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Le Père Goriot

Le Père Goriot

d’ Honoré de Balzac

Au grand et illustre Geoffroy Saint-Hilaire

Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.

DE BALZAC.

Chapitre 1Une pension bourgeoise

Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui,depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la Maison-Vauquer, admet également des hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les mœurs de ce respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s’y était-il jamais vu de jeune personne, et pour qu’un jeune homme y demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien maigre pension. Néanmoins, en 1819, époque à laquelle ce drame commence, il s’y trouvait une pauvre jeune fille. En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, il est nécessaire de l’employer ici : non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot ; mais,l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intramuros et extra . Sera-t-elle comprise au-delà de Paris ? le doute est permis. Les particularités de cette scène pleine d’observations et de couleurs locales ne peuvent être appréciées qu’entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge,dans cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomberet de ruisseaux noirs de boue&|160;; vallée remplie de souffrancesréelles, de joies souvent fausses, et si terriblement agitée qu’ilfaut je ne sais quoi d’exorbitant pour y produire une sensation dequelque durée. Cependant il s’y rencontre çà et là des douleurs quel’agglomération des vices et des vertus rend grandes et solennelles: à leur aspect, les égoïsmes, les intérêts, s’arrêtent ets’apitoient&|160;; mais l’impression qu’ils en reçoivent est commeun fruit savoureux promptement dévoré. Le char de la civilisation,semblable à celui de l’idole de Jaggernat, à peine retardé par uncœur moins facile à broyer que les autres et qui enraie sa roue,l’a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse. Ainsiferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous quivous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-êtrececi va-t-il m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes dupère Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votreinsensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxantd’exagération, en l’accusant de poésie. Ah&|160;! sachez-le : cedrame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true , il est sivéritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi,dans son cœur peut-être.

La maison où s’exploite la pension bourgeoise appartient àmadame Vauquer. Elle est située dans le bas de la rueNeuve-Sainte-Geneviève, à l’endroit où le terrain s’abaisse vers larue de l’Arbalète par une pente si brusque et si rude que leschevaux la montent ou la descendent rarement. Cette circonstanceest favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre ledôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments quichangent les conditions de l’atmosphère en y jetant des tonsjaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères queprojettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs, les ruisseauxn’ont ni boue ni eau, l’herbe croit le long des murs. L’homme leplus insouciant s’y attriste comme tous les passants, le bruitd’une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes,les murailles y sentent la prison. Un Parisien égaré ne verrait làque des pensions bourgeoises ou des institutions, de la misère oude l’ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunessecontrainte à travailler. Nul quartier de Paris n’est plus horrible,ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtoutest comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit,auquel on ne saurait trop préparer l’intelligence par des couleursbrunes, par des idées graves&|160;; ainsi que, de marche en marche,le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que levoyageur descend aux Catacombes. Comparaison vraie&|160;! Quidécidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœursdesséchés, ou des crânes vides&|160;?

La façade de la pension donne sur un jardinet, en sorte que lamaison tombe à angle droit sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève, oùvous la voyez coupée dans sa profondeur. Le long de cette façade,entre la maison et le jardinet, règne un cailloutis en cuvette,large d’une toise, devant lequel est une allée sablée, bordée degéraniums, de lauriers-roses et de grenadiers plantés dans degrands vases en faïence bleue et blanche. On entre dans cette alléepar une porte bâtarde, surmontée d’un écriteau sur lequel est écrit: MAISON-VAUQUER, et dessous : Pension bourgeoise des deux sexes etautres . Pendant le jour, une porte à claire-voie, armée d’unesonnette criarde, laisse apercevoir au bout du petit pavé, sur lemur opposé à la rue, une arcade peinte en marbre vert par unartiste du quartier. Sous le renfoncement que simule cettepeinture, s’élève une statue représentant l’Amour. A voir le vernisécaillé qui la couvre, les amateurs de symboles y découvriraientpeut-être un mythe de l’amour parisien qu’on guérit à quelques pasde là. Sous le socle, cette inscription à demi effacée rappelle letemps auquel remonte cet ornement par l’enthousiasme dont iltémoigne pour Voltaire, rentré dans Paris en 1777 :

Qui que tu sois, voici ton maître :

Il l’est, le fut, ou le doit être.

A la nuit tombante, la porte à claire-voie est remplacée par uneporte pleine. Le jardinet, aussi large que la façade est longue, setrouve encaissé par le mur de la rue et par le mur mitoyen de lamaison voisine, le long de laquelle pend un manteau de lierre quila cache entièrement, et attire les yeux des passants par un effetpittoresque dans Paris. Chacun de ces murs est tapissé d’espalierset de vignes dont les fructifications grêles et poudreuses sontl’objet des craintes annuelles de madame Vauquer et de sesconversations avec les pensionnaires. Le long de chaque muraille,règne une étroite allée qui mène à un couvert de tilleuls, mot quemadame Vauquer, quoique née de Conflans, prononce obstinémenttieuille , malgré les observations grammaticales de ses hôtes.Entre les deux allées latérales est un carré d’artichauts flanquéd’arbres fruitiers en quenouille, et bordé d’oseille, de laitue oude persil. Sous le couvert de tilleuls est plantée une table rondepeinte en vert, et entourée de sièges. Là, durant les jourscaniculaires, les convives assez riches pour se permettre deprendre du café viennent le savourer par une chaleur capable defaire éclore des œufs. La façade, élevée de trois étages etsurmontée de mansardes, est bâtie en moellons, et badigeonnée aveccette couleur jaune qui donne un caractère ignoble à presque toutesles maisons de Paris. Les cinq croisées percées à chaque étage ontde petits carreaux et sont garnies de jalousies dont aucune n’estrelevée de la même manière, en sorte que toutes leurs lignes jurententre elles. La profondeur de cette maison comporte deux croiséesqui, au rez-de-chaussée, ont pour ornement des barreaux en fer,grillagés. Derrière le bâtiment est une cour large d’environ vingtpieds, où vivent en bonne intelligence des cochons, des poules, deslapins, et au fond de laquelle s’élève un hangar à serrer le bois.Entre ce hangar et la fenêtre de la cuisine se suspend legarde-manger, au-dessous duquel tombent les eaux grasses del’évier. Cette cour a sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève une porteétroite par où la cuisinière chasse les ordures de la maison ennettoyant cette sentine à grand renfort d’eau, sous peine depestilence.

Naturellement destiné à l’exploitation de la pension bourgeoise,le rez-de-chaussée se compose d’une première pièce éclairée par lesdeux croisées de la rue, et où l’on entre par une porte-fenêtre. Cesalon communique à une salle à manger qui est séparée de la cuisinepar la cage d’un escalier dont les marches sont en bois et encarreaux mis en couleur et frottés. Rien n’est plus triste à voirque ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe de crin àraies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve unetable ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabareten porcelaine blanche ornée de filets d’or effacés à demi, que l’onrencontre partout aujourd’hui. Cette pièce, assez mal planchéiée,est lambrissée à hauteur d’appui. Le surplus des parois est tendud’un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneaud’entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableaudu festin donné au fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans,cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires,qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dînerauquel la misère les condamne. La cheminée en pierre, dont le foyertoujours propre atteste qu’il ne s’y fait de feu que dans lesgrandes occasions, est ornée de deux vases pleins de fleursartificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une penduleen marbre bleuâtre du plus mauvais goût. Cette première pièceexhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appelerl’ odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, lerance&|160;; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètreles vêtements&|160;; elle a le goût d’une salle où l’on adîné&|160;; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-êtrepourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluerles quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent lesatmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire,jeune ou vieux. Eh bien&|160;! malgré ces plates horreurs, si vousle compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, voustrouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l’être unboudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en unecouleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel lacrasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figuresbizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont descarafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, despiles d’assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquéesà Tournai. Dans un angle est placée une boite à cases numérotéesqui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaquepensionnaire. Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles,proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de lacivilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucinqui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtentl’appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés&|160;; uncartel en écaille incrustée de cuivre&|160;; un poêle vert, desquinquets d’Argand où la poussière se combine avec l’huile, unelongue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu’unfacétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt commede style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux ensparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis deschaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites,dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier estvieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne,invalide, expirant, il faudrait en faire une description quiretarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les genspressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein devallées produites par le frottement ou par les mises en couleur.Enfin, là règne la misère sans poésie&|160;; une misère économe,concentrée, râpée. Si elle n’a pas de fange encore, elle a destaches&|160;; si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber enpourriture.

Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers septheures du matin, le chat de madame Vauquer précède sa maîtresse,saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieursjattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal.Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle souslequel pend un tour de faux cheveux mal mis&|160;; elle marche entraînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte,grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec deperroquet&|160;; ses petites mains potelées, sa personne doduecomme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sonten harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottiela spéculation et dont madame Vauquer respire l’air chaudementfétide sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une premièregelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourireprescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur,enfin toute sa personne explique la pension, comme la pensionimplique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vousn’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cettepetite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est laconséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de lainetricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe,et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée,résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisineet fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, cespectacle est complet. Agée d’environ cinquante ans, madame Vauquerressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs . Elle al’oeil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va segendarmer pour se faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête àtout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru, siGeorges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins, elle estbonne femme au fond , disent les pensionnaires, qui la croient sansfortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait étémonsieur Vauquer&|160;? Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt.Comment avait-il perdu sa fortune&|160;? Dans les malheurs,répondait-elle. Il s’était mal conduit envers elle, ne lui avaitlaissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et ledroit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle,elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir. Enentendant trottiner sa maîtresse, la grosse Sylvie, la cuisinière,s’empressait de servir le déjeuner des pensionnaires internes.

Généralement les pensionnaires externes ne s’abonnaient qu’audîner, qui coûtait trente francs par mois. A l’époque où cettehistoire commence, les internes étaient au nombre de sept. Lepremier étage contenait les deux meilleurs appartements de lamaison. Madame Vauquer habitait le moins considérable, et l’autreappartenait à madame Couture, veuve d’un Commissaire-Ordonnateur dela République française. Elle avait avec elle une très jeunepersonne, nommée Victorine Taillefer, à qui elle servait de mère.La pension de ces deux dames montait à dix-huit cents francs. Lesdeux appartements du second étaient occupés, l’un par un vieillardnommé Poiret&|160;; l’autre, par un homme âgé d’environ quaranteans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, sedisait ancien négociant, et s’appelait monsieur Vautrin. Letroisième étage se composait de quatre chambres, dont deux étaientlouées, l’une par une vieille fille nommée mademoiselle Michonneau,l’autre par un ancien fabricant de vermicelles, de pâtes d’Italieet d’amidon, qui se laissait nommer le père Goriot. Les deux autreschambres étaient destinées aux oiseaux de passage, à ces infortunésétudiants qui, comme le père Goriot et mademoiselle Michonneau, nepouvaient mettre que quarante-cinq francs par mois à leurnourriture et à leur logement&|160;; mais madame Vauquer souhaitaitpeu leur présence et ne les prenait que quand elle ne trouvait pasmieux : ils mangeaient trop de pain. En ce moment, l’une de cesdeux chambres appartenait à un jeune homme venu des environsd’Angoulême à Paris pour y faire son Droit, et dont la nombreusefamille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyerdouze cents francs par an. Eugène de Rastignac, ainsi senommait-il, était un de ces jeunes gens façonnés au travail par lemalheur, qui comprennent dès le jeune âge les espérances que leursparents placent en eux, et qui se préparent une belle destinée encalculant déjà la portée de leurs études, et, les adaptant paravance au mouvement futur de la société, pour être les premiers àla pressurer. Sans ses observations curieuses et l’adresse aveclaquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce récitn’eût pas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à sonesprit sagace et à son désir de pénétrer les mystères d’unesituation épouvantable, aussi soigneusement cachée par ceux quil’avaient créée que par celui qui la subissait.

Au-dessus de ce troisième étage étaient un grenier à étendre lelinge et deux mansardes où couchaient un garçon de peine, nomméChristophe, et la grosse Sylvie, la cuisinière. Outre les septpensionnaires internes, madame Vauquer avait, bon an, mal an, huitétudiants en Droit ou en Médecine, et deux ou trois habitués quidemeuraient dans le quartier, abonnés tous pour le dîner seulement.La salle contenait à dîner dix-huit personnes et pouvait enadmettre une vingtaine&|160;; mais le matin, il ne s’y trouvait quesept locataires dont la réunion offrait pendant le déjeunerl’aspect d’un repas de famille. Chacun descendait en pantoufles, sepermettait des observations confidentielles sur la mise ou surl’air des externes, et sur les événements de la soirée précédente,en s’exprimant avec la confiance de l’intimité. Ces septpensionnaires étaient les enfants gâtés de madame Vauquer, qui leurmesurait avec une précision d’astronome les soins et les égards,d’après le chiffre de leurs pensions. Une même considérationaffectait ces êtres rassemblés par le hasard. Les deux locatairesdu second ne payaient que soixante-douze francs par mois. Ce bonmarché, qui ne se rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel,entre la Bourbe et la Salpêtrière, et auquel madame Couture faisaitseule exception, annonce que ces pensionnaires devaient être sousle poids de malheurs plus ou moins apparents. Aussi le spectacledésolant que présentait l’intérieur de cette maison se répétait-ildans le costume de ses habitués, également délabrés. Les hommesportaient des redingotes dont la couleur était devenueproblématique, des chaussures comme il s’en jette au coin desbornes dans les quartiers élégants, du linge élimé, des vêtementsqui n’avaient plus que l’âme. Les femmes avaient des robes passéesreteintes, déteintes, de vieilles dentelles raccommodées, des gantsglacés par l’usage, des collerettes toujours rousses et des fichuséraillés. Si tels étaient les habits, presque tous montraient descorps solidement charpentés, des constitutions qui avaient résistéaux tempêtes de la vie, des faces froides, dures, effacées commecelles des écus démonétisés. Les bouches flétries étaient armées dedents avides. Ces pensionnaires faisaient pressentir des dramesaccomplis ou en action&|160;; non pas de ces drames joués à lalueur des rampes, entre des toiles peintes mais des drames vivantset muets, des drames glacés qui remuaient chaudement le cœur, desdrames continus.

La vieille demoiselle Michonneau gardait sur ses yeux fatiguésun crasseux abat-jour en taffetas vert, cerclé par du fil d’archalqui aurait effarouché l’ange de la Pitié. Son châle à frangesmaigres et pleurardes semblait couvrir un squelette, tant lesformes qu’il cachait étaient anguleuses. Quel acide avait dépouillécette créature de ses formes féminines&|160;? elle devait avoir étéjolie et bien faite : était-ce le vice, le chagrin, lacupidité&|160;? avait-elle trop aimé, avait-elle été marchande à latoilette, ou seulement courtisane&|160;? Expiait-elle les triomphesd’une jeunesse insolente au-devant de laquelle s’étaient rués lesplaisirs par une vieillesse que fuyaient les passants&|160;? Sonregard blanc donnait froid, sa figure rabougrie menaçait. Elleavait la voix clairette d’une cigale criant dans son buisson auxapproches de l’hiver. Elle disait avoir pris soin d’un vieuxmonsieur affecté d’un catarrhe à la vessie et abandonné par sesenfants, qui l’avaient cru sans ressource. Ce vieillard lui avaitlégué mille francs de rente viagère, périodiquement disputés parles héritiers, aux calomnies desquels elle était en butte. Quoiquele jeu des passions eût ravagé sa figure, il s’y trouvait encorecertains vestiges d’une blancheur et d’une finesse dans le tissuqui permettaient de supposer que le corps conservait quelquesrestes de beauté.

Monsieur Poiret était une espèce de mécanique. En l’apercevants’étendre comme une ombre grise le long d’une allée au Jardin desPlantes, la tête couverte d’une vieille casquette flasque, tenant àpeine sa canne à pomme d’ivoire jauni dans sa main, laissantflotter les pans flétris de sa redingote qui cachait mal uneculotte presque vide, et des jambes en bas bleus qui flageolaientcomme celles d’un homme ivre, montrant son gilet blanc sale et sonjabot de grosse mousseline recroquevillée qui s’unissaitimparfaitement à sa cravate cordée autour de son cou de dindon,bien des gens se demandaient si cette ombre chinoise appartenait àla race audacieuse des fils de Japhet qui papillonnent sur leboulevard Italien. Quel travail avait pu le ratatiner ainsi&|160;?quelle passion avait bistré sa face bulbeuse, qui, dessinée encaricature, aurait paru hors du vrai&|160;? Ce qu’il avaitété&|160;? mais peut-être avait-il été employé au Ministère de laJustice, dans le bureau où les exécuteurs des hautes œuvresenvoient leurs mémoires de frais, le compte des fournitures devoiles noirs pour les parricides, de son pour les paniers, deficelle pour les couteaux. Peut-être avait-il été receveur à laporte d’un abattoir, ou sous-inspecteur de salubrité. Enfin, cethomme semblait avoir été l’un des ânes de notre grand moulinsocial, l’un de ces Ratons parisiens qui ne connaissent même pasleurs Bertrands, quelque pivot sur lequel avaient tourné lesinfortunes ou les saletés publiques, enfin l’un de ces hommes dontnous disons, en les voyant : Il en faut pourtant comme ça . Le beauParis ignore ces figures blêmes de souffrances morales ouphysiques. Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde,vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le,décrivez-le&|160;! quelque soin que vous mettiez à le parcourir, àle décrire&|160;; quelque nombreux et intéressés que soient lesexplorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieuvierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres,quelque chose d’inouï, oublié par les plongeurs littéraires. LaMaison-Vauquer est une de ces monstruosités curieuses.

Deux figures y formaient un contraste frappant avec la masse despensionnaires et des habitués. Quoique mademoiselle VictorineTaillefer eût une blancheur maladive semblable à celle des jeunesfilles attaquées de chlorose, et qu’elle se rattachât à lasouffrance générale qui faisait le fond de ce tableau par unetristesse habituelle, par une contenance gênée, par un air pauvreet grêle, néanmoins son visage n’était pas vieux, ses mouvements etsa voix étaient agiles. Ce jeune malheur ressemblait à un arbusteaux feuilles jaunies, franchement planté dans un terrain contraire.Sa physionomie roussâtre, ses cheveux d’un blond fauve, sa tailletrop mince, exprimaient cette grâce que les poètes modernestrouvaient aux statuettes du Moyen Age. Ses yeux gris mélangés denoir exprimaient une douceur, une résignation chrétiennes. Sesvêtements simples, peu coûteux, trahissaient des formes jeunes.Elle était jolie par juxtaposition. Heureuse, elle eût étéravissante : le bonheur est la poésie des femmes, comme la toiletteen est le fard. Si la joie d’un bal eût reflété ses teintes roséessur ce visage pâle&|160;; si les douceurs d’une vie éléganteeussent rempli, eussent vermillonné ces joues déjà légèrementcreusées&|160;; si l’amour eût ranimé ces yeux tristes, Victorineaurait pu lutter avec les plus belles jeunes filles. Il luimanquait ce qui crée une seconde fois la femme, les chiffons et lesbillets doux. Son histoire eût fourni le sujet d’un livre. Son pèrecroyait avoir des raisons pour ne pas la reconnaître, refusait dela garder près de lui, ne lui accordait que six cents francs paran, et avait dénaturé sa fortune, afin de pouvoir la transmettre enentier à son fils. Parente éloignée de la mère de Victorine, quijadis était venue mourir de désespoir chez elle, madame Coutureprenait soin de l’orpheline comme de son enfant. Malheureusement laveuve du Commissaire-Ordonnateur des armées de la République nepossédait rien au monde que son douaire et sa pension&|160;; ellepouvait laisser un jour cette pauvre fille, sans expérience et sansressources, à la merci du monde. La bonne femme menait Victorine àla messe tous les dimanches, à confesse tous les quinze jours, afind’en faire à tout hasard une fille pieuse. Elle avait raison. Lessentiments religieux offraient un avenir à cet enfant désavoué, quiaimait son père, qui tous les ans s’acheminait chez lui pour yapporter le pardon de sa mère&|160;; mais qui, tous les ans, secognait contre la porte de la maison paternelle, inexorablementfermée. Son frère, son unique médiateur, n’était pas venu la voirune seule fois en quatre ans, et ne lui envoyait aucun secours.Elle suppliait Dieu de dessiller les yeux de son père, d’attendrirle cœur de son frère, et priait pour eux sans les accuser. MadameCouture et madame Vauquer ne trouvaient pas assez de mots dans ledictionnaire des injures pour qualifier cette conduite barbare.Quand elles maudissaient ce millionnaire infâme, Victorine faisaitentendre de douces paroles, semblables au chant du ramier blessé,dont le cri de douleur exprime encore l’amour.

Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teintblanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, sesmanières, sa pose habituelle dénotaient le fils d’une famillenoble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditionsde bon goût. S’il était ménager de ses habits, si les joursordinaires il achevait d’user les vêtements de l’an passé,néanmoins il pouvait sortir quelquefois mis comme l’est un jeunehomme élégant. Ordinairement il portait une vieille redingote, unmauvais gilet, la méchante cravate noire, flétrie, mal nouée del’Etudiant, un pantalon à l’avenant et des bottes ressemelées.

Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l’homme dequarante ans, à favoris peints, servait de transition. Il était unde ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard&|160;! Ilavait les épaules larges, le buste bien développé, les musclesapparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées auxphalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Safigure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes dedureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix debasse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisaitpoint. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal,il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée,en disant : Ça me connaît.  » Il connaissait tout d’ailleurs, lesvaisseaux, la mer, la France, l’étranger, les affaires, les hommes,les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu’unse plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Ilavait prêté plusieurs fois de l’argent à madame Vauquer et àquelques pensionnaires&|160;; mais ses obligés seraient mortsplutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme,il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein derésolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, ilannonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le fairereculer devant un crime pour sortir d’une position équivoque. Commeun juge sévère, son oeil semblait aller au fond de toutes lesquestions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Sesmœurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pourdîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, àl’aide d’un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. Luiseul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avecla veuve, qu’il appelait maman en la saisissant par la taille,flatterie peu comprise&|160;! La bonne femme croyait la choseencore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longspour presser cette pesante circonférence. Un trait de son caractèreétait de payer généreusement quinze francs par mois pour le gloriaqu’il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que nel’étaient ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vieparisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui ne les touchaitpas directement, ne se seraient pas arrêtés à l’impression douteuseque leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires deceux qui l’entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni sespensées ni ses occupations. Quoiqu’il eût jeté son apparentebonhomie, sa constante complaisance et sa gaieté comme une barrièreentre les autres et lui, souvent il laissait percer l’épouvantableprofondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal,et par laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, àfouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avecelle-même, devait faire supposer qu’il gardait rancune à l’étatsocial, et qu’il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusementenfoui.

Attirée, peut-être à son insu, par la force de l’un ou par labeauté de l’autre, mademoiselle Taillefer partageait ses regardsfurtifs, ses pensées secrètes, entre ce quadragénaire et le jeuneétudiant&|160;; mais aucun d’eux ne paraissait songer à elle,quoique d’un jour à l’autre le hasard pût changer sa position et larendre un riche parti. D’ailleurs aucune de ces personnes ne sedonnait la peine de vérifier si les malheurs allégués par l’uned’elles étaient faux ou véritables. Toutes avaient les unes pourles autres une indifférence mêlée de défiance qui résultait deleurs situations respectives. Elles se savaient impuissantes àsoulager leurs peines, et toutes avaient en se les contant épuiséla coupe des condoléances. Semblables à de vieux époux, ellesn’avaient plus rien à se dire. Il ne restait donc entre elles queles rapports d’une vie mécanique, le jeu de rouages sans huile.Toutes devaient passer droit dans la rue devant un aveugle, écoutersans émotion le récit d’une infortune, et voir dans une mort lasolution d’un problème de misère qui les rendait froides à la plusterrible agonie. La plus heureuse de ces âmes désolées était madameVauquer, qui trônait dans cet hospice libre. Pour elle seule cepetit jardin, que le silence et le froid, le sec et l’humidefaisaient vaste comme un steppe, était un riant bocage. Pour elleseule cette maison jaune et morne, qui sentait le vert-de-gris ducomptoir, avait des délices. Ces cabanons lui appartenaient. Ellenourrissait ces forçats acquis à des peines perpétuelles, enexerçant sur eux une autorité respectée. Où ces pauvres êtresauraient-ils trouvé dans Paris, au prix où elle les donnait, desaliments sains, suffisants, et un appartement qu’ils étaientmaîtres de rendre, sinon élégant ou commode, du moins propre etsalubre&|160;? Se fût-elle permis une injustice criante, la victimel’aurait supportée sans se plaindre.

Une réunion semblable devait offrir et offrait en petit leséléments d’une société complète. Parmi les dix-huit convives il serencontrait, comme dans les collèges, comme dans le monde, unepauvre créature rebutée, un souffre-douleur sur qui pleuvaient lesplaisanteries. Au commencement de la seconde année, cette figuredevint pour Eugène de Rastignac la plus saillante de toutes cellesau milieu desquelles il était condamné à vivre encore pendant deuxans. Ce Patiras était l’ancien vermicellier, le père Goriot, sur latête duquel un peintre aurait, comme l’historien, fait tomber toutela lumière du tableau. Par quel hasard ce mépris à demi haineux,cette persécution mélangée de pitié, ce non-respect du malheuravaient-ils frappé le plus ancien pensionnaire&|160;? Y avait-ildonné lieu par quelques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreriesque l’on pardonne moins qu’on ne pardonne des vices&|160;? Cesquestions tiennent de près à bien des injustices sociales.Peut-être est-il dans la nature humaine de tout faire supporter àqui souffre tout par humilité vraie, par faiblesse ou parindifférence. N’aimons-nous pas tous à prouver notre force auxdépens de quelqu’un ou de quelque chose&|160;? L’être le plusdébile, le gamin sonne à toutes les portes quand il gèle, ou seglisse pour écrire son nom sur un monument vierge.

Le père Goriot, vieillard de soixante-neuf ans environ, s’étaitretiré chez madame Vauquer, en 1813, après avoir quitté lesaffaires. Il y avait d’abord pris l’appartement occupé par madameCouture, et donnait alors douze cents francs de pension, en hommepour qui cinq louis de plus ou de moins étaient une bagatelle.Madame Vauquer avait rafraîchi les trois chambres de cetappartement moyennant une indemnité préalable qui paya, dit-on, lavaleur d’un méchant ameublement composé de rideaux en calicotjaune, de fauteuils en bois verni couverts en velours d’Utrecht, dequelques peintures à la colle, et de papiers que refusaient lescabarets de la banlieue. Peut-être l’insouciante générosité que mità se laisser attraper le père Goriot, qui vers cette époque étaitrespectueusement nommé monsieur Goriot, le fit-elle considérercomme un imbécile qui ne connaissait rien aux affaires. Goriot vintmuni d’une garde-robe bien fournie, le trousseau magnifique dunégociant qui ne se refuse rien en se retirant du commerce. MadameVauquer avait admiré dix-huit chemises de demi-hollande, dont lafinesse était d’autant plus remarquable que le vermicellier portaitsur son jabot dormant deux épingles unies par une chaînette, etdont chacune était montée d’un gros diamant. Habituellement vêtud’un habit bleu-barbeau, il prenait chaque jour un gilet de piquéblanc, sous lequel fluctuait son ventre piriforme et proéminent,qui faisait rebondir une lourde chaîne d’or garnie de breloques. Satabatière, également en or, contenait un médaillon plein de cheveuxqui le rendaient en apparence coupable de quelques bonnes fortunes.Lorsque son hôtesse l’accusa d’être un galantine il laissa errersur ses lèvres le gai sourire du bourgeois dont on a flatté ledada. Ses ormoires (il prononçait ce mot à la manière du menupeuple) furent remplies par la nombreuse argenterie de son ménage.Les yeux de la veuve s’allumèrent quand elle l’aida complaisammentà déballer et ranger les louches, les cuillers à ragoût, lescouverts, les huiliers, les saucières, plusieurs plats, desdéjeuners en vermeil, enfin des pièces plus ou moins belles, pesantun certain nombre de marcs, et dont il ne voulait pas se défaire.Ces cadeaux lui rappelaient les solennités de sa vie domestique.Ceci, dit-il à madame Vauquer en serrant un plat et une petiteécuelle dont le couvercle représentait deux tourterelles qui sebecquetaient, est le premier présent que m’a fait ma femme, le jourde notre anniversaire. Pauvre bonne&|160;! elle y avait consacréses économies de demoiselle. Voyez-vous, madame&|160;? j’aimeraismieux gratter la terre avec mes ongles que de me séparer de cela.Dieu merci&|160;! je pourrai prendre dans cette écuelle mon cafétous les matins durant le reste de mes jours. Je ne suis pas àplaindre, j’ai sur la planche du pain de cuit pour longtemps. « Enfin, madame Vauquer avait bien vu, de son oeil de pie, quelquesinscriptions sur le Grand Livre qui, vaguement additionnées,pouvaient faire à cet excellent Goriot un revenu d’environ huit àdix mille francs. Dès ce jour, madame Vauquer, née de Conflans, quiavait alors quarante-huit ans effectifs et n’en acceptait quetrente-neuf, eut des idées. Quoique le larmier des yeux de Goriotfût retourné, gonflé, pendant, ce qui l’obligeait à les essuyerassez fréquemment, elle lui trouva l’air agréable et comme il faut.D’ailleurs son mollet charnu, saillant, pronostiquait, autant queson long nez carré, des qualités morales auxquelles paraissaittenir la veuve, et que confirmait la face lunaire et naïvementniaise du bonhomme. Ce devait être une bête solidement bâtie,capable de dépenser tout son esprit en sentiment. Ses cheveux enailes de pigeon, que le coiffeur de l’Ecole Polytechnique vint luipoudrer tous les matins, dessinaient cinq pointes sur son frontbas, et décoraient bien sa figure. Quoique un peu rustaud, il étaitsi bien tiré à quatre épingles, il prenait si richement en tabac,il le humait en homme si sûr de toujours avoir sa tabatière pleinede macouba, que le jour où monsieur Goriot s’installa chez elle,madame Vauquer se coucha le soir en rôtissant, comme une perdrixdans sa barde, au feu du désir qui la saisit de quitter le suairede Vauquer pour renaître en Goriot. Se marier, vendre sa pension,donner le bras à cette fine fleur de bourgeoisie, devenir une damenotable dans le quartier, y quêter pour les indigents, faire depetites parties le dimanche à Choisy, Soissy, Gentilly&|160;; allerau spectacle à sa guise, en loge, sans attendre les billetsd’auteur que lui donnaient quelques-uns de ses pensionnaires, aumois de juillet : elle rêva tout l’Eldorado des petits ménagesparisiens. Elle n’avait avoué à personne qu’elle possédait quarantemille francs amassés sou à sou. Certes elle se croyait, sous lerapport de la fortune, un parti sortable.  » Quant au reste, je vauxbien le bonhomme&|160;!  » se dit-elle ne se retournant dans sonlit, comme pour s’attester à elle-même des charmes que la grosseSylvie trouvait chaque matin moulés en creux.

Dès ce jour, pendant environ trois mois, la veuve Vauquerprofita du coiffeur de monsieur Goriot, et fit quelques frais detoilette, excusés par la nécessité de donner à sa maison un certaindécorum en harmonie avec les personnes honorables qui lafréquentaient. Elle s’intrigua beaucoup pour changer le personnelde ses pensionnaires, en affichant la prétention de n’accepterdésormais que les gens les plus distingués sous tous les rapports.Un étranger se présentait-il, elle lui vantait la préférence quemonsieur Goriot, un des négociants les plus notables et les plusrespectables de Paris, lui avait accordée. Elle distribua desprospectus en tête desquels se lisait : MAISON-VAUQUER.  » C’était,disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensionsbourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréablessur la vallée des Gobelins (on l’apercevait du troisième étage), etun joli jardin, au bout duquel S’ETENDAIT une ALLEE de tilleuls. « Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus luiamena madame la comtesse de l’Ambermesnil, femme de trente-six ans,qui attendait la fin de la liquidation et le règlement d’unepension qui lui était due, en qualité de veuve d’un général mortsur les champs de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit dufeu dans les salons pendant près de six mois, et tint si bien lespromesses de son prospectus, qu’elle y mit du sien . Aussi lacomtesse disait-elle à madame Vauquer, en l’appelant chère amie ,qu’elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve ducolonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient auMarais leur terme dans une pension plus coûteuse que ne l’était laMaison-Vauquer. Ces dames seraient d’ailleurs fort à leur aisequand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail.  » Mais,disait-elle, les Bureaux ne terminent rien.  » Les deux veuvesmontaient ensemble après le dîner dans la chambre de madameVauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis etmangeant des friandises réservées pour la bouche de la maîtresse.Madame de l’Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son hôtessesur le Goriot, vues excellentes, qu’elle avait d’ailleurs devinéesdès le premier jour&|160;; elle le trouvait un homme parfait.

– Ah&|160;! ma chère dame, un homme sain comme mon oeil, luidisait la veuve, un homme parfaitement conservé, et qui peut donnerencore bien de l’agrément à une femme.

La comtesse fit généreusement des observations à madame Vauquersur sa mise, qui n’était pas en harmonie avec ses prétentions.  » Ilfaut vous mettre sur le pied de guerre « , lui dit-elle. Après biendes calculs, les deux veuves allèrent ensemble au Palais-Royal, oùelles achetèrent, aux Galeries de Bois, un chapeau à plumes et unbonnet. La comtesse entraîna son amie au magasin de La PetiteJeannette , où elles choisirent une robe et une écharpe. Quand cesmunitions furent employées, et que la veuve fut sous les armes,elle ressembla parfaitement à l’enseigne du Bœuf à la mode .Néanmoins elle se trouva si changée à son avantage, qu’elle se crutl’obligée de la comtesse, et, quoique peu donnante , elle la priad’accepter un chapeau de vingt francs. Elle comptait, à la vérité,lui demander le service de sonder Goriot et de la faire valoirauprès de lui. Madame de l’Ambermesnil se prêta fort amicalement àce manège, et cerna le vieux vermicellier avec lequel elle réussità avoir une conférence&|160;; mais après l’avoir trouvé pudibond,pour ne pas dire réfractaire aux tentatives que lui suggéra sondésir particulier de le séduire pour son propre compte, elle sortitrévoltée de sa grossièreté.

– Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vous ne tirerez rien decet homme-là&|160;! il est ridiculement défiant, c’est ungrippe-sou, une bête, un sot, qui ne vous causera que dudésagrément.

Il y eut entre monsieur Goriot et madame de l’Ambermesnil deschoses telles que la comtesse ne voulut même plus se trouver aveclui. Le lendemain, elle partit en oubliant de payer six mois depension, et en laissant une défroque prisée cinq francs. Quelqueâpreté que madame Vauquer mît à ses recherches, elle ne put obteniraucun renseignement dans Paris sur la comtesse de l’Ambermesnil.Elle parlait souvent de cette déplorable affaire, en se plaignantde son trop de confiance, quoiqu’elle fût plus méfiante que nel’est une chatte&|160;; mais elle ressemblait à beaucoup depersonnes qui se défient de leurs proches, et se livrent au premiervenu. Fait moral, bizarre, mais vrai, dont la racine est facile àtrouver dans le cœur humain. Peut-être certaines gens n’ont-ilsplus rien à gagner auprès des personnes avec lesquelles ilsvivent&|160;; après leur avoir montré le vide de leur âme, ils sesentent secrètement jugés par elles avec une sévéritéméritée&|160;; mais, éprouvant un invincible besoin de flatteriesqui leur manquent, ou dévorés par l’envie de paraître posséder lesqualités qu’ils n’ont pas, ils espèrent surprendre l’estime ou lecœur de ceux qui leur sont étrangers, au risque d’en déchoir unjour. Enfin il est des individus nés mercenaires qui ne font aucunbien à leurs amis ou à leurs proches, parce qu’ils ledoivent&|160;; tandis qu’en rendant service à des inconnus, ils enrecueillent un gain d’amour-propre : plus le cercle de leursaffections est près d’eux, moins ils aiment&|160;; plus il s’étend,plus serviables ils sont. Madame Vauquer tenait sans doute de cesdeux natures, essentiellement mesquines, fausses, exécrables.

– Si j’avais été ici, lui disait alors Vautrin, ce malheur nevous serait pas arrivé&|160;! je vous aurais joliment dévisagécette farceuse-là. Je connais leurs frimousses .

Comme tous les esprits rétrécis, madame Vauquer avait l’habitudede ne pas sortir du cercle des événements, et de ne pas juger leurscauses. Elle aimait à s’en prendre à autrui de ses propres fautes.Quand cette perte eut lieu, elle considéra l’honnête vermicelliercomme le principe de son infortune, et commença dès lors,disait-elle, à se dégriser sur son compte. Lorsqu’elle eut reconnul’inutilité de ses agaceries et de ses frais de représentation,elle ne tarda pas à en deviner la raison. Elle s’aperçut alors queson pensionnaire avait déjà, selon son expression, ses allures.Enfin il lui fut prouvé que son espoir si mignonnement caresséreposait sur une base chimérique, et qu’elle ne tirerait jamaisrien de cet homme-là, suivant le mot énergique de la comtesse, quiparaissait être une connaisseuse. Elle alla nécessairement plusloin en aversion qu’elle n’était allée dans son amitié. Sa haine nefut pas en raison de son amour, mais de ses espérances trompées. Sile cœur humain trouve des repos en montant les hauteurs del’affection, il s’arrête rarement sur la pente rapide dessentiments haineux. Mais monsieur Goriot était son pensionnaire, laveuve fut donc obligée de réprimer les explosions de sonamour-propre blessé, d’enterrer les soupirs que lui causa cettedéception, et de dévorer ses désirs de vengeance, comme un moinevexé par son prieur. Les petits esprits satisfont leurs sentiments,bons ou mauvais, par des petitesses incessantes. La veuve employasa malice de femme à inventer de sourdes persécutions contre savictime. Elle commença par retrancher les superfluités introduitesdans sa pension.  » Plus de cornichons, plus d’anchois : c’est desduperies&|160;!  » dit-elle à Sylvie, le matin où elle rentra dansson ancien programme. Monsieur Goriot était un homme frugal, chezqui la parcimonie nécessaire aux gens qui font eux-mêmes leurfortune était dégénérée en habitude. La soupe, le bouilli, un platde légumes, avaient été, devaient toujours être son dîner deprédilection. Il fut donc bien difficile à madame Vauquer detourmenter son pensionnaire, de qui elle ne pouvait en rienfroisser les goûts. Désespérée de rencontrer un homme inattaquable,elle se mit à le déconsidérer, et fit ainsi partager son aversionpour Goriot par ses pensionnaires, qui, par amusement, servirentses vengeances. Vers la fin de la première année, la veuve en étaitvenue à un tel degré de méfiance, qu’elle se demandait pourquoi cenégociant, riche de sept à huit mille livres de rente, quipossédait une argenterie superbe et des bijoux aussi beaux que ceuxd’une fille entretenue, demeurait chez elle, en lui payant unepension si modique relativement à sa fortune. Pendant la plusgrande partie de cette première année, Goriot avait souvent dînédehors une ou deux fois par semaine&|160;; puis, insensiblement, ilen était arrivé à ne plus dîner en ville que deux fois par mois.Les petites parties fines du sieur Goriot convenaient trop bien auxintérêts de madame Vauquer pour quelle ne fût pas mécontente del’exactitude progressive avec laquelle son pensionnaire prenait sesrepas chez elle. Ces changements furent attribués autant à unelente diminution de fortune qu’au désir de contrarier son hôtesse.Une des plus détestables habitudes de ces esprits lilliputiens estde supposer leurs petitesses chez les autres. Malheureusement, à lafin de la deuxième année, monsieur Goriot justifia les bavardagesdont il était l’objet, en demandant à madame Vauquer de passer ausecond étage, et de réduire sa pension à neuf cents francs. Il eutbesoin d’une si stricte économie qu’il ne fit plus de feu chez luipendant l’hiver. La veuve Vauquer voulut être payée d’avance&|160;;à quoi consentit monsieur Goriot, que dès lors elle nomma le pèreGoriot. Ce fut à qui devinerait les causes de cette décadence.Exploration difficile&|160;! Comme l’avait dit la fausse comtesse,le père Goriot était un sournois, un taciturne. Suivant la logiquedes gens à tête vide, tous indiscrets parce qu’ils n’ont que desriens à dire, ceux qui ne parlent pas de leurs affaires en doiventfaire de mauvaises. Ce négociant si distingué devint donc unfripon, ce galantin fut un vieux drôle. Tantôt, selon Vautrin, quivint vers cette époque habiter la Maison-Vauquer, le père Goriotétait un homme qui allait à la Bourse et qui, suivant uneexpression assez énergique de la langue financière, carottait surles rentes après s’y être ruiné. Tantôt c’était un de ces petitsjoueurs qui vont hasarder et gagner tous les soirs dix francs aujeu. Tantôt on en faisait un espion attaché à la hautepolice&|160;; mais Vautrin prétendait qu’il n’était pas assez rusépour en être . Le père Goriot était encore un avare qui prêtait àla petite semaine, un homme qui nourrissait des numéros à laloterie. On en faisait tout ce que le vice, la honte, l’impuissanceengendrent de plus mystérieux. Seulement, quelque ignobles quefussent sa conduite ou ses vices, l’aversion qu’il inspiraitn’allait pas jusqu’à le faire bannir : il payait sa pension. Puisil était utile, chacun essayait sur lui sa bonne ou mauvaise humeurpar des plaisanteries ou par des bourrades. L’opinion quiparaissait plus probable, et qui fut généralement adoptée, étaitcelle de madame Vauquer. À l’entendre, cet homme si bien conservé,sain comme son oeil et avec lequel on pourrait avoir encorebeaucoup d’agrément, était un libertin qui avait des goûtsétranges. Voici sur quels faits la veuve Vauquer appuyait sescalomnies. Quelques mois après le départ de cette désastreusecomtesse qui avait su vivre pendant six mois à ses dépens, unmatin, avant de se lever, elle entendit dans son escalier lefroufrou d’une robe de soie et le pas mignon d’une femme jeune etlégère qui filait chez Goriot, dont la porte s’était intelligemmentouverte. Aussitôt la grosse Sylvie vint dire à sa maîtresse qu’unefille trop jolie pour être honnête, mise comme une divinité ,chaussée en brodequins de prunelle qui n’étaient pas crottés, avaitglissé comme une anguille de la rue jusqu’à la cuisine, et luiavait demandé l’appartement de monsieur Goriot. Madame Vauquer etsa cuisinière se mirent aux écoutes, et surprirent plusieurs motstendrement prononcés pendant la visite, qui dura quelque temps.Quand monsieur Goriot reconduisit sa dame , la grosse Sylvie pritaussitôt son panier, et feignit d’aller au marché, pour suivre lecouple amoureux.

– Madame, dit-elle à sa maîtresse en revenant, il faut quemonsieur Goriot soit diantrement riche tout de même, pour lesmettre sur ce pied-là. Figurez-vous qu’il y avait au coin del’estrapade un superbe équipage dans lequel elle est montée.

Pendant le dîner, madame Vauquer alla tirer un rideau pourempêcher que Goriot ne fût incommodé par le soleil dont un rayonlui tombait sur les yeux.

– Vous êtes aimé des belles, monsieur Goriot, le soleil vouscherche, dit-elle en faisant allusion à la visite qu’il avaitreçue. Peste&|160;! vous avez bon goût, elle était bien jolie.

– C’était ma fille, dit-il avec une sorte d’orgueil dans lequelles pensionnaires voulurent voir la fatuité d’un vieillard quigarde les apparences.

Un mois après cette visite, monsieur Goriot en reçut une autre.Sa fille qui, la première fois, était venue en toilette du matin,vint après le dîner et habillée comme pour aller dans lemonde&|160;! Les pensionnaires, occupés à causer dans le salon,purent voir en elle une jolie blonde, mince de taille, gracieuse,et beaucoup trop distinguée pour être la fille d’un pèreGoriot.

– Et de deux&|160;! dit la grosse Sylvie, qui ne la reconnutpas.

Quelques jours après, une autre fille, grande et bien faite,brune, à cheveux noirs et à l’oeil vif, demanda monsieurGoriot.

– Et de trois&|160;! dit Sylvie.

Cette seconde fille, qui la première fois était aussi venue voirson père le matin, vint quelques jours après, le soir, en toilettede bal et en voiture.

– Et de quatre&|160;! dirent madame Vauquer et la grosse Sylvie,qui ne reconnurent dans cette grande dame aucun vestige de la fillesimplement mise le matin où elle fit sa première visite.

Goriot payait encore douze cents francs de pension. MadameVauquer trouva tout naturel qu’un homme riche eût quatre ou cinqmaîtresses, et le trouva même fort adroit de les faire passer pourses filles. Elle ne se formalisa point de ce qu’il les mandait dansla Maison-Vauquer. Seulement, comme ces visites lui expliquaientl’indifférence de son pensionnaire à son égard, elle se permit, aucommencement de la deuxième année, de l’appeler vieux matou .Enfin, quand son pensionnaire tomba dans les neuf cents francs,elle lui demanda fort insolemment ce qu’il comptait faire de samaison, en voyant descendre une de ces dames. Le père Goriot luirépondit que cette dame était sa fille&|160;; aînée.

– Vous en avez donc trente-six, des filles&|160;? dit aigrementmadame Vauquer.

– Je n’en ai que deux, répliqua le pensionnaire avec la douceurd’un homme ruiné qui arrive à toutes les docilités de lamisère.

Vers la fin de la troisième année, le père Goriot réduisitencore ses dépenses, en montant au troisième étage et en se mettantà quarante-cinq francs de pension par mois. Il se passa de tabac,congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le pèreGoriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesselaissa échapper une exclamation de surprise en apercevant lacouleur de ses cheveux, ils étaient d’un gris sale et verdâtre. Saphysionomie, que des chagrins secrets avaient insensiblement rendueplus triste de jour en jour, semblait la plus désolée de toutescelles qui garnissaient la table. Il n’y eut alors plus aucundoute. Le père Goriot était un vieux libertin dont les yeuxn’avaient été préservés de la maligne influence des remèdesnécessités par ses maladies que par l’habileté d’un médecin. Lacouleur dégoûtante de ses cheveux provenait de ses excès et desdrogues qu’il avait prises pour les continuer. L’état physique etmoral du bonhomme donnait raison à ces radotages. Quand sontrousseau fut usé, il acheta du calicot à quatorze sous l’aune pourremplacer son beau linge. Ses diamants, sa tabatière d’or, sachaîne, ses bijoux, disparurent un à un. Il avait quitté l’habitbleu-barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver,une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre,et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivementmaigre&|160;; ses mollets tombèrent&|160;; sa figure, bouffie parle contentement d’un bonheur bourgeois, se vida démesurément&|160;;son front se plissa, sa mâchoire se dessina. Durant la quatrièmeannée de son établissement rue Neuve-Sainte-Geneviève, il ne seressemblait plus. Le bon vermicellier de soixante-deux ans qui neparaissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, fraisde bêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, quiavait quelque chose de jeune dans le sourire, semblait être unseptuagénaire hébété, vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivacesprirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, nelarmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang.Aux uns, il faisait horreur&|160;; aux autres, il faisait pitié. Dejeunes étudiants en Médecine, ayant remarqué l’abaissement de salèvre inférieure et mesuré le sommet de son angle facial, ledéclarèrent atteint de crétinisme, après l’avoir longtempshouspillé sans en rien tirer. Un soir, après le dîner, madameVauquer lui ayant dit en manière de raillerie :  » Eh bien&|160;!elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles&|160;?  » enmettant en doute sa paternité, le père Goriot tressaillit comme sison hôtesse l’eût piqué avec un fer.

– Elles viennent quelquefois, répondit-il d’une voix émue.

– Ah&|160;! ah&|160;! vous les voyez encore quelquefois&|160;!s’écrièrent les étudiants. Bravo, père Goriot&|160;!

Mais le vieillard n’entendit pas les plaisanteries que saréponse lui attirait, il était retombé dans un état méditatif queceux qui l’observaient superficiellement prenaient pour unengourdissement sénile dû à son défaut d’intelligence. S’ilsl’avaient bien connu, peut-être auraient-ils été vivementintéressés par le problème que présentait sa situation physique etmorale&|160;; mais rien n’était plus difficile. Quoiqu’il fût aiséde savoir si Goriot avait réellement été vermicelier, et quel étaitle chiffre de sa fortune, les vieilles gens dont la curiosités’éveilla sur son compte ne sortaient pas du quartier et vivaientdans la pension comme des huîtres sur un rocher. Quant aux autrespersonnes, l’entraînement particulier de la vie parisienne leurfaisait oublier, en sortant de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, lepauvre vieillard dont ils se moquaient. Pour ces esprits étroits,comme pour ces jeunes gens insouciants, la sèche misère du pèreGoriot et sa stupide attitude étaient incompatibles avec unefortune et une capacité quelconques. Quant aux femmes qu’il nommaitses filles, chacun partageait l’opinion de madame Vauquer, quidisait, avec la logique sévère que l’habitude de tout supposerdonne aux vieilles femmes occupées à bavarder pendant leurs soirées:  » Si le père Goriot avait des filles aussi riches queparaissaient l’être toutes les dames qui sont venues le voir, il neserait pas dans ma maison, au troisième, à quarante-cinq francs parmois, et n’irait pas vêtu comme un pauvre.  » Rien ne pouvaitdémentir ces inductions. Aussi, vers la fin du mois de novembre1819, époque à laquelle éclata ce drame, chacun dans la pensionavait-il des idées arrêtées sur le pauvre vieillard. Il n’avaitjamais eu ni fille ni femme&|160;; l’abus des plaisirs en faisaitun colimaçon, un mollusque anthropomorphe à classer dans lesCasquettiferes , disait un employé au Muséum, un des habitués àcachet. Poiret était un aigle, un gentleman auprès de Goriot.Poiret parlait, raisonnait, répondait, il ne disait rien, à lavérité, en parlant, raisonnant ou répondant, car il avaitl’habitude de répéter en d’autres termes ce que les autresdisaient&|160;; mais il contribuait à la conversation, il étaitvivant, il paraissait sensible&|160;; tandis que le père Goriot,disait encore l’employé au Muséum, était constamment à zéro deRéaumur.

Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d’espritque doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceuxauxquels une position difficile communique momentanément lesqualités des hommes d’élite. Pendant sa première année de séjour àParis, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendredans la Faculté l’avait laissé libre de goûter les délices visiblesdu Paris matériel. Un étudiant n’a pas trop de temps s’il veutconnaître le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues dulabyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue ets’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale&|160;; fouillerles bons et les mauvais endroits, suivre les cours qui amusent,inventorier les richesses des musées. Un étudiant se passionnealors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a songrand homme, un professeur du Collège de France, payé pour se tenirà la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se posepour la femme des premières galeries de l’Opéra-Comique. Dans cesinitiations successives, il se dépouille de son aubier, agranditl’horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition descouches humaines qui composent la société. S’il a commencé paradmirer les voitures au défilé des Champs-Elysées par un beausoleil, il arrive bientôt à les envier. Eugène avait subi cetapprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoirété reçu bachelier en Lettres et bachelier en Droit. Ses illusionsd’enfance, ses idées de province avaient disparu. Son intelligencemodifiée, son ambition exaltée lui firent voir juste au milieu dumanoir paternel, au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deuxfrères, ses deux sœurs, et une tante dont la fortune consistait enpensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domained’un revenu d’environ trois mille francs était soumis àl’incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, etnéanmoins il fallait en extraire chaque année douze cents francspour lui. L’aspect de cette constante détresse qui lui étaitgénéreusement cachée, la comparaison qu’il fut forcé d’établirentre ses sœurs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, etles femmes de Paris, qui lui avaient réalisé le type d’une beautérêvée, l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposaitsur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer lesplus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec lesmarcs de pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles àconsigner ici, décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrentsoif des distinctions. Comme il arrive aux âmes grandes, il voulutne rien devoir qu’à son mérite. Mais son esprit était éminemmentméridional&|160;; à l’exécution, ses déterminations devaient doncêtre frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gensquand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel côtédiriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. Sid’abord il voulut se jeter à corps perdu dans le travail, séduitbientôt par la nécessité de se créer des relations, il remarquacombien les femmes ont d’influence sur la vie sociale, et avisasoudain à se lancer dans le monde, afin d’y conquérir desprotectrices : devaient-elles manquer à un jeune homme ardent etspirituel dont l’esprit et l’ardeur étaient rehaussés par unetournure élégante et par une sorte de beauté nerveuse à laquelleles femmes se laissent prendre volontiers&|160;? Ces idéesl’assaillirent au milieu des champs, pendant les promenades quejadis il faisait gaiement avec ses sœurs, qui le trouvèrent bienchangé. Sa tante, madame de Marcillac, autrefois présentée à laCour, y avait connu les sommités aristocratiques. Tout à coup lejeune ambitieux reconnut, dans les souvenirs dont sa tante l’avaitsi souvent bercé, les éléments de plusieurs conquêtes sociales, aumoins aussi importantes que celles qu’il entreprenait à l’Ecole deDroit&|160;; il la questionna sur les liens de parenté quipouvaient encore se renouer. Après avoir secoué les branches del’arbre généalogique, la vieille dame estima que, de toutes lespersonnes qui pouvaient servir son neveu parmi la gent égoïste desparents riches, madame la vicomtesse de Beauséant serait la moinsrécalcitrante. Elle écrivit à cette jeune femme une lettre dansl’ancien style, et la remit à Eugène, en lui disant que, s’ilréussissait auprès de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver sesautres parents. Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoyala lettre de sa tante à madame de Beauséant. La vicomtesse réponditpar une invitation de bal pour le lendemain.

Telle était la situation générale de la pension bourgeoise à lafin du mois de novembre 1819. Quelques jours plus tard, Eugène,après être allé au bal de madame de Beauséant, rentra vers deuxheures dans la nuit. Afin de regagner le temps perdu, le courageuxétudiant s’était promis, en dansant, de travailler jusqu’au matin.Il allait passer la nuit pour la première fois au milieu de cesilencieux quartier, car il s’était mis sous le charme d’une fausseénergie en voyant les splendeurs du monde. Il n’avait pas dîné chezmadame Vauquer. Les pensionnaires purent donc croire qu’il nereviendrait du bal que le lendemain matin au petit jour, comme ilétait quelquefois rentré des fêtes du Prado ou des bals de l’Odéon,en crottant ses bas de soie et gauchissant ses escarpins. Avant demettre les verrous à la porte, Christophe l’avait ouverte pourregarder dans la rue. Rastignac se présenta dans ce moment, et putmonter à sa chambre sans faire de bruit, suivi de Christophe qui enfaisait beaucoup. Eugène se déshabilla, se mit en pantoufles, pritune méchante redingote, alluma son feu de mottes, et se préparalestement au travail, en sorte que Christophe couvrit encore par letapage de ses gros souliers les apprêts peu bruyants du jeunehomme. Eugène resta pensif pendant quelques moments avant de seplonger dans ses livres de Droit. Il venait de reconnaître enmadame la vicomtesse de Beauséant l’une des reines de la mode àParis, et dont la maison passait pour être la plus agréable dufaubourg Saint-Germain. Elle était d’ailleurs, et par son nom etpar sa fortune, l’une des sommités du monde aristocratique. Grâce àsa tante de Marcillac, le pauvre étudiant avait été bien reçu danscette maison, sans connaître l’étendue de cette faveur. Etre admisdans ces salons dorés équivalait à un brevet de haute noblesse. Ense montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, ilavait conquis le droit d’aller partout. Ebloui par cette brillanteassemblée, ayant à peine échangé quelques paroles avec lavicomtesse, Eugène s’était contenté de distinguer, parmi la fouledes déités parisiennes qui se pressaient dans ce raout, une de cesfemmes que doit adorer tout d’abord un jeune homme. La comtesseAnastasie de Restaud, grande et bien faite, passait pour avoirl’une des plus jolies tailles de Paris. Figurez-vous de grands yeuxnoirs, une main magnifique, un pied bien découpé, du feu dans lesmouvements, une femme que le marquis de Ronquerolles nommait uncheval de pur sang. Cette finesse de nerfs ne lui ôtait aucunavantage&|160;; elle avait les formes pleines et rondes, sansqu’elle pût être accusée de trop d’embonpoint. Cheval de pur sang,femme de race , ces locutions commençaient à remplacer les anges duciel, les figures ossianiques, toute l’ancienne mythologieamoureuse repoussée par le dandysme. Mais pour Rastignac, madameAnastasie de Restaud fut la femme désirable. Il s’était ménagé deuxtours dans la liste des cavaliers écrite sur l’éventail, et avaitpu lui parler pendant la première contredanse.- Où vous rencontrerdésormais, madame&|160;? lui avait-il dit brusquement avec cetteforce de passion qui plaît tant aux femmes.- Mais, dit-elle, auBois, aux Bouffons, chez moi, partout.

Et l’aventureux Méridional s’était empressé de se lier aveccette délicieuse comtesse, autant qu’un jeune homme peut se lieravec une femme pendant une contredanse et une valse. En se disantcousin de madame de Beauséant, il fut invité par cette femme, qu’ilprit pour une grande dame, et eut ses entrées chez elle. Au derniersourire qu’elle lui jeta, Rastignac crut sa visite nécessaire. Ilavait eu le bonheur de rencontrer un homme qui ne s’était pas moquéde son ignorance, défaut mortel au milieu des illustresimpertinents de l’époque, les Maulincourt, les Ronquerolles, lesMaxime de Trailles, les de Marsay, les Ajuda-Pinto, les Vandenesse,qui étaient là dans la gloire de leurs fatuités et mêlés aux femmesles plus élégantes, lady Grandon, la duchesse de Langeais, lacomtesse de Kergarouët, madame de Sérisy, la duchesse deCarigliano, la comtesse Ferraud, madame de Lanty, la marquised’Aiglemont, madame Firmiani, la marquise de Listomère et lamarquise d’Espard, la duchesse de Maufrigneuse et les Grandlieu.Heureusement donc, le naïf étudiant tomba sur le marquis deMontriveau, l’amant de la duchesse de Langeais, un général simplecomme un enfant, qui lui apprit que la comtesse de Restauddemeurait rue du Helder. Etre jeune, avoir soif du monde, avoirfaim d’une femme, et voir s’ouvrir pour soi deux maisons&|160;!mettre le pied au faubourg Saint-Germain chez la vicomtesse deBeauséant, le genou dans la Chaussée-d’Antin chez la comtesse deRestaud plonger d’un regard dans les salons de Paris en enfilade,et se croire assez joli garçon pour y trouver aide et protectiondans un cœur de femme&|160;! se sentir assez ambitieux pour donnerun superbe coup de pied à la corde roide sur laquelle il fautmarcher avec l’assurance du sauteur qui ne tombera pas, et avoirtrouvé dans une charmante femme le meilleur des balanciers&|160;!Avec ces pensées et devant cette femme qui se dressait sublimeauprès d’un feu de mottes, entre le Code et la misère, qui n’auraitcomme Eugène sondé l’avenir par une méditation, qui ne l’auraitmeublé de succès&|160;? Sa pensée vagabonde escomptait si drûmentses joies futures qu’il se croyait auprès de madame de Restaudquand un soupir semblable à un ban de saint joseph troubla lesilence de la nuit, retentit au cœur du jeune homme de manière à lelui faire prendre pour le râle d’un moribond. Il ouvrit doucementla porte, et quand il fut dans le corridor, il aperçut une ligne delumière tracée au bas de la porte du père Goriot. Eugène craignitque son voisin ne se trouvât indisposé, il approcha son oeil de laserrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé detravaux qui lui parurent trop criminels pour qu’il ne crût pasrendre service à la société en examinant bien ce que machinaitnuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sansdoute avait attaché sur la barre d’une table renversée un plat etune espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câbleautour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une sigrande force qu’il les tordait vraisemblablement pour les convertiren lingots.- Peste&|160;! quel homme&|160;! se dit Rastignac envoyant le bras nerveux du vieillard qui, à l’aide de cette corde,pétrissait sans bruit l’argent doré, comme une pâte. Mais serait-cedonc un voleur ou un receleur qui, pour se livrer plus sûrement àson commerce, affecterait la bêtise, l’impuissance, et vivrait enmendiant&|160;? se dit Eugène en se relevant un moment. L’étudiantappliqua de nouveau son oeil à la serrure. Le père Goriot, quiavait déroulé son câble, prit la masse d’argent, la mit sur latable après y avoir étendu sa couverture, et l’y roula pourl’arrondir en barre, opération dont il s’acquitta avec une facilitémerveilleuse.- Il serait donc aussi fort que l’était Auguste, roide Pologne&|160;? se dit Eugène quand la barre ronde fut à peu prèsfaçonnée. Le père Goriot regarda tristement son ouvrage, des larmessortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave à la lueur duquelil avait tordu ce vermeil, et Eugène l’entendit se coucher enpoussant un soupir.- Il est fou, pensa l’étudiant.

– Pauvre enfant&|160;! dit à haute voix le père Goriot.

A cette parole, Rastignac jugea prudent de garder le silence surcet événement, et de ne pas inconsidérément condamner son voisin.Il allait rentrer quand il distingua soudain un bruit assezdifficile à exprimer, et qui devait être produit par des hommes enchaussons de lisière montant l’escalier. Eugène prêta l’oreille, etreconnut en effet le son alternatif de la respiration de deuxhommes. Sans avoir entendu ni le cri de la porte ni les pas deshommes, il vit tout à coup une faible lueur au second étage, chezmonsieur Vautrin.- Voilà bien des mystères dans une pensionbourgeoise&|160;! se dit-il. Il descendit quelques marches, se mità écouter, et le son de l’or frappa son oreille. Bientôt la lumièrefut éteinte, les deux respirations se firent entendre derechef sansque la porte eût crié. Puis, à mesure que les deux hommesdescendirent, le bruit alla s’affaiblissant.

– Qui va là&|160;? cria madame Vauquer en ouvrant la fenêtre desa chambre.

– C’est moi qui rentre, maman Vauquer, dit Vautrin de sa grossevoix.

– C’est singulier&|160;! Christophe avait mis le verrou, se ditEugène en rentrant dans sa chambre. Il faut veiller pour biensavoir ce qui se passe autour de soi, dans Paris. Détourné par cespetits événements de sa méditation ambitieusement amoureuse, il semit au travail. Distrait par les soupçons qui lui venaient sur lecompte du père Goriot plus distrait encore par la figure de madamede Restaud, qui de moments en moments se posait devant lui comme lamessagère d’une brillante destinée, il finit par se coucher et pardormir à poings fermés. Sur dix nuits promises au travail par lesjeunes gens, ils en donnent sept au sommeil. Il faut avoir plus devingt ans pour veiller.

Le lendemain matin régnait à Paris un de ces épais brouillardsqui l’enveloppent et l’embrument si bien que les gens les plusexacts sont trompés par le temps. Les rendez-vous d’affaires semanquent. Chacun se croit à huit heures quand midi sonne. Il étaitneuf heures et demie, madame Vauquer n’avait pas encore bougé deson lit. Christophe et la grosse Sylvie, attardés aussi, prenaienttranquillement leur café, préparé avec les couches supérieures dulait destiné aux pensionnaires, et que Sylvie faisait longtempsbouillir, afin que madame Vauquer ne s’aperçût pas de cette dîmeillégalement levée.

– Sylvie, dit Christophe en mouillant sa première rôtie,monsieur Vautrin, qu’est un bon homme tout de même, a encore vudeux personnes cette nuit. Si madame s’en inquiétait, ne faudraitrien lui dire.

– Vous a-t-il donné quelque chose&|160;?

– Il m’a donné cent sous pour son mois, une manière de me dire : » Tais-toi.  »

– Sauf lui et madame Couture, qui ne sont pas regardants, lesautres voudraient nous retirer de la main gauche ce qu’ils nousdonnent de la main droite au jour de l’an, dit Sylvie.

– Encore, qu’est-ce qu’ils donnent&|160;! fit Christophe, uneméchante pièce et de cent sous. Voilà depuis deux ans le pèreGoriot qui fait ses souliers lui-même. Ce grigou de Poiret se passede cirage, et le boirait plutôt que de le mettre à ses savates.Quant au gringalet d’étudiant, il me donne quarante sous. Quarantesous ne payent pas mes brosses, et il vend ses vieux habits,par-dessus le marché. Qué baraque&|160;!

– Bah&|160;! fit Sylvie en buvant de petites gorgées de café,nos places sont encore les meilleures du quartier : on y vit bien.Mais, à propos de gros papa Vautrin, Christophe, vous a-t-on ditquelque chose&|160;?

– Oui, j’ai rencontré il y a quelques jours un monsieur dans larue, qui m’a dit :- N’est-ce pas chez vous que demeure un grosmonsieur qui a des favoris qu’il teint&|160;? Moi j’ai dit :  » Non,monsieur, il ne les teint pas. Un homme gai comme lui, il n’en apas le temps.  » J’ai donc dit ça à monsieur Vautrin, qui m’arépondu :  » Tu as bien fait, mon garçon&|160;! Réponds toujourscomme ça. Rien n’est plus désagréable que de laisser connaître nosinfirmités. Ça peut faire manquer des mariages.  »

– Eh bien&|160;! à moi, au marché, on a voulu m’englauder aussipour me faire dire si je lui voyais passer sa chemise. C’tefarce&|160;! Tiens, dit-elle en s’interrompant, voilà dix heuresquart moins qui sonnent au Val-de-Grâce, et personne ne bouge.

