelques années entre quatre solides murailles, etqui était encore l’effroi légendaire du pays.

Dans son état normal, Tamatoa, disait-on,n’était pas plus méchant qu’un autre, – mais il buvait,– et, quand il avait bu, il voyait rouge, il luifallait du sang.

C’était un homme de trente ans, d’une tailleprodigieuse et d’une force herculéenne ; plusieurs hommesensemble étaient incapables de lui tenir tête quand il étaitdéchaîné ; il égorgeait sans motif, et les atrocités commisespar lui dépassaient toute imagination…

Pomaré adorait pourtant ce fils colossal.– Le bruit courait même dans le palais que depuis quelquetemps elle ouvrait la porte, et qu’on l’avait vu la nuit rôder dansles jardins. – Sa présence causait parmi les filles de la cour lamême terreur que celle d’une bête fauve, dont on saurait, la nuit,la cage mal fermée.

Il y avait chez Pomaré une salle consacrée auxétrangers, nuit et jour ouverte ; on y trouvait par terre desmatelas recouverts de nattes blanches et propres, qui servaient auxTahitiens de passage, aux chefs attardés des districts, etquelquefois à moi-même…

… Dans les jardins et dans les palais, tout lemonde était endormi quand j’entrai dans la salle de refuge.

Je n’y trouvai qu’un seul personnage assis,accoudé sur une table où brûlait une lampe d’huile de cocotier…C’était un inconnu, d’une taille et d’une envergure plusqu’humaines ; une seule de ses mains eût broyé un homme commedu verre. – Il avait d’épaisses mâchoires carrées decannibale ; sa tête énorme était dure et sauvage, ses yeux àdemi fermés avaient une expression de tristesse égarée…

– « La ora na,Loti ! » dit l’homme. (Je te salue, Loti !).

Je m’étais arrêté à la porte…

Alors commença en tahitien, entre l’inconnu etmoi, le dialogue suivant :

– … Comment sais-tu monnom ?

– Je sais que tu es Loti, le petitporte-aiguillettes de l’amiral à cheveux blancs. Je t’ai souvent vupasser près de moi la nuit. »Tu viens pour dormir ?…

– Et toi ? tu es un chef dequelque île ?…

– Oui, je suis un grand chef.– Couche-toi dans le coin là-bas ; tu y trouveras lameilleure natte…

Quand je fus étendu et roulé dans mon pareo jefermai les yeux, – juste assez pour observer l’étrangepersonnage qui s’était levé avec précaution et se dirigeait versmoi.

En même temps qu’il s’approchait, un légerbruit m’avait fait tourner la tête du côté opposé, du côté de laporte où la vieille reine venait d’apparaître ; elle marchaitcependant avec des précautions infinies, sur la pointe de ses piedsnus, mais les nattes criaient sous le poids de son gros corps.

… Quand l’homme fut près de moi, il prit unemoustiquaire de mousseline qu’il étendit avec soin au-dessus de matête, après quoi il plaça une feuille de bananier devant sa lampepour m’en cacher la lumière, et retourna s’asseoir, la tête appuyéesur ses deux mains.

Pomaré qui nous avait observés anxieusementtous deux, cachée dans l’embrasure sombre, sembla satisfaite de sonexamen et disparut…

La reine ne venait jamais dans ces quartiersde sa demeure, et son apparition, m’ayant confirmé dans cette idéeque mon compagnon était inquiétant, m’ôta toute envie dedormir.

Cependant l’inconnu ne bougeait plus ;son regard était redevenu vague et atone ; il avait oublié maprésence… On entendait dans le lointain, des femmes de la reine quichantaient à deux parties un himéné des îles Pomotous.– Et puis la grosse voix du vieil Ariifaité, le princeépoux, cria : « Mamou ! – (silence !)– Te hora a horou ma piti ! » (Silence ! Ilest minuit !)… Et le silence se fit comme parenchantement…

Une heure après, l’ombre de la vieille reineapparut encore dans l’embrasure de la porte. – La lampes’éteignait, et l’homme venait de s’endormir…

J’en fit autant bientôt, d’un sommeil légertoutefois, et quand, au petit jour, je me levai pour partir, je visqu’il n’avait pas changé de place ; sa tête seule s’étaitaffaissée, et reposait sur la table…

Je fis ma toilette au fond du jardin sous lesmimosas, dans un ruisseau d’eau fraîche ; – aprèsquoi j’allai sous la véranda saluer la reine et la remercier de sonhospitalité.

– « Haere mai, Loti, dit elle duplus loin qu’elle me vit, haere mai paraparaü ! » (Viensici, Loti, et causons un peu !) Eh bien ! t’a-t-il bienreçu ?…

– Oui, dis-je.

Et je vis sa vieille figure s’épanouir deplaisir quand je lui exprimai ma reconnaissance pour les soinsqu’il avait pris de moi…

– Sais-tu qui c’était, dit-ellemystérieusement, –oh ! ne le répète pas, mon petitLoti… c’était Tamatoa !…

Quelques jours plus tard, Tamatoa futofficiellement relâché, – à la condition qu’il nesortirait point du palais ; j’eus plusieurs fois l’occasion delui parler et de lui donner des poignées de main…

Cela dura jusqu’au moment où, s’étant évadé,il assassina une femme et deux enfants dans le jardin dumissionnaire protestant, et commit dans une même journée une séried’horreurs sanguinaires qui ne pourraient s’écrire, même enlatin…

XXXV

… Qui peut dire où réside le charme d’unpays ?… Qui trouvera ce quelque chose d’intime etd’insaisissable que rien n’exprime dans les langueshumaines ?

——————————

Il y a dans le charme tahitien beaucoup decette tristesse étrange qui pèse sur toutes ces îles d’Océanie,– l’isolement dans l’immensité du Pacifique, – levent de la mer, – le bruit des brisants, –l’ombre épaisse, – la voix rauque et triste des Maoris quicirculent en chantant au milieu des tiges des cocotiers,étonnamment hautes, blanches et grêles…

On s’épuise à chercher, à saisir, àexprimer…effort inutile, – ce quelque chose s’échappe, etreste incompris…

J’ai écrit sur Tahiti de longues pages ;il y a là dedans des détails jusque sur l’aspect des moindrespetites plantes – jusque sur la physionomie desmousses…

Qu’on lise tout cela avec la meilleure volontédu monde, –eh bien, après, a-t-on compris ?… Nonassurément…

Après cela, a-t-on entendu, la nuit, sur cesplages de Polynésie toutes blanches de corail, – a-t-onentendu, la nuit, partir du fond des bois le son plaintif d’unvivo ?… (flûte de roseau) ou le beuglement lointaindes trompes en coquillage ?

XXXVI

GASTRONOMIE

 

… »La chair des hommes blancs a goût debanane mûre… »

Ce renseignement me vient du vieux chef maoriHoatoaru, de l’île Routoumah, dont la compétence en cette matièreest indiscutable…

XXXVII

… Rarahu, dans un accès d’indignation, m’avaitappelé : long lézard sans pattes, – et jen’avais pas très bien compris tout d’abord…

Le serpent étant un animal tout à fait inconnuen Polynésie, la métis qui avait éduqué Rarahu, pour lui expliquersous quelle forme le diable avait tenté la première femme, avait eurecours à cette périphrase.

Rarahu s’était donc habituée à considérercette variété de « long lézard sans pattes » comme leplus méchante et la plus dangereuse de toutes les créaturesterrestres ; – c’était pour cela qu’elle m’avaitlancé cette insulte…

Elle était jalouse encore, la pauvre petiteRarahu : elle souffrait de ce que Loti ne voulait pasexclusivement lui appartenir.

Ces soirées de Papeete, ces plaisirs desautres jeunes femmes, auxquels ses vieux parents lui défendaient dese mêler, faisaient travailler son imagination d’enfant. –Il y avait surtout ces thés qui se donnaient chez les Chinois, etdont Tétouara lui rapportait des descriptions fantastiques, thésauxquels Téria, Faïmana et quelques autres folles filles de lasuite de la reine, buvaient et s’enivraient. – Lotiassistait, y présidait même quelquefois, et cela confondait lesidées de Rarahu, qui ne comprenait plus.

…Quand elle m’eut bien injurié, elle pleura,– argument beaucoup meilleur…

A partir de ce jour, on ne me vit guère plusaux soirées de Papeete. – Je demeurais plus tard dans lesbois d’Apiré, partageant même quelquefois le fruit del’arbre-à-pain avec le vieux Tahaapaïru. – La tombée de lanuit était triste, par exemple, dans cette solitude ;– mais cette tristesse avait son grand charme, et la voixde Rarahu avait un son délicieux le soir, sous la haute et sombrevoûte des arbres… – Je restais jusqu’à l’heure où lesvieillards faisaient leur prière, – prière dite dans unelangue bizarre et sauvage, mais qui était celle-là même que dansmon enfance on m’avait apprise. – « Notre pèrequi est aux cieux… », l’éternelle et sublime prière duChrist, résonnait d’une manière étrangement mystérieuse, là, auxantipodes du vieux monde, dans l’obscurité de ces bois, dans lesilence de ces nuits, dite par la voix lente et grave de cevieillard fantôme…

XXXVIII

… Il y avait quelque chose que Rarahucommençait à sentir déjà, et qu’elle devait sentir amèrement plustard, – quelque chose qu’elle était incapable de formulerdans son esprit d’une manière précise, –et surtoutd’exprimer avec les mots de sa langue primitive. – Ellecomprenait vaguement qu’il devait y avoir des abîmes dans ledomaine intellectuel, entre Loti et elle-même, des mondes entiersd’idées et de connaissances inconnues. – Elle saisissaitdéjà la différence radicale de nos races, de nos conceptions, denos moindres sentiments : les notions même des choses les plusélémentaires de la vie différaient entre nous deux. –Lotiqui s’habillait comme un Tahitien et parlait son langage, demeuraitpour elle un paoupa, – c’est-à-dire un de ceshommes venus des pays fantastiques de par delà les grandes mers,– un de ces hommes qui depuis quelques années apportaientdans l’immobile Polynésie tant de changements inouïs, et denouveautés imprévues…

Elle savait aussi que Loti repartirait bientôtpour ne plus revenir, retournant dans sa patrie lointaine… Ellen’avait aucune idée de ces distances vertigineuses, – etTahaapaïru les comparait à celles qui séparaient Fataoua de la luneou des étoiles…

Elle pensait ne représenter aux yeux de Loti,– enfant de quinze ans qu’elle était, – qu’unepetite créature curieuse, jouet de passage qui serait viteoublié…

Elle se trompait pourtant. – Loticommençait à s’apercevoir lui aussi qu’il éprouvait pour elle unsentiment qui n’était plus banal. – Déjà il l’aimait unpeu par le cœur…

Il se souvenait de son frère Georges,– de celui que les Tahitiens appelaient Rouéri, qui avaitemporté de ce pays d’ineffaçables souvenirs, – et ilsentait qu’il en serait ainsi de lui-même. – Il semblaittrès possible à Loti que cette aventure, commencée au hasard par uncaprice de Tétouara, laissât des traces profondes et durables sursa vie tout entière…

Très jeune encore, Loti avait été lancé dansles agitations de l’existence européenne ; de très bonne heureil avait soulevé le voile qui cache aux enfants la scène dumonde ; – lancé brusquement, à seize ans, dans letourbillon de Londres et de Paris, il avait souffert à un âge oùd’ordinaire on commence à penser…

Loti était revenu très fatigué de cettecampagne faite si matin dans la vie, – et se croyait déjàfort blasé. Il avait été profondément écœuré et déçu, –parce que, avant de devenir un garçon semblable aux autres jeuneshommes, il avait commencé par être un petit enfant pur et rêveur,élevé dans la douce paix de la famille ; lui aussi avait étéun petit sauvage, sur le cœur duquel s’inscrivaient dansl’isolement une foule d’idées fraîches et d’illusions radieuses.– Avant d’aller rêver dans les bois d’Océanie, tout enfantil avait longtemps rêvé seul dans les bois du Yorkshire…

Il y avait une foule d’affinités mystérieusesentre Loti et Rarahu, nés aux deux extrémités du monde. –Tous deux avaient l’habitude de l’isolement et de la contemplation,l’habitude des bois et des solitudes de la nature ; tous deuxs’arrangeaient de passer de longues heures en silence, étendus surl’herbe et la mousse ; tous deux aimaient passionnément larêverie, la musique, – les beaux fruits, les fleurs etl’eau fraîche…

XXXIX

…Il n’y avait pour le moment aucun nuage ànotre horizon…

Encore cinq grands mois à passer ensemble… Ilétait bien inutile de se préoccuper de l’avenir…

XL

On était charmé quand Rarahu chantait…

Quand elle chantait seule, elle avait dans lavoix des notes si fraîches et si douces, que les oiseaux seuls oules petits enfants en peuvent produire de semblables.

Quand elle chantait en parties, elle brodait,par-dessus le chant des autres, des variations extravagantes,prises dans les notes les plus élevées de la gamme, – trèscompliquées toujours et admirablement justes…

Il y avait à Apiré, comme dans tous lesdistricts tahitiens, un chœur appelé himéné, lequelfonctionnait régulièrement sous la conduite d’un chef, et sefaisait entendre dans toutes les fêtes indigènes. –Rarahuen était un des principaux sujets, et le dominait tout entier de savoix pure ; – le chœur qui l’accompagnait étaitrauque et sombre ; les hommes surtout y mêlaient des sons baset métalliques, sortes de rugissements qui marquaient lesdominantes et semblaient plutôt les sons de quelqueinstrument sauvage que ceux de la voix humaine. –L’ensemble avait une précision à dépiter les choristes duConservatoire, et produisait le soir dans les bois des impressionsqui ne se peuvent décrire…

XLI

… C’était l’heure de la tombée du jour ;j’étais seul au bord de la mer, sur une plage du district d’Apiré.– Dans ce lieu isolé, j’attendais Taïmaha, – etj’éprouvais un sentiment singulier à l’idée que cette femme allaitvenir…

Une femme parut bientôt, qui m’aperçut sousles cocotiers et s’avança vers moi… C’était déjà la nuit ;quand elle fut tout près, je distinguai une horrible figure qui meregardait en riant, d’un rire de sauvagesse :

– Tu es Taïmaha ? luidis-je…

– Taïmaha ?… Non. – Jem’appelle Tevaruefaipotuaiahutu, du district de Papetoaï ; jeviens de pêcher des porcelaines sur le récif, et du corail rose.– Veux-tu m’en acheter ?…

J’attendis encore là jusqu’à minuit.– Je sus le lendemain qu’au petit jour la vraie Taïmahaétait repartie pour son île ; ma commission n’avait pas étéfaite ; elle s’en était allée sans se douter que pendantplusieurs heures elle avait été attendue sur la plage par le frèrede Rouéri…

XLII

LOTI A JOHN B., A BORD DURendeer

 

Taravao, 1872.

« Mon bon frère John,

« Le messager qui te portera cette lettreest chargé en même temps de te remettre une foule de présents queje t’envoie. – C’est d’abord un plumet, en queues dephaétons rouges, objet très précieux, don de mon hôte le chef deTehaupoo ; ensuite un collier à trois rangs de petitescoquilles blanches, don de la cheffesse, – et enfin deuxtouffes de reva-reva, – qu’une grande dame du district dePapéouriri avait mises hier sur ma tête à la fête de Taravao.

« Je resterai quelques jours encore ici,chez le chef, qui était un ami de mon frère ; j’useraijusqu’au bout de la permission de l’amiral.

« Il ne me manque que ta présence, frère,pour être absolument charmé de mon séjour à Taravao. Les environsde Papeete ne peuvent te donner une idée de cette région ignoréequi s’appelle la presqu’île de Taravao : un coin paisible,ombreux, enchanteur, – des bois d’orangers gigantesques,dont les fruits et les fleurs jonchent un sol délicieux, tapisséd’herbes fines et de pervenches roses…

« Là-dessous sont disséminées quelquescases en bois de citronnier, où vivent immobiles des Maorisd’autrefois ; là-dessous on trouve la vieille hospitalitéindigène : des repas de fruits, sous des tendelets de verduretressée et de fleurs ; de la musique, des unissons plaintifsde vivo de roseaux, des chœurs d’himiné, deschants et des danses.

« J’habite seul une case isolée, bâtiesur pilotis, au-dessus de la mer et des coraux. De mon lit denattes blanches, en me penchant un peu, je vois s’agiter au-dessousde moi tout ce petit monde à part qui est le monde du corail. Aumilieu des rameaux blancs ou roses, dans les branchages compliquésdes madrépores, circulent des milliers de petits poissons dont lescouleurs ne peuvent se comparer qu’à celles des pierres précieusesou des colibris ; des rouges de géranium, des verts chinois,des bleus qu’on ne saurait peindre, – et une foule depetits êtres bariolés de toutes les nuances de l’arc-en-ciel,– ayant forme de tout excepté forme de poisson… Le jour,aux heures tranquilles de la sieste, absorbé dans mescontemplations, j’admire tout cela qui est presque inconnu, mêmeaux naturalistes et aux observateurs.

« La nuit, mon cœur se serre un peu danscet isolement de Robinson. – Quand le vent siffle audehors, quand la mer fait entendre dans l’obscurité sa grande voixsinistre, alors j’éprouve comme une sorte d’angoisse de lasolitude, là, à la pointe la plus australe et la plus perdue decette île lointaine, – devant cette immensité duPacifique, –immensité des immensités de la terre, qui s’enva tout droit jusqu’aux rives mystérieuses du continentpolaire.

« Dans une excursion de deux jours, encompagnie du chef de Tehaupoo, j’ai vu ce lac de Vaïria qui inspireaux indigènes une superstitieuse frayeur. – Une nuit nousavons campé sur ses bords. C’est un site étrange que peu de gensont contemplé ; de loin en loin quelques Européens y viennentpar curiosité ; la route est longue et difficile, les abordssauvages et déserts. – Figure-toi, à mille mètres de haut,une mer morte, perdue dans les montagnes du centre ;– tout autour, des mornes hauts et sévères découpant leurssilhouettes aiguës dans le ciel clair du soir. – Une eaufroide et profonde, que rien n’anime, ni un souffle de vent, ni unbruit, ni un être vivant, ni seulement un poisson… –« Autrefois, dit le chef de Tehaupoo, des Toupapahous d’unerace particulière descendaient la nuit des montagnes, etbattaient l’eau de leurs grandes ailesd’albatros. »

« …Si tu vas chez le gouverneur, à lasoirée du mercredi, tu y verras la princesse Ariitéa ; dis-luique je ne l’oublie point dans ma solitude, et que j’espère lasemaine prochaine danser avec elle au bal de la reine. –Si, dans les jardins, tu rencontrais Faïmana ou Téria, tu pourraisde ma part leur dire tout ce qui te passerait par la tête…

« Cher petit frère, fais-moi le plaisird’aller au ruisseau de Fataoua, donner de mes nouvelles à la petiteRarahu, d’Apiré… Fais cela pour moi, je t’en prie ; tu es tropbon pour ne pas nous pardonner à tous deux… Vrai, la pauvre petite,je te jure que je l’aime de tout mon cœur… »

XLIII

… Rarahu ne connaissait pas du tout le dieuTaaroa, non plus que les nombreuses déesses de sasuite ; elle n’avait même jamais entendu parler d’aucun de cespersonnages de la mythologie polynésienne. La reine Pomaré seule,par respect pour les traditions de son pays, avait appris les nomsde ces divinités d’autrefois et conservait dans sa mémoire lesétranges légendes des anciens temps…

… Mais tous ces mots bizarres de la languepolynésienne qui m’avaient frappé, tous ces mots au sens vague oumystique, sans équivalents dans nos langues d’Europe, étaientfamiliers à Rarahu qui les employait ou me les expliquait avec unerare et singulière poésie.

– Si tu restais plus souvent à Apiréla nuit, me disait-elle, tu apprendrais avec moi beaucoup plus viteune foule de mots que ces filles qui vivent à Papeete ne saventpas… Quand nous aurons eu peur ensemble, je t’enseignerai,en ce qui concerne les Toupapahous, des choses très effrayantes quetu ignores…

En effet, il est dans la langue maoriebeaucoup de mots et d’images qui ne deviennent intelligibles qu’àla longue, quand on a vécu avec les indigènes, la nuit dans lesbois, écoutant gémir le vent et la mer, l’oreille tendue à tous lesbruits mystérieux de la nature.

XLIV

…On n’entend aucun chant d’oiseaux dans lesbois tahitiens ; les oreilles des Maoris ignorent cettemusique naïve qui, dans d’autres climats, remplit les bois de gaîtéet de vie.

Sous cette ombre épaisse, dans les lianes etles grandes fougères, rien ne vole, rien ne bouge, c’est toujoursle même silence étrange qui semble régner aussi dans l’imaginationmélancolique des naturels.

On voit seulement planer dans les gorges, àd’effrayantes hauteurs, le phaéton, un petit oiseau blanc qui porteà la queue une longue plume blanche ou rose.

Les chefs attachaient autrefois à leurcoiffure une touffe de ces plumes ; aussi leur fallait-ilbeaucoup de temps et de persévérance pour composer cet ornementaristocratique…

XLV

INQUALIFIABLE

 

… Il est certaines nécessités de notre tristenature humaine qui semblent faites tout exprès pour nous rappelercombien nous sommes imparfaits et matériels – nécessitésauxquelles sont soumises les reines comme les bergères, –« la garde qui veille aux barrières du Louvre, etc… »

Lorsque la reine Pomaré est aux prises avecces situations pénibles, trois femmes entrent à sa suite danscertain réduit mystérieux dissimulé sous les bananiers…

La première de ces initiées a mission desoutenir pendant l’opération la lourde personne royale. La deuxièmetient à la main des feuilles de bourao, choisiessoigneusement parmi les plus fraîches et les plus tendres… Latroisième, qui commence son office lorsque les deux premières ontachevé le leur, – porte une fiole d’huile de cocotierparfumée au santal (monoï), dont elle est chargée d’oindreles parties que le frottement des feuilles de bourao aurait pumomentanément irriter ou endolorir…

La séance levée, – le cortège rentregravement au palais…

XLVI

… Rarahu et Tiahoui s’étaient invectivéesd’une manière extrêmement violente. – De leurs bouchesfraîches étaient sorties pendant plusieurs minutes, sansinterruption ni embarras, les injures les plus enfantines et lesplus saugrenues, – les plus inconvenantes aussi (letahitien comme le latin « dans les mots bravantl’honnêteté »).

C’était la première dispute entre les deuxpetites, et cela amusait beaucoup la galerie ; toutes lesjeunes femmes étendues au bord du ruisseau du Fataoua riaient àgorge déployée et les excitaient :

– Tu es heureux, Loti, disaitTétouara, c’est pour toi qu’on se dispute !…

Le fait est que c’était pour moi eneffet ; Rarahu avait eu un mouvement de jalousie contreTiahoui, et là était l’origine de la discussion.

Comme deux chattes qui vont se rouler ets’égratigner, les deux petites se regardaient blêmes, immobiles,tremblantes de colère :

– Tinito oufa ! cria Tiahoui, àbout d’arguments, en faisant une allusion sanglante à la belle robede gaze verte (mignonne de Chinois) !

– Oviri, Amutaata ! (sauvagesse,cannibale) ! riposta Rarahu qui savait que son amie étaitvenue toute petite d’une des plus lointaines îles Pomotous,– et que si Tiahoui elle-même n’était point cannibale,assurément on l’avait été dans sa famille.

Des deux côtés l’injure avait porté, et lesdeux petites, se prenant aux cheveux, s’égratignèrent et demordirent.

On les sépara ; elles se mirent àpleurer, et puis, Rarahu s’étant jetée dans les bras de Tiahoui,toutes deux, qui s’adoraient, finirent par s’embrasser de tout leurcœur…

XLVII

Tiahoui, dans son effusion, avait embrasséRarahu avec le nez, – suivant une vieille habitude oubliéede la race maorie, – habitude qui lui était revenue de sonenfance et de son île barbare ; elle avait embrassé son amieen posant son petit nez sur la joue ronde de Rarahu, et en aspiranttrès fort.

C’est ainsi, en reniflant, que s’embrassaientjadis les Maoris, – et le baiser des lèvres leur est venud’Europe…

Et Rarahu, malgré ses larmes, eut encore en meregardant un sourire d’intelligence comique, qui voulait dire à peuprès ceci :

– Vois-tu cette petitesauvage !… que j’avais bien raison, Loti, de l’appelerainsi !… mais je l’aime bien tout de même !…

Et de toutes leurs forces les deux petitess’embrassaient, et, l’instant d’après, tout était oublié.

XLVIII

En suivant sous les minces cocotiers lesblanches plages tahitiennes, – sur quelque pointesolitaire regardant l’immensité bleue, en quelque lieu choisi avecun goût mélancolique par des hommes des générations passées,– de loin en loin on rencontre les monticules funèbres,les grands tumulus de corail… Ce sont les maraé, lessépultures des chefs d’autrefois ; et l’histoire de ces mortsqui dorment là-dessous se perd dans le passé fabuleux et inconnuqui précéda la découverte des archipels de la Polynésie.

– Dans toutes les îles habitées parles Maoris, les maraé se retrouvent sur les plages. Lesinsulaires mystérieux de Rapa-Nui ornaient ces tombeaux de statuesgigantesques au masque horrible ; les Tahitiens y plantaientseulement des bouquets d’arbres de fer. L’arbre de fer est lecyprès de là-bas, son feuillage est triste ; le vent de la mera un sifflement particulier en passant dans ses branches rigides…Ces tumulus restés blancs, malgré les années, de la blancheur ducorail, et surmontés de grands arbres noirs, évoquent les souvenirsde la terrible religion du passé ; c’étaient aussi les autelsoù les victimes humaines étaient immolées à la mémoire desmorts.

– Tahiti, disait Pomaré, était laseule île où, même dans les plus anciens temps, les victimesn’étaient pas mangées après le sacrifice ; on faisaitseulement le simulacre du repas macabre ; les yeux, enlevés deleurs orbites, étaient mis ensemble sur un plat et servis à lareine, – horrible prérogative de la souveraineté.(Recueilli de la bouche de Pomaré.)

XLIX

Tahaapaïru, le père adoptif de Rarahu,exerçait une industrie tellement originale que dans notre Europe,si féconde en inventions de tous genres, on n’a certes encore rienimaginé de semblable.

Il était fort vieux, ce qui en Océanie n’estpas chose commune ; de plus il avait de la barbe et de labarbe blanche, objet des plus rares là-bas. Aux îles Marquises labarbe blanche est une denrée presque introuvable qui sert àfabriquer des ornements précieux pour la coiffure et les oreillesde certains chefs, – et quelques vieillards y sontsoigneusement entretenus et conservés pour l’exploitation en coupesréglées de cette partie de leur personne.

Deux fois par an, le vieux Tahaapaïru coupaitla sienne, et l’expédiait à Hivaoa, la plus barbare des îlesMarquises, où elle se vendait au prix de l’or.

L

… Rarahu examinait avec beaucoup d’attentionet de terreur une tête de mort que je tenais sur mes genoux.

Nous étions assis tout en haut d’un tumulus decorail, au pied des grands bois de fer. C’était le soir, dans ledistrict perdu de Papenoo ; le soleil plongeait lentement dansle grand Océan vert, au milieu d’un étonnant silence de lanature.

Ce soir-là, je regardais Rarahu avec plus detendresse ; c’était la veille d’un départ ; leRendeer allait s’éloigner pour un temps, et visiter aunord l’archipel des Marquises.

Rarahu, sérieuse et recueillie, était plongéedans une de ses rêveries d’enfant que je ne savais jamaisqu’imparfaitement pénétrer. Un moment elle avait été illuminée delumière dorée, et puis, le radieux soleil s’étant abîmé dans lamer, elle se profilait maintenant en silhouette svelte et gracieusesur le ciel du couchant…

Rarahu n’avait jamais regardé d’aussi près cetobjet lugubre qui était posé là sur mes genoux et qui, pour ellecomme pour tous les Polynésiens, était un horrible épouvantail.

