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Le Meneur de loups

Le Meneur de loups

d’ Alexandre Dumas
Introduction
I – Ce que c’était que Mocquet, et comment cette histoire est parvenue à la connaissance de celui qui la raconte.

Pourquoi, pendant les vingt premières années de ma vie littéraire, c’est-à-dire de 1827 à 1847, pourquoi ma vue et mon souvenir se sont-ils si rarement reportés vers la petite ville où je suis né, vers les bois qui l’environnent, vers les villages qui l’entourent ? Pourquoi tout ce monde de ma jeunesse me semblait-il disparu et comme voilé par un nuage, tandis que l’avenir vers lequel je marchais m’apparaissait limpide et resplendissant comme ces îles magiques que Colomb et ses compagnons prirent pour des corbeilles de fleurs flottant sur lamer ?

Hélas ! c’est que, pendant les vingt premières années de la vie, on a pour guide l’espérance, et,pendant les vingt dernières, la réalité.

Du jour où, voyageur fatigué, on laisse tomber son bâton, où l’on desserre sa ceinture et où l’on s’assied au bord du chemin, de ce jour-là, on jette les yeux sur la route parcourue,et, comme c’est l’avenir qui s’embrume, on commence à regarder dans les profondeurs du passé.

Alors, près d’entrer que l’on est dans les mers de sable, on est tout étonné de voir peu à peu poindre sur la route déjà parcourue des oasis merveilleuses d’ombre et de verdure,devant lesquelles on a passé non seulement sans s’arrêter, mais presque sans les voir.

On marchait si vite dans ce temps-là ! On avait si grande hâte d’arriver où l’on n’arrive jamais… au bonheur !

C’est alors que l’on s’aperçoit que l’on a été aveugle et ingrat ; c’est alors qu’on se dit que, si l’on trouvait encore sur son chemin un de ces bosquets de verdure, on s’y arrêterait pour le reste de la vie, on y planterait sa tente pour y terminer ses jours.

Mais, comme le corps ne retourne pas en arrière, c’est la mémoire seule qui fait ce pieux pèlerinage des premiers jours et qui remonte à la source de la vie, comme ces barques légères aux voiles blanches qui remontent le cours des rivières.

Puis le corps continue son chemin ; mais le corps sans la mémoire, c’est la nuit sans l’étoile, c’est la lampe sans la flamme.

Alors le corps et la mémoire suivent chacun une route opposée.

Le corps marche au hasard vers l’inconnu.

La mémoire, brillant feu follet, voltige au-dessus des traces laissées sur le chemin ; elle seule est sûre de ne point s’égarer.

Puis, chaque oasis visitée, chaque souvenirrecueilli, elle revient d’un vol rapide vers le corps de plus enplus lassé, et, comme un bourdonnement d’abeille, comme un chantd’oiseau, comme un murmure de source, elle lui raconte ce qu’elle avu.

Et, à ce récit, l’œil du voyageur se ranime,sa bouche sourit, sa physionomie s’éclaire.

C’est que, par un bienfait de la Providence,la Providence permet que, ne pouvant pas retourner vers lajeunesse, la jeunesse revienne à lui.

Et, dès lors, il aime à raconter tout haut ceque lui dit tout bas sa mémoire.

Est-ce que la vie serait ronde comme laterre ? Est-ce que, sans s’en apercevoir, on en ferait letour ? Est-ce qu’à mesure qu’on approche de la tombe, on serapprocherait de son berceau ?

II

Je ne sais ; mais je sais ce qui m’estarrivé, à moi.

À ma première halte sur le chemin de la vie, àmon premier regard en arrière, j’ai d’abord raconté l’histoire deBernard et de son oncle Berthelin, puis celle d’Ange Pitou, de safiancée et de tante Angélique, puis celle de Conscience l’Innocentet de sa fiancée Mariette, puis celle de Catherine Blum et du pèreVatrin.

Aujourd’hui, je vais vous raconter celle deThibault le meneur de loups et du seigneur de Vez.

Maintenant, comment les événements que je vaisfaire passer sous vos yeux sont-ils venus à maconnaissance ?

Je vais vous le dire.

Avez-vous lu mes Mémoires et vousrappelez-vous un ami de mon père, nommé Mocquet ?

Si vous les avez lus, vous vous souvenezvaguement du personnage.

Si vous ne les avez pas lus, vous ne vous ensouvenez pas du tout.

Dans l’un et l’autre cas, il est doncimportant que je remette Mocquet sous vos yeux.

Du plus loin qu’il me souvienne, c’est-à-direde l’âge de trois ans, nous habitions, mon père, ma mère et moi, unpetit château nommé les Fossés, situé sur les limites desdépartements de l’Aisne et de l’Oise, entre Haramont etLongpré.

On appelait ce petit château lesFossés ; sans doute parce qu’il était entouré d’immensesfossés remplis d’eau.

Je ne parle pas de ma sœur ; elle étaiten pension à Paris, et nous ne la voyions qu’un mois sur onze,c’est-à-dire aux vacances.

Le personnel de la maison, à part mon père, mamère et moi, se composait :

1° D’un gros chien noir nommé Truffe, quiavait le privilège d’être le bienvenu partout, attendu que j’enavais fait ma monture ordinaire ;

2° D’un jardinier nommé Pierre, qui faisaitpour moi, dans le jardin, ample provision de grenouilles et decouleuvres, sortes d’animaux dont j’étais fort curieux ;

3° D’un nègre, valet de chambre de mon père,nommé Hippolyte, espèce de Jocrisse noir dont les naïvetés étaientpassées en proverbe, et que mon père gardait, je crois, pourcompléter une série d’anecdotes qu’il eût pu opposer avec avantageaux jeannoteries de Brunet[1] ;

4° D’un garde nommé Mocquet, pour lequelj’avais une grande admiration, attendu que, tous les soirs, ilavait à raconter de magnifiques histoires de revenant etloup-garou, histoires qui s’interrompaient aussitôt que paraissaitle général : c’est ainsi que l’on appelait monpère ;

5° Enfin, d’une fille de cuisine, répondant aunom de Marie. Cette dernière se perd complètement, pour moi, dansles brouillards crépusculaires de ma vie : c’est un nom quej’ai entendu donner à une forme restée indécise dans mon esprit,mais qui, autant que je puis me le rappeler, n’avait rien de bienpoétique.

Au reste, nous n’avons aujourd’hui à nousoccuper que de Mocquet.

Essayons de faire connaître Mocquet auphysique et au moral.

III

Mocquet était au physique un homme d’unequarantaine d’années, court, trapu, solide des épaules, ferme desjarrets. Il avait la peau brunie par le hâle, de petits yeuxperçants, des cheveux grisonnants, des favoris noirs passant encollier sous son cou.

Il m’apparaît au fond de mes souvenirs avec unchapeau à trois cornes, une veste verte à boutons argentés, uneculotte de velours à côtes, de grandes guêtres de cuir, carnassièreà l’épaule, fusil au bras, brûle-gueule à la bouche.

Arrêtons-nous un instant à cebrûle-gueule.

Ce brûle-gueule était devenu, non pas unaccessoire de Mocquet, mais une partie intégrante de Mocquet.

Nul ne pouvait dire avoir jamais vu Mocquetsans son brûle-gueule.

Quand, par hasard, Mocquet ne tenait pas sonbrûle-gueule à la bouche, il le tenait à la main.

Ce brûle-gueule, destiné à accompagner Mocquetau milieu des plus épais fourrés, devait présenter le moins deprise possible aux corps solides qui pouvaient amener sonanéantissement.

Or, l’anéantissement d’un brûle-gueule bienculotté était pour Mocquet une perte que les années seulespouvaient réparer.

Aussi la tige du brûle-gueule de Mocquet nedépassait jamais cinq ou six lignes, et encore pouvait-on toujours,sur les cinq ou six lignes, parier pour trois lignes au moins entuyau de plume.

Cette habitude de ne pas quitter sa pipe,laquelle avait creusé son étau entre la quatrième incisive et lapremière molaire de gauche, en faisant disparaître presqueentièrement les deux canines, avait amené chez Mocquet une autrehabitude, qui était celle de parler les dents serrées, ce quidonnait un caractère particulier d’entêtement à tout ce qu’ildisait.

Or, ce caractère d’entêtement devenait encoreplus remarquable lorsqu’il ôtait momentanément sa pipe de labouche, aucun obstacle n’empêchant plus ses mâchoires de serejoindre et les dents de se serrer, de manière à ne plus laisserpasser les paroles que comme un sifflement à peineintelligible.

Voilà ce qu’était Mocquet au physique.

Les quelques lignes qui vont suivreindiqueront ce qu’il était au moral.

IV

Un jour, Mocquet entra dès le matin dans lachambre de mon père, encore couché, et se planta devant son lit,debout et ferme comme un poteau de carrefour.

– Eh bien, Mocquet, lui demanda mon père,qu’y a-t-il, et qui me procure l’avantage de te voir de si bonmatin ?

– Il y a, général, répondit gravementMocquet, il y a que je suis cauchemardé.

Mocquet, sans s’en douter, avait enrichi lalangue française d’un double verbe actif et passif.

– Tu es cauchemardé ?Oh ! oh ! fit mon père en se soulevant sur le coude,c’est grave, cela, mon garçon.

– C’est comme cela, mon général.

Et Mocquet tira son brûle-gueule de sa bouche,ce qu’il ne faisait que rarement et dans les grandes occasions.

– Et depuis quand es-tu cauchemardé, monpauvre Mocquet ? demanda mon père.

– Depuis huit jours, général.

– Et par qui, Mocquet ?

– Oh ! je sais bien par qui,répondit Mocquet, les dents d’autant plus serrées que sonbrûle-gueule était à sa main, et sa main derrière son dos.

– Mais, enfin, peut-on lesavoir ?

– Par la mère Durand, de Haramont, qui,vous ne l’ignorez pas, général, est une vieille sorcière.

– Si fait, je l’ignorais, Mocquet, je tejure.

– Oh ! mais, moi, je le sais ;je l’ai vue passer à cheval sur un balai pour aller au sabbat.

– Tu l’as vue passer, Mocquet ?

– Comme je vous vois, mon général ;sans compter qu’elle a chez elle un vieux bouc noir qu’elleadore.

– Et pourquoi tecauchemarde-t-elle ?

– Pour se venger de ce que je l’aisurprise dansant sa ronde diabolique, à minuit, sur les bruyères deGondreville.

– Mocquet, c’est une grave accusation quetu portes là, mon ami, et, avant de répéter tout haut ce que tu medis tout bas, je te conseille d’amasser quelques preuves.

– Des preuves ! Allons donc !est-ce que tout le monde ne sait pas bien dans le village que, danssa jeunesse, elle a été la maîtresse de Thibault, le meneur deloups !

– Diable ! Mocquet, il faut faireattention à cela.

– J’y fais attention aussi, et elle me lepayera, la vieille taupe !

La vieille taupe était une expressionque Mocquet empruntait à son ami Pierre le jardinier, lequel,n’ayant pas de plus grand ennemi que les taupes, donnait le nom detaupe à tout ce qu’il détestait.

V

« Il faut faire attention à cela »,avait dit mon père.

Ce n’est pas que mon père crût au cauchemar deMocquet ; ce n’est pas même qu’en admettant l’existence ducauchemar, il crût que c’était la mère Durand quicauchemardait son garde : non ; mais mon pèreconnaissait les préjugés de nos paysans ; il savait que lacroyance aux sorts, est encore fort répandue dans les campagnes. Ilavait entendu raconter quelques terribles exemples de vengeance dela part d’ensorcelés qui avaient cru rompre le charme en tuantcelui ou celle qui les avait charmés, et Mocquet, lorsqu’il étaitvenu dénoncer la mère Durand à mon père, avait mis dans sadénonciation un tel accent de menace, il avait serré les canons deson fusil de telle façon, que mon père avait cru devoir abonderdans le sens de Mocquet afin de prendre sur lui assez d’influencepour qu’il ne fit rien sans le consulter.

Aussi, croyant cette influence établie, monpère se hasarda-t-il à dire :

– Mais, avant qu’elle te le paye, moncher Mocquet, il faudrait bien t’assurer qu’on ne peut te guérir deton cauchemar.

– On ne peut pas, général, réponditMocquet d’un ton assuré.

– Comment, on ne peut pas ?

– Non ; j’ai fait l’impossible.

– Qu’as-tu fait ?

– D’abord, j’ai bu un grand bol de vinchaud avant de me coucher.

– Qui t’a conseillé ce remède-là ?C’est M. Lécosse ?

M. Lécosse était le médecin en renom deVillers-Cotterêts.

– M. Lécosse ? fit Mocquet.Allons donc ! Est-ce qu’il connaît quelque chose auxsorts ? Non, pardieu ! ce n’est pas M. Lécosse.

– Qui est-ce donc ?

– C’est le berger de Longpré.

– Mais un bol de vin chaud, animal !tu as dû être ivre mort après l’avoir bu ?

– Le berger en a bu la moitié.

– Je comprends l’ordonnance, alors. Et lebol de vin chaud n’a rien fait ?

– Non, général. Elle est venue piétinercette nuit-là sur ma poitrine comme si je n’avais absolument rienpris.

– Et qu’as-tu fait encore ? Car tune t’es pas borné, je présume, à ton bol de vin chaud ?

– J’ai fait ce que je fais quand je veuxprendre une bête fausse.

Mocquet avait une phraséologie qui lui étaitparticulière ; jamais on n’avait pu lui faire dire une bêtefauve ; toutes les fois que mon père disait : « Unebête fauve », Mocquet reprenait : « Oui,général, une bête fausse. »

– Tu tiens donc à ta bêtefausse ? avait dit une fois mon père.

– J’y tiens, non pas par entêtement, mongénéral.

– Et pourquoi donc y tiens-tu,alors ?

– Parce que, sauf votre respect, mongénéral, vous vous trompez.

– Comment ! je me trompe ?

– Oui, l’on ne dit pas une bêtefauve, on dit une bête fausse.

– Et que veut dire une bêtefausse, Mocquet ?

– Cela veut dire une bête qui ne va quela nuit ; ça veut dire une bête qui se glisse dans lespigeonniers, pour étrangler les pigeons, comme les fouines ;dans les poulaillers pour étrangler les poules, comme lesrenards ; dans les bergeries pour étrangler les moutons, commeles loups ; ça veut dire une bête qui trompe, une bête fausse,enfin.

La définition était si logique, qu’il n’yavait rien à répondre.

Aussi mon père ne répondit-il rien, etMocquet, triomphant, continua-t-il d’appeler les bêtes fauves desbêtes fausses, ne comprenant rien à l’entêtement de mon père, quicontinuait d’appeler des bêtes fausses des bêtes fauves.

Voilà pourquoi, à la question de monpère : « Et qu’as-tu fait encore ? » Mocquetavait répondu : « J’ai fait ce que je fais quand je veuxprendre une bête fausse. »

Nous avons interrompu le dialogue pour donnerl’explication que l’on vient de lire ; mais entre Mocquet etmon père, qui n’avait pas besoin d’explication, le dialoguecontinuait.

VI

– Et que fais-tu, Mocquet, quand tu veuxprendre une bête fauve ? demanda mon père.

– Général, je préparé unpierge.

– Comment ! tu as préparéun piège pour prendre la mère Durand ?

Mocquet n’aimait pas que l’on prononçât lesmots autrement que lui. Aussi reprit-il :

– J’ai préparé un pierge pour lamère Durand, oui, général.

– Et où l’as-tu mis, tonpierge ? À ta porte ?

Mon père, comme on le voit, faisait desconcessions.

– Ah bien, oui, à ma porte ! ditMocquet. Est-ce qu’elle passe par ma porte, la vieillesorcière ? Elle entre dans ma chambre que je ne sais seulementpoint par où.

– Par la cheminée, peut-être ?

– Il n’y en a point ; d’ailleurs, jene la vois que quand je la sens.

– Tu la vois ?

– Comme je vous vois, général.

– Et que fait-elle ?

– Oh ! quant à cela, rien debon ; elle me piétine sur la poitrine : vlan, vlan,vlan !

– Enfin, où as-tu mis le piège ?

– Le pierge ! Je l’ai missur mon estomac, donc !

– Et quel pierge as-tumis ?

– Oh ! un fameuxpierge !

– Lequel ?

– Celui que j’avais préparé pour prendrele loup gris qui venait étrangler les moutons deM. Destournelles.

– Pas si fameux, ton pierge,Mocquet, puisque le loup gris a mangé ton appât et ne s’est paspris.

– Il ne s’est pas pris, vous savez bienpourquoi, général.

– Non.

– Il ne s’est pas pris parce que c’est leloup noir de Thibault le sabotier.

– Ce n’est pas le loup noir de Thibaultle sabotier, Mocquet, puisque tu avoues toi-même que le loup quivenait étrangler les moutons de M. Destournelles étaitgris.

– Il est gris aujourd’hui, mongénéral ; mais, du temps de Thibault le sabotier, c’est-à-direil y a trente ans, il était noir ; à preuve, mon général,c’est qu’il y a trente ans, j’étais noir comme un corbeau, et qu’àprésent, je suis gris comme le Docteur.

Le Docteur était un chat auquel j’ai essayé,dans mes Mémoires,de donner une célébrité relative, etqu’on appelait le Docteur à cause de la magnifique fourrure dont lanature l’avait doué.

– Oui, dit mon père, je connais tonhistoire de Thibault le sabotier. Mais, si le loup noir est lediable, comme tu dis, Mocquet, il ne doit pas changer.

– Si fait, mon général ; seulement,il met cent ans à devenir tout blanc, et, à chaque minuit de lacentième année, il redevient noir comme un charbon.

– Je passe condamnation, Mocquet ;seulement, je te prie de ne pas raconter cette belle histoire-là àmon fils avant qu’il ait quinze ans au moins.

– Pourquoi cela, mon général ?

– Parce qu’il est inutile de lui farcirl’esprit de pareilles sottises avant qu’il soit assez grand pour semoquer des loups, qu’ils soient blancs, gris ou noirs.

– C’est bien, mon général, on ne lui enparlera point.

– Continue.

– Où en étions-nous, mongénéral ?

– Nous en étions au pierge quetu as mis sur ton estomac, et tu disais que c’était un fameuxpierge.

– Ah ! ma foi, oui, mongénéral, que c’en était un fameux pierge ! Il pesaitbien dix livres ; qu’est-ce que je dis donc ! quinzelivres au moins, avec sa chaîne ! La chaîne, je l’avais passéeà mon poignet.

– Et cette nuit-là ?

– Oh ! cette nuit-là, ç’a été bienpis ! Ordinairement, c’était avec des galoches qu’elle mepétrissait la poitrine ; cette nuit là, elle est venue avecdes sabots.

– Et elle vient ainsi… ?

– Toutes les nuits que le Bon Dieufait ; aussi j’en maigris : vous voyez bien, général, quej’en deviens étique ; mais, ce matin, j’ai pris mon parti.

– Et quel parti as-tu pris,Mocquet ?

– J’ai pris le parti de lui flanquer uncoup de fusil, donc !

– C’est un parti sage. Et quand dois-tule mettre à exécution ?

– Oh ! ce soir ou demain,général.

– Diable ! et moi qui voulaist’envoyer à Villers-Hellon.

– Ça ne fait rien, général. Était-cepressé, ce que j’allais y faire ?

– Très pressé !

– Eh bien, je puis aller à Villers-Hellon– il n’y a que quatre lieues en passant sous bois – etêtre revenu ce soir ; ça ne fait que huit lieues ; nousen avons avalé bien d’autres en chassant, général.

– C’est dit, Mocquet ; je vais tedonner une lettre pour M. Collard, et tu partiras.

– Et je partirai, oui, général.

Mon père se leva et écrivit à M. Collard.La lettre était conçue en ces termes :

Mon cher Collard,

Je vous envoie mon imbécile de garde, quevous connaissez ; il s’imagine qu’une vieille femme lecauchemarde toute la nuit, et, pour en finir avec son vampire, ilveut tout simplement la tuer. Mais, comme la justice pourraittrouver mauvaise cette manière de se traiter soi-même desétouffements, je vous l’envoie sous un prétexte quelconque. Devotre côté, sous le prétexte qu’il vous plaira, vous l’enverrezchez Danré, de Vouty, lequel l’enverra chez Dulauloy, lequel, avecou sans prétexte, l’enverra au diable, s’il veut.

En somme, il faut que sa tournée dure aumoins une quinzaine de jours. Dans quinze jours, nous auronsdéménagé et nous habiterons Antilly, et alors, comme il ne seraplus dans le voisinage de Haramont, et que, selon touteprobabilité, son cauchemar le quittera en route, la mère Durandpourra dormir tranquille ; ce que je ne lui conseillerais pasde faire si Mocquet demeurait dans les environs.

Il vous porte une douzaine de bécassineset un lièvre que nous avons tués hier en chassant dans les maraisde Vallue. Mille tendres souvenirs à votre belle Herminie et millebaisers à votre chère petite Caroline. Votre ami,

ALEX. DUMAS.

Mocquet partit une heure après la lettreécrite, et, au bout de trois semaines, vint nous rejoindre àAntilly.

– Eh bien, lui demanda mon père en levoyant gaillard et bien portant, eh bien, la mère Durand ?

– Eh bien, mon général, répondit Mocquettout joyeux, elle m’a quitté, la vieille taupe ; il paraîtqu’elle n’avait de pouvoir que dans le canton.

VII

Douze ans s’étaient écoulés depuis lecauchemar de Mocquet. J’en avais quinze passés.

C’était dans l’hiver de 1817 à 1818.

Hélas ! depuis dix ans, mon père étaitmort.

Nous n’avions plus de jardinier Pierre, plusde valet de chambre Hippolyte, plus de garde Mocquet.

Nous n’habitions plus le château lesFossés ni la villa d’Antilly ; nous habitions une petitemaison sur la place de Villers-Cotterêts, en face de la fontaine,où ma mère tenait un bureau de tabac.

Elle y joignait un débit de poudre de chasse,de plomb et de balles.

Tout jeune que j’étais, j’étais déjà, comme jel’ai raconté dans mes Mémoires, un chasseur enragé.

Seulement, je ne chassais, dans l’acception dumot, que quand mon cousin, M. Deviolaine, inspecteur de laforêt de Villers-Cotterêts, voulait bien me demander à ma mère.

Le reste du temps, je braconnais.

J’avais, pour ce double exercice de la chasseet du braconnage, un charmant fusil à un coup, qui avait appartenuà la princesse Borghèse, et sur lequel son chiffre était gravé.

Mon père me l’avait donné comme j’étais toutenfant, et, à la vente qui avait suivi sa mort, j’avais tantréclamé mon fusil, qu’on ne l’avait pas vendu avec les autresarmes, les chevaux et les voitures.

Le temps de mes joies était l’hiver.

L’hiver, la terre se couvre de neige, et lesoiseaux, embarrassés de trouver leur nourriture, viennent là où onleur jette du grain.

J’avais quelques vieux amis de mon père,possédant de beaux et grands jardins, qui me permettaient alors defaire dans ces jardins la chasse aux oiseaux.

Je balayais la neige, je semais une traînée degrain, et, d’un abri quelconque, ménagé à demi-portée de fusil, jefaisais feu, tuant quelquefois six, huit, dix oiseaux d’un seulcoup.

Puis, quand la neige persistait, il y avaitune autre espérance : c’est que l’on détournerait un loup.

Le loup détourné appartient à tout lemonde.

C’est un ennemi public, un assassin mis horsla loi. Chacun peut tirer dessus. Alors, il ne faut pas demandersi, malgré les cris de ma mère, qui redoutait pour moi un doubledanger, il ne faut pas demander, dis-je, si je prenais mon fusil etsi j’étais le premier au rendez-vous.

L’hiver de 1817 à 1818 avait été rude.

Il était tombé un pied de neige ; ilavait gelé par-dessus, de sorte que la neige tenait bon depuis unequinzaine de jours.

Et cependant on n’entendait parler derien.

Un soir, vers quatre heures de l’après-midi,Mocquet vint à la maison.

Il venait faire sa provision de poudre.

Tout en faisant sa provision de poudre, il mefit un signe de l’œil. Quand il sortit, je le suivis.

– Eh bien, Mocquet, lui demandai-je, qu’ya-t-il ?

– Vous ne devinez pas, monsieurAlexandre ?

– Non, Mocquet.

– Vous ne devinez pas que, si je viensacheter de la poudre chez madame la générale, au lieu d’en achetertout simplement à Haramont, c’est-à-dire si je fais une lieue aulieu d’un quart de lieue, c’est que j’ai une partie à vousproposer ?

– Ô mon bon Mocquet ! Etlaquelle ?

– Il y a un loup, monsieur Alexandre.

– Bah ! vraiment ?

– Il a enlevé cette nuit un mouton àM. Destournelles, et je l’ai suivi jusqu’au bois duTillet.

– Eh bien ?

– Eh bien, cette nuit, je le reverraibien certainement, je le détournerai, et, demain matin, nous luiferons son affaire.

– Oh, quel bonheur !

– Seulement, il faut la permission…

– La permission de qui,Mocquet ?

– La permission de la générale.

– Eh bien, rentre, Mocquet ; nousallons la lui demander. Ma mère nous regardait à travers lesvitres. Elle se doutait bien qu’il se tramait quelque complot.

Nous rentrâmes.

– Ah ! Mocquet, dit-elle, tu n’esguère raisonnable, va !

– En quoi ça, madame la générale ?demanda Mocquet.

– Eh ! de lui monter la tête commetu fais ; il n’y pense déjà que trop, à ta mauditechasse !

– Dame ! madame la générale, ça,c’est comme les chiens de bonne race : son père étaitchasseur, il est chasseur, son fils sera chasseur ; faut enprendre votre parti.

– Et s’il lui arrive malheur ?

– Avec moi, malheur ? Malheur avecMocquet ? Allons donc ! J’en réponds corps pour corps, deM. Alexandre. Lui arriver malheur, à lui, au fils dugénéral ? Mais jamais ! jamais ! au grandjamais !

Ma pauvre mère secoua la tête. J’allai mependre à son cou.

– Ma petite mère, lui dis-je, je t’enprie.

– Mais tu lui chargeras son fusil,Mocquet ?

– Soyez tranquille ! Soixante grainsde poudre, pas un de plus, pas un de moins, et une balle de vingt àla livre.

– Tu ne le quitteras pas ?

– Pas plus que son ombre.

– Tu le placeras près de toi ?

– Entre mes jambes.

– Mocquet ! c’est à toi seul que jele confie.

– Et on vous le rendra intact. Allons,monsieur Alexandre, prenez vos cliques et vos claques, etpartons : la générale le permet.

– Comment ! tu l’emmènes ce soir,Mocquet ?

– Bon ! demain, il serait trop tardpour le venir chercher ; le loup, c’est au point du jour quecela se chasse.

– Comment ! c’est pour chasser leloup que tu me le demandes ?

– N’avez-vous pas peur que le loup nevous le mange ?

– Mocquet ! Mocquet !

– Eh ! quand je vous dis que jeréponds de tout !

– Mais où couchera-t-il, le malheureuxenfant ?

– Chez le père Mocquet, donc ! Ilaura un bon matelas à terre, des draps blancs comme ceux que le BonDieu a étendus sur la plaine, et deux bonnes couvertureschaudes ; il ne s’enrhumera pas, allez !

– Eh ! non, mère, sois donctranquille ! Allons, Mocquet, je suis prêt.

– Et tu ne m’embrasses seulement pas,malheureux enfant !

– Oh ! si fait, petite mère, etplutôt deux fois qu’une !

Et je me jetai au cou de ma mère, quej’étouffais à force de la serrer dans mes bras.

– Et quand te reverra-t-on ?

– Oh ! ne soyez pas inquiète s’il nerevient que demain soir.

– Comment, demain soir ! Et tu medisais au point du jour !

– Au point du jour pour le loup ;mais, si nous faisons buisson creux, il faudra bien lui faire tirerun ou deux canards sauvages dans les marais de Vallue, à cetenfant.

– Bon ! tu vas me lenoyer !

– Cré nom ! dit Mocquet, si jen’avais pas l’honneur de parler à la femme de mon général, je vousdirais…

– Quoi, Mocquet, que dirais-tu ?

– Que vous ne ferez qu’une poule mouilléede votre fils. Mais, si la mère du général avait été derrière lui àle tirer par les basques de son habit comme vous êtes derrière cetenfant là, il n’aurait jamais tant seulement traversé la mer pourvenir en France.

– Tu as raison, Mocquet, emmène-le ;je suis folle.

Et ma mère se retourna pour essuyer une larme.Larme de mère, diamant du cœur, plus précieux qu’une perle d’Ophir.Je la vis couler.

J’allai à la pauvre femme ; je lui distout bas :

– Si tu veux, mère, je resterai.

– Non, va, va, mon enfant,dit-elle ; Mocquet a raison : il faut qu’un jour tu soisun homme.

Je l’embrassai encore une dernière fois. Puisj’allai rejoindre Mocquet, déjà en chemin. Au bout de cent pas, jeme retournai. Ma mère s’était avancée jusqu’au milieu de la ruepour me suivre plus longtemps des yeux.

Ce fut mon tour d’essuyer une larme au bord dema paupière.

– Bon ! me dit Mocquet, voilà quevous pleurez, vous aussi, monsieur Alexandre !

– Allons donc, Mocquet, c’est de froid.Vous qui m’aviez donné cette larme, ô mon Dieu, vous savez bien,n’est-ce pas, que ce n’était pas de froid que je pleurais.

VIII

Nous arrivâmes chez Mocquet à la nuitnoire.

Nous soupâmes d’une omelette au lard et d’unegibelotte de lapin.

Puis Mocquet me fit mon lit. Il avait tenuparole à ma mère : j’avais un bon matelas, deux draps blancset deux bonnes couvertures bien chaudes.

– Allons ! me dit Mocquet,fourrez-vous là-dedans et dormez ; il est probable que demain,à quatre heures du matin, il faudra se mettre en campagne.

– À l’heure que tu voudras, Mocquet.

– Oui, oui, vous êtes matinal le soir,et, demain matin, il faudra vous jeter une potée d’eau fraîche dansvotre lit pour vous faire lever.

– Je te le permets, Mocquet, si tu esobligé de m’appeler deux fois.

– Allons ! on verra cela.

– Mais tu es donc bien pressé de dormir,Mocquet ?

– Eh ! que voulez-vous donc que jefasse à cette heure ?

– Il me semble, Mocquet, que tu pourraisbien me raconter une de ces histoires qui m’amusaient tant quandj’étais petit.

– Et qui est-ce qui se lèvera pour moi àdeux heures du matin ; si je vous conte des histoires jusqu’àminuit ? M. le curé ?

– Tu as raison, Mocquet.

– C’est bien heureux !

Je me déshabillai et je me couchai. Mocquet sejeta tout habillé sur son lit. Au bout de cinq minutes, Mocquetronflait comme une basse. Je fus plus de deux heures à me tourneret à me retourner dans mon lit sans pouvoir venir à bout dem’endormir. Que de nuits blanches j’ai passées la veille desouvertures de chasse !

Enfin, vers minuit, la fatigue l’emporta.

À quatre heures du matin, une sensation defroid me réveilla en sursaut. J’ouvris les yeux.

Mocquet avait rejeté la couverture sur le piedde mon lit et se tenait debout auprès, les deux mains appuyées surson fusil et le brûle-gueule à la bouche.

Sa figure rayonnait à la lueur de sa pipe qui,à chaque aspiration de son souffle, éclairait son visage.

– Eh bien, Mocquet ? lui dis-je.

– Eh bien, il est détourné.

– Le loup ? Et qui est-ce qui l’adétourné ?

– Ce pauvre Mocquet.

– Ah ! bravo !

– Seulement, devinez où il est allé seloger ? En voilà un loup qui est bon enfant !

– Où il est allé se loger,Mocquet ?

– Oh ! je vous le donne encent ! Dans la remise des Trois-Chênes.

– Eh bien, mais il est pincé,alors ?

– Pardieu !

La remise des Trois-Chênes est un bouquetd’arbres et de fourrés d’environ deux arpents situé au milieu de laplaine de Largny, à cinq cents pas à peu près de la forêt.

– Et les gardes ? continuai-je.

– Prévenus, répondit Mocquet ; ilssont à la lisière de la forêt, les fins tireurs : Moynat,Mildet, Vatrin, Lafeuille, ce qu’il y a de mieux enfin. De notrecôté, nous cernons la remise avec M. Charpentier, de Vallue,M. Hochedez, de Largny, M. Destournelles, des Fossés,vous et moi ; on lâchera les chiens, le garde champêtre lesappuiera, et enlevez, c’est pesé !

– Mocquet, tu me mettras au bonendroit.

– Puisque je vous dis que vous serez prèsde moi ; seulement, il faudrait vous lever.

– Tu as raison, Mocquet. Brrou !

– Allons, on va avoir pitié de votrejeunesse et vous mettre un fagot dans la cheminée.

– Mocquet, je n’osais pas te ledemander ; mais, si tu faisais cela, parole d’honneur, tuserais bien gentil.

Mocquet alla prendre dans le chantier unebrassée de bois qu’il jeta dans la cheminée, en la tassant dupied ; puis il introduisit au milieu des sarments uneallumette enflammée.

À l’instant même, le feu pétilla et montajoyeux et clair dans la cheminée. J’allai m’asseoir sur l’escabeaudu foyer et je m’habillai. Ce fut une toilette vivement faite, jevous en réponds. Mocquet lui-même en fut tout ébahi.

– Allons, dit-il, une goutte deparfait-amour, et en route !

Et Mocquet remplit deux petits verres d’uneliqueur jaunâtre que je n’eus pas même besoin de goûter pour lareconnaître.

– Tu sais que je ne bois jamaisd’eau-de-vie, Mocquet.

– Ah ! vous êtes bien le fils devotre père, vous ! Eh bien, mais qu’allez-vous donc prendre,alors ?

– Rien, Mocquet, rien.

– Vous connaissez le proverbe :« Maison vide, le diable y entre. » Mettez-vous quelquechose sur l’estomac, croyez-moi, tandis que, je vais charger votrefusil ; car il faut bien lui tenir parole, à cette pauvremère.

– Eh bien, Mocquet, une croûte de pain etun verre de pignolet.

Le pignolet est un petit vin qui se récoltedans les pays non vignobles.

On dit proverbialement qu’il faut être troishommes pour le boire, l’homme qui le boit et les deux hommes qui letiennent.

J’étais assez habitué au pignolet et je lebuvais à moi seul. J’avalai donc mon verre de pignolet, tandis queMocquet chargeait mon fusil.

– Que fais-tu donc, Mocquet ? luidemandai-je.

– Une croix à votre balle, répondit-il.Comme vous serez près de moi, nous pouvons tirer ensemble, et– pas pour la prime, je sais bien que vous me l’abandonnerez,mais pour la gloriole, – si le loup tombe, il sera bon de voirqui l’aura tué. Ainsi, visez juste.

– Je ferai de mon mieux, Mocquet.

– Voilà votre fusil chargé aux oiseaux.En route, alors, et le canon en l’air.

Je suivis la prudente recommandation du vieuxgarde et nous partîmes.

IX

Le rendez-vous était à la route deChavigny.

Nous trouvâmes là nos gardes et une partie denos chasseurs.

Au bout de dix minutes, ceux qui manquaientencore nous avaient rejoints.

À cinq heures moins quelques minutes, on setrouva au complet.

On tint conseil.

Il fut convenu que l’on envelopperait laremise des Trois-Chênes à grande distance, et que l’on serapprocherait peu à peu de manière à la cerner.

Le mouvement devait se faire le plussilencieusement possible, l’habitude bien connue de messieurs lesloups étant de décamper au moindre bruit.

Chacun devait étudier avec soin le cheminqu’il parcourrait, afin de s’assurer si le loup était toujours dansla remise. Le garde champêtre tenait les chiens de Mocquetcouplés.

Chacun prit sa place à l’endroit de la remiseoù sa marche le conduisit.

Le hasard fit que, Mocquet et moi, nous noustrouvâmes placés sur la face nord de la garenne, c’est-à-dire surcelle qui était parallèle à la forêt. Comme l’avait dit Mocquet,nous étions à la meilleure place.

Il était probable que le loup chercherait àgagner la forêt, et, par conséquent, déboucherait de notrecôté.

Nous nous adossâmes chacun contre un chêne, àcinquante pas de distance l’un de l’autre.

Puis, sans bouger, retenant notre souffle,nous attendîmes.

Les chiens furent découplés sur la faceopposée à celle que nous gardions.

Ils donnèrent deux coups de gueule et seturent.

Le garde champêtre entra derrière eux dans laremise, frappant les arbres avec son bâton et criant :

– Tayaut ! Mais les chiens, l’œilhors de la tête, les babines relevées, le poil hérissé, semblaientfichés en terre. Il n’y eut pas moyen de leur faire faire un pas deplus.

– Hé ! Mocquet ! cria le gardechampêtre, il paraît que c’est un crâne loup, car Rocador etTombelle n’en veulent pas reprendre.

Mocquet se garda bien de répondre ; lebruit de sa voix eût indiqué à l’animal la direction où iltrouverait des ennemis.

Le garde champêtre continua d’avancer enfrappant contre les arbres. Les deux chiens le suivaient, maisprudemment, par-derrière, pas à pas, sans abois, et se contentantde gronder.

– Tonnerre de Dieu ! cria tout àcoup le garde champêtre, j’ai manqué lui marcher sur laqueue ! Au loup ! au loup ! au loup ! À toi,Mocquet ! À toi !

Et, en effet, quelque chose venait à nouscomme une balle. L’animal s’élança hors de la remise, rapide commeun éclair, juste entre moi et Mocquet.

C’était un énorme loup, presque blanc devieillesse.

Mocquet lui envoya ses deux coups defusil.

Je vis ses deux balles ricocher dans laneige.

– Mais tirez donc ! cria-t-il ;tirez donc !

Seulement alors, j’épaulai, je suivis uninstant l’animal et fis feu. Le loup fit un mouvement comme pourmordre son épaule.

– Il en tient ! il en tient !cria Mocquet ; l’enfant a mis le bout au droit ! Auxinnocents les mains pleines.

Cependant le loup continuait sa course etpiquait droit sur Moynat et Mildet, les deux meilleurs tireurs detoute l’inspection. Tous les deux firent feu de leur premier coupdans la plaine, de leur second coup sous bois. On vit les deuxpremières balles se croiser et sillonner la neige en la faisantrejaillir. De ces deux premières balles le loup n’avait pas ététouché, mais sans doute il était tombé sous les autres.

Il était inouï que les deux gardes quivenaient de faire feu manquassent leur coup. J’avais vu tuer àMoynat dix-sept bécassines de suite. J’avais vu Mildet couper endeux un écureuil qui sautait d’un arbre à l’autre. Les gardesavaient suivi le loup sous bois. Nous regardions, haletants,l’endroit où ils avaient disparu. Nous les vîmes reparaîtrel’oreille basse et hochant la tête.

– Eh bien ?… cria Mocquetinterrogeant les tireurs.

– Bon ! fit Mildet avec un mouvementde bras, il est à Taille-Fontaine maintenant.

– À Taille-Fontaine ! fit Mocquettout ébahi. Ah çà ! mais ils l’ont donc manqué, lesmaladroits ?

– Pourquoi pas ? Tu l’as bienmanqué, toi ! Mocquet secoua la tête.

– Allons, allons, il y a quelquediablerie là-dessous, dit-il. Que je l’aie manqué, c’estétonnant ; cependant, c’est encore possible. Mais que Moynatl’ait manqué de ses deux coups, non, je dirai non.

– C’est pourtant comme cela, mon pauvreMocquet.

– D’ailleurs, vous l’avez touché, vous,me dit-il.

– Moi !… Es-tu sûr ?

– C’est honteux à dire pour nousautres ; mais, aussi vrai que je m’appelle Mocquet de mon nomde famille, vous l’avez touché, voyez-vous !

– Eh bien, mais, si je l’ai touché, c’estbien facile à voir, Mocquet. Il fera sang. Courons, Mocquet,courons !

Et je joignis l’exemple au précepte.

– Non, pardié ! ne courons pas, criaMocquet en serrant les dents et en frappant du pied ; allonsdoucement, au contraire, que nous sachions à quoi nous entenir.

– Allons doucement, mais allons.

Et il se mit à suivre pas à pas la trace duloup.

– Ah ! pardieu ! lui dis-je, iln’y a pas de crainte de la perdre, sa passée, elle est visible.

– Oui, mais ce n’est pas cela que jecherche.

– Que cherches-tu donc ?

– Vous le saurez tout à l’heure.

Les chasseurs qui enveloppaient avec nous laremise nous avaient rejoints et nous suivaient par-derrière, legarde champêtre leur racontant ce qui venait de se passer. Mocquetet moi, nous suivions les pas du loup, profondément empreints surla neige.

Arrivés à l’endroit où l’animal avait essuyémon feu :

– Eh bien, tu vois, Mocquet, lui dis-je,je l’ai manqué !

– Et pourquoi cela, l’avez-vousmanqué ?

– Dame ! puisqu’il ne fait passang.

– Alors, cherchez la trace de votre ballesur la neige.

Je m’orientai et m’écartai dans la directionque ma balle avait dû suivre, en supposant qu’elle n’eût pas touchéle loup. Je fis un demi-kilomètre inutilement. Je pris le parti derabattre sur Mocquet. Il faisait signe aux gardes de venir lerejoindre.

– Eh bien, me dit-il, et laballe ?

– Je ne l’ai pas trouvée.

– Alors, j’ai été plus heureux quevous ; je l’ai trouvée, moi.

– Comment ! tu l’astrouvée ?

– Oh ! faites le tour et venezderrière moi.

J’obéis à la manœuvre commandée. Les chasseursde la remise s’étaient rapprochés. Mais Mocquet leur avait indiquéune ligne qu’ils ne devaient pas franchir. Les gardes de la forêtse rapprochaient à leur tour.

– Eh bien ? leur demandaMocquet.

– Manqué, dirent ensemble Mildet etMoynat.

– J’ai bien vu que vous l’aviez manquédans la plaine ; mais sous bois… ?

– Manqué aussi.

– Vous êtes sûrs ?

– On a retrouvé les deux balles chacunedans le tronc d’un arbre.

– C’est à n’y pas croire, dit Vatrin.

– Non, c’est à n’y pas croire, repritMocquet, et cependant je vais vous montrer quelque chose de plusincroyable encore.

– Montre ?

– Regardez là, sur la neige ; quevoyez-vous ?

– La passée d’un loup, pardieu !

– Et auprès de sa patte droite, – là– qu’y a-t-il ?

– Un petit trou.

– Eh bien, vous ne comprenezpas ?

Les gardes se regardèrent avec étonnement.

– Comprenez-vous à cette heure ?reprit Mocquet.

– Impossible ! dirent lesgardes.

– C’est pourtant comme cela, et lapreuve, je vais vous la donner.

Mocquet plongea sa main dans la neige, cherchaun instant, et avec un cri de triomphe tira de la neige une balleaplatie.

– Tiens ! dis-je… c’est maballe.

– Vous la reconnaissez donc ?

– Je crois bien, tu l’avais marquée.

– Et quel signe lui avais-jefait ?

– Une croix.

– Vous voyez, messieurs, dit Mocquet.

– Alors, explique-nous cela.

– Eh bien, il a écarté les ballesordinaires ; mais il n’a pas eu de puissance sur la balle del’enfant, qui avait une croix. Il l’a reçue à l’épaule, je l’ai vufaire le mouvement de se mordre.

– Mais, s’il a reçu la balle à l’épaule,demandai-je, étonné du silence et de l’ébahissement des gardes,comment ne l’a-t-elle pas tué ?

– Parce qu’elle n’était ni d’or nid’argent, mon mignon, et qu’il n’y a que les balles d’or oud’argent qui puissent entamer la peau du diable et tuer ceux quiont fait un pacte avec lui.

– Mais enfin, Mocquet, dirent les gardesen frissonnant, tu crois ?…

– Oui, pardié ! je jurerais que nousvenons d’avoir affaire au loup de Thibault le sabotier.

Les gardes et les chasseurs se regardèrent.Deux ou trois firent le signe de la croix. Tous paraissaientpartager l’opinion de Mocquet et savoir ce que c’était que le loupde Thibault le sabotier. Moi seul, je l’ignorais.

– Mais, enfin, insistai-je, qu’est-ce quec’est que le loup de Thibault le sabotier ?

Mocquet hésitait à me répondre.

– Ah ! par ma foi !s’écria-t-il enfin, le général m’a dit que je pourrais vous conterl’affaire quand vous auriez quinze ans. Vous les avez, n’est-cepas ?

– J’en ai seize, répondis-je avecfierté.

– Eh bien, le loup de Thibault lesabotier, mon cher monsieur Alexandre, c’est le diable. Vous m’avezdemandé hier soir une histoire, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Revenez avec moi ce matin à la maison,et je vous en raconterai une, d’histoire, et une belle !

Gardes et chasseurs se séparèrent enéchangeant silencieusement une poignée de main ; chacun tirade son côté, et nous rentrâmes chez Mocquet, qui me racontal’histoire que vous allez lire.

Peut-être me demanderez-vous pourquoi, depuissi longtemps que m’a été racontée la susdite histoire, je ne vousl’ai pas racontée encore. Je vous répondrai qu’elle était serréedans une case de ma mémoire qui est restée constamment close, etqui ne s’est rouverte qu’il y a trois jours. Je vous dirais bien àquelle occasion : mais probablement ce récit, qui empêcheraitnotre entrée en matière, serait pour vous d’un médiocre intérêt.J’aime donc mieux commencer mon récit à l’instant même.

Je dis mon récit, quand je devrais peut-êtredire le récit de Mocquet. Mais, par ma foi quand on a couvé un œuftrente-huit ans, on peut bien finir par croire qu’on l’a pondu.

I. Le grand louvetier demonseigneur.

C’était un rude veneur que le seigneur Jean,baron de Vez.

Quand vous suivrez la belle vallée qui va duBerval à Longpré, vous verrez à votre gauche une vieille tour quivous paraîtra d’autant plus haute et d’autant plus formidablequ’elle est isolée.

C’est aujourd’hui la propriété d’un vieil amide celui qui raconte cette histoire, et tout le monde est tellementhabitué à son aspect, si terrible qu’il soit, que le premier paysanvenu va chercher, l’été, l’ombre de ses hautes murailles sans plusde crainte que les martinets aux grandes ailes noires et aux crisaigus, et les hirondelles aux doux gazouillements, qui, chaqueannée, viennent y suspendre leurs nids.

Mais, à l’époque dont nous parlons,c’est-à-dire vers l’an 1780, la demeure seigneuriale de Vez neprésentait pas le même aspect et n’offrait pas, il faut le dire, lamême sécurité. C’était une bâtisse du douzième ou du treizièmesiècle, sombre et sévère, à laquelle, extérieurement du moins, lasuccession des années n’avait rien ôté de sa formidablephysionomie. Il est vrai que la sentinelle, au pas mesuré et aucasque resplendissant, ne se promenait plus sur ses remparts ;il est vrai que l’archer au cor aigu ne veillait plus dans satour ; il est vrai que deux hommes d’armes ne se tenaient plusà la poterne, prêts, au moindre signal d’alarme, à baisser la herseet à lever le pont. Mais la solitude même de l’édifice, au centreduquel la vie semblait s’être retirée, donnait au sombre géant degranit, la nuit surtout, la terrifiante majesté des choses muetteset immobiles.

Ce n’était cependant pas un méchant homme quele châtelain de cette vieille forteresse, et, comme disaient lesgens qui, le connaissant plus à fond que le vulgaire, lui rendaientmieux justice, il faisait plus de bruit que de besogne et plus peurque de mal, aux chrétiens bien entendu.

Car, pour les animaux des forêts, c’était unennemi déclaré, implacable, mortel.

Il était grand louvetier de monseigneurLouis-Philippe d’Orléans, quatrième du nom ; charge qui luipermettait de satisfaire la passion désordonnée qu’il avait pour lachasse.

Sur toutes choses, quoique ce ne fût pointfacile, il était encore possible de faire entendre raison au baronJean ; mais, sur la chasse, quand le digne seigneur s’étaitchaussé une idée dans la tête, il fallait qu’il en eût le cœur netet qu’il arrivât à son but.

Il avait épousé, disait-on, une fillenaturelle du prince ; ce qui lui donnait, avec son titre degrand louvetier, un pouvoir presque absolu dans les domaines de sonillustre beau-père, pouvoir que personne n’osait lui contester,surtout depuis que monseigneur le duc d’Orléans s’étant, en 1773,remarié avec madame de Montesson, avait à peu près abandonné sonchâteau de Villers-Cotterêts pour sa délicieuse maison de Bagnolet,où il recevait les beaux esprits du temps et jouait la comédie.

Aussi était-il bien rare que, chaque jour quele Bon Dieu faisait, soit que le soleil réjouît la terre, soit quela pluie l’attristât, soit que l’hiver couvrît les champs de sonblanc linceul, soit que le printemps déroulât sur les prés son verttapis, aussi était-il bien rare de ne pas voir, entre huit et neufheures du matin, s’ouvrir à deux battants la grande porte duchâteau et sortir, par cette porte, d’abord le baron Jean, puis sonpremier piqueur Marcotte, puis les autres piqueurs, puis les chienscouplés et menés en laisse par les valets de chiens, et surveilléspar maître Engoulevent, aspirant piqueur, lequel, pareil aubourreau allemand, qui marche seul après la noblesse et avant labourgeoisie, comme étant le dernier des nobles et le premier desbourgeois, marchait immédiatement après les piqueurs et avant lesvalets de chiens, comme étant le premier des valets de chiens et ledernier des piqueurs.

Tout cela défilait en grand équipage, chevauxanglais, chiens français : douze chevaux, quarante chiens.

Commençons par dire qu’avec ces douze chevauxet ces quarante chiens, le baron Jean chassait toutes bêtes.

Mais, sans doute pour faire honneur à sontitre, c’était principalement le loup qu’il chassait. Ce quiprouvera aux vrais veneurs combien il était sûr du nez et du fondde ses chiens, c’est qu’après le loup il donnait rang ausanglier ; après le sanglier venait le cerf, puis le daim,puis le chevreuil. Enfin, lorsque les valets de limiers avaientfait buisson creux, il découplait à la billebaude et attaquait lepremier lièvre venu ; car, ainsi que nous l’avons dit, ilchassait tous les jours, le digne seigneur, et il se fût plutôtpassé de manger et même de boire toute une journée, quoiqu’il eûtsouvent soif, que de rester vingt-quatre heures sans voir courirses chiens.

Mais, comme on sait, si vites que soient leschevaux, si fins que soient les chiens, la chasse a ses bons et sesmauvais quarts d’heure.

Un jour, Marcotte se présenta tout penaud aurendez-vous où l’attendait le baron Jean.

– Eh bien, Marcotte, demanda le baronJean en fronçant le sourcil, qu’y a-t-il encore ? Je vois àton air que la chasse ira mal aujourd’hui.

Marcotte secoua la tête.

– Voyons, parle, fit le baron Jean avecun geste plein d’impatience.

– Eh bien, il y a, monseigneur, que j’aieu connaissance du loup noir.

– Ah ! ah ! fit le baron Jean,dont les yeux étincelèrent.

Et, en effet, c’était la cinquième ou sixièmefois que le digne seigneur lançait l’animal en question, et que sonpelage inaccoutumé rendait si facile à reconnaître, sans jamaisêtre arrivé à le joindre à portée de la carabine ou à leforcer.

– Oui, reprit Marcotte ; mais ladamnée bête a si bien employé sa nuit, tellement croisé et rabattuses voies, qu’après avoir tenu la moitié de la forêt, je me suisretrouvé à ma première brisée.

– Alors, Marcotte, tu crois qu’il n’y aaucune chance de rapprocher l’animal ?

– Je ne crois pas.

– Par tous les diables ! s’écria leseigneur Jean, – qui était le plus grand jureur qui eût parusur la terre depuis Nemrod –, je me sens cependant maladeaujourd’hui, et j’ai besoin d’un hallali, quel qu’il soit, pourrafraîchir mes humeurs noires. Voyons, Marcotte, quechasserons-nous à la place de ce damné loup noir ?

– Dame ! tout occupé de lui,répondit Marcotte, je n’ai point détourné d’autre bête. Monseigneurveut-il découpler à la billebaude et chasser le premier animalvenu ?

Le baron Jean allait répondre à Marcotte defaire comme il l’entendrait, lorsqu’il vit le petit Engoulevent quis’approchait le chapeau à la main.

– Attends, dit-il, voici maîtreEngoulevent qui a, ce me semble, un conseil à nous donner.

– Je n’ai aucun conseil à donner à unnoble seigneur comme vous, répondit Engoulevent en abritant sousune humble contenance sa physionomie narquoise et rusée ; maismon devoir est de dire que j’ai connaissance d’un beau daim dansles environs.

– Voyons ton daim, Engoulevent, réponditle grand louvetier, et, si tu ne t’es pas trompé, il y aura un écuneuf pour toi.

– Où est ton daim ? demandaMarcotte. Mais prends garde à ta peau si tu nous fais découplerinutilement !

– Donnez-moi Matador et Jupiter, et puisnous verrons.

Matador et Jupiter étaient les deux meilleurschiens d’attaque du seigneur de Vez. Aussi Engoulevent n’avait-ilpas fait cent pas avec eux dans le fourré, qu’au frétillement deleurs queues, à leurs abois répétés, il jugea qu’ils empaumaient lavoie. Et, en effet, presque immédiatement le daim, qui était unmagnifique dix-cors, se donna aux chiens. Toute la meute découpléerallia les deux vétérans. Marcotte cria gare, sonna le lancer, etla chasse commença, à la grande satisfaction du seigneur de Vez,qui, tout en regrettant son loup noir, acceptait cependant un daimdix cors comme pis-aller.

Depuis deux heures, la chasse durait et ledaim tenait bon. Il avait d’abord emmené la chasse du petit boisd’Haramont à la route du Pendu, puis de la route du Pendu à laqueue d’Oigny, et tout cela haut la main ; car ce n’était pasune de ces bêtes du plat pays qui se font tirer la queue par deméchants bassets.

Cependant, vers les fonds de Bourgfontaine,l’animal se sentit malmené, car il renonça aux grands partis qu’ilavait pris jusque-là pour se forlonger, et il commença deruser.

D’abord, il descendit dans le ruisseau qui vade l’étang de Baisemont à l’étang de Bourg, le remonta pendant undemi-quart de lieue environ, ayant de l’eau jusqu’au jarret, fit unsaut à droite, rentra dans le lit du ruisseau, fit un saut àgauche, et dès lors s’éloigna par des bonds aussi vigoureux que cequi lui restait de forces lui permettait de faire.

Mais les chiens du seigneur Jean n’étaient paschiens à s’embarrasser de si peu.

D’eux-mêmes, en chiens intelligents et debonne race qu’ils étaient, ils se divisèrent la tâche. Les unsremontèrent le ruisseau, les autres le descendirent ; ceux-ciquêtèrent à droite, ceux-là quêtèrent à gauche, si bien qu’ilsfinirent par démêler la ruse de l’animal, retrouvèrent la voie, et,au premier cri que poussa l’un d’eux, se rassemblèrent autour decelui-là et reprirent leur poursuite, aussi chauds et aussi ardentsque si le daim eût été à vingt pas devant eux.

Toujours galopant, toujours sonnant, toujoursaboyant, le baron Jean, les piqueurs, et la meute arrivèrent auxétangs de Saint-Antoine, à quelques centaines de pas des borduresd’Oigny.

Là, entre les bordures d’Oigny et la haie desOseraies, s’élevait la hutte de Thibault le sabotier.

Disons un peu ce que c’était que Thibault lesabotier, c’est-à-dire le véritable héros de notre histoire.

Peut-être me demandera-t-on comment, moi quiai assigné des rois à comparaître sur la scène ; comment, moiqui ai forcé princes, ducs et barons à jouer des rôles secondairesdans mes romans, je prends un simple sabotier pour héros de cettehistoire.

D’abord, je répondrai qu’il y a, dans mon cherpays de Villers-Cotterêts, plus de sabotiers que de barons, de ducset de princes, et que, du moment où mon intention était de prendrepour théâtre des événements que je vais raconter la forêt quil’entoure, il fallait, sous peine de faire des personnages defantaisie, comme les Incas de M. Marmontel ou lesAbencerrages de M. de Florian, que je prisse undes habitants réels de cette forêt.

D’ailleurs, on ne prend pas un sujet, c’est lesujet qui vous prend ; et, qu’il soit bon ou mauvais, je suispris par ce sujet là.

Je vais donc essayer de faire le portrait deThibault le sabotier, tout simple sabotier qu’il est, aussiexactement qu’un peintre fait le portrait qu’un prince régnant veutenvoyer à sa fiancée.

Thibault était un homme de vingt-cinq àvingt-sept ans, grand, bien fait, solide de corps, maisnaturellement triste de cœur et d’esprit. Cette tristesse luivenait d’un petit grain d’envie qu’il éprouvait malgré lui, à soninsu peut-être, contre le prochain mieux favorisé que lui du côtéde la fortune.

Son père avait fait une faute, grave en touttemps, mais plus grave à cette époque d’absolutisme où personne nepouvait s’élever au-dessus de son état, que dans notre temps, où,avec de la capacité, on peut parvenir à tout.

Son père lui avait fait donner une éducationau-dessus de sa position. Thibault avait été à l’école de l’abbéFortier, magister de Villers-Cotterêts ; il savait lire,écrire, compter ; il avait appris même un peu de latin, ce quile rendait très fier.

Thibault avait employé beaucoup de temps àlire. Il avait lu surtout les livres à la mode à la fin du derniersiècle. Chimiste malhabile, il n’avait pas su séparer le bon dumauvais, ou plutôt il en avait séparé le mauvais, et c’étaitparticulièrement le mauvais qu’il avait avalé à large dose,laissant le bon se précipiter au fond du verre.

Sans doute, à l’âge de vingt ans, Thibaultavait rêvé autre chose que d’être sabotier.

Un instant, par exemple, il jeta les yeux surl’état militaire.

Mais les camarades qui avaient porté la doublelivrée du roi et de la France, entrés au service comme soldats,étaient sortis du service comme soldats, n’ayant point gagné,pendant cinq ou six années d’esclavage, le plus petit grade, pasmême celui de caporal.

Thibault avait songé aussi à se fairemarin.

Mais la carrière de la marine était bienautrement fermée encore aux plébéiens que celle de l’armée.

Au bout de quinze ou vingt ans de dangers, detempêtes, de combats, il pouvait arriver à être contremaître, voilàtout, et encore !

Or, ce n’était pas la veste courte et lepantalon de toile à voile que Thibault ambitionnait deporter : c’était l’habit bleu de roi, avec le gilet rouge etl’épaulette d’or en patte de chat.

Mais il n’y avait pas d’exemple que le filsd’un sabotier fût jamais devenu capitaine de frégate, mêmelieutenant, même enseigne.

Il fallait donc renoncer à être marin.

Thibault aurait assez aimé l’état de notaire.Il songea un instant à entrer chez maître Niquet, tabellion royal,comme saute-ruisseau, et à gagner ses grades à la force de sesjarrets et à la pointe de sa plume.

Mais, arrivé au grade de maître clerc, à centécus par an, où prendrait-il les trente mille francs nécessairespour l’achat de la plus petite étude de village ?

Il n’y avait donc pas plus moyen de devenirtabellion que de se faire officier de terre ou de mer.

Sur ces entrefaites, le père de Thibaultmourut.

Le père de Thibault avait peu d’argentcomptant, à peu près ce qu’il en fallait pour l’enterrer.

On l’enterra donc, et, une fois enterré, ilresta à Thibault trois ou quatre pistoles.

Thibault savait très bien son état ;c’était même un fin sabotier. Mais il n’avait pas de goût pourmanier la tarière et le paroir.

Il en résulta que, par un dernier sentiment deprudence, il déposa chez un ami les outils de son père, vendit lesmeubles depuis le premier jusqu’au dernier, réalisa une somme decinq cent quarante livres, et résolut de faire ce que l’on appelaitalors le tour de France.

Thibault fut trois ans en voyage. Il n’avaitpoint fait fortune dans sa tournée ; mais il avait appris deschoses qu’il ignorait et acquis des talents qu’il n’avaitpoint.

Il avait appris que, s’il est convenable detenir une parole commerciale engagée vis-à-vis d’un homme, il estcomplètement inutile de tenir un serment d’amour fait à unefemme.

Voilà ce qu’il avait gagné au moral.

Quant au physique, il dansait la gigue àravir, jouait du bâton à deux bouts de façon à se défendre contrequatre hommes, et maniait l’épieu comme le meilleur valet devénerie.

Tout cela n’avait pas peu contribué àaugmenter l’orgueil naturel de Thibault, et, en se voyant plusbeau, plus fort, plus adroit que beaucoup de nobles, il demandait àla Providence : « Pourquoi ne suis-je pas né noble, etpourquoi tel noble n’est-il pas né vilain ? »

Mais, comme aux apostrophes de Thibault laProvidence se gardait bien de répondre ; comme Thibault, endansant, en jouant du bâton à deux bouts et en lançant l’épieu,fatiguait son corps et ne le restaurait pas, Thibault songea àreprendre son ancien état, si humble qu’il fût, se disant à partlui que, s’il avait nourri le père, il nourrirait bien aussi lefils.

Thibault alla donc chercher ses outils où illes avait déposés ; puis, ses outils à la main, il allademander à l’intendant des biens de monseigneur Louis-Philipped’Orléans la permission de se bâtir une cabane dans la forêt pour yexercer son état ; ce que l’intendant lui accorda volontiers,car il savait par expérience que M. le duc d’Orléans était uncœur très miséricordieux, donnant jusqu’à deux cent quarante millefrancs par an aux malheureux, et il pensa que, donnant une pareillesomme, il prêterait bien trente ou quarante pieds de terrain à unbrave ouvrier qui avait envie de travailler.

Thibault, libre d’établir son domicile àl’endroit de la forêt qui lui serait le plus agréable, choisit lecarrefour des Osières, situé au plus bel endroit de la forêt, à unquart de lieue d’Oigny et à trois quarts de lieue deVillers-Cotterêts.

Le sabotier bâtit donc sa saboterie, moitiéavec les vieilles planches que lui donna M. Parisis, lequelavait une vente dans le voisinage, moitié avec les branches quel’intendant lui laissa couper dans la forêt.

Puis, quand la cabane fut bâtie, se composantd’une chambre à coucher bien close où il pouvait travaillerl’hiver, et d’un appentis tout grand ouvert où il pouvaittravailler l’été, il s’occupa à se faire un lit.

Ce lit, ce fut une jonchée de fougères quid’abord en tint lieu.

Puis, quand il eut fait une centaine de pairesde sabots et qu’il les eut vendues au père Bedeau, marchand detoutes choses à Villers-Cotterêts, de ce premier argent il donnades arrhes sur un matelas qu’on lui permit de payer en troismois.

Le bois de lit ne fut pas difficile à faire,Thibault n’était pas beaucoup sabotier sans être un peumenuisier.