– Ah bah&|160;! ils sont tous sortis. Madame Couture et sa jeunepersonne sont allées manger le bon Dieu à Saint-Etienne dès huitheures. Le père Goriot est sorti avec un paquet. L’étudiant nereviendra qu’après son cours, à dix heures. Je les ai vus partir enfaisant mes escaliers&|160;; que le père Goriot m’a donné un coupavec ce qu’il portait qu’était dur comme du fer. Qué qui fait donc,ce bonhomme-là&|160;? Les autres le font aller comme une toupie,mais c’est un brave homme tout de même, et qui vaut mieux qu’euxtous. Il ne donne pas grand-chose&|160;; mais les dames chezlesquelles il m’envoie quelquefois allongent de fameux pourboires,et sont joliment ficelées.

– Celles qu’il appelle ses filles, hein&|160;? Elles sont unedouzaine.

– Je ne suis jamais allé que chez deux, les mêmes qui sontvenues ici.

– Voilà madame qui se remue&|160;; elle va faire son sabbat :faut que j’y aille. Vous veillerez au lait, Christophe, rapport auchat.

– Comment, Sylvie, voilà dix heures quart moins, vous m’avezlaissée dormir comme une marmotte&|160;! jamais pareille chosen’est arrivée.

– C’est le brouillard, qu’est à couper au couteau.

– Mais le déjeuner&|160;?

– Bah&|160;! vos pensionnaires avaient bien le diable aucorps&|160;; ils ont tous décanillé dès le patron-jacquette.

– Parle donc bien, Sylvie, reprit madame Vauquer on dit lepatron-minette.

– Ah&|160;! madame, je dirai comme vous voudrez. Tant y a quevous pouvez déjeuner à dix heures. La Michonnette et le Poireaun’ont pas bougé. Il n’y a qu’eux qui soient dans la maison, et ilsdorment comme des souches qui sont.

– Mais, Sylvie, tu les mets tous les deux ensemble, commesi…

– Comme si, quoi&|160;? reprit Sylvie en laissant échapper ungros rire bête. Les deux font la paire.

– C’est singulier, Sylvie : comment monsieur Vautrin est-il doncrentré cette nuit après que Christophe a eu mis lesverrous&|160;?

– Bien au contraire, madame. Il a entendu monsieur Vautrin, etest descendu pour lui ouvrir la porte. Et voilà ce que vous avezcru…

– Donne-moi ma camisole, et va vite voir au déjeuner. Arrange lereste du mouton avec des pommes de terre, et donne des poirescuites, de celles qui coûtent deux liards la pièce.

Quelques instants après, madame Vauquer descendit au moment oùson chat venait de renverser d’un coup de patte l’assiette quicouvrait un bol de lait, et le lapait en toute hâte.

– Mistigris, s’écria-t-elle. Le chat se sauva, puis revint sefrotter à ses jambes. Oui, oui, fais ton capon, vieux lâche&|160;!lui dit-elle. Sylvie&|160;! Sylvie&|160;!

– Eh bien&|160;! quoi, madame&|160;?

– Voyez donc ce qu’a bu le chat.

– C’est la faute de cet animal de Christophe, à qui j’avais ditde mettre le couvert. Où est-il passé&|160;? Ne vous inquiétez pas,madame&|160;; ce sera le café du père Goriot. Je mettrai de l’eaudedans, il ne s’en apercevra pas. Il ne fait attention à rien, pasmême à ce qu’il mange.

– Où donc est-il allé, ce chinois-là&|160;? dit madame Vauqueren plaçant les assiettes.

– Est-ce qu’on sait&|160;? Il fait des trafics des cinq centsdiables.

– J’ai trop dormi, dit madame Vauquer.

– Mais aussi madame est-elle fraîche comme une rose…

En ce moment la sonnette se fit entendre, et Vautrin entra dansle salon en chantant de sa grosse voix

J’ai longtemps parcouru le monde,

Et l’on m’a vu de toute part…

– Oh&|160;! oh&|160;! bonjour, madame Vauquer, dit-il enapercevant l’hôtesse, qu’il prit galamment dans ses bras.

– Allons, finissez donc.

– Dites impertinent, reprit-il. Allons, dites-le. Voulez-vousbien le dire&|160;? Tenez, je vais mettre le couvert avec vous.Ah&|160;! je suis gentil, n’est-ce pas&|160;?

Courtiser la brune et la blonde, Aimer, soupirer…

– je viens de voir quelque chose de singulier.

&|160;… au hasard.

– Quoi&|160;? dit la veuve.

– Le père Goriot était à huit heures et demie rue Dauphine, chezl’orfèvre qui achète de vieux couverts et des galons. Il lui avendu pour une bonne somme un ustensile de ménage, en vermeil,assez joliment tortillé pour un homme qui n’est pas de lamanique.

– Bah&|160;! vraiment&|160;?

– Oui. Je revenais ici après avoir conduit un de mes amis quis’expatrie par les Messageries royales&|160;; j’ai attendu le pèreGoriot pour voir : histoire de rire. Il a remonté dans cequartier-ci, rue des Grès, où il est entré dans la maison d’unusurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle, capable de faire desdominos avec les os de son père&|160;; un juif, un arabe, un grec,un bohémien, un homme qu’on serait bien embarrassé de dévaliser, ilmet ses écus la Banque.

– Qu’est-ce que fait donc ce père Goriot&|160;?

– Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est un imbécileassez bête pour se ruiner à aimer les filles qui…

– Le voilà&|160;! dit Sylvie.

– Christophe, cria le père Goriot, monte avec moi.

Christophe suivit le père Goriot, et redescendit bientôt.

– Où vas-tu&|160;? dit madame Vauquer à son domestique.

– Faire une commission pour monsieur Goriot.

Qu’est-ce que c’est que ça&|160;? dit Vautrin en arrachant desmains de Christophe une lettre sur laquelle il lut : A madame lacomtesse Anastasie de Restaud . Et tu vas&|160;? reprit-il entendant la lettre à Christophe.

– Rue du Helder. J’ai ordre de ne remettre ceci qu’à madame lacomtesse.

– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans&|160;? dit Vautrin en mettant lalettre au jour&|160;; un billet de banque&|160;? non. Il entrouvritl’enveloppe.- Un billet acquitté, s’écria-t-il. Fourche&|160;! ilest galant, le roquentin. Va, vieux lascar, dit-il en coiffant desa large main Christophe, qu’il fit tourner sur lui-même comme undé, tu auras un bon pourboire.

Le couvert était mis. Sylvie faisait bouillir le lait. MadameVauquer allumait le poêle, aidée par Vautrin, qui fredonnaittoujours :

J’ai longtemps parcouru le monde

Et l’on m’a vu de toute part…

Quand tout fut prêt, madame Couture et mademoiselle Tailleferrentrèrent.

– D’où venez-vous donc si matin, ma belle dame&|160;? dit madameVauquer à madame Couture.

– Nous venons de faire nos dévotions à Saint-Etienne-du-Mont, nedevons-nous pas aller aujourd’hui chez monsieur Taillefer&|160;?Pauvre petite, elle tremble comme la feuille, reprit madame Coutureen s’asseyant devant le poêle à la bouche duquel elle présenta sessouliers qui fumèrent.

– Chauffez-vous donc, Victorine, dit madame Vauquer.

– C’est bien, mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir lecœur de votre père, dit Vautrin en avançant une chaise àl’orpheline. Mais ça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui sechargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage qui a,dit-on, trois millions, et qui ne vous donne pas de dot. Une bellefille a besoin de dot dans ce temps-ci.

– Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Allez, mon chou, votremonstre de père attire le malheur à plaisir sur lui.

A ces mots, les yeux de Victorine se mouillèrent de larmes, etla veuve s’arrêta sur un signe que lui fit madame Couture.

– Si nous pouvions seulement le voir, si je pouvais lui parler,lui remettre la dernière lettre de sa femme, reprit la veuve duCommissaire-Ordonnateur. Je n’ai jamais osé la risquer par laposte&|160;; il connaît mon écriture…

– O femmes innocentes, malheureuses et persécutées , s’écriaVautrin en interrompant, voilà donc où vous en êtes&|160;? D’ici àquelques jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira bien.

– Oh&|160;! monsieur, dit Victorine en jetant un regard à lafois humide et brûlant à Vautrin, qui ne s’en émut pas, si voussaviez un moyen d’arriver à mon père, dites-lui bien que sonaffection et l’honneur de ma mère me sont plus précieux que toutesles richesses du monde. Si vous obteniez quelque adoucissement à sarigueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez sûr d’unereconnaissance.

– J’ai longtemps parcouru le monde , chanta Vautrin d’une voixironique.

En ce moment, Goriot, mademoiselle Michonneau, Poiretdescendirent, attirés peut-être par l’odeur du roux que faisaitSylvie pour accommoder les restes du mouton. A l’instant où lessept convives s’attablèrent en se souhaitant le bonjour, dix heuressonnèrent, l’on entendit dans la rue le pas de l’étudiant..

– Ah&|160;! bien, monsieur Eugène, dit Sylvie, aujourd’hui vousallez déjeuner avec tout le monde.

L’étudiant salua les pensionnaires, et s’assit auprès du pèreGoriot.

– Il vient de m’arriver une singulière aventure, dit-il en seservant abondamment du mouton et se coupant un morceau de pain quemadame Vauquer mesurait toujours de l’oeil.

– Une aventure&|160;! dit Poiret.

– Eh bien&|160;! pourquoi vous en étonneriez-vous, vieuxchapeau&|160;? dit Vautrin à Poiret. Monsieur est bien fait pour enavoir.

Mademoiselle Taillefer coula timidement un regard sur le jeuneétudiant.

– Dites-nous votre aventure demanda madame Vauquer.

– Hier j’étais au bal chez madame la vicomtesse de Beauséant,une cousine à moi, qui possède une maison magnifique, desappartements habillés de soie, enfin qui nous a donné une fêtesuperbe, où je me suis amusé comme un roi…

– Telet, dit Vautrin en interrompant net.

– Monsieur, reprit vivement Eugène, que voulez-vousdire&|160;?

– Je dis telet , parce que les roitelets s’amusent beaucoup plusque les rois.

– C’est vrai : j’aimerais mieux être ce petit oiseau sans soucique roi, parce… fit Poiret l’ idémiste .

– Enfin, reprit l’étudiant en lui coupant la parole, je danseavec une des plus belles femmes du bal, une comtesse ravissante, laplus délicieuse créature que j’aie jamais vue. Elle était coifféeavec des fleurs de pêcher, elle avait au côté le plus beau bouquetde fleurs, des fleurs naturelles qui embaumaient&|160;; mais,bah&|160;! il faudrait que vous l’eussiez vue, il est impossible depeindre une femme animée par la danse. Eh bien&|160;! ce matin j’airencontré cette divine comtesse, sur les neuf heures, à pied, ruedes Grès. Oh&|160;! le cœur m’a battu, je me figurais…

– Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetant un regard profond àl’étudiant. Elle allait sans doute chez le papa Gobseck, unusurier. Si jamais vous fouillez des cœurs de femmes à Paris, vousy trouverez l’usurier avant l’amant.

Votre comtesse se nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue duHelder.

A ce nom, l’étudiant regarda fixement Vautrin. Le père Goriotleva brusquement la tête, il jeta sur les deux interlocuteurs unregard lumineux et plein d’inquiétude qui surprit lespensionnaires.

– Christophe arrivera trop tard, elle y sera donc allée, s’écriadouloureusement Goriot.

– J’ai deviné, dit Vautrin en se penchant à l’oreille de madameVauquer.

Goriot mangeait machinalement et sans savoir ce qu’il mangeait.Jamais il n’avait semblé plus stupide et plus absorbé qu’il l’étaiten ce moment.

– Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vous dire son nom&|160;?demanda Eugène.

– Ah&|160;! ah&|160;! voilà, répondit Vautrin. Le père Goriot lesavait bien, lui&|160;! pourquoi ne le saurais-je pas&|160;?

– Monsieur Goriot, s’écria l’étudiant.

– Quoi&|160;! dit le pauvre vieillard. Elle était donc bienbelle hier&|160;?

– Qui&|160;?

– Madame de Restaud.

– Voyez-vous le vieux grigou, dit madame Vauquer a Vautrin,comme ses yeux s’allument.

Il l’entretiendrait donc&|160;? dit à voix basse mademoiselleMichonneau à l’étudiant.

– Oh&|160;! oui, elle était furieusement belle, reprit Eugène,que le père Goriot regardait avidement. Si madame de Beauséantn’avait pas été là, ma divine comtesse eût été la reine du bal, lesjeunes gens n’avaient d’yeux que pour elle, j’étais le douzièmeinscrit sur la liste, elle dansait toutes les contredanses. Lesautres femmes enrageaient. Si une créature a été heureuse hier,c’était bien elle. On a bien raison de dire qu’il n’y a rien deplus beau que frégate à la voile, cheval au galop et femme quidanse.

– Hier en haut de la roue, chez une duchesse, dit Vautrin&|160;;ce matin en bas de l’échelle chez un escompteur : voilà lesParisiennes. Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxeeffréné, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elleséventreraient leurs mères pour y chercher de quoi briller. Enfinelles font les cent mille coups. Connu, connu&|160;!

Le visage du père Goriot, qui s’était allumé comme le soleild’un beau jour en entendant l’étudiant, devint sombre à cettecruelle observation de Vautrin.

– Eh bien&|160;! dit madame Vauquer, où donc est votreaventure&|160;? Lui avez-vous parlé&|160;? lui avez-vous demandé sielle voulait apprendre le Droit&|160;?

– Elle ne m’a pas vu, dit Eugène. Mais rencontrer une des plusjolies femmes de Paris rue des Grès, à neuf heures, une femme qui adû rentrer du bal à deux heures du matin, n’est-ce passingulier&|160;? Il n’y a que Paris pour ces aventures-là.

– Bah&|160;! il y en a de bien plus drôles, s’écria Vautrin.

Mademoiselle Taillefer avait à peine écouté, tant elle étaitpréoccupée par la tentative qu’elle allait faire. Madame Couturelui fit signe de se lever pour aller s’habiller. Quand les deuxdames sortirent, le père Goriot les imita.

– Eh bien&|160;! l’avez-vous vu&|160;? dit madame Vauquer àVautrin et à ses autres pensionnaires. Il est clair qu’il s’estruiné pour ces femmes-là.

Jamais on ne me fera croire, s’écria l’étudiant, que la bellecomtesse de Restaud appartienne au père Goriot.- Mais, lui ditVautrin en l’interrompant, nous ne tenons pas a vous le fairecroire. Vous êtes encore trop jeune pour bien connaître Paris, voussaurez plus tard qu’il s’y rencontre ce que nous nommons des hommesà passions&|160;… (A ces mots, mademoiselle Michonneau regardaVautrin d’un air intelligent. Vous eussiez dit un cheval derégiment entendant le son de la trompette.) Ah&|160;! ah&|160;! fitVautrin en s’interrompant pour lui jeter un regard profond, quenous n’avons néu nos petites passions, nous&|160;? (La vieillefille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues.)-Eh bien&|160;! reprit-il, ces gens-là chaussent une idée et n’endémordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau prise à unecertaine fontaine, et souvent croupie&|160;; pour en boire, ilsvendraient leurs femmes, leurs enfants&|160;; ils vendraient leurâme au diable. Pour les uns, cette fontaine est le jeu, la Bourse,une collection de tableaux ou d’insectes, la musique&|160;; pourd’autres, c’est une femme qui sait leur cuisiner des friandises. Aceux-là, vous leur offririez toutes les femmes de la terre, ilss’en moquent, ils ne veulent que celle qui satisfait leur passion.Souvent cette femme ne les aime pas du tout, vous les rudoie, leurvend fort cher des bribes de satisfaction&|160;; eh bien&|160;! mesfarceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couvertureau Mont-de-Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriotest un de ces gens-là. La comtesse l’exploite parce qu’il estdiscret, et voilà le beau monde&|160;! Le pauvre bonhomme ne pensequ’à elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c’est une bête brute.Mettez-le sur ce chapitre-là, son visage étincelle comme undiamant. Il n’est pas difficile de deviner ce secret-là. Il a portéce matin du vermeil à la fonte, et je l’ai vu entrant chez le papaGobseck, rue des Grès. Suivez bien&|160;! En revenant, il a envoyéchez la comtesse de Restaud ce niais de Christophe qui nous amontré l’adresse de la lettre dans laquelle était un billetacquitté. Il est clair que si la comtesse allait aussi chez levieil escompteur, il y avait urgence. Le père Goriot a galammentfinancé pour elle. Il ne faut pas coudre deux idées pour voir clairlà-dedans. Cela vous prouve, mon jeune étudiant, que, pendant quevotre comtesse riait, dansait, faisait ses singeries, balançait sesfleurs de pêcher, et pinçait sa robe, elle était dans ses petitssouliers, comme on dit, en pensant à ses lettres de changeprotestées, ou à celles de son amant.

– Vous me donnez une furieuse envie de savoir la vérité. J’iraidemain chez madame de Restaud, s’écria Eugène.

– Oui, dit Poiret, il faut aller demain chez madame deRestaud.

– Vous y trouverez peut-être le bonhomme Goriot qui viendratoucher le montant de ses galanteries.

– Mais, dit Eugène avec un air de dégoût, votre Paris est doncun bourbier.

– Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin. Ceux qui s’y crottenten voiture sont d’honnêtes gens, ceux qui s’y crottent à pied sontdes fripons. Ayez le malheur d’y décrocher n’importe quoi, vousêtes montré sur la place du Palais-de-Justice comme une curiosité.Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu.Vous payez trente millions à la Gendarmerie et à la justice pourmaintenir cette morale-là. joli&|160;!

– Comment, s’écria madame Vauquer, le père Goriot aurait fonduson déjeuner de vermeil&|160;?

– N’y avait-il pas deux tourterelles sur le couvercle&|160;? ditEugène.

– C’est bien cela.

– Il y tenait donc beaucoup, il a pleuré quand il a eu pétril’écuelle et le plat. je l’ai vu par hasard, dit Eugène.

– Il y tenait comme à sa vie, répondit la veuve.

– Voyez-vous le bonhomme, combien il est passionné, s’écriaVautrin. Cette femme-là sait lui chatouiller l’âme.

L’étudiant remonta chez lui. Vautrin sortit. Quelques instantsaprès, madame Couture et Victorine montèrent dans un fiacre queSylvie alla leur chercher. Poiret offrit son bras à mademoiselleMichonneau, et tous deux allèrent se promener au Jardin desPlantes, pendant les deux belles heures de la journée.

– Eh bien&|160;! les voilà donc quasiment mariés, dit la grosseSylvie. Ils sortent ensemble aujourd’hui pour la première fois. Ilssont tous deux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feu commeun briquet.

– Gare au châle de mademoiselle Michonneau, dit en riant madameVauquer, il prendra comme de l’amadou.

A quatre heures du soir, quand Goriot rentra, il vit, à la lueurde deux lampes fumeuses, Victorine dont les yeux étaient rouges.Madame Vauquer écoutait le récit de la visite infructueuse faite àmonsieur Taillefer pendant la matinée. Ennuyé de recevoir sa filleet cette vieille femme, Taillefer les avait laissé parvenir jusqu’àlui pour s’expliquer avec elles.

– Ma chère dame, disait madame Couture à madame Vauquer,figurez-vous qu’il n’a pas même fait asseoir Victorine, qu’estrestée constamment debout. A moi, il m’a dit, sans se mettre encolère, tout froidement, de nous épargner la peine de venir chezlui&|160;; que mademoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dansson esprit en l’importunant (une fois par an, lemonstre&|160;!)&|160;; que la mère de Victorine ayant été épouséesans fortune, elle n’avait rien à prétendre&|160;; enfin les chosesles plus dures, qui ont fait fondre en larmes cette pauvre petite.La petite s’est jetée alors aux pieds de son père, et lui a ditavec courage qu’elle n’insistait autant que pour sa mère, qu’elleobéirait à ses volontés sans murmure, mais qu’elle le suppliait delire le testament de la pauvre défunte&|160;; elle a pris la lettreet la lui a présentée en disant les plus belles choses du monde etles mieux senties, je ne sais pas où elle les a prises, Dieu leslui dictait, car la pauvre enfant était si bien inspirée qu’enl’entendant, moi, je pleurais comme une bête. Savez-vous ce quefaisait cet horreur d’homme, il se coupait les ongles, il a priscette lettre que la pauvre madame Taillefer avait trempée delarmes, et l’a jetée sur la cheminée en disant :  » C’est bon&|160;! » Il a voulu relever sa fille qui lui prenait les mains pour leslui baiser, mais il les a retirées. Est-ce pas unescélératesse&|160;? Son grand dadais de fils est entré sans saluersa sœur.

– C’est donc des monstres&|160;? dit le père Goriot.

– Et puis, dit madame Couture sans faire attention àl’exclamation du bonhomme, le père et le fils s’en sont allés en mesaluant et en me priant de les excuser, ils avaient des affairespressantes. Voilà notre visite. Au moins, il a vu sa fille. Je nesais pas comment il peut la renier, elle lui ressemble comme deuxgouttes d’eau.

Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les unsaprès les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et sedisant de ces riens qui constituent, chez certaines classesparisiennes, un esprit drolatique dans lequel la bêtise entre commeélément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dansle geste ou la prononciation. Cette espèce d’argot variecontinuellement. La plaisanterie qui en est le principe n’a jamaisun mois d’existence. Un événement politique, un procès en courd’assises, une chanson des rues, les farces d’un acteur, tout sertà entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout à prendre lesidées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur desraquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l’illusionde l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avaitamené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parleren rama, espèce de charge qu’un jeune peintre, habitué de lapension Vauquer, y avait inoculée.

– Eh bien&|160;! monsieurre Poiret, dit l’employé au Muséum,comment va cette petite santérama&|160;? Puis, sans attendre laréponse : Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Coutureet à Victorine.

– Allons-nous dinaire&|160;? s’écria Horace Bianchon, unétudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac estdescendue osque ad talones .

– Il fait un fameux froitorama&|160;! dit Vautrin. Dérangez-vousdonc, père Goriot&|160;! Que diable&|160;! votre pied prend toutela gueule du poêle.

– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vousfroitorama&|160;? il y a une faute, c’est froidorama .

– Non, dit l’employé au Muséum, c’est froitorama , par la règle: j’ai froid aux pieds.

– Ah&|160;! ah&|160;!

– Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur endroit-travers, s’écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou etle serrant de manière à l’étouffer. Ohé&|160;! les autres,ohé&|160;!

Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sansrien dire, et s’alla placer près des trois femmes.

– Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris,dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselleMichonneau. Moi qui étudie le système de Gall, je lui trouve lesbosses de judas.

– Monsieur l’a connu&|160;? dit Vautrin.

– Qui ne l’a pas rencontré&|160;! répondit Bianchon. Ma paroled’honneur, cette vieille fille blanche me fait l’effet de ces longsvers qui finissent par ronger une poutre.

– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit le quadragénaire enpeignant ses favoris.

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,

L’espace d’un matin.

– Ah&|160;! ah&|160;! voici une fameuse soupeaurama , dit Poireten voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement lepotage.

– Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupeaux choux.

Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.

– Enfoncé, Poiret&|160;!

– Poirrrrrette enfoncé&|160;!

– Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.

– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de cematin&|160;? dit l’employé.

– C’était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sansexemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, unbrouillard Goriot.

– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte.

– Hé, milord Gâôriotte, il être questiônne dé véaus .

Assis au bas-bout de la table, près de la porte par laquelle onservait, le père Goriot leva la tête en flairant un morceau de painqu’il avait sous sa serviette, par une vieille habitude commercialequi reparaissait quelquefois.

– Eh bien&|160;! lui cria aigrement madame Vauquer d’une voixqui domina le bruit des cuillers, des assiettes et des voix, est-ceque vous ne trouvez pas le pain bon&|160;?

– Au contraire, madame, répondit-il, il est fait avec de lafarine d’Etampes, première qualité.

– A quoi voyez-vous cela&|160;? lui dit Eugène.

– A la blancheur, au goût.

– Au goût du nez puisque vous le sentez, dit madame Vauquer.Vous devenez si économe que vous finirez par trouver le moyen devous nourrir en humant l’air de la cuisine.

– Prenez alors un brevet d’invention, cria l’employé au Muséum,vous ferez une belle fortune.

– Laissez donc, il fait ça pour nous persuader qu’il a étévermicellier, dit le peintre.

– Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employé duMuséum.

– Cor quoi&|160;? fit Bianchon.

– Cor-nouille.

– Cor-nemuse.

– Cor-naline.

– Cor-niche.

-Cor-nichon.

-Cor-beau.

-Cor-nac.

-Cor-norama.

Ces huit réponses partirent de tous les côtés de la salle avecla rapidité d’un feu de file, et prêtèrent d’autant plus à rire,que le pauvre père Goriot regardait les convives d’un air niais,comme un homme qui tâche de comprendre une langue étrangère.

– Cor&|160;? dit-il à Vautrin qui se trouvait près de lui.

– Cor aux pieds, mon vieux&|160;! dit Vautrin en enfonçant lechapeau du père Goriot par une tape qu’il lui appliqua sur la têteet qui le fit descendre jusque sur les yeux.

Le pauvre vieillard, stupéfait de cette brusque attaque, restapendant un moment immobile. Christophe emporta l’assiette dubonhomme, croyant qu’il avait fini sa soupe&|160;; en sorte quequand Goriot, après avoir relevé son chapeau, prit sa cuiller, ilfrappa la table. Tous les convives éclatèrent de rire.

– Monsieur, dit le vieillard, vous êtes un mauvais plaisant, etsi vous vous permettez encore de me donner de pareilsrenfoncements…

– Eh bien, quoi, papa&|160;? dit Vautrin en l’interrompant.

– Eh bien&|160;! vous payerez cela bien cher quelque jour…

– En enfer, pas vrai&|160;? dit le peintre, dans ce petit coinnoir où l’on met les enfants méchants&|160;!

– Eh bien&|160;! mademoiselle, dit Vautrin à Victorine, vous nemangez pas. Le papa s’est donc montré récalcitrant&|160;?

– Une horreur, dit madame Couture.

– Il faut le mettre à la raison, dit Vautrin.

– Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assez près de Bianchon,mademoiselle pourrait intenter un procès sur la question desaliments, puisqu’elle ne mange pas. Eh&|160;! eh&|160;! voyez donccomme le père Goriot examine mademoiselle Victorine.

Le vieillard oubliait de manger pour contempler la pauvre jeunefille dans les traits de laquelle éclatait une douleur vraie, ladouleur de l’enfant méconnu qui aime son père.

– Mon cher, dit Eugène à voix basse, nous nous sommes trompéssur le père Goriot. Ce n’est ni un imbécile ni un homme sans nerfs.Applique-lui ton système de Gall, et dis-moi ce que tu en penseras.Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c’eûtété de la cire, et dans ce moment l’air de son visage trahit dessentiments extraordinaires. Sa vie me parait être trop mystérieusepour ne pas valoir la peine d’être étudiée. Oui, Bianchon, tu asbeau rire, je ne plaisante pas.

– Cet homme est un fait médical, dit Bianchon, d’accord&|160;;s’il veut, je le dissèque.

– Non, tâte-lui la tête.

– Ah&|160;! bien, sa bêtise est peut-être contagieuse.

Le lendemain Rastignac s’habilla fort élégamment, et alla, verstrois heures de l’après-midi, chez madame de Restaud, en se livrantpendant la route à ces espérances étourdiment folles qui rendent lavie des jeunes gens si belle d’émotions : ils ne calculent alors niles obstacles ni les dangers, ils voient en tout le succès,poétisent leur existence par le seul jeu de leur imagination, et sefont malheureux ou tristes par le renversement de projets qui nevivaient encore que dans leurs désirs effrénés&|160;; s’ilsn’étaient pas ignorants et timides, le monde social seraitimpossible. Eugène marchait avec mille précautions pour ne se pointcrotter, mais il marchait en pensant à ce qu’il dirait à madame deRestaud, il s’approvisionnait d’esprit, il inventait les repartiesd’une conversation imaginaire, il préparait ses mots fins, sesphrases à la Talleyrand, en supposant de petites circonstancesfavorables à la déclaration sur laquelle il fondait son avenir. Ilse crotta, l’étudiant, il fut forcé de faire cirer ses bottes etbrosser son pantalon au Palais-Royal.  » Si j’étais riche, se dit-ilen changeant une pièce de trente sous qu’il avait prise en cas demalheur , je serais allé en voiture, j’aurais pu penser à mon aise. » Enfin il arriva rue du Helder et demanda la comtesse de Restaud.Avec la rage froide d’un homme sûr de triompher un jour, il reçutle coup d’oeil méprisant des gens qui l’avaient vu traversant lacour à pied, sans avoir entendu le bruit d’une voiture à la porte.Ce coup d’oeil lui fut d’autant plus sensible qu’il avait déjàcompris son infériorité en entrant dans cette cour, où piaffait unbeau cheval richement attelé à l’un de ces cabriolets pimpants quiaffichent le luxe d’une existence dissipatrice, et sous-entendentl’habitude de toutes les félicités parisiennes. Il se mit, à luitout seul, de mauvaise humeur. Les tiroirs ouverts dans son cerveauet qu’il comptait trouver pleins d’esprit se fermèrent, il devintstupide. En attendant la réponse de la comtesse, à laquelle unvalet de chambre allait dire les noms du visiteur, Eugène se posasur un seul pied devant une croisée de l’antichambre, s’appuya lecoude sur une espagnolette, et regarda machinalement dans la cour.Il trouvait le temps long, il s’en serait allé s’il n’avait pas étédoué de cette ténacité méridionale qui enfante des prodiges quandelle va en ligne droite.

– Monsieur, dit le valet de chambre, madame est dans son boudoiret fort occupée, elle ne m’a pas répondu&|160;; mais si monsieurveut passer au salon, il y a déjà quelqu’un.

Tout en admirant l’épouvantable pouvoir de ces gens qui, d’unseul mot, accusent ou jugent leurs maîtres, Rastignac ouvritdélibérément la porte par laquelle était sorti le valet de chambre,afin sans doute de faire croire à ces insolents valets qu’ilconnaissait les êtres de la maison&|160;; mais déboucha fortétourdiment dans une pièce où se trouvaient des lampes, desbuffets, un appareil à chauffer des serviettes pour le bain, et quimenait à la fois dans un corridor obscur et dans un escalierdérobé. Les rires étouffés qu’il entendit dans l’antichambre mirentle comble à sa confusion.

– Monsieur, le salon est par ici, lui dit le valet de chambreavec ce faux respect qui semble être une raillerie de plus.

Eugène revint sur ses pas avec une telle précipitation qu’il seheurta contre une baignoire, mais il retint assez heureusement sonchapeau pour l’empêcher de tomber dans le bain. En ce moment, uneporte s’ouvrit au fond du long corridor éclairé par une petitelampe, Rastignac y entendit à la fois la voix de madame de Restaud,celle du père Goriot, et le bruit d’un baiser. Il entra dans lasalle à manger, la traversa, suivit le valet de chambre, et rentradans un premier salon où il resta posé devant la fenêtre, ens’apercevant qu’elle avait vue sur la cour. Il voulait voir si cepère Goriot était bien réellement son père Goriot. Le cœur luibattait étrangement, il se souvenait des épouvantables réflexionsde Vautrin. Le valet de chambre attendait Eugène à la porte dusalon, mais il en sortit tout à coup un élégant jeune homme, quidit impatiemment  » je m’en vais, Maurice. Vous direz à madame lacomtesse que je l’ai attendue plus d’une demi-heure.  » Cetimpertinent, qui sans doute avait le droit de l’être, chantonnaquelque roulade italienne en se dirigeant vers la fenêtre oùstationnait Eugène, autant pour voir la figure de l’étudiant quepour regarder dans la cour.

– Mais monsieur le comte ferait mieux d’attendre encore uninstant, Madame a fini, dit Maurice en retournant àl’antichambre.

En ce moment, le père Goriot débouchait près de la porte cochèrepar la sortie du petit escalier. Le bonhomme tirait son parapluieet se disposait à le déployer, sans faire attention que la grandeporte était ouverte pour donner passage à un jeune homme décoré quiconduisait un tilbury. Le père Goriot n’eut que le temps de sejeter en arrière pour n’être pas écrasé. Le taffetas du parapluieavait effrayé le cheval, qui fit un léger écart en se précipitantvers le perron. Ce jeune homme détourna la tête d’un air de colère,regarda le père Goriot, et lui fit, avant qu’il ne sortit, un salutqui peignait la considération forcée que l’on accorde aux usuriersdont on a besoin, ou ce respect nécessaire exigé par un homme taré,mais dont on rougit plus tard. Le père Goriot répondit par un petitsalut amical, plein de bonhomie. Ces événements se passèrent avecla rapidité de l’éclair. Trop attentif pour s’apercevoir qu’iln’était pas seul, Eugène entendit tout à coup la voix de lacomtesse.

– Ah&|160;! Maxime, vous vous en alliez, dit-elle avec un ton dereproche où se mêlait un peu de dépit.

La comtesse n’avait pas fait attention à l’entrée du tilbury.Rastignac se retourna brusquement et vit la comtesse coquettementvêtue d’un peignoir en cachemire blanc, à nœuds roses, coifféenégligemment, comme le sont les femmes de Paris au matin&|160;;elle embaumait, elle avait sans doute pris un bain, et sa beauté,pour ainsi dire assouplie, semblait plus voluptueuse&|160;; sesyeux étaient humides. L’oeil des jeunes gens sait tout voir : leursesprits s’unissent aux rayonnements de la femme comme une planteaspire dans l’air des substances qui lui sont propres. Eugènesentit donc la fraîcheur épanouie des mains de cette femme sansavoir besoin d’y toucher. Il voyait, à travers le cachemire, lesteintes rosées du corsage que le peignoir, légèrement entrouvert,laissait parfois à nu, et sur lequel son regard s’étalait. Lesressources du busc étaient inutiles à la comtesse, la ceinturemarquait seule sa taille flexible, son cou invitait à l’amour, sespieds étaient jolis dans les pantoufles. Quand Maxime prit cettemain pour la baiser, Eugène aperçut alors Maxime, et la comtesseaperçut Eugène.

– Ah&|160;! c’est vous, monsieur de Rastignac, je suis bien aisede vous voir, dit-elle d’un air auquel savent obéir les gensd’esprit.

Maxime regardait alternativement Eugène et la comtesse d’unemanière assez significative pour faire décamper l’intrus.  » Ah çà,ma chère, j’espère que tu vas me mettre ce petit drôle à laporte&|160;!  » Cette phrase était une traduction claire etintelligible des regards du jeune homme impertinemment fier que lacomtesse Anastasie avait nommé Maxime, et dont elle consultait levisage de cette intention soumise qui dit tous les secrets d’unefemme sans qu’elle s’en doute. Rastignac se sentit une haineviolente pour ce jeune homme. D’abord les beaux cheveux blonds etbien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaienthorribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandisque les siennes, malgré le soin qu’il avait pris en marchant,s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue. Enfin Maximeportait une redingote qui lui serait élégamment la taille et lefaisait ressembler à une jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deuxheures et demie un habit noir. Le spirituel enfant de la Charentesentit la supériorité que la mise donnait à ce dandy, mince etgrand, à l’oeil clair, au teint pâle, un de ces hommes capables deruiner des orphelins. Sans attendre la réponse d’Eugène, madame deRestaud se sauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon, enlaissant flotter les pans de son peignoir qui se roulaient et sedéroulaient de manière à lui donner l’apparence d’unpapillon&|160;; et Maxime la suivit. Eugène furieux suivit Maximeet la comtesse. Ces trois personnages se trouvèrent donc enprésence, à la hauteur de la cheminée, au milieu du grand salon.L’étudiant savait bien qu’il allait gêner cet odieux Maxime&|160;;mais, au risque de déplaire à madame de Restaud, il voulut gêner ledandy. Tout à coup, en se souvenant d’avoir vu ce jeune homme aubal de madame de Beauséant, il devina ce qu’était Maxime pourmadame de Restaud, et avec cette audace juvénile qui fait commettrede grandes sottises ou obtenir de grand succès, il se dit :  » Voilàmon rival, je veux triompher de lui.  » L’imprudent&|160;! ilignorait que le comte Maxime de Trailles se laissait insulter,tirait le premier et tuait son homme. Eugène était un adroitchasseur, mais il n’avait pas encore abattu vingt poupées survingt-deux dans un tir. Le jeune comte se jeta dans une bergère aucoin du feu, prit les pincettes et fouilla le foyer par unmouvement si violent, si grimaud, que le beau visage d’Anastasie sechagrina soudain. La jeune femme se tourna vers Eugène, et luilança un de ces regards froidement interrogatifs qui disent si bien: Pourquoi ne vous en allez-vous pas&|160;? que les gens bienélevés savent aussitôt faire de ces phrases qu’il faudrait appelerdes phrases de sortie.

Eugène prit un air agréable et dit Madame, j’avais hâte de vousvoir pour…

Il s’arrêta tout court. Une porte s’ouvrit. Le monsieur quiconduisait le tilbury se montra soudain, sans chapeau, ne salua pasla comtesse, regarda soucieusement Eugène, et tendit la main àMaxime, en lui disant :  » Bonjour  » avec une expression fraternellequi surprit singulièrement Eugène. Les jeunes gens de provinceignorent combien est douce la vie à trois.

– Monsieur de Restaud, dit la comtesse à l’étudiant en luimontrant son mari.

Eugène s’inclina profondément.

– Monsieur, dit-elle en continuant et en présentant Eugène aucomte de Restaud, est monsieur de Rastignac, parent de madame lavicomtesse de Beauséant par les Marcillac, et que j’ai eu leplaisir de rencontrer à son dernier bal.

Parent de madame la vicomtesse de Beauséant par lesMarcillac&|160;! ces mots, que la comtesse prononça presqueemphatiquement, par suite de l’espace d’orgueil qu’éprouve unemaîtresse de maison à prouver qu’elle n’a chez elle que des gens dedistinction, furent d’un effet magique, le comte quitta son airfroidement cérémonieux et salua l’étudiant.

– Enchanté, dit-il, monsieur, de pouvoir faire votreconnaissance.

Le comte Maxime de Trailles lui-même jeta sur Eugène un regardinquiet et quitta tout à coup son air impertinent. Ce coup debaguette, dû à la puissante intervention d’un nom, ouvrit trentecases dans le cerveau du Méridional, et lui rendit l’esprit qu’ilavait préparé. Une soudaine lumière lui fit voir clair dansl’atmosphère de la haute société parisienne, encore ténébreuse pourlui. La Maison Vauquer, le père Goriot étaient alors bien loin desa pensée.

– Je croyais les Marcillac éteints&|160;? dit le comte deRestaud à Eugène.

– Oui, monsieur, répondit-il. Mon grand-oncle, le chevalier deRastignac, a épousé l’héritière de la famille de Marcillac. Il n’aeu qu’une fille, qui a épousé le maréchal de Clarimbault, aïeulmaternel de madame de Beauséant. Nous sommes la branche cadette,branche d’autant plus pauvre que mon grand-oncle, vice-amiral, atout perdu au service du Roi. Le gouvernement révolutionnaire n’apas voulu admettre nos créances dans la liquidation qu’il a faitede la Compagnie des Indes.

– Monsieur votre grand-oncle ne commandait-il pas le Vengeuravant 1789&|160;?

– Précisément.

– Alors, il a connu mon grand-père, qui commandait le Warwick.

Maxime haussa légèrement les épaules en regardant madame deRestaud, et eut l’air de lui dire :  » S’il se met à causer marineavec celui-là nous sommes perdus.  » Anastasie comprit le regard demonsieur de Trailles. Avec cette admirable puissance que possèdentles femmes, elle se mit à sourire en disant :  » Venez,Maxime&|160;; j’ai quelque chose à vous demander. Messieurs, nousvous laisserons naviguer de conserve sur le Warwick et sur leVengeur .  » Elle se leva et fit un signe plein de traîtriserailleuse à Maxime, qui prit avec elle la route du boudoir. A peinece couple morganatique , jolie expression allemande qui n’a pas sonéquivalent en français, avait-il atteint la porte que le comteinterrompit sa conversation avec Eugène.

– Anastasie&|160;! restez donc, ma chère, s’écria-t-il avechumeur, vous savez bien que…

– Je reviens, je reviens, dit-elle en l’interrompant, il ne mefaut qu’un moment pour dire à Maxime ce dont je veux lecharger.

Elle revint promptement. Comme toutes les femmes qui, forcéesd’observer le caractère de leurs maris pour pouvoir se conduire àleur fantaisie, savent reconnaître jusqu’où elles peuvent allerafin de ne pas perdre une confiance précieuse, et qui alors ne leschoquent jamais dans les petites choses de la vie, la comtesseavait vu d’après les inflexions de la voix du comte qu’il n’yaurait aucune sécurité à rester dans le boudoir. Ces contretempsétaient dus à Eugène. Aussi la comtesse montra-t-elle l’étudiantd’un air et par un geste pleins de dépit à Maxime, qui dit fortépigrammatiquement au comte, à sa femme et à Eugène :- Ecoutez,vous êtes en affaires, je ne veux pas vous gêner&|160;; adieu. Ilse sauva.

– Restez donc, Maxime&|160;! cria le comte.

– Venez dîner, dit la comtesse qui, laissant encore une foisEugène et le comte, suivit Maxime dans le premier salon où ilsrestèrent assez de temps ensemble pour croire que monsieur deRestaud congédierait Eugène.

Rastignac les entendait tour à tour éclatant de rire, causant,se taisant&|160;; mais le malicieux étudiant faisait de l’espritavec monsieur de Restaud, le flattait ou l’embarquait dans desdiscussions, afin de revoir la comtesse et de savoir quellesétaient ses relations avec le père Goriot. Cette femme, évidemmentamoureuse de Maxime&|160;; cette femme, maîtresse de son mari, liéesecrètement au vieux vermicellier, lui semblait tout un mystère. Ilvoulait pénétrer ce mystère, espérant ainsi pouvoir régner ensouverain sur cette femme si éminemment Parisienne.

– Anastasie, dit le comte appelant de nouveau sa femme.

– Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle au jeune homme, il faut serésigner. A ce soir…

– J’espère, Nasie , lui dit-il à l’oreille, que vous consignerezce petit homme dont les yeux s’allumaient comme des charbons quandvotre peignoir s’entrouvrait. Il vous ferait des déclarations, vouscompromettrait, et vous me forceriez à le tuer.

– Etes-vous fou, Maxime&|160;? dit-elle. Ces petits étudiants nesont-ils pas, au contraire, d’excellents paratonnerres&|160;? je leferai, certes, prendre en grippe à Restaud.

Maxime éclata de rire et sortit suivi de la comtesse, qui se mità la fenêtre pour le voir montant en voiture, faire piaffer soncheval, et agitant son fouet. Elle ne revint que quand la grandeporte fut fermée.

– Dites donc, lui cria le comte quand elle rentra, ma chère, laterre où demeure la famille de monsieur n’est pas loin de Verteuil,sur la Charente. Le grand-oncle de monsieur et mon grand-père seconnaissaient.

– Enchantée d’être en pays de connaissance, dit la comtessedistraite.

– Plus que vous ne le croyez, dit à voix basse Eugène.

– Comment&|160;? dit-elle vivement.

– Mais, reprit l’étudiant, je viens de voir sortir de chez vousun monsieur avec lequel je suis porte à porte dans la même pension,le père Goriot.

A ce nom enjolivé du mot père , le comte, qui tisonnait, jetales pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent brûlé lesmains, et se leva.

– Monsieur, vous auriez pu dire monsieur Goriot&|160;!s’écria-t-il.

La comtesse pâlit d’abord en voyant l’impatience de son mari,puis elle rougit, et fut évidemment embarrassée&|160;; ellerépondit d’une voix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’un airfaussement dégagé :  » Il est impossible de connaître quelqu’un quenous aimions mieux…  » Elle s’interrompit, regarda son piano, commes’il se réveillait en elle quelque fantaisie, et dit Aimez-vous lamusique, monsieur.

– Beaucoup, répondit Eugène devenu rouge et bêtifié par l’idéeconfuse qu’il eut d’avoir commis quelque lourde sottise.

– Chantez-vous&|160;? s’écria-t-elle en s’en allant à son pianodont elle attaqua vivement toutes les touches en les remuant depuisl’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah&|160;!

– Non, madame.

Le comte de Restaud se promenait de long en large.

– C’est dommage, vous êtes privé d’un grand moyen de succès.-Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-a-a-a-ro, non dubita-re , chanta lacomtesse.

En prononçant le nom du père Goriot, Eugène avait donné un coupde baguette magique, mais dont l’effet était inverse de celuiqu’avaient frappé ces mots : parent de madame de Beauséant. Il setrouvait dans la situation d’un homme introduit par faveur chez unamateur de curiosités, et qui, touchant par mégarde une armoirepleine de figures sculptées, fait tomber trois ou quatre têtes malcollées. Il aurait voulu se jeter dans un gouffre. Le visage demadame de Restaud était sec, froid, et ses yeux devenusindifférents fuyaient ceux du malencontreux étudiant.

– Madame, dit-il, vous avez à causer avec monsieur de Restaud,veuillez agréer mes hommages, et me permettre…

– Toutes les fois que vous viendrez, dit précipitamment lacomtesse en arrêtant Eugène par un geste, vous êtes sûr de nousfaire, à monsieur de Restaud comme à moi, le plus vif plaisir.

Eugène salua profondément le couple et sortit suivi de monsieurde Restaud, qui, malgré ses instances, l’accompagna jusque dansl’antichambre.

– Toutes les fois que monsieur se présentera, dit le comte àMaurice, ni madame ni moi nous n’y serons.

Quand Eugène mit pied sur le perron, il s’aperçut qu’ilpleuvait.- Allons, se dit-il, je suis venu faire une gaucherie dontj’ignore la cause et la portée, je gâterai par-dessus le marché monhabit et mon chapeau. je devrais rester dans un coin à piocher leDroit, ne penser qu’à devenir un rude magistrat. Puis-je aller dansle monde quand, pour y manœuvrer convenablement, il faut un tas decabriolets, de bottes cirées, d’agrès indispensables, de chaînesd’or, dès le matin des gants de daim blancs qui coûtent six francs,et toujours des gants jaunes le soir&|160;? Vieux drôle de pèreGoriot, va&|160;!

Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’unevoiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveauxmariés et qui ne demandait pas mieux que de voler à son maîtrequelques courses de contrebande, fit à Eugène un signe en le voyantsans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottescirées. Eugène était sous l’empire de ces rages sourdes quipoussent un jeune homme à s’enfoncer de plus en plus dans l’abîmeoù il est entré, comme s’il espérait y trouver une heureuse issue.Il consentit par un mouvement de tête à la demande du cocher. Sansavoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans lavoiture où quelques grains de fleurs d’oranger et des brins decannetille attestaient le passage des mariés.

– Où monsieur va-t-il&|160;? demanda le cocher, qui n’avait déjàplus ses gants blancs.

– Parbleu&|160;! se dit Eugène, puisque je m’enfonce, il faut aumoins que cela me serve à quelque chose&|160;! Allez à l’hôtel deBeauséant, ajouta-t-il à haute voix.

– Lequel&|160;? dit le cocher

Mot sublime qui confondit Eugène. Cet élégant inédit ne savaitpas qu’il y avait deux hôtels de Beauséant, il ne connaissait pascombien il était riche en parents qui ne se souciaient pas delui.

– Le vicomte de Beauséant, rue…

– De Grenelle, dit le cocher en hochant la tête etl’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’hôtel du comte et dumarquis de Beauséant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevantle marchepied.

– Je le sais bien, répondit Eugène d’un air sec. Tout le mondeaujourd’hui se moque donc de moi&|160;! dit-il en jetant sonchapeau sur les coussins de devant. Voilà une escapade qui va mecoûter la rançon d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite àma soi-disant cousine d’une manière solidement aristocratique. Lepère Goriot me coûte déjà au moins dix francs, le vieuxscélérat&|160;! Ma foi, je vais raconter mon aventure à madame deBeauséant, peut-être la ferais-je rire. Elle saura sans doute lemystère des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et decette belle femme. Il vaut mieux plaire à ma cousine que de mecogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’être biencoûteuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quelpoids doit donc être sa personne&|160;? Adressons-nous en haut.Quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel, il faut viserDieu&|160;!

Ces paroles sont la formule brève des mille et une pensées entrelesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance envoyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux desprécieuses pièces de cent sous qui lui restaient, elles seraientheureusement employées à la conservation de son habit, de sesbottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvementd’hilarité son cocher criant : La porte, s’il vous plaît&|160;? Unsuisse rouge et doré fit grogner sur ses gonds la porte de l’hôtel,et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passantsous le porche, tournant dans la cour, et s’arrêtant sous lamarquise du perron. Le cocher à grosse houppelande bleue bordée derouge vint déplier le marchepied. En descendant de sa voiture,Eugène entendit des rires étouffés qui partaient sous le péristyle.Trois ou quatre valets avaient déjà plaisanté sur cet équipage demariée vulgaire. Leur rire éclaira l’étudiant au moment où ilcompara cette voiture à l’un des plus élégants coupés de Paris,attelé de deux cheveux fringants qui avaient des roses à l’oreille,qui mordaient leur frein, et qu’un cocher poudré, bien cravaté,tenait en bride comme s’ils eussent voulu s’échapper. A laChaussée-d’Antin, madame de Restaud avait dans sa cour le fincabriolet de l’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain,attendait le luxe d’un grand seigneur, un équipage que trente millefrancs n’auraient pas payé.

– Qui donc est là&|160;? se dit Eugène en comprenant un peutardivement qu’il devait se rencontrer à Paris bien peu de femmesqui ne fussent occupées, et que la conquête d’une de ces reinescoûtait plus que du sang. Diantre&|160;! ma cousine aura sans douteaussi son Maxime.

Il monta le perron la mort dans l’âme. A son aspect la portevitrée s’ouvrit&|160;; il trouva les valets sérieux comme des ânesqu’on étrille. La fête à laquelle il avait assisté s’était donnéedans les grands appartements de réception, situés aurez-de-chaussée de l’hôtel de Beauséant. N’ayant pas eu le temps,entre l’invitation et le bal, de faire une visite à sa cousine, iln’avait donc pas encore pénétré dans les appartements de madame deBeauséant&|160;; il allait donc voir pour la première fois lesmerveilles de cette élégance personnelle qui trahit l’âme et lesmœurs d’une femme de distinction. Etude d’autant plus curieuse quele salon de madame de Restaud lui fournissait un terme decomparaison. A quatre heures et demie la vicomtesse était visible.Cinq minutes plus tôt, elle n’eût pas reçu son cousin. Eugène, quine savait rien des diverses étiquettes parisiennes, fut conduit parun grand escalier plein de fleurs, blanc de ton, à rampe dorée, àtapis rouge, chez madame de Beauséant, dont il ignorait labiographie verbale, une de ces changeantes histoires qui se contenttous les soirs d’oreille à oreille dans les salons de Paris.

La vicomtesse était liée depuis trois ans avec un des pluscélèbres et des plus riches seigneurs portugais, le marquisd’Ajuda-Pinto. C’était une de ces liaisons innocentes qui ont tantd’attraits pour les personnes ainsi liées, qu’elles ne peuventsupporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beauséant avait-ildonné lui-même l’exemple au public en respectant, bon gré, mal gré,cette union morganatique. Les personnes qui, dans les premiersjours de cette amitié, vinrent voir la vicomtesse à deux heures, ytrouvaient le marquis d’Ajuda-Pinto. Madame de Beauséant, incapablede fermer sa porte, ce qui eût été fort inconvenant, recevait sifroidement les gens et contemplait si studieusement sa corniche,que chacun comprenait combien il la gênait. Quand on sut dans Parisqu’on gênait madame de Beauséant en venant la voir entre deux etquatre heures, elle se trouva dans la solitude la plus complète.Elle allait aux Bouffons ou à l’Opéra en compagnie de monsieur deBeauséant et de monsieur d’Ajuda-Pinto&|160;; mais en homme quisait vivre, monsieur de Beauséant quittait toujours sa femme et lePortugais après les y avoir installés. Monsieur d’Ajuda devait semarier. Il épousait une demoiselle de Rochefide. Dans toute lahaute société une seule personne ignorait encore ce mariage, cettepersonne était madame de Beauséant. Quelques-unes de ses amies luien avaient bien parlé vaguement&|160;; elle en avait ri, croyantque ses amies voulaient troubler un bonheur jalousé. Cependant lesbans allaient se publier. Quoiqu’il fût venu pour notifier cemariage à la vicomtesse, le beau Portugais n’avait pas encore osédire un traître mot. Pourquoi&|160;? rien sans doute n’est plusdifficile que de notifier à une femme un semblable ultimatum .Certains hommes se trouvent plus à l’aise sur le terrain, devant unhomme qui leur menace le cœur avec une épée, que devant une femmequi, après avoir débité ses élégies pendant deux heures, fait lamorte et demande des sels. En ce moment donc monsieur d’Ajuda-Pintoétait sur les épines, et voulait sortir, en se disant que madame deBeauséant apprendrait cette nouvelle, il lui écrirait, il seraitplus commode de traiter ce galant assassinat par correspondance quede vive voix. Quand le valet de chambre de la vicomtesse annonçamonsieur Eugène de Rastignac, il fit tressaillir de joie le marquisd’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme aimante est encore plusingénieuse à se créer des doutes qu’elle n’est habile à varier leplaisir. Quand elle est sur le point d’être quittée, elle devineplus rapidement le sens d’un geste que le coursier de Virgile neflaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussicomptez que madame de Beauséant surprit ce tressaillementinvolontaire, léger, mais naïvement épouvantable. Eugène ignoraitqu’on ne doit jamais se présenter chez qui que ce soit à Paris sanss’être fait conter par les amis de la maison l’histoire du mari,celle de la femme ou des enfants, afin de n’y commettre aucune deces balourdises dont on dit pittoresquement en Pologne : Attelezcinq bœufs à votre char&|160;! sans doute pour vous tirer dumauvais pas où vous vous embourbez. Si ces malheurs de laconversation n’ont encore aucun nom en France, on les y supposesans doute impossibles, par suite de l’énorme publicité qu’yobtiennent les médisances. Après s’être embourbé chez madame deRestaud, qui ne lui avait pas même laissé le temps d’atteler lescinq bœufs à son char, Eugène seul était capable de recommencer sonmétier de bouvier, en se présentant chez madame de Beauséant. Maiss’il avait horriblement gêné madame de Restaud et monsieur deTrailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda.

– Adieu, dit le Portugais en s’empressant de gagner la portequand Eugène entra dans un petit salon coquet, gris et rose, où leluxe semblait n’être que de l’élégance.

– Mais à ce soir, dit madame de Beauséant en retournant la têteet jetant un regard au marquis. N’allons-nous pas auxBouffons&|160;?

– Je ne le puis, dit-il en prenant le bouton de la porte.

Madame de Beauséant se leva, le rappela près d’elle, sans fairela moindre attention à Eugène, qui, debout, étourdi par lesscintillements d’une richesse merveilleuse, croyait à la réalitédes contes arabes, et ne savait où se fourrer en se trouvant enprésence de cette femme sans être remarqué par elle. La vicomtesseavait levé l’index de sa main droite, et par un joli mouvementdésignait au marquis une place devant elle. Il y eut dans ce gesteun si violent despotisme de passion que le marquis laissa le boutonde la porte et vint. Eugène le regarda non sans envie.

– Voilà, se dit-il, l’homme au coupé&|160;! Mais il faut doncavoir des chevaux fringants, des livrées et de l’or à flots pourobtenir le regard d’une femme de Paris&|160;? Le démon du luxe lemordit au cœur, la fièvre du gain le prit, la soif de l’or luisécha la gorge. Il avait cent trente francs pour son trimestre. Sonpère, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa tante, ne dépensaient pasdeux cents francs par mois, à eux tous. Cette rapide comparaisonentre sa situation présente et le but auquel il fallait parvenircontribuèrent à le stupéfier.

– Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, ne pouvez-vous pas veniraux Italiens&|160;?

– Des affaires&|160;! je dîne chez l’ambassadeurd’Angleterre.

– Vous les quitterez.

Quand un homme trompe, il est invinciblement forcé

d’entasser mensonges sur mensonges. Monsieur d’Ajuda dit alorsen riant :  » Vous l’exigez&|160;?  »

– Oui, certes.

– Voilà ce que je voulais me faire dire, répondit-il en jetantun de ces fins regards qui auraient rassuré toute autre femme. Ilprit la main de la vicomtesse, la baisa et partit.

Eugène passa la main dans ses cheveux et se tortilla pour salueren croyant que madame de Beauséant allait penser à lui&|160;; toutà coup elle s’élance, se précipite dans la galerie, accourt à lafenêtre et regarde monsieur d’Ajuda pendant qu’il montait envoiture&|160;; elle prête l’oreille à l’ordre, et entend lechasseur répétant au cocher :  » Chez monsieur de Rochefide.  » Cesmots, et la manière dont d’Ajuda se plongea dans sa voiture, furentl’éclair et la foudre pour cette femme, qui revint en proie à demortelles appréhensions. Les plus horribles catastrophes ne sontque cela dans le grand monde. La vicomtesse rentra dans sa chambreà coucher, se mit à sa table, et prit un joli papier.

Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chez les Rochefide, etnon à l’ambassade anglaise, vous ne devez une explication, je vousattends.

Après avoir redressé quelques lettres défigurées par letremblement convulsif de sa main, elle mit un C qui voulait direClaire de Bourgogne, et sonna.

– Jacques, dit-elle à son valet de chambre qui vint aussitôt,vous irez à sept heures et demie chez monsieur de Rochefide, vous ydemanderez le marquis d’Ajuda. Si monsieur le marquis y est, vouslui ferez parvenir ce billet sans demander de réponse&|160;; s’iln’y est pas, vous reviendrez et me rapporterez ma lettre.

– Madame la vicomtesse a quelqu’un dans son salon.

– Ah&|160;! c’est vrai, dit-elle en poussant la porte.

Eugène commençait à se trouver très mal à l’aise, il aperçutenfin la vicomtesse qui lui dit d’un ton dont l’émotion lui remuales fibres du cœur :  » Pardon, monsieur, j’avais un mot à écrire,je suis maintenant tout à vous.  » Elle ne savait ce qu’elle disait,car voici ce qu’elle pensait :  » Ah&|160;! il veut épousermademoiselle de Rochefide. Mais est-il donc libre&|160;? Ce soir cemariage sera brisé, ou je… Mais il n’en sera plus question demain. »

– Ma cousine… répondit Eugène.

– Hein&|160;? fit la vicomtesse en lui jetant un regard dontl’impertinence glaça l’étudiant.

Eugène comprit ce hein. Depuis trois heures il avait appris tantde choses, qu’il s’était mis sur le qui-vive.

– Madame, reprit-il en rougissant. Il hésita, puis il dit encontinuant : Pardonnez-moi&|160;; j’ai besoin de tant de protectionqu’un bout de parenté n’aurait rien gâté.

Madame de Beauséant sourit, mais tristement : elle sentait déjàle malheur qui grondait dans son atmosphère.

– Si vous connaissiez la situation dans laquelle se trouve mafamille, dit-il en continuant, vous aimeriez à jouer le rôle d’unede ces fées fabuleuses qui se plaisaient à dissiper les obstaclesautour de leurs filleuls.

– Eh bien&|160;! mon cousin, dit-elle en riant, à quoi puis-jevous être bonne&|160;?

– Mais le sais-je&|160;? Vous appartenir par un lien de parentéqui se perd dans l’ombre est déjà toute une fortune. Vous m’aveztroublé, je ne sais plus ce que je venais vous dire. Vous êtes laseule personne que je connaisse à Paris. Ah&|160;! je voulais vousconsulter en vous demandant de m’accepter comme un pauvre enfantqui désire se coudre à votre jupe, et qui saurait mourir pourvous.

– Vous tueriez quelqu’un pour moi&|160;?

– J’en tuerais deux, dit Eugène.

– Enfant&|160;! Oui, vous êtes un enfant, dit-elle en réprimantquelques larmes&|160;; vous aimeriez sincèrement, vous&|160;!

– Oh&|160;! fit-il en hochant la tête.

La vicomtesse s’intéressa vivement à l’étudiant pour une réponsed’ambitieux. Le méridional en était à son premier calcul. Entre leboudoir bleu de madame de Restaud et le salon rose de madame deBeauséant, il avait fait trois années de ce Droit parisien dont onne parle pas, quoiqu’il constitue une haute jurisprudence socialequi, bien apprise et bien pratiquée, mène à tout.

Ah&|160;! j’y suis, dit Eugène. J’avais remarqué madame deRestaud à votre bal, je suis allé ce matin chez elle.

– Vous avez dû bien la gêner, dit en souriant madame deBeauséant.

– Eh&|160;! oui, je suis un ignorant qui mettra contre lui toutle monde, si vous me refusez votre secours. Je crois qu’il est fortdifficile de rencontrer à Paris une femme jeune, belle, riche,élégante qui soit inoccupée, et il m’en faut une qui m’apprenne ceque, vous autres femmes, vous savez si bien expliquer : la vie. Jetrouverai partout un monsieur de Trailles. je venais donc à vouspour vous demander le mot d’une énigme, et vous prier de me dire dequelle nature est la sottise que j’y ai faite. J’ai parlé d’unpère…

– Madame la duchesse de Langeais, dit Jacques en coupant laparole à l’étudiant, qui fit le geste d’un homme violemmentcontrarié.

– Si vous voulez réussir, dit la vicomtesse à voix basse,d’abord ne soyez pas aussi démonstratif.

– Eh&|160;! bonjour, ma chère, reprit-elle en se levant etallant au-devant de la duchesse dont elle pressa les mains avecl’effusion caressante qu’elle aurait pu montrer pour une sœur et àlaquelle la duchesse répondit par les plus jolies câlineries.

– Voilà deux bonnes amies, se dit Rastignac. J’aurai dès lorsdeux protectrices&|160;; ces deux femmes doivent avoir les mêmesaffections, et celle-ci s’intéressera sans doute à moi.

– A quelle heureuse pensée dois-je le bonheur de te voir, machère Antoinette&|160;? dit madame de Beauséant.

– Mais j’ai vu monsieur d’Ajuda-Pinto entrant chez monsieur deRochefide, et j’ai pensé qu’alors vous étiez seule.

Madame de Beauséant ne se pinça point les lèvres, elle ne rougitpas, son regard resta le même, son front parut s’éclaircir pendantque la duchesse prononçait ces fatales paroles.

– Si j’avais su que vous fussiez occupée… ajouta la duchesse ense tournant vers Eugène.

– Monsieur est monsieur Eugène de Rastignac, un de mes cousins,dit la vicomtesse. Avez-vous des nouvelles du généralMontriveau&|160;? fit-elle. Sérisy m’a dit hier qu’on ne le voyaitplus, l’avez-vous eu chez vous aujourd’hui&|160;?

La duchesse, qui passait pour être abandonnée par monsieur deMontriveau, de qui elle était éperdument éprise, sentit au cœur lapointe de cette question, et rougit en répondant :- Il était hier àl’Elysée.

– De service, dit madame de Beauséant.

– Clara, vous savez sans doute, reprit la duchesse en jetant desflots de malignité par ses regards, que demain les bans de monsieurd’Ajuda-Pinto et de mademoiselle de Rochefide sepublient&|160;?

Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâlit et répondit enriant :- Un de ces bruits dont s’amusent les sots. Pourquoimonsieur d’Ajuda porterait-il chez les Rochefide un des plus beauxnoms du Portugal&|160;? Les Rochefide sont des gens anoblisd’hier.

– Mais Berthe réunira, dit-on, deux cent mille livres derente.

– Monsieur d’Ajuda est trop riche pour faire de ces calculs.

– Mais, ma chère, mademoiselle de Rochefide est charmante.

– Ah&|160;!

– Enfin il y dîne aujourd’hui, les conditions sont arrêtées.Vous m’étonnez étrangement d’être si peu instruite.

Quelle sottise avez-vous donc faite, monsieur&|160;? dit madamede Beauséant. Ce pauvre enfant est si nouvellement jeté dans lemonde, qu’il ne comprend rien, ma chère Antoinette, à ce que nousdisons. Soyez bonne pour lui, remettons à causer de cela demain.Demain, voyez-vous, tout sera sans doute officiel, et vous pourrezêtre officieuse à coup sûr.

La duchesse tourna sur Eugène un de ces regards impertinents quienveloppent un homme des pieds à la tête, l’aplatissent, et lemettent à l’état de zéro.

– Madame, j’ai, sans le savoir, plongé un poignard dans le cœurde madame de Restaud. Sans le savoir, voilà ma faute, ditl’étudiant que son génie avait assez bien servi et qui avaitdécouvert les mordantes épigrammes cachées sous les phrasesaffectueuses de ces deux femmes. Vous continuez à voir, et vouscraignez peut-être les gens qui sont dans le secret du mal qu’ilsvous font, tandis que celui qui blesse en ignorant la profondeur desa blessure est regardé comme un sot, un maladroit qui ne saitprofiter de rien, et chacun le méprise.

Madame de Beauséant jeta sur l’étudiant un de ces regardsfondants où les grandes âmes savent mettre tout à la fois de lareconnaissance et de la dignité. Ce regard fut comme un baume quicalma la plaie que venait de faire au cœur de l’étudiant le coupd’oeil d’huissier-priseur par lequel la duchesse l’avaitévalué.

