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Le Mystère de la chambre jaune

Le Mystère de la chambre jaune

de Gaston Leroux

Chapitre 1 Où l’on commence à ne pas comprendre

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille.Celui-ci, jusqu’à ce jour, s’y était si formellement opposé que j’avais fini par désespérer de ne publier jamais l’histoire policière la plus curieuse de ces quinze dernières années.

J’imagine même que le public n’aurait jamais connu toute la vérité sur la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune»,génératrice de tant de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de l’illustre Stangerson au grade de grand-croix de la Légion d’honneur, un journal du soir, dans un article misérable d’ignorance ou d’audacieuse perfidie, n’avait ressuscité une terrible aventure que Joseph Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.

La «Chambre Jaune» ! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit couler tant d’encre, il y a une quinzaine d’années ?On oublie si vite à Paris.

N’a-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique histoire de la mort du petit Menaldo ? Et cependantl’attention publique était à cette époque si tendue vers lesdébats, qu’une crise ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites,passa complètement inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune»,qui précéda l’affaire de Nayves de quelques années, eut plus deretentissement encore. Le monde entier fut penché pendant des moissur ce problème obscur, – le plus obscur à ma connaissance qui aitjamais été proposé à la perspicacité de notre police, qui aitjamais été posé à la conscience de nos juges. La solution de ceproblème affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un dramatiquerébus sur lequel s’acharnèrent la vieille Europe et la jeuneAmérique.

C’est qu’en vérité – il m’est permis de le dire « puisqu’il nesaurait y avoir en tout ceci aucun amour-propre d’auteur » et queje ne fais que transcrire des faits sur lesquels une documentationexceptionnelle me permet d’apporter une lumière nouvelle – c’estqu’en vérité, je ne sache pas que, dans le domaine de la réalité oude l’imagination, même chez l’auteur du double assassinat, ruemorgue, même dans les inventions des sous-Edgar Poe et destruculents Conan-Doyle, on puisse retenir quelque chose decomparable, QUANT AU MYSTÈRE, « au naturel mystère de la ChambreJaune».

Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille,âgé de dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, letrouva ! Mais, lorsqu’en cour d’assises il apporta la clef detoute l’affaire, il ne dit pas toute la vérité. Il n’en laissaapparaître que ce qu’il fallait pour expliquer l’inexplicable etpour faire acquitter un innocent. Les raisons qu’il avait de setaire ont disparu aujourd’hui. Bien mieux, mon ami doit parler.Vous allez donc tout savoir ; et, sans plus ample préambule,je vais poser devant vos yeux le problème de la «Chambre Jaune»,tel qu’il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain du drame duchâteau du Glandier.

Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernièreheure du Temps :

« Un crime affreux vient d’être commis au Glandier, sur lalisière de la forêt de Sainte-Geneviève, au-dessusd’Épinay-sur-Orge, chez le professeur Stangerson. Cette nuit,pendant que le maître travaillait dans son laboratoire, on a tentéd’assassiner Mlle Stangerson, qui reposait dans une chambreattenante à ce laboratoire. Les médecins ne répondent pas de la viede Mlle Stangerson. »

Vous imaginez l’émotion qui s’empara de Paris. Déjà, à cetteépoque, le monde savant était extrêmement intéressé par les travauxdu professeur Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiersqui furent tentés sur la radiographie, devaient conduire plus tardM. et Mme Curie à la découverte du radium.

On était, du reste, dans l’attente d’un mémoire sensationnel quele professeur Stangerson allait lire, à l’académie des sciences,sur sa nouvelle théorie : La Dissociation de la Matière. Théoriedestinée à ébranler sur sa base toute la science officielle quirepose depuis si longtemps sur le principe : rien ne se perd, rienne se crée.

Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame.Le matin, entre autres, publiait l’article suivant, intitulé : « Uncrime surnaturel » :

« Voici les seuls détails – écrit le rédacteur anonyme du matin– que nous ayons pu obtenir sur le crime du château du Glandier.L’état de désespoir dans lequel se trouve le professeur Stangerson,l’impossibilité où l’on est de recueillir un renseignementquelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigationset celles de la justice tellement difficiles qu’on ne saurait, àcette heure, se faire la moindre idée de ce qui s’est passé dans la«Chambre Jaune», où l’on a trouvé Mlle Stangerson, en toilette denuit, râlant sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewerle père Jacques – comme on l’appelle dans le pays – un vieuxserviteur de la famille Stangerson. Le père Jacques est entré dansla «Chambre Jaune» en même temps que le professeur. Cette chambreest attenante au laboratoire. Laboratoire et «Chambre Jaune» setrouvent dans un pavillon, au fond du parc, à trois cents mètresenviron du château.

« – il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme( ?), et je me trouvais dans le laboratoire où travaillaitencore M. Stangerson quand l’affaire est arrivée. J’avais rangé,nettoyé des instruments toute la soirée, et j’attendais le départde M. Stangerson pour aller me coucher. Mlle Mathilde avaittravaillé avec son père jusqu’à minuit ; les douze coups deminuit sonnés au coucou du laboratoire, elle s’était levée, avaitembrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle m’avaitdit : « Bonsoir, père Jacques ! » et avait poussé la porte dela «Chambre Jaune». Nous l’avions entendue qui fermait la porte àclef et poussait le verrou, si bien que je n’avais pu m’empêcherd’en rire et que j’avais dit à monsieur : « Voilà mademoiselle quis’enferme à double tour. Bien sûr qu’elle a peur de la ‘‘Bête duBon Dieu’’ ! » Monsieur ne m’avait même pas entendu tant ilétait absorbé. Mais un miaulement abominable me répondit au dehorset je reconnus justement le cri de la « Bête du Bon Dieu » ! …que ça vous en donnait le frisson… « Est-ce qu’elle va encore nousempêcher de dormir, cette nuit ? » pensai-je, car il faut queje vous dise, monsieur, que, jusqu’à fin octobre, j’habite dans legrenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule finque mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc.C’est une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans lepavillon ; elle le trouve sans doute plus gai que le châteauet, depuis quatre ans qu’il est construit, elle ne manque jamais des’y installer dès le printemps. Quand revient l’hiver, mademoiselleretourne au château, car dans la «Chambre Jaune», il n’y a point decheminée.

« Nous étions donc restés, M. Stangerson et moi, dans lepavillon. Nous ne faisions aucun bruit. Il était, lui, à sonbureau. Quant à moi, assis sur une chaise, ayant terminé mabesogne, je le regardais et je me disais : « Quel homme !Quelle intelligence ! Quel savoir ! » J’attache del’importance à ceci que nous ne faisions aucun bruit, car « à causede cela, l’assassin a cru certainement que nous étions partis ». Ettout à coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passéminuit, une clameur désespérée partit de la «Chambre Jaune».C’était la voix de mademoiselle qui criait : « À l’assassin !À l’assassin ! Au secours ! » Aussitôt des coups derevolver retentirent et il y eut un grand bruit de tables, demeubles renversés, jetés par terre, comme au cours d’une lutte, etencore la voix de mademoiselle qui criait : « À l’assassin ! …Au secours ! … Papa ! Papa ! »

« Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moinous nous sommes rués sur la porte. Mais, hélas ! Elle étaitfermée et bien fermée « à l’intérieur » par les soins demademoiselle, comme je vous l’ai dit, à clef et au verrou. Nousessayâmes de l’ébranler, mais elle était solide. M. Stangersonétait comme fou, et vraiment il y avait de quoi le devenir, car onentendait mademoiselle qui râlait : « Au secours ! … Ausecours ! » Et M. Stangerson frappait des coups terriblescontre la porte, et il pleurait de rage et il sanglotait dedésespoir et d’impuissance.

« C’est alors que j’ai eu une inspiration. » L’assassin se seraintroduit par la fenêtre, m’écriai-je, je vais à la fenêtre !» Et je suis sorti du pavillon, courant comme un insensé !

« Le malheur était que la fenêtre de la «Chambre Jaune» donnesur la campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir aupavillon m’empêchait de parvenir tout de suite à cette fenêtre.Pour y arriver, il fallait d’abord sortir du parc. Je courus ducôté de la grille et, en route, je rencontrai Bernier et sa femme,les concierges, qui venaient, attirés par les détonations et parnos cris. Je les mis, en deux mots, au courant de lasituation ; je dis au concierge d’aller rejoindre tout desuite M. Stangerson et j’ordonnai à sa femme de venir avec moi pourm’ouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous étions, laconcierge et moi, devant la fenêtre de la «Chambre Jaune». Ilfaisait un beau clair de lune et je vis bien qu’on n’avait pastouché à la fenêtre. Non seulement les barreaux étaient intacts,mais encore les volets, derrière les barreaux, étaient fermés,comme je les avais fermés moi-même, la veille au soir, comme tousles soirs, bien que mademoiselle, qui me savait très fatigué etsurchargé de besogne, m’eût dit de ne point me déranger, qu’elleles fermerait elle-même ; et ils étaient restés tels quels,assujettis, comme j’en avais pris le soin, par un loquet de fer, «à l’intérieur ». L’assassin n’avait donc pas passé par là et nepouvait se sauver par là ; mais moi non plus, je ne pouvaisentrer par là !

« C’était le malheur ! On aurait perdu la tête à moins. Laporte de la chambre fermée à clef « à l’intérieur », les volets del’unique fenêtre fermés, eux aussi, « à l’intérieur », et,par-dessus les volets, les barreaux intacts, des barreaux à traverslesquels vous n’auriez pas passé le bras… Et mademoiselle quiappelait au secours ! … Ou plutôt non, on ne l’entendait plus…Elle était peut-être morte… Mais j’entendais encore, au fond dupavillon, monsieur qui essayait d’ébranler la porte…

« Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et noussommes revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgré lescoups furieux de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle céda sousnos efforts enragés et, alors, qu’est-ce que nous avons vu ?«Il faut vous dire que, derrière nous, la concierge tenait la lampedu laboratoire, une lampe puissante qui illuminait toute lachambre.

« Il faut vous dire encore, monsieur, que la «Chambre Jaune» esttoute petite. Mademoiselle l’avait meublée d’un lit en fer assezlarge, d’une petite table, d’une table de nuit, d’une toilette etde deux chaises. Aussi, à la clarté de la grande lampe que tenaitla concierge, nous avons tout vu du premier coup d’œil.Mademoiselle, dans sa chemise de nuit, était par terre, au milieud’un désordre incroyable. Tables et chaises avaient été renverséesmontrant qu’il y avait eu là une sérieuse « batterie ». On avaitcertainement arraché mademoiselle de son lit ; elle étaitpleine de sang avec des marques d’ongles terribles au cou – lachair du cou avait été quasi arrachée par les ongles – et un trou àla tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait faitune petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson aperçut safille dans un pareil état, il se précipita sur elle en poussant uncri de désespoir que ça faisait pitié à entendre. Il constata quela malheureuse respirait encore et ne s’occupa que d’elle. Quant ànous, nous cherchions l’assassin, le misérable qui avait voulu tuernotre maîtresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous l’avionstrouvé, nous lui aurions fait un mauvais parti. Mais commentexpliquer qu’il n’était pas là, qu’il s’était déjà enfui ? …Cela dépasse toute imagination. Personne sous le lit, personnederrière les meubles, personne ! Nous n’avons retrouvé que sestraces ; les marques ensanglantées d’une large main d’hommesur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de sang, sansaucune initiale, un vieux béret et la marque fraîche, sur leplancher, de nombreux pas d’homme. L’homme qui avait marché làavait un grand pied et les semelles laissaient derrière elles uneespèce de suie noirâtre. Par où cet homme était-il passé ? Paroù s’était-il évanoui ? N’oubliez pas, monsieur, qu’il n’y apas de cheminée dans la «Chambre Jaune». Il ne pouvait s’êtreéchappé par la porte, qui est très étroite et sur le seuil delaquelle la concierge est entrée avec sa lampe, tandis que leconcierge et moi nous cherchions l’assassin dans ce petit carré dechambre où il est impossible de se cacher et où, du reste, nous netrouvions personne. La porte défoncée et rabattue sur le mur nepouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assurés. Par lafenêtre restée fermée avec ses volets clos et ses barreaux auxquelson n’avait pas touché, aucune fuite n’avait été possible.Alors ? Alors… je commençais à croire au diable.

« Mais voilà que nous avons découvert, par terre, « mon revolver». Oui, mon propre revolver… Ça, ça m’a ramené au sentiment de laréalité ! Le diable n’aurait pas eu besoin de me voler monrevolver pour tuer mademoiselle. L’homme qui avait passé là étaitd’abord monté dans mon grenier, m’avait pris mon revolver dans montiroir et s’en était servi pour ses mauvais desseins. C’est alorsque nous avons constaté, en examinant les cartouches, quel’assassin avait tiré deux coups de revolver. Tout de même,monsieur, j’ai eu de la veine, dans un pareil malheur, que M.Stangerson se soit trouvé là, dans son laboratoire, quand l’affaireest arrivée et qu’il ait constaté de ses propres yeux que je m’ytrouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je nesais pas où nous serions allés ; pour moi, je serais déjà sousles verrous. Il n’en faut pas davantage à la justice pour fairemonter un homme sur l’échafaud ! »

Le rédacteur du matin fait suivre cette interview des lignessuivantes :

« Nous avons laissé, sans l’interrompre, le père Jacques nousraconter grossièrement ce qu’il sait du crime de la «ChambreJaune». Nous avons reproduit les termes mêmes dont il s’estservi ; nous avons fait seulement grâce au lecteur deslamentations continuelles dont il émaillait sa narration. C’estentendu, père Jacques ! C’est entendu, vous aimez bien vosmaîtres ! Vous avez besoin qu’on le sache, et vous ne cessezde le répéter, surtout depuis la découverte du revolver. C’estvotre droit et nous n’y voyons aucun inconvénient ! Nousaurions voulu poser bien des questions encore au père Jacques –Jacques-Louis Moustier – mais on est venu justement le chercher dela part du juge d’instruction qui poursuivait son enquête dans lagrande salle du château. Il nous a été impossible de pénétrer auGlandier, – et, quant à la Chênaie, elle est gardée, dans un largecercle, par quelques policiers qui veillent jalousement sur toutesles traces qui peuvent conduire au pavillon et peut-être à ladécouverte de l’assassin.

« Nous aurions voulu également interroger les concierges, maisils sont invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, nonloin de la grille du château, la sortie de M. de Marquet, le juged’instruction de Corbeil. À cinq heures et demie, nous l’avonsaperçu avec son greffier. Avant qu’il ne montât en voiture, nousavons pu lui poser la question suivante :

« – Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelquerenseignement sur cette affaire, sans que cela gêne votreinstruction ?

« – Il nous est impossible, nous répondit M. de Marquet, de direquoi que ce soit. Du reste, c’est bien l’affaire la plus étrangeque je connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nousne savons rien !

« Nous demandâmes à M. de Marquet de bien vouloir nous expliquerces dernières paroles. Et voici ce qu’il nous dit, dontl’importance n’échappera à personne :

« – Si rien ne vient s’ajouter aux constatations matériellesfaites aujourd’hui par le parquet, je crains bien que le mystèrequi entoure l’abominable attentat dont Mlle Stangerson a étévictime ne soit pas près de s’éclaircir ; mais il fautespérer, pour la raison humaine, que les sondages des murs, duplafond et du plancher de la «Chambre Jaune», sondages auxquels jevais me livrer dès demain avec l’entrepreneur qui a construit lepavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve qu’il nefaut jamais désespérer de la logique des choses. Car le problèmeest là : nous savons par où l’assassin s’est introduit, – il estentré par la porte et s’est caché sous le lit en attendant MlleStangerson ; mais par où est-il sorti ? Comment a-t-il pus’enfuir ? Si l’on ne trouve ni trappe, ni porte secrète, niréduit, ni ouverture d’aucune sorte, si l’examen des murs et mêmeleur démolition – car je suis décidé, et M. Stangerson est décidé àaller jusqu’à la démolition du pavillon – ne viennent révéler aucunpassage praticable, non seulement pour un être humain, mais encorepour un être quel qu’il soit, si le plafond n’a pas de trou, si leplancher ne cache pas de souterrain, « il faudra bien croire audiable », comme dit le père Jacques ! »

Et le rédacteur anonyme fait remarquer, dans cet article–article que j’ai choisi comme étant le plus intéressant de tousceux qui furent publiés ce jour-là sur la même affaire – que lejuge d’instruction semblait mettre une certaine intention danscette dernière phrase : il faudra bien croire au diable, comme ditle père Jacques.

L’article se termine sur ces lignes : « nous avons voulu savoirce que le père Jacques entendait par : « le cri de la Bête du BonDieu ». On appelle ainsi le cri particulièrement sinistre, nous aexpliqué le propriétaire de l’auberge du Donjon, que pousse,quelquefois, la nuit, le chat d’une vieille femme, la mère «Agenoux », comme on l’appelle dans le pays. La mère « Agenoux « estune sorte de sainte qui habite une cabane, au cœur de la forêt, nonloin de la « grotte de Sainte-Geneviève ».

« La «Chambre Jaune», la «Bête du Bon Dieu», la mère Agenoux, lediable, sainte Geneviève, le père Jacques, voilà un crime bienembrouillé, qu’un coup de pioche dans les murs nous débrouillerademain ; espérons-le, du moins, pour la raison humaine, commedit le juge d’instruction. En attendant, on croit que MlleStangerson, qui n’a cessé de délirer et qui ne prononcedistinctement que ce mot : « Assassin ! Assassin !Assassin ! … » ne passera pas la nuit… »

Enfin, en dernière heure, le même journal annonçait que le chefde la Sûreté avait télégraphié au fameux inspecteur FrédéricLarsan, qui avait été envoyé à Londres pour une affaire de titresvolés, de revenir immédiatement à Paris.

Chapitre 2Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille

Je me souviens, comme si la chose s’était passée hier, del’entrée du jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-là. Ilétait environ huit heures, et j’étais encore au lit, lisantl’article du matin, relatif au crime du Glandier.

Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vousprésenter mon ami.

J’ai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. Àcette époque, je débutais au barreau et j’avais souvent l’occasionde le rencontrer dans les couloirs des juges d’instruction, quandj’allais demander un « permis de communiquer » pour Mazas ou pourSaint-Lazare. Il avait, comme on dit, « une bonne balle ». Sa têteétait ronde comme un boulet, et c’est à cause de cela, pensai-je,que ses camarades de la presse lui avaient donné ce surnom quidevait lui rester et qu’il devait illustrer. « Rouletabille !» _ As-tu vu Rouletabille ? – Tiens ! Voilà ce « sacré »Rouletabille ! » Il était toujours rouge comme une tomate,tantôt gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape.Comment, si jeune – il avait, quand je le vis pour la premièrefois, seize ans et demi – gagnait-il déjà sa vie dans lapresse ? Voilà ce qu’on eût pu se demander si tous ceux quil’approchaient n’avaient été au courant de ses débuts. Lors del’affaire de la femme coupée en morceaux de la rue Oberkampf –encore une histoire bien oubliée – il avait apporté au rédacteur enchef de l’Èpoque, journal qui était alors en rivalitéd’informations avec Le Matin, le pied gauche qui manquait dans lepanier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, lapolice le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeuneRouletabille l’avait trouvé dans un égout où personne n’avait eul’idée de l’y aller chercher. Il lui avait fallu, pour cela,s’engager dans une équipe d’égoutiers d’occasion quel’administration de la ville de Paris avait réquisitionnée à lasuite des dégâts causés par une exceptionnelle crue de laSeine.

Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied etqu’il eut compris par quelle suite d’intelligentes déductions unenfant avait été amené à le découvrir, il fut partagé entrel’admiration que lui causait tant d’astuce policière dans uncerveau de seize ans, et l’allégresse de pouvoir exhiber, à la «morgue-vitrine » du journal, « le pied gauche de la rue Oberkampf».

« Avec ce pied, s’écria-t-il, je ferai un article de tête. »

Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légisteattaché à la rédaction de L’Époque, il demanda à celui qui allaitêtre bientôt Rouletabille ce qu’il voulait gagner pour fairepartie, en qualité de petit reporter, du service des « faits divers».

« Deux cents francs par mois », fit modestement le jeune homme,surpris jusqu’à la suffocation d’une pareille proposition.

« Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur enchef ; seulement vous déclarerez à tout le monde que vousfaites partie de la rédaction depuis un mois. Qu’il soit bienentendu que ce n’est pas vous qui avez découvert « le pied gauchede la rue Oberkampf », mais le journal L’Époque. Ici, mon petitami, l’individu n’est rien ; le journal est tout ! »

Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur leseuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander sonnom. L’autre répondit :

« Joseph Joséphin.

– Ça n’est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, maispuisque vous ne signez pas, ça n’a pas d’importance… »

Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d’amis, caril était serviable et doué d’une bonne humeur qui enchantait lesplus grognons, et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau oùles reporters de faits divers se réunissaient alors avant de monterau parquet ou à la préfecture chercher leur crime quotidien, ilcommença de se faire une réputation de débrouillard qui franchitbientôt les portes mêmes du cabinet du chef de la Sûreté !Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille –il étaitdéjà en possession de son surnom – avait été lancé sur la piste deguerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait souvent de «damer le pion » aux inspecteurs les plus renommés.

C’est au café du Barreau que je fis avec lui plus ampleconnaissance. Avocats, criminels et journalistes ne sont pointennemis, les uns ayant besoin de réclame et les autres derenseignements. Nous causâmes et j’éprouvai tout de suite unegrande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Ilétait d’une intelligence si éveillée et si originale ! Et ilavait une qualité de pensée que je n’ai jamais retrouvéeailleurs.

À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaireau Cri du Boulevard. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait queresserrer les liens d’amitié qui, déjà, s’étaient noués entreRouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l’idée d’unepetite correspondance judiciaire qu’on lui faisait signer «Business » à son journal L’Époque, je fus à même de lui fournirsouvent les renseignements de droit dont il avait besoin.

Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j’apprenais à leconnaître, plus je l’aimais, car, sous ses dehors de joyeuseextravagance, je l’avais découvert extraordinairement sérieux pourson âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voirtrès gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans unetristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de cechangement d’humeur, mais chaque fois il se reprit à rire et nerépondit point. Un jour, l’ayant interrogé sur ses parents, dont ilne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m’avait pasentendu.

Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «ChambreJaune», qui devait non seulement le classer le premier desreporters, mais encore en faire le premier policier du monde,double qualité qu’on ne saurait s’étonner de trouver chez la mêmepersonne, attendu que la presse quotidienne commençait déjà à setransformer et à devenir ce qu’elle est à peu près aujourd’hui : lagazette du crime. Des esprits moroses pourront s’en plaindre ;moi j’estime qu’il faut s’en féliciter. On n’aura jamais assezd’armes, publiques ou privées, contre le criminel. À quoi cesesprits moroses répliquent qu’à force de parler de crimes, lapresse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n’est-cepas ? Avec lesquels on n’a jamais raison…

Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre1892. Il était encore plus rouge que de coutume ; les yeux luisortaient de la tête, comme on dit, et il paraissait en proie à unesérieuse exaltation. Il agitait Le Matin d’une main fébrile. Il mecria :

– Eh bien, mon cher Sainclair… Vous avez lu ? …

– Le crime du Glandier ?

– Oui ; la «Chambre Jaune ! » Qu’est-ce que vous enpensez ?

– Dame, je pense que c’est le « diable » ou la « Bête du BonDieu » qui a commis le crime.

– Soyez sérieux.

– Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup auxassassins qui s’enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pourmoi, a eu tort de laisser derrière lui l’arme du crime et, comme ilhabite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, l’opérationarchitecturale à laquelle le juge d’instruction doit se livreraujourd’hui va nous donner la clef de l’énigme, et nous netarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle ou par quelleporte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenirimmédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui nese sera aperçu de rien. Que vous dirais-je ? C’est unehypothèse ! … »

Rouletabille s’assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne lequittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sansdoute de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puisil me méprisa :

– Jeune homme ! Fit-il, sur un ton dont je n’essaieraipoint de rendre la regrettable ironie, jeune homme… vous êtesavocat, et je ne doute pas de votre talent à faire acquitter lescoupables ; mais, si vous êtes un jour magistrat instructeur,combien vous sera-t-il facile de faire condamner lesinnocents !… Vous êtes vraiment doué, jeune homme. »

Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit :

« On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «ChambreJaune» deviendra de plus, plus en plus mystérieux. Voilà pourquoiil m’intéresse. Le juge d’instruction a raison : on n’aura jamaisvu quelque chose de plus étrange que ce crime-là…

– Avez-vous quelque idée du chemin que l’assassin a pu prendrepour s’enfuir ? demandai-je.

– Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment… Maisj’ai déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple… Le revolvern’a pas servi à l’assassin…

– Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu ? …

– Eh bien, mais… « à Mlle Stangerson… »

– Je ne comprends plus, fis-je… Ou mieux je n’ai jamais compris…»

Rouletabille haussa les épaules :

« Rien ne vous a particulièrement frappé dans l’article duMatin ?

– Ma foi non… j’ai trouvé tout ce qu’il raconte égalementbizarre…

– Eh bien, mais… et la porte fermée à clef ?

– C’est la seule chose naturelle du récit…

– Vraiment ! … Et le verrou ? …

– Le verrou ?

– Le verrou poussé à l’intérieur ? … Voilà bien desprécautions prises par Mlle Stangerson… « Mlle Stangerson, quant àmoi, savait qu’elle avait à craindre quelqu’un ; elle avaitpris ses précautions ; « elle avait même pris le revolver dupère Jacques », sans lui en parler. Sans doute, elle ne voulaiteffrayer personne ; elle ne voulait surtout pas effrayer sonpère… « Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé… » et elles’est défendue, et il y a eu bataille et elle s’est servie assezadroitement de son revolver pour blesser l’assassin à la main –ainsi s’explique l’impression de la large main d’homme ensanglantéesur le mur et sur la porte, de l’homme qui cherchait presque àtâtons une issue pour fuir – mais elle n’a pas tiré assez vite pouréchapper au coup terrible qui venait la frapper à la tempedroite.

– Ce n’est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson àla tempe ?

– Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pensepas ; toujours parce qu’il m’apparaît logique que le revolvera servi à Mlle Stangerson contre l’assassin. Maintenant, quelleétait l’arme de l’assassin ? Ce coup à la tempe sembleraitattester que l’assassin a voulu assommer Mlle Stangerson… Aprèsavoir vainement essayé de l’étrangler… L’assassin devait savoir quele grenier était habité par le père Jacques, et c’est une desraisons pour lesquelles, je pense, il a voulu opérer avec une «arme de silence », une matraque peut-être, ou un marteau…

– Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassinest sorti de la «Chambre Jaune» !

– Èvidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme ilfaut l’expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vouschercher pour que vous y veniez avec moi…

– Moi !

– Oui, cher ami, j’ai besoin de vous. L’Èpoque m’a chargédéfinitivement de cette affaire, et il faut que je l’éclaircisse auplus vite.

– Mais en quoi puis-je vous servir ?

– M. Robert Darzac est au château du Glandier.

– C’est vrai… son désespoir doit être sans bornes !

– Il faut que je lui parle… »

Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:

« Est-ce que… Est-ce que vous croyez à quelque chosed’intéressant de ce côté ? … demandai-je.

– Oui. »

Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salonen me priant de hâter ma toilette.

Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un trèsgros service judiciaire dans un procès civil, alors que j’étaissecrétaire de maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait,à cette époque, une quarantaine d’années, était professeur dephysique à la Sorbonne. Il était intimement lié avec lesStangerson, puisque après sept ans d’une cour assidue, il setrouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle Stangerson,personne d’un certain âge (elle devait avoir dans les trente-cinqans), mais encore remarquablement jolie.

Pendant que je m’habillais, je criai à Rouletabille quis’impatientait dans mon salon :

« Est-ce que vous avez une idée sur la condition del’assassin ?

– Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, dumoins d’une classe assez élevée… Ce n’est encore qu’uneimpression…

– Et qu’est-ce qui vous la donne, cette impression ?

– Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, lemouchoir vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur leplancher…

– Je comprends, fis-je ; on ne laisse pas tant de tracesderrière soi, « quand elles sont l’expression de la vérité !»

– On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair ! »conclut Rouletabille.

Chapitre 3 «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets »

Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, surle quai de la gare d’Orléans, attendant le départ du train quiallait nous déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver leparquet de Corbeil, représenté par M. de Marquet et son greffier.M. de Marquet avait passé la nuit à Paris avec son greffier pourassister, à la Scala, à la répétition générale d’une revuette dontil était l’auteur masqué et qu’il avait signé simplement : «Castigat Ridendo. »

M. de Marquet commençait d’être un noble vieillard. Il était, àl’ordinaire, plein de politesse et de « galantise », et n’avait eu,toute sa vie, qu’une passion : celle de l’art dramatique. Dans sacarrière de magistrat, il ne s’était véritablement intéressé qu’auxaffaires susceptibles de lui fournir au moins la nature d’un acte.Bien que, décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautessituations judiciaires, il n’avait jamais travaillé, en réalité,que pour « arriver » à la romantique Porte Saint-Martin ou àl’Odéon pensif. Un tel idéal l’avait conduit, sur le tard, à êtrejuge d’instruction à Corbeil, et à signer « Castigat Ridendo » unpetit acte indécent à la Scala.

L’affaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable,devait séduire un esprit aussi… littéraire. Elle l’intéressaprodigieusement ; et M. de Marquet s’y jeta moins comme unmagistrat avide de connaître la vérité que comme un amateurd’imbroglios dramatiques dont toutes les facultés sont tendues versle mystère de l’intrigue, et qui ne redoute cependant rien tant qued’arriver à la fin du dernier acte, où tout s’explique.

Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j’entendis M. deMarquet dire avec un soupir à son greffier :

« Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cetentrepreneur, avec sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beaumystère !

– N’ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolirapeut-être le pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte.J’ai tâté les murs et étudié plafond et plancher, et je m’yconnais. On ne me trompe pas. Nous pouvons être tranquilles. Nousne saurons rien.

Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d’unmouvement de tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci serenfrogna et, comme il vit venir à lui Rouletabille qui, déjà, sedécouvrait, il se précipita sur une portière et sauta dans le trainen jetant à mi-voix à son greffier : « surtout, pas dejournalistes ! »

M. Maleine répliqua : « Compris ! », arrêta Rouletabilledans sa course et eut la prétention de l’empêcher de monter dans lecompartiment du juge d’instruction.

« Pardon, messieurs ! Ce compartiment est réservé…

– Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à l’Èpoque, fit monjeune ami avec une grande dépense de salutations et de politesses,et j’ai un petit mot à dire à M. de Marquet.

– M. de Marquet est très occupé par son enquête…

– Oh ! Son enquête m’est absolument indifférente, veuillezle croire… Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés,déclara le jeune Rouletabille dont la lèvre inférieure exprimaitalors un mépris infini pour la littérature des « faits diversiers» ; je suis courriériste des théâtres… Et comme je dois faire,ce soir, un petit compte rendu de la revue de la Scala…

– Montez, monsieur, je vous en prie… », fit le greffiers’effaçant.

Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je l’y suivis. Jem’assis à ses côtés ; le greffier monta et ferma laportière.

M. de Marquet regardait son greffier.

– Oh ! Monsieur, débuta Rouletabille, n’en veuillez pas « àce brave homme » si j’ai forcé la consigne ; ce n’est pas à M.de Marquet que je veux avoir l’honneur de parler : c’est à M. «Castigat Ridendo » ! … Permettez-moi de vous féliciter, entant que courriériste théâtral à l’Èpoque… »

Et Rouletabille, m’ayant présenté d’abord, se présentaensuite.

M. de Marquet, d’un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe.Il exprima en quelques mots à Rouletabille qu’il était trop modesteauteur pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquementlevé, et il espérait bien que l’enthousiasme du journaliste pourl’œuvre du dramaturge n’irait point jusqu’à apprendre auxpopulations que M. « Castigat Ridendo » n’était autre que le juged’instruction de Corbeil.

« L’œuvre de l’auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il,après une légère hésitation, à l’œuvre du magistrat… surtout enprovince où l’on est resté un peu routinier…

– Oh ! Comptez sur ma discrétion ! » s’écriaRouletabille en levant des mains qui attestaient le Ciel.

Le train s’ébranlait alors…

« Nous partons ! fit le juge d’instruction, surpris de nousvoir faire le voyage avec lui.

– Oui, monsieur, la vérité se met en marche… dit en souriantaimablement le reporter… en marche vers le château du Glandier…Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire ! …

– Obscure affaire ! Incroyable, insondable, inexplicableaffaire… et je ne crains qu’une chose, monsieur Rouletabille… c’estque les journalistes se mêlent de la vouloir expliquer… »

Mon ami sentit le coup droit.

« Oui, fit-il simplement, il faut le craindre… Ils se mêlent detout… Quant à moi, je ne vous parle que parce que le hasard,monsieur le juge d’instruction, le pur hasard, m’a mis sur votrechemin et presque dans votre compartiment.

– Où allez-vous donc, demanda M. de Marquet.

– Au château du Glandier », fit sans broncher Rouletabille.

M. de Marquet sursauta.

« Vous n’y entrerez pas, monsieur Rouletabille ! …

– Vous vous y opposerez ? fit mon ami, déjà prêt à labataille.

– Que non pas ! J’aime trop la presse et les journalistespour leur être désagréable en quoi que ce soit, mais M. Stangersona consigné sa porte à tout le monde. Et elle est bien gardée. Pasun journaliste, hier, n’a pu franchir la grille du Glandier.

– Tant mieux, répliqua Rouletabille, j’arrive bien. »

M. de Marquet se pinça les lèvres et parut prêt à conserver unobstiné silence. Il ne se détendit un peu que lorsque Rouletabillene lui eut pas laissé ignorer plus longtemps que nous nous rendionsau Glandier pour y serrer la main « d’un vieil ami intime »,déclara-t-il, en parlant de M. Robert Darzac, qu’il avait peut-êtrevu une fois dans sa vie.

« Ce pauvre Robert ! continua le jeune reporter… Ce pauvreRobert ! il est capable d’en mourir… Il aimait tant MlleStangerson…

– La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine à voir… laissa échapper comme à regret M. de Marquet…

– Mais il faut espérer que Mlle Stangerson sera sauvée…

– Espérons-le… son père me disait hier que, si elle devaitsuccomber, il ne tarderait point, quant à lui, à l’aller rejoindredans la tombe… Quelle perte incalculable pour la science !

– La blessure à la tempe est grave, n’est-ce pas ? …

– Evidemment ! Mais c’est une chance inouïe qu’elle n’aitpas été mortelle… Le coup a été donné avec une force ! …

– Ce n’est donc pas le revolver qui a blessé Mlle Stangerson »,fit Rouletabille… en me jetant un regard de triomphe…

M. de Marquet parut fort embarrassé.

« Je n’ai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirairien ! »

Et il se tourna vers son greffier, comme s’il ne nousconnaissait plus…

Mais on ne se débarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-cis’approcha du juge d’instruction, et, montrant le Matin, qu’il tirade sa poche, il lui dit :

« Il y a une chose, monsieur le juge d’instruction, que je puisvous demander sans commettre d’indiscrétion. Vous avez lu le récitdu Matin ? Il est absurde, n’est-ce pas ?

– Pas le moins du monde, monsieur…

– Eh quoi ! La «Chambre Jaune» n’a qu’une fenêtre grillée «dont les barreaux n’ont pas été descellés, et une porte que l’ondéfonce… » et l’on n’y trouve pas l’assassin !

– C’est ainsi, monsieur ! C’est ainsi ! … C’est ainsique la question se pose ! … »

Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensersinconnus… Un quart d’heure ainsi s’écoula.

Quant il revint à nous, il dit, s’adressant encore au juged’instruction :

– Comment était, ce soir-là, la coiffure de MlleStangerson ?

– Je ne saisis pas, fit M. de Marquet.

– Ceci est de la dernière importance, répliqua Rouletabille. Lescheveux en bandeaux, n’est-ce pas ? Je suis sûr qu’elleportait ce soir-là, le soir du drame, les cheveux enbandeaux !

– Eh bien, monsieur Rouletabille, vous êtes dans l’erreur,répondit le juge d’instruction ; Mlle Stangerson étaitcoiffée, ce soir-là, les cheveux relevés entièrement en torsade surla tête… Ce doit être sa coiffure habituelle… Le front entièrementdécouvert…, je puis vous l’affirmer, car nous avons examinélonguement la blessure. Il n’y avait pas de sang aux cheveux… etl’on n’avait pas touché à la coiffure depuis l’attentat.

– Vous êtes sûr ! Vous êtes sûr que Mlle Stangerson, lanuit de l’attentat, n’avait pas « la coiffure en bandeaux » ?…

– Tout à fait certain, continua le juge en souriant… car,justement, j’entends encore le docteur me dire pendant quej’examinais la blessure : « C’est grand dommage que Mlle Stangersonait l’habitude de se coiffer les cheveux relevés sur le front. Sielle avait porté la coiffure en bandeaux, le coup qu’elle a reçu àla tempe aurait été amorti. » Maintenant, je vous dirai qu’il estétrange que vous attachiez de l’importance…

– Oh ! Si elle n’avait pas les cheveux en bandeaux !gémit Rouletabille, où allons-nous ? où allons-nous ? Ilfaudra que je me renseigne.

Et il eut un geste désolé.

« Et la blessure à la tempe est terrible ? demanda-t-ilencore.

– Terrible.

– Enfin, par quelle arme a-t-elle été faite ?

– Ceci, monsieur, est le secret de l’instruction.

– Avez-vous retrouvé cette arme ? »

Le juge d’instruction ne répondit pas.

« Et la blessure à la gorge ? »

Ici, le juge d’instruction voulut bien nous confier que lablessure à la gorge était telle que l’on pouvait affirmer, del’avis même des médecins, que, « si l’assassin avait serré cettegorge quelques secondes de plus, Mlle Stangerson mourait étranglée».

« L’affaire, telle que la rapporte Le Matin, repritRouletabille, acharné, me paraît de plus en plus inexplicable.Pouvez-vous me dire, monsieur le juge, quelles sont les ouverturesdu pavillon, portes et fenêtres ?

– Il y en a cinq, répondit M. de Marquet, après avoir toussédeux ou trois fois, mais ne résistant plus au désir qu’il avaitd’étaler tout l’incroyable mystère de l’affaire qu’il instruisait.Il y en a cinq, dont la porte du vestibule qui est la seule ported’entrée du pavillon, porte toujours automatiquement fermée, et nepouvant s’ouvrir, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, que pardeux clefs spéciales qui ne quittent jamais le père Jacques et M.Stangerson. Mlle Stangerson n’en a point besoin puisque le pèreJacques est à demeure dans le pavillon et que, dans la journée,elle ne quitte point son père. Quand ils se sont précipités tousles quatre dans la «Chambre Jaune» dont ils avaient enfin défoncéla porte, la porte d’entrée du vestibule, elle, était restée ferméecomme toujours, et les deux clefs de cette porte étaient l’une dansla poche de M. Stangerson, l’autre dans la poche du père Jacques.Quant aux fenêtres du pavillon, elles sont quatre : l’uniquefenêtre de la «Chambre Jaune», les deux fenêtres du laboratoire etla fenêtre du vestibule. La fenêtre de la «Chambre Jaune» et cellesdu laboratoire donnent sur la campagne ; seule la fenêtre duvestibule donne dans le parc.

– C’est par cette fenêtre-là qu’il s’est sauvé dupavillon ! s’écria Rouletabille.

– Comment le savez-vous ? fit M. de Marquet en fixant surmon ami un étrange regard.

– Nous verrons plus tard comment l’assassin s’est enfui de la«Chambre Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter lepavillon par la fenêtre du vestibule…

– Encore une fois, comment le savez-vous ?

– Eh ! mon Dieu ! c’est bien simple. Du moment qu’ «il » ne peut s’enfuir par la porte du pavillon, il faut bien qu’ilpasse par une fenêtre, et il faut qu’il y ait au moins, pour qu’ilpasse, une fenêtre qui ne soit pas grillée. La fenêtre de la«Chambre Jaune» est grillée, parce qu’elle donne sur lacampagne ; les deux fenêtres du laboratoire doivent l’êtrecertainement pour la même raison. « Puisque l’assassin s’est enfui», j’imagine qu’il a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce seracelle du vestibule qui donne sur le parc, c’est-à-dire àl’intérieur de la propriété. Cela n’est pas sorcier ! …

– Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner,c’est que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, àn’avoir point de barreaux, possède de solides volets de fer. Or,ces volets de fer sont restés fermés à l’intérieur par leur loquetde fer, et cependant nous avons la preuve que l’assassin s’est, eneffet, enfui du pavillon par cette même fenêtre ! Des tracesde sang sur le mur à l’intérieur et sur les volets et des pas surla terre, des pas entièrement semblables à ceux dont j’ai relevé lamesure dans la «Chambre Jaune», attestent bien que l’assassin s’estenfui par là ! Mais alors ! Comment a-t-il fait, puisqueles volets sont restés fermés à l’intérieur ? Il a passé commeune ombre à travers les volets. Et, enfin, le plus affolant detout, n’est-ce point la trace retrouvée de l’assassin au moment oùil fuit du pavillon, quand il est impossible de se faire la moindreidée de la façon dont l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune»,ni comment il a traversé forcément le laboratoire pour arriver auvestibule ! Ah ! oui, monsieur Rouletabille, cetteaffaire est hallucinante… C’est une belle affaire, allez ! Etdont on ne trouvera pas la clef d’ici longtemps, je l’espèrebien ! …

– Vous espérez quoi, monsieur le juge d’instruction ? …»

M. de Marquet rectifia :

– « … Je ne l’espère pas… Je le crois…

– On aurait donc refermé la fenêtre, à l’intérieur, après lafuite de l’assassin ? demanda Rouletabille…

– Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturelquoique inexplicable… car il faudrait un complice ou des complices…et je ne les vois pas… »

Après un silence, il ajouta :

« Ah ! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bienaujourd’hui pour qu’on l’interrogeât… »

Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda :

« Et le grenier ? Il doit y avoir une ouverture augrenier ?

– Oui, je ne l’avais pas comptée, en effet ; cela fait sixouvertures ; il y a là-haut une petite fenêtre, plutôt unelucarne, et, comme elle donne sur l’extérieur de la propriété, M.Stangerson l’a fait également garnir de barreaux. À cette lucarne,comme aux fenêtres du rez-de-chaussée, les barreaux sont restésintacts et les volets, qui s’ouvrent naturellement en dedans, sontrestés fermés en dedans. Du reste, nous n’avons rien découvert quipuisse nous faire soupçonner le passage de l’assassin dans legrenier.

– Pour vous, donc, il n’est point douteux, monsieur le juged’instruction, que l’assassin s’est enfui – sans que l’on sachecomment – par la fenêtre du vestibule !

– Tout le prouve…

Je le crois aussi », obtempéra gravement Rouletabille.

Puis un silence, et il reprit :

– Si vous n’avez trouvé aucune trace de l’assassin dans legrenier, comme par exemple, ces pas noirâtres que l’on relève surle parquet de la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croireque ce n’est point lui qui a volé le revolver du père Jacques…

– Il n’y a de traces, au grenier, que celles du père Jacques »,fit le juge avec un haussement de tête significatif…

Et il se décida à compléter sa pensée :

« Le père Jacques était avec M. Stangerson… C’est heureux pourlui…

– Alors, quid du rôle du revolver du père Jacques dans ledrame ? Il semble bien démontré que cette arme a moins blesséMlle Stangerson qu’elle n’a blessé l’assassin… »

Sans répondre à cette question, qui sans doute l’embarrassait,M. de Marquet nous apprit qu’on avait retrouvé les deux balles dansla «Chambre Jaune», l’une dans un mur, le mur où s’étalait la mainrouge – une main rouge d’homme – l’autre dans le plafond.

« Oh ! oh ! dans le plafond ! répéta à mi-voixRouletabille… Vraiment… dans le plafond ! Voilà qui est fortcurieux… dans le plafond ! …

Il se mit à fumer en silence, s’entourant de tabagie. Quand nousarrivâmes à Epinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l’épaulepour le faire descendre de son rêve et sur le quai.

Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisantcomprendre qu’ils nous avaient assez vus ; puis ils montèrentrapidement dans un cabriolet qui les attendait.

« Combien de temps faut-il pour aller à pied d’ici au château duGlandier ? demanda Rouletabille à un employé de chemin defer.

– Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser »,répondit l’homme.

Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sansdoute, à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit :

« Allons ! … J’ai besoin de marcher.

– Eh bien ! lui demandai-je. Ça se débrouille ? …

– Oh ! fit-il, oh ! il n’y a rien de débrouillé dutout ! … C’est encore plus embrouillé qu’avant ! Il estvrai que j’ai une idée…

– Dites-la.

– Oh ! Je ne peux rien dire pour le moment… Mon idée estune question de vie ou de mort pour deux personnes au moins…

– Croyez-vous à des complices ?

– Je n’y crois pas… »

Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit :

« C’est une veine d’avoir rencontré ce juge d’instruction et songreffier… Hein ! que vous avais-je dit pour le revolver ?…

Il avait le front penché vers la route, les mains dans lespoches, et il sifflotait. Au bout d’un instant, je l’entendismurmurer :

« Pauvre femme ! …

– C’est Mlle Stangerson que vous plaignez ? …

– Oui, c’est une très noble femme, et tout à fait digne depitié ! … C’est un très grand, un très grand caractère…j’imagine… j’imagine…

– Vous connaissez donc Mlle Stangerson ?

– Moi, pas du tout… Je ne l’ai vue qu’une fois…

– Pourquoi dites-vous : c’est un très grand caractère ?…

– Parce qu’elle a su tenir tête à l’assassin, parce qu’elles’est défendue avec courage, et surtout, surtout, à cause de laballe dans le plafond. »

Je regardai Rouletabille, me demandant in petto s’il ne semoquait pas tout à fait de moi ou s’il n’était pas devenusubitement fou. Mais je vis bien que le jeune homme n’avait jamaiseu moins envie de rire, et l’éclat intelligent de ses petits yeuxronds me rassura sur l’état de sa raison. Et puis, j’étais un peuhabitué à ses propos rompus… rompus pour moi qui n’y trouvaissouvent qu’incohérence et mystère jusqu’au moment où, en quelquesphrases rapides et nettes, il me livrait le fil de sa pensée.Alors, tout s’éclairait soudain ; les mots qu’il avait dits,et qui m’avaient paru vides de sens, se reliaient avec une facilitéet une logique telles « que je ne pouvais comprendre comment jen’avais pas compris plus tôt ».

Chapitre 4 «Au sein d’une nature sauvage »

Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce paysd’Île-de-France, où se dressent encore tant d’illustres pierres del’époque féodale. Bâti au cœur des forêts, sous Philippe le Bel, ilapparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit duvillage de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas deconstructions disparates, il est dominé par un donjon. Quand levisiteur a gravi les marches branlantes de cet antique donjon etqu’il débouche sur la petite plate-forme où, au XVIIe siècle,Georges-Philibert de Séquigny, seigneur du Glandier, Maisons-Neuveset autres lieux, a fait édifier la lanterne actuelle, d’unabominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de là,au-dessus de la vallée et de la plaine, l’orgueilleuse tour deMontlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant desiècles, et semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantesou des bois morts, les plus vieilles légendes de l’histoire deFrance. On dit que le donjon du Glandier veille sur une ombrehéroïque et sainte, celle de la bonne patronne de Paris, devant quirecula Attila. Sainte Geneviève dort là son dernier sommeil dansles vieilles douves du château. L’été, les amoureux, balançantd’une main distraite le panier des déjeuners sur l’herbe, viennentrêver ou échanger des serments devant la tombe de la sainte,pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est unpuits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissancedes mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève etsuspendu sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets desenfants sauvés par cette onde sacrée.

C’est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier aupassé que le professeur Stangerson et sa fille étaient venuss’installer pour préparer la science de l’avenir. Sa solitude aufond des bois leur avait plu tout de suite. Ils n’auraient là,comme témoins de leurs travaux et de leurs espoirs, que de vieillespierres et de grands chênes. Le Glandier, autrefois « Glandierum »,s’appelait ainsi du grand nombre de glands que, de tout temps, onavait recueillis en cet endroit. Cette terre, aujourd’huitristement célèbre, avait reconquis, grâce à la négligence ou àl’abandon des propriétaires, l’aspect sauvage d’une natureprimitive ; seuls, les bâtiments qui s’y cachaient avaientconservé la trace d’étranges métamorphoses. Chaque siècle y avaitlaissé son empreinte : un morceau d’architecture auquel se reliaitle souvenir de quelque événement terrible, de quelque rougeaventure ; et, tel quel, ce château, où allait se réfugier lascience, semblait tout désigné à servir de théâtre à des mystèresd’épouvante et de mort.

Ceci dit, je ne puis me défendre d’une réflexion. La voici :

Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture duGlandier, ce n’est point que j’aie trouvé ici l’occasion dramatiquede « créer » l’atmosphère nécessaire aux drames qui vont sedérouler sous les yeux du lecteur et, en vérité, mon premier soin,dans toute cette affaire, sera d’être aussi simple que possible. Jen’ai point la prétention d’être un auteur. Qui dit : auteur, dittoujours un peu : romancier, et, Dieu merci ! Le mystère de la«Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur réelle pour sepasser de littérature. Je ne suis et ne veux être qu’un fidèle «rapporteur ». Je dois rapporter l’événement ; je situe cetévénement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que voussachiez où les choses se passent.

Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, unequinzaine d’années environ avant le drame qui nous occupe, leGlandier n’était plus habité depuis longtemps. Un autre vieuxchâteau, dans les environs, construit au XIVe siècle par Jean deBelmont, était également abandonné, de telle sorte que le paysétait à peu près inhabité. Quelques maisonnettes au bord de laroute qui conduit à Corbeil, une auberge, l’auberge du « Donjon »,qui offrait une passagère hospitalité aux rouliers ; c’étaitlà à peu près tout ce qui rappelait la civilisation dans cetendroit délaissé qu’on ne s’attendait guère à rencontrer à quelqueslieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été laraison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M.Stangerson était déjà célèbre ; il revenait d’Amérique où sestravaux avaient eu un retentissement considérable. Le livre qu’ilavait publié à Philadelphie sur la « Dissociation de la matière parles actions électriques » avait soulevé la protestation de tout lemonde savant. M. Stangerson était français, mais d’origineaméricaine. De très importantes affaires d’héritage l’avaient fixépendant plusieurs années aux États-Unis. Il avait continué, là-bas,une œuvre commencée en France, et il était revenu en France l’yachever, après avoir réalisé une grosse fortune, tous ses procèss’étant heureusement terminés soit par des jugements qui luidonnaient gain de cause, soit par des transactions. Cette fortunefut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu, s’il l’avait voulu,gagner des millions de dollars en exploitant ou en faisantexploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à denouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faireservir à son intérêt propre le don merveilleux d’« inventer » qu’ilavait reçu de la nature ; mais il ne pensait point que songénie lui appartînt. Il le devait aux hommes, et tout ce que songénie mettait au monde tombait, de par cette volontéphilanthropique, dans le domaine public. S’il n’essaya point dedissimuler la satisfaction que lui causait la mise en possession decette fortune inespérée qui allait lui permettre de se livrerjusqu’à sa dernière heure à sa passion pour la science pure, leprofesseur dut s’en réjouir également, « semblait-il », pour uneautre cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revintd’Amérique et acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus joliequ’on ne saurait l’imaginer, tenant à la fois toute la grâceparisienne de sa mère, morte en lui donnant le jour, et toute lasplendeur, toute la richesse du jeune sang américain de songrand-père paternel, William Stangerson. Celui-ci, citoyen dePhiladelphie, avait dû se faire naturaliser français pour obéir àdes exigences de famille, au moment de son mariage avec unefrançaise, celle qui devait être la mère de l’illustre Stangerson.Ainsi s’explique la nationalité française du professeurStangerson.

Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint delait, rayonnante, d’une santé divine, Mathilde Stangerson étaitl’une des plus belles filles à marier de l’ancien et du nouveaucontinent. Il était du devoir de son père, malgré la douleur prévued’une inévitable séparation, de songer à ce mariage, et il ne dutpas être fâché de voir arriver la dot. Quoi qu’il en soit, il nes’en enterra pas moins, avec son enfant, au Glandier, dans lemoment où ses amis s’attendaient à ce qu’il produisît Mlle Mathildedans le monde. Certains vinrent le voir et manifestèrent leurétonnement. Aux questions qui lui furent posées, le professeurrépondit : « C’est la volonté de ma fille. Je ne sais rien luirefuser. C’est elle qui a choisi le Glandier. » Interrogé à sontour, la jeune fille répliqua avec sérénité : « Où aurions-nousmieux travaillé que dans cette solitude ? » Car Mlle MathildeStangerson collaborait déjà à l’œuvre de son père, mais on nepouvait imaginer alors que sa passion pour la science irait jusqu’àlui faire repousser tous les partis qui se présenteraient à elle,pendant plus de quinze ans. Si retirés vivaient-ils, le père et lafille durent se montrer dans quelques réceptions officielles, et, àcertaines époques de l’année, dans deux ou trois salons amis où lagloire du professeur et la beauté de Mathilde firent sensation.L’extrême froideur de la jeune fille ne découragea pas tout d’abordles soupirants ; mais, au bout de quelques années, ils selassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita cenom « d’éternel fiancé », qu’il accepta avec mélancolie ;c’était M. Robert Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n’était plusjeune, et il semblait bien que, n’ayant point trouvé de raisonspour se marier, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, elle n’endécouvrirait jamais. Un tel argument apparaissait sans valeur,évidemment, à M. Robert Darzac, puisque celui-ci ne cessait pointsa cour, si tant est qu’on peut encore appeler « cour » les soinsdélicats et tendres dont on ne cesse d’entourer une femme detrente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré qu’elle ne semarierait point.

Soudain, quelques semaines avant les événements qui nousoccupent, un bruit auquel on n’attacha pas d’abord d’importance –tant on le trouvait incroyable – se répandit dans Paris ; MlleStangerson consentait enfin à « couronner l’inextinguible flamme deM. Robert Darzac ! » Il fallut que M. Robert Darzac lui-mêmene démentît point ces propos matrimoniaux pour qu’on se dît enfinqu’il pouvait y avoir un peu de vérité dans une rumeur aussiinvraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer, ensortant un jour de l’Académie des sciences, que le mariage de safille et de M. Robert Darzac serait célébré dans l’intimité, auchâteau du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis ladernière main au rapport qui allait résumer tous leurs travaux surla « Dissociation de la matière », c’est-à-dire sur le retour de lamatière à l’éther. Le nouveau ménage s’installerait au Glandier etle gendre apporterait sa collaboration à l’œuvre à laquelle le pèreet la fille avaient consacré leur vie.

Le monde scientifique n’avait pas encore eu le temps de seremettre de cette nouvelle que l’on apprenait l’assassinat de MlleStangerson dans les conditions fantastiques que nous avonsénumérées et que notre visite au château va nous permettre depréciser davantage encore.

Je n’ai point hésité à fournir au lecteur tous ces détailsrétrospectifs que je connaissais par suite de mes rapportsd’affaires avec M. Robert Darzac, pour qu’en franchissant le seuilde la «Chambre Jaune», il fût aussi documenté que moi.

Chapitre 5Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase quiproduit son petit effet

Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, lelong d’un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, etnous apercevions déjà la grille d’entrée, quand notre attention futattirée par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblaittellement préoccupé qu’il ne nous vit pas venir. Tantôt il sepenchait, se couchait presque sur le sol, tantôt il se redressaitet considérait attentivement le mur ; tantôt il regardait dansle creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait àcourir et regardait encore dans le creux de sa main droite.Rouletabille m’avait arrêté d’un geste :

« Chut ! Frédéric Larsan qui travaille ! … Ne ledérangeons pas !

Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbrepolicier. Je n’avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je leconnaissais beaucoup de réputation.

L’affaire des lingots d’or de l’hôtel de la Monnaie, qu’ildébrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, etl’arrestation des forceurs de coffres-forts du Crédit universelavaient rendu son nom presque populaire. Il passait alors, à cetteépoque où Joseph Rouletabille n’avait pas encore donné les preuvesadmirables d’un talent unique, pour l’esprit le plus apte à démêlerl’écheveau embrouillé des plus mystérieux et plus obscurs crimes.Sa réputation s’était étendue dans le monde entier et souvent lespolices de Londres ou de Berlin, ou même d’Amérique l’appelaient àl’aide quand les inspecteurs et les détectives nationauxs’avouaient à bout d’imagination et de ressources. On ne s’étonneradonc point que, dès le début du mystère de la «Chambre Jaune», lechef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son précieuxsubordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour unegrosse affaire de titres volés : « Revenez vite. » Frédéric, quel’on appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence,sachant sans doute par expérience que, si on le dérangeait, c’estqu’on avait bien besoin de ses services, et, c’est ainsi queRouletabille et moi, ce matin-là, nous le trouvions déjà à labesogne. Nous comprîmes bientôt en quoi elle consistait.

Ce qu’il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droiten’était autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé àcompter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une foisencore sa course, ne l’arrêta qu’à la grille du parc, reconsulta samontre, la mit dans sa poche, haussa les épaules d’un gestedécouragé, poussa la grille, pénétra dans le parc, referma lagrille à clef, leva la tête et, à travers les barreaux, nousaperçut. Rouletabille courut et je le suivis. Frédéric Larsan nousattendait.

« Monsieur Fred », dit Rouletabille en se découvrant et enmontrant les marques d’un profond respect basé sur la réelleadmiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en cemoment ? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, quidésirerait lui parler.

– Je n’en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred enserrant la main de mon ami, car il avait eu l’occasion de lerencontrer plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plusdifficiles… Je ne l’ai pas vu.

