de Maurice Renard
Car on peut le dire, madame : pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel et les hommes s’y traînent pesamment, avec, au-dessus d’eux,l’océan d’azur interdit où passent les nuées ainsi que des remous.
PARTHÉNOPE OU L’ESCALE IMPRÉVUE.
PRÉLIMINAIRE
Il y a six mois – c’était exactement le lundi16 juin 1913 à neuf heures du matin – je vis entrer dans mon studio la jeune chambrière qui me servait alors. Comme je venais d’entamer un travail passionnant et que la consigne était de me laisser tranquille, les paroles qui montèrent à mes lèvres furent trois ou quatre blasphèmes de choix. Mais la fille n’en eut point souci et continua d’avancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait d’un triomphe si éclatant qu’elle avait l’air de mimer, avec des accessoires de fortune, la célèbre chorégraphie où Salomé promène sur un plateau d’argent la tête d’Iokanaan.
Je l’apostrophai avec bienveillance :
– Qu’est-ce qui vous prend ? C’estla carte du Père éternel que vous trimbalez ? Donnez.Ah ! mon Dieu ! Pas possible ? !… Faitesentrer ! presto ! presto !
J’avais lu le nom, la qualité et l’adresse del’homme illustre parmi les plus illustres, l’homme de 1912, l’hommedu Péril bleu :
JEAN LE TELLIER
Directeur de l’Observatoire
202, boulevard Saint-Germain
Durant quelques secondes, je contemplai d’unregard ébloui la fiche de bristol évocatrice de tant de gloire etde science, de malheur et de courage ; puis mon attention sefixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible année1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits deM. Le Tellier, et je voyais d’avance apparaître au seuil de lachambre un visiteur dans la force de l’âge, avec un bon sourire etde grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sahaute taille et caressant d’une main déliée sa barbe soyeuse etbrune.
Or, celui qui tout à coup s’encadra dans lechambranle ressemblait à ma vision comme un vieillard ressemble àsa jeunesse.
Je courus à sa rencontre. Il essaya de sourireet fit une grimace. Il marchait voûté, d’un pas incertain, etsoutenait à grand-peine un portefeuille volumineux. Hélas ! àprésent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur. Àprésent la rosette rouge qui ornait son parement voisinait avec unebarbe grise ; ses paupières demeuraient baissées timidement,heureusement. À présent, enfin, toutes les émotions, toutes lessouffrances, toutes les épouvantes de 1912 se lisaient sur ce frontblême et dégarni, tourmenté de rides douloureuses.
Nous échangeâmes les politesses de rigueur.Après quoi M. Le Tellier voulut bien s’asseoir, posa sur sesgenoux le portefeuille ballonné, puis me dit en letapotant :
– Monsieur, voici du travail que je vousapporte.
– Vraiment ? fis-je d’un tonaimable. Et… de quoi s’agit-il, monsieur ?
Il leva les yeux vers les miens. Ah ! sesyeux n’avaient pas changé. C’étaient ces yeux-là que j’avaisespérés : de grands yeux intimidants, habitués au spectacledes soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder…
L’astronome répondit :
– J’ai là tous les documents nécessairesà l’histoire de ce qu’on nomme, plus ou moins justement, LesTerreurs de l’an mil neuf cent douze.
– Comment ! m’écriai-je au comble dela surprise, vous voudriez que…
– … ce soit vous qui fassiez cetravail.
– Vous me faites beaucoup d’honneur… Maisen vérité…, monsieur, avez-vous réfléchi… C’est une chose…énorme ! Le sujet n’est pas à ma pointure…
– Monsieur, ce que je vous demande, c’estl’histoire d’une famille pendant les Terreurs de mil neufcent douze ; c’est l’histoire de mafamille !
À ces mots qui éveillaient le souvenir detelles surhumaines catastrophes et m’apprenaient au juste lamission grandiose qui m’était réservée, un souffle d’enthousiasmesouleva tout mon être.
– Quoi, monsieur ! vous consentiriezà livrer à la foule… en détail, les péripéties… intimes…poignantes…
– Il le faut, dit gravement M. LeTellier, parce que c’est le seul moyen de faire comprendre à toutle monde tout ce qui s’est passé l’année dernière, etparce qu’un tel enseignement doit être donné.
– Vite, monsieur, m’écriai-je,montrez-moi le document ! Je brûle d’entamer la besogne…
Les papiers s’étalaient déjà sur monbureau.
On trouvait dans ces liasses toutes les sortesde renseignements : lettres, journaux, croquis, notes,procès-verbaux, revues, constats, photographies, télégrammes, etc.,soigneusement classés par rang de date, numérotés de 1 à 1046 etrépertoriés.
M. Le Tellier feuilleta cette chronique,parcourut les pièces une à une, et fit revenir pour moi le fantômedes heures sinistres.
Elles dépassaient en horreur et en bizarreriece que la notion vulgaire de la crise m’avait permis de soupçonner.Amateur d’insolite et scribe de miracles, j’ai connu et divulguéles plus étranges destins. J’ai fréquenté le physicien Bouvancourt,qui pénétra dans l’image du monde reflétée aux miroirs. Un de mesvieux compagnons fut M. de Gambertin, dévoré de nosjours, en pleine Auvergne, par un monstre antédiluvien. J’aicompulsé le testament de ce pauvre X…, lequel vit accourir aurendez-vous d’amour le cadavre de sa maîtresse. J’ai surprisl’existence du Dr Lerne, qui interchangeait les cervelles de sesclients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalité.L’ingénieur Z… me confia le soin d’exposer comment on fait le tourdu globe en restant à la même place. J’étais là quand Nerval, lecompositeur, mourut d’avoir écouté les Sirènes au creux d’uncoquillage. Je possède aussi – j’en passe et des meilleurs – lesmémoires de Fléchambault, l’infortuné qui séjourna chez lesmicrobes… Enfin mes registres contiennent pas mal de curiosités.Mais, en mon âme et conscience je l’affirme, tout cela n’est rienau regard des événements dont M. Le Tellier poursuivitl’énumération, tandis que son doigt décharné fouillait les archivesdu Péril bleu.
Je dois dire qu’il racontait d’une manièresaisissante, comme tous ceux qui ont vécu leur narration. Parfoismême il tremblait d’une angoisse rétrospective, au vu de certainespages qu’il avait tracées de sa propre main vacillante, au sortird’un nouvel accident, « tout chaud », pour ainsi dire, etsous le coup du désespoir.
Ce jour-là, nous oubliâmes tous deux l’heuredu déjeuner.
Telles sont les conjonctures dans lesquellesje fus appelé à écrire cette histoire de l’an de disgrâce 1912.
J’ai suivi, pour ce faire, l’ordre du temps –le seul qu’un historien puisse adopter s’il méprise l’effet, commec’est son devoir. Et toutes les fois qu’une pièce du dossier me l’apermis par sa concision, sa brièveté, sa justesse et la bonhomie deson écriture, je l’ai versée telle quelle à ma relation. Il enrésulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dénuésde style ; cela est regrettable. Mais fallait-il manquer lamoindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, audiscours d’un rapporteur ?
À ce propos, sans doute me fera-t-on grief del’hospitalité libérale octroyée dans mon livre à la correspondancede M. Tiburce. Elle offre peu d’intérêt, et sa part dansl’action est assez minime, je l’avoue. Mais elle achève si bien leportrait d’un personnage dont le type funeste incline à se tropmultiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur où peuventconduire certains excès, qu’il m’a paru naturel et moral de ladisséminer aux endroits que lui assignait la chronologie.
Un mot encore. Bon nombre de personnages ontl’excellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits etle déplacement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du Périlbleu, je recommande les cartes de l’État-major Nantua(160) et Chambéry (169), ou la carte du ministère del’Intérieur Belley (XXIII, 25). Ces topographies joignentà l’exactitude la plus stricte le mérite d’être levées à uneéchelle suffisante pour qu’on y puisse piquer de minusculesdrapeaux indicateurs ou des épingles à tête de verre coloré. Quantau plan de Paris, le premier venu fera l’affaire.
Et maintenant, tournons les yeux vers le passéet revenons par la pensée au mois de mars 1912.
Où ?
Comment ?…
Qui ?…
Pourquoi ?…
À quelle date faut-il placer la premièremanifestation du Péril bleu ? C’est un problème qui n’a jamaisété bien résolu, mais dont il importe de dire quelques mots.Faisons d’abord justice d’une croyance singulièrement tenace dansle peuple et qu’on est en droit d’appeler la légende del’Auvergnate. Non, la femme trouvée le 28 février, dans unchamp, près de Riom, couchée sur le dos et le front ouvert, n’aaucun rapport avec le début de ce qui nous intéresse. Il estvraiment extraordinaire qu’on accrédite encore une fable pareille,quand l’assassin de cette femme, arrêté six mois plus tard, fitl’aveu de son crime et se vit condamner à vingt ans de travauxforcés par le jury du Puy-de-Dôme – ainsi qu’il appert des pièces 1et 2 du dossier Le Tellier (procès-verbal de la découverte ducadavre et extrait de jugement). Après cela, comment se trouve-t-iltoujours des sots pour accuser les sarvants d’avoir commisce meurtre ? L’épouvante régnait à l’époque des débats, ilfaut qu’elle en ait détourné l’attention publique ; je ne voispas d’autre excuse à de telles aberrations.
Revenons au dossier. Le troisième document estune série de cinq coupures de journaux. À leur vue, force lecteursvont se rappeler l’incident qui les défraie et dans lequelM. Le Tellier pense reconnaître la marque initiale dessarvants. Ce n’est d’ailleurs qu’une présomption ;rien de plus. On appréciera.
LE JOURNAL
Sous le titre : COLLISION EN MER
LeHavre, 3 mars
Le paquebot Bretagne faisant leservice entre New York et Le Havre et qu’on attendait ce soir, afait savoir au siège de sa compagnie, par marconigramme, que, dansla nuit du premier au deux, il a été abordé par un navire qu’il n’apu identifier et qui s’est enfui. La collision s’est produite partribord et à l’arrière. La coque est fortement endommagée,heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Il y a cinq mortset sept blessés. L’accident ne retardera pas sensiblement la marchedu paquebot.
LeHavre, 4 mars
La Bretagne est arrivée hier avectrois heures de retard. On n’a aucune nouvelle du navire abordeur.Celui-ci s’est esquivé avec une telle rapidité que les projecteursélectriques de la Bretagne, aussitôt mis en action, nepurent le découvrir. Il est vrai que la mer était houleuse et quela pluie aveuglait les observateurs et limitait le champd’éclairage. La collision se serait produite pendant que laBretagne était soulevée par une forte lame.
(Suit la liste des morts et desblessés.)
LeHavre, 5 mars
Les personnages qualifiés pour le savoir n’ontpas connaissance qu’un navire ait dû se trouver sur la route de laBretagne à la date et à l’heure indiquée par le capitainede ce transport. L’ère des pirates étant passée, il faudrait doncse rallier à l’hypothèse d’un vaisseau de guerre en missionclandestine. Cette supposition serait d’ailleurs confirmée par cefait que l’énorme brèche de la Bretagne semble avoir étépratiquée par l’éperon d’un avant blindé. Alors est-on en présenced’un accident ou d’une attaque ? Il importe de noter que lesvigies de la Bretagne n’ont aperçu aucun fanal.
DeWilhelmshaven, 6 mars
Le destroyer Dolch, de la flotteallemande, est entré en cale sèche hier après-midi pour êtreréparé. Il a subi des avaries au sujet desquelles la consigneparaît de se taire. N’y aurait-il pas un rapprochement à faireentre ces mystérieuses réparations et l’accident non moinsmystérieux de la Bretagne ?
LA LIBRE PAROLE
(Article de tête du 9 mars. Fragment terminal.)
… Ainsi donc, messieurs, vous ajoutez foiaux dires du commandant allemand, lorsqu’il soutient que, au momentde l’abordage de son destroyer, « il se trouvait à 35 millesau nord de la Bretagne » ?… Vous ne sourcillezpas quand il avoue que « cet abordage s’est produit néanmoinsquelques secondes après celui du paquebot » ?…Quand il déclare que, « prenant part à une manœuvre de nuit,il devait naviguer tous feux éteints », cela ne vous ditrien ?… Quand il s’écrie (comme le commandant de laBretagne) : « Je n’ai rien vu ! » vousadmettez cela ?… Alors, s’il vous plaît, existerait-il unvaisseau-fantôme malfaisant, présent partout à la fois ? Oubien les deux embarcations se sont-elles heurtées malgré ladistance de soixante-dix kilomètres ?… Je lis dansl’officieuse Gazette de Cologne : « Si nousavons fait le silence là-dessus, c’était pour éviter qu’en Franceon rapprochât les deux collisions. » Deuxcollisions ! Laissez-moi sourire… tristement.
Cet incident était réglé depuis plus d’unmois, et on avait oublié « l’affaire de laBretagne », quand l’attention de M. Le Tellierfut mise en éveil par un fait divers du journal Lyonrépublicain.
Mais voici pourquoi M. Le Tellier reçoità Paris ce journal du Centre. C’est qu’il s’intéresse, beaucoup àla région de l’Ain et particulièrement au Bugey, qui est le pays deMme Le Tellier. La mère de celle-ci,Mme Arquedouve, y possède le château de Mirastel,où l’astronome et sa famille passent les vacances, et la sœur aînéede Mme Le Tellier, Mme Monbardeau,habite toute l’année le village d’Artemare, près de Mirastel, oùson mari exerce la profession de médecin.
C’est donc avec un intérêt bien naturel queM. Le Tellier parcourut les lignes suivantes dans le numéro du17 avril.
(Pièce 8)
ÉTRANGES DÉPRÉDATIONS DANS LE DÉPARTEMENT DE L’AIN
Il se passe dans l’Ain des faits regrettables.Des malfaiteurs, animés d’un stupide esprit de pillage et dedégradations, y commettent journellement leurs méfaits, et parmalheur on n’a pas pu jusqu’ici s’emparer d’aucun d’eux. C’est àSeyssel[1] que la chose a commencé.
Dans la nuit du 14 au 15 avril, nombred’outils de jardinage et d’instruments aratoires, laissés audehors, ont été subtilisés. Les premiers Seysselans qui s’enaperçurent prirent le chemin de la mairie afin d’y déposer uneplainte. Et en arrivant à la maison commune, ils virent que pendantla nuit on avait absurdement arraché les aiguilles de la grandehorloge. Une lanterne, accrochée à une potence, avait égalementdisparu. L’opinion générale incrimina certains habitants qui, laveille au soir, s’étaient manifestement enivrés. Mais tous, ayantfourni l’emploi de leur temps, se disculpèrent. Le parquet futavisé.
La journée du 15 se passa tranquillement. Àmidi et le soir, en rentrant chez eux, les Seysselans ne trouvèrentaucune trace de vols ou de dégâts. Ils se couchèrent sansinquiétude.
Mais le lendemain, ils constatèrent denouvelles déprédations encore moins justifiées, encore moinsraisonnables que les précédentes. Un drapeau, fixé au pignon d’unebâtisse neuve, avait été enlevé ; la sphère de zinc, peinte enjaune, qui servait d’enseigne à l’auberge de la Boule-d’Or, nependait plus à sa ferrure ; une quantité de branches d’arbresavaient été coupées dans les vergers ; une borne, au coin dela place n’était plus là ; des moellons de silex avaientquitté leur tas pour une destination inconnue ; enfin le chatde l’épicier, qui depuis quelque temps rôdait sur les toits, ne putêtre retrouvé.
Les Seysselans se promirent de faire bonnegarde la nuit d’après. Mais ce fut inutile. Rien ne se passa.
L’avis de tous est qu’il s’agit d’une bande demauvais plaisants. Ce sont là les menées de grossiersmystificateurs de village.
Telles sont les nouvelles qui nous sontparvenues voilà vingt-quatre heures et que nous refusâmes d’inséreravant de nous être assurés de leur exactitude. Aujourd’hui cetteexactitude est indubitable, et nous savons de bonne source (car, envérité, il n’est pas superflu de le mentionner) que la nuit où lesSeysselans guettèrent sans résultat, ce fut le village voisin,Corbonod, qui reçut la visite des filous. Là, ils s’attaquèrentsurtout aux potagers, qu’ils dévalisèrent. Et la nuit suivante, lestristes voyous se livrèrent à leurs actes de vandalisme dans lehameau de Charbonnière, toujours à côté de Seyssel. Un chevreau decette localité qui s’était échappé, n’a pas été revu.
La gendarmerie est sur les lieux. On soupçonneplusieurs individus. Nous attendons d’autres détails et noustiendrons nos lecteurs au courant. Mais voilà une aventure devoleurs bien digne de ce pays ; car, ne l’oublions pas, c’està la crête des rochers dominant le val du Fier qu’on montre auxvoyageurs la maison de qui ?… De Mandrin.
Ces lignes intriguèrent M. Le Tellier,peut-être même plus que de raison. Mais, à réfléchir, l’idée luivint que probablement le mystère résidait surtout dans les termesde l’information, et que le manque de détails en avait seul produitl’apparence.
Comme il devait écrire à son beau-frèreMonbardeau, cet homme avide de lumière profita de l’occasion pourlui demander là-dessus quelques éclaircissements.
Voici sa lettre. Je la reproduis inextenso, car elle traite d’événements et de choses étroitementliés à notre histoire.
(Pièce 9)
Au Docteur C. Monbardeau,
Artemare, (Ain).
Paris, 202, boulevard Saint-Germain.
18avril 1912.
« Mon cher Calixte,
Grande nouvelle ! Nous arriverons àMirastel le 26 dans la soirée, ma femme, ma fille, mon fils, monsecrétaire et moi. Je préviens par même courrier cette bonneMme Arquedouve. Tu as bien lu « monfils », Maxime nous accompagne ; le prince de Monaco luidonne un mois de congé entre deux croisières océanographiques.
Et maintenant te voilà prodigieusementahuri ! Tu te demandes pourquoi nous quittons Paris de sibonne heure cette année !… Mettons… mettons que je soisfatigué par l’inauguration du grand équatorial. Ce sera le prétexteofficiel.
Ah ! mon pauvre Calixte, cetéquatorial ! Tu ne reconnaîtras pas l’Observatoire.L’Observatoire de Perrault, on dirait maintenant le Panthéon deSoufflot ! Je m’explique : pour loger l’immense lunettedonnée par le milliardaire Hatkins, il a fallu construire sur laterrasse, au milieu des petites coupoles, un vrai dôme debasilique. C’est pourquoi je parle de Panthéon. L’esthétique ensouffre cruellement. Si encore la science y gagnait ! Maisquel enfantillage d’établir un instrument d’optique aussimerveilleux à Paris ! À Paris qui trépide sanscesse ! Paris dont le ciel est chargé de poussière ! etsur un monument vibratile, où la chaleur rayonnante gênel’observation !… Toutefois, l’Américain désirant que sontélescope fût placé comme il l’est, on ne pouvait ques’incliner.
La fête inaugurale du 12 avril a été en touspoints réussie. Beaucoup d’étrangers, à cause de l’exotisme dudonateur. Mais je te raconterai tout cela.
Autre chose. Tu trouveras ci-inclus un articledu Lyon républicain. Il a piqué ma curiosité. Toi qui essur place, donne-moi donc des explications complémentaires. Est-cesérieux ? Je flaire une de ces farces pyramidales dont nospaysans sont coutumiers.
Affections à ta femme ainsi qu’à ton fils et àta délicieuse belle-fille, puisque vous avez le bonheur de lesposséder en ce moment. De cœur,
Jean LE TELLIER »
Et voici la réponse :
(Pièce 10)
À Monsieur J. Le Tellier,
Directeur de l’Observatoire,
202, boulevard Saint-Germain,Paris.
Artemare, 20 avril 1912
« Laisse-moi d’abord, mon cher Jean,bénir les causes de votre arrivée hâtive en Bugey. Ces causes, leton dégagé de ta lettre accuse leur peu de gravité. Alorsgaudeamus igitur !
Quant aux « étranges déprédations »,elles ne sont peut-être, en effet, qu’une mauvaise plaisanterie.Oui, mais bigrement mauvaise ! C’est quelque chose comme – engrand – une maison hantée. La campagne hantée, quoi ! Etsais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nommentleurs mystérieux tourmenteurs ? Devine ? Un mot depatois… Des sarvants, parbleu ! Des fantômes !…Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent detrace que la trace même de leurs délits. D’où, tu peux l’imaginer,une assez forte appréhension, qui s’étend à mesure que les pillagesnocturnes se multiplient.
Car cela continue (tu as dûl’apprendre par le Lyon républicain), et les villages deRemoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun àson tour, leur petite brimade nocturne. Lorsque j’ai reçu talettre, comme un fait exprès, on venait de m’appeler près d’unemalade d’Anglefort. Je m’y suis rendu avec ma neuf chevaux, et j’enai profité pour pousser jusqu’au théâtre de la Beffa,comme disent les Italiens.
À parler franc, les dégâts sont de piètreconséquence et plus vexatoires que réellement dommageables. Maisils n’en restent pas moins bizarres et commis avec un luxe departicularités burlesques voulant avoir l’airsurnaturelles, bien faites pour frapper l’imagination de mesconcitoyens. Un point remarquable : ce sont des vols.Où la main des chenapans s’est posée, sans exception il manque unobjet. Non contents d’abîmer un cadran d’horloge, ils en chipentles aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupées, les légumesarrachés, l’enseigne dépendue, rien. Ce sont des vols, et souventde choses inutilisables. Que ferait-on d’un vieux drapeau ? derameaux à peine feuillus ? d’une moitié de bicyclette jetéeaux ordures ?… Il est vrai qu’on a dérobé des pelles, deshoyaux, des bêches et, ce qui est plus grave, des animaux : unchat et une biquette. Mais j’ai le pressentiment que tout serarestitué une fois la comédie terminée, ou, si tu préfères, une foisla vengeance exercée. Exercée… par qui ? Dans le pays, on nedevine pas. Les populations ne se connaissent pas d’ennemis. Etalors, en désespoir de cause, on admet la possibilité de quelquevindicte d’outre-tombe : une levée en masse de revenants, uneinvasion de sarvants ! C’est fou ! mais queveux-tu : tout cela se perpètre la nuit, avec de cesraffinements puérils que l’on a coutume d’attribuer auxspectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas !nul vestige d’une présence quelconque !
Au surplus, on a vite observé que la plupartdes vols étaient commis à des hauteurs où la mode n’est pas decambrioler – au sommet d’un arbre, au pignon d’une toiture, aufronton d’une mairie ; et comme les malicieux personnages ontsoin d’effacer toute trace des pieds de leurs échelles, deuxlégendes sont nées qui courent le pays, l’une de spectres géants,l’autre de spectres grimpeurs !
Maintenant, où se cachent les sacripantsdurant la journée ? Où vont-ils déposer le fruit de leurslarcins ? Autant de questions qu’il serait facile de résoudre,si les campagnards voulaient bien passer la nuit à l’affût. Maisils s’enferment à double tour. Quelques esprits forts veillentcependant, et des policiers avec eux. Par malchance, toutes lesfois qu’ils s’embusquent dans un village, les déprédationss’accomplissent dans un autre. D’après moi, la troupe (car ils sontplusieurs, à n’en pas douter) se retire avant le jour au fond desbois du Colombier, qui déverse ses dernières pentes jusqu’auxvillages maraudés, à l’ouest. C’est là qu’ils se dissimulent etqu’ils enterrent leur butin, à moins qu’ils ne l’enfouissent dansles sables du Rhône, lequel, tu le sais, coule tout au long de cescommunes, de l’autre côté, à l’est.
Une énigme plus difficile à déchiffrer, parexemple, c’est l’absence de piste d’arrivée et de départ. Ah !ce sont des malins ! Et ils ont juré d’affoler cetterégion.
Je reprends ma lettre, interrompue un instant,il paraît qu’Anglefort a été saccagé cette nuit. On ne s’yattendait pas. Les habitants faisaient les farauds, quand j’y suisallé. Eh bien, ça y est ! On leur a pris une brouette, unecharrue, des branches encore (beaucoup moins), un épouvantail àmoineaux dans un champ de blé tendre (quelques vieilles défroquessur une perche) et une statue dans le jardin de ma cliente. C’estle domestique de cette dame qui vient de me l’annoncer. Je ne saispourquoi, mais ces deux derniers vols paraissent l’avoir émudavantage (lui et tout le monde là-bas). Je ne vois pas ce qu’il ya de si troublant au rapt d’un mannequin de guenilles et d’unbonhomme en plâtre…
On a soustrait aussi des volailles et… Mais jeveux te narrer l’histoire ; elle est amusante.
Une vieille dame, dont la maison s’appuie auchevet de l’église, entendit, cette nuit, du bruit. Quelbruit ? On n’a pu le lui faire spécifier. Elle dormait encore.Elle a dit s’être éveillée au moment où le bruit cessait, Maisalors elle distingua très nettement le cri d’un coq. Ce coqchantait dans les ténèbres, et son chant venait d’en haut et duclocher ! Ce n’était pas, du reste, une fanfare d’aurore,pas l’aubade classique et coqueriquante, mais c’était « le crid’un coq qui se sauve, qui se débat ou quis’envole ». Et le lendemain (c’est-à-dire ce matin), ellevit – et chacun put voir – que le coq de métal, perché depuis centans au faîte du clocher, s’en était évadé !…
Aussitôt on crie au miracle, au lieu de crierau ventriloque, et on refuse de poursuivre une affaire dont le BonDieu se mêle.
Heureusement, la police ouvre l’œil. Car,vengeance ou plaisanterie, en voilà assez. On va surveiller,j’espère, les villages qui se trouvent dans la direction suivie parles ravageurs : le sud. On va garder cette traînée de hameauxdont la file s’égrène entre le Rhône et le Colombier.
Cependant les pistes suivies sont abandonnéesl’une après l’autre. On a relaxé un chemineau, reconnu sansméchanceté. Mais il y a, dit-on, de nouveaux suspects : deuxjournaliers piémontais. Ils travaillent depuis peu dans la contréeet suivent la même route que les bizarreries. Porteurs de pelles etde pioches, ils auraient donc, dès le début, possédé les outilsnécessaires à l’enterrement de leurs rapines, avant de s’êtreprocuré par la fraude un surcroît d’instruments analogues – ce quirévèle encore une bande.
Figure-toi que ma femme s’effraie ! Commec’est curieux ! Elle si intelligente ! Elle dit :« J’ai toujours eu en horreur les charivaris et les farcesmacabres. Et le pire, c’est que, si cela persiste, de deux chosesl’une : jusqu’à présent, les mystificateurs ont suivi à lafois le cours du Rhône et le bas du Colombier. Mais, à Culoz,celui-ci s’arrête brusquement. Eh bien, puisqu’il n’est de villagesqu’au long du fleuve et qu’autour de la montagne, il leur faudradonc choisir entre ces deux directions. Et s’ils s’avisent decontourner l’éperon que fait le Colombier, dans ce cas, Mirasteld’abord, Artemare ensuite se trouvent en plein sur leurtrajet ! »
Voilà beaucoup de prévoyance ! Toutes cesbillevesées auront leur terme bien avant d’arriver à Culoz, bienavant que vous n’y débarquiez vous-même le 26. Dans le cascontraire, votre présence, à celle d’Henri et de Fabienne, noschers amoureux, stimulera la vaillance d’Augustine.
Je souhaite donc cette présence, de tout moncœur de beau-frère et de mari.
Tout à toi.
Calixte MONBARDEAU. »
À partir de cette lettre, dont l’ampleurinattendue étonna grandement son destinataire, les coupures dejournaux abondent au dossier. Comme tout ce qui paraît toucher àl’au-delà, les mésaventures du Bugey captivent rapidement la pressefrançaise. Ces coupures sont, pour la plupart, des entrefiletsnarquois, fourmillant d’erreurs. Nous en retiendrons seulementl’adoption du mot « sarvants », qui, par sa nouveautéapparente et son acception fantasmagorique, semble propre àdésigner des créatures inédites et mystérieuses.
Mais on lira ci-dessous une suite de passageschoisis (pour éviter les redites) dans un rapport très remarquabledû au procureur de la République de Belley – donc un professionnelde l’observation. Ce magistrat, avant d’être commis officiellement,opéra des recherches pour son propre compte, en dilettante, et lesbribes suivantes sont tirées des notes officieuses où fut consignéle résultat de cette enquête.
(Pièce 33)
… À ce moment [celui de son arrivée, 24avril] sept villages avaient été molestés, tous situés sur lebord de la route de Bellegarde à Culoz, entre fleuve et mont, dunord au sud… Les populations étaient presque atterrées… voyaientplus de choses qu’il n’y en avait.
… Ils se claquemuraient… L’histoire du coqd’Anglefort avait provoqué une grande sensation… Je suis monté auclocher. Rien n’aurait été plus facile que d’enlever sanseffraction le coq de tôle dorée ; il n’était qu’enfoncé surune hampe de fer, au moyen d’une douille soudée à ses pattes et nongoupillée. Il n’y avait donc qu’à le tirer de bas en haut.Néanmoins, dans leur précipitation, les délinquants ont coupé ladouille à l’aide d’une cisaille. Le chant du coq n’a-t-il pas étélancé pour masquer le bruit du coup de cisaille ?
Les branches disparues sont assez grosses,d’après les tronçons. Non pas sciées, mais tranchées, avec unsécateur d’une puissance inaccoutumée… La boule de l’auberge n’apas été décrochée, mais on a coupé sa chaînette, d’un coup de cesmêmes ciseaux robustes… Tous les vols commis au dehors et lanuit… Pas d’exemple qu’on ait pris deux objetssemblables ; même pour les branches. Si deux branches depoiriers manquent à l’appel, c’est qu’un des poiriers est enfeuilles et l’autre en bourgeons. Il n’y a pas deux choux de lamême espèce qui aient été razziés. Les volailles emportées ne sontpas de même race…
… Aucune marque d’escalade sur le mur del’auberge, ni sur la façade de la mairie, à Seyssel. Aucune, nonplus, sur les tuiles de la flèche d’Anglefort…
… La façon d’évacuer, sans laisser de trace,charrue, brouette et autres corps de délits pesants et volumineuxest aussi un problème. L’emploi d’un ballon dirigeable expliqueraittout ; mais ce serait, pour une simple farce, un matérielétrangement disproportionné… Les histoires les plus fantastiquescourent les rues. Le diable y rejoue son vieux rôle. On ne peutcroire personne… La statue grandeur nature, volée dans un jardind’Anglefort, est devenue un cauchemar. Elle est assez belle, audire des paysans, et « peinte de manière à simuler unepersonne ».
… Un garde de l’État, descendu de la forêt,m’a dit avoir entendu sous bois, en plein jour, desespèces de détonations sèches, pareilles aux claquements d’unfouet. Considérant qu’il a trouvé par là des arbres décapités, ilimpute ces bruits, ces clac, au jeu d’une force cisaille. Il déposeégalement qu’il a mis le pied dans une petite flaque de sang frais,dont il est incapable d’interpréter la formation sur le sol,attendu qu’elle ne se trouve pas sous un arbre (d’où quelque bêteaurait pu saigner), mais dans une clairière ; qu’elle n’estmêlée d’aucun débris de plume ou de poil, et qu’elle n’est entouréed’aucun vestige de bataille. Cet homme m’a fait l’impression d’unnerveux suggestionné par les racontars, puis halluciné par lasolitude. Requis par moi d’avoir à développer son idée, il n’a plusvoulu parler.
Conclusion : nous avons affaire à uneassociation d’individus armés de puissants moyens d’exécution,abondamment pourvus de capitaux, et dont le but immédiat est deterroriser leurs victimes. (Les deux manœuvriers que l’on surveilledoivent être seulement des complices.) Mais cette terreur est-ellerépandue pour elle-même ? ou bien comme une sorted’anesthésique préalable ? Est-ce la comédie ? oun’est-ce qu’un prologue ? Et alors, est-ce le prologue d’undrame ?
Ce n’était ni ceci, ni cela.
Ou plutôt, c’était ceci et cela, tout à lafois.
Les deux ouvriers italiens ne pouvaientignorer que des soupçons pesaient sur eux. Seuls passantséquivoques, seuls hôtes inconnus, on se montra d’autant plusacharné à les croire coupables que cette culpabilité devait, sil’on peut dire, déclasser la mésaventure et la faire tomber du rangsupraterrestre où l’avait guidée l’imagination rurale. « CesPiémontais ! ces gueux d’étrangers ! » On les auraitsur l’heure écharpés !… Mais les gendarmes présents et certainreporter venu de Paris empêchèrent cette justice expéditive.« Mieux vaut, disaient-ils, surveiller leursagissements. » On s’y résolut.
L’astuce élémentaire conseillait de fournir dutravail aux deux gars et de continuer à les héberger, pour endormirleur défiance. Malheureusement, les fermiers s’y refusèrent l’unaprès l’autre. Les Italiens touchèrent leur dernière paye le 23dans la soirée, chez un cultivateur de Champrion (village tourmentéla nuit précédente) et couchèrent à la belle étoile, en bordure dela forêt voisine. Un couple de gendarmes fut préposé à leursurveillance et, caché selon les règles de l’art, s’endormit commeun seul homme.
Cependant Champrion fut tarabusté pour laseconde fois. Les sarvants s’adjugèrent une oie et des canards, queleurs propriétaires avaient négligé de rentrer, dans l’assurance den’être point lésés deux nuits à la file. Et l’on eut encore àdéplorer la perte de l’urne en similibronze, garnie d’ungéranium-lierre, qui surmontait l’un des piliers d’une grilled’entrée. L’autre vase, sur l’autre pilier, avec un autregéranium-lierre, fut respecté. Toujours cet esprit de dépareillageet de taquinerie spécial aux farfadets, gnomes, lutins, kobolds,dives, gobelins, korrigans, djinns, trolls – et sarvants.
À leur réveil, les pandores jumelés quis’étaient endormis d’un si fâcheux accord ne retrouvèrent plus lesItaliens. Mais ils soutinrent mordicus que ceux-ci étaientdissimulés sous les ramures au point de pouvoir, sans être aperçus,se couler à travers bois, exécuter leurs vilaines prouesses etrallier leur cachette.
Il s’est, du reste, avéré que les journaliersétaient partis de grand matin, se dirigeant vers Châtel. Un jeunegarçon put les rejoindre à bicyclette dans ce hameau, situé, commeles autres, sur la route de Bellegarde à Culoz, entre fleuve etmont. Là, toute la journée, on vit les deux compagnons aller deporte en porte, implorant un embauchage qu’on leur refusaitinexorablement. Les Châtelois supputaient la continuation desbizarreries et savaient qu’à présent c’était leur tour d’ensouffrir. Ils regardaient les deux parias comme les éclaireurs duMalin.
Or, tels se présentaient les courriersdiaboliques : l’un, grand et blond, faisait contraste avecl’autre, petit et brun. De larges ceintures les sanglaient, rougepour le premier, bleue pour le second. Vêtus de costumes pareils,d’un beige décoloré, coiffés de vagues feutres moulés à leur tête,ils étaient chaussés de lourds brodequins, et chacun portait ensautoir son bissac et ses outils de terrassier liés enfaisceau.
Le soir venu, chassés de partout, même del’auberge, ils mangèrent du pain tiré de leurs bissacs ets’étendirent sous un buisson, à l’orée du village, du côté deCuloz.
Les habitants, apeurés de sentir descendre unenuit redoutable, emprisonnèrent les bêtes et verrouillèrent lesportes. Le soleil n’avait pas touché l’horizon que le silence deminuit régnait déjà sur Châtel.
Le reporter parisien et deux gendarmes derechange prirent alors position à la lucarne d’un grenier bas, d’oùl’on découvrait le buisson des Italiens. Ces trois guetteursavaient décidé de partager la nuit en quatre périodes degarde ; un seul d’entre eux prendrait le quart, pendant lesommeil de ses compères. Ce fut le brigadier Géruzon qui monta lapremière faction, tandis que, en prévision de la leur, son collègueMilot et le publiciste ronflaient dans la paille. Géruzon devaitles prévenir à la moindre alerte.
Les suspects reposaient à vingt mètres de lui,couchés contre une touffe d’églantiers. Non loin, sur la gauche,passait la route, bientôt disparue à la corne d’un bois. De ce mêmecôté, le Rhône grondait. Et de l’autre, s’élevait, immédiat, en sonécrasante suprématie, le Colombier massif, énorme entassementd’étages chaotiques, tout bossué de contreforts et sinué deravines, rocheux et verdoyant, sombre à cause de l’heure, etmasquant d’un éperon final les maisons de Culoz.
Une cloche piqua sept coups, et l’on avaitdevant soi quelques bons instants de clarté, lorsque Géruzon vit legrand Piémontais bouger, s’asseoir et réveiller son camarade. Ilseurent ensemble un colloque à voix basse, firent des gestes vers lehameau, d’un air découragé, comme si quelque chose les avait déçus,puis soudain, paraissant se décider, jetèrent leurs bissacs etleurs outils en bandoulière, et s’engageant sur la route, se mirentà marcher dans le sens de Culoz.
Le brigadier Géruzon se dit alors queréveiller ses coopérateurs prendrait du temps et ferait sans doutequelque bruit. Comme les Italiens venaient de s’éclipser à la cornedu bois, il sauta de la lucarne à terre et s’élança derrière eux.Et il fallait le voir courir ! sans emprunter la route, biensûr, en vue des fugitifs – mais à travers champs et tout droit surladite corne.
Il y parvenait, quand une sorte d’exclamation– une sorte de « hop ! », a-t-il dit – frappa sesoreilles. Et dans l’instant qu’il arrivait au chemin, sortant avecmille précautions du rideau de feuillages, il aperçut les deuxPiémontais à la distance de soixante mètres environ, mais passur la route : au-dessus de la route, àla hauteur approximative de quinze mètres, s’enlevant toujours plushaut et filant vers Culoz avec une rapidité surprenante,en plein ciel, Géruzon les vit, d’un clin d’œil, sedérober derrière le premier contrefort du Colombier.
Ainsi vécut, prompte comme la parole, cetteaventure prodigieuse. Le brigadier, d’abord, en demeurastupide ; puis, courant à perdre le souffle, il s’en futréveiller Milot et le reporter, afin de leur conter le phénomènedans les termes succincts où l’on vient de l’apprendre. Il essuyaleur mécontentement et se vit reprocher d’avoir voulu se réservertoute la gloire. Mais il riposta par l’exposé des motifs quil’avaient induit à se comporter de la sorte, et fit valoir sabravoure, ajoutant qu’il n’avait pas été sans ressentir un petitfrisson. Sur cet aveu, les autres l’accusèrent d’hallucination, etle plaignirent d’en être arrivé là. Mais, la nuit s’étant faiteaussi noire qu’il est permis, le publiciste résolut de remettre aulendemain les constatations. Jusque-là, se disant que Châtel étaitdésigné par la logique pour être attaqué, les trois sentinelles,l’oreille au guet, scrutèrent le silence.
Ils n’entendirent aucun bruit anormal.
À l’aube, les indigènes constatèrent avec joieque rien n’avait souffert dans les ténèbres ; et l’on connutque les Italiens n’étaient rien moins que des sarvants d’une espèceparticulièrement maligne : des démons volants ; et onfrémit à la pensée de Culoz, vers lequel ils s’étaientenvolés : Culoz où les gens n’étaient pas sur lequi-vive !… Et on avait raison de frémir. Le premier voiturierqui passa, venant de Culoz, répandit la nouvelle de son pillage.Les sarvants avaient sauté Châtel, n’y trouvant rien àmarauder.
Par cette découverte s’expliquaitadmirablement (et d’une manière simple comme bonjour) l’absenced’empreintes à la suite des vols, ainsi que l’altitude où lesvoleurs volaient, puisque c’étaient des voleurs volants, quirestaient suspendus en l’air pendant le « travail ».
Pourtant – est-il besoin de l’écrire ? –plusieurs personnes traitaient cela de calembredaines, et bien desregards de pitié se posaient sur le brigadier Géruzon.
L’honnête gendarme n’en avait cure. Il guidale reporter, du buisson d’églantiers à la corne du bois, et tousdeux relevèrent la trace des Italiens. Les pas, cloutés, sedistinguaient aisément sur la glèbe du champ ; mais, parvenusà la route, ils n’étaient plus visibles, les deux piétons ayantmarché sur le revers de gazon.
À n’en croire que leur piste, il se pouvaitdonc que les Piémontais eussent cheminé de cette façon jusqu’àCuloz et même au-delà. Il se pouvait, après tout, qu’ils ne sefussent pas envolés – au cas d’une aberration (probable) de Géruzon– et même qu’ils ne fussent pour rien dans le sac de Culoz. Lereporter prit sur lui d’envoyer par là des émissaires cyclistes,chargés de reconnaître la position actuelle des Italiens, sanstoutefois les inquiéter. Puis, en attendant leur retour, il extirpaGéruzon d’un groupe de campagnards, où son récit commençait àdevenir trop mirobolant, et lui conseilla de ne point tarder àrédiger son rapport.
Vers midi, les patrouilles de cyclisteslancées à la poursuite des nomades rentrèrent à Châtel sansavoir recueilli le plus faible indice de leur présence où que cefût. Et cette nouvelle acheva de convaincre le journaliste, dumoins suffisamment pour que, le lendemain, l’un des grands journauxde Paris étalât cette manchette sensationnelle :
(Pièce 81)
FAILLITE DES AÉROPLANES
L’avènement des avianthropes
Les hommes-oiseaux du Bugey
En suite de quoi se trouvait exposéel’interprétation du mystère bugiste par l’existence démontrée d’uneéquipe de rôdeurs en possession du secret de voler sans ailes.Notre journaliste les nommait pédantesquement des avianthropesaptères. Il gémissait de voir entre les mains de pareils friponsune découverte aussi capitale, ayant pour effet, sans doute,« la diminution du poids corporel, une sorte d’émancipationphysique de la matière s’affranchissant de la pesanteur ». Etil terminait sur un tableau poussé au noir de l’effarement desBugistes, qu’il représentait « sidérés par l’effroi » etse demandant ce qui allait advenir maintenant que les sarvants,parvenus à Culoz, devaient opter entre les villages riverains duRhône et les villages semés à la base du Colombier. Cet article, oùperçait vaguement un reste de scepticisme, fut taxé de canardjusqu’à plus ample infortuné. On exigeait des preuves ; etcela fut cause qu’une nuée de reporters s’abattit vers le Bugey,débarquant à Culoz, ce nœud de voies ferrée, et provenant deSuisse, d’Italie, d’Allemagne et autres nations plus ou moinslimitrophes.
Seulement, soit que le voisinage combiné dufleuve et de la montagne fût nécessaire à leurs exploits, soitqu’ils fussent réduits à l’honnêteté par la vigilance de lagendarmerie, soit enfin pour tout autre raison, les sarvantscessèrent tout à coup de tenir campagne.
Les journalistes regagnèrent, qui sarépublique, qui son royaume, qui son empire ; les paysans sedéridèrent ; Géruzon crut avoir fait un rêve ; et cettequiétude inespérée ne devait un peu décevoir que le meilleur desêtres, je veux dire M. Le Tellier. Car, en s’installant àMaristel le soir du 26 (le lendemain de déconfiture de Culoz), ilcomptait employer ses vacances à l’étude raisonnée du mystère.
Les partisans de la thèse« mystification » prétendirent même que la survenanced’un homme aussi clairvoyant n’était pas sans rapport avec lacessation des hostilités.
Voici venue l’heure de peindre le site oùM. Le Tellier, sa famille et son secrétaire venaientd’arriver, l’heure aussi d’esquisser le portrait de ceux qu’ilamenait avec lui et de ceux qu’il retrouvait, l’heure enfin derévéler pourquoi Mirastel avait à recevoir ses hôtes annuels dansun temps si prématuré.
À qui l’observe du midi – par exemple autouriste naviguant sur le lac Bourget – le Colombier semble unpiton formidable, un kopje isolé. On le prendrait alors pour unfrère géant de ces buttes qui parsèment la contrée de leursbrusques rotondités et que les autochtones appellent desmolards. C’est une illusion. Le Colombier n’a rien d’unpiton. Ce que vous regardez comme tel, c’est la croupe d’unelongue, longue chaîne où se termine le Jura. Le Colombier vient detrès loin dans le Nord, et il a soulevé son échine tortueusependant des lieues et des lieues avant d’arriver ici, dans uneffondrement échelonné de mamelons et de ravines, descentemagnifique de forêts courtes et trapues, succession de gorgesabruptes et de landes onduleuses, sorte d’abside à quelquesurhumaine cathédrale, d’où rayonnent les contreforts de roc et deverdure comme des arc-boutants qui seraient des montagnes.
Le versant oriental du Colombier meurt auniveau du Rhône qui, de ses méandres, en festonne le contour. Leversant de l’ouest ne plonge point si bas et forme en s’étalantl’agréable plateau du Valromey. Quant à la croupe, elle borne unvaste marécage traversé par le Rhône.
Or, au pied de cette croupe, sur le chemin degrande communication qui épouse sa courbe, la contourne et va deGenève à Lyon en passant par les lieux hantés des sarvants, serencontrent des villages et des châteaux alternés.
Les communes sont bâties au bord de la routeet se nomment Culoz, Béon, Luyrieu, Talissieu, Ameyzieu etArtemare. Entre elles, mais plus haut, sur le flanc de la montagne,les manoirs se dressent dans leur beauté diverse et plus ou moinsseigneuriale : Montverrand, féodal, Luyrieu, un décombre,Châteaufroid, moyenâgeux, Mirastel, Louis XIII, et Machuraz,Renaissance.
De tous ces châteaux, Mirastel seul nousintéresse.
Il est facilement reconnaissable. Du chemin defer, qui longe la route à quelque distance, on le voit se détachersur le fond vert assombri de la montagne, entre Machuraz, qui a desmurs blancs sous des tuiles rouges, et Châteaufroid, dont les deuxtourelles portent des cônes d’ardoises bleues. Il est en briques –des briques devenues roses, dont la chaude clarté l’ensoleilletoujours – et flanqué de quatre tours d’angle. Trois sont encorecoiffées de leurs vieux toits d’ardoises grises, en forme deballons pointus comme des casques sarrasins ; mais laquatrième supporte une coupole d’observatoire. Le jardin deMirastel, penché sur le dévers comme sur un pupitre, l’entoure d’unmoutonnement de frondaisons. Sa terrasse, plantée d’arbres, luifait de sa muraille un socle rocailleux. Il domine ses deuxvoisins, et lui-même est dominé par les hameaux montagnards d’Oucheet de Chavornay, qui, vers la gauche, se superposent derrière lui,jalonnant la voie pierreuse des sommets.
Deux chaussées carrossables montent en lacetsau portail de Mirastel. L’une vient de Talissieu, l’autred’Ameyzieu. Toutes deux viennent donc de la route. Mais, au milieudu vague triangle que dessine leur fourche, un sentier de chèvresescalade la rampe roide et vous mène directement de la route auseuil de l’enclos.
Comment ce castel, dans la fraîcheur de sonâge, a-t-il échappé aussi totalement à la haine de Richelieu ?Pourquoi n’est-il pas, comme tant d’autres, une ruine qu’on prendde loin pour un rocher, parmi tous ces rochers que le soir assimileà des bastilles démantelées ? La légende veut qu’alors ilabritât non quelque hobereau batailleur, mais un doux gentilhommeinoffensif, sans doute affligé d’insomnie, et qui, passant sesjournées à lire dans des livres et ses nuits à lire dans le ciel,aimait à recenser les constellations du haut d’une tour élevée.
De là serait venu le nom de« Mirastel », qui veut dire « Mire-étoiles » ou« Observateur-des-astres ».
À la vérité, quand feu M. Arquedouveacheta cette résidence, la tour du nord-ouest n’avait jamais eu decouverture : elle s’achevait en plate-forme. Et l’on dénichadans les combles – sous l’apparence d’un amas de cuivres découpéset gravés, embellis de figures allégoriques – force antiquesmachines d’astronomie, telles que sphères zodiacales etéquinoxiales, horizons azimutaux, quadrants, sextants, globescélestes, astrolabes, gnonoms et autres vieilleries renouvelées desChaldéens, auxquelles il convient d’adjoindre un de cesinterminables télescopes dont Kepler améliorait l’agencement àl’époque où Mirastel était flambant neuf.
M. Arquedouve, riche industriel lyonnais,acquit le domaine en 1874, onze ans après son mariage et sur lesinstances de son épouse, qui raffolait du paysage et ne rêvaitqu’astronomie. Cette femme supérieure, émule des Hypathie, desMme Lepaute et des Mme du Châtelet,voulut aménager un observatoire sur la plate-forme de latour ; et les travaux étaient finis, lorsqu’un double malheurvint frapper Mme Arquedouve.
Une amaurose assez inexpliquée la priva pourtoujours de la vue, et son mari décéda, laissant la pauvre aveugleavec deux filles, Augustine et Lucie, âgées de dix et de huitans.
De ce jour, Mme Arquedouve nequitta plus Mirastel. Malgré son infirmité, l’énergie et l’habitudefirent d’elle une éducatrice remarquable et une maîtresse de maisonaccomplie. Elle vaquait chez elle aux besognes les plusdifférentes, avec une adresse incroyable. Mais, sortie de son parc,elle entrait dans les ténèbres ; et c’était grand pitié, parles belles nuits scintillantes, de la voir lever ses yeux trépassésvers la splendeur d’un ciel qu’ils ne pouvaient sonder, maisdont elle écoutait la silencieuse harmonie.
Son idéal était d’avoir un gendre qui fûtastronome. Elle le réalisa. Quatre ans après le mariage de sa filleaînée avec le Dr Calixte Monbardeau, établi à Artemare, la cadetteépousait Jean Le Tellier, alors attaché à l’Observatoire deMarseille.
Ce fut à M. Le Tellier que profital’installation de la tour. Une bonne lunette équatoriale s’ytrouvait qui lui permit de poursuivre à Mirastel, durant la chaudesaison, quelques-uns de ses travaux.
Et maintenant, M. Le Tellier étaitdirecteur de l’Observatoire de Paris. Et maintenant,Mme Arquedouve était quatre fois grand-mère. Mais,hélas ! une avanie déplorable l’avait encore accablée.
Suzanne Monbardeau, l’aînée de sespetits-enfants, s’était laissée séduire par un nommé Front, deBelley, un don juan rustaud, dépourvu de tout sentiment. Il l’avaitenlevée ; et, M. Monbardeau ne voulant plus entendreparler de sa fille, la triste Suzanne vivait avec son amant, dansun modeste cottage à l’écart de la petite ville, et ne fréquentaitplus, de toute sa famille, que son frère Henri. Encore devait-il,pour la rencontrer, se cacher à la fois de Front et de leursparents. Bien de la misère, comme on le voit.
Suzanne, au mois d’avril 1912, avait trenteans, et son frère vingt-neuf. Sujet hors ligne, docteur etbiologiste, attaché à l’Institut Pasteur, célèbre aujourd’hui parson admirable traitement de l’artériosclérose, Henri Monbardeauvenait d’épouser une charmante jeune fille du pays, Fabienned’Arvière ; et le nouveau couple se reposait à Artemare d’unvoyage de noces quelque peu fatigant, lorsque les Le Tellierreçurent l’hospitalité de Mme Arquedouve.
Leur cousin Maxime Le Tellier, lui, couraitalors sur ses vingt-six ans. Reçu au Borda, aspirant, puisenseigne, il avait depuis peu quitté la marine de guerre pours’occuper d’océanographie avec le prince de Monaco. Averti quetoute sa famille allait se réunir en Bugey, il avait fait coïncideravec cette assemblée le mois d’indépendance auquel il avaitdroit.
Et voici, dans la séduction de ses dix-huitans et la grâce de sa beauté blonde, Marie-Thérèse Le Tellier, sasœur, dont il faudrait décrire en vers de grand poète la chevelured’or aux reflets d’argent, le teint de corolle fraîche, le regardmouillé, tel que Greuze l’aimait, la taille ronde, fine, souple… Etgentille ! Et bonne ! il faut savoir comme !… Enfin,cette enfant, on ne pouvait l’entendre parler sans adorer sapensée ; et pourtant, l’aspect de sa forme était si troublantque les jeunes hommes ne l’écoutaient pas, et qu’en voyant seslèvres merveilleuses ils ne pensaient qu’aux baisers de plus tardet non aux paroles d’aujourd’hui.
Suzanne et Henri Monbardeau, Maxime etMarie-Thérèse Le Tellier avaient vécu le meilleur de leur enfance àMirastel et à Artemare, en été. Là, Fabienne d’Arvière s’étaitmêlée à leurs jeux d’adolescents ; là aussi un pauvre petitorphelin, que M. Le Tellier faisait instruire, avait passé enleur compagnie beaucoup de belles vacances, avant de devenir lesecrétaire fidèle de son protecteur.
Artemare et Mirastel ! Que desouvenirs ! Les jeunes Monbardeau idolâtraient la tante LeTellier ; les petits Le Tellier ne juraient que par la tanteMonbardeau ; et c’était, pendant la saison du soleil, unperpétuel va-et-vient entre le château deMme Arquedouve et la villa du docteur. On vivaitdans les deux. On y prenait pension, quelquefois plusieurs jours desuite.
Mme Arquedouve présidaitguillerette aux réjouissances du château. Et elle était tantvivelette, cette menue damerette aux bandeaux lisses presque bleus,en sa robe d’alpaga noir d’une coupe monastique, avec une petitepèlerine, avec aussi un col et des manchettes de lingerie, elleétait, cette fluette damoiselle, tellement alerte et remuante,qu’on oubliait qu’elle fût aveugle, et que sans doute ellel’oubliait aussi, par moments.
La faute de Suzanne, hélas ! avait jetésur tout cela l’ombre pourpre de la honte… Mais, n’est-ce pas, onn’est pas tenu de rougir sans discontinuer parce qu’une fille de lamaison est devenue la proie d’un suborneur… Et ce fut au milieud’une réunion assez joviale que M. Le Tellier fit son entrée àMirastel, précédé de sa femme Lucie, de sa fille Marie-Thérèse,suivi de son fils Maxime et de son secrétaire M. RobertCollin.
Les sarvants étaient alors dans toute leurgloire, et pendant le dîner la conversation ne roula que sureux.
Dès la fin du repas, les quatre cousinss’échappèrent. Tous les ans, le même rite joyeux poussait lesnouveaux arrivés à faire, au débotté, le tour de Mirastel.
On chercha, dans la nuit venue, la silhouettede l’antique demeure, avec ses girouettes de fer forgé pointantvers les étoiles ; on parcourut la ferme attenant au château,le parc incliné, la terrasse plantée de marronniers fleuris. Leginkgobiloba, l’arbre rarissime de qui les aïeux remontentau déluge, y fut salué comme un vieil oncle végétal. Puis tous lesquatre s’engagèrent sous la charmille centenaire qui mène auportail et dont le berceau ténébreux faisait parmi la nuit une nuitplus nocturne.
C’était quatre taches mouvantes, deux grandes,sombres, et deux petites, claires, glissant, avec un bruit degalets remués, sur le gravier tiré de la rivière. Et elles disaientdes phrases où le nom de Suzanne revenait fréquemment…
Mais voici, jappant et frétillant, quelquechose de noir qui se précipite vers les promeneurs. C’est Floflo,un loulou de Poméranie au poil lustré de caresses, un amid’enfance, lui aussi, et le contemporain de Marie-Thérèse, bien quedéjà ce soit un vieillard chien… On le fête. On oublie un peuSuzanne. Et on poursuit la ronde sentimentale, au clair de lune quivient de jaillir d’une crête.
Fort bien. Et les parents ?
Les parents ? Ils devisent dans le salon,avec Mme Arquedouve et Robert Collin. Et tandis queMme Monbardeau, l’esprit tout aux sarvants,s’inquiète à part soi de la sortie des « enfants » –qu’elle traite d’imprudence – l’aïeule, s’adressant à M. LeTellier, lui demande :
– Jean, pourquoi venez-vous si tôt àMirastel ?
Mais l’astronome ne répond pas tout de go. Ilregarde sa femme d’un air gêné. Celle-ci, alors, toise lesecrétaire avec beaucoup d’arrogance. Elle parcourt d’un regardmalveillant le pauvre petit homme chétif qui est là, si maigre etsi laid ; elle semble faire l’inventaire de ses désavantagesphysiques, de ses pommettes saillantes, de son front excessif, desa vilaine barbe mousseuse, et elle fixe, derrière les lunettesd’or, les grands beaux yeux immensément rêveurs, comme s’ilsétaient aussi déshérités que le reste.
Robert Collin a compris. Il sent qu’il est detrop, il se lève, bredouille : « Si vous permettez, jevais… hum ! je vais défaire mes bagages. » Puis se retireen essuyant ses bésicles d’or.
Et Mme Monbardeau :
– Quel brave garçon, ce Robert. Comme tule traites, Luce !
– Je n’aime pas les gêneurs, faitMme Le Tellier sur un ton langoureux. Ce monsieurtoujours en tiers, c’est assommant !… Et encore, avec une têtepareille !
– Luce ! Luce ! grondeM. Le Tellier.
Or, le docteur a de la chance. Les deux sœursne pouvaient rien dire qui les peignît plus au vif en moins demots : l’une indulgente et bonne, franche et sansapprêt ; l’autre nonchalante et pleine d’âcreté, dure auprochain. Ajoutons que Mme Le Tellier se teignaitles cheveux au henné, qu’elle restait des heures étendue, sansraison valable, que ses ongles paraissaient huilés à force de luireet d’être repolis, et nous l’aurons décrite suffisamment[2].
Cependant Mme Arquedouve arépété sa question, et puisqu’on est en familledésormais :
– Ma mère, commence M. Le Tellier,moi je retournerai à Paris dans une quinzaine. Mais je vous aiamené surtout Marie-Thérèse.
– Est-ce qu’elle est souffrante ? Ouquoi ?… s’effare la grand-mère qui pense à son autrepetite-fille, Suzanne…
– Non, tranquillisez-vous. Mais voussavez que nous avons inauguré, le 12 avril, l’équatorial donné parM. Hatkins… Qu’est-ce que tu as, Calixte ?
Le docteur avait sursauté.
– Rien, fait-il. C’est ce nom de Hatkins…Continue, continue.
– Cette fête, ma mère, fut trèsbrillante. D’illustres personnages, des mondains notoires et pasmal d’étrangers de marque y assistaient. Notre Marie-Thérèse, quifaisait là ses premières armes, obtint un succès fou… et depuis cetaprès-midi – que le diable emporte ! – j’ai reçu tant et tantde demandes en mariage, si pressantes, si flatteuses et même si…imprévues, que, nous refusant d’une part à la marier si jeune, etd’autre part ne sachant plus que répondre à l’avalanche infatigablede lettres et de visites que cette excellente raison ne suffisaitpoint à rebuter, nous avons pris le parti de fuir ! Ce n’étaitplus tenable ! Ici, nul ne viendra nous relancer.
Mme Arquedouve prononçadoucement :
– Le duc d’Agnès – vous savez : cecamarade de classe de Maxime, l’aviateur qui est venu à Mirastell’année dernière – est-ce qu’il a demandé Marie-Thérèse ?
– Non…
– C’est dommage. J’aurais aimé cela.
– Moi aussi, affirmaMme Le Tellier.
– Elle aussi, conclut Monbardeau.
– Mon Dieu, repartit l’astronome,déconcerté, mon Dieu… le duc d’Agnès n’est pas un savant… Je neverrais pas d’inconvénient, toutefois, à ce que… Mais il ne l’a pasdemandée.
– En vérité, vous avez reçu tant depropositions ? admira le docteur.
Et Mme Le Tellier,languissante :
– Il y en avait d’impayables,figurez-vous. Un attorney de Chicago. Un officier de cavalerieespagnol. Un attaché d’ambassade hongrois. Et jusqu’à ceTurc : Abd-Ul-Kaddour !
– Ah ! Le Turc, c’est lebouquet ! s’écria M. Le Tellier en éclatant de rire. Unpacha, venu pour visiter Paris avec douze créatures de sonharem !… Il les promenait sans relâche, hermétiquementvoilées, au fond de trois landaus de louage !
– Hatkins ne s’est pas mis sur lesrangs ? demanda M. Monbardeau, le visage sévère.
– Non… Pourquoi ?
– Ouf ! je respire.
– Mais, mon cher ami, M. Hatkins neconnaît pas Marie-Thérèse… De plus, tout le monde sait qu’il gardeun culte fervent au souvenir de sa femme… Enfin, M. Hatkinsest le plus humble des philanthropes et ne s’est pas montré, mêmeune seconde, à l’inauguration. Il n’a jamais vu ma fille,j’en réponds.
– Tant mieux, tant mieux !
– Mais enfin…
– J’ai mes raisons.
– Puisque tu le connais, sais-tu qu’il vapartir avec des amis pour faire le tour du monde ?
– Ça m’est bien égal !
À cette minute, les « enfants »rentraient, clignant les yeux aux lumières des lampes.M. Monbardeau les interpella :
– Hé ! Vous n’avez pas rencontré lessarvants ?
Et tous de rire, plus ou moins de boncœur.
– Êtes-vous contents ? interrogeaMme Arquedouve.
– En doutez-vous, grand-mère ? On vareprendre dès demain la bonne vie d’autrefois ! réponditMaxime.
– Tu retrouveras ton laboratoire avec tesanciennes collections, ton aquarium !
– Il va même resservir, cet aquarium. Jevoudrais tenter ici quelques expériences utiles à mes travauxd’océanographie. Ce vieux Philibert me fournira des poissons tousles huit jours… Et puis, je compte aussi faire beaucoupd’aquarelles.
– Et des excursions, je suppose !s’écria Marie-Thérèse. Tout cet hiver, je n’ai pensé qu’au momentoù je pourrais toucher la croix du Grand-Colombier ! C’est sibeau, là-haut !
– Ah ! toujours l’intrépideascensionniste ! dit gaiement Mme Monbardeau.Marie-Thérèse, viendras-tu bientôt nous demander le gîte et lecouvert à Artemare ?
– Ma tante, j’y ai déjà songé !
– Oh ! pas tout de suite !réclama la grand-mère, en flattant de sa main d’aveugle, mobile etvivace, la chevelure de sa petite-fille.
– Quand cela te chantera, reprit la tanteMonbardeau. Inutile de prévenir, ta chambre sera prête. Et latienne aussi, Maxime.
La modeste neuf chevaux du médecin de campagneronflait sur la terrasse, devant le château. Les quatre Monbardeaus’y installèrent.
– Adieu ! adieu ! Àdemain ! À bientôt !
Le clair de lune baignait le panorama superbeet montagneux.
L’auto dévalait promptement les zigzags de lacôte.
Appuyés au parapet, ceux de Mirastel criaientavec des rires :
– Prenez garde aux sarvants !
La corne beugla au tournant de la route.
Il faisait si calme qu’on entendit le ronrondu moteur jusque dans Artemare, où il s’arrêta.
Huit jours plus tard. Le 5 mai. Toujours àMirastel.
Il est agréable de se représenter M. LeTellier pénétrant, ce matin-là, dans son cabinet de travail ;car c’est un beau spectacle que la rencontre d’un homme heureuxavec un rayon de soleil, au centre d’une pièce noble et vaste.
M. Le Tellier traverse la grande salle,jette un coup d’œil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre lafenêtre, respire une bouffée d’air pur, d’air lumineux et matinal,d’air dominical – c’est dimanche et cela se voit bien – etfinalement s’accoude et regarde.
Entre les marronniers en fleurs alignés sur laterrasse, il voit se succéder les plans de l’échappéemajestueuse : le marais, puis la falaise, au pied de quoiglisse le Séran et fuit le chemin de fer, puis sur la falaise unplateau boisé d’arbustes courtauds, où culmine, central, le châteaude Grammont, puis là-bas, noyés de brume, des pics, des aiguilles,des arêtes, des montagnes, avec un peu de neige encore à leursommet, bientôt fondue : le mont du Chat(Aix-les-Bains !), le Nivolet (Chambéry !), puis enfin,perdues tout au fond de l’espace, les Alpes dauphinoises, comme unbrouillard dentelé.
Un train siffle au long de la falaise. Uneautomobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avecsatisfaction qu’une jolie semaine, bien longue, lui reste àconsommer, avant que le train ou sa grande auto blanche l’emportevers Paris.
Son visage n’est qu’un sourire.
Le sarvant eut beau s’évanouir comme unfantôme qu’il n’était pas, M. Le Tellier a quand même trouvéde quoi se récréer. Non certes en épiant le monde stellaire, car,pour venir à Mirastel, il a interrompu ses importants travauxconcernant l’étoile Véga, ou alpha de la lyre, dont ilmesurait la vitesse radiale, et de pareilles entreprises exigent defortes lunettes de précision. Mais il a découvert au grenier, dansun réduit poudreux et non loin des gnomons disloqués, un archaïquetraité d’astronomie. Et il s’amuse à le déchiffrer, avec sa louped’horloger.
Sur le bureau, le vieil in quarto luioffre à épeler ses feuillets manuscrits… Mais il fait si beau, cematin, que M. Le Tellier s’accorde un brin de flânerie. Ilrêvasse. Aujourd’hui, les habitants de Mirastel doivent allerdéjeuner à Artemare, où Marie-Thérèse les a devancés depuis hier.Il rêvasse. Tiens, voilà Mme Arquedouve etMme Le Tellier qui passent, errantes, sous leginkgobiloba, « ce gracieux survivant de la floreprimitive », comme diraient les manuels. Floflo lesaccompagne. Il rêvasse. Ah ! voici le facteur !… Et quidonc se met à chanter ! C’est Maxime, dans la tour du sud-est,celle qui renferme son laboratoire… Oui, Maxime chante un aird’opérette, cependant qu’il étudie l’intérieur de ses infortunéspoissons… Fort gentille cette chansonnette…
– La vie est belle, murmure M. LeTellier.
Et il se retourne, face au bouquin decosmographie. C’est alors, et non plus tard ou plus tôt, qu’ilentend cogner à la porte un petit coup sec, aussi sec, ma foi, quesi quelque squelette eût frappé de sa phalange du vantail.
– Entrez !
Est-ce vraiment un squelette qui vaentrer ?… Oui, puisque c’est un homme. C’est même un squeletteavec très peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisquec’est Robert Collin. Il s’avance, vêtu de son éternelle petiteredingote, la mousse pâle de sa barbe floconne à ses joues, samyopie lui fait des yeux très doux, cerclés d’or. Il apporte lecourrier.
– Bonjour, Robert, ça va ?
L’interpellé s’étrangle, ôte ses lunettes, etdit :
– Non, maître, ça ne va pas… J’ai à vousentretenir… de sujets… graves, et j’en… j’en suis émotionné…ridiculement.
– Dites, mon ami. Comment ! vousavez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vousestime…
– Je sais tout ce que je vous dois, moncher maître : la vie d’abord, et l’éducation, etl’instruction. Vous m’avez donné une famille et beaucoup d’amitié…et cette estime à laquelle vous faites allusion. Aussi, je nedevrais pas… Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-mêmeégalement… Et je n’ai pas le droit de me taire, encore que je sacheavec certitude que mon audace est inutile… Seulement, jurez-moi,maître… de ne pas m’en vouloir si ma demande vous paraît tropdéplacée…
M. Le Tellier pressent de quoi ilretourne. Il est d’ailleurs plus touché que surpris, et plus ennuyéque touché.
– C’est juré, dit-il.
– Eh bien, maître, j’aimeMlle Marie-Thérèse, et j’ai l’honneur de vousdemander sa main.
« Patatras ! nous y sommes »,s’écrie mentalement M. Le Tellier.
L’autre continue. Il récite un morceaupréparé, c’est visible.
– Je suis pauvre, orphelin, gauche etlaid. Je n’ignore pas combien ma personne est grotesque. Mais,quand on a l’audace d’aimer, que voulez-vous ? il faut avoirl’audace de le déclarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fût-ce àdes hauteurs folles, a le devoir de s’élancer vers lui. Maintenant,mon cher maître, j’ai accompli cette obligation vis-à-vis de monpropre individu. Je connais d’avance votre réponse. J’ai fait ceque je devais. N’en parlons plus.
– Mon ami, moi aussi j’ai des devoirs. Lemien, dans cette affaire, est de consulter ma fille… quand elleaura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vossentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, qu’ilsrehaussent à mes yeux la valeur de Marie-Thérèse et qu’ils noushonorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami : je vousadmire. Vous êtes un grand savant, et, qui mieux est : vousêtes un brave homme.
– Elle ne voudra pas… Je suis trop malbâti…
– Qui sait ? prononce M. LeTellier, méditatif. Vous êtes doué de singulières qualitésscientifiques… une étrange perspicacité… une sorte de divination…qui peut vous mener aux places les plus enviées. Marie-Thérèse nel’ignore pas. Je sais, moi, qu’elle vous apprécie comme vous leméritez…
– Il y a votre famille, maître !
– C’est vrai, mais Marie-Thérèse estlibre de choisir…
– Hélas !
– Allons, voyons, voyons ! Pas detristesse. Je ne vous décourage pas, cependant ! Réfléchissez.Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discoursd’espérance, par un clair soleil, à vous qui êtes jeune, et vouspleurez ! Ah ! la belle matinée de printemps,Robert ! Elle est si belle et si printanière qu’on voudraitêtre amoureux, ne fût-ce que pour en souffrir !
– Je serai franc, tenez : je crainsque… que Mlle Marie-Thérèse n’aime déjà quelqu’un.J’ai reconnu… sur cette enveloppe à votre nom… l’écriture deM. le duc d’Agnès… Venant après toutes les sollicitations quivous ont assailli (et que mon cœur s’excuse d’avoir éventées),cette lettre m’a… bouleversé. J’ai voulu la précéder, cematin ; alors, j’ai parlé…
– Donnez-moi cela.
En effet, la lettre est signée « Françoisd’Agnès » et débute ainsi :
(Pièce 104)
« Cher Monsieur,
J’ai deviné pourquoi vous quittez Paris engrand mystère ; et cela me décide à tenter auprès de vous unedémarche dont il est peu probable que vous soyez surpris. J’avaisl’espoir de vous faire ma demande non par correspondance, maispar… »
M. Le Tellier n’ose plus lever les yeuxde dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation deMme Monbardeau touchant Marie-Thérèse et le ducd’Agnès. Il compare les deux prétendants : ce malingre petitsavant de rien du tout et le sportsman intrépide, juvénile etmagnifique, noble de cœur et de lignée, riche d’or et d’esprit,adorable enfin, c’est vrai ! Et dans sa pensée il y a des voixshakespeariennes qui chuchotent : « Salut ! LeTellier ! Ta fille sera duchesse. »
Mais on frappe à la porte. Et il tressaille.Cette fois, c’est un coup sourd, comme si quelque cadavre enrupture de tombeau était venu heurter le vantail de ses poingslourds et mous…
Et voilà : les deux causeurs frémissent…Car c’est vraiment une sorte de cadavre qui entre, avant que l’onait dit : « Entrez ! » C’est un homme d’unepâleur terreuse. Ses habits déchirés sont couverts d’immondices,ses chaussures ont marché longtemps sur des cailloux. Il écarquilledes prunelles hagardes, et reste là, dans la porte, à grelottercomme un pauvre.
D’abord M. Le Tellier recule. (Cetinconnu est effrayant.) Puis, tout à coup, il s’élance vers lespectre diurne, et le prend dans ses bras, doucement… Car la plusterrible qualité de l’intrus livide, affolé, tremblant, sépulcral,c’est d’être M. Monbardeau – méconnaissable.
Son beau-frère n’a qu’une idée :Marie-Thérèse est depuis la veille chez son oncle ; quelquechose lui est arrivé.
– Ma fille… Parle donc ! parledonc !
– Ta fille ?… Il s’agit bien de tafille ! articule péniblement le docteur. Ce sont mes enfants.Henri et sa femme, Henri et Fabienne… Ils ontdisparu !
M. Le Tellier respire.M. Monbardeau, affalé sur une chaise, poursuit, enlarmes :
– Disparus !… Hier. On ne voulaitpas vous le dire… Mais il n’y a plus de doute maintenant… Quellenuit !… Hier matin, partis tous deux en promenade… auColombier…, joyeux ! Ils avaient dit : « Nousdéjeunerons peut-être là-haut. » Alors, n’est-ce pas, on nes’est pas préoccupé de leur absence au déjeuner… Et voilà, voilà…La journée a passé… Au dîner, personne encore ! Et pas denouvelles ! Pas de messager disant : jambe cassée,accident, et caetera… Rien !… rien !… Il étaitdéjà très tard quand j’ai commencé à chercher… Ténèbres… Parcourules villages. Mais les gens s’effrayaient, me traitaient desarvant ! refusaient de m’ouvrir et ne répondaient pas…Parcouru les bois. Crié, comme un fou, au hasard, stupidement… Àl’aube, je suis rentré, dans l’espérance de les retrouver à lamaison – Mais non ! – Et Augustine dans un état !… Alors,je me suis décidé à venir ici… Je craignais d’épouvanter lesfemmes.
J’ai pris par la métairie, afin de ne pas lesrencontrer dans le parc. Il m’avait semblé entrevoirMme Arquedouve et Marie-Thérèse…
– Marie-Thérèse ?… Allons, mon bonvieux, remettons-nous ! Tu es mal d’aplomb. Il faut garder satête, morbleu ! Tu sais bien que Marie-Thérèse est chez toidepuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons !Elle a déjeuné avec vous hier matin, et…
– Déjeuné ? Marie-Thérèse ?Hier matin ?… Jamais de la vie ! Nous ne l’avons pas vue…Mais alors… Mais…
M. Le Tellier se sent pâlir tout entier.Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celuid’un supplicié. Et il écoute cet air d’opérette que Maxime chantetoujours et que jamais plus il ne pourra souffrir.
– Ils ont disparu tous les trois !s’exclame le docteur.
– Cherchons !… Il faut chercher toutde suite. Vite ! vite ! Et M. Le Tellier a l’aird’un insensé.
– Oui, fait M. Monbardeau.Cherchons. Mais pas comme moi. Méthodiquement. J’ai perdu, moi, letemps le plus précieux de mon existence !
– Ne nous énervons pas, tu as raison. Dela logique, de la logique.
– Si on prévenait, M. Maxime ?hasarde Robert Collin. Nous ne serons jamais trop nombreux…
– C’est cela, fait M. Le Tellier. Dureste, ce n’est plus l’heure de chanter.
On va, de salle en salle, jusqu’auchanteur.
Au milieu de ses collections et de sesaquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maximeapparaît. Il chante, mais il a des mains toutes rouges, et sontablier blanc est ensanglanté. Il vient d’arracher la vessienatatoire au poisson que voilà ; il la dissèque maintenant, etchante. Mais il est si rouge de sang que, malgré sa hâte et sontrouble, M. Le Tellier fait un pas en arrière.
– Papa… mon oncle… qu’y a-t-il ?
Le docteur raconte : Marie-Thérèse, Henriet Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver.
Alors Maxime et Robert se concertent. Euxseuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pères nesavent plus que se désoler. Ce ne sont pas des êtres d’action, etle chagrin submerge leur intelligence.
Robert et Maxime résument la situation. – Ensomme, la tâche est double. Primo, Henri et Fabienne sontpartis d’Artemare ; cela fait une trace qu’on doit rechercher.Secundo, Marie-Thérèse est partie de Mirastel ; celafait une autre voie. Étant donné la simultanéité des deux départs,il y a gros à parier que les deux pistes se rejoignent et qu’unmême accident a causé les trois disparitions. N’importe ! ilfaut démêler systématiquement chaque itinéraire. Robert Collin, ledocteur et M. Le Tellier relèveront le trajet d’Henri et deFabienne ; l’automobile de l’astronome les transportera. Quantà Maxime, il se charge d’apprendre à sa mère et à sa grand-mère lasinistre nouvelle, puis de reconnaître le chemin suivi parMarie-Thérèse.
L’ancien officier de marine organisefroidement les opérations.
Robert Collin active l’embarquement. Il seposte près du chauffeur. L’automobile démarre.
Prostré sur le capiton de cuir jaune,M. Le Tellier fait peur à voir. Il ressemble àM. Monbardeau comme un frère de souffrance. Les paysansd’Ameyzieu, revenant de la messe, n’ont pas salué cette figurecendrée, durcie, étrangère.
Pourtant, devant la poste d’Artemare,M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, etdisparaît dans le bureau. Cinq minutes après, il en ressort. Onl’aide à remonter.
– Allez !
La receveuse admire, de sa fenêtre, leconfortable double phaéton qui s’enfuit, véloce et furtif, à tirede roue, et transmet la dépêche qu’on vient de lui passer.
(Pièce 105)
Duc d’Agnès,
40, avenue Montaigne, Paris.
Marie-Thérèse disparue. Accourez avecprofessionnels habitués aux recherches.
JEAN LE TELLIER.
– Elle n’est pas arrivée àArtemare ? Oh !
Devant Maxime, qui tordait fébrilement sacourte barbe, Mme Le Tellier répétait :
– Marie-Thérèse n’est pas arrivée chez satante ?… Elle n’est pas arrivée ?
Défaite, égarée, tenant sa tête à deux mains,elle tournait sur elle-même. Mme Arquedouve, trèspâle mais toujours impassible, tâchait de l’apaiser.
– Écoutez, maman, reprit Maxime,Marie-Thérèse est certainement avec Henri et Fabienne. C’est unesauvegarde, cela.
– Où penses-tu qu’ils soient ? fitla grand-mère.
– Dans le Colombier ! Ils ont euquelque aventure pendant leur promenade. Un accident…
– Mais lequel ? Il n’y a pas decrevasses…
– Que sais-je ? Il y a desfondrières…
– Voilà ce que c’est ! gémitMme Le Tellier. Je ne voulais pas qu’elle sortîtsans être accompagnée ! Je n’ai pas cessé de m’yopposer !
– Oh ! maman, pour aller chez mononcle ! Deux kilomètres à faire en plein jour, sur une routedes plus fréquentées ou par une sente constamment déserte !…Mais, justement, il faut que je sache… Voyons d’abord : àquelle heure Marie-Thérèse est-elle partie, hier matin ?
– À dix heures, répondit sa mère. Ellem’a dit au revoir dans le vestibule. Ah ! si j’avaissu !…
– Et vous êtes certaine, n’est-ce pas,qu’elle se rendait à Artemare ?
– Absolument, Marie-Thérèse ne sait pasmentir.