– Figurez-vous que je venais, dit Eugène en continuant, decapter la bienveillance du comte de Restaud&|160;; car, dit-il ense tournant vers la duchesse d’un air à la fois humble etmalicieux, il faut vous dire, madame, que je ne suis encore qu’unpauvre diable d’étudiant, bien seul, bien pauvre…

– Ne dites pas cela, monsieur de Rastignac. Nous autres femmes,nous ne voulons jamais de ce dont personne ne veut.

– Bah&|160;! fit Eugène, je n’ai que vingt-deux ans, il fautsavoir supporter les malheurs de son âge. D’ailleurs, je suis àconfesse&|160;; et il est impossible de se mettre à genoux dans unplus joli confessionnal : on y fait les péchés dont on s’accusedans l’autre.

La duchesse prit un air froid à ce discours anti-religieux, dontelle proscrivit le mauvais goût en disant à la vicomtesse Monsieurarrive…

Madame de Beauséant se prit à rire franchement et de son cousinet de la duchesse.

– Il arrive, ma chère, et cherche une institutrice qui luienseigne le bon goût.

– Madame la duchesse, reprit Eugène, n’est-il pas naturel devouloir s’initier aux secrets de ce qui nous charme&|160;? (Allons,se dit-il en lui-même, je suis sûr que je leur fais des phrases decoiffeur.)

– Mais madame de Restaud est, je crois, l’écolière de monsieurde Trailles, dit la duchesse.

– Je n’en savais rien, madame, reprit l’étudiant. Aussi mesuis-je étourdiment jeté entre eux. Enfin, je m’étais assez bienentendu avec le mari, je me voyais souffert pour un temps par lafemme, lorsque je me suis avisé de leur dire que je connaissais unhomme que je venais de voir sortant par un escalier dérobé, et quiavait au fond d’un couloir embrassé la comtesse.

– Qui est-ce&|160;? dirent les deux femmes.

– Un vieillard qui vit à raison de deux louis par mois, au fonddu faubourg Saint-Marceau, comme moi, pauvre étudiant&|160;; unvéritable malheureux dont tout le monde se moque, et que nousappelons le père Goriot.

– Mais, enfant que vous êtes, s’écria la vicomtesse, madame deRestaud est une demoiselle Goriot.

– La fille d’un vermicellier, reprit la duchesse, une petitefemme qui s’est fait présenter le même jour qu’une fille depâtissier. Ne vous en souvenez-vous pas, Clara&|160;? Le Roi s’estmis à rire et a dit en latin un bon mot sur la farine. Des gens,comment donc&|160;? des gens…

– Ejusdem farinae , dit Eugène.

– C’est cela, dit la duchesse.

– Ah&|160;! c’est son père, reprit l’étudiant en faisant ungeste d’horreur.

– Mais oui&|160;; ce bonhomme avait deux filles dont il estquasi fou, quoique l’une et l’autre l’aient à peu près renié.

– La seconde n’est-elle pas, dit la vicomtesse en regardantmadame de Langeais, mariée à un banquier dont le nom est allemand,un baron de Nucingen&|160;? Ne se nomme-t-elle pas Delphine&|160;?N’est-ce pas une blonde qui a une loge de côté à l’Opéra, qui vientaussi aux Bouffons, et rit très haut pour se faireremarquer&|160;?

La duchesse sourit en disant Mais, ma chère, je vous admire.Pourquoi vous occupez-vous donc tant de ces gens-là&|160;? Il afallu être amoureux fou, comme l’était Restaud, pour s’êtreenfariné de mademoiselle Anastasie. Oh&|160;! il n’en sera pas lebon marchand&|160;! Elle est entre les mains de monsieur deTrailles, qui la perdra.

– Elles ont renié leur père, répétait Eugène.

– Eh bien&|160;! oui, leur père, le père, un père, reprit lavicomtesse, un bon père qui leur a donné, dit-on, à chacune cinq ousix cent mille francs pour faire leur bonheur en les mariant bien,et qui ne s’était réservé que huit à dix mille livres de rente pourlui, croyant que ses filles resteraient ses filles, qu’il s’étaitcréé chez elles deux existences, deux maisons où il serait adoré,choyé. En deux ans, ses gendres l’ont banni de leur société commele dernier des misérables.

Quelques larmes roulèrent dans les yeux d’Eugène, récemmentrafraîchi par les pures et saintes émotions de la famille, encoresous le charme des croyances jeunes, et qui n’en était qu’à sapremière journée sur le champ de bataille de la civilisationparisienne. Les émotions véritables sont si communicatives, quependant un moment ces trois personnes se regardèrent ensilence.

– Eh&|160;! mon Dieu, dit madame de Langeais, oui, cela semblebien horrible, et nous voyons cependant cela tous les jours. N’ya-t-il pas une cause à cela&|160;? Dites-moi, ma chère, avez-vouspensé jamais à ce qu’est un gendre&|160;? Un gendre est un hommepour qui nous élèverons, vous ou moi, une chère petite créature àlaquelle nous tiendrons par mille liens, qui sera pendant dix-septans la joie de la famille, qui en est l’âme blanche, diraitLamartine, et qui en deviendra la peste. Quand cet homme nousl’aura prise, il commencera par saisir son amour comme une hache,afin de couper dans le cœur et au vif de cet ange tous lessentiments par lesquels elle s’attachait à sa famille. Hier, notrefille était tout pour nous, nous étions tout pour elle&|160;; lelendemain elle se fait notre ennemie. Ne voyons-nous pas cettetragédie s’accomplissant tous les jours&|160;? Ici, la belle-filleest de la dernière impertinence avec le beau-père, qui a toutsacrifié pour son fils. Plus loin, un gendre met sa belle-mère à laporte. J’entends demander ce qu’il y a de dramatique aujourd’huidans la société&|160;; mais le drame du gendre est effrayant, sanscompter nos mariages qui sont devenus de fort sottes choses. Je merends parfaitement compte de ce qui est arrivé à ce vieuxvermicellier. Je crois me rappeler que ce Foriot…

– Goriot, madame.

– Oui, ce Moriot a été président de sa section pendant laRévolution&|160;; il a été dans le secret de la fameuse disette, eta commencé sa fortune par vendre dans ce temps-là des farines dixfois plus qu’elles ne lui coûtaient. Il en a eu tant qu’il en avoulu. L’intendant de ma grand-mère lui en a vendu pour des sommesimmenses. Ce Goriot partageait sans doute, comme tous ces gens-là,avec le Comité de Salut Public. Je me souviens que l’intendantdisait à ma grand-mère qu’elle pouvait rester en toute sûreté àGrandvilliers, parce que ses blés étaient une excellente cartecivique. Eh bien&|160;! ce Loriot, qui vendait du blé aux coupeursde têtes, n’a eu qu’une passion. Il adore, dit-on, ses filles. Il ajuché l’aînée dans la maison de Restaud, et greffé l’autre sur lebaron de Nucingen, un riche banquier qui fait le royaliste. Vouscomprenez bien que, sous l’Empire, les deux gendres ne se sont pastrop formalisés d’avoir ce vieux Quatre-vingt-treize chezeux&|160;; ça pouvait encore aller avec Buonaparte. Mais quand lesBourbons sont revenus, le bonhomme a gêné monsieur de Restaud, etplus encore le banquier. Les filles, qui aimaient peut-êtretoujours leur père, ont voulu ménager la chèvre et le chou, le pèreet le mari&|160;; elles ont reçu le Goriot quand elles n’avaientpersonne&|160;; elles ont imaginé des prétextes de tendresse. « Papa, venez, nous serons mieux, parce que nous serons seuls&|160;! » etc. Moi, ma chère, je crois que les sentiments vrais ont desyeux et une intelligence : le cœur de ce pauvre Quatre-vingt-treizea donc saigné. Il a vu que ses filles avaient honte de lui&|160;;que, si elles aimaient leurs maris, il nuisait à ses gendres. Ilfallait donc se sacrifier. Il s’est sacrifié, parce qu’il étaitpère : il s’est banni de lui-même. En voyant ses filles contentes,il comprit qu’il avait bien fait. Le père et les enfants ont étécomplices de ce petit crime. Nous voyons cela partout. Ce pèreDoriot n’aurait-il pas été une tache de cambouis dans le salon deses filles&|160;? il y aurait été gêné, il se serait ennuyé. Ce quiarrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’hommequ’elle aimera le mieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’enva, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sontlà. Notre cœur est un trésor, videz-le d’un coup, vous êtes ruinés.Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment de s’être montré toutentier qu’à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avaittout donné. Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, sonamour&|160;; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bienpressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues.

– Le monde est infâme, dit la vicomtesse en effilant son châleet sans lever les yeux, par elle était atteinte au vif par les motsque madame de Langeais avait dits, pour elle, en racontant cettehistoire.

– Infâme&|160;! non, reprit la duchesse&|160;; il va son train,voilà tout. Si je vous en parle ainsi, c’est pour montrer que je nesuis pas la dupe du monde. Je pense comme vous, dit-elle enpressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier,tâchons de rester sur les hauteurs. Elle se leva, embrassa madamede Beauséant au front en lui disant :  » Vous êtes bien belle en cemoment, ma chère. Vous avez les plus jolies couleurs que j’aie vuesjamais.  » Puis elle sortit après avoir légèrement incliné la têteen regardant le cousin.

– Le père Goriot est sublime&|160;! dit Eugène en se souvenantde l’avoir vu tordant son vermeil la nuit.

Madame de Beauséant n’entendit pas, elle était pensive. Quelquesmoments de silence s’écoulèrent, et le pauvre étudiant, par unesorte de stupeur honteuse, n’osait ni s’en aller, ni rester, niparler.

– Le monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse.Aussitôt qu’un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un amiprêt à venir nous le dire, et à nous fouiller le cœur avec unpoignard en nous en faisant admirer le manche. Déjà le sarcasme,déjà les railleries&|160;! Ah&|160;! je me défendrai. Elle relevala tête comme une grande dame qu’elle était, et des éclairssortirent de ses yeux fiers.- Ah&|160;! fit-elle en voyant Eugène,vous êtes là&|160;!

– Encore, dit-il piteusement.

– Eh bien&|160;! monsieur de Rastignac, traitez ce monde commeil mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Voussonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserezla largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien ludans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependantm’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vouscalculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serezcraint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme les chevauxde poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverezainsi au faite de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici sivous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous la fautjeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai,cachez-le comme un trésor&|160;; ne le laissez jamais soupçonner,vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vousdeviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votresecret&|160;! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vousouvrirez votre cœur. Pour préserver par avance cet amour quin’existe pas encore, apprenez à vous méfier de ce monde-ci.Ecoutez-moi, Miguel… (Elle se trompait naïvement de nom sans s’enapercevoir.) Il existe quelque chose de plus épouvantable que nel’est l’abandon du père par ses deux filles, qui le voudraientmort. C’est la rivalité des deux sœurs entre elles. Restaud a de lanaissance, sa femme a été adoptée, elle a été présentée&|160;; maissa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de Nucingen, femmed’un homme d’argent, meurt de chagrin&|160;; la jalousie la dévore,elle est à cent lieues de sa sœur&|160;; sa sœur n’est plus sasœur&|160;; ces deux femmes se renient entre elles comme ellesrenient leur père. Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toute laboue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pourentrer dans mon salon. Elle a cru que de Marsay la ferait arriver àson but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assommede Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Si vous me laprésentez, vous serez son Benjamin, elle vous adorera.

Aimez-la si vous pouvez après, sinon servez-vous d’elle. Je laverrai une ou deux fois, en grande soirée, quand il y auracohue&|160;; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je lasaluerai, cela suffira. Vous vous êtes fermé la porte de lacomtesse pour avoir prononcé le nom du père Goriot. Oui, mon cher,vous iriez vingt fois chez madame de Restaud, vingt fois vous latrouveriez absente. Vous avez été consigné. Eh bien&|160;! que lepère Goriot vos introduise près de madame Delphine de Nucingen. Labelle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l’hommequ’elle distingue, les femmes raffoleront de vous. Ses rivales, sesamies, ses meilleures amies voudront vous enlever à elle. Il y ades femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une autre, comme il ya de pauvres bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, espèrentavoir nos manières. Vous aurez des succès. A Paris, le succès esttout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent del’esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne lesdétrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le piedpartout. Vous saurez alors ce qu’est le monde, une réunion de dupeset de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni parmi les autres. Jevous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans celabyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son couet jetant un regard de reine à l’étudiant, rendez-le-moi blanc.Allez, laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nosbatailles à livrer.

– S’il vous fallait un homme de bonne volonté pour aller mettrele feu à une mine&|160;? dit Eugène en l’interrompant.

– Eh bien&|160;? dit-elle.

Il se frappa le cœur, sourit au sourire de sa cousine, etsortit. Il était cinq heures. Eugène avait faim, il craignit de nepas arriver à temps pour l’heure du dîner. Cette crainte lui fitsentir le bonheur d’être rapidement emporté dans Paris. Ce plaisirpurement machinal le laissa tout entier aux pensées quil’assaillaient. Lorsqu’un jeune homme de son âge est atteint par lemépris, il s’emporte, il enrage, il menace du poing la sociétéentière, il veut se venger et doute aussi de lui-même. Rastignacétait en ce moment accablé par ces mots : Vous vous êtes fermé laporte de la comtesse .- J’irai&|160;! se dit-il, et si madame deBeauséant a raison, si je suis consigné… je… Madame de Restaud metrouvera dans tous les salons où elle va. J’apprendrai à faire desarmes, à tirer le pistolet, je lui tuerai son Maxime&|160;!- Et del’argent&|160;! lui criait sa conscience, où donc enprendras-tu&|160;? Tout à coup la richesse étalée chez la comtessede Restaud brilla devant ses yeux. Il avait vu là le luxe dont unedemoiselle Goriot devait être amoureuse, des dorures, des objets deprix en évidence le luxe inintelligent du parvenu, le gaspillage dela femme entretenue. Cette fascinante image fut soudainementécrasée par le grandiose hôtel de Beauséant. Son imagination,transportée dans les hautes régions de la société parisienne, luiinspira mille pensées mauvaises au cœur, en lui élargissant la têteet la conscience. Il vit le monde comme il est : les lois et lamorale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortunel’ultime ratio mundi .  » Vautrin a raison, la fortune est lavertu&|160;!  » se dit-il.

Arrivé rue Neuve-Sainte-Geneviève, il monta rapidement chez lui,descendit pour donner dix francs au cocher, et vint dans cettesalle à manger nauséabonde où il aperçut, comme des animaux à unrâtelier, les dix-huit convives en train de se repaître. Lespectacle de ces misères et l’aspect de cette salle lui furenthorribles. La transition était trop brusque, le contraste tropcomplet, pour ne pas développer outre mesure chez lui le sentimentde l’ambition. D’un côté, les fraîches et charmantes images de lanature sociale la plus élégante, des figures jeunes, vives,encadrées par les merveilles de l’art et du luxe, des têtespassionnées pleines de poésie&|160;; de l’autre, de sinistrestableaux bordés de fange, et des faces où les passions n’avaientlaissé que leurs cordes et leur mécanisme. Les enseignements que lacolère d’une femme abandonnée avaient arrachés à madame deBeauséant, ses offres captieuses revinrent dans sa mémoire, et lamisère les commente. Rastignac résolut d’ouvrir deux tranchéesparallèles pour arriver à la fortune, de s’appuyer sur la scienceet sur l’amour, d’être un savant docteur et un homme à la mode. Ilétait encore bien enfant&|160;! Ces deux lignes sont des asymptotesqui ne peuvent jamais se rejoindre.

_- Vous êtes bien sombre, monsieur le marquis, lui dit Vautrin,qui lui jeta un de ces regards par lesquels cet homme semblaits’initier aux secrets les plus cachés du cœur.

– Je ne suis pas disposé à souffrir les plaisanteries de ceuxqui m’appellent monsieur le marquis, répondit-il. Ici, pour êtrevraiment marquis, il faut avoir cent mille livres de rente, etquand on vit dans la Maison Vauquer on n’est pas précisément lefavori de la Fortune.

Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel et méprisant, commes’il eût dit :  » Marmot&|160;! dont je ne ferais qu’unebouchée&|160;!  » Puis il répondit :- Vous êtes de mauvaise humeur,parce que vous n’avez peut-être pas réussi auprès de la bellecomtesse de Restaud.

– Elle m’a fermé sa porte pour lui avoir dit que son pèremangeait à notre table, s’écria Rastignac.

Tous les convives s’entre-regardèrent. Le père Goriot baissa lesyeux, et se retourna pour les essuyer.

– Vous m’avez jeté du tabac dans l’oeil, dit-il à sonvoisin.

– Qui vexera le père Goriot s’attaquera désormais à moi,répondit Eugène en regardant le voisin de l’ancienvermicellier&|160;; il vaut mieux que nous tous. Je ne parle pasdes dames, dit-il en se retournant vers mademoiselle Taillefer.

Cette phrase fut un dénouement, Eugène l’avait prononcée d’unair qui imposa silence aux convives. Vautrin seul lui dit engoguenardant :- Pour prendre le père Goriot à votre compte, et vousétablir son éditeur responsable, il faut savoir bien tenir une épéeet bien tirer le pistolet.

– Ainsi ferai-je, dit Eugène.

– Vous êtes donc entré en campagne aujourd’hui&|160;?

– Peut-être, répondit Rastignac. Mais je ne dois compte de mesaffaires à personne, attendu que je ne cherche pas à deviner cellesque les autres font la nuit. Vautrin regarda Rastignac detravers.

– Mon petit, quand on ne veut pas être dupe des marionnettes, ilfaut entrer tout à fait dans la baraque, et ne pas se contenter deregarder par les trous de la tapisserie. Assez causé, ajouta-t-ilen voyant Eugène près de se gendarmer. Nous aurons ensemble unpetit bout de conversation quand vous le voudrez.

Le dîner devint sombre et froid. Le père Goriot, absorbé par laprofonde douleur que lui avait causée la phrase de l’étudiant, necomprit pas que les dispositions des esprits étaient changées à sonégard, et qu’un jeune homme en état d’imposer silence à lapersécution avait pris sa défense.

– Monsieur Goriot, dit madame Vauquer à voix basse, serait doncle père d’une comtesse à c’t’heure&|160;?

Et d’une baronne, lui répliqua Rastignac.

Il n’a que ça à faire, dit Bianchon à Rastignac, je lui ai prisla tête : il n’y a qu’une bosse, celle de la paternité, ce sera unPère Eternel.

Eugène était trop sérieux pour que la plaisanterie de Bianchonle fit rire. Il voulait profiter des conseils de madame deBeauséant, et se demandait où et comment il se procurerait del’argent. Il devint soucieux en voyant les savanes du monde qui sedéroulaient à ses yeux à la fois vides et pleines&|160;; chacun lelaissa seul dans la salle à manger quand le dîner fut fini.

– Vous avez donc vu ma fille&|160;? lui dit Goriot d’une voixémue.

Réveillé de sa méditation par le bonhomme, Eugène lui prit lamain, et le contemplant avec une sorte d’attendrissement :- Vousêtes un brave et digne homme, répondit-il. Nous causerons de vosfilles plus tard. Il se leva sans vouloir écouter le père Goriot,et se retira dans sa chambre, où il écrivit à sa mère la lettresuivante :

 » Ma chère mère, vois si tu n’as pas une troisième mamelle àt’ouvrir pour moi. je suis dans une situation à faire promptementfortune. J’ai besoin de douze cents francs, et il me les faut àtout prix. Ne dis rien de ma demande à mon Père, il s’y opposeraitpeut-être, et si je n’avais pas cet argent, je serais en proie à undésespoir qui me conduirait à me brûler la cervelle. jet’expliquerai mes motifs aussitôt que je te verrai, car il faudraitt’écrire des volumes pour te faire comprendre la situation danslaquelle je suis. Je n’ai pas joué, ma bonne mère, je ne doisrien&|160;; mais si tu tiens à me conserver la vie que tu m’asdonnée, il faut me trouver cette somme. Enfin, je vais chez lavicomtesse de Beauséant, qui m’a pris sous sa protection. Je doisaller dans le monde, et n’ai pas un sou pour avoir des gantspropres. Je saurai ne manger que du pain, ne boire que de l’eau, jejeûnerai au besoin&|160;; mais je ne puis me passer des outils avec »lesquels on pioche la vigne dans ce pays-ci. Il s’agit pour

moi de faire mon chemin ou de rester dans la boue. Je saistoutes les espérances que vous avez mises en moi, et veux lesréaliser promptement. Ma bonne mère, vends quelques-uns de tesanciens bijoux, je les remplacerai bientôt. Je connais assez lasituation de notre famille pour savoir apprécier de telssacrifices, et tu dois croire que je ne te demande pas de les faireen vain, sinon je serais un monstre. Ne vois dans ma prière que lecri d’une impérieuse nécessité. Notre avenir est tout entier dansce subside, avec lequel je dois ouvrir la campagne&|160;; car cettevie de Paris est un combat perpétuel. Si, pour compléter la somme,il n’y a pas d’autres ressources que de vendre les dentelles de matante, dis-lui que je lui en enverrai de plus belles.  » Etc.

Il écrivit à chacune de ses sœurs en leur demandant leurséconomies, et, pour les leur arracher sans qu’elles parlassent enfamille du sacrifice qu’elles ne manqueraient pas de lui faire avecbonheur, il intéressa leur délicatesse en attaquant les cordes del’honneur qui sont si bien tendues et résonnent si fort dans dejeunes cœurs. Quand il eut écrit ces lettres, il éprouva néanmoinsune trépidation involontaire : il palpitait, il tressaillait. Cejeune ambitieux connaissait la noblesse immaculée de ces âmesensevelies dans la solitude, il savait quelles peines il causeraità ses deux sœurs, et aussi quelles seraient leurs joies avec quelplaisir elles s’entretiendraient en secret de ce frère bien-aimé,au fond du clos. Sa conscience se dressa lumineuse, et les luimontra comptant en secret leur petit trésor : il les vit, déployantle génie malicieux des jeunes filles pour lui envoyer incognito cetargent, essayant une première tromperie pour être sublimes.  » Lecœur d’une sœur est un diamant de pureté, un abîme detendresse&|160;!  » se dit-il. Il avait honte d’avoir écrit. Combienseraient puissants leurs vœux, combien pur serait l’élan de leursâmes vers le ciel&|160;! Avec quelle volupté ne sesacrifieraient-elles pas&|160;! De quelle douleur serait atteintesa mère, si elle ne pouvait envoyer toute la somme&|160;! Ces beauxsentiments, ces effroyables sacrifices allaient lui servird’échelon pour arriver à Delphine de Nucingen. Quelques larmes,derniers grains d’encens jetés sur l’autel sacré de la famille, luisortirent des yeux. Il se promena dans une agitation pleine dedésespoir. Le père Goriot, le voyant ainsi par sa porte qui étaitrestée entrebâillée, entra et lui dit :- Qu’avez-vous,monsieur&|160;?

– Ah&|160;! mon bon voisin, je suis encore fils et frère commevous êtes père. Vous avez raison de trembler pour la comtesseAnastasie, elle est à un monsieur Maxime de Trailles qui laperdra.

Le père Goriot se retira en balbutiant quelques paroles dontEugène ne saisit pas le sens. Le lendemain, Rastignac alla jeterses lettres à la poste. Il hésita jusqu’au dernier moment, mais illes lança dans la boite en disant :  » je réussirai&|160;!  » Le motdu joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommesqu’il n’en sauve. Quelques jours après, Eugène alla chez madame deRestaud et ne fut pas reçu. Trois fois, il y retourna, trois foisencore il trouva la porte close, quoiqu’il se présentât à desheures où le comte Maxime de Trailles n’y était pas. La vicomtesseavait eu raison. L’étudiant n’étudia plus. Il allait aux cours poury répondre à l’appel, et quand il avait attesté sa présence, ildécampait. Il s’était fait le raisonnement que se font la plupartdes étudiants. Il réservait ses études pour le moment où ils’agirait de passer ses examens&|160;; il avait résolu d’entasserses inscriptions de seconde et de troisième année, puis d’apprendrele Droit sérieusement et d’un seul coup au dernier moment. Il avaitainsi quinze mois de loisirs pour naviguer sur l’océan de Paris,pour s’y livrer à la traite des femmes, ou y pêcher la fortune.Pendant cette semaine, il vit deux fois madame de Beauséant, chezlaquelle il n’allait qu’au moment où sortait la voiture du marquisd’Ajuda. Pour quelques jours encore cette illustre femme, la pluspoétique figure du faubourg Saint-Germain, resta victorieuse, etfit suspendre le mariage de mademoiselle de Rochefide avec lemarquis d’Ajuda-Pinto. Mais ces derniers jours, que la crainte deperdre son bonheur rendit les plus ardents de tous, devaientprécipiter la catastrophe. Le marquis d’Ajuda, de concert avec lesRochefide, avait regardé cette brouille et ce raccommodement commeune circonstance heureuse : ils espéraient que madame de Beauséants’accoutumerait à l’idée de ce mariage et finirait par sacrifierses matinées à un avenir prévu dans la vie des hommes. Malgré lesplus saintes promesses renouvelées chaque jour, monsieur d’Ajudajouait donc la comédie, la vicomtesse aimait à être trompée.  » Aulieu de sauter noblement par la fenêtre, elle se laissait roulerdans les escaliers « , disait la duchesse de Langeais, sa meilleureamie. Néanmoins, ces dernières lueurs brillèrent assez longtempspour que la vicomtesse restât à Paris et y servît son jeune parentauquel elle portait une sorte d’affection superstitieuse. Eugènes’était montré pour elle plein de dévouement et de sensibilité dansune circonstance où les femmes ne voient de pitié, de consolationvraie dans aucun regard. Si un homme leur dit alors de doucesparoles, il les dit par spéculation.

Dans le désir de parfaitement bien connaître son échiquier avantde tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut semettre au fait de la vie antérieure du père Goriot, et recueillitdes renseignements certains, qui peuvent se réduire à ceci.

Jean-Joachim Goriot était, avant la Révolution, un simpleouvrier vermicellier, habile, économe, et assez entreprenant pouravoir acheté le fonds de son maître, que le hasard rendit victimedu premier soulèvement de 1789. Il s’était établi rue de lajussienne, près de la Halle-aux-Blés, et avait eu le gros bon sensd’accepter la présidence de sa section, afin de faire protéger soncommerce par les personnages les plus influents de cette dangereuseépoque. Cette sagesse avait été l’origine de sa fortune quicommença dans la disette, fausse ou vraie, par suite de laquelleles grains acquirent un prix énorme à Paris. Le peuple se tuait àla porte des boulangers, tandis que certaines personnes allaientchercher sans émeute des pâtes d’Italie chez les épiciers. Pendantcette année, le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tardlui servirent à faire son commerce avec toute la supériorité quedonne une grande masse d’argent à celui qui la possède. Il luiarriva ce qui arrive à tous les hommes qui n’ont qu’une capacitérelative. Sa médiocrité le sauva. D’ailleurs, sa fortune n’étantconnue qu’au moment où il n’y avait plus de danger à être riche, iln’excita l’envie de personne. Le commerce des grains semblait avoirabsorbé toute son intelligence. S’agissait-il de blés, de farines,de grenailles, de reconnaître leurs qualités, les provenances, deveiller à leur conservation, de prévoir les cours, de prophétiserl’abondance ou la pénurie des récoltes, de se procurer les céréalesà bon marché, de s’en approvisionner en Sicile, en Ukraine, Goriotn’avait pas son second. A lui voir conduire ses affaires, expliquerles lois sur l’exportation, sur l’importation des grains, étudierleur esprit, saisir leurs défauts, un homme l’eût jugé capabled’être ministre d’Etat. Patient, actif, énergique, constant, rapidedans ses expéditions, il avait un coup d’oeil d’aigle, il devançaittout, prévoyait tout, savait tout, cachait tout&|160;; diplomatepour concevoir, soldat pour marcher. Sorti de sa spécialité, de sasimple et obscure boutique sur le pas de laquelle il demeuraitpendant ses heures d’oisiveté, l’épaule appuyée au montant de laporte, il redevenait l’ouvrier stupide et grossier, l’hommeincapable de comprendre un raisonnement, insensible à tous lesplaisirs de l’esprit, l’homme qui s’endormait au spectacle, un deces Dolibans parisiens, forts seulement en bêtise. Ces natures seressemblent presque toutes. A presque toutes, vous trouveriez unsentiment sublime au cœur. Deux sentiments exclusifs avaient remplile cœur du vermicellier, en avaient absorbé l’humide, comme lecommerce des grains employait toute l’intelligence de sa cervelle.Sa femme, fille unique d’un riche fermier de la Brie, fut pour luil’objet d’une admiration religieuse, d’un amour sans bornes. Goriotavait admiré en elle une nature frêle et forte, sensible et jolie,qui contrastait vigoureusement avec la sienne. S’il est unsentiment inné dans le cœur de l’homme, n’est-ce pas l’orgueil dela protection exercée à tout moment en faveur d’un êtrefaible&|160;? joignez-y l’amour, cette reconnaissance vive detoutes les âmes franches pour le principe de leurs plaisirs, etvous comprendrez une foule de bizarreries morales. Après sept ansde bonheur sans nuages, Goriot, malheureusement pour lui, perdit safemme&|160;; elle commençait à prendre de l’empire sur lui, endehors de la sphère des sentiments. Peut-être eût-elle cultivécette nature inerte, peut-être y eût-elle jeté l’intelligence deschoses du monde et de la vie. Dans cette situation, le sentiment dela paternité se développa chez Goriot jusqu’à la déraison. Ilreporta ses affections trompées par la mort sur ses deux filles,qui d’abord satisfirent pleinement tous ses sentiments. Quelquebrillantes que fussent les propositions qui lui furent faites pardes négociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles,il voulut rester veuf. Son beau-père, le seul homme pour lequel ilavait eu du penchant, prétendait savoir pertinemment que Goriotavait juré de ne pas faire d’infidélité à sa femme, quoique morte.Les gens de la Halle, incapables de comprendre cette sublime folie,en plaisantèrent, et donnèrent à Goriot quelque grotesquesobriquet. Le premier d’entre eux qui, en buvant le vin d’unmarché, s’avisa de le prononcer, reçut du vermicellier un coup depoing sur l’épaule qui l’envoya, la tête la première, sur une bornede la rue Oblin. Le dévouement irréfléchi, l’amour ombrageux etdélicat que portait Goriot à ses filles était si connu, qu’un jourun de ses concurrents, voulant le faire partir du marché pourrester maître du cours, lui dit que Delphine venait d’êtrerenversée par un cabriolet. Le vermicellier, pâle et blême, quittaaussitôt la Halle. Il fut malade pendant plusieurs jours par suitede la réaction des sentiments contraires auxquels le livra cettefausse alarme. S’il n’appliqua pas sa tape meurtrière sur l’épaulede cet homme, il le chassa de la Halle en le forçant, dans unecirconstance critique, à faire faillite. L’éducation de ses deuxfilles fut naturellement déraisonnable. Riche de plus de soixantemille livres de rente, et ne dépensant pas douze cents francs pourlui, le bonheur de Goriot était de satisfaire les fantaisies de sesfilles : les plus excellents maîtres furent chargés de les douerdes talents qui signalent une bonne éducation&|160;; elle eurentune demoiselle de compagnie&|160;; heureusement pour elles, ce futune femme d’esprit et de goût&|160;; elles allaient à cheval, ellesavaient une voiture, elles vivaient comme auraient vécu lesmaîtresses d’un vieux seigneur riche&|160;; il leur suffisaitd’exprimer les plus coûteux désirs pour voir leur père s’empressantde les combler&|160;; il ne demandait qu’une caresse en retour deses offrandes. Goriot mettait ses filles au rang des anges, etnécessairement au-dessus de lui, le pauvre homme&|160;! il aimaitjusqu’au mal qu’elles lui faisaient. Quand ses filles furent en âged’être mariées, elles purent choisir leurs maris suivant leursgoûts : chacune d’elles devait avoir en dot la moitié de la fortunede son père. Courtisée pour sa beauté par le comte de Restaud,Anastasie avait des penchants aristocratiques qui la portèrent àquitter la maison paternelle pour s’élancer dans les hautes sphèressociales. Delphine aimait l’argent : elle épousa Nucingen, banquierd’origine allemande qui devint baron du Saint-Empire. Goriot restavermicellier. Ses filles et gendres se choquèrent bientôt de luivoir continuer ce commerce, quoique ce fût toute sa vie. Aprèsavoir subi pendant cinq ans leurs instances, il consentit à seretirer avec le produit de son fonds, et les bénéfices de cesdernières années&|160;; capital que madame Vauquer, chez laquelleil était venu s’établir, avait estimé rapporter de huit à dix millelivres de rente. Il se jeta dans cette pension par suite dudésespoir qui l’avait saisi en voyant ses deux filles obligées parleurs maris de refuser non seulement de le prendre chez elles, maisencore de l’y recevoir ostensiblement.

Ces renseignements étaient tout ce que savait un monsieur Muretsur le comte du père Goriot, dont il avait acheté le fonds. Lessuppositions que Rastignac avait entendu faire par la duchesse deLangeais se trouvaient ainsi confirmées. Ici se terminel’exposition de cette obscure, mais effroyable tragédieparisienne.

Chapitre 2L’entrée dans le monde

Vers la fin de cette première semaine du mois de décembre,Rastignac reçut deux lettres, l’une de sa mère, l’autre de sa sœuraînée. Ces écritures si connues le firent à la fois palpiter d’aiseet trembler de terreur. Ces deux frêles papiers contenaient unarrêt de vie ou de mort sur ses espérances. S’il concevait quelqueterreur en se rappelant la détresse de ses parents, il avait tropbien éprouvé leur prédilection pour ne pas craindre d’avoir aspiréleurs dernières gouttes de sang. La lettre de sa mère était ainsiconçue.

« Mon cher enfant, je t’envoie ce que tu m’as demandé. Fais unbon emploi de cet argent, je ne pourrais, quand il s’agirait de tesauver la vie, trouver une seconde fois une somme si considérablesans que ton père en fût instruit, ce qui troublerait l’harmonie denotre ménage. Pour nous la procurer, nous serions obligés de donnerdes garanties sur notre terre. Il m’est impossible de juger lemérite de projets que je ne connais pas&|160;; mais de quellenature sont-ils donc pour te faire craindre de me lesconfier&|160;? Cette explication ne demandait pas des volumes, ilne nous faut qu’un mot à nous autres mères, et ce mot m’auraitévité les angoisses de l’incertitude. Je ne saurais te cacherl’impression douloureuse que ta lettre m’a causée. Mon cher fils,quel est donc le sentiment qui t’a contraint à jeter un tel effroidans mon cœur&|160;? tu as dû bien souffrir en m’écrivant, car j’aibien souffert en te lisant. Dans quelle carrière t’engages-tudonc&|160;? Ta vie, ton bonheur seraient attachés à paraître ce quetu n’es pas, à voir un monde où tu ne saurais aller sans faire desdépenses d’argent que tu ne peux soutenir, sans perdre un tempsprécieux pour tes études&|160;? Mon bon Eugène, crois-en le cœur deta mère, les voies tortueuses ne mènent à rien de grand. Lapatience et la résignation doivent être les vertus des jeunes gensqui sont dans ta position. Je ne te gronde pas, je ne voudraiscommuniquer à notre offrande aucune amertume. Mes paroles sontcelles d’une mère aussi confiante que prévoyante. Si tu saisquelles sont tes obligations, je sais, moi, combien ton cœur estpur, combien tes intentions sont excellentes. Aussi puis-je te diresans crainte : Va, mon bien-aimé, marche&|160;! Je tremble parceque je suis mère&|160;; mais chacun de tes pas sera tendrementaccompagné de nos vœux et de nos bénédictions. Sois prudent, cherenfant. Tu dois être sage comme un homme, les destinées de cinqpersonnes qui te sont chères reposent sur ta tête. Oui, toutes nosfortunes sont en toi, comme ton bonheur est le nôtre.

Nous prions tous Dieu de te seconder dans tes entreprises. Tatante Marcillac a été, dans cette circonstance, d’une bonté inouïe: elle allait jusqu’à concevoir ce que tu me dis de tes gants. Maiselle a un faible pour l’aîné, disait-elle gaiement. Mon Eugène,aime bien ta tante, je ne te dirai ce qu’elle a fait pour toi quequand tu auras réussi&|160;; autrement, son argent te brûlerait lesdoigts. Vous ne savez pas, enfants, ce que c’est que de sacrifierdes souvenirs&|160;! Mais que ne vous sacrifierait-on pas&|160;?Elle me charge de te dire qu’elle te baise au front, et voudrait tecommuniquer par ce baiser la force d’être souvent heureux. Cettebonne et excellente femme t’aurait écrit si elle n’avait pas lagoutte aux doigts. Ton père va bien. La récolte de 1819 passe nosespérances.

Adieu, cher enfant. Je ne dirai rien de tes sœurs : Lauret’écrit. Je lui laisse le plaisir de babiller sur les petitsévénements de la famille. Fasse le ciel que turéussisses&|160;!

« Oh&|160;! oui, réussis, mon Eugène, tu m’as fait connaître unedouleur trop vive pour que je puisse la supporter une seconde fois.J’ai su ce que c’était d’être pauvre, en désirant la fortune pourla donner à mon enfant. Allons, adieu. Ne nous laisse pas sansnouvelles, et prends ici le baiser que ta mère t’envoie.  »

Quand Eugène eut achevé cette lettre, il était en pleurs, ilpensait au père Goriot tordant son vermeil et le vendant pour allerpayer la lettre de change de sa fille.  » Ta mère a tordu sesbijoux&|160;! se disait-il. Ta tante a pleuré sans doute en vendantquelques-unes de ses reliques&|160;! De quel droit maudirais-tuAnastasie&|160;? Tu viens d’imiter pour l’égoïsme de ton avenir cequ’elle a fait pour son amant&|160;! Qui, d’elle ou de toi, vautmieux&|160;?  » L’étudiant se sentit les entrailles rongées par unesensation de chaleur intolérable. Il voulait renoncer au monde, ilvoulait ne pas prendre cet argent. Il éprouva ces nobles et beauxremords secrets dont le mérite est rarement apprécié par les hommesquand ils jugent leurs semblables, et qui font souvent absoudre parles anges du ciel le criminel condamné par les juristes de laterre. Rastignac ouvrit la lettre de sa sœur, dont les expressionsinnocemment gracieuses lui rafraîchirent le cœur.

 » Ta lettre est venue bien à propos, cher frère. Agathe et moinous voulions employer notre argent de tant de manièresdifférentes, que nous ne savions plus à quel achat nous résoudre.Tu as fait comme le domestique du roi d’Espagne quand il a renverséles montres de son maître, tu nous as mises d’accord. Vraiment,nous étions constamment en querelle pour celui de nos désirs « auquel nous donnerions la préférence, et nous n’avions pas deviné,mon bon Eugène, l’emploi qui comprenait tous nos désirs. Agathe asauté de joie. Enfin, nous avons été comme deux folles pendanttoute la journée, à telles enseignes (style de tante) que ma mèrenous disait de son air sévère : Mais qu’avez-vous donc, mesdemoiselles&|160;? Si nous avions été grondées un brin, nous enaurions été, je crois, encore plus contentes. Une femme doittrouver bien du plaisir à souffrir pour celui qu’elle aime&|160;!Moi seule étais rêveuse et chagrine au milieu de ma joie. Je feraisans doute une mauvaise femme, je suis trop dépensière. Je m’étaisacheté deux ceintures, un joli poinçon pour percer les oeillets demes corsets, des niaiseries, en sorte que j’avais moins d’argentque cette grosse Agathe, qui est économe, et entasse ses écus commeune pie. Elle avait deux cents francs&|160;! Moi, mon pauvre ami,je n’ai que cinquante écus. Je suis bien punie, je voudrais jeterma ceinture dans le puits, il me sera toujours pénible de laporter. Je t’ai volé. Agathe a été charmante. Elle m’a dit :Envoyons les trois cent cinquante francs, à nous deux&|160;! Maisje n’ai pas tenu à te raconter les choses comme elles se sontpassées. Sais-tu comment nous avons fait pour obéir à tescommandements, nous avons pris notre glorieux argent, nous sommesallées nous promener toutes deux, et quand une fois nous avons eugagné la grande route, nous avons couru à Ruffec, où nous avonstout bonnement donné la somme à monsieur Grimbert, qui tient lebureau des Messageries royales&|160;! Nous étions légères comme deshirondelles en revenant. « Est-ce que le bonheur nousallégerait&|160;?  » me dit Agathe. Nous nous sommes dit millechoses que je ne vous répéterai pas, monsieur le Parisien, il étaittrop question de vous. Oh&|160;! cher frère, nous t’aimons bien,voilà tout en deux mots. Quant au secret, selon ma tante, depetites masques comme nous sont capables de tout, même de se taire.Ma mère est allée mystérieuse ment à Angoulême avec ma tante, ettoutes deux ont gardé le silence sur la haute politique de leurvoyage, qui n’a pas eu lieu sans de longues conférences d’où nousavons été bannies, ainsi que monsieur le baron. De grandesconjectures occupent les esprits dans l’Etat de Rastignac. La robede mousseline semée de fleurs à jour que brodent les infantes poursa majesté la reine avance dans le plus profond secret. Il n’y aplus que deux laizes à faire. Il a été décidé qu’on ne ferait pasde mur du côté de Verteuil, il y aura une haie. Le menu peuple yperdra des fruits, des espaliers, mais on y gagnera une belle vuepour les étrangers. Si l’héritier présomptif avait besoin demouchoirs, il est prévenu que la douairière de Marcillac, enfouillant dans ses trésors et ses malles, désignées sous le nom dePompéia et d’Herculanum, a découvert une pièce de belle toile deHollande, qu’elle ne se connaissait pas&|160;; les princessesAgathe et Laure mettent à ses ordres leur fil, leur aiguille, etdes mains toujours un peu trop rouges. Les deux jeunes princes donHenri et don Gabriel ont conservé la funeste habitude de se gorgerde raisiné, de faire enrager leurs sœurs, de ne vouloir rienapprendre, de s’amuser à dénicher les oiseaux, de tapager et decouper, malgré les lois de l’Etat, des osiers pour se faire desbadines. Le nonce du pape, vulgairement appelé monsieur le curé,menace de les excommunier s’ils continuent à laisser les saintscanons de la grammaire pour les canons du sureau belliqueux. Adieu,cher frère, jamais lettre n’a porté tant de vœux faits pour tonbonheur, ni tant d’amour satisfait. Tu auras donc bien des choses ànous dire quand tu viendras&|160;! Tu me diras tout, à moi, je suisaînée. Ma tante nous a laissé soupçonner que tu avais des succèsdans le monde.

L’on parle d’une dame et l’on se tait du reste.

« Avec nous s’entend&|160;! Dis donc Eugène, si tu voulais, nouspourrions nous passer de mouchoirs, et nous te ferions deschemises. Réponds-moi vite à ce sujet. S’il te fallait promptementde belles chemises bien cousues, nous serions obligées de nous ymettre tout de suite&|160;; et s’il y avait à Paris des façons quenous ne connussions pas, tu nous enverrais un modèle, surtout pourles poignets. Adieu, adieu&|160;! je t’embrasse au front du côtégauche, sur la tempe qui m’appartient exclusivement.

Je laisse l’autre feuillet pour Agathe, qui m’a promis de nerien lire de ce que je te dis. Mais, pour en être plus sûre, jeresterai près d’elle pendant qu’elle t’écrira. Ta sœur qui t’aime. »

 » LAURE DE RASTIGNAC « .

– Oh&|160;! oui, se dit Eugène, oui, la fortune à toutprix&|160;! Des trésors ne payeraient pas ce dévouement. Jevoudrais leur apporter tous les bonheurs ensemble. Quinze centcinquante francs&|160;! se dit-il après une pause. Il faut quechaque pièce porte coup&|160;! Laure a raison. Nom d’unefemme&|160;! je n’ai que des chemises de grosse toile. Pour lebonheur d’un autre, une jeune fille devient rusée autant qu’unvoleur. Innocente pour elle et prévoyante pour moi, elle est commel’ange du ciel qui pardonne les fautes de la terre sans lescomprendre.

Le monde était à lui&|160;! Déjà son tailleur avait étéconvoqué, sondé, conquis. En voyant monsieur de Trailles, Rastignacavait compris l’influence qu’exercent les tailleurs sur la vie desjeunes gens. Hélas&|160;! il n’existe pas de moyenne entre ces deuxtermes : un tailleur est ou un ennemi mortel, ou un ami donné parla facture. Eugène rencontra dans le sien un homme qui avaitcompris la paternité de son commerce, et qui se considérait commeun trait d’union entre le présent et l’avenir des jeunes gens.Aussi Rastignac reconnaissant a-t-il fait la fortune de cet hommepar un de ces mots auxquels il excella plus tard.- Je lui connais,disait-il, deux pantalons qui ont fait faire des mariages de vingtmille livres de rente.

Quinze cents francs et des habits à discrétion&|160;! En cemoment le pauvre Méridional ne douta plus de rien, et descendit audéjeuner avec cet air indéfinissable que donne à un jeune homme lapossession d’une somme quelconque. A l’instant où l’argent seglisse dans la poche d’un étudiant, il se dresse en lui-même unecolonne fantastique sur laquelle il s’appuie. Il marche mieuxqu’auparavant, il se sent un point d’appui pour son levier, il a leregard plein, direct, il a les mouvements agiles&|160;; la veille,humble et timide, il aurait reçu des coups&|160;; le lendemain, ilen donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui desphénomènes inouïs : il veut tout et peut tout, il désire à tort età travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l’oiseau naguèresans ailes a retrouvé son envergure. L’étudiant sans argent happeun brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers millepérils, il le casse, en suce la moelle, et court encore&|160;; maisle jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitivespièces d’or déguste ses jouissances, il les détaille, il s’ycomplaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce quesignifie le mot misère . Paris lui appartient tout entier. Age oùtout est luisant, où tout scintille et flambe&|160;! âge de forcejoyeuse dont personne ne profite, ni l’homme, ni la femme&|160;!âge des dettes et des vives craintes qui décuplent tous lesplaisirs&|160;! Qui n’a pas pratiqué la rive gauche de la Seine,entre la rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères, ne connaîtrien à la vie humaine&|160;!-  » Ah&|160;! si les femmes de Parissavaient&|160;! se disait Rastignac en dévorant les poires cuites,à un liard la pièce, servies par madame Vauquer, elles viendraientse faire aimer ici.  » En ce moment un facteur des Messageriesroyales se présenta dans la salle à manger, après avoir fait sonnerla porte à claire-voie. Il demanda monsieur Eugène de Rastignac,auquel il tendit deux sacs à prendre, et un registre à émarger.Rastignac fut alors sanglé comme d’un coup de fouet par le regardprofond que lui lança Vautrin.

– Vous aurez de quoi payer des leçons d’armes et des séances autir, lui dit cet homme.

– Les galions sont arrivés, lui dit madame Vauquer en regardantles sacs.

Mademoiselle Michonneau craignait de jeter les yeux surl’argent, de peur de montrer sa convoitise.

– Vous avez une bonne mère, dit madame Couture.

– Monsieur a une bonne mère, répéta Poiret.

– Oui, la maman s’est saignée, dit Vautrin. Vous pourrezmaintenant faire vos farces, aller dans le monde, y pêcher desdots, et danser avec des comtesses qui ont des fleurs de pêcher surla tête. Mais croyez-moi, jeune homme, fréquentez le tir.

Vautrin fit le geste d’un homme qui vise son adversaire.Rastignac voulut donner pour boire au facteur, et ne trouva riendans sa poche. Vautrin fouilla dans la sienne, et jeta vingt sous àl’homme.

– Vous avez bon crédit, reprit-il en regardant l’étudiant.

Rastignac fut forcé de le remercier, quoique depuis les motsaigrement échangés, le jour où il était revenu de chez madame deBeauséant, cet homme lui fût insupportable. Pendant ces huit joursEugène et Vautrin étaient restés silencieusement en présence, ets’observaient l’un l’autre. L’étudiant se demandait vainementpourquoi. Sans doute les idées se projettent en raison directe dela force avec laquelle elles se conçoivent, et vont frapper là oùle cerveau les envoie, par une loi mathématique comparable à cellequi dirige les bombes au sortir du mortier. Divers en sont leseffets. S’il est des natures tendres où les idées se logent etqu’elles ravagent, il est aussi des natures vigoureusement munies,des crânes à remparts d’airain sur lesquels les volontés des autress’aplatissent et tombent comme les balles devant unemuraille&|160;; puis il est encore des natures flasques etcotonneuses où les idées d’autrui viennent mourir comme des bouletss’amortissent dans la terre molle des redoutes. Rastignac avait unede ces têtes pleines de poudre qui sautent au moindre choc. Ilétait trop vivacement jeune pour ne pas être accessible à cetteprojection des idées, à cette contagion des sentiments dont tant debizarres phénomènes nous frappent à notre insu. Sa vue morale avaitla portée lucide de ses yeux de lynx. Chacun de ses doubles sensavait cette longueur mystérieuse, cette flexibilité d’aller et deretour qui nous émerveille chez les gens supérieurs, bretteurshabiles à saisir le défaut de toutes les cuirasses. Depuis un moisil s’était d’ailleurs développé chez Eugène autant de qualités quede défauts. Ses défauts, le monde et l’accomplissement de sescroissants désirs les lui avaient demandés. Parmi ses qualités setrouvait cette vivacité méridionale qui fait marcher droit à ladifficulté pour la résoudre, et qui ne permet pas à un hommed’outre-Loire de rester dans une incertitude quelconque&|160;;qualité que les gens du Nord nomment un défaut : pour eux, si cefut l’origine de la fortune de Murat, ce fut aussi la cause de samort. Il faudrait conclure de là que quand un Méridional sait unirla fourberie du Nord à l’audace d’outre-Loire, il est complet etreste roi de Suède. Rastignac ne pouvait donc pas demeurerlongtemps sous le feu des batteries de Vautrin sans savoir si cethomme était son ami ou son ennemi. De moment en moment, il luisemblait que ce singulier personnage pénétrait ses passions etlisait dans son cœur, tandis que chez lui tout était si bien closqu’il semblait avoir la profondeur immobile d’un sphinx qui sait,voit tout, et ne dit rien. En se sentant le gousset plein, Eugènese mutina.

– Faites-moi le plaisir d’attendre, dit-il à Vautrin qui selevait pour sortir après avoir savouré les dernières gorgées de soncafé.

– Pourquoi&|160;? répondit le quadragénaire en mettant sonchapeau à larges bords et prenant une canne en fer avec laquelle ilfaisait souvent des moulinets en homme qui n’aurait pas craintd’être assailli par quatre voleurs.

– Je vais vous rendre, reprit Rastignac qui défit promptement unsac et compta cent quarante francs à madame Vauquer. Les bonscomptes font les bons amis, dit-il à la veuve. Nous sommes quittesjusqu’à la Saint-Sylvestre. Changez-moi ces cent sous.

– Les bons amis font les bons comptes, répéta Poiret enregardant Vautrin.

– Voici vingt sous, dit Rastignac en tendant une pièce au sphinxen perruque.

– On dirait que vous avez peur de me devoir quelque chose&|160;?s’écria Vautrin en plongeant un regard divinateur dans l’âme dujeune homme auquel il jeta un de ces sourires goguenards etdiogéniques desquels Eugène avait été sur le point de se fâchercent fois.

– Mais… oui, répondit l’étudiant qui tenait ses deux sacs à lamain et s’était levé pour monter chez lui.

sortait par la porte qui donnait dans le salon et l’étudiant sedisposait à s’en aller par celle qui menait sur le carré del’escalier.

– Savez-vous, monsieur le marquis de Rastignacorama, que ce quevous me dites n’est pas exactement poli, dit alors Vautrin enfouettant la porte du salon et venant à l’étudiant qui le regardafroidement.

Rastignac ferma la porte de la salle à manger, en emmenant aveclui Vautrin au bas de l’escalier, dans le carré qui séparait lasalle à manger de la cuisine, où se trouvait une porte pleinedonnant sur le jardin, et surmontée d’un long carreau garni debarreaux en fer. Là, l’étudiant dit devant Sylvie qui déboucha desa cuisine :

– Monsieur Vautrin, je ne suis pas marquis, et je ne m’appellepas Rastignacorama.

– Ils vont se battre, dit mademoiselle Michonneau d’un airindifférent.

– Se battre&|160;! répéta Poiret.

– Que non, répondit madame Vauquer en caressant sa piled’écus.

– Mais les voilà qui vont sous les tilleuls, cria mademoiselleVictorine en se levant pour regarder dans le jardin. Ce pauvrejeune homme a pourtant raison.

– Remontons, ma chère petite, dit madame Couture, cesaffaires-là ne nous regardent pas.

Quand madame Couture et Victorine se levèrent, ellesrencontrèrent, à la porte, la grosse Sylvie qui leur barra lepassage.

– Quoi qui n’y a donc&|160;? dit-elle. Monsieur Vautrin a dit àmonsieur Eugène :  » Expliquons-nous&|160;!  » Puis il l’a pris parle bras, et les voilà qui marchent dans nos artichauts.

En ce moment Vautrin parut.- Maman Vauquer, dit-il en souriant,ne vous effrayez de rien, je vais essayer mes pistolets sous lestilleuls.

– Oh&|160;! monsieur, dit Victorine en joignant les mains,pourquoi voulez-vous tuer monsieur Eugène&|160;?

Vautrin fit deux pas en arrière et contempla Victorine.

– Autre histoire, s’écria-t-il d’une voix railleuse qui fitrougir la pauvre fille. Il est bien gentil, n’est-ce pas, ce jeunehomme-là&|160;? reprit-il. Vous me donnez une idée. Je ferai votrebonheur à tous deux, ma belle enfant.

Madame Couture avait pris sa pupille par le bras et l’avaitentraînée en lui disant à l’oreille Mais, Victorine, vous êtesinconcevable ce matin.

– Je ne veux pas qu’on tire des coups de pistolet chez moi, ditmadame Vauquer. N’allez-vous pas effrayer tout le voisinage etamener la police, à c’t’heure&|160;!

Allons, du calme, maman Vauquer, répondit Vautrin. Là, là, toutbeau, nous irons au tir. Il rejoignit Rastignac, qu’il pritfamilièrement par le bras :- Quand je vous aurais prouvé qu’àtrente-cinq pas je mets cinq fois de suite ma balle dans un as depique, lui dit-il, cela ne vous ôterait pas votre courage. Vousm’avez l’air d’être un peu rageur, et vous vous feriez tuer commeun imbécile.

– Vous reculez, dit Eugène.

– Ne m’échauffez pas la bile, répondit Vautrin. Il ne fait pasfroid ce matin, venez nous asseoir là-bas, dit-il en montrant lessièges peints en vert. Là, personne ne nous entendra. J’ai à causeravec vous. Vous êtes un bon petit jeune homme auquel je ne veux pasde mal. Je vous aime, foi de Tromp… (mille tonnerres&|160;!), foide Vautrin. Pourquoi vous aimé-je, je vous le dirai. En attendant,je vous connais comme si je vous avait fait, et vais vous leprouver. Mettez vos sacs là, reprit-il en lui montrant la tableronde.

Rastignac posa son argent sur la table et s’assit en proie à unecuriosité que développa chez lui au plus haut degré le changementsoudain opéré dans les manières de cet homme, qui, après avoirparlé de le tuer, se posait comme son protecteur.

Vous voudriez bien savoir qui je suis, ce que j’ai fait, ou ceque je fais, reprit Vautrin. Vous êtes trop curieux, mon petit.Allons, du calme. Vous allez en entendre bien d’autres&|160;! J’aieu des malheurs. Ecoutez-moi d’abord, vous me répondrez après.Voilà ma vie antérieure en trois mots. Qui suis-je&|160;? Vautrin.Que fais-je&|160;? Ce qui me plaît. Passons. Voulez-vous connaîtremon caractère&|160;? Je suis bon avec ceux qui me font du bien oudont le cœur parle au mien. A ceux-là tout est permis, ils peuventme donner des coups de pied dans les os des jambes sans que je leurdise : Prends garde&|160;! Mais, nom d’une pipe&|160;! je suisméchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne mereviennent pas. Et il est bon de vous apprendre que je me soucie detuer un homme comme de ça&|160;! dit-il en lançant un jet desalive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il lefaut absolument. je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lules Mémoires de Benvenuto Cellini, tel que vous me voyez, et enitalien encore&|160;! J’ai appris de cet homme-là, qui était unfier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et àtravers, et à aimer le beau partout où il se trouve. N’est-ce pasd’ailleurs une belle partie à jouer que d’être seul contre tous leshommes et d’avoir la chance&|160;? J’ai bien réfléchi à laconstitution actuelle de votre désordre social. Mon petit, le duelest un jeu d’enfant, une sottise. Quand de deux hommes vivants l’undoit disparaître, il faut être imbécile pour s’en remettre auhasard. Le duel&|160;? croix ou pile&|160;! voilà. Je mets cinqballes de suite dans un as de pique en enfonçant chaque nouvelleballe sur l’autre, et à trente-cinq pas encore&|160;! quand on estdoué de ce petit talent-là, l’on peut se croire sûr d’abattre sonhomme. Eh bien&|160;! j’ai tiré sur un homme à vingt pas, je l’aimanqué. Le drôle n’avait jamais manié de sa vie un pistolet.Tenez&|160;! dit cet homme extraordinaire en défaisant son gilet etmontrant sa poitrine velue comme le dos d’un ours, mais garnie d’uncrin fauve qui causait une sorte de dégoût mêlé d’effroi, ceblanc-bec m’a roussi le poil, ajouta-t-il en mettant le doigt deRastignac sur un trou qu’il avait au sein. Mais dans ce temps-làj’étais un enfant, j’avais votre âge, vingt et un ans. Je croyaisencore à quelque chose, à l’amour d’une femme, un tas de bêtisesdans lesquelles vous allez vous embarbouiller. Nous nous serionsbattus, pas vrai&|160;? Vous auriez pu me tuer. Supposez que jesois en terre, où seriez-vous&|160;? Il faudrait décamper, aller enSuisse, manger l’argent de papa, qui n’en a guère. Je vais vouséclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes&|160;; mais jevais le faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoirexaminé les choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partisà prendre : ou une stupide obéissance ou la révolte. Je n’obéis àrien, est-ce clair&|160;? Savez-vous ce qu’il vous faut, à vous, autrain dont vous allez&|160;? un million, et promptement&|160;; sansquoi, avec notre petite tête, nous pourrions aller flâner dans lesfilets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Etre Suprême. Cemillion, je vais vous le donner. Il fit une pause en regardantEugène.- Ah&|160;! ah&|160;! vous faites meilleure mine à votrepetit papa Vautrin. En entendant ce mot-là, vous êtes comme unejeune fille à qui l’on dit :  » A ce soir « , et qui se toilette ense pourléchant comme un chat qui boit du lait. A la bonne heure.Allons donc&|160;! A nous deux&|160;! Voici votre compte, jeunehomme. Nous avons, là-bas, papa, maman, grand-tante, deux sœurs(dix-huit et dix-sept ans), deux petits frères (quinze et dix ans),voilà le contrôle de l’équipage. La tante élève vos sœurs. Le curévient apprendre le latin aux deux frères. La famille mange plus debouillie de marrons que de pain blanc, le papa ménage ses culottes,maman se donne à peine une robe d’hiver et une robe d’été, nossœurs font comme elles peuvent. Je sais tout, j’ai été dans leMidi. Les choses sont comme cela chez vous, si l’on vous envoiedouze cents francs par an, et que votre terrine ne rapporte quetrois mille francs. Nous avons une cuisinière et un domestique, ilfaut garder le décorum, papa est baron. Quant à nous, nous avons del’ambition, nous avons les Beauséant pour alliés et nous allons àpied, nous voulons la fortune et nous n’avons pas le sou, nousmangeons les ratatouilles de maman Vauquer et nous aimons les beauxdîners du faubourg Saint-Germain, nous couchons sur un grabat etnous voulons un hôtel&|160;! Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir del’ambition, mon petit cœur, ce n’est pas donné à tout le monde.

Demandez aux femmes quels hommes elles recherchent, lesambitieux. Les ambitieux ont les reins plus forts, le sang plusriche en fer, le cœur plus chaud que ceux des autres hommes. Et lafemme se trouve si heureuse et si belle aux heures où elle estforte, qu’elle préféré à tous les hommes celui dont la force esténorme, fût-elle en danger d’être brisée par lui. Je faisl’inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cettequestion, la voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sontincisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner lamarmite&|160;? Nous avons d’abord le Code à manger, ce n’est pasamusant, et ça n’apprend rien&|160;; mais il le faut. Soit. Nousnous faisons avocat pour devenir président d’une cour d’assises,envoyer les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T.F. surl’épaule, afin de prouver aux riches qu’ils peuvent dormirtranquillement. Ce n’est pas drôle, et puis c’est long. D’abord,deux années à droguer dans Paris, à regarder, sans y toucher, lesnanans dont nous sommes friands. C’est fatigant de désirer toujourssans jamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et de la nature desmollusques, vous n’auriez rien à craindre&|160;; mais nous avons lesang fiévreux des lions et un appétit à faire vingt sottises parjour. Vous succomberez donc à ce supplice, le plus horrible quenous ayons aperçu dans l’enfer du bon Dieu. Admettons que voussoyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez desélégies&|160;; il faudra, généreux comme vous l’êtes, commencer,après bien des ennuis et des privations à rendre un chien enragé,par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville oùle gouvernement vous jettera mille francs d’appointements, comme onjette une soupe à un dogue de boucher. Aboie après les voleurs,plaide pour le riche, fais guillotiner des gens de cœur. Bienobligé&|160;! Si vous n’avez pas de protections, vous pourrirezdans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge àdouze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jeté la robeaux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserezquelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres derente. Merci. Ayez des protections, vous serez procureur du roi àtrente ans, avec mille écus d’appointements, et vous épouserez lafille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petitesbassesses politiques, comme de lire sur un bulletin Villèle au lieude Manuel (ça rime, ça met la conscience en repos), vous serez, àquarante ans, procureur général, et pourrez devenir député.Remarquez, mon cher enfant, que nous aurons fait des accrocs ànotre petite conscience, que nous aurons eu vingt ans d’ennuis, demisères secrètes, et que nos sœurs auront coiffé sainte Catherine.J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingtprocureurs généraux en France, et que vous êtes vingt milleaspirants au grade, parmi lesquels il se rencontre des farceurs quivendraient leur famille pour monter d’un cran. Si le métier vousdégoûte, voyons autre chose. Le baron de Rastignac veut-il êtreavocat&|160;? Oh&|160;! joli. Il faut pâtir pendant dix ans,dépenser mille francs par mois, avoir une bibliothèque, un cabinet,aller dans le monde, baiser la robe d’un avoué pour avoir descauses, balayer le palais avec sa langue. Si ce métier vous menaità bien, je ne dirais pas non&|160;; mais trouvez-moi dans Pariscinq avocats qui, à cinquante ans, gagnent plus de cinquante millefrancs par an&|160;? Bah&|160;! plutôt que de m’amoindrir ainsil’âme, j’aimerais mieux me faire corsaire. D’ailleurs, où prendredes écus&|160;? Tout ça n’est pas gai. Nous avons une ressourcedans la dot d’une femme. Voulez-vous vous marier&|160;? ce seravous mettre une pierre au cou&|160;; puis, si vous vous mariez pourde l’argent, que deviennent nos sentiments d’honneur, notrenoblesse&|160;! Autant commencer aujourd’hui votre révolte contreles conventions humaines. Ce ne serait rien que se coucher comme unserpent devant une femme, lécher les pieds de la mère, faire desbassesses à dégoûter une truie, pouah&|160;! si vous trouviez aumoins le bonheur. Mais vous serez malheureux comme les pierresd’égout avec une femme que vous aurez épousée ainsi. Vaut encoremieux guerroyer avec les hommes que de lutter avec sa femme. Voilàle carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjàchoisi : vous êtes allé chez notre cousin de Beauséant, et vous yavez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, lafille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Cejour-là vous êtes revenu avec un mot sur votre front, et que j’aibien su lire : Parvenir&|160;! parvenir à tout prix. Bravo&|160;!ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu del’argent. Où en prendre&|160;? Vous avez saigné vos sœurs. Tous lesfrères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francsarrachés, Dieu sait comme&|160;! dans un pays où l’on trouve plusde châtaignes que de pièces de cent sous, vont filer comme dessoldats à la maraude. Après, que ferez-vous&|160;? voustravaillerez&|160;? Le travail, compris comme vous le comprenez ence moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez mamanVauquer à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est leproblème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante millejeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes uneunité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire etde l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autrescomme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquantemille bonnes places. Savez-vous comment on fait son cheminici&|160;? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption.Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon,ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’onplie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de lecalomnier, parce qu’il prend sans partager&|160;; mais on plie s’ilpersiste&|160;; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pul’enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent estrare. Ainsi, la corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde,et vous en sentirez partout la pointe. Vous verrez des femmes dontles maris ont six mille francs d’appointements pour tout potage, etqui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette. Vous verrezdes employés à douze cents francs acheter des terres. Vous verrezdes femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d’unpair de France, qui peut courir à Longchamp sur la chaussée dumilieu. Vous avez vu le pauvre bêta de père Goriot obligé de payerla lettre de change endossée par sa fille, dont le mari a cinquantemille livres de rente. Je vous défie de faire deux pas dans Parissans rencontrer des manigances infernales. je parierais ma têtecontre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpierchez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle etjeune. Toutes sont bricolées par les lois, en guerre avec leursmaris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il fallait vousexpliquer les trafics qui se font pour des amants, pour deschiffons, pour des enfants, pour le ménage ou pour la vanité,rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi l’honnête homme est-ill’ennemi commun. Mais que croyez-vous que soit l’honnêtehomme&|160;? A Paris, l’honnête homme est celui qui se tait, etrefuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes quipartout font la besogne sans être jamais récompensés de leurstravaux, et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu.Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais làest la misère. Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si Dieunous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugementdernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut êtredéjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouerde grands coups&|160;; autrement on carotte, et votreserviteur&|160;! Si, dans les cent professions que vous pouvezembrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, lepublic les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vietelle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça puetout autant, et il faut se salir les mains si l’on veutfricoter&|160;; sachez seulement vous bien débarbouiller : là esttoute la morale de notre époque. Si je vous parle ainsi du monde,il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que jeblâme&|160;? du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne lechangeront jamais. L’homme est imparfait. Il est parfois plus oumoins hypocrite, et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas demœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple : l’homme estle même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaquemillion de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus detout, même des lois&|160;; j’en suis. Vous, si vous êtes un hommesupérieur, allez en droite ligne et la tête haute. Mais il faudralutter contre l’envie, la calomnie, la médiocrité, contre tout lemonde. Napoléon a rencontré un ministre de la guerre qui s’appelaitAubry, et qui a failli l’envoyer aux colonies. Tâtez-vous&|160;!Voyez si vous pourrez vous lever tous les matins avec plus devolonté que vous n’en aviez la veille. Dans ces conjonctures, jevais vous faire une proposition que personne ne refuserait. Ecoutezbien. Moi, voyez-vous, j’ai une idée. Mon idée est d’aller vivre dela vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent millearpents, par exemple, aux Etats-Unis, dans le Sud. Je veux m’yfaire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petitsmillions à vendre mes bœufs, mon tabac, mes bois, en vivant commeun souverain, en faisant mes volontés, en menant une vie qu’on neconçoit pas ici, où l’on se tapit dans un terrier de plâtre. Jesuis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas : ellesconsistent en actions et en sentiments. Je possède en ce momentcinquante mille francs qui me donnerait à peine quarante nègres.J’ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux centsnègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Desnègres, voyez-vous&|160;? c’est des enfants tout venus dont on faitce qu’on veut, sans qu’un curieux procureur du roi arrive vous endemander compte. Avec ce capital noir, en dix ans j’aurai trois ouquatre millions. Si je réussis, personne ne me demandera :  » Quies-tu&|160;?  » je serai monsieur Quatre-Millions, citoyen desEtats-Unis. J’aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri,je m’amuserai à ma façon. En deux mots, si je vous procure une dotd’un million, me donnerez-vous deux cent mille francs&|160;? Vingtpour cent de commission, hein&|160;! est-ce trop cher&|160;? Vousvous ferez aimer de votre petite femme. Une fois marié, vousmanifesterez des inquiétudes, des remords, vous ferez le tristependant quinze jours. Une nuit, après quelques singeries, vousdéclarerez, entre deux baisers, deux cent mille francs de dettes àvotre femme, en lui disant :  » Mon amour&|160;!  » Ce vaudeville estjoué tous les jours par les jeunes gens les plus distingués. Unejeune femme ne refuse pas sa bourse à celui qui lui prend le cœur.Croyez-vous que vous y perdrez&|160;? Non. Vous trouverez le moyende regagner vos deux cent mille francs dans une affaire. Avec votreargent et votre esprit, vous amasserez une fortune aussiconsidérable que vous pourrez la souhaiter. Ergo vous aurez fait,en six mois de temps, votre bonheur, celui d’une femme aimable etcelui de votre papa Vautrin, sans compter celui de votre famillequi souffle dans ses doigts, l’hiver, faute de bois. Ne vousétonnez ni de ce que je vous propose, ni de ce que je vousdemande&|160;! Sur soixante beaux mariages qui ont lieu dans Paris,il y en a quarante-sept qui donnent lieu à des marchés semblables.La Chambre des Notaires a forcé monsieur…

– Que faut-il que je fasse&|160;? dit avidement Rastignac eninterrompant Vautrin.