Il se fit un bois de lit dont il tressa lefond sanglé avec des oseraies, posa son matelas dessus et se trouvaavoir un coucher.

Puis, peu à peu et à leur tour, vinrent lesdraps et les couvertures.

Puis le réchaud pour faire le feu, lescasseroles de terre pour faire la cuisine sur le réchaud, puis lavaisselle de faïence où la manger.

Au bout de l’année, le mobilier de Thibaults’augmenta d’une belle huche en chêne et d’une belle armoire ennoyer, que, comme son bois de lit, il fit lui-même.

Et, au milieu de tout cela, la besogne dumétier allait ; car Thibault n’avait pas son pareil pourtrouver une paire de souliers de bois dans un morceau de fayard, etpour tailler des cuillers, des salières, de petites sébiles de boisdans les rognures du premier travail.

Thibault était donc installé dans sa saboteriedepuis trois ans, c’est-à-dire depuis sa revenue du tour de France,et, depuis cette revenue, on n’avait pu lui reprocher qu’une choseque nous lui avons déjà reprochée : c’était d’être un peu plusenvieux du bien de son prochain qu’il ne convenait pour le salut deson âme.

Mais c’était encore chez lui un sentiment siinoffensif, qu’il n’appartenait qu’à son confesseur de lui fairehonte d’un crime qui n’existait encore dans son âme qu’à l’état depéché.

II. Le seigneur et le sabotier.

Donc, comme nous avons dit, le daim vint sefaire battre dans les bordures d’Oigny, tournant et virant autourde la hutte de Thibault.

Or, comme il faisait beau, quoique ce fût déjàvers l’automne, et que même l’automne fût avancé, Thibault creusaitun sabot sous son appentis.

Tout à coup, Thibault aperçut à trente pas delui le daim tout frissonnant, tremblant sur ses quatre jambes et leregardant de son œil intelligent et effaré.

Depuis longtemps, Thibault entendait la chassequi tournoyait à l’entour d’Oigny, se rapprochant, s’éloignant, serapprochant encore du village.

La vue du daim n’eut donc rien quil’étonnât.

Il suspendit le mouvement de son paroir, dontil faisait cependant grande besogne, et se mit à contemplerl’animal.

– Par la Saint-Sabot ! dit-il,– la Saint-Sabot, avons-nous besoin de le dire, est la fêtedes sabotiers –, par la Saint-Sabot ! dit-il, voilà un jolimorceau, et qui ferait bien le pendant du chamois que j’ai mangé àVienne, au grand repas des compagnons du Dauphiné !Bienheureux ceux qui peuvent se mettre tous les jours un morceaud’une pareille bête sous la dent ! J’en ai mangé une fois dansma vie, voici tantôt quatre ans, et, au bout de ces quatre ans,quand j’y pense, l’eau m’en vient à la bouche. Oh ! lesseigneurs ! les seigneurs ! à chaque repas, c’est de laviande nouvelle et des vins vieux, tandis que moi, je mange despommes de terre et bois de l’eau toute la semaine ; et àgrand-peine, le dimanche, m’est-il permis de faire lie d’un mauvaislopin de lard rance, d’un chou monté pour les trois quarts dutemps, et d’un verre de pignolet à faire danser machèvre !

Vous comprenez bien que, dès les premiers motsde ce monologue, le daim était parti.

Thibault en avait détaillé toutes les périodeset en était arrivé à la fin par l’heureuse péroraison que nousvenons de dire, quand il s’était entendu rudement apostropher d’unvigoureux :

– Holà ! maroufle !réponds-moi.

C’était le seigneur Jean, dont les chiensbalançaient, et qui tenait à s’assurer qu’ils n’avaient pas pris lechange.

– Holà ! maroufle ! disait lelouvetier, as-tu vu l’animal ? Sans doute, la façon dont lebaron le questionnait déplut au sabotier philosophe, car, quoiqu’ilsût parfaitement de quoi il était question :

– Quel animal ? dit-il.

– Eh ! ventredieu ! le daim quenous chassons ! Il a dû passer à cinquante pas d’icipeut-être, et en bayant aux corneilles comme tu fais, tu as dû levoir. C’est un dix-cors, n’est-ce pas ? Par où a-t-il pris sesrefuites ?… Parle donc, drôle, ou je te fais donner lesétrivières !…

– Que la peste t’étouffe, enfant delouve ! dit tout bas le sabotier. Puis, tout haut, et feignantun air naïf :

– Ah ! oui bien, dit-il, je l’aivu.

– Un mâle, n’est-ce pas, avec des boissuperbes ? Un dix-cors ?

– Ah ! oui bien, mâle, avec des boissuperbes ; je l’ai vu comme je vous vois, monseigneur ;mais je ne puis pas vous dire s’il a des cors, je ne lui ai pointregardé aux pieds. En tout cas, ajouta-t-il d’un air niais, s’il enavait, ils ne l’empêchaient point de courir.

Dans un autre moment, le baron Jean eût ri decette naïveté, qu’il eût pu croire réelle ; mais les ruses del’animal commençaient à donner au baron Jean la fièvre deSaint-Hubert.

– Allons, maroufle, trêve deplaisanteries ! Si tu es de joyeuse humeur, je ne le suispas.

– Je serai de l’humeur qu’il plaira àmonseigneur que je sois.

– Voyons, réponds-moi.

– Monseigneur n’a rien demandéencore.

– Le daim paraissait-ilfatigué ?

– Mais pas trop.

– D’où venait-il ?

– Il ne venait pas, il était arrêté.

– Mais, enfin, il venait de quelquepart ?

– Ah ! ça, c’est probable, mais jene l’ai pas vu venir.

– Et par où est-il parti ?

– Je vous le dirais bien, mais je ne l’aipas vu s’en aller.

Le seigneur de Vez regarda Thibault detravers.

– Y a-t-il longtemps que le daim estpassé, monsieur le drôle ? demanda-t-il.

– Pas si longtemps, monseigneur.

– Combien de temps, à peu près ?

Thibault fit semblant de chercher dans sessouvenirs.

– C’était, je crois, avant-hier, finit-ilpar répondre.

Seulement, en disant ces derniers mots, lesabotier ne put dissimuler un sourire. Ce sourire n’échappa pointau baron Jean, qui, donnant de l’éperon à son cheval, arriva surThibault le fouet levé. Thibault était leste. D’un saut, il setrouva sous son appentis, où, tant qu’il resterait sur son cheval,le louvetier ne pouvait pénétrer. Thibault était donc momentanémenten sûreté.

– Tu gouailles et tu mens ! s’écriale veneur ; car voici Marcassino, mon meilleur chien, qui serabat et se récrie à vingt pas d’ici, et, si le daim a passé où estMarcassino, il a traversé la haie ; il est donc impossible quetu ne l’aies pas aperçu.

– Pardon, monseigneur ; mais il n’ya, dit notre curé, que le pape qui soit infaillible, etM. Marcassino peut se tromper.

– Marcassino ne se trompe jamais,entends-tu, belître ! et la preuve, c’est que, d’ici, je voisle régalis où l’animal a gratté.

– Cependant, monseigneur, je vousproteste, je vous jure…, dit Thibault, qui voyait avec inquiétudeles noirs sourcils du baron se rapprocher.

– Paix, et avance ici, maroufle !s’écria le seigneur Jean.

Thibault hésita un moment ; mais laphysionomie du chasseur devenait de plus en plus menaçante :il comprit qu’une désobéissance ne ferait que l’exaspérerdavantage, et, espérant que le louvetier avait quelque service àréclamer de lui, il se décida à quitter son refuge.

Mal lui en prit, car il n’avait pas dépassé dequatre pas le toit qui le protégeait, que le cheval du seigneur deVez, enlevé du mors et de l’éperon, bondissait et venait s’abattreprès de lui, et cela en même temps qu’il recevait sur la tête unfurieux coup de manche du fouet.

Le sabotier, étourdi du coup, chancela, perditl’équilibre et s’en allait tomber le visage contre terre, lorsquele baron Jean, déchaussant son étrier et lui envoyant un vigoureuxcoup de pied dans la poitrine, non seulement le redressa, maisencore, faisant prendre au pauvre diable une direction opposée,l’envoya tomber à la renverse contre la porte de sa cabane.

– Tiens, dit le baron en lui administrantle coup de fouet d’abord et le coup de pied ensuite, tiens, voicipour le mensonge et voici pour la gouaillerie !

Sur quoi, et sans s’inquiéter autrement deThibault, qui était étendu les quatre fers en l’air, le seigneurJean, s’apercevant que sa meute avait rallié au cri de Marcassino,sonna un joyeux son pour les chiens et s’éloigna au petit galop deson cheval.

Thibault se releva tout endolori, se tâtant dela tête aux pieds pour s’assurer s’il n’avait rien de cassé.

– Allons, allons, dit-il, après s’êtrecaressé chaque membre l’un après l’autre, je vois avec satisfactionqu’il n’y a rien de cassé ni en haut ni en bas. Ah ! seigneurbaron, voilà comment vous traitez les gens parce que vous avezépousé la bâtarde d’un prince ! Eh bien, tout grand louvetier,tout grand veneur que vous êtes, ce n’est pas vous qui mangerez ledaim que vous chassez ; ce sera ce belître, ce maroufle, cedrôle de Thibault qui le mangera. Ah ! oui, que je lemangerai, j’en fais serment ! s’écria le sabotiers’affermissant de plus en plus dans sa hasardeuse résolution ;et il ne faudrait pas être un homme pour, ayant fait un serment, nele pas tenir.

Et aussitôt, passant sa serpe à sa ceinture etprenant son épieu, Thibault écouta l’aboi des chiens, s’orienta,et, devenant la corde de l’arc dont le daim et la meute faisaientle cercle, il prit les grands devants avec toute la vitesse dontles jambes d’un homme sont capables.

Thibault avait deux chances : s’embusquersur la route du daim et le tuer avec son épieu, ou le surprendre aumoment où il serait forcé par les chiens, et s’emparer de lui.

Le désir de se venger de la brutalité du baronJean ne dominait point tellement Thibault, qu’il ne songeât, touten courant, à l’excellente chère qu’il allait faire, pendant prèsd’un mois, des épaules, du râble et des cuissots du daim, marinés àpoint, rôtis à la broche, ou coupés par tranches et frits dans lapoêle.

Au reste, ces deux idées, vengeance etgourmandise, se combinaient de telle sorte dans son cerveau, que,tout en courant mieux que de plus belle, il riait dans sa barbe envoyant à la fois en perspective la mine piteuse du baron et de sesgens regagnant le château de Vez après ce honteux buisson creux, etsa propre physionomie, lorsque, la porte bien fermée, une bonnechopine de vin près de lui, il serait attablé tête à tête avec uncuissot de l’animal, et qu’un jus parfumé et sanguinolents’échapperait dudit cuissot sous le fil du couteau y revenant pourla troisième ou quatrième fois.

Le daim, autant qu’en pouvait juger Thibault,prenait la direction du pont placé sur la rivière d’Ourcq, entreNoroy et Trœsne.

À l’époque où ces événements se passent, il yavait un pont jeté d’une rive à l’autre, et formé de deux madrierset de quelques planches.

Comme la rivière était très haute et trèsrapide, Thibault pensa que le daim ne se hasarderait point à lapasser à gué.

En conséquence, il se cacha derrière unrocher, à portée du pont, et attendit.

Bientôt, à dix pas du rocher, il vit tout àcoup se dresser la tête gracieuse du daim qui, tournant sesoreilles du côté du vent, cherchait à saisir dans la brise le bruitque faisaient ses ennemis.

Thibault, très ému par cette soudaineapparition, se leva derrière sa pierre, assura son épieu dans samain et le lança précipitamment sur l’animal.

Le daim fit d’abord un bond qui le porta aumilieu du pont, puis un second qui le porta sur la riveopposée ; enfin, d’un troisième, il disparut aux yeux deThibault.

L’épieu avait passé au moins à un pied del’animal, et s’était enfoncé dans le gazon à quinze pas de celuiqui l’avait lancé.

Jamais Thibault n’avait commis une tellemaladresse ; Thibault, le compagnon du tour de France le plussûr de son coup !

Aussi, tout enragé de colère contre lui-même,ramassa-t-il son arme, et, bondissant aussi lestement que le daim,passa-t-il le pont où l’animal l’avait passé.

Thibault connaissait le pays aussi bien que ledaim lui-même. Aussi prit-il les grands devants et s’embusqua-t-ilderrière un hêtre, à mi-côte, pas trop loin d’un petit sentier.

Cette fois, le daim passa si près de lui, queThibault se demanda s’il ne valait pas mieux l’assommer avec sonépieu que de le lui lancer.

Ce moment d’hésitation n’eut que la durée del’éclair ; mais l’éclair lui-même n’est pas plus rapide que nel’était l’animal ; de sorte qu’il était déjà à vingt pas deThibault lorsque Thibault lui lança son épieu, et cela, sans êtreplus heureux cette seconde fois que la première.

Cependant il entendait l’aboi des chiens quiallait toujours se rapprochant ; il sentait que quelquesminutes écoulées encore, il lui deviendrait impossible d’exécuterson projet.

Mais, il faut le dire en l’honneur de lapersistance de Thibault, son désir de s’emparer du daim devenaitplus grand au fur et à mesure que la difficulté augmentait.

– Il me le faut cependant, s’écria-t-il,oui ! et, s’il y a un Bon Dieu pour les pauvres gens, j’aurairaison de ce misérable baron, qui m’a battu comme un chien, moi quisuis un homme cependant, et tout prêt à le lui prouver.

Thibault ramassa son épieu et reprit sacourse. Mais on eût dit que ce Bon Dieu qu’il venait d’invoquer, oune l’avait pas entendu, ou voulait le pousser à bout, car latroisième tentative n’eut pas plus de succès que les deuxautres.

– Mille tonnerres ! cria Thibault,le Bon Dieu est décidément sourd, à ce qu’il paraît. Eh bien,alors, que le diable ouvre les oreilles et m’entende donc ! Aunom de Dieu ou du diable, je te veux et je t’aurai, animalmaudit !

Thibault n’avait point achevé ce doubleblasphème, que le daim, faisant un retour, passait pour laquatrième fois près de lui et disparaissait dans les buissons.

Ce dernier passage fut si rapide et siinattendu, que Thibault n’eut pas même le temps de lever sonépieu.

En ce moment, les abois des chiens se firententendre si près de Thibault, qu’il jugea qu’il serait imprudent decontinuer sa poursuite.

Il regarda autour de lui, vit un chêne touffu,jeta son épieu dans un buisson, prit le chêne à bras-le-corps et sedissimula dans le feuillage.

Il présumait, avec raison, que, puisque ledaim avait repris sa course, la chasse et les chasseurs ne feraientque passer tout en suivant le crochet de l’animal.

Les chiens n’avaient point perdu sa voie.Malgré ses ruses, ils ne la perdraient pas pour un simplecrochet.

Thibault n’était pas branché depuis cinqminutes, qu’il vit arriver les chiens, puis le baron Jean, qui,malgré ses cinquante-cinq ans, tenait la tête de la chasse commes’il n’en eût eu que vingt.

Seulement, le seigneur Jean était dans unerage que nous n’essayerons pas de dépeindre.

Perdre quatre heures sur un misérable daim etchasser ses arrières encore !

Jamais pareille chose ne lui étaitarrivée.

Il gourmandait ses gens, il fouettait seschiens, et il avait si bien labouré le ventre de son cheval avecses éperons, que le sang qui s’en échappait avait donné une teinterougeâtre à l’épaisse couche de boue qui recouvrait seshouseaux.

Cependant, lorsque la chasse était arrivée aupont de la rivière d’Ourcq, le baron avait eu un momentd’allègement ; la meute avait pris la piste avec tantd’ensemble, que, lorsqu’elle traversa le pont, le manteau que lelouvetier portait en croupe eût suffi à les couvrir tous.

En ce moment-là, le seigneur Jean fut sisatisfait, qu’il ne se contenta pas de fredonner un bien-aller,mais encore qu’il détacha sa trompe et le sonna à pleins poumons,ce qu’il ne faisait que dans les grandes occasions.

Mais, par malheur, la joie du seigneur Jean nedevait pas être de longue durée.

Tout à coup, juste au-dessous de l’arbre oùétait juché Thibault, au moment où les chiens, se récriant tousensemble, faisaient un concert qui charmait de plus en plus lesoreilles du baron, la meute entière tomba à bout de voie, et toutse tut comme par enchantement.

Marcotte alors, sur l’ordre de son maître,descendit de cheval et essaya d’en revoir.

Les valets de chiens s’en mêlèrent etsecondèrent les recherches de Marcotte.

On ne revit rien.

Mais Engoulevent, qui tenait énormément à ceque l’on sonnât l’hallali de l’animal qu’il avait détourné,Engoulevent s’en mêla et chercha de son côté.

Chacun cherchait, criant et animant leschiens, lorsque au-dessus de toutes les voix on entendit, bruyantecomme la tempête, la voix du baron.

– Mille noms d’un diable !hurlait-il, les chiens sont donc tombés dans un trou,Marcotte ?

– Non, monseigneur, les voici ; maisils sont à bout de voie.

– Comment, à bout de voie ? s’écriale baron.

– Que voulez-vous, monseigneur ! Jen’y comprends rien, mais c’est comme cela.

– À bout de voie ? reprit lebaron ; à bout de voie ici, en pleine forêt, là où il n’y a niruisseau où la bête ait rusé, ni rocher qu’elle ait escaladé ?Mais tu es fou, Marcotte !

– Moi, fou, monseigneur ?

– Oui, toi, fou, aussi vrai que leschiens sont des rosses !

Marcotte supportait d’ordinaire avec unepatience admirable les injures dont le baron était fort prodigueenvers tout le monde dans les moments critiques de la chasse. Maiscette épithète de rosses, appliquée à ses chiens, le fit sortir desa longanimité habituelle, et, se redressant de toute sahauteur :

– Comment ! monseigneur, desrosses ? reprit-il avec véhémence. Mes chiens, desrosses ! eux qui ont porté bas un vieux loup après unlaissez-courre si furieux, que votre meilleur cheval en acrevé ! Mes chiens, des rosses !

– Oui, des rosses, je le répète,Marcotte. Il n’y a que des rosses qui puissent mettre bas de lasorte sur un daim après une misérable chasse de quelquesheures.

– Monseigneur, répliqua Marcotte avec uneémotion à la fois digne et douloureuse, monseigneur, dites quec’est ma faute, dites que je suis un imbécile, un animal, unmaroufle, un bélître, une buse ; injuriez-moi dans mapersonne, dans celle de ma femme, dans celle de mes enfants, celam’est égal ; mais ne m’attaquez pas dans mes fonctions depremier piqueur, n’insultez pas vos chiens, je vous le demande aunom de tous mes services passés.

– Mais comment expliques-tu leursilence ? Dis-moi cela ! Comment l’expliques-tu ?Voyons, je ne demande pas mieux que de t’écouter, et j’écoute.

– Je ne m’explique pas plus que vous leurdéfaut, monseigneur ; il faut que ce daim maudit se soitenvolé dans les nuages ou ait disparu dans les entrailles de laterre.

– Allons, bon ! dit le baron Jean,voilà que notre daim se sera terré comme un lapin ou se sera levécomme un coq de bruyère.

– Monseigneur, tout cela est une manièrede parler. Mais, ce qui est vrai, ce qui est un fait, c’est qu’il ya de la sorcellerie là-dessous. Aussi sûr qu’il fait jour en cemoment, mes chiens ont mis bas tout à coup sans défaut et sansbalancer. Demandez à tous nos gens qui étaient près d’eux avec moi.Maintenant ils ne requièrent même pas. Voyez, les voilà toutflâtrés sur le ventre comme autant de cerfs à la reposée. Est-cenaturel ?

– Fouaille-les, fils ! Fouaille-les,alors ! s’écria le baron ; fouaille à leur roussir lepoil ; il n’y a rien de pareil pour chasser le mauvaisesprit !

Le baron Jean s’approchait pour appointer dequelques coups de fouet les exorcismes que Marcotte distribuait parson ordre aux pauvres bêtes, lorsque Engoulevent, s’approchant lechapeau à la main, retint timidement le cheval du baron.

– Monseigneur, dit le valet du chenil,m’est avis que je viens de découvrir dans cet arbre un coucou quipourrait peut-être nous donner l’explication de ce qui nousarrive.

– Que diable chantes-tu avec ton coucou,fils de guenon ? dit le baron Jean. Attends, attends, drôle,et tu vas apprendre ce qu’il en coûte pour se gausser de tonseigneur !

Et le baron leva son fouet. Mais, avec lestoïcisme du Spartiate, Engoulevent leva le bras en bouclierau-dessus de sa tête et continua :

– Frappez si vous voulez, monseigneur,mais ensuite regardez dans cet arbre, et, quand Votre Seigneurieaura vu l’oiseau qui y est branché, m’est avis que vous me donnerezplutôt une pistole qu’un coup de fouet.

Et le bonhomme montrait du doigt le chêne oùThibault avait cherché un refuge en entendant venir les chasseurs.Il avait grimpé de branche en branche et s’était hissé jusqu’aufaîte. Le seigneur Jean se fit une visière de sa main et aperçutThibault.

– Voilà qui est particulier !dit-il. Dans la forêt de Villers-Cotterêts, les daims terrent commedes renards et les hommes branchent comme des corbeaux. Mais, aureste, continua le digne seigneur, nous allons savoir à quoi nousen tenir.

Alors, abaissant la main de ses yeux à sabouche :

– Hé ! l’ami ! cria le baron,est-ce que dix minutes de conversation avec moi te seraientparticulièrement désagréables ?

Mais Thibault garda le plus profondsilence.

– Monseigneur, dit Engoulevent, si vousle désirez…

Et il fit signe qu’il était prêt à monter àl’arbre.

– Non pas, non pas, dit le baron.

Et en même temps qu’il lui faisait défense dela voix, il lui faisait aussi défense de la main.

– Hé ! l’ami ! reprit le barontoujours sans reconnaître Thibault, te plairait-il de me répondre,oui ou non ?

Il fit une petite pause.

– Ah ! c’est non, à ce qu’ilparaît ; tu fais le sourd ; attends, attends, je vaisprendre mon porte-voix.

Et il tendit la main vers Marcotte, qui,devinant ce que voulait le baron, lui tendit sa carabine.

Thibault, qui cherchait à donner le change auxchasseurs, feignait de couper des branches mortes, et il mettaittant d’ardeur à cette feinte occupation, qu’il ne vit pas le gestedu seigneur Jean, ou, s’il le vit, crut que c’était un simple gestede menace et n’y attacha pas l’importance qu’il méritait. Lelouvetier attendit quelque temps la réponse demandée ; mais,voyant qu’elle ne venait pas, il pressa la gâchette ; le couppartit et l’on entendit le craquement d’une branche.

La branche qui craquait était celle où étaitperché Thibault.

Le fin tireur l’avait brisée entre le tronc del’arbre et le pied du sabotier.

Privé du point d’appui qui le soutenait,Thibault roula de branche en branche. Par bonheur, l’arbre étaittouffu, les branches étaient fortes ; ces obstaclesralentirent la rapidité de sa chute, et, de ricochet en enricochet, Thibault finit par se trouver sur le sol sans autredommage qu’une grande peur et quelques menues contusions sur lapartie de son corps qui avait touché terre la première.

– Par les cornes de monseigneurBelzébuth ! s’écria le baron Jean enchanté de son coupd’adresse, c’est mon gouailleur de ce matin ! Or çà,drôle ! la conversation que tu as eue avec mon fouet t’a doncsemblé trop courte, que te voilà décidé à la reprendre où tul’avais quittée ?

– Oh ! pour cela, je vous jure quenon, monseigneur, reprit Thibault avec l’accent de la plus parfaitesincérité.

– Tant mieux pour ta peau, garçon. Etmaintenant, voyons, dis-moi, que faisais-tu là-haut, perché sur cechêne ?

– Monseigneur le voit bien, réponditThibault montrant quelques brindilles éparses çà et là, je coupaisdu bois mort pour mon chauffage.

– Ah ! très bien. Maintenant,garçon, tu vas nous dire sans barguigner ce qu’est devenu notredaim, n’est-ce pas ?

– Eh ! par le diable ! il doitle savoir, attendu qu’il était bien placé là-haut pour ne rienperdre de ses mouvements, dit Marcotte.

– Mais, dit Thibault, je vous jure,monseigneur, que je ne sais pas ce que vous voulez dire avec cemalheureux daim.

– Ah ! par exemple, s’écriaMarcotte, enchanté de faire retomber sur un autre la mauvaisehumeur de son maître ; il ne l’a pas vu, il n’a pas vul’animal, il ne sait pas ce que nous voulons dire avec notremalheureux daim ! Tenez, monseigneur, voyez : voici bienici, sur ces feuilles, la pince de la bête ; c’est l’endroitoù les chiens se sont arrêtés, et maintenant, quoique le sol soitd’un beau revoir, ni à dix, ni à vingt, ni à cent pas, nous neretrouvons trace de l’animal.

– Tu entends ? reprit le seigneurJean emboîtant la parole à son premier piqueur ; tu étaislà-haut, le daim était à tes pieds. Que diable ! il a fait enpassant plus de bruit qu’une souris, et il est impossible que tu nel’aies pas aperçu !

– Il a tué la bique, dit Marcotte, puisil l’a cachée dans quelque buisson, voilà qui est clair comme lejour du Bon Dieu.

– Ah ! monseigneur, s’écriaThibault, qui savait mieux que personne l’erreur faite par lepremier piqueur dans une pareille accusation, monseigneur, par tousles saints du paradis, je vous jure que je n’ai pas tué votre daim,je vous le jure sur le salut de mon âme, et, si je lui ai fait uneseule égratignure, que je périsse à l’instant même !D’ailleurs, si j’avais tué le daim, je ne l’aurais pas tué sans luifaire une blessure quelconque ; par cette blessure, le sangaurait coulé : cherchez, monsieur le piqueur, et, Dieumerci ! vous ne trouverez pas trace de sang. Moi, avoir tué lepauvre animal ! Et avec quoi, mon Dieu ? Où est monarme ? Dieu merci ! je n’ai d’autre que ma serpe. Voyezplutôt, monseigneur.

Par malheur pour Thibault, il n’avait pasplutôt achevé ces paroles que maître Engoulevent qui, depuisquelques instants, rôdait dans les environs, reparut tenant en mainl’épieu que Thibault avait jeté dans un buisson avant d’escaladerson chêne.

Il présenta l’arme au seigneur Jean.Engoulevent était bien décidément le mauvais génie de Thibault.

III. Agnelette.

Le seigneur Jean prit l’arme des mainsd’Engoulevent, considéra longtemps l’épieu depuis la pointejusqu’au manche, et cela sans mot dire.

Puis il montra au sabotier l’image d’un petitsabot sculptée sur la poignée, laquelle image servait à Thibaultpour reconnaître sa propriété.

Ce sabot, c’était son chiffre comme compagnondu tour de France.

– Ah ! ah ! monsieur ledrôle ! fit le grand louvetier, voici qui témoigneterriblement contre vous ! Savez-vous que cet épieu-là sent lavenaison en diable, hum ! Or, voici ce qui me reste à vousdire, mon maître : vous avez braconné, ce qui est un groscrime ; vous vous êtes parjuré, ce qui est un grospéché ; nous allons, pour le salut de votre âme, par lequelvous avez juré, vous faire expier tout cela.

Alors, se retournant vers le premierpiqueur :

– Marcotte, lui dit-il, prends-moi deuxcouples et lie-moi ce drôle-là à un arbre après lui avoir ôté vesteet chemise ; puis tu lui appliqueras sur l’échine trente-sixcoups de ton baudrier, une douzaine pour le parjure, deux douzainespour le braconnage ; non ! je me trompe : unedouzaine, au contraire, pour le braconnage et deux douzaines pourle parjure ; il faut faire large la part du Bon Dieu.

Cet ordre était une bonne fortune pour lavaletaille, qui se trouvait bien joyeuse d’avoir un patient surlequel elle pût se venger de sa déconvenue de la journée.

Malgré les protestations de Thibault, quijurait par tous les saints du calendrier qu’il n’avait occis nidaim ni daine, ni bique, ni biquet, le braconnier fut dépouillé desa veste et attaché solidement au tronc d’un arbre.

Puis l’exécution commença.

Le piqueur frappait si serré que, quoiqueThibault se fût juré à lui-même de ne point pousser une plainte, etse mordît les lèvres pour tenir son serment, au troisième coup lepatient desserra les dents et jeta un cri.

Le seigneur Jean était peut-être, comme on apu s’en apercevoir, le seigneur le plus brutal qu’il y eût à dixlieues à la ronde, mais il n’avait pas le cœur dur ; lesplaintes du coupable, qui allaient redoublant, lui firent peine àentendre.

Cependant, comme le braconnage devenait deplus en plus audacieux sur les domaines de Son Altesse Sérénissime,il était décidé à laisser le jugement s’exécuter.

Seulement, il résolut de se soustraire à cespectacle et fit tourner bride à son cheval pour s’éloigner.

Au moment où il exécutait cette manœuvre, unejeune fille sortant du taillis se jeta à genoux au flanc de soncheval, et, levant sur le seigneur Jean ses beaux grands yeux touthumides de larmes :

– Monseigneur, dit-elle, au nom de Dieumiséricordieux, grâce pour cet homme !

Le seigneur Jean abaissa les yeux sur la jeunefille.

C’était en vérité une charmante enfant ;elle avait seize ans à peine, la taille fine et élancée, la figurerose et blanche, de grands yeux bleus doux et tendres, et unecouronne de cheveux blonds si luxuriants, que le méchant bonnet detoile bise qui couvrait sa tête ne pouvait parvenir à lesemprisonner, si bien qu’ils débordaient à flots de tous côtés.

Quoique le costume de la belle suppliante fûtdes plus humbles, étant fait de simple toile, le seigneur Jeanremarqua tout cela, et, comme il ne haïssait pas les jolis minois,il répondit par un sourire à l’éloquence du regard de la charmantepaysanne.

Mais, comme il la regardait sans lui répondre,et que, pendant ce temps-là, les coups allaient toujours, elleajouta d’une voix et avec un geste plus suppliantsencore :

– Grâce, au nom du Ciel,monseigneur ! Dites à vos gens de laisser aller ce pauvrehomme, dont les cris me fendent le cœur.

– Mille charretées de diablesverts ! répondit le louvetier ; tu t’intéresses bien à cedrôle, ma belle enfant ! Est-ce donc ton frère ?

– Non, monseigneur.

– Ton cousin ?

– Non, monseigneur.

– Ton amoureux ?

– Mon amoureux ! Monseigneur veutrire.

– Pourquoi pas ? Dans ce cas, mabelle fille, je t’avoue que j’envierais son sort.

L’enfant baissa les yeux.

– Je ne le connais pas, monseigneur, etje le vois aujourd’hui pour la première fois.

– Sans compter qu’elle le voit àl’envers, hasarda Engoulevent, qui crut que c’était le moment deplacer une mauvaise plaisanterie.

– Silence, là-bas ! dit durement lebaron.

Puis, revenant à la jeune fille avec sonsourire :

– Vraiment ! dit le baron. Eh bien,s’il n’est ni ton parent ni ton amoureux, je veux voir jusqu’où tupousseras l’amour de ton prochain : un marché, la joliefille !

– Lequel, monseigneur ?

– La grâce de ce maraud contre unbaiser.

– Oh ! de grand cœur ! s’écriala jeune fille. Racheter pour un baiser la vie d’un homme ! Jesuis sûre que M. le curé lui-même dirait que ce n’est pointpécher.

Et, sans attendre que le seigneur Jean sebaissât pour prendre lui-même ce qu’il sollicitait, elle jeta sonsabot loin d’elle, appuya son pied mignon sur l’extrémité de labotte du louvetier, prit en main la crinière du cheval, fit uneffort, et, s’élevant à la hauteur du visage du rude veneur, elleprésenta d’elle-même à ses lèvres ses joues rondes, fraîches etveloutées comme le duvet de la pêche au mois d’août.

Le seigneur Jean était convenu d’un baiser,mais il en prit deux ; puis, fidèle observateur de la foijurée, il fit signe à Marcotte de suspendre l’exécution.

Marcotte comptait scrupuleusement lescoups : le douzième était en l’air lorsqu’il reçut l’ordre des’arrêter. Il ne jugea point à propos de le retenir ;peut-être même pensa-t-il qu’il serait convenable de lui donner lavaleur de deux horions ordinaires, afin de faire bonne mesure et dedonner le treizième ; toujours est-il que celui-là sillonnaplus rudement encore que les autres les épaules de Thibault.

Il est vrai qu’on le détacha immédiatementaprès. Pendant ce temps, le baron Jean causait avec la jeunefille.

– Comment te nomme-t-on, mamignonne ?

– Georgine Agnelet, monseigneur, du nomde ma mère : mais les gens du pays se contentent de m’appelerAgnelette.

– Diable ! voici un mauvais nom, monenfant, dit le baron.

– Pourquoi cela, monseigneur ?demanda la jeune fille.

– Parce qu’il te promet au loup, labelle. Et de quel pays es-tu, Agnelette ?

– Je suis de Préciamont, monseigneur.

– Et tu viens ainsi seule en forêt, monenfant ? C’est bien hardi pour une agnelette.

– Il le faut bien, monseigneur. Nousavons trois chèvres qui nous nourrissent, ma mère et moi.

– Alors tu viens à l’herbe pour leschèvres ?

– Oui, monseigneur.

– Et tu n’as pas peur ainsi, toute seule,jeune et jolie comme tu es ?

– Quelquefois, monseigneur, je ne puism’empêcher de trembler.

– Et pourquoi trembles-tu ?

– Dame ! monseigneur, on raconte auxsoirées d’hiver tant d’histoires de loups-garous, que, lorsque jeme vois perdue au milieu des arbres, lorsque je n’entends plus quele vent de l’ouest qui fait craquer leurs branches, il me court uneespèce de frisson le long du corps, et je sens mes cheveux qui seroidissent. Lorsque j’entends le bruit de votre trompe ou les crisde vos chiens, je suis tout de suite rassurée.

Cette réponse plut énormément au baron Jean,qui reprit, en caressant complaisamment sa barbe :

– Il est vrai que nous leur faisons uneassez rude guerre, à messieurs les loups ; mais, par lamort-Dieu, ma belle, il est un moyen de t’épargner désormais cesinquiétudes.

– Lequel, monseigneur ?

– Viens-t’en à l’avenir au château deVez : jamais loup, garou ou non garou, n’en a franchi le fosséni la poterne, autrement que pendu par une hart à une perche decoudrier.

Agnelette secoua la tête.

– Non, tu ne veux pas ? Et pourquoirefuses-tu ?

– Parce que je trouverais là pis que leloup.

La réponse provoqua chez le baron Jean unjoyeux éclat de rire, et toute la bande des veneurs, voyant rire lemaître, fit chorus avec lui. En effet, la vue d’Agnelette avaitrendu au seigneur de Vez toute sa bonne humeur, et peut-êtreserait-il resté un assez long temps à rire et à causer avec elle,si Marcotte, qui avait sonné la retraite manquée et accouplé leschiens, n’eût respectueusement rappelé à monseigneur qu’il luirestait un assez long trajet à faire pour regagner le château. Leseigneur Jean fit du doigt à la jeune fille un signeaffectueusement menaçant et s’éloigna suivi de ses gens.

Agnelette demeura seule avec Thibault.

Nous avons dit ce qu’Agnelette avait fait pourThibault, et combien Agnelette était jolie.

Eh bien, cependant, la première pensée deThibault, en se trouvant seul avec la jeune fille, ne fut pointpour celle qui venait de le sauver ; sa première pensée futpour la haine et la vengeance.

Comme on le voit, depuis le matin, Thibaultmarchait rondement dans la voie du mal.

– Ah ! si le diable cette foism’exauce, seigneur maudit ! s’écria-t-il en montrant le poingà tout le cortège qui venait de disparaître ; si le diablem’exauce, je te rendrai avec usure tout ce que tu m’as faitsouffrir aujourd’hui, va !

– Ah ! que c’est mal, ce que vousfaites là ! dit Agnelette en s’approchant de Thibault. Lebaron Jean est un bon seigneur, fort humain avec le pauvre monde,et toujours courtois avec les femmes.

– Bon ! vous allez voir que je luidevrai de la reconnaissance sur les coups qu’il m’a baillés.

– Allons, tout franc, compère ! diten riant la fillette, avouez que ces coups-là, vous ne les aviezpas volés.

– Ah ! ah ! fit Thibault, ilparaît que le baiser du seigneur Jean vous a tout affolée, la belleAgnelette ?

– Je n’eusse jamais pensé que cebaiser-là, ce serait vous qui me le reprocheriez, monsieurThibault ; mais ce que j’ai dit, je le soutiens : leseigneur Jean était dans son droit.

– En me faisant rouer de coups ?

– Dame ! pourquoi chassez-vous surles terres des grands seigneurs ?

– Est-ce que le gibier n’est pas à toutle monde, aussi bien aux paysans qu’aux grands seigneurs ?

– Non ; car le gibier se tient dansleurs bois, se nourrit de leur herbe, et vous n’avez pas le droitde lancer votre épieu sur un daim de monseigneur le ducd’Orléans.

– Qui donc vous a dit que j’eusse lancémon épieu sur son daim ? répondit Thibault en s’avançant surAgnelette d’un air presque menaçant.

– Qui me l’a dit ? Mes yeux, qui, jevous en préviens, monsieur Thibault, ne sont pas des menteurs. Oui,je vous ai vu lancer votre épieu, là, lorsque vous étiez cachéderrière ce hêtre.

L’assurance avec laquelle la jeune filleopposait la vérité à son mensonge fit incontinent tomber la colèrede Thibault.

– Eh bien, après tout, dit-il, quand unefois, par hasard, un pauvre diable ferait bonne chère avec lesuperflu d’un grand seigneur ! Êtes-vous aussi de l’avis desjuges, mademoiselle Agnelette, qui disent que l’on doit pendre unhomme pour un malheureux lapin ? Voyons, pensez-vous que leBon Dieu avait créé ce daim plutôt pour le baron Jean que pourmoi ?

– Le Bon Dieu, monsieur Thibault, nous adit de ne pas convoiter le bien d’autrui ; suivez la loi duBon Dieu, et vous ne vous en trouverez pas plus mal !

– Ah çà ! vous me connaissez donc,la belle Agnelette, que vous m’appelez comme ça tout couramment parmon nom ?

– Mais oui ; je me rappelle vousavoir vu un jour à la fête de Boursonnes ; on vous appelait lebeau danseur, et l’on faisait cercle autour de vous.

Ce compliment acheva de désarmer Thibault.

– Oui, oui, dit-il ; moi aussi, àprésent, je me rappelle vous avoir vue. Eh bien, mais, à cette mêmefête de Boursonnes, nous avons dansé ensemble ; seulement,vous étiez moins grande qu’à cette heure : voilà pourquoi jene vous reconnaissais pas ; mais je vous reconnais maintenant.Oui, vous aviez une robe rose et un joli petit corsage blanc ;nous avons dansé dans la laiterie. J’ai voulu vous embrasser ;mais vous n’avez pas voulu, disant que l’on n’embrassait que sonvis-à-vis et non sa danseuse.

– Ah ! vous avez bonne mémoire,monsieur Thibault !

– Savez-vous, Agnelette, que cette année,car il y a un an de cela, vous avez profité pour embellir en mêmetemps que pour grandir ? Ah ! vous vous y entendez, vous,pour faire deux choses à la fois !

La jeune fille rougit et baissa les yeux. Sarougeur et son embarras ajoutèrent au charme de sa physionomie.Thibault se prit à la considérer plus attentivement que jamais.

– Avez-vous un amoureux, Agnelette ?demanda-t-il à la belle fille d’une voix qui n’était point exempted’une certaine émotion.

– Non, monsieur Thibault, dit-elle, jen’en ai point et ne peux ni ne veux en avoir.

– Et pourquoi cela ? L’amour est-ildonc si mauvais garçon, qu’il vous fasse peur ?

– Non ; mais ce n’est point unamoureux qu’il me faut, à moi.

– Que vous faut-il donc ?

– Un mari.

Thibault fit un mouvement qu’Agnelette ne vitpas ou fit semblant de ne pas voir.

– Oui, répéta-t-elle, un mari. Grand-mèreest vieille et infirme, et un amoureux me distrairait des soins queje lui donne ; au contraire, un mari, si je trouve un bravegarçon qui veuille bien m’épouser, un mari m’aidera à la soulagerdans son grand âge, et il partagera la tâche que le Bon Dieu m’adonnée d’adoucir ses derniers jours.

– Mais, dit Thibault, ce mari vouslaissera-t-il aimer votre grand-mère plus que vous ne l’aimerezlui-même, et ne sera-t-il pas jaloux de la tendresse que voustémoignerez à la vieille femme ?

– Oh ! reprit Agnelette avec unadorable sourire, il n’y a point de danger à cela ; jem’arrangerai pour lui faire la part si large, qu’il ne sera pastenté de se plaindre ; plus il sera doux et patient pour labonne femme, plus je me dévouerai à lui, plus je travaillerai pourque notre petit ménage ne manque de rien. Vous me voyez chétive etfrêle, et vous vous méfiez de ma force ; mais je suis brave etcourageuse à l’ouvrage, allez ! Quand le cœur a dit son mot,nuit et jour on peut travailler sans fatigue ensuite. Je l’aimeraitant, celui qui aimera grand-mère ! Oh ! je vous enréponds, elle, mon mari et moi, nous serons bien heureux tous lestrois.

– Tu veux dire que vous serez bienpauvres tous trois, Agnelette !

– Allons ! les amours et les amitiésdes riches valent-elles une obole de plus que celles despauvres ? Lorsque j’ai bien, bien câliné grand-mère, monsieurThibault, qu’elle me prend sur ses genoux, m’enlace dans sespauvres bras tremblants, que sa bonne vieille figure ridée s’appuiesur la mienne ; lorsque je me sens les joues humides deslarmes d’attendrissement qui coulent de ses yeux, je me mets àpleurer aussi, et ces larmes-là, monsieur Thibault, elles sont sifaciles et si douces, que jamais dame ou demoiselle, fût-elle reineou fille de roi, n’a eu, j’en suis sûre, de joie plus vive dans sesplus heureux jours ; et bien certainement nous sommescependant, ma grand-mère et moi, les deux créatures les plusdénuées qu’il y ait à la ronde.

Thibault écoutait tout cela sans répondre,restant rêveur, de cette rêverie particulière aux ambitieux.

Et cependant, au milieu de ses rêvesd’ambition, il avait des moments d’affaissement et de dégoût.

Lui qui avait si souvent passé des heuresentières à regarder les belles et nobles dames de la cour demonseigneur le duc d’Orléans monter et descendre les escaliers duperron ; lui qui avait si souvent passé des nuits entières àregarder les fenêtres ogivales du donjon de Vez, resplendissantdans la nuit de la lumière des festins, il se demandait si ce qu’ilavait si souvent ambitionné, une noble dame et une riche demeure,vaudrait un toit de paille avec cette douce et belle enfant qu’onappelait Agnelette.

Il est vrai que cette brave petite femme étaitsi gentille, que tous les comtes et tous les barons du pays la luieussent bien certainement enviée à leur tour.

– Eh bien, par exemple, Agnelette, ditThibault, si un homme comme moi s’offrait pour être votre mari,l’accepteriez-vous ?

Nous avons dit que Thibault était beau garçon,qu’il avait de beaux yeux et de beaux cheveux noirs, que sesvoyages du tour de France en avaient fait plus qu’un simpleouvrier.

D’ailleurs, on s’attache vite aux gens par lebien qu’on leur a fait, et Agnelette, selon toute probabilité,avait sauvé la vie à Thibault ; car, à la façon dont Marcottefrappait, le patient serait mort avant le trente-sixième coup.

– Oui, dit-elle, s’il était bon pour magrand-mère !

Thibault lui prit la main.

– Eh bien, Agnelette, dit-il, nousreparlerons de cela, et le plus tôt possible, mon enfant.

– Quand vous voudrez, monsieurThibault.

– Et vous ferez serment de bien m’aimersi je vous épouse, Agnelette ?

– Est-ce qu’on peut aimer un autre hommeque son mari ?

– N’importe, je voudrais bien un toutpetit serment, quelque chose comme ceci, par exemple :« Monsieur Thibault, je vous jure de n’aimer jamais quevous. »

– À quoi bon un serment ? Lapromesse d’une brave fille doit suffire à un brave garçon.

– Et à quand la noce, Agnelette ?dit Thibault en essayant de passer son bras autour de la taille dela jeune fille.

Mais Agnelette se dégagea doucement.

– Venez voir ma grand-mère,dit-elle ; c’est à elle d’en décider ; pour ce soir,contentez-vous de m’aider à charger mon faix de bruyère ; caril se fait tard, et j’ai près d’une lieue à faire pour aller d’icià Préciamont.

Thibault aida, en effet, la jeune fille àrecharger la gerbe ; puis il la reconduisit jusqu’à la haie deBillemont, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’on vît le clocher de sonvillage.

Arrivé là, il pria tant la belle Agnelette,qu’elle lui laissa prendre un baiser à compte sur son bonheurfutur.

Beaucoup plus émue de ce seul baiser qu’ellene l’avait été de la double accolade du baron, Agnelette pressa lepas, malgré le fardeau qu’elle portait sur sa tête, et qui semblaitbien lourd pour une si frêle et si chétive créature.

Thibault resta quelque temps à suivre des yeuxAgnelette s’en allant par les bruyères.

Les jolis bras de la séduisante fille, ensoutenant le fardeau dont était chargée sa tête, dégageaient sataille et semblaient doubler sa flexibilité et sa grâcejuvénile.

Sa fine silhouette se découpait d’une adorablefaçon sur le fond bleu de l’horizon.

Enfin, la jeune fille touchait presque auxpremières maisons, lorsque tout à coup elle s’enfonça derrière unpli de terrain et disparut aux regards émerveillés de Thibault.

Celui-ci poussa un soupir et resta un instantabîmé dans ses réflexions.

Ce soupir, ce n’était point la satisfaction desonger que cette bonne et charmante créature pouvait être à lui quil’avait tiré de la poitrine de Thibault.

Non ; il avait désiré Agnelette parcequ’Agnelette était jeune et belle, et qu’il était dans lamalheureuse nature de Thibault de vouloir tout ce qui était oupouvait être à autrui.

Il s’était abandonné à ce désir sousl’impression de la naïveté avec laquelle elle lui avait parlé.

Mais l’image d’Agnelette était dans son espritet non dans son cœur.

Thibault était incapable d’aimer comme il fautaimer, alors que, pauvre soi-même, on aime une pauvre fille sansrien voir, sans rien ambitionner au-delà de voir son amour payéd’un amour égal.

Non, tout au contraire : au fur et àmesure qu’il s’éloignait d’Agnelette, comme s’il s’éloignait de sonbon génie, il sentait renaître dans son âme les envieusesaspirations qui le tourmentaient si fréquemment.

Il était nuit lorsqu’il rentra chez lui.

IV. Le loup noir.

Le premier soin de Thibault fut desouper ; car sa fatigue était grande.

La journée avait été accidentée, et il paraîtqu’au nombre de ces accidents, il en était quelques-uns qui avaientle privilège de creuser l’estomac.

Ce souper n’était pas aussi savoureux quecelui qu’il s’était promis en tuant le daim.

Mais le daim, comme nous l’avons dit, n’avaitpas été tué par Thibault, et l’appétit féroce qui le galopait lefaisait trouver le goût du daim à son pain noir.

Ce frugal repas était à peine commencé,lorsque Thibault s’aperçut que sa chèvre – nous croyons avoirdit qu’il avait une chèvre – poussait des bêlementsdésespérés.

Il pensa qu’elle aussi bramait après sonsouper, et, prenant dans l’appentis une brassée d’herbes fraîches,il alla les lui porter.

Lorsqu’il ouvrit la petite porte de l’étable,la chèvre en sortit si brusquement, qu’elle faillit renverser sonmaître.

Puis, sans s’arrêter à la provende que luiapportait Thibault, elle courut à la maison.

Thibault jeta là son fardeau et s’en allachercher l’animal pour le réintégrer dans son domicile. Mais ce futchose impossible. Il lui fallut employer la force, et encore à laforce la pauvre bête opposa-t-elle toute la résistance dont unechèvre est susceptible, se roidissant en arrière, s’arc-boutant surses jambes, tandis que le sabotier la tirait par les cornes.

Vaincue dans cette lutte, la chèvre finit parrentrer dans son étable.

Mais, malgré le copieux souper que lui avaitlaissé Thibault, elle continua de pousser des cris lamentables.

Impatienté et intrigué tout ensemble, lesabotier quitta une seconde fois son repas et ouvrit l’étable avectant de précaution, que la chèvre ne put s’en échapper.

Puis, il se mit à chercher des mains dans tousles coins et recoins ce qui pouvait lui causer tant d’effroi.

Tout à coup ses doigts rencontrèrent lafourrure épaisse et chaude d’un animal étranger.

Thibault n’était pas poltron, il s’enfallait.

Cependant, il se retira précipitamment.

Il rentra chez lui, prit la lumière et revintà l’étable.

La lampe faillit lui tomber des mains quand ilreconnut, dans l’animal qui avait tant effrayé sa chèvre, le daimdu baron Jean ; celui-là même qu’il avait poursuivi, qu’ilavait manqué, qu’il avait désiré avoir au nom du diable, ne pouvantl’avoir au nom de Dieu ; celui sur lequel les chiens avaientfait défaut ; celui, enfin, qui lui avait valu de si jolishorions.

Thibault s’approcha doucement de lui, aprèss’être assuré que la porte était bien fermée.

Le pauvre animal était, ou tellement fatigué,ou si singulièrement apprivoisé, qu’il ne fit pas un mouvement pourfuir, se contentant de regarder Thibault avec ses deux grands yeuxde velours noir, rendus plus expressifs encore par la crainte quil’agitait.

– J’aurai laissé la porte ouverte,murmura le sabotier se parlant à lui-même, et le daim, ne sachantplus où se fourrer, sera venu se réfugier ici.

Mais, en recueillant ses souvenirs, Thibaultse rappela parfaitement que, lorsqu’il avait pour la première foisouvert l’étable, dix minutes auparavant, le verrou de bois quifermait la porte était si bien poussé, qu’il avait dû se servird’un caillou pour le faire sortir de la gâche.

D’ailleurs, la chèvre, qui, ainsi qu’on l’avu, ne paraissait pas tenir à la société du nouveau venu, eûtprofité pour fuir de l’ouverture de cette porte, si elle eût étéouverte.

Puis, en y regardant de plus près, Thibaults’aperçut que le daim était attaché au râtelier par une corde.

Quoique, nous l’avons déjà dit, le sabotierfût assez brave, une sueur froide commença de perler à grossesgouttes à la racine de ses cheveux, un frisson singulier parcouruttout son corps, et ses dents claquèrent en s’entrechoquant.

Il sortit de son étable, en ferma la porte ets’en alla retrouver sa chèvre, qui avait, pour fuir, profité dumoment où le sabotier était venu chercher une lumière, et qui étaitcouchée au coin de l’âtre, en apparence très décidée cette fois àne plus quitter une place qu’elle paraissait, ce soir-là du moins,préférer de beaucoup à son gîte ordinaire.

Thibault se rappelait parfaitement le vœuimpie qu’il avait adressé à Satan ; mais, tout enreconnaissant que ce vœu avait été miraculeusement exaucé, il nepouvait croire à sa diabolique intervention.

Cependant, comme cette protection de l’espritdes ténèbres lui faisait instinctivement peur, il essaya deprier ; mais, lorsqu’il voulut porter la main à son front pourfaire le signe de la croix, son bras refusa de plier, et, bien quejusqu’alors il l’eût récité tous les jours, il ne put se remettreen mémoire un seul mot de l’Ave Maria.

En même temps qu’il tentait ces deux effortsinfructueux, il se faisait dans la cervelle du pauvre Thibault uneffrayant remue-ménage.

Les mauvaises pensées lui revenaient siabondamment, qu’il lui semblait ouïr leur murmure à son oreille,comme on entend le murmure des flots quand monte la marée, ou lebruit des branches froissées quand le vent d’hiver passe dans lesbranches dépouillées de leurs feuilles.

– Après tout, murmura-t-il, le front pâleet l’œil fixe, que ce daim me vienne de Dieu ou du diable, c’esttoujours une bonne aubaine, et bien fou serais-je de secouer monsarrau lorsque la manne y tombe. Si je crains que cette bique nesoit viande d’enfer, rien ne m’oblige à la manger ;d’ailleurs, je ne la pourrai pas manger tout seul, et ceux quej’inviterais à la manger avec moi me dénonceraient ; mais jepuis la conduire toute vivante au couvent des religieuses deSaint-Rémy, dont la dame abbesse me l’achètera bien cher pourdivertir ses nonnes ; l’air d’un lieu saint la purifiera, etla poignée de bons écus bénits que je recevrai en paiement ne peutmettre mon âme en péril.

« Combien de jours ne me faudra-t-il passuer au travail et virer la tarière pour gagner le quart de ce queje recevrai sans prendre autre peine que de conduire la bête à sonnouveau bercail ! Décidément, mieux vaut diable qui vousprotège qu’ange du ciel qui vous abandonne. Si messire Satan veutme conduire trop loin, il sera toujours temps de me tirer de sesgriffes ; je ne suis pas un enfant, de par Dieu ! ni unagnelet comme Georgine, et je sais marcher devant moi et aller oùje veux.

Il oubliait, le malheureux, qui prétendaitmarcher devant lui et aller où il voulait, que, cinq minutesauparavant, il n’avait pu conduire sa main jusqu’à son front.

Thibault se donna à lui-même tant de raisonssi bonnes et si concluantes, qu’il résolut de garder le daim, dequelque part qu’il lui fût venu, et décida même que le prix qu’ilen recevrait serait consacré à acheter la robe de noce de safiancée.

Car, par un étrange retour de mémoire, sonsouvenir se fixait sur Agnelette.

Il la voyait vêtue d’une longue robe blancheavec une couronne de lis blancs au front et un grand voile.

Il lui semblait que, s’il avait dans sa maisonun si gentil ange gardien, le diable, si fort ou si rusé qu’il fût,n’oserait jamais en franchir la porte.

– Bon ! dit-il, c’est encore unmoyen : si messire Satan me tourmente par trop, je coursdemander l’Agnelette à sa grand-mère, je l’épouse, et, si je ne merappelle plus mes prières et ne puis plus faire le signe de lacroix, j’aurai une belle petite femme qui ne sera pas engagée avecSatan et qui fera tout cela pour moi.

Et, sur cette espèce de compromis, pour que ledaim ne perdît rien de sa valeur et restât digne des saintes damesauxquelles il comptait le vendre, Thibault, à peu près rassuré,alla garnir le râtelier de fourrage et s’assurer que la litièreétait assez épaisse pour que l’animal pût y reposermoelleusement.

La nuit se passa sans nouvel incident et mêmesans mauvais rêve.

Le lendemain, le seigneur Jean chassaitencore.

Seulement, cette fois, ce n’était point undaim timide qui conduisait les chiens ; c’était le loup dontMarcotte avait eu connaissance la veille et qu’il était parvenu àrembucher le matin même.

C’était un vrai loup que celui-là.

Il devait compter de nombreuses années,quoiqu’on l’eût entrevu au lancer, et que l’on se fût aperçu avecétonnement qu’il était tout noir.

Mais, noir ou gris, il était hardi,entreprenant, et promettait rude besogne à l’équipage du baronJean.

Attaqué près de Vertefeuille, dans le fondDargent, il avait traversé le champ Meutard, laissé Fleury etDampleux à sa gauche, traverse la route de la Ferté-Milon, et étaitallé se faire battre dans les fonds d’Yvors.

Là, renonçant, à poursuivre la pointecommencée, il avait fait un hourvari, était rentré dans ses voieset revenu sur ses pas en suivant si exactement le chemin qu’ilavait déjà parcouru, que le baron Jean retrouvait, tout engalopant, les empreintes que le sabot de son cheval avait laisséesle matin.

Rentré dans le canton de Bourg-Fontaine, leloup l’avait battu dans tous les sens ; puis il avait amenéles chasseurs juste à l’endroit où avaient commencé leursmésaventures de la veille, précisément aux environs de la hutte dusabotier.

Thibault, qui, d’après les résolutions quenous avons dites, comptait dans la soirée aller rendre visite àl’Agnelette, s’était mis à la besogne de grand matin.

Vous me demanderez pourquoi, au lieu de semettre à une besogne qui rapportait si peu à l’ouvrier, de sonpropre aveu, Thibault n’allait pas conduire son daim aux dames deSaint-Rémy.

Thibault s’en serait bien gardé !

Ce n’était point pendant le jour qu’il pouvaittraverser la forêt de Villers-Cotterêts avec un daim en laisse.

Qu’eût-il dit au premier garde qui l’eûtrencontré ?

Non, Thibault comptait partir un soir de chezlui à la brune, suivre la route de droite, puis la laie[2] de la Sablonnière, puis déboucher par laroute du Pendu dans la plaine de Saint-Rémy, à deux cents pas ducouvent.

Lorsque Thibault, pour la première fois,entendit les sons du cor et l’aboi des chiens, il se hâtad’amonceler devant la porte de l’étable, où était enfermé sonprisonnier, un énorme tas de bruyère sèche, de façon à dissimulercette porte aux regards des piqueurs et de leur seigneur, si, parhasard, ce jour-là, comme la veille, ils venaient à s’arrêterdevant la hutte.

Puis il avait repris sa besogne, et iltravaillait avec une ardeur que lui-même ne s’était jamais vue, nelevant pas même les yeux de dessus la paire de sabots qu’ilfaçonnait.

Tout à coup, il lui sembla entendre gratter àla porte de la hutte. Il s’apprêtait à quitter son appentis pouraller ouvrir, lorsque la porte céda, et, au grand étonnement deThibault, un énorme loup noir entra dans la chambre, marchant surses deux pattes de derrière.

Arrivé au milieu de l’appartement, il s’assità la manière des loups et regarda fixement le sabotier.

Thibault saisit une hache qui se trouvait à saportée, afin de recevoir dignement l’étrange visiteur, et, pourl’effrayer, il brandit la hache au-dessus de sa tête.

Mais la physionomie du loup prit unesingulière expression de raillerie.

Il se mit à rire.

C’était la première fois que Thibaultentendait rire un loup.

Il avait entendu dire souvent que les loupsaboyaient comme des chiens.

Mais il n’avait jamais entendu dire que lesloups riaient comme des hommes.

Et de quel rire encore !

Un homme qui eût ri comme ce loup eût forteffrayé Thibault.

Il laissa retomber son bras déjà levé.

– Par le seigneur au pied fourchu, dit leloup d’une voix pleine et sonore, voilà un gaillard auquel, sur sademande, j’envoie le plus beau daim des forêts de Son AltesseRoyale, et qui, pour ma récompense, veut me fendre la tête d’uncoup de hache ; reconnaissance humaine bien digne de hurleravec la reconnaissance des loups.

En entendant une voix pareille à la siennesortir du corps de l’animal, les genoux de Thibault commencèrent àflageoler, et la hache lui tomba des mains.

– Voyons, continua le loup, soyonsraisonnables et causons comme deux bons amis. Tu as désiré hier ledaim du baron Jean, et je l’ai conduit moi-même dans tonétable ; et, de peur qu’il ne t’échappât, je l’ai attachémoi-même au râtelier ; cela vaut mieux qu’un coup de hache, ilme semble.

– Sais-je qui vous êtes ? réponditThibault.

– Ah ! tu ne m’avais pasreconnu ! voilà une raison.

– J’en appelle à vous-même :pouvais-je soupçonner un ami sous cette vilaine peau ?

– Vilaine ! dit le loup en lustrantson poil avec une langue rouge comme du sang ; peste ! tues difficile. Mais il n’est point question de ma peau. Voyons,es-tu disposé à reconnaître le service que je t’ai rendu ?

– Certainement, dit le sabotier avec uncertain embarras ; mais encore faudrait-il connaître vosexigences. De quoi s’agit-il ? que désirez-vous ?Parlez.

– D’abord, et avant tout, je désire unverre d’eau, car ces maudits chiens m’ont mis tout horsd’haleine.

– À l’instant, seigneur loup.

Et Thibault courut chercher une écuelle d’eaufraîche et limpide à la source qui coulait à dix pas de la hutte.Thibault prouvait, par cet empressement, combien il était heureuxd’en être quitte à si bon marché. Il déposa l’écuelle devant leloup en lui faisant une profonde révérence. Le loup lapa le contenude l’écuelle avec délices, puis s’étendit sur le sol, les pattesallongées à la manière des sphinx.

– Maintenant, dit-il, écoute-moi.

– Il y a donc autre chose ? demandaThibault tout frissonnant.

– Pardieu ! et une chose trèsurgente, répondit le loup noir. Entends-tu les abois deschiens ?

– Par ma foi ! oui, je les entends,et, comme ils vont se rapprochant, dans cinq minutes ils serontici.

– Eh bien, il s’agit de m’endébarrasser.

– De vous en débarrasser ! etcomment ? s’écria Thibault, qui se rappelait ce qu’il lui enavait coûté pour s’être mêlé, la veille, de la chasse du baronJean.

– Dame ! vois, cherche,ingénie-toi !

– C’est qu’en effet ce sont de rudeschiens que les chiens du baron Jean, et ce que vous me demandez là,seigneur loup, c’est tout simplement de vous sauver la vie ;car, je vous en préviens, s’ils vous rejoignent, et ils vousrejoindront selon toute probabilité, ils vous mettront de lapremière goulée en charpie. Or, si je vous épargne ce désagrément,ajouta Thibault croyant sentir qu’il prenait le dessus, quelle serama récompense ?

– Comment, ta récompense ? Et ledaim ? dit le loup.

– Et la jatte d’eau ? dit Thibault.Nous sommes quittes, mon brave loup. Maintenant, faisons denouvelles affaires, si vous voulez, je ne demande pas mieux.

– Soit ! Que veux-tu de moi ?Parle vite.

– Il y a, dit Thibault, des gens quiabuseraient de leur position et de la vôtre, et qui demanderaientdes choses pardessus les maisons : de les faire riches,puissants, nobles, que sais-je, moi ! Je ne les imiteraipas : hier, j’ai souhaité le daim, et vous me l’avez donné,c’est vrai ; mais, demain, je souhaiterai autre chose. Depuisquelque temps, c’est une folie qui s’est emparée de moi, je ne faisque souhaiter, et vous, vous n’aurez pas toujours du temps à perdreà m’écouter. Faites donc une chose : accordez-moi, puisquevous êtes le diable en personne ou quelque chose d’approchant,accordez-moi le don de voir se réaliser tout ce que jedésirerai.

Le loup fit une grimace moqueuse.

– Rien que cela ? dit-il. Lapéroraison cadre mal, avec l’exorde.

– Oh ! reprit Thibault, soyeztranquille, mes vœux sont honnêtes et mesurés, et tels qu’ilsconviennent à un pauvre paysan comme moi : quelques misérablescoins de terre, quelques méchants brins de bois, voilà tout ce quepeut vouloir un homme de mon espèce.

