Chapitre 1 LA GUERRE DE L’OUEST
Au confluent de l’Isac et de la Vilaine, à quelques lieues au sud de Redon, et à peu de distance de la mer,s’étend, ou pour mieux dire s’étendait une magnifique forêt dont les arbres, pressés et entrelaçant leurs rameaux, attestaient que la hache dévastatrice de la spéculation n’avait pas encore entamé leurs hautes futaies, véritable bois seigneurial, dont les propriétaires successifs avaient dû se montrer jaloux presque autant de la vétusté de leurs chênes, que de celle de leurs parchemins.
Ceux qui connaissent cette partie de la rive droite de la Loire, ce quadrilatère naturel formé par la Loire, la Vilaine, l’Erdre et l’Isac, seront sans doute prêts à nous accuser d’inexactitude en lisant les lignes précédentes. Aujourd’hui, en effet, que la rage du déboisement s’est par malheur emparée de la population des exploiteurs territoriaux, c’est à peine si, dans la vieille Armorique, on retrouve quelque reste de ces forêts magnifiques plantées par les druides, forêts qui portaient en elles quelque chose de si mystérieux et de si grandement noble, qu’elles ont inspiré les poètes du moyen âge, et qu’ils n’ont pas voulu d’autre séjour pour théâtre des exploits des chevaliers de laTable-Ronde, des amours de la belle Geneviève, etdes enchantements du fameux Merlin.
Avant que la Révolution eût appuyé sur lestêtes son niveau égalitaire, coupant avec le fer de la guillotinecelles qui demeuraient trop droites, la Bretagne et la Vendéeavaient religieusement conservé leur aspect sauvage. Il était rarede pouvoir quitter un chemin creux, bordé d’ajoncs et de genêts,sans donner dans quelque bois épais et touffu, ou dans quelquemarais de longue étendue.
Dans le pays de Vannes surtout, dans la partieseptentrionale du département de la Loire-Inférieure, de Nantes àPont-Château, de Blain même à Guéméné, le sillon deBretagne forme une série de collines dont la pente, presqueinsensible sur le versant opposé à la Loire, est beaucoup plusprononcée du côté du fleuve. Sur toute l’étendue de ce vastecoteau, dont le sommet atteint presque Séverac, et où donne lecours inférieur de la Loire qu’on aperçoit jusqu’à son embouchuredans l’Océan, le sol n’offre, sur plus d’un tiers de son parcours,que des forêts, des landes et des marais.
Avant les premières années de ce siècle, laroute de Nantes à Redon ne traversait pour ainsi dire qu’un seulbois, et, de la Loire à la Vilaine, l’œil ne se reposait que surles hautes futaies, les chênes gigantesques, les champs de bruyèreset les cépées séculaires. Au confluent de l’Isac et de la Vilaine,la forêt prenait des proportions véritablement grandioses etpouvait, à bon droit, passer pour l’une des plus belles parties dupays de Vannes, si riche cependant en sites sauvages etpittoresques.
Aux derniers jours de la terrible année 1793,la guerre de l’Ouest était dans toute sa fureur, et déchirait laBretagne et la Vendée avec un acharnement sans exemple.Républicains et royalistes, chouans ou sans-culottes se livraientaux plus odieuses et aux plus épouvantables représailles. La terrede France était baignée du sang de ses enfants, et fertilisée parleurs cadavres.
– Il n’y a qu’un moyen d’en finir, disaitun officier républicain, c’est de retourner de trois pieds le solvendéen et le sol breton !
C’est que, ainsi que l’avait prédit LaBourdonnaie, la Bretagne et la Vendée étaient tout entières enarmes, et que l’armée royaliste s’était augmentée des trois quartsde la population. Jamais, selon Barrère, depuis les croisades, onn’avait vu tant d’hommes se réunir si spontanément. Les paysanss’étaient levés lentement, ainsi que l’avait fait observerBoishardy ; mais, une fois levés, ils marchèrentaudacieusement en avant.
Quatre chefs principaux, quatre noms quiresteront éternellement soudés à l’histoire de cette malheureuseguerre, commandaient les royalistes. Selon un historiencontemporain, Bonchamp était la tête de cette armée, dont Stoffletet La Rochejacquelein étaient les bras, dont Cathelineau était lecœur.
On connaît les premiers efforts tentés dès1791 par les gentilshommes de Bretagne pour opposer une digue àl’influence révolutionnaire. L’avortement de la conspiration de LaRouairie et la mort de ce chef arrêtèrent momentanément l’explosiondu vaste complot mûri dans l’ombre. Mais si les bras manquaientencore, les têtes étaient prêtes, et attendaient avec impatience unacte du gouvernement qui excitât les esprits à la révolte. Ledécret relatif à la levée des trois cent mille hommes futl’étincelle qui mit le feu aux poudres.
Le 10 mars 1793, jour fixé pour le tirage, laguerre commença sur tous les points. Un coup de canon, tiréimprudemment dans la ville de Saint-Florent-le-Vieux sur desconscrits réfractaires, porta la rage dans tous les cœurs. Le soirmême, six jeunes gens qui rentraient dans leur famille, traversantle bourg de Pin-en-Mauge, furent accostés par un homme qui leurdemanda des nouvelles. Cet homme qui, les bras nus, les manchesretroussées, pétrissait le pain de son ménage, était un colporteurmarchand de laine, père de cinq enfants, et qui se nommaitCathelineau. Faisant passer son indignation dans l’esprit de sesauditeurs, il se met à leur tête, fait un appel aux gars du pays,recrute des forces de métairie en métairie, et arrive le 14 à laPoitevinière. Bientôt le tocsin sonne de clocher en clocher. À cesignal, tout paysan valide fait sa prière, prend son chapelet etson fusil, ou, s’il n’a pas de fusil, sa faux retournée, embrassesa mère ou sa femme, et court rejoindre ses frères à travers leshaies.
Le château de Jallais, défendu par undétachement du 84e de ligne et par la garde nationale deChalonnes, est attaqué. Le médecin Rousseau, qui commande, faitbraquer sur les assiégeants une pièce de six ; mais les jeunesgens, improvisant la tactique qui leur vaudra tant de victoires, sejettent tous à la fois ventre à terre, laissent passer la mitraillesur leurs têtes, se relèvent, s’élancent, et enlèvent la pièce avecses artilleurs.
Ces premiers progrès donnent à la révolted’énormes et rapides développements qui viennent porterl’inquiétude jusqu’au sein de la capitale. Le 19 mars, laConvention rend un décret dont l’article 6 condamne à mort lesprêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, leursagents ou domestiques, ceux qui ont eu des emplois ou qui ontexercé des fonctions publiques sous l’ancien gouvernement ou depuisla Révolution, pour le fait seul de leur présence en pays insurgé.Cette sommation, si elle ne parvenait pas à étouffer la guerre,devait lui donner un caractère ouvertement politique. C’est ce quiarriva.
Charette, La Rochejacquelein, La Bourdonnaie,de Lescure, d’Elbée, Bonchamp, Dommaigné, Boishardy, Cormatin,Chantereau, se mirent rapidement à la tête des révoltés, les unshabitant la Vendée, les autres arrivant à la hâte de Bretagne. Lesordres de rassemblement, distribués de tous côtés,portaient :
« Au saint nom de Dieu, de par le roi, laparoisse de *** se rendra tel jour, à tel endroit, avec ses armeset du pain. »
Là, on s’organisait par compagnie et parclocher. Chaque compagnie choisissait son capitaine paracclamation : c’était d’ordinaire le paysan connu pour être leplus fort et le plus brave. Tous lui juraient l’obéissance jusqu’àla mort. Ceux qui avaient des chevaux formaient la cavalerie.L’aspect de ces troupes était des plus étranges : c’étaientdes hommes et des chevaux de toutes tailles et de toutescouleurs ; des selles entremêlées de bâts ; des chapeaux,des bonnets et des mouchoirs de tête ; des reliques attachéesà des cocardes blanches, des cordes et des ficelles pour baudrierset pour étriers. Une précaution qu’aucun n’oubliait, c’étaitd’attacher à sa boutonnière, à côté du chapelet et du sacré cœur,sa cuiller de bois ou d’étain. Les chefs n’avaient guère plus decoquetterie : les capitaines de paroisse n’ajoutaient à leurcostume villageois qu’une longue plume blanche fixée à laHenri IV sur le bord relevé de leur chapeau.
La masse des combattants vendéens se divisaiten trois classes. La première se composait de gardes-chasse, debraconniers, de contrebandiers, tous ayant une grande habitude desarmes, pour la plupart tireurs excellents, et en grande partiearmés de fusils à deux coups et de pistolets. C’était là le corpsdes éclaireurs, l’infanterie légère, les tirailleurs. Sansofficiers pour les commander, ils faisaient la guerre comme ilsavaient fait la chasse au gibier ou aux douaniers. Leur tactiqueétait simple : se porter rapidement le long des haies et desravins sur les ailes de l’ennemi et les dépasser. Alors, se cachantderrière les plus légers obstacles, ne tirant qu’à petite portée,et, grâce à leur adresse, abattant un homme à chaque coup, ilsdevenaient pour les troupes républicaines des assaillants aussidangereux qu’invisibles. Souvent une colonne se voyait décimée sansqu’il lui fût permis de combattre l’ennemi qui l’accablait.
Quinze ans plus tard, les soldats de l’empireretrouvaient dans la Catalogne un pendant à cette guerred’extermination. Les guérilleros avaient plus d’un point deressemblance avec les Vendéens.
La seconde classe de l’armée royaliste étaitcelle formée par les paysans les plus déterminés et les plusexercés, militairement parlant, au maniement du fusil. C’était lacohorte des braves, le bataillon sacré toujours en avant, toujoursle premier dans l’attaque et le dernier dans la retraite. Tandisque la majorité d’entre eux se dressait en muraille inébranlable enface de l’armée républicaine, une partie soutenait les tirailleurs,et tous attaquaient sur la ligne l’ennemi ; mais seulementlorsque les ailes commençaient à plier.
Une compagnie de ce bataillon portait le nomterrible et symbolique de « le Vengeur ». Renduspromptement illustres par leurs exploits, les héros du bataillonsacré ne marchaient que précédés de l’effroi qui mettait les bleusen fuite sur leur sanglant passage. Le Vengeur devaittomber anéanti, semblable au vaisseau son homonyme, sans laisserdebout un seul de ses hommes. C’était à Cholet que devait s’éleverson tombeau.
La troisième classe, composée du reste despaysans, la plupart mal armés, s’établissait en une masse confuseautour des canons et des caissons. La cavalerie, formée des hommesles plus intelligents et les plus audacieux, servait à ladécouverte de l’ennemi, à l’ouverture de la bataille, à lapoursuite des vaincus et des fuyards, et surtout à la garde du paysaprès la dispersion des soldats.
Quand les combattants se trouvaient réunispour une expédition au lieu qui leur avait été désigné, avantd’attaquer les bleus ou d’essuyer leur charge, la troupe entières’agenouillait dévotement, chantait un cantique, et recevaitl’absolution du prêtre qui, après avoir béni les armes, se mêlaitsouvent dans les rangs pour assister les blessés ou exciter lestimides en leur montrant le crucifix.
La manière de combattre des Vendéens nevariait jamais. Pendant que l’avant-garde se portait intrépidementsur le front de l’ennemi, tout le corps d’armée enveloppait lesrépublicains, et se dispersait à droite et à gauche au commandementde : « Égaillez-vous, les gars ! » Ce cercleinvisible se resserrait alors en tiraillant à travers les haies,et, si les bleus ne parvenaient point à se dégager, ils périssaienttous dans quelque carrefour ou dans quelque chemin creux.
Arrivés en face des canons dirigés contre eux,les plus intrépides Vendéens s’élançaient en faisant le plongeon àchaque décharge. « Ventre à terre, les gars ! »criaient les chefs. Et se relevant avec la rapidité de la foudre,ils bondissaient sur les pièces dont ils s’emparaient enexterminant les canonniers.
Au premier pas des républicains en arrière, uncri sauvage des paysans annonçait leur déroute. Ce cri trouvait àl’instant, de proche en proche, mille échos effroyables, et tous,sortant comme une véritable fourmilière des broussailles, desgenêts, des coteaux et des ravins, de la forêt et de la plaine, desmarais et des champs de bruyère, se ruaient avec acharnement à lapoursuite et au carnage.
On comprend quel était l’avantage desindigènes dans ce labyrinthe fourré du Bocage, dont eux seulsconnaissaient les mille détours. Vaincus, ils évitaient de même lapoursuite des vainqueurs ; aussi en pareil cas, les chefsavaient-ils toutes les peines du monde à rallier leurs soldats. Aureste, il ne fallait pas que la durée des expéditions dépassât unesemaine. Ce terme expiré, quel que fût le dénouement, le paysanretournait à son champ, embrasser sa femme et prendre unechemise blanche, quitte à revenir quelques jours après, avecune religieuse exactitude, au premier appel de ses chefs. Lerespect de ces habitudes était une des conditions du succès :on en eut la preuve, lorsque, le cercle des opérationss’élargissant, on voulut assujettir ces vainqueurs indisciplinés àdes excursions plus éloignées et à une plus longue présence sousles armes.
Tout Vendéen fit d’abord la guerre à sesfrais, payant ses dépenses de sa bourse, et vivant du pain de sonménage. Plus tard, quand les châteaux et les chaumières furentbrûlés, on émit des bons au nom du roi ; les paroisses secotisèrent pour les fournitures des grains, des bœufs et desmoutons. Les femmes apprêtaient le pain, et, à genoux sur lesroutes où les blancs devaient passer, elles récitaient leurchapelet en attendant les royalistes, auxquels elles offraientl’aumône de la foi.
Les paroisses armées communiquaient entreelles au moyen de courriers établis dans toutes les communes, ettoujours prêts à partir. C’étaient souvent des enfants et desfemmes qui portaient dans leurs sabots les dépêches de la plusterrible gravité, et qui, connaissant à merveille les moindresdétours du pays, se glissaient invisibles à travers les lignes desbleus.
En outre, les Vendéens avaient organisé unecorrespondance télégraphique au sommet de toutes les hauteurs, detous les moulins et de tous les grands arbres. Ils appliquaient àces arbres des échelles portatives, observaient des plus hautesbranches la marche des bleus, et tiraient un son convenu de leurcorne de pasteur. Une sorte de gamme arrêtée d’avance possédaitdifférentes significations, suivant la note émise par le veilleur.Le son, répété de distance en distance, portait la bonne oumauvaise nouvelle à tous ceux qu’elle intéressait. La dispositiondes ailes des moulins avait aussi son langage. Ceux de la montagnedes Alouettes, près les Herbiers, étaient consultés à toute heurepar les divisions du centre.
Les premiers jours de mars avaient vu éclaterla guerre. En moins de deux mois l’insurrection prit desproportions gigantesques, menaçant d’envahir l’ouest entier de laFrance. Des cruautés inouïes se commettaient au nom des deuxpartis, et plus le temps s’écoulait, plus la guerre avançait, plusla haine et la sauvagerie prenaient des deux côtés de force etd’ardeur. Pour répondre aux atrocités accomplies par le généralrépublicain Westerman, auquel Bonchamp ne donnait que l’épithète de« tigre », quatre cents soldats bleusprisonniers furent égorgés à Machecoul. Sauveur, receveur à LaRoche-Bernard, ayant refusé de livrer sa caisse aux insurgés quis’étaient emparés de la ville aux cris de « Vive leroi ! » fut attaché à un arbre et fusillé.
À partir du mois d’avril 1793, la Vendée,théâtre de la guerre, ne devint plus qu’un vaste champ de carnage.La proscription des Girondins, le 31 mai suivant, vint redonnerencore de la vigueur au soulèvement des populations et faireatteindre à la guerre civile toute l’apogée de sa rage.
Il y avait loin de la guerre qui se faisaitalors à celle commencée sous les auspices de La Rouairie, et quin’était, pour ainsi dire, qu’une intrigue de gentilshommes bretons.Le 7 juin, une proclamation au nom de Louis XVIII fut faite etlue à l’armée vendéenne, qui s’empara le jour même de Doué. Le 9,elle arriva devant Saumur, emporta la ville et força le lendemainle château à se rendre. Maîtres du cours de la Loire, lesroyalistes pouvaient alors marcher sur Nantes ou sur La Flèche,même sur Paris.
La France républicaine était dans une positiondésespérante. Au nord et à l’est, l’étranger envahissait son sol. Àl’ouest, ses propres enfants déchiraient son sein.
La Convention, pour résister aux révoltes deNormandie, de Bretagne et de Vendée, était obligée de disséminerses forces, par conséquent de les amoindrir.
Cathelineau, nommé généralissime des Vendéens,résolut de s’emparer de Nantes, défendue par le marquis deCanclaux. Une balle, qui tua le chef royaliste, sauva la ville enmettant le découragement parmi les assiégeants. Pendant plusieursjours, l’armée des blancs, désolée, demanda des nouvelles de celuiqu’elle appelait son père. Un vieux paysan annonça ainsi la mort dugénéral :
– Le bon général a rendu l’âme à qui lalui avait donnée pour venger sa gloire.
Cathelineau laissa un nom respecté :aucun chef plus que lui n’a représenté le caractère vendéen. On lesurnommait le « saint d’Anjou ».
Le 5 juillet, Westerman fut défait àChâtillon. Les 17 et 18, Labarollière fut battu à Vihiers. À la findu mois, l’insurrection, plus menaçante que jamais en dépit de sonéchec devant Nantes, dominait toute l’étendue de sonterritoire.
Biron, Westerman, Berthier, Menou, dénoncéspar Ronsin et ses agents, furent mandés à Paris. Beaucoup de gensne se faisaient point d’illusion : les dangers de laRépublique existaient en Vendée ; cette guerre réagissait surl’extérieur.
– Détruisez la Vendée, s’écriait Barrère,Valenciennes et Condé ne seront plus au pouvoir del’Autrichien ! Détruisez la Vendée, l’Anglais ne s’occuperaplus de Dunkerque ! Détruisez la Vendée, le Rhin sera délivrédes Prussiens. Enfin, chaque coup que vous frapperez sur la Vendéeretentira dans les villes rebelles, dans les départementsfédéralistes, sur les frontières envahies.
La Convention, dans une séance solennelle,crut ne pouvoir faire mieux que de fixer au 20 octobre suivant(1793) la fin de la guerre vendéenne, et elle accompagna son décretde cette énergique proclamation :
« Soldats de la liberté, il faut que lesbrigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du moisd’octobre ; le salut de la patrie l’exige, l’impatience dupeuple français le commande, son courage doit l’accomplir ! Lareconnaissance nationale attend à cette époque tous ceux dont lavaleur et le patriotisme auront affermi sans retour la liberté etla République ! »
Ainsi la Convention décrétait, par avance, lavictoire ; mais autre chose est de vaincre sur le papier, dansles conseils, ou de vaincre sur le champ de bataille. Legouvernement envoya d’autre généraux en Vendée, où Canclaux seproposait d’opérer un grand mouvement offensif et battaiteffectivement Bonchamp, dans le moment même où un décret ledestituait, ainsi qu’Aubert du Brayer et Grouchy.
Cependant l’armée de Mayence, ayant Kléber àsa tête, avançait à marches forcées. Le 18 septembre, ellerencontra à Torfou les royalistes. Le combat fut sanglant, et lesrépublicains battus après une lutte épouvantable.
Les Vendéens les appelaient, par dérision, les« Faïençais » ; mais les républicains ne devaientpas tarder à prendre leur revanche : la bataille de Cholet, laseule qui eut le caractère des batailles militaires, vint porter unrude coup aux royalistes. Elle eut lieu le 14 octobre. Tout y futcarnage, acharnement, héroïsme de part et d’autre. Les Vendéenss’élancèrent en courant en colonnes serrées sur une landedécouverte, et enfoncèrent d’abord les bataillons ennemis.
Un tourbillon de fuyards entraîna Carrier àcheval, et le représentant Merlin, brave et payant de sa personne,fit le service du canon ; mais les Mayençais accouraient labaïonnette en avant. Kléber, Marceau, Beaupuy, Haxo, semultipliaient et donnaient l’exemple. Tout était encore incertainsur le sort de la journée cependant, lorsque d’Elbée et Bonchamptombèrent grièvement blessés.
Alors la fortune se décida pour les Mayençais.Les Vendéens se dispersèrent, emmenant néanmoins avec eux lesprisonniers qu’ils avaient faits au commencement de l’action.
Quatre jours après, le 18 du même mois, lesbleus, marchant sur Beaupréau, entendirent tout à coup les crisde :
– Vive la République ! viveBonchamp.
C’étaient quatre mille prisonniers quirevenaient vers leurs camarades. Ils racontèrent que Bonchamp lesavait délivrés avant de rendre le dernier soupir : Bonchamp,en effet, étendu sur un matelas et expirant, avait dit auxVendéens, qui voulaient fusiller ces hommes :
– Grâce aux prisonniers ! Bonchampl’ordonne.
Puis il mourut. Bonchamp était l’homme le plusaimé, le plus vénéré de l’armée royaliste depuis la mort deCathelineau. Plus tard, Napoléon dit qu’il en avait été le meilleurgénéral.
Les Vendéens passèrent alors sur la rivedroite de la Loire, et les représentants écrivirent à laConvention : « La Vendée n’est plus ! » Ledécret qui ordonnait de terminer la guerre avant la fin d’octobreétait donc exécuté dès le 18 du mois. Les Parisiens se livrèrent àun enthousiasme sans pareil. Joie prématurée cependant. L’opinionde Kléber, qui prétendait que tout n’était pas fini, devaitl’emporter avec le temps.
Moins de quinze jours après, on apprit que lesVendéens existaient encore. Léchelle fut battu, Beaupuy mourutd’une balle en pleine poitrine. Le commandement des« bleus » fut donné à Chalbos, et les royalistes, prenantpour chef suprême La Rochejacquelein, avec Stofflet sous sesordres, attaquèrent Granville le 14 novembre. Ne réussissant pas àprendre la place, ils furent vengés par leurs succès à Pontorson, àDol et à Anhain, qui rallumèrent leur ardeur prête à s’éteindre.Les armées républicaines perdaient chaque jour du terrain sous lesordres d’Antoine Rossignol, célèbre par ses continuels revers, bienque le comité de Salut public l’appelât son « filsaîné ». Ce fut alors que, sur la proposition de Kléber,Marceau, à vingt-deux ans, devint général en chef de l’arméerépublicaine.
Les luttes opiniâtres allaient recommencerplus terribles que jamais, car la Bretagne vint à ce moment ausecours de sa sœur la Vendée. Jean Chouan, ou plutôt JeanCottereau, puisqu’il est plus connu sous ce nom, avait rejoint,avec ses bandes, l’armée de La Rochejacquelein à Laval, et leprince de Talmont était arrivé avec un renfort de cinq milleManceaux. Cette fois, la guerre allait changer de nom, et se nommerdéfinitivement la « chouannerie ».
Nous sommes en 1793, au mois de décembre, dansl’antique forêt de Saint-Gildas. Les arbres, dénués de feuilles,révèlent la rigueur de l’hiver ; le ciel gris menace delaisser tomber sur la terre ce manteau blanc que l’on nomme laneige, et que les savants nous ont appris être les vapeurs d’unnuage qui, se réunissant en gouttelettes, passent par des régionsplus froides, se congèlent en petites aiguilles, et, continuant dedescendre, se rencontrent, s’émoussent, se pressent ets’entrelacent pour former des flocons. Un vent du nord-ouest, froidet soufflant par rafales, s’engouffre dans la forêt et la faittrembler jusque dans ses profondeurs. Il est quatre heures du soir,et à cette époque de la saison, le crépuscule du soir commence àassombrir cette partie de l’hémisphère boréal où se trouve le vieuxmonde. La nuit va descendre rapidement.
Longeant la rive gauche de la Vilaine, unhomme vêtu du costume breton, portant au chapeau la cocarde noireet sur la poitrine l’image du sacré cœur, qui indique le chouan, sedirige vers la lisière de la forêt. Une paire de pistolets estpassée à sa ceinture de cuir qui supporte déjà un sabre sansfourreau ; une carabine est appuyée sur son épaule ; ilporte en sautoir une poire à poudre, et dans un mouchoir nouédevant lui quelques douzaines de balles de calibre.
Une large cicatrice, rose encore, sillonne sajoue droite et indique que cet homme n’est pas resté étranger à laguerre épouvantable qui déchire la province.
Au moment où nous le rencontrons, il se dirigevers la forêt de Saint-Gildas. Cette forêt était alors au pouvoirdes royalistes, comme tout le pays environnant jusqu’à Nantes, etles chouans y avaient établi un « placis ».
On désignait par ce nom de placis un campementde chouans dans une forêt. Les royalistes choisissaient pour celaune clairière de plusieurs arpents entourée d’abatis. Des cabanesde gazon, de feuillage, de bois mort, étaient bâties rapidement aumilieu de l’enceinte. Au centre on réservait un arbre, ou, à sondéfaut, on élevait un poteau sur lequel on plaçait une croixd’argent. Un autel de terre et de mousse était dressé au pied.
C’était dans le placis que se réfugiaient lesfemmes et les enfants qui avaient déserté leurs fermes et leursgranges pillées ou brûlées par les bleus. Les uns s’occupaient àmoudre du grain, les autres fondaient des balles. Les enfantstressaient des chapeaux ou fabriquaient des cocardes. Les placisservaient aussi d’ambulance pour les blessés et de quartier généralpour les chefs. Des sentinelles, dispersées dans les environs, quidans les genêts, qui sur les arbres, étaient toujours prêtes àdonner le signal d’alarme. Le placis de Saint-Gildas était commandépar M. de Boishardy.
Avant de s’engager dans la forêt, l’homme fitentendre le cri de la chouette. Un cri pareil lui répondit ;puis le son d’une corne, répété successivement, annonça au placisl’arrivée d’un paysan.
En pénétrant dans la clairière, le chouans’arrêta :
– Te voilà, mon gars ? dit un hommeen lui tendant la main. Tu as donc échappé aux balles desbleus ?
– Oui, mais il y en a deux ou trois quigarderont souvenir des miennes.
– Tu as été attaqué ?
– J’ai passé au milieu des avant-postesdu général Guillaume.
– Et tu n’as pas été blessé,Keinec ?
– Non, Fleur-de-Chêne.
– Ils ont tiré sur toi,pourtant ?
– Les balles m’ont sifflé auxoreilles.
– Le pauvre Jahoua va être bien heureuxde te revoir ; depuis douze jours que tu es parti, il ne parleque de toi.
– Comment va-t-il ?
– Mieux.
– Sa blessure est fermée ?
– Pas encore, mais cela ne tarderapas.
– Tant mieux.
– Ah çà ! vous vous aimez doncbien ?
– Comme deux gars qui ont voulu se tuerjadis et qui maintenant sacrifieraient leur existence pour sesauver mutuellement.
– C’est donc ça qu’on vous appelle lesinséparables ?
– Oui.
– Veux-tu venir le voir ?
– Non, il faut que je parle àM. de Boishardy.
– Cela ne se peut pas, il est enconférence avec trois autres chefs.
– Lesquels ?
– Tu les verras tout à l’heure quand ilsvont sortir.
– Dis toujours leurs noms !
– Non ! fit Fleur-de-Chêne ensouriant avec finesse.
– Pourquoi ne veux-tu pasparler ?
– Je tiens à te faire une surprise.
– Je ne te comprends pas, dit Keinec avecétonnement. Que peuvent me faire les noms des chefs qui sontlà ?
– J’ai idée qu’il y en aura un qui tefera sauter de joie.
– Eh bien, dis-le donc !
– Tu le veux ?
– Oui.
– Allons ! je ne veux pas te fairelanguir. D’abord, il y a Obéissant[1].
– Après ?
– Serviteur[2].
– Et puis ?…
– Devine !
– Comment veux-tu que jedevine ?
– Un ancien ami à toi.
– Marcof ? s’écria Keinec dont lesyeux brillèrent de joie.
– Lui-même !
– Oh ! le ciel soit béni !Depuis quand est-il ici ?
– Depuis deux heures.
– Et son lougre ?
– Il est près de Pénestin.
– Mène-moi près de Marcof,Fleur-de-Chêne !
– Tout à l’heure, mon gars. Je t’ai ditqu’il y avait conférence. Attends un peu !
– Eh bien, répondit Keinec, je vais voirJahoua. Tu m’appelleras dès que je pourrai entrer.
– Sois calme, mon gars.
Keinec remercia son compagnon, et se dirigeavers une petite cabane à la porte de laquelle travaillait une jeunefille.
– Bonjour, Mariic, dit Keinec.
– Bonjour, Keinec, répondit laBretonne.
– Jahoua est au lit ?
– Hélas ! oui, puisqu’il ne peut passe lever.
– Tu le soignes toujours bien ?
– Je fais ce que je puis, Keinec, et tonami est content.
– Merci, ma fille.
Keinec entra. Une petite table en bois blanc,et quelques matelas entassés dans un coin, formaient toutl’ameublement de la cabane. Une petite lampe éclairait ce modesteréduit.
Jahoua était étendu sur le lit. Sa figure,pâle et amaigrie, décelait la souffrance. Un linge ensanglanté luientourait la tête et cachait une partie de son front. Un autre luibandait le bras droit. En voyant entrer Keinec, sa figure exprimaun profond sentiment de joie, et, se soulevant avec peine, il luitendit les deux bras.
– Comment vas-tu ? demanda Keinec ens’asseyant sur le pied du lit.
– Aussi bien que possible, et mieuxencore depuis que je te vois revenu.
– Brave Jahoua !
– Dame ! Keinec, c’est que je t’aimemaintenant autant que je t’ai détesté autrefois.
– Et moi, Jahoua, quand je songe que j’aifailli te tuer, j’ai envie de me couper le poignet.
– Ne pensons plus à nous. Tu viens de laCornouaille ?
– Oui.
– Eh bien ? Aucunenouvelle ?
– Aucune !
– Elle sera morte !
– Assassinée par les bleus,peut-être !
– Pauvre Yvonne ! murmura leblessé.
Deux grosses larmes coulèrent lentement surses joues, tandis que Keinec fermait si violemment ses mains queles ongles de ses doigts s’enfonçaient dans les chairs. Les deuxhommes étaient plongés dans de sombres pensées.
Après un silence, Jahoua leva la tête.
– Tu as été à Fouesnan ?demanda-t-il.
– Oui, dit Keinec.
– Et tu n’as rien entendu dire ?
– Le village est brûlé, les gars sontsauvés, je n’ai vu personne.
– Et à Plogastel ?
– Rien non plus.
– Et le vieil Yvon ?
– Il est mort.
– Mort ! répéta Jahoua.
– Mort ! il y a sept mois.
– Pauvre homme ! le chagrin l’auratué !
– Non, dit sourdement le jeune Breton, iln’est pas mort de chagrin dans son lit, il a été assassiné dans lesgenêts.
– Assassiné ! s’écria Jahoua ;par qui donc ?
– Par les patriotes de Rosporden !Un soir que le pauvre vieux revenait de Quimper, où il s’étaitrendu, espérant toujours recueillir quelques nouvelles de sa fille,il a été arrêté par une troupe de sans-culottes de Rosporden, quirentraient en ville après avoir été fraterniser, comme ils disent,avec les brigands de Quimper. Ils ont voulu lui faire crier :« Vive la République ! » Yvon n’a pasvoulu. Les autres ont insisté. Tu connaissais le vieuxpêcheur ; tu penses si on pouvait le faire céder facilement.Aux sommations des autres, il répondit invariablement par les crisde : « Vive le roi ! » Les banditsexaspérés le contraignirent à se mettre à genoux, et comme Yvon nese rendait pas à leurs ordres réitérés de crier comme eux et aveceux, trois patriotes se jetèrent sur lui, le terrassèrent, legarrottèrent, et, l’attachant ensuite à un arbre, le prirent pourcible. Les lâches déchargèrent en riant leurs fusils sur levieillard. Le lendemain, on retrouvait son cadavre, et les troispatriotes se vantaient hautement dans le pays de leurexpédition.
– Ah ! dit Jahoua, nous saurons unjour le nom de ces infâmes.
– Je les ai sus, moi, réponditKeinec.
– Alors nous vengerons Yvon !
– C’est fait !
– Que dis-tu, mon gars ?
– Je dis que je me suis rendu àRosporden ; que je m’y suis caché trois jours de suite. Ledeuxième jour, à la nuit tombante, je me suis glissé dans la maisonqu’habitaient ensemble deux des assassins d’Yvon. L’un d’euxdormait, je l’ai poignardé. L’autre a voulu crier et se défendre,je lui ai brisé le crâne d’un coup de ma hache. Le lendemain, jem’embusquai en guettant le troisième, et la balle de ma carabinel’atteignit en pleine poitrine. Il est tombé sans pousser unsoupir. Yvon était vengé. La mission que m’avait confiéeM. de Boishardy avait été remplie quelques joursauparavant ; rien ne me parlait d’Yvonne ; je partis, etme voilà !
Jahoua serra silencieusement la main deKeinec. Le jeune homme reprit :
– Je suis allé aussi à la baie desTrépassés.
– Et Carfor ?
– Il n’a pas reparu.
– Keinec, dit Jahoua, quand je pensecomment cet homme nous a échappé, je suis tenté de croire à lavertu de ses sortilèges.
– C’est étrange, en effet.
– Quand nous l’avons forcé à nous dire cequ’était devenue Yvonne, il était brisé par la douleur.
– Je me souviens. Et même nous l’avionsporté dans cette crevasse des falaises dont nous avions fermél’ouverture.
– Oui ; et nous devions l’yretrouver ! il devait mourir là !
– Le lendemain, cependant, il n’y étaitplus.
– Et personne ne l’avait vu dans lepays.
– Qui a pu le délivrer ?
– Oh ! c’est incroyable de penserqu’un autre ait été le découvrir dans cet endroit.
– D’autant plus incroyable, que personnen’osait descendre dans la baie.
– Et pourtant il n’y était plus.
– Il aura appelé le diable à sonaide !
En ce moment Fleur-de-Chêne entra dans lacabane.
– Viens ! dit-il à Keinec.
Le jeune homme s’empressa de le suivre, aprèsavoir promis à Jahoua de revenir promptement.
Keinec et son guide traversèrent le placis, etpénétrèrent dans le réduit qui servait d’habitation au chef. Unpaysan en gardait l’entrée.
– Attends ! fit Fleur-de-Chêne enlaissant Keinec sur le seuil, et en disparaissant dansl’intérieur.
Mieux disposée que les autres, la cabane étaitdivisée en deux compartiments. Fleur-de-Chêne reparut promptementdans le premier.
– Faut-il entrer ? demandaKeinec.
– Pas encore ; dans quelques minuteson t’appellera.
Keinec s’appuya contre le tronc d’un arbrevoisin. On entendait confusément un bruit de voix animéess’échapper de l’intérieur.
La demeure du chef n’était pas mieux meubléeque celle des soldats. Dans la première pièce, un banc de bois etune petite table. Dans la seconde, celle-ci était la chambre àcoucher, une paillasse de fougère étendue dans un angle. Cinq ousix chaises et une vaste table en chêne composaient le reste del’ameublement. Cinq hommes étaient assis autour de la table surlaquelle était étendue une carte détaillée de la Vendée et de laBretagne. Quatre d’entre eux portaient un costume à peu prèssemblable, un peu plus élégant que celui des paysans, mais fortdélabré par les fatigues de la guerre et par le séjour dans lesbois. Le cinquième seul semblait très soigné dans sa mise. Ilportait des bottes molles, une veste brodée, une culotte de peau etun habit de velours cramoisi. Un panache vert s’épanouissait surson chapeau, et il tenait à la main un mouchoir de fine batiste. Lepremier, celui qui tenait le haut bout de la table, étaitM. de Boishardy. Le second étaitM. de Cormatin. Le troisième, M. de Chantereau.Le quatrième, l’homme au panache et au mouchoir, était le marquisde Jausset, récemment arrivé de l’émigration, et qui n’avait encorepris aucune part aux affaires actives. Il était envoyé par le comtede Provence. Enfin, en dernier venait Marcof, dont l’œilintelligent échangeait souvent avec celui de Boishardy de nombreuxsignes qui échappaient à leurs interlocuteurs.
La conférence touchait à son terme.MM. de Cormatin et de Chantereau venaient de se lever.Boishardy leur remit à chacun une feuille de papier sur laquelle selisaient des caractères d’impression.
– N’oubliez pas, leur dit-il, de faireplacarder ce décret partout, c’est un puissant auxiliaire pournotre cause.
– Quel décret, mon très cher ?demanda le marquis d’une voix grêle et avec un accent traînard quicontrastait étrangement avec la voix rude et le ton ferme etimpératif de Boishardy.
– Le décret de la Convention, dont jevous parlais tout à l’heure.
– Vous plairait-il de lerelire ?
– Volontiers.
Boishardy ouvrit l’une des feuilles.
– Décret du 31 juillet 1793, dit-il.
– Mais, interrompit Marcof, si ce décreta quatre mois de date, il doit être connu de tous.
– Non pas, capitaine. Ce décret porte ladate du 31 juillet, mais il paraît qu’il est resté longtemps encarton à Paris, car il n’est arrivé ici et n’a été placardé qu’il ya quinze jours.
– Continuez alors.
Boishardy reprit :
– Je vous fais grâce des considérants,messieurs. Il y en a deux pages, dans lesquels ces banditsassassins de la Convention nous traitent de brigands,d’aristocrates ; j’en arrive aux arrêtés, les voici :
Arrêtons et décrétons ce qui suit :
« 1º Tous les bois, taillis et genêts dela Vendée et de la Bretagne seront livrés aux flammes ;
« 2º Les forêts seront rasées ;
« 3º Les récoltes coupées et portées surles derrières de l’armée ;
« 4º Les bestiaux saisis ;
« 5º Les femmes et les enfants enlevés etconduits dans l’intérieur ;
« 6º Les biens des royalistes confisquéspour indemniser les patriotes réfugiés ;
« 7º Au premier coup du tocsin, tous leshommes, sans distinction, depuis seize ans jusqu’à soixante,devront prendre les armes dans les districts limitrophes, souspeine d’être déclarés traîtres à la patrie et traités comme telspar tous les bons patriotes. »
Boishardy jeta le papier sur la table.
– Qu’en pensez-vous, messieurs ?demanda-t-il ; la Convention pouvait-elle mieux agir, et nosgars, en lisant ou en écoutant les termes de ces articles, ne sedéfendront-ils pas jusqu’à la mort ?
– Sans doute ! réponditCormatin.
– Permettez, fit le marquis en s’éventantgracieusement avec son mouchoir. Tout cela est bel et bon, mais cen’est pas suffisant. Il faut écraser la République et remettre surle trône nos princes légitimes.
– C’est ce à quoi nous tâchons, monsieur,dit Chantereau.
– Et vous n’y parviendrez qu’en suivantune autre marche.
– Laquelle ? demanda Boishardy ensouriant ironiquement.
– Il faut d’abord élire des chefs.
– Nous en avons.
– Mais j’entends par chefs des hommes denaissance.
– Douteriez-vous de la mienne ?
– Dieu m’en garde, monsieur deBoishardy ! Seulement, vous reconnaîtrez qu’il y a en Francedes noms au-dessus du vôtre.
– Où sont-ils, ceux-là ?
– À l’étranger.
– Eh bien, qu’ils y restent !
– Sans eux vous ne ferez rien de bon,cependant.
– Qu’ils viennent, alors ! s’écriaMarcof en frappant sur la table.
– Ils viendront, messieurs, ilsviendront !
– Quand il n’y aura plus rien à faire,n’est-ce pas, monsieur le marquis ?
– Vous prenez d’étranges libertés, moncher.
– Marcof a raison, interrompit Boishardy.Nous commençons à être fatigués de cette émigration qui ne faitrien, qui parle sans cesse, et qui, lorsque nous aurons prodiguénotre sang pour rétablir la monarchie, viendra, sans nous honorerd’un regard, reprendre les places qu’elle dira luiappartenir ! Morbleu ! qu’elle les garde donc ces places,ou tout au moins qu’elle les défende ! Pourquoi a-t-elle prisla fuite, cette émigration qui doit tout abattre ? Est-ce ledevoir d’un gentilhomme d’abandonner son roi lorsque le dangermenace ? Répondez, monsieur le marquis ! Vous prétendezque les émigrés veulent venir en Bretagne. Qui les enempêche ? qui s’oppose à leur venue parmi nous ? qui lesretient de l’autre côté du Rhin, où il n’y a rien à faire ?Pourquoi ces retards ? Est-ce d’aujourd’hui, d’ailleurs,qu’ils devraient songer à combattre dans nos rangs et à donner leursang comme nous avons donné le nôtre ? Leur place n’est-ellepas auprès de nous ? Encore une fois, monsieur,répondez !
Boishardy s’arrêta. Cormatin et Chantereauapprouvaient tacitement. Marcof reprit la parole sans laisser letemps au marquis d’articuler un mot.
– Quand monsieur de Jausset a parléd’hommes de naissance pour commander, dit-il, il a dirigé sesregards vers moi.
– Après ?… fit dédaigneusement lemarquis.
– Je lui demanderai donc ce qu’il avaitl’intention de dire.
– C’est fort simple. Il y a ici uneconfusion de rangs incroyable, vous avez obéi à un Cathelineau.Vous avez pour chefs des gens nés pour pourrir dans les gradesinférieurs.
– Comme moi, n’est-ce pas ?
– Comme vous, mon cher.
Marcof pâlit. Boishardy voulut s’interposer,le marin l’arrêta.
– Ne craignez rien, dit-il ; jetraite les hommes suivant leur valeur, et je ne me fâche que contreles gens qui en valent la peine.
Puis, se tournant vers le marquis :
– Monsieur, continua-t-il, vos amis deGand et de Coblentz nous considèrent, nous, les vrais défenseurs dutrône, comme des laquais qui gardent leurs places au spectacle. Sivous leur écrivez, rappelez-leur ce que je vais vous dire ;et, si vous ne leur écrivez pas, faites-en votre profitvous-même.
– Qu’est-ce donc, je vous prie ?
– C’est que, n’ayant rien fait, ils n’ontdroit à rien, et qu’ils ne pourront être désormais quelque chosequ’avec notre permission et notre volonté.
– Très bien ! dirent les autreschefs.
– Et quant à vous, monsieur, vous n’aurezle droit de parler ici, devant ces messieurs, devant moi, que quandvous aurez accompli seulement la moitié de ce que chacun de nous afait. Je ne vous en demande que la moitié, attendu que je vouscrois incapable d’en essayer davantage.
– Et moi, répondit le marquis, je vouspréviens qu’à partir de ce jour vous n’êtes qu’un simplesoldat.
– En vertu de quoi ?
– En vertu de ceci.
Et le gentilhomme posa un papier plié sur latable.
– Qu’est-ce que cela ? demandaBoishardy.
– Une commission de monseigneur le régentdu royaume, Son Altesse Royale le comte de Provence.
– Un brevet de maréchal de camp, fitBoishardy en lisant froidement le papier et en le rendant aumarquis.
– Vous comprenez ?
– Je comprends que ce grade vous seraaccordé quand nous aurons vu si vous en êtes digne.
– En doutez-vous ?
– Certainement.
– Vous m’insultez ! s’écria lemarquis en portant la main à la garde de son épée.
– Il ne peut y avoir de duel ici,répondit Boishardy avec dédain.
– Pardon ! je croyais être entregentilshommes. Mais répondez nettement. Refusez-vous oui, ou non,de m’obéir ?
– Oui, mille fois oui !
– Je me plaindrai ; j’en appelleraiaux royalistes.
– Faites.
– On vous retirera vos troupes, monsieurde Boishardy.
– Si vous demandez cela, priez Dieu de nepas réussir, monsieur le marquis de Jausset.
– Et pourquoi ?
– Parce que, s’écria Boishardy avecvéhémence, je vous ferais fusiller avec votre brevet sur lapoitrine.
– Vous oseriez ?
– N’en doutez pas.
– Et M. de Boishardy aparfaitement raison, ajouta Cormatin. Jusqu’ici, monsieur lemarquis, nous nous sommes passés de l’émigration, et nous sauronsnous en passer encore. Je vous engage à retourner à Gand :c’est là qu’est votre place. Mais gardez-vous de pareillesrodomontades devant d’autres chefs. Tous n’auraient pas la patiencede mon ami, et, tout gentilhomme que vous êtes, vous pourriez bienêtre accroché à une branche de chêne.
– Messieurs ! messieurs !s’écria le marquis blême de colère, il faut que l’un de vous merende raison de tant d’insolence !
– Assez ! fit Boishardy.
Il appela Fleur-de-Chêne en entr’ouvrant laporte. Le paysan accourut.
– Tu vas prendre dix hommes avec toi etescorter monsieur, continua-t-il en désignant le marquis. Tu lemèneras à La Roche-Bernard, et là monsieur s’embarquera pour alleroù bon lui semblera.
Le marquis se leva brusquement et sortit sansdire un mot.
– Tonnerre ! s’écria Marcof, on osenous envoyer de pareils hommes avec des brevets dans leurpoche.
– Les émigrés sont fous, ditChantereau.
– Pis que cela, répondit Boishardy, ilssont ridicules ! Mais oublions cette scène et reprenons notreconversation au moment où cet imbécile empanaché est venu nousinterrompre. Vous, Cormatin, quelles nouvelles de laVendée ?
– Mauvaises, répondit le chouan ens’avançant. Depuis la bataille de Cholet, Charette s’est tenu isolédans l’île de Noirmoutier, dont il a fait son quartier général. Ily a quelques jours seulement, il apparut dans la haute Vendée poury recruter des hommes. Un conseil tenu aux Herbiers l’a confirmédans son commandement en chef.
– Mais, dit Boishardy, n’a-t-il pas vu LaRochejacquelein ? Celui-ci est passé ici se rendant en Vendéecependant ; et, depuis, je n’en ai pas eu de nouvelles.
– Si ; ils se sont vus àMaulevrier.
– L’entrevue a été mauvaise. Ils nes’aiment pas.
– Oh ! s’écria Marcof ;toujours la même chose donc ; ici comme parmi les bleus !Quoi ! Charette et La Rochejacquelein ne réunissent pas leursforces ? Ils font passer l’intérêt personnel avant le salut dela royauté, les causes particulières avant la cause commune ?De stupides rancunes, de sots orgueils l’emportent sur le bien dela patrie ?
– La Rochejacquelein a repassé la Loire,continua Cormatin.
– Et, ajouta Chantereau, il marche sur leMans.
– Où il trouvera Marceau, Kléber etCanuel avec des forces triples des siennes ! dit Marcof.Enfin, espérons en Dieu, messieurs.
– Et attendons ici les résultats de cettemarche nouvelle, ajouta Boishardy. La Rochejacquelein m’a ordonnéde garder à tout prix ce placis, qui renferme d’abondantesmunitions et offre une retraite sûre en cas de revers. Vous,Cormatin, et vous Chantereau, regagnez vos campements ettenez-vous, prêts à agir et à vous replier sur moi au premiersignal. Adieu, messieurs ! fidèles toujours et quand même,c’est notre devise. Que personne ne l’oublie !
Les deux chefs prirent congé et s’éloignèrent.Marcof et Boishardy demeurèrent seuls. Il y eut entre eux un courtinstant de silence. Puis, Boishardy s’approchant vivement dumarin :
– Vous avez donc été à Nantes ?dit-il.
– Oui, répondit Marcof.
– Si vous aviez été reconnu ?
– Eh ! il fallait bien que j’yallasse, aurais-je dû affronter des dangers mille fois plusterribles et plus effrayants.
– Vous vouliez tenter de revoir Philippe,n’est-ce pas ?
– Oui.
– Avez-vous réussi ?
– Malheureusement non.
– Ainsi, il est toujours dans lesprisons ?
– Toujours.
– Et cet infâme Carrier continue à mettreen pratique son système d’extermination ?
– Plus que jamais.
– Philippe est perdu, alors ?
– Perdu, si je ne parviens à le sauveravant huit jours.
– Le sauver ! Est-cepossible ?
– Je n’en sais rien.
– Mais vous le tenterez ?
– Je partirai pour Nantes demainmême.
– C’est une folie ! C’est tenter leciel par trop d’imprudence.
– Folie ou non, je le ferai. Je sauveraile marquis de Loc-Ronan, ou nous mourrons ensemble.
– Quels sont vos projets ?
– Tuer Carrier, répondit Marcof sans lamoindre hésitation.
– Mais vous ne parviendrez jamais jusqu’àlui !
– Peut-être.
Boishardy se promena avec agitation dans lachambre, puis revenant se poser en face de Marcof :
– Vous partez demain ? dit-il.
– Oui.
– Vous pensez qu’avant huit jours d’icivous aurez sauvé Philippe ?
– Ou que nous serons morts tous deux.
– Bien !
– Vous m’approuvez, n’est-cepas ?
– Je fais mieux.
– Comment cela ? dit Marcofétonné.
– Je vous aide.
– Je n’ai pas besoin de monde ; j’ailaissé mes hommes à bord de mon lougre.
– Non ; mais vous avez besoin d’unbras et d’un cœur dévoués qui vous secondent et agissent comme unautre vous-même si, par malheur, vous succombiez.
– Oui, c’est vrai.
– Avez-vous choisi quelqu’un ?
– Personne encore.
– Alors ne choisissez pas !
– Pourquoi ?
– Parce que j’irai avec vous.
– Vous, Boishardy ?
– Moi-même.
– Mais…
– Ne voulez-vous pas de moi pourcompagnon ?
– Si fait ! tonnerre ! à nousdeux nous le sauverons.
Et Marcof, prenant Boishardy dans ses brasnerveux, le pressa sur sa poitrine, tandis que des larmes dereconnaissance glissaient sous ses paupières.
M. de Boishardy connaissait Marcofdepuis longtemps. Comme tous les braves cœurs qui s’étaient trouvésen contact avec cette nature si loyale, si franche et si forte,M. de Boishardy s’était épris pour le marin d’une amitiéétroite et vive. L’expansion de Marcof le toucha profondément. Cesdeux hommes, au reste, étaient bien faits pour se comprendre ets’aimer. D’une bravoure à toute épreuve, d’une hardiesse à défiertoutes les témérités, d’un sens droit, d’un coup d’œil ferme etrapide, tous deux étaient créés pour la vie d’aventurier dans cequ’elle a de noble et de périlleux.
M. de Boishardy est certes l’un despersonnages historiques de la chouannerie qui ont légué le plus desouvenirs vivaces sur la vieille terre bretonne. Gentilhommeobscur, peu soucieux des plaisirs de la cour, il avait vu sajeunesse s’écouler dans une existence toute rustique. À vingt ans,il avait servi comme officier dans le régiment deroyale-marine ; cinq ans plus tard, il donnait sa démission etrentrait dans ses terres. Grand amateur de gibier et de beautéschampêtres, il chassait le loup, le sanglier et les jeunes filles,lorsque éclatèrent les premiers troubles de l’Ouest. Fermementattaché à son roi, il avait songé tout d’abord à lever l’étendardde l’insurrection.
Comme tous les hommes dont la destinée est dedevenir populaire, il avait été doué par la nature de vertusréelles ; à côté de chacune se trouvait un défaut qui luiservait pour ainsi dire de repoussoir. Subissant les lois de sespassions, il faisait bon marché de la vie d’un homme, lorsque cethomme se dressait sur sa route comme un obstacle, et que, pourpasser, il fallait l’abattre et marcher sur son cadavre. Énergique,vigoureux et puissant, il avait à un haut degré la générosité de laforce.
Ses aventures amoureuses l’avaient renducélèbre dans les paroisses. À sa vue, les mères tremblaient, lesmaris pâlissaient, mais les jeunes filles et les jeunes femmessouriaient en faisant une gracieuse révérence au don Juanbas-breton, qui faisait le sujet de bien des causeries intimes aubord de la fontaine et le soir sous la saulaie.
Boishardy inspirait deux sentiments opposésaux paysans. Les uns le redoutaient à cause de sa force et de sonaudace, les autres l’admiraient à cause de sa bravoure et de sonadresse. Tous l’aimaient pour sa familiarité franche et cordiale,ses élans de rude bonté et sa gaieté entraînante. À quinze lieues àla ronde chacun en parlait et chacun voulait le voir.
Cette popularité lui devint d’un puissantsecours lorsqu’il voulut soulever le pays. Mêlé d’abord auxintrigues de La Rouairie, ainsi que nous l’avons vu, il se lança àcorps perdu dans le soulèvement de 1793, dès que la Vendée eutarboré l’étendard de la contre-révolution, et il ne tarda pas àdevenir l’un des chefs les plus renommés et les plus redoutés de lachouannerie bretonne. Charette se mit en rapport avec lui ;Jean Chouan l’écoutait souvent comme un oracle ; LaRochejacquelein était son ami. En avril, Boishardy avait débuté parparcourir les fermes et les communes, en appelant les paysans auxarmes.
– C’est à vous de voir, leur disait-il,si vous voulez défendre vos enfants, vos femmes, vos biens et voscorps, et si vous n’aimez pas mieux obéir à un roi qu’à un ramassisde brigands qui forment la Convention nationale.
La plupart de ceux auxquels il s’adressaitn’hésitèrent pas à marcher. Ses premiers et rapides succès contreles bleus entraînèrent les autres, si bien qu’en quinze jours il setrouva à la tête d’une petite armée, et bientôt il alla rejoindreCathelineau sous les murs de Nantes. Son nom, son titre d’ancienofficier, sa force prodigieuse, sa hardiesse et son intrépidité,lui valurent promptement un commandement supérieur dans l’arméevendéenne.
Après la mort de Cathelineau, lorsque lesroyalistes furent rejetés de l’autre côté de la Loire, Boishardyfut chargé de la périlleuse mission de garder et d’observer tout lehaut pays, de Saint-Nazaire à Redon. La Rochejacquelein, comptantsur lui plus peut-être que sur aucun autre chef, lui confia sesmunitions, ses réserves d’artillerie et ses papiers les plusimportants, puis il lui ordonna de s’établir à Saint-Gildas, aumilieu de la forêt, et de garder ses précieux dépôts jusqu’à ce quela guerre prît une nouvelle face. Les royalistes, tout en marchantà l’est, espéraient toujours repasser bientôt en Vendée etreconquérir le territoire envahi par les bleus. L’espèce de relaisformé par Boishardy leur devenait donc de la plus grande utilité.Aussi, en dépit de son ardeur et de sa soif des combats, le bravegentilhomme était-il forcé depuis quelque temps à demeurer dans uneinaction presque complète, opposée à sa fiévreuse nature. Le projetde Marcof d’aller à Nantes délivrer le marquis de Loc-Ronan luisouriait donc d’autant mieux qu’il le mettait à même de payer de sapersonne et de se rapprocher des ennemis de sa cause.
À peine venait-il de prendre cette résolution,que Fleur-de-Chêne entra dans la pièce. Il attendaitrespectueusement que son chef l’interrogeât. Boishardy lui fitsigne d’approcher.
– Ne m’as-tu pas dit que quelqu’undésirait me parler ? demanda-t-il.
– Oui, commandant.
– Qui cela ?
– Celui de nos gars que vous aviez envoyéen mission il y a près de quinze jours.
– Il est revenu ?
– Il arrive à l’instant.
– Bien !
– Faut-il le faire entrer ?
– Oui, répondit Boishardy, et seretournant vers Marcof : nous allons avoir des nouvelles de laCornouaille, dit-il.
– Et de La Bourdonnaie ? ajoutaMarcof.
– Oui.
– Qui donc avez-vous envoyé là ?
– Un homme sûr.
– Qui se nomme ?
– Keinec.
– Tonnerre !… qu’il entrevite !
Fleur-de-Chêne sortit et Keinec pénétra prèsdes deux chefs. En voyant Marcof, le jeune homme ne put retenir unmouvement de joie ; le marin lui tendit les mains par un gestetout amical, et comme Keinec les saisit pour les lui baiser, Marcofl’arrêta vivement en le pressant sur sa poitrine. Boishardy lesregardait avec étonnement.
– Vous connaissez donc Keinec ?demanda-t-il à Marcof.
– Oui, répondit le marin ; son pèrem’a arraché à la mort et a été tué en me sauvant ; lui-mêmem’a rendu de grands services ; enfin c’est un enfant auquelj’ai appris à combattre et que je regarde comme mon matelot.
– Tant mieux ! car Keinec est unbrave cœur et un gars solide. J’ai été, moi aussi, à même del’apprécier.
En entendant ce double éloge, Keinec rougit deplaisir. Boishardy s’assit, et, s’adressant au jeunehomme :
– Tu as accompli ta mission ?dit-il.
– Oui, commandant.
– Tu as vu La Bourdonnaie ?
– Je l’ai vu.
– Quelles nouvelles de laCornouaille ?
– Les bleus ravagent toujours lepays ; la guillotine est en permanence à Brest commeailleurs ; ils tuent, ils tuent tant que le jour dure.
– Après ?
– Ceux d’Audierne, de Rosporden et deQuimper ont traqué les gars dans les forêts.
– Ils les ont pris ?
– Quelques-uns ont été arrêtés etmassacrés.
– Et Yvon ? fit Marcof vivement.
– Il est mort !
– Tué ?
– Martyrisé par lesrépublicains !
– Tonnerre ! s’écria le marin enprenant sa tête dans ses mains par un magnifique mouvement decolère.
– Fouesnan, Penmarckh, Plogastel,Plomélin, Tréogat, Plohars, ont été réduits en cendres ; leshabitants se sont sauvés dans les forêts.
– Et que fait le comte de LaBourdonnaie ? demanda Boishardy.
– Il ravage aussi les campagnes etdétruit tout ce qui appartient aux amis des bleus ; il brûletout et coupe les communications dans l’intérieur ; lesconvois des républicains sont tous arrêtés par nos gars et nepeuvent plus arriver à Brest. Avant un mois, la ville sera prisepar la famine.
– C’est tout ?
– Non.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Un papier que je dois vousremettre.
Keinec ôta sa veste, déchira la doublure et enretira une feuille de parchemin. Boishardy avança vivement la mainpour la prendre ; il l’ouvrit et la parcourut avec uneattention extrême. C’était une sorte de feuille d’appel disposéed’une façon bizarre. Sur une première colonne, on lisait desnoms ; sur une seconde, la désignation exacte et détaillée dela position politique et financière de chacun des individusdésignés ; enfin suivaient les indications nombreusesrelatives à la demeure, au pays, à la ville ou au village habitéspar chacun d’eux. Puis, devant tous les noms sans exception, onvoyait, tracée à l’encre rouge, une des lettres : S. – R. –T.
– Qu’est-ce que cela ? fit Marcof ense penchant en avant.
– Les noms de ceux qui, depuis Brestjusqu’à La Roche-Bernard, en suivant le littoral, s’obstinent à nevouloir pas prendre les armes.
– Et que veulent dire ceslettres ?
– S. – R. – T. ?
– Oui.
– Surveiller, Rançonner, Tuer.
– Je comprends.
– Je vais faire copier cette liste etexpédier des doubles à tous nos amis du pays de Vannes. Avant troisfois vingt-quatre heures, chaque individu désigné sera traité enconséquence.
– Est-ce que de pareilles mesures ontdéjà été prises ?
– Oui.
– Avec succès ?
– Certes.
Marcof fit un geste d’étonnement.
– Désapprouvez-vous cette façond’agir ? demanda Boishardy.
– Non, répondit le marin ; mais jesuis surpris que l’on fasse ainsi marcher des hommes et qu’ils serallient à ceux qui les menacent ou qui frappent.
– Que voulez-vous ? le résultat estcontre vous.
– C’est possible ; mais je n’auraispas confiance en mes troupes si je commandais à de pareilssoldats.
– Bah ! après deux ou troisrencontres avec les bleus, ils se battent aussi bien que lesautres. Et puis, d’ailleurs, nous allons en avant. Pouvons-nousrisquer de laisser des traîtres derrière nous ?
– C’est juste.
– Donc, le temps d’expédier unedemi-douzaine de nos courriers féminins, et je suis à vous pour cequi nous est personnel.
Boishardy se plaça devant la table et prit despapiers.
– Mais, fit observer Marcof, pouvez-vousbien vous absenter huit jours ? Le placis se passera-t-il devous ?
– Sans aucun doute.
– Votre absence, cependant, peut nuire àla sécurité générale.
– Elle sera ignorée, répondit Boishardy àvoix basse en désignant Keinec.
– Ne craignez pas de parler devant lui.Je réponds de Keinec, dit Marcof à voix basse. D’ailleurs, puisquevous voulez venir avec moi, il est bon je pense, que quelqu’un iciconnaisse l’endroit où nous sommes.
– Cela est vrai. Vous avez raison. Ilfaut que l’on sache où nous trouver, ou du moins où nous seronsallés tous deux.
– Autant Keinec qu’un autre pour luiconfier ce secret.
– Mieux qu’un autre, même, réponditBoishardy.
Puis s’adressant au jeune homme.
– Écoute, continua-t-il, je vais mettrenotre existence à tous deux entre tes mains. Un seul mot de toipourra nous perdre si ce mot est entendu d’un bleu ou d’un traître.Marcof et moi nous partirons cette nuit pour Nantes. Pour tous nosgars, à l’exception de Fleur-de-Chêne, il faut que nous soyonsallés près de La Rochejacquelein. Tu comprends ?
– Parfaitement, répondit l’amoureuxd’Yvonne.
– Songe que la moindre indiscrétion peutnous perdre ; si, en mon absence, on attaquait le placis, tudirais à nos hommes de tenir ferme et que tu vas me prévenir, quetels sont mes ordres. Alors tu courrais près de Cormatin et tu luiannoncerais à lui seul notre absence, en l’invitant à venir prendrele commandement du placis. Il viendrait. Je donnerai desinstructions semblables à Fleur-de-Chêne, afin qu’en cas de malheurl’un de vous puisse agir. Et maintenant, comme nous allons àNantes, comme nous nous risquons dans l’antre de Carrier, il estfort possible que nous n’en revenions pas. Si dans dix jours tu nenous avais pas revus, tu irais trouver M. de LaRochejacquelein et tu lui remettrais le papier cacheté que jelaisserai dans le tiroir de cette table. À défaut de LaRochejacquelein, tu t’adresserais à Stofflet. Tu entends bien,n’est-ce pas ?
– Oui, commandant.
– Nous pouvons nous fier à toi ?
– Eh bien ! non, dit résolumentKeinec.
– Comment ! s’écria Boishardystupéfait, tandis que Marcof faisait un geste d’étonnement.
– Je dis qu’il vous faut prendre un autreconfident, fit le jeune homme d’un ton ferme.
– Pourquoi ?
– Je vais vous le dire, commandant.
Et Keinec s’approcha solennellement des deuxhommes.
– Vous venez de me confier que vousalliez à Nantes ? dit le jeune homme d’un ton respectueux maisparfaitement ferme et déterminé.
– Oui, mon gars, répondit Boishardy enregardant avec étonnement son interlocuteur.
– Avec Marcof ?
– Oui encore.
– J’irai avec vous.
– Toi !
– Sans doute. Vous allez dans la cavernede Carrier, comme vous le dites vous-même. Il y a dix-neuf chancessur vingt pour que vous vous laissiez emporter par votreindignation, et que vous soyez menacés. Un bras de plus aidetoujours. Acceptez le mien.
Boishardy regarda Marcof. Keinec surprit cecoup d’œil, et saisissant la main du marin :
– Marcof, lui dit-il, tu sais si je tesuis dévoué, si je t’aime, si je te suis fidèle ? Ehbien ! tu vas à Nantes accomplir quelque grand acte decourage, quelque sublime œuvre de dévouement, j’en suis sûr. Je nele sais pas, mais je le devine. D’ailleurs, je ne demande pas tonsecret ; garde-le. Que m’importe ? Ne me dis rien ;seulement ne repousse pas ma prière. Laisse-moit’accompagner ! Sers-toi de moi comme le chef se sert dusoldat, comme le maître se sert du chien. J’obéirai à tes moindresordres, je te le jure, sans même essayer d’en soupçonner le but, sice but est un secret que je doive ignorer. Mais tu vas risquer tavie, je veux aller avec toi ! Je le veux et je leferai !
– Et si je te refusais, moi ? fitBoishardy.
– Si je t’ordonnais de rester auplacis ? ajouta Marcof.
– Vous auriez tort, répondit Keinec d’unton toujours respectueux, mais plus fermement résolu encore ;car je suivrais vos pas malgré vous ! Je désobéirais ! Jevous ai toujours bien servi, monsieur de Boishardy. Je t’aitoujours regardé comme un chef, comme un père respecté, Marcof. Tum’as vu à l’œuvre, et vous savez que vous pouvez compter tous deuxsur mon entier dévouement ; ne me repoussez pas, je vous lerépète. Emmenez-moi avec vous, je vous en conjure. Laissez-moicombattre à vos côtés, triompher près de vous ou mourir avec vous.Avant de servir la cause du roi, je veux servir la tienne, Marcof.C’est mon droit, et vous ne pouvez le méconnaître. D’ailleurs, jen’ai jamais rien demandé pour les services que j’ai pu rendrejusqu’ici. Pour prix de mon sang prodigieusement versé, je n’exigerien que la faveur de vous suivre. C’est la première et la seulegrâce que j’aie sollicitée. Encore une fois, je vous en conjure, jevous en supplie, accordez-la-moi.
Keinec s’arrêta. En parlant ainsi, il s’étaitavancé encore, et fléchissait le genou devant les deux chefs. Sonregard, plus éloquent que ses paroles, adressait une muette prièreet dénotait l’émotion qui s’était emparée de son cœur. On sentaitque le jeune homme, profondément impressionné, exprimait simplementce qu’éprouvait son âme. Puis à côté de cette simplicité de langagese devinait une résolution de fer que l’on aurait pu briserpeut-être, mais qu’à coup sûr on n’aurait pas fait plier. Boishardyet Marcof se regardèrent de nouveau. Le premier fit un léger signede tête. Marcof posa la main sur l’épaule de Keinec.
– Sois prêt cette nuit à troisheures ; nous partirons ensemble, lui dit-il enfin.
– Merci ! s’écria le jeunehomme.
Et Keinec, réunissant dans les siennes lesmains des deux hommes, les porta chaleureusement à ses lèvres.Puis, relevant la tête avec fierté, il salua et sortit.
– Si j’avais dix mille gars semblables àcelui-ci, s’écria Boishardy lorsque le jeune homme se fut retiré,j’accomplirais ce que Cathelineau n’a pu faire avec soixante milleet nous marcherions sur Nantes bannière au vent.
– Je crois qu’à nous trois nous feronsbien des choses, répondit Marcof.
– Je le crois aussi.
– Maintenant, reprit le marin,maintenant, mon cher Boishardy, que tout est convenu entre nous etque vous allez risquer votre vie pour sauver celle du marquis deLoc-Ronan, il faut que vous connaissiez un secret que je vais vousconfier.
– Pourquoi ?
– Parce que, si Philippe vient à êtremassacré, si je suis tué aussi, il faut qu’après nous il existe unemain pour châtier les coupables. Cette main sera la vôtre, etjamais une main plus loyale n’aura accompli un acte de justice. Jevais vous confier la vie entière de Philippe, et je n’ajouteraimême pas que je m’adresse à votre honneur.
Marcof prit une liasse de papiers qu’il avaitdéposée près de ses armes en entrant dans la pièce. C’étaient lesmanuscrits qu’il avait trouvés dans l’armoire de fer du château deLoc-Ronan. Marcof le Malouin les déposa sur la table devantBoishardy.
– Lisez cela, dit-il, je vous raconteraile reste ensuite.
Et le marin, laissant son compagnon qui déjàfeuilletait les papiers avec une curiosité ardente, sortit à paslents de la cabane, et se dirigea vers le côté opposé du placis.Fleur-de-Chêne était près de l’autel improvisé. Marcofl’appela.
– Où est Jahoua ? luidemanda-t-il.
– Dans la cabane de Mariic, là sur ladroite, répondit le chouan en désignant du doigt la petitemaisonnette dans laquelle venait de pénétrer Keinec.
Marcof en gagna l’entrée et en franchit leseuil. Il trouva les deux jeunes gens ensemble, et causant tousdeux les mains dans les mains, comme deux frères.
– Je vais à Nantes, disait Keinec aufermier ; je vais à Nantes, et Nantes est la seule ville deBretagne dans laquelle nous n’ayons pas encore pénétré.
– Tu espères donc toujours ?répondit Jahoua.
– Dieu est bon, et sa puissance estinfinie !
– Bien parlé, mon gars ! dit Marcofen entrant.
Et, approchant un siège du lit du malade, ils’assit à son chevet.
Vers dix heures du soir, Marcof quitta lacabane de Mariic, et regagna la demeure de Boishardy. Lorsqu’il ypénétra, le chef des chouans se promenait avec agitation dans lapetite pièce.
– Je vous attendais avec impatience,dit-il en voyant entrer le marin.
– Vous avez lu ? répondit Marcof endésignant le manuscrit.
– Oui.
– Eh bien ?
– Je savais, ou du moins je supposaisdepuis longtemps une partie de ces mystères.
– Comment cela ?
– J’étais à Rennes jadis, lorsquePhilippe épousa mademoiselle de Château-Giron, de laquelle j’ail’honneur d’être un peu parent, et j’assistai à leur union enqualité de témoin. Je sus plus tard qu’elle s’était retirée dans uncouvent, et j’avais d’abord attribué cette résolution à quelquechagrin de ménage, chagrin dont j’étais tout d’abord fort loin desupposer la cause épouvantable. Enfin, lorsqu’il y a deux anspassés, le soir même où vous nous apprîtes, à La Bourdonnaie et àmoi, que le marquis n’était pas mort, j’entendis la femme que nousavions arrêtée se parer du titre de marquise de Loc-Ronan ;une partie de la lumière se fit à mes yeux, bien que je ne pussecroire que cette aventurière dît vrai et eût droit au noble nomsous l’égide duquel elle se plaçait.
– Elle avait droit cependant à ce titrequ’elle prenait.
– Le croyez-vous ?
– Philippe l’avait épousée !
– Sans doute ; mais il y a là dedansquelque étrange mystère.
– Qui vous le fait penser ?
– La conduite de cette femme.
– Vraiment ?
– Oui : une femme de qualité, unedemoiselle de Fougueray, aurait tenu autrement son rang.
– Comment cela ? Je ne comprendspas.
– C’est fort simple. Vous savez que jel’avais fait diriger sur le château de La Guiomarais ?
– Oui.
– Vous n’ignorez pas non plus que c’estdans ce château que La Rouairie vint mourir ?
– Je le sais.
– Donc cette femme s’est trouvéeforcément en rapport avec lui.
– Eh bien ?
– Vous ne devinez pas ? La Rouairieétait aussi ardent auprès des belles que courageux au milieu dufeu ; aussi intrépide en amour qu’au combat. Notre malheureuxami vit cette demoiselle de Fougueray et la trouva charmante. Lefait est qu’elle était à cette époque véritablement fort jolie.Quoique n’étant plus de la première jeunesse, elle avait conservécette grâce attrayante et luxuriante, ce je ne sais quoi enfin quifait la puissance de la courtisane. Elle s’aperçut facilement del’effet qu’elle avait produit, et elle en profita avec une habiletéet une coquetterie infernales. J’étais alors en Vendée, La Rouairieétait seul, et, comme toujours, il se laissa dominer par sespassions. Bref, vous le devinez, cette femme, cette marquise quiportait un nom illustre, séduisit complètement son gardien etdevint sa maîtresse !
– La misérable ! murmura Marcof.
– Attendez donc, mon cher ; elleavait un plan tout tracé d’avance en agissant ainsi, et ce plan,elle le mettait à exécution. Il est probable qu’elle ne comptaitplus depuis longtemps ses amants, et qu’un de plus ou de moins luiparaissait chose insignifiante. Donc, ainsi que je vous le disais,elle se donna à La Rouairie dans l’espoir de parvenir à s’évader enabusant de son empire sur le cœur de ce malheureux dont le corpsétait affaibli par les souffrances. Elle allait, par ma foi, yréussir, lorsque j’arrivai subitement à La Guiomarais. C’étaitquelques jours avant la mort de La Rouairie. Je vis promptement lemanège de la dame ; j’en parlai à notre ami ; mais lui,aveuglé par la passion, me répondit que j’étais dans l’erreur, etque sa prisonnière était la plus belle et la meilleure descréatures de Dieu. J’insistai inutilement, il ne voulut rienentendre. J’offris des preuves, il ne voulut pas ouvrir les yeux.Alors j’avisai à employer un moyen violent. Le soir même, je fisenlever la marquise, et je la conduisis moi-même à LaRoche-Bernard, où Cathelineau était établi. Celui-là, pensais-je,ne se laissera pas facilement séduire. Eh bien ! savez-vous cequ’elle fit ? Elle séduisit un rustre, vrai paysan grossierqui la gardait à vue, et, grâce à cet homme, elle parvint àfuir.
– Horrible créature ! s’écriaMarcof ; et elle prostitue ainsi le nom sans tache desLoc-Ronan !
– Écoutez donc encore ! À peinelibre, elle alla trouver un général républicain, lui révéla lacachette de La Rouairie, et lui promit de le conduire à LaGuiomarais.
– Elle le fit ?
– Sans doute. Malheureusement pour elle,La Rouairie était mort ; mais on découvrit son cadavre, maison fouilla le château, et l’on trouva un bocal dans lequel étaientenfermés les doubles de nos plans et le nom de tous les chefsroyalistes. Grâce à cette misérable, notre cause fut à deux doigtsde sa perte.