– Presque rien, répondit cet homme en laissant échapper unmouvement de joie semblable à la sourde expression d’un pêcheur quisent un poisson au bout de sa ligne. Ecoutez-moi bien&|160;! Lecœur d’une pauvre fille malheureuse et misérable est l’éponge laplus avide à se remplir d’amour, une éponge sèche qui se dilateaussitôt qu’il y tombe une goutte de sentiment. Faire la cour à unejeune personne qui se rencontre dans des conditions de solitude, dedésespoir et de pauvreté sans qu’elle se doute de sa fortune àvenir&|160;! dam&|160;! c’est quinte et quatorze en main, c’estconnaître les numéros à la loterie, et c’est jouer sur les rentesen sachant les nouvelles. Vous construisez sur pilotis un mariageindestructible. Viennent des millions à cette jeune fille, ellevous les jettera aux pieds, comme si c’était des cailloux. « Prends, mon bien-aimé&|160;! Prends, Adolphe&|160;! Alfred&|160;!Prends, Eugène&|160;!  » dira-t-elle si Adolphe, Alfred ou Eugèneont eu le bon esprit de se sacrifier pour elle. Ce que j’entendspar des sacrifices, c’est vendre un vieil habit afin d’aller auCadran-Bleu manger ensemble des croûtes aux champignons&|160;; delà, le soir, à l’Ambigu-Comique&|160;; c’est mettre sa montre auMont-de-Piété pour lui donner un châle. je ne vous parle pas dugribouillage de l’amour ni des fariboles auxquelles tiennent tantles femmes, comme, par exemple, de répandre des gouttes d’eau surle papier à lettre en manière de larmes quand on est loin d’elles :vous m’avez l’air de connaître parfaitement l’argot du cœur. Paris,voyez-vous, est comme une forêt du Nouveau-Monde, où s’agitentvingt espèces de peuplades sauvages, les Illinois, les Hurons, quivivent du produit que donnent les différentes chassessociales&|160;; vous êtes un chasseur de millions. Pour lesprendre, vous usez de pièges, de pipeaux, d’appeaux. Il y aplusieurs manières de chasser. Les uns chassent à la dot les autreschassent à la liquidation&|160;; ceux-ci pêchent des consciencesceux-là vendent leurs abonnés pieds et poings liés. Celui quirevient avec sa gibecière bien garnie est salué, fêté, reçu dans labonne société. Rendons justice à ce sol hospitalier, vous avezaffaire à la ville la plus complaisante qui soit dans le monde. Siles fières aristocraties de toutes les capitales de l’Europerefusent d’admettre dans leurs rangs un millionnaire infâme, Parislui tend les bras, court à ses fêtes, mange ses dîners et trinqueavec son infamie.

– Mais où trouver une fille&|160;? dit Eugène.

– Elle est à vous, devant vous&|160;!

– Mademoiselle Victorine&|160;?

– Juste&|160;!

– Eh&|160;! comment&|160;?

– Elle vous aime déjà, votre petite baronne deRastignac&|160;!

– Elle n’a pas un sou, reprit Eugène étonné.

– Ah&|160;! nous y voilà. Encore deux mots, dit Vautrin, et touts’éclaircira. Le père Taillefer est un vieux coquin qui passe pouravoir assassiné l’un de ses amis pendant la Révolution. C’est un deces gaillards qui ont de l’indépendance dans les opinions. Il estbanquier, principal associé de la maison Frédéric Taillefer etcompagnie. Il a un fils unique, auquel il veut laisser son bien, audétriment de Victorine. Moi, je n’aime pas ces injustices-là. Jesuis comme don Quichotte, j’aime à prendre la défense du faiblecontre le fort. Si la volonté de Dieu était de lui retirer sonfils, Taillefer reprendrait sa fille&|160;; il voudrait un héritierquelconque, une bêtise qui est dans la nature et il ne peut plusavoir d’enfants, je le sais. Victorine est douce et gentille, elleaura bientôt entortillé son père, et le fera tourner comme unetoupie d’Allemagne avec le fouet du sentiment&|160;! Elle sera tropsensible à votre amour pour vous oublier, vous l’épouserez. Moi, jeme charge du rôle de la Providence, je ferai vouloir le bon Dieu.J’ai un ami pour qui je me suis dévoué, un colonel de l’armée de laLoire qui vient d’être employé dans la garde royale. Il écoute mesavis, et s’est fait ultra-royaliste : ce n’est pas un de cesimbéciles qui tiennent à leurs opinions. Si j’ai encore un conseilà vous donner, mon ange, c’est de ne pas plus tenir à vos opinionsqu’à vos paroles. Quand on vous les demandera, vendez-les. Un hommequi se vante de ne jamais changer d’opinion est un homme qui secharge d’aller toujours en ligne droite, un niais qui croit àl’infaillibilité. Il n’y a pas de principes, il n’y a que desévénements&|160;; il n’y a pas de lois, il n’y a que descirconstances : l’homme supérieur épouse les événements et lescirconstances pour les conduire. S’il y avait des principes et deslois fixes, les peuples n’en changeraient pas comme nous changeonsde chemises. L’homme n’est pas tenu d’être plus sage que toute unenation. L’homme qui a rendu le moins de services à la France est unfétiche vénéré pour avoir toujours vu en rouge, il est tout au plusbon à mettre au Conservatoire, parmi les machines, en l’étiquetantla Fayette&|160;; tandis que le prince auquel chacun lance sapierre, et qui méprise assez l’humanité pour lui cracher au visageautant de serments qu’elle en demande, a empêché le partage de laFrance au congrès de Vienne : on lui doit des couronnes, on luijette de la boue. Oh&|160;! je connais les affaires, moi&|160;!j’ai les secrets de bien des hommes&|160;! Suffit. J’aurai uneopinion inébranlable le jour où j’aurai rencontré trois têtesd’accord sur l’emploi d’un principe et j’attendrai longtemps&|160;!L’on ne trouve pas dans les tribunaux trois juges qui aient le mêmeavis sur un article de la loi. Je reviens à mon homme. Ilremettrait Jésus-Christ en croix si je le lui disais. Sur un seulmot de son papa Vautrin, il cherchera querelle à ce drôle quin’envoie pas seulement cent sous à sa pauvre sœur, et… Ici Vautrinse leva, se mit en garde, et fit le mouvement d’un maître d’armesqui se fend.- Et, à l’ombre&|160;! ajouta-t-il.

– Quelle horreur&|160;! dit Eugène. Vous voulez plaisanter,monsieur Vautrin&|160;?

– Là, là, là, du calme, reprit cet homme. Ne faites pas l’enfant: cependant, si cela peut vous amuser, courroucez-vous&|160;!emportez-vous&|160;! Dites que je suis un infâme, un scélérat, uncoquin, un bandit, mais ne m’appelez ni escroc, ni espion&|160;!Allez, dites, lâchez votre bordée&|160;! Je vous pardonne, c’est sinaturel à votre âge&|160;! J’ai été comme ça, moi&|160;! Seulement,réfléchissez. Vous ferez pis quelque jour. Vous irez coqueter chezquelque jolie femme et vous recevrez de l’argent. Vous y avezpensé&|160;! dit Vautrin&|160;; car, comment réussirez-vous, sivous n’escomptez pas votre amour&|160;? La vertu, mon cherétudiant, ne se scinde pas : elle est ou n’est pas. On nous parlede faire pénitence de nos fautes. Encore un joli système que celuien vertu duquel on est quitte d’un crime avec un acte decontrition&|160;! Séduire une femme pour arriver à vous poser surtel bâton de l’échelle sociale, jeter la zizanie entre les enfantsd’une famille, enfin toutes les infamies qui se pratiquent sous lemanteau d’une cheminée ou autrement dans un but de plaisir oud’intérêt personnel, croyez-vous que ce soient des actes de foi,d’espérance et de charité&|160;? Pourquoi deux mois de prison audandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa fortune,et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de millefrancs avec les circonstances aggravantes&|160;? Voilà vos lois. Iln’y a pas un article qui n’arrive à l’absurde. L’homme en gants età paroles jaunes a commis des assassinats où l’on ne verse pas desang, mais où l’on en donne&|160;; l’assassin a ouvert une porteavec un monseigneur : deux choses nocturnes&|160;! Entre ce que jevous propose et ce que vous ferez un jour, il n’y a que le sang demoins. Vous croyez à quelque chose de fixe dans ce monde-là&|160;!Méprisez donc les hommes, et voyez les mailles par où l’on peutpasser à travers le réseau du Code. Le secret des grandes fortunessans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a étéproprement fait.

– Silence, monsieur, je ne veux pas en entendre davantage, vousme ferez douter de moi-même. En ce moment le sentiment est toute mascience.

– A votre aise, bel enfant. Je vous croyais plus fort, ditVautrin, je ne vous dirai plus rien. Un dernier mot, cependant. Ilregarda fixement l’étudiant : Vous avez mon secret, lui dit-il.

– Un jeune homme qui vous refuse saura bien l’oublier.

– Vous avez bien dit cela, ça me fait plaisir. Un autre,voyez-vous, sera moins scrupuleux. Souvenez-vous de ce que je veuxfaire pour vous. Je vous donne quinze jours. C’est à prendre ou àlaisser.

– Quelle tête de fer a donc cet homme&|160;! se dit Rastignac envoyant Vautrin s’en aller tranquillement, sa canne sous le bras. Ilm’a dit crûment ce que madame de Beauséant me disait en y mettantdes formes. Il me déchirait le cœur avec des griffes d’acier.Pourquoi veux-je aller chez madame de Nucingen&|160;? Il a devinémes motifs aussitôt que je les ai conçus. En deux mots, ce brigandm’a dit plus de choses sur la vertu que ne m’en ont dit les hommeset les livres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation, j’aidonc volé mes sœurs&|160;? dit-il en jetant le sac sur la table. Ils’assit, et resta là plongé dans une étourdissante méditation.-Etre fidèle à la vertu, martyre sublime&|160;! Bah&|160;! tout lemonde croit à la vertu&|160;; mais qui est vertueux&|160;? Lespeuples ont la liberté pour idole&|160;; mais où est sur la terreun peuple libre&|160;? Ma jeunesse est encore bleue comme un cielsans nuage : vouloir être grand ou riche, n’est-ce pas se résoudreà mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler&|160;?n’est-ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti,plié, rampé&|160;? Avant d’être leur complice, il faut les servir.Eh bien&|160;! non. Je veux travailler noblement, saintement&|160;;je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu’à monlabeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour matête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu’ya-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver purecomme un lis&|160;? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune hommeet sa fiancée. Vautrin m’a fait voir ce qui arrive après dix ans demariage. Diable&|160;! ma tête se perd. Je ne veux penser à rien,le cœur est un bon guide.

Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix de la grosse Sylvie,qui lui annonça son tailleur, devant lequel il se présenta, tenantà la main ses deux sacs d’argent, et il ne fut pas lâché de cettecirconstance. Quand il eut essayé ses habits du soir, il remit sanouvelle toilette du matin qui le métamorphosait complètement.- Jevaux bien monsieur de Trailles, se dit-il. Enfin j’ai l’air d’ungentilhomme&|160;!

– Monsieur, dit le père Goriot en entrant chez Eugène, vousm’avez demandé si je connaissais les maisons où va madame deNucingen&|160;?

– Oui&|160;!

– Eh bien&|160;! elle va lundi prochain au bal du maréchalCarigliano. Si vous pouvez y être, vous me direz si mes deux fillesse sont bien amusées, comment elles seront mises, enfin tout.

– Comment avez-vous su cela, mon bon père Goriot&|160;? ditEugène en le faisant asseoir à son feu.

– Sa femme de chambre me l’a dit. Je sais tout ce qu’elles fontpar Thérèse et par Constance, reprit-il d’un air joyeux. Levieillard ressemblait à un amant encore assez jeune pour êtreheureux d’un stratagème qui le met en communication avec samaîtresse sans qu’elle puisse s’en douter.- Vous les verrez,vous&|160;! dit-il en exprimant avec naïveté une douloureuseenvie.

– Je ne sais pas, répondit Eugène. je vais aller chez madame deBeauséant lui demander si elle peut me présenter à lamaréchale.

Eugène pensait avec une sorte de joie intérieure à se montrerchez la vicomtesse mis comme il le serait désormais. Ce que lesmoralistes nomment les abîmes du cœur humain sont uniquement lesdécevantes pensées, les involontaires mouvements de l’intérêtpersonnel. Ces péripéties, le sujet de tant de réclamations, cesretours soudains sont des calculs faits au profit de nosjouissances. En se voyant bien mis, bien ganté, bien botté,Rastignac oublia sa vertueuse résolution. La jeunesse n’ose pas seregarder au miroir de la conscience quand elle verse du côté del’injustice, tandis que l’âge mûr s’y est vu : là ait toute ladifférence entre ces deux phases de la vie. Depuis quelques jours,les deux voisins, Eugène et le père Goriot, étaient devenus bonsamis. Leur secrète amitié tenait aux raisons psychologiques quiavaient engendré des sentiments contraires entre Vautrin etl’étudiant. Le hardi philosophe qui voudra constater les effets denos sentiments dans le monde physique trouvera sans doute plusd’une preuve de leur effective matérialité dans les rapports qu’ilscréent entre nous et les animaux. Quel physiognomoniste est plusprompt à deviner un caractère qu’un chien l’est à savoir si uninconnu l’aime ou ne l’aime pas&|160;? Les atomes crochus ,expression proverbiale dont chacun se sert, sont un de ces faitsqui restent dans les langages pour démentir les niaiseriesphilosophiques dont s’occupent ceux qui aiment à vanner lesépluchures des mots primitifs. On se sent aimé. Le sentiments’empreint en toutes choses et traverse les espaces. Une lettre estune âme, elle est un si fidèle écho de la voix qui parle que lesesprits délicats la comptent parmi les plus riches trésors del’amour. Le père Goriot, que son sentiment irréfléchi élevaitjusqu’au sublime de la nature canine, avait flairé la compassion,l’admirative bonté, les sympathies juvéniles qui s’étaient émuespour lui dans le cœur de l’étudiant. Cependant cette unionnaissante n’avait encore amené aucune confidence. Si Eugène avaitmanifesté de voir madame de Nucingen, ce n’était pas qu’il comptâtsur le vieillard pour être introduit par lui chez elle&|160;; maisil espérait qu’une indiscrétion pourrait le bien servir. Le pèreGoriot ne lui avait parlé de ses filles qu’à propos de ce qu’ils’était permis d’en dire publiquement le jour de ses deux visites.-Mon cher monsieur, lui avait-il dit le lendemain, comment avez-vouspu croire que madame de Restaud vous en ait voulu d’avoir prononcémon nom&|160;? Mes deux filles m’aiment bien. Je suis heureux père.Seulement, mes deux gendres se sont mal conduits envers moi. jen’ai pas voulu faire souffrir ces chères créatures de mesdissensions avec leurs maris, et j’ai préféré les voir en secret.Ce mystère me donne mille jouissances que ne comprennent pas lesautres pères qui peuvent voir leurs filles quand ils veulent. Moi,je ne le peux pas, comprenez-vous&|160;? Alors je vais, quand ilfait beau, dans les Champs-Elysées, après avoir demandé aux femmesde chambre si mes filles sortent. Je les attends au passage, lecœur me bat quand les voitures arrivent, je les admire dans leurtoilette, elles me jettent en passant un petit rire qui me dore lanature comme s’il y tombait un rayon de quelque beau soleil. Et jereste, elles doivent revenir. Je les vois encore&|160;! l’air leura fait du bien, elles sont roses. J’entends dire autour de moi :Voilà une belle femme&|160;! Ça me réjouit le cœur. N’est-ce pasmon sang&|160;? J’aime les chevaux qui les traînent, et je voudraisêtre le petit chien qu’elles ont sur leurs genoux. Je vis de leursplaisirs. Chacun a sa façon d’aimer, la mienne ne fait pourtant demal à personne, pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi&|160;? Jesuis heureux à ma manière. Est-ce contre les lois que j’aille voirmes filles, le soir, au moment où elles sortent de leurs maisonspour se rendre au bal&|160;? Quel chagrin pour moi si j’arrive troptard, et qu’on me dise : Madame est sortie. Un soir j’ai attendujusqu’à trois heures du matin pour voir Nasie, que je n’avais pasvue depuis deux jours. J’ai manqué crever d’aise&|160;! Je vous enprie, ne parlez de moi que pour dire combien mes filles sontbonnes. Elles veulent me combler de toutes sortes de cadeaux&|160;;je les en empêche, je leur dis :  » Gardez donc votre argent&|160;!Que voulez-vous que j’en fasse&|160;! Il ne me faut rien.  » Eneffet, mon cher monsieur, que suis-je&|160;? un méchant cadavredont l’âme est partout où sont mes filles. Quand vous aurez vumadame de Nucingen, vous me direz celle des deux que vous préférez,dit le bonhomme après un moment de silence en voyant Eugène qui sedisposait à partir pour aller se promener aux Tuileries enattendant l’heure de se présenter chez madame de Beauséant.

Cette promenade fut fatale à l’étudiant. Quelques femmes leremarquèrent. Il était si beau, si jeune, et d’une élégance de sibon goût&|160;! En se voyant l’objet d’une attention presqueadmirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à sa tante dépouillées,ni à ses vertueuses répugnances. Il avait vu passer au-dessus de satête ce démon qu’il est si facile de prendre pour un ange, ce Satanaux ailes diaprées, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d’orau front des palais, empourpre les femmes, revêt d’un sot éclat lestrônes, si simples dans leur origine&|160;; il avait écouté le dieude cette vanité crépitante dont le clinquant nous semble être unsymbole de puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu’ellefût, s’était logée dans son cœur comme dans le souvenir d’unevierge se grave le profil ignoble d’une vieille marchande à latoilette, qui lui a dit :  » Or et amour à flots&|160;!  » Aprèsavoir indolemment flâné, vers cinq heures Eugène se présenta chezmadame de Beauséant, et il y reçut un de ces coups terribles contrelesquels les cœurs jeunes sont sans armes. Il avait jusqu’alorstrouvé la vicomtesse pleine de cette aménité polie, de cette grâcemelliflue donnée par l’éducation aristocratique, et qui n’estcomplète que si elle vient du cœur.

Quand il entra, madame de Beauséant fit un geste sec, et lui ditd’une voix brève :- Monsieur de Rastignac, il m’est impossible devous voir, en ce moment du moins&|160;! je suis en affaire…

Pour un observateur, et Rastignac l’était devenu promptement,cette phrase, le geste, le regard, l’inflexion de voix, étaientl’histoire du caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut lamain de fer sous le gant de velours&|160;; la personnalité,l’égoïsme, sous les manières&|160;; le bois, sous le vernis. Ilentendit enfin le MOI LE ROI qui commence sous les panaches dutrône et finit sous le cimier du dernier gentilhomme. Eugènes’était trop facilement abandonné sur sa parole à croire auxnoblesses de la femme. Comme tous les malheureux, il avait signé debonne foi le pacte délicieux qui doit lier le bienfaiteur àl’obligé, et dont le premier article consacre entre les grandscœurs une complète égalité. La bienfaisance, qui réunit deux êtresen un seul, est une passion céleste aussi incomprise, aussi rareque l’est le véritable amour. L’un et l’autre est la prodigalitédes belles âmes. Rastignac voulait arriver au bal de la duchesse deCarigliano, il dévora cette bourrasque.

– Madame, dit-il d’une voix émue, s’il ne s’agissait pas d’unechose importante, je ne serais pas venu vous importuner&|160;;soyez assez gracieuse pour me permettre de vous voir plus tard,j’attendrai.

– Eh bien&|160;! venez dîner avec moi, dit-elle un peu confusede la dureté qu’elle avait mise dans ses paroles&|160;; car cettefemme était vraiment aussi bonne que grande.

Quoique touché de ce retour soudain, Eugène se dit en s’enallant :  » Rampe, supporte tout. Que doivent être les autres, si,dans un moment, la meilleure des femmes efface les promesses de sonamitié, te laisse là comme un vieux soulier&|160;? Chacun pour soi,donc&|160;? Il est vrai que sa maison n’est pas une boutique, etque j’ai tort d’avoir besoin d’elle. Il faut, comme dit Vautrin, sefaire boulet de canon.  » Les amères réflexions de l’étudiant furentbientôt dissipées par le plaisir qu’il se promettait en dînant chezla vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindresévénements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où,suivant les observations du terrible sphinx de la Maison Vauquer,il devait, comme sur un champ de bataille, tuer pour ne pas êtretué, tromper pour ne pas être trompé&|160;; où il devait déposer àla barrière sa conscience, son cœur, mettre un masque, se jouersans pitié des hommes, et, comme à Lacédémone, saisir sa fortunesans être vu, pour mériter la couronne. Quand il revint chez lavicomtesse, il la trouva pleine de cette bonté gracieuse qu’ellelui avait toujours témoignée. Tous deux allèrent dans une salle àmanger où le vicomte attendait sa femme, et où resplendissait celuxe de table qui sous la Restauration fut poussé, comme chacun lesait, au plus haut degré. Monsieur de Beauséant, semblable àbeaucoup de gens blasés, n’avait plus guère d’autres plaisirs queceux de la bonne chère&|160;; il était en fait de gourmandise del’école de Louis XVIII et du duc d’Escars. Sa table offrait donc undouble luxe, celui du contenant et celui du contenu. Jamaissemblable spectacle n’avait frappé les yeux d’Eugène, qui dînaitpour la première fois dans une de ces maisons où les grandeurssociales sont héréditaires. La mode venait de supprimer les soupersqui terminaient autrefois les bals de l’Empire, où les militairesavaient besoin de prendre des forces pour se préparer à tous lescombats qui les attendaient au dedans comme au-dehors. Eugènen’avait encore assisté qu’à des bals. L’aplomb qui le distinguaplus tard si éminemment, et qu’il commençait à prendre, l’empêchade s’ébahir niaisement. Mais en voyant cette argenterie sculptée,et les mille recherches d’une table somptueuse, en admirant pour lapremière fois un service fait sans bruit, il était difficile à unhomme d’ardente imagination de ne pas préférer cette vieconstamment élégante à la vie de privations qu’il voulait embrasserle matin. Sa pensée le rejeta pendant un moment dans sa pensionbourgeoise&|160;; il en eut une si profonde horreur qu’il se jurade la quitter au mois de janvier, autant pour se mettre dans unemaison propre que pour fuir Vautrin, dont il sentait la large mainsur son épaule. Si l’on vient à songer aux mille formes que prend àParis la corruption, parlante ou muette, un homme de bon sens sedemande par quelle aberration l’Etat y met des écoles, y assembledes jeunes gens, comment les jolies femmes y sont respectées,comment l’or étalé par les changeurs ne s’envole pas magiquement deleurs sébiles. Mais si l’on vient à songer qu’il est peu d’exemplesde crimes, voire même de délits commis par les jeunes gens, de quelrespect ne doit-on pas être pris pour ces patients Tantales qui secombattent eux-mêmes, et sont presque toujours victorieux&|160;!S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, le pauvre étudiantfournirait un des sujets les plus dramatiques de notre civilisationmoderne. Madame de Beauséant regardait vainement Eugène pour leconvier à parler, il ne voulut rien dire en présence duvicomte.

– Me menez-vous ce soir aux Italiens&|160;? demanda lavicomtesse à son mari.

– Vous ne pouvez douter du plaisir que j’aurais à vous obéir,répondit-il avec une galanterie moqueuse dont l’étudiant fut ladupe, mais je dois aller rejoindre quelqu’un aux Variétés.

– Sa maîtresse, se dit-elle.

– Vous n’avez donc pas d’Ajuda ce soir&|160;? demanda levicomte.

– Non, répondit-elle avec humeur.

– Eh bien&|160;! s’il vous faut absolument un bras, prenez celuide monsieur de Rastignac.

La vicomtesse regarda Eugène en souriant.

– Ce sera bien compromettant pour vous, dit-elle.

– Le Français aime le péril, parce qu’il y trouve la gloire , adit monsieur de Chateaubriand, répondit Rastignac ens’inclinant.

Quelques moments après, il fut emporté près de madame deBeauséant, dans un coupé rapide, au théâtre à la mode, et crut àquelque féerie lorsqu’il entra dans une loge de face, et qu’il sevit le but de toutes les lorgnettes concurremment avec lavicomtesse, dont la toilette était délicieuse. Il marchaitd’enchantements en enchantements.

– Vous avez à me parler, lui dit madame de Beauséant. Ah&|160;!tenez, voici madame de Nucingen à trois loges de la nôtre. Sa sœuret monsieur de Trailles sont de l’autre côté.

En disant ces mots, la vicomtesse regardait la loge où devaitêtre mademoiselle de Rochefide, et, n’y voyant pas monsieurd’Ajuda, sa figure prit un éclat extraordinaire.

– Elle est charmante, dit Eugène après avoir regardé madame deNucingen.

– Elle a les cils blancs.

– Oui, mais quelle jolie taille mince&|160;!

– Elle a de grosses mains.

– Les beaux yeux&|160;!

– Elle a le visage en long.

– Mais la forme longue a de la distinction.

– Cela est heureux pour elle qu’il y en ait là. Voyez commentelle prend et quitte son lorgnon&|160;! Le Goriot perce dans tousses mouvements, dit la vicomtesse au grand étonnement d’Eugène.

En effet, madame de Beauséant lorgnait la salle et semblait nepas faire attention à madame de Nucingen, dont elle ne perdaitcependant pas un geste. L’assemblée était exquisément belle.Delphine de Nucingen n’était pas peu flattée d’occuperexclusivement le jeune, le beau, l’élégant cousin de madame deBeauséant, il ne regardait qu’elle.

– Si vous continuez à la couvrir de vos regards, vous allezfaire scandale, monsieur de Rastignac. Vous ne réussirez à rien, sivous vous jetez ainsi à la tête des gens.

– Ma chère cousine, dit Eugène, vous m’avez déjà bienprotégé&|160;; si vous voulez achever votre ouvrage, je ne vousdemande plus que de me rendre un service qui vous donnera peu depeine et me fera grand bien. Me voilà pris.

– Déjà&|160;?

– Oui.

– Et de cette femme&|160;?

– Mes prétentions seraient-elles donc écoutées ailleurs&|160;?dit-il en lançant un regard pénétrant à sa cousine. Madame laduchesse de Carigliano est attachée à madame la duchesse de Berry,reprit-il après une pause, vous devez la voir, ayez la bonté de meprésenter chez elle et de m’amener au bal qu’elle donne lundi. J’yrencontrerai madame de Nucingen, et je livrerai ma premièreescarmouche.

– Volontiers, dit-elle. Si vous vous sentez déjà du goût pourelle, vos affaires de cœur vont très bien. Voici de Marsay dans laloge de la princesse Galathionne. Madame de Nucingen est ausupplice, elle se dépite. Il n’y a pas de meilleur moment pouraborder une femme, surtout une femme de banquier. Ces dames de laChaussée-d’Antin aiment toutes la vengeance.

– Que feriez-vous donc, vous, en pareil cas&|160;?

– Moi, je souffrirais en silence.

En ce moment le marquis d’Ajuda se présenta dans la loge demadame de Beauséant.

– J’ai mal fait mes affaires afin de venir vous retrouver,dit-il, et je vous en instruis pour que ce ne soit pas unsacrifice.

Les rayonnements du visage de la vicomtesse apprirent à Eugène àreconnaître les expressions d’un véritable amour, et à ne pas lesconfondre avec les simagrées de la coquetterie parisienne. Iladmira sa cousine, devint muet et céda sa place à monsieur d’Ajudaen soupirant.  » Quelle noble, quelle sublime créature est une femmequi aime ainsi&|160;! se dit-il. Et cet homme la trahirait pour unepoupée&|160;! comment peut-on la trahir&|160;?  » Il se sentit aucœur une rage d’enfant. Il aurait voulu se rouler aux pieds demadame de Beauséant, il souhaitait le pouvoir des démons afin del’emporter dans son cœur, comme un aigle enlève de la plaine dansson aire une jeune chèvre blanche qui tette encore. Il étaithumilié d’être dans ce grand Musée de la beauté sans son tableau,sans une maîtresse à lui.  » Avoir une maîtresse et une positionquasi royale, se disait-il, c’est le signe de la puissance&|160;! « Et il regarda madame de Nucingen comme un homme insulté regarde sonadversaire. La vicomtesse se retourna vers lui pour lui adressersur sa discrétion raille remerciements dans un clignement d’yeux.Le premier acte était fini.

– Vous connaissez assez madame de Nucingen pour lui présentermonsieur de Rastignac&|160;? dit-elle au marquis d’Ajuda.

– Mais elle sera charmée de voir monsieur, dit le marquis.

Le beau Portugais se leva, prit le bras de l’étudiant, qui en unclin d’oeil se trouva auprès de madame de Nucingen.

– Madame la baronne, dit le marquis, j’ai l’honneur de vousprésenter le chevalier Eugène de Rastignac, un cousin de lavicomtesse de Beauséant. Vous faites une si vive impression surlui, que j’ai voulu compléter son bonheur en le rapprochant de sonidole.

Ces mots furent dits avec un certain accent de raillerie qui enfaisait passer la pensée un peu brutale, mais qui, bien sauvée, nedéplaît jamais à une femme. Madame de Nucingen sourit, et offrit àEugène la place de son mari, qui venait de sortir.

– Je n’ose pas vous proposer de rester près de moi, monsieur,lui dit-elle. Quand on a le bonheur d’être auprès de madame deBeauséant, on y reste.

– Mais, lui dit à voix basse Eugène, il me semble, madame, quesi je veux plaire à ma cousine, je demeurerai près de vous. Avantl’arrivée de monsieur le marquis, nous parlions de vous et de ladistinction de toute votre personne, dit-il à haute voix.

Monsieur d’Ajuda se retira.

– Vraiment, monsieur, dit la baronne, vous allez merester&|160;? Nous ferons donc connaissance, madame de Restaudm’avait déjà donné le plus vif désir de vous voir.

– Elle est donc bien fausse, elle m’a fait consigner à saporte.

– Comment&|160;?

– Madame, j’aurai la conscience de vous en dire la raison&|160;;mais je réclame toute votre indulgence en vous confiant un pareilsecret. Je suis le voisin de monsieur votre père. J’ignorais quemadame de Restaud fût sa fille. J’ai eu l’imprudence d’en parlerfort innocemment, et j’ai fâché madame votre sœur et son mari. Vousne sauriez croire combien madame la duchesse de Langeais et macousine ont trouvé cette apostasie filiale de mauvais goût. Je leurai raconté la scène, elles en ont ri comme des folles. Ce fut alorsqu’en faisant un parallèle entre vous et votre sœur, madame deBeauséant me parla en fort bons termes, et me dit combien vousétiez excellente pour mon voisin, monsieur Goriot. Comment, eneffet, ne l’aimeriez-vous pas&|160;? il vous adore si passionnémentque j’en suis déjà jaloux. Nous avons parlé de vous ce matinpendant deux heures. Puis, tout plein de ce que votre père m’araconté, ce soir en dînant avec ma cousine, je lui disais que vousne pouviez pas être aussi belle que vous étiez aimante. Voulantsans doute favoriser une si chaude admiration, madame de Beauséantm’a amené ici, en me disant avec sa grâce habituelle que je vous yverrais.

– Comment, monsieur, dit la femme du banquier, je vous dois déjàde la reconnaissance&|160;? Encore un peu, nous allons être devieux amis.

– Quoique l’amitié doive être près de vous un sentiment peuvulgaire, dit Rastignac, je ne veux jamais être votre amie.

Ces sottises stéréotypées à l’usage des débutants paraissenttoujours charmantes aux femmes, et ne sont pauvres que lues àfroid. Le geste, l’accent, le regard d’un jeune homme, leur donnentd’incalculables valeurs. Madame de Nucingen trouva Rastignaccharmant. Puis, comme toutes les femmes, ne pouvant rien dire à desquestions aussi drûment posées que l’était celle de l’étudiant,elle répondit à une autre chose.

– Oui, ma sœur se fait tort par la manière dont elle se conduitavec ce pauvre père, qui vraiment a été pour nous un dieu. Il afallu que monsieur de Nucingen m’ordonnât positivement de ne voirmon père que le matin, pour que je cédasse sur ce point. Mais j’enai longtemps été bien malheureuse. Je pleurais. Ces violences,venues après les brutalités du mariage, ont été l’une des raisonsqui troublèrent le plus mon ménage. Je suis certes la femme deParis la plus heureuse aux yeux du monde, la plus malheureuse enréalité. Vous allez me trouver folle de vous parler ainsi. Maisvous connaissez mon père, et, à ce titre, vous ne pouvez pas m’êtreétranger.

– Vous n’avez jamais rencontré personne, lui dit Eugène, quisoit animé d’un plus vif désir de vous appartenir. Quecherchez-vous toutes&|160;? le bonheur, reprit-il d’une voix quiallait à l’âme. Eh bien&|160;! si, pour une femme, le bonheur estd’être aimée, adorée, d’avoir un ami à qui elle puisse confier sesdésirs, ses fantaisies, ses chagrins, ses joies&|160;; se montrerdans la nudité de son âme, avec ses jolis défauts et ses bellesqualités, sans craindre d’être trahie&|160;; croyez-moi, ce cœurdévoué, toujours ardent, ne peut se rencontrer que chez un hommejeune, plein d’illusions, qui peut mourir sur un seul de vossignes, qui ne sait rien encore du monde et n’en veut rien savoir,parce que vous devenez le monde pour lui. Moi, voyez-vous, vousallez rire de ma naïveté, j’arrive du fond d’une province,entièrement neuf, n’ayant connu que de belles âmes, et je comptaisrester sans amour. Il m’est arrivé de voir ma cousine, qui m’a mistrop près de son cœur&|160;; elle m’a fait deviner les milletrésors de la passion, je suis, comme Chérubin, l’amant de toutesles femmes, en attendant que je puisse me dévouer à quelqu’uned’entre elles. En vous voyant, quand je suis entré, je me suissenti porté vers vous comme par un courant. J’avais déjà tant penséà vous&|160;! Mais je ne vous avais pas rêvée aussi belle que vousl’êtes en réalité. Madame de Beauséant m’a ordonné de ne pas voustant regarder. Elle ne sait pas ce qu’il y a d’attrayant à voir vosjolies lèvres rouges, votre teint blanc, vos yeux si doux. Moiaussi, je vous dis des folies, mais laissez-les-moi dire.

Rien ne plaît plus aux femmes que de s’entendre débiter cesdouces paroles. La plus sévère dévote les écoute, même quand ellene doit pas y répondre. Après avoir ainsi commencé, Rastignacdéfila son chapelet d’une voix coquettement sourde&|160;; et madamede Nucingen encourageait Eugène par des sourires en regardant detemps en temps de Marsay, qui ne quittait pas la loge de laprincesse Galathionne. Rastignac resta près de madame de Nucingenjusqu’au moment où son mari vint la chercher pour l’emmener.

– Madame, lui dit Eugène, j’aurai le plaisir de vous aller voiravant le bal de la duchesse de Carigliano.

– Puisqui matame fous encache , dit le baron, épais Alsaciendont la figure ronde annonçait une dangereuse finesse, fous êtessir d’être pien essi.

– Mes affaires sont en bon train, car elle ne s’est pas bieneffarouchée en m’entendant lui dire :  » M’aimerez-vous bien&|160;? » Le mors est mis à ma bête, sautons dessus et gouvernons-la, sedit Eugène en allant saluer madame de Beauséant qui se levait et seretirait avec l’Ajuda. Le pauvre étudiant ne savait pas que labaronne était distraite, et attendait de de Marsay une de ceslettres décisives qui déchirent l’âme. Tout heureux de son fauxsuccès, Eugène accompagna la vicomtesse jusqu’au péristyle, oùchacun attend sa voiture.

– Votre cousin ne se ressemble plus à lui-même, dit le Portugaisen riant à la vicomtesse quand Eugène les eut quittés. Il va fairesauter la banque. Il est souple comme une anguille, et je croisqu’il ira loin. Vous seule avez pu lui trier sur le volet une femmeau moment où il faut la consoler.

– Mais, dit madame de Beauséant, il faut savoir si elle aimeencore celui qui l’abandonne.

L’étudiant revint à pied du Théâtre-Italien à la rueNeuve-Sainte-Geneviève, en faisant les plus doux projets. Il avaitbien remarqué l’attention avec laquelle madame de Restaud l’avaitexaminé, soit dans la loge de la vicomtesse, soit dans celle demadame de Nucingen, et il présuma que la porte de la comtesse nelui serait plus fermée. Ainsi déjà quatre relations majeures, caril comptait bien plaire à la maréchale, allaient lui être acquisesau cœur de la haute société parisienne. Sans trop s’expliquer lesmoyens, il devinait par avance que, dans le jeu compliqué desintérêts de ce monde, il devait s’accrocher à un rouage pour setrouver en haut de la machine, et il se sentait la force d’enenrayer la roue.  » Si madame de Nucingen s’intéresse à moi, je luiapprendrai à gouverner son mari. Ce mari fait des affaires d’or, ilpourra m’aider à ramasser tout d’un coup une fortune.  » Il ne sedisait pas cela crûment, il n’était pas encore assez politique pourchiffrer une situation, l’apprécier et la calculer&|160;; ces idéesflottaient à l’horizon sous la forme de légers nuages, et,quoiqu’elles n’eussent pas l’âpreté de celles de Vautrin, si ellesavaient été soumises au creuset de la conscience, elles n’auraientrien donné de bien pur. Les hommes arrivent, par une suite detransactions de ce genre, à cette morale relâchée que professel’époque actuelle, où se rencontrent plus rarement que dans aucuntemps ces hommes rectangulaires, ces belles volontés qui ne seplient jamais au mal, à qui la moindre déviation de la ligne droitesemble être un crime : magnifiques images de la probité qui nousont valu deux chefs-d’œuvre, Alceste de Molière, puis récemmentJenny Deans et son père, dans l’œuvre de Walter Scott. Peut-êtrel’œuvre opposée, la peinture des sinuosités dans lesquelles unhomme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayantde côtoyer le mal, afin d’arriver à son but en gardant lesapparences, ne serait-elle ni moins belle, ni moins dramatique. Enatteignant au seuil de sa pension, Rastignac s’était épris demadame de Nucingen, elle lui avait paru svelte, fine comme unehirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat etsoyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang,le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rappelaittout&|160;; et peut-être la marche, en mettant son sang enmouvement, aidait-elle à cette fascination. L’étudiant frapparudement à la porte du père Goriot.

– Mon voisin, dit-il, j’ai vu madame Delphine.

– Où&|160;?

– Aux Italiens.

– S’amusait-elle bien&|160;? Entrez donc. Et le bonhomme, quis’était levé en chemise, ouvrit sa porte et se recouchapromptement.

– Parlez-moi donc d’elle, demanda-t-il.

Eugène, qui se trouvait pour la première fois chez le pèreGoriot, ne fut pas maître d’un mouvement de stupéfaction en voyantle bouge où vivait le père, après avoir admiré la toilette de lafille. La fenêtre était sans rideaux&|160;; le papier de tenturecollé sur les murailles s’en détachait en plusieurs endroits parl’effet de l’humidité, et se recroquevillait en laissant apercevoirle plâtre jauni par la fumée. Le bonhomme gisait sur un mauvaislit, n’avait qu’une maigre couverture et un couvre-pied ouaté faitavec les bons morceaux des vieilles robes de madame Vauquer. Lecarreau était humide et plein de poussière. En face de la croiséese voyait une de ces vieilles commodes en bois de rose à ventrerenflé, qui ont des mains en cuivre tordu en façon de sarmentsdécorés de feuilles ou de fleurs&|160;; un vieux meuble à tablettede bois sur lequel était un pot à eau dans sa cuvette et tous lesustensiles nécessaires pour se faire la barbe. Dans un coin, lessouliers&|160;; à la tête du lit, une table de nuit sans porte nimarbre&|160;; au coin de la cheminée, où il n’y avait pas trace defeu, se trouvait la table carrée, en bois de noyer, dont la barreavait servi au père Goriot à dénaturer son écuelle en vermeil. Unméchant secrétaire sur lequel était le chapeau du bonhomme, unfauteuil foncé de paille et deux chaises complétaient ce mobiliermisérable. La flèche du lit, attachée au plancher par une loque,soutenait une mauvaise bande d’étoffe à carreaux rouges et blancs.Le plus pauvre commissionnaire était certes moins mal meublé dansson grenier, que ne l’était le père Goriot chez madame Vauquer.L’aspect de cette chambre donnait froid et serrait le cœur, elleressemblait au plus triste logement d’une prison. HeureusementGoriot ne vit pas l’expression qui se peignit sur la physionomied’Eugène quand celui-ci posa sa chandelle sur la table de nuit. Lebonhomme se tourna de son côté en restant couvert jusqu’aumenton.

– Eh bien&|160;! qui aimez-vous mieux de madame de Restaud ou demadame de Nucingen&|160;?

– Je préfère madame Delphine, répondit l’étudiant, parce qu’ellevous aime mieux.

A cette parole chaudement dite, le bonhomme sortit son bras dulit et serra la main d’Eugène.

– Merci, merci, répondit le vieillard ému. Que vous a-t-elledonc dit de moi&|160;?

L’étudiant répéta les paroles de la baronne en les embellissant,et le vieillard l’écouta comme s’il eut entendu la parole deDieu.

– Chère enfant&|160;! oui, oui, elle m’aime bien. Mais ne lacroyez pas dans ce qu’elle vous a dit d’Anastasie. Les deux sœursse jalousent, voyez-vous&|160;? c’est encore une preuve de leurtendresse. Madame de Restaud m’aime bien aussi. Je le sais. Un pèreest avec ses enfants comme Dieu est avec nous, il va jusqu’au fonddes cœurs, et juge les intentions. Elles sont toutes deux aussiaimantes. Oh&|160;! si j’avais eu de bons gendres, j’aurais ététrop heureux. Il n’est sans doute pas de bonheur complet ici-bas.Si j’avais vécu chez elles, mais rien que d’entendre leurs voix, deles savoir là, de les voir aller, sortir, comme quand je les avaischez moi, ça m’eût fait cabrioler le cœur. Etaient-elles bienmises&|160;?

– Oui, dit Eugène. Mais, monsieur Goriot, comment, en ayant desfilles aussi richement établies que sont les vôtres, pouvez-vousdemeurer dans un taudis pareil&|160;?

– Ma foi, dit-il d’un air en apparence insouciant, à quoi celame servirait-il d’être mieux&|160;? je ne puis guère vous expliquerces choses-là&|160;; je ne sais pas dire deux paroles de suitecomme il faut. Tout est là, ajouta-t-il en se frappant le cœur. Mavie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si ellessont heureuses, bravement mises, si elles marchent sur des tapis,qu’importe de quel drap je sois vêtu, et comment est l’endroit oùje me couche&|160;? je n’ai point froid si elles ont chaud, je nem’ennuie jamais si elles rient. Je n’ai de chagrins que les leurs.Quand vous serez père, quand vous vous direz, en voyant gazouillervos enfants :  » C’est sorti de moi&|160;! « , que vous sentirez cespetites créatures tenir à chaque goutte de votre sang, dont ellesont été la fine fleur, car c’est ça&|160;! vous vous croirezattaché à leur peau, vous croirez être agité vous-même par leurmarche. Leur voix me répond partout. Un regard d’elles, quand ilest triste, me fige le sang. Un jour vous saurez que l’on est bienplus heureux de leur bonheur que du sien propre. Je ne peux pasvous expliquer ça : c’est des mouvements intérieurs qui répandentl’aise partout. Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous que je vousdise une drôle de chose&|160;? Eh bien&|160;! quand j’ai été père,j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque la créationest sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles.Seulement j’aime mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parceque le monde n’est pas si beau que Dieu, et que mes filles sontplus belles que moi. Elles me tiennent si bien à l’âme, que j’avaisidée que vous les verriez ce soir. Mon Dieu&|160;! un homme quirendrait ma petite Delphine aussi heureuse qu’une femme l’est quandelle est bien aimée&|160;; mais je lui cirerais ses bottes, je luiferais ses commissions. J’ai su par sa femme de chambre que cepetit monsieur de Marsay est un mauvais chien. Il m’a pris desenvies de lui tordre le cou. Ne pas aimer un bijou de femme, unevoix de rossignol, et faite comme un modèle&|160;! Où a-t-elle eules yeux d’épouser cette grosse souche d’Alsacien&|160;? Il leurfallait à toutes deux de jolis jeunes gens bien aimables. Enfin,elles ont fait à leur fantaisie.

Le père Goriot était sublime. Jamais Eugène ne l’avait pu voirilluminé par les feux de sa passion paternelle. Une chose digne deremarque est la puissance d’infusion que possèdent les sentiments.Quelque grossière que soit une créature, dès qu’elle exprime uneaffection forte et vraie, elle exhale un fluide particulier quimodifie la physionomie, anime le geste, colore la voix. Souventl’être le plus stupide arrive, sous l’effort de la passion, à laplus haute éloquence dans l’idée, si ce n’est dans le langage, etsemble se mouvoir dans une sphère lumineuse. Il y avait en cemoment dans la voix, dans le geste de ce bon homme, la puissancecommunicative qui signale le grand acteur. Mais nos beauxsentiments ne sont-ils pas les poésies de la volonté&|160;?

– Eh bien&|160;! vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre,lui dit Eugène, qu’elle va rompre sans doute avec ce de Marsay. Cebeau-fils l’a quittée pour s’attacher à la princesse Galathionne.Quant à moi, ce soir, je suis tombé amoureux de madameDelphine.

– Bah&|160;! dit le père Goriot.

– Oui. Je ne lui ai pas déplu. Nous avons parlé amour pendantune heure, et je dois aller la voir après-demain samedi.

– Oh&|160;! que je vous aimerais, mon cher monsieur, si vous luiplaisiez. Vous êtes bon, vous ne la tourmenteriez point. Si vous latrahissiez, je vous couperais le cou, d’abord. Une femme n’a pasdeux amours, voyez-vous&|160;? Mon Dieu&|160;! mais je dis desbêtises, monsieur Eugène. Il fait froid ici pour vous. MonDieu&|160;! vous l’avez donc entendue, que vous a-t-elle dit pourmoi&|160;?

– Rien, se dit en lui-même Eugène.- Elle m’a dit, répondit-il àhaute voix, qu’elle vous envoyait un bon baiser de fille.

– Adieu, mon voisin, dormez bien, faites de beaux rêves&|160;;les miens sont tout faits avec ce mot-là. Que Dieu vous protègedans tous vos désirs&|160;! Vous avez été pour moi ce soir comme unbon ange&|160;; vous me rapportez l’air de ma fille.

– Le pauvre homme, se dit Eugène en se couchant, il y a de quoitoucher des cœurs de marbre. Sa fille n’a pas plus pensé à luiqu’au Grand Turc.

Depuis cette conversation, le père Goriot vit dans son voisin unconfident inespéré, un ami. Il s’était établi entre eux les seulsrapports par lesquels ce vieillard pouvait s’attacher à un autrehomme. Les passions ne font jamais de faux calcul. Le père Goriotse voyait un peu plus près de sa fille Delphine, il s’en voyaitmieux reçu, si Eugène devenait cher à la baronne. D’ailleurs il luiavait confié l’une de ses douleurs. Madame de Nucingen, à laquellemille fois par jour il souhaitait le bonheur, n’avait pas connu lesdouceurs de l’amour. Certes, Eugène était, pour se servir de sonexpression, un des jeunes gens les plus gentils qu’il eût jamaisvus, et il semblait pressentir qu’il lui donnerait tous lesplaisirs dont elle avait été privée. Le bonhomme se prit donc pourson voisin d’une amitié qui alla croissant, et sans laquelle il eûtété sans doute impossible de connaître le dénouement de cettehistoire.

Le lendemain matin, au déjeuner, l’affectation avec laquelle lepère Goriot regardait Eugène, près duquel il se plaça, les quelquesparoles qu’il lui dit, et le changement de sa physionomie,ordinairement semblable à un masque de plâtre, surprirent lespensionnaires. Vautrin, qui revoyait l’étudiant pour la premièrefois depuis leur conférence, semblait vouloir lire dans son âme. Ense souvenant du projet de cet homme, Eugène, qui, avant des’endormir, avait, pendant la nuit, mesuré le vaste champ quis’ouvrait à ses regards, pensa nécessairement à la dot demademoiselle Taillefer, et ne put s’empêcher de regarder Victorinecomme le plus vertueux jeune homme regarde une riche héritière. Parhasard, leurs yeux se rencontrèrent. La pauvre fille ne manqua pasde trouver Eugène charmant dans sa nouvelle tenue. Le coup d’oeilqu’ils échangèrent fut assez significatif pour que Rastignac nedoutât pas d’être pour elle l’objet de ces confus désirs quiatteignent toutes les jeunes filles et qu’elles rattachent aupremier être séduisant. Une voix lui criait :  » Huit cent millefrancs&|160;!  » Mais tout à coup il se rejeta dans ses souvenirs dela veille, et pensa que sa passion de commande pour madame deNucingen était l’antidote de ses mauvaises penséesinvolontaires.

– L’on donnait hier aux Italiens Barbier de Séville de Rossini.Je n’avais jamais entendu de si délicieuse musique, dit-il. MonDieu&|160;! est-on heureux d’avoir une loge aux Italiens.

Le père Goriot saisit cette parole au vol comme un chien saisitun mouvement de son maître.

– Vous êtes comme des coqs-en-pâte, dit madame Vauquer, vousautres hommes, vous faites tout ce qui vous plaît.

– Comment êtes-vous revenu&|160;? demanda Vautrin.

– A pied, répondit Eugène.

– Moi, reprit le tentateur, je n’aimerais pas dedemi-plaisirs&|160;; je voudrais aller là dans ma voiture, dans maloge, et revenir bien commodément. Tout ou rien&|160;! voilà madevise.

– Et qui est bonne, reprit madame Vauquer.

– Vous irez peut-être voir madame de Nucingen, dit Eugène à voixbasse à Goriot. Elle vous recevra certes a bras ouverts&|160;; ellevoudra savoir de vous mille petits détails sur moi. J’ai apprisqu’elle ferait tout au monde pour être reçue chez ma cousine,madame la vicomtesse de Beauséant. N’oubliez pas de lui dire que jel’aime trop pour ne pas penser à lui procurer cettesatisfaction.

Rastignac s’en alla promptement à l’Ecole de Droit, il voulaitrester le moins de temps possible dans cette odieuse maison. Ilflâna pendant presque toute la journée, en proie à cette fièvre detête qu’ont connue les jeunes gens affectés de trop vivesespérances. Les raisonnements de Vautrin le faisaient réfléchir àla vie sociale, au moment où il rencontra son ami Bianchon dans lejardin du Luxembourg.

– Où as-tu pris cet air grave&|160;? lui dit l’étudiant enmédecine en lui prenant le bras pour se promener devant lepalais.

– Je suis tourmenté par de mauvaises idées.

– En quel genre&|160;? Ça se guérit, les idées.

– Comment&|160;?

– En y succombant.

– Tu ries sans savoir ce dont il s’agit. As-tu luRousseau&|160;?

– Oui.

– Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur cequ’il ferait au cas où il pourrait s’enrichir en tuant à la Chinepar sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris.

– Oui.

– Eh bien&|160;?

– Bah&|160;! J’en suis à mon trente-troisième mandarin.

– Ne plaisante pas. Allons, s’il t’était prouvé que la chose estpossible et qu’il te suffit d’un signe de tête, leferais-tu&|160;?

– Est-il bien vieux, le mandarin&|160;? Mais, bah&|160;! jeuneou vieux paralytique ou bien portant, ma foi… Diantre&|160;! Ehbien, non.

– Tu es un brave garçon, Bianchon. Mais si tu aimais une femme àte mettre pour elle l’âme à l’envers, et qu’il lui fallût del’argent, beaucoup d’argent pour sa toilette, pour sa voiture, pourtoutes ses fantaisies enfin&|160;?

– Mais tu m’ôtes la raison, et tu veux que je raisonne.

– Eh bien&|160;! Bianchon, je suis fou, guéris-moi. J’ai deuxsœurs qui sont des anges de beauté, de candeur, et je veux qu’ellesoient heureuses. Où prendre deux cent mille francs pour leur dotd’ici à cinq ans&|160;? Il est, vois-tu, des circonstances dans lavie où il faut jouer gros jeu et ne pas user son bonheur à gagnerdes sous.

– Mais tu poses la question qui se trouve à l’entrée de la viepour tout le monde, et tu veux couper le nœud gordien avec l’épée.Pour agir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon l’on va aubagne. Moi, je suis heureux de la petite existence que je mecréerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Lesaffections de l’homme se satisfont dans le plus petit cercle aussipleinement que dans une immense circonférence. Napoléon ne dînaitpas deux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maîtresses qu’enprend un étudiant en médecine quand il est interne aux Capucins.Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nospieds et notre occiput&|160;; et, qu’il coûte un million par an oucent louis, la perception intrinsèque en est la même au-dedans denous. Je conclus à la vie du Chinois.

– Merci, tu m’as fait du bien, Bianchon&|160;! nous seronstoujours amis.

– Dis donc, reprit l’étudiant en médecine, en sortant du coursde Cuvier au Jardin des Plantes, je viens d’apercevoir laMichonneau et le Poiret causant sur un banc avec un monsieur quej’ai vu dans les troubles de l’année dernière aux environs de laChambre des Députés, et qui m’a fait l’effet d’être un homme de lapolice déguisé en honnête bourgeois vivant de ses rentes. Etudionsce couple-là : je te dirai pourquoi. Adieu, je vais répondre à monappel de quatre heures.

Quand Eugène revint à la pension, il trouva le père Goriot quil’attendait.

– Tenez, dit le bonhomme, voilà une lettre d’elle. Hein, lajolie écriture&|160;!

Eugène décacheta la lettre et lut.

 » Monsieur, mon père m’a dit que vous aimiez la musiqueitalienne. Je serais heureuse si vous vouliez me faire le plaisird’accepter une place dans ma loge. Nous aurons samedi la Fodor etPellegrini, je suis sûre alors que vous ne me refuserez pas.Monsieur de Nucingen se joint à moi pour vous prier de venir dîneravec nous sans cérémonie. Si vous acceptez, vous le rendrez biencontent de n’avoir pas à s’acquitter de sa corvée conjugale enm’accompagnant. Ne me répondez pas, venez, et agréez mescompliments.  »

 » D. de N.  »

– Montrez-la-moi, dit le bonhomme à Eugène quand il eut lu lalettre. Vous irez, n’est-ce pas&|160;? ajouta-t-il après avoirflairé le papier. Cela sent-il bon&|160;! Ses doigts ont touché ça,pourtant&|160;!

– Une femme ne se jette pas ainsi à la tête d’un homme, sedisait l’étudiant. Elle veut se servir de moi pour ramener deMarsay. Il n’y a que le dépit qui fasse faire de ces choses-là.

– Eh bien&|160;! dit le père Goriot, à quoi pensez-vousdonc&|160;?

Eugène ne connaissait pas le délire de vanité dont certainesfemmes étaient saisies en ce moment, et ne savait pas que, pours’ouvrir une porte dans le faubourg Saint-Germain, la femme d’unbanquier était capable de tous les sacrifices. A cette époque, lamode commençait à mettre au-dessus de toutes les femmes celles quiétaient admises dans la société du faubourg Saint-Germain, ditesles dames du Petit-Château, parmi lesquelles madame de Beauséant,son amie la duchesse de Langeais et la duchesse de Maufrigneusetenaient le premier rang. Rastignac seul ignorait la fureur dontétaient saisies les femmes de la Chaussée-d’Antin pour entrer dansle cercle supérieur où brillaient les constellations de leur sexe.Mais sa défiance le servit bien, elle lui donna de la froideur, etle triste pouvoir de poser des conditions au lieu d’enrecevoir.

– Oui, j’irai, répondit-il.

Ainsi la curiosité le menait chez madame de Nucingen, tandisque, si cette femme l’eût dédaigné, peut-être y aurait-il étéconduit par la passion. Néanmoins il n’attendit pas le lendemain etl’heure de partir sans une sorte d’impatience. Pour un jeune homme,il existe dans sa première intrigue autant de charmes peut-êtrequ’il s’en rencontre dans un premier amour. La certitude de réussirengendre mille félicités que les hommes n’avouent pas, et qui fonttout le charme de certaines femmes. Le désir ne naît pas moins dela difficulté que de la facilité des triomphes. Toutes les passionsdes hommes sont bien certainement excitées ou entretenues par l’uneou l’autre de ces deux causes, qui divisent l’empire amoureux.Peut-être cette division est-elle une conséquence de la grandequestion des tempéraments, qui domine, quoi qu’on en dise, lasociété. Si les mélancoliques ont besoin du tonique descoquetteries, peut-être les gens nerveux ou sanguins décampent-ilssi la résistance dure trop. En d’autres termes, l’élégie est aussiessentiellement lymphatique que le dithyrambe est bilieux. Enfaisant sa toilette, Eugène savoura tous ces petits bonheurs dontn’osent parler les jeunes gens, de peur de se faire moquer d’eux,mais qui chatouillent l’amour-propre. Il arrangeait ses cheveux enpensant que le regard d’une jolie femme se coulerait sous leursboucles noires. Il se permit des singeries enfantines autant qu’enaurait fait une jeune fille en s’habillant pour le bal. Il regardacomplaisamment sa taille mince, en déplissant son habit.- Il estcertain, se dit-il, qu’on en peut trouver de plus maltournés&|160;! Puis il descendit au moment où tous les habitués dela pension étaient à table, et reçut gaiement le hourra de sottisesque sa tenue élégante excita. Un trait des mœurs particulières auxpensions bourgeoises est l’ébahissement qu’y cause une toilettesoignée. Personne n’y met un habit neuf sans que chacun dise sonmot.

– Kt, kt, kt, kt, fit Bianchon en faisant claquer sa languecontre son palais, comme pour exciter un cheval.- Tournure de ducet pair&|160;! dit madame Vauquer.- Monsieur va en conquête&|160;?fit observer mademoiselle Michonneau.

– Kocquériko&|160;! cria le peintre.

– Mes compliments à madame votre épouse, dit l’employé auMuséum.

– Monsieur a une épouse&|160;? demanda Poiret.

– Une épouse à compartiments, qui va sur l’eau, garantie bonteint, dans les prix de vingt-cinq à quarante, dessins à carreauxdu dernier goût, susceptible de se laver, d’un joli porter, moitiéfil, moitié coton, moitié laine, guérissant le mal de dents, etautres maladies approuvées par l’Académie royale de Médecine&|160;!excellente d’ailleurs pour les enfants&|160;! meilleure encorecontre les maux de tête, les plénitudes et autres maladies del’oesophage, des yeux et des oreilles, cria Vautrin avec lavolubilité comique et l’accentuation d’un opérateur. Mais combiencette merveille, me direz-vous, messieurs&|160;? deux sous&|160;?Non. Rien du tout. C’est un reste des fournitures faites au GrandMongol, et que tous les souverains de l’Europe, y compris legrand-duc de Bade, ont voulu voir&|160;! Entrez droit devantvous&|160;! et passez au petit bureau. Allez, la musique&|160;!Brooum, là là, trinn&|160;! là, là, boum, boum&|160;! Monsieur dela clarinette, tu joues faux, reprit-il d’une voix enrouée, je tedonnerai sur les doigts.

– Mon Dieu&|160;! que cet homme-là est agréable, dit madameVauquer à madame Couture, je ne m’ennuierais jamais avec lui.

Au milieu des rires et des plaisanteries dont ce discourscomiquement débité fut le signal, Eugène put saisir le regardfurtif de mademoiselle Taillefer qui se pencha sur madame Couture,à l’oreille de laquelle elle dit quelques mots.

– Voilà le cabriolet, dit Sylvie.

– Où dîne-t-il donc&|160;? demanda Bianchon.

– Chez madame la baronne de Nucingen.

– La fille de monsieur Goriot, répondit l’étudiant.

A ce nom, les regards se portèrent sur l’ancien vermicellier,qui contemplait Eugène avec une sorte d’envie.

Rastignac arriva rue Saint-Lazare, dans une de ces maisonslégères, à colonnes minces, à portiques mesquins, qui constituentle joli à Paris, une véritable maison de banquier, pleine derecherches coûteuses, de stucs, de paliers d’escalier en mosaïquede marbre. Il trouva madame de Nucingen dans un petit salon àpeintures italiennes, dont le décor ressemblait à celui des cafés.La baronne était triste. Les efforts qu’elle fit pour cacher sonchagrin intéressèrent d’autant plus vivement Eugène qu’il n’y avaitrien de joué. Il croyait rendre une femme joyeuse par sa présence,et la trouvait au désespoir. Ce désappointement piqua sonamour-propre.

– J’ai bien peu de droits à votre confiance, madame, dit-ilaprès l’avoir lutinée sur sa préoccupation&|160;; mais si je vousgênais, je compte sur votre bonne foi, vous me le diriezfranchement.

– Restez, dit-elle, je serais seule si vous vous en alliez.Nucingen dîne en ville, et je ne voudrais pas être seule, j’aibesoin de distraction.

– Mais qu’avez-vous&|160;?

– Vous seriez la dernière personne à qui je le dirais,s’écria-t-elle.