– Je ferais avec grand plaisir ce que tume demandes, dit le loup ; mais la chose m’est tout simplementimpossible.

– Alors, il faut vous résigner à passerpar ces terribles dogues.

– Tu crois cela, et tu fais l’exigeantparce que tu penses que j’ai besoin de toi ?

– Je ne crois pas, j’en suis sûr.

– Eh bien, regarde.

– Où ? demanda Thibault.

– À la place où j’étais, dit le loup.

Thibault recula de deux pas. À la place oùétait le loup, il n’y avait plus rien. Le loup avait disparu, on nesavait ni par où ni comment. La place où il était demeuraitparfaitement intacte. Il n’y avait pas au plafond un trou où passerune aiguille ; il n’y avait pas au plancher une fente àlaisser filtrer une goutte d’eau.

– Eh bien, crois-tu que je ne puisse pasme tirer d’affaire sans toi ? dit le loup.

– Où diable êtes-vous donc ?

– Ah ! si tu m’interpelles par monvrai nom, dit en ricanant la voix du loup, je vais être obligé dete répondre. Je suis toujours au même endroit.

– Mais je ne vous vois plus !

– Tout simplement parce que je suisinvisible.

– Mais les chiens, mais le piqueur, maisle seigneur Jean vont venir vous chercher ici ?

– Sans doute ; seulement, ils ne m’ytrouveront pas.

– Mais, s’ils ne vous y trouvent pas, ilsvont s’en prendre à moi.

– Comme hier. Seulement, hier, tu étaiscondamné, pour avoir soustrait le daim, à trente-six coups deceinturon ; aujourd’hui, pour avoir caché le loup, tu serascondamné à soixante et douze, et Agnelette ne sera plus là pour tetirer d’affaire avec un baiser.

– Ouf ! que dois-je faire ?

– Lâche le daim vivement ; leschiens se tromperont à la piste, et ce sont eux qui recevront lescoups à ta place.

– Mais comment de si fins courants setromperaient-ils au point de prendre les fumées d’un daim pourcelles d’un loup ?

– Cela me regarde, répondit lavoix ; seulement, ne perds pas de temps, ou les chiens serontici avant que tu sois à l’étable ; ce qui serait désagréable,non pas pour moi, qu’ils ne trouveraient pas, mais pour toi, qu’ilstrouveraient.

Thibault ne se le fit pas dire deux fois. Ilcourut à l’étable.

Il détacha aussitôt le daim, qui, poussé commepar un ressort, s’élança hors de la maison, en fit le tour,croisant la voie du loup, et s’enfonça dans les taillis deBaisemont.

Les chiens n’étaient plus qu’à cent pas de lacabane.

Thibault écouta leurs abois avec anxiété.

Toute la meute vint rabâcher à la porte.

Puis, tout à coup, deux ou trois voixretentirent, s’éloignant du côté de Baisemont, et enlevèrent toutela meute.

Les chiens avaient pris le change.

Ils étaient partis sur la piste du daim.

Ils avaient abandonné celle du loup.

Thibault respira à pleine poitrine.

Voyant la meute s’éloigner de plus en plus, ilrentra dans sa chambre au bruit d’un joyeux bien-aller que sonnaitle baron à pleine trompe.

Le loup noir était tranquillement couché à lamême place, et l’on ne voyait pas plus par où il était rentré quel’on n’avait pu voir par où il était sorti.

V. Le pacte.

Thibault s’arrêta sur le seuil de la porte,tout étourdi de cette réapparition.

– Nous disions donc, reprit le loup,comme si rien ne s’était passé, que je ne puis t’accorder que toutle bien que tu souhaiteras t’arrive.

– Alors, je n’ai rien à attendre devous ?

– Si fait, car je puis faire que le malque tu souhaiteras à ton prochain se réalise.

– Bon ! et à quoi celam’avancera-t-il ?

– Niais ! Un moraliste a dit :« Il y a toujours dans le malheur de notre plus cher ami unpoint qui nous est agréable. »

– C’est un loup qui a dit cela ? Jene savais pas que les loups eussent des moralistes.

– Non, c’est un homme.

– On l’a pendu ?

– Non : on l’a fait gouverneur d’uneprovince du Poitou. Il est vrai qu’il y a beaucoup de loups danscette province-là. Or, si dans le malheur du meilleur ami il y atoujours quelque chose d’agréable, comprends donc ce qu’il peut yavoir de réjouissant dans le malheur du plus grandennemi !

– Il y a du vrai là-dedans, ditThibault.

– Sans compter qu’il y a toujours moyenque le mal du prochain nous profite, que le prochain soit ami ouennemi.

– Vous avez, ma foi, raison, seigneurloup, répondit Thibault après quelques secondes de réflexion. Etvous m’accorderiez ce service en échange de quoi ? Voyons,donnant, donnant, n’est-ce pas ?

– Oui. Chaque fois donc que tu formerasun vœu, et que ce vœu ne profitera pas à toi-même, je veux avoir enpropriété une petite partie de ta personne.

– Eh ! eh ! fit Thibault enreculant tout effrayé.

– Oh ! sois tranquille, je ne tedemande pas une livre de ta chair, comme certain juif de maconnaissance a fait pour son débiteur.

– Que me demandez-vous, alors ?

– Un de tes cheveux au premier vœu que tuferas, deux au second, quatre au troisième, et ainsi de suite endoublant toujours.

Thibault se mit à rire.

– Si ce n’est que cela, messire loup,dit-il, j’accepte, et je vais tâcher de souhaiter une si bonnechose du premier coup, que je ne serai jamais forcé de porterperruque. Topons donc !

Et Thibault tendit la main. Le loup noir levala patte, mais il laissa la patte levée.

– Eh bien ? fit Thibault.

– Je réfléchis, dit le loup, que j’ai lesgriffes pointues, et que, sans le vouloir, je pourrais te fairegrand mal. Mais je vois un moyen de conclure le marché sans aucuninconvénient. Tu as une bague d’argent ; moi, j’ai une bagued’or ; – troquons. – Tu vois que le marché est à tonavantage.

Et le loup montra sa patte, à l’annulaire delaquelle brillait, en effet, à travers le poil, une bague de l’orle plus fin.

– Ah ! dit Thibault, j’accepte.

L’échange des anneaux se fit.

– Bon ! dit le loup, nous voilàmariés.

– Oh ! fit Thibault, fiancés,messire loup. Peste ! comme vous y allez !

– C’est ce que nous verrons, maîtreThibault. Et maintenant, retourne à ta besogne, je retourne à lamienne.

– Adieu, seigneur loup.

– Au revoir, maître Thibault.

À peine le loup avait-il prononcé ces motsau revoir, sur lesquels il avait appuyé d’une sensiblefaçon, qu’il disparut comme une pincée de poudre à laquelle on metle feu, et, comme une pincée de poudre, laissant une odeur desoufre. Thibault resta un instant abasourdi. Il ne pouvaits’habituer à cette manière de faire sa sortie, comme on dit enterme de théâtre ; il regarda de tous les côtés : plus deloup. Le sabotier crut un instant qu’il avait été le jouet d’unevision. Mais, en abaissant les yeux, il vit la bague diabolique àl’annulaire de sa main droite. Thibault la tira de son doigt etl’examina. Il lui sembla qu’il y avait un chiffre gravé dansl’intérieur de la bague, et il reconnut qu’il se composait de deuxlettres, un T et un S.

– Ah ! ah ! dit-il avec unesueur froide. Thibault et Satan, les noms de famille des deuxparties contractantes. Ma foi, tant pis ! quand on se donne audiable, il faut s’y donner de bon cœur.

Et Thibault, pour se griser, entonna unechanson.

Mais sa voix avait un si singulier accent,qu’elle lui fit peur à lui-même.

Il se tut donc, et, pour se distraire, seremit à l’ouvrage.

Mais, au troisième ou quatrième coup de paroirqu’il donna à son sabot, il entendit dans le lointain, du côté deBaisemont, une reprise de la meute et une reprise du cor dubaron.

Thibault suspendit son travail pour écouterchiens et trompe.

– Cours, mon beau seigneur, dit-il, coursaprès ton loup ! Ce n’est pas de celui-là, je t’en réponds,que tu cloueras la patte à la porte de ton château.Ventre-gai ! la bonne aubaine ! me voilà devenu presquefée, et, tandis que tu ne te doutes de rien, mon honnête bailleurd’étrivières, il ne tient qu’à moi de jeter un sort sur ta tête etde me venger grassement de toi.

Thibault, à cette pensée, s’arrêta court.

– Tiens, au fait, dit-il, si je mevengeais de ce damné baron et de maître Marcotte ? Bah !pour un cheveu, je puis bien me passer cette fantaisie.

Thibault passa sa main dans son épaisse etsoyeuse crinière, fournie et riche comme celle d’un lion.

– Bon ! dit-il, j’en ai de reste àperdre, des cheveux ; va donc pour un cheveu !D’ailleurs, c’est un moyen de m’assurer que mon compère le diablene s’est pas gaussé de moi. Donc, je désire un bon accident pour leseigneur Jean ; et quant à ce grand vaurien de Marcotte, quim’a si rudement fustigé hier, je suppose qu’il ne serait que justequ’il fût une fois plus maltraité que son maître.

Tout en faisant ce double vœu, Thibault étaitfortement ému. Malgré ce qu’il avait vu de la puissance du loupnoir, il craignait que celui-ci n’eût abusé de sa crédulité. Aussi,le vœu fait, lui fut-il impossible de reprendre son ouvrage. Ils’écorcha les doigts au paroir, qu’il prit à l’envers, et gâta, ens’obstinant à les parer, une paire de sabots de douze sous.

Pendant que Thibault déplorait cet irréparableaccident et qu’il secouait sa main ensanglantée, il se fit un grandbruit du côté de la vallée.

Il courut à la route de la Chrétiennelle etvit de loin un cortège d’hommes qui revenait à petits pas.

Ces hommes, c’étaient les piqueurs et lesvalets de chiens du seigneur de Vez.

La route de la Chrétiennelle a près de troisquarts de lieue de long.

Thibault fut donc quelque temps à distinguerce que faisaient ces hommes qui lui paraissaient marcher d’un paslent et solennel, pareil à celui d’un convoi mortuaire.

Mais, quand ces hommes ne furent plus qu’àcinq cents pas, Thibault s’aperçut qu’ils portaient deuxcivières.

Sur ces deux civières, deux corps inanimésétaient étendus :

Celui du seigneur Jean et celui de son piqueurMarcotte.

Une sueur froide lui passa sur le front.

– Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ceque cela ? Voici ce qui était arrivé :

Tant que le daim s’était tenu sous le couvert,l’expédient dont Thibault avait usé pour donner le change auxchiens avait eu un heureux résultat.

Mais, en faisant un retour du côté de Marolle,la bête, traversant une bruyère, vint passer à dix pas du seigneurJean.

Celui-ci crut d’abord que le daim s’était levéd’effroi au bruit des chiens et se dérobait.

Mais, derrière lui, à cent pas à peine, il vitparaître la meute tout entière, quarante chiens courant, jappant,hurlant, criant les uns en basse comme des bourdons de cathédrale,les autres à voix pleine comme des tam-tams, les autres en faussetcomme des clarinettes qui détonnent, tous y allant à pleine gorge,avec autant de cœur et de liesse que si jamais ils n’eussent humél’odeur d’un autre animal.

Le seigneur Jean entra alors dans une de cescolères près desquelles les colères de Polichinelle sont de pâlescolères.

Il ne criait plus, il hurlait. Il ne juraitplus, il sacrait.

Il ne se contentait plus d’allonger des coupsde fouet à ses chiens, il trépignait sur eux des quatre fers de soncheval, se démenant sur sa selle comme un diable dans unbénitier.

Toutes ces malédictions allaient à l’adressede son premier piqueur, qu’il accusait d’ânerie, ni plus nimoins.

Cette fois, il n’y avait plus rien à dire, pasd’excuse à donner, et le pauvre Marcotte était bien honteux de labévue de ses chiens et bien inquiet de la grande rage demonseigneur.

Il résolut donc de faire tout ce qui est aupouvoir d’un homme et même davantage pour réparer l’une et calmerl’autre.

En conséquence, il lança son cheval au galop àtravers futaies et taillis, criant de toute la force de sespoumons :

– Arrière, chiens !Arrière !

Et il distribuait à droite et à gauche descoups de fouet si vigoureux, que chacun d’eux creusait son sillondans le poil des pauvres bêtes. Mais il avait beau faire, beaucrier, beau fouetter, les chiens n’en semblaient que plus enragéssur la voie. On eût dit qu’ils avaient reconnu leur daim de laveille et que leur amour-propre, piqué au vif, tenait à avoir sarevanche. Marcotte prit alors un parti désespéré : celui detraverser la rivière d’Ourcq, près de laquelle on se trouvait, etque la chasse traversait elle-même en ce moment, ou plutôt qu’elleétait près de traverser. En se pliant sur l’autre bord et enfouaillant les chiens lorsqu’ils remonteraient sur l’autre rive, ilespérait rompre la meute. Il lança son cheval dans la direction dela rivière et d’un bond fut au milieu du courant. Tous deux, chevalet cavalier, étaient tombés à l’eau avec assez de bonheur. Mais,par malheur, comme nous l’avons déjà dit, la rivière étaithorriblement grossie par les pluies ; le cheval ne put tenircontre le courant : il tournoya plusieurs fois sur lui-même etdisparut.

De son côté, Marcotte, voyant son chevalperdu, voulut l’abandonner pour gagner la rivière.

Mais ses pieds étaient si fortement engagésdans les étriers, qu’il ne put les en retirer, et disparut troissecondes après son cheval.

Pendant ce temps, le baron était arrivé avecses gens au bord de la rivière, et sa colère s’était toutsimplement métamorphosée en désespoir quand il avait pu se rendrecompte de la situation critique de son piqueur.

Le seigneur de Vez aimait sincèrement ceux quile servaient dans ses plaisirs, autant les hommes que lesbêtes.

Il cria de toute la force de sespoumons :

– Mille tonnerres du diable ! sauvezMarcotte ! Vingt-cinq louis, cinquante louis, cent louis àcelui qui le sauvera !

Hommes et chevaux sautèrent à l’eau à l’envicomme des grenouilles effrayées.

Lui-même poussa son cheval à la rivière ;mais on le retint, et l’on mit tant d’empressement à empêcher ledigne seigneur d’exécuter son héroïque projet, que le témoignaged’affection donné au maître devint fatal au malheureux piqueur.

On l’oublia pendant une minute.

Cette minute suffit pour le perdre.

Marcotte reparut à un endroit où l’Ourcq faitun coude, battit l’eau de ses bras, parvint à dégager son visage,cria une dernière fois :

– Au retour, chiens ! auretour !…

Mais l’eau, en revenant sur sa bouche, étouffala dernière syllabe du dernier mot, et ce ne fut qu’un quartd’heure après que l’on retrouva son corps sur un petit banc desable où le courant l’avait amené.

Marcotte était mort.

Cet accident eut de funestes résultats pour leseigneur Jean. En noble homme qu’il était, il ne haïssait pas lebon vin, et cela l’avait un tant soit peu prédisposé aux coups desang.

Or, la commotion qu’il ressentit en face ducadavre de son serviteur fut tellement vive, que le sang, affluantavec violence vers le cerveau, y détermina une apoplexie.

Thibault fut épouvanté de l’exactitudescrupuleuse avec laquelle le loup noir avait rempli sesengagements. Il ne songeait pas sans un certain frisson à laponctualité que maître Isengrin était en droit d’exiger en retourde la sienne. Puis il se demandait avec inquiétude si le gaillardserait loup à se contenter toujours de quelques cheveux, – etcela d’autant plus qu’au moment du souhait et dans les quelquessecondes qui l’avaient suivi, c’est-à-dire au moment de sonaccomplissement, il n’avait ressenti aucune impression dans le cuirchevelu, pas même le plus petit chatouillement.

Le cadavre du pauvre Marcotte lui produisit unassez vilain effet. Sincèrement, il ne l’aimait point et se croyaitfondé à ne point l’aimer ; mais son aversion pour le défuntn’avait jamais été jusqu’à souhaiter sa mort, et le loup avaitévidemment outrepassé ses souhaits.

Il est vrai que Thibault n’avait pointprécisément indiqué ce qu’il voulait, et avait laissé de la marge àla malice du loup.

Il se promit à l’avenir de mieux préciser savolonté, et surtout d’être plus réservé dans les vœux qu’ilformerait.

Quant au baron, il n’était pas mort ;mais il n’en valait guère mieux.

Depuis le moment où il avait été frappé commed’un coup de foudre par le souhait de Thibault, il n’avait pasrepris ses sens.

On l’avait couché à l’air sur le tas debruyères que le sabotier avait amassées afin de cacher la porte deson étable, et ses gens, tout effarés, bouleversaient la maisonpour trouver quelque condiment qui rappelât leur bon seigneur à lavie.

L’un demandait du vinaigre pour lui en frotterles tempes, l’autre une clef pour la lui fourrer dans le dos,celui-ci une planchette pour lui frapper dans les mains, celui-làdu soufre pour lui brûler sous le nez.

Au milieu de toutes ces voix qui battaientévidemment la campagne, on entendit la voix du petit Engouleventqui criait :

– Par la rate-Dieu ! ce n’est pastout cela qu’il nous faudrait, c’est une chèvre. Ah ! si nousavions seulement une chèvre ?

– Une chèvre ? s’écria Thibault, quin’était point fâché de voir le seigneur Jean rétabli, ce qui eûtdégagé sa conscience de la moitié du poids qui pesait sur elle, eten même temps sauvé sa pauvre cabane du pillage. Une chèvre ?J’en ai une !

– Vraiment ! vous possédez unechèvre ? s’écria Engoulevent. Ah ! mes amis, voilà notrecher seigneur sauvé !

Et, dans, son transport, Engoulevent sauta aucou de Thibault, disant :

– Amenez votre chèvre, mon ami !amenez votre chèvre !

Le sabotier entra dans l’étable et tiraderrière lui l’animal, qui le suivait en bêlant.

– Tenez-la ferme par les cornes, dit lepetit valet du chenil, et soulevez-lui la patte de devant.

Et, en parlant ainsi, l’apprenti veneur avaittiré de sa gaine le petit couteau qu’il portait à la ceinture etl’aiguisait soigneusement à la meule où Thibault repassait sesoutils.

– Que comptez-vous donc faire ?demanda le sabotier, assez inquiet de ces préparatifs.

– Comment ! dit Engoulevent, nesavez-vous donc pas qu’il y a dans le cœur des chèvres un petit osen croix qui, mis en poudre et broyé, est souverain contre lescoups de sang ?

– Vous voulez tuer ma chèvre !s’exclama Thibault en lâchant tout à la fois la corne et la pattede la pauvre bête ; mais je ne veux pas qu’on la tue,moi !

– Ah ! fi ! ditEngoulevent ; ce n’est pas joli, ce que vous dites là,monsieur Thibault ! Pouvez-vous mettre en parallèlel’existence de notre bon seigneur avec celle de cette misérablebique ? Vrai, j’en rougis pour vous.

– Vous en parlez bien à votre aise. Cettechèvre, c’est toute ma fortune, tout mon bien. Elle me donne sonlait, et j’y tiens.

– Ah ! monsieur Thibault, biencertainement que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites là,– et, par bonheur, le seigneur baron ne vous entend pas ;– sans quoi, il aurait le cœur navré de voir sa précieusesanté ainsi marchandée par un vilain.

– D’ailleurs, dit un des piqueurs enriant d’un rire narquois, si maître Thibault estime sa chèvre unprix que monseigneur puisse seul lui payer, rien ne l’empêchera devenir réclamer ce prix au château de Vez. On le lui payera avec cequi lui est redû sur son compte d’hier.

Thibault n’était pas le plus fort, à moinsd’appeler de nouveau le diable à son aide.

Mais il venait de recevoir de monseigneurSatan une si belle leçon, qu’il n’y avait pas de danger que, lemême jour au moins, il s’exposât à pareille aubaine.

Il n’eut donc pour le moment qu’unepréoccupation : ce fut de ne rien souhaiter de mauvais à aucunde ceux qui se trouvaient là.

Un homme trépassé, un autre à moitié mort,c’était une suffisante leçon.

Il en résulta que, quoique les physionomiesqui l’entouraient fussent ou menaçantes ou railleuses, il détournales yeux de ces physionomies de peur qu’elles ne lui montassent latête.

Pendant qu’il avait les yeux détournés, onégorgeait la chèvre, du supplice de laquelle il ne fut informé quepar le cri douloureux que jeta le pauvre animal.

Lorsque la chèvre eut expiré, on chercha dansson cœur tout pantelant le petit os qu’Engoulevent avaitindiqué.

On le prit, on le mit en poudre, on le délayaavec du vinaigre dans lequel on avait introduit treize gouttes defiel extraites de la vésicule qui le contenait ; au moyen dela croix d’un chapelet, on mélangea le tout dans un verre d’eau,puis, les dents du seigneur Jean ayant été desserrées à l’aide dela lame d’un poignard, on lui versa doucement cette mixture dans legosier.

L’effet du breuvage fut prompt et vraimentmiraculeux.

Le seigneur Jean éternua, se dressa sur sonséant et demanda d’une voix encore un peu embarrassée, maiscependant déjà intelligible :

– À boire !

Engoulevent lui présenta de l’eau dans unvidrecome de bois, héritage de famille, dont Thibault était trèsfier. Mais le baron n’y eut pas plutôt trempé ses lèvres et ne sefut plutôt aperçu de l’abominable liquide que l’on avait eul’impudence de lui offrir, qu’il fit un « pouah ! »des plus significatifs, lança à toute volée le vidrecome contre lamuraille et le brisa en mille pièces.

Puis, d’une voix pleine et sonore, et quiannonçait son entier retour à la santé :

– Du vin ! cria-t-il.

Un des piqueurs monta à cheval et courutjusqu’au château d’Oigny demander quelque vieux flacon de bourgogneau seigneur du lieu.

Dix minutes après, le piqueur était deretour.

On déboucha deux bouteilles que le seigneurJean, faute de verre, attaqua corps à corps, bouche à goulot, etqu’il vida chacune d’un trait. Puis il se tourna du côté de lamuraille en murmurant :

– Mâcon, 1745.

Et il s’endormit profondément.

VI. Le cheveu du diable.

Les valets, tranquillisés désormais sur lasanté de leur maître, partirent à la recherche des chiens, que l’onavait laissés continuer leur chasse.

Ils les trouvèrent couchés et dormant à unendroit où la terre était rouge.

Il était clair qu’ils avaient forcé, pris etmangé le daim, et, s’il leur fût resté aucun doute, ce doute leureût été enlevé par la présence des bois avec un reste de mâchoire,seules parties du corps qu’ils n’eussent pas pu broyer et fairedisparaître.

Quoi qu’il en semblât, ils étaient les seulsqui eussent lieu d’être satisfaits de leur journée.

On les enferma dans l’étable de Thibault, et,comme le baron reposait toujours, les veneurs songèrent àsouper.

Ils s’emparèrent de tout ce que la huche dupauvre diable contenait de pain, firent rôtir la chèvre etinvitèrent poliment Thibault à partager ce repas, dont il avait unpeu fait les frais.

Thibault refusa, sous le prétexte plausiblequ’il n’était pas encore remis de la profonde émotion que luiavaient causée la mort de Marcotte et l’accident du baron.

Il rassembla les débris de son beau vidrecome,et, après s’être bien assuré qu’il était inutile de songer à lesrapprocher, il se mit à réfléchir sur ce qu’il pourrait bien fairepour sortir au plus tôt de la vie misérable que les deux jours quivenaient de s’écouler lui rendaient plus insupportable quejamais.

La première image qui se présenta à son espritfut celle d’Agnelette.

Comme les enfants voient en rêve passer debeaux anges, il la vit toujours, toute vêtue de blanc, glisser surun ciel bleu avec de grandes ailes blanches.

Elle semblait bien heureuse, et, lui faisantsigne de la suivre :

– Ceux qui viendront avec moi seront bienheureux, disait-elle.

Mais, à cette charmante vision, Thibaultrépondait par un mouvement de tête et d’épaules qui voulaitdire :

« Oui, oui, l’Agnelette, je te reconnaisbien, c’est toi. Mais c’était bon pour hier, de te suivre ;aujourd’hui que, comme un roi, j’ordonne à la vie et à la mort, jene suis pas un homme à faire de déraisonnables concessions à unamour né de la veille et balbutiant à peine son premier mot.Devenir ton mari, ma pauvre Agnelette, au lieu de nous affranchirdes dures nécessités de la vie, ne serait-ce pas un moyen dedoubler et tripler le fardeau sous lequel nous succombons chacun denotre côté ? Non ! l’Agnelette, non ! Vous feriezune charmante maîtresse ; mais, pour femme, il faut quelqu’unqui apporte en écus dans le ménage l’équivalent de ce que j’yapporte en pouvoir. »

Sa conscience lui disait bien qu’il y avaitengagement pris entre lui et l’Agnelette. Mais il se répondait que,s’il rompait l’engagement, c’était pour le bien de la doucecréature.

– Je suis honnête homme, murmurait-iltout bas, et je dois immoler mes satisfactions personnelles aubonheur de la chère enfant. D’ailleurs, elle est assez jeune, assezjolie et assez sage, pour trouver un sort bien meilleur que celuiqui l’attendrait quand elle serait la femme d’un simplesabotier.

La conclusion de toutes ces belles réflexionsfut pour Thibault qu’il fallait laisser emporter à la brise lesridicules promesses de la veille et oublier des fiançailles quin’avaient eu pour témoins que les feuilles tremblotantes desbouleaux et les fleurs roses des bruyères.

D’ailleurs, il y avait au moulin de Coyollesune belle meunière dont l’image n’était pas tout à fait étrangèreau nouveau parti que prenait Thibault.

C’était une jeune veuve de vingt-six àvingt-huit ans, fraîche et dodue, aux yeux malins et agaçants.

Elle passait, en outre, pour le plus richeparti des environs ; car son moulin ne chômait guère, et, soustous les rapports, comme on voit, c’était bien mieux l’affaire deThibault.

En d’autres temps, jamais Thibault n’eût oséélever ses visées jusqu’à la riche et belle madame Polet.

C’était ainsi que s’appelait la meunière, etvoilà pourquoi son nom se trouve pour la première fois sous notreplume.

En effet, pour la première fois, celle quel’on désignait par ce nom se présentait sérieusement à l’esprit denotre héros.

Il était tout étonné lui-même de n’avoir paspensé plus tôt à la meunière, et il se disait qu’il y avait bienpensé autrefois, mais sans espoir, tandis qu’aujourd’hui, avec laprotection du loup, et fort du pouvoir surnaturel qu’il tenait delui et avait déjà eu l’occasion d’exercer, il lui paraissait faciled’écarter tous ses concurrents et d’en arriver à ses fins.

Les mauvaises langues disaient bien lameunière de Coyolles quelque peu méchante et acariâtre.

Mais le sabotier pensa qu’avec le diable danssa manche, il ne devait guère se soucier du malin esprit, pauvrepetit démon secondaire qui pouvait nicher dans le corps de madameveuve Polet. Or, lorsque le jour vint, il était décidé à se rendreà Coyolles ; car toutes ces visions, naturellement, sepassaient la nuit.

Le seigneur Jean se réveilla avec le premierchant de la fauvette. Il se sentait tout à fait remis de sonindisposition de la veille ; il fit lever tout haut son mondeà grands coups de houssine, et, après avoir expédié le corps deMarcotte au château de Vez, il décida qu’il ne rentrerait pasbredouille au logis et qu’il chasserait un sanglier, comme si riend’extraordinaire ne lui fût arrivé le jour précédent.

Enfin, vers six heures du matin, il quitta lamaison de Thibault, après avoir assuré à celui-ci qu’il était bienreconnaissant de la bonne hospitalité que lui, ses chiens et sesgens avaient trouvée dans cette pauvre hutte ; enconsidération de quoi, il jura d’oublier complètement les petitsgriefs qu’il pouvait avoir contre le sabotier.

On devine si Thibault vit partir sans regretseigneur, chiens et gens.

Puis seigneur, chiens et gens partis, ilcontempla pendant quelques instants sa demeure saccagée, sa huchevide, ses meubles brisés, son étable solitaire, le sol jonché dedébris.

Mais il se dit que c’était là le résultatnaturel du passage d’un grand seigneur, et l’avenir luiapparaissait trop lumineux pour qu’il s’arrêtât longtemps à cespectacle.

Il revêtit ses hardes du dimanche, s’attifa deson mieux, mangea sur son dernier morceau de pain le dernier lopinde sa chèvre, but un grand verre d’eau à la source, et se mit enroute pour Coyolles.

Thibault avait résolu de tenter fortune, dèsle même jour, près de madame Polet.

Il partit donc vers les neuf heures du matin.Le chemin le plus court pour aller à Coyolles était par la queued’Oigny et Pisseleu.

Maintenant, comment se fit-il que Thibault,qui connaissait toute la forêt de Villers-Cotterêts comme untailleur connaît les poches qu’il a faites, comment se fit-il queThibault prit l’allée de la Chrétiennelle, qui devait l’allongerd’une bonne demi-lieue ?

C’est que cette allée de la Chrétiennelle lerapprochait de l’endroit où il avait vu Agnelette pour la premièrefois et que, tout en allant par calcul au moulin de Coyolles, ilétait tiré par le cœur du côté de Préciamont.

Et, en effet, un peu au-delà de laFerté-Milon, il aperçut au bord du chemin la jolie Agnelette, quifaisait de l’herbe pour ses chèvres.

Il eût pu passer sans qu’elle le vît ; lachose lui était facile : elle lui tournait le dos.

Mais le démon le tenta et il marcha droit àelle.

Elle, de son côté, penchée pour couper del’herbe avec sa faucille, entendant venir quelqu’un, leva la têteet reconnut Thibault. Elle rougit.

Mais, en rougissant, un joyeux sourire serépandit sur toute sa physionomie ; ce qui prouvait bien quecette rougeur n’avait rien d’hostile à Thibault.

– Ah ! dit-elle ; vousvoilà ; j’ai bien rêvé à vous et bien prié pour vous cettenuit.

Thibault, en effet, se rappela qu’il avait vudans ses rêves, à lui, Agnelette passant dans le ciel les mainsjointes avec une robe et des ailes d’ange.

– Et à quel propos avez-vous rêvé de moiet prié pour moi, la belle enfant ? demanda Thibault d’un airaussi dégagé qu’eût pu le faire un jeune seigneur de la cour duprince.

Agnelette le regarda avec ses grands yeuxcouleur de ciel.

– J’ai rêvé de vous parce que je vousaime, Thibault, dit-elle ; j’ai prié pour vous parce que j’aivu l’accident arrivé au seigneur Jean et à son piqueur, ainsi quetout l’embarras qui en était résulté pour vous… Ah ! si jen’en avais cru que mon cœur, j’aurais vivement couru à vous pourvous aider.

– Il fallait venir, Agnelette ; vouseussiez trouvé joyeuse compagnie, je vous en réponds !

– Oh ! ce n’est pas cela que j’eussecherché, monsieur Thibault ; j’eusse cherché à vous être utilepour la recevoir. Oh ! mais qu’est-ce donc que cette bellebague que vous avez au doigt, monsieur Thibault ?

Et la jeune fille désignait l’anneau queThibault avait reçu du loup. Thibault sentit un frisson lui courirdans les veines.

– Cette bague ? dit-il.

– Oui, cette bague.

Agnelette, voyant que Thibault hésitait à luirépondre, détourna la tête et poussa un soupir.

– Sans doute un cadeau de quelque belledame, murmura-t-elle.

– Eh bien, reprit Thibault avecl’assurance d’un menteur consommé, voilà ce qui vous trompe,Agnelette : c’est l’anneau de nos fiançailles, l’anneau quej’ai acheté pour vous le passer au doigt le jour de notremariage.

Agnelette secoua tristement la tête.

– Pourquoi ne pas me dire lavérité ; monsieur Thibault ? demanda-t-elle.

– Je vous la dis, Agnelette.

– Non.

Et elle secoua la tête plus tristementencore.

– Et qui vous fait croire que jemens ?

– C’est que cette bague est large à yfourrer deux de mes doigts.

En effet, le doigt de Thibault faisait biendeux des doigts de la jeune fille.

– Si elle est trop large, Agnelette,dit-il, nous la ferons resserrer.

– Adieu, monsieur Thibault.

– Comment ! adieu ?

– Oui.

– Vous vous en allez ?

– Je m’en vas.

– Et pourquoi, Agnelette ?

– Parce que je n’aime pas lesmenteurs.

Thibault chercha un serment pour rassurerAgnelette, mais il n’en put trouver.

– Écoutez, dit Agnelette les larmes auxyeux, car elle ne s’éloignait pas sans faire un grand effort surelle-même, si cette bague m’est vraiment destinée…

– Agnelette, je vous le jure.

– Eh bien, donnez-la-moi à garderjusqu’au jour de notre mariage, et, ce jour-là, je vous la rendraipour que vous la fassiez bénir.

– Je ne demande pas mieux que de vous ladonner, Agnelette, reprit Thibault ; mais je veux la voir àvotre jolie main. Vous m’avez fait une observation trèsjuste : c’est qu’elle était trop large pour vous. Je vaisaujourd’hui à Villers-Cotterêts : nous allons prendre lamesure de votre doigt, et je la ferai scier par M. Dugué,l’orfèvre.

Le sourire reparut sur les lèvres d’Agneletteet les larmes se séchèrent subitement dans ses yeux. Elle tendit sapetite main à Thibault. Thibault la prit un instant dans lessiennes, la tourna et la retourna, puis il y appliqua unbaiser.

– Oh ! dit Agnelette, ne baisez doncpas ma main ainsi : elle n’est pas assez belle, monsieurThibault.

– Alors, donnez-moi autre chose.

Agnelette lui donna son front. Puis, avec unejoie enfantine :

– Voyons, dit-elle, voyons la bague.

Thibault tira la bague de sa main, et, enriant, voulut l’essayer au pouce d’Agnelette.

Mais, à son grand étonnement, la bague setrouva trop étroite et ne put passer la seconde phalange.

– Tiens ! fit Thibault, qui jamaisaurait dit cela ?

Agnelette se mit à rire.

– En effet, dit-elle, c’estdrôle !

Thibault essaya l’anneau au doigt indicateurd’Agnelette.

L’anneau refusa d’entrer, comme il avait faitpour le pouce.

Alors Thibault essaya du médium.

On eût dit que l’anneau se rétrécissait deplus en plus, comme s’il craignait de souiller cette mainvirginale.

Après le médium, Thibault voulut passer labague à l’annulaire.

C’était le même doigt auquel il la portaitlui-même.

Même impossibilité que pour les autres.

Au fur et à mesure que l’expérience sefaisait, Thibault sentait trembler la main d’Agnelette dans lessiennes, et la sueur tombait de son front, à lui, comme s’il eûtaccompli la plus fatigante besogne.

Il sentait qu’il y avait là-dessous quelquechose de diabolique.

Enfin, il l’essaya au petit doigtd’Agnelette.

Ce petit doigt, frêle et transparent, autourduquel l’anneau devait jouer aussi facilement qu’un bracelet eûtjoué à celui de Thibault, ce petit doigt, malgré les efforts quefit Agnelette, ne put entrer dans l’anneau.

– Ah ! monsieur Thibault, s’écrial’enfant, que veut donc dire cela, mon Dieu ?

– Anneau de Satan, retourne àSatan ! s’écria Thibault.

Et il jeta l’anneau contre un rocher, dansl’espérance de l’y briser.

L’anneau fit feu comme si Thibault eût donnéun coup de pied contre le granit, rejaillit vers lui, et, enrejaillissant, rentra de lui-même à son doigt.

Agnelette vit cette évolution étrange de labague et regarda Thibault avec effroi.

– Eh bien, demanda Thibault essayant depayer d’audace, qu’y a-t-il ?

Agnelette ne répondit pas. Seulement, elleregardait Thibault d’un œil de plus en plus effaré. Thibault nesavait pas ce qu’elle regardait.

Mais elle leva lentement la main jusqu’à latête de Thibault, et, le doigt étendu :

– Oh ! monsieur Thibault, dit-elle,oh ! monsieur Thibault, qu’avez-vous donc là ?

– Où ? demanda Thibault.

– Là ! là ! dit Agnelettepâlissant de plus en plus.

– Mais, enfin, où ? s’écria lesabotier en frappant du pied la terre. Dites ce que vous voyez.

Mais, au lieu de répondre, Agnelette ramenases mains sur ses yeux ; puis, en poussant un cri de terreur,se mit à fuir de toutes ses forces.

Thibault, tout abasourdi de ce qu’il luiarrivait, n’essaya pas même de la suivre. Il resta au même endroit,immobile, muet, interdit.

Qu’avait donc vu Agnelette de si effrayant, etque désignait-elle du doigt ?

Était-ce le sceau que Dieu avait imprimé aupremier meurtrier ?

Pourquoi pas ? Comme Caïn, Thibaultn’avait-il pas tué un homme, et, au dernier prêche d’Oigny, le curén’avait-il pas dit que tous les hommes étaient frères ?

Ce doute dévorait Thibault.

Il fallait avant tout savoir ce qui avait sifort épouvanté Agnelette.

Thibault eut l’idée d’entrer à Bourg-Fontaineet de se regarder dans une glace.

Mais, s’il était véritablement marqué du signefatal, et si ce signe fatal était vu par une autrequ’Agnelette !

Non, il fallait trouver un autre moyen.

Il y avait bien celui d’enfoncer son chapeausur son front, de s’en retourner tout courant à Oigny et de seregarder dans un fragment de miroir.

Mais c’était bien long.

Il y avait, à cent pas de là, une sourcetransparente comme un cristal, qui alimentait l’étang de Baisemontet ceux de Bourg.

Thibault pouvait s’y mirer comme dans la plusfine glace de Saint-Gobain.

Thibault s’agenouilla au bord de la source etse regarda.

Il avait toujours les mêmes yeux, le même nez,la même bouche, et pas le plus petit signe au front.

Thibault respira.

Mais, enfin, il fallait bien qu’il y eûtquelque chose. Agnelette n’avait évidemment pas pris peur pourrien.

Thibault se pencha un peu plus vers le cristalde la fontaine. Alors il aperçut au milieu de ses cheveux quelquechose de brillant qui scintillait dans leurs boucles noires etretombait sur son front.

Il se pencha davantage encore.

C’était un cheveu rouge qu’il avaitaperçu.

Mais d’un rouge singulier, qui ne tenait ni dublond ardent, ni du blond carotte, ni de la nuance sang de bœuf, nide la nuance ponceau.

C’était un rouge sanglant, ayant la couleur etl’éclat de la flamme la plus vive.

Sans chercher par quel phénomène un cheveud’une couleur aussi insolite avait poussé là, Thibault tenta de sel’arracher.

Il fit pendre à la surface de l’eau la boucledans laquelle flamboyait le terrible cheveu rouge, le saisitdélicatement entre le pouce et l’index et lui imprima unevigoureuse secousse.

Le cheveu résista.

Thibault alors jugea que la pince n’avait pasété assez serrée, et essaya d’un autre moyen.

Il enroula le cheveu autour de son doigt etfit un violent effort.

Le cheveu entama l’épiderme du doigt plutôtque de céder.

Thibault enroula le cheveu récalcitrant autourde deux doigts et tira.

Le cheveu souleva le cuir chevelu et ne bougeapas plus que si le sabotier se fût escrimé sur le chêne quiétendait ses rameaux ombreux au-dessus de la source.

Thibault songea d’abord à continuer sa routevers Coyolles, se disant à lui-même qu’après tout, ce ne seraitprobablement pas la nuance équivoque d’un cheveu qui ferait avorterses projets de mariage.

Mais cependant ce misérable cheveu letaquinait, l’obsédait, lui papillotait devant les yeux avec lesmille éblouissements que donne la flamme quand elle court de tisonen tison.

Enfin, s’impatientant et frappant dupied :

– Mille noms d’un diable ! s’écriaThibault, je ne suis pas encore si loin de chez moi, et je veuxavoir raison de ce cheveu damné.

Il revint sur ses pas tout courant, entra danssa hutte, retrouva son cheveu en se regardant dans son fragment deglace, prit un ciseau de menuisier, l’appuya sur le cheveu le plusprès de la tête qu’il lui fut possible, plaça cheveu et outil danscette position sur son établi et donna une vigoureuse impulsion dumanche du ciseau.

Le ciseau entailla profondément le bois del’établi, mais le cheveu resta intact.

Il renouvela la même manœuvre ; maiscette fois, s’armant d’un maillet et élevant le bras au-dessus desa tête, il frappa à coups redoublés sur le manche du ciseau.

Il n’en fut pas plus avancé. Il remarquaseulement qu’il y avait au tranchant de son outil une petite brèchejuste de la largeur d’un cheveu.

Thibault soupira ; il comprit que cecheveu, prix du souhait qu’il avait fait, appartenait au loup noir,et il renonça à son entreprise.

VII. Le garçon du moulin.

Thibault, voyant qu’il lui était impossible decouper ou d’arracher le cheveu maudit, résolut de le cacher dumieux qu’il lui serait possible en l’enfouissant sous lesautres.

Tout le monde n’aurait peut-être pas les yeuxd’Agnelette.

Au reste, Thibault avait, comme nous l’avonsdit, une fort belle chevelure noire, et, en faisant une raie sur lecôté, en donnant une certaine tournure à sa touffe, il espérait quele cheveu passerait inaperçu.

Il envia fort les jeunes seigneurs qu’il avaitvus à la cour de madame de Maintenon, et qui portaient de la poudresous laquelle ils pouvaient cacher la couleur de leurs cheveux,quelle qu’elle fût.

Malheureusement, il n’y avait pas moyen deporter de la poudre ; les lois somptuaires du moment ne lepermettaient pas.

Son cheveu rouge artistement caché sous lesautres à l’aide d’un habile coup de peigne, Thibault résolutd’aller faire sa visite à la belle meunière.

Seulement, cette fois-ci, de peur derencontrer Agnelette, il se garda bien de suivre le même chemin,et, au lieu d’appuyer à gauche, il appuya à droite.

Il en résulta qu’il déboucha à la route de laFerté-Milon et prit à travers les champs un petit sentier qui leconduisit droit à Pisseleu.

Une fois à Pisseleu, il descendit dans lavallée qui conduit à Coyolles.

Il n’y était pas depuis cinq minutes, qu’ilaperçut, marchant devant lui et conduisant deux ânes chargés deblé, un grand garçon qu’il reconnut pour un sien cousin, nomméLandry. Le cousin Landry était premier garçon de moulin chez labelle meunière.

Comme Thibault ne connaissait la veuve Poletqu’indirectement, il avait compté sur Landry pour être sonintroducteur au moulin.

C’était donc une bonne fortune que sarencontre.

Thibault doubla le pas et rejoignitLandry.

En entendant le bruit des pas qui emboîtaientles siens, Landry se retourna et reconnut Thibault.

Thibault, qui avait toujours trouvé dansLandry un bon compagnon de joyeuse humeur, fut tout étonné de luivoir cette fois la physionomie triste et chagrine.

Landry s’arrêta, tandis que ses ânescontinuaient leur route, et attendit Thibault.

Ce fut celui-ci qui, le premier, lui adressala parole.

– Eh bien, demanda-t-il, cousin Landry,qu’est-ce que cela ? Je me dérange, je quitte mon atelier pourvenir serrer la main à un parent et à un ami que je n’ai pas vudepuis plus de six semaines, et voilà la mine que tu mefais !

– Eh ! mon pauvre Thibault, réponditLandry, que veux-tu ! je te fais la mine que j’ai, etcependant, tu me croiras si tu veux, mais au fond je suis bienjoyeux de te voir.

– Au fond, oui, mais pas à lasurface.

– Comment cela ?

– Tu me dis que tu es joyeux d’un ton àporter le diable en terre. Jadis, mon cher Landry, tu étais gai etsautillant comme le tic-tac de ton moulin, que tes chansonsaccompagnaient toujours ; aujourd’hui, tu es morne comme lescroix du cimetière. Ah çà ! l’eau ne fait donc plus tourner lameule ?

– Oh ! si fait, Thibault !l’eau ne manque pas ; non, tout au contraire, l’eau vientmieux que jamais et l’écluse ne chôme pas ; mais, au lieu defroment, vois-tu, c’est mon cœur qui est sous la meule, et cettemeule tourne tant et si bien que mon cœur est tout broyé et qu’iln’en reste que poudre.

– Bon ! Es-tu donc si malheureux quecela dans le moulin de la Polet ?

– Ah ! plût à Dieu que je fussetombé sous sa roue le jour où j’y ai mis le pied pour la premièrefois !

– Ah çà ! mais tu m’effrayes,Landry !… Raconte-moi tes peines, mon garçon.

Landry poussa un gros soupir.

– Nous sommes fils de frère et de sœur,continua Thibault, et, que diable ! si je suis trop pauvrepour te bailler quelques écus si tu es dans un embarras d’argent,je puis au moins te donner quelque bon conseil si tu es pris par unchagrin de cœur.

– Merci, Thibault ; mais ce quej’ai, ni conseils ni argent n’y peuvent faire.

– Dis toujours ce que tu as ; celasoulage de raconter sa peine.

– Eh ! non ! tu auras beaufaire, je ne parlerai pas.

Thibault se mit à rire.

– Tu ris ? lui demanda Landry d’unair étonné et fâché à la fois ; mon chagrin te faitrire ?

– Je ne ris pas de ton chagrin,Landry ; je ris de ce que tu espères m’en cacher la cause,quand rien n’est plus facile que de la deviner.

– Alors, devine.

– Eh bien, tu es amoureux, pardieu !Ce n’est pas plus difficile que cela.

– Moi, amoureux ! s’écria Landry. Etqui est-ce qui t’a fait ce mensonge-là ?

– Ce n’est pas un mensonge, c’est unevérité.

Landry poussa un second soupir plus grosencore de désespoir que le premier.

– Eh bien, oui ! dit-il, là !c’est vrai, je suis amoureux !

– Ah ! c’est bien heureux !voilà le grand mot lâché ! dit Thibault avec un certainbattement de cœur, car il pressentait un rival dans son cousin. Etde qui es-tu amoureux, Landry ?

– De qui je suis amoureux ?

– Oui, je te le demande.

– Quant à cela, cousin Thibault, tum’arracheras plutôt le cœur de la poitrine que de me le fairedire.

– Tu me l’as dit.

– Comment ! je te l’ai dit ?s’écria Landry en fixant sur le sabotier des yeux stupéfaits.

– Sans doute.

– Ah ! par exemple !

– N’as-tu pas dit que mieux eût valu quetu tombasses sous la roue du moulin, le jour où tu es venu demanderdu service à la Polet, que d’être accepté par elle comme premiergarçon ? Tu es malheureux dans le moulin, tu esamoureux ; donc, c’est de la meunière que tu es amoureux, etc’est cet amour qui cause ton malheur.

– Ah ! tais-toi donc,Thibault ! Si elle nous entendait !…

– Bon ! et comment pourrait-ellenous entendre ? Où veux-tu donc qu’elle soit, à moins qu’ellen’ait le don de se rendre invisible ou de se changer en papillon ouen fleur ?

– N’importe, Thibault,tais-toi !

– Elle est donc sévère, la meunière, ellen’a donc pas pitié de ton désespoir, pauvre garçon ? répliquaThibault.

Il est vrai que ces paroles pleines decommisération en apparence étaient empreintes d’une certaine nuancede satisfaction et de raillerie.

– Ah ! je le crois bien qu’elle estsévère ! dit Landry. Dans le principe, je m’étais imaginéqu’elle ne repoussait pas mon amour… Toute la journée, je ladévorais des yeux, et, de temps en temps aussi, son regard, à elle,se fixait sur moi, et, après m’avoir regardé, elle souriait…Hélas ! mon pauvre Thibault, j’étais si heureux de ces regardset de ces sourires là !… Mon Dieu ! pourquoi ne m’ensuis-je pas toujours contenté ?

– Ah ! voilà, dit philosophiquementThibault ; l’homme est insatiable !

– Hélas ! oui : j’ai oublié quej’avais affaire à plus huppé que moi, j’ai parlé. Alors madamePolet est entrée dans une grande colère ; elle m’a dit quej’étais un petit gueux et un grand insolent, et que, la semaineprochaine, elle me jetterait à la porte.

– Ouf ! fit Thibault ; etcombien y a-t-il de cela ?

– Il y a trois semaines à peu près.

– Et la semaine prochaine est encore àvenir ? demanda le sabotier, qui, connaissant mieux les femmesque son cousin Landry, sentait revenir ses inquiétudes un momentamorties.

Puis, après un instant de silence :

– Allons, allons, dit-il, tu n’es pas simalheureux que je le croyais.

– Pas si malheureux que tucroyais !

– Non.

– Ah ! si tu savais quelle vie estla mienne ! Plus de regards, plus de sourires ! Quandelle me rencontre, elle se détourne, et, lorsque je vais pour luirendre compte de ce qui s’est passé au moulin, elle m’écoute d’unair si dédaigneux, qu’au lieu de lui parler de son, de blé, deseigle, d’orge ou d’avoine, de coupe et de recoupe, je me mets àpleurer, et alors elle m’adresse des « Prenezgarde ! » si menaçants, que je me sauve et cours memettre derrière mes blutoirs…

– Mais aussi pourquoi t’adresser à tabourgeoise ? Il ne manque pas de filles dans le canton, qui nedemanderaient pas mieux que de t’avoir pour galant.

– Ah ! c’est bien malgré moi que jel’ai aimée, va !

– Prends une autre bonne amie, et nepense plus à elle.

– Je ne saurais.

– Bon ! essaye toujours. D’abord, ilse pourrait que de te voir donner ton cœur à une autre, cela rendîtla meunière jalouse, et qu’alors elle courût après toi commemaintenant tu cours après elle. Les femmes sont sisingulières !

– Oh ! si j’étais sûr de cela,j’essayerais tout de suite… quoique maintenant…

Et Landry secoua la tête.

– Eh bien, quoi… maintenant ?

– Quoique maintenant, après ce qui s’estpassé ; tout est inutile.

– Que s’est-il donc passé ? demandaThibault, qui tenait à tout savoir.

– Oh ! quant à cela, rien, réponditLandry, et je n’ose pas même en parler.

– Pourquoi ?

– Parce que, comme on dit chez nous,quand le malheur dort, il ne faut pas l’éveiller.

Thibault eût bien insisté pour savoir de quelmalheur parlait Landry ; mais on approchait du moulin, et uneexplication, en supposant qu’elle eût eu son commencement, n’auraitpas eu sa fin.

D’ailleurs, Thibault, à son avis, en savaitassez.

Landry aimait la belle meunière, mais la bellemeunière n’aimait pas Landry.

Et, en effet, un tel rival lui semblait peudangereux.

Il comparait avec un certain orgueil, suivid’une satisfaction intérieure, la mine enfantine et chétive de soncousin, jeune gars de dix-huit ans, avec ses cinq pieds six pouceset sa taille bien prise ; ce qui l’amenait tout naturellementà penser que, pour peu que madame Polet fût une femme de goût,l’insuccès de Landry était une raison pour que sa réussite, à lui,fût infaillible.

Le moulin de Coyolles est situé dans uneposition charmante au fond d’une fraîche vallée ; l’eau quil’alimente, et qui forme un petit étang, est ombragée par dessaules aux têtes monstrueuses et par des peupliers élancés ;les arbres nains et les arbres géants sont reliés entre eux par demagnifiques aunes et par d’immenses noyers au feuillageodoriférant. Après avoir fait tourner la roue du moulin, l’eauécumeuse s’écoule par un petit ruisseau qui chante son hymneéternel en bondissant sur les cailloux de son lit et enconstellant, des diamants liquides qui jaillissent de sescascatelles, les fleurs qui se penchent coquettement pour se mirerdans les eaux.

Quant au moulin, il est si bien perdu dans unbouquet de plantes, de sycomores et de saules pleureurs, qu’à centpas de distance on n’en aperçoit que la cheminée, d’où sort lafumée en montant à travers les arbres comme une colonne d’albâtreazurée.

Le site, quoique bien connu de Thibault, luicausa cette fois un enchantement qu’il n’avait jamais éprouvé.

C’est que jamais il ne l’avait regardé dansles conditions où il se trouvait ; il avait déjà en lui cettesatisfaction égoïste du propriétaire qui visite un domaine qu’il aacquis par procuration.

Mais sa joie fut bien autre quand il entradans la cour et que le tableau s’anima.

Les pigeons au cou d’azur et de pourpreroucoulaient sur les toits, les canards criaient en faisant milleévolutions dans le ruisseau, les poules gloussaient sur le fumier,les dindons se rengorgeaient en faisant la roue près de leursfemelles, de belles vaches brunes et blanches revenaient des champsles mamelles gonflées de lait ; ici, on déchargeait unecharrette ; là, on ôtait le harnais à deux beaux chevaux duPerche, qui, en hennissant, tendaient vers leurs râteliers leursbonnes têtes dégagées d’entraves ; un garçon montait un sac augrenier, une fille apportait un sac de croûtes et d’eau devaisselle à un énorme porc qui se chauffait au soleil en attendantsa transformation en petit-salé, en saucisses, en boudin ;tous les animaux de l’arche, depuis l’âne brayant jusqu’au coqchantant, mêlaient leurs voix discordantes à ce concert champêtre,tandis que le tic-tac du moulin, en battant la mesure, semblait enrégler le rythme.

Thibault en eut un éblouissement.

Il se vit d’avance le propriétaire de toutcela, et il se frotta si allègrement les mains, que biencertainement Landry eût remarqué cette joie que rien ne motivait,s’il n’eût pas été absorbé dans sa douleur, qui augmentait au furet à mesure qu’il approchait du logis.

La veuve, de la salle à manger où elle setenait, les apercevait au seuil de la porte.

Elle paraissait tout intriguée de savoir quelétait l’étranger qui revenait avec son premier garçon.

Thibault traversa la cour, s’approcha desbâtiments d’habitation d’un air dégagé, se nomma, et expliqua à lameunière comment le désir de visiter Landry, son unique parent,l’avait décidé à se présenter chez elle.

La meunière se montra fort courtoise.

Elle engagea le nouveau venu à passer lajournée au moulin, avec un sourire que celui-ci trouva du meilleuraugure.

Thibault venait avec son cadeau.

Tout en traversant la forêt, il avait décrochéquelques grives qu’il avait trouvées pendues à des collets amorcésde sorbiers.

La meunière les donna à plumer à l’instantmême, en disant qu’elle espérait bien que Thibault en mangerait sapart.

Cependant Thibault remarqua que, tout encausant avec lui, la belle meunière semblait chercher desdistractions pardessus son épaule.

Il se retourna vivement, et reconnut quel’objet de la préoccupation de la belle meunière, c’était Landry,qui déchargeait les deux ânes.

Madame Polet, voyant que sa préoccupationn’avait pas échappé à Thibault, devint rouge comme une cerise.

Puis, se remettant aussitôt :

– Monsieur Thibault, dit-elle à sanouvelle connaissance, il serait charitable à vous qui paraissez sivigoureux, d’assister votre cousin ; vous voyez bien qu’un telouvrage est trop fort pour lui tout seul.

Et elle rentra dans la maison.

– Diable ! diable ! fitThibault en suivant la meunière du regard et en reportant ensuiteles yeux sur Landry, ce gaillard-là serait-il plus heureux qu’il nes’en doute lui-même, et faudra-t-il que, pour me débarrasser delui, j’appelle le loup noir à mon aide ?

Thibault n’en fit pas moins ce dont l’avaitprié la meunière. Comme il se doutait bien que, par quelqueouverture de rideau, la belle veuve le regardait, il employa toutesses forces et développa toutes ses grâces dans l’accomplissement dela besogne à laquelle il coopérait.

L’ouvrage terminé, on se réunit dans lachambre, où une fille de charge était occupée à dresser latable.

La table mise, la veuve s’assit à la placed’honneur et fit asseoir Thibault à sa droite.

Madame Polet fut pleine de soins etd’attentions pour ce dernier ; si bien que Thibault, qui avaitdouté un instant, reprit cœur à la joie et à l’espérance.

La meunière, comme pour faire honneur auprésent de Thibault, avait elle-même accommodé les grives avec desbaies de genièvre, et, ainsi préparées, elles étaient bien devenuesle meilleur manger qui pût chatouiller un palais.

Cependant, tout en riant aux drôleries que luicontait Thibault, elle jetait de temps en temps à la dérobée uncoup d’œil sur Landry, et elle s’aperçut qu’il n’avait pas encoretouché à ce qu’elle-même avait placé sur l’assiette du pauvregarçon.

Elle s’aperçut, en outre, que de grosseslarmes roulaient le long de ses joues et venaient grossir la sauceau genièvre des grives, intactes dans son assiette.

Cette douleur muette la toucha.

Son regard devint presque tendre, et elle fitde la tête un geste qui voulait dire, tant elle y mitd’expression :

– Mangez, Landry, je vous en prie.

Il y avait tout un monde de promesses d’amourdans cette petite pantomime.

Landry comprit la belle meunière, car ilfaillit s’étrangler en avalant son oisillon d’une seule bouchée,tant il mit d’empressement à obéir aux ordres de sa maîtresse.

Rien de tout cela n’échappa à Thibault.

– Par la rate-Dieu ! murmura-t-il(c’était un juron qu’il avait entendu dire au prince Jean, et,maintenant qu’il était l’ami du diable, il croyait pouvoir parlerla langue des grands seigneurs) ; par la rate-Dieu !est-ce qu’elle serait décidément amoureuse du garçonnet ? Ceserait une preuve de bien mauvais goût, sans compter que cela neferait pas le moins du monde mon affaire. Non, non, ce qu’il vousfaut, ma belle meunière, c’est un gaillard qui puisse facilementdiriger les affaires du moulin, et ce gaillard, ce sera moi, ou leloup noir y perdra son latin.

Puis, remarquant presque immédiatement que lameunière avait repris les anciennes traditions d’yeux en coulisseet de sourires que Landry lui avait signalées :

– Allons, continua-t-il, je vois qu’il vafalloir en venir aux grands moyens, car il est impossible que je lalaisse échapper ; c’est dans tout le pays le seul parti qui meconvienne. Oui, mais aussi que faire du cousin Landry ? Sonamour dérange mes projets ; mais, en vérité, je ne puisréellement pour si peu l’envoyer rejoindre dans l’autre monde lepauvre Marcotte. Ah ! par ma foi, je suis bien bon de medétraquer le cerveau à chercher une invention ! Cela ne meregarde pas ; cela regarde le loup noir.

Puis, tout bas :

– Loup noir, dit-il, arrange-toi demanière, mon ami, à ce que, sans qu’il lui arrive accident nimalheur, je sois débarrassé de mon cousin Landry.

Il n’avait pas achevé cette prière, qu’ilaperçut, descendant de la montagne et se dirigeant vers le moulin,une petite troupe de quatre ou cinq hommes vêtus de costumesmilitaires. Landry les aperçut aussi ; car il jeta un grandcri, se leva pour fuir, mais retomba sur sa chaise, comme si lesforces lui manquaient.

VIII. Les souhaits de Thibault.

En remarquant l’effet que faisait sur Landryla vue des militaires qui s’avançaient vers le moulin, la veuvePolet fut presque aussi effrayée que son premier garçon.

– Eh ! mon Dieu !demanda-t-elle, qu’il y a-t-il donc, mon pauvre Landry ?

– Oui, qu’y a-t-il ? demanda à sontour Thibault.

Seulement, la voix lui tremblait tant soit peuen faisant la demande.

– Il y a, reprit Landry, que, dans unmoment de désespoir, jeudi dernier, j’ai rencontré le racoleur àl’hôtel du Dauphin, et que je me suis engagé.

– Dans un moment de désespoir !s’écria la meunière ; et pourquoi désespériez-vous ?

– Je désespérais, dit Landry en faisantun effort, je désespérais parce que je vous aimais.

– Et c’est parce que vous m’aimiez,malheureux ! que vous vous êtes fait soldat ?

– Ne m’aviez-vous pas dit que vous mechasseriez du moulin ?

– Vous en avais-je chassé ? demandala meunière avec une expression à laquelle il n’y avait point à setromper.

– Oh ! mon Dieu ! demandaLandry, vous ne m’auriez donc pas renvoyé ?

– Pauvre garçon ! dit la meunièreavec un sourire et un haussement d’épaules qui, dans un autremoment, eussent fait pâmer Landry de joie, et qui, dans celui oùl’on se trouvait, redoublèrent sa douleur.

– Eh bien, mais alors, dit Landry,peut-être bien que j’aurai le temps de me cacher.

– Te cacher ! dit Thibault, c’estbien chose inutile, je t’en réponds.

– Pourquoi pas ? dit la meunière.J’y vais essayer, moi. Viens, mon pauvre Landry.

Et elle emmena le jeune homme avec les signesde la plus vive sympathie. Thibault les suivit des yeux.

– Ça va mal pour toi, Thibault, mon ami,dit-il ; heureusement que, si bien qu’elle le cache, ils ontle nez fin, et ils le trouveront.

Thibault disait cela sans se douter qu’ilfaisait un nouveau souhait.

Il paraît que la veuve n’avait pas cachéLandry bien loin.

Elle rentra après quelques secondesd’absence.

Pour être proche, la cachette n’en étaitprobablement que meilleure.

Une minute après que la veuve Polet étaitrentrée toute haletante, le sergent des racoleurs parut sur laporte avec un de ses compagnons.

Deux étaient restés en dehors, probablementpour surveiller Landry, dans le cas où il tenterait de s’échapper.Le sergent et son compagnon entrèrent en gens qui se sentent dansleur droit.

Le sergent jeta dans la salle, un regardinvestigateur, ramena son pied droit à la troisième position etporta la main à la corne de son chapeau.

La meunière n’attendit point que le sergentlui adressât la parole.

Avec son plus charmant sourire, elle luioffrit de se rafraîchir.

C’est une offre que les racoleurs ne refusentjamais.

Puis, tandis qu’ils dégustaient le vin,jugeant le moment favorable, elle demanda aux deux militaires cequi les amenait au moulin de Coyolles.

Le sergent répondit qu’il était à la recherched’un jeune garçon meunier qui, après avoir bu avec lui à la santéde Sa Majesté et avoir signé son engagement n’avait pointreparu.

Ce jeune garçon meunier, interrogé sur son nomet son domicile, avait déclaré se nommer Landry et habiter chezmadame veuve Polet, meunière à Coyolles.

En vertu de quoi, il venait chez madame veuvePolet, meunière à Coyolles, réclamer son réfractaire.

La meunière, persuadée qu’il était permis dementir quand l’intention sanctifiait le mensonge, assura qu’elle neconnaissait pas Landry et que personne de ce nom n’avait jamaishabité le moulin de Coyolles.

Le sergent répondit à la meunière qu’elleavait les plus beaux yeux du monde et une bouche charmante, maisque ce n’était pas une raison pour qu’il en crut ses yeux surregard et sa bouche sur parole.