– Les concierges nous renseigneront sans doute ? fitRouletabille en désignant une maisonnette de briques dont porte etfenêtres étaient closes et qui devait inévitablement abriter cesfidèles gardiens de la propriété.

« Les concierges ne vous renseigneront point, monsieurRouletabille.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés !…

– Arrêtés ! s’écria Rouletabille… Ce sont eux lesassassins ! …

Frédéric Larsan haussa les épaules.

« Quand on ne peut pas, dit-il, d’un air de suprême ironie,arrêter l’assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrirles complices !

– C’est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred ?

– Ah ! non ! par exemple ! je ne les ai pas faitarrêter, d’abord parce que je suis à peu près sûr qu’ils ne sontpour rien dans l’affaire, et puis parce que…

– Parce que quoi ? interrogea anxieusementRouletabille.

– Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.

– « Parce qu’il n’y a pas de complices ! » soufflaRouletabille.

Frédéric Larsan s’arrêta net, regardant le reporter avecintérêt.

« Ah ! Ah ! Vous avez donc une idée sur l’affaire…Pourtant vous n’avez rien vu, jeune homme… vous n’avez pas encorepénétré ici…

– J’y pénétrerai.

– J’en doute… la consigne est formelle.

– J’y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faitescela pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… MonsieurFred… je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous aifait à propos des « Lingots d’or ». Un petit mot à M. RobertDarzac, s’il vous plaît ? »

La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en cemoment. Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ceseuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieuxmystère ; elle suppliait avec une telle éloquence nonseulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits,que je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Frédéric Larsan, pasplus que moi, ne garda son sérieux.

Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettaittranquillement la clef dans sa poche. Je l’examinai.

C’était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d’années. Satête était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profildur ; le front était proéminent ; le menton et les jouesétaient rasés avec soin ; la lèvre, sans moustache, étaitfinement dessinée ; les yeux, un peu petits et ronds, fixaientles gens bien en face d’un regard fouilleur qui étonnait etinquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise ;l’allure générale était élégante et sympathique. Rien du policiervulgaire. C’était un grand artiste en son genre, et il le savait,et l’on sentait qu’il avait une haute idée de lui-même. Le ton desa conversation était d’un sceptique et d’un désabusé. Son étrangeprofession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vileniesqu’il eût été inexplicable qu’elle ne lui eût point un peu « durciles sentiments », selon la curieuse expression de Rouletabille.

Larsan tourna la tête au bruit d’une voiture qui arrivaitderrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d’Épinay,avait emporté le juge d’instruction et son greffier.

« Tenez ! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M.Robert Darzac ; le voilà ! »

Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priaitFrédéric Larsan de lui ouvrir l’entrée du parc, lui disant qu’ilétait très pressé et qu’il n’avait que le temps d’arriver à Épinaypour prendre le prochain train pour Paris, quand il me reconnut.Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce quipouvait m’amener au Glandier dans un moment aussi tragique. Jeremarquai alors qu’il était atrocement pâle et qu’une douleurinfinie était peinte sur son visage.

« Mlle Stangerson va-t-elle mieux ? demandai-jeimmédiatement.

– Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu’on la sauve.»

Il n’ajouta pas « ou j’en mourrai », mais on sentait trembler lafin de la phrase au bout de ses lèvres exsangues.

Rouletabille intervint alors :

« Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vousparle. J’ai quelque chose de la dernière importance à vous dire.»

Frédéric Larsan interrompit :

« Je peux vous laisser ? demanda-t-il à Robert Darzac. Vousavez une clef ou voulez-vous que je vous donne celle-ci ?

– Oui, merci, j’ai une clef. Je fermerai la grille. »

Larsan s’éloigna rapidement dans la direction du château dont onapercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.

Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l’impatience.Je présentai Rouletabille comme un excellent ami ; mais, dèsqu’il sut que ce jeune homme était journaliste, M. Darzac meregarda d’un air de grand reproche, s’excusa sur la nécessité où ilétait d’atteindre Épinay en vingt minutes, salua et fouetta soncheval. Mais déjà Rouletabille avait saisi, à ma profondestupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage d’un poingvigoureux, cependant qu’il prononçait cette phrase dépourvue pourmoi du moindre sens :

« Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de sonéclat. »

Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche deRouletabille que je vis Robert Darzac chanceler ; si pâlequ’il fût, il pâlit encore ; ses yeux fixèrent le jeune hommeavec épouvante et il descendit immédiatement de sa voiture dans undésordre d’esprit inexprimable.

« Allons ! Allons ! » dit-il en balbutiant.

Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur :

« Allons ! monsieur ! Allons ! »

Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus direun mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours lecheval. J’adressai quelques paroles à M. Darzac… mais il ne merépondit pas. J’interrogeai de l’œil Rouletabille, qui ne me vitpas.

Chapitre 6Au fond de la chênaie

Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à lapartie du bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autrecorps de bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvaitl’entrée principale. Je n’avais encore rien vu d’aussi original, nipeut-être d’aussi laid, ni surtout d’aussi étrange en architectureque cet assemblage bizarre de styles disparates. C’était monstrueuxet captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui sepromenaient devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chausséedu donjon. Nous apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, quiétait autrefois une prison et qui servait maintenant de chambre dedébarras, on avait enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.

M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne duchâteau par une vaste porte que protégeait une « marquise ».Rouletabille, qui avait abandonné le cheval et le cabriolet auxsoins d’un domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac ; jesuivis son regard, et je m’aperçus que celui-ci était uniquementdirigé vers les mains gantées du professeur à la Sorbonne. Quandnous fûmes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M.Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda:

« Parlez ! Que me voulez-vous ? »

Le reporter répondit avec la même brusquerie :

« Vous serrer la main ! »

Darzac se recula :

« Que signifie ? »

Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors : quemon ami le soupçonnait de l’abominable attentat. La trace de lamain ensanglantée sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut…Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard sidroit d’ordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement.Il tendit sa main droite, et, me désignant :

« Vous êtes l’ami de M. Sainclair qui m’a rendu un serviceinespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoije vous refuserais la main… »

Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec uneaudace sans pareille :

« Monsieur, j’ai vécu quelques années en Russie, d’où j’airapporté cet usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne sedégante pas. »

Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un librecours à la fureur qui commençait à l’agiter, mais au contraire,d’un violent effort visible, il se calma, se déganta et présentases mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.

« Êtes-vous satisfait ?

– Non ! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en setournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous laisserseuls un instant. »

Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voiret d’entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n’eûtpoint déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, monstupide ami… Car, à cette minute, j’en voulais à Rouletabille deses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe des gants…

Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayantde relier entre eux les différents événements de cette matinée, etn’y parvenant pas. Quelle était l’idée de Rouletabille ?Était-il possible que M. Robert Darzac lui apparût commel’assassin ? Comment penser que cet homme, qui devait semarier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, s’était introduitdans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa fiancée ? Enfin,rien n’était venu m’apprendre comment l’assassin avait pu sortir dela «Chambre Jaune» ; et, tant que ce mystère qui me paraissaitinexplicable ne me serait pas expliqué, j’estimais, moi, qu’ilétait du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, quesignifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de sonéclat ! J’avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabillepour le lui demander.

À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. RobertDarzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup d’œil qu’ilsétaient les meilleurs amis du monde.

« Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venezavec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toutela journée. Nous déjeunons ensemble dans le pays…

– Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs…

– Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons àl’auberge du « Donjon »…

– Vous y serez très mal… Vous n’y trouverez rien.

– Croyez-vous ? … Moi j’espère y trouver quelque chose,répliqua Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, jeferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter à larédaction…

– Et vous ? Vous ne revenez pas avec moi ?

– Non ; je couche ici… »

Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, etM. Robert Darzac ne parut nullement étonné…

Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes desgémissements. Rouletabille demanda :

« Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là ?

– C’est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J’ai fait remarquerhier au juge d’instruction qu’il est inexplicable que lesconcierges aient eu le temps d’entendre les coups de revolver, « des’habiller », de parcourir l’espace assez grand qui sépare leurloge du pavillon, tout cela en deux minutes ; car il ne s’estpas écoulé plus de deux minutes entre les coups de revolver et lemoment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.

– Èvidemment, c’est louche, acquiesça Rouletabille… Et ilsétaient habillés… ?

– Voilà ce qui est incroyable… ils étaient habillés… «entièrement », solidement et chaudement… Il ne manquait aucunepièce à leur costume. La femme était en sabots, mais l’homme avait« ses souliers lacés ». Or, ils ont déclaré s’être couchés commetous les soirs à neuf heures. En arrivant, ce matin, le juged’instruction, qui s’était muni, à Paris, d’un revolver de mêmecalibre que celui du crime (car il ne veut pas toucher aurevolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de revolverpar son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte fermées.Nous étions avec lui dans la loge des concierges ; nousn’avons rien entendu… on ne peut rien entendre. Les concierges ontdonc menti, cela ne fait point de doute… Ils étaient prêts ;ils étaient déjà dehors non loin du pavillon ; ils attendaientquelque chose. Certes, on ne les accuse point d’être les auteurs del’attentat, mais leur complicité n’est pas improbable… M. deMarquet les a fait arrêter aussitôt.

– S’ils avaient été complices, dit Rouletabille, ils seraientarrivés débraillés, ou plutôt ils ne seraient pas arrivés du tout.Quand on se précipite dans les bras de la justice, avec sur soitant de preuves de complicité, c’est qu’on n’est pas complice. Jene crois pas aux complices dans cette affaire.

– Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit ? Qu’ils ledisent ! …

– Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s’agit desavoir lequel… Même s’ils ne sont pas complices, cela peut avoirquelque importance. Tout est important de ce qui se passe dans unenuit pareille… »

Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve etnous entrions dans cette partie du parc appelée « la Chênaie ». Ily avait là des chênes centenaires. L’automne avait déjàrecroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branchesnoires et serpentines semblaient d’affreuses chevelures, des nœudsde reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordusur sa tête de Méduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l’étéparce qu’elle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison,triste et funèbre. Le sol était noir, tout fangeux des pluiesrécentes et de la bourbe des feuilles mortes, les troncs des arbresétaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus de nos têtes, était endeuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans cette retraitesombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du pavillon.Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle nousapparaissait. Seule une petite porte en marquait l’entrée. On eûtdit un tombeau, un vaste mausolée au fond d’une forêt abandonnée… Àmesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Cebâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi,c’est-à-dire de l’autre côté de la propriété, du côté de lacampagne. La petite porte refermée sur le parc, M. et MlleStangerson devaient trouver là une prison idéale pour y vivre avecleurs travaux et leur rêve.

Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon.Il n’avait qu’un rez-de-chaussée, où l’on accédait par quelquesmarches, et un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucunefaçon ». C’est donc le plan du rez-de-chaussée dans toute sasimplicité que je soumets au lecteur.

Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et j’ai constaté qu’iln’y manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d’aiderà la solution du problème qui se posait alors devant la justice.Avec la légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant,pour arriver à la vérité, qu’en savait Rouletabille quand ilpénétra dans le pavillon pour la première fois et que chacun sedemandait : « Par où l’assassin a-t-il pu fuir de la ChambreJaune ? »

Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon,Rouletabille nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:

« Eh bien ! Et le mobile du crime ?

– Pour moi, monsieur, il n’y a aucun doute à avoir à ce sujet,fit le fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Lestraces de doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et aucou de Mlle Stangerson attestent que le misérable qui était làavait essayé un affreux attentat. Les médecins experts, qui ontexaminé hier ces traces, affirment qu’elles ont été faites par lamême main dont l’image ensanglantée est restée sur le mur ;une main énorme, monsieur, et qui ne tiendrait point dans mon gant,ajouta-t-il avec un amer et indéfinissable sourire…

– Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être latrace des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment des’abattre, aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant,une image élargie de sa main pleine de sang ?

– il n’y avait pas une goutte de sang aux mains de MlleStangerson quand on l’a relevée, répondit M. Darzac.

– On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c’est bien MlleStangerson qui s’était armée du revolver du père Jacques,puisqu’elle a blessé la main de l’assassin. Elle redoutait doncquelque chose ou quelqu’un ?

– C’est probable…

– Vous ne soupçonnez personne ?

– Non… », répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.

Rouletabille, alors, me dit :

– Il faut que vous sachiez, mon ami, que l’instruction est unpeu plus avancée que n’a voulu nous le confier ce petit cachottierde M. de Marquet. Non seulement l’instruction sait maintenant quele revolver fut l’arme dont se servit, pour se défendre, MlleStangerson, mais elle connaît, mais elle a connu tout de suitel’arme qui a servi à attaquer, à frapper Mlle Stangerson. C’est,m’a dit M. Darzac, un « os de mouton ». Pourquoi M. de Marquetentoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère ? Dans ledessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté ?Sans doute. Il imagine peut-être qu’on va retrouver sonpropriétaire parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègrede Paris, pour se servir de cet instrument de crime, le plusterrible que la nature ait inventé… Et puis, est-ce qu’on saitjamais ce qui peut se passer dans une cervelle de juged’instruction ? » ajouta Rouletabille avec une ironieméprisante.

J’interrogeai :

« On a donc trouvé un « os de mouton » dans la «ChambreJaune» ?

– Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit ; maisje vous en prie : n’en parlez point. M. de Marquet nous a demandéle secret. (Je fis un geste de protestation.) C’est un énorme os demouton dont la tête, ou, pour mieux dire, dont l’articulation étaitencore toute rouge du sang de l’affreuse blessure qu’il avait faiteà Mlle Stangerson. C’est un vieil os de mouton qui a dû servir déjàà quelques crimes, suivant les apparences. Ainsi pense M. deMarquet, qui l’a fait porter à Paris, au laboratoire municipal,pour qu’il fût analysé. Il croit, en effet, avoir relevé sur cet osnon seulement le sang frais de la dernière victime, mais encore destraces roussâtres qui ne seraient autres que des taches de sangséché, témoignages de crimes antérieurs.

– un os de mouton, dans la main d’un « assassin exercé », estune arme effroyable, dit Rouletabille, une arme « plus utile » etplus sûre qu’un lourd marteau.

– « Le misérable » l’a d’ailleurs prouvé, fit douloureusement M.Robert Darzac. L’os de mouton a terriblement frappé Mlle Stangersonau front. L’articulation de l’os de mouton s’adapte parfaitement àla blessure. Pour moi, cette blessure eût été mortelle sil’assassin n’avait été à demi arrêté, dans le coup qu’il donnait,par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchaitson os de mouton et s’enfuyait. Malheureusement, le coup de l’os demouton était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson étaitquasi assommée, après avoir failli être étranglée. Si MlleStangerson avait réussi à blesser l’homme de son premier coup derevolver, elle eût, sans doute, échappé à l’os de mouton… Mais ellea saisi certainement son revolver trop tard ; puis, le premiercoup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger dansle plafond ; ce n’est que le second coup qui a porté… »

Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vousavouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même ducrime ? J’en tremblais, et, malgré tout l’immense intérêt quecomportait l’histoire de l’os de mouton, je bouillais de voir quenotre conversation se prolongeait et que la porte du pavillon nes’ouvrait pas.

Enfin, elle s’ouvrit.

Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était surle seuil.

Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbeblanche, des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béretbasque, un complet de velours marron à côtes usé, des sabots ;l’air bougon, une figure assez rébarbative qui s’éclaira cependantdès qu’il eut aperçu M. Robert Darzac.

« Des amis, fit simplement notre guide. Il n’y a personne aupavillon, père Jacques ?

– Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais biensûr la consigne n’est pas pour vous… Et pourquoi ? Ils ont vutout ce qu’il y avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils enont fait assez des dessins et des procès-verbaux…

– Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autrechose, fit Rouletabille.

– Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre…

– Votre maîtresse portait-elle, ce soir-là, les cheveux enbandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur lefront ?

– Non, mon p’tit monsieur. Ma maîtresse n’a jamais porté lescheveux en bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autresjours. Elle avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon àce qu’on pouvait voir son beau front, pur comme celui de l’enfantqui vient de naître ! … »

Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Ilse rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cetteporte ne pouvait jamais rester ouverte et qu’il fallait une clefpour l’ouvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièceassez claire, pavée de carreaux rouges.

« Ah ! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquellel’assassin s’est sauvé…

– Qu’ils disent ! monsieur, qu’ils disent ! Mais, s’ils’était sauvé par là, nous l’aurions bien vu, pour sûr !Sommes pas aveugles ! ni M. Stangerson, ni moi, ni lesconcierges qui-z-ont mis en prison ! Pourquoi qui ne m’ymettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver ?»

Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné lesvolets.

« Ils étaient fermés, à l’heure du crime ?

– Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques… et moij’suis bien sûr que l’assassin a passé au travers…

– Il y a des taches de sang ? …

– Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors… Mais du sang dequoi ? …

– Ah ! fit Rouletabille, on voit les pas… là, sur lechemin… la terre était très détrempée… nous examinerons cela tout àl’heure…

– Des bêtises ! Interrompit le père Jacques… L’assassin n’apas passé par là ! …

– Eh bien, par où ? …

– Est-ce que je sais ! … »

Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux etpassa rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Lepère Jacques continuait :

« Ah ! vous ne trouverez rien, mon p’tit monsieur. Y n’ontrien trouvé… Et puis maintenant, c’est trop sale… Il est entré tropde gens ! Ils veulent point que je lave le carreau… mais, lejour du crime, j’avais lavé tout ça à grande eau, moi, pèreJacques… et, si l’assassin avait passé par là avec ses « ripatons», on l’aurait bien vu ; il a assez laissé la marque de sesgodillots dans la chambre de mademoiselle ! … »

Rouletabille se releva et demanda :

« Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois ?»

Et il fixait le père Jacques d’un œil auquel rien n’échappe.

« Mais dans la journée même du crime, j’vous dis ! Vers lescinq heures et demie… pendant que mademoiselle et son pèrefaisaient un tour de promenade avant de dîner ici même, car ils ontdîné dans le laboratoire. Le lendemain, quand le juge est venu, ila pu voir toutes les traces des pas par terre comme qui dirait del’encre sur du papier blanc… Eh bien, ni dans le laboratoire, nidans le vestibule qu’étaient propres comme un sou neuf, on n’aretrouvé ses pas… à l’homme ! … Puisqu’on les retrouve auprèsde la fenêtre, dehors, il faudrait donc qu’il ait troué le plafondde la «Chambre Jaune», qu’il ait passé par le grenier, qu’il aittroué le toit, et qu’il soit redescendu juste à la fenêtre duvestibule, en se laissant tomber… Eh bien, mais, y n’y a pas detrou au plafond de la «Chambre Jaune»… ni dans mon grenier, biensûr ! … Alors, vous voyez bien qu’on ne sait rien… mais riende rien ! … et qu’on ne saura, ma foi, jamais rien ! …C’est un mystère du diable !

Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de laporte d’un petit lavatory qui s’ouvrait au fond du vestibule. Ilresta dans cette position au moins une minute.

« Eh bien ? lui demandai-je quand il se releva.

– Oh ! rien de bien important ; une goutte desang.

Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.

« Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et levestibule, la fenêtre du vestibule était ouverte ?

– Je venais de l’ouvrir parce que j’avais allumé du charbon debois pour monsieur, sur le fourneau du laboratoire ; et, commeje l’avais allumé avec des journaux, il y a eu de la fumée ;j’ai ouvert les fenêtres du laboratoire et celle du vestibule pourfaire courant d’air ; puis j’ai refermé celles du laboratoireet laissé ouverte celle du vestibule, et puis je suis sorti uninstant pour aller chercher une lavette au château et c’est enrentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie que je mesuis mis à laver les dalles ; après avoir lavé, je suisreparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfinpour la derniére fois, quand je suis rentré au pavillon, la fenêtreétait fermée et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans lelaboratoire.

– M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre enentrant ?

– Sans doute.

– Vous ne leur avez pas demandé ?

– Non ! … »

Après un coup d’œil assidu au petit lavatory et à la cage del’escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui noussemblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. C’est, jel’avoue, avec une forte émotion que je l’y suivis. Robert Darzac neperdait pas un geste de mon ami… Quant à moi, mes yeux allèrenttout de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle étaitrefermée, ou plutôt poussée sur le laboratoire, car je constataiimmédiatement qu’elle était à moitié défoncée et hors d’usage… lesefforts de ceux qui s’étaient rués sur elle, au moment du drame,l’avaient brisée…

Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait,sans dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions… Elleétait vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque desbaies, garnies de barreaux, prenaient jour sur l’immense campagne.Une trouée dans la forêt ; une vue merveilleuse sur toute lavallée, sur la plaine, jusqu’à la grande ville qui devaitapparaître, là-bas, tout au bout, les jours de soleil. Mais,aujourd’hui, il n’y a que de la boue sur la terre, de la suie auciel… et du sang dans cette chambre…

Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée,par des creusets, par des fours propres à toutes expériences dechimie. Des cornues, des instruments de physique un peupartout ; des tables surchargées de fioles, de papiers, dedossiers, une machine électrique… des piles… un appareil, me dit M.Robert Darzac, employé par le professeur Stangerson « pourdémontrer la dissociation de la matière sous l’action de la lumièresolaire », etc.

Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ouarmoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, desappareils photographiques spéciaux, une quantité incroyable decristaux…

Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout dudoigt, il fouillait dans les creusets… Tout d’un coup, il seredressa, tenant un petit morceau de papier à moitié consumé… Ilvint à nous qui causions auprès d’une fenêtre, et il dit :

« Conservez-nous cela, Monsieur Darzac. »

Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venaitde prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, cesseuls mots qui restaient lisibles :

presbytère rien perdu charme,

ni le jar de son éclat.

Et, au-dessous : « 23 octobre. »

Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient mefrapper, et, pour la deuxième fois, je vis qu’ils produisaient surle professeur en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soinde M. Darzac fut de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-cine nous avait pas vus, occupé qu’il était à l’autre fenêtre… Alors,le fiancé de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant,y serra le papier, et soupira : « Mon Dieu ! »

Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans lacheminée ; c’est-à-dire que, debout sur les briques d’unfourneau, il considérait attentivement cette cheminée qui allait serétrécissant, et qui, à cinquante centimètres au-dessus de sa tête,se fermait entièrement par des plaques de fer scellées dans labrique, laissant passer trois tuyaux d’une quinzaine de centimètresde diamètre chacun.

« Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautantdans le laboratoire. Du reste, s’« il » l’avait même tenté, toutecette ferraille serait par terre. Non ! Non ! ce n’estpas de ce côté qu’il faut chercher…

Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portesd’armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu’il déclarainfranchissables et « infranchies ». À la seconde fenêtre, iltrouva le père Jacques en contemplation.

« Eh bien, père Jacques, qu’est-ce que vous regardez parlà ?

– Je r’garde l’homme de la police qui ne cesse point de faire letour de l’étang… Encore un malin qui n’en verra pas plus longqu’les autres !

– Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques !dit Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans celavous ne parleriez pas comme ça… S’il y en a un ici qui trouvel’assassin, ce sera lui, faut croire ! »

Et Rouletabille poussa un soupir.

« Avant qu’on le retrouve, faudrait savoir comment on l’aperdu ! … répliqua le père Jacques, têtu.

Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».

« Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelquechose ! » fit Rouletabille avec une solennité qui, en touteautre circonstance, eût été comique.

Chapitre 7Où Rouletabille part en expédition sous le lit

Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune»s’arrêta sur le seuil, disant avec une émotion que je ne devaiscomprendre que plus tard : « Oh ! Le parfum de la dame ennoir ! » La chambre était obscure ; le père Jacquesvoulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l’arrêta :

« Est-ce que, dit-il, le drame s’est passé en pleineobscurité ?

– Non, jeune homme, je ne pense point. Mam’zelle tenait beaucoupà avoir une veilleuse sur sa table, et c’est moi qui la luiallumais tous les soirs avant qu’elle aille se coucher… J’étaisquasi sa femme de chambre, quoi ! quand v’nait le soir !La vraie femme de chambre ne v’nait guère que le matin. Mam’zelletravaille si tard… la nuit !

– Où était cette table qui supportait la veilleuse ? Loindu lit ?

– Loin du lit.

– Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse ?

– La veilleuse est brisée, et l’huile s’en est répandue quand latable est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Jen’ai qu’à ouvrir les volets et vous allez voir…

– Attendez ! »

Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer lesvolets des deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmesdans la nuit noire, il alluma une allumette-bougie, la donna aupère Jacques, dit à celui-ci de se diriger avec son allumette versle milieu de la «Chambre Jaune», à l’endroit où brûlait, cettenuit-là, la veilleuse. Le père Jacques, qui était en chaussons (illaissait à l’ordinaire ses sabots dans le vestibule), entra dans la«Chambre Jaune» avec son bout d’allumette, et nous distinguâmesvaguement, mal éclairés par la petite flamme mourante, des objetsrenversés sur le carreau, un lit dans le coin, et, en face de nous,à gauche, le reflet d’une glace, pendue au mur, près du lit. Ce futrapide.

Rouletabille dit : « C’est assez ! Vous pouvez ouvrir lesvolets.

– Surtout n’avancez pas, pria le père Jacques ; vouspourriez faire des marques avec vos souliers… et il ne faut riendéranger… C’est une idée du juge, une idée comme ça, bien que sonaffaire soit déjà faite… »

Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra,éclairant un désordre sinistre, entre des murs de safran. Leplancher – car si le vestibule et le laboratoire étaient carrelés,la «Chambre Jaune» était planchéiée – était recouvert d’une nattejaune, d’un seul morceau, qui tenait presque toute la pièce, allantsous le lit et sous la table-toilette, seuls meubles qui, avec lelit, fussent encore sur leurs pieds. La table ronde du milieu, latable de nuit et deux chaises étaient renversées. Ellesn’empêchaient point de voir, sur la natte, une large tache de sangqui provenait, nous dit le père Jacques, de la blessure au front deMlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang étaientrépandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la tracetrès visible des pas, des larges pas noirs, de l’assassin. Toutfaisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure del’homme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Ily avait d’autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoupmoins distinctes. C’est bien là la trace d’une rude main d’hommeensanglantée.

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

« Voyez ! … voyez ce sang sur le mur… L’homme qui aappliqué si fermement sa main ici était alors dans l’obscurité etcroyait certainement tenir une porte. Il croyait la pousser !C’est pourquoi il a fortement appuyé, laissant sur le papier jauneun dessin terriblement accusateur, car je ne sache point qu’il yait beaucoup de mains au monde de cette sorte-là. Elle est grandeet forte, et les doigts sont presque aussi longs les uns que lesautres ! Quant au pouce, il manque ! Nous n’avons que lamarque de la paume. Et si nous suivons la « trace » de cette main,continuai-je, nous la voyons, qui, après s’être appuyée au mur, letâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure…

– Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, mais il n’ya pas de sang à la serrure, ni au verrou ! …

– Qu’est-ce que cela prouve ? Répliquai-je avec un bon sensdont j’étais fier, « il » aura ouvert serrure et verrou de la maingauche, ce qui est tout naturel puisque la main droite estblessée…

– Il n’a rien ouvert du tout ! s’exclama encore le pèreJacques. Nous ne sommes pas fous, peut-être ! Et nous étionsquatre quand nous avons fait sauter la porte ! »

Je repris :

« Quelle drôle de main ! Regardez-moi cette drôle demain !

– C’est une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont ledessin a été déformé par le glissement sur le mur. L’homme a essuyésa main blessée sur le mur ! Cet homme doit mesurer un mètrequatre-vingt.

– À quoi voyez-vous cela ?

– À la hauteur de la main sur le mur… »

Mon ami s’occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur.Cette trace était un trou rond.

« La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face : ni d’enhaut, par conséquent, ni d’en bas.

Et il nous fit observer encore qu’elle était de quelquescentimètres plus bas sur le mur que le stigmate laissé par lamain.

Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant,sur la serrure et le verrou. Il constata « qu’on avait bien faitsauter la porte, du dehors, serrure et verrou étant encore, surcette porte défoncée, l’une fermée, l’autre poussé, et, sur le mur,les deux gâches étant quasi arrachées, pendantes, retenues encorepar une vis.

Le jeune rédacteur de L’Èpoque les considéra avec attention,reprit la porte, la regarda des deux côtés, s’assura qu’il n’yavait aucune possibilité de fermeture ou d’ouverture du verrou « del’extérieur », et s’assura qu’on avait retrouvé la clef dans laserrure, « à l’intérieur ». Il s’assura encore qu’une fois la clefdans la serrure à l’intérieur, on ne pouvait ouvrir cette serrurede l’intérieur avec une autre clef. Enfin, ayant constaté qu’il n’yavait, à cette porte, « aucune fermeture automatique, bref, qu’elleétait la plus naturelle de toutes les portes, munie d’une serrureet d’un verrou très solides qui étaient restés fermés », il laissatomber ces mots : « ça va mieux ! » Puis, s’asseyant parterre, il se déchaussa hâtivement.

Et, sur ses chaussettes, il s’avança dans la chambre. Lapremière chose qu’il fit fut de se pencher sur les meublesrenversés et de les examiner avec un soin extrême. Nous leregardions en silence. Le père Jacques lui disait, de plus en plusironique :

« Oh ! mon p’tit ! Oh ! mon p’tit ! Vousvous donnez bien du mal ! … »

Mais Rouletabille redressa la tête :

« Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtressen’avait pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux ; c’est moiqui étais une vieille bête de croire cela ! … »

Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.

Et le père Jacques reprit :

« Et dire, monsieur, et dire que l’assassin était cachélà-dessous ! Il y était quand je suis entré à dix heures, pourfermer les volets et allumer la veilleuse, puisque ni M.Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni moi, n’avons plus quitté lelaboratoire jusqu’au moment du crime. »

On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit :

« À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangersonsont-ils arrivés dans le laboratoire pour ne plus lequitter ?

– À six heures ! »

La voix de Rouletabille continuait :

« Oui, il est venu là-dessous… c’est certain… Du reste, il n’y aque là qu’il pouvait se cacher… Quand vous êtes entrés, tous lesquatre, vous avez regardé sous le lit ?

– Tout de suite… Nous avons même entièrement bousculé le litavant de le remettre à sa place.

– Et entre les matelas ?

– Il n’y avait, à ce lit, qu’un matelas sur lequel on a poséMlle Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté cematelas immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n’yavait que le sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, nipersonne. Enfin, monsieur, songez que nous étions quatre, et querien ne pouvait nous échapper, la chambre étant si petite, dégarniede meubles, et tout étant fermé derrière nous, dans le pavillon.»

J’osai une hypothèse :

« Il est peut-être sorti avec le matelas ! Dans le matelas,peut-être… Tout est possible devant un pareil mystère ! Dansleur trouble, M. Stangerson et le concierge ne se seront pasaperçus qu’ils transportaient double poids… et puis, si leconcierge est complice ! … Je vous donne cette hypothèse pource qu’elle vaut, mais voilà qui expliquerait bien des choses… et,particulièrement, le fait que le laboratoire et le vestibule sontrestés vierges des traces de pas qui se trouvent dans la chambre.Quand on a transporté mademoiselle du laboratoire au château, lematelas, arrêté un instant près de la fenêtre, aurait pu permettreà l’homme de se sauver…

– Et puis quoi encore ? Et puis quoi encore ? Et puisquoi encore ? » me lança Rouletabille, en riant délibérément,sous le lit…

J’étais un peu vexé :

« Vraiment on ne sait plus… Tout paraît possible… »

Le père Jacques fit :

« C’est une idée qu’a eue le juge d’instruction, monsieur, et ila fait examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire deson idée, monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car çan’était bien sûr pas un matelas à double fond ! … Et puis,quoi ! s’il y avait eu un homme dans le matelas on l’auraitvu ! … »

Je dus rire moi-même, et, en effet, j’eus la preuve, depuis, quej’avais dit quelque chose d’absurde. Mais où commençait, oùfinissait l’absurde dans une affaire pareille !

Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore ! …

« Dites donc ! s’écria le reporter, toujours sous le lit,elle a été bien remuée, cette carpette-là ?

– Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nousn’avons pas trouvé l’assassin, nous nous sommes demandé s’il n’yavait pas un trou dans le plancher…

– Il n’y en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous unecave ?

– Non, il n’y a pas de cave… Mais cela n’a pas arrêté nosrecherches et ça n’a pas empêché M le juge d’instruction, etsurtout son greffier, d’étudier le plancher planche à planche,comme s’il y avait eu une cave dessous… »

Le reporter, alors, réapparut. Ses yeux brillaient, ses narinespalpitaient ; on eût dit un jeune animal au retour d’unheureux affût… Il resta à quatre pattes. En vérité, je ne pouvaismieux le comparer dans ma pensée qu’à une admirable bête de chassesur la piste de quelque surprenant gibier… Et il flaira les pas del’homme, de l’homme qu’il s’était juré de rapporter à son maître, Mle directeur de L’Èpoque, car il ne faut pas oublier que notreJoseph Rouletabille était journaliste !

Ainsi, à quatre pattes, il s’en fut aux quatre coins de lapièce, reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nousvoyions, ce qui était peu de chose, et de tout ce que nous nevoyions pas et qui était, paraît-il, immense.

La table-toilette était une simple tablette sur quatrepieds ; impossible de la transformer en une cachettepassagère… Pas une armoire… Mlle Stangerson avait sa garde-robe auchâteau.

Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs,qui étaient partout de brique épaisse. Quand il eut fini avec lesmurs et passé ses doigts agiles sur toute la surface du papierjaune, atteignant ainsi le plafond auquel il put toucher, enmontant sur une chaise qu’il avait placée sur la table-toilette, eten faisant glisser autour de la pièce cet ingénieux escabeau ;quand il eut fini avec le plafond où il examina soigneusement latrace de l’autre balle, il s’approcha de la fenêtre et ce futencore le tour des barreaux et celui des volets, tous bien solideset intacts. Enfin, il poussa un ouf ! « de satisfaction » etdéclara que, « maintenant, il était tranquille ! »

« Eh bien, croyez-vous qu’elle était enfermée, la pauvre chèremademoiselle quand on nous l’assassinait ! Quand elle nousappelait à son secours ! … gémit le père Jacques.

– Oui, fit le jeune reporter, en s’essuyant le front… la ChambreJaune était, ma foi, fermée comme un coffre-fort…

– De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est leplus surprenant que je connaisse, même dans le domaine del’imagination. Dans le Double Assassinat de la rue Morgue, EdgarPoe n’a rien inventé de semblable. Le lieu du crime était assezfermé pour ne pas laisser échapper un homme, mais il y avait encorecette fenêtre par laquelle pouvait se glisser l’auteur desassassinats qui était un singe ! … Mais ici, il ne sauraitêtre question d’aucune ouverture d’aucune sorte. La porte close etles volets fermés comme ils l’étaient, et la fenêtre fermée commeelle l’était, une mouche ne pouvait entrer ni sortir !

– En vérité ! En vérité ! acquiesça Rouletabille, quis’épongeait toujours le front, semblant suer moins de son récenteffort corporel que de l’agitation de ses pensées. En vérité !C’est un très grand et très beau et très curieux mystère !…

– La « Bête du Bon Dieu », bougonna le père Jacques, la « Bêtedu Bon Dieu » elle-même, si elle avait commis le crime, n’auraitpas pu s’échapper… Écoutez ! … L’entendez-vous ? …Silence ! … »

Le père Jacques nous faisait signe de nous taire et, le brastendu vers le mur, vers la prochaine forêt, écoutait quelque choseque nous n’entendions point.

« Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue…Elle est trop sinistre, cette bête-là… mais c’est la « Bête du BonDieu » ; elle va prier toutes les nuits sur la tombe de sainteGeneviève, et personne n’ose y toucher de peur que la mère Agenouxjette un mauvais sort…

– Comment est-elle grosse, la « Bête du Bon Dieu » ?

– Quasiment comme un gros chien basset… c’est un monstre que jevous dis. Ah ! Je me suis demandé plus d’une fois si çan’était pas elle qui avait pris de ses griffes notre pauvremademoiselle à la gorge… Mais « la Bête du Bon Dieu » ne porte pasdes godillots, ne tire pas des coups de revolver, n’a pas une mainpareille ! … s’exclama le père Jacques en nous montrant encorela main rouge sur le mur. Et puis, on l’aurait vue aussi bien qu’unhomme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et dans lepavillon, aussi bien qu’un homme ! …

– Èvidemment, fis-je. De loin, avant d’avoir vu la «ChambreJaune», je m’étais, moi aussi, demandé si le chat de la mèreAgenoux…

– Vous aussi ! s’écria Rouletabille.

– Et vous ? demandai-je.

– Moi non, pas une minute… depuis que j’ai lu l’article duMatin, je sais qu’il ne s’agit pas d’une bête ! Maintenant, jejure qu’il s’est passé là une tragédie effroyable… Mais vous neparlez pas du béret retrouvé, ni du mouchoir, pèreJacques ?

– Le magistrat les a pris, bien entendu », fit l’autre avechésitation.

Le reporter lui dit, très grave :

« Je n’ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peuxcependant vous dire comment ils sont faits.

– Ah ! vous êtes bien malin… », et le père Jacques toussa,embarrassé.

« Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et lebéret, est un vieux béret basque, comme celui-là, ajoutaRouletabille en montrant la coiffure de l’homme.

– C’est pourtant vrai… vous êtes sorcier… »

Et le père Jacques essaya de rire, mais n’y parvint pas.

« Comment qu’vous savez que le mouchoir est bleu à raiesrouges ?

– Parce que, s’il n’avait pas été bleu à raies rouges, onn’aurait pas trouvé de mouchoir du tout ! »

Sans plus s’occuper du père Jacques, mon ami prit dans sa pocheun morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se penchasur les traces de pas, appliqua son papier sur l’une des traces etcommença à découper. Il eut ainsi une semelle de papier d’uncontour très net, et me la donna en me priant de ne pas laperdre.

Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au pèreJacques, Frédéric Larsan qui n’avait pas quitté les bords del’étang, il s’inquiéta de savoir si le policier n’était point venu,lui aussi, « travailler dans la Chambre Jaune».

« Non ! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis queRouletabille lui avait passé le petit bout de papier roussi,n’avait pas prononcé un mot. Il prétend qu’il n’a point besoin devoir la «Chambre Jaune», que l’assassin est sorti de la «ChambreJaune» d’une façon très naturelle, et qu’il s’en expliquera cesoir !

En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille – choseextraordinaire – pâlit.

« Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais quepressentir ! murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort… trèsfort… et je l’admire… Mais aujourd’hui, il s’agit de faire mieuxqu’une œuvre de policier… mieux que ce qu’enseignel’expérience ! … il s’agit d’être logique, mais logique,entendez-moi bien, comme le bon Dieu a été logique quand il a dit :2 + 2 = 4…! IL S’AGIT DE PRENDRE LA RAISON PAR LE BON BOUT !»

Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que legrand, le fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution duproblème de la «Chambre Jaune !»

Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.

« Allons ! lui dis-je, calmez-vous… vous n’êtes donc pascontent ?

– Oui, m’avoua-t-il avec un grand soupir. Je suis très content.J’ai découvert bien des choses…

– De l’ordre moral ou de l’ordre matériel ?

– Quelques-unes de l’ordre moral et une de l’ordre matériel.Tenez, ceci, par exemple. »

Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuillede papier qu’il avait dû y serrer pendant son expédition sous lelit, et dans le pli de laquelle il avait déposé un cheveu blond defemme.

Chapitre 8Le juge d’instruction interroge Mlle Stangerson

Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur lesempreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même duvestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château,vint à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac quidescendait du pavillon :

« Vous savez, monsieur Robert, que le juge d’instruction est entrain d’interroger mademoiselle. »

M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prità courir dans la direction du château ; l’homme courutderrière lui.

« Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.

– Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château. »

Et il m’entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans levestibule nous interdit l’accès de l’escalier du premier étage.Nous dûmes attendre.

Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre dela victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangersonallait beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui nepermettrait plus de l’interroger, avait cru de son devoir d’avertirle juge d’instruction… et celui-ci avait résolu de procéderimmédiatement à un bref interrogatoire. À cet interrogatoireassistèrent M. de Marquet, le greffier, M. Stangerson, le médecin.Je me suis procuré plus tard, au moment du procès, le texte de cetinterrogatoire. Le voici, dans toute sa sécheresse juridique :

Demande. – Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable,mademoiselle, de nous donner quelques détails nécessaires surl’affreux attentat dont vous avez été victime ?

Réponse. – Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vousdire ce que je sais. Quand j’ai pénétré dans ma chambre, je ne mesuis aperçue de rien d’anormal.

D. – Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vousposer des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moinsqu’un long récit.

R. – Faites, monsieur.

D. – Quel fut ce jour-là l’emploi de votre journée ? Je ledésirerais aussi précis, aussi méticuleux que possible. Jevoudrais, mademoiselle, suivre tous vos gestes, ce jour-là, si cen’est point trop vous demander.

R. – Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moinous étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et àla réception offerts par le président de la République, enl’honneur des délégués de l’académie des sciences de Philadelphie.Quand je suis sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon pèreétait déjà au travail dans le laboratoire. Nous avons travailléensemble jusqu’à midi ; nous avons fait une promenade d’unedemi-heure dans le parc ; nous avons déjeuné au château. Unedemi-heure de promenade, jusqu’à une heure et demie, comme tous lesjours. Puis, mon père et moi, nous retournons au laboratoire. Là,nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre.J’entre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres sansimportance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et jeme remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons lepavillon pour une nouvelle promenade et le thé.

D. – Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dansvotre chambre ?

R. – Non, monsieur, c’est mon père qui est entré dans machambre, pour y chercher, sur ma prière, mon chapeau.

D. – Et il n’y a rien vu de suspect ?

M. STANGERSON. – Èvidemment non, monsieur.

D. – Du reste, il est à peu près sûr que l’assassin n’était pasencore sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, laporte de la chambre n’avait pas été fermée à clef ?

Mlle STANGERSON. – Non. Nous n’avions aucune raison pourcela…

D. – Vous avez été combien de temps partis du pavillon à cemoment-là, M. Stangerson et vous ?

R. – Une heure environ.

D. – C’est pendant cette heure-là, sans doute, que l’assassins’est introduit dans le pavillon. Mais comment ? On ne le saitpas. On trouve bien, dans le parc, des traces de pas qui s’en vontde la fenêtre du vestibule, on n’en trouve point qui y viennent.Aviez-vous remarqué que la fenêtre du vestibule fût ouverte quandvous êtes sortie avec votre père ?

R. – Je ne m’en souviens pas.

M. STANGERSON. – Elle était fermée.

D. – Et quand vous êtes rentrés ?

Mlle STANGERSON. – Je n’ai pas fait attention.

M. STANGERSON. – Elle était encore fermée…, je m’en souvienstrès bien, car, en rentrant, j’ai dit tout haut : « Vraiment,pendant notre absence, le père Jacques aurait pu ouvrir ! …»

D. – Ètrange ! Étrange ! Rappelez-vous, monsieurStangerson, que le père Jacques, en votre absence, et avant desortir, l’avait ouverte. Vous êtes donc rentrés à six heures dansle laboratoire et vous vous êtes remis au travail ?

Mlle STANGERSON. – Oui, monsieur.

D. – Et vous n’avez plus quitté le laboratoire depuis cetteheure-là jusqu’au moment où vous êtes entrée dans votrechambre ?

M. STANGERSON. – Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions untravail tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. C’està ce point que nous négligions toute autre chose.

D. – Vous avez dîné dans le laboratoire ?

R. – Oui, pour la même raison.

D. – Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire ?

R. – Nous y dînons rarement.

D. – L’assassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, cesoir-là, dans le laboratoire ?

M. STANGERSON. – Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas… C’est dansle temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que jepris cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille etmoi. À ce moment, je fus abordé par mon garde qui me retint uninstant pour me demander de l’accompagner dans une tournée urgentedu côté des bois dont j’avais décidé la coupe. Je ne le pouvaispoint et remis au lendemain cette besogne, et je priai alors legarde, puisqu’il passait par le château, d’avertir le maîtred’hôtel que nous dînerions dans le laboratoire. Le garde me quitta,allant faire ma commission, et je rejoignis ma fille à laquellej’avais remis la clef du pavillon et qui l’avait laissée sur laporte à l’extérieur. Ma fille était déjà au travail.

D. – À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votrechambre pendant que votre père continuait à travailler ?

Mlle STANGERSON. – À minuit.

D. – Le père Jacques était entré dans le courant de la soiréedans la «Chambre Jaune» ?

R. – Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, commechaque soir…

D. – Il n’a rien remarqué de suspect ?

R. – Il nous l’aurait dit. Le père Jacques est un brave hommequi m’aime beaucoup.

Demande. -vous affirmez, Monsieur Stangerson, que le pèreJacques, ensuite, n’a pas quitté le laboratoire ?

D. – Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le pére Jacques,ensuite, n’a pas quitté le laboratoire ? Qu’il est resté toutle temps avec vous ?

M. STANGERSON. – J’en suis sûr. Je n’ai aucun soupçon de cecôté.

D. – Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre,vous avez immédiatement fermé votre porte à clef et auverrou ?

Voilà bien des précautions, sachant que votre père et votreserviteur sont là. Vous craigniez donc quelque chose ?

R. – Mon père n’allait pas tarder à rentrer au château, et lepère Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignaisquelque chose.

D. – Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez empruntéle revolver du père Jacques sans le lui dire ?

R. – C’est vrai, je ne voulais effrayer personne, d’autant plusque mes craintes pouvaient être tout à fait puériles.

D. – Et que craigniez-vous donc ?

R. – Je ne saurais au juste vous le dire ; depuis plusieursnuits, il me semblait entendre dans le parc et hors du parc, autourdu pavillon, des bruits insolites, quelquefois des pas, descraquements de branches. La nuit qui a précédé l’attentat, nuit oùje ne me suis pas couchée avant trois heures du matin, à notreretour de l’élysée, je suis restée un instant à ma fenêtre et j’aibien cru voir des ombres…

D. – Combien d’ombres ?

R. – Deux ombres qui tournaient autour de l’étang… puis la lunes’est cachée et je n’ai plus rien vu. À cette époque de la saison,tous les ans, j’ai déjà réintégré mon appartement du château où jereprends mes habitudes d’hiver ; mais, cette année, je m’étaisdit que je ne quitterais le pavillon que lorsque mon père auraitterminé, pour l’académie des sciences, le résumé de ses travaux sur« la Dissociation de la matière ». Je ne voulais pas que cetteœuvre considérable, qui allait être achevée dans quelques jours,fût troublée par un changement quelconque dans nos habitudesimmédiates. Vous comprendrez que je n’aie point voulu parler à monpère de mes craintes enfantines et que je les aie tues au pèreJacques qui n’aurait pu tenir sa langue. Quoi qu’il en soit, commeje savais que le père Jacques avait un revolver dans le tiroir desa table de nuit, je profitai d’un moment où le bonhomme s’absentadans la journée pour monter rapidement dans son grenier et emporterson arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, àmoi.

D. – Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?

R. – Aucun.

D. – Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautionsexceptionnelles sont faites pour surprendre.

M. STANGERSON. – Èvidemment, mon enfant, voilà des précautionsbien surprenantes.

R. – Non ; je vous dis que, depuis deux nuits, je n’étaispas tranquille, mais pas tranquille du tout.

M. STANGERSON. – Tu aurais dû me parler de cela. Tu esimpardonnable. Nous aurions évité un malheur !

D. – La porte de la «Chambre Jaune» fermée, mademoiselle, vousvous couchez ?

R. – Oui, et, très fatiguée, je dors tout de suite.

D. – La veilleuse était restée allumée ?

R. – Oui ; mais elle répand une très faible clarté…

D. – Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrivé ?

R. – Je ne sais s’il y avait longtemps que je dormais, maissoudain je me réveille… Je poussai un grand cri…

M. STANGERSON. – Oui, un cri horrible… À l’assassin ! … Jel’ai encore dans les oreilles…

D. – Vous poussez un grand cri ?

R. – Un homme était dans ma chambre. Il se précipitait sur moi,me mettait la main à la gorge, essayait de m’étrangler. J’étouffaisdéjà ; tout à coup, ma main, dans le tiroir entrouvert de matable de nuit, parvint à saisir le revolver que j’y avais déposé etqui était prêt à tirer. À ce moment, l’homme me fit rouler à bas demon lit et brandit sur ma tête une espèce de masse. Mais j’avaistiré. Aussitôt, je me sentis frappée par un grand coup, un coupterrible à la tête. Tout ceci, monsieur le juge, fut plus rapideque je ne le pourrais dire, et je ne sais plus rien.

D. – Plus rien ! … Vous n’avez pas une idée de la façondont l’assassin a pu s’échapper de votre chambre ?

R. – Aucune idée… Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui sepasse autour de soi quand on est morte !

D. – Cet homme était-il grand ou petit ?

R. – Je n’ai vu qu’une ombre qui m’a paru formidable…

D. – Vous ne pouvez nous donner aucune indication ?

R. – Monsieur, je ne sais plus rien ; un homme s’est ruésur moi, j’ai tiré sur lui… Je ne sais plus rien…

Ici se termine l’interrogatoire de Mlle Stangerson. JosephRouletabille attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci netarda pas à apparaître.

Dans une pièce voisine de la chambre de Mlle Stangerson, ilavait écouté l’interrogatoire et venait le rapporter à notre amiavec une grande exactitude, une grande mémoire, et une docilité quime surprit encore. Grâce aux notes hâtives qu’il avait prises aucrayon, il put reproduire presque textuellement les demandes et lesréponses.

En vérité, M. Darzac avait l’air d’être le secrétaire de monjeune ami et agissait en tout comme quelqu’un qui n’a rien à luirefuser ; mieux encore, quelqu’un « qui aurait travaillé pourlui ».

Le fait de la « fenêtre fermée » frappa beaucoup le reportercomme il avait frappé le juge d’instruction. En outre, Rouletabilledemanda à M. Darzac de lui répéter encore l’emploi du temps de M.et Mlle Stangerson le jour du drame, tel que Mlle Stangerson et M.Stangerson l’avaient établi devant le juge. La circonstance dudîner dans le laboratoire sembla l’intéresser au plus haut point etil se fit redire deux fois, pour en être plus sûr, que, seul, legarde savait que le professeur et sa fille dînaient dans lelaboratoire, et de quelle sorte le garde l’avait su.

Quand M. Darzac se fut tu, je dis :

« Voilà un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup leproblème.

– Il le recule, obtempéra M. Darzac.

– Il l’éclaire », fit, pensif, Rouletabille.

Chapitre 9Reporter et policier

Nous retournâmes tous trois du côté du pavillon. À une centainede mètres du bâtiment, le reporter nous arrêta, et, nous montrantun petit bosquet sur notre droite, il nous dit :

« Voilà d’où est parti l’assassin pour entrer dans le pavillon.»

Comme il y avait d’autres bosquets de cette sorte entre lesgrands chênes, je demandai pourquoi l’assassin avait choisicelui-ci plutôt que les autres ; Rouletabille me répondit enme désignant le sentier qui passait tout près de ce bosquet et quiconduisait à la porte du pavillon.

« Ce sentier est garni de graviers, comme vous voyez, fit-il. Ilfaut que l’homme ait passé par là pour aller au pavillon, puisqu’onne trouve pas la trace de ses pas du voyage aller, sur la terremolle. Cet homme n’a point d’ailes. Il a marché ; mais il amarché sur le gravier qui a roulé sous sa chaussure sans enconserver l’empreinte : ce gravier, en effet, a été roulé parbeaucoup d’autres pieds puisque le sentier est le plus direct quiaille du pavillon au château. Quant au bosquet, formé de ces sortesde plantes qui ne meurent point pendant la mauvaise saison –lauriers et fusains – il a fourni à l’assassin un abri suffisant enattendant que le moment fût venu, pour celui-ci, de se diriger versle pavillon. C’est, caché dans ce bosquet, que l’homme a vu sortirM. et Mlle Stangerson, puis le père Jacques. On a répandu dugravier jusqu’à la fenêtre – presque – du vestibule. Une empreintedes pas de l’homme, parallèle au mur, empreinte que nousremarquions tout à l’heure, et que j’ai déjà vue, prouve qu’ « il »n’a eu à faire qu’une enjambée pour se trouver en face de lafenêtre du vestibule, laissée ouverte par le père Jacques. L’hommese hissa alors sur les poignets, et pénétra dans le vestibule.

– Après tout, c’est bien possible ! fis-je…

– Après tout, quoi ? après tout, quoi ? … s’écriaRouletabille, soudain pris d’une colère que j’avais bieninnocemment déchaînée… Pourquoi dites-vous : après tout, c’est bienpossible !… »

Je le suppliai de ne point se fâcher, mais il l’était déjàbeaucoup trop pour m’écouter, et il déclara qu’il admirait le douteprudent avec lequel certaines gens (moi) abordaient de loin lesproblèmes les plus simples, ne se risquant jamais à dire : « ceciest » ou « ceci n’est pas », de telle sorte que leur intelligenceaboutissait tout juste au même résultat qui aurait été obtenu si lanature avait oublié de garnir leur boîte crânienne d’un peu dematière grise. Comme je paraissais vexé, mon jeune ami me prit parle bras et m’accorda « qu’il n’avait point dit cela pour moi,attendu qu’il m’avait en particulière estime ».

« Mais enfin ! reprit-il, il est quelquefois criminel de nepoint, quand on le peut, raisonner à coup sûr ! … Si je neraisonne point, comme je le fais, avec ce gravier, il me faudraraisonner avec un ballon ! Mon cher, la science del’aérostation dirigeable n’est point encore assez développée pourque je puisse faire entrer, dans le jeu de mes cogitations,l’assassin qui tombe du ciel ! Ne dites donc point qu’unechose est possible, quand il est impossible qu’elle soit autrement.Nous savons, maintenant, comment l’homme est entré par la fenêtre,et nous savons aussi à quel moment il est entré. Il y est entrépendant la promenade de cinq heures. Le fait de la présence de lafemme de chambre qui vient de faire la Chambre Jaune, dans lelaboratoire, au moment du retour du professeur et de sa fille, àune heure et demie, nous permet d’affirmer qu’à une heure et demie,l’assassin n’était pas dans la chambre, sous le lit, à moins qu’iln’y ait complicité de la femme de chambre. Qu’en dites-vous,Monsieur Robert Darzac ? »

M. Darzac secoua la tête, déclara qu’il était sûr de la fidélitéde la femme de chambre de Mlle Stangerson, et que c’était une forthonnête et fort dévouée domestique.

« Et puis, à cinq heures, M. Stangerson est entré dans lachambre pour chercher le chapeau de sa fille !ajouta-t-il…

– Il y a encore cela ! fit Rouletabille.

– L’homme est donc entré, dans le moment que vous dites, parcette fenêtre, fis-je, je l’admets, mais pourquoi a-t-il refermé lafenêtre, ce qui devait, nécessairement, attirer l’attention de ceuxqui l’avaient ouverte ?

– il se peut que la fenêtre n’ait point été refermée « tout desuite », me répondit le jeune reporter. Mais, s’il a refermé lafenêtre, il l’a refermée à cause du coude que fait le sentier garnide gravier, à vingt-cinq mètres du pavillon, et à cause des troischênes qui s’élèvent à cet endroit.

– Que voulez-vous dire ? » demanda M. Robert Darzac quinous avait suivis, et qui écoutait Rouletabille avec une attentionpresque haletante.

« Je vous l’expliquerai plus tard, monsieur, quand j’en jugeraile moment venu ; mais je ne crois pas avoir prononcé deparoles plus importantes sur cette affaire, si mon hypothèse sejustifie.

– Et quelle est votre hypothèse ?

– Vous ne la saurez jamais si elle ne se révèle point être lavérité. C’est une hypothèse beaucoup trop grave, voyez-vous, pourque je la livre tant qu’elle ne sera qu’hypothèse.

– Avez-vous, au moins, quelque idée de l’assassin ?

– Non, monsieur, je ne sais pas qui est l’assassin, mais necraignez rien, monsieur Robert Darzac, je le saurai. »

Je dus constater que M. Robert Darzac était très ému ; etje soupçonnai que l’affirmation de Rouletabille n’était point pourlui plaire. Alors, pourquoi, s’il craignait réellement qu’ondécouvrît l’assassin (je questionnais ici ma propre pensée),pourquoi aidait-il le reporter à le retrouver ? Mon jeune amisembla avoir reçu la même impression que moi, et il dit brutalement:

« Cela ne vous déplaît pas, monsieur Robert Darzac, que jedécouvre l’assassin ?

– Ah ! je voudrais le tuer de ma main ! s’écria lefiancé de Mlle Stangerson, avec un élan qui me stupéfia.

– Je vous crois ! fit gravement Rouletabille, mais vousn’avez pas répondu à ma question. »

Nous passions près du bosquet, dont le jeune reporter nous avaitparlé à l’instant ; j’y entrai et lui montrai les tracesévidentes du passage d’un homme qui s’était caché là. Rouletabille,une fois de plus, avait raison.

« Mais oui ! fit-il, mais oui ! … Nous avons affaire àun individu en chair et en os, qui ne dispose pas d’autres moyensque les nôtres, et il faudra bien que tout s’arrange ! »

Ce disant, il me demanda la semelle de papier qu’il m’avaitconfiée et l’appliqua sur une empreinte très nette, derrière lebosquet. Puis il se releva en disant : « Parbleu ! »

Je croyais qu’il allait, maintenant, suivre à la piste « les pasde la fuite de l’assassin », depuis la fenêtre du vestibule, maisil nous entraîna assez loin vers la gauche, en nous déclarant quec’était inutile de se mettre le nez sur cette fange, et qu’il étaitsûr, maintenant, de tout le chemin de la fuite de l’assassin.

« Il est allé jusqu’au bout du mur, à cinquante mètres de là, etpuis il a sauté la haie et le fossé ; tenez, juste en face cepetit sentier qui conduit à l’étang. C’est le chemin le plus rapidepour sortir de la propriété et aller à l’étang.