– Et qu’est-elle devenue ?
– Je l’ignore.
– Elle vit sans doute à Paris au milieudes saturnales révolutionnaires ?
– Je ne crois pas, car dernièrementCormatin m’a envoyé le signalement d’une femme qui lui ressemblaitd’une façon miraculeuse.
– Et cette femme ?
– Cette femme venait de traverser Rennesdans la voiture de Carrier.
– Si cela est, nous la verrons àNantes.
– Prenons garde surtout qu’elle ne nousvoie, répondit Boishardy en souriant.
Puis changeant de ton :
– Maintenant, continua-t-il, maintenantque je vous ai dit ce que je savais, apprenez-moi à votre tour ceque Philippe est devenu pendant ces deux années que nous venons deparcourir.
– Mon récit sera court ; moi-même jen’ai pas revu le marquis depuis qu’il s’est fait passer pourmort.
– Alors, comment avez-vous su qu’il étaitprisonnier à Nantes ?
– Par mademoiselle de Château-Giron.
– Sa seconde femme ?
– Oui.
– Un ange de bonté, dit-on.
– Et l’on a raison de le dire.
– Où est-elle ?
– À bord de mon lougre.
– Depuis longtemps ?
– Depuis six semaines.
– Racontez vite, mon cher Marcof ;tout cela m’intéresse au dernier point.
– Philippe, vous le savez, commençaMarcof, séjourna quelque temps en Angleterre, et de là passa enAllemagne. Il demeura dix-huit mois enfermé dans un petit villagesur les bords de la Moselle, à trois lieues de Coblentz, espéranttoujours que la cause du roi étoufferait la Révolution. Il n’en futpoint ainsi, malheureusement. Chaque jour les nouvelles arrivaientplus sinistres. Chaque jour on parlait des guerres qui désolaientla Vendée et la Bretagne. Enfin, la mort du roi vint jeter laconsternation parmi les véritables amis du trône. Dès lors,Philippe ne fut plus en proie qu’à une idée fixe : c’étaitqu’en demeurant inactif il manquait à ses devoirs de gentilhomme, àla foi jurée, au sang de ses ancêtres. Ses amis se battaient ici,et lui était en Allemagne ; son inaction lui semblaitcriminelle. Le pauvre ami ne pensait plus qu’à nous. Il avait pris,vous le savez encore, un nom supposé. Ne voulant pas voir serenouveler les tortures qui l’avaient si cruellement assaillinaguère, il renonçait à son titre même, espérant être ainsi àl’abri des poursuites des deux misérables qui s’étaient attachéssans pitié à lui. Il attribuait la tranquillité morale dont ilétait enfin parvenu à jouir au pseudonyme qu’il s’était donné enquittant la France. Philippe alors était, ou du moins aurait puêtre heureux. Vivant entre mademoiselle de Château-Giron, la femmeque son cœur adorait, et le vieux Jocelyn, un ami véritable, ilvoyait ses jours s’écouler dans une douce quiétude. Mais, je vousl’ai dit, l’amour de ses devoirs, la conscience de son inactivité,le danger que couraient ses amis, tout l’appelait en France, ausein même de la guerre. En dépit des prières de sa femme, ils’embarqua. Elle, courageuse et digne de lui, voulut l’accompagner.Jocelyn naturellement était près d’eux. Ils avaient résolud’aborder sur les côtes de la Cornouaille ; une bourrasque lescontraignit à atteindre Saint-Nazaire. Il y a deux mois et demi decela. À peine débarqués, ils tombèrent dans un parti de soldatsbleus qui venaient de s’emparer nouvellement du pays. Arrêtés etinterrogés, ils furent dirigés sur Nantes. À quelque distance de laville, leur escorte, qui servait à plusieurs centaines d’autresmalheureux prisonniers, leur escorte, dis-je, fut attaquée par lesnôtres.
– Commandés par qui ? demandaBoishardy.
– Par moi.
– Par vous ?
– Oui, et c’est le ciel qui m’avaitconduit là.
– Mais comment y étiez-vous ? Jevous croyais arrivé depuis quinze jours seulement sur noscôtes.
– Vous vous êtes trompé ; mon lougrea jeté l’ancre dans le chenal d’Anjoubert le 28 septembre dernier,et nous sommes aujourd’hui en décembre.
– Comment ne l’ai-je pas sualors ?
– Je vais vous le dire, mon cherBoishardy. Lorsque je touchai terre, j’appris par les paysans quel’armée royaliste avait échoué devant Nantes et que Cathelineauétait mort. On me dit que beaucoup de gens s’étaient débandés eterraient sans chef dans le pays, tombant chaque jour entre lesmains des bleus. Je résolus de rallier ces hommes, et de lesconduire sur l’autre rive de la Loire que je savais être en votrepuissance. En conséquence, j’envoyai mon lougre à La Roche-Bernard,et prenant avec moi dix de mes plus solides matelots, je me mis àbattre le pays de Beauvoir à Pornic, en me dirigeant vers la Loire.J’étais, vous le voyez, en plein pays ennemi ; mais je n’enavançais pas moins.
– Cela ne m’étonne pas, dit Boishardy ensouriant.
– En peu de jours, je réunis deux centshommes autour de moi ; en une semaine, ce nombre était doublé.Alors je songeai à suivre les côtes, et à me rendre à Paimbœuf où,m’avait-on dit, Cormatin et Chantereau tenaient encore. Rampantdonc au milieu des postes républicains, traversant les genêts,enfonçant dans les marais, nous gagnâmes la ville. Elle était aupouvoir des bleus, qui nous assaillirent rudement. Mes hommesfirent bonne contenance, et tantôt attaquant, tantôt repoussantl’ennemi, nous atteignîmes Corsept au milieu de la nuit, et noustraversâmes la Loire sur des radeaux que je fis fabriquer à la hâteavec tout ce qui se trouvait de planches et de troncs d’arbres surce point de la rive. Nous nous dirigeâmes alors vers Savenay quej’atteignis sans coup férir. Là, j’appris qu’un convoi deprisonniers royalistes était dirigé de Saint-Nazaire sur Nantes. Jerésolus de l’attaquer. Effectivement, nous nous embusquâmes dansles genêts et nous attendîmes. C’était entre Bouée et Lavau. On nem’avait pas trompé. Les bleus arrivèrent, ils étaient deux milleenviron, escortant une énorme bande de pauvres victimes, qu’ilstraînaient au milieu d’eux. L’affaire s’engagea, et chaudement, jevous l’affirme. Ma troupe était divisée en deux corps. L’un,conduit par Bervic, tenant le haut de la rivière ; moi, jedevais couper la retraite avec l’autre. Des genêts protégeaientnotre attaque. Néanmoins les bleus se défendirentvaillamment ; ils avaient l’avantage du nombre. Mes garsattaquèrent avec une frénésie qui tenait de l’invraisemblable.Chacun d’eux espérait retrouver parmi les prisonniers un père, unfrère, une femme, un enfant, un ami, un parent.
– Après ? fit vivement Boishardy envoyant Marcof s’arrêter pour reprendre haleine.
Le marin continua :
– J’avais déjà entamé la queue de lacolonne, j’avais arraché près de la moitié des prisonniers,lorsqu’un renfort arriva de Saint-Étienne, d’où l’on avait entendule bruit de la fusillade. Bervic commença à faiblir, il étaitécrasé et pris entre deux feux. Voyant l’impossibilité de tenircontre les républicains, je donnai l’ordre de s’égaillerdans les genêts. Les bleus voulurent nous poursuivre ; maisils ne jugèrent pas prudent de s’aventurer trop loin, car mes genstiraillaient de tous côtés et leurs balles arrivaient à coup sûr.Je commandais l’arrière-garde. Bref, la nuit vint, les bleus seremirent en marche et nous avions remporté une demi-victoire.Soixante-deux prisonniers avaient été repris par nous. C’étaientles femmes et les enfants que la fatigue avait fait laisser enarrière et que les bleus avaient abandonnés comme de moindreimportance. Dès que nous fûmes en sûreté, je visitai cesmalheureux. Plusieurs de mes gars venaient de retrouver leursfemmes, leurs filles ou leurs mères. Les autres apprenaient d’ellesdes nouvelles de leurs parents. Cinq religieuses de la Miséricordeétaient parmi les prisonniers. Les pauvres filles, terrifiées parleur arrestation, ne pouvaient croire à leur délivrance. Ellesdemandèrent comme grâce de les envoyer à un de nos placis pour ysoigner les blessés. Je le leur promis, lorsque Bervic, venant merendre compte de l’exécution de différents ordres que je lui avaisdonnés, prononça mon nom devant elles. En m’entendant nommer, l’unedes religieuses fit un brusque mouvement vers moi en joignant lesmains comme pour m’adresser une prière.
« – Vous vous appelez Marcof ? medit-elle d’une voix tremblante.
« – Oui, répondis-je assez étonné decette demande.
« – Vous êtes marin ?
« – Oui, ma sœur.
« – Comment se nomme le bâtiment que vousmontiez ?
« – Le Jean-Louis. »
Elle ne me répondit pas ; mais, selaissant tomber à genoux, elle me sembla murmurer de vives actionsde grâces.
« – Qu’avez-vous donc, ma sœur ? luidemandai-je de plus en plus surpris.
« – Il faut que je vous parle ! medit-elle.
« – Quand cela ?
« – Sur l’heure ; sans perdre uninstant. »
Je la suivis à l’écart. Elle me prit les mainset examina attentivement mes traits avec une curiosité qu’elle necherchait point à dissimuler. J’attendais qu’il lui plût dem’adresser la parole. Enfin elle se décida.
« – Vous ne me connaissez pas, medit-elle, et moi je vous connais. J’ai souvent entendu parler devous.
« – Par qui donc ?
« – Par ceux qu’il vous faut sauver.
« – Leurs noms ? demandai-jevivement en obéissant à un pressentiment qui me serrait lecœur.
« – Philippe de Loc-Ronan et Jocelyn.
« – Philippe, m’écriai-je. Mais qui doncêtes-vous ?
« – Je suis mademoiselle deChâteau-Giron, marquise de Loc-Ronan. »
Je poussai un cri de joie qui se changeabientôt en une expression douloureuse, lorsqu’elle me raconta cequi s’était passé, et ce que je vous ai dit précédemment. Elleajouta qu’à peine débarqués, ils avaient été pris par lesrépublicains et jetés en prison : puis, comme ni Philippe, nielle, ni Jocelyn, n’avaient aucun papier pouvant servir à leurfaire rendre la liberté, ils devaient être jugés à Nantes par letribunal révolutionnaire, et tous trois se trouvaient dans lacolonne que je venais d’attaquer, et à la quelle je n’avais puarracher que les femmes et les enfants. Or, un jugement du tribunalrévolutionnaire équivaut à une condamnation. En apprenant quePhilippe et Jocelyn étaient demeurés parmi les prisonniers queBervic n’avait pu délivrer, je me sentis devenir la proie d’undésespoir jusqu’alors inconnu à mon âme. Cependant mon énergienaturelle reprit le dessus. Je laissai Bervic prendre lecommandement de la bande, et je lui ordonnai de regagner Savenay,où Stofflet devait arriver deux jours après. Avec mademoiselle deChâteau-Giron, je me dirigeai vers La Roche-Bernard. J’avais prisune résolution. J’installai la pauvre femme à bord duJean-Louis, et je la laissai sous la garde de mesmatelots, puis je partis pour Nantes, résolu à tout tenter. J’yentrai le jour même où Carrier était reçu par les autorités de laville. Tout ce que je pus obtenir, après un séjour de deuxsemaines, fut de savoir que Philippe et Jocelyn avaient étéenfermés au château d’Aux. J’espérais pouvoir parvenir jusqu’àeux ; mais il me fallait pour réussir l’aide de brasvigoureux. Ce fut alors que je vins vous trouver.
– Il y a quinze jours, interrompitBoishardy.
– Oui.
– Vous ne m’avez cependant parlé derien.
– Parce qu’en arrivant je reçus lanouvelle que le château d’Aux avait été évacué, et que lesprisonniers qu’il renfermait avaient été incarcérés dans lesprisons de la ville. Il me fallait retourner à Nantes et je le fis.Cette fois je fus plus malheureux encore, car je ne rapportai aucunrenseignement positif.
– Vous ne savez pas ce qu’est devenuPhilippe alors ?
– Je sais qu’il existe encore, voilàtout.
– En êtes-vous certain ?
– Oui. J’ai pu voir les listes desaccusés et la date de leurs jugements. Philippe passera devant letribunal le 26 décembre. Or, vous savez que l’exécution suit deprès la condamnation.
– Donc, il faut le sauver avant cetteépoque, interrompit Boishardy. Eh bien ! mon cher, nous feronshumainement ce que trois hommes peuvent faire, et si Dieu est pournous, nous réussirons.
À trois heures du matin, au moment où l’onvenait de relever les sentinelles, trois hommes sortaient del’humble demeure de Boishardy. D’eux d’entre eux étaient enveloppésdans de vastes manteaux, précaution que justifiait la neigeabondante qui tombait et la rigueur de la saison. Celui quimarchait en avant de ceux-ci, bravant le froid de la nuit, étaitKeinec, Marcof et Boishardy le suivaient.
Pour que leur absence fût complètement ignoréedes paysans du placis, le chef royaliste avait donné le mot depasse à Keinec, qui éclairait la route et avertissait lessentinelles nombreuses veillant autour du campement ; de sorteque Boishardy n’avait pas besoin de se nommer ni de se fairereconnaître.
Après avoir franchi la dernière ligne, lestrois hommes atteignirent un carrefour au milieu duquelFleur-de-Chêne avait conduit trois chevaux sellés et bridés. Lestrois royalistes s’élancèrent d’un même mouvement. Boishardy sepencha vers Fleur-de-Chêne, lui donna ses dernières instructions etpiqua sa monture.
– En avant ! murmura Marcof.
Presque aussitôt les cavaliers disparurentdans les ténèbres de la nuit, que les branches noueuses des chênes,entrelacées au-dessus de leurs têtes, faisaient plus épaissesencore.
Il en est du sort des villes comme de celuides hommes. Pour celles-ci comme pour ceux-là le destin se montreclément ou cruel ; envers les unes comme envers les autres, ilest favorable ou néfaste, les conduisant de la naissance à la mort,de l’érection à la ruine, soit par une route dorée, toute parseméede joies et de bonheur, soit par un chemin escarpé et difficile,constamment bordé de ronces et de précipices.
De même que certains hommes, nés sous uneheureuse étoile, voient les obstacles s’aplanir sous leurs pas etarrivent à la prospérité suprême en compagnie de la santé, de labeauté et de la richesse, de même certaines cités, toujoursflorissantes, profitent des événements heureux, des circonstancesfavorables ; et jolies, riantes, situées pittoresquement, biensolides sur leurs fondations, atteignent un renom illustre qui faitaccourir dans leur sein les populations étrangères.
Pour d’autres, le contraire existe. Que devilles pauvres, malingres, rachitiques, déshéritées de la nature etdu hasard ! Combien d’autres voient leur avenir constammentassombri, leur prospérité d’un jour devenir misère, les calamitéssans nombre s’abattre sur elles !
Parmi ces dernières, ces villes martyres, ilen est peu en France qui aient subi des vicissitudes aussinombreuses que la vieille capitale de la Bretagne.
Nantes était née non seulement viable, maisencore vigoureusement constituée. Son enfance fut belle, et elleatteignit l’adolescence sous les auspices les plus brillants. Puistout à coup l’enfant bien portant devint débile : la guerre,le partage, l’incendie, ces terribles maladies des villes,rendirent sa jeunesse sombre et triste. L’âge mûr la vit puissante,vivace, supportant résolument les terribles secousses des fléauxqui fondirent sur elle ; souffrante un jour, convalescente lelendemain, en pleine santé la semaine suivante, il fallutl’épidémie révolutionnaire pour lui porter un coup dont elle ne putse relever. Vieille, maintenant, elle subit le sort ordinaire, etse voit abandonnée pour de plus jeunes ; mais comme ces femmesaimables sur le retour, qui savent encore attirer près d’elles uncercle d’amis fidèles et de jeunes gens intelligents, Nantes nesait pas et ne saura jamais ce que c’est que la tristesolitude.
L’époque de la fondation de Nantes est à peuprès inconnue. Entrepôt des métaux de l’Armorique et de laGrande-Bretagne, sous la domination romaine, elle acquit rapidementune importance véritable. Longtemps subsista près de la porteSaint-Pierre un monument qui attesta cette prospérité :c’était une salle voûtée, longue de cinquante pieds, large devingt-cinq, qui pouvait avoir été une bourse ou un tribunal decommerce.
Nantes florissait lorsque l’invasion desbarbares vint sécher dans sa source cette prospérité radieuse.Rattachée à la Bretagne sous Clovis, ramenée sous le joug desFrancs sous Clotaire, elle finit par recevoir le gouvernement d’unévêque, Félix, que Grégoire de Tours a chargé d’anathèmes, et queles Nantais révèrent encore. Félix commença cette série d’évêquesqui devaient exercer longtemps dans la ville de la souverainetétemporelle. Homme intelligent et instruit, Félix fut le bienfaiteurdu pays. L’Erdre se répandait en marais, il l’endigua. Nantes étaità quelques lieues de la Loire, au confluent de l’Erdre et du Seil,il amena, par des travaux gigantesques, la Loire dans la villemême, de sorte que Nantes se trouva baignée désormais par troiscours d’eau, dont un grand fleuve.
« C’est votre génie, Félix, écrivait àl’évêque le poète Fortunat, lors du deuxième concile de Tours,c’est votre génie qui, leur donnant un meilleur cours, force lesfleuves à couler dans un nouveau lit. Ô Félix ! que vous devezêtre habile à diriger la mobilité des hommes, vous qui avez susoumettre à vos lois des torrents rapides !… »
En 568, Félix fit à Nantes la dédicace d’unecathédrale commencée par son prédécesseur Evhémère, à la place mêmeoù s’élève la cathédrale actuelle. La conversion des Saxons duCroisic inaugura la nouvelle maison de Dieu, « dont levaisseau estoit si superbe en sa structure, dit le P. Albert, et siriche en ornemens et parures, qu’il ne s’en trouvoit pas de pareilen France. »
Comme on le voit, le clergé nantais étaitriche. Nantes reprenait toute sa prospérité première, et un miracleaccompli à ses portes l’avait consacrée en lui donnant un rangdistingué parmi les villes chrétiennes.
Un jour deux hommes se rendaient de compagnieau couvent de Vertou. Ces hommes étaient accompagnés d’un âneportant leurs bagages. L’un d’eux, nommé Martin, s’éloigna,recommandant à l’autre la garde de l’animal. Or, le compagnon,accablé de fatigue, s’endormit si bel et si bien, qu’il n’entenditpas, durant son sommeil, un ours gigantesque venir faire sondéjeuner du pauvre âne, lequel dut cependant ne pas se laisseravaler sans essayer de pousser quelques plaintes. Mais, soit que ledormeur eût l’oreille dure, soit qu’il eût un sommeil semblable àcelui de ce prince allemand qui ne se réveillait qu’au bruit d’unebatterie d’artillerie tonnant à la porte de sa chambre, toujoursfut-il qu’il n’ouvrit les yeux que pour voir l’ours s’en aller bientranquillement faire sa digestion du côté du fleuve. Le malheureux,désespéré, ne savait que dire à son compagnon, lorsque Martin futde retour. Heureusement l’ours avait respecté les bagages. Martin,sans plus s’embarrasser de la situation, appela l’ours, et luicommanda de porter les objets pesants qui gisaient sur le chemin.L’animal accourut, et se prêta de si bonne grâce à la circonstance,qu’il accompagna les deux amis, dont l’un tremblait de tous sesmembres, jusqu’à la porte du couvent. Grandes furent lastupéfaction et l’admiration des moines qui, en voyant ce miracle,ne purent faire autrement que de reconnaître pour un saint l’hommequi possédait une telle puissance sur les bêtes féroces. Donc,Martin devint saint Martin, se vit fêté et vénéré dans la contrée,et transforma le couvent en abbaye.
Grâce à ses évêques, qui la gouvernaientsagement, à sa situation éminemment favorable qui faisait d’elle undes marchés où les Francs rencontraient les Bas-Bretons, Nantesvoyait s’accroître de jour en jour sa richesse, son commerce et sapopulation. Mais on eût dit qu’il était écrit au livre du Destinque la prospérité de la ville, ayant acquis une certaine limite, nedevait jamais la franchir, et que la ruine l’atteindrait de périodeen période.
En comparant la vie de Nantes et la viehumaine, j’ai dit que sa jeunesse avait été maladive. La premièreépidémie qui fondit sur elle et faillit la tuer, fut l’invasion desbarbares. La seconde, qui la mit encore à deux doigts de sa perte,fut celle des Northmans. Un prétendant au comté de Nantes, nomméLambert, évincé par Charles le Chauve, appela ses pirates, quimarquent une époque de deuil dans l’histoire de presque toutes nosprovinces du littoral de l’Ouest. Trois fois les Northmansravagèrent et saccagèrent la ville au temps de Nomenoë etd’Erispoë, rois de Bretagne, qui essayèrent en vain de lescombattre. Salomon fit la paix avec eux et les laissa libresd’agir : si bien que ces sauvages, après avoir égorgé l’évêqueGohard et son clergé au pied des autels, chassèrent les habitantsqui s’enfuirent.
Pendant l’espace de trente annéesconsécutives, la ville ne fut plus qu’un vaste et triste désert.Enfin le comte Alain Barbe-Torte résolut de mettre un terme à cescruelles invasions. Rassemblant une armée imposante, il courut susaux pirates qu’il rencontra dans la « prée d’Aniane »(aujourd’hui quartier Sainte-Catherine).
Avant la bataille, les soldats du comte,privés d’eau depuis plusieurs heures, mouraient de soif. Alaininvoqua la Vierge, et une fontaine jaillit, qui fut nommée lafontaine de Notre-Dame.
Ce miracle, en portant l’épouvante dans lecœur des Northmans, augmenta l’ardeur de leurs ennemis, qui lesmassacrèrent impitoyablement. Alain voulut alors rentrer dansNantes ; mais telle avait été la calamité qui avait causél’abandon de la ville, et telles en étaient les funestesconséquences que, pour aller rendre grâces à Dieu dans la superbebasilique érigée par Félix, il lui fallut de son sabre se frayer unpassage à travers les ronces et les broussailles qui avaient poussésur les ruines. Cependant, avec Alain, la vie rentra dans lecadavre : le cœur de la cité palpita, ses principales artèresreprirent quelque animation, la population circula de nouveau, lecommerce revint, et, grâce au comte médecin, la santé repritrapidement force et vigueur, bien que durant le Xe, leXIe siècle et une partie du XIIe, desindispositions fréquentes entravassent la marche du rétablissementcomplet.
Ces indispositions nombreuses furent causéesd’abord par Conan le Tors, duc de Bretagne, qui s’empara violemmentde la ville. Foulques d’Anjou la délivra et battit le duc àConquereul en 992. Puis, annexée au trône ducal en 1084, ce fut larévolte contre ses ducs qui vint encore la désoler par decontinuelles dissensions intestines.
En dépit de ces guerres incessantes, de cesperpétuels déchirements, la ville, grâce à sa forte constitution,continuait sa marche ascendante vers le bien-être lorsqu’unerechute épouvantable vint la terrasser en 1118. À cette époque unincendie terrible la consuma, à ce point qu’il ne resta deboutqu’un ou deux édifices. Pour la seconde fois, il fallut la rebâtiren entier. De là vient qu’aujourd’hui, à dix pieds au-dessous dupavé de la nouvelle ville, on retrouve la chaussée del’ancienne.
On voit que le destin se montrait cruel enversla malheureuse cité. Enfin, après l’assassinat d’Arthur en 1202,Nantes passa sous le protectorat de Philippe-Auguste, quoiquedemeurant toujours annexée au duché de Bretagne, et vit recommencerune troisième ère de prospérité.
Alain Barbe-Torte avait jadis divisé la villeen trois parts : il en prit une, il avait donné la seconde auxseigneurs ses compagnons, et remis la troisième à l’évêque. Ce modede partage, qui se maintint longtemps après la mort du destructeurdes Northmans, fut une source de discordes. L’évêque, en souvenirde ses prédécesseurs qui avaient été maîtres absolus, se montratoujours jaloux de ses droits. Ses hommes ne prêtaient serment auduc que sous cette réserve : « Sauf la fidélité que nousdevons à l’évêque. » Le tiers des revenus bruts de la villerevenait au prélat, qui percevait rigoureusement et régulièrementses droits de « tierçage » et de « pastsnuptial ». En temps de guerre, son armée, sous la bannièreépiscopale, marchait distincte de l’armée ducale. De plus l’évêqueprétendait à une juridiction tout à fait indépendante de celle duduc, et on le voit même, dans un acte du XIIIe siècle,affirmer que son église est un fief plus noble que comté oubaronnie, et ne relève ni de duc, ni de prince, mais du pape seul.Enfin, lorsqu’il entrait dans la ville de Nantes, les quatre pluspuissants seigneurs du comté, les barons de Chateaubriand,d’Ancenis, de Retz et de Pontchâteau, étaient tenus, par uneancienne coutume, de le porter sur leurs épaules depuis le parvisde la cathédrale jusqu’au maître-autel. On vit un duc de Bretagnelui-même, Jean IV, comme baron de Retz et de Chateaubriand,placer sa noble épaule sous la chaise épiscopale.
Cependant, par suite de concessions mutuelles,les Nantais se soudèrent de plus en plus aux Bretons bretonnants,et si la ville ne marqua pas d’une manière prononcée dans lesguerres de parti dont la Bretagne fut le théâtre au XIVesiècle, elle se déclara pourtant avec énergie contre le roiCharles V, et, obligée d’ouvrir ses portes à Duguesclin, ellesaisit la première occasion de revenir au duc.
Jean V, reconnaissant, y établit sa résidenceet en fit la capitale du duché. Profitant de tous les avantagesattachés à ce nouveau titre, Nantes, plus forte, plus vivante etplus belle que jamais, traversa assez tranquillement la longuepériode qui aboutit à l’abolition du duché de Bretagne par lemariage de la duchesse Anne avec Charles VIII. Dès lors elledevint française ; mais on conçoit l’attachement que lesBretons conservèrent pour leurs souverains nationaux, lorsqu’onremarque que l’époque d’abolition du duché fut précisément la plusbrillante de la Bretagne indépendante.
François II avait établi une université àNantes ; il avait achevé, en 1480, ce beau château fondé en938 par Alain Barbe-Torte, et qui, plus tard, fit dire àHenri IV : « Ventre-saint-gris ! les ducs deBretagne n’étaient pas de petits compagnons. »
Des traités de commerce passés avecl’Angleterre, l’Espagne et les puissances du Nord, assuraient latranquillité de la marine. Alors aussi florissait le poète nantaisMeschinot, dont Marot prisait fort les vers, et Michel Colomb,l’habile sculpteur, qui devait élever le tombeau du dernierduc.
Nantes était si riche, qu’elle avait puenvoyer à Charles VIII deux navires de mille tonneaux chacun,et néanmoins, devenue française, elle devait voir encore saprospérité augmenter.
À chaque visite royale, la ville se livrait,par ostentation, à des prodigalités immenses qui dénotaient sarichesse. C’étaient des seize mille litres de vin, des dix millelivres de confitures, des joutes sur l’eau, des processions, desfêtes de toutes sortes organisées rapidement ou luxueusement, etqui augmentaient sa réputation par toute la France.
Sagement administrée, elle vit s’écouler, sansen souffrir, la pénible époque des guerres religieuses, respectanthumainement les cultes divers en dépit de l’un de ses évêques,Antoine de Créquy, qui voulait massacrer les protestants. À laSaint-Barthélemy, elle refusa énergiquement et héroïquement deprendre part aux horreurs commises. On lit encore aujourd’hui dansle livre de ses délibérations : « Rassemblés dans lamaison commune, le 3 septembre 1572, le maire de Nantes, leséchevins et suppôts de la ville, les juges consuls, firent leserment de maintenir celui précédemment fait de ne pointcontrevenir à l’édit de pacification rendu en faveur descalvinistes, et firent défense aux habitants de se porter à aucunexcès contre eux. »
Peut-être fut-ce cette déclaration, plusencore que sa révolte ouverte en faveur du duc de Mercœur, quiamena dans ses murs le Béarnais triomphant pour y rendre ce fameuxédit par lequel la tolérance religieuse aurait dû devenir une loide l’État, et qui, commenté, interprété, violé et rétabli tour àtour, fut la source de tant de maux et de tant de crimes.
Louis XIII vint trois fois àNantes ; la dernière, en 1626 : Richelieu l’accompagnaitet fit tomber, au pied du vieux château du Bouffay, la têteillustre d’Henri de Talleyrand, comte de Chalais, qui ne se détachacomplètement du corps qu’au trente-cinquième coup dehache !
Ce château du Bouffay ne devait pas manquer deprisonniers fameux : le cardinal de Retz, Fouquet, du Couédic,de Pontcallec, de Talhouët, de Montlouis, y furent incarcérés, lesquatre derniers pour n’en sortir que le 18 juin 1720, jour de leurexécution, à l’endroit même où Chalais était tombé.
Pendant le cours du XVIIIe siècle,Nantes atteignit l’apogée de sa splendeur. Calme et heureuse aprèsla conspiration Cellamare, elle étendit son commerce avec uneprodigieuse activité. Ses nombreux vaisseaux sillonnaient les mers,ses armateurs la transformaient en une ville coquette, élégante,spacieuse et admirablement construite.
Mais cette fois encore, comme les foisprécédentes, Nantes, arrivée au sommet de la colline de la fortunequ’elle avait gravie si péniblement, devait être subitementprécipitée de l’autre côté dans un effrayant abîme. Sa plusdouloureuse maladie allait encore lui ravir ses forces et sapuissance. Cette maladie, ce fléau, s’appela Jean-BaptisteCarrier.
La Révolution éclata ; la guerre deVendée survint. Nantes, qui avait donné tête baissée dans les idéesnouvelles, tenait pour la République. Les Vendéens résolurent des’en emparer. Onze mille hommes défendirent la ville contre lescent mille soldats de Cathelineau.
– Périr et assurer le triomphe de laliberté plutôt que de se rendre ! disait le maire Baco,soutenu par le vaillant général Canclaux. Soyons tous sous lesarmes, et décrétons la peine de mort contre quiconque parlera decapituler !
L’héroïque magistrat municipal fut blessé,mais Cathelineau fut tué, et Nantes fut sauvée. Pour la récompenserde cette belle défense, de ce sublime exemple donné aux autresvilles républicaines, la Convention ne trouva rien de mieux à faireque de lui envoyer Carrier.
Le jour même où Marcof confiait à Boishardyles secrets du marquis de Loc-Ronan, l’envoyé extraordinaire de laConvention nationale était à Nantes depuis deux mois accomplis. Lapauvre ville avait senti la griffe de ce tigre s’enfoncer dans sesflancs décharnés et amaigris par la souffrance. Le siége qu’elleavait soutenu l’avait déjà cruellement éprouvée. Ses faubourgs,incendiés et détruits, n’offraient plus que l’aspect désolé devastes ruines, et les bras, l’argent, le courage, manquaientégalement pour les relever. Les quelques maisons qui y restaientdebout chancelaient sur leurs murs noircis, crevassés par lesboulets et lézardés par les balles et la mitraille. Les habitants,épouvantés, s’étaient réfugiés dans l’intérieur de la ville. Lasolitude rendait plus affreux encore ce triste et navrant spectaclede la dévastation.
La ville proprement dite avait un peu moinssouffert. Deux quartiers entre autres étaient demeurés à l’abri desboulets : celui de l’île Feydeau d’abord, puis celui fondé en1785 par le capitaliste Graslin, qui lui avait donné son nom. LeBouffay, les quais et le port n’avaient pas eu non plus beaucoup àsouffrir ; et cependant l’aspect de la ville était plus sombreencore et plus désolé que celui des faubourgs. Nulle part on nevoyait plus ce mouvement, ce bruit, cette activité, qui décèlent lacité commerçante. Les rues étaient désertes, les quais mornes etsilencieux. Au Bouffay seul il y avait de l’animation. C’est quesur la grande place des exécutions se dressait l’échafaudsurmontant une cuve couverte d’un prélat rougeâtre.
Le prélat est un grand carré de toilegoudronnée. C’était un perfectionnement dû aux nombreusesréclamations des boutiquiers voisins, dont les magasins étaientinondés de sang par suite des exécutions journalières. Autour de laguillotine, on voyait des quantités de bancs, de tabourets et dechaises. D’intelligents spéculateurs les louaient aux chaudspatriotes pour les mettre à même de mieux contempler l’horriblespectacle.
Partout la stupeur et l’épouvante régnaient enmaîtresses absolues. En pénétrant dans cette pauvre ville,ensanglantée jour et nuit par des crimes auxquels l’imagination serefuse à croire, on eût dit contempler l’une de ces cités du moyenâge, agonisant sous la peste, et torturée par les mains de fer dequelque bandit qui l’étreignait. Les plus lâches tremblaient sousl’empire de la terreur ; les plus forts et les plus braves sesentaient engourdis et énervés. On ne savait plus résister à lamort ; elle venait, on ne la fuyait même pas. C’est que,hélas ! sur cette ville jadis si florissante s’appesantissaitle joug de l’un de ces monstres que la nature se plaît parfois àproduire pour prouver que rien ne lui est impossible, et que, sil’homme est le roi de la création par son génie, il peut aussi endevenir l’animal le plus odieux et le plus abject par sesvices.
Jean-Baptiste Carrier était né à Yolai, prèsd’Auriac, en 1756. Obscur procureur lorsque la Révolution éclata,il s’acharna immédiatement à la poursuite de la noblesse et se mitsur les rangs comme candidat à la Convention, à laquelle il futeffectivement envoyé en 1792.
Votant la mort de Louis XVI sans sursiset sans appel au peuple, il contribua ensuite à la formation dutribunal révolutionnaire, et prit une part active à la journée du31 mai, qui amena la proscription de la Gironde. À cette époque, laMontagne victorieuse, voulant imprimer aux départements uneimpulsion conforme à ses vues, songea à revêtir quelques-uns de sesmembres de pouvoirs proconsulaires. Chargé d’une missionextraordinaire en Normandie et dans le Nord, Carrier déploya uneexaltation frénétique qui lui valut l’approbation de ses amis. PuisNantes, laissant apparaître depuis le 31 mai des tendancesfédéralistes, on y envoya Carrier. Ses prédécesseurs, Foucher etVillers, Merlin et Gillet, lui avaient préparé les voies.
Carrier, commissaire de la Convention, arrivadans le chef-lieu du département de la Loire-Inférieure le 8octobre 1793, ayant en poche des instructions et des pouvoirsdiscrétionnaires qui l’autorisaient à employer toutes les rigueursqu’il jugerait convenables. C’était simplement envoyer tout entièrela ville de Nantes au bourreau, et c’était dignement la récompenserde sa belle défense patriotique. Au reste, Canclaux avait étérappelé, et Baco, le maire Baco, qui avait prodigué son sang pourla cause de la liberté, avait été jeté dans les prisons de l’Abbayependant un voyage qu’il avait fait à Paris. Avec le proconsul, laterreur était venue s’abattre sur la pauvre cité jadis florissante,maintenant morne et dévastée.
La maison dont Carrier avait fait choix pour ytransporter ses dieux lares et qu’il avait fait arranger pour sonusage personnel était située dans cette partie de la ville que l’onnomme Richebourg. C’était une habitation d’assez belle apparence,qui semblait tenir à la fois d’une résidence de ministre et d’uncorps de garde de sans-culottes.
Un poste était établi au rez-de-chaussée. Deuxsentinelles gardaient l’entrée de la maison. D’autres soldats, sice n’est pas déshonorer ce nom que de le donner à de pareils êtres,fumaient, buvaient ou chantaient : les uns assis sur desbancs, les autres couchés sur les lits de camp du poste. Ces hommesfaisaient partie de la compagnie Marat, dont le chef était Carrier,et le lieutenant, Pinard.
Fondée par Carrier et organisée par Pinard,Grandmaison, Goullin, Bachelier et Chaux, cette compagnie étaitdigne de son chef suprême et de ses principaux officiers. AinsiChaux, ancien négociant, connu par cinq ou six banqueroutes, avaitfait incarcérer tous ses créanciers sous prétexte de royalisme etde modérantisme ; Bachelier, notaire infidèle que laRévolution avait seule sauvé des galères ; Goullin, dont lemoindre des crimes avait été de faire mourir en prison lebienfaiteur qui l’avait recueilli tout enfant, et lui avait servide père ; Grandmaison, accusé jadis de deux assassinats, etqui n’avait dû la vie qu’à des lettres de grâce sollicitées près duroi par quelques nobles qu’il avait su attendrir, et qu’il fitguillotiner plus tard.
La mission de la compagnie Marat était,suivant l’expression consacrée par ses membres, defouiller les gros négociants. Le jour où Carrier l’avaitorganisée, il avait adressé l’allocution suivante à la réunionVincent la Montagne :
« Vous, mes bons sans-culottes, qui êtesdans l’indigence, tandis que d’autres sont dans l’abondance, nesavez-vous pas que ce que possèdent les gros négociants vousappartient ? Il est temps que vous jouissiez à votre tour.Faites-moi des dénonciations. Le témoignage de deux bonssans-culottes me suffira pour faire rouler les têtes ; car laparole d’un vrai patriote vaut mieux que la vie de centaristocrates ! »
Puis, le même jour, le proconsul décrétait« l’arrestation de tous les gens riches et de tous lesgens d’esprit ». Décret d’une absurdité telle,qu’aujourd’hui l’on a peine à y ajouter foi, mais qui existe intactdans les archives de Nantes.
C’était comme on voit, d’une part un moyenaussi nouveau qu’ingénieux de rélargir le cercle des accusations,et de l’autre, une facilité grande pour les excellents patriotes dela noble compagnie de plumer les bourgeois sans s’inquiéter deleurs cris. Aussi les sans-culottes ne s’en firent pas faute. Ilsemplissaient à la fois les prisons et leurs poches, quitte à fairevider les premières par les cabaretiers et les fillesprostituées.
En agissant ainsi, Carrier n’avait eu d’autrebut que de se concilier les bonnes grâces des sans-culottes et dese les rendre dévoués, but qu’il atteignit promptement.
La compagnie Marat montait seule la garde dansla maison du proconsul, à la porte de laquelle nous venons deconduire le lecteur. De nombreuses sentinelles veillaient nuit etjour à ce poste d’honneur. Ces sentinelles et les autressans-culottes portaient le costume peu élégant de l’époque :le pantalon rayé, blanc et bleu, la carmagnole brune, la ceinturerouge à laquelle pendait un briquet d’infanterie, et le bonnetphrygien orné de la cocarde tricolore. À la place de cette cocarde,quelques-uns portaient, attachées à leur coiffure, des oreilles defemmes fraîchement détachées, et d’où tombaient encore desgouttelettes sanglantes.
Au moment où nous arrivons devant le corps degarde de la compagnie Marat, un homme, débouchant d’une ruevoisine, se dirigeait rapidement vers la maison du proconsul. Lenouveau venu était un personnage de quarante à quarante-cinq ans,haut de taille et fort maigre. Son front bas, ses yeux gris, sonnez crochu, ses lèvres minces et presque imperceptibles,dénotaient, s’il faut en croire le système de Lavater, un caractèrefaux, des instincts rapaces, et une lâcheté méchante ; tandisque ses dents de devant, croisées les unes sur les autres, étaient,toujours suivant le même système, un indice terrible et effrayantde férocité. Il portait à peu près le même costume que lessatellites de la compagnie Marat. Ses mains étaient étrangementmutilées. Par suite probablement d’un accident, ses deux poucesétaient rongés, et la peau de la partie intérieure s’appuyait surl’os dénudé et dénué de la moindre épaisseur de chair. Cet hommeétait le fameux Pinard, l’ami de Carrier, le lieutenant de lacompagnie Marat.
– Salut et fraternité, citoyen ! luicria une sorte d’Hercule à face patibulaire en lui tendantcordialement la main.
– Bonjour, Brutus ! réponditPinard.
– D’où viens-tu ?
– De l’entrepôt.
– Les brigands y foisonnent toujours,n’est-ce pas ?
– Dame ! on manque de temps pour lesexpédier, et cet aristocrate de Gonchon, le président de lacommission militaire, veut se donner des airs de les entendre tousavant de les condamner ! Comme si ces brigands-là n’étaientpas tous coupables. Aussi je viens de l’avertir qu’il y passeraitbientôt lui-même, s’il ne se dépêchait un peu plus.
– Ça ne va pas ! interrompit unsans-culotte ; on n’en a guillotiné que vingt-trois cematin.
– Aussi j’ai une idée, mes Romains,répondit Pinard ; une idée toute neuve, et qui vous ira un peuproprement, j’imagine.
– Laquelle ? demanda-t-on de toutesparts en entourant l’ami de Carrier.
– Je vais vous conter cela.
Pinard se recueillit quelques instants.
– Tu disais, Cincinnatus, reprit-il ens’adressant à l’un de ses auditeurs, que l’on n’avait guillotinéque vingt-trois aristocrates ce matin ?…
– Oui, répondit le sans-culotte.
– Eh bien ! Gonchon prétend qu’en sedépêchant il ne peut en juger que trente-cinq par jour.
– Gonchon est un modéré ! s’écriaune voix.
– Un suspect ! dit un autre.
– C’est mon avis, continua Pinard,attendu que cinq minutes suffisent pour condamner. Or, à cinqminutes par aristocrate, ça en ferait douze par heure, et à jugerseulement cinq heures par jour, ça en ferait déjà soixante.
– C’est évident ! dit Brutus.
– Soixante par jour, ça n’en feraitjamais que dix-huit cents par mois, fit observer Cincinnatus.
– Et nous en avons déjà trois mille dansles prisons, sans compter ceux que l’on amène tous les jours,répondit Pinard.
– Alors, faut trouver un moyen.
– Sans cela nous serions pourrisd’aristocrates.
– Faut les brûler en masse !
– Faites sauter les prisons aveceux !
– Faites marcher le rasoir national jouret nuit !
– Très bien, mes Romains, interrompitPinard ; vous avez tous d’assez bonnes idées, mais je crois enavoir trouvé une meilleure.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Parle vite !
– Raconte-nous cela !
– La parole est à Pinard.
Et les sans-culottes, se pressant davantage,contraignirent le lieutenant de Carrier à monter sur un banc pourêtre à même d’être mieux entendu de tous. Pinard jeta autour de luiun regard de complaisance et commença :
– Mes braves sans-culottes, vous allez mecomprendre en deux mots. Vous connaissez tous la place dudépartement, qui est située à l’autre extrémité de laville ?
– Oui ! cria-t-on de toutesparts.
– Eh bien ! je propose que l’on yconduise tous les soirs quelques centaines d’aristocrates ;qu’on les range en ligne : que l’on établisse une batteried’artillerie en face d’eux, et que, pour s’entretenir la main, lesvrais patriotes tirent dessus à mitraille. Ça vousva-t-il ?
– Bravo ! s’écrièrent lessans-culottes.
– A-t-il des idées, ce Pinard !disait l’un.
– En voilà un vrai républicain !ajoutait un autre.
– Un pur patriote !
– Dame ! il était à Paris enseptembre.
– Vive Pinard ! hurla labande.
– Mais, fit observer unevoix, Gonchon n’aura pas le temps de les juger !
– On ne jugera pas ! réponditPinard.
– C’est vrai, ajouta Brutus ; çanous épargnera du temps.
– Alors, c’est bien convenu, bienentendu ? demanda encore Pinard.
– Oui ! oui ! oui !
– Eh bien ! qui est-ce qui veutvenir avec moi porter la motion au citoyen Carrier ?
– Moi ! moi ! moi !crièrent vingt bouches différentes.
– Vous êtes trop pressés, mes Romains. Ilne m’en faut que deux, et je désigne Brutus et Chaux.
Les deux sans-culottes désignés étaient ceuxqui portaient à leurs bonnets des oreilles sanglantes. Pinard sautaà bas de son banc, et, au milieu d’un concert louangeuxd’énergiques félicitations, il se dirigea vers la porte donnantaccès dans l’intérieur de la maison. Chaux et Brutus lesuivirent.
La demeure de Carrier était gardéesoigneusement de toutes parts. On n’y pénétrait jamais, même lesfamiliers les plus connus, sans un mot de passe, changé chaquejour. L’exemple de Marat, assassiné le 14 juillet précédent, étaittoujours devant les yeux du proconsul. Il redoutait les vengeancesparticulières qu’auraient pu exercer sur lui les parents de sesvictimes. Aussi se faisait-il garder à vue. Néanmoins, Pinard etses deux amis pénétrèrent facilement dans la maison, car tous troisavaient le mot d’ordre. Arrivés au premier étage, un factionnaireles empêcha de passer.
– Est-ce que le citoyen n’est pas dansson cabinet ? demanda Pinard.
– Si fait.
– Alors je vais lui parler.
– Pas maintenant. Il est en conférence,et il m’a donné l’ordre d’empêcher d’entrer.
– Alors nous allons attendre dans lesalon.
– Tu en as le droit, d’autant que ça nesera pas long.
Pinard, Chaux et Brutus poussèrent une porte àdeux battants et entrèrent dans une vaste pièce parfaitementmeublée et garnie de sièges en bois doré, recouverts d’étoffes desoie. Ils allumèrent leurs pipes au brasier qui brûlait dans lacheminée, et, s’enfonçant chacun dans un moelleux fauteuil, ils semirent en devoir de passer en causant le temps de l’attente. Lecontraste qu’offraient ces hommes aux costumes hideux, tout maculésde taches de sang, et ce mobilier superbe, était quelque chosed’impossible à décrire. De temps en temps on entendait à traversl’épaisseur de la muraille un bruit de voix confus arriver jusqu’ausalon. Ce bruit de voix partait du cabinet du proconsul.
– Le citoyen a l’air de se fâcher, ditBrutus en lâchant une énorme bouffée de fumée.
– Peut-être bien qu’il se dispute avec safemme, répondit Pinard.
– Ou qu’il s’amuse avec la citoyenneAngélique Carron, ajouta Chaux en riant.
– Et comment Angélique vit-elle avec sanouvelle compagne ? demanda Pinard.
– Laquelle ?
– Ah ! c’est vrai, ce Carrier estpire qu’un Turc. Il en change tous les jours.
– Dame ! il a les prisons à sadisposition. Il fouille là dedans et prend ce qui lui plaît.
– Avec ça que vous vous en privez, vousautres de la compagnie Marat !
– Tiens ! est-ce que les femmesd’aristocrates ne sont pas bien faites pour nous amuser ?
– Et sont-elles assez bêtes ! ditBrutus en riant d’un gros rire ; on leur promet la liberté, oucelle de leur frère, de leur père ; elles croient cela, etelles sont douces comme des agneaux !
– Et les religieuses de la Miséricordequ’on nous a amenées dernièrement ! Il y en avait deux quiétaient jolies comme des amours.
– Oui ; elles plaisaient assez àGrandmaison.
– C’est donc cela qu’il les a fait sortirdes prisons pendant deux jours ?
– Tiens ! il a eu un peu raison.
– Ça devait être ennuyeux ! ellesétaient devenues folles toutes les deux[3] !
– Imbécile ! qu’est-ce que celafait ?
– À propos, Pinard ! fit Chaux en setournant vers le sans-culotte ; j’ai visité les registres, etj’ai vu le nom d’un ci-devant domestique d’aristocrate que j’aiconnu autrefois, et qui est incarcéré depuis plus de deux mois.
– Eh bien ?
– On lui fait donc des passe-droits à cegaillard-là ? Il devrait être expédié depuis longtemps.
– Comment le nommes-tu ?
– Jocelyn.
– Ah ! oui, l’ancien valet duci-devant marquis de Loc-Ronan.
– Tu le connais aussi ?
– Je l’ai vu en Bretagne autrefois.
– C’est un aristocrate comme sonci-devant maître.
– Je le sais bien. Mais Carrier m’a donnél’ordre positif de ne pas le faire passer avec les autres, ainsique son compagnon, un autre aristocrate aussi !
– Tu les as vus ?
– Non ! je sais qu’ils sontincarcérés, voilà tout.
– J’ai été visiter les prisonsavant-hier, dit Brutus, et je me suis trouvé avec les gens dontvous parlez. Eh bien ! je parierais que ce compagnon du valetest un ancien maître, un ci-devant, un chien d’aristocrate qui secache sous un faux nom.
– Tu crois ?
– J’en réponds.
– J’irai voir cela, répondit Pinard.
– Mais pourquoi Carrier veut-il qu’ongarde ces deux brigands-là ?
– Je n’en sais rien ; c’est un ordrepositif, voilà tout : mais j’éclaircirai la chose. Enattendant, que Carrier adopte mon projet, et nous serons libres defaire filer dans la masse qui bon nous semblera.
– Ça me va un peu ! s’écria Chaux ense frottant les mains, tous mes aristocrates de créanciers ypasseront.
– Et tu seras libéré ?…
– Sans que ça me coûte rien, aucontraire !
Le cabinet de travail de Carrier était unepièce de moyenne grandeur éclairée sur un beau jardin. Par surcroîtde précautions, le sanguinaire agent de la Convention n’avait pasvoulu habiter ordinairement une des chambres dont les fenêtresdonnaient sur la rue.
Cette pièce était tapissée richement, et ornéed’une profusion de glaces et de dorures du plus mauvais goût. Desrideaux de soie rouge garnissaient les fenêtres et les portes. Unlustre était suspendu au plafond. Une magnifique pendule, flanquéede deux candélabres mesquins, écrasait une cheminée dans l’âtre delaquelle brillait un feu plus que suffisamment motivé par larigueur de la saison. Les pieds foulaient un moelleux tapis.
Les murailles étaient recouvertes d’arrêtés,de décrets, de lois votées par la Convention ou rendues par Carrierlui-même en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires. Partout lesyeux rencontraient ces entête si connus : Liberté, égalitéou la mort ! Une gravure, représentant une petiteguillotine surmontée d’un bonnet phrygien, occupait la placed’honneur. Au bas de cette intéressante gravure enfermée dans uncadre doré, on lisait ce quatrain tracé à la main.
Français, le bonheur idéal
Ne pourra régner parmi nous,
Que quand les rois périront tous
Sous le rasoir national…
Puis, en énormes lettres, était écritau-dessous :
Vive la République ! Mort auxaristocrates, aux suspects et aux modérés !
En regard de cette gravure, on voyait uneénorme carte des environs de Nantes appendue à la muraille. Surcette carte, une grande quantité de noms de communes et de villagesétaient barrés par une raie rouge. Ces raies indiquaient lescommunes, bourgs ou villages qui devaient être brûlés, et dont leshabitants seraient massacrés sans pitié. Carrier avait apporté toutpréparé de Paris cet intéressant échantillon de géographiepatriotique, et il se vantait d’avoir tracé ces barres à l’aided’un encrier rempli de sang humain provenant des victimes deseptembre.
Le reste de l’ameublement se composait d’unetable ronde, d’un large divan de près de huit pieds de longueur, etde quatre fauteuils.
Sur l’un de ces fauteuils, placé près de lafenêtre, était assise ou plutôt accroupie une femme qui tricotaitavec acharnement. Cette femme avait une physionomie repoussante.Elle pouvait également avoir trente ans et en avoir cinquante. Sesyeux rouges et écaillés, aux paupières dénuées de cils, brillaientsous des sourcils d’un blond fade, qui, par un hasard singulierchez les blondes, se rejoignaient au-dessus du nez. Son teint étaitlivide, ses pommettes saillantes et son front déprimé. Assise, elleparaissait petite ; debout, elle était fort grande.
Cette différence provenait de la petitesse dubuste et de la longueur démesurée des jambes. Ses mains sèches, sesdoigts crochus, sa poitrine étroite, dénotaient une extrêmemaigreur qu’il était difficile de constater sous l’épaissecarmagnole qui enveloppait les épaules et la taille. Une jupe delaine rayée rouge et gris complétait ce costume avec un énormebonnet empesé, surmonté d’une cocarde tricolore.
Le côté moral de cette créature peu séduisanterépondait entièrement au côté physique. Hargneuse, cruelle, avare,grondeuse, les défauts remplissaient tellement son cœur, que laplus petite qualité n’avait pu y trouver place pour y apportercompensation. Elle torturait à plaisir les malheureux qui setrouvaient sous sa dépendance.
Cette agréable personne était la citoyenneCarrier, épouse légitime du ci-devant procureur ; maintenantcommissaire tout-puissant.
Carrier avait eu plusieurs fois la fantaisiede se débarrasser de sa femme et de la faire guillotiner ;mais au moment d’en donner l’ordre, il s’était senti retenu par laforce de l’habitude ; puis son caractère le récréaitquelquefois.
– Elle me fait, disait-il, l’effet d’ungros dindon en colère, et cela m’amuse[4].
Enfin, heureusement pour elle, la citoyenneavait jadis cultivé avec succès l’art des Vatel et des Grimod de LaReynière. Or, Carrier était sensuel et gourmand ; personne nesavait lui préparer des mets à son goût comme la citoyenne Carrier.Ses qualités culinaires, plus encore que l’habitude que son mariavait d’elle, étaient bien certainement entrées pour beaucoup dansles raisons qui empêchaient celui-ci de la faire jeter enprison.
Autre qualité : la citoyenne n’étaitnullement jalouse, et même elle se montrait complaisante au suprêmedegré. Puis, faut-il le dire ? Carrier avait peur de safemme.
Carrier était lâche et brutal. Dans sesmoments d’irritabilité, il éprouvait le besoin de passer sa rage enfrappant sur plus faible que lui. Un matin, étant fort en colère etne trouvant personne sous sa main pour se détendre les nerfs, ilavait naturellement appelé sa femme. Celle-ci accourut. Sous unprétexte quelconque, Carrier leva le poing et le laissa retomber.Mais la citoyenne était Auvergnate. La faible femme cachait sous samaigreur une force peu commune ; elle riposta largement, silargement que Carrier fut obligé de demander grâce. Depuis cemoment, le couple avait vécu en paix. Carrier continuait à avoirdes maîtresses et à faire tomber des têtes. La citoyenne se mêlaitde la cuisine, mais le proconsul n’avait plus eu la velléité depasser sur elle ses rages fréquentes.
Carrier était un homme de trente ans ; sataille était élevée, mais il y avait dans toute sa personne quelquechose de gauche et de désagréable. Sa démarche était cauteleuse etgênée comme celle de la hyène avec laquelle il avait tant d’autrespoints de ressemblance. Son front était bas, ses yeux, ronds etverdâtres, ne regardaient jamais en face et avaient toujours uneexpression d’inquiétude ; son nez était recourbé, ses lèvresminces et incolores ; son teint olivâtre tranchait mal avecses cheveux noirs collés aux tempes. Jamais on ne pouvait parvenirà le voir complètement en face. Il affectait une grande brutalitéde gestes pour cacher ce qu’il y avait dans sa nature primitive deprécautionneux et de craintif. Au premier abord, on devinait salâcheté.
Son costume affichait une certainerecherche ; copiant Robespierre, il portait les culottescourtes, les bas de soie et l’habit noir, à la boutonnière duquels’épanouissait une fleur ; seulement, il faisait fi de lapoudre. L’écharpe tricolore était toujours nouée autour de sataille.
Au moment où nous pénétrons dans le cabinetque nous venons de décrire, la citoyenne Carrier était accroupieprès d’une fenêtre, tricotant avec acharnement.
C’était un quart d’heure à peu près avantl’arrivée de Pinard sur la place.
Le proconsul, assis au milieu du large divanadossé à la muraille, au-dessous de la gravure représentant laguillotine en question, se prélassait sur les coussins soyeux. Surce même divan étaient couchées deux femmes, l’une à droite, l’autreà gauche du commissaire national, toutes deux étendues dans uneposition à peu près semblable, et toutes deux ayant leur têteappuyée sur un coussin de chaque côté de Carrier. Chacune des mainsdu proconsul jouait avec les tresses de cheveux qui se déroulaientsur les épaules des deux femmes.
La première, celle de droite, était une jeunefille de vingt à vingt-quatre ans, admirablement belle ; sesgrands yeux arabes flamboyaient dans l’ombre, dégageant leur fluidemagnétique ; ses sourcils, finement dessinés, tranchaient, parleur nuance foncée, avec la blancheur rosée du teint ; seslèvres un peu épaisses, étaient plus rouges que le corail del’Adriatique ; sa pose indiquait une admirable perfection deformes, une souplesse harmonieuse du corps et une sorte dedistinction naturelle.
Elle portait le costume qui commençait à fairefureur dans les salons des terroristes et qui devait briller detout son éclat sous le règne cyniquement dépravé du Directoire. Unetunique blanche, rehaussée de franges cramoisies, était attachéesur l’épaule gauche par un superbe camée, laissant à découvert unepartie de la gorge ; les jambes nues sortaient à demi de lajupe, et du bout de ses pieds mignons, chaussés de la sandaleantique, elle jouait avec les glands du coussin sur lequel ilsreposaient.
Cette femme se nommait Angélique Caron, etétait depuis quelques mois la favorite du harem. L’alliance decette créature si belle et de ce lâche assassin est une de cesmonstruosités dont la bizarrerie est si grande qu’elle éblouit ceuxqui la contemplent. Angélique était vive, spirituelle etgaie ; elle se servait souvent de son influence sur leproconsul pour lui arracher quelque grâce qu’elle sollicitait auxheures propices. Néanmoins, l’histoire ne lui a pas pardonné des’être faite la compagne des orgies de Carrier. L’histoire a flétriAngélique et l’histoire a eu raison : rien ne peut excuser sonséjour auprès du monstre sanguinaire.
L’autre femme, vêtue à peu près du mêmecostume, paraissait de quelques années plus âgée qu’Angélique, maiselle était fort belle encore et certainement plus élégante que sacompagne ; les traits de sa figure étaient plus nets, mieuxdessinés, les formes de son corps plus accentuées et plus robustes.Il y avait plus de science dans sa pose, plus de coquetterieeffrontée dans son regard et l’expression ironique qui se peignaitsur sa physionomie lorsqu’elle jetait un coup d’œil sur sa rivale,dénotait la conscience qu’elle avait de sa supériorité morale.
Carrier se récréait près de ces deux femmes,tandis que la citoyenne Carrier tricotait philosophiquement.
– Ainsi, disait le proconsul à sacompagne de gauche dont il s’amusait à tirer les longues tressesd’ébène, ce qui parfois arrachait un cri de douleur à la femme,ainsi, tu trouves mon idée à ton goût ?
– Je la trouve excellente.
– Eh bien, nous l’essayerons ce soir.
– Sur qui ?
– Sur la bande de calotins que l’on aarrêtés hier.
– Mais je ne comprends pas, moi, ditAngélique.
– Sotte ! fit Carrier en frappantsur l’épaule nue de sa belle maîtresse un coup tellement sec de samain droite, que la marque des doigts se détacha aussitôt, rouge etmarbrée, sur la peau blanche et satinée d’Angélique Caron.
– Tu me fais mal !… fit-elle entressaillant sous l’effet de la douleur.
– Pourquoi as-tu l’intelligence sidure ?
– Explique-toi mieux, je tecomprendrai.
– Hermosa comprend bien, elle.
– Hermosa a toutes les qualités depuisdeux jours, nous savons cela, répondit Angélique avec ironie. Aureste, elle a le droit d’avoir plus d’intelligence que moi, elle aplus d’années.
– Que veux-tu dire ? s’écria Hermosaen se redressant comme si elle venait d’être mordue par unserpent.
– Je veux dire ce que je dis.
– Insolente !
– Insolente, oui ; menteuse,non.
– Assez ! interrompit brusquementCarrier en se levant ; vous m’ennuyez toutes les deux.
– Tu n’es pas aimable aujourd’hui,répondit Angélique.
– C’est qu’il me plaît d’être ainsi.
– Explique-nous encore une fois tes beauxprojets ! fit Hermosa en s’appuyant gracieusement sur le brasdu proconsul.
– Ah ! cela te tient aucœur ?
– Sans doute ! Ne s’agit-il pas depunir des aristocrates ?
– Et tu les hais, n’est-ce pas ?
– Oui ! je les hais et je voudraisvoir tous les royalistes de la Bretagne et de la Vendée sous lecouteau de la guillotine : deux surtout.
– Lesquels ?
– Boishardy d’abord.
– Et puis ?
– Un marin nommé Marcof.
– Sois tranquille ; tu jouiras de cespectacle plus promptement que tu ne le crois.
– Comment cela ?
– Tu le sauras plus tard.
– Mais ce projet ? fit Angéliqueavec impatience.
– Je vais te le raconter, ma belle !répondit Carrier en passant le bras autour de la taille souple dela jeune femme, qui se cambra et se renversa à demi comme si elleeût voulu appeler sur ses lèvres le baiser de la bête venimeuse quil’enlaçait.
Pendant ce temps, la citoyenne Carriertricotait toujours. La porte du cabinet s’ouvrit brusquement.
– Que me veut-on ? s’écria leproconsul en faisant un pas en arrière et en s’abritantinstinctivement derrière les deux jeunes femmes.
Le misérable était tellement lâche, qu’ils’effrayait au moindre bruit. Un sans-culotte de garde parut sur leseuil.
– C’est quelqu’un qui demande à teparler, citoyen, dit-il sans saluer.
– Je ne reçois personne !
– Il dit que tu le recevras.
– Son nom, alors ?
– Je n’en sais rien.
– Et tu laisses ainsi pénétrer dans mamaison des gens que tu ne connais pas ! s’écria Carrier avecfureur.
– Il a une carte de civisme du comité deParis.
– Qu’est-ce que cela me fait ?
– Alors je vais lui dire qu’il s’enaille ?
– Adresse-le au secrétaire.
– Bien ! répondit le sans-culotte ense retirant.
Cinq minutes après, il rentra.
– Encore ? fit le proconsul :si tu me déranges de nouveau, je te fais incarcérer.
– C’est le citoyen qui veut entrer.
– Passe-lui ta baïonnette dans le ventre,à ce brigand-là.
– Comme tu y vas, citoyen Carrier !répondit une voix forte et bien timbrée. Est-ce ainsi que tu asl’habitude de recevoir les envoyés extraordinaires du Comité desalut public de Paris ?
Ces paroles n’étaient pas achevées, qu’unnouvel interlocuteur se présentait à la porte du cabinet. C’étaitun homme de haute taille, un peu obèse et aux cheveux grisonnants.Il portait un costume à peu près semblable à celui du proconsul. Envoyant cet homme, Hermosa tressaillit, et un éclair de joie brilladans ses yeux.
– Diégo ! murmura-t-elle.
Le nom du Comité de salut public de Parisétait une sorte de Sésame qui, à cette époque, ouvrait toutes lesportes, même les mieux fermées. En l’entendant prononcer, Carrierfit un geste de surprise, et changeant de ton :
– Tu es délégué par Robespierre ?demanda-t-il brusquement.
– Oui ! répondit le nouveauvenu.
– Où sont tes pouvoirs ?
– Les voici.
Et l’envoyé du Comité parisien entra d’un pasassuré dans la pièce et tendit un paquet de papiers à Carrier.Celui-ci s’empressa de les ouvrir et les parcourut rapidement.
– Il paraît que tu es un chaudpatriote ! fit-il en levant les yeux sur l’inconnu.
– Tout autant que toi, répondit cedernier.
– Alors nous nous entendrons.
– Je le pense.
– Tu as à me parler ?
– Sans doute.
– Immédiatement ?
– Oui.
– Scévola, ferme la porte, et cette fois,massacre le premier qui voudrait me déranger !
Le sans-culotte obéit. L’envoyé du Comité desalut public jeta un regard autour de lui et put voir seulementalors les trois femmes.
– Tiens ! fit-il en attirantAngélique, celle-ci est jolie.
Et il l’embrassa familièrement. Carrier devintblême ; il était jaloux à l’excès. Angélique s’échappa desbras qui l’enlaçaient et se recula vivement.
– L’oiseau est farouche, dit le nouveauvenu avec insouciance.
– Elle est ma maîtresse ! réponditbrusquement Carrier.
– Eh bien ! si je reste quelquesjours à Nantes, tu me la céderas, n’est-ce pas ?
– Est-ce pour cela que Robespierret’envoie ?
– Robespierre m’envoie pour t’aider àpacifier la Vendée.
– Toi ?
– Moi-même.
– Est-ce que la Convention trouve que jene fais pas mon devoir ?
– Elle trouve que tu vas lentement.
– Elle n’a donc pas eu connaissance demes projets ?
– Si fait.
– Eh bien !
– Elle les approuve.
– Ah ! s’écria Carrier avec un rireforcé, alors elle ne pourra plus me reprocher ma lenteur.
Puis se retournant vers les femmes :
– Allez-vous-en ! ordonna-t-ilbrutalement, j’ai à causer avec le citoyen.
Madame Carrier se leva et obéit en grommelant.Hermosa et Angélique la suivirent. Arrivée à la porte, l’Italiennelaissa passer les deux femmes, sortit la dernière, et, seretournant un peu, elle échangea un regard rapide avec l’envoyéparisien ; puis elle sortit, et la porte fut refermée avecsoin.
Quand les deux hommes furent seuls, ilss’examinèrent réciproquement. La défiance se lisait dans les yeuxdu proconsul.
– Ton nom ? demanda-t-il brusquementpour couper court à l’examen que son interlocuteur passait de sapersonne.
Carrier ne pouvait supporter les regards fixéssur lui.
– Ton nom ? répéta-t-il.
– Le citoyen Fougueray.
– Tu es un pur ?
– Ma mission te le dit assez.
– Oui ; mais sais-tu ce quej’entends par un bon patriote, moi ?
– Non.
– Je vais te le dire.
– J’écoute, dit le nouveau personnage enprenant une pose insouciante.
– J’entends un républicain capable deboire on verre de sang d’aristocrate (sic).
– Verse, je boirai.
– Bien ! Assieds-toi, alors, etcausons.
Les deux hommes s’installèrent sur ledivan.
– Tu dis donc, reprit Carrier, que laConvention a lu mon projet ?
– Oui.
– Et qu’elle l’approuve ?
– Entièrement. Je ne suis venu à Nantesque pour en surveiller l’exécution.
– Veux-tu que je te l’explique endétail ?
– Cela me fera un véritable plaisir.
– Eh bien ! écoute-moi.
– Je suis tout oreilles.
Tout en parlant, Carrier regardait en dessous,selon sa coutume, son interlocuteur. L’espèce de petite mise enscène qu’il venait d’exécuter en jouant les grands sentimentsrépublicains, si fort de mode alors, n’avait eu d’autre but qued’impressionner l’envoyé de Robespierre.
Mais Carrier avait vu avec dépit que cet hommen’avait paru éprouver non seulement aucune gêne en la présence duproconsul, mais même n’avait manifesté aucun étonnement, ni aucunecuriosité. La proposition de boire un verre de sang d’aristocratel’avait fait légèrement sourire, et il avait accompagné sa réponselaconique d’un regard quelque peu railleur qui avait démontré àCarrier que le nouveau venu était un homme peu facile à jouer.Aussi le commissaire républicain se tint-il sur ses gardes, et leproconsul s’effaça momentanément pour faire place au procureur.
– Tu sais, citoyen Fougueray, repritCarrier en caressant pour ainsi dire chacune de ses paroles, tusais, citoyen Fougueray, que de toute la France, y compris Paris,Nantes est la ville où les aristocrates abondent le plus ?
– Sans doute, répondit Diégo, et celas’explique d’autant mieux que Nantes est au centre du foyer del’insurrection de l’Ouest.
– Depuis deux mois passés que je suisici, j’ai fait activement rechercher les brigands pour lesincarcérer.
– C’était ton devoir.
– Et je l’ai accompli.
– Nous n’en doutons pas à Paris.
– Oui ; mais ce que vous ne savezpas, c’est que les prisons sont petites ; elles regorgentd’aristocrates.
– Bah ! c’est un bétail qu’il nefaut pas craindre d’entasser.
– Sans doute ; mais l’entassementamène le typhus, et la nuit dernière un poste entier de grenadiersa succombé en quelques heures. Au Bouffay, les gardiens eux-mêmestombent quelquefois en ouvrant les portes des cachots.
– Et tu crains que le typhus ne gagne laville ?
– Certainement ; les bons patriotespâtiraient pour les mauvais.
– Et comme tu es bon patriote tu pourraisy passer comme les autres. Je comprends ta susceptibilité àl’endroit de l’entassement des prisonniers. Après ?
– Il s’agissait donc de trouver un moyende vider les prisons aussi vite qu’elles se remplissaient, et dedonner en même temps un peu d’agrément aux bravessans-culottes.
– C’est ce moyen que tucherchais ?…
– Et que j’ai trouvé.
– Voyons cela !
– J’ai fait mettre en réquisition tousles navires depuis Nantes jusqu’à Saint-Nazaire.
– Bon !
– On clouera avec soin les sabords.
– Très bien.
– Chaque soir on embarquera quelquescentaines d’aristocrates sur un de ces navires.
– Et ils s’embarqueront avec d’autantplus de plaisir qu’ils croiront que l’on va les déporter toutsimplement.
– C’est cela. Je les déporte aussi ;tu vas voir ! fit Carrier en souriant d’un souriremonstrueux.
– J’écoute avec la plus scrupuleuseattention.
– Une fois les sabords cloués et lesaristocrates à fond de cale, on ferme l’entrée du pont avec desplanches…
– Bien clouées également ?
– Sans doute !
– Continue, citoyen ; c’est pleind’intérêt, ce que tu me dis là.
– Puis on conduit le bateau au milieu dela Loire ; les sans-culottes se retirent dans des barques, lescharpentiers donnent un coup de hache dans les flancs du navire, etla Loire fait le reste.
– Très bien !
– J’appellerai cela « lesdéportations verticales, » ajouta Carrier en riant.
– Des baignades révolutionnaires, fitDiégo.
– Et la Loire sera « la baignoirenationale ! »
– Bien dit, citoyen ! Touchelà ; tu me vas !
– Et toi aussi, citoyen ! J’écriraià Robespierre pour le remercier de t’avoir envoyé ici !
– Et quand commencerons-nous ?
– Ce soir.
– Qui est-ce qui prendra le premierbain ?
– Quatre-vingt-dix-huit calotinsroyalistes que je conservais à cet effet. Tu comprends, ceux-làiront ouvrir la porte du paradis pour les autres et les annoncerontau sans-culotte Pierre.
– À quelle heure la fête ?
– À sept heures ; et après celasouper chez moi. Tu en seras ?
– Naturellement.
– Tous les bons patriotes se réjouirontensemble, et si cet aristocrate de Gonchon réclame des jugements,on le fera baigner avec les autres !
En ce moment on frappa doucement à la porte ducabinet.
– Entrez ! cria Carrier.
La porte s’entr’ouvrit, et la tête de Scévolaparut dans l’entre-bâillement.
– Citoyen… fit-il en s’adressant àCarrier.
– Quoi ?
– Il y a là Pinard, Chaux et Brutus quidemandent à te voir pour faire une motion.
– Qu’ils entrent ! ce sont desbons !
Les sans-culottes de la compagnie Marat furentintroduits par Scévola. Carrier, mis en belle humeur par l’idée desnoyades qu’il allait commencer à mettre à exécution, les accueillitavec familiarité. Pinard et Diégo se touchèrent la main.
– Vous vous connaissez donc ? fit leproconsul en remarquant ce double mouvement.
– Oui, répondit Pinard ; le citoyenet moi avons fait la chasse aux aristocrates en septembre àParis.
– Et nous l’avions commencée autrefois enBretagne, ajouta Diégo ; n’est-ce pas, Carfor ?
– Je ne m’appelle plus comme cela.
– Tiens, tu as changé de nom ?
– Oui.
– Pourquoi !
– Parce que, quand je m’appelais IanCarfor, je subissais la tyrannie des aristocrates. Les gueuxavaient prononcé ce nom, il était souillé, et j’en ai changé.
– Tu aurais pu le garder ; car, s’ilétait souillé, tu l’as diablement lavé ! s’écria Carrier enfaisant allusion aux massacres des prisons auxquels le sans-culotteavait pris jadis si grande part.
Tous rirent gaiement du spirituel mot duproconsul.
– Et comment t’appelles-tu,maintenant ? demanda Diégo.
– Je me nomme Pinard.
– Comment ! c’est toi le fameuxsans-culotte dont on parle à la Convention ?
– Moi-même.
– Je t’en fais mes compliments.
– Et que me voulais-tu ? ajoutaCarrier.
– Te faire une motion.
– Laquelle ?
– C’est rapport à ces brigands quiencombrent l’entrepôt.
– Tu as donc une idée aussi ?
– Et une bonne.
– Dis-nous cela.
Pinard, alors, raconta son atroce projet defaire mitrailler les prisonniers en masse. En l’entendant parler,l’œil de Carrier flamboyait. Quand Pinard eut achevé, le proconsullui tendit la main.
– Adopté ! cria-t-il.
– Et l’autre manière ? fit observerDiégo en souriant.
– Cela n’empêchera pas.
– C’est juste ! nous irons plusvite.
Carrier alors communiqua à son tour à sestrois amis le plan qu’il avait conçu, plan qui non seulement avaitété approuvé par la Convention, mais encore avait étéhonorablement mentionné au procès-verbal de la séance.
