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Le Pouce crochu

Le Pouce crochu

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

 

La nuit est noire ; il pleut à verse, et la pluie, fouettée par le vent, grésille sur les vitres d’une maisonnette isolée, tout au bout du boulevard Voltaire, et tout près de la place du Trône.

Une maisonnette et non pas une villa, ni un petit hôtel.

Un rez-de-chaussée, un étage et des mansardes. Pas de cour, pas de grille, pas de perron. Rien qu’une palissade en planches du côté de la rue et, derrière cette clôture primitive, un terrain vague qui confine à des jardins maraîchers.

L’architecte n’a pas pris la peine de creuser pour asseoir des fondations. Cette bastide parisienne pose à plat sur le sol, comme si on l’y avait apportée toute bâtie.

Elle est habitée, car il y a de la lumière à une des fenêtres du rez-de-chaussée.

Qui peut demeurer là ? Pas descapitalistes, bien certainement ; les capitaux n’y seraientpas en sûreté. Des commerçants ? Pas davantage ; leschalands n’iraient pas les chercher si loin du centre. Cette nicheen cailloutis ne convient guère qu’à un vieux rentier misanthrope,retiré là comme un hibou dans un clocher, ou encore à un ménage depetits bourgeois réduits au strict nécessaire et cultivant deslégumes dans leur enclos pour corser leur maigrepot-au-feu.

Ainsi pensaient les passants quiremarquaient ce cube de maçonnerie, planté là comme une borne aumilieu d’un champ ; ainsi pensaient même les voisins quiconnaissaient à peine de vue les occupants de ce château de lamisère.

Ils se trompaient tous et il leur auraitsuffi de passer le seuil de la maisonnette pour constater que si, àl’extérieur, elle ne payait pas de mine, elle était du moinsconfortablement meublée.

La fenêtre éclairée était celle d’unpetit salon garni de bons fauteuils capitonnés, sans compter undivan bas, à la turque, surchargé de coussins de toutes lescouleurs.

Un bon feu brûlait dans la cheminée,quoiqu’on fût au mois d’avril, et la tablette de cette cheminéeportait au lieu de la pendule dorée qu’affectionnent les épiciersaisés, une statuette en bronze, signée d’un nom d’artisteconnu.

Le plancher était caché par un tapis deSmyrne et les portes par des rideaux de soie écrue.

Au milieu de la pièce, une immense tablecarrée, une table en bois noir, qui jurait un peu avec le reste dumobilier, une vraie table de travail sur laquelle s’étalaient delarges feuilles de papier à dessin, des règles, des équerres, descrayons, des compas.

Et cette table n’était pas là pour rien.Elle servait aux travaux d’un homme perché sur un tabouret etcourbé sur une épure dont il mesurait les lignes.

En face de lui, une femme faisait de latapisserie, à la lueur adoucie d’une lampe recouverte d’unabat-jour.

L’homme avait au moins cinquante ans,des cheveux noirs et drus qui commençaient à s’argenter, une longuebarbe grisonnante et de grands yeux pleins de feu, qui illuminaientson visage fatigué.

La femme était belle, d’une beautésérieuse, presque virile, qui la faisait paraître plus âgée qu’ellene l’était. Mais ses vingt ans brillaient sur sa figure, fraîchecomme une fleur printanière, et sa taille avait les souplesrondeurs de la première jeunesse.

Elle travaillait sans lever les yeux etle silence n’était troublé que par le grondement de l’orage qui sedéchaînait sur Paris.

– Quel temps ! murmura-t-elle enposant son ouvrage sur ses genoux. Si j’étais seule ici, j’auraispeur. Notre cabane de pierres tremble sur sa base… et, en vérité,je crains qu’elle ne finisse par s’écrouler.

– Elle tiendra bien encore un mois, ditl’homme en riant. Et avant un mois, ma Camille chérie, tu habiterasun bel appartement dans un beau quartier, en attendant que tuhabites un château acheté sur mes économies.

Maintenant que j’ai de quoi exploitermon brevet, notre fortune est faite.

– Tu me l’as dit, père, reprit la jeunefille, mais je n’ai pas encore pu m’accoutumer à l’idée que nousallons être riches.

– Nous le sommes déjà, puisque j’aitouché ce matin vingt mille francs comme entrée de jeu. Et ce n’estrien au prix de ce que rapportera mon invention. Te figures-tu cequ’il y a de machines à vapeur dans le monde entier ? Eh bien,d’ici à peu, toutes me payeront tribut, car pas une ne pourra sepasser du condensateur Monistrol. Et dire que je travaillais depuisvingt ans, sans arriver à un résultat pratique, lorsque j’airencontré ce brave Gémozac, qui m’a ouvert sa caisse pour me mettreà même d’appliquer mon système ! Maintenant, je ne doute plusdu succès… Mais laisse-moi achever ce travail que je dois remettredemain matin à mon associé. Il est bientôt dix heures et quandj’aurai fini, il me faudra encore, avant de me coucher, serrer lesvingt beaux billets de mille que j’ai reçus aujourd’hui. Je suis sipeu habitué à avoir de l’argent que je ne sais où les loger. Çamanque de coffre-fort, ici.

– Tu les as donc sur toi ? demandaCamille.

– Les voici, dit Monistrol en les posantsur la table.

– Tu pourras les enfermer provisoirementdans mon armoire à glace. Mais je t’en prie, père, porte-les demainchez un banquier. Tant qu’ils seront chez nous, je ne serai pastranquille. Cette maison est à la discrétion du premier coquinvenu… et on nous assassinerait tous les deux que personne ne nousentendrait crier. La nuit, le boulevard Voltaire estdésert.

– Pas ce soir, mignonne. C’est la foireau pain d’épice sur la place du Trône, et elle attire du monde,même quand il fait un temps de chien. Écoute plutôt ! onentend la musique.

En effet le vent leur apportait l’écholointain des instruments de cuivre, qui faisaient rage devant lesbaraques des saltimbanques.

– Du reste, reprit Monistrol, avant demonter dans ma chambre, j’irai mettre les verrous à la porte d’enbas. Reprends ta tapisserie, mon enfant, pendant que je termineraimon travail. Ce ne sera pas long.

Le père et la fille se remirent à labesogne, chacun de son côté ; le père avec ardeur, la filleassez mollement.

Les doigts de Camille manœuvraientdistraitement l’aiguille dans la laine, mais ses yeux ne suivaientplus son ouvrage.

Elle rêvait au brillant avenir quis’ouvrait devant elle et à la vie paisible qu’elle allaitquitter.

Elle la regrettait déjà, cette existencemodeste qui suffisait à la rendre heureuse, et la richessel’effrayait.

Camille n’avait pas d’ambition, maiselle était nerveuse à l’excès, et elle se trouvait dans la mêmeposition d’esprit qu’un homme qui va s’embarquer pour un paysinconnu, et qui préférerait ne pas s’éloigner du village où il estné. Son imagination surexcitée ne lui montrait que les périls duvoyage, et elle avait le vague pressentiment d’un malheurprochain.

Un bruit très léger la fit tressaillir,un craquement presque imperceptible.

On eût dit qu’on marchait avecprécaution dans la salle à manger, qui n’était séparée du petitsalon que par une double portière dont les embrasses étaientdénouées.

Elle se tut de peur de troubler sonpère, qui n’avait rien entendu, absorbé qu’il était par sontravail, mais elle leva la tête et elle regardaattentivement.

Elle ne vit d’abord rien d’insolite, et,comme le bruit avait cessé, elle allait se remettre à satapisserie, lorsqu’elle crut apercevoir une main qui s’étaitglissée entre les deux rideaux et qui se détachait en noir sur lefond clair d’une des portières de soie.

Était-ce bien une main, cette tachenoirâtre qui tranchait sur le rideau blanc ? Camille en doutad’abord, mais elle ne parvenait pas à s’expliquer cette étrangeapparition. Elle crut même être dupe d’une illusion d’optique. Lefeu se mourait dans l’âtre et la lumière de la lampe commençait àbaisser, si bien que le salon s’emplissait d’ombre et qu’elle nedistinguait plus nettement les objets.

Elle aurait voulu fermer les yeux etelle ne pouvait pas. Ce point noir la fascinait.

Cela ressemblait à une araignée énorme,armée de pattes velues, et cela ne bougeait pas.

Était-ce la griffe de quelque bêtemonstrueuse ? Camille n’était pas poltronne, et pourtant ellesentait son sang se glacer dans ses veines.

Monistrol, qui tournait le dos à laporte, continuait à tirer des lignes avec acharnement.

À force de regarder, elle finit parcompter les cinq doigts d’une main cramponnée au rideau, des doigtsnoueux et crochus comme les pinces d’un crabe.

Le pouce, largement écarté des autres,était d’une longueur démesurée et se terminait par un onglerecourbé, comme en ont les serres des vautours.

À ce moment, par l’entrebâillement desdeux portières, Camille vit briller dans l’ombre des lueurs qu’elleprit pour les scintillements de la lame d’un poignard.

– Père ! au secours !cria-t-elle en tendant le bras vers la porte.

À cet appel inattendu, Monistrol seretourna vivement, mais il n’eut pas le temps de selever.

D’un seul bond – un bond de tigre –l’homme caché dans la salle à manger sauta sur lui. Une main – lagigantesque main que Camille avait vue – s’abattit sur le paquet debillets de banque ; l’autre saisit à la gorge le malheureuxinventeur qui, en se débattant, renversa la lampe.

Camille se précipita pour défendre sonpère, mais le voleur la repoussa d’un coup de pied qui l’envoyarouler sur le parquet.

Elle ne perdit pas courage et elle eutla force de se remettre debout. Mais le salon était plongémaintenant dans une obscurité profonde. Elle entendait destrépignements, des râles et elle ne voyait rien.

Elle se heurta d’abord à la table, et illui fallut tourner cet obstacle pour saisir le misérable qui tenaitMonistrol. Elle essaya de s’accrocher à son vêtement, mais elle netrouva pas prise. Ses doigts glissèrent sur une étoffe lisse, puisils rencontrèrent de petites aspérités qu’elle arrachait avec sesongles, sans parvenir à étreindre l’homme qui lui glissait entreles mains comme une anguille.

Il ne cherchait pas à la frapper ;il ne cherchait qu’à en finir avec Monistrol et à se sauver enemportant l’argent.

Cela ne tarda guère. Monistrols’affaissa, et, après l’avoir couché par terre, comme un lutteurvaincu, le voleur le lâcha, se releva prestement ets’enfuit.

Son coup était fait. Il tenait les vingtmille francs et il ne songeait plus qu’à s’esquiver, sans se donnerla peine d’assommer la jeune fille qu’il croyait être hors d’étatde le poursuivre.

Il se trompait. Camille supposait queson père n’était qu’étourdi, car il n’avait pas jeté un cri entombant ; un homme vigoureux ne meurt pas d’une poussée, siviolente qu’elle soit, et le voleur n’avait pas montré d’autresarmes que ses poings.

– À moi, père ! cria-t-elle. Il nenous échappera pas.

Et elle courut après le bandit qui étaitdéjà, dans l’escalier.

Il enfila la porte qui donnait surl’enclos et qu’il avait laissée ouverte, traversa rapidement leterrain qui s’étendait entre la maison et la palissade, franchitd’un saut cette clôture basse et se lança sur le boulevardVoltaire, dans la direction de la place du Trône.

C’était précisément ce que souhaitaitCamille. Elle se disait qu’elle trouverait des sergents de ville aurond-point où se tenait la foire et qu’ils arrêteraient cetaudacieux gredin.

Il s’agissait seulement de ne pas selaisser distancer. Or, elle avait de bonnes jambes et pas de sotspréjugés. Peu lui importait de courir les rues en cheveux, enpeignoir, en pantoufles, et de se montrer, dans cet équipage, auxbadauds attroupés devant les baraques des saltimbanques et devantles boutiques où l’on vend du pain d’épices.

Monistrol, au lieu de l’élever comme unebelle demoiselle, lui avait appris de bonne heure à se servirelle-même. Elle faisait le ménage et la cuisine, ni plus ni moinsqu’une simple ouvrière ; elle allait aux provisions chez lesfournisseurs et elle n’avait peur de rien, pas même des galants derencontre qui l’obsédaient quelquefois de leurs sotspropos.

Et, si elle tenait tant à rattraper levoleur, ce n’était pas que la perte des vingt mille francs latouchât beaucoup, mais son père avait besoin de cet argent pourperfectionner l’invention sur laquelle il fondait toutes sesespérances. Elle comptait bien le lui rapporter et elle n’avait passongé un seul instant qu’elle aurait mieux fait de lui donner dessoins que de sauver sa petite fortune. Elle se figurait même qu’ilétait déjà sur pied et qu’il allait la rejoindre pour l’aider àarrêter l’homme aux doigts crochus qu’elle ne perdait pas de vue,quoiqu’il courût plus vite qu’elle.

La pluie avait cessé. Ce n’était qu’unepluie d’orage, et les flâneurs de la foire, qui s’étaient mis àl’abri pendant l’averse, remplissaient de nouveau la place duTrône. Les parades recommençaient, les trombones tonnaient de plusbelle ; c’était de tous les côtés un tapage infernal, quiaurait couvert sa voix si elle eût crié : « Auvoleur ! »

L’homme filait toujours, et chaque foisqu’il passait devant un bec de gaz, elle le voyait distinctement.C’était, un grand gaillard bien découplé, autant qu’elle pouvait enjuger, car il était enveloppé de la tête aux pieds dans unpardessus de caoutchouc jaunâtre.

Elle comprenait, maintenant, comment ilavait pu se dérober, lorsqu’elle l’avait saisi, mais elle necomprenait pas encore pourquoi elle s’était écorché les doigts ens’accrochant à lui.

Du reste, ce n’était pas le moment dechercher des explications rétrospectives. L’homme venait dedéboucher sur la place et, au lieu de se diriger vers le centre durond-point, afin de se perdre dans la foule, il avait tourné àgauche, derrière une grande baraque en planches. Camille, qui avaitgagné du terrain, le suivait maintenant de très près. Elle se jetabravement dans ce coin sombre et désert, sans se demander si levoleur ne l’attendait pas là pour tomber sur elle et lui tordre lecou. C’était d’autant plus à redouter qu’il venait de s’arrêter, etqu’il se tenait collé contre les planches de la baraque, comme pourse préparer à l’assaillir au moment où elle passerait à sa portée.Mais Camille était trop lancée pour reculer.

– Ah ! brigand ! je te tiens,cria-t-elle en se précipitant.

Elle allait le saisir, lorsqu’ildisparut subitement. Elle entendit le bruit sec d’une porte qu’onferme et elle comprit. Le drôle était de la troupe d’acrobates quitravaillait en ce moment dans la baraque et il venait de s’yintroduire, par l’entrée des artistes. Camille ne pouvait pas l’ysuivre par le même chemin, mais rien ne l’empêchait de passer avecle public et de faire empoigner son voleur en pleinereprésentation.

– Je n’ai pas vu son visage,pensait-elle, mais je suis sûre de le reconnaître à sesmains.

Camille ne se demanda point si l’hommen’allait pas rouvrir la porte et se sauver pendant qu’elle lechercherait dans l’intérieur de la baraque. Elle était si acharnéeà le poursuivre qu’elle ne raisonnait plus, et qu’elle ne songeaitmême pas à s’étonner que son père ne l’eût pas encorerattrapée.

Sans perdre une seconde, elle se glissaentre la cabane en planches et une boutique en toile où on vendaitdes macarons, tourna l’angle de la cabane, et déboucha en pleinelumière, au milieu d’un rassemblement de gens qui bayaient auxcorneilles devant une estrade éclairée par une douzaine dequinquets[1].

Sur ces tréteaux se démenaient sixmusiciens, déguisés en lanciers polonais, un pitre à queue rouge,un gamin d’une douzaine d’années, habillé de toile à matelas, etune femme court-vêtue qui allait et venait, une baguette à la main,comme une fée de théâtre.

La représentation était commencée, maisprobablement la salle n’était pas pleine, car le pitre s’égosillaità crier : « Entrrrez, messieurs,entrrrez pour voir la dernière exercice ducélèbre Zig-Zag, de la tribu des Beni-Dig-Dig… Prrenez vosbillets… ça ne coûte que cinquante centimes aux premières,vingt-cinq centimes aux secondes… et deux sous pour messieurs lesmilitaires non gradés. »

La femme reprenait le refrain d’une voixde fausset et tout en promenant sur la foule des regards insolents,elle cinglait sournoisement avec sa baguette les maigres mollets dupauvre petit diable de paillasse qui grimaçait pour cacher seslarmes.

Il ne paraissait pas que ceboniment fît de l’effet, car les badauds ne se pressaientpas d’entrer. Quelques-uns admiraient la fée qui était une brune,aux yeux noirs, bien campée sur ses jambes et véritablement jolie,en dépit de sa physionomie dure ; d’autres agaçaient un énormeboule-dogue qui leur répondait par de furieuxaboiements.

Camille ne s’arrêta point à cesbagatelles de la porte. Elle fendit l’attroupement et elle arrivaau pied de l’escalier à claire-voie, juste au même moment que deuxjeunes gens, qui avaient l’air d’être un peu lancés, deux viveursmondains venus là par fantaisie excentrique, après avoir dîné dansun cabaret à la mode, fort loin de la place du Trône.

Ils s’arrêtèrent ébahis en apercevantCamille que le désordre de sa toilette n’enlaidissait pas du toutet quoiqu’ils la prissent peut-être pour une fille, ilss’effacèrent pour la laisser passer.

Elle franchit lestement les marchesvermoulues de l’escalier branlant, et à peine arrivée surl’estrade, elle courut droit à l’entrée du théâtre gardée par unevieille édentée qui recevait le prix des places et qui lui ditd’une, voix de rogomme[2] :

– C’est dix sous les premières, mapetite dame.

Camille mit la main à sa poche, n’ytrouva rien et fit un geste désespéré, en se rappelant qu’ellen’avait pas pensé à se munir d’une pièce blanche pour courir aprèsles vingt mille francs de son père.

La vieille comprit cette pantomime etreprit en ricanant :

– On n’entre pas à l’œil, ma belle.Faites-vous payer le spectacle par ces messieurs.

Elle désignait les jeunes gens quiétaient montés derrière Camille.

– Voilà pour trois, dit le plus granddes deux, en jetant une pièce de cinq francs dans la sébile, àmoitié pleine de gros sous.

Camille ne le remercia même pas et elleentra précipitamment, sans se préoccuper de voir si les deuxélégants la suivaient. Les places vides ne manquaient pas. Ellealla s’asseoir sur la première banquette, tout près d’une bandejoyeuse de commis de magasin et de demoiselles de comptoir quimangeaient des oranges et qui parlaient très haut.

C’était l’élite des spectateurs, car iln’y avait guère là que des ouvriers en blouse, des gavroches malpeignés, des troupiers et des bonnes.

L’assemblée était houleuse. Auxpremières, on riait bruyamment ; aux secondes, onbraillait ; aux troisièmes, on imitait le coq et d’autresanimaux. Mais les cris qui dominaient, c’était :« Zig-Zag ! En scène Zig-Zag ! ous qu’ilest donc le faigniant ? il s’aura cavalépour aller voir sa connaissance… Tais donc ton bec !elle est à montrer ses mollets sur l’estrade, sa connaissance…c’est celle qu’a une badine à la main… »

Ces dialogues à la volée se croisaientdans l’air empesté par la fumée des quinquets et la scène restaitvide. Évidemment, Zig-Zag était le favori de ce public forain etZig-Zag était en retard ; Zig-Zag manquait à son devoird’artiste.

Camille, abasourdie par ce vacarme,s’avisa pour la première fois de réfléchir à ce qu’elle avait faiten se jetant à l’étourdie dans la baraque. Le voleur y était entré,mais comment le retrouver parmi cette foule ? Elle se ditcependant que, puisqu’il avait la clé de la porte des coulisses, ildevait faire partie de la troupe. Elle eut même le soupçon que cepouvait être le Zig-Zag dont le nom était dans toutes les boucheset qui se faisait attendre.

Mais elle commençait à avoir honte de setrouver là dans un négligé qui attirait déjà l’attention de sesvoisines, et elle se reprenait à penser qu’elle eût mieux fait derester près de son père, qu’elle avait laissé étendu sur le parquetdu petit salon, et qui ne s’était peut-être pas relevé de sa chute.Elle se mit à maudire le premier mouvement qui l’avait lancée surles traces du voleur, et, avec la vivacité d’impressions qui étaitson plus grand défaut, elle se décida à sortir.

En se retournant, elle vit que le jeunehomme qui avait payé pour elle avait pris place avec son ami sur laseconde banquette, et elle entendit ces mots échangés àdemi-voix :

– Elle est belle comme on ne l’estpas.

– Je ne dis pas le contraire, mais ellea tout l’air d’une coureuse.

Le rouge monta au visage de Camille, et,au lieu de se lever pour partir, elle fit volte-face au moment oùces messieurs qui causaient entre eux, la tête basse, allaient, ense redressant, se trouver nez à nez avec elle.

Le pitre qu’elle avait vu parader surl’estrade entra en scène, s’avança en saluant gauchement, ouvritune bouche fendue jusqu’aux oreilles et commençaainsi :

– Mesdames et messieurs, nous allonscontinuer les exercices par « tête en avant », un nouveautour de M. Zig-Zag, premier sauteur des deux mondes. Ce grandartiste, retardé par une affaire importante, va paraîtreenfin…

– Quelle affaire ? crièrent desvoix.

– Il est allé boire un litre, réponditle jocrisse[3]avecun sérieux parfait.

Et il s’éclipsa, poursuivi par les huéesdes spectateurs.

– Ce Zig-Zag n’est pas l’homme que jecherche, pensa Camille. Mon voleur n’aurait pas eu le temps des’habiller en clown. N’importe ! je veux le voir.

Presque aussitôt, lancé de la coulissecomme un boulet de canon, Zig-Zag traversa la scène, en tournantsur lui-même avec une rapidité vertigineuse. Ce tourbillonscintillait comme un miroir à prendre les alouettes.

– C’est lui ! murmura la jeunefille ; ce sont les paillettes de son costume qui brillaientdans l’ombre et qui m’ont écorché les doigts quand j’ai essayé dele saisir.

Camille avait encore sous les ongles depetits fragments de paillon[4]. Ellene douta plus.

Elle attendit pourtant. Elle voulaitvoir les mains, sûre qu’elle était de reconnaître le voleur à lalongueur démesurée et à la forme particulière de sonpouce.

Et en se demandant encore une foiscomment ce coquin s’y était pris pour être si vite prêt, elle sesouvint qu’au moment où elle le poursuivait, il portait unpardessus en caoutchouc. Il n’avait eu qu’à l’ôter pour entrer enscène dans le costume de son rôle.

Il ne restait plus à Camille qu’à crier,dès qu’il cesserait de tourner : « C’est lui qui a volémon père ! » Elle était résolue à affronter le scandaleet le danger du tumulte que ne manquerait pas de provoquer cetteinterpellation inattendue.

Zig-Zag s’arrêta enfin et vint seplanter juste en face d’elle, tout près des quinquets qui tenaientlieu de rampe à ce théâtre de la Foire.

Camille vit alors que Zig-Zag étaitmasqué comme l’Arlequin de l’ancienne comédie italienne. Un loup desoie noire collé sur le haut de son visage ne laissait à découvertque sa bouche souriante, ses dents blanches, son menton rasé defrais, son cou bien attaché et un bout de maillot rose, toutparsemé de clinquant argenté.

Les yeux brillaient à travers les trousdu masque et Camille crut remarquer qu’ils se fixaient surelle.

Mais ce n’était pas la figure du clownqui l’intéressait. Elle cherchait ses mains, et elle s’aperçut avecstupéfaction que l’illustre sauteur était emprisonné, depuis lespieds jusqu’aux épaules, dans un sac de toile pailleté comme lemaillot. Il y avait fourré ses bras, qui se trouvaient collés à soncorps.

Invisibles, ses mains ; invisibles,aussi ses chaussures, qui devaient porter les marques laissées parune course sur le macadam boueux du boulevard Voltaire.

Avait-il imaginé de s’envelopper ainsipour dérouter la jeune fille qui venait de lui donner lachasse ? Elle reconnut bientôt que le désir d’échapper à unereconnaissance n’y était pour rien.

Cet accoutrement était indispensable àZig-Zag pour exécuter son fameux tour qui consistait à bondir, avecun élan prodigieux, à tomber perpendiculairement sur le sommet ducrâne, à se remettre debout par un saut de carpe et à recommencerainsi une douzaine de fois de suite.

Le sac l’empêchait de se servir de sesmains et c’était en cela que consistait la difficulté de cepérilleux exercice, inventé, dit-on, par les Aïssaoua, ces Arabesenragés qui dévorent des scorpions, du verre et des feuilles decactus épineux.

À sauter ainsi, un honnête homme seromprait le cou ; mais Zig-Zag s’en tirait sans que sa colonnevertébrale en souffrit. Il saluait les spectateurs quil’applaudissaient avec frénésie, et il paraissait tout prêt àrecommencer.

Camille hésita un instant. Ce clownextraordinaire devait avoir plus d’un tour dans son répertoire, etavant la fin de la représentation, il allait sans doute reparaîtresous un autre costume qui permettrait de voir son visage et sesdoigts. Mais elle n’avait pas de temps à perdre. Monistrol étaitpeut-être blessé, et certainement très inquiet de l’absenceprolongée de sa fille. Il tardait à Camille de le rejoindre, et,sans plus réfléchir, elle se leva toute droite et elle cria, enétendant le bras vers le sauteur qui restait immobile pourreprendre haleine :

– Arrêtez-le ! c’est unvoleur !…

Il n’en fallut pas davantage pourdéchaîner une tempête. Le public, en masse, prit parti pour sonartiste préféré et des vociférations partirent de tous les coins dela salle.

– Silence !… À la porte, latraînée !… Faut qu’elle fasse des excuses !…Elle est saoule !… Non, elle est folle !… À Charenton,alors !…

Les plus excités étaient debout etmontraient le poing à Camille, qui les regardait du haut de sonmépris. Elle était très pâle, mais elle n’avait pas peur et ellereprit d’une voix claire :

– Je vous dis que cet homme vient devoler vingt mille francs à mon père. Qu’on le fouille et on lestrouvera sur lui.

Cette déclaration lui valut une nouvelleaverse d’injures.

– Blagueuse, va !… Il n’a pas lesou, ton père, ni toi non plus… Zig-Zag est plus riche que toi… ondemande les sergots… ous’qu’est le panier àsalade pour ramener Madame à Saint-Lazare !…

Zig-Zag assistait impassible à cetteémeute ignoble. Il ne pouvait pas se croiser les bras, puisque sesbras n’étaient pas libres, mais il avait pris une attitudedédaigneuse, il cambrait son torse et il haussait les épaules enricanant.

Le vacarme s’éleva bientôt à un teldiapason que la fée en jupe courte, qui était restée sur l’estrade,se montra au haut de l’escalier des premières, adressa au clown unsigne de tête interrogateur, et disparut aussitôt ; mais cefut pour reparaître un instant après avec un sergent de ville etlui désigner la femme qui troublait le spectacle.

L’affaire devenait sérieuse et la pauvreCamille comprit, un peu trop tard, qu’elle venait de se mettre dansun très mauvais cas. Elle était sortie de chez son père dans unetenue qui ne prévenait pas en sa faveur et elle se trouvait enpasse d’être jetée dehors, peut-être même menée au poste comme unesimple drôlesse.

À quelle protection recourir, en cetteextrémité ? Ses yeux rencontrèrent ceux du jeune homme quiavait payé pour elle, à l’entrée de la baraque. Il la regardaitavec plus de curiosité que de bienveillance, mais il avait unefigure sympathique et elle crut pouvoir s’adresser àlui.

– Monsieur, lui dit-elle avec émotion,vous me jugez sans doute très mal après la scène que je viens defaire, mais quand vous saurez qui je suis, vous ne refuserez pas deprendre ma défense. Je vous jure que j’ai dit la vérité en accusantce clown.

La prière de Camille fut interrompue parle sergent de ville, qui mit la main sur elle.

– Ne me touchez pas, dit la jeune fille,en le repoussant.

– Enlevez-la ! hurlèrent lesspectateurs, qui trépignaient de joie.

Zig-Zag, du haut de ses planches,suivait des yeux le conflit, mais il n’en attendit pas la fin. Ilfit la révérence, à la mode des clowns, et en trois bonds sur latête, il rentra dans la coulisse.

– Je suis prête à vous suivre, repritCamille.

Frappé sans doute de la fermeté de sonattitude, le monsieur dont elle avait réclamé l’appui se décida àintervenir.

– Je sors avec vous, madame, lui dit-il,à demi-voix.

L’autre, le camarade qui l’accompagnaitdans ce voyage au pays des saltimbanques, ricanait sous samoustache et trouvait son ami prodigieusement ridicule, mais il nel’abandonna point, et ils escortèrent tous les deux Camille,emmenée par le sergent de ville.

Le cortège, en traversant l’estrade,passa sous le feu des mauvais propos de la fée et de la vieilleassise au contrôle.

– Une pannée[5]comme ça, qui entre sans payer etqui se permet d’insulter les artistes ! grommelait lacaissière.

– Elle a trouvé ce qu’elle cherchait.Faut-il que les hommes soient daims ! criait la femme à labaguette.

Le dogue aboyait après Camille etl’enfant habillé en paillasse la regardait de tous sesyeux.

Elle descendit bravement sur la place,et, au bas de l’escalier, elle dit à sonprotecteur :

– Monsieur, je demeure tout près d’ici,chez mon père, M. Monistrol, et je vous demande en grâce de mereconduire à la maison.

– Monistrol ! s’écria le jeunehomme ; Jacques Monistrol, le mécanicien ?

– Oui, monsieur, dit Camille, je suis lafille de M. Monistrol, ingénieur civil. Est-ce que vous leconnaissez ?

– Pas encore beaucoup, répondit le jeunehomme, mais j’aurai maintenant l’occasion de le voir souvent.Depuis trois jours il est l’associé de mon père.

– Quoi ! vous seriez…

– Julien Gémozac, mademoiselle, et jebénis le hasard qui me met à même de vous être utile.

Camille, étonnée et charmée, regardaplus attentivement son protecteur improvisé et, pour la premièrefois, depuis qu’elle l’avait rencontré, elle s’aperçut queM. Julien était un charmant cavalier.

Ce fils d’un opulent industriel avaitl’air d’un jeune pair d’Angleterre : des traits réguliers, descheveux blonds bouclant naturellement, de longues moustachessoyeuses, – des moustaches à accrocher les cœurs, – un teint blanc,de grands yeux bleus et une bouche un peu dédaigneuse.

Cette figure aristocratique respirait lafranchise et la bonté.

De son côté, Julien admirait la beautéplus sévère de Camille et se reprochait d’avoir pris un instantpour une aventurière la fille d’un inventeur en passe des’illustrer et de gagner une grosse fortune.

À vrai dire, l’erreur était excusable,étant données la conduite de mademoiselle Monistrol dans la baraqueet la toilette bizarre qu’elle portait.

L’ami qui assistait à cette explicationse taisait, mais son sourire railleur disait assez qu’il ne croyaitguère à l’innocence d’une jeune personne qui s’échappait du logispaternel pour courir en déshabillé après unsaltimbanque.

Le sergent de ville n’avait pas lesmêmes raisons pour rester neutre, et il entra en scène assezbrutalement.

– C’est pas tout ça, dit-il. Vous aveztroublé le spectacle. Il faut me suivre au poste. Vous vousexpliquerez avec le brigadier.

– Au poste ! murmura Camille en seserrant contre son défenseur.

Le moment était venu pour Juliend’intervenir carrément. Il était persuadé que Camille ne mentaitpas, et il ne pouvait pas abandonner la fille du nouvel associé deson père. Peut-être aurait-il hésité si elle eût été laide, maispour une femme, la beauté est le meilleur des passeports, et il sesentait tout disposé à pousser l’aventure jusqu’au bout.

– Je réponds de mademoiselle,dit-il.

– Très bien, mais je ne vous connaispas, grommela le sergent de ville.

– Vous connaissez peut-être le nom demon père… Pierre Gémozac.

– Celui qui a la grande usine du quai deJemmapes. Un peu que je le connais ! Mon frère ytravaille.

– Eh ! bien, moi, j’y demeure.Voici ma carte et si vous voulez venir m’y demander demain, vousm’y trouverez de midi à deux heures.

– Avec mademoiselle ? dit lesergent de ville, qui avait à l’occasion le mot pourrire.

– J’habite chez mon père, répliquavertement Camille. S’il faisait jour, vous verriez d’ici la maison…et si vous ne me croyez pas, vous pouvez m’accompagner jusqu’à laporte. Mais vous feriez mieux d’arrêter l’homme qui vient de nousvoler vingt mille francs. Il est là, dans cette baraque…

– Bon ! nous verrons çà demain. Latroupe ne déménagera pas avant la fin de la foire. Je vais fairemon rapport au brigadier et lui remettre la carte demonsieur.

– Parfaitement, mon brave. Vous luidirez que je me tiens à sa disposition. Rien ne l’empêcherad’ailleurs de se renseigner aussi chezM. Monistrol.

– Au numéro 292 du boulevard Voltaire,ajouta Camille, qui avait retrouvé tout son sang-froid. Mais ne meretenez pas. Mon père a été maltraité par ce misérable, et, ensupposant qu’il ne soit pas blessé, il doit être inquiet demoi…

– Après tout, murmura le sergent deville, vous n’avez pas fait grand mal, puisqu’il n’y a pas eu debatterie. Rentrez chez vous, mademoiselle, et ne recommencezplus.

– Merci, mon brave, dit Gémozac, etcomptez sur moi. Si votre frère est bon ouvrier, on le fera passercontremaître. Prenez mon bras, mademoiselle.

Camille ne se fit pas prier. Elle voyaitmaintenant le danger qu’elle avait couru, elle sentait qu’elleavait eu tort de se lancer dans cette sotte aventure, et elle nesongeait plus qu’à rassurer son père.

L’explication n’avait eu pour témoinsque l’ami de Gémozac et quelques gamins, car elle avait pris fin àtrente pas de l’estrade, et à cette heure avancée, le vide s’étaitfait sur la place du Trône. La fée était entrée dans la baraquepour annoncer à Zig-Zag qu’on emmenait au poste la fille quis’était permis de l’interpeller pendant ses exercices. Le sergentde ville s’en allait, les mains derrière le dos.

Camille entraîna son sauveur et lesgamins se dispersèrent. Mais l’ami suivit et dit tout bas àJulien :

– C’est très joli de faire le DonQuichotte, mais n’oublie pas qu’on nous attend à minuit au caféAnglais.

Pour toute réponse, Julien s’arrêtacourt, lui fit face et le présenta en ces termes :

– Mademoiselle, voici M. Alfred deFresnay qui me prie de le nommer à vous et qui se met, comme moi,tout à vos ordres.

Camille s’inclina pour la forme etAlfred salua, en dissimulant assez mal une grimace demécontentement.

Ce gentilhomme n’avait aucun goût pourles entreprises romanesques, et aux demoiselles persécutées, ilpréférait de beaucoup les horizontales de toute marque.

– Marchons, je vous en supplie, murmurala jeune fille.

Julien prit le pas accéléré et il eut lebon goût de ne pas engager une conversation qui n’aurait certes pasintéressé mademoiselle Monistrol dans un pareil moment.

Il est des cas où la politesse consisteà se taire.

Alfred marchait la tête basse, enpensant aux drôlesses élégantes qu’il avait invitées à faire lafête au grand Seize, avec d’autres garnements de sonespèce.

Deux minutes après, ils arrivèrent tousles trois devant la palissade que le voleur avait franchie d’unseul bond. Pour le poursuivre, Camille avait dû ouvrir la barrière,et elle n’avait pas pris le temps de la refermer. Elle ne pouvaitdonc pas s’étonner de la trouver comme elle l’avait laissée, maiselle espérait vaguement y rencontrer son père, qui n’avait pas dûattendre patiemment, au coin du feu, qu’elle revint de l’expéditionhasardeuse où elle s’était embarquée. Et non seulement Monistroln’y était pas, mais aucune lumière ne brillait aux fenêtres de lamaisonnette.

– Il sera sorti pour tâcher de merattraper, il aura pris une fausse direction, et en ce moment il mecherche, Dieu sait de quel côté ! se dit la jeune fille pourse rassurer.

– Est-ce ici que vous demeurez,mademoiselle ? lui demanda Julien.

– Oui… venez ! répondit-elle enprenant les devants.

Elle courut tout droit à la porte de lamaison, qui était restée ouverte comme la barrière et elle pénétradans le vestibule. L’escalier était au fond, mais elle n’osa pasmonter seule.

– Père, cria-t-elle d’une voix altérée,descends vite. C’est moi ; c’est Camille !

Personne ne répondit à sonappel.

Gémozac et son camarade suivaient deprès la jeune fille. Ils entrèrent presque en même temps qu’elledans ce corridor où on n’y voyait goutte.

– J’ai peur, murmura Camille, ensaisissant le bras de Julien.

– Et moi, je ne suis pas rassuré dutout, dit Alfred entre ses dents. Cette maison m’a tout l’air d’uncoupe-gorge.

Julien, en sa qualité de fumeur, étaittoujours pourvu d’allumettes. Il tira sa boîte, et quand il eut dufeu, il avisa dans un coin, sur une tablette, un flambeau garnid’une bougie qu’il s’empressa d’allumer.

– Je vais passer le premier,mademoiselle, dit-il en s’armant du luminaire.

– Non, je veux vous montrer le chemin,répondit Camille.

– Mais, mademoiselle, le voleur apeut-être un complice, et s’il y a du danger, c’est à moi demarcher devant.

La jeune fille était déjà dansl’escalier. Les deux jeunes gens montèrent après elle et ilsdébouchèrent tous les trois dans la salle à manger, où le brigandau pouce crochu s’était embusqué avant d’assaillirMonistrol.

Les rideaux étaient retombés et leurcachaient le petit salon.

– Père !… es-tu là ? demandaCamille.

Rien ne bougea, Gémozac l’écartadoucement, souleva la portière et aperçut un homme étendu sur leplancher entre la table et la cheminée.

Camille aussi le vit, cet homme, et ellele reconnut.

– Ah ! s’écria-t-elle, il l’atué !…

Et avant que Julien pût l’arrêter, ellese précipita sur le corps de son père.

Elle n’avait que trop bien deviné ;le malheureux inventeur ne donnait plus signe de vie. En letouchant elle sentit qu’il était déjà froid. Elle le prit dans sesbras et elle essaya de le relever, mais la force lui manqua. Ellejeta un faible cri et elle tomba évanouie, à côté ducadavre.

– Un assassinat ! c’est complet,grommela Fresnay, en reculant de trois pas. Dans quel guêpier nousas-tu fourrés ?

– Tais-toi, animal, et aide-moi d’abordà enlever cette pauvre enfant, dit brusquement Gémozac.

– Et où diable veux-tu laporter ?

– Sur son lit, parbleu ! Sa chambredoit être à l’étage au-dessus.

– Et après ?

– Après ! tu vas courir au poste oùce sergent de ville voulait la conduire… tu diras qu’un crime vientd’être commis, et tu amèneras ici les agents… lecommissaire…

– Jolie commission que tu me donneslà ! Ah ! si jamais tu me repinces à courir à la foire aupain d’épice !

– Et moi, si tu m’abandonnes, je te jureque je cesserai toute espèce de relations avec toi. C’est indigne,ce que tu dis !… tu n’as donc pas de cœur ? Allons,prends ce flambeau et éclaire-moi. Je la porterai bien à moi toutseul.

Julien s’était agenouillé près de lafille de Monistrol et cherchait à la ranimer en lui frappant dansles mains, mais elle ne revenait pas à elle. Heureusement, il étaitvigoureux. Il la prit par la taille et, avec une souplesse que luiaurait enviée plus d’un clown, il réussit à se remettre sur piedsans laisser tomber le fardeau dont il s’était chargé.

Fresnay se résigna, en rechignant, àfaire ce que son ami lui demandait. Il le précéda, la lumière à lamain, et il sut trouver l’escalier du premier étage.

La chambre de Camille était à gauche surle palier et ils n’eurent pas de peine à la reconnaître au lit àrideaux blancs, le lit de toutes les jeunes filles.

Julien l’y coucha avec précaution, pritune carafe sur la toilette et se mit à lui jeter des gouttes d’eauau visage. Elle ouvrit les yeux et les referma presque aussitôt enmurmurant des mots inintelligibles ; ses mains s’agitèrentcomme pour repousser une vision hideuse, puis elle retombaanéantie.

– Elle a un transport au cerveau,murmura Gémozac, qui se servait, sans la comprendre, d’uneexpression très usitée.

Il n’était pas docteur et il n’avait pasla moindre idée de ce qu’il fallait faire en pareil cas.

– Tu ramèneras aussi un médecin, dit-ilà son ami Fresnay, qui répliqua avec humeur :

– Pourquoi pas une garde-malade, pendantque tu y es ! Ma parole d’honneur, je crois que tu perdsl’esprit. Quelle mouche te pique pour que tu veuilles à toute forcete mêler d’une affaire qui ne nous intéresse ni l’un nil’autre.

– Parle pour toi. Tu n’as pas entenduque le père de cette jeune fille était depuis quelques joursl’associé du mien… et qu’on l’a tué pour lui voler une somme qu’ilvenait de toucher ce matin à la caisse de la maisonGémozac ?

– Qu’en sais-tu ? Ta protégée est àmoitié folle et je ne comprends rien à sa chasse ausaltimbanque.

– Assez ! je ne veux pas discuterprès de son lit. Suis-moi.

Julien prit le bougeoir, descendit ausalon et dit au sceptique Alfred, en éclairant lecadavre :

– Tu ne nieras pas du moins qu’on l’aétranglé. Regarde son cou. Les doigts de l’assassin y ont laisséune empreinte assez profonde.

Alfred se baissa, examina le cadavreavec plus de curiosité que d’émotion, se redressa etdit :

– Les doigts ? Dis donc lesgriffes. Ce n’est pas une main d’homme qui a fait ces marquesnoires sur les deux côtés du cou. C’est une main de gorille… unemain qui a trente centimètres d’envergure. Et quel pouce ! Ila écorché la peau et il est entré dans la chair.

– Crois, si tu veux, que c’est la griffedu diable, mais va chercher la police, répliqua Gémozac en poussantpar les épaules son récalcitrant ami, qui céda, non sansdemander :

– Pourquoi n’y vas-tu pastoi-même ?

– Parce que je ne veux pas laisser seulemademoiselle Monistrol dans l’état où elle est. Lorsqu’il y aura dumonde ici, je partirai très volontiers, quitte à revenir demainavec ma mère, qui, certes, n’abandonnera pas l’orpheline. Mais, enattendant que les agents arrivent, j’ai le devoir de veiller surelle.

Un cri partit du premier étage, un cridéchirant.

– Tu entends ! s’écria Julien. Ellevient d’être réveillée par une attaque de nerfs. Je remontelà-haut. Pars, te dis-je, et reviens vite. Je ne tiens pas à passerla nuit entre cette pauvre fille et un homme assassiné.

Fresnay descendit pendant que Gémozaccourait au secours de Camille.

Ce n’était point un méchant garçon quece Fresnay, mais il avait le défaut très parisien de ne rienprendre au sérieux. Monistrol et sa fille lui étaient indifférents,on l’attendait pour souper, et il répugnait à se mêler d’uneaffaire criminelle. Cependant, il avait promis à Julien d’avertirla police, et ne sachant où trouver un poste, il se dirigea vers laplace du Trône.

Avant d’y arriver, il rencontra deuxgardiens de la paix – celui qui avait failli arrêter Camille n’enétait pas. Il leur dit qu’un meurtre venait d’être commis, toutprès de là, dans une maison qu’il leur décrivit, et il leur demandas’ils voulaient se charger d’aller chercher le commissaire, à quoiils répondirent : oui.

Il aurait dû leur fournir desrenseignements plus clairs et ils allaient s’informer.

Par malheur, un fiacre vint à passer, etle cocher s’arrêta, flairant une pratique[6]dans la personne de ce bourgeois bien mis. La tentation futtrop forte. Fresnay dit aux sergents de ville :

– Vous ne pouvez pas vous tromper… c’està droite, en descendant…, il y a une clôture enplanches.

Et il sauta dans la voiture en criant aucocher :

– Boulevard des Italiens…, devant lecafé Anglais.

– Farceur, va ! grommela le plusvieux des agents.

– Ce n’est pas la peine de nousdéranger, reprit l’autre. C’est un poisson d’avril.

Et ils continuèrent tranquillement leurronde de nuit.

Chapitre 2

 

 

Pierre Gémozac, l’un des princes del’industrie du fer, et plusieurs fois millionnaire, demeurait toutprès de l’usine où il avait fait fortune, sur les bords peu fleurisdu canal Saint-Martin.

Il faut dire qu’il habitait un fort belhôtel, entre cour et jardin, et que le quai de Jemmapes n’est pastrès loin du centre de Paris, quand on a de bonnes voitures etd’excellents chevaux. Le voisinage bruyant des ateliers avait bienquelques inconvénients, mais le fracas des marteaux et leronflement des machines à vapeur étaient doux à l’oreille de cebrave homme qui avait gagné des millions à construire deslocomotives et qui avait commencé par être ouvrierajusteur.

Il s’était marié tard, et de sa femmebeaucoup mieux née que lui et beaucoup plus jeune, il n’avait euqu’un fils qu’il adorait, quoique ce fils lui donnât plus de soucisque de satisfactions.

Julien Gémozac, à vingt-huit ans,n’était encore qu’un élégant oisif et ne paraissait pas disposé àtravailler sérieusement, au grand chagrin du père Gémozac quirêvait d’en faire son successeur. Julien était d’un grand cercle,et menait la vie à fond de train, jouant gros jeu, pariant trèscher aux courses, et ne comptant plus ses succès dans le monde desdemoiselles faciles.

Il avait cependant passé par l’Écolecentrale et il en était sorti, en très bon rang, avec un brevetd’ingénieur civil qu’il espérait bien ne jamaisutiliser.

Sa mère le gâtait ; son père disaitpour se consoler : « Il faut que jeunesse sepasse !… » mais il trouvait qu’elle ne passait pasvite.

En attendant que la raison vînt, iln’exigeait que deux choses : d’abord, que Julien habitât lamaison paternelle ; ensuite qu’il prit part au déjeuner defamille. Et si Julien ne se gênait pas pour découcher, ils’astreignait du moins à ne pas manquer le repas du matin. À midiprécis, on se mettait à table chez le grand industriel et Julienétait exact.

Il lui arrivait bien quelquefois, aprèsune nuit orageuse, de se montrer avec des traits tirés et les yeuxbattus, mais il faisait bonne contenance et on lui en savait gré.Son père le chapitrait doucement et sa mère, qui voulait le marier,lui proposait des héritières qu’il ne refusait pas, mais qu’ilévitait de rencontrer.

La mort tragique du pauvre Monistrolavait eu un contre-coup dans la maison Gémozac.

Un matin, Julien n’avait pas paru audéjeuner, et on avait su qu’il n’était pas rentré depuis laveille.

Ses parents, très inquiets, passèrentune triste journée, car ils n’apprirent qu’à six heures du soir cequi lui était arrivé.

Indignement lâché par son camaradeFresnay, Julien avait dû passer toute la nuit près de mademoiselleMonistrol, qui se débattait dans les convulsions d’une effroyablecrise nerveuse, et c’était seulement au petit jour qu’il avait puappeler, par la fenêtre, des gens qui passaient sur le boulevardVoltaire.

La police, avertie, était venue enfin etavait constaté le crime sans l’expliquer. Camille, aux questionsqu’on lui posait, ne répondait que par des propos incohérents.Julien, ne sachant rien ou presque rien, ne pouvait pas éclairer lecommissaire, car la scène dans la baraque ne prouvait pasgrand’chose contre le clown.

Madame Gémozac eut le courage d’allers’établir, le soir même, au chevet de la jeune fille et de lasoigner pendant que les gens de justice verbalisaient auprès ducadavre. Une fièvre cérébrale s’était déclarée, et les médecins nerépondaient pas de la vie de mademoiselle Monistrol.

Il fallut enterrer son père, sansqu’elle en eût connaissance ; mais Pierre Gémozac, et son filssuivirent, à la tête des ouvriers de l’usine, le convoi dumalheureux inventeur.

Il s’écoula toute une semaine avant quela situation changeât. Camille, entrée en convalescence, restaitplongée dans une sorte d’engourdissement qui paralysait sesfacultés. Les agents de la sûreté cherchaient le coupable et netrouvaient rien qui les mît sur la voie. Madame Gémozac avait placéune femme de confiance et une sœur de charité auprès de la jeunemalade, elle allait fréquemment la voir, et elle attendait qu’ellese rétablît pour s’occuper de lui assurer une existenceconvenable.

Julien s’intéressait toujours à saprotégée de la foire au pain d’épice, et il n’avait pas encorepardonné à cet égoïste d’Alfred qui s’était si vilainement dérobé.Mais Julien avait repris peu à peu ses habitudes. Il pensait déjàbeaucoup moins à la lugubre aventure de l’orpheline, et il nesongeait guère à découvrir l’insaisissable meurtrier deMonistrol.

Le huitième jour, en déjeunant, ildemanda, comme il le faisait tous les matins, des nouvelles deCamille, et il apprit que l’avant-veille elle s’était levée pour lapremière fois.

– Nous la verrons bientôt, dit madameGémozac. Elle veut absolument venir ici nous remercier.

– Je serai charmé de la recevoir, ajoutale père Gémozac ; d’abord, pour lui exprimer combien je prendspart à son malheur, et aussi parce que j’ai de bonnes nouvelles àlui apprendre. L’invention de Monistrol est une fortune. Sil’affaire continue à marcher comme elle marche dès le début, safille sera très riche et, en ma qualité d’associé, je gagneraibeaucoup d’argent. Elle peut dès à présent vivre sur un très bonpied, car à la fin de l’année, j’aurai à lui compter une somme trèsronde, et en attendant, je lui ferai toutes les avances qu’ellevoudra.

– Voilà de quoi la consoler, ditJulien.

– Eh bien, je doute qu’elle se consolejamais, reprit madame Gémozac. Depuis qu’elle va mieux, je l’aiétudiée et maintenant, je crois la connaître. C’est un caractère,que cette enfant de vingt ans ! Elle ne s’inquiète pas de cequ’elle va devenir. Elle ne parle que de son père et elle ne pensequ’à venger sa mort.

– Je crains fort qu’elle n’y réussissepas. L’instruction se poursuit, mais on n’a aucune donnée précisesur l’assassin. Le clown qu’elle accusait a été interrogé lelendemain et il a prouvé un alibi. On le confrontera sans douteavec elle, puisqu’elle est maintenant en état de s’expliquer, maisje parierais volontiers qu’elle ne le reconnaîtra pas.

– C’est probable, car il paraît qu’ellen’a entrevu que la main du meurtrier. Elle m’a dit cela, sanss’expliquer davantage.

– Ah ! oui, la main !… c’estson idée fixe. Pendant sa première attaque de nerfs, ellecriait : « Oh ! cette main… elle s’approche… ellemenace mon père… chassez-la ! » Elle avait le délire. Ilest vrai que le rapport des médecins déclare que son père a étéétranglé par une main énorme… et j’ai moi-même constaté le fait enexaminant le corps. Mais ce n’est pas là un indice suffisant. Tousles assassins ont des mains larges comme des battoirs. Terappelles-tu que, dans le temps, on ne parlait que du pouce deTroppmann ?

À ce moment un valet de pied entra et cen’était pas pour son service, car M. Gémozac tenait à déjeuneren tête-à-tête avec sa femme et son fils, et ses domestiquesavaient ordre de ne jamais se montrer sans qu’on lessonnât.

– Qu’est-ce que c’est, Jean ?demanda-t-il en fronçant le sourcil.

– Mademoiselle Monistrol désireraitparler à monsieur ou à madame. Je lui ai dit qu’on était àtable…

– N’importe ! Faites-la entrer,répondit vivement Gémozac.

Camille attendait dans l’antichambre. Levalet de pied alla l’y chercher, et lorsqu’elle entra, Julien eutquelque peine à la reconnaître. Il ne l’avait vue que dans lecostume qu’elle portait le soir de leur première rencontre, et ill’avait laissée en plein accès de fièvre chaude, les vêtements endésordre, les cheveux défaits, le visage décomposé. Elle seprésentait maintenant sous un tout autre aspect, sévèrementhabillée de noir, coiffée à l’air de sa figure, et pâlie par lasouffrance ; mais cette pâleur rehaussait encore sa beauté, etlui donnait un charme qui frappa vivement le jeuneGémozac.

Le père, qui la voyait pour la premièrefois, resta tout ébahi, mais madame Gémozac se leva, vint à elle,lui prit affectueusement les mains et la fit asseoir près de sonmari, qui ne demandait qu’à la bien accueillir, mais qui ne savaitpar où commencer.

Camille le tira d’embarras en prenant laparole.

– Monsieur, dit-elle sans se troubler,il me tardait de vous remercier… mon pauvre père vous a dû sadernière joie… et ce n’est pas à vous seul que je dois de lareconnaissance…

La fin de la phrase s’adressait au filset à la mère qui se chargea de répondre pour tout lemonde.

– Ma chère enfant, dit madame Gémozac,vous êtes maintenant de notre famille et nous n’avons fait quenotre devoir, Julien en vous assistant dans un triste moment, etmoi en vous donnant des soins. Mon mari fera le sien en sechargeant de veiller à vos intérêts et d’administrer votre fortune.Mais vous avez eu tort de sortir aujourd’hui. C’est une imprudencedans l’état de santé où vous êtes.

– Le médecin me l’a permis, madame. Jesuis complètement rétablie et la preuve, c’est que j’ai supporté,hier, sans fatigue, un long interrogatoire du juged’instruction.

– Quoi ! il n’a pas craint de voussoumettre à une si pénible épreuve ?… il aurait pu attendre aumoins quelques jours.

– C’est moi-même qui suis allée letrouver et qui l’ai prié de m’entendre. J’ai eu tort, car il n’atenu aucun compte de mes déclarations. Il me prend pour une folle,ou bien il croit que j’ai rêvé ce que j’ai vu… et il me soupçonnepeut-être d’avoir été la complice de l’assassin… il ne me l’a pasdit, mais j’ai lu sa pensée dans ses yeux.

– Alors, c’est lui qui est fou !s’écria Julien.

– Il me reproche d’avoir abandonné monpère pour courir après le misérable qui venait de letuer…

– Mais vous ne saviez pas que votre pèreétait mort… J’étais avec vous quand vous l’avez trouvé sur leparquet du salon… et j’ai raconté la scène à ce juge…

– Il prétend que l’assassin devait êtrerenseigné, car il ne pouvait pas deviner que mon père avait reçu lejour même une grosse somme d’argent…

– J’espère qu’il ne va pas jusqu’àsupposer que c’est vous qui l’avez averti… ce serait par trop fort.Il ferait mieux d’arrêter tous les saltimbanques de la foire et dechercher dans le tas.

– Il a fait relâcher celui que j’avaisdésigné. Il ne lui manque plus que de m’envoyer en prison, ditamèrement Camille.

– Ah ! s’écria M. Gémozac,c’est pour le coup que j’interviendrais pour attester que vous aveztoujours été la fille la plus tendre, la plus dévouée… Il y alongtemps que je connaissais ce brave Monistrol et il m’a souventparlé de vous en me racontant sa vie. C’est vous qui l’avez soutenudans les longues crises qu’il a traversées.

Il n’avait plus que vous, car votre mèreétait morte en vous mettant au monde ; c’est lui qui vous aélevée, vous ne vous êtes jamais quittés et c’est pour vous qu’ilcherchait la fortune. Il y était arrivé, à force de travail et depersévérance, et il n’a pas eu le bonheur d’en jouir, mais je suislà, pour le remplacer auprès de sa fille, et je me charge de votreavenir. Je n’aurai pas grand mérite, car vous êtes riche… trèsriche. Votre part, dans l’association que j’ai formée avecMonistrol, produira, la première année, cinquante mille francs aumoins… et je vais, dès à présent, vous mettre à même de vivre commedoit vivre la fille et l’héritière de mon associé.

– Je vous remercie, monsieur. Je désirerester comme je suis. J’ai toujours été pauvre, et je ne me plainspas de mon sort.

– Mais, moi, je suis obligé de vousenrichir malgré vous, car je ne peux pas garder ce qui vousappartient. Et, d’ailleurs, comment feriez-vous ? Votre pèren’a rien laissé que son invention.

– La maison où il est mort est à moi.C’est tout ce que ma mère avait apporté en dot.

– Si vous la louiez, elle ne vousrapporterait pas de quoi manger, dit en souriantM. Gémozac.

– Et vous ne pouvez pas l’habiter seule,reprit madame. Je vais m’occuper de chercher pour vous unappartement dans notre quartier… il n’est pas très gai, mais nousserons voisins, et nous nous verrons tous les jours. Et, si vous lepermettez, je trouverai pour vous servir deux femmessûres.

– Je vous suis bien reconnaissante,madame, dit doucement Camille, mais j’ai résolu de ne pas quitterla maisonnette où j’ai toujours vécu. Ma vieille nourrice est àMontreuil. Elle consent à demeurer avec moi. C’est tout ce qu’il mefaut.

– Il vous faut bien aussi de l’argentpour vivre, répliqua un peu brusquement l’industriel, qui necomprenait rien aux refus persistants de la jeune fille ; etvous avez chez moi un compte ouvert. M’obligerez-vous à vous fairedes offres réelles pour vous forcer à toucher vosrevenus ?

– Je vous supplie de les garder et de neme remettre que ce qui me sera strictement nécessaire… au fur et àmesure de mes besoins.

– Voilà qui est plus raisonnable, dit lepère Gémozac, en se frottant les mains. Ainsi, c’est entendu, macaisse sera à votre disposition et vous y puiserez comme il vousplaira. Je capitaliserai les sommes que vous y laisserez, etdans un an ou deux, mademoiselle, vous serez un partisuperbe. En fait de maris, vous n’aurez qu’à choisir.

– Je ne veux pas me marier.

– Pourquoi donc, ma chère enfant ?demanda madame Gémozac.

– Parce que j’ai une mission àremplir.

– Une mission ?

– Oui, je veux venger mon père. Puisquela justice est impuissante, je ferai ce qu’elle ne peut ou ne veutpas faire. Je découvrirai l’assassin, je le traînerai devant elle,et nous verrons alors si elle refusera de m’écouter quand je luidirai : Le voilà !

– Et vous espérez, à vous seule,retrouver ce scélérat… qui ne vous a même pas montré son visage,m’a dit mon fils.

– Je le retrouverai, j’en suis sûre.Dieu ne permettra pas qu’il m’échappe, comme il a échappé à ceuxqui l’ont si mal cherché. Je le poursuivrai, s’il le faut, jusqu’aubout de la terre. Rien ne me rebutera, et si je meurs à lapeine…

– Ne parlez pas de mourir à l’âge où ilest si doux de vivre. Laissez le temps calmer votre douleurlégitime et oubliez le passé pour songer à l’avenir. Rien n’estéternel en ce monde, ma chère Camille. Un jour viendra où vousserez aimée par un homme digne de vous et où vous l’aimerez. Nousautres, femmes, nous sommes nées pour être épouses et mères. Vousparlez de mission… la nôtre est de faire le bonheur de notre mariet d’élever nos enfants…

– Je le sais, madame ; mais sijamais je me marie, ce sera avec celui qui me livrera le meurtrierde mon père.

– Prenez garde, mademoiselle, ditgaiement M. Gémozac, qui ne jugeait pas sérieuses lesrésolutions de la jeune fille, si vous persistiez à ne vouloirépouser que l’homme qui arrêtera ce brigand, vous seriez peut-êtreobligée d’épouser un agent de police.

– Non, répondit Camille d’un ton ferme.Un agent de police ne ferait que son métier en arrêtant un assassinet je n’aurais pas à lui savoir gré de l’avoir fait. Je parle decelui qui, par dévouement, par sympathie pour moi, me seconderaitdans ma tâche. À celui-là, s’il atteignait le but, je nemarchanderais pas la récompense.

– Ma foi ! reprit en riantl’industriel, si j’étais plus jeune, j’essaierais de mériter leprix que vous promettez. Et, à cette condition-là, bien des genss’estimeront trop heureux de vous servir.

Julien ne releva pas ce proposencourageant, mais sa mère lut dans ses yeux qu’il ne luidéplairait pas de se mettre sur les rangs. Et, de fait, sans êtredéjà amoureux de mademoiselle Monistrol, Julien se disait qu’ilserait beau de conquérir la main de la jeune associée de son père.Ce n’était pas la fortune qui le tentait, car il était assez richepour deux, mais Camille était charmante et l’imprévu l’attirait. Ledésœuvrement commençait à lui peser, et il se sentait tout disposéà se lancer dans des aventures un peu moins banales, des aventuresoù il y aurait des dangers à courir. L’occasion était bonne pourcouper court à une vie de plaisirs qui ne l’amusait plus, parcequ’il en avait abusé. On se lasse de tout, et, comme un officierqui s’ennuie dans une bonne garnison, il brûlait du désir d’entreren campagne. La question était de savoir si mademoiselle Monistroll’agréerait pour allié, et, quoique la timidité ne fût pas sondéfaut, il n’osait pas se proposer, de peur qu’elle nerefusât.

– Ma chère Camille, dit madame Gémozac,j’admire votre énergie, mais je me demande comment vous vous yprendrez pour en venir à vos fins.

– Je n’en sais rien encore. Dieum’inspirera.

– Mais du moins, vous ne cesserez pas denous voir.

– Non, madame. Seulement, je vousprierai de me laisser ma liberté tout entière. Il faut que jepuisse aller et venir à ma fantaisie. Je serai peut-être obligée dequitter Paris… momentanément.

– Bon ! s’écria Gémozac, l’argentest le nerf de la guerre… et des voyages. Donc, vous allezme faire le plaisir de passer à la caisse aujourd’hui même…ou plutôt, non… ce n’est pas la peine… mon caissier va vousapporter cinq mille francs… Est-ce assez pourcommencer ?

– Beaucoup trop, monsieur.

L’industriel saisit un des tubesacoustiques qu’il avait toujours à sa portée, même en déjeunant, ill’appliqua à ses lèvres, puis à son oreille, etdit :

– Voilà qui est fait. Quand vous n’enaurez plus, il y en aura encore. Maintenant, revenons à votreprojet. Je ne le désapprouve pas positivement, mais je vousconseille de ne pas trop vous lancer, avant d’être mieuxrenseignée, car si j’en crois mon fils, rien ne prouve que lecoupable soit ce saltimbanque auquel vous avez donné lachasse…

– C’est lui, j’en suiscertaine.

– Et quand ce serait lui, il aura sansdoute décampé.

– Je retrouverai sa trace.

– Il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’ilsoit parti, dit Julien. La foire au pain d’épice dure encore sur laplace du Trône, et comme ce drôle a su se tirer d’affaire avec lejuge d’instruction, il ne craint plus d’être arrêté. Je compte, dureste, m’occuper de lui… si mademoiselle n’y voit pasd’inconvénients.

– Je vous remercie, monsieur, réponditCamille, sans aucun embarras. J’agirai de mon côté, mais j’acceptele concours que vous m’offrez généreusement.

– Bravo ! dit le père, voilà lecollaborateur que vous cherchiez, ma chère enfant. Mais je vousengage à ne pas trop compter sur sa coopération. Monsieur mon filspasse tout son temps au cercle et dans d’autres endroits qui valentencore moins… Si l’intérêt qu’il prend à votre cause pouvait leguérir de ses mauvaises habitudes, je serais votre obligé. Mais jene me flatte pas encore que vous l’ayez converti.

– On me verra à l’œuvre, dit Julien,piqué au jeu par cette espèce de défi.

Madame Gémozac s’abstint de prendre partà ce petit débat. Elle pensait, comme son mari, que Julien feraitbien de renoncer à la vie qu’il menait, mais elle craignait aussiqu’il ne s’embarquât dans des expéditions trop périlleuses. Camillelui était sympathique, mais les idées indépendantes que celle-ciaffichait la choquaient un peu, et avec sa prudence bourgeoise,elle jugeait au moins inutile de pousser son fils à se fairel’auxiliaire d’une orpheline si hardie. Cette association pouvaitêtre la préface d’un mariage et si riche que dût être plus tardmademoiselle Monistrol, cette mère avisée pensait avec raison que,s’il se rangeait, Julien trouverait mieux, dans le monde oùvivaient ses parents.

À ce moment, le caissier entra, tenantd’une main cinq rouleaux d’or, et de l’autre un reçu que Camillesigna sans difficulté.

Elle n’avait pas à rougir d’accepter cetacompte sur l’héritage du pauvre inventeur qui lui laissait une sibelle fortune.