– Comment savez-vous qu’il est allé à l’étang ?

– Parce que Frédéric Larsan n’en a pas quitté les bords depuisce matin. Il doit y avoir là de fort curieux indices. »

Quelques minutes plus tard, nous étions près de l’étang.

C’était une petite nappe d’eau marécageuse, entourée de roseaux,et sur laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortesde nénuphar. Le grand Fred nous vit peut-être venir, mais il estprobable que nous l’intéressions peu, car il ne fit guère attentionà nous et continua de remuer, du bout de sa canne, quelque choseque nous ne voyions pas…

« Tenez, fit Rouletabille, voilà à nouveau les pas de la fuitede l’homme ; ils tournent l’étang ici, reviennent etdisparaissent enfin, près de l’étang, juste devant ce sentier quiconduit à la grande route d’Épinay. L’homme a continué sa fuitevers Paris…

– Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisqu’il n’y a plusles pas de l’homme sur le sentier ? …

– Ce qui me le fait croire ? Mais ces pas-là, ces pas quej’attendais ! s’écria-t-il, en désignant l’empreinte trèsnette d’une « chaussure élégante »… Voyez ! … »

Et il interpella Frédéric Larsan.

– Monsieur Fred, cria-t-il… « ces pas élégants » sur la routesont bien là depuis la découverte du crime ?

– Oui, jeune homme ; oui, ils ont été relevéssoigneusement, répondit Fred sans lever la tête. Vous voyez, il y ales pas qui viennent, et les pas qui repartent…

– Et cet homme avait une bicyclette ! » s’écria lereporter…

Ici, après avoir regardé les empreintes de la bicyclette quisuivaient, aller et retour, les pas élégants, je crus pouvoirintervenir.

« La bicyclette explique la disparition des pas grossiers del’assassin, fis-je. L’assassin, aux pas grossiers, est monté àbicyclette… Son complice, « l’homme aux pas élégants », était venul’attendre au bord de l’étang, avec la bicyclette. On peut supposerque l’assassin agissait pour le compte de l’homme aux pasélégants ?

– Non ! non ! répliqua Rouletabille avec un étrangesourire… J’attendais ces pas-là depuis le commencement del’affaire. Je les ai, je ne vous les abandonne pas. Ce sont les pasde l’assassin !

– Et les autres pas, les pas grossiers, qu’enfaites-vous ?

– Ce sont encore les pas de l’assassin.

– Alors, il y en a deux ?

– Non ! Il n’y en a qu’un, et il n’a pas eu decomplice…

– Très fort ! très fort ! cria de sa place FrédéricLarsan.

– Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terreremuée par des talons grossiers ; l’homme s’est assis là et aenlevé les godillots qu’il avait mis pour tromper la justice, etpuis, les emportant sans doute avec lui, il s’est relevé avec sespieds à lui et, tranquillement, a regagné, au pas, la grande route,en tenant sa bicyclette à la main. Il ne pouvait se risquer, sur cetrès mauvais sentier, à courir à bicyclette. Du reste, ce qui leprouve, c’est la marque légère et hésitante de la bécane sur lesentier, malgré la mollesse du sol. S’il y avait eu un homme surcette bicyclette, les roues fussent entrées profondément dans lesol… Non, non, il n’y avait là qu’un seul homme : L’assassin, àpied !

– Bravo ! Bravo ! » fit encore le grand Fred…

Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M.Robert Darzac et lui dit :

« Si nous avions une bicyclette ici… nous pourrions démontrer lajustesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac…Vous ne savez pas s’il s’en trouve une au château ?

– Non ! répondit M. Darzac, il n’y en a pas ; j’aiemporté la mienne, il y a quatre jours, à Paris, la dernière foisque je suis venu au château avant le crime.

– C’est dommage ! » répliqua Fred sur le ton d’une extrêmefroideur.

Et, se retournant vers Rouletabille :

« Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tousles deux aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façondont l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune» ?

– Oui, fit mon ami, une idée…

– Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il n’y apas deux façons de raisonner dans cette affaire. J’attends, pourm’expliquer devant le juge, l’arrivée de mon chef.

– Ah ! Le chef de la Sûreté va venir ?

– Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans lelaboratoire, devant le juge d’instruction, de tous ceux qui ontjoué ou pu jouer un rôle dans le drame. Ce sera très intéressant.Il est malheureux que vous ne puissiez y assister.

– J’y assisterai, affirma Rouletabille.

– Vraiment… vous êtes extraordinaire… pour votre âge !répliqua le policier sur un ton non dénué d’une certaine ironie…Vous feriez un merveilleux policier… si vous aviez un peu plus deméthode… Si vous obéissiez moins à votre instinct et aux bosses devotre front. C’est une chose que j’ai déjà observée plusieurs fois,monsieur Rouletabille : vous raisonnez trop… Vous ne vous laissezpas assez conduire par votre observation… Que dites-vous dumouchoir plein de sang et de la main rouge sur le mur ? Vousavez vu, vous, la main rouge sur le mur ; moi, je n’ai vu quele mouchoir… Dites…

– Bah ! fit Rouletabille, un peu interloqué, l’assassin aété blessé à la main par le revolver de Mlle Stangerson !

– Ah ! observation brutale, instinctive… Prenez garde, vousêtes trop « directement » logique, monsieur Rouletabille ; lalogique vous jouera un mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Ilest de nombreuses circonstances dans lesquelles il faut la traiteren douceur, « la prendre de loin »… Monsieur Rouletabille, vousavez raison quand vous parlez du revolver de Mlle Stangerson. Ilest certain que « la victime » a tiré. Mais vous avez tort quandvous dites qu’elle a blessé l’assassin à la main…

– Je suis sûr ! » s’écria Rouletabille…

Fred, imperturbable, l’interrompit :

« Défaut d’observation ! … défaut d’observation !…

L’examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes,écarlates, impressions de gouttes que je retrouve sur la trace despas, au moment même où le pas pose à terre, me prouvent quel’assassin n’a pas été blessé. « L’assassin, monsieur Rouletabille,a saigné du nez ! … »

Le grand Fred était sérieux. Je ne pus retenir, cependant, uneexclamation.

Le reporter regardait Fred qui regardait sérieusement lereporter. Et Fred tira aussitôt une conclusion :

« L’homme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir,a essuyé sa main sur le mur. La chose est fort importante,ajouta-t-il, car l’assassin n’a pas besoin d’être blessé à la mainpour être l’assassin ! »

Rouletabille sembla réfléchir profondément, et dit :

« Il y a quelque chose, monsieur Frédéric Larsan, qui estbeaucoup plus grave que le fait de brutaliser la logique, c’estcette disposition d’esprit propre à certains policiers qui leurfait, en toute bonne foi, « plier en douceur cette logique auxnécessités de leurs conceptions ». Vous avez votre idée, déjà, surl’assassin, monsieur Fred, ne le niez pas… et il ne faut pas quevotre assassin ait été blessé à la main, sans quoi votre idéetomberait d’elle-même… Et vous avez cherché, et vous avez trouvéautre chose. C’est un système bien dangereux, monsieur Fred, biendangereux, que celui qui consiste à partir de l’idée que l’on sefait de l’assassin pour arriver aux preuves dont on a besoin !… Cela pourrait vous mener loin… Prenez garde à l’erreurjudiciaire, Monsieur Fred ; elle vous guette ! … »

Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, légèrementgoguenard, Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grandFred.

Frédéric Larsan considéra en silence ce gamin qui prétendaitêtre plus fort que lui ; il haussa les épaules, nous salua, ets’en alla, à grandes enjambées, frappant la pierre du chemin de sagrande canne.

Rouletabille le regardait s’éloigner ; puis le jeunereporter se retourna vers nous, la figure joyeuse et déjàtriomphante :

« Je le battrai ! nous jeta-t-il… Je battrai le grand Fred,si fort soit-il ; je les battrai tous… Rouletabille est plusfort qu’eux tous ! … Et le grand Fred, l’illustre, le fameux,l’immense Fred… l’unique Fred raisonne comme une savate ! …comme une savate ! … comme une savate ! »

Et il esquissa un entrechat ; mais il s’arrêta subitementdans sa chorégraphie… Mes yeux allèrent où allaient ses yeux ;ils étaient attachés sur M. Robert Darzac qui, la face décomposée,regardait sur le sentier, la marque de ses pas, à côté de la marque« du pas élégant ». IL N’Y AVAIT PAS DE DIFFÉRENCE !

Nous crûmes qu’il allait défaillir ; ses yeux, agrandis parl’épouvante, nous fuirent un instant, cependant que sa main droitetiraillait d’un mouvement spasmodique le collier de barbe quientourait son honnête et douce et désespérée figure. Enfin, il seressaisit, nous salua, nous dit d’une voix changée, qu’il étaitdans la nécessité de rentrer au château et partit.

« Diable ! » fit Rouletabille.

Le reporter, lui aussi, avait l’air consterné. Il tira de sonportefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vufaire précédemment, et découpa avec ses ciseaux les contours de «pieds élégants » de l’assassin, dont le modèle était là, sur laterre. Et puis il transporta cette nouvelle semelle de papier surles empreintes de la bottine de M. Darzac. L’adaptation étaitparfaite et Rouletabille se releva en répétant : « Diable» !

Je n’osais pas prononcer une parole, tant j’imaginais que ce quise passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille étaitgrave.

Il dit :

« Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnête homme…»

Et il m’entraîna vers l’auberge du « Donjon », que nousapercevions à un kilomètre de là, sur la route, à côté d’un petitbouquet d’arbres.

Chapitre 10« Maintenant, il va falloir manger du saignant »

L’auberge du « Donjon » n’avait pas grande apparence ; maisj’aime ces masures aux poutres noircies par le temps et la fumée del’âtre, ces auberges de l’époque des diligences, bâtissesbranlantes qui ne seront bientôt plus qu’un souvenir. Ellestiennent au passé, elles se rattachent à l’histoire, ellescontinuent quelque chose et elles font penser aux vieux contes dela Route, quand il y avait, sur la route, des aventures.

Je vis tout de suite que l’auberge du « Donjon » avait bien sesdeux siècles et même peut-être davantage. Pierraille et plâtrass’étaient détachés çà et là de la forte armature de bois dont les Xet les V supportaient encore gaillardement le toit vétuste.Celui-ci avait glissé légèrement sur ses appuis, comme glisse lacasquette sur le front d’un ivrogne. Au-dessus de la ported’entrée, une enseigne de fer gémissait sous le vent d’automne. Unartiste de l’endroit y avait peint une sorte de tour surmontée d’untoit pointu et d’une lanterne comme on en voyait au donjon duchâteau du Glandier. Sous cette enseigne, sur le seuil, un homme,de mine assez rébarbative, semblait plongé dans des pensées assezsombres, s’il fallait en croire les plis de son front et le méchantrapprochement de ses sourcils touffus.

Quand nous fûmes tout près de lui, il daigna nous voir et nousdemanda d’une façon peu engageante si nous avions besoin de quelquechose. C’était, à n’en pas douter, l’hôte peu aimable de cettecharmante demeure. Comme nous manifestions l’espoir qu’il voudraitbien nous servir à déjeuner, il nous avoua qu’il n’avait aucuneprovision et qu’il serait fort embarrassé de nous satisfaire ;et, ce disant, il nous regardait d’un œil dont je ne parvenais pasà m’expliquer la méfiance.

« Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous nesommes pas de la police.

– je ne crains pas la police, répondit l’homme ; je necrains personne. »

Déjà je faisais comprendre par un signe à mon ami que nousserions bien inspirés de ne pas insister, mais mon ami, qui tenaitévidemment à entrer dans cette auberge, se glissa sous l’épaule del’homme et fut dans la salle.

« Venez, dit-il, il fait très bon ici. »

De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminée. Nousnous en approchâmes et tendîmes nos mains à la chaleur du foyer,car, ce matin-là, on sentait déjà venir l’hiver. La pièce étaitassez grande ; deux épaisses tables de bois, quelquesescabeaux, un comptoir, où s’alignaient des bouteilles de sirop etd’alcool, la garnissaient. Trois fenêtres donnaient sur la route.Une chromo-réclame, sur le mur, vantait, sous les traits d’unejeune Parisienne levant effrontément son verre, les vertusapéritives d’un nouveau vermouth. Sur la tablette de la hautecheminée, l’aubergiste avait disposé un grand nombre de pots et decruches en grès et en faïence.

« Voilà une belle cheminée pour faire rôtir un poulet, ditRouletabille.

– Nous n’avons point de poulet, fit l’hôte ; pas même unméchant lapin.

Je sais, répliqua mon ami, d’une voix goguenarde qui me surprit,je sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant. »

J’avoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille.Pourquoi disait-il à cet homme : « Maintenant, il va falloir mangerdu saignant… ? » Et pourquoi l’aubergiste, aussitôt qu’il eutentendu cette phrase, laissa-t-il échapper un juron qu’il étouffaaussitôt et se mit-il à notre disposition aussi docilement que M.Robert Darzac lui-même quand il eut entendu ces mots fatidiques : «Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de sonéclat… ? » Décidément, mon ami avait le don de se fairecomprendre des gens avec des phrases tout à fait incompréhensibles.Je lui en fis l’observation et il voulut bien sourire. J’eussepréféré qu’il daignât me donner quelque explication, mais il avaitmis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait évidemment que nonseulement il s’interdisait de parler, mais encore qu’il merecommandait le silence. Entre temps, l’homme, poussant une petiteporte, avait crié qu’on lui apportât une demi-douzaine d’œufs et «le morceau de faux filet ». La commission fut bientôt faite par unejeune femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont lesbeaux grands yeux doux nous regardèrent avec curiosité.

L’aubergiste lui dit d’une voix rude :

« Va-t’en ! Et si l’homme vert s’en vient, que je ne tevoie pas ! »

Et elle disparut, Rouletabille s’empara des œufs qu’on luiapporta dans un bol et de la viande qu’on lui servit sur un plat,plaça le tout précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée,décrocha une poêle et un gril pendus dans l’âtre et commença debattre notre omelette en attendant qu’il fît griller notre bifteck.Il commanda encore à l’homme deux bonnes bouteilles de cidre etsemblait s’occuper aussi peu de son hôte que son hôte s’occupait delui. L’homme tantôt le couvait des yeux et tantôt me regardait avecun air d’anxiété qu’il essayait en vain de dissimuler. Il nouslaissa faire notre cuisine et mit notre couvert auprès d’unefenêtre.

Tout à coup je l’entendis qui murmurait :

« Ah ! le voilà ! »

Et, la figure changée, n’exprimant plus qu’une haine atroce, ilalla se coller contre la fenêtre, regardant la route. Je n’euspoint besoin d’avertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjàlâché son omelette et rejoignait l’hôte à la fenêtre. J’y fus aveclui.

Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans unecasquette ronde de même couleur, s’avançait, à pas tranquilles surla route, en fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière etmontrait dans ses mouvements une aisance presque aristocratique.Cet homme pouvait avoir quarante-cinq ans. Les cheveux et lamoustache étaient gris-sel. Il était remarquablement beau. Ilportait binocle. Quand il passa près de l’auberge, il paruthésiter, se demandant s’il entrerait, jeta un regard de notre côté,lâcha quelques bouffées de sa pipe et d’un même pas nonchalantreprit sa promenade.

Rouletabille et moi nous regardâmes l’hôte. Ses yeux fulgurants,ses poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient surles sentiments tumultueux qui l’agitaient.

« Il a bien fait de ne pas entrer aujourd’hui !siffla-t-il.

– Quel est cet homme ? demanda Rouletabille, en retournantà son omelette.

– « L’homme vert ! » gronda l’aubergiste… Vous ne leconnaissez pas ? Tant mieux pour vous. C’est pas uneconnaissance à faire… Eh ben, c’est l’garde à M. Stangerson.

– Vous ne paraissez pas l’aimer beaucoup ? demanda lereporter en versant son omelette dans la poêle.

– Personne ne l’aime dans le pays, monsieur ; et puis c’estun fier, qui a dû avoir de la fortune autrefois ; et il nepardonne à personne de s’être vu forcé, pour vivre, de devenirdomestique. Car un garde, c’est un larbin comme un autre !n’est-ce pas ? Ma parole ! on dirait que c’est lui quiest le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les boislui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeunerd’un morceau de pain sur l’herbe, « sur son herbe » !

– Il vient quelquefois ici ?

– Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figurene me revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m’embêtaitpas ! L’auberge du « Donjon » n’avait jamais existé pourlui ! … Il n’avait pas le temps ! Fallait-il pas qu’ilfasse sa cour à l’hôtesse des « Trois Lys », à Saint-Michel.Maintenant qu’il y a eu de la brouille dans les amours, il chercheà passer le temps ailleurs… Coureur de filles, trousseur de jupes,mauvais gars… Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter, cethomme-là… Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le voiren peinture, « l’homme vert ! … »

– Les concierges du château sont donc d’honnêtes gens, monsieurl’aubergiste ?

– Appelez-moi donc père Mathieu ; c’est mon nom… Eh ben,aussi vrai que je m’appelle Mathieu, oui m’sieur, j’les croishonnêtes.

– On les a pourtant arrêtés.

– Què-que ça prouve ? Mais je ne veux pas me mêler desaffaires du prochain…

– Et qu’est-ce que vous pensez de l’assassinat ?

– De l’assassinat de cette pauvre mademoiselle ? Une bravefille, allez, et qu’on aimait bien dans le pays. C’que j’enpense ?

– Oui, ce que vous en pensez.

– Rien… et bien des choses… Mais ça ne regarde personne.

– Pas même moi ? » insista Rouletabille.

L’aubergiste le regarda de côté, grogna, et dit :

« Pas même vous… »

L’omelette était prête ; nous nous mîmes à table et nousmangions en silence, quand la porte d’entrée fut poussée et unevieille femme, habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la têtebranlante, les cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur lefront encrassé, se montra sur le seuil.

« Ah ! vous v’là, la mère Agenoux ! Y a longtempsqu’on ne vous a vue, fit notre hôte.

– J’ai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Siquelquefois vous aviez des restes pour la « Bête du Bon Dieu»… ?

Et elle pénétra dans l’auberge, suivie d’un chat si énorme queje ne soupçonnais pas qu’il pût en exister de cette taille. La bêtenous regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je mesentis frissonner. Je n’avais jamais entendu un cri aussilugubre.

Comme s’il avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrièrela vieille. C’était « l’homme vert ». Il nous salua d’un geste dela main à sa casquette et s’assit à la table voisine de lanôtre.

« Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu. »

Quand « l’homme vert » était entré, le père Mathieu avait eu unmouvement violent de tout son être vers le nouveau venu ;mais, visiblement, il se dompta et répondit :

« Y a plus de cidre, j’ai donné les dernières bouteilles à cesmessieurs.

– Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit « l’homme vert »sans marquer le moindre étonnement.

– Y a plus de vin blanc, y a plus rien ! »

Le père Mathieu répéta, d’une voix sourde :

« Y a plus rien !

– Comment va Mme Mathieu ? »

L’aubergiste, à cette question de « l’homme vert », serra lespoings, se retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crusqu’il allait frapper, et puis il dit :

« Elle va bien, merci. »

Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vuetout à l’heure était l’épouse de ce rustre répugnant et brutal, etdont tous les défauts physiques semblaient dominés par ce défautmoral : La jalousie.

Claquant la porte, l’aubergiste quitta la pièce. La mère Agenouxétait toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au basde ses jupes.

« L’homme vert » lui demanda :

« Vous avez été malade, mère Agenoux, qu’on ne vous a pas vuedepuis bientôt huit jours ?

– Oui, m’sieur l’garde. Je ne me suis levée que trois fois pouraller prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et l’reste dutemps, j’ai été étendue sur mon grabat. Il n’y a eu pour me soignerque la « Bête du Bon Dieu ! »

– Elle ne vous a pas quittée ?

– Ni jour ni nuit.

– Vous en êtes sûre ?

– Comme du paradis.

– Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, qu’on n’aitentendu que le cri de la « Bête du Bon Dieu » toute la nuit ducrime ? »

La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa leplancher de son bâton :

« Je n’en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j’vousdise ? Il n’y a pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là… Ehbien, moi aussi, la nuit du crime, j’ai entendu, au dehors, le cride la « Bête du Bon Dieu » ; et pourtant elle était sur mesgenoux, m’sieur le garde, et elle n’a pas miaulé une seule fois, jevous le jure. Je m’suis signée, quand j’ai entendu ça, comme sij’entendais l’diable ! »

Je regardais le garde pendant qu’il posait cette dernièrequestion, et je me trompe fort si je n’ai pas surpris sur seslèvres un mauvais sourire goguenard.

À ce moment, le bruit d’une querelle aiguë parvint jusqu’à nous.Nous crûmes même percevoir des coups sourds, comme si l’on battait,comme si l’on assommait quelqu’un. « L’homme vert » se leva etcourut résolument à la porte, à côté de l’âtre, mais celle-cis’ouvrit et l’aubergiste, apparaissant, dit au garde :

« Ne vous effrayez pas, m’sieur le garde ; c’est ma femmequ’a mal aux dents ! »

Et il ricana.

« Tenez, mère Agenoux, v’là du mou pour vot’chat. »

Il tendit à la vieille un paquet ; la vieille s’en emparaavidement et sortit, toujours suivie de son chat.

« L’homme vert » demanda :

« Vous ne voulez rien me servir ? »

Le père Mathieu ne retint plus l’expression de sa haine :

« Y a rien pour vous ! Y a rien pour vous !Allez-vous-en ! … »

« L’homme vert », tranquillement, bourra sa pipe, l’alluma, noussalua et sortit. Il n’était pas plutôt sur le seuil que Mathieu luiclaquait la porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeuxinjectés de sang, la bouche écumante, nous sifflait, le poing tenduvers cette porte qui venait de se fermer sur l’homme qu’ildétestait :

« Je ne sais pas qui vous êtes, vous qui venez me dire : «Maintenant va falloir manger du saignant. » Mais si ça vousintéresse : l’assassin, le v’là ! »

Aussitôt qu’il eût ainsi parlé, le père Mathieu nous quitta.Rouletabille retourna vers l’âtre, et dit :

« Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Commenttrouvez-vous le cidre ? Un peu dur, comme je l’aime. »

Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silencerégnait dans l’auberge quand nous la quittâmes, après avoir laissécinq francs sur notre table, en paiement de notre festin.

Rouletabille me fit aussitôt faire près d’une lieue autour de lapropriété du professeur Stangerson. Il s’arrêta dix minutes, aucoin d’un petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes decharbonniers qui se trouvent dans la partie de la forêt deSainte-Geneviève, qui touche à la route allant d’Épinay à Corbeil,et me confia que l’assassin avait certainement passé par là, « vul’état des chaussures grossières », avant de pénétrer dans lapropriété et d’aller se cacher dans le bosquet.

« Vous ne croyez donc pas que le garde a été dansl’affaire ? interrompis-je.

– Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment,ce que l’aubergiste a dit de cet homme ne m’occupe pas. Il en aparlé avec sa haine. Ce n’est pas pour l’ « homme vert » que jevous ai emmené déjeuner au « Donjon ».

Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, seglissa – et je me glissai derrière lui – jusqu’à la bâtisse, qui,près de la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés lematin même. Il s’introduisit, avec une acrobatie que j’admirai,dans la maisonnette, par une lucarne de derrière restée ouverte, eten ressortit dix minutes plus tard en disant ce mot qui signifiait,dans sa bouche, tant de choses : « Parbleu ! »

Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château,il y eut un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et,du château, on venait au-devant d’elle. Rouletabille me montra unhomme qui en descendait :

« Voici le chef de la Sûreté ; nous allons voir ce queFrédéric Larsan a dans le ventre, et s’il est plus malin qu’unautre… »

Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voituressuivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrerdans le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défensede laisser passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience enprenant l’engagement de donner, le soir même, à la presse, le plusde renseignements qu’il pourrait, sans gêner le cours del’instruction.

Chapitre 11Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de laChambre Jaune.

Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits dejournaux, pièces de justice dont je dispose relativement au «Mystère de la Chambre Jaune », se trouve un morceau des plusintéressants. C’est la narration du fameux interrogatoire desintéressés qui eut lieu, cet après-midi-là, dans le laboratoire duprofesseur Stangerson, devant le chef de la Sûreté. Cette narrationest due à la plume de M. Maleine, le greffier, qui, tout comme lejuge d’instruction, faisait, à ses moments perdus, de lalittérature. Ce morceau devait faire partie d’un livre qui n’ajamais paru et qui devait s’intituler : Mes interrogatoires. Il m’aété donné par le greffier lui-même, quelque temps après le «dénouement inouï » de ce procès unique dans les fastesjuridiques.

Le voici. Ce n’est plus une sèche transcription de demandes etde réponses. Le greffier y relate souvent ses impressionspersonnelles.

La narration du greffier :

Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d’instruction etmoi, nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avecl’entrepreneur qui avait construit, sur les plans du professeurStangerson, le pavillon. L’entrepreneur était venu avec un ouvrier.M. de Marquet avait fait nettoyer entièrement les murs,c’est-à-dire qu’il avait fait enlever par l’ouvrier tout le papierqui les décorait. Des coups de pioches et de pics, çà et là, nousavaient démontré l’inexistence d’une ouverture quelconque. Leplancher et le plafond avaient été longuement sondés. Nous n’avionsrien découvert. Il n’y avait rien à découvrir. M. de Marquetparaissait enchanté et ne cessait de répéter :

« Quelle affaire ! monsieur l’entrepreneur, quelleaffaire ! Vous verrez que nous ne saurons jamais commentl’assassin a pu sortir de cette chambre-là ! »

Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu’il necomprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était dechercher à comprendre, et il appela le brigadier degendarmerie.

« Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M.Stangerson et M. Robert Darzac de venir me rejoindre dans lelaboratoire, ainsi que le père Jacques, et faites-moi amener aussi,par vos hommes, les deux concierges. »

Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans lelaboratoire. Le chef de la Sûreté, qui venait d’arriver auGlandier, nous rejoignit aussi dans ce moment. J’étais assis aubureau de M. Stangerson, prêt au travail, quand M. de Marquet noustint ce petit discours, aussi original qu’inattendu :

« Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque lesinterrogatoires ne donnent rien, nous allons abandonner, pour unefois, le vieux système des interrogatoires. Je ne vous ferai pointvenir devant moi à tour de rôle ; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le père Jacques, les deuxconcierges, M. le chef de la Sûreté, M. le greffier et moi !Et nous serons là, tous, « au même titre » ; les conciergesvoudront bien oublier un instant qu’ils sont arrêtés. « Nous allonscauser ! » Je vous ai fait venir « pour causer ». Nous sommessur les lieux du crime ; eh bien, de quoi causerions-nous sinous ne causions pas du crime ? Parlons-en donc !Parlons-en ! Avec abondance, avec intelligence, ou avecstupidité. Disons tout ce qui nous passera par la tête !Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point.J’adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nosconceptions ! Commençons ! …

Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse :

« Hein ! croyez-vous, quelle scène ! Auriez-vousimaginé ça, vous ? J’en ferai un petit acte pour leVaudeville. »

Et il se frottait les mains avec jubilation.

Je portai les yeux sur M. Stangerson. L’espoir que devait fairenaître en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaréque Mlle Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n’avait paseffacé de ce noble visage les marques de la plus grandedouleur.

Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore toutravagé. Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d’uneinfinie tristesse. J’avais eu l’occasion, plusieurs fois, dans descérémonies publiques, de voir M. Stangerson. J’avais été, dèsl’abord, frappé par son regard, si pur qu’il semblait celui d’unenfant : regard de rêve, regard sublime et immatériel del’inventeur ou du fou.

Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyaittoujours sa fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on,partageant les mêmes travaux depuis de longues années. Cettevierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en paraissait àpeine trente, consacrée tout entière à la science, soulevait encorel’admiration par son impériale beauté, restée intacte, sans uneride, victorieuse du temps et de l’amour. Qui m’eût dit alors queje me trouverais, un jour prochain, au chevet de son lit, avec mespaperasses, et que je la verrais, presque expirante, nous raconter,avec effort, le plus monstrueux et le plus mystérieux attentat quej’ai ouï de ma carrière ? Qui m’eût dit que je me trouverais,comme cet après-midi-là, en face d’un père désespéré cherchant envain à s’expliquer comment l’assassin de sa fille avait pu luiéchapper ? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond dela retraite obscure des bois, s’il ne vous garantit point de cesgrandes catastrophes de la vie et de la mort, réservées d’ordinaireà ceux d’entre les hommes qui fréquentent les passions de laville?

« Voyons ! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec unpeu d’importance ; placez-vous exactement à l’endroit où vousétiez quand Mlle Stangerson vous a quitté pour entrer dans sachambre. »

M. Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres dela porte de la «Chambre Jaune», il dit d’une voix sans accent, sanscouleur, d’une voix que je qualifierai de morte :

« Je me trouvais ici. Vers onze heures, après avoir procédé, surles fourneaux du laboratoire, à une courte expérience de chimie,j’avais fait glisser mon bureau jusqu’ici, car le père Jacques, quipassa la soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avaitbesoin de toute la place qui se trouvait derrière moi. Ma filletravaillait au même bureau que moi. Quand elle se leva, aprèsm’avoir embrassé et souhaité le bonsoir au père Jacques, elle dut,pour entrer dans sa chambre, se glisser assez difficilement entremon bureau et la porte. C’est vous dire que j’étais bien près dulieu où le crime allait se commettre.

– Et ce bureau ? interrompis-je, obéissant, en me mêlant àcette « conversation », aux désirs exprimés par mon chef, … et cebureau, aussitôt que vous eûtes, monsieur Stangerson, entendu crier: « À l’assassin ! » et qu’eurent éclaté les coups derevolver… ce bureau, qu’est-il devenu ? »

Le père Jacques répondit :

« Nous l’avons rejeté contre le mur, ici, à peu près où il esten ce moment, pour pouvoir nous précipiter à l’aise sur la porte,m’sieur le greffier… »

Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je n’attachaisqu’une importance de faible hypothèse :

« Le bureau était si près de la chambre qu’un homme, sortant,courbé, de la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pupasser inaperçu ?

– Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, aveclassitude, que ma fille avait fermé sa porte à clef et au verrou,que la porte est restée fermée, que nous sommes restés à luttercontre cette porte dès l’instant où l’assassinat commençait, quenous étions déjà sur la porte alors que la lutte de l’assassin etde ma pauvre enfant continuait, que les bruits de cette lutte nousparvenaient encore et que nous entendions râler ma malheureusefille sous l’étreinte des doigts dont son cou a conservé la marquesanglante. Si rapide qu’ait été l’attaque, nous avons été aussirapides qu’elle et nous nous sommes trouvés immédiatement derrièrecette porte qui nous séparait du drame. »

Je me levai et allai à la porte que j’examinai à nouveau avec leplus grand soin. Puis je me relevai et fis un geste dedécouragement.

« Imaginez, dis-je, que le panneau inférieur de cette porte aitpu être ouvert sans que la porte ait été dans la nécessité des’ouvrir, et le problème serait résolu ! Mais,malheureusement, cette dernière hypothèse est inadmissible, aprèsl’examen de la porte. C’est une solide et épaisse porte de chêneconstituée de telle sorte qu’elle forme un bloc inséparable… C’esttrès visible, malgré les dégâts qui ont été causés par ceux quil’ont enfoncée…

– Oh ! fit le père Jacques… c’est une vieille et solideporte du château qu’on a transportée ici… une porte comme on n’enfait plus maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour enavoir raison, à quatre… car la concierge s’y était mise aussi,comme une brave femme qu’elle est, m’sieur l’juge ! C’est toutde même malheureux de les voir en prison, à c’t’heure ! »

Le père Jacques n’eut pas plutôt prononcé cette phrase de pitiéet de protestation que les pleurs et les jérémiades des deuxconcierges recommencèrent. Je n’ai jamais vu de prévenus aussilarmoyants. J’en étais profondément dégoûté[1]. Mêmeen admettant leur innocence, je ne comprenais pas que deux êtrespussent à ce point manquer de caractère devant le malheur. Unenette attitude, dans de pareils moments, vaut mieux que toutes leslarmes et que tous les désespoirs, lesquels, le plus souvent, sontfeints et hypocrites. « Eh ! s’écria M. de Marquet, encore unefois, assez de piailler comme ça ! et dites-nous, dans votreintérêt, ce que vous faisiez, à l’heure où l’on assassinait votremaîtresse, sous les fenêtres du pavillon ! Car vous étiez toutprès du pavillon quand le père Jacques vous a rencontrés… – Nousvenions au secours ! » gémirent-ils. Et la femme, entre deuxhoquets, glapit : « Ah ! si nous le tenions, l’assassin, nouslui ferions passer le goût du pain ! … » Et nous ne pûmes, unefois de plus, leur tirer deux phrases sensées de suite. Ilscontinuèrent de nier avec acharnement, d’attester le bon Dieu ettous les saints qu’ils étaient dans leur lit quand ils avaiententendu un coup de revolver. « Ce n’est pas un, mais deux coups quiont été tirés. Vous voyez bien que vous mentez. Si vous avezentendu l’un, vous devez avoir entendu l’autre ! – MonDieu ! m’sieur le juge, nous n’avons entendu que le second.Nous dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier… – Pourça, on en a tiré deux ! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi,que toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes ;nous avons retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nousavons entendu deux coups de revolver, derrière la porte. N’est-cepas, monsieur Stangerson ? – Oui, fit le professeur, deuxcoups de revolver, un coup sourd d’abord, puis un coup éclatant. –Pourquoi continuez-vous à mentir ? s’écria M. de Marquet, seretournant vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bêteque vous ! Tout prouve que vous étiez dehors, près dupavillon, au moment du drame. Qu’y faisiez-vous ? Vous nevoulez pas le dire ? Votre silence atteste votrecomplicité ! Et, quant à moi, fit-il, en se tournant vers M.Stangerson… quant à moi, je ne puis m’expliquer la fuite del’assassin que par l’aide apportée par ces deux complices. Aussitôtque la porte a été défoncée, pendant que vous, monsieur Stangerson,vous vous occupiez de votre malheureuse enfant, le concierge et safemme facilitaient la fuite du misérable qui se glissait derrièreeux, parvenait jusqu’à la fenêtre du vestibule et sautait dans leparc. Le concierge refermait la fenêtre et les volets derrière lui.Car, enfin, ces volets ne se sont pas fermés tout seuls !Voilà ce que j’ai trouvé… Si quelqu’un a imaginé autre chose, qu’ille dise ! … M. Stangerson intervint : « C’estimpossible ! Je ne crois pas à la culpabilité ni à lacomplicité de mes concierges, bien que je ne comprenne pas cequ’ils faisaient dans le parc à cette heure avancée de la nuit. Jedis : c’est impossible ! parce que la concierge tenait lalampe et n’a pas bougé du seuil de la chambre ; parce que,moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux près du corps demon enfant, et qu’il était impossible que l’on sortît ou que l’onentrât de cette chambre par cette porte sans enjamber le corps dema fille et sans me bousculer, moi ! C’est impossible, parceque le père Jacques et le concierge n’ont eu qu’à jeter un regarddans cette chambre et sous le lit, comme je l’ai fait en entrant,pour voir qu’il n’y avait plus personne, dans la chambre, que mafille à l’agonie. – Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, quin’avez encore rien dit ? » demanda le juge. M. Darzac réponditqu’il ne pensait rien. « Et vous, monsieur le chef de laSûreté ? » M. Dax, le chef de la Sûreté, avait jusqu’alorsuniquement écouté et examiné les lieux. Il daigna enfin desserrerles dents : « Il faudrait, en attendant que l’on trouve lecriminel, découvrir le mobile du crime. Cela nous avancerait unpeu, fit-il. – Monsieur le chef de la Sûreté, le crime apparaîtbassement passionnel, répliqua M. de Marquet. Les traces laisséespar l’assassin, le mouchoir grossier et le béret ignoble nousportent à croire que l’assassin n’appartenait point à une classe dela société très élevée. Les concierges pourraient peut-être nousrenseigner là dessus … » Le chef de la Sûreté continua, se tournantvers M. Stangerson et sur ce ton froid qui est la marque, selonmoi, des solides intelligences et des caractères fortement trempés.« Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier ?» Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac. « Avecmon ami que j’eusse été heureux d’appeler mon fils… avec M. RobertDarzac… – Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettrarapidement de ses blessures. C’est un mariage simplement retardé,n’est-ce pas, monsieur ? insista le chef de la Sûreté. – Jel’espère. – Comment ! Vous n’en êtes pas sûr ? » M.Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à untremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien nem’échappe. M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand ilétait embarrassé. « Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il,que, dans une affaire aussi embrouillée, nous ne pouvons riennégliger ; que nous devons tout savoir, même la plus petite,la plus futile chose se rapportant à la victime… le renseignement,en apparence, le plus insignifiant… Qu’est-ce donc qui vous a faitcroire que, dans la quasi-certitude, où nous sommes maintenant, queMlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne pas avoir lieu ?Vous avez dit : « j’espère. » Cette espérance m’apparaît comme undoute. Pourquoi doutez-vous ? » M. Stangerson fit un visibleeffort sur lui-même : « Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avezraison. Il vaut mieux que vous sachiez une chose qui sembleraitavoir de l’importance si je vous la cachais. M. Robert Darzac sera,du reste, de mon avis. » M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, meparut tout à fait anormale, fit signe qu’il était de l’avis duprofesseur. Pour moi, si M. Darzac ne répondait que par signe,c’est qu’il était incapable de prononcer un mot. « Sachez donc,monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que ma filleavait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgrétoutes mes prières, car j’essayai plusieurs fois de la décider aumariage, comme c’était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzacde longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire,un moment, qu’il en était aimé, puisque j’eus la joie récented’apprendre de la bouche même de ma fille qu’elle consentait enfinà un mariage que j’appelais de tous mes vœux. Je suis d’un grandâge, monsieur, et ce fut une heure bénie que celle où je connusenfin qu’après moi Mlle Stangerson aurait à ses côtés, pour l’aimeret continuer nos travaux communs, un être que j’aime et quej’estime pour son grand cœur et pour sa science. Or, monsieur lechef de la Sûreté, deux jours avant le crime, par je ne sais quelretour de sa volonté, ma fille m’a déclaré qu’elle n’épouserait pasM. Robert Darzac. » Il y eut ici un silence pesant. La minute étaitgrave. M Dax reprit : « Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucuneexplication, ne vous a point dit pour quel motif ? … – Ellem’a dit qu’elle était trop vieille maintenant pour se marier…qu’elle avait attendu trop longtemps… qu’elle avait bien réfléchi…qu’elle estimait et même qu’elle aimait M. Robert Darzac… maisqu’il valait mieux que les choses en restassent là… que l’oncontinuerait le passé… qu’elle serait heureuse même de voir lesliens de pure amitié qui nous attachaient à M. Robert Darzac nousunir d’une façon encore plus étroite, mais qu’il fût bien entenduqu’on ne lui parlerait jamais plus de mariage. – Voilà qui estétrange ! murmura M Dax. – Étrange », répéta M. de Marquet. M.Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit : « Ce n’est pointde ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du crime. » MDax : « En tout cas, fit-il d’une voix impatiente, le mobile n’estpas le vol ! – Oh ! nous en sommes sûrs ! », s’écriale juge d’instruction. À ce moment la porte du laboratoire s’ouvritet le brigadier de gendarmerie apporta une carte au juged’instruction. M. de Marquet lut et poussa une sourdeexclamation ; puis : « Ah ! voilà qui est tropfort ! – Qu’est-ce ? demanda le chef de la Sûreté. – Lacarte d’un petit reporter de L’Époque, M. Joseph Rouletabille, etces mots : « L’un des mobiles du crime a été le vol ! » Lechef de la Sûreté sourit : « Ah ! Ah ! le jeuneRouletabille… j’en ai déjà entendu parler… il passe pour ingénieux…Faites-le donc entrer, monsieur le juge d’instruction. » Et l’onfit entrer M. Joseph Rouletabille. J’avais fait sa connaissancedans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, àÉpinay-sur-Orge. Il s’était introduit, presque malgré moi, dansnotre compartiment et j’aime mieux dire tout de suite que sesmanières et sa désinvolture, et la prétention qu’il semblait avoirde comprendre quelque chose dans une affaire où la justice necomprenait rien, me l’avaient fait prendre en grippe. Je n’aimepoint les journalistes. Ce sont des esprits brouillons etentreprenants qu’il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gensse croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheurde leur accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher pareux, on est tout de suite débordé et il n’est point d’ennuis quel’on ne doive redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d’annéesà peine, et le toupet avec lequel il avait osé nous interroger etdiscuter avec nous me l’avait rendu particulièrement odieux. Dureste, il avait une façon de s’exprimer qui attestait qu’il semoquait outrageusement de nous. Je sais bien que le journalL’Époque est un organe influent avec lequel il faut savoir «composer », mais encore ce journal ferait bien de ne point prendreses rédacteurs à la mamelle. M. Joseph Rouletabille entra donc dansle laboratoire, nous salua et attendit que M. de Marquet luidemandât de s’expliquer. « Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci,que vous connaissez le mobile du crime, et que ce mobile, contretoute évidence, serait le vol ? – Non, monsieur le juged’instruction, je n’ai point prétendu cela. Je ne dis pas que lemobile du crime a été le vol et je ne le crois pas. – Alors, quesignifie cette carte ? – Elle signifie que l’un des mobiles ducrime a été le vol. Qu’est-ce qui vous a renseigné ? –Ceci ! si vous voulez bien m’accompagner. » Et le jeune hommenous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous fîmes. Là, ilse dirigea du côté du lavatory et pria M. le juge d’instruction dese mettre à genoux à côté de lui. Ce lavatory recevait du jour parsa porte vitrée et, quand la porte était ouverte, la lumière qui ypénétrait était suffisante pour l’éclairer parfaitement. M. deMarquet et M Joseph Rouletabille s’agenouillèrent sur le seuil. Lejeune homme montrait un endroit de la dalle. « Les dalles dulavatory n’ont point été lavées par le père Jacques, fit-il, depuisun certain temps ; cela se voit à la couche de poussière quiles recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux largessemelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas del’assassin. Cette cendre n’est point autre chose que la poussièrede charbon qui couvre le sentier que l’on doit traverser pour venirdirectement, à travers la forêt, d’Épinay au Glandier. Vous savezqu’à cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et qu’on yfabrique du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce qu’a dûfaire l’assassin : il a pénétré ici l’après-midi quand il n’y eutplus personne au pavillon, et il a perpétré son vol. – Mais quelvol ? Où voyez-vous le vol ? Qui vous prouve levol ? nous écriâmes nous tous en même temps. – Ce qui m’a missur la trace du vol, continua le journaliste… – C’est ceci !interrompit M. de Marquet, toujours à genoux. – Évidemment », fitM. Rouletabille. Et M. de Marquet expliqua qu’il y avait, en effet,sur la poussière des dalles, à côté de la trace des deux semelles,l’empreinte fraîche d’un lourd paquet rectangulaire, et qu’il étaitfacile de distinguer la marque des ficelles qui l’enserraient… «Mais vous êtes donc venu ici, monsieur Rouletabille ; j’avaispourtant ordonné au père Jacques de ne laisser entrerpersonne ; il avait la garde du pavillon. – Ne grondez pas lepère Jacques, je suis venu ici avec M. Robert Darzac. – Ah !vraiment… » s’exclama M. de Marquet mécontent, et jetant un regardde côté à M. Darzac, lequel restait toujours silencieux. « Quandj’ai vu la trace du paquet à côté de l’empreinte des semelles, jen’ai plus douté du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur n’étaitpas venu avec un paquet… Il avait fait, ici, ce paquet, avec lesobjets volés sans doute, et il l’avait déposé dans ce coin, dans ledessein de l’y reprendre au moment de sa fuite ; il avaitdéposé aussi, à côté de son paquet, ses lourdes chaussures ;car, regardez, aucune trace de pas ne conduit à ces chaussures, etles semelles sont à côté l’une de l’autre, comme des semelles aurepos et vides de leurs pieds. Ainsi comprendrait-on quel’assassin, quand il s’enfuit de la «Chambre Jaune», n’a laisséaucune trace de ses pas dans le laboratoire ni dans le vestibule.Après avoir pénétré avec ses chaussures dans la «Chambre Jaune», illes y a défaites, sans doute parce qu’elles le gênaient ou parcequ’il voulait faire le moins de bruit possible. La marque de sonpassage aller à travers le vestibule et le laboratoire a étéeffacée par le lavage subséquent du père Jacques, ce qui nous mèneà faire entrer l’assassin dans le pavillon par la fenêtre ouvertedu vestibule lors de la première absence du père Jacques, avant lelavage qui a eu lieu à cinq heure et demie ! « L’assassin,après qu’il eut défait ses chaussures, qui, certainement legênaient, les a portées à la main dans le lavatory et les y adéposées du seuil, car, sur la poussière du lavatory, il n’y a pastrace de pieds nus ou enfermés dans des chaussettes, ou encore dansd’autres chaussures. Il a donc déposé ses chaussures à côté de sonpaquet. Le vol était déjà, à ce moment, accompli. Puis l’hommeretourne à la «Chambre Jaune» et s’y glisse alors sous le lit où latrace de son corps est parfaitement visible sur le plancher et mêmesur la natte qui a été, à cet endroit, légèrement roulée et trèsfroissée. Des brins de paille même, fraîchement arrachés,témoignent également du passage de l’assassin sous le lit… – Oui,oui, cela nous le savons… dit M. de Marquet. – Ce retour sous lelit prouve que le vol, continua cet étonnant gamin de journaliste,n’était point le seul mobile de la venue de l’homme. Ne me ditespoint qu’il s’y serait aussitôt réfugié en apercevant, par lafenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M. et MlleStangerson s’apprêtant à rentrer dans le pavillon. Il étaitbeaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché,d’attendre une occasion de se sauver, si son dessein n’avait étéque de fuir. Non ! Non ! Il fallait que l’assassin fûtdans la «Chambre Jaune»… Ici, le chef de la Sûreté intervint : « Çan’est pas mal du tout, cela, jeune homme ! mes félicitations…et si nous ne savons pas encore comment l’assassin est parti, noussuivons déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce qu’il ya fait : il a volé. Mais qu’a-t-il donc volé ? – Des chosesextrêmement précieuses », répondit le reporter. À ce moment, nousentendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous nous yprécipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeuxhagards, les membres agités, nous montrait une sorte demeuble-bibliothèque qu’il venait d’ouvrir et qui nous apparut vide.Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil quiétait poussé devant le bureau et gémit : « Encore une fois, je suisvolé… » Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue : «Surtout, dit-il, qu’on ne dise pas un mot de ceci à ma fille… Elleserait encore plus peinée que moi… » Il poussa un profond soupir,et, sur le ton d’une douleur que je n’oublierai jamais : «Qu’importe, après tout… pourvu qu’elle vive ! … – Ellevivra ! dit, d’une voix étrangement touchante, Robert Darzac.– Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M Dax. Mais qu’yavait-il dans ce meuble ? – Vingt ans de ma vie, réponditsourdement l’illustre professeur, ou plutôt de notre vie, à mafille et à moi. Oui, nos plus précieux documents, les relations lesplus secrètes sur nos expériences et sur nos travaux, depuis vingtans, étaient enfermés là. C’était une véritable sélection parmitant de documents dont cette pièce est pleine. C’est une perteirréparable pour nous, et, j’ose dire, pour la science. Toutes lesétapes par lesquelles j’ai dû passer pour arriver à la preuvedécisive de l’anéantissement de la matière, avaient été, par nous,soigneusement énoncées, étiquetées, annotées, illustrées dephotographies et de dessins. Tout cela était rangé là. Le plan detrois nouveaux appareils, l’un pour étudier la déperdition, sousl’influence de la lumière ultra-violette, des corps préalablementélectrisés ; l’autre qui devait rendre visible la déperditionélectrique sous l’action des particules de matière dissociéecontenue dans les gaz des flammes ; un troisième, trèsingénieux, nouvel électroscope condensateur différentiel ;tout le recueil de nos courbes traduisant les propriétésfondamentales de la substance intermédiaire entre la matièrepondérable et l’éther impondérable ; vingt ans d’expériencessur la chimie intra-atomique et sur les équilibres ignorés de lamatière ; un manuscrit que je voulais faire paraître sous cetitre : Les Métaux qui souffrent. Est-ce que je sais ? est-ceque je sais ? L’homme qui est venu là m’aura tout pris… Mafille et mon œuvre… mon cœur et mon âme… Et le grand Stangerson seprit à pleurer comme un enfant. Nous l’entourions en silence, émuspar cette immense détresse. M. Robert Darzac, accoudé au fauteuiloù le professeur était écroulé, essayait en vain de dissimuler seslarmes, ce qui faillit un instant me le rendre sympathique, malgrél’instinctive répulsion que son attitude bizarre et son émoisouvent inexpliqué m’avaient inspirée pour son énigmatiquepersonnage. M Joseph Rouletabille, seul, comme si son précieuxtemps et sa mission sur la terre ne lui permettaient point des’appesantir sur la misère humaine, s’était rapproché, fort calme,du meuble vide et, le montrant au chef de la Sûreté, rompaitbientôt le religieux silence dont nous honorions le désespoir dugrand Stangerson. Il nous donna quelques explications, dont nousn’avions que faire, sur la façon dont il avait été amené à croire àun vol, par la découverte simultanée qu’il avait faite des tracesdont j’ai parlé plus haut dans le lavatory, et de la vacuité de cemeuble précieux dans le laboratoire. Il n’avait fait, nousdisait-il, que passer dans le laboratoire ; mais la premièrechose qui l’avait frappé avait été la forme étrange du meuble, sasolidité, sa construction en fer qui le mettait à l’abri d’unaccident par la flamme, et le fait qu’un meuble comme celui-ci,destiné à conserver des objets auxquels on devait tenir par-dessustout, avait, sur sa porte de fer, « sa clef ». « On n’a pointd’ordinaire un coffre-fort pour le laisser ouvert… » Enfin, cettepetite clef, à tête de cuivre, des plus compliquées, avait attiré,paraît-il, l’attention de M. Joseph Rouletabille, alors qu’elleavait endormi la nôtre. Pour nous autres, qui ne sommes point desenfants, la présence d’une clef sur un meuble éveille plutôt uneidée de sécurité, mais pour M. Joseph Rouletabille, qui estévidemment un génie –comme dit José Dupuy dans Les cinq centsmillions de Gladiator. « Quel génie ! Quel dentiste ! » –la présence d’une clef sur une serrure éveille l’idée du vol. Nousen sûmes bientôt la raison. Mais, auparavant que de vous la faireconnaître, je dois rapporter que M. de Marquet me parut fortperplexe, ne sachant s’il devait se réjouir du pas nouveau que lepetit reporter avait fait faire à l’instruction ou s’il devait sedésoler de ce que ce pas n’eût pas été fait par lui. Notreprofession comporte de ces déboires, mais nous n’avons point ledroit d’être pusillanime et nous devons fouler aux pieds notreamour-propre quand il s’agit du bien général. Aussi M. de Marquettriompha-t-il de lui-même et trouva-t-il bon de mêler enfin sescompliments à ceux de M Dax, qui, lui, ne les ménageait pas à M.Rouletabille. Le gamin haussa les épaules, disant : « il n’y a pasde quoi ! » Je lui aurais flanqué une gifle avec satisfaction,surtout dans le moment qu’il ajouta : « Vous feriez bien, monsieur,de demander à M. Stangerson qui avait la garde ordinaire de cetteclef ? – Ma fille, répondit M. Stangerson. Et cette clef ne laquittait jamais. – Ah ! mais voilà qui change l’aspect deschoses et qui ne correspond plus avec la conception de M.Rouletabille, s’écria M. de Marquet. Si cette clef ne quittaitjamais Mlle Stangerson, l’assassin aurait donc attendu MlleStangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour lui voler cetteclef, et le vol n’aurait eu lieu qu’après l’assassinat ! Mais,après l’assassinat, il y avait quatre personnes dans lelaboratoire ! … Décidément, je n’y comprends plus rien !… » Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devaitêtre pour lui le comble de l’ivresse, car je ne sais si j’ai déjàdit qu’il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il ne comprenaitpas : « … plus rien ! – Le vol, répliqua le reporter, ne peutavoir eu lieu qu’avant l’assassinat. C’est indubitable pour laraison que vous croyez et pour d’autres raisons que je crois. Et,quand l’assassin a pénétré dans le pavillon, il était déjà enpossession de la clef à tête de cuivre. – Ça n’est paspossible ! fit doucement M. Stangerson. – C’est si bienpossible, monsieur, qu’en voici la preuve. » Ce diable de petitbonhomme sortit alors de sa poche un numéro de L’Époque daté du 21octobre (je rappelle que le crime a eu lieu dans la nuit du 24 au25), et, nous montrant une annonce, lut : « – Il a été perdu hierun réticule de satin noir dans les grands magasins de la Louve. Ceréticule contenait divers objets dont une petite clef à tête decuivre. Il sera donné une forte récompense à la personne qui l’auratrouvée. Cette personne devra écrire, poste restante, au bureau 40,à cette adresse : M.A. T.H.S.N. » Ces lettres ne désignent-ellespoint, continua le reporter, Mlle Stangerson ? Cette clef àtête de cuivre n’est-elle point cette clef-ci ? … Je listoujours les annonces. Dans mon métier, comme dans le vôtre,monsieur le juge d’instruction, il faut toujours lire les petitesannonces personnelles… Ce qu’on y découvre d’intrigues ! … etde clefs d’intrigues ! Qui ne sont pas toujours à tête decuivre, et qui n’en sont pas moins intéressantes. Cette annonce,particulièrement, par la sorte de mystère dont la femme qui avaitperdu une clef, objet peu compromettant, s’entourait, m’avaitfrappé. Comme elle tenait à cette clef ! Comme elle promettaitune forte récompense ! Et je songeai à ces six lettres :M.A.T.H.S.N. Les quatre premières m’indiquaient tout de suite unprénom. « Évidemment, faisais-je, « Math, Mathilde … » la personnequi a perdu la clef à tête de cuivre, dans un réticule, s’appelleMathilde ! … » Mais je ne pus rien faire des deux dernièreslettres. Aussi, rejetant le journal, je m’occupai d’autre chose…Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avecd’énormes manchettes annonçant l’assassinat de Mlle MATHILDESTANGERSON, ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucuneffort pour cela, machinalement, les lettres de l’annonce. Intriguéun peu, je demandai le numéro de ce jour-là à l’administration.J’avais oublié les deux dernières lettres : S N. Quand je lesrevis, je ne pus retenir un cri « Stangerson! … » Je sautai dans unfiacre et me précipitai au bureau 40. Je demandai : « Avez-vous unelettre avec cette adresse : M.A.T.H.S.N ! » L’employé merépondit : « Non ! » Et comme j’insistais, le priant, lesuppliant de chercher encore, il me dit : « Ah ! çà, monsieur,c’est une plaisanterie ! … Oui, j’ai eu une lettre auxinitiales M.A.T.H.S.N. ; mais je l’ai donnée, il y a troisjours, à une dame qui me l’a réclamée. Vous venez aujourd’hui meréclamer cette lettre à votre tour. Or, avant-hier, un monsieur,avec la même insistance désobligeante, me la demandaitencore ! … J’en ai assez de cette fumisterie… » Je voulusquestionner l’employé sur les deux personnages qui avaient déjàréclamé la lettre, mais, soit qu’il voulût se retrancher derrièrele secret professionnel – il estimait, sans doute, à part lui, enavoir déjà trop dit – soit qu’il fût vraiment excédé d’uneplaisanterie possible, il ne me répondit plus… » Rouletabille setut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les conclusions qu’ilpouvait de cette bizarre histoire de lettre poste restante. Defait, il semblait maintenant qu’on tenait un fil solide par lequelon allait pouvoir suivre cette affaire « insaisissable ». M.Stangerson dit : « Il est donc à peu près certain que ma fille auraperdu cette clef, qu’elle n’a point voulu m’en parler pour m’évitertoute inquiétude et qu’elle aura prié celui ou celle qui aurait pul’avoir trouvée d’écrire poste restante. Elle craignait évidemmentque, donnant notre adresse, ce fait occasionnât des démarches quim’auraient appris la perte de la clef. C’est très logique et trèsnaturel. Car j’ai déjà été volé, monsieur ! – Où cela ?Et quand ? demanda le directeur de la Sûreté. – Oh ! Il ya de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m’a volédans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pufaire la fortune d’un peuple… Non seulement je n’ai jamais su quiétait le voleur, mais je n’ai jamais entendu parler de l’objet du «vol » sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui quim’avait ainsi pillé, j’ai lancé moi-même dans le domaine public cesdeux inventions, rendant inutile le larcin. C’est depuis cetteépoque que je suis très soupçonneux, que je m’enfermehermétiquement quand je travaille. Tous les barreaux de cesfenêtres, l’isolement de ce pavillon, ce meuble que j’ai faitconstruire moi-même, cette serrure spéciale, cette clef unique,tout cela est le résultat de mes craintes inspirées par une tristeexpérience. » M. Dax déclara : « Très intéressant ! » et M.Joseph Rouletabille demanda des nouvelles du réticule. Ni M.Stangerson, ni le père Jacques n’avaient, depuis quelques jours, vule réticule de Mlle Stangerson. Nous devions apprendre, quelquesheures plus tard, de la bouche même de Mlle Stangerson, que ceréticule lui avait été volé ou qu’elle l’avait perdu, et que leschoses s’étaient passées de la sorte que nous les avaientexpliquées son père ; qu’elle était allée, le 23 octobre, aubureau de poste 40, et qu’on lui avait remis une lettre quin’était, affirma-t-elle, que celle d’un mauvais plaisant. Ellel’avait immédiatement brûlée. Pour en revenir à notreinterrogatoire, ou plutôt à notre « conversation », je doissignaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé à M. Stangersondans quelles conditions sa fille était allée à Paris le 20 octobre,jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu’elle s’étaitrendue dans la capitale, « accompagnée de M. Robert Darzac, quel’on n’avait pas revu au château depuis cet instant jusqu’aulendemain du crime ». Le fait que M. Robert Darzac était aux côtésde Mlle Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand leréticule avait disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, ilfaut le dire, assez fortement notre attention. Cette conversationentre magistrats, prévenus, victime, témoins et journaliste allaitprendre fin quand se produisit un véritable coup de théâtre ;ce qui n’est jamais pour déplaire à M. de Marquet. Le brigadier degendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à êtreintroduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à lamain une grossière paire de chaussures vaseuses qu’il jeta dans lelaboratoire. « Voilà, dit-il, les souliers que chaussaitl’assassin ! Les reconnaissez-vous, père Jacques ? Lepère Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait,reconnut de vieilles chaussures à lui qu’il avait jetées il y avaitdéjà un certain temps au rebut, dans un coin du grenier ; ilétait tellement troublé qu’il dut se moucher pour dissimuler sonémotion. Alors, montrant le mouchoir dont se servait le pèreJacques, Frédéric Larsan dit : « Voilà un mouchoir qui ressembleétonnamment à celui qu’on a trouvé dans la «Chambre Jaune». –Ah ! je l’sais ben, fit le père Jacques en tremblant ;ils sont quasiment pareils. – Enfin, continua Frédéric Larsan, levieux béret basque trouvé également dans la «Chambre Jaune» auraitpu autrefois coiffer le chef du père Jacques. Tout ceci, monsieurle chef de la Sûreté et monsieur le juge d’instruction, prouve,selon moi – remettez-vous, bonhomme ! fit-il au père Jacquesqui défaillait –tout ceci prouve, selon moi, que l’assassin a vouludéguiser sa véritable personnalité. Il l’a fait d’une façon assezgrossière ou du moins qui nous apparaît telle, parce que noussommes sûrs que l’assassin n’est pas le père Jacques, qui n’a pasquitté M. Stangerson. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là,n’ait pas prolongé sa veille ; qu’après avoir quitté sa filleil ait regagné le château ; que Mlle Stangerson ait étéassassinée alors qu’il n’y avait plus personne dans le laboratoireet que le père Jacques dormait dans son grenier : il n’aurait faitde doute pour personne que le père Jacques était l’assassin !Celui-ci ne doit son salut qu’à ce que le drame a éclaté trop tôt,l’assassin ayant cru, sans doute, à cause du silence qui régnait àcôté, que le laboratoire était vide et que le moment d’agir étaitvenu. L’homme qui a pu s’introduire si mystérieusement ici etprendre de telles précautions contre le père Jacques était, à n’enpas douter, un familier de la maison. À quelle heure exactements’est-il introduit ici ? Dans l’après-midi ? Dans lasoirée ? Je ne saurais dire… Un être aussi familier des choseset des gens de ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», àson heure. – Il n’a pu cependant y entrer quand il y avait du mondedans le laboratoire ? s’écria M. de Marquet. – Qu’ensavons-nous, je vous prie ! répliqua Larsan… Il y a eu ledîner dans le laboratoire, le va-et-vient du service… il y a eu uneexpérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M.Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux… dansce coin de la haute cheminée… Qui me dit que l’assassin… unfamilier ! un familier ! … n’a pas profité de ce momentpour se glisser dans la «Chambre Jaune», après avoir, dans lelavatory, retiré ses souliers ? – C’est bien improbable !fit M. Stangerson. – Sans doute, mais ce n’est pas impossible…Aussi je n’affirme rien. Quant à sa sortie, c’est autrechose ! Comment a-t-il pu s’enfuir ? Le plusnaturellement du monde ! » Un instant, Frédéric Larsan se tut.Cet instant nous parut bien long. Nous attendions qu’il parlât avecune fièvre bien compréhensible. « Je ne suis pas entré dans la«Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan, mais j’imagine que vousavez acquis la preuve qu’on ne pouvait en sortir que par la porte.C’est par la porte que l’assassin est sorti. Or, puisqu’il estimpossible qu’il en soit autrement, c’est que cela est ! Il acommis le crime et il est sorti par la porte ! À quelmoment ! Au moment où cela lui a été le plus facile, au momentoù cela devient le plus explicable, tellement explicable qu’il nesaurait y avoir d’autre explication. Examinons donc les « moments »qui ont suivi le crime. Il y a le premier moment, pendant lequel setrouvent, devant la porte, prêts à lui barrer le chemin, M.Stangerson et le père Jacques. Il y a le second moment, pendantlequel, le père Jacques étant un instant absent, M. Stangerson setrouve tout seul devant la porte. Il y a le troisième moment,pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y ale quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M.Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y a lecinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la«Chambre Jaune» envahie. Le moment où la fuite est le plusexplicable est le moment même où il y a le moins de personnesdevant la porte. Il y a un moment où il n’y en a plus qu’une :c’est celui où M. Stangerson reste seul devant la porte. À moinsd’admettre la complicité de silence du père Jacques, et je n’ycrois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du pavillon pouraller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», s’il avait vus’ouvrir la porte et sortir l’assassin. La porte ne s’est doncouverte que devant M. Stangerson seul, et l’homme est sorti. Ici,nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisonspour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter l’assassin,puisqu’il l’a laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu’il arefermé cette fenêtre derrière lui ! … Ceci fait, comme lepère Jacques allait rentrer et qu’il fallait qu’il retrouvât leschoses en l’état, Mlle Stangerson, horriblement blessée, a trouvéencore la force, sans doute sur les objurgations de son père, derefermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et auverrou avant de s’écrouler, mourante, sur le plancher… Nous nesavons qui a commis le crime ; nous ne savons de quelmisérable M. et Mlle Stangerson sont les victimes ; mais iln’y a point de doute qu’ils le savent, eux ! Ce secret doitêtre terrible pour que le père n’ait pas hésité à laisser sa filleagonisante derrière cette porte qu’elle refermait sur elle,terrible pour qu’il ait laissé échapper l’assassin… Mais il n’y apoint d’autre façon au monde d’expliquer la fuite de l’assassin dela «Chambre Jaune ! » Le silence qui suivit cette explicationdramatique et lumineuse avait quelque chose d’affreux. Noussouffrions tous pour l’illustre professeur, acculé ainsi parl’impitoyable logique de Frédéric Larsan à nous avouer la vérité deson martyre ou à se taire, aveu plus terrible encore. Nous le vîmesse lever, cet homme, véritable statue de la douleur, et étendre lamain d’un geste si solennel que nous en courbâmes la tête comme àl’aspect d’une chose sacrée. Il prononça alors ces paroles d’unevoix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces : « Je jure,sur la tête de ma fille à l’agonie, que je n’ai point quitté cetteporte, de l’instant où j’ai entendu l’appel désespéré de monenfant, que cette porte ne s’est point ouverte pendant que j’étaisseul dans mon laboratoire, et qu’enfin, quand nous pénétrâmes dansla «Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l’assassin n’yétait plus ! Je jure que je ne connais pas l’assassin ! »Faut-il que je dise que, malgré la solennité d’un pareil serment,nous ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson ? FrédéricLarsan venait de nous faire entrevoir la vérité : ce n’était pointpour la perdre de si tôt. Comme M. de Marquet nous annonçait que la« conversation » était terminée et que nous nous apprêtions àquitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de JosephRouletabille, s’approcha de M. Stangerson, lui prit la main avec leplus grand respect et je l’entendis qui disait : « Moi, je vouscrois, monsieur ! » J’arrête ici la citation que j’ai crudevoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal deCorbeil. Je n’ai point besoin de dire au lecteur que tout ce quivenait de se passer dans le laboratoire me fut fidèlement etaussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.