En comprenant que l’eau et le feu allaientvenir en aide à la guillotine, et activer les moyens connusjusqu’alors d’exterminer les honnêtes gens, les farouches patriotespoussèrent des hurlements de joie. Il fut convenu que Carrier etDiégo, Angélique et Hermosa assisteraient à cinq heures à lamitraillade, et à sept heures aux noyades. Deux premièresreprésentations en un seul jour ! Quel plaisir !
Pinard devait être le principal metteur enscène. Il dirigerait le feu et assisterait à l’œuvre descharpentiers lorsqu’ils feraient couler le navire. Puis on s’occupaminutieusement des moindres détails de cette double opération.
Trois heures sonnaient à la cathédrale lorsquela conférence se termina. Diégo, en sa qualité d’envoyé du Comitéde salut public de Paris, avait prévenu Pinard qu’ill’accompagnerait pour assister aux dispositions que le sans-culotteallait prendre à l’occasion de la double fête du soir. Pinard etses amis s’étaient donc éloignés en prévenant Diégo qu’il lesretrouverait devant le corps de garde de la compagnie Marat.L’Italien et le proconsul restèrent seuls de nouveau.
– J’ai encore à te parler, dit Fouguerayen s’asseyant.
– Qu’est-ce donc ? demandaCarrier.
– Il s’agit d’une affaire importante.
– Concernant la République ?
– Oui et non.
– Explique-toi.
Au lieu de répondre, Diégo prit sonportefeuille, en tira une lettre, et, la dépliant, il la présentatout ouverte au proconsul.
– Lis cela ! dit-il.
Carrier se pencha en avant et lut à voixhaute :
« Je présente mes amitiés fraternelles aucitoyen Carrier et lui ordonne, au nom de la République française,une et indivisible, d’avoir égard à tout ce que pourra luicommuniquer le citoyen Fougueray à l’endroit d’un aristocrate cachésous un faux nom et détenu à Nantes. Il s’agit de l’un des deuxhommes pour lesquels j’ai déjà donné au citoyen commissaire desordres antérieurs.
« Cette lettre doit être touteconfidentielle, et ne pas sortir des mains du citoyenFougueray.
« Salut et fraternité,
« ROBESPIERRE.
« Paris, 24 frimaire, an II de laRépublique française. »
Après avoir achevé cette lecture, Carrierréfléchit quelques instants.
– Robespierre veut parler sans doute desdeux brigands dont l’un se nomme Jocelyn ? dit-il.
– C’est cela même, répondit Diégo.
– Il m’a écrit jadis à ce propos en medisant de ne pas faire guillotiner ces deux hommes.
– Ainsi ils sont dans lesprisons !
– Je le crois.
– Tu n’en es pas sûr ?
– Non.
– Comment cela ?
– Il en meurt tant tous les jours dansles prisons.
– N’as-tu pas les registres ?
– Est-ce qu’on a le temps de tenir descomptes de la vie de ces gueux-là ?
– Alors, j’irai voir moi-même.
– Va, si tu veux.
– Donne-moi un laissez-passer pour lageôle.
Carrier prit une feuille de papier et écrivitrapidement quelques lignes qu’il signa.
– Voici ce que tu me demandes, dit-il entendant la feuille à Diégo.
Celui-ci la prit et la mit dans sa poche.
– Je vais m’y faire conduire par Pinard,répondit-il. S’ils vivent encore, je prendrai des précautions pourl’avenir.
– Ah çà ! toi et Robespierre, voustenez donc bien à ces brigands ?
– Énormément.
– Vous voulez les empêcher d’être puniscomme ils le méritent ?
– Non pas.
– Alors que voulez-vous ?
– Qu’ils vivent deux ou trois joursencore… Robespierre t’avait écrit de ne pas faire tomber leurstêtes, parce que je ne pouvais à ce moment venir à Nantes, et quemoi seul dois agir dans cette affaire.
– J’avoue que je ne comprends pas.Explique-toi.
– Plus tard.
– Et dans deux jours on pourra lesenvoyer avec les autres ?
– Certainement.
Diégo allait sortir et se dirigeait déjà versla porte ; Carrier l’arrêta en posant la main sur sonépaule.
– J’ai une idée, fit-il. Robespierre ditdans sa lettre qu’un de ces deux hommes est un ci-devant.
– Oui.
– Quel est son nom ?
– Que t’importe ?
– Dis toujours.
– Je le veux bien, d’autant mieux que tune le connais pas.
– Enfin ?…
– Le ci-devant marquis de Loc-Ronan.
– Et Jocelyn ?
– C’est son domestique.
– Ah ! ah ! continua Carrierpoussé par cet instinct de l’homme de loi qui flaire une bonneaffaire et des victimes innocentes à dépouiller. Ah !ah ! fit-il encore.
– Que signifient ces exclamations ?demanda Diégo avec impatience.
– Elles signifient que je crois avoirdeviné tes intentions.
– Je ne comprends pas.
Carrier regarda autour de lui en baissant lavoix :
– Nous partagerons ! dit-il.
– Quoi ? répondit Diégo avecétonnement.
– Allons, ne joue pas au plus fin avecmoi. Parlons nettement ; nous nous moquons tous deux d’unaristocrate de plus ou de moins ; tu t’occupes de celui-là,donc il y a quelque chose à en tirer, j’en suis sûr.
– Tu crois ?
– Certainement.
– Tu te trompes.
– Impossible !
– Si fait, te dis-je !
– Alors je le ferai noyer ce soir.
Diégo fit un geste violent.
– Et la lettre de Robespierre ?dit-il.
– Elle est confidentielle, elle protègeun aristocrate, Robespierre la reniera. Je ferai noyer ce soir lesprisonniers, et je défie de me faire rendre compte de mesactions.
– Renard !… murmura Diégo.
– Ancien procureur, mon cher !…répondit Carrier qui avait tout à fait dépouillé le nouvel hommepour faire place à l’ancien. Je ne sais rien et je sais tout.Réfléchis maintenant, et parle. Nous sommes seuls, tu n’as rien àcraindre.
– Eh bien ! veux-tu êtrefranc ?
– Oui ; personne ne nous entend etje puis nier mes paroles.
– À la bonne heure !
– À notre aise, alors.
– Si demain tu trouvais un million àgagner pour te faire royaliste, que répondrais-tu ?
– As-tu donc des propositions à mefaire ?
– Suppose-le.
– Impossible !
– Pourquoi ?
– Les royalistes ne me prendront jamaisparmi eux.
– Si l’on ne te demandait seulement qu’àles aider en ayant l’air de les persécuter… comprends-tu ?
– Je commence.
– Que ferais-tu ?
– Je n’en sais rien.
– Allons donc ! s’écria Diégo avecemportement ; puis baissant la voix il ajouta : Est-ceque tu vas vouloir jouer au républicain avec moi ? Est-ce quetu vas continuer ton rôle de patriote ? Niaiserie que toutcela !… Tu es homme d’esprit ; tu te moques pas mal desprincipes de la République, pourvu que tu en retires des avantages.Si tu t’es fait révolutionnaire comme tous les autres, c’est parceque tu ne pouvais pas être noble ! Tu tues les aristocratespour t’enrichir de leurs dépouilles ! Est-ce que tu crois queje ne connais pas l’histoire des rançons ?
– Je défends la République !répondit Carrier en pâlissant de colère.
– Oui, tu la défends, comme dans lesAbruzzes je défendais l’asile où étaient entassées mes richesses.Tu l’aimes comme on aime ses vices.
– Citoyen Fougueray !…
– Tu vas me menacer de me fairearrêter ?
– Oui, si tu continues ! s’écria leproconsul devenu furieux en se voyant démasqué.
Diégo haussa les épaules.
– Je te croyais intelligent, et tu n’esqu’un égorgeur stupide ! répondit-il.
– Tu vas payer tes paroles ! hurlaCarrier en se dirigeant vers la porte.
Diégo tira froidement un pistolet de sa pocheet en appuya le canon sur la poitrine du proconsul.
– Un pas… un mot, tu es mort !dit-il tranquillement.
Carrier se laissa tomber sur le divan prèsduquel il se trouvait. Le misérable tremblait comme un enfant.Diégo remit son pistolet dans sa poche, et, toujours impassible, secroisa les bras sur la poitrine en écrasant son interlocuteur d’unregard de mépris.
– Tu n’es qu’un lâche ! lui dit-il,et tu veux faire le bravache. Tu n’es qu’un misérable fripon, et tuveux jouer au bandit ! Tu ignores à qui tu parles. Est-ce quetu crois qu’un homme comme moi serait venu stupidement se jeterdans tes griffes sans avoir à sa disposition le moyen de lesrogner. Je t’ai fait voir mes pouvoirs d’envoyé du Comité de salutpublic. Je t’ai montré la lettre de Robespierre, il me reste à tecommuniquer un autre document.
Tout en parlant ainsi, Diégo avait atteint denouveau son portefeuille et en tirait un acte en blanc portant leseing de Robespierre, surmonté des mots : « Pleinspouvoirs ». Il en prit encore trois autres de même forme. Lepremier était revêtu de la signature de Collot-d’Herbois, le secondde celle de Saint-Just, le troisième de celle de Billaud-Varennes.Tous ces pouvoirs étaient donnés au nom du Comité de salut publicet du Comité de sûreté générale. Diégo les réunit tous les quatreet les plaça sous les yeux de Carrier qui, stupéfait et atterré,n’osait bouger de place ni prononcer un mot.
– Tu vois, continua Diégo, que je suis enmesure. Je puis te faire jeter en prison si bon me semble, et si tuosais attenter à ma liberté, le Comité t’en demanderait compte.Donc, oublions ce petit mouvement de mauvaise humeur et concluons.Je vais être clair et précis. Tu voles ici ; je prétends voleravec toi. Seulement, nous organiserons la chose sur un pied plusconvenable. Tu entends ?
– Oui ! répondit Carrier, qui repritcourage en voyant la tournure que Diégo donnait à laconversation.
– Malgré mes pouvoirs, tu pourrais menuire en faisant égorger le marquis de Loc-Ronan, et c’est cettecirconstance qui me décide à parler comme je le fais. Tu as dûsonger déjà que ce qui se passe ne peut durer. Il arrivera unmoment où la réaction renversera le pouvoir. Ce jour-là, nousserons tous perdus. Il s’agit simplement de parer à l’événement ens’y prenant adroitement d’avance. Nous sommes en position,profitons-en. Engraissons-nous, enrichissons-nous, pillons,prenons, et, l’heure venue, sauvons-nous !
– Les aristocrates sont ruinés !répondit Carrier.
– Pas tous, et les négociants ne le sontqu’à demi !
– Mais ce Loc-Ronan ?
– Ce Loc-Ronan, entre nos mains, nousrapportera trois ou quatre millions. Aide-moi, et je t’abandonne untiers, quelle que soit la somme.
– Je veux moitié ! dit Carrier en selevant.
– Allons donc ! Te voilà revenu à debons sentiments !
– Est-ce conclu ?
– À une condition.
– Laquelle ?
– J’aurai moitié des rançons.
– Je ne partage pas seul.
– Bah ! laisse-moi faire, et nousgarderons tout pour nous deux.
– Soit.
– C’est convenu ?
– Arrêté.
– Je savais bien que nous finirions parnous entendre.
– Eh bien ! va vite àl’entrepôt ; assure-toi que ton ci-devant n’est pas mort, etdépêchons.
– Tu es pressé maintenant ?
– Autant que toi. Mais, continua Carrieren réfléchissant, explique-moi comment nous pourrons tirer quatremillions du marquis ?
– C’est très simple. Il est marié ;sa femme l’adore et cette femme, qui est religieuse maintenant,possède une énorme fortune. Cette fortune, réalisée il y a deuxans, n’a pu sortir de France. Elle est enfermée dans quelque coindu département d’Ille-et-Vilaine. Je ne sais pas où, mais j’ai desdonnées certaines qui me permettent d’être sûr du fait. En passantà Rennes, j’ai fait incarcérer l’ancien notaire de la famille, et,pour racheter sa liberté et sa vie, il m’a raconté cela. L’imbécilene m’a rien caché, et lorsque j’ai vu qu’il avait défilé sonchapelet, je l’ai laissé marcher avec les autres.
– Il est mort ?
– Certainement.
– Très bien ! s’écria Carrier quicomprenait mieux que personne cette manière de procéder.
– Or, le marquis et sa femme étaient horsde France, continua Diégo, et ils y sont rentrés depuis deux mois.Le marquis est en prison, mais sa femme a échappé.
– Où est-elle ?
– À La Roche-Bernard.
– Qui l’a conduite là ?
– Un diable incarné nommé Marcof, frèrenaturel du marquis.
– Marcof ! murmura Carrier. Hermosam’a parlé plusieurs fois de cet homme.
– Imprudente ! dit Diégo entre sesdents.
Carrier ne l’entendit pas.
– Tu comprends, continua l’Italien, quedès que la religieuse saura son mari en danger, elle sacrifieratout pour le sauver.
– C’est probable.
– Toute sa fortune y passera.
– Et ensuite ?
– Ensuite nous déporterons verticalementle cher marquis.
– Adopté.
– Tout ce qu’il nous faut, c’est qu’ilconsente à me donner une lettre pour sa femme, lettre dans laquelleil lui dira seulement qu’il est en prison et qu’il va êtrejugé.
– Et il y consentira ?
– J’en réponds.
– En ce cas, agis vite, et n’oublie pasqu’à cinq heures nous serons à la place du département.
– Je n’y manquerai pas. Mais je ne veuxpas agir aujourd’hui ; je veux seulement m’assurer que lemarquis vit encore. Je prétends le laisser durant quelques jours,afin que l’exécution de tes projets porte la terreur dans sonesprit et me le livre complètement. Quant à toi, dresse une listede ceux qu’il y a encore à rançonner dans la ville.
– Elle sera faite.
– Et demain, nous commencerons àempocher.
– C’est cela ! Les noyades et lesmitraillades feront bon effet et rendront les parents plus coulantsen affaire. C’est parfaitement imaginé.
Et les deux hommes se serrèrent la main et seséparèrent. Carrier retourna près de ses maîtresses. Diégodescendit vivement et rejoignit Pinard qui l’attendait.
Le sans-culotte prit familièrement le bras del’envoyé du Comité de salut public.
– Veux-tu aller aux prisons ? luidemanda-t-il.
– Est-ce que tu n’as pas des ordres àdonner pour les noyades et les mitraillades de ce soir ?répondit Diégo.
– Bah ! ils sont donnés depuislongtemps.
– Alors, allons chez toi.
– Soit.
Tous deux se dirigèrent vers le Bouffay.
– Eh bien ! fit Pinard après unléger silence et en parlant avec précaution, de manière à ne pasêtre entendu des rares passants qui longeaient les murailles, ehbien ! mon brave, es-tu content ?
– Enchanté.
– Ça marche alors ?
– Supérieurement.
– Carrier en est ?
– Parbleu ! je te l’avais biendit.
– As-tu été obligé de montrer tespouvoirs ?
– Oui.
– Et… qu’est-ce qu’il a dit ?
– Rien.
– Il les a crus bons ?
– Je lui avais montré un pistolet avant,et ça l’avait rendu stupide.
– Alors il ne doute de rien ?
– Il me croit bel et bien envoyé duComité ; tu avais si parfaitement imité les signatures.
– Dame ! j’y avais mis tous messoins.
– Aussi, je te le répète, cela marcheratout seul.
– Tu as vu comme j’ai joué mon rôle.
– Et moi qui t’ai demandé ton nouveaunom !
– C’était superbe !
– Carrier partagera avec moi lesrançons.
– Bonne affaire ; et pour lemarquis ?
– Je lui ai promis moitié.
– Moitié ! s’écria Pinard ;es-tu fou ! Quoi ! tu partagerais ?
– Allons donc !… quellebêtise ! Il n’aura rien !
– Et si Carrier se fâche ?
– Tant pis pour lui !
– Il pourrait te causer desdésagréments.
– Et à toi aussi.
– Oh ! moi, je ne le crainspas ; la compagnie Marat m’obéit au doigt et à l’œil ; jel’ai formée, tous ces hommes me sont dévoués, et je leur dirais demassacrer Carrier qu’ils obéiraient.
– Très bien.
– Mais toi ?
– Bah ! j’ai libre accès àRichebourg, maintenant. Que Carrier m’inquiète, et son affaire seraclaire !
– Ah ! nous sommes de rudesjoueurs.
– C’est pour cela que nous gagnerons lapartie.
– Espérons-le.
En ce moment les deux hommes s’engageaientdans une rue étroite, au bas de laquelle demeurait Pinard.
– À propos, fit le sans-culotte enapprochant de sa maison, j’ai placé l’homme que tu m’asadressé.
– Piétro ?
– Oui.
– C’est un bon garçon, qui m’est dévoué.Tu en as fait ce que je t’ai dit ?
– Oui.
– Il est guichetier à laprison ?
– C’est lui qui veille sur Jocelyn et surle marquis.
– Très bien !
– Mais, vois-tu, Diégo, il faut noushâter. Tous les jours on me parle de ces deux hommes ; ons’étonne qu’ils soient encore vivants.
– Ils vivent encore, n’est-cepas ?
– Certainement.
– C’est que Carrier m’avait parlé dutyphus.
– Je les avais fait mettre à part parprécaution, sachant ce qu’ils valent. Mais je te le dis encore,dépêchons-nous. Je ne sais plus que répondre à ceux quim’interrogent à ce sujet ; et j’ai été contraint de les faireremettre dans la salle commune.
– Avant quatre jours la chose sera faite,et nous pourrons les laisser noyer ou fusiller, à leur choix.
– Pourquoi quatre jours encore ?
– Parce que le marquis n’est pas facile àintimider, et que je compte beaucoup sur l’effet des exécutions quicommenceront ce soir. D’ailleurs j’attends de nouveauxrenseignements indispensables.
– Nous voici arrivés, dit Pinard ens’arrêtant et en poussant la porte d’une allée étroite. Entre etmonte ; nous causerons plus à l’aise.
– Il n’y a personne chez toi ?
– Personne que la petite.
– Elle est toujours dans le mêmeétat ?
– Toujours.
– Pourquoi l’as-tu gardée ?
– Cela m’amuse de la faire souffrir, etcela me venge de ce que m’ont fait endurer ces brigands que tuconnais.
– En parlant d’eux, je n’ai pas eu dechance de n’avoir pas tué Marcof.
– Ça, c’est bien vrai.
– Mais je le retrouverai.
– Espérons-le ! soupira Pinard entirant une clef de sa poche, et en l’introduisant dans la serrured’une porte devant laquelle les deux hommes se trouvaient.
La chambre dans laquelle ils pénétrèrent étaitsituée au troisième étage de la maison. C’était une vaste piècedémeublée et garnie seulement d’une table et de quelques chaises.Les chaises étaient en paille grossière, et, sur la table, onvoyait une grande quantité de bouteilles et de verres à moitiévides. Un fusil, une paire de pistolets, un sabre d’infanterie etun autre de cavalerie étaient suspendus à la muraille. Deuxfenêtres basses et à châssis de bois dits à la guillotine,laissaient pénétrer le jour qui commençait à baisser. Une secondeporte, communiquant avec une autre pièce, était placée en regard decelle d’entrée.
Pinard et son compagnon prirent chacun unechaise et s’approchèrent de la table.
– As-tu soif ? demanda lesans-culotte.
– Cela dépend du vin que tu as dans tacave, répondit Diégo.
– Oh ! sois sans crainte ; ilprovient des celliers d’un aristocrate de gros armateur que j’aifait guillotiner il y a six semaines. Les premiers crus deBordeaux, rien que cela.
– Du vin girondin !
– Il vaut mieux que les députés de sonpays.
– Fais-m’en goûter, alors.
– Ohé ! la Bretonne ! criaPinard en se tournant vers la porte qui donnait dansl’intérieur.
Un bruit léger répondit à cette interpellationprononcée d’une voix rude. La porte s’ouvrit doucement, et unejeune fille parut timidement sur le seuil.
En apercevant la nouvelle venue, quiparaissait ne pas oser entrer, Diégo ne put maîtriser un gested’étonnement. Pinard se mit à rire.
– Tu la trouves changée, n’est pas ?dit-il en frappant sur l’épaule de son compagnon.
– Méconnaissable ! réponditl’Italien en considérant attentivement la jeune fille qui demeuraitimmobile, encadrée par le chambranle de chêne comme une gravureancienne.
– Elle est encore assez gentille,pourtant, continua le sans-culotte.
Diégo garda le silence. La jeune fille n’avaitpas changé de position. Elle portait un costume complet de paysannede la basse Bretagne ; mais ce costume, qui jadis avait dûbriller d’élégance et de coquetterie, était prêt à tomber enlambeaux. Ses pieds nus étaient marbrés par le froid. Sa coiffedéchirée retombait sur ses épaules. Et cependant, comme l’avaitfait observer Pinard, cette jeune fille était belle encore souscette livrée ignoble de la plus profonde misère. Ses longs cheveuxblonds descendaient en flottant, et l’enveloppaient de leurstresses soyeuses. Ses joues amaigries et pâles faisaient ressortirl’éclat de ses yeux noirs ; mais ces yeux, largement ouverts,semblaient manquer de regard. Ils étaient d’une fixité étrange.
De temps en temps sa bouche mignonne secontractait, et elle paraissait murmurer quelques mots à voixbasse. Ses mains sèches et rougies se rapprochaient alors commecelles des enfants à qui on apprend le saint langage de la prière.La physionomie s’illuminait d’une lueur subite, puis l’expressionchangeait tout à coup. De grosses gouttes de sueur perlaient à laracine des cheveux, ses doigts se crispaient, son visage indiquaitl’épouvante, ses yeux s’ouvraient plus grands encore, et un cris’étouffait dans sa gorge.
Elle tremblait de tous ses membres etparaissait étouffer. Enfin des larmes abondantes tombaient de sespaupières et le calme renaissait. Puis aux pleurs succédait lerire ; mais ce rire effrayant dont on a tant parlé, ce rirenerveux et strident qui indique la souffrance et fait mal à ceuxqui l’entendent. Pinard fit un geste brusque en se tournant vers lajeune fille. Celle-ci tressaillit, et, baissant la tête par unmouvement semblable à celui d’un enfant qui a peur d’êtremaltraité, elle s’avança craintivement, obéissant au sans-culottecomme un esclave eût obéi à un maître cruel et redouté.
Pinard, sans prononcer un mot, leva le bras,et désigna du doigt les bouteilles vides qui encombraient latable ; tirant ensuite de la poche de côté de sa carmagnoleune clef d’une dimension peu commune, il la tendit à la jeunefille, en fixant sur elle son œil fauve d’où se dégageait une sortede fluide magnétique pareil à celui du serpent fascinateur. Lapauvre enfant fit encore un pas en avant, et, toujours craintive etfrémissante, elle prit la clef qui lui était offerte.
Diégo, stupéfait, regardait sans comprendre lascène muette qui se passait sous ses yeux, cherchant en vain à endeviner le sens, lorsque, sur un geste de son compagnon, plusimpérieux encore que le premier, la malheureuse insensée tourna surelle-même par un mouvement raide et machinal, et s’éloignavivement, traversant la pièce dans toute sa largeur.
– Que diable signifie cettecomédie ? demanda Diégo en se retournant vers l’âme damnée duproconsul.
– Tu vas voir, attends un peu, réponditPinard avec un sourire triomphant.
En effet, cinq minutes ne s’étaient pasécoulées que le pas de la jeune fille retentit légèrement audehors, et qu’elle apparut sur le seuil de la chambre portant del’une de ses mains mignonnes deux bouteilles pleines et de l’autredeux verres vides. Elle s’approcha doucement, déposa le tout avecprécaution sur la table, et se retira ensuite dans l’angle de lapièce le plus éloigné des buveurs.
– Eh bien ! dit Pinard en attirant àlui l’une des bouteilles qu’il déboucha, et dont il versa lecontenu dans les deux verres ; eh bien ! comment latrouves-tu dressée ? Lui ai-je appris à faire convenablementle service et à se rendre utile en société !
– Elle n’est donc plus folle ?demanda Diégo en baissant la voix.
– Folle ! elle l’est plus quejamais, au contraire !
– Mais si elle était privée de raison,elle ne te comprendrait pas.
– Bah ! je lui ai parlé un langageque la brute elle-même entend parfaitement, dit Pinard en désignantde la main une grosse corde pendue à la muraille.
– Tu la bats ?
– Tiens ! il faut bien lui faire sonéducation. D’ailleurs, elle ne comprend que cela ! Parle-lui,tu vas voir.
Diégo se leva et se dirigea vers la jeunefille. Lui prenant les mains, il l’attira vers lui :
– Yvonne ! lui dit-il avec une sortede précaution tendre.
La jeune fille tourna la tête de son côté, etfixa sur l’Italien ses grands yeux ouverts dont les regards vaguessemblaient avoir perdu le don de la vue.
– Yvonne ! répéta Diégo, veux-tu merépondre ?
La Bretonne ne parut pas avoir entendu. Touteson attention était captivée par un énorme paquet de breloques qui,suivant la mode du temps, pendait au bout de la chaîne de montre del’ami de Pinard.
– Quand je te dis qu’elle ne comprend quecela ! dit le sans-culotte en désignant toujours la corde eten haussant les épaules avec mépris.
– Voyons ! continua Diégo,écoute-moi, petite ; je ne te ferai pas de mal, je ne veux paste battre, moi !
– Bien vrai ? fit Yvonne en relevantla tête.
– Non, je veux avoir soin de toi, aucontraire.
Cette fois encore, Yvonne ne parut pascomprendre et ses yeux se reportèrent sur les breloques quisemblaient uniquement occuper sa pensée. Elle les toucha d’abord dudoigt, timidement, craintivement ; puis s’enhardissant peu àpeu, elle les prit dans sa main, et se baissa pour les contemplerde plus près, les examinant attentivement une à une. Diégo sourit,et pour satisfaire le caprice de la pauvre folle, il tira sa montrede son gousset, et la donna à la jeune fille. Celle-ci poussa alorsune exclamation joyeuse.
– Tu vas la gâter ! s’écria Pinardavec emportement. Il faudra que je recommence à la battre pour laramener dans la bonne voie.
Au son rauque de cette voix brutale, qui vintsubitement interrompre son plaisir enfantin, Yvonne tressaillit.Ses traits se contractèrent, son visage changea d’expression, et samain tremblante laissa échapper la montre, qui tomba et se brisasur le plancher.
– Imbécile ! tu lui as fait peur, ettu as fait casser ma montre ! s’écria Diégo en s’adressant àson ami.
Puis il revint vers Yvonne pour essayer de lacalmer ; mais la pauvre enfant, en proie à une terreur folle,se recula vivement, les dents serrées et les mainsfrémissantes.
Tout à coup son œil hagard lança un éclaird’intelligence, son bras se dressa comme s’il eût voulu repousserune apparition effrayante, elle arracha sa main qu’avait saisieDiégo, poussa un cri aigu qui sembla lui déchirer la poitrine et lagorge, ses joues s’empourprèrent, et elle roula de toute sa hauteursur le carreau humide. Sa tête heurta en tombant l’angle aigu d’unechaise voisine, et le sang jaillit avec abondance ; puis lajeune fille demeura étendue sans mouvement.
– Elle m’a reconnu ! s’écria Diégoavec stupeur.
– Eh non ! répondit tranquillementPinard en débouchant la seconde bouteille.
– Elle m’a reconnu, te dis-je ; sonregard était lucide lorsqu’elle le fixait sur moi.
– Tu te trompes, mon cher.
– Mais cependant…
– Bah ! elle est comme cela chaquefois qu’elle voit un autre visage que le mien ; ça lui produitde l’effet. La petite n’aime pas le changement.
– Tu crois ?
– Parbleu ! j’en suis sûr. Elles’est fait déjà une demi-douzaine de trous à la tête en se pâmantainsi lorsqu’un ami venait me visiter et lui adressait la parolepour se distraire.
Diégo s’était rapproché de la jeune fille, et,se penchant vers elle, il se disposa à la relever pour la prendredans ses bras.
– Où faut-il la transporter ?demanda-t-il.
– Qu’est-ce que tu dis ? réponditPinard avec un sourire ironique.
– Je te demande où est son lit, pour l’yporter.
– Il est là. Et le sans-culotte désignadu geste de la paille à moitié pourrie étendue dans un coin de laseconde pièce, et que la porte restée ouverte permettaitd’apercevoir.
– Ce tas de fumier ? fit Diégo enreculant.
– Tiens, est-ce que ce n’est pas assezbon pour elle ? Mais ne t’en occupe pas davantage. Laisse-lalà ; elle est bien revenue toute seule les autres fois, ellereviendra bien celle-ci encore. Et puis, si elle en meurt, ce serade la besogne toute faite, car elle commence à m’ennuyer, et un deces quatre matins je la conduirai à l’entrepôt.
– Je te défends de le faire !s’écria l’Italien.
– Comment dis-tu cela ? fit Pinarden levant son verre à la hauteur de l’œil par ce mouvement familierà tous les buveurs.
– Je t’ordonne de garder cette jeunefille, reprit Diégo.
Pinard se mit à rire en se renversant sur ledossier de sa chaise qu’il rejeta en arrière pour être à même demieux contempler son interlocuteur.
– Tu oublies nos conventions, dit-il endégustant à petites gorgées le verre qu’il venait de porter à seslèvres. Tu oublies ce qui s’est passé entre nous à la baie desTrépassés, le soir où, poursuivi toi-même par Keinec et Jahoua, tuas quitté la route de Brest pour venir me demander asile.
– Et sans mon arrivée, tu mourais commeun chien dans ton trou, interrompit Diégo.
– Possible.
– C’est moi qui t’ai sauvé.
– Je ne le nie pas ; mais il s’agitd’autre chose. Rappelle-toi, cher ami, qu’Yvonne était devenuefolle, et que tu n’avais d’autre parti à prendre que de la noyer enla jetant à la mer, ou de la laisser errer à l’aventure. Or, laraison pouvait lui revenir. Dans ce cas, elle auraitinfailliblement donné des renseignements précieux et précis sur tonaimable individualité, comme dit le procureur de la commune ;donc tu ne pouvais la laisser aller. Je t’offris de la garder prèsde moi. Tu acceptas.
– Oui.
– À condition que j’en ferais ce que jevoudrais.
– Mais tu ne devais jamais la tuer.
– J’ai changé d’avis aujourd’hui.
– Pourquoi ?
– Parce que, je te le répète, celacommence à me fatiguer de la trouver toujours en rentrant. Et puis,je l’ai fait assez souffrir ; elle ne sent plus les coups,qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
– Je l’emmènerai, et je la placerai chezquelqu’un.
– C’est cela, pour qu’on la soigne.
– Eh bien ?
– Imbécile ! fit Pinard en haussantles épaules ; et si en la soignant on la guérissait ?N’oublie pas que sa folie a été provoquée par une fièvre cérébrale,et que, par conséquent, elle peut revenir à la raison : j’aipris des renseignements là-dessus.
– Alors je la garderai près de moi.
– Pour en faire ta maîtresse, comme tu enas toujours eu l’intention.
– Quand cela serait ?
– Impossible.
– Non !
– Ne suis-je pas libre ?
– Non.
– Corpo di Bacco ! tu m’échauffesles oreilles, à la fin.
– Laisse-les refroidir ! Réfléchisque tu n’es pas libre de nous compromettre tous deux.
– Et en quoi nouscompromettrais-je ?
– Si Yvonne revient à la raison, elles’échappera promptement ; elle pourra rencontrer Marcof,Keinec ou Jahoua et mettre l’un de ces êtres-là sur nos traces. Lepremier surtout ! s’il nous soupçonnait ici seulement, ilserait capable de venir à Nantes nous chercher.
– C’est possible ! dit Diégo enréfléchissant.
– Alors, adieu nos beauxprojets !
L’Italien ne répondit pas, mais un nuagesombre était descendu sur son front et il paraissait méditerprofondément ; son œil même se détourna du corps de la pauvreBretonne.
Pinard vida un nouveau verre etcontinua :
– Songe que tout nous a réussi jusqu’ici.Carrier a cru bonnes les signatures que j’ai su imiter ; ilpense agir en vertu d’ordres émanant de Robespierre ; il teprend pour un envoyé du Comité de salut public ; bref, ilobéit et il marche à la baguette. Nous ne pouvions désirer mieux.Mais maintenant que tu as été contraint de lui livrer une partie denotre secret concernant la fortune du marquis, il serait homme,sais-tu bien, à nous faire disparaître pour la confisquer toutentière à son profit et ne plus avoir à partager avec nous. Or,s’il se doutait de la vérité, la chose lui serait facile et nousserions guillotinés ce soir même. Enfin, mon cher, j’ajouteraiencore que je puis disposer d’Yvonne à mon gré, et je t’engage àréfléchir aussi que ta vie est entre mes mains.
– Comment cela ?
– Tu as joué au noble, jadis. Si jet’appelais tout haut monsieur le comte de Fougueray, tu pourrais ladanser, mon cher !
– Oui, mais tu perdrais un million à cejeu-là. Sans moi, tu ne pourrais rien tirer du marquis, et je nesuis pas assez bête pour te livrer mon secret. Moi mort, adieu tesrêves d’ambition et le moyen de les réaliser jamais.
– Eh ! je le sais bien ! Tu metiens par l’intérêt ! dit Pinard avec cynisme.
– Parbleu ! si la chose n’était pasainsi, crois-tu que j’aurais été me mettre dans tes griffes ?Tu as été témoin de mon aplomb auprès de Carrier, et pour agacer letigre dans son antre il faut avoir du courage, tu enconviendras ?
– Je ne dis pas non.
– Alors puisque tu sais ce que je vaux etque je ne suis pas homme à reculer, ne nous fâchons pas.
– Si nous nous fâchons, ce sera ta faute.Pourquoi viens-tu me parler de cette petite bonne àguillotiner ?
– Parce qu’elle est encore si jolie quecela m’ennuie de la voir martyriser.
– Bah ! tu t’occupes de sasanté ! s’écria Pinard dont la physionomie prit subitement uneexpression de haine et de sauvagerie épouvantable. Tu ne pensesdonc pas à ceux qui la cherchent ? Moi, entends-tu, je ne voisen elle que la fiancée de Jahoua, l’amie de Marcof, celle queKeinec adore, et je la fais souffrir pour me venger. Si jefaiblissais, je regarderais mes mains mutilées et je n’aurais plusde pitié… Non, il faut qu’elle me paye les tortures que j’aisupportées !… J’en ai fait mon esclave, mon chien ! Àforce de la battre, je lui ai appris à m’obéir malgré safolie ! Que m’importe qu’elle soit belle ou laide, pourvuqu’elle sente la douleur et qu’elle crie sous la corde qui meurtritses épaules ! Chacun de ses gémissements me fait du bien aucœur. En gardant Yvonne près de moi, c’est ma vengeance surlaquelle je veille, et si aujourd’hui je pense à en finir, c’estque parfois j’ai peur qu’elle ne m’échappe.
Diégo ne répondit pas, mais il se détournaavec un geste de dégoût. Le misérable avait commis bien des crimes,et cependant il se voyait si largement distancé par la faroucheférocité du sans-culotte qu’il se demandait si c’était bien unecréature humaine qu’il avait en face de lui. Une sorte decompassion luttait dans son esprit avec son désir ardent de volerla fortune de mademoiselle de Château-Giron. Il se leva etparcourut la chambre à grands pas, tandis que Pinard jetait unregard de chat-tigre sur le corps inanimé et ensanglanté de lapauvre Yvonne toujours évanouie. Le sang se coagulant sous lachevelure avait fini par arrêter l’hémorrhagie et ne coulait plusque lentement.
Enfin l’Italien revint à sa place ; sonvisage avait changé d’expression. Il prit la bouteille, remplit sonverre, le vida vivement et le reposa ensuite sur la table. Sonparti était arrêté.
– Fais ce que tu voudras de la jeunefille, dit-il brusquement, je te l’abandonne, l’argent vautmieux.
– Allons donc ! te voilàraisonnable ! répondit Pinard.
– Ne parlons plus d’elle et pensons à lagrande affaire.
– C’est juste.
– Si tu m’en crois, nous allons aller auxprisons. On va faire choix des aristocrates qui nous donneront lafête ce soir. Il faut veiller sur le marquis, sur le vieux valet,et sur tous ceux enfin qui peuvent payer. Une méprise nouscoûterait trop cher, et les petites rançons ne sont pas non plus àdédaigner.
– C’est cela même ! Ils payerontd’abord, tous ces brigands engraissés, tous ces tyrans.
– Et ils y passeront ensuite comme lesautres, n’est-ce pas ?
– Cela va sans dire. À quoi celaservirait-il de les garder quand ils n’auront plus de plumes auxailes ? Faut bien purger le pays !
– Partons alors.
– Partons !
Les deux hommes se levèrent, et, sans accorderun regard à la jeune fille, ils se dirigèrent vers la porte. Pinardposa la main sur le bouton de la serrure et s’arrêta.
– Minute !… dit-il. Nous pouvons nepas être libres de causer ce soir ; convenons de nosfaits.
– Soit.
– Dans trois jours tu iras àl’entrepôt.
– Oui.
– Tu verras le marquis.
– Et j’obtiendrai une lettre pour safemme, j’en réponds, surtout après l’histoire des noyades, àlaquelle nous lui laisserons le temps de penser.
– Et ensuite ?
– Ensuite ? Le reste me regarde.
– Tu iras chercher les écus ?
– Oui, sans doute.
– Et, une fois que tu les auras, tupartiras sans me prévenir ? Ça ne peut pas m’aller.
– Comment veux-tu faire, alors ?
– Nous ne nous quitterons pas.
– Mais encore faut-il sortir deNantes.
– Nous en sortirons ensemble.
– Cependant…
– Cependant… c’est mon dernier mot… Àprendre ou à laisser. Je te conduirai dans trois jours auxprisons ; je t’attendrai à la sortie et nous ne nousséparerons que quand nous aurons partagé.
– Comme tu voudras.
– Convenu alors ?
– Convenu !
– Eh bien ! partons.
Pinard ouvrit la porte et la refermasoigneusement dès que lui et son compagnon furent sur le palier del’escalier. Puis on entendit leurs pas lourds faire résonner lesmarches chancelantes, et tous deux quittèrent la maison.
Une demi-heure s’écoula encore sans qu’Yvonnefît un mouvement. Puis un léger frémissement des mains annonça quela jeune fille revenait à elle : l’air pénétra plus facilementdans sa poitrine, et elle respira doucement. Sa tête sesouleva ; elle ouvrit les yeux, et ses paupières alourdies serefermant presque aussitôt, elle reprit son immobilité.
Mais cette seconde syncope fut courte, et ellerecouvra rapidement connaissance. Alors, se soulevant et s’appuyantsur une chaise voisine, elle parvint à se dresser sur sespieds ; mais, affaiblie par le sang perdu, elle chancela etfut obligée de se retenir à la muraille en attendant quel’étourdissement fût dissipé. Enfin elle reprit un peu deforce.
La pauvre folle porta les deux mains à sonfront, rejeta en arrière les mèches de cheveux qui se jouaient surson visage, et fit quelques pas en avant. Aucun sentiment n’animaitsa physionomie froide et impassible comme celle d’une statue ;pâle comme celle d’un cadavre. Elle tourna lentement autour de lachambre sans paraître avoir conscience de ce qu’elle faisait. Elletoucha tour à tour à la table, aux verres, aux bouteilles, sans queses regards accompagnassent sa main ; puis elle recommença sapromenade. Enfin elle s’agenouilla, et, suivant son habitude, ellese mit à prier ; mais ses prières n’avaient aucune suite etétaient d’une incohérence étrange. C’étaient des invocations à laVierge, des discours adressés à l’abbesse de Plogastel, auChrist ; des mots se heurtant auxquels se mêlaient des crisrauques et des sanglots. Cependant, les larmes qui coulaient enabondance sur ses joues amaigries parurent la calmer un peu etapporter quelque soulagement à son cerveau malade.
– Il fait bien chaud !murmura-t-elle en se relevant.
La pauvre enfant grelottait de froid :son cou et ses épaules bleuis et marbrés frissonnaient sous lesvêtements en lambeaux qui les couvraient à peine. Une pluie fine etcontinue tombait au dehors.
– J’ai chaud ! j’ai bienchaud ! répétait-elle en s’efforçant de dégrafer son corsageet en arrachant son justin délabré.
Tout à coup sa physionomie changea subitementd’expression, comme cela lui était arrivé en présence de Diégo. Lecalme fut remplacé par la terreur ; son esprit parut subir unetension extraordinaire. Le corps penché en avant, une main placéeprès de l’oreille, elle prit la pause d’une personne qui écouteattentivement.
– Voilà les gendarmes ! dit-elle àvoix basse. Ils viennent pour arrêter le recteur ! Oh !non ! non ! je ne le crois pas ! Qu’a-t-il fait,notre bon recteur, pour qu’on veuille le conduire enprison ?
Puis, s’adressant à un personnageimaginaire :
– Père, continua-t-elle, ne sorspas ! Reste… Pourquoi m’ordonnes-tu d’aller prévenirJahoua ?… Il va venir, tu le sais bien. Tu le veux ?…Non, laisse-moi près de toi ; j’ai peur !… Tu tefâches ?… Eh bien ! ne me gronde pas… j’y vais… tu levois… j’obéis… je sors par le jardin. Ah ! voici les genêts…Il faut les traverser pour gagner la route des Pierres-Noires.Oh ! comme la nuit descend vite ! Il fait sombre !Vite !… vite !… Je vais courir…
Ici l’expression de son visage décela uneffroi plus grand encore. Elle poussa un cri et se débattit enreculant.
– Laissez-moi !… laissez-moi !…cria-t-elle ; je ne vous connais pas… Que voulez-vous ?Où suis-je donc maintenant ?… Oh ! ce cheval !… MonDieu ! à mon secours ! Ah ! la cellule de la bonneabbesse. Oui… je la reconnais ; c’est elle ! c’est lecouvent de Plogastel… Je vais prier… je vais… Non… non !… Ilfaut que je me sauve… que je me…
Yvonne s’arrêta ; ses yeux s’ouvrirentdémesurément. Elle voulut crier encore ; cette fois le cri neput sortir de sa gorge. Une pensée effrayante la dominaitévidemment.
– La baie des Trépassés !murmura-t-elle enfin. La baie des Trépassés ! Mon père !…Jahoua, je ne vous verrai plus sur cette terre. Adieu !… Jesuis morte !… Mon âme revient ! Oh ! je prierai pourvous !… Ne m’oubliez pas ! !…
Yvonne s’arrêta encore.
– Quel est cet homme ? Que meveut-il ? dit-elle brusquement. Il m’emmène… il me prend dansses bras… À moi ! à moi ! au secours !… Ah ! jele reconnais ! Je l’ai vu !… C’est lui… c’est lui !…répéta-t-elle machinalement en se calmant tout à coup.
Elle se laissa tomber sur une chaise, et sespensées parurent prendre un autre cours. Un bruit léger, semblableà celui d’une clef que l’on introduit dans une serrure, retentit àla porte. Yvonne se leva doucement et marcha sur la pointe dupied.
– C’est lui !… dit-elle enécoutant ; c’est Jahoua…
La porte s’ouvrit et Pinard parut sur leseuil. Il était seul. À peine fut-il entré qu’Yvonne courut à lui.La nuit était venue peu à peu, et l’obscurité était complète. Lajeune fille saisit les mains du sans-culotte :
– C’est toi ? dit-elledoucement ; c’est toi ? Tu es venu bien tard !
– Tiens ! tiens ! tiens !pensa Pinard, nous sommes donc dans un moment d’amabilité ! Aufait ! elle est gentille, la petite.
Et le misérable, passant son bras autour de lataille d’Yvonne, l’embrassa familièrement.
– C’est mal ; tu m’as surprise, fitYvonne en se reculant. Je t’avais défendu de m’embrasser. Si monpère nous voyait !
– Mais il ne nous voit pas !répondit Pinard en ricanant.
Yvonne poussa un cri.
– Ce n’est pas Jahoua ! dit-ellevivement. Mon Dieu ! qui donc est ici ?
– Eh ! c’est moi, parbleu !s’écria le sans-culotte. Allons, viens ici. Je me sens en gaieté cesoir. Nous allons rire un peu, et, si tu es sage, je te conduirai àsouper chez Carrier. Bonne idée, tout de même ! continuaPinard. Je ne sais pas pourquoi elle ne m’est pas venue plus tôt.Ça les fera enrager tous ces gueux-là, qui croient que je ne peuxpas être adoré comme les autres, parce que, jusqu’ici, cesaristocrates des prisons ont mieux aimé mourir que d’être gentillesavec moi. On leur montrera qu’on a une maîtresse qui vaut bien lesleurs ! Allons, la Bretonne. Tu vas mettre les beaux atoursque j’ai rapportés avant-hier. C’est une robe d’aristocrate ;ça t’ira !
Yvonne, en reconnaissant la voix de sonbourreau, s’était mise à trembler. Se reculant peu à peu, elleavait été se blottir dans un des angles de la pièce. Pinardl’appelait en vain ; elle ne bougeait pas.
– Attends, murmura le sans-culotte entirant un briquet de sa poche ; je vais bien te faire venir.Quand l’Italien te verra avec moi, il s’en pâmera de rage, que çafera plaisir à voir !
L’étincelle jaillit de la pierre et enflammal’amadou. Pinard chercha sur la table et trouva des allumettes.Puis il s’approcha d’une chandelle à demi consumée qui étaitplantée dans un chandelier sale et gras.
Pendant ce temps, Yvonne murmurait à voixbasse :
– Ce n’est pas Jahoua, ce n’est pasJahoua !
La pièce s’éclaira peu à peu. Pinard aperçutla jeune fille et se dirigea vers elle. Il tenait sa lumière à lamain, et les rayons, frappant en plein sur son visage,l’éclairaient merveilleusement et en faisaient ressortir la laideurrepoussante.
Yvonne leva les yeux sur lui. Une inspirationsoudaine illumina son front. Sa physionomie changea brusquementd’expression et dépouilla tout ce qu’elle avait d’insensé.
– Ian Carfor ! s’écria-t-elle.
Le sans-culotte la saisit par le bras.
– Ah ! tu me reconnais encore !dit-il avec rage. Voilà la seconde fois que cela t’arrive ! Laraison te revient : il faut en finir.
Et, repoussant la jeune fille, il l’envoyaviolemment rouler à quelques pas. Yvonne tomba sans pousser un cri.Pinard frappa du poing sur la table avec colère.
– Fougueray dira ce qu’il voudra,murmura-t-il ; mais il est temps de prendre des précautions.Au diable mes idées de ce soir ! Demain elle ira à l’entrepôt,et le soir aux déportations verticales, comme dit Carrier. Jesavais bien que la raison lui revenait peu à peu, moi, et ce seraitpar trop dangereux de la laisser vivre !
Située sur la route de Nantes à Vannes,formant le point central du petit golfe où la Vilaine vient seperdre dans l’Océan, et à l’extrémité sud duquel se trouvePénestin, la petite ville de la Roche-Bernard élèveorgueilleusement, sur la limite du département du Morbihan et decelui de la Loire-Inférieure, ses maisons gothiques dont les toitsaigus se mirent pittoresquement dans les eaux limpides de larivière qui coule à leurs pieds. La Roche-Bernard, dont la premièrepartie du nom vient d’un gros rocher qui s’élève du lit même de laVilaine, et la seconde du plus ancien seigneur du lieu que l’onconnaisse, la Roche-Bernard est un de ces nombreux ports naturelsaux entrées difficiles comme il en abonde sur les côtes deBretagne.
Célèbre entre toutes les villes de la provincepour avoir été la première qui reçut la réforme protestanteapportée et propagée dans son sein par d’Andelot, frère de l’amiralde Coligny, la Roche-Bernard n’avait pas hésité à arborer ledrapeau royaliste, et était devenue, en 1793, l’un des principauxfoyers de l’insurrection de l’Ouest. Son petit port, abrité desvents du nord et de ceux du nord-est, offrait un asile sûr auxnombreuses barques de pêche qui sillonnaient les côtes, portant deBretagne en Vendée et de Vendée aux îles voisines des nouvelles,des vivres, des munitions, et souvent des soldatsblancs.
Il était six heures du matin. Une brumeépaisse, qui enveloppait les côtes de son manteau humide,augmentait encore la profondeur des ténèbres. Les vagues de lamarée montante, refoulant les eaux de la rivière, venaient mouriren clapotant sur la carène d’un petit navire.
Sur le pont de ce navire, du grand mât aubeaupré, étaient disséminés les marins de quart : les unsassis sur les canons, les autres appuyés sur les bordages, tousfaisant bonne veille avec cette conscience du présent et cetteinsouciance de l’avenir qui distinguent l’homme de mer.
Deux personnages occupaient seuls l’arrière.L’un portant les insignes de maître d’équipage, les galons d’or auxmanches et le sifflet suspendu à la boutonnière de la veste, sepromenait lentement de bâbord à tribord avec cette impassibilité dumarin qui sait se contenter du plus étroit espace pour accomplirdes promenades interminables.
Le lavage du navire venait d’être terminé sousl’œil vigilant du chef, et chacun était à son poste. Près du bancde quart se tenait assise une femme revêtue du costume de l’ordrereligieux que, plusieurs années auparavant, portaient seules lesnonnes de l’abbaye de Plogastel. Cette femme, à la démarche digne,au geste élégant, à la beauté angélique, aux regards rêveurs, auxyeux rougis par les larmes, aux traits fatigués par la souffrance,courbait la tête sous le voile qui lui descendait sur les épaules,et les mains entrelacées sur sa poitrine, égrenant un chapelet deses doigts effilés, elle offrait la vivante image de l’ange de laprière, tant elle paraissait absorbée dans ses pieuses pensées. Unléger bruit, qui retentit près d’elle, vint rappeler la religieuseaux choses de ce monde. Ce bruit était causé par un petit mousse.Le pauvre enfant, accroupi au pied du mât d’artimon auquel étaitadossée la sainte femme, s’était laissé engourdir par le sommeil,et un vieux matelot, passant près de lui, l’avait réveillébrusquement à l’aide d’un coup de poing paternellement administré.Le mousse se dressa sur ses jambes, secoua sa tête intelligente, sefrotta les yeux, et courut en avant se mêler aux hommes de quart.La religieuse se leva alors, et, laissant retomber le lourdchapelet attaché à sa ceinture, elle tourna les regards vers leciel noir en poussant un profond soupir.
– Rien encore, murmura-t-elle. Aucunenouvelle de terre. Marcof aurait-il échoué dans sonentreprise ? Serait-il blessé ? Serait-il mort ?Hélas ! que deviendrait Philippe ? que deviendrions-noustous ?
Tout à coup un brusque mouvement s’opéra àl’avant du Jean-Louis ; un matelot, montant sur lesbastingages, sauta sur la poulaine, et se retenant d’une main auxcordages du beaupré, s’avança doucement, fixant avec persistanceses regards sur la mer que lui dérobait en partie la brume. Ungrand silence se fit dans la bordée de quart qui suivaitattentivement les mouvements du marin. Un bruit sourd et régulier,semblable à celui d’avirons frappant avec précaution les vagues,retentit à peu de distance. Le matelot, toujours suspendu au-dessusde l’abîme, tourna la tête vers ses compagnons.
– Une embarcation ! dit-il à voixbasse.
– La vois-tu ? demanda lecontremaître.
– Non, pas encore, la brume est tropforte ; mais j’entends le bruit des rames.
– Dans quelle aire ?
– À bâbord… Ah ! j’aperçois un pointnoir se détachant dans l’obscurité.
– Chacun à son poste, alors !commanda le contremaître sans élever la voix. Si ce sont des bleus,nous les recevrons au bout de nos piques. Les servants à leurspièces ! Parez tout et vivement !
Puis s’adressant au mousse qui dormaitquelques minutes auparavant auprès de la religieuse :
– Va prévenir le patron !dit-il.
L’enfant se détacha aussitôt du groupe desmatelots, et, tandis que ceux-ci gagnaient silencieusement leurposte de combat, il courut à l’arrière. Le bruit des avironsdevenait plus distinct, et un canot s’avançait certainement dansles eaux du lougre.
Le mousse avait interrompu bravement lapromenade du marin, devant lequel il se planta en tenantrespectueusement à la main son chapeau goudronné.
– Maître ! fit l’enfant levant sesyeux bleus sur le vieux marin, on signale une embarcation àbâbord.
– Venant de terre ?
– Oui, maître ! On le suppose, dumoins.
– Qu’on ne la laisse pasaccoster !
Le mousse porta rapidement l’ordre. Le maîtres’approcha alors des bastingages du navire, et, concentrant sesregards vers la terre, il s’efforça à son tour de percer la brume.La religieuse s’était placée près de lui.
– Bervic, dit-elle d’une voix douce etharmonieuse, en posant sa main délicate sur le bras du second duJean-Louis.
– Madame ? répondit le marin en seretournant et s’efforçant de rendre doux et agréable le rude accentde son organe.
– Que vient-on de vous dire, monami ?
– Rien d’important, madame.
– Mais encore ?
– On me signale une embarcation venant deterre.
– Oh ! ce sont sans doute desnouvelles de Marcof.
– Je ne crois pas.
– Pourquoi ?
– Parce que le commandant aurait donné lesignal convenu si c’était lui, et une embarcation du bord seraitallée le prendre.
– Qui croyez-vous que ce soit,alors ?
– Je l’ignore. Peut-être des ennemis, desbleus damnés.
– Ils ne sont pas à la Roche-Bernardcependant, vous le savez bien.
– Je sais qu’ils n’y étaient pas hiersoir, madame, mais ils peuvent bien être venus cette nuit ;aussi, pour plus de précaution, ai-je donné l’ordre de ne paslaisser accoster le canot.
– Et si ce sont des amis ?
– Ils se feront reconnaître.
– Tenez ! je crois entendre le bruitdes rames.
– Vous ne vous trompez pas, madame,répondit Bervic en quittant la religieuse pour monter sur lebastingage.
Puis, portant la main à son sifflet et lesifflet à ses lèvres, il en tira un son aigu accompagné demodulations. Tous les hommes de quart se précipitèrent vers lescarabines suspendues au pied du grand mât et s’en saisirentvivement. Trois matelots s’approchèrent d’une caronade. Les deuxservants se mirent de chaque côté de l’affût mobile, l’un ungoupillon, l’autre un refouloir à la main, puis le chef de piècepointa le petit canon dans la direction de la chaloupe qui semblaitvouloir accoster le lougre.
Alors se reculant et se plaçant de côté, ilprit une mèche allumée et attendit.
– Tout est paré ! dit-il ens’adressant à Bervic.
– Bien ! répondit le vieux maîtred’équipage.
Un profond silence se fit à bord du navire etsuivit ce court échange des paroles sacramentelles que nous venonsde transcrire. La religieuse s’était remise à prier avec uneferveur nouvelle. On entendait alors très distinctement le bruitdes avirons criant sur le bordage de l’embarcation inconnue dont ondistinguait nettement l’ombre sur les flots et le sillage plusclair. Bervic jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et, assuréque tous ses hommes étaient à leur poste et prêts au combat, il sepencha alors sur le bastingage de l’arrière.
– Oh ! du canot ! cria-t-ild’une voix impérieuse.
Aucune réponse ne lui fut faite.
– Oh ! du canot ! répéta-t-ilune seconde fois.
Un nouveau silence suivit ces paroles.
– Oh ! du canot ! répondez ouje vous coule ! fit le vieux marin en se redressant aveccolère et en sautant sur le banc de quart.
Le chef de pièce approcha sa mèche de lalumière ; il attendait le commandement de : feu !Mais au moment même où Bervic allait donner l’ordre, le cri de lachouette retentit faiblement.
– Ce sont des amis ! murmura unmatelot.
– C’est peut-être une ruse, mesenfants ! répondit Bervic. Parez vos carabines etattention !
Le canot entrait alors dans les eaux mêmes dulougre.
– Le commandant ! s’écria le mousseavec joie.
– Marcof ! fit la religieuse ens’approchant vivement. Oh ! Dieu soit loué ! le Seigneura exaucé ma prière.
Bervic, en reconnaissant son chef, avait lancédans la nuit un nouveau coup de sifflet. Tous les hommes, seportant vivement à tribord, s’apprêtèrent à rendre les honneursmilitaires en se rangeant sur une double ligne de la tête del’escalier d’honneur au pied du grand mât. L’embarcation accostait,et l’un de ceux qui la montaient, saisissant un bout d’amarre lancédu haut du lougre, la contraignait à demeurer bord à bord avec lepetit navire. Marcof, suivi de Boishardy et de Keinec, s’élança surle pont et promena autour de lui un regard attentif.
– Bien, mes enfants, dit-il de sa voixfranche et sympathique, vous faites bonne veille et on ne peut voussurprendre ; très bien ! je suis content, vous êtes devrais matelots.
Puis, se tournant vers le vieuxmaître :
– Bervic ! ajouta-t-il d’un tonamical.
– Mon commandant ? répondit le marinen s’avançant respectueusement.
– Tu feras donner double ration àl’équipage.
– Oui, commandant.
En ce moment la religieuse s’avança versMarcof et lui tendit sa petite main.
– Vous ici, à pareille heure ! fitle marin d’un ton de doux reproche et en portant à ses lèvres lamain qui lui était offerte avec une grâce chevaleresque, digne d’unpreux du moyen âge.
– Oui, mon ami, répondit lareligieuse : je veillais près de ces braves gens qui sont pourmoi pleins de complaisance et de respect.
– Ils ne font que leur devoir,madame ; vous êtes, à mon bord, maîtresse souveraine.
Pendant ce temps Keinec échangeait quelquespoignées de main amicales avec le vieux Bervic et les autresmatelots, et M. de Boishardy, examinant curieusement lepont du navire, jetait autour de lui un regard où se peignaientl’étonnement et l’admiration. Enfin il s’approcha de Marcof quivenait de quitter Julie, laquelle, sur la prière du marin, étaitredescendue dans l’entrepont.
– Ma foi, mon cher ! s’écriagaiement le chef royaliste, je ne m’attendais pas à voir ce que jevois.
– Comment cela ? répondit Marcof ensouriant.
– Mais votre lougre est gréé, aménagé etarmé à faire rougir un vaisseau du roi. Quel ordre ! quelsoin ! quel aspect guerrier !
– Vous trouvez ?
– D’honneur ! je suis dansl’admiration.
– Vous venez de voir mon navire et monéquipage en temps de paix, fit le marin en prenant un accent plussérieux ; que diriez-vous donc si vous pouviez le contempleren temps de guerre, quand le Jean-Louis s’accroche à unefrégate ennemie et que mes matelots s’élancent la hache au poing etle poignard aux dents !
– Cordieu ! ce doit être un beauspectacle, et l’eau m’en vient à la bouche, rien qu’en ypensant.
– Tonnerre ! pourquoi sommes-nousobligés de faire la guerre civile ?
– Parce que des brigands nous ycontraignent.
– Vous avez raison et vous me rappelezque ce n’est pas pour philosopher que nous avons quitté le placis,il y a trois heures, et fait douze lieues au galop. Mais quand jepose le pied sur ce lougre, c’est plus fort que moi ; je sensquelque chose comme une larme qui me mouille les yeux, et un désireffréné de combattre sans retourner à terre.
– Malheureusement cela ne se peut, moncher, car c’est à terre seulement que nous pourrons sauverPhilippe.
– Oui, et il faut même nous hâter !Voulez-vous descendre visiter madame la marquise deLoc-Ronan ?
– Sans doute ; c’était elle qui vousparlait tout à l’heure, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, faites-moi l’honneur de meprésenter, je vous suis.
Marcof se dirigea vers l’escalier conduisantdans l’intérieur du navire et descendit, accompagné deM. de Boishardy. Julie les attendait dans sonappartement. Ce mot appartement pourrait sembler étrange à tousceux qui connaissent l’intérieur d’un petit navire de guerre, etcependant les cabines réunies qu’habitait la religieuse méritaientparfaitement ce titre à tous les points de vue et à tous leségards.
Lorsque Marcof avait conduit Julie à son bord,il avait donné des ordres antérieurs et tout fait disposer enconséquence. Il voulait que la religieuse, accoutumée au bien-êtredu couvent, que la fille noble élevée dans le luxe et dansl’abondance, que la marquise de Loc-Ronan, enfin, la femme de sonfrère, ne souffrît pas d’un séjour prolongé dans un humble navireaménagé pour des hommes aux habitudes grossières. Il voulait enfinque Julie fût traitée en reine et honorée comme telle.
Quelques jours d’un travail assidu etintelligemment dirigé avaient suffi pour exécuter les ordres duchef suprême. À bord d’un navire de guerre, les ouvriers en tousgenres sont nombreux : il s’y trouve naturellement descharpentiers, des menuisiers, des forgerons, et il est rare quetous les autres corps d’états manuels n’y aient pas chacun leurreprésentant. D’ailleurs, le calfat est à moitié maçon, le voilierà demi-tapissier, le maître chargé des pavillons presque un artisteen ornements. Tout se rencontre sous la main dans ces coquesadmirables : bois, fers, tentures, richesses de toutes sortessont là à profusion. Puis le marin a, en général, un goût prononcépour l’art de l’ameublement. Ingénieux dans les moindres détails,comme l’homme qui se trouve constamment aux prises avec lanécessité, aucun obstacle ne l’arrête ; et si la difficultéest trop forte, il la tourne avec adresse. Cela s’expliquefacilement : enfermé les trois quarts de sa vie entre lesparois de sa prison flottante, il cherche à en dorer les barreaux,et, le temps ne lui faisant jamais faute, il arrive toujours à sonbut. Ensuite, les voyages, les séjours en pays étrangers, qui luifont emprunter un usage à l’un, un usage à l’autre, développent sonsentiment artistique sans qu’il s’en rende compte lui-même.
À bord du Jean-Louis, navirecorsaire, dont le chef n’avait à obéir qu’à sa propre volonté, letravail qui concernait l’appartement destiné à Julie était plusfacile encore à exécuter. Quelques cloisons abattues avaient forméun vaste salon éclairé par les fenêtres percées à l’arrière dulougre. Des caisses d’étoffes orientales, rapportées desprécédentes excursions, avaient fourni largement aux tentures, etles boiseries des murailles disparaissaient sous les éclatantescouleurs, sous les splendides dessins des damas de Smyrne et descachemires du Bengale. Un épais tapis égyptien couvrait le plancheret offrait aux pieds le moelleux appui de sa laine vierge.
Des meubles d’un merveilleux fini, et venantde tous les coins du monde, ornaient la pièce sans l’encombrer. Unprie-Dieu en ébène et un Christ, véritable chef-d’œuvre fouillé parla main d’un artiste dans un bloc d’ivoire jauni par le temps,avaient droit surtout à l’admiration de tous les amants du beau etsemblaient, par leur style sévère et grandiose, inviter à laprière.
Une seconde pièce était disposée en chambre àcoucher, et celle-ci rappelait les austères habitudes du cloîtrepar sa simplicité dans les moindres détails. Deux mousses biendressés avaient été mis aux ordres de la marquise, et Julie, lejour où elle posa le pied sur le pont du Jean-Louis,s’était sentie remuée jusqu’au fond du cœur à la vue desprévenances attentives et des soins empressés dont l’entouraitMarcof.
– Vous êtes reine et maîtresse à bord duJean-Louis, madame, lui dit le marin en la conduisant dansson appartement. Chacun ici n’aura désormais qu’un désir, celui devous plaire, et vos moindres volontés seront des ordres pour tous.Je serai le premier heureux de vous obéir.
Julie, doucement émue, avait tendu ses deuxmains au frère de son mari, que ses larmes remercièrent plus encoreque ses paroles. Puis, le soir même, Marcof était parti pour leplacis de Saint-Gildas, sans que la religieuse cherchât à s’opposerà ce départ ; car, pour ces deux nobles âmes, le salut dePhilippe était la seule préoccupation de tous les instants.
On sait que les premières tentatives de Marcoffurent vaines et que son premier séjour à Nantes n’amena aucunrésultat. Alors il était revenu à la Roche-Bernard, et ensuite ilétait retourné auprès de Boishardy. Cette seconde expédition devaitêtre décisive, car le temps marchait avec une rapidité effrayante,et le marquis ne vivait encore qu’à l’aide d’un miracle.
– Je le sauverai ! avait dit Marcofen quittant pour la seconde fois la marquise.
– Dieu vous aidera ! avaitsimplement répondu celle-ci avec une sainte confiance dans laprotection divine.
C’était ainsi qu’ils s’étaient séparés, ethuit jours s’étaient écoulés sans voir apporter la plusinsignifiante nouvelle. Dès lors, on comprend les inquiétudes, lescruelles angoisses ressenties par la marquise, et la joie qu’elleéprouva à l’arrivée si péniblement attendue du marin. Marcof luiavait promis de revenir près d’elle avant de tenter un effortsuprême. Julie savait que son hardi beau-frère allait au placis deSaint-Gildas retrouver M. de Boishardy, et elle espéraitinstinctivement que l’intrépide royaliste, si connu par sa force,sa témérité, son intelligence et son courage, voudrait aider Marcofde tout son pouvoir, et mettrait tout en œuvre pour lui prodiguerses secours. Elle ne s’était pas trompée, en effet ; mais aumoment où Boishardy était monté à bord du lougre avec lecommandant, elle était loin de supposer la part active que voulaitprendre le chef chouan à la délivrance de Philippe.
Boishardy, marchant sur les pas de Marcof,était donc descendu dans l’entrepont : là encore, sonadmiration se manifesta vive et bruyante, et vint agréablementflatter l’orgueil satisfait du corsaire. Celui-ci se dirigea versl’arrière, et, s’adressant à un mousse qui veillait extérieurementà la porte de la religieuse :
– Demande à madame la marquise, luidit-il, si elle veut bien nous recevoir.
Le mousse entra dans le salon, et ressortitpresque aussitôt en laissant la porte ouverte et en s’effaçant pourlivrer passage. Marcof et Boishardy pénétrèrent dans la pièceélégante au milieu de laquelle se tenait Julie qui venait à leurrencontre. En quelques mots, le marin présenta son compagnon à lamarquise, qui le reçut avec une familiarité noble et empressée.
La situation était trop tendue pour se livrerà des compliments et à des démonstrations de politesse. Au nom deBoishardy, Julie avait donné sa main au gentilhomme chouan ;puis la conversation s’était engagée rapide, précise, nullemententravée par les réticences, et dépourvue des banalitésd’usage.
Julie prodigua à Boishardy tout ce que satendresse pour Philippe lui inspirait d’expressions touchantes pourtémoigner au noble aventurier ce qu’elle ressentait au fond de soncœur.
– Sauvez-le, dit-elle, et vous m’aurezsauvée moi-même ; car si Philippe meurt, je mourrai !
En parlant ainsi, sa voix était si douce, sicalme, et indiquait tant de foi dans ce pronostic lugubre, queMarcof et Boishardy se sentirent profondément touchés. Le marin,dominant son émotion, fit un mouvement pour quitter le salon ;il avait, dit-il, à donner quelques ordres relatifs au départ.
– Est-ce que vous quittez le lougre cematin ? demanda Julie.
– Non, répondit Marcof ; nouspassons la journée à bord ; mais comme le vent est bon et lamarée favorable, je vais faire lever l’ancre, et nous mettrons lecap sur le Croisic, qui vient d’être repris par nos amis. Là, nousserons à peu de distance de Nantes, et si nous parvenons à enleverle marquis, le navire sera un refuge dont je réponds, car j’endéfends l’entrée !
– Faites et ordonnez, Marcof, ditBoishardy ; je me fie à vous.
Le marin le remercia du geste et disparut.Boishardy et la marquise demeurèrent seuls. Le gentilhomme jetaitmalgré lui ses regards sur le vêtement de la religieuse ;Julie s’en aperçut.
– Vous regardez mon habit monastique,dit-elle, et vous vous étonnez que je sois restée fidèle à mes vœuxdans ces temps où chacun n’a plus le respect de sesserments ?
– Non, madame, répondit Boishardy, je nem’étonne pas, mais j’admire.
– Puis, après un léger silence, ilreprit :
– Si nous délivrons Philippe, neconsentirez-vous pas à reparaître dans le monde ?
– Peut-être ! fit la religieuse endétournant la tête.
Boishardy n’insista pas ; il avait lu lesmanuscrits que lui avait confiés Marcof ; il connaissaitl’histoire entière des douleurs de la pauvre femme, et sadélicatesse l’empêchait d’insister sur un semblable sujet.
Il se disposait même à se retirer à son tour,car Julie semblait absorbée dans des réflexions pénibles, lorsqu’unléger tressaillement du navire fit chanceler les objets mobiles quiornaient la chambre.
– Nous prenons la mer ? dit-il.
– Oui, répondit la religieuse ; etdemain soir vous serez à Nantes. Que Dieu vous accompagne !Moi je vais prier tout le jour ! Malheureusement, hélas !c’est là toute la part que je puis prendre à cette entreprise.
Boishardy s’inclina profondément, et sortantde l’appartement de la marquise, il monta rapidement sur le pont dulougre.
Jusqu’alors Marcof avait veillé en personne àla manœuvre et à la marche du navire, mais une fois en mer, unefois la route prise, il appela Keinec, lui remit le commandement dulougre et alla retrouver Boishardy qu’il emmena dans sa cabine.
Cinq heures après que le lougre eut quitté laRoche-Bernard, Bervic descendit auprès de son chef le prévenir quel’on était en vue du Croisic, et lui demander ses ordres pour lemouillage.
– Nous ne mouillerons pas, réponditMarcof. Tiens le cap droit devant toi, double la pointe du Croisicet cours une bordée sur Saint-Nazaire.
– Quoi ! dit Boishardy avecétonnement, voulez-vous donc entrer en Loire ?
– Sans doute.
– Mais il était convenu que nousdébarquerions au Croisic ?
– Oui ; mais j’ai réfléchi que leCroisic était encore à vingt lieues de Nantes ; que Philippeserait bien faible pour faire à cheval cette longue étape ;qu’il fallait diminuer la distance et nous rapprocher de la ville.J’ai l’intention de remonter le fleuve jusqu’à la hauteur deLavau.
– Vous n’y pensez pas !
– Pourquoi ?
– Parce que toute la rive gauche de laLoire est au pouvoir des bleus, qui ont même établi garnison àPaimbœuf. Et qui sait si, depuis nos dernières nouvelles, ils ne sesont pas emparés de Savenay, de Saint-Nazaire, de Lavau et desenvirons ?
– Bah ! qu’importe ! Qui nerisque rien n’a rien, et au bout du compte, nous ne risquons pasgrand’chose, car les républicains n’ont pas un navire en état delutter avec le Jean-Louis, et, s’ils tentaient del’arrêter au passage, nos canons sauraient bien répondre.D’ailleurs, en quittant le lougre, je donnerai à Bervic des ordresen conséquence.
– Mais, mon cher Marcof, vous oubliezencore que, d’après mes ordres, Fleur-de-Chêne doit envoyer à Batznos chevaux, et Batz est à une portée de fusil du Croisic.
– Eh bien ! mon cher Boishardy, jevais faire mettre en panne. Keinec descendra à terre et ira donnerau gars qui nous attend l’ordre de pousser jusqu’à Lavau, et, encas de présence des bleus, de se cacher dans les bruyères deSaint-Étienne.
– Faites donc, alors ; je n’ai plusd’objection à soulever.
Marcof monta sur le pont ; cinq minutesaprès, un canot était à la mer, Keinec y descendait, et leJean-Louis, orientant sa voilure, demeurait stationnaire à lahauteur de la pointe du Croisic. Moins d’une heure ensuite, Keinecremontait à bord, après avoir accompli sa mission, et le lougre,rendant au vent toute la toile qu’il lui avait un moment retirée,suivait la côte en se dirigeant vers l’embouchure de la Loire.
On était en décembre, et la nuit vient vite àcette époque de l’année ; aussi lorsque le Jean-Louisatteignit Saint-Nazaire, la ville ne lui apparut-elle que dans lapénombre du crépuscule. Néanmoins Marcof, ignorant s’il se trouvaiten pays ami ou en pays ennemi, voulut attendre que l’obscurité fûtcomplète pour pénétrer dans le cours du fleuve. Louvoyantdoucement, le lougre s’engagea dans la Loire avec des précautionsinfinies, et, remorqué par ses chaloupes, il n’atteignit Lavau quevers quatre heures du matin.
Marcof, avant de mouiller, envoya à terre unmatelot avec ordre d’obtenir des renseignements précis. Le matelotrapporta d’excellentes nouvelles : les royalistes dominaient àLavau, et aucun soldat bleu ne s’y trouvait.
– Très bien ! dit Marcof avecjoie ; nous sommes en sûreté ici, et, le jour venu, nous nousmettrons en route.
Il s’occupa alors des soins à donner à sonnavire et des recommandations à adresser à Bervic, qui allait setrouver de nouveau investi du commandement.
– Tu tiendras toujours le milieu dufleuve, dit Marcof au vieux maître. Aucun homme ne devra descendreà terre, et tu ne laisseras accoster aucune embarcation. Vous avezdes vivres à bord ; donc toute communication avec Lavau estinutile. Tu mettras des hommes en vigie comme si l’on était en mer.Si les bleus viennent, tu as du canon et des boulets plein la cale.S’ils t’inquiètent trop vivement, tu retourneras au Croisic, sinontu tiendras ferme jusqu’à notre retour. Si dans cinq jours tu n’aspas de nos nouvelles, tu regagneras la Roche-Bernard, et tuenverras un homme trouver La Rochejacquelein ; il te donnerades ordres que tu exécuterais à la lettre. Enfin, si je ne revienspas, si je suis tué, eh bien ! mon vieux, tu me donneras unregret et tu garderas le lougre.