En conséquence, il signifia à la belle veuvequ’il allait faire perquisition dans son moulin.

La perquisition commença. Au bout de cinqminutes, le sergent rentra. Il demanda à la belle meunière la clefde sa chambre. La meunière parut très choquée d’une pareilledemande. Mais le sergent insista tant et si bien, que force fut àla meunière de donner la clef. Cinq minutes après, le sergentrentrait, ramenant Landry, qu’il tenait par le collet de sa veste.À cette vue, la veuve pâlit horriblement. Quant à Thibault, le cœurlui battait à lui briser la poitrine ; car il voyait bienqu’il avait fallu l’assistance du loup noir pour que le sergentallât chercher Landry où il était.

– Ah ! ah ! mon garçon, s’écriale sergent en raillant, nous préférons donc le service de la beautéà celui du roi ? Cela se conçoit ; mais, quand on a lebonheur d’être né sur les terres de Sa Majesté et d’avoir bu à sasanté, il faut un peu le servir à son tour. Vous allez donc noussuivre, mon beau garçon, et, après quelques années passées dans lesgardes-françaises, vous pourrez revenir prendre rang sous votrepremier drapeau. Allons, en route !

– Mais, dit la meunière au sergent,Landry n’a pas encore vingt ans ; on n’a pas le droit de leprendre avant vingt ans.

– C’est vrai, dit Landry, je n’ai pasvingt ans.

– Et quand les avez-vous ?

– Demain seulement.

– Bon ! dit le sergent. Eh bien,nous allons vous mettre cette nuit sur une botte de paille, commeune nèfle, et demain, au jour, nous vous réveillerons mûr.

Landry pleura.

La veuve pria, conjura, supplia, se laissaembrasser par les racoleurs, supporta patiemment les plaisanteriesgrossières que leur inspira son chagrin, et enfin elle alla jusqu’àoffrir cent écus pour le racheter.

Tout fut inutile.

On lia le pauvre Landry par lespoignets ; un des soldats prit le bout de la corde et lesquatre hommes se mirent en chemin, mais non sans que le garçon demoulin eût trouvé le temps d’assurer à la belle meunière que, deprès ou de loin, il l’aimerait toujours, et que, s’il mourait, sonnom serait la dernière parole qu’il prononcerait.

La belle veuve, de son côté, avait, en faced’une si grande catastrophe, perdu tout respect humain, et, avantde laisser Landry s’éloigner, elle l’avait tendrement pressé surson cœur.

Lorsque la petite troupe eut disparu derrièreles saules, la douleur de la meunière devint si vive, qu’elle tombaen syncope et qu’il fallut la transporter sur son lit.

Thibault lui prodigua les soins les plustouchants.

La violence de l’affection que la veuve avaittémoignée à son cousin l’épouvantait un peu.

Cependant, comme il ne s’applaudissait quedavantage d’avoir coupé le mal dans sa racine, il conservait detrès vives espérances.

Lorsque la veuve revint à elle, le premier nomqu’elle prononça fut celui de Landry.

Thibault fit un geste de commisérationhypocrite.

La meunière se mit à sangloter.

– Pauvre enfant ! s’écria-t-elle enpleurant à chaudes larmes, que va-t-il devenir, lui si faible et sidélicat ? Le poids seul de son fusil et de son sac letuera.

Puis, se retournant vers son hôte :

– Ah ! monsieur Thibault, dit-elle,c’est un bien grand chagrin pour moi, mais vous vous êtes peut-êtreaperçu que je l’aimais ? Il était doux, il était bon, iln’avait aucun défaut ; pas joueur, pas buveur ; jamais iln’eût contrarié mes volontés, jamais il n’eût tyrannisé sa femme,ce qui m’eût semblé bien doux après les deux cruelles années quej’ai passées avec feu M. Polet ! Ah ! monsieurThibault ! monsieur Thibault ! il est bien douloureuxpour une pauvre malheureuse femme de voir ainsi tomber dans legouffre tous ses projets d’avenir et de tranquillité !

Thibault pensa que l’occasion était bonne pourse déclarer.

Du moment où il voyait pleurer une femme, ilavait cette fausse opinion de croire qu’elle ne pleurait que pourêtre consolée.

Cependant il crut ne pouvoir arriver à son butque par un détour.

– Certes, je comprends votre douleur,répondit-il ; je fais mieux, je la partage, car vous ne pouvezdouter de l’affection que je porte à mon cousin ; mais il fautse résigner, et, sans nier les qualités de Landry, je vousdirai : Eh bien, belle meunière, cherchez qui le puissevaloir.

– Qui le puisse valoir ! s’écria laveuve ; mais il n’en est pas. Où trouverai-je un garçon gentilet sage comme celui-là ? Il avait une figure poupine qui mecharmait, et en même temps il était si tranquille, si rangé dansses mœurs ! Il travaillait jour et nuit, et, avec tout cela,d’un coup d’œil je le faisais rentrer sous terre. Non, non,monsieur Thibault, je vous le dis dans toute la sincérité de moncœur, le souvenir de celui-là m’ôtera l’envie d’en chercherd’autres, et je vois bien qu’il faut me résigner à rester veuvetoute ma vie.

– Peuh ! fit Thibault, Landry étaitbien jeune !

– Oh ! dit la veuve, ce n’est pas làun défaut.

– Qui sait s’il eût conservé plus tardses aimables qualités ! Croyez-moi, meunière, ne vous désolezplus et cherchez, comme je vous ai dit, quelqu’un qui vous le fasseoublier. Ce qu’il vous faut, à vous, ce n’est point un bambin commecelui-là, c’est un homme fait, qui ait tout ce que vous regrettezdans Landry, mais qui soit assez rassis pour que vous n’ayez pointà craindre qu’un beau jour toutes vos illusions ne s’envolent etque vous ne vous trouviez en présence d’un libertin et d’unbrutal.

La meunière secouait la tête. Mais Thibaultcontinuait :

– Ce qu’il vous faut enfin, c’est ungaillard qui, tout en étant pour vous un porte-respect, fassefructifier le moulin. Que diable ! dites un mot, et vous neserez pas longtemps sans vous trouver lotie, belle meunière, un peumieux que vous ne l’étiez tout à l’heure.

– Et où rencontrerai-je un pareil miracled’homme ? demanda la meunière en se dressant sur ses pieds eten regardant le sabotier comme pour lui porter un défi.

Celui-ci, se méprenant au ton qu’avait mis laveuve à prononcer ces paroles, crut l’occasion excellente. Ilrésolut d’en profiter pour lui faire connaître ses intentions.

– Eh bien, fit-il, en vous disant quevous n’iriez pas loin, belle Polet, pour rencontrer l’homme qu’ilvous faut, je vous l’avoue, je songeais à moi qui serais bienheureux et bien fier de devenir votre époux. Ah !continua-t-il, pendant que la meunière le regardait avec des yeuxqui devenaient de plus en plus menaçants, ah ! avec moi, vousn’auriez pas à redouter d’être contrariée dans vos volontés ;je suis un agneau pour la douceur, et je n’aurai qu’une loi etqu’un désir : la loi de vous obéir ; le désir de vousplaire ; quant à votre fortune, j’ai certains moyens del’accroître que je vous divulguerai plus tard…

Thibault n’acheva point sa phrase.

– Eh quoi ! s’écria la meunière,d’autant plus furieuse qu’elle s’était contenue pluslongtemps ; eh quoi ! vous que je croyais son ami, vousosez me parler de prendre sa place dans mon cœur ! vouscherchez à en arracher la foi que je veux conserver à votrecousin ! Hors d’ici, misérable ! hors d’ici ! car,si je n’en croyais que ma colère et mon indignation, j’appelleraisquatre hommes et je te ferais jeter sous la roue dumoulin !

Thibault voulut répondre. Mais lui, qui nemanquait point d’arguments à l’ordinaire, ne trouva pas une parolepour sa justification. Il est vrai que la meunière ne lui en laissapoint le temps. Elle avait à la portée de sa main une belle crucheneuve qu’elle saisit par l’anse et qu’elle envoya à la tête deThibault. Par bonheur pour lui, Thibault inclina la tête à gauche,et la cruche, sans l’atteindre, alla se briser contre lacheminée.

La meunière prit un escabeau, et, avec la mêmeviolence, l’envoya au même but.

Cette fois, Thibault inclina la tête à droite,et l’escabeau alla briser trois ou quatre vitres à une fenêtre.

Au bruit que firent les carreaux en tombant,les garçons et les filles du moulin accoururent.

Ils trouvèrent leur maîtresse envoyant à tourde bras à Thibault, bouteilles, pot à l’eau, salières, assiettes,tout ce qu’enfin elle trouvait sous sa main.

Par chance pour Thibault, la belle Polet étaitsi furieuse qu’elle ne pouvait parler.

Si elle eût pu parler, elle eûtcrié :

– Tuez-le ! Égorgez-le ! c’estun coquin ! c’est un misérable !

En voyant le renfort qui arrivait à lameunière, Thibault voulut fuir et s’élança vers la porte, que lesracoleurs, en emmenant Landry, avaient laissée ouverte.

Mais, au moment où il la franchissait,l’honnête pourceau que nous avons vu faire sa sieste au soleil,surpris dans son premier somme par tout cet affreux tintamarre,crut que c’était à lui qu’on en voulait, et, tentant de regagnerson étable, il vint en courant donner dans les jambes deThibault.

Thibault perdit son centre de gravité. Ilalla, à dix pas de là, rouler dans la boue et le fumier.

– Que le diable t’emporte, animalmaudit ! s’écria le sabotier tout meurtri de sa chute, maisplus furieux encore de voir ses habits neufs souillés de fange.

Thibault n’avait pas achevé ce souhait, que lepourceau fut pris d’une frénésie soudaine et se mit à parcourircomme un furieux la cour du moulin, cassant, brisant, renversanttout ce qui pouvait faire obstacle à son passage.

Les garçons de moulin et les filles de ferme,accourus aux cris de leur maîtresse, crurent que ce qui motivaitces cris, c’était la frénésie du pourceau, – et ils se mirentà sa poursuite.

Mais inutilement ils tentèrent de se rendremaîtres de l’animal.

Celui-ci renversa garçons et filles les unsaprès les autres, comme il avait renversé Thibault, jusqu’à cequ’enfin, passant à travers une cloison qui séparait le moulin del’écluse aussi facilement que si ç’eût été une tenture de papier,il se précipitât sous la roue…

Il y disparut comme dans un gouffre.

La meunière, pendant ce temps, avait retrouvéla parole.

– Tombez sur Thibault ! criait-elle,car elle avait entendu la malédiction que le sabotier avait envoyéeà son pourceau, et elle était restée confondue de la promptitudeavec laquelle ce souhait s’était accompli.

– Tombez sur Thibault !assommez-le ! c’est un magicien ! c’est un sorcier !c’est un loup-garou !

Et, avec cette dernière qualification, elledonnait à Thibault la plus terrible épithète que, dans nos forêts,on puisse donner à un homme.

Thibault, qui ne se sentait pas la consciencebien nette, profita du premier moment de stupeur que cetteinvective de la meunière fit naître dans l’esprit de ses gens.

Il passa au milieu des filles et des garçons,et, tandis que celui-ci cherchait une fourche, celui-là une pelle,il franchit la porte du moulin, et se mit, avec une facilité qui nefit que confirmer les soupçons de la belle meunière, à monter àgrande course une montagne à pic que l’on avait toujours crueinaccessible, du moins par le chemin qu’avait pris Thibault pour lagravir.

– Eh bien, cria la meunière, eh bien,vous vous lassez ainsi ! vous ne le poursuivez pas ! vousne le rejoignez pas ! vous ne l’assommez pas !

Mais eux, secouant la tête :

– Eh ! madame, dirent-ils, quevoulez-vous que nous fassions contre un loup-garou ?

IX. Le meneur de loups.

En fuyant les menaces de la meunière et lesarmes de ses gens, Thibault s’était instinctivement dirigé vers lalisière de la forêt.

Son intention était, au premier ennemi quiparaîtrait, d’entrer dans le bois, où à cette heure nul n’oseraitle poursuivre de peur d’embuscade.

D’ailleurs, armé du pouvoir diabolique qu’ilavait reçu du loup noir, Thibault n’avait pas grand-chose àcraindre de ses ennemis, quels qu’ils fussent.

Il n’avait qu’à les envoyer où il avait envoyéle pourceau de la belle meunière.

Il était bien sûr d’en être débarrassé.

Mais, par le serrement de cœur qu’il éprouvaitde temps en temps au souvenir de Marcotte, il se disait à lui-mêmeque, si déterminé que l’on soit, on n’envoie pas les hommes audiable comme on y envoie les cochons.

Tout en réfléchissant à ce pouvoir terrible,et tout en regardant derrière lui pour savoir s’il aurait besoind’en faire usage, Thibault avait gagné les derrières de Pisseleu,et la nuit était venue.

Nuit d’automne sombre et orageuse, pendantlaquelle le vent, qui arrache aux arbres leurs feuillesjaunissantes, promène dans la forêt des bruits lamentables et desplaintes lugubres.

Ces clameurs funèbres du vent étaient de tempsen temps coupées par le houhoulement des hiboux, dont le cri semblecelui des voyageurs égarés qui s’appellent et se répondent.

Tous ces bruits étaient familiers à Thibaultet ne l’impressionnaient que médiocrement.

D’ailleurs, il avait eu le soin, en arrivant àla lisière de la forêt, d’y couper un bâton de châtaignier dequatre pieds de long, et, familier comme il l’était avec l’exercicedu bâton à deux bouts, Thibault, armé de sa canne, n’eût pas craintl’attaque de quatre hommes.

Il entra donc hardiment dans la forêt, àl’endroit que l’on appelle encore aujourd’hui laBruyère-aux-Loups.

Il cheminait depuis quelques minutes dans unelaie étroite et obscure, tout en maudissant la bizarrerie desfemmes qui préfèrent, sans raison aucune, un enfant débile ettimide à un vigoureux et hardi compère, lorsqu’il entendit, à unevingtaine de pas derrière lui, le bruit des feuilles quicraquaient.

Il se retourna.

Dans l’obscurité, il vit d’abord, et avanttout, deux yeux qui luisaient comme des charbons ardents.

Puis, en y regardant plus attentivement, et enforçant, pour ainsi dire, ses yeux à distinguer dans les ténèbres,il vit un grand loup qui le suivait pas à pas.

Ce n’était pas celui qu’il avait reçu dans sacabane.

Le loup de la cabane était noir, et celui-ciétait roux.

On ne pouvait les confondre ni d’après lacouleur de leur pelage, ni d’après leur taille.

Thibault n’avait aucune raison de croire quetous les loups fussent animés vis-à-vis de lui d’intentions aussibienveillantes que le premier auquel il avait eu affaire.

Il commença donc à serrer entre ses deux mainsson bâton et à lui faire faire le moulinet, pour voir s’il n’avaitpas désappris la manœuvre.

Mais, à son grand étonnement, l’animal secontentait de trotter derrière lui sans manifester aucune intentionhostile, s’arrêtant quand Thibault s’arrêtait, reprenant sa coursequand Thibault se remettait en chemin, et hurlant seulement detemps en temps comme pour appeler du renfort.

Ces hurlements ne laissaient pas Thibault sansinquiétude.

Tout à coup, le voyageur nocturne vit devantlui deux autres lumières ardentes et qui brillaient par intervallesdans l’obscurité, devenue de plus en plus épaisse.

Tenant son bâton haut et prêt à frapper, ils’avança sur ces deux lumières, qui restaient immobiles, et ilpensa trébucher sur un corps couché en travers du chemin.

C’était le corps d’un second loup.

Sans réfléchir qu’il était peut-être imprudentd’attaquer le premier de ces animaux, le sabotier commença parporter à celui-ci un vigoureux coup de son gourdin.

Le loup le reçut en plein sur la tête.

Il poussa un hurlement douloureux.

Puis, se secouant comme un chien que sonmaître a battu, il se mit à marcher devant le sabotier.

Thibault alors se retourna pour voir ce quedevenait son premier loup.

Le premier suivait toujours, et toujours àégale distance.

Mais, en ramenant les yeux d’arrière en avant,il s’aperçut qu’un troisième loup côtoyait sa droite.

Son regard, instinctivement, se porta vers lagauche.

Un quatrième le flanquait de ce côté-là.

Il n’avait pas fait un quart de lieue, qu’unedouzaine de ces animaux formaient un cercle autour de lui.

La situation était critique.

Thibault en sentait toute la gravité.

Il essaya d’abord de chanter, espérant que lebruit de la voix humaine effrayerait ces animaux.

Ce fut inutilement.

Pas un d’eux ne quitta la place qu’il occupaitdans le cercle formé autour de lui comme avec un compas.

Alors il pensa à s’arrêter au premier arbretouffu, à se jeter dans ses branches et à y attendre le jour.

Mais, après avoir bien réfléchi, il lui semblaplus sage d’essayer d’atteindre sa demeure, dont il approchait deplus en plus, les loups, malgré leur nombre, ne manifestant pasd’intentions plus hostiles que lorsqu’il n’y en avait qu’unseul.

Il serait temps de grimper sur un arbre si lesloups changeaient de manière d’agir à son égard.

Nous devons dire que Thibault était sitroublé, qu’il touchait à sa porte et ne l’apercevait pas.

Il reconnut enfin sa maison.

Mais, à sa grande stupéfaction, arrivés là,les loups qui marchaient en avant se rangèrent respectueusementpour le laisser passer, s’asseyant sur leur derrière comme pourfaire la haie.

Thibault ne perdit pas de temps à lesremercier de leur courtoisie.

Il se précipita dans l’intérieur de sa cabane,en tirant vivement la porte derrière lui.

Puis, la porte tirée et verrouillée, il poussacontre elle le bahut, afin de la consolider et de la mettre en étatde résister à un assaut.

Puis il tomba sur une chaise et commençaseulement de respirer à pleine haleine.

Lorsqu’il fut un peu remis de son trouble, ils’en alla regarder au carreau qui donnait sur la forêt.

Une ligne de regards flamboyants lui démontraque, loin de faire retraite, les loups s’étaient symétriquementrangés en file devant sa demeure.

Ce voisinage eût été encore très effrayantpour tout autre ; mais Thibault, qui, il y avait quelquesinstants, marchait escorté de toute la terrible bande, se sentaitréconforté en songeant qu’une muraille, si mince qu’elle fût, leséparait de ses maussades compagnons de route.

Thibault alluma sa petite lampe de fer et laposa sur la table.

Il rassembla les tisons épars dans le foyer,jeta sur ces tisons un tas de copeaux et fit un grand feu, dont laréverbération, il l’espérait ainsi, devait faire fuir lesloups.

Mais les loups de Thibault étaient sans doutedes loups particuliers, familiarisés avec la flamme.

Ils ne bougèrent pas du poste qu’ils s’étaientchoisi.

Aux premières lueurs de l’aube, Thibault, quel’inquiétude avait tenu éveillé, put les revoir et les compter.

Comme la veille, ils paraissaient attendre,les uns assis, les autres couchés, ceux-ci sommeillant, ceux-là sepromenant comme des sentinelles.

Mais enfin, lorsque la dernière étoile se noyaet se fondit dans les flots de lumière empourprée qui montaient del’orient, tous les loups se levèrent à la fois, et, poussant cetteespèce de hurlement lugubre avec lequel les animaux des ténèbressaluent le jour, ils se dispersèrent de côté et d’autre etdisparurent.

Les loups disparus, Thibault en revint àréfléchir à sa mésaventure de la veille.

Comment se faisait-il que la meunière ne l’eûtpoint préféré à son cousin Landry ?

N’était-il plus le beau Thibault, ets’était-il fait dans sa personne quelque changement à sondésavantage ?

Thibault n’avait qu’un moyen de s’enassurer : c’était de consulter son miroir.

Il prit le fragment de glace pendu à lacheminée et l’approcha de la lumière en se souriantcoquettement.

Mais à peine eut-il vu son visage, réfléchipar le miroir, qu’il poussa un cri, moitié d’étonnement, moitié destupeur.

Il était bien toujours le beau Thibault.

Mais son cheveu rouge, grâce aux souhaitsimprudents qui lui étaient échappés, s’était converti en unevéritable mèche, dont les reflets pouvaient lutter avec les lueursles plus ardentes de son foyer.

Une sueur froide lui passa sur le front.

Sachant qu’il était parfaitement inutiled’essayer d’arracher ou même de couper les cheveux maudits, ilrésolut de s’en tenir à ce qu’il en avait, et de faire à l’avenirle moins de souhaits possible.

Il s’agissait de chasser toutes les idéesambitieuses qui l’avaient si fatalement agité et de se remettre àla besogne.

Thibault essaya.

Mais il n’avait plus cœur à l’ouvrage.

Il avait beau chercher dans sa mémoire lesNoëls qu’il chantait aux bons jours, alors que le hêtre et lebouleau se façonnaient si prestement entre ses mains, son outilrestait inactif pendant des heures entières.

Il rêvait et se demandait s’il n’était pastriste, alors qu’en dirigeant bien ses désirs, on pouvait sifacilement arriver au bonheur, de suer sang et eau pour n’arriveren somme qu’à poursuivre une existence souffreteuse etmisérable.

Apprêter son petit repas n’était plus pourlui, comme jadis, une distraction ; lorsque la faim se faisaitsentir, il mangeait avec répugnance un morceau de pain noir, etl’envie, qui n’avait été jusque-là chez lui qu’une sorted’aspiration vague vers le bien-être, prenait peu à peu dans lefond de son cœur le caractère d’une rage sourde et violente qui luifaisait haïr son prochain.

Cependant, si longue que cette journéesemblait à Thibault, elle passa comme les autres.

Lorsque vint le crépuscule, il quitta sonétabli et alla s’asseoir sur le banc de bois qu’il avait dressé deses mains devant sa porte.

Là, il resta abîmé dans de sombresréflexions.

Mais à peine les ténèbres commencèrent-elles àépaissir, qu’un loup sortit du taillis et vint, comme la veille, secoucher à quelque distance de la maisonnette.

Comme la veille aussi, ce loup fut suivi d’unsecond, puis d’un troisième, enfin de toute la bande, laquellereprit le poste qu’elle avait occupé la nuit précédente.

Au troisième loup, Thibault était rentré.

Il s’était barricadé aussi soigneusement qu’ilavait fait la veille. Mais, plus que la veille encore, il étaittriste et découragé.

Aussi n’eut-il point la force de veiller.

Il alluma son feu, l’organisa de manière à cequ’il durât toute la nuit, se coucha sur son lit et s’endormit.

Lorsque Thibault s’éveilla, il faisait grandjour.

Le soleil était aux deux tiers de sahauteur.

Ses rayons chatoyaient sur les feuillestremblotantes et jaunissantes du taillis, et les teignaient demille nuances d’or et de pourpre.

Il courut à la fenêtre.

Les loups avaient disparu.

Seulement, on pouvait compter sur l’herbehumide de rosée les places que leurs corps avaient occupées pendantla nuit.

Le soir, les loups se réunirent encore devantla demeure de Thibault, qui, petit à petit, commençait à sefamiliariser avec leur présence.

Il en arriva à supposer que ses relations avecle grand loup noir lui avaient concilié quelques sympathies chez lagent de cette espèce, et il résolut de savoir, une fois pourtoutes, à quoi s’en tenir sur leurs desseins.

Ayant donc passé à sa ceinture une serpefraîchement émoulue, ayant pris à la main un bon épieu, le sabotierouvrit la porte et s’avança résolument vers la troupe.

Mais, à sa grande surprise, au lieu dechercher à s’élancer sur lui, les loups commencèrent à remuer leursqueues comme des chiens qui voient venir leur maître.

Leurs façons amicales furent si expressives,que Thibault en vint à passer la main sur l’échine de l’un d’eux,qui non seulement se laissa faire, mais qui, en outre, donna lesmarques d’une satisfaction très profonde.

– Oh ! oh ! murmura Thibault,dont l’imagination vagabonde allait toujours au grand galop, si ladocilité de ces drôles-là correspond à leur gentillesse, me voilàpropriétaire d’une meute comme jamais le seigneur Jean n’en apossédé une, et je suis certain maintenant d’avoir de la venaisonchaque fois qu’il m’en prendra fantaisie.

Thibault n’avait pas fini de parler, quequatre des plus vigoureux et des plus alertes parmi les quadrupèdesse détachèrent du reste de la bande et s’enfoncèrent dans laforêt.

Quelques instants après, un hurlementretentissait sous la voûte des taillis, et, au bout d’unedemi-heure, un des loups reparaissait traînant une belle chevrettequi laissait sur le gazon une longue traînée de sang.

La chevrette fut déposée par le loup aux piedsdu sabotier, qui, transporté d’aise en voyant ses désirs nonseulement accomplis, mais prévenus, dépeça proprement l’animal etfit à chacun sa part, se réservant pour lui le râble et les deuxcuissots de la bête.

Puis, d’un geste impérial et qui prouvait queseulement alors il entrait dans son rôle, il congédia les loupsjusqu’au lendemain.

Le lendemain, avant le jour, il partait pourVillers-Cotterêts, et, moyennant deux gros écus, l’aubergiste dela Boule d’or le débarrassait de ses deux cuissots dechevrette.

Le lendemain, ce fut une moitié de sanglierque Thibault porta au même aubergiste, dont il devint un despourvoyeurs les plus assidus.

Thibault, prenant goût à ce trafic, passait lajournée entière dans la ville, hantant les cabarets et ne faisantplus de sabots.

Quelques-uns avaient bien voulu plaisanter surcette mèche de cheveux rouges qui, si bien qu’il l’ensevelît sousles autres cheveux, trouvait toujours moyen de soulever la couchesupérieure et d’apparaître au jour ; mais Thibault avaitnettement dit qu’il n’entendait pas raillerie touchant cettemalheureuse difformité.

Sur ces entrefaites, le malheur voulut que leduc d’Orléans et madame de Montesson vinssent passer quelques joursà Villers-Cotterêts. Ce fut une nouvelle excitation pour la folleambition de Thibault.

Toutes les belles dames et tous les jeunesseigneurs des châteaux voisins, les Montbreton, les Montesquiou,les Courval, accoururent à Villers-Cotterêts.

Les dames dans leurs plus riches atours, lesjeunes seigneurs dans leurs plus élégants costumes.

La trompe du seigneur Jean retentit plusbruyante que jamais dans la forêt.

On voyait passer, comme de ravissantesvisions, emportés par la course de magnifiques chevaux anglais, desveltes amazones et de rapides cavaliers avec leurs beaux habits dechasse rouges, galonnés d’or.

On eût dit des éclairs de flamme quisillonnaient les sombres et épaisses futaies.

Le soir, c’était bien autre chose.

Toute cette aristocratique compagnie seréunissait pour les festins et les bals.

Mais, entre les festins et les bals, onmontait dans de belles calèches dorées avec des armoiries de toutescouleurs.

Thibault était toujours là au premier rang descurieux. Il dévorait des yeux ces nuages de satin et de dentelles,qui, en se relevant, laissaient voir de fines chevilles chausséesde bas de soie et de petites mules à talons rouges.

Puis tout cela passait devant le peuple ébahi,laissant derrière soi une vapeur de poudre à la maréchale etd’essence parfumée aux plus douces senteurs.

Thibault se demandait pourquoi il n’était pas,lui, un de ces jeunes seigneurs aux habits brodés.

Pourquoi il n’avait pas pour maîtresse une deces belles dames à froufrou de satin.

Et l’Agnelette lui paraissait alors ce qu’elleétait en effet, une pauvre petite paysanne ; et la veuvePolet, ce qu’en effet elle était aussi, une simple meunière.

Et c’était quand il s’en revenait à travers laforêt, la nuit, escorté de cette meute de loups qui, du moment oùla nuit était venue et où il avait mis le pied dans la forêt, ne lequittaient pas plus que des gardes du corps ne quittent un roi,c’était alors qu’il faisait les plus fatales réflexions.

Entouré de tentations semblables, il étaitimpossible que Thibault, qui avait déjà marché dans la voie du mal,s’arrêtât et ne rompît pas avec ce qui lui restait encore,c’est-à-dire avec le souvenir de sa vie honnête.

Qu’étaient les quelques écus que lui donnaitl’aubergiste de la Boule d’or pour prix du gibier que luiprocuraient ses bons amis les loups !

Amassés pendant des mois, des années, ilseussent été insuffisants à satisfaire le plus humble des désirs quigrondaient dans son cœur.

Je n’oserais pas dire que Thibault, qui avaitcommencé par souhaiter un cuissot du chevreuil du seigneur Jean,puis le cœur d’Agnelette, puis le moulin de la veuve Polet, se fûtcontenté maintenant du château d’Oigny ou de Longpont, tant cespieds mignons, ces jambes fines et rondes, tant ces douces senteursqu’exhalaient ces vêtements de velours et de satin avaient exaltéson ambitieuse imagination.

Aussi se dit-il un jour qu’il seraitdécidément bien sot de demeurer toujours pauvre, lorsqu’unepuissance aussi formidable que la sienne était mise à sadisposition.

Dès ce moment, il résolut d’exploiter cettepuissance par les souhaits les plus exagérés, dût sa chevelureressembler un jour à la couronne flamboyante que l’on aperçoit lanuit voltigeant au-dessus de la haute cheminée des manufactures deglaces de Saint-Gobain.

X. Le bailli Magloire.

Ce fut dans ces dispositions aventureuses queThibault, sans s’être encore arrêté à rien, passa les derniersjours de l’année et entra dans l’année nouvelle.

Seulement, songeant sans doute aux dépensesqu’amène pour chacun le bienheureux jour de l’an, il avait, au furet à mesure qu’il s’était approché de ce terrible passage d’uneannée à l’autre, exigé de ses pourvoyeurs double ration de gibier,dont naturellement il avait tiré double profit chez l’aubergiste dela Boule d’or.

De sorte que, à part une mèche de cheveuxrouges d’un volume assez inquiétant, Thibault entraitmatériellement dans l’année en meilleures conditions qu’il n’avaitjamais été.

Remarquez que nous disons matériellement etnon spirituellement ; car, si le corps paraissait en bon état,l’âme était cruellement compromise.

Mais le corps était bien couvert, et dans lespoches de la veste sonnaient gaillardement une dizaine d’écus.

Thibault, ainsi costumé et accompagné de cettemusique argentine, avait l’air, non plus d’un ouvrier sabotier,mais d’un métayer à son aise, ou même d’un bon bourgeois qui exerceun état peut-être, mais pour son plaisir.

C’était avec cette apparence que Thibaults’était rendu à une de ces solennités villageoises qui sont lesfêtes de la province.

On pêchait les magnifiques étangs du Berval etde Poudron.

La pêche d’un étang est une grande affairepour le propriétaire ou le fermier, sans compter que c’est un grandplaisir pour les spectateurs.

Aussi les pêches sont-elles affichées un moisà l’avance, et vient-on à une belle pêche de dix lieues à laronde.

Et, par ce mot pêche, que ceux de nos lecteursnon habitués aux us et coutumes de la province n’aillent pas croirequ’il s’agit d’une pêche à la ligne avec l’asticot, le ver rouge oule blé parfumé, ou d’une pêche à la ligne de fond, à l’épervier ouau verveux ; non pas, il s’agit de vider parfois un étang detrois quarts de lieue ou d’une lieue de long, et cela depuis leplus gros brochet jusqu’à la plus petite ablette.

Voici comment la chose se pratique.

Il n’y a, selon toute probabilité, pas un denos lecteurs qui n’ait vu un étang.

Tout étang a deux issues : celle parlaquelle l’eau entre, et celle par laquelle l’eau sort.

Celle par laquelle l’eau entre n’a pas denom ; celle par laquelle elle sort s’appelle la bonde. C’est àla bonde que se fait la pêche.

L’eau, en sortant de la bonde, tombe dans unvaste réservoir d’où elle s’échappe à travers les mailles d’unvigoureux filet. L’eau sort, mais le poisson reste.

On sait combien de jours il faut pour vider unétang.

On ne convoque donc les curieux et lesamateurs que pour le deuxième, troisième ou quatrième jour, selonle volume d’eau que l’étang doit dégorger avant d’arriver audénouement.

Le dénouement, c’est l’apparition du poisson àla bonde.

À l’heure de la convocation à la pêche d’unétang il y a, selon l’étendue et l’importance de cet étang, unefoule comparativement aussi considérable et, comparativementtoujours, aussi élégante qu’aux courses du Champ-de-Mars ou deChantilly, quand doivent courir les chevaux et les jockeys derenom.

Seulement, on n’assiste pas au spectacle dansdes tribunes ou en voiture.

Non, chacun vient comme il veut ou comme ilpeut, en cabriolet, en char à bancs, en phaéton, en charrette, àcheval, à âne ; puis, une fois arrivé – à part le respectqu’on a toujours dans les pays les moins civilisés pour lesautorités –, chacun se place selon le moment de son arrivée ouselon la force de ses coudes, et le mouvement plus ou moinsaccentué de ses hanches.

Seulement, une espèce de treillage solidementétabli empêche les spectateurs de tomber dans le réservoir.

On comprend, à la teinte et à l’odeur del’eau, si le poisson approche.

Tout spectacle a son inconvénient. À l’Opéra,plus la réunion est belle et nombreuse, plus on respire d’acidecarbonique. À la pêche d’un étang, plus le moment intéressantapproche, plus on respire d’azote.

D’abord, au moment où l’on ouvre la bonde,l’eau vient belle, pure et légèrement teintée de vert, comme l’eaud’un ruisseau.

C’est la couche supérieure qui, entraînée parson poids, se présente la première.

Puis l’eau, peu à peu, perd de sa transparenceet se teinte de gris.

C’est la seconde couche qui se vide à sontour, et, de temps en temps, au milieu de cette seconde couche et àmesure que la teinte se fonce, apparaît un éclair d’argent.

C’est un poisson de trop petite taille qui,n’ayant pas su résister au courant, apparaît en éclaireur.

Celui-là, on ne se donne pas même la peine dele ramasser, on le laisse tranquillement faire, à nu, et encherchant quelques-unes des petites flaques d’eau qui stagnent aufond du réservoir, ces sortes de cabrioles que les saltimbanquesappellent pittoresquement des sauts de carpe.

Puis vient l’eau noire :

C’est le quatrième acte, c’est-à-dire lapéripétie.

Instinctivement, le poisson, selon ses forces,résiste à ce courant inusité qui l’entraîne ; rien ne lui adit que le courant est un danger, mais il le devine.

Aussi, chacun remonte de son mieux lecourant.

Le brochet nage côte à côte avec la carpequ’il poursuivait la veille et qu’il empêchait de tropengraisser ; sans lui chercher dispute, la perche chemine avecla tanche, et ne songe même pas à mordre dans cette chair dont elleest si friande.

C’est ainsi que, dans une même fosse creuséepour prendre du gibier, des Arabes trouvent parfois confondusgazelles et chacals, antilopes et hyènes, et les hyènes et leschacals sont devenus aussi doux et aussi tremblants que lesgazelles et les antilopes.

Mais enfin les forces des lutteurss’épuisent.

Les éclaireurs que nous avons signalés tout àl’heure deviennent plus fréquents ; la taille des poissonscommence à devenir respectable, et la preuve leur est donnée parles ramasseurs du cas qu’on fait d’eux.

Ces ramasseurs sont des hommes en simplepantalon de toile et en simple chemise de coton.

Les jambes du pantalon sont relevées jusqu’auhaut des cuisses, les manches de la chemise sont retrousséesjusqu’au haut de l’épaule.

Ils entassent le poisson dans descorbeilles.

Celui qui doit être vendu vivant ou conservépour le repeuplement de l’étang est transvasé dans desréservoirs.

Celui qui est condamné à mort est toutsimplement étendu sur la prairie.

Le même jour, il sera vendu.

Au fur et à mesure que le poisson abonde, lescris de joie des spectateurs augmentent.

Car ces spectateurs-là ne sont pas comme lesspectateurs de nos théâtres.

Ils ne viennent point pour refouler leurssensations et avoir le bon goût de paraître indifférents.

Non, ils viennent pour s’amuser, et, à chaquebelle tanche, à chaque belle carpe, à chaque beau brochet, ilsapplaudissent bravement, franchement, joyeusement.

De même que, dans une revue bien ordonnée,chaque corps défile l’un après l’autre et se présente selon sonpoids, si la chose peut se dire, légers tirailleurs en tête,dragons respectables au centre, pesants cuirassiers et lourdsartilleurs en queue, ainsi défilent les différentes espèces depoissons.

Les plus petits, c’est-à-dire les plusfaibles, les premiers.

Les plus gros, c’est-à-dire les plus forts,les derniers.

Enfin, à un moment donné, l’eau semble setarir.

Le passage est littéralement obstrué par laréserve, c’est-à-dire par tous les gros bonnets de l’étang.

Les ramasseurs luttent avec de véritablesmonstres.

C’est le dénouement.

C’est l’heure des applaudissements, c’est lemoment des bravos !

Enfin, le spectacle terminé, on va voir lesacteurs.

Les acteurs sont en train de se pâmer surl’herbe de la prairie.

Une partie reprend ses forces dans descourants d’eau.

Vous cherchez les anguilles ; vousdemandez où sont les anguilles.

On vous montre alors trois ou quatre anguillesgrosses comme le pouce et longues comme la moitié du bras.

C’est que les anguilles, grâce à leurstructure, ont, momentanément du moins, échappé au carnageuniversel.

Les anguilles ont piqué une tête dans la vaseet ont disparu.

C’est pour cela que vous voyez des hommesarmés de fusils se promener sur les rives de l’étang, et que, detemps en temps, vous entendez une détonation.

Si vous demandez :

– Qu’est-ce que ce coup de fusil ?On vous répond :

– C’est pour faire sortir lesanguilles.

Maintenant, pourquoi les anguillessortent-elles de la vase aux coups de fusil ? Pourquoigagnent-elles les ruisseaux qui continuent de sillonner le fond del’étang ? Pourquoi, enfin, étant en sûreté au fond de la vase,comme tant de gens de notre connaissance qui ont le bon esprit d’yrester, pourquoi n’y restent-elles pas au lieu d’aller regagner ceruisseau qui les entraîne avec son cours et finit par lesreconduire au réservoir, c’est-à-dire à la fosse commune. Rien deplus facile au Collège de France que de répondre à cette question,maintenant qu’il est en relation directe avec les poissons. Je posedonc la question aux savants. Les coups de fusil ne seraient-ilspas un préjugé, et n’arrive-t-il point tout simplement ceci :c’est que la boue, liquide d’abord, dans laquelle s’est réfugiéel’anguille, se séchant peu à peu, comme une éponge que l’on presse,devient peu à peu inhabitable pour elle, et qu’elle est, au bout ducompte, obligée de chercher son élément naturel, l’eau.

Une fois l’eau trouvée, elle est perdue.

Ce n’est que le cinquième ou sixième jour,après l’étang vidé, que l’on met la main sur les anguilles. C’étaitdonc à une fête semblable qu’était conviée toute la société deVillers-Cotterêts, de Crespy, de Mont-Gobert et des villagesenvironnants. Thibault s’y rendit comme les autres.

Thibault ne travaillait plus ; iltrouvait plus simple de faire travailler ses loups pour lui.

D’ouvrier, Thibault s’était faitbourgeois.

Il ne lui restait plus qu’à se faire, debourgeois, gentilhomme. Il y comptait bien.

Thibault n’était pas homme à se tenir derrièreles autres.

Aussi commença-t-il à jouer des bras et desjambes pour se faire une place au premier rang.

En exécutant cette manœuvre, il froissa larobe d’une grande et belle femme près de laquelle il essayait des’installer.

La dame tenait à ses hardes ; puis sansdoute avait-elle l’habitude du commandement, ce qui donnenaturellement celle du dédain ; car, se retournant et voyantqui la froissait, elle laissa échapper le mot« manant ».

Mais, malgré sa grossièreté, le mot était ditpar une si belle bouche, la dame était si jolie, sa colèremomentanée contrastait si vilainement avec le charme de ses traits,que Thibault, au lieu de répondre par quelque épithète de mêmecalibre et même d’un calibre supérieur, se contenta de se reculeren balbutiant une manière d’excuse.

On a beau dire, de toutes les aristocraties,la première est encore celle de la beauté.

Supposez la femme vieille et laide ;eût-elle été marquise, Thibault l’eût tout au moins appeléedrôlesse.

Puis, aussi, peut-être l’esprit de Thibaultfut-il distrait par l’aspect de l’étrange personnage qui servait decavalier à la dame.

C’était un gros bonhomme d’une soixantained’années, tout vêtu de noir et d’une propreté éblouissante ;mais si petit, si petit, qu’à peine sa tête allait-elle au coude dela dame, et que, comme elle n’eût pu prendre son bras sans semettre à la torture, elle se contentait de s’appuyermajestueusement sur son épaule.

On eût dit, à la voir ainsi, une Cybèleantique appuyée sur un poussah moderne.

Mais quel charmant poussah avec ses courtesjambes, son abdomen crevant ses chausses et retombant sur sesgenoux, ses petits bras gros et rondelets, ses mains blanches sousla dentelle, sa tête rubiconde et grassouillette, bien peignée,bien poudrée, bien frisée, avec sa petite queue qui, à chaquemouvement qu’elle faisait, jouait dans son catogan sur le collet deson habit !

On eût dit un de ces scarabées noirs dont lacarapace est si peu en harmonie avec les jambes, qu’ils semblentrouler plutôt que marcher.

Et, avec tout cela, sa figure était sijoviale, ses yeux à fleur de tête respiraient une telle bonté, quel’on se sentait sympathiquement entraîné vers lui ; car l’ondevinait que le cher petit bonhomme était trop occupé à se donner,par tous les moyens possibles, du temps agréable à lui-même, pourchercher noise à cet être vague et indéterminé qu’on appelle leprochain.

Aussi, en entendant sa compagne malmener sicavalièrement Thibault, le gros petit bonhomme sembla-t-il audésespoir.

– Tout beau, madame Magloire ! toutbeau, madame la baillive ! dit-il, trouvant moyen, en ce peude mots, d’apprendre à ses voisins son nom et sa qualité ;tout beau ! car vous venez de dire un bien vilain mot à unpauvre garçon qui est plus chagrin que vous de cet accident.

– Eh bien, mais, monsieur Magloire,répondit la dame, ne faudrait-il pas que je le remerciasse de cequ’il a si bien fripé mon bel ajustement de damas bleu, que levoici maintenant tout gâté, sans compter qu’il m’a marché sur lepetit doigt.

– Je vous prie de me pardonner mamaladresse, noble dame, répliqua Thibault. Lorsque vous vous êtesretournée, votre miraculeux visage m’a ébloui comme un rayon desoleil de mai, et je n’ai plus vu où je mettais le pied.

C’était là un compliment assez coquettementtourné pour un homme qui, depuis trois mois, faisait d’une douzainede loups sa société habituelle.

Et cependant il ne produisit qu’un médiocreeffet sur la belle dame, car elle ne répondit que par une petitemoue dédaigneuse.

C’est que, malgré la décence du costume deThibault, elle avait jugé sa qualité avec le tact étrange quepossèdent à cet endroit les femmes de toutes conditions.

Le gros petit bonhomme fut plus indulgent, caril frappa bruyamment l’une contre l’autre ses mains bouffies, quela pose prise par sa femme lui laissait complètement libres.

– Ah ! bravo ! dit-il,bravo ! voilà qui est touché juste, monsieur ; vous êtesun garçon d’esprit, et me semblez avoir étudié la façon dont onparle aux femmes. Ma mie, j’espère que vous avez apprécié comme moile compliment, et que, pour prouver à monsieur qu’en vraischrétiens que nous sommes, nous ne lui gardons pas rancune, s’ilest des environs, et si cela ne le dérange pas trop de sa route, ilnous accompagnera au logis, où nous humerons ensemble une vieillebouteille que Perrine ira chercher derrière les fagots.

– Oh ! je vous reconnais bien là,maître Népomucène ; tous moyens vous sont bons pour choquerles gobelets, et, lorsque les occasions vous manquent, vous êtesfort habile à les dénicher, n’importe où. Vous savez cependant,monsieur Magloire, que le docteur vous a expressément défendu deboire entre vos repas.

– C’est vrai, madame la baillive, fitmaître Népomucène ; mais il ne m’a pas défendu de faire unepolitesse à un charmant garçon tel que monsieur me paraît être.Soyez donc clémente, Suzanne ; quittez cette mine bourrue quivous va si mal. Par le sang-diable ! madame, qui ne vousconnaît pas croirait, à vous entendre, que nous en sommes à unerobe près. Eh bien, pour prouver à monsieur le contraire, si vousobtenez de lui qu’il nous accompagne au logis, je vais vousbailler, en rentrant, de quoi acheter ce bel accoutrement de lampasque vous souhaitez depuis si longtemps.

Cette promesse eut un effet magique. Elleadoucit subitement la colère de dame Magloire, et, comme la pêchetirait vers sa fin, elle accepta d’un air moins revêche le bras queThibault lui présentait fort gauchement, nous devons l’avouer.

Quant à celui-ci, tout émerveillé de la beautéde la dame, jugeant, d’après les quelques mots qui étaient échappésà elle et son mari, qu’elle était la femme d’un magistrat, ilfendit fièrement la foule, marchant la tête haute et d’un air aussidéterminé que s’il allait à la conquête de la Toison d’or.

En effet, il songeait, lui, le fiancé de lapauvre Agnelette, lui, l’amoureux éconduit de la belle meunière, ilsongeait non seulement à tout le plaisir, mais encore à toutl’orgueil qui lui reviendrait d’être aimé d’une baillive, et toutle parti qu’il y aurait à tirer d’une bonne fortune si désirée etsi inattendue.

Or, comme, de son côté, dame Magloire étaitnon seulement fort rêveuse, mais fort distraite, regardant à droiteet à gauche, devant et derrière, comme si elle cherchait quelqu’un,la conversation eût été assez languissante durant tout le chemin,si l’excellent petit bonhomme, en trottinant tantôt du côté deThibault, tantôt du côté de Suzanne, et en se dodelinant comme uncanard qui revient des champs la panse pleine, n’en eût fait à peuprès tous les frais.

Thibault calculant, la baillive rêvant, lebailli trottinant, parlant et s’essuyant le front avec un finmouchoir de batiste, on arriva au village d’Erneville, distant d’unpeu plus d’une demi-lieue des étangs de Poudron.

C’était dans ce charmant petit village, situéentre Haramont et Bonneuil, à quatre ou cinq portées de fusilseulement du château de Vez, demeure du seigneur Jean, que maîtreMagloire avait le siège de sa magistrature.

XI. David et Goliath.

On traversa tout le village et l’on s’arrêta,entre la route de Longpré et d’Haramont, devant une maison de belleapparence.

Le petit bonhomme, galant comme un chevalierfrançais, arrivé à vingt pas de cette maison, prit les devants,monta plus lestement qu’on n’eût pu croire les cinq ou six marchesdu perron, et, en se haussant sur la pointe des pieds, arriva àatteindre du bout des doigts la sonnette.

Il est vrai que, lorsqu’une fois il la tint,il lui imprima une secousse qui indiquait la rentrée du maître.

C’était en effet, non seulement une rentrée,mais un triomphe. Le bailli ramenait un convive !

Une fille de chambre proprement endimanchéevint ouvrir.

Le bailli lui dit quelques mots tout bas, etThibault, qui adorait les jolies femmes, mais qui ne détestait pasles bons dîners, crut comprendre que ces quelques mots avaient pourbut de recommander le menu à Perrine.

Puis, se retournant :

– Soyez le bienvenu, mon cher hôte, ditle premier, dans la maison du bailli Népomucène Magloire.

Thibault fit respectueusement passer devantlui madame la baillive et fut introduit par le petit homme dans lesalon. Là, le sabotier fit une faute.

Encore peu accoutumé au luxe, l’homme de laforêt ne fut point assez adroit pour dissimuler l’admiration quelui causait l’intérieur du bailli.

C’était la première fois que Thibault setrouvait en face de rideaux de damas et de fauteuils de boisdoré.

Il croyait qu’il n’y avait que le roi, ou toutau plus monseigneur le duc d’Orléans, qui eût de pareils fauteuilset de pareils rideaux.

Thibault ne s’apercevait pas qu’il était épiépar Mme Magloire, et qu’aucun de ses airs ébahis et de sesnaïfs étonnements n’échappait à la fine mouche.

Cependant, depuis qu’elle avait siprofondément réfléchi, elle paraissait regarder plus favorablementle cavalier que maître Magloire lui avait imposé.

Elle s’efforçait d’adoucir pour lui la duretéde ses noires prunelles.

Mais son affabilité n’alla point jusqu’àcondescendre aux instances de maître Magloire, qui voulait que safemme doublât la saveur et le bouquet du vin de Champagne en leversant elle-même à son hôte.

Quelques instances que lui fit son augusteépoux, madame la baillive refusa, et, prenant le prétexte de lafatigue que lui avait causée la promenade, elle remonta dans sachambre.

Toutefois, avant de sortir, elle dit àThibault qu’ayant des torts à expier envers lui, elle espéraitqu’il n’oublierait point le chemin d’Erneville.

Un sourire qui découvrit des dents charmantesservit de péroraison à ce discours.

Thibault y répondit avec une vivacitéd’expression qui atténua un peu ce que son langage pouvait avoir detrop rude, lui jurant qu’il perdrait plutôt la pensée du boire etdu manger que le souvenir d’une dame aussi courtoise qu’elle étaitbelle.

Dame Magloire fit une révérence qui sentaitd’une lieue madame la baillive, et sortit.

Elle n’avait pas tiré la porte derrière elle,que maître Magloire entreprit et acheva à son honneur une pirouettemoins légère, mais presque aussi significative que celle d’unécolier débarrassé de son pédagogue, et, venant à Thibault et luiprenant les mains :

– Oh ! mon cher ami, lui dit-il,comme nous allons bien boire, du moment que nous n’avons plus defemme pour nous gêner ! Oh ! les femmes ! c’estcharmant à la messe et au bal ; mais à table, ventre dudiable ! il n’y a que les hommes, n’est-ce pas,compère ?

Perrine entra pour demander à son maître quelvin il fallait monter.

Mais le joyeux petit bonhomme était trop fingourmet pour charger une femme de ces sortes de commissions.

Les femmes, en effet, n’ont jamais pourcertaines bouteilles vénérables tout le respect qu’elles méritentet toute la délicatesse avec laquelle elles aiment à êtremaniées.

Il tira Perrine comme s’il voulait lui parlerà l’oreille. La bonne fille s’inclina pour se mettre à la portée dupetit bonhomme. Mais il lui appliqua un bon gros baiser sur unejoue encore fraîche, qui ne rougit point assez pour faire croireque ce baiser était une nouveauté pour elle.

– Eh bien, monsieur, qu’y a-t-ildonc ? demanda en riant la grosse fille.

– Il y a, Perrinette, ma mie, dit lebailli, que moi seul connais les bons tas, et comme, vu leurmultiplicité, tu pourrais t’égarer au milieu d’eux, il y a que jevais à la cave moi-même.

Et le bonhomme disparut en trottinant sur sespetites jambes, gai, alerte et fantastique comme ces joujoux deNuremberg qui sont montés sur une machine que l’on remonte avec uneclef, et qui, une fois remontés, tournent en rond, ou vont à droiteet à gauche, tant que le ressort est tendu.

Seulement, le cher petit bonhomme semblaitremonté par la main du Bon Dieu lui-même, et ne devoir s’arrêterjamais.

Thibault demeura seul.

Il se frottait les mains, et se félicitaitd’être tombé dans une si bonne maison, entre une si belle femme etun si aimable mari.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit.C’était le bailli qui rentrait, une bouteille de chaque main et unebouteille sous chaque bras. Les deux bouteilles qu’il tenait souschaque bras étaient deux bouteilles de sillery mousseux premièrequalité, qui, n’ayant point crainte d’être secouées, pouvaientconserver la position horizontale. Les deux qu’il portait à lamain, et qu’il tenait avec un respect qui faisait plaisir à voir,étaient, l’une une bouteille de chambertin haut cru, l’autre unebouteille de l’ermitage. L’heure du souper était venue.

À l’époque où nous en sommes, on dînait, on sele rappelle, à midi, et l’on soupait à six heures.

D’ailleurs, à six heures, dans le mois dejanvier, il fait nuit depuis longtemps, et, quand on mange auxlumières, qu’il soit six heures ou minuit, il me semble toujoursque l’on soupe.

Le bailli posa délicatement ses quatrebouteilles sur une table, puis il sonna.

Perrinette entra.

– Quand pourrons-nous nous mettre àtable, la belle enfant ? demanda Magloire.

– Quand monsieur voudra, réponditPerrine. Comme je sais que monsieur n’aime point à attendre, toutest prêt.

– Alors, demandez à madame si elle neviendra pas ; dites-lui, Perrine, que nous ne voulons pas nousmettre à table sans elle.

Perrine sortit.

– Passons toujours dans la salle àmanger, dit le petit bonhomme ; vous devez avoir faim, moncher hôte, et, quand j’ai faim, moi, j’ai l’habitude de réjouirl’appétit des yeux avant l’appétit de l’estomac.

– Oh ! dit Thibault, vous me faitesl’effet d’un fier gourmand, vous !

– Gourmet, gourmet, point gourmand ;ne pas confondre. Je passe devant, mais c’est pour vous montrer lechemin.

Et, ce disant, maître Magloire passait eneffet du salon dans la salle à manger.

– Ah ! fit-il en entrant et enfrappant joyeusement des mains sur sa bedaine, dites-moi si cettefille n’est pas un cordon bleu digne de servir un cardinal ?Voyez-moi l’aspect de ce petit souper ; il est bien simple, etcependant il me réjouit plus la vue que n’eût fait, certes, lefestin de Balthazar.

– Par ma foi ! dit Thibault, vousavez raison, bailli, et voilà un réjouissant spectacle.

Et les yeux de Thibault commencèrent, de leurcôté, à briller comme des escarboucles. Et cependant c’était, ainsique le disait le bailli, un petit souper, mais si appétissant, quec’était merveilleux.

Il se composait d’une belle carpe cuite aubleu avec sa laitance couchée de chaque côté d’elle sur un lit depersil tout constellé de branches de carottes.

Elle tenait un des bouts de la table. L’autrebout était occupé par un jambon de bête rousse, ou, pour ceux quine seraient pas familiers avec cette dénomination, de sanglier d’unan, moelleusement posé sur un plat d’épinards, nageant comme uneîle de verdure dans un océan de jus. Le milieu était occupé par unfin pâté de perdreaux, de deux perdreaux seulement, dont chacunpassait la tête par la croûte supérieure et paraissait prêt àattaquer son adversaire à coups de bec. Les intervalles étaientremplis par des raviers contenant des tranches de saucissond’Arles, des carrés de thon baignant dans une belle huile verte deProvence ; des filets d’anchois traçant des caractèresinconnus et fantastiques sur un lit de jaunes et de blancs d’œufshachés menu, et par des coquilles d’un beurre qui avait dû êtrebattu dans la journée.

Comme accessoire, il y avait deux ou troissortes de fromage choisies parmi celles dont la principale qualitéest de provoquer la soif, des biscuits de Reims craquant d’avancesous la dent, et quelques poires conservées avec un bonheur quiprouvait que c’était la main du maître lui-même qui s’était donnéla peine de les retourner sur la planche du fruitier.

Thibault était tellement absorbé par lacontemplation de ce petit souper d’amateur, qu’il entendit à peinela réponse de Perrine, qui disait que madame, étant atteinte de lamigraine, présentait pour la seconde fois ses excuses à son hôte etse promettait un dédommagement à la prochaine visite.

Le petit bonhomme écouta la réponse avec unejoie visible, respira bruyamment, et, frappant des mains en hommequi applaudit :

– Elle a la migraine ! elle a lamigraine ! dit-il ; allons, à table ! àtable !

Et, à côté des deux bouteilles de mâcon vieux,déjà placées en qualité de vin ordinaire à la portée de la main dechacun des convives, entre les raviers de hors-d’œuvre et lesassiettes de dessert, il intercala les quatre autres bouteillesqu’il venait de monter de la cave.

C’était, je crois, sagement fait à madame labaillive de ne pas s’être mise à table avec ces rudes champions,dont la faim et la soif étaient telles, que la moitié de la carpeet les deux bouteilles de vin disparurent sans qu’il y eût aucuneautre parole échangée que ces quelques mots :

– Bonne ! n’est-ce pas ?

– Parfaite !

– Bon ! n’est-ce pas ?

– Excellent !

Le féminin se rapportait à la carpe. Lemasculin, au vieux mâcon. De la carpe et du mâcon, on passa au pâtéet au chambertin.

Là, les langues commencèrent à se délier.

Surtout celle du bailli.

À la moitié du premier perdreau et à la fin dela première bouteille de chambertin, Thibault savait l’histoire demaître Népomucène Magloire. Cette histoire n’était, du reste,aucunement compliquée.

Maître Magloire était le fils d’un fabricantd’ornements d’église qui avait travaillé pour la chapelle demonseigneur le duc d’Orléans, lequel brûla, par religion, pourquatre à cinq cent mille francs de tableaux de l’Albane et duTitien.

Chrysostome Magloire plaça NépomucèneMagloire, son fils, comme premier chef de bouche chez monseigneurPhilippe d’Orléans, fils de Louis.

Le jeune homme avait eu, tout enfant, unevocation décidée pour la cuisine ; il était particulièrementattaché au château de Villers-Cotterêts, et, pendant trente ans, cefut lui qui présida aux dîners de monseigneur, lequel présentaitMagloire à ses amis comme un véritable artiste et, de temps entemps, le faisait monter pour causer cuisine avec M. lemaréchal de Richelieu.

À l’âge de cinquante-cinq ans, Magloire setrouva tellement arrondi, que ce ne fut plus qu’avec une certainedifficulté qu’il put passer par les petites portes des corridors etdes offices.

Il craignit de se voir pris un jour comme labelette de La Fontaine dans son grenier, et demanda saretraite.

Le duc la lui accorda, non pas sans regrets,mais avec moins de regrets que dans toute autre circonstance.

Il venait d’épouser madame de Montesson ;et ce n’était plus que rarement qu’il venait àVillers-Cotterêts.

Monseigneur avait la religion des vieuxserviteurs.

Il fit monter Magloire près de lui.

Il lui demanda combien il avait économisé àson service.

Magloire répondit qu’il avait le bonheur de nepas se retirer dans le besoin.

Le prince insista pour savoir le chiffre de sapetite fortune.

Magloire avoua neuf mille livres de rente.

– À un homme qui m’a si bien fait mangerpendant trente ans, dit le prince, il faut de quoi bien mangerpendant le reste de sa vie.

Et il porta la rente à douze mille livres paran, afin que maître Magloire eût mille livres à dépenser parmois.

En outre, il lui permit de choisir unameublement complet dans le vieux garde-meuble.

De là venaient les rideaux de damas et lesfauteuils dorés qui, quoique un peu passés, avaient conservé cegrand air dont Thibault avait été émerveillé.

À la fin du premier perdreau et à la moitié dela seconde bouteille, Thibault savait que madame Magloire était laquatrième femme de son hôte, chiffre qui semblait grandir lemajordome d’une coudée à ses propres yeux.

Il savait, en outre, qu’il l’avait épousée,non pour sa fortune, mais pour sa beauté, ayant toujours été aussiamateur de jolis visages et de belles statues que de bons vins etd’appétissante victuaille.

Et maître Magloire ajoutait résolument que,tout vieux qu’il était, si sa femme venait à mourir, un cinquièmemariage ne l’effrayerait pas le moins du monde.

En passant du chambertin à l’ermitage et enalternant avec du sillery, maître Magloire en vint à parler desqualités de sa femme.

Ce n’était point la douceur en personne, non,il s’en fallait du tout au tout ; elle contrariait un peul’admiration de son époux pour les différents vins de France ;elle s’opposait par tous les moyens possibles, et souvent mêmephysiquement, à ses trop fréquentes visites au cellier ; elleaffectionnait, de son côté, plus qu’il n’était agréable pour unpartisan du sans-gêne, les chiffons, les bavolets, les pointsd’Angleterre et autres fanfreluches faisant partie de l’arsenalmilitaire des femmes ; elle eût volontiers mis, à ses bras endentelles et à son cou en colliers, les douze muids de vin quifaisaient le fonds de la cave de son époux, si maître Magloire eûtété homme à permettre leur métamorphose ; mais, à cela près,il n’était pas une vertu que Suzanne ne possédât, et ses vertusétaient portées, s’il fallait en croire le bailli, sur des jambessi parfaites, que, si par malheur elle en perdait une, il seraitimpossible d’appareiller dans tout le canton celle qui luiresterait.

Le bonhomme ressemblait aux baleinesfranches : il soufflait son bonheur par tous ses évents, commecelles-ci font de l’eau de la mer.

Mais, avant même qu’il fût instruit de toutesses secrètes perfections, que le bon bailli, comme un autre roiCandaule, était tout prêt à révéler au moderne Gygès, la beauté dela baillive avait produit sur notre sabotier une si profondeimpression, qu’il en était resté, nous l’avons vu, rêveur pendanttoute la route, et que, depuis qu’il était à table, rêvant toujoursà cette même beauté, il ne faisait qu’écouter, en mangeant bienentendu, mais sans répondre, les phrases que maître Magloire,enchanté d’avoir un auditeur si bénin, enfilait les unes aux autrescomme des chapelets de perles.

Cependant, le digne bailli, ayant exécuté unsecond voyage au cellier, et le second voyage lui ayant fait cequ’on appelle un petit nœud au bout de la langue, il commençad’apprécier un peu moins cette rare qualité que Pythagore exigeaitde ses disciples.

Il laissa, en conséquence, entendre à Thibaultqu’il lui avait dit à peu près tout ce qu’il désirait lui dire surlui et sa femme, et que c’était au tour de Thibault de lui donnerquelques renseignements sur lui-même.

Il ajoutait galamment, le bon petit homme,que, désirant le hanter, il désirait le connaître.

Thibault alors jugea qu’il était urgent defarder un peu la vérité.

Il se donna comme un campagnard aisé, vivantdu produit de deux fermes et d’une centaine d’arpents de terresitués du côté de Vertefeuille.

Dans ces cent arpents de terre, disait-il,était enclose une garenne miraculeuse pour ses produits en daims,chevreuils, sangliers, perdrix rouges, faisans et lièvres.

Il ferait goûter de tout cela au bailli.

Le bailli était émerveillé.

On a vu, au menu du dîner, qu’il ne détestaitpas la venaison, et l’idée que cette venaison allait lui venir sansqu’il eût besoin de recourir aux braconniers, et par le canal deson nouvel ami, le transportait de joie.

Sur ce, et le septième flacon étant loyalementégoutté dans les deux verres, on jugea qu’il était temps de sequitter.

Le champagne rosé – premier cru d’Aï etdernier flacon vidé – avait fait tourner en tendresse labonhomie habituelle de Népomucène Magloire.

Il était enchanté de son nouvel ami, quisifflait la bouteille presque aussi proprement que lui-même.

Il tutoyait, il embrassait Thibault ; illui faisait jurer qu’une si charmante fête aurait sonlendemain.