– Savez-vous, mademoiselle, repritGémozac, que je ne suis pas très tranquille, quand je songe à votreisolement dans cette maisonnette où on a tué et volé votrepère ? Puisque vous tenez absolument à y rester, vous devriezprendre un garde du corps. Voulez-vous que je vous envoie tous lessoirs un de mes garçons de recette, un ancien militaire, un colossequi, à lui tout seul, tiendrait tête à une bande de brigands ?Vous avez bien une mansarde pour le loger ?

– Merci, monsieur, j’aiBrigitte.

– Qui ça, Brigitte ?

– Ma nourrice, monsieur. Elle est fortecomme un homme et elle n’a peur de rien. Elle saurait medéfendre.

– À votre place, je ne m’y fierais pastrop. Et d’ailleurs, elle n’est pas encore à son poste.

– Pardon, monsieur, elle y est depuishier. Je suis allée la chercher à Montreuil. Elle a tout quittépour venir avec moi, et elle m’attend à la maison. Permettez-moidonc de prendre congé de vous.

– Ah ! vous m’en direz tant !murmura Gémozac.

Il se leva. Sa femme était déjà debout.Elle aimait autant ne pas prolonger cette première entrevue, maiselle se réservait de faire dès le lendemain une visite àmademoiselle Monistrol et de causer avec elle en tête-à-tête et àfond. Elle l’embrassa sur les deux joues et elle la reconduisitjusqu’à l’escalier.

Le père et le fils se contentèrent deserrer les mains que Camille leur tendait.

La courageuse fille avait dit tout cequ’elle avait à dire ; elle emportait, dans un petit sac decuir, un trésor qui suffisait à la défrayer pendant des mois, mêmeen ajoutant à sa dépense ses frais d’entrée en campagne, et ellesavait bien qu’elle avait maintenant un véritable ami en lapersonne de Julien Gémozac.

Mais elle ne comptait que sur elle-mêmeet elle était décidée à ne pas perdre une minute pour entamer lesopérations.

Elle était venue en fiacre ; ellese fit conduire directement à la place du Trône. Elle passa devantsa maison ; elle aperçut même Brigitte à la fenêtre, mais ellene s’arrêta point. Elle se reprochait déjà de ne pas avoir commencépar inspecter les baraques de la foire, et il lui tardait des’assurer que la troupe dont Zig-Zag faisait partie n’avait pasencore déménagé.

Une foire le matin, c’est comme unthéâtre, aux heures où on ne joue pas. Le public est absent. Toutest silencieux. Plus de foule, plus de fanfares, à peine quelquesgamins du quartier jouant à cache-cache parmi les baraques ferméeset les boutiques encore couvertes de leurs enveloppes de toilegrisé. Par ci, par là, une marchande arrangeant son étalage ;une danseuse de corde, affublée d’un vieux châle à carreaux,accroupie sur un escabeau et rapiéçant un maillot troué ; unhercule, en redingote usée, revenant du marché, un panier à lamain.

C’est le moment où les artistes, qu’unpublic spécial applaudira le soir, redeviennent de simples mortels,faciles à approcher et toujours prêts à accepter une tournée sur lezinc du marchand de vins.

Camille savait cela pour avoir traverséune fois la place du Trône, depuis que la fête annuelle du paind’épice était commencée, et elle comptait profiter de l’occasionpour se renseigner. Elle espérait même que le hasard de cettepromenade la mettrait face à face avec le célèbre Zig-Zag, qu’ellele surprendrait en déshabillé et qu’elle le reconnaîtrait à sesmains. Il les cachait pour exécuter le fameux exerciceintitulé : « tête en avant » mais lorsqu’il n’étaitplus en scène, il les montrait assurément, et on ne pouvait pas lesconfondre avec celles d’un autre clown. Il y avait surtout ce poucemonstrueux qui s’était, pour ainsi dire, imprimé en creux sur lecou du malheureux Monistrol ; ce pouce à l’existence duquel lejuge d’instruction refusait de croire, prétendant que la jeunefille avait rêvé, ou que la peur, qui grossit les objets, lui avaittroublé la vue.

Comment ce magistrat, en interrogeant lesaltimbanque, n’avait-il pas remarqué le doigt crochu ?Camille n’y comprenait rien, mais elle se disait que Zig-Zag,rassuré par l’interrogatoire qui s’était terminé par un renvoi puret simple, ne prenait sans doute plus la peine de se cacher,qu’elle le rencontrerait infailliblement, et qu’il lui suffiraitd’un coup d’œil pour constater la difformité qui l’avait sivivement frappée, le soir de l’assassinat.

C’était tout ce qu’elle voulait pour lemoment. Une fois qu’elle serait sûre de son fait, il serait tempsd’arrêter un plan de campagne.

Elle eut soin de descendre de voiture unpeu avant d’arriver à la place du Trône, afin de ne pas tropattirer l’attention, et elle se dirigea vers le côté gauche durond-point où elle devait trouver la baraque qu’ellecherchait.

Toutes étaient closes, lesreprésentations ne commençant guère avant quatre heures ;mais, autour de quelques-unes, il y avait un certain mouvement. Desgens allaient et venaient. Des enfants jouaient. Celle où Zig-Zagtravaillait semblait être abandonnée. Il n’en sortait aucun bruit,pas plus qu’il ne sortait de fumée d’un tuyau de poêle quis’élevait au-dessus du toit de la voiture bizarre où logeaient lesartistes de la troupe.

Cette voiture, une espèce d’arche deNoé, – une maringotte, disent les saltimbanques – étaitrestée derrière la baraque. Les deux chevaux poussifs qui latraînaient par les chemins, dételés maintenant et attachés auxjantes d’une des roues, essayaient de brouter le maigre gazonmunicipal. Un homme en vareuse et en chapeau à trois cornes, étaitassis, bras croisés, sur le timon et mâchonnait entre ses dents lacourte queue d’une pipe éteinte.

Cet homme avait une face carrée,rougeaude, agrémentée d’un nez trognonnant[7] et comme coupée en deux par unelarge bouche, qui ressemblait à l’ouverture d’unetirelire.

Camille ne le reconnut pas tout d’abordà cause du changement de costume, mais en le regardant avecattention, elle se rappela l’avoir vu paradant sur l’estrade.C’était le pitre qui était venu annoncer au public que Zig-Zagallait paraître. Mais il n’avait plus son air jovial etnarquois ; ses gros yeux étaient devenus ternes comme des yeuxd’aveugle : son dos s’était voûté, et sa physionomie niaiseavait pris une expression mélancolique.

Il lui était évidemment arrivé quelquemalheur et c’était un prétexte tout trouvé pour entrer enconversation avec lui.

La jeune fille s’approcha hardiment etle tira de ses rêveries en lui frappant sur l’épaule. Il ne l’avaitpas entendue venir et il l’examina avec une mine ahurie qui lerendit encore plus grotesque.

Camille savait parler aux pauvresdiables.

– Eh ! bien, mon brave, luidit-elle, ça ne va donc pas comme vous voulez ?

– Pas seulement de quoi acheter dutabac, grommela-t-il en ôtant sa pipe et en secouant le fourneauvide.

– Si ce n’est que ça !

– Comment ! Si ce n’est queça ! Vous en parlez à votre aise. Je voudrais vous y voir, sivous n’aviez rien dans le coco depuis hier et pas de tabacpour tromper la faim.

Et puis, d’abord, qu’est-ce que ça vousfait ?… je ne vous ai jamais vue et je ne suis pas en train decauser.

– Ça m’étonne que vous ne mereconnaissiez pas. Vous étiez pourtant là le soir où on m’a mise àla porte, sous prétexte que je troublais le spectacle. Vous ne vousrappelez pas que le sergent de ville voulait me conduire auposte ?

– Ah ! bah !… oui… je vousremets maintenant… Mais si vous ne m’aviez pas parlé, je n’auraisjamais deviné que c’était vous… dame ! faut dire aussi que,l’autre jour, vous étiez habillée comme une pas grand’chose… tandisque ce matin vous avez l’air assez calée… Il n’y a rien qui vouschange une femme comme la toilette.

Alors, comme ça, reprit le pitre quiregardait Camille en dessous, c’est vous qui couriez après Zig-Zag…sous prétexte qu’il venait de vous voler ? Eh ! ben, vousvous mettiez le doigt dans l’œil, vu que le curieux quil’a interrogé n’a rien trouvé contre lui. C’est-il vrai seulementqu’on vous a pris des billets de mille ?

– Pas à moi ; à mon père… et levoleur l’a assassiné.

– Alors, c’est pas Zig-Zag. Il est biencanaille, mais il est trop lâche pour tuer un homme. Et puis, sic’était lui, il n’aurait pas pu mettre dedans le juge, lecommissaire et tout le tremblement. Ils l’ont assez retourné,allez ! et ils nous ont assez embêtés. On a tout fouillé, nouset nos malles… ils ont mis la baraque sens dessus dessous… mais ilsn’ont rien trouvé, et Zig-Zag a prouvé qu’il n’était pas sortipendant la représentation. Mais vous, ma p’tite dame, vous pouvezvous flatter de nous avoir fait du tort.

– Aurait-on accusé quelqu’un de voscamarades ? demanda vivement Camille. Qu’on me mette en facede lui, et je déclarerai que je ne le reconnais pas.

– Oh ! on n’accuse personne. Il nemanquerait plus que ça ! Mais la troupe est enbrindesingue[8]. Nousavons été obligés de fermer, parce que nous ne faisions plus unsou. Le directeur a mis la clé sous la porte, le vieux filou, etvoilà deux jours que je n’ai mangé la soupe.

– Vous la mangerez aujourd’hui, mon ami,dit la jeune fille en tirant une pièce de vingt francs de sonporte-monnaie.

Le pitre la prit sans façon et l’empochaimmédiatement.

– À la bonne heure !s’écria-t-il ; vous avez bon cœur, vous. Le petit aura de quoise mettre sous la dent.

Et deux grosses larmes roulèrent sur sesjoues bouffies.

– Vous avez un enfant ? lui demandaCamille, avec intérêt.

– Oui… un mioche qui va sur ses treizeans et qui mord joliment au métier… vous avez dû le voir surl’estrade… en paillasse… ah ! si je n’avais que moi à nourrir,je trouverais à travailler et si je ne trouvais pas, j’en seraisquitte pour crever, … mais mon Georget !… il n’est pasaccoutumé à se brosser le ventre.

– Et… votre femme ?

– Ma femme ! ricana le malheureuxpitre. Elle s’est sauvée avec ce gueux de Zig-Zag.

– Quoi ! s’écria Camille, Zig-Zag,le clown que j’ai poursuivi jusqu’à la porte de votre baraque etque le juge n’a pas voulu arrêter !… il estparti ?

– Il a décampé avant-hier et il a emmenéAmanda, dit le pitre d’un ton lamentable. Une coquine que j’avaisramassée sur un chemin où elle demandait l’aumône ! Elle medoit tout. Je lui ai appris à danser et à jongler sur un fil defer… j’ai fait la bêtise de l’épouser, et trois ans après, elle meplante là pour suivre un gredin, qui ne vaut pas la corde pour lependre.

– Comment a-t-elle pu abandonner sonenfant ?

– Georget ? il n’est pas à elle,Dieu merci ! Je me suis marié deux fois, et si j’avais encoresa mère, je n’en serais pas où j’en suis. Elle s’est cassé lesreins en travaillant à la foire de Guibray. En voilà une qui neboudait pas à la besogne et qui soignait bien le petit !Ah ! c’est pas lui qui regrettera Amanda ! Elle ne luifaisait que des misères, la gueuse, et j’étais assez lâche pour nepas oser la rosser ! Et quand Zig-Zag tournait autour d’elle,je n’y voyais que du feu ! Fallait-il que je soisserin !… Ils ont filé ensemble et elle a emporté le magot…trois cents francs que j’avais amassés sou par sou. C’est bienfait… je n’ai que ce que je mérite.

Le pauvre diable pleurait à chaudeslarmes.

Cette douleur sincère touchamademoiselle Monistrol, mais elle ne lui fit pas oublier Zig-Zag.L’occasion était bonne pour se renseigner sur ce misérable quituait, qui volait et qui enlevait la femme de son camarade. Camillesongeait déjà à se faire du mari trompé un auxiliaire utile et ellereprit vivement.

– Je vous plains de tout mon cœur et jevoudrais vous aider à retrouver les coupables… car je suppose quevous n’allez pas les laisser en paix ; et, moi aussi, j’ai uncompte à régler avec Zig-Zag.

– Oui, grommela le pitre, ça se peutbien tout de même qu’il ait tué votre père, car il est capable detout… et je ne demanderais qu’à le voir monter sur la guillotine…mais les juges sont si bêtes !… ils l’ont lâché une fois, ilsle lâcheraient encore, quand même je remettrais la main sur lui… etje n’aurai pas cette chance-là…

– Vous pouvez toujours lechercher ?

– Et gagner notre pain ! Le petitne vit pas de l’air du temps, ni moi non plus. Notre patron a ferméboutique. Il doit à tout le monde. La maringotte estsaisie, et la baraque, les costumes… tout… quoi ! Je vastâcher de nous faire engager quelque part Georget et moi. Maisj’aurai du mal, vu que la foire finit après-demain.

– Comment vous appelez-vous, monami ? demanda brusquement Camille.

– Jean Courapied… quarante-cinq ans… néentre Paris et Amiens…

– Tenez-vous à continuer le métier quevous faites ?

– Je n’en sais pas d’autre. Mon pèreétait escamoteur et ma mère disait la bonne aventure. Je suis unenfant de la balle.

– Mais si on vous assurait une bonneexistence… à vous et à votre fils… une existence moins pénible… etplus régulière ?

– Ça ne serait pas de refus… surtout sije pouvais faire donner de l’instruction au petit… Malheureusement,je n’ai pas encore rencontré de bourgeois disposé à m’adopter et àme faire des rentes.

– Le bourgeois, ce sera moi.

– Vous, ma p’tite dame ! ça m’iraitcomme un gant, mais qu’est-ce qu’il faudrait faire pour ça ?…Vous allez me dire que je suis bien curieux. Je ne suis qu’unpaillasse et je ne devrais pas faire le difficile. Et pourtant, sion me proposait une canaillerie… je refuserais… quand ce ne seraitqu’à cause de Georget.

– Je l’espère bien. Si je ne vousprenais pas pour un brave homme, je ne m’adresserais pas àvous.

– Enfin, de quoi est-ce qu’ilretourne ?

– Vous ne le devinez pas ? Mon pèrea été assassiné et j’ai juré de le venger. La justice a laissééchapper l’assassin. Je ne veux pas qu’il m’échappe. Je n’ai faitque l’entrevoir, mais vous le connaissez, vous…

– Zig-Zag ? Ah ! je vous croisque je le connais. Voilà dix-huit mois qu’il roule avec nous. Mais…savoir si c’est lui qui…

– J’en suis certaine. Après le crime,j’ai couru après lui et je l’ai vu entrer dans la baraque, parcette petite porte…

– C’est vrai qu’il avait la clé… mais ila juré qu’il n’était pas sorti pendant la représentation… Moi, jesavais bien qu’il mentait… Seulement, je croyais qu’il était allése rafraîchir chez le marchand de vins… et je n’ai pas voulu luifaire arriver de la peine… Ah ! si j’avais pu me douter qu’ilallait me voler Amanda !…

– Eh bien ! si vous consentez à meservir, nous le rattraperons, et, quand nous le tiendrons, je mechargerai de prouver qu’il a commis le vol et le meurtre.Acceptez-vous ?

– Je ne dis pas non. Mais je ne répondspas de le repincer. Il est malin, et s’il a de l’argent, il n’a pasdû moisir à Paris.

– Écoutez-moi !… je suis riche etrien ne me coûtera pour le retrouver. Vous et votre enfant vousallez commencer par changer de costume. Il faut que vous soyez vêtuconvenablement, afin qu’on vous prenne pour un bourgeois qui arrivede la province avec son fils. Vous louerez un logement dans unhôtel modeste et vous y descendrez avec un bagage suffisant. Vousachèterez aujourd’hui des habits et des malles. Je demeure toutprès d’ici, dans une maison que je vous montrerai, mais il estinutile que vous habitiez ce quartier où vous pourriez êtrereconnu.

Vous viendrez me voir quand vous serezinstallé et vous commencerez aussitôt vos recherches. Bien entendu,je payerai tous ces premiers frais et je vous remettrai chaque moistrois cents francs pour vos dépenses, jusqu’à ce que nous ayonsréussi. Après, je vous procurerai un emploi et je placerai votrefils dans une pension où on fera de lui un homme. Plus tard, je mechargerai de son avenir.

Courapied pleurait, mais, cette fois,c’était de joie.

– Ah ! madame, commença-t-il d’unevoix entrecoupée, je…

– Appelez-moi mademoiselle, interrompitCamille. Je ne suis pas mariée, et, depuis la mort de mon père, jesuis maîtresse de mes actions. C’est vous dire que personne ne medemandera compte de l’emploi que je ferai de mon argent.Maintenant, voici ce que j’attends de vous : d’abord, desrenseignements sur ce bandit. Quel est son vrainom ?

– Je ne l’ai jamais su. Amanda le saitpeut-être, et encore je ne crois pas qu’il le lui aitconfié.

– Mais il a pu le dire à descamarades.

– Il n’a pas de camarades. Il n’est pasdu métier, ou du moins il n’en est que par occasion… et il a dû enfaire bien d’autres avant de se mettre clown.

– Comment est-il entré dans latroupe ?

– Par hasard. Au commencement de l’annéedernière, nous avions fait une tournée dans le Midi, du côté dePerpignan, et notre clown avait filé en Espagne, sans crier gare.Le patron lui cherchait un remplaçant, et il n’en trouvait pas…même que ça l’embêtait rudement, parce que, voyez-vous,mademoiselle, on a beau avoir de bons artistes, on ne fait pasd’argent sans un bon clown.

Voilà qu’un soir, nous campions dans unchamp, au bord d’un petit bois… Il en sort un grand gars, habillécomme un monsieur, redingote noire et pantalon idem, mais tout çarâpé que ça faisait pitié. Qu’est-ce qu’il cherchait dans cebois ? On ne m’ôtera pas de l’idée qu’ilattendaitun passant pour le dévaliser. N’empêche qu’il sepropose. Le patron lui rit au nez. Mais le v’là qui se met en brasde chemise, qui fourre ses deux mains dans la ceinture de sonpantalon, et qu’il nous fait son fameux saut, tête en avant, sanspréparation… comme ça, sur l’herbe. Nous en étions tous bleus… etje crois que c’est ce premier jour-là qu’il a donné dans l’œil àAmanda. On aurait parié qu’il était né dans la sciure de bois…c’est notre manière de dire : dans un cirque… eh bien !pas du tout, ce n’était qu’un amateur, un fils de bonnefamille.

– Un fils de famille ! répétamademoiselle Monistrol stupéfaite.

– Oui, dit Courapied, en hochant latête. C’est drôle, mais c’est comme ça. Il a touché deux mots deson histoire au patron, mais il l’a arrangée comme il a voulu… Ilavait fait des bêtises… Ses parents lui avaient coupé les vivres…Il voulait tâter de la vie en plein air… Un tas de blagues,quoi !… Ça n’expliquait pas où il avait appris à sauter sur latête… et crânement bien… sans compter un tas d’autres tours… Il n’ya pas trois clowns en France qui feraient ce qu’il fait… Il a dûtravailler à l’étranger. Enfin, le patron l’a engagé et il ne s’enest pas repenti, car ce gueux de Zig-Zag lui a fait gagner del’argent gros comme lui.

– Et depuis qu’il fait partie de votretroupe, vous n’avez jamais su qui il était ?… personne ne l’areconnu ?

– Il n’y avait pas de danger. Il netravaillait jamais devant le public qu’en habit d’arlequin, avec lemasque.

– Mais enfin, vous avez vu sa figure,vous ?

– Oui, et je ne peux pas dire lecontraire, il a une tête qui plaît aux femmes… Elles disent qu’il al’air distingué… Moi, je trouve qu’il a l’air d’un crevé…, un teintde papier mâché…, des yeux couleur de vert de gris…, et mauvaiscoucheur, avec ça… Personne ne pouvait le souffrir… personne,excepté cette coquine d’Amanda… et encore elle cachait son jeu… Desfois, elle lui cherchait dispute et je croyais bonnement qu’ellelui en voulait… Ah ! ouiche !… c’étaient des scènes dejalousie, quand il faisait de l’œil aux bourgeoises, quil’applaudissaient après ses exercices.

– Cependant, il ne leur montrait que lebas de son visage.

– Ça suffisait. Il a des dents superbeset il est bien taillé, le gredin… grand, mince comme un roseau,souple comme une anguille, et, avec ça, fort comme un Turc… Unefois, il s’est colleté avec notre hercule, et il l’a tombédu premier tour de reins…

– Ce n’est pas étonnant, avec des mainscomme les siennes…

– De vraies tenailles… quand ellestiennent, elles ne lâchent plus.

– Pourquoi les cachait-il, sur lascène ?

– C’est le tour qui veut ça. Et puis,monsieur craint de les gâter. Si je vous disais qu’à la ville ilporte des gants. Si ça ne fait pas suer !

Camille était fixée, et elle jugeainutile de demander des détails plus précis sur la forme et ladimension de la main de Zig-Zag.

– Où croyez-vous qu’il soit allé, enpartant d’ici ? reprit-elle.

– Le diable me brûle si je m’endoute.

– Pensez-vous qu’il se soit engagé dansune autre troupe ?

– Lui ? pas si bête ! Toutesles troupes font les mêmes foires. Nous le rencontrerions à cellede Neuilly ou à celle de Saint-Cloud, et il n’a pas envie d’êtrerepincé par le patron et par moi. D’ailleurs, Amanda en a assez dumétier.

– Alors, que sont-ils devenus ?Auraient-ils passé à l’étranger ?

– Non. Amanda aime trop Paris. J’ai dansl’idée qu’ils vont tâcher tous les deux de se lancer dans lahaute. Elle se fera cocotte et lui se faufilera dans dessociétés d’intrigants bien mis… s’il peut… ça dépendra de l’argentqu’il a. Combien vous a-t-il volé ?

– Vingt mille francs.

– C’est vingt fois plus qu’il ne lui enfaut pour changer de peau. Et ce ne sera pas long… trois ou quatrejours, pas davantage.

– Mais d’ici là ?

– D’ici là, ça ne m’étonnerait pas qu’ilse soit réfugié dans un garni… ou dans une cité… par là, du côté deClichy ou de la route de la Révolte… Amanda connaît les bonsendroits… il n’y a pas mieux pour se cacher… jusqu’à ce qu’on aitdes frusques neuves… et c’est pas difficile de s’en procurer dansce quartier-là… chez le petit père Rigolo, qui voushabille un homme des pieds à la tête en moins d’un quartd’heure…

– Eh bien ! nous irons chercherZig-Zag là où vous croyez qu’il est.

– Vous, mademoiselle ? Ah !non, par exemple !… vous n’en reviendriez pas… c’est tout auplus si j’oserais m’y risquer… et je n’y emmènerais pas Georget…tenez ! quand on parle du loup… le v’là, monGeorget.

Camille tourna la tête et aperçutl’enfant qu’elle avait déjà vu sur l’estrade où la méchante Amandalui cinglait les jambes à coups de baguette. Il était charmant avecses joues roses, ses cheveux blonds ébouriffés et son costume depaillasse, trop large et trop long pour sa taille. Il avait ouvertde grands yeux en apercevant la belle dame qui causait avec sonpère et il n’osait pas avancer.

Camille lui sourit pour l’encourager etCourapied lui cria :

– N’aie pas peur, mon garçon, et arriveici. Qu’est-ce que tu portes là, dans ta musette ?

– Père, c’est pour ton déjeuner, dittimidement Georget. J’ai été à la pêche au pain d’épices et j’airamassé tout ce que j’ai trouvé de morceaux derrière les boutiques.Il y en a au moins deux livres.

– Gamin ! murmura le père enessuyant une larme… Ah ! tu en as, toi, de l’invention… Ilsavait que nous crevions de faim et il est parti, sans rien dire,pour chercher une pitance… c’est pas fameux, le pain d’épice,surtout quand il a traîné dans la poussière, mais ça nourrit toutde même… pas vrai, Georget ?

Camille, touchée de cette noire misère,prit le petit par la main et se pencha pour l’embrasser.

Il se laissa faire, mais il n’osait paslever les yeux, quoiqu’il ne fût pas timide de son naturel. Ilfaisait tous les soirs la parade et même le boniment avec un aplombextraordinaire ; seulement il n’était point accoutumé à êtrecaressé par une dame bien habillée.

– Sais-tu lire ? lui demandamademoiselle Monistrol.

– Oui, madame… et écrire aussi, réponditl’enfant.

– Tu as donc été àl’école ?

– Non, madame ; c’est maman qui m’aappris.

– C’est vrai, appuya Courapied. Elle ensavait plus long que moi, ma pauvre défunte !…

– Eh bien, reprit Camille, jeremplacerai ta maman. Tu l’aimais bien, n’est-cepas ?

– Oui, madame, et je crois que je vousaimerai aussi.

Georget était déjà rassuré et ilregardait la jeune fille avec une attention profonde ; il lacontemplait ; il l’admirait.

– Ton père veut bien venir avec moi,dit-elle, tu viendras aussi.

– Où donc, madame ?

– Dans un bon logement où vous sereztous les deux bien traités, bien couchés, bien nourris.

– Qu’est-ce qu’il faudra faire pourça ?

– M’aider à retrouver un homme qui m’afait du mal et qui vous en a fait aussi… un homme et unefemme…

– Zig-Zag et… oh ! ça meva !…

Il n’avait pas voulu, devant son père,prononcer le nom d’Amanda. Camille lui en sut gré et se dit qu’avecson intelligence précoce, cet enfant serait un précieuxauxiliaire.

– Ça ne sera pas commode, reprit legamin. Ah ! s’ils avaient seulement laissé Vigoureux… mais ilsont eu soin de l’emmener.

– Vigoureux ? interrogeaCamille.

– Oui, le chien de Zig-Zag. Il sauraitbien retrouver son maître.

Georget parlait encore, lorsqu’un énormedogue, lancé comme un boulet de canon, se jeta dans ses jambes etfaillit le renverser.

– C’est lui ! s’écria Courapied.Zig-Zag ne doit pas être loin.

Camille, pâle d’émotion, chercha desyeux le clown, mais contrairement aux prévisions du mari d’Amanda,le clown ne se montra point.

Le chien, sans s’arrêter, se précipitasur la baraque, trouva immédiatement un endroit où la cloison netouchait pas le sol, gratta la terre avec ses grosses pattes pourélargir le trou, s’y glissa en s’aplatissant et disparut derrièreles planches.

– Georget ! cria Courapied,vite !… une corde et une courroie !

L’enfant ne demanda point à son père cequ’il voulait faire de ces accessoires. Il avait compris tout desuite.

Il courut aux chevaux qui paissaienttout près de là, tira un couteau de sa poche, coupa la corde quiles attachait au timon de la maringotte, défit un deslicous et alla immédiatement se poster à genoux, près du trou parlequel le chien s’était glissé dans la baraque.

Mademoiselle Monistrol assistait,ébahie, à ces préparatifs et ne devinait pas du tout dans quel butle pitre avait donné à son fils ces ordres bizarres. Ellel’interrogea d’un coup d’œil et il répondit en se frottant lesmains :

– Nous avons de la chance.

– Comment cela ? balbutiaCamille.

– Vigoureux nous conduira chezZig-Zag.

– Quoi ! ce vilainbouledogue ?

– Il est mâtiné de braque et il n’a passon pareil pour suivre une piste. On l’emmènerait à dix lieuesqu’il retrouverait le chemin de sa niche. Et la preuve, c’est qu’ilvient probablement de l’autre bout de Paris et qu’il est arrivé icitout droit.

– Bon ! mais s’il aime tant songîte, il n’en voudra plus sortir.

– Croyez donc pas ça, mademoiselle.Vigoureux fait les commissions. Son maître l’envoyait tous lesjours chez le boucher, avec un panier dans la gueule et de l’argentdans le panier. Il laissait prendre l’argent quand le boucherl’avait servi et il rapportait la viande sans y toucher. C’estcette gueuse d’Amanda qui l’a dressé.

– Eh bien ? demanda Camille qui necomprenait pas encore.

– Eh bien, parions que Zig-Zag a oubliéquelque chose dans la cabine où il s’habillait… quelque chose qu’iltient à ravoir… et il a lâché son chien en lui disant :« apporte ! » ça suffît. Il a une manière à lui delui frotter le museau par terre et de lui montrer la directionqu’il faut prendre. Vigoureux part comme une balle et il ne setrompe jamais.

– Qu’il aille où on l’envoie, c’estpossible, à la rigueur. Mais qu’il puisse reconnaître l’objet quimanque à son maître, j’en doute.

– Ah ! ce n’est pas ça qui le gêne.Il sent tout ce que Zig-Zag a touché.

– Père, dit à demi-voix Georget, jel’entends. Il démolit le plancher là-dedans… avec ses dents et avecses pattes.

– Parce que la cachette est dessous.Laissons-le faire. Il va reparaître avec l’objet. Ce sera le momentde l’arquepincer[9].Ouvre l’œil, petit !

La recommandation était superflue. Collécontre la cloison, comme un terrier qui guette un rat au bord d’untrottoir, l’enfant tenait le licou dans une main, la boucle dansl’autre, tout prêt à museler la bête, au risque de se faire couperles doigts d’un coup de gueule.

Mademoiselle Monistrol, de plus en plusétonnée, aurait bien voulu questionner encore, mais Courapied luifit signe de se taire. L’instant décisif approchait et ils’agissait de ne pas effaroucher Vigoureux, qui aurait purebrousser chemin en entendant du bruit et sortir par le devant dela baraque.

Mais Vigoureux ne croyait pas avoirbesoin de ruses. Il avait reconnu Courapied et Georget, etprobablement Zig-Zag lui avait appris à faire peu de cas de cesdeux pauvres diables. Il voulut donc sortir par où il était entré,et bientôt son mufle épaté apparut au bord du trou. Mais il eutplus de peine à passer, parce qu’il tenait entre ses dents uneespèce de coffret, ou plutôt une boite longue et plate ; il latenait par une poignée d’acier plantée au milieu du couvercle, etil poussait de toutes ses forces pour se faire jour.

– Hein ! qu’est-ce que je vousdisais ? s’écria Courapied. Les fait-il, lescommissions ? Mais pour celle-là, nisco !…Attention, Georget ! c’est le moment, ne le manque pas, etprends garde de te faire mordre.

Georget manœuvra avec adresse etprécision. Il glissa vivement le licou sous le museau du chien, fitfaire à la courroie trois ou quatre tours bien serrés et bouclasolidement l’ardillon[10].Ce fut fini en un tour de main.

Vigoureux aurait bien voulu se servir deses crocs, mais, pour mordre, il eût été obligé de lâcher la boîte,et Vigoureux était fidèle à sa consigne.

Quand il se sentit muselé, il essaya derentrer dans la baraque, mais Georget avait sa corde touteprête ; sans perdre une seconde, il la passa dans l’anneau ducollier que le bouledogue portait au cou, et il se mit à tirer tantqu’il put.

Vigoureux tirait en sens contraire, etil était plus fort que ce gamin de douze ans.

– Tiens bon, monfieu[11] ! cria le père en seprécipitant à son aide.

À eux deux ils parvinrent, non sanspeine, à traîner l’énorme animal, qui se leva aussitôt sur sespattes de derrière, se jeta sur l’enfant et le renversa d’un coupde poitrail. Georget se releva prestement de sa culbute et revintprêter main-forte à son père, qui commençait à bourrer de coups depied le dogue si bien dressé par la perfide Amanda.

Vigoureux fit bientôt piteuse mine. Lamuselière improvisée l’avait mis hors d’état de se défendre etl’empêchait de laisser tomber la cassette de son maître.

Camille, stupéfaite, se demandait ce quecette boîte pouvait contenir et ce que l’ingénieux Courapied allaitfaire de son prisonnier.

Le pitre vint au-devant des questionsqu’elle allait lui adresser.

– Maintenant, mademoiselle, dit-il d’unair triomphant, nous tenons notre homme… ou du moins, nous l’auronsquand nous voudrons. Avec un limier comme cette bête-là, je suissûr de retrouver Zig-Zag. Et je me mettrai en chasse dès cesoir.

– Pourquoi pasmaintenant ?

– Parce que, en plein jour, lesvoyous me courraient après, et les sergotsvoudraient savoir ce qu’il y a dans la boîte.

– Moi aussi, je voudrais le savoir,murmura Camille.

– Ça m’étonnerait qu’il y ait del’argent. Quand Zig-Zag en a, il le fait danser, et il n’a paslaissé là-dedans celui qu’il a volé à votre père. Tenez, chaquefois que Vigoureux se secoue, ça sonne la vieille ferraille, maisça ne sonne pas les écus.

– La somme que Zig-Zag a prise était enbillets de banque.

– Le diable, c’est qu’il n’y a pas moyend’ouvrir la boîte ni même de la prendre. Vigoureux ne peut pasouvrir la gueule et si je le démuselais, il nous mangerait tous. Jeserai forcé de l’emmener comme il est. Seulement je me demande oùje le remiserai jusqu’à la nuit.

– Chez moi, dit Camille.

– Comment, mademoiselle, vous voulez quej’entre chez vous, fait comme me voilà ?

– J’habite seule avec ma vieillenourrice, et à deux pas d’ici. Vous allez m’accompagner chez moi.Vous attacherez ce chien dans la cuisine, vous me laisserez votrefils et vous irez acheter des vêtements pour vous et pour lui.Quand vous les aurez, vous viendrez me retrouver, vous changerez decostume tous les deux, vous dînerez avec moi et demain vouschercherez un logement convenable.

– Ça tient donc toujours, ce que vousm’avez offert ? demanda timidement Courapied.

– Plus que jamais. Venez, nous n’avonspas de temps à perdre.

– Pourvu que nous ne soyons pas obligésde traîner Vigoureux… tenez ! il tire tant qu’il peut du côtédu boulevard Voltaire…

– C’est justement là que nousallons.

– Va bien, alors. En route,Georget ! Tu ne jeûneras plus, mon garçon. Remercie la dame etsers-la bien, car si elle n’était pas venue nous tendre la main,nous n’avions plus qu’à nous jeter à l’eau.

– J’aime mieux me jeter dans le feu pourelle, dit le petit, qui avait les larmes aux yeux.

Chapitre 3

 

 

Cette année-là, Pâques tombait trèstard. La foire au pain d’épice durait encore et lescafés-concerts des Champs-Élysées venaient déjà d’ouvrir. À Paris,c’est signe que le printemps commence. Les viveurs n’ont pas besoinde consulter le calendrier pour changer de plaisirs. Au lieu des’enfermer dans les théâtres, ils vont là où ils sont sûrs detrouver des femmes en toilettes claires et de dîner enmusique.

Ainsi avaient fait Julien Gémozac etAlfred de Fresnay, le soir du jour où Camille Monistrol s’étaitprésentée pour la première fois chez l’associé de sonpère.

Julien n’avait pas encore digéré lemauvais tour que son camarade lui avait joué en le plantant làaprès leur aventure de la barrière du Trône. Il le lui reprochaitsouvent et, au fond, il lui en gardait rancune, mais rien ne liecomme les vices, et ces deux garnements étaientinséparables.

Ils s’étaient rencontrés, commed’habitude, à la partie de baccarat du Cercle, de quatre àsept ; par exception, ils avaient gagné et le gain les ayantmis en belle humeur, ils avaient décidé, d’un commun accord, depasser la soirée au café des Ambassadeurs.

Ils s’étaient fait servir sur laterrasse qui domine le concert, et ils y mangeaient en nombreusecompagnie. La fine fleur du quart-de-monde était là. On sedisputait les tables, et ces messieurs s’estimaient fort heureuxd’en occuper une des mieux placées – juste au milieu et tout contrela balustrade. Ils étaient venus pour s’amuser et ils s’amusaient,mais les deux convives n’étaient pas montés au même diapason degaieté.

Fresnay, tout à la joie, échangeait dessignes avec les horizontales[12]assises dans le voisinage, interpellait gaiement lesmessieurs qu’il connaissait, – et il en connaissait beaucoup, caril était un peu de toutes les bandes, – blaguait les chanteuses quis’égosillaient sur la scène, et ces distractions diverses nel’empêchaient pas de boire et de manger comme quatre ; deboire surtout, et du train dont il allait, il devaitinfailliblement finir par se griser.

Julien, moins exubérant de sa nature,prenait son plaisir en dedans et pensait à une foule de choses quin’avaient aucun rapport avec le bruyant entourage qui s’agitaitsous ses yeux. Il pensait que l’existence, même dorée, devientmonotone quand elle n’a pas de but ; que les farceuses à lamode se ressemblent toutes et que le bonheur ne consiste pas àsouper avec ces demoiselles et à tracasser la dame depique.

Il pensait qu’il approchait de latrentaine et que la vie de famille a son charme.

Il pensait surtout à CamilleMonistrol.

La jeune fille qu’il avait vue le matin,si belle et si sérieuse, lui apparaissait comme un vivant contrasteavec toutes ces dévoyées qui n’étaient venues là que pour chercherfortune. Leurs manèges le dégoûtaient et ses nerfs se crispaientquand il les entendait rire à faux des plaisanteries stupides deleurs amis de rencontre.

Et il en était à se demander s’il neferait pas mieux de passer carrément et d’un seul saut dans le campdes bourgeoises.

Il dépendait de lui de prendre, pour yentrer, un chemin que mademoiselle Monistrol lui avait indiqué etqui lui plaisait, précisément parce qu’il n’était pas facile àsuivre. Courir les aventures et braver des dangers pour conquérirla main d’une honnête fille, c’était plus tentant et plus neuf quede subventionner des drôlesses et même que de se laissertranquillement marier par ses parents à quelque richehéritière.

Ces sages réflexions juraient avec lesgrimaces du comique de l’endroit, qui mimait, en ce moment, unechansonnette désopilante, et elles ennuyaient Fresnay, qui se mit àdire :

– Ah ! tu as le vin triste,toi ! Nous en sommes à notre troisième bouteille de Rœderer,et tu n’as encore ouvert la bouche que pour boire. À la seconde,j’étais déjà gai comme un pinson. Maintenant, je commence à avoirenvie de faire des bêtises.

– Moi pas, répliqua laconiquementJulien.

– Veux-tu parier cent francs que jegrimpe sur l’estrade là-bas, et que je dégoise uneromance ?

– Tu en es bien capable, mais on temettrait au poste et je t’y laisserais… quand ce ne serait que pourt’apprendre à me lâcher comme tu l’as fait l’autre jour.

– Comment ! tu m’en veuxencore ?… mais tu devrais me remercier. Je t’ai laissé entête-à-tête avec une personne qui t’avait donné dansl’œil…

– Et avec un hommeassassiné !…

– Mon cher, j’avais promis à deux femmescharmantes de leur payer à souper… Or, je n’ai qu’une parole,et…

– Tais-toi !… Tu ne comprends rien…et tu ne seras jamais qu’un gommeux.

– Alors, tu crois que je n’ai pas depoésie dans l’âme ?… Eh ! bien, tu t’abuses, mon cher.J’aspire à me lancer dans de chevaleresques extravagances… j’aisoif d’inconnu… Oui, moi, Alfred de Fresnay, gentilhomme angevin,et sceptique de profession, je rêve un idéal… le diable, c’est queje ne le trouve pas… mais il me prend par moments des envies de mesacrifier pour une femme… une femme comme on n’en voit pas…Montre-m’en une qui en vaille la peine, et je me déclarerai prêt àla défendre envers et contre tous. Tu hausses les épaules ? Tucrois que je blague ?… C’est que tu ne me connais pas… J’aides tendances romanesques… Tant pis pour toi si tu ne les as pasaperçues… des tendances cachées…

– Elles apparaissent surtout quand tu asbu.

– Et quand j’ai gagné au baccarat… maistu n’as qu’à me mettre à l’épreuve…

– Tiens ! le voilà ton idéal,répliqua Gémozac, impatienté par ces propos d’ivrogne.

– Cette femme qui vient d’entrer ?…hé ! hé ! je ne dis pas non. Elle est superbe… et puiselle a un type étrange.

L’idéal en question était une grandediablesse bien plantée, qui ne ressemblait pas du tout auxcréatures attablées sur la terrasse. Celles-là, brunes ou blondes,étaient toutes bâties sur le même modèle et habillées à peu près dela même façon. Qui en a vu une en a vu cent. C’est un troupeau debrebis… égarées. La nouvelle venue portait une toilette bizarre,qu’aucune couturière en renom n’aurait voulu signer et qu’elleavait dû inventer tout exprès pour se faire remarquer. Ses cheveuxétaient roux, de ce roux vénitien qu’affectionnaient les maîtres duseizième siècle. Ses yeux brillaient comme deux diamants noirs etses lèvres ne souriaient pas. Avec son grand chapeau à bordstailladés et sa robe à demi décolletée, elle avait l’air d’unVelasquez détaché de son cadre.

Son entrée avait fait sensation. Lescocodès[13] ricanaient ; leursaimables compagnes chuchotaient. Évidemment, personne, parmi leshabitués de la terrasse, ne connaissait cette femme qui cependantne devait pas être une débutante, car elle ne paraissait pastimide. Elle regardait dédaigneusement l’assistance et elle restaitlà, coudoyée à chaque instant par les garçons qui allaient etvenaient du couloir à la terrasse.

Fresnay ne manqua pas cette occasion deprouver à son ami que les aventures excentriques ne l’effrayaientpas. Il se leva, aborda carrément la dame et lui dit sanspréambule :

– Vous cherchez une place… il y en a uneà notre table…

– Non… je cherche quelqu’un,répondit-elle froidement.

– Quelqu’un qui vous fait poser,puisqu’il n’est pas là. Dînez avec nous.

– Merci… j’ai dîné, mais je veux bienm’asseoir.

Sur quoi, Fresnay lui prit galamment lamain et la conduisit à la chaise qu’il venait de quitter et qu’elleoccupa sans se faire prier.

Gémozac se serait bien passé de lacompagnie que son camarade lui amenait, et cependant sa curiosités’éveillait. Il se disait :

– Où donc ai-je vu cettefigure-là ?

Mais il avait beau regarderattentivement cette rousse aux yeux noirs, il ne parvenait pas à serappeler dans quelles circonstances il l’avait rencontrée. C’étaitchez lui un souvenir confus. Peut-être même était-il dupe d’uneressemblance. La taille, le teint, les traits, il croyait lesreconnaître, mais il y avait dans l’ensemble quelque chose qui ledéroutait.

Fresnay, enchanté de sa trouvaille,prenait déjà des airs triomphants. Il se rengorgeait, il avait misses pouces dans les entournures de son gilet, et il se balançaitsur sa chaise en lorgnant l’étrange personne à côté de laquelle ilétait assis. Il semblait dire aux gens : c’est moi qui ai faitcette conquête, et je vous en souhaite une pareille.

La dame ne lui rendait pas ses œilladeset ne desserrait pas les dents. Elle ne paraissait même pass’apercevoir qu’elle était attablée avec deux messieurs quivalaient pourtant bien la peine qu’elle s’occupât d’eux, carGémozac était très joli garçon et Alfred de Fresnay était ce qu’onappelle dans le monde gai : pourri de chic. Elle nevoyait que la scène, étincelante de lumières et émaillée dedemoiselles très décolletées qui n’étaient là que pour la montre.Cette contemplation l’absorbait à ce point qu’elle ne remarquaitpas les manèges de son voisin.

– Avouez, dit Fresnay en goguenardant,que vous êtes venue pour entendre Chaillié, le petit bossu. Toutesles femmes le gobent[14].

– Je ne le connais pas, répliquadédaigneusement la rousse.

– C’est donc la première fois que vousvenez aux Ambassadeurs ?

– Oui. Qu’est-ce que c’est que cesdames, assises en rond là-bas… sur les planches… est-ce qu’ellesvont chanter ?

– Jamais de la vie. Ce sont de simplesfigurantes.

– Pourquoi les a-t-on habillées l’une enbleu, l’autre en rouge, l’autre en jaune, l’autre en vert ?…On dirait une nichée de perroquets.

– Absolument. Madame a le mot juste.Madame serait-elle artiste dramatique ?… non… artiste lyrique,peut-être ?

– Pas artiste du tout.Étrangère.

– Ça ne m’étonne pas. Les Françaisesn’ont pas des yeux et des cheveux comme les vôtres. Vous devez êtreEspagnole.

– Non, je suis Hongroise.

– Ça revient au même. Votre nationaliténe vous empêchera pas d’accepter un verre deChampagne ?

– Je veux bien. J’ai soif.

Fresnay s’empressa de remplir un verremousseline.

– Non, dit la dame, pas là-dedans.J’aime mieux une coupe.

– Je vais en demander une augarçon.

– Pas la peine : Je me servirai decelle-ci.

Et s’emparant de la coupe pleine queJulien avait devant lui, elle la vida d’un trait.

Le procédé était familier, mais si maldisposé qu’il fût, Julien ne pouvait guère se fâcher. Il s’inclinamême pour remercier l’étrangère de l’honneur inattendu qu’elle luifaisait, et elle lui rendit un sourire engageant.

Ces façons commençaient à l’intriguer etil s’efforça de plus belle de ressaisir un souvenir qui luiéchappait, le souvenir d’une rencontre avec cette énigmatiquepersonne. Il n’y réussit pas davantage, mais il resta convaincuqu’il l’avait déjà vue quelque part, et il risqua unequestion :

– Puis-je vous demander, madame, depuiscombien de temps vous êtes à Paris ? Je ne suis jamais allé enHongrie et cependant je m’imagine que votre visage ne m’est pasinconnu.

– C’est possible. Je suis arrivée lasemaine dernière, mais je vais partout… je veux toutvoir.

– Seule ? dit Fresnay en clignantde l’œil.

– Oui, monsieur. Je me passe fort biende protecteur, car je ne crains personne.

– Alors, vous n’êtes pasmariée ?

– Je n’ai pas besoin de mari.

– Commentl’entendez-vous ?

– J’entends que je veux me gouverner,comme il me plait, et il me plaît en ce moment, de courir les coinset les recoins de cette ville curieuse. Ce ne sont pas lesmonuments qui m’intéressent. Je veux découvrir le Paris inconnudont j’ai lu tant de descriptions dans les romans français… lesbouges… les assommoirs…

– Et vous commencez ce soir par uncafé-concert. C’est parfait, chère madame. Mais il y a mieux et jesuis en mesure de vous mener dans les bons endroits. Je serai doncvotre guide, si vous le permettez, et je vous garantis que vousn’en trouverez pas de meilleur.

– Merci. J’en ai un.

– Qui ça ? Un interprète qu’on vousa fourni à l’hôtel où vous êtes descendue ?… un domestique deplace à dix francs par jour ? Il vous fera visiter la Monnaie,les Halles et les Abattoirs… tandis qu’un vieux Parisien comme moivous montrera ce que les étrangers ne voient jamais.

– Vous n’y êtes pas, monsieur ; monguide n’est pas à mes gages. C’est un de mes compatriotes quihabite votre pays depuis dix ans et qui a été l’ami de mon père. Ils’est mis à ma disposition et nous sortons ensemble tous les jours.Ce soir, je pensais le trouver ici… il m’avait dit qu’il ydînerait.

– Et il vous a manqué de parole. C’estimpardonnable. Mais vous n’y perdrez rien, car je le remplaceraiavantageusement. Où faut-il vous conduire après le concert ?Parlez ! ne vous gênez pas ! Désirez-vous voir labibine[15] dupère Lunette ?… La cité du Soleil ?… vulgairement appeléele Petit-Mazas… voulez-vous souper au tombeau des lapins,le restaurant préféré de messieurs leschiffonniers ?

– Tout cela doit être très intéressant,mais ce que j’ambitionne, c’est d’assister à une chasse à l’homme…des policiers traquant un assassin… comme dans les livres deGaboriau.

– Cette femme est folle, pensaJulien.

– Je comprends ce désir, réponditimperturbablement Fresnay. Seulement, ces expéditions-là ne se fontpas à jour fixe. Et d’abord, vous qui possédez si bien notrelangue, vous devez connaître le proverbe : pour faire uncivet, il faut un lièvre. Et les assassins, fort heureusement, sontplus rares que les lièvres.

– On ne s’en douterait pas, quand on litvos journaux. Il n’y a pas de jour où ils ne racontent un crimenouveau. Le lendemain de mon arrivée à Paris, ils ne parlaient quede l’assassinat du boulevard… je ne me rappelle plus le nom…Ah ! du boulevard Voltaire…

– En effet, c’est tout récent… et c’estune affaire très curieuse…

Julien allongea sous la table un coup depied à Fresnay, qui reprit sans se déconcerter :

– Je vous étonnerais bien, chère madame,si je vous disais que j’y ai été mêlé… et mon ami aussi…

– Vous, monsieur ! s’écria la dameen regardant Gémozac, qui aurait volontiers battu soncamarade.

Fresnay se chargea derépondre.

– Mon Dieu, oui, dit-il, mon ami, JulienGémozac, que j’ai l’honneur de vous présenter, a découvert lecadavre. Nous nous trouvions là, par hasard… et, ce qu’il y a deplus extraordinaire, c’est que Julien connaît beaucoup la fille dumalheureux qu’on a étranglé.

– C’est vrai, murmura l’inconnue, lejournal a dit qu’il avait une fille.

– Une très jolie personne, ma foi !et toute jeune.

– Ah ! que je la plains ! jesais ce que c’est que de rester orpheline à l’âge où l’on entredans la vie ! J’avais seize ans quand j’ai perdu mon père… etencore, moi, à sa mort, j’ai hérité d’une grande fortune, tandisque cette pauvre enfant se trouve sans doute dans lamisère…

– Oh ! quant à cela, rassurez-vous,chère madame. Elle est riche.

– Vraiment ? demanda l’étrangèreavec une vivacité qui surprit beaucoup Gémozac.

– Oui, répondit Fresnay, elle est trèsriche, et pourtant le père n’avait pas le sou. Il s’est trouvéqu’il avait inventé je ne sais quel appareil pour les machines àvapeur et que cette invention rapportera énormément d’argent à safille. Julien vous expliquera cela beaucoup mieux que moi, car sonpère était l’associé du défunt… il est maintenant l’associé del’orpheline…

– Finiras-tu cette conversationstupide ? s’écria Julien, exaspéré par les bavardagesintempestifs de son malencontreux camarade, qui semblait prendre àtâche de l’irriter en parlant de mademoiselle Monistrol à uneinconnue très suspecte.

– Pardonnez moi, monsieur, dit doucementcette singulière créature Je vous ai affligé, sans le vouloir, eninterrogeant votre ami sur une personne à laquelle vous vousintéressez. Je regrette beaucoup de vous avoir fait de la peine.J’ai eu tort aussi de m’asseoir à votre table, car vous avez dû mejuger fort mal. C’est la faute de mon caractère et de l’éducationque j’ai reçue. Je suis accoutumée à ne jamais me contraindre et àne mesurer ni la portée de mes paroles, ni la portée de mes actes.Mais je vous supplie de ne pas me prendre pour une aventurière. Jesuis la veuve du comte de Lugos. J’habite au Grand-Hôtel, jusqu’àce que j’aie trouvé une installation plus convenable, et, si vousvoulez bien venir m’y voir, j’espère que vous changerez d’opinionsur mon compte. Je vous présenterai mon compatriote,M. Tergowitz, que j’espérais rencontrer ici, cesoir.

– Et moi, s’écria Fresnay, est-ce quevous me fermerez votre porte ?

– Non, monsieur, car j’espère que vousallez me dire votre nom.

– C’est juste. Je vous ai présenté monami Gémozac, et comme il ne me paraît pas disposé à me rendre lapareille, je vais me présenter moi-même… Alfred, baron de Fresnay,vingt-neuf ans, orphelin, célibataire et propriétaire en Anjou… Ànous deux, Julien et moi nous représentons la noblesse et letiers-état… mais je troquerais volontiers les revenus de mabaronnie contre les millions du père Gémozac, qui reviendront unjour à son fils unique, ici présent.

– Il me suffit de savoir que j’aiaffaire à deux gentlemen. Je serais charmée, messieurs, de vousrecevoir ; mais je doute que vous gardiez le souvenir d’unerencontre due au hasard…

– Je vous prouverai le contraire, etbientôt, dit chaleureusement Fresnay, qui s’emballait de plus enplus sur la belle aux cheveux roux.

Julien ne dit mot. Il ne croyait pas auxbeaux discours de la dame, et cette soi-disant comtesse hongroiselui faisait de plus en plus l’effet d’être tout simplement uneintrigante. Il commençait même à soupçonner qu’elle avait sesraisons pour s’adresser à eux, et il maudissait l’indiscrétiond’Alfred, qui s’amusait à la renseigner, et qui ne paraissait pasdisposé à s’arrêter en si beau chemin.

– Du reste, reprit cet incorrigiblebavard, je compte, chère madame, que nous allons vous offrir, dèsce soir, une excursion intéressante. Après le concert, je vousmontrerai, si vous le permettez, un des coins les plus bizarres duParis nocturne.

– En attendant, dit l’étrangère sans seprononcer, je vous prie de me laisser jouir d’un spectacle toutnouveau pour moi. Est-ce qu’on ne chantera plus ? Les dames detoutes couleurs s’en vont… et la scène reste vide.

– Elles reviendront, mais nous allonsd’abord avaler des exercices de trapèze qui ne vous amuserontguère.

– Pardon ! j’aime beaucoup lesgymnastes, et je suis très curieuse de voir si ceux-là sont aussiforts que les nôtres.

– Gymnastes ! répéta mentalementGémozac. Elle emploie le mot propre et elle parle un français trèscorrect ! D’où sort-elle ? Jamais je ne me déciderai àcroire que c’est une femme du vrai monde… quelque institutricedéclassée peut-être… ce fou d’Alfred tirera la chose au clair… sansque je m’en mêle…

Alfred continuait à boire pour s’exciteret la problématique comtesse suivait, avec une attention marquée,le travail de deux artistes en maillot couleur chair, en caleçon develours noir et en bottines frangées d’argent, qui exécutaient surune barre fixe les tours les plus extraordinaires, pirouettant,voltigeant, se balançant accrochés par les mains, par les dents,par la nuque ou par les jarrets.

Elle s’y connaissait sans doute, cartantôt elle approuvait d’un hochement de tête un saut bien réussi,tantôt elle faisait la moue lorsque l’exécution d’une cabrioledifficile laissait à désirer.

La chaise que le galant Fresnay luiavait cédée était tout près de la balustrade. La dame, absorbée parce spectacle intéressant, finit par s’accouder sur cette clôture enbois, sans plus se préoccuper des deux jeunes gens assis à la mêmetable qu’elle. Julien ne la voyait plus que de profil et Alfred nela voyait plus du tout, car elle lui tournait le dos.

Les dîneurs des deux sexes quiremplissaient la terrasse ne s’occupaient pas de ce trio malassorti. Mais les deux amis échangeaient des signes que laHongroise, placée comme elle l’était, ne pouvait pasapercevoir.

– Décampons le plus tôt possible, mimaitJulien. Je ne veux pas m’accointer de cette femme toute lasoirée.

– Elle me plaît, répondait Alfred pardes jeux de physionomie. Va-t’en, si tu veux ! moi, je resteet je pousserai l’aventure jusqu’au bout.

Et personne ne bougeait, quoique Julienenrageât de tout son cœur. Il aurait voulu s’esquiver sans bruit,mais il devinait que, s’il se levait, l’insupportable Alfredl’interpellerait, que la dame se mettrait de la partie et qu’uneexplication s’ensuivrait. Il faudrait donner des raisons pourmotiver ce départ précipité, et il n’en trouvait pas de bonnes, carAlfred savait parfaitement que son camarade n’avait rien à faire cesoir-là.

Tout en maugréant, à part lui, Julien,accoté comme l’étrangère à la balustrade, regarda au-dessous delui, et il avisa en bas un monsieur qui, au lieu de suivre des yeuxle spectacle, faisait face à la terrasse et levait la tête enl’air, comme s’il eût cherché quelqu’un parmi lesdîneurs.

Ce monsieur était jeune, bien tourné,bien vêtu, bien ganté, et il n’y avait pas lieu de s’étonner qu’ilpassât en revue les jolies horizontales attablées au-dessus de satête.

Mais Julien s’aperçut bien vite qu’ilobservait uniquement la prétendue comtesse et qu’il devait laconnaître, car il fit un geste qui ne pouvait s’adresser qu’à elleet qui voulait dire, selon toute apparence : « Trèsbien ! j’ai compris ; c’est convenu. »

Julien avait surpris la fin d’unentretien muet, et cette découverte le mit encore plus endéfiance.

– Bonsoir, les gymnastes ! s’écriaFresnay. Les voilà partis. On baisse le rideau… nous allonsretomber dans les fortes chanteuses et dans les ténors légers.Madame la comtesse tient-elle beaucoup à lesentendre ?

– Mon Dieu, non, répondit l’étrangère.Mon compatriote n’arrive pas et il est inutile que je l’attende,car je commence à croire qu’il a oublié notrerendez-vous.

– Heureusement, je suis là pour vousservir, chère madame, et je vous promets de vous faire voir dunouveau, si vous voulez bien vous en rapporter à moi.

– Je ne dis pas non… à condition quevotre ami sera de l’expédition.

– N’y comptez pas, dit vivementJulien.

– Tu viendras, reprit Fresnay, car jevais te mener dans un monde où tu as des chances de rencontrerl’assassin de l’associé de ton père. Et tu as promis à mademoiselleMonistrol de l’aider à retrouver ce gredin.

– Qu’est-ce que c’est que mademoiselleMonistrol ? demanda tranquillement la soi-disant comtesse deLugos.

– C’est la fille de l’inventeur dont jevous parlais tout à l’heure et dont les journaux vous ont racontéla mort tragique. Moi, je n’ai fait que l’entrevoir et je ne saistrop si je la reconnaîtrais, mais mon ami Gémozac est destiné à larencontrer souvent et il lui est tout dévoué.

– Je te prie de te taire !… ditJulien avec colère.

– Ne vous défendez pas, monsieur, d’unsentiment qui vous honore, reprit la noble étrangère. Cette enfantest seule au monde, à ce qu’il parait. Il est tout naturel que vousvous attachiez à elle, et si réellement elle songe à venger sonpère…

– Elle ne songe qu’à cela, s’écriaFresnay.

Et comme Julien ouvrait la bouche pourlui imposer silence, l’impitoyable bavard ajouta :

– C’est toi qui me l’as dit. Tu m’as ditaussi qu’elle a juré d’épouser l’homme qui arrêtera l’assassin… etc’est une jolie prime à gagner, que la main de mademoiselleMonistrol, puisque l’invention de son papa doit rapporter desmillions. Je me serais peut-être mis sur les rangs, mais cettedemoiselle doit avoir une dent contre moi… et d’ailleurs, je puismieux employer mon temps.

Fresnay, pour souligner cette dernièrephrase, lança une œillade incendiaire à la Hongroise, qui réponditpar un sourire encourageant.

Julien était outré, et pour mettre unterme à cet insupportable marivaudage, il allait rompre envisière[16] à cette femme en luienjoignant de déguerpir, lorsqu’un maître d’hôtel venu des sallesdu rez-de-chaussée, s’approcha sournoisement de la table, etdemanda :

– Dois-je remettre à madame une cartequ’un monsieur m’a chargé de porter à madame la comtesse deLugos ?

– Donnez ! dit l’étrangère enétendant le bras.

La carte passa sous le nez d’Alfred, et,dès que la dame y eut jeté les yeux, elle s’écria :

– Je savais bien que M. Tergowitzne me ferait pas faux bond. Il est au concert ; il m’a vue, etil me prie de venir le rejoindre.

Puis, s’adressant au maîtred’hôtel :

– Dites à ce monsieur, que jedescends.

– Quoi ! vous allez nousquitter ! soupira Fresnay.

– À mon grand regret, cher monsieur,mais il le faut. Mon compatriote a ma parole pour ce soir… et quandje promets, je tiens.

– Présentez-nous à lui, tout de suite.Nous finirons la soirée à nous quatre.

– Ce serait charmant, mais il me sembleplus convenable de remettre la présentation à un autre jour… chezmoi, quand j’aurai le plaisir de vous y recevoir.

– Il habite donc aussi le Grand-Hôtel,votre compatriote, dit Fresnay avec intention.

– Non, monsieur, répliqua froidementmadame de Lugos, mais je suis seule et il m’arrive parfois dem’ennuyer. M. Tergowitz sait cela et vient à peu près tous lesjours me tenir compagnie. C’est pourquoi j’aurais tort de ne pasaller le rejoindre.

Au revoir donc, messieurs… ouadieu ! conclut l’étrangère en se levant d’un air si délibéréque Fresnay s’effaça pour la laisser passer et ne chercha point àla retenir.

Elle traversa la terrasse sans regarderpersonne et elle disparut dans le couloir où aboutitl’escalier.

Gémozac n’attendait que son départ pouréclater :

– Tu as donc juré de te brouiller avecmoi ? commença-t-il en roulant des yeux furibonds.

– Pourquoi ? demanda froidementAlfred. Parce que je viens de poser des jalons pour faire monchemin dans les bonnes grâces d’une jolie femme ?… car elleest très jolie, tu ne peux pas le nier.

– Eh ! morbleu ! fais-en tamaîtresse, si vu veux, mais ne lui raconte pas mes affaires… etcelles des autres.

– Bon ! tu me reproches d’avoirparlé de toi et de mademoiselle Monistrol. Où est le mal ?Elle ne te connaît pas et elle ne rencontrera probablement jamaiscette jeune fille qui t’intéresse si fort. La comtesse vient àParis pour s’amuser et pas du tout pour se mêler d’une histoire quine la regarde pas.

– Alors, tu crois que c’est une vraiecomtesse ? En vérité, tu es trop bête.

– Pas si bête que tu le penses. Jem’inquiète fort peu de ses quartiers de noblesse, mais je trouve sapersonne à mon goût et j’entrevois une liaison des plusdivertissantes… Les étrangères, ça me va… surtout les excentriques…ça vous change et ça n’engage à rien. Avec celle-là, je feraipendant six semaines une vie de bâtons de chaise, et quand elleretournera en Hongrie, je me dispenserai de l’yaccompagner.

– Prends garde qu’elle ne te mène plusloin que tu ne voudrais aller ! Cette créature est unedrôlesse de la pire espèce, et son M. Tergowitz ne vaut pasmieux qu’elle. Je l’ai vu, moi, pendant que tu roucoulais sottementavec la belle. Il était planté sous la terrasse et ils échangeaientdes signes. Je suis sûr qu’ils s’entendent comme larrons en foireet ils t’en feront voir de belles, si tu es assez fou pour telancer dans l’intimité de la dame. Peu m’importe après tout.Casse-toi le cou, si tu veux, mais ne prononce plus jamais mon nomdevant ces gens-là…

– Ni celui de mademoiselle Monistrol…c’est entendu. Il est probable, du reste, que la comtesse n’aretenu ni l’un ni l’autre, et très certain qu’elle ne s’attend pasà te revoir, car tu ne lui as dit tout le temps que des chosesdésagréables.

– Je ne lui en ai pas dit assez. Cettefemme me déplaît… autant qu’elle te plaît, et ce n’est pas peudire. J’ai le pressentiment qu’elle me fera du mal.

– Comment diable s’y prendrait-elle pourte nuire ? Tu es décidé à ne pas aller chez elle, etvraisemblablement tu ne la trouveras jamais sur ton chemin. Et, dureste, pourquoi chercherait-elle à te jouer un mauvais tour ?Tu n’as pas été poli avec elle, mais ce n’est pas une raisonsuffisante pour qu’elle te déclare la vendetta.

– Si je te disais que je suis à peu prèssûr de l’avoir déjà vue ailleurs et sous un autrecostume…

– Pas dans le monde, je suppose… tu n’yvas plus… ni chez une des horizontales que tu fréquentes… il y en ace soir une flotte sur la terrasse où nous dînons… toutes ontexaminé ma Hongroise et j’ai fort bien vu que pas une ne laconnaissait.

– C’est possible, mais tu ne m’ôteraspas de l’esprit qu’elle est montée ici tout exprès pour entrer enconversation avec nous… et pour nous faire dire des choses qu’elleavait intérêt à savoir. Tu l’as servie à souhait car tu lui asfourni une foule de renseignements… qu’elle ne te demandaitpas.

– Sur mademoiselle Monistrol. Voilà tamanie qui te reprend.

– Tâche du moins de réparer ta sottise,en m’aidant à découvrir à qui nous avons eu affaire. Il te serafacile, quand tu la reverras, d’observer ses allures… et sonentourage, car je la soupçonne d’être moins seule qu’elle ne leprétend. Dans tous les cas, elle doit avoir une femme de chambreet, moyennant un louis ou deux, la soubrette t’apprendra ce quevaut sa maîtresse.

– Allons, bon ! voilà maintenantque tu me pries de me faire ton espion. Ça ne me va guère, maisenfin, quand ce ne serait que pour te guérir de tes préventionscontre cette pauvre comtesse… tiens ! je la vois… elle estentrée au concert et elle cause avec un monsieur… là-bas, dans lecoin.