– Je veux le savoir, je dois alors être pour quelque chose dansce secret.

– Peut-être&|160;! Mais non, reprit-elle, c’est des querelles deménage qui doivent être ensevelies au fond du cœur. Ne vous ledisais-je pas avant-hier&|160;? je ne suis point heureuse. Leschaînes d’or sont les plus pesantes.

Quand une femme dit à un jeune homme qu’elle est malheureuse, sice jeune homme est spirituel, bien mis, s’il a quinze cents francsd’oisiveté dans sa poche, il doit penser ce que se disait Eugène,et devient fat.

– Que pouvez-vous désirer&|160;? répondit-il. Vous êtes belle,jeune, aimée, riche.

– Ne parlons pas de moi, dit-elle en faisant un sinistremouvement de tête. Nous dînerons ensemble, tête à tête, nous ironsentendre la plus délicieuse musique. Suis-je à votre goût&|160;?reprit-elle en se levant et montrant sa robe en cachemire blanc àdessins perses de la plus riche élégance.

– Je voudrais que vous fussiez toute à moi, dit Eugène. Vousêtes charmante.

– Vous auriez une triste propriété, dit-elle en souriant avecamertume. Rien ici ne vous annonce le malheur, et cependant, malgréces apparences, je suis au désespoir. Mes chagrins m’ôtent lesommeil, je deviendrai laide.

– Oh&|160;! cela est impossible, dit l’étudiant. Mais je suiscurieux de connaître ces peines qu’un amour dévoué n’effaceraitpas&|160;?

– Ah&|160;! si je vous les confiais, vous me fuiriez, dit-elle.Vous ne m’aimez encore que par une galanterie qui est de costumechez les hommes&|160;; mais si vous m’aimiez bien, vous tomberiezdans un désespoir affreux. Vous voyez que je dois me taire. Degrâce, reprit-elle, parlons d’autre chose. Venez voir mesappartements.

– Non, restons ici, répondit Eugène en s’asseyant sur unecauseuse devant le feu près de madame de Nucingen, dont il prit lamain avec assurance.

Elle la laissa prendre et l’appuya même sur celle du jeune hommepar un de ces mouvements de force concentrée qui trahissent defortes émotions.

– Ecoutez, lui dit Rastignac&|160;; si vous avez des chagrins,vous devez me les confier. Je peux vous prouver que je vous aimepour vous. Ou vous parlerez et me direz vos peines afin que jepuisse les dissiper, fallût-il tuer six hommes, ou je sortirai pourne plus revenir.

– Eh bien&|160;! s’écria-t-elle saisie par une pensée dedésespoir qui la fit se frapper le front, je vais vous mettre àl’instant même à l’épreuve. Oui, se dit-elle, il n’est plus que cemoyen. Elle sonna.

– La voiture de monsieur est-elle attelée&|160;? dit-elle à sonvalet de chambre.

– Oui, madame.

– Je la prends. Vous lui donnerez la mienne et mes chevaux. Vousne servirez le dîner qu’à sept heures.

– Allons, venez, dit-elle à Eugène, qui crut rêver en setrouvant dans le coupé de monsieur de Nucingen, à côté de cettefemme.

– Au Palais-Royal, dit-elle au cocher, près duThéâtre-Français.

En route, elle parut agitée, et refusa de répondre aux milleinterrogations d’Eugène, qui ne savait que penser de cetterésistance muette, compacte, obtuse.

– En un moment elle m’échappe, se disait-il.

Quand la voiture s’arrêta, la baronne regarda l’étudiant d’unair qui imposa silence à ses folles paroles&|160;; car il s’étaitemporté.

– Vous m’aimez bien&|160;? dit-elle.

– Oui, répondit-il en cachant l’inquiétude qui lesaisissait.

– Vous ne penserez rien de mal sur moi, quoi que je puisse vousdemander&|160;?

– Non.

– Etes-vous disposé à m’obéir&|160;?

– Aveuglément.

– Etes-vous allé quelquefois au jeu&|160;? dit-elle d’une voixtremblante.

– jamais.

– Ah&|160;! je respire. Vous aurez du bonheur. Voici ma bourse,dit-elle. Prenez donc&|160;! il y a cent francs, c’est tout ce quepossède cette femme si heureuse. Montez dans une maison de jeu, jene sais où elles sont, mais je sais qu’il y en a au Palais-Royal.Risquez les cent francs à un jeu qu’on nomme la roulette, et perdeztout, ou rapportez-moi six mille francs. Je vous dirai mes chagrinsà votre retour.

– Je veux bien que le diable m’emporte si je comprends quelquechose à ce que je vais faire, mais je vais vous obéir, dit-il avecune joie causée par cette pensée :  » Elle se compromet avec moi,elle n’aura rien à me refuser.  »

Eugène prend la jolie bourse, court au numéro NEUF, après s’êtrefait indiquer par un marchand d’habits la plus prochaine maison dejeu. Il y monte, se laisse prendre son chapeau&|160;; mais il entreet demande où est la roulette. A l’étonnement des habitués, legarçon de salle le mène devant une longue table. Eugène, suivi detous les spectateurs, demande sans vergogne où il faut mettrel’enjeu.

– Si vous placez un louis sur un seul de ces trente-six numéros,et qu’il sorte, vous aurez trente-six louis, lui dit un vieillardrespectable à cheveux blancs.

Eugène jette les cent francs sur le chiffre de son âge, vingt etun. Un cri d’étonnement part sans qu’il ait eu le temps de sereconnaître. Il avait gagné sans le savoir.

– Retirez donc votre argent, lui dit le vieux monsieur, l’on negagne pas deux fois dans ce système-là.

Eugène prend un râteau que lui tend le vieux monsieur, il tire àlui les trois mille six cents francs et, toujours sans rien savoirdu jeu, les place sur la rouge. La galerie le regarde avec envie,en voyant qu’il continue à jouer. La roue tourne, il gagne encore,et le banquier lui jette encore trois mille six cents francs.

– Vous avez sept mille deux cents francs à vous, lui dit àl’oreille le vieux monsieur. Si vous m’en croyez, vous vous enirez, la rouge a passé huit fois. Si vous êtes charitable, vousreconnaîtrez ce bon avis en soulageant la misère d’un ancien préfetde Napoléon qui se trouve dans le dernier besoin.

Rastignac étourdi se laisse prendre dix louis par l’homme àcheveux blancs, et descend avec les sept mille francs, necomprenant encore rien au jeu, mais stupéfié de son bonheur.

– Ah çà&|160;! où me mènerez-vous maintenant, dit-il en montrantles sept mille francs à madame de Nucingen quand la portière futrefermée.

Delphine le serra par une étreinte folle et l’embrassa vivement,mais sans passion.  » Vous m’avez sauvée&|160;!  » Des larmes de joiecoulèrent en abondance sur ses joues. Je vais tout vous dire, monami. Vous serez mon ami, n’est-ce pas&|160;? Vous me voyez riche,opulente, rien ne me manque ou je parais ne manquer de rien&|160;!Eh bien&|160;! sachez que monsieur de Nucingen ne me laisse pasdisposer d’un sou : il paye toute la maison, mes voitures, mesloges&|160;; il m’alloue pour ma toilette une somme insuffisante,il me réduit à une misère secrète par calcul. Je suis trop fièrepour l’implorer. Ne serais-je pas la dernière des créatures sij’achetais son argent au prix où il veut me le vendre&|160;!Comment, moi riche de sept cent mille francs, me suis-je laissédépouiller&|160;? par fierté, par indignation. Nous sommes sijeunes, si naïves, quand nous commençons la vie conjugale&|160;! Laparole par laquelle il fallait demander de l’argent à mon mari medéchirait la bouche&|160;; je n’osais jamais, je mangeais l’argentde mes économies et celui que me donnait mon pauvre père&|160;;puis je me suis endettée. Le mariage est pour moi la plus horribledes déceptions, je ne puis vous en parler : qu’il vous suffise desavoir que je me jetterais par la fenêtre s’il fallait vivre avecNucingen autrement qu’en ayant chacun notre appartement séparé.Quand il a fallu lui déclarer mes dettes de jeune femme, desbijoux, des fantaisies (mon pauvre père nous avait accoutumées à nenous rien refuser), j’ai souffert le martyre mais enfin j’ai trouvéle courage de les dire. N’avais-je pas une fortune à moi&|160;?

Nucingen s’est emporté, il m’a dit que je le ruinerais, deshorreurs&|160;! J’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Commeil avait pris ma dot, il a payé&|160;; mais en stipulant désormaispour mes dépenses personnelles une pension à laquelle je me suisrésignée, afin d’avoir la paix. Depuis, j’ai voulu répondre àl’amour-propre de quelqu’un que vous connaissez, dit-elle. Si j’aiété trompée par lui, je serais mal venue à ne pas rendre justice àla noblesse de son caractère. Mais enfin il m’a quittéeindignement&|160;! On ne devrait jamais abandonner une femme àlaquelle on a jeté, dans un jour de détresse, un tas d’or&|160;! Ondoit l’aimer toujours&|160;! Vous, belle âme de vingt et un ans,vous jeune et pur, vous me demanderez comment une femme peutaccepter de l’or d’un homme&|160;? Mon Dieu&|160;! n’est-il pasnaturel de tout partager avec l’être auquel nous devons notrebonheur&|160;? Quand on s’est tout donné, qui pourrait s’inquiéterd’une parcelle de ce tout&|160;? L’argent ne devient quelque chosequ’au moment où le sentiment n’est plus. N’est-on pas lié pour lavie&|160;? Qui de nous prévoit une séparation en se croyant bienaimée&|160;? Vous nous jurez un amour éternel, comment avoir alorsdes intérêts distincts&|160;? Vous ne savez pas ce que j’aisouffert aujourd’hui, lorsque Nucingen m’a positivement refusé deme donner six mille francs, lui qui les donne tous les mois à samaîtresse, une fille de l’Opéra&|160;! je voulais me tuer. Lesidées les plus folles me passaient par la tête. Il y a eu desmoments où j’enviais le sort d’une servante, de ma femme dechambre. Aller trouver mon père, folie&|160;! Anastasie et moi nousl’avons égorgé : mon pauvre père se serait vendu s’il pouvaitvaloir six mille francs. J’aurais été le désespérer en vain. Vousm’avez sauvée de la honte et de la mort, j’étais ivre de douleur.Ah&|160;! monsieur, je vous devais cette explication : j’ai étébien déraisonnablement folle avec vous. Quand vous m’avez quittée,et que je vous ai eu perdu de vue, je voulais m’enfuir à pied…où&|160;? je ne sais. Voilà la vie de la moitié des femmes de Paris: un luxe extérieur, des soucis cruels dans l’âme. Je connais depauvres créatures encore plus malheureuses que je ne le suis. Il ya pourtant des femmes obligées de faire faire de faux mémoires parleurs fournisseurs. D’autres sont forcées de voler leurs maris :les uns croient que des cachemires de cent louis se donnent pourcinq cents francs, les autres qu’un cachemire de cinq cents francsvaut cent louis. Il se rencontre de pauvres femmes qui font jeûnerleurs enfants et grappillent pour avoir une robe. Moi, je suis purede ces odieuses tromperies. Voici ma dernière angoisse. Si quelquesfemmes se vendent à leurs maris pour les gouverner, moi au moins jesuis libre&|160;! je pourrais me faire couvrir d’or par Nucingen,et je préfère pleurer la tête appuyée sur le cœur d’un homme que jepuisse estimer. Ah&|160;! ce soir monsieur de Marsay n’aura pas ledroit de me regarder comme une femme qu’il a payée. Elle se mit levisage dans ses mains, pour ne pas montrer ses pleurs à Eugène, quilui dégagea la figure pour la contempler, elle était sublimeainsi.- Mêler l’argent aux sentiments, n’est-ce pas horrible&|160;?Vous ne pourrez pas m’aimer, dit-elle.

Ce mélange de bons sentiments, qui rendent les femmes sigrandes, et des fautes que la constitution actuelle de la sociétéles force à commettre, bouleversait Eugène, qui disait des parolesdouces et consolantes en admirant cette belle femme, si naïvementimprudente dans son cri de douleur.

– Vous ne vous armerez pas de ceci contre moi, dit-elle,promettez-le-moi.

– Ah&|160;! madame&|160;! j’en suis incapable, dit-il.

Elle lui prit la main et la mit sur son cœur par un mouvementplein de reconnaissance et de gentillesse.

Grâce à vous me voilà redevenue libre et joyeuse. Je vivaispressée par une main de fer. Je veux maintenant vivre simplement,ne rien dépenser. Vous me trouverez bien comme je serai, mon ami,n’est-ce pas&|160;? Gardez ceci, dit-elle en ne prenant que sixbillets de banque. En conscience je vous dois mille écus, car je mesuis considérée comme étant de moitié avec vous. Eugène se défenditcomme une vierge. Mais la baronne lui ayant dit :- Je vous regardecomme mon ennemi si vous n’êtes pas mon complice, il pritl’argent.- Ce sera une mise de fonds en cas de malheur, dit-il.

– Voilà le mot que je redoutais, s’écria-t-elle en pâlissant. Sivous voulez que je sois quelque chose pour vous, jurez-moi,dit-elle, de ne jamais retourner au jeu. Mon Dieu&|160;! moi, vouscorrompre&|160;! j’en mourrais de douleur.

Ils étaient arrivés. Le contraste de cette misère et de cetteopulence étourdissait l’étudiant, dans les oreilles duquel lessinistres paroles de Vautrin vinrent retentir.

– Mettez-vous là, dit la baronne en entrant dans sa chambre etmontrant une causeuse auprès du feu, je vais écrire une lettre biendifficile&|160;! Conseillez-moi.

– N’écrivez pas, lui dit Eugène, enveloppez les billets, mettezl’adresse, et envoyez-les par votre femme de chambre.

– Mais vous êtes un amour d’homme, dit-elle. Ah&|160;! voilà,monsieur, ce que c’est que d’avoir été bien élevé&|160;! Ceci estdu Beauséant tout pur, dit-elle en souriant.

– Elle est charmante, se dit Eugène qui s’éprenait de plus enplus. Il regarda cette chambre où respirait la voluptueuse éléganced’une riche courtisane.

– Cela vous plaît-il&|160;? dit-elle en sonnant sa femme dechambre.

– Thérèse, portez cela vous-même à monsieur de Marsay, etremettez-le à lui-même. Si vous ne le trouvez pas, vous merapporterez la lettre.

Thérèse ne partit pas sans avoir jeté un malicieux coup d’oeilsur Eugène. Le dîner était servi. Rastignac donna le bras à madamede Nucingen, qui le mena dans une salle à manger délicieuse, où ilretrouva le luxe de table qu’il avait admiré chez sa cousine.

– Les jours d’italiens, dit-elle, vous viendrez dîner avec moi,et vous m’accompagnerez.

– Je m’accoutumerais à cette douce vie si elle devaitdurer&|160;; mais je suis un pauvre étudiant qui a sa fortune àfaire.

– Elle se fera, dit-elle en riant. Vous voyez, tout s’arrange :je ne m’attendais pas à être si heureuse.

Il est dans la nature des femmes de prouver l’impossible par lepossible et de détruire les faits par des pressentiments. Quandmadame de Nucingen et Rastignac entrèrent dans leur loge auxBouffons, elle eut un air de contentement qui la rendait si belle,que chacun se permit de ces petites calomnies contre lesquelles lesfemmes sont sans défense, et qui font souvent croire à desdésordres inventés à plaisir. Quand on connaît Paris, on ne croit àrien de ce qui s’y dit, et l’on ne dit rien de ce qui s’y fait.Eugène prit la main de la baronne, et tous deux se parlèrent pardes pressions plus ou moins vives, en se communiquant lessensations que leur donnait la musique. Pour eux, cette soirée futenivrante. Ils sortirent ensemble, et madame de Nucingen voulutreconduire Eugène jusqu’au Pont-Neuf, en lui disputant, pendanttoute la route, un des baisers qu’elle lui avait si chaleureusementprodigués au Palais-Royal. Eugène lui reprocha cetteinconséquence.

– Tantôt, répondit-elle, c’était de la reconnaissance pour undévouement inespéré&|160;; maintenant ce serait une promesse.

– Et vous ne voulez m’en faire aucune, ingrate. Il se fâcha. Enfaisant un de ces gestes d’impatience qui ravissent un amant, ellelui donna sa main à baiser, qu’il prit avec une mauvaise grâce dontelle fut enchantée.

– A lundi, au bal, dit-elle.

En s’en allant à pied, par un beau clair de lune, Eugène tombadans de sérieuses réflexions. Il était à la fois heureux etmécontent : heureux d’une aventure dont le dénouement probable luidonnait une des plus jolies et des plus élégantes femmes de Parisobjet de ses désirs&|160;; mécontent de voir ses projets de fortunerenversés, et ce fut alors qu’il éprouva la réalité des penséesindécises auxquelles il s’était livré l’avant-veille. L’insuccèsnous accuse toujours la puissance de nos prétentions. Plus Eugènejouissait de la vie parisienne, moins il voulait demeurer obscur etpauvre. Il chiffonnait son billet de mille francs dans sa poche, ense faisant mille raisonnements captieux pour se l’approprier. Enfinil arriva rue Neuve-Sainte-Geneviève, et quand il fut en haut del’escalier, il y vit de la lumière. Le père Goriot avait laissé saporte ouverte et sa chandelle allumée, afin que l’étudiantn’oubliât pas de lui raconter sa fille , suivant son expression.Eugène ne lui cacha rien.

– Mais, s’écria le père Goriot dans un violent désespoir dejalousie, elles me croient ruiné : j’ai encore treize cents livresde rente&|160;! Mon Dieu&|160;! la pauvre petite, que nevenait-elle ici&|160;! j’aurais vendu mes rentes, nous aurions prissur le capital, et avec le reste je me serais fait du viager.Pourquoi n’êtes-vous pas venu me confier son embarras, mon bravevoisin&|160;? Comment avez-vous eu le cœur d’aller risquer au jeuses pauvres petits cent francs&|160;? c’est à fendre l’âme. Voilàce que c’est que des gendres&|160;! Oh&|160;! si je les tenais, jeleur serrerais le cou. Mon Dieu&|160;! pleurer, elle apleuré&|160;?

– La tête sur mon gilet, dit Eugène.

– Oh&|160;! donnez-le-moi, dit le père Goriot. Comment&|160;! ily a eu là des larmes de ma fille, de ma chère Delphine, qui nepleurait jamais étant petite&|160;! Oh&|160;! je vous en achèteraiun autre, ne le portez plus, laissez-le-moi. Elle doit, d’après soncontrat, jouir de ses biens. Ah&|160;! je vais aller trouverDerville, un avoué, dès demain. Je vais faire exiger le placementde sa fortune. Je connais les lois, je suis un vieux loup, je vaisretrouver mes dents.

– Tenez, père, voici mille francs qu’elle a voulu me donner surnotre gain. Gardez-les-lui, dans le gilet.

Goriot regarda Eugène, lui tendit la main pour prendre lasienne, sur laquelle il laissa tomber une larme.

– Vous réussirez dans la vie, lui dit le vieillard. Dieu estjuste, voyez-vous&|160;? je me connais en probité, moi, et puisvous assurer qu’il y a bien peu d’hommes qui vous ressemblent. Vousvoulez donc être aussi mon cher enfant&|160;? Allez, dormez. Vouspouvez dormir, vous n’êtes pas encore père. Elle a pleuré,j’apprends ça, moi, qui étais là tranquillement à manger comme unimbécile pendant qu’elle souffrait&|160;; moi, moi qui vendrais lePère, le Fils et le Saint-Esprit pour leur éviter une larme àtoutes deux&|160;!

– Par ma foi, se dit Eugène en se couchant, je crois que jeserai honnête homme toute ma vie. Il y à du plaisir a suivre lesinspirations de sa conscience.

Il n’y a peut-être que ceux qui croient en Dieu qui font le bienen secret, et Eugène croyait en Dieu. Le lendemain, à l’heure dubal, Rastignac alla chez madame de Beauséant, qui l’emmena pour leprésenter à la duchesse de Carigliano. Il reçut le plus gracieuxaccueil de la maréchale, chez laquelle il retrouva madame deNucingen. Delphine s’était parée avec l’intention de plaire à touspour mieux plaire à Eugène, de qui elle attendait impatiemment uncoup d’oeil, en croyant cacher son impatience. Pour qui saitdeviner les émotions d’une femme, ce moment est plein de délices.Qui ne s’est souvent plu à faire attendre son opinion, à déguisercoquettement son plaisir, à chercher des aveux dans l’inquiétudeque l’on cause, à jouir des craintes qu’on dissipera par unsourire&|160;? Pendant cette fête, l’étudiant mesure tout à coup laportée de sa position, et comprit qu’il avait un état dans le mondeen étant cousin avoué de madame de Beauséant. La conquête de madamela baronne de Nucingen, qu’on lui donnait déjà, le mettait si bienen relief, que tous les jeunes gens lui jetaient des regardsd’envie&|160;; en en surprenant quelques-uns, il goûta les premiersplaisirs de la fatuité. En passant d’un salon dans un autre, entraversant les groupes, il entendit vanter son bonheur. Les femmeslui prédisaient toutes des succès. Delphine, craignant de leperdre, lui promit de ne pas lui refuser le soir le baiser qu’elles’était tant défendu d’accorder l’avant-veille. A ce bal, Rastignacreçut plusieurs engagements. Il fut présenté par sa cousine àquelques femmes qui toutes avaient des prétentions à l’élégance, etdont les maisons passaient pour être agréables, il se vit lancédans le plus grand et le plus beau monde de Paris. Cette soirée eutdonc pour lui les charmes d’un brillant début, et il devait s’ensouvenir jusque dans ses vieux jours, comme une jeune fille sesouvient du bal où elle a eu des triomphes. Le lendemain, quand, endéjeunant, il raconta ses succès au père Goriot devant lespensionnaires, Vautrin se prit à sourire d’une façondiabolique.

– Et vous croyez, s’écria ce féroce logicien, qu’un jeune hommeà la mode peut demeurer rue Neuve-Sainte-Geneviève, dans laMaison-Vauquer&|160;? pension infiniment respectable sous tous lesrapports, certainement, mais qui n’est rien moins que fashionable.Elle est cossue, elle est belle de son abondance, elle est fièred’être le manoir momentané d’un Rastignac&|160;; mais, enfin, elleest rue Neuve-Sainte-Geneviève, et ignore le luxe, parce qu’elleest purement patriarchalorama . Mon jeune ami, reprit Vautrin, d’unair paternellement railleur, si vous voulez faire figure à Paris,il vous faut trois chevaux et un tilbury pour le matin, un coupépour le soir, en tout neuf mille francs pour le véhicule. Vousseriez indigne de votre destinée si vous ne dépensiez trois millefrancs chez votre tailleur, six cents francs chez le parfumeur,cent écus chez le bottier, cent écus chez le chapelier. Quant àvotre blanchisseuse, elle vous coûtera mille francs. Les jeunesgens à la mode ne peuvent se dispenser d’être très forts surl’article du linge : n’est-ce pas ce qu’on examine le plus souventen eux&|160;? L’amour et l’église veulent de belles nappes surleurs autels. Nous sommes à quatorze mille. Je ne vous parle pas dece que vous perdrez au jeu, en paris, en présents&|160;; il estimpossible de ne pas compter pour deux mille francs l’argent depoche. J’ai mené cette vie-là, j’en connais les débours. Ajoutez àces nécessités premières trois cents louis pour la pâtée, millefrancs pour la niche. Allez, mon enfant, nous en avons pour nospetits vingt-cinq mille par an dans les flancs, ou nous tombonsdans la crotte, nous nous faisons moquer de nous, et nous sommesdestitué de notre avenir, de nos succès, de nos maîtresses&|160;!J’oublie le valet de chambre et le groom&|160;! Est-ce Christophequi portera vos billets doux&|160;? Les écrirez-vous sur le papierdont vous vous servez&|160;? Ce serait vous suicider. Croyez-en unvieillard plein d’expérience&|160;! reprit-il en faisant unrinforzando dans sa voix de basse. Ou déportez-vous dans unevertueuse mansarde, et mariez-vous-y avec le travail, ou prenez uneautre voie.

Et Vautrin cligna de l’oeil en guignant mademoiselle Tailleferde manière à rappeler et résumer dans ce regard les raisonnementsséducteurs qu’il avait semés au cœur de l’étudiant pour lecorrompre. Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels Rastignacmena la vie la plus dissipée. Il dînait presque tous les jours avecmadame de Nucingen, qu’il accompagnait dans le monde. Il rentrait àtrois ou quatre heures du matin, se levait à midi pour faire satoilette, allait se promener au Bois avec Delphine, quand ilfaisait beau, prodiguant ainsi son temps sans en savoir le prix, etaspirant tous les enseignements, toutes les séductions du luxe avecl’ardeur dont est saisi l’impatient calice d’un dattier femellepour les fécondantes poussières de son hyménée. Il jouait gros jeu,perdait ou gagnait beaucoup, et finit par s’habituer à la vieexorbitante des jeunes gens de Paris. Sur ses premiers gains, ilavait renvoyé quinze cents francs à sa mère et à ses sœurs, enaccompagnant sa restitution de jolis présents. Quoiqu’il eûtannoncé vouloir quitter la Maison-Vauquer, il y était encore dansles derniers jours du mois de janvier, et ne savait comment ensortir. Les jeunes gens sont soumis presque tous à une loi enapparence inexplicable, mais dont la raison vient de leur jeunessemême, et de l’espèce de furie avec laquelle ils se ruent auplaisir. Riches ou pauvres, ils n’ont jamais d’argent pour lesnécessités de la vie, tandis qu’ils en trouvent toujours pour leurscaprices. Prodigues de tout ce qui s’obtient à crédit, ils sontavares de tout ce qui se paye à l’instant même, et semblent sevenger de ce qu’ils n’ont pas, en dissipant tout ce qu’ils peuventavoir. Ainsi, pour nettement poser la question, un étudiant prendbien plus de soin de son chapeau que de son habit. L’énormité dugain rend le tailleur essentiellement créditeur, tandis que lamodicité de la somme fait du chapelier un des êtres les plusintraitables parmi ceux avec lesquels il est forcé de parlementer.Si le jeune homme assis au balcon d’un théâtre offre à la lorgnettedes jolies femmes d’étourdissants gilets, il est douteux qu’il aitdes chaussettes&|160;; le bonnetier est encore un des charançons desa bourse. Rastignac en était là. Toujours vide pour madameVauquer, toujours pleine pour les exigences de la vanité, sa bourseavait des revers et des succès lunatiques en désaccord avec lespaiements les plus naturels. Afin de quitter la pension puante,ignoble où s’humiliaient périodiquement ses prétentions, nefallait-il pas payer un mois à son hôtesse, et acheter des meublespour son appartement de dandy&|160;? c’était toujours la choseimpossible. Si, pour se procurer l’argent nécessaire à son jeu,Rastignac savait acheter chez son bijoutier des montres et deschaînes d’or chèrement payées sur ses gains, et qu’il portait auMont-de-Piété, ce sombre et discret ami de la jeunesse, il setrouvait sans invention comme sans audace quand il s’agissait depayer sa nourriture, son logement, ou d’acheter les outilsindispensables à l’exploitation de la vie élégante. Une nécessitévulgaire, des dettes contractées pour des besoins satisfaits, nel’inspiraient plus. Comme la plupart de ceux qui ont connu cettevie de hasard, il attendait au dernier moment pour solder descréances sacrées aux yeux des bourgeois, comme faisait Mirabeau,qui ne payait son pain que quand il se présentait sous la formedragonnante d’une lettre de change. Vers cette époque, Rastignacavait perdu son argent, et s’était endetté. L’étudiant commençait àcomprendre qu’il lui serait impossible de continuer cette existencesans avoir des ressources fixes. Mais, tout en gémissant sous lespiquantes atteintes de sa situation précaire, il se sentaitincapable de renoncer aux jouissances excessives de cette vie, etvoulait la continuer à tout prix. Les hasards sur lesquels il avaitcompté pour sa fortune devenaient chimériques, et les obstaclesréels grandissaient. En s’initiant aux secrets domestiques demonsieur et madame de Nucingen, il s’était aperçu que, pourconvertir l’amour en instrument de fortune, il fallait avoir butoute honte, et renoncer aux nobles idées qui sont l’absolution desfautes de la jeunesse. Cette vie extérieurement splendide, maisrongée par tous les toenias du remords, et dont les fugitifsplaisirs étaient chèrement expiés par de persistantes angoisses, ill’avait épousée, il s’y roulait en se faisant, comme le Distrait deLa Bruyère, un lit dans la fange du fossé&|160;; mais, comme leDistrait, il ne souillait encore que son vêtement.

– Nous avons donc tué le mandarin&|160;? lui dit un jourBianchon en sortant de table.

– Pas encore, répondit-il, mais il râle.

L’étudiant en médecine prit ce mot pour une plaisanterie, et cen’en était pas une. Eugène, qui, pour la première fois depuislongtemps, avait dîné à la pension, s’était montré pensif pendantle repas. Au lieu de sortir au dessert, il resta dans la salle àmanger assis auprès de mademoiselle Taillefer, à laquelle il jetade temps en temps des regards expressifs. Quelques pensionnairesétaient encore attablés et mangeaient des noix, d’autres sepromenaient en continuant des discussions commencées. Comme presquetous les soirs, chacun s’en allait à sa fantaisie, suivant le degréd’intérêt qu’il prenait à la conversation, ou selon le plus ou lemoins de pesanteur que lui causait sa digestion. En hiver, il étaitrare que la salle à manger fût entièrement évacuée avant huitheures, moment où les quatre femmes demeuraient seules et sevengeaient du silence que leur sexe leur imposait au milieu decette réunion masculine. Frappé de la préoccupation à laquelleEugène était en proie, Vautrin resta dans la salle à manger,quoiqu’il eût paru d’abord empressé de sortir, et se tintconstamment de manière à n’être pas vu d’Eugène, qui put le croireparti. Puis, au lieu d’accompagner ceux des pensionnaires qui s’enallèrent les derniers, il stationna sournoisement dans le salon. Ilavait lu dans l’âme de l’étudiant et pressentait un symptômedécisif. Rastignac se trouvait en effet dans une situation perplexeque beaucoup de jeunes gens ont dû connaître. Aimante ou coquette,madame de Nucingen avait fait passer Rastignac par toutes lesangoisses d’une passion véritable, en déployant pour lui lesressources de la diplomatie féminine en usage à Paris. Après s’êtrecompromise aux yeux du public pour fixer près d’elle le cousin demadame de Beauséant, elle hésitait à lui donner réellement lesdroits dont il paraissait jouir. Depuis un mois elle irritait sibien les sens d’Eugène, qu’elle avait fini par attaquer le cœur.Si, dans les premiers moments de sa liaison, l’étudiant s’était crule maître, madame de Nucingen était devenue la plus forte, à l’aidede ce manège qui mettait en mouvement chez Eugène tous lessentiments, bons ou mauvais, des deux ou trois hommes qui sont dansun jeune homme de Paris. Etait-ce en elle un calcul&|160;?Non&|160;; les femmes sont toujours vraies, même au milieu de leursplus grandes faussetés, parce qu’elles cèdent à quelque sentimentnaturel. Peut-être Delphine, après avoir laissé prendre tout à couptant d’empire sur elle par ce jeune homme et lui avoir montré tropd’affection, obéissait-elle à un sentiment de dignité, qui lafaisait ou revenir sur ses concessions, ou se plaire à lessuspendre. Il est si naturel à une Parisienne, au moment même où lapassion l’entraîne, d’hésiter dans sa chute, d’éprouver le cœur decelui auquel elle va livrer son avenir&|160;! Toutes les espérancesde madame de Nucingen avaient été trahies une première fois, et safidélité pour un jeune égoïste venait d’être méconnue. Elle pouvaitêtre défiante à bon droit. Peut-être avait-elle aperçu dans lesmanières d’Eugène, que son rapide succès avait rendu fat, une sortede mésestime causée par les bizarreries de leur situation. Elledésirait sans doute paraître imposante à un homme de cet âge, et setrouver grande devant lui après avoir été si longtemps petitedevant celui par qui elle était abandonnée. Elle ne voulait pasqu’Eugène la crût une facile conquête, précisément parce qu’ilsavait qu’elle avait appartenu à de Marsay. Enfin, après avoir subile dégradant plaisir d’un véritable monstre, un libertin jeune,elle éprouvait tant de douceur à se promener dans les régionsfleuries de l’amour, que c’était sans doute un charme pour elled’en admirer tous les aspects, d’en écouter longtemps lesfrémissements, et de se laisser longtemps caresser par de chastesbrises. Le véritable amour payait pour le mauvais. Ce contresenssera malheureusement fréquent tant que les hommes ne sauront pascombien de fleurs fauchent dans l’âme d’une jeune femme lespremiers coups de la tromperie. Quelles que fussent ses raisons,Delphine se jouait de Rastignac, et se plaisait à se jouer de lui,sans doute parce qu’elle se savait aimée et sûre de faire cesserles chagrins de son amant, suivant son royal bon plaisir de femme.Par respect de lui-même, Eugène ne voulait pas que son premiercombat se terminât par une défaite, et persistait dans sapoursuite, comme un chasseur qui veut absolument tuer une perdrix àsa première fête de Saint-Hubert. Ses anxiétés, son amour-propreoffensé, ses désespoirs, faux ou véritables, l’attachaient de plusen plus à cette femme. Tout Paris lui donnait madame de Nucingen,auprès de laquelle il n’était pas plus avancé que le premier jouroù il l’avait vue. Ignorant encore que la coquetterie d’une femmeoffre quelquefois plus de bénéfices que son amour ne donne deplaisir, il tombait dans de sottes rages. Si la saison pendantlaquelle une femme se dispute à l’amour offrait à Rastignac lebutin de ses primeurs, elles lui devenaient aussi coûteusesqu’elles étaient vertes, aigrelettes et délicieuses à savourer.Parfois, en se voyant sans un sou, sans avenir, il pensait, malgréla voix de sa conscience, aux chances de fortune dont Vautrin luiavait démontré la possibilité dans un mariage avec mademoiselleTaillefer. Or il se trouvait alors dans un moment où sa misèreparlait si haut, qu’il céda presque involontairement aux artificesdu terrible sphinx par les regards duquel il était souvent fasciné.Au moment où Poiret et mademoiselle Michonneau remontèrent chezeux, Rastignac, se croyant seul entre madame Vauquer et madameCouture, qui se tricotait des manches de laine en sommeillantauprès du poêle, regarda mademoiselle Taillefer d’une manière asseztendre pour lui faire baisser les yeux.

– Auriez-vous des chagrins, monsieur Eugène&|160;? lui ditVictorine après un moment de silence.

– Quel homme n’a pas ses chagrins&|160;! répondit Rastignac. Sinous étions sûrs, nous autres jeunes gens, d’être bien aimés, avecun dévouement qui nous récompensât des sacrifices que nous sommestoujours disposés à faire, nous n’aurions peut-être jamais dechagrins.

Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour toute réponse, un regardqui n’était pas équivoque.

– Vous, mademoiselle, vous vous croyez sûre de votre cœuraujourd’hui&|160;; mais répondriez-vous de ne jamaischanger&|160;?

Un sourire vint errer sur les lèvres de la pauvre fille comme unrayon jailli de son âme, et fit si bien reluire sa figure qu’Eugènefut effrayé d’avoir provoqué une aussi vive explosion desentiment.

– Quoi&|160;! si demain vous étiez riche et heureuse, si uneimmense fortune vous tombait des nues, vous aimeriez encore lejeune homme pauvre qui vous aurait plu durant vos jours dedétresse&|160;?

Elle fit un joli signe de tête.

– Un jeune homme bien malheureux&|160;?

Nouveau signe.

– Quelles bêtises dites-vous donc là&|160;? s’écria madameVauquer.

– Laissez-nous, répondit Eugène, nous nous entendons.

– Il y aurait donc alors promesse de mariage entre monsieur lechevalier Eugène de Rastignac et mademoiselle VictorineTaillefer&|160;? dit Vautrin de sa grosse voix en se montrant toutà coup à la porte de la salle à manger.

– Ah&|160;! vous m’avez fait peur, dirent à la fois madameCouture et madame Vauquer.

– Je pourrais plus mal choisir, répondit en riant Eugène à quila voix de Vautrin causa la plus cruelle émotion qu’il eût jamaisressentie.

– Pas de mauvaises plaisanteries, messieurs, dit madame Couture.Ma fille, remontons chez nous.

Madame Vauquer suivit ses deux pensionnaires, afin d’économisersa chandelle et son feu en passant la soirée chez elles. Eugène setrouva seul et face à face avec Vautrin.

– Je savais bien que vous y arriveriez, lui dit cet homme engardant un imperturbable sang-froid. Mais, écoutez&|160;! j’ai dela délicatesse tout comme un autre, moi. Ne vous décidez pas dansce moment, vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire. Vous avezdes dettes. Je ne veux pas que ce soit la passion, le désespoir,mais la raison qui vous détermine à venir à moi. Peut-être vousfaut-il quelque millier d’écus. Tenez, le voulez-vous&|160;?

Ce démon prit dans sa poche un portefeuille, et en tira troisbillets de banque qu’il fit papilloter aux yeux de l’étudiant.Eugène était dans la plus cruelle des situations. Il devait aumarquis d’Ajuda et au comte de Trailles cent louis perdus surparole. Il ne les avait pas, et n’osait aller passer la soirée chezmadame de Restaud, où il était attendu. C’était une de ces soiréessans cérémonies où l’on mange des petits gâteaux, où l’on boit duthé, mais où l’on peut perdre six mille francs au whist.

– Monsieur, lui dit Eugène en cachant avec peine un tremblementconvulsif, après ce que vous m’avez confié, vous devez comprendrequ’il m’est impossible de vous avoir des obligations.

– Eh bien&|160;! vous m’auriez fait de la peine de parlerautrement, reprit le tentateur. Vous êtes un beau jeune homme,délicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille. Vousseriez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualité desjeunes gens. Encore deux ou trois réflexions de haute politique, etvous verrez le monde comme il est. En y jouant quelques petitesscènes de vertu, l’homme supérieur y satisfait toutes sesfantaisies aux grands applaudissements des niais du parterre. Avantpeu de jours vous serez à nous. Ah&|160;! si vous vouliez devenirmon élève, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas undésir qu’il ne fût à l’instant comblé, quoi que vous puissiezsouhaiter : honneur, fortune, femmes. On vous réduirait toute lacivilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant gâté, notreBenjamin, nous nous exterminerions tous pour vous avec plaisir.Tout ce qui vous ferait obstacle serait aplati. Si vous conservezdes scrupules, vous me prenez donc pour un scélérat&|160;? Eh bien,un homme qui avait autant de probité que vous croyez en avoirencore, Monsieur de Turenne, faisait, sans se croire compromis, depetites affaires avec des brigands. Vous ne voulez pas être monobligé, hein&|160;? Qu’à cela ne tienne, reprit Vautrin en laissantéchapper un sourire. Prenez ces chiffons, et mettez-moi là-dessus,dit-il en tirant un timbre, là, en travers : Accepté pour la sommede trois mille cinq cents francs payable en un an . Et datez&|160;!L’intérêt est assez fort pour vous ôter tout scrupule&|160;; vouspouvez m’appeler juif, et vous regarder comme quitte de toutereconnaissance. Je vous permets de me mépriser encore aujourd’hui,sûr que plus tard vous m’aimerez. Vous trouverez en moi de cesimmenses abîmes, de ces vastes sentiments concentrés que les niaisappellent des vices&|160;; mais vous ne me trouverez jamais nilâche ni ingrat. Enfin, je ne suis ni un pion ni un fou, mais unetour, mon petit.

– Quel homme êtes-vous donc&|160;? s’écria Eugène, vous avez étécréé pour me tourmenter.

– Mais non, je suis un bon homme qui veut se crotter pour quevous soyez à l’abri de la boue pour le reste de vos jours. Vousvous demandez pourquoi ce dévouement&|160;?

Eh bien&|160;! je vous le dirai tout doucement quelque jour,dans le tuyau de l’oreille. Je vous ai d’abord surpris en vousmontrant le carillon de l’ordre social et le jeu de lamachine&|160;; mais votre premier effroi se passera comme celui duconscrit sur le champ de bataille, et vous vous accoutumerez àl’idée de considérer les hommes comme des soldats décidés à périrpour le service de ceux qui se sacrent rois eux-mêmes. Les tempssont bien changés. Autrefois on disait à un brave :  » Voilà centécus, tue-moi monsieur un tel « , et l’on soupait tranquillementaprès avoir mis un homme à l’ombre pour un oui, pour un non.Aujourd’hui je vous propose de vous donner une belle fortune contreun signe de tête qui ne nous compromet en rien, et vous hésitez. Lesiècle est mou.

Eugène signa la traite, et l’échangea contre les billets debanque.

– Eh bien&|160;! voyons, parlons raison, reprit Vautrin. Je veuxpartir d’ici à quelques mois pour l’Amérique, aller planter montabac. Je vous enverrai les cigares de l’amitié. Si je deviensriche, je vous aiderai. Si je n’ai pas d’enfants (cas probable, jene suis pas curieux de me replanter ici par bouture), ehbien&|160;! je vous léguerai ma fortune. Est-ce être l’ami d’unhomme&|160;? Mais je vous aime, moi. J’ai la passion de me dévouerpour un autre. je l’ai déjà fait. Voyez-vous, mon petit, je visdans une sphère plus élevée que celles des autres hommes. Jeconsidère les actions comme des moyens, et ne vois que le but.Qu’est-ce qu’un homme pour moi&|160;? Ça&|160;! fit-il en faisantclaquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un homme esttout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : onpeut l’écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais unhomme est un dieu quand il vous ressemble : ce n’est plus unemachine couverte en peau, mais un théâtre où s’émeuvent les plusbeaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments. Unsentiment, n’est-ce pas le monde dans une pensée&|160;? Voyez lepère Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers, ellessont le fil avec lequel il se dirige dans la création. Ehbien&|160;! pour moi qui ai bien creusé la vie, il n’existe qu’unseul sentiment réel, une amitié d’homme à homme. Pierre et Jaffier,voilà ma passion. Je sais Venise sauvée par cœur. Avez-vous vubeaucoup de gens assez poilus pour, quand un camarade dit : « Allons enterrer un corps&|160;! « , y aller sans souffler mot nil’embêter de morale&|160;? J’ai fait ça, moi. Je ne parlerais pasainsi à tout le monde. Mais vous, vous êtes un homme supérieur, onpeut tout vous dire, vous savez tout comprendre. Vous nepatouillerez pas longtemps dans les marécages où vivent lescrapoussins qui nous entourent ici. Eh bien&|160;! voilà qui estdit. Vous épouserez. Poussons chacun nos pointes&|160;! La mienneest en fer et ne mollit jamais, hé, hé&|160;!

Vautrin sortit sans vouloir entendre la réponse négative del’étudiant, afin de le mettre à son aise. Il semblait connaître lesecret de ces petites résistances, de ces combats dont les hommesse parent devant eux-mêmes, et qui leur servent à se justifierleurs actions blâmables.

 » Qu’il fasse comme il voudra, je n’épouserai certes pasmademoiselle Taillefer&|160;!  » se dit Eugène.

Après avoir subi le malaise d’une fièvre intérieure que luicausa l’idée d’un pacte fait avec cet homme dont il avait horreur,mais qui grandissait à ses yeux par le cynisme même de ses idées etpar l’audace avec laquelle il étreignait la société, Rastignacs’habilla, demanda une voiture, et vint chez madame de Restaud.Depuis quelques jours, cette femme avait redoublé de soins pour unjeune homme dont chaque pas était un progrès au cœur du grandmonde, et dont l’influence paraissait devoir être un jourredoutable. Il paya messieurs de Trailles et d’Ajuda, joua au whistune partie de la nuit, et regagna ce qu’il avait perdu.Superstitieux comme la plupart des hommes dont le chemin est àfaire et qui sont plus ou moins fatalistes, il voulut voir dans sonbonheur une récompense du ciel pour sa persévérance à rester dansle bon chemin. Le lendemain matin, il s’empressa de demander àVautrin s’il avait encore sa lettre de change. Sur une réponseaffirmative, il lui rendit les trois mille francs en manifestant unplaisir assez naturel.

– Tout va bien, lui dit Vautrin.

– Mais je ne suis pas votre complice, dit Eugène.

– Je sais, je sais, répondit Vautrin en l’interrompant.

Vous faites encore des enfantillages. Vous vous arrêtez auxbagatelles de la porte.

Chapitre 3Trompe-la-mort

Deux jours après, Poiret et mademoiselle Michonneau setrouvaient assis sur un banc, au soleil, dans une allée solitairedu Jardin des Plantes, et causaient avec le monsieur qui paraissaità bon droit suspect à l’étudiant en médecine.

– Mademoiselle, disait monsieur Gondureau, je ne vois pas d’oùnaissent vos scrupules. Son Excellence Monseigneur le Ministre dela Police Générale du Royaume…

– Ah&|160;! Son Excellence Monseigneur le Ministre de la PoliceGénérale du Royaume… répéta Poiret.

– Oui, Son Excellence s’occupe de cette affaire, ditGondureau.

A qui ne paraîtra-t-il pas invraisemblable que Poiret, ancienemployé, sans doute homme de vertus bourgeoises, quoique dénuéd’idées, continuât d’écouter le prétendu rentier de la rue deBuffon, au moment où il prononçait le mot de police en laissantainsi voir la physionomie d’un agent de la rue de Jérusalem àtravers son masque d’honnête homme&|160;? Cependant rien n’étaitplus naturel. Chacun comprendra mieux l’espèce particulière àlaquelle appartenait Poiret, dans la grande famille des niais,après une remarque déjà faite par certains observateurs, mais quijusqu’à présent n’a pas été publiée. Il est une nation plumigère,serrée au budget entre le premier degré de latitude qui comporteles traitements de douze cents francs, espèce de Groenlandadministratif, et le troisième degré, où commencent les traitementsun peu plus chauds de trois à six mille, région tempérée, oùs’acclimate la gratification, où elle fleurit malgré lesdifficultés de la culture. Un des traits caractéristiques quitrahit le mieux l’infirme étroitesse de cette gent subalterne, estune sorte de respect involontaire, machinal, instinctif, pour cegrand lama de tout ministère, connu de l’employé par une signatureillisible et sous le nom de SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR LE MINISTRE,cinq mots qui équivalent à l’ Il Bondo Cani du Calife de Bagdad ,et qui, aux yeux de ce peuple aplati, représente un pouvoir sacré,sans appel. Comme le pape pour les chrétiens, Monseigneur estadministrativement infaillible aux yeux de l’employé&|160;; l’éclatqu’il jette se communique à ses actes, à ses paroles, à cellesdites en son nom&|160;; il couvre tout de sa broderie, et légaliseles actions qu’il ordonne&|160;; son nom d’Excellence, qui attestela pureté de ses intentions et la sainteté de ses vouloirs, sert depasseport aux idées les moins admissibles. Ce que ces pauvres gensne feraient pas dans leur intérêt, ils s’empressent de l’accomplirdès que le mot Son Excellence est prononcé. Les bureaux ont leurobéissance passive, comme l’armée a la sienne : système qui étouffela conscience, annihile un homme et finit, avec le temps, parl’adapter comme une vis ou un écrou à la machine gouvernementale.Aussi monsieur Gondureau, qui paraissait se connaître en hommes,distingua-t-il promptement en Poiret un de ces niaisbureaucratiques, et fit-il sortir le Deus ex machina , le mottalismanique de Son Excellence, au moment où il fallait, endémasquant ses batteries, éblouir le Poiret, qui lui semblait lemâle de la Michonneau, comme la Michonneau lui semblait la femelledu Poiret.

– Du moment où Son Excellence elle-même, Son ExcellenceMonseigneur le&|160;! Ah&|160;! c’est très différent, ditPoiret.

– Vous entendez monsieur, dans le jugement duquel vous paraissezavoir confiance, reprit le faux rentier en s’adressant àmademoiselle Michonneau. Eh bien&|160;! Son Excellence a maintenantla certitude la plus complète que le prétendu Vautrin, logé dans laMaison-Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon, où il estconnu sous le nom de Trompe-la-Mort .

– Ah&|160;! Trompe-la-Mort&|160;! dit Poiret, il est bienheureux, s’il a mérité ce nom-là.

– Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est dû au bonheur qu’ila eu de ne jamais perdre la vie dans les entreprises extrêmementaudacieuses qu’il a exécutées. Cet homme est dangereux,voyez-vous&|160;! Il a des qualités qui le rendent extraordinaire.Sa condamnation est même une chose qui lui a fait dans sa partie unhonneur infini…

– C’est donc un homme d’honneur, demanda Poiret.

– A sa manière. Il a consenti à prendre sur son compte le crimed’un autre, un faux commis par un très beau jeune homme qu’ilaimait beaucoup, un jeune Italien assez joueur, entré depuis auservice militaire, où il s’est d’ailleurs parfaitementcomporté.

– Mais si Son Excellence le Ministre de la Police est sûr quemonsieur Vautrin soit Trompe-la-Mort, pourquoi donc aurait-ilbesoin de moi&|160;? dit mademoiselle Michonneau.

– Ah&|160;! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre, comme vousnous avez fait l’honneur de nous le dire, a une certitudequelconque…

– Certitude n’est pas le mot&|160;; seulement on se doute. Vousallez comprendre la question. Jacques Collin, surnomméTrompe-la-Mort, a toute la confiance des trois bagnes, qui l’ontchoisi pour être leur agent et leur banquier. Il gagne beaucoup às’occuper de ce genre d’affaires, qui nécessairement veut un hommede marque .

– Ah&|160;! ah&|160;! comprenez-vous le calembour,mademoiselle&|160;? dit Poiret. Monsieur l’appelle un homme demarque, parce qu’il a été marqué.

– Le faux Vautrin, dit l’agent en continuant, reçoit lescapitaux de messieurs les forçats, les place, les leur conserve, etles tient à la disposition de ceux qui s’évadent, ou de leursfamilles, quand ils en disposent par testament, ou de leursmaîtresses, quand ils tirent sur lui pour elles.

– De leurs maîtresses&|160;! Vous voulez dire de leurs femmes,fit observer Poiret.

– Non, monsieur. Le forçat n’a généralement que des épousesillégitimes, que nous nommons des concubines.

– Ils vivent donc tous en état de concubinage&|160;?

– Conséquemment.

– Eh bien&|160;! dit Poiret, voilà des horreurs que Monseigneurne devrait pas tolérer. Puisque vous avez l’honneur de voir SonExcellence, c’est à vous, qui me paraissez avoir des idéesphilanthropiques, à l’éclairer sur la conduite immorale de cesgens, qui donnent un très mauvais exemple au reste de lasociété.

– Mais, monsieur, le gouvernement ne les met pas là pour offrirle modèle de toutes les vertus.

– C’est juste. Cependant, monsieur, permettez.

– Mais, laissez donc dire monsieur, mon cher mignon, ditmademoiselle Michonneau.

– Vous comprenez, mademoiselle, reprit Gondureau. Legouvernement peut avoir un grand intérêt à mettre la main sur unecaisse illicite, que l’on dit monter à un total assez majeur.Trompe-la-Mort encaisse des valeurs considérables en recelant nonseulement les sommes possédées par quelques-uns de ses camarades,mais encore celles qui proviennent de la Société des Dix Mille…

– Dix mille voleurs&|160;! s’écria Poiret effrayé.

– Non, la Société des Dix Mille est une association de hautsvoleurs, de gens qui travaillent en grand, et ne se mêlent pasd’une affaire où il n’y a pas dix mille francs à gagner. Cettesociété se compose de tout ce qu’il y a de plus distingué parmiceux de nos hommes qui vont droit en cour d’assises. Ilsconnaissent le Code, et ne risquent jamais de se faire appliquer lapeine de mort quand ils sont pincés. Collin est leur homme deconfiance, leur conseil. A l’aide de ses immenses ressources, cethomme a su se créer une police à lui, des relations fort étenduesqu’il enveloppe d’un mystère impénétrable. Quoique depuis un annous l’ayons entouré d’espions, nous n’avons pas encore pu voirdans son jeu. Sa caisse et ses talents servent donc constamment àsolder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent surpied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état deguerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort et s’emparer de sabanque, ce sera couper le mal dans sa racine. Aussi cetteexpédition est-elle devenue une affaire d’Etat et de hautepolitique, susceptible d’honorer ceux qui coopéreront à saréussite. Vous-même, monsieur, pourriez être de nouveau employédans l’administration, devenir secrétaire d’un commissaire depolice, fonctions qui ne vous empêcheraient point de toucher votrepension de retraite.

– Mais pourquoi, dit mademoiselle Michonneau, Trompe-la-Mort nes’en va-t-il pas avec la caisse&|160;?

– Oh&|160;! fit l’agent, partout où il irait, il serait suivid’un homme chargé de le tuer, s’il volait le bagne. Puis une caissene s’enlève pas aussi facilement qu’on enlève une demoiselle debonne maison. D’ailleurs, Collin est un gaillard incapable de faireun trait semblable, il se croirait déshonoré.

– Monsieur, dit Poiret, vous avez raison, il serait tout à faitdéshonoré.

– Tout cela ne nous dit pas pourquoi vous ne venez pas toutbonnement vous emparer de lui, demanda mademoiselle Michonneau.

– Eh bien&|160;! mademoiselle, je réponds… Mais, lui dit-il àl’oreille, empêchez votre monsieur de m’interrompre, ou nous n’enaurons jamais fini. Il doit avoir beaucoup de fortune pour se faireécouter, ce vieux-là. Trompe-la Mort, en venant ici, a chaussé lapeau d’un honnête homme, il s’est fait bon bourgeois de Paris, ils’est logé dans une pension sans apparence, il est fin,allez&|160;! on ne le prendra jamais sans vert. Donc monsieurVautrin est un homme considéré, qui fait des affairesconsidérables.

– Naturellement, se dit Poiret à lui-même.

– Le Ministre, si l’on se trompait en arrêtant un vrai Vautrin,ne veut pas se mettre à dos le commerce de Paris, ni l’opinionpublique. Monsieur le Préfet de police branle dans le manche, il ades ennemis. S’il y avait erreur, ceux qui veulent sa placeprofiteraient des clabaudages et des criailleries libérales pour lefaire sauter. Il s’agit ici de procéder comme dans l’affaire deCogniard, le faux comte de Sainte-Hélène si ç’avait été un vraicomte de Sainte-Hélène, nous n’étions pas propres. Aussi faut-ilvérifier.

Oui, mais vous avez besoin d’une jolie femme, dit vivementmademoiselle Michonneau.

– Trompe-la-Mort ne se laisserait pas aborder par une femme, ditl’agent. Apprenez un secret : il n’aime pas les femmes.

– Mais je ne vois pas alors à quoi je suis bonne pour unesemblable vérification, une supposition que je consentirais à lafaire pour deux mille francs.

– Rien de plus facile, dit l’inconnu. Je vous remettrai unflacon contenant une dose de liqueur préparée pour donner un coupde sang qui n’a pas le moindre danger et simule une apoplexie.Cette drogue peut se mêler également au vin et au café.Sur-le-champ vous transportez votre homme sur un lit, et vous ledéshabillez afin de savoir s’il ne meurt pas. Au moment où vousserez seule, vous lui donnerez une claque sur l’épaule, paf&|160;!et vous verrez reparaître les lettres.

– Mais c’est rien du tout, ça, dit Poiret.

– Eh bien&|160;! consentez-vous&|160;? dit Gondureau à lavieille fille.

– Mais, mon cher monsieur, dit mademoiselle Michonneau, au casoù il n’y aurait point de lettres, aurais-je les deux millefrancs&|160;?

– Non.

– Quelle sera donc l’indemnité&|160;?

– Cinq cents francs.

– Faire une chose pareille pour si peu. Le mal est le même dansla conscience, et j’ai ma conscience à calmer, monsieur.

– Je vous affirme, dit Poiret, que mademoiselle a beaucoup deconscience, outre que c’est une très aimable personne et bienentendue.

– Eh bien&|160;! reprit mademoiselle Michonneau, donnez-moitrois mille francs si c’est Trompe-la-Mort, et rien si c’est unbourgeois.

– Ça va, dit Gondureau, mais à condition que l’affaire serafaite demain.

– Pas encore, mon cher monsieur, j’ai besoin de consulter monconfesseur.

– Finaude&|160;! dit l’agent en se levant. A demain alors. Et sivous étiez pressée de me parler, venez petite rue Sainte-Anne, aubout de la cour de la Sainte-Chapelle. Il n’y a qu’une porte sousla voûte. Demandez monsieur Gondureau.

Bianchon, qui revenait du cours de Cuvier, eut l’oreille frappéedu mot assez original de Trompe-la-Mort, et entendit le ça va ducélèbre chef de la police de sûreté.

– Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce serait trois cents francsde rente viagère, dit Poiret à mademoiselle Michonneau.

– Pourquoi&|160;? dit-elle. Mais il faut y réfléchir. Simonsieur Vautrin était ce Trompe-la-Mort, peut-être y aurait-ilplus d’avantage à s’arranger avec lui. Cependant, lui demander del’argent, ce serait le prévenir, et il serait homme à décampergratis . Ce serait un puff abominable.

– Quand il serait prévenu, reprit Poiret, ce monsieur ne nousa-t-il pas dit qu’il était surveillé&|160;? Mais vous, vousperdriez tout.

– D’ailleurs, pensa mademoiselle Michonneau, je ne l’aime point,cet homme&|160;! Il ne sait me dire que des chosesdésagréables.

– Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux. Ainsi que l’a dit cemonsieur, qui me parait fort bien, outre qu’il est très proprementcouvert, c’est un acte d’obéissance aux lois que de débarrasser lasociété d’un criminel, quelque vertueux qu’il puisse être. Qui a buboira. S’il lui prenait fantaisie de nous assassiner tous&|160;?Mais, que diable&|160;! nous serions coupables de ces assassinats,sans compter que nous en serions les premières victimes.

La préoccupation de mademoiselle Michonneau ne lui permettaitpas d’écouter les phrases tombant une à une de la bouche de Poiret,comme les gouttes d’eau qui suintent à travers le robinet d’unefontaine mal fermée. Quand une fois ce vieillard avait commencé lasérie de ses phrases, et que mademoiselle Michonneau ne l’arrêtaitpas, il parlait toujours, à l’instar d’une mécanique montée. Aprèsavoir entamé un premier sujet, il était conduit par ses parenthèsesà en traiter de tout opposés, sans avoir rien conclu. En arrivant àla Maison-Vauquer, il s’était faufilé dans une suite de passages etde citations transitoires qui l’avaient amené à raconter sadéposition dans l’affaire du sieur Ragoulleau et de la dame Morin,où il avait comparu en qualité de témoin à décharge. En entrant, sacampagne ne manqua pas d’apercevoir Eugène de Rastignac engagé avecmademoiselle Taillefer dans une intime causerie dont l’intérêtétait si palpitant que le couple ne fit aucune attention au passagedes deux vieux pensionnaires quand ils traversèrent la salle àmanger.

– Ça devait finir par là, dit mademoiselle Michonneau à Poiret.Ils se faisaient des yeux à s’arracher l’âme depuis huit jours.

– Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condamnée.

– Qui&|160;?

– Madame Morin.

– Je vous parle de mademoiselle Victorine, dit la Michonneau enentrant, sans y faire attention, dans la chambre de Poiret, et vousme répondez par madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cettefemme-là&|160;?

– De quoi serait donc coupable mademoiselle Victorine&|160;?demanda Poiret.

– Elle est coupable d’aimer M. Eugène de Rastignac, et va del’avant sans savoir où ça la mènera, pauvre innocente&|160;!

Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir parmadame de Nucingen. Dans son for intérieur, il s’était abandonnécomplètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs del’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenird’une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer del’abîme où il avait déjà mis le pied depuis une heure, enéchangeant avec mademoiselle Taillefer les plus douces promesses.Victorine croyait entendre la voix d’un ange, les cieux s’ouvraientpour elle, la Maison-Vauquer se parait des teintes fantastiques queles décorateurs donnent aux palais de théâtre : elle aimait, elleétait aimée, elle le croyait du moins&|160;! Et quelle femme nel’aurait cru comme elle en voyant Rastignac, en l’écoutant durantcette heure dérobée à tous les argus de la maison&|160;? En sedébattant contre sa conscience, en sachant qu’il faisait mal etvoulant faire mal, en se disant qu’il rachèterait ce péché vénielpar le bonheur d’une femme, il s’était embelli de son désespoir, etresplendissait de tous les feux de l’enfer qu’il avait au cœur.Heureusement pour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entrajoyeusement, et lut dans l’âme des deux jeunes gens qu’il avaitmariés par les combinaisons de son infernal génie, mais dont iltroubla soudain la joie en chantant de sa grosse voix railleuse:

Ma Fanchette est charmante

Dans sa simplicité…

Victorine se sauva en emportant autant de bonheur qu’elle avaiteu jusqu’alors de malheur dans sa vie. Pauvre fille&|160;! unserrement de mains, sa joue effleurée par les cheveux de Rastignac,une parole dite si près de son oreille qu’elle avait senti lachaleur des lèvres de l’étudiant, la pression de sa taille par unbras tremblant, un baiser pris sur son cou, furent les accordaillesde sa passion, que le voisinage de la grosse Sylvie, menaçantd’entrer dans cette radieuse salle à manger, rendit plus ardentes,plus vives, plus engageantes que les plus beaux témoignages dedévouement racontés dans les plus célèbres histoires d’amour. Cesmenus suffrages, suivant une jolie expression de nos ancêtres,paraissaient être des crimes à une pieuse jeune fille confesséetous les quinze jours&|160;! En cette heure, elle avait prodiguéplus de trésors d’âme que plus tard, riche et heureuse, elle n’enaurait donné en se livrant tout entière.

– L’affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nos deux dandies sesont piochés. Tout s’est passé convenablement. Affaire d’opinion.Notre pigeon a insulté mon faucon. A demain, dans la redoute deClignancourt. A huit heures et demie, mademoiselle Tailleferhéritera de l’amour et de la fortune de son père, pendant qu’ellesera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurrédans son café. N’est-ce pas drôle à se dire&|160;? Ce petitTaillefer est très fort à l’épée, il est confiant comme un brelancarré&|160;; mais il sera saigné par un coup que j’ai inventé, unemanière de relever l’épée et de vous piquer le front. Je vousmontrerai cette botte-là, car elle est furieusement utile.

Rastignac écoutait d’un air stupide, et ne pouvait rienrépondre. En ce moment le père Goriot, Bianchon et quelques autrespensionnaires arrivèrent.

– Voilà comme je vous voulais, lui dit Vautrin. Vous savez ceque vous faites. Bien, mon petit aiglon&|160;! vous gouvernerez leshommes&|160;; vous êtes fort, carré, poilu&|160;; vous avez monestime.

Il voulut lui prendre la main. Rastignac retira vivement lasienne, et tomba sur une chaise en pâlissant&|160;; il croyait voirune mare de sang devant lui.

– Ah&|160;! nous avons encore quelques petits langes tachés devertu, dit Vautrin à voix basse. Papa d’Oliban a trois millions, jesais sa fortune. La dot vous rendra blanc comme une robe de mariée,et à vos propres yeux.

Rastignac n’hésita plus. Il résolut d’aller prévenir pendant lasoirée messieurs Taillefer père et fils. En ce moment, Vautrinl’ayant quitté, le père Goriot lui dit à l’oreille :- Vous êtestriste, mon enfant&|160;! je vais vous égayer, moi. Venez&|160;! Etle vieux vermicellier allumait son rat-de-cave à une des lampes.Eugène le suivit tout ému de curiosité.

– Entrons chez vous, dit le bonhomme, qui avait demandé la clefde l’étudiant à Sylvie. Vous avez cru ce matin qu’elle ne vousaimait pas, hein&|160;! reprit-il. Elle vous a renvoyé de force, etvous vous en êtes allé fâché, désespéré. Nigaudinos&|160;! Ellem’attendait. Comprenez-vous&|160;? Nous devions aller acheverd’arranger un bijou d’appartement dans lequel vous irez demeurerd’ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veut vous faire unesurprise&|160;; mais je ne tiens pas à vous cacher plus longtempsle secret. Vous serez rue d’Artois, à deux pas de la rueSaint-Lazare. Vous y serez comme un prince. Nous vous avons eu desmeubles comme pour une épousée. Nous avons fait bien des chosesdepuis un mois, en ne vous en disant rien. Mon avoué s’est mis encampagne, ma fille aura ses trente-six mille francs par an,l’intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le placement de seshuit cent mille francs en bons biens au soleil.

Eugène était muet et se promenait, les bras croisés, de long enlong, dans sa pauvre chambre en désordre. Le père Goriot saisit unmoment où l’étudiant lui tournait le dos, et mis sur la cheminéeune boîte en maroquin rouge, sur laquelle étaient imprimées en orles armes de Rastignac.

– Mon cher enfant, disait le pauvre bonhomme, je me suis misdans tout cela jusqu’au cou. Mais, voyez-vous, il y avait à moibien de l’égoïsme, je suis intéressé dans votre changement dequartier. Vous ne me refuserez pas, hein&|160;! si je vous demandequelque chose&|160;?

– Que voulez-vous&|160;?