Lorsqu’il le reconduisit à la porte, il sedressa une seconde fois sur ses orteils pour lui donner unedernière accolade.

Ce à quoi, du reste, Thibault, en se courbant,se prêta, de son côté, de la meilleure grâce du monde.

Minuit sonnait à l’église d’Erneville aumoment où la porte se refermait derrière le sabotier.

Les fumées du vin capiteux qu’il avait bul’avaient déjà un peu suffoqué dans l’intérieur de la maison ;mais ce fut bien pis lorsqu’il se trouva atteint par l’airextérieur.

Thibault chancela, tout étourdi, et allas’adosser au mur.

Ce qui se passa alors fut pour lui vague etmystérieux comme les événements qui s’accomplissent en rêve.

Au-dessus de sa tête et à six ou huit pieds dusol était une fenêtre qui, dans le mouvement qu’il avait fait pours’adosser à la muraille, lui avait paru éclairée, quoique salumière fût voilée par de doubles rideaux.

À peine était-il adossé à la muraille, qu’illui sembla que cette fenêtre s’ouvrait.

Il crut que c’était le digne bailli qui nevoulait pas se séparer de lui sans lui envoyer un dernieradieu.

Il essaya, en conséquence, de se détacher dela muraille pour faire honneur à cette gracieuse intention.

Mais l’effort qu’il fit fut inutile.

Il crut un instant y être collé comme unlierre ; il comprit bientôt qu’il était dans l’erreur.

Il sentit se poser sur son épaule droited’abord, puis sur son épaule gauche, un poids si lourd, qu’il pliasur ses genoux et glissa le long du mur comme pour s’asseoir.

Cette manœuvre parut conforme au désir del’individu, qui se servait de Thibault comme d’une échelle.

Nous sommes forcé d’avouer que ce poids étaitcelui d’un homme.

Il descendit à ce mouvement de génuflexionimprimé à Thibault, en disant :

– Très bien, l’Éveillé ! trèsbien ! Là !

Et, en prononçant la dernière syllabe, ilsautait à terre, tandis que le grincement d’une fenêtre qui seferme se faisait entendre.

Thibault comprit deux choses :

La première, qu’on le prenait pour un nommél’Éveillé, qui, probablement, dormait dans quelque coin auxalentours du château ; la seconde, qu’il venait de faire lacourte échelle à un amoureux.

Deux choses qui humilièrent vaguementThibault.

En conséquence, il saisit machinalement uneétoffe flottante qui lui parut être le manteau de l’amoureux, et,avec la persistance des gens ivres, il se cramponna à cemanteau.

– Que fais-tu donc là, drôle ? ditune voix qui ne sembla point étrangère aux souvenirs du sabotier.On dirait que tu as peur de me perdre.

– Oui, certainement, que j’ai peur devous perdre, répondit Thibault, attendu que je veux savoir quel estl’impertinent qui se sert de mes épaules pour faire une courteéchelle.

– Ouais ! dit l’inconnu. Ce n’estdonc pas toi, l’Éveillé ?

– Non, ce n’est pas moi, réponditThibault.

– Eh bien, que ce soit toi ou pas toi,merci !

– Comment, merci ? Ah ! elleest bonne ! merci ! Vous croyez donc que cela va sepasser comme cela, vous ?

– Certainement, que j’y compte.

– Ah bien, vous comptez sans votrehôte.

– Allons, lâche-moi, maroufle ! Tues ivre !

– Ivre ? Allons donc ! Nousn’avons bu que sept bouteilles à deux, et encore le bailli en abien bu quatre pour son compte.

– Je te dis de me lâcher,ivrogne !

– Ivrogne ! Vous m’appelezivrogne ! Ivrogne pour avoir bu trois bouteilles devin ?

– Je t’appelle ivrogne, non parce que tuas bu trois bouteilles de vin, mais parce que tu t’es laissé griserpar ces trois malheureuses bouteilles.

Et, avec un geste plein de commisération,essayant pour la troisième fois d’arracher son manteau des mains deThibault :

– Ah çà ! reprit l’inconnu,lâcheras-tu mon manteau, oui ou non, imbécile ?

Thibault, en toute circonstance, avaitl’oreille chatouilleuse.

Mais, dans la disposition d’esprit où ilétait, cette susceptibilité allait jusqu’à l’irritation.

– Ventre-gai ! s’écria-t-il,apprenez, mon beau monsieur, qu’il n’y a d’imbécile ici que celuiqui, s’étant servi des gens, les insulte pour les remercier ;c’est pourquoi je ne sais qui me retient de vous bailler mon poingpar le beau milieu du visage.

À peine Thibault avait-il achevé cette menace,qu’avec la même rapidité que le canon part au moment où la flammede la mèche touche la poudre, le coup de poing dont il avait menacél’inconnu, lui arriva à lui-même sur la tête.

– Tiens, grimaud ! dit cette voixqui rappelait à Thibault certains souvenirs en harmonie avec lecoup de poing qu’il recevait ; tiens, je suis bon juif et terends ta monnaie avant d’avoir pesé ta pièce.

Thibault riposta par un coup de poing dans lapoitrine. Le coup de poing était bien appliqué, et, dans son forintérieur, Thibault lui-même en était content. Mais l’inconnu n’enparut pas plus ébranlé qu’un chêne ne le serait de la chiquenauded’un enfant.

Il riposta par un second coup de poing quidépassait de si loin le premier comme vigueur, que Thibault compritque, si la force du géant allait toujours ainsi croissant, ilserait, lui Thibault, infailliblement assommé par le troisième.

Mais la violence même de son coup de poingporta malheur, à l’inconnu.

Thibault étant tombé sur un genou, sa mainporta à terre et ses doigts se meurtrirent à un caillou.

Il se redressa furieux, tenant le caillou à lamain et le lança à la tête de son ennemi.

Le colosse poussa un « ouf ! »qui ressemblait au mugissement d’un bœuf.

Il pivota sur lui-même, et, s’abattant commeun chêne coupé dans sa racine, il tomba sur le sol, où il restaprivé de sentiment.

Ignorant s’il avait tué ou seulement blesséson adversaire, Thibault prit la fuite en courant et sans mêmeregarder derrière lui.

XII. Deux loups dans la bergerie.

Il n’y avait pas loin de la maison du bailli àla forêt.

En deux bonds, Thibault fut donc de l’autrecôté du petit château les Fossés, à la laie de laBriqueterie.

À peine eut-il fait cent pas dans le bois,qu’il se vit accompagné de son escorte ordinaire.

Tout cela le câlinait en clignotant de l’œilet en remuant la queue pour exprimer son contentement.

Au reste, Thibault, qui s’était si fortinquiété de ses étranges gardes du corps la première fois qu’ils’était trouvé en contact avec eux, n’y faisait pas plus attentionmaintenant qu’il n’eût fait à une meute de caniches.

Il leur adressa quelques paroles d’amitié,gratta doucement entre les deux oreilles celui qui se trouvait leplus à sa portée, et continua son chemin en pensant à son doubletriomphe.

Il avait vaincu son hôte à la bouteille.

Il avait vaincu son adversaire au pugilat.

Aussi, dans sa joyeuse humeur, disait-il touthaut et tout en marchant :

– Il faut convenir, mon ami Thibault, quetu es un heureux coquin ! Dame Suzanne est en tout point cequ’il te faut. Femme de bailli ! peste ! voilà uneconquête ! et, en cas de survivance, voilà une femme !mais dans l’un ou l’autre cas, lorsqu’elle marchera à mes côtés etappuyée à mon bras, soit comme femme, soit comme maîtresse, dudiable si l’on me prend pour autre chose qu’un gentilhomme !Et quand on pense que tout cela s’arrangera, à moins que je nefasse quelque sottise pour brouiller les cartes ! car, enfin,je n’ai pas été dupe de sa retraite ; qui n’a pas peur neprend point la fuite. Elle aura craint d’en trop montrer pour lapremière fois ; mais quelle insistance en rentrant chezelle ! Allons, allons, je vois que tout cela s’arrange ;je n’ai qu’à donner un coup d’épaule ; qu’elle se trouve unbeau matin débarrassée de son gros petit vieux bonhomme, et lachose est faite. Cependant je ne peux pas et surtout je ne veux passouhaiter le trépas de ce pauvre maître Magloire. Prendre sa placequand il n’y sera plus, soit ; mais tuer un homme qui m’a faitboire de si bon vin ! le tuer quand j’ai encore ce vin dansl’estomac, ce serait là un procédé dont mon compère le louplui-même rougirait pour moi.

Puis, souriant de son sourire le pluscoquin :

– D’ailleurs, continua-t-il, ne vaut-ilpas mieux que j’aie déjà acquis des droits sur dame Suzanne quandmaître Magloire s’en ira tout naturellement dans l’autre monde, cequi ne peut tarder à la manière dont le drôle mange etboit ?

Puis, sans doute, comme les bonnes qualitéstant vantées de la baillive lui revenaient à l’esprit :

– Non, non, dit-il, pas de maladie, pasde mort, pas de trépas ! rien que de ces simples désagrémentsqui arrivent à tout le monde ; seulement, comme c’est à monprofit, je désire qu’il lui en arrive, à lui, un peu plus qu’à toutle monde ; ce n’est point à son âge qu’on peut avoir laprétention d’être une jeune tête ou un daguet ; non, il fautservir les gens selon leur mérite… Quand cela sera, je vous diraiun beau merci, monsieur le loup, mon cousin.

Et Thibault, d’un autre avis sans doute quenos lecteurs, et trouvant la plaisanterie du meilleur goût, sefrottait les mains en souriant à cette idée, et il en était sijoyeux, qu’il se trouva arrivé à la ville, et au bout de la rue deLargny, croyant être encore à cinq cents pas de la maison du dignebailli.

Là, il fit un signe à ses loups.

Il eût été imprudent de traverserVillers-Cotterêts dans toute sa longueur, avec douze loups enmanière de garde d’honneur ; il pouvait se trouver des chienssur sa route et les chiens pouvaient donner l’éveil. Six loupsprirent donc à droite et six loups à gauche, et, quoique le cheminne fût pas précisément le même, ceux-ci allant plus vite, ceux-làplus lentement, la douzaine se retrouva complète au bout de la ruede Lormet.

À la porte de la chaumière de Thibault, lesloups prirent congé de lui et disparurent.

Mais, avant que chacun d’eux tirât de soncôté, Thibault les invita à se trouver bien exactement au mêmeendroit, le lendemain, à la tombée de la nuit.

Quoique rentré chez lui à deux heures dumatin, Thibault se leva avec le jour.

Il est vrai qu’au mois de janvier, le jour selève tard.

Thibault couvait un projet.

Il n’avait point oublié la promesse faite parlui au bailli de lui envoyer du gibier de sa garenne.

Or, sa garenne, à lui, c’étaient toutes lesforêts de Son Altesse Sérénissime monseigneur le duc d’Orléans.

C’était pour cela qu’il s’était levé de sibonne heure.

Il avait neigé de deux à quatre heures dumatin.

Il explora la forêt dans tous les sens, avecla prudence et l’adresse d’un limier.

Il chercha les reposées des cerfs et deschevreuils, les bauge des sangliers, les gîtes des lièvres :il observa les passages que suivaient les animaux pour aller faireleurs nuits.

Puis, lorsque les ténèbres furent répanduessur la forêt, il poussa un hurlement (on apprend à hurler avec lesloups), il poussa un hurlement qui fit venir à lui le ban etl’arrière-ban des loups conviés par lui la veille.

Tout arriva, jusqu’aux louvarts del’année.

Thibault alors leur expliqua qu’il attendaitd’eux une chasse merveilleuse.

Pour les encourager, il leur annonça qu’il semettait de la partie et les appuyait.

Ce fut vraiment une chasse merveilleuse.

Pendant toute la nuit, la voûte sombre de laforêt retentit d’affreux hurlements.

Ici, un chevreuil poursuivi par un louptombait, saisi à la gorge par un autre loup placé en embuscade.

Là, Thibault, le couteau à la main comme unboucher, venait en aide à trois ou quatre de ses férocescompagnons, et portait bas un beau quartanier que ceux-ci avaientcoiffé.

Une vieille louve revenait avec unedemi-douzaine de lièvres qu’elle avait surpris au milieu de leursébats amoureux, et elle avait grand-peine à empêcher ses louvartsde céder à leur irrespectueuse gourmandise en avalant, sansattendre que le seigneur des loups eût prélevé ses droits, touteune famille de perdrix rouges que ces jeunes maraudeurs avaientsaisies la tête sous l’aile.

Madame Suzanne Magloire était bien loin de sedouter en ce moment de ce qui se passait dans la forêt deVillers-Cotterêts à son intention.

Au bout de deux heures, les loups avaientrassemblé en face de la cabane de Thibault une véritable charretéede gibier.

Thibault fit son choix, puis leur abandonna dequoi faire une fastueuse ripaille.

Enfin, il chargea le reste sur deux muletsqu’il emprunta à un charbonnier, sous prétexte de porter ses sabotsà la ville, et se mit en route pour Villers-Cotterêts, où il venditau giboyeur une partie de son butin, réservant, pour les offrir àmadame Magloire, les pièces les plus fines et les moins mutiléespar la griffe des loups.

Il avait eu l’idée d’abord de présenter toutcela lui-même au bailli.

Mais Thibault commençait à prendre quelqueteinture du monde.

Il jugea qu’il était plus convenable de sefaire précéder par son cadeau, chargea un paysan de tout ce gibier,lui donna une pièce de trente sous, et l’expédia au baillid’Erneville avec un simple papier sur lequel il y avait :

De la part de M. Thibault.

Quant à lui, il devait suivre de près sonmessage.

Il le suivit de si près, en effet, qu’ilarriva comme maître Magloire faisait étaler sur une table le gibierqu’il venait de recevoir.

Et, comme le bailli était dans toute lachaleur de sa reconnaissance, il tendit ses petits bras à son amide l’avant-veille, et essaya de le serrer sur son cœur, en poussantde grands cris de joie.

Nous disons « essaya », attendu quedeux choses s’opposaient à ce désir : l’exiguïté de ses braset la rotondité de son abdomen.

Mais il pensa que, là où il était insuffisant,madame Magloire pouvait l’aider.

Il courut à la porte et appela de toutes sesforces :

– Suzanne ! Suzanne !

Il y avait une expression si extraordinairedans la voix du bailli, que sa femme jugea qu’il était arrivéquelque chose de nouveau, sans pouvoir reconnaître cependant sic’était en bien ou en mal. Elle descendit donc précipitamment, afinde pouvoir juger de la chose par elle-même. Elle trouva son marifou de joie, trottinant tout autour de la table, laquelleprésentait, il faut bien le dire, le plus réjouissant spectacle quise pût offrir à l’œil d’un gourmand. Dès que Suzanneparut :

– Tenez, tenez, madame ! lui criason mari en frappant ses mains l’une contre l’autre, voyez ce quenous apporte notre ami Thibault, et remerciez-le. Vive Dieu !en voilà un qui tient ses engagements ! Il nous promet unebourriche de gibier de sa garenne, et il nous en envoie unecharretée… Donne-lui la main, embrasse-le vite, et regarde-moicela.

Madame Magloire obéit de la meilleure grâce dumonde aux ordres de son mari : elle donna la main à Thibault,se laissa embrasser par lui, et abaissa ses beaux yeux sur cettecollection de victuailles qui faisait l’admiration du bailli.

Et cette collection, qui allait apporter un siagréable confort à leur ordinaire habituel, était bien digned’admiration, en effet.

C’étaient d’abord, et comme piècesprincipales, une hure et un cuissot de sanglier, à la chair fermeet savoureuse ; c’était une belle chevrette de trois ans,laquelle devait être tendre comme la rosée qui, la veille encore,perlait sur l’herbe broutée par elle ; c’étaient des lièvresau râble épais et charnu, de vrais lièvres des bruyères deGondreville, nourris de thym et de serpolet ; enfin desfaisans si parfumés, des perdrix rouges si délicates, qu’une foisen broche, on oubliait, au fumet de leur chair, la magnificence deleur plumage.

Or, l’imagination du gros petit bonhommedévorait tout cela d’avance : elle mettait le sanglier encarbonnade, la chevrette à la sauce piquante, les lièvres en pâté,les faisans aux truffes, les perdrix rouges à la Vaupalière, etcela avec tant de feu et d’expression, que, rien qu’à l’entendre,l’eau fût venue à la bouche de tout gourmand.

L’enthousiasme du digne bailli fitcomparativement paraître dame Suzanne un peu froide.

Cependant elle fit acte d’initiative et degracieuseté lorsqu’elle déclara à Thibault qu’elle ne le laisseraitpoint retourner à ses métairies avant que toutes les provisionsdont, grâce à lui, le garde-manger allait regorger, fussententièrement consommées.

On juge si Thibault fut aise de voir la damealler ainsi au-devant de ses plus chers désirs.

Il se promit monts et merveilles de ce séjourà Erneville, et fut le premier, tant son humeur était joyeuse, àinviter M. Magloire à lui offrir quelque boisson apéritive quipréparât leurs estomacs à recevoir dignement les mets savoureuxqu’allait leur brasser mademoiselle Perrine.

Maître Magloire fut tout réjoui de voir queThibault n’avait rien oublié, pas même le nom de la cuisinière.

On fit monter du vermouth.

C’était une boisson encore fort inconnue enFrance, que monseigneur le duc d’Orléans faisait venir de Hollandeet dont le maître d’hôtel de Son Altesse Sérénissime dotaitgracieusement son prédécesseur.

Thibault fit la grimace.

Il trouvait que la boisson exotique ne valaitpas un joli petit chablis national.

Mais, quand maître Magloire lui eut dit que,grâce à ce miraculeux breuvage, il aurait dans une heure un appétitféroce, il ne fit plus aucune observation et aida complaisamment lebailli à finir sa bouteille.

Quant à dame Suzanne, elle était remontée àson appartement pour faire ce que les femmes appellent un bout detoilette, et ce qui consiste, en général, en un changement completde décoration.

Bientôt vint l’heure de se mettre à table.

Dame Suzanne descendit de son appartement.

Elle était éblouissante avec sa belle robe dedamas gris brodée de cannetille, et les transports amoureux qu’elleexcita chez Thibault empêchèrent le sabotier de songer à l’embarrasdans lequel il devait nécessairement se trouver en festoyant pourla première fois en si belle et si aristocratique compagnie.

Thibault, disons-le à sa louange, ne s’entirait pas trop mal.

Non seulement il envoyait à ciel ouvertœillade sur œillade à sa belle hôtesse, mais encore il avait peu àpeu rapproché son genou du sien, et se permettait de lui imprimerune douce pression.

Tout à coup, et au moment où Thibault selivrait à cette occupation, dame Suzanne, qui le regardaittendrement, resta tout à coup les yeux fixes.

Elle ouvrit ensuite la bouche et partit d’unéclat de rire si violent, qu’il dégénéra en crise nerveuse, et peus’en fallut qu’elle n’étranglât.

Sans s’arrêter aux conséquences, maîtreMagloire remonta directement aux causes.

Il porta à son tour son regard sur Thibault,s’inquiétant beaucoup plus de ce qu’il croyait apercevoird’alarmant dans son ami que de l’état d’excitation nerveuse danslequel l’hilarité avait mis sa femme.

– Ah ! mon compère !s’écria-t-il en tendant vers Thibault ses deux petits bras effarés,vous flambez, mon compère, vous flambez !

Thibault se leva précipitamment.

– Qu’y a-t-il donc ?demanda-t-il.

– Il y a que vous avez le feu dans votrechevelure, répondit naïvement le bailli en saisissant, tant safrayeur était réelle, la carafe placée devant sa femme, pouréteindre l’incendie allumé dans les cheveux de Thibault.

Le sabotier porta instinctivement la main à satête. Mais, ne sentant aucune chaleur, il devina ce dont il étaitquestion, pâlit horriblement et se laissa retomber sur son siège.Sa préoccupation avait été si grande depuis deux jours, qu’il avaitcomplètement oublié la précaution prise à l’endroit de la meunière,c’est-à-dire de donner à sa coiffure ce tour particulier à l’aideduquel il cachait sous les autres les cheveux dont le loup noiravait acquis la propriété. Il est vrai que, pendant ce temps, grâceà une foule de petits souhaits échappés à Thibault, et qui, par-cipar-là, avaient porté préjudice à son prochain, la multiplicationdes cheveux couleur de flamme avait fait un progrès effrayant, et,dans ce moment, le malheureux avait des cheveux dont chacun pouvaitlutter comme éclat avec les deux chandelles de cire jaune quiéclairaient l’appartement.

– Par le diable ! maître Magloire,reprit Thibault en essayant de dominer son émotion, vous m’avezfait une effroyable peur.

– Mais… dit le bailli en montranttoujours avec un certain effroi la mèche flamboyante deThibault.

– Bon ! reprit celui-ci, ne faitespoint attention, messire, à ce qu’une portion de ma chevelure peutavoir d’inusité ; cela provient d’une peur que ma mère eutd’un brasier qui pensa la dévorer étant enceinte de moi.

– Ce qui est plus étrange encore, ditdame Suzanne, qui avait avalé un grand verre d’eau pour éteindreson rire, c’est que, pour la première fois aujourd’hui, jem’aperçois de cette resplendissante bizarrerie.

– Ah ! vraiment !… fit Thibaultne sachant trop que répondre.

– Il m’avait semblé l’autre jour,continua dame Suzanne, que vos cheveux étaient aussi noirs que monmantelet de velours ; et cependant je vous prie de croire queje ne laissai pas que de vous considérer avec grande attention,monsieur Thibault.

Cette dernière phrase, en lui rendant sesespérances, rendit Thibault à sa belle humeur.

– Ventre-gai ! madame,répliqua-t-il, « dans un rousseau, dit le proverbe, gît uncœur chaud » ; tandis qu’un autre proverbe dit :« Sabot bien fin et bien paré, parfois cache fente etmorceaux. »

Madame Magloire fit la grimace à ce proverbede saboterie. Mais, comme cela arrivait souvent au bailli, il nefut point, en cette occasion, de l’avis de sa femme.

– Mon compère Thibault parle d’or,dit-il, et je n’irai pas bien loin pour trouver à appointer sesproverbes… Voici, sur ma parole, une soupe lyonnaise qui, certes,ne payait pas de mine, et cependant jamais oignon et pain frit à lagraisse d’oie ne réjouirent davantage mes entrailles.

À partir de ce moment, il ne fut plus questionde la mèche flamboyante de Thibault.

Cependant les grands yeux de dame Suzannesemblaient invinciblement attirés vers cette diablesse de mèche,et, chaque fois que le regard railleur de la baillive croisait lesien, Thibault croyait surprendre sur ses lèvres une réminiscencedu rire qui naguère l’avait mis si mal à l’aise.

Cela l’agaçait.

Malgré lui, à chaque instant, il portait lamain à ses cheveux, essayant de dissimuler la mèche fatale sous lesautres cheveux.

Mais la mèche était non seulement d’unecouleur inusitée, mais aussi d’une roideur inouïe.

Ce n’étaient plus des cheveux, – c’étaitdu crin.

Thibault avait beau courber et cacher lescheveux du diable sous les siens, rien, pas même le fer ducoiffeur, n’eût été capable de leur faire prendre un autre pli quecelui qui semblait leur être naturel.

Au milieu de toutes ces préoccupations, lesgenoux de Thibault redoublaient de tendresse.

En outre, comme, tout en ne répondant pas àses provocations amoureuses, madame Magloire ne paraissait avoiraucunement l’intention de s’y soustraire, le présomptueux Thibaultne doutait guère de cette conquête.

La veillée se prolongea assez avant dans lanuit.

Et, comme dame Suzanne, qui semblait trouverla veillée longue, se levait souvent de table et allait et venaitdans la maison, maître Magloire profitait des absences de sa femmepour faire de fréquentes visites au cellier.

Il dissimula tant de flacons dans lesdoublures de son pourpoint ; une fois apportés sur la table,il vida ces flacons si lestement, que peu à peu sa tête alourdie,s’inclinant sur son estomac, indiqua que, pour qu’il ne passâtpoint de sa chaise sous la table, il était temps de faire trêve àla humerie.

Thibault, de son côté, décidé à profiter de lacirconstance pour déclarer son amour à la baillive, et croyant quecet alourdissement de son époux était une bonne occasion de parler,déclara qu’il ne serait point fâché de prendre du repos.

Sur cette déclaration, on se leva detable.

Perrine, appelée, fut chargée d’indiquer àl’hôte de maître Magloire la chambre qui lui était destinée.

En traversant le corridor, Thibault se fitrenseigner par la chambrière.

La chambre n° 1 du corridor était celle demaître Magloire.

La chambre n° 2 était celle de sa femme.

Enfin, la chambre n° 3 était la sienne.

Seulement, de la chambre du bailli à celle desa femme, on communiquait par une porte intérieure ; tandisque sa chambre à lui, Thibault, n’avait d’autre porte que celle ducorridor.

En outre, il avait remarqué que dame Suzanneétait entrée dans la chambre de son époux.

Il pensa justement qu’un pieux devoir deconjugalité la conduisait là.

Le bon bailli était dans un état quiapprochait fort de celui où était Noé quand il fut insulté par sesfils : dame Suzanne dut lui prêter assistance pour qu’ilrentrât dans sa chambre.

Thibault sortit de la sienne sur la pointe dupied, referma la porte avec soin, alla écoute à la porte de labaillive, n’entendit aucun bruit dans la chambre, chercha de lamain la clef, la trouva sur la serrure, respira un instant, puisessaya d’un tour.

La porte s’ouvrit.

La chambre était dans une obscuritécomplète.

Mais Thibault, à force de fréquenter lesloups, avait acquis quelques-unes de leurs qualités, et, entreautres, celle d’y voir la nuit.

Il jeta donc un regard rapide autour de lachambre, vit à sa droite la cheminée ; en face de la cheminée,un canapé avec une grande glace ; derrière lui, du côté de lacheminée, le lit tout drapé de lampas ; devant lui, du côté ducanapé, une toilette toute ruisselante de dentelles, et, enfin,deux grandes croisées drapées.

Il se cacha derrière les rideaux de l’une desfenêtres, et choisit instinctivement, pour se cacher, celle quiétait la plus éloignée de la chambre de l’époux.

Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel lecœur de Thibault battit si fort, que ce bruit, fâcheuxaugure ! lui rappelait le tic-tac du moulin de Coyolles, dameSuzanne entra dans sa chambre.

Le premier plan de Thibault avait été,aussitôt dame Suzanne entrée et la porte fermée derrière elle, desortir de sa cachette, de se précipiter à ses genoux et de luidéclarer son amour.

Mais il réfléchit qu’il était possible que,dans sa surprise, et avant de l’avoir reconnu, dame Magloire ne pûtétouffer quelque cri révélateur, et qu’il était préférable, pourfaire connaître sa présence, d’attendre que maître Magloire fûtirrévocablement endormi.

Puis aussi, ce qui le détermina à ce sursis,ce fut peut-être ce sentiment, que l’homme, si résolu qu’il soit,cherche toujours à retarder l’instant suprême, quand cet instantest aussi hasardeux que celui dont allait dépendre le bonheur ou lemalheur du sabotier.

Car Thibault, à force de se dire qu’il étaitamoureux fou de dame Magloire, avait fini par le croire lui-même,et il avait, malgré la protection du loup noir, ce côté timidequ’ont en eux tous les amoureux.

Il se tint donc coi derrière ses rideaux.

Cependant la baillive s’était assise devant lemiroir de sa toilette Pompadour, mais c’était pour s’attifer commesi elle devait aller à une fête ou suivre une procession.

Elle essaya dix voiles avant d’en choisirun.

Elle ajusta les plis de sa robe.

Elle entoura son cou d’un triple rang deperles.

Puis elle chargea ses bras de tout ce qu’elleavait de bracelets.

Enfin, elle arrangea sa coiffure avec un soinminutieux.

Thibault se perdait en conjectures sur le butde cette coquetterie, lorsque tout à coup un bruit sec et vibrantcomme celui d’un corps dur qui frappe une vitre le fittressaillir.

Dame Suzanne, à ce bruit, tressaillit aussi deson côté.

Puis elle éteignit immédiatement la lumière,et le sabotier l’entendit qui s’approchait de la fenêtre sur lapointe du pied et qui l’ouvrait avec toute la discrétionimaginable.

À cette fenêtre se murmurèrent quelquesparoles que Thibault ne put entendre.

Mais, en entrebâillant le rideau, il distinguadans l’obscurité la forme d’une espèce de géant qui paraissaitescalader la fenêtre.

Le souvenir de son aventure avec l’inconnudont il n’avait pas voulu lâcher le manteau, et dont il s’était siheureusement débarrassé en lui envoyant une pierre au milieu dufront, lui revint alors à l’esprit.

Il lui sembla, en s’orientant, que c’était decette même fenêtre que descendait le géant lorsqu’il lui avait poséles pieds sur les deux épaules.

Au reste, le soupçon était logique.

Puisqu’un homme montait à cette fenêtre, unhomme avait bien pu en descendre.

Et, si un homme en était descendu, à moins desupposer à madame Magloire des connaissances bien étendues et desgoûts bien variés, – si un homme en était descendu,disons-nous, c’était probablement l’homme qui y montait à cetteheure.

En somme, quel que fût ce nocturne visiteur,dame Suzanne tendit la main à l’apparition, laquelle sauta silourdement dans la chambre, que le plancher en trembla et que tousles meubles en vacillèrent.

Il était évident que l’apparition n’étaitpoint un esprit, mais un corps, et que ce corps appartenait à lacatégorie des corps pesants.

– Oh ! prenez garde, monseigneur,fit la voix de dame Suzanne ; si bien que dorme mon mari, sivous faites un pareil bruit, vous allez le réveiller.

– Par la corne du diable ! ma belleamie, répondit l’inconnu, dont Thibault reconnut la voix pour êtrecelle avec laquelle il avait dialogué l’autre nuit, je ne suis pasun oiseau ! Cependant, lorsque j’étais en bas de votrefenêtre, attendant l’heure du berger et le cœur tout endolori parl’attente, il me semblait qu’il allait me pousser des ailes pour meporter dans cette tant souhaitée petite chambrette.

– Oh ! répondit dame Magloire enminaudant, de mon côté, j’étais bien triste aussi, monseigneur, devous laisser vous morfondre au vent d’hiver… Mais ce convive quenous avions ce soir nous a quittés il n’y a pas plus d’unedemi-heure.

– Et, depuis cette demi-heure,qu’avez-vous fait, ma belle amie ?

– Il a fallu assister M. Magloire,monseigneur, et s’assurer qu’il ne viendrait pas nous déranger.

– Vous avez toujours raison, Suzanne demon cœur !

– Monseigneur est trop bon, répondit labaillive.

Nous devrions dire : « voulutrépondre », car ces derniers mots furent écrasés comme si uncorps étranger venait se poser sur les lèvres de la dame etl’empêchait de continuer. En même temps, Thibault entendit un bruitqui lui parut ressembler fort à celui d’un baiser. Le malheureuxcomprit toute l’étendue de la nouvelle déception à laquelle ilsemblait réservé.

Ses réflexions furent interrompues par la voixdu nouveau venu, qui toussa deux ou trois fois.

– Si nous fermions la fenêtre, mamie ? dit cette voix, dont la toux n’avait été que leprélude.

– Oh ! monseigneur, excusez-moi, ditdame Magloire, mais ce devrait déjà être fait.

Et elle alla à la fenêtre, qu’elle fermahermétiquement d’abord, et plus hermétiquement encore en tirant lesrideaux par-dessus.

Pendant ce temps, l’étranger, agissantexactement comme chez lui, avait tiré une bergère devant le feu,s’y était étendu et se chauffait les pieds de la plus voluptueusefaçon.

Dame Suzanne réfléchit sans doute que, pour unhomme gelé, le plus pressé est de se réchauffer ; car, sanschercher le moins du monde à son aristocratique galant une querelledans le genre de celle que Cléanthis cherche à Sosie, elle serapprocha de la bergère et s’y accouda gracieusement.

Thibault voyait de dos le groupe, qui sedessinait en vigueur sur la lueur du foyer, et il enrageait.L’étranger parut d’abord tout préoccupé du soin de se réchauffer.Puis enfin, la chaleur ayant fini par opérer sa réaction :

– Et cet étranger, ce convive,demanda-t-il, quel est-il donc ?

– Oh ! monseigneur, fit dameMagloire, il me semble que vous ne le connaissez que trop.

– Comment ! demanda l’amantfavorisé, serait-ce donc encore le croquant de l’autresoir ?

– Lui-même, monseigneur.

– Ah ! si jamais celui-là me tombesous la main !…

– Monseigneur, dit dame Suzanne d’unevoix douce comme une musique, il ne faut pas faire de mauvaisprojets contre ses ennemis, et, tout au contraire, notre saintereligion catholique enseigne qu’il est bon de leur pardonner.

– Il est encore une autre religion quienseigne cela, ma belle amie, et c’est celle dont vous êtes ladéesse toute-puissante et dont je ne suis, moi, que l’humblenéophyte… Oui, j’ai tort, je l’avoue, de vouloir tant de mal à cemaroufle ; car, enfin, c’est parce qu’il m’a si traîtreusementdéconfit et si vilainement accommodé que j’ai trouvé cette occasionde m’introduire ici que je cherchais depuis si longtemps ;c’est parce qu’il m’a porté ce bienheureux coup de pierre que je mesuis évanoui ; c’est parce que vous m’avez vu évanoui que vousavez appelé votre mari ; c’est parce que votre mari m’a trouvésans connaissance sous vos fenêtres et a cru que j’avais été misdans ce piteux état par des malfaiteurs, qu’il m’a fait transporterchez lui ; enfin, c’est parce que vous avez été émue de pitiéde ce que j’avais souffert pour vous, que vous avez bien voulu mepermettre de venir ici ; donc, c’est ce gredin, ce pleutre, cemaroufle, qui est pour moi la source de tout bien, puisque toutbien est pour moi dans votre amour ; ce qui n’empêche pas que,s’il se présente jamais à la portée de ma houssine, le drôlepassera un mauvais quart d’heure.

– Ventre-gai ! murmura Thibault, ilparaît que, cette fois encore, mon souhait a profité à unautre ! Ah ! loup noir, mon ami, je suis à l’école !mais, mordienne ! je réfléchirai tant désormais avant desouhaiter, que l’écolier deviendra maître… Mais, continua Thibaults’interrogeant lui-même, à qui donc peut appartenir cette voix queje connais ? Car je la connais, cette voix-là, il n’y a pas àdire !

– Vous seriez encore bien plus courroucécontre le pauvre diable, monseigneur, si je vous avouais unechose.

– Laquelle, ma mie ?

– C’est que le drôle, comme vousl’appelez, me fait la cour.

– Ouais !

– C’est comme cela, monseigneur, dit enriant dame Suzanne.

– Qui ? ce rustre, ce maraud, cebélître ! Où est-il ? où se cache-t-il ? ParBelzébuth ! je le ferai manger à mes chiens !

Pour le coup, Thibault reconnut l’homme.

– Ah ! monseigneur Jean,murmura-t-il, c’est vous !

– Mais soyez donc tranquille,monseigneur, dit dame Suzanne en appuyant ses deux mains sur lesépaules de son amoureux et en le forçant à se rasseoir, on n’aimeque Votre Seigneurie, et, ne vous aimât-on point, ce n’est pas à unhomme qui a une mèche de cheveux rouges au beau milieu du front queje donnerais mon cœur.

Et, en souvenir de cette malencontreuse mèchequi l’avait tant fait rire pendant le dîner, dame Magloire tombadans un nouvel accès d’hilarité.

Thibault fut pris de rage féroce contre lafemme du bailli.

– Ah ! traîtresse femelle !dit-il ; je ne sais pas ce que je donnerais pour que ton mari,ton honnête mari, ton brave homme de mari, entrât et tesurprît.

Thibault n’avait pas plutôt achevé ce souhait,que la porte de communication qui menait de la chambre de Suzanne àcelle de son mari s’ouvrit toute grande, et que maître Magloire,coiffé d’un immense bonnet de nuit qui lui donnait près de cinqpieds de haut, tenant un bougeoir allumé à la main, faisait sonentrée dans l’appartement.

– Ah ! ah ! murmura Thibault,vertuchou ! je crois à présent que c’est à moi de rire.

XIII. Où il est prouvé qu’une femme neparle jamais plus éloquemment que lorsqu’elle ne parle pas.

Comme Thibault se parlait à lui-même, iln’entendit pas quelques mots que disait tout bas Suzanne auseigneur Jean.

Il vit seulement la dame s’affaisser sur sesgenoux et entre les bras de son galant, comme si elle étaitévanouie.

Le bailli s’arrêta court devant le groupeétrange qu’éclairait son bougeoir.

Comme sa figure se trouvait faire face àThibault, Thibault cherchait à lire sur la physionomie de maîtreMagloire ce qui se passait dans son esprit.

Mais la joviale figure du bailli était si peudisposée par la nature à rendre les émotions extrêmes, que Thibaultne sut lire autre chose sur la physionomie du débonnaire épouxqu’un étonnement plein de bienveillance.

Sans doute, de son côté, le seigneur Jean n’ylut pas autre chose ; car, avec une aisance qui parutprodigieuse à Thibault :

– Eh bien, maître Magloire, dit leseigneur Jean adressant la parole au bailli, comment portons-nousce soir la bouteille, mon compère ?

– Quoi ! c’est vous,monseigneur ? répondit le bailli en écarquillant ses grosyeux. Ah ! veuillez m’excuser et croire que, si j’eusse penséavoir l’honneur de vous trouver ici, je ne me serais point permisde paraître dans un costume si peu convenable.

– Bah ! bah ! bah !

– Si fait, monseigneur ; souffrezque j’aille faire un peu de toilette.

– Point de gêne, notre ami, reprit leseigneur Jean ; après le couvre-feu, c’est bien le moins quel’on reçoive ses amis sans façon. Puis il y a quelque chose de pluspressé, compère.

– Qu’est-ce donc, monseigneur ?

– Mais c’est de faire revenir madameMagloire, que vous voyez évanouie dans mes bras.

– Évanouie ! Suzanne évanouie !Oh ! mon Dieu ! s’écria le petit bonhomme posant sonbougeoir sur la cheminée : comment un pareil malheur est-ildonc arrivé ?

– Attendez, attendez, maître Magloire,dit le seigneur Jean ; il s’agit d’abord de mettre commodémentvotre femme dans un fauteuil ; rien n’ennuie les femmes commede se trouver mal à l’aise quand elles ont le malheur des’évanouir.

– Vous avez raison, monseigneur ;déposons d’abord madame Magloire dans un fauteuil… Ô Suzanne !pauvre Suzanne ! Comment un pareil accident a-t-il pu luiarriver ?

– N’allez pas au moins, cher compère,penser à mal en me voyant ainsi et à pareille heure installé chezvous !

– Je n’aurais garde, monseigneur, repritle bailli ; l’amitié dont vous m’honorez et la vertu de madameMagloire me sont des garanties suffisantes pour qu’à quelque heureque ce soit, mon pauvre logis se trouve honoré de vousrecevoir.

– Ah ! triple sot ! murmura lesabotier ; à moins que ce ne soit, au contraire, double finaudqu’il me faille dire… Mais n’importe ! ajouta-t-il ; nousallons voir comment tu vas te tirer de là, monseigneur Jean.

– Néanmoins, continua maître Magloire enimbibant un mouchoir d’eau de mélisse et en frottant les tempes desa femme, je serais curieux de savoir comment un si grand choc a puêtre dirigé contre ma pauvre femme.

– Ah ! c’est bien simple, et je vaisvous le dire, compère. Je revenais de dîner chez mon ami, leseigneur de Vivières, et je traversais Erneville pour me rendre àla tour de Vez, lorsque je vis une fenêtre ouverte, et à cettefenêtre ouverte une femme qui me faisait des signes dedétresse.

– Ah ! mon Dieu !

– C’est ce que je me dis en reconnaissantque cette fenêtre appartenait à votre maison :« Ah ! mon Dieu ! est-ce que la femme de mon compèrele bailli courrait quelque danger et aurait besoin desecours ? »

– Vous êtes bien bon, monseigneur, dit lebailli tout attendri ; j’espère qu’il n’en étaitrien ?

– Au contraire, compère.

– Comment ! au contraire ?

– Oui, ainsi que vous allez voir.

– Monseigneur, vous me faites frémir !Comment ! ma femme avait besoin de secours et elle nem’appelait pas ?

– Ç’avait été d’abord sa première pensée,mais elle s’en était abstenue, et cette abstention même va vousdonner une preuve de sa délicatesse, puisqu’elle craignait, en vousappelant, de compromettre votre précieuse existence.

– Ouais ! demanda le baillipâlissant, mon existence précieuse, comme vous êtes assez bon pourle dire, serait-elle compromise ?

– Plus maintenant, puisque me voilà.

– Mais enfin, monseigneur, que s’était-ilpassé ? Je le demanderais bien à ma femme, mais vous voyezqu’elle ne saurait encore me répondre.

– Eh ! mon Dieu ! ne suis-jepoint là pour vous répondre en son lieu et place ?

– Répondez, monseigneur, puisque vousavez cette bonté ; moi, j’écoute.

Le seigneur Jean fit un signe d’assentiment etcontinua :

– J’accourus donc, dit-il, et, la voyanttout effarée :

« Eh bien, madame Magloire, luidemandai-je, que se passe-t-il donc, et qui vous cause sigrand-peur ?

« – Ah ! monseigneur, merépondit-elle, imaginez donc que mon mari a reçu chez lui,avant-hier et aujourd’hui, un homme sur lequel j’ai les plusméchants soupçons.

« – Bah !

« – Un homme qui s’introduit icisous prétexte de faire amitié à mon cher Magloire, et qui me faitla cour, à moi… »

– Elle vous a dit cela ?

– Mot pour mot, compère !D’ailleurs, elle ne peut entendre ce que nous disons, n’est-cepas ?

– Non, puisqu’elle est évanouie.

– Eh bien, lorsqu’elle aura repris sessens, interrogez-la, et, si elle ne vous répète point parole àparole ce que je vous dis, tenez-moi pour un mécréant, pour unSarrasin, pour un Turc.

– Oh ! les hommes ! leshommes ! murmura le bailli.

– Oui, race de vipères ! continua leseigneur Jean. Vous plaît-il que je continue, compère ?

– Je crois bien ! dit le petithomme, oubliant l’exiguïté de son costume dans l’intérêt qu’ilprenait au récit du seigneur Jean.

– Mais, madame, dis-je alors à ma commèremadame Magloire, comment vous êtes-vous aperçue que le drôle avaitl’audace de vous aimer ?

– Oui, dit le bailli, comment s’enétait-elle aperçue ? Je ne m’en étais pas aperçu, moi.

– Vous vous en fussiez aperçu, compère,si vous aviez regardé sous la table ; mais, gourmand que vousêtes, vous ne pouviez à la fois regarder dessus et dessous.

– Le fait est, monseigneur, que nousavions un souper parfait ! Imaginez-vous des côtelettes demarcassin…

– Eh bien, dit le seigneur Jean, voilàque vous allez me dire votre souper, au lieu d’écouter la suite demon récit, d’un récit dans lequel la vie et l’honneur de votrefemme sont compromis !

– Ah ! en effet, pauvreSuzanne ! Monseigneur, aidez-moi à lui ouvrir les mains, afinque je tape dedans.

Le seigneur Jean prêta aide et assistance aubailli, et leurs forces réunies parvinrent à contraindre dameMagloire à ouvrir la main.

Le bonhomme, un peu plus tranquille, se mit àtaper avec sa main potelée dans la main de sa femme, tout enprêtant l’oreille à la suite de l’intéressant et véridique récit duseigneur Jean.

– Où en étais-je ? demanda lenarrateur.

– Monseigneur, vous en étiez au moment oùma pauvre Suzanne, que l’on peut bien appeler la chasteSuzanne…

– Oh ! vous pouvez vous envanter ! fit le seigneur Jean.

– Et je m’en vante ! Vous en étiezau moment où ma pauvre Suzanne s’aperçut…

– Oui, oui, que, pareil au berger Pâris,votre hôte voulait faire de vous un autre Ménélas ; alors ellese leva… Vous rappelez-vous qu’elle se soit levée ?

– Non, j’étais peut-être un peu… un peu…ému.

– C’est cela ! Alors elle se leva,et remarqua qu’il était l’heure de se retirer.

– Le fait est que la dernière heure quej’ai entendu sonner, dit le bailli jubilant, c’était onzeheures.

– Alors, on se leva.

– Pas moi, je crois, dit le bailli.

– Non, mais madame Magloire et votrehôte. Elle lui indiqua sa chambre, où dame Perrine leconduisit ; après quoi, en tendre et fidèle épouse qu’elleest, madame Magloire vous borda dans votre lit, et rentra dans sachambre.

– Chère Suzannette ! dit le baillid’un ton attendri.

– Ce fut là, dans sa chambre, une foisrentrée, une fois seule, qu’elle prit peur ; elle alla à safenêtre et l’ouvrit ; le vent, en entrant dans la chambre,souffla sa bougie. Vous savez ce que c’est que la peur,compère ?

– Oui, je suis très peureux, réponditnaïvement maître Magloire.

– Eh bien, à partir de ce moment la peurs’empara d’elle, et, n’osant vous réveiller, de crainte qu’il nevous arrivât malheur, elle appela le premier cavalier quipassait ; ce cavalier, par bonheur, c’était moi.

– C’est bien heureux,monseigneur !

– N’est-ce pas ?… J’accourus, je mefis reconnaître. « Monseigneur, montez, me dit-elle,montez ! montez ! montez vite ! je crois qu’il y aun homme dans ma chambre. »

– Oh ! là là !… fit lebailli ; vous dûtes avoir grand-peur ?

– Point du tout ! Je pensai quec’était temps perdu que de sonner ; je fis tenir mon chevalpar l’Éveillé, je montai sur la selle, puis de la selle sur lebalcon, et, pour que l’homme qui était caché dans la chambre ne pûtpoint se sauver, je fermai la fenêtre. Ce fut dans ce moment,qu’entendant le bruit de votre porte qui s’ouvrait, madameMagloire, succombant à tant d’émotions successives, s’évanouitentre mes bras.

– Ah ! monseigneur, dit le bailli,que voilà un effroyable récit !

– Et notez bien, compère, que je croisl’avoir adouci plutôt que chargé ; d’ailleurs, vous verrez ceque vous dira madame Magloire lorsqu’elle sera revenue à elle…

– Eh ! tenez, monseigneur, la voiciqui bouge.

– Bon ! brûlez-lui une plume sous lenez, compère.

– Une plume ?

– Oui, c’est un antispasmodiquesouverain ; brûlez-lui une plume sous le nez, et ellereviendra.

– Mais où trouver une plume ? dit lebailli.

– Eh ! parbleu ! tenez, cellequi borde mon chapeau.

Et le seigneur Jean, brisant quelques frangesde la plume d’autruche qui garnissait son chapeau, les donna àmaître Magloire, qui les brûla à la bougie et en mit la fumée sousle nez de sa femme.

Le remède était souverain, à ce qu’avait ditle seigneur Jean.

L’effet en fut prompt.

Madame Magloire éternua.

– Ah ! s’écria le bailli toutjoyeux, la voilà qui revient ! Ma femme ! ma chèrefemme ! ma chère petite femme !

Madame Magloire poussa un soupir.

– Monseigneur ! monseigneur !s’écria le bailli, elle est sauvée !

Madame Magloire ouvrit les yeux, regardaalternativement et d’un air effaré le bailli et le seigneurJean ; puis enfin, fixant son rayon visuel sur lebailli :

– Magloire ! mon cherMagloire ! dit-elle, c’est donc bien vous ! Oh ! queje suis heureuse de vous revoir au sortir d’un si mauvaisrêve !

– Eh bien, murmura Thibault, en voilà uneluronne ! Si je n’en arrive pas à mes fins avec les damesaprès lesquelles je cours, du moins, sur la route, me donnent-ellesde bien bonnes leçons !

– Hélas ! ma belle Suzanne, dit lebailli, ce n’est pas un mauvais rêve, c’est une détestable réalité,à ce qu’il paraît.

– En effet, je me souviens, dit madameMagloire.

Puis, faisant semblant de s’apercevoirseulement au moment même que le seigneur Jean était là :

– Ah ! monseigneur, dit-elle,j’espère bien que vous n’avez rien dit à mon mari de toutes lesfolies que je vous ai contées ?

– Et pourquoi cela, chère dame ? fitle seigneur Jean.

– Parce qu’une honnête femme sait sedéfendre elle-même, et ne rebat pas les oreilles d’un mari depareilles sornettes.

– Au contraire, madame, répliqua leseigneur Jean, et j’ai tout dit à mon compère.

– Comment ! vous lui avez dit que,pendant tout le souper, cet homme m’avait caressé le genou sous latable ?

– Je le lui ai dit.

– Oh ! le malheureux ! fit lebailli.

– Vous lui avez dit que, m’étant baisséepour ramasser ma serviette, ce ne fut point ma serviette que jerencontrai, mais sa main ?

– Je n’ai rien caché au compèreMagloire.

– Oh ! le bandit ! s’écria lebailli.

– Vous lui avez dit que, M. Magloireayant eu à table une défaillance qui lui avait fait fermer lesyeux, son hôte avait profité de cette faiblesse pour m’embrasserpar violence ?

– J’ai cru qu’un mari devait toutsavoir.

– Oh ! le scélérat ! s’écria lebailli.

– Enfin, acheva la dame, vous lui avezdit qu’une fois rentrée dans ma chambre, et le vent ayant éteint mabougie, il m’avait semblé voir remuer les rideaux de cettefenêtre ; si bien que je vous ai appelé à mon secours, croyantqu’il était caché derrière ces rideaux ?

– Non, je ne lui avais pas ditcela ; mais j’allais le lui dire lorsque madame a éternué.

– Oh ! le sacripant ! hurla lebailli en saisissant et en tirant hors du fourreau l’épée duseigneur Jean, que celui-ci avait déposée sur une chaise, et ens’élançant vers la fenêtre indiquée par sa femme ; que n’yest-il effectivement, derrière ces rideaux ! je le larderaiscomme un râble de lièvre.

Et, en effet, il allongea deux ou trois coupsd’épée dans la garniture de la fenêtre.

Mais, tout à coup, le bailli resta fendu commeun écolier qui tire le mur.

Ses cheveux se dressèrent sous son bonnet decoton et agitèrent la coiffure conjugale d’un mouvementconvulsif.

L’épée s’échappa de sa main tremblante ettomba en retentissant sur le parquet.

Il venait d’apercevoir Thibault caché derrièreles rideaux, et, comme Hamlet tue Polonius croyant tuer lemeurtrier de son père, il avait, lui, croyant ne frapper que levide, failli tuer son ami de l’avant-veille, qui avait déjà eu letemps d’être un ami ingrat.

Au reste, comme avec la pointe de l’épée ilavait soulevé le rideau, le bailli ne fut pas le seul qui vitThibault.

La femme et le seigneur Jean participèrent àla vision et jetèrent chacun un cri de surprise.

En disant ce qu’ils avaient dit, ils necroyaient pas avoir rencontre si juste.

Le seigneur Jean, non seulement avait reconnuun homme, mais encore il avait reconnu Thibault.

– Dieu me damne ! dit-il en allant àlui, je ne me trompe pas, et c’est ma vieille connaissance, l’hommeà l’épieu !

– Comment ! l’homme à l’épieu ?demanda le bailli en claquant des mâchoires ; j’espère, entout cas, qu’il n’a pas son épieu avec lui !

Et il alla chercher un refuge derrière safemme.

– Non, non, tranquillisez-vous, dit leseigneur Jean ; d’ailleurs, s’il a son épieu, je me charge dele lui tirer des mains.

– Ah ! monsieur le braconnier,continua-t-il s’adressant à Thibault, vous ne vous contentez doncpas de chasser les chevreuils de monseigneur le duc d’Orléans dansla forêt de Villers-Cotterêts : vous faites des excursionsdans la plaine et vous venez chasser sur les terres de mon compèrele bailli Magloire ?

– Comment ! un braconnier ?demanda le bailli. Maître Thibault n’est-il donc pas un honnêtepropriétaire de métairies, vivant dans son logis champêtre duproduit d’une centaine d’arpents de terre ?

– Lui ! dit le seigneur Jean enéclatant de rire ; il vous a fait accroire cela, à ce qu’ilparaît. Ah ! le drôle a la langue dorée. Lui ! unpropriétaire ! ce claquedent ! Mais, ses propriétés, mesgarçons d’écurie les ont aux pieds ; ce sont les sabots qu’ilfabrique.

Dame Suzanne, en entendant spécifier laqualité de Thibault, fit une moue dédaigneuse. Maître Magloire serecula d’un pas et rougit. Ce n’était point que le brave petitbonhomme fût fier. Non, mais il haïssait la tromperie. Ce n’étaitpoint d’avoir trinqué avec un sabotier qu’il rougissait :c’était d’avoir bu avec un menteur et un traître. Thibault avaitsupporté toute cette avalanche d’injures les bras croisés et lesourire sur les lèvres.

Il croyait bien que, du moment où il parleraità son tour, il prendrait facilement sa revanche.

Il pensa que le moment était venu.

D’un ton goguenard, – qui prouvait qu’ils’habituait peu à peu à dialoguer avec des gens d’une conditionsupérieure à la sienne –, il s’écria donc :

– Par les cornes du diable ! commevous disiez il n’y a qu’un instant, monseigneur, savez-vous bienque vous jasez sans miséricorde, et que, si tout le monde faisaitcomme vous, je ne serais peut-être pas aussi embarrassé que je veuxbien le paraître !

Le seigneur Jean répondit à cette menace deThibault, fort claire pour lui et pour la baillive, en toisant lesabotier avec des regards gros de courroux.

– Oh ! dit un peu imprudemmentmadame Magloire, il va inventer, vous allez voir, quelque vileniecontre moi.

– Soyez tranquille, madame, dit Thibault,qui avait complètement repris son aplomb, en fait de vilenies, vousne m’avez rien laissé à inventer.

– Oh ! le méchant esprit !s’écria celle-ci ; vous le voyez, je ne me trompais pas :il a trouvé quelque calomnie à débiter sur mon compte ; ilveut se venger du dédain que j’ai fait de ses doux yeux, me punirde ce que je n’ai point voulu avertir mon mari qu’il mecourtisait.

Pendant que dame Suzanne parlait ainsi, leseigneur Jean avait ramassé son épée et s’avançait vers Thibault.Mais le bailli se jeta entre eux deux et retint le bras du seigneurJean.

Ce fut heureux, car Thibault ne faisait pas unpas en arrière pour éviter le coup, et sans doute, par quelquesouhait terrible, allait prévenir le danger qui le menaçait.

Mais, grâce à l’intervention du bailli,Thibault n’eut pas besoin de souhaiter.

– Tout doux, monseigneur ! ditmaître Magloire, cet homme est indigne de notre courroux. Voyez,moi, je ne suis qu’un simple bourgeois, et cependant je méprise sesdires, comme aussi je lui pardonne l’abus qu’il a voulu faire demon hospitalité.

Madame Magloire crut que le moment était venude mouiller de larmes la situation. Elle éclata en sanglots.

– Ne pleure pas, femme ! dit lebailli avec sa douce et naïve bonhomie. De quoi vous accuserait cethomme, en supposant qu’il vous accusât ? De metromper ?

« Eh ! mon Dieu ! bâti comme jele suis, si déjà vous ne l’avez point fait, j’ai des grâces à vousrendre et des mercis à vous dire des bons jours que je vousdois.

« N’ayez donc point crainte que cetteappréhension d’un mal imaginaire ne change mon humeur.

« Je resterai toujours bon et indulgent,Suzanne, et jamais, plus que je ne fermerai mon cœur à vous, je nefermerai ma porte à mes amis.

« Quand on est humble et chétif, le mieuxest de tendre le dos et d’avoir confiance ; on n’a plus alorsà redouter que les lâches et les méchants, et j’ai le bonheurd’être convaincu qu’ils sont moins nombreux qu’on ne le pense.

« Eh ! après tout, ma foi ! sil’oiseau de malheur se glisse chez moi par la porte ou par lafenêtre, par saint Grégoire, le patron des buveurs ! je feraisi grand bruit de chansons, si grands cliquetis de verres, queforce lui sera bien de s’en aller par où il seravenu ! »

Dame Suzanne s’était jetée aux pieds dubonhomme et lui baisait les mains.

Il était évident que le discoursmélancolico-philosophique du bailli avait fait sur elle plusd’impression que n’eût fait le sermon du prédicateur le pluséloquent.

Il n’y avait point jusqu’au seigneur Jean quine parût touché.

Il essuya du bout du doigt une larme quiperlait au coin de son œil.

Puis, tendant la main au bailli :

– Par la corne de Belzébuth !dit-il, vous êtes un esprit juste et un bon cœur, mon compère, etce serait péché que vous charger le front d’un souci ; donc,si jamais méchante pensée m’est venue à votre endroit, que Dieu mela pardonne ! Mais je vous jure, en tout cas, de n’en plusavoir de pareille à l’avenir.

Pendant que ce pacte de repentir et de pardonréunissait les trois personnages secondaires de notre récit, lasituation du quatrième personnage, c’est-à-dire du personnageprincipal, devenait de plus en plus embarrassante.

Aussi le cœur de Thibault se gonflait-il derage et de haine. Sans qu’il s’aperçût de la progression, d’égoïsteet d’envieux qu’il était, il devint méchant.

– Je ne sais, s’écria-t-il tout à coup enlançant un éclair par chacun de ses yeux, je ne sais à quoi tientque je ne donne une fin terrible à tout ceci !

À cette exclamation qui ressemblait à unemenace, et surtout à l’accent dont elle était faite, le seigneurJean et dame Suzanne comprirent que quelque grand danger inconnu,inouï, planait sur la tête de tout le monde.

Le seigneur Jean n’était point facile àintimider. Pour la seconde fois, il fit, l’épée à la main, un pasvers Thibault. Pour la seconde fois le bailli l’arrêta.

– Seigneur Jean ! seigneurJean ! murmura Thibault, voilà la seconde fois qu’en désir tume passes ton épée au travers du corps : c’est donc la secondefois que tu es meurtrier en pensée ! Prends garde ! on nepèche pas seulement par action.

– Mille diables ! s’écria le baronhors de lui, je crois que ce drôle-là me fait de la morale !Compère, vous vouliez tout à l’heure le larder comme unlièvre : laissez-moi lui donner un seul coup comme le matadorau taureau, et je vous réponds bien que de ce coup, il ne serelèvera point.

– En considération de votre pauvreserviteur, qui vous en supplie à genoux, dit le bailli, laissez-lealler en paix, monseigneur, et daignez vous souvenir qu’étant monhôte, il ne doit lui être fait, dans ma pauvre maison, ni mal nidommage.

– Soit ! répondit le seigneurJean ; mais je le retrouverai. Il court de méchants bruitsdepuis quelque temps sur son compte, et le braconnage n’est pas leseul méfait qui lui soit imputé : il a été vu et reconnucourant les bois accompagné de loups singulièrement apprivoisés.M’est avis que le drôle ne couche pas chez lui toutes les nuits desabbat, et qu’il enfourche plus souvent un manche à balai qu’il neconvient à un bon catholique ; la meunière de Coyolles s’estplainte, m’a-t-on dit, de ses maléfices… C’est bien, n’en parlonsplus ; j’enverrai visiter son logis, et, si tout ne m’y paraîtpas en règle, je ferai détruire ce bouge de sorcellerie, dont je neveux plus dans les domaines de monseigneur le duc d’Orléans.Maintenant, déguerpis et vivement !

L’exaspération du sabotier était à son comblependant cette menaçante admonestation du seigneur Jean.

Cependant il profita du chemin qui lui étaitouvert pour sortir de la chambre.

Grâce à sa faculté de voir dans les ténèbres,il alla droit à la porte, l’ouvrit, et, franchissant le seuil decette maison où il laissait de si douces espérances ensevelies àjamais, il referma la porte si violemment, que toute la maison entrembla.

Certes, il fallait qu’il se représentâtl’inutile dépense de souhaits et de cheveux qu’il avait faite danscette soirée, pour qu’il ne demandât point que cette maisons’abîmât dans les flammes avec ceux qu’elle contenait.

Ce ne fut qu’au bout de dix minutes queThibault s’aperçut du temps qu’il faisait.

Il pleuvait à verse.

Mais d’abord cette pluie, quoiqu’elle fûtglacée, et même parce qu’elle était glacée, sembla faire du bien àThibault.

Comme l’avait dit naïvement le bon Magloire,sa tête flambait. En sortant de chez le bailli, Thibault s’étaitlancé au hasard par la campagne.

Il ne cherchait pas plus un endroit qu’unautre.

Il cherchait l’espace, la fraîcheur et lemouvement.

Sa course vagabonde le porta d’abord dans lesfonds de Vallue.

Mais il ne s’aperçut lui-même où il étaitqu’en apercevant de loin le moulin de Coyolles.

Il jeta en passant une malédiction sourde à labelle meunière, passa comme un insensé entre Vauciennes etCoyolles, et, voyant une grande masse noire devant lui, il s’yprécipita. Cette masse noire, c’était la forêt.

La route de la queue de Ham, qui conduit deCoyolles à Préciamont, se trouvait devant lui.

Il la prit au hasard.

XIV. Une noce de village.

À peine Thibault eut-il fait cinq cents pasdans la forêt, qu’il se trouva au milieu de ses loups.

Il eut plaisir à les revoir.

Il ralentit sa course.

Il les appela.

Les loups se pressèrent autour de lui.

Thibault les caressa comme un pasteur fait deses brebis, comme un piqueur fait de ses chiens.

C’était son troupeau, c’était sa meute.

Troupeau aux yeux flamboyants, meute auxregards de flamme.

Au-dessus de sa tête, dans les branchessèches, sautillaient sans bruit ou voletaient en silence leschats-huants aux houhoulements plaintifs, et les chouettes aux crisfunèbres.

Et dans les branches, comme des charbonsailés, on voyait scintiller les yeux des oiseaux de nuit.

Thibault semblait être le centre d’un cercleinfernal.

De même que les loups venaient, en lecaressant, se coucher à ses pieds, de même les hiboux et leschouettes semblaient attirés vers lui.

Les hiboux effleuraient ses cheveux du bout deleurs ailes silencieuses.

Les chouettes venaient se percher sur sonépaule.

– Ah ! ah ! murmura Thibault,je ne suis donc pas l’ennemi de toute la création : si leshommes me détestent, les animaux m’aiment.

Thibault oubliait quel rang tenaient, dans lachaîne des êtres créés, les animaux qui l’aimaient.

Il ne songeait plus que ces animaux quil’aimaient étaient les animaux qui haïssent l’homme et que l’hommemaudit.

Il ne réfléchissait pas que ces animauxl’aimaient parce qu’il était devenu, parmi les hommes, ce qu’ilsétaient, eux, parmi les animaux :

Une créature de nuit !

Un homme de proie !

Avec la réunion de tous ces animaux, Thibaultne pouvait pas faire un atome de bien.

Mais, en échange, il pouvait faire beaucoup demal.