– Oui, grommela Julien, avec le monsieurqui tout à l’heure lui faisait des signes… Je le reconnaisparfaitement.

– Le gentilhomme hongrois,parbleu ! dit Fresnay.

– Il n’est, j’en réponds, ni Hongrois,ni gentilhomme.

– Il est, dans tous les cas, fort biende sa personne. Je conviens cependant qu’il a plutôt l’air d’unamant parisien que d’un seigneur madgyar[17].

– Et d’un amant complaisant. Il aperçoitsa maîtresse attablée avec deux jeunes gens, et, au lieu de monterpour lui faire une scène, ou tout au moins pour nous demander desexplications, il se contente d’entamer d’en bas une télégraphieclandestine…

– Ça prouve qu’en Hongrie on n’est pasjaloux. Chaque pays a ses mœurs. D’ailleurs, il ne s’en est pastenu là, puisqu’il a envoyé sa carte à la comtesse.

– C’est à nous qu’il aurait dû la faireremettre, s’il avait du cœur.

– Tu juges bien légèrement ce digneM. Tergowitz… car enfin il n’est peut-être que l’ami de madamede Lugos. Et ce qui me le ferait croire, c’est que si elle était samaîtresse, elle filerait avec lui… et les voilà qui s’installentcôte à côte sur deux fauteuils de bois… Ils entament un dialoguevif et animé… C’est dommage que nous ne puissions pas entendre cequ’ils se racontent… tu serais fixé… et moi aussi.

Fresnay ne croyait pas dire si juste,car la conversation qui venait de s’engager entre l’étrangère etson cavalier ne lui aurait laissé aucun doute sur la nature deleurs relations.

– Ne restons pas là, disait l’homme. Ilsnous voient de là-haut.

– Je le sais bien, répondit la dame,mais je leur ai annoncé que j’allais te rejoindre au concert. Sinous partions tout de suite, nous aurions l’air de nous sauver.Pour bien jouer mon rôle, il faut au contraire que je reste àcauser tranquillement avec toi.

– Alors, la blague a pris ?Qu’est-ce que tu leur as conté ?

– Que je suis la comtesse de Lugos, queje viens à Paris pour m’amuser et que je n’y connais personne, sice n’est un de mes compatriotes, un noble hongrois, qui répond aunom de Tergowitz… c’est toi qui es Tergowitz.

– Et ils ont gobél’histoire ?

– Ils ont fait semblant de la gober.C’est tout ce qu’il faut pour le moment.

– Ils ne t’ont pasreconnue ?

– Ça, non, j’en suis sûre.

– Bon ! maintenant, qu’est-ce c’estque ces deux citoyens-là ?

– Le plus petit s’appelle Alfred deFresnay ; il est baron et il me fait l’effet de ne penser qu’às’amuser. Il s’est allumé sur moi et il va me courir après, c’estsûr. Celui-là n’est pas dangereux, mais je me défie de l’autre, legrand blond. Il n’a pas dit grand’chose, et il n’a fait que meregarder tout le temps.

– Sais-tu son nom ?

– Parbleu ! Je ne suis montée quepour le savoir, et je rapporte des renseignements complets… JulienGémozac, fils de M. Gémozac…

– Le Gémozac qui a une usine sur le quaide Jemmapes ?… il doit être riche à millions.

– Oui, et de plus il était l’associé dupère de la petite. Comme ça se trouve, hein ? Le fils quitombe justement à la foire au pain d’épice, le soir del’affaire !… Le plus drôle, c’est qu’elle est très riche, lafille Monistrol… Son père a inventé je ne sais quoi, et l’inventionrapportera beaucoup d’argent.

– C’est bon à savoir.

– Attends, je n’ai pas fini. Cette douceenfant a juré de venger son papa. Elle offre sa main à quidécouvrira l’homme qui a fait le coup. Et Julien Gémozac a bonneenvie de gagner le prix. Nous voilà avertis.

– Je ne les crains pas.

– Ni moi non plus. Ils ne seront pasplus malins que le juge d’instruction. Mais il y a cette brute deCourapied. Il nous reconnaîtrait, lui, s’il nous rencontrait, et tupeux être sur qu’il nous cherche. Nous ferions peut-être biend’aller passer deux ou trois mois en Angleterre.

– Allons donc ! Nous y mangerionsnotre argent, tandis qu’à Paris nous sommes sûrs de réussir. Tuconnais le programme ?

– Parfaitement. Chacun travaillera deson côté… et on partagera les bénéfices. Mais, pour commencer, çava coûter cher.

– Je m’y attends bien. Je compte sur unedizaine de mille francs de frais de premier établissement. Tu leuras dit que tu logeais au Grand-Hôtel ?

– Oui. Et je parierais que le Fresnayviendra demain m’y faire une visite.

– Il faut donc que tu y débarques demainavec tes bagages et ta femme de chambre. Les colis t’attendent à lagare de l’Est, où je les ai déposés en ton nom. Tu n’auras qu’à lesy prendre et ce soir je te présenterai la femme de chambre. Tu laconnais d’ailleurs.

– Olga… la tireuse de cartes…, oui,c’est une fine mouche, et si tu es sûr d’elle…

– Comme de toi. D’ailleurs, je la tiens.Si elle bronchait, j’ai de quoi la faire envoyer à la Centrale pourdix ans. Maintenant, je ne suis pas disposé à entrer dans la peaudu seigneur hongrois que tu as inventé. Je te gênerais et il vautmieux que je ne figure pas dans la comédie que tu vas jouer. Jem’installerai à part et pas sous le nom de Tergowitz.

– Comme tu voudras… pourvu que je tevoie tous les jours.

– Non, toutes les nuits. Nous nousrencontrerons dans notre cassine de la plaine Saint-Denis… à moinsd’empêchement de ta part ou de la mienne. Mais, partout ailleurs,nous n’aurons pas l’air de nous connaître.

– Mauvais !… les imbéciles quidînent là-haut t’ont vu avec moi.

– Je m’arrangerai pour ne jamais lesrencontrer. Du reste, je n’entends pas que tu ailles trop loin avecle gommeux que tu viens de lever. Tu le recevras, tu te laisserasfaire la cour et tu t’arrangeras pour qu’il te tienne au courantdes opérations de son ami Gémozac, qui va probablement se mettre encampagne pour plaire à la petite. Celle-là, je me charge de lasurveiller.

– Bon ! mais pas de bêtises, moncher. Si tu t’avisais de faire concurrence à ce Gémozac, il t’encuirait. Je serais capable de te dénoncer. Je n’aime pas lepartage, moi.

– N’aie pas peur. Nous sommes rivés, etquand nous nous retirerons des affaires, après fortune faite, nousirons vivre maritalement à l’étranger, en attendant que je puisset’épouser. Mais, vois donc là-haut… Ils se lèvent et ils sontcapables de descendre ici pour me regarder sous le nez. C’est lemoment de filer.

– Pour aller où ?

– À la Grange-Rouge, parbleu !C’est la dernière fois que nous y coucherons, mais tu sais bien quej’ai besoin de Vigoureux. Il doit être rentré depuis longtemps, etnous allons le trouver couché sur la boîte qu’il est allé mechercher à la baraque.

– Tu aurais mieux fait de la laisser, taboîte. Vigoureux est malin, mais on peut le suivre.

– Qui ? La baraque est vide,puisque le patron a levé le pied. Et je n’avais pas envied’abandonner au premier venu ce qu’il y a dans ma cassette. J’aidéjà assez regretté de l’avoir oubliée, dans la précipitation denotre départ. Quand je la tiendrai, je ne craindrai plusrien.

Le digne couple sortit du concert par laporte qui s’ouvre du côté de la place de la Concorde, pendantqu’Alfred et Julien y entraient par le restaurant.

Ils s’étaient décidés à descendre pourvoir de plus près la comtesse et son chevalier. Ils arrivèrent troptard. Les oiseaux s’étaient envolés.

– Bah ! dit Fresnay, qui prenaittoujours les choses gaiement ; ce n’est que partie remise.Demain, je te rendrai bon compte de madame de Lugos et deM. Tergowitz.

Chapitre 4

 

 

Pendant que Julien Gémozac et son camaradeFresnay cherchaient au concert des Ambassadeursl’énigmatiquecomtesse de Lugos, qui venait de disparaître avec son équivoquecavalier, Camille Monistrol et ses auxiliaires se préparaient àentrer en chasse.

Dix heures venaient de sonner. Ilsétaient réunis dans la cuisine de la maisonnette du boulevardVoltaire et tous les trois sous les armes, c’est-à-dire en tenued’expédition.

Courapied avait exécuté avecintelligence et célérité les ordres de Camille. Un magasin devêtements confectionnés l’avait habillé de pied en cap et lui avaitfourni un costume pour Georget et un costume d’homme pourmademoiselle Monistrol, qui, avant de l’expédier, lui avait remisde quoi payer comptant tous ces achats et même de quoi commencersur un bon pied une existence nouvelle.

Un des cinq rouleaux d’or avancés parM. Gémozac père y avait passé.

Le pitre s’était travesti en petitbourgeois de banlieue, et il possédait ce qu’on nomme au théâtre lephysique de l’emploi.

Georget avait très bon air sous la vesteà boutons et la casquette galonnée d’un petit groom derestaurant.

Mais le déguisement le plus réussi étaitcelui de Camille, vêtue en apprenti d’imprimerie, avec la longueblouse blanche, et coiffée d’un béret qui cachait entièrement sesbeaux cheveux noirs, relevés, pour la circonstance, sur le sommetde la tête.

On eût dit qu’elle avait porté toute savie le costume masculin, et, comme elle était au moins aussi grandeque Courapied, personne ne l’aurait prise pour unefemme.

Brigitte n’en revenait pas de cechangement, et commençait à croire que, dans la rue, les gens s’ytromperaient.

Ce n’était pas qu’elle approuvât cetteexcursion nocturne, en compagnie d’un saltimbanque de profession etd’un gamin élevé sur les tréteaux. Elle avait au contraire prêchésa jeune maîtresse pour tâcher de la détourner de ce projet. Maiscomme son éloquence n’y faisait rien, elle s’était résignée, fort àcontre-cœur, à souffrir ce qu’elle ne pouvait empêcher.

Cette ancienne nourrice était unerobuste gaillarde, sèche et hâlée comme une paysanne, brave commeun vieux soldat et dévouée comme un caniche.

Elle avait d’abord assez mal reçuCourapied ; mais elle aimait les enfants, et Georget l’avaitapprivoisée à ce point qu’elle s’était mise en quatre pour cuisinerun bon dîner, auquel le père et le fils avaient largement faithonneur.

Brigitte aurait même donné volontiers lapitance à Vigoureux, mais pour qu’il la mangeât, il aurait fallu ledémuseler, et Courapied s’y était opposé. Courapied, quiconnaissait l’animal, affirmait que ce dogue féroce dévoreraitquelqu’un aussitôt qu’il pourrait se servir de ses crocs, et il nese trompait pas. Il avait eu déjà assez de peine à le mater et dûtVigoureux devenir enragé à force de privations, mieux valait ne paslui délier la gueule.

Il était là, dans un coin de la cuisine,attaché par le cou à un des pieds massifs d’une énorme table, lemufle allongé sur ses pattes étendues, la boîte entre les dents,l’écume aux babines, grondant sourdement, et roulant des yeuxinjectés de sang. On voyait qu’il se sentait vaincu, mais qu’ilattendait une occasion de prendre sa revanche, et en vérité iln’aurait fait qu’une bouchée de Georget.

– Nous sommes prêts, dit Camille. Il esttemps de partir.

– Tu ferais bien mieux de rester,grommela Brigitte, qui avait gardé l’habitude de tutoyer la jeunefille qu’elle avait nourrie de son lait.

– D’autant plus, ajouta Courapied, que,nous deux Georget, nous ferions bien la besogne sans vous,mademoiselle. Je préférerais même la faire tout seul.

– Non, père, dit vivement Georget.Mademoiselle m’a permis d’en être et j’en serai.

– Nous en serons tous les trois, repritd’un ton ferme mademoiselle Monistrol. S’il y a des dangers àcourir, j’en veux ma part.

– Des dangers ? dit entre ses dentsCourapied ; j’espère que non, puisqu’il ne s’agit que dedécouvrir où niche nette canaille de Zig-Zag. S’il fallaitl’arrêter, ça serait une autre paire de manches. Il se défendrait,le gueux, et nous passerions un mauvais quart d’heure.

– Ce soir, il suffira que je le voie.Quand je l’aurai reconnu, je sais ce qu’il me restera àfaire.

– Le voir sans qu’il nous voie, j’aipeur que ça ne soit pas très commode. Vous pensez bien qu’il ne semontre pas dans les endroits publics. Et s’il loge en garni, il nefera pas bon monter chez lui.

– Le principal c’est que je sache où ilest et si le chien nous y conduit, comme vous l’espérez…

– Oh ! ça, j’enréponds… à moins que Vigoureux ne s’échappe en route… et ilne s’échappera pas… la corde est solide et j’ai bonne poigne ;il nous mènera tout droit au gîte de son maître. C’est quand nousen approcherons que les difficultés commenceront. En attendant, çame chiffonne de laisser partir la boîte… si je pouvais la casser àcoups de marteau, nous verrions ce qu’elle a dans leventre.

– Pas moyen, père. Elle est doublée enacier, dit Georget. Mais nous pourrions assommer Vigoureux etaprès…

– Tu lui en veux, parce qu’il t’a mordusouvent. Ça m’irait aussi de l’exterminer. Seulement, sans lui,nous ne repincerions jamais cette canaille de Zig-Zag. C’est vraique si nous réussissions à ouvrir le petit coffre, nous ytrouverions probablement ses papiers…

– Et autre chose avec, père. S’il n’yavait que des papiers, ça ne ferait pas de bruit quand Vigoureux sesecoue.

– Des fausses clés, peut-être, ou uncouteau catalan. Je lui en ai connu un dans le temps… et je n’aijamais su ce qu’il en avait fait.

Camille écoutait, en fronçant lesourcil, ce dialogue entre le père et le fils.

– Vous avez donc peur de cethomme ? dit-elle froidement.

– Mais, mademoiselle… il y a de quoi,murmura Courapied.

– C’est bien. J’irai seule. Ce chien meguidera. Je suis assez forte pour le tenir en laisse.

– Et je souffrirais ça ! Faudraitque je sois bien lâche. Ce que j’en disais, voyez-vous, c’étaitparce que ça me crève le cœur de ne pas garder la boîte. Mais il yaura peut-être moyen de tout arranger. Une fois que nous saurons oùZig-Zag s’est terré, si vous ne tenez pas à entrer, nous pourronsramener Vigoureux, et comme nous n’aurons plus besoin de lui, je mepayerai le plaisir de le pendre avec sa laisse.

En attendant, Courapied lui lança uncoup de pied dans les côtes et le dogue se leva en poussant desgrognements étouffés. En même temps, Georget défit le lien quil’attachait au pied de la table et remit le bout de la corde à sonpère.

Il y eut alors une bataille entrel’homme et la bête, mais Vigoureux, solidement muselé, n’était pastrès redoutable. Il eut beau se cabrer et se ruer sur Courapied,force lui fut de se remettre sur ses quatre pattes. Il recommençaalors à tirer sur sa chaîne de chanvre pour gagner laporte.

– Voyez ! il ne demande qu’àmarcher, dit Courapied. Nous n’avons plus qu’à le suivre, et il vanous mener bon train.

Camille embrassa Brigitte, qui avait lecœur gros, et lui dit avec le sang-froid d’un soldat partant pourmonter à l’assaut :

– Si je n’étais pas rentrée avant lejour, tu irais prévenir M. Gémozac, quai de Jemmapes, 124, ettu lui dirais ce qui s’est passé ici ce soir. Il ferait ce qu’ilfaudrait pour qu’on me retrouvât.

– Oh ! mademoiselle, s’écriaCourapied, ça n’arrivera pas ce que vous dites là. Pensez donc quenous sommes trois. Zig-Zag ne nous escamotera pas tous les troiscomme des muscades… quoiqu’il travaille aussi dans cette partie-là.Il file la carte comme pas un et il ferait sa fortune aubonneteau, s’il n’avait pas de meilleurs tours dans sonsac. Mais il ne s’agit pas de ça… s’il y a un mauvais coup àrecevoir, ce sera pour moi… et je n’ai pas peur de mourir, parceque je suis sûr que vous auriez soin du petit.

– Il ne me quittera jamais, quoi qu’ilarrive, dit Camille. Mais je ne veux pas que vous risquiez votrevie… et vous ne la risquerez pas cette nuit, car nous nousbornerons à une simple reconnaissance. Du reste, si nous étionsobligés de nous défendre, j’ai un revolver sous ma blouse, et jesaurais m’en servir.

Brigitte leva les bras au ciel, enentendant cette déclaration belliqueuse. La brave femme savait queCamille ne craignait rien au monde, mais elle ne s’était jamaisfiguré que Camille ferait, au besoin, le coup depistolet.

– Mademoiselle, reprit Courapied, c’estle moment de nous mettre en route. Plus nous tarderons et plus nousaurons de mauvaises chances contre nous. Zig-Zag ne doit pas logerdans les beaux quartiers, et s’il s’est caché du côté desfortifications, il ne fait pas bon, par là, aprèsminuit…

Mademoiselle Monistrol embrassaBrigitte, qui pleurait sans mot dire, et sortit en faisant signe àses nouveaux amis de la suivre.

Elle avait pris la tête de la petitetroupe qui partait en guerre contre l’affreux Zig-Zag, mais ellereconnut bientôt la nécessité d’intervertir l’ordre demarche.

L’itinéraire n’était pas fixé, puisqu’onne savait pas où on allait. Il fallait donc s’en rapporter àVigoureux, et Courapied, qui le tenait en laisse, devaitlogiquement passer le premier.

Ainsi fut fait, quand la colonne seforma sur le boulevard Voltaire. On décida même que le marid’Amanda marcherait seul, un peu en avant, et cela par la raisonqu’il était vêtu comme un bourgeois aisé, et que les passantspourraient s’étonner de le voir flanqué d’un ouvrier en blouse etd’un gamin en livrée de fantaisie.

Camille et Georget restèrent donc àl’arrière-garde, et, habillés comme ils l’étaient, ils pouvaientaller côte à côte sans qu’on les remarquât.

La question qui les intéressait tous,c’était de savoir quelle direction le dogue allaitprendre.

Vigoureux n’hésita pas une seconde. Ilse mit à descendre le boulevard avec un élan que Courapied euttoutes les peines du monde à contenir.

Jamais limier, approchant d’une enceinteoù s’est remisé un sanglier, ne tira avec plus de force sur salonge, tenue par un valet de chiens.

Bien en prit à l’ancien pitre d’avoir dubiceps.

Du reste, il n’y avait personne pourassister à ce départ et rien n’empêchait Camille et Georgetd’échanger leurs impressions.

– Elle sait bien où elle va, la salebête, murmura Georget.

– Je le crois, dit Camille, et sonmaître ne doit pas être loin d’ici.

– Savoir, mademoiselle ! Zig-Zagserait à Versailles que Vigoureux le sentirait tout de même.Tenez ! l’an passé, nous faisions la Picardie… onl’avait enfermé dans une écurie, à Roisel, où nous avions couché eton l’y avait oublié… il a cassé la porte, et il nous a rattrapés lesoir, à Péronne… il y a bien trois lieues de pays. Zig-Zag, desfois, s’amusait à le perdre exprès, pour montrer comme il savaitretrouver son chemin, et pour épater les bourgeois des villes où ontravaillait. On lui en a offert des deux et des trois cents francs,mais il n’a pas voulu le vendre. Il sait que Vigoureux ledéfendrait si on voulait l’arrêter.

– Il craint donc d’êtrearrêté ?

– Dame ! il n’a jamais eu depapiers, depuis qu’il voyage avec nous, ou, s’il en a, personne neles a vus. Ça fait qu’il n’aime pas les gendarmes. Mais il estmalin comme un singe et il se tire toujours d’affaire, à preuvequ’on voulait l’arrêter l’autre semaine et qu’on l’a laisséaller.

Et puis, ajouta Georget en baissant lavoix, si jamais un agent lui mettait la main dessus, Zig-Zagn’aurait qu’à siffler son chien. Amanda l’a dressé à sauter à lagorge de n’importe qui, dès qu’elle lui fait signe… et un signequ’on ne voit pas… elle a un truc… Père dit que c’est en faisantcraquer ses ongles et en regardant l’homme qu’elle veut faireétrangler… Vigoureux comprend.

Camille tressaillit. Son père était mortétranglé et le mot que Georget venait de prononcer lui rappelaitune effroyable scène. Elle se tut et l’enfant n’osa pas continuerl’entretien.

Ils marchaient d’ailleurs aux alluresvives, afin de ne pas se laisser distancer par Courapied que lebouledogue entraînait plus vite qu’il ne voulait ; si vitequ’ils arrivèrent bientôt au bout de ce long boulevard,c’est-à-dire sur la place du Château-d’Eau.

Là, il y avait du monde, des voitures,une station d’omnibus, mais ils n’attirèrent pas trop l’attention.Quelques flâneurs s’arrêtaient ou se retournaient pour examiner cegros chien qui tenait un coffret dans sa gueule, mais ils nevoyaient pas la courroie qui lui liait le museau et ils n’yprenaient pas garde ; à Paris, les chiens portant des paquetsne sont pas rares, et Courapied n’avait rien qui le distinguât desautres passants.

Camille et Georget hâtèrent un peu lepas parce qu’ils craignaient de perdre de vue leur chef de file, etils virent qu’après avoir traversé l’esplanade plantée qui s’étenddevant la caserne, il enfilait, sans hésiter, le boulevardMagenta.

C’était presque une indication. Cettelarge voie remonte vers les hauteurs de l’ancienne banlieue duNord. Elle conduit à Montmartre ou à La Villette, suivant qu’ontourne à gauche ou à droite, lorsqu’on arrive aux boulevardsextérieurs.

Ainsi commençaient à se vérifier lesprédictions de Courapied qui, en s’abouchant avec mademoiselleMonistrol sur la place du Trône, annonçait déjà que Zig-Zag devaits’être réfugié dans un des arrondissements les plus éloignés ducentre.

L’ardeur de Vigoureux ne s’était pascalmée. Il tirait plus que jamais sur sa laisse et s’il s’arrêtaitparfois, c’était pour grogner sourdement contre Courapied, qui semaintenait à la même allure régulière au lieu de prendre le pas decourse.

– Vous devez être fatiguée,mademoiselle, dit doucement Georget.

– Non, répondit Camille. Je marcheraitoute la nuit, s’il le faut. Mais ne m’appelle plus :mademoiselle. Donne-moi un nom d’homme et retiens-le bien pour t’enservir, si on nous parle.

– Jacques ?…voulez-vous ?

– Autant celui-là qu’un autre, pourvuque tu ne l’oublies pas.

– Oh ! il n’y a pas de danger. Maisj’espère qu’on ne nous dira rien.

– Tu crois donc que, si on me parlait,on s’apercevrait que je suis une femme ? C’est possible, aprèstout. Je ne peux pas changer ma voix, mais, s’il faut répondre, turépondras pour moi. Et la preuve que je suis bien déguisée, c’estque les gens que nous rencontrons passent sans meremarquer.

À vrai dire, il n’en passait pasbeaucoup. À cette heure avancée, le boulevard Magenta n’est pastrès fréquenté. Mais, plus loin, il n’en serait peut-être pas demême, et Georget, qui s’en doutait, redevint silencieux.

Au boulevard extérieur, Vigoureux prit àgauche. C’est le chemin qui mène à la place Pigalle, qui resteanimée et fréquentée jusqu’à deux heures du matin.

On pouvait s’attendre là à quelquesincidents, et il n’en survint aucun. Les couples attablés devantles cafés de ce rond-point ne se dérangèrent point pour regardersous le nez mademoiselle Monistrol ni ses auxiliaires.

Le voyage continua donc sans encombre,et arrivé à la place où s’élève la statue du maréchal Moncey,Vigoureux s’engagea dans l’avenue de Clichy, qui aboutit auxfortifications.

Elle n’en finit pas, cette avenue deClichy, et elle est assez mal fréquentée, le soir surtout. Aucommencement, du côté de la place Moncey, ce ne sont que cafés oùse rassemblent les artistes du quartier, débits où les ouvriersviennent se mettre le gosier en couleur, restaurants où lesbourgeois des Batignolles dînent en partie fine. C’est bruyant,mais c’est honnête.

Plus loin, l’avenue bifurque. Une desvoies qui se présentent aboutit à la porte de Clichy, l’autre à laporte de Saint-Ouen. Cette dernière passe tout près du cimetièreMontmartre et ce voisinage fait qu’elle n’est pas très habitée. Surl’autre, au contraire, s’embranchent une foule de ruelles,d’impasses et de cités où logent d’innombrables familles detravailleurs et quelques mal-vivants. Ce n’est pas encoredangereux, mais on s’aperçoit déjà que ces populations n’ont riende commun avec les paisibles citadins des arrondissements ducentre.

On n’est pas en pays ennemi ; onest en pays inconnu.

Vigoureux prit le chemin le moinsdésert, à la grande satisfaction de Courapied, qui ne tenait pas àtraverser des solitudes où on rencontre assez souvent des rôdeursde barrière en quête d’un mauvais coup. Une bande de ces malandrinsaurait eu beau jeu contre une femme, un enfant et un hommeembarrassé d’un chien qui, certes, ne l’aurait pas défendu, en casd’attaque, et qui se serait probablement sauvé en emportant laprécieuse cassette.

Mais la joie de Courapied n’était passans mélange, car il voyait bien que le voyage allait se terminerhors de l’enceinte fortifiée et il savait qu’après la porte deClichy, il n’y avait plus que des terrains vagues et desbouges.

Vigoureux tirait plus furieusement quejamais, comme tire un cheval qui approche de son écurie. EtCourapied se laissait traîner, quoiqu’il eût bonne envie des’arrêter.

Camille et Georget suivaient d’un peuplus près qu’auparavant. En campagne, au moment de traverser undéfilé périlleux, les soldats éprouvent le besoin de se sentir lescoudes.

On rencontrait de temps à autre desfigures peu rassurantes, et on passait devant des cabarets borgnesd’où sortaient des vociférations d’ivrognes. Mais Camille n’yprenait pas garde.

Elle ne pensait qu’au meurtrier de sonpère et il lui tardait d’arriver au repaire où il se cachait. Ellene réfléchissait pas qu’il lui serait probablement impossible d’ypénétrer, que, la nuit, elle aurait beaucoup de peine à reconnaîtreZig-Zag, alors même qu’elle le verrait, et plus de peine encore àexaminer ses mains. Elle allait, poussée par un violent désir devengeance, et fermement convaincue qu’au moment décisif, Dieu luisuggérerait un moyen d’en venir à ses fins.

Courapied, qui dirigeait la marche,passa devant la station du chemin de fer de ceinture et arriva auchemin de ronde qui longe les fortifications et qu’on a décoré denoms de maréchaux du premier empire. À gauche, le boulevardBerthier ; à droite, le boulevard Bessières. En face la portede Clichy et une caserne de l’octroi.

Avant d’aller plus loin, le marid’Amanda jugea qu’il était opportun de tenir conseil.

Le lieu s’y prêtait, car on ne voyaitpersonne ; des conspirateurs auraient pu s’y réunir et y jurerla mort des tyrans en pleine sécurité, comme les trois Suisses del’opéra de Guillaume Tell, dans la prairie du Grütli.

Il ne s’agissait pas de prêter serment,mais de se concerter sur les opérations qui allaient enfincommencer sérieusement.

Courapied se tira un peu à l’écart, pritposition sur le talus intérieur du bastion le plus rapproché etappela à lui ses deux compagnons.

– Mademoiselle, dit-il, quand le petitgroupe fut formé, voici le moment de prendre un parti. Au delà decette porte, nous allons nous trouver dans un des plus mauvaisendroits de la banlieue. Et c’est là que Vigoureux nous mène, iln’y a plus moyen d’en douter. Eh bien ! on risque sa peau à sepromener, à l’heure qu’il est, sur la route de laRévolte.

– Pourquoi ?… demanda Camille.Parce qu’elle est déserte ?

– Au contraire, mademoiselle. Parcequ’elle passe entre des rues trop peuplées. Des deux côtés, il n’ya que des garnis où tous les chenapans de Paris viennent coucher.Si Zig-Zag s’est terré là, ce n’est pas la peine de l’y chercher.Nous ne l’y trouverions pas, et nous n’en sortirions pasvivants.

– Allons toujours, jusqu’à ce que lechien s’arrête devant une maison. Et, après, nousverrons.

– Et s’il nous conduit dans unecité ?

– Une cité ? répéta mademoiselleMonistrol, qui n’avait aucune idée de la manière de vivre de cesgens-là.

– Une cité, mademoiselle, c’est comme uncampement de sauvages. Des baraques plantées dans la boue etséparées par des fondrières où on enfonce jusqu’au genou. On ymarche sur les charognes et il y a de quoi être asphyxié. La policen’ose pas y mettre le nez… à moins qu’il ne s’y commette un crimeet ça n’est pas rare.

– Zig-Zag, qui veut, dites-vous, changerd’existence, n’a certainement pas pris gîte dans un de cestaudis.

– Oh ! pas pour longtemps, mais onprend ce qu’on trouve, en attendant qu’on ait fait peau neuve. Etpuis, Amanda a des connaissances par ici, je le sais. Elle m’y aenvoyé plus d’une fois. Ça fait que je connais la route depuisNeuilly jusqu’à Saint-Denis.

– Alors, vous serez un guide excellent.D’ailleurs, à quoi bon délibérer, puisque je suis résolue à allerjusqu’au bout, quoi qu’il puisse arriver. Avançons, vous et moi.Georget nous attendra ici.

Le brave gamin ne dit mot, mais ils’achemina tout doucement vers la porte de Clichy.

Courapied ne pouvait pas moins faire quede suivre l’exemple donné par son fils. Il rendit la main àVigoureux, qu’il avait eu beaucoup de peine à retenir pendant cettecourte conférence, et Camille marcha à son côté.

Ils franchirent la barrière, gardée pardeux commis qui les regardèrent beaucoup et qui, sans doute, ne lesauraient pas laissés passer en sens inverse sans exiger qu’onouvrît la cassette, car on a vu plus d’une fois des chiens porterde la contrebande. Mais il s’agissait de sortir de Paris et lesliquides ne payent qu’à l’entrée. Les gens de l’octroi n’avaientrien à dire.

– Sommes-nous maintenant sur cetteterrible route de la Révolte ? demanda mademoiselle Monistrol,quand ils eurent franchi la porte.

– Non, mademoiselle, répondit Courapied,émerveillé du sang-froid de sa protectrice ; nous allons yarriver ; elle est là devant nous, mais ici, c’est encorel’avenue de Clichy.

– Et ces cabanes, des deuxcôtés ?…

– Servent de domicile aux joueursd’orgues et aux montreurs de singes qui travaillent dans les rues.Pas de danger que Zig-Zag se soit remisé là. Il y en a, là-dedans,qu’il a rencontrés dans nos tournées, et il ne tient pas à êtrereconnu. Aussi, vous voyez que Vigoureux ne s’y arrêtepas.

Vigoureux, en effet, continuait à tirerde toutes ses forces, et cinq minutes après, le groupe deschasseurs d’homme déboucha dans un carrefour triangulaire formé parl’intersection de l’avenue de Clichy avec la route malfamée.

– Nous y sommes, dit à demi-voixCourapied.

Courapied parlait bas, comme s’il eûtcraint d’être entendu et cependant le carrefour étaitdésert.

Mademoiselle Monistrol regarda autourd’elle et à la lueur des becs de gaz beaucoup trop espacés, ellevit une large route qui s’étendait à droite et à gauche.

L’aspect n’avait rien d’extraordinaire.C’était ce qu’on appelle, en langage administratif, un« chemin de grande communication, » comme il y en a par toutela France, y compris le département de la Seine.

C’est pourtant une voie sinistre, et levieux saltimbanque n’avait point exagéré la triste réputation quelui ont acquise les nombreux crimes commis dans cesparages.

Son nom même qui lui vient, dit-on,d’une révolte des gardes-françaises, au camp des Sablons, son nompresque menaçant semble l’avoir prédestinée à servir de théâtre àdes scènes sanglantes.

Elle commence au rond-point de laPorte-Maillot, et c’est précisément là que le duc d’Orléans mourut,à trente ans, d’une chute de voiture. Elle traverse Neuilly, ellepénètre dans Paris, elle en sort un peu plus loin et s’allonge dansla plaine de Clichy, après avoir coupé à angle droit la routed’Asnières.

Là, elle entre en plein pays de Bohème.Elle passe d’abord sur le territoire des chiffonniers qui campent àla belle étoile, ou peut s’en faut et se nourrissent dans desgargots, où on leur sert des aliments sans nom et desboissons au vitriol.

Ce n’est rien encore. Les chiffonnierssont presque tous de braves gens, qui travaillent la nuit et quidorment le jour. Mais la route arrive à Clichy, en passant sous lavoûte du chemin de fer de l’Ouest, un vrai souterrain où on peutassommer un homme sans craindre d’être dérangé pendantl’opération.

À droite, s’étendent des terrains vaguesoù viennent dormir les vagabonds et les malfaiteurs. Puis, viennentdes ruelles fangeuses, des impasses sombres, des passages qui sontdes coupe-gorges, et la cité du Soleil, ainsi nommée parce qu’elleest entourée d’une ceinture de tournesols, car le soleil ne s’ymontre guère.

Et ce n’est pas fini. Plus il s’étend,plus ce chemin maudit s’enfonce dans l’horrible.

Au delà du carrefour où s’étaientarrêtés Camille Monistrol et ses auxiliaires, il y a d’autresrepaires échelonnés des deux côtés. Chaque rue rappelle un souvenirjudiciaire. Le sang y a coulé.

Et c’était dans cette direction quel’horrible dogue cherchait à entraîner Courapied.

– Allons ! murmura le pauvre pitre,résigné à tout, Zig-Zag est probablement caché dans la citéFoucault. Nous ne pouvions pas plus mal tomber. Sur cent locatairesde la Femme en culottes, il y en a quatre-vingts quisortent de Mazas[18].

– Marchons ! dit résolumentCamille.

Il fallut obéir. Seulement, elle serenseigna tout en cheminant, et Courapied lui apprit que la« femme en culottes » était une demoiselle quiadministrait, en costume masculin, cette cité bizarre ;qu’elle ne craignait pas de prendre au collet les récalcitrants, etqu’elle ne se gênait pas pour démonter les portes de leurs chambresquand ils s’obstinaient à ne pas payer.

On arriva bientôt à la hauteur de cetassemblage de baraques construites toutes sur un modèle unique.C’est une longue suite de rez-de-chaussée surmontés d’un étage avecbalcon de bois.

Tout le monde dormait dans la cité, oudu moins on n’y entendait aucun bruit, et ce silence étaitrassurant.

Mais en face, et de l’autre côté de laroute, s’élevait une grande maison blanche où l’on vendait à boireet à manger, comme l’indiquait une énorme enseigne peinte par unartiste inconnu, un vrai tableau représentant, au premier plan, uneimmense casserole ; autour de cette casserole, un prêtre, unbedeau, un enfant de chœur et un croque-mort : tout lepersonnel d’un enterrement ; au fond dans un lointain vague,de longues files de lapins, accourant sur deux rangs pour seprécipiter dans le bassin de cuivre où ils vont passer de vie àgibelotte.

Au-dessus de cette toile fantaisiste,s’étalait en gros caractères l’inscription : Au tombeaudes lapins ; inscription qui avait beaucoup contribué àla renommée de l’établissement.

Le Tombeau des lapins étaitconnu dans tous les mondes, à ce point que l’élégant Alfred deFresnay le citait à la comtesse de Lugos comme une des curiositésdu Paris marginal[19].

Ce soir-là, on y menait grand tapage ettoute la vie du quartier semblait s’être concentrée dans la sallebasse, brillamment éclairée au dedans et même au dehors, car uneénorme lanterne se balançait, suspendue au-dessus de l’enseigne. Oncriait, on se disputait, on chantait à tue-tête des refrainsorduriers et la compagnie devait être nombreuse, à en juger par levacarme qu’elle faisait.

– Est-ce là ? demanda Camille envoyant que Vigoureux s’arrêtait devant la façade du cabaret etlevait le nez en l’air pour prendre le vent.

Mais le chien, après avoir flairépendant quelques secondes, secoua la tête et se remit à traînerCourapied qui répondit :

– Non, mademoiselle. Le père Villard,qui tient la maison, ne loge pas à la nuit. Zig-Zag ne trouveraitpas à coucher, ici. J’aime autant ça. Il y a trop de monde dans lacambuse et si nous y entrions, les pochards nous tomberaientdessus.

Et le pitre défroqué ajouta, après uninstant de réflexion :

– Ça se pourrait bien, tout de même, quele gueux y soit venu ce soir. Vigoureux l’a senti, car il a marquél’arrêt.

– Alors, son maître ne doit pas êtreloin, dit Camille. Avançons.

– Il n’y a plus devant nous que lequartier des Épinettes, et, s’il y est, je m’étonne que le chien nenous y ait pas menés par la porte de Saint-Ouen. C’est le pluscourt chemin.

– Il a pris le chemin par lequel Zig-Zaga passé.

– Oui… il le suit à la piste… Noussommes sûrs de ne pas le manquer, mais… savoir comment çafinira…

Mademoiselle Monistrol ne releva pascette phrase restrictive, qui ne lui apprenait rien de nouveau, carelle savait parfaitement que le mari d’Amanda n’était pastranquille sur l’issue de l’expédition. Mais elle savait aussiqu’il ne l’abandonnerait pas. Et ce n’était plus le moment dediscuter les chances de l’entreprise.

Ils continuèrent à cheminer en groupeserré derrière Vigoureux qui se démenait de plus en plus, parcequ’il approchait du but, et ils passèrent devant d’autres ruelles àpeine éclairées par quelques réverbères à l’huile.

Un peu plus loin, au bord de la route,se montraient çà et là des baraques faites, les unes avec desplanches pourries, les autres avec des moellons volés dans desmaisons en démolition ; de vraies huttes de sauvages,construites par des civilisés, car il y en avait deux ou trois pourlesquelles on n’avait employé d’autres matériaux que des boites àsardines, bourrées de terre, empilées avec un certain art etcimentées avec du plâtre.

Il ne paraissait pas qu’elles fussenthabitées, car on n’y voyait pas briller la moindrelumière.

Du reste, le chien tirait toujours et,au delà de ces bicoques, on n’apercevait plus que des champsincultes.

– Ah ! çà, dit entre ses dentsCourapied, est-ce qu’il va nous mener à Saint-Denis ? Nous yarriverions demain matin.

Tout à coup, Vigoureux fit un bond àgauche, un bond si violent qu’il faillit rompre la corde et aprèsle bond, un crochet qui jeta Courapied hors de la route.

La route, à cet endroit, se trouvait deplain-pied avec les terrains plats qu’elle traversait et elle n’enétait séparée que par un fossé, pas beaucoup plus profond qu’unsillon de labourage. Courapied, entraîné pas le chien, franchit cecreux sans presque s’en apercevoir et se trouva dans un champpierreux où l’herbe poussait à peine.

Camille et Georget s’empressèrent de l’ysuivre et là on tint conseil encore une fois, en dépit des sautsfuribonds de Vigoureux qui brisaient les poignets du pauvre marid’Amanda.

Il fallait, avant tout, s’orienter, etce n’était pas très facile par une nuit sans lune.

À droite, de l’autre côté de la route,la butte Montmartre se dessinait comme une énorme bosse surl’horizon embrumé. En arrière, des points lumineux piquaient lesténèbres, les uns immobiles et assez rapprochés, les autress’agitant dans le lointain, comme des feux follets.

– Ici, les lanternes de la cité Foucaultet là-bas les falots des chiffonniers qui commencent leur tournée,murmura Courapied.

– Mais… devant nous ? demandamademoiselle Monistrol.

– Devant nous, c’est la plaineSaint-Denis et à moins que Zig-Zag ne soit gîté dans un puits decarrière, je ne comprends pas où ce chien veut nousmener.

– Père, dit Georget, il me semble que jevois une maison… à deux cents pas d’ici… un peu sur lagauche.

– Tu as de bons yeux, toi… Je ne voisrien.

– Moi, j’aperçois quelque chose, ditCamille ; mais je ne distingue pas très bien si c’est unemaison ou un tertre. Dans tous les cas, c’est là que le chien veutaller. Laissez-le faire.

– Je ne demande pas mieux, car je n’enpeux plus. La corde me coupe les doigts. Mais, si nous le suivons,Dieu sait où il va nous mener. Encore, si on était sûr que c’est àune maison ! Mais ces terrains-là sont pleins detrous…

– Il a trop d’instinct pour y tomber, etil nous servira à les éviter. Nous n’avons qu’à marcherderrière lui… un à un.

La jeune fille avait réponse à tout, etCourapied se résigna, d’assez mauvaise grâce, à exécuter lamanœuvre qu’elle lui indiquait. Il suivit Vigoureux, et il lui eûtété difficile de faire autrement, à moins de le lâcher, car iln’était plus de force à lui résister.

Georget venait après son père, etCamille après Georget.

C’était la file indienne, et cet ordrede marche convenait parfaitement à des gens qui tenaient àsurprendre un ennemi au gîte ; car, ainsi rangés, ilsn’étaient qu’un point, presque invisible dans cette vaste plaine,et ils avaient des chances d’arriver jusqu’à la maison, sans qu’onsignalât leur approche.

À cent mètres de leur point de départ,ils rencontrèrent un gros tas de pierres qu’ils n’avaient pointaperçu de loin et qui était cependant assez élevé pour les abriter.Courapied, toujours prudent, s’y arrêta et se mit à examiner lesabords de la place.

C’était bien une maison, mais une maisonen ruines. Le toit s’était effondré, et de deux cheminées quisurplombaient autrefois cette bâtisse, il n’en restait qu’unedebout ; l’autre, en s’écroulant, avait couvert le sol dedébris amoncelés. Cependant il y avait encore des volets auxfenêtres et les quatre murs paraissaient solides. Peut-êtren’entouraient-ils qu’un espace vide, car aucune clôture neprotégeait extérieurement ces restes d’une villaabandonnée.

Qui l’avait détruite ? Il neparaissait pas que ce fût un incendie, car elle était construite enbriques rouges qui avaient conservé leur couleur. Ce n’était pasnon plus le canon, car on ne s’est pas battu là pendant lesiège.

Courapied s’inquiétait fort peu de lesavoir. Il se demandait si sa femme et l’odieux et Zig-Zag étaientvenus se cacher parmi ces décombres, et il hésitait à le croire,quoique Vigoureux persistât énergiquement à l’y conduire malgrélui. Mais quoi qu’il en fût, les deux coupables ne pouvaient avoirtrouvé là qu’un refuge provisoire, et ceux qui viendraient les ydéranger devaient s’attendre à être mal reçus.

– Eh bien, qu’attendez-vous ? luidit tout bas mademoiselle Monistrol.

– Je n’attends pas, murmura Courapied.Je pense que nous n’avons plus qu’à nous en retourner, car ceserait une folie que d’entrer là-dedans, cette nuit. En plein jourje ne dis pas, mais…

– Demain, ce misérable aura déguerpi. Jeveux en finir. Rien ne prouve, d’ailleurs, qu’il est là. Et je vaism’en assurer.

Qui m’aime me suive ! ajoutaCamille, en quittant le tas de pierres qui l’abritait, et en sedirigeant résolument vers la maison.

Georget s’élança et la dépassa en unclin d’œil. Courapied n’osa pas rester en arrière, et céda auxefforts de Vigoureux qui le traînait.

Ils n’avaient guère que cinquante pas àfaire pour arriver devant la façade mystérieuse, et quand ils yfurent, ils s’arrêtèrent encore, mais cette fois d’un communaccord.

Camille elle-même sentait la nécessitéd’examiner l’édifice avant d’aller plus loin.

Que Zig-Zag fût là, ce n’était plusdouteux. Le chien se dressait sur ses pattes de derrière et faisaitdes efforts inouïs pour rompre le lien qui l’enchaînait. Ilessayait aussi d’aboyer, et, la courroie s’étant un peu relâchée,il réussissait à pousser des grognements qu’on aurait pu entendred’assez loin. Mais où se tenait l’odieux clown au poucecrochu ? Derrière le mur, ou dans quelque cave creusée sousles ruines ? Et comment l’aborder ?

Au milieu de la façade, on voyait uneouverture béante ; l’entrée d’un corridor sombre dont la porteavait disparu. Mais ce chemin n’était pas engageant.

– Faisons le tour, mademoiselle, dittout bas Courapied. Nous trouverons peut-être mieux.

– Père, il y a de la lumière, soufflaGeorget en montrant une des fenêtres du rez-de-chaussée.

Camille regarda et vit qu’un mince filetde clarté filtrait entre les volets mal joints. Il y avait donc làune chambre habitable et Zig-Zag s’y était installé. Elle le tenaitenfin et rien ne l’empêchait de le forcer à se montrer. Elleverrait son visage, ses mains, s’il se présentait à la fenêtretenant le flambeau qui l’éclairait et après… après, elle monteraità l’assaut de son repaire et, le pistolet au poing, elle leforcerait à se laisser lier par Courapied.

C’était absurde, c’était extravagant,mais Camille ne raisonnait plus. Le sang lui montait à la tête.Elle voyait rouge.

Sans hésiter, sans avertir Courapied,elle tira son revolver de sa poche, l’arma, se baissa, ramassa unepoignée de cailloux et la lança dans les volets.

La lumière s’éteignit aussitôt etCamille comprit enfin que l’idée qui l’avait poussée à s’annoncerainsi n’avait pas l’ombre du sens commun, car en admettant queZig-Zag vînt à la fenêtre au lieu de s’enfuir, elle n’apercevraitpas ses mains dans l’obscurité.

– Sauvons-nous, mademoiselle, lui ditCourapied. Ils sont peut-être une bande… et ils vont nous assommer.Je n’aurai pas la force de vous défendre, car je me suis éreinté àtenir Vigoureux… et je vais être obligé de le lâcher.

– J’aime mieux mourir ici que de fuir aumoment où je retrouve l’assassin de mon père.

À ce moment, quelqu’un entr’ouvritdoucement les volets.

– Qui est là ? demanda une voix defemme.

Mademoiselle Monistrol resta stupéfaite.Elle cherchait Zig-Zag, elle venait d’essayer de l’attirer à lafenêtre et c’était une femme qui répondait à l’appel des caillouxlancés dans les volets.

Et pourtant Vigoureux bondissait detelle sorte qu’il devait avoir reconnu la personne quiparlait.

Courapied aussi l’avait reconnue, car ils’écria :

– C’est la voix d’Amanda.

Il avait malheureusement parlé assezhaut pour qu’on l’entendît de la maison et l’effet de cetteimprudente exclamation ne se fit pas attendre.

Les volets s’ouvrirent à deux battantset une forme blanche se montra.

Camille et ses auxiliaires restaientgroupés sous la fenêtre où se tenait l’apparition, et la nuitn’était pas assez noire pour les cacher.

– Ah ! gueuse ! repritCourapied, emporté par la colère. Je te retrouve donc enfin et tuvas me payer le tour que tu m’as joué.

– Comment ! c’est toi,imbécile ! reprit la voix. Qu’est-ce que tu viens faireici ?

– Je viens te chercher,coquine.

– Me chercher ! Ah ! elle estbonne, celle-là ! Tu te figures que je vais encore courir lesfoires avec toi. Merci, mon bonhomme ! J’en ai assez de tasociété et du métier. Tu repasseras une autre fois.

– Oui, compte là-dessus. Je te tiens. Jene te lâcherai pas.

– Viens donc me prendre. Entre, monvieux ! La porte est ouverte.

– Oui, et ton amant m’attend dans lecorridor pour me tomber dessus par derrière.

– Tiens ! tu as trouvé ça toutseul ? Eh bien, tu te mets le doigt dans l’œil. Je suis seuleet il faut que tu sois bien lâche pour ne pas oser avancer. Je nesuis qu’une femme, mais je ne canerais[20] pas comme ça.

– Tu mens !… Zig-Zag est avectoi.

– Zig-Zag ! ah ! ben, turetardes. Il a filé en même temps que moi, parce que le patron nenous payait pas notre dû… Mais il n’a pas traîné à Paris. Il atrouvé un engagement à Londres et il est loin, à cette heure, s’ilcourt toujours depuis qu’il est parti.

– C’est pas vrai… et si c’était vrai, onle repincerait. Il serait guillotiné, le scélérat.

– À cause de l’histoire du boulevardVoltaire ? Ah ! bien, il s’en fiche un peu, de cetteaffaire-là. Le juge l’a lâché ; c’est qu’il n’y avait riencontre lui. Mais tu es donc de la police, maintenant ? Combiente paye-t-on pour filer ton ancien camarade ? Vilain métierque tu fais là. Encore si tu étais malin, tu pourrais y gagner tavie, mais tu es trop bête… tu ne trouveras jamais rien, et leroussin[21] enchef te mettra à pied un de ces quatre matins.

Est-ce que tu en as amené avec toi, desroussins ?

– Non… mais je vais en chercher. Il y aun poste pas loin d’ici.

– Oui, va, mon garçon. Je les attends.Vous êtes trois. Les deux autres monteront la garde ici, pendantque tu feras ta course. Qui c’est-il, ces deux-là ? Il y en aun petit et un grand. Parions que le petit, c’est ce crapaud deGeorget.

L’enfant avait bonne envie derépondre : oui, mais son père lui mit la main sur labouche.

Camille écoutait en frémissantd’impatience cet étrange dialogue et trouvait qu’il était temps depasser des paroles aux actes. Elle ne doutait plus que Zig-Zag fûtlà, dans le fond de cette pièce, dont Amanda occupait l’uniquefenêtre, et elle cherchait un moyen de le forcer à semontrer.

Il ne s’agissait plus maintenant de voirses mains et son visage. Il s’agissait de le prendre, et, pourl’empêcher de fuir, elle n’aurait pas hésité à l’arrêter en leblessant d’une balle de revolver.

Mais le clown se gardait bien deparaître.

– Oui, reprit Amanda, j’en suis sûre,maintenant, c’est ce vilain moucheron de Georget. Il se mêle ausside me faire des misères… C’est bon, je lui revaudrai ça, Mais oùas-tu péché l’autre ?… La blouse blanche, … est-ce que tu l’asembauché dans la troupe pour remplacer Zig-Zag ?

Tout en interpellant ainsi sesadversaires, la coquine se retirait tout doucement de la fenêtre etCourapied pensa qu’elle s’apprêtait à se sauver par l’autre façadede la maison. Il se trompait. Après avoir disparu un instant,Amanda revint et lança un objet qui décrivit une courbe lumineusecomme une étoile filante et qui, en tombant aux pieds de Camille,s’enflamma tout à coup et se mit à répandre une lumièreaveuglante.

C’était un de ces feux de Bengale queles baigneurs des plages normandes s’amusent quelquefois à allumerpour éclairer les falaises.

Mademoiselle Monistrol, surprise etéblouie, recula en levant la tête et montra en plein son visage,insuffisamment abrité par son béret.

– Bon ! j’y suis, ricana la voixstridente d’Amanda, c’est la princesse que j’ai mise à la porte dela baraque, l’autre jour, place du Trône. Tu es donc à ses gages,maintenant, que tu l’as conduite ici ? Elle court aprèsZig-Zag, parce qu’elle se figure que Zig-Zag a tué son papa.Fi ! mademoiselle, que c’est laid de se fairemoucharde !… Savez-vous bien qu’il pourra vous en cuire… nousne sommes pas ici au boulevard Voltaire et j’ai bien envie de mepayer la fantaisie de vous traiter comme vous leméritez.

Camille n’écoutait pas ces menaces. À lalueur du feu de Bengale, elle avait cru entrevoir au fond de lachambre la silhouette d’un homme, et cette vision, rapidementévanouie, l’occupait tout entière.

– Et toi, vieux filou, reprit Amanda, tuas donc volé Vigoureux ? Je m’explique, à présent, comment tues arrivé ici avec ton gosse et la gonzesse, quise mêle déjouer les travestis. Je l’avais envoyé me chercher maboîte à bijoux, qui était restée dans la baraque, et tu l’asempoigné, à la sortie… Tu as dû le prendre en traître, car ilt’aurait mangé, si tu l’avais attaqué en face. Il a su retrouverson chemin, le brave caniche, et il me rapporte le coffret… Tu n’aspas osé le lui retirer de la gueule, grand couard !… et tul’as muselé !… et tu l’as attaché avec une corde !… Maistu vas me faire le plaisir de le lâcher… et plus vite queça.

Courapied n’obéit point à cet ordre,mais il ne savait quel parti prendre. Il ne se souciait point desuivre Vigoureux dans l’intérieur de cette maison en ruines quiavait bien la mine d’être un coupe-gorge, et, d’un autre côté, luirendre la liberté, c’eût été perdre tout le fruit d’une longue etpénible expédition. Battre en retraite et ramener le terribledogue, c’était impraticable. Il aurait fallu le traîner, etCourapied n’en pouvait plus. L’ennemi, d’ailleurs, n’aurait pasmanqué de faire une sortie pour délivrer le prisonnier et tombersur la petite troupe qui se repliait.

Le pauvre pitre regarda Camille pour luidemander conseil, mais le feu de Bengale commençait à s’éteindre etleurs yeux ne se rencontrèrent pas.

– Décidément, tu ne veux pas lelâcher ! cria la complice de Zig-Zag. Eh bien ! nousallons voir !

Un coup de sifflet sec et sonore perçale silence de la nuit.

Vigoureux, qui connaissait ce signal,prit un élan si furieux qu’il entraîna Courapied jusqu’à l’entréedu corridor sombre.

– Aide-moi, Georget, cria le malheureuxmari d’Amanda.

Georget saisit la corde à deux mains,mais le chien donna une dernière secousse, qui la rompit, au momentoù le père et le fils disparaissaient dans l’allée.

Camille entendit deux cris de détresse,puis un bruit sourd, puis… plus rien.

Le premier mouvement est toujours lebon, à ce qu’on prétend, et mademoiselle Monistrol se précipitapour secourir ses amis disparus. L’entrée du corridor n’était pasloin ; elle y arriva en trois enjambées. Elle allait lafranchir et tomber dans le piège comme Georget et Courapied, mais,par bonheur, elle trébucha sur le seuil et elle s’arrêta pourreprendre son aplomb avant de reprendre son élan. Ce léger accidentlui sauva la vie. Elle sentit un air frais et humide et ses yeux,qui s’étaient accoutumés à l’obscurité, reconnurent qu’il y avaitdans le plancher de l’allée une solution de continuité.

Alors elle comprit. Le père et le fils,entraînés par Vigoureux, n’avaient rencontré sous leurs pieds quele vide et ils étaient tombés tous les deux dans une trappeouverte, tandis que l’horrible chien, qui connaissait ce trouperfide, le franchissait d’un bond, et allait rejoindre ses maîtrescachés dans la maison.

Et les malheureux auxiliaires de Camilleavaient dû se tuer dans leur chute, car ils ne criaient plus.Camille prêta l’oreille et elle n’entendit pas un appel au secours,pas même un gémissement. Sans doute, ils étaient morts sur le coup.Et cette affreuse mort avait été préparée par Amanda, qui espéraitsupprimer en même temps mademoiselle Monistrol.

Une forteresse est protégée par desfossés ; la villa maudite était protégée par un obstacleinvisible, une cave profonde et béante, où se jetaient forcémenttous ceux qui essayaient d’entrer sans être avertis du danger. Eten appelant son chien, Amanda savait fort bien ce qui allait sepasser ; son coup de sifflet équivalait à unassassinat.

Camille fit ces raisonnements en moinsde temps qu’il n’en faut pour les écrire ; mais se rendrecompte de la situation n’était rien. Il s’agissait de prendre unparti, et de le prendre sur-le-champ, car l’atroce femelle quivenait de se débarrasser, par un crime, de son malheureux mari,n’allait certes pas en rester là. L’occasion était trop bonne pourdétruire en bloc tous les ennemis de Zig-Zag, alors même qu’elleeût été seule dans son repaire, et son complice devait être là.Camille devait donc s’attendre à une sortie, et elle se préparad’abord à recevoir à coups de revolver ceux qui l’attaqueraient.Elle eut même la présence d’esprit de calculer que l’attaque neviendrait pas du fond du corridor, car les assaillants nepourraient pas, comme Vigoureux, franchir d’un saut l’ouverture dela cave. Mais rien ne les empêchait de faire le tour de la maison,qui avait certainement une autre issue, et de venir couper laretraite à mademoiselle Monistrol.

La pauvre enfant restait penchée sur legouffre noir qui avait englouti ses alliés, et hésitant malgré toutà les abandonner.

Elle appela Georget à plusieurs repriseset personne ne lui répondit. Essayer de les sauver c’eût été seperdre elle-même et bien inutilement. Mieux valait aller chercherdu secours et il n’y avait pas une minute à perdre pour échapper aupéril qui la menaçait. Et quel péril ! tomber entre les mainsd’un monstre à visage de femme, qui était capable d’inventer dessupplices raffinés pour torturer sa prisonnière ! êtredéchirée par les crocs de ce dogue féroce qu’Amanda ne manqueraitpas d’exciter contre elle !

Zig-Zag, du moins, tuait d’un seulcoup.

L’imprudente expédition où Camilles’était embarquée coûtait bien cher à ses amis. Pour essayer deréparer le mal qu’elle leur avait fait, il ne lui restait d’autremoyen que de courir au poste le plus voisin et de ramener desagents qui retireraient du gouffre les deux victimesd’Amanda.

Au moment où elle se décidait à fuir,elle entendit deux voix qui parlaient dans l’intérieur de lamaison, la voix d’Amanda, qu’elle reconnut très bien, et une autrevoix plus grave. Camille ne distinguait pas les paroles, mais lediapason de cette conversation s’élevait progressivement, comme ilarrive lorsque les interlocuteurs se querellent. Évidemment, Amandadiscutait avec un homme qui ne pouvait être que son complice etmademoiselle Monistrol devina quel était le sujet de ladispute.

Sans doute, l’un des scélérats voulaitla tuer sur place et l’autre était d’avis de la laisserfuir.

La jeune fille n’attendit pas la fin dece colloque. Elle prit sa course, en évitant de passer sous lafenêtre ouverte et quand elle fut arrivée au tas de pierres quil’avait abritée un instant avec ses infortunés compagnons, elle seretourna pour s’assurer qu’on ne la poursuivait pas.

Elle ne vit personne, mais la nuit étaitsi noire que la vue ne portait pas très loin. En revanche, elleentendit très distinctement aboyer le chien. Ses maîtres l’avaientdémuselé et il exprimait sa joie. Les aboiements partaient de lamaison. Restait à savoir s’ils n’allaient pas se rapprocher etCamille, médiocrement rassurée, se remit à courir à toutes jambesvers la route de la Révolte.

Il lui semblait qu’elle y serait plus ensûreté que dans cette plaine déserte ; et puis, elle sefigurait que cette route, si mal famée qu’elle fût, devait aboutirà une des portes de Paris.

Son costume d’homme ne la gênait pas etelle avait de bonnes jambes. En moins de cinq minutes, elle seretrouva sur le macadam. Là, elle s’arrêta pour souffler et aussipour décider de quel côté elle allait se diriger.

Camille savait bien qu’en refaisant lechemin qu’elle avait déjà suivi avec Courapied, elle arriverait àla porte de Clichy, mais il lui aurait fallu passer devant ceTombeau des lapins, où tous les ivrognes de ces paragessemblaient s’être donné rendez-vous, ce soir-là. C’était une chanceinouïe qu’elle n’eût pas fait de mauvaise rencontre, et ellen’aurait peut-être pas le même bonheur en se risquant une secondefois de ce côté, surtout maintenant qu’elle était seule. L’arméedes chiffonniers venait de se mettre en branle. On apercevaitencore leurs falots dans le lointain et Camille ne se souciait pasde les rencontrer, en quoi elle avait tort, car en général leschiffonniers sont d’honnêtes gens, et leur compagnie l’auraitprobablement préservée de rencontres plus fâcheuses.

Elle préféra prendre la directionopposée, sans réfléchir que, de ce côté, la route de la Révoltes’éloigne de plus en plus des fortifications. Elle aurait pourtantdû se rappeler que le pauvre Courapied avait dit : « Cesale chien va finir par nous mener à Saint-Denis. » Mais ilétait écrit que mademoiselle Monistrol courrait, cette nuit-là,d’autres aventures.

Elle prit le pas accéléré, en ayant soinde marcher au milieu de la route pour éviter les embuscades, etelle alla ainsi pendant un gros quart d’heure, l’œil au guet et lepistolet à la main. Elle voyait toujours la butte Montmartre à sadroite, mais devant elle rien qu’une plaine sans fin et pas uneseule lumière. Alors, elle commença à se demander si elle netournait pas le dos à la porte qu’elle cherchait, la porte où elletrouverait des commis de l’octroi qui lui indiqueraient un poste desergents de ville, et elle cessa d’avancer.

À ce moment, deux ombres surgirent d’unedépression de terrain, deux ombres qui semblaient ramper pour serapprocher d’elle.

Mademoiselle Monistrol, occupée àchercher son chemin, ne vit pas tout d’abord ces deux ombressuspectes, ou si elle les vit, elle ne remarqua point qu’ellesavaient forme humaine, et elle se remit à avancerlentement.

À cet endroit, commençait une côte enpente douce et Camille espérait qu’en montant elle finirait parapercevoir un point de repère qui lui permettrait des’orienter.

Elle n’alla pas loin. Un léger bruit lafit tressaillir. Il lui sembla qu’on marchait derrière elle sur laroute et elle se retourna vivement pour faire face à ceux qui lasuivaient. Mais elle n’eut pas le temps de se mettre endéfense.

Deux hommes se jetèrent sur elle ;l’un la prit par le cou, l’autre la prit à bras le corps, et elleentendit ces mots :

– Tiens bon ! je vas lui passer lecollier, et quand je l’aurai enlevé sur mon dos, tubarboteras[22]les poches.

Camille, en se débattant, pressamachinalement la détente de son revolver ; le coup partit etla balle se perdit dans le vide.

– De quoi ? lepante[23]qui fait le méchant ? reprit un des malandrins. Attendsun peu que je le prive de ce joujou-là.

Et d’un coup de bâton vigoureusementappliqué sur le pistolet que tenait la malheureuse jeune fille, ille fit sauter à dix pas, pendant que son complice la serrait àl’étouffer.

Camille poussa un cri, un seul. Ellesentit qu’on lui jetait une courroie autour du cou et elle crutqu’elle allait mourir comme son père, étranglée. L’idée que cetassaillant était Zig-Zag lui traversa l’esprit ; mais elles’aperçut, presque aussitôt que ces gens-là n’en voulaient qu’à sonargent.

L’homme qui tenait d’une main les deuxbouts de la courroie et de l’autre une trique, se retourna vivementet enleva Camille qui perdit pied et resta suspendue comme unpaquet sur les épaules du bandit, pendant que le second détrousseurcommençait à la fouiller.

Elle étouffait et cependant elleconservait le sentiment de l’existence, parce que le lien de cuirne pesait que sur sa nuque, au lieu de lui serrer lagorge.

La pauvre enfant avait affaire à deux deces voleurs qui pratiquent le charriage à la mécanique.L’opération est très simple et réussit toujours. Elle se termineassez souvent par la mort du patient, quand il a été enlevé dos àdos, parce que, dans cette position, la courroie porte sur lelarynx et supprime complètement la respiration.

Cette fois, les deux coquins avaientemployé le procédé le plus doux, et leur victime n’était encore quesuffoquée.

Camille sentait de grosses mains sepromener dans ses poches, et elle entendait des mots d’argotbourdonner à ses oreilles.

– Il y a gras !… de l’or dans samontante…, une toquante dans son gilet… en v’làun drôle d’apprenti !… faut que ça soit un rupin quis’est camouflé en ouvrier pour aller voir unelargue de la haute… il a les mains blanches commeune fille.

Tiens ! c’en est une ! dittout à coup le fouilleur.

Le béret dont Camille était coiffée,venait de tomber, ses cheveux, qu’elle avait rassemblés sur le hautde sa tête, venaient de se dénouer et ses longues tresses pendaientsur sa blouse.

– Comment ! vrai ? c’est unelargue ? demanda l’autre, le porteur.

– Oui, mon vieux… et une chouetteencore !

– Eh ! ben ! finis lebarbot… après, nous l’emporterons dans le champ de fèves…et on pourra rigoler.

– Elle va crier.

– Je m’en bats l’œil. Lesroussins sont couchés et lesbiffins[24] dela cité du Soleil ne passent jamais par ici.

– Ça ne fait rien. Je vas lamuseler.

Et le coquin, détachant le cache-nezcrasseux qui lui servait de cravate, l’appliqua sur la bouche de lajeune fille, lui entortilla la tête avec cette loque de laine et labâillonna en un clin d’œil.