Chapitre 12La canne de Frédéric Larsan

Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures dusoir, emportant l’article que mon ami avait écrit à la hâte dans lepetit salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notredisposition. Le reporter devait coucher au château, usant de cetteinexplicable hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac,sur qui M. Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tousles tracas domestiques. Néanmoins il voulut m’accompagner jusqu’àla gare d’Épinay. En traversant le parc, il me dit :

« Frédéric Larsan est réellement très fort et n’a pas volé saréputation. Vous savez comment il est arrivé à retrouver lessouliers du père Jacques ! Près de l’endroit où nous avonsremarqué les traces des « pas élégants » et la disparition desempreintes des gros souliers, un creux rectangulaire dans la terrefraîche attestait qu’il y avait eu là, récemment, une pierre.Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et imagina tout desuite qu’elle avait servi à l’assassin à maintenir au fond del’étang les souliers dont l’homme voulait se débarrasser. Le calculde Fred était excellent et le succès de ses recherches l’a prouvé.Ceci m’avait échappé ; mais il est juste de dire que monesprit était déjà parti par ailleurs, car, par le trop grand nombrede faux témoignages de son passage laissé par l’assassin et par lamesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du pèreJacques, que j’ai établie sans qu’il s’en doutât sur le plancher dela «Chambre Jaune», la preuve était déjà faite, à mes yeux, quel’assassin avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieuxserviteur. C’est ce qui m’a permis de dire à celui-ci, si vous vousle rappelez, que, puisque l’on avait trouvé un béret dans cettechambre fatale, il devait ressembler au sien, et de lui faire unedescription du mouchoir en tous points semblable à celui dont jel’avais vu se servir. Larsan et moi, nous sommes d’accordjusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de là, ET CELA VAÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur qu’il va mefalloir combattre avec rien ! »

Je fus surpris de l’accent profondément grave dont mon jeune amiprononça ces dernières paroles.

Il répéta encore :

« OUI , TERRIBLE, TERRIBLE!… Mais est-ce vraiment ne combattreavec rien, que de combattre « avec l’idée » !

À ce moment nous passions derrière le château. La nuit étaittombée. Une fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faiblelueur en venait, ainsi que quelques bruits qui fixèrent notreattention. Nous avançâmes jusqu’à ce que nous ayons atteintl’encoignure d’une porte qui se trouvait sous la fenêtre.Rouletabille me fit comprendre d’un mot prononcé à voix basse quecette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle Stangerson. Les bruitsqui nous avaient arrêtés se turent, puis reprirent un instant.C’étaient des gémissements étouffés… nous ne pouvions saisir quetrois mots qui nous arrivaient distinctement : « Mon pauvreRobert ! » Rouletabille me mit la main sur l’épaule, se penchaà mon oreille :

« Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cettechambre, mon enquête serait vite terminée… »

Il regarda autour de lui ; l’ombre du soir nousenveloppait ; nous ne voyions guère plus loin que l’étroitepelouse bordée d’arbres qui s’étendait derrière le château. Lesgémissements s’étaient tus à nouveau.

« Puisqu’on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on vaau moins essayer de voir… »

Et il m’entraîna, en me faisant signe d’étouffer le bruit de mespas, au delà de la pelouse jusqu’au tronc pâle d’un fort bouleaudont on apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleaus’élevait juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et sespremières branches étaient à peu près à hauteur du premier étage duchâteau. Du haut de ces branches on pouvait certainement voir cequi se passait dans la chambre de Mlle Stangerson ; et telleétait bien la pensée de Rouletabille, car, m’ayant ordonné de metenir coi, il embrassa le tronc de ses jeunes bras vigoureux etgrimpa. Il se perdit bientôt dans les branches, puis il y eut ungrand silence.

Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujourséclairée. Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L’arbre,au-dessus de moi, restait silencieux ; j’attendais ; toutà coup mon oreille perçut, dans l’arbre, ces mots :

« Après vous ! …

– Après vous, je vous en prie ! »

On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête… on se faisait despolitesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voirapparaître, sur la colonne lisse de l’arbre, deux formes humainesqui bientôt touchèrent le sol ! Rouletabille était monté làtout seul et redescendait « deux ! »

« Bonjour, monsieur Sainclair ! »

C’était Frédéric Larsan… Le policier occupait déjà le posted’observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire… Nil’un ni l’autre, du reste, ne s’occupèrent de mon étonnement. Jecrus comprendre qu’ils avaient assisté du haut de leur observatoireà une scène pleine de tendresse et de désespoir entre MlleStangerson, étendue dans son lit, et M. Darzac à genoux à sonchevet. Et déjà chacun semblait en tirer fort prudemment desconclusions différentes. Il était facile de deviner que cette scèneavait produit un gros effet dans l’esprit de Rouletabille, « enfaveur de M. Robert Darzac », cependant que, dans celui de Larsan,elle n’attestait qu’une parfaite hypocrisie servie par un artsupérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson…

Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:

« Ma canne ! s’écria-t-il…

– Vous avez oublié votre canne ? demanda Rouletabille.

– Oui, répondit le policier… Je l’ai laissée là-bas, auprès del’arbre… »

Et il nous quitta, disant qu’il allait nous rejoindre tout desuite…

« Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan ? medemanda le reporter quand nous fûmes seuls. C’est une canne touteneuve… que je ne lui ai jamais vue… Il a l’air d’y tenir beaucoup…il ne la quitte pas… On dirait qu’il a peur qu’elle ne soit tombéedans des mains étrangères… Avant ce jour, je n’ai jamais vu decanne à Frédéric Larsan… Où a-t-il trouvé cette canne-là ? Çan’est pas naturel qu’un homme qui ne porte jamais de canne ne fasseplus un pas sans canne, au lendemain du crime du Glandier… Le jourde notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit samontre dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquelj’eus peut-être tort de n’attacher aucune importance ! »

Nous étions maintenant hors du parc ; Rouletabille nedisait rien… Sa pensée, certainement, n’avait pas quitté la cannede Frédéric Larsan. J’en eus la preuve quand, en descendant la côted’Épinay, il me dit :

« Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi ; il acommencé son enquête avant moi ; il a eu le temps de savoirdes choses que je ne sais pas et a pu trouver des choses que je nesais pas… Où a-t-il trouvé cette canne-là ? …

Et il ajouta :

« Il est probable que son soupçon – plus que son soupçon, sonraisonnement – qui va aussi directement à Robert Darzac, doit êtreservi par quelque chose de palpable qu’il palpe, « lui », et que jene palpe pas, moi… Serait-ce cette canne ? … Où diable a-t-ilpu trouver cette canne-là ? … »

À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes ; nousentrâmes dans un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la portese rouvrait et Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissantla fameuse canne…

« Je l’ai retrouvée ! » nous fit-il en riant.

Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille nequittait pas des yeux la canne ; il était si absorbé qu’il nevit pas un signe d’intelligence que Larsan adressait à un employédu chemin de fer, un tout jeune homme dont le menton s’ornait d’unepetite barbiche blonde mal peignée. L’employé se leva, paya saconsommation, salua et sortit. Je n’aurais moi-même attaché aucuneimportance à ce signe s’il ne m’était revenu à la mémoire quelquesmois plus tard, lors de la réapparition de la barbiche blonde àl’une des minutes les plus tragiques de ce récit. J’appris alorsque la barbiche blonde était un agent de Larsan, chargé par lui desurveiller les allées et venues des voyageurs en gared’Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce qu’ilcroyait pouvoir lui être utile.

Je reportai les yeux sur Rouletabille.

« Ah ça ! monsieur Fred ! disait-il, depuis quandavez-vous donc une canne ? … Je vous ai toujours vu vouspromener, moi, les mains dans les poches ! …

– C’est un cadeau qu’on m’a fait, répondit le policier…

– Il n’y a pas longtemps, insista Rouletabille…

– Non, on me l’a offerte à Londres…

– C’est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred… On peut lavoir, votre canne ? …

– Mais, comment donc ? … »

Fred passa la canne à Rouletabille. C’était une grande cannebambou jaune à bec de corbin, ornée d’une bague d’or.

Rouletabille l’examinait minutieusement.

« Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous aoffert à Londres une canne de France !

– C’est possible, fit Fred, imperturbable…

– Lisez la marque ici en lettres minuscules : « Cassette, 6 bis,opéra… »

– On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred… lesanglais peuvent bien acheter leurs cannes à Paris… »

Rouletabille rendit la canne. Quand il m’eut mis dans moncompartiment, il me dit :

« Vous avez retenu l’adresse ?

– Oui, « Cassette, 6 bis, Opéra… » Comptez sur moi, vousrecevrez un mot demain matin. »

Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchandde cannes et de parapluies, et j’écrivais à mon ami :

« Un homme répondant à s’y méprendre au signalement de M. RobertDarzac, même taille, légèrement voûté, même collier de barbe,pardessus mastic, chapeau melon, est venu acheter une cannepareille à celle qui nous intéresse le soir même du crime, vershuit heures.

M. Cassette n’en a point vendu de semblable depuis deux ans. Lacanne de Fred est neuve. Il s’agit donc bien de celle qu’il a entreles mains. Ce n’est pas lui qui l’a achetée puisqu’il se trouvaitalors à Londres. Comme vous, je pense « qu’il l’a trouvée quelquepart autour de M. Robert Darzac… » Mais alors, si, comme vous leprétendez, l’assassin était dans la «Chambre Jaune» depuis cinqheures, ou même six heures, comme le drame n’a eu lieu que versminuit, l’achat de cette canne procure un alibi irréfutable à M.Robert Darzac. »

Chapitre 13« Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de sonéclat »

Huit jours après les événements que je viens de raconter,exactement le 2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, untélégramme ainsi libellé : «Venez au Glandier, par premier train.Apportez revolvers. Amitiés. Rouletabille. »

Je vous ai déjà dit, je crois, qu’à cette époque, jeune avocatstagiaire et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais lePalais, plutôt pour me familiariser avec mes devoirsprofessionnels, que pour défendre la veuve et l’orphelin. Je nepouvais donc m’étonner que Rouletabille disposât ainsi de montemps ; et il savait du reste combien je m’intéressais à sesaventures journalistiques en général et surtout à l’affaire duGlandier. Je n’avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis huitjours, que par les innombrables racontars des journaux et parquelques notes très brèves, de Rouletabille dans L’Époque. Cesnotes avaient divulgué le coup de « l’os de mouton » et nousavaient appris qu’à l’analyse les marques laissées sur l’os demouton s’étaient révélées « de sang humain » ; il y avait làles traces fraîches « du sang de Mlle Stangerson » ; lestraces anciennes provenaient d’autres crimes pouvant remonter àplusieurs années…

Vous pensez si l’affaire défrayait la presse du monde entier.Jamais illustre crime n’avait intrigué davantage les esprits. Il mesemblait bien cependant que l’instruction n’avançait guère ;aussi eussé-je été très heureux de l’invitation que me faisait monami de le venir rejoindre au Glandier, si la dépêche n’avaitcontenu ces mots : « Apportez revolvers. »

Voilà qui m’intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiaitd’apporter des revolvers, c’est qu’il prévoyait qu’on auraitl’occasion de s’en servir. Or, je l’avoue sans honte : je ne suispoint un héros. Mais quoi ! il s’agissait, ce jour-là, d’unami sûrement dans l’embarras qui m’appelait, sans doute, à sonaide ; je n’hésitai guère ; et, après avoir constaté quele seul revolver que je possédais était bien armé, je me dirigeaivers la gare d’Orléans. En route, je pensai qu’un revolver nefaisait qu’une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamaitrevolvers au pluriel ; j’entrai chez un armurier et achetaiune petite arme excellente, que je me faisais une joie d’offrir àmon ami.

J’espérais trouver Rouletabille à la gare d’Épinay, mais il n’yétait point. Cependant un cabriolet m’attendait et je fus bientôtau Glandier. Personne à la grille. Ce n’est que sur le seuil mêmedu château que j’aperçus le jeune homme. Il me saluait d’un gesteamical et me recevait aussitôt dans ses bras en me demandant, aveceffusion, des nouvelles de ma santé.

Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont j’ai parlé,Rouletabille me fit asseoir et me dit tout de suite :

– Ça va mal !

– Qu’est-ce qui va mal ?

– Tout ! »

Il se rapprocha de moi, et me confia à l’oreille :

« Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac. »

Ceci n’était point pour m’étonner, depuis que j’avais vu lefiancé de Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.

Cependant, j’observai tout de suite :

« Eh bien ! Et la canne ?

– La canne ! Elle est toujours entre les mains de FrédéricLarsan qui ne la quitte pas…

– Mais… ne fournit-elle pas un alibi à M. RobertDarzac ?

– Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi endouceur, nie avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, unecanne chez Cassette… Quoi qu’il en soit, fit Rouletabille, « je nejurerais de rien », car M. Darzac a de si étranges silences qu’onne sait exactement ce qu’il faut penser de ce qu’il dit !…

– Dans l’esprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être unebien précieuse canne, une canne à conviction… Mais de quellefaçon ? Car, toujours à cause de l’heure de l’achat, elle nepouvait se trouver entre les mains de l’assassin…

– L’heure ne gênera pas Larsan… Il n’est pas forcé d’adopter monsystème qui commence par introduire l’assassin dans la «ChambreJaune», entre cinq et six ; qu’est-ce qui l’empêche, lui, del’y faire pénétrer entre dix heures et onze heures du soir ? Àce moment, justement, M. et Mlle Stangerson, aidés du père Jacques,ont procédé à une intéressante expérience de chimie dans cettepartie du laboratoire occupée par les fourneaux. Larsan dira quel’assassin s’est glissé derrière eux, tout invraisemblable que celaparaisse… Il l’a déjà fait entendre au juge d’instruction… Quand onle considère de près, ce raisonnement est absurde, attendu que lefamilier – si familier il y a – devait savoir que le professeurallait bientôt quitter le pavillon ; et il y allait de sasécurité, à lui familier, de remettre ses opérations après cedépart… Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoirependant que le professeur s’y trouvait ? Et puis, quand lefamilier se serait-il introduit dans le pavillon ? … Autant depoints à élucider avant d’admettre l’imagination de Larsan. Je n’yperdrai pas mon temps, quant à moi, car j’ai un système irréfutablequi ne me permet point de me préoccuper de cetteimagination-là ! Seulement, comme je suis obligé momentanémentde me taire et que Larsan, quelquefois, parle… il se pourrait quetout finît par s’expliquer contre M. Darzac… si je n’étais paslà ! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ceM. Darzac d’autres « signes extérieurs » autrement terribles quecette histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible,d’autant plus incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour semontrer devant M. Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M.Darzac lui-même ! Je comprends beaucoup de choses dans lesystème de Larsan, mais je ne comprends pas encore la canne.

– Frédéric Larsan est toujours au château ?

– Oui ; il ne l’a guère quitté ! Il y couche, commemoi, sur la prière de M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour luice que M. Robert Darzac a fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsande connaître l’assassin et d’avoir permis sa fuite, M. Stangerson atenu à faciliter à son accusateur tous les moyens d’arriver à ladécouverte de la vérité. Ainsi M. Robert Darzac agit-il enversmoi.

– Mais vous êtes, vous, persuadé de l’innocence de M. RobertDarzac ?

– J’ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce futà l’heure même où nous arrivions ici pour la première fois. Lemoment est venu de vous raconter ce qui s’est passé entre M. Darzacet moi. »

Ici, Rouletabille s’interrompit et me demanda si j’avais apportéles armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit :« C’est parfait ! » et me les rendit.

« En aurons-nous besoin ? demandai-je.

– Sans doute ce soir ; nous passons la nuit ici ; celane vous ennuie pas ?

– Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire deRouletabille.

– Allons ! allons ! reprit-il, ce n’est pas le momentde rire. Parlons sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase quia été le : « Sésame, ouvre-toi ! » de ce château plein demystère ?

– Oui, fis-je, parfaitement : le presbytère n’a rien perdu deson charme, ni le jardin de son éclat. C’est encore cettephrase-là, à moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un papierdans les charbons du laboratoire.

– Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cettedate : « 23 octobre. » Souvenez-vous de cette date qui est trèsimportante. Je vais vous dire maintenant ce qu’il en est de cettephrase saugrenue. Je ne sais si vous savez que, l’avant-veille ducrime, c’est-à-dire le 23, M. et Mlle Stangerson sont allés à uneréception à l’Élysée. Ils ont même assisté au dîner, je crois bien.Toujours est-il qu’ils sont restés à la réception, « puisque je lesy ai vus ». J’y étais, moi, par devoir professionnel. Je devaisinterviewer un de ces savants de l’Académie de Philadelphie quel’on fêtait ce jour-là. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais vu ni M.ni Mlle Stangerson. J’étais assis dans le salon qui précède lesalon des Ambassadeurs, et, las d’avoir été bousculé par tant denobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie, quandje sentis passer le parfum de la dame en noir. Vous me demanderez :« qu’est-ce que le parfum de la dame en noir ? » Qu’il voussuffise de savoir que c’est un parfum que j’ai beaucoup aimé, parcequ’il était celui d’une dame, toujours habillée de noir, qui m’amarqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse. La damequi, ce jour-là, était discrètement imprégnée du « parfum de ladame en noir » était habillée de blanc. Elle était merveilleusementbelle. Je ne pus m’empêcher de me lever et de la suivre, elle etson parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras à cette beauté.Chacun se détournait sur leur passage, et j’entendis que l’onmurmurait : « C’est le professeur Stangerson et sa fille ! »C’est ainsi que j’appris qui je suivais. Ils rencontrèrent M.Robert Darzac que je connaissais de vue. Le professeur Stangerson,abordé par l’un des savants américains, Arthur-William Rance,s’assit dans un fauteuil de la grande galerie, et M. Robert Darzacentraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais toujours. Ilfaisait, ce soir-là, un temps très doux ; les portes sur lejardin étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger surses épaules et je vis bien que c’était elle qui priait M. Darzac depénétrer avec elle dans la quasi-solitude du jardin. Je suivisencore, intéressé par l’agitation que marquait alors M. RobertDarzac. Ils se glissaient maintenant, à pas lents, le long du murqui longe l’avenue Marigny. Je pris par l’allée centrale. Jemarchais parallèlement à mes deux personnages. Et puis, je « coupai» à travers la pelouse pour les croiser. La nuit était obscure,l’herbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés dans la clartévacillante d’un bec de gaz et semblaient, penchés tous les deux surun papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose qui lesintéressait fort. Je m’arrêtai, moi aussi. J’étais entouré d’ombreet de silence. Ils ne m’aperçurent point, et j’entendisdistinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier :« le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de sonéclat ! Et ce fut dit sur un ton à la fois si railleur et sidésespéré, et fut suivi d’un éclat de rire si nerveux, que je croisbien que cette phrase me restera toujours dans l’oreille. Mais uneautre phrase encore fut prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac :Me faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime ? M.Robert Darzac était dans une agitation extraordinaire ; ilprit la main de Mlle Stangerson, la porta longuement à ses lèvreset je pensai, au mouvement de ses épaules, qu’il pleurait. Puis,ils s’éloignèrent.

– Quand j’arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille,je ne vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoirqu’au Glandier, après le crime, mais j’aperçus Mlle Stangerson, M.Stangerson et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson étaitprès d’Arthur Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et lesyeux de l’Américain, pendant cette conversation, brillaient d’unsingulier éclat. Je crois bien que Mlle Stangerson n’écoutait mêmepas ce que lui disait Arthur Rance, et son visage exprimait uneindifférence parfaite. Arthur-William Rance est un homme sanguin,au visage couperosé ; il doit aimer le gin. Quand M. et MlleStangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet et ne lequitta plus. Je l’y rejoignis et lui rendis quelques services, danscette cohue. Il me remercia et m’apprit qu’il repartait pourl’Amérique, trois jours plus tard, c’est-à-dire le 26 (le lendemaindu crime). Je lui parlai de Philadelphie ; il me dit qu’ilhabitait cette ville depuis vingt-cinq ans, et que c’est là qu’ilavait connu l’illustre professeur Stangerson et sa fille.Là-dessus, il reprit du champagne et je crus qu’il ne s’arrêteraitjamais de boire. Je le quittai quand il fut à peu près ivre.

« Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quellesorte de précision la double image de M. Robert Darzac et de MlleStangerson ne me quitta point de la nuit, et je vous laisse àpenser l’effet que me produisit la nouvelle de l’assassinat de MlleStangerson. Comment ne pas me souvenir de ces mots : « Mefaudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime ? » Ce n’estcependant point cette phrase que je dis à M. Robert Darzac quandnous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question dupresbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblaitavoir lue sur le papier qu’elle tenait à la main, suffit pour nousfaire ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à cemoment, que M. Robert Darzac était l’assassin ? Non ! Jene pense pas l’avoir tout à fait cru. À ce moment-là, je ne pensaissérieusement « rien ». J’étais si peu documenté. « Mais j’avaisbesoin » qu’il me prouvât tout de suite qu’il n’était pas blessé àla main. Quand nous fûmes seuls, tous les deux, je lui contai ceque le hasard m’avait fait surprendre de sa conversation dans lesjardins de l’Élysée avec Mlle Stangerson ; et, quand je luieus dit que j’avais entendu ces mots : « Me faudra-t-il, pour vousavoir, commettre un crime ? » il fut tout à fait troublé, maisbeaucoup moins, certainement, qu’il ne l’avait été par la phrase du« presbytère ». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, cefut d’apprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait serencontrer à l’Élysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée,dans l’après-midi, au bureau de poste 40, chercher une lettre quiétait peut-être celle qu’ils avaient lue tous les deux dans lesjardins de l’Élysée et qui se terminait par ces mots : « Lepresbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de sonéclat ! » cette hypothèse me fut confirmée du reste, depuis,par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans lescharbons du laboratoire, d’un morceau de cette lettre qui portaitla date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée dubureau le même jour. Il ne fait point de doute qu’en rentrant del’Élysée, la nuit même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papiercompromettant. C’est en vain que M. Robert Darzac nia que cettelettre eût un rapport quelconque avec le crime. Je lui dis que,dans une affaire aussi mystérieuse, il n’avait pas le droit decacher à la justice l’incident de la lettre ; que j’étaispersuadé, moi, que celle-ci avait une importanceconsidérable ; que le ton désespéré avec lequel MlleStangerson avait prononcé la phrase fatidique, que ses pleurs, àlui, Robert Darzac, et que cette menace d’un crime qu’il avaitproférée à la suite de la lecture de la lettre, ne me permettaientpas d’en douter. Robert Darzac était de plus en plus agité. Jerésolus de profiter de mon avantage.

« – Vous deviez vous marier, monsieur », fis-je négligemment,sans plus regarder mon interlocuteur, et tout d’un coup ce mariagedevient impossible à cause de l’auteur de cette lettre, puisque,aussitôt la lecture de la lettre, vous parlez d’un crime nécessairepour avoir Mlle Stangerson. IL Y A DONC QUELQU’UN ENTRE VOUS ETMLLE STANGERSON, QUELQU’UN QUI LUI DÈFEND DE SE MARIER, QUELQU’UNQUI LA TUE AVANT QU’ELLE NE SE MARIE ! »

« Et je terminai ce petit discours par ces mots :

« – Maintenant, monsieur, vous n’avez plus qu’à me confier lenom de l’assassin ! »

« J’avais dû, sans m’en douter, dire des choses formidables.Quand je relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visagedécomposé, un front en sueur, des yeux d’effroi.

« – Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui vapeut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi jedonnerais ma vie : il ne faut pas parler devant les magistrats dece que vous avez vu et entendu dans les jardins de l’Élysée, … nidevant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jureque je suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez,mais j’aimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupçonsde la justice s’égarer sur cette phrase : « le presbytère n’a rienperdu de son charme, ni le jardin de son éclat. » Il faut que lajustice ignore cette phrase. Toute cette affaire vous appartient,monsieur, je vous la donne, mais oubliez la soirée de l’Élysée. Ily aura pour vous cent autres chemins que celui-là qui vousconduiront à la découverte du criminel ; je vous les ouvrirai,je vous aiderai. Voulez-vous vous installer ici ? Parler icien maître ? Manger, dormir ici ? Surveiller mes actes etles actes de tous ? Vous serez au Glandier comme si vous enétiez le maître, monsieur, mais oubliez la soirée de l’Élysée.»

Rouletabille, ici, s’arrêta pour souffler un peu. Je comprenaismaintenant l’attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis demon ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu s’installersur les lieux du crime. Tout ce que je venais d’apprendre nepouvait qu’exciter ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de lasatisfaire encore. Que s’était-il passé au Glandier depuis huitjours ? Mon ami ne m’avait-il pas dit qu’il y avait maintenantcontre M. Darzac des signes extérieurs autrement terribles quecelui de la canne trouvée par Larsan ?

« Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et lasituation devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble nepoint s’en préoccuper outre mesure ; il a tort ; maisrien ne l’intéresse que la santé de Mlle Stangerson qui allaits’améliorant tous les jours quand est survenu un événement plusmystérieux encore que le mystère de la «Chambre Jaune» !

– Ça n’est pas possible ! m’écriai-je, et quel événementpeut être plus mystérieux que le mystère de la «ChambreJaune» ?

– Revenons d’abord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en mecalmant. Je vous disais que tout se tourne contre lui. « Les pasélégants » relevés par Frédéric Larsan paraissent bien être « lespas du fiancé de Mlle Stangerson ». L’empreinte de la bicyclettepeut être l’empreinte de « sa » bicyclette ; la chose a étécontrôlée. Depuis qu’il avait cette bicyclette, il la laissaittoujours au château. Pourquoi l’avoir emportée à Paris justement àce moment-là ? Est-ce qu’il ne devait plus revenir auchâteau ? Est-ce que la rupture de son mariage devaitentraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson ?Chacun des intéressés affirme que ces relations devaient continuer.Alors ? Frédéric Larsan, lui, croit que « tout était rompu ».Depuis le jour où Robert Darzac a accompagné Mlle Stangerson auxgrands magasins de la Louve, jusqu’au lendemain du crime,l’ex-fiancé n’est point revenu au Glandier. Se souvenir que MlleStangerson a perdu son réticule et la clef à tête de cuivre quandelle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce jour jusqu’àla soirée de l’Élysée, le professeur en Sorbonne et Mlle Stangersonne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. MlleStangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau40, lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car FrédéricLarsan, qui ne sait rien naturellement de ce qui s’est passé àl’Élysée, est amené à penser que c’est Robert Darzac lui-même qui avolé le réticule et la clef, dans le dessein de forcer la volontéde Mlle Stangerson en s’appropriant les papiers les plus précieuxdu père, papiers qu’il aurait restitués sous condition de mariage.Tout cela serait d’une hypothèse bien douteuse et presque absurde,comme me le disait le grand Fred lui-même, s’il n’y avait pasencore autre chose, et autre chose de beaucoup plus grave. D’abord,chose bizarre, et que je ne parviens pas à m’expliquer : ce seraitM. Darzac en personne qui, le 24, serait allé demander la lettre aubureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée la veille parMlle Stangerson ; la description de l’homme qui s’est présentéau guichet répond point par point au signalement de M. RobertDarzac. Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre desimple renseignement, par le juge d’instruction, nie qu’il soitallé au bureau de poste ; et moi, je crois M. Robert Darzac,car, en admettant même que la lettre ait été écrite par lui – ceque je ne pense pas – il savait que Mlle Stangerson l’avaitretirée, puisqu’il la lui avait vue, cette lettre, entre les mains,dans les jardins de l’Élysée. Ce n’est donc pas lui qui s’estprésenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour demander une lettrequ’il savait n’être plus là. Pour moi, c’est quelqu’un qui luiressemblait étrangement, et c’est bien le voleur du réticule quidans cette lettre devait demander quelque chose à la propriétairedu réticule, à Mlle Stangerson, – « quelque chose qu’il ne vit pasvenir ». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si lalettre qu’il avait expédiée avec cette inscription sur l’enveloppe: M.A.T.H.S.N. avait été retirée. D’où sa démarche au bureau deposte et l’insistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis ils’en va, furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce qu’ildemandait ne lui a pas été accordé ! Que demandait-il ?Nul ne le sait que Mlle Stangerson. Toujours est-il que, lelendemain, on apprenait que Mlle Stangerson avait été quasiassassinée dans la nuit, et que je découvrais, le surlendemain,moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce à cetteclef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien quel’homme qui est venu au bureau de poste doive êtrel’assassin ; et tout ce raisonnement, des plus logiques ensomme, sur les raisons de la démarche de l’homme au bureau deposte, Frédéric Larsan se l’est tenu, mais, en l’appliquant àRobert Darzac. Vous pensez bien que le juge d’instruction, et queLarsan, et que moi-même nous avons tout fait pour avoir, au bureaude poste, des détails précis sur le singulier personnage du 24octobre. Mais on n’a pu savoir d’où il venait ni où il s’en estallé ! En dehors de cette description qui le fait ressembler àM. Robert Darzac, rien ! J’ai fait annoncer dans les plusgrands journaux : « Une forte récompense est promise au cocher quia conduit un client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24octobre, vers les dix heures. S’adresser à la rédaction deL’Époque, et demander M. R. » Ça n’a rien donné. En somme, cethomme est peut-être venu à pied ; mais, puisqu’il étaitpressé, c’était une chance à courir qu’il fût venu en voiture. Jen’ai pas, dans ma note aux journaux, donné la description del’homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cetteheure-là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il n’enest pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour : « Quelest donc cet homme qui ressemble aussi étrangement à M. RobertDarzac et que je retrouve achetant la canne tombée entre les mainsde Frédéric Larsan ? Le plus grave de tout est que M. Darzac,qui avait à faire, à la même heure, à l’heure où son sosie seprésentait au bureau de poste, un cours à la Sorbonne, ne l’a pasfait. Un de ses amis le remplaçait. Et, quand on l’interroge surl’emploi de son temps, il répond qu’il est allé se promener au boisde Boulogne. Qu’est-ce que vous pensez de ce professeur qui se faitremplacer à son cours pour aller se promener au bois deBoulogne ? Enfin, il faut que vous sachiez que, si M. RobertDarzac avoue s’être allé promener au bois de Boulogne dans lamatinée du 24, il ne peut plus donner du tout l’emploi de son tempsdans la nuit du 24 au 25 ! … Il a répondu fort paisiblement àFrédéric Larsan qui lui demandait ce renseignement que ce qu’ilfaisait de son temps, à Paris, ne regardait que lui… Sur quoi,Frédéric Larsan a juré tout haut qu’il découvrirait bien, lui, sansl’aide de personne, l’emploi de ce temps. Tout cela semble donnerquelque corps aux hypothèses du grand Fred ; d’autant plus quele fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre Jaune»pourrait venir corroborer l’explication du policier sur la façondont l’assassin se serait enfui : M. Stangerson l’aurait laissépasser pour éviter un effroyable scandale ! C’est, du reste,cette hypothèse, que je crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan,et ceci ne serait point pour me déplaire, s’il n’y avait pas uninnocent en cause ! Maintenant, cette hypothèse égare-t-elleréellement Frédéric Larsan ? Voilà ! Voilà !Voilà !

– Eh ! Frédéric Larsan a peut-être raison !m’écriai-je, interrompant Rouletabille… Êtes-vous sûr que M. Darzacsoit innocent ? Il me semble que voilà bien des fâcheusescoïncidences…

– Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemiesde la vérité.

– Qu’en pense aujourd’hui le juge d’instruction ?

– M. de Marquet, le juge d’instruction, hésite à découvrir M.Robert Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il auraitcontre lui toute l’opinion publique, sans compter la Sorbonne, maisencore M. Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. RobertDarzac. Si peu qu’elle ait vu l’assassin, on ferait croiredifficilement au public qu’elle n’eût point reconnu M. RobertDarzac, si M. Robert Darzac avait été l’agresseur. La «ChambreJaune» était obscure, sans doute, mais une petite veilleuse tout demême l’éclairait, ne l’oubliez pas. Voici, mon ami, où en étaientles choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois nuits,survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à l’heure.»

Chapitre 14« J’attends l’assassin, ce soir »

« Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur leslieux pour que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que voussoyez persuadé qu’il est impossible de comprendre. Je crois, quantà moi, avoir trouvé ce que tout le monde cherche encore : la façondont l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune»… sans complicitéd’aucune sorte et sans que M. Stangerson y soit pour quelque chose.Tant que je ne serai point sûr de la personnalité de l’assassin, jene saurais dire quelle est mon hypothèse, mais je crois cettehypothèse juste et, dans tous les cas, elle est tout à faitnaturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à ce qui s’estpassé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela m’asemblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute facultéd’imagination. Et encore l’hypothèse qui, maintenant, s’élève dufond de mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfèrepresque les ténèbres de l’inexplicable.

Sur quoi, le jeune reporter m’invita à sortir ; il me fitfaire le tour du château. Sous nos pieds craquaient les feuillesmortes ; c’est le seul bruit que j’entendais. On eût dit quele château était abandonné. Ces vieilles pierres, cette eaustagnante dans les fossés qui entouraient le donjon, cette terredésolée recouverte de la dépouille du dernier été, le squelettenoir des arbres, tout concourait à donner à ce triste endroit,hanté par un mystère farouche, l’aspect le plus funèbre. Comme nouscontournions le donjon, nous rencontrâmes « l’homme vert », legarde, qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme sinous n’existions pas. Il était tel que je l’avais vu pour lapremière fois, à travers les vitres de l’auberge du pèreMathieu ; il avait toujours son fusil en bandoulière, sa pipeà la bouche et son binocle sur le nez.

« Drôle d’oiseau ! me dit tout bas Rouletabille.

– Lui avez-vous parlé ? demandai-je.

– Oui, mais il n’y a rien à en tirer… il répond par grognements,hausse les épaules et s’en va. Il habite à l’ordinaire au premierétage du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois d’oratoire.Il vit là en ours, ne sort qu’avec son fusil. Il n’est aimablequ’avec les filles. Sous prétexte de courir après les braconniers,il se relève souvent la nuit ; mais je le soupçonne d’avoirdes rendez-vous galants. La femme de chambre de Mlle Stangerson,Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il est très amoureux de lafemme du père Mathieu, l’aubergiste ; mais le père Mathieusurveille de près son épouse, et je crois bien que c’est la presqueimpossibilité où « l’homme vert » se trouve d’approcher Mme Mathieuqui le rend encore plus sombre et taciturne. C’est un beau gars,bien soigné de sa personne, presque élégant… les femmes, à quatrelieues à la ronde, en raffolent. »

Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à l’extrémité del’aile gauche, nous passâmes sur les derrières du château.Rouletabille me dit en me montrant une fenêtre que je reconnus pourêtre l’une de celles qui donnent sur les appartements de MlleStangerson.

« Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure dumatin, vous auriez vu votre serviteur au haut d’une échelles’apprêtant à pénétrer dans le château, par cette fenêtre !»

Comme j’exprimais quelque stupéfaction de cette gymnastiquenocturne, il me pria de montrer beaucoup d’attention à ladisposition extérieure du château, après quoi nous revînmes dans lebâtiment.

« Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter lepremier étage, aile droite. C’est là que j’habite.

Rouletabille me fit signe de monter derrière lui l’escaliermonumental double qui, à la hauteur du premier étage, formaitpalier. De ce palier on se rendait directement dans l’aile droiteou dans l’aile gauche du château par une galerie qui y venaitaboutir. La galerie, haute et large, s’étendait sur toute lalongueur du bâtiment et prenait jour sur la façade du châteauexposée au nord. Les chambres dont les fenêtres donnaient sur lemidi avaient leurs portes sur cette galerie. Le professeurStangerson habitait l’aile gauche du château. Mlle Stangerson avaitson appartement dans l’aile droite. Nous entrâmes dans la galerie,aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisaitcomme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille medisait à voix basse, de marcher avec précaution parce que nouspassions devant la chambre de Mlle Stangerson. Il m’expliqua quel’appartement de Mlle Stangerson se composait de sa chambre, d’uneantichambre, d’une petite salle de bain, d’un boudoir et d’unsalon. On pouvait, naturellement, passer de l’une de ces piècesdans l’autre sans qu’il fût nécessaire de passer par la galerie. Lesalon et l’antichambre étaient les seules pièces de l’appartementqui eussent une porte sur la galerie. La galerie se continuait,toute droite, jusqu’à l’extrémité est du bâtiment où elle avaitjour sur l’extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan).Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait àangle droit avec une autre galerie qui tournait avec l’aile droitedu château.

Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui vade l’escalier jusqu’à la fenêtre à l’est, « la galerie droite » etle bout de galerie qui tourne avec l’aile droite et qui vientaboutir à la galerie droite, à angle droit, « la galerie tournante». C’est au carrefour de ces deux galeries que se trouvait lachambre de Rouletabille, touchant à celle de Frédéric Larsan. Lesportes de ces deux chambres donnaient sur la galerie tournante,tandis que les portes de l’appartement de Mlle Stangerson donnaientsur la galerie droite (voir le plan).

Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer etreferma la porte sur nous, poussant le verrou. Je n’avais pasencore eu le temps de jeter un coup d’œil sur son installationqu’il poussait un cri de surprise en me montrant, sur un guéridon,un binocle.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? se demandait-il ;qu’est-ce que ce binocle est venu faire sur mon guéridon ?»

J’aurais été bien en peine de lui répondre.

« À moins que, fit-il, à moins que… à moins que… à moins que cebinocle ne soit « ce que je cherche »… et que… et que… et que cesoit un binocle de presbyte ! … »

Il se jetait littéralement sur le binocle ; ses doigtscaressaient la convexité des verres… et alors il me regarda d’unefaçon effrayante.

« Oh ! … oh ! »

Et il répétait : Oh ! … oh ! comme si sa penséel’avait tout à coup rendu fou…

Il se leva, me mit la main sur l’épaule, ricana comme un insenséet me dit :

« Ce binocle me rendra fou ! car la chose est possible,voyez-vous, « mathématiquement parlant » ; mais « humainementparlant » elle est impossible… ou alors… ou alors… ou alors… »

On frappa deux petits coups à la porte de la chambre,Rouletabille entrouvrit la porte ; une figure passa. Jereconnus la concierge que j’avais vue passer devant moi quand onl’avait amenée au pavillon pour l’interrogatoire et j’en fusétonné, car je croyais toujours cette femme sous les verrous. Cettefemme dit à voix très basse :

« Dans la rainure du parquet ! »

Rouletabille répondit : « Merci ! » et la figure s’en alla.Il se retourna vers moi après avoir soigneusement refermé la porte.Et il prononça des mots incompréhensibles avec un air hagard.

« Puisque la chose est « mathématiquement » possible, pourquoine la serait-elle pas « humainement ! … Mais si la chose est «humainement » possible, l’affaire est formidable ! »

J’interrompis Rouletabille dans son soliloque :

« Les concierges sont donc en liberté, maintenant ?demandai-je.

– Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre enliberté. J’ai besoin de gens sûrs. La femme m’est tout à faitdévouée et le concierge se ferait tuer pour moi… Et, puisque lebinocle a des verres pour presbyte, je vais certainement avoirbesoin de gens dévoués qui se feraient tuer pour moi !

– Oh ! oh ! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami… Etquand faudra-t-il se faire tuer ?

– Mais, ce soir ! car il faut que je vous dise, mon cher,j’attends l’assassin ce soir !

– Oh ! oh ! oh ! oh ! … Vous attendezl’assassin ce soir… Vraiment, vraiment, vous attendez l’assassin cesoir… mais vous connaissez donc l’assassin ?

– Oh ! oh ! oh ! Maintenant, il se peut que je leconnaisse. Je serais un fou d’affirmer catégoriquement que je leconnais, car l’idée mathématique que j’ai de l’assassin donne desrésultats si effrayants, si monstrueux, que j’espère qu’il estencore possible que je me trompe ! Oh ! Je l’espère detoutes mes forces…

– Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes,l’assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l’assassin cesoir ?

– Parce que je sais qu’il doit venir. »

– Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement etl’alluma.

Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce momentquelqu’un marcha dans le couloir, passant devant notre porte.Rouletabille écouta. Les pas s’éloignèrent.

« Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre ? Fis-je,en montrant la cloison.

– Non, me répondit mon ami, il n’est pas là ; il a dûpartir ce matin pour Paris ; il est toujours sur la piste deDarzac ! … M. Darzac est parti lui aussi ce matin pour Paris.Tout cela se terminera très mal… Je prévois l’arrestation de M.Darzac avant huit jours. Le pire est que tout semble se liguercontre le malheureux : les événements, les choses, les gens… Iln’est pas une heure qui s’écoule qui n’apporte contre M. Darzac uneaccusation nouvelle… Le juge d’instruction en est accablé etaveuglé… Du reste, je comprends que l’on soit aveuglé ! … Onle serait à moins…

– Frédéric Larsan n’est pourtant pas un novice.

– J’ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrementméprisante, que Fred était beaucoup plus fort que cela… Évidemment,ce n’est pas le premier venu… J’ai même eu beaucoup d’admirationpour lui quand je ne connaissais pas sa méthode de travail. Elleest déplorable… Il doit sa réputation uniquement à sonhabileté ; mais il manque de philosophie ; lamathématique de ses conceptions est bien pauvre… »

Je regardai Rouletabille et ne pus m’empêcher de sourire enentendant ce gamin de dix-huit ans traiter d’enfant un garçon d’unecinquantaine d’années qui avait fait ses preuves comme le plus finlimier de la police d’Europe…

« Vous souriez, me fit Rouletabille… Vous avez tort ! … Jevous jure que je le roulerai… et d’une façon retentissante… mais ilfaut que je me presse, car il a une avance colossale sur moi,avance que lui a donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac vaaugmenter encore ce soir… Songez donc : chaque fois que l’assassinvient au château, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange,s’absente et se refuse à donner l’emploi de son temps !

– Chaque fois que l’assassin vient au château !m’écriai-je… Il y est donc revenu…

– Oui, pendant cette fameuse nuit où s’est produit le phénomène…»

J’allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabillefaisait allusion depuis une demi-heure sans me l’expliquer. Maisj’avais appris à ne jamais presser Rouletabille dans sesnarrations… Il parlait quand la fantaisie lui en prenait ou quandil le jugeait utile, et se préoccupait beaucoup moins de macuriosité que de faire un résumé complet pour lui-même d’unévénement capital qui l’intéressait.

Enfin, par petites phrases rapides, il m’apprit des choses quime plongèrent dans un état voisin de l’abrutissement, car, envérité, les phénomènes de cette science encore inconnue qu’estl’hypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables quecette disparition de la matière de l’assassin au moment où ilsétaient quatre à la toucher. Je parle de l’hypnotisme comme jeparlerais de l’électricité dont nous ignorons la nature, et dontnous connaissons si peu les lois, parce que, dans le moment,l’affaire me parut ne pouvoir s’expliquer que par del’inexplicable, c’est-à-dire par un événement en dehors des loisnaturelles connues. Et cependant, si j’avais eu la cervelle deRouletabille, j’aurais eu, comme lui, « le pressentiment del’explication naturelle » : car le plus curieux dans tous lesmystères du Glandier a bien été « la façon naturelle dontRouletabille les expliqua ». Mais qui donc eût pu et pourraitencore se vanter d’avoir la cervelle de Rouletabille ? Lesbosses originales et inharmoniques de son front, je ne les aijamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n’est – mais bienmoins apparentes – sur le front de Frédéric Larsan, et encorefallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour endeviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient– si j’ose me servir de cette expression un peu forte – sautaientaux yeux.

J’ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune hommeaprès l’affaire, un carnet où j’ai trouvé un compte rendu completdu « phénomène de la disparition de la matière de l’assassin », etdes réflexions qu’il inspira à mon ami. Il est préférable, jecrois, de vous soumettre ce compte rendu que de continuer àreproduire ma conversation avec Rouletabille, car j’aurais peur,dans une pareille histoire, d’ajouter un mot qui ne fût pointl’expression de la plus stricte vérité.

Chapitre 15Traquenard

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille.

La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit JosephRouletabille, je me réveille vers une heure du matin. Insomnie oubruit du dehors ? Le cri de la « Bête du Bon Dieu » retentitavec une résonance sinistre, au fond du parc. Je me lève ;j’ouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie ; ténèbres opaques,silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore déchirée par labizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un veston. Ilfait un temps à ne pas mettre un chat dehors ; qui donc, cettenuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mèreAgenoux ? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont jedispose, et, sans faire aucun bruit, j’ouvre ma porte.

Me voici dans la galerie ; une lampe à réflecteur l’éclaireparfaitement ; la flamme de cette lampe vacille comme sousl’action d’un courant d’air. Je sens le courant d’air. Je meretourne. Derrière moi, une fenêtre est ouverte, celle qui setrouve à l’extrémité de ce bout de galerie sur laquelle donnent noschambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que j’appellerai «galerie tournante » pour la distinguer de la « galerie droite »,sur laquelle donne l’appartement de Mlle Stangerson. Ces deuxgaleries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtreouverte, ou qui vient de l’ouvrir ? Je vais à lafenêtre ; je me penche au dehors. À un mètre environ souscette fenêtre, il y a une terrasse qui sert de toit à une petitepièce en encorbellement qui se trouve au rez-de-chaussée. On peut,au besoin, sauter de la fenêtre sur la terrasse, et de là, selaisser glisser dans la cour d’honneur du château. Celui qui auraitsuivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir sur lui la clef dela porte du vestibule. Mais pourquoi m’imaginer cette scène degymnastique nocturne ? À cause d’une fenêtre ouverte ? Iln’y a peut-être là que la négligence d’un domestique. Je referme lafenêtre en souriant de la facilité avec laquelle je bâtis desdrames avec une fenêtre ouverte. Nouveau cri de la « Bête du BonDieu » dans la nuit. Et puis, le silence ; la pluie a cessé defrapper les vitres. Tout dort dans le château. Je marche avec desprécautions infinies sur le tapis de la galerie. Arrivé au coin dela galerie droite, j’avance la tête et y jette un prudent regard.Dans cette galerie, une autre lampe à réflecteur donne une lumièreéclairant parfaitement les quelques objets qui s’y trouvent, troisfauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. Qu’est-ce que jefais là ? Jamais le château n’a été aussi calme. Tout yrepose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de MlleStangerson ? Qu’est-ce qui me conduit vers la chambre de MlleStangerson ? Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: « Va jusqu’à la chambre de Mlle Stangerson ! » Je baisse lesyeux sur le tapis que je foule et « je vois que mes pas, vers lachambre de Mlle Stangerson, sont conduits par des pas qui y sontdéjà allés ». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont apporté laboue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la chambre deMlle Stangerson. Horreur ! Horreur ! Ce sont « les pasélégants » que je reconnais, « les pas de l’assassin ! » Ilest venu du dehors, par cette nuit abominable. Si l’on peutdescendre de la galerie par la fenêtre, grâce à la terrasse, onpeut aussi y entrer.

L’assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pasrevenus ». Il s’est introduit dans le château par cette fenêtreouverte à l’extrémité de la galerie tournante ; il est passédevant la chambre de Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné àdroite, dans la galerie droite, et est entré dans la chambre deMlle Stangerson. Je suis devant la porte de l’appartement de MlleStangerson, devant la porte de l’antichambre : elle estentrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit. Jeme trouve dans l’antichambre et là, sous la porte de la chambremême, je vois une barre de lumière. J’écoute. Rien ! Aucunbruit, pas même celui d’une respiration. Ah ! savoir ce qui sepasse dans le silence qui est derrière cette porte ! Mes yeuxsur la serrure m’apprennent que cette serrure est fermée à clef, etla clef est en dedans. Et dire que l’assassin est peut-êtrelà ! Qu’il doit être là ! S’échappera-t-il encore, cettefois ? Tout dépend de moi ! Du sang-froid et, surtout,pas une fausse manœuvre ! « Il faut voir dans cette chambre. »Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson ? il me faudraitensuite traverser le boudoir, et l’assassin se sauverait alors parla porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en cemoment.

« Pour moi, ce soir, il n’y a pas encore eu crime », car rienn’expliquerait le silence du boudoir ! Dans le boudoir, deuxgardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusqu’à lacomplète guérison de Mlle Stangerson.

Puisque je suis à peu près sûr que l’assassin est là, pourquoine pas donner l’éveil tout de suite ? L’assassin se sauverapeut-être, mais peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson ? Etsi, par hasard, l’assassin, ce soir, n’était pas un assassin ?» La porte a été ouverte pour lui livrer passage : par qui ? –et a été refermée : par qui ? Il est entré, cette nuit, danscette chambre dont la porte était certainement fermée à clef àl’intérieur, « car Mlle Stangerson, tous les soirs, s’enferme avecses gardes dans son appartement ». Qui a tourné cette clef de lachambre pour laisser entrer l’assassin ? Les gardes ?Deux domestiques fidèles, la vieille femme de chambre et sa filleSylvie ? C’est bien improbable. Du reste, elles couchent dansle boudoir, et Mlle Stangerson, très inquiète, très prudente, m’adit Robert Darzac, veille elle-même à sa Sûreté depuis qu’elle estassez bien portante pour faire quelques pas dans son appartement –dont je ne l’ai pas encore vue sortir. Cette inquiétude et cetteprudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient frappé M.Darzac, m’avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime de la«Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuseattendait l’assassin. L’attendait-elle encore ce soir ? Maisqui donc a tourné cette clef pour ouvrir « à l’assassin qui est là» ? Si c’était Mlle Stangerson « elle-même » ? Car enfinelle peut redouter, elle doit redouter la venue de l’assassin etavoir des raisons pour lui ouvrir la porte, « pour être forcée delui ouvrir la porte ! » Quel terrible rendez-vous est donccelui-ci ? Rendez-vous de crime ? À coup sûr, pasrendez-vous d’amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je lesais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclairqui n’illuminerait que des ténèbres. Ah ! Savoir…

S’il y a tant de silence, derrière cette porte, c’est sans doutequ’on y a besoin de silence ! Mon intervention peut être lacause de plus de mal que de bien ? Est-ce que je sais ?Qui me dit que mon intervention ne déterminerait pas, dans laminute, un crime ? Ah ! voir et savoir, sans troubler lesilence !