Thibault sourit au mal qu’il pouvaitfaire.

Il était à une lieue encore de sacabane : il se sentait fatigué. Il connaissait aux environs ungrand chêne creux, il s’orienta et chemina vers ce chêne.

Il n’en aurait pas su le chemin que les loupsle lui eussent montré, comme s’ils eussent pénétré sa pensée etdeviné ce qu’il cherchait. Tandis que chouettes et hibouxsautillaient de branche en branche comme pour éclairer son chemin,les loups trottaient devant lui pour le lui montrer.

L’arbre était à vingt pas de la route.C’était, nous l’avons dit, un vieux chêne qui ne comptait point parannées, mais par siècles.

Les arbres qui vivent dix, vingt, trenteexistences d’homme, ne comptent pas, comme les hommes, par jours etpar nuits, ils comptent par saisons.

L’automne est leur crépuscule, l’hiver estleur nuit. Le printemps est leur aube, l’été leur jour.

L’homme envie l’arbre, l’éphémère enviel’homme.

Le tronc du vieux chêne n’eût pas été encerclépar les bras de quarante hommes réunis.

Le creux que le temps y avait formé, enfaisant tomber tous les jours une parcelle de bois avec la pointede sa faux, était grand comme une chambre ordinaire.

Cependant l’entrée en était suffisante à peineau passage d’un homme.

Thibault s’y glissa.

Il y trouva une espèce de siège taillé dansl’épaisseur du tronc, s’y assit aussi doucement et confortablementque dans un fauteuil à la Voltaire, souhaita la bonne nuit à sesloups et à ses chats-huants, ferma les yeux et s’endormit ou paruts’endormir.

Les loups se couchèrent en cercle autour del’arbre.

Les hiboux et les chouettes perchèrent dansles branches.

Avec ces lumières répandues à ses pieds, avecces lumières éparses dans les branches, le chêne ressemblait à ungrand if illuminé pour quelque fête infernale.

Il était grand jour quand Thibault seréveilla.

Depuis longtemps les loups étaient rentrésdans leurs cavernes, et chouettes et hiboux avaient regagné leursruines.

Il n’était plus question de la pluie de laveille.

Un rayon de soleil, un de ces rayons encorepâles, mais qu’on reconnaît cependant pour des messagers duprintemps, glissait à travers les branches dépouillées des arbres,et, à défaut de la verdure annuelle encore absente, faisait reluirel’éternelle et sombre verdure du gui.

Un bruit de musique se faisait vaguemententendre dans le lointain.

Mais peu à peu ce bruit approchait, et l’onpouvait commencer à distinguer que le concert se composait de deuxviolons et d’un hautbois.

D’abord Thibault crut rêver.

Mais, comme il était grand jour, comme ilparaissait avoir la pleine jouissance de son esprit, force fut bienà Thibault de comprendre qu’il était parfaitement éveillé ;d’autant plus que, quand il se fut bien frotté les yeux pours’assurer de la vérité, les sons rustiques qu’il avait entendusparvinrent à son oreille parfaitement distincts.

Ils se rapprochaient rapidement de lui.

Un oiseau répondait au concert des hommes parle concert de Dieu. Une fleur, un perce-neige, il est vrai,brillait comme une étoile au pied du buisson où chantaitl’oiseau.

Le ciel était bleu comme en un beau jourd’avril.

Que voulait donc dire cette fête du printempsau milieu de l’hiver ?

Le chant de l’oiseau qui saluait ce jourinespéré, l’éclat de cette fleur qui faisait miroiter sa corollepour remercier le soleil d’être venu la visiter, ces bruits de fêtequi prouvaient au malheureux damné que les hommes s’associaient aureste de la nature pour être heureux sous ce dais d’azur, tout cebouquet de joie, toute cette gerbe de bonheur, au lieu de fairerevenir Thibault à des idées plus calmes, augmentèrent sa méchantehumeur.

Il eût voulu que le monde entier fût sombre etnoir comme était alors son âme.

Il pensa d’abord à fuir le concert champêtrequi s’approchait de plus en plus.

Mais il lui semblait qu’une puissance plusforte que sa volonté clouât ses pieds à la terre.

Il s’enfonça donc dans le creux de son chêneet attendit.

On entendait distinctement des cris joyeux etdes chansons grivoises se mêler aux accents des violons et au sondu hautbois.

De temps en temps, un coup de fusilretentissait, un pétard éclatait.

Thibault comprit que tout ce bruit joyeuxdevait être causé par une noce de village.

Effectivement, à une centaine de pas de lui, àl’extrémité de cette longue route de la queue de Ham, il vitdéboucher un cortège de gens endimanchés et ayant de longs rubansde toutes couleurs, flottant, chez les femmes à leur ceinture, chezles hommes, à leur chapeau et à leurs boutonnières.

En tête marchaient les ménétriers.

Puis quelques paysans, mêlés à des valets qu’àleur livrée Thibault reconnut pour appartenir au seigneur Jean.

Puis Engoulevent, l’apprenti piqueur, donnantle bras à une vieille femme aveugle, enrubannée comme lesautres.

Puis le majordome du château de Vez,représentant probablement le père du petit valet du chenil, etdonnant le bras à la mariée.

Cette mariée, Thibault fixait vainement surelle des yeux effarés. Il s’obstinait à ne pas la reconnaître.

Il fallut bien qu’il la reconnût enfinlorsqu’elle ne fut plus qu’à trente ou quarante pas de lui.

Cette mariée, c’était l’Agnelette.

L’Agnelette !

Et, pour comble d’humiliation, comme derniercoup porté à l’orgueil de Thibault, l’Agnelette non point pâle,tremblante, traînée violemment à l’autel, regardant derrière ellecomme pour suivre un regret ou un souvenir, mais l’Agnelettejoyeuse comme cet oiseau qui chantait, comme ce perce-neige quifleurissait, comme ce rayon de soleil qui brillait :l’Agnelette, toute fière de sa couronne de fleurs d’oranger, de sonvoile de tulle, de sa robe de mousseline ; l’Agnelette enfinblanche et souriante comme la Vierge de l’église deVillers-Cotterêts, lorsqu’on lui met sa belle robe blanche du jourde la Pentecôte.

Sans doute devait-elle tout ce luxe à lachâtelaine de Vez, à la femme du seigneur Jean, qui était unesainte pour les aumônes et pour les bienfaits.

Ce qui rendait Agnelette si joyeuse etpourtant si souriante, ce n’était pas le grand amour qu’elleressentait pour celui qui allait devenir son mari ; non,c’était d’avoir trouvé ce qu’elle souhaitait si ardemment, ce queThibault lui avait méchamment promis sans le lui vouloir donner, unappui pour sa vieille grand-mère aveugle.

Les musiciens, les mariés, les garçons et lesfilles de noce parurent sur la route, à vingt pas de Thibault, sansvoir sortir du creux de son arbre cette tête aux cheveux de flamme,ces yeux au regard d’éclair.

Puis, comme Thibault les avait vus apparaîtreà travers la futaie, à travers la futaie ils disparurent.

Comme il avait entendu grandir peu à peu lebruit des violons et du hautbois, le bruit des violons et duhautbois s’éteignit peu à peu. Au bout d’un quart d’heure, la forêtétait redevenue déserte…

Thibault était resté avec son oiseau quichantait, sa fleur qui fleurissait, son rayon de soleil quibrillait.

Seulement, un enfer nouveau venait des’allumer dans son cœur ; le plus terrible de tous, celui dontles serpents mordent le cœur avec les dents les plus aiguës etinfiltrent le poison le plus corrosif : l’enfer de lajalousie !

En revoyant Agnelette si fraîche, si gentille,si naïvement joyeuse, et surtout en la revoyant à l’heure où elleallait appartenir à un autre, Thibault, qui depuis trois mois nesongeait plus à elle, Thibault, qui n’avait jamais eu l’idée de luitenir la promesse qu’il lui avait faite, Thibault se figura qu’iln’avait jamais cessé de l’aimer.

Il lui sembla qu’Agnelette était engagée aveclui par serment, qu’Engoulevent lui enlevait son bien.

Peu s’en fallut qu’il ne bondît hors de sacachette pour reprocher à la jeune fille sa trahison.

Agnelette, lui échappant, venait d’acquérir àl’instant même aux yeux de Thibault des vertus, des qualités, desavantages qu’il n’avait pas même soupçonnés quand, pour lesposséder, il n’avait qu’à dire un mot.

Après toutes les déceptions qu’il avaitéprouvées, perdre ce qu’il regardait comme un trésor à lui, auquelil lui semblait qu’il serait toujours temps de revenir parce qu’illui semblait que personne n’aurait jamais l’idée de le lui envier,lui parut un dernier coup de la fortune.

Son désespoir, pour être muet, n’en fut queplus morne et plus profond. Il se mordit les poings, battit de satête les parois de l’arbre ; enfin, il pleura et sanglota.

Mais ces pleurs et ces sanglots n’étaientpoint de ceux qui, en attendrissant le cœur, servent souvent detransition entre un mauvais et un bon sentiment ; non, pleurset sanglots, inspirés cette fois plutôt par la colère, plutôt parla rage que par le regret, pleurs et sanglots ne purent chasser lahaine de l’âme de Thibault.

Il semblait qu’en même temps qu’une moitié deslarmes se déversait au-dehors, l’autre se répandît au-dedans etretombât sur le cœur comme autant de gouttes de fiel.

Il prétendait adorer Agnelette.

Il se lamentait de l’avoir perdue.

Mais sa tendresse de furieux se fût volontiersarrangée de la voir tomber morte avec son fiancé au pied de l’auteloù le prêtre allait les unir.

Par bonheur, Dieu, qui réservait les deuxenfants à d’autres épreuves, ne permit point que le souhait fatalse formulât dans l’esprit de Thibault.

Ils furent pareils à un homme qui dans l’orageentend le bruit du tonnerre et voit serpenter la foudre autour delui, mais qui a le bonheur de ne pas être touché par le fluidemortel.

Bientôt le sabotier rougit de ses pleurs eteut honte de ses sanglots.

Il renfonça les uns dans ses yeux, les autresdans sa poitrine.

Il sortit de son gîte la tête perdue, ets’élança dans la direction de sa cabane.

Il fit une lieue en moins d’un quartd’heure.

Cette course effrénée, en amenant latranspiration, le soulagea un peu.

Enfin, il reconnut les alentours de sachaumière.

Il y rentra comme un tigre rentre dans sacaverne, referma la porte derrière lui, et s’accroupit dansl’endroit le plus obscur du pauvre logis.

Là, les coudes sur les genoux, le menton surles poignets, il pensa.

Quelles furent les pensées de cedésespéré ?

Demandez à Milton quelles furent les penséesde Satan après sa chute.

Il pensa à ces rêves qui lui avaientéternellement bouleversé l’esprit, qui avaient fait tant dedésespérés avant lui dans le passé, et qui devaient encore fairetant de désespérés après lui dans l’avenir.

Pourquoi les uns naissent-ils faibles et lesautres puissants ?

Pourquoi tant d’inégalité dans une chose quise passe d’une façon si identique à tous les étages de la société,la naissance ?

Par quel moyen corriger ce jeu de la nature oùle hasard tient éternellement les cartes contre l’homme ?

N’est-ce pas, avait-il pensé, en faisant commefont les joueurs habiles : en mettant le diable de leurcôté ?

En trichant ?

Il avait fait ainsi, lui.

Mais qu’avait-il gagné à tricher ?

Chaque fois qu’il avait eu beau jeu, chaquefois qu’il s’était cru sûr du point, c’était le diable qui avaitgagné.

Quel bénéfice lui avait rapporté cette fatalepuissance qui lui était donnée de faire le mal ?

Aucun.

Agnelette lui avait échappé.

La meunière l’avait chassé.

La baillive l’avait raillé.

Son premier souhait avait causé la mort dupauvre Marcotte et ne lui avait même pas rapporté un cuissot de cedaim qu’il avait ambitionné, et qui avait été le point de départ deses désirs déçus.

Il avait été obligé de donner ce daim auxchiens du seigneur Jean pour leur faire faire fausse voie sur leloup noir.

Et puis cette multiplication des cheveuxdiaboliques était effrayante !

Elle rappelait l’exigence de ce savant quiavait demandé un grain de blé multiplié par chacune dessoixante-quatre cases de l’échiquier ; il fallait mille ansd’abondantes récoltes pour remplir la dernière case !

Lui, combien de souhaits lui restait-il àfaire ? Sept ou huit, tout au plus.

Le malheureux n’osait plus se regarder.

Il n’osait porter ses regards ni dans lafontaine qui dormait au pied d’un arbre dans la forêt, ni dans laglace suspendue à la muraille.

Il craignait de se rendre à lui-même un comptetrop exact de la durée de sa puissance.

Il aimait mieux rester dans la nuit que devoir l’aurore terrible qui devait se lever au-delà de cettenuit.

Cependant, il devait y avoir un moyen decombiner les choses pour que le mal d’autrui lui rapportât unbénéfice quelconque.

Il lui semblait que, s’il eût reçu uneéducation scientifique au lieu d’être un pauvre sabotier sachantlire et compter à peine, il eût trouvé, dans les sciences, descombinaisons qui lui eussent infailliblement donné la richesse etle bonheur.

Pauvre fou !

S’il eût été savant, il eût connu la légendedu docteur Faust.

À quoi avait conduit Faust la toute-puissanceconcédée par Méphistophélès, à lui, le rêveur, le penseur, lesavant par excellence ?

Au meurtre de Valentin ! Au suicide deMarguerite ! À la poursuite d’Hélène, c’est-à-dire d’uneombre !

D’ailleurs, Thibault pouvait-il rien chercher,rien combiner, dans ce moment où la jalousie lui rongeait le cœur,où il voyait la blanche Agnelette engageant pour toute sa vie, aupied de l’autel, sa foi à un autre que lui !

Et à qui engageait-elle sa foi ?

Au misérable petit Engoulevent, à celui quil’avait découvert juché sur son arbre et qui avait retrouvé dans lebuisson l’épieu qui lui avait valu les coups de courroie appliquéspar Marcotte.

Oh ! s’il l’avait su ! Comme il eûtdésiré que ce fût à lui qu’il arrivât malheur au lieu deMarcotte ! !

Qu’était-ce que la torture physique que lescoups de ceinturon lui avaient fait éprouver, auprès de la torturemorale qu’il éprouvait !

Supposez que les désirs d’ambition nel’eussent pas pris, et, comme des ailes de vautour, ne l’eussentpas enlevé au-dessus de sa sphère : quel bonheur n’eût pas étéle sien, à lui, habile ouvrier, pouvant gagner jusqu’à six francspar jour, avec une gentille petite ménagère commeAgnelette !

Car c’était certainement lui qu’Agneletteaimait le premier ; c’était lui peut-être qu’elle aimaitencore, en épousant un autre. Et, tout en faisant ces réflexions,Thibault sentait le temps s’écouler. La nuit venait.

Si modeste que fût la fortune des mariés, sibornés que fussent les désirs des paysans qui les suivaient, ilétait évident qu’à cette heure paysans et mariés étaient à tablefaisant un joyeux repas.

Lui, il était seul et triste.

Il n’avait personne pour lui préparer sondîner.

Qu’y avait-il à manger, à boire dans toute lamaison ?

Du pain ! De l’eau !

La solitude ! au lieu de cettebénédiction du Ciel qu’on appelle une sœur, une amie, unefemme.

Mais pourquoi donc ne dînerait-il pas, luiaussi, joyeusement et copieusement ?

Ne pouvait-il pas aller dîner où bon luisemblerait ?

N’avait-il pas dans sa poche le prix dudernier gibier qu’il avait vendu à l’aubergiste de la Bouled’or ?

Ne pouvait-il pas dépenser à lui tout seulautant que les nouveaux mariés et tous leurs convives ?

Il ne tenait qu’à lui.

– Ah ! par ma foi ! dit-il, jesuis trop niais de rester ici, de me laisser creuser le cerveau parla jalousie, et l’estomac par la faim, tandis que je puis, dans uneheure, grâce à un dîner copieux et à deux ou trois bonnesbouteilles de vin ne plus songer à tout cela. Allons manger, etsurtout allons boire !

Et voulant, en effet, faire un bon repas, ilprit le chemin de la Ferté-Milon, où florissait, à l’enseigne duDauphin d’or, un restaurant capable, assurait-on, de damerle pion au maître d’hôtel de Son Altesse Sérénissime monseigneur leduc d’Orléans.

XV. Le seigneur de Vauparfond.

Thibault, arrivé à l’hôtel du Dauphind’or, commanda le meilleur dîner qu’il pût inventer.

Rien ne lui était plus facile que de se faireservir dans un cabinet à part ; mais il n’eût pas joui de sonpropre triomphe.

Il fallait que le vulgaire des consommateursle vît manger son poulet de grain, sa fine matelote d’anguille à lamarinière.

Il fallait que les autres buveurs enviassentcet homme qui se versait de trois vins différents dans trois verresde formes diverses.

Il fallait que l’on entendît l’accent hautainde son commandement et la musique argentine de ses pistoles.

Au premier ordre qu’il donna, une espèce degrison qui buvait une demi-bouteille de vin dans le coin le plusobscur de la salle, se retourna comme on se retourne au son d’unevoix connue.

En effet, cet homme était un camarade deThibault ; – camarade de cabaret, bien entendu.

Thibault avait racolé bon nombre de cescamarades-là, depuis qu’au lieu de faire le sabotier le jour, ilfaisait le meneur de loups la nuit.

En apercevant Thibault, le grison se retournavivement du côté de la muraille.

Mais pas si vivement que Thibault n’eût eu letemps de le reconnaître pour maître Auguste-François Levasseur,valet de chambre du seigneur Raoul de Vauparfond.

– Hé ! François ! criaThibault, que fais-tu là dans ton coin, à bouder comme un moine encarême, au lieu de dîner honnêtement et franchement comme je fais,à la vue de tout le monde ?

François ne répondit pas à l’interpellation,et fit seulement signe de la main à Thibault de se taire.

– Que je me taise ? Que je metaise ? dit Thibault. Et s’il ne me convient pas de me taire,à moi ? Si je veux parler ? Si je m’ennuie à dîner toutseul ? S’il me plaît de te dire : « Ami François,viens ici ; je t’invite à dîner avec moi… » ? Tu neviens pas ? Non ? Eh bien, alors je vais t’allerchercher.

Thibault se leva et, suivi par les regards detous les convives, il alla donner à son ami François une tape à luidémonter l’épaule.

– Fais semblant de t’être trompé,Thibault, ou tu me fais perdre ma place ; ne vois-tu pas qu’aulieu de ma livrée, j’ai ma redingote couleur de muraille ! Jesuis ici en bonne fortune par procuration de mon maître, etj’attends un billet doux que je dois lui porter.

– Dans ce cas, c’est autre chose, et jete demande bien pardon de l’indiscrétion. J’aurais cependant bienvoulu dîner avec toi.

– Rien de plus simple : fais servirton dîner dans un cabinet particulier, et je vais dire à notregargotier que, s’il arrive un autre grison comme moi, il le fassemonter ; entre nous autres amis, il n’y a pas de mystère.

– Bon ! fit Thibault.

Et il appela le maître du restaurant et fitporter son dîner au premier étage, dans une chambre donnant sur larue.

François se plaça de manière à voir celuiqu’il attendait, descendre de loin la montagne de laFerté-Milon.

Le dîner qu’avait commandé Thibault pour luiseul était assez copieux pour deux convives.

Il n’y changea rien, sinon qu’il demanda uneou deux bouteilles de vin de plus.

Thibault n’avait pris que deux leçons demaître Magloire, mais il les avait prises bonnes, et elles luiavaient profité.

Disons aussi que Thibault avait quelque choseà oublier, et qu’il comptait sur le vin pour arriver à cetoubli.

Thibault regardait donc comme un grand bonheurd’avoir rencontré un ami avec qui causer.

Dans la situation de cœur et d’esprit où étaitThibault, on se grise autant en parlant qu’en buvant.

Aussi, à peine assis, à peine la porterefermée, à peine son chapeau bien enfoncé sur sa tête, pour queFrançois ne remarquât pas le changement de couleur d’une partie deses cheveux, Thibault entama-t-il la conversation en attaquantbravement le taureau par les cornes.

– Ah çà ! l’ami François, dit-il, tuvas m’expliquer un peu, n’est-ce pas, ce que veulent direquelques-unes de tes paroles que je n’ai point comprises ?

– Cela ne m’étonne pas, dit François ense renversant avec fatuité sur le dossier de sa chaise ; nousautres laquais de grands seigneurs, nous parlons la langue de lacour, et tout le monde n’entend point cette langue-là.

– Non ; mais, quand on vousl’explique, on peut l’entendre.

– Parfaitement ! Interroge, et je terépondrai.

– Je l’espère d’autant mieux que je mecharge d’humecter tes réponses pour leur donner plus grandefacilité à sortir. D’abord, qu’est-ce que c’est qu’un grison ?J’avais cru jusqu’ici que c’était tout simplement un âne.

– Âne toi-même, ami Thibault, ditFrançois en riant de l’ignorance du sabotier ; non : ungrison, c’est un laquais à livrée, que l’on revêt momentanémentd’une redingote grise, afin que la livrée ne soit pas reconnue,tandis qu’il fait sentinelle derrière une colonne ou qu’il monte lagarde dans le renfoncement d’une porte.

– De sorte que, dans ce moment-ci, tu esde faction, mon pauvre François ? Et qui doit venir terelever ?

– Champagne, celui qui est au service dela comtesse de Mont-Gobert.

– Bon ! je comprends. Ton maître, leseigneur de Vauparfond, est amoureux de la comtesse de Mont-Gobert.Tu attends ici une lettre de la dame que doit t’apporterChampagne.

– Optime ! comme dit leprofesseur du jeune frère de M. Raoul.

– C’est un heureux gaillard que leseigneur Raoul !

– Mais oui, dit François en serengorgeant.

– Peste ! la belle créature que lacomtesse !

– Tu la connais ?

– Je l’ai vue courir la chasse avecmonseigneur le duc d’Orléans et madame de Montesson.

– Mon ami, tu sauras qu’on ne dit pas« courir » la chasse, mais « courre » lachasse.

– Oh ! dit Thibault, je n’y regardepas de si près. À la santé du seigneur Raoul !

Au moment où François reposait son verre surla table, il poussa une exclamation. Il venait d’apercevoirChampagne. On ouvrit la fenêtre et l’on appela le troisièmecompagnon. Champagne comprit avec la rapidité d’intuition d’unlaquais de bonne maison, et monta. Il était, comme son compagnon,vêtu d’une redingote couleur de muraille. Il apportait lalettre.

– Eh bien, demanda François à Champagneen voyant dans ses mains la lettre de la comtesse de Mont-Gobert, ya-t-il rendez-vous pour ce soir ?

– Oui, répondit joyeusementChampagne.

– Tant mieux, répondit allègrementFrançois.

Cette communion de bonheur entre les laquaiset le maître étonna Thibault.

– Est-ce donc la bonne fortune de votremaître qui vous rend si joyeux ? demanda-t-il à François.

– Non pas ; mais, quand M. lebaron Raoul de Vauparfond est occupé, moi je suis libre !

– Oui, et tu profites de taliberté ?

– Dame ! fit François en serengorgeant, on a ses bonnes fortunes aussi, tout valet de chambreque l’on est, et l’on emploiera son temps tant bien que mal.

– Et vous, Champagne ?

– Moi, répondit le nouveau venu en mirantau jour le rubis liquide de son vin, moi, j’espère bien ne pasperdre le mien.

– Allons, allons, à vos amours ! ditThibault, puisque tout le monde a ses amours.

– Aux vôtres ! répondirent en chœurles deux laquais.

– Oh ! moi, dit le sabotier avec uneexpression de profonde haine contre le genre humain, moi, je suisle seul qui n’aime personne et que personne n’aime.

Les deux hommes regardèrent Thibault avec uncertain étonnement.

– Oh ! oh ! dit François,est-ce que ce serait vrai, ce que l’on dit de vous, tout bas, dansle pays ?

– De moi ?

– Oui, de vous, dit Champagne.

– On dit donc la même chose du côté deMont-Gobert que du côté de Vauparfond ?

Champagne fit de la tête signe que oui.

– Eh bien, demanda Thibault, quedit-on ?

– Que vous êtes loup-garou, dit François.Thibault éclata de rire.

– Allons donc, dit-il, est-ce que j’aiune queue ? Est-ce que j’ai des griffes ? Est-ce que j’aiun museau de loup ?

– Bon ! fit Champagne, nous vousdisons ce que l’on dit ; nous ne disons pas que cela soit.

– En tout cas, reprit Thibault, avouezque les loups-garous ont de bon vin.

– Ma foi ! oui, dirent les deuxlaquais.

– À la santé du diable qui le donne,messieurs !

Les deux hommes, qui tenaient le verre à lamain, reposèrent leurs verres sur la table.

– Eh bien ? demanda Thibault.

– Cherchez quelqu’un qui vous fasseraison à cette santé là, dit François, ce ne sera pas moi.

– Ni moi, dit Champagne.

– Soit, dit Thibault ; alors, jeboirai les trois verres à moi tout seul. Et à lui tout seul, eneffet, il but les trois verres.

– Ami Thibault, dit le laquais du baron,il faut se séparer.

– Bon ! déjà ? fitThibault.

– Mon maître m’attend, et sans doute,avec quelque impatience… Ta lettre, Champagne ?

– La voici.

– Prenons donc congé de notre amiThibault, et allons chacun à nos affaires ou à nos plaisirs, etlaissons Thibault à ses plaisirs ou à ses affaires.

Et, en disant ces mots, François cligna del’œil à son compagnon, qui lui répondit par un clignement d’yeuxsemblable.

– Eh ! dit Thibault, nous ne nousséparerons pas sans boire un dernier coup.

– Pas dans ces verres-là du moins, ditFrançois en montrant ceux où Thibault avait bu à la santé del’ennemi du genre humain.

– Vous êtes bien dégoûtés ; appelezle sacristain et faites-les laver à l’eau bénite.

– Non ; mais, pour ne pas refuserune politesse à un ami, nous appellerons le garçon et nous luidemanderons d’autres verres.

– Alors, ceux-là, dit Thibault, quicommençait à se griser, ne sont plus bons qu’à jeter par lafenêtre ? Va-t’en au diable ! dit-il.

Le verre, lancé à cette adresse, traça dansl’air un sillon lumineux qui s’éteignit comme s’éteint unéclair.

Après le premier, Thibault prit le second.

Le second s’enflamma et s’éteignit de la mêmefaçon que le premier.

Après le second, ce fut le troisième.

Ce troisième fut accompagné d’un violent coupde tonnerre.

Thibault referma la fenêtre et reprit saplace, cherchant dans son esprit l’explication qu’il allait donnerde ce prodige à ses deux compagnons.

Mais ses deux compagnons avaient disparu.

– Les lâches ! murmuraThibault.

Puis il chercha sur la table un verre oùboire. Il n’y en avait plus.

– Bon ! dit-il, le bel embarrasvraiment ! on boira à même la bouteille, voilà tout !

Et Thibault, joignant l’exemple au précepte,acheva son dîner en buvant à même la bouteille ; ce qui necontribua point à remettre en équilibre sa raison, déjà tant soitpeu chancelante.

À neuf heures, Thibault appela lerestaurateur, régla son compte et partit.

Thibault était en mauvaise dispositiond’esprit contre l’humanité tout entière.

L’idée à laquelle il avait voulu échapperl’obsédait.

Agnelette, au fur et à mesure que le tempss’écoulait, lui échappait de plus en plus.

Ainsi, tout le monde, femme ou maîtresse,avait un être qui l’aimait.

Ce jour, qui était un jour de rage et dedésespoir pour lui, allait être un jour de joie et de bonheur pourtout le monde.

Chacun à cette heure, le seigneur Raoul,François, Champagne, deux misérables laquais, chacun suivaitl’étoile lumineuse du bonheur.

Lui seul allait bronchant dans la nuit.

Il était donc décidément maudit.

Mais, s’il était maudit, les plaisirs desmaudits lui revenaient alors, et il avait bien le droit,pensait-il, de réclamer ces plaisirs-là.

En roulant ces réflexions dans sa tête, enblasphémant tout haut, en menaçant du poing le ciel, Thibaultsuivait dans la forêt la route qui conduisait tout droit à sacabane, dont il n’était plus qu’à une centaine de pas, quand ilentendit derrière lui le galop d’un cheval.

– Ah ! ah ! dit Thibault, voilàle seigneur de Vauparfond qui va à son rendez-vous. Je rirais bien,sire Raoul, si le seigneur de Mont-Gobert vous surprenait !Cela ne se passerait pas comme avec maître Magloire ; là, il yaurait des coups d’épée reçus et donnés.

Tout préoccupé de ce qui se passerait si lecomte de Mont-Gobert surprenait le baron de Vauparfond, Thibault,qui tenait le milieu de la route, ne se rangea probablement pasassez vite, car le cavalier, voyant cette espèce de paysan qui luifaisait obstacle, lui allongea un terrible coup de cravache en luicriant :

– Range-toi donc, drôle ! si tu neveux pas que je t’écrase ! Thibault sentit à la fois, au fondde son ivresse mal dissipée, le cinglement de la cravache, le chocdu cheval et le froid de l’eau et de la boue dans lesquels ilroulait.

Le cavalier passa.

Furieux, Thibault se releva sur un genou, et,montrant le poing à cette ombre qui fuyait :

– Mais, au nom du diable ! dit-il,ne serai-je donc pas, une fois seulement, grand seigneur à montour, pendant vingt-quatre heures, comme vous, monsieur Raoul deVauparfond, au lieu d’être Thibault le sabotier comme je suis, afind’avoir un bon cheval au lieu d’aller à pied, de fouailler lesmanants que je rencontrerai sur mon chemin ; et de courtiserles belles dames qui trompent leurs maris, comme fait la comtessede Mont-Gobert !

À peine Thibault avait-il exprimé ce souhait,que le cheval du baron Raoul butta et envoya son cavalier rouler àdix pas devant lui.

XVI. Une soubrette de grande dame.

En voyant l’accident qui venait d’arriver aujeune seigneur dont la main un peu légère l’avait, quelquessecondes auparavant, gratifié du coup de cravache sous lequelfrissonnaient encore ses épaules, Thibault, tout joyeux, prit sesjambes à son cou et courut pour voir l’état dans lequel se trouvaitM. Raoul de Vauparfond.

Un corps privé de mouvement était étendu aubeau travers du chemin, et le cheval renâclait tout à côté.

Mais, chose qui parut des plus extraordinairesà Thibault, c’est que le corps étendu au travers du chemin ne luisemblait plus être le même qui, cinq minutes auparavant, avaitpassé près de lui et lui avait cinglé un si violent coup decravache.

D’abord, ce corps était vêtu, non plus enseigneur, mais en paysan.

En outre, il sembla à Thibault que les habitsdont ce même corps était couvert étaient ceux que lui, Thibault,portait un instant auparavant.

Sa surprise alla croissant et monta jusqu’à lastupéfaction lorsqu’il aperçut que ce corps inerte, et quiparaissait complètement privé de sentiment, avait non seulement seshabits, mais encore son visage.

Dans son étonnement, Thibault reportanaturellement les yeux de ce second Thibault sur lui-même, et ilremarqua qu’un changement notable s’était opéré dans soncostume.

Ses jambes, au lieu de souliers et de guêtres,étaient chaussées d’une élégante paire de bottes à la françaisevenant au genou, souples comme des bas de soie, plissées sur lecou-de-pied et ornées de fins éperons d’argent.

Sa culotte, au lieu d’être de velours à côtes,était du plus beau daim tanné qui se pût voir, serrée à lajarretière par de petites boucles d’or.

Sa redingote de gros drap de Louviers couleurolive avait fait place à un élégant habit de chasse vert, avec desbrandebourgs d’or, s’ouvrant sur un fin gilet de piqué blanc, entreles revers duquel, sur une chemise artistement plissée, se jouaientles flots onduleux d’une cravate de batiste.

Il n’y avait pas jusqu’à son chapeau à lampionqui ne se fût transformé en un élégant tricorne bordé d’un galonpareil à ceux qui formaient brandebourgs sur sa redingote.

En outre, au lieu du bâton « delongueur » (c’est le terme sous lequel les ouvriers désignentleur canne de combat), au lieu du bâton de longueur qu’il tenait àla main tout à l’heure encore, moitié comme appui, moitié commedéfense, il secouait maintenant une légère cravache au sifflementde laquelle il prenait un aristocratique plaisir.

Enfin, sa taille fine était serrée par unceinturon auquel pendait un long couteau de chasse, moitié sabredroit, moitié épée.

Thibault fut tout joyeux de se sentir enfermédans un si charmant costume, et, par un mouvement de coquetteriebien naturel en pareille circonstance, il fut pris du désirimmédiat de voir comment ce costume allait à l’air de sonvisage.

Mais où Thibault pourrait-il se contempler, aumilieu des ténèbres de cette nuit noire comme l’intérieur d’unfour ?

Il regarda autour de lui et reconnut qu’ilétait à dix pas à peine de sa cabane.

– Ah ! parbleu ! dit-il, riende plus simple. N’ai-je donc point ma glace ?

Et Thibault s’élança vers sa cabane, ayant,comme Narcisse, l’intention de savourer tout à son aise sa proprebeauté.

Mais la porte de la cabane était fermée.

Thibault en chercha inutilement la clef.

Il n’avait dans ses poches qu’une bourse biengarnie, un drageoir garni de pastilles ambrées et un petit canif àmanche de nacre et d’or.

Que pouvait-il donc avoir fait de la clef desa porte ?

Une idée lumineuse lui passa parl’esprit : c’est que sa clef pourrait bien être dans la pochede l’autre Thibault qui était resté étendu sur la route.

Il y retourna, fouilla dans la poche de laculotte, et du premier coup retrouva cette clef mêlée à quelquesgros sous.

Il prit du bout des doigts le grossierinstrument et revint ouvrir la porte.

Seulement, il faisait encore plus nuit dans lacabane que dehors. Thibault chercha à tâtons le briquet, la pierre,l’amadou, les allumettes, et se mit à battre le briquet.

Au bout de quelques secondes, un bout dechandelle, fiché dans une bouteille vide, était allumé. Maisl’allumeur ne put accomplir cette opération sans toucher lachandelle avec ses doigts.

– Pouah ! dit-il, quels porcs queces paysans ! et comment peuvent-ils vivre dans de pareillessaletés !

La chandelle était allumée ; c’était leprincipal.

Thibault décrocha la glace du mur, s’approchade la chandelle et se regarda.

Mais à peine son regard eut-il plongé dans leréflecteur, qu’il poussa un cri de surprise.

Ce n’était pas lui, ou plutôt, c’étaittoujours son esprit, mais ce n’était plus son corps.

Le corps dans lequel son esprit était entréétait celui d’un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans,aux yeux bleus, aux joues roses et fraîches, aux lèvres de pourpre,aux dents blanches.

Ce corps enfin était celui du baron Raoul deVauparfond.

Thibault se rappela alors le vœu que le coupde cravache et le choc du cheval lui avaient fait formuler dans unmoment de colère.

Il avait, pour vingt-quatre heures, désiréêtre le baron de Vauparfond et que le baron de Vauparfond fûtThibault pour le même espace de temps.

Cela lui expliquait ce qui, au premier abord,lui avait paru inexplicable, c’est-à-dire que ce corps évanoui, quiétait couché en travers de la route, fût vêtu de ses habits et ornéde son visage.

– Peste ! dit-il, faisons attentionà une chose ; c’est que j’ai l’air d’être ici, mais qu’enréalité je ne suis pas ici, mais là-bas. Prenons garde que, pendantles vingt-quatre heures où j’ai l’imprudence de me quitter, il nem’arrive quelque irréparable malheur. Allons, allons, pas tant derépugnance, monsieur de Vauparfond ; transportons ici lepauvre Thibault et couchons-le moelleusement sur son lit.

Et, en effet, quoique dans ses sentimentsaristocratiques, M. de Vauparfond répugnât à ce petittravail, Thibault se prit bravement entre ses bras et se transportade la route sur son lit.

Bien posé sur ce lit, Thibault souffla salampe, de peur que, dans son évanouissement, il n’arrivât malheur àcet autre lui-même : puis, refermant la porte avec soin, il encacha la clef dans le creux d’un arbre où il avait coutume de lamettre quand il ne voulait point la transporter avec lui.

Après quoi, il attrapa son cheval par la brideet monta dessus. Le premier moment fut à l’inquiétude.

Thibault, qui avait beaucoup plus voyagé àpied qu’à cheval, n’était point un écuyer consommé.

Il craignait donc de ne point conserver bienexactement son centre de gravité au milieu des mouvements qu’allaitexécuter sa monture.

Mais il paraît qu’en héritant le corps deRaoul, il avait en même temps hérité ses qualités physiques, car lecheval ayant voulu, en bête intelligente qu’il était, profiter del’inhabileté momentanée de son cavalier pour le désarçonner,Thibault, instinctivement rassembla les rênes, serra les genoux,mit les éperons au ventre de sa monture, et lui sangla deux outrois coups de cravache qui la rappelèrent incontinent àl’ordre.

Thibault, sans s’en douter, était passé maîtreen équitation. Cette victoire qu’il venait de remporter sur soncheval l’aida à se rendre compte à lui-même de sa dualité. Pour lecorps, il était des pieds à la tête le baron Raoul deVauparfond.

Pour l’esprit, il était resté Thibault.

Il était évident que, dans le corps duThibault évanoui qui était demeuré dans sa cabane, dormait l’espritdu jeune seigneur qui lui prêtait son corps.

Mais cette division qui logeait son espritdans le corps du baron, et l’esprit du baron dans le corps deThibault, ne lui laissait qu’une assez vague appréciation de cequ’il allait avoir à faire.

Il savait bien qu’il allait à Mont-Gobert surune lettre de la comtesse.

Mais que disait cette lettre ?

À quelle heure était-il attendu ?

Comment pénétrerait-il dans lechâteau ?

C’est ce qu’il ignorait complètement, et, parconséquent, ce qui lui restait à apprendre de point en point.

Alors Thibault eut une idée.

C’est qu’il avait sans doute sur lui la lettreécrite par la comtesse à Raoul.

Il se tâta de tous les côtés, et, en effet, ilsentit dans la poche de côté de son habit quelque chose quisemblait avoir la forme de l’objet qu’il cherchait.

Il arrêta son cheval.

Il fouilla dans sa poche, en tira un petitportefeuille de cuir parfumé doublé de satin blanc.

Dans un des côtés de ce petit portefeuilleétaient plusieurs lettres, dans l’autre une seule.

C’était cette dernière qui probablement allaitlui apprendre ce qu’il ignorait.

Il s’agissait seulement de la lire.

Thibault était à trois ou quatre cents passeulement du village de Fleury.

Il mit son cheval au galop, espérant trouverencore quelque maison éclairée.

Mais on se couche de bonne heure au village,et, dans ce temps-là, on se couchait plus tôt encorequ’aujourd’hui.

Thibault alla d’un bout à l’autre de la ruesans voir une seule lumière.

Enfin, il lui sembla entendre quelque bruitdans l’écurie d’une auberge.

Il appela.

Un valet vint avec une lanterne.

– Mon ami, lui dit Thibault oubliantqu’il était momentanément un grand seigneur, vous plairait-il dem’éclairer un instant ? Vous me rendriez service.

– C’est pour cela que vous me faitessortir de mon lit, vous ?… répondit grossièrement le garçond’écurie. Eh bien, vous êtes bon enfant encore !

Et, tournant le dos à Thibault, il s’apprêta àrentrer. Thibault vit qu’il avait fait fausse route.

– Voyons, drôle, dit-il en élevant lavoix, approche ta lanterne et éclaire-moi, ou je te donnevingt-cinq coups de cravache !

– Oh ! excusez-moi, monseigneur, ditle valet d’écurie, je ne savais pas à qui je parlais.

Et il se dressa sur la pointe des pieds pourmettre sa lanterne au point où Thibault en avait besoin.

Thibault déplia la lettre et lut :

Mon cher Raoul,

Décidément, la déesse Vénus nous tientsous sa protection. Je ne sais quelle grande chasse se projettedemain du côté de Thury, mais ce que je sais, c’est qu’il part cesoir.

Partez vous-même à neuf heures, pour êtreici à dix et demie.

Entrez par où vous savez, vous serezattendu par qui vous savez et conduit où vous savez.

Il m’a semblé, sans reproche, qu’à votredernière visite, vous vous étiez arrêté bien longtemps dans lescorridors.

JANE.

– Ah ! diable ! fitThibault.

– Plaît-il, monseigneur ? dit levalet d’écurie.

– Rien, manant, sinon que je n’ai plusbesoin de toi et que tu peux te retirer.

– Bon voyage, monseigneur ! dit legarçon d’écurie en saluant jusqu’à terre.

Et il rentra.

– Diable ! répéta Thibault, lalettre ne m’apprend pas grand-chose, sinon qu’il paraît que noussommes sous la protection de la déesse Vénus, qu’il partce soir pour Thury, que je suis attendu par la comtesse deMont-Gobert à dix heures et demie, et que de son petit nom lacomtesse s’appelle Jane. Maintenant, quant au reste, j’entre paroù je sais ;je serai reçu par qui je sais,qui me conduira où je sais.

Thibault se gratta l’oreille ; ce qui,dans tous les pays du monde, est le geste des gens plongés dans ungrand embarras.

Il eut envie d’aller réveiller l’esprit duseigneur de Vauparfond, qui dormait sur son lit dans le corps deThibault.

Mais, outre que c’était bien du temps perdu,ce moyen extrême avait ses inconvénients.

L’esprit du baron Raoul, en voyant son corpssi près de lui, pouvait être pris du désir d’y rentrer.

De là une lutte dans laquelle Thibault nepouvait se défendre qu’en risquant de se faire grand mal àlui-même.

Il fallait trouver un autre moyen.

Thibault avait souvent entendu vanter lasagacité des animaux, et dans sa vie champêtre avait plus d’unefois eu l’occasion d’admirer leur instinct.

Il résolut de s’en rapporter à celui de soncheval.

Il le ramena dans son chemin, lui tourna latête du côté de Mont-Gobert et lui lâcha les rênes.

Le cheval partit au galop.

Il était évident qu’il avait compris.

Thibault ne s’inquiéta plus de rien ; lereste était l’affaire de son cheval.

Arrivé au coin du mur du parc, l’animals’arrêta, non point qu’il parût hésiter sur la route qu’il avait àsuivre, mais il dressait les oreilles et paraissait inquiet.

Il avait semblé à Thibault, de son côté, voirdeux ombres ; mais, en effet, c’étaient sans doute deuxombres, car il eut beau se dresser sur ses étriers afin de segrandir, et regarder tout autour de lui, il ne vit absolumentrien.

Il pensa que c’étaient des braconniers quicherchaient à s’introduire dans le parc pour lui faireconcurrence.

Du moment où personne ne lui disputait laroute, il n’avait plus qu’à rendre à sa monture son librearbitre.

C’est ce qu’il fit en lui lâchant de nouveaules rênes.

Le cheval suivit au grand trot les murs duparc, marchant dans la terre labourée et se gardant de hennir,comme s’il eût deviné, l’intelligent animal, qu’il ne devait faireaucun bruit, ou plutôt le moins de bruit possible.

Il parcourut ainsi toute une face du mur duparc, puis tourna avec ce mur, et s’arrêta devant une petitebrèche.

– Bon ! dit Thibault, c’est sansdoute par ici que nous allons passer.

Le cheval flaira la brèche et gratta du piedla terre. C’était répondre catégoriquement. Thibault lui lâcha labride, et, au milieu des pierres roulant sous ses pieds, l’animalparvint à escalader la brèche. Cheval et cavalier étaient dans leparc. Il y avait déjà une des trois choses embarrassantesheureusement accomplie. Thibault était passé par où ilsavait. Restait à trouver la personne qu’il savait.Il s’en rapporta encore à son cheval pour cela.

Au bout de cinq minutes, le cheval s’arrêtaità cent pas du château, devant la porte d’une de ces petiteschaumières en terre glaise et en bois grume que l’on établit dansles parcs pour faire ce que l’on appelle, en termes de peinture,fabrique dans le paysage.

Au bruit des pas du cheval, la porte s’étaitentrouverte et le cheval s’arrêtait à cette porte.

Une gentille chambrière sortit.

– C’est vous, monsieur Raoul ?dit-elle à voix basse.

– Oui, mon enfant, c’est moi, réponditThibault en mettant pied à terre.

– Madame avait grand-peur que cet ivrognede Champagne ne vous eût pas remis sa lettre.

– Elle avait tort ; Champagne a étéd’une exactitude exemplaire.

– Allons ! laissez là votre chevalet venez.

– Mais qui va en avoir soin ?

– Celui qui en a soin d’habitude, maîtreCramoisi.

– C’est juste, dit Thibault comme si cesdétails lui étaient familiers, Cramoisi en aura soin.

– Allons, allons, répéta la suivante,dépêchons-nous, ou madame dirait encore que nous nous sommesarrêtés dans les corridors.

Et, en disant ces mots, qui rappelaient àThibault une phrase de la lettre adressée à Raoul, la chambrièreriait, et, en riant, montrait des dents blanches comme desperles.

Thibault eut bien envie cette fois des’arrêter, non dans les corridors, mais dans le parc. Mais lachambrière resta suspendue sur un pied et l’oreille au vent.

– Qu’y a-t-il ? lui demandaThibault.

– Il me semble que j’ai entendu crier unebranche sous le pied de quelqu’un.

– Bon ! dit Thibault, c’est sous lepied de Cramoisi.

– Raison de plus pour que vous soyezsage, monsieur Raoul… ici du moins.

– Je ne comprends pas.

– Est-ce que Cramoisi n’est pas monfiancé ? Voyons !

– Ah ! si fait ! mais, toutesles fois que je me trouve seul avec toi, ma petite Rose, je ne m’ensouviens plus.

– Voilà que je m’appelle Rose, àprésent ! Monsieur le baron, je n’ai jamais vu d’homme plusoublieux que vous.

– Je t’appelle Rose, ma belle enfant,parce que la rose est la reine des fleurs, comme tu es, toi, lareine des soubrettes.

– En vérité, monsieur le baron, dit lachambrière, je vous trouve toujours de l’esprit, mais je vous entrouve encore plus ce soir que les autres jours.

Thibault se rengorgea. C’était une lettre àl’adresse du baron et qui était décachetée par le sabotier.

– Pourvu que ta maîtresse soit de tonavis, dit-il.

– Oh ! avec les grandes dames, ditla soubrette, il y a toujours moyen d’être l’homme le plusspirituel du monde : c’est de ne point parler.

– Bon ! dit-il, je me souviendrai dela recette.

– Chut ! dit la chambrière àThibault ; voyez-vous là madame la comtesse, derrière lerideau de son cabinet de toilette ? Allons ! suivez-moibien modestement.

En effet, il s’agissait de traverser un espacevide qui se trouvait entre les massifs du parc et le perron duchâteau. Thibault s’avançait vers le perron.

– Eh bien, lui dit la soubrette enl’arrêtant par le bras, que faites-vous donc, malheureux ?

– Ce que je fais ? Ma foi, jet’avoue, Suzette, que je n’en sais rien.

– Bon ! voilà que je m’appelleSuzette, à présent ! Monsieur le baron me fait l’honneur, jecrois, de me donner le nom de toutes ses maîtresses. Mais venezdonc par ici !… N’allez-vous point passer par les grandsappartements ? Fi donc ! c’est bon pour monsieur lecomte.

Et la femme de chambre entraîna, en effet,Thibault par une petite porte à la droite de laquelle on trouva unescalier tournant.

Arrivé au milieu de l’escalier, Thibaultenveloppa de son bras la taille de la suivante, souple comme lecorps d’une couleuvre.

– Ne sommes-nous pas aux corridors ?demanda-t-il en cherchant des lèvres les joues de la bellefille.

– Pas encore, répondit-elle ; maiscela ne fait rien.

– Ma foi ! dit-il, si je m’appelaisce soir Thibault, au lieu de m’appeler Raoul, je te jure, ma chèreMarton, que je monterais jusqu’aux mansardes au lieu de m’arrêterau premier.

On entendait le grincement d’une porte quis’ouvrait.

– Eh ! vite, vite, monsieur lebaron ! dit la soubrette, c’est madame qui s’impatiente.

Et, tirant Thibault après elle, elle atteignitle corridor, ouvrit une porte, poussa Thibault dans une chambre, etreferma la porte derrière lui, croyant fermement l’avoir referméesur le baron Raoul de Vauparfond, c’est-à-dire, comme elle ledisait, sur l’homme le plus oublieux de la terre.

XVII. Le comte de Mont-Gobert.

Thibault entra dans la chambre de lacomtesse.

Si la magnificence des meubles du bailliMagloire, pris dans le garde-meuble de monseigneur le duc d’Orléansavait émerveillé Thibault, la fraîcheur, l’harmonie et le goût decette chambre de la comtesse le ravirent jusqu’à l’enivrement.

Jamais le pauvre enfant de la forêt n’avaitmême en rêve vu rien de pareil.

On ne peut rêver des choses dont on n’a jamaiseu l’idée.

Les deux fenêtres de cette chambre étaientfermées par de doubles rideaux.

Les premiers, de taffetas blanc garni dedentelles.

Les seconds, de satin de Chine bleu clair,brodés de fleurs d’argent.

Le lit et la toilette étaient drapés de mêmeétoffe que les deux fenêtres, et à peu près perdus dans des flotsde valenciennes.

Les murailles étaient couvertes d’une premièretenture de taffetas rose très clair, sur laquelle pendait,bouillonnée à gros plis, une mousseline des Indes, fine comme del’air tissé, et qui, au moindre vent venant de la porte,frissonnait comme une vapeur.

Le plafond se composait d’un médaillon peintpar Boucher et représentant la toilette de Vénus.

Ces Amours recevaient des mains de leur mèreles différentes pièces qui composent une armure féminine ;seulement, comme toutes les pièces de l’armure étaient aux mainsdes Amours, Vénus était complètement désarmée, à l’exception de laceinture.

Ce médaillon était supporté par des caissonsrenfermant des vues supposées de Gnide, de Paphos etd’Amathonte.

Les meubles, chaises, fauteuils, causeuses,vis-à-vis, étaient recouverts en satin de Chine pareil auxrideaux.

Le tapis, d’un fond vert d’eau très clair,était parsemé, à grande distance les uns des autres, de bouquets debluets, de pavots roses et de marguerites blanches.

Les tables étaient en bois de rose.

Les encoignures en laque de Coromandel.

Tout cela était mollement éclairé par sixbougies de cire rose posées dans deux candélabres.

Un doux parfum flottait dans l’air, vague etindéfinissable. Il eût été impossible de dire de quelle essence ilétait composé.

Ce n’était point un parfum, c’était uneémanation.

C’est à ces effluves embaumés qu’Enée, dansl’Énéïde, reconnaît la présence de sa mère.

Poussé par la chambrière, Thibault avait faitun pas dans la chambre, puis il s’était arrêté.

Il avait tout vu d’un regard, tout aspiré d’unsouffle.

Tout avait passé comme une vision devant sesyeux :

La chaumière d’Agnelette, la salle de lameunière, la chambre de la baillive.

Puis tout cela avait disparu pour faire placeau délicieux paradis d’amour dans lequel il venait d’êtretransporté comme par enchantement.

Il doutait de la vérité de ce qu’ilvoyait.

Il se demandait s’il existait véritablementdes hommes et des femmes si privilégiés de la fortune, qu’ilshabitassent dans de pareilles demeures.

N’était-il pas dans le château de quelquegénie, dans le palais de quelque fée ?

Qu’avaient donc fait de bien ceux quijouissaient d’une pareille faveur ?

Qu’avaient donc fait de mal ceux qui enétaient privés ?

Pourquoi, au lieu de souhaiter d’être Raoul deVauparfond pendant vingt-quatre heures, n’avait-il pas souhaitéd’être le petit chien de la comtesse pendant toute savie ?

Comment redeviendrait-il Thibault après avoirvu tout cela ?

Il en était là de ses réflexions lorsque laporte du cabinet de toilette s’ouvrit et que la comtesse parut.

C’était bien véritablement l’oiseau de ce nidcharmant, la fleur de cette terre embaumée.

Ses cheveux, dénoués et soutenus seulement partrois ou quatre épingles en diamants, tombaient d’un côté derrièreson épaule, tandis que, de l’autre, roulés en une seule grosseboucle, ils retombaient et se perdaient dans sa poitrine.

Son corps souple et flexible, débarrassé deses paniers, dessinait ses lignes harmonieuses sous une robe dechambre de taffetas rose toute ruisselante de guipure.

Sa jambe était chaussée d’un bas de soie sifin et si transparent, que l’on eût dit de la chair blanche etnacrée et non d’un tissu.

Enfin, son pied d’enfant était emprisonné dansune petite mule de drap d’argent à talon cerise.

Point de parure. Pas de bracelets aux bras,pas de bagues aux doigts ; un seul fil de perles autour ducou, mais quelles perles ! une rançon de roi.

En apercevant la rayonnante apparition,Thibault tomba à genoux.

Il se courbait, écrasé sous ce luxe et souscette beauté, qui semblaient inséparables l’un de l’autre.

– Oh ! oui, mettez-vous à genoux,bien bas, plus bas encore… Baisez mes pieds, baisez le tapis,baisez la terre… et je ne vous pardonnerai pas davantage pour cela…Vous êtes un monstre !

– Le fait est que, si je me compare àvous, madame, je suis certes encore pis que cela.

– Oh ! oui, faites semblant de voustromper au sens de mes paroles et de croire que je parle auphysique, tandis que je parle au moral ; oui, certainement,vous devriez être un monstre de laideur, si votre âme perfidetransparaissait à travers votre visage ; mais non, c’est qu’iln’en est pas ainsi ; c’est que monsieur, malgré tous sesméfaits, malgré toutes ses infamies, reste le plus beau gentilhommedes environs. Allez, monsieur, vous devriez être honteux !

– D’être le plus beau gentilhomme desenvirons ? demanda Thibault, qui comprenait bien à l’accent decette voix que le crime qu’il avait commis n’était pointirrémissible.

– Non, monsieur, mais d’être l’âme laplus noire, le cœur le plus perfide qui se puisse cacher sous uneenveloppe dorée. Allons, relevez-vous, et venez ici me rendrecompte de votre conduite.

Et la comtesse tendit à Thibault une main quitout à la fois offrait un pardon et demandait un baiser. Thibaultprit la douce main et la baisa. Jamais ses lèvres n’avaienteffleuré pareil satin. La comtesse indiqua au faux Raoul une placesur la causeuse et s’assit la première.

– Rendez-moi compte un peu de ce que vousavez fait depuis votre dernière visite, lui dit la comtesse.

– Dites-moi d’abord, chère comtesse, fitThibault, de quelle époque date ma dernière visite ici ?

– Bon ! vous l’avez oublié !Ah ! par exemple ! on n’avoue pas ces choses-là, à moinsque l’on ne vienne chercher une rupture.

– Tout au contraire, chère Jane, cettevisite m’est si présente, qu’il me semble que c’est hier, et quej’ai beau me rappeler tous mes souvenirs, je n’ai commis depuishier d’autre crime que de vous aimer.

– Allons, pas mal ! mais vous nevous tirerez point d’un mauvais pas avec un compliment.

– Chère comtesse, dit Thibault, si nousremettions à plus tard les explications ?

– Non, répondez d’abord ; il y acinq jours que je ne vous ai vu : qu’avez-vous fait ?

– J’attends que vous me le disiez,comtesse. Comment voulez-vous que, certain de mon innocence, jem’accuse moi-même ?

– Eh bien, soit ! D’abord, je nevous parle pas de vos retards dans les corridors.

– Oh ! si ! parlons-en ;comment supposez-vous, comtesse, qu’attendu par vous, c’est-à-direpar le diamant des diamants, j’aille m’amuser à ramasser sur laroute une fausse perle ?

– Eh ! mon Dieu ! les hommessont si capricieux, et Lisette si jolie !

– Non ; comprenez donc, chère Jane,que cette fille étant notre confidente, que cette fille sachanttous nos secrets, je ne puis point la traiter comme uneservante.

– Comme c’est gracieux à se dire :« Je trompe la comtesse de Mont-Gobert et je suis le rival deM. Cramoisi ! »

– C’est bien, on ne s’arrêtera plus dansles corridors et l’on n’embrassera plus Lisette, en supposant qu’onl’ait embrassée.

– Oh ! cela n’est rien encore.

– Comment ! j’ai commis quelquechose de plus grave ?

– D’où reveniez-vous l’autre nuit, quandon vous a rencontré sur la route d’Erneville àVillers-Cotterêts ?

– Comment ! on m’a rencontré sur laroute ?

– Sur la route d’Erneville ; d’oùveniez-vous ?

– Je venais de la pêche.

– Comment ! de la pêche ?

– Oui, l’on pêchait dans les étangs duBerval.

– Oh ! l’on sait cela, vous êtes ungrand pêcheur, monsieur. Et quelle anguille rapportiez-vous dansvotre filet, monsieur, revenant de la pêche à deux heures dumatin ?

– J’avais dîné chez mon ami le seigneurJean.

– À la tour de Vez ? Je crois plutôtque vous étiez allé consoler la belle recluse que, prétend-on, lejaloux louvetier tient prisonnière. Mais enfin, cela, je vous lepardonne encore.

– Comment ! j’ai fait pis quecela ? dit Thibault, qui commençait à se rassurer en voyantavec quelle facilité le pardon suivait l’accusation, si grandequ’elle fût.

– Oui, au bal de monseigneur le ducd’Orléans.

– À quel bal ?

– À celui d’hier ! Il n’y a paslongtemps.

– À celui d’hier ? Je vous aiadmirée.

– Bon ! je n’y étais pas.

– Est-il besoin que vous soyez là pourque je vous admire, Jane, et n’admire-t-on pas aussi sincèrement ensouvenir qu’en réalité ? Si, absente, vous triomphez par lacomparaison, la victoire n’en est que plus grande.

– Oui, et c’est pour pousser lacomparaison jusqu’à ses dernières limites que vous avez danséquatre fois avec madame de Bonneuil ? C’est donc bien joli,les brunes qui se couvrent de rouge, qui ont des sourcils comme lesChinois de mon paravent et des moustaches comme un soldat auxgardes ?

– Savez-vous de quoi nous avons parlépendant ces quatre contredanses ?

– Mais c’est donc vrai, que vous avezdansé avec elle quatre fois ?

– C’est vrai, puisque vous le dites.

– Oh ! la bonne réponse !

– Sans doute ; qui donc voudraitdémentir une si jolie bouche ? Ce n’est pas moi, moi qui labénirais encore au moment où elle prononcerait ma sentence demort.

Et, comme pour attendre sa sentence, Thibaulttomba à genoux devant la comtesse. Au même instant, la portes’ouvrit et Lisette parut tout effarée.

– Ah ! monsieur le baron, dit-elle,sauvez-vous ! voilà M. le comte !

– Comment ! M. le comte ?s’écria la comtesse.

– Oui, M. le comte en personne, avecson piqueur Lestocq.

– Impossible !

– Madame la comtesse, Cramoisi les a vuscomme je vous vois ; le pauvre garçon en était tout pâle.

– Ah ! cette chasse au château deThury, c’était donc un piège ?

– Qui sait, madame ? Oh ! leshommes sont si perfides !

– Que faire ? demanda lacomtesse.

– Attendre le comte et le tuer, ditrésolument Thibault, furieux de voir lui échapper encore cettenouvelle bonne fortune, la plus précieuse de toutes celles qu’ilavait ambitionnées.

– Le tuer ? Tuer le comte ?Mais êtes-vous fou, Raoul ? Non, non, il s’agit de fuir, devous sauver… Lisette ! Lisette ! emmène le baron par moncabinet de toilette.

Et Lisette, poussant Thibault malgré sesefforts, disparut avec lui dans le cabinet. Il étaittemps !

On entendait le bruit de pas dans le grandescalier.

La comtesse jeta une dernière parole d’amourau faux Raoul et se glissa vivement dans sa chambre à coucher.

Thibault suivait Lisette.

Elle lui fit traverser rapidement le corridor,dont Cramoisi gardait l’autre extrémité.

Elle entra dans une chambre, de cette chambredans une autre, puis dans un cabinet.

Le cabinet communiquait avec une petitetourelle.

Là, les fugitifs retrouvèrent, pour descendre,le pendant de l’escalier qu’ils avaient trouvé pour monter.

Seulement, arrivés au bas, ils trouvèrent laporte fermée.

Lisette, toujours suivie de Thibault, remontaquelques marches, entra dans une espèce de petit office dont lafenêtre donnait sur le jardin, et ouvrit la fenêtre.

Cette fenêtre était à quelques pieds seulementdu sol. Thibault s’élança et toucha la terre sans s’être fait aucunmal.

– Vous savez où est votre cheval, s’écriaLisette ; sautez dessus, et ne vous arrêtez qu’àVauparfond.

Thibault eût bien voulu remercier la soubrettede ses bons avis ; mais elle était à six pieds au-dessus de satête, et il n’avait pas de temps à perdre.

En deux bonds, il gagna le massif d’arbressous lequel était abritée la petite fabrique qui servait d’écurie àson cheval.

Seulement, son cheval y était-il ?

Un hennissement le rassura sur ce point.

Cependant ce hennissement semblait un cri dedouleur.

Thibault entra dans la petite fabrique,étendit les mains, toucha son cheval, rassembla les rênes, et sautasur son dos sans mettre le pied à l’étrier.

Thibault, nous l’avons dit, était devenu toutà coup un écuyer consommé.

Mais, en recevant ce fardeau, auquel il devaitcependant être accoutumé, le cheval plia.

Thibault lui mit les éperons au ventre afin del’enlever.

Le cheval, en effet, tenta de s’élancer ;mais à peine eut-il levé les deux jambes de devant, qu’il poussa unde ces hennissements douloureux comme Thibault en avait déjàentendu, et se coucha sur le côté.

Thibault dégagea vivement sa jambe de dessouslui, ce qui lui fut assez facile, vu les efforts que l’animalfaisait pour se relever, et il se trouva debout.

Il comprit alors que le comte, pour qu’il nepût fuir, avait coupé ou fait couper les jarrets à son cheval.

– Ah ! mordieu ! dit-il, si jevous rencontre, M. le comte de Mont-Gobert, je vous jure bienque je vous couperai les jarrets comme vous les avez coupés à cettepauvre bête.

Et il s’élança hors de la fabrique. Thibaultreconnut le chemin par où il était venu, et qui le ramenait à labrèche.

Il marcha rapidement vers l’ouverture de lamuraille, l’atteignit, escalada les pierres et se trouva hors duparc.

Mais là il vit un homme immobile et l’épée àla main.

Cet homme lui barrait la route.

Thibault reconnut le comte de Mont-Gobert.

Le comte de Mont-Gobert crut reconnaître Raoulde Vauparfond.

– Tirez votre épée, baron ! dit lecomte.

Toute explication était inutile. D’ailleurs,Thibault, à qui le comte arrachait des mains une proie sur laquelleil avait déjà mis l’ongle et la dent, Thibault ne le cédait pointen colère au comte.