Cette fois Camille, à moitié asphyxiée,s’évanouit.

– C’est fait. Lâche-la ! repritl’homme après avoir vidé et retourné toutes les poches.

L’autre ouvrit ses mains qui tenaient lacourroie et mademoiselle Monistrol tomba comme une masse sur lemacadam de la route.

– Bien ! elle a son compte. Prendsla gonzesse par les épaules, moi je vais la prendre parles pieds. Et enlevons !… c’est pesé… je connais, pas loind’ici, un endroit où nous ne serons pas dérangés.

– Je ne dis pas non, mon vieux. Mais,minute !… je demande à compter d’abord… les bons comptes fontles bons amis.

– Tu crois donc que je veux terefaire ?

– Je n’en sais rien, mais je n’ai pasd’yeux derrière la tête et je n’ai pas pu te surveiller pendant quetu la barbotais… Maintenant, je demande à voir… et àpartager.

– Voilà, frangin !…quatorze louis de vingt balles qui se balladaient[25] dans la poche de gilet… unemontre en or avec sa chaîne… une montre de femme… deux écus de centsous et neuf francs de monnaie blanche que j’ai péchés dans lapoche du pantalon.

– Aboule-moi cent cinquantefrancs et la toquante… je te tiens quitte dureste.

– Ah ben ! non, par exemple !C’est moi qui serais refait… Rien que sur la montre, on prêteraitcent francs au clou… Part à deux… je la garde, et je vas te collerdeux cents francs en tout : c’est ce qui terevient.

– Donne toujours… c’est pas le moment denous disputer… nous réglerons demain définitivement.

Le fouilleur mit dix louis, un à un,dans la main de son acolyte, qui les empocha endisant :

– Maintenant, ne flânons pas ici.Aide-moi à charrier le colis. Elle ne doit pas peser lourd, c’tept’iote-là. Et elle me fait l’effet d’être rudement gentille. Nousne nous embêterons pas, tout à l’heure, dans la cahute que le pèreAlexandre avait bâtie avec des pots cassés et qu’il a quittée pourdéménager depuis qu’il a le sac.

Camille, étendue sur la route,commençait à reprendre ses sens ; elle entendait confusémentcet édifiant dialogue entre deux scélérats qui disposaient d’elleet elle devinait quel sort ils lui réservaient. Elle était résolueà ne pas le subir et pour y échapper, elle n’avait qu’un moyen,c’était de les forcer à la tuer.

Ses mains étaient libres : elles’en servit pour se débarrasser du bâillon qui lui fermait labouche, et au moment où les deux misérables se baissaient pourl’enlever, elle appela :

– À moi ! au secours ! àl’assassin !

Elle n’espérait pas qu’on viendrait àson aide ; elle espérait que pour la faire taire, sesbourreaux l’achèveraient.

Et ils ne manquèrent pas de lui criertous les deux :

– Si tu continues à piauler comme ça, onva te faire passer le goût du pain.

Ferme ta margoulette, ou jet’assomme.

En même temps, ils l’empoignaient, commec’était convenu entre eux, et ils l’emportaient déjà, lorsqu’enpassant le fossé qui bordait la route, celui qui la tenait par latête dit à l’autre :

– Méfions-nous… il me semble qu’oncourt, là-bas, sur le trimar[26].

– Eh ben ! après ? C’est unbiffin qui va à son ouvrage et qui se dépêche parce qu’ilest en retard. Tu sais bien que les roussins, en ronde denuit, ne courent jamais.

Camille entendait aussi ce pasprécipité, et se demandait si c’était le pas d’un sauveur ou celuid’un ennemi.

Camille, heureusement, sut bientôt àquoi s’en tenir.

Les deux gredins la lâchèrent encore unefois. Elle tomba sur le dos, et, pendant qu’elle cherchait à serelever, un homme, qu’elle ne fit qu’entrevoir, se rua sur eux etcommença à jouer d’une canne qu’il avait à la main.

Il en joua si bien que les banditsreculèrent tout d’abord.

Celui qui tenait un bâton essaya de sedéfendre. Un coup vigoureusement appliqué le désarma, et ce coupfut suivi d’une grêle de horions impartialement distribués. Lefouilleur en reçut un à travers la figure et s’enfuit enhurlant ; l’autre, atteint au crâne, n’eut que le temps desuivre son camarade pour éviter d’être assommé.

L’inconnu qui arrivait si à propos restamaître du champ de bataille. Il lui avait suffi de quelquessecondes pour disperser ces lâches coquins et il dédaigna de leurdonner la chasse. Il savait qu’ils ne reviendraient pas à la chargeet il voyait que leur victime avait grand besoin qu’il la secourût.Il vint à elle, et il lui tendit la main pour l’aider à se remettresur pied.

– Eh bien ! mon garçon, lui dit-il,nous n’avons rien de cassé, à ce qu’il me paraît. C’est égal, ilétait temps que je vinsse à votre secours, et j’ai eu une heureuseidée quand j’ai pris ce chemin pour rentrer dans Paris. Mais aussi,que diable cherchez-vous par ici à des heures pareilles ? Sivous y êtes venu pour dépenser votre paye dans les cabarets, vousavez fait un mauvais calcul, car ces drôles ont dû vous prendrevotre argent et je m’étonne qu’ils ne vous aient pas assassinépar-dessus le marché. Vous avez eu peur, hein ? Remettez-vous…et appuyez-vous sur moi… vous ne tenez pas debout.

– Oh ! monsieur, murmura Camille,vous m’avez sauvé la vie.

Et elle se dégagea doucement du bras deson défenseur, qui la soutenait pour l’aider à reprendre sonaplomb.

Le timbre féminin de la voix qui leremerciait l’étonna sans doute, car il recula de deux pas et il semit à dévisager cet apprenti qui parlait comme unedemoiselle.

Il ne tarda guère à remarquer leslongues tresses qui pendaient sur la blouse et il s’empressa dechanger de langage.

– Excusez-moi, madame, dit-il ; jene pouvais pas deviner que sous ce costume d’ouvrier…

– Il y avait une jeune fille, achevamademoiselle Monistrol. Je vous expliquerai pourquoi je me suisdéguisée ainsi… mais avant tout, je vous en supplie, monsieur,aidez-moi à secourir mes amis…

– Vos amis ? vous n’étiez donc passeule ?

– Non, je suis venue ici avec un bravehomme et un enfant…

– Eh bien, que leur est-ilarrivé ?

– On leur a tendu un piège… une trappeouverte… ils y sont tombés… et je doute qu’ils aient survécu àcette chute effroyable.

– Une trappe ?… dans cetteplaine ?… demanda l’inconnu en souriant d’un airincrédule.

– Non… dans une maison enruines…

– En ruines, mais habitée sans doute,puisque vous dites que le piège était préparé.

– Oui… par des scélérats que jecherchais pour les livrer à la justice… un assassin et sacomplice.

Le sauveur ne broncha point, mais ilcrut probablement que Camille était folle.

– Comment se fait-il qu’ils vous aientépargnée ? dit-il en la regardant avec une attention mêlée depitié.

– Parce que j’ai fui. J’aurais dû mouriravec mes amis, mais je ne pouvais plus rien pour eux et j’ai vouluvivre pour les venger.

– Et les brigands vous ont poursuiviejusque sur la route où je viens de vousrencontrer ?

– Non, monsieur ; les gens dontvous m’avez délivrée sont des voleurs que je ne connais pas et quim’ont attaquée comme ils auraient attaqué un autrepassant.

– Mais… ceux de la maison, vous lesconnaissez ?

– L’un des deux a tué monpère.

– Alors, répondit froidement lemonsieur, vous auriez dû vous faire accompagner par des agents depolice.

– J’avais, pour agir seule, des motifsque je vous expliquerai. Mais, au nom du ciel, ne perdons pas detemps… deux malheureux se sont sacrifiés pour moi et si je lesabandonnais…

– Pardon, mademoiselle, vous venez dedire vous-même qu’ils ont dû se tuer en tombant dans une cave. Vousvous exposeriez inutilement. Les coupables sans doute n’ont pasquitté la place et, à nous deux, nous ne serions pas les plusforts, si nous les attaquions dans la maison où vous les avezlaissés. Pour ma part, je ne m’y risquerais pas et cependant jecrois vous avoir prouvé que je ne suis pas un lâche.

– Oh ! certes !… je ne saiscomment vous prouver ma reconnaissance, mais faut-il donc laissermes défenseurs à la merci de ces misérables ?

– Il faut d’abord vous mettre en sûreté,et vous n’y serez qu’en rentrant dans Paris. Si nous restions ici,nous serions infailliblement attaqués et, cette fois je ne seraispeut-être pas aussi heureux que je viens de l’être contre deuxrôdeurs de barrières.

– Je ne veux pas vous exposer à denouveaux dangers, dit vivement mademoiselle Monistrol.

– Alors, permettez-moi de vous escorterjusqu’à votre domicile. Demain, si vous m’y autorisez, j’iraiexposer les faits au chef de la sûreté.

– Non… il ne ferait rien, murmuraCamille, qui ne croyait plus à l’intelligence, ni au bon vouloirdes agents de la Préfecture, depuis qu’ils avaient relâchéZig-Zag.

– Préférez-vous que j’agisse seul ?reprit l’obligeant inconnu. Je suis tout à votre disposition. Cequi serait impraticable cette nuit, je le tenterai en plein jour etje vous jure de vous renseigner non seulement sur le sort de vosamis, mais encore sur les agissements de vos ennemis.

Acceptez mon bras, mademoiselle, et nenous attardons pas ici, je vous en conjure.

À ce moment, un aboiement lointain fittressaillir Camille.

– Le chien ! l’horriblechien ! murmura-t-elle. Ils l’ont lancé sur mes traces… il sejetterait sur vous… partons !

Elle prit le bras que lui offrait sonprotecteur, qui s’empressa de quitter la place avec elle. Ill’emmena dans la direction qu’elle suivait lorsqu’il l’avaitrencontrée, mais un peu plus loin, au lieu de continuer à avancersur la route de la Révolte, il s’engagea dans un chemin latéral quine passait pas trop près des maisons du quartier des Épinettes etqui les conduisit tout droit à la porte de Saint-Ouen.

Ce sauveur pensait à tout, car il avaitpréalablement ramassé le béret de Camille, et elle s’étaitrecoiffée en marchant, de sorte qu’on pouvait encore la prendrepour un garçon, et qu’elle ne devait plus attirer l’attention desgens qu’ils rencontreraient.

Vigoureux avait cessé d’aboyer, ou dumoins on ne l’entendait plus. Mademoiselle Monistrol reprenait peuà peu son sang-froid et ne parvenait pas à se défendre d’un remordsen pensant à ses amis. Elle commençait aussi à se préoccuper de cedéfenseur providentiel, que le plus étrange des hasards avait amenétout à coup sur le terrain où elle soutenait une lutteinégale.

La nuit était trop sombre pour qu’ellepût voir ses traits, et il lui tardait d’arriver à la barrière oùla clarté du gaz lui permettrait d’examiner l’homme à qui elledevait son salut.

Ils avaient marché rapidement, sanséchanger une parole, et Camille savait gré à son nouveau compagnonde se montrer si réservé, mais elle ne devinait pas à qui elleavait affaire.

Ils approchaient de la porte deSaint-Ouen et les becs de gaz étaient déjà moins rares. Enregardant à la dérobée son défenseur, elle put constater qu’ilétait grand, mince et élégamment tourné. Elle reconnutaussi qu’il était habillé comme un gentleman : pardessus d’unebonne coupe, chapeau haut de forme, bottines pointues, gants dechevreau. La canne dont il s’était si magistralement servi pourrosser deux drôles vigoureux était un jonc de moyenne grosseur,monté en argent ciselé. On ne se serait pas douté que ce cavaliervêtu à la mode de demain venait de livrer une bataille assezsérieuse. Sa toilette était intacte. Pas un des boutons de sesgants n’avait sauté pendant qu’il s’escrimait comme unbâtoniste[27]deprofession.

Que pouvait faire, à minuit passé, dansla plaine Saint-Denis, un personnage qui semblait appartenir aumeilleur monde ?

Mademoiselle Monistrol se le demandaitet s’étonnait de cette anomalie. Il lui passait par l’esprit que larencontre avait peut-être été préméditée par ce monsieur, d’unetenue si correcte. Mais dans quel but ? Le sauveur ne pouvaitpas savoir qui elle était et il n’avait assurément aucuneaccointance avec le clown forain ou la danseuse de corde quivenaient de se débarrasser par un crime du pauvre Georget et dumalheureux Courapied.

On aurait pu croire que l’inconnu lisaitdans la pensée de Camille, car, à cent pas de la barrière, ilrompit le silence où il se renfermait discrètement et ce fut pourdire à sa protégée :

– Vous devez vous étonner, mademoiselle,de m’avoir rencontré à des heures indues sur la route de laRévolte. Je vous prie de croire que je ne fais pas de ce chemin malfamé ma promenade habituelle. Mais j’ai dîné, ce soir, chez devieux amis à moi qui ont une villa près de Saint-Ouen, et au lieude rentrer à Paris en voiture, il m’a pris fantaisie de traverser àpied ces régions inconnues qui, dit-on, fournissent très souvent defaits-divers les journaux bien renseignés. Je cherchais vaguementune aventure et je me félicite de celle qui m’est échue.

Remarquez, ajouta-t-il gaiement, que jepourrais m’étonner aussi de vous avoir trouvée perdue dans cessolitudes où les jeunes filles ne s’aventurent guère.

– Vous savez déjà ce que j’y venaisfaire, murmura mademoiselle Monistrol, assezembarrassée.

– Oh ! je ne vous demande pasd’explications. Mais vous me permettrez bien de vous dire qui jesuis. Je m’appelle Georges de Menestreau, j’ai trente ans, quelquefortune, et il ne reste plus que moi de ma race. J’ai beaucoupvoyagé en Orient, après avoir longtemps habité Paris, où je suisrentré, il y a huit jours, et où je compte me fixer définitivement.Je trouve que j’ai assez couru le monde et je veux mereposer.

Mais mon histoire, je le crains, ne vousintéresse guère, et j’arrête là le chapitre desrenseignements.

Maintenant, il faut bien que je vousprie de ne plus vous appuyer sur mon bras. Nous voici à labarrière, et les commis sont curieux par état. Ils pourraienttrouver extraordinaire de voir un monsieur en redingote noireremorquant un jeune ouvrier en blouse, et ils s’imagineraientpeut-être que nous nous sommes entendus pour frauder l’octroi.S’ils s’avisaient de vous fouiller, ils découvriraient que vousêtes une femme déguisée, et ce serait bien pis.

– Je ne m’exposerai pas à cettemésaventure, dit Camille en s’éloignant de son protecteur. Je vaisprendre les devants et vous me rejoindrez quand j’aurai franchi laporte.

Ainsi fut fait. Le protecteur avait unpeu exagéré les difficultés du passage, qui s’opéra sans accident.Les commis dormaient à moitié et ne se dérangèrent pas pourregarder sous le nez mademoiselle Monistrol.

Elle enfila rapidement l’avenue deSaint-Ouen, et, à deux cents mètres de la barrière, elle s’arrêtasous un candélabre, dont la lumière allait éclairer enfin lestraits de ce M. Georges de Menestreau dont elle venaitd’apprendre le nom, mais dont elle avait à peine entrevu levisage.

Il ne se fit pas attendre et ils’empressa de reprendre l’entretien interrompu.

– Nous voilà dans Paris, mademoiselle,dit-il du ton le plus courtois, et je suis tout à vous. Vousplaît-il que je vous reconduise chez vous ou bien préférez-vousrentrer sans moi ? Dans ce cas, je vous accompagneraisseulement jusqu’à ce que nous rencontrions une voiture. Mais, j’ypense… les chenapans qui vous ont assaillie vous ont peut-être pristout l’argent que vous aviez sur vous…

– Mon argent et ma montre, murmuraCamille. Mais, peu importe, je payerai le cocher en arrivant à lamaison.

En même temps, elle examinait sondéfenseur et elle constatait avec plaisir qu’il avait une figureagréable et une physionomie sympathique. Il était très brun ;ses yeux étaient vifs et doux : sa bouche souriait sous unefine moustache noire et il ne paraissait pas avoir l’âge qu’ilvenait d’accuser.

Mademoiselle Monistrol était femme etelle aimait mieux avoir été sauvée par un joli garçon, avenant etdistingué, que de rester l’obligée d’un rustre maltourné.

À ce moment, elle vit venir un fiacreattardé qui rentrait dans Paris après une course suburbaine ;mais elle ne pouvait pas quitter ainsi un homme qui avait risqué savie pour elle et elle lui dit :

– Monsieur, je vais rentrer seule. Cesera mieux. Mais j’espère vous revoir demain. Je demeure boulevardVoltaire, 292… Mademoiselle Monistrol… et si vous voulez bien fairece long voyage…

– Vous n’en doutez pas, répliquavivement le jeune homme. Mais… il me semble que votre nom ne m’estpas inconnu…

– Vous l’avez sans doute lu dans lesjournaux qui ont parlé de l’assassinat de mon père.

– Quoi ! vous seriez…

– La fille de Jean Monistrol qu’on a tuésous mes yeux et que j’ai juré de venger…

– Oh ! je comprends maintenantpourquoi je vous ai trouvée dans cette plaine sinistre. Vouscherchiez le meurtrier et il vous a échappé… en se débarrassant parun nouveau crime des amis qui vous secondaient. Je les remplaceraiet ce misérable ne se défera pas de moi si facilement. Dites unmot, mademoiselle, et j’entre en campagne dès demain. Jeretrouverai cette maison, si vous voulez bien me la décrire… j’ypénétrerai et…

– Elle est bâtie en briques rouges…mais… arrêtez, cocher !

– Voilà, bourgeois ! répondit lecocher en retenant son cheval. Dans quel quartier que vousallez ?

– Place du Trône.

– Ça me va. Je remise avenue Parmentier.Montez !

– À demain, monsieur, dit Camille avecune émotion qu’elle ne pouvait plus contenir.

M. de Menestreau serra la mainqu’elle lui tendait, l’aida à monter en voiture et donna au cocherl’adresse qu’il avait parfaitement retenue.

Mademoiselle Monistrol avait désormais,en la personne de ce gentilhomme, un allié plus sérieux que JulienGémozac, et qui lui plaisait davantage.

Chapitre 5

 

 

Après avoir manqué la comtesse de Lugosà la sortie du café des Ambassadeurs, Alfred de Fresnay avait feintd’en prendre son parti, mais au fond, il n’était pas content. Cetteénigmatique personne réalisait précisément le type qu’il cherchaitet il aurait voulu brusquer l’aventure, car il n’aimait pas lesamourettes qui traînent en longueur.

Il s’en alla donc, assez vexé d’êtreobligé d’attendre au lendemain pour revoir la belle aux cheveuxd’or, et lorsqu’il était de mauvaise humeur, il cherchaitvolontiers des distractions sur le choix desquelles il ne semontrait pas difficile.

Aussi essaya-t-il d’abord d’entraînerson ami Gémozac au café Américain, où les viveurs de sa trempetrouvent toujours à passer quelques heures en joyeusecompagnie.

Ce restaurant de nuit est plein dedemoiselles qui y viennent pour souper, sans savoir avec qui ellessouperont. Mais Julien était blasé sur les plaisirs qu’on y prend,et, ce soir-là, il tenait moins que jamais à régaler desdrôlesses inconnues. Et comme, d’autre part, il n’avait pasenvie d’aller se coucher, il déclara qu’il voulait retourner aucercle, où la grosse partie de baccarat devait être en pleineactivité. Il était agacé, surexcité, préoccupé, et pour lesamoureux inquiets, le jeu est un calmant souverain.

Fresnay ne se fit pas trop prierpour l’accompagner. Il seréservait du reste d’allerfinir sa nuit ailleurs, si la fortune continuait à lui sourire, et,comme il se sentait en pleine veine, il comptait gagner, avant lelever de l’aurore, quelques centaines de louis qui arriveraientfort à propos, car il prévoyait que la conquête de la nobleHongroise lui coûterait fort cher. Il l’avait classée, à premièrevue, parmi les mondaines dévoyées, – les demi-castors – et ilsavait que les femmes de cette catégorie intermédiaire sontbeaucoup plus exigeantes que les horizontales deprofession.

Julien, qui n’avait pas de siège àentreprendre, n’avait pas besoin d’argent. Il ne cherchait que desémotions, et pour s’en procurer de plus vives, il n’aurait pas étéfâché de perdre.

Il leur arriva ce qui arrive toujours enpareil cas : le contraire de ce que souhaitait chacund’eux.

Julien tomba sur une série superbe etremplit ses poches, pendant que le présomptueux Alfred, qui jouaitsur l’autre tableau, vidait les siennes.

Vers deux heures du matin, il se trouvacomplètement à sec, et comme il ne se souciait pas de s’endetter àla caisse du cercle, il emprunta dix louis à Gémozac, quicontinuait à gagner, et il s’en alla tranquillement souper chezPeters pour se consoler.

Rien ne creuse l’estomac comme la perteet il apportait au restaurant un appétit d’enfer, sanscompter une ferme volonté de faire connaissance avec toutes lescréatures qui lui paraîtraient amusantes.

En fait de femmes, il n’eut quel’embarras du choix.

La grande salle était pleine et lepersonnel des habituées au grand complet.

Celles-là, à vrai dire, ne le tentaientpas beaucoup. Il lesconnaissait trop et il savait àquoi s’en tenir sur leur esprit, fait de vieilles plaisanteries quiont traîné dans les journaux, et de mots plus ou moins drôlesattrapés au vol dans les cabarets pseudo-moyen âge où fréquententles rapins et les reporters.

Fresnay aurait voulu du neuf et iln’apercevait que des farceuses absolument incapables de ledivertir.

Il resta donc planté au milieu du salon,cherchant un voisinage à sa convenance et passant de loin la revuedes soupeuses qui ne se faisaient pas faute de lui adresserd’engageantes œillades.

Il n’y avait là que des seigneurs sansimportance qui ne gênaient pas ces dames, et l’entrée d’un hommesérieux avait fait sensation.

Il finit par aviser dans un coin unefille qu’il n’avait jamais vue là et qui ne ressemblait pas auxautres. Elle était seule à une table et elle soupait modestementd’une tranche de jambon d’York qu’elle arrosait avec unedemi-bouteille de Médoc ordinaire, mais on devinait sans peinequ’elle aurait préféré des truffes, des primeurs et du vin deChampagne frappé.

Il y avait justement une place libre àcôté d’elle et Fresnay s’empressa de l’occuper.

Il avait trouvé ce qu’ilcherchait.

Ce n’était pas que la donzelle fût trèsjolie, ni vêtue avec beaucoup de goût. Mais elle avaitun teint de Bohémienne et une toilette à l’avenant, et il n’enfallait pas plus pour exciter la curiosité d’un blasé, en quêted’aventures bizarres. Après la comtesse rousse, cette espèce demulâtresse bistrée, cuivrée et attifée à la diable, se présentaittout à point pour compléter la journée d’Alfred.

Il ne prit pas de détours pour entamerla conversation.

– Ce n’est pas bon, ce que vous mangez,dit-il en regardant le jambon ; et ce que vous buvez ne doitpas être meilleur.

– C’est possible, mais ça ne vousregarde pas, répliqua la dame. Est-ce que vous vous êtes mis làpour débiner mon souper ?

– Non, bel ange brun. Pour vous enoffrir un meilleur…

– Alors, vous pouvez rester.

– À condition que vous lecommanderez.

– Ça me va. Un poulet sauté, une saladede légumes, des fraises et du vieux bourgogne. Le Champagne me faitmal.

Fresnay appela le garçon et répéta lacommande. Il s’aperçut à ce moment, que les autres femmes leregardaient en ricanant. Évidemment, elles n’approuvaient pas lechoix qu’il venait de faire et surtout elles en crevaient dejalousie. Sur quoi, il prit la résolution de se moquer d’elles etil se mit à traiter son invitée avec toutes les apparences d’unprofond respect.

– Pardon, chère madame, d’en user avecvous si familièrement, dit-il, du même ton que s’il avait parlé àune femme du meilleur monde ; vous devez me trouver bienindiscret.

– Non, je vous trouve drôle, répondit labrune sans le moindre embarras ; et j’aime les messieurs sansfaçon. Seulement, vous savez… si vous croyez que vous mereconduirez après le souper, vous vous abusez, mon cher.

– Oh ! madame, vous me prêtez làune arrière-pensée que je n’ai pas, je le jure.

– Tant mieux ! vous seriez volé,mon garçon. Je ne suis pas comme toutes ces mijaurées qui meregardent comme une bête curieuse, et qui viennent ici chercher deshommes.

– C’est sans doute la première fois quevous y mettez les pieds ?

– Oui, et la dernière aussi. Je suisarrivée à Paris ce soir et j’avais faim. Alors, je suis montée icicomme je serais montée ailleurs. Mais demain ce sera fini de rire.On se mettra au travail et on gagnera sa viehonnêtement.

– À quoi ? demanda Fresnay d’un airinnocent.

– Vous êtes bien curieux.

– Non ; je m’intéresse à vous,voilà tout. Alors, vous exercez une profession…lucrative.

– Je suis somnambule, répondit la dameen se rengorgeant.

– Somnambule ! répéta Fresnay. Maisce n’est pas un métier, c’est une maladie. Alors vous vous promenezen dormant, les yeux ouverts ? Est-ce que par hasard,cette nuit, vous seriez…

– Non, mon petit, dit la dame en riant.Je ne dors pas ; je suis même parfaitement éveillée. Et ilfaut que vous sortiez de votre village pour ignorer qu’une femmepeut gagner sa vie quand elle a le sommeil extra-lucide.

– Ah ! bon, je comprends. Vousdites la bonne aventure.

– Quand on me le demande, je tire lescartes et je lis dans le marc de café. Mais ma spécialité, c’est deprédire l’avenir, de deviner le passé et de retrouver les objetsperdus.

– Tout ce qui concerne votre état,alors.

– Oui, et je n’en ai pas encorerencontré une qui me dégote.

– Comme ça se trouve. J’ai toujours euenvie de savoir comment je finirai, et si vous pouviez mel’apprendre…

– C’est pas difficile. Vous finirez dansla peau d’un mauvais sujet. Mais je ne donne pas de consultationsau restaurant.

– Alors, donnez-moi… votreadresse.

– Peux pas. Faut d’abord que jem’installe. Et ce n’est pas commode de trouver un bonlocal.

– Vous logez bien quelque part, enattendant ?

– Il est sûr et certain queje ne coucherai pas à la belle étoile. Mais vous n’avez pas besoinde savoir où.

C’est égal, voilà un petit Bourgogne quise laisse boire, dit incidemment la soupeuse.

– C’est du Musigny. Dites-moi au moinsvotre nom.

– Je m’appelle Olga.

– Olga, c’est gentil. Mais Olgaquoi ?

– Olga tout court. Faut-il pas que jevous montre mes papiers de famille… mon extrait de naissance et monacte de mariage !

– Vous êtes doncmariée !

– Qué que ça vous fait ?… Le pouletsauté est tendre, mais il n’y a pas assez de truffes. Vous n’enmangez pas ?

– Non, je n’aime pas les viandesblanches…

– Ni les femmes noires,hein ?

– Au contraire, je lesadore, les femmes noires.

– Oh ! vous n’espérez pas me fairecroire que vous êtes amoureux de moi. Je vous avertis que je ne lagoberais pas, celle-là.

– Permettez ! permettez ! Vousn’êtes pas noire. On vous a dorée avec un rayon de soleil, toutsimplement.

– Des fadeurs ! avec moi, ça neprend pas. Mais, dites donc… vous devez être riche,vous ?

– Je ne connais pas ma fortune.Seulement, ce soir, je n’ai pas le sou.

– Vous avez toujours bien de quoi payerle souper, dit vivement Olga. Ça ne m’amuserait pas de rester enplan.

– Pour qui me prenez-vous ? J’ai enpoche plus d’argent qu’il n’en faudra pour régler la note.D’ailleurs, je suis connu dans cet établissement, et on me feraitcrédit, si je voulais.

Olga se remit à souper, mais elle yallait de moins bon cœur, et on voyait bien qu’elle craignaitd’être tombée sur un farceur qui la planterait là avec la carte àpayer ; et cette carte s’annonçait comme nedevant pas être mince, car justement le garçon, qui connaissait lesgoûts du baron de Fresnay, mettait sur la table la moitié d’unhomard, une énorme tranche de pâté de foie gras et une bouteille deRœderer, carte blanche.

Ledit baron, tout en attaquant avecentrain ce menu plantureux, observait du coin de l’œil son invitéequi commençait à l’amuser beaucoup.

Il ne s’étonnait pas qu’elle fûtdevineresse de son état, car elle avait le physique de l’emploi et,certes, à en juger par sa conversation bigarrée, elle n’était passorcière à demi. Il songeait déjà au parti qu’il pourrait tirerd’une si agréable connaissance, et il se disait quemadame de Lugos, par exemple, trouverait charmantd’aller avec lui consulter une somnambule, à laquelle il seréservait de faire préalablement la leçon en lui graissant lapatte.

Quant à obtenir des faveurs plusintimes, c’était le moindre de ses soucis. Elle lui plaisaitbeaucoup moins comme femme que comme diseuse de bonne aventure, etil ne comptait pas insister pour la retenir après lesouper.

Encore fallait-il, cependant, se ménagerla possibilité de la revoir, et il prit immédiatement sesprécautions.

– J’y pense, dit-il tout à coup ;vous ne pouvez pas me donner votre adresse, ou vous ne voulez pas.Mais rien ne m’empêche de vous donner la mienne.

– Allez-y ! répondit Olga en vidantson verre, rubis sur l’ongle. Ça ne m’engage à rien.

Alfred tira de son carnet de poche unecarte de visite et la posa sur la nappe, devant sa voisine, quis’écria, après y avoir jeté les yeux :

– Tiens ! vous êtes baron !c’est très chic. J’aime les gens comme il faut, moi… et je meflatte que je leur plais. Telle que vous me voyez, mon cher, j’aisouvent fait le grand jeu à des comtesses et à desmarquises.

– Je vous en amènerai une quand vousvoudrez, et vous pourrez lui prendre très cher. C’est moi quipayerai. Gardez ma carte et écrivez-moi dès que vous serez prête ànous recevoir.

– C’est ça. Et je vous promets que je nelui dirai pas de mal de vous, mon cher. Ah ! vous avez duvice ! Et moi qui vous prenais d’abord pour unjobard !

– Merci, princesse !

– Oh ! ne vous fâchez pas. On peutse tromper. Et puis, après tout, c’est un compliment que je vousfais. Je suis contente de vous avoir rencontré. Enarrivant, je m’attendais à être embêtée par des imbéciles… ou parles grues qui viennent chercher leur nourriture ici ; et jesuis tombée sur un bon garçon.

– Alors, je vousreverrai ?

– Oui… seulement j’espère bien que vousne direz à personne que vous m’avez offert à souper, cette nuit. Çame ferait du tort dans mon commerce.

– À qui, diable ! voulez-vous queje le dise ?

– Mais à la dame que vous comptez meprésenter pour que je lui tire les cartes. Si elle savait que j’aisoupe au café Américain, elle ne prendrait pas mes prédictions ausérieux.

– Soyez tranquille. Je serai muet commela tombe. Maintenant, contez-moi donc un peu votre histoire. Vousn’avez pas toujours été somnambule ?

– Non. J’ai fortement couru lemonde.

– Mais vous avez déjà travaillé àParis ?

– Comme ailleurs. Malheureusement, jen’ai pas encore fait fortune. Pierre qui roule n’amasse pas demousse.

– Ça viendra. Je vous aiderai. Enattendant, puisque vous n’aimez pas le vin de Champagne, quediriez-vous d’une seconde bouteille de Musigny ? La premièreest à sec.

– Vous voulez me griser ? N’essayezpas. Le souper vous coûterait trop cher. Dites moi plutôt l’heurequ’il est.

– Quatre heures bientôt, réponditFresnay, après avoir consulté sa montre.

– Quatre heures ! s’écria lasorcière ; sapristi ! je n’arriverai jamais àtemps.

En même temps, Olga jetait sa serviettesur la table et faisait mine de se lever.

– Quelle mouche vous pique ?demanda Fresnay. Vous n’avez pas encore entamé la salade russe, etle garçon va apporter les petits pots de fraises.

– Ça m’est égal. On m’attend.

– Nous avons donc unamoureux ?

– Si j’avais un amoureux, il m’auraitpayé à souper, et c’est vous qui allez régler monaddition.

– Espérez-vous me faire croire que vousallez donner une consultation… à quatre heures dumatin ?…

– Croyez ce que vous voudrez. Je m’envais.

– Où ?

– Au chemin de fer de l’Est, si voustenez à le savoir.

– C’est bien ce que je disais. Vousallez recevoir votre amant, qui arrive par letrain-poste.

– Non, encore une fois. Je n’ai pasd’amant, mais il faut que je parte. J’emporte votre carte devisite, mais si vous voulez que je vous écrive, laissez-moifiler.

– Permettez-moi au moins de vousaccompagner en voiture jusqu’à la gare.

– Jamais de la vie ! Il y ades fiacres à la porte du restaurant et je n’ai pas peur devoyager seule. Achevez tranquillement votre souper, mon cher… etcomptez que vous aurez bientôt de mes nouvelles, … si vous êtesgentil.

Olga était déjà debout, et Alfred eutbeau faire, il fallut en passer par ses volontés. Elle le gratifiad’une poignée demain énergique et elle s’en alla d’un pas délibéré,sans s’inquiéter des autres soupeuses qui ricanaient méchamment.Elle sut leur faire baisser les yeux, rien qu’en les regardant etelle sortit fièrement comme une reine de tragédie.

Fresnay n’en revenait pas et ne savaitplus que penser de cette créature. Il appela le maître d’hôtel pourse renseigner.

– Les deux notes sont pour moi, luidit-il. Connaissez-vous cette dame ?

– Non, monsieur. Je ne l’ai jamais vueici et je suis à peu près sûr que c’est la première fois qu’elle yvient.

– Est-ce qu’il y avait longtemps qu’elley était quand je suis arrivé ?

– Une heure à peu près. Le patron nevoulait pas la recevoir, à cause de sa mise, mais je lui ai faitobserver que c’était sans doute une étrangère…

– Elle parle français comme si elleétait née à Pantin. Servez-moi le café… et de l’eau-de-vie deMartell.

Fresnay n’avait plus ni faim, ni soif,mais il n’était pas encore disposé à lever la séance, et pourremplacer la sorcière envolée, il n’imaginait rien de mieux qu’unevieille bouteille de fine Champagne.

Cette ébauche d’aventure ne l’avait pastroublé, mais elle l’intriguait. Et elle n’était pas banale. On nerencontre pas tous les jours des somnambules au café Américain.D’où sortait celle-là, et pourquoi s’enfuyait-elle avant quatreheures, comme Cendrillon au premier coup de minuit ? Alfredcherchait la solution de ce problème, et afin de la trouver plusfacilement, il vida coup sur coup quelques verres d’eau-de-vie, quin’amenèrent pas le résultat désiré. Tout au contraire, ses idéess’embrouillèrent de plus en plus, et il finit par tomber dans unesorte d’engourdissement cérébral dont plusieurs demoisellesinoccupées essayèrent vainement de le tirer.

Il n’écouta même pas les contes qu’elleslui débitèrent sur la femme brune, laquelle, à les entendre,vendait des chansons dans les rues et il les renvoyaassez brutalement.

Au septième verre, il s’endormit et,quand il se réveilla, la salle était presque vide.

Il se décida alors à aller secoucher ; il paya les deux soupers, rentra chez lui en voitureet reprit dans son lit le somme commencé sur la banquette durestaurant.

Il n’ouvrit les yeux qu’à midi passé etil eut quelque peine à se rappeler les petits incidents de lanuit.

Le plus désagréable était assurément laperte de deux cent soixante louis, mais il avait beaucoup gagnédepuis quelque temps, et il se consola vite d’un écart qu’ilcomptait bien réparer à la prochaine séance.

Le souvenir d’Olga s’était un peu effacéde son esprit, mais l’image de la belle rousse du café-concert s’yétait incrustée, et la première idée qui lui vint, ce fut d’allerlui faire la visite qu’il lui avait annoncée la veille.

Il déjeuna, se mit sur le pied deguerre, c’est-à-dire qu’il s’habilla avec un soin tout particulier,et, entre deux heures et trois heures, il se présenta au bureau duGrand-Hôtel pour demander la comtesse de Lugos.

L’employé aux renseignements ne trouvapas tout d’abord le nom sur ses registres, mais, après avoircherché, il répondit que cette dame était arrivée le matin, qu’ellehabitait au troisième, et qu’elle était chez elle.

Fresnay prit le numéro de l’appartementet se mit en devoir d’y monter.

– C’est bizarre, se disait-il entraversant la cour. Elle m’a donné son adresse hier et elle n’estici que depuis ce matin. Je commence à croire qu’en débarquant àParis, elle est descendue tout bonnement chez cet excellentM. Tergowitz. Ça prouve que ma comtesse n’est pointune vertu farouche, et j’aurais tort de m’enaffliger.

Il n’était pas au bout de sesétonnements.

Sur le palier du premier étage, ilcroisa un monsieur qui descendait et qui, en l’apercevant,détourna la tête et fit semblant de se moucher, de sorte queFresnay ne put pas voir son visage, mais sa tournure lui rappelacelle du Hongrois que madame de Lugos avait rejoint la veille auxAmbassadeurs.

– Bon ! pensa-t-il, j’arrive àpropos. Un quart d’heure plus tôt, j’aurais trouvé la place prise.Maintenant, elle est libre et je vais m’amuser à blaguer lacomtesse sur les assiduités de son compatriote. Pourvu qu’elleveuille bien me recevoir ? Oui, à l’heure qu’il est, elle doitavoir fini sa toilette… et d’ailleurs, j’ai la fatuité de croirequ’elle s’attend à ma visite.

Il continua de grimper, et il arrivaassez essoufflé au troisième, où il perdit un certain temps àchercher, par les longs corridors, le numéro qu’on venait de luiindiquer.

Il le trouva enfin, et il vit que la cléétait sur la porte. Il n’avait qu’à la tourner pourentrer, mais il résista à la tentation de surprendre la comtesse,et il frappa discrètement.

Bientôt, il entendit un pas léger. Onentre-bâilla la porte et une femme se montra.

Deux exclamations de surprise partirenten même temps. La femme l’avait reconnu, et il la reconnutaussi.

C’était la somnambule du café Américain.C’était Olga.

Elle avait changé de toilette. Elleétait habillée maintenant comme une soubrette de comédie, et cettenouvelle, tenue ne lui allait pas mal.

Au lieu de faire entrer immédiatementFresnay, la fine mouche poussa derrière elle une porteintérieure, ouvrit tout à fait celle qui donnait sur le corridor ets’avança de façon à barrer le passage au visiteur.

– Comment, c’est vous !s’écria-t-elle. Qu’est-ce que vous venez faireici ?

– Je viens voir la dame que je dois vousamener pour que vous lui disiez la bonne aventure, répondit Fresnayen riant. Et, puisque je vous trouve chez elle…

– Pas si haut, je vous en prie. Si ellevous entendait…

– Vous êtes donc sa femme dechambre ?

– Vous le voyez bien.

– Bon ! et c’est pour aller lachercher au chemin de fer de l’Est que vous m’avez planté là cettenuit ?

– Oui. Vous la connaissezdonc ?

– Parbleu ! elle m’attend…Demandez-lui plutôt. Voulez-vous que je vous remette macarte ? Non, c’est inutile, je vous l’ai donnée aurestaurant ; je suis sûr que vous ne l’avez pas perdue et quevous la savez par cœur.

Un coup de sonnette partit del’intérieur de l’appartement.

– Tenez ! votre maîtresses’impatiente. Allez, ma chère.

– Il le faut bien. Mais, pas un mot,n’est-ce pas ? Si madame savait où vous m’avez rencontrée,madame me chasserait.

– Et vous en seriez réduite à tirer lescartes. C’est convenu, je ne dirai rien… à condition que vousviendrez me voir de temps en temps et que vous me renseignerez surla comtesse de Lugos et sur la vie qu’elle mène à Paris.

Olga n’eut pas le temps de répondre àcette mise en demeure. Madame de Lugos, impatientée, ouvritelle-même la seconde porte et resta tout ébahie de trouver sasuivante causant avec un monsieur qu’elle ne reconnutpas tout d’abord.

Fresnay s’empressa d’aller au-devant dequestions qu’il prévoyait.

– Pardon, madame, dit-il en ôtant sonchapeau, votre femme de chambre, qui ne me connaît pas, me refusel’entrée. J’ai insisté pour être reçu. Ai-je eutort ?

– Non, répondit la comtesse, après avoirun peu hésité. J’allais sortir, mais, puisque vous avez pris lapeine de monter jusqu’ici…

– Oh ! je n’abuserai pas de vosinstants.

Olga s’effaça pour laisser passerAlfred, qui se glissa dans l’appartement : un vrai logement devoyageuse, composé de trois pièces qui se commandaient. La premièreétait encombrée de malles monumentales qui n’avaient pas l’aird’avoir beaucoup roulé dans les wagons de bagages, car ellesétaient toutes neuves.

– Vous voyez, dit madame de Lugos, jesuis à peine installée. Et je ne compte pas faire un long séjour àl’hôtel. C’est pourquoi je n’ai pas encore ouvert mes innombrablescolis. Mais j’ai un salon où nous serons beaucoup mieux pourcauser. Venez, monsieur.

Puis, s’adressant à sacamériste :

– Je n’y suis pour personne.

Alfred passa avec la comtesse dans cesalon bourgeoisement meublé et prit place auprès d’elle sur uncanapé à deux dossiers ; un tête-à-tête, en langage detapissier. Il avait eu soin de fermer la porte enentrant et Olga, qui était restée avec les malles, ne pouvait pasle gêner.

– J’avoue, dit madame de Lugos, que jene m’attendais pas à vous revoir. Je pensais que vous n’aviez paspris au sérieux une conversation à bâtons rompus… sur la terrassed’un café-concert.

– Alors, vous m’en voulez d’êtrevenu ? demanda vivement Fresnay.

– Non, mais je crains de m’être beaucouptrop avancée en vous promettant de vous recevoir. En qualité d’ami,ce serait très bien. Vous êtes du même monde que moi et, hier, vosjoyeux propos m’ont, j’en conviens, beaucoup divertie.Malheureusement, vous autres Français, vous ne savez pas vouscontenter de peu et je prévois que vous me demanderezdavantage.

– C’est possible. Mais vous serez librede ne rien m’accorder. Et, en attendant, nous pouvons causer. C’estinnocent, la causerie. Qu’avez-vous fait deM. Tergowitz ?

– Peste ! comme vous retenez lesnoms !

– Et les figures,donc ! Je viens de rencontrer ce seigneur dans votreescalier, et je l’ai reconnu tout de suite.

– Il sort d’ici, en effet. Vous n’ytrouvez pas à redire, je suppose ?

– Moi ! J’ai bien des défauts, maisje ne suis pas jaloux.

– Jaloux ! répéta la comtesse enéclatant de rire. Et de quel droit seriez-vous jaloux demoi ?

– Le fait est que ce serait prématuré.D’ailleurs, il est très bien, votre Hongrois et j’espère qu’aprèsle concert il vous a montré quelque coin intéressant du Parisinconnu que vous aspirez à connaître.

– Mon Dieu, non. Il m’a menéeprendre une glace au café Napolitain et il m’a quittée avantminuit à la porte de cet hôtel. J’étais lasse et j’avaissommeil.

– Moi pas. J’ai pensé à vous toute lanuit et je me suis couché à cinq heures du matin. Quand je suisamoureux, je ne peux pas dormir.

– Amoureux ! vous ! Avouezdonc la vérité. Vous avez passé la nuit à jouer ou àsouper.

– Je ne dis pas le contraire. C’est mafaçon à moi de guérir mes chagrins de cœur. Cette fois, le remèdene m’a pas réussi. J’ai perdu beaucoup d’argent et je suis plusépris de vous que jamais.

– Ça se passera. Mais la perte reste, etsi elle est grosse…

– Oh ! elle ne me gêne pas. J’aiassez de fortune pour me payer quelques fantaisies chères. Et il enest une que je rêve de satisfaire. Y parviendrai-je ?… Celadépend de vous.

– De moi ?

– Parfaitement. J’ai hérité l’andernier d’un oncle qui m’a laissé un joli petit hôtel, àPassy, rue Mozart. Je ne l’ai pas encore loué, et je n’ai jamais pume décider à l’habiter. C’est trop loin, et je préfère mon entresolde la rue de l’Arcade.

– Ah ! vous demeurez rue del’Arcade !

– Numéro 19. Hier, j’ai oublié de vousle dire. J’ai là une garçonnière assez bien installée. Mais je mesuis mis en tête de louer à une jolie femme mon immeuble de la rueMozart. Je serais coulant sur le prix. Pourvu que ma locataire mepermît d’aller tous les jours lui faire ma cour à domicile, je nelui présenterais jamais les quittances de loyer.

– À ces conditions-là, vous n’aurez pas depeine à en trouver une… surtout si l’hôtel est meublé.

– Il le serait, d’ici à quinze jours.Mon tapissier s’en chargerait. Mais je ne voudrais pas loger lapremière venue. Pourquoi ne seriez-vous pas la locataire que jecherche ?

– Vous êtes fou !

– Pas le moins du monde. Vous nesigneriez pas de bail et vous seriez toujours libre dedonner congé. Mais pendant le temps que vous passerez à Paris, vousseriez infiniment mieux chez moi qu’à l’auberge. Et je ne vois paspourquoi vous n’accepteriez pas ma proposition.

– Parce qu’elle n’est pas sérieuse, ditla comtesse, en regardant Fresnay dans le blanc desyeux.

La comtesse était en figure, ce jour-là,et vêtue à son avantage. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier,et sa robe de chambre serrée à la taille faisait valoir son busteopulent.

Fresnay la trouvait cent fois mieuxainsi qu’en grande toilette, comme la veille, et il lui auraitvolontiers offert bien plus qu’un hôtel et un mobilier, car il sesentait mordu par une de ces fantaisies, auxquelles il ne savaitpas résister.

– Alors, vous croyez que je me moque devous, dit-il ; que faut-il faire pour vous prouver que jeparle sérieusement ? Voulez-vous venir à Passy avec moi ?Je vous ferai visiter l’hôtel, et nous passerons ensuite chez montapissier.

– Pardon ! c’est un marché, quevous me proposez là, interrompit madame de Lugos. Et je ne suis pasvenue à Paris pour faire des affaires… j’y suis venue pourm’amuser.

– Je l’entends bien ainsi et je vouspromets que si vous vous y ennuyez, ce ne sera pas ma faute.Acceptez-vous ?

– Alors, vous vous imaginez que je vaisvous répondre : oui, ou non, tout bonnement, comme s’ils’agissait d’aller faire un tour au bois de Boulogne ? Quellesingulière idée vous avez de moi ! Et que penseriez-vous si jedisais : oui ?

– Je penserais que vous êtes une femmesupérieure qui se moque des préjugés et qui fait cequ’elle veut, sans se préoccuper de l’opinion des sots. De plus, jeserais ravi, parce que, si vous acceptiez, ce serait la preuve queje ne vous déplais pas.

– Eh bien ! soyez heureux :vous ne me déplaisez pas du tout. Ce n’est pas une raison pour queje devienne votre maîtresse… et surtout pour que je vive à vosdépens.

– Libre à vous de n’y pas vivre. Vousaurez le droit de payer vos termes, et moi j’aurai le droit de nepas les encaisser.

– Vous plaisantez toujours.

– Pas du tout. L’arrangement que je vouspropose est très sensé. Vous m’avez dit hier que vous cherchiez àParis une installation convenable. Je vous offre ma maison.Donnez-moi la préférence.

– Je demande à réfléchir, dit en riantla comtesse.

– En d’autres termes, vous voulezconsulter M. Tergowitz.

– Je ne consulte jamais que ma volonté.Et vous vous méprenez complètement sur la nature des relations quej’entretiens avec mon compatriote ; il a été l’ami de monpère.

– Vraiment ? Il paraît toutjeune.

– Il est un peu plus âgé que moi.J’aurais dû dire le pupille de mon père. Nous avons été élevésensemble. Du reste, vous ne le rencontrerez plus, car il vientde m’annoncer qu’il part ce soir. De graves intérêtsle rappellent en Hongrie.

– Parfait ! s’écria Fresnay. Alors,c’est convenu ?

– Mais non ! mais non ! Je nesuis pas décidée.

– Vous vous déciderez. Je vais toujourscommander les meubles.

– Quel extravagant vous faites !Nous nous connaissons à peine et vous voulez à toute force que jelie ma destinée à la vôtre ! Si vous vous êtes toujoursgouverné de cette façon-là, vous avez dû faire bien dessottises.

– Quelques-unes. Mais je ne trouveraijamais une si belle occasion de recommencer. Et je serais ravi deme ruiner pour vous.

– Je n’y tiens pas du tout. Et puisquevous parlez de consulter, je vous engage à consulter votre amiM. Gémozac, que vous m’avez présenté hier. Demandez-lui cequ’il pense de votre beau projet. S’il vous conseille d’y donnersuite, je m’engage à devenir votre locataire.

– Gémozac se récuserait. MademoiselleCamille Monistrol occupe toutes ses pensées et il ne s’intéresseplus à mes amours. Il s’est mis en tête de découvrir l’assassin defeu Monistrol et pour peu que dure cette toquade, il finirapar s’engager dans la police de sûreté.

– Ce n’est pas moi qui l’en blâmerais.Je vous saurai gré de me tenir au courant de ce que fera votregénéreux ami pour aider cette jeune fille à venger sonpère.

– Je n’y manquerai pas et je vousremercie de me donner l’assurance que nous nous reverrons souvent.Vous aurez un rapport tous les jours, tant que vous serez encore auGrand-Hôtel, et encore plus souvent quand vous habiterez rueMozart.

– Permettez ! Je n’ai pas dit queje consentais…

– C’est tout comme. Demain je viendraivous prendre, à midi, pour aller avec moi choisir les meubles.Dînons-nous ensemble ce soir ?… Non, vous alliez sortir… et jeveux vous prouver que je ne serai jamais gênant.

À propos, vous garderez votre femme dechambre, n’est-ce pas ?

– Mais, monsieur, je vous répèteque…

– Vous ferez bien. Il y a, là-bas, dequoi la loger, et deux autres domestiques en plus. J’entends quevous montiez votre maison sur un bon pied. L’hôtel n’a pasd’écurie, mais je me charge de louer pour vous une voiture au moisqui sera aussi bien tenue et aussi bien attelée que n’importe queléquipage de maître.

Ce n’était pas l’aplomb qui manquait àmadame de Lugos, mais Alfred en avait encore plus qu’elle, et ilavait si bien pris le dessus qu’elle ne savait que lui répondre nicomment mettre un terme à ses hardiesses.

Il ne lui laissa pas le temps de seremettre.

– Je prends des arrhes, dit-il enlui baisant la main jusqu’au coude, et je m’en vais. Àdemain, chère comtesse. Je rêverai de vous cettenuit.

Et, se levant subitement, il sortit avectant de vivacité, qu’il faillit renverser Olga qui écoutait à laporte. Il la menaça du doigt et, comme elle le reconduisit jusquedans le corridor, il trouva moyen de lui dire tout bas, en luiglissant un billet de cent francs dans la main :

– Tu vois que je paye bien. Tâche de meservir comme il faut. Tu gagneras plus d’argent qu’à tirer lescartes. Bouche close avec ta maîtresse. Tu sais où je demeure.Viens me voir quand tu voudras, le matin de dix à onze. J’aurai untas de choses à te demander et je ne marchanderai pas le prix desrenseignements que tu m’apporteras.

Olga resta abasourdie et Fresnaydescendit quatre à quatre les marches de l’escalier.

Il était enchanté de sa visite et il sedisait :

– Enfin ! je vais donc m’amuser unpeu. Cette Hongroise est superbe, et elle croit que je la prendspour une vraie comtesse. Si la soubrette ne me trahitpas, la maîtresse ne s’apercevra jamais que jesais à quoi m’en tenir sur sa noblesse et je rirai bien en lafaisant poser. Sans compter que son histoire doit être drôle et queje finirai par la savoir. Il m’en coûtera un mobilier, mais quandj’en aurai assez de la belle aux cheveux d’or, mon tapissier me lereprendra et je n’espérais pas louer avant l’année prochaine labicoque de mon oncle. Je ne risque donc pas grand’chose, et je suisà peu près sûr de passer agréablement l’été. Dans tous les cas, jem’ennuierai moins que ce grand nigaud de Gémozac, qui va passer sontemps à filer le parfait amour avec l’orpheline du boulevardVoltaire. J’aime mieux consoler la veuve du Grand-Hôtel.

Sur cette sage conclusion, Fresnayalluma un cigare et s’achemina vers son cercle, où il comptaitrencontrer son ami Julien.

Chapitre 6

 

 

Camille Monistrol, brisée par la fatigueet par les émotions, se leva fort tard après cette nuit accidentéequi pour elle avait failli ne pas avoir de lendemain.

Brigitte, qu’elle avait dû réveiller àdeux heures du matin, pour l’envoyer payer le fiacre, s’étaitabstenue de la questionner sur ses aventures et même de luidemander pourquoi Courapied et Georget ne rentraient pas avecelle.

Brigitte ne regrettait pas leur absenceet se félicitait surtout d’être débarrassée de Vigoureux,l’horrible dogue qui menaçait de tout dévorer, les provisions etles gens.

Elle espérait aussi que sa jeunemaîtresse allait renoncer à ses chimériques projets de vengeance,et qu’elle ne recommencerait plus à courir les rues en mauvaisecompagnie, à des heures indues.

Camille, après avoir dormi, ne prit pasla peine de détromper sa brave nourrice, qui nepouvait ni l’aider de sa personne, ni même lui donner un bonconseil dans le mortel embarras où elle se trouvait depuis lesgraves événements de la nuit. Encore moinspouvait-elle confier à Brigitte qu’un homme occupait maintenant sapensée, qu’elle n’espérait plus qu’en lui et qu’elle l’attendaitavec impatience.

Camille en était là. Il lui tardait derevoir le courageux défenseur qui, au péril de sa vie, l’avaitarrachée des mains de deux abominables bandits. Elle lui devaitplus que la vie ; elle lui devait d’avoir échappé au sortinfâme que ces misérables lui réservaient. Et elle avait à peine eule temps de lui exprimer sa reconnaissance. Il s’était dérobé à sesremerciements avec une modestie qui ajoutait encore au prix duservice rendu.

Il avait promis de venir au boulevardVoltaire prendre des nouvelles de sa protégée. Mais tiendrait-il sapromesse ? Camille en doutait presque. Elle se disait qu’unhomme du monde se fait un devoir de secourir une jeune filleattaquée par des scélérats, dans une plaine déserte, mais qu’il nese croit pas tenu pour cela de rester en relations avec cette jeunefille rencontrée par hasard. Et ce sauveur était évidemment unhomme du monde, du meilleur monde même. Le nom qu’il portait, satournure, sa figure, ses façons distinguées indiquaient assez qu’ilappartenait à l’aristocratie de naissance.

Pourquoi aurait-il donné suite à uneaventure bizarre, qui sortait évidemment de son genre de viehabituel ? Le peu que Camille lui avait dit de sa situationpersonnelle et de son expédition à la recherche d’un assassinn’était pas fait pour engager un élégant gentleman àlui continuer sa protection, et encore moins à la seconder dans sonentreprise. Ils sont rares, les gens disposés à se faire agents depolice pour obliger une femme.

Et cependant, mademoiselle Monistrol nepouvait avoir recours qu’à ce jeune homme pour tâcherde retrouver non seulement l’odieux Zig-Zag, mais encore et surtoutCourapied et son fils qui venaient de payer si cher leurdévouement. Étaient-ils morts ou avaient-ils survécu à leurterrible chute ? Quoi qu’il en fût, Camille ne pouvait pas lesabandonner. Elle se reprochait déjà d’avoir suivi les avisde M. de Menestreau qui lui conseillait de rentrerchez elle et de ne pas s’exposer à partager le sort de sesmalheureux auxiliaires, en retournant cette nuit-là à la maisonmaudite.

Il avait eu cent fois raison del’empêcher de courir à sa perte, mais il ne l’empêcheraitcertainement pas de tenter l’aventure dans des conditions plusfavorables : à la clarté du jour et avec des armes plussérieuses qu’un pistolet de poche, avec un ami surtout, un amibrave et sensé qui ne reculerait pas devant un danger, mais qui nese risquerait qu’à bon escient.

Et cet ami ne pouvait être que lemême M. de Menestreau. Camille ne voyait que luiqui fût en état de remplir ce rôle difficile et périlleux. S’il nevenait pas, elle n’avait plus qu’à s’adresser à cette police dontelle avait eu si peu à se louer après la mort de son père et qui nelui inspirait plus la moindre confiance.

Elle reprit, en se levant, ses habits dedeuil et Brigitte la fit déjeuner sans parvenir à la distraire dessombres préoccupations qui l’assiégeaient. Camille comptait lesheures et se promettait de ne pas attendre indéfiniment. Elle netenait plus en place et pour tromper son impatience, elle descenditdans ce qu’elle appelait son jardin, c’est-à-dire dans l’enclos quientourait la maisonnette. Elle y cultivait quelques plates-bandesoù elle avait semé des graines qui commençaient à pousser etqu’elle ne manquait pas d’arroser matin et soir. Elleallait s’y mettre, lorsque le bruit d’une voiture qui s’arrêtait lafit tressaillir.

Elle tourna vivement la tête, et au lieude celui qu’elle attendait, elle vit descendre d’un joli coupémadame Gémozac et son fils.

Ils ne pouvaient pas arriver plus mal àpropos, mais il n’était plus temps de les éviter, et Camille vint àleur rencontre. Julien la salua et madame Gémozac l’embrassa surles deux joues, en lui disant du ton le plusaffectueux :

– Je viens vous chercher, ma chèreenfant, puisque vous ne venez pas nous voir. On ne parle que devous à la maison, et mon mari m’aurait accompagnée, si sa journéen’était pas prise par les affaires. Julien, qui n’est pas dans lemême cas, a voulu absolument venir avec moi.

Camille balbutia quelques mots deremerciement, mais on voyait bien que son esprit étaitailleurs.

– Comment avez-vous passé votre tempshier, après nous avoir quittés ? continua madame Gémozac. J’aieu grand tort de vous laisser seule dans cette maison, qui ne vousrappelle que de tristes souvenirs. Et, en vérité, je suis obligéed’insister pour que vous la quittiez le plus tôt possible. Nousvous aimons tous, et j’espère que vous vous considérez comme étantde notre famille. Ne nous faites pas le chagrin de vivre si loin denous.

– Je vous suis bien reconnaissante,madame, murmura la jeune fille, mais je vous ai dit pourquoi jedésire rester comme je suis. J’ai un devoir à remplir, et tantque je n’aurai pas retrouvé le meurtrier de monpère…

– Quoi ! vous persistez dans cetteidée, ma chère Camille ! mais c’est de la folie…une folie généreuse, j’en conviens…

– Oui, madame, et je n’en changeraijamais.

– Alors, mademoiselle, dit Julien,permettez-moi de vous rappeler que vous avez accepté monconcours.

– Je le sais, monsieur, et je ne m’enrepens pas. Mais je dois agir de mon côté, et j’ai maintenant desraisons de croire que je découvrirai ce misérable. Je sais qu’il arenoncé au métier qu’il faisait et qu’il n’a pas quittéParis.

– Il est donc impossible qu’il échappeaux recherches, si elles sont bien dirigées. On le reconnaîtra à laforme et à la dimension de ses mains, et je vais commencer pardonner aux agents que j’emploierai ce signalement particulier. Jeme joindrai à eux, s’il le faut, pour traquer cemisérable.

– Je vous remercie, monsieur, de vosbonnes intentions.

Camille pensait :

– Ce n’est pas vous qui retrouverezZig-Zag. Et le seul homme qui soit capable de le retrouver ne vientpas.

Madame Gémozac ne voulait pas contredireson fils, mais elle trouvait qu’il s’engageait très à la légère etelle se réservait de lui parler raison lorsqu’elle serait seuleavec lui.

La visite que cette mère prudentefaisait en ce moment à mademoiselle Monistrol, n’était passeulement une marque d’intérêt qu’elle voulait donner àl’orpheline ; cette visite avait un but. Madame Gémozacs’était fort bien aperçue que son fils était pris, et le matinmême, elle l’avait confessé. Julien, qui ne lui cachait rien,n’avait fait aucune difficulté d’avouer que Camille luiinspirait un amour sérieux. Et madame Gémozac, sansrepousser absolument l’idée d’un mariage avec la très richehéritière de l’inventeur Monistrol, jugeait qu’avant del’approuver, son devoir était de se renseigner sur cette jeunefille qu’elle connaissait à peine.

Camille était charmante, mais lesGémozac ne savaient presque rien d’elle. Ils ne l’avaient jamaisvue avant la mort de son père ; ils ignoraient comment elleavait vécu et ce qu’elle valait, au fond. Les amoureux nes’inquiètent jamais des détails, mais les mères tiennent às’informer.

Madame Gémozac n’était venue que pourcela et si elle avait amené son fils, c’est qu’elle se doutait bienqu’il viendrait sans elle et qu’il irait trop loin dès la premièreentrevue en tête-à-tête. Or, elle n’entendait pas qu’il se déclarâtsans son approbation et elle espérait bien l’empêcher des’embarquer dans une entreprise extravagante pour plaire à unejeune fille exaltée.

En attendant qu’elle pût le chapitrer àloisir, elle commença par détourner la conversation.

– Voilà donc la maison que vous nevoulez pas quitter ! dit-elle. Comment pouvez-vous tenir à unsi triste séjour !

– J’y ai toujours vécu, madame, et monpère y est mort, répondit assez sèchement mademoiselleMonistrol.

– Mais ce n’est pas une habitationconvenable pour une jeune fille.

– Pourquoi, je-vousprie ?

– Mais… parce que vous y êtes tropisolée. Avez-vous au moins, pour vous servir, cette femme dont vousme parliez hier ?

– Brigitte. Oui, madame. Elle est là.Voulez-vous la voir ? Je vais l’appeler.

– Non, c’est inutile. Montrez-moi plutôtcomment vous êtes installée. Votre chambre estlà-haut, je le sais. Mais je voudrais la revoir et revoir aussi cesalon où votre pauvre père est mort. Mon fils m’a raconté tout cequi s’est passé pendant cette horrible nuit.

– Je n’ai pas oublié ce qu’il a faitpour moi, murmura Camille.

– Et moi, mademoiselle, dit vivementJulien, je pense que ce que j’ai fait n’est rien en comparaison dece que je veux faire. Je n’attends qu’un mot de vous pouragir…

– Allons visiter l’intérieur de lamaison, interrompit madame Gémozac, qui voulait couper court auxoffres de services de son fils.

– Y tenez-vous beaucoup ? demandamademoiselle Monistrol.

– Mais, répliqua madame Gémozac, un peupiquée, je ne suppose pas que vous ayez l’intention de nousrecevoir dans cette cour, où tous les passants du boulevardVoltaire peuvent nous voir.

– J’y suis accoutumée, et, comme je n’airien à cacher, il m’importe peu qu’on me regarde.

– Fort bien, mademoiselle. Je comprendsque je vous gêne, et il ne me reste plus qu’à meretirer.

– Vous vous méprenez absolument, madame.Si je ne vous propose pas d’entrer, c’est qu’il m’est toujourspénible de traverser la pièce où l’on a assassiné mon père. Maisnous pouvons ne pas nous y arrêter.

– Il est encore plus simple de resterici. J’ai d’ailleurs très peu de temps à moi, et je vais prendrecongé de vous. Lorsqu’il vous plaira de venir me voir, vous serezbien reçue, et mon mari m’a chargée de vous rappeler que sa caissevous est ouverte.

Camille, blessée au vif, fit unmouvement qui n’échappa point à Julien.

– Il ne s’agit pas de cela, dit-ilvivement. Vous êtes, mademoiselle, l’associée de mon père, etl’argent que vous toucherez vous appartient. Je voudrais payer dema personne pour vous servir, et je vous demande en grâce dem’apprendre tout ce que vous savez sur l’homme que vous cherchez.Vous venez d’affirmer qu’il n’a pas quitté Paris.

– Il y était encore cettenuit.

– Vous l’avez vu ?

– Non, mais j’en suis sûre.

– Vous êtes donc déjà entrée encampagne ? demanda ironiquement madame Gémozac.

– Oui, madame, répondit sans hésiter lajeune fille.

– Vous n’avez pas perdu de temps, à ceque je vois. Et il me semble que vous pouvez vous passer duconcours de Julien.