On voyait que cette chose sinistre éveillaitdans son esprit inculte une foule d’idées nouvelles, –sans qu’elle pût leur donner une forme précise…

Cette tête devait être fort ancienne ;elle était presque fossile, – et teinte de cette nuancerouge que la terre de ce pays donne aux pierres et aux ossements…La mort a perdu de son horreur quand elle remonte aussi loin…

– Riaria ! disait Rarahu…Riaria, mot tahitien qui ne se traduit qu’imparfaitement par le motépouvantable, – parce qu’il désigne là-bas cetteterreur particulièrement sombre qui vient des spectres ou desmorts…

– Qu’est-ce qui peut tant t’effrayerdans ce pauvre crâne ? demandai-je à Rarahu…

Elle répondit en montrant du doigt la boucheédentée :

– C’est son rire, Loti ; c’estson rire de Toupapahou…

… Il était une heure très avancée de la nuitquand nous fûmes de retour à Apiré, et Rarahu avait éprouvé tout lelong du chemin des frayeurs très grandes… Dans ce pays où l’on n’aabsolument rien à redouter, ni des plantes, ni des bêtes, ni dehommes ; où l’on peut n’importe où s’endormir en plein air,seul et sans une arme, les indigènes ont peur de la nuit, ettremblent devant les fantômes…

Dans les lieux découverts, sur les plages,cela allait encore ; Rarahu tenait ma main serrée dans lasienne, et chantait des himéné pour se donner ducourage…

Mais il y eut un certain grand bois decocotiers qui fut très pénible à traverser…

Rarahu y marchait devant moi, en me donnantles deux mains par derrière, – procédé peu commode pouraller vite, – elle se sentait plus protégée ainsi, et plussûre de n’être point traîtreusement saisie aux cheveux par la têtede mort couleur brique…

Il faisait une complète obscurité dans cebois, et on y sentait une bonne odeur répandue par les plantestahitiennes. Le sol était jonché de grandes palmes desséchées quicraquaient sous nos pas. On entendait en l’air ce bruit particulieraux bois de cocotiers, le son métallique des feuilles qui sefroissent ; on entendait derrière les arbres des rires deToupapahous ; et à terre, c’était un grouillement repoussantet horrible : la fuite précipitée de toute une population decrabes bleus, qui à notre approche se hâtaient de rentrer dansleurs demeures souterraines…

LI

…Le lendemain fut une journée d’adieux fortagitée…

Le soir je comptais voir enfin Taïmaha ;elle était revenue à Tahiti, m’avait-on dit, et je lui avais faitdonner rendez-vous par l’intermédiaire d’une des suivantes de lareine, sur la plage de Fareüte à la tombée de la nuit…

Quand, à l’heure fixée, j’arrivai dans ce lieuisolé, j’aperçu une femme immobile qui semblait attendre, la têtecouverte d’un épais voile blanc…

Je m’approchai et j’appelai :Taïmaha ! – La femme voilée me laissa plusieurs foisrépéter ce nom sans répondre ; elle détournait la tête, etriait sous les plis de la mousseline…

J’écartai le voile et découvris la figureconnue de Faïmana, qui se sauva en éclatant de rire…

Faïmana ne me dit point quelle aventureamoureuse l’avait amenée dans cet endroit où elle était vexée dem’avoir rencontré ; elle n’avait jamais entendu parler deTaïmaha, et ne put me donner sur elle aucun renseignement…

Force me fut de remettre à mon retour unetentative nouvelle pour la voir ; il semblait que cette femmefût un mythe, ou qu’une puissance mystérieuse prit plaisir à nouséloigner l’un de l’autre, nous réservant pour plus tard uneentrevue plus saisissante…

Nous partîmes le lendemain matin un peu avantle jour ; Tiahoui et Rarahu vinrent à l’heure des dernièresétoiles m’accompagner jusqu’à la plage…

Rarahu pleura abondamment, – bien quela durée du voyage du Rendeer ne dût pas dépasser unmois ; elle avait le pressentiment peut-être que le tempsdélicieux que nous venions de passer tous deux ne se retrouveraitplus…

L’idylle était finie… Contre nos prévisionshumaines, ces heures de paix et de frais bonheur écoulées au borddu ruisseau de Fataoua, s’en étaient allées pour ne plusrevenir…

DEUXIÈME PARTIE

I

HORS-D’OEUVRE NUKA-HIVIEN

 

(Qu’on peut se dispenser de lire, mais quin’est pas très long.)

 

Le nom seul de Nuka-Hiva entraîne avec luil’idée de pénitencier et de déportation, – bien que rienne justifie plus aujourd’hui cette idée fâcheuse. Depuis longuesannées, les condamnés ont quitté ce beau pays, et l’inutileruine.

Libre et sauvage jusqu’en 1842, cette îleappartient depuis cette époque à la France ; entraînée dans lachute de Tahiti, des îles de la Société et des Pomotous, elle aperdu son indépendance en même temps que ces archipelsabandonnaient volontairement la leur.

Taïohaé, capitale de l’île, renferme unedouzaine d’Européens, le gouverneur, le pilote,l’évêque-missionnaire, – les frères, – quatresœurs qui tiennent une école de petites filles, – et enfinquatre gendarmes.

Au milieu de tout ce monde, la reinedépossédée, dépouillée de son autorité, reçoit du gouvernement unepension de six cents francs, plus la ration des soldats pour elleet sa famille.

Les bâtiments baleiniers affectionnaientautrefois Taïohaé comme point de relâche, et ce pays était exposé àleurs vexations ; des matelots indisciplinés se répandaientdans les cases indigènes et y faisaient un grand tapage.

Aujourd’hui, grâce à la présence imposante desquatre gendarmes, ils préfèrent s’ébattre dans les îlesvoisines.

Les insulaires de Nuka-Hiva étaient nombreuxautrefois, mais de récentes épidémies d’importation européenne lesont plus que décimés.

La beauté de leurs formes est célèbre, et larace des îles Marquises est réputée une des plus belles dumonde.

Il faut quelque temps néanmoins pours’habituer à ces visages singuliers et leur trouver du charme. Cesfemmes, dont la taille est si gracieuse et si parfaite, ont lestraits durs, comme taillés à coups de hache, et leur genre debeauté est en dehors de toutes les règles.

Elles ont adopté à Taïohaé les longuestuniques de mousseline en usage à Tahiti ; elles portent lescheveux à moitié courts, ébouriffés, crêpés, – et separfument au santal.

Mais dans l’intérieur du pays, ces costumesféminins sont extrêmement simplifiés…

Les hommes se contentent partout d’une minceceinture, le tatouage leur paraissant un vêtement tout à faitconvenable.

Aussi sont-ils tatoués avec un soin et un artinfinis ; – mais, par une fantaisie bizarre, cesdessins sont localisés sur une seule moitié du corps, droite ougauche, – tandis que l’autre moitié reste blanche, ou peus’en faut.

Des bandes d’un bleu sombre, qui traversentleur visage, leur donnent un grand air de sauvagerie, en faisantétrangement ressortir le blanc des yeux et l’émail poli desdents.

Dans les îles voisines, rarement en contactavec les Européens, toutes les excentricités des coiffures enplumes sont encore en usage, ainsi que les dents enfilées en longscolliers et les touffes de laine noire attachées aux oreilles.

Taïohaé occupe le centre d’une baie profonde,encaissée dans de hautes et abruptes montagnes aux formescapricieusement tourmentées. – Une épaisse verdure estjetée sur tout ce pays comme un manteau splendide ; c’est danstoute l’île un même fouillis d’arbres, d’essences utiles ouprécieuses ; et des milliers de cocotiers, haut perchés surleurs tiges flexibles, balancent perpétuellement leurs têtesau-dessus de ces forêts.

Les cases, peu nombreuses dans la capitale,sont passablement disséminées le long de l’avenue ombragée qui suitles contours de la plage.

Derrière cette route charmante, mais unique,quelques sentiers boisés conduisent à la montagne. L’intérieur del’île, cependant, est tellement enchevêtré de forêts et de rochers,que rarement on va voir ce qui s’y passe, – et lescommunications entre les différentes baies se font par mer, dansles embarcations des indigènes.

C’est dans la montagne que sont perchés lesvieux cimetières maoris, objet d’effroi pour tous et résidence desterribles Toupapahous…

Il y a peu de passants dans la rue de Taïohaé,les agitations incessantes de notre existence européenne sont toutà fait inconnues à Nuka-Hiva. Les indigènes passent la plus grandepartie du jour accroupis devant leurs cases, dans une immobilité desphinx. Comme les Tahitiens, ils se nourrissent des fruits de leursforêts, et tout travail leur est inutile… Si, de temps à autre,quelques-uns s’en vont encore pêcher par gourmandise, la plupartpréfèrent ne pas de donner cette peine.

Le popoï, un de leurs mets raffinés,est un barbare mélange de fruits, de poissons et de crabesfermentés en terre. Le fumet de cet aliment est inqualifiable.

L’anthropophagie, qui règne encore dans uneîle voisine, Hivaoa (ou la Dominique), est oubliée à Nuka-Hivadepuis plusieurs années. Les efforts des missionnaires ont amenécette heureuse modification des coutumes nationales ; à toutautre point de vue cependant, le christianisme superficiel desindigènes est resté sans action sur leur manière de vivre, et ladissolution de leurs mœurs dépasse toute idée…

On trouve encore entre les mains des indigènesplusieurs images de leur dieu. C’est un personnage à figurehideuse, semblable à un embryon humain. La reine a quatre de ceshorreurs, sculptées sur le manche de son éventail.

II

PREMIÈRE LETTRE DE RARAHU A LOTI

 

(Apportée aux Marquises par un bâtimentbaleinier.)

 

Apiré, le 10 mai 1872

 

O Loti, mon grand ami, O mon petit épouxchéri, je te salue par le vrai Dieu.

Mon cœur est très triste de ce que tu es partiau loin, de ce que je ne te vois plus.

Je te prie maintenant, ô mon petit ami chéri,quand cette lettre te parviendra, de m’écrire, pour me faireconnaître tes pensées, afin que je sois contente. Il est arrivépeut-être que ta pensée s’est détournée de moi, comme il arrive iciaux hommes, quand ils ont laissé leurs femmes.

Il n’y a rien de neuf à Apiré pour le moment,si ce n’est pourtant que Turiri, mon petit chat très aimé, est fortmalade, et sera peut-être absolument mort quand tu reviendras.

J’ai fini mon petit discours.

Je te salue,

RARAHU.

III

LA REINE VAÉKÉHU

 

… En suivant vers la gauche la rue de Taïohaé,on arrive, près d’un ruisseau limpide, aux quartiers de la reine.– Un figuier des Banians, développé dans des proportionsgigantesques, étend son ombre triste sur la case royale. –Dans les replis de ses racines, contournées comme des reptiles, ontrouve des femmes assises, vêtues le plus souvent de tuniques d’unecouleur jaune d’or qui donne à leur teint l’aspect du cuivre. Leurfigure est d’une dureté farouche ; elles vous regardent veniravec une expression de sauvage ironie.

Tout le jour assises dans un demi-sommeil,elles demeurent immobiles et silencieuses comme des idoles…

C’est la cour de Nuka-Hiva, la reine Vaékéhuet ses suivantes.

Sous cette apparence peu engageante, cesfemmes sont douces et hospitalières ; elles sont charmées siun étranger prend place près d’elles, et lui offrent toujours descocos et des oranges.

Élisabeth et Atéria, deux suivantes quiparlent français, vous adressent alors, de la part de la reine,quelques questions saugrenues au sujet de la dernière guerred’Allemagne. Elles parlent fort, mais lentement, et accentuentchaque mot d’une manière originale. Les batailles où plus de milleshommes sont engagés excitent leur sourire incrédule ; lagrandeur de nos armées dépasse leurs conceptions…

L’entretien pourtant languit bientôt ;quelques phrases échangées leur suffisent, leur curiosité estsatisfaite, et la réception terminée, la cour se modifie denouveau, et, quoi que vous fassiez pour réveiller l’attention, onne prend plus garde à vous…

La demeure royale, élevée par les soins dugouvernement français, est située dans un recoin solitaire,entourée de cocotiers et de tamaris.

Mais au bord de la mer, à côté de cettehabitation modeste, une autre case, case d’apparat, construite avectout le luxe indigène, révèle encore l’élégance de cettearchitecture primitive.

Sur une estrade en larges galets noirs, delourdes pièces de magnifique bois des îles soutiennent lacharpente. La voûte et les murailles de l’édifice sont formées debranches de citronnier choisies entre mille, droites et poliescomme des joncs ; tous ces bois sont liés entre eux par desamarrages de cordes de diverses couleurs, disposés de manière àformer des dessins réguliers et compliqués.

Là encore, la Cour, la reine et ses filspassent de longues heures d’immobilité et de repos, en regardantsécher leurs filets à l’ardeur du soleil.

Les pensées qui contractent le visage étrangede la reine restent un mystère pour tous, et le secret de seséternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ouabrutissement ? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien àrien ? Regrette-t-elle son indépendance et la sauvagerie quis’en va, et son peuple qui dégénère et lui échappe ?…

Atéria, qui est son ombre et son chien, seraiten position de la savoir : peut-être cette inévitable fillenous l’apprendrait-elle, mais tout porte à croire qu’elleignore ; il se peut même qu’elle n’y ait jamais songé…

Vaékéhu consentit avec une bonne grâceparfaite à poser pour plusieurs éditions de son portrait ;jamais modèle plus calme ne se laissa examiner plus à loisir.

Cette reine déchue, avec ses grands cheveux encrinière et son fier silence, conserve encore une certainegrandeur…

IV

VAÉKÉHU A L’AGONIE

 

Un soir, au clair de la lune, comme je passaisseul dans un sentier boisé qui mène à la montagne, les suivantesm’appelèrent.

Depuis longtemps malade, leur souveraine,disaient-elles, s’en allait mourir.

Elle avait reçu l’extrême-onction de l’évêquemissionnaire.

Vaékéhu – étendue à terre –tordait ses bras tatoués avec toutes les marques de la plus vivesouffrance ; ses femmes, accroupies autour d’elle, avec leursgrands cheveux ébouriffés, poussaient des gémissements et menaientdeuil (suivant l’expression biblique qui exprime parfaitement leurfaçon particulière de se lamenter).

On voit rarement dans notre monde civilisé desscènes aussi saisissantes ; dans cette case nue, ignorante detout l’appareil lugubre qui ajoute en Europe aux horreurs de lamort, l’agonie de cette femme révélait une poésie inconnue pleined’une amère tristesse…

Le lendemain de grand matin, je quittaisNuka-Hiva pour n’y plus revenir, et sans savoir si la souveraineétait allée rejoindre les vieux rois tatoués ses ancêtres.

Vaékéhu est la dernière des reines deNuka-Hiva ; autrefois païenne et quelque peu cannibale, elles’était convertie au christianisme, et l’approche de la mort ne luicausait aucune terreur…

V

FUNÈBRE

 

Notre absence avait duré juste un mois, lemois de mai 1872.

Il était nuit close, lorsque leRendeer revint mouiller sur rade de Papeete, le 1er juin,à huit heures du soir.

Quand je mis pied à terre dans l’îledélicieuse, une jeune femme qui semblait m’attendre, sous l’ombrenoire des bouraos, s’avança et dit :

– Loti, c’est toi ?… Net’inquiète pas de Rarahu ; elle t’attend à Apiré où elle m’achargée de te ramener près d’elle. Sa mère Huamahine est morte lasemaine passée ; son père Tahaapaïru est mort ce matin, etelle est restée auprès de lui avec les femmes d’Apiré pour laveillée funèbre.

« Nous t’attendions tous les jours,continua Tiahoui, et nous avions souvent les yeux fixés surl’horizon de la mer. Ce soir, au coucher du soleil, dès qu’unevoile blanche a paru au large, nous avons reconnu leRendeer ; nous l’avons ensuite vu entrer par la passede Tanoa, et c’est alors que je suis venue ici pour t’attendre.

Nous suivîmes la plage pour gagner lacampagne. Nous marchions vite, par des chemins détrempés ; ilétait tombé tout le jour une des dernières grandes pluies del’hivernage, et le vent chassait encore d’épais nuages noirs.

Tiahoui m’apprit en route qu’elle s’étaitmariée depuis quinze jours avec un jeune Tahitien nomméTéharo ; elle avait quitté le district d’Apiré pour habiteravec son mari celui de Papéuriri, situé à deux jours de marche dansle sud-ouest. Tiahoui n’était plus la petite fille rieuse et légèreque j’avais connue. Elle causait gravement, on la sentait plusfemme et plus posée.

Nous fûmes bientôt dans les bois. Le ruisseaude Fataoua, grossi comme un torrent, grondait sur lespierres ; le vent secouait les branches mouillées sur nostêtes, et nous couvrait de larges gouttes d’eau.

Une lumière apparut de loin, brillant sousbois, dans la case qui renfermait la cadavre de Tahaapaïru.

Cette case, qui avait abrité l’enfance de mapetite amie, était ovale, basse comme toutes les cases tahitiennes,et bâtie sur une estrade en gros galets noirs. Les murailles enétaient faites de branches minces de bourao, placées verticalementet laissant des vides entre elles, comme les barreaux d’une cage. Atravers, on distinguait des formes humaines immobiles, dont lalampe agitée par le vent déplaçait les ombres fantastiques.

Au moment où je franchissais le seuil funèbre,Tiahoui me repoussa brusquement à droite ; – jen’avais pas vu les deux grands pieds du mort qui débordaient àgauche sur la porte ; – j’avais failli les heurter,– un frisson me parcourut le corps, et je détournai latête pour ne les point voir.

Cinq ou six femmes étaient là, assises en rangle long du mur – et, au milieu d’elles, Rarahu fixant surla porte un regard anxieux et sombre…

Rarahu m’avait reconnu au seul bruit de monpas ; elle courut à moi et m’entraîna dehors…

VI

Nous nous étions embrassés longuement, en nousserrant dans nos bras enlacés, et puis nous nous étions assis tousdeux sur la mousse humide, près de la case où dormait ce cadavre.Elle ne songeait plus à avoir peur, et nous causions tout bas,comme dans le voisinage des morts.

Rarahu était seule au monde, bien seule. Elleavait décidé de quitter le lendemain le toit de pandanus où sesvieux parents venaient de mourir.

– Loti, disait-elle, si bas que sapetite voix douce était comme un souffle à mon oreille, Loti,veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete ?Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha, commevivent plusieurs autres qui se trouvent très heureux, et auxquelsla reine ni le gouverneur ne trouvent rien à redire. Je n’ai plusque toi au monde et tu ne peux pas m’abandonner… Tu sais même qu’ily a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien de cetteexistence, qu’ils se sont faits Tahitiens pour ne plus partir…

Je savais cela fort bien ; j’avaisparfaitement conscience de ce charme tout-puissant de volupté et denonchalance ; et c’est pour cela que je le redoutais unpeu…

Cependant, une à une, les femmes de la veilléefunèbre étaient sorties sans bruit et s’en étaient allées par lesentier d’Apiré. Il se faisait fort tard…

– Maintenant, rentrons, dit-elle…

Les longs pieds nus se voyaient dudehors ; nous passâmes devant, tous deux, avec un même frissonde frayeur. Il n’y avait plus auprès du mort qu’une vieille femmeaccroupie, une parente, qui causait à demi-voix avec elle-même.Elle me souhaita le bonsoir à voix basse et me dit :

– « A parahi oé ! »(Assieds-toi !)

Alors je regardai ce vieillard, sur lequeltremblait la lueur indécise d’une lampe indigène. – Sesyeux et sa bouche étaient à demi ouverts ; sa barbe blancheavait dû pousser depuis la mort, on eût dit un lichen sur de lapierre brune ; ses longs bras tatoués de bleu, qui avaientdepuis longtemps la rigidité de la momie, étaient tendus droits dechaque côté de son corps ; – ce qui surtout étaitsaillant dans cette tête morte, c’étaient les traitscaractéristiques de la race polynésienne, l’étrangeté maorie.– Tout le personnage était le type idéal duToupapahou…

Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeuxtombèrent sur le mort ; elle frissonna et détourna la tête.– La pauvre petite se raidissait contre la terreur ;elle voulait rester quand même auprès de celui qui avait entouré dequelques soins son enfance. – Elle avait sincèrementpleuré la vieille Huamahine, mais ce vieillard glacé n’avait guèrefait pour elle que la laisser croître ; elle ne luiétait attachée que par un sentiment de respect et de devoir ;son corps effrayant qui était là ne lui inspirait plus qu’uneimmense horreur…

… La vieille parente de Tahaapaïru s’étaitendormie. – La pluie tombait, torrentielle, sur lesarbres, sur le chaume du toit, avec des bruits singuliers, desfracas de branches, des craquements lugubres. – LesToupapahous étaient là dans le bois, se pressant autour de nous,pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveaupersonnage, qui depuis le matin était des leurs. On s’attendait àtoute minute à voir entre les barreaux passer leurs mainsblêmes…

– Reste, ô mon Loti, disait Rarahu…Si tu partais, demain je serais morte de frayeur…

… Et je restai toute la nuit auprès d’elle,tenant sa main dans les miennes ; je restai auprès d’ellejusqu’au moment où les premières lueurs du jour se mirent à filtrerà travers les barreaux de sa demeure. – Elle avait finipar s’endormir, sa petite tête délicieuse, amaigrie et triste,appuyée sur mon épaule. – Je l’étendis tout doucement surdes nattes, et m’en allai sans bruit…

Je savais que le matin les Toupapahouss’évanouissent, et qu’à cette heure je pouvais sans danger laquitter…

VII

INSTALLATION

 

… Non loin du palais, derrière les jardins dela reine, dans une des avenues les plus vertes et les pluspaisibles de Papeete, était une petite case fraîche et isolée.– Elle était bâtie au pied d’une touffe de cocotiers sihauts, qu’on eût dit là-dessous une habitation lilliputienne.–Elle avait sur la rue une véranda que garnissaient desguirlandes de vanille. – Derrière était un enclos,fouillis de mimosas, de lauriers-roses et d’hibiscus. –Des pervenches roses croissaient tout alentour, fleurissaient surles fenêtres et jusque dans les appartements. – Tout lejour on était à l’ombre dans ce recoin, et le calme n’y étaitjamais troublé.

Là, huit jours après la mort de son pèreadoptif, Rarahu vint s’établir avec moi.

C’était son rêve accompli.

VIII

MUO-FARÉ

 

Un beau soir de l’hiver austral, – le12 juin 1872, –il y eut grande réception chez nous :c’était le muo-faré (la consécration du logis). –Nous donnions un grand amurama, un souper et un thé.– Les convives étaient nombreux, et deux Chinois avaientété enrôlés pour la circonstance, gens habiles à composer despâtisseries fines, au gingembre, – et à construire despièces montées d’un aspect fantastique.

Au nombre des invités étaient d’abord John,mon frère John, qui passait au milieu des fêtes de là-bas comme unebelle figure mystique, inexplicable pour les Tahitiennes qui jamaisne trouvaient le chemin de son cœur, ni le côté vulnérable de sapureté de néophyte.

Il y avait encore Plumket, dit Remuna,– le prince Touinvira, le plus jeune fils de Pomaré,– et deux autres initiés du Rendeer. –Et puis toute la bande de voluptueuse des suivantes de la cour,Faïmana, Téria, Maramo, Raouéra, Tarahu, Eréré, Taouna, jusqu’à lanoire Tétouara.

Rarahu avait oublié sa rancune de petite fillecontre toutes ces femmes, maintenant qu’elle allait en maîtresseleur faire les honneurs du logis ; – absolument commeLouis XII, roi de France, oublia les injures du duc d’Orléans.

Aucun des invités ne manqua au rendez-vous, etle soir, à onze heures, la case fut remplie de jeunes femmes entunique de mousseline, couronnées de fleurs, buvant gaîment du thé,des sirops, de la bière, croquant du sucre et des gâteaux, etchantant des himéné.

Dans le courant de la soirée, il se produisitun incident bien regrettable, au point de vue du décorum anglais.Le grand chat de Rarahu, apporté le matin même d’Apiré et qu’onavait par prudence enfermé dans une armoire, fit une brusqueapparition sur la table, effaré, poussant des cris de désespoir,chavirant les tasses et sautant aux vitres.

Sa petite maîtresse l’embrassa tendrement etle réintégra dans son armoire. – L’incident fut clos decette manière et, quelques jours plus tard, ce même Turiri,complètement apprivoisé, devint un chat citadin, des mieux éduquéset des plus sociables.

A ce souper sardanapalesque, Rarahu était déjàméconnaissable ; elle portait une toilette nouvelle, une belletapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grandair ; elle faisait les honneurs de chez elle avec aisance etgrâce, – s’embrouillant un peu par instants, et rougissantaprès, mais toujours charmante. – On me complimentait surma maîtresse ; les femmes elles-mêmes, Faïmana la première,disaient : « Merahi menehenehé ! » (Qu’elle estjolie !) John était un peu sérieux, et lui souriait tout demême avec bienveillance. – Elle rayonnait debonheur ; c’était son entrée dans le monde des jeunes femmesde Papeete, entrée brillante qui dépassait tout ce que sonimagination d’enfant avait pu concevoir et désirer.

C’est ainsi que joyeusement elle franchit lepas fatal. Pauvre petite plante sauvage, poussée dans les bois,elle venait de tomber comme bien d’autres dans l’atmosphèremalsaine et factice où elle allait languir et se faner.

IX

JOURS ENCORE PAISIBLES

 

Nos jours s’écoulaient très doucement, au pieddes énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure.

Se lever chaque matin, un peu après lesoleil ; franchir la barrière du jardin de la reine ; etlà, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bainfort long, – qui avait un charme particulier, dans lafraîcheur de ces matinées si pures de Tahiti.

Ce bain se prolongeait d’ordinaire encauseries nonchalantes avec les filles de la cour, et nous menaitjusqu’à l’heure du repas de midi. –Le dîner de Rarahuétait toujours très frugal ; comme autrefois à Apiré, elle secontentait des fruits cuits de l’arbre-à-pain, et de quelquesgâteaux sucrés que les Chinois venaient chaque matin nousvendre.

Le sommeil occupait ensuite la plus grandepartie de nos journées. – Ceux-là qui ont habité sous lestropiques connaissent ce bien-être énervant du sommeil de midi.– Sous la véranda de notre demeure, nous tendions deshamacs d’aloès, et là nous passions de longues heures à rêver ou àdormir, au bruit assoupissant des cigales.

Dans l’après-midi, c’était généralement l’amieTéourahi que l’on voyait arriver, pour jouer aux cartes avecRarahu. – Rarahu, qui s’était fait initier aux mystères del’écarté, aimait passionnément, comme toutes les Tahitiennes, cejeu importé d’Europe ; et les deux jeunes femmes, assisesl’une devant l’autre sur une natte, passaient des heures,attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deuxpetites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts.

Nous avions aussi la pêche au corail sur lerécif. – Rarahu m’accompagnait souvent en pirogue dans cesexcursions, où nous fouillions l’eau tiède et bleue, à la recherchede madrépores rares ou de porcelaines. – Il y avaittoujours dans notre jardin inculte, sous les broussaillesd’orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des corauxqui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée auxherbes et aux pervenches roses…

C’était là cette vie exotique, tranquille etensoleillée, cette vie tahitienne telle que jadis l’avait menée monfrère Rouéri, telle que je l’avais entrevue et désirée, dans cesétranges rêves de mon enfance qui me ramenaient sans cesse vers ceslointains pays du soleil. – Le temps s’écoulait, et toutdoucement se tissaient autour de moi ces mille petits filsinextricables, faits de tous les charmes de l’Océanie, qui formentà la longue des réseaux dangereux, des voiles sur le passé, lapatrie et la famille, – et finissent par si bien vousenvelopper qu’on ne s’échappe plus…

… Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle sefaisait différentes petites voix d’oiseau, tantôt stridentes,tantôt douces comme des voix de fauvettes, et qui montaientjusqu’aux plus extrêmes de la gamme. – Elle était restéeun des premiers sujets du chœur d’himéné d’Apiré…

De son enfance passée dans les bois, elleavait conservé le sentiment d’une poésie contemplative etrêveuse ; elle traduisait ses conceptions originales par deschants ; elle composait des himéné dont le sens vagueet sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels onchercherait à les traduire. – Mais je trouvais à ceschants bizarres un singulier charme de tristesse, –surtout quand ils s’élevaient doucement dans le grand silence desmidis d’Océanie…

Quand venait le soir, Rarahu s’occupaitgénéralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit.– Mais rarement elle les composait elle-même ; il yavait certains Chinois en renom qui savaient en fabriquer de trèsextraordinaires ; avec des corolles et des feuilles de vraiesfleurs combinées ensemble, ils arrivaient à produire des fleursnouvelles et fantastiques, – vraies fleurs de potiches,empreintes d’une grâce artificielle et chinoise…

Les fleurs de gardénia blanc, à l’odeurambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandescouronnes singulières, qui étaient le principal luxe de Rarahu.