Je sors de l’antichambre. Je vais à l’escalier central, je ledescends ; me voici dans le vestibule ; je cours le plussilencieusement possible vers la petite chambre au rez-de-chaussée,où couche, depuis l’attentat du pavillon, le père Jacques.

« Je le trouve habillé », les yeux grands ouverts, presquehagards. Il ne semble point étonné de me voir ; il me ditqu’il s’est levé parce qu’il a entendu le cri de « la Bête du BonDieu », et qu’il a entendu des pas, dans le parc, des pas quiglissaient devant sa fenêtre. Alors, il a regardé à la fenêtre « etil a vu passer, tout à l’heure, un fantôme noir ». Je lui demandes’il a une arme. Non, il n’a plus d’arme, depuis que le juged’instruction lui a pris son revolver. Je l’entraîne. Nous sortonsdans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons lelong du château jusqu’au point qui est juste au-dessous de lachambre de Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre lemur, lui défends de bouger, et moi, profitant d’un nuage quirecouvre en ce moment la lune, je m’avance en face de la fenêtre,mais en dehors du carré de lumière qui en vient ; « car lafenêtre est entrouverte ». Par précaution ? Pour pouvoirsortir plus vite par la fenêtre, si quelqu’un venait à entrer parune porte ? Oh ! oh ! celui qui sautera par cettefenêtre aurait bien des chances de se rompre le cou ! Qui medit que l’assassin n’a pas une corde ? Il a dû tout prévoir…Ah ! savoir ce qui se passe dans cette chambre ! …connaître le silence de cette chambre ! … Je retourne au pèreJacques et je prononce un mot, à son oreille : « Échelle ». Dèsl’abord, j’ai bien pensé à l’arbre qui, huit jours auparavant m’adéjà servi d’observatoire, mais j’ai aussitôt constaté que lafenêtre est entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir,cette fois-ci, en montant dans l’arbre, de ce qui se passe dans lachambre. Et puis non seulement je veux voir, mais pouvoir entendreet… agir…

Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît uninstant et revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grandssignes avec ses bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand jesuis près de lui : « Venez ! » me souffle-t-il.

Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, ilme dit :

« J’étais allé chercher mon échelle dans la salle basse dudonjon, qui nous sert de débarras, au jardinier et à moi ; laporte du donjon était ouverte et l’échelle n’y était plus. Ensortant, sous le clair de lune, voilà où je l’ai aperçue !»

Et il me montrait, à l’autre extrémité du château, une échelleappuyée contre les « corbeaux » qui soutenaient la terrasse,au-dessous de la fenêtre que j’avais trouvée ouverte. La terrassem’avait empêché de voir l’échelle… grâce à cette échelle, il étaitextrêmement facile de pénétrer dans la galerie tournante du premierétage, et je ne doutai plus que ce fût là le chemin pris parl’inconnu.

Nous courons à l’échelle ; mais, au moment de nous enemparer, le père Jacques me montre la porte entrouverte de lapetite pièce du rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement àl’extrémité de cette aile droite du château, et qui a pour plafondcette terrasse dont j’ai parlé. Le père Jacques pousse un peu laporte, regarde à l’intérieur, et me dit, dans un souffle.

« Il n’est pas là ! – Qui ? – le garde ! »

La bouche encore une fois à mon oreille : « Vous savez bien quele garde couche dans cette pièce, depuis qu’on fait des réparationsau donjon ! … » et, du même geste significatif, il me montrela porte entrouverte, l’échelle, la terrasse et la fenêtre, quej’ai tout à l’heure refermée, de la galerie tournante.

Quelles furent mes pensées alors ? Avais-je le tempsd’avoir des pensées ? Je « sentais », plus que je nepensais…

Évidemment, sentais-je, « si le garde est là-haut dans lachambre » (je dis : « si », car je n’ai, en ce moment, en dehors decette échelle, et de cette chambre du garde déserte, aucun indicequi me permette même de soupçonner le garde), s’il y est, il a étéobligé de passer par cette échelle et par cette fenêtre, car lespièces qui se trouvent derrière sa nouvelle chambre, étant occupéespar le ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière, et par lescuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de l’escalier, àl’intérieur du château… « si c’est le garde qui a passé par là »,il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir, d’allerdans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soitsimplement poussée à l’intérieur, les panneaux joints, de tellesorte qu’il n’ait plus, de l’extérieur, qu’à appuyer dessus pourque la fenêtre s’ouvre et qu’il puisse sauter dans la galerie.Cette nécessité de la fenêtre non fermée à l’intérieur restreintsingulièrement le champ des recherches sur la personnalité del’assassin. Il faut que l’assassin « soit de la maison » ; àmoins qu’il n’ait un complice, auquel je ne crois pas… ; àmoins… à moins que Mlle Stangerson « elle-même » ait veillé à ceque cette fenêtre ne soit point fermée de l’intérieur…

« Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que MlleStangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles quila séparent de son assassin ? »

J’empoigne l’échelle et nous voici repartis sur les derrières duchâteau. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte ;les rideaux sont tirés, mais ne se rejoignent point ; ilslaissent passer un grand rai de lumière, qui vient s’allonger surla pelouse à mes pieds. Sous la fenêtre de la chambre j’appliquemon échelle. Je suis à peu près sûr de n’avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied de l’échelle », jegravis l’échelle, moi, tout doucement, tout doucement, avec mongourdin. Je retiens ma respiration ; je lève et pose les piedsavec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et unenouvelle averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon Dieu » m’arrête au milieu de mon ascension. Il mesemble que ce cri vient d’être poussé derrière moi, à quelquesmètres. Si ce cri était un signal ! Si quelque complice del’homme m’avait vu, sur mon échelle. Ce cri appelle peut-êtrel’homme à la fenêtre ! Peut-être ! … Malheur, « l’hommeest à la fenêtre ! Je sens sa tête au-dessus de moi ;j’entends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder ; leplus petit mouvement de ma tête, et je suis perdu ! Va-t-il mevoir ? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tête ?Non ! … il s’en va… il n’a rien vu… je le sens, plus que je nel’entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre ; et jegravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de lapierre d’appui de la fenêtre ; mon front dépasse cettepierre ; mes yeux, entre les rideaux, voient.

L’homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, et ilécrit. Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui ; mais,comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumièreprojette des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu’un dosmonstrueux, courbé.

Chose stupéfiante : Mlle Stangerson n’est pas là ! Son litn’est pas défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit ? Sansdoute dans la chambre à côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie detrouver l’homme seul. Tranquillité d’esprit pour préparer letraquenard.

Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux,installé à ce bureau comme s’il était chez lui ? S’il n’yavait point « les pas de l’assassin » sur le tapis de la galerie,s’il n’y avait pas eu la fenêtre ouverte, s’il n’y avait pas eu,sous cette fenêtre, l’échelle, je pourrais être amené à penser quecet homme a le droit d’être là et qu’il s’y trouve normalement à lasuite de causes normales que je ne connais pas encore. Mais il nefait point de doute que cet inconnu mystérieux est l’homme de la«Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est obligée, sans ledénoncer, de subir les coups assassins. Ah ! voir safigure ! Le surprendre ! Le prendre !

Si je saute dans la chambre en ce moment, « il » s’enfuit ou parl’antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir.Par là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds.Or, je le tiens ; encore cinq minutes, et je le tiens, mieuxque si je l’avais dans une cage… Qu’est-ce qu’il fait là,solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson ?Qu’écrit-il ? À qui écrit-il ? … Descente. L’échelle parterre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J’envoie lepère Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m’attendre chez M.Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi,je vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi.J’aurais voulu travailler seul et avoir toute l’aubaine del’affaire, au nez de Larsan endormi. Mais le père Jacques et M.Stangerson sont des vieillards et moi, je ne suis peut-être pasassez développé. Je manquerais peut-être de force… Larsan, lui, al’habitude de l’homme que l’on terrasse, que l’on jette par terre,que l’on relève, menottes aux poignets. Larsan m’ouvre, ahuri, lesyeux gonflés de sommeil, prêt à m’envoyer promener, ne croyantnullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je luiaffirme que « l’homme est là ! »

« C’est bizarre, dit-il, je croyais l’avoir quitté cetaprès-midi, à Paris ! »

Il se vêt hâtivement et s’arme d’un revolver. Nous nous glissonsdans la galerie.

Larsan me demande :

« Où est-il ?

– Dans la chambre de Mlle Stangerson.

– Et Mlle Stangerson ?

– Elle n’est pas dans sa chambre !

– Allons-y !

– N’y allez pas ! L’homme, à la première alerte, sesauvera… il a trois chemins pour cela… la porte, la fenêtre, leboudoir où se trouvent les femmes…

– Je tirerai dessus…

– Et si vous le manquez ? Si vous ne faites que leblesser ? Il s’échappera encore… Sans compter que, lui aussi,est certainement armé… Non, laissez-moi diriger l’expérience, et jeréponds de tout…

– Comme vous voudrez », me dit-il avec assez de bonne grâce.

Alors, après m’être assuré que toutes les fenêtres des deuxgaleries sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan àl’extrémité de la galerie tournante, devant cette fenêtre que j’aitrouvée ouverte et que j’ai refermée. Je dis à Fred :

« Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu’aumoment où je vous appellerai… Il y a cent chances sur cent pour quel’homme revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là,quand il sera poursuivi, car c’est par là qu’il est venu et par làqu’il a préparé sa fuite. Vous avez un poste dangereux…

– Quel sera le vôtre ? demanda Fred.

– Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrail’homme !

– Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.

– Merci, fis-je, vous êtes un brave homme »

Et j’ai pris le revolver de Fred. J’allais être seul avecl’homme, là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment cerevolver me faisait plaisir.

Je quittai donc Fred, l’ayant posté à la fenêtre 5 sur le plan,et je me dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, versl’appartement de M. Stangerson, dans l’aile gauche du château. Jetrouvai M. Stangerson avec le père Jacques, qui avait observé laconsigne, se bornant à dire à son maître qu’il lui fallaits’habiller au plus vite. Je mis alors M. Stangerson, en quelquesmots, au courant de ce qui se passait. Il s’arma, lui aussi, d’unrevolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans la galerie toustrois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que j’avais vul’assassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix minutes.M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur l’assassin etle tuer : c’était bien simple. Je lui fis entendre qu’avant tout ilne fallait pas risquer, « en voulant le tuer, de le manquer vivant».

Quand je lui eus juré que sa fille n’était pas dans la chambreet qu’elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer sonimpatience et me laisser la direction de l’événement. Je dis encoreau père Jacques et à M. Stangerson qu’ils ne devaient venir à moique lorsque je les appellerais ou lorsque je tirerais un coup derevolver « et j’envoyai le père Jacques se placer » devant lafenêtre située à l’extrémité de la galerie droite. (La fenêtre estmarquée du chiffre 2 sur mon plan.) J’avais choisi ce poste pour lepère Jacques parce que j’imaginais que l’assassin, traqué à sasortie de la chambre, se sauvant à travers la galerie pourrejoindre la fenêtre qu’il avait laissée ouverte, et voyant, tout àcoup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette dernièrefenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait sonchemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le pèreJacques, qui l’empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtrequi ouvrait à l’extrémité de la galerie droite. C’est ainsi,certainement, qu’en une telle occurrence devait agir l’assassins’il connaissait les lieux (et cette hypothèse ne faisait point dedoute pour moi). Sous cette fenêtre, en effet, se trouvaitextérieurement une sorte de contrefort. Toutes les autres fenêtresdes galeries donnaient à une telle hauteur sur des fossés qu’ilétait à peu près impossible de sauter par là sans se rompre le cou.Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris laporte de la chambre de débarras, à l’extrémité de la galerie droite: Je m’en étais rapidement assuré.

Donc, après avoir indiqué comme je l’ai dit, son poste au pèreJacques « et l’y avoir vu », je plaçai M. Stangerson devant lepalier de l’escalier, non loin de la porte de l’antichambre de safille. Tout faisait prévoir que, dès lors que je traquaisl’assassin dans la chambre, celui-ci se sauverait par l’antichambreplutôt que par le boudoir où se trouvaient les femmes et dont laporte avait dû être fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, commeje le pensais, elle s’était réfugiée dans ce boudoir « pour ne pasvoir l’assassin qui allait venir chez elle ! » Quoi qu’il enfût, il retombait toujours dans la galerie « Où mon mondel’attendait à toutes les issues possibles ».

Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M.Stangerson ; il se sauve alors à droite, vers la galerietournante, « ce qui est le chemin, du reste, de sa fuite préparée». À l’intersection des deux galeries il aperçoit à la fois, commeje l’explique plus haut, à sa gauche, Frédéric Larsan au bout de lagalerie tournante, et en face le père Jacques, au bout de lagalerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par derrière.Il est à nous ! Il ne peut plus nous échapper ! … Ce planme paraissait le plus sage, le plus sûr « et le plus simple ». Sinous avions pu directement placer quelqu’un de nous derrière laporte du boudoir de Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre àcoucher, peut-être eût-il paru plus simple « à certains qui neréfléchissent pas » d’assiéger directement les deux portes de lapièce où se trouvait l’homme, celle du boudoir et celle del’antichambre ; mais nous ne pouvions pénétrer dans le boudoirque par le salon, dont la porte avait été fermée à l’intérieur parles soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce plan, quiserait venu à l’intellect d’un sergent de ville quelconque, setrouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, jedirai que, même si j’avais eu la libre disposition du boudoir,j’aurais maintenu mon plan tel que je viens de l’exposer ; cartout autre plan d’attaque direct par chacune des portes de lachambre « nous séparait les uns des autres au moment de la lutteavec l’homme », tandis que mon plan « réunissait tout le monde pourl’attaque », à un endroit que j’avais déterminé avec une précisionquasi mathématique. Cet endroit était l’intersection des deuxgaleries.

Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus àmon échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing,je grimpai.

Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables,je les renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes lespreuves que nous avions de la fantastique astuce del’assassin ; et aussi, que si quelques-uns trouvent bienméticuleuses toutes mes observations dans un moment où l’on doitêtre entièrement pris par la rapidité du mouvement, de la décisionet de l’action, je leur répliquerai que j’ai voulu longuement etcomplètement rapporter ici toutes les dispositions d’un pland’attaque conçu et exécuté aussi rapidement qu’il est lent à sedérouler sous ma plume. J’ai voulu cette lenteur et cette précisionpour être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquellesse produisit l’étrange phénomène qui, jusqu’à nouvel ordre etnaturelle explication, me semble devoir prouver mieux que toutesles théories du professeur Stangerson, « la dissociation de lamatière », je dirai même la dissociation « instantanée » de lamatière.

Chapitre 16Étrange phénomène de dissociation de la matière

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)

Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continueRouletabille, et de nouveau ma tête dépasse cette pierre ;entre les rideaux dont la disposition n’a pas bougé, je m’apprête àregarder, anxieux de savoir dans quelle attitude je vais trouverl’assassin. S’il pouvait me tourner le dos ! S’il pouvait êtreencore à cette table, en train d’écrire… Mais peut-être… peut-êtren’est-il plus là ! … Et comment se serait-il enfui ? …Est-ce que je n’ai pas son échelle » ? … Je fais appel à toutmon sang-froid. J’avance encore la tête. Je regarde : il estlà ; je revois son dos monstrueux, déformé par les ombresprojetées par la bougie. Seulement, « il » n’écrit plus et labougie n’est plus sur le petit bureau. La bougie est sur le parquetdevant l’homme courbé au-dessus d’elle. Position bizarre, mais quime sert. Je retrouve ma respiration. Je monte encore. Je suis auxderniers échelons ; ma main gauche saisit l’appui de lafenêtre ; au moment de réussir je sens mon cœur battre à coupsprécipités. Je mets mon revolver entre mes dents. Ma main droitemaintenant tient aussi l’appui de la fenêtre. Un mouvementnécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les poignetset je vais être sur la fenêtre… Pourvu que l’échelle !… C’estce qui arrive… je suis dans la nécessité de prendre un pointd’appui un peu fort sur l’échelle et mon pied n’a point plutôtquitté celle-ci que je sens qu’elle bascule. Elle racle le mur ets’abat… Mais déjà mes genoux touchent la pierre… Avec une rapiditéque je crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre… Maisplus rapide que moi a été l’assassin… Il a entendu le raclement del’échelle contre le mur et j’ai vu tout à coup le dos monstrueux sesoulever, l’homme se dresser, se retourner… J’ai vu sa tête… ai-jebien vu sa tête ? … La bougie était sur le parquet etn’éclairait suffisamment que ses jambes. À partir de la hauteur dela table, il n’y avait guère dans la chambre que des ombres, que dela nuit… J’ai vu une tête chevelue, barbue… Des yeux de fou ;une face pâle qu’encadraient deux larges favoris ; la couleur,autant que je pouvais dans cette seconde obscure distinguer, lacouleur… en était rousse… à ce qu’il m’est apparu… à ce que j’aipensé… Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en somme, lasensation principale que je reçus de cette image entrevue dans desténèbres vacillantes… Je ne connaissais pas cette figure « ou, toutau moins, je ne la reconnaissais pas » !

Ah ! Maintenant, il fallait faire vite ! … il fallaitêtre le vent ! la tempête ! … la foudre ! Maishélas… hélas ! « il y avait des mouvements nécessaires…»Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissementsur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds sur lapierre… l’homme qui m’avait aperçu à la fenêtre avait bondi,s’était précipité comme je l’avais prévu sur la porte del’antichambre, avait eu le temps de l’ouvrir et fuyait. Mais déjàj’étais derrière lui revolver au poing. Je hurlai : « À moi !»

Comme une flèche j’avais traversé la chambre et cependantj’avais pu voir qu’ »il y avait une lettre sur la table ». Jerattrapai presque l’homme dans l’antichambre, car le temps qu’illui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris uneseconde. Je le touchai presque ; il me colla sur le nez laporte qui donne de l’antichambre sur la galerie… Mais j’avais desailes, je fus dans la galerie à trois mètres de lui… M. Stangersonet moi le poursuivîmes à la même hauteur. L’homme avait pris,toujours comme je l’avais prévu, la galerie à sa droite,c’est-à-dire le chemin préparé de sa fuite… « À moi, Jacques !À moi, Larsan ! » m’écriai-je. Il ne pouvait plus nouséchapper ! Je poussai une clameur de joie, de victoiresauvage… L’homme parvint à l’intersection des deux galeries à peinedeux secondes avant nous et la rencontre que j’avais décidée, lechoc fatal qui devait inévitablement se produire, eut lieu !Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour : M. Stangerson et moivenant d’un bout de la galerie droite, le père Jacques venant del’autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant de lagalerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu’à tomber…

« Mais l’homme n’était pas là ! »

Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeuxd’épouvante, devant cet « irréel » : « l’homme n’était paslà ! »

Où est-il ? Où est-il ? Où est-il ? … Tout notreêtre demandait : « Où est-il ? »

« Il est impossible qu’il se soit enfui ! m’écriai-je dansune colère plus grande que mon épouvante !

– Je le touchais, s’exclama Frédéric Larsan.

– Il était là, j’ai senti son souffle dans la figure !faisait le père Jacques.

– Nous le touchions ! » répétâmes-nous, M. Stangerson etmoi.

Où est-il ? Où est-il ? Où est-il ? …

Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries ; nousvisitâmes portes et fenêtres ; elles étaient closes,hermétiquement closes… On n’avait pas pu les ouvrir, puisque nousles trouvions fermées… Et puis, est-ce que cette ouverture d’uneporte ou d’une fenêtre par cet homme, ainsi traqué, sans que nousayons pu apercevoir son geste, n’eût pas été plus inexplicableencore que la disparition de l’homme lui-même ?

Où est-il ? Où est-il ? … Il n’a pu passer par uneporte, ni par une fenêtre, ni par rien. Il n’a pu passer à traversnos corps ! …

J’avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, ilfaisait clair dans la galerie, et dans cette galerie il n’y avaitni trappe, ni porte secrète dans les murs, ni rien où l’on pût secacher. Nous remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux.Rien ! Rien ! Nous aurions regardé dans une potiche, s’ily avait eu une potiche !

Chapitre 17La galerie inexplicable

Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de sonantichambre, continue toujours le carnet de Rouletabille. Nousétions presque à sa porte, dans cette galerie où venait de sepasser l’incroyable phénomène. Il y a des moments où l’on sent sacervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un crâne quiéclate, le siège de la logique assassiné, la raison en morceaux…tout cela était sans doute comparable à la sensation, quim’épuisait, « qui me vidait », du déséquilibre de tout, de la finde mon moi pensant, pensant avec ma pensée d’homme ! La ruinemorale d’un édifice rationnel, doublé de la ruine réelle de lavision physiologique, alors que les yeux voient toujours clair,quel coup affreux sur le crâne !

Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil deson antichambre. Je la vis ; et ce fut une diversion à mapensée en chaos… Je la respirai… « je respirai son parfum de ladame en noir… Chère dame en noir, chère dame en noir » que je nereverrai jamais plus ! Mon Dieu ! dix ans de ma vie, lamoitié de ma vie pour revoir la dame en noir ! Mais,hélas ! Je ne rencontre plus, de temps en temps, etencore ! … et encore ! … que le parfum, à peu près leparfum dont je venais respirer la trace, sensible pour moi seul,dans le parloir de ma jeunesse ! … c’est cette réminiscenceaiguë de ton cher parfum, dame en noir, qui me fit aller verscelle-ci que voilà tout en blanc, et si pâle, si pâle, et si bellesur le seuil de la « galerie inexplicable » ! Ses beauxcheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l’étoile rouge desa tempe, la blessure dont elle faillit mourir… Quand je commençaisseulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette affaire,j’imaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», MlleStangerson portait les cheveux en bandeaux… « Mais, avant monentrée dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans lachevelure aux bandeaux » ?

Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la« galerie inexplicable » ; je suis là, stupide, devantl’apparition de Mlle Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtued’un peignoir d’une blancheur de rêve. On dirait une apparition, undoux fantôme. Son père la prend dans ses bras, l’embrasse avecpassion, semble la reconquérir une fois de plus, puisqu’une fois deplus elle eût pu, pour lui, être perdue ! Il n’osel’interroger… Il l’entraîne dans sa chambre où nous les suivons…car, enfin, il faut savoir ! … La porte du boudoir estouverte… Les deux visages épouvantés des gardes-malades sontpenchés vers nous… « Mlle Stangerson demande ce que signifie toutce bruit. » « Voilà, dit-elle, c’est bien simple ! … » – Commec’est simple ! comme c’est simple ! – … Elle a eu l’idéede ne pas dormir cette nuit dans sa chambre, de se coucher dans lamême pièce que les gardes-malades, dans le boudoir… Et elle afermé, sur elles trois, la porte du boudoir… Elle a, depuis la nuitcriminelle, des craintes, des peurs soudaines fort compréhensibles,n’est-ce pas ? … Qui comprendra pourquoi, cette nuit justement« où il devait revenir », elle s’est enfermée par un « hasard »très heureux avec ses femmes ? Qui comprendra pourquoi ellerepousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de safille, puisque sa fille a peur ? Qui comprendra pourquoi lalettre, qui était tout à l’heure sur la table de la chambre, « n’yest plus » ! … Celui qui comprendra cela dira : MlleStangerson savait que l’assassin devait revenir… elle ne pouvaitl’empêcher de revenir… elle n’a prévenu personne parce qu’il fautque l’assassin reste inconnu… inconnu de son père, inconnu de tous…excepté de Robert Darzac. Car M. Darzac doit le connaîtremaintenant… Il le connaissait peut-être avant ! Se rappeler laphrase du jardin de l’Élysée : « Me faudra-t-il, pour vous avoir,commettre un crime ? » Contre qui, le crime, sinon « contrel’obstacle », contre l’assassin ? Se rappeler encore cettephrase de M. Darzac en réponse à ma question : « Cela ne vousdéplairait-il point que je découvre l’assassin ? – Ah !Je voudrais le tuer de ma main ! » Et je lui ai répliqué : «Vous n’avez pas répondu à ma question ! » Ce qui était vrai.En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien l’assassin qu’il apeur que je le découvre, « tout en voulant le tuer ». Il n’afacilité mon enquête que pour deux raisons : d’abord parce que jel’y ai forcé ; ensuite, pour mieux veiller sur elle…

Je suis dans la chambre… dans sa chambre… je la regarde, elle…et je regarde aussi la place où était la lettre tout à l’heure…Mlle Stangerson s’est emparée de la lettre ; cette lettreétait pour elle, évidemment… évidemment… Ah ! comme lamalheureuse tremble… Elle tremble au récit fantastique que son pèrelui fait de la présence de l’assassin dans sa chambre et de lapoursuite dont il a été l’objet… Mais il est visible… il estvisible qu’elle n’est tout à fait rassurée que lorsqu’on luiaffirme que l’assassin, par un sortilège inouï, a pu nouséchapper.

Et puis il y a un silence… Quel silence ! … Nous sommestous là, à « la » regarder… Son père, Larsan, le père Jacques etmoi… Quelles pensées roulent dans ce silence autour d’elle ? …Après l’événement de ce soir, après le mystère de la « galerieinexplicable », après cette réalité prodigieuse de l’installationde l’assassin dans sa chambre, à elle, il me semble que toutes lespensées, toutes, depuis celles qui se traînent sous le crâne dupère Jacques, jusqu’à celles qui « naissent » sous le crâne de M.Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces mots qu’on luiadresserait, à elle : « Oh ! toi qui connais le mystère,explique-le-nous, et nous te sauverons peut-être ! » Ah !comme je voudrais la sauver… d’elle-même, et de l’autre ! …J’en pleure… Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tantde misère si horriblement cachée.

Elle est là, celle qui a le parfum de « la dame en noir »… je lavois enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où ellen’a pas voulu me recevoir… dans cette chambre « où elle se tait »,où elle continue de se taire. Depuis l’heure fatale de la «ChambreJaune», nous tournons autour de cette femme invisible et muettepour savoir ce qu’elle sait. Notre désir, notre volonté de savoirdoivent lui être un supplice de plus. Qui nous dit que, si « nousapprenons », la connaissance de « son » mystère ne sera pas lesignal d’un drame plus épouvantable que ceux qui se sont déjàdéroulés ici ? Qui nous dit qu’elle n’en mourra pas ? Etcependant, elle a failli mourir… et nous ne savons rien… Ou plutôtil y en a qui ne savent rien… mais moi… si je savais « qui », jesaurais tout… Qui ? qui ? qui ? … et ne sachant pasqui, je dois me taire, par pitié pour elle, car il ne fait point dedoute qu’elle sait, elle, comment « il » s’est enfui, lui, de la«Chambre Jaune», et cependant elle se tait. Pourquoiparlerais-je ? Quand je saurai qui, « je lui parlerai, àlui ! »

Elle nous regarde maintenant… mais de loin… comme si nousn’étions pas dans sa chambre… M. Stangerson rompt le silence. M.Stangerson déclare que, désormais, il ne quittera plusl’appartement de sa fille. C’est en vain que celle-ci veuts’opposer à cette volonté formelle, M. Stangerson tient bon. Il s’yinstallera dès cette nuit même, dit-il. Sur quoi, uniquement occupéde la santé de sa fille, il lui reproche de s’être levée… puis illui tient soudain de petits discours enfantins… Il lui sourit… ilne sait plus beaucoup ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait… L’illustreprofesseur perd la tête… Il répète des mots sans suite quiattestent le désarroi de son esprit… celui du nôtre n’est guèremoindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si douloureuse,ces simples mots : « Mon père ! mon père ! » que celui-ciéclate en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan,lui-même, est obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi,je n’en peux plus… je ne pense plus, je ne sens plus, je suisau-dessous du végétal. Je me dégoûte.

C’est la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi,en face de Mlle Stangerson, depuis l’attentat de la «ChambreJaune». Comme moi, il avait insisté pour pouvoir interroger lamalheureuse ; mais, pas plus que moi, il n’avait été reçu. Àlui comme à moi, on avait toujours fait la même réponse : MlleStangerson était trop faible pour nous recevoir, lesinterrogatoires du juge d’instruction la fatiguaient suffisamment,etc… Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dansnos recherches qui, « moi », ne me surprenait pas, mais quiétonnait toujours Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsanet moi avons une conception du crime tout à fait différente…

… Ils pleurent… Et je me surprends encore à répéter au fond demoi : La sauver ! … la sauver malgré elle ! la sauversans la compromettre ! La sauver sans qu’ « il » parle !Qui : « il ? » – « Il », l’assassin… Le prendre et lui fermerla bouche ! … Mais M. Darzac l’a fait entendre : « pour luifermer la bouche, il faut le tuer ! » Conclusion logique desphrases échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l’assassin deMlle Stangerson ? Non ! … Mais qu’il m’en donne seulementl’occasion. Histoire de voir s’il est bien, réellement, en chair eten os ! Histoire de voir son cadavre, puisqu’on ne peut saisirson corps vivant !

Ah ! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nousregarde même pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de sonpère, que je suis capable de tout pour la sauver… Oui… oui… jerecommencerai à prendre ma raison par le bon bout et j’accompliraides prodiges…

Je m’avance vers elle… je veux parler, je veux la supplierd’avoir confiance en moi… je voudrais lui faire entendre parquelques mots, compris d’elle seule et de moi, que je sais commentson assassin est sorti de la «Chambre Jaune», que j’ai deviné lamoitié de son secret… et que je la plains, elle, de tout mon cœur…Mais déjà son geste nous prie de la laisser seule, exprime lalassitude, le besoin de repos immédiat… M. Stangerson nous demandede regagner nos chambres, nous remercie, nous renvoie… FrédéricLarsan et moi saluons, et, suivis du père Jacques, nous regagnonsla galerie. J’entends Frédéric Larsan qui murmure : «Bizarre ! bizarre ! … » Il me fait signe d’entrer dans sachambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il luidemande :

« Vous l’avez bien vu, vous ?

– Qui ?

– L’homme !

– Si je l’ai vu ! … Il avait une large barbe rousse, descheveux roux…

– C’est ainsi qu’il m’est apparu, à moi, fis-je.

– Et à moi aussi », dit Frédéric Larsan.

Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler dela chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournantl’affaire dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questionsqu’il me pose, aux explications qu’il me donne, est persuadé –malgré ses yeux, malgré mes yeux, malgré tous les yeux – quel’homme a disparu par quelque passage secret de ce château qu’ilconnaissait.

« Car il connaît le château, me dit-il ; il le connaîtbien…

– C’est un homme de taille plutôt grande, bien découplé…

– Il a la taille qu’il faut… murmure Fred…

– Je vous comprends, dis-je… mais comment expliquez-vous labarbe rousse, les cheveux roux ?

– Trop de barbe, trop de cheveux… Des postiches, indiqueFrédéric Larsan.

– C’est bientôt dit… Vous êtes toujours occupé par la pensée deRobert Darzac… Vous ne pourrez donc vous en débarrasserjamais ? … Je suis sûr, moi, qu’il est innocent…

– Tant mieux ! Je le souhaite… mais vraiment tout lecondamne… Vous avez remarqué les pas sur le tapis ? … Venezles voir…

– Je les ai vus… Ce sont « les pas élégants » du bord del’étang.

– Ce sont les pas de Robert Darzac ; lenierez-vous ?

– Évidemment, on peut s’y méprendre…

– Avez-vous remarqué que la trace de ces pas « ne revient pas» ? Quand l’homme est sorti de la chambre, poursuivi par noustous, ses pas n’ont point laissé de traces…

– L’homme était peut-être dans la chambre « depuis des heures ».La boue de ses bottines a séché et il glissait avec une tellerapidité sur la pointe de ses bottines… On le voyait fuir, l’homme…on ne l’entendait pas… »

Soudain, j’interromps ces propos sans suite, sans logique,indignes de nous. Je fais signe à Larsan d’écouter :

« Là, en bas… on ferme une porte… »

Je me lève ; Larsan me suit ; nous descendons aurez-de-chaussée du château ; nous sortons du château. Jeconduis Larsan à la petite pièce en encorbellement dont la terrassedonne sous la fenêtre de la galerie tournante. Mon doigt désignecette porte fermée maintenant, ouverte tout à l’heure, souslaquelle filtre de la lumière.

« Le garde ! dit Fred.

– Allons-y ! » lui soufflai-je…

Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je ? décidé àcroire que le garde est le coupable ? l’affirmerais-je ?je m’avance contre la porte, et je frappe un coup brusque.

Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bientardif… et que notre premier devoir à tous, après avoir constatéque l’assassin nous avait échappé dans la galerie, était de lerechercher partout ailleurs, autour du château, dans le parc…Partout…

Si l’on nous fait une telle objection, nous n’avons pour yrépondre que ceci : c’est que l’assassin était disparu de tellesorte de la galerie « que nous avons réellement pensé qu’il n’étaitplus nulle part » ! Il nous avait échappé quand nous avionstous la main dessus, quand nous le touchions presque… nous n’avionsplus aucun ressort pour nous imaginer que nous pourrions maintenantle découvrir dans le mystère de la nuit et du parc. Enfin, je vousai dit de quel coup cette disparition m’avait choqué lecrâne !

… Aussitôt que j’eus frappé, la porte s’ouvrit ; le gardenous demanda d’une voix calme ce que nous voulions. Il était enchemise « et il allait se mettre au lit » ; le lit n’était pasencore défait…

Nous entrâmes ; je m’étonnai.

« Tiens ! vous n’êtes pas encore couché ? …

– Non ! répondit-il d’une voix rude… J’ai été faire unetournée dans le parc et dans les bois… J’en reviens… Maintenant,j’ai sommeil… bonsoir ! …

– Écoutez, fis-je… Il y avait tout à l’heure, auprès de votrefenêtre, une échelle…

– Quelle échelle ? Je n’ai pas vu d’échelle ! …Bonsoir ! »

Et il nous mit à la porte tout simplement.

Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.

« Eh bien ? fis-je…

– Eh bien ? répéta Larsan…

– Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons ? »

Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, jel’entendis qui bougonnait :

« Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je mefusse trompé à ce point ! … »

Et, cette phrase, il me semblait qu’il l’avait plutôt prononcéeà mon adresse qu’il ne se la disait à lui-même.

Il ajouta :

« Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés… Ce matin il ferajour. »

Chapitre 18Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de sonfront

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).

Nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après unemélancolique poignée de mains. J’étais heureux d’avoir fait naîtrequelque soupçon de son erreur dans cette cervelle originale,extrêmement intelligente, mais antiméthodique. Je ne me couchaipoint. J’attendis le petit jour et je descendis devant le château.J’en fis le tour en examinant toutes les traces qui pouvaient envenir ou y aboutir. Mais elles étaient si mêlées et si confuses queje ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici à faire remarquerque je n’ai point coutume d’attacher une importance exagérée auxsignes extérieurs que laisse le passage d’un crime. Cette méthode,qui consiste à conclure au criminel d’après les traces de pas, esttout à fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sontidentiques, et c’est tout juste s’il faut leur demander unepremière indication qu’on ne saurait, en aucun cas, considérercomme une preuve.

Quoi qu’il en soit, dans le grand désarroi de mon esprit, jem’en étais donc allé dans la cour d’honneur et m’étais penché surles traces, sur toutes les traces qui étaient là, leur demandantcette première indication dont j’avais tant besoin pour m’accrocherà quelque chose de « raisonnable », à quelque chose qui me permîtde « raisonner » sur les événements de la « galerie inexplicable ».Comment raisonner ? … Comment raisonner ?

… Ah ! raisonner par le bon bout ! Je m’assieds,désespéré, sur une pierre de la cour d’honneur déserte… Qu’est-ceque je fais, depuis plus d’une heure, sinon la plus basse besognedu plus ordinaire policier… Je vais quérir l’erreur comme lepremier inspecteur venu, sur la trace de quelques pas « qui meferont dire ce qu’ils voudront » !

Je me trouve plus abject, plus bas dans l’échelle desintelligences que ces agents de la Sûreté imaginés par lesromanciers modernes, agents qui ont acquis leur méthode dans lalecture des romans d’Edgar Poe ou de Conan Doyle. Ah ! Agentslittéraires… qui bâtissez des montagnes de stupidité avec un passur le sable, avec le dessin d’une main sur le mur ! « À toi,Frédéric Larsan, à toi, l’agent littéraire ! … Tu as trop luConan Doyle, mon vieux ! … Sherlock Holmes te fera faire desbêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu’onlit dans les livres… Elles te feront arrêter un innocent… Avec taméthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juged’instruction, le chef de la Sûreté… tout le monde… Tu attends unedernière preuve… une dernière ! … Dis donc une première,malheureux ! … « Tout ce que vous offrent les sens ne sauraitêtre une preuve… » Moi aussi, je me suis penché sur « les tracessensibles », mais pour leur demander uniquement d’entrer dans lecercle qu’avait dessiné ma raison. Ah ! bien des fois, lecercle fut si étroit, si étroit… Mais si étroit était-il, il étaitimmense, « puisqu’il ne contenait que de la vérité » ! … Oui,oui, je le jure, les traces sensibles n’ont jamais été que messervantes… elles n’ont point été mes maîtresses… Elles n’ont pointfait de moi cette chose monstrueuse, plus terrible qu’un homme sansyeux : un homme qui voit mal ! Et voilà pourquoi jetriompherai de ton erreur et de ta cogitation animale, ô FrédéricLarsan ! »

Eh quoi ! eh quoi ! parce que, pour la première fois,cette nuit, dans la galerie inexplicable, il s’est produit unévénement qui « semble » ne point rentrer dans le cercle tracé parma raison, voilà que je divague, voilà que je me penche, le nez surla terre, comme un porc qui cherche, au hasard, dans la fange,l’ordure qui le nourrira… Allons ! Rouletabille, mon ami,relève la tête… il est impossible que l’événement de la galerieinexplicable soit sorti du cercle tracé par ta raison… Tu lesais ! Tu le sais ! Alors, relève la tête… presse de tesdeux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tuas tracé le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveaucomme on trace sur le papier une figure géométrique, tu as pris taraison par le bon bout !

Eh bien, marche maintenant… et remonte dans la « galerieinexplicable en t’appuyant sur le bon bout de ta raison » commeFrédéric Larsan s’appuie sur sa canne, et tu auras vite prouvé quele grand Fred n’est qu’un sot.

Joseph ROULETABILLE

30 octobre, midi.

Ainsi ai-je pensé… ainsi ai-je agi… la tête en feu, je suisremonté dans la galerie et voilà que, sans y avoir rien trouvé deplus que ce que j’y ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison m’amontré une chose si formidable que j’ai besoin de « me retenir àlui » pour ne pas tomber.

Ah ! Il va me falloir de la force, cependant, pourdécouvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, quidoivent entrer dans le cercle plus large que j’ai dessiné là, entreles deux bosses de mon front !

Joseph ROULETABILLE

30 octobre, minuit.

Chapitre 19Rouletabille m’offre à déjeuner à l’auberge du « Donjon »

Ce n’est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet oùl’histoire du phénomène de la « galerie inexplicable » avait étéretracée tout au long, par lui, le matin même qui suivit cette nuiténigmatique. Le jour où je le rejoignis au Glandier dans sachambre, il me raconta, par le plus grand détail, tout ce que vousconnaissez maintenant, y compris l’emploi de son temps pendant lesquelques heures qu’il était allé passer, cette semaine-là, à Paris,où, du reste, il ne devait rien apprendre qui le servît.

L’événement de la « galerie inexplicable » était survenu dans lanuit du 29 au 30 octobre, c’est-à-dire trois jours avant mon retourau château, puisque nous étions le 2 novembre. « C’est donc le 2novembre » que je reviens au Glandier, appelé par la dépêche de monami et apportant les revolvers.

Je suis dans la chambre de Rouletabille ; il vient determiner son récit.

Pendant qu’il parlait, il n’avait point cessé de caresser laconvexité des verres du binocle qu’il avait trouvé sur le guéridonet je comprenais, à la joie qu’il prenait à manipuler ces verres depresbyte, que ceux-ci devaient constituer une de ces « marquessensibles destinées à entrer dans le cercle tracé par le bon boutde sa raison ». Cette façon bizarre, unique, qu’il avait des’exprimer en usant de termes merveilleusement adéquats à sa penséene me surprenait plus ; mais souvent il fallait connaître sapensée pour comprendre les termes et ce n’était point toujoursfacile que de pénétrer la pensée de Joseph Rouletabille. La penséede cet enfant était une des choses les plus curieuses que j’avaisjamais eu à observer. Rouletabille se promenait dans la vie aveccette pensée sans se douter de l’étonnement – disons le mot – del’ahurissement qu’il rencontrait sur son chemin. Les genstournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer,s’éloigner, comme on s’arrête pour considérer plus longtemps unesilhouette originale que l’on a croisée sur sa route. Et comme onse dit : « D’où vient-il, celui-là ! Où va-t-il ? » on sedisait : « D’où vient la pensée de Joseph Rouletabille et oùva-t-elle ? » J’ai avoué qu’il ne se doutait point de lacouleur originale de sa pensée ; aussi ne la gênait-ellenullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. Demême, un individu qui ne se doute point de sa mise excentriqueest-il tout à fait à son aise, quel que soit le milieu qu’iltraverse. C’est donc avec une simplicité naturelle que cet enfant,irresponsable de son cerveau supernaturel, exprimait des chosesformidables « par leur logique raccourcie », tellement raccourcieque nous n’en pouvions, nous autres, comprendre la forme qu’autantqu’à nos yeux émerveillés il voulait bien la détendre et laprésenter de face dans sa position normale.

Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu’ilvenait de me faire. Je lui répondis que sa question m’embarrassaitfort, à quoi il me répliqua d’essayer, à mon tour, de prendre maraison par le bon bout.

« Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de monraisonnement doit être celui-ci : il ne fait point de doute quel’assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cettepoursuite dans la galerie. »

Et je m’arrêtai…

« En partant si bien, s’exclama-t-il, vous ne devriez point êtrearrêté si tôt. Voyons, un petit effort.

– Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et oùil en a disparu, alors qu’il n’a pu passer ni par une porte ni parune fenêtre, il faut qu’il se soit échappé par une autre ouverture.»

Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemmentet n’hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnaistoujours « comme une savate ».

« Que dis-je ? comme une savate ! Vous raisonnez commeFrédéric Larsan ! »

Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternativesd’admiration et de dédain pour Frédéric Larsan ; tantôt ils’écriait : « Il est vraiment fort ! » ; tantôt ilgémissait : « Quelle brute ! », selon que – et je l’avais bienremarqué – selon que les découvertes de Frédéric Larsan venaientcorroborer son raisonnement à lui ou qu’elles le contredisaient.C’était un des petits côtés du noble caractère de cet enfantétrange.

Nous nous étions levés et il m’entraîna dans le parc. Comme nousnous trouvions dans la cour d’honneur, nous dirigeant vers lasortie, un bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tournerla tête, et nous vîmes au premier étage de l’aile gauche duchâteau, à la fenêtre, une figure écarlate et entièrement rasée queje ne connaissais point.

« Tiens ! murmura Rouletabille, Arthur Rance ! »

Il baissa la tête, hâta sa marche et je l’entendis qui disaitentre ses dents :

« Il était donc cette nuit au château ? … Qu’est-il venu yfaire ? »

Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai quiétait cet Arthur Rance et comment il l’avait connu. Alors il merappela son récit du matin même, me faisant souvenir que M.Arthur-W. Rance était cet américain de Philadelphie avec qui ilavait si copieusement trinqué à la réception de l’Élysée.

« Mais ne devait-il point quitter la France presqueimmédiatement ? demandai-je.

– Sans doute ; aussi vous me voyez tout étonné de letrouver encore, non seulement en France, mais encore, mais surtoutau Glandier. Il n’est point arrivé ce matin ; il n’est pointarrivé cette nuit ; il sera donc arrivé avant dîner et je nel’ai point vu. Comment se fait-il que les concierges ne m’aientpoint averti ? »

Je fis remarquer à mon ami qu’à propos des concierges, il nem’avait point encore dit comment il s’y était pris pour les faireremettre en liberté.

Nous approchions justement de la loge ; le père et la mèreBernier nous regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur faceprospère. Ils semblaient n’avoir gardé aucun mauvais souvenir deleur détention préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelleheure était arrivé Arthur Rance. Ils lui répondirent qu’ilsignoraient que M. Arthur Rance fût au château. Il avait dû s’yprésenter dans la soirée de la veille, mais ils n’avaient pas eu àlui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur Rance, qui était,paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point qu’on allât lechercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare du petitbourg de Saint-Michel ; de là, il s’acheminait à travers laforêt jusqu’au château. Il arrivait au parc par la grotte deSainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petitgrillage et se trouvait dans le parc.

À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage deRouletabille s’assombrir, manifester un certain mécontentement et,à n’en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment,il était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayantétudié les êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux,il en fût encore à apprendre « qu’Arthur Rance avait coutume devenir au château ».

Morose, il demanda des explications.

« Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château…Mais, quand y est-il donc venu pour la dernière fois ?

– Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier –c’était le nom du concierge – attendu que nous ne pouvions riensavoir pendant qu’on nous tenait en prison, et puis parce que, sice monsieur, quand il vient au château, ne passe pas par notregrille, il n’y passe pas non plus quand il le quitte…

– Enfin, savez-vous quand il y est venu pour la premièrefois ?

– Oh ! oui, monsieur… il y a neuf ans ! …

– Il est donc venu en France, il y a neuf ans, réponditRouletabille ; et, cette fois-ci, à votre connaissance,combien de fois est-il venu au Glandier ?

– Trois fois.

– Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à « votreconnaissance », avant aujourd’hui.

– Une huitaine de jours avant l’attentat de la «ChambreJaune».

Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement àla femme :

« Dans la rainure du parquet ?

– Dans la rainure du parquet, répondit-elle.

– Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir. »

Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pourrecommander le silence et la discrétion.

Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l’auberge du «Donjon ».

« Vous allez quelquefois manger à cette auberge ?

– Quelquefois.

– Mais vous prenez aussi vos repas au château ?

– Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l’unede nos chambres, tantôt dans l’autre.

– M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table ?

– Jamais.

– Votre présence chez lui ne le lasse pas ?

– Je n’en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous nele gênions pas.

– Il ne vous interroge jamais ?

– Jamais ! Il est resté dans cet état d’esprit du monsieurqui était derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu’onassassinait sa fille, qui a défoncé la porte et qui n’a pointtrouvé l’assassin. Il est persuadé que, du moment qu’il n’a pu, «sur le fait », rien découvrir, nous ne pourrons à plus forte raisonrien découvrir non plus, nous autres… Mais il s’est fait un devoir,« depuis l’hypothèse de Larsan », de ne point contrarier nosillusions. »

Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortitenfin pour m’apprendre comment il avait libéré les deuxconcierges.

« Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec unefeuille de papier. Je lui ai dit d’écrire sur cette feuille cesmots : « Je m’engage, quoi qu’ils puissent dire, à garder à monservice mes deux fidèles serviteurs, Bernier et sa femme », et designer. Je lui expliquai qu’avec cette phrase je serais en mesurede faire parler le concierge et sa femme et je lui affirmai quej’étais sûr qu’ils n’étaient pour rien dans le crime. Ce fut,d’ailleurs, toujours mon opinion. Le juge d’instruction présentacette feuille signée aux Bernier qui, alors, parlèrent. Ils direntce que j’étais certain qu’ils diraient, dès qu’on leur enlèveraitla crainte de perdre leur place. Ils racontèrent qu’ilsbraconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que c’était parun soir de braconnage qu’ils se trouvèrent non loin du pavillon aumoment du drame. Les quelques lapins qu’ils acquéraient ainsi, audétriment de M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron del’auberge du « Donjon » qui s’en servait pour sa clientèle ou quiles écoulait sur Paris. C’était la vérité, je l’avais devinée dèsle premier jour. Souvenez-vous de cette phrase avec laquellej’entrai dans l’auberge du « Donjon » : « Il va falloir manger dusaignant maintenant ! » Cette phrase, je l’avais entendue lematin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc, et vousl’aviez entendue, vous aussi, mais vous n’y aviez point attachéd’importance. Vous savez qu’au moment où nous allions atteindrecette grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant unhomme qui, devant le mur du parc, faisait les cent pas enconsultant, à chaque instant, sa montre. Cet homme, c’étaitFrédéric Larsan qui, déjà, travaillait. Or, derrière nous, lepatron de l’auberge sur son seuil disait à quelqu’un qui setrouvait à l’intérieur de l’auberge : « Maintenant, il va falloirmanger du saignant ! »

« Pourquoi ce « maintenant » ? Quand on est comme moi à larecherche de la plus mystérieuse vérité, on ne laisse rienéchapper, ni de ce que l’on voit, ni de ce que l’on entend. Ilfaut, à toutes choses, trouver un sens. Nous arrivions dans unpetit pays qui venait d’être bouleversé par un crime. La logique meconduisait à soupçonner toute phrase prononcée comme pouvant serapporter à l’événement du jour. « Maintenant », pour moi,signifiait : « Depuis l’attentat. » Dès le début de mon enquête, jecherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et ledrame. Nous allâmes déjeuner au « Donjon ». Je répétai tout de gola phrase et je vis, à la surprise et à l’ennui du père Mathieu,que je n’avais pas, quant à lui, exagéré l’importance de cettephrase. J’avais appris, à ce moment, l’arrestation des concierges.Le père Mathieu nous parla de ces gens comme on parle de vraisamis… Que l’on regrette… Liaison fatale des idées… je me dis : «Maintenant que les concierges sont arrêtés, « il va falloir mangerdu saignant. » Plus de concierges, plus de gibier ! Commentai-je été conduit à cette idée précise de « gibier » ! Lahaine exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson,haine, prétendait-il, partagée par les concierges, me mena toutdoucement à l’idée de braconnage… Or, comme, de toute évidence, lesconcierges ne pouvaient être dans leur lit au moment du drame,pourquoi étaient-ils dehors cette nuit-là ? Pour ledrame ? Je n’étais point disposé à le croire, car déjà jepensais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, quel’assassin n’avait pas de complice et que tout ce drame cachait unmystère entre Mlle Stangerson et l’assassin, mystère dans lequelles concierges n’avaient que faire. L’histoire du braconnageexpliquait tout, relativement aux concierges. Je l’admis enprincipe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Jepénétrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et découvrissous leur lit des lacets et du fil de laiton. « Parbleu !pensai-je, parbleu ! voilà bien pourquoi ils étaient, la nuit,dans le parc. » Je ne m’étonnai point qu’ils se fussent tus devantle juge et que, sous le coup d’une aussi grave accusation que celled’une complicité dans le crime, ils n’aient point répondu tout desuite en avouant le braconnage. Le braconnage les sauvait de lacour d’assisses, mais les faisait mettre à la porte du château, et,comme ils étaient parfaitement sûrs de leur innocence sur le faitcrime, ils espéraient bien que celle-ci serait vite découverte etque l’on continuerait à ignorer le fait braconnage. Il leur seraittoujours loisible de parler à temps ! Je leur ai fait hâterleur confession par l’engagement signé de M. Stangerson, que jeleur apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furentmis en liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance.Pourquoi ne les avais-je point fait délivrer plus tôt ? Parceque je n’étais point sûr alors qu’il n’y avait dans leur cas que dubraconnage. Je voulais les laisser venir, et étudier le terrain. Maconviction ne devint que plus certaine, à mesure que les jourss’écoulaient. Au lendemain de la « galerie inexplicable », commej’avais besoin de gens dévoués ici, je résolus de me les attacherimmédiatement en faisant cesser leur captivité. Et voilà !»

Ainsi s’exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m’étonnerencore de la simplicité de raisonnement qui l’avait conduit à lavérité dans cette affaire de la complicité des concierges. Certes,l’affaire était minime, mais je pensai à part moi que le jeunehomme, un de ces jours, ne manquerait point de nous expliquer, avecla même simplicité, la formidable nuit de la «Chambre Jaune» etcelle de la « galerie inexplicable ».

Nous étions arrivés à l’auberge du « Donjon ». Nousentrâmes.

Cette fois, nous ne vîmes point l’hôte, mais ce fut l’hôtessequi nous accueillit avec un bon sourire heureux. J’ai déjà décritla salle où nous nous trouvions, et j’ai donné un aperçu de lacharmante femme blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement ànotre disposition pour le déjeuner.

« Comment va le père Mathieu ? demanda Rouletabille.

– Guère mieux, monsieur, guère mieux ; il est toujours aulit.

– Ses rhumatismes ne le quittent donc pas ?

– Eh non ! J’ai encore été obligée, la nuit dernière, delui faire une piqûre de morphine. Il n’y a que cette drogue-là quicalme ses douleurs. »

Elle parlait d’une voix douce ; tout, en elle, exprimait ladouceur. C’était vraiment une belle femme, un peu indolente, auxgrands yeux cernés, des yeux d’amoureuse. Le père Mathieu, quand iln’avait pas de rhumatismes, devait être un heureux gaillard. Maiselle, était-elle heureuse avec ce rhumatisant bourru ? Lascène à laquelle nous avions précédemment assisté ne pouvait nousle faire croire, et cependant, il y avait, dans toute l’attitude decette femme, quelque chose qui ne dénotait point le désespoir. Elledisparut dans sa cuisine pour préparer notre repas, nous laissantsur la table une bouteille d’excellent cidre. Rouletabille nous enversa dans des bols, bourra sa pipe, l’alluma, et, tranquillement,m’expliqua enfin la raison qui l’avait déterminé à me faire venirau Glandier avec des revolvers.

« Oui, dit-il, en suivant d’un œil contemplatif les volutes dela fumée qu’il tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, j’attends, cesoir, l’assassin. »

Il y eut un petit silence que je n’eus garde d’interrompre, etil reprit :

« Hier soir, au moment où j’allais me mettre au lit, M. RobertDarzac frappa à la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il meconfia qu’il était dans la nécessité de se rendre, le lendemainmatin, c’est-à-dire ce matin même, à Paris. La raison qui ledéterminait à ce voyage était à la fois péremptoire et mystérieuse,péremptoire puisqu’il lui était impossible de ne pas faire cevoyage, et mystérieuse puisqu’il lui était aussi impossible de m’endévoiler le but. « Je pars, et cependant, ajouta-t-il, je donneraisla moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce moment MlleStangerson. » Il ne me cacha point qu’il la croyait encore une foisen danger. « Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que jene m’en étonnerais guère, avoua-t-il, et cependant il faut que jem’absente. Je ne pourrai être de retour au Glandier qu’après-demainmatin. »

«Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu’ilm’expliqua. Cette idée d’un danger pressant lui venait uniquementde la coïncidence qui existait entre ses absences et les attentatsdont Mlle Stangerson était l’objet. La nuit de la « galerieinexplicable », il avait dû quitter le Glandier ; la nuit dela «Chambre Jaune», il n’aurait pu être au Glandier et, de fait,nous savons qu’il n’y était pas. Du moins nous le savonsofficiellement, d’après ses déclarations. Pour que, chargé d’uneidée pareille, il s’absentât à nouveau aujourd’hui, il fallaitqu’il obéît à une volonté plus forte que la sienne. C’est ce que jepensais et c’est ce que je lui dis. Il me répondit : «Peut-être ! » Je demandai si cette volonté plus forte que lasienne était celle de Mlle Stangerson ; il me jura que non etque la décision de son départ avait été prise par lui, en dehors detoute instruction de Mlle Stangerson. Bref, il me répéta qu’il necroyait à la possibilité d’un nouvel attentat qu’à cause de cetteextraordinaire coïncidence qu’il avait remarquée « et que le juged’instruction, du reste, lui avait fait remarquer ». « S’ilarrivait quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce seraitterrible et pour elle et pour moi ; pour elle, qui sera unefois de plus entre la vie et la mort ; pour moi, qui nepourrai la défendre en cas d’attaque et qui serai ensuite dans lanécessité de ne point dire où j’ai passé la nuit. Or, je me rendsparfaitement compte des soupçons qui pèsent sur moi. Le juged’instruction et M. Frédéric Larsan – ce dernier m’a suivi à lapiste, la dernière fois que je me suis rendu à Paris, et j’ai eutoutes les peines du monde à m’en débarrasser – ne sont pas loin deme croire coupable. – Que ne dites-vous, m’écriai-je tout à coup,le nom de l’assassin, puisque vous le connaissez ? » M. Darzacparut extrêmement troublé de mon exclamation. Il me répliqua, d’unevoix hésitante : « Moi ! Je connais le nom del’assassin ? Qui me l’aurait appris ?» Je repartisaussitôt : « Mlle Stangerson !» Alors, il devint tellementpâle que je crus qu’il allait se trouver mal, et je vis que j’avaisfrappé juste : Mlle Stangerson et lui savent le nom del’assassin ! Quand il fut un peu remis, il me dit : « Je vaisvous quitter, monsieur. Depuis que vous êtes ici, j’ai pu appréciervotre exceptionnelle intelligence et votre ingéniosité sans égale.Voici le service que je réclame de vous. Peut-être ai-je tort decraindre un attentat la nuit prochaine ; mais, comme il fauttout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentatimpossible… Prenez toutes dispositions qu’il faudra pour isoler,pour garder Mlle Stangerson. Faites qu’on ne puisse entrer dans lachambre de Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre commeun bon chien de garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point uneseconde de repos. L’homme que nous redoutons est d’une astuceprodigieuse, qui n’a peut-être encore jamais été égalée au monde.Cette astuce même la sauvera si vous veillez ; car il estimpossible qu’il ne sache point que vous veillez, à cause de cetteastuce même ; et, s’il sait que vous veillez, il ne tenterarien. – Avez-vous parlé de ces choses à M. Stangerson ? –Non ! – Pourquoi ? – Parce que je ne veux point,monsieur, que M. Stangerson me dise ce que vous m’avez dit tout àl’heure : Vous connaissez le nom de l’assassin ! » Si, vous,vous êtes étonné de ce que je viens vous dire : « L’assassin vapeut-être venir demain ! », quel serait l’étonnement de M.Stangerson, si je lui répétais la même chose ! Il n’admettrapeut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que sur descoïncidences qu’il finirait, sans doute, lui aussi, par trouverétranges… Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce quej’ai une grande… une grande confiance en vous… Je sais que, vous,vous ne me soupçonnez pas ! … »

« Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme ilpouvait, à hue et à dia. Il souffrait. J’eus pitié de lui, d’autantplus que je me rendais parfaitement compte qu’il se ferait tuerplutôt que de me dire qui était l’assassin comme Mlle Stangerson sefera plutôt assassiner que de dénoncer l’homme de la «ChambreJaune» et de la « galerie inexplicable ». L’homme doit la tenir, oudoit les tenir tous deux, d’une manière terrible, « et ils nedoivent rien tant redouter que de voir M. Stangerson apprendre quesa fille est « tenue « par son assassin. » Je fis comprendre à M.Darzac qu’il s’était suffisamment expliqué et qu’il pouvait setaire puisqu’il ne pouvait plus rien m’apprendre. Je lui promis deveiller et de ne me point coucher de la nuit. Il insista pour quej’organisasse une véritable barrière infranchissable autour de lachambre de Mlle Stangerson, autour du boudoir où couchaient lesdeux gardes et autour du salon où couchait, depuis la « galerieinexplicable », M. Stangerson ; bref, autour de toutl’appartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M.Darzac me demandait de rendre impossible l’arrivée à la chambre deMlle Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement » impossible, que l’homme fût rebuté tout de suite etdisparût sans laisser de trace. C’est ainsi que j’expliquai, à partmoi, la phrase finale dont il me salua : « Quand je serai parti,vous pourrez parler de « vos » soupçons pour cette nuit à M.Stangerson, au père Jacques, à Frédéric Larsan, à tout le monde auchâteau et organiser ainsi, jusqu’à mon retour, une surveillancedont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul l’idée. »

« Il s’en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plusguère ce qu’il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient » que j’avais deviné les trois quarts de son secret. Oui,oui, vraiment, il devait être tout à fait désemparé pour être venuà moi dans un moment pareil et pour abandonner Mlle Stangerson,quand il avait dans la tête cette idée terrible de la «coïncidence… »

« Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, qu’ilfallait être plus astucieux que l’astuce même, de telle sorte quel’homme, s’il devait aller, cette nuit, dans la chambre de MlleStangerson, ne se doutât point une seconde qu’on pouvait soupçonnersa venue. Certes ! l’empêcher de pénétrer, même par la mort,mais le laisser avancer suffisamment pour que, mort ou vivant, onpût voir nettement sa figure ! Car il fallait en finir, ilfallait libérer Mlle Stangerson de cet assassinat latent !

« Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipesur la table et vidé son verre, il faut que je voie, d’une façonbien distincte, sa figure, histoire d’être sûr qu’elle entre dansle cercle que j’ai tracé avec le bon bout de ma raison. »

À ce moment, apportant l’omelette au lard traditionnelle,l’hôtesse fit sa réapparition. Rouletabille lutina un peu MmeMathieu et celle-ci se montra de l’humeur la plus charmante.

« Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieuest cloué au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieuest ingambe ! »

Mais je n’étais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires del’hôtesse ; j’étais tout entier aux dernières paroles de monjeune ami et à l’étrange démarche de M. Robert Darzac.

Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls ànouveau, Rouletabille reprit le cours de ses confidences :

« Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la premièreheure, j’en étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac : «L’assassin viendra ‘’peut-être’’ la nuit prochaine. » Maintenant,je peux vous dire qu’il viendra « sûrement ». Oui, jel’attends.

– Et qu’est-ce qui vous a donné cette certitude ? Neserait-ce point par hasard…

– Taisez-vous, m’interrompit en souriant Rouletabille,taisez-vous, vous allez dire une bêtise. Je suis sûr que l’assassinviendra depuis ce matin, dix heures et demie, c’est-à-dire avantvotre arrivée, et par conséquent avant que nous n’ayons aperçuArthur Rance à la fenêtre de la cour d’honneur…

– Ah ! ah ! fis-je… vraiment… mais encore, pourquoi enétiez-vous sûr dès dix heures et demie ?

– Parce que, à dix heures et demie, j’ai eu la preuve que MlleStangerson faisait autant d’efforts pour permettre à l’assassin depénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avaitpris, en s’adressant à moi, de précautions pour qu’il n’y entrâtpas…

– Oh ! oh ! m’écriai-je, est-ce bien possible ! …»

Et plus bas :

« Ne m’avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. RobertDarzac ?

– Je vous l’ai dit parce que c’est la vérité !

– Alors, vous ne trouvez pas bizarre…

– Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyezbien que le bizarre que vous, vous connaissez n’est rien à côté dubizarre qui vous attend ! …

– Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson « etson assassin » aient entre eux des relations au moinsépistolaires ?

– Admettez-le ! mon ami, admettez-le ! … Vous nerisquez rien ! … Je vous ai rapporté l’histoire de la lettresur la table de Mlle Stangerson, lettre laissée par l’assassin lanuit de la « galerie inexplicable », lettre disparue… dans la pochede Mlle Stangerson… Qui pourrait prétendre que, « dans cettelettre, l’assassin ne sommait pas Mlle Stangerson de lui donner unprochain rendez-vous effectif », et enfin qu’il n’a pas fait savoirà Mlle Stangerson, « aussitôt qu’il a été sûr du départ de M.Darzac », que ce rendez-vous devait être pour la nuit quivient ? »

Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où jeme demandais s’il ne se payait point ma tête.

La porte de l’auberge s’ouvrit. Rouletabille fut debout, sisubitement, qu’on eût pu croire qu’il venait de subir sur son siègeune décharge électrique.

« Mr Arthur Rance ! » s’écria-t-il.

M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement,saluait.

Chapitre 20Un geste de Mlle Stangerson

« Vous me reconnaissez, monsieur ? demanda Rouletabille augentleman.

– Parfaitement, répondit Arthur Rance. J’ai reconnu en vous lepetit garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabilleà ce titre de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pourvenir vous serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon. »

Main tendue de l’américain ; Rouletabille se déride, serrela main en riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance,l’invite à partager notre repas.

« Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson. »

Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sansaccent.

« Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vousrevoir ; ne deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain oule surlendemain de la réception à l’Élysée ? »

Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cetteconversation de rencontre, prêtons une oreille fort attentive àchaque parole de l’Américain.

La face rose violacée de l’homme, ses paupières lourdes,certains tics nerveux, tout démontre, tout prouve l’alcoolique.Comment ce triste individu est-il le commensal de M.Stangerson ? Comment peut-il être intime avec l’illustreprofesseur ?

Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de FrédéricLarsan – lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par laprésence de l’Américain au château, et s’était documenté – que M.Rance n’était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d’années,c’est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et desa fille. À l’époque où les Stangerson habitaient l’Amérique, ilsavaient connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un desphrénologues les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su,grâce à des expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir unpas immense à la science de Gall et de Lavater. Enfin, il fautretenir à l’actif d’Arthur Rance et pour l’explication de cetteintimité avec laquelle il était reçu au Glandier, que le savantaméricain avait rendu un jour un grand service à Mlle Stangerson,en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux emballés de savoiture. Il était même probable qu’à la suite de cet événement unecertaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la fille duprofesseur ; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, lamoindre histoire d’amour.

Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements ? Ilne me le dit point ; mais il paraissait à peu près sûr de cequ’il avançait.

Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l’auberge du« Donjon », nous avions connu ces détails, il est probable que saprésence au château nous eût moins intrigués, mais ils n’auraientfait, en tout cas, « qu’augmenter l’intérêt » que nous portions àce nouveau personnage. L’américain devait avoir dans lesquarante-cinq ans. Il répondit d’une façon très naturelle à laquestion de Rouletabille :

« Quand j’ai appris l’attentat, j’ai retardé mon retour enAmérique ; je voulais m’assurer, avant de partir, que MlleStangerson n’était point mortellement atteinte, et je ne m’en iraique lorsqu’elle sera tout à fait rétablie. »

Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitantde répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisantpart, sans que nous l’y invitions, de ses idées personnelles sur ledrame, idées qui n’étaient point éloignées, à ce que j’ai pucomprendre, des idées de Frédéric Larsan lui-même, c’est-à-dire quel’Américain pensait, lui aussi, que M. Robert Darzac « devait êtrepour quelque chose dans l’affaire ». Il ne le nomma point, mais ilne fallait point être grand clerc pour saisir ce qui était au fondde son argumentation. Il nous dit qu’il connaissait les effortsfaits par le jeune Rouletabille pour arriver à démêler l’écheveauembrouillé du drame de la «Chambre Jaune». Il nous rapporta que M.Stangerson l’avait mis au courant des événements qui s’étaientdéroulés dans la « galerie inexplicable ». On devinait, en écoutantArthur Rance, qu’il expliquait tout par Robert Darzac. À plusieursreprises, il regretta que M. Darzac fût « justement absent duchâteau » quand il s’y passait d’aussi mystérieux drames, et noussûmes ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M.Darzac avait été « très bien inspiré, très habile », en installantlui-même sur les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manqueraitpoint – un jour ou l’autre – de découvrir l’assassin. Il prononçacette dernière phrase avec une ironie visible, se leva, nous salua,et sortit.

Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s’éloigner et dit:

« Drôle de corps ! »

Je lui demandai :

« Croyez-vous qu’il passera la nuit au Glandier ? »

À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit « que cela luiétait tout à fait indifférent ».

Je passerai sur l’emploi de notre après-midi. Qu’il vous suffisede savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, queRouletabille me conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que,tout ce temps, mon ami affecta de me parler de toute autre choseque de ce qui le préoccupait. Ainsi le soir arriva. J’étais toutétonné de voir le reporter ne prendre aucune de ces dispositionsauxquelles je m’attendais. Je lui en fis la remarque, quand, lanuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il me répondit quetoutes ses dispositions étaient déjà prises et que l’assassin nepouvait, cette fois, lui échapper. Comme j’émettais quelque doute,lui rappelant la disparition de l’homme dans la galerie, et faisantentendre que le même fait pourrait se renouveler, il répliqua : «Qu’il l’espérait bien, et que c’est tout ce qu’il désirait cettenuit-là. » Je n’insistai point, sachant par expérience combien moninsistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis lecommencement du jour, par son soin et ceux des concierges, lechâteau était surveillé de telle sorte que personne ne pût enapprocher sans qu’il en fût averti ; et que, dans le cas oùpersonne ne viendrait du dehors, il était bien tranquille sur toutce qui pouvait concerner « ceux du dedans ».

Il était alors six heures et demie, à la montre qu’il tira deson gousset ; il se leva, me fit signe de le suivre et, sansprendre aucune précaution, sans essayer même d’atténuer le bruit deses pas, sans me recommander le silence, il me conduisit à traversla galerie ; nous atteignîmes la galerie droite, et nous lasuivîmes jusqu’au palier de l’escalier que nous traversâmes. Nousavons alors continué notre marche dans la galerie, « aile gauche »,passant devant l’appartement du professeur Stangerson. Àl’extrémité de cette galerie, avant d’arriver au donjon, setrouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur Rance.Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, l’Américain àla fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d’honneur. Laporte de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisquela chambre barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, laporte de cette chambre était juste en face de la fenêtre « est «qui se trouvait à l’extrémité de l’autre galerie droite, ailedroite, là où, précédemment, Rouletabille avait placé le pèreJacques. Quand on tournait le dos à cette porte, c’est-à-dire quandon sortait de cette chambre, « on voyait toute la galerie » enenfilade : aile gauche, palier et aile droite. Il n’y avait,naturellement, que la galerie tournante de l’aile droite que l’onne voyait point.

« Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve.Vous, quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici.»

Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire,pris sur la galerie et situé de biais à gauche de la porte de lachambre d’Arthur Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce quise passait dans la galerie aussi facilement que si j’avais étédevant la porte d’Arthur Rance et je pouvais également surveillerla porte même de l’Américain. La porte de ce cabinet, qui devaitêtre mon lieu d’observation, était garnie de carreaux non dépolis.Il faisait clair dans la galerie où toutes les lampes étaientallumées ; il faisait noir dans le cabinet. C’était là unposte de choix pour un espion.

Car que faisais-je, là, sinon un métier d’espion ? de baspolicier ? J’y répugnais certainement ; et, outre mesinstincts naturels, n’y avait-il pas la dignité de ma professionqui s’opposait à un pareil avatar ? En vérité, si monbâtonnier me voyait ! si l’on apprenait ma conduite, auPalais, que dirait le Conseil de l’Ordre ? Rouletabille, lui,ne soupçonnait même pas qu’il pouvait me venir à l’idée de luirefuser le service qu’il me demandait, et, de fait, je ne le luirefusai point : d’abord parce que j’eusse craint de passer à sesyeux pour un lâche ; ensuite parce que je réfléchis que jepouvais toujours prétendre qu’il m’était loisible de chercherpartout la vérité en amateur ; enfin, parce qu’il était troptard pour me tirer de là. Que n’avais-je eu ces scrupules plustôt ? Pourquoi ne les avais-je pas eus ? Parce que macuriosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire quej’allais contribuer à sauver la vie d’une femme ; et il n’estpoint de règlements professionnels qui puissent interdire un aussigénéreux dessein.

Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en facede l’appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s’ouvrit,poussée par le maître d’hôtel qui faisait le service du dîner (M.Stangerson dînait avec sa fille dans le salon du premier étage,depuis trois jours), et, comme la porte était restée entrouverte,nous vîmes parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l’absencedu domestique et de ce que son père était baissé, ramassant unobjet qu’elle venait de faire tomber, « versait hâtivement lecontenu d’une fiole dans le verre de M. Stangerson ».

Chapitre 21À l’affût

Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point émouvoir extrêmementRouletabille. Nous nous retrouvâmes dans sa chambre, et, ne meparlant même point de la scène que nous venions de surprendre, ilme donna ses dernières instructions pour la nuit. Nous allionsd’abord dîner. Après dîner, je devais entrer dans le cabinet noiret, là, j’attendrais tout le temps qu’il faudrait « pour voirquelque chose ».

« Si vous « voyez » avant moi, m’expliqua mon ami, il faudram’avertir. Vous verrez avant moi si l’homme arrive dans la galeriedroite par tout autre chemin que la galerie tournante, puisque vousdécouvrez toute la galerie droite et que moi je ne puis voir que lagalerie tournante. Pour m’avertir, vous n’aurez qu’à dénouerl’embrasse du rideau de la fenêtre de la galerie droite qui setrouve la plus proche du cabinet noir. Le rideau tombera delui-même, voilant la fenêtre et faisant immédiatement un carréd’ombre là où il y avait un carré de lumière, puisque la galerieest éclairée. Pour faire ce geste, vous n’avez qu’à allonger lamain hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui faitangle droit avec la galerie droite, j’aperçois, par les fenêtres dela galerie tournante, tous les carrés de lumière que font lesfenêtres de la galerie droite. Quand le carré lumineux qui nousoccupe deviendra obscur, je saurai ce que cela veut dire.

– Et alors ?

– Alors, vous me verrez apparaître au coin de la galerietournante.

– Et qu’est-ce que je ferai ?

– Vous marcherez aussitôt vers moi, derrière l’homme, mais jeserai déjà sur l’homme et j’aurai vu si sa figure entre dans moncercle…

– Celui qui est « tracé par le bon bout de la raison »,terminai-je en esquissant un sourire.

– Pourquoi souriez-vous ? C’est bien inutile… Enfin,profitez, pour vous réjouir, des quelques instants qui vousrestent, car je vous jure que tout à l’heure vous n’en aurez plusl’occasion.

– Et si l’homme échappe ?

– Tant mieux ! fit flegmatiquement Rouletabille. Je netiens pas à le prendre ; il pourra s’échapper en dégringolantl’escalier et par le vestibule du rez-de-chaussée… et cela avantque vous n’ayez atteint le palier, puisque vous êtes au fond de lagalerie. Moi, je le laisserai partir après avoir vu sa figure.C’est tout ce qu’il me faut : voir sa figure. Je saurai bienm’arranger ensuite pour qu’il soit mort pour Mlle Stangerson, mêmes’il reste vivant. Si je le prends vivant, Mlle Stangerson et M.Robert Darzac ne me le pardonneront peut-être jamais ! Et jetiens à leur estime ; ce sont de braves gens. Quand je voisMlle Stangerson verser un narcotique dans le verre de son père,pour que son père, cette nuit, ne soit pas réveillé par laconversation qu’elle doit avoir avec son assassin, vous devezcomprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites sij’amenais à son père, les poings liés et la bouche ouverte, l’hommede la «Chambre Jaune» et de la « galerie inexplicable » !C’est peut-être un grand bonheur que, la nuit de la «galerieinexplicable», l’homme se soit évanoui comme parenchantement ! Je l’ai compris cette nuit-là à la physionomiesoudain rayonnante de Mlle Stangerson quand elle eut appris qu’ilavait échappé. Et j’ai compris que, pour sauver la malheureuse, ilfallait moins prendre l’homme que le rendre muet, de quelque façonque ce fut. Mais tuer un homme ! tuer un homme ! ce n’estpas une petite affaire. Et puis, ça ne me regarde pas… à moinsqu’il ne m’en donne l’occasion ! … D’un autre côté, le rendremuet sans que la dame me fasse de confidences… c’est une besognequi consiste d’abord à deviner tout avec rien ! …Heureusement, mon ami, j’ai deviné… ou plutôt non, j’ai raisonné…et je ne demande à l’homme de ce soir de ne m’apporter que lafigure sensible qui doit entrer…

– Dans le cercle…

– Parfaitement. et sa figure ne me surprendra pas ! …

– Mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure, le soir oùvous avez sauté dans la chambre…

– Mal… la bougie était par terre… et puis, toute cettebarbe…

– Ce soir, il n’en aura donc plus ?

– Je crois pouvoir affirmer qu’il en aura… Mais la galerie estclaire, et puis, maintenant, je sais… ou du moins mon cerveau sait…alors mes yeux verront…

– S’il ne s’agit que de le voir et de le laisser échapper…pourquoi nous être armés ?

– Parce que, mon cher, si l’homme de la «Chambre Jaune» et de la«galerie inexplicable» sait que je sais, il est capable detout ! Alors, il faudra nous défendre.

– Et vous êtes sûr qu’il viendra ce soir ? …

– Aussi sûr que vous êtes là ! … Mlle Stangerson, à dixheures et demie, ce matin, le plus habilement du monde, s’estarrangée pour être sans gardes-malades cette nuit ; elle leura donné congé pour vingt-quatre heures, sous des prétextesplausibles, et n’a voulu, pour veiller auprès d’elle, pendant leurabsence, que son cher père, qui couchera dans le boudoir de safille et qui accepte cette nouvelle fonction avec une joiereconnaissante. La coïncidence du départ de M. Darzac (après lesparoles qu’il m’a dites) et des précautions exceptionnelles de MlleStangerson, pour faire autour d’elle de la solitude, ne permetaucun doute. La venue de l’assassin, que Darzac redoute, MlleStangerson la prépare !

– C’est effroyable !

– Oui.

– Et le geste que nous lui avons vu faire, c’est le geste qui vaendormir son père ?

– Oui.

– En somme, pour l’affaire de cette nuit, nous ne sommes quedeux ?

– Quatre ; le concierge et sa femme veillent à tout hasard…Je crois leur veille inutile, « avant »… Mais le concierge pourram’être utile « après, si on tue » !

– Vous croyez donc qu’on va tuer ?

– On tuera s’il le veut !

– Pourquoi n’avoir pas averti le père Jacques ? Vous nevous servez plus de lui, aujourd’hui ?

– Non », me répondit Rouletabille d’un ton brusque.

Je gardai quelque temps le silence ; puis, désireux deconnaître le fond de la pensée de Rouletabille, je lui demandai àbrûle-pourpoint :

« Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance ? Il pourrait nousêtre d’un grand secours…

– Ah ça ! fit Rouletabille avec méchante humeur… Vousvoulez donc mettre tout le monde dans les secrets de MlleStangerson ! … Allons dîner… c’est l’heure… Ce soir nousdînons chez Frédéric Larsan… à moins qu’il ne soit encore pendu auxtrousses de Robert Darzac… Il ne le lâche pas d’une semelle. Mais,bah ! s’il n’est pas là en ce moment, je suis bien sûr qu’ilsera là cette nuit ! … En voilà un que je vais rouler !»

À ce moment, nous entendîmes du bruit dans la chambre àcôté.

« Ce doit être lui, dit Rouletabille.

– J’oubliais de vous demander, fis-je : quand nous serons devantle policier, pas une allusion à l’expédition de cette nuit,n’est-ce pas ?

– Évidemment ; nous opérons seuls, pour notre comptepersonnel.

– Et toute la gloire sera pour nous ? »

Rouletabille, ricanant, ajouta :

« Tu l’as dit, bouffi ! »

Nous dînâmes avec Frédéric Larsan, dans sa chambre. Nous letrouvâmes chez lui… Il nous dit qu’il venait d’arriver et nousinvita à nous mettre à table. Le dîner se passa dans la meilleurehumeur du monde, et je n’eus point de peine à comprendre qu’ilfallait l’attribuer à la quasi-certitude où Rouletabille etFrédéric Larsan, l’un et l’autre, et chacun de son côté, étaient detenir enfin la vérité. Rouletabille confia au grand Fred quej’étais venu le voir de mon propre mouvement et qu’il m’avaitretenu pour que je l’aidasse dans un grand travail qu’il devaitlivrer, cette nuit même, à L’Époque. Je devais repartir, dit-il,pour Paris, par le train d’onze heures, emportant sa « copie », quiétait une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait lesprincipaux épisodes des mystères du Glandier. Larsan sourit à cetteexplication comme un homme qui n’en est point dupe, mais qui segarde, par politesse, d’émettre la moindre réflexion sur des chosesqui ne le regardent pas. Avec mille précautions dans le langage etjusque dans les intonations, Larsan et Rouletabille s’entretinrentassez longtemps de la présence au château de M. Arthur-W. Rance, deson passé en Amérique qu’ils eussent voulu connaître mieux, dumoins quant aux relations qu’il avait eues avec les Stangerson. Àun moment, Larsan, qui me parut soudain souffrant, dit avec effort:

« Je crois, monsieur Rouletabille, que nous n’avons plusgrand’chose à faire au Glandier, et m’est avis que nous n’ycoucherons plus de nombreux soirs.

– C’est aussi mon avis, monsieur Fred.

– Vous croyez donc, mon ami, que l’affaire est finie ?

– Je crois, en effet, qu’elle est finie et qu’elle n’a plus rienà nous apprendre, répliqua Rouletabille.

– Avez-vous un coupable ? demanda Larsan.

– Et vous ?

– Oui.

– Moi aussi, dit Rouletabille.

– Serait-ce le même ?

– Je ne crois pas, si vous n’avez pas changé d’idée », dit lejeune reporter.

Et il ajouta avec force :

« M. Darzac est un honnête homme !

– Vous en êtes sûr ? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suissûr du contraire… C’est donc la bataille ?

– Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur FrédéricLarsan.

– La jeunesse ne doute de rien », termina le grand Fred en riantet en me serrant la main.

Rouletabille répondit comme un écho :

« De rien ! »

Mais soudain, Larsan, qui s’était levé pour nous souhaiter lebonsoir, porta les deux mains à sa poitrine et trébucha. Il duts’appuyer à Rouletabille pour ne pas tomber. Il était devenuextrêmement pâle.

« Oh ! oh ! fit-il, qu’est-ce que j’ai là ?Est-ce que je serais empoisonné ? »

Et il nous regardait d’un œil hagard… En vain, nousl’interrogions, il ne nous répondait plus… Il s’était affaissé dansun fauteuil et nous ne pûmes en tirer un mot. Nous étionsextrêmement inquiets, et pour lui, et pour nous, car nous avionsmangé de tous les plats auxquels avait touché Frédéric Larsan. Nousnous empressions autour de lui. Maintenant, il ne semblait plussouffrir, mais sa tête lourde avait roulé sur son épaule et sespaupières appesanties nous cachaient son regard. Rouletabille sepencha sur sa poitrine et ausculta son cœur…

Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que jela lui avais vue tout à l’heure bouleversée. Il me dit :

« Il dort ! »

Et il m’entraîna dans sa chambre, après avoir refermé la portede la chambre de Larsan.

« Le narcotique ? demandai-je… Mlle Stangerson veut doncendormir tout le monde, ce soir ? …

– Peut-être… me répondit Rouletabille en songeant à autrechose.

– Mais nous ! … nous ! exclamai-je. Qui me dit quenous n’avons pas avalé un pareil narcotique ?

– Vous sentez-vous indisposé ? me demanda Rouletabille avecsang-froid.

– Non, aucunement !

– Avez-vous envie de dormir ?

– En aucune façon…

– Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare. »

Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac luiavait offert ; quant à lui, il alluma sa bouffarde, sonéternelle bouffarde.

Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusqu’à dix heures, sansqu’un mot fût prononcé. Plongé dans un fauteuil, Rouletabillefumait sans discontinuer, le front soucieux et le regard lointain.À dix heures, il se déchaussa, me fit un signe et je compris que jedevais, comme lui, retirer mes chaussures. Quand nous fûmes sur noschaussettes, Rouletabille dit, si bas que je devinai plutôt le motque je ne l’entendis :

« Revolver ! »

Je sortis mon revolver de la poche de mon veston.

« Armez ! fit-il encore.

J’armai.

Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, l’ouvrit avecdes précautions infinies ; la porte ne cria pas. Nous fûmesdans la galerie tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Jecompris que je devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Commeje m’éloignais déjà de lui, Rouletabille me rejoignit « etm’embrassa », et puis je vis qu’avec les mêmes précautions ilretournait dans sa chambre. Étonné de ce baiser et un peu inquiet,j’arrivai dans la galerie droite que je longeai sansencombre ; je traversai le palier et continuai mon chemin dansla galerie, aile gauche, jusqu’au cabinet noir. Avant d’entrer dansle cabinet noir, je regardai de près l’embrasse du rideau de lafenêtre… Je n’avais, en effet, qu’à la toucher du doigt pour que lelourd rideau retombât d’un seul coup, « cachant à Rouletabille lecarré de lumière » : signal convenu. Le bruit d’un pas m’arrêtadevant la porte d’Arthur Rance. « Il n’était donc pas encorecouché ! » Mais comment était-il encore au château, n’ayantpas dîné avec M. Stangerson et sa fille ? Du moins, je nel’avais pas vu à table, dans le moment que nous avions saisi legeste de Mlle Stangerson.

Je me retirai dans mon cabinet noir. Je m’y trouvaisparfaitement. Je voyais toute la galerie en enfilade, galerieéclairée comme en plein jour. Évidemment, rien de ce qui allait s’ypasser ne pouvait m’échapper. Mais qu’est-ce qui allait s’ypasser ? Peut-être quelque chose de très grave. Nouveausouvenir inquiétant du baiser de Rouletabille. On n’embrasse ainsises amis que dans les grandes occasions ou quand ils vont courir undanger ! Je courais donc un danger ?

Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, etj’attendis. Je ne suis pas un héros, mais je ne suis pas unlâche.

J’attendis une heure environ ; pendant cette heure je neremarquai rien d’anormal. Dehors, la pluie, qui s’était mise àtomber violemment vers neuf heures du soir, avait cessé.

Mon ami m’avait dit que rien ne se passerait probablement avantminuit ou une heure du matin. Cependant il n’était pas plus d’onzeheures et demie quand la porte de la chambre d’Arthur Rances’ouvrit. J’en entendis le faible grincement sur ses gonds. On eûtdit qu’elle était poussée de l’intérieur avec la plus grandeprécaution. La porte resta ouverte un instant qui me parut trèslong. Comme cette porte était ouverte, dans la galerie,c’est-à-dire poussée hors la chambre, je ne pus voir, ni ce qui sepassait dans la chambre, ni ce qui se passait derrière la porte. Àce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se répétait pour latroisième fois, qui venait du parc, et auquel je n’avais pasattaché plus d’importance qu’on n’a coutume d’en attacher aumiaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttières. Mais,cette troisième fois, le miaulement était si pur et si « spécial »que je me rappelai ce que j’avais entendu raconter du cri de la «Bête du Bon Dieu ». Comme ce cri avait accompagné, jusqu’à ce jour,tous les drames qui s’étaient déroulés au Glandier, je ne pusm’empêcher, à cette réflexion, d’avoir un frisson. Aussitôt je visapparaître, au delà de la porte, et refermant la porte, un homme.Je ne pus d’abord le reconnaître, car il me tournait le dos et ilétait penché sur un ballot assez volumineux. L’homme, ayant referméla porte, et portant le ballot, se retourna vers le cabinet noir,et alors je vis qui il était. Celui qui sortait, à cette heure, dela chambre d’Arthur Rance « était le garde ». C’était « l’hommevert ». Il avait ce costume que je lui avais vu sur la route, enface de l’auberge du « Donjon », le premier jour où j’étais venu auGlandier, et qu’il portait encore le matin même quand, sortant duchâteau, nous l’avions rencontré, Rouletabille et moi. Aucun doute,c’était le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une figurequi me parut exprimer une certaine anxiété. Comme le cri de la «Bête du Bon Dieu » retentissait au dehors pour la quatrième fois,il déposa son ballot dans la galerie et s’approcha de la secondefenêtre, en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir. Je nerisquai aucun mouvement, car je craignais de trahir maprésence.

Quand il fut à cette fenêtre, il colla son front contre lesvitraux dépolis, et regarda la nuit du parc. Il resta là unedemi-minute. La nuit était claire, par intermittences, illuminéepar une lune éclatante qui, soudain, disparaissait sous un grosnuage. « L’homme vert » leva le bras à deux reprises, fit dessignes que je ne comprenais point ; puis, s’éloignant de lafenêtre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la galerie, versle palier.

Rouletabille m’avait dit : « Quand vous verrez quelque chose,dénouez l’embrasse. » Je voyais quelque chose. Était-ce cette choseque Rouletabille attendait ? Ceci n’était point mon affaire etje n’avais qu’à exécuter la consigne qui m’avait été donnée. Jedénouai l’embrasse. Mon cœur battait à se rompre. L’homme atteignitle palier, mais à ma grande stupéfaction, comme je m’attendais à levoir continuer son chemin dans la galerie, aile droite, jel’aperçus qui descendait l’escalier conduisant au vestibule.

Que faire ? Stupidement, je regardais le lourd rideau quiétait retombé sur la fenêtre. Le signal avait été donné, et je nevoyais pas apparaître Rouletabille au coin de la galerie tournante.Rien ne vint ; personne n’apparut. J’étais perplexe. Unedemi-heure s’écoula qui me parut un siècle. « Que faire maintenant,même si je voyais autre chose ? » Le signal avait été donné,je ne pouvais le donner une seconde fois… D’un autre côté,m’aventurer dans la galerie en ce moment pouvait déranger tous lesplans de Rouletabille. Après tout, je n’avais rien à me reprocher,et, s’il s’était passé quelque chose que n’attendait point mon ami,celui-ci n’avait qu’à s’en prendre à lui-même. Ne pouvant plus êtred’aucun réel secours d’avertissement pour lui, je risquai le toutpour le tout : je sortis du cabinet, et, toujours sur meschaussettes, mesurant mes pas et écoutant le silence, je m’en fusvers la galerie tournante.

Personne dans la galerie tournante. J’allai à la porte de lachambre de Rouletabille. J’écoutai. Rien. Je frappai biendoucement. Rien. Je tournai le bouton, la porte s’ouvrit. J’étaisdans la chambre. Rouletabille était étendu, tout de son long, surle parquet.

Chapitre 22Le cadavre incroyable

Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps dureporter, et j’eus la joie de constater qu’il dormait ! Ildormait de ce sommeil profond et maladif dont j’avais vu s’endormirFrédéric Larsan. Lui aussi était victime du narcotique que l’onavait versé dans nos aliments. Comment, moi-même, n’avais-je pointsubi le même sort ! Je réfléchis alors que le narcotique avaitdû être versé dans notre vin ou dans notre eau, car ainsi touts’expliquait : « je ne bois pas en mangeant. » Doué par la natured’une rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on dit. Jesecouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à luifaire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à n’en point douter,le fait de Mlle Stangerson.

Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore,elle avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyaittout, qui savait tout ! Je me rappelai que le maître d’hôtelnous avait recommandé, en nous servant, un excellent Chablis qui,sans doute, avait passé sur la table du professeur et de safille.

Plus d’un quart d’heure s’écoula ainsi. Je me résolus, en cescirconstances extrêmes, où nous avions tant besoin d’être éveillés,à des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un brocd’eau. Il ouvrit les yeux, enfin ! de pauvres yeux mornes,sans vie et ni regard. Mais n’était-ce pas là une premièrevictoire ? Je voulus la compléter ; j’administrai unepaire de gifles sur les joues de Rouletabille, et le soulevai.Bonheur ! je sentis qu’il se raidissait entre mes bras, et jel’entendis qui murmurait : « Continuez, mais ne faites pas tant debruit ! … » Continuer à lui donner des gifles sans faire debruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le pinceret à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étionssauvés ! …

« On m’a endormi, fit-il… Ah ! J’ai passé un quart d’heureabominable avant de céder au sommeil… Mais maintenant, c’estpassé ! Ne me quittez pas ! … »

Il n’avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes lesoreilles déchirées par un cri affreux qui retentissait dans lechâteau, un véritable cri de la mort…

« Malheur ! hurla Rouletabille… nous arrivons troptard ! … »

Et il voulut se précipiter vers la porte ; mais il étaittout étourdi et roula contre la muraille. Moi, j’étais déjà dans lagalerie, le revolver au poing, courant comme un fou du côté de lachambre de Mlle Stangerson. Au moment même où j’arrivais àl’intersection de la galerie tournante et de la galerie droite, jevis un individu qui s’échappait de l’appartement de Mlle Stangersonet qui, en quelques bonds, atteignit le palier.

Je ne fus pas maître de mon geste : je tirai… le coup derevolver retentit dans la galerie avec un fracasassourdissant ; mais l’homme, continuant ses bonds insensés,dégringolait déjà l’escalier. Je courus derrière lui, en criant : «Arrête ! arrête ! ou je te tue ! … » Comme je meprécipitais à mon tour dans l’escalier, je vis en face de moi,arrivant du fond de la galerie, aile gauche du château, ArthurRance qui hurlait : « Qu’y a-t-il ? … Qu’y a-t-il ? … »Nous arrivâmes presque en même temps au bas de l’escalier, ArthurRance et moi ; la fenêtre du vestibule était ouverte ;nous vîmes distinctement la forme de l’homme qui fuyait ;instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sadirection ; l’homme n’était pas à plus de dix mètres devantnous ; il trébucha et nous crûmes qu’il allait tomber ;déjà nous sautions par la fenêtre ; mais l’homme se reprit àcourir avec une vigueur nouvelle ; j’étais en chaussettes,l’Américain était pieds nus ; nous ne pouvions espérerl’atteindre « si nos revolvers ne l’atteignaient pas » ! Noustirâmes nos dernières cartouches sur lui ; il fuyait toujours…Mais il fuyait du côté droit de la cour d’honneur vers l’extrémitéde l’aile droite du château, dans ce coin entouré de fossés et dehautes grilles d’où il allait lui être impossible de s’échapper,dans ce coin qui n’avait d’autre issue, « devant nous », que laporte de la petite chambre en encorbellement occupée maintenant parle garde.

L’homme, bien qu’il fût inévitablement blessé par nos balles,avait maintenant une vingtaine de mètres d’avance. Soudain,derrière nous, au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galeries’ouvrit et nous entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait,désespérée :

« Tirez, Bernier ! Tirez ! »

Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encorestriée d’un éclair.

À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, deboutavec son fusil, à la porte du donjon.

Il avait bien visé. « L’ombre tomba. » Mais, comme elle étaitarrivée à l’extrémité de l’aile droite du château, elle tomba del’autre côté de l’angle de la bâtisse ; c’est-à-dire que nousvîmes qu’elle tombait, mais elle ne s’allongea définitivement parterre que de cet autre côté du mur que nous ne pouvions pas voir.Bernier, Arthur Rance et moi, nous arrivions de cet autre côté dumur, vingt secondes plus tard. « L’ombre était morte à nos pieds.»

Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurset les détonations, Larsan venait d’ouvrir la fenêtre de sa chambreet nous criait, comme avait crié Arthur Rance : « Qu’ya-t-il ? … Qu’y a-t-il ? … »

Et nous, nous étions penchés sur l’ombre, sur la mystérieuseombre morte de l’assassin. Rouletabille, tout à fait réveillémaintenant, nous rejoignit dans le moment, et je lui criai :

« Il est mort ! Il est mort ! …

– Tant mieux, fit-il… Apportez-le dans le vestibule duchâteau…

Mais il se reprit :

« Non ! non ! Déposons-le dans la chambre dugarde ! … »

Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde… Personnene répondit de l’intérieur… ce qui ne m’étonna point,naturellement.

« Évidemment, il n’est pas là, fit le reporter, sans quoi ilserait déjà sorti ! … Portons donc ce corps dans le vestibule…»

Depuis que nous étions arrivés sur « l’ombre morte », la nuits’était faite si noire, par suite du passage d’un gros nuage sur lalune, que nous ne pouvions que toucher cette ombre sans endistinguer les lignes. Et cependant, nos yeux avaient hâte desavoir ! Le père Jacques, qui arrivait, nous aida àtransporter le cadavre jusque dans le vestibule du château. Là,nous le déposâmes sur la première marche de l’escalier. J’avaissenti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui coulaitdes blessures…

Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec unelanterne. Il se pencha sur le visage de « l’ombre morte », et nousreconnûmes le garde, celui que le patron de l’auberge du « Donjon »appelait « l’homme vert » et que, une heure auparavant, j’avais vusortir de la chambre d’Arthur Rance, chargé d’un ballot. Mais, ceque j’avais vu, je ne pouvais le rapporter qu’à Rouletabille seul,ce que je fis du reste quelques instants plus tard.

………………………………………………………………………………………..

Je ne saurais passer sous silence l’immense stupéfaction – jedirai même le cruel désappointement – dont firent preuve JosephRouletabille et Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans levestibule. Ils tâtaient le cadavre… ils regardaient cette figuremorte, ce costume vert du garde… et ils répétaient, l’un et l’autre: « Impossible ! … c’est impossible ! »

Rouletabille s’écria même :

« C’est à jeter sa tête aux chiens ! »

Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée delamentations ridicules. Il affirmait qu’on s’était trompé et que legarde ne pouvait être l’assassin de sa maîtresse. Nous dûmes lefaire taire. On aurait assassiné son fils qu’il n’eût point gémidavantage, et j’expliquai cette exagération de bons sentiments parla peur dont il devait être hanté que l’on crût qu’il seréjouissait de ce décès dramatique ; chacun savait, en effet,que le père Jacques détestait le garde. Je constatai que seul, denous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou enchaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.

Mais Rouletabille n’avait pas lâché le cadavre ; à genouxsur les dalles du vestibule, éclairé par la lanterne du pèreJacques, il déshabillait le corps du garde ! … Il lui mit lapoitrine à nu. Elle était sanglante.

Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, ilen projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors,il se releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d’uneironie sauvage :

« Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et dechevrotines est mort d’un coup de couteau au cœur ! »

Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou etje me penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constaterqu’en effet le corps du garde ne portait aucune blessure provenantd’un projectile, et que, seule, la région cardiaque avait étéentaillée par une lame aiguë.

Chapitre 23La double piste

Je n’étais pas encore revenu de la stupeur que me causait unepareille découverte quand mon jeune ami me frappa sur l’épaule etme dit :

« Suivez-moi !

– Où, lui demandai-je ?

– Dans ma chambre.

– Qu’allons-nous y faire ?

– Réfléchir. »

J’avouai, quant à moi, que j’étais dans l’impossibilité totale,non seulement de réfléchir, mais encore de penser ; et, danscette nuit tragique, après des événements dont l’horreur n’étaitégalée que par leur incohérence, je m’expliquais difficilementcomment, entre le cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être àl’agonie, Joseph Rouletabille pouvait avoir la prétention de «réfléchir ». C’est ce qu’il fit cependant, avec le sang-froid desgrands capitaines au milieu des batailles. Il poussa sur nous laporte de sa chambre, m’indiqua un fauteuil, s’assit posément enface de moi, et, naturellement, alluma sa pipe. Je le regardaisréfléchir… et je m’endormis. Quand je me réveillai, il faisaitjour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille n’était plus là.Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai et commençaide m’étirer les membres quand la porte s’ouvrit et mon ami rentra.Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je dormais,il n’avait point perdu son temps.

« Mlle Stangerson ? demandai-je tout de suite.

– Son état, très alarmant, n’est pas désespéré.

– Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre ?

– Au premier rayon de l’aube.

– Vous avez travaillé ?

– Beaucoup.

– Découvert quoi ?

– Une double empreinte de pas très remarquable « et qui auraitpu me gêner… »

– Elle ne vous gêne plus ?

– Non.

– Vous explique-t-elle quelque chose ?

– Oui.

– Relativement au « cadavre incroyable » du garde ?

– Oui ; ce cadavre est tout à fait « croyable »,maintenant. J’ai découvert ce matin, en me promenant autour duchâteau, deux sortes de pas distinctes dont les empreintes avaientété faites cette nuit en même temps, côte à côte. Je dis : « enmême temps » ; et, en vérité, il ne pouvait guère en êtreautrement, car, si l’une de ces empreintes était venue aprèsl’autre, suivant le même chemin, elle eût souvent « empiété surl’autre », ce qui n’arrivait jamais. Les pas de celui-ci nemarchaient point sur les pas de celui-là. Non, c’étaient des pas «qui semblaient causer entre eux ». Cette double empreinte quittaittoutes les autres empreintes, vers le milieu de la cour d’honneur,pour sortir de cette cour et se diriger vers la chênaie. Jequittais la cour d’honneur, les yeux fixés vers ma piste, quand jefus rejoint par Frédéric Larsan. Immédiatement, il s’intéressabeaucoup à mon travail, car cette double empreinte méritaitvraiment qu’on s’y attachât. On retrouvait là la double empreintedes pas de l’affaire de la «Chambre Jaune» : les pas grossiers etles pas élégants ; mais, tandis que, lors de l’affaire de la«Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bordde l’étang les pas élégants, pour disparaître ensuite – dont nousavions conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pasappartenaient au même individu qui n’avait fait que changer dechaussures – ici, pas grossiers et pas élégants voyageaient decompagnie. Une pareille constatation était bien faite pour metroubler dans mes certitudes antérieures. Larsan semblait pensercomme moi ; aussi, restions-nous penchés sur ces empreintes,reniflant ces pas comme des chiens à l’affût.

« Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. Lapremière semelle, qui était celle que j’avais découpée surl’empreinte des souliers du père Jacques retrouvés par Larsan,c’est-à-dire sur l’empreinte des pas grossiers, cette premièresemelle, dis-je, s’appliqua parfaitement à l’une des traces quenous avions sous les yeux, et la seconde semelle, qui était ledessin des « pas élégants », s’appliqua également sur l’empreintecorrespondante, mais avec une légère différence à la pointe. Ensomme, cette trace nouvelle du pas élégant ne différait de la tracedu bord de l’étang que par la pointe de la bottine. Nous nepouvions en tirer cette conclusion que cette trace appartenait aumême personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer qu’elle nelui appartenait pas. L’inconnu pouvait ne plus porter les mêmesbottines.

« Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nousfûmes conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous noustrouvâmes sur les mêmes bords de l’étang qui nous avaient vus lorsde notre première enquête. Mais, cette fois, aucune des traces nes’y arrêtait et toutes deux, prenant le petit sentier, allaientrejoindre la grande route d’Épinay. Là, nous tombâmes sur unmacadam récent qui ne nous montra plus rien ; et nous revînmesau château, sans nous dire un mot.

« Arrivés dans la cour d’honneur, nous nous sommesséparés ; mais, par suite du même chemin qu’avait pris notrepensée, nous nous sommes rencontrés à nouveau devant la porte de lachambre du père Jacques. Nous avons trouvé le vieux serviteur aulit et constaté tout de suite que les effets qu’il avait jetés surune chaise étaient dans un état lamentable, et que ses chaussures,des souliers tout à fait pareils à ceux que nous connaissions,étaient extraordinairement boueux. Ce n’était certainement point enaidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour auvestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que lepère Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé seshabits, puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avantce moment-là et il avait plu après.

« Quant à la figure du bonhomme, elle n’était pas belle à voir.Elle semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotantsnous regardèrent, dès l’abord, avec effroi.

« Nous l’avons interrogé. Il nous a répondu d’abord qu’ils’était couché immédiatement après l’arrivée au château du médecinque le maître d’hôtel était allé quérir ; mais nous l’avons sibien poussé, nous lui avons si bien prouvé qu’il mentait, qu’il afini par nous avouer qu’il était, en effet, sorti du château. Nouslui en avons, naturellement, demandé la raison ; il nous arépondu qu’il s’était senti mal à la tête, et qu’il avait eu besoinde prendre l’air, mais qu’il n’était pas allé plus loin que lachênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin qu’il avaitfait, aussi bien que si nous l’avions vu marcher. Le vieillard sedressa sur son séant et se prit à trembler.

« –Vous n’étiez pas seul ! » s’écria Larsan.

« Alors, le père Jacques :

« –Vous l’avez donc vu ?

« –Qui ? demandai-je.

« – Mais le fantôme noir ! »

« Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelquesnuits, il voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc surle coup de minuit et glissait contre les arbres avec une souplesseincroyable. Il paraissait « traverser » le tronc des arbres ;deux fois, le père Jacques, qui avait aperçu le fantôme à traverssa fenêtre, à la clarté de la lune, s’était levé et, résolument,était parti à la chasse de cette étrange apparition.L’avant-veille, il avait failli la rejoindre, mais elle s’étaitévanouie au coin du donjon ; enfin, cette nuit, étant en effetsorti du château, travaillé par l’idée du nouveau crime qui venaitde se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de lacour d’honneur, le fantôme noir. Il l’avait suivi d’abordprudemment, puis de plus près… ainsi il avait tourné la chênaie,l’étang, et était arrivé au bord de la route d’Épinay. « Là, lefantôme avait soudain disparu. »

« –Vous n’avez pas vu sa figure ? demanda Larsan.

« –Non ! Je n’ai vu que des voiles noirs…

« –Et, après ce qui s’est passé dans la galerie, vous n’avez passauté dessus ?

« –Je ne le pouvais pas ! Je me sentais terrifié… C’est àpeine si j’avais la force de le suivre…

« –Vous ne l’avez pas suivi, fis-je, père Jacques, – et ma voixétait menaçante – vous êtes allé avec le fantôme jusqu’à la routed’Épinay « bras dessus, bras dessous » !

« –Non ! cria-t-il… il s’est mis à tomber des trombesd’eau… Je suis rentré ! … Je ne sais pas ce que le fantômenoir est devenu… »

« Mais ses yeux se détournèrent de moi.

« Nous le quittâmes.

« Quand nous fûmes dehors :

« –Complice ? interrogeai-je, sur un singulier ton, enregardant Larsan bien en face pour surprendre le fond de sapensée.

« Larsan leva les bras au ciel.

« –Est-ce qu’on sait ? … Est-ce qu’on sait, dans uneaffaire pareille ? … Il y a vingt-quatre heures, j’aurais juréqu’il n’y avait pas de complice ! … »

« Et il me laissa en m’annonçant qu’il quittait le châteausur-le-champ pour se rendre à Épinay. »

Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai :

« Eh bien ? Que conclure de tout cela ? … Quant à moi,je ne vois pas ! … je ne saisis pas ! … Enfin ! Quesavez-vous ?

– Tout ! s’exclama-t-il… Tout ! »

Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s’étaitlevé et me serrait la main avec force…

« Alors, expliquez-moi, priai-je…

– Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson », merépondit-il brusquement.

Chapitre 24Rouletabille connaît les deux moitiés de l’assassin

Mlle Stangerson avait failli être assassinée pour la secondefois. Le malheur fut qu’elle s’en porta beaucoup plus mal laseconde que la première. Les trois coups de couteau que l’homme luiavait portés dans la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, lamirent longtemps entre la vie et la mort, et quand, enfin, la viefut plus forte et qu’on pût espérer que la malheureuse femme, cettefois encore, échapperait à son sanglant destin, on s’aperçut que,si elle reprenait chaque jour l’usage de ses sens, elle nerecouvrait point celui de sa raison. La moindre allusion àl’horrible tragédie la faisait délirer, et il n’est point non plus,je crois bien, exagéré de dire que l’arrestation de M. RobertDarzac, qui eut lieu au château du Glandier, le lendemain de ladécouverte du cadavre du garde, creusa encore l’abîme moral où nousvîmes disparaître cette belle intelligence.

M. Robert Darzac arriva au château vers neuf heures et demie. Jele vis accourir à travers le parc, les cheveux et les habits endésordre, crotté, boueux, dans un état lamentable. Son visage étaitd’une pâleur mortelle. Rouletabille et moi, nous étions accoudés àune fenêtre de la galerie. Il nous aperçut ; il poussa versnous un cri désespéré :

« J’arrive trop tard ! … »

Rouletabille lui cria :

« Elle vit ! … »

Une minute après, M. Darzac entrait dans la chambre de MlleStangerson, et, à travers la porte, nous entendîmes sessanglots.

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« Fatalité ! gémissait à côté de moi, Rouletabille. QuelsDieux infernaux veillent donc sur le malheur de cettefamille ! Si l’on ne m’avait pas endormi, j’aurais sauvé MlleStangerson de l’homme, et je l’aurais rendu muet pour toujours… etle garde ne serait pas mort ! »

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M. Darzac vint nous retrouver. Il était tout en larmes.Rouletabille lui raconta tout : et comment il avait tout préparépour leur salut, à Mlle Stangerson et à lui ; et comment il yserait parvenu en éloignant l’homme pour toujours « après avoir vusa figure » ; et comment son plan s’était effondré dans lesang, à cause du narcotique.

« Ah ! si vous aviez eu réellement confiance en moi, fittout bas le jeune homme, si vous aviez dit à Mlle Stangersond’avoir confiance en moi ! … Mais ici chacun se défie de tous…la fille se défie du père… et la fiancée se défie du fiancé…Pendant que vous me disiez de tout faire pour empêcher l’arrivée del’assassin, elle préparait tout pour se faire assassiner ! …Et je suis arrivé trop tard… à demi endormi… me traînant presque,dans cette chambre où la vue de la malheureuse, baignant dans sonsang, me réveilla tout à fait… »

Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scène.S’appuyant aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans levestibule et dans la cour d’honneur, nous poursuivions l’assassin,il s’était dirigé vers la chambre de la victime… Les portes del’antichambre sont ouvertes ; il entre ; Mlle Stangersongît, inanimée, à moitié renversée sur le bureau, les yeuxclos ; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sapoitrine. Il semble à Rouletabille, encore sous l’influence dunarcotique, qu’il se promène dans quelque affreux cauchemar.Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenêtre,nous clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans lachambre. Aussitôt, il traverse le boudoir désert, entre dans lesalon dont la porte est restée entrouverte, secoue M. Stangersonsur le canapé où il s’est étendu et le réveille comme je l’airéveillé, lui, tout à l’heure… M. Stangerson se dresse avec desyeux hagards, se laisse traîner par Rouletabille jusque dans lachambre, aperçoit sa fille, pousse un cri déchirant… Ah ! ilest réveillé ! il est réveillé ! … Tous les deux,maintenant, réunissant leurs forces chancelantes, transportent lavictime sur son lit…

Puis Rouletabille veut nous rejoindre, pour savoir… « poursavoir… » mais, avant de quitter la chambre, il s’arrête près dubureau… Il y a là, par terre, un paquet… énorme… un ballot…Qu’est-ce que ce paquet fait là, auprès du bureau ? …L’enveloppe de serge qui l’entoure est dénouée… Rouletabille sepenche… Des papiers… des papiers… des photographies… Il lit : «Nouvel électroscope condensateur différentiel… Propriétésfondamentales de la substance intermédiaire entre la matièrepondérable et l’éther impondérable. »… Vraiment, vraiment, quel estce mystère et cette formidable ironie du sort qui veulent qu’àl’heure où « on » lui assassine sa fille, « on » vienne restituerau professeur Stangerson toutes ces paperasses inutiles, « qu’iljettera au feu ! … au feu ! … au feu ! … lelendemain ».

………………………………………………………………………………………

Dans la matinée qui suivit cette horrible nuit, nous avons vuréapparaître M. de Marquet, son greffier, les gendarmes. Nous avonstous été interrogés, excepté naturellement Mlle Stangerson quiétait dans un état voisin du coma. Rouletabille et moi, après nousêtre concertés, n’avons dit que ce que nous avons bien voulu dire.J’eus garde de rien rapporter de ma station dans le cabinet noir nides histoires de narcotique. Bref, nous tûmes tout ce qui pouvaitfaire soupçonner que nous nous attendions à quelque chose, et aussitout ce qui pouvait faire croire que Mlle Stangerson « attendaitl’assassin ». La malheureuse allait peut-être payer de sa vie lemystère dont elle entourait son assassin… Il ne nous appartenaitpoint de rendre un pareil sacrifice inutile… Arthur Rance raconta àtout le monde, fort naturellement – si naturellement que j’en fusstupéfait – qu’il avait vu le garde pour la dernière fois vers onzeheures du soir. Celui-ci était venu dans sa chambre, dit-il, pour yprendre sa valise qu’il devait transporter le lendemain matin à lapremière heure à la gare de Saint-Michel « et s’était attardé àcauser longuement chasse et braconnage avec lui » !Arthur-William Rance, en effet, devait quitter le Glandier dans lamatinée et se rendre à pied, selon son habitude, àSaint-Michel ; aussi avait-il profité d’un voyage matinal dugarde dans le petit bourg pour se débarrasser de son bagage.

Du moins je fus conduit à le penser car M. Stangerson confirmases dires ; il ajouta qu’il n’avait pas eu le plaisir, laveille au soir, d’avoir à sa table son ami Arthur Rance parce quecelui-ci avait pris, vers les cinq heures, un congé définitif de safille et de lui. M. Arthur Rance s’était fait servir simplement unthé dans sa chambre, se disant légèrement indisposé.

Bernier, le concierge, sur les indications de Rouletabille,rapporta qu’il avait été requis par le garde lui-même, cettenuit-là, pour faire la chasse aux braconniers (le garde ne pouvaitplus le contredire), qu’ils s’étaient donné rendez-vous tous deuxnon loin de la chênaie et que, voyant que le garde ne venait point,il était allé, lui, Bernier, au-devant du garde… Il était arrivé àhauteur du donjon, ayant passé la petite porte de la courd’honneur, quand il aperçut un individu qui fuyait à toutes jambesdu côté opposé, vers l’extrémité de l’aile droite du château ;des coups de revolver retentirent dans le même moment derrière lefuyard ; Rouletabille était apparu à la fenêtre de lagalerie ; il l’avait aperçu, lui Bernier, l’avait reconnu,l’avait vu avec son fusil et lui avait crié de tirer. Alors,Bernier avait lâché son coup de fusil qu’il tenait tout prêt… et ilétait persuadé qu’il avait mis à mal le fuyard ; il avait crumême qu’il l’avait tué, et cette croyance avait duré jusqu’aumoment où Rouletabille, dépouillant le corps qui était tombé sousle coup de fusil, lui avait appris que ce corps « avait été tuéd’un coup de couteau » ; que, du reste, il restait ne riencomprendre à une pareille fantasmagorie, attendu que, si le cadavretrouvé n’était point celui du fuyard sur lequel nous avions toustiré, il fallait bien que ce fuyard fût quelque part. Or, dans cepetit coin de cour où nous nous étions tous rejoints autour ducadavre, « il n’y avait pas de place pour un autre mort ou pour unvivant » sans que nous le vissions !

Ainsi parla le père Bernier. Mais le juge d’instruction luirépondit que, pendant que nous étions dans ce petit bout de cour,la nuit était bien noire, puisque nous n’avions pu distinguer levisage du garde, et que, pour le reconnaître, il nous avait fallule transporter dans le vestibule… À quoi le père Bernier répliquaque, si l’on n’avait pas vu « l’autre corps, mort ou vivant », onaurait au moins marché dessus, tant ce bout de cour est étroit.Enfin, nous étions, sans compter le cadavre, cinq dans ce bout decour et il eût été vraiment étrange que l’autre corps nouséchappât… La seule porte qui donnait dans ce bout de cour étaitcelle de la chambre du garde, et la porte en était fermée. On enavait retrouvé la clef dans la poche du garde…

Tout de même, comme ce raisonnement de Bernier, qui à premièrevue paraissait logique, conduisait à dire qu’on avait tué à coupsd’armes à feu un homme mort d’un coup de couteau, le juged’instruction ne s’y arrêta pas longtemps. Et il fut évident pourtous, dès midi, que ce magistrat était persuadé que nous avionsraté « le fuyard » et que nous avions trouvé là un cadavre quin’avait rien à voir avec « notre affaire ». Pour lui, le cadavre dugarde était une autre affaire. Il voulut le prouver sans plustarder, et il est probable que « cette nouvelle affaire »correspondait avec des idées qu’il avait depuis quelques jours surles mœurs du garde, sur ses fréquentations, sur la récente intriguequ’il entretenait avec la femme du propriétaire de l’auberge du «Donjon », et corroborait également les rapports qu’on avait dû luifaire relativement aux menaces de mort proférées par le pèreMathieu à l’adresse du garde, car à une heure après-midi le pèreMathieu, malgré ses gémissements de rhumatisant et lesprotestations de sa femme, était arrêté et conduit sous bonneescorte à Corbeil. On n’avait cependant rien découvert chez lui decompromettant ; mais des propos tenus, encore la veille, à desrouliers qui les répétèrent, le compromirent plus que si l’on avaittrouvé dans sa paillasse le couteau qui avait tué « l’homme vert».