– Je ne l’ai pas sollicité et si je l’aiaccepté, c’est que je suis déjà l’obligée de monsieur votre fils etqu’il ne m’en coûterait pas de lui devoir encore plus dereconnaissance. Mais je serais désolée qu’il s’exposât pour moi etqu’il risquât sa vie en m’aidant à chercher le meurtrier de monpère.

– Je suis prêt, s’écriaJulien.

À cette réponseenthousiaste, madameGémozac perdit toute mesure.

– Tu es fou, dit-elle à son fils. Je nesouffrirai pas que tu te fasses agent de police pour être agréableà mademoiselle.

– Je suis maître de mes actions,répliqua froidement Julien. Et je dois vous faire observer, mamère, que le lieu est mal choisi pour discuter sur cesujet.

– C’est juste. Partons. Tu ne me feraspas, je suppose, le chagrin de me laisser partirseule ?

– Non, ma mère ; mais j’espère quemademoiselle Monistrol me permettra de revenirbientôt.

Camille s’abstint de répondre. Ellesouffrait horriblement, et le zèle maternel de madame Gémozacmettait sa patience à une rude épreuve. Elle ne voulait ni offenserla mère ni rebuter le fils, mais elle était résolue à ne pas céder,dût-elle s’aliéner à tout jamais la femme du généreux associé deson père et décourager les bonnes intentions de Julien, quis’offrait à la servir.

– Adieu, mademoiselle, dit madameGémozac. Je regrette de vous avoir dérangée. Vous attendezquelqu’un, sans doute, et il est temps que nous lui cédions laplace.

– Vous vous trompez, madame, balbutiaCamille en rougissant.

– Je ne me trompe pas. Tenez ! onvient vous voir en voiture.

Un fiacre, en effet, s’arrêtait devantla palissade qui formait l’entrée de la cour, et, à la portière,apparaissait une figure que mademoiselle Monistrol reconnutparfaitement et qui disparut aussitôt.

– Nous gênerions ce monsieur, repritmadame Gémozac. Viens, mon fils. Nous n’avons plus rien à faireici.

Julien, cette fois, suivit sa mère sansdire un mot et Camille, humiliée, les vit remonter dans le coupéqui les avait amenés.

Le visiteur qui les mettait en fuiteavait baissé vivement le store et se cachait au fond de lavoiture.

– C’est lui ! murmura Camille. Ilcraint de me déplaire en se montrant. Enfin, je retrouve undéfenseur plus sérieux que ce brave jeune homme, qui prétendm’aimer et qui en est encore à compter sur la police pour arrêterZig-Zag.

Le coupé de madame Gémozac filarapidement et Camille crut voir que Julien se penchait à laportière pour tâcher de dévisager l’homme qui se dissimulait dansle fiacre.

Elle eut un remords d’avoir chagriné lefils et irrité la mère, alors qu’elle aurait pu, sans rougir, leurnommer ce visiteur et même le leur présenter. Mais pour leurexpliquer sa visite, il aurait fallu leur raconter les événementsde la nuit et elle sentait que ce récit serait pris en mauvaisepart. D’ailleurs, elle jugeait au moins inutile de leur parlerd’une expédition qui n’avait eu, jusqu’à présent, d’autre résultatque de porter malheur à un homme et à un enfant.

Du reste, elle était tout à la joie devoir arriver son sauveur. Il lui apportait peut-être des nouvellesdes amis disparus et elle avait tant de choses à luidire !

Il attendit, pour se montrer, que lecoupé fût loin et, quand il descendit, mademoiselle Monistrol avaitdéjà fait la moitié du chemin.

Il l’aborda, le chapeau à la main, etelle put apprécier ses avantages physiques, mieux qu’elle nel’avait fait à la clarté d’un bec de gaz de l’avenue de Clichy. Illui parut encore plus charmant. Sa physionomie, naturellementsympathique, avait pris une expression affectueuse et grave. Ilsouriait à peine, et ses yeux cherchaient à lire dans la pensée dela jeune fille qui le regardait sans baisser les siens.

– Excusez-moi d’avoir tant tardé,mademoiselle, dit-il doucement. Je ne suis pas venu ce matin, depeur de troubler votre sommeil. Vous deviez avoir grand besoin derepos. Et je crains d’être encore arrivé trop tôt, car je vous aidérangée… vous n’étiez pas seule.

– J’étais avec madame Gémozac et sonfils. Mon père, quand il est mort, venait des’associer avec M. Gémozac pour exploiter un procédédont il était l’inventeur et le jeune homme que vous avezaperçu en arrivant m’est venu en aide le soir du crime. Mais jevous parle de choses que vous ignorez, car, cette nuit, je n’ai paspu vous raconter mon histoire.

– Vous m’avez dit seulement que vouspoursuiviez l’assassin de votre père.

– Elle est simple et courte, monhistoire. Un misérable s’est introduit, un soir, dans notre maison.Il s’est jeté sur mon père, il l’a étranglé et il a pris la fuite.Je l’ai poursuivi jusqu’à la place du Trône où je l’ai vu seglisser dans une baraque de saltimbanques. J’y suis entrée, j’aivoulu le faire arrêter. Personne ne m’a écoutée et peu s’en estfallu qu’on ne m’arrêtât moi-même. M. Julien Gémozac setrouvait là par hasard et il m’a protégée sans me connaître… Maisquand je suis rentrée ici avec lui, j’ai trouvé mon pèremort.

– C’est affreux ! Commentn’avez-vous pas dénoncé l’assassin ?

– Je suis restée plusieurs jours entrela vie et la mort. Quand j’ai pu agir, il était trop tard. On avaitinterrogé un clown que j’avais signalé et on l’avait relâché. C’esthier seulement que j’ai pu retrouver sa trace… et vous savezcomment a fini le voyage que j’ai entrepris…

– Sur les indications des deux personnesqui vous accompagnaient, je suppose.

– Oui…, un homme qui faisait partie dela troupe de ce Zig-Zag.

– Quel singulier nom !

– L’assassin en a un autre, mais je neconnais encore que son nom de guerre. Le misérable s’estsauvé avec la femme d’un de ses camarades…, celui quim’a renseignée. Ce pauvre homme a un fils de douze ans, que nousavons emmené avec nous et qui a disparu comme son père. Mais,pardonnez-moi, monsieur… Je ne songe pas à vous prier d’entrer chezmoi.

Elle se dirigea vers lamaisonnette, M. de Menestreau l’accompagnaet ils trouvèrent à la porte Brigitte qui, s’étonnait de l’absenceprolongée de mademoiselle Monistrol et qui resta tout ébahie en lavoyant revenir avec un beau monsieur.

La brave femme aurait pu s’étonner aussique sa jeune maîtresse consentît à mener ce monsieur dans le salonoù elle venait de refuser d’admettre madame Gémozac. Mais ellen’avait pas assisté à l’entretien de Camille avec la mère et lefils et, d’ailleurs, elle n’entendait rien aux nuances de lapolitesse.

Camille conduisit tout droit sondéfenseur au premier étage et lui fit traverser la salle à manger,où elle ne mangeait plus depuis le crime.

– C’est là que l’assassin s’est caché,dit-elle.

– Comment s’y était-il pris pour ypénétrer ? demanda M. de Menestreau.Votre domestique n’avait donc pas fermé la porte de lamaison ?

– Nous n’avions pas de domestique. Celleque vous venez de voir n’est ici que depuis peu de jours. Mon pèrene songeait guère à se garder. Nous ne possédions rien qui pûttenter un voleur. Malheureusement, nous avions reçu, ce jour-là,vingt mille francs de M. Gémozac. Comment l’assassin l’a-t-ilsu ? Je l’ignore, mais il est certain qu’il lesavait.

Et voici comment l’horrible scène s’estpassée : mon père était assis devant cette table. Il achevaitun dessin qu’il devait remettre à son associé. Moi,j’étais ici, et je travaillais à l’aiguille. À la placeoù vous êtes, les rideaux étaient fermés, comme ils le sontencore. Tout à coup, entre les deux portières j’ai vu passer unemain qui les écartait…

– Comme ceci, ditM. de Menestreau en se reculant un peu.

En même temps, il se dégantait et de samain nue, il soulevait le rideau, une main blanche et fine, unemain aristocratique avec des doigts effilés et des ongles taillésen amande, juste le contraire de ce pouce crochu terminé par unegriffe, que Camille avait revu plus d’une fois dans sesrêves.

– Oui, murmura mademoiselle Monistrol,c’est là qu’elle était et c’est tout ce que l’assassin m’a montréde sa personne.

– Quoi ! vous ne connaissez pas sonvisage !

– Non… En se jetant sur mon père il arenversé la lampe… elle s’est éteinte, et…

– Alors, comment espérez-vous leretrouver ?

– Il a des mains de gorille, et il mesuffira de les voir pour dire « C’est lui ! » sansme tromper.

– En effet, voilà une particularité quipourra nous aider… si nous parvenons à le rencontrer.

– Vous en doutez donc ?

– Je crains que l’expédition de cettenuit ne l’ait décidé à décamper… si tant est que ce soit lui quioccupât la maison en ruines dont vous m’avez parlé.

– N’importe ! mes amis y sontrestés. Je ne les y laisserai pas.

– Je viens vous chercher pour vous yconduire. J’y serais bien allé seul, mais je ne sais au juste oùest situé ce coupe-gorge. Vous me le montrerez et nousaviserons.

– Merci. Je n’attendais pas moins devous, et je suis prête à vous suivre.

– Le fiacre qui m’a amené ici noustransportera à la porte de Saint-Ouen. Une fois là, nouscontinuerons à pied, et c’est vous, mademoiselle, qui m’indiquerezle chemin.

– Le chemin ? répéta Camille. Oui,j’espère que je le reconnaîtrai… et cependant, hier, je ne suis paspassée par la porte de Saint-Ouen.

– N’importe, mademoiselle, dit Georgesde Menestreau. Je me charge de vous conduire à l’endroit où je vousai rencontrée. Quand nous y serons, vous me signalerez la maison.Elle ne doit pas être très loin de là.

– À quelques centaines de pas, tout auplus.

– Alors ce sera facile… et je suisheureux de constater que vous avez confiance en moi, puisque vousvoulez bien m’accepter comme compagnon de voyage.

– Oh ! de grand cœur. Quepourrais-je craindre de vous, qui m’avez sauvée ?

– Rien, assurément. Et si vous pensezque personne n’y trouvera à redire…

– Qui donc pourrait me blâmer ?Depuis que j’ai perdu mon père, je suis seule au monde et nul n’ale droit de contrôler mes actions.

– Quoi ! vous n’avez pas même untuteur ?

– Non. Si j’en avais un, ce seraitM. Gémozac, le commanditaire et l’associé de mon pauvre père.Mais, à quoi bon le faire nommer ? Il est montuteur de fait, puisqu’il a entre les mains tout ce que jepossède. C’est lui qui encaissera l’argent queproduira le brevet d’invention dont j’ai hérité, c’est lui quiadministrera mon revenu…

– Raison de plus pour vous mettre enrègle avec la loi. Vous n’êtes pas majeure et il faut, de toutenécessité, qu’on vous nomme un tuteur ou qu’on vous émancipe. Maispardonnez-moi, mademoiselle, de me mêler ainsi de vos affaires.L’intérêt que je vous porte est ma seule excuse. Et puis, j’ail’expérience qui vous manque et si elle peut vous être utile, jeserai tout à votre disposition, en toute circonstance.

Pour le moment, il ne s’agit que de nousmettre en campagne et je vous demande la permission de préciserl’objet de notre expédition. Vous vous proposez d’abord deretrouver ce clown que vous accusez et qui porte un surnombizarre…

– Zig-Zag. C’est l’assassin, j’en suissûre.

– Je le crois, puisque vous le dites.Mais je doute fort qu’il nous attende dans la maison où vous avezinutilement essayé de le surprendre cette nuit. La tentative quevous avez faite a dû le mettre en défiance, et il se sera empresséde changer de domicile. Tout ce que nous pouvons espérer, c’estqu’il aura laissé des traces de son passage dans cette masure… desindices que nous utiliserons pour continuer lapoursuite.

– C’est cela, murmura Camille, quin’espérait guère mieux.

– Mais, repritM. de Menestreau, vous vous proposez aussi deretrouver vos deux auxiliaires que vous avez été forcéed’abandonner sous peine de partager leur sort.

– Oui, monsieur, eux surtout. Ils sesont sacrifiés pour moi, et j’ai déjà beaucoup trop tardé à lessecourir.

– Vous n’avez pas à regretter le tempsperdu, car, de deux choses l’une : ou ce bandit les a enfermésdans la cave où ils sont tombés, m’avez-vous dit, et dans ce cas,nous les délivrerons, car ils doivent y être encore – on ne meurtpas de faim en dix-huit heures – ou ils sont morts, soit queZig-Zag les ait assassinés, soit que la chute terrible qu’ils ontfaite les ait tués. Et, je ne vous le cache pas, cette dernièrehypothèse est probablement la vraie.

– Ils ont dû tout au moins se blesser entombant.

– S’ils ne sont que blessés, nouspourrons les retirer de ce caveau et les ramener chez vous, sansmettre qui que ce soit dans la confidence de cette étrangeaventure. Mais, s’ils sont morts sur le coup, laisserons-nous làleurs cadavres ?

– Non, certes. Ce seraitodieux.

– Il faudra donc, alors, faire unedéclaration au commissaire de police, lui raconter de point enpoint votre expédition nocturne, lui expliquer comment vous êtesentrée en relation avec ces gens-là, qui étaient des saltimbanques,camarades de l’assassin. Il se peut qu’on doute de la vérité de cerécit, et, si on y croit, la justice s’emparera de l’affaire. Vousserez mise de côté et vous ne pourrez plus poursuivre vosrecherches.

– Il m’en coûterait d’yrenoncer ; il m’en coûterait aussi d’être accusée de mensonge.Mais je souffrirai tout, plutôt que de laisser sans sépulture lecorps de mes malheureux amis.

– Je vous approuve, mademoiselle, ditchaleureusement M. de Menestreau, et, quoiqu’il advienne, je serai là pour vous conseiller et pour voussoutenir.

Maintenant que nous sommes d’accord surce que nous devons faire, nous n’avons plus qu’à partir.

– Je suis à vous, monsieur, réponditCamille. Veuillez aller m’attendre dans la voiture, je vais vous yrejoindre.

Le chevalier de mademoiselle Monistrols’inclina et sortit pendant que sa protégée montait au second étagepour se mettre en tenue d’expédition.

Quelques instants après, Brigitte,consternée, la vit passer devant la cuisine, et n’osa pas lui faireune objection sur ce départ improvisé, pas même lui demander oùelle allait ainsi, escortée par un beau jeune homme.

Et Camille ne jugea point à propos de lelui dire. Elle monta sans hésiter à côté deM. de Menestreau et le cocher, qui avait reçu lesordres de son voyageur, fouetta ses chevauximmédiatement.

En prenant place, la jeune fille sentitsous ses pieds un paquet assez volumineux.

– J’ai pensé à tout, lui dit son nouvelami. Je serai sans doute obligé d’explorer des lieux souterrains.Je me suis donc précautionné d’une corde et de quelques outils quipourront nous servir, là-bas.

– Je vous remercie, monsieur, réponditCamille, et j’entends vous accompagner partout.

– Je ne m’y oppose pas, à conditionpourtant que vous ne vous exposerez pas inutilement.

– Vous vous exposez bien, vous quin’avez personne à venger.

– Je pourrais vous répondre que c’estpour l’amour de l’art. J’adore les aventures et le danger m’attiretoujours. Mais j’aime mieux vous avouer que c’est surtout parsympathie pour vous, mademoiselle. Vous m’inspirez un sentimentparticulier que je ne sais comment définir. Vous vous moqueriez demoi si je vous disais que l’amour m’est venu subitement quand jevous ai rencontrée dans la plaine Saint-Denis, enblouse d’apprenti. Je ne crois pas plus que vous, aux coups defoudre. Mais la sympathie peut naître d’une circonstance commecelle qui nous a rapprochés. Je ne songeais pas à vous et vous nesongiez point à moi. Vous êtes seule au monde ; moi, je suisseul aussi. Je m’imagine que nous avons à peu près le mêmecaractère. Il n’en faut pas davantage pour que nous nousentendions, et sans doute il était écrit que nous devions noustrouver un jour face à face.

Mais je m’aperçois que j’ai l’air devous faire une déclaration. Ce serait tout au moins prématuré, etje vous prie de n’en rien croire.

– Je crois que vous êtes le plus loyalet le plus généreux des hommes, dit mademoiselle Monistrol trèsémue.

– D’ailleurs, reprit gaiement Georges deMenestreau, si je me permettais de vous adresser une déclaration,ce ne serait que pour le bon motif. Et je ne saurais à qui demandervotre main, puisque vous n’avez ni père ni mère, ni tuteur. Jeserais obligé, faute de mieux, de m’adresser à M. Gémozac, etce fabricant serait homme à s’imaginer que je n’en veux qu’à votrefortune.

– Je ne sais s’il vous prêterait dessentiments qui ne sont pas les vôtres, interrompit mademoiselleMonistrol, mais je ne dépends pas de M. Gémozac, et si jamaisje me marie, je choisirai moi-même celui que j’épouserai. Pour lechoisir, il faudra que je le connaisse bien…

– Et vous ne me connaissez pas du tout.Aussi je ne vous demande, quant à présent, que de me laisserespérer qu’après cette expédition, quel qu’en soit le résultat, nosrelations n’en resteront pas là.

– J’en serais très fâchée, dit vivementCamille ; vous serez toujours le bienvenu chez moi. Et,d’ailleurs, comment me passerais-je de votreappui ? Nous n’en finirons certes pas aujourd’hui avec cemisérable Zig-Zag… et je n’ai que vous pour m’aider à ledécouvrir.

– M. Gémozac connaît cependant vosprojets ?

– Oui, mais il lesdésapprouve.

– Et puis, il est trop vieux ; maisson fils ?… ce jeune homme que j’ai aperçu dans votre jardin,lorsque je suis arrivé ?

– Il les approuve, lui…, ou du moins ilfeint de les approuver… malheureusement il est incapable de s’yassocier utilement… tout à l’heure encore il me parlait d’employerdes agents de police.

– Qui ne trouveraient rien du tout. Ilstenaient le coupable, et ils l’ont laissé échapper. On ne peut pascompter sur eux. Et à nous deux, mademoiselle, nous ferons demeilleure besogne. Mais ayez donc la bonté de me renseigner avantque nous n’arrivions sur le terrain. Vous n’avez vu de ce Zig-Zagque ses mains, mais vous m’avez parlé d’une femme qu’il a enlevée.Comment est-elle ?

– Grande et brune. Je l’ai vue uninstant sur les tréteaux, où elle faisait la parade, et je l’aireconnue cette nuit, quand elle s’est montrée à la fenêtre de lamaison où nous allons.

– Bon ! vous la reconnaîtrez encorebien mieux ailleurs. Mais n’a-t-il pas été aussi question d’unchien ?

– Oui, le chien de Zig-Zag. Le bravehomme qui me servait l’a attrapé sur la place du Trône, au momentoù il tenait dans sa gueule une cassette qu’il rapportait à sonmaître. Courapied l’a muselé, enchaîné…

– Courapied, c’est le mari de lamaîtresse de Zig-Zag, n’est-ce pas ?… tous ces gens-là ont desnoms étranges.

– La femme s’appelle Amanda.

– Ça, ce n’est que ridicule. Alors,c’est le chien qui vous a guidés ?

– Oui, jusqu’à la maison en ruines. Ils’y est précipité. Courapied a voulu le suivre…

– Et il a fait la culbute dans le trou.Maintenant, mademoiselle, me voilà suffisamment informé. C’estcomme si j’avais fait partie de l’expédition. Et je suis en mesured’éviter les fausses manœuvres. Nous ne tarderons guère à entrer enaction. Ce fiacre, par miracle, a un cheval qui va comme le vent etnous approchons de la porte de Saint-Ouen.

– Il me tarde d’y être, dit simplementCamille.

La conversation tomba et un quartd’heure après, la voiture s’arrêta dans l’avenue, à la place mêmeoù la jeune fille s’était expliquée la veille avec son sauveur aupied d’un bec de gaz.

Les deux voyageursdescendirent ; M. de Menestreau sechargea du paquet qu’il avait apporté, et passa la porte, flanquéde Camille, qui, cette fois, ne redoutait plus l’inspection descommis de l’octroi.

Elle reprit avec son protecteur lechemin qu’elle avait parcouru la nuit, et elle reconnutparfaitement l’endroit où ils s’étaient rencontrés.

La maison de briques apparaissait dansla plaine, à quelques centaines de mètres de la route de laRévolte.

Mademoiselle Monistrol la montra àGeorges de Menestreau.

– C’est plus près que je ne pensais,dit-il, et je suis charmé de voir qu’il n’y a pas d’habitationsdans le voisinage. Nous pourrons opérer tout à notre aise. Personnene viendra nous déranger.

Il avait raison de compter sur lasolitude, car ces parages excentriques sont moinsfréquentés le jour que la nuit. Les rôdeurs qui s’y embusquent ouqui s’y réfugient pour dormir n’aiment pas la clarté dusoleil.

– Mais ne perdons pas de temps, repritGeorges ; il nous en faudra, pour visiter de fond en comblecette masure. Avançons, mademoiselle, je vous prie.

Camille ne se fit pas répéterl’invitation. Elle ne demandait qu’à marcher. Courapied et Georgetétaient là peut-être, ensevelis vivants sous les ruines etattendant avec angoisse qu’on les délivrât. Chaque minute de retardpouvait leur coûter la vie.

Elle arriva bientôt devant la façadedélabrée de la maison rouge, et elle reconnut sans peine la façadeoù Amanda s’était montrée et l’entrée du corridor où sesauxiliaires avaient disparu.

Les volets de cette fenêtre étaientrestés ouverts. La complice de Zig-Zag n’avait pas pris la peine deles refermer, après le coup de la trappe, et on pouvait en conclurequ’elle s’était empressée de déguerpir avec son amant et sonchien.

M. de Menestreau se fitexpliquer la scène telle qu’elle s’était passée et lorsque Camillelui eut indiqué le chemin que ses amis avaient pris, ildit :

– Si vous m’en croyez, mademoiselle,nous allons commencer par faire le tour de la maison. Elle doitavoir une porte de derrière, par laquelle les coquins se sontsauvés, et par laquelle nous allons entrer, sans risquer de tomberdans un trou.

Le conseil était bon. MademoiselleMonistrol le suivit et reconnut que l’autre façade avait encoreplus souffert. Le mur présentait de larges brèches, et les partiesqui restaient debout menaçaient de s’écrouler. Les briquessemblaient avoir été calcinées par la flamme etdisjointes par une explosion.

– J’y suis ! s’écria Georges ;cette bâtisse servait de dépôt à un artificier ; un beau jourles pièces auront pris feu et tout a sauté. L’accident n’est pasd’hier, car des plantes ont poussé dans les fentes de la muraille,et depuis, ces ruines ont dû servir de refuge à tous les malandrinsde la banlieue. Je ne serais pas surpris qu’on y eût fait de lafausse monnaie, mais j’ai peine à croire que Zig-Zag et samaîtresse aient habité là… fût-ce provisoirement.

Ah ! voici l’autre entrée… Au basd’un escalier dont les marches ne me paraissent passolides.

– Elles le sont assez pour nous porter,dit Camille en s’y lançant, avant queM. de Menestreau pût la retenir.

Il fut bien obligé de la suivre et ilarriva en même temps qu’elle dans une grande chambre, absolumentvide.

Il n’y avait que les quatre murs, unplafond crevassé et un plancher branlant.

– Nos coquins ont séjourné là, dit lejeune homme en poussant du pied une bougie éteinte qui avait rouléjusqu’à la porte.

– Oui, dit Camille, c’est dans cettechambre qu’ils se tenaient quand nous sommes arrivés devant lamaison. Je n’ai vu distinctement que la femme au moment où elles’est approchée de la fenêtre, mais je suis sûre que l’homme setenait dans le fond. J’ai même cru l’entrevoir uninstant.

– Il y était, n’en doutez pas,mademoiselle, reprit M. de Menestreau ;et le chien a passé par ici, car voilà son collier.

– Et, la corde qui s’est cassée,lorsqu’il a échappé à Courapied… et la courroie qui a servi à lemuseler.

– Donc, ces coquins l’ont emmené aveceux. Tant mieux ! il nous aidera peut-être à les retrouverencore une fois. Ce qui m’étonne, c’est qu’après avoir escamoté vosdeux compagnons, ils ne vous aient pas poursuivie.

– Je crois qu’ils l’auraient fait sid’autres bandits ne m’avaient pas assaillie sur la route. Ils seseront dit que ceux-là allaient leur épargner la peine de metuer.

– Quoi qu’il en soit, il ne paraît pasqu’ils aient passé le reste de la nuit dans cette masure. Il n’y ad’autre lit que le plancher. Je ne suppose pas non plus qu’ils yreviennent, maintenant que la mèche est éventée. Ils auront trouvéun domicile plus confortable…

– À moins qu’ils ne se soient réfugiésdans la cave où mes amis sont tombés.

– C’est invraisemblable. On a beau êtrescélérat, on n’aime pas à coucher près des cadavres des gens qu’ona tués.

Reste à savoir pourtant ce que sontdevenues leurs victimes, et, si vous m’en croyez, mademoiselle,nous allons les chercher. Ce n’est pas dans cette chambre vide quenous les trouverons. Sortons-en et allons visiter lecorridor.

Ils redescendirent l’escalier ensembleet en avançant le long du mur lézardé ; ils reconnurent que cecorridor traversait la maison de part en part. Et pas plus de cecôté-là que de l’autre, il n’y avait de porte pour en fermerl’entrée.

Il s’agissait d’explorer ce couloir seméd’embûches, et naturellement M. de Menestreautint à passer le premier. Il voulait même empêchermademoiselle Monistrol de le suivre, mais elle s’accrocha à sonpardessus et elle entra immédiatement derrière lui. Dureste, le chemin était assez large et on voyait le jour au bout, desorte qu’ils ne risquaient pas de mettre les pieds dans le vide.Ils marchaient d’ailleurs avec précaution et Georges ne faisait pasun pas avant d’avoir éprouvé la solidité des planches qui leportaient.

– Je vois le trou, dit-il au bout d’uninstant ; la trappe est restée ouverte. Voici le momentd’allumer ma lanterne pour explorer les profondeurs de cecaveau.

Il défit son paquet, en tira un fanalattaché au bout d’une longue corde qu’il déroula, et fit de lalumière avec des allumettes apportées à cette intention, car ilavait tout prévu ; après quoi, il se remit à avancerlentement jusqu’à l’ouverture, toujours suivi de prèspar Camille.

– Tiens ! il y a une échelle,s’écria-t-il.

Il y en avait une, en effet, dont lesdeux montants dépassaient le plancher et dont l’extrémité devaitposer sur le sol de la cave.

– J’espère bien que vous n’allez pasdescendre, dit vivement Camille.

– Je vais commencer par éclairer cesous-sol et quand je saurai ce qu’il y a au fond, je verrai cequ’il faut faire, répondit le jeune homme.

Et il laissa filer la corde au bout delaquelle se balançait la lanterne.

– Georget ! appela mademoiselleMonistrol, en se penchant sur le bord du trou noir.

Personne ne répondit.

– Ils sont morts, murmura-t-elle, en seserrant contre son nouvel ami.

– C’est fort à craindre ; le falotne touche pas encore le fond et j’ai déjà déroulé aumoins dix pieds de corde. Ah ! il y touche enfin ! unechute de cinq mètres, c’est plus qu’il n’en faut pour assommer unhomme et surtout un enfant. Et si vos amis avaientsurvécu à l’accident, ils se seraient servis de l’échelle pourremonter… à moins que Zig-Zag ne l’ait placée là après coup…pour aller les achever. C’est ce dont je vais m’assurer, carj’ai beau promener ma lanterne, je ne vois rien qu’un terrainnoirâtre, et je la remonte pour m’éclairer endescendant.

– Eh bien, je descendrai avec vous, ditCamille.

– Vous n’y pensez pas, mademoiselle.D’abord, ce chemin n’est pas praticable pour une jeune fille…encore, si vous étiez comme hier habillée en homme ! mais vosjupes vous gêneraient trop, et ce n’est pas tout : si lescorps de ces deux malheureux sont là, comment supporteriez-vous cespectacle !

À cette pensée, Camille ne puts’empêcher de frissonner.

– D’ailleurs, repritM. de Menestreau, ne faut-il pas toutprévoir ? Si Zig-Zag, caché quelque part dans ces ruiness’avisait tout à coup de nous couper la retraite en retirantl’échelle, nous resterions pris dans le traquenard, tandis qu’enrestant ici, vous veillerez sur la trappe ; au premier bruitsuspect, vous m’avertiriez du danger et je remonterais vivementpour vous porter secours.

– Et si au contraire, le misérable setenait au fond de cette cave… s’il se jetait sur vous…

– Il serait mal reçu. J’ai en poche unbon revolver à six coups et je lui casserais la tête avant qu’il metouchât. Et il ne pourrait pas me surprendre, car je vais avoirsoin de me faire précéder par ma lanterne.

Ayant, dit, le jeune homme, pour coupercourt à de nouvelles objections, mit le pied sur lepremier échelon et commença à descendre sans lâcher la corde qu’ilavait eu soin d’attirer à lui, afin de mettre son fanal hors de laportée d’un assaillant caché dans le caveau.

Camille resta dans des angoissesinexprimables. Ses yeux suivaient la lumière qui s’éloignait d’elleà mesure que M. de Menestreaus’enfonçaitdavantage et qui ne dissipait que très imparfaitement les ténèbresoù il se plongeait de plus en plus.

Enfin, la voix du brave explorateur luiarriva claire et distincte. Il luicriait :

– J’ai pris pied et jusqu’à présent jene vois rien. Je vais faire le tour du souterrain. Ne vous effrayezpas, si vous perdez de vue ma lanterne. Ce ne sera paslong…

En effet, la lumière disparut etcette éclipse, quoique annoncée, mit le comble aux terreursde mademoiselle Monistrol.

Il lui semblait qu’elle ne reverraitjamais son hardi défenseur, le seul véritable ami qui luirestât.

Elle attendit une minute, deux minutes,et n’y tenant plus, elle appela M. de Menestreaupar son nom.

L’appel resta sans réponse et le fanalne reparut pas. Alors le désespoir la prit.

– Il est mort, murmura-t-elle. Zig-Zagl’attendait… Zig-Zag l’aura étranglé. Zig-Zag… tue tous ceux quej’aime. Eh bien ! il me tuera aussi.

Et, sans plus réfléchir, elle se préparaà descendre à son tour dans ce gouffre d’où personne nerevenait.

Heureusement, mademoiselle Monistroln’eut pas le temps de donner suite à ce projet insensé.

Au moment où elle posait le pied sur lepremier échelon, une voix amie lui cria d’en bas :

– Me voici, mademoiselle.

Jamais soldat d’Afrique, égaré dans lessolitudes du Sahara algérien n’entendit avec plus de joie leclairon de sa compagnie qu’il cherchait depuis de longuesheures.

Camille reprit pied sur le plancher ducorridor et en se retournant, vit au-dessous d’elleM. de Menestreau qui remontait lestement avec salanterne.

Peu s’en fallut qu’elle ne se jetât àson cou quand il arriva en haut, un peu essoufflé, maisintact.

– Eh bien ? luidemanda-t-elle.

– Eh bien, il n’y a personne. Vos amisn’y sont pas et Zig-Zag est loin d’ici.

– Dieu soit loué ! J’ai eu bienpeur. Je ne voyais plus votre lumière et vous ne me répondiez pasquand je vous appelais.

– C’est que je n’entendais pas. Cettecave est très vaste et j’ai voulu en faire le tour pour savoir sielle a une issue. Je suis fixé maintenant. On n’y peut entrer et onn’en peut sortir que par cette trappe. Et elle n’ajamais servi qu’à emmagasiner du charbon. Il y en a encore des tasréduits en poussière noire.

– Alors, que sont devenus Courapied etson fils ? Ce misérable Zig-Zag aurait-il enterré leurs corpsà la place où ils sont tombés ?

– J’ai eu la même pensée que vous, maisj’ai examiné le sol avec beaucoup de soin et je mesuis assuré qu’il n’a pas été remué.

– Ils se seraient donc sauvés par cetteéchelle ?… c’est impossible, car, en tombant, ils ont dû seblesser gravement.

– Non. La poussière de charbon a amortile coup. Et j’admets très bien qu’ils se sont servis de l’échellepour sortir du caveau.

– Et ces brigands qui avaient tendu lepiège les auraient laissés fuir ! Je ne puis lecroire.

– Je vous dirai tout à l’heure,mademoiselle, comment j’explique leur disparition. Mais nousn’avons plus rien à faire ici, Permettez que j’éteigne mon fanal etque je supprime une preuve de notre passage.

Il souffla sa lanterne, la posa sur leplancher, empoigna les montants de l’échelle, lasouleva d’un bras vigoureux, et quand il lui eut fait perdre sonpoint d’appui par en bas, la lâcha dans le vide.

Elle tomba avec fracas sur le sol de lacave.

– Que faites-vous ? demanda Camillestupéfaite.

– Je prends mes précautions pour quepersonne ne passe plus par ce chemin. Maintenant partons !dit M. de Menestreau en ramassant sa cordeet son falot qu’il venait d’empaqueter.

Mademoiselle Monistrol ne fit pasd’objection. Elle subissait l’ascendant de son défenseur et elle nesongeait point à discuter ses actes ni à résister à sesconseils.

Ils firent encore une fois le tour de lamaison et ils reprirent en sens inverse le chemin qu’ils avaientsuivi pour y arriver.

Camille attendait queM. de Menestreau parlât, et elle n’osait pasl’interroger.

– Mademoiselle, dit-il tout à coup, jevais vous affliger en vous enlevant une illusion. Vous me demandezoù sont ces deux saltimbanques auxquels vous vous êtes fiée. Maconviction est qu’ils sont allés rejoindre Zig-Zag, et qu’ilsétaient d’accord avec lui pour vous attirer dans unpiège.

– Eux ! c’est impossible !Courapied hait ce lâche scélérat qui lui a pris sa femme et Georgetdéteste sa belle-mère qui ne cessait de le maltraiter.

– Tous ces coquins s’entendaient contrevous. La scène de la trappe était préparée d’avance. Vos deuxguides s’y sont jetés sachant bien qu’ils tomberaient sur un tas depoussière de charbon et qu’ils ne se feraient pas de mal.Ils comptaient que vous les suivriez dans cetrou…

– Mais ils auraient pu tout aussi bienme tuer avant d’arriver à la maison.

– Pas impunément. On vous aurait trouvéemorte sur la route de la Révolte ; on aurait ouvert uneenquête et les soupçons se seraient peut-être portés sur lemeurtrier de votre père. Zig-Zag ne voulait pas mettre une secondefois la police à ses trousses. Il aimait beaucoup mieux vousétrangler dans cette cave ou tout simplement vous y enfermer etvous y laisser mourir de faim. Il aurait retiré l’échelle qui aservi à ses complices pour s’évader ; il aurait refermé latrappe et personne ne serait jamais venu vous délivrer, car cettemaison en ruines est abandonnée depuis des années. Le coup étaitbien combiné et c’est un miracle qu’il ait manqué. Savez-vouspourquoi ils ne vous ont pas poursuivie ? C’est qu’ils ont cruque vous étiez tombée dans le caveau et qu’ils y ont courud’abord.

Camille baissait la tête et ne pouvaitpas se décider à condamner ses amis.

– Veuillez raisonner froidement,reprit M. de Menestreau. Ce Courapied et sonfils ne sont pas restés dans le souterrain. On les a donc aidés àen sortir. Comment se fait-il que vous ne les ayez pas revus ?S’ils étaient vos amis, ils auraient couru tout droit chez vous.Ils s’en sont bien gardés. Donc, ils étaient contre vous, et toutprouve qu’ils ont décampé avec les autres bandits. Mais rienne prouve qu’ils ne recommenceront pas. Zig-Zag saitmaintenant que vous avez juré de le poursuivre à outrance ; ila dû jurer, lui, qu’il se débarrasserait de vous. Et nous voyons dequoi il est capable. Il ne se tiendra pas pour battu. Il voustendra d’autres pièges, et Dieu veuille que vous y échappiez. Ilpeut aussi vous attaquer la nuit dans cette maison où vous vivezseule et où vous avez eu l’imprudence de recevoir sescomplices.

– Que faire donc ? murmura la jeunefille. Conseillez-moi, monsieur, vous qui m’avez sauvée.

– Je vous conseille de déménager, delouer un appartement dans un quartier plus habité et de prendre undomestique sûr. Je pourrais, si vous m’y autorisiez, me charger devous trouver tout cela.

– Madame Gémozac m’a fait la mêmeproposition… et j’ai refusé.

– Acceptez, mademoiselle, et ne vousbrouillez pas avec une famille dont le chef a votre fortune entreses mains. Quand vous serez logée convenablement, renoncez auxexpéditions dangereuses, et fiez-vous en à moi pour découvrirl’assassin de votre père.

– Comment le reconnaîtrez-vous ?…Vous ne l’avez jamais vu.

– Et vous, mademoiselle, vous n’avez vuque ses mains et vous me les avez décrites. J’en sais donc autantque vous et j’ai sur vous un grand avantage, c’est que Zig-Zag neme connaît pas. Voulez-vous me donner plein pouvoir d’agir à votreplace ? Je vous promets que je réussirai.

Camille hésitait à répondre. Georges deMenestreau reprit :

– Donnez-vous le temps de réfléchir,mademoiselle. Je ne vous propose pas de vous reconduire auboulevard Voltaire. Je vais, si vous me le permettez, vous mettreen voiture, et demain, à quatre heures, j’aurai l’honneur de meprésenter chez vous pour vous soumettre des projets que je ne puispas… que je n’ose pas vous expliquer ici.

– Je vous attendrai, monsieur, ditmademoiselle Monistrol, très émue, très troublée, mais trèsdésireuse de savoir où son nouvel ami voulait en venir.

Chapitre 7

 

 

Huit jours se sont passés et lasituation a changé de face.

Camille Monistrol pense toujours àvenger son père, mais elle pense aussi beaucoup à Georges deMenestreau qui lui a déclaré ses sentiments, et qui aspireouvertement à l’épouser.

Julien Gémozac s’est déclaré aussi, endépit des conseils de sa mère, et n’a obtenu de mademoiselleMonistrol que des réponses évasives. Il soupçonne qu’il a un rival,mais ce rival, il ne l’a jamais rencontré chez la jeune fille, caril n’ose pas s’y présenter en dehors des heures qu’elle luiindique. Il se contente de servir d’intermédiaire entre Camille etM. Gémozac père, qui ne désapprouve qu’à demi les assiduitésde son fils, et qui croit, plus que jamais, au succès productif ducondensateur inventé par feu Monistrol. Julien broie du noir etessaie, sans y réussir, de se distraire en jouant un jeud’enfer.

Alfred de Fresnay a triomphé sans tropde peine des scrupules de la comtesse de Lugos. Il l’a installéedans le petit hôtel de la rue Mozart, meublé enquarante-huit heures par un tapissier expéditif, et il s’est lancéà corps perdu dans la carrière, nouvelle pour lui, de protecteurattitré.

Il n’a pas encore eu à s’en repentir. LaHongroise n’affiche pas pour lui une passion violente, mais elle letraite bien, et elle l’amuse énormément. C’est une femme àsurprises : tantôt triste et maussade, tantôt gaie jusqu’à lafolie. Jamais la même, et cependant toujours prête à inventer desextravagances pour divertir son seigneur et maître. Elle ne parleplus de sa noblesse ni de ses ancêtres, et il n’est plus questionde M. Tergowitz.

Fresnay commence à croire qu’elle estnée à Batignolles ou à Belleville, mais c’est là le moindre de sessoucis. Il lui suffit qu’elle soit inédite, – c’est son mot quandil parle d’elle, – et, en effet, parmi les gens de sa bande, aucunne l’a encore reconnue, quoiqu’il ne se prive pas de la montrer. Illa mène au cirque, et il s’exhibe avec elle aux Champs-Élysées etau Bois, en voiture découverte. C’est pourquoi il ne regrette pasl’argent qu’elle lui coûte, et il brave gaiement le danger de setoquer d’elle au point de la prendre au sérieux.

Olga, la femme de chambre soupeuse, asuivi la fortune de sa maîtresse et la sert avec un zèle et unefidélité exemplaire ; Fresnay a déjà essayé plus d’une fois delui arracher des confidences sur le passé de la soi-disantcomtesse. Olga est restée muette comme un poisson, et les largesgratifications qu’elle encaisse ne lui délient pas la langue. Maiselle s’ennuie de l’existence facile et douce que le prodigue Alfredlui a faite, et on voit qu’elle préférerait se remettre à tirer lescartes. Elle a la nostalgie de la vie de Bohême.

L’hôtel où Fresnay l’a logée avec madamede Lugos ne ressemble guère à la maisonnette où, à l’autre bout deParis, mademoiselle Monistrol passe de tristes heures dans unesolitude à peine interrompue par les visites de ses deux amoureux,car elle n’a aucune nouvelle de Courapied ni de Georget, etelle commence à croire, commeM. de Menestreau, qu’ils sont allés rejoindreZig-Zag.

L’oncle d’Alfred avait été, en sontemps, un viveur effréné ; c’est dans le sang des Fresnay, etle neveu ne faisait que suivre les traditions de sa famille. Cetoncle qui possédait soixante bonnes mille livres de rentes et quiavait écorné son capital avec des horizontales de son temps,s’était avisé, sur le tard, de se ranger, ou du moins derégulariser ses fredaines, en faisant bâtir une petite maison poury loger ses dernières amours. Le vieux coureur, emporté par uneattaque de goutte remontée, n’avait pas eu le temps de réaliser celouable projet. Mais il était écrit que l’hôtel ne changerait pasde destination, et madame de Lugos méritait bien del’occuper.

Situé à l’angle aigu que forme la rueMozart avec la rue de la Cure, ce logis faisait honneur àl’architecte qui avait su tirer le meilleur parti possible d’unterrain très restreint. Un pignon, du style gothique belge, avecune terrasse en guise de jardin, s’avançait comme un cap vers leshauteurs de Passy, et les passants pouvaient croire que la façadepresque monumentale cachait de vastes appartements, tandis qu’iln’y avait guère à chaque étage que trois pièces assezexiguës : un salon et une salle à manger au premier ; lachambre à coucher et le cabinet de toilette de madame, ausecond ; et, sous les combles, le logement de la femme dechambre, en attendant la cuisinière et le domestique mâle queFresnay avait promis.

L’ameublement n’était pas encorecomplet. Mais, au train dont allait le bailleur de fonds, lesobjets d’art et les bibelots coûteux ne devaient pas se faireattendre. Tel qu’il était d’ailleurs, une femme, même difficile,pouvait fort bien s’en contenter.

Fresnay, dès le premier jour, avait prisdes habitudes. Il venait chercher la comtesse à quatre heures pourla promener dans une élégante victoria qu’il avait louée aumois ; il dînait avec elle au restaurant, et il lui consacraittoute sa soirée, dans la plus large acception du mot, c’est-à-direqu’il la quittait vers deux heures du matin pour aller finir sanuit au cercle où le baccarat le maltraitait beaucoup moins depuisle commencement de sa liaison.

Madame de Lugos, entre autres qualités,avait celle de porter la veine.

Donc, un lundi, par un joli tempsprintanier, Alfred descendait un peu plus tôt que de coutume la rueMozart au grand trot du cheval qui traînait sa voiture delouage.

La comtesse, ordinairement, l’attendaitsur sa terrasse, ou derrière les vitres de la porte-fenêtre quifaisait face à la rue, mais ce jour-là, elle n’était pas à sonposte, et en levant les yeux, Alfred crut apercevoir au dernierétage, à travers les carreaux d’une lucarne, une silhouettemasculine.

– Déjà ! dit-il entre ses dents. Ceserait drôle et je ne prendrais pas la chose au tragique. Je neserais même pas fâché d’avoir barre sur cette excellente Stépana…car enfin, je ne compte pas la garder à perpétuité et quand l’envieme prendra de rompre, je ne serais pas fâché d’avoir un bonprétexte.

La silhouette disparut bien avant que laVictoria s’arrêtât devant une petite porte latéralequi tenait lieu de porte cochère à cet hôtel sansprétention.

Alfred avait une clef pour son usagepersonnel, et c’était le cas ou jamais d’en user pour surprendre ladame qui portait le prénom essentiellement hongrois de Stépana, –en français, Étiennette, – un petit nom champêtre, peu répanduparmi les comtesses.

Il dit à son cocher d’avancer et d’allerstationner un peu plus bas, descendit lestement, ouvrit avecprécaution et se glissa sans bruit dans le vestibule où d’habitudeOlga venait le recevoir.

Cette fois, elle n’y était pas ;mais, en prêtant l’oreille, il lui sembla entendre sa voix et mêmeun éclat de rire qui ne partait pas du rez-de-chaussée.

– Il me paraît qu’on s’amuse là-haut,dit-il tout bas. Si j’allais me trouver nez à nez avec unmonsieur ?… Je ne tiens pas à m’embarquer dans une querellepour les beaux yeux de cette rousse… Mais, bah !… pour unefois que je trouve l’occasion de jouer les Othello, je ne veux pasla manquer… Ça m’amusera peut-être.

Il monta l’escalier à pas de loup et,arrivé sur le palier du premier étage, il s’arrêta pourécouter ; puis, n’entendant plus rien, il entr’ouvritdoucement les portières qui masquaient l’entrée du salon, et il eutun spectacle qu’il n’avait pas prévu.

Ce salon était divisé en deux partiespar une cloison, ouverte au milieu, une cloison mobile qu’onpouvait enlever à volonté et dont l’ouverture n’avait pas encore derideaux.

Dans le compartiment qui confinait aupalier de l’escalier, immédiatement sous les yeux d’Alfred, maislui tournant le dos, Olga, assise devant un guéridon en laque, setirait les cartes ou les tirait à sa maîtresse qu’il ne voyait pas,ou plutôt qu’il ne voyait que par intervalles.

Elle apparaissait un instant, à sixpieds du sol, et elle disparaissait aussitôt, ramenée en arrièrepar le balancement régulier d’un trapèze sur lequel madame setenait debout, en costume complet d’acrobate ; maillot couleurchair, courte jupe rose, souliers de satin attachés avec descothurnes[28],cheveux dénoués, flottant sur les épaules nues.

– Il faut qu’elle ait été saltimbanque,pensa Fresnay. Je m’en suis toujours douté.

Et au lieu d’entrer brusquement pourmettre fin au jeu, il se tint coi pour jouir tout à son aise de cespectacle qui ne manquait ni d’originalité ni de charme.

Contempler sa maîtresse perchée sur uneescarpolette, c’est un plaisir que peu de gens peuvent se procureret l’excentrique Alfred se divertissait fort à regarder cettevision intermittente d’une créature bien découplée, allant etvenant par les airs, comme un oiseau… ou comme un battant decloche.

Il se garda bien de la déranger ;d’autant que la devineresse Olga se mit à parler tout haut et qu’iln’était pas fâché d’entendre ce qu’elle disait à lacomtesse.

Les amants sérieux ont bien le droit deprofiter de ces occasions-là et c’est à peu près le seul cas où ungalant homme peut écouter aux portes sans compromettre sadignité.

– Encore le valet de cœur ! s’écriala soubrette. C’est une bonne carte, mais elle revient tropsouvent.

– Jamais trop ! répondit au volmadame de Lugos.

– Nous l’avons vu aujourd’hui. Mais s’ilse rencontrait avec le roi de trèfle…

– Je m’en fiche du roi detrèfle.

– Moi pas. Le trèfle, c’est de l’argent.Et puis, voilà une dame de carreau qui me gêne… c’est de labrouille à propos d’une femme…

– Celle qui se mêlera de mes affairespassera un mauvais quart d’heure, répliqua la comtesse, du haut deson perchoir volant ; mais je ne crains personne.

– Allons, bon ! leneuf de pique, à présent ! La plus mauvaise cartedu jeu !… la manque !… tout çafinira mal.

– Assez ! tu m’ennuies avec tesprédictions. Va-t’en là-haut préparer ma douche. Il est temps queje me mette à ma toilette. Le baron va arriver.

– Et il ne faut pas qu’il se trouve becà bec avec le valet de cœur.

– Bon ! se dit Fresnay, il paraitque c’est moi qui suis le roi de trèfle.

– Va donc ! reprit la comtesse. Jemonterai dans cinq minutes. Et tu redescendras pour enlever lechevalet, le trapèze et les cordes. Si le baron voyait tout ça, ilen resterait bleu, et il serait capable de me lâcher, quand j’aiencore besoin de lui.

Olga plia bagage, se leva et se dirigeavers l’escalier, pendant que sa noble maîtresse exécutait sur labarre fixe ce que les gymnastes appellent unrétablissement.

Fresnay eut la présence d’esprit de secacher sous les plis du rideau, juste au moment où la soubrettel’écartait pour sortir, et il opéra avec tant de précision, qu’ellepassa sans le voir.

Un amant plus épris aurait profité del’occasion pour la suivre de loin, afin de s’assurer que le valetde cœur n’était pas dans la chambre à coucher ou dans lecabinet de toilette ; mais Fresnay n’était pasjaloux, et il ne résista pas au désir de faire une niche à madamede Lugos.

Il entra sur la pointe du pied et il latrouva assise sur le trapèze, le corps renversé en arrière, lesmains cramponnées aux cordes d’appui et les jambeshorizontales.

– Bonjour, comtesse ! dit-il de savoix la plus douce.

Elle se redressa vivement, sauta à terreet vint se planter devant lui en croisant ses bras sur sapoitrine.

– Comment êtes-vous entré ici ?demanda-t-elle d’un ton sec.

– Par la porte, répondit Alfred, sans sedéconcerter. Vous savez bien que j’ai une clef.

– Je ne vous l’aurais pas confiée sij’avais prévu que vous en abuseriez pour m’espionner.

– Moi ! vous me connaissez bienmal. Je vous laisse pourtant toute liberté et je ne viens jamaisqu’aux heures où vous m’attendez. Je suis en avance aujourd’hui,c’est vrai, mais je ne regrette pas d’être arrivé un peu plus tôt,car je vous ai surprise dans un costume qui vous va fort bien, etj’ai pu constater que vous possédiez un talent dont vous ne m’avezjamais parlé.

– Je vous ai dit que j’aimais tous lesexercices du corps. Et j’en suis complètement privée depuis que jedemeure ici, car j’attends toujours le cheval de selle que vousm’avez promis.

– Bien riposté, Stépanette ! ditAlfred en riant. Tu l’auras cette semaine. J’en ai vu un auTattersall qui te convient à merveille. Personne nepeut le monter.

– Je me charge de le mettre aupas.

– J’y compte bien et par lamême occasion, je vais m’en payer un dont j’ai envie depuis quinzejours. Nous monterons le matin et tu épateras leshabituées de l’allée des Poteaux.

– À la bonne heure ! je pardonne…Mais aussi quelle idée de tomber ici sans criergare !

Votre voiture n’est donc pas arrivée parle haut de la rue ?

– Mais, si ; seulement tu étaisabsorbée par tes tours de force et tu ne l’as ni vue ni entendue.Voilà ce que c’est que de trop aimer la gymnastique.

– C’est un goût qui date de mon enfance.Mon père m’a donné mes premières leçons quand j’avais à peine septans. Vous êtes monté ici tout droit ?

– Mon Dieu, oui ! et j’avouequ’avant de me montrer je me suis amusé à te regarder parl’interstice des rideaux. J’ai admiré ta force et tasouplesse : j’ai ri des bêtises que te contait ta femme dechambre.

– Comment se fait-il qu’elle ne vous aitpas vu ?

– Elle ne pensait qu’à ses cartes, etquand tu l’as envoyée là-haut, elle a passé tout près de moi sansse douter que j’étais là.

– Il est bon qu’elle le sache, dit lacomtesse, en se rapprochant de l’escalier et en élevant lavoix.

– Madame m’appelle ? cria lacamériste.

– Non. Monsieur vient d’arriver.Dépêche-toi d’apprêter ce qu’il faut pour m’habiller, réponditmadame de Lugos.

– Est-ce pour avertir le valet de cœurque tu parles si haut ? demanda en souriant Alfred.

– Mon cher, je ne veux pas de scènes dejalousie. Je n’ai pas d’amant, vous le savez fort bien ; lejour où il me plaira d’en prendre un, je ne me gênerai pas pourvous le dire. Et je vous déclare dès à présent que j’en aiassez de la solitude où vous me confinez. Vos amis doiventpenser que vous avez honte de moi, et j’entends quevous me les présentiez… en commençant par celui qui était avec vouslorsque je vous ai rencontré au café des Ambassadeurs.

– Gémozac ! s’écria Fresnay. Envoilà un dont la société ne te procurerait aucunagrément !

– Pourquoi donc ? demanda lacomtesse. Le soir où je l’ai vu, il m’a paru charmant, et à moinsque vous ne soyez jaloux de lui, je ne vois pas pourquoi vous ne mel’amèneriez pas.

– Je ne demanderais pas mieux, mais iln’y a plus rien à faire de ce garçon-là. Il estamoureux. Encore si c’était pour le mauvais motif ! maisil veut épouser l’objet. C’est un homme à la mer.

– Et de qui donc est-il siépris ?

– D’une orpheline… comme dans les dramesde M. d’Ennery.

– La fille de l’inventeur Monistrol.Vous m’avez parlé d’elle au restaurant des Ambassadeurs.

– Peste ! quellemémoire !

– Je n’oublie jamais rien de ce que vousdites, mon cher. Je ne suis pas comme vous, qui ne vous souvenezplus d’une foule de choses que vous m’avez promises.

– Le cheval de selle ? tu l’aurasdemain.

– J’y compte ; mais vous vous étiezengagé à me tenir au courant des faits et gestes de votre camaradeGémozac et depuis que j’ai consenti à habiter rue Mozart, vousn’avez pas une seule fois prononcé son nom devant moi.

– Si je m’étais douté que l’histoire deses amours vous intéresserait, je vous en aurais rebattu lesoreilles.

– Comment ne m’intéresserais-je pas àune jeune fille malheureuse et à votre meilleurami ?

– Ils ne sont à plaindre ni l’un nil’autre. La petite aura des millions qui ne lui coûteront rien, etsi elle ne correspond pas à la flamme de Julien Gémozac, il a dequoi se consoler, car il sera encore plus riche qu’elle. Vous allezme dire que l’argent ne fait pas le bonheur. Moi, je vous répondraiqu’il y contribue diablement, et vous conviendrez que j’airaison.

– Alors, mademoiselle Monistrol n’aimepas ce jeune homme ?

– Il paraît que non.

– Il est pourtant fort bien de sapersonne.

– Oui, mais l’amour, c’est comme la foi,ça vient ou ça ne vient pas. Le soir où je t’ai rencontrée, çam’est venu tout de suite.

– Ne dites donc pas de bêtises. Vousavez eu un caprice pour moi, mais de l’amour, allons donc !Vous n’êtes même pas jaloux.

– Comme un tigre !

– Si vous l’étiez, vous ne blagueriezpas tant… et vous auriez commencé par monter pour voir s’il n’yavait pas quelqu’un là-haut, dit madame de Lugos en regardant à ladérobée par la fenêtre qui donnait sur la rue Mozart.

– C’est que je crois à ta vertu, ôStépana ! Vas-tu pas me reprocher d’avoir confiance entoi ?

– Avec vous, il n’y a pas moyen deparler sérieusement. J’y renonce et je vais m’habiller pour sortiravec vous.

– Le fait est que, dans ce costume, tues à croquer. Mais il serait peut-être insuffisant pour aller dînerà Madrid ou au Pavillon d’Armenonville. C’est dommage ? Tuaurais un succès !… Ce n’est pas la petite bourgeoise duboulevard Voltaire qui pourrait s’exhiber en maillot.

– Qu’en savez-vous ? demandavivement la comtesse.

– Oh ! ce n’est de ma part qu’uneappréciation, mais elle doit être juste. Je déshabille une femme dupremier coup d’œil et je ne me trompe jamais. Affaire d’habitude.Je n’ai fait qu’entrevoir la demoiselle en question, le soir oùelle s’est fait mettre à la porte d’une baraque, à la foire au paind’épice, mais ça m’a suffi. Elle appartient à la grande catégoriedes maigres qui promettent. Elle engraissera plus tard, mais pourle moment, elle n’est pas encore à point, tandis que toi, maStépanette !…

– Moi, j’ai vingt-huit ans, mon cher. Etmademoiselle Monistrol m’est très sympathique. Où en est-elle de sacampagne contre l’assassin de son père ? Si j’étais à la placede M. Gémozac, j’aurais déjà retrouvé ce bandit.

– C’est possible. Tu as de l’initiative,toi, et de l’audace et de l’entregent[29]… tandis que ce pauvre Julienn’est pas débrouillard. Croirais-tu qu’il s’est adressé àune agence de renseignements ?… célérité, discrétion… il paietrès cher des drôles qui font semblant de chercher Zig-Zag et quiboivent au cabaret l’argent de mon naïf ami. Du reste, je suisconvaincu que ce Zig-Zag est un personnage fantastique. Cesaltimbanque au pouce crochu n’a jamais existé.

– Comment ! au poucecrochu ?

– Ah ! c’est vrai, tu ne sais pas…eh ! bien, la jeune Monistrol déclare qu’elle n’a vu de luique sa main et que cette main est faite de telle sorte que personnen’en possède une pareille. Julien me l’a décrite, d’après cequ’elle lui en a dit et rien que d’y penser, j’en ai la chair depoule. Figure-toi une patte de homard, une main d’orang-outang,velue, crochue, avec des ongles recourbés comme desgriffes…

– Mais c’est absurde… cette pauvreenfant, troublée par la peur, aura mal vu et si elle fonde sur cedétail l’espoir de retrouver le meurtrier, elle n’y parviendrajamais.

– Je le crains et je t’avoue que çam’est parfaitement égal. Mais Julien n’en dort pas… il en sèche surpied. Sa mère qui le voit pincé a beau le chapitrer, il va tous lesjours au boulevard Voltaire et quand la demoiselle ne le reçoitpas, il passe des heures entières à contempler la maison. Un de cessoirs, il ira jouer de la mandoline sous les fenêtres de sabelle.

Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il a unrival.

– Vraiment ? je croyais que cettejeune fille était sage.

– Oh ! ce doit être un rival pourle bon motif. Elle ne songe qu’à se marier. Et le monsieur qu’ellereçoit est sans doute animé des intentions les pluspures.

– Quoi ! elle reçoit unmonsieur !

– Mon Dieu, oui. Et elle le reçoit encachette. Julien, qui le guette, n’a pas encore pu apercevoir sonvisage. Il arrive en voiture fermée, et Julien n’a pasencore eu la chance de se trouver là au moment où il débarque.Quand le galant préféré est entré, on ne reçoit pas l’amoureuxtransi et mon toqué d’ami n’a pas la patience d’attendre que cemonsieur sorte.

Du reste, alors même qu’il le verrait,il n’en serait pas beaucoup plus avancé ; car,vraisemblablement, il ne le connaît pas.

– Qui sait ? murmura la comtesse,pensive.

– Est-ce que çat’intrigue ?

– Pourquoi pas ? Je suis trèscurieuse et les problèmes à résoudre m’attirent toujours. Jem’imagine que si j’étais en relations avec mademoiselle Monistrol,je lui donnerais de bons conseils.

– Mais tu ne la rencontreras jamais surton chemin. Laisse donc là cette persécutée, et va t’habiller pourvenir avec moi faire un tour au Bois. Par ce beautemps, il doit y avoir un monde fou. Et si tu mets ta nouvelletoilette, toutes les femmes en auront la jaunisse.

– Tu tiens absolument à aller auBois ! demanda la comtesse, en reprenant tout à coup letutoiement câlin.

– Non… mais on ne peut guère aller quelà… et d’ailleurs, si nous dînons à Madrid…

– Il n’est pas l’heure de dîner.Pourquoi n’irions-nous pas en attendant, faire une visite àmademoiselle Monistrol.

– Faire une visite à mademoiselleMonistrol ! répéta Fresnay. Et à quel titre, bon Dieu !Tu ne la connais pas et elle ignore que tu existes.

– Qu’importe ? répliqua froidementla comtesse. Tu me présenteras.

– Belle recommandation, ma foi ! Jel’ai vue, une seule fois, pendant un quart d’heure, et, si elle nem’a pas oublié, elle a gardé de moi un très mauvais souvenir,attendu que je l’ai plantée là le soir où on a tué son père.Gémozac m’en a beaucoup voulu et il a dû s’en plaindre à la jeunepersonne.

– Eh ! bien, ce sera une excellenteoccasion de lui offrir tes excuses. Je les appuierai et elle tepardonnera.

– Tu es folle. Sous quel diable deprétexte veux-tu que je conduise chez cette fillette la comtesse deLugos ?

– Et pourquoi n’irais-je pas lavoir ? Parce que je suis votre maîtresse ?

– Mais, quand il n’y aurait quecela…

– Fort bien. Alors, vous me considérezcomme indigne d’être reçue par une honnête femme ?

À cette interpellation inattendue laréponse était délicate, et Fresnay essaya de s’en tirer par unbiais.

– Eh ! s’écria-t-il, elles sontassommantes les honnêtes femmes. Laissons-les confire dans leurvertu et amusons-nous sans elles. Veux-tu que je te lance dans lemonde des grandes horizontales ? Tu n’as qu’à parler. Je lesconnais toutes et elles te feront fête. Veux-tu courir lesbastringues de barrière ou pénétrer les mystères du bal Bullier etdes brasseries du Quartier Latin ? Tu en grillais d’envie,quand j’eus le bonheur de faire ta connaissance sur laterrasse du concert des Ambassadeurs. Si cette fantaisie t’a passé,en as-tu une autre ? Je me charge de la satisfaire, mais ne medemande pas de te traîner chez une petite sotte dont tu ne tesoucies nullement, ni moi non plus.

– Que de phrases pour dire que vousrefusez de faire ce que je veux ! C’est la premièrefois ; ce sera la dernière.

Alfred, impatienté, allait répliquervertement, lorsque, la femme de chambre entra endisant :

– Le bain est prêt et il n’y a pluspersonne là-haut. Il faut croire que…

Olga s’arrêta court. Elle venaitd’apercevoir monsieur, et elle regrettait vivement d’enavoir déjà trop dit, par étourderie, car madame de Lugos l’avaitavertie qu’il était là.

– Il y avait donc quelqu’un ?ricana Fresnay.

– Non, monsieur. La langue m’a fourché,répliqua la soubrette, avec une rare impudence.

– Parions que c’était le valet decœur.

– Bon ! monsieur m’a entendue tirerles cartes à madame. Mais le petit jeu et le grand jeu, c’est desbêtises. Je n’y crois pas moi-même. Ce que j’en faisais, c’étaitpour amuser madame.

– Et-tu m’as amusé aussi sans t’endouter.

– Mon cher, dit la comtesse d’un tonsec, vous n’êtes pas venu ici, je suppose, pour causer en maprésence avec ma femme de chambre, et vous allez me faire leplaisir de me laisser seule avec elle : j’ai besoin de sessoins et je n’ai pas besoin de vous.

– Alors, tu ne veux pas dîner avecmoi ?

– Pas plus que vous ne voulez meconduire où j’ai envie d’aller.

Fresnay avait bonne envie de se fâcher,mais madame de Lugos lui plaisait encore beaucoup, et ilappartenait à l’espèce très répandue des amants que lacontradiction excite. Il ne voulait pas céder, et il ne lui étaitpas désagréable d’être maltraité.

– Je te répète, ma chère, que ce seraitune extravagance, dit-il vivement. Aie tous les caprices que tuvoudras, mais pas celui-là.

– Il n’y a que les extravagances qui medivertissent, et je trouve que je n’en fais pas assez. Si vouscroyez que c’est gai, ici ! Le dépôt des Omnibus à gauche, lesjardins du couvent de l’Assomption à droite ! On doit moinss’embêter, au boulevard Voltaire. Je compte m’en assurer un de cesjours.

– J’espère que tu ne t’aviseras pasd’aller là-bas sans moi.

– Non, je me gênerai, peut-être, ditironiquement la comtesse qui redevenait faubourienne, au grandamusement d’Alfred.

– Même si je te le défendais ?reprit-il pour la pousser à bout.

– Surtout si vous me le défendez ;on ne me mène pas en laisse comme un toutou, moi.

– Je m’en aperçois. Tu es d’une race quin’a jamais supporté l’esclavage et je n’ai pas la prétentiond’humilier le noble sang qui coule dans tes veines. Mais, moiaussi, je veux être libre.

– À votre aise, mon cher. Maintenant, unpeu de place, s. v. p.

Et, après avoir écarté Fresnay d’unrevers de main, la descendante des seigneurs madgyars saisit letrapèze, s’enleva à la force du poignet, enjamba la barre fixe et,une fois qu’elle y eut pris position, se mit à exécuter lesvoltiges les plus difficiles et les plus périlleuses.