Un autre objet de parure, plushabillé que la simple couronne de fleurs, était lacouronne de piia, faite d’une paille fine et blanche commela paille de riz, et tressée par les mains des Tahitiennes avec unedélicatesse et un art infinis. Sur la couronne de piia, se posaitle reva-reva (de reva-reva, flotter) quicomplétait cette coiffure des fêtes, et s’éployait comme un nuage,au moindre souffle du vent…

Les reva-reva sont de grosses touffes derubans transparents et impalpables, d’une nuance d’or vert, que lesTahitiennes retirent du cœur des cocotiers.

La nuit venue, quand Rarahu était parée, etque ses grands cheveux étaient dénoués, nous partions ensemble pourla promenade. Nous allions circuler avec la foule devant leséchoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue dePapeete, ou bien faire cercle au clair de lune, autour desdanseuses de upa-upa.

De bonne heure nous rentrions au logis, etRarahu, qui se mêlait rarement aux plaisirs des autres jeunesfemmes, était réputée partout pour une petite fille très sage…

C’était encore pour nous deux une époque detranquille bonheur, et cependant ce n’étaient plus nos jours depaix profonde, d’insouciante gaîté des bois de Fataoua…

C’était quelque chose de plus troublé et deplus triste. –Je l’aimais davantage, parce qu’elle étaitseule au monde, parce que pour le peuple de Papeete elle était mafemme. – Les habitudes douces de la vie à deux nousunissaient plus étroitement chaque jour, et cependant cette vie quinous charmait n’avait point de lendemain possible, elle allait sedénouer bientôt par le départ et la séparation…

… Séparation des séparations, qui mettraitentre nous les continents et les mers, et l’épaisseur effroyable dumonde…

X

… Il avait été décidé que nous irions ensemblerendre une visite à Tiahoui, dans son district lointain, et Rarahudepuis longtemps s’était promis une grande joie de ce voyage.

Un beau matin, par la route de Faaa, nouspartîmes à pied tous deux, emportant sur l’épaule notre légerbagage de Tahitiens : une chemise blanche pour moi, deuxpareos, et une tapa de mousseline rose pour Rarahu…

On voyage dans cet heureux pays comme on eûtvoyagé aux temps de l’âge d’or, si les voyages eussent été inventésà cette époque reculée…

Il n’est besoin d’emporter avec soi ni armes,ni provisions, ni argent ; l’hospitalité vous est offertepartout, cordiale et gratuite, et dans toute l’île il n’existed’autres animaux dangereux que quelques colons européens ;encore sont-ils fort rares, et à peu près localisés dans la villede Papeete…

Notre première étape fut à Papara, où nousarrivâmes au coucher du soleil, après une journée de marche ;c’était l’heure où les pêcheurs indigènes revenaient du large dansleurs minces pirogues à balancier ; les femmes du district lesattendaient groupées sur la plage, et nous n’eûmes que l’embarrasde choisir pour accepter un gîte. L’une après l’autre, les pirogueseffilées abordaient sous les cocotiers ; les rameurs nusbattaient l’eau tranquille à grands coups de pagayes, et sonnaientbruyamment de leurs trompes en coquillage, comme des tritonsantiques ; cela était vivant et original, simple et primitifcomme une scène des premiers âges du monde…

Dès l’aube, le lendemain, nous nous remîmes enroute…

Le pays autour de nous devenait plus grandioseet plus sauvage. – Nous suivions sur le flanc de lamontagne un sentier unique, d’où la vue dominait toute l’immensitéde la mer ; – çà et là des îlots bas, couverts d’unevégétation invraisemblable ; des pandanus à la physionomieantédiluvienne ; des bois qu’on eût dit échappés de la périodeéteinte du Lias. – Un ciel lourd et plombé comme celui desâges détruits ; un soleil à demi voilé, promenant sur le GrandOcéan morne de pâles traînées d’argent…

De loin en loin nous rencontrions, les huttesovales aux toits de chaume, et les graves Tahitiens, accroupis,occupés à suivre dans un demi-sommeil leurs rêverieséternelles ; des vieillards tatoués, au regard de sphinx, àl’immobilité de statue ; je ne sais quoi d’étrange et desauvage qui jetait l’imagination dans des régions inconnues…

Destinée mystérieuse que celle de cespeuplades polynésiennes, qui semblent les restes oubliés des racesprimitives ; qui vivent là-bas d’immobilité et decontemplation, qui s’éteignent tout doucement au contact des racescivilisées, et qu’un siècle prochain trouvera probablementdisparues.

XI

A mi-chemin de Papéuriri, dans le district deMaraa, Rarahu eut un moment de surprise et d’admiration…

Nous avons rencontré une grande grotte quis’ouvrait sur le flanc de la montagne comme une porte d’église, etqui était toute pleine de petits oiseaux. – Une colonie depetites hirondelles grises avait, à l’intérieur, tapissé de leursnids les parois du rocher ; elles voltigeaient par centainesun peu surprises de notre visite, et s’excitant les unes les autresà crier et à chanter.

Pour les Tahitiens d’autrefois ces petitescréatures étaient des varué, des esprits, des âmes detrépassés ; pour Rarahu ce n’était plus qu’une famillenombreuse d’oiseaux ; pour elle qui n’en avait jamais tant vu,c’était encore quelque chose de nouveau et de charmant, etvolontiers elle fût restée là, en extase, à les entendre, à lesimiter.

Un pays idéal à son avis eût été un paysrempli d’oiseaux où tout le jour, dans les branches, on les eûtentendus chanter.

XII

Un peu avant d’arriver sur les terres dudistrict de Papéuriri, nous nous arrêtâmes dans un village bizarreconstruit par des sauvages arrivés de la Mélanésie ; puis noustrouvâmes sur le chemin Téharo et Tiahoui qui venaient au-devant denous. Leur joie de nous rencontrer fut extrême et bruyante ;les grandes manifestations entre amis qui se retrouvent sont tout àfait dans le caractère tahitien.

Ces deux braves petits sauvages étaient encoredans le premier quartier de leur lune de miel, chose fort douce enOcéanie comme ailleurs ; bien gentils tous deux, – ethospitaliers dans la plus cordiale acception du terme.

Leur case était propre et soignée, classiqued’ailleurs, dans ses moindres détails. – Nous y trouvâmesun grand lit qui nous était préparé, recouvert de nattes blanches,et entouré de rideaux indigènes faits de l’écorce distendue etassouplie du mûrier à papier.

On nous fit grande fête à Papéuriri, et nous ypassâmes quelques journées délicieuses. Le soir par exemple c’étaittriste, et dans l’obscurité je sentais, quoi qu’on fît pour nouségayer, la solitude et la sauvagerie de ce recoin de la terre. Lanuit, quand on entendait au loin le son plaintif des flûtes deroseau, ou le bruit lugubre des trompes en coquillage, j’avaisconscience de l’effroyable distance de la patrie, et un sentimentinconnu me serrait le cœur.

Il y eut chez Tiahoui des repas magnifiques ennotre honneur, auxquels tout le village était convié : desmenus très particuliers, des petits cochons rôtis tout entiers sousl’herbe, – des fruits exquis au dessert, et puis desdanses, et de charmants chœurs d’himéné.

J’avais fait le voyage en costume tahitien,pieds et jambes nus, vêtu simplement de la chemise blanche et dupareo national. Rien n’empêchait qu’à certains moments je ne meprisse pour un indigène, et je me surprenais à souhaiter parfois enêtre réellement un ; j’enviais le tranquille bonheur de nosamis, Tiahoui et Téharo ; dans ce milieu qui était le sien,Rarahu se retrouvait plus elle-même, plus naturelle et pluscharmante ; – la petite fille gaie et rieuse duruisseau d’Apiré reparaissait avec toute sa naïveté délicieuse, etpour la première fois je songeais qu’il pourrait y avoir un charmesouverain à aller vivre avec elle comme avec une petite épouse,dans quelque district bien perdu, dans quelqu’une des îles les pluslointaines et les plus ignorées des domaines de Pomaré ;– à être oublié de tous et mort pour le monde ;– à la conserver là telle que je l’aimais, singulière etsauvage, avec tout ce qu’il y avait en elle de fraîcheur etd’ignorance.

XIII

Ce fut une des belles époques de Papeete quel’année 1872. Jamais on n’y vit tant de fêtes, de danses etd’amuramas.

Chaque soir, c’était comme un vertige.– Quand la nuit tombait les Tahitiennes se paraient defleurs éclatantes ; les coups précipités du tambour lesappelaient à la upa-upa, – toutes accouraient, les cheveuxdénoués, le torse à peine couvert d’un tunique de mousseline,– et les danses, affolées et lascives, duraient souventjusqu’au matin.

Pomaré se prêtait à ces saturnales du passé,que certain gouverneur essaya inutilement d’interdire : ellesamusaient la petite princesse qui s’en allait de jour en jour, quoiqu’on fit pour enrayer son mal, et tous les expédients étaient bonspour la distraire.

C’était le plus souvent devant la terrasse dupalais qu’avaient lieu ces fêtes, auxquelles se pressaient toutesles femmes de Papeete. – La reine et les princessessortaient de leur demeure, et venaient au clair de la lune, enspectatrices nonchalantes, s’étendre sur des nattes.

Les Tahitiennes battaient des mains, etaccompagnaient le tam-tam d’un chant en chœur, rapide etfrénétique ; – chacune d’elles à son tour exécutaitune figure ; le pas et la musique, lents au début,s’accéléraient bientôt jusqu’au délire, et, quand la danseuseépuisée s’arrêtait brusquement sur un grand coup de tambour, uneautre s’élançait à sa place, qui la surpassait en impudeur et enfrénésie.

Les filles des Pomotous formaient d’autresgroupes plus sauvages, et rivalisaient avec celles de Tahiti.Coiffées d’extravagantes couronnes de datura, ébouriffées comme desfolles, elles dansaient sur un rythme plus saccadé et plus bizarre,– mais d’une manière si charmante aussi, qu’entre les deuxon ne savait ce que l’on préférait.

Rarahu aimait passionnément ces spectacles quilui brûlaient le sang, mais elle ne dansait jamais. Elle se paraitcomme les autres jeunes femmes, laissant tomber sur ses épaules lesmasses lourdes de ses cheveux, et se couronnait de fleurs rares, etpuis, pendant des heures, elle restait assise auprès de moi sur lesmarches du palais, captivée et silencieuse.

Nous partions la tête en feu ; nousrentrions dans notre case, comme grisés de ce mouvement et de cebruit, et accessibles à toutes sortes de sensations étranges.

Ces soirs-là, il semblait que Rarahu fût uneautre créature. La upa-upa réveillait au fond de son âme inculte lavolupté fiévreuse et la sauvagerie.

XIV

Rarahu portait le costume du pays, lestuniques libres et sans taille appelées tapa. –Les siennes, qui étaient longues et traînantes, avaient uneélégance presque européenne.

Elle savait déjà distinguer certaines coupesnouvelles de manches ou de corsage, certaines façons laides ougracieuses. Elle était déjà une petite personne civilisée etcoquette.

Dans le jour, elle se coiffait d’un largechapeau en paille blanche et fine de Tahiti, qu’elle mettait touten avant sur ses yeux ; sur le fond, plat comme le fond d’unchapeau de marin, elle posait une couronne de feuilles naturellesou de fleurs.

Elle était devenue plus pâle, à l’ombre, envivant de la vie citadine. Sans le léger tatouage de son front, surlequel les autres la raillaient et que moi j’aimais, on eût dit unejeune fille blanche. – Et cependant, sous certains jours,il y avait sur sa peau des reflets fauves, des teintes exotiques decuivre rose, – qui rappelaient encore la race maorie, sœurdes races peau rouge de l’Amérique.

Dans le monde de Papeete, elle se posait ets’affirmait de plus en plus comme la sage et indiscutable petitefemme de Loti ; et aux soirées du gouvernement, la reine medisait en me tendant la main :

– Loti, comment va Rarahu ?

Dans la rue, on la remarquait quand ellepassait ; les nouveaux venus de la colonie s’informaient deson nom ; à première vue même, on était captivé par ce regardsi expressif, par ce fin profil et ces admirables cheveux.

Elle était plus femme aussi, sa tailleparfaite était plus formée et plus arrondie. – Mais sesyeux se cernaient par instants d’un cercle bleuâtre, et une toutepetite toux sèche, comme celle des enfants de la reine, soulevaitde temps en temps sa poitrine.

Au moral, une grande et rapide transformations’accomplissait en elle, et j’avais peine à suivre l’évolution deson intelligence. – Elle était assez civilisée déjà pouraimer quand je l’appelais « petite sauvage », –pour comprendre que cela me charmait, et qu’elle ne gagnerait rienà copier la manière des femmes blanches.

Elle lisait beaucoup dans sa Bible, et lespromesses radieuses de l’Évangile lui causaient des extases ;elle avait des heures de foi ardente et mystique ; son cœurétait rempli de contradictions, on y trouvait les sentiments lesplus opposés, confondus et pêle-mêle ; elle n’était jamaisdeux jours de suite la même créature.

Elle avait quinze ans à peine ; sesnotions sur toutes choses étaient fausses et enfantines ; sonextrême jeunesse donnait un grand charme à toute cette incohérencede ses idées et de ses conceptions.

Dieu sait que, dans les limites de ma faiblefoi, je la dirigeais avec amour vers tout ce qui me semblait bon ethonnête. Dieu sait que jamais un mot ni un doute de ma part nevenaient ébranler sa confiance naïve dans l’éternité et larédemption, et bien qu’elle ne fût que ma maîtresse, je la traitaisun peu comme si elle eût été ma femme.

Mon frère John passait une partie de sesjournées auprès de nous ; quelques amis européens, duRendeer ou du personnel colonial français, nous visitaientsouvent aussi, dans notre case paisible : on se trouvait bienchez nous… La plupart d’entre eux n’entendaient pas letahitien ; mais la petite voix douce et le frais sourire deRarahu charmaient ceux qui ne savaient pas comprendre sonlangage ; tous l’aimaient et la distinguaient comme unepersonnalité à part, ayant droit aux mêmes égards qu’une femmeblanche.

XV

Depuis longtemps je pouvais couramment parlerle tahitien de la plage qui est au tahitien pur ce que lepetit-nègre est au français ; – mais jecommençais aussi à m’exprimer sans embarras au moyen des motscorrects et des tournures bizarres d’autrefois, et Pomaréconsentait à tenir de longues conversations avec moi. J’avais deuxpersonnes à m’aider dans l’étude de cette langue qui bientôt ne separlera plus : Rarahu et la reine.

La reine, pendant nos longues partiesd’écarté, me reprenait avec intérêt, charmée de me voir étudier etaimer cette langue destinée à disparaître.

Je trouvais plaisir à l’interroger sur leslégendes, les coutumes et les traditions du passé… Elle parlaitlentement, d’une voix basse et rauque ; je recueillais de sabouche d’étranges récits sur les temps anciens, sur ces tempsmystérieux et oubliés que les Maoris appellent : lanuit.

Le mot po, en tahitien, désigne enmême temps la nuit, l’obscurité et les époques légendaires dont lesvieillards ne se souviennent plus.

XVI

LA LÉGENDE DES POMOTOUS

 

(Racontée par la reine Pomaré.)

 

« Les îles Pomotous (îles de lanuit ou îles soumises), nom que nous avons changé aujourd’hui surla demande de leurs chefs en celui de Tuamotous (îleséloignées), renferment encore aujourd’hui, tu le sais, de pauvrescannibales.

« Elles furent peuplées les dernières detoutes les îles de nos archipels. Des génies de l’eau les gardaientjadis, et battaient si fort la mer de leurs grandes ailesd’albatros que personne n’en pouvait approcher. A une époque forreculée, ils furent battus et détruits par le dieu Taaroa.

« C’est depuis leur défaite que lespremiers Maoris ont pu venir habiter les Pomotous. »

XVII

LÉGENDE DES LUNES

 

« La légende océanienne rapporte quejadis cinq lunes étaient au ciel, au-dessus du Grand Océan. Ellesavaient des visages humains, plus accusés que la lune actuelle, etjetaient des maléfices sur les premiers hommes qui habitaientTahiti ; ceux qui levaient la tête pour les fixer étaient prisde folies étranges. – Le grand dieu Taaroa se mit à lesconjurer. Alors elles s’agitèrent ; – on les entenditchanter ensemble dans l’immensité, avec de grandes voix lointaineset terribles ; elles chantaient des chants magiques ens’éloignant de la terre ; mais sous la puissance de Taaroa,elles commencèrent à trembler, furent prises de vertige, ettombèrent avec un bruit de tonnerre sur l’océan qui s’ouvrit enbouillonnant pour les recevoir.

« Ces cinq lunes en tombant formèrent lesîles de Bora-Bora, Emeo, Huahine, Raïatéa etToubouai-Manou. »

XVIII

Le prince Tamatoa était assis près de moi sousla véranda du palais. C’était un peu avant les scènes atroces quile firent enfermer de nouveau dans la prison de Taravao. Il tenaitsur ses genoux sa pâle petite fille, Pomaré V, qu’il caressaitdoucement dans ses larges mains terribles. Et la vieille reine lesconsidérait tous deux, avec une expression de tendresse infinie etd’inexprimable tristesse.

La petite princesse était fort tristeaussi ; elle tenait à la main un oiseau mort, et contemplaitune cage vide avec des yeux pleins de larmes.

C’était un oiseau chanteur, bête peu connue àTahiti, rareté qu’on lui avait rapportée d’Amérique, et dont lapossession lui avait causé une joie très grande.

– Loti, dit-elle, l’amiral àcheveux blancs nous a prévenus que ton navire irait bientôt àla terre de Californie (i te fenua California).

Quand tu reviendras de là-bas, je veux que tum’apportes une très grande quantité d’oiseaux, une cage entièrementpleine : et je les ferai s’envoler dans les bois de Fataouaafin qu’il y ait, quand je serai grande, dans notre pays comme dansles autres, des oiseaux qui chantent…

XIX

Dans l’île de Tahiti, la vie est localisée aubord de la mer, les villages sont tous disséminés le long desplages, et le centre est désert.

Les zones intérieures sont inhabitées etcouvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages,coupées par des remparts d’inaccessibles montagnes et où règne unéternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre,la nature est sombre et imposante ; de grands mornessurplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dansl’air ; on est là comme au pied de cathédrales fantastiques,dont les flèches accrochent les nuages au passage ; tous lespetits nuages errants que le vent alizé promène sur la grande mersont arrêtés au vol ; ils viennent s’amonceler contre lesparois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber enruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdesentretiennent dans les gorges une verdure d’une inaltérablefraîcheur, des mousses inconnues et d’étonnantes fougères.

En sens inverse des cascades du bois deBoulogne et de Hyde-Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, endessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cettenature si profondément calme et silencieuse.

A environ mille mètres plus haut que la caseabandonnée de Huamahine et Tahaapaïru, en remontant le cours duruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascadecélèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m’avaient autrefoissouvent fait visiter.

Nous n’y étions pas revenus depuis notreinstallation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, uneexcursion qui marqua dans nos souvenirs.

En passant, Rarahu voulut revoir d’abord lacase de ses vieux parents morts ; elle entra, en me tenant parla main, sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure etregarda en silence les objets familiers que le temps et les hommesavaient encore laissés à leur place. Rien n’avait été dérangé danscette case ouverte, depuis le jour où en était parti le corps deTahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec lesbanquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue aumur ; Rarahu n’avait emporté avec elle que la grosse Bible desdeux vieillards.

Nous continuâmes notre route, nous enfonçantdans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiersde forêt vierge encaissés dans les rochers.

Au bout d’une heure de marche, nous entendîmesprès de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivionsau fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme unegrande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de hautdans le vide.

Au fond de ce gouffre, c’était un vraienchantement :

Des végétations extravagantes s’enchevêtraientà l’ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel ; lelong des parois verticales et noires, s’accrochaient des lianes,des fougères arborescentes, des mousses et des capillairesexquises. L’eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa chute,arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.

Elle se réunissait ensuite en bouillonnantdans les bassins de roc vif, qu’elle avait mis des siècles àcreuser et à polir ; et puis se reformait en ruisseau, etcontinuait son chemin sous la verdure.

Une fine poussière d’eau était répandue commeun voile sur toute cette nature ; tout en haut apparaissaientle ciel, comme entrevu du fond d’un puits, et la tête des grandsmornes à moitié perdus dans des nuages sombres.

Ce qui frappait surtout Rarahu, c’était cetteagitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille :un grand bruit, et rien de vivant ; – rien que lamatière inerte suivant depuis des âges incalculables l’impulsiondonnée au commencement du monde.

Nous prîmes à gauche par des sentiers dechèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.

Nous marchions sous une épaisse voûte defeuillage ; des arbres séculaires dressaient autour de nousleurs troncs humides, verdâtres, polis comme d’énormes piliers demarbre. – Les lianes s’enroulaient partout, et lesfougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpéscomme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes desbuissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. –Les roses du Bengale de toutes les nuances s’épanouissaient là-hautavec une singulière profusion, et, à terre dans la mousse,c’étaient des tapis odorants de petites fraises des bois ;– on eût dit des jardins enchantés.

Rarahu n’était jamais allée si loin ;elle éprouvait une terreur vague en s’enfonçant dans ces bois. Lesparesseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur deleur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les pluslointaines ; c’est à peine si les hommes visitent quelquefoisces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couperdes bois précieux.

C’était si beau cependant qu’elle étaitravie.

– Elle s’était fait une couronne deroses, et déchirait gaîment sa robe à toutes les branches duchemin.

Ce qui nous charmait le plus tout le long denotre route, c’étaient ces fougères toujours, qui étalaient leursimmenses feuilles avec un luxe de découpure et une fraîcheur denuances incomparables.

Et nous continuâmes tout le jour à monter,vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentierhumain ; devant nous s’ouvraient de temps à autre des valléesprofondes, des déchirures noires et tourmentées ; l’airdevenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages,aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contreles mornes, les unes au-dessus de nos têtes, les autres sous nospieds.

XX

Le soir nous étions presque arrivés à la zonecentrale de l’île tahitienne : au-dessous de nous sedessinaient dans la transparence de l’air tous les effondrementsvolcaniques, tous les reliefs des montagnes ; – deformidables arêtes de basalte partaient du cratère central, et s’enallaient en rayonnant mourir sur les plages. – Autour detout cela l’immense océan bleu ; l’horizon monté si haut, quepar une commune illusion d’optique, toute cette masse d’eauproduisait à nos yeux un effet concave. La ligne des mers passaitau-dessus des plus hauts sommets ; l’Orœna, le géant desmontagnes tahitiennes, la dominait seul de sa majestueuse têtesombre. – Tout autour de l’île, une ceinture blanche etvaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du Pacifique :l’anneau des récifs, la ligne des éternels brisants de corail.

Tout au loin apparaissaient l’îlot deToubouaimanou et l’île de Moorea ; sur leurs pics bleuâtres,planaient de petits nuages colorés de teintes invraisemblables, quiétaient comme suspendus dans l’immensité sans bornes.

De si haut, nous observions, commen’appartenant plus à la terre, tous ces aspects grandioses de lanature océanienne. – C’était si admirablement beau quenous restions tous deux en extase et sans rien nous dire, assisl’un près de l’autre sur les pierres.

– Loti, demanda Rarahu après un longsilence, quelles sont tes pensées ? (E loti, e aho ta oémanao iti ?)

– Beaucoup de choses, répondis-je,que toi tu ne peux pas comprendre. Je pense, ô ma petite amie, quesur ces mers lointaines sont disséminés des archipels perdus ;que ces archipels sont habités par une race mystérieuse bientôtdestinée à disparaître ; que tu es une enfant de cette raceprimitive ; – que tout en haut d’une de ces îles,loin des créatures humaines, dans une complète solitude, moi,enfant du vieux monde, né sur l’autre face de la terre, je suis làauprès de toi, et que je t’aime.

« Vois-tu, Rarahu, à une époque bienreculée, avant que les premiers hommes fussent nés, la mainterrible d’Atua fit jaillir de la mer ces montagnes ; l’île deTahiti, aussi brûlante que du fer rougi au feu, s’éleva comme unetempête, au milieu des flammes et de la fumée.

« Les premières pluies qui vinrentrafraîchir la terre après ces épouvantes, tracèrent ce chemin quele ruisseau de Fataoua suit encore aujourd’hui dans les bois.– Tous ces grands aspects que tu vois sont éternels ;ils seront les mêmes encore dans des centaines de siècles, quand larace des Maoris aura depuis longtemps disparu, et ne sera plusqu’un souvenir lointain conservé dans les livres du passé.

– Une chose me fait peur, dit-elle, ôLoti, mon aimé (e Loti, ta u here) ; comment lespremiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd’hui même ilsn’ont pas de navires assez forts pour communiquer avec les îlessituées en dehors de leurs archipels ; comment ont-ils puvenir de ce pays si éloigné où, d’après la Bible, fut créé lepremier homme ? Notre race diffère tellement de la tienne quej’ai peur, quoi que nous disent les missionnaires, que votre Dieusauveur ne soit pas venu pour nous et ne nous reconnaissepoint…

——————————

 

Le soleil, qui allait bientôt se lever surl’Europe pour une matinée d’automne, s’abaissait rapidement dansnotre ciel ; il jetait sur ces tableaux gigantesques sesdernières lueurs dorées. – Les gros nuages qui dormaientsous nos pieds dans les gorges de basalte prenaientd’extraordinaires teintes de cuivre ;

– à l’horizon, l’île de Mooreas’épanouissait comme une braise, avec ses grands pics rougis,– éblouissants de lumière.

Et puis tout cet incendie s’éteignit par labase, et la nuit descendit, rapide et sans crépuscule, et laCroix-du-Sud et toutes les étoiles australes s’allumèrent dans leciel profond.

– Loti, dit Rarahu, – tonpays, à quelle hauteur faudrait-il monter pourl’apercevoir ?…

XXI

… Quand l’obscurité fut venue, Rarahu eutpeur, cela va sans dire…

Le silence de cette nuit ne ressemblait à riende connu. Les brisants, bien loin sous nos pieds, ne s’entendaientplus ; pas même un léger craquement de branches, pas même unbruissement de feuilles ; l’atmosphère était immobile.– On ne peut trouver de silence semblable que dans cesrégions désertes, où les oiseaux mêmes n’habitent pas…

Il y avait toujours autour de nous dessilhouettes d’arbres et de fougères, tout comme si nous eussionsété en bas, dans des bois bien connus de Fataoua ; –mais on apercevait par échappées, à la lueur pâle qui tombait desétoiles, la vertigineuse concavité bleuâtre de l’Océan, et on étaitcomme en proie au sublime de l’isolement et de l’immensité.

Tahiti est un des rares pays où l’on puisseimpunément s’endormir dans les bois, sur un lit de feuilles morteset de fougères, avec un pareo pour couverture. – C’est làce que nous fîmes bientôt tous deux, –après avoirtoutefois choisi un lieu découvert, où aucune surprise ne fût àredouter de la part des Toupapahous… Encore, ces sombres rôdeurs dela nuit qui hantent de préférence les lieux où des êtres humainsont vécu, ne montent-ils guère aussi haut, dans les régions presquevierges où nous étions couchés…

Longtemps, je restai en contemplation du ciel.Des étoiles et des étoiles… Des myriades d’étoiles brillantes, dansl’étonnante profondeur bleue ; toutes les constellationsinvisibles à l’Europe, tournant lentement autour de laCroix-du-Sud…

… Rarahu contemplait, elle aussi, les yeuxgrands ouverts et sans rien dire ; tour à tour elle meregardait en souriant ou regardait en l’air… – Les grandesnébuleuses de l’hémisphère austral scintillaient comme des tachesde phosphore, laissant entre elles des espaces vides, de grandestrouées noires, où l’on n’apercevait plus aucune poussièrecosmique, –et qui donnaient à l’imagination une notionapocalyptique et terrifiante de l’immensité vide…

Tout à coup, nous vîmes une terrible massenoire qui descendait de l’Orœna et se dirigeait lentement versnous… – Elle avait des formes extraordinaires, des aspectsde cataclysme. – En un instant elle nous enveloppa d’uneobscurité si profonde, que nous cessâmes de nous voir. Une rafalepassa dans l’air, nous couvrant de feuilles et de branches mortes,– en même temps qu’une pluie torrentielle nous inondaitd’eau glacée…

A tâtons, nous rencontrâmes le tronc d’un grosarbre contre lequel nous nous mîmes à l’abri, bien serrés l’uncontre l’autre, – tremblant de froid tous deux, –et elle, de frayeur aussi un peu…

Quand cette grande ondée fut passée, le jourse leva, chassant devant lui les nuages et les fantômes. –En riant nous fîmes sécher nos vêtements au beau soleil, et, aprèsun très grand frugal repas tahitien, nous commençâmes àredescendre…

XXII

… Le soir, harassés de fatigue, et trèsaffamés aussi, nous arrivions au bas de Fataoua sans incidentnouveau…

Là se trouvaient deux jeunes hommes inconnus,qui revenaient des forêts ; ils étaient vêtus du pareonational noué autour des reins ; en passant dans la zone desrosiers, ils s’étaient fait de larges couronnes semblables à cellede Rarahu, et portaient au bout de longs bâtons leur récolte surleurs épaules nues : de beaux fruits de l’arbre-à-pain, et desbananes sauvages, rouges et vermeilles.