Bervic avait écouté attentivement lesrecommandations de son chef ; mais à ces dernières paroles, ilchangea de physionomie. Une émotion très vive se refléta sur sestraits, et il voulut balbutier quelques mots ; mais Marcofl’arrêta.
– Pas de phrases ! dit-il ; jete connais, je sais que tu m’aimes ; ainsi tu n’as pas besoinde te mettre la cervelle vent dessus vent dedans, pour me dire tapensée. Tu m’as compris, obéis !
Vers midi, après avoir pris congé de lareligieuse qui bénit une dernière fois le courageux marin, Marcofs’élança dans un canot que l’on venait de mettre à la mer.Boishardy et Keinec l’accompagnaient seuls. Le jeune homme arma lesavirons, Marcof s’assit à la barre, et l’embarcation se dirigearapidement vers la terre.
À Lavau, la Loire, coupée par de nombreusesîles, est plus large et plus majestueuse qu’à Saint-Nazaire, c’estpresque un bras de mer. Le Jean-Louis, demeuré au milieudu fleuve, avait mouillé à l’abri de l’un de ces gros îlots, qui ledérobait presque complètement à la vue des rives voisines, etbientôt l’embarcation fut séparée de lui, moins encore par ladistance que par les obstacles dont nous venons de parler. Keinecramait vigoureusement. Tout à coup l’un de ses avirons rencontraune résistance subite, et le jeune homme poussa un grand cri.
– Qu’est-ce donc ? dit Boishardy ense soulevant sur son banc.
– Un noyé ! répondit Keinec endésignant du geste un cadavre surnageant entre deux eaux ;c’était ce cadavre qui avait arrêté l’aviron.
– Un noyé ! répéta Marcof ensaisissant une gaffe.
– Inutile ! fit Boishardy enarrêtant Marcof. Le sauvetage n’est pas possible ; ce corpsest dans l’eau depuis au moins douze heures.
– Un autre ! un autre ! s’écriaKeinec en désignant un second cadavre qui flottait à la suite dupremier ; celui-là remue !
– Non, mon gars ; c’est le mouvementde l’eau qui te fait illusion.
– Mais en voici encore ! dit Marcofstupéfait.
Bientôt, en effet, le canot fut entouré parune double rangée de corps morts qui descendaient vers la merobéissant au cours de la Loire. De minute en minute le nombreaugmentait et allait toujours croissant. Les trois hommes étaientbraves, mais leurs cheveux se hérissèrent à la vue de ce spectacleétrange et épouvantable.
– Tonnerre ! s’écria Marcof :la Loire est-elle donc devenue un charnier ? Nage,Keinec ! nage ferme, mon gars, et gagnons la terre au plusvite !
Keinec ferma les yeux pour ne pas voir, et ilenfonça ses avirons dans les eaux du fleuve ; mais les corpsdes noyés qui froissaient ses rames le faisaient tressaillir, etune sueur abondante perlait à la racine de ses cheveux. Marcof etBoishardy se regardaient en silence, n’osant pas s’adresser laparole. Enfin le canot toucha la rive, et les trois hommessautèrent vivement à terre. Un vieux pêcheur raccommodant sesfilets se trouvait à quelque distance, Marcof l’appela.
– Que signifie cette nuée de cadavres quiencombrent le fleuve ? lui demanda-t-il brusquement.
– Ah ! mon bon monsieur, répondit lepêcheur en secouant la tête, c’est une malédiction qui est sur lepays, bien sûr. Depuis deux jours, la Loire charrie desmorts ! On dit que c’est à Nantes qu’on les noie, parce queles prisons sont pleines et que la guillotine ne va pas assezvite !
– Horreur ! s’écrièrent les deuxhommes en reculant d’épouvante.
Puis une même pensée leur traversa subitementl’esprit.
– Philippe ! dirent-ilsensemble.
Et tous deux, par un même mouvement,quittèrent le vieux pêcheur et s’élancèrent dans la direction de ladernière maison de la ville, en face de laquelle ils avaient aperçuen débarquant trois chevaux que tenait en main un paysan breton. Cepaysan était celui que Keinec avait été trouver à Batz, et auquelil avait transmis l’ordre donné par Marcof de se rendre à Lavau. Legars reconnut son chef et le salua respectueusement.
Pendant ce temps, Keinec était remonté dans lecanot, et, suivant la rive, il le conduisait à l’extrémité deLavau, dans une sorte de petite anse naturelle, à demi cachée parde gros arbres qui garnissaient l’embouchure d’un petit ruisseau.Il amarra soigneusement l’embarcation au tronc noueux de l’und’eux ; puis, aidé du jeune paysan auquel il avait fait signede venir près de lui, il coupa à la hâte des genêts, des bruyèreset des branches de chêne. Alors tous deux, avec une adressemerveilleuse, dissimulèrent le canot sous un véritable édifice debois mort. L’absence totale des feuilles rendait leur travail plusdifficile, néanmoins ils l’accomplirent rapidement. Cela fait, lepaysan prit les ordres de Boishardy et s’éloigna, tandis que lestrois hommes, s’élançant à cheval, se mirent en devoir de gagnerNantes en évitant soigneusement la grand’route qui, venant deSaint-Nazaire et passant à Savenay, les eût exposés à rencontrerdes détachements républicains.
– Les chevaux sont bons, fit observerBoishardy en modérant l’ardeur de celui qu’il montait et enéprouvant le besoin de parler pour chasser les terriblesimpressions qui venaient de l’assaillir ainsi que sescompagnons.
– Oui, répondit Marcof ; nous seronsà Nantes au coucher du soleil.
– Je le crois aussi.
– J’avais calculé notre départ enconséquence.
– À propos, mon cher ami, savez-vous quenous agissons comme de vrais fous ? dit Boishardy en sefrappant le front.
– Pourquoi donc ? demandaMarcof.
– Regardez nos habits.
– Eh bien ?
– Le premier rustre qui nous rencontreranous appellera chouans. Je crois, Dieu me damne ! que nousavons même conservé tous trois la cocarde noire !
– Vous dites vrai.
– Si nous entrons à Nantes avec cecostume-là, nous ne ferons pas trois pas dans la ville sans êtrearrêtés, incarcérés et tout ce qui s’en suit. Qu’en penses-tu, mongars ? continua Boishardy en s’adressant à Keinec quidemeurait sombre et silencieux.
Le jeune homme releva la tête.
– Je pense, répondit-il, que j’entrerai àNantes n’importe sous quel costume, mais que j’y entrerai.
– Pardieu ! nous aussi nousentrerons. La question n’est pas là ! Pour moi, je trouveraispar trop innocent d’aller se jeter ainsi dans la gueule de ceCarrier que Dieu confonde !
– J’ai prévu tout cela, interrompitMarcof ; ne vous inquiétez de rien. Nous nous arrêterons àSaint-Étienne pour laisser souffler nos chevaux ; là noustrouverons un ami qui nous fournira trois vêtements complets desans-culottes : nous serons méconnaissables !
– Corbleu ! cela m’agace de penserque je vais me salir par le contact de pareilles défroques.
– Connaissez-vous un meilleurdéguisement ?
– Non.
– Eh bien, alors ?
– Va donc pour cette livrée de valets debourreau !
– J’endosserais celle du diable, réponditle marin, pour arriver à mon but !
– Et vous auriez raison, mon braveami ! J’ai tort, je le confesse ; ne pensons qu’àPhilippe.
– Et à Yvonne ! murmura Keinec.
Marcof l’entendit.
– Tu espères donc encore ?demanda-t-il.
– J’espérerai tant que je n’aurai pasacquis une certitude.
– Pauvre enfant ! soupira lemarin.
– J’ai fouillé toutes les villes deBretagne, excepté Nantes, continua Keinec ; peut-être Yvonne yest-elle ?
– Qu’est-ce qu’Yvonne ? demandaBoishardy.
– Celle que j’aime, monsieur lecomte.
– Au fait, Boishardy ne connaît pas cettehistoire, ajouta Marcof. Raconte-la-lui, Keinec ; ellel’intéressera, et peut-être te donnera-t-il d’excellentsconseils.
– Parle, mon gars, fit affectueusement lechef royaliste en écartant un peu son cheval pour que Keinec pûts’approcher.
Le jeune homme poussa sa monture entre cellesdes deux cavaliers, puis il réfléchit quelques instants. Enfin,dans ce style d’une rusticité sauvage mais pleine de poésie quin’appartient qu’au paysan breton, il entama la légende de sesamours et de celles de Jahoua. Keinec s’animait en parlant ;au souvenir d’Yvonne enlevée par Diégo, des larmes de ragesillonnèrent son visage ; son poing crispé meurtrissait lepommeau de sa selle, et, par une contraction des muscles, ilétreignit si vivement son cheval que le pauvre animal poussa unhennissement de douleur.
En entendant prononcer les noms du chevalierde Tessy et du comte de Fougueray, Boishardy échangea un regardrapide avec Marcof.
– Ce sont les mêmes, n’est-ce pas ?lui demanda-t-il.
– Oui, répondit le marin.
– Eh bien ! la chose s’éclaircit aulieu de se compliquer, c’est bon signe.
– Sans doute ; mais je ne sauraisoublier les dernières paroles prononcées par ce misérablechevalier.
– Quand vous l’avez trouvé mourant àl’abbaye de Plogastel ?
– Oui.
– Et quelles étaient cesparoles ?
– Les voici : « Venge-moi deceux qui m’ont assassiné, tu les livreras à la justice… elle n’estpas notre sœur, c’est sa maîtresse à lui… à… » Et il expirasans pouvoir achever, ajouta Marcof avec un mouvement decolère.
– Mais qui accusait-il de samort ?
– Le comte de Fougueray.
– Son frère ?
– Il disait que cet homme n’était pas sonfrère !
– Comment cela ?
– Voilà ce que je ne sais pas, ce que jedonnerais tout au monde pour savoir.
– Peut-être ce misérable n’avait-il plussa raison et délirait-il en parlant ainsi ; l’agonie causéepar le poison amène souvent des hallucinations étranges.
– Malheureusement ; mais cependantje crois volontiers que cet homme avait conscience de sesparoles.
– Qui vous porte à le croire ?
– Une vérité qu’il m’a avouée et quiprouve évidemment qu’il n’était pas le frère du comte.
– Qu’est-ce donc ?
– Je l’ai reconnu pour un ancien banditque j’avais rencontré jadis dans les Abruzzes. À cette époque, jene l’avais vu que quelques minutes, mais cela s’était passé dansdes circonstances telles que sa figure était demeurée gravée dansma mémoire.
– Et il a avoué cela ?
– Parfaitement, n’est-ce pas,Keinec ?
– Je l’ai entendu, ainsi que Jahoua.
– Que pensez-vous de cela,Marcof ?
– Je ne sais que supposer ! Était-ceRaphaël (ce misérable se nommait ainsi), était-ce Raphaël quitrompait le comte de Fougueray ; était-ce le comte deFougueray qui se servait de cet homme ? C’est dans la réponseque se trouverait le nœud de cette intrigue, et malheureusement jene puis répondre moi-même.
– C’est étrange ! dit Boishardy enréfléchissant profondément.
– Voici les clochers de Saint-Étienne,fit observer Keinec en désignant du doigt deux flèches aiguës quiapparaissaient en ce moment sur la droite des voyageurs.
– Pressons l’allure ! réponditBoishardy, et enfonçons-nous sur la gauche ; nousredescendrons ensuite sur la ville, après nous être assurés que lesbleus n’y sont pas. Eh bien, continua-t-il tout en éperonnant soncheval et en fixant un regard perçant sur les campagnes avoisinantla Loire ; Eh bien ! cette jeune Yvonne m’intéresse et jedonnerais de bon cœur le peu qui me reste de bien pour découvrirl’endroit où on la retient prisonnière.
– Si toutefois elle vit encore !répondit Marcof.
– N’en doute pas ! s’écria Keinec.Si Yvonne était morte, j’aurais été tué, j’en suis sûr.
– Espère, mon gars, dit le chefroyaliste. Quant à moi je te promets qu’après avoir réussi àdélivrer le marquis de Loc-Ronan, je t’accorderai mon aide pourchercher la pauvre enfant dont tu parles.
– Et si nous la retrouvons, continuaMarcof, malheur à ceux qui l’auront fait souffrir !
Keinec ne répondit pas ; mais il leva lesyeux au ciel en tordant la poignée du sabre qui pendait à son côté.On comprenait que le jeune homme murmurait intérieurement unserment terrible, et qu’il n’y faillirait pas.
Quatre heures et demie sonnaient à l’horlogede la cathédrale de Nantes au moment où le soleil, déclinantrapidement, cachait son disque sous les nuages qui couraient del’ouest à l’est, et jetait horizontalement ses rayons pâles etblafards sur les rives alors dévastées de la petite rivière del’Erdre, qui traverse dans toute sa longueur l’un des principauxfaubourgs de la ville pour aller verser ses eaux dans la Loire, enface l’île Feydeau au centre même de la vieille capitale du duchéde Bretagne.
Désert et désolé, ce faubourg offrait l’aspectd’une cité après le pillage.
Les maisons en ruines servaient d’asile auxchiens affamés que l’affreuse disette qui désolait la ville avaitlaissés sans maîtres. À peine obtenait-on chez le boulanger laration de pain nécessaire à la nourriture quotidienne : ilavait bien fallu chasser sans pitié du logis les animauxdomestiques, et les chiens errants s’étaient instinctivement réunisen bandes dans les quartiers déserts, comme ils se réunissentencore de nos jours dans les environs de Constantinople, nepénétrant que la nuit dans le cœur de la cité. Au centre dufaubourg, se dressait un magnifique peuplier orné de guirlandes, derubans entrelacés aux trois couleurs nationales, et devenu depuispeu arbre symbolique de la liberté.
Çà et là quelques enfants sortis de la villeet venant jouer dans cette solitude, l’animaient seuls. C’étaientdes fils de vrais patriotes auxquels, après les exécutions,revenaient de droit les vêtements qui couvraient le corps desvictimes au moment où le couteau les frappait. Bien entendu que cesvêtements étaient ceux que le bourreau rejetait comme ne pouvantlui convenir.
Ces jeunes sans-culottes, espoir de laRépublique une et indivisible, avaient établi, dans le faubourgdont nous parlons, une sorte de succursale de la halle aux habits,et s’amusaient à imiter les marchands et les crieurs. C’étaitquelque chose de hideux à contempler que ces jeunes têtes blondes,brunes et roses, coiffées de perruques ensanglantées ou de chapeauxégalement maculés de taches de sang humain.
Deux d’entre eux, les plus grands (ilspouvaient avoir de douze à treize ans), en étaient déjà venus auxcoups à propos d’un habit couleur tabac d’Espagne garni de boutonsd’acier. Évidemment les deux drôles avaient fait main basse sur leshardes que se réservait l’exécuteur ; car l’habit qui formaitle principal sujet de contestation était trop frais et trop neufencore pour avoir été dédaigné par monsieur de Nantes,comme on disait sous l’ancien régime.
Dans la lutte dont il était l’objet, le prixdu combat avait eu à souffrir de nombreux accidents. Une mancheétait restée entre les mains de l’un des deux antagonistes, tandisque l’autre gamin brandissait les basques au bout d’un bâton ;mais ce qui causait la dispute, c’était la partie du vêtement où setrouvait la garniture de boutons.
– Veux-tu lâcher, Bertrand ! hurlaitl’un des combattants, en tirant à lui le restant de l’habit que soncompagnon venait de saisir.
– Non ! je ne lâcherai pas !répondait l’autre sans lâcher prise, et en se cramponnant des deuxmains au fragment qu’il serrait de toutes ses forces.
– Ah ! tu ne veux paslâcher ?
– Non !
– Dis-le voir encore ?
– Non ! non ! non !Entends-tu, grand imbécile ?
– Tiens !…
Ici, Bertrand reçut un coup de poing qui fitjaillir le sang de son nez, lequel enfla subitement et menaça deprendre des proportions gigantesques.
– Oh ! c’est comme ça ! crial’enfant en rendant coup pour coup. Je dirai que tu es unaristocrate !
– Essaie donc un peu !
– Oui, je te dénoncerai !
– Je suis un sans-culotte. Chaux est moncousin !
– Et Pinard est l’ami de papa !
– Je te ferai passer sous le rasoirnational !
– Et toi dans la baignoirenationale !
– Je le dirai au club !
– Au club ! crièrent les autresenfants qui jusqu’alors étaient demeurés muets spectateurs de lascène. Tu vas au club, toi, Pichet ?
– Oui, que j’y vas ; à preuve quej’ai été reçu membre de la Société régénérée.
Bertrand s’arrêta, et le combat cessamomentanément.
– Vrai ? dit-il avec un accent danslequel l’admiration succédait rapidement à la colère ; t’es auclub pour de vrai !
– Oui, pour de vrai !
– Pourquoi donc qu’on t’a reçu ?
– Ah ! voilà !
– Raconte-nous ça ! hurla labande.
– J’y consens, répondit Pichet en prenantune pose magistrale. Faut que vous sachiez que papa m’a emmené aveclui l’autre soir.
– Tu nous l’as dit, interrompitBertrand.
– Veux-tu me laisser parler,imbécile !
Et Pichet reprit :
– V’là qu’un citoyen fait une motionoùsqu’il fallait écrire. Le secrétaire n’y était pas. On demandequelqu’un qui sait écrire. Papa crie en me montrant :Voilà ! Là-dessus je m’en vais au bureau, et j’écris ; etpuis quand j’ai fini, comme ça m’amusait de griffonner sur lepapier oùsqu’il y a des imprimés en haut, j’ai écrit l’exempled’écriture qu’on nous a donné la semaine dernière.
– Oh ! oui, interrompit de nouveauBertrand ; l’exemple oùsqu’il y avait : « Le mondene sera heureux que lorsqu’on aura guillotiné quarante millionsd’aristocrates et cent millions de modérés ! »
– C’est ça ! répondit Pichet. Pourlors, v’là un citoyen qui regardait et qui me dit :« C’est joli tout de même ce que tu écris là ! » Etil monte à la tribune, oùsqu’il a fait un discours dans quoi qu’ila dit que les enfants qu’avaient de vrais sentiments patriotiquesdevaient être reçus au club. Alors on a crié bravo, on a applaudila motion, et on m’a donné les honneurs de la séance.
– Qu’est-ce que c’est que ça, leshonneurs de la séance ? demanda l’un des jeunes compagnons dunarrateur.
– C’est, dit Pichet, d’être assis toutseul sur un grand tabouret à côté de la tribune.
– Et t’as eu les honneurs de la séance,toi ?
– Oui, que je te dis, et si tu ne mecrois pas, je te vas flanquer des coups !
Un murmure d’admiration courut dans les rangsdes auditeurs. Il était évident que Pichet avait grandi énormémentdans l’estime de ses amis ; aussi se redressant avecsatisfaction :
– Et voilà ! continua-t-il, je suisun pur, un régénéré, un vrai patriote, un sans-culotte épuré, commedit papa.
Et l’enfant se mit à chanter à haute voix,comme pour célébrer son triomphe, ce couplet alors des plus à lamode :
La guillotine là-bas
Fait toujours merveille !
Le tranchant ne mollit pas,
La loi frappe et veille.
Mais quand viendra-t-elle ici
Travailler en raccourci ?
Cette guillotine, ô gué ?
Cette guillotine.
Bertrand cependant paraissait ne pas partagerl’admiration générale dont son antagoniste était l’objet. Il se mità rire en se moquant de Pichet qui se promenait les mains derrièrele dos, et peut-être la querelle, pour avoir changé d’objet, allaitse rallumer non moins vive, lorsque des pas de chevaux retentirentsur la route. Au même instant, le canon résonna vigoureusement ducôté de Nantes, et au bruit du canon se mêla celui d’une vivefusillade. Les enfants, dont l’attention se trouva attirée par cedouble fait, se mirent à courir du côté des cavaliers d’abord. Lebruit du canon les charmait moins sans doute que la vue des chevauxet des voyageurs.
Trois hommes, en effet, débouchaient dans lefaubourg se dirigeant vers la ville. Ces trois hommes portaient lecostume complet des patriotes de l’époque : carmagnole bleuede tyran, pantalons courts, ceinture rouge, sabots garnisde paille, bonnet de la liberté enfoncé sur la tête et descendantjusqu’aux yeux. Ils marchaient au pas de leurs chevaux côtoyant lesrives de l’Erdre.
Boishardy, Marcof et Keinec, semblaientméconnaissables sous ces habits nouveaux. Les deux premiers surtoutaffectaient les allures des sans-culottes avec une perfectiond’imitation peu commune. Keinec seul ne se donnait pas la peine dechanger de manières. En entendant le bruit de la canonnade et de lamousqueterie, les cavaliers se regardèrent étonnés et inquiets.
– Qu’est-ce que cela ? s’écriaBoishardy.
– Se battrait-on à Nantes ? murmuraMarcof.
– Pas possible !
– Cependant c’est bien le bruit ducanon.
– Sans doute.
– Avançons toujours !
– Pardieu ! voilà des gamins quivont peut-être nous renseigner.
Et Boishardy, se levant sur ses étriers,appela à haute voix les enfants. Pichet accourut le premier.
– Dis donc, mon gars, demanda legentilhomme, sais-tu pourquoi on tire le canon ?
– Oui, que je le sais, réponditl’enfant.
– Pourquoi alors ?
– C’est pour les aristocrates, leschouans, les brigands !
– On se bat donc !
– Eh non ! c’est la prière du soir,comme dit le citoyen Carrier.
Marcof et Boishardy se regardèrent.
– Quelque nouvelle infamie ! murmurale marin.
Boishardy lui fit un signe pour luirecommander la prudence, et se retournant vers Pichet, qui étaitplanté droit devant lui, jouant avec la crinière de soncheval :
– Qu’est-ce que c’est donc que la prièredu soir du citoyen Carrier ? demanda-t-il avec aisance.
– Tiens ! répondit l’enfant, vousn’êtes donc pas venu à Nantes depuis deux jours ?
– Non, mes camarades et moi nous arrivonsde Saint-Nazaire.
– Oh bien ! alors, vous ne savezpas.
– Qu’est-ce que nous ne savonspas ?
– La nouvelle invention du citoyen,donc.
– Et tu la connais, toi ?
– Je crois bien ! papa m’y a menéhier.
– Où cela ?
– À la place du Départementdonc !
– Qu’est-ce qu’on y fait à la place duDépartement ?
– Tiens ! on y tue lesbrigands !
– On a donc transporté laguillotine ? interrompit Marcof avec impatience.
– Eh non ! répondit Pichet enfaisant un pas vers son nouvel interlocuteur.
On entendait toujours gronder le canon.Boishardy, craignant l’emportement du marin, reprit aussitôt laparole :
– Si tu sais quelque chose,explique-toi !
– Voilà, citoyen ! d’abord, faut quevous sachiez qu’on ne juge plus les aristocrates…
– On ne juge plus ?
– Eh non ! c’était trop long.
– Après ?
– La guillotine ne va plus assezvite…
– Alors ?
– Alors on a conduit hier soir troiscents brigands qu’on a pris à l’entrepôt sur la place duDépartement, et là les bons patriotes leur ont tiré dessus avec desfusils et des canons.
– Tu es sûr de ce que tu dis ?
– Tiens ! je crois bien ! papay était et moi aussi. Ah ! c’était drôlement joli,citoyen !
– Et on recommence ce soir !
– Oui ; ça sera comme ça tous lesjours.
Marcof poussa un soupir qui ressemblait à unrugissement. Boishardy comprit que cette puissante nature allaitéclater. Aussi, craignant encore une imprudence qui aurait pucompromettre leur sûreté à tous trois, il remercia brusquementl’enfant, et, saisissant la bride du cheval de son compagnon, ilpartit au galop. Keinec les suivit silencieusement. En ce moment lafusillade cessa.
– C’est fini ! s’écria Marcof.
– Êtes-vous fou ? répondit le chefroyaliste. Vous avez failli nous perdre ! Songez que cesenfants sont plus dangereux encore que les hommes par le temps quicourt. On arrête vite, et une dénonciation est bientôt faite.
– Vous avez agi sagement, Boishardy, caren entendant les atroces paroles de ce petit drôle, le sang memontait à la gorge, et j’allais faire passer mon cheval sur ce filsde bourreau, apprenti bourreau lui-même.
– Mettons nos chevaux au pas etcalmez-vous un peu. Attendons la nuit, si vous le voulez, pourentrer dans la ville ; elle ne tardera pas.
Marcof ne répondit pas, mais il arrêta l’élande sa monture. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que lecrépuscule du soir jetait son voile de brouillard sur la vieillecité bretonne. Les trois voyageurs continuèrent leur route ensuivant toujours les rives de l’Erdre. Bientôt ils atteignirent laville. Tout à coup le cheval de Boishardy s’arrêta net et pointa.Celui de Marcof poussa un hennissement et se jeta de côté.
– Qu’est-ce que cela ? dit le chefroyaliste en corrigeant vertement sa monture.
Mais l’animal refusa d’avancer. La nuit sombreet brumeuse empêchait de distinguer devant soi. Keinec s’élança àterre.
– Un cadavre ! dit-il.
– En voici un second ! continuaMarcof.
– Et un troisième, ajouta Boishardy.C’est ici comme c’était ce matin sur la Loire, à ce qu’il paraît.Du sang, toujours du sang et rien que du sang !
– Nous sommes sur la place duDépartement, répondit le marin d’une voix frémissante.
Les chevaux tremblaient et avançaient avec unerépugnance visible. À chaque instant ils glissaient dans le sangdont le sol était détrempé. Keinec marchait toujours à pied,conduisant sa monture par la bride, et se baissant de temps àautre.
– Voici des enfants, dit-il, des femmes,des jeunes filles demi-nues.
– Tonnerre ! la place est pavée decadavres !
Marcof ne se trompait pas. La lune se levantderrière un nuage et glissant ses rayons à travers la brume,éclaira faiblement autour d’eux et leur fit pousser à chacun uneexclamation d’horreur. Plus de trois cents corps atrocement mutilésgisaient dans un véritable lac de sang. C’étaient pour la plupartdes vieillards, des femmes et des enfants en bas âge.
À chaque pas, les chevaux menaçaient des’abattre. Deux fois celui de Boishardy glissa et roula avec sonmaître, qui se releva couvert de sang. Certes, ces trois hommesétaient braves, si braves même qu’on pouvait les taxer de téméritéfolle. Eh bien ! des gouttes de sueur froide inondaient leursvisages. Comme le matin, sur la Loire, ils se regardaient sans oseréchanger une parole, et bientôt même ils cessèrent de se regarder,dans la crainte d’échanger leur pensée. Peut-être parmi cescadavres qu’ils foulaient se trouvait-il des amis chers à leurcœur.
Néanmoins ils avançaient toujours. Ils étaientà peine arrivés aux deux tiers de la place, qu’une meute de chiensse précipita en aboyant. C’étaient ceux que la famine avaittransformés en loups voraces et en chacals féroces. Ils se ruèrentsur les cadavres. Puis les aboiements s’éteignirent peu à peu et onentendit le bruit des crocs arrachant des lambeaux de chairhumaine, mêlé à de sourds grondements et à l’éclat des os sebrisant sous ces mâchoires affamées.
On apercevait de temps à autre les cadavres,jusqu’alors immobiles, se remuer dans l’ombre, tiraillés en sensinverse par ces gueules ensanglantées et avides de carnage.
– Sortons au plus vite de cecharnier ! dit Marcof d’une voix sourde.
– Je voudrais avoir quelque chose àtuer ! murmura Boishardy.
– Que fais-tu donc, Keinec ? s’écriale marin en apercevant le jeune homme presque agenouillé sur laterre humide.
– Je trempe mes armes dans le sang de mesamis, répondit Keinec. Je les laisserai rouiller, et tant qu’il yaura une tache sur la lame de mon sabre ou le fer de ma hache, jefais serment devant Dieu qui m’entend et sur les cadavres quim’entourent, de frapper sans pitié et sans merci tous les bleus queje pourrai atteindre.
Il y avait dans le ton qui accompagnait cesparoles un tel accent de résolution et de fermeté, que Marcof etBoishardy tressaillirent. Keinec remonta à cheval ; tous troisse dirigèrent vers l’extrémité de la place. Sur leur passage ilsdérangeaient des troupes de chiens occupés à leur horriblecurée ; les animaux grondaient en levant vers eux leurs yeuxsauvages et leurs museaux rougis, puis ils se remettaient àfouiller les chairs mortes.
– Mon Dieu ! dit subitement Marcofen pâlissant encore sous le coup d’une horrible pensée qui luitraversait l’esprit ; si parmi les cadavres qui flottaient cematin sur la Loire, ou si parmi ceux que nous foulons en ce momentaux pieds de nos chevaux se trouvait le corps de celui que nousvoulons sauver ! Si nous étions venus trop tard !
– Le Seigneur aurait donc abandonné lacause du juste et de l’innocent alors ! répondit Boishardy.Cela ne peut être, Marcof ; cette pensée est presque unsacrilège !
– Ne voyez-vous pas, Boishardy, que Dieua abandonné Nantes !
– Eh bien ! fit brusquement legentilhomme, avançons toujours ! Si ces monstres ont tuéPhilippe, ne faut-il pas que nous vengions sa mort ?D’ailleurs, une fois en ville, nous saurons promptement à quoi nousen tenir ; on doit vendre ici comme on vend à Paris, la listedes victimes immolées sous le couteau révolutionnaire et par larage des bourreaux.
– Vous avez raison, dit Marcof enbaissant la tête.
Les trois cavaliers atteignaient alorsl’extrémité de la place, laissant derrière eux l’ignoble champ decarnage. Absorbés par les pensées affreuses qu’un tel spectaclevenait de leur suggérer, les voyageurs s’engagèrent dans lapremière rue qui s’offrit à eux et la parcoururent dans toute salongueur sans se préoccuper de la partie de la ville dans laquelleils se trouvaient. Mais ce qu’ils venaient de contempler n’étaitpour ainsi dire que le prologue du drame auquel il leur fallaitassister.
À l’extrémité de la rue, un attroupement assezconsidérable de monde les contraignit à s’arrêter. Cet attroupementétait causé par deux hommes et une femme ; celle-ci paraissaitchanter, et ses deux compagnons jouaient du violon. Un triplecercle de rangs de curieux s’était formé autour des musiciensambulants. Les deux hommes, vêtus de la carmagnole, du bonnetrouge, et portant la décoration des sans-culottes, annonçaient aupublic qu’ils pouvaient lui vendre des recueils de chansons« propres à entretenir, disaient-ils, dans l’âmedes bons citoyens, la gaieté républicaine, » et, pourpreuve, l’un des joueurs de violon fit entendre une ritournelle,tandis que la femme, se plaçant au centre du cercle, s’apprêtait àchanter.
– La ronde des guillotinés mettantleur tête à la trappe ! dit-elle, par le citoyen Landré,vrai sans-culotte et mangeur d’aristocrates. Premier couplet.
Et elle se mit à hurler d’une voix traînanteet nasillarde, cette chanson dont la réputation était immense etque la foule écouta avec une attention profonde et de fréquentesmarques de sympathie.
Vous vouliez être toujours grands,
Traitant les sans-culottes
De canailles et de brigands ;
Ils ont paré vos bottes
Par le triomphe des vertus.
Pour que vous ne nous trompiez plus,
La justice vous sape ;
Ducs et comtes, marquis, barons,
Pour trop soutenir les Bourbons,
Mettez votre tête à la trappe.
Les auditeurs applaudirent avec enthousiasme.Marcof et Boishardy échangèrent à voix basse quelques paroles,tandis que Keinec promenait autour de lui un regard sombre etmenaçant.
– Deuxième couplet, reprit lachanteuse.
Vous qui paraissiez plus hardis
Que des ci-devant pages,
Croyant d’aller en paradis
Suivant les vieux usages ;
Vous riez, allant au néant,
Dans la charrette en reculant,
Comme écrevisse et CRAPPE (sic) ;
Montez le petit escalier,
Rira bien qui rira dernier,
Passez votre tête à la trappe !
À peine la chanteuse eut-elle terminé que lesapplaudissements redoublèrent et éclatèrent avec une frénésie quitenait de la rage.
Pendant ce temps, Marcof et Boishardy,toujours dans l’impossibilité de continuer leur route, s’étaientapprochés d’une boutique assez éclairée qu’ils contemplaient aveccuriosité. Cette boutique était celle d’un libraire et avait pourenseigne : À Notre-Dame de la Guillotine. Le marchand, jeunehomme à la physionomie fausse et sinistre, se tenait sur le seuilde sa porte. Il semblait regarder Boishardy avec une persistanceopiniâtre qui finit par fatiguer le gentilhomme, au point quecelui-ci, s’approchant davantage du libraire, lui demandabrusquement pourquoi il le fixait ainsi.
– Citoyen, répondit le jeune homme, commetu regardais ma boutique, j’ai cru que tu voulais m’acheter quelquechose. J’ai tout ce qu’il y a de plus nouveau. Tiens ! voiciun volume qui vient de paraître, un beau titre : LaRépublique ou le Livre du sang, ouvrage d’une grande énergierépublicaine, propre à former les bons citoyens. » Jetiens également les journaux de Paris :l’Anti-Brissotin, la Trompette du père Bellerose,la Discipline républicaine.
Marcof, sans se préoccuper de la faconde dumarchand, poussa Boishardy du coude :
– Regardez donc ! lui dit-il endésignant de la main un livre placé en montre. Celui-ci estcurieux !
En effet, le livre indiqué par Marcof portaitcet entête significatif :
« Compte-rendu aux sans-culottes de laRépublique française. »
Puis, au-dessous, on lisait :
« Par très haute, très puissante et trèsexpéditive dame Guillotine, dame du Carrousel, de la place de laRévolution, de Grève et autres lieux, contenant le nom et le surnomde ceux à qui elle a accordé des passe-ports pour l’autre monde, lelieu de leur naissance, leur âge et qualité, le jour de leurjugement, depuis son établissement au mois de juillet 1792 jusqu’àce jour, rédigé et présenté aux amis des prouesses par le citoyenTisset, coopérateur du succès de la République française(sic).
– Ce livre-là ! s’écria le librairequi flairait une affaire, est le meilleur de tous, aussi vrai queje m’appelle Niveau.
– Niveau ? répéta Marcof avecétonnement.
– Eh bien ! fit le marchand, cenom-là vaut bien celui de Leroy, ci-devant de Monflabert, juré autribunal révolutionnaire, mon parent, et qui, honteux de sonpremier nom, s’est fait appeler Dix-Août !
– C’est juste, dit Boishardy, et vous etvotre parent avez parfaitement fait.
– Tiens ! fit observer le libraireen ricanant, il paraît que le tutoiement fraternel n’est pas danstes habitudes, citoyen ! « Vous » est aristocrate,et « toi » est sans-culotte, tu sais, et le« vous » est guillotiné ou se guillotinera.
Boishardy fit un geste d’impatience ; ilsentait que le moindre soupçon pourrait le perdre et perdre aussises compagnons, dans une ville où la justice révolutionnaire étaitaussi expéditive qu’à Nantes, et il comprenait qu’il venait decommettre une faute. Aussi, étouffant en lui la colère qu’avaitfait naître le sourire insolent de son interlocuteur, il haussa lesépaules avec un geste de pitié.
– Tu as raison, citoyen, dit-il, et je tefais mes excuses ; mais, vois-tu, j’ai vécu jusqu’ici avec demauvais patriotes, et cela m’a gâté. Si je viens à Nantes, c’estpour m’épurer et me retremper un peu parmi les vrais républicains.Voyons, pour me faire passer une bonne soirée, il faut que j’achèteton livre. Combien le vends-tu ?
Le libraire sourit finement ; il étaitévident qu’il ne croyait pas un mot de l’explication que venait delui donner le cavalier, mais l’appât du gain fit taire saconscience républicaine, et il ne vit plus qu’un acheteur là où ilétait prêt à voir un « suspect ! » Il prit le livredans la montre et le tendit à Boishardy.
– C’est trente-cinq sols ! dit-il,parce que tu parais être un pur et que je veux aider à terégénérer.
Le royaliste fouilla dans la poche de sacarmagnole et en tira sa bourse. C’était une nouvelle imprudence,et un second sourire du libraire, accompagné d’un regard avide quis’efforça de percer les mailles de soie vint l’en avertir.Boishardy désireux de se dérober promptement à cet incessantespionnage, prit vivement dans sa bourse ouverte une pièced’argent, pas si vivement cependant que le marchand n’eût puapercevoir de nombreux louis d’or aux reflets rutilants, et il latendit au vendeur en ajoutant d’un ton brusque :
– Trouve-t-on au moins dans ton livre lesnoms de tous les aristocrates exécutés à Nantes jusqu’à ce jourmême ?
– Oh ! non, citoyen ; celivre-là ne concerne que Paris. La liste des guillotinés se vend àpart, au profit des pauvres sans-culottes de la ville, et Nantes ala sienne qui paraît tous les soirs. Veux-tu la collectioncomplète ?
– Oui ! dit Marcof en avançant à sontour.
– La voici, c’est vingt sols, en toutcinquante-cinq sols, dit le marchand en tendant au cavalier uncahier de feuilles détachées semblables à celles que débitent lescrieurs des rues.
Marcof arracha plutôt qu’il ne prit des mainsqui les lui tendaient les listes fatales, et se pencha sous lalueur d’un réverbère accroché au-dessus de la boutique, pour lesparcourir avidement.
– Ah ! ah ! citoyen ! fitremarquer le libraire, toujours avec son méchant sourire, il fautque tu espères trouver là-dedans les noms des gens que tu détestes,ou que tu craignes d’y rencontrer ceux que tu aimes ; cela sevoit.
Marcof n’entendit pas cette réflexion, maisBoishardy, que la colère commençait à aveugler en dépit de sarésolution de demeurer calme, poussa si brusquement sa monture surle libraire, que celui-ci recula vivement pour ne pas êtrerenversé ; sa figure blêmit de peur.
– Paye-toi ! dit impérieusement legentilhomme en montrant l’écu de trois livres qu’il tenait à lamain.
Le marchand prit la pièce et rendit auroyaliste quatre bons d’un sol chacun et deux de deux liards. Lepapier était alors la monnaie courante. Sur les bons d’un sou onlisait cet aphorisme philosophique parfaitement decirconstance : « Doit-on regretter l’or quand on peuts’en passer ? » Et sur les bons de deux liards étaitimprimée cette phrase sentimentale : « Ne me refusepas au mendiant qui t’implore. »
Boishardy prit le livre et les papiers, et mitle tout dans sa poche. En ce moment, les chanteurs ambulants ayantterminé leur séance, la rue se désencombra et le passage devintlibre. Les trois cavaliers en profitèrent. Le marchand les regardas’éloigner.
– Ceux-là ! se dit-il, en désignantBoishardy et Marcof, sont des aristocrates ou tout au moins dessuspects ou des fédéralistes ; j’en jurerais. Ah ! ilsont de l’or dans leurs bourses, tandis que les vrais patriotesmeurent de faim ! Faudra qu’ils payent rançon comme lesautres, et ce ne sera pas long ! En attendant, je vais voir oùils vont.
Et le jeune libraire, fermant vivement saboutique, mit la clef dans sa poche et pressa le pas pour suivre àdistance convenable les trois amis qui avançaient lentement dans larue mal éclairée.
– Eh bien ! demanda vivementBoishardy à Marcof, qui froissait dans sa main les feuilles qu’ilvenait d’acheter.
– Eh bien ! son nom ne s’y trouvepas !
– Bon espoir, alors !
– Oui ; mais il n’y a là-dessus queles noms des guillotinés et pas ceux dont nous avons heurté lescadavres.
– N’importe ! espérons toujours.Ah ! nous voici arrivés au bout de la rue. Tournons-nous àdroite ou à gauche ?
– À gauche ; cette petite ruellenous mènera, je le crois, au Bouffay, et ce n’est que là que nouspourrons obtenir quelques renseignements sur Philippe, si toutefoisnous parvenons à en avoir.
– À qui nous adresserons-nous ?
– Le sais-je ? Mais grâce à noscostumes et aux cartes de civisme que je me suis procurées àSaint-Étienne, nous pourrons interroger sans trop éveiller lessoupçons.
Les trois amis continuèrent donc leurroute ; on eût dit qu’un démon attaché à leur suite, sefaisait un malin plaisir de les contraindre à assister en une seulesoirée à toutes les horreurs qui ensanglantaient Nantes. Lanouvelle rue qu’ils avaient prise les conduisit au Bouffay, ainsique le pensait le marin ; mais là les attendait une terribleépreuve. Une grande affluence de monde se pressait aux abords de laplace, au milieu de laquelle se dressait la guillotine, et unefoule immense l’encombrait déjà lorsque Marcof, Boishardy et Keinecy pénétrèrent. Des myriades de torches de résine jetaient une lueurblafarde sur le sombre échafaud, et augmentaient encore ce que sonaspect avait de lugubre.
– On tue encore ici ? murmuraBoishardy.
– On tue partout à Nantes ! réponditMarcof.
– Tournons bride alors ; j’en aiassez !
Mais il était déjà trop tard ; la foulebouchait toutes les issues.
– Allons, reprit le chef royaliste, ilfaut faire contre fortune bon cœur… Assistons à ces nouvellesinfamies ; mais, pour Dieu ! souvenons-nous de Philippe,et quoi que nous puissions voir, ne commettons pointd’imprudence.
– Vous avez raison toujours, Boishardy,répondit Marcof à voix basse ; la dernière fois que je suisvenu dans cette ville maudite, c’était en plein jour, onguillotinait comme on le fait aujourd’hui, et la première tête queje vis rouler, fut celle du baron de Saint-Vallier, auquel j’avaisserré la main deux semaines plus tôt. Oh ! il nous faut faireprovision de force et de résignation, si nous devons demeurercalmes spectateurs.
– Philippe sera notre sauvegarde ;seulement, prévenez Keinec ; je crains la colère du pauvregars.
Marcof se retourna vers le jeune homme, et luiordonna de ne pas laisser échapper une seule exclamation quidécelât son indignation. Keinec fit un signe qui indiquait sapromesse d’obéissance, mais il ne parla point. Depuis qu’il avaitraconté l’histoire de ses amours, il était devenu plus sombreencore et plus taciturne que par le passé. Une seule penséel’absorbait, c’était celle de trouver Yvonne. En ce moment, descris de joie retentirent dans la foule, et l’on vit une ondulationse produire dans la direction de l’échafaud.
– Ah ! s’écria un sans-culotte enindiquant de la main le fatal convoi dont on apercevait la premièrecharrette, dominant les têtes amoncelées de la foule, ah !voici la « bière roulante ! »
– Les aristocrates vont mettre« la tête à la chatière ! » ajouta unautre.
– Et ce soir, ils seront en« terre libre ! » (au cimetière.)
– Eh ! Chaux ! tu vas voirquelle mine ils feront au vasistas !
– Faut bien déblayer le sol de larépublique !
– Ah ! dit le premier sans-culotte,il n’y aura pas relâche aux représentations ce soir. Les gueux vont« éternuer dans le sac ! » Les autresseront baignés, et leurs amis ont eu tantôt une indigestion de feret de plomb !
Ces allusions aux trois manières de procéderdu proconsul obtinrent un bruyant succès. Puis quatre à cinq voixavinées entonnèrent ensemble ce refrain d’un style sauvage etinfâme :
Mettons-nous en oraison,
Maguingueringon,
Devant sainte guillotinette,
Maguingueringon,
Maguingueringuette.
Les deux chefs royalistes baissaient leurspaupières pour ne pas laisser voir les éclairs de colère quiétincelaient dans leurs regards. Ils étaient tombés au milieu d’unebande de la « compagnie Marat. »
Cependant Boishardy, plus maître de lui, avaitremarqué que plusieurs de ceux qui les entouraient jetaient sur sescompagnons et sur lui des regards inquisiteurs, et il jugea prudentd’aller au-devant des soupçons. Tirant une pipe courte de la pochede sa carmagnole, et la bourrant tout en sifflant un airpatriotique, il se pencha sur l’encolure de son cheval.
– Citoyen ! fit-il en affectant lestournures de phrases de l’époque et en s’adressant au sans-culottede la « compagnie Marat » qui pérorait dans legroupe, et qui n’était autre que Brutus, l’ami de Pinard ;eh ! citoyen, donne-moi du feu !
– Volontiers, répondit Brutus qui secouales cendres de sa pipe en frappant le fourneau sur l’ongle de sonpouce gauche.
Boishardy se pencha davantage et les deuxpipes se rencontrèrent.
– Merci, continua-t-il en tirant uneénorme bouffée de fumée ; maintenant, citoyen, faut que tu merendes encore un service.
– Lequel ? répondit Brutus.
– D’abord, es-tu un vrai, un chaud, unpur, un sans-culotte, enfin ?
– Un peu que je m’en vante. La« compagnie Marat » ne se recrute pas parmi les tièdes etles timorés.
– Ah ! tu es de la « compagnieMarat ? »
– Tu ne connais donc pas lecostume ?
– Non.
– Comment, non ?
– Dame ! écoute donc, il y a sixmois que je ne suis venu à Nantes.
– D’oùsque tu viens, pour lors ?
– De Brest.
– Ça va-t-il là bas ?
– Pas mal, mais moins bien qu’ici, à ceque je vois.
– Ah ! c’est qu’il n’y a pas desCarrier partout ! En v’là un vrai patriote !
– C’est pour le voir que je suis venuavec les citoyens, mes amis ; des purs, j’en réponds.
– Eh bien ! ils ont crânement bienfait, et toi aussi. D’abord, vous arrivez tous à point pour jouirdu spectacle gratis. As-tu vu les mitrailles de la place duDépartement ?
– Non, nous sommes arrivés trop tard,répondit Marcof en se mêlant à la conversation.
– C’est dommage, vous auriez ri avecnous. Fallait voir les grimaces de ces brigands d’aristocratesquand ils avalaient du plomb et du fer. Mais soyez calmes, vousn’avez pas tout perdu !
– Qu’est-ce qu’il y a doncencore ?
– D’abord le rasoir national, quifonctionne à présent jusqu’à huit heures du soir, et puis après lesdéportations verticales.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Une nouvelle idée du citoyen Carrier,donc !
Ici Brutus raconta dans son langagepittoresquement sanguinaire les noyades qui, pour la première fois,avaient eu lieu l’avant-veille. Marcof et Boishardy comprirentalors pourquoi ils avaient vu tant de cadavres sur la Loire. Levieux pêcheur avait dit vrai.
– Et ce soir, ajouta Brutus en terminant,troisième représentation ! Après la fin du rasoir, cesbrigands de déportés vont passer sur la place ; nous lessuivrons et nous verrons le coup d’œil.
Et Brutus entonna à tue-tête le lugubre« Ça ira ! » tandis que Boishardysaisissait la main de Marcof, et la lui serraitsilencieusement.
– Ah ! s’écria le sans-culotte,voilà les charrettes ! Tout à l’heure on va commencer.
En effet, l’ondulation que nous avonsmentionnée et qui agitait les flots de la populace se fit sentirplus vive encore. On vit déboucher par une des rues adjacentes lesfunèbres voitures escortées de sans-culottes à cheval. Lescharrettes passèrent devant l’endroit où se trouvaient les troisroyalistes. Quatre victimes étaient attachées dans la première.Deux hommes d’abord : l’un portant le costume d’un modesteouvrier ; celui-là était coupable d’avoir sauvé et caché unprêtre réfractaire. L’autre, habillé en paysan vendéen, et portantfièrement sa veste sur laquelle était encore l’image du Sacré-Cœur.En l’apercevant, Keinec, fit un mouvement brusque et poussa soncheval en avant. Il venait de reconnaître un ancien compagnon dansle malheureux qui marchait à la mort.
– Eh ! dis donc, prends garde ;tu vas m’écraser avec ton cheval ! hurla Brutus en arrêtant lamonture du jeune homme.
Keinec ne l’entendit pas. Il dévorait des yeuxla charrette, la « bière roulante » commel’avait si pittoresquement dit l’ami de Pinard. Brutus, avec cetinstinct du mal qui distingue ses pareils, devina en partie ce quise passait dans l’âme du jeune Breton.
– Dis donc, citoyen, continua-t-il d’unair moqueur, comme tu les reluques, ces brigands d’aristocrates. Onjurerait que tu en reconnais un !
– C’est possible ! réponditsèchement Keinec, qui avait oublié complètement et l’endroit où ilétait, et la qualité de l’interlocuteur qui lui adressait laparole.
Boishardy se mordit les lèvres, Marcof vouluts’approcher de son ami ; mais Brutus ne lui en donna pas letemps.
– Si tu connais des aristocrates, c’estque tu es un aristocrate toi-même ! dit-il d’un tonmenaçant.
Puis s’adressant aux frères et amis quil’entouraient :
– Ohé ! les autres, les vrais, lespurs, continua-t-il ; voyez-vous cet aristocrate qui nousécrase avec son cheval. Faut le conduire au club et savoir ce quien retourne.
– Oui ! oui ! crièrent dix voixensemble. Au club ! au club !
– Si c’est un aristocrate, autant leconduire tout de suite au dépôt ! ajouta un sans-culotte.
La situation devenait critique. Les huées quis’élevaient autour de lui attirèrent enfin l’attention du jeunehomme. Marcof et Boishardy firent simultanément un mouvement pours’interposer ; mais Keinec ne leur permit pas de prononcer unmot. Le Breton s’éleva sur ses étriers, et, laissant retomber samain puissante, il saisit Brutus à la gorge, l’enleva de terre, etle jeta sur le cou de son cheval.
– Qu’est-ce que tu me veux ? luidemanda-t-il.
Chacun connaît l’influence de la forcephysique sur les masses populaires. La brusque action de Keinec, lavigueur extraordinaire dont il avait fait preuve, lui attirèrentdes admirateurs ; et de ceux-là furent d’abord ceux-mêmes quivoulaient, quelques secondes auparavant, le conduire au dépôt.Boishardy profita habilement de la situation.
– Voilà ce que c’est que d’insulter unbon patriote en l’appelant aristocrate ! dit-il en riant.Allons ! Keinec, remets le citoyen sur ses pieds. Je suiscertain que, maintenant, il est convaincu que tu es aussi bonsans-culotte que lui.
Keinec obéit, et Brutus, rouge, non pas dehonte, mais bien par l’effet de la pression exercée sur son cou, seretrouva à terre, chancelant et étourdi. La foule le hua à sontour. Brutus, sans paraître se soucier des applaudissementsdécernés à son antagoniste, reprit sa place au milieu dessans-culottes.
– C’est égal, dit-il seulement, lecitoyen aurait pu serrer moins fort.
– Pourquoi diable viens-tul’offenser ? répondit Marcof en souriant.
– C’est bon ! on le repincera !murmura le sans-culotte.
Pendant ce temps, les charrettes avaientpresque franchi la distance qui les séparait de l’échafaud.L’attention de chacun se reporta sur la terrible machine. Enfin lesvoitures s’arrêtèrent. Les deux hommes dont nous avons parlédescendirent les premiers. Seulement, le Vendéen s’arrêta quelquessecondes et cria à haute voix du haut de la charrette :
– Vive le roi !
À ce cri, poussé d’un ton fermement accentué,des vociférations, des menaces, des hurlements inintelligiblesrépondirent de toutes parts. Marcof et Boishardy se retournèrentd’un même mouvement vers Keinec, et lui mirent la main sur labouche. Le chouan allait crier aussi. Fort heureusement que cedouble geste échappa aux nombreux spectateurs qui lesentouraient.
– Tais-toi ! dit Marcof à voixbasse. Tais-toi ! tu nous perdrais sans profit pourpersonne.
– Oh ! les infâmes ! leslâches ! murmura le jeune homme. Mais, vois donc ! il y aune femme et un vieillard dans la seconde voiture !
– Nous ne pouvons les sauver ! Songeà ce que nous avons à faire !
– C’est bien ! je me tais !mais…
Et Keinec détourna ses regards sans achever laphrase commencée, grosse de promesses terribles que le jeune hommecomptait mettre à exécution. Brutus l’observait du coin del’œil.
– Tout ça, murmura le sans-culotte, c’estdu gibier de guillotine, j’en réponds ; on verra tout àl’heure, et on saura ce qu’il en revient de vouloir étrangler unsoldat de la compagnie Marat.
Brutus allait probablement communiquer sesobservations à ses voisins, lorsque des cris joyeux retentirent surla place. La première tête venait de rouler. C’était celle duVendéen. Le peuple applaudit. Puis ce fut le tour de l’artisan etles bravos retentirent tout aussi nombreux.
Les deux autres victimes qui restaient encoredans la seconde charrette étaient, ainsi que l’avait dit l’ami deMarcof, une femme et un vieillard. Le vieillard pouvait avoirsoixante-dix ans. Ses cheveux blancs flottaient en désordre autourde sa tête vénérable. Il semblait calme et résigné. La femme, jeuneencore et fort jolie, était vêtue d’un peignoir de mousselineblanche, seul vêtement qu’on lui eût laissé, malgré la rigueur dela saison. Elle paraissait en proie à une terreur folle. Ses yeuxégarés, ses traits bouleversés, les contractions nerveuses de sabouche indiquaient que la malheureuse sentait sa raison vaciller àl’approche du moment fatal. Quand elle monta sur l’échafaud, levieillard la soutint. Elle devait mourir la première. La pauvrefemme se débattait et poussait des cris affreux. Les aides dubourreau s’approchèrent d’elle pour l’attacher. Alors son peignoirse déchira, et la malheureuse demeura presque entièrement nue,exposée aux regards de la populace. De tous côtés ce furent desexclamations, des rires cyniques, des paroles obscènes, desquolibets grossiers. Les misérables ne respectaient pas même lamort.
– Est-elle belle, cette aristocrate demalheur ! s’écria Brutus dont les yeux étincelaient.
– En v’là des épaules de satin !répondit un autre.
– Eh hop ! son affaire estfaite ! dit un troisième en voyant tomber la tête de la bellejeune femme.
Boishardy ne put retenir un mouvement dedégoût. Il détourna la tête pour ne pas assister aux exécutionssuivantes. Les charrettes se vidèrent rapidement, et les derniersbravos de la foule s’éteignirent avec la voix de la dernièrevictime. Quatorze innocents venaient de périr.
– La farce est jouée quant aurasoir ! s’écria Brutus. Maintenant en avant la baignoirenationale et les déportations verticales !
Puis, se retournant vers Boishardy :
– Dis donc, citoyen, continua-t-il, toiqui arrives à Nantes, faut que tu viennes avec nous pour assister àla fête : « Troisième représentation ! »
– Nos chevaux sont fatigués, réponditsèchement le royaliste.
– Mets-les à l’écurie. Tiens, voilàl’aubergiste des Vrais-Sans-Culottes ; tu y seras comme un coqen pâte, toi, tes chevaux et tes amis.
En parlant ainsi, Brutus désignait une espècede cabaret dont l’enseigne représentait une guillotine avec cetexergue : « Au Rasoir national. » Puis, au-dessous,en lettres énormes : « Ici on s’honore du titre decitoyen ! » (sic).
La foule commençait à s’écouler et sedirigeait vers les quais. Boishardy regarda Marcof.
– Allons avec eux, dit le marin ;sans cela ces misérables nous soupçonneraient ; et puispeut-être nous donneront-ils des renseignements utiles.
– Conduisons nos chevaux à l’auberge,alors.
– Volontiers.
Boishardy se retourna vers Brutus :
– Veux-tu nous attendre ?demanda-t-il.
– Tout de même, si vous n’êtes paslongtemps.
– Nous allons mettre nos chevaux àl’écurie.
– Convenu ; vous me retrouverez iciavec les amis.
Marcof, Boishardy et Keinec s’éloignèrent, sedirigeant vers le cabaret. En ce moment, un homme qui, depuisl’arrivée des trois royalistes sur la place de l’exécution ne lesavait pas perdus de vue une minute, et avait plusieurs foismanifesté des signes non équivoques de satisfaction en les voyantentourés des sans-culottes, un homme, disons-nous, se glissa dansles rangs serrés de la populace et vint frapper doucement surl’épaule de Brutus. Celui-ci se retourna :
– Tiens, Niveau ! dit-il enreconnaissant le jeune libraire.
– Chut ! fit Niveau en baissant lavoix ; je tiens une bonne affaire !
– Alors j’en suis.
– Naturellement.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Tu causais tout à l’heure avec troishommes à cheval ?
– Oui, trois gueux qui me déplaisent, età qui il faut que je fasse payer les marques noires que j’ai aucou. Je m’arrangerai pour les envoyer au dépôt.
– Garde-t’en bien !
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils sont riches, à en jugerpar l’un d’eux au moins.
– Comment sais-tu cela ?
– J’ai vu la bourse de celui à qui tuparlais tout à l’heure, et elle est pleine d’or.
Les yeux de Brutus s’ouvrirentdémesurément.
– Bah ! fit-il. Tu es sûr ?
– Puisque je te répète que j’aivu !
– Alors, comme tu dis, il y a là unebonne affaire, et je m’en charge.
– Mais tu me garderas ma part ?
– Cette bêtise ! Si je te volais, tune m’amènerais plus de tes pratiques, et j’y perdrais trop ;ainsi, sois calme. Seulement, comme ils sont trois, faudra quej’emmène des amis, et nous serons plus à partager.
– Fais pour le mieux.
Niveau serra les mains de Brutus et s’éclipsaprudemment. Le sans-culotte revint auprès de ses compagnons.
– Nous les tenons, mes amours !dit-il en s’adressant à six de ses collègues qui étaient demeurésprès de lui, et qui tous faisaient partie de la compagnieMarat ; nous les tenons !
– Qui ça ? demanda l’un d’eux.
– Eh bien ! les aristocrates de toutà l’heure.
– Tu crois donc que c’est desaristocrates ! reprit l’un des assistants.
– J’en réponds, dit Brutus, qui voulait,aux yeux de ses amis, se donner le mérite de la découverte.
– Si nous les dénoncions ?
– Eh ! non.
– Pourquoi ?
– Autant faire l’affaire nous-mêmes. T’asdonc pas remarqué qu’il y en a deux qu’ont des chaînes d’or à leurgousset de montre ?
– Si, je l’ai vu.
– Eh bien ! s’ils sont riches, etils le sont, j’en suis sûr et je m’y connais, autant garder larançon pour nous que de la partager avec Pinard etCarrier !
– C’est une idée, cela !
– J’en ai toujours, Spartacus !
– Et puis nous serons libres d’en finirquand nous voudrons ; nous avons nos sabres et nospistolets.
– Et nous sommes sept, tandis qu’ils nesont que trois. Faut que celui qui m’a molesté me paye son comptecette nuit même.
– Si nous prévenions Pinard, tout demême ?
– Eh non ! encore une fois !nous sommes assez. Après les déportations, nous les conduirons chezNicoud, sur les quais, et nous verrons la couleur des louis qu’ilsont dans leurs poches.
– Les v’là ! fit Spartacus enbaissant la voix.
En effet, les trois hommes se dirigeaient àpied vers le groupe de sans-culottes. Tous trois, en guise desabre, portaient une hache d’abordage accrochée à leur ceinturerouge. Brutus prit familièrement le bras de Boishardy, et ilsouvrirent la marche, suivant le flot de la foule qui les entraînaitdans la direction de la Loire. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à unehaie de soldats qui formaient leurs rangs de chaque côté du grandescalier du Bouffay.
– V’là le défilé qui commence.Attention ! hurla Brutus.
Des prisonniers descendaient les marches del’escalier. Les malheureux ignoraient où on les conduisait.Plusieurs rêvaient la liberté et croyaient à une déportation àl’étranger ; presque tous étaient demi-nus. Ils marchaient parcouple de deux personnes : un homme et une femme, une jeunefille et un jeune garçon, étroitement liés ensemble.
Carrier appelait cela « les mariagesrépublicains. » On entendait des gémissements sourds etdes prières interrompues, des cris d’enfants et des pleurs defemmes. Des torches, agitées au milieu des piques et desbaïonnettes, éclairaient ce désolant spectacle.
– Tiens ! v’là Robin ! ditBrutus en accostant un sans-culotte. Bonsoir, vieux ! commentça va ?
– Ça va bien, et ça va aller mieux,répondit Robin qui était l’un des chefs des noyeurs.
– Tu vas leur faire faire un tour auchâteau d’Aulx, à ces brigands d’aristocrates ?
– Ah ! fameux le calembourg !cria Robin en éclatant de rire. Est-il drôle, ce Brutus !
Pour comprendre ce spirituel jeu de mots, ilfaut savoir que le château d’Aulx est le nom d’une petiteforteresse située près de Nantes. Château d’Aulx (château d’Eau),le calembourg n’eût été réellement pas trop mauvais s’il n’avaitété fait dans des circonstances aussi atroces. À partir de ce jour,le mot de Brutus fit fortune et fut répété aux prisonniers quicroyaient souvent être transférés dans une autre prison lorsqu’ilsmarchaient au supplice.
– Dis donc, Brutus, continua Robin enriant toujours.
– Quoi ?
– On a rendu un décret au Comitéaujourd’hui.
– Bah !
– Et un fameux, encore.
– Qui l’a rendu ?
– Grandmaison.
– Et quoi qui dit, ce décret ?
– Il dit qu’on « incarcérera tousceux qui ont voulu empêcher ou entraver le cours de la justicerévolutionnaire en sollicitant pour leurs parents et amis qui sontà l’entrepôt » (historique).
– Fameux ! fameux ! nous allonsavoir de la besogne !
Pendant ce temps, les prisonniers descendaienttoujours.
On voyait des femmes tenant dans leurs brasdes enfants à la mamelle ; de temps en temps quelques-unes deces malheureuses criaient avec désespoir :
– Une mère !… une mère pour monpauvre enfant.
Quelquefois deux mains charitabless’avançaient entre les baïonnettes, la mère jetait son fils ou safille et continuait sa marche, sans savoir seulement à qui elleavait légué son enfant. Enfin les derniers parurent, et la haie dessoldats se referma sur eux. Marcof, Boishardy et Keinecfrémissaient d’horreur. Brutus et ses amis les entraînèrent à lasuite du cortège qui se dirigeait sur les quais. Chemin faisant,Brutus leur expliqua en détail ce que c’était que les déportationsverticales. Le misérable égayait ses discours de quolibets et dejeux de mots ; il revendiqua même l’honneur d’avoir, avecPinard et Chaux, présenté à Carrier la motion concernant lesexécutions de la place du Département.
– Au reste, dit-il en parlant desnoyades, la Convention a approuvé les idées du citoyenreprésentant ; et la preuve, c’est qu’elle lui a expédié unenvoyé du Comité de salut public.
– Et comment se nomme cet envoyé ?demanda Boishardy.
– Fougueray, répondit Brutus.
– N’est-ce pas un homme de taillemoyenne, un peu gros et pouvant avoir cinquante ans ? fitMarcof d’une voix parfaitement calme.
– Tiens ! tu le connais donc ?répondit le sans-culotte.
– Mais oui, et tu serais bien aimable deme faire trouver avec lui.
– C’est facile.
– Quand cela ?
– Ce soir, si tu veux.
– Je ne demande pas mieux.
– Eh ! après la fête, nous ironschez Nicoud vider une bouteille, et je l’enverrai chercher ;je sais où le trouver.
Marcof serra le bras de Boishardy, et ilséchangèrent tous deux un regard rapide.
– Le ciel est pour nous ! murmura lemarin.
Boishardy affecta de s’occuper de ce qui sepassait.
– Qu’est-ce que ces patriotes-là ?demanda-t-il à Brutus en voyant des hommes porteurs de grandspaniers couverts traverser la place.
– Ce sont les nippes des mariés que l’onemporte, vu qu’ils n’en ont plus besoin, répondit Brutus ; çava chez Carrier.
Le cortège était arrivé sur le quai, et l’onembarquait les prisonniers. Lorsque tous furent entassés à fond decale, on cloua l’entrée de l’escalier, puis le bateau fut poussé aularge et gagna lentement le milieu du fleuve. Des sans-culottes,porteurs de torches, l’accompagnaient dans une embarcation pluspetite. L’obscurité ne permettait pas de distinguer très bien.
Tout à coup des coups de hacheretentirent ; un silence se fit dans la foule ; puis uncri, un immense cri partit du milieu de la Loire, et le bateaus’abîma dans les flots. Les sans-culottes regagnaient le rivage enchantant ! Suivant l’expression de Brutus, la troisièmereprésentation était terminée, et le misérable ajoutagaiement :
– La suite à demain !
Marcof et Keinec se tenaient appuyés dansl’angle d’un mur avoisinant le quai. Leur front était d’une pâleurlivide, leurs dents serrées, leurs yeux rougis, leurs traitscontractés, et de leurs doigts crispés et de leurs mainsfiévreuses, ils labouraient le ciment qui soudait ensemble lespierres du mur auquel ils étaient adossés. Leur respiration étaithaletante, le sang leur montait à la gorge ; ilsétouffaient.
Boishardy, séparé de ses compagnons, toujoursau bras du sans-culotte de la compagnie Marat, sentait son cœurbondir dans sa poitrine devenue trop étroite pour en contenir lesbattements convulsifs. Ses yeux avaient une expression de férocitéqui eût terrifié Brutus, si celui-ci l’eût regardé. De sa maindroite, le royaliste tourmentait la crosse d’un pistolet caché soussa carmagnole. Frémissant de rage, de douleur et d’horreur, ildétournait la tête pour ne pas entendre les propos grossiers, lesparoles féroces de ceux qui l’entouraient.
La foule, avide d’exécutions, s’écoulaitlentement devant eux, regrettant que la fête fût déjà terminée, etne se consolant qu’en pensant que le jour suivant en apporteraitune nouvelle. Les chansons sanguinaires, les appellationstriviales, les interpellations cyniques se croisaient dansl’air.
Un moment Marcof et ses amis se crurenttransportés en dehors du monde réel. Il leur semblait assister à unhorrible cauchemar, à l’un de ces rêves fantastiques oùl’imagination délirante et exaltée par la fièvre se forge à plaisirles monstruosités les plus invraisemblables. Marcof se rappelaitles Calabres, et il se demandait ce qu’étaient ces hommes qu’ilcoudoyait, comparativement à ces brigands repoussés par tous.Enfin, la conscience de la situation présente revint à chacun.
– Et maintenant, dit Brutus, allonsboire !
La petite troupe se remit en route. Marcof etKeinec s’étaient rapprochés l’un de l’autre, ou, pour mieux dire,ne s’étaient pas quittés depuis les noyades.
– Keinec ? dit le marin à voixbasse.
– Que veux-tu ?
– Ils sont sept avec nous, n’est-cepas ?
– Oui.
– J’ai dans l’idée qu’aucun ne verra lejour se lever demain matin ; qu’en penses-tu ?
– Je pense comme toi, Marcof !
– C’est bien ! Je vais prévenirBoishardy, et à mon premier signal, frappe tant que ton bras pourrafrapper.
– C’est dommage qu’ils ne soient quesept.
– Bah ! nous nous rattraperons uneautre fois. Mais le sang m’a grisé ; il faut que je tuequelques-uns de ces monstres cette nuit même.
– Et moi aussi ! réponditKeinec.
Ils arrivaient en ce moment au cabaret désignépar Brutus. C’était une maison de chétive apparence et complètementisolée, située sur les bords de la Loire, en face de l’extrêmepointe de l’île des Chevaliers, dans le faubourg où s’élèveaujourd’hui le quartier Launay.
Construite dans le style Louis XV le pluspur, la petite habitation, devenue un cabaret de troisième ordre,avait autrefois appartenu à l’un des plus riches financiers de laville, qui l’avait fait élever pour lui servir de petite maison. Cefinancier, auquel Nantes doit un quartier tout entier, bâti de 1785à 1790, se nommait Graslin, et était fermier général. Homme de goûtet puissamment riche, Graslin, l’un des meilleurs économistes duXVIIIe siècle, avait voulu mettre ses théories enpratique : il avait fait défricher des forêts, dessécher desmarais, agrandir la ville, et l’avait dotée enfin d’une salle dethéâtre ; mais tout cela n’avait excité que l’envie et lescalomnies de ses concitoyens, et l’ingratitude et l’oubli furentles fruits amers qu’il recueillit de son intelligence et de salibéralité. Il mourut en 1799, à peine regretté, et ses biensfurent vendus lors du décret concernant les émigrés, sa familleayant pris la fuite.
La petite maison du quai de la Loire, qui luiservait de lieu de repos, fut acquise, au prix d’un paquetd’assignats, par un cabaretier voisin, nommé Nicoud. Cet hommes’empressa de faire gratter l’or qui couvrait à profusion leslambris et les portes, afin d’en retirer un bénéfice qui équivalutamplement aux prix même de la maison ; puis il fit couvrird’une couche de blanc les belles peintures qui ornaient lesmurailles, travestit le salon en salle de bal public, les boudoirset les chambres élégantes en cabinets particuliers, mit des rideauxrouges aux fenêtres, des tables en bois partout, un comptoir aurez-de-chaussée, dans l’ancien vestibule, et posa une enseigne làoù Graslin avait fait sculpter à grands frais un médaillonremarquable. Le vin était bon, la maison commode, puisque le jardinqui l’entourait l’isolait entièrement des constructionsvoisines : les sans-culottes en firent un lieu derendez-vous.
Brutus était l’une des meilleures pratiques ducabaret ; aussi, lorsqu’il frappa à la porte d’une façonparticulière, cette porte s’ouvrit-elle aussitôt.
– Que veux-tu, citoyen ? demandamaître Nicoud en paraissant sur le seuil.
– Ton vin numéro un ! du vin desans-culotte, répondit Brutus ; du vin rouge comme du sangd’aristocrate ! Dépêche, ou je te fais incarcérer demainmatin.
Pendant ce temps, Marcof qui s’était glisséprès de Boishardy lui parlait à voix basse. Le chef des royalistesfit un geste énergique, et tous entrèrent dans le cabaret.
Brutus conduisit ses compagnons dans une vastesalle dont les fenêtres donnaient sur la Loire ; c’étaitl’ancienne salle à manger du fermier général : mais lecabaretier l’avait rendue méconnaissable. Puis, sous prétexte decommander à souper, Brutus sortit presque aussitôt. Lesans-culotte, qui connaissait les êtres de la maison, se dirigeavers la cuisine dans laquelle il trouva le cabaretier.
– As-tu du monde dans ta cassine ?demanda-t-il brusquement.
– Je n’ai que toi et tes amis, réponditNicoud.
– Bien sûr ?
– Dam ! visite la maison depuis lacave jusqu’au grenier, et si tu y trouves un visage humain autreque le tien, le mien et ceux de tes compagnons, tu me traiterascomme vous avez traité cet aristocrate de Claude, le cabaretier deRichebourg.
Maître Nicoud faisait allusion à des actes deférocité commis deux jours auparavant par la compagnie Marat sur unpauvre homme dont le seul crime avait été de prier lessans-culottes de solder leurs dépenses. Brutus sourit agréablementà ce souvenir, et reprenant la parole :
– C’est bon ; je veux le croire.Ainsi il n’y a personne que nous ici ?
– Personne que vous.
– Eh bien !… tu vas filertoi-même.
– Moi ?
– Et vivement.
– Pourquoi ?
– Ça ne te regarde pas.
– Et où veux-tu que j’aille à cetteheure ?
– Ça m’est tout à fait égal.
– Mais…
– Ah ! pas d’observations, ou jet’envoie à l’entrepôt.
– Faut donc que je vous laisse mamaison ?
– Oui.
– Toute la nuit ?
– Oui.
– Cependant…
– Rien ! interrompit Brutus. Lapatrie est en danger, et nous sommes en train de la sauver. Si tunous en empêches, tu deviens un ami des aristocrates, et tu sais cequ’on en fait, n’est-ce pas, des aristocrates ?
Un geste atroce accompagna la phrase.
– Je m’en vais, citoyen, je m’envais ! dit vivement le malheureux aubergiste en frissonnant detous ses membres.
Le pauvre Nicoud s’apercevait depuis quelquetemps que la situation du cabaretier attitré des sans-culottescomportait une foule de désagréments qui en balançaientfâcheusement l’honneur.
– Avant cela, reprit Brutus, tu nousapporteras du vin et du meilleur !
– Oui, citoyen oui !
Sur ce, Brutus pirouetta sur ses sabots etreprit le chemin de la grande salle.
– J’ai idée que c’est des gros négociantsmêlés d’aristocrates, qui nous la payeront bonne en louis d’or,murmura-t-il. En tout cas, faut que je saigne celui qui m’aétranglé, et que je vide la bourse de celui que m’a désignéNiveau.
Brutus, en entrant, trouva ses compagnonsassis autour d’une vaste table. Soit hasard, soit intentionpréméditée, les trois royalistes se trouvaient assis chacun entredeux sans-culottes. Brutus sourit en remarquant ce détail, et lançaun regard d’intelligence à Spartacus. La conversation était déjàengagée entre Marcof, Boishardy et les membres de la compagnieMarat.
– Ainsi, disait Marcof qui poursuivaittoujours la même pensée relative à Philippe, ainsi on ne dresserapas une liste des aristocrates noyés ce soir ?
– Pas plus que de ceux qui sont encoresur la place du Département, répondit Spartacus.
– Pourquoi ?