– C’est vrai. Quel chemin a-t-ellepris ? Par le haut ? ou par le bas ?
– Ah ! cela, je l’ignore.
– Moi aussi, ajouteMme Arquedouve.
– Quelle robe avait-elle ?
– Sa petite robe grise, et son chapeau detulle noir.
– Son costume de touriste, à jupecourte ?
– Non. Mais tu sais, elle n’avait pas dutout l’idée de faire une excursion…
– Oh ! avec Marie-Thérèse, peut-onjamais savoir ! Ce n’est pas le vêtement qui la gêne. Ellefranchirait les Alpes en toilette de soirée. Vous savez bienqu’elle adore la marche ; et si, étant passée par le haut,elle a rencontré son cousin et sa cousine en route pour leColombier, nul doute qu’elle ne les ait suivis, malgré sa jupelongue et ses bottines légères… Elle était sûre que son absencen’inquiéterait personne, puisque mon oncle et ma tante n’étaientpas prévenus de sa visite et puisque nous ne devions les revoirtous qu’au déjeuner d’aujourd’hui… Depuis quelque temps, elle neparlait que de monter au Colombier… Enfin, nous ne pouvons tarder àsavoir… Je vais commencer mes recherches.
– Fais atteler le poney, ditMme Arquedouve. Ta mère et moi nous irons tenircompagnie à ta tante. Je ne veux pas qu’elle reste seule pendantvos explorations.
Maxime s’enquit, auprès des domestiques, de ladirection que Marie-Thérèse avait adoptée en sortant du parc. Ilsne purent le renseigner.
Alors il sortit et se trouva d’emblée aucarrefour de quatre voies. À sa gauche, s’amorçait le sentier duhaut. À sa droite, descendaient en divergeant les trois cheminsconduisant à la grand-route ; le premier la rejoignait dansTalissieu, le second en pleine voie (c’était, on s’en souvient, unsentier de traverse, un raidillon direct et brutal), et letroisième au village d’Ameyzieu.
De ces quatre voies Marie-Thérèse avait prisl’une ou l’autre. Si la jeune fille avait préféré la descente à lamontée, il était peu probable qu’elle eût choisi dans cettepatte-d’oie le chemin de Talissieu, qui l’écartaitd’Artemare ; mais une raison quelconque pouvait l’avoirinduite à faire ce détour.
Maxime présumait avec bon sens que sa sœuravait pris par le haut. Par acquit de conscience, il voulutcependant examiner l’hypothèse contraire, et s’en fut vers lebas.
Il interrogea les choses. Nulle trace de pasne se distinguait sur les macadams durement empierrés. Nulle tracenon plus sur les déclivités du sentier. À l’endroit humide oùcelui-ci débouche sur la route, on remarquait pourtant de multiplesempreintes dans la glaise marécageuse ; mais il y en avaittant et tant, de toute sorte, qu’on s’y perdait.
Maxime questionna les gens. Personne n’avaitaperçu, la veille, Marie-Thérèse.
Ayant acquis la certitude prévue que nulvestige d’accident, nulle trace de sa sœur n’existaient de ce côtédans l’aspect des choses ou le souvenir des hommes, Maxime,détective scrupuleux, tenta une nouvelle expérience. Sans douteserait-il plus heureux en suivant la piste du haut. Marie-Thérèseavait certainement grimpé à Chavornay par la sente. Elle comptaitla suivre jusqu’à cette commune, et là, utilisant un cheminvicinal, rattraper à Don la route d’Artemare, c’est-à-dire laroute qu’Henri et Fabienne avaient dû emprunter dans l’autre senspour gagner les hauteurs. Maxime reconstituait la rencontre desa sœur avec ses cousins, à la jonction des voies, un peu au-dessusde Don, ou bien entre ce point et Artemare. Le reste s’expliquetout naturellement… jusqu’à l’accident.
Voilà Maxime en train de gravir la sente aumilieu des broussailles.
À présent, convaincu de l’excellence de lapiste, il opérait, sans le vouloir, avec plus de soin. À Chavornay,l’un de ces nabots difformes et crétins que l’on voit tout le jouraccroupis sur les seuils ne comprit ses demandes qu’à moitié et nevoulut jamais convenir qu’une demoiselle en gris, avec un chapeaunoir, eût traversé le hameau. Mais, près de Don, parvenu à lacroisée des routes, Maxime aperçut, montant la côte et venant àlui, la grande auto blanche de son père suivie de la voiture du DrMonbardeau – et cette coïncidence le confirma dans la suppositionque Marie-Thérèse s’était trouvée, là ou un peu plus bas, en faced’Henri et de Fabienne.
M. Monbardeau conduisait sa voiture,auprès de lui, M. Le Tellier. Dans l’autre véhicule avaientpris place Mme Arquedouve, ses deux filles etRobert, qui sauta du siège aussitôt l’arrêt. La présence des femmesétonna Maxime. Robert en donna les raisons :Mme Monbardeau avait tenu à prendre part auxrecherches. Pendant qu’on recueillait dans Artemare quelquesindications, sa mère et sa sœur étaient arrivées ; rienn’avait pu les empêcher de venir, elles aussi. Alors, on avaitfrété la neuf-chevaux.
– Bon ! C’est l’affolement !grommela Maxime.
Mais sa grand-mère, très surexcitée, luidemandait :
– As-tu des nouvelles, Maxime ? Nousen avons, nous. Henri et Fabienne ont monté par ici.
– C’est exact, dit Robert. On les a vussortir d’Artemare quelques minutes avant dix heures, habillés enexcursionnistes, ayant, lui, des bas, elle, une jupetrotteur ; et tous les deux leurs cannes ferrées. Sur la routede Don, un cantonnier les a remarqués, et il précise l’heure – dixheures – s’appuyant, pour la certifier, sur ce que le petit trainlocal quitte Artemare à dix heures précises pour monter vers Don,et sur ce que la locomotive sifflait au départ quand les Monbardeaule saluèrent en passant. À Don, plusieurs personnes aussi les ontvus. Ils y sont arrivés en même temps que le petit train. Lemédecin nous l’a dit. Il était venu chercher à la station un de sesconfrères venant de Belley. Mais, à cet instant-là, M. etMme Henri Monbardeau étaient seuls.
– Donc, interrompit Maxime, Marie-Thérèseles a rencontrés entre Don et la croisée où nous sommes ; celava de soi. C’est là qu’ils ont fait cause commune. Ensemble, ilsseront allés jusqu’à Virieu-le-Petit, comme on fait toujours ;ils auront acheté à l’auberge de quoi déjeuner dans les bois, selonla coutume ; et je les vois d’ici monter à travers la forêt…Allons, vite ! À Virieu-le-Petit !
L’espoir était sur les visages.
On atteignit rapidement Virieu-le-Petit – à800 mètres d’altitude – qui est le point extrême où les voiturespeuvent mener les promeneurs du Colombier.
Maxime entra chez l’aubergiste, une vieillebrave femme. « Oui donc, qu’elle avait vu M. Henri !Il lui avait acheté, vers midi, du pain, du saucisson, du vin, etmême emprunté un carnier pour loger tout ça, avec les couteaux etles trois verres… »
– Trois ? Trois verres ?Ah !
Maxime sentait la joie le prendre augosier.
– Et… il était avec… qui ?
– Avec deux dames, restées au dehors, surla route. Pendant qu’il s’approvisionnait, elles continuaient demarcher à petits pas sur la côte. Il les a rattrapées.
– Enfin, c’étaientMme Henri Monbardeau et ma sœur,Mlle Le Tellier ?
– Oh ! sûr et certain !Maintenant que vous me le dites, pas d’erreur ! Mais, sur lemoment, je les voyais de dos… Il y en avait une habillée en petitefille…
– C’est-à-dire avec une jupecourte ?
– Oui bien. Et l’autre comme tout lemonde.
– En gris ? En gris ?
Toute la famille entourait l’aubergiste. Onpoussa des exclamations de victoire.
– C’était sûr, cela crevait lesyeux ! dit Maxime en riant.
Alors le sentiment de la situation revint dansles esprits. C’était dimanche, l’auberge était bondée. On y trouvasans peine des gars de bonne volonté pour fouiller la montagne.Bornud, un garde particulier, petit vieillard chafouin, nerveux etjaune, clignotant d’un œil noir et malicieux, se mit de la partieavec son chien Finaud.
Mme Arquedouve, exigeant quenul ne s’occupât de son sort, s’accommoda d’une chambre rustique,pendant que la troupe des sauveteurs attaquait la pente duColombier.
Dès que ce bataillon eut gagné la forêt, denombreux embranchements l’obligèrent à se diviser en compagnies,puis en sections, puis en escouades ; car, de toutes lesexcursions possibles, on ne savait laquelle avait séduit les troisdisparus. Comme on allait opérer la première dislocation, Bornuddécouvrit, par terre, des croûtes de pain et des peaux desaucisson. Il fureta dans les environs, et trouva, sous une branchequi le dissimulait, le carnier de l’aubergiste. Après un déjeunerfrugal, Henri avait caché le sac désormais inutile, gênant, et ils’était dit : « Je le reprendrai au retour. »
Cette trouvaille jeta un froid.
Une à une, les patrouilles se détachaient auxbifurcations. L’air vif s’allégeait et se refroidissait au cours dela montée. Bornud assura que la neige couvrait encore le sommet duGrand-Colombier, là-haut, à 1.500 mètres au-dessus du niveau de lamer ; mais le fait n’était vérifiable qu’au pied même de lacime ou très loin de la montagne, à cause des masses environnantesqui faisaient écran.
L’ascension fatiguait les femmes, maléquipées. Mme Le Tellier, naguère si paresseuse,gravissait avec acharnement les sentiers malaisés. L’hiver en avaitfait des lits de torrents, jonchés de pierres coupantes où lespieds se blessaient, où les chevilles se tordaient…
Ce fut, tout d’abord, une battue assezlogique, cernant le Colombier. On observait. De temps à autre,quelqu’un jetait à pleine voix un long appel… Mais, à mesure que lesoleil baissait, la fièvre gagna les malheureux parents. Ilsdescendirent au fond de ravines abruptes qu’il suffisait de côtoyerpour les découvrir tout entières. Mme Le Tellierécartait des feuillages et regardait dessous, inconsciemment. Ilsallaient de droite et de gauche, à tort et à travers. Bientôt, ilsne cessèrent plus de crier. M. Monbardeau hurlait sans trêveun refrain familial, ce joyeux thème de ralliement, ce bout demusique allègre dont les vallons du Colombier avaient retenti jadistant de fois, et qui résonnait aujourd’hui lugubre et mineur, sansque personne s’aperçut de l’étrange modulation.
Un tel désordre s’étendit forcément aux autrespelotons, partout disséminés. Le silence s’emplit de clameurs.L’écho les multipliait ; cela fit croire à des réponses.Pensant aller vers ceux qu’ils recherchaient, les uns et les autresse trouvaient nez à nez. Il leur fallait revenir sur leurs pas etreprendre la voie délaissée. Le temps se couvrit ; la nuitvenait ; l’ombre accumula des formes indécises et transformales choses. Des taches de feuilles rougies, sur la mousse,épouvantaient de loin. On tremblait en fouillant du regard lesà-pics, du haut des roches vertigineuses. La bise anima d’une viefrémissante les sapins funéraires et les fourrés compacts. Onaurait dit, soudain, qu’ils abritaient un blessé convulsif ouquelque présence inopinée… Mme Monbardeau selacérait les mains à force de scruter les buissons épineux. Bornud,l’œil attentif, espionnait la vie forestière, et son chien quêtaitdevant lui, le nez au vent…
Mais rien, rien, rien. Rien de visible sur cesmaudites pierrailles et sur la sécheresse de la terre. Rien, nullepart ! Rien que des clameurs enrouées rebondissant de rocheren rocher ; se mêlant parfois au fracas d’une cascade ettraversant les gorges sombres où la forêt ne plongeait que pourremonter, tantôt profonde et tantôt culminante, mais toujourstaciturne et secrète.
Des vapeurs s’élevaient des bas-fonds. Le cielnoircit.
Mme Le Tellier, qui allaitavec sa sœur, son mari et Bornud, se laissa tomber sur un tertre, àla lisière supérieure des bois ; elle n’en pouvait plus. Decette place, on voyait enfin le sommet du Grand-Colombier. C’étaitun dos d’âne gigantesque et nu, tapissé d’un gazon glissant. Ilopposait à l’escalade un versant hostile. Trois bosses ondulaientsa crête ; elles étaient blanches de neige et sur la plushaute – celle du milieu – se dressait une croix monumentale, infimedans la distance.
Ils levèrent les yeux.
Un homme montait vers la croix,laborieusement, avec des glissades et des haltes fréquentes.
M. Monbardeau se fit une visière de sesmains.
– C’est Robert Collin, dit-il.
Un gémissement lui répondit.Mme Le Tellier, harassée de fatigue et d’inanition,se pâmait. Elle revint à elle. Mais il ne fallait plus songer àpoursuivre la reconnaissance. Du reste, à quoi bon ? Le jourfinissait. Des nuages s’amoncelaient au-dessous d’eux. Etn’avaient-ils pas rempli leur tâche ? Toute la montagne ne setrouvait-elle pas explorée, depuis le bas jusqu’à la crête déserteoù parvenait Robert ?
Le retour fut mortel et s’accomplit dans unmutisme lourd de pensées. Les Monbardeau et les Le Tellier étaientà jeun depuis douze heures ; la faim exaltait leurangoisse.
À l’auberge, où Mme Arquedouveavait fait servir un dîner, la lampe éclaira des faces exténuéesqui s’interrogeaient anxieusement.
Rien. Personne n’avait rien découvert. Et tousétaient rentrés, à l’exception de Robert. Il avait dit àMaxime : « Ne m’attendez pas pour repartir. Jem’arrangerai. Qu’on ne se tourmente pas à mon sujet. »
– Eh bien, mon garçon ? fitM. Le Tellier avec un geste découragé, que dis-tu decela ?
– Moi ? Mais… qu’il faut prévenir lajustice…
– Tu ne crois pas à unaccident ?
– Mon Dieu… oui et non… Mais lajustice…
Un sourire entendu plissa les lèvres despaysans.
– La justice est déjà prévenue, balbutiaM. Le Tellier à voix basse et d’un air confus. J’aitélégraphié ce matin au duc d’Agnès, qui va nous amener des gens dela police…
Maxime, abasourdi, le regardait baisser lespaupières.
– Si ce n’est pas un accident, s’écriaMonbardeau, qu’est-ce que ce serait donc ?… Une fugue ?c’est inadmissible. Il hésita, l’espace d’une seconde : Unenlèvement, alors ?…
– Je commence à le croire, dit M. LeTellier. Je m’attends à recevoir une lettre exigeant la forte sommeen échange de Marie-Thérèse…
– Sans doute, approuva Maxime.
Il y avait là une quarantaine de montagnardsformant le cercle. Ils secouaient la tête en signe d’incrédulité.Mme Monbardeau les imitait.
M. Le Tellier les dévisagea l’un aprèsl’autre.
– Est-ce que vous avez une opinion, mesamis ? demanda-t-il. Si vous en avez une, dites-la.
Bornud répondit pour eux tous, avec l’accentdoucereux du terroir :
– Oh ben là non ! Bien sûr quenon ! Nous autres, on ne peut pas savoir !
Mais la terreur du sarvant planait sureux.
La pluie, tout à coup, tomba violemment. Celafit comme un piétinement soudain de mille petites pattes cabriolantde tuile en tuile au-dessus de la compagnie. Quelques épaulestressaillirent à ce bruit. M. Monbardeau s’approcha de sonbeau-frère, et tout bas :
– Comprends-tu, maintenant, pourquoi levol d’une statue et d’un mannequin les impressionnaitpareillement ? Saisis-tu la progression ?
– Soyons francs, avoua M. LeTellier. Toi depuis hier, moi depuis ce matin, pensons-nous à autrechose ?
– Quelle sottise !
Le lendemain matin, vers huit heures, on seréunit comme à l’ordinaire dans la salle à manger de Mirastel.M. et Mme Monbardeau s’y trouvaient ;l’horreur d’être seuls les avait saisis au moment de réoccuper lamaison d’Artemare, et Mme Arquedouve leur donnaitasile jusqu’à nouvel ordre.
Mauvaise nuit. L’extrême lassitude etl’angoisse avaient tenu chacun dans l’insomnie. La pluie tombaitencore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre laterre sensible aux empreintes quand il n’était plus temps. Aucunenouvelle. Robert Collin n’était pas rentré, le duc d’Agnès pasarrivé, et le courrier n’avait pas apporté à M. Le Tellier lalettre de chantage qu’il attendait – qu’il espérait !
On parlait beaucoup, de peur que le silencelaissât trop de latitude aux imaginations. Mme LeTellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dépit de ceque Marie-Thérèse eût disparu à la minute même où le duc d’Agnèsavait sollicité l’honneur d’être son gendre. Elle s’échauffait,sanglotait et disait dans son désespoir mêlé de rancune :
– J’aimerais mieux… oh ! j’aimeraismieux l’avoir mariée au Turc, tenez ! plutôt que d’ignorer cequ’on lui fait à cet instant !…
Et elle pleurait de plus belle, avant deproférer d’autres extravagances.
Maxime, inquiet de l’absence prolongée deRobert et froissé de l’indifférence unanime à l’égard d’un teldévouement, se retira dans son laboratoire, afin d’y goûter un peude calme. Mais ses poissons, dans leurs aquariums, nel’intéressaient plus. L’océanographie l’importunait. Ses pinceauxet ses couleurs lui firent l’effet de joujoux bons pour lesenfants, qui, eux, n’ont pas de soucis. Maxime parcourut d’unregard distrait les boîtes de collection suspendues autour de larotonde, et il se méprisa de les avoir autrefois estimées.
Elles renfermaient cependant des chosescurieuses. Jadis, il s’était diverti à capturer les animaux, detoute espèce, dont la forme et la couleur s’identifient à celles deleur support ou de leur milieu, si exactement que leurs ennemis nepeuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapé les bêtesqui s’évertuent à ressembler à d’autres bêtes, soit pour effrayerleurs adversaires, soit pour tromper la méfiance de leurs victimes.En un mot, c’était une collection de mimétismes.
Voulant apaiser son inquiétude, Maxime essayade se rappeler la difficulté de ses chasses puériles, où la proieétait d’autant plus inestimable qu’elle se dissimulait avec plus deperfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsqu’ilpouvait mettre sous verre quelque bestiole inédite, posée sur lafeuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Quede fois, pour lui faire plaisir, Marie-Thérèse s’était mise enquête de mimétismes !… Pauvre chère jolie sœur !…
Allons ! la solitude et l’inaction nevalaient rien, décidément ! Il valait mieux boucler sesguêtres et se porter au devant de Robert.
Maxime, ayant prévenu M. Le Tellier, s’enfut dans la montagne.
La pluie avait cessé.
À Mirastel, on attendait ; et le tempss’écoulait avec une lenteur désespérante. M. Le Tellierarpentait les couloirs du château et les allées du jardin.M. et Mme Monbardeau s’efforçaient de lire lesjournaux, qui retraçaient l’événement tout de travers. Quant àMme Le Tellier, elle était montée à la chambre desa fille avec Mme Arquedouve, et l’une s’ingéniaità retrouver Marie-Thérèse dans la vue de son entourage intime,tandis que l’autre respirait tendrement l’odeur florale qui s’enexhalait. Quelques visiteurs sonnèrent au portail. Ils laissaientdes cartes avec l’expression de leur sympathie. On ne reçut queMlle de Baradaine, l’unique parente deFabienne Monbardeau-d’Arvière. Elle épancha le trop-plein de songros cœur dans une tirade prodigieuse d’abondance et de banalité.La consternation générale redoubla.
À quatre heures, M. Le Tellier en vigiesur la terrasse, d’où il guettait l’arrivée du duc d’Agnès par lavoie du ciel ou voie de terre entendit Maxime qui l’appelait à lafenêtre de son laboratoire. Robert se tenait près de lui.
M. Le Tellier courut les rejoindre.
– Mon ami, mon cher ami ! dit-il enapercevant son secrétaire accablé de lassitude. Que je vous suisreconnaissant !…
Robert l’arrêta :
– J’ai passé la nuit et la matinée dansle Colombier, dit-il, mais ne me plaignez pas : il n’est tombéqu’une ou deux gouttes de pluie à l’endroit où j’étais… Et c’estplus heureux qu’on ne pourrait le supposer.
– Vous savez quelque chose !
Robert et Maxime s’entre-regardèrent.
– Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nousavons tenu à ce que vous fussiez seul à le savoir ; parce queles autres, s’ils l’apprenaient, n’auraient de cesse qu’une foisrenseignés par le menu. Et nous avons la conviction qu’il vautmieux ne pas décrire ce que Robert a trouvé.
– Comment ! comment !
– Oh ! rassurez-vous : sadécouverte n’est pas épouvantable ! Loin de là, puisqu’ellemet un atout dans notre jeu. Mais nous préférons, Robert et moi,que l’on voie les choses, au lieu d’en écouter ladescription, afin que chacun puisse se prononcer librement à leursujet. Vous savez combien le langage le plus neutre esttendancieux ; vous savez comme l’opinion de celui qui parle setrahit, malgré lui, dans le choix des formules. Toute phrase est unjugement, si impartiale qu’on la suppose ; exprimer un fait,c’est, du même coup, en faire la critique. Or, il s’agit d’unindice tellement extraordinaire, inexplicable, d’un problème siardu, qu’il faut absolument recueillir là-dessus le plus grandnombre d’avis, sans que les uns aient subi l’influence desautres.
– Soit. Pouvez-vous me conduire tout desuite…
– C’est au sommet du Colombier, ditRobert. Nous irons avec les policiers dès demain. Je croyais lestrouver ici.
– François d’Agnès n’est pas encorelà ? s’étonna Maxime. Voilà qui est surprenant.
M. Le Tellier fut tiré de la méditationoù l’avait plongé cet entretien par le ronflement d’une automobilelointaine.
Il s’approcha de la croisée et vit une machinede course arriver sur la route comme un engin dévastateur. Dans uncrépitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse,elle se rua, forcenée, à l’assaut de la rampe. Ellebondissait ; elle montait la côte en zigzags plus vite qu’uneavalanche ne l’eût dégringolée ; elle dérapait follement dansles virages, avec des grondements impétueux. Et on apercevait, àtravers les éclaboussures jaillies de son passage, quatre hommesvêtus de caoutchouc, cramponnés au petit bonheur sur deux baquets,parmi des valises et des pneus de rechange.
M. Le Tellier restait immobiled’admiration. Chaque tournant était une acrobatie. Le duc d’Agnèsexécuta le dernier sur deux roues. Une seconde après, la pétaradefuribonde emplissait la charmille, et le monstre d’acier, fumant,maculé de flèches boueuses signe de sa course folle, s’arrêtadevant le perron.
M. Le Tellier descendit à la rencontredes nouveaux venus.
Débarrassé de la blouse cirée et du suroît quilui donnaient la mine d’un loup de mer, le duc d’Agnès parut,svelte, bien découplé. En vain les averses et les rafalesavaient-elles rougi et gonflé la peau de son visage, en vainpleuraient ses yeux éventés. Il était si jeune et si beau qu’onaurait dit un prince charmant délivré, sur l’heure, de quelqueaffreuse métamorphose.
Il expliqua son retard :
– J’aurais voulu partir dès hier,aussitôt reçue votre dépêche, monsieur. Mais le préfet de policetenait beaucoup à m’adjoindre certain de ses auxiliaires quin’était libre qu’aujourd’hui. Je vous présente M. Garan etM. Tiburce.
M. Le Tellier tendit la main aux deuxhommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxième devaitappartenir à quelque société secrète, car il chatouilla d’unattouchement fort indiscret la paume et les doigts de l’astronome.C’était presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa lesvoyageurs dans son cabinet.
Il leur raconta, sans perdre un instant, toutce qu’il savait de l’aventure désastreuse, et n’eut garde d’omettrela conversation qu’il venait d’avoir avec son fils et sonsecrétaire. On l’écouta religieusement. Toutefois, lorsqu’il entamale chapitre des hypothèses, l’un des étrangers, M. Garan,l’interrompit.
Ce personnage, de corpulence moyenne etd’allure martiale, avait le teint basané, des joues bleues, etportait des cheveux poivre et sel taillés en brosse. Une moustachenoire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui,semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcilsconsidérables et de même couleur imitaient sur ses yeux une autremoustache, fourvoyée. Et il retroussait vers le ciel ce quadrupleaccroche-cœur.
– Excusez-moi, dit-il, si je vous arrêtelà. Mais nous connaissons, à la préfecture, l’histoire desdéprédations bugeysiennes, et je les ai dites à ces messieurs,chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous êtrevenues, je préfère ne pas les savoir. Laissez-moi d’abord me rendrecompte de ce qui est. Il convient d’élucider le pointmystérieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. C’est uneméthode des plus recommandables.
– Pardon, j’avais oublié, fit le ducd’Agnès. M. Garan est inspecteur de la sûreté.
M. Le Tellier, que l’impatience d’agiraiguillonnait, désigna l’autre inconnu, profondément absorbé dansl’examen de la salle, et dit à M. Garan :
– C’est bien aussi l’opinion de votrecollègue ?
Le policier sourit derrière sa moustachecornue :
– Monsieur n’est pas mon collègue… Jen’ai pas l’honneur…
– Tiburce est un de mes amis, exposa leduc d’Agnès non sans marquer de l’embarras. Il peut nous êtreutile… oui… vraiment : utile. C’est un vieux camarade depension à Maxime et à moi.
Enveloppé d’un macfarlane à grands carreaux,ce jeune homme rasé, blafard, à la bouche écarlate toujoursouverte, qui éclatait dans sa figure comme une tomate sur unfromage blanc, l’œil rond, les traits figés dans une atonie deplâtre classique – ce jeune homme, dis-je, représentait un spécimenaccompli d’anglomane. Il eût sans doute constitué un gentil petitFrançais, rien qu’en laissant croître sa barbe blonde et naître àses lèvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sanstrêve. Peut-être même, vêtu comme vous et moi, Tiburce nous eût-ilégalés vous et moi… Mais voilà : Tiburce faisait l’Anglais. Ilentourait d’étoffes londoniennes sa prestance de Gaulois, ilrecouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. C’estpourquoi, au lieu d’être auguste à la façon d’un lord, il l’était àla manière d’un clown.
– Mon ami, poursuivit le duc d’Agnès, estun…
– Je suis sherlockiste, et riende plus.
M. Le Tellier fit des yeux en pointsd’orgue.
– Plaît-il ?
Tiburce s’efforça d’atteindre le comble duflegme et de lorgner son interlocuteur bien en face.
– Je dis que je suissherlockiste, répéta-t-il. – Mais alors il devint si rougeque ses lèvres disparurent dans l’embrasement de tout son visage…Sherlockiste ou holmesien, si vouspréférez ; comme on dit carliste ougaribaldien.
À cette minute, M. Garan figurait assezheureusement l’ironie, M. d’Agnès la contrariété, etM. Le Tellier l’incompréhension. Ce que voyant, Tiburcereprit :
– Enfin, monsieur, vous avez bien entenduparler de Sherlock Holmes ?
– Euh… Serait-ce un parent de cetteAugusta Holmès qui faisait naturellement de la musique ?
– Nullement. Sherlock Holmes est unvirtuose, mais un virtuose détective. C’est un policier de génie,dont sir Arthur Conan Doyle a raconté les exploitsfantaisistes…
– Eh ! monsieur, à l’heure où noussommes, au diable les romans ! et foin de votre ShylockHermes !
– Sherlock, rectifia Tiburce,Sherlock Holmes. Et il poursuivit sans trops’émouvoir : Eh bien, monsieur, moi je suis l’émule vivant dece héros imaginaire, et j’applique aux difficultés de la vie réellesa méthode incomparable.
Le duc d’Agnès, s’apercevant que M. LeTellier s’agaçait de plus en plus, hasarda timidement :
– J’affirme… en vérité… que Tiburce noussera d’un grand secours.
Et Tiburce :
– Écoutez-moi quelques instants. Si vousmanquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que jem’explique.
– Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’estdécidée à l’époque où je faisais ma philosophie – non pas un jourque je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tantchérir les œuvres – mais un soir que je lisais le conte de Voltaireintitulé Zadig ou la Destinée. On y trouve, monsieur,certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intriguespolicières, où Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de lareine, n’en fait pas moins la description frappante au Premiereunuque, grâce aux vestiges qu’elle a laissés de son passage dansun petit bois.
Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je résolusde cultiver en moi les dispositions à la perspicacité, que jesentais impérieuses et riches – soit dit sans fausse modestie.
À quelque temps de là, les contes d’Edgar Poeme tombèrent sous la main ; je fus émerveillé par l’espritsagace du policier Dupin. Enfin, ces dernières années, toute unelittérature s’est mise à fleurir à la suite du Crime de la rueMorgue, de La Lettre volée, du Mystère de Marie Roget, et mavocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmesdomine cette production comme Napoléon domine l’histoire de sontemps, mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance etforme un bréviaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble renforcé deplusieurs traités de logique, compose la bibliothèque du détectiveamateur – et cette bibliothèque, monsieur, ne me quitte pas.
Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valisequ’il avait dissimulée sous la cloche de son macfarlane, et tira deses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliés. Il lesposa un par un sur le bureau glissant côte à côte Aristote etMaurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux,Conan Doyle et Condillac – faisant voisiner Le Parfum de ladame en noir avec les trois premiers tomes duSpectateur et Les Aventures d’Arsène Lupin avecLa Logique inductive et déductive.
– Voici mes maîtres, dit-il avec un gestepompeux. Mais n’allez pas croire que l’étude de ces livres soit monlabeur unique. Je bûche énormément, monsieur, et dans tous lesgenres, afin d’acquérir les connaissances universelles du grandSherlock. Je ne laisse un manuel d’algèbre, de menuiserie, demédecine ou d’élevage, que pour courir à la salle d’escrime, auclub de boxe, au gymnase ou bien au manège ; et mes vacances,je les emploie à faire de la logique appliquée : à passer desprincipes à la pratique, de la théorie au service en campagne.
« Hé ! que dites-vous decela ?… Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez survotre première impression. Allez ! allez ! je retrouveraivotre fille, c’est moi qui vous le dis ! Et tenez, je veuxvous convaincre davantage encore !
Là, Tiburce s’enfonça dans un canapé, croisales jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu lesongles et débita d’une voix rapide et négligente ; aigre etblanche – de cette voix, enfin, que l’acteur Gémier prêtait aupersonnage de Sherlock Holmes :
– Monsieur, vous possédez un chien de larace dite « griffon Boulet à poils durs ». Et ce chiend’arrêt, vous en faites un toutou d’appartement. Car vous n’êtespas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. Très bon pianiste,même ; ou du moins vous croyez l’être. J’ajouterai que vousavez servi dans la cavalerie, que vous portez à l’ordinaire unmonocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir à la cible.Chut ! taisez-vous, prière de ne pas m’interrompre.
Et, sans cesser de regarder en l’air, ilcontinua :
– Le bas de votre pantalon est couvert depoils. Or, ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien del’espèce précitée ou à une chèvre. Mais il n’entre pas dans nosmœurs de faire coucher les chèvres sur nos pieds. Donc… Concluezvous-même. D’autre part, je sais que vos occupations ne vouslaissent pas le loisir de chasser, et j’en déduis que votre chien,malgré sa nature, est un chien d’appartement, par destination. Vousjouez au piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu aubout de vos doigts les callosités professionnelles des pianistes.Elles m’ont révélé que vous jouez même très fréquemment. Or, unhomme de votre âge et de votre intelligence ne saurait montrer tantd’assiduité dans l’exercice d’un art aussi délicat que s’il y estexcellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de sonviolon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dépit devotre génie d’astronome. Vous avez servi dans la cavalerie, carvous marchez les jambes écartées et vous descendez les escalierscomme si vous redoutiez d’accrocher vos éperons aux degrés. Donc,vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date deloin, car on ne vous voit jamais cavalcader à Paris. Votre jeunessehumble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il fautpar conséquent que vous ayez chevauché les destriers dugouvernement. Silence, je vous prie. Vous portez un monocle.Parfaitement. J’ai découvert sa trace au pli de votre orbite ou àla carabine, car votre œil gauche a coutume de se fermer pourviser : il est un peu plus petit que l’autre, et les plis dela ride nommée « patte-d’oie » sont plus accusés à gauchequ’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’ensuit que vouspratiquez le tir à la cible. C’est tout. J’ai dit.
– Si vous n’êtes pas content aveccela ! s’écria Garan sur un ton moqueur.
Mais M. Le Tellier n’était pas disposé àla plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous lebureau, une chancelière en peau de bique et la jeta au milieu de lapièce.
– Voici le griffon Boulet à poils durs,fit-il.
Puis il ouvrit une armoire, et montrant samachine à écrire :
– Voici le piano.
D’un tiroir il sortit sa loupe d’horloger,l’encastra sous son arcade sourcilière droite, et ajouta d’une voixcoupante :
– Voici le monocle.
Enfin il produisit une photographie qui lereprésentait dans la posture de son état : l’œil droit àl’oculaire d’une lunette méridienne et l’œil gauche fermé, ainsiqu’il arrive à tous les astronomes pendant leurs observations.
– Et voici la carabine ou le pistolet,dit-il avec un sifflement irrité. Quant à la cavalerie, je ne saisce que vous voulez dire. Il se peut que j’aie les jambes en manchesde veste, mais je ne suis jamais monté à cheval. À présent, monjeune ami, permettez-moi de vous déclarer que, pour faire lejocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; etque, s’il était de tradition de se servir des serins pour tirer desauspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. C’est tout.J’ai dit.
Garan éclata de rire à la dernièreinconvenance. Mais à peine M. Le Tellier eut-il vomi cesimprécations sous l’empire de la colère, qu’il se repentit del’avoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus à doublerSherlock Holmes. Verdâtre et penaud, il balbutiait de vaguesexcuses tremblotantes. Il semblait désolé, beaucoup plus désolémême que sa déconvenue ne le comportait. Si bien que l’astronome,saisi de pitié, s’empressa d’ajouter :
– Après tout, on peut se tromperquelquefois… Vous serez plus heureux demain, n’est-ce pas ?…Excusez un mouvement d’humeur. – Allons, messieurs, je vais vousfaire conduire à vos chambres.
Il sonna. Un domestique parut. Mais le ducd’Agnès laissa partir ses deux compagnons.
– Je voudrais vous parler, dit-il àM. Le Tellier.
Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce.Voici pourquoi je l’ai amené. Tiburce est resté mon ami depuis lecollège. Il y a des années que je le connais, des années que jesuis témoin de sa bonté, de son grand cœur, et des mois quej’assiste à sa bêtise, qui est récente. C’est le plus fidèle, leplus dévoué, le plus… ingénu… des caniches. Néanmoins, ces qualitésn’auraient pas suffi à me décider, et je ne l’aurais pas conduit àMirastel, n’était ceci :
« Tiburce était présent lorsque j’ai reçuvotre dépêche. Bouleversé par une nouvelle aussi étonnante,apprenant d’un seul coup la disparition deMlle Marie-Thérèse et l’agrément – sous-entendu –de ma demande (puisque vous réclamiez mon secours), je restaiquelque temps abasourdi d’avoir soudain gagné ma cause et perdu mafiancée.
– Pardon, pardon, mais…
– Un instant. Sur ces entrefaites,monsieur, Tiburce me jura qu’il retrouveraitMlle Marie-Thérèse. J’oubliai, dans mon désarroi,les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock s’était rendufautif… « Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-Thérèse,demande-moi tout ce que tu voudras ! » Aussitôt, jem’aperçus de ma sottise.
« Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aimema sœur, et Jeanne l’aime aussi. Certes, si cela ne dépendait quede moi, leur mariage serait déjà un vieil événement ; car jene connais pas de meilleures créatures que Tiburce et que Jeanne.D’un autre côté, vous savez que ma bonne petite sœur n’est pas trèsbelle… Tiburce, qui jouit d’une fortune colossale, ne l’épouseraitdonc pas pour sa dot… Somme toute, ce serait le bonheur…
– Et bien, alors ? fit M. LeTellier.
– Eh bien, monsieur, je me souviens defeu mon père, le duc Olivier ; de feue ma mère, néed’Estragues de Saint-Averpont, et de tous mes aïeux.Souffriraient-ils, aux cieux, qu’une Agnès s’appelât d’un nomroturier ?
– Qu’en penseMlle Agnès ?
– Ma sœur s’est rangée à l’avis du chefde famille – au mien. Dans nos maisons, ces décisions-là ne sediscutent jamais… Seulement… hum… quand Tiburce m’a dit :« Me donnes-tu Mlle Jeanne en échange deMlle Marie-Thérèse ? » – quevoulez-vous !… il m’a semblé qu’au fond de leur tombeau mesancêtres ne devaient plus songer à grand-chose… et j’airépondu : « Oui. Retrouve Marie-Thérèse, et Jeanne serata femme. »
« Une heure après, en accomplissant mesdémarches à la préfecture de police, ma folie me stupéfia. J’auraisbien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener l’inutileTiburce ! Mais je n’en avais plus le droit. Si certain que jesois de son incapacité, il me faut désormais lui faciliter unetâche dont j’ai fait le serment de récompenser le succès !
– Je comprends sa mine déconfite !Pauvre garçon ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus dégourdi,ce M. Tiburce ; il aurait retrouvé Marie-Thérèse. Avec unpareil mobile, on arrive à tout. L’amour !…
– Ha ! monsieur, l’amour ! Sivous mesurez les chances de réussite à la grandeur de l’amour,alors n’est-ce pas moi qui retrouverai ma fiancée ?
– Hum, votre fiancée… C’est-à-dire que…euh ! Écoutez donc… J’ai été un peu affolé, au moment de ladépêche… Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous,m’a demandé la main de ma fille… Je vous avoue que, pour ma part,euh… Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous etM. Robert Collin… Mais, en toute justice, il est bien certainque celui qui la retrouvera…
– Mais, monsieur, se récria le ducd’Agnès tout interloqué, ne savez-vous pas queMlle Marie-Thérèse me fait l’honneur dem’aimer ?
– C’est vous qui me l’apprenez,monsieur.
– Ho ! ho ! mais… il m’avaitsemblé que tout le monde le savait…
« Décidément, se dit M. Le Tellier,j’ai trop vécu dans les étoiles. »
Aux instants critiques, chaque nouveau venuparaît un sauveur. Les femmes et le Dr Monbardeau accueillirentMM. d’Agnès, Tiburce et Garan comme une trinité de messies. Etil ne faut pas douter que Maxime et Robert eussent partagé leursentiment, si le premier condisciple, Tiburce le simple, et si laprésence du duc d’Agnès avait pu exciter dans l’esprit de Robertautre chose que de la jalousie.
Sur l’avis de M. Garan, on s’abstint, cesoir-là, de toute conjecture à l’endroit des disparitions, et l’onse borna à préparer l’expédition du lendemain vers le secret duColombier.
Lorsque chacun s’en fut coucher, le grandespoir provoqué par la rescousse de chercheurs professionnels étaitdéjà tombé. Tiburce s’était dévoilé le plus godiche des maniaques,et Garan sous ses dehors de capitaine en bourgeois, venait deprouver une mentalité de sergent de ville. Cependant, plusieurspersonnes auguraient favorablement d’une absence assez longue, etrestée mystérieuse, qu’il avait faite avant le dîner, au sujet dequoi, par discrétion, nul ne voulut l’interroger.
On devait partir au lever du soleil.
Quand il se montra, Garan piaffait déjà depuisune heure. Il fallut lui prêter un paletot, une canne et desjambières ; car il n’avait rien apporté. Tiburce, lui, fut enretard. Il accourut enfin, dans un bruit de souliers à clous,d’objets entrechoqués ; et l’on put admirer sonéquipement : ses bottes, son alpenstock, son capuchon, sonchapeau tyrolien et la profusion de sacs, sacoches, étuis,fourreaux, gaines et musettes qui lui pendaient autour du corpsainsi que des fruits saugrenus.
M. Le Tellier haussa les épaules.
Mme Arquedouve et ses fillesavaient sagement résolu de ne pas quitter Mirastel. Toutes hâvesaux clartés de l’aube – en deux jours vieillies de deux ans – ellesassistèrent au départ des automobiles.
Les enquêteurs étaient au nombre de sept.
Après Don, Garan se fit montrer la croisée dechemins où Marie-Thérèse avait rencontré Henri et FabienneMonbardeau.
À Virieu-le-Petit, l’inspecteur interrogea denouveau la tenancière du cabaret, qui maintint ses premièresdéclarations.
Puis la caravane se mit en branle, et bientôtelle eut dépassé l’endroit où Henri Monbardeau avait dissimulé lecarnier de l’aubergiste, l’endroit où se perdait la piste des troisdisparus.
Au bout d’une heure et demie de montée àtravers les bois verdoyants, l’étroite route ayant contourné de sacorniche force ravins somptueux, et traversé de son ruban maintspâturages plus beaux que de belles pelouses, on aperçut la triplebosse du Grand-Colombier. Depuis l’avant-veille, les trois calottesde neige s’étaient un peu réduites. La croix géante apparaissaitminuscule, très haut, très loin encore ; des aigles planaientau-dessus et décrivaient leurs lentes spirales. Sous la conduite deRobert, on entreprit l’ascension pénible du calvaire. La pente seredressait de plus en plus ; elle glissait davantage à mesureque les semelles s’y polissaient, et elle prenait pour sesassaillants l’apparence d’une muraille infinie.
Tiburce soufflait. Il s’était délesté de sacargaison au profit des uns et des autres ; mais ses bottes àclous ronds patinaient à qui mieux mieux. On dut le hisser. Le ventrude, qui râpait le versant, lui emporta son chapeau tyrolien.Quand il s’arrêtait, il n’osait pas jeter de regards en arrière, àcause du vertige ; et ainsi se privait-il de contempler, touten bas, l’étalement fastueux du Valromey et les toits lilliputiensde Virieu-le-tout-Petit.
M. Monbardeau et M. Le Tellier prisd’une ardente curiosité, serraient les lèvres pour s’empêcher dequestionner Maxime ou Robert.
Ce dernier, qui devançait tout le monde – etque la gravité des circonstances avait singulièrement déluré –atteignit le bord de la housse blanche et s’arrêta. Les aiglestournoyants s’élevèrent. On entendait la neige pétiller sous lesoleil. À cinquante mètres plus haut, le vent faisait siffler lacroix.
– Ah ! s’écria M. Monbardeau,il y a des pas sur la neige !
– Ne faites pas d’autresempreintes ! recommanda Maxime. Restez en dehors.
Robert assujettit ses lunettes, etparla :
– C’est ici que nous retrouvons la tracede ceux que nous cherchons. À coup sûr, ils ont suivi le chemin quenous venons de parcourir. Leur promenade avait pour but la croix duColombier. Ils furent les premiers à faire, cette année,l’excursion traditionnelle ; et la neige a modelé leurpassage, dont la terre sèche, le gazon et les rochers n’avaientrien conservé.
– Êtes-vous certain que ce soienteux ? fit Garan.
– Absolument. Écoutez-moi, et regardez.Nous sommes en présence de trois traces parallèles qui entament lacarpette de neige à trois mètres environ l’une de l’autre et quimontent vers le sommet. Elles sont récentes et de même date, car lafonte les a déformées légèrement et pareillement. De plus, cetintervalle de trois mètres est bien celui que prennent entre euxdes compagnons d’escalade. Témoin ce que nous venons de fairenous-mêmes. Donc, trois personnes sont venues ici ensemble, depuispeu.
« Eh bien, je dis que la trace de gaucheest celle de M. Henri Monbardeau. C’est la seule, en effet,qui soit faite par des souliers d’homme – des souliers de touriste,larges et cloutés pour la montagne. Les deux autres ont étéimprimées par des bottines de femmes. Mais la voie du milieu trahitdes brodequins solides, à talons plats, garnis de pointes ;tandis que la trace de droite accuse nettement les contours debottines légères, à talons Louis XV. On ne saurait trouver devestiges correspondant avec plus d’exactitude au signalementpédestre des trois disparus, et cela suffirait à nous convaincreque voici les traces de M. Henri, de sa femme et deMlle Marie-Thérèse. Mais ce n’est pas tout.
« Remarquez ces petites cavités rondesqui suivent chaque voie et qui sont beaucoup plus importantes pourles deux pistes de gauche que pour celle de droite. Ce sont, d’uncôté, des trous de cannes ferrées, et, de l’autre, des piqûresd’ombrelle ou de parapluie.
« En outre, la trace de droites’accompagne d’indices particuliers. On dirait que la neige a étébalayée…
– Parbleu ! C’est la jupe ! lajupe longue de ma fille ! s’exclama M. Le Tellier.
– Vous l’avez dit, maître.
– Très bien, approuva Garan.
– Très bien ! opina Tiburce, bouchebée.
– Voilà une excellente découverte, repritl’inspecteur.
La direction des traces, à la sortie de cettezone révélatrice, va nous orienter. Faisons le tour de la bosse, ensuivant la lisière de la neige, nous les rencontrerons forcément.Il est inutile de se geler les pieds à suivre les empreintes.
– Parfait, acquiesça Robert. C’est motpour mot, le raisonnement que je me suis tenu.
Ils commencèrent à longer la bordure de lacouche éblouissante, à la file indienne. Penchés au flanc de ladéclivité rapide, ils tournèrent le mamelon et passèrent de l’autrecôté de la montagne, face aux Alpes.
Le mont Blanc dominait l’horizon formidable etmiroitait parmi les nuages. Sur cette face, le gouffre se creusaitplus vertigineux. Tout au fond de sa vallée profonde, le Rhônesemblait immobile et dérisoire ; et les hommes,microscopiques, disparaissaient.
– Tiens ! encore des pas ! Maismontent-ils ou descendent-ils ?…
– N’en tenez pas compte, répondit Robertà M. Monbardeau. Ce sont les miens et ceux de Maxime… Vouscomprendrez tout à l’heure. Hier nous avons marché dans nos proprestraces, de peur de multiplier les voies.
Ils continuèrent à border la neige, tournantainsi autour de la croix, qu’ils avaient toujours fort au-dessusd’eux, et dont ils ne voyaient que la partie supérieure.
Or, il arriva qu’à force de tourner ils seretrouvèrent à leur point de départ, dix minutes après l’avoirquitté, ayant parcouru tout le périmètre de la calotte blancheet sans avoir aperçu la moindre trace descendante.
M. Monbardeau et M. Le Telliers’écrièrent en même temps :
– Ils sont restés là-haut !
Le reflet de la neige accroissait encore leurpâleur.
– Dame, naturellement ! appuyaTiburce, puisqu’ils ne sont pas descendus, c’est qu’ils sonttoujours là-haut !
M. Le Tellier chancela.
– Robert, mon ami, pourquoi nous avoircaché… ?
– Montons, dit le secrétaire. Je vousdemande seulement de faire un détour ; afin que les troispistes que voici restent bien isolées et bien nettes.
La crête du Grand-Colombier n’est rien moinsque spacieuse. Sa bande aplatie n’a pas deux mètres de large surtrente de long. M. Monbardeau, qui grimpait avec une sorte defurie, arriva le premier, et demeura muet de saisissement contre lepoteau de la croix.
Là où son imagination avait déjà couché lescadavres de son fils, de sa bru et de sa nièce, il n’y avaitpersonne. Il n’y avait rien.
Rien ? Ah ! si !
– La canne d’Henri ! Sa canne,brisée ! Elle est brisée !
– N’y touchez pas ! cria de loinMaxime. C’est l’essentiel, n’y touchez pas !
– Mais, les traces ? lestraces ?… demandait M. Le Tellier. Il faut bien cependantque les traces… Ho ! Ça, c’est trop fort.
En effet, c’était trop fort.
Les trois pistes montaient jusqu’à la crête,mais là elles cessaient tout à coup. Les disparus étaient bienarrivés au sommet du Colombier mais ils n’en étaient pasredescendus, et pourtant ils ne s’y trouvaient plus.
Maxime, voyant son père et son oncleincapables d’observer et de raisonner, se chargea de leur exposerla situation, de l’étudier pour eux et de faire les remarquesqu’elle comportait.
– Voyons, dit-il, un peu d’attention etde tranquillité. Examinons les choses, et reprenons les traces àpartir du bord de la neige.
« Elles poursuivirent leur ascension,d’abord parallèles ; puis les deux voies extrêmes s’écartentlégèrement de celle du milieu ; si bien que, arrivés sur laligne de faîte, Fabienne se trouve à un mètre à gauche de la croix,Henri à cinq mètres de Fabienne sur sa gauche et Marie-Thérèse àsix mètres d’elle sur sa droite. Là, nos promeneurs se sont arrêtéspour regarder le panorama ; chaque piste, en effet, nousprésente le même piétinement léger, la même superpositiond’empreintes, et l’on voit très bien que les cannes et le parapluie(ou l’ombrelle) se sont appuyés fortement sur le sol. Tout fait foid’une courte station. Mais la ressemblance entre les trois pistesne va pas plus loin.
« En effet, la piste d’Henri s’achève netà ce piétinement placide et normal du touriste qui se repose. C’estcomme une impasse.
« Pour la piste de Fabienne, c’estdifférent. Nous découvrons, parties de son piétinement, quatretraces de pas qui se dirigent du côté d’Henri. Et c’est tout.Deuxième impasse. Remarquons, toutefois, au sujet de ces quatrepas, que la distance de l’un à l’autre est révélatrice de grandesenjambées. Ma cousine Fabienne devait courir lorsqu’elle a fait cesquatre pas… courir vers son mari… D’ailleurs, au milieu de sonpiétinement stationnaire, nous relevons une marque de semellevigoureusement enfoncée, qui témoigne d’un brusque départ, d’uneprise d’élan énergique.
« La piste de Marie-Thérèse – celle dedroite – est plus compliquée. Venant du piétinement, une suite depas précipités se dirige vers la croix ; mais soudain, à unmètre de celle-ci, un crochet les rabat sur la droite, et ces passe mettent à descendre le versant du Rhône à toute vitesse. Nouscomptons six empreintes, ce sont de véritables sauts. C’est unecourse folle sur une pente scabreuse, et qui finit soudainement àla sixième empreinte. Dernière impasse.
« Il y eut donc un instant où Fabienne etMarie-Thérèse se sont hâtées dans la même direction, qui était,pour Fabienne, celle d’Henri, et pour Marie-Thérèse, celle deFabienne et d’Henri. Une cause inconnue empêcha la premièred’arriver jusqu’à son mari et fit rebrousser chemin à la seconde.Ce fut sans doute cette même cause qui les escamota tous lestrois.
– Certainement cela ne s’est pas effectuésans bataille, dit M. Monbardeau. Cette canne brisée… C’estbien la canne d’Henri… Je la reconnais.
– Que ce soit celle de M. Henri ouune autre, répondit Robert, le point capital est que ce soit lacanne dont M. Henri se servait samedi. Son bout ferré ne peuts’adapter qu’aux empreintes de gauche.
– Ce que je ne comprends pas, marmonnaTiburce, c’est qu’elle se trouve si loin des traces deM. Henri Monbardeau…
– Ah ! parfaitement, reprit Robert.Messieurs, je vous prie de noter la position occupée par cettecanne, à savoir : près de la croix, entre la piste montante deMme Henri Monbardeau et le crochet deMlle Le Tellier, c’est-à-dire à sept mètrescinquante environ du piétinement où se manifeste pour la dernièrefois la présence – la présence calme, j’insiste – deM. Henri.
– Il l’aura jetée de là ? proposaM. Monbardeau.
– Non. J’y ai pensé. Cela n’est paspossible. Car alors il l’aurait lancée contre les deux femmes, aurisque de les blesser, et votre fils n’est pas homme à perdre latête à ce point.
– Mais, qui vous dit, contesta Garan, queles deux femmes étaient là quand la canne a été jetée ?Peut-être qu’elles avaient déjà quitté leur place…
– Distinguons. J’affirme qu’elles étaientà leur place de stationnement tandis que M. Henri était à lasienne, muni de cette canne dont voici le moule tubulaire à côté deses traces de pause, car c’est en se portant vers lui qu’elles ontlaissé les voies ici présentes, dont l’une s’arrête pileet dont l’autre se détourne avant de disparaître non moinstotalement. Mais j’affirme aussi que M. Henri n’a pas jeté sacanne de l’endroit où il stationnait, premièrement parce qu’ilaurait pu blesser ses compagnes, secondement parce que la neige,autour de la canne tombée, ne présente aucune éraflure, ce quiprouve que la canne est arrivée par terre non pas en oblique, maisverticalement. On l’a donc jetée d’en haut.
Tiburce, mordant ses lèvres ardentes,l’interrompit :
– M. Henri Monbardeau a pu la jeteren l’air, et elle serait retombée…
– Mais non, monsieur. D’abord, je lerépète, il n’aurait pas risqué de geste périlleux pour sesvoisines. Et puis, regardez la brisure. Il a fallu un rude couppour la produire, et certainement celui qui a cassé cette canne dela sorte la tenait à pleine main. Un pareil effort, de lapart d’un homme, nécessite également un point d’appui, ou tout aumoins un calage sur les pieds. Or vous n’en trouvez pas de vestigeparmi les traces de M. Henri… Cette canne a été brisée entrele point de stationnement de son propriétaire et le point où vousla voyez enfoncée dans la neige, qui l’a moulée comme un écrin. Etsi nous l’examinons de plus près, cette canne, nous constateronsque la brisure, qui en fait un angle presque droit, ne peut êtreque la conséquence d’un choc violent sur un coin très dur…Je vous ferai observer que la croix est une charpente de sapinrevêtue d’un blindage de tôle peint en blanc, cylindrique dans lehaut, rectangulaire dans le bas. On pourrait donc supposerque la canne a été rompue sur l’un des quatre angles de la partieinférieure. Il n’en est rien. Nul renforcement n’a martelé la tôle,et la canne ne conserve pas la plus petite parcelle de peintureblanche. Voyez vous-même. C’est décisif.
« Sur quoi donc s’est-elle brisée ?Sur quelque chose qui était là et qui n’y est plus. Et sur quelquechose qui se tenait suspendu dans les airs.
– Vous êtes fort, dit l’inspecteur avecun ricanement.
Le duc d’Agnès intervint :
– Je me demande pourquoi tous cesembrouillages de raisonnements. N’est-il pas clair que les disparusont été enlevés au moyen d’un ballon ?… undirigeable ?…
– Ou un aéroplane ! ajoutaTiburce.
– Ah ! cela, non ! riposta leduc. Il n’existe pas d’aéroplane assez parfait pour cueillirsuccessivement trois personnes à ras de terre, ni assez puissantpour les emporter, elles avec l’équipage que nécessiterait un coupde main aussi complexe. Tandis qu’un dirigeable…
– Enlevés ? Enlevés ?monologuait M. Le Tellier. Mais dans quel but ? Si on lesavait enlevés, nous aurions déjà reçu des nouvelles, des menaces,des offres de… Que sais-je ?
– Ce n’est pas possible !surenchérit M. Monbardeau levant les yeux au ciel.
– Ce ne peut être qu’un dirigeable,déclara Tiburce.
Mais M. Monbardeau montra les aigles quiplanaient.
– Tenez, fit-il d’un ton bizarre, autantprétendre que ce sont des aigles colosses qui nous ont pris nosenfants !
Tiburce s’égaya.
– Ne riez pas, dit Robert. Si baroque quesoit l’idée, elle m’est venue à l’esprit. Certes, l’hypothèse estfausse a priori. Mais elle expliquerait presque tout. Car,un dirigeable, monsieur d’Agnès, cela se voit venir, c’est unemasse qui attire les yeux. Et si les ravisseurs s’étaient approchésdans un aéronef, nos amis s’en seraient garés, et leurs pas sur laneige indiqueraient des mouvements de retraite, alors que rien detout cela n’existe.
– C’est vrai, fit le duc.
– Au contraire, des aigles, mais on envoit toujours au sommet du Colombier ! On n’y fait pasattention, aux aigles !… Or je vous défie d’évaluer la tailled’un oiseau qui passe aux environs du zénith, parce que vous nepouvez pas mesurer la hauteur de son passage. Il faut connaîtrel’un des deux facteurs pour en déduire l’autre, et si…
– Fort exact, monsieur.
– … et si des aigles fabuleux, loin detout objet de comparaison, avaient plané à mille mètres au-dessusdes trois excursionnistes, ceux-ci les auraient pris tout bonnementpour des aigles communs, situés à quelques portées de fusil. Celaposé, admettons qu’un de ces rapaces chimériques se soit laissétomber sur M. Henri Monbardeau. Il le surprend, il l’enlève.Mme Fabienne Monbardeau se précipite au secours deson mari. Mais un deuxième oiseau s’abat et l’emporte.Mlle Marie-Thérèse, elle, s’élance pour assister sacousine, mais apercevant le troisième aigle qui fond sur elle, lavoilà qui se prend à fuir éperdument jusqu’à ce que…
– Taisez-vous ! chuchota M. LeTellier en désignant M. Monbardeau qui ouvrait des yeuxeffrayants.
– Ce n’est qu’une façon de me fairecomprendre, maître. Remettez-vous, docteur, et pardonnez-moi. C’estune hypothèse absurde et fantastique. Je ne l’ai formulée que pourmatérialiser nos réflexions… Si cette conjecture étaitvraisemblable, l’histoire de la canne viendrait la démentir. Ilfaudrait imaginer des becs d’airain, suffisamment inébranlablespour qu’on y puisse rompre des bâtons. Et il n’y a pas plus de becsd’airain que de vautours capables d’enlever soixante-dixkilogrammes de chair humaine.
M. Monbardeau s’épongea le front, et ditd’une voix rauque :
– Des oiseaux… non. Mais… des hommes…volants ?… Voyez, ici, en bas. Seyssel, Anglefort… Et pensez àla statue enlevée, là…
– Ha ! mon oncle ! se récriaMaxime, de grâce, ne mêlez pas cette fumisterie au malheur qui nousfrappe !
Mais Robert lui imposa silence :
– Voilà encore une supposition d’aspectlunatique et pourtant je l’ai envisagée, elle aussi ; carj’estime que, pour mener l’esprit à la vérité, rien ne vaut l’étudedes hypothèses fausses. En science quelquefois, comme en grammairetoujours, deux négations valent une affirmation. Quand je saisqu’une chose n’est pas ici, je me doute qu’elle peut être là. Etpuis, à force de perdre, on finit par gagner. Consolez-vous,docteur. Les voleurs d’hommes – si voleurs il y a – ne sont pas dessarvants de l’air… si sarvants il y a. L’enlèvement d’uneseule personne à travers le ciel exigerait l’alliance detrois individus volant avec la force (proportionnée à leurtaille) des condors les plus vigoureux. Il aurait donc falluneuf complices pour exécuter le rapt de samedi. Or, si desaigles, même démesurés, peuvent ne pas être remarqués à cause desraisons que je vous ai données, une volée de neufornianthropes ne saurait passer inaperçue ! Nos amisse seraient retirés à leur approche, et encore une fois, ces tracesne décèlent ni écart, ni reculade, ni fuite, avant l’attaque deM. Henri, qui fut assailli le premier.
« Non, non : le dirigeable, lesaigles, les hommes volants, rien de tout cela ne tient debout.
M. Monbardeau serrait lespoings :
– Alors ?… Alors, quoi ?… Ilsne se sont pas volatilisés !… pas dissous dans l’air comme desmorceaux de sucre dans l’eau, je suppose !… La foudre ne les apas transportés au diable !… Ils ne se sont pas échappés parle sommet du Colombier comme l’électricité par les pointes !…Ils ne sont pas montés au ciel comme des prophètes, eh ?…Alors quoi ? quoi ? quoi ?… C’est idiot, à lafin !
Robert eut un geste évasif.
– Nous n’avons plus rien à faire ici.
– Pardon ! la neige va continuer defondre, répliqua M. Le Tellier. Je vais prendre un croquis detoutes ces empreintes.
À cette vue, Tiburce annonça qu’il feraitmieux encore et qu’il allait photographier la neige du haut de lacroix. Mais l’intrépide sherlockiste avait trop présumé de sonagilité. Il ne put s’élever qu’à mi-chemin des solivestransversales ; et ce fut Maxime qui, se souvenant des mâts etdes vergues du Borda, réussit l’entreprise.
Pendant qu’il était à cheval sur les bras del’immense gibet – destiné, semblait-il, à crucifier quelque Titan –l’inspecteur lui demanda de contrôler si le zinc ne portait aucunemarque et le badigeon nulle éraillure pouvant être attribuées aufrottement de cordages.
– Rien, répondit Maxime.
Par malheur, quand Tiburce, rentré à Mirastel,voulut développer les précieuses photographies, il s’aperçut qu’ilavait oublié de charger son appareil.
Le soir même, tous ceux qui avaient participéaux recherches se réunirent dans le salon de Mirastel et tinrentconseil.
La canne brisée d’Henri Monbardeau gisait surla table, au milieu du cercle ; et l’on voyait devantMme Arquedouve le schéma des empreintes relevé parM. Le Tellier et dont Maxime avait pointillé chaque trait aumoyen d’une aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sagrand-mère aveugle l’effigie de la chose étonnante et terrible.
M. Le Tellier écrivit de cette séance uncompte rendu détaillé (Pièce 197). Nous le résumerons.
M. Garan, ne cachant pas que saconviction était presque faite, reconnut néanmoins qu’unediscussion ne serait pas inutile.
– Avant de se demander, dit-il,où sont les disparus, qui les retient captifs etcomment on les a enlevés, il faudrait savoirpourquoi.
Logiquement, d’ailleurs, la thèseenlèvement ne pouvait être adoptée qu’après élimination dela thèse disparition volontaire Cette élimination setrouva faite quand on eut examiné successivement le cas des troisabsents, et conclu que pas un n’avait pu se retrancher du mondespontanément, ni même s’être laissé enlever. Mais, aucours du débat, lorsque M. Monbardeau affirma que son filsHenri n’avait nulle raison de s’éclipser, M. Garan lui demandas’il savait que le jeune homme reçut des lettres poste restante àArtemare.
– J’ai procédé hier soir à une petiteenquête, déclara-t-il. Le matin même de l’événement, M. HenriMonbardeau s’est présenté au guichet de la poste et a retiré unelettre aux initiales H. M.
L’étonnement de M. Monbardeau fit place àla colère lorsque Maxime, pour détromper M. Garan, dut révélerque les lettres aux initiales H. M. provenaient de SuzanneMonbardeau, et que la pauvre fille correspondait en cachette avecson frère. Le policier insistant, il fallut lui apprendre, devanttous, la triste aventure de Suzanne Monbardeau. Et personne ne luien sut gré, d’autant que le Dr Monbardeau prit prétexte de cettedigression contre la pécheresse et lui reprocher (lui qui l’avaitchassée !) de n’avoir pas témoigné à ses parents la moindresympathie à la suite des disparitions.
Puis la thèse enlèvement revint surle tapis.
Qui pouvait bénéficier de la triplecapture ?
Ici, M. Garan émit la supposition queMlle Le Tellier avait pu être enlevée par un desnombreux soupirants que son père avait évincés. Préposé à lasécurité de la colonie étrangère à Paris, il avait assisté, commetel, à l’inauguration du télescope Hatkins. Rien ne lui avaitéchappé de cette fête ni de ses suites, circonstance qui l’avaitfait choisir pour suivre la présente affaire, lorsque le ducd’Agnès s’était présenté à la préfecture, de la part de M. LeTellier.
Celui-ci déclara n’avoir reçu que troisdemandes en mariage formelles, et, partant, n’avoir eu à opposerque trois refus catégoriques : au lieutenant don Pablo de LasAlmeras, l’attaché militaire espagnol ; à M. Evans, unattorney de Chicago, enfin – et il s’excusa de faire allusion àpareille bouffonnerie – au Turc Abd-Ul-Kaddour-Pacha.
M. Garan les connaissait tous trois.C’étaient, selon lui, trois pistes à abandonner. L’Espagnol venaitde se fiancer, l’Américain avait regagné l’Amérique huit joursavant les disparitions, et le Turc s’était embarqué à Marseillepour la Turquie avec ses douze femmes, le matin du triste accidentet sous la propre surveillance de l’inspecteur, ce qui, justement,avait causé le retard du duc d’Agnès, obligé d’attendre l’arrivée àParis de l’express Côte-d’Azur avant de pouvoir se mettreen route pour le Bugey.
Là-dessus, et quand il fut prouvé queMarie-Thérèse Le Tellier n’avait pas été enlevée pour elle-même, onconclut pareillement en ce qui concernait sa cousine Fabienne.Personne n’avait intérêt à la ravir, si ce n’est son ancienprétendant, M. Raflin, lequel se trouvait incapable d’un telexploit, vu qu’il gardait la chambre à Artemare, depuis six mois,avec une fracture compliquée de la jambe.
Restait Henri Monbardeau. Avait-il étél’objectif capital du coup de filet ?
Illuminé soudain, M. Monbardeau prétenditalors, à la stupéfaction générale, que, si quelqu’un s’était emparéde son fils, ce quelqu’un n’était autre que M. Hatkins,« oui, Hatkins, le philanthrope, Hatkins, le donateur dutélescope, Hatkins le milliardaire ! » Henri Monbardeau,poursuivant ses recherches bactériologiques, avait récemment isolé,cultivé, atténué le bacillus sclerosans ; grâce àlui, la guérison de l’artériosclérose était chose faite. Or,Hatkins lui avait proposé cinq millions de sa découverte – cinqmillions dédaigneusement refusés… Bien que M. Garan assurâtque le milliardaire était parti pour faire le tour du monde, enrepassant par New York, plusieurs jours avant le rapt ; bienque l’honorabilité de M. Hatkins ne fît aucun doute pour laplupart des assistants, le Dr Monbardeau n’en voulut pas démordre.Et Tiburce le suivait dans sa croyance paradoxale, soutenant queM. Hatkins n’avait quitté la France que pour se procurer unalibi, après avoir chargé du rapt toute une bande decomplices !
On revint ensuite à l’idée plus sérieuse d’uneassociation de chenapans, habiles à terroriser leurs semblables età les rançonner. Mais, à ce point de la conférence, il se produisitun incident d’une grande violence entre d’une part, Maxime etRobert, et, d’autre part, M. Garan, qui, rompant les chiens,les accusa tous deux d’avoir truqué les empreintes du Colombier,étant donné qu’ils avaient séjourné seuls au sommet de la montagneavant d’y mener qui que ce fût.
M. Le Tellier calma son fils et sonsecrétaire. Puis, faisant diversion, et brusquant leschoses :
– Enfin, que décidons-nous, monsieurGaran ?…
– Oh moi ! fit l’autre, je ne veuxplus rien dire.
– Soit. Et vous, Robert ?
– Je ne puis rien dire, mon chermaître. Rien encore, du moins.
Voyant l’inspecteur sourire à la dérobée,M. Le Tellier lança vivement :
– Et vous, monsieur Tiburce ?
– Hatkins ! Hatkins !
– Bravo ! fit M. Monbardeausoulevant des protestations indignées.
– Eh ! quoi ? repartit Tiburce.Avant tout, cherchons des explications simples, possibles,naturelles. Ne sortons pas du naturel !
Et citant un de ses auteurs, ilpoursuivit :
– J’ai depuis longtemps pour principeque, quand vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, quelqueimprobable que ce soit, est pourtant la vérité. Or « cequi reste », à mon avis, c’est l’hypothèse brigandset l’hypothèse Hatkins. Et cette dernière, étant la moinscompliquée, doit être la bonne.
Mais Robert :
– L’impossible… Quel homme pourraitsavoir ce qui est impossible et ce qui estnaturel ?…
– Pour ma part, ditMme Arquedouve, je suis avec M. Robert. Jesens qu’il a médité de toute la force de son savoir.
– Et moi, je veux qu’on me rende mafille ! gémit Mme Le Tellier à bout deforces.
– Que fait-on, enfin ? s’impatientaM. Monbardeau.
Tiburce, le nez dans un indicateur,annonça :
– Je pars aux trousses de Hatkins !Il y a un paquebot demain soir. Demain matin, je vousquitterai.
– Robert, Maxime, qu’allez-vous faire,demanda M. Le Tellier.
– Penser, dit Robert.
– Attendre, fit Maxime. Attendre lasommation des corsaires.
– Et vous, monsieur ?
Le duc d’Agnès répondit :
– Je vais me mettre, avec mon ingénieur,à construire des aéroplanes aussi vites et aussi stables quepossible…, de fins voiliers…, de fins voiliers… pour la chasse auxpirates aériens.
– Ah ! s’écria Maxime, tu es de monavis !
Et Robert :
– Faites toujours, monsieur, cela peut nepas être inutile.
– M. Hatkins ! vousdis-je ! répétait Tiburce.
M. d’Agnès le rabroua :
– Tu es fou !
Cependant, M. Garan s’avançait versM. Le Tellier :
– Je vous prie d’oublier ce que j’ai dittout à l’heure… C’était mon devoir d’être sincère.
– On ne vous en veut pas, lui réponditM. Le Tellier. Vous avez exprimé votre opinion avec franchise,et, en définitive, elle est défendable, je le reconnais. Seulement,voyez-vous, mon fils et mon secrétaire sont au-dessus de toutsoupçon. Vous ne le saviez pas.
M. Le Tellier termine ainsi le compterendu de la soirée : « À l’issue de cette réunion, je visM. d’Agnès s’approcher de Robert. Les deux jeunes hommess’entretinrent quelques instants et se quittèrent sur une poignéede main loyale. Ceux qui étaient au courant de la situationcomprirent que le duc venait d’affirmer à son humble rival en quelmépris il tenait les allégations de l’inspecteur. Puis ils durentconvenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-Thérèse,l’un avec sa science, l’autre avec sa richesse, tous deux sanssouci de l’avenir. »
M. Garan, dont la chambre était contiguëà celle de Tiburce, fut réveillé de bonne heure par des bruitssourds et rythmiques, des exclamations cadencées, qui venaient delà. Il entra sans façon, vêtu de sa chemise, et trouva lesherlockiste en train de se livrer à une pantomime gymnastique etsuédoise, destinée à entretenir la souplesse du corps et la vigueurdes muscles. À sa vue, Tiburce, qui était nu, lui tourna le dos etcontinua ses gestes cadencés.
Ils avaient pris congé de tous la veille ausoir, car leur train était matinal, et l’automobile de M. LeTellier devait être parée vers cinq heures pour les conduire àCuloz.
– Eh bien, mon confrère, dit Garan, vouspartez toujours à la poursuite de M. Hatkins ?
Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation dutorse autour des hanches :
– Plus que jamais !
– Vous savez que c’est insensé.
Tiburce versa de l’eau dans un tub et se mit àbarboter selon la règle.
– Admettez que ce soit de l’inspiration,fit-il au bout d’un instant.
L’inspecteur examinait la chambre. Un désordrevoulu (à la Sherlock) en faisait un capharnaüm. Cela sentait trèsfort le tabac anglais Navy Cut. À l’ombre de ses moustaches et deses sourcils retroussés en toit de pagode, la bouche et les yeux deGaran recommencèrent à sourire.
– Je vous assure que votre méthode estdéfectueuse, déclara-t-il. Vous manquez d’expérience.
– Ce sera donc une école, réponditfroidement Tiburce. J’ai bien réfléchi.
L’autre repartit :
– Non seulement le caractère deM. Hatkins dément vos accusations, mais encore son départ,antérieur à l’enlèvement, vous prouve que, s’il en est l’auteur oul’instigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas aveclui… Il les aurait donc fait mettre de côté, pour s’occuper d’eux àson retour ?… Voyons !…
Mais à présent, Tiburce, ganté de crin, sefrictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme lespalefreniers d’Angleterre au pansage de leurs cracks.
Ce qu’ayant observé, M. Garan pivota surses jambes velues et alla se débarbouiller.
Ils se trouvèrent prêts à la mêmeminute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit aumécanicien :
– Nous partons à pied. Vous nousrattraperez sur la route.
Ils descendirent le petit sentier raide, entreles deux chemins.
– Sérieusement, reprit l’inspecteur,voulez-vous me croire ?
– Non.
– Écoutez, c’est inepte ! Et tout lemonde vous l’a dit… Il est vrai que parmi « tout lemonde » il y a deux lascars qui savent le fin mot…
– Robert et Maxime, n’est-cepas ?
– Oui, cher monsieur.
– À mon tour de vous dire : c’estinepte.
– Ouais ! Les tracessurnaturelles : du chiqué ! Du chiqué parce quesurnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancés pour donnerle change. À la préfecture, on se doutait bien que c’était lepréambule de quelque chose… Quoique, pourtant, il y ait peut-êtreune autre corrélation entre ces attrape-nigauds etl’enlèvement…
– Certes, je suis de votre avislà-dessus : les deux événements sont connexes. Mais, à l’égardde Maxime et de Robert, vous errez. D’Agnès les connaît très bien,et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il vade soi qu’elles ne peuvent être surnaturelles… Cependant, tout bienpesé, je ne soutiens pas que l’enlèvement ait eu lieu au sommet duColombier. Les empreintes ne sont peut-être qu’un stratagème à deuxfins, combiné. 1° pour effrayer, 2° pour tromper lesesprits sur l’emplacement du rapt. On aurait apporté lacanne ; on aurait imprimé les traces avec des bottines au boutde longues perches, du haut d’un ballon dirigeable arrimé à lacroix… Je parle d’arrimage à cause du vent perpétuel qui doitempêcher là-haut tout stationnement d’appareil en vol…
– Mais, s’écria Garan, savez-vous quec’est justement ce que je pensais ! Voilà pourquoi j’aidemandé à M. Maxime s’il ne voyait pas d’éraflures, pas destigmates de cordages…
– Toujours est-il, conclut Tiburce, quesurnaturel = inexistant.
– Amen ! Il est regrettableque vous ne raisonniez pas toujours ainsi.
– Mon système est donc sidéfectueux ?
– Yes, sir. D’abord, vousergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur desindices qui comportent plusieurs explications possibles.Exemple : vos gaffes à propos de la chancelière, du monocle etde tout ce que vous avez dégoisé au père Le Tellier.
Quand il se présente une multituded’explications possibles, il faut la considérer tout entière ;car, si l’une d’elles vous échappe, c’est toujours la meilleure. Etparfois, devant cette infinité de solutions, on ne sait laquelleadopter. – Il vaut mieux s’en prendre (lorsqu’on a le choix, ainsique vous l’aviez) au témoignage d’un seul acte, à l’effet qu’uneseule cause a été capable de produire. Des assertions de ce genre,on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvées par ceci :que toute autre interprétation ne s’ajuste pas aux faits. Tandisque vous, avec vos procédés, vous verriez partout des témoignagesde ce que vous avez préconçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me faisfort de découvrir n’importe où la preuve de n’importe quoi !Que désirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ?Parions qu’ici, à cette amorce du sentier avec la route, jedémontre à volonté un délit ou une contravention !… Voici unbuisson tout froissé ; voici, dans le sol gras, des fouléesprofondes. Qu’est-ce, au juste ? Sans doute quelque démêlé derustre avec sa vache, ou mille autres choses ! Voyez sur laroute, maintenant : cette double excavation nous apprendqu’une lourde automobile a démarré brusquement vers Artemare. Cesont les creux des deux roues arrière qui ripaient sous un effortsubit. Qu’est-ce que ça établit ? Qu’un mécano rageur a dûréparer un pneu et repartir avec brutalité, qu’un apprentichauffeur a fait ses débuts et s’est exercé aux arrêts comme auxdéparts, qu’une voyageuse sentimentale a voulu cueillir cetteaubépine, que… Est-ce que je sais ? Tout, enfin !tout !
Tiburce baissait la tête.
– Vous avez raison, dit-il. Mais quevoulez-vous que j’y fasse ? C’est ma vie, cela, monsieurGaran !… Ne le dites à personne : si je retrouveMlle Le Tellier, j’épouseMlle d’Agnès !
– Ah ! bien ! bien !…Alors, n’allez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un hommepareil, c’est contester une vérité de La Palisse. Tâchez plutôtd’obtenir la vérité de M. Maxime et de M. Robert, de cedernier surtout, qui a peut-être dupé son camarade, puisqu’il étaitavant lui sur le Colombier.
– Ah ! çà, monsieur Garan, j’ysonge : est-ce que par hasard vous soupçonneriez unecomplicité quelconque entre Robert et l’un des troisdisparus ?
– Eh bien oui, là ! c’est le fond dema pensée. Je crois fermement que, de connivence ou non avec lesHenri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle LeTellier, qui s’aiment…
– Vous croyez qu’ils s’aiment ! Etc’est là-dessus que vous basez vos charges ? s’écria Tiburceavec une sorte d’allégresse.
– Certes !
– Dans ce cas, monsieur l’inspecteur,vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous détromper.Il y a deux ans que Mlle Le Tellier s’est éprise duduc d’Agnès, mon ami intime.
– Sûr ?
– Pas le moindre doute !
M. Garan fronça ses cornes sourcilières.Et c’était une chose si drôle à voir que M. Tiburce partitd’un grand éclat de rire.
– Pauvre cher inspecteur ! Si vousn’aviez que cela dans votre sac, il vous faudra désormais croireaux hommes volants !
– Ouiche ! Des bonshommes enbaudruche ! grommela le policier déconfit. Des petitsballons-mannequins gonflés d’hydrogène ! C’est la thèse de lapréfecture.
– Pas si bête ! approuva Tiburce.Voilà qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la mêmedirection : celle du vent ! On aurait dû perquisitionnerdans le petit bois de Châtel, je suis sûr que les véritablesItaliens y sont restés cachés pendant qu’on battait la campagne àleur recherche. Ça, au moins c’est naturel.
À ce moment, l’automobile, chargée des bagagesde Tiburce, les rejoignit.
– Allons ! En route ! ditGaran.
– En route ! À la poursuite deHatkins !
Dépité, furieux de sa maladresse, l’inspecteurrépliqua grossièrement que Tiburce était libre de poursuivre quibon lui semblait, et que lui, Garan, s’en fichait pas mal.
Comme ils arrivaient à la gare, quantité devoyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenés. Ilsvenaient de Paris. La plupart étaient munis d’appareilsphotographiques. Garan reconnut des journalistes. L’un d’euxs’approcha de lui :
– Ah ! monsieur Garan, n’est-cepas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, uneseconde…
Et il voulut prendre une interview. Mais lepolicier se défendit et devint hargneux.