– Au-dessus de votre appartement, au cinquième, il y a unechambre qui en dépend, j’y demeurerai, pas vrai&|160;? je me faisvieux, je suis trop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas.Seulement je serai là. Vous me parlerez d’elle tous les soirs. Çane vous contrariera pas, dites&|160;? Quand vous rentrerez, que jeserai dans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : Il vient devoir ma petite Delphine. Il l’a menée au bal, elle est heureuse parlui. Si j’étais malade, ça me mettrait du baume dans le cœur devous écouter revenir, vous remuer, aller. Il y aura tant de mafille en vous&|160;! je n’aurai qu’un pas à faire pour être auxChamps-Elysées, où elles passent tous les jours, je les verraitoujours, tandis que quelquefois j’arrive trop tard. Et puis elleviendra chez vous peut-être&|160;! je l’entendrai, je la verraidans sa douillette du matin, trottant, allant gentiment comme unepetite chatte. Elle est redevenue, depuis un mois, ce qu’elleétait, jeune fille, gaie, pimpante. Son âme est en convalescence,elle vous doit le bonheur. Oh&|160;! je ferais pour vousl’impossible. Elle me disait tout à l’heure en revenant :  » Papa,je suis bien heureuse&|160;!  » Quand elles me disentcérémonieusement, Mon père , elles me glacent mais quand ellesm’appellent papa, il me semble encore les voir petites, elles merendent tous mes souvenirs. Je suis mieux leur père. Je croisqu’elles ne sont encore à personne&|160;! Le bonhomme s’essuya lesyeux, il pleurait.- Il y a longtemps que je n’avais entendu cettephrase, longtemps qu’elle ne m’avait donné le bras. Oh&|160;! oui,voilà bien dix ans que je n’ai marché côte à côte avec une de mesfilles. Est-ce bon de se frotter à sa robe, de se mettre à son pas,de partager sa chaleur&|160;! Enfin, j’ai mené Delphine, ce matin,partout. J’entrais avec elle dans les boutiques. Et je l’aireconduite chez elle. Oh&|160;! gardez-moi près de vous.Quelquefois vous aurez besoin de quelqu’un pour vous rendreservice, je serai là. Oh&|160;! si cette grosse souche d’Alsacienmourait, si sa goutte avait l’esprit de remonter dans l’estomac, mapauvre fille serait-elle heureuse&|160;! Vous seriez mon gendre,vous seriez ostensiblement son mari. Bah&|160;! elle est simalheureuse de ne rien connaître aux plaisirs de ce monde, que jel’absous de tout. Le bon Dieu doit être du côté des pères quiaiment bien. Elle vous aime trop&|160;! dit-il en hochant la têteaprès une pause. En allant, elle causait de vous avec moi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien&|160;! il a bon cœur&|160;!Parle-t-il de moi&|160;?  » Bah, elle m’en a dit, depuis la rued’Artois jusqu’au passage des Panoramas, des volumes&|160;! Ellem’a enfin versé son cœur dans le mien. Pendant toute cette bonnematinée je n’étais plus vieux, je ne pesais pas une once. Je lui aidit que vous m’aviez remis le billet de mille francs. Oh&|160;! lachérie, elle en a été émue aux larmes. Qu’avez-vous donc là survotre cheminée&|160;? dit enfin le père Goriot qui se mouraitd’impatience en voyant Rastignac immobile.

Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété. Ceduel, annoncé par Vautrin pour le lendemain, contrastait siviolemment avec la réalisation de ses plus chères espérances, qu’iléprouvait toutes les sensations du cauchemar. Il se tourna vers lacheminée, y aperçut la petite boîte carrée, l’ouvrit, et trouvadedans un papier qui couvrait une montre de Bréguet. Sur ce papierétaient écrits ces mots :  » Je veux que vous pensiez à moi à touteheure, parce que&|160;…

DELPHINE  »

Ce dernier mot faisait sans doute allusion à quelque scène quiavait eu lieu entre eux. Eugène en fut attendri. Ses armes étaientintérieurement émaillées dans l’or de la boîte. Ce bijou silongtemps envié, la chaîne, la clef, la façon, les dessinsrépondaient à tous ses vœux. Le père Goriot était radieux. Il avaitsans doute promis à sa fille de lui rapporter les moindres effetsde la surprise que causerait son présent à Eugène, car il était entiers dans ces jeunes émotions et ne paraissait pas le moinsheureux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille et pourlui-même.

– Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. La grosse souched’Alsacien soupe chez sa danseuse. Ah&|160;! ah&|160;! il a étébien sot quand mon avoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pasaimer ma fille à l’adoration&|160;? qu’il y touche et je le tue.L’idée de savoir ma Delphine à… (il soupira) me ferait commettre uncrime&|160;; mais ce ne serait pas un homicide, c’est une tête deveau sur un corps de porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-cepas&|160;?

– Oui, mon bon père Goriot, vous savez bien que je vousaime…

– Je le vois, vous n’avez pas honte de moi, vous&|160;!Laissez-moi vous embrasser. Et il serra l’étudiant dans ses bras.-Vous la rendrez bien heureuse, promettez-le-moi&|160;! Vous irez cesoir, n’est-ce pas&|160;? .

– Oh, oui&|160;! je dois sortir pour des affaires qu’il estimpossible de remettre.

– Puis-je vous être bon à quelque chose&|160;?

– Ma foi, oui&|160;! Pendant que j’irai chez madame de Nucingen,allez chez M. Taillefer le père, lui dire de me donner une heuredans la soirée pour lui parler d’une affaire de la dernièreimportance.

– Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le père Goriot enchangeant de visage&|160;; feriez-vous la cour à sa fille, comme ledisent ces imbéciles d’en bas&|160;? Tonnerre de Dieu&|160;! vousne savez pas ce que c’est qu’une tape à la Goriot. Et si vous noustrompiez, ce serait l’affaire d’un coup de poing.

– Oh&|160;! ce n’est pas possible.

– Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, ditl’étudiant, je ne le sais que depuis un moment.

– Ah, quel bonheur&|160;! fit le père Goriot.

– Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer se bat demain,et j’ai entendu dire qu’il serait tué.

– Qu’est-ce que cela vous fait&|160;? dit Goriot.

Mais il faut lui dire d’empêcher son fils de se rendre… .s’écria Eugène.

En ce moment, il fut interrompu par la voix de Vautrin, qui sefit entendre sur le pas de sa porte, où il chantait :

O Richard, ô mon roi&|160;!

L’univers t’abandonne…

Broum&|160;! broum&|160;! broum&|160;! broum&|160;!broum&|160;!

J’ai longtemps parcouru le monde,

Et l’on m’a vu…

Tra la, la, la, la…

– Messieurs, cria Christophe, la soupe vous attend, et tout lemonde est à table.

– Tiens, dit Vautrin, viens prendre une bouteille de mon vin deBordeaux.

– La trouvez-vous jolie, la montre&|160;? dit le père Goriot.Elle a bon goût, hein&|160;!

Vautrin, le père Goriot et Rastignac descendirent ensemble et setrouvèrent, par suite de leur retard, placés à côté les uns desautres à table. Eugène marqua la plus grande froideur à Vautrinpendant le dîner, quoique jamais cet homme, si aimable aux yeux demadame Vauquer, n’eût déployé autant d’esprit. Il fut pétillant desaillies, et sut mettre en train tous les convives. Cetteassurance, ce sang-froid consternaient Eugène.

– Sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui&|160;? luidit madame Vauquer. Vous êtes gai comme un pinson.

– Je suis toujours gai quand j’ai fait de bonnes affaires.

– Des affaires&|160;? dit Eugène.

– Eh bien, oui. J’ai livré une partie de marchandises qui mevaudra de bons droits de commission. Mademoiselle Michonneau,dit-il en s’apercevant que la vieille fille l’examinait, ai-je dansla figure un trait qui vous déplaise, que vous me faites l’oeilaméricain&|160;? Faut le dire&|160;! je le changerai pour vous êtreagréable. Poiret, nous ne nous fâcherons pas pour ça, hein&|160;!dit-il en guignant le vieil employé.

– Sac à papier&|160;! vous devriez poser pour unHercule-Farceur, dit le jeune peintre à Vautrin.

– Ma foi, ça va&|160;! si mademoiselle Michonneau veut poser enVénus du Père-Lachaise, répondit Vautrin.

– Et Poiret&|160;! dit Bianchon.

– Oh&|160;! Poiret posera en Poiret. Ce sera le dieu desjardins&|160;! s’écria Vautrin. Il dérive de poire…

– Molle&|160;! reprit Bianchon. Vous seriez alors entre la poireet le fromage.

– Tout ça, c’est des bêtises, dit madame Vauquer, et vous feriezmieux de nous donner de votre vin de Bordeaux dont j’aperçois unebouteille qui montre sonnez&|160;! Ça nous entretiendra en joie,outre que c’est bon à l’ estomaque .

– Messieurs, dit Vautrin, madame la présidente nous rappelle àl’ordre. Madame Couture et mademoiselle Victorine ne seformaliseront pas de vos discours badins&|160;; mais respectezl’innocence du père Goriot. Je vous propose une petitebouteillorama de vin de Bordeaux, que le nom de Laffitte renddoublement illustre, soit dit sans allusion politique. Allons,Chinois&|160;! dit-il en regardant Christophe qui ne bougea pas.Ici, Christophe&|160;! Comment tu n’entends pas ton nom&|160;?Chinois, amène les liquides&|160;!

– Voilà, monsieur, dit Christophe en lui présentant labouteille.

Après avoir rempli le verre d’Eugène et celui du père Goriot, ils’en versa lentement quelques gouttes qu’il dégusta, pendant queses deux voisins buvaient, et tout à coup il fit une grimace.

– Diable&|160;! diable&|160;! il sent le bouchon. Prends celapour toi, Christophe, et va nous en chercher&|160;; à droite, tusais&|160;? Nous sommes seize, descends huit bouteilles..

– Puisque vous vous fendez, dit le peintre, je paye un cent demarrons.

– Oh&|160;! oh&|160;!

– Booououh&|160;!

– Prrrr&|160;!

Chacun poussa des exclamations qui partirent comme les fuséesd’une girandole.

– Allons, maman Vauquer, deux de champagne, lui criaVautrin.

– Quien, c’est cela&|160;! Pourquoi pas demander lamaison&|160;? Deux de champagne&|160;! mais ça coûte douzefrancs&|160;! Je ne les gagne pas, non&|160;! Mais si monsieurEugène veut les payer, j’offre du cassis.

– V’là son cassis qui purge comme de la manne, dit l’étudiant enmédecine à voix basse.

– Veux-tu te taire, Bianchon, s’écria Rastignac, je ne peux pasentendre parler de manne sans que le cœur… Oui, va pour le vin deChampagne, je le paye, ajouta l’étudiant.

– Sylvie, dit madame Vauquer, donnez les biscuits et les petitsgâteaux.

– Vos petits gâteaux sont trop grands, dit Vautrin, ils ont dela barbe. Mais quant aux biscuits, aboulez.

En un moment le vin de Bordeaux circula, les convivess’animèrent, la gaieté redoubla. Ce fut des rires féroces, aumilieu desquels éclatèrent quelques imitations des diverses voixd’animaux. L’employé au Muséum s’étant avisé de reproduire un cride Paris qui avait de l’analogie avec le miaulement du chatamoureux, aussitôt huit voix beuglèrent simultanément les phrasessuivantes :- A repasser les couteaux&|160;!- Mo-ron pour les p’titsoiseaux&|160;!- Voilà le plaisir, mesdames, voilà leplaisir&|160;!- A raccommoder la faïence&|160;!- A la barque, à labarque&|160;!- Battez vos femmes, vos habits&|160;!- Vieux habits,vieux galons, vieux chapeaux à vendre&|160;!- A la cerise, à ladouce&|160;! La palme fut à Bianchon pour l’accent nasillard aveclequel il cria :- Marchand de parapluies&|160;! En quelquesinstants ce fut un tapage à casser la tête, une conversation pleinede coq-à-l’âne, un véritable opéra que Vautrin conduisait comme unchef d’orchestre, en surveillant Eugène et le père Goriot, quisemblaient ivres déjà. Le dos appuyé sur leur chaise, tous deuxcontemplaient ce désordre inaccoutumé d’un air grave, en buvantpeu&|160;; tous deux étaient préoccupés de ce qu’ils avaient àfaire pendant la soirée, et néanmoins ils se sentaient incapablesde se lever. Vautrin, qui suivait les changements de leurphysionomie en leur lançant des regards de côté, saisit le momentoù leurs yeux vacillèrent et parurent vouloir se fermer, pour sepencher à l’oreille de Rastignac et lui dire :  » Mon petit gars,nous ne sommes pas assez rusé pour lutter avec notre papa Vautrin,et il vous aime trop pour vous laisser faire des sottises. Quandj’ai résolu quelque chose, le bon Dieu seul est assez fort pour mebarrer le passage. Ah&|160;! nous voulions aller prévenir le pèreTaillefer, commettre des fautes d’écolier&|160;! Le four est chaud,la farine est pétrie, le pain est sur la pelle, demain nous enferons sauter les miettes par-dessus notre tête en y mordant&|160;;et nous empêcherions d’enfourner&|160;?… non, non, toutcuira&|160;! Si nous avons quelques petits remords, la digestionles emportera. Pendant que nous dormirons notre petit somme, lecolonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de MichelTaillefer avec la pointe de son épée. En héritant de son frère,Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai déjà prisdes renseignements, et sais que la succession de la mère monte àplus de trois cent mille…  »

Eugène entendit ces paroles sans pouvoir y répondre il sentaitsa langue collée à son palais, et se trouvait en proie à unesomnolence invincible&|160;; il ne voyait déjà plus la table et lesfigures des convives qu’à travers un brouillard lumineux. Bientôtle bruit s’apaisa, les pensionnaires s’en allèrent un à un. Puis,quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture,mademoiselle Victorine, Vautrin et le père Goriot, Rastignacaperçut, comme s’il eût rêvé, madame Vauquer occupée à prendre lesbouteilles pour en vider les restes de manière à en faire desbouteilles pleines.

– Ah&|160;! sont-ils fous, sont-ils jeunes&|160;! disait laveuve.

Ce fut la dernière phrase que put comprendre Eugène.

– Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire de ces farces-là, ditSylvie. Allons, voilà Christophe qui ronfle comme une toupie.

– Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais au boulevard admirer M.Marty dans Le Mont Sauvage , une grande pièce tirée du Solitaire.Si vous voulez, je vous y mène ainsi que ces dames.

– Je vous remercie, dit madame Couture.

– Comment, ma voisine&|160;! s’écria madame Vauquer, vousrefusez de voir une pièce prise dans Le Solitaire , un ouvrage faitpar Atala de Chateaubriand, et que nous aimions tant à lire, quiest si joli que nous pleurions comme des madeleines d’Elodie sousles tyeuilles cet été dernier, enfin un ouvrage moral qui peut êtresusceptible d’instruire voire demoiselle&|160;?

– Il nous est défendu d’aller à la comédie, réponditVictorine.

– Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vautrin en remuantd’une manière comique la tête du père Goriot et celle d’Eugène.

En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise, pour qu’il pûtdormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, enchantant.

Dormez, mes chères amours&|160;!

Pour vous je veillerai toujours.

– J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.

– Restez à le soigner alors, reprit Vautrin. C’est, luisouffla-t-il à l’oreille, votre devoir de femme soumise. Il vousadore, ce jeune homme, et vous serez sa petite femme, je vous leprédis. Enfin, dit-il à haute voix, ils furent considérés dans toutle pays, vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants . Voilàcomment finissent tous les romans d’amour. Allons, maman dit-il ense tournant vers madame Vauquer, qu’il étreignit, mettez lechapeau, la belle robe à fleurs, l’écharpe de la comtesse. Je vaisvous allez chercher un fiacre, soi-même. Et il partit en chantant:

Soleil, soleil, divin soleil,

Toi qui fais mûrir les citrouilles… .

– Mon Dieu&|160;! dites donc, madame Couture, cet homme-là meferait vivre heureuse sur les toits. Allons, dit-elle en setournant vers le vermicellier, voilà le père Goriot parti. Ce vieuxcancre-là n’a jamais eu l’idée de me mener ç part, lui. Mais il vatomber par terre, mon Dieu&|160;! C’est-y indécent à un homme d’âgede perdre la raison&|160;! Vous me direz qu’on ne perd point cequ’on n’a pas, Sylvie, montez-le donc chez lui.

Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras, le fit marcher, etle jeta tout habillé comme un paquet au travers de son lit.

– Pauvre jeune homme, disait madame Couture en écartant lescheveux d’Eugène qui lui tombaient dans les yeux, il est comme unejeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un excès.

– Ah&|160;! je peux bien dire que depuis trente et un ans que jetiens ma pension, dit madame Vauquer, il m’est passé bien desjeunes gens par les mains, comme on dit, mais je n’en ai jamais vud’aussi gentil, d’aussi distingué que monsieur Eugène. Est-il beauquand il dort&|160;! Prenez-lui donc la tête sur votre épaule,madame Couture. Bah&|160;! il tombe sur celle de mademoiselleVictorine : il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il sefendait la tête sur la pomme de la chaise. A eux deux, ils feraientun bien joli couple.

– Ma voisine, taisez-vous donc, s’écria madame Couture, vousdites des choses…

– Bah&|160;! fit madame Vauquer, il n’entend pas. Allons,Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettre mon grand corset.

– Ah bien&|160;! votre grand corset, après avoir dîné, madame,dit Sylvie. Non, cherchez quelqu’un pour vous serrer, ce ne serapas moi qui serai votre assassin. Vous commettriez là uneimprudence à vous coûter la vie.

– Ça m’est égal, il faut faire honneur à monsieur Vautrin.

– Vous aimez donc bien vos héritiers&|160;?

Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuve en s’en allant.

A son âge, dit la cuisinière en montrant sa maîtresse

à Victorine.

Madame Couture et sa pupille, sur l’épaule de laquelle dormaitEugène, restèrent seules dans la salle à manger. Les ronflements deChristophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaientressortir le paisible sommeil d’Eugène, qui dormait aussigracieusement qu’un enfant. Heureuse de pouvoir se permettre un deces actes de charité par lesquels s’épanchent tous les sentimentsde la femme, et qui lui faisait sans crime sentir le cœur du jeunehomme battant sur le sien, Victorine avait dans la physionomiequelque chose de maternellement protecteur qui la rendait fière. Atravers les mille pensées qui s’élevaient dans son cœur, perçait untumultueux mouvement de volupté qu’excitait l’échange d’une jeuneet pure chaleur.

Pauvre chère fille&|160;! dit madame Couture en lui pressant lamain.

La vieille dame admirait cette candide et souffrante figure, surlaquelle était descendue l’auréole du bonheur. Victorineressemblait à l’une de ces naïves peintures du Moyen Age danslesquelles tous les accessoires sont négligés par l’artiste, qui aréservé la magie d’un pinceau calme et fier pour la figure jaune deton, mais où le ciel semble se refléter avec ses teintes d’or.

– Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres, maman, ditVictorine en passant ses doigts dans la chevelure d’Eugène.

– Mais si c’était un débauché, ma fille, il aurait porté le vincomme tous ces autres. Son ivresse fait son éloge.

Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.

– Maman, dit la jeune fille, voici monsieur Vautrin. Prenez doncmonsieur Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet homme,il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênentune femme comme si on lui enlevait sa robe.

– Non, dit madame Couture, tu te trompes&|160;! Monsieur Vautrinest un brave homme, un peu dans le genre de défunt monsieurCouture, brusque, mais bon, un bourru bienfaisant.

En ce moment Vautrin entra tout doucement, et regarda le tableauformé par ces deux enfants que la lueur de la lampe semblaitcaresser.

– Eh bien&|160;! dit-il en se croisant les bras, voilà de cesscènes qui auraient inspiré de belles pages à ce bon Bernardin deSaint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie . La jeunesse est bienbelle, madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il en contemplantEugène, le bien vient quelquefois en dormant. Madame, reprit-il ens’adressant à la veuve, ce qui m’attache à ce jeune homme, ce quim’émeut, c’est de savoir la beauté de son âme en harmonie aveccelle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas un chérubin posé surl’épaule d’un ange&|160;? il est digne d’être aimé, celui-là&|160;!Si j’étais femme, je voudrais mourir (non, pas si bête&|160;!)vivre pour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voix basseet se penchant à l’oreille de la veuve, je ne puis m’empêcher depenser que Dieu les a créés pour être l’un à l’autre. La Providencea des voies bien cachées, elle sonde les reins et les cœurs,s’écria-t-il à haute voix. En vous voyant unis, mes enfants, unispar une même pureté, par tous les sentiments humains, je me disqu’il est impossible que vous soyez jamais séparés dans l’avenir.Dieu est juste. Mais, dit-il à la jeune fille, il me semble avoirvu chez vous des lignes de prospérité. Donnez-moi votre main,mademoiselle Victorine&|160;? je me connais en chiromancie, j’aidit souvent la bonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh&|160;!qu’aperçois-je&|160;? Foi d’honnête homme, vous serez avant peul’une des plus riches héritières de Paris. Vous comblerez debonheur celui qui vous aime. Votre père vous appelle auprès de lui.Vous vous mariez avec un homme titré, jeune, beau, qui vousadore.

En ce moment, les pas lourds de la coquette veuve qui descendaitinterrompirent les prophéties de Vautrin.

– Voilà maman Vauquerre belle comme un astre, ficelée comme unecarotte. N’étouffons-nous pas un petit brin&|160;? lui dit-il enmettant sa main sur le haut du busc&|160;; les avant-cœurs sontbien pressés, maman. Si nous pleurons, il y aura explosion&|160;;mais je ramasserai les débris avec un soin d’antiquaire.

Il connaît le langage de la galanterie française,celui-là&|160;! dit la veuve en se penchant à l’oreille de madameCouture.

– Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tournant vers Eugène etVictorine. Je vous bénis, leur dit-il en leur imposant ses mainsau-dessus de leurs têtes. Croyez-moi, mademoiselle, c’est quelquechose que les vœux d’un honnête homme, ils doivent porter bonheur,Dieu les écoute.

– Adieu, ma chère amie, dit madame Vauquer à sa pensionnaire.Croyez-vous, ajouta-t-elle à voix basse, que monsieur Vautrin aitdes intentions relatives à ma personne.

– Heu&|160;! heu&|160;!

– Ah&|160;! ma chère mère, dit Victorine en soupirant et enregardant ses mains, quand les deux femmes furent seules, si ce bonmonsieur Vautrin disait vrai&|160;!

Mais il ne faut qu’une chose pour cela, répondit la vieilledame, seulement que ton monstre de frère tombe de cheval.

– Ah&|160;! maman.

– Mon dieu, peut-être est-ce un péché que de souhaiter du mal àson ennemi, reprit la veuve. Eh bien&|160;! j’en ferai pénitence.En vérité, je porterai de bon cœur des fleurs sur sa tombe. Mauvaiscœur&|160;! il n’a pas le courage de parler pour sa mère, dont ilgarde à ton détriment l’héritage par des micmacs. Ma cousine avaitune belle fortune. Pour ton malheur, il n’a jamais été question deson apport dans le contrat.

– Mon bonheur me serait souvent pénible à porter s’il coûtait lavie à quelqu’un, dit Victorine. Et s’il fallait, pour êtreheureuse, que mon frère disparût, J’aimerais mieux toujours êtreici.

– Mon Dieu, comme dit ce bon monsieur Vautrin, qui, tu le vois,est plein de religion, reprit madame Couture, j’ai eu du plaisir àsavoir qu’il n’est pas incrédule comme les autres, qui parlent deDieu avec moins de respect que n’en a le diable. Eh bien&|160;! quipeut savoir par quelles voies il plaît à la Providence de nousconduire&|160;?

Aidées par Sylvie, les deux femmes finirent par transporterEugène dans sa chambre, le couchèrent sur son lit, et la cuisinièrelui défit ses habits pour le mettre à l’aise. Avant de partir,quand sa protectrice eut le dos tourné, Victorine mit un baiser surle front d’Eugène avec tout le bonheur que devait lui causer cecriminel larcin. Elle regarda sa chambre, ramassa pour ainsi diredans une seule pensée les mille félicités de cette journée, en fitun tableau qu’elle contempla longtemps, et s’endormit la plusheureuse créature de Paris. Le festoiement à la faveur duquelVautrin avait fait boire à Eugène et au père Goriot du vinnarcotisé décida la perte de cet homme. Bianchon, à moitié gris,oublia de questionner mademoiselle Michonneau sur Trompe-la-Mort.S’il avait prononcé ce nom, il aurait certes éveillé la prudence deVautrin, ou, pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin, l’unedes célébrités du bagne. Puis le sobriquet de Vénus duPère-Lachaise décida mademoiselle Michonneau à livrer le forçat aumoment où, confiante en la générosité de Collin, elle calculaits’il ne valait pas mieux le prévenir et le faire évader pendant lanuit. Elle venait de sortir, accompagnée de Poiret, pour allertrouver le fameux chef de la police de sûreté, petite rueSainte-Anne, croyant encore avoir affaire à un employé supérieurnommé Gondureau. Le directeur de la police judiciaire la reçut avecgrâce. Puis, après une conversation où tout fut précisé,mademoiselle Michonneau demanda la potion à l’aide de laquelle elledevait opérer la vérification de la marque. Au geste decontentement que fit le grand homme de la petite rue Sainte-Anne,en cherchant une fiole dans le tiroir de son bureau, mademoiselleMichonneau devina qu’il y avait dans cette capture quelque chose deplus important que l’arrestation d’un simple forçat. A force de secreuser la cervelle, elle soupçonna que la police espérait, d’aprèsquelques révélations faites par les traîtres du bagne, arriver àtemps pour mettre la main sur des valeurs considérables. Quand elleeut exprimé ses conjectures à ce renard, il se mit à sourire, etvoulut détourner les soupçons de la vieille fille.

– Vous vous trompez, répondit-il. Collin est la Sorbonne la plusdangereuse qui jamais se soit trouvée du côté des voleurs. Voilàtout. Les coquins le savent bien&|160;; il est leur drapeau, leursoutien, leur Bonaparte enfin&|160;; ils l’aiment tous. Ce drôle nenous laissera jamais sa tronche en place de Grève.

Mademoiselle Michonneau ne comprenant pas, Gondureau luiexpliqua les deux mots d’argot dont il s’était servi. Sorbonne ettronche sont deux énergiques expressions du langage des voleurs,qui, les premiers, ont senti la nécessité de considérer la têtehumaine sous deux aspects. La Sorbonne est la tête de l’hommevivant, son conseil, sa pensée. La tronche est un mot de méprisdestiné à exprimer combien la tête devient peu de chose quand elleest coupée.

– Collin nous joue, reprit-il. Quand nous rencontrons de ceshommes en façon de barres d’acier trempées à l’anglaise, nous avonsla ressource de les tuer si, pendant leur arrestation, ilss’avisent de faire la moindre résistance. Nous comptons surquelques voies de fait pour tuer Collin demain matin. On éviteainsi le procès, les frais de garde, la nourriture, et çadébarrasse la société. Les procédures, les assignations auxtémoins, leurs indemnités, l’exécution, tout ce qui doit légalementnous défaire de ces garnements-là coûte au-delà des mille écus quevous aurez. Il y a économie de temps. En donnant un bon coup debaïonnette dans la panse de Trompe-la-Mort, nous empêcherons unecentaine de crimes, et nous éviterons la corruption de cinquantemauvais sujets qui se tiendront bien sagement aux environs de lacorrectionnelle. Voilà de la police bien faite. Selon les vraisphilanthropes, se conduire ainsi, c’est prévenir les crimes.

– Mais c’est servir son pays, dit Poiret.

– Eh bien&|160;! répliqua le chef, vous dites des choses senséesce soir, vous. Oui, certes, nous servons le pays. Aussi le mondeest-il bien injuste à notre égard. Nous rendons à la société debien grands services ignorés. Enfin, il est d’un homme supérieur dese mettre au-dessus des préjugés, et d’un chrétien d’adopter lesmalheurs que le bien entraîne après soi quand il n’est pas faitselon les idées reçues. Paris est Paris, voyez-vous&|160;? Ce motexplique ma vie. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle. Jeserai avec mes gens au Jardin du Roi demain. Envoyez Christophe ruede Buffon, chez monsieur Gondureau, dans la maison où j’étais.Monsieur, je suis votre serviteur. S’il vous était jamais voléquelque chose, usez de moi pour vous le faire retrouver, je suis àvotre service.

– Eh bien&|160;! dit Poiret à mademoiselle Michonneau, il serencontre des imbéciles que ce mot de police met sens dessusdessous. Ce monsieur est très aimable, et ce qu’il vous demande estsimple comme bonjour.

Le lendemain devait prendre place parmi les jours les plusextraordinaires de l’histoire de la Maison-Vauquer. Jusqu’alorsl’événement le plus saillant de cette vie paisible avait étél’apparition météorique de la fausse comtesse de l’Ambermesnil.Mais tout allait pâlir devant les péripéties de cette grandejournée, de laquelle il serait éternellement question dans lesconversations de madame Vauquer. D’abord Goriot et Eugène deRastignac dormirent jusqu’à onze heures. Madame Vauquer, rentrée àminuit de la Gaieté, resta jusqu’à dix heures et demie au lit. Lelong sommeil de Christophe, qui avait achevé le vin offert parVautrin, causa des retards dans le service de la maison. Poiret etmademoiselle Michonneau ne se plaignirent pas de ce que le déjeunerse reculait. Quant à Victorine et à madame Couture, elles dormirentla grasse matinée. Vautrin sortit avant huit heures, et revint aumoment même où le déjeuner fut servi. Personne ne réclama donc,lorsque, vers onze heures un quart, Sylvie et Christophe allèrentfrapper à toutes les portes, en disant que le déjeuner attendait.Pendant que Sylvie et le domestique s’absentèrent, mademoiselleMichonneau, descendant la première, versa la liqueur dans legobelet d’argent appartenant à Vautrin, et dans lequel la crèmepour son café chauffait au bain-marie, parmi tous les autres. Lavieille fille avait compté sur cette particularité de la pensionpour faire son coup. Ce ne fut pas sans quelques difficultés queles sept pensionnaires se trouvèrent réunis. Au moment où Eugène,qui se détirait les bras, descendait le dernier de tous, uncommissionnaire lui remit une lettre de madame de Nucingen. Cettelettre était ainsi conçue :

 » Je n’ai ni fausse vanité ni colère avec vous, mon ami. Je vousai attendu jusqu’à deux heures après minuit. Attendre un être quel’on aime&|160;! Qui a connu ce supplice ne l’impose à personne. Jevois bien que vous aimez pour la première fois. Qu’est-il doncarrivé&|160;? L’inquiétude m’a prise. Si je n’avais craint delivrer les secrets de mon cœur, je serais allée savoir ce qui vousadvenait d’heureux ou de malheureux. Mais sortir à cette heure,soit à pied, soit en voiture, n’était-ce pas se perdre&|160;? J’aisenti le malheur d’être femme. Rassurez-moi, expliquez-moi pourquoivous n’êtes pas venu, après ce que vous a dit mon père. Je mefâcherai, mais je vous pardonnerai. Etes-vous malade&|160;?pourquoi se loger si loin&|160;? Un mot, de grâce. A bientôt,n’est-ce pas&|160;? Un mot me suffira si vous êtes occupé. Dites :J’accours, ou je souffre. Mais si vous étiez mal portant, mon pèreserait venu me le dire&|160;! Qu’est-il donc arrivé&|160;?…  »

– Oui, qu’est-il arrivé&|160;? s’écria Eugène qui se précipitadans la salle à manger en froissant la lettre sans l’achever.Quelle heure est-il&|160;?

– Onze heures et demie, dit Vautrin en sucrant son café.

Le forçat évadé jeta sur Eugène le regard froidement fascinateurque certains hommes éminemment magnétiques ont le don de lancer, etqui, dit-on, calme les fous furieux dans les maisons d’aliénés.Eugène trembla de tous ses membres. Le bruit d’un fiacre se fitentendre dans la rue, et un domestique à la livrée de monsieurTaillefer, et que reconnut sur-le-champ madame Couture, entraprécipitamment d’un air effaré.

– Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieur votre père vous demande.Un grand malheur est arrivé. Monsieur Frédéric s’est battu en duel,il a reçu un coup d’épée dans le front, les médecins désespèrent dele sauver&|160;; vous aurez à peine le temps de lui dire adieu, iln’a plus sa connaissance.

– Pauvre jeune homme&|160;! s’écria Vautrin. Comment sequerelle-t-on quand on a trente bonnes mille livres de rente&|160;?Décidément la jeunesse ne sait pas se conduire.

– Monsieur&|160;! lui cria Eugène.

– Eh bien&|160;! quoi, grand enfant&|160;? dit Vautrin enachevant de boire son café tranquillement, opération quemademoiselle Michonneau suivait de l’oeil avec trop d’attentionpour s’émouvoir de l’événement extraordinaire qui stupéfiait toutle monde. N’y a-t-il pas des duels tous les matins àParis&|160;?

– Je vais avec vous, Victorine, disait madame Couture.

Et ces deux femmes s’envolèrent sans châle ni chapeau. Avant des’en aller, Victorine, les yeux en pleurs, jeta sur Eugène unregard qui lui disait : je ne croyais pas que notre bonheur dût mecauser des larmes&|160;!

– Bah&|160;! vous êtes donc prophète, monsieur Vautrin&|160;?dit madame Vauquer.

– Je suis tout, dit Jacques Collin.

– C’est-y singulier&|160;! reprit madame Vauquer en enfilant unesuite de phrases insignifiantes sur cet événement. La mort nousprend sans nous consulter. Les jeunes gens s’en vont souvent avantles vieux. Nous sommes heureuses, nous autres femmes, de n’être passujettes au duel&|160;; mais nous avons d’autres maladies que n’ontpas les hommes. Nous faisons les enfants, et le mal de mère durelongtemps&|160;! Quel quine pour Victorine&|160;! Son père estforcé de l’adopter.

– Voilà&|160;! dit Vautrin en regardant Eugène, hier elle étaitsans un sou, ce matin elle est riche de plusieurs millions.

– Dites donc, monsieur Eugène, s’écria madame Vauquer, vous avezmis la main au bon endroit.

A cette interpellation, le père Goriot regarda l’étudiant et luivit à la main la lettre chiffonnée.

– Vous ne l’avez pas achevée&|160;! qu’est-ce que cela veutdire&|160;? seriez-vous comme les autres&|160;? luidemanda-t-il.

– Madame, je n’épouserai jamais mademoiselle Victorine, ditEugène en s’adressant à madame Vauquer avec un sentiment d’horreuret de dégoût qui surprit les assistants.

Le père Goriot saisit la main de l’étudiant et la lui serra. Ilaurait voulu la baiser.

– Oh, oh&|160;! fit Vautrin. Les Italiens ont un bon mot : coltempo&|160;!

– J’attends la réponse, dit à Rastignac le commissionnaire demadame de Nucingen.

– Dites que j’irai.

L’homme s’en alla. Eugène était dans un violent étatd’irritation qui ne lui permettait pas d’être prudent.

– Que faire&|160;? disait-il à haute voix, en se parlant àlui-même. Point de preuves&|160;!

Vautrin se mit à sourire. En ce moment la potion absorbée parl’estomac commençait à opérer. Néanmoins le forçat était si robustequ’il se leva, regarda Rastignac, lui dit d’une voix creuse :-Jeune homme, le bien nous vient en dormant.

Et il tomba roide mort.

– Il y a donc une justice divine, dit Eugène.

– Eh bien&|160;! qu’est-ce qui lui prend donc, à ce pauvre chermonsieur Vautrin&|160;?

– Une apoplexie, cria mademoiselle Michonneau.

– Sylvie, allons, ma fille, va chercher le médecin, dit laveuve. Ah&|160;! monsieur Rastignac, courez donc vite chez monsieurBianchon&|160;; Sylvie peut ne pas rencontrer notre médecin,monsieur Grimprel.

Rastignac, heureux d’avoir un prétexte de quitter cetteépouvantable caverne, s’enfuit en courant.

– Christophe, allons, trotte chez l’apothicaire demander quelquechose contre l’apoplexie.

Christophe sortit.

– Mais, père Goriot, aidez-nous donc à le transporter là-haut,chez lui.

Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’escalier et mis sur sonlit.

– Je ne vous suis bon à rien, je vais voir ma fille, ditmonsieur Goriot.

– Vieil égoïste&|160;! s’écria madame Vauquer, va, je tesouhaite de mourir comme un chien.

– Allez donc voir si vous avez de l’éther, dit à madame Vauquermademoiselle Michonneau qui, aidée par Poiret, avait défait leshabits de Vautrin.

Madame Vauquer descendit chez elle et laissa mademoiselleMichonneau maîtresse du champ de bataille.

– Allons, ôtez-lui donc sa chemise et retournez-le vite&|160;!Soyez donc bon à quelque chose en m’évitant de voir des nudités,dit-elle à Poiret. Vous restez là comme Baba.

Vautrin retourné, mademoiselle Michonneau appliqua sur l’épauledu malade une forte claque et les deux fatales lettres reparurenten blanc au milieu de la place rouge.

– Tiens, vous avez bien lestement gagné votre gratification detrois mille francs, s’écria Poiret en tenant Vautrin debout,pendant que mademoiselle Michonneau lui remettait sa chemise.-Ouf&|160;! il est lourd, reprit-il en le couchant.

– Taisez-vous. S’il y avait une caisse&|160;? dit vivement lavieille fille dont les yeux semblaient percer les murs, tant elleexaminait avec avidité les moindres meubles de la chambre.- Si l’onpouvait ouvrir ce secrétaire, sous un prétexte quelconque&|160;?reprit-elle.

– Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.

– Non. L’argent volé, ayant été celui de tout le monde, n’estplus à personne. Mais le temps nous manque, répondit-elle.J’entends la Vauquer.

– Voilà de l’éther, dit madame Vauquer. Par exemple, c’estaujourd’hui la journée aux aventures.

Dieu&|160;! cet homme-là ne peut pas être malade, il est blanccomme un poulet.

– Comme un poulet&|160;? répéta Poiret.

Son cœur bat régulièrement, dit la veuve en lui posant la mainsur le cœur.

– Régulièrement&|160;? dit Poiret étonné.

– Il est très bien.

– Vous trouvez&|160;? demanda Poiret.

– Dame&|160;! il a l’air de dormir. Sylvie est allée chercher unmédecin. Dites donc, mademoiselle Michonneau, il renifle à l’éther.Bah&|160;! c’est un se-passe (un spasme). Son pouls est bon. Il estfort comme un Turc. Voyez donc, mademoiselle, quelle palatine il asur l’estomac&|160;; il vivra cent ans, cet homme-là&|160;! Saperruque tient bien tout de même. Tiens, elle est collée, il a defaux cheveux, rapport à ce qu’il est rouge. On dit qu’il sont toutbons ou tout mauvais, les rouges&|160;! Il serait donc bon,lui&|160;?

– Bon à pendre, dit Poiret.

– Vous voulez dire au cou d’une jolie femme, s’écria vivementmademoiselle Michonneau. Allez-vous-en donc, monsieur Poiret. Çanous regarde, nous autres, de vous soigner quand vous êtes malades.D’ailleurs, pour ce à quoi vous êtes bon, vous pouvez bien vouspromener, ajouta-t-elle. Madame Vauquer et moi, nous garderons bience cher monsieur Vautrin.

Poiret s’en alla doucement et sans murmurer, comme un chien àqui son maître donne un coup de pied. Rastignac était sorti pourmarcher, pour prendre l’air, il étouffait. Ce crime commis à heurefixe, il avait voulu l’empêcher la veille. Qu’était-ilarrivé&|160;? Que devait-il faire&|160;? Il tremblait d’en être lecomplice. Le sang-froid de Vautrin l’épouvantait encore.

Si cependant Vautrin mourait sans parler, se disaitRastignac.

Il allait à travers les allées du Luxembourg, comme s’il eût ététraqué par une meute de chiens, et il lui semblait en entendre lesaboiements.

– Eh bien&|160;! lui cria Bianchon, as-tu lu LePilote&|160;?

Le Pilote était une feuille radicale dirigée par monsieurTissot, et qui donnait pour la province, quelques heures après lesjournaux du matin, une édition où se trouvaient les nouvelles dujour, qui alors avaient, dans les départements, vingt-quatre heuresd’avance sur les autres feuilles.

– Il s’y trouve une fameuse histoire, dit l’interne de l’hôpitalCochin. Le fils Taillefer s’est battu en duel avec le comteFranchessini, de la vieille garde, qui lui a mis deux pouces de ferdans le front. Voilà la petite Victorine un des plus riches partisde Paris. Hein&|160;! si l’on avait su cela&|160;? Queltrente-et-quarante que la mort&|160;! Est-il vrai que Victorine teregardait d’un bon oeil, toi&|160;?

– Tais-toi, Bianchon, je ne l’épouserai jamais. J’aime unedélicieuse femme, je suis aimé, je…

– Tu dis cela comme si tu te battais les flancs pour ne pas êtreinfidèle. Montre-moi donc une femme qui vaille le sacrifice de lafortune du sieur Taillefer.

– Tous les démons sont donc après moi&|160;? s’écriaRastignac.

– Après qui donc en as-tu&|160;? es-tu fou&|160;? Donne-moi doncla main, dit Bianchon, que je te tâte le pouls. Tu as lafièvre.

– Va donc chez la mère Vauquer, lui dit Eugène, ce scélérat deVautrin vient de tomber comme mort.

– Ah&|160;! dit Bianchon, qui laissa Rastignac seul, tu meconfirmes des soupçons que je veux aller vérifier.

La longue promenade de l’étudiant en droit fut solennelle. Ilfit en quelque sorte le tour de sa conscience. S’il flotta, s’ilexamina, s’il hésita, du moins sa probité sortit de cette âpre etterrible discussion éprouvée comme une barre de fer qui résiste àtous les essais. Il se souvint des confidences que le père Goriotlui avait faites la veille, il se rappela l’appartement choisi pourlui près de Delphine, rue d’Artois&|160;; il reprit sa lettre, larelut, la baisa.- Un tel amour est mon ancre de salut, se dit-il.Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien deses chagrins, mais qui ne les devinerait pas&|160;! Eh bien&|160;!j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui donnerai millejouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passerla journée près de lui. Cette grande comtesse de Restaud est uneinfâme, elle ferait un portier de son père.

Chère Delphine&|160;! elle est meilleure pour le bonhomme, elleest digne d’être aimée. Ah&|160;! ce soir je serai doncheureux&|160;! Il tira la montre, l’admira.- Tout m’a réussi&|160;!Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut s’aider, je puisrecevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai toutrendre au centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime, ni rienqui puisse faire froncer le sourcil à la vertu la plus sévère.Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables&|160;!Nous ne trompons personne&|160;; et ce qui nous avilit, c’est lemensonge. Mentir, n’est-ce pas abdiquer&|160;? Elle s’est depuislongtemps séparée de son mari. D’ailleurs, je lui dirai, moi, à cetAlsacien, de me céder une femme qu’il lui est impossible de rendreheureuse.

Le combat de Rastignac dura longtemps. Quoique la victoire dûtrester aux vertus de la jeunesse, il fut néanmoins ramené par uneinvincible curiosité sur les quatre heures et demie, à la nuittombante, vers la Maison-Vauquer, qu’il se jurait à lui-même dequitter pour toujours. Il voulait savoir si Vautrin était mort.Après avoir eu l’idée de lui administrer un vomitif, Bianchon avaitfait porter à son hôpital les matières rendues par Vautrin, afin deles analyser chimiquement. En voyant l’insistance que mitmademoiselle Michonneau à vouloir les faire jeter, ses doutes sefortifièrent. Vautrin fut d’ailleurs trop promptement rétabli pourque Bianchon ne soupçonnât pas quelque complot contre le joyeuxboute-en-train de la pension. A l’heure où rentra Rastignac,Vautrin se trouvait donc debout près du poêle dans la salle àmanger. Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle du duel deTaillefer le fils, les pensionnaires, curieux de connaître lesdétails de l’affaire et l’influence qu’elle avait eue sur ladestinée de Victorine, étaient réunis, moins le père Goriot, etdevisaient de cette aventure. Quand Eugène entra, ses yeuxrencontrèrent ceux de l’imperturbable Vautrin, dont le regardpénétra si avant dans son cœur et y remua si fortement quelquescordes mauvaises, qu’il en frissonna.

– Eh bien&|160;! cher enfant, lui dit le forçat évadé, la Camuseaura longtemps tort avec moi. J’ai, selon ces dames, soutenuvictorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un bœuf.

– Ah&|160;! vous pouvez bien dire un taureau, s’écria la veuveVauquer.

– Seriez-vous donc fâché de me voir en vie&|160;? dit Vautrin àl’oreille de Rastignac, dont il crut deviner les pensées. Ce seraitd’un homme diantrement fort&|160;!

– Ah&|160;! ma foi, dit Bianchon, mademoiselle Michonneauparlait avant-hier d’un monsieur surnommé Trompe la-Mort&|160;; cenom-là vous irait bien.

Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de la foudre : il pâlit etchancela, son regard magnétique tomba comme un rayon de soleil surmademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet de volonté cassa lesjarrets. La vieille fille se laissa couler sur une chaise. Poirets’avança vivement entre elle et Vautrin, comprenant qu’elle étaiten danger, tant la figure du forçat devint férocement significativeen déposant le masque bénin sous lequel se cachait sa vraie nature.Sans rien comprendre encore à ce drame, tous les pensionnairesrestèrent ébahis. En ce moment, l’on entendit le pas de plusieurshommes, et le bruit de quelques fusils que des soldats firentsonner sur le pavé de la rue. Au moment où Collin cherchaitmachinalement une issue en regardant les fenêtres et les murs,quatre hommes se montrèrent à la porte du salon. Le premier étaitle chef de la police de sûreté, les trois autres étaient desofficiers de paix.

– Au nom de la loi et du roi, dit un des officiers dont lediscours fut couvert par un murmure d’étonnement.

Bientôt le silence régna dans la salle à manger, lespensionnaires se séparèrent pour livrer passage à trois de ceshommes qui tous avaient la main dans leur poche de côté et ytenaient un pistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient les agentsoccupèrent la porte du salon, et deux autres se montrèrent à cellequi sortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plusieurssoldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade.Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur quitous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement. Le chef alla droità lui, commença par lui donner sur la tête une tape si violemmentappliquée qu’il fit sauter la perruque et rendit à la tête deCollin toute son horreur. Accompagnées de cheveux rouge brique etcourts qui leur donnaient un épouvantable caractère de force mêléede ruse, cette tête et cette face, en harmonie avec le buste,furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer leseussent éclairées. Chacun comprit tout Vautrin, son passé, sonprésent, son avenir, ses doctrines implacables, la religion de sonbon plaisir, la royauté que lui donnaient le cynisme de sespensées, de ses actes, et la force d’une organisation faite à tout.Le sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’unchat sauvage. Il bondit sur lui-même par un mouvement empreintd’une si féroce énergie, il rugit si bien qu’il arracha des cris deterreur à tous les pensionnaires. A ce geste de lion, et s’appuyantde la clameur générale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collincomprit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, etdonna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine.Horrible et majestueux spectacle&|160;! sa physionomie présenta unphénomène qui ne peut être comparé qu’à celui de la chaudièrepleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, etque dissout en un clin d’oeil une goutte d’eau froide. La goutted’eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair.Il se mit à sourire et regarda sa perruque.

– Tu n’es pas dans tes jours de politesse, dit-il au chef de lapolice de sûreté. Et il tendit ses mains aux gendarmes en lesappelant par un signe de tête. Messieurs les gendarmes, mettez-moiles menottes ou les poucettes. je prends à témoin les personnesprésentes que je ne résiste pas. Un murmure admiratif, arraché parla promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent etrentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle.- Ça te lacoupe, monsieur l’enfonceur, reprit le forçat en regardant lecélèbre directeur de la police judiciaire.

– Allons, qu’on se déshabille, lui dit l’homme de la petite rueSainte-Anne d’un air plein de mépris.

– Pourquoi&|160;? dit Collin, il y a des dames. Je ne nie rien,et je me rends.

Il fit une pause, et regarda l’assemblée comme un orateur qui vadire des choses surprenantes.

– Ecrivez, papa Lachapelle, dit-il en s’adressant à un petitvieillard en cheveux blancs qui s’était assis au bout de la tableaprès avoir tiré d’un portefeuille le procès-verbal del’arrestation. Je reconnais être Jacques Collin, ditTrompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers&|160;; et je viens deprouver que je n’ai pas volé mon surnom. Si j’avais seulement levéla main, dit-il aux pensionnaires, ces trois mouchards-làrépandaient tout mon raisiné sur le trimar domestique de mamanVauquer. Ces drôles se mêlent de combiner des guet-apens&|160;!

Madame Vauquer se trouva mal en entendant ces mots.- MonDieu&|160;! c’est à en faire une maladie, moi qui étais hier à laGaîté avec lui, dit-elle à Sylvie.

– De la philosophie, maman, reprit Collin. Est-ce un malheurd’être allée dans ma loge hier, à la Gaîté&|160;? s’écria-t-il.Etes-vous meilleure que nous&|160;? Nous avons moins d’infamie surl’épaule que vous n’en avez dans le cœur, membres flasques d’unesociété gangrenée : le meilleur d’entre vous ne me résistait pas.Ses yeux s’arrêtèrent sur Rastignac, auquel il adressa un souriregracieux qui contrastait singulièrement avec la rude expression desa figure.- Notre marché va toujours, mon ange, en casd’acceptation, toutefois&|160;! Vous savez&|160;? Ilchanta&|160;!

Ma Fanchette est charmante

Dans sa simplicité.

– Ne soyez pas embarrassé, reprit-il, je sais faire mesrecouvrements. L’on me craint trop pour me flouer, moi&|160;!

Le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusquestransitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, safamiliarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cetteinterpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais letype de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique,brutal et souple. En un moment Collin devint un poème infernal oùse peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui durepentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veuttoujours la guerre. Rastignac baissa les yeux en acceptant cecousinage criminel comme une expiation de ses mauvaisespensées.

– Qui m’a trahi&|160;? dit Collin en promenant son terribleregard sur l’assemblée. Et l’arrêtant sur mademoiselle Michonneau :C’est toi, lui dit-il, vieille cagnotte, tu m’a donné un faux coupde sang, curieuse&|160;! En disant deux mots, je pourrais te fairescier le cou dans huit jours. Je te pardonne, je suis chrétien.D’ailleurs ce n’est pas toi qui m’as vendu. Mais qui&|160;?-Ah&|160;! ah&|160;! vous fouillez là-haut, s’écria-t-il enentendant les officiers de la police judiciaire qui ouvraient sesarmoires et s’emparaient de ses effets. Dénichés les oiseaux,envolés d’hier. Et vous ne saurez rien. Mes livres de commerce sontlà, dit-il en se frappant le front. Je sais qui m’a vendumaintenant. Ce ne peut être que ce gredin de Fil-de-Soie. Pas vrai,père l’empoigneur&|160;? dit-il au chef de police. Ça s’accordetrop bien avec le séjour de nos billets de banque là-haut. Plusrien, mes petits mouchards. Quant à Fil-de-Soie, il sera terré sousquinze jours, lors même que vous le feriez garder par toute votregendarmerie.- Que lui avez-vous donné, à cette Michonnette&|160;?dit-il aux gens de la police, quelque millier d’écus&|160;? jevalais mieux que ça, Ninon cariée, Pompadour en loques, Vénus duPère-Lachaise. Si tu m’avais prévenu, tu aurais eu six millefrancs. Ah&|160;! tu ne t’en doutais pas, vieille vendeuse dechair, sans quoi aurais eu la préférence. Oui, je les aurais donnéspour éviter un voyage qui me contrarie et qui me fait perdre del’argent, disait-il pendant qu’on lui mettait les menottes. Cesgens-là vont se faire un plaisir de me traîner un temps infini pourm’ otolondrer . S’ils m’envoyaient tout de suite au bagne, jeserais bientôt rendu à mes occupations, malgré nos petits badaudsdu quai des Orfèvres. Là-bas, ils vont tous se mettre l’âme àl’envers pour faire évader leur général, ce bonTrompe-la-Mort&|160;! Y a-t-il un de vous qui soit, comme moi,riche de plus de dix mille frères prêts à tout faire pourvous&|160;? demanda-t-il avec fierté. Il y a du bon là, dit-il ense frappant le cœur&|160;; je n’ai jamais trahi personne&|160;!Tiens, cagnotte, vois-les, dit-il en s’adressant à la vieillefille. Ils me regardent avec terreur, mais toi tu leur soulèves lecœur de dégoût. Ramasse ton lot. Il fit une pause en contemplantles pensionnaires.- Etes-vous bêtes, vous autres&|160;! n’avez-vousjamais vu de forçat&|160;? Un forçat de la trempe de Collin, iciprésent, est un homme moins lâche que les autres, et qui protestecontre les profondes déceptions du contrat social, comme ditJean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suisseul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, degendarmes, de budgets, et je les roule.

– Diantre&|160;! dit le peintre, il est fameusement beau àdessiner.

– Dis-moi, menin de monseigneur le bourreau, gouverneur de laVeuve (nom plein de terrible poésie que les forçats donnent à laguillotine), ajouta-t-il en se tournant vers le chef de la policede sûreté, sois bon enfant, dis-moi si c’est Fil-de-Soie qui m’avendu&|160;! je ne voudrais pas qu’il payât pour un autre, ce neserait pas juste.

En ce moment les agents qui avaient tout ouvert et toutinventorié chez lui rentrèrent et parlèrent à voix basse au chef del’expédition. Le procès-verbal était fini.

– Messieurs, dit Collin en s’adressant aux pensionnaires, ilsvont m’emmener. Vous avez été tous très aimables pour moi pendantmon séjour ici, j’en aurai de la reconnaissance. Recevez mesadieux. Vous me permettrez de vous envoyer des figues de Provence.Il fit quelques pas, et se retourna pour regarder Rastignac. Adieu,Eugène, dit-il d’une voix douce et triste qui contrastaitsingulièrement avec le ton brusque de ses discours. Si tu étaisgêné, je t’ai laissé un ami dévoué. Malgré ses menottes, il put semettre en garde, fit un appel de maître d’armes, cria : Une,deux&|160;! et se fendit. En cas de malheur, adresse-toi là. Hommeet argent, tu peux disposer de tout.

Ce singulier personnage mit assez de bouffonnerie dans cesdernières paroles pour qu’elles ne pussent être comprises que deRastignac et de lui. Quand la maison fut évacuée par les gendarmes,par les soldats et par les agents de la police, Sylvie, quifrottait de vinaigre les tempes de sa maîtresse, regarda lespensionnaires étonnés.

– Eh bien&|160;! dit-elle, c’était un bon homme tout demême.

Cette phrase rompit le charme que produisaient sur chacunl’affluence et la diversité des sentiments excités par cette scène.En ce moment, les pensionnaires, après s’être examinés entre eux,virent tous à la fois mademoiselle Michonneau grêle, sèche etfroide autant qu’une momie, tapie près du poêle, les yeux baissés,comme si elle eût craint que l’ombre de son abat-jour ne fût pasassez forte pour cacher l’expression de ses regards. Cette figure,qui leur était antipathique depuis si longtemps, fut tout à coupexpliquée. Un murmure, qui, par sa parfaite unité de son,trahissait un dégoût unanime, retentit sourdement. MademoiselleMichonneau l’entendit et resta. Bianchon, le premier, se penchavers son voisin.

– Je décampe si cette fille doit continuer à dîner avec nous,dit-il à demi-voix.

En un clin d’oeil chacun, moins Poiret, approuva la propositionde l’étudiant en médecine, qui, fort de l’adhésion générale,s’avança vers le vieux pensionnaire.

– Vous qui êtes lié particulièrement avec mademoiselleMichonneau, lui dit-il, parlez-lui, faites-lui comprendre qu’elledoit s’en aller à l’instant même.

– A l’instant même&|160;? répéta Poiret étonné.

Puis il vint auprès de la vieille, et lui dit quelques mots àl’oreille.

– Mais mon terme est payé, je suis ici pour mon argent commetout le monde, dit-elle en lançant un regard de vipère sur lespensionnaires.

– Qu’à cela ne tienne, nous nous cotiserons pour vous le rendre,dit Rastignac.

– Monsieur soutient Collin, répondit-elle en jetant surl’étudiant un regard venimeux et interrogateur, il n’est pasdifficile de savoir pourquoi.

A ce mot, Eugène bondit comme pour se ruer sur la vieille filleet l’étrangler. Ce regard, dont il comprit les perfidies, venait dejeter une horrible lumière dans son âme.

– Laissez-la donc, s’écrièrent les pensionnaires.

Rastignac se croisa les bras et resta muet.

– Finissons-en avec mademoiselle judas, dit le peintre ens’adressant à madame Vauquer. Madame, si vous ne mettez pas à laporte la Michonneau, nous quittons tous votre baraque, et nousdirons partout qu’il ne s’y trouve que des espions et des forçats.Dans le cas contraire, nous nous tairons tous sur cet événement,qui, au bout du compte, pourrait arriver dans les meilleuressociétés, jusqu’à ce qu’on marque les galériens au front, et qu’onleur défende de se déguiser en bourgeois de Paris, et de se faireaussi bêtement farceurs qu’ils le sont tous.

A ce discours, madame Vauquer retrouva miraculeusement la santé,se redressa, se croisa les bras, ouvrit ses yeux clairs et sansapparence de larmes.

– Mais, mon cher monsieur, vous voulez donc la ruine de mamaison&|160;? Voilà monsieur Vautrin… Oh&|160;! mon Dieu, sedit-elle en s’interrompant elle-même, je ne puis pas m’empêcher del’appeler par son nom d’honnête homme&|160;! Voilà, reprit-elle, unappartement vide, et vous voulez que j’en aie deux de plus à louerdans une saison où tout le monde est casé.

– Messieurs, prenons nos chapeaux, et allons dîner placeSorbonne, chez Flicoteaux, dit Bianchon.

Madame Vauquer calcula d’un seul coup d’oeil le parti le plusavantageux, et roula jusqu’à mademoiselle

Michonneau.

– Allons, ma chère petite belle, vous ne voulez pas la

mort de mon établissement, hein&|160;? Vous voyez à quelleextrémité me réduisent ces messieurs&|160;; remontez dans votrechambre pour ce soir.

– Du tout, du tout, crièrent les pensionnaires, nous voulonsqu’elle sorte à l’instant.

– Mais elle n’a pas dîné, cette pauvre demoiselle, dit Poiretd’un ton piteux.

– Elle ira dîner où elle voudra, crièrent plusieurs voix.

– A la porte, la moucharde&|160;!

– A la porte, les mouchards&|160;!

– Messieurs, s’écria Poiret, qui s’éleva tout à coup à lahauteur du courage que l’amour prête aux béliers, respectez unepersonne du sexe.

– Les mouchards ne sont d’aucun sexe, dit le peintre.

– Fameux sexorama&|160;!

– A la portorama&|160;!

– Messieurs, ceci est indécent. Quand on renvoie les gens, ondoit y mettre des formes. Nous avons payé, nous restons, dit Poireten se couvrant de sa casquette et se plaçant sur une chaise à côtéde mademoiselle Michonneau, que prêchait madame Vauquer.

– Méchant, lui dit le peintre d’un air comique, petit méchant,va&|160;!

Allons, si vous ne vous en allez pas, nous nous en allons, nousautres, dit Bianchon.

Et les pensionnaires firent en masse un mouvement vers lesalon.

– Mademoiselle, que voulez-vous donc&|160;? s’écria madameVauquer, je suis ruinée. Vous ne pouvez pas rester, ils vont envenir à des actes de violence.

Mademoiselle Michonneau se leva.

– Elle s’en ira&|160;!- Elle ne s’en ira pas&|160;!- Elle s’enira&|160;!- Elle ne s’en ira pas&|160;! Ces mots ditsalternativement, et l’hostilité des propos qui commençaient à setenir sur elle, contraignirent mademoiselle Michonneau à partir,après quelques stipulations faites à voix basse avec l’hôtesse.

– je vais chez madame Buneaud, dit-elle d’un air menaçant.

Allez où vous voudrez, mademoiselle, dit madame Vauquer, qui vitune cruelle injure dans le choix qu’elle faisait d’une maison aveclaquelle elle rivalisait, et qui lui était conséquemment odieuse.Allez chez la Buneaud, vous aurez du vin à faire danser leschèvres, et des plats achetés chez les regrattiers.

Les pensionnaires se mirent sur deux files dans le plus grandsilence. Poiret regarda si tendrement mademoiselle Michonneau, ilse montra si naïvement indécis, sans savoir s’il devait la suivreou rester, que les pensionnaires, heureux du départ de mademoiselleMichonneau, se mirent à rire en se regardant.

– Xi, xi, xi, Poiret, lui cria le peintre. Allons, houp-là,haoup&|160;!

L’employé au Muséum se mit à chanter comiquement ce début d’uneromance connue :

Partant pour la Syrie,

Le jeune et beau Dunois…

– Allez donc, vous en mourez d’envie, trahit sua quemaquevoluptas , dit Bianchon.

– Chacun suit sa particulière, traduction libre de Virgile, ditle répétiteur.

Mademoiselle Michonneau ayant fait le geste de prendre le brasde Poiret en le regardant, il ne put résister à cet appel, et vintdonner son appui à la vieille. Des applaudissements éclatèrent, etil y eut une explosion de rires.- Bravo, Poiret&|160;! Ce vieuxPoiret&|160;!- Apollon.- Poiret.- Mars.- Poiret.- CourageuxPoiret&|160;!

En ce moment, un commissionnaire entra, remit une lettre àmadame Vauquer, qui se laissa couler sur sa chaise, après l’avoirlue.

– Mais il n’y a plus qu’à brûler ma maison, le tonnerre y tombe.Le fils Taillefer est mort à trois heures. Je suis bien punied’avoir souhaité du bien à ces dames au détriment de ce pauvrejeune homme. Madame Couture et Victorine me redemandent leurseffets, et vont demeurer chez son père. Monsieur Taillefer permet àsa fille de garder la veuve Couture comme demoiselle de compagnie.Quatre appartements vacants, cinq pensionnaires de moins&|160;!Elle s’assit et parut près de pleurer. Le malheur est entré chezmoi, s’écria-t-elle.

Le roulement d’une voiture qui s’arrêtait retentit tout à coupdans la rue.

– Encore quelque chape-chute, dit Sylvie.

Goriot montra soudain une physionomie brillante et colorée debonheur, qui pouvait faire croire à sa régénération.

– Goriot en fiacre, dirent les pensionnaires, la fin du mondearrive.

Le bonhomme alla droit à Eugène, qui restait pensif dans uncoin, et le prit par le bras Venez, lui dit-il d’un air joyeux.

– Vous ne savez donc pas ce qui se passe&|160;? lui dit Eugène.Vautrin était un forçat que l’on vient d’arrêter, et le filsTaillefer est mort.

– Eh bien&|160;! qu’est-ce que ça nous fait&|160;? répondit lepère Goriot. je dîne avec ma filles chez vous, entendez-vous&|160;?Elle vous attend, venez&|160;!

Il tira si violemment Rastignac par le bras, qu’il le fitmarcher de force, et parut l’enlever comme si c’eût été samaîtresse.

– Dînons, cria le peintre.

En un moment chacun prit sa chaise et s’attabla.

Par exemple, dit la grosse Sylvie, tout est malheur aujourd’hui,mon haricot de mouton s’est attaché. Bah&|160;! vous le mangerezbrûlé, tant pire&|160;!

Madame Vauquer n’eut pas le courage de dire un mot en ne voyantque dix personnes au lieu de dix-huit autour de sa table&|160;;mais chacun tenta de la consoler et de l’égayer. Si d’abord lesexternes s’entretinrent de Vautrin et des événements de la journée,ils obéirent bientôt à l’allure serpentine de leur conversation, etse mirent à parler des duels, du bagne, de la justice, des lois àrefaire, des prisons. Puis ils se trouvèrent à mille lieues deJacques Collin, de Victorine et de son frère. Quoiqu’ils ne fussentque dix, ils crièrent comme vingt, et semblaient être plus nombreuxqu’à l’ordinaire&|160;; ce fut toute la différence qu’il y eutentre ce dîner et celui de la veille. L’insouciance habituelle dece monde égoïste qui, le lendemain, devait avoir dans lesévénements quotidiens de Paris une autre proie à dévorer, reprit ledessus, et madame Vauquer elle-même se laissa calmer parl’espérance, qui emprunta la voix de la grosse Sylvie.

Cette journée devait être jusqu’au soir une fantasmagorie pourEugène, qui, malgré la force de son caractère et la bonté de satête, ne savait comment classer ses idées, quand il se trouva dansle fiacre à côté du père Goriot dont les discours trahissaient unejoie inaccoutumée, et retentissaient à son oreille, après tantd’émotions, comme les paroles que nous entendons en rêve.

– C’est fini de ce matin. Nous dirions tous les trois ensemble,ensemble&|160;! comprenez-vous&|160;? Voici quatre ans que je n’aidîné avec ma Delphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir à moipendant toute une soirée. Nous sommes chez vous depuis ce matin.J’ai travaillé comme un manœuvre, habit bas. J’aidais à porter lesmeubles Ah&|160;! ah&|160;! vous ne savez pas comme elle estgentille à table, elle s’occupera de moi :  » Tenez, papa, mangezdonc de cela, c’est bon.  » Et alors je ne peux pas manger.Oh&|160;! y a-t-il longtemps que je n’ai été tranquille avec ellecomme nous allons l’être&|160;!