– Imbécile ! Pour faire une liste,faut-il pas savoir les noms ?
– Sans doute.
– Eh bien ?
– Eh bien quoi ?
– Est-ce qu’on se donne la peine deprendre les noms de tous ces gueux-là ? On les tire del’entrepôt par fournées, au hasard. Les uns ont la chance de labaignade, les autres celle de la mitraillade, voilà !
– Mais on ne les juge donc pas ?
– Est-ce qu’on a le temps !D’ailleurs, pourquoi les juger, ne sont-ils pas touscoupables ?
– Ah çà ! dit Brutus en prenant unsiège, qu’est-ce que ça te fait à toi, qu’on les juge ou non, qu’ondresse des listes ou qu’on n’en dresse pas ? Tu as doncintérêt à savoir les noms des aristocrates qui restent, que tudemandes ceux des brigands qui s’en vont ?
– C’est possible, répondit Marcof ;j’ai connu du monde jadis à Nantes, et j’aurais voulu savoir siceux que je connaissais étaient morts ou vivants.
– Carrier lui-même ne pourrait pas terépondre. Il n’en sait rien. Faudrait fouiller les prisons pourconnaître ceux qui y sont encore.
– Mais ce délégué de Paris dont tu meparlais, ne pourrait-il pas me renseigner, lui ?
– Le citoyen Fougueray ?
– Oui.
– Dame ! c’est possible. Mais il nes’agit pas de ça ; nous allons boire !
– Nous boirons, soit ; mais tu m’aspromis d’envoyer chercher le délégué du Comité de salut public deParis, et je te rappelle ta promesse.
– Bah ! nous verrons demainmatin.
– Non, ce soir !
– Ah çà ! tu tiens donc bien à voirle citoyen Fougueray ?
– Énormément.
– Cette nuit ?
– Je te l’ai dit.
– Qu’est-ce que tu lui veux de sipressé ? Tu tiens donc bien à te renseigner sur lesaristocrates ! Est-ce que tu es de leurs amis ?
– Ça ne te regarde pas.
– Je veux le savoir, moi ! hurlaBrutus, emporté par sa brutalité, et peut-être par le désir defaire naître une querelle.
– Comment as-tu prononcé ?
– J’ai dit : « Je veux lesavoir ! »
Au lieu de répondre, Marcof se laissa allersur le dossier de sa chaise, et se livra à un accès immodéré dejoyeuse hilarité. Brutus devint cramoisi de colère. Enfin, le marinreprit son sérieux, et désignant du geste un drapeau tricoloresuspendu au fond de la salle :
– Va lire ce qu’il y a écrit sur cedrapeau ! dit-il.
– Je ne sais pas lire, réponditBrutus ; je ne suis pas un aristocrate, moi !
– Eh bien ! je vais lire pourtoi.
Et Marcof se levant, et déployant le drapeauen attirant un coin à lui, récita à haute voix la fameuse légendeinscrite sur l’étendard : « Liberté !Égalité ! ou la Mort ! »
– Ce qui veut dire, continua Marcof,liberté à chacun de faire ce que bon lui semble, égalité desvolontés ; en d’autres termes, je suis libre de mes paroles etde mes actions, et s’il te plaît de dire : « Je veuxsavoir, » il me plaît à moi de te répondre : Je ne veuxpas t’apprendre ! Quant à ce qui concerne la« Mort, » j’ajouterai que je n’ai jamais refusé un coupde sabre à personne, et que je suis à ton service si tu te trouvesoffensé par mes paroles. Comprends-tu ?
– Je comprends que tu es unaristocrate !
– Bah ! tu crois ?
– Oui.
– Eh bien ! crois-le !
– Va, tu feras connaissance avec laguillotine !
– Bah ! l’acier du rasoir qui doitme couper la tête n’est pas encore trempé !
Marcof parlait ainsi en se laissant peu à peuentraîner par le sang qui bouillonnait dans son cerveau. Il savaitn’avoir affaire qu’à sept ennemis. Or, il avait deux compagnonsbraves et forts. Peu lui importait donc une lutte ; maiscependant il se contenait encore, ne voulant rien brusquer avantque Brutus n’envoyât chercher Fougueray.
Brutus, de son côté, lâche comme tous sessemblables, voulait agir seulement sur des hommes sans défense. Lavigueur dont Keinec avait fait preuve l’effrayait à juste titre.Déjà le jeune homme se soulevait sur son siège, et l’on sentait quesur un seul geste de Marcof, il allait prendre part à l’action quicommençait à s’engager. Brutus comprit que le moment n’était pasvenu, et il profita de la venue de maître Nicoud, lequel entrait ence moment portant des verres et des bouteilles, pour passer unepartie de sa colère.
– Arrive donc ! cria-t-il d’un tonmenaçant ; tu te donnes des airs de faire attendre dessans-culottes de la « compagnie Marat ! » Décidémenttu tournes à l’aristocrate, et ça ne peut pas durerlongtemps !
Le pauvre cabaretier déposa sur la table cequ’il portait dans ses mains et se retira sans répondre. Cependant,arrivé à la porte, il se retourna et s’adressant àBrutus :
– Tu n’as plus besoin de rien ?demanda-t-il.
– Non !
– Alors je vais sortir ; jelaisserai la clef sur la porte.
– Ah ! fit le sans-culotte enl’arrêtant de la main, puisque tu vas te promener, tu me feras unecommission.
– Avec plaisir, citoyen Brutus.
– Tu vas aller à Richebourg.
– Oui, citoyen.
– Tu connais la maison deCarrier ?
– Sans doute.
– Tu demanderas à la sentinelle lecitoyen Fougueray, et tu lui diras que des amis l’attendent cheztoi.
– C’est tout ?
– Qu’il vienne ce soir ; tuajouteras que Brutus l’attend et que la patrie est en danger !Ça le pressera.
– Bien.
– Il nous trouvera encore ici dans deuxheures.
– J’y vais !
– Es-tu content ? demanda Brutus ens’adressant à Marcof, tandis que maître Nicoud s’esquivait avecempressement.
– Oui, répondit le marin.
– Alors buvons, et pas de rancune.
– Buvons, je le veux bien.
– Et parlons un peu des affaires de laRépublique, ajouta Boishardy.
– Parlons-en.
– Y a-t-il longtemps que le citoyenFougueray est à Nantes ?
– Depuis deux jours.
– Et il est bien avec Carrier ?
– Je crois bien, c’est un ami dePinard.
– Qu’est-ce que c’est quePinard ?
– Comment tu ne connais pasPinard ?
– Non.
– C’est drôle !
– Eh non ! c’est naturel. Je t’aidit qu’il y avait six mois que nous avions quitté Nantes.
– Eh bien ! Pinard, c’est comme quidirait le chef de la compagnie Marat. Lui et Grandmaison, c’est lestrois doigts de la main avec Carrier ; c’est lui qui fixe lesrançons ?
– Quelles rançons ?
– Celles que payent les prisonniers.
– Les nobles ?
– Oh ! que non ! Depuis qu’on aconfisqué leurs biens, ils n’ont plus un liard à donner ;aussi on les exécute sans attendre ; mais les gros négociants,faut bien leur tirer le sang du ventre.
– Tiens ! c’est très adroit,cela.
– Tu trouves ?
– Parbleu !
– Comme ça, continua Brutus en affectantun ton goguenard, comme ça tu approuves les rançons ?
– Très bien !
– Et si tu étais incarcéré, tupayerais ?
– Peut-être.
– Eh bien ! j’ai dans l’idée que tupayeras, fit Brutus en se rapprochant de la porte à laquelle ildonna un tour de clef.
Boishardy et Marcof échangèrent de nouveau unregard significatif. Les choses commençaient à se dessinernettement. Le gentilhomme reprit néanmoins d’un ton parfaitementcalme :
– Qu’est-ce qui te donne cetteidée-là ?
– Je vais te le dire, répondit lesans-culotte, tandis que ses compagnons se levèrent vivement enportant la main à la poignée de leur sabre.
Marcof et Keinec bondirent sur leur siège etfurent sur la défensive en un clin d’œil. Boishardy ne bougea pas.Il arrêta même ses deux compagnons.
– Eh mais, dit-il froidement, il mesemble que le temps se gâte.
– Tu veux dire qu’il est gâté !hurla Brutus.
– Et à quoi devons-nous ce brusquechangement de température ?
– À ce que tu n’es pas plus sans-culotteque je ne suis aristocrate.
– Et puis après ?
– Après ?
– Oui.
– Eh bien ! toi et tes amis nousallons vous conduire à l’entrepôt ; à moins que…
– Que quoi ?
– Que nous ne nous entendions.
– Alors parle.
– Nous avons besoin d’argent.
– Bon.
– Il nous en faut.
– Combien ?
– Vingt-cinq louis chacun.
– En assignats ?
– En or !
– Diable ! vous êtes sept, et celafait cent soixante-quinze louis.
– Tout juste.
– Et tu crois que nouspayerons ?
– Si vous ne payez pas, vous y passerezdemain.
– Pour qui nous prends-tu donc ?
– Pour des gueux de négociants, pour desaccapareurs qui viennent affamer les bons patriotes. Allons !pas tant de raisons ! nous sommes sept, vous êtes trois ;allons-y gaiement !
– Qu’est-ce que vous en pensez ?demanda Boishardy en se tournant vers ses deux compagnons. Faut-ilpayer ?
– C’est mon avis, répondit Marcof ensouriant.
– À la bonne heure ! cria Brutustandis que la joie rayonnait sur le visage de ses amis.
– Eh bien ! reprit le gentilhommetoujours impassible, nous allons payer… mais pas en argent.
– Je t’ai dit que nous ne voulions pasd’assignats.
– Je ne t’en parle pas non plus.
– De quoi parles-tu alors ?
– D’un bon avis que je vais vousdonner.
– C’est une monnaie qui n’a pascours.
– Peut-être. Écoute-moi seulement.
Et Boishardy se leva à son tour.
– Vous connaissez les noms des chefs del’armée royaliste, n’est-ce pas ? demanda-t-il en haussant lavoix.
– Parbleu ! répondit Brutus, j’ai lesignalement de ces brigands dans ma poche.
– Vous savez que leur tête est mise àprix ?
– Oui.
– Combien Carrier estime-t-il une tête dechef ?
– Trois mille livres.
– Voulez-vous les gagner ?
– Tu connais un chouan ? fit Brutusen s’adoucissant subitement. Tu peux nous le livrer ?
– Oui.
– Quand cela ?
– Ce soir même.
– Loin d’ici ?
– Tout près.
– Et comment le nommes-tu ?
– Boishardy !
– Tu nous le livreras ?
– Je vous le jure !
– Si tu fais cela, je passe la rançonpour moitié.
– Bah ! tu n’en parleras même plus,ajouta Marcof ; car nous t’en livrerons deux au lieu d’un.
– Comment s’appelle le second ?
– Marcof le Malouin.
– Celui qui nous a enlevé une partie desprisonniers que les soldats nous amenaient deSaint-Nazaire ?
– Lui-même.
– Oh ! s’écria Brutus, Carrier a ditque s’il tenait celui-là, il donnerait deux mille livres deplus.
– Et il fera bien, car il en vaut lapeine ! répondit le marin. Marcof a dit qu’il tuerait Carrieret qu’il ferait pendre par les pieds au bout des vergues de sonnavire tous les misérables qui composent la compagnie Marat. Il adit que les sans-culottes comme toi et tes amis étaient desgalériens en rupture de ban. Il a dit qu’il égorgerait à son tourles égorgeurs de Nantes. Et tout ce qu’il dit, il a l’habitude dele faire. Ah ! continua Marcof en donnant enfin libre cours àsa fureur, ah ! vous avez pensé que nous étions des négociantsfaciles à rançonner ! Ah ! vous avez supposé que septbandits de votre espèce, sept misérables tirés de la fange deségouts sanglants feraient reculer trois hommes de cœur ! Nousvous avons promis de vous livrer deux chefs royalistes. Ehbien ! nous vous les livrons. À vous à les prendremaintenant ! Voici M. de Boishardy, et moi je suiscelui qui ai défait vos bandes sur la route de Saint-Nazaire, celuià propos duquel Carrier augmente le prix du sang ; je suisMarcof le Malouin ! Vive le roi !
– Vive le roi ! répétèrent Boishardyet Keinec.
Un moment d’hésitation suivit ces paroles. Lessans-culottes, stupéfiés de l’audace des chouans, reculèrent. Mais,réfléchissant bientôt qu’ils étaient sept contre trois, ils mirentle sabre à la main. Quelques-uns étaient armés de piques. D’autrespréparaient leurs pistolets. Brutus, toujours entre la porte desortie et les hommes qui emplissaient la salle, demeurait indécis.Keinec bondit sur lui et, le saisissant à la gorge, l’envoya roulersous la table.
– Tu m’appartiens ! cria le jeunehomme en brandissant son arme, et j’ai fait vœu de laver ma hacherougie dans le sang de tes victimes.
Ce fut le signal de la mêlée. Lessans-culottes, comprenant que c’était un combat mortel que celuiqui allait se livrer, s’élancèrent les premiers. Les misérablesignoraient à quels ennemis ils avaient affaire.
Marcof et Boishardy levèrent leurs bras armés,et deux d’entre eux tombèrent sans pousser un cri, tant le coup quiles frappa les atteignit rapidement. La lutte devenait presqueégale. Alors, ce qui se passa dans cette salle d’auberge futquelque chose d’horrible et d’indescriptible. Les sans-culottes sebattaient avec la rage du désespoir. Les trois chouans attaquaient,ivres de vengeance et de colère. Les cris et le choc des armes, lebruit des meubles brisés, celui des corps tombant lourdement sur lesol, le râle des mourants, tout cela formait un vacarme effrayant,rendu plus lugubre encore par le silence qui régnait au dehors.
Le combat se livrait à l’arme blanche. Deuxcoups de pistolet avaient seuls été tirés sans atteindre personne.Boishardy, Marcof et Keinec ne se servaient que de leur hached’abordage. Ils voulaient sentir les coups qu’ils frappaient.Brutus, blessé d’abord par Keinec au commencement de l’action,s’était relevé et avait bondi sur le jeune homme ; mais uncoup de hache qui l’atteignit en plein visage le renversa denouveau. Brutus râlait en se tordant dans les convulsions del’agonie.
Le drame qui se passait dans cette petiteauberge isolée était plus sinistre peut-être que ceux qui s’étaientpassés sur la place du Département et dans le lit de la Loire.L’élégant parquet sur lequel s’étaient posés jadis les petits piedsmignonnement chaussés des invitées du fermier général, ruisselaitalors du sang des patriotes. Les chaises, les tables brisées dansla lutte, le jonchaient de leurs débris mutilés ; lesbouteilles renversées laissaient couler à flots le vin qui semêlait au sang, tandis que leurs tessons servaient d’armes à ceuxqui avaient perdu les leurs.
Les sans-culottes, vaincus, blessés,épouvantés, faiblissaient rapidement. Quatre, tués sur le coup,gisaient près de la table. Deux autres, renversés sous les mainspuissantes de Keinec et de Boishardy, demandaient grâce d’une voixéteinte ; mais les deux chouans avaient trop longtemps contenul’éclat de leur colère : leur cerveau délirant ne leurpermettait pas de comprendre les supplications qui leur étaientadressées, et leurs ennemis tombèrent à leurs pieds, la poitrineouverte. Seul le septième vivait encore, et il s’efforçait degagner la porte de sortie, fermée à double tour par Brutus, alorsqu’il croyait être certain de la victoire, quand Marcof l’atteignitet l’envoya rouler auprès de ses compagnons.
Enfin les royalistes s’arrêtèrent avec leregret de ne plus avoir d’ennemis à combattre. Les cadavres dessans-culottes étaient étendus à terre baignés dans une mare de sangnoirâtre. La compagnie Marat était veuve de sept de ses enfants.Tous étaient morts.
Par surcroît de précaution, Keinec examinaattentivement chacun des corps et s’assura qu’aucun d’eux nepalpitait plus. Marcof, la bouche entr’ouverte, les narinesdilatées, regardait d’un œil étincelant l’horrible spectacle.
– Bien commencé ! dit Boishardy enessuyant le fer rougi de sa hache. Voilà de la besogne de moinspour le bourreau et des compagnes envoyées aux âmes de l’enfer.
– Tonnerre ! répondit Marcof ensoupirant, pourquoi n’étaient-ils que sept !
– Là, mon brave lion ! Nous noussommes fait la main, et nous recommencerons bientôt.
– Dieu le veuille ! fit Keinec.
– Dieu le voudra, car Dieu est juste, ditBoishardy en frappant sur l’épaule du jeune homme. Maintenant,qu’allons-nous faire de ces charognes.
– La Loire est proche…
– Eh bien ! jetons-y cescadavres.
– Pas encore, interrompit Marcof ;ne compromettons pas nos affaires par trop de précipitation…Laissons les choses dans l’état où elles sont. Je ne suis pas fâchéde donner audience dans cette salle à celui que Brutus a envoyéchercher.
– Croyez-vous donc qu’ilvienne ?
– Je l’espère.
– Non ! ce Fougueray est trop renardpour ne pas flairer la gueule du loup !
– Toujours est-il que nous devonsl’attendre.
– Soit ; attendons.
– Pendant ce temps Keinec va se rendre àl’auberge où nous avons laissé nos chevaux ; nous pouvons enavoir besoin.
Boishardy fit un geste d’assentiment. Marcoftira sa bourse de sa poche et la tendit à Keinec.
– Va vite, mon gars, dit-il au jeunehomme. Paie la dépense ; et si l’on s’inquiète des taches desang qui couvrent tes habits, tu répondras que tu as été près de laguillotine.
– On ne s’en inquiétera pas, réponditKeinec ; le costume que je porte en ce moment n’en est queplus exact.
– C’est juste. Va et fais promptement. Tunous retrouveras ici.
Keinec examina l’amorce de ses pistolets,raccrocha la hache à sa ceinture et s’élança au dehors. Boishardyet Marcof restèrent seuls. Ils repoussèrent du pied ceux descadavres qui les gênaient, et, prenant des sièges, ils sedisposèrent à attendre l’arrivée du citoyen Fougueray.
Lorsque, sur l’ordre de Brutus, maître Nicoudavait quitté son auberge, il s’était rapidement dirigé vers lademeure de Carrier afin d’accomplir la mission dont il étaitchargé. Il devait, lui avait dit le sans-culotte, prévenir lecitoyen Fougueray que des amis l’attendaient au cabaret du quai dela Loire. Nicoud atteignit promptement Richebourg et trouva, devantla maison du proconsul, les sentinelles ordinaires quil’empêchèrent de passer. Il demanda le chef du poste. Celui-ci lerenvoya à Pinard, qui avait la haute main sur la garde de la maisonde Carrier. Pinard était précisément dans la cour de la maison.Nicoud l’aborda et lui demanda la permission de parler au citoyenFougueray.
– De quelle part viens-tu ? réponditle sans-culotte.
– De la part du citoyen Brutus.
– Où est-il, le citoyen Brutus ?
– Chez moi.
– À l’auberge du quai ?
– Oui, citoyen.
– Il est seul ?
– Oh ! non ; il est avec desamis.
– Lesquels ?
– Des membres de la compagnie d’abord, etpuis trois autres que je ne connais pas.
– Qu’est-ce que c’est que cestrois-là ?
– Je n’en sais rien ; mais ils ontl’air de bons patriotes.
– Et tu dis qu’ils demandent le citoyenFougueray ?
– C’est-à-dire que j’ai compris, enentendant un bout de leur conversation, que c’était l’un de ceuxdont je vous parle, qui désirait voir le citoyen, et que Brutus,pour lui faire plaisir, m’avait ordonné de venir le chercher.
Pinard réfléchit quelques instants. On saitqu’il avait intérêt à connaître les démarches de Diégo. Aussitrouva-t-il dans cette affaire quelque chose de singulier et demystérieux qu’il se promit d’éclaircir. À quel propos Brutusenvoyait-il chercher le citoyen Fougueray ? Cette démarchecachait-elle quelque chose que Diégo ne voulait pas qu’ilsût ? Or, si Diégo ne voulait pas qu’il sût, il était évidentque lui, Pinard, avait intérêt à savoir. Donc, en vertu de cesyllogisme parfaitement logique, il pensa à éclaircir lasituation.
– C’est bien ! répondit-ilbrusquement à Nicoud. Je préviendrai le citoyen Fougeraymoi-même.
– Alors, je vais retourner dire à Brutusque sa commission est faite ?
– Non pas !… Tu vas entrer au posteet y attendre mon retour ; surtout, fais en sorte que je t’yretrouve, sinon je te fais chercher par mes hommes et je t’envoieau dépôt.
– Sois tranquille, citoyen Pinard, je nebougerai pas ! répondit Nicoud. C’est là tout ce que tu as àm’ordonner ?
– Oui.
Quelques minutes après, Pinard, après avoirdonné des ordres concernant le service de la nuit, se dirigeaitseul vers les quais de la Loire, et maître Nicoud, obéissant avecun empressement digne d’éloges au séide du proconsul, s’incarcéraitlui-même dans le poste des vrais sans-culottes.
– Je veux voir par moi-même, se disaitPinard, et si Fougueray avait eu l’intention de me jouer, il lepayerait cher ! Je le ferais noyer demain soir. Mais non,continua-t-il après un silence pendant lequel il réfléchitprofondément ; mais non, si Fougueray avait eu l’intention deme tromper, il est trop fin pour se servir de cet imbécile deBrutus. Cela ne peut être ! Ne serait-ce pas plutôt un piègetendu par d’autres au courant comme lui des affaires du marquis, etqui voudraient profiter des circonstances en détruisant notrecombinaison ? Cela est plus probable, et si cela est, c’est àmoi à veiller ! En voyant ceux qui accompagnent Brutus, jesaurai bien reconnaître à qui nous avons affaire.
L’ancien berger de Penmarckh marchaitrapidement malgré l’obscurité. Les rues étaient désertes, car onzeheures du soir venaient de sonner, et les malheureux habitants deNantes se renfermaient avec soin chez eux, priant le ciel que lanuit entière se passât sans recevoir la visite des sans-culottes dela compagnie Marat. Pinard atteignit le quai et suivit la rive dufleuve.
– Oh ! pensait-il, si Fouguerayréussit, dans huit jours j’aurai quitté la France et je serai richeà mon tour. Mon but sera atteint ! Je remuerai de l’or et jecommanderai en maître. Où irai-je ? Bah ! que m’importe.Je changerai encore de nom, et comme j’aurai la fortune, je seraibien reçu partout. Oui ! oui ! Fougueray réussira !Quant à Yvonne, demain matin je l’enverrai au Bouffay, et le soirelle sera déportée verticalement ; cela lui apprendra à fairela bégueule avec un ami de Carrier ! Elle a eu de la chanceque le temps m’ait manqué depuis quarante-huit heures pourm’occuper d’elle !
Pinard en était là de ses réflexions et de sesprojets lorsqu’il s’arrêta court dans sa marche. Il lui semblaitentendre un bruit de voix arriver jusqu’à lui. Il écoutaattentivement. Des cris retentirent plus distinctement à sonoreille ; ces cris partaient d’une maison située à quelquedistance et complètement séparée des autres.
– C’est dans l’auberge de Nicoud,murmura-t-il ; que s’y passe-t-il donc ?
Alors il approcha avec précaution, mais enécoutant toujours. Bientôt le vacarme cessa et tout rentra dans lesilence. Pinard arrivait au moment même où la lutte entre leschouans et les sans-culottes venait de se terminer.
La salle du cabaret dans laquelle s’étaitpassée la scène sanglante était située au rez-de-chaussée de lamaison. Trois larges fenêtres l’éclairaient sur une vaste cour danslaquelle stationnaient autrefois les équipages des grands seigneurset des financiers que recevait Graslin, et que maître Nicoud avaittransformée en une sorte de jardin à l’usage de ses clients quitrouvaient là, durant l’été, l’air et la fraîcheur sous unesuccession de berceaux verdoyants. Ces fenêtres percées à hauteurd’appui, étaient garnies de barreaux de fer que le cabaretier avaitfait poser par mesure de précaution, la porte de la cour ayant étéenlevée et l’accès en étant par conséquent toujours ouvert. À lagauche de ces trois fenêtres se trouvait la porte conduisant dansl’intérieur de l’habitation, porte étroite, basse, mystérieuse,comme il convenait à une petite maison ; cette porte ouvraitsur un premier vestibule, étroit également et communiquant lui-mêmeavec la salle où maître Nicoud avait placé son comptoir. Cettesalle, était l’ancien grand vestibule, en forme de rotonde, au piedde l’escalier conduisant aux étages supérieurs. La rampe de cetescalier avait été commandée par le fermier général à un artiste del’époque, qui l’avait exécutée en cuivre ciselé recouvert ensuited’une épaisse dorure. Nicoud avait gratté la dorure, fait fondre lecuivre et remplacé le tout par une rampe en bois de chêne soutenuepar d’épais pilastres.
La maison était fort petite et n’avait qu’unepièce de profondeur, de sorte que la salle où se trouvaient Marcofet Boishardy était éclairée, non seulement sur l’ancienne cour,mais encore sur le jardin planté par Graslin d’arbres précieux, et,par son successeur, de légumes, plus utiles à la consommationqu’agréables à la vue. Trois autres fenêtres donc ouvraient sur lederrière de la maison. Comme un petit mur de clôture séparait lacour du jardin, Nicoud n’avait pas cru devoir prendre à l’égard deces fenêtres les précautions qu’il avait prises pour les premières,et elles étaient vierges de la plus mince barre de fer.
Lorsque Brutus et ses compagnons étaientarrivés à l’auberge, l’heure était déjà avancée ; aussi maîtreNicoud avait-il fermé déjà les contrevents des fenêtres ouvertessur la façade, et aucun des survenants n’avait songé à les relever.Pinard, après s’être approché doucement, essaya donc, mais en vainde faire pénétrer son regard dans la salle. Un faible rayon delumière glissant entre les contrevents, lui indiquait seul que lapièce était habitée, mais il ne pouvait distinguer ce qui sepassait à l’intérieur. Il écouta de nouveau et n’entendit aucunbruit.
Alors il pensa à tourner la maison et àpénétrer dans le petit jardin situé au fond. Déjà il atteignaitl’angle du mur lorsqu’un nouveau bruit le fit retourner subitement,Pinard s’accroupit dans l’ombre. L’infâme satellite de Carrierétait brave et ne redoutait pas le danger. Il attendittranquillement. La porte de la maison s’ouvrit, et un homme parutsur le seuil. Cet homme était Keinec, lequel allait accomplirl’ordre dont venait de le charger Marcof. Keinec referma la portesur lui et prit sa course dans la direction du Bouffay. Il frôlaPinard sans le voir.
En ce moment la lune, se dégageant d’un nuage,resplendit subitement, et éclaira le jeune homme. Pinard portavivement la main à ses lèvres pour étouffer un cri.
– Keinec ! murmura-t-il.
Mais Keinec était déjà loin. Le sans-culottese redressa d’un bond.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?pensa-t-il. Keinec dans la même maison que Brutus ! Oh !il faut absolument que je sache la vérité. Keinec à Nantes !Saurait-il donc que j’y suis moi-même, et qu’Yvonne…
Pinard s’arrêta.
– Non, reprit-il vivement ;impossible ! Il n’aurait pas eu la patience d’attendre. Il nesait rien. Mais que vient-il faire ?
Et le sans-culotte se prit de nouveau àréfléchir profondément. Tout à coup il se frappa le front.
– C’est cela ! dit-il en lui-même,Keinec est un chouan. Keinec fait partie de la bande de ce damnéBoishardy ; s’il vient à Nantes c’est qu’il s’agit d’uncomplot royaliste ! Voyons maintenant ce qui se passe dansl’intérieur de l’auberge, et pourquoi Fougueray se trouve mêlé àtout ceci.
Sur ce, Pinard tourna la maison, etfranchissant le petit mur de clôture dont nous avons parlé, ilsauta dans le jardin converti en verger. Une fois dans ce verger,et assuré que tout était entièrement désert autour de lui, il seglissa le long du bâtiment, et gagna les fenêtres placées sur cecôté de la maison. Ces fenêtres, à la hauteur desquelles ilatteignit facilement, car le terrain du jardin se trouvait plusélevé que celui de la cour, avaient leurs contrevents ouverts.Seulement, une épaisse couche de poussière qui faisait rideau,empêchait tout d’abord de distinguer nettement l’intérieur. Pinards’approcha davantage.
Certain de ne pas être vu, il colla son visageaux carreaux inférieurs de l’une des croisées, et regardaattentivement. La première chose qu’il vit fut le cadavre de Brutusplacé en pleine lumière, en face de ses regards qui tombaientd’aplomb sur le corps ensanglanté. Pinard reconnut aussitôt soncompagnon ; mais ne manifesta aucune surprise.
Puis, près de ce cadavre, il distingua deuxhommes assis ; l’un lui tournait le dos et masquait le visagede l’autre. Autour de ces hommes, et gisant sur le parquet maculéde sang on apercevait les corps inanimés des membres de lacompagnie Marat. Pinard tressaillit en voyant ce massacre dessiens ; mais il continua stoïquement à porter toute sonattention sur ceux qui occupaient principalement ses regards.
Au bout de quelques minutes, l’homme qui luidérobait les traits de son compagnon fit un mouvement brusque et seleva en se retournant. Le sans-culotte put alors entrevoir levisage des deux individus enfermés avec les cadavres.
Sans doute reconnut-il les deux hommes d’unseul coup d’œil, car il fit un pas en arrière si vivement que sonpied glissa et qu’il tomba à la renverse. Se relevant comme poussépar un ressort, il traversa le verger, s’élança sur le mur, et sedirigea d’une course furieuse vers l’intérieur de la ville.
– Marcof et Boishardy à Nantes !murmurait-il. Oh ! quelle prise ! Coûte que coûte, ilfaut m’en emparer ; si ces hommes voyaient demain luire lesoleil, étant encore libres, Fougueray et moi serions perdus !Plus de doute, ils savent tout ; mais ils n’auront pas letemps d’agir.
Pinard atteignit bientôt la place où sedressait la guillotine. De joyeuses clameurs, entremêlées dechansons, de jurons énergiques et de mots d’un cynisme éhontéretentissaient dans une maison voisine. Cette maison était lecabaret à l’enseigne du « Rasoir national, »cabaret où Keinec avait conduit les chevaux. Pinard, connaissantcette auberge pour le lieu des réunions ordinaires dessans-culottes de la compagnie Marat, frappa rudement à la porte quis’ouvrit presque aussitôt.
Pinard pénétra dans une salle fumeuse, maléclairée par un quinquet en fer battu, et dont l’atmosphèrenauséabonde soulevait le cœur de dégoût. L’ami de Carrier fut reçuavec des acclamations frénétiques. Une vingtaine d’hommes étaientlà, les uns attablés et buvant, les autres debout etvociférant.
– Vive Pinard ! hurla labande.
– Merci, mes Romains !répondit le lieutenant de la compagnie Marat ; mais il n’estpas temps de boire et de chanter. Les aristocrates font des leurs.Brutus et vos amis ont été égorgés ce soir. Il faut lesvenger !
– Brutus a été égorgé ! s’écria unsans-culotte.
– Par qui ? demandèrent sept ou huitvoix.
– Par des brigands de chouans qui ontpénétré dans la ville, et ont souillé par leur infâme présence laterre de la liberté.
– Les chouans sont à Nantes !s’écria-t-on de toutes parts avec stupéfaction.
– Oui ! répondit Pinard.
– Sont-ils nombreux ?
– Où sont-ils ?
– Quand les as-tu vus ?
Et les questions, les interpellations secroisèrent dans un tumulte effroyable.
– Je les ai vus il n’y a pas uneheure ! dit l’ami du proconsul en s’efforçant de dominer lebruit assourdissant qui se faisait dans la salle. Ils sont àl’auberge du quai de la Loire, chez Nicoud, et je ne crois pasqu’ils soient nombreux, car je n’en ai compté que trois ; maispeut-être les autres se cachaient-ils dans la maison.
– Et ce sont ceux-là qui ont assassinéBrutus et nos amis ?
– Je vous répète que mes yeux ontcontemplé leurs cadavres ; les brigands causaienttranquillement assis auprès d’eux.
À cette nouvelle assurance, la colère et larage des sans-culottes ne connurent plus de bornes.
– À mort les chouans !s’écria-t-on.
– À la Loire les aristocrates !
– Vengeons nos frères !
– Mort aux aristocrates !
Et vingt autres exclamations menaçantespartirent de tous les coins de la salle. Les sans-culottes,entourant Pinard et se pressant autour de lui, sollicitaient denouveaux détails en brandissant leurs sabres et leurs piques avecdes gestes furibonds. La scène était tellement animée, qu’aucun desassistants ne remarqua que par l’entre-bâillement de la porte dufond venait d’entrer un nouveau venu qui, en apercevant Pinard, serecula vivement, et prêta une oreille attentive à tout ce quiallait se dire. Cet homme était Keinec.
Le chouan, après avoir bridé les chevaux, sedisposait à gagner la rue, lorsque la voix de Pinard était arrivéejusqu’à lui. Keinec s’était d’abord arrêté comme s’il eût été clouésur le sol par une force invincible ; puis il s’étaitrapproché, et, ainsi que nous venons de le dire, il s’était hasardéjusqu’à pénétrer dans la salle. En reconnaissant Carfor, qu’ilentendait nommer Pinard, il comprit que le secret de sa présence etde celle de ses chefs dans la ville était connu du terrible ami duproconsul.
Keinec pouvait fuir sur-le-champ ; mais,avec cette indifférence du danger qui faisait le fond de soncaractère, il voulut entendre jusqu’au bout l’espèce deconciliabule qui se formait. Seulement la prudence lui avait faitrouvrir la porte de la salle, et il écoutait en dehors tenant à lamain les brides des chevaux, et prêt à fuir par la grande porte dederrière, la seule qui, donnant accès aux voitures et aux chevaux,demeurait ouverte toute la nuit. Pinard était monté sur une tableet haranguait les patriotes. Pinard avait compris que, pour mieuxentraîner les sans-culottes et s’en faire suivre, il lui fallaitdonner quelques explications. D’ailleurs les discours étaient àl’ordre du jour à cette époque : on en faisait partout et pourtout, à toute heure et à tous propos, et le lieutenant de Carriereût risqué de se dépopulariser aux yeux de ses amis en manquant unesi belle occasion de lancer une allocution patriotique. Puis, d’unepart, le berger terroriste ignorait le nombre des chouans àattaquer ; il ne pouvait supposer, malgré la témérité destrois royalistes, qu’ils se fussent hasardés seuls et sans secoursdans la ville, et il s’imaginait que la maison du quai de la Loireétait remplie de soldats blancs. D’un autre côté, il connaissait lavaleur passablement négative de ces valets de la guillotine quil’entouraient, et qui, les premiers à l’assassinat et au pillage,avaient grand soin de ne pas quitter les murs de Nantes, dansl’enceinte desquels ils ne couraient aucun danger, laissant allerau feu de l’ennemi les vrais soldats de la République. Ils’agissait donc de chauffer à blanc le patriotisme dessans-culottes, et de faire passer dans leur cœur le désir de lavengeance et la ferme volonté d’exprimer ce désir autrement que pardes cris et des vociférations. En conséquence, Pinard s’étaitélancé sur une table, et, dominant l’assemblée, avait commencé ceque l’on nommait une « carmagnole deBarrère » ; c’est-à-dire une improvisationfulminante, patriotique et splendidement colorée.
Sans prononcer les noms des deux chefsroyalistes, car il voulait se réserver l’aubaine de les apprendrelui-même à Carrier et de toucher la prime promise par le proconsul,il fit, en style de circonstance, un tel tableau de la honte quiallait rejaillir sur la compagnie Marat tout entière, si elle nevengeait pas son honneur outragé par la mort de sept de sesenfants, que les auditeurs, transportés de rage et de fureur,l’interrompirent par des rugissements d’indignation ; menacesde mort, promesses de tortures, serments de vengeance, de meurtreet de carnage, partaient de tous côtés en une seule et mêmeexplosion. Tous, d’un même mouvement, se précipitèrent sur leursarmes. En un clin d’œil les satellites de Carrier furent prêts àmarcher, les uns armés de piques et de pistolets, les autres desabres et de fusils de munition. Bref, il fut décidé sur l’heurequ’une expédition nocturne allait avoir lieu contre les brigandsroyalistes, sous le commandement du citoyen Pinard, qui seréservait ainsi non seulement le mérite de l’initiative, maisencore celui d’avoir mené à bonne fin une affaire aussiimportante.
D’une part, Pinard allait satisfaire sa hainecontre Marcof et Keinec ; de l’autre, il allait d’un seul coups’élever au-dessus des Grandmaison et des Chaux, de ceux enfin quicontre-balançaient son influence auprès du proconsul. La capturedes chefs royalistes le faisait le second dans Nantes. Aussi sonœil fauve lançait-il des éclairs de joie féroce, et, voulantterminer par une péroraison digne de son brillant exorde :
– Sans-culottes ! s’écria-t-il,braves patriotes épurés, montrez une fois encore que vous êtes laforce de la République et que vous seuls êtes la véritable barrièreentre la nation et les gueux qui veulent la perdre ! À vousl’honneur de laver avec le sang des brigands la tache qu’ils ontosé faire au sol républicain en le foulant sous leurs piedsindignes ! À vous la gloire d’écraser ces serpents qui se sontglissés dans notre sein ! Sans-culottes ! la patrie esten danger ! Aux armes et vive la nation !
– Vive la nation ! hurlal’auditoire.
– En avant ! répondit Pinard quicomprit que l’exaltation avait atteint son apogée.
Ils sortirent en masse confuse du cabaret.Arrivés sur la place, Pinard les fit mettre en rangs et prit latête en recommandant le plus grand silence. Les sans-culottes, ycompris leur chef, étaient au nombre de vingt-quatre ; c’étaitjuste huit hommes que chacun des royalistes allait avoir àcombattre, en supposant que Keinec pût arriver à temps pour prêterà ses chefs le secours de son bras. La troupe prit le cheminqu’avaient parcouru Brutus et ses compagnons, et se dirigea en bonordre vers le cabaret isolé.
Boishardy et Marcof étaient demeurés dans lasalle basse, l’oreille au guet, et attendant toujours l’arrivée deDiégo. Plus d’une demi-heure s’était écoulée depuis le départ deKeinec.
– Tonnerre ! s’écria le marin avecviolence. Ce Fougueray ne viendra pas !
– Je vous avais dit que le drôleflairerait ce qu’il aurait trouvé, répondit Boishardy.
– Et Keinec ?
– Je ne comprends pas le retard qu’il metà revenir.
– Lui serait-il arrivé malheur ?
– Cordieu ! si je le savais, jebraverais tout pour secourir ce gars qui nous a si dignementsecondés !
– Écoutez Boishardy ! il me sembleentendre du bruit au dehors.
– Vous vous trompez, mon cher, ce sontles murmures du fleuve qui vous arrivent aux oreilles, et le ventdu nord qui secoue les portes.
– Vous avez raison.
– Voici la lampe qui s’éteint, fitobserver Boishardy.
– C’est vrai ; il n’y a plusd’huile.
– Nous ne pouvons pas rester ici sanslumière !
– Qu’importe !
– Si nous étions découverts, la positionne serait pas tenable !
– Eh bien ! sortons alors.
– Soit. Nous demeurerons sur le seuil dela porte, et nous attendrons Keinec.
Boishardy et Marcof se dirigèrent vers laporte qui donnait sur la cour, l’ouvrirent et se trouvèrent enplein air. Le marin se baissa vers la terre.
– Je vous répète, Boishardy, quej’entends quelque chose.
– Un galop de chevaux ?
– Non.
– Des pas d’hommes ?
– Non plus.
– Qu’entendez-vous donc alors ?
– Je ne sais… quelque chose de confus queje ne puis définir.
– Allons sur le quai.
Les deux hommes traversèrent la cour etgagnèrent l’ouverture située sur la rive du fleuve. L’obscuritéétait profonde et rendue plus épaisse encore par le brouillard quis’élevait de la Loire, et qui, couvrant le faubourg, interposaitson opacité entre les regards des deux amis et l’horizon qu’ilss’efforçaient d’interroger.
Le froid, dont la bise soufflant du nordaugmentait l’intensité, était devenu très vif. De bruyantes rafalesfaisaient courber les têtes dénudées des grands arbres plantés surle quai, et sifflaient aigrement dans leurs branchages noirs.Marcof écoutait toujours avec une attention profonde ; maispar suite d’un phénomène assez commun, le brouillard humideempêchait la perception du son, et ce n’était que lorsque le vent,chassant devant lui la brume, établissait un courant entre la villeet le faubourg, que le marin pouvait saisir ce bruit vague etindescriptible qui avait éveillé sa vigilance. Boishardyn’entendait rien et affirmait à son compagnon qu’il s’étaittrompé.
– Ce sont les feuilles mortestourbillonnant sur nos têtes qui causent par leur froissement cebruit mystérieux qui vous inquiète, dit-il à voix basse.
Marcof lui fit signe de garder le silence etse pencha en avant.
– Encore une fois, dit-il, je vousaffirme que je ne suis pas le jouet d’une illusion.
– Alors, fit Boishardy avec résolution,tenons-nous sur nos gardes ! Au diable ce brouillard qui vientde s’élever et qui nous dérobe les rayons de la lune ! La nuitest tellement noire que l’on ne peut distinguer à deux pas devantsoi…
Marcof l’interrompit en lui saisissant lamain :
– Entendez-vous ? dit-il.
– Oui, oui… j’entends, cette fois,répondit Boishardy. Qui diable est cela ? On dirait leroulement d’une voiture, et l’on ne distingue pas le bruit deschevaux.
– Attention ! il me semble voirquelque chose se remuer dans la brume. N’apercevez-vousrien ?
– Si fait ! je vois une masseconfuse qui s’avance rapidement vers nous !
Boishardy et Marcof saisirent leurs pistoletsqu’ils armèrent, et se tinrent préparés en silence à l’événementqui menaçait. Le gentilhomme et le marin ne s’étaient pastrompés : un bruit sourd devenant de plus en plus distinctretentissait sur le quai dans la direction de la ville, et uneombre arrivait effectivement sur eux avec une rapiditévéritablement fantastique, car cette ombre épaisse et noire couraitsur la terre sans faire entendre autre chose qu’un roulementindescriptible et presque insaisissable. Enfin elle arriva devantla porte de l’auberge, et s’arrêta brusquement.
– Les chevaux ! s’écria Marcof.
C’était en effet Keinec conduisant les troisanimaux.
– Tu leur as donc enveloppé les fers avecdu foin ? demanda Boishardy en voyant le jeune homme s’élancerà terre.
– Oui, répondit Keinec ; c’est cetteprécaution qui m’a retardé, et il est heureux que j’aie employé montemps à la prendre, sans elle nous étions perdus.
– Comment cela ? demandèrent lesdeux hommes.
– Je vous l’expliquerai plus tard,messieurs ; mais d’abord à cheval et piquons ! Il y va denotre salut.
– Que s’est-il donc passé ?
– Vous le saurez. À cheval ! àcheval !
L’accent avec lequel Keinec prononça cesparoles était tellement pressant, que toute hésitation devenaitimpossible. Puis les deux chefs savaient le jeune homme trop bravepour s’effrayer d’un danger vulgaire. Ils sautèrent donc lestementen selle.
– Regardez ! fit Keinec en seretournant.
Les rayons de la lune glissant sous un nuagepercèrent en ce moment l’opacité du brouillard, et éclairèrentd’une lueur pâle une partie du quai. Marcof et Boishardy, imitantle mouvement de leur compagnon, purent alors distinguer au loin despiques et des baïonnettes qui s’avançaient en silence. Lescavaliers rendirent la main et les chevaux partirent. Grâce au foinqui entourait les sabots de leurs montures, le bruit du galops’amortissait de telle sorte qu’il était évident qu’il seraitabsorbé par celui que faisaient les pas des sans-culottes.
– Nous sommes donc découverts ?demanda Marcof.
– Oui, répondit Keinec.
– Tu en es sûr ? ajoutaBoishardy.
– J’ai entendu l’ordre que l’on donnaitde nous traquer dans l’auberge.
– Et qui donnait cet ordre ?
– Celui qui a découvert notre présencedans la ville.
– Le connais-tu ?
– Oui.
– Quel est-il ?
– Ian Carfor !
– Ian Carfor ! répéta Marcof enarrêtant son cheval par une saccade si brusque que l’animal pliasur ses jarrets de l’arrière-train ; Ian Carfor, dis-tu ?Ce misérable est donc à Nantes ?
– Oui.
– Tu l’as vu ?
– Je l’ai vu.
– Et tu ne l’as pas tué ?
– Je me serais fait massacrer sanspouvoir vous prévenir. Mais vous ne savez pas tout : Carfor achangé de nom ; il se nomme aujourd’hui Pinard.
– Pinard ! s’écria Boishardy à sontour ; Pinard, l’infâme satellite de Carrier, le lieutenant deses crimes, l’aide du bourreau ! Parle vite, Keinec ;dis-nous ce que tu sais, ce que tu as appris. Nous sommes à l’abriici, et les misérables égorgeurs atteignent à peine le seuil del’auberge.
Keinec raconta brièvement ce qu’il avait vu etentendu au cabaret du Rasoir national. Quant il eut achevéson récit, Marcof sauta à bas de son cheval.
– Descends ! dit-il à Keinec.
Keinec obéit.
– Vous, Boishardy, continua le marin,vous allez prendre les brides de nos chevaux et nous suivre aupas.
– Qu’allez-vous faire ?
– Vous le saurez ; mais cela ne doitpas vous concerner. C’est une vieille histoire que Keinec et moiconnaissons, et comme nous l’avons commencée ensemble, c’estensemble que nous devons la terminer. Quand nous serons à deux outrois cents pas de l’auberge que les bandits vont fouiller pournous trouver, vous vous arrêterez et vous nous attendrez. Au nom del’honneur, Boishardy, je vous somme de ne pas vous mêler à ce quenous allons entreprendre. Attendez-nous seulement ; que nouspuissions fuir ensemble ; car il faudra quitter Nantes cettenuit.
– Et Philippe ?
– Soyez tranquille, nous le sauveronsdemain, s’il est vivant encore ; maintenant, j’en réponds.
– C’est bien, répondit le gentilhomme.Marchez, je vous suis ; je m’arrêterai là où vous me le direz,et je vous attendrai, à moins que vous m’appeliez vous-même.
– Merci, Boishardy. Maintenant retournonssur nos pas.
La distance que les chevaux avaient franchieétait assez courte. Arrivés à deux cents pas environ de la maison,Marcof fit arrêter Boishardy près d’un mur qui l’abritait de sonombre. Puis, saisissant le bras de Keinec, tous deux s’avancèrent,profitant habilement de tout ce qui pouvait dissimuler leurmarche.
– Écoute, dit le marin, les sans-culottesont sans doute placé une ou deux sentinelles à la porte du cabaret.Il faut que ces sentinelles meurent sans pousser un cri. Laisse tespistolets à ta ceinture. Assure-toi seulement que la chaîne quiretient ta hache à ton bras droit est solidement accrochée. Bien,c’est cela ! Maintenant prends ce poignard.
Marcof tirant deux espèces de dagues corses dela poche de sa carmagnole en remit une à Keinec et gardal’autre.
– Encore une recommandation,continua-t-il. Ne frappe qu’à la gorge, mais frappe d’une mainferme et enfonce jusqu’au manche. L’homme qui meurt ainsi tombesans pousser un soupir. Tu m’as bien compris ?
– Parfaitement ! réponditKeinec.
– Rappelle-toi que si Yvonne est àNantes, Carfor, mieux que personne, peut nous en donner desnouvelles ; car il sait tout ce qui se passe dans la ville. Ilfaut donc que nous le prenions vivant.
– Compte sur moi, Marcof ! Ou jemourrai sous tes yeux ou nous aurons Carfor !
– Nous réussirons et tu ne mourras pas,car Dieu est juste, et c’est lui qui nous envoie ce misérable. Ilssont vingt qui l’accompagnent, dis-tu ? ce serait folie que devouloir lutter et livrer un combat en règle. Ce qu’il nous fautseulement, c’est Carfor ; peu nous importent les autres !Donc il s’agit de pratiquer une trouée jusqu’à lui et de l’enleverde vive force. Une fois ce brigand entre nos mains, nous passeronssur ceux qui voudraient nous arrêter ou le défendre, et nousfuirons au plus vite. Convenons seulement que celui de nous deuxqui atteindra le premier Carfor l’emportera, et que l’autreprotégera sa sortie. C’est dit, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Alors séparons-nous et ne te laisse pasentraîner par l’ardeur de la lutte ; ne frappe que ce qu’ilfaudra frapper.
Keinec fit un signe affirmatif, et s’apprêtaità pénétrer dans la cour, lorsque Marcof le retint encore par lamain.
– Suis les bosquets à ta gauche, dit lemarin, et s’il y a deux sentinelles, égorge le sans-culotte qui setrouvera le plus éloigné de la maison ; je réponds de l’autre.Seulement ne t’élance qu’au moment où tu m’entendras sifflerdoucement : ce sera le signal qui t’apprendra que je suisprêt, et il est essentiel que nous agissions ensemble !Maintenant rappelle-toi les ruses des Indiens d’Amérique, aveclesquels nous avons combattu ; profite des moindres accidents,de l’épaisseur du brouillard, et ne frappe qu’à coup sûr, car de cepremier coup dépend peut-être notre sort et celui de ceux que nousvoulons sauver. Donne-moi la main, et songe à Yvonne !
Les deux hommes s’étreignirent les mains ensilence, et se quittèrent pour pénétrer dans la cour. Keinec appuyasur la gauche et Marcof gagna le côté droit, puis les ténèbres lesséparèrent.
Ainsi que l’avait supposé Marcof, Pinard avaitlaissé au dehors deux de ses compagnons avec ordre de veillerattentivement, dans la crainte que ceux qu’il voulait surprendre nelui échappassent par un moyen qu’il ignorait. L’un dessans-culottes se promenait devant la porte du cabaret et sasilhouette se détachait nettement sur l’intérieur de la maisonéclairé par les torches des soldats de la compagnie Marat. L’autre,placé à la hauteur des premiers bosquets, disparaissait au milieude l’obscurité profonde.
Ces précautions prises, Pinard avait pénétrédans la maison à la tête du reste de ses hommes. Toujours persuadéque Marcof, Boishardy et Keinec n’avaient pas agi seuls, ils’attendait à trouver une résistance sérieuse, aussi n’avançait-ilqu’avec une prudence calculée. Laissant la moitié de son monde aupied de l’escalier dans la pièce où se trouvait le comptoir, il fitallumer des torches et des flambeaux qui étaient symétriquementrangés sur une planche voisine, puis il tourna le bouton de laporte donnant dans la salle commune, celle-là même où gisaient dansleur sang Brutus et ses collègues. Aucun être vivant ne se présentaaux yeux étonnés du sans-culotte. Fouillant scrupuleusement lavaste chambre, il s’assura qu’aucune autre issue que celle parlaquelle il venait de pénétrer n’avait pu protéger la fuite desroyalistes. Repoussant du pied les cadavres qui gênaient leurmarche, Pinard et ses subordonnés examinèrent les fenêtres ;toutes étaient fermées en dedans. Le sans-culotte vomit une suited’énergiques jurons.
– Les gueux nous auront sentis !s’écria-t-il. Ils se sont sauvés comme des lâches !
Cette supposition, que le silence qui régnaitdans l’auberge semblait justifier, fit éclater l’ardeur belliqueusedes sans-culottes que l’approche du danger avait menacéd’éteindre.
– Fouillons la cuisine ! dit un desassistants.
Pinard laissa deux autres hommes dans la salleet gagna la cuisine située du côté opposé. Elle était égalementdéserte et les fenêtres qui donnaient sur le jardin étaient ferméesen dedans, comme celles de la salle.
– Ils sont au premier, peut-être !murmura Pinard. Allons ! explorons la maison tout entière,mais surtout que l’on garde bien la porte d’en bas !
Et, toujours suivi des siens, il gravit lesmarches de l’escalier. Trois hommes étaient demeurés dans l’étroitcouloir sur lequel ouvrait la porte. Ces trois hommes pouvaientfacilement communiquer avec les deux sentinelles placées au dehors,bien que la nuit les empêchât de les distinguer. C’était donc, ensomme, cinq obstacles vivants qu’allaient avoir à affronter Marcofet Keinec pour pénétrer seulement dans le cabaret.
Ces dispositions venaient d’être établies, etPinard et ses amis atteignaient le premier étage au moment où lesdeux royalistes suivaient chacun l’un des côtés de la cour,toujours protégés par le brouillard qui redoublait d’intensité etpar les treillages arrondis des bosquets placés sur deux lignesparallèles.
Keinec se glissait avec une précautioninfinie, étouffant le bruit de ses pas, le poignard serré dans lamain droite et l’œil ardemment fixé en avant. Marcof imitant lamême marche, avançait pas à pas, le corps ramassé sur lui-même, lesjarrets à demi pliés comme une bête fauve guettant la proie surlaquelle elle va bondir. Le marin se dirigeait vers la maison qu’ilvoulait atteindre pour s’élancer sur le sans-culotte dont ildistinguait la forme malgré l’opacité des ténèbres, éclairéequ’elle était par les lumières brillant dans le corridor.
Bientôt il aperçut l’ombre de la premièresentinelle se projetant presque à portée de son bras ;celle-ci, d’après le plan arrêté, appartenait à Keinec, Marcof nes’en préoccupa donc pas. Se courbant vers la terre, il se couchadoucement et se mit à ramper pour passer sans éveiller l’attentiondu patriote.
En ce moment un vacarme véritablement infernaléclata au premier étage du cabaret. C’était Pinard et sescompagnons qui, furieux de l’inutilité de leurs recherches,brisaient les meubles de maître Nicoud pour passer leur colèreimpuissante. Des cris, des blasphèmes, des imprécations ignoblesretentissaient par les fenêtres enfoncées. Ce bruit subit fittourner la tête au sans-culotte au pied duquel passait Marcof. Lemarin profitant de l’heureux hasard qui le protégeait, s’élançarapidement et atteignit la maison ; là il se blottit etattendit.
La seconde sentinelle, accomplissant sapromenade régulière était à l’extrémité de l’auberge, mais devaitpasser, en revenant, devant le royaliste accroupi. Marcof avait lamain gauche appuyée sur la terre pour être à même de donner plus depuissance à son élan, et sa main droite, armée de la dague corse àla lame triangulaire, rapprochée de la poitrine.
Une minute se passa, minute terrible, pendantla durée de laquelle toutes les facultés du marin se concentrèrentsur un même point, se réunissant pour atteindre un seul but :la mort de celui qui approchait. Enfin, le sans-culotte tourna surses sabots et, longeant la maison, atteignit l’endroit où se tenaitMarcof.
Les nerfs du marin se détendirent d’un seulcoup, comme la corde d’une arbalète, et il s’élança d’un seul bonden lançant dans l’espace un sifflement aigu. La flèche d’un archerne serait pas arrivée plus rapide que la lame acérée du poignard deMarcof au cou de la sentinelle, qu’elle traversa de part en part.Le sans-culotte, littéralement égorgé, roula sur le sable sansexhaler une seule plainte. À peine Marcof se redressait-il, queKeinec était devant lui.
– C’est fait, dit simplement le jeunehomme en montrant son poignard ensanglanté.
– Bien, mon gars ! Maintenant, leplus difficile reste à faire, mais nous le ferons !Suis-moi ; seulement, si tu te trouves avant moi en face duberger, étends-le d’un coup de poing mais ne frappe pas tropfort ; il ne faut pas l’assommer.
– Je tâcherai.
– Viens.
Et Marcof entra résolument dans l’auberge. Unépouvantable tumulte y régnait du rez-de-chaussée aux combles. Lessans-culottes, ne désespérant pas encore du résultat de leurexpédition, en dépit de leurs premières et infructueusesrecherches, s’étaient éparpillés dans la maison et la sondaient dela cave au grenier. En arrivant près de l’escalier, Marcof setrouva face à face avec l’un de ceux que Pinard avait laissés dansle couloir donnant accès dans la salle commune.
– Où est Pinard ? demanda-t-ilbrusquement.
– Il cherche des aristocrates, réponditle patriote nantais qui, en voyant le costume déchiré etensanglanté du marin, n’eut pas le moindre soupçon et le prit pourun des siens.
– Est-il en haut, en bas, dans lacour ?
– Est-ce que je le sais ?
– Tonnerre ! sais-tu que j’ai unordre de Carrier à lui remettre, et que cet ordre ne permet aucunretard ?
– Attends, alors, je vais l’appeler.
Et le sans-culotte, enflant la voix, cria àtue-tête :
– Ohé, Pinard ! ohé, Pinard !on vient te chercher de la part de Carrier !
– Qui cela ? répondit Pinard, dontla voix partit de l’étage supérieur.
– Je n’en sais rien.
– Eh bien, dis que l’on monte !
– Monte ! répéta lesans-culotte.
Marcof passa devant le soldat de la compagnieMarat et, suivi de Keinec, il s’élança sur les marches del’escalier avec une énergie que décuplait l’imminence du danger.Tous deux eurent soin de baisser la tête afin que Carfor ne pûtreconnaître de loin les traits de leur visage, car le dignepatriote se penchait sur la rampe pour examiner les nouveauxvenus.
Le lieutenant de Carrier était sur le palierdu premier étage entouré de trois sans-culottes portant desflambeaux. Marcof, en arrivant au sommet de l’escalier, redressa satête menaçante qui se trouva tout à coup éclairée par le jeu deslumières. Carfor poussa un cri.
– Les aristocrates ! les…
Il n’eut pas le temps d’achever. Le marins’était élancé sur lui. Mais Pinard, se jetant en arrière, seretrancha derrière un sans-culotte. Marcof, frappant dans le vide,fut entraîné par la force du coup qu’il portait. Il trébucha,chancela et tomba sur ses genoux ; un sans-culotte leva sonsabre sur lui ; peut-être c’en était-il fait du frère dePhilippe de Loc-Ronan, lorsque Keinec, saisissant entre ses mainsde fer l’homme qui allait frapper, l’enleva et le jeta par-dessusla rampe de l’escalier. Puis, renversant un second du revers de sahache, il asséna à Carfor un de ces énergiques coups de poing commeles matelots savent seuls en donner, un coup de poing à assommer uncheval, à renverser une cloison. Pinard le reçut en plein visage.Le sang jaillit du nez, de la bouche et des yeux, et le misérableroula sans connaissance.
Pendant ce temps, Marcof s’était relevé etterrassait le troisième combattant auquel il ouvrait la poitrined’un coup de poignard. Keinec avait saisi Carfor dans ses bras etle chargeait sur ses épaules.
– Viens ! hâtons-nous ! s’écriaMarcof en s’élançant en avant.
Mais le bruit de la lutte, si courte qu’elleeût été, avait donné l’éveil aux autres sans-culottes. Lespremières marches de l’escalier et la porte de sortie se trouvaientobstruées par huit ou dix hommes. Marcof brandit sa hache et sautatête baissée, toujours suivi par le brave gars qui étreignait àl’étouffer le corps inanimé de l’ancien berger de Penmarckh. Lessans-culottes les reçurent la baïonnette et la pique en avant,appelant à leur aide leurs autres compagnons, qui accoururent detous côtés. Marcof tomba au milieu d’un cercle pressé d’ennemismenaçants.
À l’aide d’un moulinet terrible, le marinopéra une première trouée dans la masse, et dégagea le couloir. Lessans-culottes, surpris à l’improviste, n’avaient pas eu le temps dese servir de leurs armes à feu. D’ailleurs l’espace manquait pourmanier un fusil, et aucun d’entre ceux qui se trouvaient làn’avait, par bonheur, de pistolets chargés. Cette doublecirconstance, la dernière surtout, était un puissantauxiliaire.
Marcof avait abattu trois hommes en troiscoups de hache donnés avec une rapidité qui tenait du miracle. Lesautres reculèrent par un mouvement de terreur assez compréhensible,en face de ce fer sanglant qui les menaçait. Le marin profita duvide laissé devant la porte. Il poussa Keinec devant lui, et, seretournant, il fit face seul aux sans-culottes qui accouraient detoutes parts.
L’endroit dans lequel se passait cette scèneétait, nous le répétons, un corridor fort peu large, servant jadisde premier vestibule, et dont la porte donnait sur la cour. Unefois Keinec en dehors de la maison, Marcof voulait lui donner letemps d’emporter Pinard, et de gagner sans être inquiété l’endroitoù se tenait Boishardy avec les chevaux. Le jeune homme, comprenantl’intention de son chef, s’élança de toute la vitesse de ses jambesen dépit du lourd fardeau qu’il portait sur ses épaules.
Marcof s’opposa donc comme une digue à lafureur des sans-culottes, et, se plaçant sur le seuil de la porte,il se tint terrible et menaçant, sa hache d’une main son poignardde l’autre. Les fenêtres de la salle donnant sur la cour étaientgrillées, aucune autre issue ne faisait communiquer la maison avecl’escalier : il fallait donc passer sur le corps du royalistepour poursuivre celui qui venait d’enlever si audacieusement lelieutenant de Carrier.
Les membres de la compagnie Marat écumaient derage. Deux défaites successives dans la même soirée portaient à soncomble leur frénésie sanguinaire. D’une part, Brutus et ses amistués, massacrés, et dont les cadavres fumaient encore ; del’autre, leur chef fait prisonnier au milieu de ses soldats, sousleurs yeux, arraché pour ainsi dire de leurs mains, et en faced’eux un homme, un seul, dont l’arme terrible avait abattu déjàtrois de leurs compagnons.
Un même cri de vengeance s’échappa de toutesles poitrines, et tous se précipitèrent pour écraser l’audacieuxennemi ; mais les ignobles assassins, habitués à voir tremblerdevant eux leurs victimes quotidiennes, ignoraient à quel effrayantadversaire ils allaient s’adresser. Marcof rugissait comme le lionque les tigres viennent attaquer dans son antre. Ses prunellesflamboyaient ; ses lèvres ouvertes se contractaient enlaissant à découvert ses dents serrées ; sa physionomie avaitrevêtu une expression saisissante ; tout son être, enfin,frémissait d’une ardeur sauvage. Marcof, ainsi, était admirable àcontempler.
Un délire épouvantable s’était emparé de soncerveau sous les vociférations de ceux qui le menaçaient ; ilne voyait plus, il n’entendait plus, il n’avait plus qu’un but,qu’une volonté : tuer encore, tuer toujours ! C’était lapassion du carnage dans toute sa farouche poésie. Sa fureur,excitée par les crimes sans nom auxquels il avait assisté depuisplusieurs heures, sa fureur, un moment assouvie par les meurtres deBrutus et de ses compagnons, s’était réveillée subitement, pluspuissante encore, et centuplait ses forces herculéennes.
Marcof avait oublié et la noble mission quil’avait conduit à Nantes, et ses amis qu’il allait perdre peut-êtrepar sa folle témérité ; ce n’était plus le frère du marquis deLoc-Ronan, voulant arracher une victime au couteau révolutionnaire,ce n’était plus le chouan dévoué à la cause royale, c’était ledémon de la vengeance en face de ceux qu’il devait punir. Sa hache,maniée avec une adresse merveilleuse par ses doigts crispés,s’abaissait et se relevait pour s’abaisser encore plus rapide,frappant sans relâche dès qu’elle trouvait jour à tuer ou àblesser. Les étincelles jaillissaient de l’acier au contact du ferdes piques, des lances et des sabres. Heureusement le manqued’espace obligeait les sans-culottes à ne combattre que deux defront ; mais les derniers rangs poussant les premiers, ceux-citombèrent, sans pouvoir reculer sous les coups du marin.
En l’espace de quelques secondes quatre autressans-culottes roulèrent à ses pieds. Enfin deux coups de feuretentirent. Une balle effleura l’épaule de Marcof, l’autre arrivaen plein sur le manche de sa hache, qu’elle brisa un peu au-dessousdu fer. Le royaliste était désarmé, et les piques acéréesmenaçaient sa poitrine. Saisissant son poignard de la main gauche,sans reculer d’un pas, il écarta violemment les fers prêts à lefrapper, et de la main droite, arrachant un pistolet passé à saceinture, il cassa la tête de celui qui le serrait de plus près.Cependant la position n’était plus tenable.
Marcof s’était bien emparé d’une pique, maiscette arme, moins favorable que la hache pour attaquer et sedéfendre, ne lui permettrait pas de lutter longtemps.
Puis, malgré son énergie et sa forceextraordinaire, son bras commençait à s’engourdir. Sa respirationhaletante sifflait dans sa poitrine. Une sueur abondantel’aveuglait par moments.
Ivre de sang et de carnage, il frappait sansplus se soucier des coups qui lui étaient portés. Sa carmagnolependait en lambeaux.
Par un hasard providentiel il n’était pasencore blessé ; mais il allait être écrasé par le nombre. Septcadavres de ses adversaires lui servaient de rempart. Déjà sesgenoux fléchissaient, un nuage de sang passa sur ses yeux. Ilallait tomber en arrière lorsqu’il se sentit enlever de terre etjeter de côté par deux bras nerveux. Deux éclairs brillèrentau-dessus de sa tête, deux détonations retentirent simultanément,et deux sans-culottes roulèrent sur les dalles qui pavaient lecorridor. Puis un fer de hache en abattit deux autres. C’étaitBoishardy qui, l’œil en feu, frappait à son tour.
Le gentilhomme, dévoré d’impatience, avaitattendu néanmoins le retour de Keinec ; mais dès que le jeuneBreton était arrivé, portant toujours Pinard inanimé sur sesépaules, le brave royaliste lui avait impérativement commandé deprendre sa place à la garde des chevaux, et s’était élancé ausecours de son ami.
Il y avait une telle similitude de bravoure,d’audace, de force et d’adresse entre Marcof et Boishardy, que lessans-culottes, trompés encore par l’apparence de la taille et parl’aspect du costume, ne s’aperçurent pas tout d’abord de lasubstitution d’adversaire qui venait d’avoir lieu. Les plus hardisreculèrent devant cette nouvelle attaque impétueuse. Près de lamoitié de la bande avait déjà succombé. Ils étaient nombreux encorenéanmoins ; mais une sorte de terreur panique s’empara d’euxen voyant Marcof qui se relevait et revenait plus terrible.
Ils crurent à l’arrivée subite d’une troupeentière de royalistes. Les misérables prirent la fuite par leverger.
Marcof bondit pour les poursuivre ; maisBoishardy l’arrêta d’une main ferme. Sans mot dire, il l’entraînadans la direction des chevaux. En ce moment Keinec, dévoré par larage de l’inaction à laquelle Boishardy l’avait contraint, Keinecarrivait avec les chevaux. Pinard, pieds et poings liés, étaitcouché en travers sur l’encolure de celui que montait son gardien.Marcof et Boishardy se mirent en selle, et partirent au galop. Larapidité de la course rafraîchit le sang du marin. Son cerveau sedégagea et il secoua la tête.
– Oh ! j’en ai bien tué !furent ses premières paroles.
– Oui ! répondit joyeusement legentilhomme. La nuit a été bonne, et la compagnie Marat en gardemémoire ! Vous n’êtes pas blessé, au moins ?
– Je ne crois pas.
– À la bonne heure ! Et toi,Keinec ?
– Moi, répondit le Breton en fermant lespoings, je n’ai rien fait ! Marcof a agi seul.
– Ne dis pas cela, fit vivement le marin.Tu m’as encore une fois sauvé la vie, et c’est toi qui as prisCarfor.
– Et cette fois je ne le lâcheraipas.
– Tu auras raison, mon gars, ditBoishardy en souriant. Ah ! s’il y avait seulement deux millehommes comme nous trois dans l’armée royaliste, nous serions danshuit jours sous les murs de Paris, et les égorgeurs monteraient àleur tour sur l’échafaud qu’ils ont dressé pour le roi martyr.
– En attendant, nous voici loin deNantes. Où allons-nous ?
– À Saint-Étienne, répondit Marcof.
– Chez Kérouac, qui nous a donné cesdéguisements.
– Oui.
– Mais il y a plus de six lieues deNantes à Saint-Étienne.
– Qu’importe ! Il faut mettre notreprisonnier dans un endroit où nous soyons certains qu’il soit biengardé.
– C’est juste. Demain nous rentreronsdans la ville.
– Oui, et nous sauverons Philippe, carmaintenant je réponds du succès. Pinard est le bras droit deCarrier ; Pinard fait tout et sait tout à Nantes ; Pinardfouille les prisons à son gré, condamne ou absout suivant safantaisie ; Pinard nous donnera tous les renseignementsnécessaires, et Pinard nous procurera les moyens d’enlever Philippede cette caverne de bandits.
– S’il ne voulait pas parler ?
– Lui ? Il a essayé une fois derefuser de me répondre quand je voulais l’interroger. Demandez àKeinec si j’ai su lui délier la langue ? Le scélérat doitencore porter les marques de ma colère ! Oh ! il parlera,cela ne m’inquiète pas !
Tandis que Marcof répondait ainsi auxquestions du chef royaliste, Pinard était peu à peu revenu del’étourdissement causé par le coup de poing du jeune Breton.
La situation était trop tendue et tropcritique pour que la mémoire lui fît défaut et que la présenced’esprit ne lui revînt pas en même temps que la conscience del’existence. Il entr’ouvrit les yeux, il vit au-dessus de sa têtele buste athlétique de Keinec, à sa droite et à sa gauche Marcof etBoishardy galopant rapidement, et, n’essayant pas de tenter un seulmouvement qui pût déceler qu’il eût repris connaissance, il demeuradans une immobilité complète, obéissant comme une masse inerte auxsecousses que l’allure du cheval sur le cou duquel il était attachédonnait à son corps.
– Ah çà ! demanda tout à coupBoishardy en se retournant vers Marcof, lorsque vous aurez tiré delui ce que nous en voulons, qu’est-ce que vous en ferez ?
– Je ne sais encore, répondit lemarin.
– Vous ne le tuerez donc pas comme unchien qu’il est ?
Un léger frémissement agita convulsivement lecorps du sans-culotte. Le misérable attendait avec une anxiétéhorrible la réponse de son ennemi, qui paraissait hésiter ;Pinard tenait à la vie.
– Cela dépendra de ses réponses, ditenfin Marcof.
Un soupir de soulagement expira sur les lèvresdu prisonnier. Les trois cavaliers, qui suivaient la rive du fleuvedepuis Nantes, atteignaient en ce moment le petit bourg deChantenay. Le brouillard s’était en partie dissipé, et la nuit,plus claire, permettait de distinguer la campagne environnante.
– Quittons la route, dit Boishardy ;Chantenay est au pouvoir des bleus ; prenons parSaint-Herblain.
– Non, répondit Marcof ; cela nousferait faire un crochet inutile. Tournons seulement Chantenay etsuivons la Loire jusqu’à Couéron ; de là, nous gagneronsSaint-Étienne à travers les bruyères.
Boishardy fit un geste d’assentiment ets’élança sur la droite, coupant le pays du sud à l’ouest. Marcof etKeinec le suivirent. Les trois hommes continuèrent en silence leurcourse furieuse et eurent bientôt doublé les dernières maisons dupetit bourg.
La situation de Pinard devenait de minute enminute plus intolérable et se métamorphosait graduellement en unvéritable et atroce supplice. Couché sur l’encolure du cheval deKeinec, sa tête et ses bras pendaient d’un côté le long dupoitrail, et de l’autre ses jambes ballottaient dans le vide. Sapoitrine se trouvant plus élevée que les extrémités, le sang necirculait plus et menaçait de l’étouffer ou d’envahir complètementle cerveau. La figure du sans-culotte, ensanglantée déjà par lecoup que lui avait porté le jeune homme avant de l’enlever del’auberge, était devenue violacée et se décomposait rapidement. Lesveines du cou, gonflées à éclater, apparaissaient en saillie commedes cordes. Un râle sourd s’échappait avec peine de sa gorge,menacée d’une strangulation prochaine. Pinard ferma les yeux etperdit de nouveau connaissance.
Les cavaliers avaient dépassé Couéron etatteint les hautes bruyères dans lesquelles leurs chevauxenfonçaient jusqu’au poitrail. Ils galopaient toujourscependant.
Bientôt les maisons de Saint-Étienne sedétachèrent sur les nuages gris qui couraient au-dessus de leurstêtes, et, quittant les landes de bruyères, ils entrèrent dans lapetite ville, qui paraissait plongée dans un profond sommeil. Ilstournèrent les premières maisons sans ralentir leur allure ;puis, mettant brusquement leurs chevaux au pas, ils s’avancèrentvers une ruelle étroite dans laquelle l’obscurité semblait plusprofonde encore.
Marcof sauta à terre et heurta doucement à uneporte située au rez-de-chaussée d’une humble maison ayant toutel’apparence d’une modeste ferme bretonne. On veillait sans doute àl’intérieur, malgré l’heure avancée de la nuit, car la portes’ouvrit aussitôt. Un vieillard, tenant à la main un flambeau,parut sur le seuil. En apercevant le marin et ses compagnons, saphysionomie exprima la joie la plus vive.
– Vous avez donc réussi ?dit-il.
– Pas précisément, répondit Marcof ;mais nous avons bon espoir, mon brave Kérouac.
– Grand Dieu ! s’écria le vieillarden remarquant le désordre des vêtements des trois cavaliers et lesang dont ils étaient couverts ; grand Dieu ! seriez-vousblessés ?