– Enfin, monsieur l’inspecteur, insistaitle pauvre homme, il s’agit bien d’un enlèvement ?…Oui ?… Non ?… Dites ? je vous en prie. Qui est-cequi a enlevé ces personnes ?
Alors l’interrogé se mit àvociférer :
– Ce sont des diables, monsieur. Je lesai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de boue etune queue en fer de lance. Entièrement velus, ils jettent du feupar la gueule, et ils ont, à la place du séant, la tête d’unjournaliste qui vous ressemble comme un frère ! Là !Êtes-vous satisfait ?
Ayant dit ces mots, il s’engouffra dans lasalle d’attente, en retroussant contre le ciel la quadruple menacede ses sourcils et de ses moustaches coalisés.
Le duc d’Agnès était pressé de se mettre àl’œuvre avec son ingénieur. Il quitta Mirastel le même jour queTiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. etMme Monbardeau regagnèrent Artemare.
Alors, au vieux château, la vie commençad’être une épreuve douloureuse et funèbre. La pensée deMarie-Thérèse obsédait les esprits. Par moments, on aurait préférél’assurance de sa mort à l’incertitude, qui est unetorture insupportable. (Quand on craint pour une jeune fille, on atant de choses à redouter, n’est-ce pas ?)
Mme Le Tellier passait desheures et des heures enfermée dans la chambre de sa fille. Puis,soudain, le besoin d’action, qui les travaillait tous, domptait salangueur native, la poussait dehors et la faisait marcher auhasard, très vite, d’un pas tumultueux.
Chacun possédait, sur sa table ou sa cheminée,quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien desfois, religieusement, avec des souvenirs et des pensées, comme uneicône sur un autel. Mme Arquedouve était privée decette humble consolation ; ses yeux déjà morts la luirefusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irréprochable deMarie-Thérèse, un buste si ingénieux qu’il évoquait la jeune filletout entière. Et on voyait la petite vieille dame palper le marbrelonguement, de ses mains blanches et subtiles, et considérer de lasorte l’unique ressemblance qu’elle pût distinguer. C’était uneoccupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine.Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaientdevancée au néant, cessaient par malheur d’être inutiles, etpleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. Quand elleentendait venir Mme Le Tellier, elle interrompaitd’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes seplaisaient à parler d’une infortune que tout leur rappelait.
Tout. Même le chien Floflo, qui se tenaitsilencieux. Même le logis, qui paraissait désolé. D’habitude, ilétait fleuri par les soins de Marie-Thérèse. Elle savait grouperdes fleurs dans un vase avec cette grâce japonaise qui fait croirequ’elles ne sont pas cueillies et moribondes… Mais les vases, telsdes corps sans âme, restaient vides ; et les iris, près de labotasse[3], vainement mauves, pourrissaient loin deshommes.
Il semble que le plus accablé de tous ait étéM. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet detravail. Exténué de contention, las de réfléchir à cettecatastrophe incompréhensible, il n’avait plus la force deraisonner ; il rêvait, face au paysage magnifique. Le siteprintanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne etdésert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardaitles arbres des vergers en fleurs, et songeait à des squelettesmacabrement pomponnés. Devant ce décor d’espace et de montagne safille avait passé si souvent – si souvent, mon Dieu ! – qu’iln’y voyait plus que le fond d’un portrait dont elle aurait disparu.Le spectacle même de son absence.
Pour Maxime et pour Robert, ilstravaillaient : le premier dans son laboratoire, afin delutter contre l’inquiétude, et le second dans sa chambrette, à desouvrages clandestins dont le but se devine aisément.
Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel,si ce n’est pourtant quelques tournées d’exploration faites parRobert du côté de Seyssel et des communes molestées, et si ce n’estun voyage de M. Le Tellier à Lyon.
Un voyage atroce. Il partit comme un fou,ayant lu qu’on avait retiré du Rhône le cadavre d’une femmeinconnue dont la mort pouvait remonter à la date néfaste du 4 mai.Il s’absenta sous un prétexte, à l’insu de tous, et revint le soirmême, soulagé d’un pesant fardeau. La femme de la morgue étaitbrune, d’âge mûr et de type oriental. Une drague l’avait extraitede la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela était si loin deMarie-Thérèse, si étranger aux préoccupations deM. Le Tellier, qu’il s’aperçut enfin de l’excès où l’avaitmené son abattement. De ce jour, il se raffermit peu à peu.
Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrentcarillonner à la porte de Mirastel, et qui, une fois éconduits, sebornaient à prendre des vues du château et de ses parages.
Il y eut encore les arrivées du facteur,toujours attendues, toujours décevantes…
Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans lacampagne également la tranquillité s’était rétablie, quand ceciarriva tout à coup :
Dans la nuit du 13 au 14, le village de Béon,situé entre Culoz et Tallisieu, au pied du Colombier, à troiskilomètres de Mirastel, fut ravagé. Des mains sacrilèges émondèrentla floraison des arbres fruitiers. Différentes bestioles, couchantà la belle étoile, disparurent sans laisser de trace. Enfin, etsurtout, une femme, attirée dans son potager par un bruitinsolite, ne rentra pas et subit le même sort que les branches etles animaux. Il fut impossible de la retrouver.
De Béon, une vague circulaire d’épouvante sepropagea sur le pays. Les journalistes y affluèrent. Mais, à partirde cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser dese multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut lavisite des sarvants.
Bientôt, même il y eut des gens qui furentconfisqués en plein jour, dans les lieux écartés. De ce nombreétaient les bergers et les vachères qui s’en allaient, seuls avecleurs bêtes, par les prés de la montagne. La plupart du temps, uneseule personne disparaissait ; parfois deux ; et troisde-ci de-là. On remarqua que les enlèvements diurnes s’exécutaientde préférence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peurd’être trahis, avaient soin de capturer les témoins de leursactes.
Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa.(Les sarvants, on ne sait pourquoi, sautèrent un hameau, deuxvillages et trois châteaux, dont Mirastel.) Et l’on enregistra laperte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne d’Arvière. Le pauvrehomme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsqu’ilfut appréhendé. Sa vieille mère était folle de peur, et redoutaitqu’il ne prît froid, parce qu’il n’avait sur lui qu’une robe dechambre.
Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route etpoussant une pointe au sud, le sarvant pilla Ceyzérieu, sur lacôte, en face de Mirastel, par-delà le marais. Puis il revint à laroute, malmena Talissieu, où il s’empara d’un poulain nouveau-né,raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de Châteaufroid,et chaparda quelques lapins dans un cuveau de métairie.
Le 17, le Dr Monbardeau reçut la lettresuivante, qui le mit au désespoir et prouvait, d’autre part, que lefléau s’étendait plus avant qu’il ne semblait, c’est-à-dire jusqu’àBelley. Cette lettre était de Front, l’amant de SuzanneMonbardeau.
(Pièce 239)
« Monsieur Monbardeau,
Bien que nos relations aient toujours été plusque tendues, je me vois dans la triste obligation de vous fairepart de ce qui m’arrive.
En revenant hier d’une course de quinze jours,je n’ai plus retrouvé votre fille chez moi. Elle s’est défilée àl’anglaise avec un joli cœur quelconque (puisque je sais qu’elle nes’est pas rendue chez vous) et à la faveur de ces prétenduesdisparitions. Car vous ne voudriez pas que j’y croie ? Je n’aipas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison où je lui aifait honneur de la recueillir étant à distance du bourg. Voilà ceque c’est[4]… Mais j’ai cru devoir vous en avertir, àcette fin que vous sachiez qu’à partir de maintenant il n’y a,encore moins que par le passé, rien de commun entre nous.
Je vous salue.
Onésime FRONT. »
L’horreur du fait se renforçait de latrivialité du rustre qui l’annonçait. Suzanne, certes, n’avait pasfauté une seconde fois ; tous l’affirmaient. Elle était doncaussi la proie du sarvant !… Et ce qui vint le corroborer, cefut, dans la nuit, du 17 au 18, la dévastation de Saint-Champ,non loin de Belley.
Suzanne enlevée ! Ce dernier coup portaitau comble la détresse des Monbardeau. Madame déraisonna pendant unesemaine, puis s’éleva sans relâche contre la rigueur paternelle quiavait exilé la pécheresse repentante. Ce à quoi Monsieur ne savaitque répondre et baissait la tête en pleurant.
Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirentque la nuit avait été funeste au village de Ruffieux, sis à quinzekilomètres outre-Rhône, sur la route de Seyssel à Aix-les-Bains. Lanouvelle manquait de précision. On parlait vaguement de plusieurspersonnes enlevées, ce qui demandait confirmation.
Mais, avant d’être fixés, les Artemaroisconnurent un événement plus sensationnel encore.
Un reporter-photographe de Turin était partibien avant l’aurore pour le sommet du Colombier, afin dephotographier le théâtre du rapt dans la splendeur du soleillevant. (Ce raffinement s’explique par le nombre incalculable declichés que ses confrères avaient déjà pris du même lieu, dans desconditions différentes d’heure et de température.)
Or, de même que Marie-Thérèse et ses cousinsn’étaient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescenditpas.
Grande émotion dans Artemare. Palabres etconciliabules, à l’issue desquels une troupe d’hommes courageux (onen trouvait encore à ce moment-là) se mit à la recherche del’envoyé perdu.
Ils montèrent jusqu’à la croix. Et là ilsdécouvrirent l’appareil photographique planté sur ses trois piedsen compagnie d’une espèce de nabot hideux, goitreux,haillonneux, vautré dans l’herbe, et que nul ne connaissait.Pas le plus petit soupçon de journaliste, à moins qu’il ne fûtdevenu, par sortilège, ce nain repoussant, à la tête trop grosse,aux bras trop courts, qui, d’un œil animal, regardait venir lessauveteurs.
Eux s’arrêtèrent, cherchant de tous côtésl’ancien aspect du publiciste… Mais rien ! Alors ilss’approchèrent de son nouvel aspect – je veux dire de la vilainecréature impassible – et ils s’aperçurent bientôt qu’ils avaientaffaire à un malheureux crétin, sourd et muet.
Et dans ce temps-là, l’audace leur vint de letoucher. Car, jusqu’ici, la peur de se brûler aux mains les enavait détournés. On voulut le faire lever, et l’on sut – disgrâcesuprême ! – qu’il était paralytique.
Ils le prirent donc avec eux, ainsi quel’appareil à trépied, et ils commencèrent à descendre de lamontagne. Mais comme ils arrivaient à Virieu-le-Petit, avec desmines où l’ébahissement persistait, voilà qu’ils firent larencontre d’un bouvier qui s’apprêtait à mener des troncs de sapinsà la scierie d’Artemare.
Et cet homme, avisant le nabot,s’écria :
– Ho ! le Gaspard ! Quétocou fa iqueu ?
Ce qui signifie : « Tiens ! leGaspard ! Qu’est-ce qu’il fait là ? »
Et il leur enseigna la vérité, à savoir quel’idiot était un habitant de Ruffieux, qu’il y passait des nuits etdes journées accroupi au seuil de la maison de son père, laquelleouvre sur la route, et que tous les bouviers, rouliers et messagersne connaissaient que lui, à force de le voir au bord du chemin,immobile et « à cropetons ». L’histoire fit tapage.C’était une infernale substitution que celle d’un journaliste deTurin et d’un innocent de Ruffieux, au plus haut duColombier !… On tenta d’interroger le Gaspard, d’obtenir aumoins un geste expressif… Hélas ! folle tentative. Jamais ilne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbécile, ni plusankylosé. Son père, quand il le revit, regretta de le revoir. Etainsi le seul rescapé fut-il le seul qui ne pût rien rapporter ausujet des sarvants, et le seul dont on eût souhaité qu’il y restât.Cependant les autres reporters-photographes donnèrent de l’argentau père du Gaspard, dans le dessein qu’il leur permît dephotographier ce héros ; et il bénit le retour de sonenfant.
Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait étél’unique objet humain dont le sarvant eût démeublé Ruffieux.
Dans la nuit du 19 au 20, ce fut le tourd’Ameyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les précautionsabondantes dont les campagnards s’entouraient déjà limitèrent ledommage à des pertes matérielles.
Les hôtes de Mirastel se dirent que l’heureétait venue pour eux d’être tourmentés. La zone dangereuse s’étaitrétrécie autour du château, à mesure qu’elle s’élargissait au loin.Le hasard seul pouvait leur épargner l’attaque du sarvant.
M. Le Tellier s’en réjouit. Depuis lecommencement des déprédations, persuadé comme tout le monde queleur secret ne faisait qu’un avec celui de l’enlèvement du 4 mai,il s’était dépensé en multiples activités. Au début, il avait mêmesouri de bon cœur à l’idée de toutes les hypothèses que la reprisedes hostilités réduisait à néant. Par là le champ des conjecturesse trouvait singulièrement restreint, et les circonstancessemblaient donner raison au duc d’Agnès, qui avait prédit d’autresrapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otagesretenus par le sarvant démontrait que celui-ci n’en avait pas vouluspécialement à Marie-Thérèse et à ses cousins. L’ayant compris,M. Le Tellier télégraphia tout de suite au duc d’Agnès, pourqu’il arrêtât l’ami Tiburce entraîné sur sa fausse piste.« Mais, répondit le duc, Tiburce court après Hatkins. Il s’estembarqué le 8, à destination de New York, poursuivant lemilliardaire en voyage. »
M. Le Tellier se lamenta de cette énormesottise et revint à ses préoccupations personnelles.
Avec son fils, son beau-frère et sonsecrétaire, il parcourut les endroits saccagés. Ils observaient.Ils questionnaient. Ils éprouvaient une sorte de soulagementpervers à constater que d’autres familles souffraient du fléau quiles avaient frappés. Mais ils n’obtenaient aucune indication, etrecommençaient ailleurs de plus belle, stimulés par les troisfemmes, qui joignaient à leurs encouragements des recommandationsde prudence. Elles ne les laissaient pas sortir après le coucher dusoleil et leur défendaient de se séparer quand ils allaient dansles solitudes.
Un jour, néanmoins,Mme Arquedouve, qui était la première à prêcher laconfiance et le zèle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune,changea tout à coup de manière et se montra pusillanime àoutrance.
Pressée d’avouer la cause de sa frayeur, ellefinit par s’y résoudre le lendemain du sac d’Ameyzieu. Cettenuit-là, comme la nuit du sac de Talissieu, elle avaitperçu d’étranges vibrations. Peut-être pas exactement des bruits,mais quelque chose du même genre. Quelque chose de vibrant, que sessens d’aveugle lui avaient permis d’apprécier. C’étaient desperceptions analogues à celles que lui procurait le passage d’unaéroplane, ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, tropéloignés pour être entendus au sens propre du terme ;mais ce n’était ni l’un ni l’autre. C’était un bourdonnementsombre à force d’être sourd et grave, et quiimpressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutôt que sonoreille. Cette anomalie l’avait éveillée au milieu de ces deuxnuits-là, fort peu rassurée. La première fois, elle aurait pucroire qu’elle était le jouet d’un de ces phantasmes auxquels lesinfirmes sont exposés, mais aujourd’hui, elle ne doutait pas del’authenticité de ses sensations. C’est pourquoi elle se décidait àparler.
À la suite d’une pareille révélation, il n’yeut personne à Mirastel qui ne méditât profondément.
Or, ils n’étaient plus seuls à méditer, ce 20mai 1912. À cette époque, toute la France et toute l’Europes’intéressaient au problème bugiste. Les journaux du vieux monderendaient compte de « l’avènement d’une terreurnouvelle ». La majorité estimait « que c’était, à coupsûr, par le chemin de l’air que venaient les sarvants », etplus d’un « qu’ils appartenaient forcément à cette espècevolante dont le brigadier Géruzon avait surpris deuxreprésentants ». Le Moyen Âge revivait. Les légendesglissaient d’âtre en âtre. Certaines, oubliées depuis des siècles,ressuscitaient on ne sait comment. Elles s’étaient infiltréesjusqu’à Mirastel, et mêlaient leurs chimères à la logique desraisonneurs.
Le temps n’était cependant plus auxréflexions, et, tout en ruminant l’histoire de sa belle-mère,M. Le Tellier se préparait à la vigilance, ainsi qu’on va levoir. Mais les sarvants paraissaient avoir pour tactique de sautermaintenant d’un point à un autre, sans ordre, au petit bonheur, etl’on avait déduit de cette incohérence (régulière en quelque sorte)qu’ils ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heuresaprès avoir fouillé Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaientêtre commises, celle-ci, par la suite, se révéla la pluslourde.
Dès la reprise des pillages, Maxime avaitsupputé les avantages qu’offrirait au logis menacé l’établissementd’un phare. Excellent moyen de défense et d’observation, rienn’était plus facile à improviser. Sur l’instigation de son fils,M. Le Tellier fit venir de Paris deux projecteurs à acétylèned’une puissance remarquable, que deux veilleurs devaient manœuvrerconstamment toutes les nuits. Reçus le 20 à une heure, on se mitsans retard à les installer. Ils furent dans le grenier de la toursud-ouest (celle du laboratoire de Maxime), sous la coupole basse.Deux larges tabatières diamétralement opposées, l’une auseptentrion, l’autre au midi, trouaient de leurs rectanglesmodernes la toiture Louis XIII. Il suffisait d’y braquer lesprojecteurs pivotants pour pouvoir diriger leurs gerbes dans tousles sens, chacun des deux secteurs éclairables étant précisément lamoitié de l’espace.
Comme on n’attendait les sarvants que lelendemain, le travail de montage s’exécuta, croyons-nous, avec plusde minutie que de rapidité. À l’heure du dîner, un seul fanal étaiten place. Il est vrai qu’on avait chargé le gazogène.
Après le repas, M. Le Tellier – toujoursà l’intention du lendemain – réunit la maisonnée et fit auxserviteurs un cours d’observation. Il préconisa le calme, lesang-froid, les notes prises aussitôt que possible, écritesn’importe où, sur un mur au besoin, avec un bout de charbon, unepierre pointue… Il comptait répéter tout cela et faire réciter sathéorie le jour suivant.
La nuit tomba. Robert proposa d’achever lemontage de la seconde lanterne. Il lui fut objecté qu’il valaitmieux le faire en plein jour, et qu’on avait pour cela dix-huitheures de soleil.
Ce fut alors le commencement d’une de cesveillées si pénibles à ceux qui ont le cœur triste. Chacuns’ingéniait à tuer le temps. Mme Le Tellier tentade réussir une patience. Sa mère fit du crochet, où son industriesurpassait l’adresse des voyantes. Non loin d’elles, dans lebillard attenant au salon, M. Le Tellier, Maxime et Robertentamèrent une partie de carambolage.
On avait laissé les fenêtres ouvertes, car ilfaisait beau et tiède. Elles donnaient sur la terrasse. La lumièrede l’intérieur éclairait les marronniers et les premières branchesdu ginkgo, plats et stupéfiés comme des arbres peints. Au-delà duparapet, la campagne s’entrevoyait confusément, obscure et bleue.Le choc des billes, le bruit des pas foulant le tapis, quelquesvoix du côté de l’office… rien d’autre sur le fond du silence. Parintervalles, toutefois, un train sillonnait d’une traînéed’escarboucles l’ombre profonde, résonnait métallique au pont deMarlieu, et quittait la scène. On entendait aussi – mais en prêtantl’oreille – de légers remuements du gravier ; et c’étaient lesallées et venues de Floflo, bon petit factionnaire qui montait lagarde.
De telles soirées, si douces, devraienttoujours être des fêtes…
Mais qu’est-ce qu’il y a ?
Qu’est-ce qu’il y a ? PourquoiMme Arquedouve accourt-elle dans la salle debillard, les mains en avant, la figure bouleversée, balbutiantd’effroi ?…
– Qu’avez-vous ? s’écrie M. LeTellier.
– Ah ! Jean… Jean… lesvoici !
Et elle s’accroche au bras de son gendre.
– Les voici ! Je les entends… Je lessens, plutôt !…
Déjà Robert s’est élancé et se précipite versla tour du projecteur.
– Fermez les fenêtres ! gémitMme Le Tellier qui arrive, blanche comme unemorte.
– Non ! riposte Maxime. Il fauttâcher de voir… d’entendre… Chut !…
– Si nous montions à la tour ? faitM. Le Tellier.
– Non… Pas le temps… Chut,chut !…
Ils écoutent. Ils sont tels que des figures decire dans un musée. Ils entendent Robert monter quatre à quatrel’escalier de la tour ; ils entendent rire du côté de lacuisine… un train siffler… le va-et-vient du loulou… SaufMme Arquedouve, nul n’entend quelque chose au-delàde ces bruits. Et pourtant, ils scrutent de toute leur âme la nuit,que rend plus impénétrable le contraste des feuillées lumineuses…Ils voudraient écouter avec leurs yeux… Mais les ténèbres sont lesmêmes pour leurs prunelles et pour leurs oreilles.
– Écoutez ! chuchote l’aveugle, lesvoici tout près maintenant…
Ils n’entendent rien.
Si : un mugissement. Si : unhennissement. La ferme s’est réveillée. Les canards poussent dansla nuit des can-can effrayés, comme si le renard ou la belettes’approchait ; et voici les poules qui font entendre ungloussement prolongé, comme lorsque l’aigle plane au-dessusd’elles… Les brebis entonnent un chœur de lamentations déchirantes…Une angoisse règne parmi les animaux. Et Floflo, qui s’est arrêté,grogne tout à coup.
Mme Arquedouve a levé le doigtet dit :
– Les bêtes aussi comprennent. Ellesentendent aussi.
Il se fait alors un silence momentané… Etenfin, des profondeurs de ce silence, tout le monde entend venir lebourdonnement.
C’est l’arrivée d’une grosse mouche, oumieux : d’une phalène. Oui, c’est le bourdonnement de laphalène suspendue au-dessus des fleurs où plonge sa longue trompe,un murmure à la fois robuste et doux, qui semble stridentquoique fort bas, qui est en effet curieusementsombre, et qui trépide dans votre poitrine, comme l’arbrede couche d’un steamer.
D’ailleurs, voici les vitres qui entrent envibration.
Ils murmurent :
– Cela vient d’en haut ! Non !Cela vient du marais. D’Artemare ! De Culoz !
– Montagne ! fait la grand-mère,haletante.
Mme Le Tellier, une main sursa gorge qui bat, prononce dans un souffle.
– C’est encore très loin, maman,croyez-le…
Mais elle n’a pas fini, qu’une brise légère,inexplicable, vivifie les frondaisons ; les feuillesbruissent, et soudain résonne un clac assourdissant.
On sursaute au claquement sec qui vient deretentir au dehors, on ne sait où, pas loin, et, semble-t-il, enl’air.
Floflo aboie furieusement.
– La foudre ? interrogeMme Arquedouve.
– Non, ma mère, répond M. LeTellier, il n’y a pas eu d’éclair. Nous n’avons rien vu.
– Ce n’est donc pas non plus uneétincelle, un éclair factice…
– Évidemment.
– Maxime, va-t’en de la fenêtre !implore Mme Le Tellier.
– Écoutez encore ! commandel’astronome.
Le chien donne de la voix et file vers le boutdu jardin. Il poursuit les sarvants, c’est sûr ; ils sedérobent… Aussi bien, le bourdonnement a cessé… MaisMme Arquedouve affirme qu’elle le distinguetoujours… Le chien se tait… On respire. Les traits de l’aveugle sedétendent…
Un cri aigu !
Ce n’est rien. C’est Mme LeTellier qui prend peur à la vue d’un grand jet de lumièreinattendu, ainsi qu’un rayon de soleil perçant la nuit… Cetteaurore décochée, on dirait qu’elle complète le claquement de tout àl’heure, et que c’est un éclair qui suivrait le tonnerre,prodigieusement… Mais la clarté persiste et dure.
– N’aie pas peur, Luce, dit M. LeTellier, ce n’est que le phare.
Une minute après, il rejoignait son secrétairedans le petit grenier rond.
Debout sur un escabeau, Robert disparaissait àmi-corps au travers d’une des lucarnes, et il faisait décrire à lagerbe éclatante – solaire par sa puissance, lunaire par sablancheur – de vastes courbes, tantôt célestes et tantôtterrestres. Il dardait sa fusée de jour sur tout le paysméridional, qu’il pouvait embrasser de là. Le phare illuminait tourà tour villages, montagnes, bois et châteaux ; il avait l’airde projeter leur image sur un écran noir, à la façon d’une lanternemagique. Mais Robert avait beau se pencher et soulever leprojecteur avec son lourd support, pour agrandir ainsi vers leColombier son champ d’exploration, il ne découvrait absolument rienque de légitime. Les sarvants étaient déjà hors de vue.
– Vous les voyez ? demandaM. Le Tellier.
– J’ai perdu trop de temps, répondit lesecrétaire. Il me fallait amorcer le générateur, allumer… C’estlong. Ils sont partis. Mais ils n’ont rien fait.
Et, de guerre lasse, il abandonna leprojecteur, qui bascula, balaya l’étendue, et resta pointé vers lesol, irradiant la terrasse.
– Ho ! s’exclame Robert. Regardez,maître !
– Quoi ? fit l’astronome en passantla tête.
– Le ginkgo ! On l’acoupé !
M. Le Tellier put voir, en effet, auclair de l’acétylène, qu’on avait décapité le ginkgobiloba. De sonposte dominant, il aperçut le tronc coupé, dont la section faisaitun disque pâle.
D’un seul coup, le sarvant avait tranché cerondin de la grosseur du col et dur comme du chêne – d’un seul coupde cisaille si bien appliqué, si vite et si juste, que l’arbren’avait pas même tressailli ! – d’un seul coup de cettecisaille dont naguère un garde forestier avait entendu le clac dansla forêt – cette cisaille à quoi l’on ne pensait plus et quiélaguait sans pitié toutes les plantations de Bugey !
– Ils ont bien choisi ! remarqueM. Le Tellier. Ah ! les sacripants ! Le plus belarbre de la région ! Le seul ginkgo ! Mais comme ils sesont esquivés ! Mme Arquedouve prétend qu’ilssont arrivés par la montagne ; ils seront repartis de même, etc’est justement le secteur que vous ne pouviez pas éclairer !…Du reste, parbleu ! le chien les a suivis jusqu’au bout dujardin. Ah ! il les a bien sentis ! BraveFloflo !
– Pauvre Floflo ! dit Robert, quisemblait extrêmement soucieux.
– Pourquoi « pauvre » ?Est-ce qu’ils l’ont enlevé ?… Vous l’avez vuenlever ?
– Non… Mais il a cessé brusquement dejapper…
– Floflo !… Floflo !… criaM. Le Tellier.
Pas de Floflo.
On n’osa pas le chercher dans les ténèbresinquiétantes. La cuisinière l’appela toute la nuit parl’entrebâillement d’un vasistas… Il avait été pris.
C’est ainsi que Mirastel fut hanté par lessarvants, que l’on nommait encore des « hommes volants »et aussi des ornianthropes ou desanthropornix.
Cependant les témoins du fait demeuraientperplexes, non seulement à cause de la promptitude et de ladextérité des maraudeurs, mais, de plus, au souvenir du vent quiavait soufflé sur les feuilles. Il avait soufflé une seconde àpeine, ce vent : le temps d’un coup d’aile… comme si vraimentune aile avait éventé les feuilles… Et quand on pensait aux bêtesréveillées, alarmées, aux volailles gloussant à l’approche del’oiseau de proie – l’hypothèse des aigles (insensée !)reprenait toute sa force. En vain M. Le Tellier s’admonesta etse rappela que les dénicheurs d’aigles, recrutés par sonbeau-frère, étaient revenus les mains vides. Il n’en frémit pasmoins d’une terreur fabuleuse quand il apprit, le lendemain soir,une étrangeté nouvelle et suffocante.
Les sarvants ne s’étaient pas contentés devisiter Mirastel. Ils avaient aussi violenté le village d’Ouche,au-dessus du château.
Prévenu dans la matinée, M. Le Tellier serendit sur les lieux avec Maxime et Robert. On leur montra deuxcarrés de choux et un de carottes, complètement récoltés par lesrôdeurs énigmatiques, et la place où, la veille encore, s’érigeaitune pierre biscornue dont il ne restait plus qu’un trou dans laterre.
– Toujours la même rengaine, dit Maxime.Ces messieurs parodient les fantômes ! Ils affectent des’adjuger les choses rares, même inutiles, pour faire del’effet : une espèce de menhir, une branche de ginkgo, unloulou de Poméranie.
Robert se croisa les bras.
– Vous trouvez, dit-il, que des choux etdes carottes sont d’inutiles raretés ?… Avez-vous remarquéavec quel acharnement nos ennemis dévastent les culturesmaraîchères, depuis peu de temps ? Eux qui d’abord nes’appropriaient pas deux objets identiques, voilà qu’ils font mainbasse sur toutes sortes de légumes ?
– Allons donc ! allons donc !Tout cela, c’est pour embêter les citoyens ! pour qu’ilspaient plus cher leur tranquillité !
– Voyez-vous quelque traced’outils ? de pas ? questionna M. Le Tellier. Moi,non.
– Rien, comme toujours, répondit Robert.Et il ajouta : « Dites donc, monsieur Maxime, tout demême, réfléchissez, quand il s’agit d’animaux et d’êtres humains,les sarvants ne sont pas très difficiles non plus sous le rapportde la qualité. Voyons ? Ils raflent n’importe quelle femme, unhomme quelconque, le premier chat venu et des tas de lapins sansvaleur ; sauf des exceptions qui semblent dues au hasard…Avouez-le. C’est bien cela que vous pensez, en yréfléchissant ? C’est bien cela ? »
– Oui, c’est juste, confessa l’incréduleaprès un instant.
– Eh bien… reprit Robert d’un ton presquejoyeux, eh bien…
– Quoi, à la fin ?
– Il se pourrait que vous fussiez dansl’erreur, voilà tout. Et il coupa court à toute insistance enquittant ses compagnons. Il pria M. Le Tellier de l’excusers’il ne rentrait pas pour l’heure de déjeuner, et descendit versArtemare.
Le père et le fils reprirent le chemin deMirastel.
– Pourvu qu’il ne fasse pasd’imprudences ! murmura l’astronome.
– Il est buté, fit Maxime, impénétrableet buté. Mais brave ! Ce n’est pas la première fois qu’il s’enva tout seul… Je le sais. Il s’échappe à la dérobée…
– Il donnerait son sang pour retrouverMarie-Thérèse…
– Elle vaut cela, marmonna Maxime. Ellevaut le sang d’un duc !
– C’est égal, reprit M. Le Telliersans relever le propos, je souhaiterais qu’il fût déjà rentré… Etpuis, j’aurais voulu le consulter relativement au phare.
– Le phare ? Ce qu’il faut enfaire ? Tout simple : démonter le projecteur etl’installer, lui avec l’autre, à Machuraz. Excepté au début de leurcampagne, vos loustics ne sont jamais revenus dans les mêmeslocalités ; ils ne reviendront pas à Mirastel. Mais ils n’ontpas encore taquiné Machuraz ; il faut demander aux châtelainsla permission d’y loger notre feu. Allons-y tout de suite.
Ainsi fut fait.
Les deux Le Tellier ne voulurent confier àpersonne le soin de démonter la lanterne et de remballer miroirs etlentilles. Ils apportèrent à cette manutention tant d’égards etd’inhabitude, qu’ils se virent obligés de terminer l’ouvrage aprèssouper. L’affaire de la veille leur avait enseigné à ne plusremettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même. Ilsremontèrent donc au grenier de la tour avec une lampe ets’attelèrent à la besogne, muets et l’air préoccupé, car RobertCollin n’était pas de retour.
Ils travaillèrent quelque temps de la sorte,sans rien dire, écoutant si quelqu’un ne montait pas l’escalier encriant : « Me voilà ! » Mais le froissement dupapier d’emballage emplissait à lui seul tout le crépuscule, et,par intermittences, au-dessus d’eux, grinçait la hautegirouette…
Enfin quelqu’un monta l’escalier.
– Me voilà ! dit Robert.
– Ah ! mon ami, vous nous avez bieninquiétés ! s’écria le père.
– D’où diable venez-vous ? s’enquitle fils.
– Du sommet du Colombier.
Maxime inspecta le secrétaire etpersifla :
– Vous êtes joliment propre pour un hommequi vient de la montagne ! Quel garçon soigneux ! Levoilà tiré à quatre épingles comme ce matin, avec sa redingotebrossée, ses bottes reluisantes…
– C’était une grave imprudence, maugréaM. Le Tellier. Vous savez pourtant que l’endroit estdangereux !
– Je ne crains rien, fit Robert enessuyant ses lunettes d’or d’un petit geste inquiet. Je crois avoirtrouvé une préservation contre les… sarvants… Non, non : ne medemandez rien. Vous confier mon procédé serait vous mettre sur lavoie de mes hypothèses… et je vous supplie de me faire crédit. Ausurplus, j’ai à vous entretenir d’un fait… dont je viens d’êtrespectateur… Je désirerais votre avis à ce propos… Il ne faudra pasvous fâcher si, aujourd’hui, je me borne à vous révéler ce fait,sans dire ce que j’en pense moi-même… D’ailleurs, ce que je pense,c’est si vague et si… On ne me croirait pas. On embrouillerait mesidées avec des objections… Et enfin, n’est-ce pas, j’ai intérêt… enquelque sorte… à trouver la solution tout seul, à cause de… Enfin,c’est une manière de concours… Mlle Marie-Thérèse,n’est-ce pas…
– Allez donc ! Mais allezdonc ! rugit Maxime impatienté. Qu’est-ce que vous avezvu ?
Le petit homme rajusta ses lunettes sur sonnez, tirailla sa vilaine barbe mousseuse, et dit :
– J’ai vu un aigle.
Il les regardait maintenant l’un aprèsl’autre, dans les yeux.
M. Le Tellier venait de tressauter.
– Ah ! fit-il. J’ai beaucoup pensé àcela aujourd’hui… Mais c’est tellement extraordinaire !…
– J’ai vu un aigle extraordinaire, appuyaRobert Collin.
Maxime le pressa :
– Extraordinaire… sous quelrapport ?… Énorme ?
– Cela, je n’en sais rien. Je manquais decomparaison pour estimer sa taille. J’étais appuyé au montant de lacroix, depuis une heure peut-être, quand je le vis passer trèsloin, vers l’est, au-dessus du Rhône, et très haut. Cet aiglevolait du sud-est au nord-ouest. Je ne l’avais pas encore remarqué,parce qu’il y en avait d’autres un peu partout. Mais ceux-làétaient des aigles normaux… comme il l’avait été, lui aussi,jusqu’au moment où… Bref, ce qui fit que je le remarquai, ce furentdes battements d’ailes désordonnés et tout à fait extravagants…J’avais une jumelle ; vite, je m’en servis. Et je constataique le rapace se livrait à une espèce d’incantation folle, tout enfilant à une allure qui me sembla moyenne (bien que là aussi lespoints de repère me fissent défaut pour déterminer le train del’animal).
Je le suivais facilement.
Mais tout à coup il disparut de ma lorgnette…Alors, à l’œil nu, je le vis monter dans le ciel, suivant uneoblique proche de la verticale et avec une rapidité considérable…Seulement, il paraissait amoindri… rapetissé… J’eus le bonheur depouvoir le rattraper avec ma jumelle et, avant qu’il ne s’enfonçâtdans les nuages, de reconnaître la cause de cette diminution.C’est que l’oiseau avait replié ses ailes.
– Hein ? se récria Maxime. Ilmontait sans voler ? sans même planer ?
– Voilà qui est fort ! compléta sonpère.
Robert confirma :
– Sans voler. Sans planer. Sans faireplus de mouvements qu’un aigle empaillé sur un perchoir !
– Au moins, vous êtes sûr d’avoir bienvu ?
– Oui, monsieur Maxime, je réponds demoi. Et alors, que dites-vous du phénomène ?
– Voyons, dit l’astronome. De quellenature étaient les mouvements qui ont préludé à cet envolfantastique ?
– Des coups d’ailes brutaux, dans tousles sens, qui devaient nécessiter toute la vigueur de la bête.
– … et qui la maintenaient à bonne allureet à la même hauteur ?
– Oui.
– En somme, proposa Maxime, c’étaitassimilable aux contorsions que pratiquent les discoboles avant delancer le poids ou le palet ?
– Mon Dieu… oui.
– Alors, continua M. Le Tellier, ceserait un élan que votre aigle aurait pris, avant de piquer vers lezénith… Ce serait une façon d’emmagasiner de l’énergie ?…
– Je vous le demande, maître… Mais il estcertain qu’un oiseau carnassier, volant avec cette diligence, peuts’éclipser en un rien de temps, après avoir commis son larcin.
– Et de quelle couleurétait-il ?
– Fauve clair ; un peu le plumaged’un nocturne.
– Ah ! tiens, tiens ! fitM. Le Tellier sans bien se rendre compte de sa pensée. Aprèstout, il était peut-être gigantesque cet aigle, puisque vous ne… –Écoutez !… Qui est-ce qui montel’escalier ?…
Ils se turent. Les degrés de bois résonnaientsourdement. Quelqu’un gravissait l’escalier et se cognait auxmarches dans sa précipitation… M. Le Tellier prit la lampe ets’approcha de la porte – au moment oùMme Arquedouve émergeait de l’ombre…
Elle avait une figure de l’autre monde, etelle jeta d’une voix grise ce cri d’alarme :
– Les sarvants !… Encore ! Ilsreviennent !…
Ç’avait été une clameur terrible etsingulière, comme un hurlement chuchoté.
– Ils viennent… répétait M. LeTellier.
– Tonnerre de Dieu ! jura Maxime.Nous n’avons plus de phare !
Mais, sans perdre une seconde, Robert avaitsoufflé la lampe, et les deux tabatières découpaient maintenantdeux rectangles de ciel qui semblaient s’éclaircir peu à peu.Maxime comprit la manœuvre ; il sauta sur la caisse contenantle générateur, il introduisit son buste dans une lucarne et relevacontre la toiture le châssis vitré.
Robert, à l’autre tabatière, opérait le mêmebranle-bas. Ils découvraient chacun la moitié de l’étendue ;tout se trouvait donc à la merci de leur pénétration. Il faisaitnoir, cependant. Mais, dans un rayon d’une centaine de mètres, unhomme – ou quelque chose de volume égal – ne pouvait leuréchapper.
Entre eux, derrière eux, dans l’obscurité dugrenier, ils entendaient trembler Mme Arquedouve,et derrière eux, entre eux, au pinacle de la coupole, grincer parinstants la girouette de fer forgé.
Le bourdonnement de phalène venait d’éclore…Où ?… Partout, à ce qu’il semblait : à droite, à gauche,en l’air, au fond des poitrines.
Comme la veille, ils regardaient la nuit detous leurs yeux, leurs faibles yeux d’animaux diurnes…
L’étable, l’écurie, le poulaillers’éveillèrent. La bergerie sanglota…
Le clair-obscur leur paraissait tour à touréblouissant, puis foncé jusqu’à devenir opaque…
Dans le lointain (?) le sarvantbourdonnait.
Robert sentit une brise lui caresser le front,et il redoubla de vigilance.
Maxime également sentit la brise…
Et la girouette grinça… Mais, au lieu degrincer une fois pour toutes, il advint ce prodige admirablequ’elle ne s’arrêta plus de grincer et qu’elle se mit à tournersans trêve, à l’imitation d’une crécelle !…
La brise, qui soufflait toujours, s’apaisa.Machinalement, les deux guetteurs s’étaient retournés du côté de lagirouette. Ils la virent alors s’immobiliser à mesure que le venttombait. Et ils reprirent la surveillance de la plaine et de lamontagne.
Soudain, derrière eux, entre eux, au pinaclede la coupole, retentit le clac assourdissant.
Un recul instinctif rentra les deux têtes àl’abri du toit, et on distingua la dégringolade d’un objet dur etpesant qui raclait dans sa chute les ardoises sonores… Puis plusrien… Puis l’arrivée de l’objet sur le gravier de la terrasse…
Le bourdonnement s’était évanoui.
– Sapristi ! anhéla M. LeTellier s’épongeant les tempes.
– Disparus ! Envolés ! fitRobert ayant repris son poste d’observation. Nom de nom ! Pasde veine !… La girouette ne grince plus du tout… Ah !Elle n’est plus là ! Elle est tombée !… C’estelle qui est tombée !
– Ils l’ont abattue, compléta Maxime àl’autre ouverture. Mais, cette fois, ils n’ont rien emporté. Ilsont laissé choir leur prise. Elle leur a sans doute glissé desmains…
– Et le projecteur ; ajoutal’astronome. On peut dire que c’est du guignon !
– Je n’ai rien vu ! bougonnaitRobert. Derrière nos têtes ! quelle malchance !… Etn’avoir pu résister au mouvement qui nous a fait rentrer,lâchement, bêtement !…
– Hem ! hem ! fitMme Arquedouve affaissée sur les dernières marchesdu colimaçon.
– Quoi donc, grand-mère ?… Est-cequ’ils reviennent à la charge ?
– Ils… ils partent seulement… Là. Ilssont partis.
– Oui ?… Enfin, dit M. LeTellier, ils sont bien partis, à présent ? On peutsortir sans danger !… Il serait bon d’aller chercher lagirouette. Son examen nous renseignera peut-être… Elle s’estcomportée d’une façon étourdissante…
Ils descendirent.
Mais ils ne trouvèrent de lagirouette-crécelle qu’une dépression de sa grandeur et de sa forme,creusée dans le gravier, sous les fenêtres du laboratoire, où elles’était abattue.
– C’est un peu raide ! grognaMaxime. Ils sont venus la reprendre !… Grand-mère avaitraison : ils n’étaient pas partis !… Cela prouve qu’on neles entend que de tout près… Oh ! dire qu’on les aurait vus demon laboratoire, qu’on les aurait vus ramasser cettegirouette ! et qu’on saurait comment ils ont le nezfait !
– Le nez… ou le bec… aventura M. LeTellier.
Robert, méditatif, songeait à hautevoix :
– Cette girouette… tournant surelle-même… elle semblait le centre d’un… elle semblait prise aumilieu d’un tourbillon… d’un petit cyclone… alangui… Hé !monsieur Maxime : la brise, vous l’avez sentie de gauche àdroite, naturellement puisque nous étions dos à dos et que moi jel’ai sentie de droite à gauche ?
– Mais non, mais non ; ellesoufflait de ma droite…
– Ah ! ah !… C’était donc bienune brise circulaire…
– Diable ! s’écria M. LeTellier.
Mais Robert lui demandaprécipitamment :
– Enfin, avec tout cela, qu’est-ce quevous pensez de mon aigle ?
– … Plusieurs choses contradictoires. Quesi les aigles enlèvent parfois de jeunes bestiaux et des enfants,ils n’ont pas coutume de ravir les girouettes… Mais je pense aussique la manière dont votre aigle s’agitait ressemble étonnamment àla façon de voler qu’employaient, dit-on, les hommes deChâtel ; et que, peut-être, une sorte de… déguisement… Vous yêtes ? Un homme costumé en aigle… pour mystifier… Il y atoujours eu un côté burlesque dans tout cela…
Maxime railla :
– Costumé ? Pourquoi pasmétamorphosé, comme le journaliste de Turin mué en nabot ?…Mon cher papa, je ne vous reconnais plus…
– C’est toi qu’on ne reconnaît pas. Jesais parfaitement combien mes inférences sont fragiles. Mais, fautede mieux, je suis obligé de me livrer aux conjectures qui peuvents’énoncer dans la forme scientifique : tout se passe commesi. D’ailleurs, tu m’interromps et je n’avais pas terminé. Ilse peut encore que nous soyons en présence d’une force récente – ourécemment découverte – une force… une légèreté plutôt, que lesêtres vivants seraient à même d’acquérir, et d’acquérir sans levouloir, à leur corps défendant…
– Ta ta ta ! Nous avons peur, etvoilà tout. Qu’avons-nous fait jusqu’ici, sans compter lesgaffes ? De la dialectique et des poltronneries. Avec tant deprécautions, nous ne verrons jamais les sarvants ! Rienn’empêche de voir son adversaire comme un bouclier trop vaste…Tenez, c’est ridicule de ne plus s’éloigner des villages qu’ennombre. Juste ce qu’il faut pour être aperçu de l’ennemi !…J’en ai assez, moi, de toutes vos couardises. À l’avenir, je feraicomme Robert : j’irai seul où bon me semblera !
M. Le Tellier, sentant Maxime sur lapente de la colère, lui souhaita le bonsoir.
Quand il eut regagné le vestibule, Robertalors dit à Maxime :
– Écoutez. Vous êtes en passe detémérités. Eh bien, croyez-moi : si vous sortez seul,habillez-vous comme l’une des personnes disparues. Faites-vous lacopie de l’une d’elles. Au besoin, teignez-vous les cheveux etla barbe ; rasez-vous, s’il le faut. N’oubliez ni la canne niles gants. Allez même jusqu’à reproduire la démarche.
« Aujourd’hui, avant de monter auColombier, je suis allé chez le Dr Monbardeau, et là, sur sesindications, j’ai revêtu un costume kaki appartenant à son fils etpareil à celui qu’il portait le jour de son enlèvement.M. Monbardeau a bien voulu compléter la ressemblance, nousavons trempé dans de la chaux un feutre noir pour le blanchir, j’aichaussé des bottines jaunes… C’est pourquoi vous m’avez trouvé sipropre, à mon retour. Je venais de restituer mon vestiaired’emprunt.
« C’est un bon truc. Du moins, je lecrois… En tout cas, il paraît m’avoir réussi tantôt, puisque mevoilà. Mais : de la discrétion, n’est-ce pas !
– Ah ! çà, est-ce que vous êtestimbré ? fit l’autre, à la fois rieur et décontenancé. Si lestratagème est efficace, pourquoi le tenir caché ?
– Pour diverses raisons, mais, avanttout, parce qu’il existe présentement un autre moyen des’immuniser, qui est le fruit de l’empirisme et qui vaut certes monprocédé, résultat du calcul. Ce moyen, c’est justement celui quevous rejetez et qui consiste à se réunir en force, au large deshabitations. Cela, c’est connu : tout le monde accepte cetteobligation temporaire ; et ceux qui refusent de s’y soumettre– imbéciles, fortes têtes ou bravaches (soit dit sans vousoffenser) – ne voudraient pas non plus de mon système.
– Il y a du vrai là dedans…
– Seulement… seulement… ces deuxprocédés… Le premier, le populaire, est-ce qu’il aura toujours del’efficacité ?… Et le second, le mien, est-il parfait ?…Est-ce par hasard que les sarvants ne m’ont pas emporté,lors de cette première expérience ? Serait-ce qu’ils ne m’ontpas vu ?… Si paradoxal que cela puisse paraître, je ledésire de tout cœur, savez-vous ! Car, pour peu que soitvérifié cette partie de ma théorie, toute ma théorie se trouveexacte, et alors…
Il se passa la main sur le front, comme enface d’apparitions effroyables. Or, sa main frissonnait et la sueurperlait à son front.
– … Et alors, mon cher, vous n’avez pasdîné, termina Maxime. Vous avez faim. Estomac vide : cerveaucreux. L’inanition vous fait divaguer.
– Monsieur Maxime, dit Robert, jedonnerais ma vie pour me tromper.
La période qui suivit fut vraiment terrible,pour la seule raison qu’il y avait encore des incrédules. Lespopulations avoisinantes gardaient une arrière-pensée de tromperie,et, parmi les habitants, ceux qui admettaient l’épidémie dedisparitions n’estimaient pas qu’elle dût s’étendre. D’après eux,c’était une calamité locale. Passe donc pour ces saints Thomas quin’avaient rien vu. Mais, au cœur du Bugey, dans le pays de Belley,en plein désastre plus d’un butor et plus d’un bel esprits’obstinaient à goguenarder. Et c’est cela qui estincroyable ! Et c’est cela qui provoqua tant et tant demalheurs !
L’audace de l’ennemi croissait avec le nombrede ses réussites. Son terrain d’opérations avait fini par devenirun cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains etNantua. Dans cette province, qui se développait sans cessedavantage, le sarvant prélevait sa dîme incompréhensible. Et ceuxqui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes.
Mais que dire de ceux qui croyaient ausarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur.Voulaient-ils sortir ? une escorte s’imposait ; ils sefaisaient cortège réciproquement ; et l’on voyait cheminer lescohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu équivoque.Ah ! le ciel ! une énigme s’ajoutait à ses nombreuxmystères, et sa profondeur reculait encore aux yeux de l’homme. Onfermait les demeures bien avant le crépuscule ; et quand lanuit hostile était descendue, on se mettait aux écoutes ; caril avait été convenu que le tocsin sonnerait dans la commune où lessarvants seraient aperçus. Mais on ne l’entendit jamais qu’au fonddes oreilles fiévreuses où le sang tintait sa cloche maladive. Bienaprès l’aube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis lesfenêtres, enfin la porte.
Quelques-uns restaient séquestrés. D’autres,moins timorés, se contraignaient à sortir. Mais il suffisait d’unfrémissement pour qu’ils frémissent, une porte poussée par uncourant d’air les faisait blêmir, le vent surtout savait leseffrayer. On avait jasé de la brise agitant les marronniers deMirastel et précédant le clac épouvantable ; en sorte qu’unzéphyr passant sur les feuillées leur semblait quelqu’un de méchantqui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraientvoulu connaître l’origine du vent et ce que c’est au juste –questions qu’ils n’avaient jamais soulevées.
Ce qu’ils redoutaient, à vrai dire, c’étaitd’être saisis par derrière, dans les mains foudroyantes qu’onapercevait toujours trop tard. C’est pourquoi ils se retournaientconstamment. Taper sur l’épaule d’un camarade, en l’abordant parsurprise, était un jeu mortel. À Belley, sur le mail, pendant unepartie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que sonpartenaire l’avait touché de la sorte. Un mercredi, près deTalissieu, le cadavre du garde champêtre fut découvert dans unehaie de mûriers. Au cours d’une ronde entre chien et loup, sablouse s’était accrochée aux épines. Certain d’être harponné parles sarvants, le pauvre diable s’était débattu, mais les roncesl’avaient lié de toutes leurs griffes, et l’épouvante l’avait tué.Son visage montrait bien qu’il était mort de peur.
Quoique tout logis fût plein d’habitants, laplupart des bourgades semblaient évacuées. Les rues, par-ci,par-là, résonnaient au passage d’un groupe. Quelquefois, dans leursilence et leur vide oppressants, un téméraire, un brave, seglissait le long des murs, avec la face d’un homme en perdition.Et, comme tous, il levait les yeux vers le ciel, non pour supplier,mais pour l’épier. Car du ciel on attendait moins le salut que lepéril.
La campagne était désertique. Quelquestroupeaux, gardés par un troupeau d’enfants, paissaient encore lesprairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateursentretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur leschansons éteintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse,un mois de juin morose, interceptant le soleil, roulad’interminables nuées.
Chaque jour, cependant, une processiondébouchait des églises. Une foule en deuil la composait, et ondisait des prières pour demander à Dieu le terme d’un fléau qu’onne pouvait pas même lui désigner clairement. À son habitude, laterreur suscita des conversions. Certain prêtre, ayant recherchéles vieilles formules médiévales, pratiqua des exorcismes.
À mesure qu’on s’éloignait du Bugey, l’émotiontoutefois allait s’atténuant, comme il a été dit pour les régionslimitrophes. Le pays était un foyer de crainte qui rayonnait sur laterre et dont l’intensité s’affaiblissait avec la distance.L’étranger, qui ne frissonnait pas encore pour son comptepersonnel, était au demeurant fort tranquille, et beaucoup d’Étatséloignés tenaient toujours les sarvants pour des canards.
Une chose inimaginable, c’est que Maxime fûtau rang des sceptiques et des impassibles autant que s’il eûthabité les antipodes, lui l’hôte de Mirastel, lui si éprouvé dansses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marinet de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait àl’admettre. Et comme le surnaturel semblait être la clef unique desfaits, Maxime n’était pas loin de nier les faits eux-mêmes, sinondans leur réalité, du moins dans l’apparence qu’on leur prêtait. Ilrestait persuadé que tout s’expliquerait naturellement,lorsque les bandits réclameraient de l’argent contre les captifsrestitués sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du sarvantseraient les névrosés qu’une douleur suffisait à occire. Il avaitbeau s’efforcer d’envisager sérieusement l’histoire des hommesvolants et des aigles ne volant pas – de ce monde renversé, decette saturnale de la création – il n’y parvenait pas et latraitait en lui-même de machinerie théâtrale et de tourd’illusionniste ou de craque.
Malgré les remontrances de tous, malgrél’anxiété de sa mère, il partait souvent pour la montagne, seul, etpeignait des aquarelles d’après nature. Il disait qu’il avaitbesoin de se faire la main pour exécuter les planches en couleursd’un traité d’ichtyologie. Il affichait une confiance, uneinsouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion des’évader, si petite qu’elle fût. Quand il y avait des courses àfaire, il s’en chargeait, et, dans la grande auto blanche qu’ils’amusait à conduire, c’est lui et le mécanicien qui allaient auxprovisions.
En cet équipage, le second jeudi du mois dejuin, Maxime se rendit à Belley, la réserve de carbure de calciumayant besoin d’être renouvelée. (On s’était décidé, en effet, àremonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, à présent,leur double rayon virait au faîte de la tour, qui ressemblait ainsià quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et defeu.)
Or donc, Maxime Le Tellier revint, auxpremières ombres du soir, vers Mirastel.
Au sortir de Ceyzérieu – bâti sur la hauteur,en face du château et de l’autre côté de la plaine marécageuse – labeauté de la vue soudaine le transporta.
Une mer de brouillard submergeait les fonds.Villages, clochers même avaient disparu. Les vapeurs élevaient leurfeutre impondérable jusqu’à la ligne des manoirs. Le couchant, roides ors et des ombres, découpait superbement le Colombier, faisaitsaillir des arêtes et creusait l’entaille de ses sillons. La nuitmontante avait déjà conquis le bas de la croupe, mais les hautesroches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime,pareille alors au cratère d’un volcan. Il y avait dans ce paysagequelque chose d’antédiluvien. Maxime croyait vivre cent mille ansplus tôt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que lesmonts jetaient des flammes… La lune, à sa droite, sortit du haut dela Chautagne, énorme et d’un rouge foncé, telle qu’un tiède soleilpréhistorique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte àl’angoisse multiple d’un monde qu’ils ignoraient, pauvres jouetsd’éléments inexpliqués dont chaque manifestation devait leurparaître surnaturelle, et qui devaient mourir persuadés d’avoirvécu parmi les prodiges.
La lune éparpillait des touches carminées à lasurface du brouillard.
L’automobile descendit la côte et plongea dansla brume stagnante.
Cette brume était assez dense. Maxime voyaitla route se perdre à dix mètres du capot. Il embraya la secondevitesse, franchit un ponceau, fit à gauche un tournant, et longeala prairie de Ceyzérieu, invisible. Après le pont de la Tuilière,force lui fut de ralentir encore : le chemin, sinueux,devenait plein d’embûches.
Dans la pénombre blanchâtre, les boqueteauxdressaient une succession de masses incertaines que l’éloignementestompait à mesure. Les petites clairières palustres fumaientdoucement.
Tout à coup, Maxime freina, sec, et saisitd’une étreinte crispée le poignet du mécanicien.
– Regardez ! Qu’est-ce qui passelà-bas ?
Devant eux, au fond du brouillard, tout prèsdu sol, une forme allongée, monumentale – une espèce de grandfuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin – se faufilait,vive et rapide, entre les bouquets d’arbres… Elle s’enfonça dans labrume, que son passage avait bousculée et qui s’agita derrière elleen remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition.
– Avez-vous vu ? demanda Maxime, aucomble de la surprise.
– Oui, monsieur Maxime. C’est un rudeballon ! Ce qu’il marche ! Du quatre-vingt-dix, aumoins !
– Pour sûr… Ah ! nous tenons lavérité ! s’écria le jeune homme, en repartant. Je savais bien,moi !
– Ah ! monsieur Maxime, c’estpeut-être pas ceux-là qui ont enlevé Mademoiselle…
– Comment ! Vous n’avez donc pasvu ?… Vous n’avez rien remarqué de spécial ?
– Non, monsieur Maxime.
– La nacelle, voyons… la nacelle ?…Eh bien, il n’y en a pas, de nacelle !
– Monsieur Maxime croit ?…
– Si je crois !
– Pas vu. Ça filait trop vite…
– Vous n’avez rien entendu ?… Moinon plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme, ettrépidait !
– Là ! monsieur Maxime l’a laisséemballer quand il a débrayé si tellement rapido… Enfin,v’là qu’on sort de la ouate ; c’est pas dommage…
En effet, l’automobile gravissait la rampe deMirastel ; et bientôt, remonté dans la lumière du soir, Maximeput observer les choses à loisir.
La mer de brouillard se tenait parfaitementimmobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, élevée, réduiteet pâlie, la touchait à présent de lamelles nacrées. L’air immensen’était hanté que de chauves-souris. Aussi loin que portait leregard, aucun ballon ne fuyait. L’aéronef furtif, qui semblaitgouverner sans équipage, ainsi qu’un dirigeable-fantôme, continuaitsans doute à se couler la nappe vaporeuse, et celle-ci seprolongeait à perte de vue.
Maxime aborda Mirastel et s’arrêta dans lacour des communs.
Il fut assez étonné d’y voir ses parents ettous les domestiques réunis autour d’un cabriolet à quatre roues,nanti d’une caisse volumineuse, dont le propriétaire discouraitavec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de lapêche au lac du Bourget. (Tous les jeudis, cet homme allait decastel en castel, apportant le poisson du vendredi ; et c’estlui qui fournissait à l’océanographe-ichtyologue les sujets de sesexpériences et les modèles de ses planches.)
Philibert pérorait donc. Et Maxime remarqual’air sérieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellierqui l’écoutaient. Personne, au surplus, ne s’intéressait au retourde l’automobile.
Ayant conseillé au mécanicien de garder lesilence à propos du dirigeable, le fils de la maison, s’approchantdu pêcheur, lui fit recommencer son histoire.
Elle n’était pas ordinaire et datait du jourmême.
La maison de Philibert est située près deConjux, au bord du lac. Il en était sorti le matin, vers cinqheures, pour aller « garnir » sa jument ; et le lac,un instant, l’avait fait s’arrêter. Car il aimait à contempler sapêcherie.
L’eau, étincelante d’aurore, était lisse ettransparente. Les poissons nageaient contre la surface… Maissoudain la platitude miroitante se trouva rompue. À quelquedistance du rivage, Philibert vit se former dans l’eau quelquechose comme un creux instantané, fugitif… et du fond de ce trous’élança le plus magnifique brochet que l’on pût se figurer. Lepoisson jaillit, d’un bond formidable, hors de son élément, etn’y retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac serefermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions.Durant trois ou quatre secondes, il fouetta l’air de sa queue et deses nageoires, puis s’en alla, voletant au-dessus del’onde, comme font les martins-pêcheurs. Il doubla lepromontoire où se dresse le château de Châtillon, et s’éclipsaderrière.
Telle est l’histoire que Philibert contabeaucoup moins nettement. Les domestiques l’entendaient pour ladeuxième fois, et cependant ils s’exclamèrent de nouveau.
– Vous pensez, reprit le pêcheur, que jeme frottais les yeux !… Et il avait l’air tout folâtre, lebougre de poisson !
– Pourtant, dit M. Le Tellier, ilfaisait des contorsions très violentes, n’est-il pasvrai ?
– Ah ! oui, alors ! Il avaitl’air de se donner un mal de chien ! Dame !
M. Le Tellier fit un signe à Robert.Voilà qui ressemblait curieusement aux hommes de Châtel et àl’aigle du Colombier…
Maxime intervint :
– Allons, donc Philibert ! Vous avezla berlue… Vous avez vu ça ?… La main sur laconscience ?…
– Je le jure !
Mais l’océanographe dit à Philibert qu’ilconnaissait mieux que personne les espèces ichtyques, et l’assuraque nul poisson d’eau douce n’était capable de voler.
– Ben, m’sieur Maxime, y a-t-il un de cespoissons de mer, volants, qui soit fait tout comme unbrochet ?
– Ça, non. Et leur longueur ne dépassejamais trente ou quarante centimètres.
– Eh ben, puisque je vous dis que c’estun brochet ! Et je m’y connais aussi, peut-être ! Unbéquet de premier choix, là ! Un vieux carreau, vert et benglorieux, d’au moins quarante livres de poids !
– Seigneur Jésus ! s’écria lacuisinière.
– Enfin, repartit Maxime, de quelle façonprétendez-vous qu’il volait ? Les poissons volants ne restenten l’air qu’une trentaine de mètres ; ils reprennent l’eau,puis recommencent.
– Non, non : le mienvoletait. Il faisait de petits sauts en s’éloignant ;il traçait des zigzags très courts, à droite et à gauche, et il sedémenait aussi en hauteur… S’il a replongé, c’est derrièreChâtillon, parce que je certifie qu’il est tout le temps demeuré àquatre, cinq mètres de l’eau.
Maxime eut un rire sarcastique.
– Et, après cela, êtes-vous restélongtemps sur la berge ?
– Ma foi, non ! Je suis allé tout desuite atteler, et lever les nasses dans le vivier… Seulement,messieurs et dames, annonça Philibert sur un autre ton, j’ai régalétout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin… Ça m’afichu en retard ; la nuit est venue ; et, si c’était uneffet de votre bonté, je coucherais ben ici, parce que… Ce n’estpas que j’aie peur, mais…
– C’est entendu, fitMme Arquedouve.
– M’sieur Maxime, je vous ai apporté deslavarets.
– Merci. Vous les mettrez dans la vue degauche, s’il vous plaît.
Maxime, ayant pris à part son père et RobertCollin, leur rapporta la vision qu’il avait eue dans le brouillard.Il soutint que le dirigeable était celui des forbans, à cause de ladisposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, età cause de l’habileté qu’il fallait pour mener aussi vite, àtravers la brume et les obstacles.
– Si vite que cela ? dit M. LeTellier.
– Si vite, lui répondit son fils, si viteque le ballon n’a pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer lesarbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancé,vous savez, les express : on aperçoit les choses derrière eux,on ne cesse pas de les apercevoir, malgré toute l’opacité quis’interpose entre elles et vous, le laps d’un clin d’œil… Eh bien,c’était ainsi.
– En effet, quelle rapidité !… Maisalors, tu n’as distingué aucun détail, surtout dans lebrouillard…
– Un voile de mousseline épaisse m’eûtenvironné que c’eût été la même chose. On ne voyait absolument quedes silhouettes, à la distance où passa l’autoballon. J’airemarqué… J’ai cru remarquer l’absence de nacelle… C’était uncigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui.
– Plus grand qu’un dirigeableordinaire ?
– Oh… non ! je ne crois pas. Ensomme, c’est tout bonnement un aéronef perfectionné, qui se sauve àtoute hélice, une fois le rapt ou le vol exécutés… Il se fiait aubrouillard pour passer inaperçu… Il s’en servait comme il se sertde la nuit. Le fait de l’y avoir vu m’est un sûr garant que c’estlui le corsaire. Vous voilà fixés, j’imagine !
– Et le poisson ? fit M. LeTellier.
– Et les hommes volants ? renchéritle secrétaire avec un sourire caustique.
– Le poisson et les hommes volants ?Élucubrations de paysans naïfs ! Le brigadier Géruzon et lepêcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires.Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochetfrétiller comme se tortillaient, à ce qu’on dit, les hommes deChâtel… Suggestion ! Suggestion pure !
– Et l’aigle ? objecta Robert. Jel’ai vu, moi, ce qui s’appelle vu !…
– D’accord. Vous l’avez vu, même àtravers des bésicles, et même des bésicles d’or… Vous avezl’imagination et la vue trop riches !
– Ne badine pas, Maxime, reprit son père.Certes, rien n’est sûr. Ce que je vais dire n’est sans doute qu’unefaçon de traduire ma pensée, et pas autre chose… Aussi bien, c’esten exprimant la même idée sous des formes différentes qu’onparvient le mieux à la préciser, donc à la juger… Mais enfin :tout se passe comme si des êtres de tout genre setrouvaient doués, de but en blanc, de la vertu de s’envoler, sousl’influence d’une force quelconque, mais probablementnaturelle.
Je dis naturelle, parce que cette force, ayantagi sur un oiseau (qui n’en avait guère besoin, puisqu’il volaitdéjà auparavant), ne saurait être qu’une force aveugle de lanature.
Dès lors, quoi d’étonnant à ce que des hommes,animés de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but,aient profité de cette faculté subitement acquise ? Quoid’étonnant à ce qu’elle ait fait germer les pires desseins dansl’âme d’honnêtes gens promus tout à coup seigneurs del’atmosphère ?…
– Avec votre théorie, répliqua Maxime enricanant, vous expliqueriez la triple disparition du Colombier parl’essor de Marie-Thérèse et de mes amis, sans avoir recours àl’hypothèse de ravisseurs…
– Mais non ! répondit patiemmentM. Le Tellier. Dans ce cas, ils seraient revenus. D’ailleurs,les pas sur la neige révélaient un drame, un enlèvement. Non, ceserait absurde ; mais je te réponds quand même, parce qu’ilest scientifique d’examiner tous les arguments qui seprésentent.
– Alors, que faites-vous de mondirigeable ?
– C’est un ballon comme les autres. Tu neconnais pas tous les modèles… Et puis, tu ne pouvais pas le voirsuffisamment, à cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, ilétait piloté par un de ces risque-tout, de ces chauffards, quicroient que la route de l’air leur appartient. Et voilà. Qu’endites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe…
– Maître… Maintenant, vous croyez doncque mon aigle était un aigle véritable ?
– … Oui, parce que le brochet dePhilibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aiglegéant ou quelqu’un travesti en aigle, cela peut se soutenir, à larigueur. Mais quelqu’un dans un brochet !… Tenez, onarriverait à lâcher des énormités… Mais voici la nuit. Viens-tu,Maxime ? C’est nous qui sommes de faction aux projecteurs.As-tu le carbure ?
Cette nuit-là, les deux gardiens du phare dela tour, attristés de ne rien connaître, méditèrent longuement surla science et sur l’ignorance…
Et la pleine lune, au faîte de son arc, leursembla l’orifice d’un puits de Babel, au fond de quoi les hommess’agitent confusément.
– Entrez !… Ah ! c’est vous,Robert. Salut !
– Bonjour, monsieur Maxime.
– Votre seigneurie dans monlaboratoire ! c’est un événement !… Qu’est-ce qui vousamène, ce matin ?
Robert, visiblement distrait, se récria sansvigueur :
– Oh ! un événement !… Et ils’exclama : Quelle température, hein !… Une chaleur, pourla saison !
– Il va faire de l’orage.
Et Maxime, attablé devant un croquis demécanique, se remit à le griffonner, en se demandant ce qui luivalait la visite du secrétaire.
Les trois fenêtres de la rotonde étaientouvertes à deux battants, mais il faisait si chaud qu’ellesn’arrivaient pas à créer le moindre courant d’air. Un chaos denuages plombés encombrait le ciel, tumultueux comme un ciel debataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les chosesde la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toutehérissée de peupliers, semblait, au port d’armes, attendre quelquechose de mémorable ou quelqu’un de suprême. C’était un beau décorpour une tragédie.
À l’intérieur du laboratoire, un soleil maladeblêmissait l’éclat des aquariums et des vitrines. Les poissons –très éclairés, afin que le peintre Maxime fût à l’aise pour ensaisir les mille nuances – gardaient la pose et somnolaient dansl’eau.
Robert s’approcha des boîtes vitrées où lemimétisme déployait ses bizarreries. De loin, certaines de cesboîtes paraissaient pleines de branches, d’herbes et derameaux ; et de près, on s’apercevait que telle brindilleétait une malicieuse chenille, telle tache d’écorce une phalèneretorse, et telle feuille exotique un ingénieux moustique. Mais iln’y avait pas que des bêtes déguisées en végétaux ; il y avaitaussi des bêtes costumées en bêtes. D’autres vitrines, en effet,logeaient des papillons épinglés deux à deux : dans chaquepaire, chacun se ressemblait à s’y méprendre, et pourtant celui-ciconstituait une nourriture empoisonnée pour les petits oiseaux, etl’autre, inoffensif, ne devait encore de nos jours qu’à saressemblance avec son sosie vénénifique. Malheureusement, il fautle dire, depuis que l’enfant Maxime, occupé à d’autres jeux,s’était désintéressé de celui-ci, le temps avait modifié beaucoupde ses préparations, fané toutes les verdures, moisi bien descorselets. Et maintenant, pas mal de similitudes commençaient àdifférer. Robert en fit la remarque au jeune homme, etpoursuivit :
– C’est tout de même drôle, cesidentités… : cette espèce de mascarade zoologique !… lecaméléon, qui, à volonté, pour être inaperçu, se fait rouge ouvert, selon qu’il est sur un fond rouge ou sur un fondvert !…
– Eh, oui. C’est l’histoire du lion,fauve sur le sable fauve du désert ; c’est l’histoire del’ours, blanc sur la neige blanche des pôles. Tout cela : desmimétismes… Mais, comment vous, le spectateur des constellations,ces machines-là vous intéressent !…
– Pourquoi pas ?… – Sans doute ya-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimétisme ?
– La nature en est pleine. L’hommelui-même… Les manteaux couleur de muraille… Tiens ! mais ditesdonc, Robert, Maxime riait, je vous vois si attentif…Accuseriez-vous par hasard le sarvant de revêtir un maillot bleu denuit pour… ?
– Quelle bêtise ! interrompit lesecrétaire.
– … Ce petit musée m’a bien divertijadis… Il a déterminé ma vocation de biologiste… aujourd’hui, j’aid’autres chats à fouetter…
– Ça marche, vos planches àl’aquarelle ?
– Pas mal, dit Maxime, en sortant d’uncarton plusieurs de ses œuvres. Oh ! ce n’est pas du VanOstade, ni du Jan Steen… Cela suffit, voilà tout. Mais, pourl’instant, j’ai cessé de portraiturer les poissons.
– Ah ! ah ! ladissection !
– La dissection, un peu, oui, maisaccessoirement et à propos d’une autre étude très captivante… Maisje vous ennuie, Robert ?
– Pas du tout !
– Vous allez comprendre. C’est pour leMuséum d’océanographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquariumoù les poissons des grandes profondeurs vivraientnormalement. Nos chaluts vont bien les saisir à plus deneuf mille mètres de fond ; mais la décompression et surtoutle brusque changement de température les détériorent et les fontcrever. Je cherche à construire un vivier clos, où la pression dela température se maintiendrait. Vous voyez : je suis en trainde gribouiller un dispositif de pompes… Mais ça n’est pas commode…L’invention serait grosse de conséquences. Pensez donc !Reconstituer le milieu vital de ces êtres si lointains !Pouvoir observer leurs habitudes véritables ! Dansl’ombre où la cuve resterait plongée, les voir s’illuminer dephosphorescences multicolores, comme dans la nuit éternelle desrégions sous-marines !
– Ah ! c’est cela que vouscherchez ! dit Robert.
Mais Maxime se méprit sur le ton vif de cetteinterjection. Il s’imagina que Robert lui reprochait de ne pass’employer à d’autres besognes, plus urgentes…
– Oui, c’est cela, répondit-il, enrougissant. Et il s’excusa :… J’ai cherché aussi à pénétrer lemystère des disparitions… Seulement, vous savez, là-dessus j’ai monidée. Nous serons fixés sous peu par les ravisseurseux-mêmes : le gens de l’autoballon.
– Vraiment ? Vraiment ? faisaitRobert, complètement absorbé dans une rêverie.
– Ah ! çà, Robert, soyezfranc ! Vous êtes là qui tergiversez, qui parlez de tout et derien… Qu’avez-vous à me dire ?
– Pardon… Ah ! oui… Vousdisiez ?… Parfaitement, parfaitement… Je… je suis chargé d’unemission, figurez-vous. Et il sourit. Une mission de madame votremère. Elle s’effraie de votre témérité. Depuis quelque temps, vousvous hasardez tous les après-midi dans la montagne, avec notrefourniment d’artiste peintre… Et, n’y pouvant rien, elle m’adélégué auprès de vous…
Maxime posa ses mains sur les épaules deRobert.
– Vous êtes bien aimable, mon vieux, luidit-il. Mais maintenant, je suis certain qu’il s’agit d’undirigeable ; et j’estime qu’au grand jour, un hommeaverti serait aussi serin de se laisser prendre qu’ilserait pleutre, froussard et méprisable de rester chez lui, commeun lièvre au gîte.
Un silence suivit, que Robert fitcesser :
– Alors, au moins… suivez monconseil : habillez-vous de façon à reproduire l’aspect d’undes disparus…
Maxime éclata de rire.
– Mais c’est encore du mimétisme,cela ! Décidément, Robert…
– Je vous assure qu’il faut prendregarde.
– Ouais ! Vous perdrez votre peine,mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire étude – et lamontagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, à chaqueheure du jour, à chaque jour du mois, on la croirait la toile d’unmaître différent… J’ai là-haut un petit modèle exquis, une bergèrede douze ans, qui me pose une scène épatante dans un endroitpharamineux. Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, celle-là !Les sarvants, ce qu’elle s’en fiche !… D’ailleurs, son frèreCésar, un jeune pâtre plutôt dégagé, fait le guet pendant laséance…
« Regardez-moi ça mon vieux Robert !Je vous présente Mlle Césarine Jeantaz. Ça nemanque pas de jus, hein ?
Il brandissait dans la lumière pâle uneaquarelle à demi faite et vraiment « tapée », comme ildisait volontiers. Au milieu d’un troupeau de vaches et de chèvreséparses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de l’accordéon.Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancée àpleine voix.
– C’est très joli, apprécia Robert. Maismadame votre mère se tracasse énormément…
– Dites-lui… – Ah ! là !là ! quelle malédiction que toutes ces poules mouillées !Eh bien, dites-lui que demain j’aurai fini cette pastorale etqu’après-demain je serai sage !
– Pourquoi pas aujourd’hui ? Je nesuis cependant pas une poule mouillée, moi, et je suis loin deplaisanter. Vous savez bien que j’ai mon idée…
– Déballez-la, votre idée, mon cher,déballez-la !
– Hélas ! vous y croiriez encoremoins qu’aux hommes-volatiles, qu’au poisson voltigeur et qu’àl’aigle volant sans ailes !
– Vous n’avez pas de preuves,alors ?
– Je n’ai que de bonnes raisons. Cela nevous suffirait pas.
– Enfin, Robert, pourtant ! si voussaviez où se trouve ma sœur… et les autres… il serait criminel degarder le silence… Il faudrait y aller… Où peuvent-ils être ?Évidemment, pour ma part, je ne m’en doute pas le moins du monde…Où est le repaire des bandits ?… Si encore on avait la facultéde les voir s’enfuir dans telle ou telle direction ! Mais ilsse cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages…Considérez cette voûte impénétrable de nuées ; au-dessusd’elle, les sarvants sont libres d’évoluer à notre insu…
« Mille dieux ! Robert,qu’est-ce que je vous disais !
Dressé, l’œil brillant, le bras tendu vers leciel, Maxime désignait un point dans les nuages.
Robert, vivement, regarda.
Dans les volutes d’un gros cumulus grisd’ardoise, engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane etfantômale se profilait.
– Le dirigeable ! murmurait Maximetout bas, comme s’il eût craint d’effaroucher la vision.
Robert abrita ses yeux du jour livide.
– C’est bien celui que vous avezrencontré ?
– C’est bien lui : la nacelle ne sevoit pas. Et si ce n’était lui, que ferait-il là, sans bouger, àl’affût derrière son nuage ?…
– Hum ! fit Robert, puissammentintéressé.
– … Car il est derrière lenuage, continua Maxime. C’est son ombre portée que nous apercevons.Ce n’est que son ombre sur une volute. Ils se croientinvisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre lestrahit… Allons ! reconnaissez que j’avais raison !
– Oui, oui… en effet, dit Robert avecplus de politesse que de sincérité.
– Ah ! voici l’ombre qui pâlit parceque le vent s’élève et que la volute se désagrège… Ce n’est plusrien.
Une rafale tempétueuse s’engouffra dans larotonde. Les papiers, tourbillonnant, s’éparpillèrent. Le friselisdes bois fut pareil au bruissement d’une mer inattendue. Lesarbres, tout blancs de feuilles rebroussées, se courbaient ausouffle de l’est. Des volets battirent avec fracas. Des trombes depoussière couraient le long des routes. Un éclair direct fêla leciel épais, et les nuages se mirent en branle.
Maxime, les cheveux au vent, épiait si lafuite du cumulus n’allait pas découvrir l’aéronef, ou si lescorsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que latourmente… Mais le dirigeable était parti sans employer cemoyen-là.
Et voici que le décor devenait lui-mêmetragédie.
La magnificence des éléments déchaînés semagnifiait encore de tous les mystères qu’on y sentait.
Le tonnerre roula ses grondements, quiparurent le vacarme des nuées roulant pêle-mêle vers un butinconnu. Et, le tableau se trouvant achevé, un second éclair traçad’un zigzag, le paraphe de l’ouragan.
Bien que le ciel fût toujours menaçant etqu’il semblât réserver pour l’après-midi quelque orage nouveau,Maxime – autant par bravade que par goût – prit son attirail depaysagiste et, malgré l’unanime réprobation, se dirigea vers lamontée.
Une heure après, las de chaleur et dediligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et sespetits gardeurs.
Le site du pacage était à la fois grandiose etriant. La prairie, vallonnée, formait une combe et se creusaitgracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. L’un deses bords se redressait en muraille rocheuse, s’élançait pourcontinuer la montagne, et des créneaux cyclopéens, mêlés debroussailles, découpaient son couronnement. L’autre bord, beaucoupmoins relevé, finissait à la lisière d’un bois qui, tout de suite,s’inclinait dans l’autre sens et penchait jusqu’à Mirastel son plande rocs, de chênes verts et de buis géants. D’innombrablesnarcisses embaumaient le pré luxuriant. Çà et là, des blocsgrisâtres le parsemaient, et sur l’un d’eux, où son frère Césarvenait de la jucher, Césarine Jeantaz avait déjà pris la pose etmaniait son accordéon, et psalmodiait une valse. Car tout ce quechantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soitViens Poupoule, La Marseillaise ou le Diesirae.