– Mais, lui dit Eugène, aujourd’hui le monde est doncrenversé&|160;?

– Renversé&|160;? dit le père Goriot. Mais à aucune époque lemonde n’a si bien été. Je ne vois que des figures gaies dans lesrues, des gens qui se donnent des poignées de main, et quis’embrassent&|160;; des gens heureux comme s’ils allaient tousdîner chez leurs filles, y gobichonner un bon petit dîner qu’elle acommandé devant moi au chef du café des Anglais. Mais bah&|160;!près d’elle le chicotin serait doux comme miel.

– Je crois revenir à la vie, dit Eugène.

– Mais marchez donc, cocher, cria le père Goriot en ouvrant laglace de devant. Allez donc plus vite, je vous donnerai cent souspour boire si vous me menez en dix minutes là où vous savez. Enentendant cette promesse, le cocher traversa Paris avec la rapiditéde l’éclair.

– Il ne va pas, ce cocher, disait le père Goriot.

– Mais où me conduisez-vous donc&|160;? lui demandaRastignac.

– Chez vous, dit le père Goriot..

La voiture s’arrêta rue d’Artois. Le bonhomme descendit lepremier et jeta dix francs au cocher, avec la prodigalité d’unhomme veuf qui, dans le paroxysme de son plaisir, ne prend garde àrien.

– Allons, montons, dit-il à Rastignac en lui faisant traverserune cour et le conduisant à la porte d’un appartement situé autroisième étage, sur le derrière d’une maison neuve et de belleapparence. Le père Goriot n’eut pas besoin de sonner. Thérèse, lafemme de chambre de madame de Nucingen, leur ouvrit la porte.Eugène se vit dans un délicieux appartement de garçon, composéd’une antichambre, d’un petit salon, d’une chambre à coucher etd’un cabinet ayant vue sur un jardin. Dans le petit salon, dontl’ameublement et le décor pouvaient soutenir la comparaison avec cequ’il y avait de plus joli, de plus gracieux, il aperçut, à lalumière des bougies, Delphine, qui se leva d’une causeuse, au coindu feu, mit son écran sur la cheminée, et lui dit avec uneintonation de voix chargée de tendresse :- Il a donc fallu vousaller chercher, monsieur qui ne comprenez rien.

Thérèse sortit. L’étudiant prit Delphine dans ses bras, la serravivement et pleura de joie. Ce dernier contraste entre ce qu’ilvoyait et ce qu’il venait de voir, dans un jour où tantd’irritations avaient fatigué son cœur et sa tête, détermina chezRastignac un accès de sensibilité nerveuse.

– Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit tout bas le pèreGoriot à sa fille pendant qu’Eugène abattu gisait sur la causeusesans pouvoir prononcer une parole ni se rendre compte encore de lamanière dont ce dernier coup de baguette avait été frappé.

– Mais venez donc voir, lui dit madame de Nucingen en le prenantpar la main et l’emmenant dans une chambre dont les tapis, lesmeubles et les moindres détails lui rappelèrent, en de plus petitesproportions, celle de Delphine.

– Il y manque un lit, dit Rastignac.

– Oui, monsieur, dit-elle en rougissant et lui serrant lamain.

Eugène la regarda, et comprit, jeune encore, tout ce qu’il yavait de pudeur vraie dans un cœur de femme aimante.

– Vous êtes une de ces créatures que l’on doit adorer toujours,lui dit-il à l’oreille. Oui, j’ose vous le dire, puisque nous nouscomprenons si bien : plus vif et sincère est l’amour, plus il doitêtre voilé, mystérieux. Ne donnons notre secret à personne.

– Oh&|160;! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit le père Gorioten grognant.

– Vous savez bien que vous êtes nous, vous…

– Ah&|160;! voilà ce que je voulais. Vous ne ferez pas attentionà moi, n’est-ce pas&|160;? J’irai, je viendrai comme un bon espritqui est partout, et qu’on sait être là sans le voir. Eh bien&|160;!Delphinette, Ninette, Dedel&|160;! n’ai-je pas eu raison de te direIl y a un joli appartement rue d’Artois, meublons-le pourlui&|160;!  » Tu ne voulais pas. Ah&|160;! c’est moi qui suisl’auteur de ta joie, comme je suis l’auteur de tes jours. Les pèresdoivent toujours donner pour être heureux. Donner toujours, c’estce qui fait qu’on est père.

– Comment&|160;? dit Eugène.

– Oui, elle ne voulait pas, elle avait peur qu’on ne dit desbêtises, comme si le monde valait le bonheur&|160;! Mais toutes lesfemmes rêvent de faire ce qu’elle fait… .

Le père Goriot parlait tout seul, madame de Nucingen avaitemmené Rastignac dans le cabinet où le bruit d’un baiser retentit,quelque légèrement qu’il fût pris. Cette pièce était en rapportavec l’élégance de l’appartement, dans lequel d’ailleurs rien nemanquait.

– A-t-on bien deviné vos vœux&|160;? dit-elle en revenant dansle salon pour se mettre à table.

– Oui, dit-il, trop bien. Hélas&|160;! ce luxe si complet, cesbeaux rêves réalisés, toutes les poésies d’une vie jeune, élégante,je les sens trop pour ne pas les mériter mais je ne puis lesaccepter de vous, et je suis trop pauvre encore pour…

– Ah&|160;! ah&|160;! vous me résistez déjà, dit-elle d’un petitair d’autorité railleuse en faisant une de ces jolies moues quefont les femmes quand elles veulent se moquer de quelque scrupulepour le mieux dissiper.

Eugène s’était trop solennellement interrogé pendant cettejournée, et l’arrestation de Vautrin, en lui montrant la profondeurde l’abîme dans lequel il avait failli rouler, venait de trop biencorroborer ses sentiments nobles et sa délicatesse pour qu’il cédâtà cette caressante réfutation de ses idées généreuses. Une profondetristesse s’empara de lui.

– Comment&|160;! dit madame de Nucingen, vous refuseriez&|160;?Savez-vous ce que signifie un refus semblable&|160;? Vous doutez del’avenir, vous n’osez pas vous lier à moi. Vous avez donc peur detrahir mon affection&|160;? Si vous m’aimez, si je… vous aime,pourquoi reculez-vous devant d’aussi minces obligations&|160;? Sivous connaissiez le plaisir que j’ai eu à m’occuper de tout ceménage de garçon, vous n’hésiteriez pas, et vous me demanderiezpardon. J’avais de l’argent à vous, et je l’ai bien employé, voilàtout. Vous croyez être grand, et vous êtes petit. Vous demandezbien plus… . (Ah&|160;! dit-elle en saisissant un regard de passionchez Eugène) et vous faites des façons pour des niaiseries. Si vousne m’aimez point, oh&|160;! oui, n’acceptez pas. Mon sort est dansun mot. Parlez&|160;! Mais, mon père, dites-lui donc quelquesbonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son père aprèsune pause. Croit-il que je ne sois pas moins chatouilleuse que luisur notre honneur&|160;?

Le père Goriot avait le sourire fixe d’un thériaki en voyant, enécoutant cette jolie querelle.

– Enfant&|160;! vous êtes à l’entrée de la vie, reprit-elle ensaisissant la main d’Eugène, vous trouvez une barrièreinsurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vousl’ouvre, et vous reculez&|160;! Mais vous réussirez, vous ferez unebrillante fortune, le succès est écrit sur votre beau front. Nepourrez-vous pas alors me rendre ce que je vous prêteaujourd’hui&|160;? Autrefois les dames ne donnaient-elles pas àleurs chevaliers des armures, des épées, des casques, des cottes demailles, des chevaux, afin qu’ils pussent aller combattre en leurnom dans les tournois&|160;? Eh bien&|160;! Eugène, les choses queje vous offre sont les armes de l’époque, des outils nécessaires àqui veut être quelque chose. Il est joli, le grenier où vous êtes,s’il ressemble à la chambre de papa. Voyons, nous ne dînerons doncpas&|160;? Voulez-vous m’attrister&|160;? Répondez donc&|160;!dit-elle en lui secouant la main. Mon Dieu, papa, décide-le donc,ou je sors et ne le revois jamais.

– Je vais vous décider, dit le père Goriot en sortant de sonextase. Mon cher monsieur Eugène, vous allez emprunter de l’argentà des juifs, n’est-ce pas&|160;?

– Il le faut bien, dit-il.

– Bon, je vous tiens, reprit le bonhomme en tirant un mauvaisportefeuille en cuir tout usé. Je me suis fait juif, j’ai payétoutes les factures, les voici. Vous ne devez pas un centime pourtout ce qui se trouve ici. Ça ne fait pas une grosse somme, tout auplus cinq mille francs. Je vous les prête, moi&|160;! Vous ne merefuserez pas, je ne suis pas une femme. Vous m’en ferez unereconnaissance sur un chiffon de papier, et vous me les rendrezplus tard.

Quelques pleurs roulèrent à la fois dans les yeux d’Eugène et deDelphine, qui se regardèrent avec surprise. Rastignac tendit lamain au bonhomme et la lui serra.

– Eh bien, quoi&|160;! n’êtes-vous pas mes enfants&|160;? ditGoriot.

– Mais, mon pauvre père, dit madame de Nucingen, commentavez-vous donc fait&|160;?

– Ah&|160;! nous y voilà, répondit-il. Quand je t’ai eu décidéeà le mettre près de toi, que je t’ai vue achetant des choses commepour une mariée, je me suis dit :  » Elle va se trouver dansl’embarras&|160;!  » L’avoué prétend que le procès à intenter à tonmari, pour lui faire rendre ta fortune, durera plus de six mois.Bon. J’ai vendu mes treize cent cinquante livres de renteperpétuelle&|160;; je me suis fait, avec quinze mille francs, douzecents francs de rentes viagères bien hypothéquées, et j’ai payé vosmarchands avec le reste du capital, mes enfants. Moi, j’ai là-hautune chambre de cinquante écus par an, je peux vivre comme un princeavec quarante sous par jour, et j’aurai encore du reste. Je n’userien, il ne me faut presque pas d’habits. Voilà quinze jours que jeris dans ma barbe en me disant :  » Vont-ils être heureux&|160;! « Eh bien, n’êtes-vous pas heureux&|160;?

– Oh&|160;! papa, papa&|160;! dit madame de Nucingen en sautantsur son père qui la reçut sur ses genoux. Elle le couvrit debaisers, lui caressa les joues avec ses cheveux blonds, et versades pleurs sur ce vieux visage épanoui, brillant.- Cher père, vousêtes un père&|160;! Non, il n’existe pas deux pères comme vous sousle ciel. Eugène vous aimait bien déjà, que sera-cemaintenant&|160;!

– Mais, mes enfants, dit le père Goriot qui depuis dix ansn’avait pas senti le cœur de sa fille battre sur le sien, mais,Delphinette, tu veux donc me faire mourir de joie&|160;! Mon pauvrecœur se brise. Allez, monsieur Eugène, nous sommes déjàquittes&|160;! Et le vieillard serrait sa fille par une étreinte sisauvage, si délirante, qu’elle dit :- Ah&|160;! tu me fais mal.- jet’ai fait mal&|160;! dit-il en pâlissant. Il la regarda d’un airsurhumain de douleur. Pour bien peindre la physionomie de ce Christde la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dansles images que les princes de la palette ont inventées pour peindrela passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur deshommes. Le père Goriot baisa bien doucement la ceinture que sesdoigts avaient trop pressée.

Non, non, je ne t’ai pas fait mal non, reprit-il en laquestionnant par un sourire&|160;; c’est toi qui m’as fait mal avecton cri. Ça coûte plus cher, dit-il à l’oreille de sa fille en lalui baisant avec précaution, mais il faut l’attraper, sans quoi ilse fâcherait.

Eugène était pétrifié par l’inépuisable dévouement de cet homme,et le contemplait en exprimant cette naïve admiration qui, au jeuneâge, est de la foi.

– Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.

– O mon Eugène, c’est beau ce que vous venez de dire là. Etmadame de Nucingen baisa l’étudiant au front.

– Il a refusé pour toi mademoiselle Taillefer et ses millions,dit le père Goriot. Oui, elle vous aimait, la petite, et, son frèremort, la voilà riche comme Crésus.

Oh&|160;! pourquoi le dire&|160;? s’écria Rastignac.

Eugène, lui dit Delphine à l’oreille, maintenant j’ai un regretpour ce soir. Ah&|160;! je vous aimerai bien, moi&|160;! ettoujours.

– Voilà la plus belle journée que j’aie eue depuis vos mariages,s’écria le père Goriot. Le bon Dieu peut me faire souffrir tantqu’il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je me dirai :En février de cette année, j’ai été pendant un moment plus heureuxque les hommes ne peuvent l’être pendant toute leur vie.Regarde-moi, Fifine&|160;! dit-il à sa fille. Elle est bien belle,n’est-ce pas&|160;? Dites-moi donc, avez-vous rencontré beaucoup defemmes qui aient ses jolies couleurs et sa petite fossette&|160;?Non, pas vrai&|160;? Eh bien, c’est moi qui ai fait cet amour defemme. Désormais, en se trouvant heureuse par vous, elle deviendramille fois mieux. Je puis aller en enfer, mon voisin, dit-il, s’ilvous faut ma part de paradis, je vous la donne. Mangeons, mangeons,reprit-il en ne sachant plus ce qu’il disait, tout est à nous.

– Ce pauvre père&|160;!

– Si tu savais, mon enfant, dit-il en se levant et allant àelle, lui prenant la tête et la baisant au milieu de ses nattes decheveux, combien tu peux me rendre heureux à bon marché&|160;!viens me voir quelquefois, je serai là-haut, tu n’auras qu’un pas àfaire. Promets-le-moi, dis&|160;!

– Oui, cher père.

– Dis encore.

– Oui, mon bon père.

– Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si je m’écoutais.Dînons.

La soirée tout entière fut employée en enfantillages, et le pèreGoriot ne se montra pas le moins fou des trois. Il se couchait auxpieds de sa fille pour les baiser&|160;; il la regardait longtempsdans les yeux il frottait sa tête contre sa robe&|160;; enfin ilfaisait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et leplus tendre.

– Voyez-vous&|160;? dit Delphine à Eugène, quand mon père estavec nous, il faut être tout à lui. Ce sera pourtant bien gênantquelquefois.

Eugène, qui s’était senti déjà plusieurs fois des mouvements dejalousie, ne pouvait pas blâmer ce mot, qui renfermait le principede toutes les ingratitudes.

– Et quand l’appartement sera-t-il fini&|160;? dit Eugène enregardant autour de la chambre. Il faudra donc nous quitter cesoir&|160;?

– Oui, mais demain vous viendrez dîner avec moi, dit-elle d’unair fin. Demain est un jour d’Italiens.

– J’irai au parterre, moi, dit le père Goriot.

Il était minuit. La voiture de madame de Nucingen attendait. Lepère Goriot et l’étudiant retournèrent à la Maison-Vauquer ens’entretenant de Delphine avec un croissant enthousiasme quiproduisit un curieux combat d’expressions entre ces deux violentespassions. Eugène ne pouvait pas se dissimuler que l’amour du père,qu’aucun intérêt personnel n’entachait, écrasait le sien par sapersistance et par son étendue. L’idole était toujours pure etbelle pour le père, et son adoration s’accroissait de tout le passécomme de l’avenir. Ils trouvèrent madame Vauquer seule au coin deson poêle, entre Sylvie et Christophe. La vieille hôtesse était làcomme Marius sur les ruines de Carthage. Elle attendait les deuxseuls pensionnaires qui lui restassent, en se désolant avec Sylvie.Quoique lord Byron ait prêté d’assez belles lamentations au Tasse,elles sont bien loin de la profonde vérité de celles quiéchappaient à madame Vauquer.

– Il n’y aura donc que trois tasses de café à faire demainmatin, Sylvie. Hein&|160;! ma maison déserte, n’est-ce pas à fendrele cœur&|160;? Qu’est-ce que la vie sans mes pensionnaires&|160;?Rien du tout. Voilà ma maison démeublée de ses hommes. La vie estdans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pour m’être attiré tous cesdésastres&|160;? Nos provisions de haricots et de pommes de terresont faites pour vingt personnes. La police chez moi&|160;! Nousallons donc ne manger que des pommes de terre&|160;! je renverraidonc Christophe&|160;!

Le Savoyard, qui dormait, se réveilla soudain et dit :

– Madame&|160;?

– Pauvre garçon&|160;! c’est comme un dogue, dit Sylvie.

– Une saison morte, chacun s’est casé. D’où me tombera-t-il despensionnaires&|160;? J’en perdrai la tête. Et cette sibylle deMichonneau qui m’enlève Poiret&|160;!

Qu’est-ce qu’elle lui faisait donc pour s’être attaché cethomme-là qui la suit comme un toutou&|160;?

– Ah&|160;! dame&|160;! fit Sylvie en hochant la tête, cesvieilles filles, ça connaît les rubriques.

– Ce pauvre monsieur Vautrin dont ils ont fait un forçat, repritla veuve, eh bien&|160;! Sylvie, c’est plus fort que moi, je ne lecrois pas encore. Un homme gai comme ça, qui prenait du gloria pourquinze francs par mois, et qui payait rubis sur l’ongle&|160;!

– Et qui était généreux&|160;! dit Christophe.

– Il y a erreur, dit Sylvie.

– Mais non, il a avoué lui-même, reprit madame Vauquer. Et direque toutes ces choses-là sont arrivées chez moi, dans un quartieroù il ne passe pas un chat&|160;! Foi d’honnête femme, je rêve.Car, vois-tu, nous avons vu Louis XVI avoir son accident, nousavons vu tomber l’Empereur, nous l’avons vu revenir et retomber,tout cela c’était dans l’ordre des choses possibles&|160;; tandisqu’il n’y a point de chances contre des pensions bourgeoises : onpeut se passer de roi, mais il faut toujours qu’on mange&|160;; etquand une honnête femme, née de Conflans, donne à dîner avec toutesbonnes choses, mais à moins que la fin du monde n’arrive… Mais,c’est ça, c’est la fin du monde.

– Et penser que mademoiselle Michonneau, qui vous fait tout cetort, va recevoir, à ce qu’on dit, mille écus de rente, s’écriaSylvie.

– Ne m’en parle pas, ce n’est qu’une scélérate&|160;! dit madameVauquer. Et elle va chez la Buneaud, par-dessus le marché&|160;!Mais elle est capable de tout, elle a dû faire des horreurs, elle atué, volé dans son temps. Elle devait aller au bagne à la place dece pauvre cher homme…

En ce moment Eugène et le père Goriot sonnèrent.

– Ah&|160;! voilà mes deux fidèles, dit la veuve ensoupirant.

Les deux fidèles, qui n’avaient qu’un fort léger souvenir desdésastres de la pension bourgeoise, annoncèrent sans cérémonie àleur hôtesse qu’ils allaient demeurer à la Chaussée-d’Antin.

– Ah&|160;! Sylvie&|160;! dit la veuve, voilà mon dernier atout.Vous m’avez donné le coup de la mort, messieurs&|160;! ça m’afrappée dans l’estomac. J’ai une barre là. Voilà une journée qui memet dix ans de plus sur la tête. Je deviendrai folle, ma paroled’honneur&|160;! Que faire des haricots&|160;? Ah&|160;! bien, sije suis seule ici, tu t’en iras demain, Christophe. Adieu,messieurs, bonne nuit.

– Qu’a-t-elle donc&|160;? demanda Eugène à Sylvie.

– Dame&|160;! voilà tout le monde parti par suite des affaires.Ça lui a troublé la tête. Allons, je l’entends qui pleure. Ça luifera du bien de chigner . Voilà la première fois qu’elle se videles yeux depuis que je suis à son service.

Le lendemain, madame Vauquer s’était, suivant son expression,raisonnée. Si elle parut affligée comme une femme qui avait perdutous ses pensionnaires, et dont la vie était bouleversée, elleavait toute sa tête, et montra ce qu’était la vraie douleur, unedouleur profonde, la douleur causée par l’intérêt froissé, par leshabitudes rompues. Certes, le regard qu’un amant jette sur leslieux habités par sa maîtresse, en les quittant, n’est pas plustriste que ne le fut celui de madame Vauquer sur sa table vide.Eugène la consola en lui disant que Bianchon, dont l’internatfinissait dans quelques jours, viendrait sans doute leremplacer&|160;; que l’employé du Muséum avait souvent manifesté ledésir d’avoir l’appartement de madame Couture, et que dans peu dejours elle aurait remonté son personnel.

– Dieu vous entende, mon cher monsieur&|160;! mais le malheurest ici. Avant dix jours, la mort y viendra, vous verrez, luidit-elle en jetant un regard lugubre sur la salle à manger. Quiprendra-t-elle&|160;?

– Il fait bon déménager, dit tout bas Eugène au père Goriot.

– Madame, dit Sylvie en accourant effarée, voici trois jours queje n’ai vu Mistigris.

– Ah&|160;! bien, si mon chat est mort, s’il nous a quittés,je…

La pauvre veuve n’acheva pas, elle joignit les mains et serenversa sur le dos de son fauteuil, accablée par ce terriblepronostic.

Vers midi, heure à laquelle les facteurs arrivaient dans lequartier du Panthéon, Eugène reçut une lettre élégammentenveloppée, cachetée aux armes de Beauséant. Elle contenait uneinvitation adressée à monsieur et à madame de Nucingen pour legrand bal annoncé depuis un mois, et qui devait avoir lieu chez lavicomtesse. A cette invitation était joint un petit mot pour Eugène:

 » J’ai pensé, monsieur, que vous vous chargeriez avec plaisird’être l’interprète de mes sentiments auprès de madame deNucingen&|160;; je vous envoie l’invitation que vous m’avezdemandée, et serai charmée de faire la connaissance de la sœur demadame de Restaud. Amenez-moi donc cette jolie personne, et faitesen sorte qu’elle ne prenne pas toute votre affection, vous m’endevez beaucoup en retour de celle que je vous porte.  »

 » Vicomtesse DE BEAUSEANT.  »

– Mais, se dit Eugène en relisant ce billet, madame de Beauséantme dit assez clairement qu’elle ne veut pas du baron de Nucingen.Il alla promptement chez Delphine, heureux d’avoir à lui procurerune joie dont il recevrait sans doute le prix. Madame de Nucingenétait au bain. Rastignac attendit dans le boudoir, en butte auximpatiences naturelles à un jeune homme ardent et pressé de prendrepossession d’une maîtresse, l’objet de deux ans de désirs. C’estdes émotions qui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie desjeunes gens. La première femme réellement femme à laquelles’attache un homme, c’est-à-dire celle qui se présente à lui dansla splendeur des accompagnements que veut la société parisienne,celle-là n’a jamais de rivale. L’amour à Paris ne ressemble en rienaux autres amours. Ni les hommes ni les femmes n’y sont dupes desmontres pavoisées de lieux communs que chacun étale par décence surses affections soi-disant désintéressées. En ce pays, une femme nedoit pas satisfaire seulement le cœur et les sens, elle saitparfaitement qu’elle a de plus grandes obligations à remplir enversles mille vanités dont se compose la vie. Là surtout l’amour estessentiellement vantard, effronté, gaspilleur, charlatan etfastueux. Si toutes les femmes de la cour de Louis XIV ont envié àmademoiselle de La Vallière l’entraînement de passion qui fitoublier à ce grand prince que ses manchettes coûtaient chacunemille écus quand il les déchira pour faciliter au duc de Vermandoisson entrée sur la scène du monde, que peut-on demander au reste del’humanité&|160;? Soyez jeunes, riches et titrés, soyez mieuxencore si vous pouvez, plus vous apporterez de grains d’encens àbrûler devant l’idole, plus elle vous sera favorable, si toutefoisvous avez une idole. L’amour est une religion, et son culte doitcoûter plus cher que celui de toutes les autres religions&|160;; ilpasse promptement, et passe en gamin qui tient à marquer sonpassage par des dévastations. Le luxe du sentiment est la poésiedes greniers&|160;; sans cette richesse, qu’y deviendraitl’amour&|160;? S’il est des exceptions à ces lois draconiennes ducode parisien, elles se rencontrent dans la solitude, chez les âmesqui ne se sont point laissé entraîner par les doctrines sociales,qui vivent près de quelque source aux eaux claires, fugitives, maisincessantes&|160;; qui, fidèles à leurs ombrages verts, heureusesd’écouter le langage de l’infini, écrit pour elles en toute choseet qu’elles retrouvent en elles-mêmes, attendent patiemment leursailes en plaignant ceux de la terre. Mais Rastignac, semblable à laplupart des jeunes gens, qui, par avance, ont goûté les grandeurs,voulait se présenter tout armé dans la lice du monde&|160;; il enavait épousé la fièvre, et sentait peut-être la force de ledominer, mais sans connaître ni les moyens ni le but de cetteambition. A défaut d’un amour pur et sacré, qui remplit la vie,cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose&|160;; il suffitde dépouiller tout intérêt personnel et de se proposer la grandeurd’un pays pour objet. Mais l’étudiant n’était pas encore arrivé aupoint d’où l’homme peut contempler le cours de la vie et la juger.Jusqu’alors il n’avait même pas complètement secoué le charme desfraîches et suaves idées qui enveloppent comme d’un feuillage lajeunesse des enfants élevés en province. Il avait continuellementhésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentescuriosités, il avait toujours conservé quelques arrière-pensées dela vie heureuse que mène le vrai gentilhomme dans son château.Néanmoins ses derniers scrupules avaient disparu la veille, quandil s’était vu dans son appartement. En jouissant des avantagesmatériels de la fortune, comme il jouissait depuis longtemps desavantages moraux que donne la naissance, il avait dépouillé sa peaud’homme de province, et s’était doucement établi dans une positiond’où il découvrait un bel avenir. Aussi, en attendant Delphine,mollement assis dans ce joli boudoir qui devenait un peu le sien,se voyait-il si loin du Rastignac venu l’année dernière à Paris,qu’en le lorgnant par un effet d’optique morale, il se demandaits’il se ressemblait en ce moment à lui-même.

– Madame est dans sa chambre, vint lui dire Thérèse qui le fittressaillir.

Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse, au coin du feu,fraîche, reposée. A la voir ainsi étalée sur des flots demousseline, il était impossible de ne pas la comparer à ces bellesplantes de l’Inde dont le fruit vient dans la fleur.

– Eh bien&|160;! nous voilà, dit-elle avec émotion.

– Devinez ce que je vous apporte, dit Eugène en s’asseyant prèsd’elle et lui prenant le bras pour lui baiser la main.

Madame de Nucingen fit un mouvement de joie en lisantl’invitation. Elle tourna sur Eugène ses yeux mouillés, et lui jetases bras au cou pour l’attirer à elle dans un délire desatisfaction vaniteuse.

– Et c’est vous (toi, lui dit-elle à l’oreille&|160;; maisThérèse est dans mon cabinet de toilette, soyons prudents&|160;!),vous à qui je dois ce bonheur&|160;? Oui, j’ose appeler cela unbonheur. Obtenu par vous, n’est-ce pas plus qu’un triomphed’amour-propre&|160;? Personne ne m’a voulu présenter dans cemonde. Vous me trouverez peut-être en ce moment petite, frivole,légère comme une Parisienne mais pensez, mon ami, que je suis prêteà tout vous sacrifier, et que, si je souhaite plus ardemment quejamais d’aller dans le faubourg Saint-Germain, c’est que vous yêtes.

– Ne pensez-vous pas, dit Eugène, que madame de Beauséant al’air de nous dire qu’elle ne compte pas voir le baron de Nucingenà son bal&|160;?

– Mais oui, dit la baronne en rendant la lettre à Eugène. Cesfemmes-là ont le génie de l’impertinence. Mais n’importe, j’irai.Ma sœur doit s’y trouver, je sais qu’elle prépare une toilettedélicieuse. Eugène, reprit-elle à voix basse, elle y va pourdissiper d’affreux soupçons. Vous ne savez pas les bruits quicourent sur elle&|160;? Nucingen est venu me dire ce matin qu’on enparlait hier au Cercle sans se gêner. A quoi tient, mon Dieu&|160;!l’honneur des femmes et des familles&|160;! Je me suis sentieattaquée, blessée dans ma pauvre sœur. Selon certaines personnes,monsieur de Trailles aurait souscrit des lettres de change montantà cent mille francs, presque toutes échues, et pour lesquelles ilallait être poursuivi. Dans cette extrémité, ma sœur aurait venduses diamants à un juif, ces beaux diamants que vous avez pu luivoir, et qui viennent de madame de Restaud la mère. Enfin, depuisdeux jours, il n’est question que de cela. Je conçois alorsqu’Anastasie se fasse faire une robe lamée, et veuille attirer surelle tous les regards chez madame de Beauséant, en y paraissantdans tout son éclat et avec ses diamants. Mais je ne veux pas êtreau-dessous d’elle. Elle a toujours cherché à m’écraser, elle n’ajamais été bonne pour moi, qui lui rendais tant de services, quiavais toujours de l’argent pour elle quand elle n’en avait pas.Mais laissons le monde, aujourd’hui je veux être tout heureuse.

Rastignac était encore à une heure du matin chez madame deNucingen, qui, en lui prodiguant l’adieu des amants, cet adieuplein de joies à venir, lui dit avec une expression de mélancolie:- Je suis si peureuse, si superstitieuse, donnez à mespressentiments le nom qu’il vous plaira, que je tremble de payermon bonheur par quelque affreuse catastrophe.

– Enfant, dit Eugène.

– Ah&|160;! c’est moi qui suis l’enfant ce soir, dit-elle enriant.

Eugène revint à la Maison-Vauquer avec la certitude de laquitter le lendemain, il s’abandonna donc pendant la route à cesjolis rêves que font tous les jeunes gens quand ils ont encore surles lèvres le goût du bonheur.

– Eh bien&|160;? lui dit le père Goriot quand Rastignac passadevant sa porte.

– Eh bien&|160;! répondit Eugène, je vous dirai tout demain.

– Tout, n’est-ce pas&|160;? cria le bonhomme. Couchez-vous. Nousallons commencer demain notre vie heureuse.

Chapitre 4La mort du père

Le lendemain, Goriot et Rastignac n’attendaient plus que le bonvouloir d’un commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise,quand vers midi le bruit d’un équipage qui s’arrêtait précisément àla porte de la Maison-Vauquer retentit dans la rueNeuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen descendit de sa voiture,demanda si son père était encore à la pension. Sur la réponseaffirmative de Sylvie, elle monta lestement l’escalier. Eugène setrouvait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait, endéjeunant, prié le père Goriot d’emporter ses effets, en lui disantqu’ils se retrouveraient à quatre heures rue d’Artois. Mais,pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs, Eugène,ayant promptement répondu à l’appel de l’école, était revenu sansque personne l’eût aperçu, pour compter avec madame Vauquer, nevoulant pas laisser cette charge à Goriot, qui, dans son fanatisme,aurait sans doute payé pour lui. L’hôtesse était sortie, Eugèneremonta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien, et s’applauditd’avoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa tablel’acceptation en blanc, souscrite à Vautrin, qu’il avaitinsouciamment jetée là le jour où il l’avait acquittée. N’ayant pasde feu, il allait la déchirer en petits morceaux quand, enreconnaissant la voix de Delphine, il ne voulut faire aucun bruit,et s’arrêta pour l’entendre, en pensant qu’elle ne devait avoiraucun secret pour lui. Puis, dès les premiers mots, il trouva laconversation entre le père et la fille trop intéressante pour nepas l’écouter.

– Ah&|160;! mon père, dit-elle, plaise au ciel que vous ayez eul’idée de demander compte de ma fortune assez à temps pour que jene sois pas ruinée&|160;! Puis-je-parler&|160;?

– Oui, la maison est vide, dit le père Goriot d’une voixaltérée.

– Qu’avez-vous donc, mon père&|160;? reprit madame deNucingen.

– Tu viens, répondit le vieillard, de me donner un coup de hachesur la tête. Dieu te pardonne, mon enfant&|160;! Tu ne sais pascombien je t’aime si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas ditbrusquement de semblables choses, surtout si rien n’est désespéré.Qu’est-il donc arrivé de si pressant pour que tu sois venue mechercher ici quand dans quelques instants nous allions être rued’Artois&|160;?

– Eh&|160;! mon père, est-on maître de son premier mouvementdans une catastrophe&|160;? je suis folle&|160;! Votre avoué nous afait découvrir un peu plus tôt le malheur qui sans doute éclateraplus tard. Votre vieille expérience commerciale va nous devenirnécessaire et je suis accourue vous chercher comme on s’accroche àune branche quand on se noie. Lorsque monsieur Derville a vuNucingen lui opposer mille chicanes, il l’a menacé d’un procès enlui disant que l’autorisation du président du tribunal seraitpromptement obtenue. Nucingen est venu ce matin chez moi pour medemander si je voulais sa ruine et la mienne. Je lui ai répondu queje ne me connaissais à rien de tout cela, que j’avais une fortune,que je devais être en possession de ma fortune, et que tout ce quiavait rapport à ce démêlé regardait mon avoué, que j’étais de ladernière ignorance et dans l’impossibilité de rien entendre à cesujet. N’était-ce pas ce que vous m’aviez recommandé dedire&|160;?

– Bien, répondit le père Goriot.

– Eh bien&|160;! reprit Delphine, il m’a mise au fait de sesaffaires. Il a jeté tous ses capitaux et les miens dans desentreprises à peine commencées, et pour lesquelles il a fallumettre de grandes sommes en dehors. Si je le forçais a mereprésenter ma dot, il serait obligé de déposer son bilan&|160;;tandis que, si je veux attendre un an, il s’engage sur l’honneur àme rendre une fortune double ou triple de la mienne en plaçant mescapitaux dans des opérations territoriales à la fin desquelles jeserai maîtresse de tous les biens. Mon cher père, il était sincère,il m’a effrayée. Il m’a demandé pardon de sa conduite, il m’a renduma liberté, m’a permis de me conduire à ma guise, à la condition dele laisser entièrement maître de gérer les affaires sous mon nom.Il m’a promis, pour me prouver sa bonne foi, d’appeler monsieurDerville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actesen vertu desquels il m’instituerait propriétaire seraientconvenablement rédigés. Enfin il s’est remis entre mes mains piedset poings liés. Il demande encore pendant deux ans la conduite dela maison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pour moi de plusqu’il ne m’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pouvait faireétait de conserver les apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse,et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à la plussourde économie, afin d’atteindre au terme de ses spéculations sansaltérer son crédit. Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin dele pousser à bout et d’en apprendre davantage : il m’a montré seslivres, enfin il a pleuré. Je n’ai jamais vu d’homme en pareilétat. Il avait perdu la tête, il parlait de se tuer, il délirait.Il m’a fait pitié.

– Et tu crois à ces sornettes, s’écria le père Goriot. C’est uncomédien&|160;! J’ai rencontré des Allemands en affaires : cesgens-là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur&|160;;mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils semettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que lesautres. Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, il fait lemort, il veut rester plus maître sous ton nom qu’il ne l’est sousle sien. Il va profiter de cette circonstance pour se mettre àl’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin queperfide&|160;; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pasau Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je meconnais encore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagé ses fondsdans les entreprises, eh bien&|160;! ses intérêts sont représentéspar des valeurs, par des reconnaissances, par des traités&|160;!qu’il les montre, et liquide avec toi. Nous choisirons lesmeilleures spéculations, nous en courrons les chances, et nousaurons les titres recognitifs en notre nom de Delphine Goriot,épouse séparée quant aux biens du baron de Nucingen. Mais nousprend-il pour des imbéciles, celui-là&|160;? Croit-il que je puissesupporter pendant deux jours l’idée de te laisser sans fortune,sans pain&|160;? Je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit,pas deux heures&|160;! Si cette idée était vraie, je n’y survivraispas. Eh quoi&|160;! j’aurai travaillé pendant quarante ans de mavie, j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai sué des averses,je me serai privé pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui merendiez tout travail, tout fardeau léger&|160;; et aujourd’hui mafortune, ma vie s’en iraient en fumée&|160;! Ceci me ferait mourirenragé. Par tout ce qu’il y a de plus sacré sur terre et au ciel,nous allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, lesentreprises&|160;! je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mangepas, qu’il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière.Dieu merci, tu es séparée de biens&|160;; tu auras maître Dervillepour avoué, un honnête homme heureusement. Jour de Dieu&|160;! tugarderas ton bon petit million, tes cinquante mille livres derente, jusqu’à la fin de tes jours, ou je fais un tapage dansParis, ah&|160;! ah&|160;! Mais je m’adresserais aux chambres siles tribunaux nous victimaient. Te savoir tranquille et heureuse ducôté de l’argent, mais cette pensée allégeait tous mes maux etcalmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Monnaie fait tout.Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d’Alsacien&|160;?Delphine, ne fais pas une concession d’un quart de liard à cettegrosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a rendue malheureuse.S’il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le feronsmarcher droit. Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dans le crânequelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur la paille&|160;!Oh&|160;! ma Fifine, toi&|160;! Sapristi, où sont mes gants&|160;?Allons&|160;! partons, je veux aller tout voir, les livres, lesaffaires, la caisse, la correspondance, à l’instant. Je ne seraicalme que quand il me sera prouvé que ta fortune ne court plus derisques, et que je la verrai de mes yeux.

– Mon cher père&|160;! allez-y prudemment. Si vous mettiez lamoindre velléité de vengeance en cette affaire, et si vous montriezdes intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connaît, ila trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je m’inquiétassede ma fortune&|160;; mais, je vous le jure, il la tient en sesmains, et a voulu la tenir. Il est homme à s’enfuir avec tous lescapitaux, et à nous laisser là, le scélérat&|160;! Il sait bien queje ne déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en lepoursuivant. Il est à la fois fort et faible. J’ai bien toutexaminé. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée.

– Mais c’est donc un fripon&|160;?

– Eh bien&|160;! oui, mon père, dit-elle en se jetant sur unechaise en pleurant. Je ne voulais pas vous l’avouer pour vousépargner le chagrin de m’avoir mariée à un homme de cetteespèce-là&|160;! Mœurs secrètes et conscience, l’âme et le corps,tout en lui s’accorde&|160;! c’est effroyable : je le hais et leméprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen après tout cequ’il m’a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisonscommerciales dont il m’a parlé n’a pas la moindre délicatesse, etmes craintes viennent de ce que j’ai lu parfaitement dans son âme.Il m’a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ceque cela signifie&|160;? si je voulais être, en cas de malheur, uninstrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir deprête-nom.

– Mais les lois sont là&|160;! Mais il y a une place de Grèvepour les gendres de cette espèce-là, s’écria le père Goriot&|160;;mais je le guillotinerais moi-même s’il n’y avait pas debourreau.

– Non, mon père, il n’y a pas de lois contre lui. Ecoutez endeux mots son langage, dégagé des circonlocutions dont ill’enveloppait :  » Ou tout est perdu, vous n’avez pas un liard, vousêtes ruinée&|160;; car je ne saurais choisir pour complice uneautre personne que vous&|160;; ou vous me laisserez conduire à bienmes entreprises.  » Est-ce clair&|160;? Il tient encore à moi. Maprobité de femme le rassure&|160;; il sait que je lui laisserai safortune, et me contenterai de la mienne. C’est une associationimprobe et voleuse à laquelle je dois consentir sous peine d’êtreruinée. Il m’achète ma conscience et la paye en me laissant être àmon aise la femme d’Eugène.  » Je te permets de commettre desfautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvresgens&|160;!  » Ce langage est-il encore assez clair&|160;?Savez-vous ce qu’il nomme faire des opérations&|160;? Il achète desterrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par deshommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour lesbâtisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets àlongs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donnerquittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandisque ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisantfaillite. Le nom de la maison Nucingen a servi à éblouir lespauvres constructeurs. J’ai compris cela. J’ai compris aussi que,pour prouver, en cas de besoin, le paiement de sommes énormes,Nucingen a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres,à Naples, à Vienne. Comment les saisirions-nous&|160;?

Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, quitomba sans doute sur le carreau de sa chambre.

– Mon Dieu, que t’ai-je fait&|160;? Ma fille livrée à cemisérable, il exigera tout d’elle s’il le veut. Pardon, mafille&|160;! cria le vieillard.

– Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votrefaute, dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous nousmarions&|160;! Connaissons-nous le monde, les affaires, les hommes,les mœurs&|160;? Les pères devraient penser pour nous. Cher père,je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la fauteest toute à moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisantle front de son père.

– Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux,que je les essuie en les baisant. Va&|160;! je vais retrouver macaboche, et débrouiller l’écheveau d’affaires que ton mari amêlé.

– Non, laisse-moi faire&|160;; je saurai le manœuvrer. Ilm’aime, eh bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l’amenerà me placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut-êtrelui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient.Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires.Monsieur Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, nevenez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal demadame de Beauséant a lieu après-demain, je veux me soigner pour yêtre belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène&|160;!Allons donc voir sa chambre.

En ce moment une voiture s’arrêta dans la rueNeuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit dans l’escalier la voix demadame de Restaud, qui disait à Sylvie :- Mon père y est-il&|160;?Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà dese jeter sur son lit et de feindre d’y dormir.

– Ah&|160;! mon père, vous a-t-on parlé d’Anastasie&|160;? ditDelphine en reconnaissant la voix de sa sœur. Il paraîtrait qu’ilarrive aussi de singulières choses dans son ménage.

– Quoi donc&|160;! dit le père Goriot : ce serait donc ma fin.Ma pauvre tête ne tiendra pas à un double malheur.

– Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. Ah&|160;! tevoilà, Delphine.

Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.

– Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présenceextraordinaire&|160;? Je vois mon père tous les jours, moi.

– Depuis quand&|160;?

– Si tu y venais, tu le saurais.

– Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtesse d’une voixlamentable. Je suis bien malheureuse, je suis perdue, mon pauvrepère&|160;! oh&|160;! bien perdue cette fois&|160;!

– Qu’as-tu, Nasie&|160;? cria le père Goriot. Dis-nous tout, monenfant. Elle pâlit. Delphine, allons, secours-la donc, sois bonnepour elle, je t’aimerai encore mieux, si je peux, toi&|160;!

– Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa sœur,parle. Tu vois en nous les deux seules personnes qui t’aimeronttoujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu, les affections defamille sont les plus sûres. Elle lui fit respirer des sels, et lacomtesse revint à elle.

– J’en mourrai, dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuantson feu de mottes, approchez-vous toutes les deux. J’ai froid.Qu’as-tu, Nasie&|160;? dis vite, tu me tues…

– Eh bien&|160;! dit la pauvre femme, mon mari sait tout.Figurez-vous, mon père, il y a quelque temps, vous souvenez-vous decette lettre de change de Maxime&|160;? Eh bien&|160;! ce n’étaitpas la première. J’en avais déjà payé beaucoup. Vers lecommencement de janvier, monsieur de Trailles me paraissait bienchagrin. Il ne me disait rien&|160;; mais il est si facile de liredans le cœur des gens qu’on aime, un rien suffit : puis il y a despressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je nel’avais jamais vu, j’étais toujours plus heureuse. PauvreMaxime&|160;! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m’a-t-ildit&|160;; il voulait se brûler la cervelle. Enfin je l’ai tanttourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures à ses genoux.Il m’a dit qu’il devait cent mille francs&|160;! Oh&|160;! papa,cent mille francs&|160;! Je suis devenue folle. Vous ne les aviezpas, j’avais tout dévoré… .

– Non, dit le père Goriot, je n’aurais pas pu les faire, à moinsd’aller les voler. Mais j’y aurais été, Nasie&|160;! J’irai.

A ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d’un mourant, etqui accusait l’agonie du sentiment paternel réduit à l’impuissance,les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsme serait resté froid àce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans ungouffre, en révélait la profondeur&|160;?

– Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m’appartenait pas,mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.

Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou de sasœur.

– Tout est donc vrai, dit-elle.

Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à pleincorps, la baisa tendrement, et l’appuyant sur son cœur :- Ici, tuseras toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.

– Mes anges, dit Goriot d’une voix faible, pourquoi votre unionest-elle due au malheur&|160;?

– Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout monbonheur, reprit la comtesse encouragée par ces témoignages d’unetendresse chaude et palpitante, j’ai porté chez cet usurier quevous connaissez, un homme fabriqué par l’enfer, que rien ne peutattendrir, ce monsieur Gobseck, les diamants de famille auxquelstient tant monsieur de Restaud, les siens, les miens, tout, je lesai vendus. Vendus&|160;! comprenez-vous&|160;? il a étésauvé&|160;! Mais, moi, je suis morte. Restaud a tout su.

– Par qui&|160;? comment&|160;? Que je le tue&|160;! cria lepère Goriot.

– Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre. J’y suis allée… « Anastasie, m’a-t-il dit d’une voix… (oh&|160;! sa voix a suffi,j’ai tout deviné), où sont vos diamants&|160;?  » Chez moi.  » Non,m’a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode.  » Et ilm’a montré l’écrin qu’il avait couvert de son mouchoir.  » Voussavez d’où ils viennent&|160;?  » m’a-t-il dit. Je suis tombée à sesgenoux… j’ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait mevoir mourir.

– Tu as dit cela&|160;! s’écria le père Goriot. Par le sacré nomde Dieu, celui qui vous fera mal à l’une ou à l’autre, tant que jeserai vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu&|160;!Oui, je le déchiquetterai comme…

Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge. Enfin,ma chère, il m’a demandé quelque chose de plus difficile à faireque de mourir. Le ciel préserve toute femme d’entendre ce que j’aientendu&|160;!

– J’assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement.Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux. Enfin, quoi&|160;?reprit-il en regardant Anastasie.

– Eh bien&|160;! dit la comtesse en continuant après une pause,il m’a regardée :  » Anastasie, m’a-t-il dit, j’ensevelis tout dansle silence, nous resterons ensemble, nous avons des enfants. Je netuerai pas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pourm’en défaire autrement je pourrais me heurter contre la justicehumaine. Le tuer dans vos bras, ce serait déshonorer les enfants.Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni moi, jevous impose deux conditions. Répondez : Ai-je un enfant àmoi&|160;?  » J’ai dit oui.  » Lequel&|160;?  » a-t-il demandé.Ernest, notre aîné.  » Bien, a-t-il dit. Maintenant, jurez-moi dem’obéir désormais sur un seul point.  » J’ai juré.  » Vous signerezla vente de vos biens quand je vous le demanderai.  »

– Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais cela.Ah&|160;! ah&|160;! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce quec’est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheurlà où il est, et vous la punissez de votre niaiseimpuissance&|160;?… je suis là, moi, halte-là&|160;! il me trouveradans sa route. Nasie, sois en repos. Ah, il tient à sonhéritier&|160;! bon, bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacrétonnerre, est mon petit-fils. Je puis bien le voir, cemarmot&|160;? je le mets dans mon village, j’en aurai soin, soisbien tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en luidisant : A nous deux&|160;! Si tu veux avoir ton fils, rends à mafille son bien, et laisse-la se conduire à sa guise.

– Mon père&|160;!

– Oui, ton père&|160;! Ah&|160;! je suis un vrai père. Que cedrôle de grand seigneur ne maltraite pas mes filles.Tonnerre&|160;! je ne sais pas ce que j’ai dans les veines. J’y aile sang d’un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. O mesenfants&|160;! voilà donc votre vie&|160;? Mais c’est ma mort. Quedeviendrez-vous donc quand je ne serai plus là&|160;? Les pèresdevraient vivre autant que leurs enfants. Mon Dieu, comme ton mondeest mal arrangé&|160;! Et tu as un fils cependant, à ce qu’on nousdit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Meschers anges, quoi&|160;! ce n’est qu’à vos douleurs que je doisvotre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. Ehbien, oui, vous m’aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindreici&|160;! mon cœur est grand, il peut tout recevoir. Oui, vousaurez beau le percer, les lambeaux feront encore des cœurs de père.Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. Ah&|160;! quandvous étiez petites, vous étiez bien heureuses…

– Nous n’avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine. Où sontles moments où nous dégringolions du haut des sacs dans le grandgrenier&|160;?

– Mon père&|160;! ce n’est pas tout, dit Anastasie à l’oreillede Goriot qui fit un bond. Les diamants n’ont pas été vendus centmille francs. Maxime est poursuivi. Nous n’avons plus que douzemille francs à payer. Il m’a promis d’être sage, de ne plus jouer.Il ne me reste plus au monde que son amour, et je l’ai payé tropcher pour ne pas mourir s’il m’échappait. Je lui ai sacrifiéfortune, honneur, repos, enfants. Oh&|160;! faites qu’au moinsMaxime soit libre, honoré, qu’il puisse demeurer dans le monde oùil saura se faire une position. Maintenant il ne me doit pas que lebonheur, nous avons des enfants qui seraient sans fortune. Toutsera perdu s’il est mis à Sainte-Pélagie.

– Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien, plus rien&|160;!C’est la fin du monde. Oh&|160;! le monde va crouler, c’est sûr.Allez-vous-en, sauvez-vous avant&|160;! Ah&|160;! j’ai encore mesboucles d’argent, six couverts, les premiers que j’aie eus dans mavie. Enfin, je n’ai plus que douze cents francs de renteviagère…

– Qu’avez-vous donc fait de vos rentes perpétuelles&|160;?

– Je les ai vendues en me réservant ce petit bout de revenu pourmes besoins. Il me fallait douze mille francs pour arranger unappartement à Fifine.

– Chez toi, Delphine&|160;? dit madame de Restaud à sa sœur.

– Oh&|160;! qu’est-ce que cela fait&|160;! reprit le pèreGoriot, les douze mille francs sont employés.

– Je devine, dit la comtesse. Pour monsieur de Rastignac.Ah&|160;! ma pauvre Delphine, arrête-toi. Vois où j’en suis.

– Ma chère, monsieur de Rastignac est un jeune homme incapablede ruiner sa maîtresse.

– Merci, Delphine. Dans la crise où je me trouve, j’attendaismieux de toi mais tu ne m’as jamais aimée.

– Si, elle t’aime, Nasie, cria le père Goriot, elle me le disaittout à l’heure. Nous parlions de toi, elle me soutenait que tuétais belle et qu’elle n’était que jolie, elle&|160;!

– Elle&|160;! répéta la comtesse, elle est d’un beau froid.

– Quand cela serait, dit Delphine en rougissant, comment t’es-tucomportée envers moi&|160;? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer lesportes de toutes les maisons où je souhaitais aller, enfin tu n’asjamais manqué la moindre occasion de me causer de la peine. Et moi,suis-je venue, comme toi, soutirer à ce pauvre père, mille francs àmille francs, sa fortune, et le réduire dans l’état où ilest&|160;? Voilà ton ouvrage, ma sœur. Moi, j’ai vu mon père tantque j’ai pu, je ne l’ai pas mis à la porte, et je ne suis pas venuelui lécher les mains quand j’avais besoin de lui. Je ne savaisseulement pas qu’il eût employé ces douze mille francs pour moi.J’ai de l’ordre, moi&|160;! tu le sais. D’ailleurs, quand papa m’afait des cadeaux, je ne les ai jamais quêtés.

– Tu étais plus heureuse que moi : monsieur de Marsay étaitriche, tu en sais quelque chose. Tu as toujours été vilaine commel’or. Adieu, je n’ai ni sœur, ni…

– Tais-toi, Nasie&|160;! cria le père Goriot.

– Il n’y a qu’une sœur comme toi qui puisse répéter ce que lemonde ne croit plus, tu es un monstre, lui dit Delphine.

– Mes enfants, mes enfants, taisez-vous, ou je me tue devantvous.

– Va, Nasie, je te pardonne, dit madame de Nucingen encontinuant, tu es malheureuse. Mais je suis meilleure que tu nel’es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout pourte secourir, même d’entrer dans la chambre de mon mari, ce que Jene ferais ni pour moi ni pour… Ceci est digne de tout ce que tu ascommis de mal contre moi depuis neuf ans.

– Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous&|160;! dit le père.Vous êtes deux anges.

– Non, laissez-moi, cria la comtesse que Goriot avait prise parle bras et qui secoua l’embrassement de son père. Elle a moins depitié pour moi que n’en aurait mon mari. Ne dirait-on pas qu’elleest l’image de toutes les vertus&|160;!

– J’aime encore mieux passer pour devoir de l’argent à monsieurde Marsay que d’avouer que monsieur de Trailles me coûte plus dedeux cent mille francs, répondit madame de Nucingen.

– Delphine&|160;! cria la comtesse en faisant un pas verselle.

– Je te dis la vérité quand tu me calomnies, répliqua froidementla baronne.

– Delphine&|160;! tu es une…

Le père Goriot s’élança, retint la comtesse et l’empêcha deparler en lui couvrant la bouche avec sa main.

– Mon Dieu&|160;! mon père, à quoi donc avez-vous touché cematin&|160;? lui dit Anastasie.

– Eh bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre père en s’essuyant lesmains à son pantalon. Mais je ne savais pas que vous viendriez, jedéménage.

Il était heureux de s’être attiré un reproche qui détournait surlui la colère de sa fille.

– Ah&|160;! reprit-il en s’asseyant, vous m’avez fendu le cœur.Je me meurs, mes enfants&|160;! Le crâne me cuit intérieurementcomme s’il avait du feu. Soyez donc gentilles, aimez-vousbien&|160;! Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vousaviez raison, vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel,reprit-il en portant sur la baronne des yeux pleins de larmes, illui faut douze mille francs, cherchons-les. Ne vous regardez pascomme ça. Il se mit à genoux devant Delphine.- Demande-lui pardonpour me faire plaisir, lui dit-il à l’oreille, elle est la plusmalheureuse, voyons&|160;?

– Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantée de la sauvage etfolle expression que la douleur imprimait sur le visage de sonpère, j’ai eu tort, embrasse-moi…

– Ah&|160;! vous me mettez du baume sur le cœur, cria le pèreGoriot. Mais où trouver douze mille francs&|160;? Si je meproposais comme remplaçant&|160;?

– Ah&|160;! mon père&|160;! dirent les deux filles enl’entourant, non, non.

– Dieu vous récompensera de cette pensée, notre vie n’ysuffirait point&|160;! n’est-ce pas, Nasie&|160;? repritDelphine.

– Et puis, pauvre père, ce serait une goutte d’eau, fit observerla comtesse.

– Mais on ne peut donc rien faire de son sang&|160;? cria levieillard désespéré. Je me voue à celui qui te sauvera,Nasie&|160;! je tuerai un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin,j’irai au bagne&|160;! je… Il s’arrêta comme s’il eût été foudroyé.Plus rien&|160;! dit-il en s’arrachant les cheveux. Si je savais oùaller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol àfaire. Et puis il faudrait du monde et du temps pour prendre laBanque. Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, jene suis plus bon à rien, je ne suis plus père&|160;! non. Elle medemande, elle a besoin&|160;! et moi, misérable, je n’ai rien.Ah&|160;! tu t’es fait des rentes viagères, vieux scélérat, et tuavais des filles&|160;! Mais tu ne les aimes donc pas&|160;? Crève,crève comme un chien que tu es&|160;! Oui, je suis au-dessous d’unchien, un chien ne se conduirait pas ainsi&|160;! Oh&|160;! matête&|160;! elle bout&|160;!

– Mais, papa, crièrent les deux jeunes femmes qui l’entouraientpour l’empêcher de se frapper la tête contre les murs, soyez doncraisonnable.

Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit la lettre de changesouscrite à Vautrin, et dont le timbre comportait une plus fortesomme&|160;; il en corrigea le chiffre, en fit une lettre de changerégulière de douze mille francs à l’ordre de Goriot et entra.

– Voici tout votre argent, madame, dit-il en présentant lepapier. Je dormais, votre conversation m’a réveillé, j’ai pu savoirainsi ce que je devais à monsieur Goriot. En voici le titre quevous pouvez négocier, je l’acquitterai fidèlement.

La comtesse, immobile, tenait le papier.

– Delphine, dit-elle pâle et tremblante de colère, de fureur, derage, je te pardonnais tout, Dieu m’en est témoin, mais ceci&|160;!Comment, monsieur était là, tu le savais&|160;! tu as eu lapetitesse de te venger en me laissant lui livrer mes secrets, mavie, celle de mes enfants, ma honte, mon honneur&|160;! Va, tu nem’es plus de rien, je te hais, je te ferai tout le mal possible,je… La colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.

– Mais c’est mon fils, notre enfant, ton frère, ton sauveur,criait le père Goriot. Embrasse-le donc, Nasie&|160;! Tiens moi jel’embrasse, reprit-il en serrant Eugène avec une sorte de fureur.Oh&|160;! mon enfant&|160;! je serai plus qu’un père pour toi, jeveux être une famille. Je voudrais être Dieu, je te jetteraisl’univers aux pieds. Mais, baise-le donc, Nasie&|160;! ce n’est pasun homme, mais un ange, un véritable ange&|160;!

– Laissez-la, mon père, elle est folle en ce moment, ditDelphine.

– Folle&|160;! folle&|160;! Et toi, qu’es-tu&|160;? demandamadame de Restaud.

– Mes enfants, je meurs si vous continuez, cria le vieillard entombant sur son lit comme frappé par une balle.- Elles metuent&|160;! se dit-il.

La comtesse regarda Eugène, qui restait immobile, abasourdi parla violence de cette scène.- Monsieur, lui dit-elle enl’interrogeant du geste, de la voix et du regard, sans faireattention à son père dont le gilet fut rapidement défait parDelphine.

– Madame, je paierai et je me tairai, répondit-il sans attendrela question.

– Tu as tué notre père, Nasie&|160;! dit Delphine en montrant levieillard évanoui à sa sœur, qui se sauva.

– Je lui pardonne bien, dit le bonhomme en ouvrant les yeux, sasituation est épouvantable et tournerait une meilleure tête.Console Nasie, sois douce pour elle, promets-le à ton pauvre père,qui se meurt, demanda-t-il à Delphine en lui pressant la main.

– Mais qu’avez-vous&|160;? dit-elle tout effrayée.

– Rien, rien, répondit le père, ça se passera. J’ai quelquechose qui me presse le front, une migraine. Pauvre Nasie, quelavenir&|160;!

En ce moment la comtesse rentra, se jeta aux genoux de son père:- Pardon&|160;! cria-t-elle.

– Allons, dit le père Goriot, tu me fais encore plus de malmaintenant.

– Monsieur, dit la comtesse à Rastignac, les yeux baignés delarmes, la douleur m’a rendue injuste. Vous serez un frère pourmoi&|160;? reprit-elle en lui tendant la main.

– Nasie, lui dit Delphine en la serrant, ma petite Nasie,oublions tout.

– Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi&|160;!

– Les anges, s’écria le père Goriot, vous m’enlevez le rideauque j’avais sur les yeux, votre voix me ranime. Embrassez-vous doncencore. Eh bien&|160;! Nasie, cette lettre de change tesauvera-t-elle&|160;?

– Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votresignature&|160;?

– Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça&|160;! Mais je me suistrouvé mal. Nasie, ne m’en veux pas. Envoie-moi dire que tu es horsde peine. Non, j’irai. Mais non, je n’irai pas, je ne puis plusvoir ton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tes biens, jeserai là. Va vite, mon enfant, et fais que Maxime deviennesage.

Eugène était stupéfait.

– Cette pauvre Anastasie a toujours été violente, dit madame deNucingen, mais elle a bon cœur.

– Elle est revenue pour l’endos, dit Eugène à l’oreille deDelphine.

– Vous croyez&|160;?

– Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vous d’elle, répondit-ilen levant les yeux comme pour confier à Dieu des pensées qu’iln’osait exprimer.

– Oui, elle a toujours été un peu comédienne, et mon pauvre pèrese laisse prendre à ses mines.

– Comment allez-vous, mon bon père Goriot&|160;? demandaRastignac au vieillard.

– J’ai envie de dormir, répondit-il.

Eugène aida Goriot à se coucher. Puis, quand le bonhomme se futendormi en tenant la main de Delphine, sa fille se retira.

– Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, et tu me dirascomment il va. Demain, vous déménagerez, monsieur. Voyons votrechambre. Oh&|160;! quelle horreur&|160;! dit-elle en y entrant.Mais vous étiez plus mal que n’est mon père. Eugène, tu t’es bienconduit. je vous aimerais davantage si c’était possible&|160;;mais, mon enfant, si vous voulez faire fortune, il ne faut pasjeter comme ça des douze mille francs par les fenêtres. Le comte deTrailles est joueur. Ma sœur ne veut pas voir ça. Il aurait étéchercher ses douze mille francs là où il sait perdre ou gagner desmonts d’or.

Un gémissement les fit revenir chez Goriot, qu’ils trouvèrent enapparence endormi&|160;; mais quand les deux amants s’approchèrent,ils entendirent ces mots :  » Elles ne sont pas heureuses&|160;! « Qu’il dormit ou qu’il veillât, l’accent de cette phrase frappa sivivement le cœur de sa fille, qu’elle s’approcha du grabat surlequel gisait son père et le baisa au front. Il ouvrit ses yeux endisant :

– C’est Delphine&|160;!

– Eh bien&|160;! comment vas-tu&|160;? demanda-t-elle.

– Bien, dit-il. Ne sois pas inquiète, je vais sortir.

Allez, allez, mes enfants, soyez heureux.

Eugène accompagna Delphine jusque chez elle&|160;; mais, inquietde l’état dans lequel il avait laissé Goriot, il refusa de dîneravec elle, et revint à la Maison-Vauquer. Il trouva le père Goriotdebout et prêt à s’attabler. Bianchon s’était mis de manière à bienexaminer la figure du vermicellier. Quand il lui vit prendre sonpain et le sentir pour juger de la farine avec laquelle il étaitfait, l’étudiant, ayant observé dans ce mouvement une absencetotale de ce que l’on pourrait nommer la conscience de l’acte, fitun geste sinistre.

– Viens donc près de moi, monsieur l’interne à Cochin, ditEugène.

Bianchon s’y transporta d’autant plus volontiers qu’il allaitêtre près du vieux pensionnaire.

– Qu’a-t-il&|160;? demanda Rastignac.

– A moins que je ne me trompe, il est flambé&|160;! Il a dû sepasser quelque chose d’extraordinaire en lui, il me semble êtresous le poids d’une apoplexie séreuse imminente. Quoique le bas dela figure soit assez calme, les traits supérieurs du visage setirent vers le front malgré lui, vois&|160;! Puis les yeux sontdans l’état particulier qui dénote l’invasion du sérum dans lecerveau. Ne dirait-on pas qu’ils sont pleins d’une poussièrefine&|160;? Demain matin j’en saurai davantage.

– Y aurait-il quelque remède&|160;?

– Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder sa mort si l’on trouveles moyens de déterminer une réaction vers les extrémités, vers lesjambes&|160;; mais si demain soir les symptômes ne cessent pas, lepauvre bonhomme est perdu. Sais-tu par quel événement la maladie aété causée&|160;? il a dû recevoir un coup violent sous lequel sonmoral aura succombé.

– Oui, dit Rastignac en se rappelant que les deux filles avaientbattu sans relâche sur le cœur de leur père.

– Au moins, se disait Eugène, Delphine aime son père,elle&|160;!

Le soir, aux Italiens, Rastignac prit quelques précautions afinde ne pas trop alarmer madame de Nucingen.

– N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elle aux premiers mots quelui dit Eugène, mon père est fort. Seulement, ce matin, nousl’avons un peu secoué. Nos fortunes sont en question, songez-vous àl’étendue de ce malheur&|160;? Je ne vivrais pas si votre affectionne me rendait pas insensible à ce que j’aurais regardé naguèrecomme des angoisses mortelles. Il n’est plus aujourd’hui qu’uneseule crainte, un seul malheur pour moi, c’est de perdre l’amourqui m’a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentimenttout m’est indifférent, je n’aime plus rien au monde. Vous êtestout pour moi. Si je sens le bonheur d’être riche, c’est pour mieuxvous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille.Pourquoi&|160;? je ne sais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’adonné un cœur, mais vous l’avez fait battre. Le monde entier peutme blâmer, que m’importe&|160;! si vous, qui n’avez pas le droit dem’en vouloir, m’acquittez des crimes auxquels me condamne unsentiment irrésistible&|160;? Me croyez-vous une filledénaturée&|160;? oh, non, il est impossible de ne pas aimer un pèreaussi bon que l’est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu’il ne vitenfin les suites naturelles de nos déplorables mariages&|160;?Pourquoi ne les a-t-il pas empêchés&|160;? N’était-ce pas à lui deréfléchir pour nous&|160;? Aujourd’hui, je le sais, il souffreautant que nous&|160;; mais que pouvions-nous y faire&|160;? Leconsoler&|160;! nous ne le consolerions de rien. Notre résignationlui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes nelui causeraient de mal. Il est des situations dans la vie où toutest amertume.

Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïved’un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivresde vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quandelles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments queles autres femmes à leurs passions&|160;; elles se grandissent detoutes leurs petitesses, et deviennent sublimes. Puis Eugène étaitfrappé de l’esprit profond et judicieux que la femme déploie pourjuger les sentiments les plus naturels, quand une affectionprivilégiée l’en sépare et la met à distance. Madame de Nucingen sechoqua du silence que gardait Eugène.

– A quoi pensez-vous donc&|160;? lui demanda-t-elle.

– J’écoute encore ce que vous m’avez dit. J’ai cru jusqu’icivous aimer plus que vous ne m’aimiez.

Elle sourit et s’arma contre le plaisir qu’elle éprouva, pourlaisser la conversation dans les bornes imposées par lesconvenances. Elle n’avait jamais entendu les expressions vibrantesd’un amour jeune et sincère. Quelques mots de plus, elle ne seserait plus contenue.