– Non pas, tonnerre !
– Vous vous êtes battuscependant ?
– Et vigoureusement, je te le jure !Mais entrons vite ; nous te raconterons la chose en détail.Pour le moment il s’agit de transporter chez toi le prisonnier.
– Un prisonnier !
– Fait à Nantes cette nuit même.
– Qui donc ?
– Pinard.
– Le lieutenant de Carrier ?
– En personne !
– Oh ! fit le vieillard dont lesyeux étincelèrent. Merci de l’avoir amené vivant ! Je pourraile tuer de ma main comme ils ont tué mon frère et mafille !
– Peut-être ne te refuserai-je pas cetteconsolation.
– Entrez vite, messieurs ! ditKérouac en s’effaçant pour laisser passer Marcof, Boishardy etKeinec qui portait toujours le corps inanimé du sans-culotte.Entrez vite ; j’aurai soin des chevaux.
Les trois hommes pénétrèrent dans la maison.Arrivé dans la première pièce, Keinec allait jeter Pinard sur unsiège, lorsque Marcof l’arrêta.
– Pas ici, dit-il.
– Au cellier, n’est-ce pas ? fitBoishardy.
– Oui.
Et Marcof, prenant une lumière, conduisit sescompagnons vers l’entrée de l’escalier qui descendait dans lesfondations de la maison.
– L’endroit dans lequel ils se trouvaientétait une ancienne ferme, dévastée deux fois déjà par les bleus. Lecellier, où l’on déposait autrefois les provisions, était vide etdésert. D’énormes crocs scellés dans la muraille montraient leurspointes acérées, veuves des quartiers de viande salée et desjambons fumés qui y étaient appendus jadis en prévision del’hiver.
– Jette-le là, dit Marcof à Keinec endésignant le sol de la cave. Maintenant prends des cordes,attache-lui les mains derrière le dos, et lie-le solidement au crocle moins élevé.
Keinec s’empressa d’obéir.
– Ah ! fit-il en serrant les deuxmains déjà liées du misérable, Carfor a conservé la trace de notrevisite à la baie des Trépassés, ses pouces sont rongés. Nous nepourrons plus employer le même moyen pour le faire parler.
– Nous en trouverons d’autres, mon gars,répondit Boishardy.
En ce moment Kérouac entra dans lecellier.
– Laissez-moi voir la figure de ce tigre,dit-il en écartant Keinec et en plaçant en pleine lumière le visagede Pinard.
Les paupières du sans-culotte firent unmouvement qui n’échappa pas à Marcof.
– Le drôle revient à lui, dit-il.
– Oh ! continuait le vieillard,c’est donc cet homme qui a fait mourir ma fille ; c’est luiqui a donné l’ordre de frapper mon frère !
Et ses regards dévoraient pour ainsi diretoute la personne de l’ancien berger de Penmarckh. Marcof vitl’émotion profonde qui se peignait sur la physionomie de Kérouac.Il craignit une scène qui eût retardé l’exécution de son plan.
– Kérouac, dit-il doucement, laisse-nous,mon vieil ami ; personne ne veille en haut, et il est urgent,par le temps qui court, que nous soyons avertis des moindresévénements du dehors.
Le vieillard hésita.
– Vous ne le tuerez pas sans moi ?demanda-t-il avec anxiété.
– Non.
– Tu me le promets ?
– Je te le jure.
– Alors je vais veiller.
Et Kérouac remonta lentement les degrés del’escalier qui conduisait à la pièce supérieure. Le vieillard avaitdéjà disparu que l’on entendait encore ses sanglots.
– Pauvre homme ! dit Boishardy, onlui a massacré son enfant ?
– Oui, répondit le marin, les bleus sontvenus ici ; ils ont emmené sa fille et son frère à Nantes.L’une a servi de jouet aux orgies de Carrier et est morte de faimet de douleur dans les prisons. L’autre a été guillotiné. Kérouacétait à Nantes ce jour même, et il a vu rouler la tête de son frèreen même temps qu’un geôlier compatissant lui apprenait qu’il avaitperdu sa fille.
– Les monstres ! murmura legentilhomme.
Puis désignant Pinard :
– Celui-là payera pour tous !ajouta-t-il.
– Celui-là, répondit Marcof, celui-lànous procurera les moyens de satisfaire notre vengeance etd’arriver à notre but. Il nous aidera à frapper Carrier et àdélivrer Philippe, ou, sur mon salut éternel, je le jure, ilsouffrira toutes les tortures de l’enfer. Allons, Keinec, il esttemps d’agir. Tire ton poignard et pique ce misérable jusqu’à cequ’il soit revenu complètement à lui.
Keinec appuya la lame aiguë de son arme contrele bras de Pinard, et enfonça graduellement. Le sans-culotte poussaun cri de douleur.
– Le voilà réveillé ! dit froidementle marin.
– Oui, répondit Carfor en se redressant,oui, je t’entends et je te vois, Marcof ; mais sache bien quesi je suis en ta puissance, ma volonté est plus forte que latienne. Tu me tueras, cette fois, je ne dirai rien. J’ai subi déjàles tortures que tu m’as infligées ; mais aujourd’hui mon âmesaura braver la douleur et sera plus puissante que moncorps !
– Je crois que le bandit parle de sonâme ! fit Marcof en riant. Il nous défie ; eh bien !nous allons voir.
Et s’adressant à Keinec :
– Va nous chercher, dit-il, un réchaud decharbon et un morceau de fer.
Keinec sortit vivement.
– Qu’allez-vous faire ? demandaBoishardy.
– Employer un procédé fort simple quej’emprunte aux Indiens de Ceylan pour faire obéir leséléphants.
– Et quel est ce procédé ?
– Il consiste, à l’aide d’une fortebrûlure, à entretenir une plaie vive sur le cou de l’animal ;c’est dans le milieu de cette plaie que l’on enfonce la lame quisert d’éperon. Le moyen est d’autant meilleur qu’il n’altèrenullement la santé ni les forces, et que la douleur estinsurmontable.
Boishardy fit un geste de dégoût. Marcofhaussa les épaules.
– Nous n’avons pas le choix des moyens,dit-il ; il faut que cet homme vive et qu’il parle, qu’ilparle promptement surtout.
– Et vous croyez qu’il parlera ?
– Vous allez voir par vous-même.
Keinec rentrait, portant un réchaud decharbons enflammés et une plaque de tôle d’une petite dimension,surmontée d’une tige de fer qui lui servait de manche.
– Boishardy, veuillez faire chauffer àblanc la plaque, dit tranquillement Marcof ; nous, pendant cetemps, nous préparerons le prisonnier.
Le gentilhomme s’approcha du réchaud, activa,en soufflant dessus de toute la force de ses poumons,l’incandescence des combustibles, et présenta, en la tenant par lemanche, la petite plaque de tôle aux charbons étincelants. Marcofet Keinec avaient délié les bras du prisonnier, et lui enlevèrentsa carmagnole d’abord, puis sa veste et sa chemise ; celafait, Marcof étendit le corps de Pinard sur la terre, la facetournée vers le sol, et lui rattachant les bras au-dessus despoignets, il fixa solidement l’extrémité de la corde aux barreauxde fer d’un soupirail voisin, tandis que Keinec, suivant le mêmeprocédé, agissait en sens contraire à l’égard des jambes dusans-culotte. Pinard, ainsi garrotté, était dans l’impossibilité detenter un seul mouvement. Il ne poussa ni un cri ni une plainte, etune résolution farouche se lisait sur son front légèrementrelevé.
– La tôle est-elle chaude ? demandafroidement Marcof.
– Oui, répondit Boishardy qui avait pris,dans un coin, de fortes pinces à l’aide desquelles il soutenait lemorceau de fer.
– Donnez-moi cela alors ! dit lemarin.
Boishardy passa les pinces à son compagnon.Sur la tôle rougie à blanc on voyait des myriades d’étoiles quisemblaient la parcourir dans tous les sens, s’éteignant aussirapidement qu’elles apparaissaient scintillantes. Marcof secoua latête en signe de satisfaction et revint vers Pinard.
À l’heure même où Marcof, Boishardy et Keinec,enfermés avec Pinard dans le cellier de la petite ferme deSaint-Étienne, s’apprêtaient à employer les moyens les plusextrêmes pour contraindre Carfor à les servir dans l’exécution deleurs projets, et lui faire révéler ce qu’il était essentiel qu’ilssussent, des événements nouveaux et importants avaient lieu àNantes.
Ce soir-là, comme cela était sa coutume chaquesoir depuis son avènement au pouvoir proconsulaire, le sensuelreprésentant de la Convention donnait à souper aux patriotes pursqui lui servaient de courtisans assidus. Carrier avait un grandfaible pour la bonne chère et les réunions bruyantes, et il ne s’enprivait pas.
Le citoyen Fougueray, délégué du Comité desalut public de Paris, était tout naturellement au nombre desinvités.
Deux heures et demie du matin venaient desonner, et l’orgie était dans tout son éclat. Diégo seul conservaitson sang-froid. Placé à côté d’Hermosa, il échangeait à voix basseavec son ancienne maîtresse des paroles en apparence frivoles,mais, en réalité, des plus sérieuses, car tous deux discutaient àpropos de Philippe de Loc-Ronan, et surtout à propos de l’immensefortune de Julie, fortune dont la courtisane ne paraissaitnullement disposée à abandonner sa part.
Les deux associés, séparés aux yeux de touspar les événements, mais qui, cependant, n’avaient jamais cessé des’entendre, étaient en quête d’un adroit moyen de tromper Carrieret Pinard, et de garder pour eux seuls le butin dont Diégo avaitdéjà promis deux portions assez considérables.
– Sois tranquille, disaitl’Italien ; tu me connais et tu peux t’en rapporter à moi. Cesdeux hommes sont des machines dont je me sers, des rouagesnécessaires pour faire marcher l’œuvre ; mais une fois nosefforts couronnés de succès, je briserai les rouages ou je lesjetterai de côté. Pinard n’est qu’une bête féroce, possédantl’instinct du crime sans profit ; il n’est pas de ma force.J’ai l’air de le trouver cousu de ruses et confit de précautions,pour mieux lui donner confiance dans sa propre imagination, mais audemeurant, je m’en moque comme de ceci !
Et Diégo lança sur la table un grain de raisinsec qu’il faisait danser dans la paume de sa main.
– Et Carrier ? dit Hermosa.
– Celui-là, c’est différent : il estplus difficile à jouer, et il est à craindre, car il n’a pasl’habitude d’hésiter devant les moyens violents, mais il nem’inquiète guère non plus : il a tant de vices, qu’il offreprise aux gens véritablement habiles. D’ailleurs, s’il le faisait,j’emploierais les pouvoirs que ce niais de Pinard a si bienconfectionnés. Avant qu’on en ait reconnu la fausseté, j’aurais dixfois le temps de casser la tête au proconsul et de mettre Nantessens dessus dessous. C’est même peut-être là une idée à laquellej’aurais dû songer plus tôt. Ce serait réjouissant de se servircontre Pinard de son propre ouvrage, et de le faire guillotiner envertu des ordres qu’il aurait falsifiés lui-même. Qu’enpenses-tu ?
– Je pense qu’il nous faut d’abord pournous seuls la fortune de la marquise.
– Mon Dieu ! tu deviens d’unmatérialisme épouvantable ! Tu ne penses qu’à l’argent !tu n’as plus de poésie !
– J’aurai de la poésie à mon heure, quandj’aurai les millions.
– Eh bien, ma belle, encore une fois,sois tranquille, mon plan est fait, et nous ne partagerons rien.Seulement, sois plus aimable que jamais avec Carrier. Sur ce, ilest tard, je suis fatigué, cette ignoble société me dégoûte, jequitte la compagnie. On ne respire pas ici, et j’ai besoin d’air.Adieu ! demain je te dirai ce que j’aurai fait, car demain,bien certainement, j’aurai joué la seconde manche de cette partiedécisive, et peut-être bien que le soir venu nous fuironsensemble.
Les deux complices se pressèrentmystérieusement les mains, et Diégo, se levant de table, repoussasa chaise et quitta la chambre au milieu des cris, des chants etdes vociférations des convives, dont les trois quarts menaçaient derouler bientôt sous la table. L’Italien traversa le salon etdescendit les degrés de l’escalier qui conduisait dans levestibule. De là il atteignit la cour qu’il allait traverser pourgagner la rue, lorsqu’un tumulte effroyable, partant de l’intérieurdu corps-de-garde, l’arrêta brusquement dans sa marche. Il s’avançavivement pour connaître la cause de ce bruit inattendu.
Ce corps-de-garde, habitation ordinaire dessans-culottes de la compagnie Marat, était une vaste pièceoblongue, meublée, comme le sont toutes celles servant au mêmeusage, d’un énorme poêle, de chaises de paille, de lits de camp etde râteliers pour les fusils ; mais les murailles, peintes àla chaux et noircies par la fumée, rappelaient à profusion ladestination particulière qui lui était réservée. L’image du patronsous l’invocation duquel s’était placée la trop fameuse compagnieabondait sur toutes les faces du poste. Ici c’était une peinturegrossière représentant l’ami du peuple frappé dans son bain parCharlotte Corday, et accompagnée de cette inscription :
« NE POUVANT LE CORROMPRE ILS L’ONT ASSASSINÉ. »
Plus loin, c’était un buste voilé d’un crêpefunèbre et couronné d’immortelles, avec ce couplet tracé sur lamuraille :
Marat, du peuple vengeur,
De nos droits la ferme colonne,
De l’égalité défenseur,
Ta mort a fait couler nos pleurs,
Des vertus reçois la couronne ;
Ton temple sera dans nos cœurs !
Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.
De l’autre côté de ce couplet, on voyait écriten lettres énormes :
Pleure, mais souviens-toi qu’il doit être vengé.
Ennemis de la patrie, modérez votre joie ;
Il aura des vengeurs !
De tous côtés l’œil ne rencontrait quemédailles en plâtre et en ivoire, représentant, les unes Marat, lesautres Chalier et Lepelletier, avec cet exergue :
MARTYR DE LA LIBERTÉ !
Enfin une énorme affiche, qui, quelque tempsavant, avait couvert les murs de Paris, cachait presque entièrementun côté de la muraille. Cette affiche était ainsi conçue :
LEPELLETIER.
Pour avoir assassiné le brigand, il fut assassiné
Par un brigand.
BRUTUS.
Le vrai défenseur des lois républicaines
Et l’ennemi juré des rois.
MARAT.
Le véritable ami du peuple,
Fut assassiné par les ennemis du peuple.
Au-dessus de cette affiche pendait le drapeaunational ; au-dessous on lisait ce quatrain :
Peuple, Marat est mort ; l’amant de la patrie,
Ton ami, ton soutien, l’espoir de l’affligé,
Est tombé sous les coups d’une horde flétrie.
Pleure, mais souviens-toi qu’il doit être vengé !
Puis ces inscriptions placées et répétéespartout :
« Vive la République ! Vive laMontagne ! Vivent à jamais lessans-culottes ! »
Et bon nombre d’affiches, d’arrêtés etdécrets, de motions, parmi lesquels on distinguait un placardportant cet en-tête :
« Boussole des patriotes pour lesdiriger sur la mer du civisme, imitée de Marie-Joseph Chalier, mortà Lyon. »
C’était une longue liste de ce que Nantesrenfermait de gens riches et de cœurs honnêtes, et qui, tous,devaient être envoyés à la guillotine ! Comme on le voit, celieu, dont la description est de la plus rigoureuse exactitude,était bien digne de ceux qui l’habitaient.
Au moment où Diégo y pénétra, un grand tumulterégnait dans le corps-de-garde. Une trentaine de sans-culottesentouraient un malheureux et étaient en train de le pousser dans larue pour le pendre à la corde de la lanterne qui éclairait l’entréede la demeure du proconsul. L’homme menacé d’un genre de supplicequi était alors de mode pour les petits coupables et le menu desaristocrates, n’était autre que maître Nicoud.
Voici ce qui s’était passé : On serappelle que Pinard avait donné l’ordre au cabaretier d’entrer dansle poste et d’y attendre son retour, sous peine de se voirincarcérer. Or, être incarcéré signifiait tout simplement êtreguillotiné, fusillé ou noyé. Donc maître Nicoud s’était empresséd’obéir, et le malheureux avait une telle confiance dans lespromesses du lieutenant, qu’il ne se serait pas avisé de bouger deplace, se fût-il agi de tout l’or des mines du Pérou. (LaCalifornie, et l’Australie n’ayant pas encore été inventées en l’ande grâce 1793).
Nicoud connaissait presque tous lessans-culottes, qui étaient devenus ses pratiques quotidiennesdepuis les noyades, le cabaret étant situé à proximité du fleuve,et l’opération attirant fort en cet endroit messieurs de lacompagnie Marat. Maître Nicoud avait donc passé les deux premièresheures assez agréablement, causant, riant, plaisantant, et seprêtant aux bons mots d’un goût assez équivoque que ses clients sepermettaient assez familièrement à son endroit.
On sait, pendant ce temps, ce quis’accomplissait dans la maison du quai de la Loire. Aprèsl’enlèvement de Pinard, et la boucherie que les royalistes avaientfaite des sans-culottes, les sept ou huit survivants avaient prisla fuite en se dispersant dans le verger. Le premier moment deterreur passé, la honte d’avoir été battus par deux hommes, ouplutôt par un seul homme, car Marcof avait lutté presqueseul ; la honte, disons-nous, rallia les fuyards. D’un communaccord ils revinrent à la charge. Mais ils ne trouvèrent plusd’ennemis, et, grâce à la précaution qu’avait prise Keinecd’envelopper de foin les sabots des chevaux, ils ne purent même pasdécouvrir la direction par laquelle s’étaient élancés lesroyalistes. Ils parcoururent en vain la maison, jurant, sacrant,maudissant, sans même se soucier de porter secours aux blessés quicriaient et aux mourants qui râlaient. Enfin, bien convaincusqu’ils ne pouvaient venger leur défaite, les misérables seréunirent pour tenir conseil.
Que fallait-il faire ? était la grandequestion que l’on se renvoyait de bouche en bouche. La position eneffet était difficile.
Ils ne pouvaient se dissimuler que, de toutefaçon, il fallait en arriver à prévenir Carrier. De plus, il étaitfort évident que le proconsul ferait massacrer sans pitié celui ouceux qui lui annonceraient la triste nouvelle que trois royalistesavaient tué plus de vingt sans-culottes, avaient enlevé sonlieutenant, et n’avaient pas reçu la moindre égratignure. Ladélibération fut bruyante. Enfin, l’on arrêta, faute d’une décisionmeilleure, qu’il fallait de toute nécessité aller rendre compte àCarrier de ce qui s’était passé, et l’avertir de la disparition dePinard. En conséquence, les sans-culottes se mirent en route,décidés à se présenter en corps et ayant l’intention de fairemonter avec eux une partie de ceux de leurs compagnons qu’ilstrouveraient au poste de la maison du proconsul. C’étaitl’exécution de ce projet arrêté qui avait mis le malheureux Nicouddans la position où nous l’avons laissé.
Lorsqu’en entrant dans le corps-de-garde, lespatriotes trouvèrent le cabaretier dans l’auberge duquel vingt desleurs venaient d’être massacrés, ils l’avaient accusé de complicitéavec les royalistes. Nicoud avait voulu protester, et il essayamême d’un discours destiné à prouver la blancheur de sa conscienceet son innocence de toute participation aux crimes qui venaientd’être commis ; mais on avait étouffé ses paroles sous desvociférations effrayantes. Les cris de : « À mort letraître ! À la lanterne l’aristocrate ! »retentirent de toutes parts.
Les sans-culottes songeaient qu’en sacrifiantNicoud, ils auraient une sorte de vengeance à présenter à Carrier,et ils avaient résolu de pendre le malheureux cabaretier avantd’affronter la colère du maître. L’aubergiste se débattait sous lespoignets de fer qui le poussaient au dehors, protestant plus quejamais et essayant en vain d’attendrir ses bourreaux. C’étaient cescris, ce bruit, ces débats qui avaient provoqué le vacarme dont lecitoyen Fougueray s’était ému en traversant la cour de la maison duproconsul.
Le tumulte était si grand, que personne neprit garde au délégué du Comité de salut public lorsqu’il pénétradans le poste ; mais en sa qualité d’envoyé de Paris, Diégocrut de son devoir, afin de mieux jouer le rôle qu’il avait pris,d’intervenir et de demander la cause de cette exécution nocturne,et de ce scandale qui mettait en émoi tous les bons citoyens.
Maître Nicoud le prit tout au moins pour unange libérateur, et se précipita à ses pieds, laissant une partiede ses vêtements entre les mains de ceux qui le retenaient. Lessans-culottes interrogés expliquèrent rapidement au citoyen déléguéles raisons qu’ils avaient pour pendre l’aubergiste. En entendantraconter les événements de la nuit, Diégo pâlit horriblement. Ilcomprenait qu’un seul homme, à sa connaissance, avait assezd’audace pour tenter un tel coup, et assez de courage pourl’exécuter. Il ne douta pas un seul instant que le royaliste donton lui parlait ne fût Marcof.
Marcof à Nantes ! Il y avait bien là eneffet de quoi faire pâlir l’ancien bandit calabrais. Aussidemeura-t-il tout d’abord pétrifié et anéanti. Mais sa conceptionsi vive lui démontra rapidement qu’il ne fallait pas se laisserentraîner par le découragement.
– Prévenons Carrier, dit-il ; etpendez toujours cet homme ; cela ne peut pas nuire, quoiqu’ilsoit évident qu’il ne sache rien.
Ces mots n’étaient pas achevés que Nicoud,enlevé de terre, poussé, battu, déchiré, fut jeté au milieu de larue, puis la lanterne tomba, la corde fut enroulée autour du cou dumalheureux, et un hourra retentit dans la foule. Le corps del’aubergiste se balançait au-dessus de la tête dessans-culottes.
– Cela vous servira d’introduction auprèsde Carrier, fit observer tranquillement Fougueray.
En effet, le bruit extérieur avait attirél’attention du proconsul, et un aide-de-camp en sabots et enépaulettes de laine accourut pour en connaître la cause. Tous lessans-culottes voulurent parler ensemble. Fougueray les interrompitet leur imposa silence.
– Je vais prévenir le citoyenreprésentant, dit-il. Tenez-vous prêts à recevoir ses ordres.
Comme l’intention qu’exprimait Fougueraysatisfaisait les sans-culottes qui, de cette façon, n’allaient plusse trouver en face de la première colère du proconsul, personnen’éleva la voix pour émettre un autre avis. Le citoyen délégué,c’est ainsi qu’on appelait l’Italien, gravit précipitamment lepremier étage de l’escalier, et entra dans le salon où nous avonsdéjà introduit nos lecteurs. Il alla droit à Carrier qui causaitdevant la cheminée avec Angélique et Hermosa.
– J’ai à te parler, lui dit-il.
– D’affaires ? demanda leproconsul.
– Oui.
– Au diable, alors ! j’ai ferméboutique pour aujourd’hui. À demain matin.
– Non pas !
– Je te répète que je ne t’écouteraipas.
Puis se penchant à l’oreille de Carrier,Fougueray ajouta :
– Les chouans ont pénétré dans Nantescette nuit même.
Carrier devint blanc comme un linceul. Lemisérable lâche frissonna de tous ses membres. Son œil vitreuxexprima une terreur invincible.
– Bien vrai ? fit-il d’une voixsuppliante, comme s’il eût espéré que Diégo allait se rétracter,après avoir essayé d’une plaisanterie.
– Certes, cela est vrai ! réponditvivement Fougueray.
– Ils ont attaqué la ville ?
– Non.
– Qu’ont-ils fait alors ?
– Ils ont tué plus de vingt hommes de lacompagnie Marat ! Mais viens dans ton cabinet, je te diraitout. Il est urgent de prendre des mesures vigoureuses pourrattraper les brigands, ou, s’ils sont hors de Nantes, les empêcherd’y rentrer. Viens, te dis-je ; nous aviserons.
Carrier, quittant les deux femmes, se laissaentraîner ; Fougueray raconta tout ce qu’il venaitd’apprendre.
– Il est impossible qu’un homme ait faitcela ! dit Carrier en entendant son interlocuteur lui fairepart des exploits de Marcof.
– Malheureusement, la chose estexacte.
– Impossible ! te dis-je.
– Pourquoi ?
– Il n’y a pas de créature au mondecapable de tant de force et de hardiesse.
– Je te certifie pourtant qu’il existe unhomme capable de tout cela, et cet homme, je le connais.
– Et c’est lui qui a accompli ce que tuviens de me dire ? C’est lui qui a tué seul près de vingtsans-culottes ?
– Lui, aidé de deux autres.
– Quel est son nom ?
– Marcof le Malouin.
– Marcof le Malouin ? Marcof qui aattaqué le convoi des prisonniers venant deSaint-Nazaire ?
– Lui-même.
– Et les deux hommes quiaccompagnaient ?
– J’ignore qui ils sont.
– Que devons-nous faire pour nous emparerde ces brigands ?
– Mettre toute la police sur pied ;donner le signalement de Marcof ; je vais l’écrire. FouillerNantes jusque dans les moindres cachettes de ses plus humblesdemeures ; faire donner l’ordre de veiller attentivement auxportes de la ville, arrêter tous ceux qui inspireraient le plusléger doute. En un mot, redoubler d’attention et de rigueur.
– C’est facile, répondit Carrier ;je vais faire faire des arrestations sur une grande échelle ;par exemple, il faudra nous hâter de vider les prisons, augmenterle nombre des baignades et des mitraillades, car du diable si jesais où fourrer un prisonnier. Les dépôts regorgent ! Enfin,n’importe ! on trouvera un moyen ! Je vais faire arrêter,arrêter quand même, arrêter en masse, arrêter sans trêve, sansrelâche, et on exécutera tous ces brigands ! Dans le nombre,nous aurons bien la chance de nous débarrasser de quelques-uns deceux qui conspirent contre la République !
Fougueray regardait Carrier avec une sorte destupéfaction. Tout scélérat qu’il fût, il avait peine à comprendreque la manie du meurtre pût être portée à un point aussiépouvantable. Il contemplait avec stupeur cet homme qui parlaitd’arrêter, de noyer, de mitrailler, avec un calme, un sang-froidqui décelaient l’indifférence de son âme et le peu de trouble queressentait sa conscience.
– Mais, fit observer l’Italien, as-tu ledroit d’arrêter ainsi sans preuves, sans indices deculpabilité ?
– Ce droit-là, je le prends, répondit leproconsul.
Puis, haussant les épaules et présentant àFougueray une feuille imprimée placée sur le bureau, il ajouta ensouriant :
– D’ailleurs, lis la loi contre lessuspects, et tu verras qu’on peut arrêter tout le monde.Tiens, écoute ce décret.
Et il lut à haute voix, en soulignant pourainsi dire chacune des phrases :
« Doivent dorénavant être considéréscomme suspects et mis en état d’arrestation etd’incarcération :
« 1º Ceux qui, dans les assemblées dupeuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cristurbulents et des menaces.
« 2º Ceux qui, plus prudents, parlentmystérieusement des malheurs de la République, s’apitoient sur lesort du peuple et sont toujours prêts à répandre de mauvaisesnouvelles avec une douleur affectée.
« 3º Ceux qui ont changé de conduite etde langage selon les événements, qui, muets sur les crimes desroyalistes et des fédéralistes, déclament avec emphase contre lesfautes légères des patriotes, et affectent, pour paraîtrerépublicains, une austérité, une sévérité étudiées, et qui cèdentaussitôt qu’il s’agit d’un modéré ou d’un aristocrate.
« 4º Ceux qui plaignent les fermiers, lesmarchands contre lesquels la loi est obligée de prendre desmesures.
« 5º Ceux qui, ayant toujours les mots de« liberté, république ou patrie » sur les lèvres,fréquentent les ci-devant nobles, les contre-révolutionnaires, lesaristocrates, les feuillants, les modérés, et s’intéressent à leursort.
« 6º Ceux qui n’ont pris aucune partactive dans tout ce qui intéresse la révolution, et qui, pour s’endisculper, font valoir le payement de leurs contributions, leursdons patriotiques, leur service dans la garde nationale parremplacement ou autrement.
« 7º Ceux qui ont reçu avec indifférencela constitution républicaine, et ont fait part de fausses craintessur son établissement et sa durée.
« 8º Ceux qui, n’ayant rien fait contrela liberté, n’ont aussi rien fait pour elle.
« 9º Ceux qui ne fréquentent pas leursection et donnent pour excuse qu’ils ne savent pas parler, ou queleurs affaires les en empêchent.
« 10º Ceux qui parlent avec mépris desautorités constituées, des signes de la loi, des sociétéspopulaires, des défenseurs de la liberté.
« 11º Ceux qui ont signé des pétitionscontre-révolutionnaires ou fréquenté des clubs et sociétésanti-civiques.
« 12º Ceux qui sont reconnus pour avoirété de mauvaise foi, partisans de La Fayette, et ceux qui ontmarché au pas de charge au Champ de Mars. »
– Eh bien ! demanda Carrier aprèsavoir achevé sa lecture, et en rejetant la feuille imprimée sur lebureau. Eh bien ! tu as entendu ? Dis-moi maintenant quiest, ou plutôt qui n’est pas suspect en France ?Est-ce qu’avec cela on ne peut pas faire incarcérer tous lescitoyens, depuis le premier jusqu’au dernier ? J’ai le champlibre, et si la Convention me tracassait jamais, je saurais luirépondre. Donc, je vais donner mes ordres, ou mieux encore, tu lesdonneras toi-même. Tu me plais, citoyen. Tu as l’air d’un bonpatriote, d’un rusé compère. Puisque cet imbécile de Pinard s’estlaissé enlever, veux-tu sa place ?
– La place de Pinard ?
– Oui.
– En quoi consistait-elle ?
– Dans l’inspection des prisons d’abord.Dans le commandement de la compagnie Marat. Dans la rédaction desordres et des décrets qu’il me donnait à signer.
– C’est tout ?
– Oui. Ne trouves-tu pas que cela soitassez ? Pinard avait toute ma confiance.
– Et tu la reporteras sur moi ?
– Je te le promets.
– Alors, marché conclu, j’accepte.Donne-moi des signatures en blanc et je te réponds du reste.
– Tu veilleras à la sûreté de mapersonne ?
– À mon tour, je te le promets.
Et Carrier, attirant à lui cinq ou sixfeuilles de papier aux en-têtes républicains, y apposa sa signatureau bas. Fougueray s’en empara en déguisant la joie qu’il éprouvaitsous une apparence calme. Les blancs-seings de Carrier luiassuraient le succès de ses plans en lui aplanissant tous lesobstacles.
– Rentre au salon si bon te semble,dit-il ; moi, je me charge des ordres à donner et de leurexécution.
Carrier fit un geste d’assentiment, ouvrit uneporte voisine et sortit. On entendait le bruit confus de l’orgiequi avait atteint l’apogée de sa fureur et de son cynisme.
Carrier fit sa rentrée au milieu du tumulte ense frottant les mains et en lançant à droite et à gauche desregards de jubilation. Le proconsul était enchanté d’avoir trouvé,sans plus chercher, un remplaçant au sans-culotte enlevé par lesroyalistes. Pinard épargnait à son patron une grande partie de labesogne journalière et ne lui laissait que les plaisirs du métier.Or, Carrier, sensuel et paresseux, s’était parfaitement arrangé decette existence qui allait être continuée, grâce à la bonne volontéde Fougueray.
Puis, une autre pensée avait poussé lereprésentant à se fier à l’envoyé du Comité de salut public, dontil était loin de suspecter les pouvoirs. Fougueray lui avait parubien autrement délié que Pinard, bien autrement apte à remplir lacaisse proconsulaire à laquelle, du premier coup, il allaitapporter deux millions. Enfin, l’intérêt personnel liait Fouguerayà Carrier, et l’ancien procureur regardait ce lien comme bienautrement sérieux que ceux formés par l’amitié ou par une opinioncommune.
– Je partage l’affaire du marquis, disaitle proconsul, mais il partage, lui, les rançons et les autresbénéfices ; or, le chiffre de ces rançons peut et doit êtreénorme, s’il agit adroitement ; donc il a intérêt à protégerma vie, donc il est l’homme qu’il me fallait. Je ne me suis pasfâché, au reste, que Pinard soit au diable ! D’ailleurs, quecelui-ci me donne les millions en question, après, nous verronsbien !
Et Carrier alla rejoindre Hermosa et Angéliquequi l’attendaient. Fougueray, demeuré seul, se leva vivement et fitquelques tours dans la pièce. L’expression de sa physionomie avaitchangé subitement depuis quelques minutes ; de soucieuse etinquiète, elle était devenue joyeuse et hautaine. Revenu en face dubureau, il se laissa tomber dans un fauteuil, et, frappant lemeuble du plat de sa main droite :
– Victoire ! s’écria-t-il,victoire ! Décidément, la soirée est bonne ! Je mecroyais près de ma perte, et la position devient plus belle quejamais ! Mes espérances se changent en certitudes ! Lesdifficultés disparaissent. Pinard me gênait ; Marcof m’endébarrasse ! Merci, Marcof ! tu ne croyais pas si bien meservir ! J’ai entre les mains la tranquillité de la ville,toutes les forces dont elle dispose, et les moyens d’atteindre mesennemis là où ils sont. Cela durera-t-il ? continua-t-il aprèsavoir réfléchi un instant. Bah ! que m’importe ! Ce qu’ilme fallait, c’était vingt-quatre heures de pouvoir absolu, et jeles ai. Demain, ou pour mieux dire ce matin, car voici bientôt lejour, j’aurai vu Loc-Ronan et je l’aurai contraint à me donner unelettre pour Julie de Château-Giron. Oui, mais le difficile ne serapas fait ; il me restera à voir la religieuse. Or, elle est àbord du Jean-Louis.
Ici Diégo tira un portefeuille de la poche deson habit, l’ouvrit et y prit une lettre qu’il parcourut duregard.
– Oui, continua-t-il, ces renseignementsdoivent être exacts. Julie était au nombre des prisonniers deSaint-Nazaire, puisque Pernelles, le patron du navire sur lequels’était embarqué Philippe, m’avait annoncé que le marquis avaitavec lui une religieuse et un vieillard. Ce vieillard, c’estJocelyn : la religieuse est sa femme sans doute. DamnéMarcof ! Grâce à mon génie, à mon habileté, je les avais toustrois entre mes mains. Dénoncés par mes soins, ils sont arrêtés àleur débarquement, et il faut que ce démon incarné vienne se jeterau travers de mes projets et qu’il arrache Julie aux soldats quiescortaient les prisonniers. Maintenant, voyons encore ce que medit Agésilas.
Diégo prit une seconde lettre et lut à voixbasse :
« La Roche-Bernard, 22 frimaire. Lelougre le Jean-Louis est à l’ancre près de la ville ;il est admirablement gardé. Celui dont tu me parles n’est pas àbord. »
– Ce n’est pas cela, interrompit Diégo enrefermant la lettre.
Il en ouvrit une autre.
« 20 frimaire, lut-il. »
– Ah ! c’est cela.
« Un homme et une religieuse sont arrivéscette nuit. L’homme est le patron du lougre ; quant à lareligieuse, je lui ai entendu donner le titre de madame lamarquise. La religieuse est restée à bord ; le patron estrevenu à terre. S’il survient un événement, je t’en donneraiavis. »
Diégo s’interrompit une seconde fois dans salecture, et, ne terminant pas la lettre, il la replaça dans leportefeuille.
– Et rien depuis ce moment, dit-il ;donc Julie est encore à bord du Jean-Louis et Marcof n’estpas retourné à la Roche-Bernard ; or, il est incontestable quec’est lui qui a tué les sans-culottes dans l’auberge du quai. C’estlui qui a enlevé Pinard, qu’il aura reconnu, malgré le changementde nom et de condition. Eh bien ! qu’il demeure vingt-quatreheures seulement à Nantes ou dans les environs, et j’aurai eu letemps d’agir. Je verrai la religieuse tandis qu’il sera absent deson bord, et j’enlèverai l’affaire à leur nez et à leurbarbe ! Qu’il sauve son frère s’il le veut, peu m’importe,quand j’aurai les écus ! Allons, j’étais un sot de metourmenter ! Tout est pour le mieux, au contraire !Pinard disparu, je n’ai plus de moyens à trouver pour éviter lepartage. Quelle heureuse inspiration que de n’avoir pas agiprécipitamment et d’avoir attendu ! Les noyades et lesmitraillades auront dû, grâce à leur aimable perspective, rendre lecher marquis souple comme un gant, et quant à Carrier, il n’aurarien ! c’est convenu ! Allons, Diégo ! tu es né sousune heureuse étoile, mon cher ami, et la sorcière qui, dans tajeunesse, t’a prédit une triste fin, a volé l’argent de ta mère.Corpo di Bacco ! quelle succession de bonheurs !
Ici Diégo s’arrêta brusquement.
– Si Pinard allait tout révéler !…dit-il. Non ! reprit-il au bout d’un moment de réflexion, non,il ne le fera pas… Et puis, le fit-il, j’agirai si vite que l’onn’aura pas le temps d’entraver mes desseins !
Sur ce, Diégo s’assit, et attirant à lui lesfeuilles revêtues de la signature du proconsul, il se mit à écrirerapidement. Le jour parut et le surprit encore dans cesoccupations. Alors Diégo se leva, mit les différents ordres dans sapoche, et, regardant à sa montre :
– Sept heures et demie, dit-il ; ilest temps d’aller au Bouffay et de voir le marquis deLoc-Ronan ! C’est ce jour qui doit décider de mafortune !
L’entrepôt était le nom que les sans-culottesdonnaient à la prison principale. Cette prison, située près del’endroit où se dressait la guillotine, se trouvait à une distanceassez considérable de Richebourg où demeurait le proconsul.Diégo-Fougueray, avant de quitter la maison de Carrier, entra dansle poste des sans-culottes, et fit porter les différents ordresqu’il venait de rédiger aux chefs de corps de la garnison.
Puis s’enveloppant dans un épais manteau,vêtement parfaitement justifié par la rigueur du froid, ils’achemina vers Bouffay. Il avait gardé sur lui, par mesure deprécaution, un blanc-seing du citoyen représentant.
Ce blanc-seing, joint aux pièces faussesfabriquées par Pinard et qui faisaient de Fougueray un personnageofficiel, il n’y avait nul doute que les geôliers ne lui obéissentsans la moindre hésitation.
Aussi, fut-ce d’un ton de maître qu’il élevala voix en s’adressant au gardien général des prisonniers. Ildemanda le porte-clefs Piétro. Un sans-culotte s’empressa del’introduire dans la première cour, et le conduisant à travers unvéritable dédale de corridors et d’escaliers, le mit en présenced’un homme de petite taille, maigre et délicat d’apparence, auteint fortement basané et à l’œil expressif.
Cet homme était le geôlier Piétro qui, enapercevant Fougueray, laissa échapper un geste du plus profondétonnement. Le sans-culotte se retira. Les deux hommes demeurèrentseuls dans une sorte de chambre mal éclairée par une fenêtre garniede barreaux, et qui servait de gîte au geôlier. Piétro joignit lesmains en poussant une exclamation.
– Sainte madone ! dit-il en dialectenapolitain. Toi ici, Diégo !
– Est-ce que tu ne m’attendais pas ?répondit Fougueray en prenant l’unique siège qui se trouvait dansla pièce, et en s’asseyant avec l’aplomb d’un maître qui se sait enprésence de son subordonné.
– Non ; je te croyais encore à Parisoù je t’avais rencontré il y a deux mois.
– Heureusement pour toi encore.
– Sans doute, et je ne le nie pas.
– Tu te rappelles donc ce que tu medois ?
– Comment l’oublierais-je ? Sans toije serais mort de faim et de misère ! Tu m’as recueilli, tum’as donné de l’argent pour venir à Nantes, où tu me procurais uneplace. Grâce à toi, j’existe encore, et quoique le métier ne soitguère de mon goût, comme il me nourrit, je m’y résigne.
– À propos, caro mio, j’ai toujoursoublié de te demander pourquoi tu avais quitté le pays ?
– Nos bandes avaient été détruites.
– Par qui ?
– Par les carabiniers, donc !
– Comment ! vous vous êtes laissébattre par ces drôles ?
– À la première rencontre, Cavaccioliavait été tué. La désunion s’est mise parmi nous. Alors chacun tirade son côté. Sachant bien que si j’étais pris je serais pendu, jepassai en Sicile avec ma femme. Là je la perdis en peu de temps.C’est la fièvre qui me l’a tuée. Alors me trouvant seul au monde,je pensai à aller à l’étranger. Un patron de barque, de mes amis,me jeta en Sardaigne : de là je gagnai la Corse, puis laFrance. J’espérais, une fois à Paris, me tirer d’affaire, car onprétendait qu’il était facile d’y faire des siennes ;mais…
– Tu t’étais trompé !
– Je le sais.
– Ce qui fait que je te trouvai un jourmourant de misère et de faim, comme tu le dis très bien toi-même,et que j’eus compassion de toi.
– Aussi te suis-je dévoué,Diégo !
– C’est ce que nous verrons.
– Mets-moi à l’épreuve.
– Patience ! D’abord, commence parme rendre compte de l’état des deux prisonniers que le citoyenPinard t’a confiés.
– Ah ! ces deux hommes dont l’un senomme Jocelyn ?
– Oui.
– C’est d’eux qu’il s’agit ?
– Précisément.
– Ils sont là !
– Dans la salle commune ?
– Sans doute ; il n’y a de placenulle part.
– Tu vas me conduire près d’eux.
– Il vaut mieux qu’ils viennent ici.
– Pourquoi ?
– Tu n’as donc pas encore visité lesprisons ?
– Non.
– Alors viens avec moi. Tu vas voirpourquoi je te conseille de ne pas entrer.
Diégo se leva, et les deux hommes sortant dela petite pièce traversèrent un large corridor et se trouvèrent enface d’une porte toute bardée de barres de fer et de plaques detôle. Piétro souleva le trousseau de clefs pendu à sa ceinture,suivant la coutume traditionnelle. Il en choisit une qu’ilintroduisit dans l’énorme serrure de la porte ; puis il fitjouer deux verrous et poussa le battant de chêne massif.
Une bouffée de vapeur fétide, apportant uneodeur affreuse vint frapper Fougueray en plein visage. Il chancelaet recula d’un pas.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-ilen se détournant pour ne pas respirer les miasmes putrides quis’exhalaient de la salle des prisonniers.
– C’est l’odeur des cadavres, répondittranquillement Piétro.
– Les prisonniers sont-ils doncmorts ?
– Presque tous.
– Mais les deux hommes dont je teparlais ?
– Oh ! tranquillise-toi !Ceux-là sont encore vivants ; je le crois du moins.
– Comment ; tu le crois ?
– Sans doute. Il y a quatre heures que jene suis entré dans les salles ; car, tu comprends ? on yentre le moins possible, et en quatre heures il en meurt ici. C’estpis que la mal’aria dans nos marais Pontins.
– Mais enfin où sont-ils ?
– Ils doivent être là.
– Dans ce cloaque ?
– Oui. Veux-tu toujours ypénétrer ?
– Je veux voir, répondit Diégo ens’avançant.
Il passa devant Piétro, poussa tout à fait lebattant de la lourde porte, et essaya de faire quelques pas enavant.
Nous disons « essaya » car l’Italienne put pénétrer dans la salle. Certes Diégo, le bandit desAbruzzes, Fougueray, le soi-disant envoyé de Robespierre, l’homme,enfin, qui avait la conscience chargée de meurtres et de pillages,possédait une solidité de nerfs à l’épreuve des plus rudesatteintes ; eh bien ! telle était la monstruositérepoussante du hideux spectacle qui s’offrit à ses yeux, que lebrigand, l’assassin, le persécuteur sans pitié du marquis deLoc-Ronan, demeura tout d’abord pétrifié et cloué sur place sanspouvoir avancer. Puis faisant un violent effort pour s’arracher àla contemplation qui le fascinait, il s’élança au dehors enfrissonnant d’horreur et de crainte.
C’est que rien au monde, heureusement pourl’humanité tout entière, rien dans les plus sanglantes annales dumoyen âge, rien parmi les narrations des atrocités commises par lespeuplades les plus sauvages, rien même dans l’histoire des plusmauvais temps de l’inquisition espagnole, ne peut donner une idéedu terrifiant tableau qu’offrait l’intérieur des prisons de Nantessous le proconsulat de Carrier, de Carrier le représentant de laRépublique une et indivisible, l’envoyé extraordinaire de laConvention nationale.
La salle de laquelle venait de sortir siprécipitamment le citoyen Fougueray, après avoir tenté d’enaffronter l’accès, était une de celles consacrées aux prisonniersdestinés aux noyades et aux mitraillades, à ceux qui étaientconduits à la mort sans avoir paru devant les juges, à ceux enfinqui, suivant l’expression de Brutus, devaient donner lareprésentation aux bons sans-culottes de la« compagnie Marat. »
C’était un vaste parallélogramme éclairé surla cour intérieure de la prison par quatre fenêtres percéesrégulièrement dans une épaisse muraille, et soigneusement grillées.Des contrevents en forme de soufflet ne laissaient pénétrer quedifficilement un jour blafard équivalant à la demi-obscurité ducrépuscule. Les murs, entièrement nus, soutenaient un plafond trèsbas. Une seule porte permettait d’entrer dans cette salle :c’était celle qu’avait ouverte le porte-clefs.
Au pied des murailles, dans toute la longueurde la pièce, était étendue une sorte de litière de paille,semblable à celle que l’on voit dans les écuries mal tenues ;cette paille putréfiée, pourrie par le temps, s’était transforméeen un fumier aux exhalaisons fétides qu’auraient refusé des chevauxde labour. Sur ce fumier immonde, qui avait fini par envahir lasalle entière, gisaient pêle-mêle, entassés les uns sur les autresd’une muraille à l’autre, et tellement nombreux et serrés qu’aucunendroit libre n’existait pour poser le pied, des corps demi-nusformant une couche humaine.
Ces corps étaient ceux d’hommes, de femmes,d’enfants, de vieillards de tous âges et de toutes conditions.Aucun d’eux ne bougeait : tous ceux qui étaient à terreétaient morts !
Il y avait dans cette salle plus de deux centcinquante prisonniers ; cinq seulement étaient debout. Ceux-làseuls vivaient encore ! De ces cadavres amoncelés en une masserepoussante, les premiers étaient là depuis plus d’unmois !
– Toutes les salles représentent-ellesdonc le même spectacle ? demanda Diégo en se remettant à peinedu sentiment d’horreur et de dégoût qu’il venait d’éprouver.
– Toutes sans exception, réponditPiétro.
– Mais pourquoi n’enlève-t-on pas lesmorts ?
– Est-ce que l’on a le temps ? Etpuis quand même, qui oserait toucher aux cadavres ? C’est tropdéjà de respirer les miasmes qui émanent de leurs corps : ytoucher, ce serait vouloir mourir. Dernièrement un guichetier,celui d’en bas, est tombé asphyxié en ouvrant la porte de sa salle.Il y a huit jours, on offrit aux prisonniers qui voudraient sedévouer à cette tâche périlleuse, de leur rendre la liberté aprèsl’exécution. Quarante se sont présentés. Trente ont péri avant lafin du travail.
– Et les dix autres ?
– Ceux qui avaient survécu ?
– Oui.
– Carrier les a fait guillotiner le soirmême, disant qu’ils allaient ainsi être libres.
– Mais de quoi meurent donc ainsi lesprisonniers ?
– De tout ! de maladied’abord ; le typhus ravage les prisons ; presque tous lessoirs, le poste de garde est décimé quand il ne meurt pas toutentier dans la nuit. Je ne sais pas comment nous pouvons yrésister. Et puis la faim tue pas mal.
– La faim ?
– Sans doute.
– Ne les nourrit-on pas ?
– On leur donne par jour une demi-livrede riz cru et un morceau de pain mêlé de paille. Encore voilà-t-ilquarante-six heures que la distribution n’a été faite. On leur vendl’eau, et ceux qui n’ont pas de quoi la payer meurent de soif.
– Mais pourquoi ces cadavres sont-ilssuperposés les uns sur les autres ?
– Pourquoi ?
– Oui.
– C’est bien simple. Les premiers mortsayant occupé toute la place de la salle, et la place manquant auxnouveaux venus, ceux-là ont été obligés pour se coucher des’étendre sur les défunts. Dans la salle d’en bas, il y en a troisrangs les uns sur les autres ; et si les quarante prisonniersdont je te parlais n’avaient pas, il y a huit jours, déblayé lesprisons, je ne sais pas trop comment on pourrait aujourd’hui ouvrirles portes !…
Diégo, épouvanté de ce qu’il avait vu et de cequ’il entendait, continua cependant à interroger le porte-clefs,lequel entra alors dans de si ignobles détails que nous nousrefusons à les transcrire ici. Que ceux qui ne reculent pas devantces pages effrayantes de l’histoire consultent toute la série duMoniteur du 1er au 25 frimaire an III (du20 novembre au 15 décembre 1794), époque du procès deCarrier ; qu’ils lisent attentivement les rapports faits à laConvention sur le proconsul de Nantes, l’acte d’accusation dressécontre lui, les dépositions des témoins oculaires, entre autrescelles du citoyen Thomas ; qu’ils fouillent, comme nousl’avons fait, les archives de la ville martyre, qu’ils étudient lesmémoires de l’époque, et ils trouveront, non seulement tous lesdétails qui précèdent donnés par Piétro au citoyen Fougueray, maisencore tous ceux plus atroces que nous ne voulons pas décrire[5].
Diégo, atterré, ne pouvait revenir de lastupéfaction dans laquelle le récit de son ancien compagnon l’avaitplongé. Enfin, secouant la tête pour en chasser les idéesterrifiantes qui s’y étaient logées :
– Ah bah ! fit-il avec insouciance,après tout, cela ne me regarde pas ; mais je ne comprends pasle meurtre qui ne profite pas, moi, et il paraît qu’il était tempsque j’arrivasse.
Puis, continuant sa pensée et s’adressant àPiétro :
– Tu m’assures que le marquis deLoc-Ronan et Jocelyn ne sont pas morts ?
– Qui cela, le marquis deLoc-Ronan ?
– Le compagnon du prisonnier Jocelyn.
– Ah ! c’est un marquis ?
– Oui.
– Tiens ! tiens !tiens !
– Qu’as-tu donc ?
– Il l’a échappé belle !
– Comment cela ?
– On l’a appelé trois fois au moins parson nom depuis que je suis ici.
– Pour quoi faire ?
– Pour aller avec les autres,donc !
– Et il n’a pas répondu ?
– Non.
– On ne l’a donc pas cherché ?
– Est-ce qu’on a le temps ? Quand unprisonnier ne répond pas, on suppose qu’il est mort et on ne s’enoccupe plus.
– C’est donc ça que j’avais entendu direque plusieurs s’étaient sauvés par ce moyen.
Allons, pensa Diégo, Carfor ne m’avait pastrompé ; il avait fait prévenir Philippe.
– Que faut-il faire maintenant ?demanda Piétro en voyant son compagnon garder le silence.
– Amène le marquis dans ta chambre.
– Sans l’autre prisonnier ?
– Oui.
– Mais, as-tu un pouvoir pour quej’agisse ainsi sans me compromettre ?
– Tiens ! lis ces papiers, réponditDiégo en tendant à Piétro les feuilles qu’il avait dans sapoche.
– Inutile, répondit le geôlier, je nesais pas lire, je préfère m’en rapporter à toi.
– Fais donc vite.
Fougueray rentra dans la pièce dans laquelleil avait pénétré en premier, et Piétro se hasarda dans lasalle.
Quelques minutes après, l’amant d’Hermosa etle mari de la misérable étaient en présence. Philippe de Loc-Ronanavait vieilli de dix ans depuis le jour où nous l’avons quitté lorsde sa fuite de l’abbaye de Plogastel. Ses traits amaigrisdénotaient tout ce qu’il avait souffert de douleurs et deprivations, de chagrins et d’inquiétudes, de honte et de misère.C’était véritablement grand miracle que le marquis eût pu résisterau séjour des prisons, depuis plus de deux mois qu’il en respiraitl’air infect et qu’il subissait toutes les tortures que lesterroristes infligeaient à leurs victimes.
Ainsi que Marcof l’avait raconté à Boishardy,Philippe et Jocelyn faisaient partie de la bande des prisonniersque les soldats républicains conduisaient de Saint-Nazaire àNantes, lorsque l’intrépide marin avait attaqué l’escorte, et unmalheureux hasard avait voulu qu’ils fussent demeurés aux mains deceux qui les gardaient. Philippe et son fidèle serviteur avaientdonc été conduits au château d’Aulx d’abord, puis transférésensuite dans l’intérieur de la ville.
Lorsque le marquis entra dans la pièce oùl’attendait son estimable beau-frère, Diégo s’était brusquementretourné, afin que le jour, qui pénétrait par une étroite fenêtre,ne tombât pas tout d’abord sur ses traits, qu’il voulait cacher auprisonnier. En dépit de lui-même, l’Italien se sentait ému, non decommisération pour sa victime, mais de la partie qu’il allaitjouer. Encore quelques minutes peut-être, et il aurait entre lesmains la lettre qui mettait à sa discrétion cette fortune siardemment convoitée, si laborieusement poursuivie. Il avait vouluattendre jusqu’alors, pour donner le temps aux noyades et auxmitraillades quotidiennes d’impressionner le marquis. Il comptaiténormément sur l’impression causée par ces horreurs pour déciderPhilippe, dont il connaissait la fermeté. Puis, à défaut de cemoyen, il en tenait un autre en réserve : celui-là concernaitl’amour du marquis pour sa seconde femme.
Enfin, maître de lui-même, il se retournafroidement. Philippe, dont les yeux rougis par les veilles étaientdevenus d’une faiblesse extrême, ne distingua pas la physionomie del’Italien. Croyant qu’il allait subir un interrogatoire, il seretourna vers Piétro qui demeurait sur le seuil de laporte :
– Où me conduisez-vous ?demanda-t-il.
– Ici, citoyen, répondit le geôlier.
– Pour quoi faire ?
– Quelqu’un veut te parler.
– Qui cela ?
– Le citoyen.
Et Piétro désigna du geste le délégué ducomité de Salut public. Le marquis de Loc-Ronan fit alors un pas enavant vers celui qu’on lui indiquait.
Philippe, en dépit de son séjour prolongé dansles prisons, n’avait rien perdu de sa dignité morale. C’étaittoujours ce beau gentilhomme aux façons élégantes etchevaleresques, aux grands airs de noble seigneur. En apercevantDiégo, qu’il reconnut au premier coup d’œil, le sang lui monta auvisage.
– Le comte de Fougueray ! dit-il enreculant.
– Le citoyen Fougueray, si vous le voulezbien, répondit Diégo avec une ironique politesse et en faisant ungeste à Piétro, qui sortit et referma la porte.
– Cela devait être ! murmura lemarquis avec un mépris profond.
Diégo sourit.
– Tu ne m’attendais guère, n’est-ce pas,citoyen ? reprit-il avec cette brutalité de langage qui étaitde mode à cette triste époque.
– Si fait, je vous attendais.
– Bah ! vraiment ?
– J’ai été victime d’une infâmedélation ; puisqu’il s’agissait de lâcheté, je devais penser àvous.
– Citoyen Loc-Ronan !
– Monsieur le comte !
– Encore une fois, je suis le citoyenFougueray ! s’écria Diégo avec colère, car il craignait quequelque surveillant, en rôdant dans le corridor, n’entendît lemarquis lui donner un titre qui entraînait alors le derniersupplice pour ceux qui le portaient.
Philippe devina la pensée de soninterlocuteur, mais il se contenta de hausser dédaigneusement lesépaules.
– Que me voulez-vous donc encore ?demanda-t-il froidement et avec une hauteur extrême.
– Causer quelques instants, avec vous,cher beau-frère, répondit Diégo avec une affabilité railleuse. Il ya si longtemps que nous ne nous sommes vus que nous devons avoirbien des choses à nous dire !
– Assez ! dit brusquement Philippe.Je n’ai plus ni or, ni argent, ni terres, ni châteaux, ni fortuneenfin. Que me voulez-vous donc ?
– Vous avez un bien plus précieux quetout cela à défendre, et ce bien c’est la vie.
– Est-ce donc à ma vie que vous envoulez ?
– Je veux la défendre, mon cherbeau-frère.
– Vous ?
– Moi-même, qui vous ai toujours appréciécomme vous le méritez.
– Je suis condamné, monsieur, ditfroidement le marquis, et j’ai hâte de mourir pour être délivré detous mes maux. D’ailleurs l’existence venant de vous, je larepousserais !
– Cependant, dit Diégo, la mort est unevilaine chose, surtout par la façon dont elle arrive ici, et sansparler du typhus, il me semble qu’être noyé dans la Loire oufusillé sur la place du Département…
– Vaut mieux mille fois que d’êtreguillotiné devant une foule sanguinaire et stupide !interrompit Philippe. Mourir par le fer est la mort dusoldat ; ce doit être la mienne. Mourir noyé dans le fleuve,c’est quitter la vie entouré de pauvres innocents qui vous fontcortège pour monter au ciel. L’une ou l’autre façon de gagnerl’éternel sommeil ne m’effraye pas, au contraire, je les attendstoutes deux avec calme, presque avec impatience.
Diégo se mordit les lèvres. Les exécutionsn’avaient nullement porté l’effroi dans l’âme du stoïquegentilhomme, et le bandit avait perdu en vain quatre jours àattendre. Le marquis fit un pas pour quitter la chambre.
– Vous voyez, dit-il, qu’il est inutilede prolonger l’entretien.
– Si fait ! s’écria Diégo ;causons au contraire, et plus que jamais je tiens à votre aimablecompagnie.
– Je n’ai rien à entendre, vousdis-je.
– Vous croyez ?
– J’en suis certain.
– Peut-être vous trompez-vous ?
– Non.
– C’est ce que nous allons voir.
Et Diégo, après une légère pause, reprit d’unevoix ferme :
– Il s’agit de votre seconde femme.
– De Julie ! s’écria Philippe avecun violent mouvement.
– D’elle-même.
– Mon Dieu ! un danger lamenace-t-il ? Est-elle donc arrêtée de nouveau, elle qu’unmiracle avait sauvée ?
– Non ; elle est libre encore ;mais je connais l’endroit où elle se cache !
Philippe poussa un soupir.
– Vous voyez bien que nous avons àcauser ! continua Diégo en souriant.
– Seigneur ! s’écria le marquis enlevant les mains vers le ciel ; Seigneur ! qui medélivrera donc de ces maudits attachés à mes pas !
– Oh ! les grands mots !répondit l’Italien. Les phrases à la Voltaire ! Ceci est unpeu bien passé de mode, je vous en avertis. Et puis, vous venez decommettre une énorme faute de grammaire. Vous employez le pluriel.Vous dites : « les maudits ! » Erreur,cher beau-frère, grave erreur. Il fallait vous écrier :« le maudit ! » car j’ai une bonne nouvelleà vous annoncer. Le chevalier de Tessy est mort et bien mort. Lediable ait son âme ! n’est-ce pas ? Allons, je vois àvotre physionomie que cela ne vous suffit pas. Vous voudriez quej’allasse rejoindre le plus tôt possible ce cher frère que jepleure tous les jours. Mais, bah ! j’ai l’âme chevillée dansle corps, moi ! Donc n’y songez pas, et sachez seulement queje demeure seul, avec la marquise, bien entendu, la douce et belleHermosa, que vous avez tant aimée.
– Assez ! interrompit brusquementPhilippe. Parlez clairement ; que me voulez-vous ?
– Causer, je vous l’ai dit.
– À quel propos ?
– À propos des choses les plusintéressantes pour nous deux. Mais d’abord n’êtes-vous pas un peucurieux de savoir comment j’ai pu deviner que vous étiez vivant,vous à l’enterrement duquel j’ai assisté jadis ?
– Allez au but !
– Pour y arriver, je suis contraint defaire un détour.
Philippe fit un mouvement convulsif ;mais il s’arrêta.
– Parlez comme bon vous l’entendrez,dit-il ; j’écoute.
– À la bonne heure. Je commence, et jevous réponds que vous ne languirez pas longtemps. Sachez seulementque je viens vous proposer la vie, la liberté et latranquillité.
– Vous ?
– En personne !
– Je n’y crois pas.
– Vous me méconnaissez.
– M. de Fougueray, vous m’avezdit à l’instant que vous connaissiez la retraite où s’est cachéemademoiselle de Château-Giron. Si vous m’avez parlé ainsi, c’estque, par un moyen que j’ignore, je puis vous payer ce secret. Quelprix y mettez-vous ? Dites-le promptement et cessons cetteconversation qui me soulève le cœur !
– Soit, citoyen Loc-Ronan, soyons brefs,je le veux bien. Voici ce qui m’amène. Votre seconde femme a unefortune immense. Cette fortune, réalisée jadis en or et en bijoux,est enfouie dans un endroit dont elle seule possède le secret. Ehbien ! je veux connaître ce secret et avoir cette fortune.Suis-je suffisamment clair et précis ?
– Infâme ! s’écria le marquis, vousvoulez dépouiller une femme !
– Parfaitement.
– Et c’est à moi que vous venez ledire !
– Pour que vous m’aidiez !
– Moi ?
– Sans doute ; vous lui conseillerezd’agir selon mes vues.
– Jamais !
– Vous le ferez.
– Jamais, vous dis-je !
– J’aurai ce secret aujourd’hui même,marquis Philippe de Loc-Ronan, ou sans cela…
– Sans cela ?
– La citoyenne Château-Giron sera arrêtéedemain.
– Vous voulez me tromper ; vous nesavez pas où est Julie.
– Réfléchissez donc ! Si jel’ignorais, pourquoi viendrais-je vous demander une lettre pourelle ? Cette lettre ne me servirait de rien. Vous savezpeut-être le secret ; mais je sais également que vous ne me lerévélerez pas. C’est pourquoi je vous demande une lettre pourmadame de Loc-Ronan ; lettre dans laquelle vous luiconseillerez de faire ce que je lui demanderai en ce qui concernesa fortune. De deux choses l’une, ou je remettrai cette lettre, etdès lors il faut bien que je sache où est la marquise, ou je ne laremettrai pas, et dans ce cas, pourquoi et dans quel intérêtl’exigerais-je ? Il me semble que ce raisonnement estparfaitement logique. Vous ne me répondez pas ? Vous me croyezplus ignorant que je ne le suis. Pour vous convaincre,écoutez-moi.
Et Diégo continua en dardant ses regardsardents sur Philippe, qui, à demi convaincu, pressaitdouloureusement sa noble tête entre ses mains amaigries :
– Le soir même du jour où vous vous êtesfait passer pour mort, vous avez pris la fuite avec Jocelyn. Vousvous êtes rendu à l’abbaye de Plogastel, abbaye dans laquelle nousétions nous-mêmes ; mais nous ignorions complètement votreprésence. Dans les cellules souterraines, vous avez retrouvé votrefemme, Julie de Château-Giron. Puis vous vous êtes sauvé àAudierne, et là, le fils d’une fermière des environs vous a faitpasser sur son navire de pêche et vous a conduit en Angleterreainsi que votre femme et Jocelyn. Je suis bien instruit, qu’enpensez-vous, mon cher beau-frère ? Ma police est-elleconvenablement faite ?
– Mais qui donc vous a révélé tous cesdétails ? dit Philippe avec stupeur.
– Cela vous serait agréable àsavoir ? Je vais vous le dire, d’autant que le mystèrem’importe peu maintenant. Huit jours après votre départ de France,un homme me racontait ces événements qu’il tenait de la bouche mêmede celui qui vous avait embarqué et qui vous avait parfaitementreconnu. Cet homme était un simple berger et se nommait Carfor.Grâce aux sottes croyances des paysans bretons, Carfor exerçait unegrande influence sur le pays, et le pêcheur en question était à ladévotion du prétendu sorcier. Celui-ci s’est renseigné d’abord etm’a raconté ensuite. Voilà tout. Le fait est simple et croyable,car vous étiez hors de France, et ceux qui parlaient ne pensaientpas vous compromettre. Seulement le hasard m’a bien servi. Une foiscertain de vous retrouver à Londres, je me mis à votre recherche.Vous veniez de rejoindre les émigrés en Allemagne. Ne pouvant voussuivre, je payai largement des gens à moi pour me suppléer, etdepuis deux ans, depuis votre étonnante résurrection, j’ai connujour par jour vos moindres démarches…
– Qu’aviez-vous donc à gagner en agissantainsi ? je ne possédais plus rien.
– Vous oubliez la fortune dont je vousparlais tout à l’heure. Laissez-moi achever. C’est sur madénonciation, ainsi que vous le supposez, que vous avez été arrêtéen débarquant sur les côtes de France. C’est encore d’après mesordres que vous êtes vivant aujourd’hui.
– D’après vos ordres !
– Je le répète, c’est grâce à moi quevous vivez.
– Je n’accepte pas l’existence à ceprix.
– Ne jurez pas avant de m’avoir entendu.Six jours après votre incarcération, votre geôlier vous apporta vosprovisions de pain et de riz comme à l’ordinaire. En rompant cepain, n’y avez-vous pas trouvé un billet ?
– Si fait.
– Que vous disait ce billet ?
– Il me recommandait de ne pas répondredans le cas où mon nom serait appelé ; il me recommandait celaau nom de mon amour pour Julie, et il était signé : « unami inconnu. »
– C’est bien cela.
– Ainsi vous en aviezconnaissance ?
– Il avait été dicté par moi et enfermésous mes yeux dans le pain qui vous était destiné.
– Et vous ne m’avez donné cetavertissement salutaire que pour être toujours à même de torturermon cœur, n’est-ce pas ?
– Je vous ai donné cet avis pour vouspréserver de la mort et ne pas ruiner mes projets. Je suis franc,vous le voyez. Bref, arrivons au fait, maintenant que vousconnaissez les principaux détails. Il me faut la fortune entière devotre femme. Cette fortune une fois entre mes mains, vous serezdélivré sur l’heure et vous aurez les moyens de quitter Nantes lanuit même de mon entrevue avec la citoyenne de Château-Giron. Libreà vous alors de rejoindre votre seconde femme et de vivre auprèsd’elle. Pour moi, je quitterai la France en emmenant Hermosa. Cettefois, vous ne me reverrez plus. Comprenez-moi bien avant derépondre : la liberté pour vous, c’est la vie, c’est plus quela vie. C’est l’amour de Julie de Château-Giron ; c’est votrebonheur et le sien ; c’est enfin l’honneur de votre nom :car vous pourrez combattre pour votre cause. Mais si vous refusez,oh ! si vous refusez, ne vous en prenez qu’à vous de tous lesmalheurs qui en résulteront. Vous ne mourrez pas de suite. Je veux,avant, que vous voyiez souffrir ceux que vous aimez. Julie arrêtéesera d’abord jetée en prison, puis elle servira de jouet aux amisde Carrier.
– Misérable ! s’écria Philippe. Nedis pas cela ou tu vas mourir !
Et, plus rapide que la pensée, le marquiss’élança sur Diégo et l’étreignit. On sait que les colères dePhilippe étaient terribles. L’accès que l’Italien avait provoquédécuplait les forces du prisonnier ; mais malheureusement cesforces étaient presque éteintes par les souffrances qu’il subissaitdepuis deux mois. Cependant la supposition, ou plutôt le pronosticinfâme de Diégo, avait tellement surexcité le courroux du marquisque, malgré toute sa vigueur, l’Italien plia et fut à demirenversé. Mais hélas ! ce fut tout ce que put faireLoc-Ronan.
Piétro avait dit que la nourriture desprisonniers manquait depuis quarante-six heures. Le fait étaitexact. Il y avait près de deux jours que Philippe n’avaitmangé ! Diégo sentit donc mollir les bras qui l’étreignaient.Il fit un violent effort et rejeta le marquis sur son siège.
– Continuons, dit-il froidement, envoyant Philippe désormais incapable de résistance. Je disais queJulie servirait de jouet aux amis de Carrier : puis ensuiteelle sera noyée ou fusillée. Tu crois, citoyen Loc-Ronan, que tumourras alors ? Pas encore. Il te restera autre chose à voir.Cette autre chose sera le supplice de Marcof le Malouin, de Marcofle chouan, de Marcof ton frère, entends-tu ?
– Marcof ! répéta Philippe.
– Oui. Il est à Nantes, et, suivant sonhabitude de folle témérité, il y est venu accompagné seulement dedeux hommes. Il est arrivé hier soir. Il te cherche sansdoute ; mais je le défie de pénétrer jusqu’ici. Tous mesordres sont donnés. J’ai les pleins pouvoirs de Carrier pour agir.Dans quelques heures, Marcof et ses compagnons seront entre mesmains. Tu le verras mourir avant toi. Allons ! parle,maintenant. Veux-tu, oui ou non, me donner pour ta femme la lettreque je te demande ?
Philippe se leva lentement. Il jeta un regardde mépris sur l’homme qui lui parlait ainsi avec une brutalité sihorrible. Il parut hésiter. Puis les forces l’abandonnèrent, et ilretomba sur sa chaise en comprimant son front entre ses mainscrispées. Diégo le couvait sous ses regards ardents.
– Décide-toi ! dit-il.
En ce moment la porte s’ouvrit brusquement etPiétro entra.
– On te demande de la part de Carrier,dit-il à Diégo.
– Qui cela ?
– Son aide de camp.
– Qu’il attende.
– Non pas. Il a l’ordre de te rameneravec lui. Pinard est retrouvé !
– Pinard est retrouvé ?
– Oui.
– C’est bien ! je te suis.
Piétro sortit et referma la porte. Diégorevint vivement vers le marquis.
– Dans deux heures je serai de retour,dit-il. Réfléchis, et sache bien qu’il faut que ta réponse soitdécisive. La liberté et la vie en échange de la fortune de Julie.La mort de ta femme, celle de ton frère et la tienne si tu refuses.Dans deux heures ! Si tu te laissais mourir avant, j’agiraiscomme si tu avais refusé. Tu vois que la tête est bonne et que jeprévois tout. Adieu ! ou plutôt au revoir ; àbientôt !
Et Diégo s’élança au dehors.
Philippe était atterré. Il n’entendit pasPiétro rentrer près de lui. Le geôlier s’arrêta cependant devant legentilhomme, et, le considérant attentivement, ilmurmura :
– Ah ! ce pauvre homme est le frèrede Marcof ! Eh bien ! je vais d’abord lui donner lamoitié de mon pain. Après, nous verrons.
Diégo trouva l’aide de camp du proconsul dansla cour de la prison. Tous deux se dirigèrent rapidement versRichebourg. Carrier était seul dans son cabinet.
– Viens donc ! dit-il brutalement àDiégo en le voyant apparaître sur le seuil de la porte ; viensdonc, citoyen Fougueray, j’ai du nouveau à te communiquer.
– Qu’est-ce que c’est ? demandal’Italien.
– J’ai reçu une lettre de Pinard.
– Quand cela ?
– À l’instant.
– Et qui te l’a remise ?
– Un sans-culotte de garde.
– Ce n’est pas cela que je te demande.Comment cette lettre a-t-elle été apportée à Nantes, et par quia-t-elle été donnée au sans-culotte ?
– Par un paysan breton de Saint-Étienne,un rude patriote que nous connaissons depuis longtemps.
– Et cette lettre est bien dePinard ?
– Sans doute.
– Voyons-la !
– Tiens ; relis-la moi.
Et Carrier tendit à Diégo une feuille depapier soigneusement pliée que l’Italien prit avec une mauvaisehumeur évidente.
Il l’ouvrit et lut ce qui suit :
« Citoyen représentant,
« Tu as dû apprendre que j’étais tombé,la nuit dernière, entre les mains des brigands qui avaient pénétrédans Nantes. J’ai enduré les tortures qu’il leur a plu de me fairesubir, et j’ai dû me montrer digne de toi. Aussi le hasard m’a-t-ilprotégé. J’ai pu retrouver, parmi ces aristocrates maudits, deuxbraves patriotes qui les suivaient à contre-cœur. Nous nous sommescompris ; les instants étaient précieux ; nous avons agisans retard.
« À l’heure où je t’écris, je suis libre,mais je suis obligé de me cacher jusqu’à la nuit prochaine. Alorsj’arriverai à Nantes avec les deux patriotes qui m’ont sauvé. Lesbrigands seront punis de leur infamie, car j’ai découvert le secretde leur retraite.
« Envoie donc à dix heures du soir lacompagnie Marat à la porte qui avoisine l’Erdre. Je la rejoindrailà, et cette nuit même je m’emparerai de deux chefs : Marcofet Boishardy. Demain tu les auras en ton pouvoir. Je compte sur toipour agir vigoureusement.
« Salut et fraternité,
« PINARD. »
Diégo replia froidement la lettre, la remit àCarrier et plongea ses regards ardents dans les yeux du proconsul.Carrier détourna la tête.
– Que feras-tu ? demandal’Italien.
– Que ferais-tu à ma place ?répondit Carrier en éludant ainsi une réponse à la question sinettement posée.
– Ce que je ferais ?…
– Oui.
– Si je m’appelais Carrier et que j’eussetes pouvoirs, dit Fougueray d’une voix nette et ferme, j’enverraisdes sans-culottes autres que ceux de la compagnie Marat, et jeferais arrêter Pinard.
– Arrêter Pinard !
– Parfaitement.
– Et ensuite ?
– Ensuite, je le déporterais…verticalement.