Nous en étions là, ahuris de tant d’événements aussi terriblesqu’inexplicables, quand, pour mettre le comble à la stupéfaction detous, nous vîmes arriver au château Frédéric Larsan, qui en étaitparti aussitôt après avoir vu le juge d’instruction et qui enrevenait, accompagné d’un employé du chemin de fer.

Nous étions alors dans le vestibule avec Arthur Rance, discutantde la culpabilité et de l’innocence du père Mathieu (du moinsArthur Rance et moi étions seuls à discuter, car Rouletabillesemblait parti pour quelque rêve lointain et ne s’occupait enaucune façon de ce que nous disions). Le juge d’instruction et songreffier se trouvaient dans le petit salon vert où Robert Darzacnous avait introduits quand nous étions arrivés pour la premièrefois au Glandier. Le père Jacques, mandé par le juge, venaitd’entrer dans le petit salon ; M. Robert Darzac était en haut,dans la chambre de Mlle Stangerson, avec M. Stangerson et lesmédecins. Frédéric Larsan entra dans le vestibule avec l’employé dechemin de fer. Rouletabille et moi reconnûmes aussitôt cet employéà sa petite barbiche blonde : « Tiens ! L’employéd’Épinay-sur-Orge ! » m’écriai-je, et je regardai FrédéricLarsan qui répliqua en souriant : « Oui, oui, vous avez raison,c’est l’employé d’Épinay-sur-Orge. » Sur quoi Fred se fit annoncerau juge d’instruction par le gendarme qui était à la porte dusalon. Aussitôt, le père Jacques sortit, et Frédéric Larsan etl’employé furent introduits. Quelques instants s’écoulèrent, dixminutes peut-être. Rouletabille était fort impatient. La porte dusalon se rouvrit ; le gendarme, appelé par le juged’instruction, entra dans le salon, en ressortit, gravit l’escalieret le redescendit. Rouvrant alors la porte du salon et ne larefermant pas, il dit au juge d’instruction :

« Monsieur le juge, M. Robert Darzac ne veut pasdescendre !

– Comment ! Il ne veut pas ! … s’écria M. deMarquet.

– Non ! il dit qu’il ne peut quitter Mlle Stangerson dansl’état où elle se trouve…

– C’est bien, fit M. de Marquet ; puisqu’il ne vient pas ànous, nous irons à lui… »

M. de Marquet et le gendarme montèrent ; le juged’instruction fit signe à Frédéric Larsan et à l’employé de cheminde fer de les suivre. Rouletabille et moi fermions la marche.

On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte del’antichambre de Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa à la porte.Une femme de chambre apparut. C’était Sylvie, une petite bonnichedont les cheveux d’un blond fadasse retombaient en désordre sur unvisage consterné.

« M. Stangerson est là ? demanda le juge d’instruction.

– Oui, monsieur.

– Dites-lui que je désire lui parler. »

Sylvie alla chercher M. Stangerson.

Le savant vint à nous ; il pleurait ; il faisait peineà voir.

« Que me voulez-vous encore ? demanda celui-ci au juge. Nepourrait-on pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peutranquille !

– Monsieur, fit le juge, il faut absolument que j’aie,sur-le-champ, un entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vousle décider à quitter la chambre de Mlle Stangerson ? Sansquoi, je me verrais dans la nécessité d’en franchir le seuil avectout l’appareil de la justice. »

Le professeur ne répondit pas ; il regarda le juge, legendarme et tous ceux qui les accompagnaient comme une victimeregarde ses bourreaux, et il rentra dans la chambre.

Aussitôt M. Robert Darzac en sortit. Il était bien pâle et biendéfait ; mais, quand le malheureux aperçut, derrière FrédéricLarsan, l’employé de chemin de fer, son visage se décomposaencore ; ses yeux devinrent hagards et il ne put retenir unsourd gémissement.

Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cettephysionomie douloureuse. Nous ne pûmes nous empêcher de laisseréchapper une exclamation de pitié. Nous sentîmes qu’il se passaitalors quelque chose de définitif qui décidait de la perte de M.Robert Darzac. Seul, Frédéric Larsan avait une figure rayonnante etmontrait la joie d’un chien de chasse qui s’est enfin emparé de saproie.

M. de Marquet dit, montrant à M. Darzac le jeune employé à labarbiche blonde :

« Vous reconnaissez monsieur ?

– Je le reconnais, fit Robert Darzac d’une voix qu’il essayaiten vain de rendre ferme. C’est un employé de l’Orléans à la stationd’Épinay-sur-Orge.

– Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme qu’il vous avu descendre de chemin de fer, à Épinay…

– Cette nuit, termina M. Darzac, à dix heures et demie… c’estvrai ! … »

Il y eut un silence…

« Monsieur Darzac, reprit le juge d’instruction sur un ton quiétait empreint d’une poignante émotion… Monsieur Darzac, queveniez-vous faire cette nuit à Épinay-sur-Orge, à quelqueskilomètres de l’endroit où l’on assassinait Mlle Stangerson ?… »

M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tête, mais il ferma lesyeux, soit qu’il voulût dissimuler sa douleur, soit qu’il craignîtqu’on pût lire dans son regard quelque chose de son secret.

« Monsieur Darzac, insista M. de Marquet… pouvez-vous me donnerl’emploi de votre temps, cette nuit ? »

M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sapuissance sur lui-même.

« Non, monsieur ! …

– Réfléchissez, monsieur ! car je vais être dans lanécessité, si vous persistez dans votre étrange refus, de vousgarder à ma disposition.

– Je refuse…

– Monsieur Darzac ! Au nom de la loi, je vous arrête !… »

Le juge n’avait pas plutôt prononcé ces mots que je visRouletabille faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allaitcertainement parler, mais celui-ci d’un geste lui ferma la bouche…Du reste, le gendarme s’approchait déjà de son prisonnier… À cemoment un appel désespéré retentit :

« Robert ! … Robert ! … »

Nous reconnûmes la voix de Mlle Stangerson, et, à cet accent dedouleur, pas un de nous qui ne frissonnât. Larsan lui-même, cettefois, en pâlit. Quant à M. Darzac, répondant à l’appel, il s’étaitdéjà précipité dans la chambre…

Le juge, le gendarme, Larsan s’y réunirent derrière lui ;Rouletabille et moi restâmes sur le pas de la porte. Spectacledéchirant : Mlle Stangerson, dont le visage avait la pâleur de lamort, s’était soulevée sur sa couche, malgré les deux médecins etson père… Elle tendait des bras tremblants vers Robert Darzac surqui Larsan et le gendarme avaient mis la main… Ses yeux étaientgrands ouverts… elle voyait… elle comprenait… Sa bouche semblamurmurer un mot… un mot qui expira sur ses lèvres exsangues… un motque personne n’entendit… et elle se renversa, évanouie… On emmenarapidement Darzac hors de la chambre… En attendant une voiture queLarsan était allé chercher, nous nous arrêtâmes dans le vestibule.Notre émotion à tous était extrême. M. de Marquet avait la larme àl’œil. Rouletabille profita de ce moment d’attendrissement généralpour dire à M. Darzac :

« Vous ne vous défendrez pas ?

– Non ! répliqua le prisonnier.

– Moi, je vous défendrai, monsieur…

– Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvresourire… Ce que nous n’avons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vousne le ferez pas !

– Si, je le ferai. »

Et la voix de Rouletabille était étrangement calme et confiante.Il continua :

« Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, j’en saisplus long que vous !

– Allons donc ! murmura Darzac presque avec colère.

– Oh ! soyez tranquille, je ne saurai que ce qu’il serautile de savoir pour vous sauver !

– Il ne faut rien savoir, jeune homme… si vous voulez avoirdroit à ma reconnaissance. »

Rouletabille secoua la tête. Il s’approcha tout près, tout prèsde Darzac :

« Écoutez ce que je vais vous dire, fit-il à voix basse… et quecela vous donne confiance ! Vous, vous ne savez que le nom del’assassin ; Mlle Stangerson, elle, connaît seulement lamoitié de l’assassin ; mais moi, je connais ses deuxmoitiés ; je connais l’assassin tout entier, moi ! …»

Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu’il necomprenait pas un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. Lavoiture, sur ces entrefaites, arriva, conduite par Frédéric Larsan.On y fit monter Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siège.On emmenait le prisonnier à Corbeil.

Chapitre 25Rouletabille part en voyage

Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi.Nous en étions fort heureux : cet endroit n’avait rien qui pûtencore nous retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant demystères, et Rouletabille, en me donnant une tape amicale surl’épaule, me confia qu’il n’avait plus rien à apprendre auGlandier, parce que le Glandier lui avait tout appris. Nousarrivâmes à Paris vers huit heures. Nous dînâmes rapidement, puis,fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous lelendemain matin chez moi.

À l’heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il étaitvêtu d’un complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster surle bras, une casquette sur la tête et un sac à la main. Il m’appritqu’il partait en voyage.

« Combien de temps serez-vous parti ? lui demandai-je.

– Un mois ou deux, fit-il, cela dépend… »

Je n’osai l’interroger…

« Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson aprononcé hier avant de s’évanouir… en regardant M. RobertDarzac ? …

– Non, personne ne l’a entendu…

– Si ! répliqua Rouletabille, moi ! Elle lui disait :« parle ! »

– Et M. Darzac parlera ?

– Jamais ! »

J’aurais voulu prolonger l’entretien, mais il me serra fortementla main et me souhaita une bonne santé, je n’eus que le temps delui demander :

« Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il secommette de nouveaux attentats ? …

– Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M.Darzac est en prison. »

Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus lerevoir qu’en cour d’assises, au moment du procès Darzac, lorsqu’ilvint à la barre « expliquer l’inexplicable ».

Chapitre 26Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu

Le 15 janvier suivant, c’est-à-dire deux mois et demi après lestragiques événements que je viens de rapporter, L’Époque publiait,en première colonne, première page, le sensationnel article suivant:

« Le jury de Seine-et-Oise est appelé aujourd’hui, à juger l’unedes plus mystérieuses affaires qui soient dans les annalesjudiciaires. Jamais procès n’aura présenté tant de points obscurs,incompréhensibles, inexplicables. Et cependant l’accusation n’apoint hésité à faire asseoir sur le banc des assises un hommerespecté, estimé, aimé de tous ceux qui le connaissent, un jeunesavant, espoir de la science française, dont toute l’existence futde travail et de probité. Quand Paris apprit l’arrestation de M.Robert Darzac, un cri unanime de protestation s’éleva de toutesparts. La Sorbonne tout entière, déshonorée par le geste inouï dujuge d’instruction, proclama sa foi dans l’innocence du fiancé deMlle Stangerson. M. Stangerson lui-même attesta hautement l’erreuroù s’était fourvoyée la justice, et il ne fait de doute pourpersonne que, si la victime pouvait parler, elle viendrait réclameraux douze jurés de Seine-et-Oise l’homme dont elle voulait faireson époux et que l’accusation veut envoyer à l’échafaud. Il fautespérer qu’un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raisonqui a momentanément sombré dans l’horrible mystère du Glandier.Voulez-vous qu’elle la reperde lorsqu’elle apprendra que l’hommequ’elle aime est mort de la main du bourreau ? Cette questions’adresse au jury « auquel nous nous proposons d’avoir affaire,aujourd’hui même ».

« Nous sommes décidés, en effet, à ne point laisser douze bravesgens commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, descoïncidences terribles, des traces accusatrices, un silenceinexplicable de la part de l’accusé, un emploi du tempsénigmatique, l’absence de tout alibi, ont pu entraîner laconviction du parquet qui, « ayant vainement cherché la véritéailleurs », s’est résolu à la trouver là. Les charges sont, enapparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, qu’il faut mêmeexcuser un policier aussi averti, aussi intelligent, etgénéralement aussi heureux que M. Frédéric Larsan de s’être laisséaveugler par elles. Jusqu’alors, tout est venu accuser M. RobertDarzac, devant l’instruction ; aujourd’hui, nous allons, nous,le défendre devant le jury ; et nous apporterons à la barreune lumière telle que tout le mystère du Glandier en sera illuminé.« Car nous possédons la vérité. »

« Si nous n’avons point parlé plus tôt, c’est que l’intérêt mêmede la cause que nous voulons défendre l’exigeait sans doute. Noslecteurs n’ont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes quenous avons publiées sur le « Pied gauche de la rue Oberkampf », surle fameux vol du « Crédit universel » et sur l’affaire des «Lingots d’or de la Monnaie ». Elles nous faisaient prévoir lavérité, avant même que l’admirable ingéniosité d’un Frédéric Larsanne l’eût dévoilée tout entière. Ces enquêtes étaient conduites parnotre plus jeune rédacteur, un enfant de dix-huit ans, JosephRouletabille, qui sera illustre demain. Quand l’affaire du Glandieréclata, notre petit reporter se rendit sur les lieux, força toutesles portes et s’installa dans le château d’où tous lesreprésentants de la presse avaient été chassés. À côté de FrédéricLarsan, il chercha la vérité ; il vit avec épouvante l’erreuroù s’abîmait tout le génie du célèbre policier ; en vainessaya-t-il de le rejeter hors de la mauvaise piste où il s’étaitengagé : le grand Fred ne voulut point consentir à recevoir desleçons de ce petit journaliste. Nous savons où cela a conduit M.Robert Darzac.

« Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sacheque, le soir même de l’arrestation de M. Robert Darzac, le jeuneJoseph Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur etlui disait : « Je pars en voyage. Combien de temps serai-je parti,je ne pourrais vous le dire ; peut-être un mois, deux mois,trois mois… peut-être ne reviendrai-je jamais… Voici une lettre… Sije ne suis pas revenu le jour où M. Darzac comparaîtra devant lesassises, vous ouvrirez cette lettre en cour d’assises, après ledéfilé des témoins. Entendez-vous pour cela avec l’avocat de M.Robert Darzac. M. Robert Darzac est innocent. Dans cette lettre ily a le nom de l’assassin, et, je ne dirai point : les preuves, car,les preuves, je vais les chercher, mais l’explication irréfutablede sa culpabilité. » Et notre rédacteur partit. Nous sommes restéslongtemps sans nouvelles mais un inconnu est venu trouver notredirecteur, il y a huit jours, pour lui dire : « Agissez suivant lesinstructions de Joseph Rouletabille, si la chose devientnécessaire. Il y a la vérité dans cette lettre.» Cet homme n’apoint voulu nous dire son nom.

« Aujourd’hui, 15 janvier, nous voici au grand jour desassises ; Joseph Rouletabille n’est pas de retour ;peut-être ne le reverrons-nous jamais. La presse, elle aussi,compte ses héros, victimes du devoir : le devoir professionnel, lepremier de tous les devoirs. Peut-être, à cette heure, y a-t-ilsuccombé ! Nous saurons le venger. Notre directeur, cetaprès-midi, sera à la cour d’assises de Versailles, avec la lettre: la lettre qui contient le nom de l’assassin ! »

En tête de l’article, on avait mis le portrait deRouletabille.

Les parisiens qui se rendirent ce jour-là à Versailles pour leprocès dit du « Mystère de la Chambre Jaune» n’ont certainement pasoublié l’incroyable cohue qui se bousculait à la gare Saint-Lazare.On ne trouvait plus de place dans les trains et l’on dut improviserdes convois supplémentaires. L’article de L’Époque avait bouleversétout le monde, excité toutes les curiosités, poussé jusqu’àl’exaspération la passion des discussions. Des coups de poingfurent échangés entre les partisans de Joseph Rouletabille et lesfanatiques de Frédéric Larsan, car, chose bizarre, la fièvre de cesgens venait moins de ce qu’on allait peut-être condamner uninnocent que de l’intérêt qu’ils portaient à leur proprecompréhension du « mystère de la Chambre Jaune». Chacun avait sonexplication et la tenait pour bonne. Tous ceux qui expliquaient lecrime comme Frédéric Larsan n’admettaient point qu’on pût mettre endoute la perspicacité de ce policier populaire ; et tous lesautres, qui avaient une explication autre que celle de FrédéricLarsan, prétendaient naturellement qu’elle devait être celle deJoseph Rouletabille qu’ils ne connaissaient pas encore. Le numérode L’Époque à la main, les « Larsan « et les « Rouletabille « sedisputèrent, se chamaillèrent, jusque sur les marches du palais dejustice de Versailles, jusque dans le prétoire. Un service d’ordreextraordinaire avait été commandé. L’innombrable foule qui ne putpénétrer dans le palais resta jusqu’au soir aux alentours dumonument, maintenue difficilement par la troupe et la police, avidede nouvelles, accueillant les rumeurs les plus fantastiques. Unmoment, le bruit circula qu’on venait d’arrêter, en pleineaudience, M. Stangerson lui-même, qui s’était avoué l’assassin desa fille… C’était de la folie. L’énervement était à son comble. Etl’on attendait toujours Rouletabille. Des gens prétendaient leconnaître et le reconnaître ; et, quand un jeune homme, munid’un laissez-passer, traversait la place libre qui séparait lafoule du palais de justice, des bousculades se produisaient. Ons’écrasait. On criait : « Rouletabille ! VoiciRouletabille ! » Des témoins, qui ressemblaient plus ou moinsvaguement au portrait publié par L’Époque, furent aussi acclamés.L’arrivée du directeur de L’Époque fut encore le signal de quelquesmanifestations. Les uns applaudirent, les autres sifflèrent. Il yavait beaucoup de femmes dans la foule.

Dans la salle des assises, le procès se déroulait sous laprésidence de M. De Rocoux, un magistrat imbu de tous les préjugésdes gens de robe, mais foncièrement honnête. On avait fait l’appeldes témoins. J’en étais, naturellement, ainsi que tous ceux qui, deprès ou de loin, avaient touché les mystères du Glandier : M.Stangerson, vieilli de dix ans, méconnaissable, Larsan, M. ArthurW. Rance, la figure toujours enluminée, le père Jacques, le pèreMathieu, qui fut amené, menottes aux mains, entre deux gendarmes,Mme Mathieu, toute en larmes, les Bernier, les deux gardes-malades,le maître d’hôtel, tous les domestiques du château, l’employé deposte du bureau 40, l’employé du chemin de fer d’Épinay, quelquesamis de M. et de Mlle Stangerson, et tous les témoins à décharge deM. Robert Darzac. J’eus la chance d’être entendu parmi les premierstémoins, ce qui me permit d’assister à presque tout le procès.

Je n’ai point besoin de vous dire que l’on s’écrasait dans leprétoire. Des avocats étaient assis jusque sur les marches de « lacour » ; et, derrière les magistrats en robe rouge, tous lesparquets des environs étaient représentés. M. Robert Darzac apparutau banc des accusés, entre les gendarmes, si calme, si grand et sibeau, qu’un murmure d’admiration plus que de compassionl’accueillit. Il se pencha aussitôt vers son avocat, maîtreHenri-Robert, qui, assisté de son premier secrétaire, maître AndréHesse, alors débutant, avait déjà commencé à feuilleter sondossier.

Beaucoup s’attendaient à ce que M. Stangerson allât serrer lamain de l’accusé ; mais l’appel des témoins eut lieu etceux-ci quittèrent tous la salle sans que cette démonstrationsensationnelle se fût produite. Au moment où les jurés prirentplace, on remarqua qu’ils avaient eu l’air de s’intéresser beaucoupà un rapide entretien que maître Henri-Robert avait eu avec ledirecteur de L’Époque. Celui-ci s’en fut ensuite prendre place aupremier rang de public. Quelques-uns s’étonnèrent qu’il ne suivîtpoint les témoins dans la salle qui leur était réservée.

La lecture de l’acte d’accusation s’accomplit comme presquetoujours, sans incident. Je ne relaterai pas ici le longinterrogatoire que subit M. Darzac. Il répondit à la foi de lafaçon la plus naturelle et la plus mystérieuse. « Tout ce qu’ilpouvait dire » parut naturel, tout ce qu’il tut parut terrible pourlui, même aux yeux de ceux qui « sentaient » son innocence. Sonsilence sur les points que nous connaissons se dressa contre lui etil semblait bien que ce silence dût fatalement l’écraser. Ilrésista aux objurgations du président des assises et du ministèrepublic. On lui dit que se taire, en une pareille circonstance,équivalait à la mort.

« C’est bien, dit-il, je la subirai donc ; mais je suisinnocent ! »

Avec cette habileté prodigieuse qui a fait sa renommée, etprofitant de l’incident, maître Henri-Robert essaya de grandir lecaractère de son client, par le fait même de son silence, enfaisant allusion à des devoirs moraux que seules des âmes héroïquessont susceptibles de s’imposer. L’éminent avocat ne parvint qu’àconvaincre tout à fait ceux qui connaissaient M. Darzac, mais lesautres restèrent hésitants. Il y eut une suspension d’audience,puis le défilé des témoins commença et Rouletabille n’arrivaittoujours point. Chaque fois qu’une porte s’ouvrait, tous les yeuxallaient à cette porte, puis se reportaient sur le directeur deL’Époque qui restait, impassible, à sa place. On le vit enfin quifouillait dans sa poche et qui « en tirait une lettre ». Une grosserumeur suivit ce geste.

Mon intention n’est point de retracer ici tous les incidents dece procès. J’ai assez longuement rappelé toutes les étapes del’affaire pour ne point imposer aux lecteurs le défilé nouveau desévénements entourés de leur mystère. J’ai hâte d’arriver au momentvraiment dramatique de cette journée inoubliable. Il survint, commemaître Henri-Robert posait quelques questions au père Mathieu, qui,à la barre des témoins, se défendait, entre ses deux gendarmes,d’avoir assassiné « l’homme vert ». Sa femme fut appelée etconfrontée avec lui. Elle avoua, en éclatant en sanglots, qu’elleavait été « l’amie » du garde, que son mari s’en était douté ;mais elle affirma encore que celui-ci n’était pour rien dansl’assassinat de son « ami ». Maître Henri-Robert demanda alors à lacour de bien vouloir entendre immédiatement, sur ce point, FrédéricLarsan.

« Dans une courte conversation que je viens d’avoir avecFrédéric Larsan, pendant la suspension d’audience, déclaral’avocat, celui-ci m’a fait comprendre que l’on pouvait expliquerla mort du garde autrement que par l’intervention du père Mathieu.Il serait intéressant de connaître l’hypothèse de Frédéric Larsan.»

Frédéric Larsan fut introduit. Il s’expliqua fort nettement.

« Je ne vois point, dit-il, la nécessité de faire intervenir lepère Mathieu en tout ceci. Je l’ai dit à M. de Marquet, mais lespropos meurtriers de cet homme lui ont évidemment nui dans l’espritde M. le juge d’instruction. Pour moi, l’assassinat de MlleStangerson et l’assassinat du garde « sont la même affaire ». On atiré sur l’assassin de Mlle Stangerson, fuyant dans la courd’honneur ; on a pu croire l’avoir atteint, on a pu croirel’avoir tué ; à la vérité il n’a fait que trébucher au momentoù il disparaissait derrière l’aile droite du château. Là,l’assassin a rencontré le garde qui voulut sans doute s’opposer àsa fuite. L’assassin avait encore à la main le couteau dont ilvenait de frapper Mlle Stangerson, il en frappa le garde au cœur,et le garde en est mort.

Cette explication si simple parut d’autant plus plausible que,déjà, beaucoup de ceux qui s’intéressaient aux mystères du Glandierl’avaient trouvée. Un murmure d’approbation se fit entendre.

« Et l’assassin, qu’est-il devenu, dans tout cela ? demandale président.

– Il s’est évidemment caché, monsieur le président, dans un coinobscur de ce bout de cour et, après le départ des gens du châteauqui emportaient le corps, il a pu tranquillement s’enfuir. »

À ce moment, du fond du « public debout », une voix juvéniles’éleva. Au milieu de la stupeur de tous, elle disait :

« Je suis de l’avis de Frédéric Larsan pour le coup de couteauau cœur. Mais je ne suis plus de son avis sur la manière dontl’assassin s’est enfui du bout de cour ! »

Tout le monde se retourna ; les huissiers se précipitèrent,ordonnant le silence. Le président demanda avec irritation quiavait élevé la voix et ordonna l’expulsion immédiate del’intrus ; mais on réentendit la même voix claire qui criait:

« C’est moi, monsieur le président, c’est moi, JosephRouletabille ! »

Chapitre 27Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire

Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes quise trouvaient mal. On n’eût plus aucun égard pour « la majesté dela justice ». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulaitvoir Joseph Rouletabille. Le président cria qu’il allait faireévacuer la salle, mais personne ne l’entendit. Pendant ce temps,Rouletabille sautait par-dessus la balustrade qui le séparait dupublic assis, se faisait un chemin à grands coups de coude,arrivait auprès de son directeur qui l’embrassait avec effusion,lui prit « sa » lettre d’entre les mains, la glissa dans sa poche,pénétra dans la partie réservée du prétoire et parvint ainsijusqu’à la barre des témoins, bousculé, bousculant, le visagesouriant, heureux, boule écarlate qu’illuminait encore l’éclairintelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce costumeanglais que je lui avais vu le matin de son départ – mais dans quelétat, mon Dieu ! – l’ulster sur son bras et la casquette devoyage à la main. Et il dit :

« Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique aeu du retard ! J’arrive d’Amérique. Je suis JosephRouletabille ! … »

On éclata de rire. Tout le monde était heureux de l’arrivée dece gamin. Il semblait à toutes ces consciences qu’un immense poidsvenait de leur être enlevé. On respirait. On avait la certitudequ’il apportait réellement la vérité… qu’il allait faire connaîtrela vérité…

Mais le président était furieux :

« Ah ! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président…eh bien, je vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de lajustice… En attendant que la cour délibère sur votre cas, je vousretiens à la disposition de la justice… en vertu de mon pouvoirdiscrétionnaire.

– Mais, monsieur le président, je ne demande que cela : être àla disposition de la justice… je suis venu m’y mettre, à ladisposition de la justice… Si mon entrée a fait un peu de tapage,j’en demande bien pardon à la cour… Croyez bien, monsieur leprésident, que nul, plus que moi, n’a le respect de la justice…Mais je suis entré comme j’ai pu… »

Et il se mit à rire. Et tout le monde rit.

« Emmenez-le ! » commanda le président.

Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser lejeune homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fitcomprendre au président qu’on pouvait difficilement se passer de ladéposition d’un témoin qui avait couché au Glandier pendant toutela semaine mystérieuse, d’un témoin surtout qui prétendait prouverl’innocence de l’accusé et apporter le nom de l’assassin.

« Vous allez nous dire le nom de l’assassin ? demanda leprésident, ébranlé mais sceptique.

– Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça ! fitRouletabille.

On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut !énergiques des huissiers rétablirent le silence.

« Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, n’est pas citérégulièrement comme témoin, mais j’espère qu’en vertu de sonpouvoir discrétionnaire, monsieur le président voudra bienl’interroger.

– C’est bien ! fit le président, nous l’interrogerons. Maisfinissons-en d’abord… »

L’avocat général se leva :

« Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant duministère public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nomde celui qu’il dénonce comme étant l’assassin. »

Le président acquiesça avec une ironique réserve :

« Si monsieur l’avocat général attache quelque importance à ladéposition de M. Joseph Rouletabille, je ne vois pointd’inconvénient à ce que le témoin nous dise tout de suite le nom de« son » assassin ! »

On eût entendu voler une mouche.

Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. RobertDarzac, qui, lui, pour la première fois, depuis le commencement dudébat, montrait un visage agité et plein d’angoisse.

« Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur JosephRouletabille. Nous attendons le nom de l’assassin. »

Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de songousset, en tira un énorme oignon, y regarda l’heure, et dit :

« Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom del’assassin qu’à six heures et demie ! Nous avons encore quatrebonnes heures devant nous ! »

La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés.Quelques avocats dirent à haute voix :

« Il se moque de nous ! »

Le président avait l’air enchanté ; maîtres Henri-Robert etAndré Hesse étaient ennuyés.

Le président dit :

« Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer,monsieur, dans la salle des témoins. Je vous garde à notredisposition. »

Rouletabille protesta :

« Je vous affirme, monsieur le président, s’écria-t-il, de savoix aiguë et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vousaurai dit le nom de l’assassin, vous comprendrez que je ne pouvaisvous le dire qu’à six heures et demie ! Parole d’honnêtehomme ! Foi de Rouletabille ! … Mais, en attendant, jepeux toujours vous donner quelques explications sur l’assassinat dugarde… M. Frédéric Larsan qui m’a vu « travailler » au Glandierpourrait vous dire avec quel soin j’ai étudié toute cette affaire.J’ai beau être d’un avis contraire au sien et prétendre qu’enfaisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un innocent, ilne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l’importance qu’il fautattacher à mes découvertes, qui ont souvent corroboré lessiennes ! »

Frédéric Larsan dit :

« Monsieur le président, il serait intéressant d’entendre M.Joseph Rouletabille ; d’autant plus intéressant qu’il n’estpas de mon avis. »

Un murmure d’approbation accueillit cette parole du policier. Ilacceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d’êtrecurieuse entre ces deux intelligences qui s’étaient acharnées aumême tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutionsdifférentes.

Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua :

« Ainsi nous sommes d’accord pour le coup de couteau au cœur quia été donné au garde par l’assassin de Mlle Stangerson ; mais,puisque nous ne sommes plus d’accord sur la question de la fuite del’assassin, « dans le bout de cour », il serait curieux de savoircomment M. Rouletabille explique cette fuite.

– Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux ! »

Toute la salle partit encore à rire. Le président déclaraaussitôt que, si un pareil fait se renouvelait, il n’hésiterait pasà mettre à exécution sa menace de faire évacuer la salle.

« Vraiment, termina le président, dans une affaire commecelle-là, je ne vois pas ce qui peut prêter à rire.

– Moi non plus ! » dit Rouletabille.

Des gens, devant moi, s’enfoncèrent leur mouchoir dans la bouchepour ne pas éclater…

« Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ceque vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous,l’assassin s’est-il enfui du « bout de cour » ?

Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.

« Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer toutl’intérêt qu’elle portait au garde…

– la coquine ! s’écria le père Mathieu.

– Faites sortir le père Mathieu ! « ordonna leprésident.

On emmena le père Mathieu.

Rouletabille reprit :

« … Puisqu’elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu’elleavait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premierétage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire.Ces conversations furent surtout fréquentes dans les dernierstemps, quand le père Mathieu était cloué au lit par sesrhumatismes.

« Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au pèreMathieu le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour lesquelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité des’absenter. Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dansun grand châle noir qui lui servait autant que possible àdissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombrefantôme qui, parfois, troubla les nuits du père Jacques. Pourprévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu avait emprunté au chatde la mère Agenoux, une vieille sorcière deSainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre ; aussitôt,le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petitepoterne à sa maîtresse. Quand les réparations du donjon furentrécemment entreprises, les rendez-vous n’en eurent pas moins lieudans l’ancienne chambre du garde, au donjon même, la nouvellechambre, qu’on avait momentanément abandonnée à ce malheureuxserviteur, à l’extrémité de l’aile droite du château, n’étantséparée du ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière que par unetrop mince cloison.

« Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé,quand le drame du « petit bout de cour » survint. Mme Mathieu et legarde, n’ayant plus rien à se dire, étaient sortis du donjonensemble… Je n’ai appris ces détails, monsieur le président, quepar l’examen auquel je me livrai des traces de pas dans la courd’honneur, le lendemain matin… Bernier, le concierge, que j’avaisplacé, avec son fusil, en observation derrière le donjon, ainsi queje lui permettrai de vous l’expliquer lui-même, ne pouvait voir cequi se passait dans la cour d’honneur. Il n’y arriva un peu plustard qu’attiré par les coups de revolver, et tira à son tour. Voicidonc le garde et Mme Mathieu, dans la nuit et le silence de la courd’honneur. Ils se souhaitent le bonsoir ; Mme Mathieu sedirige vers la grille ouverte de cette cour, et lui s’en retournese coucher dans sa petite pièce en encorbellement, à l’extrémité del’aile droite du château.

« Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolverretentissent ; il se retourne ; anxieux, il revient surses pas ; il va atteindre l’angle de l’aile droite du châteauquand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il meurt. Son cadavreest ramassé tout de suite par des gens qui croient tenir l’assassinet qui n’emportent que l’assassiné. Pendant ce temps, que fait MmeMathieu ? Surprise par les détonations et par l’envahissementde la cour, elle se fait la plus petite qu’elle peut dans la nuitet dans la cour d’honneur. La cour est vaste, et, se trouvant prèsde la grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais elle ne «passa » pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le cœur serréd’une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragiquepressentiment, elle vint jusqu’au vestibule du château, jeta unregard sur l’escalier éclairé par le lumignon du père Jacques,l’escalier où l’on avait étendu le corps de son ami ; elle «vit » et s’enfuit. Avait-elle éveillé l’attention du pèreJacques ? Toujours est-il que celui-ci rejoignit le fantômenoir, qui déjà lui avait fait passer quelques nuits blanches.

« Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par lescris de la « Bête du Bon Dieu » et avait aperçu, par sa fenêtre, lefantôme noir… Il s’était hâtivement vêtu et c’est ainsi que l’ons’explique qu’il arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nousapportâmes le cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la courd’honneur, il a voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder detout près la figure du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques estun vieil ami de Mme Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnesentretiens, et le supplier de la sauver de ce momentdifficile ! L’état de Mme Mathieu, qui venait de voir son amimort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié etaccompagna Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, pardelà même les bords de l’étang, jusqu’à la route d’Épinay. Là, ellen’avait plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Lepère Jacques revint au château, et, se rendant compte del’importance judiciaire qu’il y aurait pour la maîtresse du garde àce qu’on ignorât sa présence au château, cette nuit-là, essayaautant que possible de nous cacher cet épisode dramatique d’unenuit qui, déjà, en comptait tant ! Je n’ai nul besoin, ajoutaRouletabille, de demander à Mme Mathieu et au père Jacques decorroborer ce récit. « Je sais » que les choses se sont passéesainsi ! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsanqui, lui, comprend déjà comment j’ai tout appris, car il m’a vu, lelendemain matin, penché sur une double piste où l’on rencontraitvoyageant de compagnie, l’empreinte des pas du père Jacques et deceux de madame. »

Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était restée àla barre, et lui fit un salut galant.

« Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ontune ressemblance étrange avec les traces des « pieds élégants » del’assassin… »

Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche lejeune reporter. Qu’osait-il dire ? Que voulait-ildire ?

« Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour unefemme. C’est, au bout pointu de la bottine près, le pied del’assassin… »

Il y eut quelques mouvements dans l’auditoire. Rouletabille,d’un geste, les fit cesser. On eût dit vraiment que c’était lui,maintenant, qui commandait la police de l’audience.

« Je m’empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pasgrand’chose et qu’un policier qui bâtirait un système sur desmarques extérieures semblables, sans mettre une idée généraleautour, irait tout de go à l’erreur judiciaire ! M. RobertDarzac, lui aussi, a les pieds de l’assassin, et cependant, iln’est pas l’assassin ! »

Nouveaux mouvements.

Le président demanda à Mme Mathieu :

« C’est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passéespour vous, madame ?

– Oui, monsieur le président, répondit-elle. C’est à croire queM. Rouletabille était derrière nous.

– Vous avez donc vu fuir l’assassin jusqu’à l’extrémité del’aile droite, madame ?

– Oui, comme j’ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavredu garde.

– Et l’assassin, qu’est-il devenu ? Vous étiez restée seuledans la cour d’honneur, il serait tout naturel que vous l’ayezaperçu alors… Il ignorait votre présence et le moment était venupour lui de s’échapper…

– Je n’ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. Àce moment la nuit était devenue très noire.

– C’est donc, fit le président, M. Rouletabille qui nousexpliquera comment l’assassin s’est enfui.

– Évidemment ! » répliqua aussitôt le jeune homme avec unetelle assurance que le président lui-même ne put s’empêcher desourire.

Et Rouletabille reprit la parole :

« Il était impossible à l’assassin de s’enfuir normalement dubout de cour dans lequel il était entré sans que nous levissions ! Si nous ne l’avions pas vu, nous l’eussionstouché ! C’est un pauvre petit bout de cour de rien du tout,un carré entouré de fossés et de hautes grilles. L’assassin eûtmarché sur nous ou nous eussions marché sur lui ! Ce carréétait aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilleset par nous-mêmes, que la «Chambre Jaune! »

– Alors, dites-nous donc, puisque l’homme est entré dans cecarré, dites-nous donc comment il se fait que vous ne l’ayez pointtrouvé ! … Voilà une demi-heure que je ne vous demande quecela ! … »

Rouletabille ressortit une fois encore l’oignon qui garnissaitla poche de son gilet ; il y jeta un regard calme, et dit:

« Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encorependant trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur cepoint qu’à six heures et demie ! »

Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, nidésappointés. On commençait à avoir confiance en Rouletabille. « Onlui faisait confiance. » Et l’on s’amusait de cette prétentionqu’il avait de fixer une heure au président comme il eût fixé unrendez-vous à un camarade.

Quant au président, après s’être demandé s’il devait se fâcher,il prit son parti de s’amuser de ce gamin comme tout le monde.Rouletabille dégageait de la sympathie, et le président en étaitdéjà tout imprégné. Enfin, il avait si nettement défini le rôle deMme Mathieu dans l’affaire, et si bien expliqué chacun de sesgestes, « cette nuit-là », que M. De Rocoux se voyait obligé de leprendre presque au sérieux.

« Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c’est comme vousvoudrez ! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures etdemie ! »

Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grossetête, se dirigea vers la porte des témoins.

 

Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je medégageai tout doucement de la foule qui m’enserrait et je sortis dela salle d’audience, presque en même temps que Rouletabille. Cetexcellent ami m’accueillit avec effusion. Il était heureux etloquace. Il me secouait les mains avec jubilation. Je lui dis :

« Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtesallé faire en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme auprésident, que vous ne pouvez me répondre qu’à six heures etdemie…

– Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair ! Jevais vous dire tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique,parce que vous, vous êtes un ami : je suis allé chercher le nom dela seconde moitié de l’assassin !

– Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié…

– Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour ladernière fois, je connaissais les deux moitiés de l’assassin et lenom de l’une de ces moitiés. C’est le nom de l’autre moitié que jesuis allé chercher en Amérique… »

Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ilsvinrent tous à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporterfut très aimable, si ce n’est avec Arthur Rance auquel il montraune froideur marquée. Frédéric Larsan entrant alors dans la salle,Rouletabille alla à lui, lui administra une de ces poignées de maindont il avait le douloureux secret, et dont on revient avec lesphalanges brisées. Pour lui montrer tant de sympathie, Rouletabilledevait être bien sûr de l’avoir roulé. Larsan souriait, sûr delui-même et lui demandant, à son tour, ce qu’il était allé faire enAmérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit par le bras etlui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ilss’éloignèrent, s’entretenant de choses plus sérieuses, et, pardiscrétion, je les quittai. Du reste, j’étais fort curieux derentrer dans la salle d’audience où l’interrogatoire des témoinscontinuait. Je retournai à ma place et je pus constater tout desuite que le public n’attachait qu’une importance relative à ce quise passait alors, et qu’il attendait impatiemment six heures etdemie.

 

Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut ànouveau introduit. Décrire l’émotion avec laquelle la foule lesuivit des yeux à la barre serait impossible. On ne respirait plus.M. Robert Darzac s’était levé à son banc. Il était « pâle comme unmort ».

Le président dit avec gravité :

« Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur ! Vousn’avez pas été cité régulièrement. Mais j’espère qu’il n’est pasbesoin de vous expliquer toute l’importance des paroles que vousallez prononcer ici… »

Et il ajouta, menaçant :

« Toute l’importance de ces paroles… pour vous, sinon pour lesautres ! … »

Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit :

« Oui, m’sieur !

– Voyons, fit le président. Nous parlions tout à l’heure de cepetit bout de cour qui avait servi de refuge à l’assassin, et vousnous promettiez de nous dire, à six heures et demie, commentl’assassin s’est enfui de ce bout de cour et aussi le nom del’assassin. Il est six heures trente-cinq, monsieur Rouletabille,et nous ne savons encore rien !

– Voilà, m’sieur ! commença mon ami au milieu d’un silencesi solennel que je ne me rappelle pas en avoir « vu » de semblable,je vous ai dit que ce bout de cour était fermé et qu’il étaitimpossible pour l’assassin de s’échapper de ce carré sans que ceuxqui étaient à sa recherche s’en aperçussent. C’est l’exacte vérité.Quand nous étions là, dans le carré de bout de cour, l’assassin s’ytrouvait encore avec nous !

– Et vous ne l’avez pas vu ! … c’est bien ce quel’accusation prétend…

– Et nous l’avons tous vu ! monsieur le président, s’écriaRouletabille.

– Et vous ne l’avez pas arrêté ! …

– Il n’y avait que moi qui sût qu’il était l’assassin. Etj’avais besoin que l’assassin ne fût pas arrêté tout desuite ! Et puis, je n’avais d’autre preuve, à ce moment, que «ma raison » ! Oui, seule, ma raison me prouvait que l’assassinétait là et que nous le voyions ! J’ai pris mon temps pourapporter, aujourd’hui, en cour d’assises, une preuve irréfutable,et qui, je m’y engage, contentera tout le monde.

– Mais parlez ! parlez, monsieur ! Dites-nous quel estle nom de l’assassin, fit le président…

– Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans lebout de cour », répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait paspressé…

On commençait à s’impatienter dans la salle…

« Le nom ! Le nom ! murmurait-on…

Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles, dit :

« Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne, m’sieurle président, parce que j’ai des raisons pour cela ! …

– Le nom ! Le nom ! répétait la foule.

– Silence ! » glapit l’huissier.

Le président dit :

« Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur ! … Ceuxqui se trouvaient dans le bout de cour étaient : le garde, mort.Est-ce lui, l’assassin ?

– Non, m’sieur.

– Le père Jacques ? …

– Non m’sieur.

– Le concierge, Bernier ?

– Non, m’sieur…

– M. Sainclair ?

– Non m’sieur…

– M. Arthur William Rance, alors ? Il ne reste que M.Arthur Rance et vous ! Vous n’êtes pas l’assassin,non ?

– Non, m’sieur !

– Alors, vous accusez M. Arthur Rance ?

– Non, m’sieur !

– Je ne comprends plus ! … Où voulez-vous en venir ? …il n’y avait plus personne dans le bout de cour.

– Si, m’sieur ! … il n’y avait personne dans le bout decour, ni au-dessous, mais il y avait quelqu’un au-dessus, quelqu’unpenché à sa fenêtre, sur le bout de cour…

– Frédéric Larsan ! s’écria le président.

– Frédéric Larsan ! » répondit d’une voix éclatanteRouletabille.

Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà desprotestations, il lui lança ces mots avec une force dont je ne lecroyais pas capable :

« Frédéric Larsan, l’assassin ! »

Une clameur où s’exprimaient l’ahurissement, la consternation,l’indignation, l’incrédulité, et, chez certains, l’enthousiasmepour le petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareilleaccusation, remplit la salle. Le président n’essaya même pas de lacalmer ; quand elle fut tombée d’elle-même, sous leschut ! énergiques de ceux qui voulaient tout de suite ensavoir davantage, on entendit distinctement Robert Darzac, qui, selaissant retomber sur son banc, disait :

« C’est impossible ! Il est fou ! … »

Le président :

« Vous osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan ! Voyezl’effet d’une pareille accusation… M. Robert Darzac lui-même voustraite de fou ! … Si vous ne l’êtes pas, vous devez avoir despreuves…

– Des preuves, m’sieur ! Vous voulez des preuves !Ah ! je vais vous en donner une, de preuve… fit la voix aiguëde Rouletabille… Qu’on fasse venir Frédéric Larsan ! … »

Le président :

« Huissier, appelez Frédéric Larsan. »

L’huissier courut à la petite porte, l’ouvrit, disparut… Lapetite porte était restée ouverte… Tous les yeux étaient sur cettepetite porte. L’huissier réapparut. Il s’avança au milieu duprétoire et dit :

« Monsieur le président, Frédéric Larsan n’est pas là. Il estparti vers quatre heures et on ne l’a plus revu. »

Rouletabille clama, triomphant :

« Ma preuve, la voilà !

– Expliquez-vous… Quelle preuve ? demanda le président.

– Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vouspas que c’est la fuite de Larsan. Je vous jure qu’il ne reviendrapas, allez ! … vous ne reverrez plus Frédéric Larsan… »

Rumeurs au fond de la salle.

« Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur,n’avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cettebarre, pour l’accuser en face ? Au moins, il aurait pu vousrépondre ! …

– Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur leprésident ? … il ne me répond pas ! Il ne me répondrajamais ! J’accuse Larsan d’être l’assassin et il sesauve ! Vous trouvez que ce n’est pas une réponse, ça !…

– Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan,comme vous dites, « se soit sauvé »… Comment se serait-ilsauvé ? Il ne savait pas que vous alliez l’accuser ?

– Si, m’sieur, il le savait, puisque je le lui ai apprismoi-même, tout à l’heure…

– Vous avez fait cela ! … Vous croyez que Larsan estl’assassin et vous lui donnez les moyens de fuir ! …

– Oui, m’sieur le président, j’ai fait cela, répliquaRouletabille avec orgueil… Je ne suis pas de la « justice »,moi ; je ne suis pas de la « police », moi ; je suis unhumble journaliste, et mon métier n’est point de faire arrêter lesgens ! Je sers la vérité comme je veux… c’est mon affaire…Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, c’est lavôtre… Mais ce n’est pas moi qui apporterai une tête aubourreau ! … Si vous êtes juste, monsieur le président – etvous l’êtes – vous trouverez que j’ai raison ! … Ne vous ai-jepas dit, tout à l’heure, « que vous comprendriez que je ne pouvaisprononcer le nom de l’assassin avant six heures et demie ». J’avaiscalculé que ce temps était nécessaire pour avertir Frédéric Larsan,lui permettre de prendre le train de 4 heures 17, pour Paris, où ilsaurait se mettre en sûreté… Une heure pour arriver à Paris, uneheure et quart pour qu’il pût faire disparaître toute trace de sonpassage… Cela nous amenait à six heures et demie… Vous neretrouverez pas Frédéric Larsan, déclara Rouletabille en fixant M.Robert Darzac… il est trop malin… C’est un homme qui vous atoujours échappé… et que vous avez longtemps et vainementpoursuivi… S’il est moins fort que moi, ajouta Rouletabille, enriant de bon cœur et en riant tout seul, car personne n’avait plusenvie de rire… il est plus fort que toutes les polices de la terre.Cet homme, qui, depuis quatre ans, s’est introduit à la Sûreté, ety est devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est autrementcélèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. FrédéricLarsan, m’sieur le président, c’est Ballmeyer !

– Ballmeyer ! s’écria le président.

– Ballmeyer ! fit Robert Darzac, en se soulevant…Ballmeyer ! … C’était donc vrai !

– Ah ! ah ! m’sieur Darzac, vous ne croyez plus que jesuis fou, maintenant ! … »

Ballmeyer ! Ballmeyer ! Ballmeyer ! Onn’entendait plus que ce nom dans la salle. Le président suspenditl’audience.

 

Vous pensez si cette suspension d’audience fut mouvementée. Lepublic avait de quoi s’occuper. Ballmeyer ! On trouvait,décidément, le gamin « épatant » ! Ballmeyer ! Mais lebruit de sa mort avait couru, il y avait, de cela, quelquessemaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort comme, toute savie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire que jerappelle ici les hauts faits de Ballmeyer ? Ils ont, pendantvingt ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faitsdivers ; et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublierl’affaire de la «Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer n’estcertainement pas sorti de leur mémoire. Ballmeyer fut le type mêmede l’escroc du grand monde ; il n’était point de gentlemanplus gentleman que lui ; il n’était point de prestidigitateurplus habile de ses doigts que lui ; il n’était point d’ «apache », comme on dit aujourd’hui, plus audacieux et plus terribleque lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cerclesles plus fermés, il avait volé l’honneur des familles et l’argentdes pontes avec une maestria qui ne fut jamais dépassée. Danscertaines occasions difficiles, il n’avait pas hésité à faire lecoup de couteau ou le coup de l’os de mouton. Du reste, iln’hésitait jamais, et aucune entreprise n’était au-dessus de sesforces. Étant tombé une fois entre les mains de la justice, ils’échappa, le matin de son procès, en jetant du poivre dans lesyeux des gardes qui le conduisaient à la cour d’assises. On sutplus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus finslimiers de la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait,tranquillement, nullement maquillé, à une « première » duThéâtre-Français. Il avait ensuite quitté la France pour travailleren Amérique, et la police de l’état d’Ohio avait, un beau jour, misla main sur l’exceptionnel bandit ; mais, le lendemain, ils’échappait encore… Ballmeyer, il faudrait un volume pour parlerici de Ballmeyer, et c’est cet homme qui était devenu FrédéricLarsan ! … Et c’est ce petit gamin de Rouletabille qui avaitdécouvert cela ! … Et c’est lui aussi, ce moutard, qui,connaissant le passé d’un Ballmeyer, lui permettait, une fois deplus, de faire la nique à la société, en lui fournissant le moyende s’échapper ! À ce dernier point de vue, je ne pouvaisqu’admirer Rouletabille, car je savais que son dessein était deservir jusqu’au bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en lesdébarrassant du bandit sans qu’il parlât.

On n’était pas encore remis d’une pareille révélation, etj’entendais déjà les plus pressés s’écrier : « En admettant quel’assassin soit Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas commentil est sorti de la Chambre Jaune ! … » quand l’audience futreprise.

 

Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et soninterrogatoire , car il s’agissait là plutôt d’un interrogatoireque d’une déposition , reprit.

Le président :

« Vous nous avez dit tout à l’heure, monsieur, qu’il étaitimpossible de s’enfuir du bout de cour. J’admets, avec vous, jeveux bien admettre que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penchéà sa fenêtre, au-dessus de vous, il fût encore dans ce bout decour ; mais, pour se trouver à sa fenêtre, il lui avait falluquitter ce bout de cour. Il s’était donc enfui ! Etcomment ? »

Rouletabille :

« J’ai dit qu’il n’avait pu s’enfuir « normalement… » Il s’estdonc enfui « anormalement » ! Car le bout de cour, je l’ai ditaussi, n’était que « quasi » fermé tandis que la «Chambre Jaune»l’était tout à fait. On pouvait grimper au mur, chose impossibledans la «Chambre Jaune», se jeter sur la terrasse et de là, pendantque nous étions penchés sur le cadavre du garde, pénétrer de laterrasse dans la galerie par la fenêtre qui donne juste au-dessus.Larsan n’avait plus qu’un pas à faire pour être dans sa chambre,ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci n’était qu’un jeu d’enfantpour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et, monsieur leprésident, voici la preuve de ce que j’avance. »

Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petitpaquet qu’il ouvrit, et dont il tira une cheville.

« Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s’adapteparfaitement dans un trou que l’on trouve encore dans le « corbeau» de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, quiprévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour desa chambre – chose nécessaire quand on joue son jeu – avait enfoncépréalablement cette cheville dans ce « corbeau ». Un pied sur laborne qui est au coin du château, un autre pied sur la cheville,une main à la corniche de la porte du garde, l’autre main à laterrasse, et Frédéric Larsan disparaît dans les airs… d’autantmieux qu’il est fort ingambe et que, ce soir-là, il n’étaitnullement endormi par un narcotique, comme il avait voulu nous lefaire croire. Nous avions dîné avec lui, monsieur le président, et,au dessert, il nous joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil,car il avait besoin d’être, lui aussi, endormi, pour que, lelendemain, on ne s’étonnât point que moi, Joseph Rouletabille,j’aie été victime d’un narcotique en dînant avec Larsan. Du momentque nous avions subi le même sort, les soupçons ne l’atteignaientpoint et s’égaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le président,moi, j’ai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, etcomment ! … Si je n’avais pas été dans ce triste état, jamaisLarsan ne se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson cesoir-là, et le malheur ne serait pas arrivé ! … »

On entendit un gémissement. C’était M. Darzac qui n’avait puretenir sa douloureuse plainte…

« Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant à côté delui, je gênais particulièrement Larsan, cette nuit-là, car ilsavait ou du moins il pouvait se douter « que, cette nuit-là, jeveillais » ! Naturellement il ne pouvait pas croire uneseconde que je le soupçonnais, lui ! Mais je pouvais ledécouvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se rendre danscelle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour pénétrerchez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami Sainclairfût occupé dans ma propre chambre à me réveiller. Dix minutes plustard Mlle Stangerson criait à la mort !

– Comment étiez-vous arrivé à soupçonner, alors, FrédéricLarsan ? demanda le président.

– « Le bon bout de ma raison » me l’avait indiqué, m’sieur leprésident ; aussi j’avais l’œil sur lui ; mais c’est unhomme terriblement fort, et je n’avais pas prévu le coup dunarcotique. Oui, oui, le bon bout de ma raison me l’avaitmontré ! Mais il me fallait une preuve palpable ; commequi dirait : « Le voir au bout de mes yeux après l’avoir vu au boutde ma raison ! »

– Qu’est-ce que vous entendez par « le bon bout de votre raison» ?

– Eh ! m’sieur le président, la raison a deux bouts : lebon et le mauvais. Il n’y en a qu’un sur lequel vous puissiez vousappuyer avec solidité : c’est le bon ! On le reconnaît à ceque rien ne peut le faire craquer, ce bout-là, quoi que vousfassiez ! quoi que vous disiez ! Au lendemain de la «galerie inexplicable », alors que j’étais comme le dernier desderniers des misérables hommes qui ne savent point se servir deleur raison parce qu’ils ne savent par où la prendre, que j’étaiscourbé sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles, je mesuis relevé soudain, en m’appuyant sur le bon bout de ma raison etje suis monté dans la galerie.

« Là, je me suis rendu compte que l’assassin que nous avionspoursuivi n’avait pu, cette fois, « ni normalement, ni anormalement» quitter la galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, j’aitracé un cercle dans lequel j’ai enfermé le problème, et autour ducercle, j’ai déposé mentalement ces lettres flamboyantes : «Puisque l’assassin ne peut être en dehors du cercle, il estdedans ! » Qui vois-je donc, dans ce cercle ? Le bon boutde ma raison me montre, outre l’assassin qui doit nécessairements’y trouver : le père Jacques, M. Stangerson, Frédéric Larsan etmoi ! Cela devait donc faire, avec l’assassin, cinqpersonnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vouspréférez, dans la galerie, pour parler « matériellement », je netrouve que quatre personnages. Et il est démontré que le cinquièmen’a pu s’enfuir, n’a pu sortir du cercle ! Donc, j’ai, dans lecercle, un personnage qui est deux, c’est-à-dire qui est, outre sonpersonnage, le personnage de l’assassin ! … Pourquoi ne m’enétais-je pas aperçu déjà ? Tout simplement parce que lephénomène du doublement du personnage ne s’était pas passé sous mesyeux. Avec qui, des quatre personnes enfermées dans le cercle,l’assassin a-t-il pu se doubler sans que je l’aperçoive ?Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à unmoment, dédoublées de l’assassin. Ainsi ai-je vu, en même temps,dans la galerie, M. Stangerson et l’assassin, le père Jacques etl’assassin, moi et l’assassin. L’assassin ne saurait donc être niM. Stangerson, ni le père Jacques, ni moi ! Et puis, sic’était moi l’assassin, je le saurais bien, n’est-ce pas, m’sieurle président ? … Avais-je vu, en même temps, Frédéric Larsanet l’assassin ? Non ! … Non ! Il s’était passé deuxsecondes pendant lesquelles j’avais perdu de vue l’assassin, carcelui-ci était arrivé, comme je l’ai du reste noté dans mespapiers, deux secondes avant M. Stangerson, le père Jacques et moi,au carrefour des deux galeries. Cela avait suffi à Larsan pourenfiler la galerie tournante, enlever sa fausse barbe d’un tour demain, se retourner et se heurter à nous, comme s’il poursuivaitl’assassin ! … Ballmeyer en a fait bien d’autres ! etvous pensez bien que ce n’était qu’un jeu pour lui de se grimer detelle sorte qu’il apparût tantôt avec sa barbe rouge à MlleStangerson, tantôt à un employé de poste avec un collier de barbechâtain qui le faisait ressembler à M. Darzac, dont il avait juréla perte ! Oui, le bon bout de ma raison me rapprochait cesdeux personnages, ou plutôt ces deux moitiés de personnage que jen’avais pas vues en même temps : Frédéric Larsan et l’inconnu queje poursuivais… pour en faire l’être mystérieux et formidable queje cherchais : « l’assassin ».

« Cette révélation me bouleversa. J’essayai de me ressaisir enm’occupant un peu des traces sensibles, des signes extérieurs quim’avaient, jusqu’alors, égaré, et qu’il fallait, normalement, «faire entrer dans le cercle tracé par le bon bout de maraison ! »

« Quels étaient, tout d’abord, les principaux signes extérieurs,cette nuit-là, qui m’avaient éloigné de l’idée d’un Frédéric Larsanassassin :

« 1° J’avais vu l’inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson,et, courant à la chambre de Frédéric Larsan, j’y avais trouvéFrédéric Larsan, bouffi de sommeil.

« 2° L’échelle ;

« 3° J’avais placé Frédéric Larsan au bout de la galerietournante en lui disant que j’allais sauter dans la chambre de MlleStangerson pour essayer de prendre l’assassin. Or, j’étais retournédans la chambre de Mlle Stangerson où j’avais retrouvé moninconnu.