Elle intercala son « bonjour,monsieur ! » entre deux notes, et César salua leMoncheu.
Bientôt Maxime fut installé devant sonchevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin près delui.
– Veille bien ! dit-il par acquit deconscience.
– N’a pas paou, répondit Césarendoctriné. On le vara ben veni !…
La bambine, ravissante, laissait pendre sespetons dans leurs gros brodequins à semelle de tilleul. Un vieuxchapeau de paille ombrageait l’ébouriffement blond de ses cheveux.Entre ses menottes rouges, l’accordéon s’allongeait, puis seramassait, et scandait du même rythme sautillant la ribambelleinfatigable des chansons monotones. Autour d’elle, les vaches etles chèvres dispersées faisaient sonnailler leurs cloches. Et lesclochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums.
– Veille bien ! répéta Maxime,étonné lui-même de sa méfiance.
César ne quittait pas des yeux le ciel chargéqui semblait glisser d’une seule pièce, sous la poussée d’un ventde fournaise. Parfois, les créneaux de la muraille démêlaient unnuage plus bas que les autres.
Au son d’une clarine violemment secouée,Maxime détourna son regard de la chanteuse.
– Hé ! dit le berger,viva la Rodzetta qué s’éfra ! – La Rodzetta,c’était une chèvre rousse qui, s’étant écartée, revenait au galop,avec des bonds et des bêlements. – Est-ce que… ? Est-cequ’elle n’avait pas l’air de fuir ?… d’êtrepoursuivie ?…
Maxime leva les yeux et fut rassuré. Le cielétait désert ; il s’écoulait toujours uniformément, tel unfleuve renversé de plomb fondu, bas et chaud, mais désert.
Césarine chantait à l’envi… Mais tout à coup,sa mélopée se transforma en un cri perçant. L’accordéon se tut ettomba…
Debout sur le roc et bouleversée de gestesfous, convulsionnée dans une attaque d’épilepsie, ou dansant unesinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait l’air en tous senset poussait d’affreux hurlements.
Ses cris et la panique tintinnabulante desbêtes empêchèrent Maxime d’entendre bourdonner les sarvants, maisil sentait leur proximité à l’ébranlement vibratoire de sonthorax…
Et le ciel, et la combe, et la murailleétaient déserts ! Il allait se jeter au secours de l’enfant, àl’assaut du rocher, quand un spectacle inopiné le médusa, béant deterreur et de surprise.
Un délire sibyllin possédait toujours lafillette. Horriblement pâle, frêle pythonisse malmenée detransports, se débattant contre le mal soudain qui la brutalisait,elle était maintenant soulevée à quelques centimètres dumonolithe, sans que rien existât qui pût lamaintenir !…
Puis, subitement, elle cessa de crier, sansdoute par un effet de la fatigue ; sa voix n’avait plus detimbre ; elle essayait encore de se faire entendre, ellesemblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et commele troupeau s’était enfui, le bourdonnement de velours et de nuit –ronronnait à loisir.
Maxime fit un effort de tous ses muscles et detoute son énergie pour mater l’effroi qui le paralysait…Hélas ! hélas ! merveille lamentable : avant qu’ileût bougé, Césarine Jeantaz, projetée avec une force inouïe, montadans le ciel comme une balle, et disparut.
L’opaque nuée qui coulait indéfiniment s’émutde son passage. Un tumulte s’y produisit, se pacifia, et ce futtout. Le malheur s’était déroulé avec une telle promptitude quel’accordéon, lâché par Césarine, achevait seulement de s’affaisserdans les narcisses.
Alors Maxime revint de sa stupeur. Maisl’épouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieuxattentat, lui, l’officier de marine, lui, le héros de mainteescarmouche avec les Touareg, lui qui avait lutté, le sourire auxlèvres, contre l’eau meurtrière et le feu assassin – il se sauva,les mains devant les yeux, laissant là son chevalet, sa toile, sapalette et le petit César évanoui sur l’herbe. Il s’enfuit àtravers le bois en pente, directement, car le meilleur sentierfaisait trop de détours, à son avis. Le misérable dégringolait leversant escarpé, culbutant, rebondissant, se raccrochant auxarbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes depierres qui le précédaient, l’accompagnaient et le suivaient, sibien que sa déroute fut un ébranlement.
Cependant, sous lui, les toits de Mirastelgrandissaient à vue d’œil.
Il arriva, trempé de sueur, livide etfrémissant avec des écorchures qui saignaient, nu-tête et vêtu dehaillons. Il pénétra dans un boudoir où les siens et Robert setrouvaient réunis autour d’un samovar, et tandis que chacun seprécipitait à sa rencontre, Maxime s’effondra et se prit àsangloter, triste jusqu’à la mort d’avoir été si fat et d’êtredevenu si lâche.
On le fit asseoir dans un fauteuil.Mme Le Tellier l’entourait de ses bras maternels.Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvementsd’impuissance et de pitié, et répétait, au milieu de ses larmes,des paroles imprévues :
– Marie-Thérèse !… Oh ! monDieu !… Que lui a-t-on fait ?… Où est-elle ?…Oh ! c’est effrayant !…
Son père lui fit boire une tasse de thélargement coupé de rhum.
– Allons, mon petiot, qu’est-ilarrivé ? Raconte-nous ça.
Maxime raconta. Il finit par l’aveu de sacouardise, et alors le désespoir le reprit comme avant. Il secognait le front d’un poing fébrile, disant qu’il voulait repartir,voler au secours de la petite Jeantaz…
M. Le Tellier le lui défendit, etréquisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, à l’effetd’accomplir ce devoir.
– Nous étions cachés… cachés par lesfeuilles, hoquetait le piteux Maxime. C’est pour cela que nousn’avons pas été attaqués ! Puis, sous l’influence combinée durhum et de la tristesse, il larmoyait : « Elle estpartie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !… Un pauvrepetit bouchon, mon Dieu !… Et sa pauvre petite voix quis’étranglait… et puis tout à coup qui s’est brisée, si brusquement…Et moi qui n’ai rien fait ! Ho ! rien !… »
Ses parents échangeaient, par-dessus sa tête,des regards d’inquiétude. Enfin M. Le Tellier prit unerésolution.
– Il ne s’agit pas de pleurer, dit-ilsévèrement. Il s’agit de comprendre et de causer. Cette disparitionest identique à celle de ta sœur et de tes cousins ;travaillons-la. D’abord, tu parais certain que c’est unenlèvement ?
– Oh ! oui ! Elle se débattait.Elle résistait. Et si ç’avait été une force aveugle, moi aussi,César aussi, nous l’aurions éprouvée…
– Bien. Mais, tout à l’heure, tu parlaisd’un bouchon… A-t-elle donc été lancée par une impulsion venue dela terre, cette enfant ?
– Non, non, ça n’en avait pas l’air.
– En effet, sur le Colombier, la neige nedécelait rien de pareil…
– Elle s’est élevée, dit le jeune homme,attendri d’alcool et de compassion, elle s’est élevée comme unepauvre petite sainte Vierge affolée… comme un pauvre petit pantinqu’on retire du guignol avec une ficelle…
– Oui, mais tu n’as pas vu de ficelle…,de câble ?…
– Il n’y avait rien. Il n’y avait pas unfil.
– Eh bien !… hum ! à larigueur, tout peut s’expliquer… Le ballon des sarvants devait êtredissimulé dans les nuages, où nous savons qu’il se plaît à vaguersans être aperçu. Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’ilspossèdent un moyen de voir au travers, ne fût-ce qu’à l’aide d’untube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous d’eux,et qui serait d’un diamètre trop minime pour être vu d’en bas.
Quant au rapt à distance…
– Dites, papa, s’ils aspiraientleurs victimes ?… J’ai remarqué dans la nuée un grand tumultequi pourrait bien avoir été causé par un souffle véhément… uncourant d’air, allant de bas en haut…
– L’as-tu senti ?
– Non, vous avez raison. Je n’ai même passenti la brise cette fois-ci… Je n’y suis plus… Ah ! quand ona vu ça !…
L’attendrissement revenait. M. Le Tellierse dépêcha d’occuper son fils avec d’autres considérations, plus oumoins fantaisistes :
– L’arrivée d’un projectile aussi grosqu’un corps humain suffit à motiver le tumulte auquel tu faisallusion. Ce n’est pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas queles sarvants pompent leurs victimes, mais qu’ils lesattirent au moyen d’une sorte d’aimant particulier, à lamanière dont l’aimant véritable attire le fer. Le magnétismeanimal, cela veut dire quelque chose, cela !… Du reste,il y a, dans la vertu d’attraction des aimants, un je-ne-sais-quoid’occulte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui troubletoujours la pensée.
« Vois-tu, ils emploieraient ce procédépour amener jusqu’à eux les gens, les animaux et tout ce qui netient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, etils opèrent leur descente la nuit.
Mme Arquedouverappela :
– N’y a-t-il pas un garde qui soutientavoir entendu la cisaille en plein midi ?
– Oui, ma mère, mais c’était dans un lieusolitaire et de l’autre côté d’un rideau de sapins.
Et Mme Le Tellier :
– En tout cas, voici bien des mystèresdissipés, ou du moins réduits à un seul : tous lesenlèvements. Y compris celui des hommes volants, qui étaient destourmentés, les malheureux, et non les tourmenteurs !… Ycompris l’aigle et le poisson !
– Parfaitement, reprit M. LeTellier. Il faut que Géruzon et Philibert aient mal observé, l’unses Piémontais, l’autre son brochet. Sans quoi, ils les auraientvus monter plus roides vers le ciel obnubilé… Nos adversairespossèdent un électroaimant spécial, et ils le manœuvrent au-dessusdes nuages ; voilà l’affaire. Mais, bigre ! ce ne sontpas des imbéciles… Avoir trouvé l’aimant animal !…
– Maudits nuages ! s’écriaMme Le Tellier, sans eux…
– Sans eux, répliqua l’astronome, onverrait encore moins de choses qu’on n’en voit, puis les sarvantsn’agiraient que la nuit.
Robert se promenait de long en large, etgardait un silence farouche. En vain M. Le Telliercherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrétaire,il n’y trouvait que le souci.
– Mais pourquoi ? Pourquoices enlèvements ? faisait Mme Le Tellier en seprenant la tête.
– Et quel est le sort desprisonniers ?
C’était Maxime, aujourd’hui, qui gémissaitcela !
– Et où sont-ils ? ajoutaMme Arquedouve.
Son gendre hasarda, sans perdre de vue lestraits de Robert :
– Oh ! ils ne doivent pas être fortloin : sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura.L’exiguïté relative de la zone hantée paraît démontrer que lessarvants ne s’éloignent pas du Bugey.
– Il faudrait y aller ! ditl’aveugle.
– Mais comment les dépister ? Ilssont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presquepas…
– Écoutez ! Écoutez !s’écria Maxime, hagard. Le bourdonnement !
Un même frisson courut le long de tous lesdos.
– Mon pauvre enfant ! dit lagrand-mère. C’est un frelon que tu entends par la fenêtreouverte.
Mme Le Tellier, de sonmouchoir, épongeait le front de Maxime.
– Je vous en conjure, implora celui-ci,parlons un peu d’autre chose. Il est impossible de rester les nerfstendus…
– Il faudrait y aller ! répétait lesecrétaire, comme dans un songe et marchant avec furie.
Mme Le Tellier le réveilla, etl’arrêta net, en déclarant :
– Nul doute qu’avec ses aéroplanesM. d’Agnès ne puisse surprendre et poursuivre ces banditsjusqu’à l’entrée de leur caverne ou de leur forteresse ! Nousvenons de recevoir une lettre de lui, et…
– C’est vrai ! fit l’astronome avecune feinte jovialité. Il y a même dans sa lettre une dépêcheinénarrable de ce M. Tiburce…
« Tiens, lis ça, mon garçon. Ça techangera les idées. Ma parole ! Ce M. Tiburce est leNigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie !
Maxime lut…
(Pièce 397)
Lettre du duc d’Agnès à M. Le Tellier
40, avenue Montaigne.
9juin 1912.
« Cher Monsieur,
Il y a aujourd’hui un mois, jour pour jour,que j’ai quitté Mirastel, vous laissant tous si désolés. J’aibeaucoup travaillé depuis lors ; mais ce n’est que d’hier quej’éprouve assez d’espérance pour avoir enfin le courage de vous leconfier.
Assurément, je ne suis pas sans inquiétude ausujet de ce dirigeable légendaire que Maxime a vu dans lebrouillard, me dites-vous, et qui semble se passer d’aéronautes.Votre description m’a fait penser aux torpilles télémécaniques, cespetits véhicules de catastrophes qu’on est parvenu à diriger deloin, sans fil. Pourquoi, en effet, n’y aurait-il pas des ballonsanalogues, dont les différents mécanismes seraient commandés àdistance, par un capitaine insoupçonnable ?… Voilà quicompliquerait notre tâche ! Car, en admettant que nouspuissions nous emparer de ce ballon désert, quelles indicationsrésulteraient pour nous d’une telle prise, quant au domicile et àlà personnalité des sarvants ?
Heureusement, rien n’est sûr. Et d’ailleurs,l’engin que nous allons fabriquer, notre aéroplane de chasse sera,j’espère, des plus remarquables.
Hélas ! ce n’est encore qu’uneespérance ! Cependant, voici : Hier, mon chef deconstruction, le pilote Bachmès, s’est abouché avec un ingénieurqui prétend avoir découvert un moteur fonctionnant parl’électricité atmosphérique… Capter le potentiel de la nature,puiser la toute-puissance des volts à même sa grande source, c’estla chimère, depuis longtemps poursuivie, vous le savez ; c’estla dépense abaissée à presque zéro ; c’est la machinerieréduite à un poids négligeable ; c’est surtout lavitesse miraculeuse.
Si l’invention n’est pas une flibusterie, sivraiment il suffit, pour faire tourner une hélice, de caler sur sonaxe un transformateur de courant, nous achetons le brevet. Et nousconstruisons sur-le-champ.
Ce sera vite fait, je pense… Mais« vite » ! Qu’est-ce qui est vite lorsqu’on estanxieux !… Que deviennent les disparus ?…Trente-quatre jours !… Où est MademoiselleMarie-Thérèse ?… Ah ! cher Monsieur, comme je voudraisêtre à mon poste de vedette aérienne, et savoir où ?comment ? qui ? et pourquoi ?
L’attente : quelle chose terrible !Je passe mes journées aux ateliers de Bois-Colombes. En ai-je faitd’inutiles expériences !… Et rester là ! piétiner, avecla conscience du temps perdu !… Le croirez-vous ? j’envieparfois le sort de Tiburce ! Lui, au moins, possède un butprécis, pour vain que soit ce but, et s’emploie sans cesse àl’atteindre. Il a le soulagement de l’action… Mais la cruelledéconvenue qu’il se prépare, l’entêté ! Je vous adresseci-inclus un câblogramme de lui, que je viens de recevoir. Ce n’estpas les premières nouvelles qu’il m’envoie. Il m’a déjà expédié unmarconigramme, en plein Océan, le lendemain de son départ etsimplement pour me l’annoncer. Depuis, je n’avais rien reçu. Tantde niaiseries en si peu de mots, peut-être cela vous plongera-t-ildans un étonnement qui vous fera oublier, une seconde, la précaritéde notre situation. C’est, par malheur, le seul avantage que nouspuissions retirer de la dépêche ci-jointe.
Je vous prie, cher Monsieur, de vouloir bienagréer à Madame Le Tellier et à…, etc.
François D’AGNÈS. »
« P.-S. – Une effervescence considérablerègne dans tous les chantiers de constructions aériennes. Dans ceuxde l’État notamment. On y cherche l’appareil approprié à cettenouvelle destination : la poursuite d’aviateurs insaisissablespar leur rapidité. Cependant, on prête à certains le projet insenséde partir en reconnaissance au-dessus du Bugey avec les appareilsactuels, tout à fait insuffisants. On cite des noms célèbres… Nousferons mieux que tout cela. Patience et bon courage. F.A. »
(pièce 398)
Câblogramme de Tiburce au duc d’Agnès
SanFrancisco, 6 juin 1912.
« Tout bien. – Pas encore rattrapé H[atkins]. Mais suis certain M [arie] -T [hérèse] avec lui. Car aiappris H. accompagné seulement par hommes. Travestissement.Stratagème grossier, prévu. – D’ailleurs, calculs indiscutablesprouvent M. -T. avec H. ainsi que H [enri] M [onbardeaul. –Fait nouveau : évidemment ils le suivent de bon gré.Pourquoi ? Mystère. L’éclaircirai bientôt. – Sont partis pourNagasaki. – M’embarque ce soir pour Japon. – Leur précipitationsuspecte. – Vos stupides histoires sarvants venues jusqu’ici. Fontsourire San Francisco. – Respectueux hommage sœur. –TIBURCE. »
Cela se découvrit aux environs de trois heuresaprès dîner.
C’était le 19 juin.Mme Arquedouve et M. Le Tellier s’étaientrendus en automobile chez le Dr Monbardeau. Robert Collin setrouvait à Lyon, pour des achats qu’il disait urgents, etMme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils.
L’état nerveux de Maxime exigeait encorebeaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstinationmaladive de quitter l’enceinte du parc. Au début, même, il n’avaitplus voulu sortir du château, et maintenant ce n’était que sur lesinstances et les prescriptions de son oncle qu’il consentait àprendre l’air et à faire de l’exercice. Deux fois le jour, à dixheures et à deux heures, il marchait au bras de sa mère et faisaitles cent pas sous la charmille. « Comme cela, disait-il, onest à l’abri du soleil. » Mais la vérité, c’est qu’on était àl’abri du sarvant, la voûte des feuilles cachant les promeneurs àtout regard venu du ciel. Tant de précautions pouvaient semblerenfantines, puisqu’il n’y avait plus de nuages, puisque aussi lespromenades s’effectuaient à la grande clarté méridienne et dans unlieu surpeuplé… Mais ceux qui raillaient Maxime n’avaient pas vul’Assomption de la petite Jeantaz.
Et voici donc queMme Arquedouve et M. Le Tellier revenaientd’Artemare, ayant, par mesure de prudence, baissé la capote, ettraversant ainsi la campagne inanimée.
On arrivait. L’automobile vira, franchit leportail, s’engouffra sous la galerie de verdure, ombreuse etpiquetée de soleil, et stoppa tout à coup, brutale, dans le cri desfreins et le frottement des roues bloquées.
– Hé ! quoi ? fitMme Arquedouve, cramponnée à la carrosserie.
Décoché en avant par la brusquerie de l’arrêt,M. Le Tellier vit, au milieu de l’avenue, à deux mètres ducapot, affalée par terre, Mme Le Tellier, quifixait sur lui des yeux d’insensée… Elle avait l’air d’unepauvresse et d’une innocente. Décoiffée, son corsage arraché sousles bras, elle n’avait pas bougé devant l’automobile, et devant sonmari ne bougeait pas davantage… Une fois relevée, soutenue par luiet le chauffeur, elle resta courbée, branlante…
M. Le Tellier la porta dans lavoiture.
– Ma mère, c’est Luce, dit-il. Elle étaitlà. Elle n’a rien, je crois, mais elle est très émue…
Au son de sa voix, qu’il tâchait pourtant decomposer, Mme Arquedouve saisit toute la gravité del’accident. D’ailleurs :
– Qui êtes-vous ? balbutiaitMme Le Tellier. Vous savez : Maxime… Il n’estplus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus…
Jusqu’au perron de Mirastel, on n’eut pas laforce de parler. On était retourné par ce nouveau désastre et parson contrecoup sur l’esprit de la malheureuse maman. L’astronomeenvoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis oncoucha la malade.
Bientôt, de prostrée qu’elle était,Mme Le Tellier devint péniblement surexcitée. Elleprononça des paroles sans suite, elle fit des gestesincompréhensibles, et parla tout le temps de son fils et d’unveau inexplicable. À chaque instant, elle portait sesmains aux côtés de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pourécarter une étreinte ou se préserver d’une attaque.
– Le veau ! Le veau qui glisse…murmurait-elle. Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrezpas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ?Lâchez-moi !… Maxime, va-t’en !… Ah ! aaaaaah !À reculons ! Voilà qu’il s’en va à reculons ! Etvite !… Ici nous sommes à couvert, oui, mon petit, bien àcouvert sous la charmille… Comme Marie-Thérèse… Il est avec elle,au ciel. C’est un veau qui l’a enlevé. Ce n’est pas un ange, c’estun veau !
M. Le Tellier, ahuri d’une telledivagation et redoutant le trouble qu’elle devait fomenter dans lecerveau même qui l’enfantait, essaya de lui donner au moins unsemblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais onaurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas.Dieu sait pourtant que l’astronome eût voulu connaître quelquechose ! Car cet enlèvement sous une charmille, au grand jour,par un ciel sans nuages, dans un parc des plus fréquentés, puisencore le salut de Mme Le Tellier – cette grâceaccordée ou bien ce coup manqué, si contraires aux habitudes dessarvants – c’étaient là de véritables phénomènes.
– Voyons, ma Luce, de quel veauparles-tu ?
– Il est parti !… Il estparti !… gémissait la détraquée.
– Tu dis qu’il glissait, ce veau…Comment ?
– Lâchez-moi !
– Oui, tu as été saisie rudement… Tablouse est déchirée comme par des crocs, à droite et à gauche… Maisil n’y a plus personne. Calme-toi… Ne fais pas ce geste toujours,ma petite Luce, il n’y a plus de sarvants.
– Maxime ! Maxime !
– Eh bien, comment est-il parti,Maxime ?… À travers les feuilles du berceau, n’est-cepas ? comme attiré vers le ciel ?… Le feuillage empêchaitde voir le ballon dirigeable ?… Comment est-il parti,Maxime ?
– C’est un veau !
M. Le Tellier recula, effrayé par leproblème de la folie dressé contre lui pour la première fois.Hélas ! il n’y avait sur le lit de sa femme qu’un pauvre corpssans âme, une misérable moitié d’être humain… Et le savantregardait cela du fond de sa pensée. Et il se disait :
« La science ne sait pas plus où val’esprit des fous qu’elle ne sait où vont les prisonniers dusarvant. Ce sont d’atroces disparitions. Et pourtant, depuis queles hommes ont une âme, ils acceptent, sans épouvante ni blasphème,que par-ci, par-là quelqu’une de ces âmes soit dérobée par unvoleur immatériel, comme paraît l’être celui de mes enfants. Demême que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaquejour amène par le monde l’enlèvement de Psychés nouvelles. Oùsont-elles toutes ?… Il en est qui reviennent… Où est celle deLucie ?… Où sont Marie-Thérèse, Maxime, tous les autres… Etreviendront-ils ?… »
Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sœurgrâce à quelque drogue, et Mme Monbardeaus’installa près d’elle.
Avant de la remplacer pour la nuit au chevetde la démente, M. Le Tellier put conférer de l’événement avecRobert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurspaquets bien ficelés, sur lesquels on ne songea guère àl’interroger.
Tout défait par cette double abomination, lesecrétaire opina :
– Il serait précieux de tirer deMme Le Tellier quelques mots significatifs… Aurisque de la fatiguer un peu… dans l’intérêt de tous… il lefaudrait. La supposition d’une sorte d’aimant, que vous émettiezl’autre jour, n’était pas mauvaise ; mais la place occupée parM. Maxime et sa mère, sous la charmille, viendrait larévoquer. Ils étaient invisibles pour des gens situés au-dessus…,des gens de n’importe quelle nature, il me semble…, à moinsque…
– Soyons nets, Robert. Vos allures, entout ceci, restent dissimulées… Je ne doute pas un instant del’excellence, de la pureté de vos spéculations… Mais enfin, est-ceque vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous n’avezpas deviné ?… Alors, par pitié, dites-le moi :est-ce que l’effroyable épisode d’aujourd’hui confirme ou non voshypothèses ?…
– Je ne puis déclarer qu’il les infirme.Il ne touche en rien à l’essence de la question, c’est-à-dire àl’identification des sarvants – que j’entrevois bien vaguement,allez ! Mais, étant donné que mes connaissances sont encoreplus vagues touchant le procédé d’enlèvement, je ne seraispas fâché d’acquérir là-dessus des indications supplémentaires…
« Quant à l’ensemble de mes conjectures…c’est tellement nébuleux que je manque de termes assez flottantspour l’exposer. C’est tellement redoutable, aussi, que je ne dirairien qu’avec certitude… Et, pour être certain, il faudrait allervoir. Encore suis-je assuré qu’une telle expérience ménagerait biendes surprises au plus malin.
« Dans tous les cas, maître, fût-ce audétriment de sa santé, tâchez d’obtenir de Mme LeTellier quelque phrase précise.
– Vous y tenez tant… Je demanderai àMonbardeau si cela n’est pas une cruauté superflue. Elle repose,maintenant.
– Va pour demain, concéda Robert.
Mais, avant l’aurore, il savait à quoi s’entenir.
M. Le Tellier veille sa femme.
Aux lueurs atténuées d’un lumignon,l’astronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade à coupsde décharges nerveuses.
Deux heures sonnent.
Elle se retourne, elle vagit, elle pousse dessons inarticulés, bégaie ces larves de paroles si lugubres qui sontles soliloques du cauchemar… Ses paupières viennent de s’ouvrir surdes prunelles endormies… Elle veut se lever, et la voici, hagardeet tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant.
M. Le Tellier s’empresse. Il veut larecoucher, lui faire boire une cuillerée de potion. Elle le regardeet l’interpelle :
– Maxime !
– Mon amie, voyons… C’est moi,Jean !
– Maxime, viens-tu te promener sous lacharmille ?
– Couche-toi, dors, Lucette chérie. C’estl’heure, il fait nuit…
– C’est l’heure de ta promenade, oui,Maxime : deux heures sonnaient à la minute. Nous serons bien,à l’ombre. Donne-moi ton bras, et promenons-nous dans le boispendant que le loup… Ah ! ah ! le loup, non ! –pendant que ta grand-mère et ton père sont à Artemare.
Elle a saisi le bras de son mari. Elle veutencore se lever… Malgré la violente souffrance qu’il éprouve,M. Le Tellier profitera de l’aubaine odieuse qui s’offre àlui, pour savoir. Mais il n’entend pas que la somnambuleen pâtisse le moins du monde.
Elle veut toujours se lever.
Alors, une inspiration fait dire aumalheureux, dont la voix s’étouffe :
– Maman… C’est moi, Maxime. Et noussommes sous la charmille…
À présent, il n’y a plus qu’à écouter.
– C’est agréable de marcher, fait ladormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. Nous voilà au boutde l’allée, près de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour… Vois,Maxime, que c’est joli, cette nef toute verte, si fraîche et vaste,avec, au bout, cette éblouissante trouée, ce porche « fou declarté »… Oui c’est vrai, tu as raison, « tunnel »est plus juste que « nef ». La charmille a les dimensionset l’ombre d’un tunnel… Ah ! qu’est-ce qui vient, àl’extrémité, dans le soleil, vers nous ?… Un veau ? Tudis que c’est un veau ? Hé ! comme il va vite !Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas… En effet : il nerepose pas sur la terre… Il glisse en l’air… Ho ! mais ilarrive sur nous à fond de train, ce veau !… Il ne faut pasavoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge… Levoilà ! il nous charge ! sans remuer ! C’esteffrayant ! Haaaaaaaaah ! lâchez-moi ! Maxime !on me tient… par derrière… on me serre… Ah ! on m’a lâchée…Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?… C’est ceveau, ce veau immobile !… Ooooh ! ne crie pas !Pourquoi ces mouvements déréglés ? Non, non, ne crie pas, monpetit, mon petit !… Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci.Pourquoi t’accroches-tu à cette bête… Aaaahhh ! ill’enlève ! Le veau… s’enfuit… à reculons… sous la charmille…Arrêtez ! Arrêtez-le !… Maxime, mais crie donc !Crie ! Appelle !… Rien… Ah ! dans le soleil là-bas,il se retourne… Appelle ! appelle ! Disparu… CommeMarie-Thérèse !…
« … Qui êtes-vous ? Vous savez,Maxime… Il n’est plus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus,plus…
« Le veau ! Le veau quiglisse !…
Mme Le Tellier s’agitedésespérément. Au bruit qu’elle fait, sa sœur et le médecin, qu’ona retenus à Mirastel, se dépêchent d’accourir. M. Le Tellierleur abandonne la garde de cette lamentable créature délirante quine sait plus que repousser des fantômes, qui maintenant revit parbribes décousues la scène effroyable – et, sans perdre une seconde,il va chez Robert.
Pour n’être pas surpris de le trouver deboutencore à pareille heure, tandis que l’aube filtrait aux ouvertures,il fallait vraiment que M. Le Tellier fût abîmé dans lesdernières profondeurs de son génie. Sur le moment, c’est à peines’il remarqua que son secrétaire fermait précipitamment l’armoire àglace, que cette armoire était pleine d’objets qui lui donnaientl’apparence d’une devanture d’opticien, et que le tapis de lachambre disparaissait sous une profusion de papiers récemmentdéficelés.
Robert se retourna vers lui d’un airembarrassé. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge àfermoirs de cuivre, tout neuf.
Mais déjà M. Le Tellier racontait commentsa femme venait de jouer l’enlèvement.
Le petit homme chétif l’écouta jusqu’au bout,sans mot dire, puis se recueillit quelques minutes.
– Que de choses incompréhensibles !dit-il enfin. Toujours est-il que les sarvants ne se gênentplus ! À deux heures après-midi ! C’est du toupet !…Les domestiques ont dû entendre…
– Ils disent que non. Mais j’ai laconviction, moi, qu’ils en ont menti. La peur les aura pétrifiés,quand leur devoir était d’aller au secours de ma femme qui criait.C’est cela qu’ils refusent d’avouer, et c’est pour cela qu’ilsnient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais riende ce côté-là.
Robert Collin réfléchit encore, etdemanda :
– Il n’y avait personne, dans les champs,qui puisse nous documenter sur l’état du ciel à ce momentprécis ?
– Personne. En revanche, d’Artemare, j’ainoté le spectacle extraordinaire de la route déserte et descultures abandonnées. « Nous étions seuls au dehors. MaisMme Arquedouve n’a plus ses yeux, et la capote,tendue comme un dais, bouchait complètement la vue du ciel, pour lechauffeur aussi bien que pour moi.
– Bon, c’est regrettable. Ah !quelle robe portait Mme Le Tellier ?
– Une robe noire, toute simple, unie,répondit l’astronome un peu démonté.
– Pas de chapeau ?
– Non.
Le secrétaire tira son calepin, le consulta,et dit :
– Mon maître, tout s’éclaire en ce quiconcerne l’anormale libération de Mme Le Tellier.Elle a des cheveux au henné, elle était vêtue d’un costume dedeuil ; son signalement est donc le même que celui de lademoiselle Charras, enlevée le 11 juin à Champagne, laquelledemoiselle est d’un blond rougeoyant et venait de perdre samère.
– Que voulez-vous dire avec votresignalement ?… Pour l’amour de Dieu, apprenez-moi ce que voussavez ! Tous ces embrouillages !… Ce veau qui enlève monfils. J’y laisserai le sens, moi aussi !
– Eh bien, commença Robert, compatissant,je suppose que… Et puis non, tenez ! vraiment, je ne peuxpas ! Mettez-vous à ma place : je ne fais que supposer duvague… Je vous l’ai déjà dit, maître : je ne parlerai qu’àl’heure où j’aurai toutes les certitudes… Mais alors – c’est plusque probable – d’autres considérations survenues m’empêcheront deparler… ne serait-ce que la peur de semer la peur…
« La peur de semer la peur ?… »se disait M. Le Tellier. « Le signalement de Lucieconforme à la désignation de Mlle… Chose ?…Ah ! çà, fichtre, voilà un discours superlativementincohérent !… Est-ce que d’aventure… Tiens ! tiens !tiens !… Et tout cet arsenal que j’ai aperçu dansl’armoire ! ?… Et ces rangements à trois heures dumatin !… Diable ! diable ! Est-ce qu’il déménage, àson tour ?… »
Il quitta les lieux sur cette réflexiondésagréable. Et nous, devons reconnaître que les actes de Robertdevaient, à juste titre, chaque jour un peu plus, l’ancrer dans sonidée qu’il perdait la raison.
Le surlendemain, le Dr Monbardeau – dont lavaleur médicale est justement réputée – certifia que la guérison desa belle-sœur était une question de temps et de patience.Mme Monbardeau vint une fois de plus habiterMirastel, en qualité de garde-malade ; et, bien queMme Le Tellier se montrât sensitive à l’excès, bienque la moindre surprise l’électrisât, bien que cinq minutes nepussent s’écouler sans qu’elle fît le geste-tic de repousserquelqu’un, ou sans qu’elle parlât du veau inexplicable, uneamélioration faible mais évidente justifia le pronostic dumédecin.
C’était une chance inouïe ; la commotioncérébrale avait été de la dernière violence. On en posséda lapreuve supplémentaire quand, les cheveux de la malade ayant pousséquelque peu, on s’aperçut qu’ils étaient blancs. La chevelure toutentière devait avoir blanchi, mais jusqu’à présent la teintureavait empêché qu’on le remarquât. Pour accélérer la convalescencede l’affligée, il aurait fallu qu’elle prît l’air, aussi. Mais, enadmettant qu’elle s’y fût prêtée, nul ne l’aurait permis durant cesjours détestables. Car, depuis l’enlèvement de Maxime, perpétréavec une audace, un cynisme et une prestesse non encore déployés,les Bugistes ne s’aventuraient plus à ciel ouvert qu’avecd’infinies précautions. M. Le Tellier lui-même s’opposait à lasortie des siens. Il subissait alors une seconde dépression moraleet s’abandonnait à d’interminables pensées, moins occupé de percerle mystère que de considérer sa détresse. Une fois queMme Arquedouve lui demandait s’il avait trouvéquelque chose, il répondit :
– J’ai trouvé qu’on devrait toujoursaimer ses proches comme s’ils étaient destinés à mourir tout àl’heure.
Les extravagances de Robert allaient finir del’accabler.
Celui-ci donnait des signes incontestablesd’aliénation mentale. À cette époque déjà, la frayeur avait dérangébeaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimuléevenait-elle de gâter cette splendide intelligence ?… Onl’aurait dit.
Sa démence avait débuté par une explosion dejoie, un air de gaîté constante et singulièrement déplacée. On levit, après cela, s’ensevelir en de sombres recueillements. Sousl’action d’une idée fixe, il accomplit une autre fugue, non plus àLyon, mais à Genève, et revint de Suisse, par une des plus ardentesjournées de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse defourrure.
À dater de là, rien ne put l’empêcher des’enfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes quil’exposaient dehors jusqu’à la nuit. Il rentrait à sept heuresprécises ; mais, aussitôt le dîner, le monomane disparaissaità nouveau ; puis, le lendemain, repartait…
Et dans quelle tenue ! Burlesque à l’égalde Tiburce lui-même ! Habillé d’un complet de touriste encheviote extrêmement chaude, guêtré jusqu’aux genoux d’un cuirépais, il servait de support à toutes sortes d’articles de voyage(rayon des explorateurs). Un petit couteau de chasse lui battait leflanc. Un étui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier devache vernie. Sur sa poitrine, les courroies d’une gourde et d’unesacoche croisaient en sautoir celles d’un kodak et d’une imposantejumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, entoile verte ; gonflé d’objets mystérieux, et, pendu à ce sac,un petit traversin de caoutchouc des plus intrigants. Une toque deloutre le coiffait de son étuve poilue, et la pelisse de fourrurene quittait son bras droit que pour aller chauffer son brasgauche.
Ainsi harnaché, le gringalet pitoyablequittait Mirastel, et, vêtu comme pour une expédition polaire, ilarpentait les routes pulvérulentes, sous un soleil à pomperl’Océan. Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulaitsans trêve leur terrain cabossé, n’y rencontrant que de raresvoitures soigneusement closes et quelques automobiles presséesd’être ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux defourmis, qui traversaient le macadam de la République ; etparfois, il avait à contourner des pierres d’éboulis, tombées de lamontagne et qu’on laissait au milieu du chemin.
Il lui arrivait aussi et fort souvent degravir le Colombier et d’y errer comme une âme en peine, comme unpoète flâneur, amant des forêts et des cimes. Il paraissaituniquement soucieux d’admirer les points de vue. Ses regardsallaient de l’un à l’autre avec une célérité remarquable, aucunedes beautés de l’heure et du lieu ne lui échappait. Le colombieravait été le mont de la neige, puis de narcisses, bientôt il seraitle mont des framboises. Il était pour lors celui des sauterelles,et les pas de Robert déclenchaient leurs sauts stridents, commeautant d’arceaux fugitifs, de-ci de-là, rouge celui-ci, mauvecelui-là. Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulationbourdonnante qui recouvre les prés d’un tapis de musique, et ilproférait à chaque instant :
– Eh ! mon Dieu ! ce ne sontque les sauterelles ! La peste soit des sauterelles !Maudites sauterelles !
Ou quelque autre monologue dans cegoût-là.
Impénétrable et serein, ponctuel et souriant,il entrait, au second coup de cloche, dans la salle à manger duchâteau. À table, il ne répondait rien aux remontrances et semblaittout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plusqu’au repas du soir.
M. Le Tellier s’aperçut qu’il décampaitaussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloîtrer. Mais l’autrel’avertit respectueusement qu’à la première récidive il sesauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier céda. Le pauvrehomme en arrivait à douter de son propre jugement ; il nesavait plus, de lui et de Robert, lequel était raisonnable, et sile devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse à larecherche du sarvant, fût-ce au hasard et follement, avec milleexcentricités ridicules, affligeantes et théâtrales, en unmot : tiburcéennes.
L’astronome dut se borner à frémir pendant lesabsences de son secrétaire. Et ce qu’il eût frémi davantage, s’ilavait connu que Robert possédait le moyen de tromper les sarvantspar une certaine similitude de toilette et pourtant son costumed’opéra-comique ne présentait aucune analogie avec l’un de ceuxqu’il eût été rusé de contrefaire !
À chaque fois que Robert s’éloignait,M. Le Tellier se demandait si c’était ce soir-là qu’il nereviendrait pas… Et les soirs tardaient bien à revenir. Mais ilsrevenaient tout de même… et revenait aussi Robert.
Cependant, le mercredi 3 juillet, à septheures, on entama sans lui le potage.
Sa place faisait un vide dramatique entrel’aveugle et la folle.
M. Le Tellier, le docteur et sa femmes’entre-regardaient, taciturnes, lorsque le maître d’hôtel remit àl’astronome une lettre qui n’avait pas de timbre.
M. Le Tellier fronça les sourcils etdevint très pâle.
– L’écriture de Robert !Tiens !… dit-il d’une voix étranglée. Voyons :
« Mon cher maître, ne m’attendez pas pourdîner. Je suis allé chez les sarvants. À tout prix je vous donneraides nouvelles de votre fille. Comptez sur moi.
Robert COLLIN »
« Le malheureux ! Il s’est faitenlever ! » Et, s’adressant au maître d’hôtel :
– Qui vous adonné cette lettre ?
– C’est M. Collin, Monsieur ;il y a huit jours. Il m’a dit comme ça que la première fois qu’ilserait en retard pour dîner, quand ça ne serait que d’une seconde,il fallait remettre ça à Monsieur.
La lettre palpitait dans les doigts deM. Le Tellier :
– Il s’est fait enlever !…Volontairement !
Mme Le Tellier commençait às’exalter.
D’un signe, Mme Monbardeau luirecommanda le silence :
– Il n’était pas fou ! reprit-ilsans faire attention.
– Alors, s’enquit M. Monbardeau,cette pelisse ? ces fourrures ?
– Il croit peut-être que les sarvants ontleur refuge dans les glaciers… avançaMme Arquedouve.
– Sans doute, fit M. Le Tellier,songeur. Les sarvants…
La visionnaire s’était levée d’un jet.
– Les sarvants ! s’écria-t-elle.Oh ! Qui me serre ? Maxime !…
Elle écartait avec horreur la souvenance desmains qui l’avaient empoignée, sous la charmille. Elle crispait lessiennes aux endroits que l’étreinte avait meurtris à traversl’étoffe déchiquetée.
– Là ! qu’est-ce que jedisais ! reprocha Mme Monbardeau. Taisez-vousdonc, Jean !
Mais M. Le Tellier, à la vue de sa femmequi reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se répétaiten frissonnant que Robert avait couru, de lui-même, au danger sanségal… Ah ! le vaillant ! le héros ! Il s’était jeté,de gaîté de cœur, au devant du formidable mystère crochu ; etdes jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain depersister dans son héroïsme et d’attendre patiemmentl’attaque infernale !
– Il n’a pas de famille, n’est-cepas ? s’informa le docteur.
– Non, dit M. Le Tellier, la larme àl’œil, il n’avait que la nôtre. Ou plutôt, il n’avait qu’un rêve…Hélas ! voilà que j’en parle déjà au passé !…
Deux jours après, les facteurs bugistes,faisant grève depuis l’avènement des Ogres, les deux beaux-frèresétaient allés en automobile chercher le courrier à la posted’Artemare.
M. Le Tellier déploya Le Nouvellistede Lyon, adressé à Mme Arquedouve, et lut cequi suit :
(Pièce 417)
… Des membres du Club-Alpin, qui se livraienthier à l’ascension du mont Blanc, ont relevé, sur le flanc d’un murde neige, une longue traînée qui semble due au frottement d’uncorps cylindrique énorme et résistant. On dirait, disent-ils, qu’unaérostat-automobile à armature métallique, du typeZeppelin, est passé à cet endroit en frôlant le mur dontil est question. Serait-ce la trace des fameux sarvants ?…Serait-ce l’empreinte du dirigeable mystérieux deux fois observépar l’infortuné Maxime Le Tellier ?… Il est permis de lesupposer.
– Ça y est : ils habitent par là,Jean, dit le docteur.
– Mais, Calixte, comment diable Robertl’a-t-il deviné ?
– J’espère qu’on va mobiliser les troupesalpines et fouiller les crevasses !… On ne fait, rien pournous !… Quel sale ministère !
Mobiliser les troupes alpines, c’était depuislongtemps un fait accompli. Sous prétexte de manœuvres – afin,paraît-il, d’éviter une recrudescence de l’affolement public – lepouvoir avait ordonné des battues militaires, et chaque garnisonprenait les armes tour à tour. On explorait le Bugey de fond encomble, sans éveiller de soupçons. Les reconnaissances d’officierss’y accordaient avec les inquisitions de la sûreté ; l’armée,et la police agissaient parallèlement. L’inspecteur Garan, revenude ses erreurs, avait coopéré maintes fois aux stratégies les plusastucieuses.
Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, lesarvant ne se laissait même entrevoir.
Les bouges des faubourgs, les caves et leségouts des villes, les souterrains des vieux donjons, lescarrières, les gouffres, les grottes, les forêts, les cryptes desruines et les catacombes des abbayes furent explorés sans résultat.L’antre des flibustiers demeurait une énigme. Les dirigeables etles aéroplanes prêts à s’élancer derrière le ballon-fantômerestaient inactifs, et ceux qui croisaient dans l’atmosphère,au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouilles de la chasseaux Croquemitaines.
À l’heure où M. Monbardeau réclamait lamobilisation des Alpins et fulminait contre le ministère, il yavait donc bel âge que l’œuvre de l’État s’était donné carrière enBugey comme aux alentours, avec une discrétion que motivaient nonseulement le trouble des citoyens (il nous semble, au contraire,que l’aspect des troupes les eût rassurés), mais aussi la peurd’une gigantesque plaisanterie. Les Camelots du Roy, par exemple,étaient capables de toutes les impertinences, du moment qu’ils’agissait de ridiculiser le régime.
À la vérité, cette œuvre de l’État, on avaitdécidé de la continuer jusqu’à la victoire. Mais il se produisitplusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancées,d’agents solitaires… Et l’on dut couper court à cette traquephénoménale pour éviter les refus d’obéissance et lesdéfections.
L’existence des sarvants n’étant pasofficiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore queles recherches se poursuivaient dans toute la France et même fortau-delà. Car, sans comprendre pourquoi leur champ d’action seréduisait aux parages bugistes et s’étendait si lentement, onsoupçonnait les brigands d’aller très loin déposer leurs prises.L’échec des perquisitions régionales semblait en faire loi.
Impuissant à découvrir quoi que ce fût, etcraignant l’extension d’un mal dont la gravité lui apparaissait dejour en jour, le gouvernement jeta le masque et s’efforçad’organiser un système protecteur, dans le but de circonscrire lefléau. Il édicta des mesures préventives – des dispositions deprophylaxie, pour ainsi dire – applicables sur tout le territoire.Et alors les populations qui n’avaient pas subi la tyrannie dusarvant se prirent à la redouter.
Celui-ci n’augmentait son empirequ’insensiblement, c’est entendu. Mais là, c’était l’abomination dela désolation.
Les services administratifs, la vie socialen’y fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu à peu de seshabitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et deses cousins, chaque enlèvement avait provoqué de nouveaux départs.Il était arrivé à Lyon, à Chambéry, des trains bourrés de paysans,et la frontière suisse avait vu l’exode des réfugiés français. Lapanique les saisissait tout d’un coup. Pour subsister ailleurs, ilsvendaient leurs bestiaux à vil prix, quelques-uns cédaient leurschamps et leur ferme, et ils s’enfuyaient, bien heureux d’avoirtrouvé acquéreur. C’étaient des riches. D’autres n’avaient pas dequoi s’en aller. Quinze mille, peut-être. Ceux-là vivaient de riendans leurs masures barricadées, comme au fond de tanières. Nul necorrespondait avec son voisin ; pourtant, les nouvellesarrivaient jusqu’à eux, mais dénaturées, grossies, et redoublaientleurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris géante quel’on appelle « vampire », et le poisson de Philibert pritforme de requin volant, de dragon, de tarasque des tempsgothiques…
Autour des villages condamnés, jaunissaientles moissons que personne ne récolterait. Les prairies poussaienthaut et dru ; les vignes s’emmêlaient de longs rejetsflexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches. Unsilence de mort planait.
Parfois, un vagabond se risquait à la maraude.Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller lesbiens à l’abandon… Mais subitement des cris horribles s’élevaient àl’intérieur des maisons ou dans la campagne lointaine :batailles d’hommes contre des chiens enragés, contre des chatsoubliés, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre… on nesavait quoi. Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrentplus. À partir de ce jour, les seuls êtres humains que l’on viterrer par les champs et les bois furent de misérables insensés,dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leursgeôles volontaires sous la domination d’idées puériles, produits del’épouvante et de la claustration. Demi-nus, désœuvrés, lesmalheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et deracines. Le sarvant, d’après l’histoire, en choisitquelques-uns ; la majorité se suicida.
Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres,aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassentdes pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers lavallée, une succession de pylônes soutenait les câbles électriquesde Bellegarde à Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles àd’étranges désespérés, qui touchaient les câbles ets’électrocutaient. Des momies carbonisées tordaient leurs posturessimiesques au sommet de ces miradors et semblaient bouffonner entreelles. Les rivières charriaient des cadavres, messagers de l’effroiqui sévissait. La voie du chemin de fer était un rendez-vousd’écrasés. Il régna de grandes puanteurs. Mais, grâce aux nuées decorbeaux qui s’abattaient sur le pays, le charnier qu’il était futvite un ossuaire.
La postérité s’étonnera d’une telle débâcle.C’est qu’elle oubliera comment les hommes comprenaient la calamité.Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagème deforbans. C’était la fin du monde. Ils évoquaient avec angoisse lesbêtes d’Apocalypse qui avaient été vues dans le ciel : unveau, un aigle, un brochet. Pour eux, le sarvant devenait l’Angeexterminateur. Et ils croyaient que Jéhovah commençait par le Bugeyà dépeupler la terre.
Dix siècles auparavant, les mêmes alarmess’étaient répandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douzeégalaient à celles de l’an mille. Et, si elles devaient moins segénéraliser, c’est qu’elles avaient une raison d’être, tandis queles autres étaient filles de l’inépuisable fantaisie[5].
Il semblait qu’une épidémie infestât ce coinde l’humanité. De fait, les persécuteurs vous enlevaient àl’improviste, sans que rien n’y fît, comme souvent procède lecholéra. Comme en temps de choléra, les survivants gardaient unefigure d’esclave poursuivi, où la peur s’était imprimée à jamais.Ils ne s’inquiétaient même pas de savoir où les disparus s’enétaient allés. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmespleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait enelles une heureuse détente, et le moment des larmes se trouvaitl’instant du bonheur. Le rire n’était plus, au tréfonds desmémoires, qu’un vague souvenir de paradis perdu. Tous les cœurs seserraient, la nuit surtout.
La nuit, on la passait aux écoutes, à guetterle trop célèbre ronflement. On s’imaginait le percevoir. On lepercevait par autosuggestion.
Et quand l’aube poignait dans sa splendeurcaniculaire qui rôtissait dehors les charognes sans nombre, alors,par une fente de la porte, par une lézarde de la muraille, entredeux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le cielimperturbable, limpide et bleu, sillonné d’hirondelles, le cielfourbe, avec son masque de sérénité. Tout le jour, ilscontemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux éblouis voyaientapparaître des façons de petits vers ondulés, incolores, qui sedéplaçaient lorsqu’on voulait les regarder. Ils s’en effrayaient,c’étaient les vaisseaux mêmes de leurs yeux.
Le murmure de la saison se déguisait en unbourdonnement redouté. Soixante fois par minute, ils se figuraientdistinguer n’importe quoi. Beaucoup prétendirent avoir surpris dela sorte l’ascension de créatures et d’objets divers, montant seulset tout droit dans l’atmosphère. Mais ils n’en auraient pas juré,sentant bien qu’ils étaient de méchantes vigies.
Mirastel fut le dernier château qu’on habitât.Mme Arquedouve et sa fille Lucie n’étaient guèretransportables, et M. Le Tellier se cramponnait à l’idée qu’ilretrouverait ses enfants là où le sarvant les avait capturés.
Les représentants du département profitèrentde la circonstance et lui demandèrent un rapport détaillé sur lasituation.
À la suite de ce rapport, on voulut appliquerune nouvelle tactique défensive. Mais les fonctionnaires déléguésen Bugey n’y restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison desmeilleures volontés, des pires ambitions, des bravoures les pluséprouvées.
Toute la terre alors surveilla le Bugey.C’était un point gangrené dont elle suivait avec effroi l’horribleépanouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couvedes yeux son chancre envahissant, le monde entier contrôla sansrépit les progrès du cancer français. La presse internationaletournait au bulletin sanitaire.
San Francisco ne souriait plus.
Toute la terre surveillait le Bugey, et toutle Bugey surveillait le ciel. D’un bout à l’autre du pays, celaseul importait. On se moquait de tout, excepté de cela.L’engraissement des porcs, la vendange à venir, les foins à faner,les seigles florissants, la température propice ou défavorable, lesquerelles municipales – chacun s’en désintéressait. La fortune etla misère ne comptaient plus, la politique avait perdu sonimportance, une guerre pouvait survenir, une invasion menacer levieux monde, le Péril jaune pouvait fondre sur l’Europe – qu’est-ceque cela faisait ?
Un souci méritait seulement l’inquiétude. Unseul danger valait d’être écarté : LE PÉRIL BLEU.
Où.
Comment.
Qui.
Pourquoi.
Le « Péril bleu » ! dieBlaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! ilPerile Azzurro ! ce terme journalistique eut la fortunede son cousin, le vocable « sarvant ». Son emploi devintuniversel. Et même, il exerça sur la pensée du monde une influencedes plus curieuses.
Le pouvoir des mots ne connaît pas de limites.On avait désigné la nouvelle plaie du nom de Péril bleu parce queles agresseurs empruntaient le chemin du ciel ; mais, pourl’heure, à force de vérifier l’inanité des perquisitions mondiales,à force de lire, de dire et d’entendre « Péril bleu », oninclinait à croire que l’ennemi c’était le ciel lui-même, et nonplus que les larrons s’allaient rembucher dans un fort terrestre,après l’avoir utilisé comme une route de saphir. Il fallait unraisonnement pour remettre les choses au point. Alors, onapercevait l’immense difficulté des recherches. On se représentaitles myriades d’explorateurs en train de parcourir le gîte dessarvants ; et l’on saisissait combien de lieux pouvaientéchapper, sur le vaste globe à leur perspicacité. On pensait auxforêts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dontl’ouverture est une faille imperceptible ; on pensait à desbastilles souterraines et jusqu’à des constructions sous-marines.Mais l’idée de l’eau ramenait l’idée de l’air, et de nouveau lesplus pondérés se surprenaient à l’examen du ciel, ainsi que l’onguette un repaire de brigands. Méprise singulière et singulièrementrépandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller.
Mais oui, c’est à peine croyable ; eux,les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ilsn’envisageaient pas toujours l’objet de leur étude comme ilsl’avaient fait jusqu’ici et comme il eût été raisonnable de lefaire encore. C’est en vain que rien n’était changé dans lamécanique céleste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’ilavait ressentie à considérer le firmament, et les calculsd’observatoires regorgent d’erreurs en l’année 1912.
M. Le Tellier suivit l’exemple de sesconfrères.
Ce n’est pas que le ciel eût gardé pour luison charme d’autrefois, ni que l’astronome se crût obligé detravailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; lemalheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et,depuis son départ de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigéla moindre lunette vers la moindre planète.
Mais parfois, au cours d’une veille enfiévrée,il s’accoudait devant la nuit, dans la fraîcheur, et là méditait,non pas en physicien réfléchi, mais en rêveur désespéré. Il nevoyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des universdont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut ensavoir ; il les voyait comme des points brillants qui sontd’un aspect féerique. Les lunes, les soleils, Mars et Vénus,Saturne, Aldébaran, Cassiopée, Hercule, n’étaient plus pour lui dessujets d’analyse et des raisons de chiffre, désignés par leslettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’auroreéparpillés dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noirentre les étoiles.
L’image de son fils et de sa fille ne quittaitplus sa rétine. Leur souvenir emplissait son âme. Il se lesfigurait au cœur de l’Afrique, dans une citadelle entourée delianes infranchissables, puis au sein du mont Blanc ou del’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusées que des mines,puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier… Enfin,succombant à la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard deterreur et prononçait tout bas :
– Le Péril bleu !
Mais, d’un effort, il secouait l’absurdeobsession, se gourmandait d’y avoir cédé, et, pour la chasser, pourassainir ses idées, il se forçait à choisir un astre dans uneconstellation, à repasser l’histoire de sa connaissance et àréciter ses nombres d’espace et de temps. On le devine : à cesheures scientifiques, l’astre qui sollicitait davantage ses regardsétait Véga, ou alpha de la Lyre – cette Véga dont il avaitcessé l’observation pour venir à Mirastel, laissant là des travauxqu’il comptait poursuivre quinze jours plus tard et qu’après deuxmois il n’avait pas repris. M. Le Tellier se plaisait donc auspectacle de la belle étoile blanche vers quoi le Soleil nousentraîne.
Elle semblait l’attendre, et longtemps iladmirait son éclatante pâleur.
Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyantune alcôve hantée de cauchemars, il se mit au balcon et cherchal’étoile Véga.
Elle atteignait le point culminant de sonorbe ; elle allait passer au plus près du zénith, à quelquesdegrés vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tête etregarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide etsereine, de gauche à droite…
Mais, en coupant le méridien du lieu,c’est-à-dire parvenue au sommet de sa course, tout à coup elles’éteignit.
M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Iln’était pas revenu de sa stupeur que l’étoile brillait de plusbelle et continuait sa ronde autour de la Terre, s’abaissant ducôté de l’ouest.
L’astronome ne la quittait plus des yeux. Ivred’énergie et de curiosité, il la suivit passionnément jusqu’aumatin, qui l’effaça. Il avait épié sans défaillance le retour d’unphénomène que son œil expert n’eut pas l’occasion deréobserver.
Il mit alors sur le compte de la fatigue et del’énervement ce qu’il traita d’aberration d’optique, et s’en futdormir.
Cependant, au réveil, il se consulta.Hum ! une hallucination ? Peut-être. Mais il doutait. Entout cas, cette apparence d’extinction n’avait pas été produite parun scintillement, plus long que les autres, il en était sûr. Ladisparition de l’étoile avait duré pour cela trop de temps, untemps que sa vieille expérience évaluait à cinq secondes. Et puis,non, non : il avait bien réellement assisté à la disparitionmomentanée de Véga, et rien de connu, rien de prévu ne pouvaitl’expliquer… Le plus raisonnable était de supposer qu’un astéroïdeavait passé l’étoile et provoqué son occultation… Mais alors unbolide obscur ?… Hum ! hum !…
(Or, il importe de le spécifier, M. LeTellier possédait l’assurance absolue que nul oiseau, nul aérostatn’était venu s’interposer entre Véga et son œil. Pour masquerpendant cinq secondes une étoile de première grandeur, il eût fallul’intervention d’un oiseau ou d’un aérostat si rapprochés duspectateur que celui-ci les eût fatalement remarqués dans la nuitlumineuse.)
Ce petit incident stellaire, constaté par untel homme, prenait une importance capitale. Ce détail qu’un autren’aurait pas même aperçu, M. Le Tellier le rumina toute lajournée. Et le résultat de ses délibérations fut qu’il se rendit, àla brune, dans l’observatoire de la tour, l’inventoriasoigneusement, essaya le mouvement d’horlogerie de la lunetteéquatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dôme une fentequi ouvrit une arcade de vide, puis – ayant ainsi dégagé la banded’infini où Véga décrirait sa courbe – il mit sa montre à l’heuresidérale et visa dans la lunette un point de l’horizon. Cela fait,il attendit sans patience le lever de l’étoile, l’aube de ce soleiléperdument lointain, mêlé ex abrupto à ses plus gravespréoccupations et fixant son intérêt à des milliers de kilomètres,au moment précis où il s’était demandé : « Où sont lesvictimes du sarvant ? »
Cette pensée lui brûlait le cerveau. Et quandparut Véga, quand il vit l’astre aveuglant au milieu du disquenocturne découpé par l’objectif, il dut se raidir contrelui-même.
– Allons donc !femmelette !
D’un coup de pouce, il déclencha le mouvementd’horlogerie, et la lunette obéissante accompagna l’étoile dans samarche.
C’était une bonne lunette astronomiqued’amateur. Elle mesurait un mètre de long et grossissaitmodestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peud’importance à l’égard de Véga elle-même, si éblouissante qu’ellefût, les meilleurs télescopes ne pouvant rapprocher les étoiles –parce qu’elles sont trop loin – et ne servant qu’à les rendre plusnettes.
Aussi bien, M. Le Tellier commençait-il àpressentir que Véga ne jouait en ceci qu’un rôle de comparse, carle temps s’écoulait sans qu’il remarquât la moindre anomalie dansla conduite de l’astre.
Minuit sonna.
M. Le Tellier ne quittait pas l’oculaire.Tout autre qu’un astronome s’y fût lassé ; mais il gardait lavue limpide et l’esprit en éveil. L’étoile et lui s’examinaient.Les rouages, réglés sur la fuite du ciel, ronronnaientdiscrètement, et le petit télescope se cabrait d’un geste uniforme,insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignantl’observateur à se déplacer continuellement.
Bientôt, le tube se trouva presque droit,braqué à sept degrés au sud du zénith. Véga repassait à saculmination, et M. Le Tellier, couché la tête renversée, eutun frémissement : elle avait encore disparu. Au même instant,il lui sembla que le rond bleu s’obscurcissait…
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Véga reparaît,et le champ s’éclaircit.
– C’est une éclipse !
En un rien de temps, l’horlogerie est arrêtée.L’astronome saisit le chronomètre dont il a poussé le déclic à ladisparition de l’étoile : l’occultation a duré quatre secondesneuf dixièmes. Il prend l’heure, consulte la CONNAISSANCE DESTEMPS : l’éclipse s’est produite à la même minute, au mêmeendroit que la veille. L’écran qui s’est interposé entre la Terreet Véga est donc un objet se mouvant avec notre planète, uncorps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus duBugey et qui est situé à sept degrés au sud du zénith deMirastel.
Mais à quelle hauteur ?
L’astronome va l’estimer. En effet, depuisqu’elle est enrayée, la lunette se soumet à la rotation de laTerre, elle est rentrée dans l’ordre général, et il suffit de laramener très peu en arrière pour qu’elle ajuste inébranlablement lepoint mystérieux. Une manivelle qu’on tourne la fait rétrograderd’un millimètre, et dans le champ télescopique, traversé pourtantpar d’autres étoiles, le ciel se réassombrit, et les astres, quicheminent, s’éteignent un par un.
– Ça, se dit M. Le Tellier, cettevapeur obscure, c’est une chose qui n’est pas mise au point, toutsimplement.
Deux tours de vissage au bouton moleté :le tube de l’oculaire s’enfonce dans le tube de l’objectif, etvoilà que la buée diffuse se ramasse, se condense, se solidifie etdevient une tache carrée, noire, insolite.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
À l’œil nu, tout là-haut, on ne voitabsolument rien ; cette chose est beaucoup trop éloignée. Maisdans la lunette ; elle est aussi franche et fixe que Végal’était tout à l’heure. Et cette fixité intrigue M. LeTellier.
– Sans aucun doute, pense-t-il, voicidécouverte l’île aérienne où mes enfants sont retenus par descoquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-ilamarré ? Il se tient ferme dans l’atmosphère comme un rocherbattu des flots !… Sa nature, en tout cas, ne fait pasquestion. C’est un aérostat, forcément… ou quelque chose desimilaire… C’est une invention des hommes, qui n’intéresse en rienla météorologie… Mais il faut que cela soit diantrementélevé pour être invisible au grand jour, sans télescope !…Ah ! nous disons : quelle est sa hauteur ? Problèmefacile.
Ayant allumé une petite lampe-briquet, ilcontrôla de quelle quantité il avait dû raccourcir la lunette pourmettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage,stupéfait, se rembrunit.
– Cinquante mille mètres !murmura-t-il. Comment ! Cette machine-là est à cinquantekilomètres !… Il y a donc encore de l’air respirable à cettealtitude ? On peut donc vivre à plus de douze lieues dusol ?… Je délire !… C’est contraire à toutes les théoriesadmises !…
Un morne abattement succédait à la fierté desa trouvaille, à l’entrain quasi joyeux qu’il venait d’éprouver.Déjà, il avait rêvé d’une escadre d’aéronefs faisant le blocus decette bouée maudite. Mais cinquante mille mètres !…
Aucun ballon ne pourrait monter jusque-là. Lessarvants étaient hors de portée !
Et cette tache, alors, qu’était-cedonc !
Il se remit à l’oculaire. La tache nechangeait ni de forme, ni de couleur.
– Elle n’est pas très grande, songeaM. Le Tellier.
Il mesura ses dimensions, fit encore descalculs, où entraient les coefficients de grossissement et dehauteur, et déduisait qu’en réalité ce carré noir avait soixantemètres de côté.
Quand il aurait chiffré et lorgné tout lereste de la nuit, son savoir ne s’en serait pas augmenté d’un iota.Il comprit qu’il était raisonnable d’attendre le jour et d’étudierla tache une fois éclairée… Bonne résolution, impossible à tenir.Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjecturesprodigieuses et se parlant de la sorte à lui-même :
– Une bouée, parbleu ! J’yreviendrai toujours, en dépit de tout. Ce ne peut être qu’une bouéedont je n’aperçois que le fond…, une espèce de ballonultraperfectionné, qui se maintient dans un air raréfié… Quecela ne soit pas en rapport étroit avec les rapts, voilàqui est inacceptable. Tout concorde… Et pourtant, je ne puiscomprendre… Quel intérêt ont-ils, ces chenapans, à jucher si hautleurs victimes ? La moitié d’une telle distance suffisaitamplement à les protéger de toute incursion… Pourquoi cet appareilde terrorisation aussi – ces minéraux, ces végétauxcambriolés ?… Pourquoi nous faire attendre si longtemps leurlettre de chantage ?… De quel engin subreptice et nouveaufont-ils usage pour enlever leur proie jusqu’à cettebouée-ballon ?… Et cette science merveilleuse, où l’ont-ilspuisée ?… Enfin, qu’est-ce donc que ces gens qui font desmiracles d’audace, de génie et de méchanceté ?…
M. Le Tellier n’avait pas énuméré lequart de toutes les questions qui se pressaient à ses lèvres. Uncoq chanta. Le soleil levant frappait la tache par-dessus. Onvoyait distinctement que c’était une chose vague ; unsolide plat, composé de pièces brunes, rectangulaires, avec entreelles des lignes incolores très fines.
Sans trop de réflexion, « pour voir ceque ça donnerait », l’astronome intercala une lentille entrel’objectif et l’oculaire, afin de redresser normalement l’image,que les lunettes astronomiques forment à l’envers. Cettemétamorphose du télescope en longue-vue terrestre demeura sanseffet notable.
L’astronome s’énervait. Parfois, ils’efforçait, sans y réussir, d’apercevoir la tache directement. Leciel turquoise était d’une pureté virginale, exempte du plus faiblesoupçon de brun, de la plus infime molécule de blond ou seulementde bleu plus foncé. Trop loin ! trop loin ! La tache,ainsi, ne pouvait être perçue, même si on négligeait de compteravec l’épaisseur de l’air, jamais totalement lucide, malgré sonapparence, et toujours teinté d’azur assombrissant.
Et M. Le Tellier, revenu à l’oculaire dela lunette, n’y découvrait rien de nouveau.
Il observa sans se lasser le fond de cettechose énigmatique. Il surveillait davantage les bords du carré, etsurtout celui du nord, qui devait mieux s’offrir auxinvestigations, étant donnée la position légèrement méridionale del’objet par rapport à Mirastel. Il voulait qu’il y eût le long deces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou,un bastingage, une barre d’appui plus ou moins baroques ; etil escomptait l’apparition de quelque tête infinitésimale et adoréequi se pencherait au-dessus de l’abîme, grosse comme une têted’épingle…
À la fin, il s’arracha à l’épuisantecontemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris riende nouveau. Le plafonnement gênait. Il fallait observer lachose de profil et non par-dessous. Donc, il fallait l’observer deplus loin. Oui, mais, dans ce cas, une lunette d’amateur nesuffisait plus. Les grands télescopes devenaientindispensables…
Et tout à coup, ce trait de lumière dans sonraisonnement : l’équatorial de Hatkins ! Le rêve !Un grossissement de six mille diamètres ! Six mille au lieu decinquante ! Fort bien encore. Mais, de Paris, à plus de cinqcents kilomètres de Mirastel, est-ce qu’on pourrait voir lachose ? Est-ce que la rotondité de la Terre n’empêcheraitpas qu’on la vît ? Est-ce que la chose ne serait pas,pour le rayon visuel, au-dessous de l’horizon parisien ? Vite,un crayon, du papier, une table des logarithmes… Tout vabien : cela sera visible, à vingt kilomètresau-dessus de l’horizon.
Le soir même, à Culoz, M. Le Tellierprenait l’express de Paris.
– Chauffeur ! àl’Observatoire !
M. Le Tellier quitte la gare duP.-L.-M. Il a bien mauvaise mine ce matin. Toute la nuit,dans le wagon – sa deuxième nuit sans sommeil – il s’est acharné àcomprendre, il a rempli son carnet de figures géométriques,d’équations algébriques, d’opérations arithmétiques… Et il comprendde moins en moins. Jamais le mystère ne lui a semblé plusmystérieux que depuis qu’il commence à s’éclaircir. Et puis,un doute lui est venu concernant l’équatorial de Hatkins. Puissant,à coup sûr ; mais dans une situation déplorable ! Latache est visible en théorie ; mais en pratique ? Letélescope la fera-t-il apparaître, à travers cette masseatmosphérique de plus de cinq cents kilomètres, bourrée de nuageset de brumes, où les diverses températures provoquentd’innombrables réfractions ? Rien que les poussières et lesfumées de Paris constituent un rempart sérieux ! Pour obtenirquelque chose de net, on sera bien obligé de diminuer legrossissement…
Mais, au bout de son avenue, voicil’Observatoire avec ses coupoles. Voici la Sainte-Sophie de lascience, avec sa terrasse qui paraît en ébullition. Voici laSainte-Geneviève de l’astronomie, avec ce gros bouillonprépondérant qui est le dôme du grand équatorial. Voici leSacré-Cœur de Montparnasse !
– Ah ! Monsieur leDirecteur !
Le portier, respectueux et surpris, donne untrousseau de clefs. Dans la cour, M. le Directeur éludequelques astronomes qui viennent d’achever leur nuit de travail etqui rentrent chez eux. M. le Directeur monte au dernier étagepar le bel escalier de pierre. Il pénètre au logis du grandéquatorial, et malgré lui, s’arrête, en admiration.
Léviathan ! Goliath !Polyphème !
Les dimensions de la lunette sont tellementcolossales que M. Le Tellier ne s’en souvenait pas. On secroirait ici dans une tourelle de forteresse ou de cuirassémonstrueux. L’énorme concavité de la voûte de zinc prend un air decalotte blindée, et l’équatorial est un canon prodigieux, inclinésuivant l’axe du monde, et qui menace le ciel. Son affût, donjon demaçonnerie au centre de la rotonde, s’enveloppe de légèresstructures métalliques – paliers, échelles, caracols – et l’on yvoit une infinité de mécanismes de précision, les uns graciles etles autres herculéens, comme il sied qu’on en trouve autour d’uninstrument qui tient à la fois de la montre pour dame et de la gruepour fort levage. L’équatorial repose sur des tourillons d’obusier.Colonne Vendôme qui serait une bombarde, bombarde qui serait untélescope, cylindre mastodonte, éléphantesque tour penchée d’acierchromé, gris et mat – il s’allonge. La perspective effile sonextrémité, c’est à peine s’il reluit. Son oculaire, compliqué d’untas de petites machineries, a vraiment l’aspect d’une culasse…Est-ce qu’elle est chargée, cette pièce d’artillerie ? Unprofane pourrait le craindre, et redouter sa détonationassourdissante, et se demander quel projectile fantasmagorique elleva lancer contre la lune…
Il fait chaud sous cette cloche. Le silenceméditatif est presque celui d’une basilique. La rumeur de Paris,distante et maritime, murmure sans fin. De seconde en seconde, letic tac de l’horloge sidérale se répercute aux cintres de lacoupole et, de toute la gravité du temps qui passe, il aggrave lerecueillement.
À l’ouvrage !
M. Le Tellier manœuvre un cabestan. Ledôme, pivotant, roule sur ses galets avec un grondement de tonnerreet d’airain. Des cordes sont tirées. Une large embrasure sedécouvre au sud-est – la direction de Mirastel. L’artilleur optiquepointe son long-tom qui s’abaisse lentement versl’horizon. Au moyen de la petite lunette secondaire dite chercheur,accolée au télescope, il s’efforce d’apercevoir la tachecarrée…
Dieu, qu’il est petit sous l’équatorial !On dirait Gulliver sous le microscope d’un géant !…
Mais la tache ? la tache ?
Attendez ! Il tâtonne, il tourne desvolants, pointe plus bas, plus à gauche… Il refait des calculs…change des lentilles pour diminuer le grossissement et accroître lanetteté…
Ah ! enfin, la voici, cette tache demalheur ! La voici en élévation au lieu d’être vuepar-dessous. Mais on ne peut la discerner que grossie douze centsfois, pas davantage, et trouble, trouble à cause de l’atmosphère,et vibrante à cause de la grande ville qui fait tremblerl’Observatoire… Elle n’a pas bougé ; c’est la seule conclusionde toute la séance. Quant à dire ce qu’elle est au juste, c’estaussi impossible pour des raisons différentes.
– On étouffe là-dedans !
Exaspéré, Jean Le Tellier s’en va sur laterrasse. Il l’arpente rageusement, contourne les dômes qui bombentlà leurs hémisphères de ballons à moitié gonflés, comme en un parcaérostatique. Il bute contre les appareils enregistreurs, défonced’un coup de poing le pluviomètre qui s’oppose à son passage…
– Est-ce assez idiot, tous ces engins quine servent qu’à des stupidités !… La science ! lascience ! la science ! ah ! elle est fraîche, lascience !
Paris s’étend aux pieds de l’astronomerévolté. La fourmilière humaine incurve devant lui sa vallée delarmes entre toutes les vallées de misère, construite à perte devue. Elle descend de Montparnasse pour se relever àMontmartre ; et là-bas, au nord, en face de l’Observatoire,ainsi que son propre reflet déformé, se dresse un autre froissementde coupoles. Par une étrange symétrie, le Sacré-Cœur et leCerveau-Sacré dominent Paris, chacun de son côté. Ce sont deuxtemples pareils et dissemblables, tous deux bâtis à l’intention duciel, et qui, jaloux, semblent se défier au-dessus de tout unpeuple. Qui l’emportera ? Qui doit l’emporter, de ces deuxtemples sur les deux collines ?… L’astronome balance unmoment. Plutôt que d’être ici, ne ferait-il pas mieux d’êtrelà-bas, dans l’observatoire extatique du ciel ? d’un ciel siconstellé qu’il n’a plus de ténèbres ?…
– Ah ! çà, mordienne, couragedonc ! Il n’est pas encore temps de se résigner ! Rienn’est perdu ! Volte-face ! Et front à l’ennemi : lesarvant !
D’un pas déterminé, M. Le Telliertraverse la plate-forme et se grandit, farouche, contre lesbalustres. En bas, dans le jardin, les logements des lunettesméridiennes et photographiques arrondissent leurs toits demosquées. Plus loin, vers le sud, vers Mirastel, vers la tacheenfin, l’observatoire Montsouris. Et plus loin encore, échelonnéssur la terre inapercevable, encore d’autres observatoires, mieuxplacés que Paris sous certains rapports… Saint-Genis-Laval, près deLyon… Voilà, voilà !
– C’est à Saint-Genis-Laval qu’il fautaller maintenant ! Patience et persévérance ! Avant lanuit je serai fixé. Partons.
M. Le Tellier n’a jamais su comment lesjournalistes eurent vent de sa présence à Paris. Toujours est-ilqu’un groupe de messieurs à stylographes et à détectivesl’attendait devant la grille de l’Observatoire.
M. le Directeur ne crut pas devoir leurcacher sa découverte de la tache, non plus que sa récentedésillusion. Sensationnelles confidences ! Aussitôt, lesreporters ne se sentirent plus de joie, ils se dispersèrent avecune promptitude inconcevable, et, pendant que chacun gagnait àtoute vitesse le bureau de sa rédaction, M. Le Tellier –disposant d’un couple d’heures avant le départ du train – se fitconduire avenue Montaigne, chez le duc d’Agnès.
Le jeune sportsman revenait de Bois-Colombes.Il rayonnait. L’aéroplane en construction lui donnait les plusbeaux espoirs ; l’appareil capteur d’électricité atmosphériqueétait une merveille. De Tiburce il n’avait aucune nouvelle, non.Mais comment se fait-il que M. Le Tellier fût Parisien ?Une tache ? à cinquante kilomètres ? inaccessible à toutaéroplane ? trop haute ?… Ah ! diable ! Ça,c’était défrisant… Mais cette tache, c’était l’abri des sarvants,n’est-ce pas ? Restait par conséquent le dirigeable-fantôme,que l’on pouvait poursuivre, capturer… L’Épervier (ainsise nommerait l’aéroplane de chasse), l’Épervier serviraitdonc à quelque chose. Ah ! saperlote ! il avait eu peurun instant ! Mais tout allait bien, très bien ! –Mlle Marie-Thérèse, ah ! pardieu, il jurait dela sauver… et de l’épouser, palsambleu ! Ah ! oui, oui,ce Robert Collin, chic, très chic, sapristi !
M. le duc d’Agnès avait besoin debeaucoup parler et de blasphémer quelque peu lorsqu’il était trèscontent. Il jabotait toujours et il sacrait encore en arrivant avecson futur beau-père sur le quai de la gare.
On y vendait l’édition spéciale des journauxque l’astronome avait renseignés. Celui-ci acheta quelquesgazettes, et, seul dans le wagon qui le remmenait, il put à loisirétudier les diverses interprétations de ses paroles. Maisqu’importaient : les fioritures ? Si la lettre variait,l’esprit de l’information demeurait fidèle et véridique. À cetteminute, des millions d’intelligences étaient au courant… Demainl’univers connaîtrait l’existence de la tache énigmatique… Et alors– oh ! la stimulante pensée ! – il allait se produire untel effort de toute l’humanité que cette tache, coûte que coûte, onla descendrait, mes amis ! Ah ! ah ! On ladescendrait ! On la décrocherait ! On la flanquerait parterre !…
Mais, à Saint-Genis-Laval, cette tache« sarvante » lui apparut très en dessous. Elle semblaitconstituée par une agglomération de choses indistinctes. Elleformait une façon de dallage sans trop de régularité, brun, avecdes raies de lumière entre chaque rectangle.
Comme les gros télescopes ne sauraient se mueren lunettes terrestres, on employa toutes sortes d’expédients pourredresser l’image de ce logogriphe carré. On la projeta sur unécran… Des intermittences d’ombre et de clarté furent observéesdans les raies intermédiaires, par place… Nouveaux pointsd’interrogation.
Quinze astronomes entouraient M. LeTellier. Ils se succédaient à l’oculaire du télescope ou devant laprojection. Ils braquaient infructueusement toutes les lunettes deSaint-Genis sur la même cible visuelle…
Et pourra-t-on jamais dénombrer combien degens les imitaient ? Des mille et des cents, qui utilisaientdepuis les jumelles-faces-à-main jusqu’aux équatoriaux àmiroir !… Il y eut des personnes qui regardaient d’un lieud’où il était impossible de voir la tache, à travers des kilomètresd’arc terrestre. Se fiant aux indications des journaux, il y en eutqui ne parvenaient pas à localiser le point de mire. La plupart nevoyaient rien… Et pourtant, une simple lorgnette de théâtresuffisait à faire surgir dans le visage du temps cette petite tachede rousseur.
Des yeux et des yeux et encore des yeuxcherchaient l’étoile sombre au firmament d’azur.
Et tous ces regards assiégeaient le ciel, cen’était qu’un prélude au mouvement superbe qui allait ruer l’hommeà l’assaut des nuages.
Et l’annonce de la découverte Le Telliercourut au long des fils télégraphiques et traversa les océans surl’onde hertzienne ou dans le câble sous-marin.