– Eugène, dit-elle en changeant de conversation, vous ne savezdonc pas ce qui se passe&|160;? Tout Paris sera demain chez madamede Beauséant. Les Rochefide et le marquis d’Ajuda se sont entenduspour ne rien ébruiter mais le Roi signe demain le contrat demariage, et votre pauvre cousine ne sait rien encore. Elle nepourra pas se dispenser de recevoir, et le marquis ne sera pas àson bal. On ne s’entretient que de cette aventure.

– Et le monde se rit d’une infamie, et il y trempe&|160;! Vousne savez donc pas que madame de Beauséant en mourra&|160;?

– Non, dit Delphine en souriant, vous ne connaissez pas cessortes de femmes-là. Mais tout Paris viendra chez elle, et j’yserai&|160;! Je vous dois ce bonheur-là pourtant.

– Mais, dit Rastignac, n’est-ce pas un de ces bruits absurdescomme on en fait tant courir à Paris&|160;?

– Nous saurons la vérité demain.

Eugène ne rentra pas à la Maison-Vauquer. Il ne put se résoudreà ne pas jouir de son nouvel appartement. Si, la veille, il avaitété forcé de quitter Delphine, à une heure après minuit, ce futDelphine qui le quitta vers deux heures pour retourner chez elle.Il dormit le lendemain assez tard, attendit vers midi madame deNucingen, qui vint déjeuner avec lui. Les jeunes gens sont siavides de ces jolis bonheurs, qu’il avait presque oublié le pèreGoriot. Ce fut une longue fête pour lui que de s’habituer à chacunede ces élégantes choses qui lui appartenaient. Madame de Nucingenétait là, donnant à tout un nouveau prix. Cependant, vers quatreheures, les deux amants pensèrent au père Goriot en songeant aubonheur qu’il se promettait à venir demeurer dans cette maison.Eugène fit observer qu’il était nécessaire d’y transporterpromptement le bonhomme, s’il devait être malade, et quittaDelphine pour courir à la Maison-Vauquer. Ni le père Goriot niBianchon n’étaient à table.

– Eh bien&|160;! lui dit le peintre, le père Goriot est éclopéBianchon est là-haut près de lui. Le bonhomme a vu l’une de sesfilles, la comtesse de Restaurama. Puis il a voulu sortir et samaladie a empiré. La société va être privée d’un de ses beauxornements.

Rastignac s’élança vers l’escalier.

– Hé&|160;! monsieur Eugène&|160;!

– Monsieur Eugène&|160;! madame vous appelle, cria Sylvie.

– Monsieur, lui dit la veuve, monsieur Goriot et vous, vousdeviez sortir le quinze de février. Voici trois jours que le quinzeest passé, nous sommes au dix-huit, il faudra me payer un mois pourvous et pour lui, mais, si vous voulez garantir le père Goriot,votre parole me suffira.

– Pourquoi&|160;? n’avez-vous pas confiance&|160;?

– Confiance&|160;! si le bonhomme n’avait plus sa tête etmourait, ses filles ne me donneraient pas un liard, et toute sadéfroque ne vaut pas dix francs. Il a emporté ce matin ses dernierscouverts, je ne sais pourquoi. Il s’était mis en jeune homme. Dieume pardonne, je crois qu’il avait du rouge, il m’a parurajeuni.

– Je réponds de tout, dit Eugène en frissonnant d’horreur etappréhendant une catastrophe.

Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit,et Bianchon était auprès de lui.

– Bonjour, père, lui dit Eugène.

Le bonhomme lui sourit doucement, et répondit en tournant verslui des yeux vitreux.- Comment va-t-elle&|160;?

– Bien. Et vous&|160;?

– Pas mal.

– Ne le fatigue pas, dit Bianchon en entraînant Eugène dans uncoin de la chambre.

– Eh bien&|160;? lui dit Rastignac.

– Il ne peut être sauvé que par un miracle. La congestionséreuse a eu lieu, il a les sinapismes&|160;; heureusement il lessent, ils agissent.

– Peut-on le transporter&|160;?

– Impossible. Il faut le laisser là, lui éviter tout mouvementphysique et toute émotion…

Mon bon Bianchon, dit Eugène, nous le soignerons à nousdeux.

– J’ai déjà fait venir le médecin en chef de mon hôpital.

– Eh bien&|160;?

– Il prononcera demain soir. Il m’a promis de venir après sajournée. Malheureusement ce fichu bonhomme a commis ce matin uneimprudence sur laquelle il ne veut pas s’expliquer. Il est entêtécomme une mule. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pasentendre, et dort pour ne pas me répondre ou bien, s’il a les yeuxouverts, il se met à geindre. Il est sorti vers le matin, il a étéà pied dans Paris, on ne sait où. Il a emporté tout ce qu’ilpossédait de vaillant, il a été faire quelque sacré trafic pourlequel il a outrepassé ses forces&|160;! Une de ses filles estvenue.

– La comtesse&|160;? dit Eugène. Une grande brune, l’oeil vif etbien coupé, joli pied, taille souple&|160;?

– Oui.

– Laisse-moi seul un moment avec lui, dit Rastignac. Je vais leconfesser, il me dira tout, à moi.

– Je vais aller dîner pendant ce temps-là. Seulement tâche de nepas trop l’agiter&|160;; nous avons encore quelque espoir.

– Sois tranquille.

– Elles s’amuseront bien demain, dit le père Goriot à Eugènequand ils furent seuls. Elles vont à un grand bal.

– Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa, pour être si souffrantce soir qu’il vous faille rester au lit&|160;?

– Rien.

– Anastasie est venue&|160;? demanda Rastignac.

– Oui, répondit le père Goriot.

– Eh bien&|160;! ne me cachez rien. Que vous a-t-elle encoredemandé&|160;?

– Ah&|160;! reprit-il en rassemblant ses forces pour parler,elle était bien malheureuse, allez, mon enfant&|160;! Nasie n’a pasun sou depuis l’affaire des diamants. Elle avait commandé, pour cebal, une robe lamée qui doit lui aller comme un bijou. Sacouturière, une infâme, n’a pas voulu lui faire crédit, et sa femmede chambre a payé mille francs en à-compte sur la toilette. PauvreNasie, en être venue là&|160;! Ça m’a déchiré le cœur. Mais lafemme de chambre, voyant ce Restaud retirer toute sa confiance àNasie, a eu peur de perdre son argent, et s’entend avec lacouturière pour ne livrer la robe que si les mille francs sontrendus. Le bal est demain, la robe est prête, Nasie est audésespoir. Elle a voulu m’emprunter mes couverts pour les engager.Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris lesdiamants qu’on prétend vendus par elle. Peut-elle dire à ce monstre:  » Je dois mille francs, payez-les « &|160;? Non. J’ai compris ça,moi. Sa sœur Delphine ira là dans une toilette superbe. Anastasiene doit pas être au-dessous de sa cadette. Et puis elle est sinoyée de larmes, ma pauvre fille&|160;! J’ai été si humilié den’avoir pas eu douze mille francs hier, que j’aurais donné le restede ma misérable vie pour racheter ce tort-là. Voyez-vous&|160;?j’avais eu la force de tout supporter, mais mon dernier manqued’argent m’a crevé le cœur. Oh&|160;! oh&|160;! je n’en ai fait niune ni deux, je me suis rafistolé, requinqué&|160;; j’ai vendu poursix cents francs de couverts et de boucles, puis J’ai engagé, pourun an, mon titre de rente viagère contre quatre cents francs unefois payés, au papa Gobseck. Bah&|160;! je mangerai du pain&|160;!ça me suffisait quand j’étais jeune, ça peut encore aller. Au moinselle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera pimpante. J’ai lebillet de mille francs là sous mon chevet. Ça me réchauffe d’avoirlà sous la tête ce qui va faire plaisir à la pauvre Nasie&|160;!Elle pourra mettre sa mauvaise Victoire à la porte. A-t-on vu desdomestiques ne pas avoir confiance dans leurs maîtres&|160;! Demainje serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veux pas qu’elles mecroient malade, elles n’iraient point au bal, elles mesoigneraient. Nasie m’embrassera demain comme son enfant, sescaresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pas dépensé mille francschez l’apothicaire&|160;? J’aime mieux les donner à mon Guérit.-Tout, à ma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, au moins. Çam’acquitte du tort de m’être fait du viager. Elle est au fond del’abîme, et moi je ne suis plus assez fort pour l’en tirer.Oh&|160;! je vais me remettre au commerce. J’irai à Odessa pour yacheter du grain. Les blés valent là trois fois moins que lesnôtres ne coûtent. Si l’introduction des céréales est défendue ennature, les braves gens qui font les lois n’ont pas songé àprohiber les fabrications dont les blés sont le principe. Hé,hé&|160;!&|160;… j’ai trouvé cela, moi, ce matin&|160;! Il y a debeaux coups à faire dans les amidons.

Il est fou, se dit Eugène en regardant le vieillard. Allons,restez en repos, ne parlez pas…

Eugène descendit pour dîner quand Bianchon remonta. Puis tousdeux passèrent la nuit à garder le malade à tour de rôle, ens’occupant, l’un à lire ses livres de médecine, l’autre à écrire àsa mère et à ses sœurs. Le lendemain, les symptômes qui sedéclarèrent chez le malade furent, suivant Bianchon, d’un favorableaugure&|160;; mais ils exigèrent des soins continuels dont les deuxétudiants étaient seuls capables, et dans le récit desquels il estimpossible de compromettre la pudibonde phraséologie de l’époque.Les sangsues mises sur le corps appauvri du bonhomme furentaccompagnées de cataplasmes, de bains de pied, de manœuvresmédicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs la force et ledévouement des deux jeunes gens. Madame de Restaud ne vintpas&|160;; elle envoya chercher sa somme par uncommissionnaire.

– Je croyais qu’elle serait venue elle même. Mais ce n’est pasun mal, elle se serait inquiétée, dit le père en paraissant heureuxde cette circonstance.

A sept heures du soir, Thérèse vint apporter une lettre deDelphine.

 » Que faites-vous donc, mon ami&|160;? A peine aimée, serais-jedéjà négligée&|160;? Vous m’avez montré, dans ces confidencesversées de cœur à cœur, une trop belle âme pour n’être pas de ceuxqui restent toujours fidèles en voyant combien les sentiments ontde nuances. Comme vous l’avez dit en écoutant la prière de Mosé : »Pour les uns c’est une même note, pour les autres c’est l’infinide la musique&|160;! » Songez que je vous attends ce soir pour allerau bal de madame de Beauséant. Décidément le contrat de monsieurd’Ajuda a été signé ce matin à la cour, et la pauvre vicomtesse nel’a su qu’à deux heures.

Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple encombre laGrève quand il doit y avoir une exécution. N’est-ce pas horribled’aller voir si cette femme cachera sa douleur, si elle saura bienmourir&|160;? je n’irais certes pas, mon ami, si j’avais été déjàchez elle&|160;; mais elle ne recevra plus sans doute, et tous lesefforts que j’ai faits seraient superflus. Ma situation est biendifférente de celle des autres. D’ailleurs, j’y vais pour vousaussi. Je vous attends. Si vous n’étiez pas près de moi dans deuxheures, je ne sais si je vous pardonnerais cette félonie. Rastignacprit une plume et répondit ainsi :

J’attends un médecin pour savoir si votre père doit vivreencore. Il est mourant. J’irai vous porter l’arrêt, et j’ai peurque ce ne soit un arrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez allerau bal. Mille tendresses.  »

Le médecin vint à huit heures et demie, et, sans donner un avisfavorable, il ne pensa pas que la mort dût être imminente. Ilannonça des mieux et des rechutes alternatives d’où dépendraient lavie et la raison du bonhomme.

– Il vaudrait mieux qu’il mourût promptement, fut le dernier motdu docteur.

Eugène confia le père Goriot aux soins de Bianchon, et partitpour aller porter à madame de Nucingen les tristes nouvelles qui,dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaientsuspendre toute joie.

– Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même, lui cria le pèreGoriot qui paraissait assoupi, mais qui se dressa sur son séant aumoment où Rastignac sortit.

Le jeune homme se présenta navré de douleur à Delphine, et latrouva coiffée, chaussée, n’ayant plus que sa robe de bal à mettre.Mais, semblables aux coups de pinceau par lesquels les peintresachèvent leurs tableaux, les derniers apprêts voulaient plus detemps que n’en demandait le fond même de la toile.

– Eh quoi, vous n’êtes pas habillé&|160;? dit-elle.

– Mais, madame, votre père…

– Encore mon père, s’écria-t-elle en l’interrompant. Mais vousne m’apprendrez pas ce que je dois à mon père. Je connais mon pèredepuis longtemps. Pas un mot, Eugène. Je ne vous écouterai quequand vous aurez fait votre toilette. Thérèse a tout préparé chezvous&|160;; ma voiture est prête, prenez-là revenez. Nous causeronsde mon père en allant au bal. Il faut partir de bonne heure&|160;;si nous sommes pris dans la file des voitures, nous serons bienheureux de faire notre entrée à onze heures.

– Madame&|160;!

– Allez&|160;! pas un mot, dit-elle courant dans son boudoirpour y prendre un collier.

– Mais allez donc, monsieur Eugène, vous tâcherez madame, ditThérèse en poussant le jeune homme épouvanté de cet élégantparricide.

Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, les plusdécourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan deboue dans lequel un homme se plongeait jusqu’au cou, s’il ytrempait le pied.- Il ne s’y commet que des crimes mesquins&|160;!se dit-il. Vautrin est plus grand. Il avait vu les trois grandesexpressions de la société : l’obéissance, la Lutte et laRévolte&|160;; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n’osaitprendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible,et la Lutte incertaine. Sa pensée le reporta au sein de sa famille.Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappelales jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. En seconformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chèrescréatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses.Malgré ces bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venirconfesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant laVertu au nom de l’Amour. Déjà son éducation commencée avait portéses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Son tact lui avait permisde reconnaître la nature du cœur de Delphine. Il pressentaitqu’elle était capable de marcher sur le corps de son père pouraller au bal, et il n’avait ni la force de jouer le rôle d’unraisonneur, ni le courage de lui déplaire, ni la vertu de laquitter.  » Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raison contreelle dans cette circonstance « , se dit-il. Puis il commenta lesparoles des médecins, il se plut à penser que le père Goriotn’était pas aussi dangereusement malade qu’il le croyait&|160;;enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifierDelphine. Elle ne connaissait pas l’état dans lequel était sonpère. Le bonhomme lui-même la renverrait au bal, si elle l’allaitvoir. Souvent la loi sociale implacable dans sa formule, condamnelà où le crime apparent est excusé par les innombrablesmodifications qu’introduisent au sein des familles la différencedes caractères, la diversité des intérêts et des situations. Eugènevoulait se tromper lui-même, il était prêt à faire à sa maîtressele sacrifice de sa conscience. Depuis deux jours, tout était changédans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait faitpâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignacet Delphine s’étaient rencontrés dans les conditions voulues pouréprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passionbien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par lajouissance. En possédant cette femme, Eugène s’aperçut quejusqu’alors il ne l’avait que désirée, il ne l’aima qu’au lendemaindu bonheur : l’amour n’est peut-être que la reconnaissance duplaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour lesvoluptés qu’il lui avait apportées en dot, et pour toutes cellesqu’il en avait reçues&|160;; de même que Delphine aimait Rastignacautant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire safaim, ou étancher la soif de son gosier desséché.

– Eh bien&|160;! comment va mon père&|160;? lui dit madame deNucingen quand il fut de retour et en costume de bal.

– Extrêmement mal, répondit-il, si vous voulez me donner unepreuve de votre affection, nous courrons le voir.

– Eh bien, oui, dit-elle, mais après le bal. Mon bon Eugène,sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.

Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie duchemin.

– Qu’avez-vous donc&|160;? dit-elle.

– J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent dela fâcherie. Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquencedu jeune âge la féroce action à laquelle madame de Restaud avaitété poussée par la vanité, la crise mortelle que le dernierdévouement du père avait déterminée, et ce que coûterait la robelamée d’Anastasie. Delphine pleurait.

– Je vais être laide, pensa-t-elle. Ses larmes se séchèrent.J’irai garder mon père, je ne quitterai pas son chevet,reprit-elle.

– Ah&|160;! te voilà comme je te voulais, s’écria Rastignac.

Les lanternes de cinq cents voitures éclairaient les abords del’hôtel de Beauséant. De chaque côté de la porte illuminée piaffaitun gendarme. Le grand monde affluait si abondamment, et chacunmettait tant d’empressement à voir cette grande femme au moment desa chute, que les appartements, situés au rez-de-chaussée del’hôtel, étaient déjà pleins quand madame de Nucingen et Rastignacs’y présentèrent. Depuis le moment où toute la cour se rua chez lagrande Mademoiselle à qui Louis XIV arrachait son amant, nuldésastre de cœur ne fut plus éclatant que ne l’était celui demadame de Beauséant. En cette circonstance, la dernière fille de laquasi royale maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, etdomina jusqu’à son dernier moment le monde dont elle n’avaitaccepté les vanités que pour les faire servir au triomphe de sapassion. Les plus belles femmes de Paris animaient les salons deleurs toilettes et de leurs sourires. Les hommes les plusdistingués de la cour, les ambassadeurs, les ministres, les gensillustrés en tout genre, chamarrés de croix, de plaques, de cordonsmulticolores, se pressaient autour de la vicomtesse. L’orchestrefaisait résonner les motifs de sa musique sous les lambris dorés dece palais, désert pour sa reine. Madame de Beauséant se tenaitdebout devant son premier salon pour recevoir ses prétendus amis.Vêtue de blanc, sans aucun ornement dans ses cheveux simplementnattés, elle semblait calme, et n’affichait ni douleur, ni fierté,ni fausse joie. Personne ne pouvait lire dans son âme. Vous eussiezdit d’une Niobé de marbre. Son sourire à ses intimes amis futparfois railleur&|160;; mais elle parut à tous semblable àelle-même, et se montra si bien ce qu’elle était quand le bonheurla parait de ses rayons, que les plus insensibles l’admirèrent,comme les jeunes Romaines applaudissaient le gladiateur qui savaitsourire en expirant. Le monde semblait s’être paré pour faire sesadieux à l’une de ses souveraines.

– Je tremblais que vous ne vinssiez pas, dit-elle àRastignac.

– Madame, répondit-il d’une voix émue en prenant ce mot pour unreproche, je suis venu pour rester le dernier.

– Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vous êtes peut-être icile seul auquel je puisse me fier. Mon ami, aimez une femme que vouspuissiez aimer toujours. N’en abandonnez aucune.

Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur un canapé, dans lesalon où l’on jouait.

– Allez, lui dit-elle, chez le marquis. Jacques, mon valet dechambre, vous y conduira et vous remettra une lettre pour lui. Jelui demande ma correspondance. Il vous la remettra tout entière,j’aime à le croire. Si vous avez mes lettres, montez dans machambre. On me préviendra.

Elle se leva pour aller au-devant de la duchesse de Langeais, sameilleure amie, qui venait aussi. Rastignac partit, fit demander lemarquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où il devait passer lasoirée, et où il le trouva. Le marquis l’emmena chez lui, remit uneboîte à l’étudiant, et lui dit :  » Elles y sont toutes.  » Il parutvouloir parler à Eugène, soit pour le questionner sur lesévénements du bal et sur la vicomtesse, soit pour lui avouer quedéjà peut-être il était au désespoir de son mariage, comme il lefut plus tard&|160;; mais un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux,et il eut le déplorable courage de garder le secret sur ses plusnobles sentiments.  » Ne lui dites rien de moi, mon cher Eugène. « Il pressa la main de Rastignac par un mouvement affectueusementtriste, et lui fit signe de partir. Eugène revint à l’hôtel deBeauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où ilvit les apprêts d’un départ. Il s’assit auprès du feu, regarda lacassette en cèdre, et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui,madame de Beauséant avait les proportions des déesses del’Iliade.

– Ah&|160;! mon ami, dit la vicomtesse en entrant et appuyant samain sur l’épaule de Rastignac.

Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux levés, une maintremblante, l’autre levée. Elle prit tout à coup la boîte, la plaçadans le feu et la vit brûler.

– Ils dansent&|160;! ils sont venus tous bien exactement, tandisque la mort viendra tard. Chut&|160;! mon ami, dit-elle en mettantun doigt sur la bouche de Rastignac prêt à parler. Je ne verraiplus jamais ni Paris ni le monde. A cinq heures du matin, je vaispartir pour aller m’ensevelir au fond de la Normandie. Depuis troisheures après midi, j’ai été obligée de faire mes préparatifs,signer des actes, voir à des affaires&|160;; je ne pouvais envoyerpersonne chez… Elle s’arrêta. Il était sûr qu’on le trouveraitchez… Elle s’arrêta encore, accablée de douleur. En ces momentstout est souffrance, et certains mots sont impossibles àprononcer.- Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous ce soir pource dernier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié.je penserai souvent à vous, qui m’avez paru bon et noble, jeune etcandide au milieu de ce monde où ces qualités sont si rares. Jesouhaite que vous songiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle enjetant les yeux autour d’elle, voici le coffret où je mettais mesgants. Toutes les fois que j’en ai pris avant d’aller au bal ou auspectacle, je me sentais belle, parce que j’étais heureuse, et jen’y touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse : il y abeaucoup de moi là-dedans, il y a toute une madame de Beauséant quin’est plus. Acceptez-le. J’aurai soin qu’on le porte chez vous, rued’Artois. Madame de Nucingen est fort bien ce soir, aimez-la bien.Si nous ne nous voyons plus, mon ami, soyez sûr que je ferai desvœux pour vous, qui avez été bon pour moi. Descendons, je ne veuxpas leur laisser croire que je pleure. J’ai l’éternité devant moi,j’y serai seule, et personne ne m’y demandera compte de mes larmes.Encore un regard à cette chambre. Elle s’arrêta. Puis, après s’êtreun moment caché les yeux avec sa main, elle se les essuya, lesbaigna d’eau fraîche, et prit le bras de l’étudiant.-Marchons&|160;! dit-elle.

Rastignac n’avait pas encore senti d’émotion aussi violente quefut le contact de cette douleur si noblement contenue. En rentrantdans le bal, Eugène en fit le tour avec madame de Beauséant,dernière et délicate attention de cette gracieuse femme. Bientôt ilaperçut les deux sœurs, madame de Restaud et madame de Nucingen. Lacomtesse était magnifique avec tous ses diamants étalés, qui, pourelle, étaient brûlants sans doute, elle les portait pour ladernière fois. Quelque puissants que fussent son orgueil et sonamour, elle ne soutenait pas bien les regards de son mari. Cespectacle n’était pas de nature à rendre les pensées de Rastignacmoins tristes. Il revit alors, sous les diamants des deux sœurs, legrabat sur lequel gisait le père Goriot. Son attitude mélancoliqueayant trompé la vicomtesse, elle lui retira son bras.

– Allez&|160;! je ne veux pas vous coûter un plaisir,dit-elle.

Eugène fut bientôt réclamé par Delphine, heureuse de l’effetqu’elle produisait, et jalouse de mettre aux pieds de l’étudiantles hommages qu’elle recueillait dans ce monde, où elle espéraitêtre adoptée.

– Comment trouvez-vous Nasie&|160;? lui dit-elle.

– Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à la mort de sonpère.

Vers quatre heures du matin, la foule des salons commençait às’éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. Laduchesse de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grandsalon. La vicomtesse, croyant n’y rencontrer que l’étudiant, y vintaprès avoir dit adieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucheren lui répétant :  » Vous avez tort, ma chère, d’aller vous enfermerà votre âge&|160;! Restez donc avec nous.  »

En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir uneexclamation.

Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais. Vous partezpour ne plus revenir&|160;; mais vous ne partirez pas sans m’avoirentendue et sans que nous nous soyons comprises. Elle prit son amiepar le bras, l’emmena dans le salon voisin, et là, la regardantavec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et labaisa sur les joues.

– Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère, ce serait unremords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme survous-même. Vous avez été grande ce soir, je me suis sentie digne devous, et veux vous le prouver. J’ai eu des torts envers vous, jen’ai pas toujours été bien, pardonnez-moi, ma chère : je désavouetout ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendre mes paroles.Une même douleur a réuni nos âmes, et je ne sais qui de nous serala plus malheureuse. Monsieur de Montriveau n’était pas ici cesoir, comprenez-vous&|160;? Qui vous a vue pendant ce bal, Clara,ne vous oubliera jamais. Moi, je tente un dernier effort. Sij’échoue, j’irai dans un couvent&|160;! Où allez-vous,vous&|160;?

– En Normandie, à Courcelles, aimer, prier, jusqu’au jour oùDieu me retirera de ce monde.

– Venez, monsieur de Rastignac, dit la vicomtesse d’une voixémue, en pensant que ce jeune homme attendait. L’étudiant plia legenou, prit la main de sa cousine et la baisa.- Antoinette,adieu&|160;! reprit madame de Beauséant, soyez heureuse. Quant àvous, vous l’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire à quelquechose, dit-elle à l’étudiant. A mon départ de ce monde, j’aurai eu,comme quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincèresémotions autour de moi&|160;!

Rastignac s’en alla vers cinq heures, après avoir vu madame deBeauséant dans sa berline de voyage, après avoir reçu son dernieradieu mouillé de larmes qui prouvaient que les personnes les plusélevées ne sont pas mises hors de la loi du cœur et ne vivent passans chagrins, comme quelques courtisans du peuple voudraient lelui faire croire. Eugène revint à pied vers la Maison-Vauquer, parun temps humide et froid. Son éducation s’achevait.

– Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bianchonquand Rastignac entra chez son voisin.

– Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillardendormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tesdésirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelquemal que l’on te dise du monde, crois-le&|160;! il n’y a pas deJuvénal qui puisse en peindre l’horreur couverte d’or et depierreries.

Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures aprèsmidi par Bianchon, qui, forcé de sortir, le pria de garder le pèreGoriot, dont l’état avait fort empiré pendant la matinée.

– Le bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-être pas six heures àvivre, dit l’élève en médecine, et cependant nous ne pouvons pascesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner des soinscoûteux. Nous serons bien ses gardes-malades&|160;; mais je n’aipas le sou, moi. J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires :zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un moment où il avait satête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui. Qu’as-tu,toi&|160;?

– Il me reste vingt francs, répondit Rastignac, mais j’irai lesjouer, je gagnerai.

– Si tu perds&|160;?

– Je demanderai de l’argent à ses gendres et à ses filles.

– Et s’ils ne t’en donnent pas reprit Bianchon. Le plus pressédans ce moment n’est pas de trouver de l’argent, il faut envelopperle bonhomme d’un sinapisme bouillant depuis les pieds jusqu’à lamoitié des cuisses. S’il crie, il y aura de la ressource. Tu saiscomment cela s’arrange. D’ailleurs, Christophe t’aidera. Moi, jepasserai chez l’apothicaire répondre de tous les médicaments quenous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n’ait pasété transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons,viens que je t’installe, et ne le quitte pas que je ne soisrevenu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait levieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette faceconvulsée, blanche et profondément débile.

– Eh bien, papa&|160;? lui dit-il en se penchant sur legrabat.

Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fortattentivement sans le reconnaître. L’étudiant ne soutint pas cespectacle, des larmes humectèrent ses yeux.

– Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux auxfenêtres&|160;?

– Non. Les circonstances atmosphériques ne l’affectent plus. Ceserait trop heureux s’il avait chaud ou froid. Néanmoins il nousfaut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Jet’enverrai des Palourdes qui nous serviront jusqu’à ce que nousayons du bois. Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutes lesmottes du pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttait desmurs. A peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l’a balayée,c’est vraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre, ça puaittrop.

– Mon Dieu&|160;! dit Rastignac, mais ses filles&|160;!

– Tiens, s’il demande à boire, tu lui donneras de ceci, ditl’interne en montrant à Rastignac un grand pot blanc. Si tul’entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu teferas aider par Christophe pour lui administrer… tu sais. S’ilavait, par hasard, une grande exaltation, s’il parlait beaucoup,s’il avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce nesera pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe à l’hospiceCochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions luiappliquer des moxas. Nous avons fait ce matin, pendant que tudormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall,avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre. Ces messieursont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre lesprogrès de la maladie, afin de nous éclairer sur plusieurs pointsscientifiques assez importants. Un de ces messieurs prétend que lapression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur unautre, pourrait développer des faits particuliers. Ecoute-le doncbien, au cas où il parlerait, afin de constater à quel genred’idées appartiendraient ses discours : si c’est des effets demémoire, de pénétration, de jugement s’il s’occupe de matérialités,ou de sentiments&|160;; s’il calcule, s’il revient sur lepassé&|160;; enfin sois en état de nous faire un rapport exact. Ilest possible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécilecomme il l’est en ce moment. Tout est bien bizarre dans ces sortesde maladie&|160;! Si la bombe crevait par ici, dit Bianchon enmontrant l’occiput du malade, il y a des exemples de phénomènessinguliers : le cerveau recouvre quelques-unes de ses facultés, etla mort est plus lente à se déclarer. Les sérosités peuvent sedétourner du cerveau, prendre ces routes dont on ne connaît lecours que par l’autopsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébétéchez qui l’épanchement a suivi la colonne vertébrale&|160;; ilsouffre horriblement, mais il vit.

– Se sont-elles bien amusées&|160;? dit le père Goriot, quireconnut Eugène.

– Oh&|160;! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon. Il m’adit plus de cent fois cette nuit :  » Elles dansent&|160;! elle a sarobe.  » Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer,diable m’emporte&|160;! avec ses intonations :  » Delphine&|160;! mapetite Delphine&|160;! Nasie&|160;!  » Ma parole d’honneur, ditl’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.

– Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas&|160;?je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pourregarder les murs et la porte.

– Je descends dire à Sylvie de préparer les sinapismes, criaBianchon, le moment est favorable.

Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit,les yeux fixés sur cette tête effrayante et douloureuse à voir.

– Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Lesbelles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde. Commentles grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une sociétémesquine, petite, superficielle&|160;?

Les images de la fête à laquelle il avait assisté sereprésentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle dece lit de mort. Bianchon reparut soudain.

– Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, etje suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes deraison, s’il parle, couche-le sur un long sinapisme, de manière àl’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute desreins, et fais-nous appeler.

– Cher Bianchon, dit Eugène.

– Oh&|160;! il s’agit d’un fait scientifique, reprit l’élève enmédecine avec toute l’ardeur d’un néophyte.

– Allons, dit Eugène, je serai donc le seul à soigner ce pauvrevieillard par affection.

– Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pas cela, repritBianchon sans s’offenser du propos. Les médecins qui ont exercé nevoient que la maladie&|160;; moi, je vois encore le malade, moncher garçon.

Il s’en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dansl’appréhension d’une crise qui ne tarda pas à se déclarer.

– Ah&|160;! c’est vous, mon cher enfant, dit le père Goriot enreconnaissant Eugène.

– Allez-vous mieux&|160;? demanda l’étudiant en lui prenant lamain.

– Oui, j’avais la tête serrée comme dans un étau, mais elle sedégage. Avez-vous vu mes filles&|160;? Elles vont venir bientôt,elles accourront aussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’onttant soigné rue de la Jussienne&|160;! Mon Dieu&|160;! je voudraisque ma chambre fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune hommequi m’a brûlé toutes mes mottes.

– J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du boisque ce jeune homme vous envoie.

– Bon&|160;! mais comment payer le bois&|160;? je n’ai pas unsou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Je suis à la charité. Larobe lamée était-elle belle au moins&|160;? (Ah&|160;! jesouffre&|160;!) Merci, Christophe. Dieu vous récompensera, mongarçon&|160;; moi, je n’ai plus rien.

– Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille dugarçon.

– Mes filles vous ont dit qu’elles allaient venir, n’est-ce pas,Christophe&|160;? Vas-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leurque je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voirencore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop leseffrayer.

Christophe partit sur un signe de Rastignac.

– Elles vont venir, reprit le vieillard. Je les connais. Cettebonne Delphine, si je meurs, quel chagrin je lui causerai&|160;!Nasie aussi. je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les fairepleurer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir. Là où l’ons’en va, je m’ennuierai bien. Pour un père, l’enfer c’est d’êtresans enfants, et j’ai déjà fait mon apprentissage depuis qu’ellessont mariées. Mon paradis était rue de la jussienne. Dites donc, sije vais en paradis je pourrai revenir sur terre en esprit autourd’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-ellesvraies&|160;? je crois les voir en ce moment telles qu’ellesétaient rue de la jussienne. Elles descendaient le matin. Bonjour,papa, disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leurfaisais mille agaceries, des niches. Elles me caressaientgentiment. Nous déjeunions tous les matins ensemble, nous dînions,enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants. Quand ellesétaient rue de la jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles nesavaient rien du monde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu&|160;!pourquoi ne sont-elles pas toujours restées petites&|160;?(Oh&|160;! je souffre, la tête me tire.) Ah&|160;! ah&|160;!pardon, mes enfants&|160;! je souffre horriblement, et il faut quece soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. MonDieu&|160;! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, jene sentirais point mon mal. Croyez-vous qu’elles viennent&|160;?Christophe est si bête&|160;! J’aurais dû y aller moi-même. Il vales voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donccomment elles étaient&|160;? Elles ne savaient rien de ma maladie,n’est-ce pas&|160;? Elles n’auraient pas dansé, pauvrespetites&|160;! Oh&|160;! je ne veux plus être malade. Elles ontencore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et àquels maris sont-elles livrées&|160;! Guérissez-moi,guérissez-moi&|160;! (Oh&|160;! que je souffre&|160;! Ah&|160;!ah&|160;! ah&|160;!) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’illeur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai fairede l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagneraides millions. (Oh&|160;! je souffre trop&|160;!)

Goriot garda le silence pendant un moment, en paraissant fairetous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter ladouleur.

– Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas, dit-il. Pourquoidonc me plaindre&|160;?

Un léger assoupissement survint et dura longtemps.

Christophe revint. Rastignac, qui croyait le père Goriotendormi, laissa le garçon lui rendre compte à haute voix de samission.

– Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chez madame lacomtesse, à laquelle il m’a été impossible de parler, elle étaitdans de grandes affaires avec son mari. Comme j’insistais, monsieurde Restaud est venu lui-même, et m’a dit comme ça :  » MonsieurGoriot se meurt, eh bien&|160;! c’est ce qu’il a de mieux à faire.J’ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affairesimportantes, elle ira quand tout sera fini.  » Il avait l’air encolère, ce monsieur-là. J’allais sortir, lorsque madame est entréedans l’antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m’a dit : » Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec monmari, je ne puis pas le quitter&|160;; il s’agit de la vie ou de lamort de mes enfants, mais aussitôt que tout sera fini, j’irai. « Quant à madame la baronne, autre histoire&|160;! je ne l’ai pointvue, et je n’ai pas pu lui parler.  » Ah&|160;! me dit la femme dechambre madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elledort, si je l’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui diraique son père va plus mal quand elle me sonnera. Pour une mauvaisenouvelle, il est toujours temps de la lui dire.  » J’ai eu beauprier&|160;! Ah ouin&|160;! J’ai demandé à parler à monsieur lebaron, il était sorti.

Aucune de ses filles ne viendrait&|160;! s’écria Rastignac. Jevais écrire à toutes deux.

– Aucune, répondit le vieillard en se dressant sur son séant.Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas. Jele savais. Il faut mourir pour savoir ce que c’est que des enfants.Ah&|160;! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants&|160;!Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faitesentrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendrontpas&|160;! je sais cela depuis dix ans. Je me le disaisquelquefois, mais je n’osais pas y croire.

Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge,sans en tomber.

– Ah&|160;! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si jene la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles melécheraient les joues de leurs baisers&|160;! je demeurerais dansun hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu àmoi&|160;; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris,leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout,même des filles. Oh&|160;! mon argent, où est-il&|160;? Si j’avaisdes trésors à laisser, elles me panseraient, elles mesoigneraient&|160;; je les entendrais&|160;; je les verrais.Ah&|160;! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux monabandon et ma misère&|160;! Au moins, quand un malheureux est aimé,il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je lesverrais. Ma foi, qui sait&|160;? Elles ont toutes les deux descœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles eneussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenirses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais àgenoux devant elles. Les misérables&|160;! elles couronnentdignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviezcomme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premierstemps de leur mariage&|160;! (Oh&|160;! je souffre un cruelmartyre&|160;!) je venais de leur donner à chacune près de huitcent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus,être rudes avec moi. L’on me recevait :  » Mon père, par-ci&|160;;mon cher père, par-là « . Mon couvert était toujours mis chez elles.Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avecconsidération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoiça&|160;? je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donnehuit cent mille francs à ses deux filles était un homme à soigner.Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Lemonde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi&|160;! L’on me menait envoiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées.Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leurpère. J’ai encore ma finesse, allez, et rien ne m’est échappé. Touta été à son adresse et m’a percé le cœur. je voyais bien quec’était des frimes, mais le mal était sans remède. Je n’étais paschez elles aussi à l’aise qu’à la table d’en bas. Je ne savais riendire. Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient àl’oreille de mes gendres :- Qui est-ce que ce monsieur-là&|160;?-C’est le père aux écus, il est riche.- Ah, diable&|160;! disait-on,et l’on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je lesgênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts&|160;!D’ailleurs, qui donc est parfait&|160;? (Ma tête est uneplaie&|160;!) je souffre en ce moment ce qu’il faut souffrir pourmourir, mon cher monsieur Eugène, eh bien&|160;! ce n’est rien encomparaison de la douleur que m’a causée le premier regard parlequel Anastasie m’a fait comprendre que je venais de dire unebêtise qui l’humiliait : son regard m’a ouvert toutes les veines.J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est quej’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphinepour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a miseen colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours nesachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les allervoir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mesfilles. O mon Dieu, puisque tu connais les misères, les souffrancesque j’ai endurées&|160;; puisque tu as compté les coups de poignardque j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué,blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui&|160;? J’aibien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengéesde mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Ehbien&|160;! les pères sont si bêtes&|160;! je les aimais tant quej’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était monvice à moi elles étaient mes maîtresses, enfin tout&|160;! Ellesavaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures&|160;;les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour êtrebien reçu&|160;! Mais elles m’ont fait tout de même quelquespetites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh&|160;! ellesn’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi.Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. A mon âge je nepouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, monDieu&|160;! les médecins&|160;! les médecins&|160;! Si l’onm’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles,Anastasie, Delphine&|160;! je veux les voir. Envoyez-les chercherpar la gendarmerie, de force&|160;! la justice est pour moi, toutest pour moi, la nature, le code civil. je proteste. La patriepérira si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. Lasociété, le monde roulent sur la paternité, tout croule si lesenfants n’aiment pas leurs pères. Oh&|160;! les voir, les entendre,n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, çacalmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quandelles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font.Ah&|160;! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce quec’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plombgris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’aitoujours été en hiver ici&|160;; je n’ai plus eu que des chagrins àdévorer, et je les ai dévorés&|160;! J’ai vécu pour être humilié,insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts parlesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse.Un père se cacher pour voir ses filles&|160;! je leur ai donné mavie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui&|160;! J’aisoif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pasrafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles nesavent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de sonpère&|160;! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgrénous, nous autres pères. Oh&|160;! elles viendront&|160;! Venez,mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatiquede votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vousavez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous&|160;! Aprèstout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami&|160;!Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à monsujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler auxpieds. J’aimais cela, moi. Ca ne regarde personne, ni la justicehumaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il lescondamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait labêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles&|160;!Que voulez vous&|160;! le plus beau naturel, les meilleures âmesauraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. jesuis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé lesdésordres de mes filles, le les ai gâtées. Elles veulentaujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon.Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunesfilles. A quinze ans, elles avaient voiture&|160;! Rien ne leur arésisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voixm’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh&|160;! oui,elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, laloi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je la paierai.Ecrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser&|160;! Paroled’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais lamanière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personnen’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le bléou comme la farine. Eh, eh, l’amidon&|160;? il y aura là desmillions&|160;! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, etquand même elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé,je les verrai. Je veux mes filles&|160;! je les ai faites&|160;!elles sont à moi&|160;! dit-il en se dressant sur son séant enmontrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars etqui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.

– Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon père Goriot,je vais leur écrire. Aussitôt que Bianchon sera de retour, j’iraisi elles ne viennent pas.

– Si elles ne viennent pas&|160;? répéta le vieillard ensanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, derage&|160;! La rage me gagne&|160;! En ce moment, je vois ma vieentière. Je suis dupe&|160;! elles ne m’aiment pas, elles ne m’ontjamais aimé&|160;! cela est clair. Si elles ne sont pas venues,elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles sedécideront à me faire cette joie. Je les connais. Elles n’ontjamais rien su deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mesbesoins, elles ne devineront pas plus ma mort elles ne sontseulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pourelles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à toutce que je faisais. Elles auraient demandé à me crever les yeux, jeleur aurais dit :  » Crevez-les&|160;!  » je suis trop bête. Ellescroient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours sefaire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leurintérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leuragonie. Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allezdonc, dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide&|160;!Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc commemoi :  » Hé, Nasie&|160;! hé, Delphine&|160;! venez à votre père quia été si bon pour vous et qui souffre&|160;!  » Rien, personne.Mourrai-je donc comme un chien&|160;? Voilà ma récompense,l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates&|160;; je lesabomine, je les maudis, je me relèverai, la nuit, de mon cercueilpour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort&|160;? Ellesse conduisent bien mal&|160;! hein&|160;? Qu’est-ce que jedis&|160;? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là&|160;?C’est la meilleure des deux. Vous êtes mon fils, Eugène,vous&|160;! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bienmalheureuse. Et leurs fortunes&|160;! Ah, mon Dieu&|160;! J’expire,je souffre un peu trop&|160;! Coupez-moi la tête, laissez-moiseulement le cœur.

– Christophe, allez chercher Bianchon, s’écria Eugène épouvantédu caractère que prenaient les plaintes et les cris du vieillard,et ramenez-moi un cabriolet.

– Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, jevous les ramènerai.

– De force, de force&|160;! Demandez la garde, la ligne,tout&|160;! tout, dit-il en jetant à Eugène un dernier regard oùbrilla la raison. Dites au gouvernement, au procureur du roi, qu’onme les amène, je le veux&|160;!

– Mais vous les avez maudites.

– Qui est-ce qui a dit cela&|160;? répondit le vieillardstupéfait. Vous savez bien que je les aime, je les adore&|160;! jesuis guéri si je les vois… Allez, mon bon voisin, mon cher enfant,allez, vous êtes bon, vous&|160;; je voudrais vous remercier, maisje n’ai rien à vous donner que les bénédictions d’un mourant.Ah&|160;! je voudrais au moins voir Delphine pour lui dire dem’acquitter envers vous. Si l’autre ne peut pas, amenez-moicelle-là. Dites-lui que vous ne l’aimerez plus si elle ne veut pasvenir. Elle vous aime tant qu’elle viendra. A boire, les entraillesme brûlent&|160;! Mettez-moi quelque chose sur la tête. La main demes filles, ça me sauverait, je le sens… Mon Dieu&|160;! qui referaleurs fortunes si je m’en vais&|160;? je veux aller à Odessa pourelles, à Odessa, y faire des pâtes.

– Buvez ceci, dit Eugène en soulevant le moribond et le prenantdans son bras gauche tandis que de l’autre il tenait une tassepleine de tisane.

– Vous devez aimer votre père et votre mère, vous&|160;! dit levieillard en serrant de ses mains défaillantes la main d’Eugène.Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles&|160;?Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécudepuis dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’aiplus eu de filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites auxChambres de faire une loi sur le mariage&|160;! Enfin, ne mariezpas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un scélérat quigâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariages&|160;!C’est ce qui nous enlève nos filles, et nous ne les avons plusquand nous mourons. Faites une loi sur la mort des pères. C’estépouvantable, ceci&|160;! Vengeance&|160;! Ce sont mes gendres quiles empêchent de venir. Tuez-les&|160;! A mort le Restaud, à mortl’Alsacien, ils sont mes assassins&|160;! La mort ou mesfilles&|160;! Ah&|160;! c’est fini, je meurs sans elles&|160;!Elles&|160;! Nasie, Fifine, allons, venez donc&|160;! Votre papasort…

– Mon bon père Goriot, calmez-vous, voyons, restez tranquille,ne vous agitez pas, ne pensez pas.

– Ne pas les voir, voilà l’agonie&|160;!

– Vous allez les voir.

– Vrai&|160;! cria le vieillard égaré. Oh&|160;! les voir&|160;!je vais les voir, entendre leur voix. Je mourrai heureux. Ehbien&|160;! oui, je ne demande plus à vivre, je n’y tenais plus,les peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes,ah&|160;! rien que leurs robes, c’est bien peu&|160;; mais que jesente quelque chose d’elles&|160;! Faites-moi prendre les cheveux…veux…

Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup demassue. Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendreles cheveux de ses filles.

– je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis.

Il s’affaissa tout à coup. En ce moment Bianchon entra.

– J’ai rencontré Christophe, dit-il, il va t’amener une voiture.Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières, etles deux étudiants lui virent un oeil sans chaleur et terne.- Iln’en reviendra pas, dit Bianchon, je ne crois pas. Il prit lepouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhomme.

– La machine va toujours mais, dans sa position, c’est unmalheur, il vaudrait mieux qu’il mourût&|160;!

– Ma foi, oui, dit Rastignac.

– Qu’as-tu donc&|160;? tu es pâle comme la mort.

– Mon ami, je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y aun Dieu&|160;! Oh&|160;! oui&|160;! il y a un Dieu, et il nous afait un monde meilleur, ou notre terre est un non-sens. Si cen’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai lecœur et l’estomac horriblement serrés.

– Dis donc, il va falloir bien des choses&|160;; où prendre del’argent&|160;?

Rastignac tira sa montre.

– Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter enroute, car j’ai peur de perdre une minute, et j’attends Christophe.je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.

Rastignac se précipita dans l’escalier, et partit pour aller ruedu Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, sonimagination, frappée de l’horrible spectacle dont il avait ététémoin, échauffa son indignation. Quand il arriva dansl’antichambre et qu’il demanda madame de Restaud, on lui réponditqu’elle n’était pas visible.

– Mais, dit-il au valet de chambre, le viens de la part de sonpère qui se meurt.

– Monsieur, nous avons de monsieur le comte les ordres les plussévères.

– Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dans quellecirconstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut queje lui parle à l’instant même.

Eugène attendit pendant longtemps.

– Il se meurt peut-être en ce moment, pensait-il.

Le valet de chambre l’introduisit dans le premier salon oùmonsieur de Restaud reçut l’étudiant debout, sans le faire asseoir,devant une cheminée où il n’y avait pas de feu.

– Monsieur le comte, lui dit Rastignac, monsieur votre beau-pèreexpire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard pour avoirdu bois&|160;; il est exactement à la mort et demande à voir safille…

– Monsieur, lui répondit avec froideur le comte de Restaud, vousavez pu vous apercevoir que j’ai fort peu de tendresse pourmonsieur Goriot. Il a compromis son caractère avec madame deRestaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l’ennemi demon repos. Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitementindifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le mondepourra me blâmer, je méprise l’opinion. J’ai maintenant des chosesplus importantes à accomplir qu’à m’occuper de ce que penseront demoi des sots ou des indifférents. Quant à madame de Restaud, elleest hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’ellequitte sa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elle aura remplises devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Sielle aime son père, elle peut être libre dans quelquesinstants…

– Monsieur le comte, il ne m’appartient pas de juger de votreconduite, vous êtes le maître de votre femme&|160;; mais je puiscompter sur votre loyauté&|160;? eh bien&|160;! promettez-moiseulement de lui dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’adéjà maudite en ne la voyant pas à son chevet&|160;!

– Dites-le-lui vous-même, répondit monsieur de Restaud frappédes sentiments d’indignation que trahissait l’accent d’Eugène.

Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où setenait habituellement la comtesse : il la trouva noyée de larmes,et plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mourir.Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur sonmari de craintifs regards qui annonçaient une prostration complètede ses forces écrasées par une tyrannie morale et physique. Lecomte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.

– Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à mon père que s’ilconnaissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait.Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes forces,monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elle à son mari. Jesuis mère. Dites à mon père que je suis irréprochable envers lui,malgré les apparences, cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.

Eugène salua les deux époux, en devinant l’horrible crise danslaquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de monsieurde Restaud lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et ilcomprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courut chez madame deNucingen, et la trouva dans son lit.

– Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J’ai prisfroid en sortant du bal, j’ai peur d’avoir une fluxion de poitrine,j’attends le médecin…

– Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui dit Eugène enl’interrompant, il faut vous traîner auprès de votre père. Il vousappelle&|160;! si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris,vous ne vous sentiriez point malade.

– Eugène, mon père n’est peut-être pas aussi malade que vous ledites&|160;; mais je serais au désespoir d’avoir le moindre tort àvos yeux, et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui, je lesais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle parsuite de cette sortie. Eh bien&|160;! j’irai dès que mon médecinsera venu. Ah&|160;! pourquoi n’avez-vous plus votre montre&|160;?dit-elle en ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit. Eugène&|160;!Eugène, si vous l’aviez déjà vendue, perdue… oh&|160;! cela seraitbien mal.

L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit àl’oreille :- Vous voulez le savoir&|160;? eh bien&|160;!sachez-le&|160;! Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceuldans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, jen’avais plus rien.

Delphine sauta tout à coup hors de son lit, courut à sonsecrétaire, y prit sa bourse, la tendit à Rastignac. Elle sonna ets’écria :  » J’y vais, j’y vais, Eugène. Laissez-moim’habiller&|160;; mais je serais un monstre&|160;! Allez,j’arriverai avant vous&|160;! Thérèse, cria-t-elle à sa femme dechambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler àl’instant même.  »

Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présenced’une de ses filles, arriva presque joyeux rueNeuve-Sainte-Geneviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoirpayer immédiatement son cocher. La bourse de cette jeune femme, siriche, si élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en hautde l’escalier, il trouva le père Goriot maintenu par Bianchon, etopéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux du médecin. Onlui brûlait le dos avec des moxas, dernier remède de la science,remède inutile.

– Les sentez-vous&|160;? demandait le médecin.

Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, répondit :

– Elles viennent, n’est-ce pas&|160;?

– Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.

– Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.

– Allons&|160;! dit Bianchon, il parlait de ses filles, aprèslesquelles il crie comme un homme sur le pal crie, dit-on, aprèsl’eau.

Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y a plus rien àfaire, on ne le sauvera pas.

Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur songrabat infect.

– Il faudrait cependant le changer de linge, dit le médecin.Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il faut respecter en lui la naturehumaine. Je reviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il seplaignait encore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.

Le chirurgien et le médecin sortiront.

– Allons, Eugène, du courage, mon fils&|160;! dit Bianchon àRastignac quand ils furent seuls, il s’agit de lui mettre unechemise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monterdes draps et de venir nous aider.

Eugène descendit et trouva madame Vauquer occupée à mettre lecouvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, laveuve vint à lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’unemarchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, nifâcher le consommateur.

– Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout commemoi que le père Goriot n’a plus le sou. Donner des draps à un hommeen train de tortiller de l’oeil, c’est les perdre, d’autant qu’ilfaudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous me devezdéjà cent quarante-quatre francs, mettez quarante francs de draps,et quelques autres petites choses, la chandelle que Sylvie vousdonnera, tout cela fait au moins deux cents francs, qu’une pauvreveuve comme moi n’est pas en état de perdre. Dame&|160;! soyezjuste, monsieur Eugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq jours quele guignon s’est logé chez moi. J’aurais donné dix écus pour que cebonhomme-là fût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Ça frappemes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l’hôpital.Enfin, mettez-vous à ma place. Mon établissement avant tout, c’estma vie, à moi.

Eugène remonta rapidement chez le père Goriot.

– Bianchon, l’argent de la montre&|160;?

– Il est là sur la table, il en reste trois cent soixante etquelques francs. J’ai payé sur ce qu’on m’a donné tout ce que nousdevions. La reconnaissance du Mont-de-Piété est sous l’argent.

– Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé l’escalieravec horreur, soldez nos comptes. Monsieur Goriot n’a pas longtempsà rester chez vous, et moi…

– Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvre bonhomme,dit-elle en comptant deux cents francs, d’un air moitié gai, moitiémélancolique.

– Finissons, dit Rastignac.

– Sylvie, donnez les draps, et allez aider ces messieurs,là-haut.

– Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madame Vauquer à l’oreilled’Eugène, voilà deux nuits qu’elle veille.

Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieille courut à sacuisinière :- Prends les draps retournés, numéro sept. Par Dieu,c’est toujours assez bon pour un mort, lui dit-elle àl’oreille.

Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l’escalier,n’entendit pas les paroles de la vieille hôtesse.

– Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sa chemise. Tiens-ledroit.

Eugène se mit à la tête du lit et soutint le moribond, auquelBianchon enleva sa chemise et le bonhomme fit un geste comme pourgarder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifset inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleurà exprimer.

– Oh&|160;! oh&|160;! dit Bianchon, il veut une petite chaîne decheveux et un petit médaillon que nous lui avons ôtés tout àl’heure pour lui poser ses moxas. Pauvre homme&|160;! il faut lalui remettre. Elle est sur la cheminée.

Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blondcendré, sans doute ceux de madame Goriot. Il lut d’un côté dumédaillon : Anastasie, et de l’autre : Delphine. Image de son cœurqui reposait toujours sur son cœur. Les boucles contenues étaientd’une telle finesse qu’elles devaient avoir été prises pendant lapremière enfance des deux filles. Lorsque le médaillon toucha sapoitrine, le vieillard fit un ban prolongé qui annonçait unesatisfaction effrayante à voir. C’était un des derniersretentissements de sa sensibilité, qui semblait se retirer aucentre inconnu d’où partent et où s’adressent nos sympathies. Sonvisage convulsé prit une expression de joie maladive. Les deuxétudiants, frappés de ce terrible éclat d’une force de sentimentqui survivait à la pensée, laissèrent tomber chacun des larmeschaudes sur

le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.

– Nasie&|160;! Fifine&|160;! dit-il.

– Il vit encore, dit Bianchon.

– A quoi ça lui sert-il&|160;? dit Sylvie.

– A souffrir, répondit Rastignac.

Après avoir fait à son camarade un signe pour lui dire del’imiter, Bianchon s’agenouilla pour passer ses bras sous lesjarrets du malade, pendant que Rastignac en faisait autant del’autre côté du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvieétait là, prête à retirer les draps quand le moribond seraitsoulevé, afin de les remplacer par ceux qu’elle apportait. Trompésans doute par les larmes, Goriot usa ses dernières forces pourétendre les mains, rencontra de chaque côté de son lit les têtesdes étudiants, les saisit violemment par les cheveux, et l’onentendit faiblement :  » Ah&|160;! mes anges&|160;!  » Deux mots,deux murmures accentués par l’âme qui s’envola sur cetteparole.

– Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette exclamationoù se peignit un sentiment suprême que le plus horrible, le plusinvolontaire des mensonges exaltait une dernière fois.

Le dernier soupir de ce père devait être un soupir de joie. Cesoupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore. Lepère Goriot fut pieusement replacé sur son grabat. A compter de cemoment, sa physionomie garda la douloureuse empreinte du combat quise livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avaitplus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentimentdu plaisir et de la douleur pour l’être humain. Ce n’était plusqu’une question de temps pour la destruction.

– Il va rester ainsi quelques heures, et mourra sans que l’ons’en aperçoive, il ne râlera même pas. Le cerveau doit êtrecomplètement envahi.

En ce moment on entendit dans l’escalier un pas de jeune femmehaletante.

– Elle arrive trop tard, dit Rastignac.

Ce n’était pas Delphine, mais Thérèse, sa femme de chambre.

– Monsieur Eugène, dit-elle, il s’est élevé une scène violenteentre monsieur et madame, à propos de l’argent que cette pauvremadame demandait pour son père. Elle s’est évanouie, le médecin estvenu, il a fallu la saigner, elle criait :  » Mon père se meurt, jeveux voir papa&|160;!  » Enfin, des cris à fendre l’âme.

– Assez, Thérèse. Elle viendrait que maintenant ce seraitsuperflu, monsieur Goriot n’a plus de connaissance.

– Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ça&|160;! ditThérèse.

– Vous n’avez plus besoin de moi, faut que j’aille à mon dîner,il est quatre heures et demie, dit Sylvie qui faillit se heurtersur le haut de l’escalier avec madame de Restaud.

Ce fut une apparition grave et terrible que celle de lacomtesse. Elle regarda le lit de mort, mal éclairé par une seulechandelle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son pèreoù palpitaient encore les derniers tressaillements de la vie.Bianchon se retira par discrétion.

– Je ne me suis pas échappée assez tôt, dit la comtesse àRastignac.

L’étudiant fit un signe de tête affirmatif plein de tristesse.Madame de Restaud prit la main de son père, la baisa.

– Pardonnez-moi, mon père&|160;! Vous disiez que ma voix vousrappellerait de la tombe&|160;; eh bien, revenez un moment à la viepour bénir votre fille repentante. Entendez-moi. Ceci estaffreux&|160;! votre bénédiction est la seule que je puisserecevoir ici-bas désormais. Tout le monde me hait, vous seulm’aimez. Mes enfants eux-mêmes me haïront. Emmenez-moi avec vous,je vous aimerai, je vous soignerai. Il n’entend plus, je suisfolle. Elle tomba sur ses genoux, et contempla ce débris avec uneexpression de délire. Rien ne manque à mon malheur, dit-elle enregardant Eugène. Monsieur de Trailles est parti, laissant ici desdettes énormes, et j’ai su qu’il me trompait. Mon mari ne mepardonnera jamais, et je l’ai laissé le maître de ma fortune. J’aiperdu toutes mes illusions. Hélas&|160;! pour qui ai-je trahi leseul cœur (elle montra son père) où j’étais adorée&|160;! Je l’aiméconnu, je l’ai repoussé, je lui ai fait mille maux, infâme que jesuis&|160;!

– Il le savait, dit Rastignac.

En ce moment le père Goriot ouvrit les yeux, mais par l’effetd’une convulsion. Le geste qui révélait l’espoir de la comtesse nefut pas moins horrible à voir que l’oeil du mourant.

– M’entendrait-il&|160;? cria la comtesse. Non, se dit-elle ens’asseyant auprès de lui.

Madame de Restaud ayant manifesté le désir de garder son père,Eugène descendit pour prendre un peu de nourriture. Lespensionnaires étaient déjà réunis.

– Eh bien, lui dit le peintre, il parait que nous allons avoirun petit mortorama là-haut&|160;?

– Charles, lui dit Eugène, il me semble que vous devriezplaisanter sur quelque sujet moins lugubre.

– Nous ne pourrons donc plus rire ici&|160;? reprit le peintre.Qu’est-ce que cela fait, puisque Bianchon dit que le bonhomme n’aplus sa connaissance&|160;?

– Eh bien&|160;! reprit l’employé du Muséum, il sera mort commeil a vécu.

– Mon père est mort&|160;! cria la comtesse.

A ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bianchon montèrent, ettrouvèrent madame de Restaud évanouie. Après l’avoir fait revenir àelle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l’attendait. Eugènela confia aux soins de Thérèse, lui ordonnant de la conduire chezmadame de Nucingen.

– Oh&|160;! il est bien mort, dit Bianchon en descendant.

– Allons, messieurs, à table, dit madame Vauquer, la soupe va serefroidir.

Les deux étudiants se mirent à côté l’un de l’autre.

– Que faut-il faire maintenant&|160;? dit Eugène à Bianchon.

– Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’ai convenablementdisposé. Quand le médecin de la mairie aura constaté le décès quenous irons déclarer, on le coudra dans un linceul, et onl’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne&|160;?

– Il ne flairera plus son pain comme ça, dit un pensionnaire enimitant la grimace du bonhomme.

– Sacrebleu, messieurs, dit le répétiteur, laissez donc le pèreGoriot, et ne nous en faites plus manger, car on l’a mis à toutesauce depuis une heure. Un des privilèges de la bonne ville deParis, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans quepersonne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de lacivilisation. Il y a soixante morts aujourd’hui, voulez-vous nousapitoyer sur les hécatombes parisiennes&|160;? Que le père Goriotsoit crevé, tant mieux pour lui&|160;! Si vous l’adorez, allez legarder, et laissez-nous manger tranquillement, nous autres.

– Oh&|160;! oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu’il soitmort&|160;! Il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrémentsa vie durant.

Ce fut la seule oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène,représentait la Paternité. Les quinze pensionnaires se mirent àcauser comme à l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurentmangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de laconversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes etindifférentes, leur insouciance, tout les glaça d’horreur. Ilssortirent pour aller chercher un prêtre qui veillât et priâtpendant la nuit près du mort. Il leur fallut mesurer les derniersdevoirs à rendre au bonhomme sur le peu d’argent dont ilspourraient disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut placésur un fond sanglé, entre deux chandelles, dans cette chambre nue,et un prêtre vint s’asseoir auprès de lui. Avant de se coucher,Rastignac, ayant demandé des renseignements à l’ecclésiastique surle prix du service à faire et sur celui des convois, écrivit un motau baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d’envoyerleurs gens d’affaires afin de pourvoir à tous les frais del’enterrement. Il leur dépêcha Christophe, puis il se coucha ets’endormit accablé de fatigue. Le lendemain matin, Bianchon etRastignac furent obligés d’aller déclarer eux-mêmes le décès, quivers midi fut constaté. Deux heures après, aucun des deux gendresn’avait envoyé d’argent, personne ne s’était présenté en leur nom,et Rastignac avait été forcé déjà de payer les frais du prêtre.Sylvie ayant demandé dix francs pour ensevelir le bonhomme et lecoudre dans un linceul, Eugène et Bianchon calculèrent que, si lesparents du mort ne voulaient se mêler de rien, ils auraient à peinede quoi pourvoir aux frais. L’étudiant en médecine se chargea doncde mettre lui-même le cadavre dans une bière de pauvre qu’il fitapporter de son hôpital, où il l’eut à meilleur marché.

– Fais une farce à ces drôles-là, dit-il à Eugène. Va acheter unterrain, pour cinq ans, au Père-Lachaise, et commande un service detroisième classe à l’église et aux Pompes Funèbres. Si les gendreset les filles se refusent à te rembourser, tu feras graver sur latombe :  » Ci-gît monsieur Goriot, père de la comtesse de Restaud etde la baronne de Nucingen, enterré aux frais de deux étudiants. »

Eugène ne suivit le conseil de son ami qu’après avoir étéinfructueusement chez monsieur et madame de Nucingen et chezmonsieur et madame de Restaud. Il n’alla pas plus loin que laporte. Chacun des concierges avait des ordres sévères.

– Monsieur et madame, dirent-ils, ne reçoivent personne&|160;;leur père est mort, et ils sont plongés dans la plus vivedouleur.

Eugène avait assez l’expérience du monde parisien pour savoirqu’il ne devait pas insister. Son cœur se serra étrangement quandil se vit dans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Delphine.

 » Vendez une parure, lui écrivit-il chez le concierge, et quevotre père soit décemment conduit à sa dernière demeure.  »

Il cacheta ce mot, et pria le concierge du baron de le remettreà Thérèse pour sa maîtresse&|160;; mais le concierge le remit aubaron de Nucingen qui le jeta dans le feu. Après avoir fait toutesses dispositions, Eugène revint vers trois heures à la pensionbourgeoise, et ne put retenir une larme quand il aperçut à cetteporte bâtarde la bière à peine couverte d’un drap noir, posée surdeux chaises dans cette rue déserte. Un mauvais goupillon, auquelpersonne n’avait encore touché, trempait dans un plat de cuivreargenté plein d’eau bénite. La porte n’était pas même tendue denoir. C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants,ni amis, ni parents. Bianchon, obligé d’être à son hôpital, avaitécrit un mot à Rastignac pour lui rendre compte de ce qu’il avaitfait avec l’église. L’interne lui mandait qu’une messe était horsde prix, qu’il fallait se contenter du service moins coûteux desvêpres, et qu’il avait envoyé Christophe avec un moi aux PompesFunèbres. Au moment où Eugène achevait de lire le griffonnage deBianchon, il vit entre les mains de madame Vauquer le médaillon àcercle d’or où étaient les cheveux des deux filles.

– Comment avez-vous osé prendre ça&|160;? lui dit-il.

– Pardi&|160;! fallait-il l’enterrer avec&|160;? réponditSylvie, c’est en or.

– Certes&|160;! reprit Eugène avec indignation, qu’il emporte aumoins avec lui la seule chose qui puisse représenter ses deuxfilles.

Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, ladécloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme uneimage qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaientjeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avaitdit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et Christopheaccompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait lepauvre homme à Saint-Etienne-du-Mont, église peu distante de la rueNeuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à unepetite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiantchercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Ilfut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre lesderniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bonspourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et lebedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoirprononcer une parole.

– Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave ethonnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre,qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal.

Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent etdonnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dansune époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis.Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera , le Deprofundis . Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’uneseule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, quiconsentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.

– Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons allervite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures etdemie.

Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard,deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud etcelle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoijusqu’au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot futdescendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de sesfilles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite lacourte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quandles deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur labière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressantà Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sapoche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous àChristophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignacun accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humidecrépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sadernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintesémotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où ellestombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa lesbras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe lequitta.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut ducimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rivesde la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeuxs’attachèrent presque avidement entre la colonne de la placeVendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde danslequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruchebourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel,et dit ces mots grandioses : « A nous deux maintenant&|160;! »

Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société,

Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

Saché, septembre 1834.

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