– Charmant ! dit Alfred, qui riaità se tenir les côtes. Tu devrais débuter au Cirqued’Été.

– Faudrait pas m’en défier, riposta lacomtesse en lançant son trapèze à toute volée.

– Ça vaudra mieux que de faire desvisites ennuyeuses.

– Rangez-vous, si vous ne voulez pas quela barre vous cogne le museau. Je ne réponds pas de lacasse.

– C’est juste. Décidément, tu refusesdevenir au Bois ?

– Gare donc ! Si vous restez là, jevais vous abîmer le portrait.

– Diable ! j’y tiens à monportrait. Et je te tire ma révérence… je reviendrai quand tu serasfatiguée de faire de la gymnastique.

– Je n’y renoncerai que pour faire del’équitation. Ne revenez qu’avec le cheval que vous m’avezpromis.

– Demain, alors, adorable Stépanette. Nequitte pas ton perchoir. Olga va me reconduire jusqu’à mavoiture.

– Olga ! je te défends debouger.

Elle faisait triste mine, la pauvreOlga. Elle se sentait en faute et elle ne savait auquel entendre.Elle se décida pourtant à reculer jusque dans le premiercompartiment du salon et, en passant près d’elle,Fresnay put lui jeter ces mots, sans que la comtesse qui sebalançait dans les airs les entendît :

– Dix louis pour toi, si tu viens mevoir demain dans la matinée. Tu trouveras bien une heure pourt’échapper avant que ta maîtresse soit levée.

La camériste, interloquée, ne dit ni ouini non, et Fresnay descendit vivement l’escalier.

Un amant d’une autre trempe serait partinavré, et il s’en allait le cœur très gai. Il ne s’était jamaisfait illusion sur la noblesse ni sur les sentiments de lasoi-disant comtesse de Lugos, et elle se présentait maintenant sousun nouvel aspect qui ne déplaisait pas du tout à ce chercheur demaîtresses excentriques. Le ton canaille qu’elle venait de prendredonnait du piquant à son langage, et le goût qu’elle affichait pourles exercices pratiqués par les saltimbanques ajoutait encore aucharme de cette liaison bizarre. N’a pas qui veut une acrobatecapable de jouer au besoin les grandes dames.

Quant au projet qu’elle annonçait de seprésenter chez mademoiselle Monistrol, Fresnay y attachait peud’importance, comptant bien que cette lubie passerait vite. Ilpensa cependant qu’il ne ferait pas mal d’avertir son ami Julien,afin de le mettre à même de prendre des mesures préventives pourempêcher le vice de violer le domicile de la vertu. Il voulaittâcher de rencontrer Gémozac le plus tôt possible, et il ne tenaitpas à dîner au bois de Boulogne.

– Au cercle ! dit-il à son cocheren remontant dans sa victoria.

Le cercle où les deux amis, Alfred etJulien, passaient volontiers quelques heures dans la journée etassez souvent la nuit, entière, ne comptait pas parmiles plus aristocratiques de Paris ; ce n’était pas non plus unde ces tripots déguisés où on entre comme dans une auberge. On nes’y montrait pas très difficile pour les admissions ; maisencore fallait-il être présenté régulièrement et subir l’épreuved’un scrutin pour en faire partie comme membrepermanent.

Il est vrai qu’on pouvait aussi y dînercomme invité et y passer la soirée après dîner, c’est-à-dire yrester jusqu’au lendemain matin et même y jouer à tous lesjeux.

Tolérance dangereuse s’il en fût, etqu’on ne pratique pas dans les grands clubs. On parlait depuislongtemps de la supprimer ; mais comme il n’en était encorerésulté aucune aventure fâcheuse, le comité n’avait pas pris dedécision à ce sujet.

Il arrivait même quelquefois quel’invité prenait les cartes avant le dîner et qu’on fermait lesyeux sur cette infraction formelle à un règlement déjà trop peusévère.

C’est pourquoi Fresnay, en entrant dansla salle consacrée au baccarat, fut médiocrement surpris de voirautour de la table de jeu deux ou trois figuresnouvelles.

Il n’était pas venu pour passer en revueles pontes. Il cherchait Julien Gémozac, et il ne l’aperçut pastout d’abord, par l’excellente raison que Julien, qui tenait labanque en ce moment, tournait le dos à la porte dusalon.

En revanche, Fresnay n’eut pas plus tôtpassé cette porte qu’il fut accosté par un habitué de la partie, unviveur avec lequel il entretenait depuis longtemps des relationssuperficielles, mais très familières. Leur liaison était de cellesqui se nouent aussi aisément qu’elles se dénouent et qui ne setransforment jamais en intimité sérieuse.

Ces amitiés-là foisonnent à Paris. On serencontre sur le boulevard, au cercle, au restaurant,chez les demoiselles à la mode, on se prête même au besoinvingt-cinq louis, mais c’est tout.

On ne va pas l’un chez l’autre, et l’unpeut disparaître un beau matin, sans que l’autre s’en inquiète lemoins du monde.

– Qu’est-ce qu’on fait à lapartie ? demanda Fresnay à ce camarade de plaisirs quis’appelait Daubrac en un seul mot et qui écrivait son nom avec uneapostrophe.

– Rien d’extraordinaire, répondit cejoyeux garçon. Les gros joueurs ne sont pas encore arrivés, et lespetits ont été tellement ratissés dans ces derniers temps qu’ilssont un peu écœurés. C’est notre ami Gémozac qui leur taille unebanque assez modeste.

– Tiens ! c’est vrai… jel’aperçois maintenant. Gagne-t-il ?

– Je crois que oui, car j’entendsgeindre les pontes.

– Alors, j’attendrai qu’il ait fini. Jene veux pas couper sa veine. J’ai pourtant bien besoin de luiparler.

– Demandez-lui donc pourquoi, depuisquelques jours, il a l’air lugubre. Il n’a pourtant pas, que jesache, subi une de ces culottes qui assombrissent l’existence d’unhomme. D’ailleurs, il est riche… ou du moins, il le sera… Son pèrea des millions.

– Il a peut-être des peines de cœur. Çase passera.

– Ça se passe toujours. Et à propos defemmes, savez-vous, mon cher, que vous exhibez maintenant unerousse qui fait fureur partout où elle se montre ? Personne nela connaît. Est-il indiscret de vous, demander d’où ellesort ?

– De son pays. C’est une étrangère quej’ai dénichée et que je compte garder pour moi.

– On prétend que vous l’avez enferméedans une tour d’ivoire, entre Auteuil et Passy… Oh ! je nevous en blâme pas. L’oiseau pourrait bien s’envoler si vous ne lemettiez pas en cage. Je connais des amateurs qui leguettent.

Fresnay ne répondit pas à cette inviteaux confidences. Il regardait un monsieur qui venait de s’approcherde la table et de jeter un billet de banque sur le tapis, et iltrouvait que ce nouveau ponte ressemblait étrangement àM. Tergowitz, le compatriote de Stépana.

– Connaissez-vous ce bonhomme-là ?demanda-t-il en le désignant du doigt à Daubrac, qui répondit,après l’avoir examiné :

– Non. C’est la première fois que je levois ici. Et je crois bien qu’il n’est pas du cercle. C’estprobablement un invité, comme on nous en amène de temps à autre.Voilà une liberté qu’on ferait bien de supprimer ! Vous verrezqu’un de ces jours, on introduira ici un bon grec[30] qui raflera l’argent de tout lemonde et qu’on ne reverra plus.

– Je serais curieux de savoir qui aprésenté celui-là et comment il se nomme.

– C’est facile. Lui et son parrain ontdû s’inscrire sur le registre des dîneurs. Je vais y aller voir.Il a une tête qui ne me va pas.

– Et vous reviendrez me renseigner, ditFresnay en se dirigeant vers la table de jeu.

Il alla se placer en vis-à-vis dupersonnage qui l’intriguait et il se mit à le dévisager avec toutel’attention dont il était capable. C’était un homme jeune encore,grand, brun et élégamment tourné, dont les traits rappelaientbeaucoup ceux du Hongrois que Fresnay, du haut de la terrasse desAmbassadeurs, avait vu causant au concert avec laprétendue comtesse de Lugos. Mais maintenant il se présentait deface, et Fresnay n’était pas absolument sûr que les deux ne fissentqu’un.

Ce qu’il put constater d’une façoncertaine, c’est que ce monsieur était un veinard. Il avait attaquéla banque de Gémozac avec un billet de cinq cents francs et pousséhardiment le paroli[31]jusqu’au coup de trois, de sorte qu’il avait quatre millefrancs devant lui.

– Je tiens le coup, dit Gémozac, quecette perte avait presque décavé, car il avait pris la banque àcent louis, et depuis qu’il taillait, il avait à peine doublé cecapital.

– Sacrebleu ! pensa Fresnay, il, vase faire enfiler dans les grands prix. Et ce sera mademoiselleMonistrol qui en sera cause, il joue pour se consoler des rigueursde cette péronnelle. Mais j’y vais mettre ordre.

Le coup fut perdu par Julien, qui fitdemander cinquante louis à la caisse du cercle, pour continuer sabanque, enlevée en cinq minutes.

– Il ne sait pas à qui il a affaire, lemalheureux ! disait Alfred entre ses dents. Si cet individuest le Hongrois de Stépanette, il ne doit inspirer aucuneconfiance. Il ne triche pas en ce moment puisqu’il netient pas les cartes… mais ça viendra !

Il faut absolument que j’avertisse cenigaud de Julien.

Et il manœuvra pour se rapprocher de sonami auquel il ne pouvait pas décemment faire des signes deloin.

La galerie s’était renforcée d’uncertain nombre de gens attirés par les exclamations qui saluaientla veine du nouveau venu, et Fresnay eut quelque peine à se démêlerde cet attroupement pour arriver jusqu’au banquier.

En route, il fut arrêté par Daubrac quilui dit à demi-voix :

– C’est un M. Tergowitz… et il aété présenté comme invité par ce major polonais qui a un nomimpossible à prononcer.

– Bon ! je suis fixé !grommela Fresnay.

Et il s’en alla frapper sur l’épaule deGémozac, juste au moment où le tableau sur lequel pontait leHongrois avait fait banco.

Julien se retourna, vit son ami et seleva en disant :

– À un autre ! la banque estlevée.

Les pontes murmurèrent, car ilsn’avaient eu qu’une bien petite part de la banque de Gémozacenlevée par le nouveau venu, en quatre coups, dont un dernier, oùil jouait tout seul. Mais comme ils ne pouvaient pas forcer Gémozacà continuer, le silence se fit promptement ; et comme onparlait de mettre la banque aux enchères, l’invité dittranquillement :

– Je la prends à mille louis.

C’était le comble de l’aplomb pour unoiseau de passage qui n’était pas membre du Cercle, mais personnene réclama contre cette illégalité, parce que chacun espérait serefaire sur ce vainqueur qui exposait une grosse somme avec tant dedésinvolture.

Fresnay s’était aussitôt emparé deGémozac, et il s’empressa de l’entraîner dans un coin dusalon.

– Tu es donc fou ! lui dit-il àdemi-voix. Gagner péniblement deux cents louis et les reperdre entrois coups, c’est absurde.

Julien, pour toute réponse, haussa lesépaules.

– Parbleu ! reprit Alfred, je teconseille, maintenant, de me reprocher d’avoir meublé l’hôtel defeu mon oncle pour y installer ma Hongroise.

– Tu en as le droit, et moi j’ai ledroit de jouer. Quand on fait des sottises, peuimporte que ce soit pour une farceuse ou pour l’amour de la dame depique.

– Soit ! mais sais-tu contre qui tuviens de perdre ton argent ?

– Non, et ça m’est parfaitement égal. Jejoue pour me distraire… et je n’ai même pas regardé l’individu quim’a fait sauter.

– Eh bien ! regarde-le, maintenantqu’il a pris ta place. À qui trouves-tu qu’ilressemble ?

– Je crois l’avoir déjà vu quelque part,mais…

– Je vais te dire où tu l’as vu. Terappelles-tu le noble étranger qui faisait des signes à ma comtessede Lugos, le soir où elle est venue s’asseoir à notre table sur laterrasse du café des Ambassadeurs ?

– Très bien… et, en effet, celui-ci aune tête dans le même genre.

– Je suis à peu près certain que c’estlui. Et je suis fixé sur un autre point ; ma douce amie metrompe avec ce gentilhomme qu’elle appelle du joli nom deTergowitz. Elle m’a juré qu’il était retourné dans son pays. Or, jele retrouve ici, et je soupçonne que tout à l’heure il était chezelle. Il ne perd pas son temps, ce Madgyar… depuis qu’il a pris labanque, il abat à tous les coups… et là-bas, rue Mozart, il prendma place quand je n’y suis pas.

– Eh bien ! ne joue pas contre luiet mets cette drôlesse à la porte, puisqu’elle se moque detoi.

– Je finirai par là, certainement,quoiqu’elle m’amuse beaucoup, mais je vais bien t’étonner ent’apprenant qu’elle est très occupée de toi… et d’une autrepersonne.

– Que veux-tu dire ?

– Mon cher, je viens de me querelleravec cette toquée parce qu’elle voulait me forcer à laprésenter à mademoiselle Monistrol.

– Voilà, par exemple, un excèsd’impudence ! et je serais curieux de savoir comment cettefille a pu…

– Tu as oublié que le jour où nousl’avons rencontrée, nous avons parlé devant elle de l’assassinat dupère Monistrol. Et il faut croire que notre conversation l’afrappée, car elle y revient sans cesse. C’est à ce point que je medemande si elle ne connaît pas le gredin qui a fait le coup. Sic’est vraiment ce saltimbanque de la foire au pain d’épices, je nem’étonnerais pas trop qu’elle l’eût rencontré dans ses voyages, carje la soupçonne d’être du métier. Je viens de la surprendreexécutant sur un trapèze des tours d’une hautedifficulté.

Elle a dû faire partie d’une troupe deBohémiens acrobates.

– Je suis heureux de constater que tu nela prends plus pour une vraie comtesse, dit ironiquement Gémozac.Quant à ses relations avec le scélérat que je cherche, je n’y croispas du tout.

– Si pourtant je parvenais à découvrirque ce beau M. Tergowitz n’est autre queZig-Zag ?…

– Regarde donc ses mains.

– J’avoue qu’elles sont blanches et quele pouce crochu n’y est pas. Il s’en sert avec une dextéritéremarquable. Les cartes glissent entre ses doigts comme desanguilles… Et elles lui sont propices, car il rafle tout. Le majorpolonais qui l’a invité à dîner pourrait bien nous avoir amené ungrec.

– Laisse là les conjectures et fais-moile plaisir de me dire ce que tu as répondu à ta Hongroise, quandelle a eu l’audace de te demander de la conduire chezmademoiselle Monistrol.

– Je lui, ai répondu :jamais ! Et elle s’est fâchée tout rouge. Là-dessus, je suisparti, parce que je n’aime pas les scènes. Mais sa proposition m’adonné à réfléchir. Il y a là un petit mystère à éclaircir et jel’éclaircirai demain matin. La femme de chambre de Stépana viendrame voir chez moi. Deux billets de cent francs lui délieront lalangue et elle me renseignera complètement sur sa maîtresse…peut-être même sur M. Tergowitz.

Et toi ? où en es-tu, au boulevardVoltaire ?

– Toujours au même point. J’y vais tousles jours et on me reçoit une fois sur quatre… quand la place estlibre.

– Et tu ne te décourages pas ? Ilfaut que tu sois bien pincé.

– Aujourd’hui encore, je me suis juré den’y plus retourner. Et j’y retournerai demain !… c’est plusfort que moi. Tu ne comprends pas ça, toi, parce que tu n’as jamaisaimé sérieusement.

– Non, mais si ce malheur m’arrivait, jene resterais pas dans l’incertitude. Je voudrais au moins connaîtremon rival et je m’expliquerais avec lui, car enfin, permets-moi dete le dire, tu joues en ce moment un rôle ridicule. Quen’attends-tu ce monsieur sur le boulevard et que ne l’abordes-tucarrément, puisque tu n’as pas le courage d’obliger mademoiselleMonistrol à te dire ce que c’est que cepersonnage ?

– Elle me l’a dit hier. Il senomme M. de Menestreau.

– Le nom ne nous apprend rien. Commentl’a-t-elle connu ?

– Il lui a rendu un service, parait-il.Elle m’a laissé entendre qu’il se faisait fort deretrouver l’assassin du père Monistrol.

– C’est quelque intrigant qui auraflairé qu’elle est riche et qui cherche à se mettre dans ses bonnesgrâces, afin de l’épouser. Tu ne dois pas souffrir qu’elle selaisse circonvenir par un homme qui n’en veut qu’à son argent.Pourquoi n’avertirais-tu pas ton père de ce qui se passe ? Iln’est pas officiellement son tuteur, mais c’est lui qui administrela fortune, et il a le droit de donner au moins des conseils. Qu’ilaille voir la jeune personne et qu’il la mette en demeure de luiprésenter ce M. de Menestreau. Quand tusauras à quoi t’en tenir sur cet individu, tu aviseras. Épouse oun’épouse pas, c’est ton affaire ; mais commence par déblayerle terrain.

– Tu as raison, je verrai mon pèredemain matin. Il n’est pas absolument opposé à mon projet demariage qu’il a deviné, tandis que ma mère n’en veut pas entendreparler.

– Je comprends ça. Mais fais ce que jete dis ; moi de mon côté, je vais m’informer, et à nous deux,nous finirons bien par savoir à quoi nous en tenir sur ton rival etsur l’origine de ses relations avec mademoiselleMonistrol.

Tiens ! Tergowitz a levé la banqueet il fait Charlemagne[32].Il s’en va les mains pleines d’or, de plaques et de jetons. Jeraconterai ça demain à ma Hongroise. En attendant, viens faire untour aux Champs-Élysées, en voiture. Ça t’éclaircira lesidées.

Chapitre 8

 

 

Pendant que le baron de Fresnay menaitjoyeuse vie avec la fausse comtesse et que Georges de Menestreaufaisait sa cour à Camille Monistrol qui ne le rebutait pas,Courapied et son fils passaient mal leur temps, fort loin duboulevard Voltaire et encore plus loin de la rue Mozart.

Ils n’étaient pas morts, comme Camillel’avait cru assez légèrement, et ils n’étaient pas non plus allésrejoindre Zig-Zag, comme l’affirmait sans preuvesM. de Menestreau.

Ils habitaient, bien malgré eux, un forttriste lieu et ils ignoraient comment ils y étaient venus,quoiqu’ils se souvinssent très bien de leur chute et des incidentsqui l’avaient précédée.

Après un évanouissement plus ou moinslong, ils s’étaient relevés moulus, meurtris et endoloris, maisintacts et plongés dans une obscurité profonde.

Leurs pieds foulaient une terre froide,leurs mains étendues touchaient des murailles humides et au-dessusde leurs têtes ne filtrait pas le plus petit filet dejour.

Tout indiquait qu’ils étaient enterrésvivants et destinés à mourir de faim.

Le père et le fils, après avoir échangéde tristes réflexions, s’étaient mis à essayer de parcourir lecaveau où ils étaient tombés, par leur faute.

Sans lumière, ce n’était pas commode,mais en tâtonnant ils reconnurent que ce souterrain était unegalerie étroite et si basse que Courapied, debout et le bras levé,pouvait toucher la voûte. Jusqu’où s’étendait cette galerie ?impossible de le savoir, et ils s’arrêtèrent avant d’en avoirtrouvé la fin.

En revanche, ils constatèrent qu’ellen’était pas vide. Des deux côtés, il y avait des barriques rangéesavec soin et des tas d’objets dont ils ne purent pas, au toucher,déterminer la nature, pendant cette premièreexploration.

Évidemment, ce n’était pas là qu’ilss’étaient jetés en se lançant trop vite dans le corridor, à lasuite de Vigoureux. Un saut de six à sept pieds ne leur aurait pasfait perdre connaissance. On les y avait donc portés avant qu’ilsfussent revenus à eux, et on les y avait enfermés ; muréspeut-être, dans l’aimable intention de les y laisser périrlentement.

Zig-Zag et sa complice Amanda pouvaientseuls avoir imaginé ce supplice épouvantable et s’ils s’étaientdispensés d’achever leurs victimes, c’est qu’ils avaient, sansdoute, la certitude absolue qu’elles ne pourraient pass’échapper.

Courapied n’avait certes jamais entenduparler de l’histoire d’Ugolin, réduit à manger ses enfants, mais ilcomprenait l’horrible sort qui les attendait, lui et son fils, etil regrettait amèrement de s’être embarqué, pour servirmademoiselle Monistrol, dans une expédition qui avait si malfini.

Le seul espoir qui lui restât, c’étaitque la jeune fille eût échappé aux assassins embusqués dans lamaison rouge et qu’elle eût le courage de revenir avec des agentsdélivrer ses auxiliaires, pris dans un piège abominable.

Mais cette délivrance hypothétique,pouvait tarder et, en attendant, il fallait vivre.

Pour le moment, les prisonniersn’avaient pas faim, car ils s’étaient amplement rassasiés chezmademoiselle Monistrol. Brigitte leur avait servi un excellent etplantureux dîner, avant qu’ils se missent en route. Mais dansquelques heures, ce repas, qui menaçait d’être le dernier, seraitdigéré et l’appétit reviendrait. Comment le satisfaire ?Depuis quelque temps, la misère les avait accoutumés à jeûner, maison ne peut pas jeûner indéfiniment et la mort est au bout d’uneabstinence trop prolongée.

Ils souffraient déjà une autre tortureque la faim. Vivre dans les ténèbres, c’est mourir à moitié. Etquelles ténèbres ! celles des entrailles de la terre ; lanuit du tombeau, lourde, opaque. Elle les oppressait comme s’ilseussent porté sur leurs épaules le poids de l’édifice en ruines quipesait sur les voûtes de ce caveau maudit. Et elle aggravaitconsidérablement leur situation, car ils ne pouvaient pas sediriger, faute d’y voir clair, et en marchant à l’aventure, ilscouraient grand risque de tomber dans un autreprécipice.

Le désespoir prit Courapied. Il secoucha sur le sol et, attirant son fils à lui, il attendit la mort.Ce fut le sommeil qui vint, un sommeil qui ressemblait à uneléthargie et que Georget respecta. Il n’avait pas envie dedormir, le brave enfant, et pendant que son père se reposait,il se mit à chercher un moyen de sortir de là.

À son âge, on ne se décourage pasfacilement, et quelque chose lui disait que sa destinée n’était pasde finir ainsi.

Il chercha à se rendre compte de ce quileur était arrivé, et à peser les chances de salut qui leurrestaient.

D’abord, où étaient-ils ? Cettemaison qui avait tant de caves servait-elle de repaire habituel àune bande de brigands ou de faux monnayeurs ? Pourquoi yavait-on laissé des tonneaux, puisque les gens qui l’habitaientautrefois l’avaient abandonnée ?

Le souterrain n’avait-il qu’une issue,ou bien aboutissait-il à une ouverture donnant sur lacampagne ? La cave qui lui servait d’antichambre devait êtrede l’autre côté du mur, au pied duquel ils avaient reprisconnaissance. Mais où était la porte de communication ?Il s’agissait de la trouver ou d’en trouver une autre. On lesavait poussés dans cette boîte de pierres ; puisque on yentrait, on pouvait en sortir. Et si on avait voulu les y tuer,c’eût été déjà fait. Donc, tout espoir n’était pasperdu.

Mais Georget comptait peu sur lessecours qui pourraient lui venir du dehors. Mademoiselle Monistrol,elle-même, devait y regarder à deux fois avant de recommencer uneentreprise qui avait failli lui coûter la vie, en admettant qu’ellefût encore de ce monde. Georget ne comptait que sur lui-même, caril craignait que les émotions et la chute n’eussent un peu troubléle cerveau de son père.

La grande difficulté, c’étaitl’obscurité, et, de plus, la privation de lumière lui causait unesouffrance physique : ses yeux croyaient voir danser desétincelles, et il lui semblait, par moments, qu’on lui écrasait lespaupières.

Que n’aurait-il pas donné d’une simplechandelle et d’un paquet d’allumettes ?

Il se rappela tout à coup que, le matinmême, en rôdant sur la place du Trône pour ramasser des morceaux depain d’épices, il avait pris, sur une table placée devant un café,une pincée de bûchettes soufrées et phosphorées, qu’il voulaitrapporter à son père, qui n’avait rien pour allumer sapipe. La présence de mademoiselle Monistrol l’avait empêché de leslui remettre. Mais étaient-elles encore dans sa poche depuis qu’ilavait changé de costume ? Il ne s’en souvenait pas ; etalors même qu’il ne les aurait pas laissées dans la poche de saculotte de paillasse, elles avaient dû tomber et s’éparpiller surle sol quand il avait fait la culbute dans le trou.

Il se fouilla avec une indicibleémotion, car, suivant qu’il les trouverait ou qu’il ne lestrouverait pas, c’était la vie ou la mort.

Bientôt, il poussa un cri de joie, quine réveilla pas Courapied.

Les allumettes y étaient.

Georget, avec des précautions infinies,tira de la poche de son pantalon ces allumettes, centfois plus précieuses pour lui, en ce moment, que desdiamants ou des perles.

Mais sa joie fut de courte durée, car enles comptant, il constata qu’il y en avait en toutneuf !

Ce n’était pas avec cette minceprovision qu’il pouvait découvrir une issue pour sortir dusouterrain, et, dans tous les cas, il fallait la ménager, carautant d’allumettes brûlées, autant de chances de salutperdues.

Prendraient-elles feu, seulement, quandil voudrait s’en servir ? L’humidité de la cavepouvait les avoir détériorées au point de les empêcher des’enflammer.

Il passa légèrement son doigt sur lebout soufré, et il eut la satisfaction de voir briller une faiblelueur phosphorescente.

C’était un commencement d’espoir, maisce premier succès ne suffisait pas à assurer l’éclairage. Uneallumette brûle pendant quelques secondes et s’éteint en vouslaissant de nouveau dans l’obscurité, si on n’a ni lampe, nibougie, et il y avait peu d’apparence qu’un de ces luminaires setrouvât dans le caveau.

Georget se dit cependant que lestonneaux qu’il avait touchés de ses mains avaient dû être mis làpar un tonnelier et que ce tonnelier, qui certes, ne travaillaitpas dans l’obscurité, pouvait bien avoir oublié quelque bout dechandelle.

La chance de découvrir ce rouleau desuif valait bien le sacrifice d’une allumette. Mais sur quoi lafrotter ? Le sol était mou, les murs suintaient et lessemelles des souliers de l’enfant n’étaient pas sèches, car ilavait longtemps marché dans la boue, avant d’arriver à la maisonrouge.

Georget, couché à côté de son père, seleva tout doucement, et se mit en marche pour retrouver lesbarriques.

Il s’arrêta à la première que sa mainrencontra, s’assura que le bois n’était pas humide, et raclavivement, avec la pointe de son allumette, la surface d’une douveun peu moins lisse que les autres.

Le phosphore lança de petits éclairsbleuâtres, suivis d’une espèce de bouillonnement du soufre etfinalement la bûchette s’enflamma.

Georget éprouva la même sensation dejoie qu’un marin égaré qui voit briller un phare, et profitaaussitôt de cet éclairage fugitif pour inspecterrapidement les objets qui l’entouraient.

Un bonheur n’arrive jamais seul. Sonpremier regard tomba sur une grosse lanterne posée sur unebarrique. Il tremblait que cette lanterne ne fût vide, mais enl’ouvrant, il vit qu’elle était pourvue d’une longue bougie presqueintacte qu’il s’empressa d’allumer.

– Sauvés ! murmura-t-il.

Et il courut secouer son père, qui seréveilla en sursaut et se mit sur pied avec la vivacité d’un hommeconvaincu qu’on vient l’égorger.

Courapied se mit en garde avec sespoings, la seule arme dont il pût disposer.

– N’aie pas peur, père, c’est moi, luidit Georget.

– Comment, c’est toi ? Je ne tereconnaissais pas. Tu as la figure noire comme un nègre.

– Et toi aussi, père. Tu as l’air d’uncharbonnier.

– Bon ! je vois ce que c’est. Nousavons dû tomber sur un tas de poussier de charbon.

– Il n’y en a pas ici, ça prouve qu’onnous y a traînés. Mais j’ai trouvé un falot[33] qui va nous aider à ensortir.

Et le brave enfant raconta brièvement àson père l’histoire de ce miracle.

Courapied examina la bougie qui brûlaitdans la lanterne et dit :

– En route, mon gars, nous n’avons pasune minute à perdre pour inspecter le local, car notre lumière nedurera pas longtemps. Mais voyons d’abord où noussommes.

Ils étaient à quelques pas de lamuraille pleine qui fermait de ce côté le souterrain.

Courapied, très judicieusement,commença, par examiner de près cette muraille et il n’y vit pas lamoindre solution de continuité. Il frappa du pied et du poing lespierres qui la formaient et aucune ne sonna creux.

– J’aurais cru qu’il devait y avoir làune porte, dit-il, mais allons jusqu’au bout.

Ils se mirent en marche, Georget portantla lanterne. Ils passèrent le long des barriques, symétriquementrangées, et ils remarquèrent qu’elles étaient toutes pourvues derobinets, comme celles qu’on voit dans les magasins desliquoristes. Plus loin, ils retrouvèrent le tas qu’ils avaient déjàheurté dans l’obscurité, et ils reconnurent que ce tas se composaitde jambons d’Amérique, empilés les uns sur les autres et enveloppésde toile cirée.

– Bon ! dit Courapied, cette cavesert d’entrepôt à des fraudeurs ; ils doivent y venir souventet nous ne tarderons guère à les voir… à moins que nous netrouvions le moyen d’en sortir avant leur visite. Nous voilàassurés de ne pas crever ici.

– Avançons, père, murmura Georget. Labougie brûle et nous n’en avons qu’une.

Ils avancèrent et ils arrivèrent à unebifurcation de la galerie. Laquelle prendre des deux voies qui seprésentaient ? Ils prirent à droite, au hasard, et ils netardèrent pas à rencontrer un obstacle qu’ils n’avaient pasprévu.

La galerie était coupée dans toute salargeur par une excavation dont les bords étaient coupés àpic.

Sans le fanal que portait Georget, ils yseraient infailliblement tombés et ils n’en seraient jamaisrevenus, car on n’en apercevait pas le fond, et la bougien’éclairait pas assez pour qu’ils pussent voir si le souterrains’étendait au delà de cette tranchée.

Assez attristés de cette découverte, ilsrevinrent sur leurs pas jusqu’à la bifurcation et ils s’engagèrentdans l’autre galerie. Celle-là était une impasse. Elle était barréepar un mur.

– Pas d’ouverture d’aucun côté !murmura tristement Courapied découragé.

– À moins qu’au-dessus denos têtes il n’y ait un puits, dit le bien aviséGeorget.

Ils regardèrent en l’air et ilsn’aperçurent pas le jour.

Alors, sans se demander s’il ne faisaitpas nuit dehors, ils regagnèrent leur point de départ.

– Au moins, dit Georget en montrant lestonneaux et les jambons, nous ne mourrons ni de faim ni de soif.Mais il faut ménager notre lumière, et si tu me le permets, père,je vais l’éteindre.

– Éteindre notre lanterne ! s’écriaCourapied. Es-tu fou, petit ? Et qu’est-ce que nousdeviendrions sans lumière ?

– Je vais te dire, père, murmuratimidement Georget, si nous la laissons brûler, nous n’en auronspas pour trois heures, et après…

– Après, nous n’y verrons plus goutte,c’est sûr. Mais si tu l’éteins, avec quoi la rallumeras-tu,malheureux ?

– J’avais neuf allumettes dans ma poche.Il m’en reste huit. Ça fait que pendant huit jours, nous pouvonsêtre éclairés un quart d’heure ou dix minutes chaque fois…le temps juste qu’il nous faudra pour manger.

– La belle avance ! autant mourirtout de suite.

– Pense donc, père, que d’ici à huitjours quelqu’un descendra sans doute dans le souterrain.

– Quelqu’un ?… oui, Zig-Zag, pourvoir si nous sommes morts.

– Non, père, pas Zig-Zag, mais les gensqui ont déposé ici des marchandises. Il faut donc vivre jusqu’à cequ’ils viennent, et garder de la lumière pour qu’ils nous voientquand ils viendront.

– C’est vrai, pourtant, murmuraCourapied. Tu as raison, petit. Mais, puisque nous sommes éclairéspour le moment, profitons-en, et installons-nous le mieux que nouspourrons.

– Bien dit, père. Je vais commencer parfaire nos lits. Nous ne coucherons plus sur la dure.

– Faire nos lits ! Et avecquoi ?

– Avec des jambons, pardine ! tuvas voir ça.

Et Georget, découronnant le tas desalaisons américaines, se mit à étaler méthodiquement sur le solles jambons plats, de manière à former deux couchettes, une grandeet une petite. Il les arrangea si bien les uns contreles autres qu’ils faisaient corps ensemble, et à la tête de chacunde ces lits improvisés, il en empila quelques-uns qui devaienttenir lieu d’oreillers.

– Les matelas sont un peu minces, dit-ilen riant, mais ça vaudra toujours mieux pour nous reposer que laterre nue. Il n’y manque rien que des couvertures, mais il ne faitpas froid.

– Ah ! tu en as de l’invention,toi ! s’écria Courapied, tout émerveillé de l’esprit ingénieuxde son fils.

– Et j’ai eu soin de choisir une placeoù nous serons à portée de notre garde-manger. Nous n’aurons que lebras à allonger pour attraper un morceau de lard et pour tourner lerobinet d’un tonneau.

– Et du pain ?

– Nous nous en passerons. Je sais bienque le salé, ça altère, mais nous avons là dedans de quoi boire ànotre soif.

– Savoir !… les barriques sontpeut-être vides.

– Oh ! que non. J’ai cogné dessus.Elles sonnent le plein.

– Bon ! mais qu’est-ce qu’il y adedans ? Pour sûr, ce n’est pas de l’eau. Les fraudeurs nes’amusent pas à emmagasiner du bouillon de grenouille.

– Mais, père, vous ne l’aimez pasbeaucoup, l’eau… et si c’est du bon vin, ça ne vous fera pas depeine.

– Essaie un peu, pour voir.

Georget tourna le robinet le plusrapproché et reçut dans le creux de sa main un liquide qu’il portavivement à sa bouche.

– Pouah ! que c’est fort !dit-il en crachant la gorgée, faute de pouvoir l’avaler.

– C’est de l’eau-de-vie, parbleu !grommela Courapied. Encore si c’était de la fine ! Mais çadoit être du trois-six[34].Drôle de rafraîchissant ! Nous crèverons, si nous ne buvonsque ça.

– Je vas toujours m’en servir pour medébarbouiller. Je ne veux pas rester nègre.

Et le gamin, laissant couler le robinet,se mit bravement à se laver la figure avec de l’alcool à beaucoupde degrés.

Courapied fit comme lui et goûta, par lamême occasion la liqueur, qui était bien de l’esprit de vin presquepur.

– Nous ne tiendrons pas à ce régime-là,grommela-t-il ; à moins que nous ne trouvions une source, nousaurons bientôt le feu dans le corps.

– Tâchons de ne pas le mettre auxtonneaux, riposta Georget, en fermant la lanterne. Laterre a bu de l’eau-de-vie pendant que nous faisions notretoilette, et si une flammèche tombait dessus, l’incendie gagneraitet nous serions grillés. Maintenant, père, as-tufaim ?

– Non, pas encore.

– N’importe. Je vas toujours couper deuxou trois tranches de jambon. Heureusement, j’ai mon couteau dans mapoche.

Il le fit comme il le disait. La toilequi enveloppait un des gigots de porc servit de nappe etd’assiette. Il y étala les morceaux qu’il venait dedétacher, et, en furetant, il découvrit un vieux bidon qu’ils’empressa de remplir à moitié.

– Le couvert est mis, dit-il. Nousdéjeunerons quand tu voudras, père.

– Ça ne sera pas de si tôt. Le chagrinm’a coupé l’appétit. Et puis, quelle heure peut-il bienêtre ?

– Tu sais bien, père, que je n’ai pas demontre, ni toi non plus. Et les fraudeurs ont oublié de mettre unehorloge dans leur cave.

Mais il ne devait pas êtreloin de minuit quand nous sommes tombés. Combien de tempssommes-nous restés sans connaissance ? Moi, je ne m’en doutepas.

– Ni moi non plus. Et combien de tempsai-je dormi après notre première expédition dans ce satanésouterrain ? Tout ce que je sais, c’est que si tu ne m’avaispas réveillé, je ronflerais encore… et je sens que j’aisommeil.

– Moi aussi, père, et rien ne nousempêche de contenter notre envie. Quand nous aurons passé une bonnenuit, il nous viendra peut-être des idées. Couchons-noustranquillement.

Courapied subissait déjà l’ascendant deGeorget. Il s’étendit sur sa couche comestible et il ne tarda guèreà fermer les yeux.

L’enfant serra précieusement dans lalanterne, pour les mettre à l’abri de l’humidité, les huitallumettes qui lui restaient, souffla sa bougie unique, referma laporte du falot, le plaça près du lit qu’il s’était arrangé, et selaissa aller au sommeil de l’innocence.

Ce sommeil fut très long, et cependantGeorget se réveilla avant son père.

Il sentait des tiraillements d’estomaccausés par la faim ; mais il ne voulut point déjeuner seul, etil attendit que Courapied donnât signe de vie.

Il s’assit sur son séant et il prêtal’oreille, dans l’espoir d’entendre quelques bruits du dehors. Maisrien ne troubla le silence profond du souterrain, pas même cefrémissement qu’imprime aux maisons de Paris le roulement desvoitures dans les rues. Et ce n’était pas surprenant, car la routede la Révolte, qui passe à quelques centaines de mètres des ruines,est infiniment moins fréquentée que les boulevards.

– Si la demoiselle nous abandonne, pensaGeorget, personne ne viendra nous chercher ici, à moins que lesfraudeurs…

Tout à coup, il lui sembla qu’un objettrès lourd venait de heurter extérieurement la muraille dufond.

Ce fut plutôt un ébranlement qu’un bruitdistinct, et Georget se demanda s’il n’était pas dupe d’uneillusion d’acoustique. Le mur, solidement construit, ne devait pasrésonner comme un tambour au premier choc des baguettes.

L’enfant se leva pourtant, se traîna àquatre pattes et à tâtons jusqu’à la paroi qui avaitvibré, y colla son oreille, écouta avec une profonde attention etn’entendit plus rien.

Sans réfléchir que sa voix ne porteraitpas au delà de cette clôture de pierre, il appela de toutes sesforces, et ses cris ne firent que réveiller son père.

Quel n’eût pas été le désespoir des deuxprisonniers, s’ils avaient su que ce bruit sourd était produit parla chute de l’échelle qui avait servi àM. de Menestreau ; queM. de Menestreau était descendu dans la cave aucharbon pour tâcher de les retrouver, et que leur protectrice,Camille Monistrol, se tenait dans le corridor, presque au-dessus deleurs têtes, toute prête à les sauver, s’ils vivaientencore.

– Qu’est-ce qu’il y a, petit ? criaCourapied.

– Rien, père !… malheureusement,répondit Georget. J’avais cru qu’on démolissait le mur pour nousdélivrer… je me suis trompé.

– Personne ne pense plus à nous, monpauvre enfant, soupira le vieux pitre.

– Alors, c’est qu’ils ont tué lademoiselle, car je suis sûr qu’elle ne nous abandonneraitpas.

– Tu crois ça, toi ! Eh bien !moi je regrette joliment de m’être mis dans le pétrin pour elle… etsi j’en sors, j’irai lui dire son fait, à cette princesse qui nes’inquiète pas des gens qu’elle a conduits à la mort. Est-ce que jela connaissais, moi, quand elle est venue nous chercher sur lechamp de foire ? Je ne l’avais jamais tant vue ! Elle ditque Zig-Zag a tué son père… savoir si c’est vrai,seulement !…

– Oh ! père, pourquoi aurait-ellementi ? Elle risquait sa vie comme nous… et ce n’est pas safaute si le chien vous a entraîné dans le corridor.

– Tu m’agaces à la défendre comme tu lefais. Tais-toi et allume la lanterne. Je veux manger.

– Moi aussi, j’ai faim, murmura Georget,en se baissant pour ramasser le fanal.

Il était revenu sur ses pas et il avaitretrouvé sans trop de peine l’endroit ou son père était resté. Sesyeux commençaient à s’habituer à l’obscurité.

Quand il eut éclairé la scène, en usantune deuxième allumette, son premier soin fut de mesurer la bougieentamée, de la diviser en huit parties égales, qu’il marqua avecson ongle, et de planter sur la première rayure une grosse épinglequ’il avait trouvée dans la cuisine de Brigitte et piquée sur lamanche de sa veste.

– Qu’est-ce qu’il te prend ?demanda Courapied avec humeur.

– C’est pour ne pas en brûler plus qu’ilne faut ; maintenant, si nous ne dépassons pas mes marques,nous sommes sûrs d’avoir de la lumière jusqu’à la fin de lasemaine, dit Georget, presque gaiement.

– Elle durera peut-être plus longtempsque nous, répliqua d’un air sombre le mari d’Amanda.

Le gamin s’empressa d’offrir à son pèrela tranche de jambon la plus appétissante, et ce n’était pasbeaucoup dire, car cette viande transatlantique manquait defraîcheur. Après avoir traversé l’Océan, elle avait sans doutemoisi longtemps dans le souterrain et, de plus, elle étaittellement salée qu’après quelques bouchées les malheureux qui lamangèrent eurent le palais en feu.

Courapied, pour remédier à cetinconvénient avala une forte lampée de trois-six, qui n’éteignitpas l’incendie.

Georget, mieux avisé, se contenta de serincer la bouche avec le liquide alcoolique, et s’entrouva bien. Le jambon passa avec difficulté, mais enfin ilpassa.

Courapied finit même par y prendre goûtet le repas se serait prolongé, si l’épingle en tombant n’eûtaverti Georget qu’il était temps d’éteindre.

Il le fit, sans sonner le couvre-feu,c’est-à-dire, sans avertir son père, qui exprima sa désapprobationen lâchant quelques jurons que le gamin fit semblant de ne pasentendre.

Mais l’eau-de-vie monta à la tête deCourapied et il se recoucha pour la cuver. Il n’était pas ivre, iln’était qu’étourdi, et c’en était assez pour lui ôter la faculté depenser.

Georget, parfaitement lucide, compritdès ce premier déjeuner qu’il ne fallait plus compter sur lacoopération de son père pour sortir du caveau.

Le vieux saltimbanque avait blanchi dansl’exercice d’un métier qui altère beaucoup, et, après s’êtreégosillé à faire le boniment sur les tréteaux, il ne manquaitjamais d’aller apaiser sa soif au cabaret. Il y avait pris le goûtdes alcools et, sans être ce qu’on appelle dans ce monde-là unpochard d’habitude, il lui arrivait de s’enivrer plussouvent qu’à son tour et, quand il était ivre, il n’était bon qu’àfaire la parade.

L’enfant, qui connaissait ce travers,résolut de se passer de Courapied, et il recommença sans lui àexplorer le souterrain. Il s’habitua peu à peu à cheminer dans lesténèbres, en s’appuyant à la muraille, à éviter la galerie quiaboutissait à un précipice et à s’avancer dans l’autre jusqu’à cequ’il rencontrât le mur.

Malheureusement, ces voyages n’amenèrentaucune découverte qui pût favoriser ses projetsd’évasion.

Il lui semblait bien qu’au bout de lagalerie murée, il devait y avoir un trou dans lavoûte, car il y sentait un air frais qui ne pouvaitvenir que d’en haut ; mais il avait beau lever la tête, iln’apercevait pas le jour.

Alors commença pour lui une existenceatroce. Courapied dormait sans cesse et ne se réveillait de temps àautre que pour s’alcooliser de plus en plus, et le pauvre Georget,qui ne buvait rien, souffrait horriblement de la soif.

Et le temps s’écoulait sans qu’il pût serendre compte du nombre des heures qui se succédaient avec unemonotonie désespérante. Rien ne les distinguait les unes desautres, puisque dans ces profondeurs, il faisait toujours nuit.L’enfant n’allumait sa lanterne que pour donner à manger à sonpère, qui ne mangeait presque plus, mais qui, en revanche, savaitfort bien, sans lumière, trouver le robinet, remplir le bidon et enverser le contenu dans son gosier.

Ces misères ne pouvaient finir que parla mort, à moins que les contrebandiers ne s’avisassent de venirvisiter le souterrain où ils entreposaient leursmarchandises.

Georget pensait que s’ils venaient, ceserait par le puits dont il soupçonnait l’existence et il setraînait encore au fond de la galerie dans l’espoir toujours déçude les voir apparaître. Ces pénibles voyages ne faisaient que lefatiguer et le décourager davantage.

Enfin, une fois, il eut une joie surlaquelle il ne comptait plus.

Il entendit aboyer un chien.

Georget, retranché du monde depuis silongtemps, se sentit renaître, et il fut aussi étonné que RobinsonCrusoë apercevant un pas d’homme sur le sable de son île. Ce bruitannonçait la présence d’un être vivant, et puisqueGeorget l’entendait distinctement, il devait exister unecommunication entre la galerie où il se trouvait et la surface dela terre.

Le chien qui aboyait ne devait pas êtreloin de l’orifice du puits, et l’idée que ce chien était peut-êtrel’horrible Vigoureux, troubla sensiblement la joie de Georget quise dit :

– Zig-Zag l’aura laissé là pour garderla seule issue du souterrain et pour nous dévorer sinous essayons de sortir. Eh bien, tant pis ! j’aime mieux êtremangé par lui que mourir de faim. Mais je ne vois pas le puits, etquand je le verrais, je n’ai rien pour y monter.

Les aboiements avaient déjà cessé, maisGeorget, en prêtant l’oreille, entendit au-dessus de sa tête desroulements sourds. Le tonnerre grondait dans le lointain, etl’orage se rapprochait, car les coups devenaient de plus en plussecs et sonores.

Georget, ravi, regardait en l’air,attendant un éclair. L’éclair vint, zébrant le ciel noir, et à salueur fugitive Georget entrevit une espèce de tuyau de cheminée quis’ouvrait dans la voûte et qui arrivait au niveau de la plaine. Illui parut que ce tuyau était assez étroit pour qu’on pût y grimperen s’arc-boutant aux deux parois comme le font les ramoneurs. Maisil ne commençait qu’à six ou sept pieds du sol de la galerie, etl’enfant était trop petit pour y atteindre.

La découverte de ce chemin du salut n’enétait pas moins précieuse, et Georget se promit bien de vaincre lesobstacles qui l’empêchaient de s’échapper par là.

Il eut bientôt une nouvelle surprise etune surprise agréable. Il sentit son front mouillé par de grossesgouttes d’eau. Les nuages orageux crevaient et la pluietombait avec assez de violence pour arriver jusqu’aucaveau par le puits qui ne devait pas être très profond.

De l’eau, c’était un trésor pour Georgetqui mourait de soif et il s’empressa de profiter de l’averse pourse désaltérer. Il commença par en recueillir dans le creux de samain des parcelles qui ne firent qu’humecter sa bouche, puis ilsongea à employer un moyen plus pratique – le bidon que Courapiedremplissait trop souvent d’eau-de-vie.

Il revint sur ses pas, trouva le vase enfer blanc et l’emporta sans réveiller son père.

Quand il arriva sous le bienheureuxorifice, la pluie avait tourné au déluge. Il put en quelquesminutes remplir et vider deux fois le bidon qui ne tenait guèreplus d’une pinte et le remplir encore afin de le rapporter plein àCourapied qui, pour le moment, ne songeait guère à serafraîchir.

Cette rasade tombée du ciel remitcomplètement Georget, Il se sentait prêt à tout tenterpour se sauver et pour sauver son père qui avait grand besoind’être aidé. Mais il ne faisait rien sans réflexion et, sans bougerde la place où il recevait une douche bienfaisante, il essaya de serendre compte de sa situation et des chances qui luirestaient.

Il s’expliqua d’abord pourquoi iln’avait jamais remarqué ce puits. Le hasard avait fait qu’iln’était venu que la nuit dans la galerie où il s’ouvrait, la nuitet par des temps couverts où les nuages cachaient lesétoiles. Il avait fallu qu’un éclair le lui montrât.Mais le jour devait se lever tôt ou tard, selon l’heure qu’ilétait. Il ne s’agissait que de l’attendre, pour y voir clair, ou àpeu près, car le jour n’illumine pas bien vivement l’intérieur destuyaux de cheminée.

Georget comprit aussi que ce trou nepouvait servir de passage qu’à des hommes. Il n’était pas assezlarge pour qu’on y pût introduire des ballots volumineux ou à plusforte raison des barriques. Donc, le souterrain avait une autreissue, et il devait communiquer avec la cave où le père et le filsétaient tombés. Il existait sans doute de ce côté une porte trèshabilement dissimulée dans la muraille, si habilement qu’il étaitinutile de la chercher.

Et Zig-Zag la connaissait, puisqu’ill’avait ouverte pour jeter ses victimes dans un cachot plusinaccessible que le premier caveau placé directement sous lecorridor.

Zig-Zag était-il associé avec lesfraudeurs qui emmagasinaient là leurs marchandises, ou avait-ilseulement eu connaissance de ce souterrain abandonné par eux ?Peu importait à Georget, qui ne perdit pas son temps à étudiercette question.

Il fallait sortir par le puits, c’étaitévident, et il ne s’agissait plus que de préparerl’évasion.

La grande difficulté, c’étaitd’atteindre l’ouverture percée dans la voûte de la galerie.Courapied, qui était deux fois plus grand que Georget, aurait pu yarriver en sautant, s’accrocher à quelque saillie et grimper toutseul : ou bien encore faire la courte échelle à son fils quipasserait le premier. Mais si on usait de ces procédés, l’un desdeux pourrait bien rester en route, et alors le problème ne seraitrésolu qu’à moitié.

Georget songea à utiliser les barriquescomme marchepied. Il avait pu constater que deux ou trois étaientvides, et par conséquent, faciles à rouler. Il résolut de faireseul cette opération préparatoire : Courapied n’était pas enétat de l’aider et il suffirait de le réveiller quand l’aubecommencerait à poindre.

L’orage s’éloignait et la pluie avaitcessé de tomber. Georget rebroussa chemin, portant le bidon pleind’eau, et arriva bientôt à l’endroit où son père reposait toujourssur son lit de jambons. Il posa le vase à portée de lamain du dormeur et pour pouvoir travailler plus sûrement, il sedécida, un peu à contre-cœur, à allumer sa lanterne.

Il ne lui restait plus qu’une allumetteet il lui en coûtait de la sacrifier, car si l’évasion manquait, ilallait être condamné aux ténèbres à perpétuité. Mais le momentétait venu de brûler ses vaisseaux pour jouer une partiesuprême.

Il mit donc le feu à la bougie qui étaitconsumée aux trois quarts et, pour y voir plus clair, il laissaouverte la porte vitrée du falot.

Il retrouva sans peine les fûts vides,qui étaient les premiers de la rangée, en choisit un, celui quiparaissait le plus solide, et se mit à le pousser devant lui, sansdéranger Courapied, qui ronflait comme un tuyau d’orgue.

Il eut tôt fait d’amener la barriquesous l’orifice du puits et de la dresser sur champ.

Alors, il leva la tête, et il lui semblaque le ciel était déjà moins noir. Ce n’était pas encore le jour,mais c’était le crépuscule qui commençait.

Dans une demi-heure, l’aurore allait selever.

Georget, ravi, grimpa sur la barriquepour attendre la lumière du soleil qu’il n’avait pas vue depuishuit jours.

Le lambeau du ciel que Georgetapercevait par l’orifice du puits blanchissait à vue d’œil, mais lalumière d’en haut ne descendait pas encore jusqu’au fond dutuyau. Il semblait qu’elle fût tamisée par une clôtureà claire-voie et d’ailleurs l’aube naissait à peine.

Georget faisait des vœux ardents pourque le jour qui allait paraître fût illuminé par unbeau soleil de printemps, car un temps nuageux n’aurait pas suffipour lui montrer les facilités et les difficultés du chemin qu’ilvoulait prendre pour s’échapper.

L’intrépide gamin, debout sur le fond dela barrique, avait déjà mesuré la distance qui le séparait de lavoûte et reconnu que ses bras levés en l’air n’y atteignaient pas.Mais il espérait qu’en sautant il pourrait s’accrocher, pour peuque ses mains rencontrassent un point d’appui.

Et, pour tenter l’expérience, ilattendit qu’il fît plus clair.

Le chien n’aboyait plus et tout dangerextérieur paraissait écarté, car les rôdeurs de la plaineSaint-Denis rentrent dans leurs tanières à l’heure où les honnêtesouvriers se lèvent pour aller au travail.

Et il était difficile d’admettre queZig-Zag se promenait dans ces parages avec Amanda, à la petitepointe du jour. Ils ne pouvaient pas deviner que leurs dernièresvictimes allaient ressusciter.

Georget se voyait déjà dehors et sedemandait :

– Ou irons-nous, quand nous seronssortis de cette vilaine cave ? Chez la demoiselle… s’ils nel’ont pas tuée. Et qui sait si elle nous recevra ?… si ellenous croira quand nous lui raconterons ce qui nous estarrivé ?… Si elle ne nous accusera pas de nous être entendusavec Zig-Zag ?… et puis, père lui en veut, et il est capablede lui dire des sottises.

À ce moment, la voix de Courapiedl’appela par son nom, une voix enrouée, mais qui portait encoretrès loin, car le vieux pitre avait contracté sur les planchesl’habitude de ne pas dire un mot sans crier à tue-tête.

– Me voilà, père ! dit Georget ensautant à terre.

Il trouva Courapied, assis sur lessalaisons, et jurant comme un païen.

– Qu’est-ce que tu m’as mislà-dedans ? vociférait-il en secouant le bidon.

– C’est de l’eau, père. Je te l’airapportée et tu peux la boire… moi, j’ai déjà bu.

–Tiens ! v’là ce que j’en fais deton eau.

Et l’ivrogne jeta le liquide salutaireau nez de son fils, qui avait pris tant de peine pour lerecueillir.

– Je veux de l’eau-de-vie, reprit-il.Tourne le robinet.

– Mais, père, il faut te lever. J’aitrouvé un chemin pour sortir d’ici.

– Eh bien ! va-t’en. Je reste prèsde la barrique et puisque tu ne veux pas me servir, je vas meservir moi-même.

Il étendit le bras, saisit le robinet etpendant que l’alcool coulait à flots, il essaya de remplir sonbidon, mais en s’agitant, il fit un faux mouvement qui renversa lalanterne, avec la bougie allumée.

Georget se précipita pour larelever. Il arriva trop tard. La terre, imprégnée detrois-six, prit feu comme un tas de soufre, et la flamme força lecourageux enfant à reculer. Il ne fut pas atteint ; maisCourapied, aussi imbibé que le sol, se mit à brûler comme lebuisson ardent au milieu duquel Moïse apparut à sonpeuple.

Le pauvre pitre se tordait, en poussantdes cris épouvantables, et son fils essayait vainement de le saisirpar ses vêtements qui flambaient. Il y serait peut-être parvenu,mais, par surcroît de malheur, la barrique surchauffée éclata etl’alcool qu’elle contenait se répandit comme un torrent de feu quiengloutit aussitôt Courapied.

Georget, qui avait eu la présenced’esprit de faire un bond en arrière, reçut des éclaboussures etn’eut que bien juste le temps de se sauver.

Son père était perdu. Les flammesremplissaient le caveau ; les autres barriquesallaient sauter aussi ; à quoi eût servi à l’enfant de resterdans ce brasier ? L’instinct de la conservation l’emporta etGeorget s’enfuit à toutes jambes, poursuivi par une fumée épaissequi faillit l’asphyxier.

Il ne commença à respirer qu’après avoirdépassé l’endroit où la galerie bifurquait, et il n’y serait pasresté longtemps sans périr étouffé, car l’incendie augmentait avecune rapidité effrayante, mais il retrouva sa barrique, il sautadessus et, en levant la tête, il vit non seulement le jour, leplein jour, mais encore des barres de fer qui faisaient sailliedans le mur du tuyau, de véritables échelons, comme on en met dansles puits d’égout pour faciliter aux égoutiers la montée et ladescente.

La plus basse de ces barres était bien àun mètre au-dessus de Georget, mais il était souple comme uneanguille et leste comme un chevreuil. Il prit son élan, saisit lepremier échelon, s’enleva à la force du poignet pour attraper lesuivant et continua ainsi jusqu’à ce que ses pieds eussent trouvéun point d’appui.

Le reste n’était plus qu’un jeu pour ungarçon qui apprenait la gymnastique depuis l’âge de quatre ans.Seulement, la fumée qui se répandait par tout le souterrain avaitgagné le puits et, attirée par l’air extérieur, montait en grostourbillons qui enveloppaient le malheureux Georget. Il n’y voyaitplus clair, quoique le soleil brillât dans un ciel pur. Mais ilgrimpait toujours et il calculait que cette pénible ascensiondevait toucher à son terme.

Tout à coup, sa tête heurta un obstacle.L’orifice du puits était fermé par une grille en fer.

Georget, cette fois, crut bien qu’ilétait perdu. Autour de lui, la fumée s’épaississait de plus enplus ; elle devenait brûlante, et le pauvre petit se trouvaitdans la situation d’un homme assis sur le haut d’une cheminée danslaquelle on fait du feu.

Il poussa de toutes ses forces avec satête, et même, en se courbant, avec ses épaules. Illui sembla que la grille cédait un peu.

Au moment où il tentait un suprêmeeffort, il entendit de nouveau l’aboiement qui l’avait déjàeffrayé ; mais cette fois, le chien avait le museau collé surla grille.

Georget sentait son souffle à traversles barreaux.

– C’est Vigoureux !murmura-t-il ; je suis perdu !

Périr étranglé par les dents d’un doguefurieux ou périr étouffé dans le souterrain, c’était toutun.

Il allait lâcher les échelons, lorsqu’ilfut poussé par une force inconnue et assourdi par le fracas d’uneépouvantable explosion.

Georget, à ce coup, perdit le sentimentde l’existence, et fut jeté hors du puits par une impulsionirrésistible.

Tout sauta en même temps : lui, lagrille et le chien. L’éruption d’un volcan n’aurait pas produit deseffets plus surprenants que cette poussée, partie du caveau, oùhuit pièces d’eau-de-vie venaient d’éclater à la fois.

Le tuyau par lequel l’enfant étaitmonté, vomissait maintenant des flammes et des torrents de fuméenoire. La terre avait tremblé et un pan de mur de la maison rouges’était écroulé.

Le soleil qui se levait éclairait unescène de désolation et on voyait accourir des gens attirés par lebruit.

Lorsque Georget reprit ses sens, il yavait déjà autour de lui cinq ou six individus qui ne paraissaientpas faire partie de ce qu’on appelle les classes dirigeantes :deux chiffonniers, deux rôdeurs de barrière et deux employés del’octroi qui s’en allaient prendre leur service à la porte deSaint-Ouen.

Dans le lointain, le chien fuyait àtoutes jambes et personne ne courait après lui.

Georget ne se préoccupait plus de savoirs’il avait eu affaire à Vigoureux. Son premier mot aux gens quil’entouraient fut :

– Mon père ! sauvez monpère !

– Et où s’ qu’il est, ton père ?demanda un vieux chiffonnier.

– Là, dans le souterrain…

– Tiens ! ricana un desvoyous ; il y a un souterrain ! C’est comme àl’Ambigu.

– Et qu’est-ce qu’il fait là-dedans, tonpère ? reprirent en chœur lesdouaniers.

– Il y est tombé avecmoi.

– À quoi donc que vous avez mis lefeu ? interrogea le chiffonnier. T’es roussi comme un cochonde lait qu’on vient de flamber.

– À des barriquesd’eau-de-vie. Maislaissez-moi aller à son secours, je vous en prie.

– Tiens ! tiens ! murmura undes employés qui portait les galons de brigadier. Desspiritueux !… faudra voir…

Et il parla tout bas à son camarade quis’achemina au pas accéléré vers la caserne de gendarmerie qu’on aconstruite sur le boulevard Bessières, tout près du poste del’octroi.

Pendant ce colloque, d’autres curieuxarrivèrent, et parmi eux, le patron de l’établissementintitulé : Le Tombeau des Lapins, le père Villard enpersonne, qui, à peine mis au courant de l’événement,s’écria :

– Il y a huit jours que ça se mijote,cette affaire-là. Toutes les nuits, on voyait de la lumière dans lamaison rouge ; et ce n’était pas pour des prunes. Mais la v’làpar terre. C’est bien fait ; ils ne recommenceront pas. Etdire que vous autres, gabelous, vous n’avez pas eu le nez de pincerl’entrepôt de ces chenapans-là, à cinq cents mètres de labarrière.

– Il est encore temps, grommela ledouanier.

Et, secouant Georget qui pleurait àchaudes larmes :

– Allons, mauvais gueux, conduis-moi àl’entrée de la cave où tu as laissé ton père.

– Oh ! je veux bien, sanglotal’enfant.

C’était plus facile à dire qu’à faire.Le puits qui fumait toujours s’ouvrait tout près du tas de pierresoù Camille et ses amis s’étaient arrêtés pour délibérer, avant depénétrer dans la maison. Par conséquent, le souterrain s’étendaitdu côté de la route de la Révolte, et il ne s’étendait pas trèsloin, mais le pan de mur que l’explosion avait renversé obstruaitprécisément l’entrée du corridor où Courapied et son fils étaienttombés dans une trappe.

– C’était là, murmura Georget, enmontrant du doigt cet amas de décombres.

– Bon ! tu fais le malin… tu neveux rien dire… il faudra bien que tu parles, quand tu seras enprison.

– En prison !… moi ! Mais jen’ai rien fait de mal…

– On te lâchera quand tu auras dit oùest le reste de la bande… Tu ne vas pas me soutenir que tu n’enétais pas.

– C’est lui qui servait de mouche auxfraudeurs, affirma le propriétaire du Tombeau desLapins.

– Oui…, oui, menez-le au poste, crièrentles autres.

– Eh bien, dit Georget exaspéré, je vaisvous suivre, mais je veux qu’on porte secours à monpère. On n’abandonne pas un homme sans essayer de lesauver.

– S’il est au fond du trou, il y alongtemps qu’il est fumé, reprit un des rôdeurs.

– J’y descendrais bien, ajouta unchiffonnier, mais il n’y à pas mèche.

Il s’approcha du puits et il recula,chassé par les vapeurs brûlantes et nauséabondes qui ensortaient.

– Encore, si ça ne sentait quel’eau-de-vie ! mais c’est comme une odeur de côtelette brûlée.Tout est cuit.

Georget fondit en larmes. Ilcomprenait que son père était mort. Peu lui importaitmaintenant ce qu’on ferait de lui.

– Comment t’appelles-tu ? luidemanda brusquement l’employé de l’octroi.

– Georges Courapied.

– Drôle de nom, tout de même. Quelmétier fais-tu ?

– Il est larbin, dit un desvoyous. Ça se voit bien à sa veste qu’a trente-sixboutons.

– Non, murmura Georget. J’étais dans unetroupe.

– Une troupe de quoi ? Tu ne nousferas pas gober que tu étais figurant dans un théâtre.

– Mon père et moi, nous faisions lesfoires.

– Ça se peut bien tout de même. J’aidans l’idée que je l’ai vu cette année à la celle au paind’épices.

– C’est vrai, nous y étions.

– Il ne s’agit pas de tout ça, dit ledouanier. Où demeures-tu ?

– Nous logions dans la baraque dupatron.

– Et maintenant ?

– Nulle part. Le patron a fait faillite…et nous ne savions pas ce que nous allions devenir quand noussommes tombés dans la cave.

– Tu te fiches de moi, mauvais crapaud,mais ton compte est bon. Je vas commencer par te coller au poste.On verra si quelqu’un vient t’y réclamer.

Georget avait sur les lèvres le nom deCamille Monistrol, mais, dans sa sagesse précoce, il jugea que labonne demoiselle qui l’avait recueilli, lui saurait mauvais gré dela mêler à une vilaine affaire, et il se tut.

Deux gendarmes s’avançaient, guidés parl’autre douanier. Georget se résigna à aller en prison, plutôt quede nommer mademoiselle Monistrol.

Chapitre 9

 

 

Chacun sait que les obstacles ne fontque surexciter les amoureux. Or, Julien Gémozac était amoureux fou.Plus Camille Monistrol lui marquait de froideur, plus il l’adorait.Et il en était venu à l’adorer bêtement. Ce charmant garçon, quiavait eu de nombreux succès dans tous les mondes et qui aurait dûconnaître les femmes, s’obstinait à persécuter de ses assiduitésune jeune fille qui ne lui témoignait que de l’indifférence et quiavait fini par refuser nettement de l’admettre chezelle.

Il savait qu’elle recevait unM. de Menestreau, et il n’avait pas l’énergie delui demander l’adresse de ce monsieur, d’aller le trouver et de luichercher querelle, lui qui avait déjà eu trois duels et qui necraignait personne au monde.