Il tira, non pas son épée, mais son couteau dechasse.

Les fers se croisèrent.

Thibault, qui jouait passablement de la canneet du bâton, n’avait aucune idée de l’escrime.

Il fut donc tout étonné lorsque, ayant misl’épée à la main instinctivement, cela lui semblait ainsi du moins,il se trouva en garde et couvert selon toutes les règles del’art.

Le comte lui porta les uns sur les autres deuxou trois coups qu’il para avec une admirable habileté.

– Oui, en effet, murmura le comte, lesdents serrées, on m’a dit qu’au dernier assaut vous aviez touchéSaint-Georges.

Thibault ne savait pas ce que c’était queSaint-Georges. Mais il se sentait une fermeté et une élasticité depoignet, grâce auxquelles il lui semblait qu’il eût touché lediable en personne.

Jusque-là, il s’était borné à ladéfense ; mais, tout à coup, à la suite d’un un-deux malattaqué par le comte, il vit un jour, se fendit et lui traversal’épaule d’un coup droit.

Le comte laissa échapper son épée, plia sur lajambe gauche, et tomba un genou en terre en criant :

– À moi, Lestocq !

Thibault eût dû remettre son couteau de chasseau fourreau et fuir. Par malheur, il se rappela le serment qu’ilavait fait, s’il rencontrait le comte, de lui couper les jarretscomme celui-ci avait fait à son cheval.

Il glissa la lame tranchante sous le genouplié et tira à lui.

Le comte jeta un cri.

Mais, en se relevant, Thibault sentit à sontour une vive douleur entre les deux épaules, puis une sensationglacée qui lui traversait la poitrine.

Puis, enfin, au-dessus de la mamelle droite,il vit sortir la pointe d’un fer.

Puis il ne vit plus rien qu’un nuage desang.

Lestocq, que son maître avait, en tombant,appelé à son aide, y était venu et avait profité du moment oùThibault se relevait, après avoir coupé les jarrets du comte, pourlui enfoncer son couteau de chasse entre les deux épaules.

XVIII. Mort et résurrection.

Le froid du matin rappela Thibault à lavie.

Il essaya de se soulever, mais une vivedouleur le clouait à sa place.

Il était couché sur le dos, n’avait nulsouvenir ; et ne voyait au-dessus de sa tête qu’un ciel griset bas.

Il fit un effort, s’appuya sur le côté, sesouleva sur son coude et regarda autour de lui.

La vue des objets extérieurs lui rendit lamémoire des événements accomplis.

Il reconnut la brèche du parc.

Il se rappela son entrevue amoureuse avec lacomtesse, son duel acharné avec le comte.

À trois pas de lui, la terre était rouge desang.

Seulement, le comte n’était plus là.

Sans doute Lestocq, qui lui avait donné, àlui, le joli coup de pointe qui le clouait à cette place, avaitaidé son maître à rentrer chez lui.

Quant à Thibault, on l’avait laissé là, aurisque qu’il y mourût comme un chien.

Le sabotier avait sur le bout de la languetous les souhaits de désastres que l’on peut jeter à son plus cruelennemi.

Mais, depuis que Thibault n’était plusThibault, et pour tout le temps qu’il lui restait à être encore lebaron Raoul, ou du moins à se dissimuler, sous son enveloppe, toutson pouvoir fantastique était perdu.

Il avait jusqu’à neuf heures du soir ;seulement, vivrait-il jusque-là ?

Thibault ne laissait point que d’éprouver unevive inquiétude. S’il mourait auparavant, lequel mourrait de lui oudu baron Raoul ? Il y avait autant à parier pour lui que pourl’autre.

Mais ce qui faisait surtout enrager Thibault,c’est que ce mal lui arrivait encore par sa faute.

Il se rappelait qu’avant de souhaiter d’êtrele baron pour vingt-quatre heures, il avait, ou à peu près,prononcé ces paroles :

« Je rirais bien, Raoul, si le comte deMont-Gobert te surprenait ; il n’en serait point là comme ilen a été hier chez le bailli Magloire, et il y aurait des coupsd’épée donnés et reçus. »

Le premier désir de Thibault, on le voit,s’était aussi fidèlement accompli que le second ; et il yavait eu, en effet, des coups d’épée donnés et reçus.

Thibault parvint, après des efforts inouïs etdes douleurs atroces, à se mettre sur un genou.

Dans cette position, il aperçut, suivant unchemin creux, des gens qui s’en allaient au marché deVillers-Cotterêts.

Il tenta d’appeler.

Mais le sang lui vint à la bouche etl’étouffa.

Il mit son chapeau au bout de son couteau dechasse et fit des signes comme un naufragé.

Mais les forces lui manquèrent de nouveau, etil retomba sans connaissance sur la terre.

Cependant, au bout de quelque temps, il luisembla que le sentiment renaissait en lui.

Il lui parut que son corps éprouvait uneespèce de balancement pareil à celui que l’on ressent dans unbateau.

Il ouvrit les yeux.

Des paysans l’avaient vu, et, sans leconnaître, ayant pitié de ce beau jeune homme tout couvert de sang,ils avaient fabriqué un brancard avec des branches d’arbre et letransportaient à Villers-Cotterêts sur ce brancard.

Mais, arrivé à Puiseux, le blessé se sentitincapable de supporter plus longtemps le mouvement.

Il demanda qu’on le déposât chez le premierpaysan venu, où il attendrait qu’on lui envoyât un médecin.

Les porteurs le déposèrent chez le curé duvillage.

Thibault tira deux pièces d’or de la bourse deRaoul, donna ces deux pièces d’or aux paysans pour les remercier dela peine qu’ils avaient prise et de celle qu’ils allaient prendreencore.

Le curé disait sa messe.

En rentrant, il jeta les hauts cris.

Eût-il été Raoul lui-même, Thibault n’eût paschoisi un meilleur hôpital.

Le curé de Puiseux avait été autrefois vicaireà Vauparfond et avait été chargé à cette époque de la premièreéducation de Raoul.

Comme tous les curés de campagne, il savait oucroyait savoir un peu de médecine.

Il examina la plaie de son ancien élève. Lefer avait glissé sous l’omoplate, avait traversé le poumon droit etétait sorti par-devant, entre la deuxième et la troisième côte. Ilne se dissimula point la gravité de la blessure. Cependant, il nedit rien que le docteur ne fût arrivé. Le docteur arriva et visitala plaie. Il hocha piteusement la tête.

– Est-ce que vous ne le saignezpas ? demanda le prêtre.

– Pour quoi faire ? demanda lemédecin. Sur l’heure où il a reçu le coup, oui, cela eût pu êtreutile ; mais maintenant il serait dangereux d’opérer dans lesang un mouvement quel qu’il fût.

– Qu’augurez-vous de son état ?demanda le curé, qui pensait que moins il y avait à faire pour lemédecin, plus il restait à faire pour le prêtre.

– Si la blessure suit son coursordinaire, dit le docteur en baissant la voix, le malade ne passeraprobablement pas la journée.

– Alors, vous le condamnez ?

– Un médecin ne condamne jamais, ou,quand il condamne, c’est en laissant à la nature son droit de fairegrâce : un caillot peut se former et arrêter netl’hémorragie ; une toux peut faire sauter le caillot etl’hémorragie tuer le malade.

– Alors, vous pensez qu’il est de mondevoir de préparer le pauvre garçon à la mort ? demanda lecuré.

– Je crois, répondit le médecin enhaussant les épaules, que vous feriez mieux de le laissertranquille : d’abord, en ce moment-ci, parce qu’il est assoupiet ne vous entendra point ; ensuite, plus tard, parce qu’ilaura le délire et ne vous comprendra pas.

Le docteur se trompait.

Le blessé, tout assoupi qu’il était, entenditce dialogue, plus rassurant pour le salut de son âme que pour lasanté de son corps.

Que de choses on dit devant le malade que l’oncroit qu’il n’entend pas et dont il ne perd pas un mot !

Puis aussi cette acuité du sens de l’ouïe,peut-être tenait-elle à ce que c’était l’esprit de Thibault quiveillait dans le corps de Raoul.

Si ç’eût été l’esprit de ce corps, peut-êtreeût-il subi plus sympathiquement l’influence de cette blessure.

Le médecin mit un appareil sur la blessure dudos. Quant à la blessure de la poitrine, il la laissa à découvert,en prescrivant seulement de tenir dessus un linge mouillé d’eauglacée. Puis il versa dans un verre d’eau quelques gouttes d’uneliqueur calmante, recommandant au prêtre d’en faire avaler unecuillerée au malade toutes les fois que celui-ci demanderait àboire.

Ces précautions prises, le docteur se retiraen disant qu’il reviendrait le lendemain, mais qu’il avait bienpeur de faire une course inutile.

Thibault eût bien voulu mêler un mot à laconversation et dire à son tour ce qu’il pensait de lui-même ;mais son esprit était comme en prison dans ce corps mourant etsubissait malgré lui l’influence du cachot dans lequel il étaitenfermé.

Cependant il entendait le prêtre qui luiparlait, qui le secouait, qui essayait de le tirer de l’espèce deléthargie dans laquelle il était plongé. Cela le fatiguaitfort.

Il fut bien heureux pour le digne curé queThibault, n’étant plus Thibault, eût perdu son pouvoir fantastique,car plus de dix fois, dans le fond de sa pensée, le blessé l’envoyaà tous les diables.

Bientôt il lui sembla qu’on lui glissait sousles pieds, sous les reins, sous la tête, un espèce de brasierardent.

Son sang commença à s’agiter, puis se mit àbouillir comme de l’eau sur le feu.

Il sentit toutes ses idées qui sebrouillaient.

Ses mâchoires fermées s’ouvrirent ; salangue, nouée, se délia ; quelques mots sans suite luiéchappèrent.

– Ah ! ah ! ah ! dit-il,voilà probablement ce que le brave docteur appelle délire.

Ce fut, pour le moment du moins, sa dernièreidée lucide. Toute sa vie – et, en réalité, sa vie n’existaitque depuis l’apparition du loup noir, – toute sa vie repassadevant lui. Il se vit poursuivant et manquant le chevreuil. Il sevit attaché au chêne et recevant les coups de ceinturon. Il se vitfaisant avec le loup noir le pacte qu’il subissait. Il se vitessayant de passer la bague infernale au doigt d’Agnelette.

Il se vit essayant d’arracher ses cheveuxrouges, qui avaient maintenant envahi le tiers de sa tête.

Il se vit allant chez la belle meunière,rencontrant Landry, se débarrassant de son rival, poursuivi par lesgarçons et les filles du moulin, et suivi par les loups.

Il se vit faisant connaissance avec madameMagloire, allant à la chasse pour elle, mangeant sa part de cettechasse, se cachant derrière les rideaux de sa chambre, découvertpar maître Magloire, raillé par le seigneur Jean, éconduit par toustrois.

Il se vit dans son arbre creux, avec ses loupscouchés tout autour de l’arbre, les hiboux et les chouettes perchésdans les branches.

Il se vit prêtant l’oreille, écoutant les sonsdes violons et du hautbois, sortant sa tête de son trou, regardantpasser Agnelette et la joyeuse noce.

Il se vit en proie à toutes les colères de lajalousie, essayant de lutter contre elle à l’aide du vin ; àtravers son cerveau troublé, il reconnaissait François, Champagne,l’aubergiste ; il entendait le galop du cheval du baron Raoul,il se sentait heurté et roulant dans la boue du chemin.

Puis il cessait de se voir, lui, Thibault.

Il ne voyait plus que le beau cavalier dont ilavait pris la forme.

Il serrait la taille de Lisette.

Il effleurait de ses lèvres la main de lacomtesse.

Puis il voulait fuir ; mais il setrouvait dans un carrefour où il n’y avait que trois chemins.

Chacun de ces trois chemins était gardé parune de ses victimes :

le premier, par un spectre de noyé :c’était Marcotte ;

le second, par un fiévreux agonisant sur unlit d’hôpital : c’était Landry ;

le troisième, par un blessé se traînant sur ungenou et essayant en vain de se redresser sur son jarretcoupé : c’était le comte de Mont-Gobert.

Il lui semblait qu’il racontait tout cela àmesure qu’il le voyait, et que le prêtre, à qui il faisaitl’étrange confession, était, à l’écouter, plus mourant, plus pâle,plus tremblant que celui qui se confessait ; qu’il voulaitcependant lui donner l’absolution, mais que lui la repoussait,secouait la tête et riait d’un air terrible en riant :

– Pas d’absolution ! je suisdamné ! je suis damné ! je suis damné !

Et, au milieu de ce délire, de cettehallucination, de cette folie, l’esprit de Thibault entendaitsonner les heures à l’horloge du curé et les comptait.

Seulement, il lui semblait que cette horlogeavait des proportions gigantesques, que le cadran n’était autre quela voûte bleue du ciel, que les numéros des heures de ce cadranétaient des flammes, que cette horloge s’appelait l’éternité, etque le monstrueux balancier qui la faisait mouvoir disait à chacunede ses secousses :

« Jamais ! »

À l’autre :

« Toujours ! »

Il entendit ainsi passer toutes les heures dela journée.

L’horloge sonna neuf heures du soir.

À neuf heures et demie, il y auraitvingt-quatre heures que lui, Thibault, était Raoul et que Raoulétait Thibault.

Au dernier tintement de neuf heures, lesabotier sentit toute cette fièvre qui s’éloignait de lui ;une sensation de refroidissement qui allait jusqu’au tremblementlui succéda.

Il ouvrit les yeux en grelottant, reconnut lecuré à genoux et disant au pied de son lit la prière desagonisants, et la vraie pendule marquant neuf heures un quart.

Seulement, ses sens avaient acquis une tellesubtilité, qu’il voyait, si insensible que fût en réalité leurdouble mouvement, marcher la grande et même la petite aiguille.

Toutes deux s’acheminaient vers l’heurefatale : neuf heures et demie !

Quoique aucune lumière ne donnât sur lecadran, il semblait illuminé par une lumière intérieure.

Au fur et à mesure que la grande aiguillemarchait vers le n° 6, un spasme de plus en plus violent serrait lapoitrine du moribond.

Ses pieds étaient glacés, et le froid montaitlentement, mais sans s’arrêter, des pieds aux genoux, des genouxaux cuisses, des cuisses aux entrailles.

La sueur lui coulait sur le front.

Il n’avait pas la force de l’essuyer ni mêmede demander qu’on l’essuyât.

Il sentait que c’était la sueur d’une angoissequi, de moment en moment, devenait la sueur de l’agonie.

Toutes sortes de formes bizarres et quin’avaient rien d’humain flottaient devant ses yeux.

La lumière se décomposait.

Il lui semblait que des ailes dechauves-souris soulevaient son corps et l’emportaient dans uncrépuscule qui n’était ni la vie ni la mort, et participait desdeux.

Enfin, le crépuscule lui-même devint de plusen plus sombre.

Ses yeux se fermèrent et, comme un aveugletrébuchant dans les ténèbres, les lourdes membranes de ses ailes seheurtèrent à des choses inconnues.

Puis il roula dans des profondeursincommensurables, dans des abîmes sans fond, où cependant retentitle battement d’un timbre.

Le timbre frappa un seul coup.

Le frémissement de ce timbre était à peineéteint, que le blessé jeta un cri.

Le prêtre se leva et s’approcha du lit.

Ce cri était le dernier soupir, la dernièrehaleine, le dernier souffle du baron Raoul. Il était neuf heures etdemie et une seconde.

XIX. Lequel était vivant, lequel étaitmort ?

Au même moment où l’âme frémissante du jeunegentilhomme s’envolait, Thibault, comme s’il sortait d’un sommeilagité par des rêves terribles, se soulevait sur son lit.

Il était tout entouré de flammes.

Le feu était aux quatre coins de sacabane.

Il crut d’abord que c’était la continuation deson cauchemar. Mais il entendit si distinctement crier :« Mort au sorcier ! Mort au magicien ! Mort auloup-garou ! » qu’il comprit qu’il se passait quelquechose de terrible contre lui.

Puis les flammes approchaient, gagnaient sonlit ; il en sentait la chaleur.

Quelques secondes encore, il allait se trouverau centre d’un vaste bûcher.

Un instant d’hésitation, et toute retraiteallait lui être fermée ; il ne pourrait plus fuir.

Thibault bondit à bas de sa couchette,s’empara d’un épieu, et s’élança par la porte de derrière de sacabane.

Au moment où on le vit passer au milieu desflammes et déboucher à travers la fumée, les cris : « Àmort ! À mort ! » redoublèrent.

Trois ou quatre coups de feu partirent.

Ces trois ou quatre coups de feu étaient biendestinés à Thibault.

Il avait entendu siffler les balles.

Les hommes qui avaient tiré sur lui étaient àla livrée du grand veneur.

Thibault se souvint de la menace que, deuxjours auparavant, lui avait faite le baron de Vez.

Il était donc hors la loi.

On pouvait l’enfumer comme un renard dans sonterrier ; on pouvait tirer sur lui comme sur une bêtefauve.

Par bonheur pour Thibault, aucune balle nel’atteignit.

La flamme de sa chaumière ne formait qu’uncercle étroit de lumière ; il fut bientôt hors de cecercle.

Alors il se trouva dans l’obscurité des grandsbois, et, sans les clameurs de la valetaille qui brûlait sa maison,le silence eût, à cette heure, été égal à l’obscurité.

Il s’assit au pied d’un arbre et laissa tombersa tête entre ses mains.

Les événements s’étaient, depuis quarante-huitheures, écoulés avec une assez grande rapidité pour que les sujetsde réflexion ne manquassent pas au sabotier.

Seulement, ces dernières vingt-quatre heures,où il avait vécu d’une autre vie que la sienne, lui semblaient unrêve.

Il n’aurait point osé jurer que toute cettehistoire du baron Raoul, de la comtesse Jane et du seigneur deMont-Gobert fût vraie.

Il releva la tête en entendant tinter l’heureà l’église d’Oigny.

C’étaient dix heures qui sonnaient.

Dix heures !

À neuf heures et demie, il était encore couchéagonisant, sous la forme du baron Raoul, dans la chambre du curé dePuiseux.

– Ah ! pardieu ! dit-il, ilfaut que j’en aie le cœur net ! Il y a une lieue à peine d’icià Puiseux : en une demi-heure j’y serai ; je veuxm’assurer si le baron Raoul est vraiment bien mort.

Un lugubre hurlement répondit à cette questionque Thibault se faisait à lui-même. Il regarda autour de lui. Sesfidèles gardes du corps étaient revenus. Le meneur de loups avaitretrouvé sa meute.

– Allons ! loups, mes seuls amis,allons ! dit-il, en route !

Et il piqua avec eux à travers bois, dans ladirection de Puiseux. Les valets du seigneur Jean, qui remuaientles derniers restes de la cabane en flammes, virent passer commeune vision un homme qui courait à la tête d’une douzaine deloups.

Ils se signèrent.

Plus que jamais ils furent convaincus queThibault était sorcier. Tout le monde l’eût cru comme les valets duseigneur Jean, surtout en voyant Thibault, aussi rapide que le plusrapide de ses compagnons, faire cette lieue qui sépare Oigny dePuiseux en moins d’un quart d’heure. Arrivé aux premières maisonsdu village, il s’arrêta.

– Amis loups, dit-il, je n’ai plus besoinde vous cette nuit ; au contraire, je tiens à être seul.Amusez-vous avec les étables du voisinage ; je vous donnecarte blanche. Et, si vous trouvez sur votre route quelques-uns deces animaux à deux pieds qu’on appelle des hommes, amis loups,oubliez qu’ils prétendent être faits à l’image du Créateur, et nevous en privez pas.

Les loups s’élancèrent dans toutes lesdirections en hurlant de joie.

Thibault continua son chemin.

Il entra dans le village.

La maison du curé touchait à l’église…

Thibault fit un détour pour ne point passerdevant la croix.

Il arriva au presbytère.

À travers la vitre, il regarda et vit uncierge allumé près du lit.

Un drap était étendu sur le lit, et sous cedrap, se dessinait une forme humaine accusant la rigiditécadavérique.

La maison paraissait vide.

Sans doute le curé était allé faire sadéclaration de décès chez le maire du village.

Thibault entra. Il appela le curé. Personne nerépondit.

Thibault marcha droit au lit.

C’était bien un cadavre qui était couché sousle drap.

Il leva le drap. C’était bien le seigneurRaoul.

Il avait cette beauté calme et fatale quedonne l’éternité.

Ses traits, de son vivant un peu féminins pourun homme, avaient acquis la sombre grandeur du trépas.

À la première vue, on eût pu croire qu’ildormait ; mais, avec plus d’attention, on reconnaissait dansson immobilité quelque chose de plus profond que le sommeil.

On reconnaissait la reine qui a une faux poursceptre, un linceul pour manteau impérial.

On reconnaissait la Mort.

Thibault avait laissé la porte ouverte.

Il lui sembla entendre un léger bruit depas.

Il se rangea derrière le rideau de serge vertequi retombait au fond de l’alcôve, devant une porte qui, en cas desurprise, lui offrait une retraite.

Une femme vêtue de noir, couverte d’un voilenoir, s’arrêta avec hésitation devant la porte.

Une autre tête passa près de la sienne etplongea son regard dans l’intérieur de la chambre.

– Je crois que madame peut entrer ;il n’y a personne, et, d’ailleurs, moi, je veillerai.

La femme vêtue de noir entra, s’avançalentement vers le lit, s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulaitsur son front, puis, d’une main résolue, elle leva le drap queThibault avait rejeté sur le visage du mort.

Thibault reconnut la comtesse.

– Hélas ! dit-elle, on ne m’avaitpas trompée !

Puis elle se laissa tomber à genoux et pria,tout en pleurant à sanglots.

Sa prière finie, elle se releva, baisa lefront pâle du mort et les lèvres violettes de la blessure par oùl’âme s’était envolée.

– Ô mon bien-aimé Raoul !murmura-t-elle, qui me nommera ton meurtrier ? Qui mesecondera dans ma vengeance ?

La comtesse avait à peine achevé ces motsqu’elle poussa un cri et fit un bond en arrière. Il lui semblaitqu’une voix avait répondu :

– Moi !

Et les rideaux de serge verte avaient tremblé.Mais ce n’était point un cœur faible que la comtesse. Elle prit lecierge qui brûlait à la tête du lit et plongea son regard entre lerideau de serge verte et la muraille. Il n’y avait personne.

Elle vit une porte fermée, voilà tout.

Elle remit le cierge à sa place, prit dans unpetit portefeuille une paire de ciseaux d’or, coupa une boucle decheveux au cadavre, mit cette boucle de cheveux dans un sachet develours noir pendu sur son cœur, baisa encore une fois le front ducadavre, lui rejeta son linceul sur la tête et sortit.

Au seuil de la porte, elle rencontra le prêtreet fit un pas en arrière en épaississant son voile.

– Qui êtes-vous ? demanda leprêtre.

– La douleur, répondit-elle.

Le prêtre se rangea et la laissa passer. Lacomtesse et sa suivante étaient venues à pied. Elles s’enretournèrent à pied. Il n’y avait qu’un quart de lieue de Puiseux àMont-Gobert.

À moitié route à peu près, un homme se détachadu tronc d’un saule derrière lequel il était caché et barra lepassage aux deux femmes.

Lisette jeta un cri.

Mais, sans manifester aucune crainte, lacomtesse s’avança vers cet homme.

– Qui êtes-vous ?demanda-t-elle.

– Celui qui vous a répondu :Moi ! tout à l’heure, quand vous avez demandé qui vousdénoncerait le meurtrier.

– Vous pouvez m’aider à me venger delui ?

– Quand vous voudrez.

– Tout de suite ?

– Nous sommes mal ici.

– Où serions-nous mieux ?

– Dans votre chambre, par exemple.

– Nous ne pouvons rentrer ensemble.

– Non ; mais je puis passer par labrèche ; mademoiselle Lisette peut m’attendre dans la fabriqueoù M. Raoul enfermait son cheval ; elle peut me conduirepar l’escalier tournant et m’ouvrir votre chambre. Si vous êtesdans votre cabinet de toilette, je vous attendrai, comme avant-hiera fait M. Raoul.

Les deux femmes frissonnèrent de la tête auxpieds.

– Qui êtes-vous pour connaître tous cesdétails ? demanda la comtesse.

– Je vous le dirai quand il sera tempsque je vous le dise.

La comtesse hésita un instant. Mais, prenantsa résolution :

– C’est bien, dit-elle, passez par labrèche ; Lisette vous attendra dans l’écurie.

– Oh ! madame, s’écria lachambrière, je n’oserai jamais aller chercher cet homme !

– J’irai, moi, dit la comtesse.

– À la bonne heure ! dit Thibault,voilà une femme !

Et, se laissant glisser dans une espèce deravin qui bordait la route, il disparut. Lisette pensas’évanouir.

– Appuyez-vous sur moi, mademoiselle, ditla comtesse, et marchons ; j’ai hâte de savoir ce que cethomme a à me dire.

Les deux femmes rentrèrent par la ferme.Personne ne les avait vues sortir, personne ne les vit rentrer. Lacomtesse regagna sa chambre, où elle attendit que Lisette luiamenât l’inconnu. Dix minutes après, Lisette entra très pâle.

– Ah ! madame, dit-elle, ce n’étaitpas la peine de l’aller chercher.

– Pourquoi cela ? demanda lacomtesse.

– Parce qu’il connaît le chemin aussibien que moi ! Oh ! si madame savait ce qu’il m’adit ! À coup sûr, madame, cet homme, c’est le démon !

– Faites-le entrer, dit la comtesse.

– Le voici ! dit Thibault.

– C’est bien, dit la comtesse àLisette ; laissez-nous, mademoiselle.

Lisette se retira. La comtesse resta seuleavec Thibault. L’aspect de Thibault n’avait rien de rassurant. Onsentait dans l’homme la fermeté d’une résolution prise, et il étaitfacile de voir que la résolution était mauvaise : la boucheétait contractée par un rire satanique, l’œil brillait d’une lueurinfernale.

Au lieu de cacher ses cheveux rouges,Thibault, cette fois, les avait étalés complaisamment. Ilsretombaient sur son front comme un panache de flamme. Et cependantla comtesse fixa sans pâlir son regard sur Thibault.

– Cette fille disait que vous connaissiezle chemin de ma chambre ; y êtes-vous déjà venu ?

– Oui, madame, une fois.

– Quand cela ?

– Avant-hier.

– À quelle heure ?

– De dix heures et demie à minuit etdemi.

La comtesse regarda Thibault en face.

– Ce n’est pas vrai ! dit-elle.

– Voulez-vous que je vous dise ce qui s’yest passé ?

– À l’heure que vous indiquez ?

– À l’heure que j’indique.

– Dites, fit laconiquement lacomtesse.

Thibault fut aussi laconique que celle quil’interrogeait.

– M. Raoul est entré par cetteporte, dit-il en montrant celle du corridor, et Lisette l’a laisséseul. Vous êtes entrée par celle-ci, continua-t-il en montrant laporte du cabinet de toilette, et vous l’avez trouvé à genoux. Vousaviez les cheveux dénoués et retenus par trois épingles de diamant,une robe de chambre de taffetas rose garnie de guipure, des bas desoie roses, des mules de drap d’argent et un fil de perles autourdu cou.

– La toilette est parfaitement exacte,dit la comtesse ; continuez.

– Vous avez cherché trois querelles àM. Raoul : la première, sur ce qu’il s’arrêtait dans lescorridors à embrasser votre femme de chambre ; la seconde, surce qu’il avait été rencontré à minuit sur la route d’Erneville àVillers-Cotterêts ; la troisième, sur ce qu’au bal du château,où vous n’étiez pas, il avait dansé quatre contredanses avec madamede Bonneuil.

– Continuez.

– À chacune de ces querelles, votre amantvous a donné des raisons, bonnes ou mauvaises : vous les aveztrouvées bonnes puisque vous lui pardonniez quand Lisette estentrée tout effarée en criant à votre amant de fuir, attendu quevotre mari venait de rentrer.

– Allons, vous êtes véritablement ledémon, comme disait Lisette, fit la comtesse avec un sinistre éclatde rire, et je vois que nous pourrons faire des affaires ensemble…Achevez.

– Alors, vous et votre femme de chambre,avez poussé M. Raoul, qui se défendait, dans le cabinet detoilette ; Lisette lui a fait franchir le corridor, deux outrois chambres, descendre un escalier tournant qui dessert l’ailedu château opposée à celle par laquelle il était entré. Au bas del’escalier, les fugitifs ont trouvé la porte fermée ; alorsils se sont réfugiés dans une espèce d’office ; Lisette aouvert la fenêtre, qui n’était qu’à sept ou huit pieds deterre : M. Raoul a sauté par cette fenêtre, a couru àl’écurie, y a retrouvé son cheval, mais avec le jarret coupé ;alors, il a fait le serment, s’il rencontrait le comte, de luicouper le jarret comme le comte l’avait coupé au cheval, tenantpour lâche de mutiler sans nécessité un noble animal ; puis ila repris à pied le chemin de la brèche ; à la brèche, et endehors de la muraille, il a trouvé le comte, qui l’attendait l’épéeà la main. Le baron avait son couteau de chasse ; il l’a tirédu fourreau, et le combat a commencé.

– Le comte était seul ?

– Attendez… Le comte paraissaitseul ; à la quatrième ou cinquième passe, le comte a reçu uncoup de couteau de chasse dans l’épaule ; il est tombé sur ungenou en criant : « À moi, Lestocq ! » Alors lebaron s’est rappelé son serment et lui a coupé le jarret, comme lecomte avait coupé le jarret à son cheval ; mais, au moment oùil se relevait, Lestocq l’a frappé par-derrière ; le fer estentré sous l’omoplate et est sorti par la poitrine… je n’ai pasbesoin de vous dire à quel endroit vous avez baisé la plaie.

– Après ?

– Le comte et son piqueur sont revenus auchâteau, laissant le baron sans secours ; il est revenu à lui,a appelé des paysans qui l’ont mis sur un brancard etemporté ; leur intention était de le conduire àVillers-Cotterêts ; mais à Puiseux il souffrait tant, qu’iln’a pu aller plus loin : ils l’ont déposé sur le lit où vousl’avez vu, et où il a rendu le dernier soupir à neuf heures etdemie et une seconde du soir.

La comtesse se leva.

Elle alla sans rien dire à son écrin et pritle fil de perles qu’elle portait la veille au cou.

Elle le présenta à Thibault.

– Qu’est-ce que cela ? demandacelui-ci.

– Prenez, dit la comtesse, il vautcinquante mille livres.

– Comptez-vous vous venger ? demandaThibault.

– Oui, répondit la comtesse.

– La vengeance vaut plus cher quecela.

– Combien vaut-elle ?

– Attendez-moi la nuit prochaine, ditThibault, et je vous le dirai.

– Où voulez-vous que je vousattende ? demanda la comtesse.

– Ici, dit Thibault avec un sourire debête fauve.

– Je vous y attendrai, dit lacomtesse.

– À demain, alors ?

– À demain.

Thibault sortit. La comtesse alla remettre lefil de perles dans son écrin, souleva un double fond, en tira unflacon qui contenait une liqueur couleur d’opale, et un petitpoignard au manche et au fourreau garnis de pierreries et à la lamedamasquinée d’or.

Elle cacha le flacon et le poignard sous sonoreiller, s’agenouilla devant son prie-Dieu, fit sa prière etrevint se jeter tout habillée sur son lit…

XX. Fidèle au rendez-vous.

Thibault, en quittant la comtesse, avait suivil’itinéraire indiqué par lui-même, et était, sans accident, sortidu château d’abord et ensuite du parc.

Mais, arrivé là, pour la première fois de savie, Thibault se trouva sans savoir où aller. Sa chaumière étaitbrûlée ; il n’avait pas un ami ; comme Caïn, il ne savaitplus où reposer la tête.

Il gagna la forêt, son éternel refuge.

Puis il erra jusqu’au fond de Chavigny, et,comme le jour commençait à paraître, il entra dans une maisonisolée et demanda à acheter du pain.

Une femme, en l’absence de son mari, lui donnace pain et ne voulut pas en recevoir le prix.

Thibault lui faisait peur.

Sûr de sa nourriture pour toute la journée,Thibault regagna la forêt.

Il connaissait, entre Fleury et Longpont, unendroit de la forêt extrêmement épais.

Il résolut d’y passer la journée.

En cherchant un abri derrière un rocher, ilvit au fond d’un ravin quelque chose qui reluisait.

La curiosité lui inspira l’idée dedescendre.

Ce quelque chose qui reluisait, c’était laplaque argentée du baudrier d’un garde.

Ce baudrier était passé en sautoir autour ducou d’un cadavre ou plutôt d’un squelette, car les chairs ducadavre avaient été rongées, et les os en avaient été nettoyéscomme pour un cabinet d’anatomie ou un atelier de peinture.

Ce squelette était tout frais et semblait dela nuit même.

– Ah ! ah ! dit Thibault,voilà, selon toute probabilité, de l’ouvrage de mes amis les loups.Il paraît qu’ils ont profité de la permission que je leur aidonnée.

Il descendit dans le ravin, car il étaitcurieux de savoir à qui avait appartenu le cadavre, et sa curiositéétait facile à satisfaire.

La plaque, qui sans doute n’avait point paru àmessieurs les loups d’aussi facile digestion que le reste, étaittoujours sur la poitrine du squelette comme une étiquette sur unballot.

J.-B. Lestocq, garde particulier deM. le comte de Mont-Gobert.

– Bon ! dit Thibault en riant, envoilà un qui n’a pas porté loin la peine de sonassassinat !

Puis, le front soucieux, à voix basse et sansrire cette fois, Thibault ajouta comme en se parlant àlui-même.

– Est-ce que, par hasard, il y a uneProvidence ?

La mort de Lestocq n’était point difficile àcomprendre. En se rendant la nuit de Mont-Gobert à Longpont, sansdoute pour exécuter quelque ordre de son maître, le garde du comteavait été attaqué par les loups. Il s’était défendu d’abord avec lemême couteau de chasse dont il avait frappé le baron Raoul, carThibault retrouva ce couteau à quelques pas du chemin, à un endroitoù la terre, puissamment égratignée, indiquait une lutte ;puis, désarmé de son couteau de chasse, Lestocq avait été entraînépar les animaux féroces dans le ravin, et, là, dévoré par eux.

Thibault devenait tellement insoucieux à toutechose, qu’il n’eut de l’événement ni plaisir ni regret, nisatisfaction ni remords ; il songea seulement que celasimplifiait les desseins de la comtesse, qui n’aurait plus à sevenger que de son mari.

Puis il s’établit entre les rochers le plus àl’abri du vent qu’il lui fut possible, afin d’y passertranquillement la journée.

Vers midi, il entendit le cor du seigneur Jeanet les abois de sa meute.

Le grand veneur chassait, mais la chasse passaassez loin de Thibault pour ne pas le déranger.

La nuit vint.

À neuf heures, Thibault se mit en route.

Il retrouva sa brèche, suivit son chemin etarriva au hangar où l’avait attendu Lisette le jour où il y venaitsous les traits du baron Raoul.

La pauvre fille était toute tremblante.

Thibault voulut suivre les traditions etcommença par l’embrasser.

Mais elle fit un bond en arrière avec uneffroi visible.

– Oh ! dit-elle, ne me touchez pasou j’appelle.

– Peste ! la belle fille, ditThibault, vous n’étiez pas si revêche l’autre jour avec le baronRaoul.

– Oui, dit la suivante ; mais ils’est passé bien des choses depuis l’autre jour.

– Sans compter celles qui se passerontencore, dit allègrement Thibault.

– Oh ! répondit la chambrière d’unair sombre, je crois que maintenant le plus fort est fait. Puis,marchant la première :

– Si vous voulez venir, dit-elle,suivez-moi.

Thibault la suivit. Sans prendre aucuneprécaution, Lisette traversa tout l’espace libre qui séparait lemassif du château.

– Oh ! oh ! dit Thibault, tu esbien brave aujourd’hui, la belle fille, et, si l’on nousvoyait…

Mais elle, secouant la tête :

– Il n’y a plus de danger,dit-elle : tous les yeux qui pouvaient nous voir sontfermés.

Quoiqu’il ne comprît pas ce que voulait direla jeune fille, l’accent dont elle prononça ces paroles fittressaillir Thibault. Il la suivit en silence, s’engagea avec elledans l’escalier tournant et monta au premier étage. Mais, au momentoù Lisette mettait la main sur la clef de la chambre, ill’arrêta.

La solitude et le silence du châteaul’effrayaient. On eût dit d’un château maudit.

– Où allons-nous ? demanda Thibaultsans trop savoir ce qu’il disait.

– Mais vous le savez bien.

– Dans la chambre de lacomtesse ?

– Dans la chambre de la comtesse.

– Elle m’attend ?

– Elle vous attend.

Et Lisette ouvrit la porte.

– Entrez, dit-elle.

Thibault entra ; Lisette referma la porteet resta dans le corridor. C’était bien la même chambreravissante ; éclairée de la même façon, embaumée de la mêmeodeur.

Thibault chercha des yeux la comtesse.

Il s’attendait à la voir paraître par la portedu cabinet de toilette.

La porte du cabinet de toilette restaitfermée.

Aucun bruit ne se faisait entendre dans cettechambre, si ce n’est le tintement de la pendule en porcelaine deSèvres et le battement du cœur de Thibault.

Il commença de regarder autour de lui avec uneffroi dont il ne pouvait se rendre compte.

Ses yeux s’arrêtèrent sur le lit.

La comtesse était couchée.

Elle avait à la tête les mêmes épingles dediamant, au cou le même fil de perles, au corps la même robe dechambre de taffetas rose, aux pieds les mêmes mules de drapd’argent qu’elle avait pour recevoir le baron Raoul.

Thibault s’approcha. La comtesse ne fit pas unmouvement à son approche.

– Vous dormez, belle comtesse ?dit-il en se penchant vers elle pour la regarder.

Mais tout à coup il se redressa, l’œil fixe,les cheveux hérissés, la sueur au front.

Il commençait de soupçonner la véritéterrible.

La comtesse dormait-elle du sommeil de cemonde ou du sommeil éternel ?

Thibault alla prendre un candélabre sur lacheminée, et, d’une main tremblante, l’approcha du visage del’étrange dormeuse.

Le visage était pâle comme de l’ivoire etmarbré aux tempes.

Les lèvres étaient violettes.

Une goutte de cire rose tomba toute brûlantesur ce masque de sommeil.

La comtesse ne se réveilla point.

– Oh ! oh ! qu’est-ce quecela ? dit Thibault.

Et il posa sur la table de nuit le candélabre,que ne pouvait plus soutenir sa main tremblante. Les deux bras dela comtesse étaient allongés contre son corps ; dans chacunede ses mains elle semblait enfermer quelque chose.

Thibault, avec effort, ouvrit la maingauche.

Il y trouva le flacon que la comtesse avaittiré la veille de son écrin.

Il ouvrit l’autre main.

Il y trouva un papier sur lequel étaientécrits ces seuls mots : Fidèle au rendez-vous. Fidèlejusqu’après la mort, en effet. La comtesse était morte.

Les illusions de Thibault lui échappaient lesunes après les autres, comme les rêves du dormeur échappent àl’homme au fur et à mesure qu’il se réveille.

Seulement, dans les rêves des autres hommes,les morts se relèvent.

Les morts de Thibault, eux, restaientcouchés.

Il s’essuya le front, alla à la porte ducorridor, la rouvrit, et trouva Lisette agenouillée en priant.

– La comtesse est donc morte ?demanda Thibault.

– La comtesse est morte, et le comte estmort.

– Des suites des blessures qu’il avaitreçues dans son combat avec le baron Raoul ?

– Non, du coup de poignard que lui adonné la comtesse.

– Oh ! oh ! fit Thibaultessayant de grimacer le rire au milieu de ce sombre drame, c’esttoute une histoire nouvelle et que je ne connais pas.

Cette histoire, la femme de chambre la luiraconta.

Elle était simple, mais terrible.

La comtesse était restée couchée une partie dela journée, écoutant sonner les cloches du village de Puiseux, quiannonçaient le départ du corps de Raoul pour le château deVauparfond, où il devait être inhumé dans le caveau de sesancêtres.

Vers quatre heures de l’après-midi, lescloches cessèrent de sonner.

Alors la comtesse s’était levée ; elleavait pris le poignard sous son oreiller, l’avait caché dans sapoitrine, et s’était acheminée vers la chambre de son mari.

Elle trouva le valet de chambre toutjoyeux.

Le médecin venait de sortir : il avaitlevé l’appareil et répondait de la vie du comte.

– Madame conviendra que c’est bienheureux ! dit le valet de chambre.

– Oui, c’est bien heureux, en effet.

Et la comtesse entra dans la chambre de sonmari. Cinq minutes après elle en sortit.

– Le comte dort, dit-elle ; ilfaudra n’entrer chez lui que lorsqu’il appellera.

Le valet de chambre s’inclina en signed’obéissance et s’assit dans l’antichambre afin d’être prêt aupremier signal de son maître.

La comtesse rentra chez elle.

– Déshabillez-moi, Lisette, dit-elle à safemme de chambre, et donnez-moi les vêtements que j’avais ladernière fois qu’il est venu.

La soubrette obéit. On a vu la fidélité aveclaquelle elle avait revêtu ce costume dans ses moindres détails.Alors la comtesse écrivit quelques mots qu’elle plia et garda danssa main droite. Puis elle se coucha sur son lit.

– Madame ne prendra-t-elle point quelquechose ? demanda la chambrière.

La comtesse ouvrit la main gauche et montra unflacon qu’elle y tenait enfermé.

– Si fait, Lisette, dit-elle, je vaisprendre ce qu’il y a dans ce flacon.

– Comment ! dit Lisette, pas autrechose ?

– C’est assez, Lisette ; car,lorsque je l’aurai pris, je n’aurais plus besoin de rien.

Et, en effet, portant le flacon à sa bouche,la comtesse l’avait vidé d’un seul trait. Puis elle avaitdit :

– Vous avez vu l’homme qui nous aattendues sur la route, Lisette ; j’ai rendez-vous avec lui cesoir, de neuf à dix heures, dans ma chambre. Vous irez l’attendreoù vous savez et le conduirez vers moi… Je ne veux point,ajouta-t-elle tout bas, que l’on dise que je n’ai pas été fidèle àma parole, même après ma mort.

Thibault n’avait rien à dire : ce quiavait été arrêté avait été tenu.

Seulement, la comtesse s’était chargée seulede sa vengeance.

C’est ce que l’on sut lorsque le valet dechambre, inquiet du sort de son maître, entrouvrit la porte de lachambre, entra sur la pointe du pied, et trouva le comte couché surle dos, un poignard dans le cœur.

Alors, on était accouru pour annoncer lanouvelle à madame, et l’on avait trouvé madame morte de soncôté.

Le bruit de la double mort s’était aussitôtrépandu dans la maison, et tous les domestiques avaient fui endisant que l’ange exterminateur était entré dans le château. Seule,la chambrière était restée pour accomplir les dernières volontés desa maîtresse.

Thibault n’avait plus rien à faire dans lamaison. Il laissa la comtesse sur son lit, Lisette près d’elle, etdescendit.

Comme l’avait dit la chambrière, il n’avaitplus à craindre de rencontrer ni maîtres ni domestiques. Lesdomestiques s’étaient enfuis, les maîtres étaient morts.

Thibault reprit le chemin de la brèche. Leciel était sombre, et, si l’on n’eût été au mois de janvier, onl’eût dit orageux.

À peine si l’on voyait dans le parc la tracedu sentier.

Deux ou trois fois Thibault s’arrêta, prêtantl’oreille ; il lui semblait avoir entendu à sa droite et à sagauche craquer les branches sous des pas qui semblaient se réglersur le sien.

Arrivé à la brèche, Thibault entenditdistinctement une voix qui disait :

– C’est lui !

Au même instant, deux gendarmes embusqués endehors de la brèche, sautèrent au collet de Thibault, tandis quedeux autres l’attaquaient par-derrière. Cramoisi, qui, dans sajalousie contre Lisette, veillait et rôdait une partie des nuits,avait vu, la veille, entrer et sortir par des chemins détournés unhomme inconnu et l’avait dénoncé au brigadier de la gendarmerie. Ladénonciation devint encore plus grave lorsque l’on sut les nouveauxmalheurs arrivés au château. Le brigadier envoya quatre hommes avecordre d’arrêter tout rôdeur suspect. Deux des quatre hommes, guidéspar Cramoisi, s’embusquèrent à la brèche ; les deux autressuivirent pas à pas Thibault dans le parc.

On a vu comment, au signal de Cramoisi, tousles quatre s’étaient jetés sur lui.

La lutte fut longue et opiniâtre.

Thibault n’était point un homme que quatregendarmes pussent abattre ainsi sans difficulté.

Mais il n’avait pas d’armes ; sarésistance fut inutile.

Les gendarmes y avaient mis d’autant plus depersistance qu’ils avaient reconnu Thibault, et que Thibault,recommandé par les différents malheurs qu’il avait traînés à sasuite, commençait à avoir une détestable réputation dans lacontrée. Thibault fut terrassé, garrotté et mis entre deuxchevaux.

Les deux autres gendarmes marchèrent l’undevant, l’autre derrière.

C’était plutôt par amour-propre que pour autrechose que Thibault avait lutté.

Sa puissance pour faire le mal était, on lesait, indéfinie.

Il n’avait qu’à souhaiter la mort de sesquatre assaillants, et ses quatre assaillants fussent tombésmorts.

Mais il serait toujours temps d’en arriver là.Fût-il au pied de l’échafaud, tant qu’il lui resterait un souhait àfaire, il était sûr d’échapper à la justice des hommes.

Thibault garrotté, avec des cordes aux mains,des entraves aux pieds, marchait donc entre ses quatre gendarmesavec une résignation apparente.

Un des gendarmes tenait le bout de la cordequi le liait.

Eux plaisantaient et riaient, demandant ausorcier Thibault comment, ayant le pouvoir qu’il avait, il s’étaitlaissé prendre.

Et Thibault répondait à leurs plaisanteriespar le proverbe si connu : « Rira bien qui rira ledernier. »

Les gendarmes espéraient bien que ce seraienteux qui les derniers riraient.

On dépassa Puiseux et on entra dans laforêt.

Le temps était devenu de plus en plus sombre.On eût dit que les nuages, comme un immense voile noir, étaientsupportés par la cime des arbres. On ne voyait point à quatre pasautour de soi.

Thibault voyait, lui.

Il voyait de tous côtés des lumières passerrapides dans les ténèbres et se croiser en tous sens.

Ces lumières se rapprochaient de plus en pluset étaient accompagnées d’un piétinement dans les feuillessèches.

Les chevaux, inquiets, reculaient en aspirantle vent de la nuit et frissonnant sous leurs cavaliers.

Les gendarmes, qui riaient d’un gros rire, setaisaient peu à peu.

Thibault se mit à rire à son tour.

– De quoi ris-tu ? lui demanda ungendarme.

– De ce que vous ne riez plus, ditThibault.

À la voix de Thibault, les lumières serapprochèrent encore et les piétinements devinrent distincts.

Puis on entendit un bruit sinistre, un bruitde mâchoires dont les dents claquaient les unes contre lesautres.

– Oui, oui, mes amis les loups, ditThibault, vous avez goûté de la chair humaine, et cela vous asemblé bon !

Un petit grognement d’approbation, qui tenaità la fois du chien et de l’hyène, lui répondit.

– C’est cela, dit Thibault, jecomprends : après avoir mangé du garde-chasse, vous ne seriezpas fâchés de goûter du gendarme.

– Oh ! oh ! dirent lescavaliers, qui commençaient à frissonner, à qui parles-tudonc ?

– À ceux qui me répondent, ditThibault.

Et il poussa un hurlement. Vingt hurlementslui répondirent. Il y en avait qui n’étaient qu’à dix pas, il y enavait qui étaient fort loin.

– Hum ! fit un des gendarmes, quelssont donc ces animaux qui nous suivent ainsi, et dont ce misérablesemble parler la langue ?

– Ah ! dit le sabotier, vous faitesprisonnier Thibault le meneur de loups, vous le conduisez par lesbois pendant la nuit, et vous demandez quels sont ces lumières etces hurlements qui le suivent !… Entendez-vous, amis ?cria Thibault, ces messieurs demandent qui vous êtes. Répondez-leurtous ensemble, afin qu’ils n’aient plus aucun doute.

Les loups, obéissant à la voix de leur maître,poussèrent un hurlement unanime et prolongé. Le souffle des chevauxdevint bruyant ; deux ou trois se cabrèrent. Les gendarmesfirent ce qu’ils purent pour calmer leurs montures en les flattantde la main et de la voix.

– Oh ! dit Thibault, ce n’estrien ; il faudra voir cela tout à l’heure, quand chaque chevalaura deux loups en croupe et un à la gorge !

Les loups passèrent sous les jambes deschevaux et vinrent caresser Thibault.

L’un d’eux se dressa contre sa poitrine commepour lui demander ses ordres.

– Tout à l’heure, tout à l’heure, ditThibault ; nous avons le temps ; ne soyons pas égoïsteset donnons aux camarades le loisir d’arriver.

Les gendarmes n’étaient plus maîtres de leurschevaux, qui se cabraient, faisaient des écarts, et, tout enmarchant au pas, se couvraient de sueur et d’écume.

– N’est-ce pas, dit Thibault auxgendarmes, que vous feriez bien maintenant une affaire avecmoi ? Ce serait de me rendre la liberté, à la condition quechacun de vous couchera cette nuit dans son lit.

– Au pas, dit un des gendarmes ;tant que nous marcherons au pas, nous n’avons rien à craindre.

Un autre tira son sabre. Au bout de quelquessecondes, on entendit un hurlement de douleur.

Un des loups avait saisi le gendarme à labotte, et celui-ci l’avait traversé d’outre en outre avec sonsabre.

– Ah ! dit Thibault, voilà ce quej’appelle une imprudence, gendarme ; les loups se mangent,quoi qu’en dise le proverbe, et, quand ils vont avoir goûté dusang, je ne sais pas si, moi-même, je pourrai les retenir.

Les loups se jetèrent tous ensemble sur leurcamarade blessé. Au bout de cinq minutes, il n’en restait plus queles os.

Les gendarmes avaient profité de ces cinqminutes de répit pour gagner du chemin, ne lâchant pas Thibault etle forçant de courir avec eux. Mais ce qu’avait prédit Thibaultarriva.

On entendit tout à coup comme un ouragan.

C’était la meute qui arrivait au grandgalop.

Les chevaux, lancés au trot, refusèrent dereprendre le pas, effrayés par le piétinement, l’odeur et lehurlement des loups.

Ils se mirent au galop, malgré les efforts deleurs cavaliers.

Celui qui tenait Thibault par la corde n’ayantpas trop de ses deux mains pour maîtriser son cheval, lâcha leprisonnier.

Les loups bondirent les uns sur la croupe, lesautres à la gorge des chevaux.

Dès que ceux-ci sentirent les dents aiguës deleurs adversaires, ils s’élancèrent dans toutes les directions.

– Hourra, les loups ! hourra !cria Thibault.

Mais les terribles animaux n’avaient pasbesoin d’être encouragés. Outre les deux ou trois qu’il avait aprèslui, chaque cheval en eut bientôt six ou sept à sa poursuite.Chevaux et loups disparurent dans toutes les directions, et l’onentendit bientôt, s’affaiblissant dans l’éloignement les cris dedétresse des hommes, les hennissements de douleur des chevaux etles hurlements de rage des loups.

Thibault était resté libre.

Seulement, il avait les mains garrottées parune corde et des entraves aux pieds. Il essaya d’abord de couperses liens avec ses dents. Impossible.

Il essaya de les briser par la force desmuscles. Ce fut inutile.

Les efforts qu’il tenta firent que les cordeslui entrèrent dans les chairs ; voilà tout.

Ce fut à lui à son tour de rugir de douleur,d’angoisse et de rage.

Enfin, las de tordre ses brasgarrottés :

– Oh ! loup, noir, mon ami, dit-ilen levant au ciel ses deux poings fermés, fais tomber ces cordesqui me lient. Tu sais bien que c’est pour faire le mal que je veuxavoir les mains libres.

Au même instant, les cordes rompues tombèrentaux pieds de Thibault, qui battit l’air de ses mains avec unrugissement de joie.

XXI. Le génie du mal.

Le lendemain, vers neuf heures du soir, unhomme s’acheminait vers la laie des Osières par la route duPuits-Sarrasin.

C’était Thibault, qui voulait rendre unedernière visite à sa chaumière et savoir si l’incendie en avaitlaissé subsister quelques débris.

Un monceau de cendres fumantes marquait laplace où elle avait été.

Comme si Thibault leur eût donné rendez-vousen cet endroit, des loups formaient un vaste cercle autour de cesruines, qu’ils contemplaient avec une morne expression defureur ; ils semblaient comprendre qu’en détruisant cettepauvre cabane, faite de branches et de terre, on s’était attaqué àcelui que le pacte fait avec le loup noir leur avait donné pourmaître.

Lorsque Thibault entra dans le cercle, tousles loups poussèrent en même temps un long et sinistre hurlement,comme s’ils eussent voulu lui faire comprendre qu’ils étaient prêtsà seconder sa vengeance.

Thibault alla s’asseoir à la place où avaitété le foyer.

On reconnaissait cette place à quelquespierres noircies, mais intactes, et aux cendres qui étaient plushautes en cet endroit.

Il y resta quelques minutes, absorbé dans unedouloureuse contemplation.

Il ne réfléchit pas que le désastre qu’ilavait sous les yeux était la conséquence et le châtiment de sesdésirs envieux, toujours croissants et grandissants. Il neressentit ni repentir ni regret. La satisfaction qu’il éprouvait dese voir désormais en mesure de rendre aux hommes le mal pour lemal, l’orgueil de pouvoir lutter, grâce à ses terriblesauxiliaires, avec ceux qui le persécutaient, dominèrent en lui toutautre sentiment.

Et, comme les loups hurlaientlamentablement :

– Oui, mes amis, dit Thibault, oui, voshurlements s’accordent avec le cri de mon cœur. Les hommes ontdétruit ma chaumière, ils ont jeté au vent la cendre des outilsavec lesquels je gagnais mon pain ; leur haine me poursuitcomme vous ; je n’ai à attendre d’eux ni merci ni miséricorde.Nous sommes leurs ennemis comme ils sont les nôtres : jen’aurai pour eux ni merci ni compassion. Venez donc, et, de lachaumière au château, reportons chez eux la désolation qu’ils ontapportée chez moi.

Et alors, comme un chef de condottieri suivide ses routiers, le meneur de loups, suivi de toute sa bande, semit en quête de désolation et de carnage.

Cette fois, ce n’étaient plus les cerfs, lesdaims, les chevreuils et le gibier timide qu’il s’agissait depoursuivre.

Protégé par les ténèbres de la nuit, Thibaults’approcha d’abord du château de Vez, car là était son principalennemi.

Le baron avait trois fermes dépendantes duchâteau, des écuries remplies de chevaux, des étables remplies devaches, des parcs remplis de moutons.

Dès la première nuit, tout fut attaqué.

Le lendemain, deux chevaux étaient étranglésdans les écuries, quatre vaches dans l’étable, dix moutons dans lesparcs.

Le baron douta un instant que le désastre vîntd’animaux auxquels il livrait une si terrible guerre ; celaavait l’air, non pas de l’agression brutale d’une horde de bêtesfauves, mais de représailles intelligentes.

Cependant, à la trace des dents sur lesblessures, aux vestiges des pattes sur la terre, il fallut bienreconnaître que de simples loups étaient auteurs de lacatastrophe.

Le lendemain, on s’embusqua.

Mais Thibault et ses loups étaient du côtéopposé de la forêt.

Ce furent les écuries, les étables et lesparcs de Soucy et de Viviers qui furent décimés.

Le surlendemain, ce furent Boursonnes etYvors.

L’œuvre de destruction, une fois commencée,devait se poursuivre avec acharnement.

Le meneur de loups ne quittait plus sesloups ; il dormait dans leurs tanières ; il vivait aumilieu d’eux, stimulant leur soif de sang et de meurtres.

Plus d’une faiseuse de bois, plus d’unramasseur de bruyères, rencontrant dans un hallier la gueulemenaçante d’un loup aux dents blanches et aiguës, ou fut emporté etdévoré par lui, ou, ne dut son salut qu’à son courage et à sa bonneserpe.

Secondés par l’intelligence humaine, les loupsétaient devenus, par leur organisation et leur discipline, plusredoutables que ne l’eût été une bande de lansquenets abattus enpays conquis.

La terreur était générale ; nul n’osaitplus sortir des villes ou des villages autrement qu’armé ; onnourrissait les bestiaux dans les étables, et les hommes eux-mêmes,lorsqu’ils sortaient, s’attendaient les uns les autres, afin de nesortir que par troupes.

L’évêque de Soissons ordonna des prièrespubliques pour demander à Dieu le dégel et la fonte des neiges, carc’était à la quantité de neige qui était tombée que l’on attribuaitcette férocité inaccoutumée des loups.

On disait bien que ces loups étaient excités,conduits, menés par un homme ; que cet homme était plusinfatigable, plus cruel, plus inexorable que les loupseux-mêmes ; qu’à l’instar de ses compagnons, il vivait dechairs palpitantes et se désaltérait dans le sang.

Le peuple désignait, nommait Thibault.

L’évêque lança contre l’ancien sabotier unédit d’excommunication.

Quand au seigneur Jean, il prétendait que lesfoudres de l’Église ne prévaudraient contre les malins espritsqu’autant qu’elles viendraient après des laisser-courre habilementconduits.

Il était bien un peu triste de tant de sangrépandu, un peu humilié de ce que ses bestiaux à lui, grandlouvetier, étaient tout particulièrement décimés par les animauxqu’il était chargé de détruire ; mais, au fond de tout cela,il ne songeait point sans une secrète joie aux triomphants hallalisqui lui étaient réservés, à la célébrité qu’il ne pouvait manquerd’acquérir entre tous les veneurs fameux. Sa passion pour lachasse, s’exaltant dans cette lutte que ses adversaires semblaientavoir si franchement acceptée, devint quelque chose degigantesque ; il ne s’accordait ni trêve ni repos ; il nedormait pas ; il mangeait sans quitter la selle ; pendantla nuit, il battait la campagne en compagnie de l’Éveillé,d’Engoulevent, élevé au rang de piqueur en considération de sonmariage ; dès l’aube, il était à cheval, il attaquait un loupet le chassait jusqu’à ce qu’il ne fit plus assez jour pourdistinguer ses chiens.

Mais, hélas ! toute sa science envénerie, tout son courage, toute sa persévérance, le seigneur Jeanles dépensa en pure perte.

Il porta bas par-ci par-là quelque méchantlouvart, quelque maigre bête rongée de gale, quelque gloutonimprudent qui avait commis la maladresse de se gorger de carnage aupoint de perdre haleine après deux ou trois heures de course ;mais les grands loups au pelage fauve, au ventre harpé, au jarretd’acier, à la patte longue et sèche, ceux-là ne perdirent pas unpoil dans cette guerre.

Grâce à Thibault, ils luttaient avec leursadversaires à armes à peu près égales.

Comme le seigneur Jean demeurait éternellementavec ses chiens, le meneur ne quittait pas ses loups ; aprèsune nuit de sac et de pillage, il tenait la bande éveillée et prêteà porter secours à celui que le seigneur Jean avait détourné ;celui-ci, suivant les instructions du sabotier, commençait parlutter de ruse ; il doublait, il croisait ses voies, ilsuivait les ruisseaux, il sautait sur les arbres inclinés de façonà doubler la besogne des hommes et des chiens ; enfin,lorsqu’il sentait ses forces diminuer, il prenait un grand parti etse forlongeait. La troupe de loups et son meneur intervenaientalors : au moindre balancer, il se donnait un change siadroitement combiné, qu’à des signes imperceptibles on pouvaitseulement juger que les chiens ne suivaient plus l’animal en meute,et qu’il ne fallait pas moins que la profonde expérience duseigneur Jean pour en décider.

Et encore parfois se trompait-il.

En outre, comme nous l’avons dit, les loupssuivaient les chasseurs : c’était une meute qui en chassaitune autre.

Seulement, celle-là, chassant à lamuette, était infiniment plus redoutable que la première.

Un chien fatigué restait-il en arrière, unautre, en bricolant, s’écartait-il du gros de l’équipage, il étaità l’instant même étranglé, et le piqueur qui avait remplacé lepauvre Marcotte, maître Engoulevent, que nous avons déjà eul’occasion de nommer plusieurs fois, étant un jour accouru au cride détresse que poussait l’un de ses chiens, fut assailli lui-mêmeet ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval.

En peu de temps, la meute du seigneur Jean futdécimée ; ses meilleurs chiens étaient crevés de fatigue, lesmédiocres avaient péri sous la dent des loups. L’écurie n’étaitpoint en meilleur état que le chenil : Bayard était fourbu,Tancrède s’était donné une nerf-férure en sautant un fossé, uneffort de boulet reléguait Valeureux aux invalides ; plusheureux que ses trois compagnons, Sultan était mort au champd’honneur, écrasé par une course de seize heures et par le poids dugéant son maître, dont le courage n’était point abattu par desrevers qui cependant amoncelaient autour de lui les cadavres de sesplus nobles et de ses plus fidèles serviteurs.

Le seigneur Jean, comme ces généreux Romainsqui épuisaient contre les Carthaginois toujours renaissants toutesles ressources de l’art militaire, le seigneur Jean changea detactique, et essaya des battues. Il convoqua le ban etl’arrière-ban des paysans et traqua les bois en nombre formidable,de manière à ne pas laisser un lièvre au gîte à l’endroit où lestraqueurs avaient passé.

Mais c’était l’affaire de Thibault de prévoirces traques et de deviner les endroits où elles devaient avoirlieu.

Traquait-on du côté de Viviers ou de Soucy,les loups et leur meneur faisaient une excursion sur Boursonnes ouYvors.

Traquait-on du côté d’Haramont ou de Longpré,on avait connaissance d’eux à Corcy et à Vertefeuille.

Le seigneur Jean avait beau se rendre de nuitaux triages indiqués, les cerner dans le plus grand silence, lesattaquer au point du jour, jamais les traqueurs ne purent débusquerun seul loup de son liteau.

Pas une seule fois la surveillance de Thibaultne fut mise en défaut.

Avait-il mal entendu, avait-il mal compris,ignorait-il l’endroit de l’attaque, par des courriers expédiés aucommencement de la nuit, il rassemblait tous les loups sur unpoint ; puis, avec eux, passait sans être vu par la laie deLisart-l’Abbesse, qui réunit ou plutôt qui, à cette époque,réunissait la forêt de Compiègne à la forêt deVillers-Cotterêts ; il passait d’une forêt à l’autre.

Cela dura ainsi pendant plusieurs mois.