Nous fîmes halte avec eux dans un bas-fonddélicieux, sous une voûte odorante de citronniers en fleurs.

La flamme jaillit bientôt entre leurs mains,du frottement de deux branches sèches ; un grand feu futallumé, et les fruits cuits sous l’herbe nous constituèrent unrepas excellent dont les deux jeunes hommes inconnus nous offrirentjoyeusement la moitié, comme c’est là-bas la coutume…

Rarahu avait rapporté de cette expéditionautant d’étonnements et d’émotions que d’un voyage en payslointain.

Son intelligence d’enfant s’était ouverte àune foule de conceptions nouvelles, – sur l’immensité etsur la formation des races humaines, sur le mystère de leursdestinées…

XXIII

… Elles étaient à Papeete deux élégantespersonnes, Rarahu et son amie Téourahi, – qui donnaient leton aux jeunes femmes pour certaines couleurs nouvelles d’étoffes,certaines fleurs ou certaines coiffures.

Elles allaient généralement pieds nus, lespauvres petites, et leur luxe, qui consistait surtout en couronnesde roses naturelles, était un luxe bien modeste. Mais le charme etla jeunesse de leurs figures, la perfection et la grâce antique deleurs tailles, leur permettaient encore, avec de si simples moyens,d’avoir l’air parées et d’être ravissantes.

Elles couraient souvent en mer, sur une mincepirogue à balancier qu’elles menaient elles-mêmes, et aimaient àvenir en riant passer à poupe du Rendeer.

Quand elles naviguaient à la voile, leur frêleembarcation, couchée par le vent alizé, prenait des vitessessurprenantes, – et alors, debout toutes deux, le regardanimé, les cheveux flottants, elles glissaient sur l’eau comme desvisions. – Elles savaient, par des flexions habiles deleur corps, maintenir l’équilibre de cette flèche qui les emportaitsi vite, en laissant derrière elles une longue traînée d’écumeblanche…

XXIV

Tahiti la délicieuse, cette reinepolynésienne, cette île d’Europe au milieu de l’Océan sauvage, – laperle et le diamant du cinquième monde.

(Dumont D’Urville.)

La scène se passait chez la reine Pomaré, ennovembre 1872.

La cour, qui est le plus souvent pieds nus,étendue sur l’herbe fraîche ou sur les nattes de pandanus, était enfête ce soir-là, et en habits de luxe.

J’étais assis au piano, et la partition del’Africaine était ouverte devant moi. Ce piano, arrivé lematin, était une innovation à la cour de Tahiti ; c’était uninstrument de prix qui avait des sons doux et profonds, –comme des sons d’orgue ou de cloches lointaines, – et lamusique de Meyerbeer allait pour la première fois être entenduechez Pomaré.

Debout près de moi, il y avait mon camaradeRandle, qui laissa plus tard le métier de marin pour celui depremier ténor dans les théâtres d’Amérique, et eut un instant decélébrité sous le nom de Randetti, jusqu’au moment où, s’étant misà boire, il mourut dans la misère.

Il était alors dans toute la plénitude de savoix et de son talent, et je n’ai entendu nulle part de voixd’homme plus vibrante et plus délicieuse. Nous avons charmé à nousdeux bien des oreilles tahitiennes, dans ce pays où la musique estsi merveilleusement comprise par tous, même par les plussauvages.

Au fond du salon – sous un portraiten pied d’elle-même, où un artiste de talent l’a peinte il y aquelque trente ans, belle et poétisée – était assise lavieille reine, sur son trône doré, capitonné de brocart rouge. Elletenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite Pomaré V,qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par lafièvre.

La vieille femme occupait toute la largeur deson siège par la masse disgracieuse de sa personne. Elle étaitvêtue d’une tunique de velours cramoisi ; un bas de jambe nues’emprisonnait tant bien que mal dans une bottine de satin.

A côté du trône, était un plateau rempli decigarettes de pandanus.

Un interprète en habit noir se tenait deboutprès de cette femme, qui entendait le français comme uneParisienne, et qui n’a jamais consenti à en prononcer seulement unmot.

L’amiral, le gouverneur et les consuls étaientassis près de la reine.

Dans cette vieille figure ridée, brune,carrée, dure, il y avait encore de la grandeur ; il y avaitsurtout une immense tristesse, –tristesse de voir la mortlui prendre l’un après l’autre tous ses enfants frappés du même malincurable, – tristesse de voir son royaume, envahi par lacivilisation, s’en aller à la débandade, – et son beaupays dégénérer en lieu de prostitution…

Des fenêtres ouvertes donnaient sur lesjardins ; – on voyait par là s’agiter plusieurs têtescouronnées de fleurs, qui s’approchaient pour écouter : toutesles suivantes de la cour, Faïmana, coiffée comme une naïade, defeuilles et de roseaux ; – Téhamana, couronnée defleurs de datura ; Téria, Raouréa, Tapou, Eréré, Taïréa,– Tiahoui et Rarahu.

La partie du salon qui me faisait face étaitentièrement ouverte ; la muraille absente, remplacée par unecolonnade de bois des îles, à travers laquelle la campagnetahitienne apparaissait par une nuit étoilée.

Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur etlointain, se détachait une banquette chargée de toutes les femmesde la cour, cheffesses ou princesses. Quatre torchères dorées, d’unstyle pompadour, qui s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, lesmettaient en pleine lumière, et faisaient briller leurs toilettes,vraiment élégantes et belles. Leurs pieds, naturellement petits,étaient chaussés ce soir dans d’irréprochables bottines desatin.

C’était d’abord la splendide Ariinoore, entunique de satin cerise, couronnée de péia, – Ariinoore,qui refusa la main du lieutenant de vaisseau français M.., quis’était ruiné pour la corbeille de mariage, – et la mainde Kaméhaméha V, roi des îles Sandwich.

A côté d’elle, Paüra, son inséparable amie,type charmant de la sauvagesse, avec son étrange laideur ou sonétrange beauté, – tête à manger du poisson cru et de lachair humaine, – singulière fille qui vit au milieu desbois dans un district lointain, – qui possède l’éducationd’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole…

Titaüa, qui charma le prince Alfredd’Angleterre, type unique de la Tahitienne restée belle dans l’âgemûr ; constellée de perles fines, la tête surchargée dereva-reva flottants.

Ses deux filles, récemment débarquées d’unepension de Londres, déjà belles comme leur mère ; destoilettes de bal européennes, à demi dissimulées, parcondescendance pour les désirs de la reine, sous des tapastahitiennes en gaze blanche.

La princesse Ariitéa, belle-fille de Pomaré,avec sa douce figure, rêveuse et naïve, fidèle à sa coiffure deroses du Bengale naturelles, piquées dans ses cheveux dénoués.

La reine de Bora-Bora, autre vieillesauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours.

La reine Moé (Moé : sommeil oumystère), en robe sombre, d’une beauté régulière et mystique, sesyeux étranges à demi fermés, avec une expression de regard endedans, comme les portraits d’autrefois.

Derrière ces groupes en pleine lumière, dansle profondeur transparente des nuits d’Océanie, les cimes desmontagnes se découpant sur le ciel étoilé ; une touffe debananiers dessinant leurs silhouettes pittoresques, leurs immensesfeuilles, leurs grappes de fruits semblables à des girandolesterminées par des fleurs noires. Derrière ces arbres, les grandesnébuleuses du ciel austral faisaient un amas de lumière bleue, etla Croix-du-Sud brillait au milieu. Rien de plus idéalementtropical que ce décor profond.

Dans l’air, ce parfum exquis de gardénias etd’orangers, qui se condense le soir sous le feuillage épais ;un grand silence, mêlé de bruissements d’insectes sous lesherbes ; et cette sonorité particulière aux nuits tahitiennes,qui prédispose à subir la puissance enchanteresse de lamusique.

Le morceau choisi était celui où Vasco,enivré, se promène seul dans l’île qu’il vient de découvrir, etadmire cette nature inconnue ; – morceau où le maîtrea si parfaitement peint ce qu’il savait d’intuition, les splendeurslointaines de ces pays de verdure et de lumière. – EtRandle, promenant ses yeux autour de lui, commença de sa voixdélicieuse :

Pays merveilleux,

Jardins fortunés.

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Oh ! paradis…

Sorti de l’onde…

——————————

 

L’ombre de Meyerbeer dut cette nuit-là frémirde plaisir en entendant ainsi, à l’autre bout du monde, interprétersa musique.

XXV

Vers la fin de l’année, une grande fête futannoncée dans l’île de Moorea, à l’occasion de la consécration dutemple d’Afareahitu.

La reine Pomaré manifesta à l’amiral àcheveux blancs l’intention de s’y rendre avec toute sa suite,le conviant lui-même à la cérémonie et au grand banquet qui devaits’ensuivre.

L’amiral mit sa frégate à la disposition de lareine, et il fut convenu que le Rendeer appareilleraitpour transporter là-bas toute la cour.

La suite de Pomaré était nombreuse, bruyante,pittoresque ; elle s’était augmentée pour la circonstance dedeux ou trois cents jeunes femmes, qui avaient fait de follesdépenses de reva-reva et de fleurs.

Un beau matin pur de décembre, leRendeer ayant déjà largué ses grandes voiles blanches, sevit pris d’assaut par toute cette foule joyeuse.

J’avais eu mission d’aller, en grande tenue,chercher la reine au palais.

Celle-ci, qui désirait s’embarquer sans miseen scène, avait expédié en avant toutes ses femmes, – et,en petit cortège intime, nous nous acheminâmes ensemble vers laplage, aux premiers rayons du soleil levant.

La vieille reine en robe rouge ouvrait lamarche en tenant par la main sa petite-fille si chérie, –et nous suivions à deux pas, la princesse Ariitéa, la reine Moé, lareine de Bora-Bora et moi.

C’est là un tableau que je retrouve souventdans mes souvenirs… Les femmes ont leurs heures de rayonnement,– et cette image d’Ariitéa marchant auprès de moi sous lesarbres exotiques, dans la grande lumière matinale, – estcelle que je revois encore, quand, à travers les distances et lesannées, je pense à elle…

Lorsque le canot d’honneur qui portait lareine et les princesses accosta le Rendeer, les matelotsde la frégate, rangés sur les vergues suivant le cérémoniald’usage, poussèrent trois fois le cri de : « VivePomaré ! » et vingt et un coups de canon firent retenirles tranquilles plages de Tahiti.

Puis la reine et la cour entrèrent dans lesappartements de l’amiral, où les attendait un lunch à leur goûtcomposé de bonbons et de fruits, – le tout arrosé de vieuxchampagne rose.

Cependant les suivantes de toutes les classess’étaient répandues dans les différentes parties du navire, oùelles menaient grand et joyeux tapage, en lançant aux marins desoranges, des bananes et des fleurs.

Et Rarahu était là aussi, embarquée comme unepetite personne de la suite royale ; Rarahu pensive etsérieuse, au milieu de ce débordement de gaîté bruyante. –Pomaré avait emmené avec elle les plus remarquables chœursd’himéné de ses districts, et Rarahu étant un des premierssujets du chœur d’Apiré avait été à ce titre conviée à la fête.

Ici une digression est nécessaire au sujet dutiaré miri, – objet qui n’a point d’équivalentdans les accessoires de toilette des femmes européennes.

Ce tiaré est une sorte de dahlia vertque les femmes d’Océanie se plantent dans les cheveux, un peuau-dessus de l’oreille, les jours de gala. – En examinantde près cette fleur bizarre, on s’aperçoit qu’elle estfactice ; elle est montée sur une tige de jonc, et composéedes feuilles d’une toute petite plante parasite très odorante,sorte de lycopode rare qui pousse sur les branches de certainsarbres des forêts.

Les Chinois excellent dans l’art de monter destiarés très artistiques, qu’ils vendent fort cher auxfemmes de Papeete.

Le tiaré est particulièrementl’ornement des fêtes, des festins et des danses ; lorsqu’ilest offert par une Tahitienne à un jeune homme, il a le même sens àpeu près que le mouchoir jeté par le sultan à son odalisquepréférée.

Toutes les Tahitiennes avaient ce jour-là destiaré dans les cheveux.

J’avais été mandé par Ariitéa pour lui fairesociété pendant ce lunch officiel, – et la pauvre petiteRarahu, qui n’était venue que pour moi, m’attendit longtemps sur lepont, pleurant en silence de se voir ainsi abandonnée. Punitionbien sévère que je lui avais infligée là, pour un caprice d’enfantqui durait depuis la veille et lui avait déjà fait verser deslarmes.

XXVI

La traversée durait depuis deux heures, nousapprochions de l’île de Morea.

On faisait grand bruit au carré duRendeer ; une dizaine de jeune femmes, choisies parmiles plus connues et les plus jolies, avaient été conviées à unecollation que leur offraient les officiers.

Rarahu en mon absence avait accepté d’yprendre part. – Elle était là, en compagnie de Téourahi etde quelques autres de ses amies ; elle avait essuyé ses pleurset riait aux éclats.

Elle ne parlait point français, comme laplupart des autres ; – mais, par signes et parmonosyllabes, elle entretenait une conversation très animée avecses voisins qui la trouvaient charmante.

Enfin, – ce qui était le comble de laperfidie et de l’horreur, – au dessert, elle avait avecmille grâces offert son tiaré à Plumkett.

Elle était assez intelligente, il est vrai,pour savoir qu’elle tombait bien, et que Plumkett ne voudrait pascomprendre.

XXVII

Comment peindre ce site enchanteur, la baied’Afareahitu !

De grands mornes noirs aux aspectsfantastiques ; des forêts épaisses, de mystérieux rideaux decocotiers se penchant sur l’eau tranquille ; – et,sous les grands arbres, quelques cases éparses, parmi les orangerset les lauriers-roses.

Au premier abord on eût dit qu’il n’y avaitpersonne dans ce pays ombreux ; – et pourtant toutela population de Moorea nous attendait là silencieusement, à demicachée sous les voûtes de verdure.

On respirait dans ces bois une fraîcheurhumide, une étrange senteur de mousse et de plantesexotiques ; tous les chœurs d’himéné de Mooreaétaient là, assis en ordre, au milieu des troncs énormes desarbres ; tous les chanteurs d’un même district étaient vêtusd’une même couleur, – les uns de blanc, les autres de vertou de rose ; toutes les femmes étaient couronnées de fleurs,– tous les hommes, de feuilles et de roseaux. Quelquesgroupes, plus timides ou plus sauvages, étaient restés dans laprofondeur du bois, et nous regardaient de loin venir, à moitiécachés derrière les arbres.

La reine quitta le Rendeer avec lemême cérémonial qu’à l’arrivée et le bruit du canon se répercuta auloin dans les montagnes.

Elle mit pied à terre, et s’avança conduitepar l’amiral. –Nous n’étions déjà plus au temps où lesindigènes l’enlevaient dans leurs bras, de peur que son pied netouchait leur sol ; la vieille coutume qui voulait que toutterritoire foulé par le pied de la reine devint propriété de lacouronne, est depuis longtemps oubliée en Océanie.

Une vingtaine de lanciers à cheval, composanttoute la garde d’honneur de Pomaré, étaient rangés sur la plagepour nous recevoir.

Quand la reine parut, tous les chœursd’himéné entonnèrent ensemble le traditionnel :Ia ora na œ, Pomare vahine ! (Salut à toi, reinePomaré !) Et les bois retentirent d’une bruyante clameur.

On eût cru mettre le pied dans quelque îleenchantée, qui se serait éveillée soudain sous le coup d’unebaguette magique.

XXVIII

Ce fut une longue cérémonie que laconsécration du temple d’Afareahitu. Les missionnaires firent entahitien de grands discours, et les himéné chantèrent dejoyeux cantiques à l’Éternel.

Le temple était bâti en corail ; le toit,en feuilles de pandanus, était soutenu par des pièces de bois desîles, que reliaient entre elles des amarrages de différentescouleurs, réguliers et compliqués ; c’était le vieux style desconstructions maories.

Je vois encore ce tableau original : lesportes du fond grandes ouvertes sur la campagne, sur un décoradmirable de montagnes et de hauts palmiers ; auprès de lachaire du missionnaire, la reine en robe noire, triste etrecueillie, priant

pour sa petite fille, avec sa vieille amie lacheffesse de Papara. Les femmes de sa suite, groupées autourd’elles en robes blanches. Le temple tout rempli de têtes couvertesde fleurs, – et Rarahu, que j’avais laissée partir duRendeer comme une inconnue, mêlée à cette foule…

Un grand silence se fit quandl’himéné d’Apiré, qui avait été réservé pour la fin,entonna ses cantiques – et je distinguai derrière moi lavoix fraîche de ma petite amie, qui dominait le chœur. –Sous l’influence d’une exaltation religieuse ou passionnée, elleexécutait avec frénésie ses variations les plus fantastiques ;sa voix vibrait comme un son de cristal dans le silence de cetemple où elle captivait l’attention de tous.

XXIX

Après la cérémonie, nous passâmes dans lasalle du banquet. C’était en plein air, au milieu des cocotiers,que les tables étaient dressées sous des tendelets de verdure.

Les tables pouvaient contenir cinq ou sixcents personnes ; les nappes étaient couvertes de feuillesdécoupées et de fleurs d’amarantes. Il y avait une grande quantitéde pièces montées, composées par des Chinois au moyen detroncs de bananiers et de diverses plantes extraordinaires. A côtédes mets européens, se trouvaient en grande abondance les metstahitiens : les pâtes de fruits, les petits cochons rôtis toutentiers sous l’herbe, et les plats de chevrettes fermentées dans dulait. On puisait différentes sauces dans de grandes pirogues qui enétaient remplies et que des porteurs avaient grand’peine à promenerà la ronde. Les chefs et les cheffesses venaient à tour de rôleharanguer la reine à tue-tête, avec des voix si retentissantes etune telle volubilité qu’on les eût crus possédés. Ceux quin’avaient point trouvé de place à table mangeaient debout, surl’épaule de ceux qui avaient pu s’asseoir ; c’était un vacarmeet une confusion indescriptibles…

Assis à la table des princesses, j’avaisaffecté de ne point prendre garde à Rarahu, qui était perdue fortloin de moi, parmi les gens d’Apiré.

XXX

Quand la nuit descendit sur les boisd’Afareahitu, la reine rejoignit le Farehaü du district oùun logement lui était préparé. L’amiral à cheveux blancsregagna la frégate, et la upa-upa commença.

Toute pensée religieuse, tout sentimentchrétien, s’étaient envolés avec le jour ; l’obscurité tièdeet voluptueuse redescendait sur l’île sauvage ; comme au tempsoù les premiers navigateurs l’avaient nommée la nouvelle Cythère,tout était redevenu séduction, trouble sensuel et désirseffrénés.

Et j’avais suivi l’amiral à cheveuxblancs, abandonnant Rarahu dans la foule affolée.

XXXI

A bord, quand je fus seul, je montaitristement sur le pont du Rendeer. La frégate, le matin sianimée, était vide et silencieuse ; les mâts et les verguesdécoupaient leurs grandes lignes sur le ciel de la nuit ; lesétoiles étaient voilées, l’air calme et lourd, la mer inerte.

Les mornes de Moorea dessinaient en noir surl’eau leurs silhouettes renversées ; on voyait de loin lesfeux qui à terre éclairaient le upa-upa ; des chantsrauques et lubriques arrivaient en murmure confus, accompagnés àcontre-temps par des coups de tam-tam.

J’éprouvais un remords profond de l’avoirabandonnée au milieu de cette saturnale ; une tristesseinquiète me retenait là, les yeux fixés sur ces feux de laplage ; ces bruits qui venaient de terre me serraient lecœur.

L’une après l’autre, toutes les heures de lanuit sonnèrent à bord du Rendeer, sans que le sommeil vîntmettre fin à mon étrange rêverie. Je l’aimais bien, la pauvrepetite ; les Tahitiens disaient d’elle : « C’est lapetite femme de Loti. » C’était bien ma petite femme eneffet ; par le cœur, par les sens, je l’aimais bien. Et, entrenous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières,à jamais fermées ; elle était une petite sauvage ; entrenous qui étions une même chair, restait la différence radicale desraces, la divergence des notions premières de toutes choses ;si mes idées et mes conceptions étaient souvent impénétrables pourelle, les siennes aussi l’étaient pour moi ; mon enfance, mapatrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait toujours pourelle l’incompréhensible et l’inconnu. Je me souvenais de cettephrase qu’elle m’avait dite un jour : « J’ai peur que cene soit pas le même Dieu qui nous ait crées. » En effet, nousétions enfants de deux natures bien séparées et bien différentes,et l’union de nos âmes ne pouvait être que passagère, incomplète ettourmentée.

Pauvre petite Rarahu, bientôt, quand nousserons si loin l’un de l’autre, tu vas redevenir et rester unepetite fille maorie, ignorante et sauvage, tu mourras dans l’îlelointaine, seule et oubliée, – et Loti peut-être ne lesaura même pas…

A l’horizon une ligne à peine visiblecommençait à se dessiner du côté du large : c’était l’île deTahiti. Le ciel blanchissait à l’Orient ; les feuxs’éteignaient à terre, et les chants ne s’entendaient plus.

Je songeais que, à cette heureparticulièrement voluptueuse du matin, Rarahu était là, énervée parla danse, et livrée à elle-même. Et cette pensée me brûlait commeun fer rouge.

XXXII

Dans l’après-midi, la reine et les princessess’embarquèrent de nouveau pour retourner à Papeete. Quand elleseurent été reçues avec les honneurs d’usage, je restai les yeuxfixés sur les canots nombreux, pirogues et baleinières quiramenaient leur suite ; la foule s’était augmentée encored’une quantité de jeunes femmes de Moorea qui voulaient prolongerla fête à Tahiti.

Enfin, je vis Rarahu ; elle était là,elle revenait aussi. Elle avait changé sa tapa blanche pour unetapa rose, et mis des fleurs fraîches dans ses cheveux ; onvoyait plus nettement son tatouage sur son front décoloré, et lescercles bleuâtres s’étaient accentués sous ses yeux.

Sans doute elle était restée à la upa-upajusqu’au matin, mais elle était là, elle revenait, et c’était pourle moment tout ce que je désirais d’elle.

XXXIII

La traversée s’était effectuée par un beautemps calme.

C’était le soir, le soleil venait dedisparaître ; le frégate glissait sans bruit, en laissantderrière elles des ondulations lentes et molles qui s’en allaientmourir au loin sur une mer unie comme un miroir. De grands nuagessombres étaient plaqués çà et là dans le ciel, et tranchaientviolemment sur la teinte jaune pâle du soir, dans une étonnantetransparence de l’atmosphère.

A l’arrière du Rendeer, un groupe dejeunes femmes se détachait gracieusement sur la mer et sur lespaysages océaniens. C’était une groupe dont la vue me causa unétonnement extrême : Ariitéa et Rarahu, causant ensemble commedes amies ; auprès d’elles, Maramo, Faïmana et deux autressuivantes de la cour.

Il était question d’un himéné composépar Rarahu, et qu’elles allaient chanter ensemble.

En effet, elles entonnaient un chant nouveauen trois parties, Ariitéa, Rarahu et Maramo.

La voix de Rarahu, qui dominait vibrante,disait nettement ces paroles, dont aucune ne fut perdue pourmoi :

– « Heahaanoa iho (e) ! te tara no Paia (e)

– « Humble simplement même lesommet du Paia (le grand morne de Bora-Bora).

– i tou nei tai ia œ, tau hoa(e) ! ehaha !…

– auprès de ma ici douleur pour toi,ô mon amant ! hélas !…

– « Ua iriti hoi au (e) ! ite tumu no te tiare,

– « Ai arraché aussi moi lesracines du tiaré (la fleur des fêtes, c’est-à-dire :il n’y aura plus pour moi ni joie ni fête),

– ei faaite i tau tai ai œ, tau hoa(e) ! ehahe !…

– pour faire connaître ma douleurpour toi, ô mon amant ! hélas !

– « Un taa tau hoa (e) ! eiFarani te fenua,

– « Tu es parti, mon amant, pourde France la terre,

– e neva œ tomata, aita e hio hoi au (e) ! ehahe !… »

– tourneras en haut tes yeux, pasverrai de nouveau moi ! hélas !… »

Traduction grossière :

– « Ma douleur pour toi et plushaute que le sommet du Paia, ô mon amant ! hélas !…

– « J’ai arraché les racines dutiaré pour marquer ma douleur pour toi, ô mon amant !hélas !…

– « Tu es parti, mon bien-aimé,vers la terre de France ; tu lèveras tes yeux vers moi, maisje ne te verrai plus ! hélas !… »

Ce chant qui vibrait tristement le soir surl’immensité du Grand Océan, répété avec un rythme étrange par troisvoix de femmes, est resté à jamais gravé dans ma mémoire comme l’undes plus poignants souvenirs que m’ait laissés la Polynésie…

XXXIV

Il était nuit close quand le cortège bruyantfit son entrée dans Papeete, au milieu d’un grand concours depeuple.

Au bout d’un instant nous nous retrouvâmesmarchant côte à côte, Rarahu et moi, dans le sentier qui menait ànotre demeure. Un même sentiment nous avait ramenés tous deux surcette route, où nous avancions sans nous parler, comme deux enfantsboudeurs qui ne savent plus comment revenir l’un à l’autre.

Nous ouvrîmes notre porte, et quand nous fûmesentrés nous nous regardâmes…

J’attendais une scène, des reproches et deslarmes. Au lieu de tout cela, elle sourit en détournant la tête,avec un imperceptible mouvement d’épaules, une expressioninattendue de désenchantement, d’amère tristesse et d’ironie.

Ce sourire et ce mouvement en disaient autantqu’un bien long discours ; ils disaient d’une manière conciseet frappante à peu près ceci :

Je le savais bien, va, que je n’étais qu’unepetite créature inférieure, jouet de hasard que tu t’es donné. Pourvous autres, hommes blancs, c’est tout ce que nous pouvons être.Mais que gagnerais-je à me fâcher ? Je suis seule aumonde ; à toi ou à un autre, qu’importe ? J’étais tamaîtresse ; ici était notre demeure : je sais que tu medésires encore. Mon Dieu, je reste et me voilà !…

La petite fille naïve avait fait de terriblesprogrès dans la science des choses de la vie ; l’enfantsauvage était devenue plus forte que son maître et le dominait.

Je la regardais en silence, avec surprise ettristesse ; j’en avais une immense pitié. Et ce fut moi quidemandai grâce et pardon, pleurant presque et la couvrant debaisers.

Elle m’aimait encore, elle, comme on aimeraitun être surnaturel, que l’on pourrait à peine saisir etcomprendre.

Des jours doux et paisibles d’amoursuccédèrent encore à cette aventure d’Afareahitu ; l’incidentfut oublié, et le temps reprit son cours énervant…

XXXV

Tiahoui, qui était en visite à Papeete, étaitdescendue chez nous avec deux autres jeunes femmes de sesfetii, de Papéuriri.

Elle me prit à part un soir avec l’air gravequi précède les entretiens solennels, et nous allâmes nous asseoirdans le jardin sous les lauriers-roses.

Tiahoui était une petite femme sage, plussérieuse que ne le sont d’ordinaire les Tahitiennes ; dans sondistrict éloigné, elle avait suivi avec admiration les instructionsd’un missionnaire indigène : elle avait la foi ardente d’unenéophyte. Dans le cœur de Rarahu, où elle savait lire comme dans unlivre ouvert, elle avait vu d’étranges choses :

– Loti, dit-elle, Rarahu se perd àPapeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir ?

En effet, l’avenir de Rarahu tourmentait moncœur ; avec la différence si complète de nos natures, je nesavais qu’imparfaitement saisir tout ce qu’il y avait en elle decontradictions et d’égarements. Je comprenais pourtant qu’elleétait perdue, perdue de corps et d’âme. C’était peut-être pour moiun charme de plus, le charme de ceux qui vont mourir, et plus quejamais je me sentais l’aimer…

Personne n’avait l’air plus doux ni pluspaisible cependant, que ma petite amie Rarahu ; silencieusepresque toujours, calme et soumise, elle n’avait plus jamais de sescolères d’enfant d’autrefois. Elle était gracieuse et prévenantepour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu’on la voyait là,assise à l’ombre de notre véranda, dans une pose heureuse etnonchalante, souriant à tous du sourire mystique des Maoris, on eûtdit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poème debonheur paisible et inaltérable.