Aussitôt, la masse des explorateurs, partoutdisséminés en quête du Sarvant, s’arrêta de chercher. Caravanesdans le désert, missions dans les sylves pernicieuses, régimentschez les Barbares, chaînes d’ascensionnistes au flanc des aiguillesde glace, tous procédèrent au retour. Les chevaux tournèrent le nezdu côté de l’écurie, les bateaux mirent le cap sur le port. Laparole était aux seuls aéronautes.
Depuis longtemps déjà – depuis qu’on avaitreconnu la possibilité d’une poursuite aérienne – les chantiersd’aérostation travaillaient avec zèle. Mais quand il fut avéré queles bandits avaient élu domicile in excelsis, leuractivité redoubla et les ateliers pullulèrent.
C’est que le problème se corsait. À l’origine,il consistait seulement à établir des engins de vitesse,d’obéissance et de stabilité propres à donner la chasse auxpirates. Et voilà qu’impromptu la question d’altitude venait toutmodifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomètres !…ils étaient admirables, ces écumeurs qui faisaient tenir leur bougeà cinquante kilomètres en l’air, dans un milieu réputé à peine« portant », dans une atmosphère si pauvre que la sciencey reconnaît le vide presque absolu, tel qu’on l’obtient par lamachine pneumatique ! Admirables, en vérité !… Mais quisaurait les égaler ? Qui serait admirable aussi ? Quiretrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnêtes gens demonter là où quelques gredins de génie avaient perché leurasile ?…
En attendant la solution du problème, il étaitjudicieux d’employer ballons et aéroplanes à l’observationrapprochée de la tache, et de leur appliquer tous lesperfectionnements de la dernière heure. Armés de la sorte, ilspourraient au moins éviter le dirigeable-fantôme, ou – selonquelques-uns – l’attaquer.
Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteurse souvient que de hardis professionnels, montant des aérostats oudes biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient déjà commisl’étourderie généreuse d’évoluer au-dessus des régions suspectes. Àpartir du 9 juillet, leur nombre s’accrut de jour en jour. Jamaisl’atmosphère n’avait été si dangereuse, et jamais on ne vit tantd’appareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planchesentouraient le Bugey d’une ceinture de baraquements. À chaqueminute, un nouvel éclaireur s’enlevait. Il y eut des lâchers deballon qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans uneflûte de champagne. Les aéronautes et les aviateurs emportaient deslunettes de prix. Leurs noms parfois étaient célèbres. Desétrangers notoires quittaient leur pays et déclaraient forfait auxconcours les plus attrayants, pour venir explorer l’air au zénithde Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulanthonorer leur propre gloire, prenaient sans cesse l’atmosphère, avecun acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unités de l’État –ses aéronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers àsoie – passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs etperquisitionnant chez Uranus.
À tout prendre, ce n’était qu’un matchd’altitude que les circonstances dramatisaient. C’était à quis’approcherait davantage de la tache carrée, pour la distinguerplus précisément. Et ils montaient, montaient… montaient… jusqu’auxparages effrayants où l’on doit inhaler l’oxygène de la provisionet vivre d’une vie artificielle, avec le secours de l’artificieusechimie. Grâce à d’étranges casques, respiratoires, on dépassa leslimites où d’illustres martyrs avaient trouvé la mort. On surmontadix mille huit cents mètres. Ce fut le record.
Le plus habile était donc resté à plus detrente-neuf kilomètres de la tache ; et il n’avait déterminéqu’un vague carré, sombre, quadrillé, formé de rectangles opaqueset de lignes transparentes qui étaient tout bonnement des solutionsde continuité entre les parallélogrammes. Par instants, ces lignesse bouchaient partiellement d’un point obscur…
Tout cela, on le savait déjà.
On savait bien aussi que monter plus haut nese pouvait pas. Mais telle est l’ardeur des sportsmen qu’ilsessayaient tout de même de réaliser l’impossible performance.
Il fallut la catastrophe du Sylphepour les refroidir.
Le Sylphe, gros sphérique del’Aéronautique-Club, partit du camp de la Valbonne, fut poussé versle Bugey par une brise assez fraîche. Il gagna tout de suite unealtitude considérable ; néanmoins, on le suivit quelque temps.À la lorgnette, il était loisible d’apercevoir les quatre voyageurs– deux astronomes et deux aéronautes – occupés de leursobservations. La nuit vint. Le ballon disparut… On ne devait pas lerevoir. Il n’atterrit nulle part. Des automobiles fougueusesparcoururent la zone épouvantée, où peut-être il était tombé. Ellesne trouvèrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus,interrogés à travers les portes closes, répondirent qu’ilsn’avaient rien noté de terrible depuis des jours. Comme ils nesortaient plus, le sarvant, faute de gibier, semblait renoncer à lachasse.
(Ici, les automobilistes auraient pu s’étonnerde ce que les sarvants n’étendissent pas leur cercle de ravageau-delà d’un territoire dépeuplé… Mais ils ne s’inquiétaient que duSylphe.)
Le lendemain de leur rentrée, plusieursascensions furent décommandées. Une stupeur consternée pesait surles hangars. On placarda l’ordonnance des comités prohibant l’usagedu ballon libre et prescrivant de ne prendre l’air qu’avec desaéroplanes, des hélicoptères ou des aéronefs ayant fait leurspreuves de souplesse, d’endurance et de promptitude.
Malgré l’autorisation visant les machinesdirigeables, quatre ou cinq casse-cou s’aventurèrent. On serappellera toujours l’Antoinette 73, qui, dans lecrépuscule, descendit tout à coup du ciel, comme un javelot, etvint flotter sur la Saône, les ailes tendues. Son cavalier n’avaitpas bronché. C’était un des rois de l’espace. Immobile dans sonbaquet, bouclé de courroies, la cigarette légendaire collée à seslèvres exsangues, il était mort, avec un grand trou dans le crâneet deux griffes sauvages, l’une à la gorge, l’autre à la nuque.
Mais, au milieu de l’abattement, coup sur coupces nouvelles-ci éclatèrent comme des bombes d’enthousiasme :le duc d’Agnès et le pilote Bachmès, son chef d’atelier, venaientde « sortir » un merveilleux monoplan, unaéroplane-éclair, nanti d’un capteur d’électricité atmosphérique etd’un stabilisateur ingénieux au possible ; et, simultanément,l’escadre aérienne de l’État s’était enrichie d’un nouveau croiseurincrevable, étonnant de pétulance et de soumission.
Le public français sera toujours le même. Unrevirement le tourna vers ces deux actualités. Il les enveloppad’une seule admiration, d’un seul orgueil ; mais, pour lui,c’étaient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd etmoins lourd que l’air. Rivaux, parce que chose publique et choseprivée. Rivaux, parce que c’étaient deux conquérants du mêmeélément, deux candidats à la même victoire par un même moyen, lavitesse. Dans son idée, il était indispensable que l’un fûtvainqueur de l’autre. Une rencontre s’imposait.
Le gouvernement saisit l’occasion de canaliservers le sport la nervosité populaire, et ainsi de faire diversion àl’angoisse du Péril bleu. Il institua pour le mois de septembre, unprix de 400.000 francs à une course entre un aéroplane et undirigeable, sur une distance à déterminer. (C’était désigner àl’avance les deux champions de qui tout le monde s’entretenait.) Ilpria les journaux de stimuler jusqu’au jour de la coursel’emballement des esprits. Sous le manteau, toutefois, il donnaitl’ordre à ses ingénieurs et le conseil aux entreprisesparticulières d’étudier comment on pourrait monter chez lessarvants. Il promit secrètement de fabuleuses primesd’altitude et sollicita par lettres personnelles les compétences detoute nation et de toute race.
Ces lettres parvenaient aux destinataires lesplus divers, sous des toits blancs de neige ou brûlants desoleil ; à la même seconde, celui-ci recevait la sienne àl’automne et celui-là au printemps. Après l’avoir lue, chacun semettait à la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur despapiers soyeux et peignaient de délicates géométries ; degrands hommes blonds, la craie à la main, s’approchaient d’untableau noir. Et tous, ils dessinaient une même figure, cettecoupe : une circonférence représentant le tour de la Terre,puis une autre circonférence plus vaste et concentrique à lapremière, qui délimitait la couche atmosphérique au-dessus delaquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cettedeuxième ligne, le pinceau ou la craie posait un point : latache, puis tirait une droite du point jusqu’à la Terre, dans ladirection du centre – la distance à franchir.
« Cinquante kilomètres ! »songeaient les savants.
Et alors, se rappelant la teneur de la lettreet ce qu’on leur demandait d’inventer, ils secouaient la tête. Etcelui-ci disait un mot bref et rauque, celui-là doux et long, telautre mélodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de parolesdiverses avaient un sens unique, et il n’était si médiocre jargonqui ne possédât le terme opportun ; car dans toutes leslangues, en dépit des proverbes, l’adjectif impossible ason équivalent.
Au moment d’insérer cette lettre à sa place chronologique, etmalgré le serment que je m’étais fait de suivre M. Tiburcejusqu’au terme de ses divagations, pour édifier la jeunesse, ilm’est venu des scrupules. L’apparence déplacée et comme erratiquede la missive choquait en moi l’esprit d’ordre et d’homogénéité.Mais prestement j’ai répudié d’aussi sottes préoccupations, devantl’intérêt de la tâche à remplir. Je compte même que les erreurs deM. Tiburce, rappelées ainsi tout d’un coup, sans l’ombre d’unetransition – comme une trappe s’ouvrirait sur un abîme – frapperontdavantage le lecteur.
(Pièce 502)
Duc François d’Agnès,
Avenue Montaigne, 40, Paris,
France, Europe.
Nagasaki, le 20 juillet 1912
Ante-scriptum. – Avant tout, soisrassuré : je conserve le plus grand espoir de rattraper lesfugitifs. Cela étant bien établi, je vais te rendre compte de montravail. Succinctement ; car je prends tout à l’heure lepaquebot de Singapour, via Canton.
« Mon cher ami,
Je sors de prison. J’y ai passé huitjours.
Depuis mon dernier câblogramme, j’ai traversél’Amérique, de New York à San Francisco, à la poursuite de quatrepersonnes qui avaient sur moi plusieurs jours d’avance. Dans cesquatre personnes – quatre hommes, disaient les renseignements –j’avais facilement reconnu Hatkins et Henri Monbardeau,Mme Fabienne Monbardeau etMlle Marie-Thérèse Le Tellier voyageant sous desdéguisements et des travestis.
À San Francisco, j’apprends que le paquebot deNagasaki a levé l’ancre la veille de mon arrivée… Je flaire quelquechose, je gagne à prix d’or un employé de la compagnie, et, tantbien que mal – car hélas ! je ne sais que le français – jedémêle qu’une société de six passagers s’est embarquée sur leditpaquebot. Aucun de leurs noms ne correspond à l’un de ceux duquatuor que je cherche : mais, de ces six personnes,quatre ont un signalement diamétralement opposé àcelui de mes fuyards… Y es-tu ? C’étaient donc eux, tropbien dissimulés ! C’étaient eux, avec une paire decomplices additionnels.
Il n’y avait pas à hésiter ; jem’embarque à mon tour.
J’arrive. Nagasaki. Je passe tous les hôtels,un à un, et après mille difficultés, occasionnées par mon ignorancedu japonais et de l’anglais, je parviens cependant, par uneaccumulation de confidences chèrement payées, à conquérir la preuvequ’un couple français ressemblant aux Monbardeau loge dans unhôtel, et qu’un autre couple, qui doit être Hatkins etMlle Le Tellier, est descendu dans un hôtel voisin.Le flair continue à me guider. Je prends gîte à l’hôtel où jesoupçonne Hatkins et Mlle Marie-Thérèse de secacher sous les dehors du révérend James Hodgson et de sa fille. Jeretiens une table près de celle qu’ils doivent occuper au dîner,dans le but d’acquérir la certitude de leur identité, puis je vaismoi-même me déguiser.
Au premier coup de gong, Tiburce n’était plusqu’un vieux prêtre italien (tu n’ignores pas que c’est ledéguisement favori de mon maître Sherlock Holmes. J’avais emportédouze complets-transformations, mais cette soutane me parut decirconstance.) Ah ! sans me flatter, je puis dire que mafigure ridée, mon nez aquilin, ma perruque blanche faisaientillusion. Le beau grime !…
Pourtant, comme je descendais l’escaliermenant au restaurant, une dame respectable, qui le montait, meregarda, d’un air estomaqué… D’autres gens font de même, et, sur leseuil de la salle à manger, le directeur de l’hôtel, averti parl’un de ces imbéciles, me prie de passer dans son bureau. Ma ruseest éventée. (Je n’y comprends rien !) J’essaie, malgré tout,de contrefaire le parler italien, mais je ne sais pas l’italien…Alors on monte dans ma chambre. On fouille mes bagages. À cause dema garde-robe hétéroclite, on me prend d’abord pour Fregoli entrain de faire une farce… Mais, au fond de ma cinquième malle,voilà qu’on découvre la trousse de cambrioleur dont tout détectivesérieux ne doit pas se séparer. Bon ! Je ne suis plus qu’unescroc. On instrumente. On m’enferme. Grâce au consul de France madétention ne dure que huit jours ; tout s’éclaire. Mais j’aitoutes les peines du monde à éviter qu’on me rapatrie sous bonnegarde.
Sur ces entrefaites, je suis informé que,le lendemain de mon écrou, le pseudo-révérend Hodgson etsa soi-disant fille sont partis à destination de Singapour, viaCanton. Subito – comme disait le vieux prêtre italien – jem’arrange pour pouvoir les suivre dès ce soir, laissant parmalheur, entre les mains des autorités de Nagasaki, ma trousse, mescostumes, mes fards – toute ma précieusesherlockaillerie !
Je me demande si les Monbardeau accompagnentles faux Hodgson. À Singapour je le verrai bien.
De toute façon, cette série de départsprécipités indique la fuite ; et puisqu’ils sesauvent, c’est que ce sont eux.
Adieu, mon ami. Ne m’oublie pas auprès deMlle d’Agnès.
Confiance.
TIBURCE. »
« Post-scriptum… – Affairé, necessant de combiner des tactiques, je ne puis t’écrire souvent.Pardonne. Je le ferai toutes les fois qu’il me sera possible.
Surtout, rappelle-moi au souvenir de tasœur. »
Revenons à Mirastel.
M. Le Tellier, rentré de son voyage àParis et à Saint-Genis-Laval, n’avait trouvé parmi les siensd’autre changement qu’une amélioration soutenue dans l’état de safemme. Et, du 8 juillet au 3 août, c’est-à-dire du quantième de sonretour à la date où nous sommes arrivés, l’existence au château futdésespérément uniforme. L’observation de la tache immuable,impassible, était l’affaire principale – besogne stérile et sourced’énervement.
Certains jours, il est vrai, le spectacle desLebaudy et des Clément-Bayard, des Libellules et des Demoisellesrivalisant de hauteur, amusa les regards en dépit des consciences.Mais, à la suite des accidents du Sylphe et del’Antoinette 73, l’arène atmosphérique parut désaffectée.L’accablement retomba. M. Le Tellier sentit pour lui-mêmel’urgence d’une dérivation.
Pendant que Mme Arquedouve etsa fille aînée vaquaient aux charges domestiques et prenaient soinde Mme Le Tellier, le Dr Monbardeau, crânement,allait porter secours aux malheureux souffrants et séquestrés.M. Le Tellier résolut de l’accompagner.
Ils furent les premiers Bugistes quirecommencèrent à circuler régulièrement en automobile. On aprétendu que « cela n’avait rien de si courageux, étant donnéque jamais automobile ne fut assaillie et que les sarvants nefaisaient plus de prisonniers depuis quelque temps ».D’accord ; mais, s’il vous plaît, avant le Sylphe,aucun ballon non plus n’avait été assailli ; avantl’Antoinette 73, aucun aéroplane ; et vous noterezque, si le sarvant ne prenait plus de terriens, c’étaituniquement faute d’en trouver à sa portée, hors des maisons et àl’intérieur de l’incompréhensible cercle cabalistique dont ilsemblait ne pas vouloir franchir le tracé. Il y avait donc beaucoupde chances, au contraire, pour qu’il se jetât sur la grandeautomobile blanche qui sortait chaque jour de Mirastel, s’arrêtaitdevant toutes les portes, et ainsi s’offrait aux coups d’unagresseur que l’impatience devait enhardir.
Sous la capote de toile traversée de soleil,un jour – le troisième du mois d’août – le docteur et l’astronomedevisaient. La voiture, venant du château, allait entrer dansTalissieu. Le médecin se plaignait de la chaleur et de lasécheresse qui ne désarmaient pas, de la pestilence qu’on respiraitsans trêve ; il exprimait ses craintes au sujet d’une épidémieprobable, quand il cessa de converser pour s’ébahir :
– Tiens ! il pleut ! C’estraide !
De larges gouttes tombaient sur lacapote ; on les voyait par transparence. M. Monbardeautendit sa main grande ouverte à l’extérieur, et, faisant un cri, laretira mouillée d’un liquide rouge.
– Arrêtez ! commanda son beau-frère.Tu es blessé, Calixte ?…
– Non, ça vient de tomber !
– Quoi ! Pas possible !
On mit pied à terre devant les premièresmaisons du village, en face de la croix et non loin duruisseau.
Plusieurs gouttes ensanglantaient la capote etle marche-pied-trottoir. D’autres rougissaient la poussière àl’endroit où l’automobile avait passé dans l’averse pourpre.
Le mécanicien écarquilla des prunellesarrondies.
– C’est-il pas des oiseaux qui se battenten l’air ? dit-il. Ça c’est déjà vu.
– Non, non, voyez ! répondit sonmaître.
Tous trois (on aurait dit trois damnéséchappés de l’enfer !), tous trois, instinctivement, avaientlevé la tête. On ne voyait rien – rien que du bleu – le bleu duPéril. Rien, sinon quelques oiselets – des passereaux, desmartinets – dont tout le sang n’aurait fait qu’une seule de cesgouttes.
Le docteur :
– Est-ce là le phénomène connu sous lenom de « pluie de sang » et que produiraient desparticules contenues dans l’eau ?…
Pauvre docteur ! Pourquoi faisait-ill’encyclopédiste, tandis que ses lèvres balbutiaient ? Pour serassurer lui-même, ou bien pour rassurer M. Le Tellier ?…Et pourquoi le pauvre astronome se crut-il obligé de répondre,entre ses dents qui claquaient :
– Non, non, il n’y a pas de nuage ;il n’y a pas de pluie. D’ailleurs, une ondée ne se serait paslimitée à si peu de chose…
À travers son lorgnon replié, servant deloupe, M. Monbardeau examinait la souillure garance quiséchait sur le dos de sa main.
– C’est bien du sang, dit-il au boutd’une minute, du vrai sang qui ne coagule pas très normalement, jel’avoue – mais du sang tout de même ! Rentrons, je ferail’analyse et… et je te dirai si c’est… du sang d’homme oud’animal…
– Je m’en doute un peu, que c’est dusang ! murmura M. Le Tellier. Mais avant de rentrer et defaire l’analyse, qui est intéressante, je voudrais consignerquelques remarques, ici, avec votre témoignage à tous deux.
« Regardez les gouttes sur lacapote : elles sont allongées en forme de pointsd’exclamation. Cela se justifie par le mouvement de l’automobilependant qu’elle recevait cette douche. Maintenant, venez par ici…Regardez les gouttes sur le sol : ce sont des étoilesdentelées comme des molettes d’éperons. Si vous songez qu’il nefait pas le moindre vent, il vous sera facile de conclure que lesang est tombé perpendiculairement à la terre et d’un pointimmobile situé au zénith du lieu d’arrivée.
– De la tache carrée ! assuraM. Monbardeau.
– Non, ce n’est pas de la tache carrée,parce qu’elle n’est pas rigoureusement au-dessus de l’endroit oùnous sommes. Elle est, mathématiquement, au zénith de Ceyzérieu,puisqu’elle est à sept degrés au sud du zénith de Mirastel.Au-dessus de nous il n’y a rien. Entends-tu,Calixte : RIEN !… Et puis, penses-y, à cette hauteur decinquante kilomètres il n’y a plus de liquides possibles,attendu que là c’est le vide presque parfait, à moins d’une erreurscientifique.
Autre chose encore. Comment expliquer que lesang ne s’est pas desséché, s’il a parcouru cinquante kilomètres enchute libre ? Il faudrait alors que ces gouttes fussent unrésidu… Tout le sang d’un homme, réduit à quelques larmes… D’unhomme… ou d’une femme… ou d’une bête…
– Rentrons, je te dis. Dans unedemi-heure nous serons au fait de la vérité quant à l’espèce qui asaigné. Rentrons ; cette éclaboussure me soulève le cœur, j’aihâte de l’analyser, de pouvoir l’essuyer.
La main sanglante se contractait d’horreur… Etpourtant, c’était peut-être bien le propre sang deM. Monbardeau : celui de sa fille ou de son fils…
Ils remontèrent en voiture… Un sifflementbalistique, de plus en plus violent et suraigu, se fit entendreau-dessus de la capote et s’acheva dans le plouf d’unobjet qui tombe à l’eau…
Ils passèrent la tête… Un second sifflementraya le ciel et finit par un bruit de branches cassées…
– Hé ! des aérolithes ? fitM. Monbardeau.
Derrière les murs de Talissieu, on percevaitdes bruits de fortification… Et puis : ce silence des silencesqui est celui d’une foule qu’on ne voit pas et qui se tait…
Les automobilistes se rendirent au bord duruisseau qui coule dans un bois et le longèrent dans le sens ducourant.
L’eau claire se troublait tout à coup etcharriait un nuage de limon qui venait d’être soulevé par le chocde l’objet précipité.
Ils attendirent le dépôt de la fange, et alorsvoilà : ils distinguèrent au fond du ruisselet, encastrée dansla vase pierreuse, une tête humaine qui, d’un œil sans paupière etd’une orbite sans œil, regardait se pencher leurs trois angoisses…et vit reculer leurs trois épouvantes.
Le mécanicien, dans l’énergie de sa reculade,s’était assis au milieu d’un buisson. Il en ressortit d’un bond,comme s’il eût touché le Buisson ardent, et montra quelque chosequi s’y trouvait logé – le deuxième aérolithe – une jambe d’homme,écorchée, rougeâtre et sanguinolente.
– Mais, mais, bégaya le docteur, cela aété fait par… par quelqu’un de la partie… un familier du scalpel…C’est une préparation… Houïe ! qu’est-ce que c’estencore ?
Il se baissa vers une petite babiole qui, àl’instant même, avait heurté son chapeau, et ramassa –Seigneur ! – un doigt auriculaire méticuleusement dépecé.
– Gare à vous ! v’là que çarecommence ! hurla le mécanicien.
Des sifflements… Un faisceau desifflements…
Autour d’eux, malades de répugnance,s’abattait une grêle infâme de viscères, de pieds, de bras et decuisses, tout un cadavre débité, dont chaque fragment était unepréparation anatomique hideuse et cependant remarquable, tout uncorps travaillé par des carabins virtuoses, et provenant de ce coinde ciel où rien n’existait.
– Tu réponds de ce que tu avances ?bredouilla M. Le Tellier. C’est de la dissection ?
Le docteur expertisait les débris. On débourbal’horrible tête…
Les deux pères ressemblaient à ces pauvresJacques du temps des alchimistes et des Gilles de Retz, qui, ayantégaré leurs enfants, tremblaient qu’ils ne fussent égorgés sur unbillot philosophal.
– Oui, soutint M. Monbardeau, cesont des membres et des organes disséqués… sinon mêmeviviséqués ! – Eh ! et ! cet avant-bras, onpourrait bien l’avoir accommodé tout vif…
– Oh ! se récria M. Le Telliersur le point de défaillir.
Une appréhension terrible leur comprimait lecœur : Qui était ce mort ?
– La tête est méconnaissable, disait ledocteur. Celle d’un homme, parbleu ! mais comment reconnaître…Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! geignait-il, affolé. Ondirait… Non, je me trompe, n’est-ce pas ?… Non ! regardeles dents : ce n’est personne. Je veux dire : ce n’estpas un des nôtres…
L’astronome sondait l’espace d’un regardeffrayant.
– Alors, prononça-t-il lentement, il yaurait donc là-haut des criminels expérimentateurs, réfugiésau-delà des atteintes communes, dans un canton inexpugnable où sepoursuit quelque découverte d’ignominie ?…
– Pas sûr. En définitive, voici desimples préparations, très habilement exécutées, mais sans qu’on sesoit conformé aux règles classiques des amphithéâtres…
– Dis : ce ne sont peut-être pas lespremiers déchets qui tombent par ici… Nous pourrions battre lesenvirons…
Les débris enterrés, on se mit à quérir,chacun pour soi. Et chacun fit une nouvelle trouvaille.
M. Le Tellier trouva des branches defrêne curieusement fendues, bizarrement décortiquées,botaniquement découpées en rondelles et en lamelles.
M. Monbardeau, lui, trouva les ossementsd’un veau ou d’une génisse. Ces ossements étaient dispersés, maisd’une certaine manière : ici la colonne vertébrale, là uneépaule, ailleurs le bassin. Il les compta : la jambepostérieure gauche manquait au squelette. Le docteur appelaM. Le Tellier, et lui dit que cet animal avait été jeté duciel en détail, comme le défunt qu’ils venaient d’inhumer.« Les insectes et les bêtes carnassières s’étaient chargés denettoyer les os, ce qui était cause qu’on ne repérait pas, sous lesabattis, les meurtrissures dont ils avaient contusionné la mousseen tombant de si haut. La mousse, au demeurant, est un coussinamortisseur qui se redresse promptement. »
Mais l’astronome prétendit que ces restespouvaient dater de longtemps, que le pays était couvert desemblables carcasses, et qu’il ne fallait pas voir partout dessarvants sous prétexte que…
La voix du mécanicien le surprit. Ayant achevésa tournée, qu’il jugeait suffisante, ce garçon revenait, et, touten allant, il s’ingéniait à regarder de son mieux le faîte dusycomore au pied duquel les beaux-frères discutaient.
– Qu’est-ce que c’est donc qui remuecomme ça ? demanda-t-il. Si ces messieurs veulent biens’écarter, bon Dieu de sort, j’vais tirer là-dedans !…
Il sortit de sa poche un revolver et fitfeu.
L’arbre perdit quelques feuilles, et descorbeaux s’envolèrent, laissant voir une jambe de génisse blanche –ou de veau blanc – prise dans la fourche extrême du sycomore. Tellefut la trouvaille du mécanicien.
C’était probant. Le veau – ou la génisse –avait dégringolé du ciel tout récemment, et l’une de ses fractionsétait restée à cette place élevée, où les bestiaux n’ont pointcoutume d’aller périr en totalité ou par lots.
M. Monbardeau formula son jugement de lafaçon suivante :
– Vois-tu, Jean, n’essayons pas de nousleurrer. Au-dessus de nous, dans son belvédère imprenable, unbiologiste sans foi ni loi se livre à de féroces expériencesd’anatomie comparée. Et, après un mutisme où ce qu’il avait osédire l’effraya lui-même, il reprit : « Par exemple, si lesarvant est le biologiste que je suppose, la matière humaine doitplutôt lui manquer depuis quelque temps ; écoute cedésert ! »
Leurs recherches les avaient éloignés duvillage et rapprochés de la voie ferrée. À perte de bruit, on nesaisissait que frous-frous de feuillages, sons de moustiques,gazouillis, et surtout croassements, criaillements et glapissementsde tous les croque-morts à plumes et à poils qui tenaient laprovince. À l’oreille, on pouvait croire que les fils d’Adam nerégnaient plus.
Comme pour protester, une locomotive et deswagons défilèrent avec un tintamarre spécialement ostentatoire.Cette hydre de fer soufflante et sifflante avait au moins quatrecents têtes des deux sexes, quatre cents figures voyageusesgarnissant les portières, où se lisait la peur de traverser leBugey à la remorque d’une chaudière susceptible de pannes.
Les Mirastellois s’en retournaient.
– Ce qui est drôle, ditM. Monbardeau, c’est qu’ils ne dépassent pas cecercle…
– Ce qui est drôle, dit M. LeTellier, c’est que les choses qu’ils jettent ne soient pasjetées de la tache, puisqu’elle n’est pas au-dessus…
– Bah ! la tache, c’est un dockflottant, qui se meut à volonté !
– Je ne puis l’admettre.
En effet, la tache brune n’avait pas bougé.Elle se carrait toujours au centre du rond bleu, dans le télescopede la tour.
Au zénith, rien.
M. Le Tellier descendit au laboratoire deMaxime pour en faire part à M. Monbardeau, qui, de son côté,se trouvait aux prises avec la tache rouge. Mais l’astronome, quipensait surprendre le docteur, fut par lui médusé :
L’analyse du sang dégageait la présence deglobules animaux mêlés à des globules humains. Cesang pouvait être le sang d’une créature hybride, pareille auxcentaures, aux satyres, aux sirènes de l’Antiquitéfabuleuse !… Et le sarvant, alors, s’appelait-il donc le DrLerne ou le Dr Moreau ?…
La semaine d’après, maintes fois, la nuit,sifflèrent des choses qui chutaient… Elles faisaient des trous dansla terre. C’étaient des cailloux très proprement sciés ou portantles vestiges d’une attaque chimique, des branches tailladées par lecouteau d’un naturaliste exercé. C’étaient aussi des chairsd’oiseaux, de poissons, de mammifères, toutes fort savammentdécoupées. Beaucoup d’humanité en petits morceaux… Beaucoup detrépassés qu’on avait bien de la peine à reconnaître…
À travers un sommeil agité, M. Le Telliercrut sentir une main qui le touchait. Il s’éveilla tout d’uncoup.
Mme Arquedouve se tenait prèsde son lit, dans la clarté de l’aube. Le château dormait. Lapendule, cette veilleuse du silence, faisait seule un peu de bruit.Quatre heures du matin.
– Jean ! Ils sont là !
« Ils » prononcé d’une voixpareille, « ils » c’étaient les sarvants.
M. Le Tellier sauta de sa couchette, etpassant une robe de chambre à la hâte il demandait àl’aveugle :
– Vous les entendez ?
– Le bourdonnement, oui. Je les entendsdepuis un quart d’heure. Je doutais… je craignais de me tromper… Cesont eux.
– Un quart d’heure ! Qu’est-cequ’ils fabriquent donc ? Où sont-ils ?
– Je crois qu’ils ont d’abord tournéautour du château. Maintenant, on dirait qu’ils ne bougent plus…N’ouvrez pas votre fenêtre, non, c’est inutile. Je crois qu’ilssont de l’autre côté du château, derrière.
– C’est surprenant, je n’entends rien dutout. Et par ici, vous avez raison, devant Mirastel on ne découvreabsolument rien.
– Venez dans la galerie, conseillaMme Arquedouve. De là, vous pourrez voir. Maisfaites bien attention en passant près de la porte de Lucie ;rappelez-vous que la moindre alerte pourrait amener unerechute !
Ils se rendirent, sur la pointe des pieds, àla galerie. On appelle ainsi un large corridor qui longel’arrière-façade, au premier étage.
– Le bourdonnement se rapproche, murmural’aveugle. Ou plutôt, c’est nous qui nous en rapprochons. Jean,vous ne sentez pas ? Il fait si calme pourtant !
– Si, je commence, chuchota M. LeTellier. C’est comme une petite mouche qu’on aurait dans le cœur,emprisonnée… Arrêtons-nous.
Ils allaient arriver à la première fenêtre dela galerie.
– Ne vous montrez pas, ma mère ; jevais m’avancer en tapinois…
Les carreaux frémissaient imperceptiblement.M. Le Tellier avançait sa tête avec précaution. Il évoquait lepaysage qui allait lui apparaître : la pelouse montante,ceinturée de bois, sur l’escarpement du Colombier dominateur ;et il s’émouvait grandement à supputer quels personnages, quellemachine habitaient ce décor… Derrière lui,Mme Arquedouve, se retenant de haleter, attendaitqu’il parlât.
Il vit, dans le cadre de la fenêtre, lesarbres de la métairie, la pente de la montagne, le bois, lecommencement de la pelouse-clairière, le quart de celle-ci, letiers, la moitié…
– Qu’est-ce qu’il y a, Jean ? Vousavez tressailli… Mais dites-moi donc…
– Ah ! c’est la joie, ma mère !s’écria M. Le Tellier dans l’allégresse Maxime… Maxime, estlà !… Il a pu s’échapper. Ah !… Maxime, mon enfant !J’accours !
– Mais, Jean, Maxime est là toutseul ?
– Oui, seul au milieu de la pelouse. Ilest assis au milieu de la pelouse… Laissez-moi descendre, courir…Je crois qu’il a besoin qu’on le soigne…
– Allez ! allez vite !… Maximeest revenu ! répétait joyeusement la grand-mère.
Et elle s’en fut par tout le château,réveillant ses filles, le docteur, les domestiques, et leurapprenant la nouvelle enchanteresse :
– Maxime est revenu ! Il s’estéchappé de là-haut ! Venez ! Venez !
Cependant l’astronome débouchait sur le perronet criait à son fils :
– Pourquoi n’entres-tu pas, monpetit ? As-tu mal ? Tu aurais dû nous appeler…
Mais à la vue de son père, Maxime se dressa,et, de loin, avec une voix et des gestes de catastrophe :
– N’approchez pas ! ordonna-t-il. Aunom de Dieu, restez dans la maison !
M. Le Tellier s’arrêta. Ce n’était pasles sarvants qui lui faisaient peur, mais son fils. Il le voyaitbeaucoup mieux que de la fenêtre, étant plus près de lui.
Maxime se tenait debout. Il avait l’air sitriste, si triste… Il était hâve, malpropre ; sa vestedécousue pendait en loques ; pas de chapeau ; et puis,par-dessus tout, ce faciès égaré que les yeux agrandis d’horreursemblaient envahir… Et tout cela baigné de soleil levant et dansl’aurore d’un retour !
« Maxime est fou ! pensa M. LeTellier. Cette aventure a terminé l’œuvre de folie que l’histoirede la petite Jeantaz avait commencée… Maxime estfou ! »
Sans faire une enjambée de plus, pour ne pasle contrarier ; il lui adressa des parolescalmantes :
– C’est entendu, je ne bougerai pas. Maisalors, viens, viens ! Nous t’attendrons. Il ne faut pas resterlà…
Le jeune homme fit un signe désespéré. Degrosses larmes coulaient sur ses joues émaciées.
– Papa ! Je ne peux pas venir !Je ne peux pas…
– Voyons, voyons, mon cher petit,remets-toi… As-tu vu ta sœur, là… où tu étais ?… EtSuzanne ?… Et Henri ?… Fabienne ?… As-tu vuRobert ?
– Je n’ai vu que Robert. Etencore !
Là-dessus, il se fit dans le château quelqueagitation. Tous ceux que Mme Arquedouve avaitprévenus sortaient au-devant de Maxime, à peine vêtus, la mine enfête : sa grand-mère, sa mère, son oncle et sa tante, lesvieux serviteurs…
Et lui, convulsif, impérieux, désolé,hurlait :
– N’avancez pas, personne !Allez-vous en ! Rentrez ! Ils vont vous prendre aussi.Ils vous guettent. Vous n’entendez donc pas lebourdonnement ?
Halte ! Le bourdonnement ! c’estvrai ! Chacun l’entendit alors… Mais qu’est-ce qui leproduisait ?… Les regards faisaient le tour du boisenvironnant, c’était la seule cachette où l’on pût soupçonnerl’embuscade du sarvant.
– Mais on ne voit rien ! ditM. Le Tellier. Sont-ils dans le bois, Maxime ?
– Vous ne pouvez pas comprendre ;mais obéissez-moi. Nous n’avons pas de temps à perdre encommentaires… Obéissez, n’approchez pas… On ne peut rien voir, maisils me tiennent quand même. Je suis là comme un appât… une amorcepour attirer les gens… parce que, depuis quelque temps, ils nepeuvent plus en capturer… Vous comprenez ? Alors, n’avancezpas. Si vous m’aimez, faites qu’ils me remportent seul !
Un cri sourd accueillit cette prière, etMme Le Tellier regagna follement lechâteau. Plusieurs servantes, fort émotionnées, la suivirent. Ondistingua leurs colloques effarés et les exclamations de lamalheureuse maman qui fuyait. « Ils vont le remporter !Ils vont le remporter ! Oh ! ils vont le remporter !Oh ! Oh !… »
M. Monbardeau raisonna :
– Écoute, Jean : pour moi, ton filsexagère. Réfléchis ! On ne voit rien, que diable ! et iln’y a pas de nuages !… Maxime doit être pris dans un fluideélectromagnétique, dont la production cause le bourdonnement, unfluide gouverné du haut de la tache. Rappelle-toi, c’est unehypothèse de ton cru : l’aimant animal. Seulement, suis-moibien : les sarvants n’ont jamais enlevé plus de troispersonnes à la fois. J’en suis sûr qu’en nous mettant à cinq, avecensemble… en nous précipitant sur Maxime, toi, moi, le jardinier,ton chauffeur et le cocher… Oui ? Ça va, Jean ? Ça va,Célestin ? Clément ? Gauthier ?… Attention,alors ; je vais compter trois. À trois, nouschargeons sur M. Maxime, et nous le portons au château. Un…Deux… trois !
Le docteur avait pensé juste : le sarvantn’était pas en mesure de prendre d’un coup cinq personnes. L’équipede sauvetage parvenait à moitié chemin du prisonnier sans prison,lorsqu’une force énigmatique, soulevant Maxime, alla le déposervingt mètres plus loin, contre la lisière du bois. Lebourdonnement, plus aigu cependant, reprit dans les ténèbres. Lescoureurs s’étaient arrêtés.
Quelle scène ! Il faudrait savoir manierle crayon du sardonique M. Jean Veber, pour dessiner cechâteau derrière cette pelouse : aux fenêtres, des facesrévolutionnées de bonnes sans bonnet, en camisole de nuit, devantle perron, quelques domestiques mâles autour deMme Monbardeau raidie d’effroi sous le peignoir,Mme Arquedouve avec des yeux d’aveugle élargis parle désir de voir, sur la pelouse, le bloc des cinq hommes serrantl’un contre l’autre le pyjama du docteur, le tablier du jardinier,la robe de chambre de l’astronome, le gilet rayé du cocher, lacotte bleue du mécanicien, et faisant la grimace des calamités,puis, seul, en face de tous ces regards, le lamentable objet detant d’émotions, affalé dans l’herbe et pleurant comme un Jésustombé pour la troisième fois. Cela dans une atmosphèrecontradictoirement légendaire et quotidienne, donc burlesque.
– Mais que faire ? que fairedonc ? chevrotait M. Le Tellier. Dis, Maxime, qu’est-cequ’il faut faire ?
– Hélas ! hélas ! Qu’ilsprennent l’un de vous, et ils me remporteront ! Qu’ils neprennent personne, et ils me remporteront également !… Tâchonsde faire durer… C’est si terrible là-haut ! Il y a dessupplices !…
Mais, tout à coup, M. Le Tellier jetacette alarme :
– Qui va là ?… J’ai vu quelqu’unglisser sous bois… Qui va là ?… Une ombre, vous dis-je, quise… Ah !
Un éclair fulgura parmi les branches, unedétonation retentit dans le bois, tout près de Maxime, de la fuméeblanchâtre apparut. Le jeune homme s’abattit lourdement…
Sa mère un fusil au poing, sortit de la fumée.Une femme de neige eût été moins blafarde. Ellevociférait :
– Comme ça, ils ne le feront plussouffrir ! Il ne souffrira plus ! J’aime mieuxça !
– Malheureuse ! ne sors pas !vociférait aussi M. Le Tellier. Cache-toi ! Maiscache-toi donc !
La démente recula dans les broussailles,jusqu’à disparaître.
À ce moment précis, le corps de Maxime futpris d’un grand soubresaut et retomba. La stupeur des assistants seprolongeait. Pareil au regard du serpent, fascinateur, lebourdonnement du sarvant exerçait une influence magnétique surleurs oreilles.
Puis cette sonorité obscure et grave semblatout à coup s’affaiblir, s’éloigner au fond des poitrines, et l’onentendit plus que la nature et le matin.
M. Le Tellier interpellaMme Arquedouve. Il était si bouleversé quel’aveugle ne savait pas qui venait de parler.
– Ma mère, je vous demande si vous croyezqu’ils sont partis… ou du moins si… la force n’est plus là… si lefluide est remonté… si l’aimantation a cessé d’agir…
– Il n’y a plus rien, à maconnaissance.
– Comment ! dit M. Monbardeau.Ils auraient abandonné Maxime ?… Oh ! alors, c’est qu’ilest mort ! Vite, allons voir !… C’est qu’il estmort ! Ils n’ont que faire d’un cadavre, cesvivisecteurs ! Voilà pourquoi ils l’ont laissé !
Tous ensemble, ils marchaient vers la formeétendue.
– Ah ! saperlotte, saperlotte !fit tout bas le médecin. En pleine tête ! En pleinrocher ! Ah ! saperlotte ! Non !s’exclama-t-il. Pas mort ! Il respire !… Vivant !mais il a l’air d’un mort. Ah ! les canailles ! Ils n’ontpas vu ça de là-haut, avec leurs télescopes ! Ça ne m’étonnepas, d’ailleurs, à cinquante kilomètres !
– Vivant ? Mme LeTellier sortait du bois. Vivant ? Maxime ?… Il nousreste, et je ne l’ai pas tué ?…
Elle riait aux éclats, la chère bienheureusedame ; elle embrassait le visage inanimé de son garçon. Et sachevelure dénouée, mi-partie rousse et blanche, s’épandaitbizarrement.
Or déjà, sans distinction de sexe, les vieuxserviteurs et les jeunes domestiques buvaient l’alcool qui suit lespasses émouvantes.
Et ce fut ce jour-là, onzième du mois d’août,que le vent du sud-est commença de souffler.
Pour tirer sur son enfant, elle s’était servied’un vieux fusil de chasse ayant appartenu à feu son pèreM. Arquedouve. Dans la carnassière moisie, elle n’avait trouvéqu’une seule cartouche à balle, à balle ronde. Si le coup avaitbien voulu partir, c’était donc par un de ces hasards funestesqu’on n’oserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seuleinvraisemblance de cette histoire vécue.
L’antiquité de l’arme et la vétusté de lapoudre firent que, au lieu de transpercer la tête de Maxime, laboule de plomb se logea dans l’épaisseur osseuse du rocher,derrière l’oreille. Le soir même, on sut que le blessé s’entirerait. Mais la guérison serait longue ; et, à cette heure,il n’avait pas repris connaissance. On ne devait pas compter surlui pour dévoiler le mystère de la tache carrée. Le docteur même,anticipant sur le réveil du jeune homme, interdit touteconversation surexcitante.
Mme Le Tellier promit de setaire comme les autres. C’est elle qui soignait Maxime. Et il fautsavoir qu’elle s’en acquittait admirablement. La raison lui étaitrevenue. Ce qu’une frayeur avait causé, une autre frayeur l’avaitsupprimé. Toutefois, il paraissait que la folie s’en fût alléeavant le coup de fusil, et que Mme LeTellier eût accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sansremords de ce qu’elle avait fait, se disait prête à recommencer sil’occasion venait à s’offrir pour Marie-Thérèse et déclarait lamort préférable à « des traitements si honteux ». C’étaitune théorie que l’on pouvait défendre, et Mme LeTellier ne se fût pas privée de le soutenir avec plus de chaleurencore, si elle avait connu, dans toute leur atrocité lapluie et la grêle du 3 août.
Mais son mari et son beau-frère avaient gardéle secret à ce propos, et ils espéraient le garder longtemps,quoiqu’une pareille dissimulation fût chaque jour plusmalaisée.
Plus malaisée ?… Pourquoi ?
Parce que souvent, au milieu de la nuit, dansles ténèbres chauffées par le vent du sud-est, grandissaient dessifflements sinistres que le docteur et l’astronome connaissaientbien… Mme Arquedouve s’en inquiéta violemment. Onlui dit que c’était des chutes d’aérolithes. La Saint-Laurent,époque des étoiles filantes, appuya ce mensonge.Mme Arquedouve accepta l’explication.
Dès l’aube, M. Monbardeau et M. LeTellier partaient, le cœur serré, vers les choses tombées (jamaisplus il n’en tomba le jour), et ils ne quittaient pas les entoursde Talissieu sans avoir découvert au moins autant d’objets qu’il yavait eu de sifflements. Ils trouvaient force détritusminutieusement ouvrés, appartenant aux trois règnes de la nature.Les bêtes et les gens portaient quelquefois de singuliersstigmates, révélateurs d’asphyxie totale ou non, de compression etde décompression, ou de tortures les plus raffinées… Après avoiridentifié les cadavres négativement – c’est-à-dire après avoiracquis l’assurance qu’ils n’étaient pas ceux de Marie-Thérèse,d’Henri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert-ils, leurdonnaient la sépulture.
Quand, aux aspects d’un supplicié, ils avaientreconnu quelqu’un du pays, le bon sens leur conseillait de n’enrien dire… Mais, le bruit de la trêve s’étant répandu, d’autresBugistes secourables s’avisaient comme eux d’aller de bourg enbourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et lesravitailleurs. Ceux-là aussi s’aperçurent qu’il grêlait des morts àTalissieu. Ils en semèrent la nouvelle. Et bientôt, dans cettecontrée de léthargie, où peu à peu s’était instaurée chez lescampagnards une vie négative presque tranquille, la terreurredoubla.
Pendant leurs investigations matinales,M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrèrent des hommeset des femmes qui se livraient à la même besogne funéraire.C’étaient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelleinsupportable angoisse les avait chassés de leurs taudis fortifiés,au risque d’être enlevés à leur tour. Plusieurs venaient de trèsloin. La réclusion les avait jaunis, le grand jour faisait clignerleurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans méthode et parfoissans projet. Un soleil formidable frappait leurs têtes ivoirines, àl’ombre depuis si longtemps. L’insolation les tuait, ou les faisaitse tuer. L’ardente brise du sud-est balança d’autres pendus.
À cause de cela et des chiens enragés, desrenards, des loups (de quelques ours, a-t-on dit), à cause desmaladies de toute sorte, on mourut encore beaucoup dans le Bugey,du 11 août au 4 septembre. Mais il est prouvé que le sarvant n’ycontribua d’aucune façon, bien que le contraire ait été soutenu parune foule d’obsédés.
M. Le Tellier s’opposa de tout sonpouvoir à ces sorties meurtrières, qui prirent find’elles-mêmes.
L’époque de leur cessation coïncidant avec unmieux sensible dans la torpeur de son fils, l’astronome résolut dese rendre à l’invitation pressante que le duc d’Agnès lui avaitfaite au cours d’une lettre en date du 22 août (pièce 618)et d’aller passer à Paris quelques heures de détente, ce qui, entreparenthèses, lui permettrait de témoigner au duc un peu desympathie et de gratitude. Cette lettre, nous ne la reproduironspas. Elle est fort longue. M. d’Agnès y mande à M. LeTellier qu’on a fixé au 6 septembre le duel de vitesse entre sonaéroplane et le dirigeable de l’État. Il rappelle le nom de samachine : l’Épervier, donne celui de l’aéronef :le Prolétaire, fournit des renseignements techniques surla course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste à lalutte et juge par lui-même de l’hippogriffe moderne sur lequel onva poursuivre les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplanfait plus de 180 à l’heure, mais que sa rapidité n’est riencomparée à sa stabilité. Ce n’est pas encore l’équilibrageautomatique, mais c’est déjà « quelque chose de rudementbien ». « Partant du principe que, si l’aviateur voyaitles vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de l’eau,il lui serait aisé de gouverner contre elles – Bachmès a imaginé unappareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible aupilote le flot aérien. Des antennes légères rayonnent autour del’aéroplane. Par sensibilité électrique, elles s’émeuvent aumoindre remous jusqu’à trente mètres de leur pointe, etcommuniquent leurs indications au cadran qui se trouve placé sousles yeux de l’intéressé. » Le départ serait donné en pleinParis, au-dessus de l’esplanade des Invalides, où l’arrivées’accomplirait également. (Cette mesure avait pour objet d’éviterles déplacements d’une multitude nerveuse.) Les deux concurrentsiraient doubler la cathédrale de Meaux et reviendraient sureux-mêmes, couvrant quatre-vingt-cinq kilomètres.
M. Le Tellier partit le 4 septembre, à 10heures 29 du soir, comme la dernière fois.
Vint le jour de la course.
Il faisait beau. M. Le Tellier s’enaperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servirson chocolat. (Le digne savant déteste les hôtels autant que cequ’il nomme « faire des embarras », aussi était-ildescendu chez lui et sans valet de chambre.)
Il faisait beau. Le soleil illuminaitl’appartement dépouillé de ses rideaux et de ses tapis, aux lustresemmaillotés, aux meubles recouverts de housses, et rempli d’uneodeur de camphre, de vétiver et de poivre. Les carreaux étaientbadigeonnés de blanc d’Espagne, et, dans le salon, des enveloppescachaient les aquarelles renommées : les Harpignies, lesFillard, les Le Nain. Il faisait beau. La course serait belle. Ens’habillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaientconvenu, lui et le duc d’Agnès. Le coup de canon du départtonnerait à dix heures ; à neuf heures et demie, uneautomobile appartenant au duc se tiendrait à la porte de M. LeTellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier actede l’épreuve, puis aussitôt s’en irait se poster à l’entrée deParis, afin qu’il pût voir les péripéties des derniers kilomètres.Un insigne spécial servirait de coupe-file à la voiture.
Il faisait beau. Un brouhaha de peuple enmarche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde quipassait dans le même sens, de gauche à droite. Pour l’heure, toutgrouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne duparcours, dont les journaux donnaient le relevé.
« Eh ! le moments’approche ! » pensa M. Le Tellier.
Il prit sa montre exacte, pour la mettre dansson gousset. « Juste neuf heures et demie. »
Précisément alors, un coup de timbre résonnadans l’antichambre, comme pour sonner cette demie, à défaut despendules arrêtées.
Souriant de la coïncidence, M. Le Tellierouvrit lui-même… Et le sourire quitta ses lèvres soudainementdécolorées.
M. Monbardeau se tenait là, en costume devoyage et le regardait avec tristesse.
– Qu’y a-t-il encore ?… C’estgrave ?…
– Rassure-toi. Tous ceux que tu aslaissés à Mirastel se portent bien. Mais, en effet…
– Marie-Thérèse…
– Non, non !… Robert est mort, monpauvre vieux !
– Ah !… Mais comment lesais-tu ?… Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si maladeencore, et les femmes ?… Ne pouvais-tu m’écrire ou metélégraphier ?
– J’avais mes raisons, tu peux le croire…Écoute-moi ; l’avant-dernière nuit – celle de ton départ –j’ai été réveillé par un sifflement de chute ; et, commed’habitude, je suis allé dès le matin, hier, dans la directionvoulue. Mme Arquedouve m’avait dit : « Unaérolithe est tombé cette nuit entre Aignoz et Talissieu. »Là, c’est le marais.
« Au bout de trois heures, aidé dequelques hommes, il me fut permis de retrouver…
« C’était dans un endroit limoneux àl’extrême ; nous avancions sur des planches qu’il fallait sanscesse enlever derrière nous et rejeter en avant… Au fond d’uneespèce de flaque creusée par la violence du choc, une masse informes’enlisait lentement. Nous l’avons dégagée au prix d’effortsincroyables… Quelque chose me disait que nous ne devions pascéder…
« J’ai vu tout de suite qu’il n’était pasmort de sa chute, mais bien avant. La commotion n’avaitbroyé qu’un cadavre… Il est mort asphyxié… asphyxiésurtout. Il avait la face enflée, les lèvres épaisses etnoires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes,la bouche pleine de sang coagulé. J’ai cru m’apercevoir aussi qu’ilavait subi des pressions variées… Quand nous mettons des animauxdans le vide, par expérience, ils deviennent ce qu’était Robert…Une brève autopsie m’a démontré que son corps avait gonflé, qu’ils’était boursouflé, que le sang avait jailli de l’épiderme ainsiqu’une sueur giclante… qu’il avait, en quelque sorte, explosé…Certains débris anatomiques portaient déjà des marques analogues,mais beaucoup moins accentuées… Il n’a pas été viviséqué, non, non,il ne l’a pas été, lui !
– Quelle abomination !… Mais cela neme dit pas pourquoi tu es venu ?
– Je suis venu pour accomplir sesdernières volontés.
M. Monbardeau tira de sa poche un cahierrouge à fermoirs de cuivre, que l’astronome se souvint d’avoir vuquelque part.
– Je suis venu pour te remettre cemanuscrit. Robert le portait sous ses vêtements, lié par uneceinture, à même la peau. Lis ce qui est écrit sur l’étiquette.
– Pour remettre le plus tôt possibleà M. Le Tellier, directeur de l’Observatoire. S’il est mort,au Dr Monbardeau, d’Artemare. S’il est mort, au duc d’Agnès. S’ilest mort, au chef de l’État.
En voyant l’écriture de Robert Collin,M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait lesfermoirs d’une main maladroite à force d’impatience, etdisait :
– Chère, chère victime de sondévouement ! Pauvre petit !… Hélas ! il y a deuxmois qu’il s’est fait enlever ! C’était avant toutes ceshistoires de tache carrée !… Deux mois de captivité pourl’amour de Marie-Thérèse !… Hélas ! le beau rêve qu’ilavait fait ! Et penser que ce rêve-là ne se serait pasréalisé ! que Robert, sans doute, n’aurait pas été ce qu’ilest réservé au duc de revenir… si ma fille nous est jamaisrendue !… Pour lui, ne vaut-il pas mieux être mort ?…
« Voyons ce qu’il me dit… Hé ? quiest là ?
– Excusez, monsieur, fit la concierge,qui venait d’entrer, il y a en bas des mossieus qui disent qu’ilsvous attendent.
– Ah ! l’auto ! C’estvrai !… Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcé d’aller àcette course… Et me voilà en retard déjà… Tiens : tu vas veniravec moi. Je t’emmène. Nous lirons le cahier en route. Viens commetu es ; viens… Mon bon petit Robert ! Quelle perte !Quelle perte !…
Parmi la foule déambulante, une centaine debadauds faisaient cercle autour de l’automobile. Cettequatre-baquets fastueuse les intriguait d’être si longue et sibasse, peinte en gris souris comme un torpilleur, d’être montée pardeux chauffeurs à la livrée kaki, portant au bras un rubantricolore, et d’avoir en guise de lanternes deux flammes auxcouleurs de l’Aéro-Club, organisateur sportif de la journée.
Les chauffeurs ôtèrent leur casquette. L’und’eux remit à M. Le Tellier le brassard blanc des commissairesofficiels.
– Dépêchons-nous, monsieur, lui dit-ild’un ton respectueux, on va manquer le départ, il n’y a pasd’erreur.
Mais M. Le Tellier estimait à présent quela course était secondaire, pendant que la voiture démarrait avecun brio de 90 HP conduite par un mercenaire impitoyable pour lespneus, il commença de lire à M. Monbardeau ce que Robert avaittracé pour lui, d’un crayon net et régulier, du moins aux premièrespages.
Il en était à la cinquième ligne, quand l’undes hommes kaki se retourna :
– Je crois que ce n’est pas la peined’aller jusqu’à l’Esplanade… Il n’y a pas d’erreur : un mondefou… Jamais nous n’arriverions… Si monsieur veut, on pourraitprendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler lesgrands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et çasera toujours ça de gagné pour arriver plus tôt à la sortie deParis… Il n’y a pas d’erreur.
– Faites comme vous voudrez, ditl’astronome.
Et il reprit sa lecture interrompue.
Tel on va lire le journal de Robert Collin,tel M. Le Tellier le lut à M. Monbardeau, dansl’automobile de M. d’Agnès, au milieu du peuple deParis[6].
4juillet, 3 heures de l’après-midi.
Vingt-quatre heures écoulées depuis monenlèvement. Jusqu’ici, j’ai eu trop de choses à observer pourpouvoir écrire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai,et le faire parvenir à qui pourra se servir de mes renseignementspour délivrer les prisonniers. Le faire parvenir !Comment ? Je ne sais… C’est donc hier à trois heures (hiermercredi 3 juillet) que je suis devenu la proie des sarvants.Volontairement. Il y avait déjà du temps que je m’exposais seul.Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin, hier, comme jetraversais le Forestel (un pré à mi-chemin du Grand-Colombier et deVirieu-le-Petit), j’entendis le bourdonnement coutumiers’approcher, descendre vers moi.
Le grésillement des sauterelles était aussifort que lui. Il avait l’air loin. Je regardai en l’air, mais nevis rien. Mon cœur faisait plus de bruit que les sarvants et lessauterelles. Le moment si attendu m’effrayait. J’avais bien l’idéede certaines choses, mais vague… Je savais que j’allais êtreemporté en l’air, très haut (j’étais vêtu en conséquence devêtements tout ce qu’il y a de plus chaud). J’attendaisl’impression de pompage ou de l’attraction qui allait m’enleververs un ballon ou, un autre engin caché dans la distance, lorsqueje me sentis happé brutalement par derrière, au torse, et soulevécomme par une poignée gigantesque dure, violente.
Gestes fous. Tentative pour me retourner versl’agresseur. Peine perdue. Je me débattis. Pendant ce temps, ce quime tenait me tira en arrière, à soi, et me lâcha. Seulement, jene tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace dequelques centimètres. Un claquement inexplicable retentit. Lebourdonnement prit de l’importance et fut compliqué d’autres sons,mais c’est tout ce que j’entendais ; plus de sauterelles nirien autre. Alors j’essayai de me sauver, maudissant ma témérité,fou de peur. Mais incontinent, je me heurtai à une résistance, àune rigidité sans aspect. Je bondis dans le sensopposé : même rempart. Comme si un hypnotiseur m’avait ordonnéqu’il y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si l’airsolidifié autour de moi tout en restant aussi transparent, je crusvraiment à de la suggestion, surtout à cause du soulèvement, qui merappelait des expériences de spiritisme taxées de fraudejusqu’alors.
Tout cela : une seconde.
Puis, soudain ; une force incalculablevenue d’en bas – montée inexorablement déchaînée de je ne saisquelle poussée que je sentis agir sous mes semelles tout à coup –me lança en l’air. On aurait dit que la terre me jetait au ciel.J’étais une sorte de boulet de canon projeté…
Et j’étais seul au milieu del’espace, à monter tout droit, vite, vite… En dessous, le pré duForestel n’était déjà plus que le centre mesquin d’un cercleimmense s’agrandissant sans cesse, et le Colombier paraissaits’aplatir au niveau du reste. À cause de mon ascension rapide, lecercle – la Terre – semblait un entonnoir mouvant dont tous lespoints se seraient précipités vers le milieu, aspirés par uneventouse centrale. Sensation de nausée au-dessus de cette cuvettevertigineuse, atrocement écœurante. Le vertige me paralysait.D’abord, j’avais gesticulé comme les hommes de Châtel, pourm’échapper. Maintenant, l’effroi du gouffre me pétrifiait, la peurd’y retomber, si la force mystérieuse venait à manquer.
Je m’aperçus que j’étais dans la posture d’unaccroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatérielle etpourtant solide plate-forme – immatérielle et pourtant réelle,irréelle et cependant matérielle – un plateau qui n’existait pas etpourtant qui, oui, qui, qui vibrait ! Impossible de bougerpour contrôler les instruments dont je m’étais nanti, le baromètreentre autres ; impossible.
Néanmoins, je parvins à raisonner dans monimmobilité. Je réussis à écouter. Le bourdonnement persévéraitalentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de monascension : sssssssssss… Mais je ne sentais aucun souffle.Alors je pensai être dans un courant d’air ascensionnel, au seind’une colonne verticale de vent artificiel, qui me soulevait aussivite qu’elle-même fusait vers le zénith… Mais cela n’expliquait pasle contact solide ni mon point d’appui.
À ce moment-là, j’avais encore la convictionque cette ascension n’était que la première phase du voyage, quej’allais bientôt parvenir à l’engin où se trouvait la pompe oul’aimant, et que cet engin m’emmenait à travers l’éther, sans doutedans un astre. Car mon arrière-pensée avait toujours été que lessarvants étaient les habitants d’une planète quelconque, leursagissements m’ayant toujours paru extraterrestres, merveilleux,comme on dit. Aussi je surveillais en haut l’apparition de cetengin, qui ne se montrait pas.
Et je m’élevais toujours. Le disque de laTerre comprenait une étendue immense de pays, déjà beaucoup moinsriche en couleurs, et flou. Le mont Blanc faisait un ressautéblouissant qui se nivelait de plus en plus. J’avais de beaucoupdépassé sa hauteur.
« Comment ! pensai-je, me voici àplus de 4.810 mètres, et je n’ai pas froid ! »
J’évalue à 6.000 mètres l’altitude où je metrouvais. La température baissant de 1° par 515 mètres environ,j’aurais dû être couvert de glaçons ; ma respiration aurait dûfaire une vapeur épaisse ; j’aurais dû grelotter ;j’aurais dû subir le mal des montagnes, contre lequel j’avaisemporté un ballon d’oxygène… Probablement, tout cela allait seproduire… J’observai mon souffle, qui devait devenir gêné,accéléré, laborieux – mon cœur, qui devait précipiter ses coups. Jeguettai la sensation de plénitude des vaisseaux, le battement de lacarotide. Je m’attendais à saigner du nez d’un moment à l’autre. Matête allait me faire mal, certainement je luttais d’avance, contrel’hébétude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il mesemblait déjà sentir la soif caractéristique, le désir des boissonsfroides – nausées, langue sèche, éructations, douleurs aux genoux,aux jambes, comme après une longue marche, épuisement… Mais, saufl’écœurement dû au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptômesque j’avais soigneusement étudiés dans les livres.
Et pourtant je montais encore, et j’avais lacertitude que si j’avais pu prendre le thermomètre et le regarder,j’aurais vu qu’il marquait dans les 16° ou 18° au-dessus de 0. Ilfaisait très bon, en somme. Et pourtant j’étais au moins à 9.000mètres ! plus haut que le Gaurinsankar ! là, où lethermomètre aurait dû marquer 35° au-dessous et 0 !… Je merappelai avec stupeur que, sans l’aide de l’oxygène, aucun hommen’avait atteint ces régions sans s’évanouir. Berson et Süring sontarrivés à 10.500 mètres, mais avec des respirols à oxygène. Etd’ailleurs n’étais-je pas plus haut, maintenant ? C’était unrêve ! Il fallait contrôler…
Je fis un effort, qui réussit, le vertigediminuant avec l’éloignement de la Terre ; et je pus saisirderrière mon dos le ballon d’oxygène, dont je tins l’embouchureprès de mes lèvres, en cas d’alerte. Ensuite le thermomètre :+ 180 C. ! Et le baromètre : 760 millimètres !exactement la même pression qu’à la surface du sol ! Lapression moyenne de la terre ferme ! Est-ce que vraimentj’étais encore à terre ?… Je me crus idiot. Mon état d’espritdifférait quelque peu de celui, héroïque, que je m’étaisprédit !
Naturellement, une page de ce cahierreprésente une minute. J’écoutai mieux. Il me sembla percevoir… etje perçus assez nettement, un doux petit clappement double quifaisait, velouté : clip clap, clip clap, et ainsi de suite.Étant seul – et quelle solitude ! – j’attribuai ce bruit àmoi-même. N’était-ce pas un effet de l’altitude sur maphysiologie ?…
Au moyen de ma montre, et pensant que jem’élevais toujours avec la même vitesse, je fis des approximationsde hauteur. Bientôt je fus assuré d’avoir atteint 30.000 mètres –et le record des ballons-sondes non montés ! Mais làj’éprouvai l’illusion d’être immobile, parce que l’éloignementcontinu de la Terre trop lointaine n’était plus sensible d’un seulregard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel sedébleuir, s’assombrir ; et puis, soudainement, au-dessus demoi, j’aperçus à ma droite – c’est-à-dire un peu au sud du pointvers lequel je montais – une noirceur qui grossissait à vue d’œil.Il me sembla qu’elle tombait, mais c’est moi qui montais vers safixité.
J’allais la regarder dans ma jumelle ;mais un malaise, à l’improviste, m’en empêcha. Un bourdonnementd’oreilles battit une roulade incessante de tambours. Il me sembleque le clip clap venait de s’arrêter brusquement. Je fus saisi parun grand froid ; mes bras et les muscles de mon cous’ankylosèrent (électivement et progressivement). J’éprouvai unedifficulté incroyable à respirer, mes yeux se voilèrent, et c’est àpeine si je pus constater que le thermomètre, avait baissé, d’unplongeon terrible, vers – 22°, et qu’il continuait à baisser… Il mefut interdit d’aller chercher le baromètre dans l’une de mespoches… Toutefois, mes yeux défaillants crurent discerner une formequi s’affirmait partout, de tous côtés à la fois. Il me parut quel’air s’obscurcissait… Mais n’était-ce pas une résultante de cedébut d’évanouissement ?
L’instinct de la conservation me fit trouverl’embouchure de la vessie pleine d’oxygène ; et alors,immédiatement, je repris mes sens. Toute faiblesse futdissipée.
J’étais enfermé dans un haut et vaste cylindrede glace, une espèce de tourelle close. J’étais accroupi sur lefond d’un bocal de glace dont l’épaisseur augmentaitcontinuellement et qui atténuait le jour de plus en plus.
Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vêtementsétaient couverts de givre, ma barbe avait des stalactites gelées,mon haleine se résolvait en grésil, j’avais l’air d’être emprisonnédans un cruchon de verre frappé…
Tout d’un coup, le doux clap reprit, avec unentrain – dirai-je alerte ou même allègre ? – comme pourrattraper le temps perdu. (Je crois que c’était derrière mon dos.)Ce bruit enchanté s’accompagnait d’une espèce de courant de chaleuret de sécheresse. La température remonta ; la lumièrerevint ; le flacon réfrigérant fondait. Bientôt il n’en restaplus qu’une mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille – cetube – disparut à son tour, comme essuyée. Avec elle, partit ledernier soupçon de malaise, comme essuyé aussi…
Je me retrouvai seul au milieu de l’immensité,montant toujours. Le mirage avait duré quelques secondes.Cependant, le ciel était sensiblement moins bleu qu’avant, et lepoint noir, très grossi, était devenu une macule carrée.
C’est alors que je voulus reprendre ma jumellepour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiersinstants de ma pâmoison, elle s’était échappée de mes mains… J’enressentais une vive contrariété, quand, à ma profonde stupeur…
Ici, M. Le Tellier cessa de lire lecahier rouge. Une clameur immense avait détourné son attention.
L’automobile débouchait place de l’Opéra. Lecoup de canon venait d’annoncer le départ de la course et roulaitsur Paris en échos d’enthousiasme et de gloire.
Pour la première fois, le vieux ciel de Lutèceallait servir de lice à des régates aériennes. Il était d’un bleude gala.
Toute la ville fourmillait, la moitié dupeuple envahissait les toits. Depuis le matin, les édifices secouronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes s’étaientlouées comme des avant-scènes de première. Surchargés despectateurs, plusieurs balcons avaient déjà croulé. Certainesmaisons semblaient animées, tant leurs façades et leurs terrassess’enduisaient d’humanité remuante. L’onde épaisse de la foulemouvait ses lents tourbillons dans les fleuves des rues, dans lesétangs des places, et surtout dans les quartiers coupés parl’itinéraire du match. Cette droite idéale, tirée des Invalides àla cathédrale de Meaux, traversait le carrefour de la rueLouis-le-Grand, de la rue de la Chaussée-d’Antin, du boulevard desItaliens et du boulevard des Capucines ; et là mieux qu’autrepart, les immeubles disparaissaient à demi sous une carapacevivante. La cité prodigieuse tenait lieu d’estrade à tout le monde.Une infinie rumeur de Colisée-titan la remplissait. Une odeur deménagerie et d’arrosage montant du sol alourdissait la chaleur dubeau jour estival.
On ne parlait plus du Péril, on ne parlait quede la course. Les deux appareils compétiteurs défrayaientd’intenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, etcependant chacun tenait pour son favori, les uns préférant le moinslourd que l’air au plus lourd, les autres pariant contre l’État oucontre le Capital, et beaucoup d’autres basant leurs opinions surla sympathie plus ou moins irrésistible qu’ils éprouvaient àl’égard des pilotes.
Les pilotes – les dieux du moment – c’étaientle duc d’Agnès, jockey de l’Épervier, et le capitaineSantus, cornac du Prolétaire. Des camelots vendaient leurbiographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout d’une percheaux curieux des balcons, et s’accrochaient aux voitures quis’efforçaient de gagner la banlieue, du côté de Meaux.
À mesure que l’heure avançait, le public,tassé, devenait trépidant. La circulation des chaussées augmentaitcomme dans les artères d’un fiévreux.
Au carrefour Louis-le-Grand, l’effervescenceatteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. Dès cetinstant, ceux d’en bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient à ceuxd’en haut, derrière les lettres monstres des affiches, parmi lesinscriptions-réclames et les tuyaux de cheminées :
– Les voyez-vous ? Sont-ils enl’air ?
De la plate-forme du pavillon de Hanovre, descombles du Vaudeville, du sommet de tous les toits, on leurrépondait :
– Non !
Des lazzi s’ensuivaient. Cela produisait unejolie confusion d’apostrophes. Et ceux d’en bas continuaient àregarder ceux d’en haut, qui regardaient tous, au loin, à droite dudôme des Invalides plus doré de soleil encore que de ses bronzes,deux granules brillants, deux ballonnets captifs, maintenus àl’intervalle de cent mètres et déterminant la ligne de départ, quiétait aussi la ligne d’arrivée.
Là-bas, sous les petits ballons, il devait yavoir un déploiement considérable de tribunes, de musiques et defleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat auxcrépines d’or. La Marseillaise, sans doute…
Mais à neuf heures cinquante, l’assistance destoitures s’agita, pareille au champ que la brise réveille. Il y eutcomme un soupir d’allégresse, profond, frémissant, gigantesque, etpuis cette phrase cent mille et cent mille fois redite :
– Voilà le Prolétaire quis’enlève !
Ils le voyaient. C’était un long cigareeffilé, jaune, vermeil. Il montait, satiné de reflets matinaux.Dans les lorgnettes, on distinguait l’hélice qui tournait avec deslueurs d’éclair…
– Voici d’Agnès ! Voicil’Épervier maintenant !
– Hé ? si petit ? cette petitechose qui plane, qui va et vient ?…
– C’est lui ; mais vous voyez bienqu’il décrit des spirales autour du dirigeable…
– Ah ! ils sont deniveau !…
– De niveau avec les ballonnets…
– Au-delà des ballonnets !…
On suivait passionnément les évolutions del’aéroplane et de l’aéronef. Le Prolétaire, majestueux,vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne l’avait plus de profil,mais de face. Il ressemblait ainsi à quelque sphérique de faibledimension. L’Épervier, près de lui, étendait ses ailesrigides. C’est de la sorte qu’ils devaient passer la ligne dedépart ; on le comprenait.
Alors tonna le coup de canon, signal tiré parune coulevrine des Invalides antérieure aux montgolfières etmaintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canonpathétique, somptueux, solennel, à qui répondit une immense clameurpopulaire, et qui roula sur Paris en échos d’enthousiasme et degloire.
Santus et d’Agnès étaient partis.
Une joie énorme remplit le plomb desterrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles sefermèrent et, plus haut que tout, les cinématographes découpèrentleur silhouette attendue. Les lorgnettes affublaient les gens dedeux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient leProlétaire et l’Épervier côte à côte, de plus enplus gros, le Prolétaire jaune et l’Épervier…ah ! bleu ! Bleu ; l’Épervier !… Lanouvelle courut à travers la foule ainsi qu’un feu folletretentissant. Bleu ! le monoplan était bleu ! On ne s’yattendait pas, et on était content que cet oiseau fût bleu, couleurdu temps et du Péril, comme un peu de ciel matérialisé en élégance.Bleu, l’oiseau ! D’une taille des Mille et une Nuitset de la nuance des contes de fées !
« Vole à moi promptement ! »disait la multitude avec des rires sans nombre…
Les cinématographes commencèrent àfonctionner, les photo-jumelles étaient en joue…
Ils volaient à cent pieds de haut. Dans l’aircalme, ils approchaient en trombe, silencieusement. L’aéroplane,muni de son capteur électrique, ne faisait pas la bacchanaleordinaire. On voyait les deux hélices tournoyer, semblables à deuxsoleils nébuleux… et on écouta leur double vrombissement de sirènessuraiguës, donnant une espèce d’accord irritant qui émouvait lesnerfs comme des chanterelles. On discerna les antennesstabilisatrices de l’Épervier, fines, fines ainsi que despoils de moustaches de chat tout autour de l’appareil, ou plutôtainsi que de maigres pattes de grand cousin…
Une traînée d’ovations les suivait. Quand ilsarrivèrent au carrefour, il en jaillit une explosion de vivats sieffrénés, que c’était comparable au bouquet d’un feu d’artifice. Cefut un rythme de vociférations, où chacun s’époumonait, criant lenom du concurrent préféré :
– Bravo, Santus ! Bravo !Hardi, d’Agnès ! Hardi donc !
Parce qu’alors le Prolétaire, àdroite et au-dessus de l’Épervier avait une légèreavance.
Les cœurs palpitaient d’un lyrisme chauvin. Lafoule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frénétiques. Lecapitaine Santus enleva son képi, ses aides saluèrentmilitairement ; le duc d’Agnès fit un signe de la main.
Vous auriez cru voir un obus de cuivrepoursuivi par un aigle d’acier. Les deux tempêtes qu’ilsprovoquaient secouèrent les oriflammes au faîte des mâts. Un ventd’orgueil et d’ivresse balaya des figures pâles, et sur le toit duVaudeville une actrice connue, s’adressant à l’univers, proclamaitde sa belle voix :
– C’est chic tout de même d’êtreFrançais !
Mais soudain le chœur grandiose s’épouvanta,l’océan des hommes houla d’inquiétude.
Au moment où les rivaux franchissaient lepavillon de Hanovre, le Prolétaire avait plongé de lapoupe ; son empennage cruciforme baissa d’une saccade, baissaencore, et son enveloppe increvable se creva tout à coup comme si,à l’intérieur même du ballon, quelqu’un l’eût tirée avecobstination… Ralenti, le dirigeable piquait de l’arrièredésespérément… Mais la poche se regonfla de même qu’elle s’étaitformée, à l’improviste ; l’aéronef tangua, fit un bond,repartit… et…
Et ce fut le tour de l’Épervier, quisans cause apparente, se mit à pencher d’une manière effroyable,l’aile gauche levée… On aperçut le duc d’Agnès qui maniait sescommandes à toute volée, virait malgré lui et ne pouvait seredresser. Le monoplan donnait de la bande… il allait s’abîmer dansle gouffre tapissé de créatures… Le gouffre eut un râle d’arméeagonisante… puis un rugissement de victoire !l’Épervier bourlinguait, un roulis du diable balançait sonenvergure bleue – mais il ne penchait plus. Un second virage luirendit l’aplomb et le relança dans la joute, au pourchas duProlétaire.
L’acclamation qu’ils semaient en passantdiminua. On s’était retourné pour les suivre à perte de vue. Desfemmes cependant respiraient leur flacon de sels. « Dieu,qu’elles avaient eu le trac, ma chère ! » Les automobilesronflaient, cornaient, sirénaient, sifflotaient, impatientesd’arriver au-delà de Pantin.
Qu’est-ce qui s’était passé ? Les remousdes hélices s’étaient-ils contrariés mutuellement ? Un courantd’air atmosphérique ?…
Les commentaires allaient leur train, quand unbruit sinistre éclata sourd : des gémissements, des chocs, unhourvari d’horreur…
Tous les regards se dirigeaient vers laterrasse du pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les unscontre les autres. Ces affolés levaient les yeux ; des filstélégraphiques s’étaient rompus spontanément, leur chute avaitprovoqué le désordre. La balustrade de pierre contenait une cohue,et les groupes sculptés qui la décorent soutenaient des grappes defuyards, en quête d’un abri.
La sculpture de gauche s’effondra tout d’uncoup avec son équipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds dutrottoir, dans le sang, l’effroi, l’ébahissement… Il y avait tropde monde sur les statues, pardi ! les autres allaient aussidégringoler…
Mais non. Ce qui dégringola, ce furent desmoellons, des gravats, qui n’arrêtaient plus de se détacher de lamuraille, au même endroit, et criblaient de nouveaux coups lesblessés pantelants. Issue de la brèche dans la galerie, uneinfernale source de ruine et de démolition descendait le long duvieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie,l’entamait d’un sillon blanc, profond, cruel…
Et la foule des foules qui garnissait le lieu,saisie d’angoisse, regardait s’allonger l’éraflure, effrayante…Elle continuait à descendre, écorchant la rotonde, ravinant sadevanture, crevant les fenêtres, brisant les ferronneries, lapidantles morts et les moribonds… Comme elle arrivait à la hauteur dumarronnier voisin, l’arbre tressaillit, craqua… cette foudre sansflamme, sans tapage, cette foudre paresseuse froissa les feuilles,cassa les branches, de haut en bas… Et puis se passa l’événementindescriptible.
On entendit brusquement, au plein milieudu carrefour, le terrible patatras de deux trains quis’abordent et on vit une catastrophe sans égale dans les siècles del’histoire : un tohu-bohu fantastique de voitures télescopées,de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs déments etd’êtres ensanglantés qui se démenaient et fuyaient de toutes parts,en beuglant :
– Le Péril bleu !
Vue des toits, cependant, la mêlée s’ordonnaitquelque peu. Depuis la rue de la Chaussée d’Antin jusqu’au pavillonde Hanovre, il y avait comme une allée de choses immobilisées,aplaties, d’où venait un concert de plaintes singulièrementlointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque côtéde cette avenue de calamité qui barrait toute la largeur ducarrefour, deux bourrelets de véhicules fracassés, pleins deformes, d’égarements, de spasmes.
Échelonnée aux gradins des étages, la fouleenvironnante avait tressauté tout d’une pièce. Çà et là, desénergumènes gesticulaient ; mais les autres, haletants,restaient figés de peur et de stupéfaction. Nul ne disait sestranses, et tout de même il sortait de la multitude un grondementde simoun dans une forêt de baobabs. De loin en loin, s’exhalaientde pauvres lamentations féminines.