Camille l’avait ensorcelé, sans levouloir, et justement parce qu’elle ne tenait pas du tout à leséduire.

Et rien n’y faisait, ni les conseils deson ami Fresnay, conseils assaisonnés de railleries qui auraient dûle piquer au vif, ni les reproches de sa mère désolée de ne plus levoir qu’à de rares intervalles, et très montée contre l’orphelinedu boulevard Voltaire, ni les sages observations du père Gémozac,qui envisageait avec plus de sang-froid que sa femme cettesituation nouvelle.

Homme d’affaires avant tout, ce grandindustriel se disait que l’héritière de son associé auraitcertainement, et avant peu, une grosse fortune, car les produits del’invention Monistrol ne pouvaient que s’accroître, et donnaientdéjà de superbes revenus. Et cette fortune, son fils unique, enépousant Camille, l’aurait tout entière après lui, au lieu d’êtreobligé de la partager avec une étrangère.

À d’autres points de vue, ce mariage nelui déplaisait pas. M. Gémozac avait commencé par êtreouvrier, et il ne tenait pas à voir Julien entrer dans une famillearistocratique. Il ne comprenait que les alliances entreégaux.

Mais, ce qu’il redoutait par dessustout, c’était que Julien, exaspéré par les refus de Camille, ne sejetât à corps perdu dans des débordements de toute espèce. Il lesoupçonnait même d’avoir déjà commencé, car le crédit qu’il luiavait ouvert était tellement dépassé, que le caissier s’était cruobligé d’avertir son patron.

La veille encore, Julien s’était faitremettre une somme de dix mille francs et il devait l’avoir perdueau jeu, car, épris comme il l’était, il ne l’avait certainement pasdissipée avec des drôlesses.

Il ne paraissait presque plus audéjeuner de midi, soit qu’il dormît après une nuit passée aubaccarat, soit qu’il fût sorti de grand matin pour aller rôderautour de la maisonnette habitée par mademoiselleMonistrol.

Tant qu’à la fin, M. Gémozac jugeaqu’il devait intervenir.

Il lui répugnait de traiter Julien commeun enfant qu’on met au pain sec, c’est-à-dire de lui couper lesvivres en lui fermant sa caisse, et il comprenait que des sermonspaternels ne toucheraient pas cet affolé. Mieux valait s’en prendreà la cause du mal et s’adresser à mademoiselle Monistrol,elle-même.

Elle ne venait plus chez lui, depuisqu’elle avait échangé des mots aigres avec sa femme ; ilrésolut d’aller chez elle et de la confesser à fond.

Il ne voulait pas croire qu’elle seconduisît mal, et il lui paraissait impossible qu’elle eût conçu del’antipathie contre un garçon si bien partagé, sous tous lesrapports. Il ne voyait, dans la sauvagerie qu’elle affichait, qu’uncaprice de jeune fille. Il avait pu déjà juger soncaractère de jeune fille. Il avait pu déjà juger son caractèreoriginal et indépendant. Peut-être aussi madame Gémozacl’avait-elle blessée dans son amour-propre. Il se faisait fort dela ramener par la douceur et de lui faire entendreraison.

Et d’ailleurs, pour d’autres motifs, illui tardait d’avoir une explication avec elle.

Camille n’était pas majeure et il ne luirestait plus aucun parent. Il fallait donc de toute nécessité luifaire nommer un tuteur ou la faire émanciper et M. Gémozacpensait que l’émancipation était préférable. Mademoiselle Monistrolavait, dès à présent, d’importants intérêts à régler avec l’associéde son père, des actes à signer. Mieux valait la mettre en mesured’administrer elle-même sa fortune. M. Gémozac voulait luiconseiller de prendre ce parti et lui offrir de se charger desdémarches nécessaires.

N’était-ce pas d’ailleurs la meilleuremanière de lui montrer qu’il ne prétendait point peser sur sesrésolutions futures, ni influer sur le choix qu’elle ferait d’unmari ? Et comme le père Gémozac était avant toutun honnête homme, il tenait essentiellement à passer pour tel auxyeux de mademoiselle Monistrol.

Donc, un beau jour, sans consulter safemme et sans rien dire à son fils, à l’heure où d’habitude ilentrait dans son cabinet pour s’occuper de ses affaires, il prévintson principal employé qu’il allait sortir, et il fit, dired’atteler son coupé.

Il n’avait jamais mis les pieds chez feuMonistrol. Les gros financiers ne se dérangent pas pour les gensqu’ils commanditent, et c’était le pauvre diable d’inventeur qui sedéplaçait pour conférer avec le maître de la grande usine du quaide Jemmapes.

Mais Gémozac connaissait, sans l’avoirvue, la maison où son associé était mort si tragiquement. Sa femmeet son fils la lui avaient assez souvent décrite, depuis lacatastrophe, et il n’était pas fâché de la visiter, car il n’avaitjamais pu s’expliquer comment le crime avait été commis. De plus,il doutait très fort que mademoiselle Monistrol fût en sûreté danscette baraque isolée, et il se proposait d’insister encore pour ladécider à déménager le plus tôt possible.

Il partit donc, et dix minutes après,son cocher, qui avait déjà conduit madame Gémozac au boulevardVoltaire, arrêta son cheval devant la clôture en planches quiprotégeait très imparfaitement la cour.

Il descendit de voiture, cherchainutilement une sonnette pour s’annoncer, et finit par pousser labarrière à claire-voie qui tenait lieu de porte.

Une fois dans la cour, il examina lamaison et il fit la grimace en reconnaissant qu’elle était tout auplus bonne à loger un portier. Du reste, il ne paraissait pasqu’elle fût habitée, car, à tous les étages, lesvolets étaient fermés.

Il avança, pensant que le bruit de sespas attirerait la servante, mais personne ne vint.

– Ah ! ça, murmura-t-il, c’est doncle château de la Belle au bois dormant !

La petite est peut-être sortie. Maiscette fameuse bonne qui la garde si bien, à ce qu’elle dit… oùdiable est-elle ? Sa jeune maîtresse l’a peut-être emmenée etelle a bien fait, car, jolie comme elle l’est, cette enfant auraitgrand tort de circuler dans Paris toute seule.

Il avança encore, et ne sachant par oùentrer dans cette maison close, il résolut d’en faire le tour pourtrouver la porte.

Instinctivement, il prit à droite et illa découvrit. Mais il fut tout étonné de voir qu’elle n’était pasfermée.

– Diable ! murmura-t-il, il fautque mademoiselle Monistrol soit bien peu soigneuse…laisser son logis à la discrétion du premier venu… après lemalheur qui lui est arrivé… c’est vraiment trop fort…

À ce moment, il lui sembla qu’on parlaitau premier étage. Il prêta l’oreille et il finit par entendredistinctement deux voix dont une d’homme.

– Oh ! oh ! se dit-il, ilparaît que je tombe mal. Le monsieur qui cause là-haut doit être lerival de Julien… le rival préféré… celui que ma femmea failli rencontrer le jour où elle s’est brouilléeavec la petite et que mon fils n’a jamais pu apercevoir. Les chosessont plus avancées que je ne pensais puisqu’elle le reçoit entête-à-tête et je commence à croire que ce pauvre Julien fera biende se retirer.

Mais je ne serais pas fâché de savoircomment est fait ce prétendant et d’où il sort.

Et il s’engagea bravement dansl’escalier, en ayant soin de heurter les marches avec ses bottes etde tousser très fort.

On l’entendit, car les causeurs seturent immédiatement, et un bruit de fauteuils roulés sur leparquet annonça qu’ils se levaient.

Presque aussitôt mademoiselle Monistrolse montra, habillée comme une femme qui vient de rentrer et qui n’apas pris le temps d’ôter son chapeau.

– C’est moi, ma chère enfant, cria lepère Gémozac. Vous n’attendiez pas ma visite,hein ?

– Non, monsieur, répondit Camille, sanslaisser percer aucun embarras, mais vous êtes et vous sereztoujours le bienvenu ici.

– Alors, je ne vous dérange pas ?…Il me semble pourtant que vous n’êtes pas seule.

– C’est vrai, mais je serai trèsheureuse de vous présenter quelqu’un qui vientd’arriver.

Entrez, monsieur, je vousprie.

Gémozac ne se fit pas répéterl’invitation. Il suivit mademoiselle Monistrol dans le salon et ilse trouva face à face avec un monsieur qui se tenait debout, lechapeau à la main, et qui lui parut fort bien de sapersonne.

La maison n’était pas double ;toutes les pièces avaient des fenêtres sur les deux façades, et ducôté opposé au boulevard Voltaire, les persiennes étaient ouvertes,de sorte qu’on y voyait très clair.

– M. Georges de Menestreau, ditCamille en désignant le visiteur arrivé avantM. Gémozac.

À ce nom, le père de Julien fit unhaut-le-corps et se mit à regarder ce monsieur avecune attention presque impolie. Son fils lui avait bien dit quemademoiselle Monistrol recevait un jeune homme, mais il ne luiavait pas dit comment ce jeune homme s’appelait, quoiqu’il le sûtparfaitement, Camille ne le lui ayant pas caché.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il sanslaisser à la jeune fille le temps de compléter laprésentation ; n’êtes-vous pas de l’Aveyron ?

– Oui, monsieur… à qui ai-je l’honneurde parler ?

– Je suis Pierre Gémozac, et j’aibeaucoup connu votre père. Il était propriétaire de forges dans cepays-là, et il me vendait du fer excellent. C’était un homme desplus honorables. Il est mort, m’a-t-on dit ?

– Il y a plusieurs années.

– J’avais su qu’il avait un fils, et jeme suis toujours demandé pourquoi ce fils n’avait pas continué lesaffaires.

– La vocation me manquait complètement,tandis que j’avais un goût très vif pour les voyages. Ce goût,j’avais assez de fortune pour le satisfaire. Je suis parti pourl’Amérique où j’ai séjourné longtemps. Puis, j’ai été en Chine, auJapon. Et je ne suis rentré en France, tout récemment, qu’aprèsavoir fait le tour du monde.

– Vous ne m’aviez jamais dit que vousétiez allé si loin, murmura Camille.

– Et moi j’étais bien mal renseigné,reprit M. Gémozac. Je croyais… pardonnez-moi ma franchise… jecroyais que ce brave Menestreau s’était ruiné… et que son filsavait disparu.

– Mon père a en effet subi des revers,mais j’ai hérité de ma mère… et voyager n’est pas disparaître,répliqua sèchement Georges. Je suis, du reste, monsieur, trèsheureux de vous rencontrer… d’autant plus heureux que je meproposais d’aller très prochainement vous voir chezvous.

– Puis-je savoirpourquoi ?

– Pour vous demander non pas dem’accorder la main de mademoiselle Monistrol, puisque vous n’êtesni son parent ni son tuteur, mais d’approuver notre mariage. Jedois bien cet acte de déférence à l’homme généreux qui a commanditéson père et qui est resté son ami, son protecteur…

Gémozac interrogea des yeux Camille quilui dit aussitôt :

– C’est moi, monsieur, qui aiconseillé à M. de Menestreau de faire auprèsde vous une démarche respectueuse, et puisque le hasard nousrassemble ici, permettez-moi d’aborder un sujet délicat. Monsieurvotre fils vous a parlé, sans doute, d’un projet qu’il avait forméet qui m’honore infiniment.

– Oui, parbleu ! et je n’y ai pasfait la moindre objection. Sa mère s’en est un peu effarouchée,mais elle s’y serait ralliée… et je ne vous cacherai pasqu’en épousant M. de Menestreau vous mettrezmon fils au désespoir.

Mais vous êtes libre, ma chère Camille,et je n’ai pas le droit de vous blâmer de suivre votre inclination.Je suis même venu aujourd’hui tout exprès pour vous offrir de vousfaire émanciper, et je vais m’occuper de régler nos intérêtscommuns, de telle sorte que vous pourrez disposer de vos revenuscomme vous l’entendrez. Votre compte dans ma maison sera arrêtétous les ans ou tous les six mois, comme vous voudrez, et vousn’aurez avec moi et les miens que les relations qu’il vous plairad’avoir.

– Les plus affectueuses, après commeavant, s’écria la jeune fille, et puisque vous approuvez lechoix que j’ai fait…

– Je n’ai pas à l’approuver.M. de Menestreau est le fils d’un brave homme, etje ne doute pas que son père lui ait transmis ses sentiments. Maisil ne trouvera pas mauvais, je l’espère, que je demande desrenseignements sur lui dans le département où il a passé sapremière jeunesse.

À cette déclaration qui ressemblait unpeu à une menace, Georges de Menestreau pinça les lèvres, mais ilrépondit avec un calme parfait :

– Vous ferez fort bien, monsieur, devous renseigner. Je crois qu’on m’a un peu oublié dans mon pays,mais je me flatte de n’y avoir pas laissé de mauvaissouvenirs.

– J’en suis persuadé, ditM. Gémozac qui pensait tout le contraire et qui se promettaitbien d’écrire le jour même à ses correspondants del’Aveyron.

Il se rappelait vaguement que Menestreaule père avait été ruiné par son fils et que ce fils avait fort maltourné ; mais il s’était écoulé des années depuis ladéconfiture du maître de forges, et M. Gémozac n’était pas sûrde la fidélité de sa mémoire.

Il avait le temps de s’informer avantque Camille prît un engagement irrévocable. On ne se marie pas sansse faire afficher à la mairie. Les formalités prennent au minimumune quinzaine de jours, et il n’en faut pas plus de quatre pourrecevoir une réponse de Rodez ou de Decazeville.

– J’ai bien mal reconnu vos bontés,monsieur, reprit Camille, mais, je vous le jure, je suisprofondément touchée de ce que vous faites pour moi. Dites bien àmonsieur votre fils que si mon cœur eût été libre…

– Malheureusement il ne l’est pas,interrompit le père Gémozac, d’un ton légèrement ironique. Ilfaudra bien que Julien s’en console. Ce sera peut-être mieuxainsi.

Mais… il me semblait que vous aviez juréde n’épouser que l’homme qui retrouverait l’assassin de votrepère ?… Je sais bien que Julien n’a pas rempli les conditionsdu programme… M. de Menestreaua sans douteété plus heureux ?… L’assassin est arrêté, ou val’être ?

– Hélas ! non. Je crains même qu’ilne le soit jamais ; M. de Menestreau afait tout ce qu’il a pu… il n’a pas réussi… mais il m’a sauvé lavie…

– En vérité ?… oh !alors ! je comprends que vous teniez à le récompenser…Quoi ! votre vie a couru des dangers ? Est-ce que l’hommequi a tué votre père a essayé de vous tuer aussi ?…

– Pas comme vous l’entendez. J’ai apprisqu’il se cachait dans une maison en ruines… en pleine campagne, audelà de la porte de Saint-Ouen.

– C’est sans douteM. de Menestreau qui vous a fourni ce précieuxrenseignement ?

– Non ; c’est un pauvresaltimbanque… de la même troupe que Zig-Zag… l’histoire serait trèslongue à vous raconter en détail… Je suis partie la nuit avec cesaltimbanque et son fils… Ils ne sont pas revenus, eux…

– Quoi ! Zig-Zag les aexterminés ? Quel tueur d’hommes !

– Je ne sais… ils ont disparu, ils sonttombés dans une trappe ouverte au milieu du corridor decette maison… et j’ai failli partager leur sort… j’ai pul’éviter et m’enfuir, mais au milieu de cette plainedéserte, j’ai été attaquée par deux de ces misérables qui rôdentprès des barrières de Paris… ils me tenaient, et Dieu sait cequ’ils auraient fait de moi, si M. de Menestreaun’était pas venu à mon secours, au péril de sa vie… il m’aarrachée de leurs mains.

– C’est fort heureux et le hasard qui aamené là tout à point M. de Menestreau estvéritablement providentiel. Quel roman on ferait avec votreaventure !

– Elle n’est que trop réelle, murmuraCamille.

– Je n’en doute pas, mais il y manque undénouement. Vous n’êtes donc pas revenue, en plein jour, visiter cerepaire de brigands…, cette maison machinée comme un théâtre deféerie ?

– Je n’y ai pas manqué, monsieur. J’y aiconduit M. de Menestreau. Il a bien vouludescendre dans la cave où sont tombés les malheureux qui m’avaientservi de guides… leurs corps n’y étaient pas…

– Donc, ils ne sont pas morts. À votreplace, mademoiselle, j’aurais priéM. de Menestreau de signaler au préfet de police lamaison où il se passe de si étranges choses. Comment donc est-ellefaite, cette tour de Nesle ?

– Elle est en briques… en briquesrouges… et tous les gens de cette banlieue laconnaissent…

– En briques rouges !… c’estsingulier… je ne lis pas souvent les faits divers, et cependant, cematin, j’en ai remarqué un dans mon journal… Hier, dans la plaineSaint-Denis, tout près de la route de la Révolte, une maison enruines, qu’on appelle dans ces parages la maison rouge, s’estécroulée en partie, à la suite d’une terrible explosion. Il paraîtque les caves servaient d’entrepôt à des fraudeurs… elles étaientpleines de barriques d’eau-de-vie qui ont pris feu on ne saitcomment, et tout a sauté en l’air.

– Ah ! mon Dieu ! est-ceque ?…

– Il y a eu des victimes, affirme lejournal. Un homme grillé dans la cave… et un enfant qui en estsorti en très mauvais état…

– Et… qu’est-il devenu ? demandavivement mademoiselle Monistrol.

– Le journal ne le dit pas. On l’aurasans doute porté à l’hôpital. Mais cette histoire n’a aucun rapportavec la vôtre et je me demande pourquoi je vous la raconte. Si parhasard elle vous intéressait, il ne tient qu’à vous d’être pluscomplètement informée. Elle va faire le tour de la presse, etdemain les détails abonderont. Mais il faut que je vous quitte. Lesaffaires me réclament. Je me suis échappé de mon cabinet pourcauser avec vous de vos intérêts. Nous sommes maintenant d’accordsur tous les points. Je vais m’occuper de vous et j’espère vousrevoir bientôt. En attendant, je vous laisse avec votrefiancé.

Monsieur, j’ai bien l’honneur de voussaluer.

Georges de Menestreau s’inclinafroidement et le père Gémozac sortit sans serrer la main de CamilleMonistrol, qui ne s’émut pas trop de ce changement demanières.

– C’est la fin d’une situation fausse,murmura-t-elle. Je lui ai dit la vérité sur mes sentiments et je neme repens pas de l’avoir dite. Mais vous, mon ami, que pensez-vousde l’étrange récit que nous venons d’entendre ?

– Je n’y crois pas, réponditM. de Menestreau. C’est une invention dejournaliste aux abois. Et alors même que le fond serait vrai, lefait ne se rattache pas à votre expédition avec les amis deZig-Zag. Ces gens-là ne s’amusent pas à faire de la contrebande etils sont en ce moment bien loin de la maison rouge.

Mais j’ai une plus triste nouvelle àvous apprendre… triste pour moi… je pars cesoir.

– Vous partez !

– Oui, mademoiselle. Je suis appelé enAngleterre par un ami qui a besoin de moi pour terminer une affairegrave…

– Et c’est maintenant que vousm’annoncez ce départ précipité !

– Hier encore, je ne le prévoyais pas.La lettre que j’ai reçue de Londres m’est arrivée ce matinseulement. Je n’ai pas osé me présenter chez vous avant l’heure oùvous voulez bien me recevoir… et j’allais vous apprendre ce fâcheuxcontre-temps, lorsque M. Gémozac est survenu. Je n’ai pasvoulu vous en parler pendant qu’il était là. Il auraitcru que je tenais à quitter la France avant que ses correspondantsl’eussent renseigné sur mon compte.

– Quelle idée !

– Vous n’avez donc pas vu qu’il estsorti furieux ? S’il s’était contenté de montrer que je luidéplaisais, je n’y aurais pas pris garde, mais il vous a marquéplus que de la froideur, et mon devoir est de vousavertir que vous ne devez plus compter sur lui. Cet homme ne vouspardonnera jamais de m’avoir préféré à son fils… et il fera tout cequ’il pourra pour me nuire.

– Eh ! que m’importe ! messentiments ne changeront pas. Ni les calomnies ni votre absence neme feront oublier que nous sommes fiancés.

– Si j’en étais sûr, je partirais lecœur moins gros.

– Ainsi, vous doutez de moi !Qu’ai-je donc fait pour cela !… et que faut-il que je fassepour vous prouver que je tiendrai ma promesse ?… Si la loi lepermettait, je vous épouserais demain…

– Mais la loi s’y oppose… et lesformalités sont longues… Que ne sommes-nous Anglais !… Nousnous présenterions, devant un ministre de l’Église protestante…Nous lui déclarerions, sous la foi du serment, qu’il n’existe aucunempêchement légal à notre mariage… et il nous marierait, séancetenante. Malheureusement, dans ce pays-ci, il n’en va pas de même…et avant qu’un prêtre et un maire consentent à nous unir, mesennemis auront tout le temps de me noircir à vos yeux.

– Ils n’y parviendront pas, mais pourvous rassurer, je suis prête à aller me marier enAngleterre.

– Vous feriez cela !… vousbraveriez les préjugés, la médisance !… Vous ne craindriez pasde vous brouiller irrévocablement avec les Gémozac !… alorsque le père a votre fortune entre ses mains !…

– Ma fortune, j’y renoncerais volontierspour assurer le bonheur de toute ma vie, mais rien ne peut mel’enlever. J’ai trouvé dans les papiers de mon père l’acte deSociété signé par M. Gémozac.

– Dieu soit loué ! J’avais peur quevous n’eussiez commis l’imprudence de vous en dessaisir.

– D’ailleurs, M. Gémozac estincapable de nier, et, quoi qu’il advienne de mes relations aveclui et les siens, je n’ai pas la moindre inquiétude, car je suiscertaine qu’il ne me fera jamais tort d’un centime.

J’avoue qu’il m’en coûtera d’être jugéedéfavorablement par le bienfaiteur de mon père, mais je luiexpliquerai ma conduite et je n’aurai pas de peine à lajustifier.

– Et vous consentiriez à partir avecmoi ?… ce soir ?

– Non, mon ami. Si indépendante que jesois, je ne pousserai pas si loin le mépris de l’opinion des sots.On ne manquerait pas de dire que vous m’avez enlevée, et je ne veuxpas qu’on le dise.

J’irai vous rejoindre à Londres,Brigitte sera du voyage, et quand nous reviendrons en France, jeserai votre femme légitime. Nul n’aura le droit d’y trouver àredire.

Mais je ne partirai pas avant d’avoir suà quoi m’en tenir sur l’étrange événement que M. Gémozac vientde nous apprendre.

– Quoi ! vous vous préoccupezencore de ce canard éclos dans le cerveau d’un journaliste à courtde nouvelles ?

– Comment ne m’en préoccuperais-jepas ! quelque chose me dit que l’enfant sauvé du désastre,c’est le fils de l’ennemi de Zig-Zag ; c’est ce Georget dontje vous ai si souvent parlé… je n’ai jamais voulu croire qu’ilm’ait trahie.

– Je ne partage pas votre confiance, machère Camille ; mais, quoi qu’il en soit de la fidélité de cepetit drôle, soyez sûre que si c’était lui qui a sauté en l’air, iln’aurait pas manqué d’accourir ici.

– Il est peut-être blessé… ou, quisait ? on l’a peut-être mis en prison comme complice descontrebandiers… et que dira-t-il, si on l’interroge ?Il parlera de Zig-Zag… de moi… de vous…

– C’est possible… mais qu’yfaire ?

– Aller le voir… le prier de vousraconter ce qui lui est arrivé… Je ne sais pas où il est, mais jele saurai aujourd’hui, car je vais me faire conduire à la porte deSaint-Ouen et à la maison rouge… Je questionnerai les employés del’octroi… les gens du quartier des Épinettes.

– Et vous vous compromettrezhorriblement. Je vous en supplie, ma chère, renoncez à ce projet etsi vous tenez absolument à ce que l’enquête soit faite,permettez-moi de m’en charger.

– Vous, Georges ! vous qui devezpartir ce soir !…

– Je puis remettre mon voyage devingt-quatre heures. Je préviendrai par une dépêche l’ami quim’attend.

– Et je vous verrai demain. Oh !alors, j’accepte votre proposition. Promettez-moiseulement que la journée ne se passera pas sans que j’aie desnouvelles de Georget.

– Ou du moins de l’enfant qu’on aramassé près de la maison rouge… Ce n’est pas précisément la mêmechose… Enfin, je ferai de mon mieux. Mais, je vous le demande engrâce, répétez-moi encore que vous viendrez me rejoindre à Londres…J’ai tant de peine à croire à mon bonheur !

– Je vous l’ai promis… et je n’ai qu’uneparole…

Georges de Menestreau fit un mouvementpour tomber à ses genoux. Elle l’arrêta.

– J’entends la voix de Brigitte,dit-elle. Je l’ai envoyée faire une commission, et elle vacertainement monter ici… Mais, c’est singulier… on jurerait qu’ellepousse des cris de frayeur…

Aux cris succéda le fracas d’une portefermée avec violence, et, un instant après, Brigitte, pâle,échevelée, les yeux hors de la tête, se précipita dans lesalon.

– Qu’as-tu donc ? lui demandaCamille, effrayée.

La vieille servante articula péniblementces mots :

– Le chien !

– Quel chien ? demanda, toutébahie, mademoiselle Monistrol.

– Le chien du paillasse, réponditBrigitte avec effort.

Camille tressaillit, etM. de Menestreau lui-même ne putréprimer un mouvement d’émotion.

– Où est-il ? reprit la jeune filled’une voix altérée.

– Dans la cuisine, mademoiselle ;et c’est bien heureux que j’aie pu l’y enfermer, car il n’a plus samuselière, et il nous dévorerait tous. Il a l’air de n’avoir pasmangé depuis huit jours.

– Enfin… comment est-cearrivé ?…

– Voilà !… je rentrais avec monpanier au bras et je venais d’ouvrir la porte de ma cuisine, quandj’ai senti comme un gros pavé qu’on m’aurait jeté dans les jambes…même que j’ai manqué de tomber, les quatre fers en l’air ;mais je me suis tenue après le battant… et j’ai vu la vilaine bêtequi avait sauté du coup sur mon fourneau… elle s’est retournéecontre moi et je n’ai eu que le temps de pousser la porte que jen’avais pas lâchée… si j’avais perdu la tête, le chien m’étranglaitnet… et il serait monté ici pour vous en faire autant.

Mais il ne s’échappera pas… la fenêtreest trop haute et j’avais eu soin de fermer les volets avant departir en course.

Tenez ! entendez-vous la vie qu’ilfait là-dedans ?

On entendait en effet des coups sourdset répétés.

– Saute, sale bête ! grommelaitBrigitte. La porte est solide et tu t’aplatiras lemuseau.

Seulement, s’il continue, il va cassertoute ma vaisselle. Comment faire, mon Dieu !

Camille, aussi embarrassée que lavieille bonne, regardait Georges de Menestreau qui semblait méditersur ce cas imprévu.

– Si nous pouvions le museler etl’attacher, dit mademoiselle Monistrol, il nous ferait retrouverZig-Zag.

– Recommencer l’expédition de l’autrenuit ! s’écria Brigitte, en levant les bras au ciel. Avec ça,qu’elle vous a bien réussi ! Cette fois, vous n’en reviendriezpas !

– Ce serait une folie, mademoiselle, ditenfin M. de Menestreau ; et d’ailleurs,vous n’atteindriez pas votre but, car je constate que ce chien nepossède pas les aptitudes miraculeuses que lui attribuait cepaillasse. S’il aimait tant son maître, il ne l’aurait pas quitté…et s’il est revenu ici, ce n’est pas Zig-Zag qu’il ycherche, puisque Zig-Zag n’y est pas… à moins de supposer qu’ilreconnaît tous les endroits où Zig-Zag a passé… et la supposition,serait absurde.

– Alors, commentexpliquez-vous ?…

– De la façon la plus simple. Commebeaucoup de ses pareils, ce chien a la mémoire des lieux. Sonmaître l’aura chassé ou perdu volontairement… craignant sans douteque l’animal le fît reconnaître… un dogue ne peut pas setransfigurer comme un homme, et celui-là est connu de tous lessaltimbanques… Zig-Zag, qui a dû se faire une nouvelle tête, nevoulait pas garder avec lui une bête qui doit jouir d’une grandenotoriété dans les foires des environs de Paris. Ils’en est débarrassé, et l’animal a dû errer par les rues,cherchant sa nourriture. Il a fini par arriver place du Trône, oùil avait séjourné ; en rôdant sur le boulevard Voltaire, ilest passé devant la maison et il s’est rappelé qu’une fois il étaitentré là. La barrière était probablement ouverte… il n’a fait qu’unsaut jusqu’à la cuisine…

– C’est bien possible, murmura Camille,qui n’était qu’à moitié convaincue.

– Et je suis d’avis de ne pas l’ylaisser, conclutM. de Menestreau.

– Le lâcher, alors ?…

– Non pas. Je ne serais nullementsurpris qu’il fût enragé, et quand même il ne le serait pas, il neferait pas bon se frotter à un animal de cette taille et de cetteforce.

– Pas moi, toujours, dit Brigitte entreses dents.

– Qu’en ferons-nous donc ? demandaCamille.

– Ce que les agents de police font deschiens suspects. Il faut le tuer tout bonnement.

– Le tuer ! ce ne sera pasfacile.

– Je m’en charge, mademoiselle. Depuisqu’il m’est arrivé des aventures, une nuit, dans la plaineSaint-Denis, j’ai toujours un revolver dans ma poche.

– Je ne veux pas que vous vousexposiez.

– Oh ! je n’entrerai pas dans lacuisine. Je le canarderai de loin… Les volets de la fenêtre doiventavoir des trous.

– Deux, fit vivement Brigitte :monsieur a là une fameuse idée.

– Eh bien, ma brave femme, conduisez-moià la bonne place. Mademoiselle restera ici. Il est inutile qu’elleassiste à ce vilain spectacle.

– Je veux tout voir, répliquamademoiselle Monistrol ; et je veux être au danger s’il y ena.

– S’il y en avait, je vous empêcheraisde descendre, mais il ne peut y en avoir aucun. Venez,mademoiselle.

Brigitte se précipita dans l’escalier.Sa maîtresse la suivit et Georges ferma la marche.

En passant devant la cuisine, ilsentendirent, non pas des aboiements, mais ces hurlements rauques,enroués, qui constituent un des symptômes caractéristiques de larage.

– Ma chère Brigitte, ditM. de Menestreau, vous l’avez échappé belle. Si cechien vous avait mordue, vous seriez morte dans des souffrancesatroces.

– Ne m’en parlez pas, monsieur. Rien qued’y penser, j’en ai la chair de poule. Dépêchez-vous de letuer.

Us sortirent tous ensemble, et Brigitteles mena devant les volets hermétiquement clos qui protégeaient lafenêtre de la cuisine.

M. de Menestreau regarda parun des vasistas percés au bas des planches et dit :

– Je le vois. Diable ! il y a aumoins six pouces d’intervalle entre les volets et les vitres. Letir ne va pas être facile, d’autant qu’il ne fait pas très clairlà-dedans.

Il n’avait pas achevé qu’un bruit decarreaux brisés le fit reculer.

Vigoureux l’avait vu ou l’avait senti etil s’était lancé à toute volée contre les vitres.

– Bon ! reprit Georges, ce seraplus commode.

Et il arma son revolver.

Le chien sauta encore et cette fois ilparvint à se cramponner sur le rebord intérieur de la fenêtre. Leverre craqua sous l’effort de sa tête puissante, et le carreauétait assez large pour qu’il y pût passer.

Il passa, en se déchirant et il vintmontrer au trou du volet son mufle ensanglanté.

À cette apparition, Camille et Brigittereculèrent d’effroi et, en vérité, il y avait de quoi.

La tête de Vigoureux passait à moitiépar le trou du volet. Le poil hérissé, les yeux pleins de sang, lagueule ouverte, la bave aux dents, il poussait de toutes sesforces, en hurlant à donner le frisson.

Il regardait fixementM. de Menestreau qui n’avait pas bougé et qui levisait avec son revolver.

Le coup partit, et il était temps, carles volets ébranlés craquaient sous l’effort de la bêtefurieuse.

Elle jeta un cri de douleur, mais ellene tomba point en arrière.

M. de Menestreau avait tiré detrès près, et cependant la balle avait un peu dévié. Au lieu debriser le crâne de l’animal, elle lui avait percé le mufle,au-dessous des yeux.

Si brave qu’on soit, on ne tire paspresque à bout portant sur un chien enragé sans éprouver quelqueémotion, et la main du vaillant fiancé de mademoiselle Monistrolavait dû trembler.

Et chose étrange, au lieu de se retirerpour éviter les coups, Vigoureux, douloureusement blessé,redoublait d’efforts pour forcer le passage.

– Éloignez-vous, ma chère Camille, criaMenestreau en réarmant son revolver.

Camille ne bougea pas. Cet horriblespectacle la fascinait et elle n’en pouvait détacher sesyeux.

Menestreau fit feu une seconde fois etsans beaucoup plus de succès ; il creva l’œil du dogue, maisil ne parvint pas à l’abattre, et cette nouvelle blessure ne fitqu’exciter le monstre qui, d’une violente secousse, fit sauter lecrochet mal attaché.

Le volet céda et Vigoureux vint roulersur le sable de la cour.

Brigitte s’enfuit en criant, etMenestreau s’élança pour couvrir mademoiselle Monistrol, qui étaitrestée, résolue à partager le sort de l’homme qu’elleaimait.

Il avait encore quatre balles dans sonrevolver, mais le chien n’était pas frappé à mort et il neprésentait plus sa tête comme une cible enchâssée dans le troud’une planche.

Il s’était très vite remis sur sespattes et il lui restait bien assez de force pour se jeter sur sonbourreau, mais au lieu de bondir, il se traîna lentement vers luien gémissant d’une façon lamentable.

M. de Menestreau, profitant dece répit tout à fait inespéré, l’ajusta à loisir enplein corps, et d’un troisième coup, lui cassa lesreins.

La balle brisa la colonne vertébrale àla hauteur des hanches.

Vigoureux s’affaissa sans crier, et, ens’aidant de ses pattes de devant, il se mit à ramper sur le ventre,en regardant toujours Georges de Menestreau.

On eût dit qu’il lui demandait grâce etqu’il lui reprochait de le traiter si cruellement.

Il ne réussit pas à l’attendrir. Undernier coup le frappa entre les deux épaules et lerenversa sur le dos. L’œil qui lui restait se rouvrit encore unefois, se fixa sur l’exécuteur impitoyable et se referma pourtoujours.

– Enfin, il est mort ! dit entreses dents M. de Menestreau. Il nefera plus de mal à personne… mais il avait la vie dure… j’aicru un instant que je n’en viendrais pas à bout.

Vous avez dû avoir bienpeur ?

– Pour vous, oui… et j’avoue quel’agonie de cette malheureuse bête m’a profondémentémue.

– Je comprendrais cela s’il s’agissaitd’un chien quelconque, mais si vous êtes sûre que celui-làappartenait à Zig-Zag…

– Absolument sûre. Interrogez Brigitteet elle vous dira…

– Que c’est bien lui, acheva la vieilleservante, qui reparut tout à coup sur le champ de bataille. Il n’yen a pas deux pareils.

– Alors, repritM. de Menestreau, il ne nous reste plus qu’a nousdébarrasser de sa carcasse. Apportez-moi une bêche. Je vaisl’enfouir dans une de ces plates-bandes.

– Ah ! mais, non, parexemple ! Vous voulez donc que nous attrapions lapeste ! Laissez-moi faire, monsieur. Je le traînerai sur leboulevard Voltaire et je l’y laisserai. La police se chargera del’enlever.

– N’y manquez pas, au moins.

– J’y veillerai, mon ami, ditmademoiselle Monistrol. Maintenant, permettez-moi de vous rappelerque vous m’avez promis de vous informer de ce pauvreenfant.

– J’y vais de ce pas… à la maison rouged’abord… et si je n’y recueille aucun renseignement positif, j’iraien demander au commissaire de police du quartier desÉpinettes.

– Merci. J’attendrai impatiemment votreretour. Ne me faites pas languir.

– Je n’aurai garde, puisque c’est lacondition que vous mettez à votre départ pour l’Angleterre… et jene désespère pas de vous rapporter aujourd’hui même desinformations certaines… Vous ne comptez passortir ?

– Non, mon cher Georges. Je ne suis pasencore remise de la secousse que je viens d’éprouver… Cette scènem’a bouleversée… j’ai besoin de me reposer pour meremettre.

Allez, mon ami, et revenez vite, conclutCamille en serrant la main de son amoureux qui s’éloigna au pasaccéléré.

Brigitte assistait à ces tendres adieux,et à son air renfrogné, on voyait bien qu’elle n’était pascontente.

– C’est donc vrai que vous voulezpartir ? demanda-t-elle brusquement à sa maîtresse.

– Oui, répondit avec un peu d’embarrasla jeune fille, mais nous ne nous quitterons pas, jet’emmènerai.

– Moi !… à Londres ! dans lepays des goddem…, jamais de la vie !… j’y mourrais dechagrin, au bout de deux jours… Je suis comme lesvieux arbres qui sèchent sur pied quand on les transplante, etpuis, l’Angleterre, voyez-vous, mademoiselle, c’est trop loin deMontreuil-les-Pêches…

Sans compter, reprit-elle d’un airgrognon, que si vous y allez pour vous marier avec ce beau brun,vous ferez une fameuse bêtise…, je sais bien que ça ne me regardepas, mais tant pis ! c’est lâché !… J’avais ça sur lecœur, il fallait que ça sorte…, et je voudrais que votre pauvrepère fût là pour m’entendre…, c’est pas lui qui vous conseilleraitde suivre un monsieur que vous ne connaissez ni d’Ève nid’Adam…

– Tu oublies qu’il m’a sauvé la vie,interrompit Camille.

– Allons donc !… il devait êtred’accord avec les voyous qui vous ont tombé dessus. Cet homme-làn’en veut qu’à votre argent… Parlez-moi de l’autre, le blond…, onsait qui il est, celui-là, et il vous aime pourvous-même.

– Assez, dit impérieusement Camille,d’autant plus irritée des observations de Brigitte qu’elle enreconnaissait jusqu’à un certain point la justesse.

Chapitre 10

 

 

L’insouciant Alfred, baron de Fresnay,ne s’était pas préoccupé, outre mesure, de la mauvaise humeur de samaîtresse, et il n’avait pas mis deux heures à se consoler d’avoirété bel et bien mis à la porte par cette beautécapricieuse.

Une promenade au bois, avec son amiJulien, un excellent dîner au café Anglais, un tour aucirque d’Été, qui venait d’ouvrir, aux Champs-Élysées, il ne lui enfallait pas davantage pour oublier que la soi-disant Hongroise semoquait de lui et que, selon toute apparence, elle ne valait pas lacorde pour la pendre.

Sans plus songer à elle, il étaitretourné au cercle, vers minuit, avec l’idée très arrêtée de tenterla fortune, ne fût-ce que pour vérifier la justesse dudicton : Malheureux en femme, heureux au jeu.

M. Tergowitz n’y était plus, Aprèsle dîner, il s’était prudemment retiré, chargé des dépouilles d’unedouzaine de niais qu’il avait mis à sec.

Gémozac avait lâché son camarade aprèsle cirque, sans lui dire où il allait : broyer du noirprobablement ; maudire la Hongrie et l’insensibilité demademoiselle Monistrol.

Alfred prit une banque, sauta deux fois,et finit par regagner en pontant[35]tout ce qu’il avait perdu en taillant[36].

Il rentra chez lui à cinq heures dumatin, très satisfait de sa nuit et pas du tout inquiet dulendemain. Il se coucha, et il dormit d’un doux sommeil quecharmèrent des songes agréables. Il rêva qu’il gagnait toutl’argent de M. Tergowitz ; que Stépana, repentante,lâchait ce seigneur équivoque et se prenait d’une belle passionpour lui, Fresnay ; il rêva même qu’il mettait la main surl’assassin du père Monistrol et que la belle Camille, touchée parcet exploit, lui offrait son cœur et sa dot.

Malheureusement, il fut réveillé à neufheures par son valet de chambre, qui avait ordre de ne jamaisentrer avant midi chez son maître.

Alfred ouvrit un œil languissant,regarda la pendule, et accueillit par une bordée de jurons ceserviteur trop matinal. Il lui lança toutes les injures du nouveauet de l’ancien répertoire. Il l’appela brute, et s’ilne l’appela pas maraud, comme on fait à la Comédie-Française, cefut uniquement parce que Jean n’aurait pas compris.

Mais Jean, accoutumé à ces sorties, nese déferra point.

– C’est une dame qui demandeM. le baron, dit-il tranquillement.

– Qu’elle aille audiable !

– Elle assure que M. lebaron lui a donné rendez-vous.

– Ce n’est pas vrai. Je ne donne pas derendez-vous à des heures pareilles.

Est-elle jolie, aumoins ?

Et comme le valet de chambre hésitait àrépondre.

– Où ai-je la tête ? reprit le belAlfred. Il n’y a que les femmes laides qui sortent simatin.

Flanque-la à la porte !

– J’ai essayé, monsieur le baron. Ellene veut pas s’en aller.

– C’est un peu fort. Demande-lui sonnom.

– Elle dit qu’elle s’appelleOlga.

– Olga !… tiens ! aufait !… je me rappelle que je l’ai convoquée pour ce matin… sij’avais pu prévoir qu’elle viendrait dès l’aurore, j’y auraisregardé à deux fois avant de l’appeler ici… Où l’as-tumise ?

– Dans le fumoir, monsieur lebaron.

– Eh bien, va lui dire qu’ellem’attende.

Jean disparut, et Fresnay, toutgrommelant, se décida à se lever. Il passa un veston et un pantalonà pied, chaussa des pantoufles, alluma un cigare pour s’éclaircirles idées et se traîna jusqu’au fumoir, qui n’était pas loin de lachambre à coucher.

– Te voilà, toi ! dit-il à lasoubrette qui s’était habillée avec une robe de la comtesse. Tu asdonc été cantinière que tu te lèves au petit jour, comme si tuavais à servir la goutte aux troupiers ?

– Je sais bien que je vous dérange, ditOlga, mais…

– Bon ! tu tiens à ne pas perdreles dix louis que je t’ai promis. Tu les auras. Commence par lesgagner. Qu’as-tu à me raconter ?

– Ça dépend de ce que vous voulezsavoir.

– D’abord, hier, quand je suis arrivéchez la baronne, l’amant était là, pas vrai ?

– Oui… au second… dans le cabinet detoilette… et il ne tenait qu’à vous de le pincer.

– Je n’y tenais pas. Qu’est-ce que c’estque ce bonhomme-là ?

– Un beau garçon qui connaît madamedepuis longtemps. Un ancien… et les anciens, ça ne comptepas.

– Il s’appelle Tergowitz,hein ?

– Tiens ! vous savezça !

– J’en sais bien d’autres. Il sedit Hongrois, mais il ne l’est pas plus que moi.

– Je ne crois pas, répondit Olga ensouriant. Mais je serais bien embarrassée de vous dire d’où ilest.

– Et la baronne est née à Montmartre,dans une loge de portier ?

– Oh ! pour ça, non. Ses parentsétaient très chics, et elle a étudié pour être institutrice. Maiselle a préféré cascader. Je vois qu’on peut tout dire àmonsieur, parce que monsieur est à la coule… et,d’ailleurs, c’est dans l’intérêt de madame. Elle a eu des occasionssuperbes, et elle n’a pas su en profiter. Elle lâchait tout pourgouaper[37]etelle a eu des hauts et des bas… plus de bas que de hauts. Pour unefois qu’elle tombe sur un homme sérieux, ça serait vraiment dommagequ’elle le perde… et ça finira pas là, si monsieur n’y met pas dusien.

– Elle est donc bien toquée de ceTergowitz ?

– Il y a de ça… et puis, ils ont devieilles affaires ensemble… des affaires que je n’ai jamais biensues… ils ne peuvent pas se brouiller tout à fait… mais depuis deuxjours, ça ne va pas… le torchon brûle.

– Pourquoi donc ? Est-ce que leHongrois est jaloux ?

– Oh ! non… c’est madame qui estjalouse.

– Alors, il lui fait destraits[38].

– Elle n’en est pas sûre, mais elle s’endoute. Elle se figure qu’il fait la cour pour le bon motif à unejeune personne très calée[39]. Et elle ne veut pas de ça, parcequ’elle s’est fourré dans la tête d’épouser M. Tergowitz.C’est d’autant plus bête qu’elle est mariée.

– Ah ! bah !… et àqui ?

– À un pas grand’chose qu’elle a épouséparce qu’elle crevait de faim. Je ne sais pas comment il a le nezfait, car je ne voyais pas madame du temps qu’elle vivait enménage. Mais je ne serais pas venue déranger monsieur pour luiraconter des choses qu’il sait aussi bien que moi ; jene gagnerais pas mon argent. Je suis venue parce que, depuisce matin, il y a du nouveau.

– Du nouveau ? dit Alfred. Est-cequ’elle aurait pris un troisième amant ?

– Au contraire, répondit Olga. Elle neveut plus en avoir.

– Ah bah ! elle a donc fait unhéritage, cette nuit ?

– Ce n’est pas ça… Hier, après la visitede monsieur, madame a été de mauvaise humeur toute lajournée, et quand elle est de mauvaise humeur, il n’y a pasmoyen de l’approcher.

– J’en sais quelque chose. Elle a manquéme casser le nez avec son trapèze.

– Moi, elle m’aurait battue, si je m’yétais frottée. Mais j’ai eu soin de me garer. Le soir, elle n’a pasvoulu dîner et elle m’a envoyée au cirque desChamps-Élysées…

– Tiens ! j’y étais.

– J’ai bien vu monsieur… avec un de sesamis qui est très joli garçon. Monsieur ne m’a pas vue, parce quej’étais aux secondes. Après le cirque, quand je suis rentrée,madame s’était barricadée dans sa chambre. J’ai frappé, elle ne m’apas répondu et j’ai été me coucher.

– Ah ça ! est-ce que tu vas meraconter tes rêves ? Arrive au fait, ma fille, arrive aufait !

– Le fait, c’est que M. Tergowitzest venu vers deux heures du matin. Il a une clé…

– Comme moi ! C’estcomplet.

– Dame ! vous comprenez… il nevient jamais que très tard, et, s’il était obligé de sonner, çapourrait réveiller les voisins, et madame tient beaucoup auxapparences.

– C’est juste !… unecomtesse !

– Enfin, cette nuit, je ne dormais pas.Je l’ai entendu monter l’escalier, et je l’ai entendu aussi sedisputer avec madame… oh ! mais, là… une vraie engueulade… ilsse sont dit des gros mots…

– Ce Hongrois me paraît avoir reçu uneéducation négligée.

– Oh ! quand il veut, il est trèscomme il faut. Mais j’ai bien cru qu’il allait donner des coups àmadame… et, pour sûr, je ne l’aurais pas laissé faire.Heureusement, ça n’a pas été jusque-là. Au bout d’une heure, ils sesont raccommodés.

– À mes dépens.

– Je sais que vous n’êtes pas jaloux,sans quoi je ne vous dirais pas tout ça. Et si je vous le dis,c’est pour en venir à ce qui s’est passé ce matin.

– Quoi donc ? Est-ce qu’ils ont misle feu à la maison de mon oncle ?

– Non, Dieu merci !M. Tergowitz est parti avant le jour, et madame m’a sonnéepour avoir son chocolat et ses journaux. En les lisant, elle apoussé un cri et elle a fait un mouvement si brusque, qu’elle arenversé sa tasse. Je lui ai demandé ce qu’elle avait. Vous croyezpeut-être qu’elle m’a répondu ? Ah !ouiche ! Elle a sauté en bas du lit et elle s’estmise à se promener en chemise à travers la chambre, en gesticulantet en parlant toute seule. J’ai cru qu’elle devenaitfolle. Tout d’un coup, elle s’est jetée à sa toilette en me criantde lui apporter ses bottines, sa robe, son manteau, son chapeau. Etcomme je n’allais pas assez vite, à son idée, elle m’a agonie desottises.

– Aimable maîtresse que nous avonslà !

– Enfin, monsieur, elle s’est habilléeau galop, elle qui, ordinairement, y met deux heures et demie. Jelui ai demandé s’il fallait aller lui chercher un fiacre. – Non,j’irai bien toute seule. Fiche-moi la paix. – Madamerentrera-t-elle pour déjeuner ? – Je n’en sais rien. – Maissi M. de Fresnay vient tantôt ? – Tului diras : Zut ! de ma part.

Je demande pardon à monsieur de luirépéter des mots pareils.

– Comment donc ! mais je teremercie, au contraire. Au moins, je suis fixé. Maintenant,qu’est-ce que tu penses de tout ça, toi ? Est-ce queStépanette aurait l’intention de me planter là ?

– J’en ai peur.

– Eh bien ! vrai ! je laregretterai. Elle me coûte très cher, mais elle m’amuseénormément.

– Et encore monsieur ne sait pas tout cequ’elle vaut. Monsieur ne la connaît pas. Madame lui en a donnépour son argent, mais elle n’y a pas mis d’enthousiasme. Elledéteste qu’on la paie et elle n’aime que les gens quil’exploitent.

– Alors Tergowitz vit à sescrochets ?

– Non. Je ne sais pas où il a gagné del’argent, mais il en a.

– Je le sais, moi. Il est très heureuxau jeu. Hier, au baccarat, dans un cercle où j’étais, il a mis àsec un de mes amis… celui que tu as vu avec moi, aucirque.

– Ça ne m’étonne pas.

– Tu veux dire qu’iltriche ?

– Il pourrait tricher, s’il voulait. Ilfait tout ce qu’il veut de ses mains.

– Alors, je suis fixé. Et quand iltiendra les cartes, je ne risquerai pas cent sous contrelui.

Madame de Lugos a de joliesconnaissances !

– Que voulez-vous ! Elle est toquéede cet homme-là. Et il la mettra sur la paille… à moins quemonsieur ne la débarrasse de lui. Ce serait un vrai service à luirendre.

– Je n’essaierai pas.

– C’est dommage ; car ce ne seraitpas très difficile. Au fond, elle a du goût pour vous, et si vousla traitiez du haut en bas, au lieu de céder à tous sescaprices…

– Tu crois qu’elle mereviendrait ?

– J’en suis sûre et, si vous la rossiezun peu, elle vous adorerait.

– Ce serait drôle. Mais je n’ai pas lesaptitudes nécessaires. Je préfère les moyens doux, et comme ils neme réussiraient pas, je me résignerai à me retirer. Nous verrons cequ’elle fera sans moi.

– Elle se remettra avec son homme… etelle tombera dans la misère.

– Pas du jour au lendemain… à moinsqu’elle n’ait déjà dépensé tout ce que je lui ai donné.

– Ça, je ne crois pas. Elle serrait vosbillets de banque dans une cassette qu’elle a vidée ce matin avantde partir. C’est même ce qui me fait croire qu’elle ne reviendrapas. Mais le magot sera bientôt mangé. Il est vrai qu’elle n’a pastout emporté. Elle a laissé ses bijoux et ses toilettes. Si j’étaisà la place de monsieur, je mettrais la main dessus. Ce seraittoujours autant de sauvé.

– Pour qui me prends-tu ? Je nesuis pas de l’espèce des Tergowitz, moi. Seulement, jene serais pas fâché d’aller un peu passer la revue dans monimmeuble de la rue Mozart. Elle n’a pas tout emporté, et si lafantaisie lui vient d’y remettre les pieds, pendant que j’y serai,je pourrais causer avec elle.

– Monsieur ferait bien.

– Oui, mais pas maintenant, je n’ai pasdéjeuné.

– Monsieur pourrait déjeuner là-bas. Jecuisine dans la perfection.

– Au fait, pourquoi pas ? s’écriaFresnay. Tu me ferais à déjeuner et tu me tirerais les cartes audessert. Et si Stépanette revient au gîte, je voudrais voir satête, quand elle nous trouvera attablés ensemble.

– Elle me chassera, pour sûr, ditOlga ; mais je m’en consolerai, parce que je sais bien quemonsieur ne me laissera pas dans l’embarras.

– Je te donnerai de quoi ouvrir uncabinet de consultations, et je t’enverrai toutes les grues de maconnaissance pour que tu leur dises la bonne aventure… j’en connaistant que tu feras fortune en six mois.

En attendant, voilà tes dix louis. C’estun commencement. Empoche, va me chercher un fiacre, monte dedans etattends-moi en bas. D’ici à vingt minutes, je seraiprêt.

Olga fourra dans son corsage les deuxbillets bleus, et fila prestement.

Fresnay se mit à sa toilette. Cecolloque avec la femme de chambre l’avait réveillé tout à fait, etcomme il aimait par-dessus tout l’imprévu, il se promettait depasser une bonne matinée à faire enrager la comtesse de Lugos, caril ne doutait pas qu’elle ne rentrât.

Même, il ne désespérait pas de la faireparler sur cet énigmatique Tergowitz, dont les allures et lapersonnalité mystérieuse commençaient à piquer sacuriosité. Que ce soi-disant étranger fût un intrigant de la pireespèce, Fresnay n’en doutait plus, si tant était qu’il en eûtjamais douté, et il n’avait pas meilleure opinion de Stépana. Maisil tenait à découvrir ce que machinait ce couple bien assorti, àseule fin de les empêcher, le cas échéant, de nuire aux honnêtesgens.

L’homme ne lui faisait pas peur, et dela femme, il se souciait comme d’une guigne[40].

Sa liaison avec elle n’était qu’uneaventure de rencontre et il pensait que les plaisanteries les pluscourtes sont aussi les meilleures.

Une de perdue, dix de retrouvées ;c’était sa devise.

Seulement, il tenait beaucoup à ne pasmanquer une dernière occasion de s’amuser de sa comtesseexcentrique.

Il s’habilla donc rapidement, et, aprèsavoir dit à son valet de chambre qu’il ne rentrerait pas de toutela journée, il alla rejoindre Olga, qu’il trouva cantonnée dans unevoiture de place.

Il ne se priva pas de la questionnerpendant qu’ils roulaient vers Auteuil, mais il la trouva moinsdisposée à lui faire des confidences sur sa maîtresse.

Olga jugeait sans doute qu’elle en avaitassez dit pour deux cents francs. Peut-être aussi se repentait-elledéjà d’avoir quelque peu trahi madame de Lugos. Elle connaissaitles hommes sérieux, c’est-à-dire les entreteneurs, et elle savaitfort bien que tel qui feint de prendre philosophiquement lesinfidélités, est furieux d’avoir été trompé et ne pardonne jamaisles traits que sa maîtresse payée lui a faits.

– Enfin, demanda-t-il, où demeure ceTergowitz ? En dehors de la maison de mon oncle, il doit avoirun domicile, que diable !

– Oui, certes, répondit Olga, mais je nesais pas où.

– Tu le connaissais pourtant, jesuppose, avant d’entrer au service de la comtesse ?

– Oh ! pas beaucoup… et je ne levoyais pas souvent.

– Est-ce qu’ils habitaient Paris,lorsqu’ils vivaient ensemble ?

– Je ne crois pas. Ils ont beaucoupvoyagé.

– Ça ne m’étonne pas. Stépana doit avoirété saltimbanque.

– Oh ! monsieur, quelleidée !

– Une idée qui viendra à tous ceux quila verront faire du trapèze. Elle est de première force. Et cetalent d’agrément n’est pas très répandu parmi les demoiselles debonne maison. Du reste, je ne lui en voudrais pas du tout d’avoirdansé sur la corde. J’ai toujours aimé les artistes.

Mais, dis-moi… ! quel âgea-t-elle ?

– Monsieur sait bien qu’une femme n’ajamais que l’âge qu’elle paraît avoir.

– Elle a l’air jeune, c’estincontestable. Mais avoue qu’elle se teint. J’ai surpris l’autrejour sur sa toilette un jeu de fioles…

– Toutes les femmes se teignent, par letemps qui court.

– Je ne l’en blâme pas. Le roux vénitienlui va dans la perfection. De quelle couleur était-elleautrefois ?

– Je crois bien qu’elle étaitbrune.

– Oui, ça doit être. Elle a le teintpâle et les yeux d’un noir d’enfer. Quand il lui plaira de changerde nationalité, elle n’aura pas de peine à se faire passer pour uneEspagnole.

Elle est Française,hein ?

– Parisienne, pur sang. Ça se voit dereste. Mais vous me demanderiez son vrai nom que je ne pourrais pasvous le dire, vu qu’elle me l’a toujours caché… dame ! ça secomprend à cause de sa famille.

– C’est peut-être une Montmorency, ditgravement Fresnay.

Olga ne saisit pas laplaisanterie.

Ces propos et quelques autres du mêmegenre les menèrent jusqu’à Auteuil, et en descendant à la porte del’hôtel de la rue Mozart, Fresnay n’était pas beaucoup mieuxrenseigné qu’en sortant de chez lui.

– Si monsieur n’a pas besoin de moi, jevais aller au marché, dit Olga. C’est à deux pas, et monsieurpourra déjeuner dans un quart d’heure.

Fresnay allongea un louis et monta,pendant que l’étonnante soubrette entrait à la cuisine pour yprendre son panier à provisions.

Au salon, rien n’était changé depuis laveille. Les cordes qui soutenaient le trapèze pendaient encore auplafond.

Madame de Lugos n’avait laissé là aucunetrace de son passage et il était improbable qu’elle se fût livrée,le matin, avant de sortir, à son exercice favori.

À l’étage supérieur, au contraire, toutaccusait un départ précipité. Le cabinet de toilette était endésordre, et la chambre à coucher encore plus.

Il y avait là des robes jetées sur desfauteuils, des bas de soie qui traînaient sur le tapis, des fleursarrachées d’une jardinière et semées dans tous les coins, parmi desfragments de lettres déchirées, des écrins ouverts sur la table denuit, et sur le lit une boite longue et plate, qui avait l’aird’une boite à pistolets.

Un journal déplié était resté étalé surun bonheur du jour et semblait avoir été jeté la par une mainimpatiente.

L’idée vint à Fresnay que c’était danscette feuille que madame de Lugos avait lu la nouvelle qui l’avaittransportée de colère.

Il ramassa le journal et il se mit à leparcourir dans l’espoir d’y trouver le passage dont la lectureavait bouleversé la comtesse.

– Qu’est-ce que ça peut bien être ?se demandait Fresnay, en examinant rapidement la première page dujournal. Voyons… il y a en tête une chronique d’un monsieur trèsennuyeux… évidemment, Stépanette ne l’a pas lue… après, c’est lecompte rendu des Chambres… Stépanette ne s’occupe pas de politique…les nouvelles du Tonkin… elle s’en souciefort peu… du reste, elle a laissé lejournal ouvert à la deuxième page… c’est probablement là qu’il fautchercher.

Et il se mit à parcourir les faitsdivers : une longue série d’accidents de voitures, de vols,d’incendies, de morts subites et autres sinistres qui nel’intéressaient guère. Rien qui pût se rapporter à madame de Lugosou à M. Tergowitz.

Seulement, il s’aperçut qu’on avaitenlevé avec des ciseaux un morceau de la dernière colonne, comme lefont les rédacteurs qui veulent emprunter un article ou unenouvelle à un confrère, et ce découpage était, à n’en pas douter,l’œuvre de la comtesse.

Si elle avait pris tant de peine,exaspérée et pressée comme elle l’était, ce ne pouvait être quepour montrer à Tergowitz un passage qui le concernait ou qui laconcernait, elle.

Donc, elle était sortie pour aller chezson amant de cœur. Mais de quoi pouvait-il bien êtrequestion dans ce fragment de journal ? Impossible de ledeviner.

– Je le saurai tout de même, se ditFresnay. Je n’ai qu’à acheter dans le premier kiosque venu un autrenuméro du même journal…, ou mieux encore, quand Olga rentrera, jel’enverrai m’en chercher un.

Et sans s’arrêter davantage à résoudrela question du fait divers, il recommença à fureter, pour tâcher dedécouvrir quelque indice plus significatif.

Il constata d’abord que, comme le luiavait dit Olga, les bijoux étaient restés dans les écrins, et cesbijoux avaient une assez grande valeur. Fresnay n’était pas alléjusqu’à la rivière de diamants, mais il s’était fendu d’une bellepaire de pendants d’oreille en brillants et d’un certain nombre debagues et de bracelets.

Pourquoi la comtesse les avait-ellelaissés là, à la discrétion de sa femme de chambre ? C’étaitencore un autre mystère.

Enfin, il mit la main sur la boiteplate, croyant bien la trouver fermée.

À sa grande surprise, il n’eut qu’àlever le couvercle pour l’ouvrir, et son étonnement augmentalorsqu’il put voir ce que contenait ce coffret d’acier, doublé develours à l’intérieur.

Il contenait une paire de ganteletsd’acier bruni qui avaient dû faire partie de l’armure d’unchevalier du moyen âge.

C’était à n’y pas croire, et il fallutque Fresnay les prît, les maniât, les tournât et les retournât pourse convaincre qu’il ne se trompait pas.

D’où provenaient ces deux piècescurieuses ? Les ancêtres de la prétendue comtesse de Lugosn’avaient assurément pas figuré aux Croisades, et lesgantelets n’étaient pas pour elle un souvenir de famille. Lesavait-elle volés dans un musée ? Et pourquoi lesconservait-elle si précieusement ? Mystère ! toujoursmystère !

En les examinant de très près, Fresnayreconnut qu’ils devaient être de fabrication moderne. L’acier avaitle brillant du neuf, et, à l’intérieur, ils étaient doublés d’unepeau fine et souple qui avait pris une teinte plus foncée auxplaces qui correspondaient aux articulations des doigts. Celasemblait indiquer qu’on les avait portés. Qui et dans quellescirconstances ? Un acteur, peut-être, au théâtre, en jouant unrôle casqué et cuirassé, dans un drame à grand spectacle. Maiscomment se trouvaient-ils chez Stépanette ? Appartenaient-ilsà Tergowitz ? Ce faux Hongrois avait dû mener une vieaccidentée, et il avait bien pu être comédien.

Fresnay eut la fantaisie de les essayer,et il constata qu’ils étaient d’un usage très commode. Ilscouvraient le poignet comme des gants à la Crispin[41] ; il suffisait de presser unressort pour les attacher solidement, et une fois fixés, ils negênaient en aucune façon les mouvements des doigts. Ils donnaientmême plus de puissance à la main pour saisir les objets, parexemple pour tenir une épée ou un sabre.

– Ce sont peut-être des gants d’armesd’un nouveau modèle, se dit Alfred. J’ai bien envie de les emporterpour les montrer à mon armurier.

Et, comme justement Olga montaitl’escalier, il les prit et il les fourra dans les poches de sonpardessus.

– Monsieur est servi, dit-elle enfaisant la révérence comme une soubrette de l’ancienrépertoire.

Elle montrait son museau bistré à laporte de la chambre, mais elle n’entrait pas.

– Qu’est-ce que tu dis de tout ça ?lui demanda Fresnay en lui indiquant du geste les robes et lesécrins dispersés.

– Je vous avais prévenu que madame étaitpartie comme une folle ; elle sait bien, du reste, que je netoucherai pas à ses bijoux, mais j’aime autant ne pas en approcher.Le déjeuner sera froid, si monsieur ne descend pas tout desuite.

Fresnay pensa qu’il serait toujourstemps de la questionner sur l’origine des gantelets, et ildescendit.

Le couvert était mis dans la salle àmanger de la comtesse et il charmait les yeux.

Sur une nappe d’une blancheuréblouissante, des crevettes roses et des radis rouges flanquaientune timbale où fumaient des œufs brouillés aux truffes. Comme platsérieux, une assiette assortie de viandes froides, et pour dessert,un joli panier de fraises.

Dans une carafe de cristal, un vincouleur de topaze.

– Ah ! tu es expéditive, toi !s’écria Fresnay. Mon valet de chambre aurait mis une heure à meconfectionner un déjeuner comme celui-là.

– J’espère que monsieur va le trouver àson goût. Et quant au vin, c’est de ce Sauterne que monsieur aenvoyé avant-hier à madame.

– Je ne m’attendais pas à en boire, maispuisqu’il est tiré… verse, ma fille, dit Alfred en attaquant lesœufs.

Olga remplit le verremousseline[42]etresta debout, le poing sur la hanche, dans la pose classique d’unecantinière de théâtre. Il ne lui manquait que le tonnelet passé enbandoulière et le chapeau ciré incliné sur l’oreille.

– Tu es crânement gentille comme ça,reprit Fresnay, et tes œufs brouillés sont très réussis.

– Monsieur me flatte.

– Non, parole d’honneur ! Tu as unpetit chic bohémien qui me plaît. Assieds-toi là, etcausons.

Olga ne se fit pas trop prier pourprendre place à table. On voyait bien qu’elle ne craignait plusd’être surprise par sa maîtresse et qu’elle s’inquiétait peu deperdre sa place. Elle devinait sans doute que le baron en avaitassez de madame de Lugos, et elle ne tenait pas à rester au serviced’une femme abandonnée par le monsieur quil’entretenait.