« Le premier signe extérieur ne m’embarrassa guère. Il estprobable que, lorsque je descendis de mon échelle, après avoir vul’inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait déjàfini ce qu’il avait à y faire. Alors, pendant que je rentrais dansle château, il rentrait, lui, dans la chambre de Frédéric Larsan,se déshabillait en deux temps, trois mouvements, et, quand jevenais frapper à sa porte, montrait un visage de Frédéric Larsanensommeillé à plaisir…

« Le second signe : l’échelle, ne m’embarrassa pas davantage. Ilétait évident que, si l’assassin était Larsan, il n’avait pasbesoin d’échelle pour s’introduire dans le château, puisque Larsancouchait à côté de moi ; mais cette échelle devait fairecroire à la venue de l’assassin, « de l’extérieur », chosenécessaire au système de Larsan puisque, cette nuit-là, M. Darzacn’était pas au château. Enfin, cette échelle, en tout état decause, pouvait faciliter la fuite de Larsan.

« Mais le troisième signe extérieur me déroutait tout à fait.Ayant placé Larsan au bout de la galerie tournante, je ne pouvaisexpliquer qu’il eût profité du moment où j’allais dans l’ailegauche du château trouver M. Stangerson et le père Jacques, pourretourner dans la chambre de Mlle Stangerson ! C’était là ungeste bien dangereux ! Il risquait de se faire prendre… Et ille savait ! … Et il a failli se faire prendre… n’ayant pas eule temps de regagner son poste, comme il l’avait certainementespéré… Il fallait qu’il eût, pour retourner dans la chambre, uneraison bien nécessaire qui lui fût apparue tout à coup, après mondépart, car il n’aurait pas sans cela prêté son revolver !Quant à moi, quand « j’envoyai » le père Jacques au bout de lagalerie droite, je croyais naturellement que Larsan était toujoursà son poste au bout de la galerie tournante et le père Jacqueslui-même, à qui, du reste, je n’avais point donné de détails, en serendant à son poste, ne regarda pas, lorsqu’il passa àl’intersection des deux galeries, si Larsan était au sien. Le pèreJacques ne songeait alors qu’à exécuter mes ordres rapidement.Quelle était donc cette raison imprévue qui avait pu conduireLarsan une seconde fois dans la chambre ? Quelleétait-elle ? … Je pensai que ce ne pouvait être qu’une marquesensible de son passage qui le dénonçait ! Il avait oubliéquelque chose de très important dans la chambre ! Quoi ?… Avait-il retrouvé cette chose ? … Je me rappelai la bougiesur le parquet et l’homme courbé… Je priai Mme Bernier, qui faisaitla chambre, de chercher… et elle trouva un binocle… Ce binocle,m’sieur le président ! »

Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nousconnaissons déjà…

« Quand je vis ce binocle, je fus épouvanté… Je n’avais jamaisvu de binocle à Larsan… S’il n’en mettait pas, c’est donc qu’iln’en avait pas besoin… Il en avait moins besoin encore alors dansun moment où la liberté de ses mouvements lui était chose siprécieuse… Que signifiait ce binocle ? … Il n’entrait pointdans mon cercle. À moins qu’il ne fût celui d’un presbyte,m’exclamai-je, tout à coup ! … En effet, je n’avais jamais vuécrire Larsan, je ne l’avais jamais vu lire. Il « pouvait » doncêtre presbyte ! On savait certainement à la Sûreté qu’il étaitpresbyte, « s’il l’était… » on connaissait sans doute son binocle…Le binocle du « presbyte Larsan » trouvé dans la chambre de MlleStangerson, après le mystère de la galerie inexplicable, celadevenait terrible pour Larsan ! Ainsi s’expliquait le retourde Larsan dans la chambre ! … Et, en effet, Larsan-Ballmeyerest bien presbyte, et ce binocle, que l’on reconnaîtra « peut-être» à la Sûreté, est bien le sien…

« Vous voyez, monsieur, quel est mon système, continuaRouletabille ; je ne demande pas aux signes extérieurs dem’apprendre la vérité ; je leur demande simplement de ne pasaller contre la vérité que m’a désignée le bon bout de maraison ! …

« Pour être tout à fait sûr de la vérité sur Larsan, car Larsanassassin était une exception qui méritait que l’on s’entourât dequelque garantie, j’eus le tort de vouloir voir sa « figure ». J’enai été bien puni ! Je crois que c’est le bon bout de ma raisonqui s’est vengé de ce que, depuis la galerie inexplicable, je ne mesois pas appuyé solidement, définitivement et en toute confiance,sur lui… négligeant magnifiquement de trouver d’autres preuves dela culpabilité de Larsan que celle de ma raison ! Alors, MlleStangerson a été frappée… »

Rouletabille s’arrêta… se mouche… vivement ému.

 

« Mais qu’est-ce que Larsan, demanda le président, venait fairedans cette chambre ? Pourquoi a-t-il tenté d’assassiner à deuxreprises Mlle Stangerson ?

– Parce qu’il l’adorait, m’sieur le président…

– Voilà évidemment une raison…

– Oui, m’sieur, une raison péremptoire. Il était amoureux fou…et à cause de cela, et de bien d’autres choses aussi, capable detous les crimes.

– Mlle Stangerson le savait ?

– Oui, m’sieur, mais elle ignorait, naturellement, quel’individu qui la poursuivait ainsi fût Frédéric Larsan… sans quoiFrédéric Larsan ne serait pas venu s’installer au château, etn’aurait pas, la nuit de la galerie inexplicable, pénétré avec nousauprès de Mlle Stangerson, « après l’affaire ». J’ai remarqué dureste qu’il s’était tenu dans l’ombre et qu’il avaitcontinuellement la face baissée… ses yeux devaient chercher lebinocle perdu… Mlle Stangerson a eu à subir les poursuites et lesattaques de Larsan sous un nom et sous un déguisement que nousignorions mais qu’elle pouvait connaître déjà.

– Et vous, monsieur Darzac ! demanda le président… vousavez peut-être, à ce propos, reçu les confidences de MlleStangerson… Comment se fait-il que Mlle Stangerson n’ait parlé decela à personne ? … Cela aurait pu mettre la justice sur lestraces de l’assassin… et si vous êtes innocent, vous aurait épargnéla douleur d’être accusé !

– Mlle Stangerson ne m’a rien dit, fit M. Darzac.

– Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible ? »demanda encore le président.

Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit :

« Mlle Stangerson ne m’a rien dit…

– Comment expliquez-vous que, la nuit de l’assassinat du garde,reprit le président, en se tournant vers Rouletabille, l’assassinait rapporté les papiers volés à M. Stangerson ? … Commentexpliquez-vous que l’assassin se soit introduit dans la chambrefermée de Mlle Stangerson ?

– Oh ! quant à cette dernière question, il est facile, jecrois, d’y répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait seprocurer ou faire faire facilement les clefs qui lui étaientnécessaires… Quant au vol des documents, « je crois » que Larsann’y avait pas d’abord songé. Espionnant partout Mlle Stangerson,bien décidé à empêcher son mariage avec M. Robert Darzac, il suitun jour Mlle Stangerson et M. Robert Darzac dans les grandsmagasins de la Louve, s’empare du réticule de Mlle Stangerson, quecelle-ci perd ou se laisse prendre. Dans ce réticule, il y a uneclef à tête de cuivre. Il ne sait pas l’importance qu’a cette clef.Elle lui est révélée par la note que fait paraître Mlle Stangersondans les journaux. Il écrit à Mlle Stangerson poste restante, commela note l’en prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisantsavoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui lapoursuit, depuis quelque temps, de son amour. Il ne reçoit pas deréponse. Il va constater au bureau 40 que la lettre n’est plus là.Il y va, ayant pris déjà l’allure et autant que possible l’habit deM. Darzac, car, décidé à tout pour avoir Mlle Stangerson, il a toutpréparé, pour que, quoi qu’il arrive, M. Darzac, aimé de MlleStangerson, M. Darzac qu’il déteste et dont il veut la perte, passepour le coupable.

« Je dis : quoi qu’il arrive, mais je pense que Larsan nepensait pas encore qu’il en serait réduit à l’assassinat. Dans tousles cas, ses précautions sont prises pour compromettre MlleStangerson sous le déguisement Darzac. Larsan a, du reste, à peuprès la taille de Darzac et quasi le même pied. Il ne lui seraitpas difficile, s’il est nécessaire, après avoir dessiné l’empreintedu pied de M. Darzac, de se faire faire, sur ce dessin, deschaussures qu’il chaussera. Ce sont là trucs enfantins pourLarsan-Ballmeyer.

« Donc, pas de réponse à sa lettre, pas de rendez-vous, et il atoujours la petite clef précieuse dans sa poche. Eh bien, puisqueMlle Stangerson ne vient pas à lui, il ira à elle ! Depuislongtemps son plan est fait. Il s’est documenté sur le Glandier etsur le pavillon. Un après-midi, alors que M. et Mlle Stangersonviennent de sortir pour la promenade et que le père Jacqueslui-même est parti, il s’introduit dans le pavillon par la fenêtredu vestibule. Il est seul, pour le moment, il a des loisirs… ilregarde les meubles… l’un d’eux, fort curieux, et ressemblant à uncoffre-fort, a une toute petite serrure… Tiens ! Tiens !Cela l’intéresse… Comme il a sur lui la petite clef de cuivre… il ypense… liaison d’idées. Il essaye la clef dans la serrure ; laporte s’ouvre… Des papiers ! Il faut que ces papiers soientbien précieux pour qu’on les ait enfermés dans un meuble aussiparticulier… pour qu’on tienne tant à la clef qui ouvre ce meuble…Eh ! Eh ! cela peut toujours servir… à un petit chantage…cela l’aidera peut-être dans ses desseins amoureux… Vite, il faitun paquet de ces paperasses et va le déposer dans le lavatory duvestibule. Entre l’expédition du pavillon et la nuit del’assassinat du garde, Larsan a eu le temps de voir ce qu’étaientces papiers. Qu’en ferait-il ? Ils sont plutôt compromettants…Cette nuit-là, il les rapporta au château… Peut-être a-t-il espérédu retour de ces papiers, qui représentaient vingt ans de travaux,une reconnaissance quelconque de Mlle Stangerson… Tout estpossible, dans un cerveau comme celui-là ! … Enfin, quellequ’en soit la raison, il a rapporté les papiers et il en était biendébarrassé !

Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux.Il était évidemment embarrassé, à ce point de ses explications, parla volonté qu’il avait de ne point donner le véritable motif del’attitude effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson. Sonraisonnement était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, etle président lui en eut certainement fait l’observation, si, malincomme un singe, Rouletabille ne s’était écrié : « Maintenant, nousarrivons à l’explication du mystère de la Chambre Jaune! »

 

Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légèresbousculades, des « chut ! » énergiques. La curiosité étaitpoussée à son comble.

« Mais, fit le président, il me semble, d’après votre hypothèse,monsieur Rouletabille, que le mystère de la «Chambre Jaune» esttout expliqué. Et c’est Frédéric Larsan qui nous l’a expliquélui-même en se contentant de tromper sur le personnage, en mettantM. Robert Darzac à sa propre place. Il est évident que la porte dela «Chambre Jaune» s’est ouverte quand M. Stangerson était seul, etque le professeur a laissé passer l’homme qui sortait de la chambrede sa fille, sans l’arrêter, peut-être même sur la prière de safille, pour éviter tout scandale ! …

– Non, m’sieur le président, protesta avec force le jeune homme.Vous oubliez que Mlle Stangerson, assommée, ne pouvait plus fairede prière, qu’elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrouni la serrure… Vous oubliez aussi que M. Stangerson a juré sur latête de sa fille à l’agonie que la porte ne s’était pasouverte !

– C’est pourtant, monsieur, la seule façon d’expliquer leschoses ! La Chambre Jaune était close comme un coffre-fort.Pour me servir de vos expressions, il était impossible à l’assassinde s’en échapper « normalement ou anormalement ». Quand on pénètredans la chambre, on ne le trouve pas ! Il faut bien pourtantqu’il s’échappe ! …

– C’est tout à fait inutile, m’sieur le président…

– Comment cela ?

– Il n’avait pas besoin de s’échapper, s’il n’y était pas !»

Rumeurs dans la salle…

« Comment, il n’y était pas ?

– Évidemment non ! Puisqu’il ne pouvait pas y être, c’estqu’il n’y était pas ! Il faut toujours, m’sieur l’président,s’appuyer sur le bon bout de sa raison !

– Mais toutes les traces de son passage ! protesta leprésident.

– Ça, m’sieur le président, c’est le mauvais bout de laraison ! … Le bon bout nous indique ceci : depuis le moment oùMlle Stangerson s’est enfermée dans sa chambre jusqu’au moment oùl’on a défoncé la porte, il est impossible que l’assassin se soitéchappé de cette chambre ; et, comme on ne l’y trouve pas,c’est que, depuis le moment de la fermeture de la porte jusqu’aumoment où on la défonce, l’assassin n’était pas dans lachambre !

– Mais les traces ?

– Eh ! m’sieur le président… Ça, c’est les marquessensibles, encore une fois… les marques sensibles avec lesquelleson commet tant d’erreurs judiciaires parce qu’elles vous font direce qu’elles veulent ! Il ne faut point, je vous le répète,s’en servir pour raisonner ! Il faut raisonner d’abord !Et voir ensuite si les marques sensibles peuvent entrer dans lecercle de votre raisonnement… J’ai un tout petit cercle de véritéincontestable : l’assassin n’était point dans la ChambreJaune ! Pourquoi a-t-on cru qu’il y était ? À cause desmarques de son passage ! Mais il peut être passé avant !Que dis-je : il « doit » être passé avant. La raison me dit qu’ilfaut qu’il soit passé là, avant ! Examinons les marques et ceque nous savons de l’affaire, et voyons si ces marques vont àl’encontre de ce passage avant… avant que Mlle Stangerson s’enfermedans sa chambre, devant son père et le père Jacques !

« Après la publication de l’article du Matin et une conversationque j’eus dans le trajet de Paris à Épinay-sur-Orge avec le juged’instruction, la preuve me parut faite que la «Chambre Jaune»était mathématiquement close et que, par conséquent, l’assassin enavait disparu avant l’entrée de Mlle Stangerson dans sa chambre, àminuit.

« Les marques extérieures se trouvaient alors être terriblement« contre ma raison ». Mlle Stangerson ne s’était pas assassinéetoute seule, et ces marques attestaient qu’il n’y avait pas eusuicide. L’assassin était donc venu avant ! Mais comment MlleStangerson n’avait-elle été assassinée qu’après ? ou plutôt «ne paraissait-elle » avoir été assassinée qu’après ? Il mefallait naturellement reconstituer l’affaire en deux phases, deuxphases bien distinctes l’une de l’autre de quelques heures : lapremière phase pendant laquelle on avait réellement tentéd’assassiner Mlle Stangerson, tentative qu’elle avaitdissimulée ; la seconde phase pendant laquelle, à la suited’un cauchemar qu’elle avait eu, ceux qui étaient dans lelaboratoire avaient cru qu’on l’assassinait !

« Je n’avais pas encore, alors, pénétré dans la «Chambre Jaune».Quelles étaient les blessures de Mlle Stangerson ? Des marquesde strangulation et un coup formidable à la tempe… Les marques destrangulation ne me gênaient pas. Elles pouvaient avoir été faites« avant » et Mlle Stangerson les avait dissimulées sous unecollerette, un boa, n’importe quoi ! Car, du moment que jecréais, que j’étais obligé de diviser l’affaire en deux phases,j’étais acculé à la nécessité de me dire que Mlle Stangerson avaitcaché tous les événements de la première phase ; elle avaitdes raisons, sans doute, assez puissantes pour cela, puisqu’ellen’avait rien dit à son père et qu’elle dut raconter naturellementau juge d’instruction l’agression de l’assassin dont elle nepouvait nier le passage, comme si cette agression avait eu lieu lanuit, pendant la seconde phase ! Elle y était forcée, sansquoi son père lui eût dit : « Que nous as-tu caché là ? Quesignifie « ton silence après une pareille agression » ? »

« Elle avait donc dissimulé les marques de la main de l’homme àson cou. Mais il y avait le coup formidable de la tempe ! Ça,je ne le comprenais pas ! Surtout quand j’appris que l’onavait trouvé dans la chambre un os de mouton, arme du crime… Ellene pouvait avoir dissimulé qu’on l’avait assommée, et cependantcette blessure apparaissait évidemment comme ayant dû être faitependant la première phase puisqu’elle nécessitait la présence del’assassin ! J’imaginai que cette blessure était beaucoupmoins forte qu’on ne le disait – en quoi j’avais tort – et jepensai que Mlle Stangerson avait caché la blessure de la tempe sousune coiffure en bandeaux !

« Quant à la marque, sur le mur, de la main de l’assassinblessée par le revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait étéfaite évidemment « avant » et l’assassin avait été nécessairementblessé pendant la première phase, c’est-à-dire pendant qu’il étaitlà ! Toutes les traces du passage de l’assassin avaient éténaturellement laissées pendant la première phase : L’os de mouton,les pas noirs, le béret, le mouchoir, le sang sur le mur, sur laporte et par terre… De toute évidence, si ces traces étaient encorelà, c’est que Mlle Stangerson, qui désirait qu’on ne sût rien etqui agissait pour qu’on ne sût rien de cette affaire, n’avait pasencore eu le temps de les faire disparaître ! Ce qui meconduisait à chercher la première phase de l’affaire dans un tempstrès rapproché de la seconde. Si, après la première phase,c’est-à-dire après que l’assassin se fût échappé, aprèsqu’elle-même eût en hâte regagné le laboratoire où son père laretrouvait, travaillant, – si elle avait pu pénétrer à nouveau uninstant dans la chambre, elle aurait au moins fait disparaître,tout de suite, l’os de mouton, le béret et le mouchoir quitraînaient par terre. Mais elle ne le tenta pas, son père nel’ayant pas quittée. Après, donc, cette première phase, elle n’estentrée dans sa chambre qu’à minuit. Quelqu’un y était entré à dixheures : le père Jacques, qui fit sa besogne de tous les soirs,ferma les volets et alluma la veilleuse. Dans son anéantissementsur le bureau du laboratoire où elle feignait de travailler, MlleStangerson avait sans doute oublié que le père Jacques allaitentrer dans sa chambre ! Aussi elle a un mouvement : elle priele père Jacques de ne pas se déranger ! De ne pas pénétrerdans la chambre ! Ceci est en toutes lettres dans l’article duMatin. Le père Jacques entre tout de même et ne s’aperçoit de rien,tant la «Chambre Jaune» est obscure ! … Mlle Stangerson a dûvivre là deux minutes affreuses ! Cependant, je crois qu’elleignorait qu’il y avait tant de marques du passage de l’assassindans sa chambre ! Elle n’avait sans doute, après la premièrephase, eu le temps que de dissimuler les traces des doigts del’homme à son cou et de sortir de sa chambre ! … Si elle avaitsu que l’os, le béret et le mouchoir fussent sur le parquet, elleles aurait également ramassés quand elle est rentrée à minuit danssa chambre… Elle ne les a pas vus, elle s’est déshabillée à laclarté douteuse de la veilleuse… Elle s’est couchée, brisée partant d’émotions, et par la terreur, la terreur qui ne l’avait faitregagner cette chambre que le plus tard possible…

« Ainsi étais-je obligé d’arriver de la sorte à la seconde phasedu drame, avec Mlle Stangerson seule dans la chambre, du momentqu’on n’avait pas trouvé l’assassin dans la chambre… Ainsidevais-je naturellement faire entrer dans le cercle de monraisonnement les marques extérieures.

« Mais il y avait d’autres marques extérieures à expliquer. Descoups de revolver avaient été tirés, pendant la seconde phase. Descris : « Au secours ! À l’assassin ! » avaient étéproférés ! … Que pouvait me désigner, en une telle occurrence,le bon bout de ma raison ? Quant aux cris, d’abord : du momentoù il n’y a pas d’assassin dans la chambre, il y avait forcémentcauchemar dans la chambre !

« On entend un grand bruit de meubles renversés. J’imagine… jesuis obligé d’imaginer ceci : Mlle Stangerson s’est endormie,hantée par l’abominable scène de l’après-midi… elle rêve… lecauchemar précise ses images rouges… elle revoit l’assassin qui seprécipite sur elle, elle crie : « À l’assassin ! Ausecours ! » et son geste désordonné va chercher le revolverqu’elle a posé, avant de se coucher, sur sa table de nuit. Maiscette main heurte la table de nuit avec une telle force qu’elle larenverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se logerdans le plafond… Cette balle dans le plafond me parut, dès l’abord,devoir être la balle de l’accident… Elle révélait la possibilité del’accident et arrivait si bien avec mon hypothèse de cauchemarqu’elle fut une des raisons pour lesquelles je commençai à ne plusdouter que le crime avait eu lieu avant, et que Mlle Stangerson,douée d’un caractère d’une énergie peu commune, l’avait caché…Cauchemar, coup de revolver… Mlle Stangerson, dans un état moralaffreux, est réveillée ; elle essaye de se lever ; elleroule par terre, sans force, renversant les meubles, râlant même… «À l’assassin ! Au secours ! » et s’évanouit…

« Cependant, on parlait de deux coups de revolver, la nuit, lorsde la seconde phase. À moi aussi, pour ma thèse – ce n’était plus,déjà, une hypothèse – il en fallait deux ; mais « un » danschacune des phases et non pas deux dans la dernière… un coup pourblesser l’assassin, avant, et un coup lors du cauchemar,après ! Or, était-il bien sûr que, la nuit, deux coups derevolver eussent été tirés ? Le revolver s’était fait entendreau milieu du fracas de meubles renversés. Dans un interrogatoire,M. Stangerson parle d’un coup sourd d’abord, d’un coup éclatantensuite ! Si le coup sourd avait été produit par la chute dela table de nuit en marbre sur le plancher ? Il est nécessaireque cette explication soit la bonne. Je fus certain qu’elle étaitla bonne, quand je sus que les concierges, Bernier et sa femme,n’avaient entendu, eux qui étaient tout près du pavillon, qu’unseul coup de revolver. Ils l’ont déclaré au juge d’instruction.

« Ainsi, j’avais presque reconstitué les deux phases du dramequand je pénétrai, pour la première fois, dans la «Chambre Jaune».Cependant la gravité de la blessure à la tempe n’entrait pas dansle cercle de mon raisonnement. Cette blessure n’avait donc pas étéfaite par l’assassin avec l’os de mouton, lors de la premièrephase, parce qu’elle était trop grave, que Mlle Stangerson n’auraitpu la dissimuler et qu’elle ne l’avait pas dissimulée sous unecoiffure en bandeaux ! Alors, cette blessure avait été «nécessairement » faite lors de la seconde phase, au moment ducauchemar ? C’est ce que je suis allé demander à la «ChambreJaune» et la «Chambre Jaune» m’a répondu ! »

Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau depapier blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier blanc,sortit un objet invisible, qu’il tint entre le pouce et l’index etqu’il porta au président :

« Ceci, monsieur le président, est un cheveu, un cheveu blondmaculé de sang, un cheveu de Mlle Stangerson… Je l’ai trouvé colléà l’un des coins de marbre de la table de nuit renversée… Ce coinde marbre était lui-même maculé de sang. Oh ! un petit carrérouge de rien du tout ! mais fort important ! car ilm’apprenait, ce petit carré de sang, qu’en se levant, affolée, deson lit, Mlle Stangerson était tombée de tout son haut et fortbrutalement sur ce coin de marbre qui l’avait blessée à la tempe,et qui avait retenu ce cheveu, ce cheveu que Mlle Stangerson devaitavoir sur le front, bien qu’elle ne portât pas la coiffure enbandeaux ! Les médecins avaient déclaré que Mlle Stangersonavait été assommée avec un objet contondant et, comme l’os demouton était là, le juge d’instruction avait immédiatement accusél’os de mouton mais le coin d’une table de nuit en marbre est aussiun objet contondant auquel ni les médecins ni le juge d’instructionn’avaient songé, et que je n’eusse peut-être point découvert moi-même si le bon bout de ma raison ne me l’avait indiqué, ne mel’avait fait pressentir. »

La salle faillit partir, une fois de plus, enapplaudissements ; mais, comme Rouletabille reprenait tout desuite sa déposition, le silence se rétablit sur-le-champ.

« Il me restait à savoir, en dehors du nom de l’assassin que jene devais connaître que quelques jours plus tard, à quel momentavait eu lieu la première phase du drame. L’interrogatoire de MlleStangerson, bien qu’arrangé pour tromper le juge d’instruction, etcelui de M. Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson adonné exactement l’emploi de son temps, ce jour-là. Nous avonsétabli que l’assassin s’est introduit entre cinq et six dans lepavillon ; mettons qu’il fût six heures et quart quand leprofesseur et sa fille se sont remis au travail. C’est donc entrecinq heures et six heures et quart qu’il faut chercher. Que dis-je,cinq heures ! mais le professeur est alors avec sa fille… Ledrame ne pourra s’être passé que loin du professeur ! Il mefaut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment où leprofesseur et sa fille seront séparés ! … Eh bien, ce moment,je le trouve dans l’interrogatoire qui eut lieu dans la chambre deMlle Stangerson, en présence de M. Stangerson. Il y est marqué quele professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire.M. Stangerson dit : « À ce moment, je fus abordé par mon garde quime retint un instant. » il y a donc conversation avec le garde. Legarde parle à M. Stangerson de coupe de bois ou debraconnage ; Mlle Stangerson n’est plus là ; elle a déjàregagné le laboratoire puisque le professeur dit encore : « Jequittai le garde et je rejoignis ma fille qui était déjà autravail ! »

« C’est donc dans ces courtes minutes que le drame se déroula.C’est nécessaire ! Je vois très bien Mlle Stangerson rentrerdans le pavillon, pénétrer dans sa chambre pour poser son chapeauet se trouver en face du bandit qui la poursuit. Le bandit étaitlà, dans le pavillon, depuis un certain temps. Il devait avoirarrangé son affaire pour que tout se passât la nuit. Il avait alorsdéchaussé les chaussures du père Jacques qui le gênaient, dans lesconditions que j’ai dites au juge d’instruction, il avait opéré larafle des papiers, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, et ils’était ensuite glissé sous le lit quand le père Jacques étaitrevenu laver le vestibule et le laboratoire… Le temps lui avaitparu long… il s’était relevé, après le départ du père Jacques,avait à nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans levestibule, avait regardé dans le jardin, et avait vu venir, vers lepavillon – car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était trèsclaire – Mlle Stangerson, toute seule ! Jamais il n’eût osél’attaquer à cette heure-là s’il n’avait cru être certain que MlleStangerson était seule ! Et, pour qu’elle lui apparût seule,il fallait que la conversation entre M. Stangerson et le garde quile retenait eût lieu à un coin détourné du sentier, coin où setrouve un bouquet d’arbres qui les cachait aux yeux du misérable.Alors, son plan est fait. Il va être plus tranquille, seul avecMlle Stangerson dans ce pavillon, qu’il ne l’aurait été, en pleinenuit, avec le père Jacques dormant dans son grenier. Et il dutfermer la fenêtre du vestibule ! ce qui explique aussi que niM. Stangerson, ni le garde, du reste assez éloignés encore dupavillon, n’ont entendu le coup de revolver.

« Puis il regagna la «Chambre Jaune». Mlle Stangerson arrive. Cequi s’est passé a dû être rapide comme l’éclair ! … MlleStangerson a dû crier… ou plutôt a voulu crier son effroi ;l’homme l’a saisie à la gorge… Peut-être va-t-il l’étouffer,l’étrangler… Mais la main tâtonnante de Mlle Stangerson a saisi,dans le tiroir de la table de nuit, le revolver qu’elle y a cachédepuis qu’elle redoute les menaces de l’homme. L’assassin branditdéjà, sur la tête de la malheureuse, cette arme terrible dans lesmains de Larsan-Ballmeyer, un os de mouton… Mais elle tire… le couppart, blesse la main qui abandonne l’arme. L’os de mouton roule parterre, ensanglanté par la blessure de l’assassin… l’assassinchancelle, va s’appuyer à la muraille, y imprime ses doigts rouges,craint une autre balle et s’enfuit…

« Elle le voit traverser le laboratoire… Elle écoute… Quefait-il dans le vestibule ? … Il est bien long à sauter parcette fenêtre… Enfin, il saute ! Elle court à la fenêtre et lareferme ! … Et maintenant, est-ce que son père a vu ? aentendu ? Maintenant que le danger a disparu, toute sa penséeva à son père… douée d’une énergie surhumaine, elle lui cacheratout, s’il en est temps encore ! … Et, quand M. Stangersonreviendra, il trouvera la porte de la «Chambre Jaune» fermée, et safille, dans le laboratoire, penchée sur son bureau, attentive, autravail, déjà ! »

Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac :

« Vous savez la vérité, s’écria-t-il, dites-nous donc si lachose ne s’est pas passée ainsi ?

– Je ne sais rien, répond M. Darzac.

– Vous êtes un héros ! fait Rouletabille, en se croisantles bras… Mais si Mlle Stangerson était, hélas ! en état desavoir que vous êtes accusé, elle vous relèverait de votre parole…elle vous prierait de dire tout ce qu’elle vous a confié… quedis-je, elle viendrait vous défendre elle-même ! … »

M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot. Ilregarda tristement Rouletabille.

« Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n’est pas là, ilfaut bien que j’y sois, moi ! Mais, croyez-moi, monsieurDarzac, le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson et delui rendre la raison, c’est encore de vous faire acquitter !»

Un tonnerre d’applaudissements accueillit cette dernière phrase.Le président n’essaya même pas de réfréner l’enthousiasme de lasalle. Robert Darzac était sauvé. Il n’y avait qu’à regarder lesjurés pour en être certain ! Leur attitude manifestaithautement leur conviction.

Le président s’écria alors :

« Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que Mlle Stangerson,que l’on tente d’assassiner, dissimule un pareil crime à sonpère ?

– Ça, m’sieur, fit Rouletabille, j’sais pas ! … Ça ne meregarde pas ! … »

Le président fit un nouvel effort auprès de M. RobertDarzac.

« Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel a étél’emploi de votre temps pendant qu’ « on » attentait à la vie deMlle Stangerson ?

– Je ne peux rien vous dire, monsieur… »

Le président implora du regard une explication de Rouletabille:

« On a le droit de penser, m’sieur le président, que lesabsences de M. Robert Darzac étaient étroitement liées au secret deMlle Stangerson… Aussi M. Darzac se croit-il tenu à garder lesilence ! … Imaginez que Larsan, qui a, lors de ses troistentatives, tout mis en train pour détourner les soupçons sur M.Darzac, ait fixé, justement, ces trois fois-là, des rendez-vous àM. Darzac dans un endroit compromettant, rendez-vous où il devaitêtre traité du mystère… M. Darzac se fera plutôt condamner qued’avouer quoi que ce soit, que d’expliquer quoi que ce soit quitouche au mystère de Mlle Stangerson. Larsan est assez malin pouravoir fait encore cette « combinaise-là ! … »

Le président, ébranlé, mais curieux, répartit encore :

« Mais quel peut bien être ce mystère-là ?

– Ah ! m’sieur, j’pourrais pas vous dire ! fitRouletabille en saluant le président ; seulement, je crois quevous en savez assez maintenant pour acquitter M. RobertDarzac ! … À moins que Larsan ne revienne ! mais j’croispas ! » fit-il en riant d’un gros rire heureux.

Tout le monde rit avec lui.

« Encore une question, monsieur, fit le président. Nouscomprenons, toujours en admettant votre thèse, que Larsan ait vouludétourner les soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêtavait-il à les détourner aussi sur le père Jacques ? …

– « L’intérêt du policier ! » m’sieur ! L’intérêt dese montrer débrouillard en annihilant lui-même ces preuves qu’ilavait accumulées. C’est très fort, ça ! C’est un truc qui luia souvent servi à détourner les soupçons qui eussent pu s’arrêtersur lui-même ! Il prouvait l’innocence de l’un, avantd’accuser l’autre. Songez, monsieur le président, qu’une affairecomme celle-là devait avoir été longuement « mijotée « à l’avancepar Larsan. Je vous dis qu’il avait tout étudié et qu’ilconnaissait les êtres et tout. Si vous avez la curiosité de savoircomment il s’était documenté, vous apprendrez qu’il s’était fait unmoment le commissionnaire entre « le laboratoire de la Sûreté » etM. Stangerson, à qui on demandait des « expériences ». Ainsi, il apu, avant le crime, pénétrer deux fois dans le pavillon. Il étaitgrimé de telle sorte que le père Jacques, depuis, ne l’a pasreconnu ; mais il a trouvé, lui, Larsan, l’occasion de chiperau père Jacques une vieille paire de godillots et un béret horsd’usage, que le vieux serviteur de M. Stangerson avait noués dansun mouchoir pour les porter sans doute à un de ses amis,charbonnier sur la route d’Épinay ! Quand le crime futdécouvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à part lui,n’eut garde de les reconnaître immédiatement ! Ils étaienttrop compromettants, et c’est ce qui vous explique son trouble, àcette époque, quand nous lui en parlions. Tout cela est simplecomme bonjour et j’ai acculé Larsan à me l’avouer. Il l’a du restefait avec plaisir, car, si c’est un bandit – ce qui ne fait plus,j’ose l’espérer, de doute pour personne – c’est aussi unartiste ! … C’est sa manière de faire, à cet homme, sa manièreà lui… Il a agi de même lors de l’affaire du « Crédit universel »et des « Lingots de la Monnaie ! » Des affaires qu’il faudraréviser, m’sieur le président, car il y a quelques innocents dansles prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient à laSûreté ! »

Chapitre 28Où il est prouvé qu’on ne pense pas toujours à tout

Gros émoi, murmures, bravos ! Maître Henri-Robert déposades conclusions tendant à ce que l’affaire fût renvoyée à une autresession pour supplément d’instruction ; le ministère publiclui-même s’y associa. L’affaire fut renvoyée. Le lendemain, M.Robert Darzac était remis en liberté provisoire, et le père Mathieubénéficiait « d’un non-lieu » immédiat. On chercha vainementFrédéric Larsan. La preuve de l’innocence était faite. M. Darzacéchappa enfin à l’affreuse calamité qui l’avait, un instant,menacé, et il put espérer, après une visite à Mlle Stangerson, quecelle-ci recouvrerait un jour, à force de soins assidus, laraison.

Quant à ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, «l’homme du jour » ! À sa sortie du palais de Versailles, lafoule l’avait porté en triomphe. Les journaux du monde entierpublièrent ses exploits et sa photographie ; et lui, qui avaittant interviewé d’illustres personnages, fut illustre et interviewéà son tour ! Je dois dire qu’il ne s’en montra pas plus fierpour ça !

Nous revînmes de Versailles ensemble, après avoir dîné fortgaiement au « Chien qui fume ». Dans le train, je commençai à luiposer un tas de questions qui, pendant le repas, s’étaient presséesdéjà sur mes lèvres et que j’avais tues toutefois parce que jesavais que Rouletabille n’aimait pas travailler en mangeant.

« Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout à faitsublime et digne de votre cerveau héroïque. »

Ici il m’arrêta, m’invitant à parler plus simplement etprétendant qu’il ne se consolerait jamais de voir qu’une aussibelle intelligence que la mienne était prête à tomber dans legouffre hideux de la stupidité, et cela simplement à cause del’admiration que j’avais pour lui…

« Je viens au fait, fis-je, un peu vexé. Tout ce qui vient de sepasser ne m’apprend point du tout ce que vous êtes allé faire enAmérique. Si je vous ai bien compris : quand vous êtes parti ladernière fois du Glandier, vous aviez tout deviné de FrédéricLarsan ? … Vous saviez que Larsan était l’assassin et vousn’ignoriez plus rien de la façon dont il avait tentéd’assassiner ?

– Parfaitement. Et vous, fit-il, en détournant la conversation,vous ne vous doutiez de rien ?

– De rien !

– C’est incroyable.

– Mais, mon ami… vous avez eu bien soin de me dissimuler votrepensée et je ne vois point comment je l’aurais pénétrée… Quand jesuis arrivé au Glandier avec les revolvers, « à ce moment précis »,vous soupçonniez déjà Larsan ?

– Oui ! Je venais de tenir le raisonnement de la « galerieinexplicable ! » mais le retour de Larsan dans la chambre deMlle Stangerson ne m’avait pas encore été expliqué par ladécouverte du binocle de presbyte… Enfin, mon soupçon n’était quemathématique, et l’idée de Larsan assassin m’apparaissait siformidable que j’étais résolu à attendre des « traces sensibles »avant d’oser m’y arrêter davantage. Tout de même cette idée metracassait, et j’avais parfois une façon de vous parler du policierqui eût dû vous mettre en éveil. D’abord je ne mettais plus du touten avant « sa bonne foi » et je ne vous disais plus « qu’il setrompait ». Je vous entretenais de son système comme d’un misérablesystème, et le mépris que j’en marquais, qui s’adressait dans votreesprit au policier, s’adressait en réalité, dans le mien, moins aupolicier qu’au bandit que je le soupçonnais d’être !…Rappelez-vous… quand je vous énumérais toutes les preuves quis’accumulaient contre M. Darzac, je vous disais : « Tout celasemble donner quelque corps à l’hypothèse du grand Fred. C’est, dureste, cette hypothèse, que je crois fausse, qui l’égarera… » etj’ajoutais sur un ton qui eût dû vous stupéfier : « Maintenant,cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan ?Voilà ! Voilà ! Voilà ! … »

Ces « voilà ! » eussent dû vous donner à réfléchir ;il y avait tout mon soupçon dans ces « Voilà ! » Et quesignifiait : « égare-t-elle réellement ? » sinon qu’ellepouvait ne pas l’égarer, lui, mais qu’elle était destinée à nouségarer, nous ! Je vous regardais à ce moment et vous n’avezpas tressailli, vous n’avez pas compris… J’en ai été enchanté, car,jusqu’à la découverte du binocle, je ne pouvais considérer le crimede Larsan que comme une absurde hypothèse… Mais, après ladécouverte du binocle qui m’expliquait le retour de Larsan dans lachambre de Mlle Stangerson… voyez ma joie, mes transports…Oh ! Je me souviens très bien ! Je courais comme un foudans ma chambre et je vous criais : « Je roulerai le grandFred ! je le roulerai d’une façon retentissante ! » Cesparoles s’adressaient alors au bandit. Et, le soir même, quand,chargé par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle Stangerson,je me bornai jusqu’à dix heures du soir à dîner avec Larsan sansprendre aucune mesure autre, tranquille parce qu’il était là, enface de moi ! à ce moment encore, cher ami, vous auriez pusoupçonner que c’était seulement cet homme-là que je redoutais… Etquand je vous disais, au moment où nous parlions de l’arrivéeprochaine de l’assassin : « Oh ! je suis bien sûr que FrédéricLarsan sera là cette nuit ! … »

« Mais il y a une chose capitale qui eût pu, qui eût dû nouséclairer tout à fait et tout de suite sur le criminel, une chosequi nous dénonçait Frédéric Larsan et que nous avons laisséeéchapper, vous et moi ! …

« Auriez-vous donc oublié l’histoire de la canne ?

« Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout « esprit logique», dénonçait Larsan, il y avait l’ « histoire de la canne » qui ledénonçait à tout « esprit observateur ».

« J’ai été tout à fait étonné – apprenez-le donc – qu’àl’instruction, Larsan ne se fût pas servi de la canne contre M.Darzac. Est-ce que cette canne n’avait pas été achetée le soir ducrime par un homme dont le signalement répondait à celui de M.Darzac ? Eh bien, tout à l’heure, j’ai demandé à Larsanlui-même, avant qu’il prît le train pour disparaître, je lui aidemandé pourquoi il n’avait pas usé de la canne. Il m’a réponduqu’il n’en avait jamais eu l’intention ; que, dans sa pensée,il n’avait jamais rien imaginé contre M. Darzac avec cette canne etque nous l’avions fort embarrassé, le soir du cabaret d’Épinay, enlui prouvant qu’il nous mentait ! Vous savez qu’il disaitqu’il avait eu cette canne à Londres ; or, la marque attestaitqu’elle était de Paris ! Pourquoi, à ce moment, au lieu depenser : « Fred ment ; il était à Londres ; il n’a pas puavoir cette canne de Paris, à Londres ? » ; Pourquoi nenous sommes-nous pas dit : « Fred ment. Il n’était pas à Londres,puisqu’il a acheté cette canne à Paris ! » Fred menteur, Fredà Paris, au moment du crime ! C’est un point de départ desoupçon, cela ! Et quand, après votre enquête chez Cassette,vous nous apprenez que cette canne a été achetée par un homme quiest habillé comme M. Darzac, alors que nous sommes sûrs, d’après laparole de M. Darzac lui-même, que ce n’est pas lui qui a achetécette canne, alors que nous sommes sûrs, grâce à l’histoire dubureau de poste 40, qu’il y a à Paris un homme qui prend lasilhouette Darzac, alors que nous nous demandons quel est donc cethomme qui, déguisé en Darzac, se présente le soir du crime chezCassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les mainsde Fred, comment ? comment ? comment ne nous sommes-nouspas dit un instant : « Mais… mais… mais… cet inconnu déguisé enDarzac qui achète une canne que Fred a entre les mains, … sic’était… si c’était… Fred lui-même ? … » Certes, sa qualitéd’agent de la Sûreté n’était point propice à une pareillehypothèse ; mais, quand nous avions constaté l’acharnementavec lequel Fred accumulait les preuves contre Darzac, la rage aveclaquelle il poursuivait le malheureux… nous aurions pu être frappéspar un mensonge de Fred aussi important que celui qui le faisaitentrer en possession, à Paris, d’une canne qu’il ne pouvait avoireue à Londres. Même, s’il l’avait trouvée à Paris, le mensonge deLondres n’en existait pas moins. Tout le monde le croyait àLondres, même ses chefs et il achetait une canne à Paris !Maintenant, comment se faisait-il que, pas une seconde, il n’en usacomme d’une canne trouvée autour de M. Darzac ! C’est biensimple ! C’est tellement simple que nous n’y avons pas pensé…Larsan l’avait achetée, après avoir été blessé légèrement à la mainpar la balle de Mlle Stangerson, uniquement pour avoir un maintien,pour avoir toujours la main refermée, pour n’être point tentéd’ouvrir la main et de montrer sa blessure intérieure ?Comprenez-vous ? … Voilà ce qu’il m’a dit, Larsan, et je merappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais bizarre «que sa main ne quittât pas cette canne ». À table, quand je dînaisavec lui, il n’avait pas plutôt quitté cette canne qu’il s’emparaitd’un couteau dont sa main droite ne se séparait plus. Tous cesdétails me sont revenus quand mon idée se fût arrêtée sur Larsan,c’est-à-dire trop tard pour qu’ils me fussent d’un quelconquesecours. C’est ainsi que, le soir où Larsan a simulé devant nous lesommeil, je me suis penché sur lui et, très habilement, j’ai puvoir, sans qu’il s’en doutât, dans sa main. Il ne s’y trouvait plusqu’une bande légère de taffetas qui dissimulait ce qui restaitd’une blessure légère. Je constatai qu’il eût pu prétendre à cemoment que cette blessure lui avait été faite par toute autre chosequ’une balle de revolver. Tout de même, pour moi, à cette heure-là,c’était un nouveau signe extérieur qui entrait dans le cercle demon raisonnement. La balle, m’a dit tout à l’heure Larsan, n’avaitfait que lui effleurer la paume et avait déterminé une assezabondante hémorragie.

« Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge deLarsan, et plus… dangereux… il est certain que celui-ci eût sorti,pour détourner les soupçons, l’histoire que nous avions imaginéepour lui, l’histoire de la découverte de la canne autour deDarzac ; mais les événements se sont tellement précipités quenous n’avons plus pensé à la canne ! Tout de même nous l’avonsfort ennuyé, Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous endoutions !

– Mais, interrompis-je, s’il n’avait aucune intention, enachetant la canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors lasilhouette Darzac ? Le pardessus mastic ? Le melon ?Etc.

– Parce qu’il arrivait du crime et qu’aussitôt le crime commis,il avait repris le déguisement Darzac qui l’a toujours accompagnédans son œuvre criminelle dans l’intention que voussavez !

« Mais déjà, vous pensez bien, sa main blessée l’ennuyait et ileut, en passant avenue de l’Opéra, l’idée d’acheter une canne, idéequ’il réalisa sur-le-champ ! … Il était huit heures ! Unhomme, avec la silhouette Darzac, qui achète une canne que jetrouve dans les mains de Larsan ! … Et moi, moi qui avaisdeviné que le drame avait déjà eu lieu à cette heure-là, qu’ilvenait d’avoir lieu, qui étais à peu près persuadé de l’innocencede Darzac je ne soupçonne pas Larsan ! … il y a desmoments…

– Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences…»

Rouletabille me ferma la bouche… Et comme je l’interrogeaisencore, je m’aperçus qu’il ne m’écoutait plus… Rouletabilledormait. J’eus toutes les peines du monde à le tirer de son sommeilquand nous arrivâmes à Paris.

Chapitre 29Le mystère de Mlle Stangerson

Les jours suivants, j’eus l’occasion de lui demander encore cequ’il était allé faire en Amérique. Il ne me répondit guère d’unefaçon plus précise qu’il ne l’avait fait dans le train deVersailles, et il détourna la conversation sur d’autres points del’affaire.

Il finit, un jour, par me dire :

« Mais comprenez donc que j’avais besoin de connaître lavéritable personnalité de Larsan !

– Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher enAmérique ? … »

Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Évidemment, je touchais au« mystère de Mlle Stangerson ». Rouletabille avait pensé que cemystère, qui liait d’une façon si terrible Larsan à MlleStangerson, mystère dont il ne trouvait, lui, Rouletabille, aucuneexplication dans la vie de Mlle Stangerson, « en France », il avaitpensé, dis-je, que ce mystère « devait avoir son origine dans lavie de Mlle Stangerson, en Amérique ». Et il avait pris lebateau ! Là-bas, il apprendrait qui était ce Larsan, ilacquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche… Et ilétait parti pour Philadelphie !

Et maintenant, quel était ce mystère qui avait « commandé lesilence » à Mlle Stangerson et à M. Robert Darzac ? Au bout detant d’années, après certaines publications de la presse àscandale, maintenant que M. Stangerson sait tout et a toutpardonné, on peut tout dire. C’est, du reste, très court, et celaremettra les choses au point, car il s’est trouvé de tristesesprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute cette sinistreaffaire, fut toujours victime, « depuis le commencement ».

Le commencement remontait à une époque lointaine où, jeunefille, elle habitait avec son père à Philadelphie. Là, elle fit laconnaissance, dans une soirée, chez un ami de son père, d’uncompatriote, un Français qui sut la séduire par ses manières, sonesprit, sa douceur et son amour. On le disait riche. Il demanda lamain de Mlle Stangerson au célèbre professeur. Celui-ci prit desrenseignements sur M. Jean Roussel, et, dès l’abord, il vit qu’ilavait affaire à un chevalier d’industrie. Or, M. Jean Roussel, vousl’avez deviné, n’était autre qu’une des nombreuses transformationsdu fameux Ballmeyer, poursuivi en France, réfugié en Amérique. MaisM. Stangerson n’en savait rien ; sa fille non plus. Celle-cine devait l’apprendre que dans les circonstances suivantes : M.Stangerson avait, non seulement refusé la main de sa fille à M.Roussel, mais encore il lui avait interdit l’accès de sa demeure.La jeune Mathilde, dont le cœur s’ouvrait à l’amour, et qui nevoyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean, enfut outrée. Elle ne cacha point son mécontentement à son père quil’envoya se calmer sur les bords de l’Ohio, chez une vieille tantequi habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde là-bas et, malgréla grande vénération qu’elle avait pour son père, Mlle Stangersonrésolut de tromper la surveillance de la vieille tante, et des’enfuir avec Jean Roussel, bien décidés qu’ils étaient tous lesdeux à profiter des facilités des lois américaines pour se marierau plus tôt. Ainsi fut fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusqu’àLouisville. Là, un matin, on vint frapper à leur porte. C’était lapolice qui désirait arrêter M. Jean Roussel, ce qu’elle fit, malgréses protestations et les cris de la fille du professeur Stangerson.En même temps, la police apprenait à Mathilde que « son mari »n’était autre que le trop fameux Ballmeyer ! …

Désespérée, après une vaine tentative de suicide, Mathilderejoignit sa tante à Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie dela revoir. Elle n’avait cessé, depuis huit jours, de fairerechercher Mathilde partout, et n’avait pas encore osé avertir lepère. Mathilde fit jurer à sa tante que M. Stangerson ne sauraitjamais rien ! C’est bien ainsi que l’entendait la tante, quise trouvait coupable de légèreté dans cette si grave circonstance.Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard, revenait auprès de sonpère, repentante, le cœur mort à l’amour, et ne demandant qu’unechose : ne plus jamais entendre parler de son mari, le terribleBallmeyer – arriver à se pardonner sa faute à elle-même, et serelever devant sa propre conscience par une vie de travail sansborne et de dévouement à son père !

Elle s’est tenue parole. Cependant, dans le moment où, aprèsavoir tout avoué à M. Robert Darzac, alors qu’elle croyaitBallmeyer défunt, car le bruit de sa mort avait courut, elles’était accordée la joie suprême, après avoir tant expié, de s’unirà un ami sûr, le destin lui avait ressuscité Jean Roussel, leBallmeyer de sa jeunesse ! Celui-ci lui avait fait savoirqu’il ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert Darzac etqu’ « il l’aimait toujours ! » ce qui, hélas ! étaitvrai.

Mlle Stangerson n’hésita pas à se confier à M. RobertDarzac ; elle lui montra cette lettre où Jean Roussel-FrédéricLarsan-Ballmeyer lui rappelait les premières heures de leur uniondans ce petit et charmant presbytère qu’ils avaient loué àLouisville : « … Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni lejardin de son éclat. » Le misérable se disait riche et émettait laprétention « de la ramener là-bas » ! Mlle Stangerson avaitdéclaré à M. Darzac que, si son père arrivait à soupçonner unpareil déshonneur, « elle se tuerait » ! M. Darzac s’étaitjuré qu’il ferait taire cet Américain, soit par la terreur, soitpar la force, dût-il commettre un crime ! Mais M. Darzacn’était pas de force, et il aurait succombé sans ce brave petitbonhomme de Rouletabille.

Quant à Mlle Stangerson, que vouliez-vous qu’elle fît, en facedu monstre ? Une première fois, quand, après des menacespréalables qui l’avaient mise sur ses gardes, il se dressa devantelle, dans la «Chambre Jaune», elle essaya de le tuer. Pour sonmalheur, elle n’y réussit pas. Dès lors, elle était la victimeassurée de cet être invisible « qui pouvait la faire chanterjusqu’à la mort », qui habitait chez elle, à ses côtés, sansqu’elle le sût, qui exigeait des rendez-vous « au nom de leur amour». La première fois, elle lui avait « refusé » ce rendez-vous, «réclamé dans la lettre du bureau 40 » ; il en était résulté ledrame de la «Chambre Jaune». La seconde fois, avertie par unenouvelle lettre de lui, lettre arrivée par la poste, et qui étaitvenue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente, «elle avait fui le rendez-vous », en s’enfermant dans son boudoiravec ses femmes. Dans cette lettre, le misérable l’avait prévenue,que, puisqu’elle ne pouvait se déranger, « vu son état », il iraitchez elle, et serait dans sa chambre telle nuit, à telle heure…qu’elle eût à prendre toute disposition pour éviter le scandale…Mathilde Stangerson, sachant qu’elle avait tout à redouter del’audace de Ballmeyer, « lui avait abandonné sa chambre »… Ce futl’épisode de la « galerie inexplicable ». La troisième fois, elleavait « préparé le rendez-vous ». C’est qu’avant de quitter lachambre vide de Mlle Stangerson, la nuit de la « galerieinexplicable », Larsan lui avait écrit, comme nous devons nous lerappeler, une dernière lettre, dans sa chambre même, et l’avaitlaissée sur le bureau de sa victime ; cette lettre exigeait unrendez-vous « effectif » dont il fixa ensuite la date et l’heure, «lui promettant de lui rapporter les papiers de son père, et lamenaçant de les brûler si elle se dérobait encore ». Elle nedoutait point que le misérable n’eût en sa possession ces papiersprécieux ; il ne faisait là sans doute que renouveler uncélèbre larcin, car elle le soupçonnait depuis longtemps d’avoir, «avec sa complicité inconsciente », volé lui-même, autrefois, lesfameux papiers de Philadelphie, dans les tiroirs de son père !… Et elle le connaissait assez pour imaginer que si elle ne sepliait point à sa volonté, tant de travaux, tant d’efforts, et tantde scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que de lacendre ! … Elle résolut de le revoir une fois encore, face àface, cet homme qui avait été son époux… et de tenter de lefléchir… puisqu’elle ne pouvait l’éviter ! … On devine ce quis’y passa… Les supplications de Mathilde, la brutalité de Larsan…Il exige qu’elle renonce à Darzac… Elle proclame son amour… Et illa frappe… « avec la pensée arrêtée de faire monter l’autre surl’échafaud ! » car il est habile, lui, et le masque Larsanqu’il va se reposer sur la figure, le sauvera… pense-t-il… tandisque l’autre… l’autre ne pourra pas, cette fois encore, donnerl’emploi de son temps… De ce côté, les précautions de Ballmeyersont bien prises… et l’inspiration en a été des plus simples, ainsique l’avait deviné le jeune Rouletabille…

Larsan fait chanter Darzac comme il fait chanter Mathilde… avecles mêmes armes, avec le même mystère… Dans des lettres, pressantescomme des ordres, il se déclare prêt à traiter, à livrer toute lacorrespondance amoureuse d’autrefois et surtout « à disparaître… »si on veut y mettre le prix… Darzac doit aller aux rendez-vousqu’il lui fixe, sous menace de divulgation dès le lendemain, commeMathilde doit subir les rendez-vous qu’il lui donne… Et, dansl’heure même que Ballmeyer agit en assassin auprès de Mathilde,Robert débarque à Épinay, où un complice de Larsan, un êtrebizarre, « une créature d’un autre monde », que nous retrouveronsun jour, le retient de force, et « lui fait perdre son temps, enattendant que cette coïncidence, dont l’accusé de demain ne pourrase résoudre à donner la raison, lui fasse perdre la tête… »

Seulement, Ballmeyer avait compté sans notre JosephRouletabille !

 

Ce n’est pas à cette heure que voilà expliqué « le mystère de laChambre Jaune, que nous suivrons pas à pas Rouletabille enAmérique. Nous connaissons le jeune reporter, nous savons de quelsmoyens puissants d’information, logés dans les deux bosses de sonfront, il disposait « pour remonter toute l’aventure de MlleStangerson et de Jean Roussel ». À Philadelphie, il fut renseignétout de suite en ce qui concernait Arthur-William Rance ; ilapprit son acte de dévouement, mais aussi le prix dont il avaitgardé la prétention de se le faire payer. Le bruit de son mariageavec Mlle Stangerson avait couru autrefois les salons dePhiladelphie… Le peu de discrétion du jeune savant, la poursuiteinlassable dont il n’avait cessé de fatiguer Mlle Stangerson, mêmeen Europe, la vie désordonnée qu’il menait sous prétexte de « noyerses chagrins », tout cela n’était point fait pour rendre ArthurRance sympathique à Rouletabille, et ainsi s’explique la froideuravec laquelle il l’accueillit dans la salle des témoins. Tout desuite il avait du reste jugé que l’affaire Rance n’entrait pointdans l’affaire Larsan-Stangerson. Et il avait découvert le flirtformidable Roussel-Mlle Stangerson. Qui était ce JeanRoussel ? Il alla de Philadelphie à Cincinnati, refaisant levoyage de Mathilde. À Cincinnati, il trouva la vieille tante et sutla faire parler : l’histoire de l’arrestation de Ballmeyer lui futune lueur qui éclaira tout. Il put visiter, à Louisville, le «presbytère » – une modeste et jolie demeure dans le vieux stylecolonial – qui n’avait en effet « rien perdu de son charme ». Puis,abandonnant la piste de Mlle Stangerson, il remonta la pisteBallmeyer, de prison en prison, de bagne en bagne, de crime encrime ; enfin, quand il reprenait le bateau pour l’Europe surles quais de New-York, Rouletabille savait que, sur ces quaismêmes, Ballmeyer s’était embarqué cinq ans auparavant, ayant enpoche les papiers d’un certain Larsan, honorable commerçant de laNouvelle-Orléans, qu’il venait d’assassiner…

Et maintenant, connaissez-vous tout le mystère de MlleStangerson ? Non, pas encore. Mlle Stangerson avait eu de sonmari Jean Roussel un enfant, un garçon. Cet enfant était né chez lavieille tante qui s’était si bien arrangée que nul n’en sut jamaisrien en Amérique. Qu’était devenu ce garçon ? Ceci est uneautre histoire que je vous conterai un jour.

 

Deux mois environ après ces événements, je rencontraiRouletabille assis mélancoliquement sur un banc du palais dejustice.

« Eh bien ! lui dis-je, à quoi songez-vous, mon cherami ? Vous avez l’air bien triste. Comment vont vosamis ?

– En dehors de vous, me dit-il, ai-je vraiment desamis ?

– Mais j’espère que M. Darzac…

– Sans doute…

– Et que Mlle Stangerson… Comment va-t-elle, MlleStangerson ? …

– Beaucoup mieux… mieux… beaucoup mieux…

– Alors il ne faut pas être triste…

– Je suis triste, fit-il, parce que je songe au parfum de ladame en noir…

– le parfum de la dame en noir ! Je vous en entendstoujours parler ! M’expliquerez-vous, enfin, pourquoi il vouspoursuit avec cette assiduité ?

– Peut-être, un jour… un jour, peut-être… » fitRouletabille.

Et il poussa un gros soupir.

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