Elle avait pour moi des instants de tendresseinfinie ; il semblait alors qu’elle eût besoin de se serrercontre son unique ami et soutien dans ce monde ; dans cesmoments, la pensée de mon départ lui faisait verser des larmessilencieuses, et je songeais encore à ce projet insensé que j’avaisfait jadis, de rester pour toujours auprès d’elle.

Parfois elle prenait la vieille Bible qu’elleavait apportée d’Apiré ; elle priait avec extase, et la foiardente et naïve rayonnait dans ses yeux.

Mais souvent aussi elle s’isolait de moi et jeretrouvais sur ses lèvres ce même sourire de doute et descepticisme qui avait paru pour la première fois le soir de notreretour d’Afareahitu. Elle semblait regarder au loin, dans le vague,des choses mystérieuses ; des idées étranges lui revenaient desa petite enfance sauvage ; ses questions inattendues sur dessujets singulièrement profonds dénotaient le dérèglement de sonimagination, le cours tourmenté de ses idées.

Son sang maori lui brûlait les veines ;elle avait des jours de fièvre et de trouble profond, pendantlesquels il semblait qu’elle ne fût plus elle-même. Elle m’étaitabsolument fidèle, dans le sens que les femmes de Papeete donnent àce mot, c’est-à-dire qu’elle était sage et réservée vis-à-vis desjeunes gens européens ; mais je crus savoir qu’elle avait dejeunes amants tahitiens. Je pardonnai, et feignis de ne pasvoir ; elle n’était pas tout à fait responsable, la pauvrepetite, de sa nature étrangement ardente et passionnée.

Physiquement elle n’avait encore aucun dessignes qui en Europe distinguent les jeunes filles malades de lapoitrine : sa taille et sa gorge étaient arrondies etcorrectes comme celles des belles statues de la Grèce antique. Etcependant, la petite toux caractéristique, pareille à celle desenfants de la reine, devenait chez elle plus fréquente, et lecercle bleuâtre s’accentuait sous ses grands yeux.

Elle était une petite personnificationtouchante et triste de la race polynésienne, qui s’éteint aucontact de notre civilisation et de nos vices, et ne sera plusbientôt qu’un souvenir dans l’histoire d’Océanie…

XXXVI

Cependant le moment du départ était arrivé, leRendeer, s’en allait en Californie, i te fenuaCalifornia, comme disait la petite-fille de la reine.

Ce n’était pas le départ définitif, il estvrai ; au retour nous devions nous arrêter encore à l’îledélicieuse un mois ou deux, en passant. Sans cette certitudede revenir, il est probable qu’à ce moment-là je ne serais pasparti : la laisser pour toujours eût été au-dessus de mesforces, et m’eût brisé le cœur.

A l’approche du départ, j’étais étrangementobsédé par la pensée de cette Taïmaha, qui avait été la femme demon frère Rouéri. Il m’était extrêmement pénible, je ne saispourquoi, de partir sans la connaître, et je m’en ouvris à lareine, en la priant de se charger de nous ménager une entrevue.

Pomaré parut prendre grand intérêt à mademande :

– Comment, Loti, dit-elle, tu veux lavoir ? Il t’en avait parlé, Rouéri ? Il ne l’avait doncpoint oubliée ?

Et la vieille reine sembla se recueillir dansde tristes souvenirs du passé, retrouvant peut-être dans sa mémoirel’oubli de quelques-uns, qu’elle avait aimés, et qui étaient partispour ne plus revenir.

XXXVII

C’était le dernier soir duRendeer…

Il résultait des renseignements pris à la hâtepar la reine que Taïmaha était depuis la veille à Tahiti ;– et le chef des mutoï du palais avait été chargéde lui porter l’ordre de se trouver à l’heure du coucher du soleilsur la plage, en face du Rendeer.

A l’heure du rendez-vous, nous y fûmes, Rarahuet moi.

Longtemps nous attendîmes, et Taïmaha ne vintpas ; –je l’avais prévu.

Avec un singulier serrement de cœur, je voyaiss’envoler ces derniers moments de notre dernière soirée. –J’attendais avec une inexplicable anxiété ; j’aurais donnécher à cet instant pour voir cette créature, dont j’avais rêvé dansmon enfance, et qui était liée au lointain et poétique souvenir deRouéri ; et j’avais le pressentiment qu’elle ne paraîtraitpoint…

Nous avions demandé des renseignements à desvieilles femmes qui passaient :

– Elle est dans la grande rue, nousdirent-elles ; emmenez avec vous notre petite fille que voici,qui la connaît et vous l’indiquera. Quand vous l’aurez trouvée,vous direz à notre enfant de rentrer au logis.

XXXVIII

DANS LA GRANDE RUE

 

La rue bruyante était bordée de magasinschinois ; des marchands, qui avaient de petits yeux en amandeet de longues queues, vendaient à la foule du thé, des fruits etdes gâteaux. – Il y avait sous les vérandas des étalagesde couronnes de fleurs, de couronnes de pandanus et detiaré qui embaumaient ; les Tahitiennes circulaienten chantant ; quantité de petites lanternes à la mode duCéleste Empire éclairaient les échoppes, ou bien pendaient auxbranches touffues des arbres.

C’était un des beaux soirs de Papeete ;tout cela était gai et surtout original. – On sentait dansl’air un bizarre mélange d’odeurs chinoises de santal et de monoï,et de parfums suaves de gardénias ou d’orangers.

La soirée s’avançait, et nous ne trouvionsrien. – La petite Téhamana, notre guide, avait beauregarder toutes les femmes, elle n’en reconnaissait aucune.– Le nom de Taïmaha même était inconnu à toutes celles quenous interrogions ; nous passions et repassions au milieu detous ces groupes qui nous regardaient comme des gens ayant perdul’esprit. –Je me heurtais contre l’impossibilité derencontrer un mythe, – et chaque minute qui s’écoulaitaugmentait ma tristesse impatiente.

Après une heure de cette course, dans unendroit obscur, sous de grands manguiers noirs, – lapetite Téhamana s’arrêta tout à coup devant une femme qui étaitassise à terre, la tête dans ses mains et semblait dormir.

– Téra ! cria-t-elle. (C’estcelle-ci !)

Alors je m’approchai d’elle et me penchaicurieusement pour la voir :

– Es-tu Taïmaha ?… demandai-je,– en tremblant qu’elle me répondit non !

– Oui ! répondit-elleimmobile.

– Tu es Taïmaha, la femme deRouéri ?

– Oui, dit-elle encore, en levant latête avec nonchalance, – c’est moi, Taïmaha, la femme deRouéri, le marin dont les yeux sommeillent (matamoé), c’est-à-dire : qui n’est plus…

– Et moi, je suis Loti, le frère deRouéri ! –Suis-moi dans un lieu plus écarté où nouspuissions causer ensemble.

– Toi ?… son frère ?dit-elle simplement, avec un peu de surprise, – mais avectant d’indifférence que j’en restai confondu.

Et je regrettais déjà d’être venu remuer cettecendre, pour n’y trouver que banalité et désenchantement.

Pourtant elle s’était levée pour me suivre.– Je les pris par la main l’une et l’autre, Rarahu etTaïmaha, et m’éloignai avec elles de cette foule tahitienne oùpersonne ne m’intéressait plus…

XXXIX

RÉVÉLATIONS

 

Dans un sentier solitaire où s’entendaitencore le bruit lointain de la foule, – sous l’ombreépaisse des arbres, dans la nuit noire, – Taïmaha s’arrêtaet s’assit.

– Je suis fatiguée, dit-elle avec unegrande lassitude ; Rarahu, dis-lui de me parler ici, je n’iraipas plus loin ; – c’est son frère, lui ?…

A ce moment, une idée que je n’avais jamaiseue me traversa l’esprit :

– N’as-tu pas d’enfants deRouéri ?… lui demandai-je.

– Si, répondit-elle, après une minuted’hésitation, mais d’une voix assurée pourtant ; –si, deux !…

Il y eut un long silence, après cetterévélation inattendue. Une foule de sentiments s’éveillaient enmoi, sentiments d’un genre inconnu, impressions tristes etintraduisibles.

Il est de ces situations dont on ne peutrendre par des mots l’étrangeté saisissante. – Le charmedu lieu, les influences mystérieuses de la nature, avivent outransforment les émotions ressenties, et on ne sait plus, mêmeimparfaitement, les exprimer.

XL

Une heure après, Taïmaha et moi nous quittionsPapeete, qui déjà s’était endormi ; cette dernière soirée duRendeer était terminée, et quantité de marins du bordétaient entrés dans les cases tahitiennes, entourés de bandesjoyeuses de jeunes femmes. Un souffle plein de séduction et detrouble sensuel passait sur ce pays, comme après les soirs degrandes fêtes.

Mais j’étais sous l’empire d’émotionsprofondes, et j’avais pour l’instant oublié jusqu’à Rarahu…

Elle était rentrée seule, elle, et m’attendaiten pleurant dans notre chère petite case, où je devais, dans lanuit, revenir pour la dernière fois.

Nous marchions côte à côte, Taïmaha etmoi ; nous suivions d’un pas rapide la plage océanienne. Lapluie tombait, la pluie tiède des tropiques ; Taïmahainsouciante et silencieuse laissait tremper la longue tapa demousseline blanche qui traînait derrière elle sur le sable.

On n’entendait dans ce calme de minuit que lebruit monotone de la mer, qui brisait au large sur le corail.

Sur nos têtes, de grands palmiers penchaientleurs tiges flexibles ; à l’horizon les pics de l’île deMoorea se dessinaient légèrement au-dessus de la nappe bleue duPacifique, à la lueur indécise et embrumée de la lune.

Je regardais Taïmaha, et je l’admirais ;elle était restée, malgré ses trente ans, un type accompli de labeauté maorie. Ses cheveux noirs tombaient en longues tresses sursa robe blanche ; sa couronne de roses et de feuilles depandanus lui donnait la nuit un air de reine ou de déesse.

Exprès, j’avais fait passer cette femme devantune case déjà ancienne, à moitié enfouie sous la verdure et lesplantes grimpantes, celle qu’elle avait dû jadis habiter avec monfrère.

– Connais-tu cette case,Taïmaha ? lui demandai-je…

– Oui ! répondit-elle ens’animant pour la première fois ; oui, c’était celle-ci lacase de Rouéri !…

XLI

Nous nous dirigions tous deux, à cette heuredéjà avancée de la nuit, vers le district de Faaa, où Taïmahaallait me montrer son plus jeune fils Atario.

Avec une condescendance légèrement railleuse,elle s’était prêtée à cette fantaisie de ma part, fantaisie qu’avecses idées tahitiennes elle s’expliquait à peine.

Dans ce pays où la misère est inconnue et letravail inutile, où chacun a sa place au soleil et à l’ombre, saplace dans l’eau et sa nourriture dans les bois, – lesenfants croissent comme les plantes, libres et sans culture, là oùle caprice de leurs parents les a placés. La famille n’a pas cettecohésion que lui donne en Europe, à défaut d’autre cause, le besoinde lutter pour vivre.

Atario, l’enfant né depuis le départ deRouéri, habitait le district de Faaa ; par suite de cet usagegénéral d’adoption, il avait été confié aux soins de fetii(de parents) éloignés de sa mère…

Et Tamaari, le fils aîné, celui qui,disait-elle, avait le front et les grands yeux de Rouéri (terae, te mata rahi), habitait avec la vieille mère de Taïmaha,dans cette île de Moorea qui découpait là-bas à notre horizon sasilhouette lointaine.

A mi-chemin de Faaa, nous vîmes briller un feudans un bois de cocotiers. Taïmaha me prit par la main, et m’emmenasous bois dans cette direction, par un sentier connu d’elle.

Quand nous eûmes marché quelques minutes dansl’obscurité, sous la voûte des grandes palmes mouillées de pluie,nous trouvâmes un abri de chaume, où deux vieilles femmes étaientaccroupies devant un feu de branches. Sur quelques motsinintelligibles prononcés par Taïmaha, les deux vieilles sedressèrent sur leurs pieds pour mieux me regarder, et Taïmahaelle-même, approchant de mon visage un brandon enflammé, se mit àm’examiner avec une extrême attention. C’était la première fois quenous nous voyions tous deux en pleine lumière.

Quand elle eut terminé son examen, elle sourittristement. Sans doute elle avait retrouvé en moi les traits déjàconnus de Rouéri, – les ressemblances des frères sontfrappantes pour les étrangers, – même lorsqu’elles sontvagues et incomplètes.

Moi, j’avais admiré ses grands yeux, son beauprofil régulier, et ses dents brillantes, rendues plus blanchesencore par la nuance de cuivre de son teint…

Nous continuâmes notre route en silence, etbientôt nous aperçûmes les cases d’un district, mêlées aux massesnoires des arbres.

– Tera Faaa ! (voici Faaa),dit-elle avec un sourire…

Taïmaha me conduisit à la porte d’une case enbourao enfouie sous des arbres-pain, des manguiers et destamaris.

Tout le monde semblait profondément endormi àl’intérieur, et, à travers les claies de la muraille, elle appeladoucement pour se faire ouvrir.

Une lampe s’alluma et un vieillard au torse nuapparut sur la porte en nous faisant signe d’entrer.

La case était grande ; c’était une sortede dortoir où étaient couchés des vieillards. La lampe indigène, àl’huile de cocotier, ne jetait qu’un filet de lumière dans celogis, et dessinait à peine toutes ces formes humaines surlesquelles passait le vent de la mer.

Taïmaha se dirigea vers un lit de nattes, oùelle prit un enfant qu’elle m’apporta…

– … Mais non ! dit-elle, quandelle fut près de la lampe, je me trompe, ce n’est paslui !…

Elle le recoucha sur sa couchette, et elle semit à examiner d’autres lits où elle ne trouva point l’enfantqu’elle cherchait. Elle promenait au bout d’une longue tige salampe fumeuse, et n’éclairait que de vieilles femmes peaux-rougesimmobiles et rigides, roulées dans des pareo d’un bleusombre à grandes raies blanches ; on les eût prises pour desmomies roulées dans des draps mortuaires…

Un éclair d’inquiétude passa dans les yeuxveloutés de Taïmaha :

– Vieille Huahara, dit-elle, où doncest mon fils Atario ?…

La vieille Huahara se souleva sur son coudedécharné, et fixa sur nous son regard effaré par leréveil :

– Ton fils n’est plus avec nous,Taïmaha, dit-elle ; il a été adopté par ma sœur Tiatiara-honui(Araignée), qui habite à cinq cents pas d’ici, au bout dubois de cocotiers…

XLII

Nous traversâmes encore ce bois dans la nuitnoire.

A la case de Tiatiara-honui, même scène, mêmecérémonie de réveil, semblable à une évocation de fantômes.

On éveilla un enfant qu’on m’apporta. Lepauvre petit tombait de sommeil ; il était nu. Je pris sa têtedans mes mains et l’approchai de la lampe que tenait la vieilleAraignée, sœur de Huahara. L’enfant, ébloui, fermait lesyeux.

– Oui ! celui-ci est bienAtario, dit de loin Taïmaha qui était restée à la porte.

– C’est le fils de mon frère ?…lui demandai-je d’une façon qui dut la remuer jusqu’au fond ducœur.

– Oui, dit-elle, comprenant que laréponse était solennelle, oui, c’est le fils de ton frèreRouéri !…

La vieille Tiatiara-honui apporta une roberose pour l’habiller, mais l’enfant s’était rendormi entre mesmains ; je l’embrassai doucement et le recouchai sur na natte.Puis je fis signe à Taïmaha de me suivre, et nous reprîmes lechemin de Papeete.

Tout cela s’était passé comme dans un rêve.J’avais à peine pris le temps de le regarder, et cependant sestraits d’enfant s’étaient gravés dans ma mémoire, de même que, lanuit, une image très vive, qu’on a perçue un instant, persiste etreparaît encore, après qu’on a fermé les yeux.

J’étais singulièrement troublé, et mes idéesétaient bouleversées ; j’avais perdu toute conscience du tempset de l’heure qu’il pouvait bien être. Je tremblais de voir selever le jour et d’arriver juste à temps pour le départ duRendeer sans pouvoir retourner dans ma chère petite case,ni même embrasser Rarahu que peut-être je ne reverrais plus…

XLIII

Quand nous fûmes dehors, Taïmaha medemanda :

– Tu reviendras demain ?

– Non, dis-je, je pars de grand matinpour la terre de Californie.

Un moment après, elle demanda avectimidité :

– Rouéri t’avait parlé deTaïmaha ?

Peu à peu Taïmaha s’animait en parlant ;peu à peu son cœur semblait s’éveiller d’un long sommeil.– Elle n’était plus la même créature, insouciante etsilencieuse ; elle me questionnait d’une voix émue, sur celuiqu’elle appelait Rouéri, et m’apparaissait enfin telle queje l’avais désirée, conservant, avec un grand amour et unetristesse profonde, le souvenir de mon frère…

Elle avait retenu sur ma famille et mon paysde minutieux détails que Rouéri lui avait appris ; elle savaitencore jusqu’au nom d’enfant qu’on me donnait jadis dans mon foyerchéri ; elle me le redit en souriant, et me rappela en mêmetemps une histoire oubliée de ma petite enfance. Je ne puis décrirel’effet que me produisirent ce nom et ces souvenirs, conservés dansla mémoire de cette femme, et répétés là par elle, en languepolynésienne…

Le ciel s’était dégagé ; nous revenionspar une nuit magnifique, et les paysages tahitiens, éclairés par lalune, au cœur de la nuit, dans le grand silence de deux heures dumatin, avaient un charme plein d’enchantement et de mystère.

Je reconduisis Taïmaha jusqu’à la porte de lacase qu’elle habitait à Papeete. – Sa résidence habituelleétait la case de sa vieille mère Hapoto, au district de Téaroa,dans l’île de Moorea.

En la quittant, je lui parlai de l’époqueprobable de mon retour, et voulus lui faire promettre de se trouveralors à Papeete, avec ses deux fils. – Taïmaha promit parserment, mais, au nom de ses enfants, elle était redevenue sombreet bizarre ; ses dernières réponses étaient incohérentes oumoqueuses, son cœur s’était refermé ; en lui disant adieu, jela vis telle que je devais la retrouver plus tard, incompréhensibleet sauvage…

XLIV

Il était environ trois heures quand jerejoignis l’avenue tranquille où Rarahu m’attendait ; onsentait déjà dans l’air la fraîcheur humide du matin. –Rarahu, qui était restée assise dans l’obscurité, jeta ses brasautour de moi quand j’entrai.

Je lui contai cette nuit étrange, en la priantde garder pour elle ces confidences, pour que cette histoire depuislongtemps oubliée ne redevint pas la fable des femmes dePapeete.

C’était notre dernière nuit… et lesincertitudes du retour, et les distances énormes qui allaient nousséparer, jetaient sur toutes choses un voile d’indicible tristesse…A cet instant des adieux, Rarahu se montrait sous un jour suave etdélicieux ; elle était bien la petite épouse de Loti ;elle était doucement touchante dans ses transports d’amour et delarmes. Tout ce que l’affection pure et désolée, la tendresseinfinie, peuvent inspirer au cœur d’une petite fille passionnée dequinze ans, elle le disait dans sa langue maorie, avec desexpressions sauvages et des images étranges.

XLV

Les premières lueurs indécises du jour vinrentm’éveiller après quelques moments de sommeil.

Dans cette confusion, dans cette angoisseinexpliquée, qui est particulière au réveil, je retrouvai mêléesces idées : le départ, quitter l’île délicieuse, abandonnerpour toujours ma case sous les grands arbres, et ma pauvre petiteamie sauvage, – et puis, Taïmaha et ses fils, –ces nouveaux personnages à peine entrevus la nuit, et qui venaientencore, à la dernière heure, m’attacher à ce pays par des liensnouveaux…

La triste lueur blanche du matin filtrait parmes fenêtres ouvertes… Je contemplai un instant Rarahu endormie, etpuis je l’éveillai en l’embrassant :

– … Ah ! oui, Loti, dit-elle…c’est le jour, tu me réveilles, et il faut partir.

Rarahu fit sa toilette en pleurant ; ellepassa sa plus belle tunique ; elle mit sur sa tête sa couronnefanée et son tiaré de la veille, en faisant le serment quejusqu’à mon retour elle n’en aurait pas d’autres.

J’entr’ouvris la porte du jardin ; jejetai un coup d’œil d’adieu à nos arbres, à nos fouillis deplantes ; j’arrachai une branche de mimosas, une touffe depervenches roses, – et le chat nous suivit en miaulant,comme jadis il nous suivait au ruisseau d’Apiré…

Au jour naissant, ma petite épouse sauvage etmoi, en nous donnant la main, nous descendîmes tristement à laplage, pour la dernière fois.

Là, il y avait déjà assistance nombreuse etsilencieuse ; toutes les filles de la reine, toutes les jeunesfemmes de Papeete, auxquelles le Rendeer enlevait des amisou des amants, étaient assises à terre ; quelques-unespleuraient ; les autres, immobiles, nous regardaientvenir.

Rarahu s’assit au milieu d’elles sans verserune larme, –et le dernier canot du Rendeerm’emporta à bord…

Vers huit heures, le Rendeer leval’ancre au son du fifre.

Alors je vis Taïmaha, qui, elle aussi,descendait à la plage pour me voir partir, comme, douze ansauparavant, elle était venue, à dix-sept ans, voir partir Rouériqui ne revint plus.

Elle aperçut Rarahu et s’assit prèsd’elle.

C’était une belle matinée d’Océanie, tiède ettranquille ; il n’y avait pas un souffle dansl’atmosphère ; cependant des nuages lourds s’amoncelaient touten haut dans les montagnes ; ils formaient un grand dômed’obscurité, au-dessous duquel le soleil du matin éclairait enplein la plage d’Océanie, les cocotiers verts et les jeunes femmesen robes blanches.

L’heure du départ apportait son charme detristesse à ce grand tableau qui allait disparaître.

XLVI

Quand le groupe des Tahitiennes ne fut plusqu’une masse confuse, la case abandonnée de mon frère Rouéri futencore longtemps visible au bord de la mer, et mes yeux restèrentfixés sur ce point perdu dans les arbres.

Les nuages qui couvraient les montagnesdescendaient rapidement sur Tahiti ; ils s’abaissèrent commeun rideau immense, sous lequel l’île entière fut bientôtenveloppée. – La pointe aiguë du morne de Fataoua parutencore dans une déchirure du ciel, et puis tout se perdit dans lesépaisses masses sombres ; un grand vent alizé se leva sur lamer, qui devint verte et houleuse, et la pluie d’orage commença àtomber.

Alors je descendis tout au fond duRendeer, dans ma cabine obscure ; je me jetai sur macouchette de marin, en me couvrant du pareo bleu, déchiré par lesépines des bois, que Rarahu portait autrefois pour vêtement dansson district d’Apiré… Et tout le jour, je restai là étendu, à cebruit monotone d’un navire qui roule et qui marche, à ce bruittriste des lames qui venaient l’une après l’autre battre lamuraille sourde du Rendeer… Tout le jour, plongé danscette sorte de méditation triste, qui n’est ni la veille ni lesommeil, et où venaient se confondre des tableaux d’Océanie et dessouvenirs lointains de mon enfance.

Dans le demi-jour verdâtre qui filtrait de lamer, à travers la lentille épaisse de mon sabord, se dessinaientles objets singuliers épars dans ma chambre, – lescoiffures de chefs océaniens, les images embryonnaires du dieu desMaoris, les idoles grimaçantes, les branches de palmier, lesbranches de corail, les branches quelconques arrachées, à ladernière heure, aux arbres de notre jardin, des couronnes flétrieset encore embaumées, de Rarahu ou d’Ariitéa, – et ledernier bouquet de pervenches roses, coupé à la porte de notredemeure.

XLVII

Un peu après le coucher du soleil, je devaisprendre le quart, et je montai sur la passerelle. Le grand air vif,la brise qui me fouettait le visage, me ramenèrent aux notionsprécises de la vie réelle, au sentiment complet du départ.

Celui que je remplaçais pour le service denuit, c’était John B…, mon cher frère John, dont l’affection douceet profonde était depuis longtemps mon grand recours dans lesdouleurs de la vie :

– Deux terres en vue, Harry, me ditJohn, en me rendant le quart ; elles sont là-basderrière nous ; et je n’ai pas besoin de te les nommer, tu lesconnais…

Deux silhouettes lointaines, deux nuages àpeine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti, et l’île deMoorea…

John resta près de moi jusqu’à une heureavancée de la soirée ; je lui contai ma soirée de la veille,il savait seulement que j’avais fait la nuit une longue course, queje lui cachais quelque chose de triste et d’inattendu. J’avaisperdu l’habitude des larmes, mais depuis la veille j’avais besoinde pleurer ; dans l’obscurité du banc de quart, personne ne levit que mon frère John : auprès de lui je pleurai là comme unenfant.

La mer était grosse, et le vent nous poussaitrudement dans la nuit noire. C’était comme un réveil, un retour audur métier des marins, après une année d’un rêve énervant etdélicieux, dans l’île la plus voluptueuse de la terre…

…Deux silhouettes lointaines, deux nuages àpeine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti et l’île deMoorea…

L’île de Tahiti, où Rarahu veille à cetteheure en pleurant dans ma case déserte, – dans ma chèrepetite case que battent la pluie et le vent de la nuit, –et l’île de Moorea qu’habite Taamari, l’enfant qui a « lefront et les yeux de mon frère… »

Cet enfant qui est le fils aîné de la famille,qui ressemble à mon frère Georges, quelque chose étrange !c’est un petit sauvage, il s’appelle Taamari ; le foyer de lapatrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille mère ne le verrajamais. Pourtant cette pensée me cause une tristesse douce, presqueune impression consolante. Au moins, tout ce qui était Georgesn’est pas fini, n’est pas mort avec lui…

Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauchépar la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant oul’éternité, moi aussi, j’aimerais revivre à Tahiti, revivre dans unenfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celuide Rarahu ; je trouverais une joie étrange dans l’existence dece lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l’existenced’un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une mêmecréature…

Je ne croyais pas tant l’aimer, la pauvrepetite. Je lui suis attaché d’une manière irrésistible et pourtoujours ; c’est maintenant surtout que j’en ai conscience.Mon Dieu, que j’aimais ce pays d’Océanie ! J’ai deux patriesmaintenant, bien éloignées l’une de l’autre, il est vrai ;– mais je reviendrai dans celle-ci que je viens dequitter, et peut-être y finirai-je ma vie…

TROISIÈME PARTIE

I

Vingt jours plus tard, le Rendeer fità Honolulu, capitale des îles Sandwich, une relâche fort gaie quidura deux mois.

Là, c’était la race maorie arrivée déjà à undegré de civilisation relative plus avancé qu’à Tahiti.

Toute une cour très luxueuse ; un roilépreux et doré ; des fêtes à l’européenne, des ministres etdes généraux empanachés et légèrement grotesques ; tout unpersonnel drôle, repoussoir multiple sur lequel se détachait lafigure gracieuse de la reine Emma. Des dames de la suite trèsélégantes et parées. Des jeunes filles du même sang que Rarahutransformées en misses ; des jeunes filles quiavaient son type, son air un peu sauvage et ses grands cheveux,– mais qui faisaient venir de France, par la voie despaquebots du Japon, leurs gants à plusieurs boutons et leurstoilettes parisiennes.

Honolulu, une grande ville avec des tramways,un bizarre mélange de population ; des Hawaïens tatoués dansles rues, des commerçants américains et des marchands chinois.

Un beau pays, une belle nature ; unebelle végétation, rappelant de loin celle de Tahiti, mais moinsfraîche et moins puissante pourtant que celle de l’île aux valléesprofondes et aux grandes fougères.

Encore la langue maorie, ou plutôt un idiomedur, issu de la même origine ; quelques mots cependant étaientles mêmes, et les indigènes me comprenaient encore. Je me sentis làmoins loin de l’île chérie, que plus tard, lorsque je fus sur lacôte d’Amérique.

II

A San-Francisco de Californie, notre seconderelâche, où nous arrivâmes après un mois de traversée, je trouvaicette première lettre de Rarahu qui m’attendait. (Elle avait étéremise au consulat d’Angleterre par un bâtiment américain chargé denacre, qui avait quitté Tahiti quelques jours après notredépart.)

A Loti, homme porte-aiguillettes de l’amiralanglais du navire à vapeur Rendeer.

O mon cher petit ami !