Que pensait-on ? Rien, sur l’heure. Aprèsquelques secondes de panique, nombre de témoins eurent l’idéefalote d’un « durcissement de l’air », ou d’une« barricade magnétique », ou encore d’un mur épais decristal – d’un cristal pur au superlatif – abaissé lentement à latraverse du boulevard, ainsi qu’un rideau de théâtre, et contrequoi, de part et d’autre, la circulation serait venue se cogner,tandis que cette étrange herse plaquait au pavé de bois lesmalchanceux qui s’étaient trouvés là. Quoi qu’on pût s’imaginer, lacertitude, c’est qu’une vanne diabolique endiguait la voie.
Malgré la débâcle de cataclysme qui se fitalors au nom du Péril bleu, des sauveteurs se précipitèrent… Maisl’obstacle hypocrite arrêta leur élan. Ils venaient s’y buter avecla dernière violence. Ils butaient dans le vide, contre rien dutout. Ils rencontraient une absence infranchissable.L’air, offensif, leur défonçait le crâne.
La police, à grand-peine, reprit la directionde l’existence. Un officier de paix intervint, fit déblayer lesdeux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents toutautour de la région perfide, dont l’isolement s’imposait. C’estainsi que fut délimité un espace en longueur, qui partait dupavillon de Hanovre et s’engageait d’une dizaine de mètres dans laChaussée d’Antin. La vue des uniformes engendra la confiance etdélia les langues. Une assemblée révolutionnaire eût été plussilencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlaitque du Péril.
Durant les bavardages impétueux, lesambulances et les brancards fendaient la nuée de quidams affluantde partout, et on tâchait sans résultat de parvenir aux malheureuxque l’atmosphère infranchissable maintenait écrasés sur le sol.
Le préfet de police, qui venait d’arriver,commençait à perdre de son assurance, lorsqu’un monsieur décoré, sefrayant passage au milieu d’un véritable gâteau de ses congénères,se fit conduire à lui par un agent.
Ce monsieur avait grande allure. Il portait lebrassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sapoitrine un cahier rouge. Il était suivi d’un autre monsieur encostume de voyage. Quelqu’un le reconnut. Son nom voltigea debouche en bouche, pendant que le préfet de police, chapeau bas, semettait aux ordres de M. Le Tellier.
L’astronome exerçait une manière de dictature.Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairé sacompétence, et l’adoptaient comme protecteur.
Il feuilleta posément le cahier rouge, puis leserra dans sa poche. Ensuite, escorté d’un état-major depersonnages divers, il entreprit d’accomplir le tour de l’espaceimpraticable en le frappant du plat de la main…
L’air, à chaque gifle, rendait un sonmat.
Un agent l’imita. Ses camarades, rassurés, semirent également à claquer l’atmosphère impénétrable ; si bienque tout le cordon tapait, et qu’ils semblaient procéder à unexercice de passage à tabac simulé. Cette boxe dans le vide faisaitcependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier s’empressa d’ymettre fin. Mais il avait suffi de cette brève démonstrationd’ensemble pour révéler visuellement la présence d’ungrand corps invisible et le dessin qu’il affectait à lahauteur des agents. Le public des étages supérieurs l’avait saisid’un coup d’œil, et, comme on n’oubliait pas la lézardeinexplicable du pavillon, les esprits voletèrent et l’événementchangea de formule : « Une grande chose oblongue,invisible, venait de tomber du ciel, après avoir failli terrasserle Prolétaire et chavirer l’oiseau bleu… »
M. Le Tellier continuait sa ronde,palpait toujours ; mais aux deux bouts de la chose, il luifallut un escabeau pour l’atteindre : les extrémités s’enrelevaient ; l’une d’elles, d’ailleurs, correspondait à laterminaison de l’éraflure dans la rotonde de Hanovre, et cetteéraflure finissait à deux mètres du trottoir.
L’autre extrémité, dans la rue de laChaussée-d’Antin, fut l’objet d’une attention soutenue de la partde l’astronome. Un escabeau plus élevé vogua par-dessus les têtes,de mains en mains, jusqu’à lui. M. Le Tellier donna quelquesinstructions aussitôt transmises. Des courriers cyclistess’éloignèrent. Et l’examen de la chose se poursuivit.
D’après les gestes et le manège dutoucheur, il semblait qu’elle fût terminée par deuxpointes, à l’exemple d’une torpille… On devine ce qu’un tel motpouvait déchaîner d’appréhensions ! Il y manqua point.« Météore », « étoile filante », on l’avaitdéjà dit ; ce n’était rien. Mais « torpille » !Engin fabriqué ! Machine explosive !Bombe enfin, et démesurée !… Est-ce que les sarvantsétaient des anarchistes ? des nihilistes ayant résolu la pertede Paris ?…
Les brigades centrales et un bataillon de lagarde républicaine, demandés par M. Le Tellier, arrivèrent àpoint nommé pour contenir une déroute aussi dangereuse qu’uneémeute. La troupe régularisa l’écoulement des citoyens, les refoulasans rudesse et déblaya le carrefour. Il était libre à l’apparitionde trois automobiles écarlates, pleines de pompiers aux casquesreluisants, qui tournèrent le coin de la rue de la Michodière aulugubre tocsin de leur trompe à deux notes.
Peu de temps après, nouveaux arrivages depompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics.
M. Le Tellier leur demanda de former lecercle et prononça cette courte harangue, d’une voix que sesfamiliers n’auraient pas reconnue :
– Messieurs, M. le Préfet de policevous a fait venir ici pour mener à bien une tâche peu banale. Toutà l’heure, un objet volumineux est tombé sur Paris. À vous d’endébarrasser la voie publique.
« Cet objet, vous ne pouvez pas levoir. Il est là, dans le cordon fermé des agents qui lecernent. Il est là, sur cette couche de misérables gisants ;c’est lui qui les comprime.
« Je vous dis qu’il est invisible ;ne vous en effrayez pas ; pour les sarvants, c’est une choseassez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bénéficied’une transparence absolue, cela vous aidera àcomprendre.
« Qu’est-ce au juste ? Nous n’ensavons rien. Et il est très important que nous le sachions. Aussiai-je résolu, d’accord avec les autorités, de faire transporterl’objet au Grand-Palais, où nous pourrons l’étudier à loisir.
« C’est grand. Mais j’ai tout lieu desupposer que ce n’est pas si lourd qu’on pourrait le croire. C’estfait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille d’unballon dirigeable… sans nacelle. C’est un fuseau dont le milieuseul est carré et dont les bouts sont deux cônes effilés, pointus,tout à fait comme un havane de luxe…
« Je vous recommande la partie qui setrouve dans la Chaussée-d’Antin. Elle est… agrémentée d’un…système… dont il faut prendre soin.
« Je crois pouvoir vous assurer qu’il n’ya aucun danger. Cependant, quoique l’objet soit d’une substancetrès ferme au toucher, je vous prie d’agir avec beaucoup deprudence, comme si votre charge était aussi fragile qu’une verrerieet comme si la mort en devait sortir par la moindre fêlure…
« Approchons-nous.
« Il est échoué en travers… Il obstrue lecarrefour, voyez-vous… Tenez, je suis de l’autre côté, etmaintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vous… ilarrête les ondes sonores, mais pas les rayons visuels…
« Allons, au travail !
Les officiers distribuèrent cent hommes àdroite et à gauche de l’objet invisible. Cinquante cordes furentglissées dessous, parmi le fatras de l’écrasement. Chaque sapeurtenait le bout d’un grelin.
Un capitaine commanda :
– Hô… Hisse !
Les cordes se raidirent, soulevant leur faixmystérieux. Mais chacune épousait le profil de son pointd’application, et ainsi les cinquante cordes trahissaient laplatitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien n’était plussingulier que les élingues tendues mais nonrectilignes.
Les pompiers firent une conversion que gênal’inextricable enchevêtrement convulsif, puis, entremêlés desergents de ville soutenant l’invisible fardeau et jouant lesatlantes au rancart, dont l’effort s’éternise à supporter le néant,leurs deux files parallèles se mirent en marche vers l’Opéra.
Un escadron de gardes municipaux encadrait leconvoi funambulesque. L’infanterie de la garnison faisait la haiesur la route, contenant avec peine les flots de gavroches et demidinettes, de bourgeois et d’apaches qui s’accumulaient pêle-mêle.Une légende se propageait à travers les groupes, née del’allocution mal interprétée de M. Le Tellier autant que deson titre d’astronome ; on disait qu’un ballon dirigeable encristal de roche était arrivé de la lune, monté par des Séléniteset qu’on ne pouvait pas le connaître avec les yeux. Présentée dansces termes, l’aventure provoqua des risées ; la peur d’êtredupe enfanta le soupçon d’une duperie, à laquelle certains croirontjusqu’à la fin de leurs jours.
Rue de la paix, de la corniche aux entresols,une floraison d’essayeuses et de mannequins, un babil decouturières et de modistes se penchait aux fenêtres pour voirpasser… ce qui passerait. L’ahurissement les fit taire. « Benquoi, c’était tout ça ? Ah ! mince d’enterrement !Où’s qu’est le corbillard ! » La notion de l’invisibleles surpassait.
Rue de Rivoli, un marmiton lança une billeau-dessus des cordes « pour voir des fois si c’était pas qu’onse payait le blair du fils à son dab ». La bille ricocha surun casque. On arrêta le gamin, pour l’édification des plèbes.
Le cortège avançait. Place de la Concorde, sixgénérations de Parisiens, de provinciaux, d’étrangers, étaient àl’entour comme un sable mouvant qui s’amassait en dunes derrièreles ribambelles de soldats, l’arme au pied. La foule donnaitl’impression de l’humanité.
M. Le Tellier, avec le préfet de police,marchait à l’avant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahierrouge. On l’entendit, devant l’obélisque, envoyer des gardes àcheval au ministère de la Marine, tout proche, au Bassin d’essaides carènes (à Grenelle) et à l’École supérieure de l’aéronautique,avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombred’officiers de marine détachés à Paris.
Les questions pleuvaient sur les porteurs decorde ; mais la consigne les rendait sourds. Ils éprouvaientla sensation de transporter un vaste appareil relativement légermais offrant beaucoup de résistance et d’inertie, ce qu’ilsattribuaient d’eux-mêmes au cubage.
Entre les chevaux de Marly, la colonne hâtiveoscilla. Sous les visières de métal ou de cuir, des faces pétriesd’alarme s’étaient retournées. Un murmure grandissant accourait dulointain…
Mais ce n’était pas la venue du seconddésastre. La course ! La course revenait ! On l’avaitoubliée…
Deux atomes germaient au fond du ciel, deuxdragons chimériques et vrais, fils de l’homme et de la science,luttant de grâce et de rafale, qui arrivaient dans un sillage dehourras plus beaux que nulle symphonie…
L’Épervier distançait leProlétaire ! Il fondait au but, flèche pour lavitesse, arbalète pour l’apparence…
Le canon, gravement, consacra le triomphe del’oiseau bleu.
Par un chassé-croisé de leurs destins, lecapitaine Santus rentrait dans l’ombre, et M. Le Tellier leremplaçait au pavois du renom, près de M. d’Agnès.
Mais Paris ne savait pas que ses idoles,pourtant si différentes, n’avaient toutes les deux qu’une penséedans l’âme et qu’un amour au cœur et qu’un nom sur leslèvres : Marie-Thérèse.
Affairé par la conduite de son appareil, lepilote de l’Épervier n’avait rien remarqué de l’émotiongénérale. Il apprit l’événement miraculeux à sa descented’aéroplane, au milieu d’une assistance clairsemée. L’agglomérations’était portée vers le Grand-Palais, où maintenant convergeaitl’étoile centripète du mouvement parisien. Le pont Alexandreétirait la presse des marcheurs ; le duc d’Agnès s’yengagea.
N’entrait pas qui voulait dans l’édificesévèrement consigné. Le 13ème de ligne engardait les portails contre une foule sans vergogne et, de plus,innombrable.
L’aviateur se présenta au colonel-portier enmême temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurstitres, ils passèrent.
La tranquillité du hall, plusieurs foiscathédralesque, si désert, à peine égayé de moineaux pépiards,contrastait bizarrement avec le meeting forcené de l’extérieur. Àcette date de l’année, le temple des salons et du concours hippiquese trouvait libre. Au centre de son aire immense se groupait uneréunion de messieurs infiniment petits. À l’écart, desagents-pygmées et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaientse reposer.
Le duc d’Agnès savait bien qu’il s’agissaitd’une chose invisible, il n’en fut pas moins surpris de ne rienvoir.
Il reconnut dans le groupe le Dr Monbardeau etM. Le Tellier qui causait avec le préfet de police.
– Enfin, disait ce dernier, si vous ytenez absolument, lisez-le.
– C’est indispensable, repartaitM. Le Tellier. Je demande instamment que personne ne touche àl’objet avant que nous ayons pris connaissance de tout lejournal. Cela nous évitera sûrement des anicroches et peut-être desaccidents.
– Soit, accorda le préfet de police. Ets’adressant aux officiers : « Messieurs, faites déjeunervos hommes », dit-il.
Les voix aigrelettes d’abord, s’amplifiaientde résonances caverneuses et tonitruantes qui éclataient aux anglesde l’architecture.
– Ha ! monsieur ! fitl’astronome en apercevant le duc. Venez ! qu’on vousfélicite ! et qu’on vous raconte une histoire !
Le jeune vainqueur sourit des félicitations etmanqua pleurer au récit qui lui apprenait la mort de Robert Collin.Mais ce qui l’intriguait en premier, c’était la chose invisible,cette chose qui l’avait ballotté si rudement au-dessus du pavillonde Hanovre.
– Où est-elle ? où est-elle ?disait-il.
– Tenez, indiqua M. Le Tellier,marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous larencontrerez. Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans unmurmure : « Vous savez, il y a une espèce d’hélice, àl’arrière ! »
M. d’Agnès marcha, les bras en avant,comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et s’en alladonner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard,n’existait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans lapoussière une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable aucachet ogival des prélats. Il lui dit que cela était causé par lefond, la base, l’appui de cette étrangeté, et il lui montra, toutautour, de pauvres petits pierrots qui, volant, étaient venus sebriser la tête contre ce rempart insoupçonnable.
– Remarquez, acheva-t-il, ce vent coulisque nous sentions, nous ne le sentons plus ! la chosel’intercepte. Nous serons à merveille, pour lire le journal deRobert, à l’abri de ce paravent singulier…
Il ouvrit le cahier rouge.
Ses auditeurs se rassemblèrent.
M. Le Tellier s’adossa paisiblement auvide et reprit sa lecture da capo.
Il revit la formation du cylindre de glaceautour de Robert éperdu, montant vers le zénith, puis ladisparition du bocal inattendu ; enfin il répéta cette phrasedu mémoire où l’avait arrêté la clameur populaire :
– … C’est alors que je voulus reprendrema jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’auxpremiers instants de ma pâmoison ; elle s’était échappée demes mains. J’en ressentais une forte contrariété, quand, à maprofonde stupeur, je l’aperçus près de moi, baignant dans une mared’eau circulaire où j’étais moi-même affaissé – un grand paletliquide, imprévu, de 4 mètres de diamètre environ, absolument commel’eau visible d’un tub invisible. Cette flaque ronde m’emportaitcomme le tapis volant de la fable persane. Je prenais un bain desiège forcé, mais je bénissais l’illusion de support permettant àmes yeux de se reposer sur quelque chose et me délivrant ainsi duvertige. Au travers (car elle était claire et paisible), la Terreindéfinie pâlissait.
Je compris que cette eau provenait de la fontedu cylindre. Et puisqu’elle était là, ronde et plane autant qu’unemeule, c’est qu’il y avait sous elle un invisible plancher qui noussupportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace – pardieu ! –s’était formée à l’intérieur d’un cylindre matériel, permanent,mais invisible, une tourelle-ascenseur à l’aide de quoiles habitants de cette macule carrée enlevaient leurs prisonniersjusqu’à eux ! Je n’étais ni dans une colonne d’atmosphèreaspirée, ni dans un fluide magnétique, mais dans un monte-chargeinvisible, mû par une force ignorée – un vase clos où la pressionet la température étaient maintenues égales à celles d’enbas ; où par conséquent le baromètre et le thermomètreindiquaient toujours les mêmes chiffres… Et tout à l’heure, quandla glace avait fait son apparition, quand j’avais défailli – lacause ? Une panne ! Une simple panne de cetteorganisation !…
J’en demeurai quelque temps assommé…Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nousémerveiller longtemps à propos d’une invisibilitéquelconque[7], et, si admiratif que je fusse d’unpavillon, d’une logette, qui, après tout, n’était pour mes yeux quece qu’un véritable ascenseur a toujours été pour mon nez,c’est-à-dire imperceptible, qui n’était pour mes yeux que ce quel’oxygène, par exemple, a toujours été pour eux, c’est-à-direinvisible, mais qui pour mes mains était bel et bien dur, poli,tournant et froid et qui, heurté du doigt, sonnait à mes oreilles.Cela ne m’empêcha pas de sécher ma jumelle avec mon mouchoir, afinde regarder la macule carrée où l’ingénieuse benne allait sansaucun doute me déposer. Assurément ; la benne, on la hissaitde là-haut (car, à de telles altitudes, il ne pouvait être questiond’aérostats, même gonflés d’hydrogène pur et encore moins de pluslourds que l’air). Drisses invisibles ? Courantshertziens ? Attraction aimantée ? l’un ou l’autre.C’était de la macule qu’on m’expédierait dans une planète…
Je raisonnais comme cela, et je me trompais.Plus j’avais monté, plus s’était accentué vers le sud l’écart decette macule, qui se présenta sous l’aspect d’un carré brun,quadrillé de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part.Et cela me donna de l’ennui.
L’horizon terrestre s’était élevé au cours demon ascension. Au sud, à l’ouest, au nord, il se teintait d’un bleuvert caractéristique… Les mers ! Il fallait que jefusse prodigieusement haut !
Ayant fait des approximations numériques, jetrouvai que nous devions être à 40 kilomètres du sol… Encore 10kilomètres et j’atteindrais une zone…
« Ah ! bigre ! pensai-je. C’estbien par là que la science se situe… Voyons donc, que dit-elle del’atmosphère, la science, au point de vue quim’intéresse ?
« L’atmosphère : couche gazeuse quienveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Sonépaisseur n’est pas connue avec certitude. On sait qu’elle ne seperd pas dans le vide ; c’est tout. Sa limite théorique seraità 10.000 lieues ; les appréciations varient de 70 kilomètres à40.000 !
« Ce qu’on sait de source évidente, c’estqu’il y a dans l’atmosphère deux couches distinctes.
« L’une, la plus basse, en contact avecle sol, mesure à peu près 50 kilomètres de profondeur. Elle estriche, instable, parcourue de nuées, tourmentée de vents. Elle estle milieu propre à la vie terrestre, et c’est d’elle que parlentles gens quand ils parlent de « l’atmosphère ». Cettecouche se raréfie à mesure qu’elle s’éloigne du sol et vers 50kilomètres, elle devient le vide, non pas le vide absolu, non pasl’éther, mais le vide relatif, qu’on peut obtenir par la machinepneumatique.
« C’est ce vide relatif qui constitue ladeuxième couche d’atmosphère, dont l’épaisseur est problématique.Celle-ci est une atmosphère éthérée, selon le mot deQuételet ; c’est un vide à peine nuancé d’air, un videlégèrement aéré, où l’homme ne pourrait pas plus vivre que dans levide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose à lapremière – insensiblement, disent les météorologistes, maiscertainement vers 50 kilomètres – et peu à peu devient le videabsolu. »
Ainsi donc, pour peu que mon ascension sepoursuivît, j’allais pénétrer dans cette couche aussi terrible pourmoi que le fond de l’eau !…
Et le milieu que je traversais devait êtredéjà si raréfié ! Mais alors, la macule ?
La macule, je l’observai. Sur le cielextraordinairement foncé, elle était presque de niveau avec moi. Jela voyais donc à l’aise. Comme de raison, elle avait changé deforme. Mais mes yeux médiocres, et j’y portai la jumelle. En mêmetemps, je débouclai la courroie de mon appareil photographique pourm’en servir… Paf ! Une secousse violente me renversa tout demon long dans la flaque soudain clapotante, et – malheur ! –mes besicles tombèrent et ma jumelle m’échappa !Simultanément, il me sembla que la nuit tombait tout à coupau-dessus de moi. J’entendis au-dessus de moi desglissements métalliques, des chocs secs… L’horrible étreinte rigidequi m’avait enlevé du Colombier me ressaisit, et, juste à l’instantoù je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentissoulevé verticalement, puis arrêté. J’entendis sous moi unglissement métallique ; l’étreinte me baissa d’un pouce, melâcha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible quidevait être à la hauteur du plafond du cylindre, si je me rappelaiscorrectement l’apparition glacée. Mais cinq mètres plus bas, laflaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareilphotographique s’était détaché aussi : je le voyais nageant,hors d’atteinte, près de ma jumelle et de mes lunettes. C’était ungrand désastre pour moi. Mais… [Ici quelques motsbiffés.]
Or, le ciel, tout d’un coup, était devenu noircomme de l’encre, et cependant, il faisait jour. Du haut de lanouvelle cabine où je comprenais bien qu’on m’avait transvasé aprèsl’avoir superposée à la première, voici ce que jedécouvrais :
Une surface horizontale s’étalait au loin, detous côtés, absolument nue et calme. Elle décrivait autour de moi,à l’horizon, l’immense circonférence de la pleine mer, et au-dessusd’elle le firmament était une coupole noire où les astresbrillaient à outrance, tous, et tous fixes. Etdans ce ciel ultra-nocturne, pareil à celui qu’on verrait de lalune ou de quelque astre sans atmosphère, le soleil, sans rayons,déclinait, large disque précis. La surface neigeuse de cette merluisait argentine vers l’horizon. Mais plus elle était près de moi,moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idéale,fantomatique, elle finissait par disparaître. Sous moi, je n’avaisque l’abîme de 50.000 mètres, sans que rien s’interposât entre luiet mes yeux, et cet abîme était plein de lumière.
Je me trouvais à la surface d’un océan declarté, ou plutôt d’atmosphère, un océan dont on voyait lefond : la Terre, avec les algues de ses forêts, les bancs deses montagnes. Je venais d’émerger dans un milieu mortel, à lasurface d’une mer atmosphérique ; et cette mer n’était autreque la première couche, la fameuse première couche, qui nes’achevait pas graduellement, par une progression raréfiée, commela science l’avait supposé à bon droit, mais qui s’achevait toutd’un coup, net, comme une mer véritable. Si contraire que cela fûtaux propriétés expansives des gaz, les deux atmosphères sesuperposaient comme deux liquides de densité différente ; et àprésent, le vide horrifique m’environnait.
Dans mon nouveau récipient, même températureet même pression que tout à l’heure ; même bruit de clapet. Jem’aventurai à palper l’invisible case, et je la trouvai cubique etexiguë ; je pouvais toucher le plafond.
Comme je me livrais à cette occupation, ungrincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule etsur le toit (?). Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets.Tout cela ne devait faire aucun bruit à l’extérieur, dans le vide,mauvais médium ; mais moi, dans mon cube d’air conducteur desonorité comme de lumière, j’entendais tout ce qui touchait lescloisons.
Soudainement, je me sentis puissamment enlevé,moi et ma loge, et, grâce à mes trois objets perdus qui semblèrenttout à coup s’abaisser et décrire un arc plongeant, je devinaiqu’on venait de me faire décrire une courbe montante assezcompliquée, analogue à celle des marchandises au bout d’une grue àvapeur, quand on les décharge… L’eau de la flaque, là-bas, avaitdisparu ; sans doute le départ de ma cabine l’avait mise encontact avec le vide et l’on sait que dans le vide il ne peut yavoir de liquide.
Immobile, à présent, plus haut qu’avant, jeregardais, stupide, ma jumelle et mon détective perdus… Le vertigeme reprenait… Et puis voilà que les grincements recommencèrent etque la cabine s’ébranla. Des cahots la faisaient résonner ; unroulement de roues me parvint, répercuté à travers la substanceinvisible, et je vis s’éloigner jumelle et détective. Je meretournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi à lapensée qu’un accident pouvait me mettre en contact avec le vide, etvoulant savoir où j’allais…
La macule venait à moi.
Elle me parut située à 4 ou 5 kilomètres versle sud (les étoiles me renseignèrent mieux que la boussole, quifonctionnait mal). Autant que mes besicles me permettaient del’estimer, c’était une espèce de maison à claire-voie. La seulecaractéristique dont je pus m’assurer – et facilement – c’estqu’elle n’était pas posée comme un ponton, à même le plateau rêveuret fantômal, mais qu’elle semblait se tenir toute seule dans levide, passablement haut – à douze fois sa hauteur – au-dessus de lamer atmosphérique.
(Je crois que j’écris mal. Mais si on savaitdans quelle situation je me trouve !)
Et mon véhicule invisible, lui non plus, necheminait pas au niveau de la mer aérienne. Il suivait une ligneonduleuse, à des hauteurs variables, traçant des sinuosités de basen haut, de droite à gauche, montant et descendant des pentes,tournant des coudes, ralentissant aux montées, accélérant auxdescentes, mais se rapprochant continûment de la maison àclaire-voie. On aurait dit qu’il roulait sur une route invisible,sur un sol invisible posé à même la surface de l’air ainsi qu’uneîle flottante. On aurait dit que, parvenu à certain havre céleste,après une traversée gazeuse, un palan m’avait déposé sur un quai,sur un camion qui attendait là, et que ce camion me transportaitpar une route flexueuse, à travers un paysage inaperçu, àdestination de cette bâtisse grillagée, visible celle-là, maisconstruite sur une colline indiscernable…
J’allais enfin connaître mes ravisseurs etrevoir la personne pour qui j’étais venu.
Le vertige pourtant se fit sentir à nouveau,plus fort que jamais, aggravé par l’allure « montagnesrusses » de mon wagon. (Wagon ?) Je dus étendre mapelisse sur le plancher (?) pour le solidifier à mes yeux et cacherla vue de la Terre-fond-d’abîme.
Quelle situation !
Je m’appliquai à me faire croire à moi-mêmeque cet étrange sol, inébranlable et invisible, soutenu parl’atmosphère à sa périphérie, pouvait fort bien être de créationartificielle, pouvait être une fabrication d’ingénieurs. J’auraisvoulu le croire, pour me rassurer de l’épouvante que me causaitl’idée d’une pareille chose naturelle et inconnue, cegrenier insoupçonné de la Terre… ce grenier de Damoclès… J’étaissuprêmement surexcité… Cette idée tournoyait sous mon crâne commeun papillon affolé dans une boîte – cette idée, sous cette formepuérile et morbide : que certains savants, s’étant donné del’air, étaient devenus les sarvants Mais j’avais beau faire :je sentais bien que j’étais dans un monde naturel. Lemieux le plus agréable, était de supposer que ses habitants étaientles hommes mêmes qui l’avaient découvert… peut-être des hommesinvisibilisés… peut-être visibles autant que moi-même, et quej’allais les voir, enfin dans leur château de palissades.
Des palissades. Il me semblait toujours quec’étaient des palissades. Il arrivait, ce château ; jegravissais la côte vers lui. Je gravissais l’invisible montagne, aumilieu du vide. J’ascensionnais au-dessus de l’air maintenant, versla construction. Je ressentais le besoin de témoigner la joie quim’envahissait à cause de la personne que je venais rejoindre ici…et dont cette bastille contenait probablement… [Encore des motsbiffés.]
Ah ! cette bastille ! elle meménageait le plus atroce crève-cœur…
En lisant ces derniers mots, M. LeTellier ne put se défendre d’une grande émotion. Le cahier rougetrembla dans ses mains comme s’il eût été vivant et sur le point demourir. La lecture s’acheva sur un couac d’autant plusimpressionnant qu’il était un peu risible…
Ce que voyant, le duc d’Agnès, qui écoutait,les sourcils froncés, s’empara du journal et continua de cettefaçon…
La masse visible vers laquelle on me charriaitsur une rampe serpentante dont la roideur inclinait mon plancher etfaisait gémir les roues sous l’effort d’une énergie plus active, lamasse, la macule, la bastille, n’était pas une maison àclaire-voie. Ce n’était pas une bonne, solide et visible maisoncomme il y en a sur terre. Bientôt mes yeux, si défectueux, virentque cette masse s’éparpillait en une quantité de petites massesdistinctes qui, à la clarté crue du ciel noir, me parurentviolemment blanches et noires. Ces petites masses se disposaient enéchelons par bandes horizontales, comme des choses posées sur uneétagère invisible, comme des choses et des êtres posés sur lesétages d’une maison invisible…
Et, forcément, c’était cela. Bête queje suis de ne l’avoir pas deviné dès le début ! C’était ledépôt invisible de tout ce que les sarvants avaient remonté de laTerre !
Mon fourgon imperceptible longea lerez-de-chaussée du monument pressenti. Ce rez-de-chaussée estoccupé par un véritable bois, très bas, planté dans des carrés deterre qu’on a, pour sûr, amenée d’en bas, chargement parchargement. De la terre brune, disposée en carrés inégaux, épais.Des carrés qui sont séparés par des bandes vides, autrement dit« par des murailles qu’on ne voit pas. »
Cela fait une pépinière dans une galetted’humus qui ressemble à un grand damier. Et au-dessous, le solinvisible s’épaissit jusqu’à la mer atmosphérique sur laquelle ilrepose. Et au-dessus de ce maigre bois, où je reconnus les diversesessences des arbres bugistes, j’aperçus un étalementsuspendu de branches sèches, de pierres et de rochers. Ilétait facile de voir qu’ils étaient posés au premier étage, dansdes chambres correspondant aux rectangles de terre, mais ilsoccupaient une moins grande superficie.
Au-dessus de ces minéraux, sur l’invisibleparquet du deuxième étage, je vis toutes sortes d’animaux répartissur un espace égal à celui des pierres.
Tout en longeant cette façade fantastique,j’entrevis des poissons nageant au sein de parallélépipèdes d’eaudont on ne pouvait pas distinguer le récipient.
Arche de Noé, en quelque manière.
Enfin, plus haut encore, sous un dernier étageréservé aux oiseaux : des hommes et des femmes. Nostourmenteurs peut-être aussi ? J’allais savoir.
Mlle M.-T. L. T… Je lacherchais de toute ma vue…
Les hommes et les femmes, en l’air, semblaienttrès occupés de mon arrivée. J’ai très bien vu ceux qui étaientdisséminés le long de la façade s’appuyer contre la murailleinvisible pour me regarder plus commodément. La lumière du vide lesrendait blafards comme des Pierrots, avec des ombres noires dans lafigure. Les autres, ceux qui ne se trouvaient pas sur la façade,restaient espacés sur toute la superficie de l’étage, comme dessoldats mal rangés pour les exercices d’assouplissement. Ils meregardaient à travers la couche éparse des bêtes au-dessous d’eux…En les voyant ainsi isolés l’un de l’autre, comme des pions rangéssans soin sur les cases d’un échiquier, en les voyant rester là aulieu d’accourir vers la façade, je compris que chacun avait unepetite chambre séparée.
On m’arrêta presque au milieu. Quelque chosequ’on accrochait fit retentir le dessus de ma cabine, desgrincements crissèrent tout autour, et de nouveau je m’enlevai,rasant les plantes, puis les rocs, puis les bêtes.
À l’étage des hommes, arrêt brusque. On glissama cellule sur le plancher de l’étage, et je devinai que maintenantelle était incorporée à la masse du bâtiment et qu’elle n’étaitplus qu’un cube rempli d’air, juxtaposé à d’autres cubessemblables, chacun contenant son homme ou sa femme. Tout près demoi, dans le compartiment voisin, un jeune garçon me contemplait,et tous mes frères terriens étaient tournés vers moi, apparitionsque rien ne soutenait, semblait-il, campés paradoxalement dans dunéant, pâles et sombres à la fois, sales, repoussants, avec desfigures d’asile, d’hôpital ou de prison.
Je cherchais Mlle L. T… dansleur foule dispersée… Je ne reconnus personne à ces physionomies decauchemar… Il n’y avait là que des victimes, assurément. Lessarvants n’étaient pas visibles, eux non plus !…
C’est là que je suis encore.
Mon voisin est manifestement un jeune Anglais,imberbe, hagard, vêtu comme pour le golf. Cueilli en voyage ?en excursion ?… Lui et moi, nous sommes sur l’alignement deprisonniers qui suit la façade, qui a l’air de constituerla façade. Une autre ligne, parallèle. Puis une autre. Et d’autresencore. Il doit y avoir des couloirs entre les lignes de cellulesinvisibles. Le rang de la façade s’arrêtait à l’Anglais quand jesuis arrivé ; je l’ai allongé d’un cube, moi dernier venu. Lespremiers arrivés, on les a alignés tout là-bas, sur l’autre façade…Cela m’enlève des chances d’apercevoir Mlle L.T.
L’humus brun de la pépinière forme, endessous, une grille bizarre dont ce serait les barreaux quiseraient à jour. À travers ces bandes, des bandes de Franceapparaissent au fond du gouffre. Et puis je vois la coucheéparpillée des pierres, et puis le dos des animaux. Immédiatementsous mes pieds, un porc sommeille, rose et gris, au sein de l’air.Immédiatement sur ma tête, un aigle fauve, au plumage nocturne,piétine dans le vide ; ses serres jaunes s’aplatissent et secrispent sur l’invisible fond de sa cage, souillé de sesdéjections.
À chaque instant, on croit recevoir quelquechose qui tombe… et qui s’arrête, sans cause apparente, au milieude sa chute.
Et toujours pas de geôliers ! Invisiblesdonc, ou invisibilisés. N’est-ce pas leur présence qui produit cegrincement odieux, intermittent, dont le bruit, avec celui desclapets est le seul bruit qu’on entende ici ?…
Comment ces sarvants ont-ils réussi àvivre dans le vide ? Est-ce une accoutumance ancestrale quileur permet d’exister hors de l’atmosphère ? – l’atmosphèreaussi indispensable à l’homme que l’eau l’est aux poissons –l’atmosphère avec sa chaleur, sa pression et son oxygène… Est-ceune race d’hommes complètement modifiée par un tempsmillénaire ?… C’est peu probable. Nos ravisseurs, plutôt, sontpourvus de scaphandres résistants et invisibles comme eux… À moinsque ce soit des scaphandres qui les rendent invisibles… Lescaphandre de Gygès… À moins encore que ce ne soient pas deshommes… Mais cette conclusion répugne… Quoique… Quoiqu’il y ait laquestion de classification :
Tous ces échantillons de la faune et de laflore terrestres sont rangés en ordre, mais pas dans l’ordredes naturalistes… Un fait indubitable, c’est que je faispartie intégrante d’une collection de types, d’un muséum, d’uneménagerie – ou plutôt d’un aquarium, puisque, au lieu d’êtrevéritablement comme des bêtes en cage, nous sommes plongés dansnotre élément vital, sicut poissons dans aquarium. Ouplutôt, puisque cet élément c’est l’air, nous sommes dans unaérium… Eh ! oui, un aérium aussi biencompris que l’aquarium rêvé par Maxime Le Tellier pour reproduirel’ambiance des bas-fonds sous-marins… Et tous ces grincements quime donnent la chair de poule, n’est-ce pas une multitudemystérieuse admise à nous contempler, moyennant peut-êtrel’acquittement d’un droit d’entrée ?…
Cette hypothèse me vint dès la premièreminute ; son horreur obsédante me l’impose toujours. Elle mevint en regardant toutes ces faces affreuses orientées vers lamienne… Ils vociféraient, ils m’interpellaient… Je n’entendaisrien, je les voyais crier. Le soleil très bas nouséclairait par-dessus, cela mettait sur les choses une lumière derampe de théâtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient seprojeter que sur nous-mêmes. Tous, tous, des PierreSchlemih ! Tous, des hommes sans ombre !…
Le soleil était descendu sous la mer aérienne.La surface de l’Air se devinait à peine et seulement à l’horizon,sous l’aspect d’un anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terreimmense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait unruban bleu entre l’horizon terrestre et l’horizon de la meraérienne, un ruban circulaire, et, en faisant des yeux le tour dece ruban, j’ai distingué (quand on m’a rendu ma jumelle, ce que jeraconterai tout à l’heure), j’ai distingué les pays.
D’ici on voit les Baléares, la moitié de laSardaigne et jusqu’à Leipzig, Amsterdam, jusqu’à Londres etRome ; d’ici on découvre un cercle européen de 1.500kilomètres de diamètre, un tapis géographique étalé en creux, enforme de coupe, et qui déborde largement l’écran quadrillé que faitla pépinière du rez-de-chaussée. Les mers semblent des plainessombres. Beaucoup de brumes, aux lointains surtout.
Le soleil se coucha d’un coup, mais le jouravait duré plus longtemps que sur terre, et j’avais vu la nuitenténébrer l’Allemagne quand l’océan Atlantique était encoreensoleillé.
Au ciel, d’un noir effrayant, les étoilesbrillaient d’un éclat incomparable. La mer atmosphérique luisaitsereinement. De-ci, de-là, par la Terre obscure, des tachesvaporeuses, phosphorescentes, décelaient la place des grandesvilles. Les clapets clapotaient dans un silence de sépulcre. Moncourage faiblit, j’eus peur de ces gens inconnus et formidables quim’avaient capturé, peur du lieu d’épouvante. J’avais honte den’être plus qu’un numéro de collection, un article sans douteétiqueté… Les belles étoiles ne m’apparaissaient plus comme desoasis de clarté dans le désert des ténèbres… Une fatigue sans nomme terrassa, et je m’endormis dans le monde invisible, après avoiréprouvé un soulagement singulier à fermer les yeux, c’est-à-dire àne plus voir enfin qu’on ne pouvait rien voir.
Je me suis cru fou quand je me suis éveillé,ce matin, 4 juillet. Ah ! mes pauvres compagnons de misère,aux rayons de cette aube si basse, dans cette lumièred’outre-mort !… La Terre était une étendue verdâtre, touteremuée et pommelée de nuages ; de temps en temps, les Alpesjetaient un feu blanc. Mais l’aérium ! avec ses détenus danstoutes les postures de la misère, du désespoir et de lamaladie ! soutenus en l’air comme par des filsinvisibles !…
Pendant la nuit, on m’avait rendu ma jumelleet mon appareil photographique, certainement pour voir ce que j’enferais. L’appareil est cassé ; j’en pleurerais !… Avec lajumelle, je commençai à passer la revue des hommes. Mais beaucoupme tournaient le dos. Je n’ai reconnu personne. Près de chaquepensionnaire de l’aérium, même près de chaque animal, on avaitglissé nuitamment des feuilles de salade, des carottes et de l’eautrès belle qui affectait la forme intérieure de son vaseinvisible : un œuf aplati par le haut et le bas. C’est undrôle de spectacle. Mon voisin dévorait sa salade… En dessous delui, un chien de berger lapait son eau ovoïdale…
Dans le but de correspondre avec mon voisin,j’écrivis sur un carnet : « Parlez-vousfrançais ? » et lui présentai la page. Il secoua la têteet se remit à dévorer sa salade…
Mais alors un autre jeune homme, très maigre,qui occupait la cellule d’après, attira mon attention par desmimiques. Aux questions de mon carnet il répondit par gestes,n’ayant ni papier ni crayon. J’ai cru comprendre qu’il étaitreporter et qu’il avait été enlevé dans les environs de Culoz. Ilsemble avoir peur d’une chose que je n’arrive pas à saisir.
Un incident troubla cet entretien. Vers lenord, je vis s’élever de la terre un point noir. À la jumelle,c’était un homme. Il semblait lancé par une baliste. Il s’arrêta à5 kilomètres de nous (en horizontale), à l’endroit où je suisarrivé hier : au débarcadère. Nous le vîmes soulevé par lagrue, puis véhiculé au flanc de notre colline – peut-être à traversdes rues et des boulevards invisibles ? Mes codétenus leregardaient attentivement. Ils paraissaient heureux de ne pas lereconnaître… Il fut hissé à mon niveau. Mais on n’en fit pas monvoisin immédiat ; on laissa entre lui et moi, le long de lafaçade, l’espace de deux cellules environ. (Cette solution decontinuité se répète à tous les étages et marque le milieu del’aérium, côté façade.) C’était un paysan violâtre, ahuri, enchemise. Je me rendis compte, à ce moment, que le nombre desoiseaux s’était accru pendant la nuit : une chouette, unchat-huant, un grand duc. L’infernal piège bourdonnant a bientravaillé depuis hier.
J’ai encore sondé l’épaisseur de la foule.Cette fois, j’ai repéré quelqu’un : Raflin ! leprétendant rabroué de Fabienne d’Arvière, Raflin dans sa robe dechambre, avec un bonnet de coton.
Par-dessus les têtes, tout là-bas, du côté despremiers arrivés une tête plus grande – une tête de statue, dejardinier Watteau… et aussi un chapeau haut-de-forme coiffant unchef de mannequin… Ah ! la statue d’Anglefort etl’épouvantail !… Comment ! Avec les hommes !…
Par intervalles, l’une ou l’autre de noscellules se tapisse de givre, faisant apparaître un cuberesplendissant. Le prisonnier défaille. On le voit revenir à luiaprès la fonte. Ce ne peut être qu’une panne momentanée dans lefonctionnement des clapets. Le froid et la sécheresse du vide quinous entoure sont, à coup sûr, effroyables.
Grâce à une large fente que pratique dansl’humus quadrillé un invisible mur de soutènement, presque sousmoi, j’ai pu profiter d’un entre-deux de nuages pour faire lepoint. Ce n’est pas facile. L’aérium doit être un peu au sud duzénith de Mirastel. Avec le télescope de M. Le Tellier, onl’apercevrait… Mais quel hasard conduirait sa curiosité vers unlieu où rien n’attire les astronomes ?… On croit si peu queles disparus sont en l’air ! Vers dix heures et demie, lesoleil a émergé de l’océan atmosphérique qui s’est pris à miroiter.Il a décrit sa courbe dans le ciel noir, comme une grosse orange àpeine duvetée d’un halo flamboyant. L’ombre de l’aérium s’estportée sur la couche des nuages. Puis, à une heure et demie, lesoleil est rentré sous l’horizon gazeux.
Un peu plus tard, voilà que la statue dejardinier Watteau et le mannequin-épouvantail ont défilé devantmoi ! Ils se sont rendus, l’un derrière l’autre, en glissantau premier étage, quartier des choses inanimées – sur des plansinclinés. Là, ils se sont rangés parmi les instruments agricoles,des aiguilles d’horloge, un drapeau tricolore, une grosse boulejaune, le tout proprement aligné.
Et quelques instants après, un coq d’or estdescendu, en se dandinant, de l’étage des oiseaux, et il est allérejoindre les deux simulacres dans le bric-à-brac du premierétage.
Il est bien évident qu’on réparait là deserreurs de classification, mais cela donne étrangement àpenser.
Six heures. – Il est arrivé unsinge ; un grand singe de la famille des orangs. Échappé d’uneménagerie, selon toute probabilité, et surpris dans la forêt parles sarvants. Ils l’ont mis près du paysan violâtre, avec leshommes… Dans quelques jours ils le redescendront, comme lastatue, le mannequin et le coq. Mais quels peuvent être cesindividus qui se trompent à un tel point ? ces hommes siignorants de l’humanité ? si différents de nous, si évoluésprobablement, qui herborisent des peupliers, collectionnent descailloux et font l’élevage de leurs frères d’en bas ?
5 juillet. – Hier je n’ai pas pucontinuer à écrire : mes clapets se sont arrêtés. J’ai dûépuiser ma réserve d’oxygène ; mais je me suis évanoui quandmême, transi de froid, dans un glaçon cubique. J’ai reprisconnaissance qu’à la nuit, pendant laquelle j’ai réfléchi.
Voici mes conclusions :
Ce n’est pas une île, ce sol invisible quinous supporte. Ce n’est pas une île de la mer atmosphérique. Caralors ce serait une île flottante, une sorte de bouée errante. Or,cela est fixe. Donc, il faut que nous soyons sur uncontinent invisible qui enveloppe toute la Terre, enlaissant passer la lumière et la chaleur du soleil – un continentd’une seule pièce, comme une mince sphère creuse englobant la terreet son atmosphère contre laquelle il repose – un continent d’uneseule pièce, mais déchiqueté sans doute, percé d’ouvertures où,malgré les lois de la science humaine, la mer atmosphérique de 50kilomètres de profondeur se trouve en contact libre et direct avecle vide aéré avec l’éther imparfait de la deuxième atmosphère.
Oui, ce ne peut être qu’un monde concentriqueà la Terre, une espèce de continent radeau sphérique, une mincepellicule à la surface de l’Air, comme l’écorce terrestre n’est,selon certains, qu’une mince pellicule à la surface du feuintérieur. C’est un globe léger, qui entoure la planète ; lapesanteur, agissant sur tous ses points à la fois, le maintient àégale distance de la Terre, et la force centrifuge dégagée par larotation terrestre vient doubler cet effet par une action en senscontraire. Chaque molécule du continent invisible est sollicitéepar deux forces opposées qui tendent chacune à l’immobiliser parrapport au centre de la Terre. Ainsi le monde invisible est commerivé au monde visible.
Monde invisible ! ainsi que les planètesque la science a pressenties ! et, comme elles, habité par unpeuple invisible ! Monde très léger, sûrement, et d’autantplus léger qu’il est loin de la Terre… Ici, les choses doivent setrouver dans l’air dans le même rapport que les choses d’en bassont avec l’eau. Cette région est une Terre à qui le vide sertd’atmosphère, pour ainsi dire, et où l’air joue le rôle de l’eau…La mer aérienne vient baigner ses côtes… Peut-être n’y a-t-ilqu’une seule mer, qu’un seul trou percé dans le globe invisible…Mais oui ! Mais oui ! c’est cela ! C’est pourquoiles êtres sus-aériens, dit sarvants, n’osent pas s’aventurer avecleur engin ailleurs qu’en Bugey – le Bugey qui se trouve évidemmentsous cette mer unique – le Bugey qui est le fond de leurlac ! Ils auraient peur de se perdre et de remonter sousleur continent, et d’étouffer faute de vide, eux pour quile vide est aussi indispensable que l’air aux hommes et l’eau auxpoissons !…
Car ces gens-là ont inventé une façon decloche à plongeur, ou plutôt une espèce de sous-marin. Eh !voici le mot : un SOUS-AÉRIEN ! qui leur permetde faire la prospection du fond de leur mer et d’en visiter lesplaines inconnues. Ils font de l’océanographie à leur manière. Uninvisible prince Albert les gouverne peut-être, et c’est peut-êtrelui qui se monte un joli petit muséum d’océanographie avec lesbêtes des grands fonds, à l’instar de Monaco !…
Le cylindre que j’ai vu blanc de givre, enmontant, c’est le vivier d’air où l’on entrepose les bêtespêchées ; ce n’est qu’une pièce de ce sous-aérienqui, lui, a la forme d’un cigare, comme nos propres submersibles,comme aussi nos dirigeables ! C’est lui que Maxime a vu dansle brouillard, ou, du moins, c’est l’espace que l’étrangebateau-ballon remplissait dans le brouillard et qui apparaissait siconfusément qu’on voyait les choses à travers – ce que Maximemettait sur le compte de la vitesse !… C’est encore lui, lesous-aérien, que nous avons vu dans le nuage (et pour les mêmesraisons) le jour où nous avons cru voir son ombreimmobile !…
J’y suis ! j’y suis ! Il est« plein de vide » ce bateau, si l’on peut s’exprimerainsi. Voilà pourquoi il flotte si bien dans l’air, tel dans l’eauun bateau plein d’air ! Il est munid’« airballasts » au lieu de« waterballasts », pour descendre ouremonter !… Le vide ! c’est-à-dire ce qu’il y a de plusléger au monde, le zéro du poids, quand l’air pèse 1,3 g etl’hydrogène 0,07 !… Le vide, que tous les aéronautesemploieraient au lieu d’hydrogène, s’ils pouvaient avoir desenveloppes assez solides et assez impondérables à la fois pourrésister à la poussée de l’air ambiant sans annuler par leur poidsl’avantage ascensionnel du vide !
Mais vraiment, tout cela est d’une simplicitécriante ! L’eau et l’air ! mais ce sont deux élémentsjumeaux que gouvernent les mêmes principes essentiels !L’hydrostatique et la sœur bessonne de la pneumatique ! La meraquatique et la mer atmosphérique ! mais que de fois on les acomparées l’une à l’autre !… Au fait, ni l’une ni l’autre nese terminent brusquement par une surface précise… L’eau de la merse continue dans l’air par des vapeurs salées que nous ne voyonspas ; de même, la mer atmosphérique se continue dans le videaéré par des effluves dégradés que je ne saurais percevoir !…Elles ont leurs marées lunaires, toutes les deux, et l’océan gazeuxa même des marées solaires… Elles ont leurs remous !… Ici,pourtant, les oiseaux tiennent lieu de poissons supérieurs, etnous, les hommes, créatures des bas-fonds où notre lourdeur nousattache, nous sommes de pauvres crustacés qui se traînentmisérablement !…
L’atmosphère ! qui pèse sur la Terre dupoids que pèserait une couche de 10 mètres d’eau l’enveloppant detoutes parts !… La mer atmosphérique, où les montagnes sontles hauts-fonds ! des hauts-fonds plus accessibles auxsarvants parce que plus près de la surface – parce que, pour lesatteindre, ils ont moins d’air à laisser pénétrer dans leursairballasts – ce qui explique pourquoi ils y pêchent sivolontiers !
Car nous sommes pêchés ! – Pêchés !– Puis on nous parque dans ces récipients, dans ces cuves (quidoivent être transparentes même pour les sarvants), sous les yeuxd’un public indiscret, en ce palais, en ce musée monumental, aumilieu sans doute d’une grande ville au bord de la mer !
Et nous n’avons jamais rien deviné !Trompés par l’invisibilité de cet univers qui ne gênait en rien lavision télescopique – que les bolides tombant sur la Terretraversaient comme une balle Lebel traverse une écorce de liège, etque les étoiles filantes laissaient loin sous elles – nous n’avonspas deviné qu’au-dessus de nous siégeait un monde plus vaste que lenôtre, ayant un rayon plus grand de 50 kilomètres, et tournant surle même axe que le bloc terrestre. Et jamais nous n’aurions supposéque là travaillait une population active et, selon toutevraisemblance, innombrable, qu’elle pensait, inventait, fabriquait,qu’elle jetait sur sa mer atmosphérique des bateaux de plus en plusperfectionnés, qu’elle faisait (à l’aveuglette, je crois) dessondages maritimes, et qu’enfin elle arrivait à cette prouessenaturellement fêtée, glorifiée, acclamée : la constructiond’un sous-aérien.
Il est plus que probable que le premier lancéa subi de gros dégâts. Mal dirigé par des apprentis, emporté auloin par le vent, comme par un tourbillon sous-marin, c’est, jecrois, cet aéroscaphe qui a causé la célèbre collision du mois demars. Il a dû heurter d’abord le paquebot français, puis, uneseconde plus tard, le destroyer allemand ou vice versa. Ce jour-là,les matelots invisibles l’ont échappé belle, entraînés si loin, etle sous-aérien a dû éprouver de sérieuses avaries dont laréparation justifie tout le temps écoulé depuis cet accidentjusqu’aux déprédations de Seyssel.
La prudence et l’expérience leur sontvenues…
Peut-être nous guettent-ils depuis des sièclesà travers le ciel ; peut-être attendaient-ils avec impatienceet cupidité l’instant de leur progrès où ils pourraient descendrejusqu’aux hommes et les étudier ; peut-être le sous-aérienn’est-il qu’une copie de nos dirigeables, lorgnés dans leslongues-vues des sarvants… Mais cela, je ne le crois pas. Leurserreurs de classification me prouveraient plutôt qu’ils n’ont pasencore observé le sol où nous vivons. Je parierais que l’air, sousune forte épaisseur, est pour eux une substance non transparente,comme est pour nous la mer, que leur sol, invisible à nos yeux,opaque, et qu’ils ne peuvent distinguer, au travers, au-dessous delui, ni l’océan d’air qui le supporte ni le fond terrestre de cetocéan. Je parierais même qu’ils n’ont pas d’yeux. À quoides yeux serviraient-ils dans un monde invisible ? Non, pasd’yeux ; et alors tout ce que je viens de dire s’applique ausens qui chez eux remplace la vue. Non, pas d’yeux ! et lejour et la nuit n’influent pas plus sur leur perception du mondeextérieur que n’influent sur la nôtre la présence ou l’absenced’odeur. En effet, d’une part, ils ne possèdent pas de lumièreartificielle pour s’éclairer la nuit (une telle chose les auraitdepuis longtemps fait connaître à l’humanité, et je n’ai pas vu,cette nuit, la moindre lueur), et, d’autre part, ils se dirigentadmirablement au fond de leur mer, dans nos ténèbres les plusnoires ; ce qui prouve que notre obscurité n’est pas la leur,n’en est pas une pour eux.
Et si l’on considère que leurs méfaitss’accomplissent plus fréquemment la nuit, il est même possible deprétendre que c’est la nuit qu’ils perçoivent le mieux ; quec’est la nuit qu’ils ont toute la puissance de leurs moyens, et quel’obscurité est aussi favorable à leur sens de direction que lalumière est favorable à notre vue. Fous que nous sommes, pauvresêtres submergés par l’océan de gaz, nous qui nous croyons lesmaîtres de la Terre ! Nous ne nous doutons pas qu’une autrehumanité, plus considérable que la nôtre, existe au-dessus d’elle,nous ignorant, nous supposant à peine et nous prêtant l’esprit quenous prêtons aux crabes ! Une autre humanité qui se croitévidemment la seule reine de la planète ! Un autre peuple, surun monde extérieur au nôtre, et que les astronomes de Mars ou deVénus prennent peut-être pour la véritable Terre, si notreatmosphère n’est pas transparente pour eux et s’ils voient, aucontraire, ce que nos prunelles sont impuissantes à distinguer.Nous, les astronomes terriens, n’est-ce pas ainsi que nous avonspris longtemps la photosphère – l’atmosphère éblouissante du Soleil– pour la surface même de l’astre ?
Un adolescent vient d’arriver parmi nous. Ilest à côté du singe. Nous l’avons vu s’acheminer sans un mouvement,de cette extraordinaire progression suspendue dans l’immensité. Unefemme d’un certain âge s’est mise à pleurer, lui a tendu lesbras…
Maxime Le Tellier m’a reconnu. Il me fait dessignes de loin.
Mon hypothèse du continent-radeau expliquepourquoi le bruit des fortes explosions s’entend, sur terre, à desdistances qui paraissent invraisemblables, phénomène que lesmétéorologistes ne peuvent expliquer que par une sorte de« mirage sonore », en admettant « une réflexion duson, dans la haute atmosphère, à la limite de deux zones dedensités et, par suite, de compositions biendifférentes ». Cette limite ne serait pas une voûtegazeuse, mais une voûte solide, constituée par le mondesus-aérien.
Mon hypothèse faciliterait aussi l’explicationdes rougeurs crépusculaires.
Elle expliquerait encore pourquoi les bolidesqui n’arrivent pas suivant la direction du rayon terrestrericochent toujours sur quelque chose qu’on croyait être, jusqu’ici,le matelas atmosphérique, puis vont se perdre dans l’infini…
À la vérité, il paraît que cette dernièrephrase, relative aux bolides, ne fut jamais lue par le duc d’Agnès,car, au moment qu’il l’entamait, un instinct sans réplique le fitbondir en avant ainsi que M. Le Tellier, et les écarta de lamasse invisible contre laquelle tous deux s’appuyaient.
Cette masse, silencieuse jusqu’alors, venaitde produire un grincement désagréable juste dans le dos deM. d’Agnès.
– Continuez ! continuez lejournal ! dit M. Le Tellier. Cela presse, celapresse !
Mais il fallait compter avec d’autresretards.
Pendant la lecture du cahier rouge,l’assistance s’était grossie de pompiers, de gardes municipaux, desavants, d’autorités et surtout, malheureusement, d’ouvriersmétallurgistes qui travaillaient à cette époque dansl’arrière-Grand-Palais (avenue d’Antin). Ceux-là étaient venus encurieux et n’avaient rien compris au journal, dont ils ignoraientla première partie. Les braves ferronniers s’imaginèrent – on nesait comment ni pourquoi – qu’il y avait, dans la masse invisible,des prisonniers de leur espèce ; et lorsque grinça legrincement, l’un d’eux, le compagnon Virachol, ditGargantua pour cause de gigantisme et d’obésité, proclama« sanguinaire » le fait de « laisser des hommeslà-dedans ». Et il basculait un énorme levier dont il voulaitdéfoncer l’invisible.
On retint Virachol. Mais, chaque fois que legrincement reprenait, Virachol reprenait aussi. De telle sorte quenous ne pourrions reproduire toutes les interruptions quitroublèrent la fin de cette lecture publique, sans composer unpathos indéchiffrable.
6 juillet. – Faire parvenir cesindications à qui peut nous sauver. Mais par quel moyen les faireparvenir ? Par quel moyen ? S’évader ?Comment ? Et puis, ce serait la mort effroyable… Ici, dans noscellules, il fait chaud, on respire un air suffisamment humide, etnotre corps subit cette pression normale de 15.500 kilos dont il abesoin. Mais dehors !… Il faut tout de même qu’ils soientassez forts, ces sarvants, pour avoir calculé tous les élémentsindispensables à notre vie et les avoir groupés…
Ce matin, il y avait de nouveaux pensionnairesde toute sorte. C’est décidément la nuit que les sarvants préfèrentopérer. Est-ce pour les raisons exposées plus haut, ou est-ceseulement parce qu’ils savent que l’obscurité nousaffaiblit ?
De temps en temps, il y a des gens qui seprécipitent, la tête la première, contre les murailles invisibles.On les voit se meurtrir.
Puis je réfléchis à ce que j’ai trouvérelativement au monde où je suis, plus je crois que j’ai raison.J’ai encore trouvé quelque chose : je crois savoir pourquoil’aérium contient tant de représentants du genre humain et si peu,proportionnellement, de chaque famille animale. C’est que lessarvants s’imaginent que le costume est un pelage, lequel pelagemarque autant de variétés dans l’espèce qu’il offre lui-même demodalités. Un fait le corrobore : c’est, ici, la grandequantité et la grande diversité des bêtes de même race, mais àfourrures ou à plumages différents, comme lapins, canards, etc. Lessarvants – aristocrates à leur façon – croient que la redingote estd’une autre engeance que la blouse. Et cela donne gain de cause ausystème que j’avais adopté : me vêtir comme l’un des disparusafin d’échapper au Péril bleu. Mme Le Tellier nefut dédaignée par les sarvants qu’en raison de cela. Sous lacharmille, ils se sont souvenus qu’ils possédaient déjà, de laclasse verticale et de la sous-classe à pattesinférieures adhérentes, un spécimen à corps noir età crinière jaune ; et ils l’ont lâchée, au lieu del’emporter avec Maxime et ce veau qu’ils venaient de confisquerdans le voisinage…
On pourrait en conclure que tous les sarvantsse ressemblent et qu’ils vont nus.
Tout à l’heure, l’Anglais, mon voisin, futpris de syncope. Il a donné tous les signes d’un être placé sous lacloche d’une machine pneumatique ; puis les sens lui sontrevenus peu à peu. Mais les parois de sa cellule ne se sont pasdoublées de givre : par conséquent la pression avaitfaibli sans que la température eût baissé. Serait-ce uneexpérience ? Je n’aime pas cela. « Cellule », ai-jedit ; il faudrait dire « cabanon ». Mon voisin estfou. Et que d’autres aussi !
Bonheur ! Bonheur ! Bonheur !Il me semble bien avoir aperçu, tout là-bas, certaine robe grise…Et non loin d’elle, j’ai reconnu Henri Monbardeau, mais avec peine.Dans quel état de maigreur !…
7 juillet. – C’est donc toujours lanuit qu’on nous apporte à manger, sans que nous puissions nous enapercevoir. C’est aussi la nuit qu’on nettoie nos cabines… Trouvé,à mon réveil, des carottes et ma ration d’eau.
En fouillant l’aérium avec ma jumelle, j’aidécouvert – au rez-de-chaussée la soute aux provisions – un tas delégumes volés aux potagers de la Terre et puis la citerne d’eautrès pure, venue d’une source du Colombier ou peut-être extraite,goutte à goutte, de la mer atmosphérique.
Quel horrible troupeau parqué nousfaisons !… Mille détails immondes… Maison de verre où l’on nepeut s’isoler. Et puis, la peur a tué la pudeur…
Vers onze heures, entre les bandes d’humus,aperçu comme une petite pilule bientôt disparue. Ce ne peut êtrequ’un ballon.
Ayant sorti mon revolver pour l’examiner, quede regards suppliants j’ai vus m’implorer !… Les uns metendaient le front comme une cible, un autre ouvrait sa chemise etme montrait la place de son cœur… Savent-ils seulement si lesballes de mon browning arriveraient jusqu’à eux ?
Les sarvants, que peuvent-ils être… Hanté parcette question.
À trois heures et demie, encore vu un ballonévoluer en bas. Dirigeable. Il devait être extrêmement haut, car jele voyais assez bien dans ma jumelle. Qu’est-ce que celasignifie ? Aurait-on aperçu la macule, et les hommess’efforcent-ils de s’en rapprocher ?
Ces heures de désœuvrement, au bruit berceurdes clapets, sont désespérément longues. Je me creuse la tête àpropos des sarvants…
Ces êtres vivant dans le vide, où la présenced’un liquide est impossible ne peuvent pas avoir de sang ! Cesgens invisibles et secs !… Ils doivent être plus différents denous autres hommes que ne le sont les habitants d’une planètefantastiquement éloignée de la Terre, mais qui serait, comme elle,dotée d’une atmosphère… La substance de ce monde invisible ne doitavoir rien de commun avec celle de notre monde central… Lessarvants ont une âme unie à un corps qui n’est pas fait de lavieille matière traditionnelle. Ils sont formés d’éther, oud’électricité, ou de je ne sais quoi, qui est sans douteconcentré…
Pourquoi pas ? Nous, les hommes, nouscroyons toujours être des parangons ! Nous nous imaginonstoujours qu’après nous il faut tirer l’échelle des êtres ! etnous pensons tout connaître, tout prévoir, tout supposer ! Siune créature était faite d’eau, est-ce que nous pourrionsla voir dans l’eau ? Eh bien, alors, si une créatureétait faite d’air, est-ce que nous la verrions dansl’air ?… Des êtres de la couleur de l’eau, de la couleurde l’air… mais au fait, ce ne serait tout simplement qu’unphénomène de mimétisme ! D’ailleurs, puisqu’il est possible etmême probable qu’il existe des planètes invisibles, ce monde-cidevient par cela même on ne peut plus naturel.
Mais comment les sarvants sont-ilsconformés ? Quels contours présenteraient-ils à nos yeux endevenant visibles, eux et leurs végétaux, eux et leurs animaux, euxet tout cet univers qu’ils semblent régir… J’ai beau regarderl’humus de la pépinière pour y saisir l’empreinte de leurs pas, jene vois rien. Ah ! combien de progrès à réaliser, pauvreshommes, avant de pouvoir monter ici, vivre ici, observerici !…
Encore faut-il que je renseignel’humanité ; que je lui dévoile l’existence du mondesus-aérien… Et là, je ne sais plus que faire.
La robe grise ne se montre plus… Le temps setraîne indéfiniment… Est-ce que nous allons tous mourir ici ?…Mon sacrifice, inutile ?…
8 juillet. – Hier et aujourd’hui, lespêcheurs invisibles n’ont rapporté que des animaux.
Encore et toujours des ballons. « Unballon, c’est une bouée », disait Nadar. Jamais cela ne m’aparu si vrai. Ils ne peuvent faire que de bien petits bonds versnous ! Mais cela ne prouve-t-il pas que l’aérium a étésignalé ?
Midi. – Certaines bêtes, maintenant,sont deux à deux ; les sarvants font des expériencesd’accouplement. Ils ont différencié les sexes, mais ils se trompentencore pour les races. Ainsi, ils viennent de mettre une renardeavec un loup, qui s’est empressé de la croquer. Les malheureuxcarnivores sont au régime végétarien, et le loup n’était pas fâchéde ce petit extra. Voilà qui a dû étonner les biologistesinvisibles !
Deux heures. – Vu Floflo, le louloude Mme Arquedouve. Il a l’air de se bienporter.
Trois heures. – Révoltant ! Lesinvisibles nous traitent comme les bêtes ! Il y a maintenantdes cellules habitées par des couples humains qu’ils ontappareillés !… Les prisonniers ainsi réunis causent entre euxtristement, mais on voit bien que la faculté de pouvoir parler deleur détresse en diminue l’amertume. Par malheur, il y a des fous,et les sarvants me paraissent incapables de comprendre la folie etles dangers qu’elle peut faire courir à qui s’en approche…
Ces mariages singuliers se multiplient. C’estévidemment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctesexpérimentateurs pour déterminer le féminin et le masculin ;n’ont-ils pas accouplé Maxime avec un vénérable curé ensoutane ! Maxime et le prêtre conversent d’une façon trèsanimée.
Quatre heures vingt. – Les sarvantsont mis Mme Fabienne Monbardeau avec Raflin, sonancien amoureux ! Coïncidence inouïe !… L’infortunéRaflin a perdu sa robe de chambre, sans quoi, je pense, on l’auraitpris pour une dame. Il est en caleçon et fait peur à voir, silugubre et squelettique. Il ne s’occupe de sa compagne que pourtâcher de lui prendre sa portion de betterave… Henri Monbardeau,qui partage la cellule d’une paysanne, les regarde comme un hommeivre…
Moi, je suis encore seul dans ma cabineinvisible… Oh ! petite robe grise entrevue l’autre jour… Oui,mais il n’y a pas que moi pour être encore célibataire à la modedes sarvants… Et puis – terreur ! – il y a des fous !… Et– oh ! mon Dieu ! – il y a le grand singe !…
Six heures du soir. – Je viensd’apercevoir, une seconde, le visage deMlle Suzanne Monbardeau. Quand je l’ai reconnue, aufin fond des groupes, je cherchais la robe grise.
9 juillet. – Encore vu beaucoup deballons, minuscules grains de cendrée. À quoi bon ?
Trois heures quinze. – Un des clapetsde ma cellule se ralentit. Va-t-il s’arrêter. Expérience ?C’est à craindre. Multitude de grincements sur la paroi, côtécorridor…
[À partir de cet endroit jusqu’à la fin ducahier rouge, l’écriture de Robert Collin tremble, ondule, balbutieet devient à chaque feuillet plus laborieuse et moinsrégulière.]
[Une page couverte d’arabesquesillisibles.]
10 juillet. – C’était une expériencede raréfaction. Elle m’a laissé un engourdissement général qui estpresque une paralysie : je ne puis rester debout, et voilàplusieurs heures que j’essaie d’écrire sans y réussir. Pourvu quej’aie la force de faire ce que je dois faire !
Le loup qui a tué la renarde est mort – tuéaussi, je crois. Talion ? Justice ?… On a évacué soncorps je ne sais où.
Mis deux heures à écrire ces huit lignes.
11 juillet. – Les sarvants, toute lanuit, ont monté de la terre. Un carré de plus en plus aurez-de-chaussée.
12 juillet. – N’ai plus de calmedepuis cette demi-paralysie. Saleté, isolement, angoisse,impuissance. Égoïsme, sauf pour Marie-Thérèse. Ennui, ennui.Énervement. Et pourtant, moi j’ai apporté des objets utiles :trousse-toilette, jumelle et ce cahier béni ! Mais lesautres : rien ! Ils m’envient quand ils me voient mebrosser, écrire, observer la Terre… Ho ! la bonne vieilleTerre !
13 juillet. – Passé l’inspection desparois de ma cellule (dans l’angoisse insupportable d’être épié parquelque gardien sans aspect.) Impossible d’en gratter quoi que cesoit au couteau ; nulle poudre ; comme du verre.Facilement contrôlé les clapets : dans le bas du mur, deuxorifices de tuyaux, et un autre au-dessus, en triangle, celui-cipour la sortie de l’air vicié, les autres pour l’arrivée de l’airpur ; on sent le sens des courants. Je ne comprends pas cesystème. Les clapets sont assez loin dans les tuyaux ; à peinesi je les effleure du bout du doigt.
14 juillet. – Aujourd’hui, véritableéruption d’aérostats. Un sphérique monte très haut ; je medivertis à le suivre dans la bande libre qui est au nadir et qui mepermet de voir le Bugey.
La nuit a interrompu mon observation. J’écrisaux étoiles, parce que je veux noter les lueurs incompréhensiblesen dessous de nous… Ah ! feux d’artifice ! 14juillet ! fête nationale ! – Nous sommes là, chez lessarvants, et nos concitoyens font de la pyrotechnie !
15 juillet. – Nous avons de nouveauxcamarades : quatre hommes emmitouflés de peaux.
Près de la statue d’Anglefort (le jardinierWatteau), une nacelle de ballon, des agrès, une enveloppe flasqueet déchirée où je vois des lettres, un nom qui est caché à demi parun pli de la soie gommée : LE SYL… Le Sylphe,probablement.
Je n’éprouve plus aucune surprise à voir lesgens suspendus en l’air, ni les choses marcher toutes seules. Leciel d’encre et ses astres excessifs, la couronne dégradée de lamer aérienne, tout m’est indifférent ; le sort de mescodétenus m’est égal. Et pourtant, quelle horreur de cauchemar,cette exposition de mes semblables ! Ici, j’ai comprispourquoi les cabinets de cire m’ont toujours tellementrépugné : c’est qu’ils évoquent la pensée d’un muséed’hommes.
17 juillet. – Entre autres objets,cette nuit a enrichi l’aérium d’une branche d’acacia. Or, cettebranche ne cesse pas de s’agiter. Un invisible canif l’incise, lafend, la scrute méthodiquement de l’écorce à la moelle.
18 juillet. – Plus de ballons.
Henri Monbardeau a quitté la cellule de lapaysanne pour une autre où je ne puis l’apercevoir. Le mauvais sorta voulu que dans tous ces changementsMlle Marie-Thérèse restât derrière la masse desindividus. Les traitements qu’elle peut subir m’inquiètent plus quejamais.
Je l’ai vue, je crois. Ces cheveux blonds àchatoiements argentés ne peuvent être que les siens.
D’après les espaces vides entre les internés,on peut construire assez facilement l’architecture de l’aérium, lescouloirs. Très symétrique. Je cherche en vain à quoi peut servir cegrand vide au milieu de la façade, contre ma cabine. Sont-ce descabines laissées vacantes à chaque étage ? Et alorspourquoi ? Est-ce un renfoncement dans la construction ?Et alors à quoi sert-il ? Est-ce une haute salle dont leplancher serait celui du rez-de-chaussée et le plafond celui dudernier étage ? Une salle (ou des salles deconférences ?…
Les sarvants cultivent. Le carré d’humusqu’ils ont ajouté l’autre jour est un champ de carottes (à notreusage, comme de raison).
Les sarvants ne sont pas dupes de nosvêtements. Voilà comment : une folle s’est déshabillée.Quelques minutes après, d’autres personnes ont étédéshabillées Ah ! les malheureux ! quelles figureséperdues ! On les a laissé se revêtir. Mais à la fin, qui« on » ? De ce fait, le singe a étéredescendu à l’étage des bêtes ; j’ai bien vu qu’on essayaitde lui enlever sa peau… Ouf ! je respire.
Ceci est mieux encore : les quatreaéronautes du Syl…, qui n’avaient pas quitté leurs pelleteries, ontété aussi descendus d’un cran. Les sarvants ne se sont même pasdonné la peine de voir si leurs peaux de bique et de phoque étaientamovibles ! D’emblée, ils les ont pris pour des singes.
20 juillet. – J’écris de moins enmoins facilement. Ce cahier ! qui devait être sicomplet ! Enfin, l’essentiel y sera consigné.
[Rien les 21, 22, 23, 24. Plusieurs pagesremplies de calculs, de croquis malhabiles et pénibles. Le motMarie-Thérèse écrit de tous côtés, dans tous les sens, etd’ailleurs biffé. Puis un dessin qui veut certainement représenterla jeune fille.]
25 juillet. – Je sais la destinationdes salles vides.
26 juillet. – Hier, je tremblaisencore trop pour écrire. C’est affreux, ce que j’ai vu ! J’aivu tout près de moi, là, un homme nu, couché à ma hauteur. Jevoyais, imprimé dans sa chair pâle et frissonnante, la trace rougedes liens invisibles qui l’immobilisaient. Ils veulent savoircomment nous sommes faits ! Oh ! estafiladessoudaines ! ces plaies brusques ! ces apparitions deblessures qui s’ouvraient sans qu’on aperçût l’instrument dusupplice ! Et cette bouche hurlante ! Et tout lesang ! tout le sang !… Je n’ai pas pu rester enface ; je me suis détourné…
C’est alors que j’ai vu tous les autres quiregardaient cela, fascinés, les yeux béants d’horreur…Mais, dans leur foule, statufiée, quelque chose de noir bougea.
C’était le vieux prêtre de Maxime, quigesticulait pour attirer les regards… Tout le monde l’a regardéalors. Le prêtre faisait de grands signes de croix… Il agitait desbras de bénédiction… La foule des prisonniers s’est agenouilléevers lui… Nos yeux ne quittaient plus ses lèvres qui remuaient avecun air d’éloquence, qui disaient des paroles, des paroles queMaxime pouvait seul entendre…
Le vieux prêtre gardait les bras tendus enforme de croix vivante. Et il se mit à tourner sur lui-même, afinque chacun de nous pût contempler le crucifix, au lieu du spectacleépouvantable qui saignait à côté de moi.
Maxime était livide, aux pieds du vieux curé.Et je le revoyais, lui, dans son laboratoire de Mirastel, couvertde sang, couvert du sang des animaux dont il voulait savoircomment ils sont faits !… Hélas ! que faisons-nousdes bêtes ! Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?…
Cet homme qu’on dépèce vivant…Vivant, donc dans de l’air respirable !…Donc ils ont des sortes de scaphandres pour aller viviséquer lespoissons dans leur élément aquatique…
Je ne regarde plus à côté.
Les sarvants ne peuvent plus être descréatures plus grandes que nous. La dimension des couloirs, lahauteur des étages le prouvent.
27 juillet. – Le malchanceux !le malchanceux ! L’épouvantable torture ! On acontinué. On continue…
À l’étage plus bas, le porc a été transportédans la chambre vide qui est sous le supplicié. Il a commencé desouffrir ces douleurs sans pareilles qui vont augmenter la scienceet la valeur des sarvants.
Des grincements fourmillent contre macellule ; on se presse en foule pour mieux voirl’opération…
28 juillet. – Ce sont de petitesentailles… de petits coups de petites lames… un travail minutieux,soigné…
Tout en bas, une grande couleuvre est en trainde souffrir… Et après elle, quel animal ? Et après l’homme,qui ? Quelle femme ? Oh ! mon Dieu, quellefemme ? C’est à devenir fou !
Le sang – ce sang qu’ils ne possèdent pas, celiquide vital proscrit de leur anatomie – a l’air d’intriguer lessarvants. Ils réunissent tous les sangs versés dans un même bocalinvisible, et, chose curieuse, ils ont déjà trouvé un moyen qui lesempêche de se coaguler.
Une génisse encore – blanche – paie sa dette àla science des Invisibles. La colonne de sang monte dans le bocal.L’homme vit toujours.
Il n’est pas possible que les sarvantsconnaissent ce que c’est que la souffrance telle que les hommes laconnaissent. Le serpent est en tronçons.
Ainsi, dans leur classification, le serpentest tout en bas et l’oiseau tout en haut. Ils ont mis les premiersceux qui sont capables de se rapprocher d’eux davantage et le plusfacilement. Allons ! ils ne sont pas beaucoup plusintelligents que nous ! (Ne l’ai-je pas déjà dit ?)
30 juillet. – L’homme n’est pas mort.La génisse blanche agonise. Dans la salle opératoire des oiseaux,une chauve-souris est moribonde. Une chauve-souris avec lesoiseaux !
31 juillet. – Je ne dors plus :je crains trop de choses. J’ai toujours la main sur monrevolver.
Cette nuit, sous la lune qui faisait brillerau loin l’anneau de la mer atmosphérique, j’ai assisté àl’enlèvement des restes de la génisse. On les a dirigés sur le portaérien et, de là, on les a précipités.
Le bocal de sang est comme un fût de colonneen rubis. À chaque instant, des choses invisibles plongent dedans.Il y a une heure, on ne cessait de remuer ce mélange avec unagitateur ; pendant que j’écris, on en prélève des fiolesqu’on emporte (pour les étudier). Je vois s’éloigner de tous côtésdes rougeurs liquides de formes variées.
Donc, pour les Invisibles, nous sommes descrustacés. Ils nous pêchent et nous étudient comme nous pêchons etcomme nous étudions ceux-ci. Mais le parallèle s’arrête-t-il àcette ressemblance ? Nous, nous mangeons les crustacés… etquand je pense au homard à l’américaine…
1er août. –Aujourd’hui…
Voilà seize jours (depuis l’arrivée du Syl…)que les sarvants n’ont pas fait de capture humaine. Il estplausible que les Bugistes ne sortent plus du tout, d’une part, etque, d’autre part, les sarvants ont complètement renoncé à serisquer au-delà du fond de leur mer.
L’homme est mort. À qui letour ?
À qui le tour ?
2 août. – On poursuit la dissectiondes membres du misérable. Cela peut durer encore quelque temps.
3 août. – Ils l’ont jeté ce matin, enplein jour. Ils ont jeté ses restes à la mer. Et ils ont jeté aussitout le sang, sous l’empire de je ne sais quelle idée inexplicable,superstitieuse peut-être…
4 août. – Un mois que je suis ici,impuissant, à voir ce monde baigné de lumière, prisonnier de cemonde comme d’une étrange nuit sans obscurité, comme dans lesténèbres éblouissantes.
Moi qui ai tant souhaité voir Marie-Thérèse deplus près, je ne crains plus que ceci : la voir de tropprès !
C’est une rage : ils taillent tout, ilscharcutent tout. Des rameaux tressaillent et perdent une à uneleurs feuilles, puis se cassent et se divisent en mille découpures.Des pierres se fendent avec une apparente spontanéité. Des oiseaux,des mammifères et aussi des poissons se couvrent de balafres. Maisla salle opératoire des hommes est vide pour le moment.