Peut-être même se flattait-elle de laremplacer, et les compliments que lui adressait Alfred necontribuaient pas peu à l’entretenir dans cetteillusion.

– Ah ! monsieur, dit-elle ensoupirant, madame est bien coupable de se conduire comme elle lefait. Il faut qu’elle ait complètement perdu la tête,et je me demande comment monsieur va prendre cette nouvelleescapade.

– Ça dépend, répondit Fresnay aprèsavoir ingurgité un second verre de Sauterne. J’ai la partie belle,puisqu’il ne tient qu’à moi de la lâcher, mais si elle voulaitreconnaître ses torts et me dire la vraie vérité sur ce Tergowitz,je crois que je pardonnerais.

– Monsieur s’intéresse donc bien à cethomme-là ?

– Comme on s’intéresse aux tours d’unhabile escamoteur. Je suis curieux de savoir qui il est, et commentfinira la comédie qu’il joue.

– Si elle finit mal pour lui, elle nefinira pas bien pour madame. Ils sont brouillés pour le quartd’heure ; mais, avant la brouille, ils ont toujours étéd’accord, et ils travaillaient ensemble.

– Travailler est joli ! Ça veutdire qu’ils s’entendaient pour exploiter lesimbéciles ?

– Je répondrais : oui, si je necraignais de faire de la peine à monsieur.

– Vas-y, donc ! je me rangemoi-même dans la catégorie des dupes, et je ne t’en veux pas dutout de m’avoir montré que cet aimable couple se moquait de moi. Jete saurais même un gré infini de me renseigner complètement. Si tupouvais me dire leur véritable histoire et leurs véritables noms…ma foi ! je ne sais pas jusqu’où irait ma reconnaissance. Jeserais capable de t’installer dans les meubles deStépana.

– Monsieur plaisante, murmura la tireusede cartes, en rougissant de plaisir.

– Non, c’est très sérieux, paroled’honneur ! Je commence à croire que ces gens-là ont descrimes sur la conscience. Leur union faisait leur force etmaintenant qu’ils sont désunis, un de ces jours, ils se dénoncerontréciproquement. Tu comprends que je ne veux pas être mêlé, mêmeindirectement, à une affaire de cour d’assises.

– Oh ! ça n’irait pasjusque-là.

– Bon ! tu vois bien que tu en saisplus long que tu ne m’en as dit. Allons, ma fille, ne t’arrête pasen si beau chemin. Je te jure que tu ne te repentiras pas d’avoirété jusqu’au bout. Je ferai ta fortune.

– Si j’étais sûre que monsieur ne medénoncera pas à madame, je lui dirais bien tout ce que jesais.

– Comment pourrais-je te dénoncer ?Je mettrai cette farceuse à la porte, sans lui demanderd’explications et sans lui en donner. Elle était à mes gages. J’aibien le droit de la renvoyer, sans lui accorder ses huitjours.

Parle, voyons ! je vais te mettresur la voie. La nuit où je t’ai rencontrée au café Américain, tum’as quitté pour aller, prétendais-tu, attendre quelqu’un au cheminde fer de l’Est. Tu mentais, hein ?

– Non, sur tout ce qu’il y a de plussacré. Madame est arrivée en effet, à cinq heures du matin, par letrain-poste.

– C’est-à-dire qu’elle a fait semblantd’arriver. Je l’avais rencontrée la veille au concert desAmbassadeurs.

– J’ai bien vu que vous la connaissiezdéjà puisque vous êtes venu la voir au Grand-Hôtel, Et même ça m’aétonnée qu’elle vous ait donné rendez-vous là, car elle aurait biendû penser que les gens de l’hôtel vous diraient qu’elle étaitdébarquée le matin.

– On ne pense pas à tout. D’oùvenait-elle ?

– De Paris, tout bonnement. L’amantm’avait proposé de servir de femme de chambre à sa maîtresse… et ilm’assurait de beaux avantages, à condition que je les aiderais àjouer leurs rôles. Ils ne pouvaient guère s’adresser qu’àmoi.

– Parce qu’ils te connaissaient depuislongtemps ?

– Oui, nous nous étions rencontréssouvent, quand j’étais somnambule… le métier n’allait plus guère…et ma foi ! j’ai accepté.

– Tu as bien fait,parbleu !

– Mais il était convenu qu’ils ne mefourreraient pas dans de vilaines affaires.

– Je comprends tes scrupules, ditironiquement Alfred, tu as cru qu’il s’agissait seulement de mettrededans quelques niais de mon espèce, et il ne parait pas que,jusqu’à présent, ils aient fait autre chose.

Mais comment les avais-tu connus ?…Est-ce qu’ils étaient venus te demander desconsultations dans ton cabinet ?

– Oh ! non, ils ne donnent pas dansces godans[43]-là. Ils sont trop malins pour s’ylaisser prendre… et puis, ils sont un peu de la partie.

– Ah ! bah ! est-ce que lacomtesse se mêle aussi de dire la bonne aventure ? Si j’avaissu, je l’aurais priée de tirer mon horoscope.

– Non, ce n’est pas ça, mais je faisaisles foires et eux aussi. Des fois, leur baraque se trouvait à côtéde la mienne. Ça fait que nous voisinions.

– Je te le disais bien que Stépana avaitété acrobate.

– C’est la vérité. Autrefois, ellen’avait pas sa pareille pour danser sur la corde, avec ou sansbalancier. Mais elle a engraissé, et dans les derniers temps, ellene faisait plus guère que la parade à la porte.

– Elle devait attirer du monde, rienqu’avec ses yeux. Mais le seigneur hongrois, j’aime à croire qu’ilne jouait pas les paillasses ?

– Oh ! non, c’est le mari d’Amandaqui était pitre.

– Ah ! elle s’appelle Amanda ?Elle a bien fait de changer de nom. Stépana a plus dechic.

Et Tergowitz, quelle était sa spécialitédans la troupe ?

– Il était clown, mais pas dans le genrecomique. Il ne faisait que des tours, mais d’une force ! Rienqu’avec son fameux saut : tête en avant, il aurait pu gagnersa vie. Au cirque des Champs-Élysées, il n’y en a pas un quioserait piger[44]avec lui.

– Tête en avant ! répéta Fresnay ense frappant le front. Attends donc !… il me semble que jeconnais ça.

Sous quel nom Tergowitz était-il connudans les foires ?

– Zig-Zag… un nom de guerre.

– Zig-Zag ! Tu as ditZig-Zag ! s’écria Fresnay en se levant si brusquement qu’ilrenversa la corbeille de fraises.

– Ah ! mon Dieu,qu’est-ce qu’il vous prend ? dit Olga en se levant aussi, touteffarée.

– Ce Zig-Zag et cette Amandatravaillaient ensemble, il y a trois semaines, à la foire au paind’épices, sur la place du Trône ? demanda vivementFresnay.

– C’est bien possible… c’est même trèsprobable, car leur patron n’en manquait pas une… mais je nepourrais pas l’affirmer, vu que je n’y étais pas.

– Où étais-tu donc ?

– En province… à Beauvais, où je nefaisais pas un sou…, à preuve que les huissiers ont saisi macarriole et mon cheval… il me restait tout juste de quoi me payerles troisièmes en chemin de fer… Alors, j’ai rappliqué surParis… J’espérais y trouver à gagner ma vie et j’avais eu bon nez,car je n’y étais pas depuis une heure que je rencontrais Zig-Zagdans la rue… Zig-Zag requinqué, mis comme un prince… Je l’aiabordé, je lui ai demandé s’il pouvait faire quelque chose pour uneancienne camarade tombée dans le malheur… Alors, il m’a proposéd’entrer au service d’Amanda.

– Et tu ne lui as pas demandé où ilavait fait fortune ?

– Vous pensez bien que si. Ilm’a répondu qu’il venait d’hériter d’un oncle ; ça nem’a pas trop étonnée, parce que j’ai toujours entendu dire que safamille était riche et qu’il l’avait lâchée pourvagabonder.

Il m’a dit aussi qu’il en avait assez dumétier, qu’il allait se lancer dans la haute et Amandaparmi les grandes cocottes.

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a del’argent et qu’il a dû en donner à madame, car avantde vous connaître, elle était déjà très biennippée.

– Je sais où ils l’ont pris, dit Fresnayentre ses dents. Maintenant, l’adresse de cecoquin ?

– Je vous jure que je ne la connais pas.Je vous le jure sur les cendres de ma mère !

– Où se rencontraient-ils, Amanda etlui ?

– Ici, je vous l’ai déjà dit. Quandmadame sortait, c’était, je pense, pour le voir. Mais elle ne meracontait pas toutes ses affaires… et je n’ai jamais su où elleallait. Vous, comprenez que je ne me serais pas permis de lasuivre.

– Mais, maintenant, tu lasuivrais, si je te payais pour cela ?

Olga fit la moue. Elle espérait autrechose et elle ne s’expliquait pas comment un entretien si biencommencé tournait ainsi.

– Je ne suis pas moucharde, dit-elle.J’ai parlé sur madame parce que je croyais que ça vous était égalde savoir qu’elle avait un amant, mais du moment que vous le prenezcomme ça, je n’en suis plus. Et puis, pourquoi faire lasuivre ?… Vous croyez donc tout de bon que Zig-Zag a volé ouassassiné ?

Fresnay eut sur les lèvres une réponsecatégorique. Mais il se ravisa. Évidemment, cette fille neconnaissait que les antécédents des deux complices. Elle n’avaitjamais entendu parler du crime du boulevard Voltaire, et certes samaîtresse ne lui avait pas fait deconfidences.

Mieux valait garder pour lui ce qu’ilsavait, car Olga, mieux informée, aurait pu prendre le parti de samaîtresse et l’avertir du danger. Ces deux créatures ne valaientpas beaucoup mieux l’une que l’autre ; les femmes decette catégorie se soutiennent toujours entre elles etse liguent volontiers contre les honnêtes gens.

Fresnay crut devoir prendre la tireusede cartes par la douceur, et il fit bien.

– Allons, reprit-il, ne te fâche pas, tues une bonne fille et je ne te demande qu’une chose, c’est de nepas te mettre contre moi. Tu conçois qu’au point où en sont leschoses, je ne peux pas rester avec la comtesse. Elle a desaccointances qui finiraient par me compromettre. Je vais laquitter, mais je ne ferai pas d’éclat. Nous nous séparerons àl’amiable et tu n’y perdras rien.

Et comme Olga ne semblait pasconvaincue, il ajouta :

– Si je me suis emporté tout à l’heure,quand tu m’as nommé Zig-Zag, c’est que justement je suis allé cetteannée à la foire au pain d’épices et je l’ai vu, en habitd’arlequin, exécuter son fameux saut. Alors, ça m’a un peu vexéd’apprendre que j’avais pour rival un saltimbanque ; mais ilfaut prendre philosophiquement ces accidents-là.

– Vous avez rencontré plusieurs fois,m’avez-vous dit, M. Tergowitz. Comment ne vous êtes-vous pasaperçu que Zig-Zag et lui ne faisaient qu’un ?

– Je n’ai vu Zig-Zag qu’avec un masquesur la figure.

– C’est vrai. J’oubliais qu’il netravaillait jamais que masqué ; mais vous avez dû voir aussiAmanda. Elle faisait le boniment au public.

– Parfaitement, et je ne comprends pasque je ne l’aie pas reconnue, habillée en comtesse. Il est vraiqu’elle se teint les cheveux, et ça la changetellement !…

– Que j’ai eu moi-même de la peine à lareconnaître ; mais j’espère que, si elle rentre, vous n’allezpas lui jeter au nez tout ce que je vous ai racontésur elle et sur son amant.

– Je m’en garderai bien. Ellem’arracherait les yeux et je veux que nous rompions doucement. Elley est décidée, je crois. Je ne lui ferai pas de reproches et je nelui poserai pas de questions embarrassantes. Ce sera un divorce parconsentement mutuel.

Mais elle n’est pas là, et je tiens àfinir ce déjeuner cuisiné par tes blanches mains… car elles sonttrès blanches tes mains ! Fais-moi le plaisir de te rasseoiret de me tenir compagnie. Je n’aime pas manger seul.

Olga, tout à fait déridée, reprit saplace à table et s’empressa de remplir le verre du baron, qui luidit :

– J’aime encore moins à boire seul.Verse-toi de ce Sauterne, ma belle, et trinque avec moi.

– Non, non, répondit en minaudantl’ex-somnambule, je ne suis encore qu’une femme dechambre…

– Raison de plus pour faire tonapprentissage de maîtresse en titre. Pas tant de façons ! jevais te servir. Tends ton verre.

Olga obéit. Fresnay versa, enl’observant du coin de l’œil, et en s’amusant, à part lui, deses manèges.

Il pensait :

– Tu crois me tenir, et je tiens tapatronne. Dire que c’est moi qui pincerai l’assassin du pèreMonistrol et que je pourrais sommer mademoiselle Camille dem’accorder la récompense promise… sa main et sadot !

Olga s’empressa de trinquer, en sepenchant langoureusement vers Alfred ; mais au moment où leursverres se choquaient, une voix leur cria :

– On s’amuse ici, à ce que jevois ! Vous ne m’attendiez pas… et j’arrive àpropos.

Cette voix qu’ils reconnurent tous lesdeux fit sur Olga l’effet de la trompette du Jugement dernier. Lapauvre fille se leva et recula jusqu’au fond du salon pour sedérober au courroux de sa maîtresse.

Mais Fresnay ne fut ni effrayé, ni mêmesurpris. Il s’attendait presque à ce coup de théâtreet il le désirait.

Il resta donc assis et il vidatranquillement son verre jusqu’à la dernière goutte.

La comtesse écarta les rideaux ets’avança lentement jusqu’à la table en regardant Alfred avec desyeux qui étincelaient de colère.

– De quel droit vous permettez-vousd’agir ici comme si vous étiez chez vous ? lui demanda-t-elled’un ton sec.

– Mais il me semble que je suis un peuchez moi, répliqua Fresnay en souriant.

– Je sais que la maison vous appartient,mais je l’habite, et je vous défends d’y mettre les pieds tant quej’y serai.

Quant à toi, drôlesse, reprit-elle ens’adressant à Olga, hors d’ici !… Je te chasse.

– Madame s’en repentira, répliqua latireuse de cartes, tout en manœuvrant pour gagner laporte.

– Oh ! pas de menaces !… ettâche de marcher droit !… que je n’entende plus parler de toi,sinon… tu sais ce qui t’attend… je t’enverrai àl’ombre… tu n’auras pas besoin de chercher de logement… je t’entrouverai un.

– Il paraît que mademoiselle Olga n’apas la conscience nette, pensa Fresnay, qui avait très bien compriscette allusion transparente à la maison centrale. Est-ce qu’elleaurait trempé dans l’assassinat du père Monistrol ?

– C’est bon, je m’en vais, dit Olga d’unton beaucoup moins insolent.

Elle regarda le baron dans l’espoirqu’il allait la soutenir, mais le baron ne bougea pas, et elle serésigna à sortir, en se promettant bien de se venger et de leurservir plus tard un plat de son métier.

– À nous deux, maintenant, monsieur, ditmadame de Lugos.

– Pourquoi ces airs tragiques, chèreamie ? demanda Fresnay sans s’émouvoir. Une scène à proposd’œufs brouillés, c’est ridicule, en vérité… car je ne suppose pasque ce soit une scène de jalousie… je n’ai pas assez mauvais goûtpour vous préférer votre femme de chambre, et, en votre absence,j’ai cru bien faire en lui commandant mon déjeuner… jemourais de faim…

– Vous n’êtes pas venu ici pourdéjeuner… vous êtes venu pour m’espionner.

– Oh ! ma chère ! de quoim’accusez-vous là ? Vous savez bien que je vous ai toujourslaissé votre liberté pleine et entière. Je suis venu pour vousparler du cheval que vous m’avez demandé… je sors du Tattersall,et…

– Je n’ai que faire de votre cheval nide vous.

– Ah ! mon Dieu ! auriez-vousl’intention de m’abandonner ?

– Je pars. Je quitte laFrance.

– Pour aller enHongrie ?

– Probablement.

– Rejoindre votre vieil ami,M. Tergowitz ?

– Que vous importe ?

– Rien. Seulement il me semblait l’avoirvu hier à Paris, dans un cercle.

– Vous le connaissezdonc ?

– Oh ! parfaitement. Je l’ai vuavec vous au concert des Ambassadeurs et je l’ai rencontré dansl’escalier du Grand-Hôtel, le jour où je vous ai fait ma premièrevisite.

D’ailleurs, le Polonais qui l’a amené àmon cercle l’a fait inscrire sous son nom de Tergowitz.

Je puis même vous annoncer une nouvellequi ne vous fera pas de peine, puisque vous êtes intimement liéeavec lui. Il vient de gagner au jeu une somme énorme.

– Qu’entendez-vous parénorme ?

– Oh ! tout est relatif… quinze ouvingt mille francs… peut-être trente mille… je n’ai pas compté aveclui… nous ne nous saluons pas… personne ne me l’a présenté et jedoute qu’il me connaisse de vue.

– Pensez-vous qu’il revienne à cecercle ?

– Je l’ignore absolument. Pourquoi cettequestion ?

– Parce que je le cherche.

– Vous le cherchez ! Vous ne savezdonc pas où il demeure ?

– Si. Mais je suis allée chez lui, cematin, et je ne l’ai pas trouvé. On n’a pas pu me dire s’ilrentrerait. Or, il faut que je le voie aujourd’hui.

– Pour vous entendre avec lui surl’heure du départ. Je conçois cela. Voulez-vous que je vousl’envoie, si je le rencontre ?

La comtesse tressaillit. Elles’apercevait enfin que Fresnay se moquait d’elle. La colère l’avaitaveuglée d’abord, mais ses yeux se dessillaient[45]et elle commençait à croirequ’Olga avait livré le secret de ses relations avec le prétenduHongrois.

– Vous poussez l’abnégation bien loin,dit-elle en cherchant à lire sur la physionomie de sonamant.

– N’était-ce pas convenu entrenous ? répliqua le malin Alfred. Lorsque nous nous sommesliés, je vous ai fait ma profession de foi et nous sommes tombésd’accord que le meilleur moyen de vivre en paix c’était de ne pasnous gêner réciproquement… et même de nous entr’aider. Je n’ai qu’àme louer d’avoir fait votre connaissance, car j’ai passé avec vousdes instants délicieux. Vous en avez assez de notre liaison et vousdésirez reprendre votre liberté. Qu’à cela ne tienne ! nousresterons bons amis, et je vous prie de disposer de moi, si je puisvous être utile.

– Parlez-voussérieusement ?

– Mettez-moi à l’épreuve, et vous n’endouterez plus.

– Alors, voici ce que je vousdemande : d’abord, de ne jamais revoir cette coquine d’Olga.Je pense qu’elle a déjà fait ses paquets et, si elle n’a pas encoredécampé, je vais la jeter dehors.

– Vous ferez bien.

– Ensuite, vous me laisserez tout ce quevous m’avez donné.

– Cela va de soi. Vous emporterez votreargent, vos bijoux… et même les meubles, si vous ytenez.

– Allons ! je vois que vous êtesvraiment un galant homme… et je puis me risquer à vous prier de merendre un dernier service.

– Accordé… quel qu’ilsoit !

– Oh ! je n’abuserai pas de votrecondescendance. Il s’agit tout simplement dem’accompagner…

– Où ?… enHongrie ?

– Beaucoup moins loin. Je veux que vousassistiez… sans sortir de Paris… à une exécution.

– Je ne demande pas mieux, réponditFresnay qui croyait deviner.

– Alors, venez ! J’ai une voitureen bas ! Le temps de chasser Olga et nous partons.

Chapitre 11

 

 

Georget, depuis l’explosion qui luiavait sauvé la vie, passait des jours et des nuits presque aussitristes qu’au fond des caves de la maison rouge.

Les douaniers, qui s’étaient emparés desa chétive personne, l’avaient traîné chez le commissaire depolice, et ce magistrat lui avait fait subir un interrogatoireminutieux.

On n’en aurait pas usé autrement avec unhomme accusé d’un crime capital, et le pauvre petit diable n’étaitcoupable que d’avoir sauté en l’air, mais on l’accusait d’être lamouche des fraudeurs et on voulait le forcer à lesdénoncer.

Il n’avait garde, puisqu’il ne lesconnaissait pas, et il s’était défendu comme il pouvait sedéfendre, en disant à peu près la vérité.

Il avait raconté qu’en cherchant unchien qu’ils avaient perdu, son père et lui s’étaient égarés dansla plaine Saint-Denis, où la nuit les avait surpris ; que,n’ayant pas d’asile, ils avaient trouvé un abri dans unemaison en ruines, et que là, ils étaient tombéspar une trappe ouverte, dans une cavetrès profonde, d’où ils n’avaient pas pu sortir ;qu’ils étaient restés au moins huit jours et huit nuits dans cesouterrain, parmi des tas de jambons et des barriques d’eau-de-vieauxquelles son père avait mis le feu parimprudence.

Et après avoir entendu ce récit qui paraissaitassez plausible, le commissaire s’était transporté avecGeorget sur le théâtre de l’événement.

Les gens de l’octroi y étaientdéjà ; ils avaient amené des ouvriers pour fouiller leterrain, et ce fut vite fait, non pas de déblayer entièrement lecaveau, mais de découvrir les restes carbonisés du malheureuxCourapied, qui n’avait plus figure humaine.

L’explosion avait renversé le mur quiséparait les deux caves et rejeté le cadavre à l’entrée dusouterrain où les fraudeurs emmagasinaient leurs alcools.Comme ce mur était tombé d’un seul bloc, sanss’émietter, on put constater qu’au milieu, les pierrestrès habilement jointées tournaient sur elles-mêmes, sous unepression exercée à un certain endroit.

Ni le fils ni le père n’avaient trouvé cesecret qui équivalait au : Sésame,ouvre-toi ! de la caverne d’Ali-Baba, dans les Milleet une Nuits, et quand on le montra au pauvreGeorget, il ne put pas s’empêcher de pleurer en pensant que,s’ils avaient mieux cherché, ils auraient pu s’échapper de leurprison.

L’histoire qu’il racontait n’était pastout à fait conforme aux premières déclarations qu’il avait faitesaux douaniers, immédiatement après la catastrophe, mais lecommissaire n’attacha pas grande importance à ces variations delangage, et ne songea pas un seul instant à accuser ce gamind’avoir mis le feu aux tonneaux d’eau-de-vie pour se débarrasser deson père.

Il insista davantage pour savoir quelleprofession exerçait le défunt, et Georget ne lui fournit que desréponses assez vagues.

L’enfant s’était juré de ne pas mêlermademoiselle Monistrol à cette affaire, et s’il avait dit que sonpère et lui travaillaient dans les foires, c’en eût été assez,peut-être, pour réveiller le souvenir du crime du boulevardVoltaire, commis, prétendait-elle, par un saltimbanque.

Trop heureux encore si le commissaire neconcluait pas de cet aveu que l’assassin de Monistrol et l’hommebrûlé dans le caveau ne faisaient qu’un.

Georget se contenta de dire que son pèreétait pauvre à ce point qu’il n’avait pas de domicile, et que, laplupart du temps, ils allaient par les chemins, cherchant leur painet le gagnant comme ils pouvaient.

Le vagabondage n’est pas un délit biengrave, et on aurait peut-être relâché immédiatement Georget, sansce costume de chasseur de restaurant que Courapied avait eu lafâcheuse idée de lui acheter et qu’il portait encore, quoique leditcostume fût en très mauvais état. Sa veste à boutons de métal avaitbeaucoup souffert du séjour dans le souterrain et surtout del’ascension par un puits aussi étroit qu’un tuyau de cheminée. Sacasquette y était restée et sa culotte était pleined’accrocs.

Le commissaire le soupçonnait un peud’avoir volé à quelque étalage cet habillement complet, et le petiteut beau dire qu’un brocanteur de hardes le lui avait revendu à basprix, il ne parvint pas à convaincre l’homme qui disposait de sonsort.

Il s’ensuivit qu’au lieu de le remettreen liberté, on l’envoya au Dépôt, jusqu’à plus ampleinformé.

Georget s’y attendait et ne réclamapoint.

Il savait bien qu’on finirait par selasser de le garder, et qu’un jour ou l’autre on le mettraitdehors.

Ce qui lui parut le plus pénible, ce futd’être enfermé dans une salle commune avec des malandrins de touteespèce. Mais il prit son mal en patience et il sut se préserver descontacts dangereux. Il eut même le courage de ne pas se réclamer demademoiselle Monistrol, alors qu’il n’aurait eu qu’à lui écrirepour qu’elle vînt le délivrer.

Le brave enfant ne se plaignait qued’une chose : c’était de n’avoir pu assister à l’enterrementde son père qu’on avait jeté à la fosse commune, mais il maudissaitde tout son cœur ce Zig-Zag et cette Amanda qui l’avaient faitorphelin.

Et il se jurait à lui-même de reprendrela chasse qui avait si mal tourné, de les traquer, et finalement deles livrer à la justice pour venger à la fois le père de Camille etle sien.

Ce que Courapied n’avait pu faire, il leferait lui, Georget.

Les gros poissons restent dans la nasseet les petits passent à travers les mailles. Et puis, Georgetn’avait pas les défauts de son père. Il ne buvait pas et il ne selaissait jamais aller au découragement. Il devaitréussir.

En attendant qu’on se décidât à luidonner la clé des champs, il préparait des plans decampagne.

Il avait deviné que Zig-Zag et sa dignecompagne étaient restés à Paris et que ce n’était plus dans lesfoires qu’il fallait les chercher, mais dans les lieux de plaisir.Et il se disait : – Je gagnerai ma vie à appeler les voitureset à ouvrir les portières à la sortie des théâtres. J’y mettrai letemps, mais je finirai bien par les rencontrer.

Il en était là de ses projets, lorsqu’unmatin, après quarante-huit heures d’emprisonnement, qui luiavaient paru bien longues, un des gardiens du Dépôt vintl’appeler dans la salle où il était parqué.

Le cœur de Georget battit bien fortquand ce geôlier subalterne vint le chercher au milieu de cinquantechenapans qui grouillaient dans la salle commune et l’emmena sanslui dire où il allait le conduire.

L’enfant, qui ne connaissait pas lesusages du Dépôt, s’imagina d’abord qu’on allait le jeter dansquelque cachot noir et l’y laisser pourrir.

Il n’osait pas interroger le gardien, etil fut agréablement surpris lorsque cet homme ouvrit une portemassive et le poussa dehors en lui disant :

– File, moucheron, et tâche de ne pas tefaire repincer.

Georget se trouva dans une cour quedominait la Sainte-Chapelle et qui lui parut d’abord n’avoir pasd’issue, si bien qu’il n’était pas encore très sûr d’être libre.Mais l’instinct le poussa bientôt à s’éloigner de la prison, et, ense dirigeant au hasard, il finit par déboucher sur le quai desOrfèvres.

Cette fois, c’était bien la liberté, legrand air, et il prit un vif plaisir à regarder le ciel qu’iln’apercevait depuis deux jours qu’à travers les barreaux du Dépôt,et qu’il avait complètement perdu de vue pendant toute une semaine,passée au fond du souterrain.

Il se sentait tout étourdi ; ilalla s’accouder sur le parapet du quai pour reprendre possession delui-même, et il ne tarda guère à se demander ce qu’il allaitdevenir.

Ce n’est pas tout d’être libre, il fautmanger, et on l’avait mis dehors avant l’heure où on sert la soupeaux détenus. Naturellement, il ne possédait pas un sou, et ilsavait bien qu’on ne lui ferait crédit nulle part.

À l’âge qu’il avait, les émotions nesuppriment pas l’appétit et il s’aperçut bientôt qu’il avaitfaim : presque autant que dans le caveau, le premier jour,avant d’avoir découvert les jambons. Là, du moins, les vivresétaient pour rien, mais dans Paris on est forcé de payer pour êtrenourri.

Georget connaissait bien un endroit oùon s’empresserait de lui servir gratuitement un excellent déjeuneret où on lui donnerait avec joie l’hospitalité de nuit. Iln’avait qu’à se présenter chez mademoiselle Monistrol pour yêtre reçu à bras ouverts, et c’était certainement ce qu’il avait demieux à faire ; mais il ne voulait pas qu’on le vit entrerdans la maisonnette du boulevard Voltaire, et il ne voulait pastomber là au milieu d’étrangers qui s’étonneraient de voir entrerun gamin déguenillé.

Georget avait le courage des lions, maisil avait aussi la prudence des serpents, et il craignait qu’on nele filât, comme on dit dans la langue des agents de lasûreté.

Il s’était mis en tête qu’on ne lelâchait peut-être que pour savoir où il irait en sortant duDépôt. Il avait lu des romans de Gaboriau, et il yavait appris que la police use quelquefois de ce procédé,lorsqu’elle ne peut pas parvenir à constater l’identité d’unindividu qui refuse de dire son nom et d’indiquer son dernierdomicile.

Il oubliait que les romanciers ne sepiquent pas de ne jamais s’écarter de la vérité, et il s’exagéraitbeaucoup sa propre importance.

Il résolut donc de ne pas se rendredirectement chez mademoiselle Monistrol, d’y aller par le chemindes écoliers, en flânant le long des rues, et d’examiner les abordsde la maison avant de se risquer à y pénétrer.

Après s’être assuré qu’aucune figuresuspecte ne se montrait sur le quai, il s’acheminatout doucement vers l’île Saint-Louis, qu’il traversa dans toute salongueur, et, par le pont Henri IV, il passa sur la rivedroite.

Avant d’arriver à la place de laBastille, il se retourna plus d’une fois, et il finit par serassurer en constatant que personne n’était à sestrousses.

Il se disposait à gagner le boulevardVoltaire par la rue de la Roquette, lorsque, en passant près d’unestation où aboutissent plusieurs lignes d’omnibus, il vit descendrede voiture une femme qui attira son attention. Il croyait laconnaître et il ne pouvait pas se rappeler où il l’avait déjàrencontrée.

Ce qui le déroutait surtout, c’estqu’elle était mise avec élégance, et Georget n’avait jamaisfréquenté de dames richement habillées.

Elle s’était arrêtée, en l’apercevant,et elle le regardait avec une persistance singulière. Elle sedemandait évidemment : Où ai-je vu cegamin-là ?

Enfin, elle s’approcha et elle lui dit àdemi-voix :

– Est-ce que tu n’es pas Georget, lefils à Courapied ?

– Oui, madame, répondit l’enfant aprèsavoir un peu hésité ; mais, moi, je ne sais pas qui vousêtes.

– Tu as pourtant grimpé assez souventdans ma maringotte… et pas plus loin que l’année dernière, à lafête de Saint-Cloud…

– Oh ! je vous remets, maintenant…c’est vous qui disiez la bonne aventure avec un grandcornet…

– Justement, mon garçon ; mais jene travaille plus dans cette partie-là.

– Ça se voit bien. Vous avez faitfortune ?

– Et toi pas, hein ? Tu n’as pasl’air calé. Où as-tu pris ces frusques-là ? Est-ce que tu t’esfait larbin ?

– Non… je cherche à gagner mavie…

– Tu n’es donc plus avec tonpère ?

– Mon père est mort.

– Pas possible ! La dernière foisque je l’ai vu, il se portait comme le Pont-Neuf, et il était gaicomme un pinson. Seulement, des fois, il buvait un coup de trop, çalui aura joué un mauvais tour.

– Non, madame, on l’a tué.

– Qu’est-ce que tu me contes là ?Qui l’a tué ?

– C’est Zig-Zag.

– Allons donc ! On l’aurait arrêté,et je l’ai encore vu hier. Et ta belle-mère, qu’est-ce qu’elle estdevenue ?

– Amanda ?… elle s’est sauvée avecZig-Zag, et elle l’a aidé à tuer papa. Et si vous savez où ilssont, vous devriez bien me le dire. Je les cherche.

– Pourquoi ?

– Pour les faire guillotiner tous lesdeux.

– Rien que ça ! comme tu yvas !… enfin, comment ont-ils tué Courapied ?

– Père courait après eux. Il voulaitrattraper sa femme. Ils l’ont attiré dans une maison, là-bas, ducôté de la route de la Révolte. J’étais avec lui… Nous sommestombés dans une cave, par une trappe qu’ils avaient laissée ouverteexprès. Ils nous y ont enfermés, et nous y serions morts de faim…mais la cave était pleine de jambons et d’eau-de-vie… le feu a prisaux barriques et père a été brûlé. La preuve que c’est vrai, c’estque ç’a été dans tous les journaux.

Georget, avant de sortir du Dépôt, avaitlu une feuille à un sou, introduite en fraude par un des détenus dela salle commune, et il y avait vu le récit de l’explosion de laplaine Saint-Denis.

Olga, car c’était elle qu’il venait derencontrer, Olga, qui d’abord n’avait pas pris au sérieux leshistoires que l’enfant lui débitait, fut frappée de ce détail et sesouvint que, le matin même, la prétendue comtesse de Lugos s’étaitlevée comme une folle, après avoir jeté un coup d’œil sur sonjournal.

Olga venait en ce moment de la maison dela rue Mozart. Elle s’en allait, chassée honteusement de cet hôteloù elle avait pu se flatter un instant de remplacer sa maîtresse,et elle ne rêvait que vengeance.

Georget, qui avait de plus sérieusesraisons d’en vouloir à la fausse Hongroise, se trouvait tout àpoint sur le chemin de la ci-devant somnambule qui songeaimmédiatement à utiliser cette rencontre.

– Ah ! s’écria-t-elle, tu m’endiras tant que je finirai par te croire. Et comme je n’aime pas cesgueux-là, je ne serais pas fâchée qu’il leur arrivât dudésagrément. Mais pour ce qui est de leur faire couper le cou, tute fais des illusions, mon garçon. On ne guillotine par les genspour avoir enfermé un homme et un enfant dans une cave. Ça vauttout au plus six mois de prison.

Olga s’y connaissait, ayant eu jadis,pour son propre compte, quelques démêlés avec lajustice.

– Ils ont fait pis, répliqua Georgetsans réfléchir que cette confidence allait le mener plus loin qu’ilne l’aurait voulu.

– Quoi donc ? demanda avecempressement la tireuse de cartes. Est-ce qu’en quittant labaraque, ils ont emporté la caisse du patron ?

– Le patron n’avait pas de caisse, vuqu’il a fait faillite et que, le père et moi, nous nous sommestrouvés sur le pavé.

– Alors, où ont-ils pris dequoi mener la vie qu’ils mènent ? ils roulent surl’or !

– Chez un monsieur que Zig-Zag aassassiné.

– Ah ! bah !

– C’est la vérité. L’histoire a du yêtre aussi, dans les journaux.

– Je ne les lis pas souvent ; etpuis, quand ça s’est-il passé ?

– Il y a une quinzaine dejours.

– Je n’étais pas ici. Je travaillais àBeauvais… même que les affaires n’y marchaient pas du tout et queje suis revenue à Paris, sans un radis.

Alors, tu es sûr que Zig-Zag et Amandaont fait un mauvais coup ?

– Je ne sais pas si Amanda en était,mais elle a dû en profiter, puisqu’elle s’est sauvée avecZig-Zag.

– Ça, c’est clair comme le jour. Et tuvoudrais les retrouver ?

– Oh ! oui.

– Pour les dénoncer ?

– Certainement. Je n’aurais pas pitiéd’eux. Ils m’ont fait trop de mal à moi et à tous ceux qui m’ontfait du bien.

– C’est vrai que cette coquine d’Amandate martyrisait. Et si elle est cause que ton père a été grillé, jecomprends que tu aies une dent contre elle. Mais comment t’yprendras-tu pour lui mettre la main dessus ?

– Vous n’avez qu’à me dire où elleest.

– Faudrait que je le sache. Et puis,je vas te dire une chose… elle ne vaut pas cher, etson Zig-Zag non plus… mais suffit que je les aie fréquentés dans letemps… je ne voudrais pas qu’ils croient que je les aivendus.

– Je ne parlerai pas de vous.

– Bien vrai ?

– Je vous le jure.

– Alors, viens avec moi.

– Vous allez me mener où ilssont ?

– Écoute ! J’ai vu Amanda ce matin…il y a une heure. Elle ne m’a pas dit où elle allait, car c’est unefine mouche, et elle se défie de tout le monde. Mais, au moment oùje l’ai quittée, elle montait en voiture, et j’ai entendu l’adressequ’elle a donnée au cocher. J’ai même pris le numéro du fiacre. Sinous le trouvons devant la porte, ce sera signe qu’elle est encoredans la maison.

– Allons-y, dit vivementGeorget.

– Je veux bien. Mais je te préviens queje n’entrerai pas. Je ne veux pas qu’elle me voie.

– Eh bien ! j’entrerai,moi.

– Tu feras ce que tu voudras. Moi, jepasserai mon chemin et je te laisserai te débrouiller avecelle.

– Ça me va. Est-ce loind’ici ?

– Pas très loin. Nous y serons dansvingt minutes. Seulement, j’aime autant que tu ne marches pas àcôté de moi. Nous n’aurions qu’à rencontrer Zig-Zag.

– Je vous suivrai à quinzepas.

– Alors, en route, petit ! Tâche dene pas me perdre de vue avant d’arriver.

– Il n’y a pas de danger. J’ai bon pied,bon œil.

Olga se mit en marche, et Georget luiemboîta le pas à la distance convenue.

Elle était ravie, cette excellente Olga.Elle avait des raisons majeures pour ne pas se mettre en avant, carelle craignait de la part d’Amanda de terriblesreprésailles. Et le hasard lui fournissait un moyeninespéré de se venger sans se compromettre.

Georget n’était pas moins heureux qu’elle, etil croyait déjà tenir les bourreaux de son père, qui seseraient très probablement dérobés à ses recherches, s’il n’avaitpas eu la chance de rencontrer Olga.

Il fut un peu étonné de voir qu’elleprenait la rue de la Roquette, comme il se proposait de le fairepour aller chez mademoiselle Monistrol, et qu’au milieu de cetterue qui aboutit à la place où on exécute les criminels, elletournait à droite, par le boulevard Voltaire.

Où allait-elle ainsi ? Et commentl’affreuse Amanda avait-elle eu l’audace de se faire conduire dansle quartier où son amant Zig-Zag avait commis un crimeépouvantable ?

Olga avançait toujours et Georgetapercevait déjà la maisonnette où il avait dîné avec son père avantde partir pour cette expédition qui avait si tristementfini.

Il marchait le nez en l’air, afin de nepas perdre de vue la tireuse de cartes et tout à coupil trébucha sur un obstacle.

Le corps d’un chien mort gisait entravers du trottoir et Georget qui avait butté contre cettecharogne, poussa un cri si fort qu’Olga se retourna et revint surses pas en le voyant donner des signes d’agitation et presque defrayeur.

– Qu’as-tu donc ? luidemanda-t-elle.

– C’est Vigoureux, balbutia l’enfant,c’est le dogue de Zig-Zag.

– Tiens ! c’est vrai, dit Olga ense penchant pour examiner la carcasse ensanglantée deVigoureux ; je reconnais cette sale bête qui mordait tout lemonde. Une fois, elle m’a déchiré avec ses crocs unerobe toute neuve. Dieu merci, elle ne mordra pluspersonne.

– On l’a tuée à coups de pistolet,murmura Georget. Ce n’est pas Zig-Zag qui a fait cela. Iltenait trop à son chien.

– Tu ne vois donc pas qu’il étaitenragé ? Il a encore la bave à la gueule.

– Mais comment est-il venuici ?

– Est-ce que je sais ? Son maître atravaillé sur la place du Trône. Vigoureux le cherchait peut-êtreet un passant lui aura cassé la tête. Vas-tu pas leplaindre ?

– Non, mais j’ai peur que Zig-Zag nesoit pas loin.

– Bah ! il ne te mangera pas… s’ilte tenait entre quatre murs, tu passerais un mauvais quart d’heure,mais dans la rue, il ne te dira rien… N’empêche que je ne me souciepas de le rencontrer. Laisse là cette charogne et avance avec moijusqu’à cette voiture qui stationne là-bas et qui me fait l’effetd’être le fiacre où j’ai vu monter Amanda.

– Quoi ! là-bas, devant cettepalissade en bois ?

– Oui. Qu’est-ce qu’il y ad’étonnant ?

– C’est l’entrée de la maison où Zig-Zaga étranglé un homme.

– Ah ! bah !… Mais non, tudois te tromper.

– Je ne peux pas me tromper… je laconnais… j’y suis entré avec mon père.

– Et… elle est habitée, cettecassine ?

– Oui… la fille de l’homme que Zig-Zag atué y demeure encore.

– Seule ?

– Avec une vieille servante.

– Tiens ! tiens ! et Amandavient la voir !… c’est drôle.

– Qui sait si elle ne vient pas pour latuer aussi, murmura Georget, en frissonnant à lapensée que sa protectrice était en danger de mort.

– Quant à ça, rassure-toi, petit. Amandas’est fait accompagner par un monsieur qui n’est pas un brigandcomme Zig-Zag. Et je veux que le diable m’emporte, si je devinepourquoi elle l’a amené.

C’est égal… ça vaut la peine d’yregarder de près ; attends-moi un peu ici, pendant que je vaisvérifier le numéro du fiacre.

Georget, profondément troublé, la laissaavancer et la vit s’approcher de la voiture, examiner les chiffrespeints sur les lanternes, puis rebrousser chemin.

– C’est bien le même, dit-elle àl’enfant qui l’interrogeait des yeux. Amanda est en visite dans lamaison, et si tu la manques, ce sera bien de ta faute.

– Non, car elle partira en voiture et jene pourrai pas la suivre à pied.

– Tu n’as pas besoin d’attendre qu’ellesorte. La barrière n’est pas fermée. Entre carrément et tombe sanscrier gare au milieu de la visite. Tu verras le nez que fera cettegueuse, quand elle verra apparaître ta binette. Elle est habilléeen dame, maintenant, et elle a teint ses cheveux en rouge, mais tula reconnaîtras tout de même… et elle te reconnaîtra encore mieux.Alors, appelle-la par son nom d’Amanda et demande-lui des nouvellesde Zig-Zag. Je te promets que tu riras. Et n’aie pas peur dumonsieur qui est avec elle. Il prendra ton parti, je t’enréponds.

– Je ne le crains pas… je ne crainsrien… que de faire de la peine à la personne qui demeurelà.

– La fille de l’homme que Zig-Zag aestourbi[46] ? Elle te remerciera, aucontraire, car elle doit tenir à venger son père autant que tu asenvie de venger le tien. Et, de plus, je parierais volontiersqu’Amanda machine quelque chose contre elle.

Du reste, mon garçon, c’est à toi defaire pour le mieux. Je t’ai conduit à la remise du gibier que tuchasses. Maintenant, je ne m’en mêle plus. Ça teregarde.

Moi, je m’en vais et je compte que tu neparleras pas de moi, n’importe comment ça tourneralà-dedans.

Je vais quitter Paris pour me mettre àl’abri des éclaboussures ; j’y reviendrai, peut-être, quandZig-Zag et Amanda seront coffrés…, mais si jamais tu me rencontres,tu sais, petit… ni vu ni connu…

Au plaisir de ne pas te retrouver etbonne chance !

Ayant dit, Olga passa de l’autre côté duboulevard et fila au pas accéléré vers la place duTrône.

Elle avait mis le feu à la mèche et ellene songeait plus qu’à se garer de l’explosion.

Elle laissait Georget dans un grandembarras. Il ne demandait pas mieux que de démasquer l’odieuseAmanda et de faire prendre Zig-Zag, mais il hésitait beaucoup àentrer brusquement chez mademoiselle Monistrol.

Il ne savait pas du tout où elle enétait et il craignait fort d’arriver mal à propos ; ilcraignait surtout de troubler le repos de sa bienfaitrice et de luicauser une émotion trop vive, en la forçant à assister à une scèneviolente.

Et puis, que dire en présence de cemonsieur qui escortait Amanda et qui n’était peut-être pas des amisde mademoiselle Monistrol ?

Il fallait, cependant, prendre un parti,et Georget, avant de se décider, voulut essayer des’introduire sans bruit dans l’enclos, dont la maisonnette occupaitle centre.

Il se glissa le long des clôtures etreconnut que le cocher du fiacre dormait sur son siège.

Alors, profitant de l’occasion, il passala barrière et il se fit tout petit pour arriver jusqu’à la maisonen côtoyant les palissades. Il n’osait même pas lever les yeux versles fenêtres de ce salon du premier étage où mademoiselle Monistrolse tenait habituellement, et il tremblait de voir survenirBrigitte, qui l’aurait peut-être assez mal reçu.

Mais Brigitte ne parut pas et Georgetavisa fort à propos, tout près de la porte, une cabane en planchesoù feu Monistrol serrait des arrosoirs, des râteaux et autresustensiles de jardinage.

Zig-Zag s’était peut-être caché là,avant d’assassiner le père de Camille.

Georget s’y blottit, accroupi derrièreun battant à hauteur d’appui, un battant qu’il n’avait qu’à pousserpour sortir et entrer en scène.

De ce coin bien choisi, il pouvait voir,à travers les fentes des planches mal jointes, tous ceux quisortiraient et tous ceux qui entreraient.

Il se promit de ne pas laisser partirAmanda, de lui barrer le passage dès qu’elle se montrerait, et ilattendit, immobile, que le moment vînt d’intervenir.

Chapitre 12

 

 

Après le départ deM. de Menestreau, Camille était tombée dans unesorte de découragement. Elle avait pris l’existence en dégoût etelle voyait l’avenir sous des couleurs sombres, plus encore que lelendemain de la mort de son père.

Depuis ce malheur, tout tournait contreelle. Le meurtrier lui avait échappé. Ceux qui la secondaientavaient mal fini. Courapied était mort tragiquement, et si lesjournaux disaient la vérité, Georget était en prison. Ceux quis’intéressaient à elle l’abandonnaient : les Gémozac seretiraient : la mère ne voulait plus la voir ; le pèreétait parti froissé et il paraissait douteux qu’il revint ; lefils, blessé dans son amour-propre, allait céder la place à sonrival.

Enfin, Brigitte elle-même désapprouvaitévidemment le choix qu’avait fait sa maîtresse en la personnede M. de Menestreau et refusait nettement dela suivre en Angleterre.

Et, pour compenser toutes cesdéfections, il restait à mademoiselle Monistrol l’amour de Georgesde Menestreau, c’est-à-dire l’amour d’un homme qu’elle connaissaità peine et dont elle s’était éprise comme s’éprennent les jeunesfilles qui ne savent rien de la vie.

Elle l’avait aimé tout d’un coup, dansun moment d’exaltation chevaleresque, et elle s’obstinait à prendrecet amour au sérieux ; mais elle commençait à comprendrevaguement qu’elle avait tort de lier pour toujours sa destinée àcelle d’un beau cavalier dont le principal mérite était d’avoirrossé et mis en fuite deux chenapans.

Elle persistait pourtant et elle étaitprête à tenir l’imprudente promesse qu’elle lui avait faite del’aller rejoindre à l’étranger et de l’épouser.

Et, plus crédule que jamais, ellen’attendait, pour la tenir, que les renseignements qu’il devait luirapporter sur le sort de Georget.

Elle n’attendit pas longtemps. Moins dedeux heures après avoir tué Vigoureux,M. de Menestreau reparut et la trouva seule dans lepetit salon où son père était mort, étranglé par unassassin.

Il put y arriver sans que personne levît, car Brigitte, vertement rabrouée par mademoiselle Monistrol,était allée aux provisions pour passer sa mauvaisehumeur.

Camille l’accueillit avec moinsd’empressement que de coutume. Elle n’avait pas le cœur à la joieet elle commença par s’informer de Courapied et de sonfils.

– Les journaux se trompent toujours, luidit d’un air dégagé M. de Menestreau.L’accident de la plaine Saint-Denis a bien eu lieu, à peu prèscomme ils le racontent, mais les victimes sont deux pauvresdiables… un homme et un enfant… qui couchaient là, faute dedomicile, et qui n’ont rien de commun avec les gens que vouscherchez… ils ont été surpris par l’explosion.

– Quoi ! l’enfant est mortaussi ! murmura Camille.

– Il a survécu quelques heures à sesblessures, mais elles étaient si graves qu’il n’a pas passé lajournée. On l’a enterré ce matin. Je tiens tous ces détails ducommissaire de police qui a dressé le procès-verbal.

– Morts tous les deux !… morts pourmoi ! répétait la jeune fille qui avait les larmes auxyeux.

– Quoi ! vous croyez encore qu’ilsse sont dévoués pour vous ? Que faut-il donc pour vouspersuader que ces drôles sont allés retrouver leur compliceZig-Zag !

– Jamais je ne me déciderai à admettrequ’ils m’ont trahie. Si c’est une illusion que je me fais,laissez-la moi. Il me serait cruel de laperdre.

– Dieu me garde de vous affliger,mademoiselle, s’écria Georges. Je ne vous parlerai plus jamaisd’eux. Mais souffrez que je vous parle de moi, car je n’ai plus quequelques instants à passer avec vous. Je viens de recevoir unedépêche de Londres qui m’oblige absolument à partir ce soir, et…vous l’avouerai-je ?… je n’espère plus vous revoir.

– N’avez-vous pas maparole ?

– Oui, mademoiselle, et je ne doute pasque vous n’ayez l’intention de la tenir. Mais que va-t-il sepasser, après mon départ ? Vous êtes entourée de personnes quine me veulent aucun bien et qui ne manqueront pas de mecalomnier…

– Quelles personnes ?

– Mais, quand ce ne serait queM. Gémozac… il veut vous garder pour son fils, àcause de votre fortune… qui l’empêche de vous dire qu’on lui adonné sur moi les plus mauvais renseignements ?… Je ne seraiplus là pour me défendre.

– M. Gémozac est un honnête homme,incapable de mentir, répondit la jeune fille. Je lui ai déclaré,devant vous, que j’étais résolue à vous épouser. Je vous ai juréd’être votre femme. Que voulez-vous de plus ?

– Je ne veux rien… Je n’ai pas le droitde vouloir… Mais je vous supplie de partir avec moi.

– Vous savez bien que c’estimpossible ?

– Pourquoi ?… vous n’avez plus rienà démêler avec M. Gémozac, puisque vous êtes enpossession de l’acte d’association qui assure votreindépendance.

Camille tressaillit. Cette insistance àmêler aux transports passionnés les questions d’intérêt lachoquait. M. de Menestreaus’en aperçut etjugea que le moment était venu de recourir aux grandsmoyens.

– Partez avec moi, je vous le demande àgenoux, dit-il en tombant aux pieds de Camille avec une grâce quelui eût enviée un jeune premier du Gymnase.

Mademoiselle Monistrol, surprise etpresque effrayée, recula, mais il lui prit les mains et il se mit àles couvrir de baisers brûlants.

– Laissez-moi, cria-t-elle en sedébattant.

Georges la tenait bien. Il se relevad’un bond, il la prit par la taille et il l’attira contre sapoitrine, malgré les efforts désespérés qu’elle faisait pour sedéfendre.

Tout à coup une main s’abattit surl’épaule de M. de Menestreau et une voix luicria :

– Face au parterre, mauvaisgueux !

Il lâcha prise et il se retournafurieux, pendant que Camille, bouleversée, s’affaissait dans unfauteuil.

Elle avait eu le temps d’entrevoir unefemme, et elle croyait rêver.

Mais Georges l’avait reconnue, cettefemme, et il se rua sur elle en disant :

– Ah ! drôlesse ! tu mevends ! eh bien, tu vas mourir. Je vais te tordre lecou.

– Pas ici, monsieur Tergowitz, répondittranquillement le baron de Fresnay, qui émergea tout à coup de lasalle à manger où il se tenait derrière le rideau.

Madame de Lugos m’a affirmé que vousétiez ici, reprit le baron de Fresnay avec un flegme étonnant, etelle m’a à peu près forcé de l’y conduire. Elle éprouve le besoinde s’expliquer avec vous.

Puis, s’avançant le chapeau à la mainvers Camille Monistrol, éperdue :

– Pardonnez-moi, mademoiselle, d’envahirvotre domicile, dit-il de sa voix la plus douce. Je me flatte quevous me remercierez plus tard de m’être présenté chez vous sansvotre autorisation. Du reste, j’ai déjà eu l’honneur de vous voirdans une circonstance que vous n’avez pas oubliée, j’en suis sûr…j’accompagnais, ce soir-là, mon meilleur ami, JulienGémozac.

Camille ne bougea point. Elle necomprenait pas encore, mais M. de Menestreaupâlit horriblement.

– Maintenant, monsieur, lui dit Fresnay,je laisse la parole à madame de Lugos. Vous la connaissez beaucoup,à ce qu’il parait, et elle tient énormément à ne pas vous perdre,puisqu’elle est venue vous chercher ici.

– Assez, monsieur !répliquaM. de Menestreauavec violence. Faites-moiplace ! je ne vous connais pas plus que je ne connais cettefemme.

Fresnay ne s’écarta point pour lelaisser passer et madame de Lugos lui dit en lui montrant lepoing :

– Tu oses me renier, misérable !Répète-moi donc en face que tu n’es pas mon amant ! Je t’endéfie !

– Monsieur, vous me rendrez raison decette scène… C’est vous qui l’avez provoquée, s’écriaGeorges…

– Tais-toi, scélérat ! reprit lafausse Hongroise. Est-ce qu’on se bat avec un homme de tonespèce ? Ce n’est pas de la main d’un baron que tu mourras.Oh ! tu as beau me faire les gros yeux. Je sais ce qu’il m’encoûtera de te dénoncer, mais ça m’est égal. Ah ! tu m’asbernée ! Ah ! tu veux me lâcher au moment oùtu pourrais m’épouser, puisque depuis hier, je suis veuve ! Ehbien ! tu finiras sur la guillotine, assassin !… oui,assassin !… voleur !…

– Oh ! oh ! grommela Fresnay,en feignant la surprise.

– Vous ne saviez pas ça, vous, lui ditla Lugos ; vous croyiez que cet homme n’était qu’un intrigant…je vais vous l’apprendre, moi, ce qu’il est. Il a commencé parvoler son père qui en est mort de chagrin… il a trichéau jeu… il s’est fait saltimbanque pour échapper aux gendarmes quile cherchaient… je l’ai connu sur les planches, et j’ai été assezbête pour me toquer de lui… j’aurais mieux fait de me pendre… aumoins je ne serais pas crevée à la centrale, comme ça va m’arriver…et s’il n’y avait que cela ! mais le reste !… vous ledevinez, le reste… Si vous aviez été moins bêtes, vous et votre amiGémozac, il y a quinze jours que Zig-Zag serait coffré.

– Zig-Zag ! murmura mademoiselleMonistrol, en interrogeant des yeux le visage de Georges deMenestreau qui dit en haussant les épaules :

– Cette femme est folle.

– Gredin ! s’écria la faussecomtesse. Nous allons voir si je suis folle. Regardez-moi,mademoiselle ; vous ne me reconnaissez pas parce quemes cheveux sont teints Vous m’avez vuepourtant, le soir où on a tué votre père… vous m’avezvue sur la place du Trône, où je faisais la parade, c’est moi quivous ai fait mettre à la porte de la baraque… où vous étiez entréeen poursuivant l’assassin.

Camille poussa un cri et regardaGeorges.

– Et lui, le reconnaissez-vousmaintenant ? reprit Amanda qui ne se possédaitplus.

– Non… non, murmura la jeunefille ; ce n’est pas vrai… c’est impossible…

– Vous ne voulez pas me croire, parceque ce vil coquin vous a débarrassée de deux voyous dans la plaineSaint-Denis. Il savait bien ce qu’il faisait, allez !Il s’était renseigné et il avait appris que vous étiez riche.C’est cette nuit-là qu’il a commencé à me trahir. J’étais avec luià la maison rouge. Quand cette brute de Courapied est tombé dans lacave avec son petit, vous vous êtes sauvée. Devinez un peu ce qu’ilm’a dit avant de courir après vous. Il m’a dit qu’il allait vousassommer sur la route, et je l’ai cru. Eh bien ! il avait sonplan. Il espérait qu’on vous attaquerait, et ça n’a pas manqué. Ilest arrivé tout à point pour vous sauver… et vous avez donnélà-dedans. Parions que si je n’étais pas venue aujourd’hui, vousalliez l’épouser, la semaine prochaine… Mais je suis là, et vous netomberez pas dans ses griffes… vous ne m’avez rien fait, vous…c’est de lui que je veux me venger… et je mevenge !

Allons, baron ! il y a bien ici undomestique ou une servante. Appelez-les et commandez-leur d’allerchercher deux sergents de ville qui nous arrêteront, Zig-Zag etmoi…

Fresnay ne se pressa pointd’obéir. Il n’avait pas prévu que les chosesiraient si vite et si loin, et il commençait à se repentir d’avoirexposé mademoiselle Monistrol à une si terriblescène.

La pauvre enfant était tout près dedéfaillir et M. de Menestreau osa encore luiadresser la parole :

– Vous comprendrez, mademoiselle, luidit-il, que je dédaigne de me défendre, car vous savez aussi bienque moi que je ne suis pas Zig-Zag. Vous l’avez vu, ou plutôt vousavez vu ses mains…

– Oui… et je vois les vôtres, balbutiaCamille.

– De quoi, ses mains ? répondit lafausse comtesse. Elles sont fines et blanches, mais si vous vousfigurez qu’elles n’ont pas pu étrangler votre père, c’est que vousne connaissez pas Zig-Zag. Il est fort comme quatre hommes. Unefois, il s’est battu avec notre hercule, à la foire de Neuilly, et,avec ces petites mains-là, il lui a tordu les poignets.

– Non !… non !… ce n’est pasla main de l’assassin… elle était énorme… et puis, ce pouce crochu…ces doigts recourbés comme des griffes…

– Les reconnaîtriez-vous,mademoiselle ? demanda Fresnay. Oui ? Eh bien ! jevais vous les montrer.

Et il tira des poches de son pardessusles deux gantelets d’acier qu’il avait pris, rue Mozart, dans lacassette.

Mademoiselle Monistrol recula d’horreuret ferma les yeux pour ne pas voir ces horribles engins qui avaientservi à étrangler son père.

– Voilà donc pourquoi tu y tenais tant,à ta boîte plate, dit Amanda. Ah ! gueux ! je ne savaispas comment tu t’y étais pris. Eh bien ! elles ne t’ont pasporté bonheur, tes mécaniques à ressort. Si tu n’avais pas envoyéVigoureux les chercher, on ne t’auraitjamais pincé. Maintenant, ton affaire est claire et la mienneaussi. En route pour Mazas, mon vieux !

Menestreau-Zig-Zag écarta sa compliced’un coup de poing, bouscula Fresnay, et se précipita dansl’escalier.

– Tu ne m’échapperas pas, gredin, criala danseuse de corde en s’élançant à la poursuite de sonamant.

Fresnay courut au secours demademoiselle Monistrol, à moitié évanouie. Il ne tenait pas du toutà rattraper ce couple scélérat. Il lui suffisait d’être débarrasséde la comtesse de Lugos.

Elle aurait pu fuir, et Zig-Zag aussi,car Brigitte n’était pas rentrée, mais Georgetveillait dans la cabane où il s’était caché.

Quand il les vit sortir de la maison, ilsauta aux jambes de Zig-Zag, qui trébucha et il s’accrocha à lui encriant d’une voix perçante : à moi !… àl’assassin !

Amanda, folle de colère, avait saisi soncomplice et se cramponnait au collet de son pardessus.

À ce moment, attirés par les cris deGeorget, deux gardiens de la paix, en tournée sur le boulevardVoltaire, s’approchèrent de la clôture qui protégeait lacour.

Le cocher qui avait amené Amanda etFresnay se réveilla et sauta en bas de son siège.

Zig-Zag, en voyant poindre les tricornesdes sergents de ville, comprit qu’il était perdu. Il se dégagead’un bond qui envoya Georget rouler à dix pas et tira de sa pocheson revolver, qui ne le quittait jamais.

– Tue-moi, canaille ! lui ditAmanda en présentant sa poitrine. J’aime mieux ça quede finir à la centrale, et ça ne t’empêchera pas definir place de la Roquette.

Zig-Zag fit feu et lamalheureuse tomba, frappée au cœur. Du second coup, ilabattit, d’une balle dans l’épaule, Georget qui se relevait. Dutroisième, il se cassa la tête.

Les sergents de ville trouvèrent deuxcadavres et un enfant qui n’était pas tout à fait mort, mais quin’en valait guère mieux.

Le cocher accourut et s’exclama enreconnaissant, dans le tas, la dame qu’il avait amenée de la rueMozart.

Il n’arriva pas seul sur le théâtre decette boucherie. Julien Gémozac, qui n’était pas loin, avaitentendu les détonations, et il entra précipitamment dans lacour.

Il venait de voir son père qui lui avaitdit où en était mademoiselle Monistrol avecM. de Menestreau et il arrivait dans l’intentionbien arrêtée de souffleter cet homme, au risque de se brouilleravec la jeune fille qu’il adorait, malgré tout.

On croira sans peine qu’il ne perdit pasde temps à s’apitoyer sur le sort de son rival et qu’au lieu de sejoindre aux gens qui s’occupaient des morts et du blessé, il seprécipita dans la maison, où il craignait de ne trouver que lecadavre de Camille.

Au haut de l’escalier, il tomba dans lesbras de son ami Fresnay qui descendait sur le champ de bataille etqui lui dit tranquillement :

– Ton amoureuse est là-haut. Va laconsoler.

Julien ne s’attarda point à demander deplus amples explications. Il entra dans le salon et ily vit mademoiselle Monistrol affaissée sur un fauteuil, les braspendants, les yeux hagards, la bouche entrouverte.

– Vous êtes blessée ? luidemanda-t-il en lui prenant les mains.

Elle lui fit signe que non.

– Ce misérable a essayé de vous tuer,reprit Gémozac ; qui donc vous a sauvée ?

Et comme elle setaisait :

– Je devine. C’est ce brave Fresnay. Etmoi qui l’accusais ! mais, rassurez vous !… l’homme estmort.

– Il s’est tué, n’est-cepas ?

– Je ne sais… il y a une femme… unenfant… tous couchés dans une mare de sang…

– Un enfant ! conduisez-moi près delui…

Mademoiselle Monistrol fit un effortpour se lever. Julien la retint.

– Épargnez-vous cet affreux spectacle,lui dit-il. Je ne sais qui est l’enfant, mais j’ai reconnu lafemme… une créature qui s’était emparée de notreami…

– La complice, murmuraCamille.

– Quant à l’homme…

– L’homme ! c’est l’assassin de monpère !

– Que dites-vous ?

– La vérité. Et je croyais l’aimer… jevoulais partir avec lui… Ah ! pourquoi ne m’a-t-il pastuée !

Julien Gémozac n’y comprenait plus rien,et il ne sut que répondre :

– Vous souhaitez de mourir !… Vousoubliez donc que je vous aime ?

– Ne parlez pas ainsi. Je suis indignede vous.

Julien allait protester, mais Fresnayrentra brusquement et leur cria :

– C’est fini. Zig-Zag s’est faitjustice, après avoir envoyé Amanda dans l’autre monde. Le petit enreviendra. Du diable si je devine d’où il sortait, celui-là. Il aune veste de chasseur de restaurant.

– Georget ! s’écria mademoiselleMonistrol, je veux le voir.

– Vous ne le verrez que trop tôt. Lessergents de ville vont venir vous interroger. Je mecharge de leur répondre.

En attendant qu’ils montent, laissez-moivous unir… je suis un piètre marieur, mais, dans des cas commecelui-ci, on prend ce qu’on trouve. Écoutez-moidonc !

Toi, Julien, tu es passionnémentamoureux de mademoiselle Monistrol et tu ne demandes qu’àl’épouser. Ce n’est pas ta faute si tu n’as pas mis la main surZig-Zag, et c’est bien par hasard que j’ai gagné le prix proposépar mademoiselle. Aussi ne lui ferai-je pas l’injure de leréclamer. Les mauvais sujets comme moi sont de détestables maris etje te cède la place de très bon cœur.

Vous, mademoiselle, vous vous êtestrompée… ça arrive, ces choses-là… mais vous êtes née pour faire lebonheur de mon ami, qui fera le vôtre.

Votre main, je vous prie.

Camille, profondément émue, la tendit àFresnay qui la mit dans la main de Julien.

– Voilà qui est fait, dit-il avec unegravité comique, vous êtes fiancés. À quand lanoce ? Je m’invite.

Maintenant, laissez-moi recevoir lesagents. J’entends leurs pas dans l’escalier…

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L’affaire a fait du bruit, mais elle aété tirée au clair, et elle n’a pas troublé le bonheur des jeunesépoux.

Ils voyagent en Italie et leur lune demiel est sans nuages. Camille ne pleure plus qu’en pensant à sonpère.

Fresnay a repris son train de viehabituel et ne réussit pas à s’amuser. Il y a desjours où il regrette Amanda, comtesse de Lugos.

Olga est allée dire la bonne aventuredans le Midi.

Georget travaille dans lesbureaux de M. Gémozac, qui se charge de sonavenir.

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