O ma fleur parfumée du soir ! mon mal estgrand dans mon cœur de ne plus te voir…

O mon étoile du matin ! mes yeux sefondent dans les pleurs de ce que tu ne reviens plus !…

——————————

 

Je te salue par le vrai Dieu, dans la foichrétienne.

Ta petite amie,

RARAHU.

 

Je répondis à Rarahu par une longue lettre,écrite dans un tahitien correct et classique, – qu’unbâtiment baleinier fut chargé de lui faire parvenir, parl’intermédiaire de la reine Pomaré.

Je lui donnais l’assurance de mon retour pourles derniers mois de l’année, et la priais d’en informer Taïmaha,en lui rappelant les serments.

III

HORS-D’OEUVRE CHINOIS

 

Un souvenir saugrenu, qui n’a rien de communavec ce qui précède, encore moins avec ce qui va suivre, –qui n’a avec cette histoire qu’un simple lien chronologique, unrapport de dates :

La scène se passait à minuit, – enmai 1873, – dans un théâtre du quartier chinois deSan-Francisco de Californie.

Vêtus de costumes de circonstance, William etmoi, nous avions gravement pris place au parterre. Acteurs,spectateurs, machinistes, – tout le monde était chinois,excepté nous.

On était à un moment pathétique d’un granddrame lyrique que nous ne comprenions point. Les dames des galeriescachaient derrière leurs éventails leurs tout petits yeuxretroussés en amande, et minaudaient sous le coup de leur émotioncomme des figurines de potiches. Les artistes, revêtus de costumesde l’époque des dynasties éteintes, poussaient des hurlementssurprenants, inimaginables, avec des voix de chats degouttières ; – l’orchestre, composé de gongs et deguitares, faisait entendre des sons extravagants, des accordsinouïs.

Effet de nuit. Les lumières étaient baissées.– Devant nous, le public du parterre, – unalignement de têtes rasées, ornées d’impayables queues queterminaient des tresses de soie.

Il nous vint une idée satanique, –dont l’exécution rapide fut favorisée par la disposition dessièges, l’obscurité, la tension des esprits : attacher lesqueues deux à deux, et déguerpir…

O Confucius !…

IV

… La Californie, Quadra et Vancouver,l’Amérique russe… Six mois d’expéditions et d’aventures qui netiennent en rien à cette histoire.

Dans ces pays, on se sentait plus près del’Europe et déjà bien loin de l’Océanie.

Tout ce passé tahitien semblait un rêve, unrêve auprès duquel la réalité présente n’intéressait plus.

En septembre il fut fortement question derentrer en Europe par l’Australie et le Japon ;« l’amiral à cheveux blancs » voulait traverser l’océanPacifique dans l’hémisphère nord, en laissant à d’effroyablesdistances dans le sud l’île délicieuse.

Je ne pouvais rien contre ce projet, qui memettait l’angoisse au cœur… Rarahu avait dû m’écrire plusieurslettres, mais la vie errante que nous menions sur les côtesd’Amérique les empêchait de me parvenir, et je ne recevais plusrien d’elle…

V

… Dix mois ont passé.

Le Rendeer, parti le 1er novembre deSan-Francisco, se dirige à toute vitesse vers le sud. Il s’estengagé depuis deux jours dans cette zone qui sépare les régionstempérées des régions chaudes, et qui s’appelle : zone descalmes tropicaux.

Hier, c’était un calme morne, avec un cielgris qui rappelait encore les régions tempérées ; l’air étaitfroid, un rideau de nuages immobiles et tout d’une pièce nousvoilait le soleil.

Ce matin nous avons passé le tropique, et lamise en scène a brusquement changé ; c’est bien ce cielétonnamment pur, cet air vif, tiède, délicieux, de la région desalizés, et cette mer si bleue, asile des poissons volants et desdorades.

Les plans sont changés, nous revenons enEurope par le sud de l’Amérique, le cap Horn et l’océanAtlantique ; Tahiti est sur notre route dans le Pacifique, etl’amiral a décidé qu’il s’y arrêterait en passant. Ce sera peu,rien qu’une relâche de quelques jours, quand après, tout sera finipour jamais ; mais quel bonheur d’arriver, surtout après avoircraint de ne pas revenir !…

… J’étais accoudé sur les bastingages,regardant la mer. Le vieux docteur du Rendeer s’approchade moi, en me frappant doucement sur l’épaule :

– Eh bien, Loti, dit-il, je sais bienà quoi vous rêvez : nous y serons bientôt, dans votre île, etmême nous allons si vite que ce sont, je pense, vos amiestahitiennes qui nous tirent à elles… !

– Il est incontestable, docteur,répondis-je, que si elles s’y mettaient toutes…

VI

26 novembre 1873.

En mer.

 

– Nous avons passé hier par un grandvent au milieu des îles Pomotous.

La brise tropicale souffle avec force, le cielest nuageux.

A midi, la terre (Tahiti) par bâborddevant.

C’est John qui l’a vue le premier ; uneforme indécise au milieu des nuages : la pointe de Faaa.

Quelques minutes plus tard, les pics de Moorease dessinent par tribord, au-dessus d’une panne transparente.

Les poissons volants se lèvent parcentaines.

l’île délicieuse est là tout près…Impression singulière, qui ne peut se traduire…

Cependant la brise apporte déjà les parfumstahitiens, des bouffées d’orangers et de gardénias en fleurs.

Une masse énorme de nuages pèse sur toutel’île. On commence à distinguer sous ce rideau sombre la verdure etles cocotiers. Les montagnes défilent rapidement : Papenoo, legrand morne de Mahéna, Fataoua, et puis la pointe Vénus, Fare-Ute,et la baie de Papeete.

J’avais peur d’une désillusion, mais l’aspectde Papeete est enchanteur. Toute cette verdure dorée fait de loinun effet magique au soleil du soir.

Il est sept heures quand nous arrivons aumouillage : personne sur la plage, à nous regarder arriver.Quand je mets pied à terre il fait nuit…

On est comme enivré de ce parfum tahitien quise condense le soir sous le feuillage épais… Cette ombre estenchanteresse. C’est un bonheur étrange de se retrouver dans cepays…

… Je prends l’avenue qui mène au palais. Cesoir elle est déserte. Les bouaros l’ont jonchée de leurs grandesfleurs jaune pâle et de leurs feuilles mortes. Il fait sous cesarbres une obscurité profonde. Une tristesse inquiète, sans causeconnue, me pénètre peu à peu au milieu de ce silenceinattendu ; on dirait que ce pays est mort…

J’approche de l’habitation de Pomaré… Lesfilles de la reine sont là, assises et silencieuses. Quel capricebizarre a retenu là ces créatures indolentes, qui en d’autres tempsfussent venues joyeusement au-devant de nous… Cependant elles sesont parées ; elles ont mis de longues tuniques blanches, etdes fleurs dans leurs cheveux ; elles attendent.

Une jeune femme qui se tient debout à l’écart,une forme plus svelte que les autres, attire mon regard, etinstinctivement je me dirige vers elle.

– Aue ! Loti !… dit-elle enme serrant de toutes ses forces dans ses bras…

Et je rencontre dans l’obscurité les jouesdouces et les lèvres fraîches de Rarahu…

VII

Rarahu et moi, nous passâmes la soirée à errersans but dans les avenues de Papeete ou dans les jardins de lareine ; tantôt nous marchions au hasard dans les allées qui seprésentaient à nous ; tantôt nous nous étendions sur l’herbeodorante, dans les fouillis épais des plantes… Il est de ces heuresd’ivresse qui passent et qu’on se rappelle ensuite toute unevie ; – ivresses du cœur, ivresses des sens surlesquelles la nature d’Océanie jetait son charme indéfinissable, etson étrange prestige.

Et pourtant nous étions tristes, tous deux, aumilieu de ce bonheur de nous revoir ; tous deux nous sentionsque c’était la fin, que bientôt nos destinées seraient séparéespour jamais…

Rarahu avait changé ; dans l’obscurité,je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortaitsouvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figureplus pâle et plus accentuée ; elle avait près de seizeans ; elle était toujours adorablement jeune et enfant ;seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu’enEurope on est convenu d’appeler distinction, elle avaitdans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême.Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre deceux qui vont mourir…

Par une fantaisie bien inattendue, elles’était fait admettre au nombre des suivantes du palais ; elleavait précisément demandé d’être au service d’Ariitéa, à laquelleelle appartenait en ce moment, et qui s’était prise à beaucoupl’aimer. Dans ce milieu, elle avait puisé certaines notions de lavie des femmes européennes ; elle avait appris, surtout à monintention, l’anglais qu’elle commençait presque à savoir ;elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin etnaïf ; sa voix semblait plus douce encore dans ces motsinusités, dont elle ne pouvait pas prononcer les syllabesdures.

C’était bizarre d’entendre ces phrases de lalangue anglaise sortir de la bouche de Rarahu ; je l’écoutaisavec étonnement, il semblait que ce fût une autre femme…

Nous passâmes tous deux, en nous donnant lamain comme autrefois, dans la grande rue qui jadis était pleine demouvement et d’animation.

Mais, ce soir, plus de chants, plus decouronnes étalées sous les vérandas. Là même tout était désert. Jene sais quel vent de tristesse, depuis notre départ, avait soufflésur Tahiti…

C’était jour de réception chez le gouverneurfrançais ; nous nous approchâmes de sa demeure. Par lesfenêtres ouvertes, on plongeait dans les salons éclairés ; ily avait là tous mes camarades du Rendeer, et toutes lesfemmes de la cour ; la reine Pomaré, la reine Moé, et laprincesse Ariitéa. On se demanda plus d’une fois sans doute :« Où donc est Harry Grant ?… » Et Ariitéa putrépondre avec son sourire tranquille :

– Il est certainement avec Rarahu,qui est maintenant ma suivante pour rire, et qui l’attendait depuisle coucher du soleil devant le jardin de la reine.

Le fait est que Loti était avec Rarahu, et quepour l’instant le reste n’existait plus pour lui…

Une petite créature qu’on tenait sur lesgenoux dans le coin le plus tranquille du salon, m’avait seuleaperçu et reconnu ; sa voix d’enfant, déjà bien affaiblie etpresque mourante, cria :

– Ia ora na, Loti ! (Je tesalue, Loti !)

C’était la petite princesse Pomaré V, la filleadorée de la vieille reine.

J’embrassai par la fenêtre sa petite mainqu’elle me tendait, et l’incident passa inaperçu du public…

Nous continuâmes à errer tous deux ; nousn’avions plus de gîte où nous retirer ensemble ; Rarahu étaitinfluencée comme moi par la tristesse des choses, le silence et lanuit.

A minuit elle voulut rentrer au palais, pourfaire son service auprès de la reine et d’Ariitéa. Nous ouvrîmessans bruit la barrière du jardin et nous avançâmes avec précautionpour examiner les lieux. C’est qu’il fallait éviter les regards duvieil Ariifaité, le mari de la reine, qui rôde souvent le soir sousles vérandas de ses domaines.

Le palais s’élevait isolé, au fond du vasteenclos ; sa masse blanche se dessinait clairement à la faibleclarté des étoiles ; on n’entendait nulle part aucun bruit. Aumilieu de ce silence, le palais de Pomaré prenait ce même aspectqu’il avait autrefois, quand je le voyais dans mes rêves d’enfance.Tout était endormi à l’entour ; Rarahu, rassurée, monta par legrand perron, en me disant adieu.

Je descendis à la plage, prendre mon canotpour rentrer à bord ; tout ce pays me semblait ce soir-làd’une tristesse désolée.

Pourtant c’était une belle nuit tahitienne, etles étoiles australes resplendissaient…

VIII

Le lendemain Rarahu quitta le serviced’Ariitéa qui ne s’y opposa point.

Notre case sous les grands cocotiers, quiétait restée déserte en mon absence, se rouvrit pour nous. Lejardin était plus fouillis que jamais, et tout envahi par lesherbes folles et les goyaviers ; les pervenches roses avaientpoussé et fleuri jusque dans notre chambre… Nous reprîmespossession du logis abandonné avec une joie triste. Rarahu yrapporta son vieux chat fidèle, qui était demeuré son meilleur amiet qui s’y retrouva en pays connu.

… Et tout fut encore comme aux anciensjours…

IX

Les oiseaux commandés par la petite princessem’avaient donné la plus grande peine en route, la plus grande peineque des oiseaux puissent donner. – Une vingtainesurvivaient, sur trente qu’ils avaient été d’abord, encore setrouvaient-ils très fatigués de leur traversée, – unevingtaine de petits êtres dépeignés, gluants, piteux, qui avaientété autrefois des pinsons, des linottes et des chardonnerets.– Cependant ils furent agréés par l’enfant malade, dontles grands yeux noirs s’éclairèrent à leur vue d’une joie trèsvive.

– Mea maitai ! (C’est bien,dit-elle, c’est bien, Loti !)

Les oiseaux avaient conservé un de leurs plusgrands charmes ; – déplumés, souffreteux, ilschantaient tout de même, –et la petite reine les écoutaitavec ravissement.

X

Papeete, 28 novembre 1873.

 

A sept heures du matin, – heuredélicieuse entre toutes dans les pays du soleil, –j’attendais, dans le jardin de la reine, Taïmaha, à qui j’avaisfait donner rendez-vous.

De l’avis même de Rarahu, Taïmaha était uneincompréhensible créature qu’elle avait à peine pu voir depuis mondépart et qui ne lui avait jamais donné que des réponses vagues ouincohérentes au sujet des enfants de Rouéri.

A l’heure dite, Taïmaha parut en souriant, etvint s’asseoir près de moi. Pour la première fois je voyais enplein jour cette femme qui, l’année précédente, m’était apparued’une manière à moitié fantastique, la nuit, et à l’instant dudépart.

– Me voici, Loti, dit-elle,– en allant au-devant de mes premières questions,– mais mon fils Taamari n’est pas avec moi ; deuxfois j’avais chargé le chef de son district de l’amener ici ;mais il a peur de la mer, et il a refusé de venir. Atario, lui,n’est plus à Tahiti ; la vieille Huahara l’a fait partir pourl’île de Raiatéa, où une de ses sœurs désirait un fils.

Je me heurtais encore contre l’impossible,– contre l’inertie et les inexplicables bizarreries ducaractère maori.

Taïmaha souriait. – Je sentaisqu’aucun reproche, aucune supplication ne la toucheraient plus. Jesavais que ni prières, ni menaces, ni intervention de la reine nepourraient obtenir que dans des délais si courts on me fît venir desi loin cet enfant que je voulais connaître. Et je ne pouvaisprendre mon parti de m’éloigner pour toujours sans l’avoir vu.

– Taïmaha, dis-je après un moment deréflexion silencieuse, nous allons partir ensemble pour l’île deMoorea. Tu ne peux pas refuser au frère de Rouéri de l’accompagnerdans son voyage chez ta vieille mère, pour lui montrer tonfils.

Et pourtant j’étais bien avare de ces quelquesjours derniers passés à Papeete, bien jaloux de ces dernièresheures d’amour et d’étrange bonheur…

XI

Papeete, 29 novembre.

 

Encore le chant rapide, et le bruit et lafrénésie de la upa-upa ; encore la foule desTahitiennes devant le palais de Pomaré ; une dernière grandefête au clair des étoiles comme autrefois.

Assis sous la véranda de la reine, je tenaisdans ma main la main amaigrie de Rarahu, qui portait dans sescheveux une profusion inusitée de fleurs et de feuillage. Près denous était assise Taïmaha, qui nous contait sa vie d’autrefois, savie avec Rouéri. Elle avait ses heures de souvenir et de doucesensibilité ; elle avait versé des larmes vraies, enreconnaissant certain pareo bleu, – pauvre relique dupassé que mon frère avait jadis rapportée au foyer, et que moij’avais trouvé plaisir à ramener en Océanie.

Notre voyage à Moorea était décidé enprincipe ; il n’y avait plus que les difficultés matériellesqui en retardaient l’exécution.

XII

1er décembre 1873.

 

Le départ pour Moorea s’organisa de grandmatin sur la plage.

Le chef Tatari, qui rejoignait son île,donnait passage à Taïmaha et à moi sur la recommandation de lareine. – Il emmenait aussi deux jeunes hommes de sondistrict, et deux petites filles qui tenaient des chats en laisse.Ce fut en face même de la case abandonnée de Rouéri que nous vînmesnous embarquer ; le hasard avait amené ce rapprochement.

Ce n’était pas sans grand’peine que ce voyageavait pu s’arranger, l’amiral ne comprenait point quelle nouvellefantaisie me prenait d’aller courir dans cette île de Moorea, et,en raison du peu de temps que le Rendeer devait passer àPapeete, il m’avait pendant deux jours refusé l’autorisation departir. De plus, les vents régnants rendaient les communicationsdifficiles entre les deux pays, et la date de mon retour à Tahitirestait problématique.

On mettait à l’eau la baleinière deTatari ; les passagers apportaient leur léger bagage etprenaient gaîment congé de leurs amis ; nous allionspartir.

A la dernière minute, Taïmaha, changeantbrusquement d’idée, refusa de me suivre ; elle alla s’appuyercontre la case de Rouéri, et, cachant sa tête dans ses mains, ellese mit à pleurer.

Ni mes prières, ni les conseils de Tatari nepurent rien contre la décision inattendue de cette femme, et forcenous fut de nous éloigner sans elle.

XIII

La traversée dura près de quatre heures ;au large, le vent était fort et la mer grosse, la baleinière seremplit d’eau.

Les deux chats passagers, fatigués de crier,s’étaient couchés tout mouillés auprès des deux petites filles, quine donnaient plus signe de vie. Tout trempés, nous abordâmes loindu point que nous voulions atteindre, dans une baie voisine dudistrict de Papetoaï, – pays sauvage et enchanteur, oùnous tirâmes la baleinière au sec sur le corail.

Il y avait très loin, de ce lieu au districtde Mataveri qu’habitaient les parents de Taïmaha et le fils de monfrère.

Le chef Tauïro me donna pour guide son filsTatari, et nous partîmes tous deux par un sentier à peine visible,sous une voûte admirable de palmiers et de pandanus.

De loin en loin nous traversions des villagesbâtis sous bois, où les indigènes assis à l’ombre, immobiles etrêveurs comme toujours, nous regardaient passer. – Desjeunes filles se détachaient des groupes, et venaient en riant nousoffrir des cocos ouverts et de l’eau fraîche.

A mi-chemin, nous fîmes halte chez le vieuxchef Taïrapa, du district de Téharosa. C’était un grave vieillard àcheveux blancs, qui vint au-devant de nous appuyé sur l’épauled’une petite fille délicieusement jolie.

Jadis il avait vu l’Europe et la cour du roiLouis-Philippe. Il nous conta ses impressions d’alors et sesétonnements ; on eût cru entendre le vieux Chactas contant auxNatchez sa visite au Roi-Soleil.

XIV

Vers trois heures de l’après-midi, je fis mesadieux au chef Taïrapa, et continuai ma route.

Nous marchâmes encore une heure environ, dansdes sentiers sablonneux, sur des terrains que Tatari me ditappartenir à la reine Pomaré.

Puis nous arrivâmes à une baie admirable, oùdes milliers de cocotiers balançaient leur tête au vent de lamer.

On se sentait sous ces grands arbres aussiécrasés, aussi infime, qu’un insecte microscopique circulant sousde grands roseaux. – Toutes ces hautes tiges grêlesétaient, comme le sol, d’une monotone couleur de cendre ; et,de loin en loin, un pandanus ou un laurier-rose chargé de fleursjetait une nuance éclatante sous cette immense colonnade grise.– La terre nue était semée de débris de madrépores, depalmes desséchées, de feuilles mortes. – La mer, d’un bleufoncé, déferlait sur une plage de coraux brisés d’une blancheur deneige ; à l’horizon apparaissait Tahiti, à demi perdu dans lavapeur, baigné dans la grande lumière tropicale.

Le vent sifflait tristement là-dessous, commeparmi des tuyaux d’orgues gigantesques ; ma tête s’emplissaitde pensées sombres, d’impressions étranges, – et cessouvenirs de mon frère, que j’étais venu là invoquer, revivaientcomme ceux de mon enfance, à travers la nuit du passé…

XV

– Voici, dit Tatari, les personnes dela famille de Taïmaha ; l’enfant que tu cherches doit être là,ainsi que sa vieille grand’mère Hapoto.

Nous apercevions en effet devant nous ungroupe d’indigènes assis à l’ombre ; c’étaient des enfants etdes femmes dont les silhouettes obscures se profilaient sur la merétincelante.

Mon cœur battait fort en approchant d’eux, àla pensée que j’allais voir cet enfant inconnu, déjà aimé,– pauvre petit sauvage, lié à moi-même par les puissantsliens du sang.

– Celui-ci est Loti, le frère deRouéri, – celle-ci est Hapoto, la mère de Taïmaha, ditTatari en me montrant une vieille femme qui me tendit sa maintatouée.

– Et voici Taamari, continua-t-il, endésignant un enfant qui était assis à mes pieds.

J’avais pris dans mes bras avec amour cetenfant de mon frère ; – je le regardais, cherchant àreconnaître en lui les traits déjà lointains de Rouéri. C’était undélicieux enfant, mais je retrouvais dans sa figure ronde lestraits seuls de sa mère, le regard noir et velouté de Taïmaha.

Il me semblait bien jeune aussi : dans cepays, où les hommes et les plantes poussent si vite, j’attendais ungrand garçon de treize ans, au regard profond comme celui deGeorges, et pour la première fois un doute amèrement triste metraversa l’esprit…

XVI

Vérifier l’époque de la naissance de Taamariétait chose difficile, – et j’interrogeai inutilement lesfemmes. Là-bas où les saisons passent inaperçues, dans un éternelété, la notion des dates est incomplète, – et les annéesse comptent à peine.

– Cependant, dit Hapoto, on avaitremis au chef des écrits qui étaient comme les actes de naissancede tous les enfants de la famille, – et ces papiersétaient conservés dans le farehau du district.

Une jeune fille, à ma prière, partit pour leschercher, au village de Tehapeu, en demandant deux heures pouraller et revenir.

Ce site où nous étions avait quelque chose demagnifique et de terrible ; rien dans les pays d’Europe nepeut faire concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ;ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d’autresimaginations que les nôtres.

Derrière nous, les grands pics s’élançaientdans le ciel clair et profond. Dans toute l’étendue de cette baie,déployée en cercle immense, les cocotiers s’agitaient sur leursgrandes tiges ; la puissante lumière tropicale étincelaitpartout. – Le vent du large soufflait avec violence, lesfeuilles mortes voltigeaient en tourbillons ; la mer et lecorail faisaient grand bruit…

J’examinai ces gens qui m’entouraient ;ils me semblaient différents de ceux de Tahiti ; leurs figuresgraves avaient une expression plus sauvage.

L’esprit s’endort avec l’habitude desvoyages ; on se fait à tout, – aux sites exotiquesles plus singuliers, comme aux visages les plus extra-ordinaires. Acertaines heures pourtant, quand l’esprit s’éveille et se retrouvelui-même, on est frappé tout à coup de l’étrangeté de ce qui vousentoure.

Je regardais ces indigènes comme des inconnus,– pénétré pour la première fois des différences radicalesde nos races, de nos idées et de nos impressions ; bien que jefusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étaisisolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plusdéserte.

Je sentais lourdement l’effroyable distancequi me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien,l’immensité de la mer, et ma profonde solitude…

Je regardai Taamari et l’appelai près demoi : il appuya familièrement sur mes genoux sa petite têtebrune. Et je pensai à mon frère Georges qui dormait à cette heure,du sommeil éternel, couché dans les profondeurs de la mer, là-bas,sur la côte lointaine du Bengale. – Cet enfant était sonfils, et une famille issue de notre sang se perpétuerait dans cesîles perdues…

– Loti, dit en se levant la vieilleHapoto, viens te reposer dans ma case, qui est à cinq cents pasd’ici sur l’autre plage. Tu y trouveras de quoi manger etdormir ; tu y verras mon fils Téharo, et vous conviendrezensemble des moyens de retourner à Tahiti, avec cet enfant que tuveux emmener.

XVII

La case de la vieille Hapoto était à quelquespas de la mer ; c’était la classique case maorie, avec lesvieux pavés de galets noirs, la muraille à jours, et le toit depandanus, repaire des scorpions et des cents-pieds. – Despièces de bois massives soutenaient de grands lits d’une formeantique, dont les rideaux étaient faits de l’écorce distendue etassouplie du mûrier à papier. – Une table grossièrecomposait, avec ces lits primitifs, tout l’ameublement dulogis ; mais sur cette table était posée une Bible tahitienne,qui venait rappeler au visiteur que la religion du Christ était enhonneur dans cette chaumière perdue.

Téharo, le frère de Taïmaha, était un homme devingt-cinq ans, à la figure intelligente et douce ; il avaitconservé de mon frère un souvenir mêlé de respect et d’affection,et me reçut avec joie.

Il avait à sa disposition la baleinière duchef du district, et nous convînmes de repartir pour Tahiti dès quele vent et l’état de la mer nous le permettraient.

J’avais dit que j’étais habitué à lanourriture indigène, et que je me contenterais comme le reste de lafamille des fruits de l’arbre-à-pain. Mais la vieille Hapoto avaitordonné de grands préparatifs pour mon repas du soir, qui devaitêtre un festin. On poursuivit plusieurs poules pour les étrangler,et on alluma sur l’herbe un grand feu, destiné à cuire pour moi lefeii et les fruits de l’arbre-à-pain.

XVIII

Cependant le temps s’écoulait lentement. Ilfallait plus d’une heure encore avant que la jeune fille qui étaitallée chercher les actes de naissance des enfants de Taïmaha pûtrevenir.

En l’attendant, je fis au bord de la mer, avecmes nouveaux amis, une promenade qui m’a laissé un souvenirfantastique comme celui d’un rêve.

Depuis cet endroit jusqu’au districtd’Afareahitu vers lequel nous nous dirigions, le pays n’est plusqu’une étroite bande de terrain, longue et sinueuse, resserréeentre la mer et les mornes à pic, – au flanc desquels sontaccrochées d’impénétrables forêts.

Autour de moi, tout semblait de plus en pluss’assombrir. Le soir, l’isolement, la tristesse inquiète qui mepénétrait, prêtaient à ces paysages quelque chose de désolé.

C’étaient toujours des cocotiers, deslauriers-roses en fleurs et des pandanus, tout cela étonnammenthaut et frêle, et courbé par le vent. Les longues tiges despalmiers, penchées en tous sens, portaient çà et là des touffes delichen qui pendaient comme des chevelures grises. – Etpuis, sous nos pieds, toujours cette même terre nue et cendrée,criblée de trous de crabes.

Le sentier que nous suivions semblaitabandonné : les crabes bleus avaient tout envahi ; ilsfuyaient devant nous, avec ce bruit particulier qu’ils font lesoir. – La montagne était déjà pleine d’ombres.

Le grand Téharo marchait près de moi, rêveuret silencieux comme un Maori, et je tenais par la main l’enfant demon frère.

De temps à autre, la voix douce de Taamaris’élevait au milieu de tous les grands bruits monotones de lanature ; ses questions d’enfant étaient incohérentes etsingulières. – J’entendais cependant sans difficulté lelangage de ce petit être, que bien des gens qui parlent à Tahiti ledialecte de la plage n’eussent pas compris ; ilparlait la vieille langue maorie à peu près pure.

Nous vîmes poindre sur la mer une piroguevoilée, qui revenait imprudemment de Tahiti ; elle entrabientôt dans les bassins intérieurs du récif, presque couchée sousce grand vent alizé.

Il en sortit quelques indigènes, deux jeunesfilles qui se mirent à courir toutes mouillées, jetant au venttriste la note inattendue de leurs éclats de rire.

Il en sortit aussi un vieux Chinois en robenoire, qui s’arrêta pour caresser le petit Taamari, et tira de sonsac des gâteaux qu’il lui donna.

Cette prévenance de ce vieux pour cet enfant,et son regard, me donnèrent une idée horrible…

Le jour baissait, les cocotiers s’agitaientau-dessus de nos têtes, secouant sur nous leurs cent-pieds et leursscorpions. – Il passait des rafales qui courbaient cesgrands arbres comme un champ de roseaux ; les feuilles mortesvoltigeaient follement sur la terre nue…

Je fis cette réflexion naturelle, qu’ilfaudrait sans doute rester plusieurs jours dans cette île avantqu’il fût possible à une pirogue de prendre la mer ; celaarrive fréquemment entre Tahiti et Moorea. – Le départ duRendeer était fixé aux premiers jours de la semainesuivante ; mon absence ne le retarderait pas d’une heure,– et les derniers moments que j’aurais pu passer avecRarahu, – les derniers de la vie, s’envoleraient ainsiloin d’elle.