Elle ne l’est plus. Il faut qu’il y ait uneProvidence, j’ai besoin de la remercier ; ce n’est pasMarie-Thérèse ! mais je ne veux plus regarder par là.
6 août. – Raflin a succombé. Onl’avait remis dans une cellule séparée. J’ai la certitude qu’il estmort au cours d’une expérience d’air comprimé. Vraiment, lasolidité de nos caissons est admirable, pour résister à depareilles pressions intérieures, que nulle pression n’équilibre àl’extérieur. Et puis, comment diable font-ils aussi pour éviter labuée qui devrait se condenser à la surface de nos cloisons,exactement comme sur les vitres d’une chambre chaude quand il faitfroid dehors ?… Mystère.
7 août. – Le cadavre de Raflin adisparu, mais je ne l’ai pas vu jeter à la mer, trois femmes et unhomme (mon voisin anglais) sont morts également, je ne sais paspourquoi. J’ai vu précipiter l’Anglais et deux des femmes. L’autre,où ?
8 août. – Il est certain que lescadavres ne les intéressent pas. La vie les attire par-dessus tout.Ils jettent les défunts avec leurs vêtements, sans plus s’ensoucier. Cependant, lorsqu’une bête périt, j’ignore ce qu’ils fontd’elle. Les animaux vivants, il en arrive toujours. Mais plusd’hommes.
10 août. – Rien de neuf, toujours lesmêmes horreurs.
J’ai réaperçu la chevelure blonde, et plustard j’ai revu la robe grise. L’une ou l’autre appartient àMarie-Thérèse, sans doute, mais pas les deux ; elles ne sontpas à la même place. À moins qu’on l’ait changé de cellule entremes deux observations. Qu’elle doit être seule et triste !
11 août. – Événement : pour lapremière fois un prisonnier a été redescendu à terre. Et c’estMaxime ! Dans quel but ? Il avait l’air d’un condamné,quand on l’a saisi. Sa plongée fut vertigineuse. Il était de trèsbonne heure.
8 heures du soir. – Maxime pasrevenu.
Il y a une femme qui ne cesse de rire…
12 août. – Maxime pas rentré. Etpourtant, cette nuit, les pêcheurs invisibles ont ramené desanimaux. Donc, comme je suis assuré qu’il n’y a qu’un seulsous-aérien, un seul aéroscaphe, c’est que ledit aéroscaphe estremonté sans Maxime. Or, si les sarvants l’ont abandonné, c’estqu’il n’est plus qu’un de ces cadavres qu’ils dédaignent. Maximeest mort ! Que s’est-il passé ?
13 août. – Ce matin, ni animaux, nipierres, ni plantes, ni hommes. Cela n’est jamais arrivé. Qu’est-cedonc ?
Le hasard aurait pu me faire choisir au lieude Maxime et alors j’aurais bien trouvé le moyen de remettre lecahier à quelqu’un. Quand on ne l’aurait découvert que sur moncorps inanimé…
Onze heures. – On nous a donné moinsd’eau que d’habitude, et la salade n’était guère fraîche.
Deux heures. – À la fin, ilsm’agacent, ces sarvants ! Ils ne savent pas de quoi je suiscapable… Je vais leur coller… Je vais leur faire une sale farce… Jevais…
[Ces trois dernières lignes, d’uneécriture incohérente, sont effacées – mal, puisqu’on peut encoreles restituer. Suivent encore d’autres lignes, celles-làcomplètement oblitérées. Puis sept feuillets arrachés. Puis quinzelignes masquées de hachures. Donc, du 13 au 24, rien. Et enfinceci :]
24 août. – J’ai supprimé toutes lesdémences que j’avais tracées. Pendant dix jours on s’est livré surmoi aux plus cruelles expériences. Sans m’extraire de ma cellule,on m’a soumis à toutes les pressions, toutes les dépressions, tousles mélanges de gaz. J’ai passé de l’excitation la plus effrénée àl’abattement le plus prostré : respiré l’air suroxygéné,surazoté. Ils m’ont aussi fourré du protoxyde d’azote, ça j’en suissûr : pendant une heure je n’ai pu m’empêcher de rire, et j’aicompris pourquoi cette femme riait tant l’autre fois. À un moment,je me rappelle que j’ai voulu crever ma prison avec une balle derevolver – mais la balle s’est aplatie contre le mur invisible –puis arrêter les clapets au moyen de mon couteau. Aussi me suis-jefait confisquer ces deux armes. Les grincements n’arrêtaient pas dese faire entendre… Enfin, c’est fini ! J’en suisrevenu !… Heureusement ! Et le cahier, alors ! Onm’aurait jeté à la mer sans lui !… Les légumes qu’on nousdonne sont pourris, et l’eau que nous buvons sent mauvais. Leniveau de la citerne baisse. En rapprochant ces faits de cequ’aucune proie n’a été capturée depuis le 12, il est aisé dedéduire que le bateau de ravitaillement s’est perdu. L’aéroscaphe anaufragé. Je ne trouve pas de meilleure explication.
25 août. – Je me demande si ce n’estpas une hallucination due à quelque nouvelle expérience dont je nem’apercevais pas ; en bas, à 20 mètres de la façade del’aérium et à la hauteur du rez-de-chaussée, seul dans l’espace etimmobile comme une statue : Raflin !… feu Raflin, quej’ai vu mourir !… Mais quelle est cette femme rigide qui sortde dessous la pépinière et s’avance vers Raflin ?… Oh !c’est une des femmes qui sont mortes en même temps que lui… Lavoilà immobile près de lui… Et – cela ne peut être qu’une illusion,oui, oui ! – et tous ces animaux raides, figés, qui sortent dumême endroit, en procession, et qui vont se ranger non loin ducouple, de l’horrible couple humain !… Ma jumelle !… Non,ce n’est pas un mirage de fièvre. Ce sont des créaturesempaillées, bourrées avec je ne sais quoi d’invisible. Lessarvants ont naturalisé un échantillon de chaque modèleterrien ! Il y a un atelier de taxidermie dans les sous-solsde l’aérium !…
[Les 26, 27, 28 et 29 août, Robert Collins’est abstenu de coucher ses impressions sur le cahierrouge.]
30 août. – Depuis quatre jours, jesens ma raison chanceler. Du reste, c’est à peine si je puis tenirle crayon. Si je veux que ce journal soit raisonnable et qu’ilserve à quelque chose, il est temps d’aviser.
L’eau est meilleure, mais ce n’est plus lamême. Les sarvants doivent l’obtenir d’une autre façon. Leslégumes, maintenant, sont assez frais, parce qu’on commence àrécolter ceux de la plantation.
Beaucoup de vides parmi les hommes.
L’aérium n’est rien en abomination auprès dece macabre musée d’en face – de l’autre côté de la rue, quisait ? – ce lugubre muséum d’océanographie aérienne, annexe del’Institut où nous sommes. Avec ses vitrines invisibles, sesmomies, il ressemble encore davantage à quelque salon de cireforain ! Si je vivais mille ans, toute ma vie je reverrais cethomme et cette femme empaillés.
31 août. – Il importe que monjournal, qui contient à présent toutes les indications nécessaires,parvienne sans délai à M. Le Tellier ou à quelque autrecapable d’en tirer parti. Si l’on me vivisèque, si l’on me dissèqueseulement le cahier sera perdu. Si je reste, idem. Si l’onm’asphyxie avant que j’aie pris mes précautions, idem. Mais si jemeurs dans ma cellule, ayant sous mes habits le cahier rouge, on meprécipitera tel quel. C’est la seule façon dont je puisse êtreutile à Marie-Thérèse. Je n’ai plus de couteaux ; je n’ai rienqui puisse me servir à bloquer les clapets. Je dois donc lesmaintenir moi-même.
1er septembre. – J’ailâchement hésité toute la nuit. Quoi ! j’abandonnerais iciMarie-Thérèse ! Et je l’abandonnais pour toujours !…C’est aussi une mort épouvantable… Il y a encore ce passage dans levide, qui va déformer mon pauvre corps… et cette chute à laquelleon ne peut penser sans frémir pour son cadavre…
Marie-Thérèse ! si je pouvais revoirencore une fois ne serait-ce que votre chevelure blonde ou le basde votre robe grise !… Mais voilà longtemps que je n’ai vu iciceux que je connais. On les a remis à leur place primitive,derrière cette muraille humaine. Je ne reverrai pasMarie-Thérèse.
2 septembre. – J’attacherai le cahiersous ma chemise, bien sanglé avec ma ceinture.
Six heures du soir. – Il y a eu tropde grincements. J’ai eu peur d’être guetté, arrêté dans ma tâche,et mis dans l’impossibilité de recommencer.
Le givre se verra tout de suite, dès le début,puisque l’air chaud n’arrivera plus. Pourvu que les sarvants…
8 septembre. – Il n’y a aucungrincement. Les empaillés, là-bas, oscillent, virevoltent. Il estbien évident qu’on les manie. Il est même possible qu’on lesinaugure, car les sarvants paraissent avoir désertél’aérium. Les malheureux que l’on tourmentait de cent manièresdifférentes ont du répit. Nos bourreaux se sont portés en foulevers la galerie d’en face. C’est l’heure. Je vais boucher les tubesdes clapets avec l’étoffe de mes vêtements, et j’appuierai de toutmon poids.
Je n’écris pas d’adieux, le temps presse, etje n’ai pas besoin de m’attendrir.
Je vais attacher le cahier sur mapoitrine.
[Suivent soixante-six pagesblanches.]
– Messieurs !… citoyens !… mesamis !… je vous supplie d’attendre ! s’écria M. LeTellier.
Il se jeta au-devant des ouvriersmétallurgistes qui, d’une poussée, avaient rompu le cercle. Lecompagnon Virachol, dit Gargantua, le ferronnier de France quidéplace le plus gros volume d’air, s’avançait à leur tête en jouantde son levier comme d’une canne de tambour-major.
– Assez de boniments, monastrologue ! dit-il. Moi, s’pas, j’comprends qu’unechose : c’est qu’il y a des frangins à délivrer. On les entendqui grattent… Allons-y, mes poteaux ! Rentrez-ydedans !
– Arrêtez ! au nom de votre vie,arrêtez ! ou je vous fais expulser sur-le-champ ! Etécoutez-moi. Si je vous ai gardés près de nous, au lieu de vousfaire reconduire à votre chantier par la troupe, c’est que jeconsidère vos aptitudes spéciales comme pouvant nous être trèsutiles. Mais j’exige de vous une discipline rigoureuse. À lapremière incartade, bonsoir ! J’entends que vous vous laissiezguider dans votre travail par les savants et les officiers quim’entourent, et je leur demande vis-à-vis de moi la mêmesoumission. Pour la minute, écoutez-moi. Approchez-vous, les gardeset les pompiers ! – et ne vous préoccupez pas de cesgrincements, nom de nom !…
L’astronome accéléra son débit :
– Messieurs, vous devez maintenantm’approuver d’avoir pris connaissance du journal de M. Collinavant de toucher à ce corps invisible. Grâce à mon regrettésecrétaire, qui a si bien déduit du connu l’inconnu, voilà que noussavons à quel engin nous avons affaire. Il ne s’agit pas d’unemachine venue des astres, comme le bruit en court, mais d’unappareil tombé d’une terre invisible, supérieure à la nôtre et quifait partie de notre planète ; ce n’est pas un uranoscaphe niun éthéroscaphe, c’est tout bonnement unaéroscaphe. C’est un sous-aérien, qui voguait parmi l’aircomme nos sous-marins naviguent au sein de l’eau ; et ceciaccentue encore la ressemblance si souvent remarquée entre lesnavigations aérienne et sous-marine, de même qu’entre l’air, typepopulaire des gaz, et l’eau, type populaire des liquides.
Ce bateau invisible a été frété par un peupleinconnu, invisible, sus-aérien. Sans aucun doute, il est monté pard’invisibles matelots. On peut affirmer, de plus, qu’il fut armépour la prospection des bas-fonds sous-aériens (autrementdit : notre sol) et dans le but de faire ce qui est pour nosvoisins d’en dessus « de l’océanographie ». Si vouscomparez cela aux études de SAS le prince de Monaco, vous direzavec moi que cette embarcation, dont la forme rappelle nossubmersibles plus encore que nos dirigeables, est unePrincesse-Alice invisible et submersible, un yachtplongeur, destiné à la pêche au fond de la mer, unePrincesse-Alice et un Nautilus tout ensemble.Nous ne possédons rien d’analogue…
– Pardon, monsieur ! réfuta vivementun capitaine de frégate qui écoutait de toutes ses oreilles. Ilexiste un sous-marin pour la pêche aux éponges. C’est un prêtre quil’a inventé. Cela fonctionne dans la perfection.
– Les sarvants ne sont donc pas desnovateurs aussi originaux que je le croyais, reprit M. LeTellier. Cependant, ils ont oublié d’être bêtes, car, étant donnél’évidente légèreté spécifique de leur substance constitutive, ilsavaient à surmonter de singulières difficultés pour descendre aufond de l’atmosphère, à cinquante kilomètres au-dessous du niveaude leur mer. Supposez des hommes naturels voulant plonger au fondd’un océan d’eau de cinquante mille mètres ! Les sarvants onteu autant de peine à descendre jusqu’à nous que nous en aurions àmonter jusqu’à eux… La matière de leur vaisseau doit être à cellede leur individu comme le plomb est à notre chair…
« Les malheureux, d’ailleurs, ont payéleur audace d’une catastrophe. Ce sont des martyrs de la scienceque nous avons là près de nous. Car – messieurs, écoutez-moi, ceciest de la plus haute importance pour le succès des travaux que nousallons entreprendre – M. Robert Collin l’avait admirablementsoupçonné : nous assistons à l’épilogue d’un drame pareil àceux du Lutin, du Farfadet et duPluviose, que nous nous rappelons tous et qui endeuillentla marine française.
« Au cours d’une plongée effectuée le 12août par cet aéroscaphe par ce sous-marin de l’air – undétraquement se produisit dans son organisme, à un instant où il setrouvait encore dans les régions les plus élevées de l’atmosphèreocéane. À partir de ce jour-là, il s’est enfoncé lentement, et,lentement poussé par le vent du sud-est qui souffla jusqu’àmercredi, l’épave de l’Air est enfin venue s’échouer à Paris, aubout de trois semaines d’un engloutissement ininterrompu. C’estdonc un naufrage, et qui serait terrifiant, si lesnaufragés n’étaient pas les ennemis féroces de l’humanité.Vous entendez, monsieur Virachol ?
« Tout porte à croire que plusieurs desmatelots mystérieux vivent encore. Ces grincements font foi de leuractivité. De même que l’équipage du Lutin ou duFarfadet vécut de longues heures au fond de l’eau dans saprovision d’air, de même l’équipage de l’aéroscaphe survit au fondde l’air dans sa provision de vide, celle-ci plus inépuisable sansdoute que celle-là, puisque nulle respiration ne saurait ladépenser et que, selon moi, les Invisibles doivent être exempts depoumons comme ils sont privés de cœur.
« Oui, me fondant sur les révélations dujournal de M. Collin, j’affirme que c’est un naufrage. Pointcapital, messieurs. Car ainsi, nous n’avons pas à redouter quecette descente de l’aéroscaphe soit une ruse ourdie contre nous. Ilen résulte que nous sommes les maîtres de l’heure. Nous pouvonsagir, mais avec la plus extrême prudence.
« Il y a là-dedans des êtres du vide quine sont pas morts. Donc là-dedans, il y a encore du vide ;l’air – dont l’infiltration a provoqué la descente – n’a pas toutenvahi, loin de là. Cela nous donnera du mal. Sans compter quecette substance si dure… Enfin, pour faciliter notre tâche et notreintelligence de la question, supposons, n’est-ce pas, que nousallons manier une chose coulée à fond dans la mer. (Car on peutappliquer aux corps plongés dans l’air tout ce qu’on dit des corpsplongés dans l’eau, et ici notamment toutes proportions se trouventgardées.) Méfiez-vous aussi des tours que pourrait vous jouerl’invisibilité. Somme toute, sous ce rapport, ce qui se passe estl’opposé de ce que raconte le cahier rouge : au lieu d’être laréunion de quelques personnes exceptionnellement visibles dans unmonde invisible, c’est un objet exceptionnellement invisible dansun monde visible.
« Monsieur Virachol, de lapatience ! et de la prudence ! Ne risquons pas notrebelle vie pour extraire de là deux ou trois brutes quisuccomberont dès qu’elles seront à l’air. C’est cela que vousne comprendrez jamais ! Comme des poissons, monsieurVirachol ! Comme des poissons ! Y êtes-vous ?…
« Et maintenant, qu’on veuille biensuivre mes instructions.
Ici commence vraiment l’inénarrable découvertede l’aéroscaphe.
Sous la direction de M. Le Tellier, à quile duc d’Agnès servait de secrétaire, chacun s’ingénia de son mieuxà se procurer de la chose un spectacle tactile. M. d’Agnèsnotait scrupuleusement les trouvailles de M. Le Tellier. Onapporta des échelles qui furent dressées contre l’invisible. Ellesavaient l’air d’échelles magiques, penchées en équilibre instable.Ceux qui les employèrent semblaient de merveilleux acrobates sejouant de la pesanteur au point de l’annuler. Parvenus à cinqmètres du sol, ils prenaient pied à même le néant, puis, avec milleprécautions, ils s’avançaient au milieu de l’air, comme des dieuxnovices. Quelques-uns marchaient ; on voyait leurs semellespar-dessous. La plupart abordaient à quatre pattes et continuaientainsi. Tous admiraient la difficulté de se tenir debout sur cetteplate-forme cependant unie et résistante, uniquement parce qu’elleétait invisible.
On mesura strictement le sous-aérien. Il avait5 mètres 8 centimètres de haut sur 40 mètres 10 centimètres delong. Le contact ne révélait qu’une surface glacée aux deux sens dumot (les uns parlaient de marbre, les autres citaient l’acier ou leverre), sans joints, sans rivets ni boulons, comme si cette coqueeût été ciselée d’une seule pièce dans un pain colossal de matièreinvisible. La formidable collision du carrefour Louis-le-Grand nel’avait pas seulement cabossée. Sur les côtés, on reconnut deuxfiles de rond creux, simulant deux rangées d’assiettes à soupe.M. Monbardeau soutint que c’étaient des hublots, et il affolatout le monde avec l’idée de visages possibles installés à cesœils-de-bœuf, grimaçant, regardant l’assemblée d’une manièreeffroyable, et grinçant des dents de cette façon exaspérante quin’en finissait pas.
M. Le Tellier lui dit que, justement, ilétait nécessaire que les sarvants grinçassent contre le bordagepour pouvoir se faire entendre, vu qu’ils étaient dans le vide. Aumême instant, on relevait sur le plateau horizontal del’aéroscaphe, suivant la ligne médiane, cinq disques successifs àpeine saillants. Celui du milieu comptait 4 mètres de diamètre, lesautres 50 centimètres seulement. Chacun voulut les palper. On futd’accord : ce devaient être des couvercles, des panneauxobturant des écoutilles.
Cependant un groupe animé se tenait àl’arrière et garnissait plusieurs échelles doubles, serrées lesunes contre les autres. L’hélice invisible en était la cause. Sonaxe la tenait à 2,50 mètres de terre. On la faisait tourner à lamain facilement, sans aucun bruit, ce qui prouvait que lesrouages de la machinerie fonctionnaient encore dans le vide.
Cette hélice faisait l’étonnement du ducd’Agnès. Courte et large, savamment volutée, multiple, mobile,gauchissable, pareille à quelque tronçon de tire-bouchon hirsute etdéchiqueté, c’était en somme une vis d’Archimède supérieurementperfectionnée. Inutile de chercher ailleurs la sirène involontairequi bourdonnait son chant doux et sombre dans les nuitsd’épouvante, le ventilateur dont le vent s’ajoutait à celui dupassage de l’aéroscaphe pour remuer les arbres et pour fairetourner sur elle-même la girouette de Mirastel, quand lesous-aérien décrivait tout autour ses spirales d’approche.
Les hommes de science venaient, un par un,tripoter l’incomparable propulseur ; si bien que l’un d’eux –M. Martin Dubois, de l’Institut – se sentit rudement calottépar l’une des pales, tandis qu’un de ses collègues faisait marcherl’hélice. En présence de cet accident, M. Le Tellier résolutd’atténuer dans la mesure du possible les inconvénients del’invisibilité, en opérant la délimitation de l’aéroscaphe.Provisoirement, il le fit cercler de cordes, celles-ci même quiavaient servi à l’apporter. On eut alors sous les yeux une carcasseextraordinaire qui ressemblait mal au squelette d’une baleineimitée avec de la ficelle – un squelette où il n’y avait que descôtes – une cage thoracique de chanvre, en forme de cigare équarripar le milieu. Autour de l’hélice, on planta des perches.
Puis, à la grande satisfaction de Gargantua,on attaqua les couvercles. Il faisait chaud ; les ouvriers semirent le torse nu.
– Pas trop tôt ! grommelaitVirachol. Il a dit que c’était kif-kif le Lutin. Alors,moi, j’avais un aminche quartier-maître.
Et il ne pouvait se représenter que, sil’aéroscaphe avait contenu des « aminches », il lesaurait vus, à travers cette enveloppe ultra-diaphane, aussinettement qu’il voyait s’épanouir devant lui son gros ventrepantagruélique, déjà tout ruisselant d’une sueur anticipée.
Les couvercles résistaient aux pinces. Lespics sonnèrent et s’émoussèrent sur la substance qui avait aplatila balle de Robert Collin et subi sans fléchir deux torrentsinverses d’automobiles. Une émotion bizarre étreignait lesspectateurs : dans quelques minutes, ils allaient savoir cequ’étaient les sarvants ! La dernière énigme allait serésoudre ; le dernier voile de l’Iris monstrueuse était sur lepoint de tomber.
Mais les écoutilles refusaient de s’ouvrir, etl’incommodité de les déboucher s’accroissait encore de ce queM. Le Tellier avait défendu de s’en approcher à moins d’unmètre, par crainte du vide, au cas d’une brusque perforation.
Les travaux de l’arrière-Grand-Palaisnécessitaient l’emploi d’un treuil à vapeur ; on l’amena.Mais, accroché au couvercle de poupe, il enleva l’aéroscaphe toutentier, malgré le contrepoids de cent hommes pendus aux cordages.Le vide, sous les panneaux, les maintenait collés par l’énormepesée de l’atmosphère. En définitive, c’était là une variante deces bons vieux hémisphères de Magdebourg, à qui tout écolier gardeun souvenir attendri.
Le treuil fut remisé. M. Le Tellier montasur l’aéroscaphe pour tâter à nouveau les couverts invincibles. Unesuite nombreuse l’y rejoignit. Et c’est maintenant qu’on va savoirce qu’il advint de Virachol.
Hors de lui, révolté dans son humanitarismeingénu par les lenteurs du « sauvetage », il embaucha sescamarades pour l’exécution d’un funeste projet. Il avait reconnuque les grincements provenaient d’un endroit du sous-aérien situédans le bas et à l’avant. Il résolut d’attaquer là, directement, etde saborder le navire, afin de « donner de l’air » auxnaufragés ! Pendant que les couvercles détournaientl’attention, Virachol repéra les grincements : juste audernier « hublot » du côté de la proue. Ensuite, ilessaya de tracer sur l’aéroscaphe invisible une circonférence à lacraie, pour que l’on pût diriger toujours au même point les coupsde la perforatrice. Mai la craie ne marquait ni sur le« hublot » ni sur la carène. Alors il plia son mètre enfigure de pentagone, et le fit tenir par un compagnon, à la bonneplace, entre deux cordages.
Ils étaient huit à soutenir le grand levierpointu de Virachol-Gargantua. Un moment, ils le balancèrent encadence, et, piquant droit dans le pentagone, ils frappèrent. Lebélier rebondit… Les chocs sonnaient avec la régularité d’unpendule et le timbre d’une cloche.
Au premier heurt, l’astronome avait toutdeviné.
– Empêchez-les ! ordonna-t-il duhaut de la plate-forme.
– Vite ! C’est fou !Empêchez-les donc ! Le vide ! Le vide…
Gargantua soufflait, ahanait etgraillonnait :
– Hardi, bon Dieu ! Magne-toi, lacoterie !
Il était en avant des autres, et poussait lelevier, de toute sa lourdeur phénoménale, suant, rougeoyant,exhalant des onomatopées sauvages.
– Finissez donc ! imploraitM. Le Tellier se hâtant de descendre. Vous allez vousfaire…
Mais il était trop tard.
On entendit un coup de sifflet prodigieux,bref, acéré, assourdissant ; il fut suivi d’une sonorité mate,flasque et d’un cri perçant. Virachol avait lâché sa pince etfaisait des gestes nouveaux. On jugea sans hésitation qu’il étaitappliqué contre le sous-aérien. Vainement il s’arc-boutait,vainement ses amis affolés le tiraient en arrière, le désespéré nepouvait plus s’en détacher, et il regardait avec effroi son ventreabusif où tout à coup une excroissance congestionnée s’était mise àpousser.
Un attroupement se concentra vers lui.M. Le Tellier calma les esprits :
– Ne tirez pas, c’est inutile.
– Les sarvants le tiennent ! ditquelqu’un.
– Mais non, répliqua vertementl’astronome. C’est le vide, et pas autre chose.
Les ouvriers expliquaientl’aventure :
– Subito, la pince nous a échappé. Onaurait dit qu’elle avait de la volonté pour ficher le camp… Il y aeu le sifflet, et Gargantua s’est plaqué dans l’air comme s’ilavait voulu suivre la pince !
En effet, chacun pouvait contempler la grossebarre de fer à l’intérieur du bateau. Elle semblait êtreperpétuellement sur le point de tomber, soutenue qu’elle était parl’invisible force opposée. Aussitôt qu’elle eût percé le flanc del’aéroscaphe, le vide l’avait absorbée avec avidité, ou, si l’onaime mieux, l’air rentrant l’avait entraînée, puis il avait aspiréGargantua qui, à cette heure, aveuglait de son propre abdomen lavoie d’air ainsi pratiquée. Sa chair élastique se trouvaitsucée par la ventouse formidable ; l’appendice apoplectiques’allongeait, se gonflait et saignait. On pouvait craindre,semblait-il, que l’homme tout entier finît par s’introduire dans cepetit trou… Virachol éperdu tira son couteau ; il préférait secouper un morceau de panse plutôt que d’adhérer une minute de plusau suçoir du gigantesque poulpe artificiel…
M. Le Tellier l’en empêcha :
– Il faut simplement faire entrer del’air dans cette chambre vide.
Déjà un autre bélier battait la carène sonore.Les gaillards qui le manœuvraient s’étaient passé des câbles autourde la ceinture, et des pompiers, au nombre de cinquante, lesretenaient.
Le second bélier partit comme le précédent,mais aucun homme ne fut ventousé, en dépit du courant d’air quisiffla plus bruyamment qu’un steamer en détresse.
Virachol put se dégager. On l’emporta sansconnaissance. Les grincements avaient cessé.
– Morts ! chuchota M. LeTellier à l’oreille du duc d’Agnès. Les matelots invisibles sontmorts noyés dans l’air.
– Alors, il n’y a plus de vide dans lesous-aérien ?
– Oh ! oh ! que si. Nousn’avons fait entrer que dans un seul compartiment : le coup desifflet n’a pas assez duré pour qu’on puisse supposer le contraire.Pardieu ! après tout, je vais défoncer les couvercles purementet simplement. Le vide nous y aidera. Tant pis pour les dégâts.J’aurais préféré les ouvrir…
Autour du couvercle de poupe, six ferronniersathlétiques levèrent ensemble six merlins à long manche de vingtkilos chacun, et, jacquemarts visibles d’une cloche invisible,commencèrent à frapper l’air retentissant.
Pendant qu’ils martelaient, le duc d’Agnèsprit à l’écart M. Le Tellier :
– Je vais vous paraître stupide… Mais,l’invisibilité ?… Je ne comprends pas encore… Et beaucoup degens sont logés à la même enseigne, qui n’osent pas l’avouer…Robert Collin avait l’air de trouver tout naturel qu’il existât desmondes invisibles, des êtres invisibles…
M. Le Tellier répondit :
– De toute Antiquité, les hommes ontadmis qu’il pût y avoir des corps invisibles. Les dieux dupaganisme se cachaient aux yeux des mortels ; on leur prêtaitcette faculté olympienne de l’aorasie, qui n’est autre quel’invisibilité. Une légende millénaire, reprise par La Fontainedans Le Roi Candaule, nous apprend l’histoire de Gygès, leberger devenu roi grâce à l’anneau qui le rendait invisible. J’aisouvenir aussi de certain turban des Mille et Une Nuits,qu’il suffisait de coiffer pour disparaître…
– Mythologie ! Fable !Littérature !
– Certes. – Mais ne sommes-nous pasentourés de choses invisibles ? Réelles maisinvisibles ? L’énergie, le son, l’odeur, l’air qui nousbaigne, le vent, que vous savez si bien être invisible que vousemployez sur votre aéroplane un dispositif agencé pour le rendrevisible ?… Vous reconnaissez que voilà des chosesinvisibles ! Eh bien, cela suffit à dépouiller de toutedéraison la conjecture de mondes invisibles qui ne seraient formésque de ces choses-là…
– Oui donc : des choses, mais desêtres ?
– Oh ! des êtres !Voyons : qu’est-ce qu’un être ? Allons aussi loin quepossible : qu’est-ce qu’un homme ? Une âme et un corps.Parfait. Mais l’âme, elle, est toujours invisible ; vousn’avez jamais vu d’âme se promener toute seule, n’est-ce pas ?Bien. Pour le corps, abstraction faite de l’âme – mon Dieu, lecorps n’est qu’une certaine quantité de manière [sic] ni plus nimoins estimable qu’une certaine quantité d’atmosphère ; et,partant, je ne vois pas pourquoi l’on refuserait à l’une n’importequelle propriété que l’on accorde à l’autre, fût-ce la propriétéd’être optiquement imperceptible… Car…
« Car, ne l’oublions pas, l’invisibilité,ce n’est que cela ; c’est la qualité de ce qui n’impressionnepas notre rétine. Pour un corps, il n’est donc pas plusextraordinaire d’être invisible que d’être inodore ou insipide,quand nous admettons sans difficulté qu’il ne sent rien ou qu’illaisse le goût indifférent. Estimez-vous prodigieux de n’entendrepoint glisser les nuages ? Alors, pourquoi êtes-vous surprisde ne voir point passer les sarvants ? Pourquoi, vous quiadmettez des choses impalpables, reconnaissez-vous à contrecœur etavec stupéfaction l’existence de choses invisibles ?
« Notre émerveillement en présence duPéril bleu provient de ce que ces corps invisibles nouvellementrévélés sont solides, et que l’invisibilité et la soliditésont deux qualités de la matière qui ne se trouvent pas réuniesdans les conditions habituelles où s’exercent notre vue et notretoucher. Cependant ! Cependant, même avant notrepremier contact avec le monde invisible, nous avons assisté déjà àla rencontre de ces deux qualités dans un même objet. Un corpssolide, animé d’un mouvement rapide, ne se voit plus ;exemples : un projectile dans sa trajectoire, une hélice quitourne à l’abri du soleil. Et, autre exemple fort différent desolide invisible : un vase de cristal incolore plongé dans uneeau pure qui a le même indice de réfraction. Incolore,ai-je dit. Mais une chose incolore est déjà invisible, et vous avezsans doute admiré des panneaux de glace si incolores, siaériens sous le rapport visuel, que les fenêtres qu’ilsclosent semblent toujours grandes ouvertes.
« Or, remarquez, je vous prie, que, detoutes ces substances dont nous parlons, quelques-unes au moinssont aussi importantes dans l’univers que l’argile périssable denotre corps.
– N’importe ! repartit le ducd’Agnès, instinctivement, on est tenté de nier la réalité de ce quiest invisible.
– Eh oui, parce que la vue est celui denos sens qui a le plus vaste domaine, c’est le sens que nous disonsprincipal, et voilà pourquoi vous contestez l’existence des chosesqu’il n’apprécie en aucune façon. Mais imaginez un être qui neserait doué que d’un sens unique, l’odorat par exemple (un tel êtren’est pas absurde ; il doit se trouver dans la multitude descréatures), et songez alors à l’infinité de choses dont il nieraitl’existence ! Toutes les choses inodores ! Cet aveugledémentirait la réalité de toutes les choses visibles qui n’auraientpas de parfum !…
« Nous lui ressemblons. Vis-à-vis del’aéroscaphe, des sarvants et du monde sous-aérien, nous sommesainsi que des aveugles. Depuis le commencement de la vie, nousavons joué avec les sarvants un jeu de colin-maillard terrifiant,et c’est nous qui avions le bandeau sur les yeux ! (Ce ne sontpas, d’ailleurs, les seuls ennemis invisibles que nous ayons depuissi longtemps. Pensez à l’acide carbonique, le traître, à l’oxyde decarbone, l’empoisonneur son complice, et tant d’autres !) Noussommes des aveugles en face des sarvants, vous dis-je ? voilàtout ; c’est une question de mots. Nous ne les avons encoreperçus que par l’oreille et le tact. PourMme Arquedouve, qui, elle, ne peut rien voir, ilssont exactement comme les autres êtres, puisqu’ils manquent d’unequalité qu’elle est incapable de percevoir. Toucherait-elle cetaéroscaphe, l’impression qu’elle en retirerait serait la même ques’il s’agissait d’une embarcation visible, à moins que son toucher,perfectionné par l’expérience, ne l’avertisse que cet objet possèdeun caractère spécial qui, pour les voyants, se traduit eninvisibilité. Celle-ci ne saurait exister pour les aveugles. Unaveugle-né, même, ne pourrait comprendre ce que c’est, à ce pointde vue, il ne ferait aucune différence entre le métal del’aéroscaphe et notre chair. Étonnez-vous donc, monsieur,étonnez-vous encore d’une exception qui, fatalement, paraît àcertains hommes la règle générale et que la raison leur imposecomme telle, de toute sa toute-puissance !
« Voulez-vous rompre le sortilège del’invisible ? Qu’à cela ne tienne : fermez lesyeux !
– Rhétorique, monsieur !Rhétorique ! De plus, reconnaissez que les objets que vous mecitez comme étant invisibles ne le sont que passagèrement,occasionnellement. Le projectile ne devient tel que s’il estlancé ; l’hélice si elle tourne, et le vase s’il plonge dansl’eau. Quant aux choses invisibles d’une façon permanente,ce sont des gaz, impalpables et fort loin de…
– Qui vous a dit qu’il ne pourraitexister de gaz palpables ?
– Ce ne serait plus des gaz, pardéfinition. L’air ne devient palpable que liquéfié, sous de hautespressions, quand il se métamorphose de gaz en liquide…
– Bravo, jeune homme ! Mais,dites-moi : ce liquide lui-même, ce « gazhonoraire », peut devenir glaçon ; et pourquoi ce gaz –devenu de la sorte un solide – perdrait-il forcément sa vertud’invisibilité ? Il ne faudrait qu’une exception bien peuexceptionnelle !Simple question d’indice de réfraction.Le sable, monsieur, le sable qui est une manière de liquide solide,le sable opaque ne devient-il pastransparent lorsqu’on le transmue en cristal ? Alors,s’il vous plaît, pourquoi le gaz invisible neresterait-il pas invisible en adoptant une autreconsistance ? Dans le cas présent, rester n’est-ilpas beaucoup moins ardu que devenir ?
– Soit. Et les mondes invisibles auxquelsRobert Collin faisait allusion ?…
– Vous vous rappelez que les planètes –dont la Terre ne décrivent pas autour du Soleil un orbe dont leSoleil serait le centre, mais une ellipse, dont le Soleil occupeseulement l’un des deux foyers. Qu’y a-t-il à l’autre foyer ?à ce deuxième centre, si je puis dire, où l’on ne voit rien, maisoù il faut qu’il y ait quelque chose d’assez puissant pourcontrebalancer l’action du Soleil et faire qu’au lieu de rondl’orbe des planètes se trouve elliptique ?… Des esprits devaleur soutiennent qu’aux seconds foyers des ellipses planétaires,d’autres Soleils, invisibles aux prunelles des hommes,s’épanouissent. Lisez là-dessus la plaquette de JeanSaryer[8] :
Le Soleil et l’autre Soleil invisible,foyers réels de l’ellipse, sièges de deux forces égales accoupléesdans l’immensité… entraîneraient la Terre avec une influenceconstante de direction… L’autre astre rayonnerait peut-être de lalumière froide et éclairerait des êtres invisibles àl’homme.
« Un monde de la même contexture quecelui de là-haut qui nous enveloppe ! Des êtres pareils auxsarvants ! Le regard n’a pas de prise sur eux ; ils sontdoués d’une transparence absolue ; la lumière les traverseintégralement.
– Nous nous sommes fiés bêtement autémoignage de notre vue, fit le duc d’Agnès. D’abord, nous avonspris les victimes pour les ravisseurs (souvenez-vous des hommesvolants) et ensuite les prisonniers pour la prison (rappelez-vousla tache carrée) !
– Et l’inexplicable poisson voltigeurqui, en vérité, sautillait sur le fond du cylindreinvisible !
– Ah ! ils sont…
M. d’Agnès s’interrompit de bavarder pourse boucher les oreilles. Un sifflement qui vous lardait le crâne,accompagné d’un coup de vent subit, venait de remplacer lebattement des marteaux. Sous leurs chocs répétés et sous le poidsde l’Air, le couvercle invisible avait enfin cédé. Il s’étaitenfoncé avec une brutalité surprenante. On avait entendu le brisdes choses qu’il démolissait en traversant de haut en bas lesous-aérien ; et, comme un trou se forma soudain dans le sol,on connut qu’il avait transpercé jusqu’au fond de cale, agissant àl’instar d’un boulet de canon pneumatique.
Pour combattre l’aspiration, les sixjaquemarts s’étaient jetés à plat ventre et formaient une étoilehumaine rayonnant autour de l’orifice. L’un d’eux, qui avait latête tout au bord et qui s’y cramponnait, se releva promptement etcria :
– Il y a quelque chose qui m’a frôlé ensortant avec violence, aussitôt après le sifflement ! Ça m’apassé devant…
Mais à peine avait-il exprimé sa surprisequ’on entendit dans les hauteurs un bruit de carreaux cassés… Dansl’attente d’une dégringolade invisible, tous arrondirent le dos…Après une seconde, il tomba sur l’assistance une pluie d’éclats devitres. Ce fut tout. Le toit du Grand-Palais venait de crever, onne savait ni pourquoi ni comment.
– Eh ! c’est le corps d’un desmatelots ! expliqua M. Le Tellier. Légers comme ilsdoivent être ! Dès que l’air fut rentré, l’équilibre étantrétabli, ce corps est remonté à la surface de l’Air, commeun bouchon de liège, comme un de nos corps remonterait du fond dela mer, avec une force incalculable… En voilà un de perdu. Tâchonsde sauvegarder les autres, ceux qui grinçaient à l’avant…
Et il songeait : « Ce ne sont pasdes hommes, c’est impossible. Si légers ! sans cœur !sans poumons ! Ce ne peut pas être des hommes, même adaptés,que diable ! Le transformisme a des bornes… Alors, qu’est-cedonc ? »
Son imagination forgerait des créaturesépouvantables et fabuleuses. L’idée de Marie-Thérèse ne pouvait ques’y mêler en d’infernales évocations ; et l’astronome sesentait de plus en plus tremblant, à mesure qu’on approchait de laconnaissance finale.
Par la brèche invisible, un aspirant de marinese glissa : M. Rigaud. Il descendit dans l’aéroscaphe enprenant toutes sortes de précautions. Il indiquait à voix haute lesformes de ce qu’il rencontrait. Il allait et venait au milieu del’air, d’une façon miraculeuse. On entendait ses pas circonspects,le toc-toc de ses doigts percutant les cloisons. Sa voix, peu àpeu, s’étouffait. Il remontait et redescendait, contournait desinfléchissements, semblait ouvrir des portes et des trappes,rampait le long de boyaux invisibles et suivait d’étroits corridorsen se mettant de guingois. On ne l’entendit plus ni parler, nimarcher, ni cogner. Il poursuivait l’exploration du labyrinthefantastique, et, subitement, pâlit et se livra aux gestes de lapeur. Il s’était égaré. On l’apercevait à quelques mètresde soi, on croyait pouvoir l’atteindre d’un saut, et pourtant ilétait captif d’une geôle inextricable… Des pompiers, se tenant parla main, firent une chaîne à travers le dédale, jusqu’àM. Rigaud. Il sortit de là pour n’y plus rentrer, sinon,disait-il, avec une cordelette déroulée en fil d’Ariane.
C’est, du reste, au moyen de cet antiqueprocédé que l’on put reconnaître toute la partie étanche del’aéroscaphe, où donnait accès le premier couvercle. Puis onenfonça les autres, jusqu’au cinquième exclusivement.
Le navire était divisé en alvéoles trèsnombreuses et très petites. Point d’escaliers, mais des plansinclinés. M. Martin-Dubois, de l’Institut, découvrit descaissons qui devaient être des airballasts, et, de ce fait que laplupart étaient pleins d’air, il déduisit la cause du naufrage, àsavoir que la pompe refoulante n’avait plus fonctionné ; queles sarvants s’étaient donc trouvés dans l’impossibilité de refairele vide dans les airballasts et, par conséquent, de regagner lasurface de la mer aérienne.
Au centre, une large cheminée tenait toute lahauteur de l’aéroscaphe. C’était l’inoubliable cylindre qu’un givremomentané avait fait apparaître à Robert et qui servait d’aériumprovisoire aux victimes des sarvants. On les faisait entrer par lebas, dont le double fond s’ouvrait à coulisse. Par le haut, quebouchait le plus grand des cinq couvercles, on les transvasait dansleur cellule définitive.
Ce fut M. Le Tellier qui, le premier,palpa la terrible pince-cisaille complétée d’un panier en réseau demailles métalliques, avec laquelle les Invisibles coupaient lesbranches, saisissaient leur proie et la déposaient dans lecylindre. Montée au bout de longs bras articulés qui sortaient aubon moment par l’ouverture inférieure de la cheminée, cettepince-cisaille-panier constituait un chef-d’œuvre de mécanique,autant du moins qu’on en pouvait juger à l’aveuglette, avec desmains néophytes et méfiantes.
Le plancher à coulisse élucidait le miracle ducoq d’Angleterre. Tandis que la trappe s’ouvrait pour que lacisaille pût aller cueillir le coq du clocher, un véritable coq,déjà soustrait, s’était mis en émoi, et l’ouverture avait permis àla vieille dame de l’entendre jeter ses cris d’affolement. C’estaussi par là que le nabot de Ruffieux s’était laissé choir, ausommet du Colombier, à l’instant précis où le plancher glissaitpour le passage du malheureux reporter-photographe. Une causerestée inconnue avait empêché les sarvants de ressaisir leurprise : sans doute l’arrivée impromptue de quelque gibierremarquable.
Cependant, il restait à pénétrer dans lapartie antérieure de l’aéroscaphe, où les grincements s’étaientmanifestés. Si grand que fût l’intérêt de la machinerie, qu’onvenait de découvrir, on abandonna toute autre attraction lorsqueM. Le Tellier annonça qu’il était temps de réduire le dernierfort où le mystère se retranchait.
L’astronome avait défendu d’enfoncer lecouvercle de cette portion, dans la crainte que les corps desmatelots invisibles ne s’en retournassent au ciel comme le premier.Nulle part on n’avait tâté d’objets ressemblant à descadavres ; il était hors de doute que les marins s’étaientréfugiés à l’avant, tous, dans le meilleur asile du sous-aérien,laissant à l’arrière un de leurs camarades. Dévouement ?Punition ? Accident ? Hasard ? On ne le sauraitpas.
Des tarières, à l’extrémité de flexibles,percèrent des trous d’aération dans les étanches de proue. Il yavait encore du vide dans les compartiments du haut. Les autres setrouvèrent accessibles par le moyen de portes en métal souple quis’enroulaient à l’imitation de nos stores, comme les fermetures denos boutiques.
Une série de petits réduits très bas…M. Le Tellier et M. d’Agnès, courbés en deux, avançaientprudemment… Le cœur vibrant de forts battements, ils arrivèrentauprès du levier de Virachol. Le duc, se baissant, ramait dansl’air avec ses mains…
– C’est au plafond qu’il faut chercher,lui dit l’astronome. Tenez ! Ah !
Cinq corps inertes, maintenus contre leplafond par leur étonnante légèreté, furent palpés l’un aprèsl’autre et reconnus pour cinq corps humains. Comme on s’yattendait, l’énorme pression anormale les avait cruellementdéformés ; ils présentaient des boursouflures et desrugosités, dues à cette mort épouvantable qui tuméfie sihorriblement les cadavres noyés au tréfonds de la mer. Mais ce quisurprenait au-delà de toute expression, c’était que les sarvantsfussent des hommes, des hommes spéciaux, cela va de soi, etcependant des hommes ! Quoi ! ces êtres du vide, cescréatures invisibles, presque impondérables, privées de systèmecirculatoire, dénuées d’appareil respiratoire, ces collectionneurset ces bourreaux d’hommes, étaient aussi des hommes !
Sans s’attarder à de vaines réflexions,M. Le Tellier les fit charger de lourdes chaînes, afin qu’ilsne pussent s’envoler. On apporta des cercueils de zinc remplis deglace, où furent couchés les invisibles trépassés. Puis M. LeTellier les remit au Dr Monbardeau, avec ordre de les conduireboulevard Saint-Germain, dans son laboratoire, aux fins d’autopsie.Dans une heure, il le rejoindrait pour commencer le travail.
Cela dit, aux protestations de quelquesmédecins qui ne manquèrent pas de crier à l’accaparement,M. Le Tellier, à tâtons, retourna vers les machines. Et il sesouvient qu’alors il se représenta la disproportion fantastique quiexistait entre la taille (moyenne) des hommes invisibles etl’exiguïté des cabines de l’aéroscaphe, où certes le moins granddes matelots n’aurait pu se tenir debout, non plus que s’allongerde tout son long.
Les machines prenaient douze chambrettes,séparées seulement par de grêles colonnes. (On ne se doute pas desdifficultés qu’on eut à surmonter pour dénombrer toutes ces logeset pour en dresser le plan approximatif, sans y rien voir.) Il yavait là beaucoup de doctes personnages qui trébuchaient à cause duvertige, et qui, ardemment, pétrissaient devant eux des contoursimpossibles à regarder. Ils nourrissaient une vive curiosité àl’égard de la machinerie et de la force motrice employée par lesInvisibles pour actionner l’hélice, les pompes et peut-être même lecalorifère du cylindre. La plupart étaient assurés qu’on allaitdécouvrir un capteur d’électricité encore plus parfait que celui del’Épervier.
Or, il arriva qu’au bout de la machine opposéeà l’hélice, on trouva une grande quantité de boîtes régulièrementréparties sur des tablettes. Des pièces de métal mobiles lesréunissaient aux organes de transmission. Ces semblantsd’accumulateurs ou de pile furent ouverts sans effort…
Ils contenaient chacun le cadavre d’une bêtetrapue et baroque, une espèce de crapaud tout en muscles, enfermédans un tambour rotatif qu’il avait mission de mettre en mouvementet qui, tournant lui-même par l’entraînement de tous les autres,obligeait l’animal à courir dans sa roue creuse, sous peine d’yêtre durement secoué, et à contribuer ainsi au labeur général.Cette énergie, communiquée par de petites bielles à l’arbrecentral, s’allait transformer de mille façons à travers un fouillismécanique.
Ainsi, les civilisés de là-haut, ces gens dontla science paraissait accomplie, en étaient encore au moteuranimal ! Leurs crapauds-esclaves tournaient dans des tambours,comme l’écureuil fait aller sa cage ronde, et comme le cheval desbatteuses monte sa côte fuyante ! C’étaient des animauxmachinisés, des brutes-outils, rappelant la chiourme des rameurssur les trirèmes d’autrefois ; c’étaient desgalériens-grenouilles !
La légèreté de ces batraciens domestiques futestimée incomparable. Elle tendait à les enlever comme desbestioles d’hydrogène massif. La compression les avait forcémentdétériorés. On en compta jusqu’à cent trente, ce qui fit direplaisamment à M. Salomon Kahn, le physicien, que la puissancede l’aéroscaphe était de 130 crapauds-vapeur.
Et cela démontrait l’existence sus-aérienne detoute une faune du vide, invisible et d’une complexion analogue àcelle des sarvants.
M. Le Tellier se réserva quelques-uns desnouveaux asphyxiés. Mis dans la glace avec des poids, ils prirentle même chemin que feu leurs maîtres.
Pendant ce temps-là, les ingénieurs quicaressaient, toquaient, frottaient et auscultaient les machines, nepouvaient se retenir d’en admirer l’ingénieuse complexité.Toutefois, la sphère y jouait un rôle si cocasse et si prépondérantque les techniciens les plus graves se prenaient à rire, à force derencontrer sous leurs doigts tant de billes, de globes, de bouleset de pommes.
Ils riaient, et grommelaient aussi. Car lamaudite invisibilité les empêchaient de saisir bien desagencements. Plusieurs jeunes aveugles, choisis pour leurintelligence parmi les pensionnaires d’une institution, leurrendaient pourtant de précieux services avec leur tactperfectionné. Mais ce n’était qu’une demi-mesure, et M. LeTellier s’aperçut bientôt qu’il devenait indispensable de rendrevisible l’aéroscaphe et ses détails, si l’on voulait en faire uneétude efficace.
Ah ! que ne pouvait-on lebadigeonner ! Mais l’aéroscaphe était réfractaire à toutbarbouillage. Rien ne marquait sur lui, pas plus que la craie ducompagnon Virachol. Depuis la détrempe jusqu’au ripolin, toutes lescouleurs du monde furent essayées tour à tour. Autant vouloirpeindre du verre à l’aquarelle.
Une telle déconvenue incita l’astronome àfaire prélever des morceaux du sous-aérien pour l’analyse chimique,afin que cette analyse provoquât l’invention d’une peinture capablede s’attacher à la matière invisible et, par suite, de la faireapparaître.
En attendant cette heureuse éventualité,M. Le Tellier se contenta de faire venir une équipe destaffeurs avec des sacs de plâtre. Ils entreprirent séance tenantele moulage des morceaux les plus simples, entre autres de lapince-cisaille-panier et de l’hélice. Comme cela, on aurait aumoins des moulages de l’invisible.
Le jour baissait.
– Venez, dit l’astronome au duc d’Agnès.Maintenant nous allons disséquer les sarvants… Quand je pense à mafille, il me semble que je les aurais volontiers charcutés toutvivants !… Venez, monsieur. Nous emmenons cet aveugle que vousvoyez là-bas ; il s’appelle Louis Courtois et sait l’anatomie.Le directeur de l’institution me l’a chaudement recommandé. Allezle chercher, je vous prie.
Quand le trio, bras dessus, bras dessous,quitta le Grand-Palais, l’hélice de plâtre sortait de son moule,hétéroclite, invraisemblable, toute blanche – reproduction fidèled’une hélice merveilleuse que n’avaient pas conçue les seuls qui,jusqu’alors, se fussent appelés les hommes.
Le Dr Monbardeau les attendait impatiemmentdans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier depeintre que M. Le Tellier avait aménagé pour toutes sortes demanipulations scientifiques, au sixième étage de sa maison. Ledocteur s’y promenait à grands pas, sous la lumière crue des arcsélectriques. Il avait disposé, sur une table, des aciersétincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntés pourla circonstance à des confrères parisiens.
Les cinq bières de zinc s’alignaient côte àcôte. Et s’alignaient aussi les boîtes frigorifiques descrapauds-moteurs.
Le duc d’Agnès et l’astronome se mirent endevoir d’ouvrir un des cercueils. Pendant quoi, le docteur, sansdiscontinuer ses marches et contremarches, interpellait l’aveugleet le prenait à témoin de la rigueur des événements :
– Des hommes, monsieur ! quellehonte ! Des hommes ! Des bimanes bipèdes macrocéphales,comme vous et moi ! Des êtres qui ont l’honneur de ressemblerà Claude Bernard, à Pasteur, à… Tolstoï ! et qui pêchent leurssemblables ainsi que des goujons !… Et qui lescollectionnent ! Oh !… Ah ! pauvre humanité,monsieur !
– Bah ! répondit M. Courtois,si nous pouvions, nous ferions de même. Sous prétexted’ethnographie, on se livre, au jardin d’Acclimatation, à desexhibitions de sauvages qui rappellent assez l’aérium des sarvants.Et tenez, docteur, cette jouissance perverse qu’on éprouve,paraît-il, à regarder vivre une personne sans qu’elle s’en doute, àtravers le trou de la serrure ; c’est tout bonnement de lavolupté du collectionneur !
– Pauvre humanité, vous dis-je !
– Viens nous aider, Calixte, fitM. Le Tellier.
Le couvercle de la bière sauta.
Au milieu des chaînes et de la glace fondue,un vide affectait confusément la « silhouette en volume »(passez-nous l’expression) d’un être humain, ni gros ni mince, nigrand, ni petit.
Cette visibilité temporaire et imparfaitesuggéra au directeur de l’Observatoire l’idée de faire mouler lescadavres dès le lendemain, comme l’hélice, et elle permit de saisirle sarvant par les pieds et sous les bras, sans tâtonner. Salégèreté ascensionnelle neutralisait le poids des chaînes ;l’ensemble équivalait à zéro gramme, zéro centigramme, zéromilligramme.
On l’étendit sur une claie, et les quatreopérateurs commencèrent à palper, non sans aversion.
Impulsivement, ils regardaient l’endroit oùleurs mains s’appliquaient, comme si les regards avaient le pouvoirde rendre les choses visibles, et que l’aspect des choses ou leurnon-aspect fût une simple conséquence de l’attention visuelle.
Les trois hommes s’aperçurent très vite que,au contraire, les yeux fermés, ils touchaient pluscommodément. Pour l’aveugle aux mains sagaces, il tenait sa têtedroite, et ses doigts s’agitaient dans l’air avec une agilitéprestidigitatrice. Il y avait là quatre aveugles, dont troisvolontaires ; et cela dans un but de clarté !
M. Le Tellier, après un silence, ouvritles paupières. Il fut troublé de l’ahurissement qui se peignait auvisage de Louis Courtois, si impénétrable d’habitude.
– Bigrement déformé, n’est-ce pas ?lui dit-il. Je ne sens ni les yeux, ni la bouche…
– Non : pas d’yeux, confirmal’autre, ému. Et pas de bouche… Mais il y a pis que cela. La face…les traits… sont d’un modelé tellement grossier… grumeleux… Etpuis, dites, messieurs, cet homme est habillé, il mesemble ?…
– Parbleu !
– Sans doute !
– Mais oui…
– Eh bien, mais sentez donc : il n’ya pas de différence entre la peau de la figure et l’étoffe ducostume… la peau des mains non plus…
– Des mains, ça ! se récria ledocteur, ces espèces de moignons grenus qui révoltent letoucher ?…
M. d’Agnès répétait d’un airdégoûté :
– Quel sale contact ! mamelonné,visqueux…
– Ah ! çà, mais… fit l’aveugle, cene sont pas des habits ! Cela fait corps avec l’individu…C’est la même consistance, la même substance ! On dirait unesorte de molle effigie, faite de pelotes grossièrement agglomérées…Ces pelotes… ces pelotes… Ah ! s’écria-t-il, j’en tiensune ! Et l’on vit ses doigts trifouilleurs s’accrocher dans levide, sur la poitrine invisible. Je la tiens !… Je la détache…péniblement… Elle vient. La voici ! Bon ! je l’ailâchée !
Un bruit sec, au plafond, claqua.
– Elle est allée se coller là-haut, commele sarvant du Grand-Palais, qui a traversé le vitrage, continuaLouis Courtois. Maintenant, il y a une cavité dans la poitrine, àla place de cette boule.
– Il faut la rattraper, décidal’astronome. Avec un marche-pied…
Mais l’aveugle disait, en crispant unedeuxième fois ses mains blanches :
– Inutile : j’en tiens une autre…qui ne pourra m’échapper… Là !… Dieu du ciel !
– Quoi donc ?
Les trois autres regardaient les mains, puisla physionomie de l’infirme. Ses doigts remuaient fébrilement, etl’horreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculerdans l’attitude de la répulsion la plus invincible ; ses mainss’ouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua.
– Pouah ! Il tremblait comme s’ilavait eu froid. C’est une araignée !… Une immondearaignée à courtes pattes, de la grosseur d’un œuf de poule… Unearaignée morte…
On s’écarta du cadavre invisible.
M. Le Tellier fit appel à toute sonénergie et se rapprocha brusquement de la claie où les chaînesesquissaient la configuration de l’épouvantable sarvant.
– Allons ! un peu de cœur auventre !… Il faut savoir. Tout ça…
Et, seul, il reprit la hideuse besognemanuelle. Puis, formulant ses trouvailles à mesure qu’il lesfaisait, voilà qu’il eut à prononcer des paroles qui resteronténormes dans les siècles des siècles :
– Non, non… Vous l’avez dit,monsieur : ce n’est pas un homme que je touche… C’est uneagglomération de bêtes agrégées en forme d’homme, et ces bêtes sontbien des araignées… oui… de gros poux, si vous aimezmieux…
– Je préfère les araignées ! susurrale duc d’Agnès.
L’astronome continua :
– Elles se tiennent étroitement serrées,en un agglomérat compact, dans la position où la noyade aérienneles a surprises. Elles sont emmêlées à la façon des petitesaraignées champêtres dont la réunion sur le dos de leur mère faitune horrible toison grouillante. Mais ici, c’est une créature toutentière uniquement constituée par des animaux… Des animaux groupésen forme d’homme ! et d’homme habillé ! Çavraiment !…
– Donc, scanda le docteur au comble del’exaltation, les bourreaux de nos enfants sont desaraignées !
M. Le Tellier rompit le silence quivenait de suivre, et remarqua :
– Robert l’avait bien pressenti, quand ildisait : les êtres du vide doivent être plus différentsdes hommes que les habitants d’une planète immensément lointaine,mais garnie d’une atmosphère.
Tout à l’heure, M. Monbardeau s’indignaitde ce que les sarvants fussent des hommes ; à présent, ill’eût souhaité de bon cœur. Des araignées ! Intelligentes,civilisées, soit ! Mais, tout de même ! Desaraignées ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plussordide !
Leur répugnance s’accrût davantage lorsque leduc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnideinvisible qu’il eut l’inspiration d’enduire de colle forteadditionnée d’encre rouge.
Tout englué de sécotine pourpre, le petitmonstre surgit, sanglant et gélatineux… Il était d’une hideur siinsupportable à qui savait les abominations de l’aérium qu’on lejeta par la fenêtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il montalentement vers les étoiles – vers le monde sus-aérien – et seperdit bientôt dans la nuit fallacieuse, traîtreusement fleurie delumières exquises. L’aveugle, courageux, palpait derechef ladépouille du sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deuxaraignées à cinq pattes, vivant d’une vie propre, et quis’activaient à leur tâche de mystère.
– Cette forme humaine ! radotait ledocteur. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ?
– J’ai trouvé ! annonça tout à coupM. Le Tellier. Nous sommes en face d’un phénomène demimétisme ! C’est un moyen de défense ! une ruse deguerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, cesaraignées ont pensé que nous respecterions des êtres semblables ànous, et de là vient qu’elles se sont agglutinées de manière àfigurer des hommes ! Mimétisme purement instinctif oumimétisme raisonné, en tout cas : mimétisme !
Trois exclamations n’en firent qu’uneseule.
– C’est ainsi, mes enfants ! Etvoilà pourquoi les chambrettes de l’aéroscaphe sont à ce pointmenues. Comparées à la taille des matelots qui les habitaient, cesont de grandes salles. L’aéroscaphe, pour les sarvants, est unample paquebot, proportionné non pas à l’équipage, mais au gibierqu’il était chargé de poursuivre et d’emporter.
– Nous ne sommes plus des goujons,docteur, fit le duc d’Agnès, nous sommes des cachalots.
– Faible consolation, monsieur.Cependant, j’avoue que… de misérables nains… tout araignées qu’ilssoient…
– Oh ! Des nains diantrementhabiles ! Des araignées fichtrement cultivées ! L’aérium,docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pourbaleines !
– Passez-moi le scalpel, dit Courtois.Cette cohésion me paraît bizarre…
– Vous avez du nouveau ? lui demandaM. Le Tellier.
M. COURTOIS. – Attendez, laissez-moifaire… C’est bien cela ! Je m’y attendais. Oh !… Cesaraignées… elles ne sont pas seulement unies par l’enlacement deleurs pattes. Elles se tiennent aussi par les nerfs. Chacuneprésente deux papilles nerveuses extérieures, en relation avec lescentres (cerveau, moelle ou ganglions) et qui remplissent lafonction de plots électriques, ou de prises de courant, comme vousvoudrez. Les araignées se branchent l’une après l’autre, aumoyen de ces contacts nerveux !
M. LE TELLIER. – Terre et ciel !Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, l’espècearachnéenne tout entière peut, à sa guise, former une quantitévariable d’êtres collectifs, ou devenir un seul animal immense,doué d’un seul esprit, d’une seule volonté, d’une seulesensibilité, une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable,un chapelet…
M. MONBARDEAU. – Comme le tænia !qui lui aussi est composé d’organismes bout à bout…
M. D’AGNÈS. – Les sarvants ressemblent àl’eau, qui s’éparpille en gouttelettes sans nombre et pourrait neformer qu’un seul océan. Docteur, nous ne sommes plus descachalots ; ces gens-là sont des titans, lorsqu’ils leveulent.
M. COURTOIS. – Oui, des titans ! desprotées multiformes ! Il a plu à ceux-ci d’emprunter notrestature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choixentre toutes les conformations possibles, ils pouvaient s’amalgamerdans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieursgrandes créatures-colonies, beaucoup de petits êtres-sociétés, oubien rester une foule d’individus séparés.
M. LE TELLIER. – Ces araignées ne sont,en somme, que des unités de construction, telles les cellules denotre corps, puisque, après tout, l’homme n’est aussi qu’unecollection d’éléments. La différence, c’est que chez nous lacellule n’a point de personnalité, ni d’indépendance, tandis quechez les sarvants, chaque élément, libre, est un individu. Ce typebiologique réalise une chimère sociale : l’état coopératif. Lepeuple sus-aérien jouit de l’idéale république : un dans tous,tous dans un. C’est admirable.
M. D’AGNÈS. – C’est dégoûtant !
M. COURTOIS. – Tous les modes de la viesont admissibles, et celui-ci n’est pas sans grandeur, quisubordonne la prépondérance d’une race à la pratique de lasolidarité.
M. D’AGNÈS. – Bast ! prépondérancesur des crapauds !
M. MONBARDEAU. – C’est vrai, lescrapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on lesétudiait un peu ? Je serais curieux… Chacun d’eux,souvenez-vous-en, produisait le travail d’un bœuf, et c’est unmystère accessoire où je soupçonne, malgré tout, l’interventiond’une science…
Il courut alors aux bêtes motrices, et il eutle regret de constater que leur décomposition s’accomplissait avecune rapidité malheureuse. Une odeur d’acide formique[9], se dégageant des glacières, vous piquaitle nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz méphitiqueschantaient glouglou parmi l’eau de la glace fondue. Le couvercled’une boîte fut lancé loin d’elle, avec puanteur et détonation.
– Il faut que les sarvants soient desbrutes, déclara le duc d’Agnès, pour avoir traité comme ça depauvres créatures du bon Dieu !
– D’abord, contredit M. Le Tellier,vous ignorez si ces crapauds n’étaient pas enchantés de trouverprotection, abri et subsistance, au prix d’un labeur sans douteproportionné à leur force. Je pense, moi, que les sarvants nesont pas mauvais, puisqu’ils ont cru que nous ne ferions pasde tort à des hôtes qui nous ressembleraient…
– Oui-da ! persifla le docteur,l’animal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pasentre eux !
– Les loups, c’est vrai. Pas leshommes.
– En tout cas, les sarvants ne se priventpas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! murmurale duc d’Agnès.
L’astronome répliqua :
– Et s’ils ne savaient pas ce que c’estque la souffrance ?… Avez-vous songé à cela ?… Nous quisouffrons, nous prétendons bien que certains animaux ignorent ladouleur. Au fond, qu’est-ce que nous en savons ?
– Peut-être, insinua l’aveugle, peut-êtreont-ils adopté notre tournure, sachant au contraire que c’estl’homme que l’homme redoute davantage ? Mais dépêchons !la pourriture gagne ces restes…
– Voilà qui est fâcheux, soupiraM. Le Tellier. J’aurais voulu les soumettre à des expériencesde radiographie et les faire mouler.
– Vous n’en aurez pas le temps.
– Essayons au moins de comprendre commentils suppléent au défaut de circulation sanguine et de fonctionrespiratoire, et désagrégeons ce simulacre d’humanité.
Le soleil naissant les trouva penchés sur lespetits morts invisibles, répugnants et légers ; difficiles àretenir et qui, au moindre faux mouvement, s’allaient plaquer auplafond. Mais le résultat de leur veille est beaucoup troptechnique pour être rapporté au cours de cette histoire populaire,dont la clarté, d’ailleurs, n’en serait pas renforcée d’uncent-millième de carcel.
Ainsi se termina la mémorable nuit du 6 au 7septembre 1912, digne suivante d’un vendredi célèbre à jamais dansles annales de la connaissance.
Sitôt parus, les journaux du matin furentenlevés. On s’attendait à lire d’abondantes explications sur lephénomène des grands boulevards, les feuilles du soir l’ayantrelaté la veille en termes confus et déraisonnables. On eut ladéception troublante de n’acheter avec les meilleures gazettesqu’un surplus d’incohérences et de contradictions. Elles donnaientun compte rendu passable de ce qui s’était produit au Grand-Palais,mais elles faisaient suivre cette information – déjà très affolante– de commentaires ineptes et d’éclaircissements de haute fantaisie.Dans l’esprit exalté du public, tout ce qui concernait l’aéroscaphedevint à peu près juste, mais la notion du monde sus-aérien demeuraténébreuse et larvaire.
L’instinct du peuple l’avertit qu’il sepassait des choses graves. Paris fermenta. Les magasins furentdéserts.
Des foules assiégeaient les ministères tour àtour, sans savoir auquel il fallait recourir en l’occurrence. Onimaginait, de la part du gouvernement, des cachotteries, desfeintes, un parti pris de silence. On voulait la vérité ; surla cadence des lampions, devant la Chambre des députés,cent mille personnes la réclamaient.
Un questeur, délégué, vint prier M. LeTellier de vouloir bien instruire la nation.
Vers quatre heures, se fit la distributiongratuite d’un bulletin imprimé à la hâte et renfermant lescommuniqués de l’astronome (pièce 821).
Ils ne déguisaient rien, mais tâchaientseulement d’être stoïques.
C’est alors que le Péril bleu apparut danstout son horrible et tout son formidable, quand on apprit tout netqu’au-dessus des hommes, sur un globe invisible plus immense que laTerre et l’enveloppant de toutes parts, vivait une autre raced’êtres intelligents qui semblaient bien nous avoir attaqués, raceredoutable par sa position, sa force, son mode de vie, son génie etson invisibilité, qui faisait de nous comme une bande d’aveuglescernés.
L’humanité fut saisie d’une même épouvante, etson émotion s’aggravait bizarrement de ce que les deux formesconnues des créatures du vide fussent précisément celles desanimaux terrestres les plus répulsifs, auxquels des siècles defréquentation journalière n’avaient pu la rendre insensible.
Le sort des prisonniers cessa d’intéresserl’opinion ; les gens craignaient pour eux-mêmes trop decalamités. La répugnante immixtion de crapauds et d’araignées dansnos affaires préoccupait toutes les rêveries (car il importe denoter qu’au début le populaire ne faisait pas de différence entreles sarvants et leur bétail dynamique). Malgré les enseignements deM. Le Tellier, l’assurance d’une invasion imminente persistafort longtemps ; l’armée s’attendait à être mobilisée d’uninstant à l’autre.
En vingt-quatre jours, l’effroi devintmondial. Une soif de science dévora jusqu’aux tribus arriérées. Lesignorants se faisaient initier aux rudiments de l’optique et de lamétéorologie ; les clercs poussaient leur savoir aux derniersarcanes. À l’étalage des librairies, la brochure de Jean Saryer,Essai sur l’invisible, s’épuisait en éditions polyglottes.Contre l’autorisation de publier le cahier rouge, Le Journal,Le Daily Mail, Le New York Herald, Le Novoïté Vrémia et LaGazette de Cologne offrirent des fortunes à M. LeTellier, qui refusa.
Cette fin du monde, appréhendée depuisquelques mois, semblait tout de même arrivée. Les églises et lestemples, les synagogues, les pagodes et les mosquées regorgèrent demultitudes horrifiées, en ferveur machinale ; et les tavernesfabriquèrent des ivrognes à la douzaine. Les banques, silencieuseset abandonnées, ne trouvèrent pas un cambrioleur.
Il y eut des prostrations unanimes, suivies desurexcitations universelles.
On eût dit que les nerfs de tous les humainscommuniquaient entre eux, à la ressemblance des Invisibles.L’abattement s’étendait sur la famille d’Ève en proie à cette peurinjustifiée de l’extermination. Elle admettait que les tempsfussent venus. Chacun se disait que c’était là le tristeaboutissement de tant d’efforts et de victoires. Et l’on connut ànouveau l’incessante détresse qui tenaillait le cœur de nosancêtres, quand l’homme n’était qu’un mammifère débile, exposétoujours aux agressions monumentales des mastodontes qu’ilredoutait sans trêve et dont l’obsession ne le quittait jamais. Or,cette terreur soudain réveillée d’un sommeil vingt fois millénaire,il fallait qu’aux heures préhistoriques elle eût été suprême àl’égal de l’amour ; car l’éprouver, c’était la reconnaître.Plus nombreux qu’en temps d’éclipse ou de comète, les regards sefixaient sur le vide apparent où la déchéance de l’hommes’inscrivait en caractères invisibles. Mais l’homme tenancier de laTerre n’était pas même détrôné : jamais il n’avaitrégné ! Il s’était cru le maître, alors qu’un autre,industrieux, génial et saugrenu, lui restait supérieur, au point dele pêcher !
Humiliation des humiliations !
L’homme, n’étant plus l’HOMME, s’inclina, prisde stupeur. Il acceptait. Il sentait pour lui-même une grandecompassion devant l’iniquité dont il se prétendait victime. Et lesprêtres en chaire prêchaient de la sorte :
– Du fond de l’abîme nous avons crié versToi, Seigneur, nos désirs, nos souffrances, notre amour. Et nousétions comme des bêtes souterraines. Oui, plus profond d’être sousun monde insoupçonné. Ceux à qui Tu avais donné le royaume de laTerre n’étaient donc pas les fils de l’argile transfigurée ausouffle d’Élohim ? Nos prières, en montant vers Ta gloire, auplus haut des Cieux, traversaient l’univers qu’il T’a plud’interposer entre Elle et nous. Mais, plus que toujours, ôSeigneur, voici que nous crions vers Toi, du fond reculé del’abîme, nos désirs plus aigus, nos souffrances avivées et notreamour grandi !
L’araignée du soir signifiait chagrin, commecelle du matin. On écrasait l’une et l’autre, dès qu’on les avaitaperçues. Des furieux leur faisaient la chasse et les piétinaientsottement. La frayeur en faisait surgir qui n’existaient pas. Onvoyait partout des faucheux, des phrynés, le Mexiquehalluciné rêvait d’atocalts, les Nègres d’Afriques’imaginaient que les étoiles étaient des galéodeslumineuses, et le poème de Victor Hugo se réalisait à l’envers, carle soleil rayonnant évoquait l’ombre paradoxalement éblouissante dequelque titanesque Sisyphe.
Et l’homme, du soleil, faisait une araignée.
Dans toutes les campagnes des cinq parties dumonde, crapauds et grenouilles furent massacrés, depuis lesmignonnes rainettes vertes de nos prairies jusqu’aux ignobles pipasdu Brésil, qui sont des abcès sautillants.
Et puis, tout à coup : revirement.L’humanité se reprit dans un brusque sursaut d’énergie. Desprêcheurs laïcs et religieux s’écrièrent qu’après tout rien necertifiait la supériorité des sarvants ; que leur mécanique,en définitive, ne valait pas la nôtre sur certains points, avec sessphères risibles et ses moto-crapauds ; qu’il fallait défendrele sol contre leurs incursions et mettre en batterie tous lesengins que notre science avait construits et qu’elleconstruirait !
On sait que l’homme en troupeau est uneétrange bête, lunatique, moutonnière et panurgéenne. La réactions’opéra dans l’allégresse. Une confiance exagérée supplantal’excessive démoralisation. Les basiliques se vidèrent au profitdes théâtres ; les magasins de nouveautés reconnurent l’affluxdes acheteuses, et les aiguilles renfilées coururent à qui mieuxmieux dans les pongés, les chantoungs et les peaux-de-soie. Toutrepartit. À l’exemple d’un premier syndicat pour la défense duterritoire, d’autres se constituèrent. On placarda affiche suraffiche. Les réunions publiques s’ajoutaient aux conférences. Etles capitales manquèrent illuminer lorsqu’on apprit qu’en France leConseil des ministres allait se réunir pour délibérer avecl’Académie des sciences – mesure éminemment salutaire que tous lesÉtats du globe se proposaient d’imiter.
Nous rappellerons en peu de mots la séancefrançaise mixte, cette assemblée historique, modèle des parlementsfuturs, en attendant que les personnages scientifiques aientremplacé complètement les politiciens.
Elle s’ouvrit à l’Élysée, le mercredi 11septembre, et commença par une discussion. (Compte rendu officiel,pièce 943.)
Reflétant la conviction nationale, qu’ilpartageait, le ministre de la Guerre proposa d’examiner sansambages les moyens les plus sûrs, expéditifs et radicaux, dedétruire les continents sus-aériens. Il ajouta qu’il importait dele faire au plus tôt, avant que les sarvants n’eussent construit denouveaux aéroscaphes. Il parla de mortiers colossaux et deprojectiles explosifs – et se vit couper la parole.
Le ministre des Colonies l’interrompait, etlui demandait de quel droit bombarder ce pays qu’on pourrait sansdoute, avec le temps, conquérir, annexer peut-être et, à tout lemoins, gratifier d’un protectorat. Le pire qu’il s’autorisait àprévoir, c’était le massacre des indigènes, encore qu’il eût étépréférable, à son sens, de les asservir. Mais dévaster de fond encomble la terre invisible ? Jamais ! Il devait y avoirlà-haut des richesses inconnues fort appréciables. Pour son compte,il caressait l’espoir que la France, un jour, s’augmenterait decette belle possession plus étendue que toute la surface qu’on voitsur les mappemondes.
Le physicien Salomon Kahn voulut alorsintervenir. Mais le ministre du Travail entra dans la discussion.Après un compliment à l’adresse de ses deux collègues – les ayantadmirés d’avoir, pour une fois, montré chacun l’esprit de sondépartement, et s’étant félicité de ce que le ministre de la Guerreeût été belliqueux et le ministre des Colonies colonisateur – ilannonça qu’il allait, lui, ministre du Travail, faire entendre lesphrases qui auraient dû sortir de la bouche du garde des Sceaux,ministre de la Justice. Et il prouva que l’idée de colonisationn’était pas recevable, au triple point de vue du code, de lajurisprudence et de la justice. Car les plaines du videappartenaient déjà aux hommes. (Sensation prolongée.)
– Vous savez, dit-il, que toutpropriétaire foncier est propriétaire non seulement du sol, maisencore du sous-sol de sa propriété ? Depuis l’extension de lanavigation aérienne, vous vous le rappelez, on a reconnusymétriquement la propriété du dessus – la propriété de laportion d’air qui se trouve au-dessus du sol. Tout l’espace qui setrouve au-dessus de mon champ m’appartient : donc je suispropriétaire d’un lopin de territoire sus-aérien. Si mon champ estrond, j’ai là-haut un rond du continent invisible ; mais cerond est un peu plus grand que celui de mon champ, parce que,messieurs, ce que nous possédons lorsque nous possédons un terrain,ce n’est pas une surface, c’est un volume. Je l’ai dit, acheter unchamp rond, ce n’est pas acheter un cercle de campagne, c’estacheter, un cône illimité de feu, de roc, de glèbe, d’atmosphère etde vide, dont la pointe se trouve au centre de la Terre (où toutesles propriétés, se rejoignant, tombent à rien) et dont la base està l’infini. Les astres, messieurs, ne peuvent graviter qu’enpassant de l’une à l’autre de ces divisions d’éther tronconiquesdont nous sommes les possesseurs.
« De même, vendre un champ carré, cen’est pas vendre un carré de culture, c’est vendre une pyramiderégulière à quatre pans…
Le président de la République ne disaitrien.
– Je demande la parole, fit M. LeTellier.
On la lui donna. Le silence s’établit.
– Messieurs, commença-t-il, avantd’anéantir ou de coloniser le monde invisible, la Francescientifique doit encore travailler pendant des lustres et deslustres.
« À la hauteur de cinquante kilomètres,nulle bombe ne saurait parvenir, du moins utilement. Car, si ellearrivait jusque-là, son explosion dans le vide ne produirait qued’insignifiantes dégradations. Par contre, en retombant sur terreavec une force de bolides, les shrapnells non éclatés yprovoqueraient des malheurs irréparables. Voilà pourl’anéantissement.
« Voyons la colonisation. Les appareilsdont nous disposons ne peuvent nous transporter là-haut. Sur uneprofondeur de vingt-cinq mille mètres environ à partir du niveauatmosphérique, l’air est trop raréfié pour soutenir nos ballons,nos aéroplanes ou nos hélicoptères. Vouloir y voler correspond àvouloir nager dans le brouillard. Folie.
« Même, si nous savions organiser unnavire aussi léger, précis et résistant que l’aéroscaphe – sil’aéroscaphe radoubé reprenait du service – il ne pourrait monterque six hommes à la fois. Et il faudrait connaître lamanœuvre ! Aussi bien l’aéroscaphe n’est-il pas raccommodable.Nous sommes impuissants à le reproduire, et le moteur serait troplourd que nous mettrions à la place des dynamos crapaudiques –pardonnez-moi cette néologie barbare.