Comme faisait le baron Jean de son côté,Thibault poursuivait du sien la tâche qu’il s’était donnée avec uneénergie passionnée ; comme son adversaire, il semblait avoiracquis des forces surnaturelles pour résister à tant de fatigues etd’émotions ; et cela était d’autant plus remarquable que, dansles courts instants de répit que le baron de Vez laissait au meneurde loups, l’âme de ce dernier était bien loin d’êtretranquille.

Les actions qu’il commettait, cellesauxquelles il présidait, ne lui faisaient pas précisémenthorreur ; elles lui semblaient naturelles ; il enrejetait les conséquences sur ceux qui l’y avaient poussé,disait-il.

Cependant il avait des moments de défaillancedont il ne pouvait se rendre compte et pendant lesquels ildemeurait triste, morose, abattu au milieu de ses férocescompagnons.

Alors, l’image d’Agnelette lui apparaissait,et tout son passé d’ouvrier honnête et laborieux, de vie paisibleet innocente, se personnifiait dans cette douce figure.

Aussi l’aimait-il comme il n’aurait jamaispensé qu’il fût possible d’aimer personne. Tantôt il pleurait avecdésespoir sur tant de bonheur perdu, tantôt il était pris d’accèsde jalousie féroce contre celui qui possédait à cette heure cequ’il n’avait tenu qu’à lui, Thibault, de posséder autrefois.

Un jour que le seigneur Jean, pour préparer denouvelles combinaisons de destruction, avait été forcé de laisserles loups tranquilles, Thibault, qui se trouvait dans lesdispositions d’esprit que nous venons de dire, sortit de la tanièreoù il vivait pêle-mêle avec les loups.

C’était par une splendide nuit d’été.

Il se mit à errer dans les futaies, dont lalune argentait les cimes, et à rêver au temps où il parcourait lesbeaux tapis de mousse, l’esprit exempt de soucis etd’inquiétude.

Alors il arriva au seul bonheur qu’il lui fûtpermis d’atteindre : il arriva à oublier.

Il était plongé dans ce doux rêve de sonpremier passé, lorsque, tout à coup, à cent pas de lui, il entenditun cri de détresse.

Il s’était si fort habitué à ces sortes decris, que, dans toute autre occasion, il y eût fait peud’attention.

Mais, en ce moment, le souvenir d’Agnelettelui attendrissait le cœur et le disposait à la pitié.

Cela était d’autant plus naturel que Thibaultétait aux environs de l’endroit où il avait vu pour la premièrefois la douce enfant.

Il courut donc à l’endroit d’où était parti cecri, et, en sautant du taillis dans la laie de la queue de Ham, ilaperçut une femme qui se débattait, terrassée par un loupmonstrueux.

Sans qu’il se rendît compte de l’émotion qu’iléprouvait, le cœur de Thibault battait plus fort que decoutume.

Il saisit lui-même l’animal à la gorge et lejeta à dix pas de la victime ; puis, prenant la femme entreses bras, il la porta sur le talus du fossé.

Alors, un rayon de la lune, glissant entredeux nuages, éclaira le visage de celle qu’il venait d’arracher àla mort.

Thibault reconnut Agnelette.

Thibault connaissait, à dix pas de là, unesource, celle où la première fois il s’était regardé et avaitaperçu un cheveu rouge.

Il y courut, puisa de l’eau dans ses deuxmains, et jeta cette eau au visage de la jeune femme.

Agnelette ouvrit les yeux, poussa un crid’angoisse et essaya de se retirer et de fuir.

– Eh quoi ! s’écria le meneur deloups, comme s’il était toujours Thibault le sabotier, vous ne mereconnaissez pas, Agnelette ?

– Ah ! si, je vous reconnais,Thibault ; je vous reconnais, s’écria la jeune femme, et c’estpour cela que j’ai peur !

Alors, se mettant à genoux et joignant lesmains :

– Ne me tuez pas, Thibault ! Ne metuez pas ! La vieille grand-mère aurait trop de chagrin !Thibault, ne me tuez pas !

Le meneur de loups resta consterné.

À cette heure seulement, il comprenaitl’effroyable renommée qu’il s’était acquise, et cela par la terreurque sa vue inspirait à la femme qui l’avait aimé et que lui aimaittoujours.

Il eut un moment d’horreur pour lui-même.

– Moi, vous tuer, Agnelette !dit-il, lorsque je veux vous arracher à la mort ! Oh ! ilfaut que vous ayez une bien grande haine contre moi pour qu’unepareille pensée vous soit venue.

– Je ne vous hais pas, Thibault, réponditla jeune femme ; mais on dit tant de choses de vous dans laplaine, que vous me faites peur.

– Et parle-t-on de celle dont la trahisona amené Thibault à commettre tous ces crimes ?

– Je ne vous comprends pas, dit Agneletteen regardant Thibault avec ses grands yeux couleur de ciel.

– Comment ! dit Thibault, vous necomprenez pas que je vous aimais… que je vous adorais, Agnelette,et que votre perte m’a rendu fou ?

– Si vous m’aimiez, si vous m’adoriez,Thibault, qui donc vous a empêché de m’épouser ?

– L’esprit du mal, murmura Thibault.

– Moi, je vous aimais, continua la jeunefemme, et j’ai cruellement souffert en vous attendant.

Thibault poussa un soupir.

– Vous m’aimiez, Agnelette ?dit-il.

– Oui, répondit la jeune femme avec sadouce voix et son charmant regard.

– Mais, maintenant, reprit Thibault, toutest fini et vous ne m’aimez plus ?

– Thibault, répondit Agnelette, je nevous aime plus, parce que je ne dois plus vous aimer. Mais on nechasse point comme on le voudrait sa première affection.

– Agnelette ! s’écria Thibault toutfrissonnant, prenez garde à ce que vous allez dire !

– Pourquoi, dit l’enfant en secouantnaïvement la tête, pourquoi prendrais-je garde à ce que je vaisdire, puisque je ne dirai que la vérité ? Le jour où vousm’avez dit que vous vouliez me prendre pour femme, je vous ai cru,Thibault ; car à quoi vous eût servi de me mentir au moment oùje venais de vous rendre un service ? Puis, plus tard, je vousai rencontré, je ne vous cherchais pas ; vous êtes venu à moi,vous m’avez dit des paroles d’amour, vous m’avez reparlé le premierde la promesse que vous m’aviez faite. Ce n’est point encore mafaute, Thibault, si j’ai eu peur de cette bague que vous portiez audoigt et qui, assez grande pour vous, chose horrible ! s’esttrouvée trop petite pour moi.

– Cette bague, dit Thibault, voulez-vousque je ne la porte plus ? Voulez-vous que je la jette ?Et il essaya de la tirer de son doigt.

Mais, de même que la bague avait été troppetite pour entrer au doigt d’Agnelette, elle fut trop petite poursortir du doigt de Thibault.

Il eut beau redoubler ses efforts, essayer dela faire sortir avec ses dents : la bague semblait rivée à sondoigt pour l’éternité.

Thibault vit bien qu’il fallait renoncer à seséparer de cette bague, que c’était le gage du pacte passé entrelui et le loup noir.

Il laissa, en poussant un soupir, retomber sesbras près de lui avec découragement.

– Ce jour-là, continua Agnelette, je mesuis sauvée ; je sais bien que j’ai eu tort, mais je n’ai pasété maîtresse de ma peur à la vue de cette bague et surtout…

Elle leva timidement ses yeux jusqu’au frontde Thibault. Thibault était nu-tête, et, à la lueur de la lune,Agnelette put voir que ce n’était plus un cheveu qui semblait rougiaux flammes de l’enfer, mais la moitié de la chevelure du meneur deloups qui avait pris la teinte diabolique.

– Oh ! dit-elle en reculant,Thibault ! Thibault ! que vous est-il arrivé depuis queje ne vous ai vu ?

– Agnelette ! s’écria Thibault enappuyant son front sur la terre et en tenant sa tête à deux mains,ce qui m’est arrivé, je ne saurais le raconter à une créaturehumaine, pas même à un prêtre ; mais à vous, Agnelette, jedirai simplement ceci : Agnelette, Agnelette, ayez pitié demoi, car j’ai été bien malheureux !

Agnelette se rapprocha de Thibault et lui pritles mains.

– Vous m’aimiez donc ? vous m’aimiezdonc ? s’écria Thibault.

– Que voulez-vous, Thibault ! repritla jeune femme avec la même douceur et la même innocence ;j’avais pris votre dire au sérieux, et, chaque fois que l’onheurtait à la porte de notre cabane, mon cœur battait, parce que jepensais que c’était vous et que vous veniez pour dire à la vieillefemme : « Mère, j’aime Agnelette ; Agnelettem’aime : voulez-vous me la donner pour femme ? »Puis, quand on avait ouvert, quand je voyais que ce n’était pointvous, j’allais me cacher dans un coin et je pleurais.

– Et à présent, Agnelette, àprésent ?

– À présent, dit la jeune femme, c’estsingulier, Thibault, malgré tout ce que l’on raconte de terriblesur vous, je n’ai plus peur réellement ; car il me semble quevous ne pouvez point me vouloir de mal, et je traversais hardimentle bois, lorsque cette horrible bête, dont vous m’avez délivrée,s’est jetée sur moi.

– Mais comment étiez-vous du côté devotre ancienne demeure ? n’habitez-vous point avec votremari ?

– C’est vrai, nous avons habité Vezquelque temps ; mais, à Vez, il n’y avait point de place pourla vieille mère aveugle. Alors, j’ai dit à mon mari :« La grand-mère avant tout ; je retourne près d’elle.Quand vous voudrez me voir, vous viendrez. »

– Et il a consenti ?

– Il ne voulait pas d’abord, mais je luiai fait observer que la grand-mère a soixante-dix ans ; qu’enlui donnant deux ou trois ans à vivre encore, Dieu veuille que jeme trompe ! c’étaient deux ou trois ans de gêne, voilàtout ; tandis que nous, selon toute probabilité, nous avionsde longues années à vivre. Alors il a compris qu’il fallait donnerà celui qui avait le moins.

Mais, au milieu de cette explicationd’Agnelette, Thibault n’avait suivi qu’une seule pensée :c’est que l’amour qu’elle avait autrefois éprouvé pour lui n’étaitpoint éteint dans son cœur.

– Ainsi, dit Thibault, vousm’aimiez ? Ainsi, Agnelette, vous pourriez m’aimerencore ?…

– Mais non, c’est impossible, puisquej’appartiens à un autre.

– Agnelette ! Agnelette ! ditesseulement que vous m’aimez !

– Mais, au contraire, si je vous aimais,je ferais tout au monde pour vous le cacher.

– Pourquoi ? s’écria Thibault,pourquoi donc ? Tu ne connais pas ma puissance. Je sais bienqu’il ne me reste peut-être plus qu’un ou deux souhaits àfaire ; mais, aidé par toi, en combinant ces souhaits, je puiste faire riche comme une reine… Nous pouvons quitter le pays, laFrance, l’Europe ; il y a de grandes contrées que tu neconnais pas même de nom, Agnelette, qu’on appelle l’Amérique, qu’onappelle l’Inde. Ce sont des paradis, avec un ciel bleu, de grandsarbres, des oiseaux de toute espèce. Agnelette, dis que tu veux mesuivre ; personne ne saura que nous sommes partis ensemble,personne ne saura où nous sommes, personne ne saura que nous nousaimons, personne ne saura même que nous vivons.

– Fuir avec vous, Thibault ! ditAgnelette en regardant le meneur de loups comme si elle n’avaitcompris qu’à moitié ce qu’il lui disait ; mais ignorez-vousdonc que je ne m’appartiens plus ? Ne savez-vous pas que jesuis mariée ?

– Qu’importe, dit Thibault, si c’est moique tu aimes et si nous pouvons vivre heureux !

– Oh ! Thibault !Thibault ! que dites-vous !

– Écoute, reprit Thibault, je vais teparler au nom de ce monde et de l’autre. Veux-tu sauver à la foiset mon corps et mon âme, Agnelette ? Ne me résiste pas, aiepitié de moi, viens avec moi ; partons ! Allons quelquepart où l’on n’entende plus ces hurlements, où l’on ne respire pluscette odeur de chair saignante ; et, si d’être riche et grandedame t’épouvante, quelque part où je puisse redevenir Thibaultl’ouvrier, Thibault pauvre, mais Thibault aimé, et, par conséquent,Thibault heureux dans ses rudes labeurs, quelque part où Agneletten’ait pas d’autre époux que moi.

– Thibault ! Thibault ! j’étaisprête à devenir votre femme, et vous m’avez dédaignée !

– Agnelette, ne me rappelle pas des tortsdont je suis puni si cruellement.

– Thibault, un autre a fait ce que vousne vouliez pas faire : il a pris la jeune fille pauvre ;il s’est chargé de la vieille femme aveugle ; il a assuré unnom à l’une, du pain à l’autre ; il n’a pas ambitionné plusque mon amour, il n’a voulu de richesse que mon serment ;pouvez-vous demander que je lui rende le mal pour le bien ?Oseriez-vous me dire qu’il faut que je quitte celui qui m’a donnéla preuve de son amour pour celui qui ne m’a jamais donné que lapreuve de son indifférence ?

– Mais, puisque tu ne l’aimes pas,puisque c’est moi que tu aimes, que t’importe, Agnelette ?

– Thibault, ne torturez pas mes parolespour y trouver ce qu’elles ne disent pas. Je vous ai parlé del’amitié que je conservais pour vous, mais je ne vous ai point ditque je n’aimais pas mon mari. Je voudrais vous voir heureux, monami, je voudrais surtout vous voir abjurer vos erreurs, vousrepentir de vos crimes ; je voudrais enfin que, pour vousarracher à cet esprit du mal dont vous parliez tout à l’heure, Dieuvous prît en miséricorde. Je le lui demande à genoux soir et matindans mes prières. Mais, pour que je puisse prier pour vous,Thibault, il faut que je reste pure ; pour que la voix quidemande grâce monte jusqu’au trône du Seigneur, il faut que cettevoix soit innocente ; il faut enfin que je gardescrupuleusement la foi que j’ai jurée au pied de son autel.

Thibault, en entendant parler Agnelette aveccette fermeté, redevint sombre et farouche.

– Savez-vous que c’est bien imprudent, ceque vous me dites là, Agnelette ?

– Pourquoi cela, Thibault ? demandala jeune femme.

– Nous sommes seuls ici : il faitnuit, et à cette heure il n’est point un homme de la plaine qui oseentrer dans la forêt. Sais-tu, Agnelette, que le roi n’est pas plusmaître dans son royaume que je ne le suis ici ?

– Que voulez-vous dire,Thibault ?

– Je veux dire qu’après avoir prié,supplié, imploré, je puis passer à la menace.

– Vous, menacer ?

– Je veux dire, continua Thibault sansécouter Agnelette, qu’à chaque parole que tu prononces, tu irritesà la fois mon amour pour toi et ma haine pour lui ; je veuxdire enfin qu’il est imprudent à la brebis d’irriter le loup quandla brebis est au pouvoir du loup.

– En prenant ce sentier, je vous l’aidit, Thibault, j’étais sans crainte en vous voyant. Après êtrerevenue à moi, en songeant involontairement à ce qu’on raconte devous, j’ai ressenti un moment de terreur. Mais vous aurez beaufaire à présent, Thibault, vous ne me ferez pas pâlir.

Thibault se prit la tête à pleines mains.

– Ne parlez pas ainsi, dit-il, car vousne savez pas ce que le démon me souffle à l’oreille, et ce qu’il mefaut de force pour résister à sa voix.

– Vous pouvez me tuer, réponditAgnelette, mais je ne commettrai point la lâcheté que vous medemandez ; vous pouvez me tuer, mais je resterai fidèle àcelui que j’ai pris pour époux ; vous pouvez me tuer, mais, enmourant, je prierai Dieu qu’il l’assiste.

– Ne prononcez pas ce nom,Agnelette ; ne me faites pas songer à cet homme.

– Menacez-moi tant que vous voulez,Thibault, puisque je suis entre vos mains : mais lui est loinde vous, par bonheur, et vous n’avez aucun pouvoir sur lui.

– Qui te dit cela, Agnelette, qui te ditque, grâce au pouvoir infernal que je possède et auquel je résisteà peine, je ne puis pas frapper de loin comme de près ?

– Et, quand je serais veuve, Thibault, mecroyez-vous assez vile pour accepter votre main teinte du sang decelui dont je porte le nom ?

– Agnelette, dit Thibault en se mettant àgenoux, Agnelette, épargne-moi un nouveau crime !

– Le crime viendra de vous et non pas demoi. Je puis vous donner ma vie, Thibault, mais je ne vous donneraipas mon honneur.

– Oh ! fit Thibault rugissant,l’amour sort du cœur quand la haine y entre ; prends garde,Agnelette ! prends garde à ton mari ! Le démon est en moiet va parler par ma bouche. Au lieu des consolations que jedemandais à ton amour et que ton amour me refuse, j’aurai celle dela vengeance. Agnelette, arrête, il en est temps encore, arrête mamain qui maudit, arrête ma main qui condamne, ou sinon, tucomprends bien que ce n’est plus moi, tu comprends bien que c’esttoi qui le frappes ! Agnelette, tu le sais… Agnelette, tu neme dis pas de ne point parler ? Eh bien, soyons donc mauditstous, toi, lui et moi ! Agnelette, je veux qu’ÉtienneEngoulevent meure, et il va mourir !

Agnelette jeta un cri terrible. Puis, comme sisa raison protestait contre cet assassinat à distance et qui luisemblait impossible :

– Mais non, dit-elle, ce que vous diteslà, c’est pour m’épouvanter, et mes prières prévaudront sur nosmalédictions.

– Va donc apprendre comment le Ciel lesexauce, tes prières. Seulement, si tu veux retrouver ton épouxvivant, hâte-toi, Agnelette, car tu risques de trébucher sur uncadavre.

Dominée par l’accent de conviction avec lequelle meneur de loups prononçait ces paroles, et cédant à unirrésistible mouvement de terreur, Agnelette, sans répondre àThibault, debout sur le revers du fossé et la main étendue versPréciamont, Agnelette se mit à courir dans la direction quesemblait lui indiquer cette main, et disparut bientôt dans la nuitau tournant d’une route.

Lorsqu’elle eut disparu, Thibault poussa unrugissement tel qu’auraient pu en faire entendre dix loups hurlantà la fois.

Puis, s’élançant dans le fourré :

– Ah ! dit-il, maintenant je suisbien véritablement maudit !

XXII. Le dernier souhait deThibault.

Bien que poursuivie par une terreur profondeet ayant hâte d’arriver au village où elle avait laissé son mari,Agnelette, justement à cause de la rapidité de sa course, étaitobligée de s’arrêter de temps en temps : l’haleine luimanquait.

Dans ces moments de halte, pendant lesquelselle essayait de ressaisir sa raison, elle se disait qu’elle étaitfolle d’attacher tant d’importance à des paroles impuissantes,dictées par la jalousie et la haine, que le vent avait déjàemportées ; et cependant, malgré cela, dès qu’elle étaitparvenue à reprendre sa respiration, dès que la force lui revenait,elle poursuivait sa route de la même course précipitée, car ellesentait qu’elle ne serait tranquille que lorsqu’elle aurait revuson mari.

Bien qu’elle eût à traverser une demi-lieue àpeu près des triages les plus solitaires et les plus sauvages de laforêt, elle ne songeait plus aux loups, qui étaient la terreur detoutes les villes et de tous les villages à dix lieues à la ronde.Elle n’avait qu’une peur : c’était de rencontrer sous ses pasle corps inanimé d’Engoulevent.

Plus d’une fois, lorsque son pied heurta uncaillou ou une branche, sa respiration s’arrêta tout à coup commesi son dernier soupir se fût exhalé, un froid aigu lui entrajusqu’au fond du cœur, ses cheveux se dressèrent sur son front etune sueur froide inonda son visage.

Enfin, au bout du sentier qu’elle suivait, etau-dessus duquel les arbres, en se croisant, formaient une voûte,elle aperçut la campagne doucement argentée par les rayons de lalune.

Au moment où elle entrait dans la plaine etpassait de l’obscurité à la lumière, un homme qu’elle n’avait pointaperçu, caché qu’il était derrière un buisson du fossé qui séparaitla plaine de la forêt, se jeta au-devant d’Agnelette et la pritentre ses bras.

– Oh ! oh ! dit-il en riant, oùallez-vous à cette heure de nuit, madame, et de ce pas-làencore ? Agnelette reconnut son mari.

– Étienne ! oh ! mon cher petitÉtienne ! s’écria la jeune femme en lui jetant les deux brasautour du cou, que je suis donc aise de te revoir, et de te revoirbien vivant ! Mon Dieu ! je vous remercie !

– Oh ! oh ! dit Engoulevent, tucroyais donc, pauvre Agnelette, que Thibault, le meneur de loups,avait dîné de mes os ?

– Ah ! ne prononce pas le nom deThibault, Étienne ; fuyons, mon ami, fuyons du côté desmaisons !

– Allons, fit en riant le jeune piqueur,voilà que tu vas faire dire aux commères de Préciamont et de Vezqu’un mari n’est bon à rien, pas même à rassurer sa femme.

– Tu as raison, Étienne ; mais, moiqui tout à l’heure ai eu le courage de traverser ces grands vilainsbois, je ne sais pourquoi, maintenant que je devrais être rassuréepuisque tu es près de moi, je ne sais pourquoi je tremble depeur.

– Que t’est-il donc arrivé ? Voyons,dis-moi cela, fit Étienne en donnant un baiser à sa femme.

Agnelette raconta alors à son mari comment, enrevenant de Vez à Préciamont, elle avait été attaquée par un loup,comme Thibault l’avait arrachée à ses griffes, et ce qui s’étaitpassé entre elle et ce dernier.

Engoulevent écouta avec la plus grandeattention.

– Écoute, dit-il à Agnelette, je vais teconduire à la maison, je t’y renfermerai bien soigneusement avec lagrand-mère pour qu’il ne t’arrive point malheur ; puis jemonterai à cheval et j’irai prévenir le seigneur Jean de l’endroitoù se tient Thibault.

– Oh ! non, non ! s’écriaAgnelette, tu serais obligé de traverser la forêt, et il pourrait yavoir du danger.

– Je ferai un détour, dit Étienne, et, aulieu de passer par la forêt, j’irai par les fonds de Coyolles et deVallue.

Agnelette poussa un soupir et secoua la tête,mais elle n’insista pas davantage. Elle savait que sur ce pointelle n’obtiendrait rien d’Engoulevent, et, d’ailleurs, elle seréservait de renouveler ses prières une fois rentrée à lamaison.

Et, en effet, ce que comptait faire le jeunepiqueur était tout simplement l’accomplissement d’un devoir.

Une battue formidable devait avoir lieu lelendemain, justement dans la partie de la forêt opposée à celle oùAgnelette venait de rencontrer Thibault.

Il était du devoir d’Étienne d’aller sansretard prévenir le seigneur Jean du lieu où Agnelette avaitrencontré le meneur de loups.

Il n’y avait pas trop du reste de la nuit pourchanger les dispositions de la battue.

Cependant, en approchant de Préciamont,Agnelette, qui avait gardé le silence un instant, jugea sans douteque, pendant cet instant, elle avait amassé un nombre suffisant debonnes raisons, car elle reprit ses sollicitations avec plusd’ardeur que jamais.

Elle représenta à Étienne que Thibault, toutloup-garou qu’il était, avant de lui faire aucun mal, lui avaitsauvé la vie ; qu’au lieu d’abuser de sa force, quand il latenait en sa puissance, il lui avait donné la liberté de venirrejoindre son mari. Dire où était Thibault après cela, dénoncer saretraite à son ennemi mortel, le seigneur Jean, ce n’était plusaccomplir un devoir, c’était ourdir une trahison : c’étaitvouloir que Thibault, qui ne pouvait manquer d’être instruit decette trahison, ne fit plus désormais grâce à personne en pareillecirconstance.

La jeune femme plaidait la cause de Thibaultavec une véritable éloquence. Mais, en épousant Engoulevent, ellene lui avait pas plus fait mystère de ses premiers engagements avecle sabotier que de ce qui s’était passé dans leur dernièreentrevue.

Quelle que fût la confiance qu’il eût dans safemme Engoulevent n’en était pas moins accessible à lajalousie.

D’ailleurs, il existait une vieille haineentre lui et Thibault, haine qui avait pris naissance le jour oùEngoulevent avait déniché le sabotier sur un arbre et l’épieu dusabotier dans le buisson voisin.

Aussi tint-il bon et continua-t-il, tout enécoutant les prières d’Agnelette, à se diriger vivement versPréciamont.

Ils arrivèrent en discutant, et chacunsoutenant son dire, jusqu’à cent pas des premières haies.

Pour combattre, autant que possible, lesincursions soudaines et inattendues que Thibault faisait dans lesvillages, les paysans avaient établi des espèces de patrouillesnocturnes et se gardaient comme on se garde en temps de guerre.

Étienne et Agnelette étaient si préoccupés deleur discussion, qu’ils n’entendirent pas le qui-vive de lasentinelle embusquée derrière la haie, et qu’ils continuèrent des’avancer vers le village.

La sentinelle, apercevant dans l’ombre uneapparence à laquelle sa préoccupation prêtait une forme monstrueuseet qui, ne répondant point à son qui-vive, continuait de s’avancervers lui, prépara son fusil.

En levant les yeux, le jeune piqueur aperçuttout à coup la sentinelle à la lumière de la lune qui, pareille àun éclair, se reflétait sur le canon du fusil.

Tout en répondant ami, il se jetaau-devant d’Agnelette, l’enlaçant de ses bras et lui faisant unrempart de son corps.

Mais le coup de feu partit au même instant, etle malheureux Étienne, poussant un soupir, tomba sur celle qu’ilétreignait, sans faire entendre une seule plainte.

La balle lui avait traversé le cœur.

Lorsque les gens de Préciamont, avertis par lebruit du coup de feu, arrivèrent sur le sentier qui conduit duvillage à la forêt, ils trouvèrent Engoulevent mort et Agneletteétendue sans connaissance sur le cadavre de son mari.

On transporta la pauvre Agnelette dans lacabane de sa grand-mère.

Mais elle ne revint à elle que pour tomberdans un désespoir qui touchait au délire.

Lorsqu’elle fut sortie de la torpeur despremiers jours, le délire atteignit les proportions de lafolie.

Elle s’accusait de la mort de son mari ;elle l’appelait, elle demandait grâce pour lui à des espritsinvisibles qui obsédaient jusqu’aux courts instants de sommeil quel’exaltation de son cerveau lui permettait de prendre.

Elle prononçait le nom de Thibault ets’adressait au maudit avec des supplications qui tiraient leslarmes des yeux de tous ceux qui l’entendaient.

Comme dans tout ce que racontait sa folie,malgré l’incohérence des paroles, les faits réels se faisaientjour, on comprenait que le meneur de loups était mêlé au funesteévénement qui avait causé la mort du pauvre Étienne. Enconséquence, on accusait l’ennemi commun d’avoir jeté un sort surles deux malheureux enfants, et l’animadversion que l’on portait àl’ancien sabotier s’en était encore accrue.

On eut beau appeler le médecin deVillers-Cotterêts et celui de la Ferté-Milon, l’état d’Agnelette nefit qu’empirer : ses forces s’en allèrent décroissant ;sa voix, au bout de quelques jours, devint plus faible et plusbrève, quoique son délire demeurât toujours aussi violent, et toutfaisait croire, même le silence des médecins, que la pauvreAgnelette ne tarderait point à suivre son mari dans la tombe.

La voix de la vieille aveugle avait seule lepouvoir de diminuer sa fièvre. Lorsqu’elle entendait parler lagrand-mère, Agnelette se calmait, ses yeux fixés et hagardss’adoucissaient et s’humectaient de larmes ; elle passait samain sur son front comme pour en chasser une pensée importune, etun triste sourire se dessinait rapide et fugitif sur seslèvres.

Un soir, à la tombée de la nuit, Agnelettereposait d’un sommeil plus agité et plus pénible encore qued’habitude.

La chaumière, faiblement éclairée par unelampe de cuivre, était dans une demi-obscurité ; lagrand-mère, assise devant les pierres de l’âtre, gardait dans saphysionomie cette immobilité sous laquelle les sauvages et lespaysans cachent leurs plus vives émotions.

Des deux femmes que le seigneur Jean payaitpour garder la veuve de son serviteur, l’une récitait son chapeletagenouillée au pied du lit où Agnelette gisait si pâle et siblanche, que, n’eût été le mouvement régulier de sa poitrineoppressée, on eût pu la croire déjà morte ; l’autre filaitsilencieusement sa quenouille.

Tout à coup, la malade, qui depuis quelquesmoments frissonnait par intervalles, parut se débattre contre unrêve horrible et poussa un cri d’angoisse.

Au même instant, la porte s’ouvrit. Un homme,dont la tête semblait entourée d’un cercle de flammes, s’élançadans la chambre, bondit jusqu’au lit d’Agnelette, étreignit lamourante entre ses bras, appuya, avec des cris de douleur, seslèvres sur le front de la malade, puis, s’élançant vers une portequi donnait sur la campagne, l’ouvrit et disparut.

L’apparition avait été si rapide, que l’on eûtpu croire à une hallucination de la jeune femme, qui, essayant derepousser un objet invisible, criait :

– Éloignez-le !Éloignez-le !

Mais les deux veilleuses avaient vu cet hommeet avaient reconnu Thibault ; mais on entendait de grandesclameurs, où le nom de Thibault était mêlé.

Ces clameurs s’approchaient de la maisond’Agnelette, et bientôt ceux qui les poussaient parurent sur leseuil.

Ils poursuivaient le meneur de loups.

Thibault avait été vu rôdant autour de lachaumière d’Agnelette, et les habitants de Préciamont, prévenus parleurs sentinelles, s’étaient armés de fourches et de bâtons, pourlui donner la chasse.

Thibault, qui connaissait l’état désespéréd’Agnelette, n’avait pu résister au désir de la voir une dernièrefois.

Au risque de tout ce qui pouvait lui arriver,il avait traversé le village, se fiant à la rapidité de sa course,avait ouvert la porte de la cabane et était allé revoir lamourante.

Les deux femmes indiquèrent aux paysans laporte par laquelle Thibault était sorti, et ceux-ci, comme unemeute qui en revoit, s’élancèrent sur ses traces en redoublant demenaces et de clameurs.

Thibault, bien entendu, échappa à ses ennemis,et disparut dans la forêt.

Mais, après la secousse effroyablequ’Agnelette venait de recevoir de la présence et du contact deThibault, l’état de la malade devint si alarmant, que l’on dut,dans le courant de cette même nuit, aller chercher le prêtre.

Il était évident qu’Agnelette n’avait plus quequelques heures à souffrir.

Vers minuit, le prêtre entra, suivi dusacristain qui portait la croix, et des enfants de chœur quiportaient l’eau bénite.

Ces derniers s’agenouillèrent au pied du lit,tandis que le prêtre s’approchait du chevet.

Alors, Agnelette parut ranimée par une forcemystérieuse.

Elle parla longtemps bas avec le prêtre, et,comme on savait bien que la pauvre enfant n’avait pas si longtempsà prier pour elle, on comprit qu’elle priait pour un autre.

Cet autre, quel était-il ?

Dieu, le prêtre et elle le savaient seuls.

XXIII. L’anniversaire.

Lorsque Thibault n’entendit plus retentirderrière lui les cris furieux des paysans, il suspendit la rapiditéde sa course.

Puis, enfin, la forêt étant retombée dans sonsilence habituel, il s’arrêta et s’assit sur un monceau depierre.

Il était si troublé, qu’il ne reconnutl’endroit où il se trouvait qu’en remarquant que ces pierresportaient de larges taches noires, comme si elles avaient étéléchées par le feu.

Ces pierres étaient celles de son foyer.

Le hasard l’avait conduit à l’endroit où avaitété la cabane qu’il habitait quelques mois auparavant.

Le sabotier compara sans doute avec amertumece passé si calme avec le présent si terrible, car de grosseslarmes, roulant le long de ses joues, vinrent tomber sur lescendres qu’il foulait à ses pieds.

Il entendit minuit qui sonnait à l’églised’Oigny, puis successivement aux horloges des églises voisines.

C’était l’heure où le prêtre écoutait lesdernières prières d’Agnelette mourante.

– Oh ! maudit soit, s’écriaThibault, le jour où j’ai souhaité autre chose que ce que le BonDieu avait mis à la portée de la main d’un pauvre ouvrier !Maudit soit le jour où le loup noir m’a vendu la puissance de fairele mal, puisque le mal que j’ai fait, au lieu d’ajouter à monbonheur, l’a détruit à tout jamais !

Un éclat de rire retentit derrièreThibault.

Il se retourna et vit le loup noir lui-même,qui se glissait dans la nuit, comme un chien qui rejoint sonmaître.

Il eût été presque invisible dans l’obscuritésans ses yeux, qui jetaient des flammes et l’éclairaient.

Il tourna autour du foyer et vint s’asseoir enface du sabotier.

– Eh quoi ! dit-il, maître Thibaultn’est pas content ? Par les cornes de Belzébuth ! maîtreThibault est difficile !

– Puis-je être content, dit Thibault, moiqui, depuis que je t’ai rencontré, n’ai connu que les vainesaspirations et les regrets superflus ?

« J’ai voulu la richesse, et je medésespère d’avoir perdu le toit de fougère à l’abri duquel jem’endormais sans m’inquiéter du lendemain, sans me soucier du ventet de la pluie qui fouettaient les branches des grands chênes.

« J’ai désiré les grandeurs, et lesderniers paysans de la plaine, que je méprisais autrefois, mechassent aujourd’hui devant eux à coups de pierres.

« J’ai demandé l’amour, et la seule femmequi m’ait aimé et que j’aime m’a échappé pour appartenir à unautre, et elle meurt à cette heure en me maudissant, sans qu’avectout le pouvoir que tu m’as donné, je puisse rien faire pour lasecourir !

– N’aime que toi-même, Thibault.

– Oh ! oui, raille !

– Je ne raille pas. Avant que je meprésentasse à tes yeux, n’avais-tu pas déjà jeté sur le biend’autrui un regard de convoitise ?

– Oh ! pour un misérable daim commeil y en a des centaines qui broutent l’herbe de cetteforêt !

– Tu croyais ne souhaiter que le daim,Thibault ; mais les souhaits s’enchaînent les uns aux autrescomme les nuits aux jours et les jours aux nuits.

« En souhaitant le daim, tu souhaitais leplat d’argent sur lequel il devait être servi ; le platd’argent entraînait après lui le serviteur qui le porte et l’écuyertranchant qui découpe ce qu’il contient.

« L’ambition ressemble à la voûte duciel : elle a l’air de se borner à l’horizon, et elle embrassetoute la terre.

« Tu as dédaigné l’innocence d’Agnelettepour le moulin de la Polet ; tu n’eusses pas plutôt possédé lemoulin, qu’il t’eût fallu la maison du bailli Magloire ; et lamaison du bailli Magloire n’eût plus eu de charmes pour toi dès quetu eusses entrevu le château du comte de Mont-Gobert.

« Oh ! tu appartenais bien parl’envie à l’ange déchu, mon maître et le tien ; seulement,comme il te manquait l’intelligence pour souhaiter le mal et entirer le bien qui pouvait t’en revenir, ton intérêt eût peut-êtreété de rester honnête.

– Oh ! oui, répondit tristement lesabotier, c’est maintenant que je reconnais la vérité duproverbe : « À qui mal veut, mal arrive !… »Mais, enfin, ajouta-t-il, ne puis-je pas redevenirhonnête ?…

Le loup poussa un ricanement moqueur.

– Oh ! garçon, dit-il, avec un seulcheveu, le diable peut conduire un homme en enfer. As-tu jamaiscompté combien le diable possédait des tiens ?

– Non.

– Je ne puis pas te dire combien tu as decheveux à lui sur la tête, mais je puis te dire combien il t’enreste, à toi. Il t’en reste un ! Tu vois que le temps durepentir est passé.

– Pourquoi, dit Thibault, si pour un seulcheveu le diable peut perdre un homme, pourquoi, par un seulcheveu, Dieu ne pourrait-il pas le sauver ?

– Essaye.

– D’ailleurs, lorsque j’ai conclu cefuneste marché avec vous, je n’ai pas cru accomplir un pacte.

– Oh ! je reconnais bien là lamauvaise foi des hommes ! Tu n’as pas accompli un pacte en medonnant tes cheveux, imbécile ? Depuis que les hommes ontinventé le baptême, nous ne savons plus par où les prendre, et ilfaut qu’en échange de quelque concession que nous leur faisons, ilsnous fassent abandon d’une partie de leur corps où nous puissionsmettre la main. Tu nous as cédé tes cheveux ; ils tiennentbien, tu t’en es assuré, ils ne nous resteront pas dans la griffe…Non, non, tu es à nous, Thibault, depuis le moment où, sur le seuilde la porte qui était là, tu as caressé dans ton esprit l’idée dela fraude et de la rapine.

– Ainsi, s’écria Thibault avec rage, ense levant et en frappant du pied, ainsi, perdu dans l’autre mondesans avoir joui des plaisirs de celui-ci ?

– Tu peux encore les connaître,Thibault.

– Comment cela ?

– En entrant hardiment dans le sentier oùtu t’es engagé par raccroc, en voulant avec résolution ce que tuacceptais sournoisement ; autrement dit, en étant franchementdes nôtres.

– Et que faudrait-il faire ?

– Prendre ma place.

– Et en la prenant ?

– Acquérir ma puissance ; alors, tun’auras plus rien à désirer.

– Si votre puissance est si étendue, sielle vous donne toutes les richesses que j’envie, comment yrenoncez-vous ?

– Ne t’inquiète pas de moi. Le maîtreauquel j’aurai conquis un serviteur me récompensera largement.

– Et, en prenant votre place, prendrai-jevotre forme ?

– Oui, pendant la nuit ; mais, lejour, tu redeviendras homme.

– Les nuits sont longues, obscures,pleines d’embûches ; je puis tomber sous la balle d’un garde,ou poser la patte sur un piège ; alors, adieu richesse, adieugrandeur.

– Non ; car cette peau quim’enveloppe est impénétrable au fer, au plomb et à l’acier… Tantqu’elle couvrira ton corps, tu seras non seulement invulnérable,mais immortel ; une seule fois par an, comme tous lesloups-garous, tu redeviendras loup pour vingt-quatre heures, et,pendant ces vingt-quatre heures, tu auras la mort à craindre commeles autres. Lorsque nous nous sommes vus, il y aura juste un anaujourd’hui, j’étais dans mon jour fatal.

– Ah ! ah ! fit Thibault, celam’explique pourquoi vous craigniez si fort la dent des chiens duseigneur Jean.

– Quand nous traitons avec les hommes, ilnous est défendu de faire aucun mensonge, et nous sommes forcés detout leur dire : c’est à eux d’accepter ou de refuser.

– Tu me vantais la puissance que jepouvais acquérir ; eh bien, voyons, quelle sera cettepuissance ?

– Telle, que celle du roi le pluspuissant ne pourra lutter avec elle, puisque cette puissance royaleaurait les limites de l’humain et du possible.

– Serai-je riche ?

– Si riche, que tu en arriveras àmépriser la richesse, puisque, avec la seule force de ta volonté,tu auras non seulement ce que les hommes obtiennent avec de l’or etde l’argent, mais encore ce que les êtres supérieurs obtiennent parleurs conjurations.

– Je pourrai me venger de mesennemis ?

– Pour tout ce qui se rapportera au mal,ton pouvoir sera sans limites.

– La femme que j’aimerai pourra-t-ellem’échapper encore ?

– Dominant tes semblables, tu les auras àta discrétion.

– Rien ne pourra les soustraire à mavolonté ?

– Rien, excepté la mort, qui est plusforte que tout.

– Et moi, un seul jour sur trois centsoixante-cinq, je risquerai de mourir ?

– Un seul ; pendant les autresjours, ni fer, ni plomb, ni acier, ni eau, ni feu ne prévaudrontsur toi.

– Et aucun mensonge, aucun piège n’estcaché sous ta parole ?

– Aucun, foi de loup !

– Eh bien, soit, dit Thibault ; louppour vingt-quatre heures, pour tout le reste du temps roi de lacréation ! Que faut-il faire ? Je suis prêt.

– Cueille une feuille de houx ;déchire-la en trois morceaux avec les dents, et jette-la loin detoi.

Thibault fit ce qui lui était ordonné.

Après avoir rompu la feuille, il en éparpillales morceaux, et alors, quoique la nuit eût été excessivement calmejusque-là, un coup de tonnerre se fit entendre et une trombe devent, impétueuse comme une tempête, fit tourbillonner ces fragmentset les emporta avec elle.

– Et maintenant, frère Thibault, dit leloup, prends ma place et bonne chance ! Comme moi il y a unan, tu vas rester loup pendant vingt-quatre heures ; tâche desortir de cette épreuve aussi heureusement que j’en suis sortimoi-même, grâce à toi, et tu verras se réaliser tout ce que je t’aipromis. Moi, pendant ce temps, je vais prier le seigneur au piedfourchu qu’il te gare de la dent des chiens du baron de Vez ;car, foi de diable ! tu m’inspires un véritable intérêt, amiThibault.

Et il sembla à Thibault qu’il voyait le loupnoir grandir, s’allonger, se planter sur ses deux pieds de derrièreet s’éloigner sous la forme d’un homme en lui faisant signe de lamain.

Nous disons « il lui sembla » ;car pour un instant ses idées cessèrent d’être bien distinctes. Iléprouva comme une espèce d’engourdissement qui paralysait l’actionde la pensée.

Puis, lorsqu’il revint à lui, il était seul.Ses membres étaient emprisonnés dans des formes étranges etinsolites.

Il était enfin devenu en tout point semblableau grand loup noir qui lui parlait l’instant d’auparavant.

Un seul poil blanc, placé dans la région ducervelet, jurait avec tout ce pelage sombre.

Ce seul poil blanc du loup, c’était le seulcheveu noir qui restât à l’homme.

Alors, et avant qu’il eût eu le temps de seremettre, il lui sembla entendre s’agiter les buissons et en sortirun aboiement sourd et étouffé…

Il pensa en frémissant à la meute du seigneurJean.

Thibault, ainsi métamorphosé en loup noir, sedit qu’il serait sage de ne point imiter son devancier, et de nepoint attendre, comme lui, que la meute du seigneur Jean fût surses traces.

Il supposa que ce qu’il avait entendu pouvaitbien venir d’un limier, et se décida à ne point attendre ledécouplé.

Il partit, filant droit devant lui comme lesloups le font d’habitude, et il reconnut, avec une satisfactionprofonde, que, dans sa métamorphose, ses forces et l’élasticité deses membres se trouvaient décuplées.

– Par les cornes du diable ! disaità quelques pas de là le seigneur Jean à son nouveau piqueur, tutiens toujours la botte trop lâche, garçon ; tu as laisségronder le limier, et nous ne rembucherons jamais le loup.

– La faute est évidente, monseigneur, etje ne la nie pas, répondit le piqueur ; mais, l’ayant vu hierau soir traverser une ligne à cent pas d’ici, il m’était impossiblede supposer qu’il eût fait sa nuit dans ce triage et que nousl’eussions à vingt pas de nous.

– Es-tu bien sûr que ce soit le même quinous a déjà échappé tant de fois ?

– Que le pain que je mange au service demonseigneur me serve de poison si ce n’est pas le loup noir quenous chassions l’an passé, quand le pauvre Marcotte se noya.

– Je voudrais bien l’attaquer, dit leseigneur Jean avec un soupir.

– Que monseigneur l’ordonne, et nousattaquerons ; mais qu’il me permette de lui faire observer quenous avons encore devant nous deux bonnes heures de nuit qui noussuffisent pour rompre les jambes de tout ce que nous avons dechevaux.

– Je ne dis pas non ; mais, si nousattendons le jour, l’Éveillé, ce gaillard-là sera à dix lieuesd’ici.

– Au moins, monseigneur, dit l’Éveillé ensecouant la tête, au moins !

– J’ai ce misérable loup noir dans lacervelle, ajouta le seigneur Jean, et sa peau me fait si grandeenvie, que si je ne l’ai pas, j’en ferai, bien sûr, unemaladie.

– Alors, attaquons, monseigneur,attaquons sans perdre une minute.

– Tu as raison, l’Éveillé ; vaquérir les chiens, mon ami.

L’Éveillé reprit son cheval, que, pour fairele bois, il avait attaché à un arbre. Puis il partit au galop. Aubout de dix minutes, qui parurent dix siècles au baron, l’Éveillérevenait avec tout l’équipage. On découpla immédiatement.

– Tout doux, mes enfants ! toutdoux ! disait le seigneur Jean ; songez que nous n’avonsplus à faire à nos vieux chiens si souples et si biencréancés ; ceux-ci sont pour la plupart des recrues qui, sivous vous emportez, feront un tapage du diable et une besogne dechiens de tournebroche ; laissez-les s’échauffer d’eux-mêmespeu à peu.

En effet, des chiens, débarrassés des liensqui les retenaient, deux ou trois aspirèrent immédiatement lesémanations que le loup-garou avait laissées après lui, etcommencèrent à donner de la voix.

À leurs cris, les autres les rejoignirent.

Tous partirent sur la trace de Thibault,d’abord rapprochant plutôt qu’ils ne chassaient, ne criant qu’à desintervalles assez éloignés, puis avec plus d’énergie et d’ensemble,jusqu’à ce qu’étant tous bien pénétrés de l’odeur du loup qu’ilsavaient devant eux, et la voie devenant de plus en plus chaude, ilss’élançassent, avec des aboiements furieux et une ardeur sanspareille dans la direction du taillis d’Yvors.

– Bête bien lancée est à moitiéforcée ! s’écria le seigneur Jean. Toi, l’Éveillé, occupe-toides relais ; j’en veux partout ! j’appuierai moi-même leschiens… Et de la vigueur, vous autres ! ajouta le seigneurJean en s’adressant au fretin des valets. Nous avons plus d’unedéfaite à venger, et si, par la faute d’un de vous, je n’ai pas monhallali, de celui-là, à la place du loup, cornes du diable !je fais curée à mes chiens !

Après cet encouragement, le seigneur Jeanlança son cheval au galop, et, quoique la nuit fût encore obscure,le terrain mauvais, il le maintint à une grande allure pourrejoindre la chasse, que l’on entendait déjà dans les fonds deBourg-Fontaine.

XXIV. Une chasse enragée.

Thibault avait une grande avance sur leschiens, grâce à la précaution qu’il avait prise de détaler auxpremiers abois du limier.

Il fut assez longtemps sans entendre lameute.

Cependant, tout à coup, ses hurlements, commeun roulement de tonnerre, lui arrivèrent de l’horizon, etcommencèrent à lui causer quelque inquiétude.

Il quitta le trot, redoubla de vitesse et nes’arrêta que quand il eut mis quelques lieues de plus entre sesennemis et lui.

Alors, il regarda autour de lui ets’orienta : il était sur les hauteurs de Montaigu.

Il prêta l’oreille.

Les chiens lui semblèrent avoir conservé leurdistance : ils étaient aux environs du buisson du Tillet.

Il fallait l’oreille d’un loup pour lesentendre à cette distance.

Thibault redescendit comme s’il allaitau-devant d’eux, laissa Erneville à sa gauche, sauta dans le petitcours d’eau qui y prend sa source, le descendit jusqu’àGrimaucourt, se lança dans les bois de Lessart-l’Abbesse et gagnala forêt de Compiègne.

Sentant alors que, malgré les trois heures decourse rapide qu’il venait de faire, les muscles d’acier de sesjambes de loup ne semblaient point fatigués le moins du monde, ilse rassura un peu.

Il hésitait cependant à se hasarder dans uneforêt qui lui était moins familière que celle deVillers-Cotterêts.

Aussi, après une pointe d’une ou deux lieues,se décida-t-il à faire un hourvari en conservant les grandesrefuites qui lui semblaient les plus propres à se débarrasser deschiens.

Il traversa d’un trait toute la plaine quis’étend de Pierrefonds à Mont-Gobert, entra dans la forêt au champMeutard, en sortit à Vauvaudrand, reprit le cours d’eau du flottagede Sancères, et rentra dans la forêt par le bois de Longpont.

Malheureusement, au haut de la route du Pendu,il donna dans une nouvelle meute de vingt chiens, que le piqueur deM. de Montbreton, prévenu par le seigneur de Vez, amenaità son aide comme relais volant.

La meute fut découplée à l’instant même et àvue par le piqueur, qui, s’étant aperçu que le loup conservait sesdistances, craignait, s’il attendait l’équipage pour lancer ceschiens, que l’animal ne se forlongeât.

Alors commença vraiment la lutte entre leloup-garou et les chiens.

C’était une course folle que les chevaux,quelles que fussent l’habileté et l’adresse de leurs cavaliers,avaient grand-peine à suivre.

La chasse traversait les plaines, les bois,les bruyères avec la rapidité de la pensée.

Elle paraissait et disparaissait commel’éclair dans la nue, en laissant derrière elle une trombe depoussière et un bruit de cors et de cris que l’écho avait à peinele temps de répéter.

Elle franchissait les montagnes, les vallées,les torrents, les fondrières, les précipices, comme si chiens etchevaux eussent eu les ailes, ceux-ci de la chimère, ceux-là del’hippogriffe.

Le seigneur Jean avait rejoint.

Il courait en tête de ses piqueurs, marchantsur la queue des chiens, l’œil ardent, la narine dilatée,actionnant la meute par des cris et des « bien-aller »formidables, et fouillant de l’éperon avec rage le ventre de soncheval lorsque la rencontre d’un obstacle faisait hésitercelui-ci.

De son côté, le loup noir maintenait sesgrandes allures.

Quoique, en entendant, au moment du retour,les aboiements féroces de la nouvelle meute retentir à cent pasderrière lui, son émotion fût devenue profonde, il ne perdait pointpour cela un pouce de terrain.

Tout en courant, comme il conservait danstoute sa plénitude la pensée humaine, il lui semblait impossiblequ’il succombât dans cette épreuve ; il lui semblait nepouvoir mourir sans avoir tiré vengeance de toutes ces angoissesqu’on lui faisait souffrir, avant d’avoir connu les jouissances quilui étaient promises, avant surtout, – car, dans ce momentcritique, sa pensée y revenait sans cesse, – avant d’avoirconquis l’amour d’Agnelette.

Parfois la terreur le dominait, mais parfoisaussi c’était la colère.

Il pensait à se retourner, à faire face àcette troupe hurlante, et, oubliant sa nouvelle forme, à ladissiper à coups de pierres et de bâton.

Puis, un instant après, à moitié fou de rage,étourdi du glas de mort que la meute aboyait à ses oreilles, ilfuyait, il bondissait, il volait avec les jambes du cerf, avec lesailes de l’aigle.

Mais ses efforts étaient impuissants. Il avaitbeau fuir, bondir, voler presque, le bruit funèbre était attaché àlui, et ne s’éloignait un instant, ou plutôt n’était un instantdistancé que pour se rapprocher plus menaçant et plusformidable.

Cependant le soin de sa conservation nel’abandonnait pas ; ses forces n’étaient point diminuées.

Mais, il sentait que s’il fallait que, parmauvaise chance, il rencontrât de nouveaux relais, ses forcespourraient bien s’épuiser.

Il se décida donc à prendre un grand partipour essayer de distancer les chiens, puis de rentrer dans sesdemeures, où, grâce à la connaissance qu’il avait de la forêt, ilpouvait espérer de dépasser les chiens.

En conséquence, il fit un second hourvari.

Il remonta vers Puiseux, longea les borduresde Viviers, rentra dans la forêt de Compiègne, fit une pointe dansla forêt de Largue, revint traverser l’Aisne à Attichy, et rentradans la forêt de Villers-Cotterêts par le fond d’Argent.

Il espérait ainsi déjouer la stratégie aveclaquelle le seigneur Jean avait sans doute échelonné sa meute.

Une fois de retour dans ses repaireshabituels, Thibault respira plus à l’aise.

Il se retrouvait sur les bords de l’Ourcq,entre Norroy et Trouennes, à l’endroit où la rivière rouleprofondément encaissée entre une double rangée de rochers ; ils’élança sur une roche aiguë qui surplombait le torrent, du haut decet escarpement se jeta résolument dans les flots, gagna à la nageune anfractuosité située au soubassement du roc, d’où il venait dese laisser tomber, et, caché un peu au-dessous du niveau ordinairede l’eau, au fond de cette caverne, il attendit.

Il avait gagné près d’une lieue sur la meute.Cependant, il était là depuis dix minutes à peine, lorsque latempête de chiens arriva sur la crête du rocher.

Ceux qui menaient la tête, ivres d’ardeur, nevirent point le gouffre, ou, comme celui qu’ils poursuivaient,crurent pouvoir le franchir, et Thibault fut, jusqu’au fond de saretraite, éclaboussé par l’eau qui jaillissait de tous côtés à lachute de leurs corps.

Mais, moins heureux et moins vigoureux quelui, ils ne purent dompter la violence du courant. Aprèsd’impuissants efforts, ils disparurent emportés par lui, sans avoiréventé la retraite du loup-garou.

Celui-ci entendait au-dessus de sa tête letrépignement des chevaux, les abois de ce qui restait de la meute,les cris des hommes, et, par-dessus tous ces cris, les imprécationsdu seigneur Jean, dont la voix dominait toutes les autres voix.

Ensuite, et lorsque le dernier chien tombédans le torrent eut, comme le reste de la meute, été emporté par lecourant, il vit, grâce à un coude, les chasseurs se diriger en avalde la rivière.

Convaincu que le seigneur Jean, qu’ilreconnaissait à la tête de ses piqueurs, n’agissait ainsi que pourla remonter ensuite, il ne voulut pas l’attendre.

Il quitta sa retraite.

Tantôt nageant, tantôt sautant avec adressed’une roche à l’autre, tantôt marchant dans l’eau, il remontal’Ourcq jusqu’à l’extrémité du buisson de Crêne.

Arrivé là, et certain d’avoir sur ses ennemisune avance considérable, il résolut de gagner un village et deruser autour des maisons, pensant bien que ce n’était point làqu’on viendrait le chercher.

Il pensa à Préciamont.

Si un village lui était connu, c’étaitcelui-là.

Puis, à Préciamont, il serait prèsd’Agnelette.

Il lui semblait que ce voisinage lui donneraitde la force et lui porterait bonheur, et que la douce image de lachaste enfant pourrait avoir quelque influence sur sa bonne ou samauvaise fortune.

Thibault se dirigea donc de ce côté.

Il était six heures du soir.

Il y avait près de quinze heures que la chassedurait.

Loup, chiens et chasseurs avaient bien faitcinquante lieues.

Lorsque, après avoir fait un détour parManereux et Oigny, le loup noir apparut à la lisière de la queue deHam, le soleil commençait de descendre à l’horizon, et répandaitsur la bruyère une teinte éblouissante de pourpre ; lespetites fleurs blanches et roses parfumaient la brise qui lescaressait ; le grillon chantait dans son palais de mousse, et,montant perpendiculairement dans le ciel, l’alouette saluait lanuit, comme, douze heures auparavant, elle avait salué le jour.

Le calme de la nature fit un singulier effetsur Thibault.

Il lui semblait étrange qu’elle pût être sibelle et si souriante, alors qu’une pareille angoisse déchirait sonâme.

En voyant ces fleurs, en entendant cesinsectes et ces oiseaux, il comparait la douce quiétude de tout cemonde innocent avec les horribles soucis qu’il éprouvait, et sedemandait, malgré les nouvelles promesses à lui faites par l’envoyédu démon, s’il avait plus sagement agi en faisant le second pactequ’en faisant le premier.

Il en vint à redouter de ne trouver quedéception dans l’un comme dans l’autre.

En traversant un sentier à moitié perdu sousles genêts dorés, il reconnut ce sentier pour celui par lequel ilavait reconduit Agnelette le premier jour où il l’avait vue ;le jour où, inspiré par son bon génie, il lui avait offert dedevenir son époux.

L’idée que, grâce au nouveau pacte passé, ilpourrait reconquérir l’amour d’Agnelette, releva un peu le couragede Thibault, qui s’était abattu au spectacle de cette joieuniverselle.

La cloche de Préciamont tintait dans lavallée.

Ses sons tristement monotones rappelèrent auloup noir et les hommes et ce qu’il avait à craindre d’eux.

Il avança donc hardiment, à travers champs,vers le village, où il espérait trouver un asile dans quelquemasure abandonnée.

Comme il longeait le petit mur de pierressèches qui entoure le cimetière de Préciamont, il entendit un bruitde voix dans le chemin creux qu’il suivait.

En continuant son chemin, il ne pouvaitmanquer de rencontrer ceux qui venaient à lui ; en revenantsur ses pas, il avait à franchir une arête, où il pouvait êtrevu ; il jugea donc prudent de franchir le petit mur ducimetière.

D’un bond, il fut de l’autre côté.

Le cimetière, comme presque tous lescimetières de village, attenait à l’église.

Il était inculte, couvert de grandes herbespartout, de ronces et d’épines en certains endroits.

Le loup s’avança vers le plus épais de cesronces ; il découvrit une espèce de caveau ruiné, d’où ilpouvait voir sans être vu.

Il se glissa sous ces ronces et se cacha dansle caveau.

À dix pas de Thibault était une fossefraîchement creusée qui attendait son hôte.

On entendait dans l’église le chant desprêtres.

Ce chant était d’autant plus distinct que lecaveau qui servait de retraite au fugitif avait dû autrefois avoirune communication avec l’église souterraine.

Au bout de quelques minutes, les chantscessèrent.

Le loup noir, qui se sentait instinctivementmal à l’aise dans le voisinage d’une église, pensa que les gens duchemin creux étaient passés, et qu’il était temps pour lui dereprendre sa course et de chercher une retraite plus sûre que cellequ’il avait momentanément adoptée.

Mais, au moment où il mettait le nez hors deson roncier, la porte du cimetière s’ouvrit.

Il reprit donc son premier poste, tout ens’inquiétant de qui venait.

Et d’abord il vit un enfant vêtu d’une aubeblanche et tenant à la main un bénitier.

Puis la croix d’argent, portée par un hommequi avait également un surplis par-dessus ses vêtements.

Après eux, le prêtre, psalmodiant les prièresdes morts.

Après le prêtre, un brancard porté par quatrepaysans et recouvert d’un drap blanc semé de branches vertes et decouronnes de fleurs.

Sous le drap se dessinait la forme d’unebière.

Quelques habitants de Préciamont marchaientderrière le brancard.

Quoique cette rencontre fût toute naturelledans un cimetière et que Thibault eût dû y être préparé par la vuede la fosse ouverte, elle fit sur le fugitif une profondeimpression ; et, bien que le moindre mouvement pût trahir saprésence, et, par conséquent, amener sa perte, il suivit avec unecuriosité inquiète tous les détails de la cérémonie.

Lorsque le prêtre eut béni la fosse qui avaittout d’abord frappé les yeux de Thibault, les porteurs déposèrentleur fardeau sur une tombe voisine.

La coutume, chez nous, est, lorsqu’on enterreune jeune fille morte dans son éclat, une jeune femme trépasséedans sa beauté, de la conduire au cimetière couchée dans sa bière,mais couverte d’un drap seulement.

Là, les amis peuvent dire un dernier adieu àla morte, les parents lui donner un dernier baiser.

Puis on cloue le couvercle, et tout estdit.

Une vieille femme, guidée par une maincharitable, car elle paraissait aveugle, s’approcha pour donner undernier baiser à la morte. Les porteurs relevèrent le drap quicouvrait son visage.

Thibault reconnut Agnelette.

Un gémissement sourd s’échappa de sa poitrinebrisée, et se confondit avec les pleurs et les sanglots desassistants.

Le visage d’Agnelette, tout pâle qu’il était,paraissait, dans le calme ineffable de la mort, plus beau qu’iln’avait jamais été de son vivant sous son diadème de myosotis et depâquerettes.

À la vue de la pauvre trépassée, Thibaultavait senti tout à coup se fondre la glace de son cœur. Il songeaitqu’en réalité c’était lui qui avait tué cette enfant, et iléprouvait une douleur immense, parce qu’elle était vraie ;poignante, parce que, pour la première fois depuis longtemps, il nesongeait pas à lui, mais à celle qui était morte.

Lorsqu’il entendit les coups de marteau quiclouaient le couvercle de la bière, lorsqu’il entendit les pierreset la terre, poussées par la bêche du fossoyeur, rouler avec unbruit sourd sur le corps de la seule femme qu’il eût jamais aimée,le vertige s’empara de lui ; il lui sembla que les durscailloux meurtrissaient la chair d’Agnelette, cette chair il y apeu de jours si fraîche, si belle, et encore hier si palpitante, etil fit un mouvement pour se précipiter sur les assistants et leurarracher ce corps qui lui semblait, mort, devoir être à lui,puisque, vivant, il avait été à un autre.

La douleur de l’homme dompta ce derniermouvement de la bête féroce aux abois ; sous cette peau deloup, un frisson courut ; de ces yeux sanglants des larmesjaillirent, et le malheureux s’écria :

– Mon Dieu ! prenez ma vie, je vousla donne de grand cœur, si ma vie peut rendre l’existence à celleque j’ai tuée !

Ces paroles furent suivies d’un hurlement siépouvantable, que tous ceux qui étaient là s’enfuirent aveceffroi.

Le cimetière resta désert. Presque au mêmeinstant, la meute, qui avait retrouvé la piste du loup noir,l’envahit, franchissant le mur où Thibault l’avait franchi.Derrière elle parut le seigneur Jean, ruisselant de sueur sur soncheval, couvert d’écume et de sang. Les chiens allèrent droit aubuisson et pillèrent.

– Hallali ! hallali ! cria leseigneur Jean d’une voix de tonnerre, et sautant à bas de soncheval, sans s’inquiéter s’il y avait quelqu’un pour le garder, iltira son couteau de chasse, et, s’élançant vers le caveau, se fitjour au milieu des chiens.

Les chiens se disputaient une peau de louptoute fraîche et toute saignante, mais le corps avait disparu.

C’était bien certainement la peau duloup-garou qu’on chassait, puisque, à l’exception d’un seul poilblanc, elle était complètement noire.

Qu’était devenu le corps ? Nul ne le sutjamais.

Seulement, comme, à partir de ce moment, l’onne revit plus Thibault dans le pays, l’avis général fut que c’étaitl’ancien sabotier qui était le loup-garou.

Et puis, comme on n’avait retrouvé que la peauet point le corps, et comme, de l’endroit où cette peau avait étéretrouvée, quelqu’un dit avoir entendu sortir ces paroles :« Mon Dieu ! prenez ma vie ! Je vous la donne degrand cœur, si ma vie peut rendre l’existence à celle que j’aituée ! » le prêtre déclara qu’en considération de sondévouement et de son repentir, Thibault avait été sauvé !

Et ce qui donna surtout de la consistance àcette tradition, c’est que, jusqu’au moment où les couvents furentabolis par la Révolution, on vit tous les ans un moine prémontrésortir du couvent de Bourg-Fontaine, situé à une demi-lieue dePréciamont, et venir prier sur la tombe d’Agnelette au jouranniversaire de sa mort.

Et voilà l’histoire du loup noir, telle que mel’a racontée Mocquet, le garde de mon père.

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