– Pourquoi ?
– Parce que Pinard ne t’est plus utile,parce que Pinard partagerait avec toi les rançons que je te feraidonner, parce que Pinard te gêne, et parce qu’enfin je trouveabsurde de lui abandonner un tiers des millions que nous avons àtoucher.
– Ceux du marquis de Loc-Ronan ?
– Oui.
– Tu lui avais donc promis quelquechose ?
– Il le fallait bien !
– Comment cela ?
– Pinard avait la surveillance desprisons, il pouvait faire mourir le marquis.
– C’est vrai.
– Comprends-tu, maintenant ?
– Je commence. Et où en est cetteaffaire ?
– Elle sera terminée aujourd’huimême.
– Nous aurons l’argent ? s’écriaCarrier dont les yeux brillèrent.
– Non ; mais nous aurons la lettrequi nous le fera avoir.
– Comment toucherai-je, moi ?
– Rien de plus simple. La lettre dont jete parle, une fois entre mes mains, j’irai à la Roche-Bernardl’échanger contre une autre qui me révélera l’endroit où est enfouile trésor. Donne-moi une escorte pour aller à la Roche-Bernard etordonne au chef de me ramener à Nantes mort ou vif.
– J’accepte.
– Le secret connu de nous deux, nousirons ensemble à l’endroit indiqué et nous partagerons.
Cette fois, Diégo agissait avec franchise etsans la moindre arrière-pensée. Il préférait de beaucoup avoiraffaire à Carrier plutôt qu’à Pinard. Il avait espéré que lelieutenant du proconsul aurait été massacré, et il avait nourri lapensée de s’approprier entièrement la fortune de Julie. Mais enapprenant le retour de Pinard, il comprit vite qu’il n’aurait pasle temps d’agir seul, ou que son complice, instruit de son manquede foi à son égard ne négligerait rien pour se venger. Alors ilperdait tout. Bien mieux valait partager avec le proconsul, fairedisparaître Pinard et s’assurer ainsi une certitude de gain.
Avec sa rapidité de conception ordinaire,Diégo avait envisagé la situation sous ses différentes faces ets’était promptement décidé, ainsi qu’on vient de le voir. Puis, unautre sentiment encore s’était fait jour dans sa pensée. L’ancienbandit réfléchissait qu’Yvonne demeurait seule à sa merci ; sapassion étouffée se réveilla tout à coup en voyant les obstaclestomber.
De son côté, Carrier se laissait aller à desidées qui, quoique différentes, devaient aboutir au même but. Iltrouvait plus simple et plus avantageux de ne pas partager avecPinard, et en même temps il songeait aux moyens de ramenerFougueray à Nantes après avoir dépouillé le trésor. Une foisl’affaire faite et son complice entre ses mains, il ne doutait pasqu’il ne parvînt à s’approprier la somme tout entière.
Aussi, après quelques minutes de silence, laconversation reprit-elle plus vive entre les deux hommes. Carrierentra nettement dans la question.
– Tu veux faire disparaître Pinard ?dit-il.
– Oui, répondit Diégo sans hésiter.
– J’y consens.
– Très bien.
– À une condition.
– Laquelle ?
– Tu te chargeras de tout ; je neferai rien ; je laisserai faire.
– Soit.
– Tu le feras arrêter ?
– Ce soir même, s’il se présente.
– Mais tu ne sortiras pas de laville ?
– Je te le promets.
– Cela ne suffit pas.
– Que veux-tu pour te rassurercomplètement ?
– Une certitude matérielle.
– Parle !
– Nous allons retourner aux prisonsensemble ; tu verras ton aristocrate, et ensuite je tedonnerai l’escorte que tu m’as demandée pour te rendre à laRoche-Bernard.
– Si je pars, qui arrêteraPinard ?
– C’est juste.
– Tu te défies de moi ?
– J’aime les choses claires, et je neveux pas te laisser le moyen de me tromper.
– Dans la crainte que la tentation nesoit forte ?
– Précisément.
– Alors, autre chose.
– Quoi ?
– Je ne te quitte que pour aller donnerles ordres relatifs à Pinard, et ce ne sera qu’après l’arrestationde celui-ci que je me rendrai au Bouffay.
– Qui m’assure que tu ne le feras pasavant ?
– Agis en conséquence ; défendsjusqu’à nouvel ordre l’accès des prisons.
– Tu as raison.
Et Carrier appela à haute voix. Unsans-culotte ouvrit la porte du cabinet.
– Chaux est-il en bas ? demandaCarrier.
– Oui, citoyen.
– Fais-le monter.
Deux minutes après, Chaux faisait son entréedans le cabinet du proconsul. Carrier écrivit rapidement quelqueslignes et tendit le papier au sans-culotte.
– Cet ordre au Bouffay, dit-il. Tul’exécuteras toi-même ; prends des hommes de garde avec toi etque personne ne puisse pénétrer dans les prisons avant onze heuresdu soir. Personne, entends-tu ? Je ferais guillotiner toi ettous les geôliers si j’apprenais que quelqu’un eût pu voir unprisonnier.
Chaux sortit sans répondre. Carrier paraissaitêtre de mauvaise humeur, et dans ces moments-là ses meilleurs amiseux-mêmes, ses plus dévoués lieutenants n’osaient lui adresser laparole.
– Très bien, dit Fougueray après lasortie du sans-culotte.
Carrier donna un violent coup de poing sur latable.
– Tu te moques de moi ! s’écria-t-ildans un style plus énergique que celui qu’il nous est permisd’employer ; tu te moques de moi, citoyen !
– C’est possible, réponditimperturbablement Fougueray ; mais, dans ce cas, c’est sans levouloir. Explique-toi.
– Tu me dis d’empêcher d’entrer dans lesprisons et tu en sors ! c’est au Bouffay que mon aide de campt’a trouvé.
– Eh bien, après ?
– Eh bien ! tu as vu lemarquis !
– Oui.
– Et tu as la lettre, et tu n’as plusbesoin de le voir.
Fougueray haussa les épaules.
– Me crois-tu donc un niais ? dit-ildédaigneusement. Si j’avais la lettre du marquis, si j’avais pu mepasser de toi, est-ce que je serais ici ? Au lieu de suivreton aide de camp, je galoperais en ce moment sur la route entournant le dos à la ville.
Carrier sourit ; cette franchise devoleur le rassura complètement.
– C’est vrai ! dit-il. Tu es plusfort que je ne le pensais. Mais si tu n’as pu avoir cettelettre…
– Je l’aurai, interrompit Fougueray. Jetiens le marquis à tel point qu’il n’oserait pas même se tuer pourm’échapper. Les millions seront à nous, vois-tu, comme nous voicideux bandits dans la même chambre. Ce soir, à onze heures, je seraià la prison, et je ne reviendrai ici qu’avec la lettre, j’enréponds.
– Je donnerai l’ordre à Chaux de ne paste quitter depuis ton entrée au Bouffay jusqu’à ton retour ici.
– À ton aise !
– Maintenant, dit Carrier, va à tesaffaires, et à ce soir ! Oh ! nous avons joyeuse réunionà souper, tu sais ?
– Avant d’aller au Bouffay, je viendraiici prendre tes ordres pour pouvoir entrer dans les prisons, et enmême temps je t’amènerai quelqu’un.
– Homme ou femme ?
– Femme.
– Jeune ?
– Vingt ans.
– Jolie ?
– Blonde comme un épi et blanche comme unci-devant lis.
– Aimable ?
– Elle est un peu folle.
– Bah ! ce sera plus amusant. Nousla ferons boire, et peut-être sa raison se retrouvera-t-elle aufond d’une bouteille. Amène ta protégée ; je lui réserve bonaccueil, d’autant plus qu’Angélique et Hermosa commencent à mefatiguer.
– Sultan ! répondit Diégo en riant.Cet aristocrate de Salomon n’était qu’un caniche pour la fidélitéauprès de toi ! Allons, à ce soir. Tu seras content !
Et Diégo, échangeant une poignée de main avecle proconsul, quitta le cabinet de travail.
– Si j’ai l’argent dans quarante-huitheures, pensait Carrier en le regardant s’éloigner, dans cinquante,toi, tu seras déporté verticalement !
– Ah ! tu ne veux pas que je revoiePhilippe de Loc-Ronan sans tes ordres ! se disait de son côtéDiégo, en traversant la cour. Ah ! j’ai eu un accès de loyautéet de franchise, et tu ne m’en sais pas gré ! Eh bien !tant pis pour toi ! Décidément, tu n’auras rien, et j’auraitout ! Imbécile, qui oublie qu’il m’a remis hier soir troisblancs-seings ! Est-ce que j’aurais été assez bête pour lesemployer tous ! Il m’en reste un, et avec celui-là j’entreraidans les prisons quand je voudrai !
Diégo était sorti et avait gagné la place.Tout à coup il s’arrêta en réfléchissant profondément.
– Le renard, dit-il, est capable de mefaire épier, et cinq minutes après mon entrée au Bouffay il seraitaverti. Mon blanc-seing ne me servirait donc à rien qu’à me faireprendre. Il faut trouver autre chose !
Et l’Italien se remit en marche, la têtepenchée, le front soucieux, dans l’attitude de quelqu’un quimédite, absorbé dans sa pensée. L’imagination du bandit était decelles qu’on ne prend jamais sans vert : son cerveau, éclossous le soleil des Calabres, était doué d’une activité dévorante.Bientôt son œil étincela et sa lèvre ébaucha un sourire.
– Tout me sert ! dit-il joyeusement,même l’idée que j’ai eue de lui conduire Yvonne. La Bretonne estencore jolie, je la parerai en conséquence : ce sera du fruitnouveau. Elle l’occupera bien deux heures cette nuit, le tempsd’aller aux prisons, d’avoir la lettre et de sortir de Nantes.Voyons ; c’est cela ! À cinq heures, je suis à la placedu Département avec Carrier ; à six heures, nous assistons,toujours ensemble, aux noyades. Je parle de la beautéd’Yvonne ; je monte la tête au sultan pour qu’il attende avecimpatience. Ensuite je prends des soldats et je vais à la porte del’Erdre ; j’attends Pinard à dix heures ; je l’expédie audépôt, où je le fais écrouer moi-même. À onze heures, je conduisYvonne chez Carrier ; nous soupons. Carrier se grise, selonson habitude ; il fait l’aimable avec la petite ; jeremets l’affaire du marquis sous un prétexte que jetrouverai ; je l’ajourne, puis, tandis que Carrier emmèneYvonne dans son boudoir, je file au Bouffay sans mot dire, monblanc-seing m’ouvre les portes, je prends la lettre… etbonsoir ! C’est dit. Si le marquis ne se décide pasimmédiatement, je le presse en faisant enlever Jocelyn sous sesyeux… Cela ira tout seul ! Quant à Hermosa… Ma foi ! elledeviendra ce qu’elle pourra ! Si Carrier a assez d’elle, ilsaura bien s’en débarrasser, et il nous rendra service à tous deux.À moi seul les millions de la marquise. Per Bacco ! je n’aipas perdu mon temps, et la chance est pour moi ! Ce dont ils’agit maintenant, c’est de faire la leçon à la Bretonne, et deparer sa beauté de façon à ce qu’elle fascine le citoyenreprésentant !
Et Diégo, le front haut, la face illuminée, laphysionomie rayonnante, le regard chargé de ruses, s’engagea dansl’intérieur de la ville, se dirigeant vers la demeure dePinard.
Diégo avançait rapidement, lorsqu’entraversant un petit carrefour, formé par l’embranchement sur unmême point de trois rues différentes, ses yeux s’arrêtèrent sur unepetite boutique de la plus modeste apparence, mais aux montres delaquelle resplendissait un véritable amas de robes, de chiffons, defichus, de souliers de satin, de colliers, de bracelets, de bijouxde toutes sortes, d’oripeaux sans nombre enfin, qui, s’étalantpêle-mêle, offraient un coup d’œil bizarre et indescriptible.
Au-dessus de la porte d’entrée, sur uncartouche de bois peint en rouge, et supporté par deux tringles defer scellées dans la muraille, on lisait en lettres blanches cesmots significatifs :
ÀLA CURÉE DES ARISTOCRATES.
Puis, sur la vitre supérieure de la porteétait collée une large bande de papier blanc, avec cette autreinscription :
LA CITOYENNE CARBAGNOLLES,
Marchande à la toilette.
Madame Carbagnolles, ou, suivant son proprestyle, la citoyenne Carbagnolles, était, disait-on, la nièce dubourreau de Nantes, et trafiquait des effets de femme, desdéfroques de la guillotine, suivant le langage dessans-culottes, défroques que son digne oncle lui envoyait.
Fougueray tourna le bouton de cuivre de laserrure, poussa la porte qui, en s’ouvrant, fit violemment tinterune sonnette fêlée, et pénétra dans l’intérieur du magasin. Unefemme de trente à trente-cinq ans, petite, grasse, mignonne,rondelette, trottant menu, souriant toujours, se tenait derrière lecomptoir. Cette femme était la citoyenne Carbagnolles.
Affable, avenante, gaie, d’une loquacitéremarquable, la main fine et potelée, les dents blanches, leslèvres rouges, le nez en l’air, la tête ronde comme une pleinelune, la citoyenne, parfaitement conservée pour son âge, dont ellepouvait cacher cinq bonnes années sans faire sourire ses voisines,la citoyenne Carbagnolles offrait le type parfait de ces aimablesmarchandes, dont la réputation de coquetterie et les manièresprovocantes suffisaient, au temps des petits chevaliers et desabbés parfumés, pour amener la fortune dans une maison.
Heureusement pour la citoyenne qu’elle étaitnièce du citoyen exécuteur ; car, ayant conservé des façons dutemps passé et des idées tant soit peu anti-républicaines, elleavait souvent excité les froncements de sourcils des sans-culottes,qu’elle n’aimait pas, et qui l’accusaient de modérantisme, en dépitdu patriotisme de son enseigne. Mais sa parenté avec le bourreauétait une égide puissante ; aussi la citoyenne continuait-ellepaisiblement son commerce en regrettant tout bas de ne plus avoiraffaire aux soubrettes des grandes dames et aux caméristes desimpures, et d’être obligée, chaque fois qu’un vêtementnouveau entrait en magasin, de laver le sang qui le souillait.
Diégo qui, d’après l’enseigne et le nom,s’attendait à trouver dans la boutique une de ces créaturesstigmatisées à jamais par le titre de« tricoteuses » qu’on leur avait donné à Paris,Diégo fut surpris de l’air gracieux, accort et engageant de labelle marchande. Aussi, mis en réminiscence d’aristocratie par lesfaçons de la citoyenne Carbagnolles, l’envoyé du Comité de Salutpublic porta la main à son jabot, et reprenant le laisser-allerélégant dont avait su se doter le comte de Fougueray :
– Citoyenne, dit-il, j’ai besoin derobes, de dentelles et de bijoux.
– J’aurai tout ce qu’il te faudra,citoyen, répondit la marchande en montrant l’émail éclatant desperles qui garnissaient sa bouche. Tu veux une robe en belleétoffe, n’est-ce pas ? J’ai tout ce qu’il y a de mieux ;tiens, regarde, examine.
Et la marchande ouvrit une vaste armoireporte-manteau, plaquée contre la muraille, et se mit en devoir dedénombrer les richesses qu’elle renfermait.
– Voici des robes de ci-devant duchesses,fraîches et jolies à faire pâmer d’aise la citoyenne la plusdifficile : des robes pékin velouté et lacté, descaracos à la cavalière, des robes rondes à laparisienne, des chemises à la prêtresse, desceintures à la Junon, des robes au lever deVénus, des baigneuses ; voilà des fichus à laMarie-Ant…, à la citoyenne Capet, reprit-elle en semordant les lèvres.
Diégo la regarda en souriant.
– Je ne te dénoncerai pas, dit-il.Voyons, donne-moi cette robe en satin bleu garnie de dentellesblanches. C’est cela ! Maintenant, il me faut des bas de soie,des souliers, des boucles d’oreilles, enfin tout ce qui estnécessaire à la toilette complète d’une jeune et jolie femme. Je nepaye pas en assignats, ajouta-t-il en voyant la marchande qui,avant de le servir, semblait l’examiner avec attention pour savoirce qu’elle devait montrer ; je paye en pièces d’or à l’effigiede l’ex-tyran !
– Je vais vous donner tout ce que vousdemandez, répondit madame Carbagnolles en souriant finement et ensubstituant le « vous » aristocratique au« toi » sans-culotte ; car elle comprenaitqu’un homme qui payait en or avait droit à cette subtiledistinction.
La marchande attira à elle un escabeau, ymonta légèrement, et posa son pied sur le comptoir pour être mieuxà même d’atteindre une série de cartons verts placés dans desrayons élevés tout autour du magasin. Or, si la citoyenne avait lamain fine et potelée, son pied était mignon et cambré. Ce petitpied, gracieusement chaussé d’un bas bien blanc et d’un jolisoulier à boucle d’acier, attira l’œil de l’acheteur.
Tandis que Diégo caressait du regard un bas dejambe élégamment modelé que découvrait une jupe fort courte, lamarchande avait tiré du rayon deux cartons, qu’elle déposasuccessivement sur le comptoir, puis elle sauta lestement sur leplancher. Ces cartons contenaient ce que désirait Fougueray.Celui-ci fit son choix, et, ayant fait mettre de côté tout ce quidevait parer Yvonne, depuis les souliers jusqu’aux fleurs de lacoiffure, il paya et pria la marchande de faire porter sesemplettes par une personne qui l’accompagnerait.
– Votre nom, citoyen ? fit la jolieboutiquière en ouvrant son registre de vente. Vous savez que laCommune exige que nous inscrivions celui de tous nos acheteurs,afin de s’assurer que nous ne fournissons que de bonspatriotes ?
– Eh bien ! citoyenne, écrissimplement « l’envoyé du Comité de salut public deParis », répondit Diégo en se redressant sous cette pompeusedénomination. Mon nom n’a pas besoin d’être ajouté à ce titre.
La marchande écrivit la patriotique qualité del’acheteur ; puis elle appela une femme de service qui prit lecarton renfermant les achats faits par le citoyen. Fougueray saluamadame Carbagnolles, lui adressa un dernier compliment, et sortitsuivi par la porteuse.
La belle marchande laissa la porte serefermer, le citoyen disparaître, puis, s’élançant hors de soncomptoir, elle courut à son arrière-boutique. Un homme blotti dansun coin obscur s’avança vers elle.
– Eh bien ! dit l’homme, qu’est-ceque celui-là ?
– Un républicain comme moi, répondit lamarchande ; il a des façons de gentilhomme, il ne s’est pasformalisé de l’absence du tutoiement, et il a souri lorsque j’aiprononcé à demi le nom de la feue reine.
– Mais comment se nomme-t-il ?
– Je l’ignore, répondit madameCarbagnolles ; il n’a pas voulu dire son nom ; mais enrevanche, il s’est qualifié d’envoyé du Comité de Salut public deParis.
– Un envoyé du Comité de Salut public,madame Rosine ? répéta vivement l’inconnu. Vous êtes certainede ce que vous dites ?
– J’ai écrit ce titre sous sa dictée.
L’homme fit un geste énergique, puis faisantrapidement quelques pas dans la chambre, il s’arrêta en se frappantle front.
– Un envoyé du Comité de Salut public deParis, murmura-t-il ; mais il doit être tout-puissant àNantes ! Il doit entrer et sortir des prisons à son gré !D’ailleurs il peut, dans tous les cas, devenir un otageprécieux ! Il faut que je devienne maître de cethomme !
Et l’homme s’avança vers la porte. Lamarchande l’arrêta.
– Où allez-vous ? demanda-t-elleavec inquiétude.
– Il faut que je suive celui qui sortd’ici, que je sache où il va, où je dois le retrouver !
– Inutile ! Marguerite l’accompagne.En revenant, elle nous dira où il s’est rendu ; alors le joursera tombé, et vous pourrez sortir sans danger.
L’homme fit un geste d’assentiment et, sejetant sur un siège, étreignit le manche d’un poignard placé danssa ceinture, tandis que son œil sombre lançait un éclair chargé demenaces.
Diégo continuait rapidement sa route, toujoursaccompagné par la femme qui portait ses riches emplettes. Arrivé àla porte de Pinard, il congédia la femme, prit le carton et montarapidement les marches de l’escalier tortueux. La porte du logementde l’ancien berger était fermée à triple tour. Diégo introduisit lalame d’un poignard dans la serrure, et se mit en devoir de la fairesauter. Après quelques secondes d’un travail opiniâtre, il yréussit. La porte s’ouvrit, et l’Italien entra.
Yvonne était dans la seconde pièce. La pauvreenfant, accroupie par terre, tenait sa tête dans ses mains etpleurait en sanglotant. Elle paraissait plus calme. Au bruit quefit Diégo, elle se leva avec un mouvement de terreur et se réfugiadans un angle de la chambre.
– Carfor ! murmura-t-elle,Carfor ! Carfor !
Diégo l’entendit. Il s’approcha doucement, ets’efforçant de donner à sa voix toute la suavité dont elle étaitcapable.
– Non, chère Yvonne, dit-il, ce n’est pasCarfor.
– Qui donc ? demanda la jeune filleen s’avançant timidement.
– C’est un ami.
– Un ami ?
Et Yvonne fixa ses grands yeux humides sur lenouveau venu. Cette fois, elle ne fit aucun mouvement pouvantdéceler qu’elle reconnût son interlocuteur ou qu’elle éprouvât unmoment de crainte.
– Oui, un ami, continua Fougueray, un amiqui vous aime, qui s’intéresse à vous et qui veut vous voirheureuse. Voulez-vous quitter cette maison ?
– Quitter cette maison ?
– Oui…
Yvonne demeura immobile. Elle parut réfléchirprofondément ; puis une expression douloureuse envahit sestraits, et elle s’écria avec une terreur indicible :
– Non, non, il me battrait encore. Je neveux pas, je ne veux pas.
– Vous ne voulez pas fuir ?
– Non.
– Vous resterez donc ici ?
– Il le veut.
– Carfor, n’est-ce pas ?
Yvonne ne répondit pas ; mais elle se mità trembler si fort que Diégo crut qu’elle allait avoir une attaquenerveuse. Mais Yvonne se calma peu à peu. L’Italien pensa qu’ilétait prudent de changer le sujet de l’entretien.
Allant prendre sur la table le carton qu’il yavait déposé en entrant, il l’ouvrit, en tira d’abord la robe desatin qu’il venait d’acheter, et qui avait encore conservé unecertaine fraîcheur. Il était évident que la pauvre victime àlaquelle cette robe avait appartenu n’avait pas dû faire un longséjour dans les prisons. Diégo présenta le vêtement à la jeunefille qui l’admira avec une joie d’enfant.
– C’est pour moi ?demanda-t-elle.
– Oui, répondit l’Italien.
– Pour moi ? Bien vrai ?
– Sans doute.
– Et ces beaux souliers aussi ?
– Certainement.
– Et ces fleurs, ces bracelets, cesbijoux ?
– Tout cela est à vous et pour vous, mabelle petite.
– Alors… je puis les prendre… meparer… ?
– Je vous y engage et je vous en prie.Habillez-vous, Yvonne, et ensuite je vous emmènerai d’ici ; jevous conduirai dans une belle maison où il y a de vives lumières,des jeunes femmes et d’aimables cavaliers. Nous souperons. Vous nemangerez plus l’ignoble morceau de pain que le misérable vousdonnait.
Yvonne n’écoutait pas.
Absorbée dans la contemplation des élégantsobjets qu’elle avait sous les yeux, et qu’elle maniait d’une mainfrémissante comme l’enfant auquel on apporte subitement un jouetnouveau ardemment désiré, elle ne se lassait pas de déplier larobe, la dentelle, et de toucher les bijoux étincelants.
Parfois ses regards s’abaissaient sur leshorribles haillons qui la couvraient, et ils se reportaient ensuitesur les parures. Elle semblait établir une comparaison intérieureentre sa pauvreté et ces richesses, et un combat visible avait lieudans son âme. Évidemment elle doutait que tout cela pût être pourelle, et elle hésitait à s’en parer. Enfin la coquetterie, cesentiment inné chez la femme et qui l’abandonne rarement, mêmelorsque la raison est égarée, la coquetterie l’emporta. Elle pritles bas de soie et les chaussa ; puis elle mit les soulierscoquets.
Alors elle se regarda avec une admirationnaïve et profonde ; elle joignit les mains en poussant un cride joie, et, ramenant ensuite les plis troués de sa jupe de laine,elle marcha dans la chambre, ne pouvant se lasser d’examiner cecommencement de toilette. La fièvre du plaisir donnait de l’éclat àson teint et ranimait ses lèvres pâlies. Diégo la contemplait ensilence.
– Le diable me damne si elle n’est pasplus jolie encore ! murmura-t-il ; et ce brigand deCarrier sera trop heureux !
Yvonne s’était arrêtée près de la table.S’imaginant dans sa folie être seule, elle commença lentement àdégrafer son justin. Le corsage tomba en glissant sur ses bras, etses épaules rondes et blanches, ravissantes encore de suavescontours, en dépit des tortures qu’elle avait subies, apparurentdans toute leur délicate beauté.
Les yeux de Diégo étincelaient dansl’ombre : l’Italien sentait revenir dans son cœur la passionque la vue de la jolie Bretonne y avait jadis allumée.
La jeune fille se mit alors à chanter d’unevoix douce et mélancolique une vieille complainte de laCornouaille, tout en détachant les épingles qui retenaient à peineses cheveux, lesquels se déroulèrent autour d’elle en splendidemanteau aux reflets dorés. Ses bras nus, arrondis gracieusementau-dessus de sa tête, s’efforçaient en vain de réunir le flot deses boucles soyeuses. Elle était ainsi ravissante de coquetterieenfantine.
Diégo, s’avançant doucement, se rapprochad’elle. Yvonne ne l’entendit pas et ne le vit pas. L’Italien pritalors dans ses mains les mains de la jeune fille, et l’attirant àlui sans mot dire, il voulut la presser tendrement sur sa poitrine.Yvonne frissonna et se dégagea vivement.
– Qui êtes-vous ? quevoulez-vous ? s’écria-t-elle avec cet accent de terreurparticulier aux personnes que l’on réveille subitement, lesarrachant par un fait matériel au rêve qui les berçait.
Diégo ne répondit pas ; mais il s’avançaencore, et s’efforça de saisir la pauvre enfant demi-nue, quiessayait en vain de se débattre. Cependant, au contact de ces mainsfrémissantes effleurant ses épaules, Yvonne rassembla ses forces,poussa un cri, raidit ses bras et se recula vivement…
Cet instinct de la pudeur, qui ne fait jamaisdéfaut à la femme, lui fit chercher à couvrir ses épaules à l’aidede ses vêtements en désordre ; mais Diégo ne lui en laissa pasle temps.
– Au diable Carrier ! s’écria-t-ilavec la rage des bandits de son espèce habitués à ne reculer devantaucun crime pour satisfaire leurs passions ; au diableCarrier ! Tu es trop jolie, ma mignonne, pour que j’abandonneles droits que me donne le hasard. Je t’aime, continua-t-il d’unevoix brève et saccadée, et avec une expression hideuse. Je t’aime,entends-tu !
Et le misérable, enlaçant sa victime, imprimases lèvres sur les épaules et sur le cou de la jolie Bretonne. Lapauvre insensée poussait des cris inarticulés en s’efforçant de sesoustraire à cette horrible étreinte.
Tout à coup, avec une suprême énergie, elles’arracha des bras de l’Italien, et, se jetant brusquement enarrière, elle passa la main sur son front brûlant en lançant autourd’elle des regards rapides. Dans ses regards brilla un lumineuxrayon d’intelligence qui éclaira soudain sa physionomie entière.Redressant la tête, et étendant la main vers son persécuteur, elledemeura durant l’espace d’une seconde, immobile et sans voix ;puis enfin sa bouche s’entr’ouvrit, et tout son être frémit, agitépar un frisson convulsif.
– Ah ! s’écria-t-elle d’une voixferme ; ah ! je vous reconnais ! Vous êtes le comtede Fougueray !
Diégo, stupéfait du changement étrange quivenait de s’opérer dans la jeune fille, recula malgré lui ;mais, se remettant promptement, il s’élança vers elle, la saisit denouveau, et s’efforça de l’enlever de terre. Yvonne voulut en vainlutter. Enlacée par les bras vigoureux de Fougueray, elle sedébattait sans pouvoir échapper au misérable.
– Va ! disait Diégo tout encontenant les mouvements de la jeune fille ; va !personne ne peut venir à ton aide.
Yvonne poussait des cris déchirants.Malheureusement pour la pauvre enfant, la maison que Pinard avaitchoisie pour gîte était habitée par lui seul. Les ancienslocataires avaient fui le voisinage du satellite de Carrier. Diégoavait dit vrai ; Yvonne était à sa merci, et nul ne pouvait lasecourir.
Déjà les forces manquaient à la jeune fille.Épuisée par la lutte, elle demeura inerte et sans défense entre lesmains du bandit. Diégo laissa échapper un rugissement de joie. Ilsouleva Yvonne, et approcha de ses lèvres la tête virginale de lafiancée de Jahoua.
Yvonne ne sentit même pas le baiser impur dontle monstre souilla ses beaux yeux éteints. Diégo, entraîné par unesorte de frénésie, porta la main sur les vêtements qui couvraientle corps de la malheureuse enfant. Ce mouvement ranima Yvonne. Ellese redressa, et parvint une fois encore à s’échapper des bras del’Italien. Elle se précipita dans la première pièce.
– Au secours ! au secours !cria-t-elle dans un paroxysme de désespoir.
Mais Diégo l’avait suivie.
– Appelle si bon te semble !hurla-t-il en s’emparant de nouveau de sa proie. Je te l’ai dit,personne ne viendra.
En effet, personne ne répondit aux cris de lajeune fille. La pauvre enfant, haletante et sans force, imploraitla miséricorde divine. Dieu seul pouvait la sauver. Dieu nel’abandonna pas.
Au moment même où Diégo emportait Yvonne àdemi-évanouie, la porte d’entrée, que le bandit n’avait purefermer, puisqu’il en avait fait sauter la serrure, la ported’entrée s’ouvrit avec fracas, et un homme bondit d’un seul élanjusqu’au milieu de la pièce. Diégo s’arrêta.
Par un double mouvement plus rapide quel’éclair, il fut sur la défensive. Laissant glisser Yvonne sur leplancher, il saisit un pistolet passé à sa ceinture et l’arma.
L’entrée du nouveau personnage qui venaitinterrompre cette scène épouvantable, avait été si brusque, quecelui-ci demeura lui-même comme étourdi de son action et dans unpremier moment d’indécision inquiète.
À la vue de cet homme, Yvonne s’étaitredressée, et ses yeux démesurément ouverts, sa bouche béante,indiquaient une émotion violente, terrible, venant se joindreencore à celle qu’elle éprouvait déjà. Tous trois demeurèrent uninstant immobiles ; mais cet instant fut court.
Le nouveau venu se trouvait placé en faced’Yvonne ; ses regards s’arrêtèrent tout à coup sur la jeunefille et un rugissement effrayant s’échappa de sa poitrine.
– Yvonne ! s’écria-t-il d’une voixrauque et étranglée.
Puis se retournant sur Diégo :
– Ah ! ajouta-t-il avec uneexpression de férocité inouïe. Tu vas mourir !
Et d’un bond, d’un seul bond de chat-tigres’élançant sur sa proie, il tomba sur l’Italien. Le pistolet del’envoyé du Comité de Salut public s’abaissa et le coup partit. Laballe traversa de part en part le bras du défenseur d’Yvonne ;mais telle était la force de cet homme et la puissance de la follecolère qui le dominait, qu’il ne sentit même pas la blessure dontle sang partit à flots.
Étreignant son adversaire à la gorge, il leterrassa d’un seul effort comme il eût plié un faible roseau. Lebandit râla sous cette énergique pression, sa face s’empourpra,puis passa rapidement du rouge vif au violet, et il demeura étendusur le sol, la poitrine écrasée par le genou puissant de sonennemi.
– Une corde ! une corde ! ditl’inconnu en s’adressant à Yvonne et en lançant autour de lui unregard rapide et investigateur.
Mais la jeune fille, immobile et pour ainsidire fascinée par le spectacle qu’elle avait sous les yeux, étaitincapable de comprendre et d’agir. Alors l’homme qui était venu simiraculeusement au secours d’Yvonne étreignit Diégo d’une seulemain, en contenant tous ses mouvements, et de l’autre il arracha unpoignard placé à sa ceinture, puis, se penchant sur le misérable,il lui saisit le bras droit, le contraignit à l’étendre, lui ouvritviolemment la main, l’appuya sur le parquet, et levant la lametranchante et acérée, il la laissa retomber en traversant cettemain, qu’il cloua littéralement sur le plancher. Diégo poussa uncri aigu de douleur, auquel répondit un cri de joie échappé deslèvres d’Yvonne.
– Keinec ! s’écria la jeune fille ense précipitant dans les bras de son sauveur.
Keinec, car c’était lui, contempla quelquesinstants en silence la jolie Bretonne. Le pauvre gars revoyaitenfin cette Yvonne qu’il adorait, qu’il cherchait depuis deux ansavec un courage que rien ne pouvait abattre, qu’il croyait perdue àjamais, et que le hasard venait de lui faire retrouver. Keinecignorait la présence à Nantes de la pauvre fille du vieux pêcheurdont il avait récemment vengé la mort.
Keinec n’avait pas assisté à l’interrogatoireque Marcof s’était préparé à faire subir à Pinard dans le cellierde la petite ferme de Saint-Étienne.
Boishardy avait fait observer qu’il fallaitque l’un d’eux retournât sur-le-champ à Nantes, afin de se tenir aucourant des nouvelles, de se mettre à même de connaître l’émotionque provoquerait la connaissance du combat qui avait eu lieu dansle cabaret du quai de la Loire, et de voir ce qui résulterait de ladisparition du lieutenant de la compagnie Marat.
Ayant l’intention de rentrer en ville lelendemain, il était urgent de ne pas tomber dans un piège et depouvoir être prévenus en cas de besoin. En conséquence, Keinecétait remonté à cheval sur l’heure, et tandis que se préparait lesupplice de Carfor, il avait repris la route qu’il venait deparcourir.
Marcof, lors de ses précédents séjours àNantes, s’était mis en rapport avec la marchande à la toilette,dont, en sa qualité de chef royaliste, il connaissait les secrètesfonctions. Ce fut à elle qu’il adressa le chouan en luirecommandant de redoubler de vigilance et en lui ordonnant deveiller à la sûreté du jeune homme. S’il y avait danger à pénétrerdans la ville, la jolie marchande devait en prévenir Keinec, lequelaurait placé à la porte de l’Erdre, près la tour Gillet, un signalconvenu.
Keinec, en entendant le titre que s’étaitdonné l’acheteur qui venait de quitter le magasin de Rosine, Keinecavait pensé judicieusement que la capture d’un tel personnagepouvait devenir de la plus puissante utilité, et il avait résolu,puisque l’occasion s’en présentait, de s’en emparer coûte quecoûte. La femme qui avait accompagné l’envoyé du Comité de Salutpublic avait, en rentrant dans le magasin, donné au jeune hommel’adresse de la maison à la porte de laquelle elle avait laissé lecitoyen Fougueray, et Keinec s’était élancé sur la piste.
La vue d’une femme violentée par celui qu’ilvenait chercher avait tout d’abord excité sa colère ; mais enreconnaissant Yvonne dans cette femme qui implorait secours d’unevoix défaillante, cette colère avait atteint le paroxysme de sonexaltation. Maintenant qu’il se trouvait en face de la jeune fille,maintenant qu’elle n’avait plus rien à craindre et que lui n’avaitplus à frapper, Keinec sentait une émotion profonde succéder à larage, et des larmes abondantes jaillissaient de ses yeux etroulaient sur ses joues bronzées. Enfin, terrassée par la joie,cette nature de fer ne put dominer le trouble qui s’était emparéd’elle, et, se laissant tomber à deux genoux, le jeune hommemurmura à voix basse :
– Merci, Seigneur, mon Dieu ! merci,ma bonne sainte Anne d’Auray ! maintenant je puis mourir,Yvonne est sauvée !
Quant à Yvonne, toujours immobile et pourainsi dire paralysée par le travail mystérieux qui s’opérait dansson cerveau, elle ne quittait pas du regard le jeune homme qu’elleavait tout d’abord reconnu dans le moment lucide provoqué par laforce de la scène terrible à laquelle elle venait d’assister. Puisses regards se détachèrent de Keinec et parcoururent la chambre.Alors un étonnement profond se peignit sur sa physionomieexpressive ; on eût dit qu’elle voyait pour la première foisle lieu dans lequel elle se trouvait ; enfin ses yeuxrevinrent de nouveau s’arrêter sur le hardi Breton.
En ce moment Keinec s’agenouillait. Yvonne sepencha vers lui comme attirée par un fluide magnétique, et elleécouta attentivement l’action de grâces que prononçait sonsauveur.
Alors son front s’éclaira subitement ;elle parut en proie à un trouble extrême, mais ce moment futrapide : le calme se fit, et s’agenouillant pieusement près deson sauveur, elle murmura en pleurant une fervente prière. Maiscette fois la prière ne fut pas interrompue par des phrases sanssuite ; cette fois la pensée présida à l’action, et les pleursqui inondèrent son visage ne s’échappèrent plus en sanglotsconvulsifs. C’étaient de douces larmes, des larmes de joie et debonheur que versait la pauvre enfant, tandis que l’une de sesmains, cherchant celles de Keinec, les saisit et les pressa avecreconnaissance.
– Oui, dit la jeune fille en levant versle ciel son œil limpide, dans lequel brillait la flamme divine del’intelligence, oui, Keinec, remercions Dieu ensemble, car, dans samiséricorde, il a permis non seulement que tu sois venu à tempspour me sauver, mais encore que je puisse, moi, t’exprimer magratitude. J’étais folle tout à l’heure, maintenant j’ai toute maraison.
Yvonne disait vrai. Par un phénomènephysiologique assez commun dans certains cas d’aliénation mentale,les secousses successives que venait de subir l’esprit de laBretonne avaient fait tomber le voile qui le couvrait. Yvonne avaitrecouvré la raison.
Deux heures environ après la scène qui venaitd’avoir lieu dans le logis du lieutenant de la compagnie Marat, etau moment où la nuit close s’étendait sur le bassin de laBasse-Loire, trois hommes, ou pour mieux dire trois sans-culottesaux allures avinées, débraillées et chancelantes, suivaient, brasdessus bras dessous, les rives de l’Erdre, se dirigeant vers latour Gillet, près de laquelle s’ouvrait la porte de la ville par oùétaient entrés, la veille au soir, Boishardy, Marcof et Keinec.Deux des trois sans-culottes, dont l’un portait des épaulettesd’officier attachées sur les épaules de sa carmagnole, hurlaient àtue-tête un refrain patriotique ; seul, celui qui se trouvaitplacé entre eux deux, ne chantait pas. Arrivés en face de la tour,les chanteurs, sans discontinuer leur symphonie, examinèrentchacun, d’un œil étrangement intelligent pour celui d’un ivrogne,les abords de la vieille forteresse.
– Rien ! dit l’un d’eux.
– Alors, l’entrée est libre !répondit l’autre.
Ces paroles brèves s’échangèrent entre deuxrimes, et les trois promeneurs s’avancèrent plus chancelants quejamais vers la porte devant laquelle veillait un soldat. Celui-ciprésenta les armes à l’officier, se fit montrer les cartes decivisme épuré des deux autres citoyens, et les laissa continuertranquillement leur route. Tous trois reprirent leur marche et leurchant suspendus. Seulement, celui qui se trouvait placé au milieuet qui gardait le silence, lança un regard du côté du corps degarde, tandis que l’un de ses compagnons portait négligemment lamain à la crosse d’un pistolet qui sortait à moitié de la poche desa carmagnole.
– Pas d’imprudence si tu tiens à lavie ! murmura-t-il à l’oreille de l’homme dont il serraitfortement le bras sous le sien.
La porte franchie, les nouveaux arrivéss’engagèrent dans l’intérieur de la ville ; mais plus ilsavançaient et moins bruyant devenait leur chant, moins avinéeparaissait leur démarche ; enfin les jambes s’affermirent, lesbustes se redressèrent et les bouches se turent complètement. Ilsvenaient d’atteindre l’extrémité de la place du Département, pavéeplus encore peut-être que la veille de cadavres ensanglantés.
– Halte ! dit brusquement l’un deceux qui soutenaient le troisième sans-culotte. C’est ici queKeinec nous a donné rendez-vous, n’est-ce pas, Marcof ?
– Sans doute, Boishardy, répondit lemarin, sans doute, et le gars ne va pas tarder à venir, sitoutefois Carfor ne nous a pas trompés.
– Et comment vous aurais-jetrompés ? répondit le troisième interlocuteur, qui n’étaitautre que le lieutenant de Carrier. N’ai-je pas fait ce que vousavez voulu ?
– C’est justice à te rendre, et tu n’y asmême pas mis trop de mauvaise volonté.
– Alors tu tiendras ta parole,Marcof ?
– Est-ce que j’ai jamais failli à unserment ?
– Non !
– Eh bien, alors ?
– Je ne doute pas ! mais dis-le-moiencore ; tu ne me tueras pas ?
– Tu auras la vie sauve, mais tu sais àquelles conditions ?
– Oui, faire retrouver Yvonne et vousaider à délivrer le marquis et Jocelyn.
– C’est cela même.
– Eh bien ! Yvonne est chez moi, jete l’ai dit et je le répète. Veux-tu que je t’y conduise ?
– Non, répondit Marcof ; attendonsKeinec, dès qu’il sera venu, je l’enverrai délivrer la jeune fille,tandis que nous irons tous trois à la prison.
– Keinec tarde bien ! dit Boishardyen regardant autour de lui avec impatience.
– Il va venir, fit Marcof.
– Oui ! si le pauvre gars n’a pasété reconnu et arrêté, fit observer Boishardy.
– Je lui avais donné le mot de passehier, vous le savez, dit Carfor, comme c’est moi qui vous ai apprisque les officiers entraient et sortaient librement, et qu’ilfallait que l’un de vous en prît le costume.
– Cela est vrai ; mais cesépaulettes me pèsent, fit le chef royaliste en arrachant lesinsignes du grade qu’il avait pris.
– Qu’as-tu donc ? demandabrusquement Marcof en soutenant Carfor qui chancelait.
– Ma blessure me fait horriblementsouffrir !
– Pourquoi nous as-tu contraints à temartyriser, puisque tu devais finir par parler ?
Carfor poussa un soupir et chancela de nouveauen baissant la tête.
– Hum ! fit Boishardy d’un airmécontent, je n’aime pas ces demi-pâmoisons et ces accès dedouleur. Le tigre fait patte de velours.
– Oui ! mais il est entre lesgriffes du lion ! répondit Marcof.
– Tonnerre ! Keinec ne vientpas ! reprit le chef royaliste après un silence.
– Je l’avais envoyé chez Rosine, et s’illui était arrivé malheur, elle aurait trouvé moyen de nousprévenir. La tour Gillet ne portait aucun signal, donc tout doitbien aller.
Marcof s’arrêta en fixant son œil d’aigle surun point noir qui apparaissait dans les ténèbres.
– Ah ! fit-il, voiciquelqu’un ! Ce doit être Keinec ! Voyez donc,Boishardy.
Boishardy s’avança avec précaution et setrouva bientôt en face d’un nouveau personnage ; celui-ci, quiarrivait au pas de course, s’arrêta brusquement à deux pas du chefroyaliste : c’était effectivement le jeune Breton. Tous deuxrevinrent vers Carfor et Marcof.
– Eh bien ? demanda le marin.
– Sauvée ! répondit Keinec avec unélan joyeux impossible à exprimer.
– Qui cela ? s’écrièrent en mêmetemps Boishardy et Marcof.
– Yvonne ! Yvonne estsauvée !
– Tu l’as retrouvée ?
– Oui.
– Où cela ?
– Chez Carfor, et je suis arrivé àtemps.
– Comment ? Explique-toi ?
Keinec raconta rapidement la scène qui avaiteu lieu entre lui et Diégo. Seulement, le jeune chouan neconnaissait pas le misérable Italien ; il ne l’avait aperçuqu’une fois jadis, lorsque celui-ci fuyait des souterrains del’abbaye en emportant Yvonne, mais l’éloignement avait empêchéKeinec de distinguer ses traits. Tout ce qu’il put dire fut doncqu’il avait solidement garrotté l’envoyé du Comité de salut publicavec lequel il avait lutté, et qu’il l’avait laissé sous la garded’Yvonne.
– Nous verrons cela plus tard, réponditMarcof. Maintenant, ne perdons pas un instant et allons auxprisons. Yvonne est sauvée ! songeons à Philippe et àJocelyn !
Puis, se retournant vers Carfor, ilajouta :
– Tu avais dit vrai en ce qui concernaitYvonne. Songe à ce qui te reste à faire. Voici le moment décisifarrivé. Tu vas payer de ta personne. Rappelle-toi qu’à la moindrehésitation tu es mort !
Carfor ne répondit pas. Marcof lui prit lebras et tous quatre se dirigèrent vers le Bouffay. Arrivés au postede garde, Pinard demanda le chef et se fit reconnaître. Quelquessans-culottes étaient là ; ils poussèrent des hurlements dejoie en revoyant le lieutenant de la compagnie Marat. Carfor,toujours enlacé à Marcof, les remercia de leurs démonstrationsd’amitié et voulut passer outre, mais l’officier de gardel’arrêta.
– On n’entre pas ! dit-il.
– Comment, on n’entre pas ? réponditPinard avec étonnement.
– Non.
– Pourquoi ?
– C’est la consigne.
– Est-ce que tu ne me reconnaispas ?
– Si fait.
– Tu sais que je suis l’ami deCarrier ?
– Sans doute.
– Eh bien ?
– Il y a ordre du citoyen représentant dene laisser pénétrer qui que ce soit dans les prisons avant onzeheures du soir, et il en est sept à peine.
Cet ordre, on se le rappelle, avait été donnéle matin par Carrier à l’instigation du citoyen Fougueray. Carforregarda Marcof avec inquiétude. Le marin comprit qu’il ne pouvaitforcer l’entrée de la prison.
– Nous reviendrons à onze heures, dit-ilen entraînant Carfor.
Tous quatre retournèrent sur leurs pas.
– Allons sur les quais, dit Boishardy,nous serons plus libres et nous ne rencontrerons personne.
Ils traversèrent la place et gagnèrent lesrives de la Loire. Après avoir jeté un regard investigateur autourde lui et s’être assuré de la solitude complète de l’endroit où ilse trouvait, Marcof s’arrêta et ses compagnons l’imitèrent.
– Fâcheux contre-temps ! ditBoishardy.
Marcof frappa du pied avec impatience. Tout àcoup il saisit la main de Carfor et s’écria brusquement :
– Si tu nous avais trompés !
– Grâce ! fit le sans-culotte d’unevoix déchirante ; j’ai dit la vérité, je ne vous trompepas.
Marcof haussa les épaules.
– Es-tu sûr que Carrier ait ajouté foi àta lettre ? demanda Boishardy en s’adressant à Pinard.
– Je le crois.
– Cet ordre en serait-il laconséquence ?
– Je l’ignore.
– Pourquoi aussi avoir fait écrire cettelettre ! s’écria le marin.
– Pourquoi ! répliqua le chefroyaliste.
– Oui.
– Pour mieux réussir.
– Je ne vous comprends pas.
– Écoutez-moi alors, Marcof, et vousallez comprendre. J’avais pensé, et cela était indubitable, quePinard serait reconnu à son entrée dans la ville. Or, Pinardreconnu, il devait d’abord voir Carrier, et, au besoin, ses amisl’y auraient conduit de force. Qu’eussions-nous pu faire,alors ? Nous battre ? Aurions-nous pu pour cela sauverPhilippe ? Non, n’est-ce pas ?
– Cela est vrai ! réponditMarcof.
– Tandis qu’en adressant à Carrier lalettre dont vous parlez, poursuivit M. de Boishardy, enle prévenant de l’arrivée de Pinard et surtout, en lui indiquantune heure que nous devions devancer, notre tranquillité provisoireétait assurée, et de notre tranquillité présente dépend la réussitede nos projets. Enfin, mon cher, nos affaires de la nuit dernièrem’ont mis en goût de bataille. J’ai pensé que nous pourrions tirerparti de la recommandation faite au représentant d’envoyer undétachement de sans-culottes à la porte de l’Erdre.
– Je comprends ! s’écriaMarcof ; l’ordre que vous avez donné ce matin à Kérouac estune conséquence de tout ceci.
– Sans doute.
– Il est allé au placis ?
– Oui. Ce soir, à onze heures,Fleur-de-Chêne et une partie de nos gars seront embusqués sur laroute de Saint-Nazaire.
– De sorte qu’à un moment donné, nousexterminerons les sans-culottes, qui croient marcher à une victoirefacile.
– C’est cela.
– Mais Philippe ?
– Il faut qu’il soit libre avant, etqu’il sorte sous la conduite de l’un de nous. Il s’échappera plusfacilement pendant que nous ferraillerons.
– Admirable !
– Oui, tout irait bien si nous pouvionspénétrer dans la prison avant onze heures.
– Nous y pénétrerons !
– Comment cela ?
– J’ai mon plan.
– Dites ! fit vivement le chefroyaliste.
Marcof réfléchit quelques instants, puiss’adressant à Carfor :
– Tu as entendu nos projets ; tusais ce qu’il nous faut ; parle.
– Carrier peut seul faire ouvrir lesprisons, répondit Pinard.
– Alors tu vas lui en demanderl’ordre.
– Quand cela ?
– Tout de suite.
– Mais il faut que j’aille à Richebourgpour voir Carrier et obtenir cet ordre que tu exiges.
– Tu vas y aller !
Carfor ne put maîtriser un violent geste dejoie, et son œil fauve lança un éclair sinistre.
– Comment, s’écria Boishardy, vous allezvous fier à cet homme ?
– Allons donc ! répondit le marin,je ne le quitte pas, et je reste soudé à ses côtés.
– Vous parlez d’aller chez Carrier,cependant.
– Eh bien ! sans doute !
– Quoi ! vous iriez aveclui ?
– Certainement.
– Et nous ?
– Vous m’attendrez sur la place duBouffay.
– Marcof ! Marcof !réfléchissez !
– À quoi ?
– Ce que vous voulez faire estimpossible ! c’est d’une témérité tellement folle que rien nesaurait la justifier. Vous n’irez pas !
– Si fait !
– Non pardieu ! je ne vous laisseraipas aller seul dans cette tanière de bêtes féroces. Si vous êtesdécidé, si rien ne peut vous arrêter, eh bien ! nous ironstous ensemble ; mais encore une fois, vous n’irez passeul !
– Il le faut, Boishardy, il le fautcependant.
– Non, s’écria Keinec à son tour.
– Il le faut, vous dis-je ! Seulavec Carfor, je n’inspire aucune défiance. Quatre ensemble nousdeviendrions l’objet de l’attention générale. Puis vous devez allerchercher Yvonne, et vous assurer du prisonnier fait par Keinec.Enfin, si je suis tué, il faut que vous viviez tous deux poursauver Philippe. Nous avons fait d’avance le sacrifice de notrevie. Ne retardons rien par des paroles inutiles ; marésolution est prise. Vous, Boishardy, je vous conjure dem’obéir ; toi, Keinec, je te l’ordonne !
Les deux hommes demeurèrent indécis. EnfinBoishardy poussa un soupir.
– Faites donc, dit-il.
– J’obéirai ! ajouta Keinec.
– Bien, mes amis, répondit Marcof. Letemps presse, agissons donc sans retard. Je vais à Richebourg avecPinard, je verrai Carrier. Pinard, que je ne quitte pas plus queson ombre et que je tiens toujours au bout de mon pistolet, Pinarddemandera l’ordre au tyran de Nantes. Cet ordre, il l’aura, j’enréponds ; je ne sais pas ce que je ferai si Carrier hésite,mais j’aurai cet ordre ou nous périrons tous. Courez donc tous deuxauprès d’Yvonne, et trouvez-vous sur la place du Bouffay dans uneheure. Je vous attendrai au pied même de la guillotine. C’est ledernier endroit où l’on ira chercher des honnêtes gens. Àbientôt !
Et Marcof, brusquant les adieux dans lacrainte d’une opposition nouvelle, entraîna rapidement Pinardstupéfait d’une pareille détermination. Le sans-culotte ne pouvaitcroire à tant d’audace, et il se sentait petit à côté du terriblemarin. C’était, comme l’avait dit Marcof, le tigre dompté par lelion.
Boishardy et Keinec gardèrent d’abord lesilence en suivant de l’œil l’ombre des deux hommes quidisparaissaient peu à peu dans l’épaisseur de la nuit. Le chefroyaliste frappa du pied la terre et ferma les poings avec colère.Puis touchant l’épaule de Keinec :
– Viens ! lui dit-il ;hâtons-nous, et ensuite tenons-nous prêts à porter secours àMarcof.
Tous deux s’élancèrent à leur tour, etgagnèrent promptement le quartier qu’habitait Pinard. Keinecpénétra dans l’intérieur de la maison. Boishardy le suivit.
Keinec et Boishardy gravirent lestement lesmarches de l’escalier sombre et tortueux qui conduisait au logementde Pinard. Keinec avait hâte de rejoindre Yvonne ; Boishardyétait impatient de se trouver en face du prisonnier qu’avait faitle jeune chouan. Une faible clarté, brillant sur le palier dudeuxième étage, vint activer leurs pas, et bientôt ils eurentatteint la porte d’entrée du misérable logis.
Au pied de cette porte, accroupie sur ladernière marche de l’escalier, ils aperçurent, à la lueurs’échappant d’une petite lampe posée sur le carreau, Yvonne,dormant doucement la tête appuyée contre la muraille, et les mainsjointes comme si le sommeil fût venu la surprendre dans la prière.La jeune fille avait cédé à la fatigue morale aussi bien qu’àl’épuisement physique, et elle s’était endormie. La pauvre enfantn’avait pas voulu rester dans la même pièce que Diégo, bien quecelui-ci fût incapable d’essayer un seul mouvement.
Keinec avait solidement attaché l’Italien aupied du lit de Pinard ; et comme il n’avait pas pris laprécaution de bander la blessure que son poignard avait faite entraversant la main du misérable, le sang avait continué à couleravec violence, et Diégo avait senti ses forces diminuer d’heure enheure. Une épouvantable crainte s’était emparée de lui. Une penséehorrible le torturait. Cette pensée était que, peut-être, Keinecvoulait le laisser mourir lentement d’épuisement et de faim. Ilvoyait, comme dans un rêve fantastique, défiler devant lui toutesles effrayantes angoisses de l’homme condamné à une semblable mort.Bâillonné étroitement, il ne pouvait articuler un son, et toutespoir d’être secouru était bien perdu pour lui. Cependant, detemps à autre, semblable au noyé qui se raccroche à une branchefrêle et délicate, et croit trouver un moyen de salut, Diégo sereprenait à songer à Pinard.
– Il est libre, pensait-il ; ilrentrera à Nantes ce soir ; il viendra ici et il medélivrera.
Puis une autre réflexion venait anéantir cettesuprême espérance.
– Carrier le fera disparaître. Il seraarrêté et noyé ce soir peut-être ; et c’est de moi qu’est néecette inspiration ! Oh ! tous mes plans détruits, toutmon avenir brisé par un hasard fatal. Maudite soit cette passioninspirée par Yvonne ! Maudite soit la pensée qui m’est venuede me servir d’elle ! Qu’avais-je donc besoin de rentrer danscette maison ? Y a-t-il donc un Dieu pour guider ainsi nos pasen dépit de nous-mêmes ? Un Dieu ! reprit-il enfrémissant ; un Dieu ! Oh ! non ! non ! Jene veux pas y croire ! Un Dieu ! une justice ! uneautre vie ! Je souffrirais trop ! Cela n’est pas !cela n’est pas !
Et l’œil de l’ancien bandit calabrais, serelevant vers le ciel, semblait lui jeter un regard de menace et dedéfi. Le marquis de Loc-Ronan commençait à être vengé des supplicesque lui avait infligés son bourreau.
Bientôt, à l’épuisement causé par la perte dusang, se joignirent les hallucinations provoquées par la fièvre.Diégo vit alors passer sous ses yeux, qui se fermaient en vain pourne pas regarder, le panorama de sa vie antérieure, et le cortège deses victimes.
À chaque crime, à chaque meurtre commis dansles Abruzzes, l’Italien poussait un blasphème nouveau espérantconjurer ces apparitions sinistres ; mais la justice divine,niée par cette âme dépravée, semblait s’acharner à une justevengeance. Diégo ne se vit délivré de cette sorte de revuerétrospective que pour retomber dans les angoisses du présent. Cefut en ce moment qu’un bruit extérieur le fit tressaillir.L’espérance et la crainte se succédèrent dans sa pensée, et sonesprit tendu passa, en quelques secondes, par toutes les nuancesénervantes de l’inquiétude et de l’anxiété.
– Est-ce Pinard ? se disait-il.Est-ce l’homme qui m’a blessé ? est-ce la délivrance ?est-ce la mort ?
Cependant Yvonne aussi avait entendu le bruitqui avait ému l’Italien. Elle se redressa vivement, et vit devantelle Keinec et Boishardy. La jeune fille tendit la main à sonsauveur, tandis que le chef royaliste la contemplait en souriantavec bonté.
– C’est-elle, n’est-ce pas, Keinec ?demanda-t-il en désignant Yvonne.
– Oui, monsieur le comte, répondit lejeune homme.
Et se tournant vers Yvonne, ilajouta :
– C’est M. de Boishardy. Sanslui et sans Marcof, je ne te sauvais pas. Ils ont fait plus quemoi, car, sans leur secours, je ne serais pas à Nantes, et tuserais la victime de ce misérable.
La jeune fille voulut s’incliner sur la maindu chef ; mais le gentilhomme, l’attirant doucement à lui,déposa un baiser sur son front pâli.
– Pauvre enfant ! murmura-t-il, vousavez bien souffert !
– Hélas ! monseigneur, j’ai étéfolle !
– Oh ! les monstres ! fitBoishardy avec une colère sourde. Enfin, mon enfant, vous êtessauvée maintenant, et désormais vous aurez de braves cœurs pourvous défendre. Keinec et Jahoua seront les premiers ; mais jeviendrai ensuite si vous le voulez bien. Pauvre Jahoua ! ildoit maudire deux fois sa blessure qui l’a contraint à rester auplacis.
En entendant prononcer le nom du fermier,Yvonne rougit subitement, et Keinec sentit les mains de la jeunefille frissonner dans les siennes. Une émotion terrible agita lebrave gars. Ses yeux se voilèrent et il devint d’une pâleurextrême.
– Elle l’aime toujours !pensa-t-il.
Puis une révolution subite sembla s’accomplirdans son âme, et une douceur ineffable remplaça peu à peul’expression de haine qui avait envahi ses traits.
– Elle l’aime ! se dit-il encore. Ilfaut qu’elle soit heureuse ! Mon Dieu ! permettez que jesois tué cette nuit !
Boishardy se mordait les lèvres. Legentilhomme avait compris ce qui se passait dans l’âme des deuxjeunes gens, et il se repentait du mot imprudent qu’il venait deprononcer. Aussi, voulant écarter le nuage sombre qu’il remarquaitsur le front de Keinec, s’empressa-t-il de changer le sujet de laconversation.
– Où est ton prisonnier ? luidemanda-t-il brusquement.
– En haut, répondit le jeune homme.
– Montons alors, ethâtons-nous !
Yvonne les suivit. La pauvre enfant, elleaussi, s’était aperçue des sentiments qui se peignaient sur levisage de son sauveur, et elle sentait le trouble et la crainteentrer de nouveau dans son âme.
Pendant les quelques heures qu’ils étaientdemeurés ensemble, Keinec avait raconté une majeure partie desévénements qui s’étaient succédé depuis la nuit fatale où Raphaëlavait enlevé la jolie Bretonne. Seulement, par un sentiment d’unedélicatesse exquise, il ne lui avait pas fait part du sermentéchangé entre lui et Jahoua, lors de la fuite de Diégo, ce serment,qui avait pour but d’abandonner l’amour d’Yvonne à celui quiparviendrait le premier à retrouver la jeune fille et quil’arracherait aux griffes de ses ravisseurs.
Yvonne, ignorant cette circonstance etconnaissant le caractère impétueux de Keinec, s’était donc sentiesaisie par une terreur vague en remarquant l’altération des traitsdu jeune homme, et, à cette terreur, venait encore se joindre unautre sentiment. La pauvre enfant aimait toujours Jahoua ;elle venait d’entendre dire à Boishardy que son fiancé étaitblessé, et elle avait compris que, lui aussi, était demeuré fidèle.Elle voulait savoir et elle n’osait interroger. Son regard, enrencontrant celui de Keinec, arrêta subitement sur ses lèvres lesquestions prêtes à s’en échapper. Elle baissa la tête et comprimaun soupir. Keinec alors se rapprocha d’Yvonne. Un violent combatavait lieu dans l’âme du Breton. Enfin, il passa la main sur sonfront et leva les yeux vers le ciel avec une expression derésignation infinie.
Boishardy pénétrait dans le logement dePinard. Keinec retint Yvonne prête à le suivre, et se penchant versson oreille :
– Jahoua sera guéri lors de notrearrivée, dit-il à voix basse, et il t’aime plus quejamais !
Yvonne poussa un cri, ses yeux rayonnèrentd’un suprême éclat de joie, et, saisissant la main du jeune homme,elle la porta à ses lèvres avant que celui-ci eût pu deviner sonintention et arrêter ce mouvement.
– Sois béni ! murmura-t-elle ;tu es bon comme le Dieu de clémence !
– Qu’y a-t-il ? fit Boishardy en seretournant.
– Rien ! répondit Keinec. Entronsmaintenant et hâtons-nous ! Marcof est peut-être en péril etj’ai besoin de me trouver en face d’hommes à combattre, de périls àbraver, d’ennemis à frapper !
Le jeune homme prononça ces derniers mots avecun tel élan de férocité sauvage, qu’Yvonne frissonna de tout sonêtre. Boishardy comprit encore ce qui se passait dans le cœur dupauvre gars.
– Ton cœur est aussi grand par la bontéque par le courage, dit-il. Viens ! ne pensons plus qu’à notremission.
– Ce n’est pas de la bonté, réponditKeinec en pressant la main que le gentilhomme lui tendaitaffectueusement, c’est encore de l’amour !
Yvonne demeura dans la première pièce et lesdeux hommes passèrent dans celle où était attaché Diégo.
Tandis que Boishardy reconnaissait l’infâmebeau-frère du marquis de Loc-Ronan sous le costume de l’envoyé duComité de salut public, Marcof et Carfor pénétraient dans la maisondu citoyen proconsul. En passant devant le poste de la compagnieMarat, le marin se contenta de serrer davantage, en signed’avertissement, le bras de l’ex-berger passé sous le sien. Lesans-culotte comprit à merveille. Les sentinelles, reconnaissantPinard, lui livrèrent passage sans difficulté. La compagnie Maratsavait que son lieutenant était attendu chez Carrier. Pinard marchadonc droit au cabinet du représentant.
Carrier était alors chez Angélique, dontl’appartement était situé à l’étage supérieur. Lorsqu’on vint luiannoncer le retour de Pinard, il lâcha un juron énergique exprimantà moitié ce qui se passait en lui. Cependant faisant contre fortunebon cœur (au fond il craignait son lieutenant), il se hâta dedescendre et pénétra dans son cabinet avec de grandesdémonstrations de joie.
Pinard, sous l’étreinte de Marcof, joua sonrôle à merveille. Il savait que la moindre hésitation de sa part,le plus léger signe surpris, la plus simple parole empreinte detrahison eussent été le signal d’une mort immédiate. Il présentaMarcof comme l’un des braves patriotes annoncés dans sa lettre dumatin.
– C’est lui qui t’a aidé à fuir ?demanda Carrier.
– Oui, répondit le marin ens’avançant.
– Tu as donc séjourné parmi lesbrigands.
– Comme tu le dis.
– Longtemps ?
– Trois mois.
– Où cela ?
– Un peu partout, dans les environs deNantes.
– Quoi ! ont-ils de leurs bandes siproches de la ville ?
– Mais oui. Les gueux sont assez hardis.La preuve en est qu’ils ont osé pénétrer ici la nuit dernière.
– Qui les commandait ?
– Boishardy.
– Tu sais que Pinard m’a promis de memettre à même, dans quelques heures, de m’emparer de ces brigandsd’aristocrates.
– Oh ! je te le promets aussi, moi.Je te jure de te mettre face à face avec eux !
– Mais Pinard m’annonçait deux hommes.Pourquoi es-tu seul ?
– Mon compagnon est au Bouffay.
– Il devait venir avec toi.
– Il n’a pas voulu.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a ses raisons. Quet’importe ? Pourvu que nous nous battions c’est tout ce qu’ilte faut ; et nous nous battrons parfaitement. Si tu en doutes,demande à Pinard ; il sait ce que nous pouvons faire…
Tout en parlant ainsi, Marcof s’était peu àpeu rapproché du proconsul. Sa main droite jouait avec le manche deson poignard. Une pensée rapide venait de traverser son cerveau.Carrier était là, en face de lui, à portée de son bras terrible.Marcof fit encore un mouvement, mais il s’arrêta.
Une hésitation effrayante se lisait sur saphysionomie expressive. En une seconde, toute la honte de l’actionqu’il allait commettre se révéla à lui. Lui, l’homme de guerre, lesoldat, le marin, lui habitué à frapper ses ennemis en face, luiMarcof enfin, lever son bras armé sur un être sans défense, tuerdans l’ombre comme un bandit, assassiner un homme, quel qu’il fût,qui se livrait à ses coups sans défiance, n’était-ce pas l’actiond’un lâche qu’il allait accomplir ? Marcof recula.
Carrier ne se doutait pas du danger momentanéqu’il venait de courir. Pinard, profitant du moment d’hésitation dumarin, s’était avancé peu à peu vers la porte, lorsque Marcofreleva brusquement la tête. Du geste il rappela près de lui lesans-culotte.
– Écoute, lui dit-il. À toi à parler aucitoyen Carrier. Raconte-lui ce que je veux faire et ce que jedemande.
– Ah ! tu demandes quelquechose ? interrompit le proconsul.
– Oui.
– Si c’est de l’argent, je t’avertis quela République est pauvre.
– Je ne veux pas d’argent.
– Que veux-tu donc ?
– Pinard va te le dire.
– Parle, alors.
– Il veut, répondit Carfor, il veut avoirle droit de fouiller dans les prisons et de disposer de deuxhommes.
– C’est une vengeance, n’est-cepas ? demanda le proconsul dont les regardss’éclaircirent.
– Peut-être, répondit le marin.
– Tu crains qu’ils n’échappent, et tuveux les tuer toi-même.
– Je crois que tu as deviné.
– Eh bien ! laisse-les où ils sont,alors ; ils souffriront davantage.
– Non ; je veux les avoir entre lesmains.
– Tu y tiens donc bien ?
– Beaucoup.
– Eh bien, cela pourra se faire.
– Ce soir ?
– Je n’y vois pas d’inconvénient.
– Donne l’ordre alors de nous laisserpasser. On nous a refusé l’entrée des prisons.
– Écris-le, je vais signer.
Et Carrier désigna du geste le bureau surlequel se trouvaient papier, plumes et encre. Marcof se dirigeavers le meuble, attira un siège, prit place, et posa la main surune feuille ornée de l’en-tête républicain. Pinard étouffa unsoupir de joie. Son œil vitreux s’éclaircit brusquement, et il fitun pas en arrière. Marcof lui tournait le dos, et Carrier placéentre eux assurait encore sa retraite. Alors le lieutenant de lacompagnie Marat s’avança silencieusement vers la porte ;profitant du moment de liberté que lui avait imprudemment laissé lemarin, il allait fuir, il allait s’élancer au dehors. Déjà ilétendait la main pour saisir le bouton de la porte. Une secondeencore et c’en était fait de Marcof ; car la liberté de Pinardc’était la mort immédiate du frère de Philippe de Loc-Ronan.
Marcof avait pris une plume et allait latremper dans l’encrier ; l’accomplissement de cet acte sisimple allait peut-être lui coûter la vie… Par bonheur, le tapis necouvrait pas toute l’étendue du plancher de la pièce ; uncraquement d’une feuille du parquet sur lequel Carfor posa le pied,cependant avec une précaution extrême, rappela le marin à lasituation présente. D’un seul bond il fut debout, et sa main saisitla crosse d’un pistolet. Pinard vit le geste, le comprit àmerveille, et revint sur ses pas en affectant une tranquillitéd’esprit qui était loin de son âme. Carrier n’avait rien vu, riendeviné ; il songeait à Fougueray qui manquait l’heure durendez-vous, et dont il cherchait à s’expliquer l’absence.
– Eh bien ? fit-il en voyant Marcofse lever.
– Je ne sais pas écrire, dit le marin.Que Pinard prenne la plume.
Et, s’approchant du sans-culotte, il lui passafamilièrement la main sur l’épaule gauche, et appuya son doigtlégèrement sur la naissance du cou. Pinard devint pâle comme unlinceul, tout son corps frissonna convulsivement, et il seprécipita vers le fauteuil placé devant le bureau.
– Je suis prêt ! dit-il en attirantfiévreusement à lui la feuille de papier que Marcof avaitrepoussée. Que faut-il écrire ?
– L’ordre de nous laisser entrer dans lesprisons sur l’heure.
Pinard traça rapidement quelques lignes etpassa l’ordre préparé et la plume au citoyen représentant. Carrierprit l’un et l’autre et se pencha pour signer. Mais relevant latête.
– À propos, dit-il en s’adressant àMarcof qui avait repris le bras de Pinard ; à propos, citoyen,quels sont les noms de ceux que tu veux avoir ?
– Qu’est-ce que cela te fait ?répondit le marin, que toutes ces lenteurs commençaientsingulièrement à impatienter.
– Cela fait beaucoup, attendu qu’il y acertain prisonnier que je ne dois et ne puis livrer. Le bien de laRépublique avant tout.
– Oh ! ceux-là n’intéressent guèrele salut de la République ! Il s’agit d’un ci-devantdomestique d’un ci-devant noble.
– Un domestique seul ?
– Non ; lui et son compagnon.
– Et comment les nommes-tu ?
– Je ne sais pas sous quel nom le derniera été écroué ; mais le premier se nomme Jocelyn.
– Jocelyn ! reprit Carrier en seredressant et en lâchant la plume.
– Eh bien oui, Jocelyn ! dit Marcofétonné de l’accent avec lequel le proconsul venait de répéter lenom du vieux serviteur.
– Oh ! oh ! fit Carrier, celademande réflexion alors.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il me plaît de réfléchir.
– Mais il ne me plaît pas d’attendre, àmoi ! s’écria Marcof qui sentait qu’il allait bientôt ne plusêtre maître de lui-même.
– Plaît-il ? fit Carrier en relevantle front avec insolence.
En ce moment la porte s’ouvrit doucement.
– Qu’est-ce ? demanda Carrier à unesorte de valet qui parut timidement sur le seuil.
– Citoyen, répondit le pauvre diable,c’est le souper.
– Eh bien, le souper ?
– Il est prêt…
– À table, alors ! s’écria leproconsul avec une joie manifeste ; à table !
– Et cet ordre ? signe-ledonc ! dit Marcof en se contenant à peine.
– Quel ordre ?
– Tonnerre ! celui que je tedemande, et qu’il faut que tu me donnes.
– Après souper, citoyen !…
– Cependant…
– Allons, à table ! Tu m’as toutl’air d’un bon patriote. Soupons ensemble, et ensuite tu prendrastous les aristocrates que tu voudras. Ce sera de la besogne toutefaite. Viens donc, les amis nous attendent.
Marcof dévora son impatience. Il sentait, àn’en pas douter, qu’un éclat perdrait non seulement lui, maisencore Philippe. Carrier l’avait pris par le bras et s’efforçait del’entraîner.
Le marin n’hésita plus. Se dégageantdoucement, il saisit la main de Pinard qu’il voulait avoir toujoursà sa portée ; et s’adressant à Carrier :
– Eh bien ! répondit-il, souponsensemble et nous verrons si tu sais boire !
Puis se penchant à l’oreille de Pinard, tandisque le proconsul ouvrait la porte communiquant avec lesalon :
– Garde à toi ! murmura-t-il ;nous mourrons ensemble si je dois mourir ! Il faut griserCarrier, et lui faire signer ce que je voudrai qu’il signe.
Une inspiration subite venait de traverserl’esprit du brave marin ; sa pensée courait rapidement vers unplus vaste horizon ; il espérait pouvoir sauver d’autresvictimes encore. C’était cette inspiration généreuse qui lui avaitdonné la force de dominer sa nature violente et impétueuse.
Carrier, lui, avait accueilli avec une joieréelle l’annonce du souper qui le dispensait et de signerimmédiatement l’ordre demandé et de donner une explication de sonrefus.
– Dès que Fougueray sera arrivé, sedisait-il, je saurai à quoi m’en tenir. Alors j’agirai enconséquence et je ferai envoyer ce drôle au dépôt. Si Fougueray avoulu se jouer de moi, au contraire, en pensant me dérober un ordrequi lui permette d’agir avant l’heure convenue, il se trahira en setrouvant chez moi en face de son complice. D’ailleurs, j’ai tout àgagner en attendant et rien à perdre.