« Et puis, là-haut, messieurs, commentvivre ? J’entends bien qu’il existe des appareilsrespiratoires contre l’asphyxie ; mais quel scaphandreinventer contre la dépression ? quelle cuirasse hermétique etcependant articulée ?…
« Non, non, il ne faut pas songer àdémolir le continent sus-aérien, qui d’ailleurs tient peut-être unemploi fondamental dans l’économie de la planète – qui estpeut-être un précieux condenseur de calorique solaire – et dont ladisparition entraînerait peut-être celle de la faune terrestre, ycompris certain orang dégénéré, tyrannique et vicieux, qui nous estcher de tout notre égoïsme.
« Et ne songez pas non plus à coloniserce monde, puisqu’il nous est consigné, puisque, hélas ! nousne possédons qu’en utopie la columbiad de Jules Verne etla cavorite de Wells.
– Mais alors que faire ? Oui, quefaire ? Allons-nous donc nous laisser pêcher jusqu’audernier ? Ils nous coloniseront, si nous ne les colonisonspas !
Le président de la République ne disaitrien.
– Minute !… Deux mots, je vousprie ! lâcha M. Le Tellier au plus fort des exclamations.Tout cela est irrationnel. Qui de vous eut jamais le desseind’aller faire de la pénétration pacifique chez les poissons ?de coloniser les steppes sous-marines et les pampasliquides ?… Vous savez bien que les sarvants ne professentpour nous qu’une simple curiosité scientifique !
– Le reste viendra !
– Pas sûr. Ou bien dans très longtemps,quand nous-mêmes nous aurons des velléités de conquête à l’égard dufond de la mer. Et alors nous serons prêts à recevoir lesInvisibles.
– Pour l’instant, il s’agit, sans plus,de nous défendre, au cas où de nouvelles explorations nousmenaceraient, menaceraient ce malheureux Bugey qui, de touteévidence, se trouve être le fond de la mer des sarvants. Voilà laquestion.
« Or, je prétends, pour peu qu’on yréfléchisse, que cette question ne se pose même plus !
(Mouvement)
« Convaincu, par la raison, que lesaraignées invisibles n’ont à cette heure – et n’auront sans doutejamais – que des intentions océanographiques à l’endroitd’un monde où elles ne sauraient vivre que péniblement affubléesd’armures isolantes, ou cloîtrées dans des cloches sous-aériennes,comme nous dans l’eau profonde – je dis qu’il s’écoulera nombred’années avant qu’elles recommencent leur tentative de muséum. Etje le prouve.
« Voyons, messieurs, croyez-vous qu’ilattache une grande importance à la pêche humaine, cetimmense peuple invisible qui n’a, dans ce but, construitqu’une seule embarcation ?… Eh oui, uneseule ! Vous ne l’ignorez pas, en effet : depuis lenaufrage de l’aéroscaphe, aucun enlèvement ne s’estproduit. Nous avons donc affaire à l’entreprise assez modiqued’un groupe de sarvants savants, de ceux qui, je suppose, jouent lerôle de cervelle dans leurs singuliers assemblages. Eh bien,dites-moi, le résultat de cette campagne est-il encourageant poureux ? Il s’en faut de tout. D’une part, le sous-aérien s’estperdu corps et biens ; et d’autre part (ici, la voix del’orateur s’embarrassa de sanglots retenus) et d’autre part,messieurs, leurs captifs… – excusez-moi – leurs captifs succombent…avec une effr… effrayante rapidité. Messieurs les membres dugouvernement sont mieux placés que personne pour vous dire avecquelle horrible fréquence les cadavres tombent maintenant du cielsur le triste Bugey…
« Un instant aveuglé par mes larmes,trompé par mes propres chagrins, j’ai pu croire à l’énormité duPéril bleu ; j’ai pu croire qu’il menaçait tous les hommes dèsà présent. Je suis édifié. Les sarvants ne sont pas à la veille derenouveler un essai d’aérium qui échoua dans une catastrophenavale et dans un insuccès d’élevage.
« Que faire ? Préparons l’avenir, silointain qu’il paraisse. Et que ceux dont les parents sont auxgriffes des araignées attendent courageusement la chute de leurscorps !
M. Le Tellier s’assit lourdement, commeun voyageur au terme de sa course. Ses collègues l’entouraient etlui serraient les mains. Dans le bruit de leurs compliments, onentendit le ministre de la Guerre s’obstiner :
– Il faut détruire lessarvants !
Le président de la République, sortant d’unrêve, dit alors, avec un joli accent de Gascogne :
– Hé, dites un peu, monsieur LeTellier ! Vous qui fûtes le Christophe Colomb, le Vespuce decette Amérique, ou mieux encore : le Le Verrier de ce Neptune…Dites un peu ! Ces territoires superposés aux nôtres, ces genssous lesquels nous vivons depuis sans cesse… Hé, hé ! est-ceque cette phrase-là n’est pas absurde ?…
– Toute chose paraît absurde, monsieur lePrésident, lorsqu’elle est très neuve, très étrange, et que nousl’apercevons tout à coup, au dépourvu, sans qu’une chaîned’épisodes ou de raisonnements nous ait amenés progressivementjusqu’à elle, par de faibles surprises successives ou de petitsenseignements graduels, dont la somme constitue cependant soit uneextrême stupéfaction, soit une science approfondie.
« C’est aussi question devocabulaire.
« Tenez, vous eussiez dit à quelqueRomain d’autrefois, au plus intelligent, au plus poète desRomains : Horace, par exemple – ou bien à quelque Grec, auplus savant des Grecs : Aristote, si vous voulez – vous leureussiez dit cette phrase à la fois lyrique et scientifique. “Unjour, ô maîtres, on emploiera la foudre à pousser des galères.”
« À ces mots, je vois d’ici, monsieur lePrésident, Aristote sourire et Horace lever les épaules…
« Cependant, la phrase que vousprétendiez absurde tout à l’heure sera dans quelques annéesvraiment aussi simple et naturelle qu’il est simple et naturel dedire aujourd’hui, deux mille ans après Horace et Aristote :“Il y a des bateaux électriques.”
Le président de la République regagna son rêveélyséen.
– Il faut détruire les sarvants !tonna le ministre que l’on sait.
La séance continua, et fut levée sur un ordredu jour « invitant les Chambres à voter des crédits pourl’étude de projets destinés à combattre une nouvelle expéditionarachnéenne, d’ailleurs improbable ».
L’astronome sortit de l’Élysée rompu delassitude. Il avait dû faire un violent effort sur lui-même pour semontrer optimiste à la séance du conseil. Sa tristesse de père etsa raison de savant s’étaient livré bataille. C’est une belleaction, mais c’est une torture de peindre l’avenir des autres encouleurs agréables, quand l’avenir est devant soi comme un trounoir.
Il rentra chez lui, démoralisé, estimant satâche accomplie et ne pensant plus qu’à revoir Mirastel, où le DrMonbardeau l’avait précédé. M. Le Tellier voulait être là –quel supplice infernal que cette pensée ! – lorsque, dans lapluie de cadavres tombant sur le Bugey… Oh ! cette pensée dedamnation qui lui venait sans relâche et qu’il n’avait jamaisl’horrible courage d’achever… M. d’Agnès l’attendait boulevardSaint-Germain. Sa vue n’était pas faite pour ragaillardir le pauvrehomme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant leduc avait l’air sombre.
Il s’ouvrit de son désespoir à M. LeTellier. Aucun ingénieur ne lui faisait la moindre illusion. Lemonde invisible était inexpugnable, ainsi le décrétaient lesFacultés. Il en devenait neurasthénique. La nuit, ses cauchemarsl’effaraient de visions sus-aériennes : vivisections, mariagesscandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et, lejour, ses idées restaient imbues de délire. Il n’avait pas échappéà la phobie de l’invisible, qui alors tourmentait les gensimpressionnables et les faisait marcher à tâtons en plein midi, desorte que les rues semblaient parfois remplies d’aveugles. Etquand, de sa fenêtre, le duc d’Agnès considérait l’agitation despassants, il croyait voir, à travers les carreaux, une collectionde poissons dans un aquarium !
– S’il me restait au moins une toutepetite chance ! fit-il subitement avec un demi-sourirehonteux…
M. Le Tellier leva les bras pour leslaisser retomber en signe d’impuissance, et le duc d’Agnès repriten balbutiant :
– Oui, je sais bien… Il faudrait êtrefou… aussi fou que… euh ! hem !… que Tiburce, parexemple, n’est-ce pas ?… Ah ! celui-là… rien ne ledéconcerte… hum…
Il sortit une lettre, d’un geste emprunté.
– J’ai… hem !… Il m’a envoyé ça.
– Ne me faites pas voir cettelettre ; non ! Ah ! je n’y pensais plus guère, àvotre Tiburce ! C’est vrai : dire qu’il y a encore unimbécile pour croire à ces bienheureuses chimères !… Ah !l’enviable crétin ! Serrez votre papier, mon ami ; celame ferait du mal.
– Évidemment ! concéda le ducd’Agnès.
Mais, cependant, il relisait pour lui seul lemessage insensé de Tiburce.
(Pièce 845)
Bombay, le 3 août 1912.
« Je conserve bon espoir, cher ami,quoique j’aie contre moi bien des hasards stupides et l’homme leplus habile de la terre : Hatkins.
Tu te rappelles que je me suis embarqué à lapoursuite d’un certain Hodgson et de sa fille, que je soupçonnaisêtre Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvésà Singapour avec une facilité surprenante. C’étaient unvieux pasteur protestant et sa sœur aînée ! L’ostentationqu’ils apportaient à ne pas se cacher m’a vivement révélé lepiège ; ces deux vieillards étaient des complices que Hatkinsavait fait débarquer en même temps que lui et qui, dès cet instant,avaient pris le nom d’emprunt sous lequel l’Américain etMlle Le Tellier étaient connus sur le bateau.Pendant que je m’occupais d’eux, Hatkins et sa compagnes’enfuyaient. Ils s’enfuyaient encore : c’était donc eux deplus en plus.
Par déduction, je découvre le chemin qu’ilsont pris. Depuis leur arrivée, deux paquebots seulementappareillèrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon géniefamilier me souffle : Calcutta. J’y vais, et j’apprends,moyennant finances, que nul débarqué ne ressemble, de près ou deloin, à qui je voudrais qu’il ressemblât. Ayant fumé quelquespipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste àMadras. Je reprends donc la mer, avec un retard considérable. Mais,à Madras, j’ai la satisfaction de reconnaître que mes intuitions nem’ont pas trompé : deux jeunes Moldaves du sexe masculinviennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frèresTinska, après avoir séjourné quelques jours à l’hôtel. Il est vraiqu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais dunord et d’Haïderabad, par terre… Qu’importe ! Tinska,n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ?
Je les tenais !
Sans lanterner, je saute dans le rapide deBombay, où je compte pincer Mlle Le Tellier enhabit de jeune garçon… Mais là, dans le fouillis de la ville,impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. Ce matin,pourtant, après un millier de démarches et de rebuffades (car jen’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et ladéférence), j’ai su, de l’agence Cook, qu’une société grecque,composée de quatre personnes (deux jeunes ménages), les Yéniserliset les Rotapoulo, vient de s’embarquer pour Bassora (au fond dugolfe Persique). De Bassora, ceux-ci comptent remonter laMésopotamie et gagner Constantinople à travers les terres, pourensuite rentrer en Grèce. Je suis sûr que les Monbardeau-d’Arvièreont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que lesautres Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni à l’agence un luxede détails inouïs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire.Ils se sont dit : « Tiburce ne croira jamais que c’estnous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et, en effet, ils necherchent pas même à masquer qu’ils sont deux hommes et deuxfemmes !… Tout autre que moi aurait abandonné cette pistetrop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien,et ce soir je file sur Bassora.
La superbe randonnée ! J’ai fait, parl’Amérique, le Japon et l’Indochine, plus de la moitié du tour dumonde. Avant qu’ils n’aient bouclé la boucle, je les auraisrattrapés. J’ai conscience de les avoir talonnés, traqués, siimplacablement qu’ils n’ont pu s’arrêter comme ils le voulaient, etque je les ramène au lancer, en Europe, où nous serons leursmaîtres ! Sursum corda, cher ami !
À toi en toute affection ; et queMlle d’Agnès veuille trouver ici les hommages deson dévoué.
TIBURCE. »
P.-S. – « Vous me faites de lapeine, en Europe. Ma parole, votre frousse se répercutejusqu’ici ! Les indigènes invoquent le Trimourti contre lePéril bleu !
J’oubliais une chose : un journald’Amérique imprime aux échos mondains que Hatkins a renoncé à sonvoyage autour du monde et qu’il va donner une fête dans son hôtelde New York !… Crois-tu qu’il est roublard ! Une fêtechez Hatkins, soit, mais Hatkins lui-même, non. C’est unsosie de Hatkins, qui le remplacera. Cet homme dépenserait sesmilliards pour me berner !…
Adieu.
T. »
Quand le duc d’Agnès eut fini de lire cesabracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux unepetite flamme.
– Ah ! ça fit-il en se croisant lesbras, est-ce que d’aventure vous garderiez un doute au sujet de lasottise de ce roussin d’occasion ?
M. d’Agnès rougit.
– Un doute ?… Hélas ! commentvoulez-vous qu’il me reste un seul doute ! Je sais de sourcecertaine que M. Hatkins est à New York ; j’ai lu lejournal de Robert Collin qui a vu chez les sarvants ceux que nouspleurons déjà. Après cela, comment pouvez-vous croire que j’ajoutefoi aux lettres de Tiburce, qui prétend les avoir suivis autour dumonde ?
« Je reconnais pourtant que… oui, uneminute, ce ton joyeux, cette assurance alerte… Et puis, monsieur,nous sommes toujours tentés de croire ce qui nous cause duchagrin ; et, voyez-vous, quand je songe queMlle Marie-Thérèse aurait suivi Hatkins…
– Vous aimeriez encore mieux la savoirdans l’aérium ! dit amèrement M. Le Tellier.
– Ah ! monsieur, que me faites-vousdire ! Ayez pitié de moi ! Toutes mes transes, toutes mesjalousies tout mon martyre éternel, plutôt qu’une larme aux cils devotre fille !
Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-là,confessant son amour et son mal, d’une voix énervée, rauque etvacillante, avec cette emphase de mélodrame qui ravale au ton demauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie.
Après le départ du savant dont l’autoritéavait dominé la phase parisienne du Péril bleu, on profita de saretraite pour mettre à exécution certain projet que l’astronomeavait toujours combattu. Nous voulons parler de l’admission dupublic au Grand-Palais. M. Le Tellier ne s’y opposait pas enprincipe, mais il soutenait avec raison qu’elle devait êtregratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que l’aéroscaphecessât d’être invisible, au moins en partie, grâce àl’intermédiaire d’une peinture ou de tout autre procédé.
Malheureusement, le public grondait.(C’est-à-dire que trois ou quatre publicistes le faisaientgronder.) On vit le moment où la question deviendrait électorale,et, encore que le sous-aérien fût toujours rétif à tout maquillagele rendant visible, l’accession du peuple fut décidée et taxée àcinquante centimes par tête au profit des sinistrés bugistes.L’entrée payante ne fut imposée que pour éviter l’encombrement.
Dès le premier jour, dimanche 22 septembre, ilarriva ce qu’avait prédit M. Le Tellier. La foule aperçut, entout et pour tout, une haute et solide barrière défendant un enclosinoccupé ; des agents de police la doublaient à l’intérieur.C’était bien le cas de dire qu’on avait payé pour ne rien voir.Dans l’âme obtuse de la multitude, cette idée avait pris corps que« fichtre, on verrait toujours, à n’importe quoi, que cetruc-là était invisible ! » Et on voulait voir ! Eton était furibond de ne rien voir pour ses dix sous !
Une émeute éclata. « On nous vole !une supercherie ! » L’existence des sarvants n’était plusqu’une fumisterie destinée en fin de compte à gruger lecontribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchésse rappelaient entre eux les sommes énormes envoyées au secours duBugey, de tous les points de la France et de l’étranger, et dont lecomité de répartition n’avait distribué que 3.746,95 francs. Ceuxmêmes qui avaient accepté l’invisible, au carrefour Louis-le-Grand,ne l’admettaient plus maintenant qu’ils avaient déboursé leur pièceblanche afin de le contempler.
Sur un ordre, les agents frappèrentl’aéroscaphe retentissant…
– Ouh ! Ouh ! Compères !Robert Houdin ! Ouh ! Ouh ! Compères !Assez ! Assez ! Honteux !…
En exécution d’un deuxième ordre, les agentsrétablirent des cordages autour du sous-aérien…
Puis les gradés atteignirent la plate-formeocculte, et s’y promenèrent sans appui, comme les astres dansl’infinie subtilité…
Puis on alla chercher les moulages de l’héliceet de la pince-cisaille-panier…
Puis douze citoyens furent invités à venirtoucher l’aéroscaphe…
Mais rien ne put retourner la foule, quivoyait partout des compères. Le Grand-Palais s’emplit d’un vacarmesans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation.S’il avait cru à la réalité du bateau, il aurait tenté de le mettreen pièces. Çà et là, des échauffourées se produisirent ; onétouffa quelques marmots. Il fallut rendre l’argent.
Le prestige du Péril bleu venait de recevoirune atteinte irréparable. Le lendemain, les journaux del’opposition prétendirent qu’il ne s’agissait pas seulement d’uneescroquerie, mais aussi d’un stratagème pour distraire de lasituation sociale, sans cesse plus étendue, l’attention civique. Lepouvoir s’était servi de ce dérivatif indigne comme il se servaitparfois d’alarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisance oul’existence même des terres invisibles. Et quand, triomphalement,le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde qu’il avaittrouvé la peinture tant désirée et fait apparaître ainsi le morceaud’aéroscaphe que la France lui avait confié, la démocratie refusad’y voir autre chose qu’un nouveau machiavélisme des imposteurs.« Quelle attrape ! Ils allaient peindre à neuf quelquevieux sous-marin déclassé, hors service, et l’exhiber comme étantl’aéroscaphe invisible recouvert de la célèbrearnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savaità quoi s’en tenir. »
Ainsi naquit la légende du Péril bleu, quiétait pourtant bel et bien de l’histoire.
Cependant, au vrai, l’arnoldine étaitdécouverte.
Le chimiste suédois vint à Paris sans perdreune minute. Il apportait le fragment d’aéroscaphe sur lequel tantde combinaisons avaient éprouvé leur impuissance, avant l’amalgamevainqueur. Arnold avait eu soin de n’en peindre que lamoitié ; c’était donc une barre moitié invisible et moitiéjaune – d’un magnifique jaune serin. Mais, première déception, lesChambres se refusèrent à voter la plus faible subvention. Et,secondement, un projet de société anonyme au capital de quatre centmille francs, pour la peinture de l’aéroscaphe, avortamisérablement.
Arnold se montra plus grand que tout unpeuple. Il prit à sa charge les dépenses considérables – car cettecouleur valait plus de 3.000 francs le litre – et fabriqua desquantités d’arnoldine.
D’habitude, la peinture dissimule les choses.Aujourd’hui, la peinture allait montrer les choses.
Quand tout fut préparé, Arnold convoqua autourdu navire un congrès de savants, pour assister à ce vernissage d’unnouveau genre, tel que le Grand-Palais n’en avait jamais contenu.Belloir échafauda ses gradins, environna d’un cirque de planchesl’invisible appareil…
Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devantune galerie de célébrités cosmopolites, le Scandinave endossa lablouse blanche et donna le premier coup de pinceau. Lescinématographes et les instantanés dessinaient un grand rond :les pots d’arnoldine étaient répartis de tous côtés ; unorchestre jouait une marche héroïque. L’invisible apparut peu àpeu.
Comme si la brosse chargée de crème avait eule don de les créer, tous les détails du bateau surgirent dansl’espace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, etl’effroyable cisaille et l’affreux panier en forme d’épuisette,avec son réseau de mailles – tous trois au bout de tiges articuléess’allongeant au moyen de douilles à coulisse. Les machinesexhibèrent ensuite leurs complications de finesse etd’enchevêtrement, leurs sphères innombrables et drolatiques, lesboîtes désertes où le galop sur place des batraciens mécanisésengendrait la force vive de l’appareil. On vit l’arbre de couches’allonger, devenir un long tube et se couronner d’une hélice jaunecomme lui, jaune comme les machines et la pince-cisaille. On vit leblaireau d’Arnold peindre en ronde-bosse, à même l’atmosphère, desinstruments désordonnés, les uns d’aspect élémentaire etvolumineux, d’autres infiniment complexes et multiples, dontl’arnoldine, hélas ! empâtait les mignardises.
Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait,glissait, se coulait parmi l’agencement invisible des cabines.Ayant peint l’organisme de l’aéroscaphe, il s’adjoignit des aideset continua sa besogne d’enchanteur.
La pince-cisaille et son panier disparurentdans une tour safran qui ressemblait à la cheminée d’unsteamboat ; l’assistance frémit : elle avait reconnu lecylindre où tant de captifs s’étaient abandonnés à tant deterreur…
Mais l’air se cloisonnait de murailles, deplafonds et de planchers ; les cellules s’accumulaient àl’entour de la machinerie et des attirails. L’aéroscaphe avaitl’air d’une embarcation que l’on eût construite à l’envers desautres, en commençant par où d’ordinaire on finit ; la coquefaisait encore défaut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides,montés sur des échelles, étendaient l’arnoldine à grands coups.Pièce à pièce, les entrailles du sous-aérien se cachaient sous lerideau soufre, rigide et bombé, qu’ils déployaient d’une façonmagique.
Enfin, la couche d’arnoldine étant parfaite,un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans lecirque ; et, devant sa ressemblance que la teinte citrineaccentuait encore – chacun s’étonna bruyamment.
Arnold rentra dans le sous-aérien pourbarbouiller le fond de cale… et quand il ressortit par l’une desécoutilles, aux accents de l’hymne suédois, seul, debout au milieude l’arène, sur le dos de l’aéroscaphe qu’il semblait terrasser, onlui fit une apothéose.
La couleur ! La couleur ! Principede visibilité sans lequel nos yeux seraient d’inutilesmerveilles ! La couleur, qui seule justifie l’existence de lavue ! La couleur, il l’avait donnée à la matière clandestine,et maintenant tout le monde voyait l’invisible.
Arnold salua. Les taches de sa blouseensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibée d’arnoldine, desgouttes d’or tombaient superbement.
La foule se retira comme à regret. Quand ledernier spectateur eut quitté le Grand-Palais, la peinture étaitsèche, et la nuit sans lune et sans étoiles était venue, si épaisseque l’aéroscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dansles ténèbres, qui abolissent la couleur et crèvent nos yeux.
Or, au cœur de cette ombre, tandis qu’unbanquet de quinze cents couverts alimentait le Congrès de savantset fêtait la victoire des hommes sur l’invisible – au cœur de cetteombre, une œuvre obscure, inexorable, s’accomplissait – l’œuvreincompréhensible de forces inconnues, infinitésimales, une œuvred’atomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-être…
Cela se passa dans l’ombre et le silence. Onne sait pas comment cela s’est passé.
Belloir, qui vint dès le potron-jacquet pourdémonter le cirque, ne trouva plus le sous-aérien, mais seulement,à sa place, un tapis de poussière jaune serin, naviculaire. Untapis fort mince. Une poussière ténue au suprême degré.
On eut beau courir en tous sens, et tâterl’air, et gauler le vide avec d’immenses perches… L’aéroscaphen’existait plus. La peinture suédoise, corrosive de la substanceinvisible, l’avait rongé en quelques heures. La gloire du chimistesombrait dans la ruine et le ridicule. Il s’arrachait lescheveux ; il ne comprenait pas comment l’aéroscaphe s’étaitpulvérisé, alors que l’échantillon, prélevé sur le bateau même etdont il s’était servi pour ses expériences, avait résisté àl’attaque…
Enfin, la vérité se fit jour dans l’espritd’Arnold. Parmi tous les traitements qu’il avait fait subir auspécimen avant de réussir, quelque bain, sans doute, possédait lavertu de l’immuniser contre l’action nocive de l’arnoldine – aulieu que l’aéroscaphe, lui, n’avait bénéficié d’aucune opérationpréalable.
Un bain ! Oui, mais lequel ? Il enavait tant essayé !… Et puis, à quoi bon le rechercher, àprésent que l’aéroscaphe n’était plus ?
Arnold, cependant, s’efforça de confectionnerde la matière invisible, de faire la synthèse de cette bizarreriedont l’analyse lui avait coûté mille tourments (et cela pour resterincomplète, le composé donnant, avec les acides, des réactionsextravagantes). Il ne réussit qu’à diluer plusieurs spécimens dansun mélange démoniaque, enfiévré de courants alternatifs, ets’arrangea si bien qu’il détruisit de la sorte tout ce quidemeurait ici-bas du métal inestimable.
Ce fâcheux inventeur y laissa l’entendement.Sa patrie l’hospitalisa. Il est toujours à Göteborg. Tantôt il veutaller peindre les continents sus-aériens, pour les réduire enpoudre. Et tantôt, croyant avoir trouvé le correctif del’arnoldine, l’insensé parle de vernir cette voûte transparente,afin que la nuit s’étende à jamais sur l’ingratitude et surl’ironie.
C’est de cette façon que l’invisible – passez,muscade ! – apparut et redisparut.
Dans sa chambre blanche et rose, toute claireau clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus quejamais « chambres de jeunes filles »,Mlle d’Agnès venait d’achever sa toilette.
La servante arrangeait un désordre defanfreluches.
Mlle Jeanne d’Agnès regardason visage au fond d’un miroir et lui adressa une petite grimacetriste, parce qu’il n’était pas trop beau. Puis elle s’approchad’un calendrier perpétuel, et fit jouer le déclic, afin de lemettre à jour.
Le calendrier marqua :
MERCREDI
16
octobre.
Et le cartel anglais carillonna :
– Dix heures !
Mlle Jeanne pensa, presquesimultanément, que l’heure du courrier était passée, que depuis unmois Tiburce le fol, Tiburce l’entêté, Tiburce le Hutin, n’avaitpas donné de ses nouvelles, et qu’elle avait vingt ansaujourd’hui.
Le front aux vitres de sa fenêtre, elleregarda s’effeuiller les marronniers de l’avenue Montaigne.
Trois coups discrets troublèrent sarêverie.
– Qu’est-ce que c’est ?fit-elle.
Une voix d’homme répondit, obséquieuse etsourde :
– C’est M. le duc, mademoiselle, quidemande si mademoiselle veut bien descendre un petit moment dansson cabinet.
– ?… !…
Sans rien dire, toute glacée, le seinfrémissant, Mlle d’Agnès se rendit chez sonfrère.
Il l’attendait debout, et, quoiqu’il fût àcontre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air défait. Illui dit à brûle-pourpoint, d’un ton extraordinairement doux etaffectueux :
– Écoute, Jeanneton… D’abord,écoute : tu aimes bien toujours Tiburce, n’est-ce pas ?Pauvre petit, te voilà toute tremblante… Ne crois pas…
– Mais oui… je l’aime, Tiburce…
– Eh bien, mon Jeanneton, tu l’épouseras,va, mon petit ; tu l’épouseras quand même. Autrefois, tu sais,j’étais inepte de m’opposer à votre mariage ; et depuis, lesubordonner au succès de Tiburce, vois-tu, faire dépendre votrebonheur du mien, ça, c’était d’un égoïsme sans nom !… Mais tul’épouseras, va, mon petit !
– François, je te remercie de tout moncœur… Elle lui prenait les mains et parlait timidement. Il… il n’apas réussi, alors ?… Tu dis que je l’épouserai quandmême ?… et tu pleures !… Elle l’embrassait… Il n’apas réussi ?
– Parbleu ! s’écria le duc enchevrotant. C’était bien sûr qu’il échouerait ! Je ne sais pascomment j’ai été assez idiot pour me raccrocher à cettehypothèse ! Mais c’est que l’autre, l’autre hypothèse, celledes sarvants, était si affreuse !… Si affreuse et sidéfinitive ! Tiens, j’ai encore vu deux ingénieurs ce matin,et mon courrier… ce n’est que des réponses d’ingénieurs ! Toutça ; désespérant ! Jamais on n’ira là-haut. Jamais !Jamais, jamais !…
Mlle d’Agnès reprittendrement :
– Tu as une lettre de Tiburce ?
– Oui. La voilà. C’est pour te la fairelire et pour te rassurer en même temps, que je t’ai demandée.
Elle déploya le billet.
(Pièce 934)
Angora, Turquie d’Asie. Ce 11 octobre 1912.
« Mon cher, oh ! bien cher ami,pardonne-moi !
Pardonne à ma sottise !… Ceux que jepoursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que jecherchais !
Je vois clair à présent. La douleur a lavé mesyeux de tant de larmes !…
J’ai pris le change plusieurs fois de suitesur des voyageurs différents, poussé par mon idée fixe et moinsconduit par les circonstances que par une marotte que j’agitaismoi-même devant mes propres pas !
Oh ! ces dernières semaines ! Cettecourse fiévreuse, à cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade àtravers la Mésopotamie, le long du Tigre, où, chaque jour, jegagnais du terrain sur les Yéniserlis et les Rotapoulo !
Eux, ils allaient sans se presser, visitantles ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet versBabylone, revenant à Bagdad… explorant les décombres de Niniveaprès avoir goûté Mossoul… Ils avaient une avance de quinzejours…
Je les ai rejoints entre Diarbékir et Angora…et là j’ai constaté que ce n’étaient pas Hatkins avecMlle Le Tellier et les Monbardeau, mais réellementdeux jeunes ménages grecs, de vrais Yéniserlis, de vrais Rotapoulo– de braves gens, somme toute, à qui j’ai confié ma désillusion etqui m’ont consolé de leur mieux.
Nous sommes arrivés ici de concert, Angora,c’est le point terminus de la voie ferrée qui vient deConstantinople. Une journée de wagon me sépare de la capitale de laTurquie. Mais je suis brisé de fatigue et d’ennui, et je compterester ici – combien de temps ? je ne sais – à me reposer dansles fleurs et le soleil, en songeant à ma bêtise comme à quelquemaladie dont je serais convalescent. Hélas ! faire du romandans la réalité ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre demoi ! Malade que j’étais !…
Mais, François, maintenant – je t’ensupplie ! – ne me laisse pas désespérer à propos deMlle Jeanne. Promets-moi que peut-être… dans bienlongtemps… Pardonne, je termine.
Quand je pense à cela, ma vue se brouille.
Adieu !
TIBURCE. »
Mlle d’Agnès contempla sonfrère.
– Moi aussi, François, j’ai besoin depardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pasMarie-Thérèse, et si je l’ai laissé partir, c’est que je comptaissur son acharnement pour fléchir tes résolutions. Mais à l’heure oùmon plan vient enfin d’aboutir, il me semble que ce n’est pas trèshonnête, cette machination…
– Ah ! mon amie, c’est ta diplomatiequi avait raison contre mes préjugés ! D’ailleurs,apaise-toi : Tiburce serait parti malgré ta défense ; ilétait si convaincu !
– C’est possible et j’éprouve un étrangesoulagement à le savoir désabusé. Un si bon garçon dans de telleserreurs !… Mais, j’y pense, François, comment toi, connaissantla vérité, pouvais-tu te laisser prendre à ces sornettes ?
– Depuis qu’on m’a enseigné ce que c’estque l’aérium et ce que sont les sarvants, me dire que Marie-Thérèseest la proie des sarvants dans l’aérium… C’est cela que mon espritne peut pas supporter, et non les idées folles, non les foliesencourageantes !
– Du courage, mon frère. Je t’aime aussi.Du courage.
– J’en aurai. J’en ai. Mais je suisécroulé… Je vais tâcher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit,veux-tu ?
Quand sa sœur se fut retirée, le duc d’Agnèssentit un isolement plus absolu qu’il ne l’avait désiré. Partout,désormais, ne serait-il pas seul comme il était seul dans cettesalle ? Pouvait-on n’être pas seul en l’absence à jamais deMarie-Thérèse ?…
Il tendit vers le ciel des sarvants la menaceet la vanité de ses poings, et tout à coup lui vint une ivressed’amertume, un désir forcené de souffrance et de sanglots.
« Ah ! songeait-il comme un enfantgâté. On veut que je sois malheureux ! Ah ! on leveut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et même au-delàde ce qu’on veut ! »
Ainsi l’homme prétend toujours avoir raison desa destinée.
Pour endeuiller encore son effroyablesolitude, le duc pensa donc à s’ensevelir dans le noir linceul del’obscurité. Mais tel était son égarement qu’il avait oubliél’heure. Il tourna le commutateur électrique, en vue d’éteindre lesoleil qu’il prenait pour une lampe. Un plafonnier s’illumina,jaunâtre et dépaysé dans l’éclat du jour, comme un œil de hibou.M. d’Agnès se ressaisit.
– Mes compliments ! fit-il touthaut. Voilà que tu deviens gâteux… Ah ! non ! non !Ah ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pourla voir une dernière fois, morte et défigurée – pour lui porter desfleurs et la mettre au tombeau – tu dois vivre ! Et vivre toutentier, de corps et d’âme !… Allons ! du nerf !
La lettre de Tiburce, qui avait tant émuFrançois d’Agnès, ne produisit aucun effet sur M. Le Tellier,quand il la reçut, à Mirastel par les soins du jeune duc.L’astronome et son entourage savaient à quoi s’en tenir dèslongtemps. Et tous – Maxime enfin guéri – Mme LeTellier, blanche et blonde à la fois et ne songeant guère àl’élégance. Mme Arquedouve un peu ratatinée, simenue, si menue ! – et le pauvre couple des Monbardeau,vieilli, désemparé – tous ne pensaient qu’à deux choses :examiner au télescope le fond de l’aérium, avec les petitsmouvements produits dans les vides par l’agitation des prisonniers,et reconnaître, à mesure qu’ils s’abîmeraient, les cadavresprécipités.
C’était toujours la nuit qu’ils tombaient.Ainsi que Robert l’avait supputé, les sarvants devaient être plusactifs et plus à l’aise dans les ténèbres ; et il ne sepassait pas de nuit sans sifflement, pas de matinée sans qu’unpaysan ne vînt au château prévenir qu’un mort s’était abattu danssa vigne. Les campagnards avaient fini par se rassurer ; del’aube au soir, ils travaillaient la terre engraissée de chairhumaine. Parfois, en arrivant, ils trouvaient des animauxnuitamment dégringolés, parfois des hommes et des femmes. À leurappel, Maxime, son frère et son oncle accouraient. Maintenant, lescadavres ne portaient plus de traces anatomiques. Plus devivisection ni de dissection, plus de tortures. Ils étaientcomplets, honorables, mais d’une excessive maigreur. L’autopsierévéla que les maladies les avaient dévastés sans que les sarvantsy fussent pour quelque chose. Les captifs ne mouraient que faute desoins, de remèdes, de grand air et de bonne nourriture.
Mais ils mouraient de plus en plus.
On fit le compte des disparus, et l’onenregistra les cadavres. Aux environs du 10 octobre, M. LeTellier acquit la certitude qu’il ne restait là-haut que vingt-cinqmalheureux, parmi lesquels Marie-Thérèse, Henri, Fabienne etSuzanne.
C’était une terrible découverte. Au train dontles choses marchaient, dans vingt jours tout serait consommé. Lesquatre exilés seraient morts.
Mirastel retentit de lamentations.
La nuit d’après, deux sifflements perçaientles cœurs… Mais ce n’étaient que les chutes d’un bouc et d’uneânesse.
Ceux qu’on attendait ne tombèrent pas lesjours suivants.
Au zénith, la tache sombre ne bougeait pas, nechangeait pas. Seulement, l’animation des rainures diminuait, plusrare et plus lente.
Le 18 octobre, neuf humains et une douzaine debêtes avaient chuté depuis le 10. Il y avait encore seize condamnésdans l’aérium.
Le sommeil déserta le château. La nuit, àforce d’écouter, chacun souffrit d’étranges troubles auriculaires.À deux heures du matin, le 19, l’ombre résonna d’un bruitparticulier qui ne sifflait pas comme d’habitude. On aurait dit unecharge de grains de plomb criblant la paix nocturne… Le bruit serépéta plusieurs fois de suite. M. Le Tellier sortit sur laterrasse avec les siens. La lune venait de se coucher ; enluminosité diffuse, sa clarté s’exhalait encore de l’occident.
Il faisait un petit vent frais.
Le bruit recommença, tandis qu’une sorte denuage obscur, sifflant comme de la grenaille, allait s’écraser dansle marais, vers Ceyzérieu. Un second, immédiatement, le suivit. Untroisième. Un quatrième. Un cinquième… Ils fondaient pesamment l’unsur l’autre, au même endroit, giflant la terre humide. On en comptajusqu’à trente-deux. La trente-troisième chute rendit un son trèsdifférent, de cliquetis, de ferrailles entrechoquées et n’avaitpoint l’aspect d’un nuage. Tout cela venait manifestement du portinvisible, et ne tombait vers le sud qu’à la faveur du petit ventfrais.
Qu’était-ce que ces envois du mondesupérieur ? Ni des hommes ni des bêtes, assurément ; onconnaissait trop leur façon de s’annoncer. Qu’est-ce que lessarvants avaient encore imaginé ?…
On attendit le soleil avec une impatiencefarouche.
Il vint, et fit voir des espèces de monticulestrès ostensibles au milieu du marécage. Mais il fallait renoncer àles approcher, au centre de la plaine mouvante et dangereuse. Rienne semblait y remuer.
L’astronome prit le parti de les regarder avecsa meilleure lunette. On l’accompagna dans l’observatoire de latour.
Le tube optique était là, monté en lunetteterrestre et braqué sur la tache carrée, depuis des semaines.
M. Le Tellier mit l’œil à l’oculaire.
– Tiens ! dit-il, on a donc touché àma lunette ? Je ne vois plus l’aérium !… Il examinaitl’appareil. Mais non, rien n’a été dérangé… et cependant l’aériumn’est plus dans le champ visuel ! Il a disparu !
– Mon Dieu ! fitMme Monbardeau. Quoi encore !
– Disparu ? Est-ce qu’ils auraientdéplacé ce palais immense ? suggéra Maxime.
– Une catastrophe ? reprit ledocteur. Un tremblement du sol sus-aérien ?
– On verrait toujours quelque chose… Ilne reste rien ! affirma l’astronome. Rien ! au pointprécis où j’ai vu hier au soir le dessous de l’aér… Ah !Attendez donc !
Il abaissa le petit télescope, et visa lesmonticules au centre du marais. Le grossissement les lui détailla.C’étaient, sur l’étendue olivâtre, des tas de terre brune, et surcette terre, enfouis aux trois quarts, beaucoup d’objetsdisparates : des branchages secs, des ramées grises, une massed’informités de toutes les couleurs, où l’on distinguait une dorureà silhouette de coq…
– L’aérium est là ! dit M. LeTellier en se redressant, ou plutôt les choses qui le rendaientvisible. Cette nuit, c’étaient des nuages de terre quitombaient ; les sarvants l’ont jetée wagon par wagon. Ils sesont débarrassés de leur muséum d’océanographie !
Des faces blêmes l’entouraient.
– Et les… les êtres ? demandaMme Arquedouve. Les seize prisonniers ?
– Henri ?
– Suzanne ?
– Marie-Thérèse ?
– Fabienne ?
– Il n’y a rien de vivant là-bas. Rien demort non plus… Et là-haut il n’y a plus rien du tout.
– Les sarvants les ont entraînés sur unautre point de leur globe !
– Ne dis pas cela, Maxime ! s’écriaMme Le Tellier qui tremblait de tous ses membres.Je t’en supplie ! Pas cela !
– Mais qu’espérez-vous donc,maman ?
– Est-ce que je sais !…
Maxime s’était emparé du télescope. Ilconsidérait les monticules. On se taisait.
À ce moment, très, très loin, parmi toutes lesrumeurs de l’éveil auroral, un chien jappait.
Mme Arquedouve prêtal’oreille.
Le jappement se rapprochait.
L’aveugle comprima son cœur à deux mains. Lesautres la regardaient curieusement. Elle écoutait le chien commeelle eût admiré la splendeur de la lumière reconquise. Oppressée,elle ne pouvait rien dire de son émoi.
– Mère, mère, chuchotaMme Le Tellier, est-ce vraiment Floflo quirevient ?
Mme Arquedouve abaissa lespaupières. Et chacun s’interrogeait du regard. Floflo ? Flofloque Robert, que Maxime avaient vu chez les sarvants ! Floflovivant ? Floflo de retour ?… La grand-mère setrompait !…
C’était bien lui, pourtant.
Il arriva, tirant une langue interminable etrose, sautant de joie malgré sa fatigue, léchant les mains, lesvisages et même les bottines. Mais ce qu’il était décharné, lepauvre loulou ! Et sale, si vous saviez ! La poussière dela route avait collé ses longs poils noirs tout trempés…
– Il ne faut pas être sorcier, raisonnaMaxime, pour voir que ce chien a été plongé dans l’eau avantd’accomplir une assez longue course. Avant ou pendant. Il se serabaigné, chemin faisant ; aux fontaines. Mais d’oùvient-il ? Ce n’est pas des monticules ; nous l’aurionsvu traverser le marais, et puis il ne serait pas si exténué, nitellement couvert de poussière. Du reste, on ne peut admettre queles sarvants l’aient lancé du haut de…
Un coup de cloche sonnant au portail l’empêchade finir.
Le trouble qui les envahit les fitpâlir ; c’était un mélange contradictoire d’espérance etd’inquiétude, qui produisait une sensation physique de faiblessesoudaine et de grand froid.
Il y eut une déception :
Le visiteur était un rustre avec unebicyclette.
Mais il y eut encore une émotion ; cerustre apportait une lettre à M. Le Tellier.
Et il y eut alors une joie délirante,inénarrable, folle, car la lettre venait d’un ami que M. LeTellier avait à Lucey, sur le Rhône, à dix-huit kilomètres deMirastel, et cette lettre disait :
(Pièce 988)
Venez vite. On a trouvé ce matin dans une îledu fleuve, entre Lucey et Massignieu-de-Rives, les disparussurvivants. Aucun ne paraît blessé. L’autorité les a mis enquarantaine.
Malgré la bizarrerie de cette dernière phrase,l’allégresse prit de telles proportions qu’elle faisait peur àvoir. Il leur semblait que tout à coup l’atmosphère venait de semodifier. L’astronome nous a dit : « C’était comme sil’on m’eût débarrassé d’une camisole de force endurée pendant sixmois ! » Le rire ressuscitait au fond des gorges ;mais les visages en avaient perdu l’habitude, et les joues s’yopposaient. Ils faisaient une infinité de mouvements inutiles etmarchaient de droite et de gauche, avec des grognements de bonheur.Ils se calmèrent enfin. Maxime interrogea le rustre.
Au petit jour, un ouvrier, se rendant autravail, avait aperçu dans une île du Rhône un groupe de personnesen très mauvais état, mal vêtues, mal portantes, couchées pour laplupart, en compagnie de bêtes incroyablement diverses, dontquelques-unes essayaient de passer l’eau. Quand cet homme étaitarrivé, un petit chien noir traversait le fleuve à la nage, vers lenord, et la dérive emportait deux à trois animaux efflanqués,trahis par leurs forces au milieu du courant. Un aigle, paraît-il,tentait sans relâche et vainement de s’envoler. Le navire avaitdéfendu qu’on approchât de l’île, et, craignant la ruse dessarvants, il avait mis les rescapés en quarantaine.
On s’empila dans la grande auto blanche, commeau jour de l’enlèvement. Mais combien les figures avaient changédepuis ! et comme leur gaîté contrastait avec leurs rides etleurs flétrissures ! Et ils riaient ! et ilsriaient ! (Ils avaient l’air de se tromper en riant si fortavec de tels visages.) Pour un peu, ils auraient chanté. Aupassage, M. Le Tellier apostrophait les paysans :
– Ils sont revenus ! Ils sontlà ! Ma fille est descendue !
– Et mes enfants aussi ! rectifiaitle docteur sur un ton comique, en feignant la susceptibilité. Mesenfants aussi !
La même algarade se renouvelait à chaquerencontre.
Les beaux-frères s’amusaient éperdument, setapaient sur les cuisses, et les autres riaient à bouche queveux-tu.
On arriva.
La route longeait le Rhône qui, à cet endroit,se divise à travers un archipel aride et pelé. Une populationvillageoise se pressait sur les deux rives, à la hauteur de l’îleaux rescapés. Celle-ci, pareille aux autres, sortait du flotrobuste un banc de terre livide, semé de quelques buissons. Elleétait assez loin des berges.
M. Le Tellier voulut détacher unebarque ; mais le garde champêtre s’y opposa, « rapport àla quarantaine ». Là-dessus, l’astronome s’emporta, trèsinutilement. Tout en colère, il regardait là-bas les misérablessurvivants de l’aérium étendus sur le sol parmi les lièvres,poules, sangliers, renards, buses, pintades et autres créaturesdomestiques ou sauvages qui ne paraissaient pas beaucoup plusdégourdies que leurs seigneurs. L’aigle, par-ci, par-là, se levait,courait, les ailes déployées, d’un bout à l’autre de l’île, puisretombait sans force. Ils mouraient tous de consomption ; lafaim minait ces hommes et ces femmes, et une mesure imbécileinterdisait de leur porter secours !
À distance, M. Le Tellier ne reconnutd’abord que Fabienne Monbardeau-d’Arvière ; ensuite, il luiparut que Suzanne… Mais il fut tiré de son examen par un criterrible, derrière lui. Tout le monde se retourna.
Mme Le Tellier, montée sur lesiège de la voiture, clamait lugubrement :« Marie-Thérèse n’est pas là ! ils sont quinzeseulement ! au lieu de seize ! et ma fille n’est pas là,pas là ! Ils l’ont gardée ! C’est la seulequ’ils aient gardée ! Oh ! mon Dieu !… »
Elle s’affaissa sur les coussins. M. LeTellier fut centenaire en une seconde.
Et rien n’était plus vrai. Par un moyen restéinconnu, les sarvants avaient rapatrié tous les pensionnaires del’aérium – sauf Marie-Thérèse.
Henri, Suzanne et Fabienne, l’un aprèsl’autre, esquissaient de temps en temps un geste de reconnaissance,harassé. Mme Monbardeau les couvait des yeux.
Mais les parents des autres rescapés étaientaccourus, les curieux s’amassaient sans désemparer, et tous cesgens murmuraient contre la quarantaine. On ne sait quellesdisgrâces seraient arrivées au maire et au garde champêtre, siMaxime et trois jeunes hommes de Massignieu n’avaient abordé dansl’île, à l’aide d’un bachot qu’ils avaient découvert en amont.
Lorsqu’on vit que rien de fâcheux ne leuradvenait, la quarantaine fut levée ; une flottilled’embarcations accosta le lazaret, et la société reprit possessionde quinze corps inertes, faméliques et parcheminés, sans voix etsans âme apparente. L’ami de M. Le Tellier prêta sa limousineaux Monbardeau ; l’auberge de Lucey s’ouvrit aux revenants quin’avaient pas encore été réclamés.
Quant aux animaux, on les acheva sans granderaison, ni grande nécessité, ni grande humanité. Et ce faisant, nesemble-t-il pas, au propre et au figuré, qu’on se soit montréau-dessous des sarvants ? eux qui ne les avaient pastués ?… N’est-il pas raisonnable de croire que les Invisiblesse sont aperçus enfin de l’existence de la douleur ? Ayantdécouvert chez les êtres d’en bas cette chose subtile, atroce etmerveilleuse – étrangère à leur monde – n’est-ce pas alors qu’ilsont arrêté les vivisections ?…
Car, il n’y a pas à dire (l’état des cadavresen a témoigné) : les vivisections prirent fin tout d’un coup,et le seul motif valable qu’on en puisse donner, c’est lamiséricorde des sarvants éveillée par la découverte de lasouffrance. Et s’ils n’ont pas rapatrié sur-le-champ les pauvreshères qu’ils s’étaient mis à plaindre, ne faut-il pas attribuer ceretard au temps de construire un second aéroscaphe ou quelque autreappareil invisible destiné à les redescendre ? À ce sujet,l’hypothèse qui semble prévaloir est celle d’un engin automatique,poussé par le vent, qui serait venu atterrir dans l’île, auhasard ; un déclenchement l’aurait fait remonter de lui-même,après décharge. Cela n’est pas impossible, mais rien n’autorise àle certifier. Le fait réel, c’est que les sarvants nous ont rendules nôtres dès qu’ils ont pu le faire, et tout porte à croirequ’ils l’ont fait par intelligence et bonté.
C’est en effet une chose assez monstrueuse,logiquement parlant, que les poètes et les philosophes qui ontimaginé des êtres intelligents hors de l’humanité, en aienttoujours fait des créatures sanguinaires et méchantes. Pouraffecter le lecteur avec certitude et forger des civilisés quifussent loin de l’homme autant qu’il est possible, ces utopistesont refusé à leurs individus chimériques les vertus qui passentpour nous être propres. Ils ont cru, par cet expédient, fairemontre d’indépendance à l’égard de l’anthropomorphisme, et ils luiont sacrifié servilement, à leur insu, en privant leurs nationssupposées de mérites et de qualités dont l’homme, en foule, estpareillement dépourvu.
Les sarvants nous sont, je crois, supérieursen morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-là nesoit pas si mauvaise, puisqu’elle s’imposait à l’esprit éminent deM. Le Tellier, aux instants même où il se demandait avec ragepourquoi les Invisibles avaient gardé sa fille.
Car ils l’avaient gardée, la chose étaitcertaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidupour que celui de Marie-Thérèse y eût échappé. Donc, elle étaitrestée là-haut. Pourquoi ? Sa beauté n’expliquaitrien, sa beauté n’avait pas cours chez les sarvants, pas plus quechez nous la grâce d’une araignée… Alors, pourquoi ?« Pourquoi Marie-Thérèse ? se demandait M. LeTellier. Et pourquoi elle seule ? »
On revenait. Il pressait les mains de sa femmeblottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine desMonbardeau détalait sur la route. Et dans celle-ci, penché sur levisage plaintif de sa fille, le docteur murmurait :
– Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne,tu sais !
Un sourire effleura les lèvres violettes.Alors, M. Monbardeau s’occupa d’Henri et de Fabienne ;mais comme il n’avait rien à leur pardonner, jamais il ne parvint àles dérider. Leur hébétude dépassait toutes les appréhensions.
– Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardéMarie-Thérèse ? fit Mme Monbardeau.
– Chut… Du calme, du silence… conseillale docteur. La physionomie de son fils avait indiqué une vagueexpression d’ignorance.
– Laissez-le, Augustine. Ce soir, onpourra l’interroger. Ce soir ou demain matin.
Les deux automobiles glissaient au fond del’océan céleste. Elles répandaient derrière elles une traînée depoussière semblable aux nuées opaques dont les seiches de la merdissimulent leur fuite.
Le même jour à cinq heures du soir, le ducd’Agnès, qui errait dans Paris comme une âme en peine, croisa,boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancés au pasde course et hurlant à tue-tête : « L’Intran !La Presse ! La Liberté ! » Ils les vendaient,au vol, à tous les passants.
M. d’Agnès achetaL’Intransigeant.
(Pièce 1.037)
RETOUR INESPÉRÉ DES DISPARUS
Leur état d’abattement
[Mlle Le Tellier seule n’est pas au nombre desrescapés]
Le bonheur causé par la première ligne n’avaitpas duré longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encorel’épouvantable déception que renfermait la dernière. (Et ilapprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle !) Non, une tellemalchance n’était pas possible ! pas permise ! Il luisemblait que le malheur capitulerait devant son incrédulité.
Il acheta coup sur coup La Liberté etLa Presse (pièces 1.038 et 1.039) et, malgrél’identité de leurs informations, envoya cette dépêche à M. LeTellier :
« Est-ce vrai Marie-Thérèse pasrevenue ? Répondez suite télégraphiquement avenueMontaigne.
D’AGNÈS. »
Puis, dans la furie de son impuissance, il semit à marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrées,en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur cepoint capital, et qu’en définitive sa misère était plus grandequ’il ne l’avait jamais cru, bien qu’il l’eût crue la plus grandemisère de tous les temps.
C’est en regagnant à pied l’hôtel de l’avenueMontaigne que le duc d’Agnès forma la résolution de se tuer.Mentalement, il réalisait la scène ultime de sa vie, depuis laconfection du testament jusqu’au coup de revolver final…
Sa sœur guettait son retour. Elle avait luLa Presse. Jamais le duc n’avait senti de bras plus câlinsautour de son cou.
Il l’embrassa plus tendrement que de coutume.Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillanceet de tact. Il voulait mourir, en bonté, ce qui est la meilleurefaçon de partir en beauté.
Mlle Jeanne le surveillaitdans l’inquiétude ; et quand on apporta le télégramme prévu –dont ils savaient, sans l’avoir lu, le texte – M. d’Agnès eutun sourire si éploré, un regard si profond, que sa sœur, comprenantde toute son âme, se détourna pour pleurer.
Le rugissement qu’elle entendit arrêtadouloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fitvolte-face, et vit son frère transformé, grandi, poussant deséclats de rire férocement heureux, agitant le télégramme ouvert, etcriant enfin après une seconde de berlue :
– Jeanne ! Jeanne ! C’est deTiburce, cette dépêche ! Tiburce a retrouvéMarie-Thérèse ! Tiburce a retrouvé Marie-Thérèse !Tiburce ! Tiburce ! Il l’a retrouvée !… parhasard !… à Constantinople !…
Le duc s’effondra sur le tapis, les mainsjointes, pour on ne sait quelle prière. Il baisait et rebaisait lepapier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait (on ne savaitpas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait) etbalbutiait maintenant, d’une voix tendre et mouillée, un peuhaletante :
– Marie-Thérèse ! ma chérie !ma chérie ! Oh ! mon amour chéri !…
Sa sœur essuyait le beau visage trop heureux,aux longs cils emperlés…
Mais le timbre de la grille résonna dans lapénombre, et, quelques instants plus tard, on apportait un secondtélégramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justementne disait pas du tout ce que M. etMlle d’Agnès avaient préjugé, mais ceci :
« Oui, c’est vrai, Marie-Thérèse pasrevenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendreMarie-Thérèse pas été enlevée avec lui et Fabienne. C’est Suzannequi fut enlevée avec son frère et sa belle-sœur. Elle était alléeles rejoindre en cachette, près de Don, le jour de l’enlèvement.Marie-Thérèse jamais été chez les sarvants.
Espérez donc. Nous espérons.
JEAN LE TELLIER. »
– Monsieur le Duc, dit le valet, sonplateau vide à la main, il y a un homme qui a sonné en même tempsque le deuxième télégraphiste et qui demande à voir monsieur leDuc. Il dit qu’il a une communication urgente à faire à monsieur leDuc, et il dit aussi qu’il s’appelle Garan.
– Garan ! Faites entrer.
Il entra, ce vieil ami, la moustache enbataille et les sourcils en crocs.
– Bonne affaire, monsieur le Duc !Devinez !… Mlle Marie-Thérèse estretrouvée !
– Je le sais…
Garan, désarçonné n’en poursuivit pasmoins :
– Vous le savez ?… Ah !oui : le télégramme, parbleu ! Eh bien alors, siM. Tiburce vous a déjà mis au courant, ça n’est pas vieux, etj’arrive encore à temps.
– À temps ? Pourquoi ?
– Voici la chose, monsieur le Duc. C’estune drôle d’histoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyé ici parle gouvernement pour vous mettre à la coule de tout et vousdemander de ne pas ébruiter certains détails. C’est encore moiqu’on a choisi, parce qu’on sait que je vous connais et que j’aipris part aux événements de ce Bugey de malédiction !…Montrez-moi la dépêche de M. Tiburce, je vous prie…Voyons :
« Ai retrouvé Marie-Thérèse intacteConstantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommagesbien dévoués à ta sœur. Amitiés.
TIBURCE. »
Je m’en doutais, reprit Garan, cette proselaconique est due à la collaboration de M. Tiburce et desautorités ottomanes.
– Mais enfin, quoi ? s’écriaMlle d’Agnès.
– Écoutez, mademoiselle, m’y voilà. LesAffaires étrangères ont reçu tout à l’heure de la Sublime Porte,par l’entremise de l’ambassade turque, une longue dépêche oùl’aventure se trouve relatée au complet. Mais on vous prieinstamment – comme on a prié là-bas M. Tiburce – de n’en riendivulguer, parce qu’elle compromet la mémoire d’un très hautpersonnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieurle Duc, il s’agit d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevéMlle Marie-Thérèse Le Tellier !
Mlle d’Agnès et M. le Ducson frère étaient dans l’émerveillement. Le policiercontinua :
– Oui ! c’est ce sauvage-là !Un homme vicieux, pourri, monsieur, par les excès de ceci et decela et de plus encore !
« Lorsque je l’appris, ah ! le Périlfut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamaisde ma vie je n’aurais cru ça !
« N’est-ce pas : après avoir demandéen mariage Mlle Le Tellier, qu’on lui refusa, cedémon d’Abd-Ul-Kaddour jura qu’il l’aurait, envers et contre tous.Il la fit enlever – comme je vous le dis ! – en automobile,tout près de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant qu’elle se rendaità Artemare pour y déjeuner chez le Dr Monbardeau…
« Et j’ai vu la place, monsieuret mademoiselle ! la place piétinée, au croisement de la routeet du petit sentier ! Je l’ai vue et remarquée !Je l’ai montrée à M. Tiburce, en lui disant que ça pourraitbien être une place que… et une place qui… et une placedont… ! Imbécile que nous étions tous les deux !…
L’automobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour à Lyon,où, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douzefemmes ; se rendant à Marseille pour y prendre le bateau.L’animal a fait tuer une de ces douze martyres, la plusvieille, par un eunuque de son sérail, afin de pouvoir luisubstituer Mlle Marie-Thérèse. On a cousu lamouquère dans un sac, toute nue, à la mode sultane, et, à défaut deBosphore, on vous l’a jetée au Rhône, dans le brouillard, enpassant sur le pont ! Il paraît même que M. Le Telliervint à Lyon, à l’époque de la découverte du corps, et fut admis ensa présence. Ça, c’est une coïncidence ? on ne peut pas direle contraire !
« Pendant le trajet en auto,Mlle Le Tellier avait été forcée de revêtir lecostume des « désenchantées », et sous ce voile noir quileur couvre la figure et qu’on appelle tcharchaff, elleétait solidement bâillonnée.
« Comment l’ont-ils introduite dans leswagons réservés, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, à coupsûr. Quinze minutes d’arrêt, foule, confusion augmentée par toutecette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur lequai, curiosité du public, obscurité du soir et du brouillard…enfin, tout ça, moi qui étais chargé de la police du convoi, je n’yai vu que du feu. D’autant que je ne pensais qu’à protéger le Turccontre les voleurs, et pas du tout à protéger les autres contrelui ! Du reste, n’est-ce pas : douze femmes voilées àl’embarquement, douze femmes voilées au débarquement, ça auraitfait le compte si j’avais seulement eu l’idée de compter…
« À Marseille, j’ai bien observé qu’unedes femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres latenaient. Mais quoi ! c’était une chose inviolable, ça ne meregardait pas ! Nous avions hâte, au surplus, d’embarquer cepersonnage encombrant…
« Le paquebot leva l’ancre, et moi jerevins à Paris, pour avoir l’honneur d’y faire votre connaissance,monsieur le Duc.
– Fort bien, dit celui-ci. Mais là-bas,en Turquie, Mlle Le Tellier… Et sur le bateau,Garan, sur le bateau… ?
– Là-bas, gardée à vue au fond du haremimpénétrable, comme dans les cabines du bateau, elle n’a pu riendire, ni rien faire. Mais c’est ici qu’elle eut de la chance… Unechance inouïe !
« Abd-Ul-Kaddour, usé par l’alcool et lesdépravations, ne battait déjà que d’une aile à son départ. LaMéditerranée le mit hors d’état de nuire à qui que ce soit, en quoique ce soit ; et il est arrivé à Constantinople gravementmalade. Depuis, il a baissé chaque jour, et n’a plus quitté son litde souffrance qui, avant-hier, fut un lit de mort.Mlle Le Tellier ne l’a pas même entrevu pendanttoute son incarcération.
« Cependant Abd-Ul-Kaddour avait casséson narghileh – excusez l’expression – et voilà ses neveux ethéritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, serépandent à travers le harem et trouvent, au milieu des fatmas etdes féridjés, – qui ? vous le savez :Mlle Marie-Thérèse Le Tellier, un peu pâlotte, entrain de regarder le ciel par les trous d’un moucharabieh (c’est-ilcomme ça qu’il faut dire ?). Jeunes Turcs élevés àl’européenne, parlant français à la hauteur, voilà qu’ils la fontsortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses… Et surle seuil du palais, non, mais qu’est-ce qu’ilsrencontrent ?…
– Tiburce ! voyons !
– M. Tiburce ! oui, monsieur leDuc. Venu d’Angora et sur le point de partir pour Marseille, ilvisitait tristement le quartier de Stamboul, et, d’un œilcaverneux, il admirait les faïences du porche !
– Ainsi, remarqua M. d’Agnès enriant (il riait pour un oui et pour un non), ainsi Tiburce a faitle tour du monde presque entier pour découvrir ce qu’ilcherchait ! Il était parti exactement à l’opposé de la bonnedirection. Il est parvenu quand même à Constantinople sans savoirque c’était ici qu’il fallait aller ! Ineffable hasard !Ineffable Tiburce !
– Il a fait le grand tour, voilàtout ! fit Mlle d’Agnès, indulgente.
– Vous voyez, déclara l’inspecteur avecune gravité facétieuse, que le sherlockisme a du bon !
– Je vais tout de suite télégraphier àMirastel !
Et M. d’Agnès s’approcha de sa table detravail.
– Si vous voulez, monsieur le duc ;bien que, sans doute, M. Tiburce l’ait déjà fait de son côté…Mais pas un mot d’Abd-Ul-Kaddour, n’est-ce pas ? Le commandeurdes Croyants vous en supplie par mon organe !
– Soit. Puisque Mlle LeTellier sort indemne de cette mésaventure, nous ne parlerons pasd’Abd-Ul-Kaddour.
L’inspecteur roula de gros yeux et dit dans unchuchotement :
– Le sultan, monsieur le duc, offre cinqcent mille francs contre une promesse de silence.
– Comment ! s’irrita le duc. Mais ils’apaisa tout soudain. Cinq cent mille ?… Eh bien, soitencore ! Les sinistrés du Bugey les recevront avecreconnaissance. Et j’en ajoute cinq cent mille autres, pour faireun chiffre rond. Seulement, c’est moi qui distribuerai le million,sans comité de répartition, vous entendez, Garan ?Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français !
– Vous êtes admirable, monsieur leduc !
– Ce n’est pas tout, Garan. Je veux bien,pour ma part, ne rien dire d’Abd-Ul-Kaddour ; mais j’entendsque l’État prenne, dès demain, l’initiative d’une souscriptionnationale pour l’érection d’une statue à M. Robert Collin,dont l’intelligence, le courage et le sacrifice nous ont donné unsi bel exemple, en dévoilant le secret du monde invisible.
– Bravo ! jetaMlle d’Agnès.
– Vous avez raison, monsieur le Duc.
Un silence plana.
– Et penser, reprit l’inspecteur d’unevoix émue, penser que ce pauvre M. Robert Collin n’a étésoutenu, là-haut, dans l’aérium, que… par des cheveux blonds et unerobe grise… qui n’étaient pas ceux de Mlle… oh !pardon, monsieur le Duc…
– Les robes grises ont joué dans cetteaffaire un rôle important, dit Mlle d’Agnès. C’estune robe grise qui poussa également l’aubergiste de Virieu-le-Petità confondre Marie-Thérèse avec sa cousine Suzanne… Tu comprendstout, François ?
– J’y suis tout à fait. Le jour del’enlèvement, Marie-Thérèse était partie de Mirastel vers dixheures. C’est donc vers dix heures qu’elle a été enlevée par lesséides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeaumontaient au Colombier. Ils avaient organisé une partie secrèteavec cette malheureuse Suzanne. Vous vous rappelez, Garan, cettelettre d’elle qu’Henri avait été chercher à la poste restante, laveille du 4 mai ? Suzanne, donc, était venue en chemin de fer,de Belley, et devait rejoindre son frère à Don, vers 10 h 15, parle petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent àmonter tous les trois ; et l’aubergiste de Virieu, quireconnaît Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faireattention. Pourtant elle remarque que la robe grise est une robe deville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeaun’avait pas l’intention de se laisser entraîner fort loin dans lamontagne ; mais l’occasion, si rare, d’une belle promenade enfamille… Le reste s’explique tout seul.
– Tout seul.
– Tout seul.
Et parlant à sa sœur, M. d’Agnèsconclut :
– N’empêche, mon Jeanneton, que Tiburcet’a gagnée loyalement, puisqu’il a retrouvéMarie-Thérèse !
Ce que Mlle Jeanne complétapar ces mots :
– Il m’a surtout gagnée en recouvrant lasagesse !
Dans le dossier de M. Le Tellier, lesquatre dépêches mentionnées au présent chapitre portent les cotes1.040, 1.041, 1.042 et 1.043.
Les pièces 1.044 et 1.045 sont lesfaire-part de deux mariages célébrés le même jour (comme dans lesromans) à Saint-Philippe-du-Roule – l’un ducd’Agnès-Marie-Thérèse Le Tellier, l’autre Tiburce-Jeanned’Agnès.
La pièce 1.046 est le brouillon d’unelettre expédiée par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. L’ancienofficier de marine prie Son Altesse Sérénissime de vouloir bienaccepter sa démission d’attaché au Muséum et de membre desexpéditions océanographiques, pour ce motif qu’ayant lui-même étépêché, mis dans une espèce d’aquarium et descendu au bout d’uneficelle, en manière d’amorce ou d’appât, il éprouve alors uneindomptable répugnance à faire subir aux autres le sort qu’il asubi chez les sarvants.
« Je ne nie pas toute l’importance que detelles recherches présentent à l’égard de l’humanité, et jesouhaite le plus grand succès aux travaux passionnants de VotreAltesse. Mais, pour ma part, je me sens désormais incapable d’ycoopérer »
Et ce serait sur cette dernière pièce dudossier qu’il faudrait terminer notre histoire pour tous de l’an1912 de l’ère chrétienne, si nous n’avions omis, volontairement, deparler d’un état qui, par son numéro, se classe entre leprocès-verbal de la disparition de l’aéroscaphe et de la lettre deTiburce datée d’Angora, et dont il faut ici parler. Cedocument…
C’est la liste des moulages del’aéroscaphe.
On sait qu’ils furent transportés auConservatoire des arts et métiers avec les photographies dusous-aérien paraissant à la faveur de l’arnoldine. La visite en estpermise tous les jours de la semaine, sauf le lundi.
Dans l’ordre matériel, c’est là tout ce quireste de la première incursion des sarvants sur notre sol.
On ne vient pas les regarder souvent ; etd’aucuns persistent à n’y voir que les vestiges d’une exorbitantesupercherie. La terreur fut si grande qu’on se plaît à l’oublier, àcroire qu’elle fut sans raison et qu’elle est sans retour. L’année1912 après J.-C. semblait impérissable tandis qu’elles’écoulait ; révolue, on ne veut même pas s’en souvenir.L’oraison des croyants monte à nouveau dans un ciel où rienn’existe plus, puisqu’on n’aperçoit rien. En France notamment, onsoutient avec plaisir qu’il n’y eut jamais qu’un seul Périlbleu : le Péril bleu de Prusse. Le Bugey n’aime pointà songer que sa limite coïncide avec le littoral sus-aérien ;dans quelques mois, il le contestera.
Vraiment, si l’ancien ministre de la Guerre,redevenu simple député, ne bravait la Chambre narquoise et neterminait tous ses discours par l’apostrophe de Caton :« Il faut détruire les sarvants ! » – si lesinfortunés rescapés n’étaient plus là pour conter leur martyre – sila mémoire du Péril bleu ne se trouvait chansonnée aux couplets desrevues – si M. Fursy n’avait fait une immortelle« chanson rosse » où le respectable n’est plus qu’unp’tit bou d’Ain (un petit boudin ! c’est dur, tout demême) – on pourrait s’imaginer que nous avons rêvé ce cauchemar,ou, du moins, suivant une expression vulgaire, singulièrementappropriée à la circonstance : que les hommes, pendant unsemestre, ont eu des araignées dans le plafond.
C’est ainsi qu’il en va des étourneaux quenous sommes. Notre légèreté n’a pas d’excuse. Nous ne pensons à lacrue de nos fleuves qu’au milieu de l’inondation.
Certes, on se préoccupe des sarvants ; ontravaille à parer de nouvelles attaques. Mais c’est avec indolenceet de moins en moins, le risque ayant cessé de nous aiguillonner dustimulant de sa présence.
Il faut dire aussi : les sarvants, s’ilsreviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves,mais plus résignés. Car, chose troublante et qui ne futpas relevée : on commençait à s’habituer auxenlèvements, à ces disparitions dont la bizarrerie s’émoussaità force de fréquence, à ce fléau de plus en plus familier qui,après tout, sacrifiait moins de victimes – incomparablement – queles microbes, invisibles eux aussi, mais d’une autremanière et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que lamoindre bactérie ! Moins de victimes aussi que la sinistreguerre ou l’alcoolisme, ces épidémies meurtrièresà l’excès et que nous déchaînons pourtant à notre guise. (Nesont-elles point la peste et le choléra mis à la disposition del’homme ?)
En admettant que les rapts se fussentmultipliés indéfiniment, ils seraient devenus pour nous une endémiepropre aux Bugistes, ou même aux hommes, et on aurait fini par enprendre son parti, comme l’individu s’accoutume aux affectionschroniques.
Une telle inertie, une telle résignation lâcheet sourde : voilà le motif pour quoi les peuples ne se sontpas noblement confédérés en États-Unis du Globe, afin de résister àl’ennemi commun, l’Invisible – ainsi que l’avaient espéré desublimes rêveurs.
À nos yeux, en dépit de tout, les sarvantssont demeurés des pêcheurs de personnes, alors qu’au vrai ce sontles assaillants de l’humanité. On a repoussé dans la nuit des tempsà venir cette idée insupportable, mais, un jour lointain, cesêtres, qui partagent avec nous l’empire de la Terre, peuvents’aviser de nous asservir, ou bien de nous exterminer, comme unjour peut-être nous irons occuper le bas des océans. Ils peuventresurgir, opérer une descente en masse, et nous dire :
– Part à deux !
Part à deux ? Seulement àdeux ? Cela est modeste. Qu’en savons-nous ?Cette aventure nous a fait entrevoir toute l’immensité de notreinconnu. Après cela, ce serait une grave et puérile inconséquencede borner notre monde au monde des sarvants, qui n’est endéfinitive que la plus récente de nos découvertes, et non l’étapefinale de notre science. Part à deux ? Si c’était part àtrois ? à quatre ? à cinq ? à six ?…
Nous ne connaissons pas les bas-fondsocéaniques beaucoup mieux que les hauteurs de l’atmosphère. Ily a peut-être dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora,qui descend à 8.500 mètres, au fin fond du ravin des Carolines quis’enfonce à 9.636 mètres, des créatures sociables, de malicieuxcrustacés, impuissants à gravir les montagnes sous-marines, et dontle rêve séculaire est de monter, parmi leur épaisse altitude, versle secret des eaux culminantes.
Un beau soir – qui sait ? – une machineincroyable peut émerger de l’onde (un bateau qu’il faudra nommer unballon), chargée de monstres qui seront suspendus à quelque bulleénorme gorgée d’un air artificiel fabriqué in profundiscomme nous fabriquons l’hydrogène de nos aérostats, et vêtue d’unréseau de soie tissée de goémons inattendus. Cette montée decrabes, futurs envahisseurs de nos côtes, serait la contrepartie dela descente des araignées invisibles, venues à nous dans une pochede néant. Leur pays aquatique est peut-être semé de prodigieusescuriosités. J’y vois stagner d’étranges lacs d’un fluideénigmatique, plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nosétangs au fond de l’air, ainsi que l’air somnole au fond du vide,et je crois ces lacs de l’abîme peuplés de bêtes émouvantes que lespoissons appellent poissons.
Que nul ne se récrie ! La faune desmers inférieures est moins connue de nos savants que celle despériodes géologiques. Nous ignorons encore si les reptilesgéants des ères trépassées ne vivent pas toujours aux profondeursglauques, et si le grand serpent de mer n’est pas l’antiqueplésiosaure. En fait, le précipice aérien, la cuve marine, legouffre compact du sol, nous sont également douteux, Aucunphysicien n’est en mesure d’affirmer que l’écorce terrestre nelaisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids,dont l’action suffirait à la vie de races souterraines, comme lapellicule des continents sus-aériens n’intercepte aucune desradiations chaudes et lumineuses qui entretiennent l’activité de lanature à la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boulecontient peut-être des peuples qui n’ont pas besoin du soleil pourexister. On s’imagine aisément toutes ces créations superposéesautour du même centre… et rien n’empêche de soutenir que le mondedes sarvants n’est pas la plus extérieure de ces sphèresconcentriques, puisqu’il est seulement à la superficie de lapremière couche atmosphérique et qu’il en existe une deuxième. À lasurface de celle-ci, entre le vide relatif et l’éther absolu,peut-être y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprême,aux dimensions jupitériennes…
Ainsi peut-on se figurer notre planètecomposée de globes l’un dans l’autre – isolés toutefois et sanséchanges intermondiaux – avec leurs habitants, leurs animaux, leursplantes… Cela ressemblerait à l’Enfer de Dante Alighieri, dont lescercles enferment les cercles… Et serait-ce donc une grande sottiseque de développer ce parallèle ? À considérer les tourments denos jours, calmés de plaisirs si piètres et si brefs, n’est-on pastenté quelquefois de douter que notre vie soit réellement lavie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existenceréelle est accomplie, que nous sommes tous des morts, et quel’espace où l’on nous voit, sous forme de bipèdes glabres etmoroses, n’est qu’un purgatoire – un cercle moyen, une sphère aumilieu des autres – dans lequel nous expions, par un état demédiocre souffrance, les péchés véniels d’une vieantérieure ?… N’a-t-on pas été jusqu’à prétendre que laqualité de sarvant était notre condition première et que leurdescente constituait une descente aux Enfers ?… Mais voilà unehypothèse bien entachée de métempsycose ; et nous devonsretirer de la secousse bleue des leçons plus fertiles.
Oh ! je ne fais pas allusion au belexemple de générosité que les sarvants nous ont donné. Cela esttrop manifeste.
Mais leur invisibilité nous révèleencore que – sans aller chercher des peuples à cinquante kilomètresen l’air ou cinquante kilomètres en bas – nous pouvons conjecturerla présence de créatures invisibles et intangibles au milieu mêmede l’humanité. Elles seraient pétries de gaz ou formées de rayonsX, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sensrestreints n’en pourraient percevoir le signe le plus faible. L’âmede ces êtres subtils aurait pour support une quelconque matièreimpondérable – ce qui est, je pense, plus raisonnablementacceptable que l’assurance d’une âme sans aucun support, assuranceadmise pourtant de tous les partisans de la vie éternelle et quisont légion parmi les hommes intelligents. Ces personnagesinsaisissables pourraient habiter notre sol, et vivent là,peut-être, à notre insu. Peut-être qu’ils ne se doutent pas denotre existence pas plus que nous de la leur. Peut-être lestraversons-nous et nous traversent-ils en marchant, peut-être leursvilles et les nôtres se pénètrent-elles, peut-être nos désertssont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris… Maispeut-être sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nosmaîtres insoupçonnables s’installent en nous-mêmes et nous dirigentà leur gré. Alors, pas un geste de nos mains qu’ils n’aient vouluque nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils nesoient les promoteurs. À cette pensée, l’esprit se soulève dedégoût… et cependant il suffirait que ces êtres-là, invisibles,intangibles, tout-puissants, joignissent à leurs monstruositéscelle de pouvoir être un seul ou plusieurs, à volonté, comme lesSarvants, pour unir des mérites que l’on révère en tous lieux, sousd’autres noms – divins.
La concurrence vitale est donc sans doutebeaucoup plus grande qu’on le présume. Voilà ce que la découvertedes sarvants nous enseigne d’abord. Mais ce n’est pas tout.
Si nous considérons l’aventure sous un angleplus vaste, elle nous apprend une vérité qui serait bonne àretenir, même en admettant que le Péril bleu ne soit qu’une fable,tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Etc’est qu’à tout moment des cataclysmes inopinés, d’une sorteanalogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leurdescendance.
L’humanité, ne possédant sur l’univers qu’unpetit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’unrecoin dérisoire. Elle doit toujours s’attendre à des surprisesissues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties del’incommensurable secteur d’immensité qui lui est encoredéfendu. Qu’elle se cuirasse donc d’abnégation et qu’elle s’arme descience pour supporter les chocs et lutter contre l’avenir. Maissans trêve – ô sensible, ô nerveuse et vaillante Humanité ! –qu’un sourire fleurisse à ta bouche innombrable, à mesure ques’enrichit l’arsenal prestigieux devant qui l’inconnu recule chaquejour ! Et dis-toi bien, malgré tes maux et teschagrins :
– C’était tout de même un présent nonpareil que la Destinée fit à l’homme, de le placer au sein du mondeinfiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de ledécouvrir peu à peu, merveille par merveille, à coups de génie, àforce de travail, tout seul.
C’est pourquoi il est mauvais que l’onenvisage l’histoire du Péril bleu comme une légende mystificatrice,et qu’on méprise les clichés et les plâtres des Arts et Métiers.Quand même les générations à venir obtiendraient la certitude deleur fausseté, la preuve du truquage – quand même ellesrefuseraient de croire au Péril bleu, et qu’il nous menacetoujours, et que demain peut-être il recommencera de sévir – ellesdevraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens àce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et desphotographies :
– Regardez. Puis réfléchissez. Puisrêvez. Cela n’est pas impossible.
Et, comme toutes les fables, grain d’amèrephilosophie roulé en pilule d’or dans tout le sucre d’un apologue,la fable des sarvants aura porté son fruit.
M. Le Tellier le savait, aussidésirait-il un récit populaire du Péril bleu.
Tout est dit, maintenant.