Quand nous revînmes, la nuit tombait tout àfait. – Je n’avais prévu cette nuit, ni l’impressionsinistre que me causait son approche.

Je commençais à sentir aussi l’engourdissementet la soif de la fièvre ; – les impressions si vivesde cette journée l’avaient déterminée sans doute, en même tempsqu’un grand excès de fatigue.

Nous nous assîmes devant la case de la vieilleHapoto.

Il y avait là plusieurs jeunes fillescouronnées de fleurs, qui étaient venues des cases voisines pourvoir le paoupa (l’étranger) –car il en vientrarement dans ce district.

– Tiens ! dit l’une d’elles, ens’approchant de moi, – c’est toi, Mata-reva !…

Depuis longtemps je n’avais pas entenduprononcer ce nom que Rarahu m’avait donné jadis et contre lequelavait prévalu celui de Loti.

Elle avait appris ce nom dans le districtd’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua, où l’année précédente ellem’avait vu.

La nature et toutes choses prenaient pour moides aspects étranges et imprévus, sous l’influence de la fièvre etde la nuit. – On entendait dans les bois de la montagne leson plaintif et monotone des flûtes de roseau.

A quelques pas de là, sous un toit de chaumesoutenu par des pieux de bourao, on faisait la cuisine à monintention. – Le vent balayait terriblement cettecuisine ; des hommes nus, avec de grands cheveux ébouriffés,étaient accroupis là, comme des gnomes, autour d’une épaisse fumée.– Le mot « Toupapahou ! », prononcé près demoi, résonnait étrangement à mes oreilles…

XIX

Cependant la jeune fille qui avait été envoyéechez le chef du district arriva, – et je pus encore lire àcette dernière lueur du jour les quelques phrases tahitiennes quirétablissaient la vérité par des dates :

Ua fanau o Taamari i te Taïmaha,

Est né le Taamari de la Taïmaha,

I te mahana pae no Tiurai1864…

le jour cinq de juillet 1864…

Ua fanau o Atario i te Taïmaha.

Est né le Atario de la Taïmaha,

I te mahana piti no Aote 1865…

le jour deux de août 1865…

——————————

 

Un grand effondrement venait de se faire, ungrand vide dans mon cœur, – et je ne voulais pas voir, jene voulais pas croire. – Chose étrange, je m’étais attachéà l’idée de cette famille tahitienne, – et ce vide qui sefaisait là me causait une douleur mystérieuse et profonde ;c’était quelque chose comme si mon frère perdu eût été plongé plusavant et pour jamais dans le néant ; tout ce qui était luis’enfonçait dans la nuit, c’était comme s’il fût mort une secondefois. – Et il semblait que ces îles fussent devenuessubitement désertes, – que tout le charme de l’Océanie fûtmort du même coup, et que rien ne m’attachât plus à ce pays.

– Es-tu bien sûr, disait d’une voixtremblante la mère de Taïmaha, – pauvre vieille femme àmoitié sauvage, – es-tu bien sûr, Loti, des choses que tuviens nous dire ?…

Je leur affirmai à tous ce mensonge.– Taïmaha avait fait ce que fait plus d’uneincompréhensible Tahitienne ; après le départ de Rouéri, elleavait pris un autre amant européen ; on ne voyage guère, entrele district de Matavéri et Papeete ; elle avait pu tromper samère, son frère et ses sœurs, en leur cachant pendant deux ans ledépart de celui auquel ils l’avaient confiée, – après quoielle était venue le pleurer à Moorea. – Elle l’avaitréellement pleuré pourtant, et peut-être n’avait-elle aimé quelui.

Le petit Taamari était encore près de moi, latête appuyée sur mes genoux. – La vieille Hapoto le tirarudement par le bras. – Elle se cacha la figure dans sesmains ridées et couvertes de tatouages ; un peu après, jel’entendis pleurer…

XX

Je restai là longtemps assis, tenant toujoursen main les papiers du chef, et cherchant à rassembler mes idéesembrouillées par la fièvre.

Je m’étais laissé abuser comme un enfant naïfpar la parole de cette femme ; je maudissais cette créature,qui m’avait poussé dans cette île désolée, tandis qu’à TahitiRarahu m’attendait, et que le temps irréparable s’envolait pournous deux.

Les jeunes filles étaient toujours là assises,avec leurs couronnes de gardénias qui répandaient leur parfum dusoir ; tous étaient immobiles, la tête tournée vers la forêt,groupés, comme pour s’unir contre l’obscurité envahissante, contrela solitude et le voisinage des bois.

Le vent gémissait plus fort, il faisait froidet il faisait nuit…

XXI

Je fis peu d’honneur au souper qui m’étaitoffert, et, Téharo m’ayant abandonné son lit, je m’étendis sur lesnattes blanches, essayant du sommeil pour calmer ma têtetroublée.

Lui, Téharo, s’engageait à veiller jusqu’aujour, afin que rien ne retardât notre départ pour Tahiti, si, versle matin, le vent venait à s’apaiser.

La famille prit son repas du soir, –et tous s’étendirent silencieusement sur leurs lits de chaume,roulés comme des momies d’Égypte dans leurs pareos sombres,– la nuque reposant à l’antique sur des supports en boisde bambou.

La lampe d’huile de cocotier, tourmentée parle vent, ne tarda pas à mourir, et l’obscurité devint profonde.

XXII

Alors commença une nuit étrange, toute rempliede visions fantastiques et d’épouvante.

Les draperies d’écorce de mûrier voltigeaientautour de moi avec des frôlements d’ailes de chauves-souris, leterrible vent de la mer passait sur ma tête. Je tremblais de froidsous mon pareo. – Je sentais toutes les terreurs, toutesles angoisses des enfants abandonnés…

Où trouver en français des mots qui traduisentquelque chose de cette nuit polynésienne, de ces bruits désolés dela nature, – de ces grands bois sonores, de cette solitudedans l’immensité de cet océan, – de ces forêts remplies desifflements et de rumeurs étranges, peuplées de fantômes ;– les Toupapahous de la légende océanienne, courant dansles bois avec des cris lamentables, – des visages bleus,– des dents aiguës et de grandes chevelures…

Vers minuit, j’entendis au dehors un bruitdistinct de voix humaines qui me fit du bien ; et puis unemain prit doucement la mienne :

C’était Téharo qui venait voir si j’avaisencore la fièvre.

Je lui dis que j’avais aussi le délire parinstants, et d’étranges visions, – et le priai de resterprès de moi. Ces choses sont familières aux Maoris, et ne lesétonnent jamais.

Il garda ma main dans la sienne, et saprésence apporta du calme à mon imagination.

Il arriva aussi que, la fièvre suivant soncours, j’eus moins froid, – et finis par m’endormir.

XXIII

A trois heures du matin, Téharo m’éveilla.– A ce moment je me crus là-bas, à Brightbury, couché dansma chambre d’enfant, sous le toit béni de la vieille maisonpaternelle ; je crus entendre les vieux tilleuls de la courremuer sous ma fenêtre leurs branches moussues, – et lebruit familier du ruisseau sous les peupliers…

Mais c’étaient les grandes palmes descocotiers qui se froissaient au dehors, – et la mer quirendait sa plainte éternelle sur les récifs de corail.

Téharo m’éveillait pour partir ; le tempss’était calmé, et on apprêtait la pirogue.

Quand je fus dehors, j’en éprouvai dubien ; mais j’avais la fièvre encore, et la tête me tournaitun peu.

Les Maoris allaient et venaient sur la plage,apportant dans l’obscurité les mâts, les voiles et les pagayes.

Je m’étendis, épuisé, dans l’embarcation, etnous partîmes.

XXIV

C’était une nuit sans lune. –Cependant à la lueur diffuse des étoiles on distinguait nettementles forêts suspendues au-dessus de nos têtes, – et lestiges blanches des grands cocotiers penchés.

Nous avions pris sous l’impulsion du vent unevitesse imprudente, au moment de passer en pleine nuit la ceinturedes récifs ; les Maoris exprimaient tout bas leur frayeur, decourir ainsi par mauvais temps dans l’obscurité.

La pirogue, en effet, toucha plusieurs foissur le corail. Les redoutables rameaux blancs écorchèrent sa quilleavec un bruit sourd, mais ils se brisèrent, et nous passâmes.

Au large, la brise tomba ; –subitement le calme se fit. Ballottés par une houle énorme, dansune nuit profonde, nous n’avancions plus ; il fallutpagayer.

Cependant la fièvre était passée ;j’avais pu me lever, et prendre en main le gouvernail. –Je vis alors qu’une vieille femme était étendue au fond de lapirogue ; c’était Hapoto, qui nous avait suivis pour allerparler à Taïmaha.

Quand la mer se fut calmée comme le vent, lejour était près de paraître.

Nous aperçûmes bientôt les premières lueurs del’aube ; – et les hauts pics de Moorea, qui déjàs’éloignaient, prirent une légère teinte rose.

La vieille femme étendue à mes pieds étaitimmobile et semblait évanouie ; mais les Maoris respectaientce sommeil voisin de la mort, que lui avaient donné la fatigue etl’excès de la frayeur ; ils parlaient bas pour ne point latroubler.

Chacun de nous procéda sans bruit à satoilette, en se plongeant dans l’eau de la mer. – Aprèsquoi nous fîmes des cigarettes de pandanus en attendant lesoleil.

Le lever du jour fut calme et splendide ;tous les fantômes de la nuit s’étaient envolés ; jem’éveillais de ces rêves sinistres avec une intime sensation debien-être physique.

Et bientôt, quand j’aperçus Tahiti, Papeete,la case de la reine, celle de mon frère, au beau soleil dumatin ; – Moorea, non plus sombre et fantastique,mais baignée de lumière, je vis combien j’aimais encore ce pays,malgré ce vide qui venait de se faire pour moi, et ces liens dusang qui n’existaient plus ; – et je pris en courantle chemin de la chère petite case où Rarahu m’attendait…

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XXV

… Le jour fixé par la petite princesse pourlâcher dans la campagne les oiseaux chanteurs était arrivé.

Nous étions cinq personnes qui devionsprocéder à cette importante opération, et, une voiture partie dechez la reine nous ayant déposés à l’entrée des sentiers deFataoua, nous nous enfonçâmes sous bois.

La petite Pomaré qu’on nous avait confiéemarchait tout doucement entre Rarahu et moi qui, tous deux, luidonnions la main ; deux suivantes venaient par derrière,portant sur un bâton la cage et ses précieux habitants.

Ce fut dans un recoin délicieux du bois deFataoua, loin de toute habitation humaine, que l’enfant désiras’arrêter.

C’était le soir ; le soleil déjà très basne pénétrait plus guère sous l’épais couvert de la forêt ;au-dessus de toute cette végétation, il y avait encore les grandsmornes qui jetaient sur nous leurs ombres. Une lumière bleuâtre,qui descendait d’en haut comme dans les caves, tombait à terre surun tapis de fougères fines et exquises ; sous les grandsarbres s’étalaient des citronniers tout blancs de fleurs.– On entendait de loin dans l’air humide le bruit de lagrande cascade ; – autrement, c’était toujours cesilence des bois de la Polynésie, – sombre pays enchanté,auquel il semble qu’il manque la vie.

La petite-fille de Pomaré, grave et sérieuse,ouvrit elle-même la porte aux oiseaux, – et puis nous nousretirâmes tous pour ne point troubler ce départ.

Mais les petites bêtes avaient l’air peudisposées à prendre la volée. Celle qui la première passa la tête àla porte, – une grosse linotte sans queue, –parut examiner attentivement les lieux, et puis elle rentra,effrayée de ce silence et de cet air solennel, – pour direaux autres sans doute : « Vous vous trouverez mal dans cepays ; le Créateur n’y avait point mis d’oiseaux ; cesombrages ne sont pas faits pour nous. »

Il fallut les prendre tous à la main pour lesdécider à sortir, et quand toute la bande fut dehors, sautillant debranche en branche d’un air inquiet, – nous retournâmessur nos pas.

Il faisait déjà presque nuit. Nous lesentendîmes derrière nous jusqu’au moment où nous fûmes hors desgrands bois…

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XXVI

…Je ne puis exprimer l’effet étrange que meproduisait Rarahu lorsqu’elle me parlait anglais. Elle avaitconscience de cette impression, et n’employait ce langage quelorsqu’elle était sûre de ce qu’elle allait dire, et désirait quej’en fusse particulièrement frappé. Sa voix avait alors une douceurindéfinissable, un bizarre charme de pénétration et detristesse ; il y avait des mots, des phrases qu’elleprononçait bien ; – et alors il semblait que ce fûtune jeune fille de ma race et de mon sang ; il semblait quetout à coup cela nous rapprochât l’un de l’autre, d’une manièremystérieuse et inattendue…

Elle voyait maintenant qu’il ne fallait plussonger à me garder auprès d’elle, que ce projet d’autrefois étaitabandonné comme un rêve d’enfant, que tout cela était bienimpossible et bien fini pour jamais. Nos jours étaient comptés.– Tout au plus parlais-je de revenir, et encore, elle n’ycroyait pas. En mon absence, je ne sais ce qu’avait fait la pauvrepetite ; on ne lui avait pas connu d’amants européens, c’étaittout ce que j’avais désiré apprendre. – J’avais conservéau moins sur son imagination une sorte de prestige que laséparation ne m’avait pas enlevé, et qu’aucun autre que moi n’avaitpu avoir ; à mon retour, tout l’amour que peut donner unepetite fille passionnée de seize ans, elle me l’avait prodigué sansmesure, – et pourtant, je le voyais bien, en même tempsque nos derniers jours s’envolaient, Rarahu s’éloignait demoi ; elle souriait toujours de son même sourire tranquille,mais je sentais que son cœur se remplissait d’amertume, dedésenchantement, de sourde irritation, et de toutes les passionseffrénées des enfants sauvages.

Je l’aimais bien, mon Dieu,pourtant !

Quelle angoisse de la quitter, et de laquitter perdue…

– Oh ! ma chère petite amie, luidisais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ. Etmoi, je reviendrai si Dieu le permet. Tu crois en Dieu, toiaussi ; prie, au moins, – et nous nous reverronsencore dans l’éternité.

« Pars, toi aussi, lui disais-je àgenoux ; va, loin de cette ville de Papeete ; va vivreavec Tiahoui, ta petite amie, dans un district éloigné où neviennent pas les Européens ; – tu te marieras commeelle, tu auras une famille comme les femmes chrétiennes ; avecde petits enfants qui t’appartiendront et que tu garderas près detoi, tu seras heureuse…

Alors et toujours, ce même incompréhensiblesourire paraissait sur ses lèvres ; – elle baissaitla tête et ne répondait plus. – Et je comprenais bienqu’après mon départ elle serait une des petites filles les plusfolles, et les plus perdues de Papeete.

Quelle angoisse c’était, mon Dieu, quand,silencieuse et distraite, – à tout ce que je trouvais desuppliant et de passionné à lui dire, – elle souriait deson même sourire de sombre insouciance, de doute et d’ironie…

Y a-t-il une souffrance comparable àcelle-là : aimer, et sentir qu’on ne vous écoute plus ?– que ce cœur qui vous appartenait se ferme, quoi que vousfassiez ? – que le côté sombre et inexplicable de sanature reprend sur lui sa force et ses droits ?…

Et pourtant on aime de toute son âme cette âmequi vous échappe. Et puis, la mort est là qui attend ; elle vaprendre bientôt ce corps adoré, qui est la chair de votre chair. Lamort sans résurrection, sans espoir, – puisque celle-làmême qui va mourir ne croit plus à rien de ce qui sauve et faitrevivre…

Si cette âme était tout à fait mauvaise etperdue, on en ferait le sacrifice comme d’une chose impure… Mais,sentir qu’elle souffre, savoir qu’elle a été douce, aimante, etpure !… – C’est comme un voile de ténèbres quil’enveloppe, – une mort anticipée qui l’étreint et qui laglace. Peut-être ne serait-il pas impossible de la sauver encore,– mais il faut partir, s’en aller pour toujours,– et le temps passe et on ne peut rien !…

Alors ce sont des transports d’amour, d’amouret de larmes ; – on veut s’enivrer à la dernièreheure de tout ce qui va vous être enlevé sans retour, – etprendre encore, avant la fin qui va venir, tout ce qu’on peutarracher à la vie de joies délirantes et de sensationsfiévreuses…

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XXVII

… Nous cheminions, Rarahu et moi, en nousdonnant la main, sur la route d’Apiré. C’était l’avant-veille dudépart.

Il faisait une accablante chaleur d’orage.– L’air était chargé de senteurs de goyaves mûres ;toutes les plantes étaient énervées. De jeunes cocotiers d’un jauned’or dessinaient leurs palmes immobiles sur un ciel noir etplombé ; le morne de Fataoua montrait dans les nuages sescornes et ses dents ; ces montagnes de basalte semblaientpeser lourdes et chaudes sur nos têtes, et oppresser nos penséescomme nos sens.

Deux femmes, qui paraissaient nous attendre aubord du chemin, se levèrent à notre approche et s’avancèrent versnous.

L’une qui était vieille, cassée, tatouéeentraînait par la main l’autre, qui était encore belle etjeune ; – c’était Hapoto, et sa fille Taïmaha.

– Loti, dit humblement la vieillefemme, pardonne à Taïmaha…

Taïmaha souriait de son éternel sourire enbaissant les yeux comme un enfant pris en faute, mais qui n’a pasconscience du mal qu’il a fait et n’en éprouve aucun remords.

– Loti, dit Rarahu en anglais, Loti,pardonne-lui !

Je pardonnai à cette femme, et prit sa mainqu’elle me tendait. – Il ne nous est pas possible, à nousqui sommes nés sur l’autre face du monde, de juger ou seulement decomprendre ces natures incomplètes, si différentes des nôtres, chezqui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l’on trouvepourtant, à certaines heures, tant de charme d’amour, et d’exquisesensibilité.

Taïmaha avait à me remettre un objet bienprécieux, – une relique d’autrefois, – le pareode Rouéri que, sur sa demande, je lui avais confié.

Elle l’avait blanchi et réparé avec un soinextrême. Elle parut émue cependant, et une larme trembla dans sesyeux quand elle me remit ce souvenir – qui allaitretourner avec moi là-bas, à Brightbury d’où je l’avaisemporté.

XXVIII

Dans une dernière visite que je fis à Pomaré,je lui recommandai Rarahu.

– … Et quand même, Loti, dit-elle,maintenant, qu’en ferais-tu ?…

– Je reviendrai, répondis-je enhésitant.

– Loti !… ton frère aussi devaitrevenir !… Vous dites tous cela, continua-t-elle lentement,comme repassant ses propres souvenirs. – Quand vousquittez mon pays, vous dites tous cela. – Mais la terrebritannique (te funua piritania) est loin de laPolynésie ; de tous ceux que j’ai vus partir, il en est bienpeu qui soient revenus…

« En tout cas, embrasse celle-ci,dit-elle en montrant sa petite-fille. – Car celle-ci, tune la retrouveras plus…

XXIX

Le soir, Rarahu et moi, nous étions assis sousla véranda de notre case ; on entendait partout dans l’herbeles bruits de cigales des soirs d’été. – Les branches nonémondées des orangers et des hibiscus donnaient à notre demeure unair d’abandon et de ruine ; nous étions à moitié cachés sousleurs masses capricieuses et touffues.

– Rarahu, disais-je, ne veux-tu pluscroire au Dieu de ton enfance, qu’autrefois tu savais prier avecamour ?

– Quand l’homme est mort, réponditlentement Rarahu, et enfoui sous la terre, quelqu’un pourrait-ill’en faire sortir ?

– Pourtant, dis-je encore, en merattachant à certaines croyances sombres qu’elle n’avait pasperdues, – pourtant tu as peur des fantômes ; tu saisbien qu’à cette heure même, autour de nous, dans ces arbres,peut-être il y en a…

– Ah ! oui, dit-elle avec unfrisson, – après, il y a peut-être le Toupapahou ;après la mort, il y a le fantôme qui, quelque temps, paraît encore,et rôde incertain dans les bois ; – mais je pense quele Toupapahou s’éteint aussi, quand, à la longue, il n’a plus deforme sous la terre, – et qu’alors c’est la fin…

Je n’oublierai jamais cette voix fraîched’enfant, prononçant dans sa langue douce et singulière d’aussisombres choses…

XXX

C’était le dernier jour…

Le soleil d’Océanie s’était levé aussi radieuxqu’à l’ordinaire sur « Tahiti la délicieuse » ;– ce que souffrent dans leur cœur les hommes qui passentet disparaissent n’a rien de commun avec l’éternelle nature, etn’entrave jamais ses fêtes inconscientes.

Depuis le matin nous étions debout tous deux,et bien empressés. – Les préparatifs du départ apportentsouvent une diversion heureuse à la tristesse de ceux qui vont sequitter, – et ce cas était le nôtre…

Il nous fallait emballer le produit de toutesnos pêches, de toutes nos expéditions sur les récifs ; tousnos coquillages, tous nos madrépores rares, qui, en mon absence,avaient séché sur l’herbe du jardin, et ressemblaient maintenant àde grands lichens fins et compliqués plus blancs que de laneige.

Rarahu déployait une activité extrême, etfaisait beaucoup d’ouvrage, ce qui n’est point habituel aux femmestahitiennes ; tout ce mouvement trompait sa douleur.– Je sentais bien que son cœur se déchirait en me voyantpartir ; je la retrouvais elle-même, et je reprenais un peu deconfiance et d’espoir…

Nous avions à emballer une quantité d’objets,– une foule de choses qui eussent fait sourire beaucoup degens : des branches des goyaviers d’Apiré, des branches desarbres de notre jardin, des morceaux de l’écorce des grandscocotiers qui ombrageaient notre case…

Plusieurs couronnes fanées de Rarahu,– toutes celles des derniers jours, – faisaientaussi partie de mon bagage, – avec des gerbes de fougères,et des gerbes de fleurs. Rarahu y ajoutait encore des touffes dereva-reva, renfermées dans des boîtes de bois odorant, et dedélicates couronnes en paille de peïa, qu’elle avait fait tresserpour moi.

Et tout cela emplissait des caisses enquantité, tout cela constituait un train de départ énorme…

XXXI

Vers deux heures nous eûmes terminé ces grandspréparatifs. Rarahu mit sa plus belle tapa de mousseline blanche,plaça des gardénias dans ses cheveux dénoués, – et noussortîmes de chez nous.

Je voulais avant de partir revoir une dernièrefois Faaa, les grands cocotiers et les grandes plages decorail ; je voulais jeter un coup d’œil dernier sur tous cespaysages tahitiens ; je voulais revoir Apiré, et me baignerencore avec ma petite amie dans le ruisseau de Fataoua ; jedésirais dire adieu à une foule d’amis indigènes ; je voulaisvoir tout et tout le monde, je ne pouvais prendre mon parti de toutquitter… Et l’heure passait, et nous ne savions plus auquelcourir…

Ceux-là seuls qui ont dû abandonner pourtoujours des lieux et des êtres chéris peuvent comprendre cetteagitation du départ, et cette tristesse inquiète, qui oppressecomme une souffrance physique…

Il était déjà tard quand nous arrivâmes àApiré, au ruisseau de Fataoua.

Mais tout était encore là comme dans le bonvieux temps ; au bord de l’eau, la société était nombreuse etchoisie ; il y avait toujours Tétouara la négresse, quitrônait au milieu de sa cour, et une foule de jeunes femmes quiplongeaient et nageaient comme des poissons, avec la plusinsouciante gaîté du monde.

Nous passâmes tous deux, nous donnant la maincomme autrefois, et disant doucement bonjour de droite et de gaucheà tous ces visages connus et amis. A notre approche les éclats derire avaient cessé ; la petite figure douce et profondémentsérieuse de Rarahu, sa robe blanche traînante comme celle d’unemariée, son regard triste avaient imposé le silence…

Les Tahitiens comprennent tous les sentimentsdu cœur et respectent la douleur. On savait que Rarahu était lapetite femme de Loti ; on savait que le sentiment quinous unissait n’était point une chose banale et ordinaire ;– on savait surtout qu’on nous voyait pour la dernièrefois.

Nous tournâmes à droite, par un étroit sentierbien connu. –A quelques pas plus loin, sous l’ombragetriste des goyaviers, était ce bassin plus isolé où s’était passéel’enfance de Rarahu, et qu’autrefois nous considérions un peu commenotre propriété particulière.

Nous trouvâmes là deux jeunes fillesinconnues, très belles, malgré la dureté farouche de leurstraits : elles étaient vêtues, l’une de rose, l’autre de verttendre ; leurs cheveux aussi noirs que la nuit étaient crêpéscomme ceux des femmes de Nuka-Hiva, dont elles avaient aussil’expression de sauvage ironie.

Assises sur des pierres, au milieu duruisseau, les pieds baignant dans l’eau vive, elles chantaientd’une voix rauque un air de l’archipel des Marquises.

Elles se sauvèrent en nous voyant paraître,et, comme nous l’avions désiré, nous restâmes seuls.

XXXII

Nous n’étions pas revenus là depuis le retourdu Rendeer à Tahiti. – En nous retrouvant dans cepetit recoin qui jadis était à nous, nous éprouvâmes une émotionvive, – et aussi une sensation délicieuse, qu’aucun autrelieu au monde n’eût été capable de nous causer.

Tout était bien resté tel qu’autrefois, danscet endroit où l’air avait toujours la fraîcheur de l’eaucourante ; nous connaissions là toutes les pierres, toutes lesbranches, – tout, jusqu’aux moindres mousses. –Rien n’avait changé ; c’étaient bien ces mêmes herbes et cettemême odeur, – mélangée de plantes aromatiques et degoyaves mûres.

Nous suspendîmes nos vêtements aux branches,– et puis nous nous assîmes dans l’eau, savourant leplaisir de nous retrouver encore, et pour la dernière fois, enpareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau de Fataoua.

Cette eau, claire, délicieuse, arrivait del’Orœna par la grande cascade. – Le ruisseau courait surde grosses pierres luisantes, entre lesquelles sortaient les troncsfrêles des goyaviers. – Les branches de ces arbustes sepenchaient en voûte au-dessus de nos têtes, et dessinaient sur cemiroir légèrement agité les mille découpures de leur feuillage.– Les fruits mûrs tombaient dans l’eau ; le ruisseauen roulait ; son lit était semé de goyaves, d’oranges et decitrons.

Nous ne disions rien tous deux ;– assis près l’un de l’autre, nous devinions mutuellementnos pensées tristes, sans avoir besoin de troubler ce silence pournous les communiquer.

Les frêles poissons et les tout petits lézardsbleus se promenaient aussi tranquillement que s’il n’y eût eu làaucun être humain ; nous étions tellement immobiles, que lesvaros, si craintifs, sortaient des pierres et circulaientautour de nous.

Le soleil qui baissait déjà, – ledernier soleil de mon dernier soir d’Océanie, – éclairaitcertaines branches de lueurs chaudes et dorées ; j’admiraistoutes ces choses pour la dernière fois. Les sensitivescommençaient à replier pour la nuit leurs feuilles délicates ;– les mimosas légers, les goyaviers noirs, avaient déjàpris leurs teintes du soir, – et ce soir était le dernier,– et demain, au lever du soleil, j’allais partir pourtoujours… Tout ce pays et ma petite amie bien-aimée allaientdisparaître, comme s’évanouit le décor de l’acte qui vient definir…

Celui-là était un acte de féerie au milieu dema vie, – mais il était fini sans retour !… Finis lesrêves, les émotions douces, enivrantes, ou poignantes de tristesse,– tout était fini, était mort…

Et je regardai Rarahu dont je tenais la maindans les miennes… De grosses larmes coulaient sur ses joues ;des larmes silencieuses, qui tombaient pressées, comme d’un vasetrop plein…

– Loti, dit-elle, je suis à toi… jesuis ta petite femme, n’est-ce pas ?… N’aie pas peur, je croisen Dieu ; je prie, et je prierai… Va, tout ce que tu m’asdemandé, je le ferai… Demain je quitterai Papeete en même temps quetoi, et on ne m’y reverra plus… J’irai vivre avec Tiahoui, jen’aurai point d’autre époux, et, jusqu’à ce que je meure, jeprierai pour toi…

Alors les sanglots coupèrent les paroles deRarahu, qui passa ses deux bras autour de moi et appuya sa tête surmes genoux… Je pleurai aussi, mais des larmes douces ;– j’avais retrouvé ma petite amie, elle était brisée, elleétait sauvée. Je pouvais la quitter maintenant, puisque nosdestinées nous séparaient d’une manière irrévocable etfatale ; ce départ aurait moins d’amertume, moins d’angoissedéchirante ; je pouvais m’en aller au moins avec d’incertainesmais consolantes pensées de retour, –peut-être aussi avecde vagues espérances dans l’éternité !