Quant à Pinard, lui aussi se réjouissait de ceretard, car il se disait de son côté qu’il était impossible qu’aumilieu du tumulte ordinaire présidant à toutes les orgies duproconsul, il ne trouvât moyen de se débarrasser de Marcof et de sevenger de son ennemi. Tous trois étaient donc entrés dans le salon,chacun ayant, comme on le voit, des pensées bien différentes.
Ce salon, dans lequel ils venaient depénétrer, était une vaste pièce, aux proportions élégantes,splendidement éclairée, et envahie, comme cela était la coutumechaque soir, par une foule nombreuse et peu choisie. Rien n’étaitplus étrange, plus incroyable, plus pittoresquement hideux que lavue de cette société bizarre qui formait la cour du proconsul. On yvoyait des généraux républicains, des officiers supérieurs de lagarnison de Nantes en sabots et en épaulettes de laine, suivantl’usage de l’époque ; des membres du département encarmagnoles, la tête coiffée du bonnet phrygien, les bras nus, lesmanches déchirées ; des juges au tribunal révolutionnaire,sans gilet et sans cravate ; des sans-culottes de la compagnieMarat, aux vêtements sales, graisseux, maculés de taches desang ; des fournisseurs, des habitués des clubs, des orateurspatriotes aux allures grossières, aux propos ignobles ; desfemmes sans nom aux yeux ardents, aux regards éhontés.
Les uns jouaient, les autres hurlaient,presque tous fumaient la pipe à la bouche, se prélassant sur dessièges soyeux que le sybaritisme du citoyen représentant avait faitmettre en réquisition dans les somptueux hôtels des ex-grandsseigneurs. Des blasphèmes effrayants retentissaient dans tous lescoins du salon, non qu’ils fussent l’expression de violentesdisputes, mais c’étaient tout simplement les fleurs dont on ornaitle langage.
Marcof, l’intrépide corsaire, le voyageurinfatigable qui avait tour à tour visité les tavernes anglaises,les musicos de la Hollande, tous les lieux de débauche qui sontl’apanage des villes maritimes, Marcof n’avait jamais contemplé unensemble plus hideux, plus repoussant, plus dégradant pour l’espècehumaine.
Après s’être esquivé des empressements dontlui et Pinard étaient l’objet, il avait entraîné son compagnon dansun angle de la pièce, et, quoique Carrier fût venu l’y retrouver,absorbé qu’il était par ce qu’il voyait et ce qu’il entendait, àpeine écoutait-il le citoyen représentant. Enfin la présenced’esprit lui revint. Il comprit que rester en arrière des autresserait se mettre mal dans la pensée du proconsul. Sans quitterCarfor, il se jeta dans le tourbillon à l’annonce que le souperétait servi, et tous passèrent pêle-mêle dans la salle àmanger.
Carrier prit place au centre de la table.Marcof s’assit en face de lui, et Carfor se laissa tomber sur unsiège à côté de celui que l’on pouvait, à bon droit, nommer sonmaître. Deux places seules demeurèrent vides : l’une à lagauche de Carrier, l’autre à la droite de Marcof.
La table était servie avec une profusion quicontrastait outrageusement avec l’état de famine dans lequel étaitplongée la ville entière ; mais Carrier était sensuel, maisCarrier était maître absolu, mais Carrier ne reculait devant aucuncrime, aucune infamie pour assouvir ses passions, ses goûts ou sesmoindres désirs, et peu lui importait qu’une partie de lapopulation mourût de faim et de misère, pourvu qu’il ne manquât derien. D’ailleurs plus la mortalité serait grande et plus vite samission serait accomplie, puisque la seule qu’il se fût donnéeétait de tuer, de tuer toujours.
Le placement des convives excita bien par-cipar-là quelques querelles, beaucoup de blasphèmes et pas mal degourmades, mais ces gentillesses étaient l’assaisonnement ordinairedes soupers et avaient l’avantage d’amuser singulièrement leproconsul. Enfin, tous s’assirent et le calme se rétablitpresque.
– Servez ! dit alors Carrier d’unevoix de maître, et prévenez les citoyennes que nous lesattendons !
Les valets, ou pour nous servir du style del’époque, « les officieux », s’empressèrent d’obéir.
– Où donc est le citoyen délégué ?demanda Grandmaison, placé sur le même rang que Marcof et presqueen face de Carrier.
– Fougueray ? répondit lereprésentant. Je ne sais ce qu’il fait ; il devrait êtreici.
Au nom de Fougueray, Marcof avaittressailli.
– Fougueray ! répéta-t-il.
– Un délégué du Comité de salut public deParis, dit Goullin.
– Est-ce que tu l’as vu, Pinard ?dit le marin en baissant la voix et en touchant, ainsi qu’ill’avait déjà fait dans le cabinet de Carrier, le sans-culotte entreles deux épaules.
Pinard se courba sous la faible pression, etlança à son voisin un regard suppliant.
– Oui, répondit-il.
– Est-ce donc le Fougueray que Brutusdevait envoyer chercher ? Est-ce le comte de Fougueray aveclequel tu étais en relation politique ? Réponds nettement,réponds vite !
– C’est lui ! dit précipitammentCarfor ; c’est le même ! Ne me touche pas, je t’enconjure ! Je souffre trop !
Marcof laissa échapper de ses lèvres unsifflement de joie.
– Ah ! se dit-il, c’est décidémentDieu qui m’a conduit à Nantes !
En ce moment la porte du fond s’ouvrit, etdeux femmes rayonnantes de beauté et de parure firent leur entréedans la salle. Tous les regards se tournèrent vers elles, et desapplaudissements les accueillirent de toutes parts. Ces deux femmesétaient Angélique Caron et Hermosa.
La situation se compliquait singulièrementpour Marcof. Le marin reconnut sur-le-champ Hermosa, et comprit quela seconde qui allait suivre devait décider de son sort et dusuccès de la soirée.
Sur un double signe de Carrier, Angéliqueaccourut prendre place à ses côtés, et l’Italienne se dirigeafièrement vers le siège resté vide à la droite de Marcof. Hermosa,occupée de répondre aux propos qu’on lui adressait sur son passage,n’avait pas pu voir encore celui qui allait être son voisin detable. Cependant elle approchait lentement. Le moment devenaithorriblement critique.
Marcof, résolu à tout, la main droite appuyéesur la crosse de son pistolet, se tourna complètement vers Pinard,avec lequel il parut engagé dans une conversation des plusintéressantes. Il entendit, sans bouger, le murmure soyeux de lajupe qui frôlait sa chaise ; il sentit Hermosa prendre placeet s’installer à son côté.
Alors, tout en paraissant jouer négligemmentavec l’arme meurtrière qu’il avait saisie, il la tira de saceinture, appuya la main droite sur la table, et la tenant de façonà ce que le canon menaçant fût dirigé vers Hermosa, il se retournalentement. Une résolution terrible se lisait sur son front, et sesyeux étincelèrent de menaces.
Le geste de Marcof avait attiré tout d’abordl’attention de sa voisine, qui se pencha en avant pour essayer dedistinguer les traits de l’homme à côté duquel elle se trouvait.Alors Marcof releva brusquement la tête, et ils se trouvèrentsubitement tous deux face à face.
Hermosa pâlit affreusement. Du premier coupd’œil elle reconnut le frère du marquis de Loc-Ronan, le chouanqui, deux ans auparavant, l’avait interrogée dans la forêt dePlogastel, l’homme auquel enfin elle avait voué une mortellehaine.
La situation était tellement tendue, que lemoindre incident pouvait en rompre l’équilibre, et transformer lesouper en une scène sanglante. Marcof se taisait, mais ses yeuxparlaient pour lui. Hermosa y lut si nettement l’arrêt de sa mort àla plus légère imprudence, qu’elle refoula au fond de sa poitrinele cri prêt à jaillir de sa gorge.
Les autres convives, heureusement, étaienttrop occupés à vider les bouteilles et à fêter les mets quiencombraient la table, pour prêter attention à ce qui se passaitsur le visage d’Hermosa.
– Eh ! citoyen, cria tout à coupCarrier en s’adressant à Marcof ; eh ! citoyen, commentte nommes-tu ? Cet aristocrate de Pinard a oublié dem’annoncer ton nom !
– On m’appelle le tueur de hyènes,répondit Marcof.
– Le tueur de hyènes ?
– Oui.
– Où diable as-tu pris cenom-là ?
– Je ne l’ai pas pris, on me l’adonné.
– Où cela ?
– En Afrique !
– Tu as donc tué des hyènes ?
– Pardieu ! sans compter celles queje tuerai encore.
– Est-ce que tu es marin ?
– Mais oui.
– Et maintenant tu restes à terre pourfaire la chasse aux aristocrates ?
– Tu l’as deviné.
– Bravo ! à ta santé !
– À la tienne et à celle de lacitoyenne ! répondit Marcof en élevant son verre de la maingauche, tandis que de la droite il enlaçait Hermosa et l’attirait àlui comme pour l’embrasser, mouvement fort ordinaire à la table duproconsul.
Hermosa plia sous l’étreinte du marin.
– Un mot et tu es morte ! lui glissaMarcof à l’oreille, en effleurant de ses lèvres le cou de lacourtisane, afin de motiver son action.
– Hermosa ! hurla Carrier, si tum’es infidèle, je te fais déporter ce soir !
– Tiens ! tu es jaloux ?riposta Marcof ; vilain défaut, citoyen, et qui sentl’aristocrate. Liberté, égalité, c’est ma devise ! Donc, si tues libre d’embrasser la citoyenne, je suis libre aussi de le faire,et nous sommes égaux tous deux devant son amour. Bois donc !et vive la nation !
– Vive la nation ! hurla l’assembléetout entière.
– Bravo le tueur de hyènes !
– Vive la liberté !
– Vive l’égalité ! cria-t-on detoutes parts.
Marcof grandissait en popularité. Carrierlui-même, habitué à voir tout plier devant lui, trouvait amusantela franchise du marin. Néron aussi avait ses bons jours.
– Dis donc, citoyen, reprit-il enricanant, est-ce que c’est en Afrique que tu as pris l’habitude desouper avec un pistolet à côté de ton assiette ?
– Justement.
– Mais ce n’est pas d’usage ici.
– Et la liberté donc ? D’ailleurs,demande à Pinard pourquoi je ne quitte jamais mes armes. Il te ledira, lui. Allons, Pinard, qu’est-ce que tu as ? Tu ne disrien ! Tu ne parles pas ! Est-ce que ton séjour parmi lesaristocrates t’a rendu muet ?
Et Marcof, passant encore son bras autour ducou du misérable, appuya le doigt sur la place qu’il avait déjàtouchée deux fois. Carfor se redressa comme s’il venait d’êtremordu par un serpent.
– Parle donc ! répéta Marcof.
– Qu’ai-je à dire ? s’écria lesans-culotte avec une volubilité fiévreuse, tandis que le sangenvahissait subitement son visage et tendait les veines de soncou ; qu’ai-je à dire, si ce n’est que tu es le meilleur despatriotes que j’aie jamais connus. Vive le tueur dehyènes !
Pinard s’arrêta. Ses traits crispésexprimaient une douleur effrayante. Mais l’orgie montait rapidementà son comble ; les paroles s’entre-croisaient de tous côtés.Personne, pas même Carrier, ne fit attention à l’expression de laphysionomie de Pinard. On entendit seulement qu’il vantait lepatriotisme de son voisin, et comme celui de Pinard avait unegrande réputation, on chanta les louanges du nouveau venu. Lelieutenant de la compagnie Marat se pencha vers Marcof, et, leregard plus suppliant que jamais, il murmura à voixbasse :
– Par pitié, je ne pourrais en endurerdavantage. J’aimerais mieux mourir !
– Tu souffres donc ?
– Comme un damné.
– Alors, songe à ceux que tu as faitsouffrir !
– Oh ! pensa Carfor, dussé-je êtretué cette nuit par toi, tu ne sortiras pas vivant de cettemaison.
Un tumulte étourdissant régnait dans la salle.On était à peine à la moitié du souper, et presque tous lesconvives étaient ivres. Carrier prodiguait ses caresses à AngéliqueCaron. Chacun criait, jurait, blasphémait, sans s’occuper de sonvoisin. Marcof alors se pencha vers Hermosa, à laquelle il n’avaitencore adressé la parole que pour lui donner l’avertissement quenous connaissons.
– Tu m’as donc reconnu ?demanda-t-il d’une voix railleuse.
– Oui, répondit sourdement lacourtisane.
– Et cela t’étonne de me rencontrerici ?
– Qu’y viens-tu faire ?
– Es-tu vraiment curieuse de lesavoir ?
– Peut-être.
– Allons ! ne joue pas la comédie enprenant des airs de reine. Je te connais trop pour que tu te donnescette peine. Cordieu ! maîtresse de Carrier, c’est une bellefin, et j’ai dans l’idée que ce sera là ton dernier amour.
– Comme ce souper sera ton dernierrepas.
– Je ne crois pas.
– Moi, je l’espère ; tu vois que jesuis franche.
– À merveille ; seulement, n’oubliepas que si je tombe, tu tomberas avant moi ! Cependant, il tereste un moyen de t’échapper de mes mains.
– Lequel ?
– Celui de continuer à être franche.
– À quel propos ?
– À propos des questions que je vaist’adresser.
– Des questions, à moi ?
– Sans doute.
– Je ne comprends pas.
– Tu vas comprendre. Oh ! net’alarme pas. Personne ne nous entend, et au milieu de ce bruitépouvantable nous pouvons causer ensemble ; seulement, net’étonne pas de ce que je me tiens à demi penché vers ce cherPinard ; c’est un ami que j’aime tant, que je veux toujoursavoir un œil sur lui ; et puis, quand il entendrait notreconversation, il n’en abusera pas, je m’en porte garant. Dis-moi,ma belle, lorsqu’il y a un peu plus de deux années tu tombas entremes mains, tu te rappelles, sans doute ?
– Oui. Après ?
– Un peu de patience. Cette même nuit, jetrouvai dans l’abbaye de Plogastel un homme mourant. Cet homme senommait le chevalier de Tessy, et passait pour ton frère…
– C’était mon frère, interrompitHermosa.
– Vraiment ?
– Certes !
– Eh bien ! cela est fâcheux pour lafamille, car j’ai reconnu dans celui qui se donnait ce titre unancien bandit que j’avais vu dans les Calabres.
– Impossible !
– Bah ! Il l’a avoué lui-même.
– Tu mens ! dit Hermosa avec rage,car elle crut que le marin était plus instruit encore qu’il ne leparaissait. Tu mens ! Aussi bien, dis ce que tu voudras, je nerépondrai plus.
– Tu ne répondras plus ?
Hermosa garda le silence.
– Allons, continua Marcof, il faut que jete raconte une petite histoire. Tu vois ce digne Pinard qui est là,assis près de moi. Cette nuit, nous étions ensemble à quelqueslieues de Nantes. J’avais à lui parler d’affaires, et j’étais venule chercher hier. Eh bien ! lui aussi ne voulait pas parler.Sais-tu ce que j’ai fait ? Le moyen est des plus simples, maisil est infaillible. J’ai fait chauffer à blanc une petite plaque detôle et je l’ai appliquée sur l’épaule droite du citoyen. La chaira crié, la plaque s’est enfoncée, et lorsque je l’ai enlevée, elleemportait avec elle la peau et laissait l’épaule à vif. Alors j’aifait scier une étrille d’écurie et j’en ai appliqué un morceau ducôté des piquants, bien entendu, sur la brûlure. Puis, j’ai faitattacher solidement l’étrille sur la plaie. En posant seulement ledoigt dessus, je fais de Pinard tout ce que je veux ; en cemoment, je n’ai qu’un geste à accomplir pour le voir tomber àgenoux et demander grâce !
– Que m’importe ! dit Hermosa ;me crois-tu en ton pouvoir ?
– Je ne dis pas cela précisément ;mais ce qui est incontestable, c’est que je puis te brûler lacervelle avec ce pistolet.
– Tu ne le ferais pas !
– Pourquoi donc ?
– Parce que ce serait assurer tamort.
– On ne tue pas Marcof comme cela. J’aiencore un poignard et un autre pistolet ; c’est plus qu’iln’en faut pour profiter de la surprise que causera ta mort.
– Mais que me veux-tu donc ? dit lacourtisane dominée complètement par son interlocuteur dont elleconnaissait l’audace à toute épreuve.
– Je veux que tu répondes à mesquestions.
– Encore ?
– Toujours ! Regarde ! le canonde cette arme est à deux pouces de ta poitrine ; personne nepeut te sauver. Veux-tu répondre ?
– Mais…
– Veux-tu répondre, oui ou non ?
– Eh bien !… oui !
– Franchement ?
– Franchement.
– Ce Raphaël était-il tonfrère ?
– Non !
– Avait-il donc volé le titre qu’ilportait ?
– Oui !
– Tout à l’heure, Carrier t’a appeléeHermosa. Est-ce ton nom ?
– Oui.
– Tu ne te nommes donc plusMarie-Augustine ?
– Non !
– Mais qui es-tu ?
– Qui je suis ?
– Oui.
– La marquise de Loc-Ronan !
– Mensonge !
– Tu sais bien que je ne menspas !
– Je veux connaître le mystère quit’environne, s’écria Marcof avec violence. Je le veux !Parle !… parle ! ou tu es morte !
– Qui donc va mourir ? réponditCarrier qui depuis un moment prêtait une attention singulière à cequi se passait en face de lui et remarquait enfin la contenanced’Hermosa.
Marcof, entraîné par la violence de soncaractère, avait abandonné toute prudence.
Il n’était plus temps de reculer. Il se levabrusquement, et appuyant le canon de son pistolet sur le front dela courtisane :
– Réponds ! s’écria-t-il.
Hermosa poussa un cri d’horreur. Carrier,épouvanté, se leva avec précipitation. Tous les convives, surpris,hésitèrent un moment ; mais ce moment eut à peine la duréed’un éclair.
Pinard venait de profiter de la faute commisepar son voisin ; saisissant l’instant où Marcof se levait, ilavait arraché le second pistolet qui pendait à la ceinture dumarin.
– C’est toi qui vas mourir !hurla-t-il d’une voix triomphante.
Marcof fit un bond en arrière au moment oùCarfor pressait la détente, et la balle, dirigée par la main deDieu, effleura la poitrine du marin et brisa le crâne de lacourtisane. Le corps inanimé d’Hermosa s’affaissa sur la tablequ’il inonda de sang. Un cri d’épouvante répondit à la détonation.Marcof comprit qu’il était perdu.
Rassemblant toutes ses forces, il saisit lebord de la table, roidit ses nerfs d’acier et renversa le meublesur les convives qui lui faisaient face. Les flambeaux glissèrent,les bougies s’éteignirent et l’obscurité remplaça subitementl’éclat des lumières. Alors le marin, son poignard à la main,s’élança, abattant et renversant tout ce qui lui faisaitobstacle.
Il gagna rapidement la porte au milieu descris et du pêle-mêle. Dans l’escalier il rencontra quelquessans-culottes qui accouraient. Une fenêtre s’ouvrait en face delui ; Marcof n’hésita pas un moment, il la franchit et sautaen dehors. Il était tombé devant le poste même de la compagnieMarat. La sentinelle croisa la baïonnette sur lui. Le marin sereleva vivement et prit la fuite. Une balle siffla à ses oreilleset hâta encore sa course.
Par bonheur, Marcof avait pris la direction duBouffay. Arrivé sur la place, il se précipita vers l’échafaud.Boishardy et Keinec l’y attendaient.
– Perdu ! s’écria Marcof avecdésespoir ; tout est perdu par ma faute !
– Non ! répondit Boishardy, tout estsauvé ; nous pouvons pénétrer dans la prison !
– Comment cela ? Il est neuf heuresà peine.
– J’ai un blanc-seing deCarrier !
– Un blanc-seing de Carrier ?
– Le voici ; je l’ai rempli.Venez ! je vous expliquerai tout plus tard. J’ai trouvé cepapier dans la poche du prisonnier fait tantôt par Keinec ;venez, hâtons-nous !
La prison était voisine ; les troishommes y furent en quelques secondes. Boishardy s’avança lepremier.
– Ordre de Carrier ! dit-il enprésentant la feuille tout ouverte à l’officier de service.Celui-ci la prit, puis la mettant dans le tiroir de la petite tabledevant laquelle il était assis :
– Passez, citoyens, dit-il.
– Tu vois ce qu’il nous faut ?répondit Boishardy.
– Oui ; mais ce n’est pas monaffaire. Entrez et adressez-vous aux geôliers.
Boishardy, Marcof et Keinec pénétrèrent dansla prison. Marcof laissait agir son ami. Celui-ci alla droit aubureau du directeur de l’entrepôt, comme disaient lessans-culottes. L’officier les avait fait accompagner par ungrenadier chargé d’appuyer leur demande. Il avait gardé par deverslui l’ordre en blanc rempli par Boishardy, selon l’usage, afin demettre sa responsabilité à couvert.
Boishardy formula le but de sa mission. Ilvenait chercher, au nom du citoyen représentant, deuxprisonniers : le ci-devant marquis de Loc-Ronan et le citoyenJocelyn, ci-devant valet de chambre. Le grenadier appuya lademande, comme il en avait l’ordre de son chef.
– Jocelyn… et Loc-Ronan… répétal’inspecteur ; mais ils sont exécutés depuis longtemps.
– Impossible, répondit Marcof ;Pinard m’a affirmé le contraire.
– Quand cela ?
– Aujourd’hui même.
– Peut-être a-t-il raison… En tous cas,ils ont été incarcérés dans la salle numéro 7 ; s’ilsvivent, ils y sont encore.
– Et où est cette salle ?
– Au fond de la deuxième cour, escalierH, troisième étage ; voici l’ordre pour le geôlier de service…Veux-tu que je te fasse accompagner ?
– Inutile, répondit Boishardy, noustrouverons bien.
Au moment où Marcof et ses compagnonsgravissaient l’escalier indiqué, un roulement de tambour, appelantaux armes les hommes du poste de garde, retentit dans la premièrecour.
Ils s’élancèrent plus rapides que la pensée. Àla faible lueur d’une lanterne fumeuse qui éclairait le corridor,ils distinguèrent deux portes se faisant face. L’une d’ellesportait le numéro 7. L’autre était surmontée de cetteinscription tracée en lettres noires :
CHAMBRE DU SURVEILLANT
Boishardy heurta violemment à cette dernière.Elle s’ouvrit aussitôt et Piétro parut sur le seuil. Il tenait à lamain une petite lampe.
– Que veux-tu, citoyen ?demanda-t-il.
– Le prisonnier Loc-Ronan et leprisonnier Jocelyn.
– Le citoyen Loc-Ronan ? répéta legeôlier.
– Eh oui, tonnerre ! s’écria Marcofen avançant.
La figure du marin se trouvait alors enlumière. Piétro poussa une exclamation joyeuse.
– Marcof ! s’écria-t-il.
– Tais-toi ! répondit le marin entirant son poignard.
– Ne me reconnais-tu pas ? Maisregarde-moi donc ! disait le geôlier tremblant de joie.Quoi ! tu ne veux pas reconnaître Piétro leCalabrais ?
– Piétro ?
– Lui-même.
– Eh bien, si tu m’aimes toujours, mongarçon, rends-moi un dernier service… Fais sortir tout de suiteMM. de Loc-Ronan et Jocelyn.
– Le marquis ?
– Oui.
– Ils ne sont plus dans la sallecommune.
– Où sont-ils ?
– Là, dans ma chambre. J’ai su que cethomme était ton frère, et je voulais le sauver.
– Brave garçon ! s’écria Marcof dontles larmes sillonnaient le visage.
– Ainsi Philippe est là ? demandaBoishardy.
– Oui, messieurs, répondit le marquis deLoc-Ronan qui venait de pousser la porte et se précipitait dans lesbras de ses amis.
Keinec, pendant ce temps, pénétra dans lachambre et s’approcha vivement de la fenêtre donnant sur la cour.Il aperçut des sans-culottes portant des torches, et il reconnutCarfor parmi eux.
– Nous sommes cernés !s’écria-t-il.
– Allons… dit Boishardy, il ne nous resteplus qu’à mourir.
– Mais au moins nous mourrons ensemble,répondit Philippe. Une arme ! Donnez-moi une arme ! Noussommes quatre !…
– Vous m’oubliez donc, monseigneur ?fit une voix émue.
Le vieux Jocelyn s’avançait à son tour.
– Tiens, dit Marcof, prends cepoignard.
– Ils montent, cria Keinec.
– Essayons toujours de vaincre, réponditMarcof.
– Non, non, fuyons, interrompit Piétro.Venez, venez, suivez-moi. Que l’un de vous seulement éteigne lalanterne.
Keinec brisa la lampe. Piétro alors saisit lamain de Marcof et l’entraîna dans l’obscurité. Leurs compagnons lessuivirent. On entendait les pas des sans-culottes qui gravissaienthâtivement l’escalier. L’obscurité pouvait encore protéger Piétroet ceux qu’il dirigeait ; mais cette obscurité allait cesser,car déjà la lueur des torches apparaissait à l’entrée ducorridor.
Piétro venait d’atteindre l’extrémité opposée.Il poussa une porte tout ouverte, et pénétra dans une petite piècedans laquelle brûlait une bougie enfermée dans une lanterne sourde.Tous se précipitèrent. Piétro referma la porte et poussa deuxverrous intérieurs.
– La porte est doublée de fer,dit-il ; pendant qu’ils l’abattront, nous aurons le temps defuir.
– Par où ? demanda Boishardy.
Piétro désigna les fenêtres. Il y en avaittrois toutes garnies de barreaux de fer.
– Nous n’aurons pas le temps de scier lesbarreaux, fit observer Marcof.
– Ils le sont, répondit le geôlier.Détachez-les vite.
Keinec, Boishardy et Jocelyn s’élancèrent.Effectivement, les barreaux des trois fenêtres, sciés habilement,aux deux extrémités, n’offrirent aucune résistance. Pendant cetemps, Piétro, ouvrant un coffre, en tirait trois cordes ànœuds.
– Attachez cela, dit-il ; j’aiménagé un barreau exprès. Comme il n’y a pas de prisonniers danscette aile, on ne pose plus de sentinelle au dehors de ce côté.
– Mais, dit Marcof, tu avais donc toutpréparé ?
– Sans doute. Puisque cet homme était tonfrère, je devais le sauver.
– Oui, ajouta Philippe, ce pauvre garçonm’avait promis de fuir avec nous.
– Les cordes sont attachées, criaKeinec.
En ce moment, un bruit épouvantable éclatadans le corridor, et la porte trembla sous les coups de lahache.
– Partez ! fit Piétro.
– Philippe, Jocelyn et toi, d’abord,répondit Marcof.
– Mais…
– Il y va de la vie. Partez,tonnerre ! ou nous périrons tous.
L’hésitation n’était pas possible ; laporte commençait à se fendre. Philippe enjamba une fenêtre. Piétros’élança sur l’autre, et Marcof aida Jocelyn à escalader latroisième. Tous trois disparurent.
– À nous ! fitM. de Boishardy. Dépêchons !
Il était temps en effet. La porte volait enéclats, les fers des piques la traversaient. Les plaques de tôleoffraient seules encore une minime résistance. Pinard, l’œil enfeu, l’écume aux lèvres, excitait les sans-culottes. Boishardy etKeinec étaient déjà au dehors ; leur tête passait encoreau-dessus de l’appui de la fenêtre.
– Venez donc ! cria le gentilhomme àMarcof qui restait immobile.
Tout à coup la porte tomba, renversée dansl’intérieur. Marcof venait de saisir la corde à nœuds.
– Vite ! cria-t-il à ses compagnonsqui se laissèrent glisser rapidement.
– Coupez les cordes, hurla Pinard en seprécipitant vers la fenêtre sur laquelle venait de monter le marin.Coupez-les…
Il ne put achever. Une balle lui fracassait lamâchoire. Marcof laissa tomber son pistolet désarmé, et se laissantglisser rapidement, il acheva de descendre. Philippe le reçut dansses bras.
– En avant, dit Boishardy ; dusilence, et suivez-moi tous !…
– Où est Keinec ? demandaMarcof.
– Il est parti en éclaireur, réponditPhilippe.
– Silence ! ordonna Boishardy ;on se bat à l’une des portes de la ville.
Keinec accourait.
– Fleur-de-Chêne vient d’attaquer, dit-ilvivement.
– Alors, nous sommes sauvés ; enavant !
Et tous, suivant les pas du gentilhommesoldat, s’élancèrent dans la direction de l’Erdre.
– Comment Fleur-de-Chêne est-il déjà àNantes ? demanda Marcof sans ralentir la marche.
– Keinec lui a porté l’ordre des’approcher de la ville. Tout s’est fait pendant votre absence.Seulement, Fleur-de-Chêne a attaqué trop tôt.
– Qu’importe ! qu’il tienne jusqu’ànotre arrivée, et nous passerons.
– Oh ! il tiendra. Il a dûsurprendre la garde ; il avait le mot de passe.
– Qui le lui avait donc donné ?
– Moi.
– Vous, Boishardy ?
– Sans doute. J’ai fait de la besogne demon côté. Savez-vous quel était l’homme que j’ai trouvé chezPinard ?
– Non.
– C’était le comte de Fougueray.
– Le comte de Fougueray ?
– Eh oui, morbleu ! le comte deFougueray. C’est sur lui que j’ai trouvé le blanc-seing de Carrier,qui nous a servi à pénétrer dans la prison. C’est lui qui m’a donnéle mot de passe que j’ai transmis à Fleur-de-Chêne, et grâce auquelKeinec a pu sortir de la ville et conduire Yvonne près de nos gars.J’ai su le faire parler. Cela a été long, mais enfin j’en suis venuà bout.
– Et qu’est-il devenu ?
– Il est mort.
– Mort ?
– Les souffrances l’ont tué.
– Tonnerre ! Je ne saurai doncjamais la vérité ? Je ne saurai donc jamais ce qu’étaitréellement ce bandit ?
– Si fait, dit Piétro qui n’avait pasquitté Marcof, et venait d’entendre cette courte conversation. Jete la dirai, moi, car je sais tout.
– Tu connaissais cet homme ? s’écriale marin avec étonnement.
– Cet homme se nommait Diégo, celui donttu as détruit la bande dans les Abruzzes, la nuit même où tu nousas quittés. Rappelle-toi les deux voyageurs assassinés, la jeunefille sauvée par toi, et tu devineras la vérité.
– Oh ! je comprends…
– Attention ! interrompit Boishardy,nous voici en présence de l’ennemi !
Ils venaient en effet d’arriver près de laporte de la ville d’où partait la fusillade. Un violent combat s’ylivrait. Les soldats républicains, surpris dans le sommeil par labande de Fleur-de-Chêne, opposaient néanmoins une viverésistance.
Ils attendaient du secours de la ville. Cesecours arrivait. Goullin, à la tête des sans-culottes, débouchasur la petite place au moment même où Boishardy et ses compagnonss’élançaient vers les leurs.
Le tambour battant la charge annonçait en mêmetemps la rapide arrivée d’un nouveau renfort. Marcof et Boishardycomprirent que la lutte allait devenir impossible, et qu’il fallaitforcer le passage coûte que coûte. Le marin fit entendre le cri deralliement des chouans.
Aussitôt Fleur-de-Chêne arrêta l’élan de seshommes. Les soldats de garde, décimés, se replièrent sur lessans-culottes. Un passage était libre. Boishardy en profitahabilement.
– Fuyez ! cria Marcof. Je reste avecFleur-de-Chêne pour protéger la retraite.
– Non pas, partez tous ! je répondsdu reste ! répondit le chouan qui venait de pousser un cri dejoie en reconnaissant ses chefs.
Boishardy et Keinec saisirent Marcof etl’entraînèrent malgré lui. En ce moment le combat recommença.Fleur-de-Chêne soutint bravement le choc. Il avait deux centshommes avec lui, et il avait choisi les meilleurs soldats et lesgars les plus déterminés du placis.
Les sans-culottes reculèrent ; mais lessoldats républicains les soutinrent. Alors une tuerie épouvantableensanglanta la porte de la ville. Après une heure d’effortssurhumains, Fleur-de-Chêne, blessé, donna l’ordre de la retraite.Il avait perdu un quart de son monde.
Les chouans, à un signal donné, sedispersèrent tout à coup, et, mettant l’obscurité à profit,s’élancèrent dans la campagne. L’officier bleu qui avait pris lecommandement des troupes, n’osa pas les poursuivre. Il craignaitd’aventurer ses hommes, connaissant par expérience les rusesroyalistes. Pendant ce temps, Pinard était transporté sansconnaissance dans la maison du proconsul.
Quant à Marcof, à Boishardy, à Philippe, àYvonne et à leurs compagnons, ils avaient atteint Saint-Étienne. Lamission du marin était accomplie ; il avait sauvé son frère.Seul Keinec était triste et sombre.
À l’extrémité sud-ouest de l’Europe, au pleinsud de la péninsule espagnole, et à l’entrée de ce canal étroitcreusé entre les deux vieux continents par quelque bouleversementgigantesque, par quelque cataclysme effroyable, et qui du lacméditerranéen a fait une mer tributaire du vaste Océan, se creusedans les terres, en découpures capricieuses, une énorme baie,profonde et sûre, fréquentée dès l’enfance de la navigation par lesnombreux navires de toutes les nations maritimes. Cette baie estcelle d’Algésiras, dont les deux bras, s’élançant à droite et àgauche dans les eaux bleuâtres qui les baignent, semblents’efforcer de tendre à l’Afrique une main amie, que celle-ci refusede prendre en s’éloignant.
Par un phénomène bizarre, et qui prouvejusqu’à l’évidence que jadis les deux continents ont été violemmentdésunis, tout ce qui est saillie dans l’un est creux dans l’autre.De Ceuta au Spartel, du cap Trafalgar à la pointe d’Europe, ondirait une vaste langue de terre découpée par le milieu à l’aided’un seul coup d’un emporte-pièce : ici un promontoire, enface une baie ; à droite et à gauche, les deux versantsopposés d’une montagne tranchée par son centre en deux partieségales. De sorte que si, par un effort titanesque, un rapprochementsubit avait lieu, creux et saillies rentreraient les uns dans lesautres pour ne former qu’un même tout, exactement comme la chose sepratique dans ces jeux de casse-tête chinois qui font la joie et ledésespoir de l’enfance. Néanmoins, l’Afrique semble se renfermerdans son impassibilité orientale et se recule devant lesdémonstrations amicales que lui font les deux bras étendus de savieille sœur l’Europe. Ces deux bras, ces deux points extrêmes,sont Gibraltar et Tarifa.
Gibraltar, avec sa montagne aride descendant àpic dans la mer, comme s’enfonce en face d’elle la montagne desSinges, qui lui sert de pendant sur la terre africaine, Gibraltar,avec ses maisons anglaises, ses jardins impossibles, sa fumée decharbon de terre, ses sentinelles aux habits rouges, abritées desardeurs du ciel sous de petits toits en paille ; Gibraltar,avec ses canons qui percent le roc et montrent leurs gueulesmenaçantes comme des milliers de têtes d’épingles enfoncées dansune grosse pelote de soie brune.
Tarifa avec ses maisons mauresques, seshabitudes arabes, ses femmes enveloppées dans leur« haich » savamment drapé, qui leur couvre lafigure et ne laisse passer que l’éclair d’un grand œil noir frangéde cils d’ébène ; Tarifa, enfin, avec ses balcons espagnolsaux verts feuillages, et ses rues désertes à l’heure du soleil.
Au centre du golfe, assises sur la terre duCid, on voit, à droite, San-Roque, à gauche, Algésiras, toutes deuxvéritables villes espagnoles, toutes deux filles non dégénérées dela poétique Andalousie. Puis pour horizon les montagnes quientourent Grenade. Sur la tête un soleil sans nuage. Sous les piedsune mer calme et azurée. Gibraltar est un diamant maritime del’Europe, et, suivant leur habitude, les Anglais l’ont fait monterpour le passer à leur doigt. Ils ont dédaigné les autres points dugolfe dont la position topographique, pour être tout aussipittoresque, est bien moins défendue par la nature. Mais cesconsidérations, dont le développement nous entraînerait trop loin,ne sont pas du ressort du roman. Contentons-nous de dire au lecteurque, sans plus ample peinture, nous le conduisons dans la baie quenous venons de nommer. Treize mois se sont écoulés depuis le momentoù nous avons interrompu notre récit. C’est au mois de janvier 1794que nous allons le reprendre.
Il est dix heures du matin ; l’air esttiède et le soleil rayonnant. Une forte brise de l’est souffle dansle détroit et augmente la force du courant qui porte laMéditerranée vers l’Océan. Un navire vient de doubler le rocher deGibraltar et se dirige vers le centre du golfe. Ce navire est lelougre le Jean-Louis.
À l’avant, le vieux Bervic est appuyé sur lesbastingages et contemple avec indifférence le riche paysage qui sedéroule sous ses regards blasés. Un groupe de cinq personnes est àl’arrière. C’est d’abord Marcof, puis Keinec, Jahoua et Piétro. Ilsentourent un siège sur lequel est assise une femme aux traitsamaigris, aux longs cheveux blonds, à l’expressionmélancolique.
Cette femme peut avoir quarante ans. Toute sapersonne est empreinte d’un cachet indéfinissable de distinction etde noblesse. Sa bouche souriante, son front pur, ses yeux aux douxrayonnements, aux regards bienveillants, indiquent l’ineffablebonté de l’ange qui a souffert et qui pardonne à ses bourreaux.Elle écoute avec une anxiété visible les paroles de Marcof, quisemble terminer un long récit.
– Après ? demanda-t-elle en voyantle marin s’interrompre.
– Après ?
– Oui.
– Piétro vous donnera plus de détails,mademoiselle. Qu’il complète mes révélations.
L’inconnue se tourna alors vers l’Italien.
– Vous avez entendu, mon ami. Voulez-vousavoir la bonté de parler à votre tour ? Surtout n’omettezrien ; racontez les plus légers détails. Vous devez penser àquel point ce récit m’intéresse. Ne vous inquiétez pas de meslarmes, si elles coulent encore. Il faut bien que je sachetout.
Piétro interrogea Marcof du regard.
– Parle ! répondit le marin.
L’Italien s’inclina respectueusement devantson interlocutrice et commença :
– Ce que je vais vous dire, mademoiselle,je l’ai déjà raconté à Marcof, et je le tiens de la bouche même deCavaccioli, l’ami de Diégo. Voici ce qui s’est passé après queMarcof vous eut arrachée à une mort certaine. Diégo et Raphaëlavaient emporté la cassette contenant les papiers de vos deuxfrères. Il paraît que dans ces papiers ils découvrirent un secretde famille.
– Secret que je puis vous révélermaintenant, interrompit l’inconnue, car ce secret n’en est plus un.Il faut que vous sachiez, messieurs, qu’en 1768 mon père fut exiléde France par ordre du roi Louis XV. Il avait eu le malheur dedéplaire à madame Du Barry, et de s’être déclaré le partisan zéléde M. de Choiseul et des parlements. Libre de choisir lelieu de son exil, il adopta l’Italie, et vint avec sa familles’installer à Rome. Nous étions trois enfants. L’aîné, mon frère,qui devait un jour hériter du nom et des armes de la famille, étaitalors le vicomte de Fougueray. Le second se nommait le chevalier deTessy ; et moi enfin, Marie-Augustine de Fougueray. Lespremières années de notre séjour dans la capitale du monde chrétiense passèrent calmes et heureuses. Mon père avait fait réaliser unegrande partie de sa fortune. Il ne possédait plus en France qu’unepetite terre située dans la basse Normandie. Nous vivionsgrandement à Rome. Enfin le malheur s’abattit sur nous. Nousperdîmes notre père. Mon frère aîné sollicita du roi notre rentréeen France et il l’obtint. Nous résolûmes de quitter l’Italie. Nousétions alors en 1774.
La pauvre femme s’arrêta comme dominée parl’émotion, puis elle reprit :
– Il y avait douze années que j’avaisquitté la France. Notre nom n’était pas oublié ; mais il n’endevait pas être de même de nos personnes. Nous étions enfants lorsdu départ de notre père, et nous allions revenir personnagesd’importance. Qui nous reconnaîtrait ? Nous n’avions plus deproches parents. Qui nous attendrait, qui nous recevrait avecjoie ? Nous n’avions pas d’amis, nous étions bien seuls toustrois. Aussi n’étions-nous pas pressés de revoir la patrie. Monfrère aîné, le comte de Fougueray, nous proposa de visiter lapartie de l’Italie que nous ne connaissions pas encore. J’avais unvif désir de parcourir les Calabres. Nous partîmes. Hélas !qui nous ayant vus joyeux au départ aurait pu supposer les malheurssans nombre qui furent les suites de ce voyage ? Mes deuxfrères tués sous mes yeux ! Et moi !… moi !…Oh ! que serais-je devenue sans la miséricordieuseintervention de celui qui m’a défendue au péril de ses jours !Marcof ! comment vous exprimer jamais ce que je vous dois dereconnaissance ?
– En aimant ceux près desquels je vousconduis, répondit le marin, qui d’un geste désignait la terre.
– Sommes-nous donc si près duport ?
– Voici Algésiras, et bientôt des mainsamies vont serrer les vôtres. Il y a entre vous et eux lafraternité du malheur, car vous avez tous souffert les torturesimposées par les mêmes bourreaux.
– Mais comment se fait-il que ces hommesaient eu l’audace de commettre une telle infamie ?
– Vous allez le savoir en écoutantPiétro. Continue, mon ami.
Piétro reprit :
– La cassette que Diégo et Raphaëlavaient emportée contenait probablement la relation exacte de toutce que vous venez de dire, mademoiselle.
– Sans doute. Le chevalier avaitl’habitude de tenir par écrit un compte régulier des moindresactions de sa vie. Il nommait cela son journal. Hélas ! jeprévois que ce soin puéril est devenu la source d’une partie desmalheurs qui sont arrivés.
– Vous ne vous trompez pas. Ces deuxhommes, sachant bien que personne en France ne vous connaissait, etcroyant sans doute trouver dans le nom de Fougueray une sourceintarissable de fortune, prirent la résolution de remplacer vosdeux frères. Ils avaient en leur puissance tous vos papiers defamille. Ils étaient à peu près du même âge que les deuxgentilshommes assassinés. Ils ne manquaient ni d’esprit nid’intelligence ; lors même qu’ils vous eussent rencontrée, ilsvous eussent accusée d’imposture. Je dois vous dire maintenant queDiégo avait ramassé dans les boues de Naples une femme dont ilavait fait sa maîtresse. Cette créature, belle comme une madone duTitien, avait seize ans à peine à l’époque dont vous parlez. Maisson artifice et sa perfidie avaient devancé l’âge pour en faire unecourtisane éhontée et dangereuse. À elle revint le rôle de la jeunefille. Hermosa se fit appeler Marie-Augustine de Fougueray. Ce futsous ces noms volés qu’ils s’embarquèrent à Messine. C’est là toutce que Cavaccioli en avait su.
– Le reste est facile à comprendre,reprit Marcof. Une fois à Paris, les bandits dissipèrentpromptement leur fortune. Ils se souvinrent alors de la beautéd’Hermosa. Le marquis de Loc-Ronan fut la première proie qui tombadans leurs filets.
– Et ces monstres sont morts ?demanda Marie-Augustine.
– Oui, mademoiselle. Le premier, Raphaël,fut empoisonné par ses deux complices. Hermosa, elle, tomba frappéepar une balle qui m’était destinée, et Diégo fut tué parM. de Boishardy, dont je vous ai souvent parlé.
– Justice du ciel ! murmuramademoiselle de Fougueray, tes décrets sont inévitables.
Il y eut un moment de silence. Marie-Augustinesemblait absorbée dans de sombres réflexions. Enfin, elle fit uneffort pour s’arracher aux pensées qui assombrissaient son douxvisage, et s’adressant à Marcof :
– Ainsi, dans quelques heures, je vaisconnaître le marquis de Loc-Ronan ? demanda-t-elle, tandis queson regard errait sur la côte voisine.
Le lougre doublait en ce moment le portmilitaire, et mettait le cap sur Algésiras. Les maisons deGibraltar apparaissaient sur la droite, accrochées à la base durocher dénudé.
– Dans moins d’une heure, mademoiselle,répondit le marin, vous serez près du marquis et de sa dignefemme.
– Elle a quitté le voile ?
– Pas encore ; mais je veux qu’ellevous doive le bonheur de reprendre le nom de son époux.
– Comment cela ?
– Le voyage que je viens d’accompliravait un double but. Jusqu’à ce jour, j’avais voulu vous laisserentièrement à vos tristes souvenirs et ne pas y mêler le spectacledu bonheur d’autrui. Aujourd’hui, grâce au ciel, la force vous estrevenue, et après vous avoir raconté les différentes particularitésde la vie du marquis de Loc-Ronan, je puis reprendre mon récit aumoment où je l’avais interrompu. Nous avons encore près d’une heureavant de nous occuper du mouillage. Vous plaît-il dem’écouter ?
– De grand cœur ; parlez vite. Vousvous étiez arrêté à l’instant où, grâce à votre dévouement, à celuide vos amis, vous veniez d’arracher votre frère, pardon, M. lemarquis…
– Oh ! interrompit Marcof, vouspouvez dire « mon frère ». Philippe a fait serment de neme revoir jamais si je n’acceptais pas ce titre.
– Eh bien, votre frère, qui sans douteest digne de vous, vous veniez de l’arracher, dis-je, à une mortcertaine.
– C’est cela même, mademoiselle. Je vousferai grâce, cependant, des détails des nouveaux dangers que nousavons courus pendant trois mois, et de la joie qu’éprouvamademoiselle de Château-Giron en revoyant son époux. Bref,j’exigeai que Philippe abandonnât, momentanément au moins, cetteterre de Bretagne sur laquelle il avait tant souffert. Sa santédélabrée ordonnait impérieusement le calme et le repos. Lui nevoulait pas partir ; il se devait, disait-il, à ses amis et àla cause royale. Sa pauvre femme se désespérait. Encore sixsemaines de fatigues, et Philippe se mourrait d’épuisement. Alorsje n’hésitai plus ; j’employai la ruse et la force pourl’embarquer à bord de mon lougre. Une fois en mer, il me mauditd’abord, puis il m’embrassa ensuite. La jeune fille dont je vous aiparlé, cette Yvonne, qui, elle aussi, avait si cruellementsouffert, se partageait avec Julie le soin de veiller sur lemalade. Il fallait un ciel pur, un air chaud, un pays calme pourrendre la santé à Philippe. J’avais toujours été charmé par lepaysage qui nous entoure ; je connaissais quelques braves gensà Algésiras, et cette petite ville présentant toutes les conditionsexigibles, je résolus d’y conduire Philippe. Puis j’étais pousséencore par deux autres pensées ; je voulais aller en Italie,et l’Espagne se trouvait sur ma route. En Italie, j’avais deuxmissions à remplir ; la première vous concernait.
– Brave et excellent cœur ! murmuramademoiselle de Fougueray avec une émotion profonde ; vousn’avez jamais songé qu’aux autres, et vous avez été la providencede tous ceux qui vous ont approché.
– Je remplissais un devoir, mademoiselle.Piétro, en me racontant la vérité, en m’apprenant quels étaient lesdeux gentilshommes dont Diégo et Raphaël avaient pris les noms,Piétro me parla de la jeune fille qui les accompagnait. Il savaitque cette jeune fille avait été sauvée par moi. Jusqu’alors jen’avais pu m’informer de ce qu’elle était devenue. Lorsque, arrivéstous deux à Messine, je vous avais remise dans cette maison desanté, mademoiselle, votre état alarmant ne me permettait pasd’espérer une prompte guérison.
– Oui, interrompit Marie-Augustine ;j’étais privée de la raison. La terreur m’avait rendue folle.Hélas ! je suis restée dix-sept ans dans ce malheureuxétat ! Le docteur Luizzi ne m’a jamais abandonnée. Et pourtantj’étais pauvre, je ne possédais rien. Ce digne homme avait gardé unsi profond souvenir de votre généreuse action, Marcof, car ilsavait, lui, ce que je n’ai appris que plus tard, c’est-à-dire quevous m’aviez laissé tout ce que vous possédiez, payant de votretravail votre passage en France, le docteur Luizzi, vous disais-je,avait conservé de cette action un tel souvenir qu’il reporta surmoi toute la tendresse née de l’admiration qu’elle lui avaitinspirée. Quand, il y a deux ans, je revins à la raison, ilm’offrit de m’avancer l’argent nécessaire pour me mettre à même deretourner en France. Mais, il y a deux ans, la France était déjàinterdite aux familles nobles. Il me fallut demeurer à Messine.C’était dans l’endroit même où vous m’aviez laissée que vous deviezme retrouver.
– J’ignorais ces détails, reprit Marcof.Mon frère lui-même m’engagea vivement à me rendre en Sicile et mefit promettre de vous ramener près de lui si vous viviez encore.Cette espèce de similitude qui régnait entre les malheurs qui vousavaient accablés tous deux, lui faisait considérer mademoiselle deFougueray comme faisant réellement partie de sa famille. Julieelle-même désirait vivement vous connaître, car elle vous savaitdésormais seule au monde. Aller à Messine et vous ramener prèsd’eux était donc d’abord le premier but de mon voyage enItalie.
– Et le second ? demandaMarie-Augustine.
Au lieu de répondre, Marcof appela un moussequi rôdait autour du mât d’artimon. L’enfant accourut.
– Descends dans ma cabine, dit le chef,et apporte-moi le portefeuille en cuir rouge que tu trouveras surma table.
– Oui, commandant, répondit le mousse ense précipitant pour exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir.
Il reparut promptement tenant à la main leportefeuille indiqué. Marcof le prit et l’ouvrit ; il en tiraune large enveloppe toute constellée de cachets ; au centreétaient empreintes sur la cire les armes papales. La suscriptionportait :
À Mademoiselle Julie de Château-Giron.
Les cachets étaient volants. Marcof tenditl’enveloppe à mademoiselle de Fougueray.
– Prenez ! dit-il.
– Qu’est-ce que cela ? répondit-elleen tournant l’enveloppe de tous côtés.
– Veuillez ouvrir et lire.
Marie-Augustine s’empressa d’user de lapermission. Elle déploya une large feuille de parchemin couverted’écritures.
– Ah ! fit-elle après l’avoirparcourue du regard. Sa Sainteté consent à relever mademoiselle deChâteau-Giron des vœux qu’elle avait prononcés. Il lui est permisde demeurer près de son époux et de reprendre le titre auquel ellea droit. C’est donc pour cela que nous avons touché àCivita-Vecchia et que vous êtes allé à Rome ?
– Pour cela même, mademoiselle.
– Et vous voulez, n’est-ce pas, que cesoit moi qui remette cette lettre à la marquise ?
– Je vous en prie !
En ce moment Bervic, son chapeau ciré à lamain, s’approcha du groupe.
– Tout est paré pour le mouillage,dit-il.
– Bien, répondit Marcof.
Puis, se tournant vers Keinec qui étaitdemeuré immobile près de Jahoua, sans mêler un mot à laconversation qui venait d’avoir lieu :
– Veille à la manœuvre, lui dit-il.
Keinec s’élança sur le banc de quart et Jahouas’approcha du bastingage. Marcof les suivit des yeux et laissaéchapper un geste d’impatience.
– Qu’avez-vous, mon ami ? demandaMarie-Augustine.
– J’ai que je serais complètement heureuxsi ces deux gars pouvaient l’être également.
– Pauvres jeunes gens !
– Oui, plaignez-les, car ils sontvéritablement à plaindre. Jadis ennemis acharnés, maintenant frèresdévoués l’un à l’autre, le bonheur du premier doit faire le malheurdu second.
– Leur amour n’a pas faibli ?
– Nullement.
– Et lequel Yvonne aime-t-elle ?
– Elle préfère Jahoua, mais la pauvreenfant s’efforcera d’aimer Keinec ; c’est lui qu’elle doitépouser.
– Pourquoi ?
– Ne vous rappelez-vous pas l’histoire dece serment, que je vous ai racontée ?
– La jeune fille devait épouser celui quila sauverait ?
– Oui, et Keinec est celui-là.
– Pourtant, il semble plus triste que soncompagnon.
– Il l’est davantage, en effet. C’est uncœur d’or que celui de ce garçon-là. Depuis un an il lutte ensecret contre son amour pour ne pas être un obstacle au bonheurd’Yvonne et de Jahoua. Moi seul connais ce qui se passe dans sonâme. Il y a un an, avant qu’Yvonne s’embarquât pour suivre Philippeet Julie, Keinec devait l’épouser. Il a volontairement retardé lemariage. Lors de notre arrivée à Algésiras, il a voulu faire cevoyage d’Italie avec moi. C’est entre eux une lutte perpétuelle degénérosité. Chacun emploie la ruse pour ne pas se laisservaincre ; ainsi Jahoua n’est pas marin, eh bien, il n’a jamaisvoulu quitter mon bord pour ne pas demeurer seul à terre prèsd’Yvonne. Oh ! les pauvres enfants sont véritablementmalheureux. Cependant il faut que cet état de choses ait un terme.Nous allons débarquer, et le mariage doit avoir lieu : ehbien, j’ai peur, je crains un funeste dénouement.
– Que Dieu nous aide ! murmuraMarie-Augustine.
– Mouille ! interrompit la voix rudede Keinec.
La chaîne fila sur le fer de l’écubier et unelégère secousse indiqua que l’ancre venait de mordre le fond desable.
– Commandant, dit Bervic en s’approchant,une chaloupe à tribord.
– C’est Philippe, Julie et Yvonne !s’écria Marcof en se penchant sur le bastingage.
Puis, s’adressant à Marie-Augustine :
– Venez, dit-il, venez, mademoiselle, queje vous présente votre nouvelle famille.
Mademoiselle de Fougueray, très émue, se levaet s’appuya sur le bras que lui offrait Marcof. Un canot accostaitle lougre, et Philippe, s’élançant sur le pont, se retournait pourdonner la main à sa charmante femme. Yvonne venait après elle.Keinec descendit lentement du banc de quart ; Jahoua le saisitpar le bras.
– Viens donc aussi, lui dit-il ;viens saluer ta fiancée !
– Tu souffres bien, n’est-ce pas ?répondit Keinec.
– Non, fit le bon fermier en s’efforçantde sourire ; je suis heureux puisque tu vas l’être, et tonbonheur, vois-tu, c’est le mien.
Et Jahoua entraîna Keinec au-devant d’Yvonne.Pendant ce temps, Marcof avait présenté mademoiselle de Fougueray àson frère et à la marquise de Loc-Ronan. Tous trois s’accueillirentmutuellement comme de vieux amis.
– On vous a bien fait souffrir en monnom, dit Marie-Augustine en pressant dans les siennes les mains queJulie lui avait tendues. Pourrez-vous jamais oublier assez pourm’aimer un peu ?
Philippe de Loc-Ronan habitait une charmantepetite maison située sur le bord de la mer, et enfouie au milieu detouffes de jasmins, d’orangers et de grenadiers.
Le lendemain du jour qui suivit l’arrivée duJean-Louis, la joie la plus vive régnait parmi la petitefamille.
Marie-Augustine avait trouvé une sœur dans lapersonne de Julie de Loc-Ronan.
Marcof, heureux du bonheur dont, à justetitre, chacun le prétendait l’auteur, Marcof, disons-nous, n’avaitplus qu’une préoccupation, celle de voir terminer l’union d’Yvonneet de Keinec. Mais Keinec était sombre et rêveur : Yvonne luiprodiguait en vain des témoignages de tendresse. Jahoua affectaitinutilement une indifférence complète à l’égard de la jeune fille,rien ne parvenait à dissiper les nuages qui couvraient le front dujeune gars. Philippe de Loc-Ronan partageait les préoccupations deson frère. Il aimait Yvonne qui l’avait entouré de soins dignesd’une fille dévouée. Son cœur reconnaissant voulait le bonheur deKeinec, qui avait risqué ses jours pour sauver les siens, et iladmirait la grandeur d’âme du fermier qui, plus fort que leSpartiate, riait quand le désespoir et le chagrin le dévoraient.Mais Jahoua tenait son serment ; Jahoua se sacrifiait, et ilessayait de cacher ses souffrances.
Le soir du jour dont nous venons de parler,les différents personnages qui habitaient la petite maisond’Algésiras étaient réunis dans une vaste salle du rez-de-chaussée.Marcof venait d’entrer en tenant à la main un paquet dejournaux.
Le courrier anglais de Gibraltar avaitapporté, le jour même, des nouvelles de France.
Chacun était avide de connaître ce qui s’ypassait. Philippe ouvrit les journaux et les parcourut rapidement.Tout à coup il fit un geste d’étonnement, et son regard exprima unejoie vive et inattendue.
– Qu’est-ce donc, mon ami ? demandala marquise.
– Ce journal… répondit Philippe endésignant le numéro du Moniteur qui portait la date du 25frimaire an III de la République française.
– Eh bien ? fit Marcof.
– Il s’agit de Carrier.
– De Carrier ?
– Oui.
– Encore de nouveaux crimes ?
– Non ; un juste châtiment.
– Il est mort ?
– Guillotiné à Paris, le 13 décembredernier.
– Ah ! s’écria Marcof ; il y aune justice au ciel !
Et, s’emparant du journal, il lut à haute voixles détails de la condamnation du terrible proconsul.
Après avoir donné rapidement connaissance duprocès, il en arriva aux lignes suivantes :
« … Séance du 25 frimaire an III dela République française une et indivisible.
« Après de longs débats, après unedéfense habilement conçue, le représentant du peuple Carrier, surla déclaration de nombreux témoins, dont les paroles ont fait plusd’une fois frémir l’auditoire, a été déclaré coupable d’avoir donnédes ordres d’exécution, sans jugement préalable, signés de lui, etque le tribunal lui représente.
« Deux de ses coaccusés, le citoyenPinard et le citoyen Grandmaison, l’un comme lieutenant de lacompagnie Marat, l’autre comme membre du comité du département,convaincus de complicité avec le citoyen représentant, sontégalement déclarés coupables.
« En conséquence, les accusés Carrier,Pinard et Grandmaison sont condamnés à la peine de mort.
« Les autres accusés, considérés commeinstruments passifs, sont renvoyés purement et simplement, déclarésinnocents des crimes reprochés aux trois premiers. »
– Ainsi, s’écria Marcof ens’interrompant, ce misérable Carfor n’avait pas été tué par moi,comme je l’espérais. Je l’avais cependant vu tomber, et ma ballel’avait atteint à la tête.
– Mon Dieu ! dit Marie-Augustine,qui donc avait pu pousser cet homme au crime ?
– Rien autre que ses propres instincts,répondit Jahoua. J’ai connu jadis ce Ian Carfor en Bretagne. Avantd’être berger, sorcier et espion, il avait été garçon de ferme chezmon père. Obéissant à ses vices épouvantables, il avait volé etlaissé accuser un pauvre gars innocent. Ce fut moi qui découvrisson crime et qui avertis mon père. Un hasard me fit surprendreCarfor au moment où il accomplissait un nouveau vol. Chasséhonteusement de la ferme, il me voua une haine mortelle. Trop lâchepour me braver ouvertement, il chercha à exploiter la haine d’unami.
– La mienne, interrompit Keinec. Lemonstre m’avait conduit à commettre un assassinat, et Dieu sait cequi serait arrivé sans l’intervention de Marcof !
– Il a conservé jusqu’au dernier momenttoute l’atrocité de son caractère, ajouta Philippe, qui venaitd’ouvrir un autre journal. Voici ce que l’on écrit sur l’exécutionde ces trois hommes : « Carrier et ses deux coaccusés ontmarché tous trois à l’échafaud, le premier protestant énergiquementde son innocence, et disant qu’il n’avait fait qu’exécuter lesordres de la Convention. Au moment de l’exécution, et tandis queles aides du bourreau s’emparaient de Grandmaison qui devait mourirle premier, Pinard, transporté d’une sorte de rage, se précipitatête baissée sur Carrier, et, le frappant à la poitrine avecviolence, le jeta presque sans vie sur les degrés de l’échafaud.Peut-être allait-il se porter à de nouveaux excès sur son complice,lorsqu’on parvint à l’entraîner et à le lier sur la bascule.Carrier, toujours inanimé, subit le dernier la peinecapitale. »
– Les brigands sont morts, ditMarcof ; mais j’aurais voulu les frapper moi-même.
– Ne parlez pas ainsi ! fit Julie ensaisissant la main du marin.
– Pourquoi ? j’écraserais sans pitiéle scorpion que je rencontrerais sur ma route. Agir ainsi, c’estrendre service à l’humanité.
– N’importe ! ajoutaMarie-Augustine ; ces nouvelles sont un grand soulagement pournous : et puisque vous êtes résolu à retourner en France, aumoins saurons-nous que vous n’aurez pas à redouter les poursuitesde ces hommes.
– Tu es donc décidé, frère ? demandaPhilippe.
– Il le faut, repartit Marcof.
– Tu pars… et je reste.
– Il le faut également. Tu n’es plus seulet tu as près de toi une pauvre femme qui a souffert, et quimourrait de ta mort. Vis donc pour elle et consacre-toi à sonbonheur ! Puis n’insiste pas. Mon parti est pris, mes ordressont donnés. Demain le Jean-Louis reprend la mer.Peut-être pourras-tu bientôt rentrer en France. Nous avons emportéen partant une partie de la fortune de ta femme ; je tepromets, quoi qu’il arrive, de te rapporter le reste dans moinsd’une année. Allons, mes amis, ne vous attristez pas ; je parsdemain ; que mes derniers moments soient gais, et qu’ilsdemeurent au fond de mon cœur comme un souvenir doux et bienfaisantqui m’aidera à supporter les fatigues et les dangers.
– À quelle heure l’appareillage ?demanda Yvonne.
– Après ton mariage, ma fille ; jeveux assister à la bénédiction nuptiale avant mon départ.
– Eh bien, dit Jahoua en souriant, vouspourrez lever l’ancre de bon matin ; car j’ai prévenu leprêtre aujourd’hui même, et il bénira les époux au point du jour.Maintenant, Marcof, j’ai une grâce à vous demander.
– Laquelle ?
– Laissez-moi partir avec vous.
– Volontiers, mon gars.
– Oui, mais j’entends partir comme marin.Je ne veux plus vivre à terre. La Bretagne est saccagée, ma fermeest brûlée ; je n’ai plus rien. Engagez-moi !
– Ta place est prête à mon bord. Tuprendras celle qu’avait Keinec.
– Merci !
Keinec se leva brusquement.
– Où vas-tu ? demanda Marcof.
– À bord du lougre ; puisque tu parsdemain, il faut que je transporte à terre le peu que jepossède.
– Je vais avec toi, dit vivement lefermier.
– Non, non, demeure ; avant uneheure je serai de retour.
Et, sans attendre une réponse, le jeune hommes’élança au dehors. Marcof frappa du pied avec impatience. Yvonnes’était levée avec inquiétude. Jahoua allait sortir, lorsque lemarin le retint.
– Laisse-le faire, dit-il ; moi-mêmeje vais à bord pour donner les derniers ordres, je saurai bien leramener.
*
**
Une heure du matin venait de sonner à lacharmante église de la petite ville, et un morne silence régnaitdans le jardin attenant l’habitation du marquis. Une fenêtre durez-de-chaussée donnant sur un massif était seule ouverte. Yvonne,la tête enveloppée dans ses petites mains, y était accoudée. Lapauvre enfant pleurait en étouffant ses sanglots. Tout à coup lesbranches du massif s’écartèrent, une ombre traversa rapidementl’allée et s’approcha de la fenêtre. Yvonne surprise releva latête.
– Jahoua ! murmura-t-elle.
– Oui, répondit le fermier, Jahoua quivoulait te voir une dernière fois et te parler.
– Keinec ?
– Il n’est pas revenu.
– Mon Dieu !
– Oh ! sois sans crainte ! ilest à bord avec Marcof. Mais écoute, Yvonne, le temps presse, ilfaut que je te parle. Yvonne, tu sais si je t’ai aimée, si jet’aime encore. Je donnerais sur l’heure la moitié de ce qui mereste à vivre pour qu’il me fût permis de passer l’autre moitiéprès de toi. Hélas ! un pareil bonheur m’est refusé ! Tupleures, tu es émue, tu m’aimes encore peut-être ?
– Oui, murmura la jeune fille.
– Alors, c’est au nom de notre amour àtous deux, que je te conjure de m’oublier. J’aime Keinec presqueautant que je t’aime. Tu lui appartiens. Nous nous devons auserment prononcé lorsque nous te croyions à jamais perdue pournous. Keinec t’a sauvée. Keinec a vengé la mort de ton père. Keinect’aime autant que je t’aime. Épouse-le, Yvonne, épouse-le sansregrets. Deviens sa compagne et rends-lui amour pour amour. C’estun grand cœur, fais qu’il soit heureux !
– Oh ! s’écria la jeune fille,demain je serai sa femme, et je te jure, par la mémoire de monpère, d’être pour lui une compagne aimante et fidèle ; maisque veux-tu, Jahoua ! demain il faudra que je sourie ;laisse-moi pleurer cette nuit.
– Pleure donc, pauvre enfant, pleure, etque ces larmes te donnent la force nécessaire pour accomplir lesacrifice.
– J’aurai du courage, Jahoua !Jahoua ! je saurai lutter et être digne de toi et de lui.
– Adieu alors ! adieu pourlongtemps, pour toujours peut-être.
– Mon Dieu ! ne te reverrai-je doncplus ?
– Keinec connaît mon amour ; Keinecsait que tu m’as aimé ; ma présence pourrait le faire souffrirplus tard. Il ne le faut pas. Demain, après la bénédiction, jem’embarque avec Marcof, et j’irai chercher l’oubli dans lesdangers. Adieu donc, Yvonne ! adieu ; c’est là tout ceque je voulais te dire. Sois forte maintenant ; sois digne decelui qui va recevoir ta foi.
Et le jeune homme, serrant avec force la mainde la jeune fille, s’élança sans oser tourner la tête, et disparutdans le jardin. Yvonne leva les yeux vers le ciel, et, refermant lafenêtre, alla s’agenouiller devant une image de la Vierge apposéedans un angle de la chambre. Le silence régna de nouveau dans lepetit jardin. Alors du massif même qu’avait traversé Jahoua sortitun homme qui, pendant toute la conversation précédente, s’étaittenu blotti sans mouvement. Cet homme était Keinec.
Depuis deux heures il guettait, pour ainsidire, les sanglots d’Yvonne sans avoir eu le courage de se montrer.Enfin il allait le faire, lorsque Jahoua était arrivé. Alors ilavait écouté. Lorsque le jardin était devenu désert et silencieux,il s’était relevé doucement, ainsi que nous venons de le dire. Ildemeura un moment immobile. Il fit ensuite quelques pas dans ladirection de la fenêtre d’Yvonne, puis il s’arrêta de nouveau.
Enfin, prenant un parti décisif, il traversale jardin, franchit le petit mur qui servait d’enclos, et gagna lebord de la mer.
Le Jean-Louis se balançait à unedemi-lieue en rade. Aucune embarcation n’était sur la grève. Keinecse déshabilla, attacha ses effets sur une planche, se jeta à lanage, et, poussant la planche devant lui, il se dirigea vers lelougre. Arrivé sous le beaupré, il saisit une amarre et grimpalestement à bord. Bervic veillait sur le pont.
– Où est Marcof ? demanda le jeunehomme en reprenant ses habits.
– Dans sa cabine, répondit le vieuxmarin.
– Merci.
Et Keinec s’élança dans l’entrepont.
Marcof effectivement était assis dans sonhamac, et paraissait absorbé dans ses rêveries.
Keinec courut à lui.
– Que veux-tu ? demanda vivement lemarin en remarquant la profonde altération des traits de sonami.
– Je veux qu’Yvonne soit heureuse !répondit Keinec d’une voix sourde ; je veux que tu m’aides àassurer son bonheur, et je vais te dire ce qu’il faut que tufasses.
À l’aube naissante du jour, Julie etMarie-Augustine vinrent frapper à la porte d’Yvonne. Les deuxfemmes voulaient parer de leurs mains la jeune fille. Chacune luiapportait un souvenir d’amitié et un témoignage d’affection :Yvonne souriante, la pauvre enfant avait séché ses larmes, Yvonneécoutait avec une respectueuse reconnaissance les douces parolesmurmurées à son oreille.
Julie surtout, la sainte créature qui, mieuxque personne, comprenait l’abnégation de soi-même, Julie, qui avaitdeviné depuis longtemps ce qui se passait dans le cœur de la jeunefille, lui prodiguait les mots les plus affectueux. À sept heureset demie Yvonne était prête.
Le mariage devait avoir lieu à huit. Yvonnevoulut aller saluer le marquis. Les trois femmes croyaient Keinecet Marcof auprès de Philippe. Elles n’y trouvèrent que Jahoua qui,paré de ses plus beaux habits, devait servir de témoin à la jeunefille.
– Keinec n’est-il donc pas ici ?demanda Julie avec étonnement.
– Non, répondit Philippe ; il seprépare sans doute. Il aura passé la nuit à bord duJean-Louis, et Marcof va nous le ramener.
– Nous allons sans doute voir lesembarcations du lougre, ajouta Jahoua en s’approchant de la fenêtrequ’il ouvrit.
Le fermier poussa un cri étouffé. Puis ilpassa la main sur ses yeux et regarda encore.
– Mon Dieu ! dit-il.
– Qu’est-ce donc ? s’écria Julieeffrayée en accourant près de lui.
– Le Jean-Louis n’est plus aumouillage !
– Impossible ! s’écria Philippe ens’élançant à son tour.
– Mon Dieu ! qu’est-ce que cela veutdire ? murmura Yvonne en pâlissant.
– La rade est nue ! fit le marquisavec stupeur.
En ce moment on ouvrit la porte du salon et undomestique entra.
– Que voulez-vous ? demanda Philippeen voyant le valet s’avancer vers lui.
– C’est une lettre, monseigneur, que lecommandant m’a dit de vous remettre.
– Marcof ?
– Oui, monseigneur.
– Et quand vous a-t-il donné cettelettre ?
– Ce matin, à quatre heures.
– Pourquoi ne pas me l’avoir remise plustôt ?
– Parce que le commandant m’avait ordonnéexpressément de ne la remettre à monseigneur qu’au moment de lacélébration du mariage, et huit heures viennent seulement desonner.
Philippe prit la lettre, fit un signe, et levalet sortit.
Tous attendaient avec anxiété.
Le marquis brisa le cachet d’une maintremblante.
Puis sa physionomie si noble s’illumina ;et tendant le papier à Julie :
– Lisez, dit-il, je me sens trop ému.
Julie parcourut la lettre ; et faisant undoux geste de la main :
« Cher frère, lut-elle, au moment où turecevras ces lignes, le Jean-Louis sera en plein détroit.Il met le cap sur la France. Keinec est à bord. Le brave gars avoulu jusqu’à la fin se sacrifier au bonheur de celle qu’ilaime.
« Sa volonté expresse est qu’Yvonneépouse Jahoua ce matin même. Il l’ordonne au nom de son proprebonheur. Keinec a voulu se tuer cette nuit.
« Maintenant il est calme ; et cecalme vient de la certitude où il est que sa volonté seraaccomplie. Je lui en ai engagé ma parole. Que Jahoua et Yvonneobéissent et ne l’oublient pas. Pour moi, mon frère, je vais où tusais : servir mon pays, et combattre les ennemis de laFrance.
« À bientôt, si j’en crois mespressentiments secrets. Soyez heureux tous ; et quand le ventmugira, quand la tempête grondera, priez quelquefois pour lesmarins. Au revoir, frère ; au revoir à tous ceux quej’aime.
« MARCOF. »
Julie s’arrêta. Des larmes étaient dans tousles yeux. Yvonne sanglotait et n’osait pas regarder Jahoua.Philippe s’avança lentement vers eux.
– Enfants, leur dit-il d’une voixgrave ; enfants, vous avez entendu ? Vous n’avez pas ledroit de refuser. Keinec l’ordonne… Le prêtre vous attend au pieddes autels, venez ; et nous prierons le Seigneur pour qu’ilenvoie l’oubli à l’un, le bonheur aux autres, le calme et le reposà tous.
À neuf heures, les cloches de la chapellesonnaient à toutes volées pendant la bénédiction nuptiale.
Yvonne et Jahoua, courbés religieusementdevant l’autel, échangeaient leur foi en présence du marquis, deJulie, de mademoiselle de Fougueray et du vieux Jocelyn.
À l’instant où le prêtre officiant élevait, ens’agenouillant, le divin calice, un navire doublait la pointe deTarifa et longeait les côtes du Maroc.
Ce navire naviguait sous le pavillon de lavieille monarchie française : c’était le lougre leJean-Louis.
Deux hommes, à l’arrière, laissaient errerleurs regards sur l’azur de la mer.
– Keinec, disait l’un, jadis je t’avaisproposé de devenir mon second ; aujourd’hui tu me le demandes,la moitié de ce que j’ai t’appartient. Tu as perdu ta fiancée, maistu as retrouvé un père. Viens dans mes bras, enfant, et sois fort,car ton cœur est grand ! Le passé porte le voile des veuves,l’avenir celui des vierges. Derrière nous les souvenirs, devantnous l’immensité de l’espérance. La main de Dieu sait mettre unbaume sur chaque blessure ! Espère et regarde enavant !
FIN