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XXXIII

Le soir il y avait grand bal chez Pomaré, bald’adieu offert aux officiers du Rendeer. – Ondevait danser jusqu’à l’heure de l’appareillage, que« l’amiral à cheveux blancs » avait fixé pour le lever dujour.

Et Rarahu et moi, nous avions décidé d’yassister.

Il y avait énormément de monde à ce bal, pourun bal de Papeete ; toutes les Tahitiennes de la cour,quelques femmes européennes, tout ce qu’avait pu fournir lepersonnel de la colonie, et puis tous les officiers duRendeer, et tous les fonctionnaires français.

Rarahu naturellement n’était point admise dansle salon de la fête ; mais, pendant que la foule dansaitfiévreusement la upa-upa dans les jardins, elle etquelques autres jeunes femmes dans une situation semblable,privilégiées de la reine, avaient été invitées à prendre place sousla véranda, sur une banquette d’où elles pouvaient, tout aussi bienqu’à l’intérieur, voir et être vues. – Et avec lelaisser-aller tahitien, on trouvait tout naturel que je vinssesouvent m’accouder à la fenêtre, pour causer avec ma petiteamie.

En dansant je rencontrais constamment sonregard grave ; elle était éclairée comme une vision, par lalueur rouge des lampes, mêlée aux rayons bleus de la lune ; sarobe blanche et son collier de perles brillaient sur le fond sombredu dehors.

Vers minuit, la reine m’appela d’un signe.– On emportait sa petite-fille malade qui avait exigéqu’on l’habillât pour ce bal. –La petite Pomaré avaitvoulu me dire adieu avant de se laisser endormir.

Malgré tout, ce bal était triste ; lesofficiers du Rendeer, qui étaient en majorité, y jetaientune impression de départ et de séparation contre laquelle on nepouvait réagir. – Il y avait là de jeunes hommes, quiallaient dire adieu à leurs maîtresses, à leur vie de nonchalanceet de plaisir ; il y avait de vieux marins aussi, qui deux outrois fois dans le courant de leur existence étaient venus àTahiti, qui savaient que maintenant leur carrière était finie, etdont le cœur se serrait en songeant qu’ils ne reviendraientplus…

La princesse Ariitéa vint à moi, plus animéeque de coutume, et parlant plus vite :

– La reine vous prie, Loti, dit-elle,de vous mettre au piano ; de jouer la valse la plus bruyanteque vous pourrez, de la jouer très vite ; de la continuer sansinterruption par une autre danse, –et puis encore par unetroisième, – afin de ranimer un peu ce bal qui a l’air demourir.

Je jouai avec fièvre, en m’étourdissantmoi-même, tout ce que je trouvai au hasard sur le piano. –Je réussis pour une heure à ranimer le bal ; mais c’était uneanimation factice, – et je ne pouvais pas plus longtempsla soutenir.

XXXIV

Vers trois heures du matin, quand le salon futvide, j’étais encore au piano, jouant je ne sais quels airsinsensés, accompagnés dans le lointain par la upa-upa quirâlait au dehors.

J’étais seul avec la vieille reine, qui étaitrestée pensive et immobile dans son grand fauteuil doré. –Elle avait l’air d’une idole incorrecte et sombre, parée avec unluxe encore sauvage.

Le salon de Pomaré avait cet aspect triste desfins de bal ; un grand désordre, une grande salle vide ;des bougies s’éteignant dans les torchères, tourmentées par le ventde la nuit.

La reine se leva péniblement, dans les plis desa robe de velours cramoisi. – Elle vit Rarahu qui setenait près de la porte, debout et silencieuse. – Ellecomprit et lui fit signe d’entrer.

Rarahu entra… timide, les yeux baissés, ets’approcha de la reine. – Apparaissant après ce bal, danscette salle déserte, dans ce silence, avec sa longue traîne demousseline blanche, ses pieds nus, ses longs cheveux flottants, sacouronne de gardénias blancs, – et ses yeux agrandis parles larmes, – elle avait l’air d’une willi, d’une visiondélicieuse de la nuit.

– Tu as à me parler, Loti, sansdoute ; tu veux me demander de veiller sur elle, dit lavieille reine avec bienveillance. Mais c’est elle, je le crains,qui ne le voudra pas…

– Madame, répondis-je, elle va partirdemain pour Papéuriri, demander l’hospitalité à Tiahoui son amie.– Là-bas comme ici, je vous supplie de ne pasl’abandonner. On ne la reverra plus à Papeete.

– Ah !… dit la reine, de sagrosse voix étonnée, et visiblement émue… C’est bien, cela, monenfant ; c’est bien… à Papeete tu aurais été bien vite unepetite fille perdue…

Nous pleurions tous les deux, ou pour mieuxdire, tous les trois : la vieille reine nous tenait les mains,et ses yeux d’ordinaire si durs se mouillaient de larmes.

– Eh bien, mon enfant, dit-elle, ilne faut pas différer ce départ. – Si tes préparatifs,comme je le pense, ne sont pas longs à faire, veux-tu partir cematin même, un peu après le soleil, vers sept heures, dans lavoiture qui emmènera ma belle-fille Moé ? Moé s’en va àAtimaono, prendre le navire qui doit la conduire dans sa possessionde Raïatéa. – Vous coucherez la nuit prochaine à Maraa, etdemain matin vous serez à Papéuriri, où, en passant, la voiture tedéposera.

Rarahu sourit à travers ses larmes, à cetteidée qui lui causait une joie d’enfant, de partir avec la jeunereine de Raïatéa.

Il y avait entre Rarahu et Moé une affinitémystérieuse ; – étrangement malheureuses toutes deux,et brisées, elles avaient le même caractère, les mêmes allures etle même genre de charme.

Rarahu répondit qu’elle serait prête.– La pauvre petite en effet n’avait guère à emporter quequelques robes de mousseline de diverses couleurs, – etson fidèle vieux chat gris…

Et nous prîmes congé de Pomaré, en serrantavec effusion et de tout notre cœur ses vieilles mains royales.– La princesse Ariitéa, qui avait reparu dans le salon,vint en tenue de bal nous accompagner jusqu’à la porte dujardin ; elle disait à Rarahu pour la consoler des chosesaussi douces que si elle eût été sa sœur… Et pour la dernière foisnous descendîmes à la plage…

XXXV

Il faisait nuit close encore.

Au bord de la mer, des groupes nombreuxstationnaient ; toutes les filles de la cour, dans leurstoilettes de la veille au soir, avaient suivi les officiers duRendeer. – Si on n’eût entendu quelques jeunesfemmes pleurer, on eût dit plutôt une fête qu’un départ.

Et ce fut là que, un peu avant le jour,j’embrassai pour la dernière fois ma petite amie.

En même temps que le Rendeer quittaitl’île délicieuse, la voiture qui emportait Rarahu et Moé quittaitPapeete, – et longtemps Rarahu put voir, par les échappéesdes cocotiers, à travers les rideaux de verdure, – leRendeer s’éloigner sur l’immensité bleue.

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QUATRIÈME PARTIE

« Aue ! Aue ! a munaiho tetiaré iti tarona menehenehe !…

« Aue ! Aue ! iteienei ra, na maheahea !… »

(Hélas ! Hélas ! autrefois elleétait jolie, la petite fleur d’arum !…

Hélas ! Hélas ! maintenant elleest fanée !…)

(RARAHU)

I

Quelques jours plus tard, le Rendeer,poursuivant sa route à travers le Pacifique, passa en vue desmornes de Rapa, la plus australe des îles polynésiennes. Et puiscette dernière terre des Maoris disparut elle-même de notre grandhorizon monotone, – et ce fut fini de l’Océanie.

Après avoir relâche au Chili, nous sortîmes duGrand Océan par le détroit de Magellan, pour rentrer en Europe parla Plata, le Brésil et les Açores.

II

Un triste matin de mars, au lever incertaind’un jour brumeux, je revins à Brightbury, frapper à la porte de mamaison chérie… On ne m’attendait pas encore.

Je tombai dans les bras de ma vieille mère,qui tremblait d’émotion et de surprise. – Le bonheur etl’étonnement furent grands de me revoir.

Après les premiers moments, une impression detristesse succède à la joie ; un serrement de cœur se mêle aucharme du retour : des années ont passé depuis ledépart ; on regarde ceux que l’on chérit : le temps alaissé sur eux ses traces, – on les trouve vieillis…Heureux encore, s’il n’y a point de place vide au foyer !…

C’est triste une matinée d’hiver dans nosclimats du Nord, –surtout quand on a la tête toute rempliedes images ensoleillées des tropiques. C’est triste, le jour pâle,le ciel morne et sans rayons, – le froid qu’on avaitoublié, – les vieux arbres sans feuilles, – lestilleuls humides et moussus, – et le lierre sur lespierres grises.

Pourtant, qu’on est bien au foyer !– quelle joie de les revoir tous, y compris les vieuxserviteurs qui ont veillé sur votre enfance ; de retrouver lesdouces coutumes oubliées, les bonnes soirées d’hiver d’autrefois,et comme, au coin du feu, l’Océanie semble un rêvesingulier !…

Le matin où je revins à Brightbury frapper àla porte de ma maison, j’encombrais la rue de bagages, de colis etde caisses énormes.

Tout ce déballage est une des distractions duretour. Les armes sauvages, les dieux maoris, les coiffures dechefs polynésiens, les coquilles et les madrépores, faisaientbizarre figure, en revoyant la lumière dans ma vieille maison, sousle ciel britannique. J’éprouvai surtout une émotion vive, endéballant les plantes séchées, les couronnes fanées, qui avaientconservé leur odeur exotique, et embaumaient ma chambre d’un parfumd’Océanie.

III

Quelques jours après mon retour on me remitune lettre couverte de timbres américains qui m’arrivait par lavoie d’Overland. – L’adresse était mise de la main de monami Georges T., de Papeete, que les Tahitiens appelaientTatehau.

Sous l’enveloppe je trouvai deux pages de lagrosse écriture enfantine et appliquée de Rarahu, qui m’envoyaitson cri de douleur à travers les mers.

RARAHU A LOTI

 

Papéuriri, le 15 janvier 1874.

Cher ami,

ô mon petit Loti, ô mon petit époux chéri,ô toi ma seule pensée à Tahiti, je te salue par le vraiDieux.

Cette lettre te dira ma tristesse pourtoi.

Depuis le jour où tu es parti, rien nedonne la mesure de ma douleur. Jamais ma pensée ne t’oublie depuiston départ.

O mon ami chéri, voici ma parole : nepense pas que je me marierai ; comment me marierais-je,puisque c’est toi qui es mon époux. Reviens pour que nous restionsensemble dans mon pays de Bora-Bora, pour que nous nous installionsdans mon pays de Bora-Bora – Ne reste pas si longtemps dans tonpays, et sois-moi fidèle.

Voici encore une parole : reviens àBora-Bora ; peu importe que tu n’aies pas de richesses, je nedemande pas beaucoup, ne t’occupe pas de cela, et reviens àTahiti.

Ah ! quel contentement d’êtreensemble, Ah ! quelle joie de mon cœur d’être réunie denouveau à toi, ma pensée, et mon amour de chaque jour.

Ah ! cette pensée chérie que tu soismon époux. Ah ! combien je désire ton corps pour mangerbeaucoup de toi !…

Voici une parole sur mon séjour àPapéuriri : je suis sage, je reste bien tranquille. Je merepose bien chez Tiahoui-femme, elle ne cesse d’être bonne pour moi– ô mon petit ami (et mon grand chagrin) je te fais savoir enfinissant cette lettre, jamais maintenant je suis bien, je suisretombée dans ce mal que tu savais sur moi cesser, ce même mal, pasun autre ; et cette maladie, je la supporte avec patience,parce que tu m’as oubliée ; si tu étais près de moi, tu mesoulagerais un peu…

Et maintenant, la Tiahoui et les siens terappellent leur amitié pour toi, et ses parents aussi et moiaussi ; jamais tu ne seras oublié des hommes de monpays…

J’ai fini mon discours, je te salue, monpetit époux chéri.

Je te salue ô mon Loti,

De Rarahu ta petite épouse,

RARAHU

 

J’ai donné cette lettre à Tatehauœil-de-rat, je ne sais pas bien le nom de l’endroit où je doist’écrire.

Je te salue, mon ami chéri,

RARAHU.

IV

NOTE DE PLUMKETT

 

Loti écrivit à Rarahu une longue lettre, danslaquelle il exprimait en langue tahitienne son grand amour pour sapetite amie. – Il racontait, d’une manière intelligiblepour elle, au moyen d’expression et d’images particulières, satraversée de six mois sur le Rendeer ; la tempête ducap Horn, qui avait mis son navire en danger, et lui avait enlevébeaucoup de ses caisses remplies de souvenirs d’Océanie. –Et puis il lui parlait de son retour au foyer, de son pays et de samère, – et lui disait que, malgré ces douces choses, ilrêvait de revenir encore dans le Grand-Océan, pour y retrouver sonîle bien-aimée et sa petite épouse sauvage.

V

RARAHU A LOTI

(Un an après.)

 

Papeete, le 3 décembre 1874.

 

O mon petit ami chéri, ô mon cher objet dema peine, je te salue par le vrai Dieu.

Je suis bien péniblement étonnée de ne pasrecevoir de lettre de toi, parce que voilà cinq fois que je t’aiécrit, et jamais un mot de toi ne m’est encore parvenu.

Peut-être arrive-t-il que tu ne tesouviens plus de moi, voici je vois que mes lettres t’ont étéenvoyées, jamais tu ne m’en as informée.

Cher objet de ma peine, pourquoim’oublies-tu ?

Jamais maintenant je ne serai bien, lamaladie, la douleur… Mais si tu m’écrivais un peu, celaréchaufferait mon cœur, mais jamais tu ne penses à cela.

Mais quant à moi, mon amour pour toi restele même, et aussi mes larmes pour toi ; comme s’il restaitdans ton cœur un peu d’amour pour moi, toi-même tu penserais àmoi.

Si j’avais pu aller au loin vers toi, jeserais partie, mais mon projet eût été inexécutable…

– Voici une parole concernantPapeete :

Il y a eu grande fête à Papeete le moispassé, pour la petite-fille de la reine.

Et c’était très beau, et les femmes ontdansé jusqu’au matin. – Et j’y étais aussi ; j’avais sur latête une couronne de plume d’oiseau, – mais mon cœur était bientriste…

Et maintenant, la reine Pomaré et lessiens. Et sa petite-fille Pomaré, et Ariitéa, te disent : iaora na. Jamais rien de nouveau à Tahiti, excepté que, le Ariifaitele mari de la reine, est mort aux six mois d’août…

Jamais plus ne sera satisfait mon grandamour pour toi, mon époux !…

Hélas ! Hélas ! la petite fleurd’arum est aussi fanée maintenant !…

Avant de devenir ainsi, la petite fleurd’arum était jolie !…

Maintenant elle est fanée, elle n’est plusjolie !…

Si j’avais l’aile de l’oiseau, jepartirais au loin sur le sommet de Paea, pour que personne ne mepuisse plus voir…

Hélas ! Hélas ! ô mon épouxchéri, ô mon ami tendrement aimé !…

Hélas ! Hélas ! mon amichéri !…

J’ai fini de te parler. Je te salue par levrai Dieu.

RARAHU.

VI

JOURNAL DE LOTI

 

Londres, 20 janvier 1875.

 

Je passais à neuf heures du soir dans RegentStreet. – La nuit était froide et brumeuse ;– des milliers de becs de gaz éclairaient la fourmilièrehumaine, la foule noire et mouillée.

Derrière moi une voix cria : Ia orana, Loti !

Je me retournai bien surpris, et reconnus monami Georges T., – celui que les Tahitiens appelaientTatehau, et que j’avais laissé à Papeete, où il avait résolu definir ses jours.

VII

Quand nous fûmes confortablement assis au coindu feu, nous nous mîmes à causer de l’île délicieuse.

– Rarahu… dit-il avec un certainembarras, – oui, elle était, je crois, bien portante quandj’ai quitté le pays ; il est probable même que si j’avais priscongé d’elle, elle m’aurait donné des commissions pour vous.

« Comme vous le savez, elle avait quittéPapeete en même temps que vous-mêmes, et on disait dans lepays : Loti et Rarahu n’ont pas pu se séparer ; ils sontpartis ensemble pour l’Europe.

« Je savais seul qu’elle était chez sonamie Tiahoui, moi qui recevais de Papéuriri ses lettres, avec cetteaimable suscription : à Tatehau Oeil-de-rat, pour remettreà Loti.

« Lorsqu’elle reparut à Papeete, six ouhuit mois après, elle était plus jolie que jamais ; elle étaitplus femme aussi, et plus formée. – Sa grande tristesselui donnait un charme de plus ; elle avait la grâce d’uneélégie.

« Elle devint la maîtresse d’un jeuneofficier français, qui eut pour elle une passion qui n’était pasordinaire. – Il était jaloux même de votre souvenir. (Onl’appelait encore : la petite femme de Loti.)– Il lui avait fait le serment de l’emmener en France aveclui.

« Cela dura deux ou trois mois, pendantlesquels elle fut la plus élégante et la plus remarquée des femmesde Papeete.

« Au bout de ce temps-là, il se produisitchez la reine un événement depuis longtemps prévu : la petitePomaré V s’éteignit une belle nuit, – peu de jours aprèsune grande fête qu’on avait donnée pour la distraire, et dont elleavait elle-même arrêté le programme.

« La vieille reine, par parenthèse, futtellement accablée par cette dernière et suprême douleur, que sansdoute elle n’y survivra guère (1). Elle s’est retirée pour lemoment dans une case isolée, bâtie auprès du tombeau de sapetite-fille, et ne veut plus voir âme qui vive.

(1) La reine Pomaré est morte en 1877,laissant le trône à son second fils Ariiaue. Elle avait survécuenviron deux ans à sa petite-fille. – On peut considérer qu’à daterde ce jour commence la fin de Tahiti, au point de vue des coutumes,de la couleur locale, du charme et de l’étrangeté.

« Rarahu observa dans cette circonstancela même coutume que les suivantes de la cour ; en signe dedeuil, elle fit couper tout ras ses admirables cheveux noirs.

« La reine lui en sut gré, mais ce fut lesujet d’une querelle entre elle et son amant, – et commeelle ne l’aimait guère, elle profita de l’occasion pour lequitter.

« Je voudrais pouvoir vous dire qu’elleest retournée à Papéuriri auprès de son amie. – Mais,malheureusement, la pauvre petite est restée à Papeete, où je croisqu’elle mène aujourd’hui une vie absolument déréglée et folle.

VIII

NOTE DE PLUMKETT

 

A partir de cette époque on ne trouve plus quede loin en loin dans le journal de Loti quelques traces desouvenirs conservés au fond de son cœur pour la lointainePolynésie ; – dans sa mémoire, l’image de Rarahus’éloigne et s’efface.

Ces fragments sont mêlés aux aventures d’unevie enfiévrée et légèrement excentrique, qui se déroulent un peupartout, – en Afrique principalement, – et plustard en Italie.

FRAGMENTS DU JOURNAL DE LOTI

 

Sierra-Leone, mars 1875.

 

O ma bien-aimée petite amie, nousretrouverons-nous jamais là-bas – dans notre chère île,– assis le soir sur les plages de corail ?…

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Bobdiara (Sénégambie), octobre 1875.

 

C’est la saison des grandes pluies,là-bas, – la saison où la terre est couverte defleurs roses, semblables à nos perce-neige d’Angleterre ; lesmousses sont humides, les forêts pleines d’eau.

Le soleil se couche ici, terne et sanglant,sur les solitudes de sable. Il est trois heures du matinlà-bas, il fait nuit noire, les toupapahous rôdent dansles bois…

Deux années ont passé déjà sur ces souvenirs,et j’aime ce pays comme aux premiers jours : –l’impression persiste comme celle de Brightbury, celle de lapatrie, – quand tant d’autres se sont effacées depuis.

Au pied des grands arbres, ma case enfouiedans la verdure, –et ma petite amie sauvage !… MonDieu, ne les reverrai-je jamais, –n’entendrai-je plusjamais le vivo plaintif, le soir, sous les cocotiers desplages ?…

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Southampton, mars 1876.

(Journal de Loti)

 

… Tahiti, Bora-Bora, l’Océanie, – quec’est loin tout cela, mon Dieu !

Y reviendrai-je jamais, et qu’y trouverai-je àprésent, –sinon les désenchantements amers, et les regretspoignants du passé ?… Je pleure, en songeant au charme perdude ces premières années, – à ce charme qu’aucune puissancene peut plus me rendre, – à tout cela que je n’ai même pasle pouvoir de fixer sur mon papier, et qui déjà s’obscurcit ets’efface dans mon souvenir.

Hélas ! où est-elle notre vie tahitienne,– les fêtes de la reine, – les himéné auclair de lune ? – Rarahu, Ariitéa, Taïmaha, oùsont-elles toutes ?… La terrible nuit de Moorea, toutes mesémotions, tous mes rêves d’autrefois, où est-ce tout cela ?…Où est ce bien-aimé frère John, qui partageait avec moi cespremières impressions de jeunesse vibrantes, étranges,enchanteresses ?…

Ces parfums ambrés des gardénias, ce bruit dugrand vent sur les récifs de corail, – cette ombremystérieuse, et ces voix rauques qui parlaient la nuit, ce grandvent qui passait partout dans l’obscurité… Où est tout le charmeindéfinissable de ce pays, toute la fraîcheur de nos impressionspartagées, de nos joies à deux ?…

Hélas, il y a pour moi comme un attraitnavrant à repasser ces souvenirs, que le temps emporte, quand parhasard quelque chose les éveille, – une page écritelà-bas, – une plante sèche, un reva-reva, un parfumtahitien gardé encore par de pauvres couronnes de fleurs qui s’envont en poussière, – ou un mot de cette langue triste etdouce, la langue de là-bas que déjà j’oublie.

Ici, à Southampton, vie d’escadre, vie derestaurants et d’estaminets, logis de hasard, camarades dehasard ; – on se réunit on ne sait pourquoi, ons’étourdit comme on peut…

J’ai bien changé depuis deux années, et je neme reconnais plus quand je regarde en arrière. – A corpsperdu je me suis jeté dans une vie de plaisirs ; c’est là, ilme semble, la seule façon logique de prendre une existence que jen’avais pas demandée, – et dont le but et la fin sont pourmoi des problèmes insolubles…

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IX

Île de Malte, 2 mai 1876.

 

Nous étions une quarantaine d’officiers de lamarine de S.M. Britannique réunis dans un café de la Valette,à l’île de Malte.

Notre escadre faisait une courte halte dans ceport, en se rendant dans le Levant où on venait de massacrer lesconsuls de France et d’Allemagne, et où de graves événementssemblaient se préparer.

J’avais rencontré dans cette foule un officierqui, lui aussi, avait vécu en Océanie, – et nous nousétions isolés pour causer ensemble de nos souvenirs tahitiens.

X

– Vous parliez de la petite Rarahu deBora-Bora, dit en se rapprochant de nous le lieutenant Benson, quiavait vu Tahiti depuis nous deux.

« Elle était tombée bien bas, lesderniers temps, – mais c’était une singulière petitefille.

« Toujours des couronnes de fleursfraîches sur une figure de petite morte. Elle n’avait plus de gîteà la fin, et traînait avec elle un vieux chat infirme qui portaitdes boucles d’oreilles et qu’elle aimait tendrement. Ce chat lasuivait partout avec des miaulements lamentables.

« Elle allait souvent se coucher chez lareine qui malgré tout avait conservé pour elle une pitié et unebienveillance extrêmes.

« Tous les matelots du Sea-Mewl’aimaient beaucoup bien qu’elle fût devenue décharnée. –Elle, – elle les voulait tous, tous ceux qui étaient unpeu beaux.

« Elle se mourait de la poitrine, etcomme elle s’était mise à boire de l’eau-de-vie, son mal allaittrès vite.

« Un beau jour – (c’était ennovembre 1875, elle pouvait avoir dix-huit ans) – onapprit qu’elle était partie, avec son chat infirme, pour son île deBora-Bora, où elle s’en était allée mourir, et où, paraît-il, ellene vécut que quelques jours.

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XI

Je sentis qu’un froid mortel me montait aucœur. Une voile passa devant mes yeux…

Ma pauvre petite amie sauvage !… Souventen m’éveillant la nuit je la revoyais encore ; –malgré tout, je retrouvais son image, avec je ne sais quelledouceur triste, quelle espérance vague, avec je ne sais quellesidées de pardon et de rédemption, – et tout était finidans la fange, dans l’abîme de l’éternel néant !…

Je sentis qu’un froid mortel me montait aucœur. – Un voile passa devant mes yeux… Et je restai là,impassible, – et nous continuâmes à causer de nossouvenirs d’Océanie.

Et moi aussi, à la lumière gaie des lampesreflétée par les glaces, au bruit joyeux des conversations, desrires, des toasts britanniques et des verres entrechoqués,– je participais au concert général des banalités et desinepties ; comme eux, je disais d’un ton dégagé :

– C’est un beau pays quel’Océanie ; – de belles créatures, lesTahitiennes ; – pas de régularité grecque dans lestraits, mais une beauté originale qui plaît plus encore, et desformes antiques… Au fond, des femmes incomplètes qu’on aime àl’égal des beaux fruits, de l’eau fraîche et des belles fleurs.

« J’ai vu Tahiti trop délicieuse et tropétrange, à travers le prisme enchanteur de mon extrême jeunesse… Ensomme, un charmant pays quand on a vingt ans ; mais s’en lassevite, et le mieux est peut-être de ne pas y revenir à trente.

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XII

… Mais la nuit, quand je me retrouvai seuldans le silence et l’obscurité, un rêve sombre s’appesantit surmoi, une vision sinistre qui ne venait ni de la veille ni dusommeil, – un de ces fantômes qui replient leurs ailes dechauves-souris au chevet des malades, ou viennent s’asseoir sur lespoitrines haletantes des criminels.

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NATUAEA

(Vision confuse de la nuit.)

 

…Là-bas, en dessous, bien loin del’Europe… le grand morne de Bora-Bora dressait sa silhouetteeffrayante, dans le ciel gris et crépusculaire des rêves…

… J’arrivais, porté par un navire noir, quiglissait sans bruit sur la mer inerte, qu’aucun vent ne poussait etqui marchait toujours… Tout près, tout près de la terre, sous desmasses noires qui semblaient de grands arbres, le navire toucha laplage de corail et s’arrêta… Il faisait nuit, et je restai làimmobile, attendant le jour, – les yeux fixés sur laterre, avec une indéfinissable horreur.

… Enfin le soleil se leva, un large soleil sipâle, si pâle, qu’on eût dit un signe du ciel annonçant aux hommesla consommation des temps, un sinistre météore précurseur du chaosfinal, un grand soleil mort…

Bora-Bora s’éclaira de lueurs blêmes ;alors je distinguai des formes humaines assises qui semblaientm’attendre, et je descendis sur la plage…

Parmi les troncs des cocotiers, sous la hauteet triste colonnade grise, des femmes étaient accroupies par terrela tête dans leurs mains comme pour les veillées funèbres ;elles semblaient être là depuis un temps indéfini… Leurs longscheveux les couvraient presque entièrement, elles étaientimmobiles ; leurs yeux étaient fermés, mais, à travers leurspaupières transparentes, je distinguais leurs prunelles fixées surmoi…

Au milieu d’elles, une forme humaine, blancheet rigide, étendue sur un lit de pandanus…

Je m’approchai de ce fantôme endormi, je mepenchai sur le visage mort… Rarahu se mit à rire…

A ce rire de fantôme le soleil s’éteignit dansle ciel, et je me retrouvai dans l’obscurité.

Alors un grand souffle terrible passa dansl’atmosphère, et je perçus confusément des choses horribles :les grands cocotiers se tordant sous l’effort de brisesmystérieuses, – des spectres tatoués accroupis à leurombre, – les cimetières maoris et la terre de là-bas quirougit les ossements, – d’étranges bruits de la mer et ducorail, les crabes bleus, amis des cadavres, grouillant dansl’obscurité, – et au milieu d’eux, Rarahu étendue, soncorps d’enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs, –Rarahu les yeux vides, et riant du rire éternel, du rire figé desToupapahous…

« O mon cher petit ami, ô ma fleurparfumée du soir ! mon mal est grand dans mon cœur de ne pluste voir ! ô mon étoile du matin, mes yeux se fondent dans lespleurs de ce que tu ne reviens plus !…

« Je te salue par le vrai Dieu, dansla foi chrétienne.

« Ta petite amie,

RARAHU. »

 

FIN

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